The Project Gutenberg eBook of La chair et le sang This ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this ebook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook. Title: La chair et le sang Author: François Mauriac Release date: December 2, 2015 [eBook #50593] Language: French Credits: Produced by Madeleine Fournier. Images made available by the Internet Archive. *** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA CHAIR ET LE SANG *** Produced by Madeleine Fournier. Images made available by the Internet Archive. LA CHAIR ET LE SANG FRANÇOIS MAURIAC LA CHAIR ET LE SANG PARIS ÉMILE-PAUL FRÈRES, ÉDITEURS 100, RUE DU FAUBOURG-SAINT-HONORÉ, 100 PLACE BEAUVAU 1920 _A François Le Grix,_ _Son Ami,_ _F. M._ I Claude Favereau, après qu'il a interrogé les porteurs, découvre enfin la voie, en dehors du hall, où le train omnibus aligne de vieux wagons, se gare avec un air abandonné. Claude aurait dû choisir l'express du soir qui n'a besoin que de trois quarts d'heure pour atteindre Toulenne; mais le jeune garçon a mieux aimé ce petit train d'après déjeuner qui le long de la Garonne, rampe, s'attarde à chaque gare, et dont on dirait que la chaleur ralentit la marche, l'oblige à se traîner au milieu des vergers et des vignes accablées. Aux haltes indéfinies, on entend, à travers la cloison du compartiment, des conversations patoises. Le chef de gare approche le sifflet de ses lèvres, avec importance, parce que c'est l'acte essentiel de sa journée. Claude aime ces heures vagues où rien ne le détourne de penser à soi. Il n'en finit pas, il n'en finira jamais de mettre dans son cœur de l'ordre; quelle confusion en lui, à cette minute, où, pour toujours, il quitte le séminaire! Il songe qu'il ne perdra plus ce goût de reploiement, cette manie d'examiner sa conscience, ce don de transformer en cellule, en oratoire, le wagon de troisième classe où il rêve seul: ce lui est presque une volupté qu'avec impatience il appelle, alors que, sur le quai du départ, le volubile abbé de Floirac le retient. Selon le vœu de ses maîtres, Claude a quitté le séminaire sans avertir aucun camarade sauf celui-ci: son ami officiel. Quand il a fallu décider qui raccompagnerait à la gare, Claude, en même temps que M. le Supérieur, prononça le nom de Floirac, mais le jeune homme sait bien que cet abbé est le seul qu'il ne regrette pas et qu'il se fût plus ému de dire adieu, sur ce quai, au gros Parmentier, le dernier de sa classe, qui l'entretenait de chasse à la palombe, d'histoires de chiens d'arrêt et de bécasses. Immobile sur l'asphalte souillé, M. de Floirac ne souffre point de la température; des livres déforment les poches de sa soutane où, au long des boutons, des taches s'égrènent; il parle à Claude, comme naguère aux promenades, du père Tyrrel et de l'abbé Loisy. Sait-il que dans six minutes, ce train emportera pour toujours le seul de ses camarades préoccupé des problèmes qui l'obsèdent? Peut-être se connaît-il malhabile à rien exprimer de ses sentiments et, avec le résumé d'un article du dernier fascicule de la _Revue d'apologétique_, il comble les silences. Le train se détache; Claude, un instant, imagine le retour solitaire de son ami: «Floirac se consolera avec des excès de métaphysique», se dit-il. Déjà le train s'arrête devant une gare de banlieue, mais repart à l'instant; le voyageur attribue à une volonté particulière de la Providence cette solitude qui lui est départie; personne, en haine du soleil, ne lui confisquera, sa journée de Juillet avec un store bleu. Claude amoureusement accepte la chaleur; voici une propriété où trois marronniers ne forment qu'une sphère dense de feuilles; à chaque trajet, il reconnaît et salue ces frères immobiles en songeant que jamais ses mains ne se rafraîchiront contre leur écorce lisse. Déjà les coteaux se soulèvent; la plaine garonnaise se gonfle, aspire l'air brûlant. Au delà du paysage reconnu, Claude considère la vie qu'il abandonne: il n'ira plus, dès l'aube, vers la chapelle, avec des versets de psaumes sur les lèvres. Ses directeurs exigent qu'il renonce au sacerdoce ... mais ses directeurs, toujours ce fut lui qui les dirigea; il les a aiguillés vers la décision souhaitée: non qu'il y ait eu chez Claude une crise de la foi, ni que M. de Floirac lui eût communiqué sa fièvre touchant l'auteur du _Pentateuque_ ou celui du quatrième Évangile. Seulement, vers sa dix-huitième année, il avait connu son propre cœur, ses puissances redoutables. Si les hypothèses de M. de Floirac sur l'interpolation du verset _Tu es Petrus_ le laissaient froid, les vers de Lamartine et de Hugo dans les «morceaux choisis» par l'abbé Ragon, ruisselaient en lui comme un torrent de délices; une seule journée à la campagne, dans l'herbe juteuse et foulée, dangereusement l'alanguissait pour une semaine. Dès cette époque, déjà clairvoyant, il avertissait M. Garros, son directeur: «Le temps n'est plus, lui disait-il, de ces abbés romantiques, aimés du père Lacordaire, ou du père Gratry, cœurs résignés d'avance à tous les sacrifices mais non à celui de n'être plus aimés, et qui morts--le plus souvent poitrinaires --au seuil même de l'adolescence, nous ont légué de trop fiévreuses prières... Je craindrais de devenir un René du sacerdoce, dans un temps où, vicaire de banlieue, il faut se livrer en pâture à des patronages, des syndicats.» Ce fut au régiment que Claude vit clair en lui, connut qu'il devait renoncer à toute sublime vocation. M. Garros l'avait mis en garde contre la grossièreté de ses camarades, lui avait prédit un martyre de vingt-quatre mois. Or, Claude n'en avait pas souffert. Fils du maître-valet de ce domaine de Lur où il rentrait aujourd'hui, le jeune homme s'était avoué que les plus lourdes farces en lui trouvaient un écho. D'abord, il avait dû se surveiller pour ne point rire de certaines indécences. Au long des randonnées de nuit, les refrains chantés sur des airs liturgiques sans doute le désolèrent. Mais bien vite, aucune obscénité ne le détourna de marcher le visage levé vers les étoiles. «Et j'avoue, se disait-il, que le soir, autour d'un litre et le dos au poêle, j'éprouvais une joie animale, une gaieté énorme et qui ne différait guère de la joie des autres... Toutes les puissances de ma jeunesse, ma chair et mon sang se soulevaient en moi, détruisant mes attitudes cléricales. Mes lectures ne servirent qu'à me rendre lucide... J'assistais, grâce à elles, clairvoyant et intéressé à cette émeute de mes forces d'en bas...» Souvent le dimanche il avait amené à Lur des camarades. Il se rappela dans la cuisine maternelle, autour de la table où les verres avaient laissé des ronds, ces après-midi de vin blanc avec son père et le bouvier Abel. L'appel aux vêpres battait doucement et vainement dans la lumière et Claude n'avait pas la force de s'arracher à cet abrutissement derrière les volets mi-clos. Cadaujac, Podensac, Barsac, Preignac ... les villages girondins s'égrènent au long du fleuve: leurs petites gares pareilles vibrent, dans la chaleur et lorsque le train s'en éloigne, un «drôle» aux pieds nus, le regarde, la main à la hauteur des sourcils. Claude emplit ses yeux de vignes soufrées, de murs croulants, de routes blêmes et tigrées. Il tire de sa poche la petite glace ronde achetée aux grandes manœuvres et arrange le nœud en ficelle de sa cravate groseille. Devant son visage désormais séculier, il éprouve une joie ivre d'oiseau lâché--la même qu'au régiment, il connut à ses premiers dimanches de sortie. Ah! qu'il avait souffert de ce reniement, de son plaisir à n'être plus reconnu pour un de ceux «qui étaient aussi avec cet Homme». Honteuse joie de s'attabler dans une auberge au milieu des servantes et des soldats, sans que personne en lui ne discernât le signe de ceux qui suivent le Galiléen! Désormais, à cette joie comme il s'adonne! Au rythme du wagon, il chante des paroles folles sur un air du _Joseph_ de Méhul... M. Garros avait mis du temps à comprendre ces raisons de Claude, que d'abord il jugea saugrenues. Il ne se résignait pas à perdre ce garçon, si vivant qu'autour de lui les autres jeunes clercs paraissaient mornes. Il avait voulu le garder une année encore après son temps de service, et Claude se rappelle ces mois perdus à d'inutiles disputes. Dans la fumée de sa cigarette, il évoque M. Garros, ce visage charnu où les yeux tiennent le moins possible de place et en dépit des plus tristes conjonctures n'arrivent pas à n'être pas malins; de même, son informe bouche ne sait pas ne pas sourire; à ces yeux, à cette bouche, M. Garros est redevable de cette réputation de finesse qu'il soutient d'ailleurs avec des histoires d'un effet sûr. Ce placier d'anecdotes, ce commis-voyageur en drôleries cléricales a tout de même le goût pieux des âmes,--mais qu'il les manie avec de gros doigts! Claude se remémore le dernier assaut qu'hier encore il dut subir et, pour son plaisir, en arrange le dialogue, se donne à lui-même cette comédie: --Mon enfant, je sais votre désir de rentrer chez votre père et de ne point vous servir du don d'intelligence que Dieu vous a départi. Je ne puis pourtant vous céler que M. le Supérieur a reçu une proposition vous concernant, dont les avantages sont considérables. --... Sans doute, monsieur, s'agit-il d'un préceptorat? --Oui, mon enfant... --Si vous m'aimez, je vous supplie de ne pas insister: n'espérez pas que j'entre jamais dans les bagages d'une famille. Je sais que la mort de M. le marquis de Lur, qui m'employait pendant les vacances à classer sa bibliothèque, ne me laisse d'autre ressource que de travailler aux potagers ... mais j'y suis excellent et peut-être l'acquéreur de Lur voudra-t-il me rendre à mes chers bouquins... Mais, selon M. Garros, il n'y fallait pas compter: le nouveau propriétaire, Bertie Dupont-Gunther (de la maison Dupont-Gunther et Castagnède) était un marchand plein d'arrogance et qui n'avait pas son pareil pour la grossièreté, sur la place de Bordeaux. Il ajoutait à tous ses vices celui d'appartenir à la religion prétendue réformée... --Bien qu'il ait épousé une demoiselle Casadessus, d'une vieille famille catholique de la paroisse Saint-Michel, avait ajouté M. Garros, ses deux enfants furent élevés dans l'hérésie. On dit même que sa femme est morte de douleur et de remords... Mais Claude ne redoutait pas ce monstre retenu par ses affaires à Bordeaux et qui n'habiterait Lur que les dimanches d'été. M. Garros se rabattit sur de plus lourds arguments: --Vous souffrirez, Claude, vous serez à chaque instant choqué, froissé... Le jeune garçon sourit de la théâtrale réponse dont il regrette, aujourd'hui, d'avoir affligé M. Garros: «Je ne rougis pas de mes parents!» Il regarde, sur son pantalon de coutil, ses mains énormes et rouges... Le train, entre Preignac et Toulenne s'emballe, se croit l'express,--et Claude se rappelle une semaine de Pâques vécue à Floirac, chez son ami; qu'il avait souffert! A table, l'emploi de chaque fourchette devenait un problème à résoudre immédiatement sous le regard attentif des jeunes filles prêtes à pouffer. Ah! certes, il souffrirait moins dans la cuisine maternelle; d'ailleurs, il comptait bien retrouver la bibliothèque et ses saouleries de lectures, d'imaginations et de songes; enfin l'église toujours serait ouverte, si douce, le soir, et où jamais en vain Claude n'apporta un cœur blessé. S'avoue-t-il cet arrière espoir que sa retraite à Lur lui sera une attente? Doute-t-il que sur cette colline la vie vienne le chercher? L'oreille tendue vers il ne sait quel appel. Claude veut demeurer là disponible... Il ne redoute pas ses parents; ils ne parleront guère ensemble, n'ayant rien à se dire, séparés, mais unis par leurs racines, comme les chênes de Lur. Claude comptait qu'à l'arrivée de ce train omnibus, la gare de Toulenne serait déserte. Et d'abord, sur la place rongée de soleil, où les mouches dansent, il ne voit en effet que la carriole de son père, qui occupe toute l'ombre sphérique d'un acacia boule: la jument Mignonne agite contre les taons ses oreilles et sa queue de mulet. Il aperçoit la coiffe noire et le dos de sa mère immobile. Son père, sans col, l'estomac et le ventre hors du pantalon, prend Claude par ses épaules et fait claquer deux «bises» sur ses joues; il va chercher lui-même la malle noire pareille à celle d'un domestique et la porte à la main ainsi qu'une valise. Maria Favereau ne fait guère fête à son fils; elle se résigne moins que son mari à n'être plus la mère d'un monsieur prêtre, chez qui on finit économiquement ses jours, entourée de vénération; elle ne doute pas qu'il y ait en tout ceci une histoire de jupon; elle s'est entendue avec Favereau pour ne pas brusquer le petit et lui laisser le temps de la réflexion, mais vers l'automne, ils espèrent le décider à ne pas perdre le profit de tout ce qu'il a lu dans les livres, à devenir un monsieur. Claude, assis sur la banquette de derrière, tourne le dos à ses parents; la route sort de la voiture comme un mètre enroulé de sa petite boîte. Devant chaque porte de Toulenne, un tas de poussiéreuses immondices attirent les mouches; des femmes en jupon et mal peignées paraissent au seuil des corridors voilés de lambeaux d'étoffes. Le pont suspendu tremble sur la Garonne fauve où, toujours à la même place, des enfants nus s'ébattent. Maintenant, Mignonne va d'une allure plus lente, car la route monte; on peut causer. Dominique Favereau n'est guère parleur. Il est au monde un vignoble, six hommes, deux femmes et quatre bœufs sur lesquels il a autorité et qu'il commande du ton d'un chef qui se souvient de son temps d'adjudant. Il se tient devant M. Gunther, la main à la couture du pantalon; sa raideur militaire lui permet de ne pas broncher même avec trois litres de vin blanc dans l'estomac. L'œil droit où jadis il reçut un plomb, est toujours fermé; pourrait-il au besoin s'en servir? Mais l'autre œil, sans cils ni sourcils, petite goutte vitrifiée, voit tout ce qui se passe à Lur. Claude profite de la montée pour interroger son père sur les nouveaux maîtres; il n'obtient rien que ceci: «Pour un homme dur, c'est un homme dur,--il n'a pas peur de l'ouvrier,--avec lui, il faut que ça marche, un sou est un sou.» Claude n'a rien à espérer de sa mère, qui ne parle guère plus: un foulard noir cache ses cheveux; elle ressemble à ces religieuses de qui la coiffe empêche que l'on devine l'âge. Sa figure étroite, fermée, exprime un parti pris de silence, de claustration. Elle vit dans le souvenir de ses deux fils aînés morts à sept et neuf ans. L'existence paysanne de travail et de solitude ne saurait lui dispenser l'oubli; pendant des années, Maria Favereau a vécu d'une seule idée: avoir un caveau, une concession à perpétuité où mettre les deux cercueils; pourtant la fosse commune est ici inconnue, mais ces cercueils, pour cette mère, contiennent tout ce qui reste de ses fils; bien qu'elle récite son chapelet et parle du bon Dieu, elle croit qu'ils sont dans la terre et non ailleurs. Pour soulager Mignonne, Claude descend de la voiture et, regardant le couple dont il est né qui se découpe en noir sur le ciel, il se dit (sans aucune pensée de moquerie): il est arbre, elle est volaille. Un souffle chaud qui ferait croire à l'orage enveloppe trois peupliers frémissants. Au bas du coteau, Saint-Macaire déjà s'enténèbre autour du vaisseau roman de l'église, ancrée depuis des siècles dans les saules du fleuve. Les cloches de Viridis, devant Claude qui marche les bras écartés, la tête un peu levée, projettent son enfance qui s'éveillait et souffrait surtout le soir; elle est en lui vivante, inépuisable et tout à l'heure, l'odeur de la cuisine, le froid des carreaux de sa chambre à ses pieds nus, et plus tard encore le battement de l'horloge et le ronflement de son père emplissant la maison endormie, feront affleurer de son enfance d'autres régions submergées. Les grands arbres de Lur retiennent entre leurs troncs la mourante et oblique lumière; Claude se dit qu'ils retiennent aussi les jours inconnus de sa vie, ce qui, de toute éternité, l'attend ici... Une douleur, une joie sans nom, dans les cimes agitées des vieux chênes, lui font signe. Il sent, il voit confusément que le calme de cette fin d'après-midi, ces bœufs accablés qui rentrent une dernière charge de sulfate, tous les symboles de la sérénité le trompent peut-être et que son heure est proche. La lampe Pigeon se reflète sur la toile cirée, déchirée par le petit couteau d'enfant de Claude. Le bouvier Abel et sa femme Fourtille, invités en son honneur, sont immobiles devant les assiettes creuses: Maria les emplit jusqu'au bord d'une soupe brûlante, épicée, parfumée d'ail, nourrie de couenne. Les moustaches d'Abel ruissellent; il a vingt-cinq ans, peut-être quarante; qu'il est sérieux devant la nourriture! Mais sa face exprime soudain une convoitise plus forte: il annonce qu'il va faire «chabrot» et, dans ce qui reste de soupe, verse le vin sanglant où le bouillon élargit des yeux de graisse; puis, élevant l'assiette entre ses mains, il y ensevelit un mufle hirsute; chacun écoute la nourriture envahir ce corps puissant autour duquel flotte l'odeur du bétail, de la sueur; de la terre; du revers d'un bras noir de poils, il essuie sa bouche, et devient grave, attendant le petit salé. Claude, assoupi dans l'ivresse du vin blanc et des souvenirs s'éveille pour écouler Fourtille parler des nouveaux maîtres. M. Dupont-Gunther lui apparaît tel qu'un monstre; il a fait mourir sa femme de chagrin... Sa fille Mlle May est «fiérotte», quant à son fils Edward, on ne l'a pas encore aperçu... Tout ce monde doit passer ici le mois de juillet, une gouvernante arrive demain pour préparer le château... Claude ne s'inquiète guère de ces gens dont il espère n'être pas connu. Abel et Favereau ont allumé leurs pipes; une brume noie les jambons pendus aux solives, les pots de confit sur les étagères; les calendriers-réclames qu'aiment les mouches, les diplômes de certificat d'études, les cachets de première communion. Maria range les assiettes et les plats qu'elle a nettoyés. Seule Fourtille continue de parler, s'étonne que Claude n'essaye pas de gagner sa vie dans les écritures, de s'habiller avec une jaquette et de coiffer un chapeau melon. Favereau ne veut pas aborder ce sujet et dit à Abel: --Tu as vu sur le journal qu'un savant de Bordeaux a inventé une nouvelle maladie de la vigne? Maria s'est assise sur la chaise basse et maintenant tricote, le buste droit; un souffle entré par la porte ouverte fait vaciller la lampe; sur la table, des papillons nocturnes titubent. --Je vais prendre l'air, dit Claude. Une nuit épaisse, sans lune, ne laisse rien voir que les lueurs de Toulenne, le serpent de feu lent d'un train sur le viaduc. La vibration des grillons est si soutenue qu'on ne l'entend plus. D'invisibles mares coassent. Claude irait les yeux fermés dans ces allées; il semble que les arbres le reconnaissent et s'écartent, pour ne pas heurter ce front si souvent appuyé naguère contre leur écorce. La pierre de la terrasse est tiède encore aux mains. Par instants, les ramures, d'un seul élan, frémissent. Claude, au milieu de ses frères immobiles, demeure attaché au sol, face aux longs pays muets, où le grondement du train s'éloigne. Ah! si les battements de son cœur pouvaient se régler sur les constellations sereines, qui ne dévient jamais de leurs routes! Mais sa sœur n'était-elle pas plutôt l'une de ces étoiles errantes que ses yeux d'enfant cherchaient aux nuits de quinze août, et dont la course est si brève qu'avant qu'il ait eu le temps d'exprimer un vœu, elle s'était déjà perdue à jamais dans la dormante immobilité de l'azur? II Le château de Lur est l'une de ces basses et longues maisons girondines que dans le pays l'on nomme communément «chartreuses». Le défunt marquis y avait ajouté un pavillon à toit d'ardoises où il installa sa bibliothèque, reste encore magnifique de celle qu'avait réunie son aïeul vers 1750. Au nord, un perron arrondi, construit sous Louis XVI, laisse entre ses pierres déjetées fleurir les résédas. Une rangée de tilleuls, demeurés grêles à cause des vents d'équinoxe, sépare la maison d'une longue prairie en pente. Au delà, le pays de Benauge, «l'entre-deux mers», renfle ses douces collines rapprochées, striées de vignobles rectilignes et où les touffes isolées des ormeaux prennent une valeur singulière à cause de leur rareté. Au midi, deux ailes dont l'une est l'orangerie et l'autre les chais avec le logement des Favereau, limitent une cour étroite, où l'hiver même demeure si tiède qu'y fleurissent les mimosas. Deux murs bas, surmontés chacun d'une colonne que devaient couronner jadis les attributs sylvestres et réunis par un portail de lierre centenaire, séparent la cour des charmilles qui sont la gloire de Lur. Une large nef centrale et deux nefs latérales aboutissent à une longue terrasse, où la vallée de la Garonne se déploie. Un pavillon octogonal à demi-ruiné flanque à l'ouest cette terrasse. Le parquet à rosace se soulève, les boiseries rongées par l'humidité tombent. Des rateaux, des pelles, des arrosoirs hors d'usage y sont confondus... Du côté de l'ouest, d'épais massifs de chênes, de hêtres et de marronniers où des allées savamment tracées tournent et s'enchevêtrent, bornent ce qui dans Lur est concédé à l'agrément; au delà s'étendent les vignes luxuriantes, épaisses dans la lumière et la torpeur de juillet. Seules les dominent à l'horizon les trois croix du calvaire de Viridis... A l'est des charmilles, toujours face au point de vue, un verger offre au soleil les fruits qui, par instants, tombent et s'écrasent sur le sol durci. Claude, dès six heures, est au jardin; son père lui laisse une journée de repos. Il va savourer chaque minute couché sur le domaine argileux, sur la terre grasse que les quatre bœufs péniblement défoncent. Il resterait des heures à la terrasse devant cet horizon que depuis l'enfance il déchiffre sans lassitude, car les saisons, les jours y laissent des empreintes diverses. Touchant le ciel, les Landes apparaissent, ligne d'ombre immobile et de silence, où l'on voit, dans les soirs calmes, fulgurer de lointains orages et des incendies soufrer le ciel. A l'heure de la sieste, Claude, qui a la clef de la bibliothèque, ouvre la petite porte du pavillon donnant sur la cour et monte par l'escalier de bois à la haute pièce qui, de ses quatre fenêtres, commande l'horizon. Une fraîcheur fade, une odeur de poussière et de moisi, mais une odeur surtout de vieux livres emplit le silence, ce silence effrayant des pièces où l'on n'entre jamais, qui demeurent plongées dans la nuit et gardent au fort de l'été l'humidité glaciale de l'hiver. Claude ouvre les fenêtres à guillotine, pousse les pesants volets; tout l'après-midi emplit en une seconde cet espace clos depuis des mois, indifférent aux saisons, immuable dans sa nuit avec sa cargaison de philosophies, de poèmes. Claude a vécu là d'innombrables journées d'été; il s'est gorgé de lectures; personne que lui n'aimait cet asile. Une table grossière, un divan de cuir qui perd son crin, un escabeau pour atteindre aux dernières étagères: c'est tout l'ameublement. Le marquis de Lur ne lisait rien, hors le catalogue du chasseur français de la manufacture d'amies de Saint-Etienne. Claude songe que les nouveaux maîtres auront sans doute plus de goût pour son refuge. Un jeune homme, une jeune fille, que feront-ils à Lur s'ils ne lisent pas? Il sait qu'Edward Dupont-Gunther s'occupe de peinture, en amateur, selon M. Garros. Claude se rappelle que ce sont des protestants: il les imagine obligés par le libre examen à recréer sans cesse pour eux-mêmes la vérité, à chercher indéfiniment, à travers les livres, une règle de conduite. Ce paradis peut-être lui sera fermé, et sans doute cela vaut mieux ainsi; la terre devra lui suffire; il faut qu'il apprenne à ne plus rien déchiffrer que les horizons où s'inscrivent le mauvais temps et les signes des constellations. Pourtant, de même que la cuisine fumeuse restitue à Claude son enfance, ici, sur ce divan poussiéreux et frais, c'est son adolescence, c'est l'aube de son adolescence qui surgit telle qu'il la porte encore en lui: heures tristes et bénies où il acceptait d'un cœur inquiet le péché des mauvaises lectures. Il se souvient... Autour du pavillon, l'août flambait sur les vignes oppressées et les cigales n'étaient que la plainte monotone des végétaux mourant de soif; des bourdons ivres se cognaient au plafond; des volets clos jaillissait une flèche fulgurante de feu qui tremblait, comme fichée au plus épais de l'ombre. Il se rappelle un jour... Quel était ce livre? Ah! le premier volume des _Mémoires d'Outre-Tombe_ qui le rendait conscient de son adolescence; il se sentait avoir seize ans. La même sylphide qui enchantait François-René de Chateaubriand troublait le cœur de l'enfant campagnard, défendu contre la canicule, dans cette bibliothèque déserte et froide. Au miroir bas d'un trumeau, Claude se reconnaît presque pareil au fort garçon qui rêvait là naguère: il y appuya son visage brûlant de sang, les paumes humides de ses mains. Est-ce du fond de son passé ou des jours qui vont venir que monte et l'envahit cette ardeur mélancolique? Dernier adieu de son adolescence finissante, ou bien souffle brûlant qu'à l'approche d'une terre inconnue les matelots reçoivent en plein visage? Quelles choses le menacent ici? Il s'arrache au divan, descend l'escalier intérieur qui le conduit au premier étage du château. Sur le long corridor voûté, les chambres muettes attendent et redoutent l'arrivée des maîtres inconnus. Les trumeaux, les étranges verres d'eau de couleur tendre, l'odeur des vieilles cretonnes lui faisaient éprouver des sensations autrefois familières à des personnes mortes. Au rez-de-chaussée, on avait commencé d'aérer le salon et la salle à manger, que sépare le hall où est le billard. Une fille balayait, tandis qu'une forte dame brune donnait, d'une voix de contralto, des ordres contradictoires. Claude s'arrêta interdit, et la dame choisit, parmi les breloques étalées sur son ventre, un face à main d'écaillé qu'elle braqua comme une arme à feu: --Qu'est-ce que tu viens faire ici, mon bonhomme? --Madame, je suis le fils de l'homme d'affaires... Je demande pardon à Madame... J'étais, sous le défunt marquis, chargé de la bibliothèque. Je venais voir si tout en était en ordre. --Ah! ah! tu es le petit séminariste? Elle montra, dans un sourire, des aurifications alternées. Une veine bleue se dessina sur son front mat où deux accroche-cœurs, comme tracés au pinceau, témoignaient de la conscience qu'avait la dame de son type espagnol. --Alors on a trouvé le régime de la sainte maison un peu austère, hein? Trois de ses mentons, écrasés contre sa poitrine, elle considère le jeune homme en dessous, avec complaisance; puis, d'un geste mutin, elle croise les mains derrière le dos, tend sa croupe et familièrement: --Vous m'avez l'air de n'avoir pas froid aux yeux. Claude s'étonne et pense que cette virago devrait, selon le précepte, arracher son œil droit et même son œil gauche. --Vous vous demandez qui je suis? Apprenez à connaître Mme Gonzalès, dame de compagnie de Mlle May Dupont-Gunther. Vous n'en revenez pas, mon ami, de voir une dame de ma sorte, dans cette position subalterne? Et vite, comme si elle avait hâte que son interlocuteur ne se fit pas plus longtemps une fausse idée touchant l'importance sociale d'une Gonzalès, elle l'avertit que, fille d'un grand d'Espagne et veuve d'un important banquier de Rayonne, elle fut obligée de gagner son pain. Mme Gonzalès s'exprimait avec abondance, avec une loquacité voluptueuse, comme une bavarde qui depuis deux jours n'avait personne à qui parler; elle mettait dans son discoure la complaisance d'une dame de qui la manie est d'éblouir les gens par la peinture de ses splendeurs passées et de les attendrir par l'étalage de ses misères présentes: elle avait la prétention d'avoir été, à la fois, la femme la plus heureuse et la plus malheureuse; admirait que son mari se fut ruiné pour lui faire une vie royale; mais assurait qu'après les désastres survenus, elle avait stupéfié ses relations par son aisance à gagner sa vie et celle de sa fille. Claude se rendait, compte qu'un des fauteuils eût mieux que lui rempli son rôle de confident; il redoutait de montrer un excès d'intérêt ou un excès d'indifférence, mais il s'attardait au plaisir de renifler les saines émanations de la dame, cette odeur d'une personne très soignée et un peu forte: --Voilà comment, conclut-elle, je loge depuis dix ans chez M. Dupont-Gunther, qui m'a chargée de rendre habitable cette masure. Ce n'est pas un homme commode, mais je le ferais passer par le trou d'une aiguille. D'un geste, qui pouvait paraître maternel, elle tapota la joue du jeune homme, et, l'assurant de sa protection, elle héla la fille de chambre, gagna le premier étage. Claude regarda le salon où presque rien n'était changé depuis la mort du marquis. Le vieux damas des murs montrait une teinte plus vive aux endroits que les portraits de famille ne protégeaient plus. Ce piano à queue avait été apporté quelques jours avant l'arrivée de Claude: peut-être un peu de musique lui viendrait le soir à travers les branches... L'escalier retentit sous les pas de Mme Gonzalès et le jeune homme n'eut que le temps de fuir. Le soleil déclinant le frappa en plein visage: c'était l'heure où les cigales descendent au long des troncs avec la lumière. Il s'arrêta devant un cep, souleva les feuilles violacées de sulfate, cherchant sur les grappes vertes des traces de maladie. Des herbes allumées au milieu de l'allée, la fumée s'élevait comme sur les images des histoires saintes où l'on voit le sacrifice d'Abel. Claude descendit le coteau vers Viridis, dont le clocher italien avait des anneaux d'hirondelles sifflantes et de pigeons. Sur la place, les boutiques étaient vides où l'on débite, les jours de pèlerinage, des médailles et des chapelets. Dans l'église noire, un peu de jour demeurait pris aux guirlandes des petits cœurs bombés, aux cadres dorés qui entourent une couronne de mariée, des épaulettes pareilles à celles du duc d'Aumale, une peinture où le lit du malade a des rideaux blancs avec la Vierge dans un coin du plafond. Claude déchiffre machinalement l'inscription qui l'aidait à ne pas s'endormir aux nasillardes et somnolentes vêpres: «En 182.... Mme la duchesse d'Angoulême vint à Viridis avec une suite nombreuse, pour mettre sous la protection de Notre-Dame, les armes de son auguste époux.» Il salue, au centre des lampes perpétuelles, la Vierge dans sa robe de tous les jours, car elle a une garde-robe nombreuse et change d'atours, les dimanches et jours fériés. Claude se recueille aux pieds de celle dont chaque angélus, à l'aube et au crépuscule, fait fleurir le nom sur ses lèvres. Ah! plus que jamais qu'elle le garde, aujourd'hui qu'il n'aura d'autre compagne que la terre chaude et douce et complice de la chair des hommes et de qui l'odeur, aux soirs orageux, est celle même du désir... Que la Vierge le défende contre nos frères païens, les arbres, contre la superbe des chênes et contre les tilleuls qui sentent l'ardeur et l'amour; qu'elle lui apparaisse plus consolatrice que les aveugles et sourdes constellations, avec leurs noms de mauvais dieux! Il se souvient du vicaire, l'abbé Paulet, qui est son ami; il s'étonne de sa joie lorsque la servante l'avertit que le vicaire est parti en vacances pour un mois; paresse d'expliquer son cœur, de réfuter des objections vaines. Au retour, une large étoile tremble au couchant et, comme un reste de chaleur, les insectes vibrent. Des paysans disent bonsoir à Claude et se retournent parce qu'ils ne le reconnaissent pas. Il monta tôt à sa chambre, ce soir là et, selon le vœu de M. Garros, fit oraison. De tous les villages du pays de Benauge, les hommes purent contempler sa lampe qui éclairait le colloque d'un enfant campagnard et de Dieu. III Dès l'aube, Claude est éveillé par les oiseaux, ceux des charmilles: merles et rossignols que le jour n'arrête pas, ceux des poutres et des tuiles: moineaux, hirondelles, ces dernières si près de lui qu'il les pourrait croire dans sa chambre; elles y entrent d'ailleurs et étoilent de blanches fientes, les carreaux. De sa fenêtre, Claude domine les chais où il reconnaît les tuiles cassées par ses pieds de petit garçon, du temps qu'il courait les toits comme un chat maigre. Au delà, dans l'azur de l'aube, la masse épaisse des charmes se révèle trempée de lumière naissante, et toute bruissante de vols empêtrés, de roulades ivres. La lune s'est levée si tard que sa lueur se mêle d'aube, résiste au soleil levant; les cimes balancées apparaissent dans cet irréel mélange de lune et d'aurore qui fait rêver aux premiers âges du monde. Le feu de l'été déborde l'horizon, le soleil monte dans une lente victoire. Claude, les cheveux sur les yeux, les pieds nus dans des espadrilles, descend le raide escalier de bois qui aboutit, à la cuisine. Déjà son père est assis devant un litre à demi vide; mais le vin qui n'est plus dans la bouteille est visible sur ses joues; il se lève pour embrasser Claude qui reconnaît que son père a déjeuné d'une croûte de pain frottée d'ail. L'air frais du matin gonfle la toile à camaïeu tendue devant la porte. --Il y a de l'ouvrage pour toi, mon drôle. Le patron m'a fait arracher la vigne dans la pièce qui touche aux charmilles pour y installer un terrain de tennis, qu'il appelle ça. Si encore c'étaient de vieux ceps; mais le défunt monsieur les avait greffés il n'y a pas dix ans. Il faut faire comme il le dit; la grosse dame qui est au château attend tout son monde pour aujourd'hui. Va, mon drôle: le terrain est déblayé; tu n'as plus qu'à porter la terre de route et à passer le rouleau. Claude accepte de tuer le ver avant d'aller à l'ouvrage; puis, dans la cour, sous les grenadiers dont les fleurs sanglantes évoquent des lèvres de cigarières, Claude fait grincer la pompe; le puits ventru a sa margelle usée là où naguère une chaîne remontait le seau, il écarte sa chemise, l'eau coule par un tuyau rouillé sur les cheveux, dans les oreilles; elle emplit l'auge creuse et réfléchit ce visage penché. Fourtille, un seau dans chaque main, s'approche; elle rappelle au jeune homme l'image d'une Athénienne dans ce manuel d'histoire grecque à l'usage des maisons d'éducation chrétienne par M. l'abbé Gagnol; mais il n'aime pas ce cou de bétail, ni ces mains d'homme, ni la vivacité stupide qu'a cet œil rond de volaille. Il s'inquiète de ce que, chaque matin, Fourtille guette son arrivée; avec une grosse rouerie, elle essaie d'établir entre eux une complicité. Aujourd'hui, elle se plaint parce que le puits se trouve tout contre la maison: les nouveaux maîtres arrivent, on ne pourra plus causer le matin. --Enfin tu peux toujours m'aider à porter les seaux. Claude a eu la faiblesse de lui rendre une fois ce service; il en connaît les inconvénients: pour aller chez le bouvier depuis la cour, il faut traverser les chais obscurs et le jeune homme se méfie de ce passage; il trébuche, ne trouve pas la porte et Fourtille, avec une maladresse appliquée, le secourt. Aussi déclare-t-il rudement qu'il a de la besogne pressée et, les mains dans les poches, sifflotant, s'éloigne. Il contourne les charmilles où de petites flaques de soleil tigrent la terre. Voici le terrain où, à la place d'une vivace vigne, un jeune homme et une jeune fille inconnus trouveront du plaisir à se renvoyer des balles. Pas d'ombre. Le soleil tape férocement sur la nuque de Claude, tandis qu'il emplit de terreau le baquet qu'inventa Pascal. Au ras des vignes, pêchers et pruniers font d'inutiles touffes d'ombre. La voix traînante d'Abel excite les bœufs dont l'un, depuis des siècles, s'appelle Caubet et l'autre Lauret. La chaleur s'installe; Claude la voit, du côté de la Benauge, danser sur les routes vides; du côté de la plaine, comme une alose entre des joncs, la Garonne luit. Claude n'aperçoit pas la prairie, mais il vient d'elle, vers la vigne, avec une odeur de vert, de mous papillons blancs qui se poursuivent au hasard. Le facteur, courbé comme un damné sur sa bicyclette, sans s'arrêter jette deux lettres au jeune homme, qui reconnaît sur une enveloppe cette sage et renversée écriture de M. Garros, naguère si indiscrète en marge des dissertations. Il décacheté la seconde sans impatience et lit sans plaisir quatre pages aussi nettes que de l'imprimé, où M. de Floirac l'invite à partager son enthousiasme touchant la thèse de M. Leroy sur le symbolisme des dogmes. Tout le détourne de ces mois abstraits: des effarouchements de merles à travers les arbustes et, en lui, le bruit de son sang. Fourtille passe là-bas, une bêche à l'épaule; sa marche fait remuer ses hanches, ses reins que sangle un tablier bleu sombre. Claude accablé s'asseoit sur sa brouette, attendant le fricot, le vin blanc, puis la sieste dans le grand silence de la campagne où Pan sommeille. Là-bas, sur la route, dans un nuage, un point bouge, le son d'une trompe annonce l'approche d'une auto; sans effort, elle grimpe le coteau: comme s'il eût regardé la moindre charrette, Claude la suit des yeux; maintenant, des arbres la cachent mais le ronflement du moteur se rapproche. Elle doit atteindre le grand portail... Elle le franchit... Voilà donc sans doute les étrangers, les nouveaux maîtres. Le cœur de Claude ne bat pas plus vite. Il se remet à l'ouvrage, puisque le maître est là. A onze heures, il va dans la cour où la lumière a l'odeur des héliotropes sombres, dilatés, entourés de bourdonnements. De nouveau il se lave au puits; alors, derrière les volets mi-clos du rez-de-chaussée une voix nasillarde déclare: --Je ferai combler ce puits. Claude pour la première fois comprend qu'une puissance étrangère désormais règne à Lur. Il rejoint Favereau, Maria, Abel et Fourtille qui en oublient la soupe. Favereau, que vient de harceler M. Gunther dans ses vignes, exprime son opinion: --Ça ne connaît rien à la vigne et ça veut me faire la leçon. --C'est bien vrai, dit Abel: il trouve que les règes sont trop larges, que nous perdons du terrain, qu'il en fera planter trois là où maintenant il y en a deux. J'ai répondu qu'en temps de sécheresse, la terre est si dure qu'on n'a pas trop de deux bœufs à la charrue, qu'il faut donc laisser de l'espace entre les règes. Faut voir comme il m'a reçu! Favereau, les yeux injectés, interpelle Maria: --Eh bien! feignante, on ne dîne pas aujourd'hui? Elle se lève et bientôt les faïences blanches luisent sur la table. Claude, la miche contre sa poitrine, penché vers la soupière, coupe le pain. Ils mâchent à lentes bouchées, sans lien se dire. Une poule, deux poules hésitent, puis s'enhardissent, circonspectes et voraces. Claude mange à peine, boit beaucoup, pose quelquefois ses mains au flanc de la cruche suintante. Sa mère, édentée, moud la nourriture à la manière des ruminants et son œil cherche au mur les photographies jaunies, où les visages s'effacent des deux frères que Claude n'a pas connus. Il se réfugie dans la prairie du nord qui descend vers la Benauge,--le meilleur endroit pour la sieste. C'est bien près du château, mais Claude songe qu'à cette heure-ci aucun Dupont-Gunther ne saurait mettre le nez dehors. À travers les paupières baissées, la lumière viole ses yeux, emplit sa nuit de soleils, d'astres qui montent et se diluent. Avec une monotone furie une seule cigale grince, comme pour donner la mesure de ce silence de la deuxième heure, dans la campagne, l'été. Soudain un étrange accord éclate et, des volets mi-clos, une tumultueuse musique s'épand dans la lumière. Claude se redresse et la tête renversée contre un tilleul écoute passer cet orage; il revoit la salle aux murs blancs du séminaire, qui contenait un piano antique et un harmonium poussif: là, outre le plain-chant, il apprit à aimer Bach, César Franck ... mais ils ne l'avaient pas préparé à cette musique sauvage. La porte s'entr'ouvre: Mme Gonzalès paraît dans une robe de toile blanche si étroite que de descendre le perron donne de l'émotion à la dame. Claude juge qu'il est trop tard pour s'enfuir et s'étonne qu'un corps si considérable, des jambes apparemment vigoureuses fussent soutenus par ces pieds minuscules et mous mal équilibrés sur des talons tordus. La musique cesse et Claude entend le bruit d'un piano refermé. Mme Gonzalès s'avance et, à la vue d'une forme humaine à demi soulevée dans l'herbe, s'indigne. --Voilà l'inconvénient du voisinage des communs ... on trouve toujours quelque paysan aux alentours du château. Claude se lève, gauchement fait un geste d'excuse. La dame le reconnaît, se radoucit: --Ah! c'est vous, petit curé? Je n'en voulais qu'aux rustres qu'on heurte ici à chaque pas... Comment supporter d'avoir à sa porte les paysans et le bétail? Je trouve à tout ce que je mange une odeur de fumier... Comme je me déclarais incommodée par les mouches qui nous disputent la sauce dans nos assiettes, M. Dupont s'en est excusé sur les bœufs dont nous entendons, depuis la salle à manger, les chaînes racler les mangeoires. Claude, pressé de fuir, vainement essaye de s'en tirer avec un vague assentiment, mais la dame le retient d'un geste: --Cet homme n'aurait pas l'idée de reconstruire ailleurs ces bâtiments, il est incapable d'une dépense qui ne lui rapporterait pas. M. Gonzalès, lorsqu'il achetait une propriété, avait accoutumé de tout démolir pour tout reconstruire selon ses goûts, ou plutôt selon les miens. Vous me comprenez, vous, une âme délicate. C'est dur de vivre avec les Béotiens. Claude dit sottement: --Oh! non, Madame, oh! non. --Des ladres qui ont horreur de l'Art. --Pourtant, Madame... M. Edward n'est-il pas peintre? Et j'ai entendu tout à l'heure le piano... --C'est cette musique qui m'a fait fuir, mon cher. J'ai la prétention de m'y connaître un peu: j'obtins naguère un premier accessit au conservatoire de Bordeaux. Non que j'aie jamais été une professionnelle, mais mon père exigea que mon talent fût consacré par de compétentes autorités. Ces auteurs qu'affecte de préférer Mlle May, ce n'est que du bruit, mon cher, et vous pouvez m'en croire: la pécore fait semblant de s'y complaire par snobisme et pour me fronder; mais retenez qu'ici l'essentiel est de s'entendre avec le maître de céans. Un sourire sournois fripa son visage. Elle ressemblait à une vieille actrice d'un théâtre provincial dans le rôle de Carmen. --Je vous prie, Madame, de m'excuser, mais je dois passer le rouleau sur le tennis. Mme Gonzalès continua sans l'entendre: --Tu parles de musique? Dans quelques jours tu écouteras ma fille Edith qui doit me rejoindre ici, au mois d'août. Elle te jouera, mon cher, avec un éclat, un brio: c'est autre chose que toutes ces dissonances! Elle s'avisa de sa familiarité avec un paysan, pinça les lèvres, gonfla son jabot, et d'un ton superbe: --Au travail, mon garçon, tu perds ton temps ici. Elle rentra dans la maison, et Claude, s'attelant au rouleau, passa et repassa sur le rectangle du tennis. Un plaisir animal le possède; il dépense un excès de force et n'atteint jamais à l'épuisement; bien loin qu'elle l'accable, la chaleur, comme une eau le porte. Soudain une voix crie derrière lui: --Mais c'est un terrain mouvant! Les balles ne rebondiront pas! Claude relève sa face ruisselante. Un jeune homme et une jeune fille de haut le regardent. M. Edward est vêtu de flanelle blanche; une chemise molle et basse rend son cou plus allongé; la manche large découvre au poignet un bracelet de platine; Claude, d'abord, ne peut détourner les yeux de l'étrange bijou. Une ligne drue de cheveux rejetés et collés limite haut le front d'Edward, ce visage coloré, doré, presque roux. Aux lèvres du jeune homme, un long fume-cigarettes donne à cet après-midi une odeur de ville, de quartier riche. May tient par la bride son chapeau de soleil; Claude ne voit rien d'elle que l'eau grise, glacée, d'un regard non fuyant, mais peureux et qui ne se pose pas... M. Edward dit avec nonchalance: --Avant de passer le rouleau, il conviendrait d'ajouter de la terre de route, c'est un travail idiot que vous faites là. Et May, du talon, creuse un trou dans le tennis. Edward ajoute: --Prenez la brouette, une pelle. Allez chercher de la terre de route, il faut que nous puissions jouer demain. Déjà Claude obéit, lorsque Favereau survient, congestionné d'une longue sieste, le pantalon si bas qu'on ne sait comment il tient: --Où vas-tu comme ça, Claude? Le jeune paysan rejoint son père et entend l'exclamation d'Edward: --Sommes-nous gaffeurs! C'est le petit curé! Ce soir-là, Claude regarda de sa chambre monter un orage: les arbres tous à la fois frémirent: le vent du sud y creusa des houles. Un contrevent claqua, mais dominant la rumeur des végétations et la persistante vibration des insectes, cette même musique qui avait troublé sa sieste emplit la nuit, y mêla comme la voix d'un océan invisible. Le piano se tut, le vent tomba: «l'orage n'est pas pour nous», murmure Claude. Il pleut sur les feuillages qu'aucun souffle ne froisse plus; l'odeur de la terre monte comme un obscur élan de joie végétale; Claude éprouve dans sa chair la volupté des labours exténués que l'eau pénètre, amollit. Demi-nu sur son lit non défait, il s'endort dans le bruit de ce ruissellement sur la campagne. IV Le lendemain le soleil ne se leva pas. Favereau, en face de son vin blanc, émit les phrases consacrées pour le temps de pluie: --La vigne aime la chaleur; c'est la maladie qui tombe, plus qu'on sulfate, plus que l'eau en enlève. La cuisine a l'odeur de graisse de confit et des paysans qui ne prennent d'autres bains que de soleil. Claude lit _Graziella_. Favereau, tout à coup, se met au port d'arme: d'un air timide, M. Edward est entré; il serre les mains en retirant trop vite la sienne, et prie le jeune paysan de bien vouloir le suivre sous le hangar: --Quand je vous ai parlé hier au tennis, j'ignorais qui vous étiez. Je n'ai pas d'ordres à donner au fils de notre régisseur, à un ... (Il hésita, cherchant le mot convenable) à un jeune homme de votre mérite... Claude répondit qu'il trouvait tout naturel de recevoir des ordres. Ils demeuraient l'un en face de l'autre, ainsi que deux petits garçons qui ne se connaissent pas et à qui l'on a dit: allez jouer. Edward, le premier, reprit son assurance et déclara--comme dans un salon, il l'eût fait à la dame qui n'a aucune espèce de conversation--que cette pluie était la plus désagréable du monde. Poliment, Claude espéra qu'elle ne lui rendrait pas Lur odieux, et Edward notait qu'en dépit d'un corps de jeune géant, d'un teint cuit, ce garçon baissait vers la terre le plus intelligent visage. Il se dit que ce petit paysan cultivé devait valoir qu'on s'en inquiétât: cependant que Claude admirait que ce bourgeois, son maître et son aîné, ait montré tant de délicatesse. --Je vous envie de supporter encore cela, dit Edward, en désignant _Graziella_. Mais, ajouta-t-il, c'est l'édition de 1852. Claude, tout heureux que son maître fût un amateur de livres, répartit qu'il aimait Lamartine à force de l'avoir lu, et rougit de ne pas connaître les noms des auteurs qu'Edward déclara préférer à tout; il reçut l'assurance que la bibliothèque lui resterait ouverte. Autour d'eux les gouttières débordaient, les eaux ravinaient l'allée; des hirondelles rasaient la terre, puis se cachaient dans les poutres du hangar pleines de piaillements. Il fallut que la cloche du déjeuner sonnât une troisième fois pour appeler Edward. Claude, à table, laissa monologuer son père. Il songeait qu'Edward était pareil à ces jeunes gens entrevus chez son confrère de Floirac; il échafauda à l'instant une de ces vies qui lui seraient à jamais inconnues. Il imagina de vifs adolescents aux chemises molles, des parties de chasse, les départs à l'aube, les puérils chasseurs guêtrés de cuir jaune, les abois de chiens autour du grand breack, toute cette joie dans cet air vierge que les belles nuits laissent flotter derrière elles sur la campagne réveillée. Après le déjeuner, la pluie ne cessant pas, il revint sous le hangar, et debout, au milieu de l'universel ruissellement, il se disait: c'est là que tout l'heure nous causions. Cependant, il entendit des pas précipités de quelqu'un qui se hâtait sous la pluie. Il n'osait espérer que ce fût Edward, mais il le vit apparaître courant, la tête nue et rejetée. Le jeune maître lui dit, d'une voix entrecoupée par l'essoufflement, qu'avec sa sœur ils avaient imaginé, pour tuer le temps, de ranger la bibliothèque et qu'ils avaient besoin de ses lumières. Ils gagnèrent l'escalier extérieur, pénétrèrent dans la salle où l'avant-veille Claude s'était penché sur sa seizième année. Il vit d'abord, appuyée près de la fenêtre, la jeune fille May. Derrière elle un ciel lourd de nuées montrait par des déchirures un métallique azur. La pluie cessait, mais le vent faisait s'égoutter les arbres; les oiseaux avaient leurs voix particulières des fins d'orage. Claude eut peur que May, comme son frère, ne s'excusât; elle lui tendit seulement la main. Edward parlait des éditions intéressantes qu'il avait entrevues: Claude, sans l'entendre, se regardait dans le trumeau où lui était apparu, l'avant-veille, l'écolier songeur et grave qu'il avait été; aujourd'hui le miroir révèle à Claude,--pour la première fois, lui semble-t-il,--des cheveux trop frisés, une cravate rouge toute faite, des mains gonflées aux ongles terreux, et cette chemise de flanelle grise. Dès lors, tandis que pour la forme il demande à Edward s'il veut placer les livres par ordre alphabétique des noms d'auteurs, il n'éprouve plus qu'un désir: disparaître. May, jusque-là silencieuse, d'une voix un peu haletante et pressée, comme les gens timides et qui ont hâte de se taire, dit qu'à Paris, chez son frère, les livres sont rangés selon la couleur des reliures. Sur son cou, une masse de cheveux semblent tirer en arrière sa trop petite tête; on ne voit que par intervalles l'eau glacée de ses yeux que recouvrent presque toujours des paupières un peu malades. Claude, interdit, et pour ne pas rester muet s'informa assez niaisement si elle avait du goût pour la lecture: --Oh! la lecture et moi! fit-elle. Peu de livres me suffisent. Mme Gonzalès, abonnée d'une «bibliothèque circulante» s'indigne parce que «je ne me tiens pas au courant de ce qui paraît». --Quels sont les livres qui vous suffisent? demanda Claude soudain intéressé et incapable de discrétion. Elle fronça les sourcils, dit du bout des lèvres que c'était sans importance, se rapprocha, d'un pas traînant, de la bibliothèque. Claude ne s'aperçut pas de la leçon; mais Edward, craignant qu'il fût blessé, se hâta de lui dévoiler que les saintes Écritures, Eschyle et, parmi les modernes, le seul Baudelaire, composaient la bibliothèque de sa sœur. --Ne soyez pas ébloui, dit-elle; sauf ma Bible, je ne les ouvre guère. Edward ajouta: --La musique lui tient lieu de tout. Claude, très à l'aise et un peu pompeux, déclara qu'en effet il avait été réveillé «par des flots d'harmonie», que, lui aussi, l'aimait passionnément, mais que, hors le grégorien et des morceaux d'orgue, son ignorance était extrême. Edward, accroupi sur le divan, alluma une cigarette qui sentait l'ambre, l'encens, la rose sèche; affectant de chercher ses mots, il exprimait des choses que Claude portait depuis longtemps dans son cœur. Il dit que pour ceux qui ne peuvent se résigner aux apparences, la musique arrache les voiles, les jette face à face avec la mort, et de cette confrontation crée une volupté; il raconta qu'à des jeunes gens qui se tuèrent et, qui furent ses amis, elle apparut comme le dernier lien qui attache à la vie. Il nomma l'un d'eux qui, dans ses derniers jours, couché sur le tapis du salon, ne voulait point que sa sœur quittât le piano, et la suppliait: encore! encore! Claude ne songe pas à s'en aller, les yeux fixés sur les lèvres d'Edward, comme ceux d'un enfant qui écoute une histoire; et furtivement, ils s'arrêtent sur May, assise auprès de son frère, les bras relevés et les deux mains nouées contre la nuque. Claude se rappela plus tard qu'il avait répondu que la musique pouvait être aussi une prière, un cri de joie et d'amour, un acte de foi, et qu'Edward l'avait approuvé, lui parlant de Beethoven et de la neuvième symphonie: «Mais à Paris, disait-il, on commence de réagir contre toute musique trop chargée et qui s'écoute la tête dans les mains: on la veut dépouillée, simple et nue». La pluie avait recommencé de les isoler dans son réseau traversé de fugitifs coups de lumière. Au centre de cette haute pièce qu'embaumaient les vieilles reliures et ce tabac blond, Claude se retrouvait, hors du temps et comme si cette minute dût être éternelle. Il dit que, dans le parti qu'il avait choisi de revenir à ses origines, la musique, plus qu'aucune autre joie, lui manquerait. Il raconta qu'une seule fois, chez les Floirac, il avait entendu une voix de femme et qu'elle continuait de chanter en lui. --Quel dommage, dit Edward, que May ne veuille jamais chanter pour un autre que pour moi... Ce vous serait une telle révélation ... Et May, d'une voix un peu âpre, ajouta: --J'ai horreur d'aider à la digestion des gens, de laisser à leurs voitures le temps d'arriver; plutôt mourir que de chanter au sortir de table comme on donne le café et les liqueurs; mais pour vous, Monsieur, si vous y pouviez trouver quelque plaisir... Claude interdit, ne put faire qu'un geste. Avec une hâte fiévreuse, une joie étrange et disproportionnée, Edward les entraîna au salon. May s'assit au piano, son frère choisit lui-même la partition. Il parut à Claude que le ruissellement de l'eau sur le feuillage, que le vent dans les tilleuls, que toute la campagne submergée faisaient silence autour de ce chant, ou plutôt que les rumeurs du pluvieux après-midi étaient passées dans la voix du la jeune fille. Cela s'appelait l'_Invitation au voyage_. Chaque cri le frappait au cœur comme une petite vague; il entrevoyait d'inaccessibles joies; des bonheurs déchirants. La porte s'ouvrit: May ferma le piano et se leva; Claude vit un homme corpulent, court, avec des cheveux en brosse presque blancs qui rendaient terrible l'aspect de ses joues violacées, de sa tête à mort subite. --Qu'est-ce que vous faites ici, mon garçon? Il arrêta sur Claude son regard glauque où le jeune homme, malgré son trouble, reconnut la couleur des yeux de May. M. Dupont-Gunther, vêtu de cover-coat, portait au petit doigt un solitaire; une trop lourde chaîne barrait son ventre. La voix de Claude s'étrangla, et ce fut Edward qui répondit nonchalamment: --J'avais demandé à Claude Favereau de nous aider pour le classement de la bibliothèque ... --Ce n'est point ici la bibliothèque. Sur le front de M. Dupont-Gunther la colère gonfla une veine, et derrière son dos fit trembler ses mains: --Personne ici n'a le droit de disposer de mes gens. Et, se tournant vers Claude: Vous n'avez d'ordres à recevoir que de moi, mon garçon; je vous avertis une fois pour toutes; allez dire à Favereau qu'il m'attende aux chais. Lorsque Claude eut quitté la pièce, M. Dupont-Gunther, tourné vers Edward, ramassé, eut l'air d'un bull-dogue prêt à fondre. Edward dit à sa sœur: --May, mon petit, va dans ta chambre, va. Elle s'éloigna droite, sans regarder son père. --Tu oses... Tu oses ... balbutia-t-il. Edward, appuyé contre le piano, les mains dans ses poches, sa grande bouche rouge, élargie encore par un sourire voulu, la tête rejetée, s'installait dans le calme en face du gros homme déchaîné. --Vous avez raison, mon père, je reconnais mes torts; j'eusse mieux fait de ne pas amener ici ce jeune homme; veuillez agréer mes excuses. --Et voilà ... et voilà... Tu t'imagines t'en tirer ainsi... --Vous n'avez pas la prétention, n'est-ce pas, de me donner le fouet ni de me mettre au pain sec? Adieu: je pense qu'un peu de solitude vous est nécessaire. Il inclina la tête, s'éloigna de son pas glissant, ouvrit la porte avec si peu de bruit qu'il heurta presque la poitrine de Mme Gonzalès aux écoutes. Elle balbutia: --J'entrais justement au salon... Edward s'excuse, avec une insolence appuyée, de déranger ses habitudes, puis se retire. Mme Gonzalès s'arrête en face du maître de céans toujours immobile, les jambes un peu écartées et tel qu'un homme abruti qui écoute son sang battre. Suavement, elle sourit, cache ses mains dans les poches d'un tablier de linon et, d'une voix de tête un peu chantante: --Cher Monsieur, ne souhaiteriez-vous pas de prendre un bain de pieds sinapisé? Imprudente parole! Bertie Dupont-Gunther, avec des onomatopées rauques, des aboiements, demanda à la dame s'il était gâteux, cria qu'il en avait assez d'être à ce point ravalé dans sa propre demeure, que d'ailleurs il ferait maison nette et ne souffrirait plus, toujours en face de lui, le museau d'une vieille... Le mot lancé fit tressauter la dame qui se rengorgea, pinça ses lèvres, se dressa sur ses hauts talons en murmurant qu'elle n'était qu'une faible femme sans défense et qu'elle savait ce qui lui restait à faire. Mais Dupont-Gunther soulagé se rappela sa profession d'homme du monde. On lui connaissait cette politesse excessive par quoi les gens coléreux et qui ne se possèdent pas, se rattrapent, donnent le change; impulsif et grossier comme pas un de ses maîtres de chais, toujours Bertie joua au gentleman. --Vous m'excuserez, Mélanie; vous m'avez surpris à un mauvais moment. Je vous prie de ne pas douter de mes sentiments à votre égard. Sa lèvre trop courte, hérissée de poivre et sel, découvrit ses incisives de rongeur. Mme Gonzalès n'avait point acquis, au long d'une aventureuse carrière, une connaissance des hommes aussi approfondie qu'on l'eût pu croire. Elle imagina un retour de tendresse chez ce Bertie sur qui elle n'avait pas tort de se croire quelque influence, bien que depuis nombre d'années il ne lui demandât plus rien de ce qu'elle avait eu tant de plaisir à ne lui jamais refuser. C'était du temps que vivait Mme Dupont-Gunther si orgueilleuse, si douloureuse, que Mélanie ne se lassait pas de blesser, d'humilier, de regarder saigner; sous prétexte d'apprendre la musique aux enfants, Bertie l'installa dans la maison: vieille, grotesque, elle s'y maintenait encore. Depuis qu'il avait atteint sa cinquantième année, le goût de M. Dupont-Gunther pourtant se détournait chaque jour un peu plus de telles maturités; aussi fut-il à mille lieues de comprendre la raison qui, à cette minute, faisait tumultueusement s'élever et s'abaisser la poitrine de la dame: --Oh! Bertie, Bertie, quoique vous disiez, comment douterais-je jamais de vous? Nos liens sont indissolubles. Ici elle parvint à éclater en sanglots. --Il n'est plus question de cela, ma chère: l'histoire ancienne est l'histoire ancienne. Souffrez que j'allume un cigare. Elle tapota ses yeux, le temps de mesurer sa bévue, et reprenant son rôle de confidente presque maternelle, fit asseoir Bertie auprès d'elle, sur le canapé: --Voyons, mon ami, qu'y a-t-il? La présence d'Edward peut-être? Bertie gronda: --Un orgueilleux, un propre à rien, un barbouilleur de toiles! mais depuis que les enfants jouissent de la fortune maternelle, je n'ai plus barre sur eux; impossible de les mater. Mme Gonzalès émit l'opinion que le code était abominable; et Bertie: --Il n'y a pas à récriminer: Edward a déjà exigé ses capitaux; ceux de May restent encore dans mon commerce, mais la voilà bientôt majeure. --Le cas est grave, Bertie... --Plus que vous ne sauriez croire, ma chère, mais c'est par vous que tout s'arrangera. Écoutez-moi: May vous déteste. --Chère petite! Je ne cesserai jamais de lui rendre le bien pour le mal... --May vous déteste, répéta Gunther, et mes plans exigent que vous lui deveniez, à la lettre, insupportable. La dame protesta qu'elle y aurait de la peine, mais Bertie lui déclara tout de go que cela ne lui coûterait rien que de rester naturelle. La dame se piqua, prétendit ne pas entrer dans la nécessité d'être haïe. --Comprenez-moi, ma chère: pour que l'argent de May reste dans la maison, il faut qu'elle épouse le fils Castagnède, de qui le père fut, de son vivant, mon associé. La mère Castagnède, très flattée de cette alliance, la désire en dépit de nos religions différentes; il suffirait que May eût vent de mon désir, pour ne point consentir à ce mariage. Mme Gonzalès assura qu'en effet, la jeune fille souvent tourna en ridicule «ce garçon qui certes la valait bien»! --C'est un imbécile, dit M. Dupont-Gunther, et c'est tant mieux. Lorsque vous aurez exaspéré ma fille au point que la maison lui sera devenue odieuse, Marcel Castagnède apparaîtra. Vous n'y perdrez rien, Mélanie; et tenez, je suis ravi de ce projet que vous avez d'installer ici votre fille, cette jolie Edith que je n'ai point revue depuis le temps de ses robes courtes, les enfants seront furieux. Sous la lèvre retroussée, les incisives parurent. Mme Gonzalès le regarda, soupira, sourit: --Qu'en savez-vous? On ne peut voir Edith sans l'aimer, fût-ce même la jalouse May... --Alors, gare à moi! risqua M. Dupont-Gunther qui, au moment de regagner Bordeaux jusqu'au dimanche suivant, chargea la dame d'épier «les enfants», leurs paroles, leurs gestes. Sémillante, et l'arrière-train balancé comme du temps qu'elle était une jeune personne avec une tournure rembourrée, Mélanie alla méditer dans sa chambre devant le portrait de sa fille. Dans cette pièce meublée d'un vieux lit laqué, tendue de toile de Jouy, des pots de fard, des bâtons de rouge, une odeur de seau à toilette et les vastes cartons à chapeaux dénonçaient la sorte de dame déshonorant le vieux logis. Un dernier rayon joua sur ses cheveux luisants de teinture, éclaira la danse innombrable d'une poussière de poudre de riz. Avec amour, avec orgueil, la dame contemplait cette photographie, sa plus sûre, sa suprême carte. A la même heure, Edward et May prenaient le thé dans la chambre du jeune homme. Ils avaient clos les volets. Une basse lampe de cuivre faisait un cercle étroit de lumière, rapprochait leurs chaises, les invitait à causer à voix basse. Sur le divan d'acajou en forme de lyre, Edward avait jeté une étoffe de Perse noire et or; dans un grès de Decœur, pareil à un caillou bleui par l'eau des gaves, une seule rose. Au mur, il avait accroché une aquarelle d'Eugène Lamy: salon 1840, jeune fille au piano, sièges capitonnés, dames perdues dans leurs jupes; à la cheminée, quelque Lucien de Rubempré s'accoude. --Tu as tort, je t'assure, Edward, de combler ainsi ce garçon: que de fois t'ai-je vu éblouir un camarade, une jeune fille, puis les laisser à jamais déçus, appauvris. Mais aujourd'hui, ce serait pire. Edward jeta sa cigarette, ouvrit la fenêtre, poussa les volets: les feuilles s'égouttaient, et les douces flûtes des crapauds se répondaient dans l'herbe. --Tu es injuste, chérie: Claude m'inspire plus de sympathie qu'aucun de ceux que tu m'accuses d'avoir dédaignés et qui ne surent pas garder le visage qu'ils m'avaient montré la première fois que je les vis. Tu sens trop comme moi (il sourit de cette expression qui revenait sans cesse entre eux), pour ne pas aimer infiniment cet esprit de finesse chez un garçon si fruste, étranger à ce que nous haïssons le plus au monde: la pose, l'affectation, tout l'artificiel qui m'exaspère en moi, chez les autres, en moi surtout, en nous. D'ailleurs, ne fus-tu pas, aussi, séduite? Tu as chanté pour lui, toi qui ne chantes pour personne. May sourit et ne répondit pas. Ils entendirent ronfler l'auto qui ramenait M. Gunther à son travail et à ses maîtresses. Tout près d'eux, la cloche sonna pour le repas dans un bruit de vigne vierge et de jasmin remués. A table, Mme Gonzalès mangea, les coudes rapprochés du buste, et ne tint son verre qu'avec trois doigts, l'auriculaire levé. Elle savait aussi qu'il ne faut pas montrer ce que l'on a dans la bouche et ses lèvres hermétiques l'obligeaient de moudre longuement la nourriture. Vers la fin du repas, des bouffées lui montèrent aux joues; elle se détourna, frotta ses chairs couperosées d'une feuille de papier poudre. Les jeunes gens passèrent au salon où Mme Gonzalès ne les suivit pas; mais ils la savaient tapie dans l'ombre du vestibule, faussement somnolente, attentive. Edward parla bas à May, ouvrit le piano, choisit une partition, et sa sœur lui dit à mi-voix: --La fenêtre est-elle assez ouverte pour qu'il entende? Claude, ce soir-là, mangea sans dire un mot, en face de son père très appliqué à garnir des rectangles de pain avec de petits morceaux de lard. Le gros homme, d'un coup, vidait son verre, s'essuyait les moustaches du revers de la main; Maria, à chaque instant, se levait pour le service. Claude la supplia de s'asseoir. Elle dit qu'elle n'avait jamais mangé tranquille que chez les autres, à des repas de noce ou d'enterrement. Le jeune homme monta à sa chambre, et, devant la fenêtre ouverte, attendit. Il reconnut, à un bruit de pas sur la route de Viridis, que le vent venait de l'est. Enfin le chant attendu s'éleva, car il l'attendait sans qu'il eût osé se l'avouer, cette supplication, ce nostalgique désir, cette ardeur du désespoir. Malgré la distance, deux vers du poème qui reviennent sans cesse lui parvinrent distincts et il les répéta bien longtemps après qu'eut cessé le chant triste. Il négligea, pour les redire encore, sa prière du soir. V Sieste: Claude regarde les hommes, comme une armée anéantie, joncher la prairie. Autour des meules, ils étendent leurs bras crucifiés. Des mouchoirs protègent leurs visages. Lui, il ne veut pas dormir, mais s'abandonner âme et corps à cette chaleur qui perd sa vie dans la Vie. Il rêve que ses pieds s'enracinent, que ses mains étendues se tordent et que sous la poussée de la sève, sa tête, dans les nuées, agite une chevelure de feuillages sombres. Son père lui a ordonné de ratisser les allées, et il ramasse un bout doré de ces cigarettes que fume Edward, et indéfiniment contemple dans l'argile sèche de la terrasse l'empreinte d'un pas menu. Il voudrait s'avancer vers ces marronniers où il a suspendu, ce matin, deux hamacs: il rôde alentour et de loin envie les cimes immobiles, qui font silence sur le sommeil des jeunes maîtres. Une cigale éclate, grince longuement, puis trouve son rythme et bat comme le cœur souffrant de Cybèle engourdie. En dépit de lui-même, le garçon se rapproche. --Est-ce vous, Claude? Il accourt. Edward est assis sur le hamac, ses cheveux ébouriffés, le col ouvert. May demeure étendue, sa robe blanche la couvre chastement jusqu'aux chevilles, et l'enfant paysan s'émerveille, de deux pantoufles d'argent qui pèsent au filet du lit aérien, comme deux poissons minuscules. Il s'étonne que la jeune fille le considère avec un sourire, que sa main un peu forte,--sa main de pianiste, dit son frère,--se tende. Edward regarde la plaine où la chaleur tremble: --Qu'est-ce donc cette tache qui luit, là-bas? Et Claude, dans un grand rire: --Mais monsieur, c'est la Garonne! --Comme elle est près! Claude, connaissez-vous un endroit où nous pourrions nous baigner? Claude répond que dans sa petite enfance il allait entre Saint-Pierre-d'Aurillac et Saint-Macaire où est une plage sous les saules, mais il fallait compter trois quarts d'heure de marche, et tel était le retour qu'il y perdait la fraîcheur acquise dans l'eau du fleuve. --Nous irons en automobile! s'écrie Edward. La promesse de ce plaisir le ressuscite; il saute à pieds joints le hamac d'où sa sœur ne s'est pas levée, il l'oblige de courir à la salle à manger pour préparer la collation. Cette fiévreuse joie déroute Claude, lui semble sans proportion avec le plaisir d'une baignade, il aime mieux voir son maître accablé et sombre qu'en proie à cette gaîté frénétique. Voici Edward au volant et Claude à ses cotés. Au fond de la voiture, May demeure seule; l'auto glisse et, sous les roues, la route se décompose en nuage. Dans le pare-brise, l'image vacillante de May se reflète; au rythme du moteur, Claude poursuit cette apparence inaccessible. L'auto lentement s'engage dans un chemin qui conduit au fleuve. Tandis que May prépare le goûter, les deux jeunes gens sous les saules s'enfoncent. Avec tant de mollesse le fleuve se répand, que d'abord ils ne discernent pas sa pente. Dévêtus et, après quelques brasses, étendus la face vers l'azur dormant, tous deux s'abandonnent à la vie du fleuve, à cette circulation de la terre vivante. O bien-être! Le vol mou d'un oiseau trouble l'azur; l'oblique soleil les oblige de ne plus rien voir du monde qu'au travers de leurs cils rapprochés. Entre l'eau et l'éther, leurs minces corps sont pris. Un poisson saute comme une goutte de mercure. Enfin, arrachés au tiède embrassement du fleuve, les jeunes gens envahis d'orgueil physique, gonflent leur poitrine, tendent vers la lumière des bras musculeux qui déjà ne ruissellent plus. May ordonne le goûter, affairée et soudain puérile, rieuse comme toutes les jeune filles. --Dépêchez-vous! Il ne vous restera plus de reines-Claude. Les jeunes gens se couchent dans l'herbe qui les porte comme, tout à l'heure, l'eau. Edward s'étonne que «les beautés de la nature» servent à la fois d'argument à ceux qui veulent y trouver une intelligence créatrice et à ceux qui ne croient qu'à la matière, à des lois aveugles. Claude, selon sa coutume, pose candidement une question directe: --Et qu'y voyez-vous, monsieur? Edward déclare éprouver, plutôt, le sentiment d'une absence. Le théologien que fut Claude, le garçon dès l'adolescence assoupli aux controverses, à ce mot «sentiment», s'emporte. Il ose risquer une allusion à l'hérésie de ses jeunes maîtres; il se rappelle un cours très bien fait de M. Garros qui, né dans le Lot-et-Garonne où les huguenots pullulent, avait étudié sur le vif, la religion prétendue réformée. --A vous, Monsieur, il ne vous est donné que de «sentir» une présence ou une absence: sevrés des sacrements--et du sacrement essentiel--par des discours et encore des discours qu'ils veulent brûlants, vos ministres essaient de créer en vous des étals de sensibilité. Edward, amusé, observait ce soudain retour de métaphysique chez ce jeune être fruste--si animal tout à l'heure dans le fleuve--puis, nu et appuyé à un saule, pareil au berger David, et maintenant, sa chemise entrouverte laissait voir sur sa poitrine la brûlure d'un coup de soleil. May levait vers le controversiste une anxieuse figure, tandis qu'Edward objectait: --Votre Pascal ne parle-t-il pas du Dieu sensible au cœur, non à la raison? Rouge, hérissé, comme le séminariste qui naguère arpentait la cour, aux côtés de M. de Floirac, Claude fit front: oui, par une touche intérieure, et, d'un mot, par l'amour, la Grâce pénétrait le chrétien; mais une fois cette connaissance au dedans de lui acquise, le fidèle en dehors de lui découvre de cet amour la Source: Quelqu'un existe, distinct de la chose créée qu'il sait où prendre, et qu'il mange et qu'il boit. Edward sourit encore, tellement indifférent à ces sortes de questions qu'il n'essaie pas de poursuivre le colloque. La jeune fille, au contraire, interroge: --Si vous me vouliez convertir, Claude, que me diriez-vous? --Je vous demanderais d'abord si, dans votre Église, rien ne vous manque. Vous êtes en face de Dieu, et, de vous à lui, il n'est pas de routes. Des exhortations, des prières communes très pathétiques vous peuvent donner la sensation de sa présence; hors ces minutes d'ardeur collective. Il vous demeure inaccessible. May, devant les mois, hésite comme toute femme aux prises avec des formules abstraites: --Peut-être est-il vrai que notre faiblesse est de ne savoir jamais si nous sommes justifiés. Sans doute, je crois bien que vos dogmes sont puérils, et toute cette idolâtrie! Claude, trop familier, se rebiffa: --Vous parlez de ce que vous ignorez. Le mépris du séminariste pour la femme était sensible, mais la jeune fille ne parut pas entendre et, comme se parlant à soi-même, elle dit: --Si j'étais catholique, j'aimerais cette règle extérieure, ce repos de croire ce qu'on me dirait de croire, et surtout cette assurance d'être pardonnée. Claude joignit les mains et, ce cri lui échappa: --Oh! vous, Mademoiselle, quelles fautes pouvez-vous commettre? Edward éclata de rire, à la lois inquiet et curieux de ce que répondrait son orgueilleuse sœur, mais elle ne prit point ce masque de froideur et de morgue qu'on lui voyait communément après ses échappées de confiance, et dit rêveusement: --Je me souviens qu'enfants, nous répétions cela à maman: qu'elle ne pouvait commettre de péchés ... n'est-ce pas, Edward?... Claude (il tressaillit de l'entendre prononcer son nom) vous êtes resté un naïf petit garçon, malgré toute votre science. Elle ajouta, craignant qu'il fût blessé: --Mais c'est une louange que je vous donne. Edward avertit sa sœur que Claude, bien qu'il la crût sans péché, ne doutait pas qu'un jour elle serait damnée ainsi qu'il convient à une hérétique. Le jeune paysan protesta: il ne pouvait souffrir qu'on touchât plaisamment à ce sujet, et tandis qu'avec précision il exposait que beaucoup appartiennent à l'âme de l'Église, sinon à son corps, il souffrait du sourire d'Edward, de cette cruauté dans ses yeux et, aux coins tombants de sa grande bouche, de cette lassitude; pourtant il ne s'arrêta point de parler, flatté et troublé par l'attention de May dont il songeait qu'elle devait avoir la face ardente d'une Jacqueline Pascal au milieu des docteurs jansénistes. Comme il avançait que chercher Dieu c'est déjà, sans doute, l'avoir trouvé, Edward l'interrompit: --Je vous en prie, mon cher, faites-nous grâce de la citation du Mystère de Jésus qui, à cet endroit de la conversation, ne rate jamais. Claude détourna les yeux du railleur et se tut. --Ne vous scandalisez pas, dit May qui, s'étant levée, entoura de ses deux bras le cou de son frère, voyez-vous, il a cette pudeur, lorsque la conversation tourne à la grandiloquence, de la clore par une fausse note. --Oui, dit-il, (et il appuya les lèvres sur les cheveux de sa sœur), nous tenons à éviter toute ritournelle. Ils rirent ensemble de ce mot qu'ils employaient souvent entre eux. Claude essayait de comprendre; il s'étonnait de souffrir et ne savait pas de quoi il souffrait, ni pourquoi ce brusque désir d'être seul. Edward ramassa dans l'herbe un exemplaire des _Fleurs du Mal_ que May, pendant leur baignade, avait lu. --Voilà, dit-il, le finale qu'à cette après-midi il convient de donner. Claude ne connaissait rien de cet auteur, hors _l'Invitation au Voyage_ que Mademoiselle avait chantée. Edward se proposa pour une lecture à haute voix, mais la jeune fille ne le voulut pas. --Ce sera moi, dit-elle, tu lis trop mal. Elle essaya de lui arracher le livre des mains, il s'échappa en suffoquant de rire, elle le poursuivit; on eût dit des enfants, un soir de grandes vacances. Claude souhaitait passionnément que ce fût la voix de May qui lui apportât cette révélation. Edward se laissa vaincre, mais il fallut attendre que sa sœur ne fût plus essoufflée. Elle relut _l'Invitation au Voyage_, puis _la Vie antérieure, le Balcon_, d'autres poèmes encore, avec monotonie. L'ombre de longues herbes traversait les pages du livre. Ils rentrèrent en silence. Claude regardait la lune qui d'arbre en arbre suivait l'auto. Mme Gonzalès guettait leur retour. Elle leur annonça avec pompe qu'Edith, sa fille bien-aimée, lui avait fait la surprise de débarquer au train de quatre heures. Edward et May qui, depuis longtemps, s'attendaient à la surprise, ne daignèrent pas s'informer du voyage de la jeune fille, ni de la chambre qu'on lui avait préparée. Mme Gonzalès, à qui Edith avait interdit de la venir troubler dans ses ablutions, soulagea son cœur avec une longue épître à M. Dupont-Gunther: «Vos enfants, lui mandait-elle, vont se baigner et faire mille folies avec le petit Favereau; mais cela est excellent: pour des raisons que j'ignore, ce garçon rôde autour de moi; je lui tirerai les vers du nez. Enfin, mon ami, Edith est là. Elle renonce à sa situation de gérante au Splendid Hôtel de Biarritz, où les clients, par trop d'assiduités, eussent risqué de la compromettre. Il suffit de la voir pour s'assurer qu'on ne se peut défendre de l'adorer. A samedi, mon cher Bertie.» Claude, à la fenêtre de sa chambre, se penchait dans le clair de lune. Il répétait l'un des vers que May lui avait enseignés au bord du fleuve: Je sais l'art d'évoquer les minutes heureuses... Qu'il retentissait en lui ce vers si simple! La lueur du ciel réveilla les coqs. Les minutes heureuses... Claude voulait les évoquer, les garder pour qu'elles le soutinssent au long des mois sans joie qui allaient venir. Une étoile filante glissa, s'anéantit. Peut-être, par le monde, d'autres enfants rêveurs l'ont vue et, à voix basse, ont fait un vœu. L'obscur désir qui est en toi, oserais-tu l'avouer, pauvre cœur? VI La présence d'Edith Gonzalès détourna Edward de Claude: ces cheveux oxygénés, cette figure peinte lui rappelaient Paris, comme il commençait de trouver bien monotone le séjour à Lur. Il y était venu enthousiaste, lorsque après des mois d'agitation, rien n'attire plus le cœur qu'une maison des champs, l'isolement, le silence. La rencontre de Claude avait, de quelques semaines, empêché un retour offensif de l'ennui. Mais on a vite fait le tour d'un petit paysan, même s'il fut lévite: Edward commença donc d'ouvrir sa boîte à couleurs et de nettoyer ses pinceaux. Lorsqu'il songeait au travail, c'était vraiment qu'il n'avait plus rien ni personne avec quoi jouer; l'art lui fut toujours un pis-aller: d'aucune de ses toiles, il n'avait à attendre de surprise; qu'il usât de la déformation, ou qu'il reproduisit avec exactitude ce qu'il voyait, il n'échappait pas au procédé. Aucune sincérité: ses pommes étaient de mauvais Cézanne. Pas une touche, sur sa toile, qu'il ne reconnût. Il se rendait exacte justice. Quelques louanges qu'il reçut à Paris tombèrent à faux: on l'admira pour ce qu'il y avait de médiocre en lui ou pour ce qui ne lui appartenait pas en propre. Au contraire, il souscrivait à toutes les condamnations subies, et même il reconnaissait la justice de ce silence, de cet oubli qui déjà l'enveloppaient, qu'il sentait éternels. Donc, cette belle fille survint, lorsque Edward commençait d'être inoccupé et dans ces après-midi de grande chaleur où un jeune être sans discipline intérieure connaît la tyrannie de sa chair. Il tourna autour de la jeune femme de qui l'indifférence forcée le piqua au jeu. Les gloussements de poule inquiète de la Gonzalès l'avertirent que sa manœuvre en déjouait une autre plus secrète. Les efforts d'Edith, dès le samedi soir et jusqu'au mardi matin, pour ne plus le connaître et pour ne s'occuper que de Bertie Dupont-Gunther, avertirent Edward qu'il accomplirait une œuvre pie en troublant cette arrogante personne, cette belle pièce de fille, comme disait le père Favereau. Ainsi, tout à son intrigue, il laissa Claude et May à leurs propos de théologie. May ne se lassait pas d'interroger l'ancien séminariste qui eût mieux aimé de moins abstraites questions. Tout de même, cet enfant chrétien gardait trop de scrupules pour ne pas éclairer la petite calviniste anxieuse de qui d'ailleurs les idées touchant l'Église étaient telles que Claude s'indignait, mettait à les réfuter toute sa passion. Il lui montrait les limites de l'infaillibilité papale et qu'elle n'implique pas l'impeccabilité. May fut bien contente d'apprendre que les catholiques n'adoraient pas la Vierge, et que les indulgences, dont le trafic déclencha la Réforme, s'annexent au dogme admirable de la communion des saints. Leurs conversations avaient lieu, le plus souvent, sur la terrasse, à l'heure où la sieste vide la campagne, où le soleil oblige hommes et bêtes à chercher la nuit de leurs tanières, du sommeil afin que sur les vignes et sur les routes pâles, il demeure seul. Mais les deux jeunes gens ne le redoutaient pas, et peut-être bénissaient-ils ce feu, cette férocité complice qui les enveloppait d'une solitude enchantée, qui les isolait au centre de la fournaise universelle. La Gonzalès elle-même, qui toujours épie, redoutait la congestion et jamais, avant cinq heures, ne se fût aventurée hors de sa chambre. Claude voulait et ne voulait pas s'évader de la théologie qui était le prétexte de ces colloques. Chaque jour il décidait de pousser une pointe à côté de ces hauts sujets, mais jamais il ne put s'y résoudre; au contraire il s'y cantonnait, comme si, hors le débat religieux, tout n'eût été pour lui qu'embûches; d'ailleurs May, à peine flairait-elle l'approche de moins austères propos que, par une question directe, elle y ramenait Claude. D'abord elle le fit d'instinct, puis, s'y appliqua, dès qu'elle eut pressenti le désir de Claude et discerné, dans son propre cœur, une complicité. Elle s'en admirait, sans se rendre assez compte que d'abord il s'agissait pour elle de se donner un prétexte, de légitimer ces entrevues, d'empêcher qu'une seule parole imprudente les rendît à jamais impossibles. Non qu'elle cessât un instant de se passionner pour ces pieux débats: Claude, après s'y être laissé traîner, atteignait toujours à les traiter de bon cœur. Vainement leurs jeunesses s'attiraient et l'une l'autre s'émouvaient, il fallait qu'ils parlassent de cela: à cet obscur drame charnel, un autre s'ajoute qui le dépasse. Claude apparut sur le seuil du hall, pressant contre son cœur une botte de roseaux qu'il cueillit à cette mare aux grenouilles dont le vacarme, chaque soir, fait regretter à Mme Gonzalès le temps où les serfs battaient les fossés du château. --Ah! ah! voilà ce qu'il nous faut, crie la dame à croupeton sur le billard d'où elle peut atteindre la suspension de porcelaine. Au-dessus de son toupet mal ajusté, elle tend de gros petits bras, mais ils sont trop courts. Edward et May ont levé les yeux de l'album qu'ils regardent ensemble, sourient à peine, échangent des regards que, sur le divan d'en face, Edith Gonzalès, du coin de l'œil, surveille. Elle quitte enfin sa pose d'odalisque, monte aussi sur le billard, recommence l'ouvrage de sa mère; celle-ci, dans un grand souffle, proclame qu'elle y renonce, se laisse choir sur le divan, s'évente avec un grand mouchoir qu'elle dit être «de rhume de cerveau». --Vous n'avez plus besoin de moi, Madame? demande Claude qui sait bien qu'à peine sur les marches du perron, il sera rappelé par la dame. --Si j'ai besoin de vous?... (Elle le toise du regard, l'esprit ailleurs.) Nous faut-il d'autres fleurs, May? Elle braque son face-à-main sur la jeune fille qui, auprès de son frère, sur le divan d'en face, a l'air d'être dans l'autre camp comme au jeu de barres. May répond qu'elle n'a cure d'aucune espèce de fleurs, continue de feuilleter l'album avec une grande affectation de ne rien éprouver de cette fièvre d'arrangements. Edward et May savent pourquoi viennent, aujourd'hui, les Castagnède, quand même la jeune fille n'aurait pas été assiégée, depuis sa seizième année, par le timide mais tenace désir de Marcel Castagnède, que nulle rebuffade, aucun dédain ne découragèrent. Il avait toujours suffi que Mme Gonzalès fût dans le secret d'un projet de M. Gunther pour que, sans qu'elle en dît un mot, ce secret émanât d'elle: il suintait en quelque sorte de son importante personne. A table, elle avait une façon de mettre, à propos de rien, la conversation sur les Castagnède, de dire, tout d'un coup, que les yeux de Marcel Castagnède comptaient parmi les plus beaux qu'elle eût jamais admirés... --Vous plairait-il, risqua Edith Gonzalès avec un sourire affable, que nous allions voir les dahlias? May répondit qu'elle se sentait lasse et, deux minutes après, accrut son impolitesse en demandant à Edward s'il ne voulait point faire un tour au jardin. Claude s'oubliait, au milieu de la pièce, les bras ballants, prodigieusement intéressé par ce drame dont les racontars d'office lui avaient fait connaître les dessous: Mme Gonzalès vivait avec sa femme de chambre dans une grande familiarité et le service était fort au courant de toutes les histoires des maîtres. Il serait resté là plus longtemps encore, si Mme Gonzalès ne l'avait congédié avec un: «Vous pouvez vous retirer, mon garçon». où l'on sentait, la foudre prête à éclater... D'ailleurs l'après-midi lourd s'emplissait d'un silence et comme d'une immobilité qu'expliquait au sud, là-bas, dans l'encadrement épais et sombre des charmes, cet horizon d'ardoise qui, peu à peu, montait, ternissait l'azur. Edward et May se levèrent à leur tour. Ils marchaient, côte à côte, sans rien se dire. Voyant Claude au loin, occupé à sarcler l'allée qui longeait «le point de vue», ils voulurent l'éviter et, malgré le pesant soleil, se dirigèrent vers les vignes. --Quelle vie! quelle vie! murmure May. Tout ce qu'il y avait déjà pouvait suffire, ne penses-tu pas. Edward?... et voilà cette nouvelle persécution qui va fondre sur moi à propos de Marcel Castagnède, cet imbécile... Le mot, entre ses lèvres, siffla. Edward ne répondit pas; la jeune fille reconnut ce sourire mauvais qui agrandissait la bouche de son frère jusqu'à enlaidir ce visage. Le regard du jeune homme prit aussi cet éclair équivoque et méchant qui, petite fille, lui faisait dire: «Ne prends pas tes yeux de chat», ces yeux qui étaient les yeux paternels... --Voyons, mon petit, dit-il, ne fais pas de drame. Avoue que tu adores mettre le drame dans ta vie. --Tu es dur aujourd'hui, Edward. Et les yeux de May s'emplirent de larmes, car, avec son frère, l'orgueil ne la soutenait plus. Sans s'émouvoir et du même ton coupant, Edward lui déclara qu'il voyait bien que les grands mots allaient commencer... May s'arrêta. Une immense nuée orageuse couvrait maintenant le ciel; un lourd souffle s'éleva tout d'un coup; les hirondelles nageaient au ras des hautes herbes où s'exaspérait la vibration des insectes. --J'aime mieux rentrer, dit-elle. Quand je songe que tu es venu à Lur pour moi, pour m'aider, parce que je suis toute seule... Elle pleurait maintenant, rien ne restait de l'impassible visage contre quoi venaient se briser les fureurs paternelles, les grosses perfidies de Mme Gonzalès. Le vent avait un peu défait ses cheveux; avec ses yeux gonflés, cette grimace de petite fille en larmes, elle était si laide, si pitoyable, qu'Edward s'étonna de n'éprouver aucune pitié, de ne rien sentir en lui qui fendît ce bloc de sécheresse, de dégoût, d'ennui: son cœur des mauvais jours. Il ne trouva ni un geste, ni une seule parole, tandis que vers les charmilles, elle s'éloignait. Elle traversa la terrasse, presque en courant, la tête basse, toute abandonnée au vent du sud qui séchait sa figure, brûlait ses paupières. Elle heurta Claude au tournant d'une allée, perdit contenance, balbutia: --Je crois que l'orage monte. Il ne va plus tarder maintenant. Claude n'essaya pas de répondre: la bouche entrouverte, ses deux grosses mains pendantes et gonflées, il la regardait. Du revers de sa manche, il essuya un front ruisselant, puis regarda encore ce pauvre visage. May s'éloignait, frappée de ce qu'elle avait lu sur cette face de paysan, toute cette ardeur de compassion et (elle osait se le dire à elle-même) d'amour. Réfugiée dans sa chambre, où les persiennes étaient demeurées closes, étendue sur la chaise longue dont elle aimait l'odeur de cretonne, elle se dit qu'elle était venue là pour souffrir et qu'au fond, pourtant, elle ne souffrait pas, et que même, malgré ses inquiétudes, ses tristesses, ses haines, elle éprouvait une joie honteuse à se savoir aimée, une joie mêlée d'angoisse, d'humiliation surtout, mais enfin une joie. Sa sœur s'étant éloignée, Edward s'assit entre deux règes de vigne, face à la plaine, les deux poings appuyés à ses joues et regarda au fond de lui-même, se disant: c'est vrai que je vins pour la soutenir et c'est vrai qu'à cette minute, rien d'elle ne m'intéresse plus. Dès longtemps il se connaissait cette faculté atroce de ne plus trouver soudain en lui, à la place d'un sentiment qu'il avait cru profond, qu'un trou, le vide. Ah! misérable, se dit-il, aurais-tu quelque scrupule, aujourd'hui, de l'abandonner à sa misère, de partir n'importe où, vers quelque palace à musiques, à rastaquouères, et quêtant l'aventure? Mais je reste, je n'ai point envie de m'en aller. Quel être est ma joie ici? Il ne chercha pas longtemps: d'abord il nomma Claude. Il ne goûtait rien dans la vie comme ces espèces de rencontres: l'amour de Claude pour May, l'amitié que lui-même était assuré d'avoir fait naître dans ce jeune cœur. A cela certes il trouvait du charme; mais il y avait plus: depuis huit jours qu'Edith Gonzalès était venue ici pour des fins que sa mère croyait ignorées de tous, mais qu'Edward avait, dès le premier jour, entrevues, cette jeune fille l'intriguait, et toutes ses manœuvres. Tant qu'il l'avait vue, obéissante à la grosse diplomatie maternelle, tourner autour de Bertie, il admira d'abord ce qu'Edith avait su y ajouter de science et de rouerie et comme Bertie avait tôt happé l'hameçon. Puis il s'étonna d'apercevoir qu'Edith se détournait un peu de sa besogne, devenait distraite, rabrouait le vieux plus qu'il n'était politique, et cela, parce qu'elle avait levé les yeux sur lui, Edward. «Cette lutte cornélienne entre la passion et le devoir, se disait-il (si l'on admet que le devoir d'Edith est de séduire le maître de céans, et sa passion d'être par moi séduite), cette lutte a de quoi me divertir.» La sincérité d'Edward n'alla pas jusqu'à lui faire dire: cette lutte à de quoi me flatter. Dieu sait pourtant qu'il l'était! En dépit de son visage, de ce mélange de bonne santé et de délicatesse qu'on voit aux étudiants de Magdalen-College, Edward ne connut qu'un très petit nombre de ce qui s'appelle bonnes fortunes. Peut-être manquait-il de simplicité, d'abandon. Aucune femme ne put jamais se donner l'illusion de le dominer;, de lui être nécessaire. Toujours il fut à mille lieues de leurs habituelles préoccupations. En bref, il ne savait ni donner le plaisir, ni le recevoir; «animal triste» s'il en fut, trop tôt il ne pensait qu'à s'évader. Les femmes n'eurent pour lui qu'une valeur d'usage: en dehors de «ça», répétait-il, elles m'assomment. Il redoutait leurs rires, ces propos, ce mouvement à vide qu'elles établissent dans une existence; il ne s'intéressait ni à leurs servantes, ni à leurs couturières,--et les pédantes, les savantes, plus encore l'exaspéraient: il lui fallait une vie de conversations, de discussions sans fin avec des jeunes gens de son âge. «Si je me suicide jamais, disait-il, ce ne sera pour aucune d'elles. Aimer au point de désirer mourir, au fond quelle raison de vivre! On se tue parce qu'on n'a plus rien, pas même cela». Ainsi songeait-il devant l'horizon chargé. Certes jamais les manœuvres d'une femme ne l'amusèrent autant que celles d'Edith; pourtant que cela demeurait peu de chose dans sa vie: l'espèce de plaisir qu'on peut trouver à une pièce bien faite. «Je m'y intéresse et aussi à Claude, mais c'est qu'aujourd'hui ils sont mes seules branches.» Il employait volontiers avec lui-même cette expression, se comparant à un homme soutenu par des branches de hasard sur l'abîme. Chaque fois qu'il éprouvait le moindre sentiment d'amour ou d'amitié, il lui semblait qu'en dehors de cette émotion rien n'existait entre la mort et lui. «Si je quittais Edith et Claude, dans une chambre d'Aix ou de Biarritz, devant la fenêtre ouverte, ce serait là que je...» Que de fois il s'était raconté à lui-même les circonstances de son suicide, jusqu'à composer les notes dans les journaux, jusqu'à imaginer le visage de son père, à entendre le cri de May, à mesurer l'indifférence de tel camarade. Il se leva, suivit l'allée par où tout à l'heure sa sœur s'était enfuie. Silence étonnant des oiseaux! hors l'immense vibration des prairies, nul autre bruit que celui de l'acier sur les cailloux de l'allée où Claude enlevait les mauvaises herbes. Edward s'avançait, traînant ses sandales, la tête un peu rejetée parce que le vent renvoyait dans ses yeux la fumée de sa cigarette; le sourire que May redoutait, enlaidissait le bas de ce visage soudain méchant, vieilli. Il allait vers Claude; à la hauteur des charmilles, il aurait pu remonter vers la maison; il ne doutait pas que cela valut mieux; il ne pourrait rien dire à Claude qui ne blessât cet enfant; mais un attrait plus fort l'entraînait vers le jeune paysan déjà redressé et qui lui souriait de loin. D'abord ils échangèrent quelques mots inévitables à cause de l'orage qui ne crevait pas. Puis Claude brusquement dit: --Il faut me pardonner, Monsieur Edward, mais Mademoiselle est passée tout à l'heure près de moi, avec une figure si triste ... sans doute, je me mêle de ce qui ne me regarde en rien... Son regard vers Edward appelait au secours; mais le mauvais garçon s'amusait trop pour lui venir en aide; il le remercia seulement de l'intérêt qu'il portait à sa sœur; peut-être avait-elle des préoccupations certainement, rien de grave. Claude insista: --Enfin, Monsieur, vous n'êtes pas inquiet? --Mon petit Claude, je suis en passe de ne m'inquiéter de rien, ni de personne. Le front de Claude se contracta comme chaque fois qu'il se heurtait à cet étranger; le son même de cette voix le déroutait: il ne reconnaissait plus ces yeux: --Oh! Monsieur, il faut, n'est-ce pas, que vous soyez tout à fait rassuré pour parler ainsi? --Claude, Claude, dit Edward, vous commettez une faute d'où peut venir votre malheur; vous croyez qu'il existe au monde quelque chose d'important. Claude répondit qu'il croyait, en effet, que tout avait de l'importance, parce que nous faisons le moindre geste et que nous nous arrêtons à la plus secrète pensée sous le regard de Dieu. Il pressentit qu'Edward lisait en lui mieux qu'il ne faisait lui-même et que ce qu'il n'avait jamais voulu s'avouer, depuis longtemps, divertissait ses jeunes maîtres; il resta donc sans dire un mot. Alors Edward commença un étrange bavardage; il assura que ce devait être bien plaisant d'assister aux menus drames d'une vie familiale, depuis la porte de l'office; que pour lui, s'il était né dans le peuple, il n'eût point cherché d'autre passe-temps que celui de ces grands laquais trop nourris que l'on voit aux banquettes des antichambres et qui peuvent, mieux que Balzac, connaître le monde. Mais, pour que ce fût amusant, il se fallait garder de quitter les coulisses, de se mêler aux acteurs, de tenir un rôle. Claude n'usait pas de la situation pour rire aux dépens de tous les grotesques habitant cette masure. Le jeune homme s'arrêta au bruit que fit le rateau en tombant des mains du pauvre garçon de qui la figure avait pâli au point qu'Edward remarqua, pour la première fois, sur le nez et sur les joues, des taches de rousseur. Des gouttes de pluie s'écrasèrent contre les feuilles; l'odeur de la terre s'éleva. Edward s'éloignait en courant. Dans le vestibule, Edith Gonzalès, le front appuyé contre la vitre, le regardait venir; elle lui demanda s'il n'avait pas pris froid. Il lui dit de ne pas s'approcher à cause de l'odeur de drap mouillé qui est à s'évanouir, et demanda si les Castagnède étaient arrivés. --Pas encore, mais il est grand temps de nous habiller. Je monte avec vous. Ils gagnèrent l'escalier assombri à cause de l'orage. Edith marchait devant le jeune homme: il nota qu'elle avait les cheveux mal plantés sur la nuque. «Elle a une nuque canaille», se répétait-il. Il vit aussi, autour de son cou blanc, le quadruple collier d'une ride. Il pensa qu'avant cinq ans, elle aurait au bas des joues et sous le menton les peaux pendantes des vieilles femmes; à ses poignets fripés déjà les veines devaient être saillantes et ce n'était pas pour rien qu'elle cachait ses tempes... Lentement Edith montait, persuadée de sentir sur son cou le souffle d'un désir et à mesure qu'elle approchait de l'étage, elle ralentissait son pas, attendant que ce souffle se rapprochât de ses cheveux, devint un baiser. Edward la devina et pour ne pas la décevoir, il prit dans ses deux mains les avant-bras de la jeune fille un peu oppressée, gonflant son cou de tourterelle; mais dans l'ombre, elle aperçut les yeux aigus d'Edward, ce visage cruel, et instinctivement elle détourna le sien. Le jeune homme n'insista pas, mais à l'oreille, il la loua de sa présence d'esprit: --Vous vous souvenez à temps que vous n'êtes pas venue ici pour vous amuser. Elle s'appuya à la rampe. Edward ne voyait rien de son visage, mais il en imaginait l'expression de colère, de honte. --Je ne vous comprends pas, vous êtes un misérable, laissez-moi. Alors sur le palier une porte s'ouvrit et Mme Gonzalès parut, gainée dans une robe scintillante d'acier d'où jaillissait tout ce qu'au long du jour on n'admirait qu'en détails à travers la lingerie des blouses molles. Le bras gras et court, orné d'un collier de chien où manquaient des perles, leva un bougeoir au-dessus d'Edward et d'Edith: --Pas encore habillée? demanda-t-elle sèchement. Cette grosse figure bilieuse évoquait pour Edward le masque de Napoléon reconnaissant, au soir d'une bataille, qu'un ordre s'exécute mal. --Dépêche-toi, petite sotte! Sans adresser la parole à Edward, dans un cliquetis d'acier et de jais, elle descendit tendant sur ses bras poudrés des gants trop étroits. --Madame votre mère, dit Edward, me rappelle la chute d'un sonnet de Baudelaire. Edith haussa les épaules, entra dans son appartement. Edward gagna, lui aussi, sa chambre, et se récita avec délices les trois vers qu'il considérait comme le leit-motif de la famille Gonzalès: Je vois la mère, enfant de ce siècle appauvri, Qui vers son miroir penche un lourd amas d'années Et plâtre artistement le sein qui t'a nourri. Il alluma sa lampe de cuivre, enveloppa d'une main amoureuse le vase de grès frais, pareil à un caillou des gaves; l'or des étoffes de Perse étincela. Comme un prince, dans quelque capitale étrangère, retrouve à l'ambassade sa souveraineté, il respirait dans cette chambre son atmosphère de Paris. Il versa l'eau bouillante dans son tub, avec ce fiévreux plaisir qui lui rappela les soirs où, avant de sortir, il faisait une minutieuse toilette, afin de se savoir disponible quelles que fussent les éventualités, prêt à toute aventure. Assis dans son tub, les bras noués autour des genoux, il songeait: «Qu'osais-je attendre encore dans ce désert?» Ah! n'était-ce pas sa force secrète et qui l'empêchait de sombrer définitivement, ce pouvoir d'attente, ce besoin de ne pas manquer la moindre joie de hasard! Il entendit gronder une auto, le bruit d'un changement de vitesse, des éclats de voix, des rires. Cependant, devant la psyché, toujours comme au temps de son adolescence lorsqu'il souhaitait de donner une impression d'extraordinaire jeunesse, il se rasa presque jusqu'au sang et comme il était très blond, soudain il n'eut plus que dix-huit ans. Il garnit de cigarettes un étui d'argent, assujettit à son poignet une montre et un bracelet de platine. Une seule perle luisait à sa chemise. Il oubliait les raisons financières et d'autres plus obscures qu'avait son père pour souhaiter le mariage de May; il ne songeait ni au tourment de sa sœur, ni aux luttes qu'elle allait soutenir; rien ne lui importait vraiment que de plaire, de troubler, d'allumer au fond des yeux d'Edith une lueur qu'il connaissait bien. La présence même des Castagnède ne lui déplaisait pas: il comptait se divertir fort du gros Marcel amoureux. Enfin, la rencontre de la mère Castagnède et de la Gonzalès lui paraissait favorable à du grotesque. Comme il restait une heure avant le dîner, et qu'Edward ne se souciait pas d'un si long tête-à-tête avec les Castagnède, il évita le salon plein de jacassements, jeta sur ses épaules un pardessus d'été, et revint à la terrasse où il surprit Claude qui, l'apercevant, voulut fuir. Edward lui demanda: --Je vous fais peur? --Vous êtes trop compliqué... Oh! je sais qu'il ne faut pas prendre au sérieux vos moqueries, mais tout à l'heure, j'ai eu de la peine. Il craignait qu'Edward éclatât de rire; au contraire le jeune homme devint grave: --Il est vrai, Claude, qu'un abîme nous sépare... Je n'entends pas parler des distances sociales, mais d'une disproportion d'âme entre nous. Je ne saurais vous faire que du mal, et vous ne pouvez rien pour moi. --Si, monsieur, je peux souffrir pour vous. L'ancien séminariste répondit cela, d'instinct. Edward connaissait cette doctrine-mystique de la réversibilité. Il dit: --Je ne vous souhaite pas, pauvre petit, de devenir mon bouc émissaire, ni d'être chargé de tous mes crimes. Claude s'étonna lui-même des mots qui, alors, lui vinrent aux lèvres: --Je les assumerai, si vous le voulez bien. Il lui parut qu'un autre parlait, à sa place. Edward séduit par l'étrange pacte, et comme un superstitieux qui, sans croire à l'efficacité de telle pratique, ne laisse pas d'en être impressionné, saisit la main de Claude: --J'accepte donc et peux, désormais, m'en donner à cœur joie, n'est-ce pas? Vous payerez les frais de mes débauches spirituelles et des autres aussi... Sa grande bouche, élargie par un rire, laissa voir deux canines. Claude éprouva une secrète répulsion: envers cet homme, il se sentait quitte... Ah! que lui importait de souffrir plus tard! --Je vous dis adieu, Claude: personne encore ne sait que je m'éloigne de Lur bientôt. Y reviendrai-je jamais? Ricanant, équivoque, il ajouta: --Rassurez-vous ... May reste... Et nonchalant, il se dirigea vers le salon illuminé. Claude souhaita de ne plus le voir, de ne plus l'entendre; il chassa le souvenir du pacte auquel il avait, ce soir, consenti. Pourtant il en garda une inquiétude sourde, et le sentiment qu'une rancune inassouvie, inapaisable, autour de son destin rôdait. VII L'entrée d'Edward au salon délivra l'assistance d'un mutisme cruel; il vit se tourner vers lui, toutes à la fois, ces figures, dans la douce et merveilleuse lumière des lampes à huile et des bougies du lustre. Mais, à la déception des regards, il comprit que quelqu'un manquait encore: sa sœur ne se hâtait pas de descendre, et dans les intervalles de silence, on entendait, à l'étage supérieur, les pas traînants de la jeune fille. Un peu de jour entrait encore par la fenêtre ouverte, se mêlait à la lumière des lampes pour composer un éclairage mortuaire. Mme Castagnède emplissait l'un des poufs. Sa tête, à peaux flasques et grises, était posée directement sur la masse des épaules: elle avait si peu de cou que le collier de diamants semblait cacher des points de suture. D'énormes «dormeuses» distendaient les lobes de ses vieilles oreilles: sa perruque loyale dessinait sur les sourcils une lisière de frisons et rattrapait, à mi-chemin de la nuque, quelques cheveux gris naturels. Sa main se tendit vers Edward pour une étreinte virile, mais il l'effleura de ses lèvres respectueuses et ironiques. Il se tourna vers Marcel Castagnède et dans son «tu vas bien, mon vieux», mit tout le dédain à quoi il l'avait accoutumé dès le collège. Marcel tenait de sa mère des formes qui épaissiraient, mais il avait de bons yeux marrons d'épagneul; sa bouche bée laissait voir des dents saines et mal plantées; son front fuyait et l'on ne pouvait avoir moins de menton; de larges épaules lui donnaient l'air confortable; il était net, frais, possédait ce charme de santé que donnent les sports et l'hydrothérapie; de brusques montées de sang, à propos de rien, lui teignaient les joues. Le gravier de l'allée grinça sous les roues d'une victoria dont les lanternes éclairèrent la nuit brièvement, firent luisantes les feuilles de laurier qui touchaient à la fenêtre ouverte. M. Dupont-Gunther se réjouit d'annoncer à l'assistance l'approche de son excellent voisin et ami Firmin Pacaud; il ajouta, tournant vers Mme Castagnède des bajoues violettes que soutenait un col trop empesé: --La présence de mon vieux Pacaud ne déparera pas cette fête de famille. Il souligna ces derniers mots d'un sourire fin; Mme Castagnède ne sourcilla pas, mais déclara qu'il manquait à cette fête de famille un de ses éléments les plus aimables. Cette allusion à l'absence incroyable de May augmenta l'embarras général. Heureusement, Firmin Pacaud fit son entrée. C'était l'homme de quarante-cinq ans avec une barbe, un ventre, des cheveux ramenés. Bien que le hâle sur ses mains et sur son crâne dénotât le campagnard, son smoking très usagé, ses escarpins craquelés étaient d'un homme du monde. Edward se rapprocha vivement de M. Pacaud qui sourit avec béatitude, lorsque après les politesses de rigueur il put rejoindre le jeune homme dont il subissait la séduction. Edward l'aimait de ce qu'il avait su garder son esprit, son cœur, de tout vieillissement, et parce qu'aucun pli professionnel chez lui n'était visible. Il le salua selon sa coutume: --Bonjour Dominique. --Voyons, voyons, jeune moqueur, pourquoi toujours ce Dominique? --Parce que, mon cher ami, Firmin est un nom impossible. --Je ne trouve pas, dit Mme Gonzalès, avec un sourire affreusement gentil qui fit luire de l'or dans sa bouche. --Firmin est impossible, insista Edward, d'un air qui exilait net l'intruse de la conversation; je vous appelle aussi Dominique parce que je n'imagine le héros de Fromentin qu'avec votre figure. Pacaud affecta d'être piqué: --Enfin, je suis pour vous le raté intelligent et sympathique? --Mais non, mais non, vous êtes l'homme mûr qui n'a pas renoncé au rêve. Ce qu'on appelle expérience et toutes les déformations du métier, enfin ce qui me fait m'assommer avec les hommes de votre âge, c'est cela, mon vieil ami, que vous avez su éviter. --Vous m'êtes pourtant un étranger, Edward; malgré notre affection nous n'aimons ni les mêmes vers, ni les mêmes musiques. --Évidemment, vous avez votre style: je vous appelle Dominique! mais vous ressemblez plutôt--ne trouvez-vous pas?--aux héros des premiers romans de Bourget, à Armand de Querne d'un _Crime d'amour_. --Vous pourriez dire à l'_Ami des femmes_, d'Alexandre Dumas; car nous, mon cher, nous aimions les femmes. --Nous aussi. --Parbleu, oui, vous êtes capables de prendre avec elles votre plaisir (et encore pas tous) mais vous ne vivez pas pour elles comme nous le faisions... C'est vrai,--ajouta Firmin,--qu'elles m'ont coûté quatre cent mille francs: je ne regrette rien. J'étais en classe de philosophie à Louis-le-Grand avec le fameux Burdeau: tous mes camarades se sont fait un nom; j'aurais pu, comme eux, me pousser dans le journalisme, dans la politique, compter parmi les gens qui s'agitent à la surface; à tout ça, mon cher, j'ai préféré l'amour. Ne vous moquez pas. --Pourquoi me moquerais-je, moi qui n'ai rien sacrifié à rien? Le visage d'Edward s'assombrit, ses épaules remontèrent, il eut un air si affaissé, si misérable, que M. Pacaud aurait voulu lui prendre la main. L'éventail de Mme Gonzalès, contre l'acier et le jais de son corsage, faisait un régulier cliquetis; Mme Castagnède regardait entre deux doigts son gant qui avait éclaté: M. Gunther lançait une phrase comme un aboiement et, tandis qu'elle suscitait un bref écho, fronçait les sourcils pour en découvrir une autre; Marcel Castagnède posait à Edith le questionnaire dont il usait depuis qu'il allait dans le monde et dans le même ordre: «Aimez-vous la lecture, Mademoiselle? moi je l'adore à mes moments perdus... Et la musique? moi je ne pose pas pour celui qui comprend Wagner... Avez-vous beaucoup voyagé? C'est si confortable, les hôtels, maintenant... Préférez-vous la mer à la montagne? La mer c'est toujours la même chose, et pourtant ce n'est jamais pareil; j'ai vu des couchers de soleil à Royan: si un peintre en avait reproduit toutes les teintes, on l'aurait pris pour un impressionniste.» Ainsi Marcel disait ces choses à la file, dans un ordre immuable, comme ses péchés au confessionnal; tout de même il regardait obstinément cette porte que May allait franchir, à moins qu'elle n'invoquât quelque prétexte pour ne pas descendre. Firmin Pacaud, sans réflexion, exprima le souci général: --Notre petite May se fait bien attendre, ce soir. M. Gunther cacha derrière son dos ses mains qui tremblaient et gronda: --Cela dépasse les bornes! Edward, va donc voir ce qu'elle fait. Mais, dans le silence qui suivit cet éclat, on entendit, derrière la porte, un bruit d'étoffe, et la jeune fille parut sur le seuil. Elle s'y arrêta un instant: sa robe avait la couleur soufre de certaines roses; elle portait au bras un bracelet indien; à la naissance de sa gorge, un feston de chemise apparaissait comme il arrive aux jeunes filles qui n'ont plus de mère pour corriger, d'un dernier coup-d'œil, leur toilette. Edward observa qu'elle serrait les mains, souriait; il s'étonna de ne lui pas voir une mine tragique. «Elle a plutôt l'air absent, se disait-il, on dirait d'une somnambule qui vit un songe heureux...» Il s'étonna plus encore qu'avec le même sourire vague et tendre elle eût accepté le bras de Marcel Castagnède: «Se piquerait-elle de morphine? use-t-elle, à mon insu, de coco?» Il savait May dans un état habituel de désespoir qui rend possible les plus imbéciles excès. Marcel, à table, s'assit près d'elle; une joie profonde l'envahissait parce que la bien-aimée était si docile à l'entendre, lointaine certes et répondant n'importe quoi à ses paroles; mais il lui suffisait qu'elle ne fût pas dédaigneuse. May, cependant, n'entendait rien, ne voyait rien; elle s'était fait à elle-même, elle avait osé se faire, cette orgueilleuse, l'aveu de sa joie, parce qu'un enfant paysan l'aimait; rien ne la détourna de cette délectation, ni de sa complaisance à regarder en elle indéfiniment le hagard visage de Claude. Edward lui avait dit qu'il existe au monde une seule chose qui vaille la peine de vivre; c'est d'aimer infiniment l'être qui nous aime infiniment. Elle posséderait cela! Contre son habitude, elle vida son verre de Johannisberg et un autre de Laffitte pour qu'ils fussent de nouveau remplis; elle sentit en elle une vie surabondante, elle put suivre une conversation avec Marcel et se donner tout entière au dialogue de feu dont les demandes et les réponses se succédaient en elle délivrée, déchaînée... «J'étais, songeait-elle, comme une petite fille qui se croit prisonnière dans le cercle que l'on a autour d'elle dessiné sur le sable.» Elle s'attacha à évoquer Claude, comparant son corps épanoui à la graisse de Marcel, à l'affaissement d'Edward; elle trouva même une volupté, l'orgueilleuse petite huguenote, à cette humiliation d'aimer un inférieur dont elle seule connaissait la royauté secrète. «Cette pureté, cette science, et toute la passion charnelle dans un même être! songeait-elle, que vaut au prix de cela l'impuissance d'Edward à ne plus rien éprouver, ce goût du néant qui l'acculera au suicide, car il se tuera, ajouta-t-elle à haute voix. --Mais non, mademoiselle, Bombita ne se tuera pas ... il connaît trop bien son métier. Marcel racontait une course de taureaux qu'il avait vue à Saint-Sébastien. May eut une sensation de réveil; elle regarda son voisin: ils étaient si rapprochés qu'elle eût pu compter sur ce front fuyant les gouttes de sueur; la hideur de toutes les figures autour de cette table l'épouvanta et elle rentra librement, invisiblement, dans son rêve, elle se joua en elle-même _la Mort d'Isolde_, elle entendit les harpes, accueillit l'angoisse montante comme une marée du chant mortel et, de nouveau, la tempête intérieure renaissait, se gonflait, éclatait comme sous un vent fou et les cris du final l'étouffèrent au point que, revenue au salon, elle qui, farouche, ne jouait devant personne, interrompit toutes les conversations: --Voulez-vous un peu de musique? Chacun s'empressa: Marcel ouvrit, le piano, Firmin Pacaud cherchait une partition; Bertie se pencha vers Mme Gonzalès et lui souffla: --C'est inespéré. --Voire! murmura l'énigmatique dame. Mme Castagnède s'installait, montrait sa figure inexpressive de concert, se préparait à hocher la tête à contre-temps, à se demander, aux points d'orgue, si c'est fini. Edward, curieusement, observait sa sœur rapprochée de la fenêtre; elle interrogeait l'ombre: «Saura-t-il que je chante pour lui?» Elle alla au piano, enleva les préludes que Firmin Pacaud avait déjà disposés sur le pupitre et prit dans le casier _la Mort d'Isolde_. Firmin protesta: Wagner n'était supportable qu'à l'orchestre, cette musique s'accordait mal au salon Louis-Philippe et ce vieux jardin de France ne l'accueillerait pas. May sourit, n'ayant rien entendu; un accord s'épandit et l'on eut le sentiment qu'il emplissait la nuit, les espaces, et que ces vagues de douloureuse passion, se détruisant l'une l'autre, montaient jusqu'à l'indifférence des planètes. Elle demeura devant le clavier quand l'ouragan de son fut passé. Un malaise possédait l'assemblée. Marcel cherchait un compliment: --Quelle maestria! On jurerait d'une professionnelle! D'un air indifférent et comme somnambule, May annonça: --Maintenant, je vais chanter. Lorsque les premières paroles de _l'Invitation au voyage_ s'élevèrent, seul de tous les gens réunis dans cette salle, Edward ne s'étonnait plus, il souriait; il avait compris. Elle ferma le piano et, de nouveau, indifférente à l'effet produit, s'accouda à la fenêtre. Un nuage de tabac baignait les tentures bleues; la digestion rendait hideuses ces têtes cinquantenaires: on pouvait présumer que le coup de sang de M. Dupont-Gunther serait pour ce soir; Mme Gonzalès, dans les coins, se barbouillait de poudre, mais le sang brûlait ses joues au point qu'on eût dit que tant de plâtre cachait un mal. Mme Castagnède fit à Marcel un signe impératif, il se rapprocha de May, toujours immobile, face au jardin nocturne. Il s'accouda près d'elle, qui ne savait pas qu'il fût là. M. Gunther sourit à Mme Castagnède d'un air qu'il voulait attendri... Après qu'il eut longtemps cherché une entrée en matière, le jeune homme risqua: --La belle nuit, n'est-ce pas? May tressaillit, considéra un instant cette grosse figure cramoisie tout près d'elle, secoua la tête, comme on chasse une mouche. Le jeune homme la remercia d'avoir été si bonne pour lui, ce soir. --Oh! dit-elle, vraiment? Je vous jure que je ne l'ai pas fait exprès! Redoutant quelque maladresse, Mme Castagnède ordonna à son fils d'aller quérir l'auto. Edward et Edith avaient accompagné Firmin Pacaud jusqu'à sa voiture et ne rentraient pas. Mme Gonzalès, depuis le perron, appela sa fille avec des mots espagnols qui, peut-être, étaient de gros mots. Toutes les grenouilles se turent à la fois. Enfin Edith, rieuse et les cheveux fous, parut, et derrière elle, la cigarette d'Edward dansait comme une luciole. Ce même soir, qui était la veille du 15 août, Claude, dès qu'il eut dîné, vint à la terrasse. De brèves fusées mouraient sur les domaines lointains où des familles fêtaient une Marie. La musique s'éleva et il la reconnut; elle vint vers lui fidèlement, elle retrouva la route de ce cœur à qui une jeune fille l'adressait; le crissement des insectes faisait au chant une basse continue; Claude, au-dessus de lui, regardait les étoiles filer, s'anéantir dans ce ciel nocturne d'août traversé de bolides perdus. Il écoutait cette voix comme si elle lui livrait un peu de ce corps inaccessible. Il pleura, songeant à ce portrait qu'il avait vu au salon où May et Edward enfants confondaient leurs boucles: «Ils m'oublieront, se disait-il, ils ne me doivent rien, ils se sont penchés sur moi un instant, par eux j'ai connu des heures qui donnent à ma pauvre vie un prix infini. Un monde inconnu de sentiments, de délicatesses m'a été révélé le jour qu'ils m'ont souri. Quoi qu'il advienne de moi, ô jeunes êtres, chères âmes inaccessibles, soyez à jamais bénies, que Dieu vous garde à jamais!» Il entendit qu'on marchait dans les charmilles, discerna la blancheur d'une robe, d'un plastron, le ver luisant d'une cigarette: n'était-ce point May qu'il allait voir, consentante et suspendue au bras de l'étranger? Il se rejeta derrière les noisetiers, content que son visage fût égratigné; le vent parut plus froid à ses joues mouillées. Quelle délivrance lorsqu'il reconnut la voix d'Edward! --Cette insolence dont vous me tenez rigueur n'était qu'un effort misérable pour vous échapper, Edith; vous savez que je souffre malaisément qu'un sentiment me domine. Edith appuya sa tête sur l'épaule du jeune homme et Claude imagina plus qu'il ne la vit cette gorge blanche et gonflée; à travers les feuilles, le petit paysan tendait une figure avide. L'aigre voix de Mme Gonzalès fit se hâter vers le château les jeunes gens. Les phares de l'auto violent l'ombre et, dans le silence de la nuit, Claude peut suivre longtemps le grondement du moteur. L'étranger reviendra un jour et ne repartira pas sans «elle»... Claude répète le petit nom bien-aimé... Alors il pensa au séminaire, à des jours calmes, à cette paix. La nuit sentait les roses mourantes comme la chapelle où il se souvint qu'il restait après les autres; puis il resongea à un ami de sa quinzième année qui mourut, un soir de juin, dans un grand frémissement. VIII Ni le chocolat fumant, ni les rôties beurrées, ni la lumière matinale sur son lit défait ne détournent M. Gunther de relire une fois encore la lettre non signée qui lui mande que Mlle Rose Subra, sa maîtresse, se moque de lui; que Juste, le valet de chambre cher à M. Gunther, est le propre cousin de la dame; qu'on jasait déjà sur leur compte à Saint-Macaire, leur village d'origine, lorsqu'il était un garçon boucher de quinze ans et elle une fille d'auberge; que si M. Gunther ne veut pas croire sans avoir vu, un ami s'offre à lui faire admirer pour rien un spectacle plaisant. M. Gunther étouffe de colère; mais en face de lui, dans la glace, il voit ses joues violettes, ses yeux injectés. Le dîner de la veille lui pèse; il se sent de la tension artérielle. La terreur de la mort le retient au bord d'une de ces épouvantables colères qui, jadis, remplissaient la maison de gémissements. Inquiet, il entrouvre sa chemise, glisse sa main parmi la toison de sa poitrine, son cœur bat la chamade, il se lève, plonge son visage dans une cuvette pleine d'eau, s'ébroue, puis, d'un geste instinctif, choisit un cigare long et noir, le flaire, le fait craquer à son oreille; au moment de l'allumer, il se rappelle l'objurgation du médecin: pas de tabac à jeun. Ah! qu'il a peur de la mort! D'abord, il n'imagine pas qu'il ne puisse plus, un jour, goûter de la femme: à cela, il sacrifie tout. Aucun journal, aucun livre ne le sollicite. Les affaires même ne lui sont qu'une source d'or pour contenter ses appétits: la bonne chère ne l'intéresse que parce qu'elle lui communique une passagère ardeur. Être privé de «ça» pour l'éternité! Il a envie de crier; d'ailleurs, de son enfance huguenote et préservée, il lui reste de vagues terreurs théologiques; la longue et crapuleuse débauche de sa vie le porte à croire que Dieu l'attend à un tournant de cette sale vieillesse. Il s'habille, descend au jardin; la chaleur est déjà, là, les oiseaux commencent de se taire et les insectes de crisser. Il entend sous la charmille un bruit de râteau; il aperçoit Claude qui, appuyé à la balustrade, un instant se repose. Avec une morne jalousie, M. Gunther suit des yeux la ligne de ce corps athlétique. Sa fureur éclate tout d'un coup: --Espèce de fainéant! Est-ce que je te paye pour que tu rêvasses? Tu n'es plus au séminaire ici; si tu veux te croiser les bras, retourne chez les curés. Claude rougit, ne répond rien. Il sent que sa jeunesse est une suffisante vengeance, qu'elle soufflète ce sexagénaire. Il recommence de ratisser; à l'abri de son chapeau de soleil rabattu, il regarde May assise sur ce banc à quelques pas de lui et lisant un livre dont le vent soulève un peu les feuilles. Ce matin il a vu sa robe de toile blanche se rapprocher, puis s'éloigner de lui. Ils n'ont pourtant échangé qu'un salut et qu'un sourire; mais il suffit à Claude d'avoir senti dans ce sourire une volonté de douceur; elle a rôdé autour de lui; une joie l'étouffe. Si May ne l'a pas abordé, c'est que Mme Gonzalès circule, armée de son face à main comme d'un fusil à deux coups. Il est dix heures; de lourds papillons s'abattent sur l'herbe; des bourdons font se plier les fleurs de trèfle; à l'écorce d'un tilleul une cigale suit l'ascension du soleil. Pour May, le bruit d'un râteau aux cailloux de l'allée emplit le silence du monde. Elle regarde en dessous cette chemise ouverte de Claude; elle voudrait y appuyer sa joue. Est-ce une mauvaise pensée, cela? Une jeune fille catholique se confesserait-elle de ce désir? Ah! Elle est fatiguée de se faire à elle-même une loi. Que son cœur, désormais, comme ces papillons, obéisse à tous les souffles et, comme ces guêpes ivres, à toutes les odeurs. Voilà encore l'ombrelle orange de Mme Gonzalès: une robe de toile écrue sangle son ventre, pour l'instant elle n'espionne pas, mais elle se hâte, le cou tendu, telle une grosse poule qui de loin voit un insecte; elle va vers les vignes que M. Gunther, en forcené, parcourt. Elle l'aborde et lui exprime sa joie de ce que l'entrevue de l'avant-veille se passa mieux que l'affreux caractère de May ne le laissait prévoir. M. Gunther témoigne par un gros mot qu'il se moque bien de cette entrevue. Mme Gonzalès observe l'homme; elle l'entraîne vers la maison où une odeur de cigare froid règne encore: --Voyons, mon bon ami, qu'y a-t-il? Dites-moi tout. L'autre, sans mot dire, tend la lettre anonyme à Mme Gonzalès qui la lit comme font les actrices, avec une rapidité incroyable, et qui pourrait faire supposer qu'elle a des raisons d'en connaître la teneur. Elle replie le papier, le glisse dans son sac à main: --Mon pauvre ami, je voudrais pouvoir vous dire que tout cela n'est pas vrai. --Mais vous n'en doutez pas, Mélanie? --Non, je n'en doute pas; ah! Bertie, vous savez ce que vous fûtes pour moi, mais mon attachement à vos intérêts m'enlève tout orgueil, et le jour où j'ai pu croire que Rose Subra assurerait votre bonheur... M. Gunther l'interrompit pour crier qu'il savait bien que c'était elle qui lui avait présenté cette fille, et qu'il ne l'en remerciait pas. Et Mme Gonzalès, avec un soupir: --Sans doute, mon ami, me suis-je trompée. Grand enfant! Pourquoi cette colère? Vous ne l'aimez pas. M. Gunther, furieux, lui demanda ce qu'elle en savait. Elle reprit doucement: --Je vous connais. Elle baissa la voix, ferma les veux, pour glisser: --Je connais vos habitudes. Elle avait en effet des raisons de ne pas les ignorer. Elle ajouta. --En somme, Rose n'est plus toute jeune. --Elle a trente ans, dit M. Gunther, soudain apaisé et intéressé. --Elle en a trente-huit, mon cher. Pourquoi vous accrocher à une sotte, qui demain sera une vieille femme, qui vous coûte les yeux de la tête, vous trompe avec un domestique, vous entretient dans une inquiétude qui est ce que le docteur redoute le plus pour vous? Sans vergogne, Bertie demanda à la dame si elle avait un meilleur article à lui proposer. Mme Gonzalès sut mettre dans son «Pour qui me prenez-vous?» cet accent de tendresse froissée et de fierté qui craint d'être importune, bien connu au Conservatoire. M. Gunther l'obligea de se rasseoir, s'excusa, mais la dame ne voulait plus rien dire. Vaincue enfin par les instances de son maître, elle risqua: --A votre âge, il vous faudrait une belle et saine jeunesse assez raisonnable pour ménager vos forces, donc, qui ne serait pas une grue: digne, au besoin, de porter votre nom. --Nous y voilà! --Mais oui, nous y voilà. Le mariage, pour un homme de votre sorte, est une sottise tant qu'il a trop d'appétit et souhaite goûter à tous les plats. Il serait une sottise encore à soixante-dix ans où vous feriez figure d'un vieillard dupé. Mais vous voici au temps où l'homme sage, pour ne pas dételer, enraye, organise chez soi un plaisir légitime et qui offre l'avantage unique lorsqu'on a passé quarante ans, de coûter moins que rien. Mélanie se lui et, le cœur battant, attendit. M. Gunther se leva, s'appuya à la cheminée, fixa la dame de ses yeux glauques et répondit: --Je prétends jouer cartes sur table. Votre raisonnement est limpide. Je crains d'être dupe. Mon avantage en tout ceci m'apparaît moins clairement que le vôtre,--hors mon plaisir à faire enrager mes enfants,--car je vois bien où vous tendez, fine mouche. Et il rit grassement. Mme Gonzalès, les lèvres pincées, faisait tourner autour de son doigt boudiné l'alliance tardive que M. Gonzalès lui passa _in extremis:_ --Oui, Bertie, je joue cartes sur table. Mais, mon cher, si nous nous entendons si bien depuis quelques lustres, n'est-ce pas que nos intérêts se confondent? En vérité, jamais ils ne s'accordèrent comme aujourd'hui: songez que votre femme serait sous ma coupe... --Tout cela est bel et bon, mais votre Edith me parait s'occuper de moi beaucoup moins que d'Edward. --Gros sot qui ne voit pas la manœuvre! Ne faut-il pas détourner les soupçons de vos enfants? Ne pas mettre d'obstacle au mariage de May? Elle ne voulut pas attendre de réponse; folâtre, un doigt sur la bouche, pleine de mystère, elle gagna la porte, laissant Bertie à sa méditation. La grosse dame, armée de son ombrelle et de son face-à-main, recommença d'errer, inoccupée en apparence, mais obéissant à des mobiles qu'elle seule connaissait. Il sembla d'abord qu'elle eût à faire du côté de la charmille qui touche au verger: on est là comme au théâtre dans la nuit d'une baignoire; à travers les troncs feuillus des charmes, le verger apparaît, décor illuminé; Mme Gonzalès eut raison de braquer son face-à-main. --Donnez-moi les plus mûres, disait May à Claude, juché sur une échelle et dépouillant un prunier. Elle lève un visage que la chaleur pâlit; sous trop de lumière ses paupières battent; dans ses cheveux serrés, le soleil creuse des remous d'or sombre. Ce que dit Claude échappe à Mme Gonzalès, mais elle entend le rire jeune, frais, éclatant de May; puis Claude descend, s'arrête à mi-hauteur de l'échelle et la jeune fille n'a plus besoin de beaucoup lever la tête; elle choisit des reines-Claude, en rejette une à cause d'un ver; Claude, vivement, la ramasse, l'écrase sur ses dents. May regarde obstinément ses sandales, elle tourmente le bracelet indien à son poignet bruni; le sang bat aux tempes du jeune homme, il se raccroche aux barreaux de l'échelle, ne voit plus rien, se laisse choir dans l'herbe; à un faible cri de May, il rouvre les yeux: le visage bien-aimé est là, plein de stupeur et de douceur, leurs lèvres se touchent à peine et déjà la jeune fille se relève; ce simple effleurement, peut-être l'odeur de ce jeune corps la dégrise. Claude la regarde s'éloigner vers la maison. Lui-même, après une minute d'immobilité, quitte le parc; ses espadrilles font sur la route sa marche silencieuse. Plus de soleil, mais un ciel terni qui semblait peser lourdement aux lignes infléchies des coteaux. May tourna la clef de sa chambre, s'assit sur la chaise longue, y demeura les mains ouvertes. Lorsque la cloche sonna, elle ouvrit la fenêtre et cria qu'elle ne descendrait pas déjeuner; puis, les volets refermés, elle s'abattit à la même place, suivant le mouvement indéfini de sa pensée d'un point à un autre: tantôt, elle se voyait déshonorée à jamais, criminelle, et tantôt s'indignait de sa lâcheté bourgeoise qui la rendait honteuse, moins du baiser reçu que de la condition subalterne de son complice. Elle se leva, s'étira, ramena ses mains un peu épaisses sur son visage, puis s'accroupit sur la natte, comme depuis l'enfance, avec Edward, ils avaient accoutumé de faire, les mains nouées autour des genoux. «S'il ne s'agissait pas du fils d'un paysan, si j'avais reçu ce baiser d'un ami d'Edward, éprouverais-je tant de honte?» Elle revenait indéfiniment à ce point douloureux de sa pensée; c'était sa manie de petite fille huguenote de juger la valeur morale de tous ses actes, de remonter la chaîne des motifs et des causes. Elle enviait ses amies catholiques qui, croyait-elle, possédaient un formulaire où se cotait exactement chaque péché, une nomenclature où, d'un coup d'œil, elle jugerait si sa faute était mortelle ou vénielle. Puis elle sourit de cette idée puérile: «Ah! du moins ont-elles, s'il leur plaît, un directeur» Mais elle s'avoua que jamais son orgueil ne lui permettrait une telle confidence. Tout, de même, comme sa religion la laissait seule! Elle se rappelait l'agonie d'une sœur de son père et la stupeur d'une amie catholique parce que le pasteur ne pouvait rien pour secourir celle qui s'en allait. Elle entendit, à l'étage au-dessous, le bruit des fourchettes contre les assiettes, le même qui venait jusqu'à son lit d'enfant, au temps de sa rougeole, et qui la faisait pleurer parce qu'elle n'était pas assise avec les autres dans la lumière de la grosse lampe suspendue. Elle essaya de prier: «Dieu, tu m'as donné un seul guide qui est mon frère, mais tu as dit qu'un aveugle ne pouvait conduire un aveugle...» La voix en elle ne s'éleva pas qui rendait autrefois le calme aux eaux soulevées. «Comment peut-on croire qu'Il réside dans un tabernacle? Si je le croyais, j'irais Le forcer, en quelque sorte, dans Sa maison ... et Claude aussi croit cela.» Elle se rappelle alors le baiser reçu: avait-il duré longtemps? Les lèvres du jeune homme avaient-elles touché sa lèvre inférieure ou seulement la fossette de son menton? Avait-elle éprouvé de la joie, de l'horreur, du dégoût? Elle se souvint de l'animale et chaude odeur qui montait de la chemise défaite ... pouvait-elle nier qu'elle y trouvait par la pensée une jouissance? Elle pleura de honte. Qu'était devenue sa certitude intérieure de n'être point soumise à ce que le pasteur appelait la chair? Naguère elle aimait se reconnaître dans ces jeunes filles sublimes qu'inventent les écrivains modernes; volontiers, elle se classait parmi ces vierges hautaines qui ont le goût de la perfection et qu'une infortune consentie, des sacrifices cherchés, attirent plus que le bonheur d'une commune destinée. May s'était bien des fois complue à ce sentiment de sa sublimité, inquiète de s'imposer un renoncement, de s'immoler à elle ne savait quoi. «Perdre sa vie pour la sauver», elle avait écrit ce texte saint en exergue de ses notes secrètes, persuadée que, pareille aux héroïnes de ses romans préférés, elle n'était pas soumise aux basses concupiscences et que toujours elle ignorerait les mauvaises délectations... Aujourd'hui, voilà qu'elle se reconnaissait la sœur misérable, la sœur charnelle des filles d'Ève, esclave de la chair et du sang, sujette au même instinct, au même appétit que les bêtes: une femelle! On gratta à la porte: Mme Gonzalès parut avec une tasse de bouillon; elle venait s'assurer que «sa chère petite» n'était pas plus souffrante. May dédaignait trop la dame pour lui prêter la moindre attention; pourtant elle ne put éviter de voir l'extraordinaire éclat de ses yeux charbonnés et, sous des manières patelines, un air d'insolence, de triomphe. La jeune fille, inquiète, assura qu'elle allait mieux et qu'elle n'avait besoin que de calme, de solitude. --Oui, mon enfant, de solitude, répondit suavement Mme Gonzalès, qui démentit son approbation en s'installant sur la chaise longue: --Vous m'avez toujours méconnue, petite May. La jeune fille ne protesta pas. Immobile et le front impassible, tournée contre l'ennemie, elle attendait. La dame continua: --Tant que vous fûtes mon élève, je ne m'étonnai pas de votre hostilité, mais à présent que vous voilà une grande personne, ne trouveriez-vous pas en moi un appui, des conseils? La dame se réjouit de voir May rougir, puis devenir blanche, avant de balbutier qu'elle n'avait besoin de conseil ni d'appui d'aucune sorte. --Vous vous vantez, ma chère, vous vous vantez... D'ailleurs, comme je vous comprends! --Je n'en saurais dire autant, répondit May d'une voix éteinte, soyez assurée, madame, que je n'entre pas dans tous vos mystères. Mme Gonzalès improvisa un discours prolixe et confus: elle avait l'expérience de la jeunesse, elle compatissait aux entraînements d'un jeune cœur, menus incidents sans importance, pourvu qu'on ne négligeât pas de redresser le gouvernail. --Enfin, madame, où voulez-vous en venir? J'ai une migraine affreuse, il me faut du repos. Mme Gonzalès ne broncha pas: --Les circonstances sont trop graves, mon enfant, vous m'inspirez trop d'amitié, en dépit de vos bouderies, pour qu'une simple migraine me fasse différer une explication urgente... Je connais votre secret, May. --Je n'ai pas de secret, Madame. La jeune fille debout, essayait encore de faire la brave, mais elle ramena sur sa poitrine deux mains tremblantes. --Il serait plus juste de dire que vous n'en avez plus, riposta la dame d'un ton où perçait enfin la joie; et, mutine: --J'ai tout entendu, j'ai tout vu de ce qu'abritait, il y a une heure à peine, un prunier du verger. --Vous avez mal vu, Madame. La tête rejetée en arrière, May oppose, quelques instants, un visage impassible, jusqu'à ce que les réticences, les douceâtres consolations, les sales insinuations de Mme Gonzalès aient raison de son attitude. Alors, elle s'abattit, sanglotante, sur la chaise longue, ne fut plus qu'une petite fille vaincue. Mme Gonzalès posa sur elle ce regard du chasseur sur la perdrix palpitante à ses pieds: elle ne doutait plus que May s'appellerait un jour Mme Castagnède, qu'Edith aurait le champ libre pour devenir Mme Dupont-Gunther et qu'elle-même, forte de sa double victoire, régnerait sur Bertie mieux qu'au temps de leurs amours. Elle s'assit près de May, prit entre ses deux mains courtes la main moite de la jeune fille; la dame avait retrouvé sa voix suave pour supplier «la chère petite» de lui montrer quelque confiance; elle lui protesta qu'il ne fallait point douter de sa discrétion, pourvu que May se montrât raisonnable: un jeune homme, depuis longtemps, l'adorait qui offrait toutes les garanties de bonheur... Ces paroles résonnaient étrangement dans le cœur de May: elle n'en perdait aucune, bien que des pensées étrangères assiégeassent en foule son cerveau; elle sentait en elle une absence de toute volonté, elle avait conscience d'un effondrement de ses résistances intérieures. L'idée que cette femme, assise là, possédait son secret--ce secret!--ne lui laissait plus que le désir de s'en aller, de s'anéantir. Ah! quelqu'un! quelqu'un vers qui crier: mais, dans le désert de sa vie, rien ne lui apparut que le sourire trouble d'Edward, ce regard lucide et sec. --Que vous demande-t-on, May, pour accomplir ce mariage qui serait votre salut? continuait la dame. Que souhaite-t-on de vous? De renoncer à l'erreur protestante: sur ce point, la mère Castagnède ne transigera pas. Je sais qu'il est dur d'abandonner ce que vous considérâtes jusqu'à présent comme la vérité, mais notre sainte religion n'offre-t-elle pas plus de garanties que la Réforme? A tout autre moment, May aurait éclaté d'un rire qui eût coupé court à l'apologétique inattendue de Mme Gonzalès; tandis que la grosse femme s'empêtrait dans des formules, May, pourtant, songeait à cela qui précéderait son mariage, si elle y consentait; et elle était attirée par ce prétendu sacrifice au point que le mariage projeté lui parut accessoire et que cette conversion s'offrait à elle comme une rénovation, un recommencement. Elle vit ce phare, triste mouette blessée; elle oublia un instant Mme Gonzalès, Marcel Castagnède, Claude lui-même: elle imaginait cette Adeline Valadier, naguère sa plus chère amie, lorsque revenant du cours, elles traversaient ensemble la cathédrale: May demeurait debout aux côtés d'Adeline prosternée, anéantie, déchargeant son cœur. Dans l'ombre de la chambre, elle n'entendait plus les paroles de Mme Gonzalès que comme un indistinct murmure. Elle se disait: «Je n'ai plus rien; tout est brisé autour de moi; toute issue m'est fermée, hors celle-là par où il faut que je me délivre. Seule au monde, sans famille, je n'aurai à passer sur le corps de personne pour m'évader du temple glacial et entrer dans la nuit chaude, étoilée de cierges, emplie d'une présence infinie. --Puis-je, mon enfant, compter que vous serez raisonnable? Porterai-je à votre père une parole d'espoir? Mme Gonzalès s'était levée; May fit oui de la tête et avertit la dame qu'elle ne descendrait pas pour le dîner. Seule, enfin, elle demeura assise les yeux grand ouverts dans l'ombre; elle s'étonna de la fuite des heures; le temps lui manquait pour assouvir la curiosité qu'elle avait de son cœur. Soudain, elle imagina la Gonzalès et sa fille se repaissant de son triste secret; elle crut les entendre rire de ce qu'un baiser donné à un petit paysan déclencherait une conversion et un mariage. May aurait voulu crier, se faire mal. Elle braverait en face le monde! Elle épouserait Claude, sans chercher de lâches consolations dans l'idolâtrie catholique. Elle s'acharna à raviver la mourante flamme de son orgueil; un brusque désir la mit debout: elle irait chercher un refuge entre les bras de son amour, elle prononça le nom de Claude et, en même temps, se sentit criminelle, quitta sa chambre, ne sachant où courir. Une ombre la guettait dans le couloir: elle reconnut la voix de Mme Gonzalès: --Eh bien, ma belle, avons-nous réfléchi? --Il suffit, Madame ... ceci me regarde seule. Comme elle parlait d'un ton insolent, May se souvint que la dame «avait vu», et l'eût-elle oublié, le «plaît-il ma petite?» que l'autre lui lança, eût suffi à la rappeler à sa servitude; c'est pourquoi elle ajouta lâchement: --Soyez assurée, Madame, que je vous sais gré de vos conseils. La Gonzalès connut l'étendue de sa victoire: --Tout s'arrangera, mon enfant, laissez-moi faire, donnez-moi la confiance que je mérite et dont, jusqu'à ce jour, vous m'avez frustrée, méchante. Elle attira contre sa poitrine la jeune fille raidie puis, discrète, courut à d'autres intrigues. May, marchant comme une aveugle, les mains tendues, s'arrêta à la porte de son frère. La lueur de la lampe éclairait le plancher. A peine eut-elle frappé, que des voix se turent, un fauteuil fut remué. Elle entra et d'abord reconnut mal ces deux visages tournés vers elle: son frère sur le divan, les jambes repliées; Edith debout près de lui jouait avec ce collier de corail que portent les femmes sans fortune, à défaut de perles. --Je vous dérange? dit May sottement. Edward répondit du bout des lèvres: --Mais non, mais non. Veux-tu du thé? Nous goûtions, nous bavardions un peu, les journées sont bien longues... Edith offrit à May une assiette de petits fours. Edward observait en dessous sa sœur, à travers la fumée d'une cigarette. May crut voir dans ces yeux familiers une détresse telle qu'un instant elle oublia sa propre angoisse. Au contraire, Edith parlait joyeusement; sa robe claire semblait ne pas tenir à ses épaules; une expansion soudaine lui faisait inventer des formules gentilles afin de retenir May: pour la première fois, elle se sentait la plus riche. --Restez un peu: nous goûterons à trois; vous savez qu'Edward a des petits fours bien meilleurs que ceux de la salle à manger. May refusa encore, s'excusa, referma la porte. Edward dit: --Pauvre petite! Edith haussa les épaules. --Il faut vouloir son bonheur comme nous l'avons voulu: ta sœur s'efface, se renonce. Ah! vous êtes bien du même sang, tous les deux! Dieu merci, tu m'as rencontrée, toi, mon petit. Et elle prenait le visage d'Edward entre ses deux mains et le rapprochait de sa bouche, avec adoration. Edward se dégagea doucement et dit: --Devons-nous tant nous féliciter? Edith crut qu'il avait peur à cause d'elle seule: --Je ne regrette rien: pour toi, je m'étais gardée. Oh! ne me crois pas désintéressée; le désintéressement est une vertu de lâche; je veux faire ma vie, je la ferai de mon amour et pour mon amour, avec toi et pour toi. Edward baissait la tête: chaque parole ajoutait un anneau à sa chaîne; il se disait: je suis dans un tombeau; quelqu'un entasse au-dessus de moi des pierres. Edith, qu'une existence précaire avait exercée à la lutte et à la ruse, ne s'aperçut pourtant pas de ce désespoir. La volupté partagée, la sensualité de ce garçon indolent et veule, il n'en fallait point tant pour dérouter une jeune fille même avertie et d'une prudence savante. Avant de rencontrer Edward, elle ne s'était donnée à personne tout à fait; elle connaissait donc l'homme quand il désire, quand il assiège; elle excellait à manœuvrer le mâle suppliant, mais elle l'ignorait assouvi, déçu et qui n'a plus envie que de s'en aller. Elle alluma une cigarette, regarda par la fente des volets qui demeuraient clos, bien que le soleil fût couché, déjà. --Ah! ah! ton père et maman, très animés, descendent des charmilles! Pauvre mère qui fait jouer ses grosses ficelles et qui s'imagine que nous donnons dans ses panneaux! Elle m'accuse de n'être pas ambitieuse et pourtant, que son ambition est misérable au prix de la mienne! Car je veux la fortune mais aussi la gloire, l'amour, tout ce que nous allons trouver, n'est-ce pas, chéri, dans ton «flat» de la rue de Bellechasse où nous serons bientôt? Il était entendu entre eux qu'Edward partirait seul dès le lendemain et qu'Edith, après quelques jours, l'irait rejoindre à Paris. Edward réalisa comme il n'avait pu le faire encore son désastre: cette femme établie à jamais peut-être dans le refuge où il se terrait. Comment avait-il pu proposer cela? que ne se taisait-il dans les brefs moments de volupté! --Comme nous allons vivre intensément, chéri! Ne crois pas que je veuille t'isoler: nous voulons le succès, n'est-ce pas? Il faudra voir du monde; d'ailleurs tu as, comme moi, le goût des visages, des êtres. Je t'obligerai à devenir célèbre, cher paresseux. Il demanda par quelle route il atteindrait la gloire. --Mais, mon amour, il y a la peinture! j'ai vu de toi des choses ravissantes. N'as-tu pas eu, il y a deux ans, une exposition très réussie chez Mannheim? Edward haussa les épaules. Depuis des mois, il connaissait son impuissance. Éternel amateur, ses toiles étaient le reflet de ses admirations. Lui qui ne s'intéressait qu'à lui-même, comment ne se fût-il pas dégoûté de son œuvre où il ne retrouvait que les autres? Son orgueil incommensurable et toujours saignant ne pouvait plus souffrir l'indifférence, le dédain des vrais artistes. Edith insistait: --Mais si, mais si, Firmin Pacaud dit que tu as le sens de la couleur: et puis, il faut que je te l'avoue, je n'ai point perdu mon temps... Tu ne te moqueras pas de moi? J'ai un roman et un livre de vers déjà dactylographiés... Ne fais pas la grimace; ne dis rien avant d'avoir lu mes manuscrits. Oh! je savais que tu serais mécontent, aussi ai-je attendu d'être sûre de toi, de ton amour, pour t'en parler. Va, laisse-moi faire, mon tout petit: je sais ce que je veux; même si ce que j'écris ne vaut rien, il importe, comprends-tu, que je sois une femme de lettres afin de n'être pas une femme entretenue. Edward ne put se défendre d'admirer une telle science de la vie; il se dit: si je la lâche, elle ne se noiera pas, elle sait nager. Edith continuait de s'étendre sur un sujet qui la passionnait, sans voir l'accablement d'Edward qui se leva: --Depuis longtemps, la chaleur est tombée. Et il poussa les volets. Edith n'eut pas peur de son silence. Elle avait réussi sa manœuvre: sans s'offrir expressément, elle s'était donnée à Edward «pour le mieux dominer», se disait-elle; au fond, incapable de résister à son instinct, esclave de sa chair; ce que peut donner une volonté tenace, elle l'avait obtenu; elle croyait à la perfection de son ouvrage; elle ignorait cette race d'hommes clairvoyants devant chaque piège, mais qui s'y laissent de bonne grâce et par nonchalance choir, et cèdent indéfiniment jusqu'à ce que soudain ils ne soient plus là, car ils ne possèdent qu'une sorte de courage; celui de fuir, de secouer les épaules, de laisser tomber. Le contentement d'Edward, aux minutes de plaisir, détournait la jeune fille de redouter cette politesse glacée. Ne serait-elle pas morte si, dans le moment que son front cherchait le creux de l'épaule du bien-aimé, elle avait pu lire sa pensée secrète: «Comme elle s'attable...»? IX Edith, couchée et les yeux mi-clos, regardait le soleil matinier rendre vivantes les roses transparentes de la cretonne. Sa mère entra, réduite à ses seuls cheveux, vêtue d'un peignoir rose où s'envolaient des cigognes; le fard de la veille salissait son visage où le sommeil avait creusé, sous les yeux, des poches marron: --Edith, mon amour, sais-tu qu'Edward a pris le train de dix heures, qu'il a emporté de nombreuses malles, et qu'enfin nous en voilà débarrassées? Mme Gonzalès épiait sur le visage de sa fille un signe de détresse; elle n'y vit qu'un sourire et qui l'inquiéta: --Tu le savais, petit masque? La jeune fille ne le nia pas. --Tu me sembles considérer cet événement avec philosophie: il est bien vrai que nous devons nous en réjouir; ce petit monsieur te détournait de ton jeu; c'est le papa qui nous intéresse; il te sera plus facile, maintenant, de t'y attacher: mais il est grand temps de coordonner nos efforts; pour ma part, j'estime avoir joué aussi bien que me le permettait la partenaire détestable que tu fus jusqu'à présent. Enfin, rien ne va plus troubler nos combinaisons! le départ de ton flirt est ce qui nous pouvait arriver de plus heureux. Mme Gonzalès s'arrêta, un peu troublée de voir qu'Edith continuait de sourire, prenait sur la table une cigarette, puis, renversée dans ses oreillers, contemplait, au-dessus de son lit, des lacs de fumée. Mme Gonzalès, d'un ton plaisant, demanda ce qu'il y avait dans cette mauvaise tête: --J'aimerais mieux te voir pleurer, ma chérie. Je n'aime pas tes silences. Edith, d'un air innocent, assura qu'elle n'avait point de raison d'être triste; Mme Gonzalès répartit qu'elle n'en croyait rien, qu'au reste elle ne voyait aucun mal à une légère intrigue, pourvu qu'Edith ne fût pas détournée de sa vraie voie. --Allons, avoue que cet Edward ne t'était pas indifférent? La jeune fille répondit, avec beaucoup de sang-froid, qu'elle était même très sûre de l'aimer. La dame, d'une voix pleine d'angoisse, la félicita de ce qu'elle se consolait si vite d'un départ qui mettait fin à ce flirt dangereux. Edith jeta sa cigarette dans le cendrier et, regardant sa mère en face: --Ce départ ne met fin à rien: dans huit jours j'aurai rejoint Edward à Paris. Des plaques jaunes se dessinèrent sur les bajoues et sur le front de Mme Gonzalès: --Tu ne feras pas cette bêtise. Edith demanda qui pourrait bien l'empêcher. --Crois-tu, petite sotte, que j'aurai sacrifié toute ma vie à ta fortune, crois-tu que pendant des années, au prix de mon honneur et de ma réputation, je t'aurai préparé les voies... --Maman, je t'en prie, ne parle pas si fort, c'est du dernier commun, et puis quelle imprudence! Le flegme de la jeune fille, son persiflage à froid, toujours avaient déconcerté Mme Gonzalès. --Maman, je le demande seulement de me laisser parler une minute. Je suis amoureuse, il est vrai, mais je suis ambitieuse aussi et infiniment plus que tu ne l'es toi-même; car je veux la richesse et une situation mondaine, mais alors que cela te contente, il me faut à moi autre chose et que le vieux Gunther ne saurait me donner, il me faut le bonheur. L'argent ne me serait rien si je n'ai en même temps l'amour. Tout ce que j'aurais reçu du père, je l'obtiendrai d'Edward, qui a de la fortune et qui habite Paris, mais il y ajoutera l'essentiel. --Petite sotte, ne vois-tu pas que l'affaire est dans le sac, que le vieux t'épousera, alors que ton gigolo aura tôt fait de te renvoyer au trottoir? --Je ne suis pas si sotte ni si naïve: pendant que tu t'obstinais sur une mauvaise piste, que tu travaillais le vieux, moi je m'occupais du jeune: ce fut dur, je ne le nie pas, mais maintenant, je le tiens, j'en suis sûre. --Ma chérie, tu as vingt-huit ans, tu n'as plus de temps à perdre: avec Bertie, la réussite est assurée, avec le gosse, elle reste douteuse. Écoute-moi, Edith (et la dame retrouvait soudain une voix grasse de fille), écoute-moi: je connais les hommes, eh bien ton Edward n'est pas un de ceux sur lesquels nous ayons pouvoir: il est femme, il est plus femme que toi, il nous ressemble trop pour nous aimer, il n'aime pas les femmes. Edith eut un petit rire: --Je sais ce que je sais... --Peut-être ne dédaigne-t-il pas certains plaisirs et lui as-tu mis au cou une chaîne d'habitudes dont tu t'imagines qu'il ne se passera plus... Ah! pauvre enfant, je les connais, ces petits-là: quand on croit les mieux tenir, alors ils s'évadent, ils se laissent conduire jusqu'au seuil de la mairie, mais, la veille de la cérémonie, ils prennent l'Orient-express et laissent sur la table une lettre d'excuse avec vingt-cinq louis. --A la précision de ce chiffre, je devine qu'un souvenir personnel obscurcit ton jugement ... toi et moi, cela fait deux; tu n'es pas faite pour réduire Edward... --Pauvre sotte qui prétend m'en remontrer! --Mais oui, maman, mais oui! Sans doute je ne saurais comme toi mener, par le bout du nez, Bertie ... --Mais à toi les travaux de finesse? Eh bien, ma fille, nous verrons cela! Mais non, dis-moi que nous ne le verrons pas; j'espère encore te convaincre, on ne renonce pas à une proie certaine! Mme Gonzalès connaissait trop sa fille pour garder quelque espoir de la convaincre; tout de même il lui restait huit jours de manœuvres, M. Gunther n'ayant pas quitté Bordeaux ce dimanche-là: tout pouvait être sauvé encore. Ce matin même, May, à peine descendue de sa chambre, suivit l'allée des vignes, ouvrit la porte rouillée qui donnait sur un étroit chemin par où l'on gagne, à travers champs, Viridis. Une cloche tintait, annonçant la fin de la messe; la brume présageait un après-midi torride; les pas de la jeune fille faisaient se lever des vols palpitants de papillons bleus et les petits cœurs des lézards battaient dans les pierres des clôtures. Tant de luttes intérieures ne se révélaient plus sur cette face inexpressive; une décision prise pendant la nuit lui enveloppait l'âme d'apaisement; lorsque à l'aube, après des heures d'insomnie, à l'instant de l'éveil des oiseaux, elle avait surpris--avec quelle indignation!--le départ furtif d'Edward et le démarrage en douceur de l'auto chargée de bagages, May, surmontant son angoisse, s'était fortifiée dans une volonté de rénovation, de recommencement: son frère la trahissait, elle renoncerait à son frère! Marcel Castagnède ne lui fut plus que le signe sensible de cette autre vie où elle pénétrait; elle imaginait l'Église ainsi qu'une communion, un cœur à cœur, un écrasement de sa vieille ennemie la solitude; un autre homme la dirigerait au long d'une route sûre, jalonnée de pratiques, sans qu'elle ait à se déchirer à tous les carrefours, dans l'incertitude, en face des chemins qui se croisent. L'infâme relent que son père, Edward, les Gonzalès entretenaient à Lur et dont la jeune fille avait commencé de se sentir empoisonnée, enfin cette folie charnelle qui déjà l'avait atteinte, lui rendit moins redoutable l'accès de la maison Castagnède; elle évoquait, tout en marchant, cet «intérieur» où, résolument, il fallait s'ensevelir. Ces braves gens se suffisaient à eux-mêmes; le monde, pour eux, finissait aux cousins issus de germains. Ce que cette race des Castagnède pouvait produire d'intelligence, de sainteté, d'héroïsme, se consommait sur place, dans l'hôtel où ils procréaient depuis un siècle. Les filles ne se mariaient jamais hors la ville, à peine hors la maison, jamais hors la rue ou le quartier. Les domestiques, bien que modiquement payés, ne pouvaient s'accoutumer à d'autres places; ceux qu'un coup de tête chassait de ce modeste paradis, n'avaient de cesse qu'ils n'y fussent réintégrés. Il était rare qu'on y priât un étranger à dîner, mais dans cette occurrence, des plats cuisinés l'émerveillaient pour le reste de sa vie. Personne jamais ne prit, chez les Castagnède, ses habitudes; un parent par alliance, habitant le Nord, et qui prétendit s'y installer huit jours, dut fuir le surlendemain de son arrivée. Marcel, affilié à la section bordelaise d'un parti néo-monarchiste et préposé à l'organisation des chahuts et des sabotages des cours d'un professeur germanisant, avait hébergé chez sa mère, à l'occasion d'un congrès, quelques Parisiens éminents, rédacteurs au journal du parti; l'esprit, la blague, les charges incompréhensibles, passées les fortifications, cet orgueil des gens de lettres qui démolissent d'une phrase un Lamartine ou un Hugo, exaspéra les Castagnède incapables de «mettre au point», prenant tout au pied de la lettre, hostiles à tout ce qui n'est pas à leur échelle. May le savait; en avait-elle assez ri avec Edward! Les Castagnède, dès l'enfance, leur avaient été un jeu de massacre. Aujourd'hui, elle n'en riait plus, elle aspirait à cette règle, à cet ordre et surtout à cette propreté morale, à cette dignité: chez eux, rien de vil ni de bas, ni de suspect, l'ombre d'aucun vice au fond des regards. May s'inquiéta de n'avoir pas encore rencontré, sur le petit chemin, celui qu'elle y venait chercher. Elle avait décidé de parler à Claude: «Ne lui ai-je pas donné quelques droits»? se disait-elle bravement. Parce qu'il était un pieux enfant, elle crut qu'il serait facile de l'apaiser. «Je ne l'aborderai que s'il revient seul de la messe, songeait-elle, sinon, je passerai sans le voir.» A un tournant, près d'un moulin abandonné, elle le vit apparaître. Comme il marchait, les yeux fixés à terre, il ne l'aperçut pas d'abord. Endimanché, Claude plus qu'avec ses vêtements de travail, avait l'aspect d'un paysan; le veston, aux épaules rembourrées, élargissait ridiculement sa carrure, les manches trop courtes découvraient les poignets, rendant presque monstrueuses les épaisses mains sans ongles; il tenait, son canotier à la main, il transpirait; le gilet déboutonné laissait voir le plastron mal ajusté à la chemise de flanelle; le soleil allumait des plaques de cosmétique à ses cheveux rebelles, ses cheveux frisés de garçon boucher. May, d'abord, éprouva de la honte et de la colère, songeant que ce gros garçon se pouvait à bon droit persuader de l'avoir troublée; alors Claude leva vers elle des yeux où elle sut lire une tendresse humiliée et terrifiée, une expression de chien caressé par mégarde... Il ne s'approcha pas, demeura au milieu de la route, immobile, et May le vit tel qu'il était, le pauvre complet-veston acheté à Toulenne désormais ne trompa plus ses yeux, elle reconnut le jeune athlète sain, puissant, dévoré de vierge passion et, comme dans les incendies des Landes, le feu, d'une cime à l'autre, se communique, elle aussi, jeune plante, en face de ce bel arbre embrasé, trembla pour elle et n'osa faire un pas vers lui; elle eut peur de cette émotion délectable, et qu'il fallait vaincre. --J'ai voulu vous voir, dit-elle enfin, parce que je vous dois une confidence et que vous me devez un service. Et comme Claude balbutiait qu'il n'était pas digne, elle ajouta avec un rien de condescendance: --J'ai de l'amitié pour vous, Claude, et vous me montrez de la sympathie; votre instruction, votre intelligence m'autorisent à vous traiter en ami, et même en frère, puisque mon vrai frère m'abandonne... Elle se tut et Claude ne trouva pas un mot pour combler le silence; il la regardait. Elle dit encore: --Votre savoir n'est pas seulement ce qui vous attire ma confiance: mais aussi votre religion, votre foi candide. Il fallait pourtant qu'elle risquât une allusion à la scène du verger. Elle se décida: --Claude, vous connaissez ma solitude. Tendez-moi une main secourable. Vous m'avez vue, n'est-ce pas, souvent désemparée, faible. Vous savez qu'une mauvaise curiosité, ce goût des expériences que je dois à mon frère m'inclinent parfois à des démarches peu dignes de moi... Mais j'entrevois le salut, et vous m'y aurez aidée... Stupéfait, ignorant où elle voulait en venir, Claude, au milieu de la route, haletait; elle lui dit de se couvrir, il ne le voulut pas et le soleil brûlait sa nuque. --Enfin je sais ce qui est exigé de moi: ce ne saurait être par hasard qu'un jeune homme qui, avec le consentement de mon père, demande ma main, exige d'abord que je devienne catholique. N'est-ce pas, Claude, qu'il y a là le signe d'une volonté particulière sur moi? --Vous vous mariez? Elle affecta de ne pas voir son trouble, assura qu'elle ne doutait point du réconfort que Claude puiserait dans cette pensée qu'il avait beaucoup fait pour ouvrir les yeux d'une petite hérétique. Elle espérait qu'il ne refuserait pas de couronner son œuvre en la mettant en relation avec M. Garros ou ce vicaire de Viridis, l'abbé Paulet... May s'effraya que Claude ne répondît pas. Avait-il seulement écouté? Il s'était rapproché d'elle et soudain lui prit le poignet, d'un air de brute: --Qui donc épousez-vous? Le fils Castagnède, bien sûr! Elle se dégagea et les coins tombants de sa bouche exprimèrent un dégoût dont Claude fut accablé. --Je vous en ai dit assez, Monsieur, trop, sans doute, puisqu'il paraît que je vous connaissais mal... Il balbutia: --Pardon ... pardon... Mais courant presque, elle disparut derrière le moulin. Claude ne la poursuivit pas, il se coucha d'abord dans le fossé plein d'orties et de menthe sauvage, puis, à travers les vignes, s'égratignant aux fils de fer, il descendit jusqu'à Toulenne, entra dans la première auberge où était attablé le bouvier Abel, s'assit en face de lui, demanda du vin blanc. May, le lendemain, rejoignit son père à Bordeaux et lui fit part de sa décision. Bertie dissimula sa joie. La demande officielle à peine faite, il s'occupa du contrat: Marcel s'engageait à laisser dans la maison de commerce la fortune de sa femme. M. Gunther déclara ne point faire obstacle à la conversion de May. La jeune fille, qui ne voulait pas se retrouver en face de la Gonzalès, fut confiée à Mme Castagnède: la bonne dame l'adressa à son confesseur. Le samedi, comme M. Gunther, épanoui, chargé de petits cadeaux, s'installait à table dans la salle à manger de Lur, Edith le pria de bien vouloir commander l'auto pour le lendemain matin. Elle ajouta qu'elle aurait de nombreux bagages. Comme M. Gunther, très paisiblement, lui demandait si elle comptait être absente plusieurs jours: --S'il vous plaît, Monsieur, je quitte définitivement Lur: une très chère amie m'appelle en Seine-et-Oise où je vais achever mes vacances. --Voilà, Mademoiselle, une étrange nouvelle! Il eût été convenable que je fusse consulté. --Mais, Monsieur, j'ai averti ma mère et ce soir je vous fais part de ma décision, en vous exprimant ma gratitude. Elle parlait du ton de quelqu'un qui donne un congé définitif, et c'était si apparent que Mme Gonzalès, les yeux dans son assiette, n'osait regarder le colérique Gunther qui, cependant, d'une voix sourde, l'interrogea: --Étiez-vous informée de ce départ, Madame? Elle balbutia sottement qu'elle avait fait, pour en détourner Edith, l'impossible: c'était avouer que tous leurs projets s'en allaient à vau-l'eau. L'orage n'éclata pas d'abord: chacun faisait semblant de manger et le domestique pressait le service. Seule, Edith affecta une grande liberté d'esprit et redemanda du poulet; mais elle se priva de dessert afin d'aller boucler ses valises, pressa la main de M. Gunther, et d'un pas aussi nonchalant que de coutume, gagna la porte. M. Gunther posa sa serviette sur la table, se dirigea vers le salon, ouvrit la fenêtre, déboutonna son col; le souci de sa santé, à ces minutes-là, l'aidait maintenant à se contenir. Enfin, d'une voix calme, il demanda à Mme Gonzalès quel était le fin mot de cette comédie. La dame poussa un grand soupir: elle savait la partie perdue; il lui restait de se venger, d'un coup, de vingt années humiliées: --Cela signifie, mon ami, que je m'étais trompée et que le dégoût, chez ma fille, l'emporte sur la pitié. --Le dégoût? --Toujours (je vous l'avais caché, mais comment n'être pas sincère maintenant?) elle eut horreur de ce qui est vieux, passé, elle n'aime que la jeunesse: ce qui de vous lui plaisait, elle n'a pu l'aimer que dans votre fils... --A la porte! Allez-vous-en! F..... le camp avec elle! De cette maison, à vous deux, vous faisiez une ... Maison. Voilà dix ans que je vous supporte, que j'impose à ma fille l'ignominie de votre présence. Des injures suivirent; le trottoir, on eût dit. Mais Mme Gonzalès buvait, le doigt en l'air, son café, regardait Bertie devenir violet, songeant que ce serait, tout de même, une chance et une bien grande satisfaction pour elle de le voir s'effondrer; il ne s'effondra pas et ce qui, sans doute, le sauva, ce fut de montrer le poing à la dame, de lui courir sus, de lui arracher des mains la tasse qui se brisa sur le parquet, de la pousser vers la porte en dépit de ses gloussements et de lui signifier qu'elles auraient à vider les lieux incontinent: ces dames prirent à Toulenne le train de 21h. 17m. A minuit, Bertie rêvait encore au salon, en face d'un petit verre et d'un carafon d'armagnac; après l'orage, il s'accordait cette solitaire débauche. La satisfaction d'avoir fait maison nette détendit ses nerfs. Ces derniers temps, la Gonzalès l'avait enserré de trop près en de trop grosses toiles, la vieille araignée! N'empêche qu'une belle proie lui échappait; il avait, touchant le corps d'Edith, des imaginations de propriétaire... Bah! la belle n'eût rien fait que la bague au doigt, ... ce mariage, quelle grossière embûche! Un malaise lui vint d'être seul dans la maison avec deux domestiques: des souvenirs de films sinistres l'obsédèrent; il eut la sensation d'un silence d'assassinat dans une villa isolée; un chat sauvagement miaula sur les toits. Bertie, pour détourner sa pensée, se remémora chaque injure adressée à la Gonzalès--satisfaction profonde!--Elle ne s'était guère défendue; pourtant il se rappela une petite phrase à quoi d'abord il avait prêté peu d'attention, mais, comme une flèche, elle demeurait fichée en lui; Bertie en sentit soudain la blessure; il s'agissait de sa fille: la Gonzalès s'était déclarée fort contente de n'avoir plus la charge d'une donzelle qui aimait se faire bécoter dans les coins par le fils du paysan, et avait ajouté que lorsque Bertie comparait sa maison à un b..., il ne croyait pas si bien dire. M. Dupont-Gunther se rappela une lettre où Mélanie le mettait en garde contre Claude Favereau, qui allait se baigner en compagnie d'Edward et de May... Il haussa les épaules; comment croire que cette May revêche, puritaine, plus orgueilleuse et plus dédaigneuse qu'une paonne, se pût commettre avec un paysan! La Gonzalès allait un peu fort! Il lui restait pourtant une sourde inquiétude, dont le détourna la brusque imagination d'Edith dans les bras d'Edward; une jalousie atroce le brûla; il aurait crié de rage; alors il décida de ne pas se coucher avant que le flacon d'armagnac fût vide et, derechef, remplit son verre. X EDWARD DUPONT-GUNTHER À FIRMIN PACAUD. Paris, septembre 19... Souvent je vous ai entretenu, mon ami, de cette joie particulière aux retours de province, lorsque j'entrais dans mes habitudes anciennes comme dans ce costume d'intérieur à quoi s'associent des souvenirs de travail, de fumeries, de lectures, et qu'avec le trot éreinté d'un cheval sur le pavé de bois, le son d'un grelot s'éloignait. Je regardais, au fond d'une glace, s'évanouir cet air excédé que la province m'impose et réapparaître mon vrai visage; mes goûts, un à un se réveillaient en moi, des ambitions, des projets... Je revenais à des soins négligés de toilette et de monde. Le téléphone m'apportait soudain les voix spirituelles de ceux qui m'amusent et que je retrouvais à leur place, prêts pour mon amusement. Je rêvais de tendresses possibles... Oh! cela ne durait guère: ma fièvre de travail cédait vite à cette persuasion de n'être capable que de réminiscences--faux cubiste pour les gens du monde, amateur mondain pour les artistes!--J'avais tôt fait de décrocher mon récepteur et de ne plus savoir m'amuser avec ceux qui ne s'en lassent pas. Mes essais de tendresses devenaient de lugubres impasses; au moins me restait-il la solitude, ce dernier bien qui aide à ne pas mourir et qui est le droit de demeurer seul dans une chambre; je me réservais, pour ces heures-là, telles lectures qui ouvrent au cœur des horizons métaphysiques: toujours, j'eus le souci de mettre la religion de côté, mais comme une poire pour la soif: un être aussi dénué de défense en face de la mort tentatrice, croyez-vous qu'il doive négliger cette dernière raison de ne pas devancer son heure? La naïve foi (au fond pas si naïve!) du petit Favereau, me déconcerte moins que votre jovialité d'ancien élève de Burdeau, indifférent à ce qui dépasse les apparences. De cet le «joie du retour» il faut, cette année, faire mon deuil: Edith est là, elle s'installe, non comme la femme épouse de qui la lampe éclaire la nuque penchée et qui montre à un petit garçon des images, non comme celle de qui la présence est une solitude, moins l'angoisse, et dont j'imagine que le souffle mesure le silence et ne le trouble pas; il existe de ces ménages heureux... Claude Favereau l'affirme qui m'ignore assez pour me recommander ce simple et inaccessible bonheur; Edith est la Maîtresse: elle dispose de mon temps, de mes livres, de mon corps; avec mes relations elle joue aux échecs, organise selon sa petite idée mon avenir. Elle tisse sa toile, m'enveloppe, m'englue, je fais le mort, je la l'assure, confiant en mon pouvoir de, tout d'un coup, disparaître et assuré d'avoir au doigt l'anneau qui rend invisible. Cher Pacaud, qui prenez toujours le parti de la femme, ne vous hâtez pas de vous attendrir; la première, peut-être, elle me lâchera; ses facultés s'adaptent miraculeusement à la vie parisienne; elle n'a déjà plus besoin de moi, elle ira loin; c'est l'opinion de sa chère mère, débarquée incontinent ici après la tragédie de Lur, et qui s'établit professeur de beauté, rue Gaudot-de-Mauroy. J'ai consenti à recevoir une seule fois la bonne dame très capable, au reste, de renoncer à sa fille pour ne pas déranger ses stratégies, mais je l'inquiète, cette vieille routière, elle se méfie, je ne lui dis rien qui vaille, son instinct l'avertit qu'on ne fait pas de bon ouvrage avec un gars de ma sorte; je compte sur ses directions pour me délivrer d'Edith sans trop de douleur; si la comédie vous tente, venez ici vers la mi-janvier; Edith aura trouvé alors le «flat» de ses rêves, et nous pourrons, comme naguère, bien avant dans la nuit, fumer, boire des alcools. Ce nouveau loyer m'oblige à vendre encore des Suez... Quelle fatigue! Votre EDWARD. _P. S._--Qu'advient-il de May, de sa conversion et de son stupide mariage? Elle ne répond pas à mes lettres; je connais sa puissance de rancune: me voilà son ennemi désormais. Non, comme elle se le persuade, parce que je l'ai abandonnée; elle me trahit et passe dans le camp de ceux qui veulent vivre. LETTRE DE FIRMIN PACAUD À EDWARD DUPONT-GUNTHER. _(Fragment.)_ ... Je m'inquiète fort peu que cette Edith tire ou non son épingle de vos jeux, et je ne redoute aucun collage pour vous qui êtes si singulièrement impropre aux grandes passions. Seule me préoccupe votre persévérance à briser tous vos appuis, à délier tout ce qui vous rattache à la vie. Je me dis bien que vous parlez trop de mourir pour en courir vraiment la chance; n'empêche que j'aimerais vous connaître une ambition, une manie,--oserais-je dire un vice?--enfin, de quoi remplir vos journées. Enfermez-vous dans votre atelier: travaillez avec le maître que vous avez choisi. Le premier barbouilleur vous persuade que vous n'avez pas de talent; il y a en vous-même un complice de ceux qui, sournoisement, vous découragent. Cher Edward, qui vous croyez un grand dédaigneux, comme le plus idiot jugement vous obsède! A défaut de travail et puisque vous déclarez inguérissable votre impuissance d'aimer, du moins cultivez ce goût de ne dédaigner l'action que pour vous passionner au spectacle des autres hommes: naguère vous aimiez les salons de Paris; vous me rapportiez des conversations avec certains êtres et qui ouvrent des abîmes, disiez-vous, devant quoi ont reculé les plus audacieuses littératures. N'avez-vous plus de ces curiosités? Je vous cherche, tant vous inquiétez ma sollicitude, les plus saugrenus divertissements... ... On me dit que notre petite May s'acclimate avec une facilité imprévue: je le tiens de votre père, n'ayant pas mes entrées chez les Castagnède; May s'y ensevelit comme au couvent; elle voit chaque jour ses deux futures belles-sœurs de qui le programme est d'être à perpétuité enceinte ou nourrice. May suit des cours de puériculture; on la signale chaque matin à la messe de sept heures. Tout cela est bien étrange; elle s'est débarrassée de votre influence avec une passion qui me fait croire à quelque événement secret. Rappelez-vous, à Lur, le soir du dîner Castagnède, son air halluciné. N'avez-vous rien appris? Ma tendresse peut-être est indiscrète? Quoique ma réputation de débauché m'ait toujours fait du tort auprès de votre sœur, parfois elle m'écoutait et, quand vous n'étiez pas là, elle se confiait un peu. Ah! si j'avais été de dix ans plus jeune!... Elle s'éloigne en courant dans ces ténèbres mystiques, elle s'enivre de l'opium chrétien... Peut-être cela va-t-il nous donner une petite sœur de cette Jacqueline Pascal que vous m'avez appris à aimer et qui ne voulait point mettre de limite à la pureté ni à la perfection; c'est compter sans l'influence du gros Marcel: saura-t-il manœuvrer? Jusqu'à présent, il joue le rôle d'accessoire dans une conversion; tout de même, c'est un garçon: il lui reste un argument dont nous ne connaîtrons l'effet qu'après la cérémonie; votre père souhaiterait qu'elle ait lieu sans délai, mais la mère Castagnède exige que d'abord sa future bru soit exactement informée des mystères chrétiens, et je ne crois pas que le mariage puisse être célébré avant le printemps. Votre père maigrit, c'est mauvais à nos âges; le départ des Gonzalès lui a donné un coup; on dit qu'il a rompu avec Rose Subra; jamais je ne l'ai vu demeurer si longtemps sans personne. Il monte souvent le soir chez moi à cause de mon armagnac 1853; il ne m'ennuie pas: nous avons des goûts communs, mon cher, et des souvenirs donc! Les affaires vont assez bien; j'ai raflé au bon moment toute la récolte de l'entre-deux-mers, il y a eu depuis de la grêle dans l'Aude; mais voilà qui vous assomme; ne sauriez-vous trouver, parmi vos hérédités bourgeoises, le goût des affaires, de l'argent? Je vous suis un exemple qu'on peut y garder quelques intelligentes curiosités... * * * * * LETTRE D'EDWARD DUPONT-GUNTHER A FIRMIN PACAUD. _(Fragment.)_ Paris, mars 19... ... La solitude m'est enfin rendue, et si je ne trouvais encore dans mon cendrier des épingles à cheveux et aux coussins du divan une tenace odeur de chypre, surtout si parfois Edith ne me venait surprendre et ne s'abattait sur mes genoux avec cette insouciance des femmes persuadées que l'amour les rend impondérables, je me pourrais croire au temps où le bonheur m'était donné de souffrir seul. Il nous a fallu deux semaines pour trouver ce «flat» qu'Edith n'imaginait pas hors du seizième arrondissement. Nous franchîmes de crêmeux vestibules aux fausses somptuosités, et nous nous confiâmes à des ascenseurs si divers que je proposai à Edith d'écrire une étude comparée des Pifre et des Samain; je ne concevais pas qu'elle pût hésiter entre des appartements identiques: les salons, sans panneaux et tout en portes, ouvrent par de vastes baies sur de minuscules vestibules; les vitraux de la salle à manger sont de la même série que ceux de l'escalier et le même étroit corridor ripoliné conduit aux chambres. Enfin elle signa un bail qui, s'il m'obligea à vendre des Suez, fit chez moi maison nette. Je n'eus plus que des journées d'antiquaires, Edith ne voulant que de l'ancien, parce que «ça augmente toujours de valeur». Vigoureuse, elle retournait les fauteuils, en quête d'une signature. Entre temps, fut publiée cette _Vierge folle_, par Edith Gonzalès, avec une ingénieuse préface d'Edward Dupont-Gunther: vous savez que comme je suis peintre, le monde m'accorde un petit talent d'écrivain. Ce fut un succès; avez-vous lu? C'est ensemble malade et comme il faut, relevé d'un grain de saphisme; un observateur y découvrirait, en couches superposées, les lectures d'Edith: d'abord les honnêtes, les édifiantes (du temps qu'elle était enfant de Marie), puis les autres (du temps des premières tentations et du premier faux pas et des expériences diverses...). L'essentiel est que je pus persuader Mme Tziegel, la comtesse de La Borde qu'elles avaient «découvert» Edith Gonzalès; cette découverte occupe fort notre petit clan: Edith à qui, chez les Castagnède, on ferait prendre ses repas à part, ici tient un rôle de muse pour personnes du gratin. La mâtine se montre admirable dans l'art d'être toujours chez elle, de ne point s'esclaffer quand une duchesse sonne, et de siffler son monde quand elle est certaine qu'il ne souhaite que d'accourir. De plus elle sait flatter un homme de lettres et lui brûler la sorte d'encens qu'exigent ses narines: art difficile, mais le posséder assure à son heureuse détentrice ce qui s'appelle un salon. «Quand je pourrai avoir table ouverte!» soupire Edith. J'avais eu raison de vous prédire qu'elle me lâcherait la première: elle a commencé de se détacher de moi, avant d'avoir jamais cru que je fusse excédé. Tout de même, elle tient à moi; je lui ai amené du monde, je fais nombre, je paye. Peut-être vous étonnerez-vous que je m'obstine à fréquenter chez une personne qui m'assomme? Mais, mon ami, j'attends impatiemment l'heure de m'y présenter, j'arrive le premier et toujours m'en vais le dernier. Oh! l'amour n'y est pour rien; je m'ennuie, je suis seul, et pour tout vous dire, j'ai peur d'être seul ... une peur d'enfant malade... Quand nous avons dîné ensemble, je la supplie parfois de ne pas s'en aller, tant ma chère solitude à certaines heures m'est une maîtresse redoutable... Edith a des raisons de se croire nécessaire. La mère Gonzalès qui, chaque matin, la vient masser, attise ses ambitions matrimoniales... Je redoute un ultimatum... Vous me conseillez de lire: A vous aussi, au lycée, on fît développer ce texte «qu'il n'est pas de peine qu'un quart-d'heure de lecture n'ait apaisée». Mais, mon cher, si vous saviez comme l'imprimé m'ennuie! Quand je lis en de jeunes revues que des garçons de mon âge se passionnent pour ou contre Mme Bovary, accordent ou refusent à Moréas du génie, il faut bien m'humilier et m'avouer que depuis le temps qu'en me bouchant les oreilles, je lisais Jules Verne, l'imprimé ne m'a jamais détourné de moi-même... Ah! si je me pouvais considérer comme une matière à livre! me raconter! Cette manie en sauve quelques-uns... Parfois, je pense à Lur, à l'ombre des charmilles et du cœur de Claude ... mais celui-là, le simulacre du pacte sacrilège, qu'un soir de férocité, je lui proposai, me l'a fait perdre pour toujours. En m'aliénant ce cœur, j'ai déchiré ma carte dernière... Comment vous expliquer?... XI Claude, s'enfonça dans l'hiver qui fut cette année-là si pluvieux que le jeune homme passait de longues journées à lire dans la cuisine; il prenait les livres sans les choisir, à tâtons, dans les ténèbres glaciales de la bibliothèque, les portait au grand jour, déchiffrait les titres comme un plongeur découvre au grand soleil l'orient de la perle qu'il ramène. Au coin de la cheminée, il s'abandonnait à sa lecture tandis que son père, tassé sur sa chaise, en face d'un litre, se réveillait en sursaut à son propre ronflement et que sa mère, assise devant la fenêtre pour perdre le moins possible de jour, ravaudait indéfiniment des linges. Parfois, Claude jetait sur sa tête un sac, chaussait des sabots et, quelque temps qu'il fît, s'enfonçait dans l'air épaissi de brouillard d'eau et de fumée, remontait au hasard les chemins inondés entre les saules difformes. Des vols d'oiseaux lourds passaient dans le ciel, tombaient ensemble sur les champs nus, univers noyé qui devenait pour Claude le monde des apparences de son manuel de philosophie. Rien ne l'y détournait de voir May errer de cime en cime; au plus épais de l'humide saison, il évoquait soudain la petite route dans la lumière d'un matin d'été, la jeune fille immobile, son ombre courte. Il secouait la tête, fermait les yeux pour échapper à des obsessions sales et tristes. L'isolement de l'hiver, le désœuvrement le condamnaient à ces moroses délectations qu'il ignorait à l'époque des grands travaux; sa pensée ne respectait plus l'enfant orgueilleuse de qui le visage, une seconde, s'était rapproché du sien: vertige des yeux! souffles confondus! paumes des mains accolées... Plus tard sous la lampe, près du feu, tandis que Favereau ronfle et que l'inlassable pluie enserre la maison, les hangars, l'étendue, et plus tard encore, dans le lit de fer, son lit d'enfant, dans la lueur diffuse de la nuit qui entre par les carreaux sans volets, Claude n'est plus que la proie inerte de son désir. Il rentra un soir avec une douleur au côté, brûlant de fièvre; sa mère lui mit une compresse d'eau rouge dont elle avait le secret. «Elle se le purgea», comme elle disait; en dépit de son inquiétude, elle n'appela pas tout de suite le médecin qui demande des trois francs pour une visite; d'ailleurs Claude avait eu ça déjà l'année de sa première communion. Favereau le traita de feignant qui voulait couper à la reprise des travaux. Le docteur, enfin mandé, diagnostiqua une pleurésie double. Claude s'abîma avec un sentiment de délivrance dans la maladie. La face contre le mur, il se répétait indéfiniment des vers, de vagues formules, se perdait en d'impossibles histoires, faisait semblant de ne pas entendre les questions de sa mère; les taches sur la chaux formaient des dessins qu'il décomposait et recréait comme des nuages. Le battement de l'horloge, le cri d'un oiseau ne suffisaient pas à lui donner le sentiment précis d'être dans la vie. A la campagne, lorsque la terre commence d'exiger l'effort inlassable de l'homme, les malades connaissent une solitude que rien ni personne au monde ne trouble; Claude se délectait de cet abandon: la décroissance du jour, l'envahissement de l'ombre, la venue muette de la nuit, il en mesurait les degrés imperceptibles; il ne soutirait pas, n'avait pas faim; il comprenait comme il est facile de se détacher de tout; aux visites du docteur, il exagérait sa faiblesse pour être interrogé le moins possible. Puis ce fut le premier œuf à la coque et cette unique mouillette qui lui rappela ses maladies d'enfant. Un jour, il s'assit sur le banc de la treille, au soleil de mars: des poules picoraient à ses pieds; le décor de l'hiver demeurait, mais l'odeur du vent, la qualité de la lumière annonçaient que l'heure était proche. Entre les feuilles pourries, Claude fixait la tache jaune et mouillée d'une fleur. Déjà s'épanouissait la procession candide des arbres à fruit, le soleil aspirait la sève qui tremblait, se gonflait au bout des branches noires, dilatait les poisseux et gluants bourgeons. Le facteur, sans descendre de sa bicyclette, jeta un journal et une lettre pour Maria Favereau de qui les lunettes, sur son bec de poule, glissèrent. Elle dit: --En voilà une idée! Les mariés viennent coucher ici le soir de leurs noces! --Quels mariés? Claude ignorait donc que Mlle May épousait le fils Castagnède à la fin du printemps? Il y aurait à Lur un grand repas pour les travailleurs. Il n'était que temps de mettre le château en état. Favereau rit grassement et recommande qu'on choisisse des draps solides. Claude se leva, appuya ses mains contre le mur, essayant de retrouver la torpeur bienheureuse des semaines de maladie. Il ne s'éveilla qu'au milieu de la nuit, et tout de suite, connut son angoisse. Il s'étonnait de discerner en lui une félicité sombre parce qu'il allait revoir May, fût-ce dans une pareille minute et lorsqu'un autre, à chaque instant, la tiendrait entre ses bras. Ah! sans doute la verrait-il errer sous les charmilles, au matin, pâle et désespérée; il épierait sur ce visage les signes de l'horreur, les traces du dégoût: pour ce grand garçon ardent et sensuel, les mystères de la chair demeuraient le péché, la flétrissure. A la sensualité la plus animale, il mêlait un crucifiant désir de pureté. Les fautes dont le souvenir amuse les autres hommes l'embarrassaient de remords sans cesse renaissants; il se rappelait chaque chute avec ses particularités aggravantes. Les premiers troubles de son adolescence, les misères de sa chair éveillée, il ne se pardonnait rien, se souvenant même de telle pensée, de tel désir. Il ne douta pas un instant que les réalités du mariage ne parussent abominables à celle dont il avait vu la bouche se détourner sous son souffle. L'ancien séminariste n'attribuait au sacrement nulle vertu purificatrice. C'était, selon lui, un moindre mal pour Edward incapable de pureté: aussi avait-il naguère, à son jeune maître, conseillé le havre d'un foyer. Au fond, il eût volontiers souscrit à la condamnation que prononce, contre le mariage même chrétien, Pascal qui le définit: «la plus périlleuse et la plus basse des conditions du christianisme, vile et préjudiciable selon Dieu». Jamais Claude n'envisagea pour lui la joie des noces, persuadé qu'on ne saurait fixer à la volupté des limites; ce garçon brûlant de sang concevait qu'il est plus facile de s'abstenir que d'appliquer une règle à l'ivresse sensuelle; il ne doutait pas que, marié, il s'abandonnerait à toutes les frénésies et qu'il ne saurait imposer de bornes à cet appétit infini de luxure. Il était donc assuré que May, au lendemain de l'initiation, désespérée, chercherait--Dieu sait où?--un refuge, ne se consolerait pas de sa pureté morte. La santé en lui reflua. Sa mère voulut qu'il aidât à préparer le château: il s'y connaissait pour les arrangements «comme un vrai monsieur», disait-elle. Un jour d'avril, après le déjeuner, il franchit le seuil du vestibule. L'odeur de l'été y traînait encore. Les mains de Claude touchèrent le chapeau de soleil qui était demeuré là et sous lequel il avait vu luire les dents de May, ce sourire vaincu. Au salon, où déjà Maria bousculait les meubles, il ouvrit le piano, ses doigts errèrent sur les touches d'où la jeune fille avait fait jaillir pour lui un enchantement désolé. Maria, sur la glace au-dessus de la cheminée, passait un linge humide: Claude se regarda; de la maladie, il sortait plus vigoureux, élargi: dans sa face presque poupine ses yeux lui parurent plus petits; de forte encolure, il ne pouvait boutonner sa chemise. Il commença de frotter les parquets, d'encaustiquer les panneaux des vieilles armoires. Les manches retroussées, il lava les vitres, déplaça les meubles pesants. Au soir, à peine sa soupe avalée, il se jeta sur son lit, s'endormit d'un sommeil sans rêves. Il prit goût à son ouvrage. Un jour, sa mère, du haut de l'escalier, le héla. Dans un sourire presque égrillard, elle montrait le trou noir de sa bouche où deux vieilles dents paraissaient seules: il s'agissait de préparer la chambre, d'y monter un grand lit. Claude, comme un blessé cherche, malgré lui, le point sensible de son corps, ne peut se défendre de réveiller sa blessure, se complut à disposer lui-même les meubles. «Ce sera là, se disait-il, que cet homme va lui donner un tel dégoût qu'elle n'aura plus d'autre soutien que le souvenir de mon tremblant et religieux amour». Il avait hâte, maintenant, que tout fût consommé. Vers le même temps, un soir, May, écrivit pour elle seule: «Ce matin: communion, la première. Selon l'avertissement du père, je ne doutais point que je dusse être déçue; il m'avait dit de m'attendre d'abord à du silence, du vide. Il ne fallait souhaiter rien de sensible. Fut-ce parce que j'attendais cette froideur que j'éprouvai cette chaleur, cette joie, ce calme, cette paix? Aucune possibilité de prier, un abandon. «Il» était là, non plus inaccessible, comme au temps que j'étais hérétique, mais présent, charnellement; J'évoquai, un à un, de chers visages morts et vivants, pour qu'ils fussent participants de cette grâce en moi. Messe basse habituelle, sans cantiques, sans rien d'extérieur qui émeuve: tout me venait donc de la Présence intérieure. Étonnement au retour, de la rue printanière, de la foule, des petites voitures au bord des trottoirs. Sentiment, certitude désormais d'un refuge contre toute la vie. Plus jamais seule. Le petit déjeuner... Je ne sais quoi de noble, de pur sur cette vieille figure de ma future mère, si souvent ridiculisée au temps de ma folie. Je l'ai priée de me conduire chez ses pauvres. Scrupule d'avoir voulu qu'elle m'admire. Son goût pour la vieillarde qui a un cancer. Je suis sûr qu'à ce chevet, ma mère s'attardait à cause de l'odeur. Comme je me sentais pâlir, elle s'est levée. Son baiser à la joue de cette petite fille au collier de scrofules. Je la vénère, elle qui suscita mes rires misérables. Après-midi troublé d'une inquiétude: avais-je assez précisé la nature des pensées mauvaises qui m'obsédèrent? Mais, en état de péché mortel, eussé-je éprouvé tant de joie? Entrevue avec le père qui a dissipé ce nuage. Je lui dis ma honte de tout recevoir, de ne rien donner, de ne pas souffrir. Ce mariage d'abord m'apparut comme une expiation, mais, auprès de Marcel, je n'éprouve plus rien d'hostile. Les êtres compliqués, malades, m'ont trop blessée. Que leur sécheresse m'a fait du mal! Ce frère naguère tant aimé, que j'ai de peine à ne pas le haïr! Sécurité, apaisement aux côtés d'un homme simple, sans arrière-fond, sans abîme. Le père m'avertit que d'abord cela seul est exigé de moi; l'acceptation d'une destinée commune. Étouffer cette ambition démesurée de l'âme, ce goût d'un sacrifice exceptionnel. Mauvais désir d'apparaître différente. Orgueil huguenot de certains renoncements. Ne pas devancer la grâce, la suivre pas à pas, selon les avis de mon directeur. Nulle autre pénitence que celle qu'il autorise. De l'ordre dans la charité.» Une autre nuit, May écrivit: «Jour du dîner de fiançailles. Je souhaitais d'être éprouvée. Voici l'épreuve, Seigneur, et telle qu'un instant, à vos pieds, je me réfugie. Après dîner, au salon, Firmin Pacaud, avec son indiscrétion coutumière, demande où nous irons le soir de notre mariage. Marcel répond que nous n'avons pas réfléchi encore, mais que rien ne lui plairait autant que Lur. J'ai inconsidérément protesté: n'importe où sauf à Lur! Alors j'ai senti à mes joues une brûlure: mon père attentif, lucide, m'a regardée, avec des yeux avertis, des yeux qui savaient peut-être. Triste folle! comment pouvais-je croire que les Gonzalès, en quittant la maison, se fussent privées de cette vengeance? J'eus la force d'ajouter à mi-voix que, somme toute, cette horreur de Lur devenait sans raison, puisque celles qui me haïssaient n'y reviendraient plus. Mon père a soupiré d'aise. Firmin Pacaud, d'un air alléché, m'observait. J'irai donc le soir de mes noces, aux lieux où je fus troublée et faible... Dieu, faites que celui à qui je pense sache se rendre invisible. Il souffrira peut-être, à moins qu'il m'ait oubliée. Il n'est pas de ceux qui oublient. Il est de ceux qui prient... »Certitude que toute grâce par lui m'est venue. Bien que je l'aie connu en proie à la tentation, esclave de sa jeunesse. Sans doute portait-il en lui infiniment plus que lui-même. Obsédé par son désir triste, asservi à la chair et au sang, il a cru me communiquer sa fièvre, et, à son insu, m'a donné Dieu. De sa seule présence la grâce émanait, comme d'une lampe la lumière. A travers son charnel désir, elle s'épandait et tout de même, je l'ai reçue.» XII Dès l'aube de ce douze mai, Claude s'éveilla. Un peu de lune pâle se fondait dans un azur vierge qui faisait rêver à l'enfance du monde. Il crut entendre pour la première fois des chants d'oiseaux. Il lui parut que c'était lui, le jeune époux, au seuil du jour de ses noces et qu'entouraient des effarouchements d'ailes. Il se donna cette fausse joie, il entretint dans son cœur cette erreur que le monde saluait en lui le bien-aimé. Ses yeux, à travers les baguenaudiers, cherchèrent par où, ce soir, elle viendrait vers lui. Alors seulement il osa se dire qu'un autre à côté d'elle serait assis. Il se vêtit à la hâte, traversa la cuisine où Maria regardait une femme de Viridis allumer le feu. Il entendit à peine sa mère se réjouir de ce que aujourd'hui la cuisinière du _Cheval blanc_ était chargée du repas: --Je suis tellement habituée à l'ouvrage, que déjà je m'ennuie. On serait dix-huit, sous le hangar, à festoyer en l'honneur de la demoiselle. Il y avait quatre gigots, six poulardes, une tourtière et du vin à tire larigo. Elle ajouta: --Toi qui sais faire ça, mets des fleurs partout dans le château. Mademoiselle admirait comme tu faisais bien les bouquets. Claude alla au verger. Les hautes herbes mouillèrent ses jambes à travers le pantalon de toile bleue. Les papillons palpitaient dans le soleil levant. Il choisit entre tous un prunier pour y appuyer son front et qui fut pour lui l'arbre de la science du bien et du mal. Il laissa sourdre le désir mauvais, le charnel désir. Des mots ignobles de caserne lui revenaient, au souvenir de May, défaillante, consentante: «Elle aurait marché», se disait-il. La table à tréteaux qui sert aux vendanges fut dressée sous le hangar. Favereau parut sur le seuil de la cuisine, énuméra aux invités les plats qui devaient illustrer cette ripaille. Il insista sur les vins: on aurait douze bouteilles de 1906. --Depuis 1893, il n'y a pas eu de meilleure année. Les hommes approuvèrent Favereau. Inlassablement, ils échangèrent en patois les phrases liturgiques sur le vin; ils ne discutaient pas; tous étaient du même avis; nul ne variait sur le dogme des meilleurs crus. Les filles se touchèrent du coude avec des rires et des gloussements lorsque Claude parut: son col de monsieur le congestionnait; ses épaules faisaient craquer son habit trop étroit. Dès que la soupe fuma sur la table, les hommes «mirent bas la veste». Claude s'assit près de Fourtille, et tout de suite il sentit un genou presser le sien; bientôt il eut rempli et vidé plusieurs fois son verre. Une odeur humaine se mêla à celle des plats. Maria se réjouissait de voir son Claude rire, boire et crier comme les autres. «Puisqu'il ne veut pas être un monsieur, se disait-elle, mieux vaut qu'il redevienne pareil à nous.» Indulgente et complaisante, elle voyait Fourtille amoureuse s'appuyer à Claude. --Mon coq est lâché, gardez vos poules! cria-t-elle en patois, et les gros rires d'éclater. Abel était trop saoul déjà pour entendre l'avis. Claude atteignait ce premier état d'ivresse où l'homme domine sa destinée et, lucide, mesure sa misère. Il mangeait lentement, comme un bœuf, comme tous ceux qui étaient assis là et dont le plaisir de ce repas était ce qu'ils aimaient le mieux au monde. Il se laissait aller au vertige de cette chute dans un abîme de sensations. Le corps de Fourtille brûlait le sien. A cette heure de défaite, il appelait l'assouvissement si proche de la mort, il voulait s'enfoncer dans ces délices où le fantôme de la jeune fille perdue ne le poursuivrait plus. Favereau violet, les yeux injectés, se leva, sortit; quelqu'un l'imita. Les poules, autour de la table, picoraient. Dans les instants de silence, la campagne était sonore d'aiguisements de faux, de coqs, d'abois. Claude vida son verre une fois encore. Maintenant, sa détresse même le dégrisait. Les fleurs cueillies le matin et dont il n'avait pas eu le temps d'orner le château lui donnèrent une raison de prendre congé. Sur le billard, des monceaux de lilas emplissaient la salle d'odeur. Il commença de les arranger dans les vases; l'un d'eux était de grès et il se souvint que May en admirait les sourdes flammes bleues; il y disposa les premières roses et se dit qu'il convenait de le placer sur la cheminée de la chambre. Il monta donc au premier étage, ouvrit la porte. Les draps faisaient dans l'ombre une ligne immaculée. Un parfum de lavande et de fenouil flottait à leur entour. Claude s'assit, il ne souffrait plus et amusait son âme endolorie d'une histoire que, depuis sa convalescence, indéfiniment il se racontait: il imaginait la révolte de la jeune femme; elle chercherait dans les bras du petit paysan qu'elle avait aimé un refuge, des consolations, l'oubli; les mots vinrent aux lèvres de Claude qu'il lui dirait alors, mots brûlants mais chastes et dont elle ne s'offenserait pas. Il poserait même sa bouche sur les yeux brûlés par le sel des larmes. Les heures, les jours, les semaines, les mois, les années ne pourraient-ils s'écouler sans que se dénouât leur étreinte et les deux amants ne pourraient-ils entrer ainsi liés et confondus dans l'éternité? Il se leva enfin et dans le crépuscule acheva d'orner la maison avec les lilas déjà mourants. Il ne serait pas obligé de souper ce soir-là: Favereau cuvait son vin. Maria préparait le dîner du jeune couple. Claude, traversant la salle à manger, regarda longuement les deux couverts qui se faisaient face. Il sortit. La verdure jeune et drue recevait la lumière horizontale qui allongeait sur la prairie l'ombre ondulante des peupliers. Les trois notes d'un rossignol se détachèrent comme des gouttes d'eau. Des hannetons accolés tombèrent des marronniers feuillus. C'était la saison de l'année où Vénus large et merveilleuse fleurit l'éther encore inondé de soleil. Claude s'accouda à la terrasse: sur la route grise, dans l'ombre enfin venue s'avançaient, grossissaient deux aveuglantes lueurs. Les feuillages de l'allée s'éclairèrent brièvement comme d'un feu de bengale. La voix de Maria dominait le bruit de la machine trépidante. Il y eut un éclat de rire, le bruit d'une porte refermée et, de nouveau, les flûtes des crapauds se répondirent. Il s'éleva des prairies cette vibration nocturne qui annonce l'approche des grandes chaleurs. Claude dormit d'un sommeil d'enfant, se leva dès l'aube parce qu'il n'avait pas fini de sarcler les allées. Oserait-elle, dès le matin, montrer sa figure défaite? Saurait-elle ne rien révéler de sa stupeur, de son horreur? Ou bien les signes du dégoût apparaîtraient-ils sur son visage? Ah! avec quelle avide joie Claude saurait les recueillir! Un «Bonjour, mon brave» le fit se retourner: il vit Marcel Castagnède en pyjama. Ses bonnes joues, fouettées par l'air matinal, s'épanouirent et, entre les paupières bouffies, les yeux gris luisaient, minuscules: --Prêtez-moi un sécateur. Je veux la réveiller avec des roses. Il s'éloigna, saccageant les rosiers. «L'imbécile n'a rien vu, n'a rien compris, se disait Claude, il ne s'apercevra même pas qu'elle souffre.» Il lui semblait qu'il y eût dans Lur plus de silence que lorsque la vieille maison était vide. Les hommes, mais aussi le vent, les choses faisaient autour de ces murs un univers muet. Claude regardait, entre toutes, deux fenêtres du premier étage aux volets entre-bâillés; il voyait se défaire des anneaux de fumée au-dessus de la cuisine. L'après-midi passa sans que les époux apparussent au jardin. Claude imagina, au fond de la chambre obscure, un drame sans éclat. Il crut que le désespoir muet de la jeune femme rejoignait le sien, comme un fleuve se mêle à la mer, comme naguère la musique de _l'Invitation au Voyage_ s'était épandue sur son cœur, pareille à une tempête; avait-elle jamais cessé, depuis, de le creuser dans ses abîmes? Sans doute, May livrerait au crépuscule sa face brûlée de larmes. Seule, elle offrirait son front au souffle de la nuit pour qu'il efface la trace des baisers, pour qu'il la purifie de toute souillure. Ainsi Claude s'exaltait, s'abandonnait à la jouissance du désespoir pressenti dans l'être qu'il aimait le plus au monde. Il avait besoin de ce désespoir pour vivre. L'égoïsme forcené de la passion le défigurait: bestial, cruel, il attendait l'heure où, caché parmi les branches, comme un dieu sylvestre et plein de désirs, il pourrait repaître ses yeux du spectacle d'un jeune corps violé qui se cache, fuit, pleure d'être à jamais voué aux quotidiennes violences, aux souillures nocturnes. Le crépuscule vint. Un coucou s'effaroucha dans les charmilles et son double cri allait décroissant du côté des Landes. L'essaim des hannetons de nouveau bourdonna autour des feuillages par eux déchiquetés. Favereau, qui venait de sulfater, passa vêtu d'une blouse tachée de bleu. Caubet et Lauret rentraient: leurs côtes étaient saillantes parce que, à l'époque des grands travaux, ils maigrissent; leurs flancs haletaient pareils à ceux des taureaux prêts à s'effondrer sur l'arène. Claude entendit grincer la porte d'entrée, il se jeta dans le massif d'arbustes et, appuyé contre un chêne, attendit. IL ne vit rien d'abord, mais il reconnut la voix de Marcel qu'interrompit un rire frais. Claude se persuada que ce rire sonnait faux, il crut y sentir une désespérée ironie, mais un doute déjà le torturait. Il retint son souffle: les jeunes gens s'engageaient dans l'allée parallèle aux charmilles: au tournant ils apparurent; ils ne se donnaient pas le bras, mais la main comme des enfants à qui l'on a dit d'aller jouer au jardin et d'être sages. --Il n'y a personne, dit May. --L'ennui, ici, c'est que l'on a toujours les paysans sur le dos. Claude se rappelle avoir entendu de Mme Gonzalès la même insolente phrase. Le couple vient à la terrasse; Claude discerne les deux corps rapprochés: un peu de vent soulève l'écharpe de la jeune femme, sa tête se penche, pèse à l'épaule de l'homme. Claude essaie de ne pas comprendre encore, son front se meurtrit à l'écorce du chêne, ses ongles en arrachent la mousse. La cloche du repas avertit les jeunes gens. Leurs visages émergent de l'ombre: une sérénité profonde détend les traits de May, une mollesse les rend moins aigus; ses lèvres, naguère un peu pâles, trop minces, paraissent à Claude gonflées de sang. Plus lourdes, les paupières diminuent les yeux: cette meurtrissure des nuits amoureuses les charge de langueur. Claude ne songeait plus à se cacher tant il lui parut que cette jeune femme ne le connaissait pas, qu'elle n'avait rien de commun avec l'enfant farouche et vaincue de qui l'orgueil s'était humilié devant lui, un matin d'été. Il ne souffrait pas encore. Il mangea comme d'habitude, insensible jusqu'au moment où Favereau et Maria, Fourtille et Abel s'entretinrent des époux. Observations sales et précises; Fourtille assurait que M. Marcel ne devait pas être manchot... Claude s'évada; son regard s'attacha à une étoile au-dessus du toit, aux boules noires des poules juchées dans le poirier; il eut pu compter les cailloux luisants sur l'allée, tant il occupait son esprit aux choses extérieures, pour reculer la minute où tout s'anéantirait autour de lui de ce qui ne serait pas son horrible douleur: il la sentait, à travers les apparences trop faibles, se rapprocher, le brûler. Bien qu'il ne fît plus très jour, il coupa des roses mortes, tailla des rosiers; un rire vint du salon aux fenêtres ouvertes, des arpèges, une voix s'éleva: un chant qui n'était plus pour lui s'épandait sur le jardin mais, ce soir, n'y cherchait aucun cœur. Ardeur dont un autre, là-bas, aurait à jamais le bénéfice! Cette voix balaya toutes les apparences où Claude se raccrochait: dans quelle eau noire se jeter et sombrer? La mare n'était pas assez profonde; il n'avait pas de fusil; il ne se sentait d'ailleurs aucune force sinon pour se laisser glisser les bras étendus et les yeux clos dans un abîme. Alors il songea que le fleuve n'était pas loin: un indéfini voile de brume, au milieu de la plaine, marquait sa fuite invisible. Une demi-heure de marche et tout serait fini, mais cette demi-heure encore! Il gagna la route, se mit à courir. Des chiens, sous les treilles aboyèrent. Ah! dormir... Le vent se leva: de lourdes nuées couraient sous la lune mais on eût dit que c'était elle, la voyageuse silencieuse et limpide. Personne sur la route où Claude à bout de souffle, dut ralentir le pas. Les mouvements de sa pensée affolée se réglèrent sur ceux de son corps: il commença de réfléchir. Vers le sommeil, vers la nuit, il s'enfonçait, mais la mort était-elle sommeil et nuit? Il s'arrêta, s'appuya contre un marronnier de la route; l'humidité du fleuve proche rafraîchit sa face. Il respira cette odeur de menthe mouillée, de vase, l'odeur du bord des eaux que la nuit exagère. Il était à mi-chemin entre le fleuve et Lur. Ce besoin d'anéantissement, la mort le comblerait-elle? Contre l'écorce rugueuse, il meurtrit son front, ses mains, sensation qu'il rattache depuis son enfance aux heures désolées, lorsque, fuyant les grandes personnes et le bras replié, il pleurait contre un arbre, muet consolateur. Claude eut peur qu'il ne fût donné à personne de s'évader hors la vie. Nous sommes à jamais dans la Vie et ce que les eaux lourdes, si Claude s'y jetait, emporteraient à l'océan Atlantique, ce ne serait pas cette part de lui-même, souffrante et désespérée: au contraire, il introduirait dans l'éternité ce désespoir. Aucune évasion possible. La mort est jetée sur la vie comme une arche sur un fleuve et l'ombre des piliers de pierre une fois traversée, les eaux continuent de rouler éternellement dans la lumière. Échapper au temps et à l'espace, aux apparences vertes et bleues, à ce sol durci, au bois qui résiste, aux cailloux, à l'herbe, ce n'est pas échapper à la vie; il n'est pas donné à l'homme de s'en aller. Claude avait retrouvé le pouvoir de penser; il remonta jusqu'à la cause de cet obscur soulèvement en lui des forces de destruction. Il revit ce visage tel qu'il l'avait connu naguère: cette amertume, cette sauvagerie, cette insatisfaction, et tel qu'aujourd'hui il lui était apparu: alangui, d'une lassitude heureuse, bestial; car elle avait pu trouver seulement cela entre les bras de l'épais garçon: le plaisir. Elle, May, ce plaisir-là? Claude s'écouta rire dans la nuit. C'est vrai que ce plaisir donne aussi l'anéantissement, qu'on peut le renouveler tous les soirs, le prolonger d'alcools et de fumées. Il se rappela des orgies quand il était soldat, cette plénitude une fois le litre vidé, ce camarade sur un coin de table grattant du banjo, les femmes saoules et tournoyantes. Claude regarda contre le fleuve les lumières de Toulenne. Un kilomètre le séparait de la volupté moins redoutable que la mort. Il souhaita d'y courir, mais, lucide, songea au réveil atroce, au retour, à ce rire de son père, surtout à l'indulgence de sa mère. Sur le marronnier qui l'abritait, la pluie soudain chuchota, le feuillage dru ne laissait passer aucune goutte, toute l'ombre s'emplit de ce chuchotement, la terre en fut comme éveillée, la pluie lui arracha son parfum le plus secret. Claude alors mit sa veste sur sa tête et revint. Il allait dans la boue fraîche; parfois une flaque, à travers les espadrilles, lui donnait une sensation froide. Bien avant d'atteindre Lur, il vit à travers les arbres une lumière, la seule qui brillât à cette heure sur toute l'étendue qu'embrassait le regard de Claude; il savait quelle chambre elle éclairait, quel lit, quel était ce couple incapable encore de se résigner au sommeil. La solitude des champs pluvieux entourait les amants; sans doute, l'averse sur les tuiles et sur les feuilles, le monotone ruissellement enveloppait comme un indéfini soupir d'amour ces deux êtres unis à jamais dans la chair. Claude songea que la femme la plus hautaine ne demande à l'homme que d'être jeune et de savoir donner le plaisir; que la plus altière adore la chaîne de deux bras s'ils ne sont pas débiles et que, pour dormir sur une épaule robuste et sur une poitrine, les mystiques renoncent à leur goût d'isolement, de solitaire perfection. Il rentra par un trou de la haie. Un chien aboya puis jappa doucement, l'ayant reconnu. Claude gagna la terrasse, s'y assit les jambes pendantes. L'eau avait traversé ses vêtements mais il demeurait là, incapable d'un geste: il envia les immobiles et frémissantes ombres des arbres; il souhaita qu'un dieu de la nuit, plein de pitié, l'immobilisât dans le sol par des racines profondes et qu'il n'eût plus d'autre voix et qu'il ne fît pas d'autres signes que le frémissement et le balancement des cimes au vent pluvieux. Un merle chanta, il y eut des ébrouements d'ailes dans les feuilles mouillées, des roulades interrompues, un cahot de charrette. Un lièvre, deux lièvres traversent, au bas de la terrasse, la prairie, bondissent à petits sauts vers les vignes. Des hirondelles, à peine sorties du nid, piaillèrent sur une branche et la mère voletait autour des becs jaunes ouverts. Le tintement d'une cloche se détacha du ciel. Dans les vignes, les bouviers devancèrent la chaleur. Claude, au «goutiou» se lava les mains et le visage. Une impression d'allégement, de vide, naissait de sa fatigue même. Cette nuit d'agonie l'avait comme délesté de son désespoir. Il voulut vivre, se livrer âme et corps à la terre, s'abrutir de vie physique, s'attacher à cette argile autant qu'une jeune vigne et comme ce figuier dru: il se laissa choir dans une meule odorante et, grelottant un peu, s'endormit. --Eh! feignant, tu viens donner un coup de main pour sulfater? Claude se lève, suit son père qui lui attache aux épaules un réservoir de sulfate. Il faudra tout le jour, au long des règes, trébucher contre les mottes, malgré l'horrible fatigue de cette nuit. De bon cœur, il accepte cet abrutissement, cette assurance qu'au crépuscule le sommeil le prendra avant qu'il ait eu le temps de pleurer sur lui-même. Quel accablement intérieur! De cette May satisfaite, assouvie, sans doute se détachera-t-il ou plutôt, c'est elle qui, comme un mirage d'adolescence et de pureté, se dissipe. Les jeunes filles que nous avons aimées meurent entre les bras de ceux qui les possèdent. Leur étreinte crée une femme qui nous est inconnue: Iphigénie immolée disparaît de l'autel et il ne reste plus, sa place, qu'un doux animal palpitant. Ainsi songe Claude. Comme les armures neuves des adolescents luisent les feuilles nouvelles des jeunes peupliers. Les colonnes de nuées des averses lointaines se détachent au faîte des coteaux. Le vent lustre la prairie soyeuse. Un nuage prive de soleil cette vigne et en inonde la croupe de cette colline nue. La rivière débordée est pareille à de la terre liquide et la lumière s'anéantit dans la boueuse ténèbre des eaux. XIII Mme Gonzalès attendit que la femme de journée eût quitté la chambre. Circonspecte, elle poussa la porte brusquement afin de s'assurer qu'aucune oreille subalterne n'y demeurait aux écoutes; alors elle osa embrasser sa fille de qui elle n'était, aux yeux des fournisseurs, que la masseuse favorite. La jeune fille offrit un dos et des reins puissants aux mains savantes de la matrone qui poudra de talc la chair de sa chair. Cependant, elle se lamentait. Elle l'avait bien dit: Edward ne donnait point ce qu'on en avait attendu. Edith objecta qu'en revanche, il avait donné ce qu'elle n'espérait guère: une situation mondaine. Sans lui, elle ne fût arrivée à rien. --C'est possible, ma chère. Mais au faîte où te voilà montée, il ne saurait plus que te nuire. On chuchote qu'il t'entretient. Cela éloigne des messieurs sérieux comme ce diplomate poivre et sel, ce Jacques Berbinot--en voilà un charmant homme!--celui-là t'épouserait. Il y a belle lurette que tu ne tiens plus à Edward qui ne fait même plus semblant de t'aimer. --N'empêche que je lui suis nécessaire comme l'air qu'il respire. Sa neurasthénie fait des progrès incroyables. Il vit dans mes jupes, et si je m'aventure le soir rue de Bellechasse, il ne me laisse plus repartir. --Mon chou, il faut lui mettre, comme on dit, le marché en main: qu'il épouse ou qu'il crève. --Il aimera mieux mourir. --Eh bien, tu t'appelleras Mme Jacques Berbinot; le statu quo n'est plus possible: j'écoute ce qui se dit à l'office, je fais bavarder mes clientes. Tu es à la mode, on ferme les yeux sur ce que la situation offre de douteux, d'inquiétant, mais il suffirait d'une brouille. Oh! je sais bien que tu es maligne! tout de même cela peut arriver en dépit de la plus savante stratégie, et alors, quel lâchage! Dans ce réseau de relations qui t'entoure, qu'une maille cède et tout suivra. Edith se retourna, offrit au massage maternel une gorge fatiguée. Les yeux au plafond, elle méditait. Sans doute elle avait bien mené sa barque. Réservée, évitant tout tapage, elle souffrait pourtant que chez elle Orphée retrouvât son Eurydice et Socrate Alcibiade. Les gens du monde, quelques artistes, y jouaient plusieurs sortes de jeux. Au reste, rien d'incorrect dans les propos et une dame Castagnède n'y eût pas trouvé matière à scandale. Peut-être ceux qui demeuraient les derniers étaient-ils touchés un peu--à peine--de porto. Edward nota un soir qu'Edith n'avait plus besoin de se mettre de rouge, colorée désormais par ses incursions dans le plus accessible des paradis artificiels: le Sandeman. A l'origine de sa fortune, Edith voyait un savant battage autour de ses poèmes, puis l'engouement d'une amie d'Edward, cette comtesse de Laborde qui, quoique fort riche, souffrait d'être entretenue par un Américain du Sud. Chez elle, Edith connut tout ce qui, dans le gratin, aspire à se libérer: ce miraculeux coup de filet la dispensa de toute pêche ultérieure: elle appelait le salon Laborde son «vivier à duchesses». Les gens du monde, qui n'ont pas le sens des valeurs, accordaient à Edith l'importance de Mme de Staël; le diapason éperdu de ses propos, ses façons de pythonisse impressionnaient. Comme elle couchait avec son téléphone, tous les potins de la ville, en l'étroit espace de sa chambre, ainsi qu'en un central téléphonique, affluaient. Elle était à même de confronter les versions diverses du dernier drame de l'adultère ou de l'homo-sexualité. Elle avait inventé l'exégèse du potin et appliquait à la médisance des procédés scientifiques. D'ailleurs, prudente, discrète même, détentrice de secrets graves, armée jusqu'aux dents, ne déchirant aucune lettre, paperassière, habile à classer des fiches, menaçante, elle se faisait craindre de ceux dont elle n'avait pu éviter la haine. D'abord entourée de poètereaux qui traînent leur premier livre de vers comme les poussins la moitié de leur coquille, elle commençait d'exhiber quelques chers maîtres. Un auteur ne pouvait la saluer sans voir d'abord sur le piano le dernier livre qu'il avait écrit ou le fascicule de la revue où était son dernier article. Le livre s'ouvrait seul à l'endroit de la dédicace. Elle savait organiser le silence autour du bel esprit en mal d'une histoire à placer. Si le mot de la fin tombait à plat, elle le reprenait, le commentait, obtenait un succès de seconde main, donnait à chacun de ses auteurs le sentiment qu'il était le préféré. Auditrice infatigable, elle savait se pâmer, serrer les mains du poète, avec le silence d'une personne qui en aurait trop à dire, murmurait: «C'est le poème de l'époque.» Edith ne donna pas à sa mère la joie d'une approbation; mais l'expérience de la vieille l'impressionnait; elle résolut de suivre son avis. A vau-l'eau, Edward peut-être se soumettrait au mariage. Vraiment, il s'agissait, pour le misérable garçon, d'être ou de n'être plus. Un matin, le corps libre dans un vêtement ample, Edward alluma une cigarette, sonna pour que lui fussent portés les pinceaux nettoyés, commença de peindre le portrait de Mme de Laborde d'après l'esquisse qu'il en avait faite, un jour d'exaltation et de confiance en soi. A chaque touche, il reconnaît ses habiletés, ses ficelles. Il se sent à jamais le prisonnier de sa facilité, de ses dispositions, et ses effets dont les philistins s'ébahiraient, mais qui feraient hausser les épaules des habiles, le dégoûtent. A cette minute, il conçoit toutes les extravagances, ce désir désolé d'échapper aux redites, à l'ornière, de renoncer à copier la nature et même à l'interpréter. Les pinceaux lui tombèrent des mains. A ses meilleurs moments, s'était-il jamais évadé de lui-même? Il n'avait demandé à l'art que de moins mourir, d'être emporté moins vite par l'immense fleuve d'oubli, de lui attirer des sympathies, des admirations chaudes. Un artiste d'abord doit être désintéressé. «Comment font les autres? se demandait-il. La plupart de ceux qui entourent Edith, sous le prétexte de l'art, cachent une organisation pour la volupté: apôtres de l'assouvissement, ils ne demandent à l'art que de transposer une sensation unique.» Les autres... Edward pense à Claude Favereau. Ah! celui-là... Un point fixe se détachait pour lui de la durée, un principe immuable, éternel, un arbre de salut au-dessus de l'étendue mouvante. «Certes, se disait Edward, je ne m'étonne pas de cette manie de retours à Dieu qui sévit aujourd'hui. C'est l'instinct de conservation qui fait que tant d'âmes appareillent vers la certitude. Mais quand on les interroge sur la foi, ils vous disent qu'il y faut d'abord la grâce. Mon éducation m'a d'ailleurs rendu pour toujours inadmissible la réalité historique du christianisme. Je me souviens d'avoir à quinze ans suivi un cours d'exégèse où chaque verset des synoptiques était épié, sapé, suspecté d'interpolation... La grâce est-elle gratuite? Ils disent qu'on peut la mériter par la prière, en inclinant l'automate, mais cela exige déjà une grâce préalable: cercle vicieux!» Pourquoi possédait-il un cœur incapable d'ambitions mondaines, politiques? Petites choses qui se posent sur le cœur, l'alourdissent pour qu'il ne soit pas emporté. Edward est l'aéronaute qui se débarrasse follement de son lest; il se vide de ce qui retient un homme sur le monde; avec une fureur de néophyte contre les idoles, il a détruit ses appuis: ainsi Polyeucte renverse les faux dieux et, détaché des conditions païennes de sa vie, tout pont coupé d'avec les «sources délicieuses», n'a plus qu'un seul Dieu; mais Edward, à défaut d'un père céleste, ne possède même pas la certitude apaisante du néant, de l'éternelle immobilité; il se sent inséré dans la Durée, et le mouvement universel l'entraîne vers il ne sait quoi... Il imagine tour à tour mille existences possibles, sans découvrir en lui aucune velléité pour la réalisation d'aucune d'elles. Il en était au point de ne pouvoir plus souffrir la lecture d'un journal doctrinaire: tant s'agiter pour une race, pour une patrie, alors que quelques siècles suffisent à renouveler la face du monde! Les nationalistes de Ninive ou de Babylone le détournaient de ceux de Paris. Edward ne se savait aucun gré de son attitude, il en avait honte comme d'une tare, comme d'un vice. Il jugeait que l'expression en eût prêté à rire... Ah! si l'approche de Lur ne lui avait pas été interdite, c'est vers Claude que se fût réfugié ce cœur en panne. Dans le vaste monde, rien ne l'appelle plus que cette terrasse telle qu'il l'imagine ce matin de printemps: les tilleuls nus mais les charmilles déjà feuillues, le soleil attirant hors des vieilles pierres les lézards gris aux flancs haletants, et les grillons commencent que la nuit même n'interrompra pas; notes d'oiseaux détachées et liquides, le poinçon au loin d'un chant de coq, la voix du bouvier excitant, du côté des vignes, Caubet et Laurel. C'est l'époque des premiers labours, quand on déchausse la vigne, que des boutons pointent aux vieux sarments, nuits de lune rousse où la gelée menace: les paysans promènent dans les vignes du goudron enflammé, une fumée lourde s'abat sur le vignoble, le défend contre le froid. Pas de roses encore ni de fruits. Les feuilles de figuier, pareilles à de petites mains, tournent leurs paumes vers le soleil. La rivière qui d'ordinaire est à peine visible, peut-être a-t-elle débordé: elle s'étend sur la plaine comme une flaque de mercure; ses contours ressemblent à ceux d'une vitre ébréchée. Les sommets des arbres submergés sont déposés sur elle doucement. Des nuages de soufre montent de l'occident; l'herbe encore ensoleillée est d'un vert intense et comme malade. La plaine aspire le fleuve ainsi qu'un papier buvard. La ligne sombre de l'horizon limite la course folle des nuées. De la terrasse, on peut suivre la ruée de trois orages différents: celui qui crèvera là-bas sur les Landes, celui qui menace Sauternes, celui qui monte vers nous. Les averses lointaines unissent le ciel et la terre, s'avancent comme un front d'armée et l'on entend le bruit croissant de leur chute bien avant qu'une seule goutte ait mouillé une feuille de Lur... Pendant son insomnie de la nuit dernière, Edward a absorbé du chloral dont l'effet commence à se faire sentir, il s'étend sur son divan, ferme les yeux, s'endort. Edith entra doucement dans l'atelier; elle regarda son amant dormir et connut qu'il avait vieilli: un jour cru révélait chaque ride sur le front, au coin des lèvres; les cheveux étaient éclaircis et comme elle se penchait vers lui, elle respira son haleine, y reconnut une secrète fétidité. Cette jeunesse qu'elle avait tant aimée se décomposait sous ses yeux. De ce beau fruit, la meurtrissure à peine était perceptible, mais comment eût-elle échappé à Edith, cette maniaque de l'adolescence et des jeunes corps intacts? Un tel déveloutement lui était le signe que rien de son amour ne survivait. Elle songea qu'aucun reste de tendresse ne la troublerait plus dans la manœuvre et, sans éveiller Edward, s'accouda au balcon. Le jeune homme ouvrit les yeux. Avant de l'avoir vue, il sut qu'Edith était là: son sac de paille noire pendait au dossier d'une chaise. De menus paquets, une paire de gants, un mouchoir étaient posés sur une lettre commencée. Edward, la bouche amère, se souleva, s'étira. Edith, dans l'encadrement de la porte-fenêtre, lui sourit. Paris l'avait rajeunie, ou plutôt avait fixé sa jeunesse, avait assuré à ses vingt-cinq ans une espèce d'éternité; comme tant de Parisiennes elle aurait le bénéfice de cette indétermination bienheureuse... Le blond de ses cheveux échapperait au temps; seuls le cou et la gorge témoignaient de la faillite de la science où Mme Gonzalès excellait. Cependant elle parlait comme à un enfant: cela n'allait pas? Il ne travaillait pas? Elle regarda l'esquisse, fit la moue: --Tu vois, au peintre même la solitude ne vaut rien. Elle s'assit près de lui, prit sa main, soupira: --Tu es mon petit... Je m'inquiète de toi... Je sens qu'il ne faudrait jamais te quitter... Tu le sais aussi. Il eut peur qu'elle lui proposât de vivre ensemble: --Rappelle-toi, Edith, nos premiers jours de vie commune, comme nous nous sommes fait souffrir. Elle répartit vivement qu'elle ne souhaitait pas de recommencer l'expérience. D'ailleurs, sa situation dans le monde ne le permettrait plus. Mais n'y avait-il une façon plus simple d'être ensemble, tout en sauvegardant l'indépendance de chacun? Edward l'interrogea du regard. Elle cherchait ses mots: c'était si simple qu'il n'y pensait pas. Pourquoi ne pas s'associer pour la réussite? Elle le soutiendrait, le défendrait contre lui-même, le sauverait... Rien ne les empêcherait de faire chambre à part, de s'accorder l'un à l'autre une liberté absolue. Elle le regardait dans les yeux, prête à la larme, attendant le moindre signe d'acquiescement. Mais lui, suffoqué, connaissant sa faiblesse et son état de moindre résistance, voulut détruire d'un coup l'espoir d'Edith. Il se dépêcha d'éclater de rire en criant: «Vous vous payez ma tête», inquiet de trouver une grossièreté définitive. --Mais pourquoi me moquerais-je de vous, Edward? Je vous arracherais à votre neurasthénie, j'aurais de la volonté pour deux, je conduirais votre barque et votre salon deviendrait l'un des plus fameux de Paris. Ce n'est pas vous qui feriez la mauvaise affaire; et d'ailleurs, mon pauvre ami, je me demande si tu as le choix entre la mort et moi. Pris de panique, Edward cria qu'il préférait la mort: --Ah! mille fois oui; la mort! la mort! Elle se leva; sa lèvre inférieure tremblait un peu. Edward n'osa pas regarder ses yeux tout à coup jaunes, ce froncement de nez de chatte mauvaise. D'un faux air de nonchalance, elle masqua cette haine qui depuis des jours couvait en elle et qui, en une minute, s'épanouit. --N'en parlons plus, enfant gâté! En tout ceci, je n'ai pensé qu'à vous; votre refus me délivre, mon cher. Seulement il faudra venir moins souvent chez moi. Votre assiduité me fait du tort. Adieu. Elle lui tendit la main; il ne se fit aucune illusion; il savait que la férocité inconsciente d'Edith, durant ces quelques mois de Paris, subit une culture savante. L'instinct de défense et de conservation développe chez les femmes seules dans le monde une férocité politique, une méchanceté nuancée, graduée de la simple rosserie à l'assassinat moral. Edith ne connaissait, autour d'elle que des alliés, des neutres bienveillants, des neutres suspects, des ennemis. Désormais, quand on lui demandait des nouvelles d'Edward, Edith soupirait, protestait qu'elle ne pouvait parler: --Que vous dirai-je, ma chère? Il est devenu impossible, impossible. Ces gens-là, pour qu'on les supporte, il faut qu'ils donnent quelque agrément à la vie. --Mais enfin, Edith, lui dit brutalement un jour Mme Tziegel, vous en contiez des merveilles. Disons tout: vous étiez ensemble. Là-dessus, Edith éclatait d'un rire nerveux: Ah! non! pouvait-on être avec Edward Dupont-Gunther? Elle n'avait jamais cru qu'on pût jaser tant il était de tout repos. La main devant la bouche, elle insinuait sournoisement la calomnie. Mme Tziegel insista: --Voyons, voyons, vous saviez bien ce qu'on disait de vous deux? --Il se peut: par pitié, je ne démentais pas. Je suis ainsi faite, ma chère: je suis seule à connaître ma bonté; ces potins me portaient tort, mais ils lui étaient bienfaisants: ils égaraient, les soupçons, comprenez-vous? Seulement, j'en ai assez! j'en ai assez. Il est devenu impossible. Un mois après, ce verdict avait force de loi pour tout le petit groupe: Edward Dupont-Gunther était devenu décidément impossible. Il ne donnait plus d'agrément. Il n'amusait plus. Il n'avait même plus la force d'offrir à goûter. Sa présence enténébrait le plus joyeux repas. Il ne savait plus laisser au vestiaire son masque fatal. Il fut généralement admis qu'il avait le mauvais œil. Et puis comment supporter plus longtemps ce garçon qui parlait toujours de se tuer et qui ne s'exécutait jamais? Edward était comme un aveugle de qui les mains tâtonnantes ne rencontrent plus rien de solide. Des courriers se succédaient sans qu'il reçut une lettre. Des journées passaient sans qu'il ait prononcé une parole. Comme un condamné, à travers une grille, voit les autres hommes, de sa table de restaurant il regardait les gens qui déjeunaient ensemble, causaient, riaient. Il se souvint que lorsqu'il était, à cinq ans, dans un cours au milieu des leçons bourdonnantes, et lorsque ses mains moites salissaient l'histoire de France, il enviait les marchandes des quatre-saisons qu'il entendait dans la rue crier les petits pois verts; de même, le garçon de café et le chasseur lui paraissaient des êtres bienheureux. Edward n'avait jamais cru possible de vivre sans Edith: il était le prisonnier de cette femme; tel qu'un homme qui se ronge dans une forteresse dont il sait que des précipices l'enserrent. Il tenait à elle comme au garde-fou, un malade sujet à des vertiges. Les heures de bavardages, les journées dispersées en mille menues occupations, en rendez-vous pour des courses futiles, autant de lièges qui le soutenaient sur la vie. Ce visage connu le rassurait la nuit. Il souhaitait la présence d'Edith, ainsi un enfant ne pourrait dormir s'il n'entend près de lui respirer la servante que pourtant il n'aime guère. Rejeté par Edith, il rêva de ce salon inaccessible; il évoquait aux murs plusieurs portraits de la jeune femme, signés des peintres de son intimité, les faux paravents de Coromandel, le divan ballet russe, le _Banquet_ de Platon et l'_Ethique_ de Spinoza ouverts en permanence sur la table... Des cigarettes partout, du Porto, ce qu'un homme, à toute heure du jour, est heureux de trouver et qui l'incite à monter tels étages plutôt que d'autres. Edward s'étonnait de pouvoir respirer hors cette atmosphère de tabac, de fleurs, du dernier parfum de Guerlain, aussi de cabinet de toilette et d'armoires à robes. Il demeura des journées entières étendu, s'abrutissant le soir de chloral. Il écrivit à Firmin Pacaud: «J'ai le sentiment de me survivre.» Son ami, qui était à Londres pour des affaires, ne lui répondit pas. Une lettre lui arriva, timbrée du Carlton de Biarritz, où May essayait d'être affectueuse: elle avait commencé d'écrire au bas de la première page et Edward y relevait toutes les ruses d'une femme pour remplir une feuille de papier avec rien. Il nota qu'elle avait changé d'écriture et adoptait la sage calligraphie de Marcel Castagnède: un homme la possédait, l'avait détruite pour la pétrir de nouveau à son image et à sa ressemblance. XIV Ce soir de juin, le bitume semblait fondre, se mêler à la poussière, aux odeurs de cheval et d'essence d'auto. Edward s'était tubé; il avait mis pour la première fois un costume gris aux reflets bleus, très ajusté. Il se sentait mieux, s'efforçait d'attiser cette étincelle de vie qu'il sentait en lui ce soir-là: il soufflait dessus; il imaginait une aventure, une rencontre, quelque chose qui l'insérerait de nouveau dans la vie. A la terrasse du Fouquet's, il échangea quelques saluts et donna même la main à un camarade malheureusement accompagné d'une dame, il se fût bien accroché à lui. Tout de même, Edward but son cocktail avec un parti pris d'optimisme. Sans doute, la rentrée solitaire chez lui, après une soirée décevante, il ne l'imaginait même pas. A cet instant, une soirée occupée d'un espoir de rencontre lui apparaissait toute une existence à épuiser: un malade, pour subsister, se nourrit d'un rien; à ce noyé, une branche suffit pour qu'il surnage. Vers huit heures, Edward eut faim. Voici longtemps qu'il ne s'était senti de l'appétit. Il résolut de dîner selon son goût au restaurant italien de l'avenue Matignon. Il marchait légèrement. Cette étreinte à sa nuque d'une main invisible s'était desserrée. Son ennemi lui laissait le champ libre. La marche ne lui était plus un effort. Aucune gêne dans ses jambes ni dans ses bras; plus rien de cette lassitude qui le jetait, des journées entières, sur son divan, perclus autant qu'un paralytique. Il se sentit réellement un jeune homme comme les autres jeunes gens, et sourit à une ouvrière qui s'était retournée. Ah! il eût dû se souvenir de ce supplice de l'espérance qu'imagine Villiers, du prisonnier trouvant la porte ouverte, le corridor libre, la cour sans gardien et qui, fou de délivrance, atteint la porte dernière où son persécuteur l'attend et lui sourit. Toutes les tables du trottoir étaient envahies. Le maître d'hôtel lui fit signe qu'il restait une place à l'intérieur. Edward commanda de ces pâtes qu'il aimait en souvenir de Florence et de Naples. Comme il emplissait son verre d'un Asti frappé, il tressaillit de reconnaître à une table proche Edith Gonzalès, Mme Tziegel et Berbinot. Déjà Edward, le visage prêt au sourire, ébauchait un salut. Il était assuré d'avoir été reconnu, de même qu'il ne doutait pas d'être l'objet de ce chuchotement qui avait rapproché les trois têtes. Il avait surpris ce mouvement des yeux qui permet aux femmes du monde, sans se retourner, de tout voir. Edward vainement les regarda. Il se piqua au jeu. Edith épiait dans la glace la mimique de son amant. Elle le connaissait trop pour ne pas lire sur ses traits ce caprice, cette fièvre de ne pas les laisser partir sans avoir obtenu d'eux une parole, un sourire. Edward était assis assez près de ses anciens amis pour entendre des phrases. Edith servait sa tirade sur son goût des êtres, des visages. Berbinot l'écoutait, très grave. Mme Tziegel laissait son amie «faire séduction», comme elle disait, mais, le coude sur la table et le menton dans la main, ne dissimulait pas un ennui profond. Cependant, comme Edith, incapable de baisser la voix, faisait l'éloge d'un jeune romancier de ses amis, Mme Tziegel laissa tomber: --Il n'y a que Dostoiewsky... Edward n'entendit pas la réponse de Berbinot, qui sans doute confessait ne rien connaître du romancier russe, car Mme Tziegel se tournant vers lui, cria, de façon à être entendue de toutes les tables: --Vous n'avez rien lu de lui? Mais mon cher, c'est comme si vous me disiez que vous n'avez jamais pris de bain. Edith dut alors servir son couplet sur Dostoiewsky et l'on entendit, derechef, Mme Tziegel: --Mais non, ma chère, vous n'y comprenez rien. Dostoiewsky est simple et complexe à la fois comme la vie ... et puis zut! j'ai la paresse de vous expliquer... Apathique, elle pétrissait la mie de pain, pareille à une belle fille que traitent au restaurant des clients sérieux et qui l'assomment. Edward s'exaspérait et bien qu'il fût au dessert lorsque les autres commençaient à peine, il résolut de ne partir qu'après eux qui seraient obligés de frôler sa table. Il demanda donc du café, puis un verre d'armagnac, afin de gagner du temps. Cette pensée accrut son supplice qu'à cette minute même Edith savait ce qu'il souffrait, qu'elle s'en délectait, qu'elle faisait peut-être partager aux autres sa délectation. Elle assouvissait une haine, elle satisfaisait d'un coup une vengeance: ce qu'elle avait subi à Lur des Dupont-Gunther, son humiliation, de tout cela elle demandait compte à cette épave, à cet agonisant. Elle avait deviné le plan d'Edward et fit durer son angoisse. Elle regretta que Mme Tziegel se décidât à donner le signal du départ; mais ils devaient voir le clair de lune au Bois et souper au Pré-Catelan. Lorsqu'elles eurent leur vestiaire, elles passèrent près d'Edward, Mme Tziegel avec un salut court; Edith détourna la tête. Edward à son tour gagna la porte. Il allait comme un asphyxié dans le lourd soir orageux. L'orchestre des Ambassadeurs avait attiré la foule. Des autos illuminées montaient vers le théâtre des Champs-Élysées qui donnait, ce soir-là, une première de ballets russes. Comme d'un autre monde, comme une ombre errante au pays des vivants, Edward contemplait ces femmes luxueuses entrevues derrière les glaces. Une sorte de paix l'enveloppa. Il se sentit désintéressé à jamais de sa douleur même. Il eut l'idée d'aller frapper à la porte d'un camarade qui, derrière la Butte, mourait lentement en proie à l'opium. Mais il sentit qu'il n'aurait pas la force de marcher si loin. Des gens étaient assis autour des cafés-concerts, attentifs aux flonflons, aux applaudissements, aux rires, reconstituant à leur gré le spectacle invisible. Edward demeura un temps indéterminé parmi ces groupes de petits commerçants qui prenaient le frais. Puis il se leva, remonta vers la Concorde, se perdit dans la foule des boulevards, entra à l'Olympia, s'y attabla; mais des femmes le harcelèrent. Il sortit encore, la fatigue l'obligea de faire escale au café Riche: des tziganes, une armée de garçons inoccupés, des tables éblouissantes, mais personne. Naguère Edward trouvait une espèce de charme à la solitude des endroits de plaisir désertés. Les maîtres d'hôtel, les garçons, comme des mouches, s'abattirent sur lui. Entre chaque danse, une fille vêtue de pauvres paillettes, s'asseyait à ses côtés, l'entourait d'un gros manège de séductions. Un peu ivre, il avait envie de pleurer contre cette épaule maigre. Il demanda l'addition, descendit la rue Royale, entra chez Maxim's. Il fut placé près de gros hommes, des marchands de La Villette qui goûtaient de la grande noce. Autrefois, il n'eût pu souffrir cinq minutes le voisinage d'une telle humanité: les ventres saillants sur des cuisses maigres, les bajoues couperosées, les lèvres violettes, les cols rabattus, la cravate toute faite, les breloques, les mots ignobles adressés aux femmes qui méprisaient ces clients du samedi soir. Pourtant Edward resta le dernier, et comme le soleil levant faisait fuir au long des murs, tels que des files de cloportes, les balayeurs, et illuminait les voitures chargées de carottes, un instinct le poussa à s'asseoir sur le banc en face de la Madeleine. Il se rappela ce retour de Montmartre à vingt ans avec cet ami mort aujourd'hui. Ils s'étaient assis, harassés, et l'enfant avait appuyé sa tête contre l'épaule d'Edward, s'était endormi. Il se souvient comme il avait veillé sur ce sommeil, tandis que la Madeleine s'éclairait lentement dans le carrefour d'une solitude si prodigieuse qu'on eût dit d'une ville retrouvée après mille ans sous une lave refroidie. Ah! minutes de bonheur si fragiles que d'abord le cœur les regarde fuir sans même les suivre des yeux... Des taxis passèrent, puis un premier autobus. Le jeune homme alla au bureau de poste de l'Épatant, écrivit à son domestique de ne pas l'attendre avant quelques jours. Une odeur de verdure, de branches mouillées venait des Champs-Élysées déserts, pareille à celle qui s'élevait sans doute vers le soleil levant des charmilles de Lur. Là-bas, les œillets ourlaient d'un parfum blanc les parterres. Ah! pourquoi ne pas se délivrer de toute fausse honte, se jeter dans le train de Bordeaux, atteindre ce dernier refuge: le cœur de Claude, se tapir entre les règes de vigne comme un lièvre blessé dont les chiens ont perdu la trace? Edward déjà courait vers la gare d'Orsay. Il s'arrêta contre une des fontaines de la place, trempa ses mains dans l'eau froide; il vit son père, il imagina cette figure, ah! plus bestiale que celle des gros hommes qu'il avait vus cette nuit, rire, transpirer et boire avec des filles. Sans doute son père le chasserait, ou bien s'en donnerait à cœur joie de l'humilier. Edward revint sur ses pas, tournant le dos à la gare. Et pourtant il fallait à tout prix prendre un train, fuir, fuir... Mais où? Pour s'assurer lui-même qu'il ne céderait plus à la tentation de Lur et de Claude, il héla un chauffeur, se fit porter à la gare de l'Est. Il vit, inscrits au-dessus d'un guichet, des noms de villes: Epernay, Châlons, Nancy... Il demanda au hasard un billet de première pour Châlons. Dans son compartiment un général et un capitaine étaient entourés de _Cris de Paris_, de _Rires_. Ils dévisagèrent ce garçon bien vêtu, à la figure souillée et mal rasée, aux yeux fous, qui, à peine assis, s'endormit lourdement. Vers ce temps-là, May, à Bordeaux, écrivit pour elle seule: «Retour de mon voyage de noces. Cet appartement inconnu m'est plus étranger que notre chambre d'hôtel au Carlton. Je relis avec stupeur ce cahier. J'y reconnais à peine ton reflet, ô mon âme de naguère. Éprouvais-je, il y a si peu de mois, de telles ferveurs? Ce n'est pas que je ne me connaisse encore des scrupules; mais ils sont tels que je ne les saurais confier même à ces secrètes feuilles. O Dieu, on ne fait pas sa part à la chair... Entre l'ignominie et les caresses sanctifiées, que la barrière est mince! Le père m'adjure de contempler la chair avec des yeux purs; il croit qu'un reste d'hérésie m'en détourne encore. Marcel, si pratiquant, s'inquiète peu de connaître les limites de ce que l'Église accorde aux époux. J'avoue au père mon angoisse et cette certitude que Dieu est plus exigeant que les théologiens: il y a des humiliations intérieures qui ne trompent guère, un sentiment de déchéance, un dégoût de soi-même... Encore si je n'y trouvais pas ma joie! mais elle est là désormais; et la légitimité de cette joie ne me console pas de sa bassesse. Le père m'a imposé, comme pénitence, de méditer aujourd'hui le texte de saint Jean: «... Et si notre cœur nous condamne, Dieu est plus grand que notre cœur.» «Le père souhaiterait que j'attachasse plus d'importance à des scrupules d'une autre sorte: par mes confidences et par mes aveux, il connaît Edward et Claude. Il s'inquiète de ces inconnus parce que je suis lié à l'un selon la nature et à l'autre selon la grâce. Il me demande ce que j'ai fait de mon frère. Vainement je lui oppose qu'il faudrait savoir plutôt ce que mon frère a failli détruire en moi. Tout mal m'est venu de lui, et cette ivraie que j'arrache et qui toujours repousse et, dans mon cœur, foisonne, je sais que l'ont semée ses mains débiles. C'est pourquoi je n'ai pas de remords. Tout de même, par obéissance à mon directeur, il a fallu de Biarritz écrire à Edward. Que j'ai peiné sur ces trois pauvres pages! Une autre, cette Edith que je m'efforce de ne pas haïr, et qui me l'a pris à jamais, l'aidera sans doute à ne pas mourir. C'est lui qui m'a abandonnée. Non, non, je ne suis pas responsable de ce cœur. Quant à vous, Claude, qui avez su disparaître pendant mon séjour à Lur, au point que j'y ai à peine pensé à vous, je vous sais entre des mains toutes puissantes. Je ne suis pas en peine de votre salut, enfant choisi, vase d'élection, vous en qui le maître a mis toutes ses complaisances; moi-même, ne fus-je sauvée par vous? Oui, tandis que nos jeunesses, l'une l'autre charnellement s'émouvaient, sur un autre plan, vous m'entr'ouvriez les portes du jardin, vous me précédiez dans le Royaume.» A Châlons, Edward ne trouva pas de voiture. On lui signala l'hôtel de la Haute-Mère-Dieu, au centre de la ville, à une demi-heure de la gare. Il suivit une morne rue du faubourg, sous un soleil méridien, traîna ses pieds fatigués dans la poussière infecte, puis céda à l'attrait d'un canal dont l'eau reflétait deux profondes masses de marronniers et qui révélait l'ordonnance d'un jardin d'autrefois. Edward, égaré, n'eut pas la pensée de demander sa route. Il allait, regardant une porte de ville, une maison où revivait encore une douceur de vieille France, mais des casernes, des terrains de manœuvre rongeaient la ville comme une dartre. Il traversa la rue de Marne où une foule surtout militaire l'entraîna entre des magasins «à l'instar de Paris». Edward s'arrêtait aux devantures; à l'une d'elles, il reconnut des fusils de chasse, des revolvers, elle le retint plus longtemps qu'aucune autre, il y demeura, le front collé contre la vitre, mit la main sur le loquet puis, se ravisant, entra chez un coiffeur voisin. Parmi des officiers qui le dévisageaient, il attendit son tour d'être rasé. Un capitaine usurpa la place d'Edward, sans qu'il protestât. Après un coup de brosse à ses vêtements et à ses souliers, il retrouva son aspect de jeune homme correct; alors il osa rentrer chez l'armurier et acheta un revolver de poche que le commis fit jouer devant lui. Edward erra encore jusqu'à ce que, dans la rue noire, ses yeux se fussent arrêtés à l'enseigne de l'hôtel de la Cloche. Il y demanda une chambre; un garçon crasseux l'introduisit, au premier, dans une pièce à tenture et à tapis dont l'aspect eût fait frémir Edward à tout autre moment. Elle ouvrait sur une galerie de bois: à chaque étage, les lieux d'aisance entretenaient une odeur suffocante. Le soleil n'entrait jamais là et il y régnait une espèce de fraîcheur pourrie. Entre ces murs aux papiers déchirés et souillés, Edward s'assit. Prenant une feuille quadrillée, il écrivit: «Je suis à Châlons-sur-Marne, hôtel de la Cloche. Si dans cinq jours, c'est-à-dire dimanche soir, à minuit, vous n'êtes pas auprès de moi, je m'en irai.» Il copia ces mots sur une autre feuille, cacheta les deux enveloppes, écrivit sur l'une l'adresse d'Edith Gonzalès, sur l'autre celle de Claude Favereau. Il alla lui-même les jeter dans la boîte du bureau de tabac voisin. XV Le mois de juin où, dans les après-midi assoupis, s'accumulaient sous les charmilles les odeurs confondues des tilleuls et des seringas, rendait à Claude Favereau la vie. Bercé au bruit de la faucheuse, grisé de cette émanation du foin, exténué par l'effort dépensé autour des charrettes (tellement pleines que leur charge énorme se détachant sur le blême azur recouvre presque les bœufs dont on ne voit plus que l'échine tendue que prolongent quatre cornes effilées), il marchait pieds nus dans ses espadrilles, devant l'attelage, avec la majesté de l'enfant David. Sur son passage, les rosiers du Bengale se souvenant que c'est le temps de la Fête-Dieu, échevelés de pétales, aspirent à s'abîmer dans la poussière. Le jeune homme gonfle sa poitrine et sait que nulle douleur ne résiste en lui à l'ivresse d'avoir vingt ans et d'être attaché à cette terre bénie. Le vicaire de Viridis, l'abbé Paulet, lui a rendu le calme du cœur. Il attend, avec tranquillité, un signe. D'ailleurs, à ce moment de l'année, il faut violenter la terre: les journées sont trop courtes; à peine a-t-il déchaussé la vigne que le paysan doit en recouvrir le pied, et à peine l'a-t-il tachée de sulfate, qu'il en faut poudrer de soufre la fleur plus odorante que le réséda; c'est le temps des petits pois, les cerises sont abandonnées aux oiseaux du ciel. Les mains manquent pour vider cette corbeille débordante sous un incendie d'azur. Tandis que les meules parfument l'ombre, un nuage d'orage montre à l'horizon du sud, au-dessus des Landes violettes, son front de ténèbre. Déjà les feuillages s'émeuvent, frémissent. Pour sauver le foin, on laisse la soupe commencée, et lorsque enfin la dernière charge est à l'abri sous le hangar, Claude tombe comme une brute sur sa couche et, la fenêtre ouverte, s'endort dans le craquement du tonnerre, dans le fracas de la pluie libératrice. Cette animalité le sauvait. Cette matière pétrie par lui, avec laquelle il lui semblait se confondre, l'arrachait aux obsédantes pensées; l'ancien lévite, délivré de la tentation par un excès de fatigue, en remerciait Dieu chaque soir dans le soupir de fatigue et de foi qui lui servait de prière. Le jeudi de la Fête-Dieu, il porta le dais sur la route qui était comme un fleuve de feu. Au long des maisons, les draps plus blancs que la route, s'étoilaient de camélias moins blancs que l'hostie rayonnante au centre de toute cette candeur enflammée. Sur les reposoirs, les beaux vases des salons de campagne, les bougeoirs en cuivre des cuisines étaient sortis de la nuit des vieux logis, leurs flammes blêmes, figées, comme rendues immobiles par la présence réelle. Claude, au retour, était heureux que le poids du dais l'accablât. Il voyait, à son approche, des groupes paysans tomber dans la poussière. Comme il rentrait à Lur, vers cinq heures, sa mère lui tendit une lettre où il reconnut l'écriture d'Edward. D'abord, il hésita à l'ouvrir, mais, la mettant dans sa poche, alla s'asseoir sur la terrasse, se disant que cette mince enveloppe peut-être contenait de quoi détruire la paix reconquise. Par instants, il redoutait de haïr ceux qu'il avait tant aimés. Un dimanche, May était venue à Lur avec son mari, et en les saluant, Claude avait senti sa blessure encore près de saigner. Du moins avait-il supporté l'épreuve, certain que désormais il pourrait vivre malgré ce souvenir amer. Il avait moins peur de son ancien amour, de cette May mariée, devenue une autre, que de l'esprit du mal enfermé--il en était sûr!--dans cette lettre. La laide image le protégeait de celle qu'il avait vue au bras de son mari, se dandinant, la figure à la fois gonflée et maigrie avec, dans ses yeux une expression vague, endormie, animale. Que restait-il du petit être sauvage et pur qui avait troublé son cœur et sa chair? Mais avec appréhension, et comme si rien que de redoutable lui pouvait arriver par cette lettre, il déchira l'enveloppe et lut: «Je suis à Châlons-sur-Marne, hôtel de la Cloche, si dans cinq jours, c'est-à-dire dimanche soir, à minuit, vous n'êtes pas auprès de moi, je m'en irai.» Claude froissa la lettre, la mit dans sa poche. Ce jour de fête ajoutait dans la campagne du silence, du vide. Il s'efforçait de ne pas comprendre le sens de ce «je m'en irai». Mais à la contraction de sa gorge, au battement de son cœur, il ne doutait point d'avoir compris. De quel droit ce garçon le mêlait-il à sa folie? Déjà par sa sœur et par lui, il avait traversé des heures d'agonie, failli sombrer. La paix à peine reconquise, ce mot d'Edward le rejetait à l'abîme... Non, certes, il n'irait pas, il ne répondrait même pas. Que lui importait ce bourgeois, et quel secours un tel raffiné attendait-il d'un paysan? D'ailleurs, comment atteindre Châlons? --Ah! et puis, non, il ne se tuera pas! Claude proféra ces mots à haute voix, comme pour se mieux persuader et, à cet instant, il vit en lui-même le visage de son jeune maître, ces yeux un peu égarés, cet air de détachement, ce regard éloigné dont la flamme semblait venir d'une autre planète. Comment douter que le trait dominant de cette nature fût le vertige? le consentement à une séduction mortelle plus forte qu'aucun mirage? Et tout d'un coup, Claude s'affola. Plus persuasive que ses raisonnements, une certitude était en lui qu'il était solidaire de cet homme, qu'il avait sa place marquée dans cette destinée. Un soir, par une atroce dérision, Edward avait voulu que Claude fût son bouc émissaire. Savons-nous jamais jusqu'où retentissent nos plus vaines paroles? Pourquoi la lecture de ce billet le troublait-elle à ce point? Il ne se sentait plus d'affection pour ce garçon qui d'abord l'attira comme un bois dont l'orée paraît délicieuse: à peine entré, des marécages, des eaux corrompues, des fonds de ténèbres, lui avaient fait rebrousser chemin. A cet appel désespéré, il n'éprouvait aucun attendrissement, mais, plutôt, un sentiment d'urgence et de nécessité: pratique, équilibré, il voyait les difficultés d'une entreprise ou son mysticisme l'allait jeter. Où trouver l'argent? Son père le laisserait-il partir et quelle apparence qu'il comprît rien à l'urgence de cette mission? Assis sur la terrasse, les jambes pendantes, Claude mit de l'ordre dans ses pensées, s'efforçant d'arrêter avec méthode les moyens d'entreprendre ce voyage. Tout bien pesé, il lui parut que le mieux serait de se confier à cette Volonté toute-puissante comme un fétu à un grand vent. Il se recueilli donc, fit le silence au-dedans de lui avec cette habitude de l'oraison qu'il avait acquise au séminaire. Par un mouvement passionné de son être intérieur il voulut se mettre en communication avec la Force et l'Amour extérieurs au monde, et en qui il avait foi. Et ce silence de son cœur prolongea celui de la campagne que la Fête-Dieu avait vidée. Chez ce garçon plein de santé, ardent à la besogne, sensuel, cette vie intérieure étonnait; par son étrangeté, elle avait naguère séduit Edward qui aujourd'hui ne voit plus rien dans l'univers que cela pour le retenir au bord du trou. Claude entra dans la cuisine où son père endimanché, le nez chaussé de lunettes, lisait la chronique agricole du _Nouvelliste_: --Le journal dit qu'il faut soufrer la vigne sur la fleur. Moi j'ai déjà fait un soufrage avant. Il avait en lui-même une foi absolue et pour les «savants» un infini mépris. Il exigeait d'être écouté comme un oracle, et sa femme, depuis trente ans, approuvait les sentences que le bonhomme rendait d'un air profond: le phylloxéra n'avait jamais existé, c'était une invention des savants, il était plein de telles certitudes. Il ne pensait pas qu'il y eût au monde un autre régisseur honnête que lui-même, habile à découvrir partout ailleurs que chez lui l'adultère, l'inceste, tous les crimes, non par méchanceté, mais pour se grandir, pour le plaisir de se savoir exceptionnel dans sa probité et dans ses bonnes mœurs. Devant ce front étroit, têtu, cette grosse figure boucanée, Claude éprouva un découragement profond. Favereau souriait, paterne, confit dans sa science infuse, ayant réduit l'homme et l'univers à sa mesure, jugeant en dernier ressort de toutes les choses du ciel et de la terre, avec l'intrépidité de son néant. Il était certes à mille lieues de comprendre l'urgence qu'il pouvait y avoir à répondre au cri d'appel d'Edward. Cependant cet Edward était le fils du maître et Favereau n'avait pas accoutumé de discuter les ordres. Claude se résolut donc à présenter ainsi sa requête: d'un air détaché, il avertit son père que M. Edward avait une importante communication à lui faire de vive voix et qu'il lui mandait de venir au plus tôt à Paris. Claude avait parlé trop vite et un peu bredouillé. Il vit se plisser le gros front paternel: --J'aime pas que tu aies des secrets avec le fils du patron, tu sais qu'ils sont brouillés. Écris à M. Edward de te marquer dans sa lettre ce qu'il te veut: nous verrons ensemble de quoi il retourne. Favereau remit ses lunettes, reprit son journal, ayant jugé le cas dans sa sagesse. Claude sentait bien que le débat était clos et la décision du bonhomme sans appel. Pourtant il fit un nouvel effort: M. Edward insistait justement sur la nécessité de s'entendre de vive voix; il attachait à cette entrevue une importance extrême: --Tu n'as qu'à m'avancer l'argent du voyage, père. M. Edward me le rendra sûrement. --Ah! ah! monsieur veut que je lui avance le prix de sa carte aller et retour, histoire d'aller faire le jeune homme à Paris, et au moment des grands travaux encore! Quand il faut à la fois, relever la vigne et la sulfater et herser et faire les foins. D'un air malin, avec un petit rire rentré, de vieux «à qui on ne la fait pas», il ajoute: --Tu es un bon drôle: c'est la première fois que tu essaies de me tirer de l'argent, et tu n'as pas la manière. Allons, allons: il y a quelque drôlesse là-dessous, hein, dis, hein? tu peux me le dire à moi, c'est de ton âge; mais tu as assez de l'argent que tu gagnes pour rigoler ici. Voilà que monsieur veut s'offrir un voyage à Paris! Il riait, satisfait que son fils se dégourdît un peu, fier de se sentir perspicace. --Mais non, père, tu n'y es pas du tout. Je n'ai pas besoin d'argent et je ne sais pourquoi tu imagines une femme dans cette affaire. Il n'y a rien de plus que ceci: M. Edward a besoin de moi, et puis je ne suis plus un gamin: tu pourrais bien m'avancer quelque argent... --En voilà assez, hein! La face de Favereau se congestionna. --F... le camp d'ici et ne me parle plus de tout ça: tu me prends donc pour un ...? Claude accoutumé au vocabulaire le plus grossier de la caserne, ne le pouvait souffrir chez son père. D'ailleurs, il savait toute insistance inutile et qu'ils se parlaient, son père et lui, d'un univers à l'autre: leurs voix, dans le vide, se perdaient. Il sortit décidé à se rendre coûte que coûte au rendez-vous. Mais où trouver de l'argent? Favereau pour la nourriture et l'entretien, lui retenait presque tous ses gages. Son désir de partir s'exaspérait. Il ne doutait plus que cet appel au secours vînt d'un être à bout de forces. Il imaginait Edward devant une table, un revolver devant lui posé, et le premier coup de minuit sur cette ville inconnue. Il pensa à cette âme dont il se savait inexplicablement chargé, dont il s'était porté le garant, qu'il retenait seul sur l'immense ténèbre de la perdition. A cette angoisse s'ajoute une tendresse réveillée, celle que naguère il éprouva à l'arrivée de son jeune maître: cette lettre, tout de même, quelle preuve d'affection extraordinaire, et comme il fallait qu'il fût seul! A moins que ce ne fût une plaisanterie atroce, un jeu pour mesurer son pouvoir sur ce petit paysan. Mais Claude, qui allait à grands pas dans l'allée des vignes, vers le soleil couchant, secoua la tête: il n'avait jamais cru à cette férocité d'Edward et, à travers les fausses roueries du malheureux, l'élève des casuistes avait, dès le premier jour, pressenti la désolation infinie de ce cœur: «Quel doit-être son abandon, se disait-il, pour qu'à cette minute il n'ait compté, dans tout l'univers, que sur ma main tendue! Quelle solitude! Mais où trouver l'argent?» Et soudain, il pensa à l'abbé Paulet, le vicaire de Viridis, certes aussi pauvre que lui-même, mais il ne s'agissait que d'une avance pour quelques jours. Sous les tilleuls de la place, les orphelines défaisaient le reposoir, des petites filles ramassaient dans leurs tabliers les débris d'or et les roses mortes. Claude entra dans le presbytère sans soulever le marteau. La servante, qui épluchait des asperges, lui dit que M. le Vicaire était à son patronage, mais qu'il ne tarderait sûrement pas à rentrer. A cause de la procession, il avait gardé ses drôles un peu plus longtemps. Claude monta au premier étage: la chambre du vicaire ouvrait sur le jardin, du côté opposé à la place. On voyait de la fenêtre un pergola où les roses déjà se fanaient. Les premiers lys s'entr'ouvraient au-dessus des fleurs communes. Au bout de l'allée bordée de buis, l'humidité d'une charmille enlevait à Notre-Dame-de-Lourdes ses tendres couleurs sulpiciennes. Claude s'assit devant le bureau du vicaire, feuilleta distraitement _l'Aquitaine_, essayant de fixer sa pensée sur une homélie archi-épiscopale. Un petit lit de fer pliant occupait un angle. Un paravent noir où s'envolaient des cigognes d'or cachait à demi la toilette encombrée de fioles. La bibliothèque vitrée renfermait des livres dont l'ordonnance témoignait que jamais le propriétaire n'y portait la main. Sur la table un bréviaire bourré d'images de première communion et un blaireau encore plein de savon. Derrière la pendule à globe, s'accumulaient des photographies de patronages: groupes d'enfants en tenue de football avec l'abbé au centre, un gros ballon dans les bras. Claude songe à la vie qui aurait pu être la sienne. Il s'attendrit, il s'effraie parce qu'il eût pu, lui aussi, devenir un saint, mais la chair et le sang l'avaient asservi... De nouveau, il pensa à Edward: quel abîme entre cette âme misérable et celle qu'il attendait dans cette chambre! Quelle puissance inconnue, à de telles distances les uns des autres, faisait graviter les cœurs? Distance illusoire pourtant puisque spirituellement et matériellement le vicaire l'aiderait sans doute à sauver cet enfant perdu. Mais l'abbé Paulet trouverait-il les quelques louis nécessaires? Claude entendit la voix du prêtre dans le vestibule: --On ne te voit plus, Claude. Il avait mis, sur les épaules du jeune garçon, ses deux mains. Quand sa bouche ne souriait plus, les candides yeux gardaient la lumière du sourire. Cette lumière était la grâce unique d'un visage commun, d'une mine basse, dévorée par la barbe mal rasée: les cheveux drus et plantés bas diminuaient le front. L'abbé, du premier coup d'œil, vit le trouble de Claude, mais il le laissait venir et cependant parlait de cette Fête-Dieu: Une belle journée! Tout son patronage avait communié; tous ses drôles avaient entouré le Saint-Sacrement: --Mais le plus beau, Claude, c'est que tout à l'heure, après les avoir quittés, je monte à la tribune de l'orgue pour ranger les partitions, et qu'est-ce que je vois dans la nef, en adoration devant le Saint-Sacrement? Raymond Paillac et Bordes. Ils ne savaient pas que j'étais là. On ne pourra pas dire qu'ils venaient pour me faire plaisir. --Oui, l'abbé, vous faites une œuvre extraordinaire. Le vicaire, inquiet de s'être enorgueilli, protesta que la gloire en était non à lui, mais au Père: --Et toi, Claude, je ne te vois plus; qu'y a-t-il encore? Claude cherchait ses mots et dit enfin très vite, comme un enfant qui, en confession, lâche en hâte le péché difficile: --L'abbé, j'aurais besoin de cinquante francs. --Cinquante francs? Comme tu y vas! --C'est difficile à vous expliquer... Il me semble que je ne pourrai jamais me faire entendre... --Nous verrons bien, reprit l'abbé simplement. Dis toujours ton histoire. Pour nous assister, il est une autre lumière que celle de mon pauvre entendement. Parle donc sans crainte, mon enfant. Quelqu'un est là, entre nous, qui sait de toute éternité quels secours tu viens chercher dans cette chambre. Alors Claude passa de l'inquiétude à la plus grande confiance. Il s'était souvent dit qu'à l'heure de la mort, beaucoup d'ouvriers devaient songer que, dans leur existence misérable, jamais ils n'avaient été pris au sérieux que par ce vicaire de faubourg qui, lorsqu'ils avaient douze ans, les faisait jouer au ballon, le dimanche, et au retour les obligeait de se confier. Et voilà qu'il parlait lui aussi avec abondance et sans gêne aucune. Déjà il avait entretenu l'abbé d'Edward; et cela lui rendait son récit plus aisé. L'abbé ne l'interrompit pas, mais comme Claude lui tendait la lettre de Châlons, il la prit, fixa sur elle les yeux, bien plus longtemps qu'il n'était nécessaire pour la lire. Cependant Claude disait: --Il y a en moi une force qui me presse, bonne ou mauvaise? de me rendre à cet appel. C'est de vous que j'en attends l'assurance, l'abbé. Si vous m'avancez l'argent, il y aura encore à braver mon père. Et que se passera-t-il à Châlons? Je n'ose y penser. Mais il faut que j'y aille, n'est-ce-pas? L'abbé se leva sans mot dire, ouvrit un tiroir, y prit une boîte de médicament qui contenait de la menue monnaie et deux billets de cinquante francs; il en tendit un à Claude. --Je vous le rendrai petit à petit sur mes journées. Une tête d'enfant parut dans l'entre-bâillement de la porte: --Monsieur l'abbé on vous demande en bas; c'est pour Seconde Hugon, on croit qu'elle va passer. Bien que le soleil fût couché, Claude, à travers ses espadrilles, sentait encore la route chaude. Devait-il prendre le train le soir même sans avertir son père? La prudence eût été sans doute de ne pas s'exposer à une nouvelle dispute. D'autant qu'il ne fallait pas perdre un jour: Edward avait fixé, comme limite dernière, le dimanche à minuit. Claude calculait que, pour parer à tout retard éventuel, il fallait qu'il quittât Toulenne par le train de vingt-deux heures, qu'il prît le lendemain matin le train de Paris; ainsi serait-il à Châlons samedi matin au plus tard. Mais l'assentiment de l'abbé Paulet l'avait empli d'une telle confiance qu'il lui parut indigne de rien dissimuler à son père; non! pas de mensonges, aucune tromperie avant ce départ, ce mystique embarquement... Favereau était assis sur le banc du seuil avec Maria de qui les mains au repos croisées contre le tablier de cotonnade disaient le jour de fête où l'on n'œuvre pas. Elle cria à son fils qu'ils avaient fini de souper, mais elle avait mis de côté pour lui de la soupe et du confit. --Regarde-moi ça, dit Favereau, quand on songe à courir la pretentaine, on en perd le boire et le manger. Allons, va te mettre à table. --Je n'ai pas faim, père. Favereau crut que Claude boudait. Il prit son ton d'ancien sergent pour dire que ces manières-là ne prenaient pas avec lui. Claude regarda ce front comprimé et ces joues larges du bas. Il dit doucement: --L'idée de prendre le train me coupe l'appétit. Ne te fâche pas, je ne suis plus un gosse, je sais ce que j'ai à faire. Il faut que je parte ce soir. --Il faut que tu partes? La fureur l'étranglait, mais il retrouva son ton goguenard pour-dire: --Tu voyageras à l'œil, peut-être? --Ne t'inquiète pas, j'ai ce qu'il me faut. --Ah! tu as trouvé de l'argent? mais moi je te jure que tu ne partiras pas. Qui commande ici? Ce n'est pas un morveux qui me fera changer quand j'ai dit quoique chose. Ce que j'ai dit, je l'ai dit. Il était debout et brutalement repoussa Maria qui voulait s'interposer. Claude sentait lui aussi la colère l'envahir. Il bouscula son père et s'engagea dans l'escalier. Favereau, comme un vieux dogue, s'attacha à ses chausses. --Tu ne partiras pas! Ou si tu pars, tu ne reviendras pas. Claude entra dans sa chambre à reculons. Son père se taisait maintenant, calmé soudain par une idée qui lui était venue. Le jeune homme s'était assis sur son lit, sans quitter des yeux Favereau. Tout à coup, le vieux prit la clef de la porte qu'il tira vivement à lui et, avant que Claude ait pu intervenir, la clef avait tourné dans la serrure: il était prisonnier. --Pars, mon petit, pars. Jette-toi par la fenêtre si ça te chante. Ce n'est pas toujours ce soir que tu prendras le train. Il descendit. Claude secouait la porte. Le vieux trouva sa femme tremblante aux écoutes. Il riait, mais avec sa figure mauvaise: --Apporte-moi un litre. --Mais, Favereau, le petit... --Apporte-moi un litre, que j'ai dit. La femme obéit sans ajouter un mot. Il but toute la soirée. Aucun bruit ne venait de la chambre où Claude était enfermé. XVI Edith s'éveilla et d'abord se souvint que Mme Tziegel ne l'avait pas invitée à son dîner Gennaro: depuis que le grand poète dalmate était à Paris, les gens du monde se disputaient l'honneur de le nourrir. Sans doute prenait-il chaque jour ses repas dans une maison différente, mais Edith avait pointé minutieusement les tables où il lui restait quelque chance de s'asseoir: il lui était apparu qu'on ne l'invitait guère qu'en bouche-trou, par téléphone, ou pour de petits dîners impromptus; de la seule Mme Tziegel, il n'était pas présomptueux d'attendre un signe. Le fait de n'avoir pas dîné une seule fois avec Gennaro rendait sa situation de muse du grand monde difficile et même ridicule. Une invitation _in extremis_ demeurait possible. Edith savait son amie assez rosse pour la laisser longtemps macérer dans l'angoisse. Elle résolut de ne téléphoner à personne afin que, le cas échéant, Mme Tziegel ne trouvât pas la ligne occupée. Elle se leva, passa une robe de chambre, s'assit devant sa glace et, sans indulgence, s'examina. Edith se connut une grande lassitude: son faux luxe l'écrasait. C'est accablant de mener la vie des grandes dames qui ont des femmes de chambre pour les habiller, des autos pour leurs visites et leurs sorties du soir et qui, à toute heure de la nuit, trouvent la limousine glissante et douce dans le désert du Paris nocturne. Chez elles, tout les attend afin qu'elles passent du cabinet de toilette où l'eau est toujours chaude, au lit où se dissipent les fumées du Cliquot. Mais cette existence accable une jeune femme qui, par calcul, doit plaire à telle dame, la faire inviter partout, uniquement parce qu'habitant le même quartier, cette personne possède l'auto qui facilite les retours. Edith considérait son triste corps du matin. Une crise de rhumatismes aigus retenant au lit la mère Gonzalès, elle avait perdu son unique servante. --Mademoiselle, c'est l'eau chaude et le courrier. Elle entendit derrière la porte le bruit du broc que posait la femme de service, chercha vivement parmi les lettres une enveloppe aux armes de Mme Tziegel. L'écriture d'Edward l'étonna et, à cette minute d'abandon, lui fit plaisir. Elle lut, sans la comprendre d'abord, la formule qui, à l'autre bout de la France, irait bouleverser Claude. Peu à peu, le sens de cet appel se découvrit à sa pensée et, comme depuis une heure, la jeune femme s'attendrissait sur elle-même, il lui fut facile de s'attendrir sur son amant. Dans un jour heureux, elle aurait haussé les épaules et souri; vaincue, elle se sentit pitoyable à ce vaincu. Non qu'Edith crût, au fond, qu'il accomplirait sa menace, mais il devait tant souffrir! L'humiliée se réjouit de tenir une telle place dans la vie d'un homme. Pratique, et ayant un sens très vif de la précarité de sa vie, elle décida sur-le-champ de renouer avec Edward, et construisait déjà tout un plan d'existence loin de ce gratin pire qu'aucune franc-maçonnerie. Elle consulta l'indicateur, décida de partir le soir même ou le lendemain: au lieu de s'asseoir à une table de snobs, elle roulerait vers son amant désespéré. Ce contraste l'ennoblit à ses propres yeux; elle se sentit supérieure aux gens du monde, s'attendrit, s'admira, à la fois honteuse et flattée que son attitude au restaurant italien ait suffi à bouleverser ainsi le triste Edward; heureuse de cette diversion, elle s'y donnait toute, avec son instinct de fille pratique, de lutteuse. Edith s'était étendue sur le lit, rendu à ses fonctions diurnes de divan. La sonnerie du téléphone la mit debout. Sa main tremblante ne réussissait pas à décrocher le récepteur. O joie! c'était bien la voix de Mme Tziegel: --A quoi pensais-je, ma chère? Vous ai-je dit que je comptais sur vous pour déjeuner avec Gennaro... Non, pas aujourd'hui... Après-demain matin... Oui, vendredi. --Mais je n'y comptais pas du tout, chère amie... D'ailleurs, Mme Obligado devait me faire déjeuner cette semaine avec le grand homme. Mme Tziegel savait qu'il n'en était rien et fut au moment de répondre qu'étant très à court de places, elle retirait son invitation puisque Edith devait rencontrer ailleurs le poète. Tout de même, elle hésita: cruelle certes, elle n'aimait pas que sa cruauté lui attirât des jérémiades: --Vous le verrez donc deux fois, chère amie. Edith se dit qu'elle partirait pour Châlons le vendredi soir et arriverait ainsi vingt-quatre heures avant le rendez-vous fixé. Puis elle ne pensa plus qu'à sa toilette. Le grand homme reprenait de chaque plat, s'épanouissait, reniflait sa provende d'encens, emmagasinait des hommages, de quoi nourrir son contentement de soi pendant ses huit mois de Dalmatie. Il grasseyait, s'écoutait, content de ce qu'il faisait plus rire à Paris que chez lui et ne discernant pas qu'on y riait bien plus de sa mimique et de son accent que de ses anecdotes. Edith, déjà émue par des coupes de champagne aux fruits, inclinait sa tête enflammée et promenait, d'un geste préraphaélique, un lis sur ses narines; elle était là, elle «en était». Un jeune peintre expliquait à Gennaro le cubisme: --Je vois d'abord des tons, comprenez-vous? Ensuite je les illustre avec de quelconques figures: une pipe, un tuyau. Je construis ma toile. J'y établis un ordre où ma vie intérieure s'exprime. Il y a des papiers de tenture, dans les lieux d'aisance des maisons de campagne, ils sont d'un adorable bleu. Ce n'est pas la peine de reproduire les diamants de la Couronne, n'est-ce pas? mais tel cartonnage d'un vieux livre de comptes, une pipe m'importe autant qu'une Sainte Famille, comprenez-vous? Non, le poète ne comprenait pas. Il est vrai qu'il n'écoutait guère: sa voisine le troublait parce qu'il aimait les pêches mûres; manquant d'usage, il ne savait pas cacher son trouble. Les cheveux blancs de cette Bolivienne donnaient un aspect miraculeux à ses clairs yeux d'enfant. A travers des sensations confuses, mêlées et délicieuses, Edith voyait dans un éclair son voyage du lendemain, mais dépouillé de tout son charme: elle ne s'y était complue que comme à un pis-aller en une minute d'abandon; à cette table, parmi ce luxe, d'imaginer seulement ce départ à six heures, l'attente à la gare de l'Est, l'arrivée dans une ville étrangère et surtout «la scène à faire», quel dégoût! Pourtant il y fallait aller. Certes, elle irait. Mais pourquoi gâterait-elle, avec cette perspective d'un lugubre voyage, le beau plaisir d'aujourd'hui? La Bolivienne projetait dimanche un déjeuner à Versailles. Le grand homme assura qu'il s'était réservé cette journée pour classer des notes, mais il ne résista guère à la pressante et presque tendre invitation de sa voisine: --Donc, nous nous retrouverons tous dimanche à une heure, au Trianon Palace. Une voix faible, celle d'Edith, répondit: --Je crois que je ne suis pas libre. Mme Tziegel déclara qu'on était toujours libre pour un plaisir: elle se flattait d'avoir décommandé une audience particulière au Vatican... Edith ne répondit rien, hésitante en apparence, au fond, certaine déjà de sa défaite. A la hâte, elle accumulait des raisons; quelle folie de partir sur une lettre, d'obéir à un caprice de cet insupportable garçon, à moins que ce ne fut un de ces tours à quoi il se complaisait; toujours il avait aimé cette sensation de tenir les gens au bout de ses fils et de les manœuvrer à sa guise: «Comme une sotte, j'allais donner encore dans le panneau.» Edith avait le don de ne voir les choses que déformées par ses nécessités du moment; et de même qu'au reçu de la lettre d'Edward, elle n'avait même pas songé à ne pas la prendre au sérieux, parce qu'à cette minute le drame était le bienvenu dans sa pauvre journée de laissée-pour-compte, elle n'y voyait plus qu'une mystification à cet instant où sa nature de soupeuse se dilatait. Si un pressentiment tragique lui serrait le cœur, au lieu de le chasser, elle s'efforçait de l'apprivoiser, de le regarder en face, de se rappeler qu'il faut être dur, ne s'embarrasser d'aucun être, que les autres sont nos jouets éternels. Elle croyait que c'était du Nietzche; toujours la portèrent à philosopher ses excès de champagne. Edward avait garni de serviettes un lit douteux où il s'étendit. Le ciel pluvieux hâtait la venue du crépuscule. Il écoutait de larges gouttes sur le zinc des toits. Le bruit d'une troupe armée retentit, dans la rue, et il renifla cette odeur de cuir, d'astiquage et d'hommes, l'odeur militaire, il fumait des cigarettes opiacées afin que la fumée lui dérobât l'aspect de cette chambre. On ne viendrait pas. Personne ne viendrait. Il le savait maintenant, sans songer à s'en étonner ni même à le regretter: il avait le sentiment d'habiter un lieu inaccessible qu'aucun humain, désormais, ne pouvait atteindre. Il résolut de s'enfoncer dans les jours finis, de fuir par anticipation la vie au plus épais du passé touffu afin que, lorsque la mort viendrait, il ait fait déjà beaucoup de pas au-devant d'elle. Indifférent à tout, dans l'ombre du tombeau, les souvenirs de sa petite enfance l'aspiraient comme pour un enlisement. Mêlée aux relents des rideaux, de la table de nuit, du seau de toilette, la fumée composait une odeur intolérable. Mais les sensations si puissantes naguère sur Edward, la volonté de mourir l'en délivrait. Être décidé à mourir, c'est d'avance ne plus donner à la vie aucune prise sur nous. Cependant il cherchait dans son passé un coin de fraîcheur, de verdure où reposer ses yeux. Il essayait de fixer une minute heureuse. Il se souvenait de ses amitiés d'adolescent, il cherchait des visages, il s'étonnait de son inlassable bonne volonté à s'émouvoir autour des plus pauvres êtres, des plus vaines femmes. Il ne revenait point de sa toute puissance à transformer, à repétrir, selon son modèle intérieur, ces cœurs sur lesquels il avait jeté son dévolu. Et comme, douloureusement, il avait ensuite défendu contre la réalité ces imaginations que l'être choisi détruisait lui-même! Trop de désenchantements l'avaient durci... Curieusement, il osait regarder en lui à la place de ses vices: il les reconnaissait, il osait les dévisager, et celui-là dont il n'avait pas encore prononcé le nom, et cet autre auquel il n'avait jamais cédé, dont il ne s'était jamais avoué à lui-même la présence: germe enfoui, ignoré de tous et de son propre cœur. Ah! connaissance exacte de soi! Bas fonds tragiquement révélés! Il se rappela que le brusque éclair des confidences avait éclairé, chez des êtres proches, les mêmes abîmes ou d'autres profondeurs plus effrayantes; et c'est pourquoi il ne s'étonnait plus de son indulgence pour toutes les débauches avouées et secrètes. Plus d'hypocrisie maintenant, devant cette nuit épaisse de la mort, au seuil du sommeil sans réveil et de l'anéantissement; il prononça ce dernier mot à mi-voix, il y trouvait un goût délicieux, une sensation de vertigineuse et douce chute. Edward pensa à des personnes mortes qu'il avait aimées: eût-il été heureux de croire, comme un chrétien, qu'il allait les rejoindre enfin? Non, non: il les avait aimées périssables, sous leur forme périssable, peut-être pour ce qu'il y avait en elles de pire. Et maintenant, il considérait toutes ces vies parallèles à la sienne, et qui s'étaient jetées dans la mort, avaient atteint, avant lui-même, cette plage rongée de néant. Ceux qu'il laissait derrière lui, ah! que lui importait! D'avance, il les imagina vieillissant, grotesques; il s'abandonna, lui qui allait mourir à vingt-six ans, qui était sûr maintenant de mourir à vingt-six ans, à sa haine, à son dégoût de la femme et de l'homme d'âge, l'être à ventre, à crâne nu, la bouche pleine d'odeur de cigare qui en masque une autre, et leur abjecte suffisance, ce contentement de soi des gens arrivés, et leurs yeux où des passions hurlaient la faim maintenant qu'il était trop tard pour les assouvir. La pensée d'Edward alla vers ce Paris qu'il avait tant aimé: il se rappela un soir, au fond d'une baignoire, sa bouche s'appuyait contre une épaule tandis que Nijinski s'envolait par la fenêtre ouverte sur la nuit artificielle. Il revit des bars, chacun avec son atmosphère, son odeur et chacun l'attirait à des heures différentes de la nuit: dans celui-là, tel cocktail était inimitable, et dans cet autre il y avait la présence réelle d'un vice à qui il était consacré. Il se souvint des musiques qui aidaient ses passions à jouir d'elles-mêmes, cet andante de Schubert qu'il exigeait que May lui jouât chaque soir et cette rengaine russe qu'il cherchait de concert en concert. Il évoqua le temps de son ambition juvénile, alors qu'il souhaitait ensemble l'adoration des jeunes gens et des cénacles et aussi l'applaudissement de la foule, toutes les grandeurs de chair: soirs où il périssait de rage à la pensée de ne rien faire pour son avancement. Il eût voulu vivre dans des millions de cœurs. Mais, au service de cet appétit infini, aucun vouloir, et parce qu'il sentait son impuissance à le satisfaire, ce goût du triomphe, qui en aide tant d'autres à vivre, était devenu le complice de toutes ces forces de destruction. Il lui semblait que de se tuer l'aiderait à ne pas mourir dans la mémoire des hommes: «Il faut, ricanaît-il, se suicider pour se survivre.» La lumière de ce dimanche de juin enveloppe les tables en fleurs du Trianon Palace. L'orchestre joue en sourdine assez pour ne pas couvrir la voix de Gennaro qui récite à mi-voix un poème: comme dans _La Cène_ du Vinci les têtes des apôtres, tous les convives se penchent, attentifs, vers le poète. Edith regarde, par la porte-fenêtre, une avenue majestueuse d'ormes, étrangère à cette joie, occupée à créer les rues de ce Châlons où elle n'est jamais allée, cette chambre d'hôtel qu'elle imagine dans ses plus menus détails et qui ne ressemble à aucune de celles qu'elle a déjà traversées. Elle y voit Edward couché: endormi? malade? comment savoir? Un peu de son amour lui revient, son amour de femme plus âgée, plus forte que le bien-aimé. Elle se souvient qu'elle l'appelait: mon petit: et voilà qu'il criait vers elle, pour ne pas mourir. Gennaro se tut. Chacun cherchait le mot à dire. Une dame assura que pour un rien elle aurait pleuré. Mme Tziegel se dépêcha de finir sa glace. On s'était mis à table très tard, des domestiques baissèrent les stores. Des autos commençaient de trépider doucement devant le perron de l'hôtel. Ce n'était plus la peine de partir maintenant, songeait Edith: Edward n'avait-il pas fixé ce dimanche soir comme délai dernier? Mais ne pourrait-elle atteindre Châlons dans la nuit ou, au moins, au petit jour avant qu'il se fût décidé? Si, il était temps encore: on s'accorde toujours le quart d'heure de grâce. Edith jouissait de son angoisse, de cette certitude soudaine de n'être pas un monstre. Il restait encore, dans son assiette, des fraises. Elle se leva, prétexta un rendez-vous urgent, se glissa entre les tables. Elle n'avait pas atteint la porte, qu'on étouffa de rire: Mme Tziegel nota qu'Edith les avait accoutumés à plus de prudence, à mieux cacher son jeu. Il fallait qu'elle fût bien prise, cette fois: qui donc allait-elle rejoindre? On ne court ainsi qu'à un deuxième rendez-vous, quand le premier a dépassé toute attente. Comme Jacques Berbinot, seul, ne riait pas et laissait, lui aussi, ses fraises, chacun sentit qu'il fallait que la conversation changeât. XVII D'un sommeil de cauchemar, Claude émergea. Sa cheville lui faisait mal; il brûlait de fièvre. Quelle était cette chambre? Des cœurs dessinés dans les volets clos fusait la lumière d'un matin d'été. Des cris d'hirondelles entouraient cette maison inconnue. Alors, tout à coup, il se rappela ses efforts pour briser la porte que son père avait verrouillée, son évasion par la fenêtre, sa course à minuit sur les toits, et qu'il était descendu au long d'une poutre du hangar mais, se croyant plus rapproché du sol, il avait sauté trop tôt et tomba mal. En dépit de sa cheville foulée, comment put-il se traîner jusqu'à Toulenne? A l'aube, il atteignit les premières maisons et s'arrêta dans une auberge où il n'était pas connu; à peine eut-il la force de commander un bol de café chaud. Il raconta à l'hôtesse que, venu de la campagne pour acheter une vache, il s'était foulé le pied en route; elle lui offrit un lit; le jeune homme résolut de se reposer jusqu'au train du soir. Il n'osa demander le docteur qui connaissait les Favereau et comprima lui-même sa cheville. Vers quatre heures, il s'éveilla, prit un peu de bouillon, et de nouveau l'abattit un lourd sommeil de fièvre. Il perdit conscience du temps. Le soir vint, des rires résonnèrent dans l'estaminet, des billes furent entrechoquées sur le billard. Claude voyait deux bras tendus, une face douloureuse; la tête d'Edward creusait un oreiller; ses cheveux blonds étaient souillés de sang. Claude n'était-il pas dans le train?... Le train l'emportait vers Châlons, le berçait, il pouvait dormir tranquille maintenant. Éveillé, il s'affola, songeant aux heures perdues. La campagne était pleine de cris de coqs. L'hôtesse, l'ayant entendu geindre, entra avec un bol de café au lait. Claude, hagard, lui demanda: --Quel jour sommes-nous? --Eh té! c'est samedi, jour du marché. Samedi! Il fallait atteindre Châlons, coûte que coûte, le lendemain soir. Claude essaya de se lever: sa cheville allait mieux mais il grelottait de fièvre. Il fit un peu de toilette. L'hôtesse qui allait au marché le prit dans sa carriole et consentit à le déposer devant la gare. Pourvu qu'il n'y trouvai pas son père! Non, Favereau n'était pas là. Mais il fallût parler à la marchande de journaux, serrer la main du contrôleur. Il raconta qu'il allait consulter un médecin de Bordeaux; un employé l'installa dans le wagon: c'était un train omnibus et Claude refit, en sens inverse, le même trajet que l'année dernière. De quel cœur ardent et confiant, alors, il s'en allait vers Lur! Aujourd'hui, il ne regarde pas aux portières. A Bordeaux, il se traîne jusqu'au guichet, prend son billet, s'installe sur un canapé de la salle d'attente. Il faut rester là plusieurs heures; il n'a pas faim: son corps est brûlant; il a peur de s'évanouir. Puis vient la tentation du sommeil, cet appel irrésistible, ce poids écrasant sur les paupières; il lutte, il dormira dans le train. Pour ne pas succomber, Claude cherche la buvette, demande un verre de rhum qu'ensuite il va vomir aux lieux d'aisances. Des porteurs poussent des chariots, dispersent des groupes de voyageurs. La terre tremble à l'entrée en gare d'un convoi énorme et noir qui s'immobilise; Claude, les coudes aux genoux, tient entre ses deux mains sa tête. Le train de Paris ne fut formé qu'à sept heures. Affalé dans un coin du compartiment, le jeune homme se laissa glisser, s'abandonna, perdit conscience. Des gens montèrent; on déplia des provisions, une odeur de charcuterie et de peau d'orange lui souleva le cœur, l'obligea d'ouvrir la fenêtre. Quelqu'un se plaignit du froid. Les arrêts brusques interrompaient son cauchemar. A Poitiers, deux sœurs de Saint-Vincent-de-Paul s'assirent en face de lui. Elles l'observaient: la plus âgée lui demanda s'il était souffrant. Les autres voyageurs, qui ne lui avaient prêté aucune attention, s'apitoyèrent. La plus jeune des religieuses avait de l'aspirine dans son cabas et lui en fit absorber deux comprimés; à Saint-Pierre-les-Corps, bien que la buvette fût fermée, elle revint avec une tasse de lait chaud. Claude se sentait moins perdu à l'abri de ces ailes immaculées et s'endormit plus calme. Un arrêt du train de nouveau l'éveilla. Il se sentit beaucoup mieux. Le soleil se levait sur la Beauce monotone. Aucune gare. Quelqu'un parlait d'une panne à la machine. Des voyageurs étaient descendus. On attendait des Aubrais une locomotive de secours. On aurait un retard de trois heures au moins. Claude prit dans sa poche un indicateur froissé. Son doigt tremblant se posa sur le mot Châlons. Il manquerait la correspondance; il eut la certitude qu'il fallait qu'il la manquât. Lorsque enfin le train se remit en marche, le sort en était jeté; aucune puissance au monde ne l'empêcherait d'arriver trop tard. --Comment, vous sentez-vous, Monsieur? demanda la sœur. Elle hocha la tête avec inquiétude parce que le jeune homme répondit: --Je vais bien maintenant. Il n'est plus nécessaire que je sois malade. Claude reconnaît de loin l'hôtel de la Cloche parce qu'à cette heure matinale le vestibule est ouvert sur la rue et qu'un groupe de servantes s'y agite. A peine entré, il prononce le nom d'Edward Dupont-Gunther. La gérante, en robe de chambre, et sa maigre tresse flottant sur son dos, descend l'escalier: --Vous êtes un parent, Monsieur? Sa figure s'éclaire, les formalités vont devenir bien simples et il n'y aura pas à s'inquiéter pour les frais. --Je suis un ami. J'ai été averti par une lettre. J'arrive trop tard? --Il vit encore, Monsieur. Il repose. Le docteur l'a pansé. Un si beau jeune homme! Il paraît qu'il n'y a pas d'espoir. La balle a dévié mais le cerveau est intéressé. Quand j'ai entendu cette détonation, à minuit, je n'étais pas encore couchée. Mon mari me dit: «Mais on a tiré un coup de revolver dans la maison!» Il n'osait pas se lever, alors moi... Claude l'interrompt, s'informe de l'étage et du numéro de la chambre. Il monte seul; il pense qu'Edward a gravi hier pour la dernière fois ces marches sordides. Il hésite devant la porte, se décide. D'abord, sous le bandage blanc qui enveloppe le crâne et une partie du visage, il voit deux yeux large ouverts, et puis une voix plaintive, puérile, qu'il ne reconnaît pas, s'élève: --Qu'y a-t-il? que s'est-il passé? il faut tout me dire. Je suis à Lur, peut-être, puisque te voilà. La poitrine se soulève et s'abaisse. Autour des lèvres exsangues, la barbe a poussé. Claude dit enfin: --Je n'arrive pas trop tard: vous êtes vivant. Le blessé porte une main tâtonnante à son bandage, tourne un peu la tête avec un gémissement, découvre une large tache écarlate. Il ne regarde plus Claude. Il répète: Mais qu'y a-t-il, qu'y a-t-il? Et tout à coup: --Je vais mourir. Il prend la main de Claude, la serre avec le geste d'un enfant qui a peur. Il le supplie de ne plus le quitter, de rester là toujours. Claude sent les ongles de l'agonisant dans sa chair. Du temps passe. Edward voit les lèvres de Claude remuer. Il dit: --Claude, à qui parles-tu? Il comprend que le jeune homme prie et, du fond de son enfance protestante, cette parole lui revient: --La Foi nous sauve. --La Foi et aussi le repentir qui est l'amour. Voulez-vous prier? Claude arrache sa main à l'étreinte du moribond; il lui joint les doigts et à voix haute, détache chaque parole du Notre Père qu'Edward répète après lui. Quand c'est fini, le mourant dit encore: --Il y a quelqu'un... Puis il divagua doucement. Le médecin apporta de la glace et une calotte en caoutchouc. Il dit qu'à Paris, on aurait pu tenter une trépanation. Edward ne paraissait plus souffrir. Une heure passa. Du rez-de-chaussée montait un murmure de conversations. Dans le couloir, des pas rôdèrent. Claude entr'ouvrit la porte et, dans la pénombre, vit un monsieur qui dit très vite: --Excusez-moi, je suis le correspondant du _Châlons-Journal_... Claude referma la porte. Un instant après, l'hôtesse se présenta et attira le jeune homme dans un coin de la chambre: elle avait cru bien faire, quoi que tout ne fut pas fini encore, d'avertir les pompes funèbres. Le commissaire de police était déjà venu. Il faudrait attendre la fin de l'enquête, après quoi on enlèverait le corps immédiatement,--dans un hôtel, n'est-ce pas?--Sans doute la famille le ferait transporter à Bordeaux. Les pompes funèbres se chargent de toutes les démarches. Elle avait élevé la voix. On n'entendait plus respirer l'agonisant. Quand elle se tut, un silence effrayant emplit la chambre. Claude revint vers le lit. Les yeux d'Edward ne voyaient plus rien du monde. Au télégramme qu'il adressa à Firmin Pacaud, Claude reçoit une réponse dont il se scandalise: Bertie Dupont-Gunther ne désire pas contempler une dernière fois le visage de son fils; May est fatiguée--sans doute un début de grossesse.--Ses affaires retiennent Firmin Pacaud. Enfin on espère que Claude se chargera de la mise en bière, du transport à Bordeaux. Un mandat télégraphique lui parvient: «Pour qu'il fasse convenablement les choses». Les volets sont mi-clos, la fenêtre entr'ouverte, un jour brûlant s'annonce: il serait grand temps que le cercueil arrivât. Claude ne sait pas s'il imagine cette odeur... Il a fallu jeter sur le visage et sur les cireuses mains une gaze à cause des mouches. La gérante, à chaque instant, intervient «pour qu'on débarrasse la chambre au plus vite». Ces pauvres soucis absorbent le jeune homme. Un pas dans le corridor, un froissement de robe: la gérante encore, sans doute! Et voici qu'entre une dame que d'abord Claude ne reconnaît pas: un manteau de voyage kaki, étroit du bas, avec un seul bouton; le chapeau qui est un turban; cet air d'odalisque des femmes de 1914: Edith Gonzalès. Elle prend la main de Claude avec expression, soupire: «Si j'avais su!» s'approche du lit, «s'écroule», murmure distinctement le mot de pardon, et enfin pleure. Claude s'étonne: son jeune maître serait-il mort à cause de cette femme? Il serre les poings, puis hausse les épaules: Edith fut tout au plus le prétexte que, pour céder au vertige, un malheureux se donna. A la minute où il s'y retenait, c'est cette branche-là qui a cédé; mais n'importe quelle autre, sous le poids du désespéré, se fût rompue. Tous les gestes de cette femme lui semblent des simagrées. Pourtant Edith verse de vraies larmes, elle soulève un coin de la gaze, se penche, recule; moins à cause des cotons dans les narines, de la mentonnière qui soutient la mâchoire, que parce qu'elle ne le reconnaît pas: c'est un autre tout à coup; ce visage qui n'était qu'inquiétude et que trouble, l'éternelle pacification le modèle à nouveau; le voici tel qu'il aurait pu être, ce pauvre enfant! Claude s'est rapproché aussi, éprouve le même saisissement et dit: --Il faut contempler son ami mort pour s'apercevoir qu'on ne l'a pas connu. Edith, malgré la chaleur dans cette chambre sombre et d'odeur louche, est prise d'un tremblement; elle a peur, elle éprouve cette répulsion des bêtes à la porte d'un abattoir et d'un air suppliant: --Je n'ai plus rien à faire ici, n'est-ce pas? Elle mendie la permission de s'évader. --Vous n'avez pas besoin de moi? Sans répondre, le jeune homme se leva, lui ouvrit la porte; elle prit la fuite. Claude, seul, essaya de prier. La glace de l'armoire et celle qui était au-dessus de la toilette multiplièrent la forme rigide étendue sur le lit: on eût dit qu'une hécatombe de jeunes hommes emplissait la chambre. La chaleur devenait accablante. Claude pensa à la vigne; on ferait du bon vin cette année et la récolte de 1914 vaudrait celle de 1911. Des pas lourds retentirent dans l'escalier. Devant la porte, des hommes haletèrent sous le poids de la boîte de plomb. Aux abords de Paris, l'express s'arrête. Edith regarde sur les toits la brume de juin. Un appétit sauvage de bonheur lui donne de la honte, du dégoût et comme une mouche, elle chasse de sa pensée cette petite phrase que Mme Gonzalès, la veille au soir, lui glissa, et qui l'obsède: --Si un homme est mort pour toi, ta fortune est faite, bijou. _Malagare 1914.--Paris 1920._ *** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA CHAIR ET LE SANG *** Updated editions will replace the previous one—the old editions will be renamed. Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright law means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to copying and distributing Project Gutenberg™ electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG™ concept and trademark. Project Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you charge for an eBook, except by following the terms of the trademark license, including paying royalties for use of the Project Gutenberg trademark. If you do not charge anything for copies of this eBook, complying with the trademark license is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose such as creation of derivative works, reports, performances and research. Project Gutenberg eBooks may be modified and printed and given away—you may do practically ANYTHING in the United States with eBooks not protected by U.S. copyright law. Redistribution is subject to the trademark license, especially commercial redistribution. START: FULL LICENSE THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK To protect the Project Gutenberg™ mission of promoting the free distribution of electronic works, by using or distributing this work (or any other work associated in any way with the phrase “Project Gutenberg”), you agree to comply with all the terms of the Full Project Gutenberg™ License available with this file or online at www.gutenberg.org/license. Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg™ electronic works 1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg™ electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to and accept all the terms of this license and intellectual property (trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy all copies of Project Gutenberg™ electronic works in your possession. If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project Gutenberg™ electronic work and you do not agree to be bound by the terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8. 1.B. “Project Gutenberg” is a registered trademark. It may only be used on or associated in any way with an electronic work by people who agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few things that you can do with most Project Gutenberg™ electronic works even without complying with the full terms of this agreement. See paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project Gutenberg™ electronic works if you follow the terms of this agreement and help preserve free future access to Project Gutenberg™ electronic works. See paragraph 1.E below. 1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation (“the Foundation” or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project Gutenberg™ electronic works. Nearly all the individual works in the collection are in the public domain in the United States. If an individual work is unprotected by copyright law in the United States and you are located in the United States, we do not claim a right to prevent you from copying, distributing, performing, displaying or creating derivative works based on the work as long as all references to Project Gutenberg are removed. Of course, we hope that you will support the Project Gutenberg™ mission of promoting free access to electronic works by freely sharing Project Gutenberg™ works in compliance with the terms of this agreement for keeping the Project Gutenberg™ name associated with the work. You can easily comply with the terms of this agreement by keeping this work in the same format with its attached full Project Gutenberg™ License when you share it without charge with others. 1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern what you can do with this work. Copyright laws in most countries are in a constant state of change. If you are outside the United States, check the laws of your country in addition to the terms of this agreement before downloading, copying, displaying, performing, distributing or creating derivative works based on this work or any other Project Gutenberg™ work. The Foundation makes no representations concerning the copyright status of any work in any country other than the United States. 1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg: 1.E.1. The following sentence, with active links to, or other immediate access to, the full Project Gutenberg™ License must appear prominently whenever any copy of a Project Gutenberg™ work (any work on which the phrase “Project Gutenberg” appears, or with which the phrase “Project Gutenberg” is associated) is accessed, displayed, performed, viewed, copied or distributed: This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook. 1.E.2. If an individual Project Gutenberg™ electronic work is derived from texts not protected by U.S. copyright law (does not contain a notice indicating that it is posted with permission of the copyright holder), the work can be copied and distributed to anyone in the United States without paying any fees or charges. If you are redistributing or providing access to a work with the phrase “Project Gutenberg” associated with or appearing on the work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the Project Gutenberg™ trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or 1.E.9. 1.E.3. If an individual Project Gutenberg™ electronic work is posted with the permission of the copyright holder, your use and distribution must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional terms imposed by the copyright holder. Additional terms will be linked to the Project Gutenberg™ License for all works posted with the permission of the copyright holder found at the beginning of this work. 1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg™ License terms from this work, or any files containing a part of this work or any other work associated with Project Gutenberg™. 1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this electronic work, or any part of this electronic work, without prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with active links or immediate access to the full terms of the Project Gutenberg™ License. 1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary, compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any word processing or hypertext form. However, if you provide access to or distribute copies of a Project Gutenberg™ work in a format other than “Plain Vanilla ASCII” or other format used in the official version posted on the official Project Gutenberg™ website (www.gutenberg.org), you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon request, of the work in its original “Plain Vanilla ASCII” or other form. Any alternate format must include the full Project Gutenberg™ License as specified in paragraph 1.E.1. 1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying, performing, copying or distributing any Project Gutenberg™ works unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9. 1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing access to or distributing Project Gutenberg™ electronic works provided that: • You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from the use of Project Gutenberg™ works calculated using the method you already use to calculate your applicable taxes. The fee is owed to the owner of the Project Gutenberg™ trademark, but he has agreed to donate royalties under this paragraph to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments must be paid within 60 days following each date on which you prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax returns. Royalty payments should be clearly marked as such and sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the address specified in Section 4, “Information about donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation.” • You provide a full refund of any money paid by a user who notifies you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he does not agree to the terms of the full Project Gutenberg™ License. You must require such a user to return or destroy all copies of the works possessed in a physical medium and discontinue all use of and all access to other copies of Project Gutenberg™ works. • You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the electronic work is discovered and reported to you within 90 days of receipt of the work. • You comply with all other terms of this agreement for free distribution of Project Gutenberg™ works. 1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg™ electronic work or group of works on different terms than are set forth in this agreement, you must obtain permission in writing from the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, the manager of the Project Gutenberg™ trademark. Contact the Foundation as set forth in Section 3 below. 1.F. 1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread works not protected by U.S. copyright law in creating the Project Gutenberg™ collection. Despite these efforts, Project Gutenberg™ electronic works, and the medium on which they may be stored, may contain “Defects,” such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by your equipment. 1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the “Right of Replacement or Refund” described in paragraph 1.F.3, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project Gutenberg™ trademark, and any other party distributing a Project Gutenberg™ electronic work under this agreement, disclaim all liability to you for damages, costs and expenses, including legal fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE PROVIDED IN PARAGRAPH 1.F.3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH DAMAGE. 1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a written explanation to the person you received the work from. If you received the work on a physical medium, you must return the medium with your written explanation. The person or entity that provided you with the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a refund. If you received the work electronically, the person or entity providing it to you may choose to give you a second opportunity to receive the work electronically in lieu of a refund. If the second copy is also defective, you may demand a refund in writing without further opportunities to fix the problem. 1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth in paragraph 1.F.3, this work is provided to you ‘AS-IS’, WITH NO OTHER WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO WARRANTIES OF MERCHANTABILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE. 1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages. If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any provision of this agreement shall not void the remaining provisions. 1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone providing copies of Project Gutenberg™ electronic works in accordance with this agreement, and any volunteers associated with the production, promotion and distribution of Project Gutenberg™ electronic works, harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees, that arise directly or indirectly from any of the following which you do or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg™ work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any Project Gutenberg™ work, and (c) any Defect you cause. Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg™ Project Gutenberg™ is synonymous with the free distribution of electronic works in formats readable by the widest variety of computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from people in all walks of life. Volunteers and financial support to provide volunteers with the assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg™’s goals and ensuring that the Project Gutenberg™ collection will remain freely available for generations to come. In 2001, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure and permanent future for Project Gutenberg™ and future generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org. Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundation’s EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state’s laws. The Foundation’s business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation’s website and official page at www.gutenberg.org/contact Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg™ depends upon and cannot survive without widespread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine-readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS. The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. Compliance requirements are not uniform and it takes a considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up with these requirements. We do not solicit donations in locations where we have not received written confirmation of compliance. To SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state visit www.gutenberg.org/donate. While we cannot and do not solicit contributions from states where we have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition against accepting unsolicited donations from donors in such states who approach us with offers to donate. International donations are gratefully accepted, but we cannot make any statements concerning tax treatment of donations received from outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. Please check the Project Gutenberg web pages for current donation methods and addresses. Donations are accepted in a number of other ways including checks, online payments and credit card donations. To donate, please visit: www.gutenberg.org/donate. Section 5. General Information About Project Gutenberg™ electronic works Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg™ concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For forty years, he produced and distributed Project Gutenberg™ eBooks with only a loose network of volunteer support. Project Gutenberg™ eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper edition. Most people start at our website which has the main PG search facility: www.gutenberg.org. This website includes information about Project Gutenberg™, including how to make donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.