Title : L'Illustration, No. 2502, 7 février 1891
Author : Various
Release date : April 19, 2014 [eBook #45437]
Language : French
Credits : Produced by Rénald Lévesque
eureux ceux qui sont à Nice et respirent l'air de la mer! Non pas que notre Paris soit triste, il y fait un temps tiède, on y joue des pièces nouvelles quand la Commune veut bien le permettre et l'on s'y prépare en famille aux fêtes du carnaval.
Dans les collèges, on fêtera ce carnaval en jouant des pièces de comédie au bénéfice des pauvres. C'est étonnant, ce débordement du théâtre sur la vie de tous les jours. Je connais un établissement d'éducation où, sous le péristyle, sont affichés ces deux avis:
D'un côté:
Messe de la Purification, à 8 heures.
Et de l'autre:
Monsieur de Pourceaugnac , comédie en trois actes.
Les élèves de l'institution répètent en sortant de l'office. Et les pauvres y gagnent, ces pauvres pauvres qui ont passé un si rude hiver.
Mais il s'agit bien de fêtes! Que de morts, et de morts glorieux! Janvier a fini sur ces deux nouvelles, dont l'une était triste et l'autre joyeuse, la mort de Meissonier et la démission de Crispi. Ainsi il est tombé, M. Crispi, brusquement, alors qu'on semblait ne s'y attendre guère. L'événement est gros de conséquences; mais il faut laisser aux politiciens le soin d'épiloguer là-dessus. Les pertes de l'art français, Meissonier, Chaplin, rentrent plus directement dans l'ordre de nos causeries.
Chaplin! le peintre des roses et des lis. Un Fragonard fin de siècle. Anglais d'origine aussi, avec quelques tubes de la couleur de Gainsborough sur sa palette. Il savait donner à la chair féminine une transparence, un charme exquis. Et quand on pense qu'il avait débuté par des paysanneries! Avec des paysannes en robes de bure et des rouliers ou des bergers en limousines rayées! Sans compter les cochons. Chaplin voulait, en sa jeunesse, se faire le peintre des cochons. Il leur donnait aussi de doux et jolis petits tons roses comme Charles Jacques.
« Animal-roi, cher ange! » disait du cochon Charles Monselet le gourmand. Chaplin abandonna bientôt le rôle d'animalier et se fit le peintre des élégances, des décorations agréables, des dessus de portes et des plafonds à la Boucher. Le boudoir de l'impératrice Eugénie aux Tuileries était peint par Chaplin. Une fête des yeux. Ah! la coquette et séduisante bonbonnière! Un souvenir envolé! Au loin la femme, au tombeau le peintre, en cendres le boudoir!
Quand on lui reprochait de faire joli, Chaplin répondait, avec son élégance de gentleman:
--Ribot a bien le droit de voir noir. Je réclame le droit de voir rose. Le rose est dans la nature!
Et il avait raison, l'élégant et puissant artiste, car il y a souvent plus de puissance dans le goût que dans la brutalité. Je n'adresse pas ce dernier mot à M. Ribot qui est un grand peintre.
J'ai déjà lu que Meissonier, lui, n'était pas un grand peintre. Parce que ses tableaux sont petits, on lui dénie le premier rang. Mais telle petite toile de Meissonier durera plus que bien des ambitieuses machines. Il est des tableaux de Meissonier qu'on admirera encore dans des siècles, comme les Flamands.
Un jour, quelqu'un lui dit:
--Savez-vous ce que j'aimerais avoir fait dans ce siècle, en peinture? Ce sont vos petits bonshommes .
Meissonier se montra froissé du mot et pourtant je ne sais pas de compliment qui dût, en vérité, lui être plus profondément agréable. Le peintre de ces petits bonshommes était, comme on dit en langage d'atelier, un grand bonhomme .
Et bon, et naïf, et désintéressé!
--Mais chut, disait-il un soir à un ami, j'ai revu dernièrement chez Secrétan ma Rixe ; j'ai regardé cela comme si je ne connaissais pas la toile. Eh bien, c'est vraiment beau!
Ne voyez là que l'accent de sincérité et, disons-le, de vérité.
Désintéressé, ah! certes! En ces dernières années où il passait pour vendre tout ce qu'il voulait, pour gagner des sommes folles, il gardait chez lui des toiles inachevées dont on lui offrait des prix considérables et qu'il ne voulait point livrer parce qu'il n'en était pas satisfait. Et cependant les prix offerts eussent été les bienvenus.
--Je ne vends pas, disait-il, je travaille beaucoup, je cherche, je commence plusieurs tableaux, j'en achève quelques-uns, mais, au total, je ne vends pas!
Et c'était vrai. Ce laborieux était inaccessible à toute pensée de spéculation. Sans doute il avait des fiertés lorsqu'il apprenait que ses tableaux atteignaient des prix quasi-fabuleux et il souriait alors en se souvenant qu'il avait jadis, pour Curmer, fait des dessins sur bois à vingt francs le dessin, et des chefs-d'œuvre!
--Le jour j'allais à la Bibliothèque pour chercher des documents, la nuit je ne dormais pas, je travaillais et je tombais de fatigue, le matin. Mais le dessin était fait, et Curmer était content.
Et c'était Paul et Virginie , c'était Lazarille de Tormes , qu'il illustrait ainsi!
Quelqu'un qui connaissait de près Meissonier m'a assuré que le peintre écrit et laisse des mémoires.
--Il m'en a lu des fragments un soir, me dit M. T..., et rien n'est plus touchant que l'histoire de ses débuts racontée par lui, sa visite aux frères Johannot, Alfred et Tony, qui lui mirent le pied à l'étrier.
Meissonier écrivain! M. A. T... assure que ces pages du peintre sont tout à fait de premier ordre. On devrait les publier.
*
* *
Autre mort, M. Latour Saint-Ybars, l'auteur dramatique, un mort qui était déjà un disparu. Et cependant il eut son heure. Sa tragédie de Virginie fut un succès considérable. Elle servit, avec la Lucrèce de Ponsard, à battre en brèche la citadelle romantique; mais ces tentations de réaction classique furent impuissantes et il fallait attendre le naturalisme pour voir le romantisme regardé comme une vétusté. Voilà, du reste, bien des mots en isme . Latour Saint-Ybars ne s'y arrêtait pas. Il était catholique convaincu et classique renforcé.
Un sous-Ponsard , l'a-t-on appelé. Si cet homme de talent, ce méridional spirituel, avait donné sa Virginie avant Lucrèce , c'est Ponsard qui serait un sous-Latour .
Autre mort, car ils vont vite, comme dans la ballade devenue banale. C'est un romancier, celui-là, Elie Berthet, un vieux romancier du bon temps des romans d'aventures, des romans où les souterrains jouaient leur rôle, où il y avait, pour émouvoir le public, des aveugles qui recouvraient la vue, et des muets qui retrouvaient la parole. Je gage que vous n'avez pas lu d'Élie Berthet les Catacombes de Paris ? Moi j'ai lu cela, et je m'y suis fort intéressé. Et le Pacte de famine ! Un drame révolutionnaire, un de ceux qu'on laissait jouer sous les tyrans.
Elie Berthet était un petit homme au profil aigu et fin, portant lunettes, un brave et digne homme s'il en fut, un littérateur de la vieille roche, pur comme l'eau qui en sort.
Il disait des romanciers décolletés de ce temps-ci:
--Ce sont des gens qui gagnent leur partie avec des cartes grasses et biseautées!
Jadis, il lui était arrivé une aventure des plus ironiques, contée en quelque endroit par le marquis de Belloy.
En pleine vogue de succès, Elie Berthet visitait Brest, il y a fort longtemps. Les officiers de marine l'avaient fort bien reçu et quelques-uns même lui avaient offert un banquet.
On avait bien mangé, causé, le tout avec bonne humeur, lorsqu'au dessert, brusquement, un coup de canon retentit du côté de la rade.
Elie Berthet rougit un peu, remercia, dit:
--C'est trop! Vraiment, messieurs, je vous suis reconnaissant, mais c'est trop!
C'était le coup de canon qui annonçait la rentrée des forçats, et le romancier le prenait pour lui.
Grand pêcheur à la ligne, Elie Berthet allait autrefois, avant de se mettre au travail littéraire, taquiner le goujon sur une des berges de la Seine. Un jour, las de sa place habituelle, il choisit un autre poste, et il y était installé, sa ligne à la main, quand un autre pêcheur se présenta et lui dit:
--Pardon, monsieur, mais c'est là que je pêche d'habitude!
--Je n'avais vu personne, dit Elie Berthet, j'avais cru...
--Oh! il n'y a pas grand mal, fait le monsieur, mais, sans vous connaître, je parie que vous êtes républicain.
--Oui, dit Elie Berthet, je suis républicain. Mais pourquoi votre gageure?
--Eh! monsieur, fait l'autre, tout simplement parce que vous voulez me prendre ma place!
C'était un mot, mais ce n'était qu'un mot. Elie Berthet apprit depuis que son interlocuteur était M. de Cormenin, si célèbre à son heure (heure sonnée) sous le pseudonyme de Timon.
Républicain, Elie Berthet l'avait été toute sa vie. Quand il était tout jeune, il y avait dans sa ville un vieux grognard du nom de Fissou qui, ne pouvant exprimer tout haut ses sentiments libéraux et napoléoniens (sous les Bourbons libéral ou bonapartiste était tout un) n'avait qu'une joie, une joie malicieuse, qui consistait à appeler par son nom le jeune homme quand il le rencontrait dans la rue.
Fissou criait:
-- Eh! liberté!
Et il le criait d'autant plus fort qu'il apercevait quelque agent de l'autorité.
-- Eh! liberté!
L'agent se retournait, venait droit au père Fissou, vieil officier de chasseurs de l'empire.
--Qu'est-ce que vous dites?
--Je ne dis rien.
--Si! Vous criez: liberté .
--Je crie liberté?
--En pleine rue. C'est un délit.
--Allons donc! J'appelle ce jeune homme, là-bas, qui se promène: Elie Berthet!
--Elie Berthet?
--Oui. Elie Berthet, viens donc, mon garçon, j'ai quelque chose à te dire.
Elie Berthet s'avançait, l'agent s'inclinait, un peu ahuri. Et voilà comment on s'amuse avec le pouvoir quand on n'a contre lui que la plaisanterie pour arme.
Je ne parlerai pas de la pauvre Rosine Bloch, ne voulant décidément pas donner à cette causerie le ton d'un glas. Trop de nécrologie en vérité! La saison est mauvaise et le dégel me semble plus pernicieux que le froid. On s'invite d'ailleurs, on danse, on se réunit, la vie de Paris est brillante et la chute de Crispi fait, entre la poire et le fromage, prononcer autant de paroles qu'elle fait verser d'encre aux journalistes.
--Quel bien la chute du misagallo fera-t-elle à la France?
--Lui fera-t-elle même du bien?
--A Crispi, Crispi et demi peut-être.
--Une dernière larme à Crispi: Lacryma Crispi.
On fait des mots. Chez nous on a toujours fait des mots ou des chansons sur toutes choses. Et l'on parle du Mage. Et l'on discute les mérites de Meissonier.
--Savez-vous ce qui a fait son succès? disait un homme d'esprit. C'est que ses tableaux étant petits il fallait s'approcher de très près pour les regarder, qu'on faisait foule tout autour et qu'on ne pouvait pas les voir.
--Comme Thermidor , alors! répondit Mme de L....s.
Mais il est bien question de Thermidor! A l'heure où j'écris, l'on s'apprête à jouer Lohengrin à Rouen. Le télégraphe marche. On assure que les Rouennais veulent avoir leur petite manifestation patriotico-artistique. On assure qu'ils veulent siffler Wagner. Le feront-ils? On le saura quand paraîtront ces lignes. Mais ils sont très fiers de pouvoir dire:
--Nous aussi nous faisons du boucan . Il n'y a plus de province!
C'est peut-être parce qu'il y a encore une France!
Et pour terminer par quelque chose de tout à fait consolant, pensons un peu à cette belle soirée que l'Opéra-Comique a organisée en faveur d'Hérold.
Hérold! un grand nom! un grand musicien! et qu'un de nos collaborateurs, Lucien Pâté, a glorifié en des strophes vraiment émues:
Il me fallait l'âme profonde,
Le crêpe sur la cloche d'or.
La note qui réveille un monde,
Au fond des cœurs où l'âme dort!
Il me fallait la poésie,
Le doux rêve où le cœur se fond,
Et tout ce qui fut l'ambroisie,
Ce miel que les poètes font.
C'est la France qui dit ces belles choses à Hérold par les lèvres éloquentes de Mlle Dudlay. Les musiciens! les poètes! les artistes! Mon Dieu! comme il fait bon les aimer en cette quinzaine où la politique s'est taillé une si large part!
Rastignac.
ne grande personnalité dans l'histoire contemporaine de l'Espagne, la sœur Patrocinio, dont l' Illustration a jadis publié le portrait (1) vient de mourir à quelques lieues de Madrid. Cette mort a réveillé bien des souvenirs. Les journaux du pays voisin remplissent des colonnes avec la biographie de cette religieuse archi-célèbre. Nous qui l'avons connue, nous sommes à même de donner à nos lecteurs quelques détails assez curieux sur sa vie.
Note 1: Dans son numéro du 25 janvier 1862.
J'ai dit grande personnalité, je devrais ajouter tristement célèbre, car elle était la personnification du fanatisme espagnol, de l'ignorance du peuple exploitée et mise à profit par les camarillas , le démon de la cour!
Elle s'appelait, de son nom de famille, Maria Rafaela Quiroga. Elle était la fille de pauvres paysans. A l'âge de dix-huit ans, vers l'année 1827, elle prit le voile, et depuis ce moment, ayant adopté dans le cloître le nom de Patrocinio, on ne la connut plus que sous ce nom-là.
Sans être une beauté, elle était assez jolie, son air doux et béat frappait tout le monde. Ses yeux étaient toujours levés vers le ciel. On lui fit tout de suite une réputation d'illuminée.
Elle sut mettre à profit la vogue dont elle jouissait et commença par placer son frère don Manuel à la Cour d'Espagne. Grâce à l'influence acquise par la sœur, don Manuel devint plus tard chambellan du roi don François d'Assise, mari d'Isabelle II.
Son exaltation et ses extases donnèrent au couvent du Christ de la Patience, où elle se trouvait, une grande célébrité; et les personnages carlistes de l'époque décidèrent d'exploiter ses révélations au profit de la cause du prétendant, et contre la régence de Marie-Christine. On la mit en rapport avec un moine capucin connu pour sa rage carliste; ce moine s'empara de l'esprit de sœur Patrocinio et lui apprit ce qu'elle devait faire pour influencer la foule inconsciente. Elle serait l'envoyée de Dieu pour favoriser la cause de don Carlos.
Pour cela, il fallait faire des choses extraordinaires, et on lança la religieuse comme on lance aujourd'hui une étoile.
Au commencement de l'année 1855, une nouvelle extraordinaire se répandit dans Madrid. Sœur Patrocinio avait été favorisée par le ciel de plaies exactement pareilles à celles du Christ. Elle s'était réveillée un beau matin avec de fortes blessures aux mains et aux pieds, et une autre au côté droit, celle-ci pour rappeler le coup de lance donné au Christ par Longin.
On disait aussi que la sœur miraculeuse disparaissait pendant la nuit de son lit et qu'on la trouvait le lendemain couchée et endormie sur les toits du couvent. C'était le diable qui s'amusait de la sorte avec elle. Pourquoi faire? me demanderez-vous. Dame! pour lui dire, comme la sœur le déclara devant le juge d'instruction, que «la régente Marie-Christine était une drôlesse, et que sa fille Isabelle ne serait jamais reine d'Espagne!»
J'ai parlé du juge d'instruction, car vous imaginez bien que le gouvernement d'alors n'y alla pas de main morte. La ville de Madrid était bouleversée, le couvent du Christ de la Patience envahi par la foule. Les mères y conduisaient leurs enfants malades pour que la sœur daignât apposer ses mains sur eux, et les curés, les chefs carlistes, les manolas et les aventuriers de toute espèce, entretenaient l'engouement qui devenait folie.
Un décret royal parut dans la Gazette officielle , ordonnant le procès. La sœur était poursuivie pour «imposture fanatique» et inculpée de crime d'État, pour avoir cherché à développer la guerre civile qui ensanglantait déjà le pays.
La justice s'empara d'elle, et les troupes furent consignées en vue d'éviter des émeutes. Soumise à la visite des médecins légistes, ceux-ci n'eurent pas de peine à reconnaître que les plaies étaient produites par des caustiques qu'on renouvelait chaque fois qu'elles devaient se fermer. Un docteur fut chargé de cicatriser les blessures miraculeuses. A partir de ce moment, la sœur Patrocinio mit des mitaines qu'elle n'a plus quittées. On n'a jamais plus revu ses mains, et pour cause.
La fausse sainte fut condamnée à l'exil à quarante lieues de la capitale.
Où alla-t-elle? On l'ignore. On sait seulement qu'elle passa plusieurs années cachée dans un autre couvent.
Mais son influence n'avait pas disparu. Bien que cette femme diabolique ait été, au début, carliste effrénée, elle avait pris de l'influence sur le cœur et l'esprit d'Isabelle II; et quand la Régence finit et que la reine monta sur le trône, la sœur Patrocinio reparut.
Son frère, comme je l'ai dit plus haut, était parvenu à s'emparer de don François d'Assise. Don Manuel fut nommé chef de la maison du roi consort, la sœur Patrocinio revint à Madrid et prit la direction du couvent de Jésus. Elle y établit un foyer de conspiration perpétuelle contre tout ce qui relevait du ministère et du gouvernement. L'État, c'était elle! La reine et son mari allaient souvent au couvent, et, plus forte que tous les jésuites du monde, sœur Patrocinio réussit à s'emparer, en maîtresse absolue, de la volonté de la souveraine. La voix publique dit que la reine lui envoyait son linge pour qu'elle le mît quelques heures avant elle; l'odeur de sainteté devait y rester!
Avec son frère et le père Fulgencio, confesseur du roi, la sœur organisa la célèbre Camarilla qui a coûté tant de sang à l'Espagne, et dont le fanatisme empêcha tous les progrès. On fit croire au roi don François que le ciel lui réservait un grand rôle en Espagne. Il était le mari de la reine, c'était lui qui devait gouverner. Et puisque Dieu le voulait ainsi, don François se laissa faire, communiqua la volonté divine à sa royale épouse, et celle-ci, sans aucun motif constitutionnel, renvoya le ministère Narvaez. Narvaez! Il faut se rappeler sa force et son caractère énergique pour se faire une idée de la hardiesse qu'il fallut à Isabelle II pour commettre un acte si violent.
La sœur et son frère dictèrent les noms des nouveaux ministres, tous réactionnaires. Ce fut ce que l'on appela en Espagne le ministère éclair. Les ministres prêtèrent serment à trois heures de l'après-midi, et furent renvoyés à dix heures du soir. C'est assez vous dire quel était l'état des esprits, et si la mesure fut vite rapportée.
Narvaez, pressé de reprendre le pouvoir, résista d'abord. La reine pleura. A la fin, il céda. «C'est entendu, dit le maréchal, mais je n'attendrai pas à demain pour me débarrasser de ces gens-là.»
A minuit, le père Fulgence était amené devant le maréchal entre deux gendarmes. Sans l'intervention du marquis de Miraflorès, qui était présent, il l'aurait fait jeter par la fenêtre. Ordre fut donné de le conduire en exil séance tenante. En même temps, le chef de la Sûreté se faisait ouvrir les portes du couvent de Jésus. La sœur se présenta suivie de trente religieuses portant des cierges, elle-même tenant à la main une image de la Vierge.
--Allons, allons, pas de comédie, au nom de la reine, je vous arrête!
La sœur lui répondit par des mots énigmatiques, pendant que les autres religieuses pleuraient et se tordaient de désespoir; mais rien n'y fit. La célèbre mystificatrice fut placée dans une chaise de poste et conduite à Talavera; son frère fut chassé du palais... on respira!
Cela ne devait pas durer longtemps. Six mois après, don François annonçait son intention de divorcer si la sœur et ses amis ne rentraient pas en grâce. La peur du scandale fut telle que le ministère Bravo Murillo transigea avec cette bande de corbeaux et sœur Patrocinio rentra à Madrid. De là, elle se rendit à Rome; Pie IX la reçut comme une souveraine, lui donna sa bénédiction, et la redoutable intrigante retourna dans sa patrie où elle fonda le couvent d'Aranjuez et vingt autres dans les provinces. Elle était riche, elle triomphait, et dans ses mains, couvertes des célèbres mitaines, elle tenait et serrait la malheureuse Espagne...
La révolution de 1868 vint la surprendre dans ses délices d'Aranjuez où elle vivait entourée de faste. Elle savait bien que la chute du trône pouvait être terrible pour elle, et quand le peuple envahit le couvent, il n'y trouva pas son ennemie. Elle avait de nouveau disparu! Cette fois, la sœur Patrocinio s'en alla à l'étranger, vint à Paris, laissa de côté ses habits de religieuse et s'habilla en dame. Un soir, en 1869, on jouait au Châtelet une revue de l'année. Céline Montaland tenait le rôle de la reine d'Espagne. Nous étions trois amis, à l'orchestre, quand nous entendîmes des commentaires en espagnol, dans une baignoire à côté de nous. Je tourne la tête et m'écrie: «C'est la sœur Patrocinio!»
--Pas possible, dirent mes amis.
--Mais si, voyez ses mains, ses mitaines!...
Elle me regarda avec des yeux de panthère, et, s'adressant à la dame qui l'accompagnait, dit en se levant:
--Allons-nous-en, allons-nous-en vite!
*
* *
Qu'est-elle devenue de 1868 à 1872? Personne ne le sait. Avec son adresse habituelle, elle fit annoncer sa mort «dans un couvent de Pau». La nouvelle fut télégraphiée à Madrid, et tout le monde le crut. Mais, au lendemain de la Restauration, on la vit reparaître. Rendons justice à l'esprit libéral de feu Alphonse XII. Il ne voulut pas la voir et il est mort sans la connaître.
La sœur Patrocinio fonda encore un couvent. Elle en a fondé tant! Ce dernier s'appelle le couvent des «Religieuses de la Conception», et se trouve à Guadalajara, capitale de la province du même nom. Suivant son habitude, la sœur, qui en était naturellement la supérieure, fit les choses en grand; c'est dans ce cloître richement installé qu'elle a passé les dernières années de sa vie, correspondant avec trente ou quarante maisons de religieuses fondées par elle. Eloignée de la politique, elle recevait une correspondance quotidienne très volumineuse. On ignorait avec qui elle entretenait cette correspondance et à quel sujet.
Cette femme a toujours vécu enveloppée du plus grand mystère. Atteinte d'une maladie de cœur, elle s'est éteinte à l'âge de quatre-vingt-douze ans. Sa mort a été, d'après ce que disent les religieuses, extrêmement douce. Les sœurs qui la veillaient la croyaient endormie, elle était morte. Elle ne voulait pas mourir encore néanmoins. Huit jours auparavant, on lui parla d'extrême-onction. Avec un accent impératif elle dit: «Non, pas encore!»
Le pape lui a envoyé sa bénédiction. Le peuple de Guadalajara voulait la voir, mais, pour éviter des manifestations, son corps n'a pas été exposé dans l'église.
On l'a enterrée avec ses mitaines...
Eusebio Blasco.
LES FUNÉRAILLES DU PRINCE BAUDOUIN, A BRUXELLES.--Le
cortège funèbre traversant la place Royale.
En 1859. Meissonier à son départ pour l'armée d'Italie. |
La villa de Poissy. |
En 1870. Meissonier, colonel de la garde nationale. |
Meissonier, membre de l'institut. |
En promenade. |
Meissonier modelant un cheval. |
Au travail. |
L'hôtel du boulevard Malesherbes. |
MEISSONIER.--L'homme et l'artiste à différentes époques de sa vie.--D'après des photographies de la maison Lecadre.
Thermidor vient de remettre sur le tapis la question de la censure.
On a beaucoup dit et écrit à propos de cette institution. Bien des lances ont été rompues sur ce terrain, toujours brûlant d'actualité, sans que jamais, malgré les victoires remportées, alternativement de part et d'autre, les résultats successifs de la lutte aient paru donner à l'opinion publique une satisfaction complète et définitive; maintenue ou supprimée une fois de plus, la question de la censure n'en sera pas résolue à tout jamais pour cela, car sa discussion naît de nos passions, ce qui lui assure une mise à l'ordre du jour éternelle.
Si nous prenons la parole aujourd'hui sur le sujet, ce n'est pas--rassurez-vous, lecteurs--pour ou contre; non, c'est pour parler à côté, notre but très modeste est de vous initier au fonctionnement de la censure, de vous en faire connaître ce qu'on appelle vulgairement la cuisine.
Nous ne nous occuperons naturellement que de la censure dramatique, puisque la censure des écrits a été supprimée par la loi du 29 juillet 1881 qui proclama la liberté de la presse.
M. PAUL BOURDON
Sans vouloir remonter jusqu'à Platon qui, le premier, réclama dans sa République la nécessité d'une loi qui réfrénât la licence apportée sur la scène par Aristophane, le précurseur de notre Théâtre-Libre, je vous dirai succinctement que c'est sous Louis XIV, en 1706, que fut organisée régulièrement la censure. Pendant la Révolution elle fut supprimée, rétablie, supprimée de nouveau. Remise en vigueur par le Directoire, régularisée en 1806 par Napoléon Ier, abolie en 1830, elle renaît peu après, pour succomber de nouveau en 1848, jusqu'à la loi du 30 juillet 1850 qui la rétablit par des dispositions temporaires rendues définitives par le décret du 30 décembre 1852.
L'observation qui se dégagerait de ces nombreuses fluctuations pourrait être celle-ci: chaque fois que la censure a été remise en vigueur, on en a demandé l'abolition; le rétablissement chaque fois qu'elle a été abolie. Ce qui tendrait à donner raison à ce vieux dicton qui prétend dans sa philosophie mélancolique que «plus ça change, plus c'est la même chose».
Mais je ne suis pas ici pour philosopher et je reviens à mon sujet c'est-à-dire au fonctionnement de la censure, ou plutôt de l'inspection des théâtres, pour lui donner, en passant, son titre officiel actuel.
M. PHILIPPE DE FORGES
La Censure peut être préventive, répressive ou facultative.
Le rôle préventif est celui qui lui a été généralement attribué, et c'est celui qu'elle exerce aujourd'hui. Il a cet avantage d'offrir aux auteurs et aux directeurs, grâce au visa préalable, une garantie contre les poursuites en cas de désordre ou de scandale. La pièce qui l'occasionne est suspendue et l'auteur et le directeur en sont simplement pour leurs frais.
Ce n'est pas bien gai, j'en conviens, mais peut-être est-ce préférable au régime de la censure répressive qui vous accordait--avant, la liberté de jouer ce que vous vouliez, sous peine d'en pâtir--après. Et l'œuvre incriminée entraînait quelquefois la prison pour l'auteur et le directeur, quand les choses n'allaient pas plus loin, comme sous Louis XII où la liberté la plus absolue était accordée aux auteurs sous la seule obligation de respecter les dames, sous peine de pendaison . Il n'y allait pas de main morte, le Père du peuple , et dire que c'est à Henri IV qu'on a attribué le surnom de Roi galant!
La censure facultative laissait aux auteurs et directeurs la liberté de soumettre la pièce à l'examen ou de s'affranchir de cette formalité. Dans le premier cas, ils n'étaient pas responsables s'il se produisait du désordre; dans le second cas, ils demeuraient passibles du code pénal.
La censure, composée actuellement de quatre inspecteurs, MM. Philippe de Forges, Paul Bourdon, Georges Gauné et Adrien Bernheim, ressort, comme on sait, du ministère de l'instruction publique et des beaux-arts. Ses fonctions sont essentiellement consultatives et nous allons voir comment elles s'exercent.
M. ADRIEN BERNHEIM
Pour en faire mieux saisir le mécanisme, prenons, si vous le voulez bien, une pièce depuis le moment où elle est soumise à l'examen de la censure jusqu'au soir de la première représentation.
Un jour, un auteur s'écrie:
--Enfin, ma pièce est reçue!
Inutile d'ajouter que, si c'est un jeune auteur, il pousse ce cri quelque cinq, dix ou quinze ans après la présentation de sa pièce à un directeur de théâtre. Enfin sa pièce est reçue, c'est l'important. Les rôles sont distribués, la lecture faite aux artistes, les répétitions commencent.
De la censure, jusque-là, il n'est pas question; on ne s'en occupe que huit ou dix jours avant la première représentation. Le manuscrit est alors envoyé au ministère des beaux-arts, rue de Valois, non par l'auteur, mais par le directeur, avec cette mention en tête de l'ouvrage: Pour être représenté sur le théâtre de ***.
Et le rôle de la censure commence. La pièce, inscrite à son arrivée sur un registre ad hoc, est confiée à l'un des censeurs pour qu'il en prenne connaissance et qu'il examine si elle ne porte atteinte ni à la morale ni à la religion, si elle ne touche pas à la politique, si elle ne contient rien qui puisse--ça, c'est le côté diplomatique--nous susciter des ennuis avec les puissances étrangères.
--Voilà bien des choses pour un seul homme! me direz-vous.
Sans doute, mais d'abord ils sont quatre, qui peuvent s'entraider, et puis le genre de la pièce qui leur est soumise, le théâtre qui doit la jouer, le nom de l'auteur, leur sont déjà des indices qui simplifient la besogne. Il est bien évident, par exemple, qu'après quelques pages de la Cagnotte , le censeur chargé de lire la pièce a dû être vite rassuré sur les dangers politiques ou diplomatiques qu'elle était capable de soulever.
M. GEORGES GAUNÉ
La pièce lue, le censeur fait un rapport qui est: favorable, défavorable ou entre les deux.
Prenons le favorable. Dans ce cas le visa est apposé sur le manuscrit, celui-ci rendu au théâtre qui peut, dès lors, faire afficher la pièce et la jouer. Il y a encore la répétition générale, mais nous en reparlerons plus loin.
En cas de rapport «entre les deux», c'est-à-dire lorsqu'une pièce, admise dans son ensemble, contient des passages qui semblent dangereux au censeur, il prend, non pas des ciseaux--les légendaires ciseaux!--mais un crayon, et il indique en marge du manuscrit les passages incriminés. C'est à ce moment que l'auteur entre en scène, il se rend près du censeur pour défendre son texte, l'expliquer au besoin.
Et comme auteurs et censeurs finissent forcément par se connaître, l'entrevue n'a rien de solennel.
Le censeur s'excuse des quelques petites corrections insignifiantes qu'il croit devoir demander. L'auteur se déclare prêt à modifier tout ce qu'on voudra. Tout cela est du dernier galant, jusqu'au moment où l'on en vient aux mains. Alors changement de tableau! Les «corrections insignifiantes» deviennent un vrai massacre, et le «tout ce qu'on voudra» se change en: «je ne changerai pas un mot!»
Puis l'apaisement, les raisonnements, sinon la raison, une bonne volonté de part et d'autre, une première concession, un passage atténué, un mot restitué, la morale finit par se déclarer contente, la politique satisfaite, et le visa est accordé.
Je dois ajouter que les choses ne se passent pas toujours aussi bien entre auteurs et censeurs. Quand ils n'arrivent pas à tomber d'accord, que les modifications demandées ne sont pas consenties, le censeur, que son caractère de «consultatif» empêche de trancher le différend, fait sur la pièce un rapport concluant à sa non-autorisation telle quelle. Ce rapport est remis au directeur des Beaux-Arts, qui émet son avis, et enfin au ministre, qui seul a voix délibérative. Il approuve les conclusions du censeur ou passe outre s'il le juge convenable.
Il ressort de là qu'une œuvre, autorisée ou interdite par la censure, comme on dit couramment, l'est en réalité par le ministre qui a seul qualité pour prendre une décision. Il peut même arriver qu'une pièce soit autorisée sans passer par la censure, si le ministre, connaissant l'œuvre, en autorise la représentation sans demander de rapport à l'inspection des théâtres.
Nous avons dit qu'une fois la pièce visée, elle pouvait être jouée. Ce n'est pas tout à fait exact, car il y a encore la répétition générale dont j'ai parlé plus haut.
La censure y est convoquée, afin de se rendre compte que l'interprétation ne donne pas à la pièce une physionomie nouvelle qui aurait pu échapper à la lecture, sans compter les costumes qui sont l'objet d'un examen assez délicat, surtout quand il s'agit de revues, de ballets, et de certaines pièces des théâtres de troisième ordre, dont le souci littéraire s'attache moins à dévoiler sur la scène les travers de nos contemporains que les bras et les jambes de nos contemporaines. Alors le censeur se voit dans la nécessité--bien cruelle souvent--de signaler un décolletage trop bas, une jupe trop courte, et, faisant tort à sa réputation de coupe-toujours, c'est lui, au contraire, qui demande qu'on ajoute et qu'on allonge!
Enfin, le jour de la première représentation, la censure est également présente. Elle constate ainsi que la pièce est bien jouée conformément au texte visé et qu'aucune surprise n'a été réservée pour ce jour-là. C'est ce qui eut lieu pour Vautrin de Balzac où, dans la scène du galérien arrivant en général mexicain, Frédérick Lemaitre s'était fait la tête de Louis-Philippe.
On voit l'effet! Et bien inattendu, car il était assez difficile de le prévoir à la lecture du manuscrit.
Après la première représentation, le rôle de la censure se trouve terminé, ou à peu près, car il lui reste toujours le soin de veiller à ce que le texte de la pièce soit respecté pendant toute la durée des représentations.
C'est là un soin dont elle n'abuse pas. Je n'oserais même pas affirmer qu'elle en use.
Il suffit d'ailleurs de voir une pièce à la centième pour juger de la part de collaboration que prennent peu à peu les artistes à l'œuvre de l'auteur. Collaboration qui échappe nécessairement aux censeurs, à moins que l'un d'eux ne se trouve, par hasard, dans la salle et ne fasse des observations.
Tels sont les attributions et le fonctionnement de la censure dramatique à Paris.
Voici maintenant quelques détails relatifs à la province.
Il n'y a pas, à proprement parler, de censure en province; le besoin s'en fait moins sentir, puisque l'autorisation de représentation d'une pièce à Paris entraîne par cela même l'autorisation pour toute la France.
Il en est de même pour l'interdiction, elle s'étend à tous les départements lorsqu'elle a été prononcée à Paris.
Il arrive cependant, surtout depuis l'élan donné à la décentralisation dramatique, que des œuvres inédites soient représentées en province. Dans ces cas, la pièce est soumise préalablement au préfet du département dans lequel elle doit être jouée et c'est le préfet qui autorise ou interdit.
A propos du Théâtre-Libre, bien souvent nous avons entendu des gens s'étonner que la censure y autorisât toutes les pièces. La censure n'a pas à se prononcer dans la circonstance. Le Théâtre-Libre est une entreprise privée, fermée, sans représentations payantes, au vrai sens du mot, c'est-à-dire, sans guichets ouverts au public. Il rentre dans la catégorie des cercles et des associations particulières organisant, comme le cercle Pigalle, entre autres, pour leur plaisir et celui de leurs amis, des représentations où la censure n'a rien à voir, puisque sa mission est de prévenir ce qui peut froisser le sentiment public. Ce n'est pas le cas dans l'espèce.
Mais qu'une des pièces jouées dans l'intimité de ces associations soit reprise par un théâtre ordinaire, elle relève alors de la censure qui reprend sur elle tous ses droits d'examen.
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Outre la surveillance des théâtres, la censure est chargée aussi de celle des cafés-concerts. Et ce n'est pas le moindre de ses soucis si l'on réfléchit qu'il existe à Paris plus de cinquante cafés-concerts permanents et deux fois autant d'hebdomadaires. Ce qui se traduit par le chiffre respectable de sept à huit cents chansons soumises par mois au visa de la censure.
On comprend que chacune de ces chansons n'entraîne pas les mêmes formalités imposées aux pièces. C'est tout autre chose, et si l'étude du fonctionnement de la censure au point de vue du théâtre ne nous avait pas entraîné aussi loin, nous nous serions fait un plaisir de vous faire entrer dans la «cuisine» des cafés-concerts.
Il nous faut y renoncer pour aujourd'hui et nous attendrons, pour y revenir, que l'actualité nous y ramène.
Je veux cependant vous conter une anecdote qui a trait à la censure des cafés-concerts.
Un jour on soumet à son visa une chanson intitulée, je crois, l' Avancement du petit Augustin.
C'était l'histoire, bien vieille et bien usée, de l'employé pour qui chaque visite de sa femme au ministre se traduit par un avancement. Il finissait, au dernier couplet, par être nommé chef de division.
La censure n'y vit pas malice et autorisa la chanson. Elle se chantait depuis deux ans déjà lorsqu'une plainte, signée d'une main ministérielle, signala à l'Inspection des Théâtres l'inconvenance de l' Avancement du petit Augustin et en réclamait l'interdiction immédiate.
Or, savez-vous le vrai motif de cette réclamation? Il y avait alors quelque part un chef de division qui--par hasard--s'appelait Augustin; qui, par hasard aussi, était petit, marié, et qui--comble de hasard--devait, paraît-il, son avancement à l'amitié du ministre pour sa femme!
Un sous-ordre de ce fonctionnaire avait entendu la chanson, s'en était ému, avait rédigé une lettre de réclamation, et le piquant de l'anecdote est que la lettre fut soumise à la signature du ministre par le chef de division lui-même--naturellement!
Paul Bilhaud.
Edition nouvelle ornée de nombreuses illustrations.
On sait quel beau succès accueillit l'an dernier le roman astronomique de M. Flammarion. L'édition nouvelle qui paraît aujourd'hui, illustrée par Emile Bayard, Bider, Falero, Gambard, Myrbach et Riou, ne peut manquer de le lui renouveler.
Nous n'entreprendrons pas d'analyser ce livre. Laissez-vous, dirons-nous au lecteur, guider par Uranie elle-même, la séduisante muse du ciel, laissez-vous initier par elle aux grands problèmes de l'immensité, puisqu'elle ne se refuse pas, M. Flammarion aidant, à nous prendre, pauvres profanes, sur ses ailes de flamme et à nous emporter dans les sphères. Et pour cela, écoutez son conseil:
«Il faut se dégager entièrement des sensations et des idées terrestres pour être en situation de comprendre la diversité infinie manifestée par les différentes formes de la création. De même que sur votre planète les espèces ont changé d'âge en âge, depuis les êtres si bizarres des premières époques, époques géologiques, jusqu'à l'apparition de l'humanité, de même que maintenant encore la population animale et végétale de la terre est composée des formes les plus diverses, depuis l'homme jusqu'au corail, depuis l'oiseau jusqu'au poisson, depuis l'éléphant jusqu'au papillon; de même, et sur une étendue incomparablement plus vaste, parmi les innombrables terres du ciel, les forces de la nature ont donné naissance à une diversité infinie d'êtres et de choses... Les formes, les organes, le nombre des sens, dépendent des conditions vitales de chaque sphère; la vie est terrestre sur la terre, martienne sur Mars, saturnienne sur Saturne, neptunienne sur Neptune, c'est-à-dire appropriée à chaque séjour, produite et développée par chaque monde selon son état organique et suivant une loi primordiale à laquelle obéit la nature entière: la loi du progrès.»
Ainsi parle Uranie, et vous pensez bien qu'en parlant ainsi, elle franchit à tire d'aile des millions, des billions et des trillions de lieues. Malgré cela, le voyage n'est pas long, il ne le paraît pas du moins, et laisse le temps aux illustrateurs de prendre en route de charmants croquis de toutes les flores de tous les paysages que l'on voit sur la route.
O l'heureux temps que celui où chacun peut penser ce qu'il veut et dire ce qu'il pense!
Tacite.
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La misère a du bon: c'est la nourrice des artistes.
Charles Chaplin.
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J'ai souvent été tenté d'écrire ce paradoxe: l'histoire que l'on connaît le moins est celle qu'on a vue.
Jules Simon.
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Un Parisien--nous ne parlons pas des Parisiennes--s'imagine agréablement avoir tout l'esprit qui circule autour de lui, et il se dispense souvent d'y mettre du sien.
O. Feuillet.
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On pense trop à soi dans les grandes villes; dans les petites, on s'occupe trop des autres.
E. Dubay.
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Pour pardonner, il faut avoir souffert.
Léon Tolstoï.
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La meilleure punition de la fausse modestie, c'est d'être prise au mot.
A. Dufresne.
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Le jeune fou augmente son entourage, le vieux sage l'épure.
Edm. Thiaudière.
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La vertu est, comme la santé, un équilibre instable entre les forces contraires dont le jeu constitue la vie.
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Il est cruel de reprocher aux gens les défauts ou les infirmités dont ils sont les premiers à s'apercevoir et à souffrir.
G.-M. Valtour.
MEISSONIER
e soleil disparaît au couchant, dans un flamboiement d'or qui met une gloire à la cime des montagnes.
Sous la caresse de son dernier baiser, les eaux limpides de la rivière s'allument, à la surface, de fugitives étincelles; un suprême rayonnement anime les détails du paysage, qu'un court crépuscule va rapidement assombrir et que les ténèbres s'apprêtent à effacer. Le vent du soir, imprégné de balsamiques parfums, courbe les minces roseaux frissonnants, tout le long des rives abruptes où l'argile se montre par places, comme la peau sous un haillon effiloché. Au ciel, du côté de l'occident, quelques légers nuages planent, floconneux, et reflètent eux aussi, par une délicate teinte rosée jetée sur leurs contours, l'éclat mourant de l'astre réfracté.
De la vallée, avec les tièdes exhalaisons d'un sol surchauffé, monte vers les sommets une rumeur confuse faite de mille bruits divers; mais, si la variété des sons frappe nettement l'oreille, celle-ci, du moins, n'en conserve pas l'impression: tout se fond en une seule harmonie très douce, puissamment mélancolique. La chanson du crépuscule n'est plus, comme dans nos pays tempérés, un murmure apaisé, reposant: c'est une plaintive mélopée, une sorte de lamentation de l'au-delà, de chant funéraire entendu à travers les planches du cercueil...
Cependant, les lueurs flottantes ont disparu. Au zénith, une à une, les étoiles dispersent leurs scintillantes paillettes, les nébuleuses sèment leurs fines poussières lactées. La lune, nouvelle, laisse le champ libre à ces peu redoutables concurrentes dont elle ne saurait jalouser le timide éclat.
Et voilà que, d'un enfoncement de la rive où les roseaux, violemment écartés, abandonnent au fil de l'eau leurs tiges à demi-brisées, une embarcation se lance en plein courant, si petite qu'elle fait à peine une tache plus sombre à la surface enténébrée du fleuve. C'est un de ces canots légers en rotin tressé qui servent aux Annamites du haut pays pour la navigation locale, et dont l'instabilité est telle que le moindre mouvement du rameur se traduit immédiatement par une série d'oscillations aussi désagréables qu'inquiétantes.
Et, s'il nous était donné de percer le manteau d'ombre couvrant la rivière, nous verrions, accroupi au fond de ce canot-fantôme, le fusil barrant les genoux, l'œil aux aguets, un Européen, un soldat qui, la main sur un gouvernail improvisé, dirige tant bien que mal la périlleuse descente.
Ce fait s'est produit au cours de toutes les guerres, en Annam comme ailleurs.
Le combat terminé, quand on se compte, il vient se placer, à côté des morts et des blessés reconnus, une catégorie d'hommes dont la situation ne peut être nettement définie.
Personne ne les a vus tomber; nul ne les a ramassés sur le champ de bataille: ce sont des manquants à l'appel, des disparus.
Dans nos luttes européennes, cette mention est une espérance aux cœurs de ceux qui attendent. Là-bas, dans les campagnes coloniales, c'est au contraire, le plus souvent, l'écho d'une douloureuse agonie précédée d'innommables tortures...
Les clairons sonnent la charge.
Le long des pentes ravinées dont les bandes annamites garnissent les crêtes, là compagnie déployée monte, haletante.
Des balles, elle ne se soucie guère.
Mais voici que d'en haut, soudain, une trombe mugissante s'abat, faite de pierres énormes arrachées au sol et qui, tournoyant en bonds gigantesques, passent à la volée avec de grands souffles.
L'assaut subit un temps d'arrêt: chacun se gare, l'échine courbée.
Cependant, sur la ligne irrégulière tracée par les tirailleurs, un homme est tombé, fauché par un éclat, et roule à demi-assommé, inconscient, évanoui.
Un trou herbu est là, profond, qui le recueille: le voile de feuilles mouvantes, un instant déchiré, se referme... et, le soir venu, la bataille finie, on recherchera vainement celui qui manque à l'appel...
Ç'avait été le cas du caporal Munier.
Revenu de sa syncope, celui-ci rassembla d'abord ses souvenirs; puis il se mit debout et constata, par le jeu de ses articulations, que, sauf quelques côtes un peu durement froissées et une légère coupure à l'épaule, sa personne était en parfait état.
Il fut plus longtemps à se rendre un compte exact de sa situation, l'obscurité complète au milieu de laquelle il se démenait ne facilitant guère son examen. Néanmoins il réussit à se tirer du puits étouffant qui lui avait à la fois si fort à propos et si malencontreusement servi de cachette, et, émergeant des végétations enchevêtrées qui jaillissaient des parois jusqu'à l'orifice, il se trouva bientôt en plein air.
A ce moment, une atmosphère orageuse limitait l'infini des espaces à l'immobile entassement de sombres vapeurs, saturées d'électricité, qui suspendaient devant le rayonnement des mondes extra-terrestres un écran progressivement épaissi. A la surface du sol, des exhalaisons chaudes stagnaient, comme l'eau visqueuse d'un marécage dont elles avaient les putrides effluves. Un malaise général, précurseur ordinaire de ces mouvements météorologiques, pesait sur la nature entière, écrasée dans l'attente de la première rafale et du premier coup de foudre: ç'allait être, sans nul doute, une mauvaise fin de nuit.
Le caporal Munier accorda peu d'attention à ces menaçants symptômes. Il commença par s'inspecter des pieds à la tête, et, lorsqu'il se fut assuré que ses cartouchières étaient toujours garnies, que son fusil n'avait subi aucune détérioration, que son léger bagage restait intact; lorsqu'il eut sondé les ténèbres, prêté l'oreille aux bruits indistincts de l'étendue, il s'assit au bord du trou et tint conseil avec lui-même.
Le résultat de cette méditation fut que de son activité dépendait son salut.
En effet, l'engagement terminé, la compagnie avait dû organiser son cantonnement sur les berges de la rivière, en amont ou en aval, mais évidemment à courte distance du terrain de la lutte. Les camarades ne pouvaient être bien loin: à un ou deux kilomètres au plus de cette sorte de cap rocheux que la chaîne des collines projetait droit dans le fleuve. Les devancer, pour se faire recueillir au passage, tel était le but à atteindre.
Ceci posé, il fallait agir.
Le caporal Munier possédait un caractère énergique et résolu. Les dangers de sa situation ne l'effrayaient point: ils constituaient plutôt un stimulant à son courage et à ses facultés natives. Son cas exceptionnel lui apparaissait comme une de ces particularités qui sortent quelqu'un de la foule pour le porter en pleine lumière. Ce n'était pas banal de se trouver là, seul en pays hostile, au milieu d'ennemis dont la cruauté égalait la perfidie, paisiblement occupé à discuter les moyens de mettre hors de péril la vie d'un homme qui avait failli être écrasé et se réveillait, sain mais non sauf, d'une syncope de plusieurs heures.
--On n'y voudra pas croire! murmura-t-il tout haut.
Cependant, il convenait de ne pas s'attarder, de profiter du reste de la nuit, bien avancée déjà, pour faire, sans crainte de fâcheuses rencontres, le plus de chemin possible.
Le caporal se leva.
Toutefois, au lieu de reprendre l'ascension directe qui eût été trop fatigante, le disparu contourna le flanc dénudé du mamelon, du côté de la rivière dont il atteignit bientôt les bords. Malheureusement, en cet endroit, la déclivité était si prononcée qu'il lui fallut de grands efforts pour se maintenir sur les roches glissantes, en s'aidant des moindres aspérités du sol. A franchir cet éperon granitique contre lequel le courant se brisait avec un véritable ressac, il perdit ainsi un temps précieux, se froissant aux angles des pierres, se déchirant aux ronces, risquant à chaque pas de se rompre le cou.
Et quand enfin, épuisé, à bout de souffle, il se retrouva en terrain à peu près horizontal, le ciel s'ouvrit brusquement: un éclair fulgurait, illuminant le fleuve, les montagnes, les noires vapeurs planantes, qu'il stria d'un zigzag de flammes...
Alors seulement Munier aperçut devant lui, très près, un large arroyo dont l'eau calme, une seconde, étincela.
La route était barrée.
Devancer la colonne, ou même simplement la rejoindre, devenait dès lors impossible: l'obstacle qui surgissait si mal à propos modifiait complètement le plan primitif; les chances de salut diminuaient. Munier le reconnut sans s'en émouvoir. Il appartenait à cette race de gens qui ne sauraient faire le sacrifice de leur vie, pour le bon motif que celle-ci ne leur paraît jamais menacée.
Une difficulté se présentait, la première d'une longue série peut-être. Il fallait la vaincre, et, après celle-là, toutes les autres. Un bon nageur comme notre caporal devait aisément la surmonter.
Ce fut l'affaire de la nuit qui suivit.
Mais les cours d'eau ne sont pas rares en Indochine; pareil obstacle se rencontrerait plus d'une fois encore. D'ailleurs, la route de terre était incommode, périlleuse, semée d'embûches et de surprises. Munier se le disait et pensait au fleuve, dont le courant irrégulier pouvait le rendre, sans fatigue sinon sans danger, presque à destination.
Cependant, pour utiliser celui-ci, il importait de trouver une jonque, un radeau, une chose flottante quelconque. Cette recherche demanda du temps, de la patience et de l'audace, mais enfin aboutit. A partir de ce moment, le voyage se poursuivit dans des conditions de célérité et de bien-être relatifs. Dormant le jour au milieu des roseaux ou en un creux de roche, Munier reprenait le soir sa course solitaire, l'œil scrutateur, l'arme chargée, attentif au moindre bruit émanant de l'une ou l'autre rive.
Vingt fois, entraîné par les remous, le léger sampan faillit sombrer; vingt fois des bancs de sable l'arrêtèrent. Une nuit, en essayant de se ravitailler aux dépens d'une case vide d'indigènes, le fugitif fut surpris et dut lestement battre en retraite. Le lendemain, c'était, à l'aube, un convoi qu'il croisait dans la brume et qu'il n'évitait que grâce à la complicité du brouillard. Il en était même venu à ne plus oser se livrer au sommeil, ayant été désagréablement réveillé, certain soir, par le froissement des bambous qui lui servaient d'asile et entre lesquels apparaissait, menaçant, le mufle d'un tigre pressé de se désaltérer à la rivière.
Aussi le double piton couronné d'un vieux fort branlant qui garde le bac de la route royale fut-il salué, par le pauvre diable, d'un véritable cri d'allégresse. Cette montagne, ce fort dont la silhouette grise se dessinait confusément sous la lumière blanchissante du matin, c'était trois kilomètres à peine qui le séparaient de la ville occupée par nos troupes: c'était le salut!... Un instant, se départissant en cela de sa prudence habituelle, Munier eut la tentation de terminer son voyage en plein jour; mais un souvenir le retint. Trois mois auparavant, le sergent-major de sa compagnie avait voulu, seul et sans armes, faire une excursion à cette ruine poudreuse juchée sur la hauteur. Le soir même, à l'appel, on constatait son absence, et, le lendemain, une patrouille fouillant les alentours rapportait son cadavre--décapité, dévêtu, mutilé, horrible!
Non! c'eût été trop absurde d'avoir traversé quarante lieues de pays ennemi, d'avoir échappé aux hommes, aux fauves, au fleuve, pour finir ainsi bêtement, assassiné sur le grand chemin, en vue du pavillon français, à portée du canon de la citadelle!... Non, non! un peu de patience encore! La journée serait vite passée, après tout; et d'ailleurs le caporal se sentait rompu de fatigue, pris d'un irrésistible besoin de sommeil. Dix jours s'étaient écoulés depuis le début de cette aventureuse odyssée: la bête humaine, surmenée, à bout de forces, réclamait.
Abandonnant donc l'embarcation au caprice des eaux--alors houleuses et agitées sous la pression d'un furieux vent d'est soufflant en tempête--Munier escalada la berge et se réfugia au plus profond du bois sacré qui faisait à une petite pagode délabrée un funèbre linceul d'ombre. L'horizon s'éclairait rapidement de lueurs blêmes dont les bandes s'étendaient progressivement vers le zénith, comme si elles eussent marché de concert avec les nuages; pourtant, autour des murailles le feuillage était tellement épais qu'on n'y voyait pas encore. Par moments des gouttes tombaient, cinglant les feuilles à la cime, mais ne touchant pas le sol.
La journée s'annonçait mal et paraissait devoir être peu propice à une sieste en plein air. Sans hésiter, le caporal franchit l'entrée du temple et se hissa jusqu'au sanctuaire où il prit la place de la divinité absente. Le lieu était bien choisi; aussi, bercé par l'ouragan qui faisait craquer, à l'intérieur, les boiseries vermoulues, et brisait au dehors les hautes branches trop ployées, ne tarda-t-il pas à s'endormir.
Quand il rouvrit les yeux, la nuit était venue. Au ciel, un peu nettoyé, la lune, presque dans son plein, brillait à de longs intervalles entre les nuées moins pressées. Il ne pleuvait plus, néanmoins le vent soufflait toujours avec une excessive violence. Après avoir jeté sur la campagne ce regard circulaire qui précédait d'habitude ses départs, le fugitif se remit en marche, les membres endoloris, il est vrai, mais l'esprit dispos et l'âme joyeuse.
La route mandarine déroulait alors sous ses pas, au milieu des rizières inondées et des touffes de bambous épineux, son large ruban d'argile déjà sec. En avant, sur la droite, les vastes bâtiments et les murs élevés du relai royal écrasaient la plaine de leur architecture massive; à gauche, une pagode se distinguait nettement, grâce à sa blancheur, qu'avivait encore la demi-clarté tombant des nuages...
Aucun bruit, sauf celui de la tempête balayant l'étendue...
Et, tout en cheminant sur ce sol battu qui ne gardait même pas l'écho de sa course, le caporal Munier songeait au but atteint, aux dangers finis, aux camarades retrouvés, à la réception étonnée et cordiale qui l'attendait, là-bas, au seuil du grand magasin à riz transformé en caserne. Peut-être l'avait-on déjà rayé des contrôles, le croyant mort, chose vraisemblable, il le reconnaissait. Et cette pensée le faisait rire discrètement, comme en lui-même. Il allait falloir le ressusciter aujourd'hui; il serait la cause d'écritures démesurées, de rapports interminables, de conversations jamais épuisées; la paperasserie administrative marcherait: de Thuan-An à Hanoï, d'Hanoï à la portion centrale, de la portion centrale au ministère... Sa disparition le posait, le mettait en relief, le signalait à l'attention et à la bienveillance générales. On avait vu des gradés obtenir la médaille militaire pour moins que cela! Et il restait volontiers sur cette vision de ruban jaune où pendait une effigie d'argent, battant sa vareuse.
Cependant, inconsciemment, il pressait le pas.
Devant lui s'étendait maintenant le faubourg de la vieille cité annamite. Des chiens aboyaient, flairant l'étranger; des chuchotements couraient sous les paillottes, entre les cloisons desquelles, parfois, un rais de lumière glissait, pour s'éteindre aussitôt.
Mais voici l'enceinte extérieure, avec son parapet de terres gazonnées troué d'une porte hermétiquement close. Un bon coup de jarret, et le talus est franchi. Le caporal Munier suit en ce moment la principale rue de la ville, toujours signalé au passage par les aboiements rageurs qu'entraîne l'ouragan. A l'angle du quartier chinois, un veilleur indigène, surpris par l'approche inattendue de l'Européen, abandonne son tam-tam et détale à toute vitesse: les Célestes peuvent dormir en paix, leur repos est bien gardé!
Quelques enjambées de plus, et le caporal débouche sur l'esplanade. Sous son regard ravi se développe à présent un sévère profil de noires murailles surmontées, ça et là, de miradors aux toits étagés, que domine un mât gigantesque.
--La citadelle!...
Le long de la courtine sud, entre les deux bastions, la sentinelle oscille de son pas régulier, coupé de haltes fréquentes...
Depuis plusieurs nuits, des bandes de pillards dévastent les environs du chef-lieu, rançonnant les habitants, brûlant les villages, terrorisant la contrée et poussant des pointes audacieuses jusqu'au périmètre des faubourgs. La petite garnison, trop affaiblie par les colonnes opérant au loin, ne suffit qu'à grand'peine à la protection immédiate de la ville: encore n'est-ce qu'au prix d'une vigilance incessante de la part des hommes de garde.
Le factionnaire, que sa promenade limitée a ramené près du mirador, vient de s'arrêter net. L'arme haute, le corps brusquement ployé sur le revêtement de pierre, anxieux, il observe.
Par-delà le pont franchissant le large fossé tout rempli d'une plantureuse végétation aquatique, au saillant du triangle formant demi-lune destiné à en couvrir les abords, une ombre suspecte s'est montrée, indistincte, indéfinissable, parfaitement visible, pourtant, dans son mouvement de progression rapide et continu vers la citadelle.
--Halte-là!... qui vive? crie le soldat.
L'ombre touche à la contrescarpe...
--Qui vive?
Elle s'engage sur le pont... Dans la nuit, la tempête hurle et siffle plus horriblement que jamais, dominant la voix, fauchant les paroles aux lèvres...
--Qui vive?
Une détonation courte éclate, cueillie aussitôt et emportée par le vent...
--Aux armes!...
Le poste entier garnit le parapet, au milieu d'un grand bruit d'aciers cliquetants et d'ordres précités.
Promptement, avec l'habitude de gens rompus aux alertes, les hommes s'échelonnent, prennent leurs emplacements de combat. Sous le mirador, par la brèche du créneau qu'une inoffensive couleuvrine occupe en partie, le sergent et la sentinelle regardent de tous leurs yeux...
Cependant, en haut, une éclaircie a déchiré le voile de lourdes vapeurs fuyant devant la tourmente; et la lune, dont la tranquille clarté s'épand au loin sur la campagne assoupie, découvre maintenant à l'entrée du pont un corps étendu, immobile...
Il y aura toujours, le lendemain, des conversations à la chambrée et un rapport au commandant d'armes; mais le caporal Munier ne manquera plus à l'appel.
L. Huguet.
N° 16.--Paris et Province.
Quels sont les Avantages et les Inconvénients de la Vie de Paris et de la Vie de province?
(14 Juin 1890.)
RÉPONSES (suite)
Ce que j'aime à voir, en Province, ce sont les vieilles maisons. Ces demeures sont simples, elles parlent à l'esprit et au cœur, elles rafraîchissent l'imagination fatiguée par les admirations saugrenues pour les embellissements. Elles donnent une idée exacte de la vie sociale de nos pères et rappellent cette réflexion d'un philosophe: «Nous ne voyons, dans l'histoire comme elle est faite, que les grands hommes, les rois, les ministres tout au plus; ce que nous ignorons et ce qu'il y a plaisir à connaître, c'est la condition médiocre, l'existence moyenne des bonnes gens de chaque temps.»-- Charles D.
C'est avec des faits divers, des anecdotes et des commérages, qu'il faudrait écrire l'histoire, la seule vraie, à la manière des Mémoires de Saint-Simon pour nuire à... son temps, des Lettres de Mme de Sévigné, cette Fleur-de-Potin du dix-septième siècle, qui se savait lue comme une Gazette, et de la Correspondance de Diderot avec Mlle Rolland, qui est le Tableau du dix-huitième siècle.-- Kan dit Raton.
En dehors de Paris, il n'y a pas que des villages, il y a d'autres villes, de grandes villes, de belles villes; mais j'ai beau faire, je ne vois partout que Royaumes de l'ennui, et je donnerais toutes les plus belles choses du monde pour jeter un seul coup d'œil sur le bien-aimé Paris. Plus j'ai vu les pays étrangers, plus j'ai aimé la France, et plus j'ai habité la Province, plus j'ai aimé Paris.--Si on n'y est pas toujours heureux, on y trouve du moins des armes contre le malheur. Paris a une âme qui se met au diapason de l'âme humaine, et quand on l'aime bien, on ne peut lui être infidèle qu'un moment, par contraste, et pour lui revenir.-- Viator.
Paris est la seule ville hospitalière aux parias intelligents qui lui apportent leurs cerveaux pour alimenter sa fournaise. Elle dévore, mais quelles heures! A Paris une semaine est plus pleine qu'une année de Province, et toutes les cordes du clavier humain vibrent harmonieuses. Quand on vit par l'intelligence et par le cœur, la Province est comme la cloche d'une machine pneumatique où la respiration s'arrête. C'est le vide, le néant, l'absolu malheur.-- Un Lecteur.
A Paris, on a son individualité, sa physionomie, son caractère, ses idées, ses opinions, ses sentiments. En Province, il est défendu d'en avoir, ou du moins d'en montrer; tout est coulé dans le même moule, tout est de convention. Le grand art, unique, qui résume tout le secret de la vie en province, c'est l'abstraction complète de la personnalité; ces gens si curieux et si bien informés ne donnent jamais leur avis sur rien et sur personne. Cet art se résume dans la formule de Figaro, qui avait le droit de parler de tout sans en rien dire. Le Normand: «Pour une année où il y a des pommes, il n'y a pas de pommes; mais, pour une année où il n'y a pas de pommes, il y a des pommes.» Le Breton: «Peut-être bien». Le Franc-Comtois: «Voilà.»-- Le Chardon.
On rencontre en Province des hommes supérieurs; mais ils ne sont pas dans un milieu favorable à la culture et au développement des grandes conceptions. Tous ceux qui croient avoir une idée nouvelle ou le secret d'une découverte sont exposés à réinventer ce qui est déjà trouvé et connu; aussi les voit-on déserter la Province et fixer toujours les yeux sur Paris, comme l'aiguille aimantée vire au pôle: Paris, c'est la patrie la Province, c'est l'exil.-- Emile T.
Si l'homme est né laboureur, chasseur, artisan, marin et soldat, s'il a des besoins matériels, il a aussi les aspirations de l'âme et de l'intelligence. Mon rêve, à moi, ce serait ce séjour idéal de bonheur que Diderot appelle Le Petit Château , et qui n'est pas en Espagne: vivre en famille, dans une belle aisance, cinq mois à Paris et le reste du temps partagé entre la campagne, la mer, la montagne et les voyages. Toute proportion gardée, c'est là une vie royale, moins les ennuis de l'étiquette et les soucis de la couronne.-- Sans-Souci.
La vie de Paris enfante les fièvres et les passions, comme le soleil de l'Inde fait éclore les piments et les fleurs empoisonnées; mais la contagion est limitée, il y a des corps et des âmes réfractaires. On calomnie Paris. Ses ennemis l'appellent la Capoue de l'Europe, ses envieux l'Auberge du Monde, les êtres prosaïques la Gare de l'Univers, mais les poètes l'ont surnommée la Ville sainte. La France est la Reine de la pensée, et Paris la Grande Horloge de l'humanité, la ville de feu. Cet Enfer a ses anges; Paris est aussi la Capitale de la Sagesse, de la Vertu et du Pot-au-feu.
Paris est un désert peuplé d'égoïstes, mais il a ses oasis:
Ainsi l'on peut trouver au sein des multitudes
Le même isolement qu'au fond des solitudes.
Que les esprits moroses, les censeurs atrabilaires, gémissent sur la Babylone moderne, c'est leur droit incontestable; ils prêcheront longtemps dans le désert, et même au milieu des foules, avant que Paris devienne la Capitale de la Morale en action. Assurément, dirait Périandre, tyran de Corinthe, «il se commettrait moins de crimes, si tous les hommes étaient vertueux», et on n'assisterait pas au spectacle de l'injustice et de l'affliction perpétuelle des nobles créatures qui honorent et relèvent l'humanité. La Grèce élevait les courtisanes à la dignité de prêtresses; les vrais philosophes dédaignent les jérémiades et la question est tranchée d'un seul mot. Il en faut.
Les naturalistes, sans jeu de mots, ne songent pas à s'étonner que les reptiles empoisonneurs aient des reflets chatoyants et que les fleurs vénéneuses soient riches en couleurs et en parfums. Quant au peintre de mœurs, ce n'est pas lui qui est immoral, c'est le monde qui lui sert de modèle et qui ne le paie pas pour le flatter.-- Un Athénien de Paris.
Charles Joliet.
LES OBSÈQUES DE MEISSONIER.--Le cortège funèbre à
l'église de la Madeleine.
LES OBSÈQUES DE MEISSONIER.--Le fourgon funèbre
traversant la forêt de Saint-Germain.--Arrivée du corps au cimetière de
Poissy.
La semaine parlementaire. --L'interdiction de la pièce de M. Sardou, Thermidor , a été, comme il fallait s'y attendre, l'objet d'une discussion très vive à la Chambre. M. Fouquier qui, dans tous ses écrits, et avec un talent auquel tout le monde rend hommage, défend la cause de la tolérance, a déposé une demande d'interpellation, de concert avec M. Charmes et M. Reinach, «sur les mesures que comptait prendre le gouvernement pour assurer le maintien de l'ordre et la liberté de l'art dramatique.» Il a défendu sa thèse avec l'esprit qu'on lui connaît, et, en somme, la Chambre était très hésitante, car si d'une part la majorité avait quelque peine à blâmer un ministère qui a sa confiance, de l'autre, beaucoup de députés, même ministériels, regrettaient qu'on eût interdit une pièce, acceptée par la censure, uniquement parce qu'il avait plu à quelques individus isolés d'en empêcher la représentation.
M. Constans, ministre de l'intérieur, est monté à la tribune et a expliqué que les incidents de la seconde représentation de Thermidor et les renseignements parvenus depuis au ministère ne laissaient aucun doute sur les désordres qui allaient se produire aux représentations suivantes, soit dans la salle, soit dans la rue. Le devoir du gouvernement, a ajouté le ministre, était de les prévenir par une décision rapide. Il l'a fait, et il aurait été coupable s'il ne l'avait pas fait.
Pendant toute cette discussion la Chambre s'est montrée visiblement agitée, au point que les orateurs ne réussissaient pas à retenir l'attention. Tour à tour, M. Pichon, M. Emmanuel Arène, M. Reinach, prennent la parole sans parvenir à se faire écouter, en sorte que M. Constans a pu faire cette observation, «que le désordre auquel la Chambre paraissait en proie pouvait faire présager ce qui se serait passé au théâtre si les représentations avaient continué.» Bref, on ne savait ce qui pouvait résulter de cette discussion, lorsque M. Clémenceau a demandé la parole, et du premier coup a porté la question sur un terrain tout nouveau, car après son discours, chose inattendue, la Chambre a été appelée à se prononcer, non sur l'interdiction de Thermidor , mais sur la révolution elle-même, et sur la façon de gérer l'héritage qu'elle a laissé au parti républicain.
«Qu'on le veuille ou non, a dit M. Clémenceau, la révolution française forme un bloc dont il est impossible de rien distraire... Les temps ne sont pas si changés qu'on le pense. Avez-vous oublié l'insurrection royaliste de la Vendée, les émigrés servant à la frontière dans les rangs des Prussiens et des Autrichiens? Avez-vous oublié la terreur blanche? Les petits-fils des Vendéens et les petits-fils des bleus sont toujours en face les uns des autres... La révolution n'est pas finie. Ce que nos pères ont voulu, nous le voulons aussi. Voilà pourquoi la lutte durera tant qu'un des deux partis ne sera pas victorieux. Et voilà pourquoi, si le gouvernement ne faisait pas son devoir, les citoyens feraient le leur.»
M. le comte de Mun, au nom de la droite, a accepté la discussion dans les termes où la posait M. Clémenceau, en sorte que, pour faire suite au centenaire de 1889, nous avons eu ce spectacle significatif des deux partis se dressant l'un en face de l'autre comme si un siècle ne s'était pas écoulé depuis le jour où ils étaient aux prises.
Mis en demeure de se prononcer, M. de Freycinet, tout en protestant contre ceux qui évoquaient le «fantôme de la terreur», a déclaré que le gouvernement se considérait comme le dépositaire des conquêtes de la Révolution et qu'il les gardera et avec ceux qui partagent ses sentiments et ses idées.»
Sur ce, on est passé au vote et l'ordre du jour pur et simple accepté par le gouvernement a été voté par 215 voix contre 192.
Cependant la question de Thermidor n'est pas épuisée. Elle reviendra forcément devant la Chambre, car M. Antonin Proust et M. Le Senne ont déposé chacun une proposition de loi qui tend au même but, la suppression de la Censure. On se demande, en effet, à quoi sert cette institution, si, après qu'elle a donné son visa à une pièce, on regarde comme justifiées les protestations de ceux qui en empêchent la représentation, sous prétexte qu'elle contient un outrage au régime que le pays s'est donné? Il sera curieux de voir comment, après son vote sur l'interpellation de M. Fouquier, la Chambre tranchera cette délicate question.
--Les séances suivantes ont été consacrées à la discussion de la loi sur le travail des femmes et des enfants dans les manufactures, loi votée par le Sénat.
Italie: la chute de M. Crispi. --Lorsqu'aux élections générales de novembre dernier, M. Crispi remporta la victoire que l'on sait, nous faisions remarquer que cependant l'opposition avait gagné partout du terrain. Certes, il était difficile de prévoir alors que le triomphateur du jour était aussi près de sa perte, mais on pouvait avoir le pressentiment des difficultés qu'il allait rencontrer.
Ces difficultés, qui sont surtout d'ordre économique et financier, ont été exposées, il y a peu de jours, par le ministre des finances, M. Grimaldi, qui, sans pousser les choses au noir, a cru cependant devoir faire connaître l'état des ressources de son pays.
Or, M. Grimaldi accuse 75 millions de déficit pour l'exercice 1888-89, autant pour 1889-90, 50 millions pour 1890-91 et même somme pour l'exercice qui commence. Ce sont là des chiffres officiels et, à ce titre, suspects d'être quelque peu optimistes, si ce mot est de mise en cette circonstance. M. Grimaldi a reconnu, en outre, que l'Italie subissait une crise sérieuse qui l'atteignait à la fois dans ses intérêts agricoles et industriels.
C'est qu'en effet les charges militaires, qui pèsent sur toutes les nations qui ont le triste privilège de jouer un rôle en Europe, sont particulièrement lourdes pour l'Italie qui voit les impôts s'accroître constamment sans résultats appréciables pour sa gloire. Aussi quand est venue la discussion sur les remaniements de taxes, ce qui, dans tous les pays du monde, veut dire augmentation d'impôts, ceux-là mêmes parmi les députés qui avaient été élus avec l'appui du gouvernement se sont-ils sentis mal à l'aise. Ils savent que le pays a déjà grand'peine à supporter les taxes anciennes et auxquelles ils s'est déjà difficilement résigné; comment lui en imposer de nouvelles?
La majorité était donc impatiente, nerveuse. M. Luzzati, rapporteur du projet de loi présenté par le ministre, a commencé par le défendre. M. di Rudini l'a soutenu, au nom de ses amis de la majorité, tandis que Nicotera et M. Imbriani l'ont attaqué avec violence. M. Crispi est alors monté lui-même à la tribune pour faire l'apologie de sa politique. Mais il ne s'en est pas tenu là, et dans un mouvement oratoire, dont il n'a peut-être pas calculé l'effet--malgré ce qu'on en a dit-il s'est emporté contre la politique suivie, avant son arrivée au pouvoir, non seulement par ceux qui avaient été ses adversaires, mais même par ceux qui avaient été ses amis.
M. Finali, ministre des travaux publics, s'est senti particulièrement atteint et à ce moment il a quitté, très irrité, le banc des ministres. Quant à M. Luzzati, changeant immédiatement de tactique, il déclara qu'il voterait contre le projet. C'est dans ces conditions qu'on est passé au vote et 186 voix contre 123 se sont prononcées contre le ministère.
M. Crispi a aussitôt prié le président de lever la séance et il s'est rendu au palais pour remettre sa démission au roi.
Cela veut-il dire que la politique suivie jusqu'ici par l'Italie va être modifiée? La chose n'est pas probable. Ce n'est pas M. Crispi qui a fait la triple alliance, la triple alliance lui survivra. Ce sera le même air chanté autrement; nous y gagnerons toujours quelque chose, car la voix de M. Crispi commençait à être fort désagréable aux oreilles françaises. En résumé, si la démission du président du Conseil italien fait avec raison quelque bruit, rien ne dit que ce soit un gros événement par ses conséquences. La politique que suivait M. Crispi était, en somme, celle du roi, et si M. Crispi, qui a peut-être voulu avoir ce dernier point de ressemblance avec M. de Bismarck, est condamné à la retraite, le roi n'a pas abdiqué.
Le Soudan français. --L'expédition entreprise par le commandant Archinard, et dont nous avons donné les résultats, semble avoir eu les conséquences les plus heureuses. Depuis, le commandant Ruault a dispersé dans le Goudioumé le dernier rassemblement des débris de l'armée d'Ahmadou et il a fait 800 prisonniers.
Les soumissions affluent et Ahmadou a pris la fuite dans la direction du désert.
On peut donc considérer la campagne comme à peu près terminée. Toutefois on continuera à se tenir en garde contre les retours offensifs des partisans d'Ahmadou, car, tant que l'ex-sultan de Segou ne sera pas entre nos mains, il ne désespérera pas complètement de la fortune et cherchera à nous créer des embarras.
Six heures de révolution à Oporto. --Une révolution qui éclate, triomphe et se laisse réprimer en une demi-journée, mérite d'être signalée au passage, alors même qu'elle n'a pas laissé de traces durables dans le pays où elle s'est produite.
Le 31 janvier, on apprenait par dépêche qu'un certain nombre de soldats de la garnison d'Oporto s'étaient insurgés et qu'après avoir livré plusieurs escarmouches aux troupes restées fidèles, ils s'étaient emparés de l'Hôtel-de-Ville où ils avaient constitué un gouvernement provisoire, composé de cinq membres directeurs, lesquels, entre parenthèses, ne se trouvaient même pas dans l'édifice municipal au moment où ils étaient ainsi investis du pouvoir suprême.
Mais les insurgés étaient en très petit nombre et ne possédaient que fort peu de munitions, en sorte qu'ils ne purent soutenir longtemps l'assaut que leur livra la troupe et force leur fut de se rendre.
Le nombre des insurgés arrêtés dès l'abord est de 54, sur lesquels 11 civils. D'autres se sont livrés eux-mêmes à la police. On compte 30 tués dont 3 militaires et une femme. Il y a eu 10 civils et 36 militaires blessés.
Le 1er février, une autre dépêche annonçait que tout était rentré dans l'ordre.
On assure que ce mouvement avait été combiné pour éclater simultanément à Lisbonne, Oporto et d'autres villes dont les garnisons eussent été secondées par les républicains. Mais les meneurs d'Oporto auraient devancé la date parce qu'ils se croyaient découverts.
Les Républiques Américaines. -- Les événements du Chili. --La situation au Chili est toujours grave. Les insurgés ont gagné du terrain, et, depuis le commencement des hostilités, ils ont reçu chaque jour de nombreuses adhésions. En même temps, on signale un mécontentement extrême parmi les troupes restées fidèles au gouvernement et on pense qu'elles se révolteront, si les pourparlers, engagés en vue d'un accord entre le président Balmuceda et le Congrès, n'aboutissent pas. Or, tout fait supposer que les négociateurs qui se sont chargés de cette œuvre de conciliation ne réussiront pas.
Les représentants des insurgés font remarquer d'ailleurs que la responsabilité des événements retombe sur le président, qui, ainsi que nous l'avons raconté, s'est refusé à accepter les résolutions votées par les Chambres, et ils déclarent qu'il est le seul auteur de l'insurrection puisqu'il s'est mis en révolte ouverte contre la Constitution.
D'après une correspondance adressée au Times, on le tient pour personnellement responsable des fonds publics actuellement dépensés, et cela en raison de la décision qu'il a prise de décréter ces dépenses de son autorité privée, alors que les Chambres avaient refusé le vote du budget. Le directeur général du Trésor à Santiago aurait fait savoir, en effet, au président Balmuceda, que, dans les circonstances présentes, il ne reconnaissait plus la qualité légale aux mandats du gouvernement.
Le président a concentré à Santiago et à Valparaiso les troupes qui lui sont restées fidèles et on s'attend d'un moment à l'autre à une bataille décisive.
Guatemala et San-Salvador. --Les choses se gâtent de nouveau dans l'Amérique centrale. D'après des nouvelles de Mexico, le Guatemala équiperait, en ce moment, une armée de 25,000 hommes, dans le but de déclarer la guerre au Salvador, dans la deuxième quinzaine de février.
Le Honduras serait résolu à empêcher les républiques de Costa-Rica et du Nicaragua d'intervenir. Dans le cas de non-intervention de ces États, le Honduras attaquerait également le Salvador.
Tribunaux .-- La fuite de Padlewski. --On se rappelle que, sur l'appel interjeté par M. de Labruyère, la Cour, infirmant le jugement du tribunal correctionnel, prononça l'acquittement pur et simple, par le motif qu'il n'était pas prouvé que l'individu conduit à la frontière sous le nom de Wolf fût réellement Padlewski.
A la suite de cet arrêt, l'affaire de M. Grégoire et de Mme Duc-Quercy, condamnés aussi pour avoir coopéré à l'évasion du meurtrier du général Seliverstof, est venue également devant la Cour, qui cette fois a confirmé le jugement de condamnation. Il y a là une contradiction faite pour dérouter les esprits et pour ajouter à la confusion qui règne sur toute cette affaire, dont on ne connaîtra le fin mot que lorsque Padlewski, couvert par la prescription, voudra bien faire savoir lui-même les détails de son incroyable évasion.
Exécution d'Eyraud. --On s'était trop hâté d'annoncer que le président de la République était décidé à accorder la grâce de l'assassin de Gouffé. La commission des grâces s'est prononcée contre cette mesure de clémence et M. Carnot, se conformant à son avis, a laissé la justice suivre son cours.
Eyraud a été exécuté mardi matin.
Nécrologie. --Le peintre Meissonier.
Le peintre Charles Chaplin.
Charles Bradlaugh, membre de la Chambre des communes, célèbre par sa propagande anti-religieuse.
Le général Ibanez de Ibanez de Ibero, grand d'Espagne, grand-officier de la Légion d'honneur, président de la commission internationale du mètre.
M. Galini, bibliothécaire à la Sorbonne.
Mme Raynouard, belle-mère du général Boulanger.
M. de Maigret, intendant militaire en retraite.
M. Latour Saint-Ybars, auteur dramatique.
Le colonel du génie en retraite Charles Paulin
Elie Berthet, romancier, membre du comité de la Société des gens de lettres.
M. le vice-amiral Conrad.
Le peintre Paul Audra.
Le docteur Souverbie, directeur du Muséum d'histoire naturelle de Bordeaux.
Théâtre du Châtelet : Jeanne d'Arc , par Joseph Fabre, musique de M. Benjamin Godard.
Après la Jeanne d'Arc de la Porte-Saint-Martin jouée il y a un an, après la Jeanne d'Arc que l'Hippodrome nous a donnée cet été, voici une Jeanne d'Arc nouvelle qui paraît au Châtelet. Est-elle bien nouvelle? Mon Dieu, non. Et je n'en puis savoir mauvais gré à l'auteur, M. Joseph Fabre. M. Joseph Fabre a écrit sur la Pucelle un excellent livre qui résume, en les complétant, les études faites jusqu'à cette heure sur l'héroïne d'Orléans. Après s'être fait historien, il a songé à devenir auteur dramatique et à transporter du volume à la scène l'épopée par laquelle devait se proclamer la délivrance définitive du pays de France. Rien de mieux, et je trouve pour ma part que ce théâtre appartient aux apothéoses historiques et aux glorifications de la patrie. Aussi je m'inquiète peu de savoir si nous sommes plus ou moins dans la vérité; je n'ai nul souci de discuter à l'auteur tel ou tel point, telle ou telle date. Je lui fais crédit de tous ces détails, même énoncés, pourvu que nous obtenions un effet d'ensemble et que la salle applaudisse à la chute du rideau. Le reste est l'affaire de la critique historique, laquelle par le temps qui court, ne s'épargne point. Nous avons pour cela des gens qui ne laissent rien passer et qui ne pardonnent aucune faute. Pour nous la chose est indifférente et l'écrivain dramatique peut tout oser. Je n'ai donc aucune objection à soulever contre la Jeanne d'Arc du Châtelet et je ne tourmenterai pas M. Joseph Fabre sur son poème. Tel qu'il est je l'accepte.
Nous voici donc, avec le premier tableau, à Domrémy, la population lorraine est en fête, aux premiers jours du mois de mai, dans la prairie du Bois-Chenu, près de l'arbre des Fées. Jeanne seule est rêveuse au milieu de toute cette agitation du village. Les chants de ses compagnes la laissent indifférente, elle n'entend que les clameurs qui lui parlent de l'envahisseur étranger. Son âme souffre les maux soufferts par le pays de France, et lorsqu'elle reste seule, Mgr Saint-Michel lui parle, elle écoute, elle lui obéit et sa mission sainte a commencé. Pourquoi l'archange Michel s'est-il substitué aux saintes légendaires? Voilà ce que je ne cherche même pas à m'expliquer; c'est ainsi parce que c'est ainsi. Au deuxième acte nous sommes à la capitainerie de Vaucouleurs, on y parle longuement des malheurs qui frappent le royaume et qui menacent, plus effroyables encore, le jeune Dauphin Charles. M. Joseph Fabre a oublié l'abbaye de Fierbois où Jeanne trouva l'épée son amie qui attendait sa venue. La chose lui aura peut-être paru pas trop miraculeuse. Je le veux bien; mais, du moment où nous sommes dans la miraculeuse épopée, je crois qu'il faut l'accepter tout entière.
Au tableau suivant, c'est le château de Chinon avec Charles reconnu par Jeanne malgré son déguisement; avec Agnès Sorel, un anachronisme, dit la critique. Mais les drames historiques ne vivent que d'anachronismes, acceptons donc Agnès Sorel; mais ce que je ne puis accorder à l'auteur, c'est le personnage de la reine Isabeau. Non parce qu'elle avait alors renié son fils le Dauphin, il s'était associé aux Anglais, mais parce qu'elle tient à Charles un discours abominable en lui disant en pleine figure qu'il n'est pas le fils du roi et qu'étant bâtard il n'a aucun droit sur la couronne.
Là et au seul point de vue scénique, M. Joseph Fabre s'est absolument trompé, cette reine en furie, cette mère si peu réservée dans ses aveux a singulièrement irrité la salle. Chose étrange! le drame suit sa route et nous tournons Orléans dont ne nous voyons pas le siège. La Pucelle sans Orléans! cela laisse quelque peu à désirer. Nous assistons pourtant aux batailles, à Patay. Nous arrivons à Reims: nous assistons au sacre, un des plus superbes tableaux qu'il nous ait été donné de voir depuis longtemps au théâtre. Nous ne serions pas étonné qu'il amenât le public au Châtelet. Du combat de Compiègne, de la prise de la Pucelle, il en est parlé, mais il en est dit juste ce qu'il faut pour suivre les événements.
Enfin Jeanne est aux mains des Anglais, en prison, elle subit cet interrogatoire, que la sainte fille réfute par des réponses qui sont une des merveilles de cette merveilleuse histoire. Tout cela jusqu'au dernier tableau est étudié, et même avec une scrupuleuse exactitude, et, malgré tout, le public m'a paru un peu froid à ce spectacle. J'ai fait du reste la même remarque à toutes les Jeanne d'Arc que j'ai entendues, c'est qu'en vérité les événements sont peu de chose.
Ce qui domine tout, dans cette épopée qui trouble la raison, la logique humaines, c'est l'âme de cette admirable fille, inspirée, vibrante de l'amour, de la passion de la patrie, c'est elle qu'il faut chercher, dont il faut rendre avant tout la mystérieuse puissance, elle échappe au drame, elle relève du poème.
Mme Second-Weber n'a pas obtenu dans le rôle de Jeanne d'Arc le succès que nous aurions désiré pour elle. La salle du Châtelet est trop grande pour cette tragédienne dont la voix perd dans un trop grand effort sa justesse et sa sûreté. M. Brimond est excellent dans Frère Richard. M. Deshayes joue Lahire; M. Bouyer, Talbot: Mmes Cogé et de Pontry méritent des éloges dans le rôle d'Agnès et d'Isabeau. M. Gounod avait écrit la musique de la Jeanne d'Arc de M. Barbier, M. Benjamin Godard a introduit dans le drame de M. Joseph Fabre trois morceaux; une partition. Le morceau capital de cette œuvre musicale m'a paru être l'angélus du premier acte, d'un effet ravissant avec la note persistante des cloches; une chanson du second acte, la Guerre , a été très applaudie et méritait de l'être. La prière du troisième acte et le chant de guerre qui la suit ont eu les honneurs de cette soirée qui marque un succès de plus pour le compositeur du Tasse , de Jocelyn et de Dante.
Savigny.
Nous publiions, il y a moins d'un an, sous ce titre. Roses d'Amérique, la reproduction d'un délicieux portrait de jeune fille de Charles Chaplin, et nous disions alors toute l'admiration que nous éprouvions pour le talent du maître éminent. Aujourd'hui, cette précieuse carrière est terminée. L'artiste admirable n'est plus, en effet, qui avait, durant de longues années, répandu dans le monde une vision nouvelle de la grâce féminine, et qui avait su enrichir, en quelque sorte, cette grâce féminine d'un charme de rêve aux harmonieuses nuances roses et pâles.
Charles Chaplin, né en 1825 aux Andelys (Eure) de parents anglais, naturalisé français peu après la guerre, avait eu des débuts assez difficiles. Ce fut d'abord à la gravure qu'il s'adonna. Il laisse un grand nombre de lithographies et d'eaux-fortes, et, parmi ces dernières, un Embarquement pour Cythère, d'après Watteau, qui est fort remarquable. Puis, s'affranchissant peu à peu de la gravure, il commença à peindre. On connaît ses premières toiles, et on sait notamment qu'il est arrivé à l'une d'elles d'avoir été attribuée à J.-F. Millet et frauduleusement signée de ce nom illustre. Cet incident a fait du bruit il y a quelques années.
Mais Chaplin ne laissa pas longtemps aux falsificateurs de signatures l'occasion de le confondre avec Millet. Bientôt, sa personnalité s'affirma dans quelques portraits de femme qu'on a revus à l'Exposition universelle, et qu'on a très justement admirés, au milieu des plus belles œuvres du siècle.
Artiste d'une distinction exquise, il avait plus que tout autre le sens de l'élégance et de l'aristocratie des femmes. Il les peignait avec joie, avec passion.
Et dans cette recherche de la vérité, telle qu'il la comprenait, telle qu'il la voyait, il rivalisait avec la nature de finesse et de sensibilité.
Chaplin avait eu de nombreux succès aux expositions annuelles de peinture. Il avait été médaillé en 1851, en 1852 et en 1865. Nommé chevalier de la Légion d'honneur en 1865, il fut promu officier en 1877.
C'est le jeudi 29 janvier dernier, à 11 heures du matin, en l'église collégiale des Saints Michel et Gudule, qu'ont été célébrées les obsèques solennelles du prince Baudouin de Belgique, dont nous avons publié le portrait dans notre précédent numéro. Une foule énorme et profondément recueillie a encadré le cortège funèbre depuis le palais du comte de Flandre jusqu'à l'église de la résidence royale de Laeken, dans la crypte de laquelle la dépouille mortelle a été descendue.
A 10 heures et demie, le cortège funèbre a franchi le seuil du palais du comte de Flandre, plusieurs escadrons de gendarmes et de gardes civiques à cheval précèdent le cercueil. Celui-ci est recouvert de l'uniforme de capitaine des carabiniers et des décorations du prince, et porté par dix sous-officiers. Les ministres et les présidents de la Chambre et du Sénat tiennent les cordons du pœle. Devant marchent le colonel Donny, aide-de-camp du prince Baudouin, le capitaine Terlinden, son officier d'ordonnance, et M. Bosmans, secrétaire des commandements. Immédiatement derrière la bière viennent, à pied, le roi Léopold II ayant à sa droite le frère de l'empereur d'Allemagne, le prince Henri de Prusse, en grand uniforme de contre-amiral, et à sa gauche le comte de Flandre aux côtés duquel marche le prince Albert, frère du prince défunt. Puis les princes étrangers, le duc Philippe de Saxe-Cobourg, gendre du roi Léopold II, le prince de Battenberg, prince de Hohenzollern, etc., et aussi les représentants des souverains étrangers et des puissances. Immédiatement après suivent les sénateurs et les députés de Belgique. Enfin les équipages de la cour, en deuil, et le char funèbre, de forme pyramidale, drapé entièrement d'étoffes noires, surmonté du catafalque et presque littéralement recouvert par des fleurs et des couronnes. Notre dessin représente le passage du cortège sur la place Royale, au moment où il vient de quitter le palais du comte de Flandre, devant la haie formée par le régiment des carabiniers, le drapeau voilé de crêpe.
Georges du Bosch.
Ce n'est pas seulement l'artiste le plus renommé de notre temps, de l'École française et de toutes les écoles, qui disparaît avec Meissonier, c'est aussi le plus noble représentant de la conscience en art, de la dignité professionnelle de l'artiste. Meissonier, grand seigneur dans sa vie, grand dépensier, ne fut jamais un homme d'argent; il jeta au feu ou effaça sans hésiter des toiles qu'on voulait couvrir d'or. Tant qu'il ne se déclarait pas satisfait de son œuvre, l'acheteur, prince ou marchand, suppliait en vain, le maître restait inflexible. Conscience admirable, mais, il faut le dire, parfois funeste à l'œuvre même, car l'artiste n'est pas toujours le meilleur juge de ce qu'il fait; et il lui arrive parfois de détruire, alors qu'il croit ajouter à ses créations. L'heure de la suprême beauté d'une peinture coïncide rarement avec celle du parfait fini; il y a là un moment psychologique à saisir que celui-là qui peine à la tâche est impuissant à déterminer. Meissonier laisse d'admirables tableaux, il laisse de plus admirables études; on le verra bien quand aura lieu son exposition posthume, c'est-à-dire sous peu.
Jean-Louis-Ernest Meissonier naquit à Lyon, le 21 février 1811.
Comme la plupart des peintres illustres, il manifesta dès le collège un goût vif pour le dessin; ses premières leçons lui furent données par un M. Féviot, professeur à Grenoble. Le père, cependant, était épicier; il se fit un peu tirer l'oreille avant de laisser son fils s'engager dans une carrière aussi incertaine que celle d'artiste. Entré dans l'atelier de Léon Cogniet, le jeune homme connut des jours difficiles; la subvention paternelle étant insuffisante, il chercha à y suppléer par des travaux d'illustration, en attendant que la peinture le fit vivre. Après un court voyage en Suisse et à Rome, il envoya au Salon de 1831 les Bourgeois flamands , ce tableau, connu aussi sous le nom de Visite chez le Bourgmestre , fait partie de la collection laissée par sir Richard Wallace.
Meissonier avait vingt-trois ans quand il débuta dans la peinture; la mort vient de nous l'enlever ayant, à quelques jours près, accompli sa quatre-vingtième année: c'est donc une carrière artistique de cinquante-sept ans qui a été fournie par lui, avec une vaillance incomparable et qui ne s'est pas démentie jusqu'au dernier jour, car sa main était aussi ferme que jamais, comme en témoigne son œuvre capitale dernière, le magnifique «octobre 1806» qui fut l'honneur de l'Exposition universelle de 1889. Que de chefs-d'œuvre accumulés par un seul homme dans cet espace d'un demi-siècle!
Dès son début, Meissonier fit pressentir l'artiste qu'il devait être; dans les Bourgeois Flamands le dessin n'a pas encore le mordant des œuvres de sa maturité, mais déjà il affirme son goût de parfaire tout ce qu'il touche et sa prédilection pour les petits tableaux...
Qu'il fera tout petits, pour les faire avec soin.
Les révolutions esthétiques passent sans ébranler ses convictions; il poursuit paisiblement le rêve de sa jeunesse, qui est de produire des œuvres impeccables, au point de vue de sa conscience d'artiste comme à celui de la vue exceptionnelle qu'il avait reçue de la nature. Il est permis de trouver que l'idéal de Meissonier n'a pas grande envergure, mais au moins lui resta-t-il fidèle et l'éleva-t-il par son prodigieux talent à des hauteurs que nul autre, dans le même genre, n'a pu atteindre.
Que l'on prenne la série des Liseurs, des Joueurs, des Collectionneurs, des Buveurs de bière, des Gentilshommes Louis XIII, des Hommes d'armes , on y trouvera sans peine vingt œuvres hors de pair, d'une idéale perfection de composition et de rendu. Chose remarquable, ce peintre «d'œil», esclave du modèle, et qui semblerait incapable d'imaginer, avait un don merveilleux de reconstitution des physionomies d'autrefois; il trouvait l'homme de ses costumes et de ses armures; ses peintures semblaient «de l'époque»; jamais on n'y rencontre ces grossiers anachronismes de caractère et d'expression typique qui déshonorent les toiles de la plupart de nos peintres d'histoire, petite ou grande. Les vues d'intérieur lui sont d'ailleurs plus favorables que celles de plein-air; il joue en maître de la lumière quand, prise entre quatre murs, elle est, pour ainsi dire, forcée de poser devant lui; mais la mobilité des rayons extérieurs déconcerte sa main avide de ce qui est déterminé, définitif.
A côté de ces délicieux tableaux d'intérieur ou de scènes familières où se jouent des épisodes de la vie ordinaire qui empruntent tout leur intérêt au talent de composition, de fine observation, et à la merveilleuse exécution du maître, se placent une série d'œuvres de portée plus haute. Nous voulons parler de ces peintures fameuses: «1806», «1807» et «1814», où il a retracé les phases caractéristiques de l'épopée impériale.
Tout a été dit au sujet de ces peintures: elles sont célèbres dans le monde entier et l'on ne trouve plus assez d'or pour les payer. Faut-il rappeler que M. Chauchard a acheté le dernier de ces tableaux au prix de 850,000 francs!--Certes la haute valeur artistique de cette partie de l'œuvre de Meissonier est indiscutable; cependant nous pensons qu'elle n'égale pas la première. On ne peut demander à un arbre de produire d'autres fruits que les siens: Meissonier, peintre d'intérieur, de scènes étudiées à loisir, où le moindre détail a une importance pittoresque d'avance réglée et qui joue sa partie dans la symphonie lumineuse, s'était fait une exécution appropriée au but qu'il poursuivait et qu'il a si bien atteint; quand il s'est agi de peindre les mouvements passionnels d'une foule, la furie du combat, le drame de la guerre, son esthétique s'est trouvée en absolue contradiction avec le but qu'il poursuivait: les cavaliers et leurs montures si beaux de formes et de mouvement indiqué semblent figés sur place comme si la vie s'était tout à coup retirée d'eux. Il semble qu'une fée les ait touchés de sa baguette, et c'est en effet la fée de Meissonier, celle qui l'a doué à sa naissance de cette vue extraordinairement perçante qui rapproche les distances et saisit au passage les moindres détails, c'est elle qui lui joue ce mauvais tour renouvelé du miracle de la Belle au bois dormant. Les personnages impressionnent au premier aspect par la netteté de la silhouette, la vérité du geste, l'aisance de la pose et leur franche allure militaire: mais cette impression s'envole rapidement: l'on se prend à les admirer un à un, émerveillé de découvrir boutons, passepoils, aiguillettes, dragonnes. Ces minuties, incontestablement rendues précieuses par l'extraordinaire adresse de l'exécution, ont le tort grave de déplacer l'attention au grand détriment de l'action principale.
On doit la vérité aux morts, et d'ailleurs la gloire de Meissonier est telle qu'elle ne saurait être effleurée par quelques critiques. Nous avons indiqué respectueusement que ses admirables qualités l'avaient parfois desservi; il suffit qu'elles l'aient, dans d'autres circonstances, conduit à produire des œuvres parfaites pour que sa place soit marquée au rang des maîtres de tous les temps.
Comme peintre de genre, il ne craint aucune rivalité. S'il n'a pas le charme onctueux, l'enveloppe chaude, des grands Hollandais, les Terburg, les Metzu et les Van der Meer, l'élégance et la sûreté de son dessin, l'ordonnance parfaite de ses compositions, la fermeté de sa touche, lui constituent une maîtrise égale.
L'homme, nerveux à l'excès, autoritaire et sensible aux moindres égratignures de la critique, avait refroidi bien des sympathies, mais on le savait généreux et loyal, tout entier voué à son art, et, sincère dans les admirations ou les répugnances que lui inspirait la peinture de ses contemporains. Il était de ceux à qui leur mérite personnel et le sentiment de la gloire qu'ils répandent sur leur pays font tout pardonner. Son pays, d'ailleurs, il l'aimait profondément: ce fut un bon patriote; aux jours calmes, il célébra dans ses œuvres les gloires nationales, et quand vint l'adversité, il sut faire son devoir d'homme devant l'ennemi.
Comme M. Thiers, dont il fit un portrait posthume, son ardeur l'entraîna même à s'exagérer la portée des facultés qu'il pouvait mettre au service de son pays. Ne l'a-t-on pas vu, en 1870, s'offrir à Gambetta pour aller remplir les fonctions de préfet à Metz! Il aima passionnément l'armée; il l'aima pour elle-même, pour la noblesse de son rôle dans la nation et aussi pour l'uniforme. Nos généraux l'entouraient de respects et d'attentions de toute sorte; on faisait manœuvrer les troupes devant lui et il eut l'honneur de commander une charge de cavalerie.
Le portrait de Meissonier est bien connu; il est à peine besoin d'en rappeler les traits principaux, tout petit, la tête énergique et belle avec une barbe dont les boucles longues et soyeuses le couvraient tout entier, il marchait le front haut, conscient de sa force et fier de sa gloire.
Les années ne semblaient avoir aucune prise sur sa robuste constitution: cependant, la maladie a eu raison de lui en quelques heures: il est mort dans la matinée du 31 janvier, des suites d'un refroidissement.
Meissonier lègue à l'État deux petites toiles dont il n'avait jamais voulu se séparer: l' Attente --un homme en bras de chemise, à la fenêtre--et le Graveur à l'eau forte : ce sont, avec la Rixe et Solférino , les chefs-d'œuvre du maître, s'il est permis de se prononcer entre tant d'œuvres parfaites.
La France a largement payé sa dette à l'illustre artiste qui l'a tant honorée. Meissonier avait trois fois obtenu la médaille d'honneur aux trois Expositions universelle de 1855, 1867,1878; il fut promu grand-croix de la Légion d'honneur après celle de 1889, dont il organisa la section artistique, de concert avec M. Antonin Proust; le jury international des artistes l'avait choisi pour présider à ses travaux.
Ses obsèques, célébrées à la Madeleine et dans sa résidence de Poissy, ont été magnifiques. M. Puvis de Chavannes a pris la parole pour lui rendre un dernier hommage, au nom des artistes, et il était impossible d'imaginer un contraste plus saisissant que celui existant entre ces deux hommes, le mort et le vivant; l'un voué au culte passionné de la vérité objective, l'autre tenant pour rien l'exactitude des caractères extérieurs, et cherchant à dégager des formes ébauchées la poésie latente de la vie immatérielle.
Alfred de Lostalot
Les obsèques de M. Meissonier ont été célébrées mardi dernier. Bien avant la levée du corps une foule considérable se pressait aux abords de l'hôtel du boulevard Malesherbes devant lequel s'étaient massées les troupes venues pour rendre les derniers devoirs au défunt.
Tout ce que Paris compte d'illustrations dans le monde politique ou littéraire s'était donné» rendez-vous pour assister aux funérailles. A 10 heures et demie le cortège se met en marche et arrive à l'église de la Madeleine. Sur la place, difficilement contenus par les agents de l'autorité des milliers de curieux se pressent pour voir le corbillard qui disparait sous les couronnes de fleurs. Sous le péristyle de l'église, sous les colonnades, sur les marches qui mènent au grand portique, une foule recueillie se découvre avec respect quand le corps porté à bras par les employés des pompes funèbres fait son entrée dans la Madeleine. Immédiatement derrière suivent le fils du défunt et Mme Meissonier qui sanglote sous son long voile de veuve.
Après la cérémonie religieuse, le cercueil, placé dans un fourgon, est transporté à Poissy où a lieu l'inhumation.
Notre correspondant qui a suivi le corps est le seul qui ait pu voir et reproduire fidèlement le tableau si saisissant de ce corbillard,--derrière lequel tout à l'heure encore se pressaient une foule de dix mille personnes,--traversant sous un ciel gris les froides solitudes de la forêt Saint-Germain. Là, pas un être vivant pour saluer au passage la dépouille mortelle du maître, rien que l'abandon et le silence.
Enfin apparaît la grille de Poissy: le fourgon fait son entrée dans la ville, et devant la porte du cimetière, le clergé de la paroisse, la famille du défunt, le maire de la ville sont présents pour recevoir le corps. A ce moment, une délégation de jeunes enfants appartenant à l'école du pays vient se ranger de chaque côté du fourgon qu'entourent un grand nombre d'habitants de la localité. M. Dubois, curé de l'église de Poissy, procède à une première bénédiction du corps, qui est inhumé dans un caveau de famille.
Voir notre dernier numéro.
C'étaient bien des ruines, en effet, ces pensionnaires de Jeanne Jughan, ruines de toutes sortes et de toutes provenances. Les uns avaient toute leur vie miséré, les autres étaient déchus d'une petite aisance ou même d'une fortune. Les causes qui les avaient amenés là, dans cet abri où la charité se faisait aveugle pour les recevoir, variaient peu, c'était le malheur pour quelques-uns, l'inconduite pour beaucoup. Certains avaient usé vingt professions, couru l'Europe et l'Amérique, photographié des noces de boutiquiers à Paris, ramassé des escargots pour les restaurants, cueilli de la mousse pour les fleuristes dans les bois de Viroflay et lacé des bœufs sauvages dans les prairies de la Plata; ils avaient essayé de tout, n'avaient pris pied nulle part, et, traqués par la faim, ne s'étaient remisés chez les Petites Sœurs qu'avec l'espoir secret d'en sortir encore.
Tous ils vivaient de la vie commune, mais non pas de la même manière. Des rencontres de goûts et d'origine, des similitudes de métiers ou de souffrances même, les groupaient en petites compagnies, pour la promenade ou le travail. Car on travaillait, à l'hospice, oh! pour rire, à des travaux d'enfants qui, laissés au caprice de chacun, ne duraient guère, et ne rapportaient rien. D'aucuns, tisserands, dans une salle basse, poussaient la châsse une heure ou deux; une demi-douzaine de tailleurs passaient des fils dans des déchirures d'habits déjà reprisés; des campagnards soignaient les vaches et le cheval, coupaient de l'herbe ou tressaient des paniers; au beau temps, la fenaison réunissait les plus valides, pendant huit jours, dans un petit pré; d'un bout de l'année à l'autre, ceux qui pouvaient tenir une bêche remuaient un demi-mètre de terre ou coupaient une mauvaise herbe dans un jardinet qui leur est concédé en propre, et dont ils aménageaient la culture au gré de leur esprit, celui-ci en potager, celui-là en verger minuscule, l'autre en parterre fleuri. Il y avait aussi des paresseux incorrigibles ou des impotents qui ne faisaient rien. Autour d'eux, pour eux, la charité veillait, peinait et souriait. Afin qu'ils pussent se reposer pleinement, elle ne prenait pas de repos. On l'eût dite riche, tant elle trouvait de moyens d'être aimable et secourable. Sa patience n'avait presque point de limite. Elle pratiquait l'art ingrat d'être maternelle avec les vieux.
Le Bolloche eut rapidement son groupe. C'étaient tous les anciens soldats, épars jusque-là et flottants dans la population de l'hospice. L'éloquence du vieux sous-officier, sa prestance, l'éclat magique des galons dont ils voyaient le rayon d'or sur sa manche d'invalide, les avaient attirés. Ils l'écoutaient volontiers. Au milieu d'eux, Le Bolloche retrouvait l'illusion de la caserne et du commandement. Bataillon très mêlé sans doute, où toutes les armes se confondaient et dont plusieurs dignitaires arrivaient des compagnies de discipline. Mais qu'importait? Ils étaient du métier. On mettait les campagnes en commun. Chacun disait la sienne, souvent la même, et jamais de la même façon. Ils avaient une manière à eux de parler de la guerre. Chacun n'avait vu qu'un petit coin du champ de bataille. Beaucoup étaient restés l'arme au pied une demi-journée sous la pluie des obus éclatant. Leurs récits donnaient une idée mesquine et tronquée des choses militaires. Ils s'y complaisaient pourtant, et y revenaient sans cesse, à propos d'un détail qu'ils ne se souvenaient pas d'avoir dit. Les jours de sortie, ceux qui rentraient de la ville avec un journal lisaient aux autres des nouvelles merveilleuses. On s'échauffait à propos des armements prodigieux de la Russie ou de l'Allemagne, des fusils capables de percer des troncs de chêne de cinquante centimètres, d'une poudre sans fumée, d'un bateau sous-marin, d'une expérience de torpilles. Les plus chauvins donnaient le ton, les vieux redevenaient jeunes, un ferment des anciennes fièvres glorieuses leur courait dans le sang. Alors, c'étaient des défis à tous les peuples ennemis, des jurons d'amour pour la patrie française, des prédictions de victoires. Tous ils voyaient l'armée victorieuse passant la frontière, et se ruant sur les villages du Rhin; ils croyaient en être, ils pillaient, ils tuaient, ils s'enivraient, et s'endormaient dans les petits draps blancs des vaincus. Dans ces moments-là, Le Bolloche était superbe. Il les empoignait tous, avec sa voix encore frappée au timbre des alcools de cantine. Le pas s'accélérait, les cannes se levaient, les bras rhumatisants s'étendaient en avant. Pauvres bonshommes! leurs cœurs de troupiers français n'avaient pas vieilli!
D'habitude, ils causaient de ces sujets passionnants autour du seigle, dont les épis commençaient à montrer le nez. Et là-haut, sur la terrasse de l'hospice, quand une sœur passait, étonnée de tant d'animation, elle s'arrêtait un moment. D'un œil tranquille elle suivait ces guerriers et les comptait, craignant toujours que le compte n'y fût pas. «Voilà nos petits vieux qui parlent de la guerre», pensait-elle. Le genre de plaisir qu'ils y prenaient lui était complètement étranger. Mais elle n'était pas fâchée de les voir si martiaux. Cela lui faisait l'impression que font aux mères les garçons qui jouent aux soldats de plomb, tapageusement. Puis, satisfaite de son inspection, la cornette blanche s'en allait. Les petits vieux ne l'avaient pas aperçue.
Le régime n'était pas dur. Le Bolloche avouait même qu'il ne lui déplaisait point. Il avait l'illusion de l'activité et la réalité du repos. Ses compagnons donnaient pleine satisfaction à son goût de gloriole. Il mangeait bien, souffrait peu de sa jambe, respirait huit heures par jour l'air des collines que vivifiait le cours prochain d'une grande rivière, étendue et ramifiée à l'infini dans la campagne verte, comme la nervure bleue d'une feuille de chardon.
Et cependant il dépérissait. Les rides creuses de ses joues se creusaient encore. Il avait des moments de mutisme et de sauvagerie auxquels les sœurs ne se trompaient pas. Sœur Dorothée avait essayé d'une ration supplémentaire de tabac, un moyen pourtant bien efficace. Le Bolloche avait pris, remercié, fumé; il ne s'était pas ragaillardi.
«Peut-être qu'il voudrait voir sa femme plus souvent,» avait songé la sœur. Et, au lieu de deux fois par semaine, Le Bolloche s'était rencontré chaque jour, dans un corridor de l'hospice, avec sa femme, très bien habituée, elle, très douce et effacée, là comme ailleurs, ils causaient un peu. Mais ils n'avaient pas grand chose à se dire, n'ayant jamais eu la même humeur, et n'ayant plus la même vie. Le bonhomme ne revenait pas plus gai de ces visites de faveur.
A force d'y songer, sœur Dorothée eut une inspiration.
L'ayant aperçu qui, au milieu de son parterre, le pied sur sa pelle, immobile, regardait obstinément la partie basse de la ville, les horizons voilés où les maisons, les rues, les jardins, n'ont plus de forme arrêtée, et ne sont plus que des nuances dans la gamme adoucie des lointains, elle devina sa pensée.
--C'est votre fille qui vous manque? dit-elle.
Le Bolloche, qui n'avait pas vu la sœur, tressaillit à ce mot. Son vieux visage devint dur, ses yeux s'emplirent d'un feu sombre, il n'aimait pas qu'on sût ses affaires, et la découverte d'un chagrin qu'il était trop fier pour confier à personne le blessait comme une indiscrétion.
Mais bientôt, l'émotion que ce nom lui avait causée, «votre fille», fut la plus forte. Il ne fut point maître de s'y abandonner; elle l'emporta tout entier, elle le changea. Ses traits se détendirent, et humblement, doucement, d'un ton où perçait l'aveu de sa longue souffrance, il répondit.
--C'est vrai.
--Pourquoi ne l'avoir pas dit plus tôt? reprit la sœur. Depuis cinq semaines que vous êtes ici, vous ne l'avez pas vue?
--Non.
--Voulez-vous que je lui écrive de venir?
--Oh! oui!
--Vous l'aimez bien, cette Désirée?
Il n'eut pas la force de répondre. Ses mains tremblaient sur le manche de sa pelle, et ses yeux, qu'il avait détournés, voyaient sans doute en songe, debout dans l'herbe du pré, l'enfant qui venait à lui.
Le soir, quand sœur Dorothée demanda à la supérieure la permission d'écrire, elle ajouta.
--Ce petit vieux est incroyable, on dirait que c'est lui qui est la mère.
Et, ayant couvert une feuille de papier d'une écriture inégale et hâtive, elle la mit à la poste, à l'adresse de Désirée.
Si la jeune fille n'avait point encore visité ses parents, ce n'avait pas été faute d'y songer. Mais l'aïeule était tombée malade assez gravement, et, malade, elle était, comme beaucoup d'infirmes, d'une exigence extrême. La solitude lui faisait horreur. Il avait fallu la soigner, la veiller, ne jamais la quitter. A peine laissait-elle Désirée sortir le temps d'aller acheter des provisions, un peu au-delà de l'octroi. Comment eût-elle permis une course à l'hospice qui, vu la longue distance, eût pris toute une matinée? Désirée avait dû attendre, et les semaines avaient coulé.
La lettre de sœur Dorothée arriva en pleine connaissance de la malade, et ces deux causes combinées, instances d'un côté, santé renaissante de l'autre, décidèrent l'aïeule.
--Va, ma petite, dit-elle. Sois le moins longtemps possible. Tu me rapporteras des nouvelles d'Étienne.
Elle ne pensait guère à sa bru, ni autrefois, ni à présent. Étienne seul l'occupait.
Désirée partit aussitôt. Elle était contente à la pensée de revoir les siens, contente aussi d'être libre et de la beauté du jour. Il faisait un temps gris-perle si léger que tous les rayons le traversaient, un de ces ciels de fin de mai qui habituent les fleurs au grand soleil d'été. Les stellaires étoilaient les talus de la banlieue. Des deux côtés de la route, quand Désirée passait, des moineaux perchés sur les toits, sur les vieux murs, s'envolaient en troupes, avec un petit cri d'appel si gai, si vif, qu'il semblait à Désirée que son cœur s'envolait aussi. Il n'allait pas d'ailleurs bien loin, pas plus qu'eux. Sa nature n'était pas rêveuse, mais plutôt agissante et vaillante. Elle songeait à des commandes qu'il fallait livrer dans la semaine, à une lessive qu'elle aurait bientôt, à un semis de volubilis qu'elle avait fait le long de la maison, et qui commençait à lever, mais surtout au moyen d'apprendre à tresser le rotin et l'osier, maintenant que son métier d'enfance périssait. Elle avait mis sa robe bleue, un col blanc attaché par une broche de cornaline et un chapeau,--pour un si long voyage!--composé d'un seul ruban bleu chiffonné sur du tulle noir. C'était ce qu'elle avait de plus beau. D'autres qu'elles eussent trouvé la toilette bien pauvre. Mais elle s'en inquiétait peu, n'ayant souci, pour le moment, que de plaire à ceux qu'elle allait voir. Elle était sûre d'y réussir. Et ainsi faite, songeant, pour le résoudre, au problème toujours compliqué de sa vie de travail, elle marchait sans se presser sur la route où des brises folles, soufflant au travers des haies, s'amusaient à faire tourner des pincées de poussière.
Avant d'entrer à l'hospice, Désirée s'arrêta devant le moulin, un peu lasse, un peu rouge, afin de reprendre haleine et de relever ses cheveux dont la masse trop lourde, détachée par la marche, lui tombait sur la nuque. La route, à quelques pas de là, finissait. Un tertre au gazon pelé par le pied des mulets portait le moulin blanc. Les quatre ailes viraient d'un mouvement puissant, avec un doux gémissement de bois qui plie, comme il en sort des mâts de navires ou du joug des bœufs en labour. Le vent montait de la rivière. Et Désirée était charmante, tête nue, la taille cambrée, les bras écartés pour nouer ses cheveux d'or.
C'est précisément à quoi réfléchissait un jeune meunier qui, sans quelle l'aperçût, s'était accoudé à la lucarne du moulin.
De tout temps les meuniers ont passé pour philosophes et méditatifs. Je parle de ceux des hauteurs, leur métier les y porte. Ils tiennent de l'ermite et du guetteur de phare. Une partie de leur vie se passe à attendre, l'autre à laisser travailler le vent. Ils voient de grands horizons, et les choses petites en-dessous d'eux. Quand leur nature n'y est point rebelle, les meuniers ont beau jeu pour songer.
Celui-là ne sortait pas de la tradition. Son large feutre enfariné coiffai une assez belle tête de garçon, un peu molle, mais intelligente, des yeux bruns, des joues sans teint et une bouche légèrement relevée, dont tout le visage prenait un air de goguenardise, signe distinctif de l'espèce.
Il s'avança encore un peu dans la lucarne, et dit.
--Vous n'avez pas l'air bien pressée, mademoiselle?
Ce sont là de ces phrases banales par lesquelles, dans le peuple, les inconnus se tâtent, et manifestent l'intention d'engager un brin de causerie.
Elle le regarda, surprise, et, ne lui trouvant pas les yeux trop hardis, répliqua:
--Ni vous non plus, à ce que je vois.
--Que voulez-vous! reprit-il, quand le moulin va, les meuniers n'ont rien de mieux à faire que de regarder les filles qui passent; c'est un joli métier; même quand ça va le mieux, on a de la liberté.
--Tous les métiers ne sont pas de même, fit Désirée en soupirant.
Elle renoua la bride fanée de son chapeau, et se détourna pour s'en aller. Mais elle lui plaisait évidemment, car il la retint en demandant:
--Que faites-vous don?
--Pailleuse de chaises, répondit-elle. Autrefois c'était bon. Nous gagnions notre vie. Et puis ça s'est perdu. Mon père a été obligé de se mettre à l'hospice. Un bon travailleur, pourtant, je vous assure, jamais en retard, point dépensier: tout le monde l'aimait.
--Il est à Jeanne Jughan?
--Oui, et ma mère aussi; je vais les voir.
--Alors, vous êtes comme orpheline chez vous, mademoiselle Rose?
--Non, pas Rose, dit-elle en riant. Désirée.
Ils se regardèrent un moment, riant tous deux de la façon drôle dont il lui avait demandé son nom.
Elle ajouta.
--Je ne suis pas si seule que vous croyez; j'ai ma grand'mère avec moi.
--Vous habitez loin?
--De l'autre côté de la ville, proche l'octroi. Grand'mère est aveugle.
--Aveugle! répéta le jeune homme, ce ne doit pas être gai pour vous?
--C'est surtout triste pour elle.
--Mais alors vous ne sortez guère
--Presque pas.
--Le dimanche, n'est-ce pas, un tour à la foire ou bien dans les assemblées?
--Jamais, fit Désirée, comme si cette supposition l'eût offensée, je n'y vais jamais!
Elle se mit à rougir, subitement devenue confuse du tour intime que prenait la causerie.
Lui, au contraire, montrait ses dents blanches. Il avait l'air tout content.
--Je vous crois, mademoiselle Désirée, et ça se voit bien sans que vous le disiez. Au revoir donc!
--Bonsoir, monsieur!
A peine eut-elle tourné le coin de la haie, qu'elle se sentit toute dépitée. S'arrêter ainsi à causer sur les chemins! Comment avait-elle fait cela? Et que de choses elle avait racontées en peu de temps, son père, sa mère, l'aïeule, la vie qu'on menait à la maison! il lui faisait dire tout ce qu'il voulait. Et lui, prudemment, savait se taire. Comme il était adroit pour enjôler les filles, ce garçon!
Avant de pénétrer dans la cour, comme elle était cachée par le mur, elle retourna la tête rapidement, et jeta un coup d'œil du côté du moulin.
La lucarne était vide, toute noire sur le mur blanc.
«Heureusement, pensa Désirée, qu'il avait l'air honnête et que personne ne m'a vue.»
Elle monta les marches du perron, et demanda son père.
Le Bolloche était dehors, au milieu d'un espace découvert et sablé, qui s'étendait au bas du champ de seigle. On l'avait pris pour arbitre d'un coup de boule douteux, et, courbé, il mesurait avec sa canne la distance contestée. Une dizaine de joueurs, ses compagnons, penchés en cercle, étaient absorbés par l'attrait de cette vérification. Ils se relevèrent tous ensemble, et Le Bolloche aperçut Désirée qui dévalait le long du champ, sa robe bleue frôlant les pommiers nains et la bordure de fraisiers hardiment fleurie par dessous.
--Ma fille! dit-il.
C'était un événement, ces vingt ans dans un asile de vieillards, cette santé rayonnante au milieu de toutes les décrépitudes humaines. Les camarades de Le Bolloche, leurs boules à la main, regardaient venir la jeune fille. Presque tous sans famille, ayant roulé partout sans s'attacher nulle part, isolés d'ailleurs par leur âge et enserrés déjà dans cette demi-mort du refuge que la charité ne peut déguiser complètement, ils respiraient comme un parfum cette apparition qui s'avançait. Tous en étaient réjouis. Elle rappelait à chacun quelque souvenir cher.
--Elle ressemble à une belle cantinière que j'aie connue, dit l'un.
--Si elle avait des cheveux sur le front, ne jurerait-on pas une actrice du café du cours Dajo? reprit un autre, un ancien marin dont la mémoire refluait très loin en arrière, à la vue de Désirée.
Un troisième murmura un nom que personne n'entendit. Sa tête, branlant par saccades, s'abaissa vers sa poitrine, deux larmes tombèrent sur les chiffons de laine dont ses pieds malades étaient enveloppés, et nul ne sut quelle image lointaine de femme ou de jeune fille saluait, à travers les temps, l'émotion de cet abandonné.
Ils virent Le Bolloche s'avancer vers Désirée, passer son bras sous le sien, et s'enfoncer dans l'allée qui coupait les champs à mi-côte. Tirés de leur extase, ils s'entreregardèrent alors les uns les autres d'un air dur. Ils étaient jaloux de l'ancien sergent. Personne ne venait ainsi pour eux. La partie de boules fut laissée là.
Le Bolloche et sa fille se promenèrent d'abord tous deux dans l'allée. Il était rayonnant. Son bonheur se doublait de la fierté de marcher près d'elle. Il jouissait des étonnements qu'elle provoquait. Il la considérait, comme pour réhabituer ses yeux à chacun des traits de son enfant. «Ah! petite, disait-il, petite, que je suis content! Je ne puis vivre sans te voir!» Il ne pouvait dire autre chose.
Puis la mère Le Bolloche vint les retrouver. On monta vers l'hospice dont il fallut faire le tour, vers le grand verger entouré de murs qui ne s'ouvrait que par faveur aux parents en visite. Et alors la conversation s'engagea. Désirée avait dû se mettre entre les deux vieux. Ils lui parlaient en même temps, chacun de ce qui l'intéressait. Les moindres choses du domaine revivaient dans leur souvenir avec une merveilleuse intensité de tendresse et de regret. C'est incroyable tout ce qu'un pré, une maison et une pauvre aïeule qu'on a laissés peuvent fournir de questions.
Désirée répondait de son mieux. La joie des siens l'épanouissait aussi. Elle n'avait pas le temps de penser à elle-même. Et cependant, chaque fois qu'elle arrivait au détour d'une certaine allée, l'ombre des ailes du moulin, franchissant les murs, accourait au-devant d'elle, l'enveloppait, semblait vouloir l'enlever au passage. Désirée en éprouvait un petit frisson. Elle s'imaginait, bien à tort peut-être, et sans avoir la liberté d'y penser, d'ailleurs, que ces grands bras d'ombre l'appelaient; et qu'il y avait là-bas, par une fente ignorée du moulin, deux yeux bruns qui la suivaient.
De retour chez elle, Désirée trouva l'aïeule moins inquiète qu'elle ne supposait, heureuse de lui annoncer.
--Petite, il est venu pendant ton absence une belle commande, douze chaises à rempailler finement, en blanc et noir, on dirait que le métier veut reprendre.
Désirée ne se faisait pas d'illusion à ce sujet, mais l'occasion n'en était pas moins bonne.
Dès le lendemain elle se mit au travail, toute reposée et comme renouvelée par cette après-midi de la veille. Elle dut sortir de l'apentis les gerbes de seigle trié qu'un trop long séjour à l'ombre avait rendues humides, les délier et les étendre sur un coin fauché du pré, par jonchées régulières. Et, tandis que le soleil et l'air les séchaient, elle s'occupa à enlever les garnitures usées des chaises, à consolider les barreaux, à teindre quelques poignées de tiges qui feraient, sur les sièges nouveaux, des mouchetures régulières, comme des queues d'hermine sur une pelleterie claire.
Cela lui prit deux jours.
Pendant ce temps, elle songea bien, plusieurs fois, à la rencontre qu'elle avait faite de ce meunier, sans déplaisir, mais sans trouble non plus, ainsi que nous pensons aux choses qui n'auront pas de suite. De la côte de l'octroi, en allant acheter ses provisions, elle chercha les ailes du moulin à l'horizon, et elle les aperçut qui tournaient, toutes petites, comme un jouet d'enfant.
Le troisième jour au soir, voyant que la paille était sèche et qu'elle avait repris sa belle teinte d'or pâle, elle jugea qu'il était temps de la rassembler. Par javelles minces, soigneusement pour ne pas froisser les tuyaux droits du seigle, elle la relevait, et la portait sous l'appentis. On eût dit une moissonneuse. Elle aimait à manier cette matière souple et frémissante que chaque pas faisait trembler sur son bras; il lui plaisait de courir ainsi dans la longueur du pré, dans l'herbe encore chaude de l'ardente rayée qu'elle avait bue.
La moindre circonstance qui la tirait du logis semblait une distraction à cette fille laborieuse.
Au moment où elle ramassait les dernières brassées de paille, le soleil était depuis longtemps couché, le crépuscule envahissait le faubourg. Et voilà qu'en se redressant, Désirée vit la forme d'une tête d'homme au-dessus du mur qui se dessinait comme un ruban brun sur le couchant.
Elle n'hésita pas une seconde, c'était lui.
Une rougeur lui monta au visage. Elle se baissa vivement, saisit le reste de sa paille, et, sans se détourner vers la route, rentra dans l'appentis.
Quand elle en sortit, le jeune homme, ou cette forme qu'elle avait prise pour lui, s'était effacé. Que venait-il faire? Depuis combien de temps la regardait-il? Oh! ceci était une chose grave. Pourquoi lui, qui l'avait appelée le premier jour par la fenêtre de son moulin, avait-il peur d'elle à présent? Car il avait disparu sitôt qu'elle l'avait regardé. Disparu? Peut-être s'était-il caché? Toutes ces questions se pressaient dans l'esprit de Désirée. «Après tout, se dit-elle, ce garçon ne peut me vouloir de mal. Je veux savoir ce qu'il est devenu, et j'irai voir.»
Elle remonta le pré dans le foin haut, longea le mur, et bravement, à l'endroit où l'apparition s'était évanouie, posant le pied sur une pierre en saillie, elle se haussa jusqu'à dépasser le mur de la moitié de son corps. La route fuyait, floconneuse et grise. Personne qu'un paysan qui descendait la côte au trot de sa carriole. Pourtant elle ne s'était pas trompée. Elle considéra le sommet du mur, les barbes des mousses qui le couvraient, les rameaux étoilés d'une plante jaune qui y fleurissait, étaient couchés par place. Quelqu'un s'était appuyé là. Elle chercha encore, et, sur une ardoise nue, déchaussée de la muraille, au dernier rayon du jour, elle reconnut vaguement que des lettres avaient été tracées. Elle enleva la pierre, la tourna vers le couchant que bordait une dernière frange d'or pâle, et lut. «Désirée.»
Quel autre que lui avait pu écrire ce nom-là? La rosée d'une seule nuit eût suffi à effacer les caractères tracés à la pointe du couteau, tandis qu'au contraire, sur le bord de chaque trait, un duvet de poussière enlevé par l'entaille restait encore. C'était donc lui qui, tout à l'heure, l'avait regardée lever ses javelles de seigle, et, pour lui faire entendre ce qu'il n'osait lui dire, pour lui montrer qu'il songeait à elle, avait écrit. «Désirée».
Ce mot-là, c'était une lettre, en somme.
Une lettre d'amour. Qu'est-ce que cela signifiait, «Désirée», sinon. «Je vous aime!»
Il l'aimait donc?
La jeune fille emporta l'ardoise, et rentra.
La grand'mère attendait.
--Tu as été bien longtemps, dit-elle. L'angélus a sonné aux deux paroisses...
Désirée lisait pour la dixième fois, à la lumière d'une bougie, le mot écrit sur la pierre.
--Tu avais donc bonne envie de travailler ce soir? reprenait l'aïeule... Allons, mange un peu... Pourquoi ne réponds-tu pas? Tu es lasse?...
Mais elle ne répondait que des mots distraits.
Et l'aïeule, au son un peu altéré de la voix de sa petite-fille, se confirmant dans la pensée que l'enfant s'était surmenée, disait amicalement:
--Tu te donnes trop de tourment, ma pauvre petite, tu veilles trop tard dans l'appentis, et cela te change la voix.
Désirée déclara qu'elle était lasse, en effet, et la grand'mère fit semblant d'avoir sommeil plus tôt que de coutume ce soir-là.
Alors, libre de songer, d'étudier ce qui était arrivé et ce qu'elle éprouvait en elle-même, la jeune fille se laissa emporter par le rêve. Elle était donc aimée! Cela lui semblait très sûr et très doux. Le soupçon ne lui vint pas même qu'il eût voulu plaisanter. Le premier mot d'amour, incertain et voilé, le premier hommage rendu à son charme de jeune fille, avait atteint le fond de cette nature primitive. Elle y répondait déjà par de grands élans de cœur qui la surprenaient elle-même. Et peu à peu elle vint à songer que ces idées qui la remplissaient maintenant étaient nées du jour même où elle avait rencontré ce garçon. Un trouble profond et délicieux s'ensuivit. Demain, l'avenir, se marier, être heureuse, elle était remuée par ces lointains magiques et vagues, comme ces petites rivières aux bords pleins d'ombre, qui ressentent jusqu'à leur source la poussée de la mer invisible. Tous les détails de leur courte entrevue lui redevenaient présents. Elle se rappelait les questions qu'il lui avait faites, les moindres paroles qu'il lui avait dites, afin d'y découvrir aussi un sens nouveau. Elle n'y réussit que trop. L'une d'elles, que Désiré n'avait point remarquée d'abord, commença a l'inquiéter. Quand elle avait répondu qu'elle n'allait jamais aux assemblées. «Je vous crois, avait-il dit en riant, cela se voit bien sans que vous le disiez.» A quoi donc l'avait-il deviné? Sans doute il la trouvait trop pauvre et trop mal habillée? Les filles qui vont le dimanche en promenade, celles qui peuvent prétendre à plaire, sont autrement vêtues. Il l'en avait avertie. «On voit bien que vous n'avez pas de belles façons, et que vous ne savez pas vous mettre.» Oui, voilà ce que signifiait la phrase et le sourire qui l'accompagnait. S'il la retrouvait ainsi, quand elle retournerait voir son père et passerait près du moulin blanc, le caprice passager qu'elle avait pu lui inspirer disparaîtrait. Désirée Le Bolloche n'était pas assez bien habillée, pas assez coquette, non sûrement, pour qu'un homme fut fier de la promener à son bras. Lui surtout, car il devait être riche; il devait aimer les jolies robes, les gants, les plumes au chapeau, les petits souliers mordorés que portent les ouvrières de la ville, et même les jeunes laitières de la campagne. Tandis qu'elle! oh! la pauvreté dure! oh! le bonheur de celles qui ont un peu d'argent pour se faire plus belles!
Cette pensée triste remplaça bientôt toutes les autres. La chanson d'amour à peine commencée dégénérait en plainte. Désirée demeura éveillée une partie de la nuit. Puis, lentement, un projet lui vint. Elle hésita, le repoussa, le reprit...
Le lendemain, avant le jour, elle était au travail. Elle se hâtait si fiévreusement que jamais elle n'avait travaillé de la sorte. En moins de temps qu'on ne lui en avait accordé, les douze chaises purent être livrées et payées.
Désirée, en rapportant l'argent, dit à l'aïeule.
--Grand'mère, si tu voulais bien, j'irais demain à Jeanne Jughan.
--Demain, petite, c'est bien tôt. Il n'y a pas dix jours que tu ne les as vus!
--Grand'mère, j'ai fini l'ouvrage, laisse-moi aller.
L'aïeule répondit après un moment;
--Je vois bien que tu ne te plais plus ici, ma petite. Je suis trop vieille, et tu es trop jeune. Je le savais bien quand ton père est parti. Va donc comme il te plaira.
Et ni l'une ni l'autre ne causèrent plus de cette absence du lendemain.
Désirée tâcha d'être douce et prévenante. Elle aida la grand'mère à se déshabiller, et, assise près de la table, prétextant un ouvrage de couture à terminer, elle attendit.
(A suivre.)
René Bazin.
D'après les photographies de la maison Lecadre.
L'Empereur à Solférino.
L'Attente (léguée au Louvre).
Le Joueur de flûte.
Le Graveur (léguée au Louvre).
Les Bravi.
Les deux Amis.
«1814».
Un Incroyable.
Les Amateurs.
Joueurs de boules.
A l'Auberge.
Une Lecture chez Diderot.
Le Peintre d'enseignes.
«1807».
Les Joueurs d'échecs.
L'Amateur de gravures.
Moreau et Dessoles.
Le Portrait du sergent.
La Partie de piquet.
«1805».
La Rixe.
M. Vanderbilt.
Autographe de Meissonier.
La Confidence.