The Project Gutenberg eBook of La petite mademoiselle

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Title : La petite mademoiselle

Author : comte de Robert Montesquiou-Fézensac

Release date : April 5, 2016 [eBook #51666]

Language : French

Credits : Produced by Giovanni Fini, Clarity and the Online
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*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA PETITE MADEMOISELLE ***

  

NOTES SUR LA TRANSCRIPTION:

—Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées.

—On a conservé l’orthographie de l’original, incluant ses variantes.

—La table des matières a été rajoutée dans ce livre électronique.

—La couverture de ce livre électronique a été crée par le transcripteur; l’image a été placée dans le domaine public.


[i]

LA PETITE

MADEMOISELLE

[ii]

[iii]

ROBERT DE MONTESQUIOU

LES PURGATOIRES

LA PETITE
MADEMOISELLE

PARIS

ALBIN MICHEL, ÉDITEUR

22, rue huyghens , 22


Tous droits de traduction et de reproduction réservés.


[iv]

[v]

A

l’Auteur des «Affranchis»,

ABEL HERMANT

J’offre cette Histoire d’une Esclave.

Robert de Montesquiou.


[vi]

[vii]

LA PETITE MADEMOISELLE

Ce qui suit, toutes proportions gardées, à moi modeste, «fut longtemps ma Quiquengrogne » [1] .

C’est la première réalisation d’art que j’aie essayée et, je l’avoue, sans la réussir. Mais de bonne heure, j’en avais parlé, entre autres, à Coppée, à Goncourt, à Judith Gautier, qui s’en amusaient; et hier encore, celle-ci me questionnait [viii] rétrospectivement sur mon modèle baroque. Ne serait-ce pas une si précieuse sollicitude qui m’a incité à m’y reprendre et à mettre sur pied, de quelques coups d’ébauchoir moins inexpérimentés, la folle statuette? Une telle attention ne méritait pas moins. J’ai donc fait poser à nouveau Celle que Madame d’Aulnoy aurait sans doute rangée parmi ses «pagodes» et qu’elle eût qualifiée de «bamboche n’ayant pas plus d’une coudée de haut». Divertira-t-elle, avec son comique macabre, falot, volontairement démantibulé, caricatural et capricant? Apitoiera-t-elle, avec ses misères sans grandeur, ceux que ne ralliera pas au parti de ses tortionnaires le détachant déclic de ses frasques?

A ceux qui daigneraient consacrer une heure aux péripéties boîteuses et heurtées de ce petit livre, longuement ruminé, [ix] vite accompli, je demande surtout de ne pas oublier qu’il s’agit d’une monographie . C’est l’excuse du retour incessant des mêmes personnages, pareils aux éléments de ce vieux joujou, fait de pantins en bois découpé et armés de maillets, dont la manœuvre indéfiniment renouvelée, mais toujours primitive, se bornait, pour eux, à reparaître sans fin et à se taper réciproquement sur la tête.

Puisse l’œuvrette bouffonne et légèrement pathétique dont j’avais trop tôt abordé le plan qui me fascinait, sembler à certains que je connais bien, et dont l’assentiment m’est cher, mériter, pour l’épigraphe impressionnante que j’avais dès lors rêvé d’y inscrire, cette phrase de la Peau de Chagrin :

Quinteuses Demoiselles de Compagnie, composez-vous de gais visages, endurez les vapeurs de votre prétendue bienfaitrice, [x] portez ses chiens, rivale de ses griffons anglais, amusez-la, devinez-la, puis ... TAISEZ-VOUS !

N’est-ce pas une forme humaine et sociale de la peau de chagrin (forme quelquefois entrevue, sans doute moins hyperboliquement, par plusieurs d’entre nous) que cette peau de la plaisante et infortunée Miss Winterbottom?


[1]

LA PETITE
MADEMOISELLE

I

L’action a lieu au Vert-Marais, en Touraine, dans le voisinage d’Yzeures.

La scène se passe en un salon de campagne, tendu de perse à bouquets.

C’est la fin de l’été et des vacances. Huit heures du soir, qui viennent de sonner, marquent le moment où l’on sort de table, dans ce château, pour permettre aux enfants de jouer à l’un de leurs jeux favoris, avant le coucher, marqué [2] pour neuf heures. Ces enfants, ce sont deux fillettes, Berthe et Noémi, neuf et dix ans. De ces jeux, le plus fréquent est le Mistigris , qui se joue, après le dessert, dans la salle à manger, sur la table recouverte d’un plaid, et auquel participent quelques serviteurs préférés. Vient ensuite le Corbillon , bien connu. Il y a aussi « Le petit chien de Monsieur le Curé n’aime pas les O, que lui donnez-vous? »—On doit répondre par un mot où ne se rencontre pas cette voyelle. Encore « J’aime mon ami par A, parce qu’il est aimable; j’aime mon ami par B, parce qu’il est bon... » Ainsi de suite, jusqu’au bout de l’alphabet. Enfin « Je reviens du sérail. Qu’avez-vous rapporté? Un éventail. »

Ce soir-là, c’est le tour du Corbillon , que se passent nos petites demoiselles, assistées de leurs parents, l’Aïeule, la [3] Marquise d’Entragues, née Céline de Glion; le Comte et la Comtesse, son fils et sa bru.

A la familière interrogation: «J e vous vends mon corbillon, qu’y met-on? », nombre de réponses conformes ont été faites; boutons et bouchons, totons et flacons, accompagnés de leurs congénères, roulèrent tour à tour dans la corbeille traditionnelle. Mais les grandes personnes ne répondent plus que distraitement à la question monotone des petites filles. Une préoccupation est visible. A plusieurs reprises, on interrompt le jeu pour prêter l’oreille. C’est que les châtelains attendent, pour le soir même, et presque dans l’instant, la Gouvernante Irlandaise qu’ils viennent d’arrêter, sur la recommandation d’une amie, que nous appellerons Adèle (de Gersaint). Or, il s’agit de ne pas retarder le sommeil des [4] jeunes joueuses. La Comtesse, Henriette (née de Falaisier), dame d’un caractère sec, personne méticuleuse et ponctuelle, qui souffre d’une entérite chronique et supporte malaisément un retard pour ses décisions, une entrave à ses desseins, a réglé, par avance, dans son esprit, tous les détails de cette arrivée: la présentation des élèves à l’Institutrice, avant les prières du soir, auxquelles celle-ci devra prendre part; puis, la retraite, après de restreints compliments de bienvenue. Il importe que rien ne vienne déranger ce programme, et que, dès le lendemain, les leçons puissent commencer, sous la direction de l’Étrangère, chaudement recommandée par Adèle, une de ces amies toujours à l’affût de jouer un rôle, quand ce n’est pas un tour, dans l’existence de leurs relations, et de placer quelqu’un. Cette fois, les louanges, [5] à l’égard de la nouvelle protégée, sont intarissables: elle a «tous les talents», c’est une «perle», et l’on ajoute, sans se soucier de poursuivre la métaphore: «artiste jusqu’au bout des ongles!»

Ceci dit, la correspondante est forcée d’avouer qu’elle ne connaît pas le sujet, et n’a jamais eu l’occasion d’apprécier personnellement aucun de ses mérites ni de ses travaux. Mais... (suivent quantité de ces raisons dont on se paie soi-même, pour se persuader qu’on est en droit de vanter ce que l’on ignore, non sans risquer de graves ennuis pour ceux qui vous accordent leur confiance.—A vrai dire, qu’est-ce qui les y force?...)

Croissante impatience d’Henriette: «Mon Ami...» dit-elle, en s’adressant au Comte (un de ces mon ami , dont l’aigre froideur suffit à empoisonner toutes les phrases qu’il entame...), mon ami, voyez [6] ce qui se passe...omment expliquer ce retard?... c’est incompréhensible... pensez-vous qu’il soit arrivé un accident?» le tout entrecoupé de réflexions sur le service d’hiver et le mauvais état des chemins.

Le «Calmez-vous, ma chère!» dont l’interpellé répond à ce déluge de possibilités, n’est pas moins indifférent, mais il est plus soumis. Le Comte a fait un mariage d’intérêt, en épousant cette cousine maigre, déjà vieille fille, en apparence vouée au célibat, et dont la fortune, assez respectable, a permis d’accorder, au castel familial, des restaurations sans cesse ajournées, en même temps que d’acquérir des terres.

La vieille Dame, qui craint fort de mécontenter sa bru, dont le caractère désole sa bonhomie propre, mais de qui les revenus la lui rendent sacrée, cherche une diversion, pendant que les futures [7] élèves de Mademoiselle poursuivent leur stupide petit jeu, dit d’esprit .

«Henriette—fait la marquise, complaisante—devrai-je me lever pour recevoir Miss Winter?» (C’est le nom de la Gouvernante attendue).

Henriette regimbe: «Gardez-vous-en bien, ma mère, si vous ne voulez pas me désobliger.»

«J’avais pensé, continue la vieille, que cela ne tirait pas à conséquence, et pouvait passer pour une exception, un jour d’arrivée...»—«Encore une fois, ma mère, je vous demande comme un service de n’en rien faire. Il ne faut pas lui donner de mauvaises habitudes. Nous serions perdus. Tenez-vous-le pour dit, je vous en conjure.»

Et la belle-mère, de conclure délibérément: «N’en parlons plus, ma petite, je ferai comme il vous plaira.»

[8]

C’est ainsi que la voyageuse, à son insu, dans l’asile que la confiance lui promet, comme l’espérance le lui dore, et avant même d’en avoir franchi le seuil, se voit humiliée, presque offensée, ni plus ni moins qu’un personnage de Dostoiewsky.


[9]

II

L’impatience de la Comtesse augmentait d’instant en instant. Elle brodait avec fièvre. La Marquise, elle, tricotait avec plus de souplesse. Si elle affectait la contrariété, c’était pour ne pas accroître l’irritation de sa bru; mais, au fond, elle s’amusait de la nouveauté, distrayante dans la solitude. Ce n’était rien de plus qu’un vieil oiseau, cette vieille personne. Nulle intellectualité; toutes les idées toutes faites; inaptitude au mal, comme au bien, du moins dans le sens conscient et réfléchi de ces deux mots. Ajoutez une piété superficielle qui rapporte tout [10] au Bon Dieu, sans trop se préoccuper de ce qu’il en fait, et débute par se le représenter tel qu’un grand Monsieur rayonnant, qui reçoit dans son Paradis, comme le Pape, dans son Vatican, ou Monsieur Boucicaut dans le Bon Marché, et tient compte des préséances.

A celles-ci, elle demeure fort attachée, ainsi que le prouve cette anecdote, laquelle remonte aux premières couches de la Comtesse, et ne déparerait pas le récit d’un Mémorialiste.

La délivrance de cette dernière avait anticipé de beaucoup sur la date prévue. On dut avoir recours à la sage-femme du village, pour remplacer celle qu’on attendait de la ville voisine. Il était une heure du matin. Cependant qu’à l’étage supérieur gémissait la patiente, la Marquise, en costume de nuit assez suranné, attendait la Lucine villageoise. Elle [11] arrive. On l’annonce à la vieille Dame, qui fait signe de différer, en dépit des circonstances pressantes, et ne consent à recevoir celle dont les soins étaient urgents qu’après s’être renseignée sur sa qualité. «Est-ce une Dame , ou une Bonne Femme ?» demandait-elle à l’introducteur. Et, pour préciser son postulatum: «Est-ce un bonnet , ou un chapeau

Ce ne fut qu’après avoir acquis la certitude qu’il s’agissait d’une paysanne, qu’elle fit entrer l’accoucheuse et lui dit, avec une bénévole hauteur: «Allez, ma bonne femme, je vous recommande bien Madame la Comtesse.»

N’allez pas croire, au moins, qu’elle y mît de la morgue; plutôt de l’instinct des catégories. Elle n’eût pas voulu décerner au «caillon» [2] ce qui n’était que pour les garnitures.


[12]

III

Elle collectionnait les breloques , les commandant par douze douzaines, afin d’en inonder les ventes de charité, ou d’en décorer les amis qui se contentent de peu. Mais sa plus proverbiale manie consistait à demander des adresses , à tout bout de champ, hors de propos, et presque sans jeter un regard sur l’objet qu’elle croyait désirer.

Un jour, à Paris, rentrant de la promenade, on lui remit le billet d’une visiteuse, dont le bristol l’enchanta. Vite, il fallut répondre, pour savoir d’où venait la carte-correspondance . Celle qui y [13] avait inscrit son bonjour fit savoir, un peu embarrassée, que le mot avait été tracé, par elle, chez Madame d’Entragues elle-même, sur le premier carton venu, que lui présentait la concierge.

Traits de caractère: quelques années auparavant, on avait reçu la visite d’une amie affligée de famille. Au cours de ce séjour, durant une de ces interminables séances de salon qui sont la plaie des villégiatures, Céline, qui adorait correspondre à vide, griffonnait devant son «bonheur-du-jour»; elle gribouillait (sur les feuilles blanches détachées des billets de faire-part) une lettre à Madame de Gersaint, l’amie du cœur. Tout à coup, l’épistolière poussa un cri: l’encrier venait de se renverser sur le quatorzième feuillet, bourré de nunus , de l’épître envoie d’achèvement. Marie (l’invitée s’appelait ainsi), Marie, complaisante, [14] s’élança pour parer au désastre. Tandis qu’elle rendait ce service, ses yeux furent invinciblement attirés par son nom, au milieu d’une page. Elle lut, malgré soi, elle lut ceci: «Marie est ici, avec ses cinq insupportables enfants. Ils consomment, tous les matins, onze pots de lait, neuf pots de café, et je me demande vraiment quand ils vont se décider à...»— Reliqua desunt. Le reste manquait.

Quand tout fut remis en ordre, Céline acheva sa missive. Alors on entendit une voix qui s’élevait. C’était la voix de Marie. Elle disait doucement: «Céline, avez-vous beaucoup de vaches

Deuxième trait: Charles en était à sa seconde union. La première avait été heureuse, et douloureuse à la fois. On s’aimait... vint la maladie, puis la mort. Le désespoir du veuf fut poignant. Il [15] exigea le moulage de sa main nouée aux doigts de la défunte. Le résultat fut un beau presse-papier de bronze patiné, que l’on fit encastrer dans le mausolée.—Ces grands mouvements, en se refroidissant, créent parfois des situations embarrassantes. Ce fut le cas. Au bout d’un temps (pas très long), le presse-papier pesa sur toute la famille. Le survivant portait bien toujours des bijoux d’émail noir et de bois durci, mais n’en songeait pas moins au remariage. Quand il fut sérieusement question de convoler, le poids de l’airain devint insupportable. Tout le monde y pensait, aucun n’en parlait. L’instinct maternel arrangea tout. Un après-midi, Céline, sans faire semblant de rien, dirigea la promenade du côté de la tombe. O merveille! Le presse-papier avait disparu. Soulagement muet auquel nul ne fit allusion, mais dont [16] se desserra la contrainte commune. Personne n’en croyait ses yeux.

Céline avait fait enlever, puis enterrer cette pauvre étreinte de cuivre vert-de-grisé, ni plus ni moins que si elle eût été en os et en chair!

«Ils furent heureux, et eurent beaucoup d’enfants.»


[17]

IV

L’abnégation de Céline fut d’autant plus méritoire, en la circonstance, que sa nature, toute portée à l’ordre étriqué, au rangement des armoires, aux économies de chandelles, ne dut pas renoncer sans peine à l’objet, ensemble artiste et humain, qu’elle immolait à la maternité et qu’elle sacrifiait à la terre. Nécessité fait loi; mais, encore une fois, il y eut presque une action d’éclat, une victoire de tempérament dans cette réaction obscure.

L’exposé de certains détails le mettra mieux en lumière. Une telle châtelaine [18] avait réussi, on ne sait comment, à trouver un acquéreur pour les vieux journaux; elle ficelait, par paquets de cent, les timbres ordinaires, oblitérés, et recevait pour cela, d’un teinturier qui en extrayait la couleur, un sou, quand la collection dépassait plusieurs mille; elle retournait les enveloppes, décollait, puis recollait leurs bords, et les employait, sous cette nouvelle forme, en inscrivant l’adresse au revers. Aussi se montra-t-elle réfractaire à l’usage des enveloppes doublées, mal commodes pour ce trafic.

Notez qu’elle n’était pas avare ; elle était utilisatrice . Son fils, qui l’aimait pourtant bien, ne put s’empêcher de rire, lorsqu’il découvrit, au fond d’un tiroir, une boîte sur laquelle la bonne dame avait tracé, de son écriture vieillotte: «Petits bouts de ficelle, ne pouvant servir à rien

[19]

Est-il vrai qu’une telle femme ne fût pas avare? Voici, du moins, comment elle conciliait la charité et l’économie. Du temps qu’elle avait de bons yeux, elle se levait aussi tôt que la Grande Catherine, laquelle, on le sait, allumait elle-même son feu, et faillit, un jour, griller un ramoneur qui croyait pouvoir, de si bon matin, vaquer, sans danger, à sa besogne charbonneuse. Céline piquait alors des paillettes sur des abat-jour et des éventails, où elles contournaient, suivant un procédé repris au XVIII e siècle, de menues gravures pseudo Louis XVI. Elle avait trouvé une débitante qui lui écoulait ça, prélevait un gain et tondait sur la fourniture. Céline, elle, alimentait ses aumônes avec ces profits, très consciencieusement, d’ailleurs. Jamais elle n’aurait fait communiquer sa bourse de don et sa bourse de jeu. Peu [20] casuiste, elle vivait en bon ménage avec un sophisme. Elle ne donnait pas du sien , comme nous le recommande l’Évangile; elle donnait l’argent des autres, et se croyait en règle, parce que c’était le fruit de son travail ; oubliant qu’un tel geste n’est beau que s’il vient de ceux qui sont sans ressources .

En un mot, elle prétendait utiliser la sueur d’un front qui n’avait jamais connu cette noble couronne.


[21]

V

Quand cette incidente, qui fera pénétrer plus avant dans l’intimité de nos personnages, n’aurait eu pour effet que de représenter le temps qui s’écoule, elle ne serait pas sans nécessité. La pendule marque neuf heures moins dix. Un roulement de voiture se fait entendre, le gravier crie, le phaéton est devant le seuil.

La Marquise interrompt son tricot, dresse l’oreille et regarde curieusement. La Comtesse, debout au milieu du salon, l’air digne, sévère et déjà un peu irrité, lance un brusque rappel à ses filles qui [22] veulent courir vers la porte, mues par un élan timide, en même temps que retenues par une crainte vague.

Seul, le Comte traverse le vestibule, gagne le perron, d’où on l’entend discourir avec le cocher. Après quelques instants, il rentre, penaud et goguenard: «Personne!—dit-il.—Et, pour plus de sûreté, François a voulu attendre le second train. Le chef de gare a examiné les secondes; pas un voyageur n’en est descendu. Seulement, il y a des colis, paraît-il; beaucoup de colis. On ira les prendre demain matin.»

La Comtesse s’était rassise et remise à broder, silencieuse mais furieuse. Puis, on l’entend pester et grincer: «Joli début!...»—Les autres sont stupéfaits. Brusquement, elle s’est relevée, sonne, bouscule les enfants, interdit la prière du soir, à cause de l’heure tardive, enjoint [23] à ses filles de dire un «Souvenez-vous» dans leur lit.

Celles-ci s’éloignent en reprenant leur corbillon .

Charles et sa mère gardent le silence, de crainte de déchaîner le courroux d’Henriette. La porte s’entre-bâille, pour une dépêche, apportée, de fort loin, par un exprès, venu à pied. La Comtesse la saisit, l’ouvre, essaie de déchiffrer, sans y réussir (aveuglée qu’elle est par le mécontentement), et tend le papier à son mari.

«C’est évidemment de la Gouvernante—conclut-il;—mais, d’où diable nous écrit-elle... de Chinon? Qu’est-ce qu’elle a bien pu aller faire là?»

Il lit: «Égarée par renseignement faux. Porterai plainte.» Signé: Winter .

«Je ne distingue pas le dernier mot. Ce doit être un repentir de la buraliste.» [24] (Silence.) A Henriette: «Eh bien! ma chère, qu’est-ce que vous dites de ça?» Elle, se déchaîne: «Je dis que Madame de Gersaint a bien légèrement agi en nous adressant une cruche, une dinde ou une toquée. Elle n’en fait jamais d’autres. Nous voilà dans de beaux draps! (Henriette affectionne les expressions de lingerie.) Vous me rendrez la justice que je ne voulais pas entendre parler de cette inconnue... c’est vous qui l’avez exigé, ma mère...» Elle fait les demandes et les réponses et, sans doute, à un signe de dénégation, réplique verbeusement: «Si! si! vous avez objecté que les enfants allaient être privées de leur cours, tant que durerait leur préparation à la Première Communion, c’est-à-dire les deux ans que nous avons, à cause de cela, décidé de séjourner ici; que les petites ne pouvaient s’exempter de leçons... je [25] vous demande un peu seulement ce que pourra leur apprendre cette hurluberlu, qui n’est seulement pas capable de trouver son chemin! En tout cas, elle ne leur enseignera pas l’exactitude. Je suis atterrée et outrée. D’autant plus que les quelques mots de cette ridicule dépêche sont autant d’indications de caractère. La sotte ne veut pas avouer qu’elle s’est trompée. Elle accuse les autres et paraît vouloir réclamer des dommages. Et voilà ce que nous avons introduit chez nous, dans une minute d’erreur!»

Henriette continue de se lamenter et de fulminer. Les deux autres cherchent à la calmer. L’heure s’écoule dans les plaintives récriminations et les doléantes invectives. Puis, on se retire.

En passant devant la nursery , la Comtesse prête l’oreille. Tout semble muet. Elle s’éloigne. Et cependant les deux [26] bonnes pièces ne dorment pas encore. Du fond de leur lit, elles poursuivent le colloque idiot, et continuent de se tendre l’imbécile vannerie: «Je vous vends mon corbillon, qu’y met-on?» interroge Berthe, pour la centième fois. Et, vaguement ensommeillée, sans plus de frais d’imagination, l’autre de répondre: «Un toton!»


[27]

VI

Des malles de proportions exagérées, de formes bizarres, d’apparence coûteuse, des paniers revêtus de toile, de volumineux cartons à chapeaux encombraient le vestibule, quand on descendit, le lendemain, pour déjeuner. Même, la vieille Dame, qui marchait la première, et dont la vue commençait à décroître, faillit se blesser à l’angle d’un de ces coffres qui portaient tous, tracées en noir, sur un de leurs côtés, les initiales W. B.

Quand les fillettes, conduites par leur maman, furent parties pour le catéchisme, [28] le Comte, resté seul avec sa mère, lui fit un aveu par rapport à ces deux lettres. Le sens de la seconde, que, tout d’abord, on ne s’expliquait pas, venait de lui apparaître, avec une signification fort déplaisante qui ne pouvait manquer d’ajouter à la contrariété d’Henriette. En un mot, n’y aurait-il pas une relation entre cette majuscule et le mystérieux griffonnage qui accompagnait la signature, dans le télégramme de la veille?—Mademoiselle portait sans doute un nom composé. Or, quel ne serait pas le déplaisir de la Comtesse si, d’aventure, on venait à découvrir que le deuxième nom de Miss Winter n’était autre que Bottom ?

«En effet, mon bon ami, convint la vieille Dame, si je ne me trompe, cela signifie quelque chose de très vilain en anglais.»—«Vous l’avez dit, ma mère.»

[29]

—«En admettant que cela soit, fit rêveusement Céline, je ne comprends pas pourquoi Winter... Qu’est-ce que l’hiver vient faire là?»—Drôlement, Charles riposta: «L’hiver ou l’été, ma bonne maman, ça nous est égal. Ce qui est embêtant, c’est l’ autre . Tout le printemps lui-même ne le masquerait pas. Vous vous rappelez la tache de Lady Macbeth, «tous les parfums de l’Arabie ne parfumeraient pas cette petite main». Ils n’en feraient pas davantage pour ce gros...»

Prudemment, on interrompit.

—«Ne vous tourmentez pas, mon fils», poursuivit la Marquise, toujours optimiste et qui voulait conserver une lueur d’espoir, «ces textes sont souvent fort mal transmis par les bureaux. Souhaitons que ce ne soit pas ça !» Puis, elle ajouta: «En tout cas, si, par malheur, vous avez deviné juste, nous devons faire [30] tout ce qui dépend de nous pour déguiser aussi longtemps que possible à Henriette, la triste vérité

Entre ces agressifs bagages figurait encore une paire de palettes fort longues, un peu frustes, assez minces et très étroites, pointues à un de leurs bouts qui se redressaient, et occupées au milieu par une sorte de semelle mobile que rattachaient des courroies et des boucles.

A propos de ces deux incompréhensibles objets, on se perdit en conjectures...


[31]

VII

Vers la fin de la journée, tout d’un coup, la Gouvernante arriva. Aucune nouvelle n’étant venue d’elle, depuis la veille, la voiture ne l’attendait pas au train. Elle accomplit donc à pied le trajet de la gare au château. Un paysan la suivait, qui s’était offert pour porter des colis à main, encore assez nombreux, parmi lesquels une caisse de raisin et un étui à parapluies, lequel ressemblait à une gaine de trombone.

L’Étrangère picorait une grappe de chasselas, quand elle fit son entrée dans la cour. Une telle familiarité impressionna [32] mal, car l’arrivante eut tout de suite autant de témoins que de juges. Chacun, à cette heure-là, rentrait de la promenade. La voyageuse s’expliqua, sans embarras, avec volubilité. Elle était rassérénée et ne parlait plus de se plaindre. Non, elle avait profité de sa mésaventure pour recueillir des souvenirs de Rabelais, dont elle était enchantée. Incontinent, sortirent d’un Guide Joanne, qu’elle tenait ouvert, des cartes postales à l’effigie du Curé de Meudon; et, sous prétexte qu’il était ecclésiastique, elle en offrit aux enfants, pour mettre dans leur catéchisme.

On en conclut qu’elle était troublée et feignait une assurance qui était loin de son cœur. En conséquence, ordre fut donné de conduire, à son appartement, la nouvelle venue. Elle alla donc y ôter son chapeau, lequel, tenant du boléro, [33] du chapska et du bourdalou de voyage, semblait sortir de chez le même faiseur qui avait confectionné la casquette de Bovary enfant, ce couvre-chef dont Flaubert a écrit: «Une de ces pauvres choses dont la laideur muette a des profondeurs d’expression comme le visage d’un imbécile.»


[34]

VIII

L’impression que l’Institutrice avait causée était singulière. Avantageuse, ou défavorable? Vraiment, on n’aurait su le dire. D’une part, un air assez ouvert n’était pas sans parler en faveur de celle qui venait d’arriver, contre laquelle je ne sais quoi d’extravagant indisposait, d’autre part.

«Il faut attendre pour la juger, conclut la Marquise; elle est dépaysée, nous l’intimidons

La vieille Dame parut se complaire à cette dernière affirmation, qui lui sembla conforme à la dignité du lieu. Et c’est [35] dans le même esprit que l’on crut devoir interpréter la permission, demandée par Miss Winter, de ne pas figurer à table, ce soir-là.

Comme, en retour, on la priait de faire dire ce qu’elle voulait pour son dîner, la réponse fut qu’il lui suffirait d’un peu de caviar. Aucun des habitants du château n’avait mangé de cette substance. C’est tout juste s’ils savaient de quoi il était question.

La Comtesse donna ordre de porter, sur un plateau, dans la chambre de Mademoiselle, une tranche de fromage de cochon, laquelle fut redescendue intacte, le lendemain matin.


[36]

IX

Le jour suivant, l’Institutrice était au salon, quand ses hôtes descendirent pour le repas d’onze heures et demie. Durant toute cette collation, elle ne dit rien de singulier. On apprit seulement qu’elle avait fait une éducation en Russie, ce qui expliqua le caviar, dont il ne fut pas reparlé. C’était plus prudent. On connut aussi l’usage des deux mystérieuses palettes. Elles s’appelaient des skis . Au cours de plusieurs hivers passés dans le voisinage de Smolensk, l’Irlandaise s’était adonnée à ce sport et les succès qu’elle y rencontrait avaient [37] fait d’elle une skieuse enragée. (Même, il y eut un saut qui lui valut l’honneur de la reproduction en carte postale; mais le personnage ne s’y distinguait pas. Secrètement, on s’en applaudit.) Aussi ne fut-ce pas sans un visible chagrin que la nouvelle arrivée apprit qu’en notre Touraine, la tombée des neiges ne dépasse pas l’agrément d’une chute de manne; et que cette belle contrée, par ailleurs si prodigue de richesses, n’offre que de faibles ressources à la vaillante tribu des skieurs.

«Était-ce votre dernière place?» dit la Marquise, faisant allusion au séjour de Smolensk.

Mademoiselle fut choquée de cette locution. Non, il y eut un essai encore, à Versailles, dans une famille israélite. Madame de Gersaint l’avait caché. (Ce fut le tour des amphitryons d’être choqués, [38] en apprenant que la personne chargée de préparer les enfants à leur Première Communion avait séjourné chez les Hébreux. Enfin, il faut bien gagner sa vie!)

Mais des difficultés avaient surgi. Cette propriété de Seine-et-Oise était extrêmement soignée, excessivement. Chaque fois qu’un pas s’imprimait sur le sable d’une allée, un tâcheron s’élançait pour effacer la trace du pied malencontreux. Un jour que la Gouvernante cheminait sous le couvert de tilleuls, un râteau jaillit d’un buisson. Mais, dirigé maladroitement, il heurta, jusqu’à l’écorcher, le talon de la promeneuse, qui était chaussée légèrement. Ce grief était venu s’ajouter à d’autres.

«Vous n’avez rien de ce genre à redouter ici, Mademoiselle», fit la Marquise, «Bourgault ne râtisse qu’une fois [39] la semaine, et seulement le devant du château.»

Ce Bourgault était chargé de l’entretien des parterres; mais la pédante ne tarda pas à le surnommer Pilois, en souvenir de Madame de Sévigné dont, on le sait, le jardinier s’appelait ainsi.

Suite des références et des noises.

L’entrée en servitude de Miss Winter chez les Juifs, coïncidant avec la venue, en France, d’un Shah de Perse, les domestiques obtinrent un congé en masse, pour voir passer le Prince Oriental. Une seule femme de chambre fut privée de la sortie, à cause de l’Étrangère, elle-même retenue par un lombago. Inde iræ. L’obligation de contempler les reins d’une ennemie, au lieu d’admirer le bonnet d’astrakan d’un souverain bronzé, irrita cette fille de service, qui chercha une vengeance, [40] laquelle lui fut fournie par une paire de bottines jaunes. Elles furent cirées en noir par la camériste vindicative, dont leur propriétaire exigea le renvoi... qu’on lui refusa. Il s’agissait de la nièce d’une femme de charge, à laquelle on avait des obligations. L’insulaire eut le dessous et, plutôt que de l’admettre, préféra s’éloigner. On ne la retint pas.

Les bottines venaient de chez Thomas; elles avaient coûté deux cents francs.

Ce que la narratrice se garda de conter, c’est un désagréable épisode qui avait marqué son entrée dans le royaume d’Israël. Un matin qu’elle dirigeait sa marche vers un banc de prédilection, où elle avait accoutumé d’alimenter sa rêverie, elle se pencha imprudemment, sans penser à mal, par-dessus la balustrade qui la séparait de l’Avenue. Horreur! Au lieu de la silencieuse solitude [41] d’une large voie qu’avait naguère terrifiée le passage des tricoteuses, notre rêveuse avait, devant soi, quinze derrières nus, quinze derrières de troupiers, braqués tels que des pièces d’artillerie. Un campement de manœuvres se tenait dans le voisinage, et ce coin relativement désert avait été désigné, sans autre forme de procès, pour y établir la feuillée .

Mademoiselle s’enfuit vers les saules, comme Galatée; sed cupit antè videri ; elle désira d’être vue. Elle le fut, par le maître de céans, qui passait par là, et auquel il lui fallut donner les raisons de son trouble, comme les motifs de sa rougeur. Elle le fit sous le sceau du secret . Monsieur Mayer se montra fort irrité. Ces contretemps-là n’arrivent jamais qu’aux personnes extrêmement jalouses de l’éclat de leur résidence. Une réclamation [42] fut faite, qui aboutit, pas séance tenante, avec des longueurs. Enfin, le provisoire établissement fut changé de place. Mais une contrainte s’ensuivit; un tacite veto, durant des semaines et des mois, pesa sur cette portion du parc. Et longtemps après, quand la promenade put tendre, à nouveau, vers ce point qui avait été le théâtre du drame, la conversation fléchissait. Le secret n’avait pas été gardé.

Ces développements, on ne les connut que plus tard et, grâces à Dieu! sans précision. Pour commencer, il fut convenu que la Gouvernante donnerait, aux petites, des leçons d’anglais, qu’elle parlait avec beaucoup d’élégance. Quant aux devoirs français, expédiés de Neuilly, et de Versailles, par les Demoiselles de Bonduwe et l’Institution Bellemanières, il suffirait d’en surveiller l’accomplissement, [43] ce qui serait facile, car l’Irlandaise paraissait «familiarisée avec notre langage».

Sur ce propos, qui fut tenu, Miss prit des airs mystérieux, partit d’un éclat de rire léger, et ajouta qu’elle «ferait ses preuves». Puis elle conclut un peu sentencieusement, qu’on ne s’exprimait jamais bien que dans une langue étrangère, parce que, celle-là, on prenait la peine de l’apprendre; tandis que, pour la sienne, s’imaginant la connaître de naissance, on en restait au rudiment. Elle réagirait contre cette erreur.

La réflexion n’aurait peut-être pas paru sans justesse à un auditeur d’esprit; mais comme il ne s’en trouvait pas là, elle passa inaperçue.

Au reste, les circonstances semblèrent favorables. Une atmosphère d’indulgence régna dans le château. La Comtesse, [44] elle-même, se montra clémente. Sans doute elle se flattait d’en imposer au voisinage par la distinction de ce choix. Les enfants paraissaient ravies de leur maîtresse, qui fut déclarée sympathique , d’un commun accord.


[45]

X

Dans quelle mesure cette sympathie était-elle justifiée par ce qui frappait le regard, quand on examinait l’Institutrice?

Elle n’avait pas d’âge. Une expression plus que juvénile, presque enfantine, occupait son faciès, par ailleurs lisse et brillant, comme celui des personnes qui font un fréquent usage de cold-cream. C’était le cas de la Gouvernante qui, redoutant l’action de l’eau sur les tissus, ne se débarbouillait qu’avec ce produit.

Signalement: une grande bouche assez bien meublée, sur les lèvres de [46] laquelle alternait le rire qui agace, avec la parole dogmatique dont on est surpris. La voix était musicale, mais sans profondeur, quelque chose comme un gazouillement. Elle tenait aussi de l’harmoniflûte, mais pouvait s’élever dans la discussion—et on le pressentait—à une hauteur insupportable.

Au-dessus d’un nez quelconque, des yeux qui, sans difformité ni exiguïté, cependant réussissaient à ne pas être beaux, ce qui se présente rarement dans l’ordre oculaire. Une chevelure qui, le matin et l’après-midi des jours ordinaires, se montrait peu apprêtée; mais, le soir, disparaissait sous une applique Boudard; celle-ci ordonnée suivant le tour conventionnel dont la dotent les prospectus. Or, non seulement celle qui le portait ne faisait pas mystère de ce postiche, mais elle en était vaine. A [47] plusieurs reprises, elle vanta les mérites de l’«artiste capillaire», rendant justice, plus encore qu’à son talent, ce qui eût été naturel, à sa délicatesse, ce qui semblait moins en rapport avec le sujet. Miss Winter en donna l’explication. Le célèbre coiffeur, qui n’employait jamais que des matériaux fournis par lui, avait consenti, tout exceptionnellement, à faire entrer dans la composition du frontail de cette cliente, deux chevelures dont elle proposait l’apport. L’une d’elles lui venait d’une religieuse; l’autre, d’une amie défunte. Et c’était, pour notre héroïne, plus que de la coquetterie, une piété qui l’attachait à ce coiffage, lequel rappelait, à la fois, le couvent et le mausolée.

Quant à la stature, elle était plutôt grande, la taille sans souplesse, le corps sans rondeur; et cela se poursuivait [48] de la sorte. Comme on le voit, ce n’est qu’à un assemblage de négatives qu’il eût été donné de réussir une description dans le signalement de ce modèle.

Tel n’était point sans doute son avis, car, un jour que Mademoiselle avait parlé des trente beautés d’Hélène (ce qui déplut), elle ajouta, non sans assurance, qu’elle connaissait une personne qui les possédait toutes, sans exception, qu’elle les avait mesurées. C’est, on le sait, la distance exacte qui, pour satisfaire aux lois de l’esthétique corporelle, doit séparer un sourcil de l’autre, le nez, du menton, ainsi de suite. Et l’on ne se représente guère une telle mensuration, s’exerçant et se continuant jusqu’au bout, du fait de cette respectable personne sur une autre qu’elle-même.

Les pieds et les mains étaient longs et étroits, ce que le sujet tenait pour un [49] signe d’aristocratie. La Comtesse, chez qui ces mêmes membres avaient les mêmes défauts, se vit, par suite, sur ce point, dans l’impossibilité de contredire Miss Winter.

Un être affligé d’une difformité physique la reproduit volontiers dans ses ajustements. Une femme laide dispose les ailes de son chapeau avec la même disgrâce qui se signale dans le désordre de ses traits.

C’était le cas d’Henriette.

Une fois que, chez un photographe, une amie bienveillante avait voulu attenter à la rigidité de ce maintien et l’assouplir un peu, les assistants entendirent un bruit sec, une sorte de craquement de cotret, qui les avait fait se ressouvenir de certains cliquetis osseux, dans la Danse Macabre de Saint-Saëns.


[50]

XI

Nous avons examiné l’anatomie de Mademoiselle. De quoi tout cela était-il recouvert? De ce que la Marquise appelait drôlement, et non moins justement: des nippes . A savoir: de toilettes extrêmement nombreuses (l’Institutrice en changeait parfois des semaines de suite), sans que rien, dans leur contour ni leur couleur, fût jamais venu réjouir la rétine. Leur caractéristique était de n’en pas avoir, ni belles, ni laides, ni pauvres, ni riches, comme nées démodées. On aurait dit des effets de la Nature plus que des produits de l’Art et des applications [51] de l’Industrie. Plutôt qu’avoir été tramé dans un atelier, ou ajusté sur un établi, cela semblait s’être chiffonné sous une coquille ou élancé hors d’une cosse.

Il y en avait de toutes les formes et de tous les tons; des beiges, que l’Irlandaise mettait de préférence l’hiver; et de foncées, qu’elle revêtait durant la canicule. Car cette antithèse était de son goût. On la vit, une fois, descendre toute vêtue de blanc, un matin de janvier, pour s’assortir à la neige.

Ce jour-là, les fillettes en profitèrent pour supplier leur Gouvernante de leur donner une représentation de ski. Elle eut le tort de céder. Son prestige en diminua, même aux yeux de l’acrimonieuse Henriette. Une croyance s’était presque établie qui, de temps à autre, faisait apparaître Mademoiselle comme une sorte de Séraphita Swedenborgiste, [52] glissant sur d’invisibles névés, telle qu’un Ange Norvégien, en rupture de Ciel. Cette tradition s’infirma. On ne tint compte, ni de la bonne volonté, ni des conditions plus que défavorables, dérisoires, dans lesquelles la tentative s’était accomplie; ce fut un four... qui faillit se terminer par un tour de reins. Dans sa lutte disproportionnée entre le gel insuffisant et l’agilité des Scandes, la skieuse fut vaincue. Elle dut garder le lit avec une foulure. La médiocrité de l’accident ajoutait à sa confusion et au discrédit. La mort seule eût semblé à la hauteur des légendes.

Une autre destinée de ces robes de Miss, ce n’était pas d’être usées, ni malpropres (bien qu’elles parussent faites depuis très longtemps, même quand on disait les porter pour la première fois), mais d’être fripées . Cela va de soi. Elles [53] prolongeaient leur existence sous des couvercles; et le fer ne les rencontrait point. Mademoiselle ne l’aurait pas manié; et, sans doute, à la suite d’expériences funestes où sa dignité s’était vue compromise, il lui répugnait de demander, à de fréquentes reprises, comme il aurait fallu, un service que, par ailleurs, on ne lui proposait pas.

Il en résulte que, prié de donner votre avis sur les modes de Miss Winter, le plus sage parti eût été d’affirmer qu’elles avaient l’air d’avoir fait le tour du Monde .

En outre, elles abondaient en boutons qui ne boutonnent rien, et en boutonnières qui ne s’ouvrent pas. Enfin, détail intime, Mademoiselle ne portait pas de chemise. On sut qu’elle faisait usage d’une combinaison .


[54]

XII

Les robes, les chapeaux eux-mêmes ne font pas toute la toilette. Le prestige ou la déplaisance qui en émanent résultent d’une décoration d’ensemble, laquelle emprunte à des détails et, très spécialement, aux bijoux.

L’écrin de Mademoiselle était pauvre, cela va de soi. Il contenait principalement du gypse et de l’ambre, de l’aventurine et de l’onyx, des coquillages montés, des améthystes suisses et du lapis de Chamounix, des coraux en branches, des agates herborisées, des perles baroques et des turquoises mortes; un péridot, [55] une aigue-marine, une chrysoprase, un rubis-balai, une pierre de lune et un œil de tigre, une perle Técla et un diamant de Bluze.

Ces pierrailles se succédaient, en alternant, sur du changeant ou du chiné , de l’écossais ou de la cheviotte.

Un fragment de succin, dans lequel était emprisonnée une patte de coléoptère, induisait l’Institutrice à citer les vers de Chénier, les jours qu’elle portait ce morceau d’ambre.

Mentionnons encore des laves du Vésuve et des scarabées de La Bourboule. Il y avait aussi des cornes contre la jettatura et un lot de breloques, parmi lesquelles un flacon gros comme une noisette, dans lequel séjournait de l’essence de roses, et que Mademoiselle comparait, pour cela, aux pendants d’oreilles de Salammbô. Ajoutez un bracelet en [56] verre de la Mandchourie, un autre composé de tristes gemmes aux noms oubliés, desquels les initiales, en s’additionnant, avaient jadis orthographié un vocable chéri ou une parole d’amour. Une croix était si grande que, découpée sur ce maigre sein, l’on eût dit de celles qui s’érigent aux endroits où il est arrivé un accident.

Un minuscule ski en titre fixe servait de broche. La Gouvernante l’avait gagné dans un concours de cet exercice. C’était, pour elle, sa violette des Jeux Floraux, son joujou de Clémence Isaure.

Enfin, un cœur en émail noir s’ornait d’une fantaisie en demi-perles. C’était le cadeau nuptial de l’élève Russe. Comme celle-ci faisait remarquer à sa mère, en hésitant sur les conditions de l’achat, qu’il était pénible d’offrir, à une femme encore jeune, un médaillon qui ne s’ouvrait [57] pas , la Dame répondit d’un ton péremptoire: «C’est inutile, elle n’aurait rien à mettre dedans

Dans quelle mesure convenait-il de tolérer ces fantaisies ou de s’en irriter, la Comtesse ne le démêlait pas encore. La chose représentait fort peu de dépense, un reste de jeunesse et un fond de naïveté, trois motifs pour ne pas sévir. On songeait bien quelquefois à dire: «Mademoiselle, nous serions heureux de vous voir adopter une coiffure plate...» Mais personne n’aurait voulu se charger de cette commission indiscrète. En outre, il y avait l’ applique dont la forme était immodifiable. Les plumes de dindon qui s’y piquaient, à l’heure du dîner, on les ramassait dans la basse-cour. Tout cela n’était pas très méchant. En interdire l’usage ne devait-il pas sembler inutilement sévère? Seules, [58] les fleurs naturelles, épinglées au corsage, déplaisaient nettement. On leur trouvait un air «romance», quelque chose de sentimental et de voluptueux qui pouvait troubler les fillettes, en un mot qui résumait tout: leur donner des idées .


[59]

XIII

L’écrin de Mademoiselle contenait encore une perle baroque. Celle-ci affectait une forme singulière, très singulière. Charles s’en aperçut assez vite et fit part de l’observation à un ami qui répondit que la chose lui était apparue, dès le premier jour. Les deux hommes rirent avec gêne, parlèrent bas et se rangèrent au même avis, qui était que le bijou ne devait plus être porté devant les enfants, lesquelles, précisément, affectaient une naïve prédilection pour ce pendentif et lui prodiguaient d’intempérantes caresses. C’était embarrassant. Confier à Henriette [60] le véritable motif d’une interdiction, en apparence, arbitraire, paraissait difficile. Désagréable, mais innocente, elle solliciterait des explications qui seraient déplaisantes et ridicules. Le Comte prit le parti de simuler une antipathie pour le joyau malencontreux, de le juger agaçant, d’en exiger la disparition.

Un tel caprice, de la part de ce bon enfant, surprit, mais parut admissible. La feinte réussit. A de certaines heures, la Comtesse ne demandait pas mieux que d’infliger un pensum à sa Gouvernante. Celle-ci, quand on lui parla de supprimer le pendant, eut un sourire énigmatique... mais obéit.

Une seule fois, l’objet reparut. C’était un dimanche que tout le monde était allé déjeuner dans le voisinage. Retenu par son mal de tête, Charles était resté, et Mademoiselle n’avait pas été emmenée. [61] La parure proscrite se balançait au bas d’un ruban, sur lequel il y avait, à cette heure, quelque chose d’inscrit. C’étaient ces mots:

«Mais un, entre autres, me troubla.»

Le migrainé les retint pour les citer à son voisin. Celui-ci les reconnut comme étant un vers de Verlaine, au sujet d’un coquillage.


[62]

XIV

«Je crains qu’elle ne sache rien faire de ses dix doigts», avait articulé la Marquise. Mademoiselle eut-elle connaissance du propos qui la calomniait? Le fait est qu’elle descendit, un matin, avec une bande de tapisserie, «longue comme un jour sans pain». C’est l’expression dont Henriette la désigna. L’ouvrage était divisé en l’on ne sait combien de compartiments, occupés par des points différents et des colorations diverses. On douta que la Gouvernante en eût exécuté la moindre partie.

Le soir, ce fut le tour des fleurs artificielles. [63] Miss Winter sortit d’un carton des bandes de papier découpé, coloré et transparent, qu’elle se mit à tourner en forme d’œillets, avec beaucoup de dextérité. Nul subterfuge n’était plus possible, un contrôle s’exerçait; malheureusement cela n’arrangeait pas les choses, car, si le labeur n’était pas fort difficile, en revanche, le résultat était fort laid. Cela sentait le carnaval de Nice et la redoute en deux tons. Toutes les pièces de la maison furent gâtées, huit jours, des beaux effets de cette flore d’emprunt. On en retrouvait de plantés jusque dans le chignon des femmes de service.

Puis, Mademoiselle se mit à broder. Cette fois, les choses n’allèrent pas sans beaucoup de façons. On la vit appliquer un ruban sur une bande de toile cirée, pour éviter de se piquer les doigts qu’elle avait osseux. Ensuite, le travail [64] commença. Ces Dames crurent observer qu’il consistait à tracer des lettres sur le tissu, avec des soies de couleur. Quand ce fut fini, la broderie se trouva être un protège-clavier que la Comtesse dénicha en ouvrant le piano pour faire déchiffrer à Noémi, qui avait des dispositions, le Gai Laboureur , de Schumann.

Or, sur ce ruban, il y avait écrit:

«Duchesse, nommez-moi berger de vos sourires!»

On s’en tint aux suppositions, jusqu’à l’arrivée d’un voisin qui, précisément, venait dîner, le soir de ce jour-là, et avait rendu le même service, quand il s’était agi du Pauvre Lélian. C’était un homme entre deux âges, Jacques Demelly, petit seigneur d’une vague châtellenie. Il y vivait en chasseur érudit, propriétaire d’une bibliothèque assez bien fournie, qu’il entretenait de volumes nouveaux.

[65]

Consulté par les Dames sur la singulière apostrophe qu’elles avaient découverte dans l’instrument, il leur apprit que c’était un vers de Mallarmé, poète, non sans célébrité, de «l’École de l’Incompréhensible».

Cet alexandrin, terminant un sonnet adressé à une femme dont les dents étaient fort blanches, on pouvait supposer que l’auteur avait entendu les comparer à des brebis. De là cette métaphore. Mais rien n’était moins certain. Par suite, et dans le cas particulier de cette transposition, la Grande Dame, c’était l’Harmonie, cette fois, et l’ivoire du clavier apparaissait comme une dentition plus vaste.

Telle fut l’explication de Monsieur Demelly. Elle surprit, sans charmer.

Mademoiselle, qui s’était éloignée un instant, reparut alors. Elle portait un [66] livre, les Torrens , de Madame Guyon.

A leur suite, trouvant à qui parler, elle entama une conversation avec le voisin, sur le sujet du Quiétisme . Ce fut transcendant... et ennuyeux.

Au cours de cet entretien, le Comte distingua des mots qu’il se promit de chercher dans le Dictionnaire, le lendemain matin. C’étaient succédané , empyreume , traumatisme , herméneutique et idiosyncrasie .

Seulement, comme il avait oublié de les inscrire, il ne s’en souvint plus, quand le moment fut venu, pour lui, d’en apprendre le sens.


[67]

XV

Mademoiselle se révélait comme un caractère . Henriette, à ce propos, eut un mot pénible. Elle dit à la Marquise: «Vous imaginez-vous, ma mère, quelle chose horrible ce serait qu’un caractère dans une cuisine? On se représente bien un caractère dans une bibliothèque... mais dans une cuisine!...»

Et elle s’éloigna en martelant: Un caractère dans une cuisine !...»


[68]

XVI

Il y avait, sur la grande table ronde du salon, une boîte en acajou, de forme oblongue et de dimension moyenne. Elle était divisée en autant de compartiments que l’on compte de lettres dans l’alphabet; chacune de ces consonnes, ou de ces voyelles, bien entendu, plusieurs fois répétées, s’inscrivait sur une petite plaque d’ivoire et se plaçait à son rang, dans son casier. De ces lettres, on composait des mots, plus ou moins brefs ou difficiles, que l’on donnait ensuite à deviner, après en avoir brouillé l’ordre. Cela aussi s’appelait un jeu. La Marquise [69] l’approuvait, affirmant qu’il ouvrait l’intelligence. Pour Noémi, d’esprit paresseux, on se contentait de monosyllabes, tels que fer ou or , rat ou mur .

Un matin, en sortant de table, Mademoiselle plongea rapidement ses maigres doigts dans les cases de lettres. De ces dernières elle assembla un vocable qui parut long et, brusquement, les jeta sur un guéridon, sous les yeux du Comte, après les avoir désunies.

Il se mit au travail, le front entre ses paumes. Tout à coup on le vit rougir et, sans explication, replacer les tablettes où Mademoiselle les avait prises. Elle souriait. Nul ne sut jamais le mot qui avait été donné, duquel, sans doute, les éléments se pouvaient ordonner de plusieurs différentes manières.


[70]

XVII

Pour suppléer aux jeux innocents , que l’excès de leur bêtise rendait coupables, selon Miss Winter, celle-ci inventa deux passe-temps. Le premier se nommait le jeu de l’ épithète inévitable . Miss lançait un substantif; il fallait y répondre immédiatement par l’adjectif dont l’usage courant en avait fait le compagnon inséparable.

C’est ainsi que le mot bonté appelait le mot inépuisable ; le mot méchanceté , le mot noire ; le mot susceptibilité , le mot exagérée ; et le mot travail , le mot opiniâtre , qualificatif dont le mot constipation [71] avait aussi sa part. C’était comme la raquette du verbe et le volant de Vaugelas. L’inventeuse en tenait pour ce dernier titre.

L’autre jeu consistait à supposer que les ouvrages célèbres avaient été écrits de nos jours et à en attribuer fantaisistement la paternité à tel ou tel contemporain. Les Liaisons dangereuses , beaucoup de personnes pourraient en être le Choderlos de Laclos, quant à l’intrigue vécue; mais, un jour, après avoir attribué à Madame de *** qui était prude et libidineuse, l’ Introduction à la Vie Dévote , Mademoiselle affirma que, si elle avait réellement composé l’ouvrage, celle à qui elle l’attribuait l’aurait fait relier en peau de truie.

Cette réflexion ne fut pas du goût d’Henriette, qui en profita pour mettre le veto sur les deux divertissements [72] dont Mademoiselle faisait, à vrai dire, deux monologues assez fastidieux. Au premier, les fillettes préféraient oui et non . Demelly, seul, pouvait, non moins que l’autre, le jouer avec l’Institutrice, et outre que c’était ennuyeux, c’était peu convenable.


[73]

XVIII

«Mademoiselle,—avait dit la Marquise,—vous devriez nous organiser une surprise pour la fête de ma belle-fille.»

Mademoiselle répondit qu’elle s’en ferait un plaisir.

Vite on devina des préparatifs. Les enfants prirent des airs secrets. Sans nul doute, sur la croix du pectoral, on leur avait fait jurer de garder le silence. Plutôt que trahir rien de ce qui s’apprêtait, Berthe aurait, à soi seule, renouvelé Coré, Dathan et Abiron, qui souriaient dans la fournaise. Et Noémi aurait répondu: « Pete, non dolet! »

[74]

Il y eut, dans la direction de la cuisine, des allées et venues dont on s’inquiéta, vu le danger qu’il y a, pour les mets, de se rencontrer avec les épingles. Le Grand Albert fut consulté sur l’ Art de teindre les cheveux en vert . On composa des perruques de cette nuance avec du chanvre trempé dans un bouillon d’herbes.

Une impatience était au salon, qu’il fallut dompter, sous le prétexte, après tout plausible, que les intéressés ne sauraient être initiés aux surprises qu’on leur réserve.

Quand vint le jour mémorable, les deux petites filles, vers le milieu de l’après-midi, apparurent changées de proportions, aux yeux de leurs parents stupéfaits: elles avaient doublé de volume. La Gouvernante dut expliquer ceci que, pour ne pas trop retarder le coucher, [75] elle avait jugé bon de faire revêtir aux enfants les costumes qu’elles devaient porter pour la représentation du soir. C’est eux qui gonflaient ainsi les robes et les sarraus et donnaient, aux gentilles élèves de Miss Winter, un aspect de potiches.

Monsieur le Curé et Jacques Demelly assistèrent au dîner. L’Institutrice, à qui l’on avait abandonné le salon dès quatre heures de l’après-midi, obtint l’autorisation de disparaître, au dessert, avec sa troupe. Peu d’instants après, quelqu’un vint avertir que tout était disposé. Les spectateurs gagnèrent leurs places.

Une lueur verdâtre éclairait la pièce, grâce à des abat-jour voilés de gaze. Entre deux paravents, se creusait une grotte que les assistants reconnurent avec effroi pour celle qui avait servi à la Crèche de Noël, chez les Bonnes Sœurs. [76] La familiarité de cet emprunt choqua. C’était pis qu’une inconvenance, une profanation. La Comtesse se reprocha d’avoir semblé l’autoriser par une ignorance coupable; et elle se promit dorénavant de percer à jour les surprises.

Soudain, les lettres d’un transparent s’éclairèrent dans les fonds et on lut, en caractères lumineux, ces deux mots: LE MONSTRE . Puis, lentement, deux formes apparurent sur le devant de la grotte, qui était en papier d’emballage, froissé avec art. A peine Monsieur le Curé reconnut-il ses petites catéchumènes, sous l’aspect de divinités des eaux, très pittoresquement accoutrées de fucus, d’algues et de goëmons où se mêlaient des burgaus et des porcelaines.

Alors, une voix se fit entendre du fond de la caverne, avec des accents de trompette marine. Elle clama:

[77]

«Pour croire à la pieuvre, il faut l’avoir vue.

Comparées à la pieuvre, les vieilles hydres font sourire.

A de certains moments, on serait tenté de le penser, l’insaisissable, qui flotte en nos songes, rencontre, dans le possible, des aimants, auxquels ses linéaments se prennent, et de ces obscures fixations du rêve, il sort des êtres. L’Inconnu dispose du prodige et il s’en sert pour composer le monstre. Orphée, Homère et Hésiode n’ont pu faire que la Chimère; Dieu a fait la pieuvre.

Quand Dieu veut, il excelle dans l’exécrable.»

Ici, la Comtesse remua sa chaise et regarda du côté du prêtre qui, heureusement, était un peu sourd. Il dodelinait de la tête avec un air d’approbation. La voix continua:

«Le pourquoi de cette vérité est l’effroi du penseur religieux. Tous les idéals étant admis, si l’épouvante est un but, la pieuvre est un chef-d’œuvre.»

A cet instant, les deux sirènes, qui [78] n’avaient pas quitté le plateau, se mirent à dialoguer en ces termes:

BERTHE.

«La baleine a l’énormité...

NOÉMI.

...a pieuvre est petite;

BERTHE.

L’hippopotame a une cuirasse...

NOÉMI.

...la pieuvre est nue;

BERTHE.

La jararaca a un sifflement...

NOÉMI.

...la pieuvre est muette;

BERTHE.

Le rhinocéros a une corne...

NOÉMI.

...la pieuvre n’a pas de corne;

BERTHE.

Le scorpion a un dard...

[79]

NOÉMI.

...la pieuvre n’a pas de dard;

BERTHE.

Le buthus a des pinces...

NOÉMI.

...la pieuvre n’a pas de pinces;

BERTHE.

L’alouate a une queue prenante...

NOÉMI.

...la pieuvre n’a pas de queue;

BERTHE.

Le requin a des nageoires tranchantes...

NOÉMI.

...la pieuvre n’a pas de nageoires;

BERTHE.

Le vespertilio-vampire a des ailes onglées...

NOÉMI.

...la pieuvre n’a pas d’ailes;

BERTHE.

Le hérisson a des épines...

[80]

NOÉMI.

...la pieuvre n’a pas d’épines;

BERTHE.

L’espadon a un glaive...

NOÉMI.

...la pieuvre n’a pas de glaive;

BERTHE.

La torpille a un foudre...

NOÉMI.

...la pieuvre n’a pas d’effluve;

BERTHE.

Le crapaud a un virus...

NOÉMI.

...la pieuvre n’a pas de virus;

BERTHE.

La vipère a un venin...

NOÉMI.

...la pieuvre n’a pas de venin;

BERTHE.

Le lion a des griffes...

[81]

NOÉMI.

...la pieuvre n’a pas de griffes;

BERTHE.

Le gypaète a un bec...

NOÉMI.

...la pieuvre n’a pas de bec;

BERTHE.

Le crocodile a une gueule...

NOÉMI.

...la pieuvre n’a pas de dents.»

Alors, du creux de la grotte, la trompette reprit:

«La pieuvre n’a pas de masse musculaire, pas de cri menaçant, pas de cuirasse, pas de corne, pas de dard, pas de pince, pas de queue prenante ou contondante, pas d’ailerons tranchants, pas d’ailerons onglés, pas d’épines, pas d’épées, pas de décharge électrique, pas de virus, pas de venin, pas de griffes, pas de bec, pas de dents.»

Sur cette conclusion, les deux sirènes [82] s’unirent à la trompette marine pour clamer:

«La pieuvre est, de toutes les bêtes, la plus formidablement armée!...»

Il y eut un silence. Visiblement on attendait les bravos, qui ne partirent point.

Seule, la trompette marine qui, on l’a deviné, n’était autre que Mademoiselle, reprit sèchement:

«Qu’est-ce que la pieuvre? C’est la ventouse.»

Et le morceau se poursuivit d’un ton saccadé, avec la description du poulpe:

«Cette forme ressemble à un parapluie fermé qui n’aurait pas de manche.—Chose épouvantable, c’est mou.—Elle a un aspect de scorbut et de gangrène. C’est de la maladie arrangée en monstruosité.—La nuit, pourtant, et particulièrement dans la saison du rut, elle est phosphorescente.—Elle a un seul orifice au centre de son rayonnement. [83] Cet hiatus unique, est-ce l’anus, est-ce la bouche? C’est les deux. La même ouverture fait les deux fonctions, l’entrée et l’issue. Toute la bête est froide.»

Par bonheur, à cette minute, Monsieur le Curé, qui avait dit sa messe de six heures du matin, fait un mariage et célébré un enterrement, sans compter le catéchisme, Monsieur le Curé eut une défaillance. Il sommeillait... il ronfla. Sur ce ronflement, Demelly, amusé, qui guettait le passage, fut secoué d’une violente et bienveillante quinte de toux, laquelle empêcha d’entendre certains termes que, d’ailleurs, l’accent irlandais de l’Institutrice (il avait reparu) ne permettait guère de distinguer. La Comtesse ne perçut ni le mot rut , ni tel autre mot, et les images lui échappèrent.

Cela se poursuivit longtemps. A des [84] affirmations du genre de celles-ci, le prêtre acquiesça:

«Dans l’absolu, être hideux, c’est haïr.—La pieuvre, c’est l’hypocrite. On n’y fait pas attention; brusquement, elle s’ouvre.»

Les jeunes coryphées, qui ne jouaient plus que des rôles de figurantes, donnaient des signes de somnolence ou d’inattention; Noémi, même, mit un doigt dans son nez d’océanide. Enfin cette suprême phrase retentit:

«Car, ne l’oublions jamais, le mieux n’est trouvé que par le meilleur.»

C’était fini.

Mademoiselle sortit de sa spelonque. Il y eut de vagues compliments, des remerciements étouffés, que le manager ne jugea pas à la hauteur de son effort. La Comtesse songeait à la dépense de [85] luciline qu’entraînent de tels excès. La Marquise n’avait rien compris à tout ce «baragouin». L’on devinait bien que le scénario venait de plus haut. Jacques soulagea l’ignorance générale en nommant Victor Hugo et les Travailleurs de la Mer . Il y ajouta la délicatesse de ne pas paraître rendre ce service. Henriette fut secrètement flattée de penser qu’on avait récité du Victor Hugo pour sa fête, mais fort contrariée de s’apercevoir que les effets visqueux des costumes avaient été obtenus en faisant usage des housses du baromètre et de la pendule, deux enveloppes en tarlatane gommée, et que Mademoiselle, sans en demander l’autorisation, était allée prendre dans la lingerie. Enfin, ce n’était pas le soir de gronder. Les sirènes furent envoyées au lit. Et la vieille Dame, après avoir demandé à Jacques si tout [86] ce qu’on avait dit se prouvait bien dans le livre, avoua qu’elle aurait préféré les Deux Aveugles , la Grammaire ou le Dîner de Madelon . En tout cas, si Mademoiselle s’était mis en tête de faire «déclamer» du Victor Hugo, pourquoi n’avoir pas plutôt choisi l’ Ode sur la Naissance du Duc de Bordeaux ?

Le lendemain, Miss Winter convint qu’elle avait songé à certains retranchements, mais elle répugnait à cette impiété qui s’appelle la «castration des textes».

Ce fut le terme qu’elle employa.


[87]

XIX

Mademoiselle manifesta l’intention de porter ainsi à la scène quelques-uns de nos grands auteurs. Elle avait eu à se louer de ce moyen qui faisait fraterniser la récréation avec l’étude. Il n’allait pas sans trouble pour la vie de famille. Quoi de plus impatientant que d’entendre, comme il advint, les deux futures communiantes, à tout bout de champ, au coin de corridor, se lancer jusqu’à en faire une sorte de corbillon sous-marin, les fragments du couplet des poulpes: « la jararaca a un sifflement, l’espadon a un glaive... », etc., etc...?

[88]

L’Institutrice eut beau affirmer que le procédé était excellent à plusieurs points de vue, qu’il assouplissait l’esprit, et que la phonétique y trouvait son compte, les petites interprètes de Victor Hugo se virent interdire sévèrement l’exercice de linguistique.

Tout rentra dans l’ordre. Les leçons reprirent, l’instruction religieuse se poursuivit. Décidément, Mademoiselle était une originale . Telle quelle, on l’accepta. Les écolières adoraient leur institutrice; même la plus jeune lui marquait une tendresse dont la mère fut jalouse.

Un jour que Miss Winter avait conduit les enfants au catéchisme, toutes trois revinrent en portant un paquet fort long, dont le contenu fut étalé sur la table. C’était un ornement d’église, un ornement bleu. La couleur n’en était pas liturgique, il ne pouvait servir. Monsieur [89] le Curé n’avait donc fait aucune difficulté de le céder, pour une somme de cinquante francs, à Mademoiselle, qui en était enchantée, projetant déjà de transformer la pale en dessous de lampe, l’étole, en réticule, et le voile, en coussin.

Henriette bondit. Elle professait une aversion toute particulière pour cette forme d’utilisation des objets du culte. Cette chrétienne sincère, sinon très éclairée, lui attribuait une part de l’indifférence ou du discrédit dans lesquels sont tombées beaucoup de pratiques religieuses. Que deviennent le prestige et l’édification qui s’attachaient au calice et à l’encensoir quand on retrouve, dans le salon, ou dans l’atelier, le premier, métamorphosé en vase de fleurs, et le second, en cassolette? La Comtesse s’élevait avec force contre ces malédifiants abus. Mademoiselle ne pouvait tomber plus mal [90] avec son ornement désaffecté. Elle eut beau faire valoir qu’il était bleu, hors d’usage, et forcément voué à l’obscurité du tiroir, non moins qu’à l’interdiction de la sacristie, la Dame fut inexorable. C’était une impiété de changer en voile de fauteuil un fragment d’étoffe qui avait servi au Saint-Sacrement de l’Autel.

Mademoiselle se contenta de répondre que l’impiété, et celle-là, plus notoire, avait commencé de se manifester en utilisant au Saint-Sacrement de l’Autel des robes qui avaient dansé sur des corps de Favorites. (L’étoffe était Louis-Quinze et d’une élégance qui justifiait la supposition.)

A une personne d’esprit, la réflexion pouvait sembler judicieuse; mais, encore une fois, la personne d’esprit ne se trouvait pas là.

Donc la Comtesse affirma qu’elle se [91] chargeait de faire entendre raison au Curé. Elle lui renvoya l’ornement.

Le prêtre retourna la somme directement à Mademoiselle, qui la refusa, l’abandonnant pour les pauvres.


[92]

XX

Comment un tel état de choses pouvait-il se poursuivre? Plus aisément qu’on ne croit. Hermant en donne une raison, avec sa cinglante ironie. «La confiance—dit-il—est une manière d’être essentiellement aristocratique. Les personnes intelligentes sont plutôt enclines à se méfier.» C’est vrai. En outre, il n’est pas certain que le goût du souffre-douleur soit absent du plaisir de vivre. Chez quelques-uns, la soif de manifester leur autorité, par la répression, et leur supériorité, par la suppression, leur fait trouver, dans la présence de l’opprimé, [93] une jouissance quelque peu sadique.

Mademoiselle la fournissait à la Comtesse, qui en usait, et en abusait, sans savoir autant de gré qu’il eût fallu, à celle qui peuplait sa solitude, distrayait son hivernage et faisait ressortir son infaillibilité.

Une secrète envie se mêlait à ces ressorts. Henriette jouissait d’une extraordinaire incapacité de lecture. Elle avait lu Servitude et Grandeur militaires d’Alfred de Vigny et, on ne sait pourquoi, Le Moulin Silencieux , de Sudermann. Enfin, un voyage en Suisse et des rencontres de table d’hôte lui avaient mis aux mains La Montagne , de Michelet, dont elle citait volontiers l’appel au secours des arbres verts, qu’elle nommait «le couplet de l’arolle».

On voit qu’elle ne choisissait pas mal, mais elle choisissait peu. En effet, là [94] s’arrêtait sa culture qui rendait difficile la citation. Henriette le supportait avec peine. Collée par l’Irlandaise, sur le propos de Mallarmé, d’Olympio et de Madame Guyon, elle sentait la menacer le déluge des guillemets et le démon de l’épigraphe. Elle en prenait difficilement son parti, peut-être, au fond, admirative, mais sans l’admettre, ni même se l’avouer. Aussi, et sans doute dans l’espoir d’endiguer ainsi le torrent des textes, croyait-elle devoir faire expier d’abord à cette fille savante les affronts que celle-ci lui préparait sur le terrain de la littérature.

La dureté habituelle du visage d’Henriette, que renforçait la disgrâce de ses mouvements, s’en était accrue. Et l’on ne saurait mieux dire, pour résumer ce qu’il y avait d’illogique dans le processus de ses traits, qu’en alléguant qu’ils faisaient s’insurger un bec d’aigle domestique [95] dans une tête de poule coriace. Ajoutez-y quelque chose de garçonnier, de brusque et de commun qui désobligeait, même sans le vouloir, avec d’affreuses locutions telles que celle-ci: «C’est tapé!» quand on lui citait une parole héroïque.

Un jour qu’on parlait de la chère et de certaine préférence accordée par la Marquise, en matière de nourriture, à la langue et au rognon, sur l’entrecôte et le bifteck, Henriette conclut: «Maman n’aime que la fausse viande.» Mademoiselle partit d’un éclat de rire strident, qui ne fut jamais expliqué, jamais pardonné, d’autant plus qu’elle y ajouta de rappeler que le rognon n’était autre que «le filtre de l’urine». Le croira-t-on, elle l’apprit ainsi à quelques-uns, pour ne pas dire à tous! Personne ne lui sut gré de cette leçon. Le mets, [96] qui, jusqu’à ce jour, avait été honoré de la faveur de tous ces appétits, se vit dédaigné, puis délaissé. Enfin, il disparut des menus.


[97]

XXI

Mademoiselle multipliait les leçons de choses; elle en tirait de tout et à tout propos.

A la suite de la conversation sur la «fausse viande», elle prit la mauvaise habitude de demander au cuisinier des explications sur chacun des morceaux qu’il servait et, pour se rendre compte de la place occupée, dans la structure de l’animal, par telle ou telle partie, de se les faire désigner, à travers l’étoffe, sur l’académie même du chef. C’était tantôt la selle, tantôt la côtelette, l’escalope ou le gigot. Les fillettes trouvaient [98] un plaisir extrême à cet examen et montraient de grandes dispositions pour l’anatomie. Vatel s’amusait aussi de cette comparaison. Cependant il témoigna d’un certain embarras, quand Mademoiselle voulut absolument se faire indiquer où se logeait la «pointe de culotte». L’étudiante se vit enjoindre de ne plus mettre les pieds à la cuisine.

Cette fille était sublime de résignation dans l’obéissance; elle protestait peu, mais sans insolence et sans platitude, s’inclinait devant l’ordre, que jamais elle ne se faisait renouveler. Elle n’en était pas moins incorrigible, si ce n’est indomptable, et laissait reparaître, sur un autre point, son goût de la singularité et sa propension à la bizarrerie.


[99]

XXII

Miss Winter entra au salon, furieuse. Elle certifia que la perfidie prenait parfois, pour se manifester, la forme de l’éloge, et que c’était la plus dangereuse. On lui demanda les raisons de cet éclat. C’était, dans un journal qu’elle tenait à la main, cette affirmation, par un courriériste, que «le siècle qui avait commencé par Victor Hugo, finissait par Edmond Rostand».

Selon Mademoiselle, rien n’était plus injurieux et plus menaçant que les comparaisons disproportionnées. Elle établit, tout d’abord, que Rostand était [100] un auteur dramatique et, à quelques rares exceptions près, ne se donnait personnellement pour rien autre. Quand bien même, par conséquent (ce dont l’allégation ferait sourire et que l’auteur se garde bien de prétendre), Cyrano serait égal à Hernani , et l’Aiglon , à Ruy Blas , il y aurait toujours entre le géant-roi de la Forêt Mouillée , et l’étincelant roitelet qui chantait dans ses branches, toute la cataracte des volumes de poésie et de prose, dont l’énumération ne finirait jamais, pas plus que l’illumination ne s’en peut éteindre.

A peine avait-elle achevé ces mots que, cette énumération, elle se mit à l’ébaucher de mémoire. Oui, on eut la surprise—un peu révérencieuse, vraiment—de l’entendre crier: « Odes et Ballades, Les Feuilles d’Automne, Les Chants du Crépuscule, Les Rayons et les Ombres, Les [101] Voix intérieures, La Légende des Siècles, La Chanson des Rues et des Bois, Les Contemplations, Les Châtiments, L’Année Terrible, L’Art d’être Grand-Père, La Fin de Satan, Les Quatre Vents de l’Esprit, Toute la Lyre!... »

Mademoiselle lançait ces titres, d’un ton emphatique, exultant et inspiré. On eût dit la Muse de Guernesey, la Sibylle du Romantisme.

Elle prit un temps, reprit haleine, et continua: « La Pitié Suprême, Religions et Religion, L’Ane, Le Pape, Dieu! »

L’ordre dans lequel elle avait placé ces trois derniers titres parut offensant.

Il y eut une pause. La voix de la Marquise s’éleva timidement: «Calmez-vous, Mademoiselle, vous allez vous rendre malade!»

La sibylle n’entend rien, une horreur sacrée la possède. Elle poursuit:

[102]

« Notre-Dame de Paris, Les Misérables, Les Travailleurs de la Mer, L’Homme qui rit, Quatre-Vingt-Treize, Napoléon le Petit, Histoire d’un Crime, Le Dernier Jour d’un Condamné, Claude Gueux, Han d’Islande, Bug-Jargal... »

Elle râlait. On s’empressa autour de l’Institutrice, craignant une crise nerveuse; elle se dégagea en hurlant:

« William Shakespeare, Le Rhin, Littérature et Philosophie Mêlées, Choses Vues, Correspondance, Actes et Paroles, Depuis l’Exil!... »

Miss tomba épuisée. Puis, rassemblant ses forces, d’un ton aigrelet, qu’elle cherchait à rendre piquant, elle lança le titre de l’ unique volume de vers , que le courriériste, suivant elle, mal inspiré, s’était permis d’opposer tacitement au Titan de Marine-Terrace. Et comme dans un pincement de pizzicato , elle [103] détailla, elle détacha: « LES MUSARDISES ».

Nul ne savait s’il devait rire ou pleurer. La situation était embarrassante. Mademoiselle haletait. Chose étrange, la sincérité de son mouvement agit sur les plus rebelles. La Comtesse elle-même sonna pour demander de la fleur d’oranger, un verre d’eau sucrée.

On remonta, pour les leçons. Quand la Gouvernante fut rentrée dans la salle d’études, avec ses élèves, la porte se rouvrit et l’on entendit une voix qui vociférait, une voix de Théâtre d’Orange: « Le Théâtre en Liberté, Les Années Funestes, Dernière Gerbe... »

La voix se perdit...


[104]

XXIII

Monsieur Demelly avait un défaut. Ce défaut était un album. Il l’apporta, un soir, au Vert-Marais.

La Marquise écrivit: «Souvenir d’une vieille amie de votre famille.»—La Comtesse, pour se montrer à la hauteur de Mademoiselle, copia une citation de « Servitude et Grandeur militaires ».—Charles se contenta de cette interpellation familière: «A l’ami Jacques!»—Berthe et Noémi tracèrent leurs noms au-dessous d’un vers de Victor Hugo, [105] calligraphié par Miss Winter. Ce vers disait incongrûment:

«Car l’Enfance tient lieu de Foi.»

Quand ce fut le tour de la Gouvernante, elle inscrivit:

«J’ai, dans l’âme, une fleur que nul ne peut cueillir!»


[106]

XXIV

Les textes élus par l’Institutrice, pour les dictées qu’elle imposait à ses élèves, n’étaient pas sans étonner grandement ceux et celles qui en avaient connaissance. C’était le cas de Jacques Demelly, à qui ces Dames avaient recours, chaque fois (souvent) qu’il s’agissait de peser la science de Mademoiselle et, s’il se pouvait, de la percer à jour. Mais, bien que réel, son savoir à lui-même fut pris en défaut quand il s’agit d’attribuer à tel ou tel auteur plus ou moins connu, le passage suivant: «A des organismes autrement faits, d’autres domaines peuvent [107] être accessibles; on prétend que les fourmis pourraient voir la lumière ultraviolette; l’échelle auditive des sauterelles est certainement autre que la nôtre; peut-être quelques animaux possèdent-ils un organe pour l’électricité, et la guêpe fouisseuse a peut-être un sens pour les rayons N de Blondelot; nous ne pouvons en juger.»

On s’insurgea: «Pourquoi pas, plutôt, Mademoiselle, quelque jolie page d’André Theuriet, par exemple?»

Mademoiselle n’alla pas si loin, dans la concession; mais, pour la prochaine dictée, elle choisit, aux feuillets d’un gentil bouquin d’autrefois, sur le service intérieur, La Maison Réglée , le passage qui s’intitule ainsi: « Manière d’apprêter les compotes pour les personnes de considération. »


[108]

XXV

Mademoiselle avait un scrupule. Elle craignait que son délire Hugolâtre ne l’eût entraînée trop loin, ou du moins, de s’être mal expliquée à ce sujet. En effet, un doute pouvait planer; elle ne le voulait pas, ni qu’on pût attribuer à de la méconnaissance, ses sentiments envers notre brillant dramaturge national, pour qui elle avait du goût, sinon un culte, et que la maladroite appréciation d’un journaliste, à force de l’exalter avec excès, semblait plutôt menacer d’écrasement.

Pour tout remettre au point, l’Irlandaise [109] résolut de confier à la Muse d’Edmond Rostand la séance littéraire dont la fête de la Marquise vint lui offrir une familiale occasion. La Comtesse, qui n’avait pas oublié le demi-scandale de la Pieuvre , songea bien à enrayer le nouveau festival; mais elle craignit de paraître peu gracieuse à l’égard de sa belle-mère; et d’un commun accord, on pensa que l’auteur choisi, justement sympathique à tant de masses, ne pouvait que se prêter à de nobles déploiements rythmiques. Seulement, Henriette, qui redoutait une nouvelle dépense de pétrole, décida que la soirée ferait place à une matinée . Cela éviterait aux enfants la veillée tardive et serait plus commode pour Monsieur le Curé.

Miss dut à cette décision de pouvoir emprunter aux Bonnes Sœurs les plus instruites de leurs petites élèves [110] villageoises; ce qui lui permit de renforcer le débit et d’organiser des ensembles. Il fut, en outre, convenu que la récitation se bornerait à quelques morceaux, afin de laisser du temps pour goûter et pour faire un tour.

A la déception générale, l’organisatrice ne fit pas porter son choix sur quelqu’une de ces tirades célèbres qui ont fait la fortune d’une œuvre, laquelle est, sinon dans toutes les mémoires, du moins dans toutes les bouches; par exemple, le couplet des grands nez ou celui du petit chapeau. Non, l’Étrangère, toujours dédaigneuse des routes piétinées, voulut bien, d’abord, réciter elle-même le joli sonnet intitulé Sylvette , avec lequel l’auteur fit offrande à Mademoiselle Reichenberg de la brochure des Romanesques . Lorsque la récitante en fut aux deux tercets, elle aigrit volontairement son timbre, [111] déjà sûret, pour l’assortir à ce qu’elle décrivait et réaliser quelque chose du genre de ce que Gautier appelait une « transposition d’art ». Voici les vers:

«Et ta voix, que faut-il, Suzanne, que j’en dise?
Pastille pour la soif, piquante friandise,
Cristallisation rose et verte à la fois,

Tortillon à la poire, ou bien à la groseille,
Fraîche vrille de sucre acidulé, ta voix
Est un bonbon anglais qu’on suce avec l’oreille.»

Ainsi qu’il y avait lieu de le craindre, la métaphore ne fut pas goûtée; cette inauguration du Drops dans la région auditive dépassait les moyens de l’assistance; la subtilité effara. La Gouvernante n’en prit pas d’ombrage. C’était un mérite de cette nature que de reléguer le succès au second plan. Ce qui lui importait, c’était de se dévouer pour une cause, avec désintéressement et, s’il le fallait, jusqu’au martyre.

[112]

Elle se contenta donc d’un murmure, qu’elle feignit de croire approbateur, et l’audition continua. Ce fut, alors, le tour de Berthe qui, déjà, disait avec beaucoup de goût, sous la direction de sa Maîtresse. Elle détailla fort joliment, en dépit de leurs difficultés verbales, les strophes à Catulle Mendès:

«Ces vers légers, qu’ils sont profonds;
Qu’ils sont tendres, ces vers bouffons!
Vraiment, nous nous ébouriffons.

Et que tu dises Eleutho,
Ou quelque belle de Watteau,
Ou Jeanne, du dernier bateau;

Que ton marteau d’or pur concasse
Du sucre, sur quelque cocasse,
Ou que, dans une dédicace,

Tu divinises la Sarah
Que Paris perdit, mais qu’il r’a,
La seule qui toujours sera...

Tu fais toujours, divin pervers,
Loucher tous les poètes vers
La perfection de ton vers,

[113]

Car il est le tissu qui, tulle
(Mot vraiment ailé), s’intitule
Moins léger que ton vers, Catulle!

La taille même de Brandès,
Elle est, dans sa souplesse d’S,
Moins souple que ton vers, Mendès!»

Malheureusement, encore une fois, le succès ne répondit pas à l’entreprise. Les pirouettes du modernisme, les clowneries prosodiques trouvaient réfractaire cet orchestre châtelain. Mais, déjà, la pauvrette, froidement accueillie par un parterre en méfiance, était formée au stoïcisme, grâce à l’Institutrice qui lui avait tenu de forts raisonnements sur l’incompréhension des foules. Le bis fit défaut. On s’obstina. La scène fut envahie par les jeunes villageoises. Chacune d’elles portait à la main un feuillet sur lequel avaient été copiés les vers composés, cette fois, pour Mariani, par [114] l’homme de Cambo. Mademoiselle, accompagnée de ses deux petites élèves, occupait le centre du groupe. Tout à coup, dans un étonnant tutti , qui aurait fait honneur à Habeneck, avec l’ombre de qui sa remplaçante rivalisait, battant la mesure, de l’ivoire d’un coupe-papier, les voix se mirent à scander:

A MARIANI

dont j’ai toujours un flacon sur ma table de travail.

Celui-là n’a rien bu de péremptoire, qui

N’a

Bu qu’un kola banal ou qu’un vague quinqui

Na!

Ni bisque ni piment, pour qui se maria

Ni

Gingembre n’ont jamais valu le Maria

Ni

Et c’est pourquoi je chanterai, Mariani,

Que

Ton vin est digestif, réconfortant, toni-

Que;

[115]

Et sans fin je ferai répéter à l’écho

Qu’à

Tout élixir, toujours, je préfère ton Co-

Ca!

L’unisson retentit si parfait, si sonore, avec les dessus et les basses de son clavier de voix, les unes aiguës, d’autres plus rudes, mais toutes juvéniles et fraîches—des voix qui avaient gardé les chèvres—que l’impression fut saisissante. L’hésitation fléchit, la résistance céda; une seconde audition fut requise. Elle n’enleva pas moins l’assemblée, d’ailleurs restreinte, mais dont les voisins qui étaient venus s’y joindre, puis les parents des jeunes paysannes, sans omettre les serviteurs de la maison, grossissaient le nombre et l’importance.

Des flots de chocolat à l’eau noyèrent le triomphe; mais il fallut encore une sérieuse, presque sévère intervention de [116] la Comtesse, pour empêcher, à force de récidives et de répétitions, par les interprètes en liberté, l’air de bravoure, de tourner en scie.

La Marquise se plaignit un peu de n’avoir pas entendu plutôt le joli passage où se trouve ce vers:

«Écoutez, les Gascons, c’est toute la Gascogne!...»

et qui avait été récité aux familles, le jour de la distribution des prix des Demoiselles de Bonduwe.

Miss Winter riposta qu’elle n’aimait pas les sentiers battus, que chacun avait son système d’éducation et qu’il ne fallait pas compter la voir entrer en lutte avec l’Institution Bellemanières.


[117]

XXVI

Mademoiselle eut la migraine, le lendemain. Elle n’en donna pas moins ses leçons; seulement, avec une casserole sur la tête. C’était un vieux remède bimétallique, dont elle vantait l’usage et préconisait les effets.

Le soir, elle se sentait mieux et, se trouvant seule, s’offrit un plaisir, celui de revêtir un costume de bain qu’elle avait apporté, à tout hasard, en prévision d’un stage à la mer. Blouse et trouses en fine serge, contournée de galons, bonnet de caoutchouc, sandales à cothurnes, peignoir rayé, rien n’y manquait; [118] et la baigneuse platonique, la naïade sèche n’était pas loin de ressembler ainsi à la figure principale de l’affiche qui, dans les gares, au temps de l’été, reçoit pour mission de diriger le citadin suffocant, vers Veulettes ou vers Le Tréport.

Elle s’admirait, devant la glace tachée de son trumeau, lorsque brusquement la porte s’ouvrit. Trois cris retentirent, sans compter le cri d’effroi poussé par Diane surprise. Les trois autres venaient de la Comtesse et de ses filles, remontées pour prendre des nouvelles de la Gouvernante, et qui s’étaient approchées, sur la pointe du pied, craignant de réveiller la malade, qu’elles croyaient endormie.

La baigneuse s’expliqua. La chose n’en fit pas moins mauvais effet. Cependant la Comtesse offrit à l’Institutrice de faire préparer, pour elle, la baignoire du [119] château, laquelle, depuis longtemps, n’avait plus qu’un usage de fruitier, débordant de coings et de pommes. Miss accepta pour le jour suivant.

Un peu avant l’heure marquée pour le plongeon, une femme de chambre vint demander à l’Institutrice, au nom du pouvoir, si elle était dans l’usage de prendre un «bain simple» ou d’y mélanger quelque ingrédient.

La chambrière repartit, avec cette note de l’écriture de Mademoiselle: « Serpolet, romarin, origan, marjolaine, lavande, sauge, pouillot, basilic, menthe sauvage, hysope, mélisse, anis, fenouil, six poignées de fleurs de bouillon blanc, une noix muscade et un gros clou de girofle. »

«C’est bien,—dit la Comtesse,—qu’on lui porte un sac de son


[120]

XXVII

Du temps passa.

La Gouvernante donnait aussi des leçons de dessin. Mais, là encore, sa recherche spontanée du bizarre lui faisait éliminer, du nombre de ses modèles, les Anadyomènes d’usage et les habituels Discoboles.

D’abord, elle mit sous les yeux des débutantes les visions de William Blake et les imaginations d’Aubrey Beardsley. Ni l’un ni l’autre de ces choix n’était heureux. Le premier, avec son va-et-vient de la conception terrifiante à la composition [121] ingénue, ne serait pas loin d’halluciner de jeunes cerveaux; l’autre, naturellement et volontairement singulier, en dépit de son art complet et inimitable, ne donnait d’autre leçon que celle d’être soi-même, en un mot, ne représentait rien d’éducateur, dans le sens pédagogique du mot. Excitant pour l’âge mûr, il n’offrait à des pensionnaires que des éléments de cauchemar.

Le professeur se montra sensible à ces objections faites par Demelly, sur un ton déférent, et en a parte . L’Irlandaise redescendit, condescendit à la réalité. Elle fit copier aux enfants le portrait de Madame Robineau, la centenaire de Metchnikoff, ou encore le canard âgé de vingt-cinq ans, lequel fut la propriété du Docteur Jean Charcot; ou bien enfin, la tortue, une fois et demie séculaire, dont l’Institutrice remarquait doctoralement [122] qu’elle aurait pu assister à l’exécution de Louis XVI.

Quant à la musique, elle aussi jouait son rôle dans l’esthétique du programme, mais toujours avec singularité. Un jour, Berthe apprit à sa mère que Mademoiselle venait de réaliser un tour de force, en mettant les paroles de l’ Ave Maria sur le Prélude de l’Après-Midi d’un Faune , de Claude Debussy. C’était, paraît-il, tout ce qui pouvait sembler de plus difficile au monde. Miss Winter se déclarait prête à chanter le morceau, dans la tribune, au cours de la Messe de Minuit, à la condition toutefois que l’on fît venir de Paris, tout exprès, pour l’accompagner, Ricardo Vinès.

On haussa les épaules. La conclusion fut celle qui suit: «Si elle tient absolument à chanter quelque chose, que ce soit le Noël d’Adam


[123]

XXVIII

Un journal reproduisit une page de Saint-Marceaux, à propos de la danseuse anglaise, Isadora Duncan.

Cette lettre disait: «Pourquoi les rayons émanés d’un tel foyer de beauté ne dissiperaient-ils pas un peu des tristes laideurs qui nous entourent et contre lesquelles le verbe paraît sans action?»

Ce passage fit rire Miss Winter qui, impertinemment, affirma que, parmi ces «tristes laideurs», elle ne serait pas loin de ranger... des bustes sans expression et des statues de sucre. Mais elle rit encore bien davantage quand, sur la fin [124] de l’épître, elle lut ceci: «Vous mériterez plus que tout autre, Isadora, que, dans l’avenir, sur la stèle de votre tombeau, soit gravée la touchante inscription funéraire de la jeune danseuse antique: «Elle dansa et plut.»

Cela valait bien la peine d’avoir été célébré par Michelet, de s’appeler l’Enfant Septentrion, d’être le petit danseur le plus illustre du monde, à tout jamais immortalisé par la pierre funèbre encastrée dans la muraille d’Antibes... pour se voir contester son sexe, en première page d’un grand quotidien, par celui que Miss appela: le Michel-Ange de Rheims (sans qu’on pût savoir si elle y mettait de l’éloge ou du blâme).

Et le rire de Mademoiselle se fit strident, fou, inextinguible et immodéré... au point qu’on se vit obligé de la rappeler à l’ordre.

[125]

L’admonition était insuffisante, on en eut la preuve, quelques jours plus tard. Elle fut fournie par un questionnaire de Presse qui reproduisait une réplique de Monsieur Claretie. Interrogé sur la première joie de ses jeunes ans, l’administrateur commençait ainsi, on ne sait pourquoi, sa réponse: «Moi qui passe pour un homme heureux...» (Voulait-il le faire croire?) Quoi qu’il en soit, la motion valut encore, aux hôtes du Vert-Marais, les ricanants éclats de la lectrice qui, délibérément, affirma qu’il existait des personnes aux regards desquelles, et pour des raisons qu’elle détailla, l’existence de Monsieur Claretie revêtait de tout autres aspects que ceux du bonheur.


[126]

XXIX

Mademoiselle n’en admirait pas moins les manifestations de la Terpsichore étrangère et tout spécialement son projet d’une École de Danse, en plein air, dans un paysage sacré, parmi les murmures de la forêt et le gazouillement des sources. On verra que Miss Winter caressait, elle aussi, un rêve similaire, dans l’ordre de la Pédagogie.

Mais là ne se bornaient point ses philanthropiques désirs. Une autre création qui la hantait, c’était la fondation de ce qu’elle appelait le Musée des Aveugles . Peu sensible aux plaisanteries que lui avait values cette désignation, curieusement [127] humanitaire, elle n’était pas davantage accessible au blâme d’une fausse interprétation, qui l’aurait accusée de manquer de respect, à l’égard de celle des infirmités qui, entre toutes, mérite la déférence émue et l’attention apitoyée. Sa bonne foi lui suffisait; aussi poursuivait-elle son but avec ardeur, avec confiance, et de nombreuses adhésions l’assuraient déjà que son appel avait été entendu, non moins que son aspiration comprise. L’instigatrice avait reçu, mieux que des promesses, des dons, pour cette association audacieuse: un dessin, d’après le Marquis de Clermont-Tonnerre, par un imitateur de Burne-Jones; le portrait de Miss Berthe Capel, par Jacques Blanche; un autre portrait, celui de Monsieur Reynaldo Hahn, au piano, et bouche bée, par Madame Lucie Lambert, pastel qui avait eu les honneurs du Salon et présentait [128] un remarquable exemple de ce que Baudelaire appelle «fureur stationnaire»; encore de gracieuses œuvres par Flameng, et tutti quanti , sans omettre une charmante composition du Duc de Guiche. Enfin, on avait tout lieu de croire que la générosité, bien connue, de la Comtesse René de Béarn se laisserait fléchir en faveur de l’Institut qu’une touchante devise: Art et Tâtonnement rendait, entre tous, sympathique. La noble Dame, qui partage avec Madame Moore le titre envié de Mécène féminin , abandonnerait, on voulait le croire, à cette intention, la célèbre Cène de Dagnan-Bouveret, qui occupe le fond de la Byzance du Septième.

L’utilité de tels dons, demanderez-vous peut-être? Sans oublier l’hommage rendu à ceux qu’il ne sied pas exclure du droit de posséder les œuvres d’art, [129] ne peut-on admettre que le toucher d’une toile de Monticelli, par exemple, puisse offrir, avec ses reliefs, au subtil doigté des protégés de Valentin Hauÿ, une volupté d’esthétique?

Mais il y a plus; les miracles de Lourdes en font foi, l’extrémité, l’excès du désir jouent un rôle effectif dans les guérisons. Pourquoi la juste soif de voir, d’admirer une peinture de Jacques Blanche ou de Dagnan-Bouveret, ne parviendrait-elle pas à rendre, ne fût-ce qu’un peu de la clarté du jour, à ce qui (toujours en trop grand nombre, hélas!...) survit, parmi nous, de Bélisaire?

«Je vois!» s’écriait naguère une aveugle en écoutant la Duse clamer son Io vede! dans LA VILLE MORTE .

Celui qui devrait la vue à un tableau de Blanche commencerait-il par regretter son nouvel état?


[130]

XXX

Un abus contre lequel il eût été difficile de s’élever sans faire montre de tyrannie à l’égard de Mademoiselle, c’était celui que prétend refréner, dans les hôtels de voyageurs, la recommandation qui s’exprime ainsi: «On est prié de ne pas monter les journaux dans les chambres.»—De la non-application de ce précepte résultait cependant pour notre petite colonie, on vient de le voir, un véritable danger, près duquel ne comptait que peu la dépense de lumière nécessitée par une lecture tardive. Ce danger, c’était le thème nombreux [131] fourni à Miss Winter, pour sa conversation du lendemain, par l’épluchure d’une foule d’alinéas gros de discussions et riches d’hérésies. Cela donnait aux monologues de l’Étrangère quelque chose de kaléidoscopique et de fatigant comme le jeu de cet appareil. A peine avait-elle fini de parler du cadre en diamants que Madame Moore projetait d’offrir à la Joconde, pour dégoter Madame de Béarn, dont la bordure soupçonnée allait être offerte au Musée des Aveugles, que, tout aussitôt, elle en venait aux arrestations opérées à la suite du Scandale Financier Suisse. Sans transition, les visiteurs de Madame Ganderax étaient pris à parti. La Gouvernante qui ne savait rien de cette Dame, descendait armée de ce texte: « Madame Ganderax recevra à quatre heures, le premier jeudi de chaque mois, et tous les vendredis, [132] sauf le premier. » Une fois en possession d’un semblable filet, l’Institutrice en tirait autant de variations que le célèbre duo des Voitures versées en fournit à son multiplicateur musical. Elle se demandait de quel assemblage de prestiges la Dame inconnue pouvait extraire et justifier l’espérance de voir des Parisiens, affairés et distraits, garder présents à l’esprit, entre les vicissitudes du bridge et du polo, du flirt et de l’art, de la religion et de la danse, les quantièmes et les heures qu’une hôtesse, évidemment autoritaire, leur signifiait par l’intermédiaire de la Presse, avec un raffinement de difficultés, du genre de celles dont les pédagogues hargneux hérissent des dictées ayant pour but de faire trébucher l’orthographe des écoliers et s’effondrer leur syntaxe.

Munie d’un pareil thème, la lectrice [133] lui faisait rendre des effets qui, pour être singuliers, n’en étaient pas moins fastidieux. Elle invitait à se représenter les clients du Ritz, leur engagement book , à la main, en proie à toutes les combinaisons de la mnémotechnie, pour se rappeler avec exactitude lequel, du jeudi ou du vendredi, était celui qui, pris en défaut, n’aurait offert, aux arrivants déçus, que la triste surprise de rencontrer visage de bois , chez Madame Ganderax, sur le coup de quatre heures.

Cette note, péremptoire dans sa brièveté, excitait aussi la chercheuse: Madame Bulteau, grippée, ne recevra pas aujourd’hui. Une telle image évoquait d’abord les jujubes et le gargarisme, Géraudel et le Rigollot. Évidemment le cas était foudroyant pour charger un avertissement, à ce point tardif et, en somme, hasardeux (il y a des personnes [134] qui ne lisent pas de journaux, et qui font des visites) d’épargner les trajets inutiles. Là encore, que de becs dans l’eau et de nez cassés! Évidemment aussi l’influenzée s’en remettait à la Renommée aux cent bouches de trompetter incontinent, aux quatre coins de Paris et de la banlieue, sa décommande altière et mondiale.

Un tel jeu était assommant; Miss n’en avait cure. Et quand elle consentait à changer de sujet, c’était pour demander l’intérêt que pouvait trouver un quotidien à carillonner (comme des lecteurs à en recevoir l’annonce) que le Comte Arthur de Gabriac, par exemple, venait de «quitter Paris, pour retourner à Nice, en passant par l’Italie»; ou que Mademoiselle Vacaresco, laquelle «met la dernière main à un roman de mœurs paysannes roumaines, commencé depuis [135] deux ans, vient de visiter la Transylvanie en automobile».—Vraiment, qu’est-ce que ça faisait ?..

L’Irlandaise en conclut que la «prière d’insérer» avait, suivant elle, porté un coup dangereux à la Presse Française, qui témoignait d’une faiblesse, en prouvant une complaisance à l’innombrable et journalier envoi de tant de vanités, occupées à donner aux nouvelles cosmiques l’aspect de leur petit trantran et le son de leurs borborygmes.

Trop lancé pour s’arrêter en si beau chemin, notre Jonas féminin se mit à prédire la ruine de Ninive. Comment désormais supporter des attaches avec une civilisation dont l’état maladif se trahissait par des soubresauts et des convulsions, que Mademoiselle qualifia d’éclamptiques? Elle en cita quelques exemples et conclut: «On laisse Villiers [136] périr de misère et Verlaine crever de faim; mais Monsieur Carnegie dépense cinq millions pour la création d’un héros pacifique; et Monsieur Chauchard, deux cent mille francs, pour avoir un enterrement Louis XV!»

Elle proclama que deux des maux dont notre temps mourait, c’était l’ anticipation des réussites et l’ hydropisie des prodromes. Elle basa son affirmation sur de nouvelles preuves. Au-dessous d’un portrait de Bourget, publié plusieurs jours avant sa Barricade , il y avait écrit: «l’Auteur du nouveau grand succès du Vaudeville.»—Qu’en savait-on? à moins de se baser sur le succès des Mauvais Bergers de Mirbeau, ou de la Nietzschéenne de Madame Lesueur?—Supposez que la même rubrique ait été inscrite au-dessous du portrait de Monsieur Prévost, à la veille des représentations [137] de Pierre et Thérèse , qui dut quitter silencieusement l’affiche, après avoir fait le minimum, que serait-il advenu? Rien, il est vrai.—Monsieur Arnaud de Becquières mijote un humble laïus qui, s’il réalise tout ce que lui laissent de chances les moyens d’un orateur de cotillon, unis à ceux d’un conducteur de speechs , ira peut-être jusqu’à mériter l’épithète de «gentil». Avant que ce petit souffle ait eu le temps de s’enfler, un grossissement, à la fois nasillard et phonographique, l’a déjà transformé en orage sublime; ce ne sera rien moins qu’un «événement triomphal». Tout juste le substantif et l’adjectif qu’il aurait convenu d’appliquer à l’apparition du premier volume de la Légende des Siècles !

Ici l’avocate respira, prit un temps, pour s’irriter bientôt après, en lisant que [138] la Duchesse de Rohan écrivait «dans la langue des dieux». Mais comme le compte rendu ajoutait qu’au dernier «Gibou» poétique de cette Dame, on avait entendu Monsieur Crottinet, l’Insulaire en conclut que c’était un des dieux sus-nommés et, tout de suite, cette constatation lui parut remettre les choses au point. Cependant Cassandre, qui succédait à Jonas, s’irrita contre la coupable complicité de la copie gratuite et de la demande d’insertion, qui se mettaient de mèche pour qualifier de «régal littéraire» ce qui n’était que rogatons sans littérature; parlant «du talent que l’on sait» quand il aurait fallu dire: que l’on sait... ne pas être; et de «louanges méritées», quand le langage d’une clef bien pensante aurait suffi à s’exprimer là-dessus. Et l’insertion concluait: «Il faut, une fois de plus, féliciter [139] la Duchesse de Rohan, poète délicat elle-même, des encouragements donnés aux poètes , qui n’ont pas toujours la faculté de se faire entendre...»

La frondeuse rectifia: «Il faut, une fois de plus, blâmer la Duchesse de Rohan des encouragements donnés aux poètes qui n’ont pas de talent, à commencer par elle-même, etc., etc...»

Non, non, cent fois non, poursuivait le discursus de l’énergumène, ce n’est pas mériter des Lettres que d’agir, en ceci, comme le fait cette Dame, c’est mériter des nasardes.

Les poètes, dignes de ce titre, trouvent toujours bien, une heure, le moyen d’élever la voix, quand leur chant vaut d’être entendu. Et cela, heureusement, tôt ou tard, rien ne saurait l’empêcher. Tel n’est pas, à de rares exceptions près, le cas de ceux que fait entendre la Duchesse; [140] ceux-là ne relèvent que du silence et n’ont qu’à y gagner; lui, de même, tant de fois supérieur à l’ébranlement de l’air par des sonorités sans contrôle! Si, au contraire, l’auteur de tant de vers de terre-à-terre (chez qui, je crois, il fréquente, les jours où le thé a l’esprit de ne pas être poétique), obtenait de Monsieur Abel Bonnard qu’il récitât ses belles strophes sur l’Amour de la Maison, par exemple, ce serait «une autre paire de manches», comme dirait Henriette. Mais ce n’est pas tous les jours fête, et surtout pas ceux où les bons poètes qui, c’est plaisant à noter, se rendent volontiers Boulevard des Invalides, en temps ordinaire, se feraient plutôt pendre que de mêler leurs nobles accents à la confusion des langues.

Il y a les fillettes qui jouent à la Madame, les garçonnets qui jouent au soldat [141] ou au cheval et, généralement, tous les enfants, qui jouent à la dînette. Tous ces diminutifs d’actes, sinon plus grands, du moins plus tardifs, ce sont les imitations, les simagrées, pour ne pas dire les singeries de l’âge, de l’armée, de l’équitation et de la cuisine. C’est de la sorte que, chez la Duchesse de Rohan, l’on joue à la poésie.

Le Professeur Dieulafoy, dont l’érudition aurait parfaitement suffi, en la circonstance, fit, un jour, à Monsieur Bourget, la grâce de lui demander un nom pour un simulateur de maladies. L’Académicien répondit: «Pathomime.» Que dirait l’auteur de Cruelle Énigme , si on lui proposait pour le jeu (fort inférieur au bridge et au puzzle ) qui se joue, chez la Duchesse de Rohan, le titre de Poétamime?

Mais tout cela n’était que joyeux et, au [142] fond, assez inoffensif, si ce n’est pour celle qui en portait la peine dans le jugement de ses vrais amis , à jamais affligés de la voir sacrifier quelques pouvoirs et d’aimables dons, à ces vaniteuses turlutaines; ce qui était plus douloureux, c’était de lire, plus qu’avec fréquence, avec continuité, le nom de Madame Alphonse Daudet, parmi les assistants de ces «galéjades» que sa présence paraissait justifier, pour les personnes qui ne connaissent pas son goût sévère, sa fine raillerie, et son jugement sans mollesse. Que Mademoiselle Vacaresco applaudisse Monsieur Crottinet, ce n’est qu’assortiment; mais quelle proportion entre le grand nom de Lettres de l’auteur du Petit Chose , et ces petites choses? La méchante se voilait la face. Il n’aurait plus manqué que l’on vît là Madame Judith Gautier!..

[143]

Mais, après tout, elle n’eût que suivi, en cela, Monsieur Haraucourt, lequel, s’il admet de voir présider des banquets, soi-disant littéraires, par la Duchesse de Rohan, considérée comme Poète , prouve du même coup, et indubitablement, que ces banquets-là n’ont rien à voir avec les Lettres, même Hottentotes. Et nul n’est mieux à même d’en juger que Monsieur Haraucourt, probe écrivain français.

Car, on ne saurait assez le redire , si la Bonne Dame (qui ne vient, hélas! que pour ça!) n’exigeait pas de gâter le dessert, en s’y faisant servir et resservir ses petits fours poétiques, nulle ne serait mieux qualifiée , pour ce titre de Présidente. On n’en saurait trouver de plus affable. Mais, comme poète, on n’en saurait trouver qui remplisse moins les conditions.

Le tournant était périlleux. La Dame, [144] comme Dame, éveillait de respectueuses sympathies, éminemment justifiées, mais qu’elle brûlait de transplanter incontinent sur le terrain de l’esthétique. Alors, quand elle n’avait pas affaire aux snobs et aux complaisants, ça ne marchait plus. Le fait est qu’elle n’avait pas encore obtenu d’un écrivain, un peu digne de ce nom, l’article apologétique. Monsieur Prévost lui-même, pourtant accessible aux musettes bleutées, faisait la sourde oreille, et le bon Coppée, probablement pressenti, était descendu dans la tombe, sans avoir critiqué Lande Fleurie , ce dont le Bon Dieu lui avait su gré. Il fallait se contenter d’une conférence de Montoya et d’un article de Monsieur Wiener. En revanche, des personnes bien informées affirment que d’importants fragments d’un gros travail sur les Lucioles ont été trouvés dans les [145] papiers légués à l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres par Miss Lottie Collins, la créatrice de Tara-ra-boum-de-Hay.

Quoi qu’il en soit, la Scudéry des Balkans (je ne parle pas de la Reine) s’était prononcée dans le sens du déchaînement lyrique.

Une femme, entre toutes respectable par l’autorité de son talent et la dignité de son caractère, se serait, paraît-il, efforcée de faire entendre doucement à la chanteuse des Ajoncs , qu’un peu plus de mesure apparaît désirable dans l’émission de l’alexandrin. Celle-ci aurait répondu: «Vacaresco m’a pourtant recommandé de me laisser aller .»—On la reconnaît bien là cette terrible Fuite en Valachie ; elle prêche d’exemple.

Cassandre n’avait plus de salive. Demelly crut devoir venir à son secours, et à la rescousse; il sortit de sa poche un [146] numéro du Matin et se tailla un succès facile en lisant l’article intitulé: La Duchesse de Rohan fait inviter les poètes par son valet de chambre. Cette manière offre des inconvénients. On connaît l’anecdote, la châtelaine distraite, si fort occupée à fêter Monsieur Crottinet, qu’elle se trouve avoir, par mégarde, invité l’Ombre de Verlaine. Contrairement à ce qu’on attendait, cette forme de gaffe d’outre-tombe trouva l’auditrice indulgente, presque favorable. Elle dit simplement que, si la bonne Dame en était à prendre les morts pour les vivants, et Bussy-Rabutin, pour Mademoiselle Rabuteau, on devait trouver plus naturel, désormais, de la voir confondre Victor Hugo avec Victor du Bled, et les Quatre Vents de l’Esprit avec les pets de nonne.

Pour atténuer le fâcheux effet produit [147] par ce rapprochement, le voisin entama quelques variations sur l’éternel o tempora, o mores ! Il conta qu’un de ses amis qui avait introduit, présenté, recommandé chaleureusement un garçon, dans un intérieur jadis à la mode, s’en était vu remercier par son protégé d’une façon inattendue: celui-ci négligeait de le saluer quand il le rencontrait dans le salon dont il lui devait l’accès. Ce récit eut le don de hausser Cassandre jusqu’à l’invective héroïque. Elle cria: «S’il existe des maîtresses de maison pour autoriser, pour favoriser de telles façons de faire, ces amphytrionnes-là ont leur place d’honneur toute marquée dans la République de Va-t’faire fiche et dans l’État de Va-comm’j’te-pousse, où l’on mange avec ses doigts, après les avoir préalablement fourrés dans son nez, sans compter celui des autres!...»

[148]

Voilà ce que valait, aux habitants du castel, la lecture, mal digérée par Mademoiselle, des journaux du matin, potassés dans la nuit!


[149]

XXXI

Cependant toutes les surprises du genre Argus n’étaient pas génératrices de tant de courroux; quelques-unes faisaient sourire.

Du nombre de celles-ci fut la déconvenue apprêtée au Marquis de Clermont-Tonnerre, pour s’être insurgé, sinon à la légère, du moins à la hâte, en lisant son nom dans le récit d’une réunion de famille à laquelle il ne s’était pas rendu, pour des raisons, à ses yeux, prépondérantes, puisqu’il nous en donnait avis, mais enfin qui n’étaient pas seules, comme la suite le prouva. Donc, il fit [150] connaître au monde, par la voix des journaux, que sa présence avait été mentionnée à tort, dans un compte rendu de soirée chez une de ses cousines. Celle-ci répondit que cela était vrai; mais que le motif qu’elle en voyait surtout, c’est qu’il n’est guère d’usage de se rendre dans les maisons où l’on ne fut pas invité. Cette réponse, qui semblait dictée par la logique des événements plutôt que par le goût de la dispute, Mademoiselle la jugea «bien envoyée».

Quant au libellé des invitations, par exemple, celui-là perdait la boussole, en même temps que toute décence, dans la forme de sabbat qui prétendait encore au titre de monde. Demelly en cita des modèles étonnants. Ce n’était point assez de s’être vu engager longtemps par des dames peu affables, auxquelles suffit d’inscrire, sur leurs cartes, un sec sera [151] chez elle , qui fait souvent répondre mentalement: «Eh bien, qu’elle y reste!..» il paraît que des Messieurs les avaient imitées, croyant bien pouvoir tracer au crayon, sur leur rectangle, un «sera chez lui» qui, celui-là, relevait du Docteur Goudron. D’autres hôtesses (combien pressées!) ajoutaient simplement à leur nom les trois mots Tasse de Thé , lesquels donnaient au destinataire, en ouvrant l’enveloppe qui le visait, la sensation de recevoir dans le nez un petit pot d’eau chaude. Quelqu’un, qui n’aimait pas ça, fit semblant de croire qu’il s’agissait d’une comédie de salon, et répondit qu’il se sentait encore trop voisin de la mort d’un parent, pour assister à un spectacle, même intime. Mais cet ironiste n’était pas dupe de son excuse; il savait très bien que la mince bluette, dont il citait l’intitulé, ne serait pas du [152] goût des spectateurs actuels, fils et petits-fils de ceux que charmait encore «l’Invitation à la Valse», remplacée aujourd’hui par la «Valse chaloupée», dans les plus aristocratiques milieux, et jusque chez le Directeur du Gaulois .

Un Monsieur que l’on avait assuré de sa condoléance, plus catégorique, lui, plus pythagorique, s’en tirait avec deux mots: «Très touché», et donnait ainsi l’impression que le motif qui avait servi de prétexte à cette brève correspondance n’était pas un deuil, mais un duel.

Enfin, une étrangère, en disant tout bonnement la vérité, triomphait dans l’énoncé bizarre que deviennent aujourd’hui les formules autrefois consacrées (et peut-être à juste titre, après tout): «Vous prie de lui faire l’honneur, ou le plaisir..,»; l’étrangère, elle, priait de [153] venir prendre je ne sais plus quel breuvage «sur le toit».

Et comme son ronron était agréable, il y eut foule dans les gouttières, à l’appel miaulant de l’aimable chatte.


[154]

XXXII

Mademoiselle se montra sévère pour un acte ébauché par la Princesse Edmond de Polignac, acte d’un humanitarisme qui semblait se croire transcendant ... et n’était que restreint . Quand un vrai philanthrope met des fortunes à la disposition d’un architecte, pour construire des logements d’ouvriers (cela se voit), ces fortunes, il les donne, il les abandonne, sans esprit de retour, si ce n’est celui qui, dans ce monde ou dans l’autre, peut lui venir du dieu des aumônes. Auprès de cela, quelle maigre figure faisait le demi-million de l’Américaine [155] cossue et ostentatoire, effectuant un placement, sous couleur de bienfait, avec les reprises du loyer, des portes et fenêtres! Quand une fois Monsieur Vaudoyer aurait aménagé les chambrettes modern-style et les jardinets Botticelliens augurés par les prospectus, il n’y aurait plus qu’à y mettre du Maple, lequel, on a tout lieu de le craindre, ne serait pas fourni par la donatrice à quittances. De la sorte, la mention de cette générosité reversible, sertie par la première page d’un grand quotidien, plutôt que l’allure du geste d’une Élisabeth, d’un Martin ou d’un Vincent de Paul, prenait l’aspect d’un écriteau de location, indicateur d’un petit coin pas cher (quatre cents francs, le taux y était), compris le bow-window , pour bourses plates. Tout cela, bien entendu, à l’évaluation de Miss Winter, toujours subversive et assez cassante.

[156]

De cet exemple, elle rapprocha celui d’une Dame qui avait donné un festival payant et, ce qui l’expliquait, pour les pauvres. Quand ce fut fini, elle fit savoir qu’il n’y avait pas de bénéfices, mais qu’elle donnerait tout de même quelque chose. C’était son droit; c’était aussi celui de la critique de faire observer qu’il y a des donateurs qui donnent pour donner et non pour louer, comme faisait la première Dame; et des hôtesses qui engagent pour engager , comme ne faisait pas la seconde.

Et Mademoiselle s’éleva, non sans force, si ce n’est sans aigreur, contre ce qu’elle appela les munificences à baux et les invitations à péage.


[157]

XXXIII

Les conceptions esthétiques de la Marquise de Ganay se virent encore admises à l’honneur des discussions de Mademoiselle. L’occasion en fut offerte par une exposition de pastels dont s’avisa la châtelaine de Courance. Jamais le bis repetitum n’atteignit un pareil chiffre, dans l’ordre du rappel nominal. Il occupait une telle place, dans tous les comptes rendus, ce nom de l’inspiratrice, que c’est à peine s’il restait un blanc pour La Tour ou pour Perronneau, et qu’il n’aurait pas même été fait allusion à Madame Lebrun (dans une évocation du [158] Dix-Huitième Siècle) si l’on n’avait eu le bon esprit d’exposer une œuvre... de son père .—«La jeunesse est légère...», comme dit Ruy Gomez, même quand elle n’a plus vingt ans. Quoi qu’il en soit, la Presse ne tarissait pas d’éloges, envers celle qui avait su faire violence aux collections les plus fermées, pour les convaincre de s’associer à ce mouvement . Un mot qui devrait, pourtant, faire réfléchir, quand il s’agit de pastels, à l’égard desquels il représente l’attentat, pour ne pas dire l’anéantissement. Ce fut sans doute cette réflexion qui inspirait à notre héroïne l’étrange protestation dont elle étonna encore, déclarant que pas un des iconoclastes n’avait mérité ce titre à l’égal de la Marquise de Ganay; non, en vérité, pas un de ces destructeurs d’images n’avait réussi, en une fois, un coup digne d’être comparé à l’abolition simultanée [159] de cent chefs-d’œuvre. Elle exagérait, pour donner du poids à sa démonstration, car elle avoua ensuite à Demelly que, parmi le stock, plusieurs «numéros» ne valaient pas «tripette» ( sic ). Elle emprunta, pour la circonstance, cette locution au vocabulaire de Madame la Comtesse.

Le voisin protesta, quant à ce qui touchait le soi-disant crime, ce que Mademoiselle appelait: «le coup du Père François de la peinture!»—Certes, il y a danger, pour ces poudres fragiles, non fixées, à se voir changées de place; mais, enfin, Miss allait trop loin. Elle n’en convint pas et se contenta de fournir comme preuve (hélas! trop convaincante!) de ce qu’elle avançait, le partiel évanouissement du portrait de Madame Favart, par Liotard. Quel traitement, autre que celui du déplacement, aurait pu [160] infliger, dans le passé, à cette merveille, la perte de la précision chinoise qui en avait dû faire le prix?—La coquine d’Irlandaise prédisait un sort pareil à tous les ovales, à tous les rectangles dénichés par cette nouvelle protectrice des arts. Et ce qui stupéfiait Miss Winter, c’est qu’un geste, à ce point irréfléchi, dût être attribué à la fille d’un Collectionneur, entre tous justement réputé pour son attachement aux précieuses vieilleries, et dont la mémoire demeurait chère aux amateurs d’antiquités rares.

Le Vert-Marais écoutait, effaré. Or, le générateur de cette scène n’était autre qu’un numéro de Magazine, dont un feuillet se consacrait à la célébration de la même personne, cette fois comme Présidente de la Société des «Amis de Fontainebleau».

[161]

La frondeuse ne manqua pas de s’élever contre ces amitiés architecturales, qui ne se sont, jusqu’à ce jour, signalées que par «beaucoup de bruit pour rien», des achats sans intérêt et l’agitation de Monsieur Fournier.

La feuille, Vie Heureuse quelconque, ou occasionnel Femina , donnait le portrait de Madame de G. Sans nul doute, cette vue avait été prise lors de certain accident de pendule , dont voici le schéma: l’objet, signalé en vente comme pouvant avoir orné, dans le palais des carpes, la chambre même qui fut occupée par Louis XVI, quelle conduite à tenir, en l’occurrence, pour une monumentale Amitié, si ce n’est de replacer ce cadran sur la tablette qui l’avait supporté?—Elle le supporta mal. Ce qui fut dit, fut fait. On s’en repentit. Le bibelot acquis par souscription se trouva n’avoir jamais eu le [162] moindre rapport avec le Pénitent de l’Abbé Edgeworth. Peut-être pas même un rapport de fabrication, ni de date. Le Comité crut devoir (et fit bien) «imiter, de Conrart, le silence prudent».

Mademoiselle n’en démordait point, la photo de la Présidente avait dû être prise à l’heure marquée par la pendule inauthentique. Toute la profondeur de Spinoza, tout le vertige de Rysbroeck, toute la sagesse de Confucius avaient, pour le solenniser, élu domicile sur ce visage présidentiel, lequel se rattachait aussi à Dürer, par Melencolia , en pensant au balancier qui, décidément, n’avait rien rythmé pour le Monarque.

La Dame était assise, devant son bureau-ministre. Elle songeait. Que faire devant un bureau-ministre, «à moins que l’on ne songe»?

[163]

Évidemment, elle songeait... à la Comtesse Greffulhe!

Deux bougies, dont l’une s’inclinait d’admiration, ou fléchissait de surprise (qui saura jamais interpréter le muet langage des accessoires?...) deux bougies éclairaient la scène.

Elles étaient éteintes.


[164]

XXXIV

La conversation des jours qui suivirent s’en reprit à des motifs antérieurs et, notamment, à cette récente mésaventure ducale. Le sujet se présentait avec tant de netteté qu’il fit rendre des oracles judicieux par des personnes sans jugement. L’Étrangère, suivant sa coutume, s’accusa transcendante et catégorique. Comme entrée de jeu, elle établit d’abord que l’événement mettait en fâcheuse posture les deux Académiciens qui avaient, dit-on, présenté la Duchesse à la Société des Gens de Lettres, Messieurs Jean Richepin et Paul Hervieu. Mais ce [165] n’était qu’un détail de la question, qui reposait tout entière sur une erreur, aussi bien dans l’esprit de la dame que dans celui des familiers qui entretenaient son illusion, bonnement quelques-uns, mais les plus nombreux, par intérêt et par ruse. Cette illusion, c’était croire—ou le feindre—que toutes ces blagues avaient du rapport avec la littérature . Les soi-disant défenseurs de cette nouvelle et regrettable attitude d’une femme qui longtemps, très longtemps, en avait eu d’autres plus appréciables, enfourchaient ce dada de bois, et le chevauchaient avec une apparente inconscience. Or, si le mensonge construit savamment, et, mis en œuvre astucieusement, doit sembler odieux (il ne s’agissait en rien de cela), l’erreur naïve, accréditée avec une complicité niaise, peut du moins donner sur les nerfs. C’était le cas. Une vierge [166] buveuse, non de poésie, mais de thé poétique, ce qui est l’opposé, s’attelait à ce plaidoyer, avec de soi-disant preuves qui prouvaient toutes, précisément, le contraire de ce que recherchait l’avocate, laquelle pataugeait en une parfaite pétition de principe, à savoir: raisonnement sur un point de départ faux. Quoi de mieux assorti à cette définition que de comparer aux «grandes dames qui témoignèrent une sollicitude passionnée aux Lettres Françaises», une femme qui fait réciter chez soi des vers sans vigueur, par des poètes sans veine? Cela, en effet, c’était aimer les Lettres, comme Monsieur Pierre Lafitte, que Monsieur Roujon, dans un toast à jamais célèbre, proclame, lui aussi, «l’ami des Lettres», sans que cela soit bien démontré par la publication des feuilles dont le principal attrait consiste à faire deviner laquelle, de deux [167] bottines, appartient à tel ou tel artiste, et de deux mentons, quel est celui de telle ou telle comédienne. C’était encore aimer la langue française, comme la Marquise de Ganay chérit les pastels, pour les anéantir ou y attenter. Enfin, et en un mot, représentez-vous une personne qui, sous prétexte d’amour pour les roses, remplirait les vases de son appartement avec des chardons, des ronces et des chandelles.

Non, ce que ne disait point la vierge avocate, ce que ne disait personne, peut-être parce que personne ne s’en apercevait, pas même l’héroïne de ce petit conflit, c’est que celle-ci poursuivait, avant tout, pour ne pas dire sans souci du reste, le placement par elle-même, ou quelqu’un de ses invités, d’un de ses ours, d’une de ses bêtes à Bon-Dieu, d’un de ses papillons empaillés, ou du cormoran de [168] Monsieur Sarlovèze, ou du caniche Petto, d’hilarante mémoire, enfin de toute cette arche de Noé, à rendre jaloux Monsieur Rostand, et qui, loin de grouiller dans l’œuvre chère à Monsieur Chéramy, ne fait qu’immobiliser l’animalité de bois des ménageries enfantines.

Lisez plutôt: «L’élégante assistance a beaucoup applaudi Madame Marguerite Jules Martin (excusez du peu! Serait-ce, par hasard, un pseudonyme de Mademoiselle Bartet? Ça changerait joliment les choses!) et Monsieur Paul Rameau, qui ont dit avec grand talent plusieurs poèmes et, entre autres, de la Duchesse de Rohan...»

«Ah! que cet entre autres est, pour moi, plein de charmes!...» s’écriait l’Irlandaise, faisant allusion au quoi qu’on die de Molière. «Croyez-moi, c’est à lui que la France reconnaissante et la [169] Littérature obligée doivent le Chambard poétique. Sans lui, on ne nous donnerait à entendre ni Halst, ni Ott, ni Bédarieux, ni Riberolles, ni Nastorg, ni Alibert, ni Boutilleau, ni Boutello, dont les œuvres, jusqu’à ce jour, victimes de la conspiration du silence, jouent, au cours de ces réunions, le rôle du pain à chanter qui fait avaler la pilule. Et cette pilule-là, c’est l’inévitable fragment de Lande Fleurie

Peut-être bien tout de même entrait-il, dans ce dessein, quelque chose de fraternel ; mais alors, seulement par raccroc. L’auteuresse connaissait par expérience la démangeaison de faire entendre ce qui ne mérite pas d’être entendu; et, du même coup, elle se l’évitait à soi-même, cependant qu’elle l’épargnait à ses coadjuteurs en incapacité littéraire et en infélicité poétique.

[170]

Les vrais poètes se passent très bien de dégoiser leurs œuvres; celles-ci contiennent une vertu qui suffit à ceux-là, leur permet d’attendre le légitime succès et la finale réussite. Mais les œuvres qui ne contiennent rien, il faut bien en combler le vide par des bravos fallacieux, pour donner le change sur ce néant.

Certaine incidente du plaidoyer qu’elle avait cité ne trouva pas davantage grâce devant Miss Winter. Il parlait avec un mépris évident des «Duchesses d’Amérique et de Judée, des Comtesses du Pont et du Rant...» Or, ces Duchesses-là, et des deux sortes, nul ne l’ignore et ne songe à l’en blâmer, sont des meilleures amies de la maîtresse de la maison; cependant que, pour la circonstance, Madame de Pont de Gault s’unit à elles, et, peut-être bien, Madame de Rantz de Saint-Brisson. La vierge avocate en [171] fut donc pour ses frais et pouvait même se vanter d’avoir gaffé, comme font les amis plus empressés qu’adroits, qui manœuvrent un pavé pour débarrasser d’une mouche.

Miss conclut l’entretien en condamnant la défenderesse aux dépens et en décernant à l’accusée le titre, d’ailleurs non sans charme, ni sans agrément, de l’«Aubernon couronnée».

La nuit porta conseil. Un retour sur le leitmotiv des invitations après décès trouva, le jour suivant, Mademoiselle de meilleure humeur. Elle convint que le groupe, parmi lequel la Duchesse invitait le défunt à prendre place, rendait, seul, l’engagement indigne d’un tel hôte, littérairement s’entend, cela va de soi. Si, au contraire, la Dame s’était contentée de donner une réception en l’honneur de l’Ombre de Verlaine, qu’elle y eût [172] ajouté quelques Ombres fameuses, son attitude aurait paru digne de se voir assimiler à celle de Louis de Bavière qui, les soirs qu’il faisait organiser, pour soi, une audition Wagnérienne, prétendait que les grands spectres du passé envahissaient le reste de la salle. Un des poètes chers à la Gouvernante avait noté cela, dans une pièce qui méritait au moins le titre de mystérieuse.

C’est égal, si l’on avait invité l’Ombre de Mademoiselle Vacaresco, elle aurait eu du corps, même de la rondeur; et si l’on y avait joint l’Ombre de Monsieur Crottinet, qu’est-ce qui serait resté?...

On en était à ce point d’interrogation, quand le facteur remit une lettre à la bavarde. Ce pli contenait des potins de Paris et, notamment, cette nouvelle qu’un poème de la Duchesse de Rohan, intitulé [173] Le Radeau , allait être récité dans une matinée à bénéfice; mais, à cause du bruit qui se faisait, par anticipation, autour de Chantecler et de son bestiaire, le Comité souhaitait obtenir de l’Auteuresse la permission de modifier légèrement, pour la circonstance, le titre de la poésie et de l’orthographier: Le Rat d’eau .

Tout faisait espérer que la bonne grâce, bien connue, de la grande Dame se plierait, sans difficulté, à cette modification sans importance.

La lettre renfermait encore un instantané qui semblait avoir été rédigé par le Diable Boiteux ou l’Ange du Bizarre, le Roi Midas ou le Roi Freiligrath, la Reine Baba ou le Pape des Papous. Il comparait la Duchesse de Rohan à... Virgile , et ajoutait qu’elle s’était fait «une âme à la Pierre Loti». Vraiment, il y avait ça... [174] qui se compliquait encore. L’Aïeule se trouvait avoir certain petit-fils («cet âge est sans pitié») évidemment le plus terrible des enfants terribles, puisqu’il couronnait de roses sa bonne-maman, fleurs sans doute empoisonnées, car à peine en était-elle ceinte que grand’mère se mettait à dégoiser du Musset, dans le parc, pour donner la réplique à son gendre, qui se trouvait être le «parrain de Max Dearly». Il y avait encore ça. Qu’est-ce que Jérôme Bosch aurait pu inventer de plus, le peintre des cauchemars?...

Visions terrifiantes, que couronnait, à son tour, un regret à l’adresse de Mam’zelle Vacaresco, seule jugée capable de supporter sans broncher un pareil spectacle. On s’en doutait un peu.

Mademoiselle fondit en larmes.

Tout de même, le lendemain, elle écrivit pour avoir le volume qui avait [175] inspiré l’ instantané , alléchée soudain, à l’espoir d’y retrouver du Jérôme Bosch. Elle fut déçue par d’assommantes compilations sur le passé comme sur l’avenir de la Mingrélie, qui sentaient, d’une lieue, la collaboration de famille et prétendaient donner du poids à... ce qui n’en avait pas.

Là-dessus, la pauvre dame, bien persuadée de faire concurrence au délicieux livre de la Princesse Bibesco, saupoudrait de vieux ana Bonapartistes, et de quelques blagues, des compliments à l’adresse des buffets.

Ça ne valait pas le voyage. Décidément, seuls, les vers de la Duchesse de Rohan méritaient d’être lus. Mademoiselle se le tint pour dit.


[176]

XXXV

Il y avait à prendre et à laisser dans les interminables diatribes qui bourdonnaient au long des corridors et des allées, comme des essaims désaccordés de guêpes sans venin et d’abeilles sans miel. Mademoiselle ruminait, récriminait, incriminait, fulminait.

C’était assez, n’est-ce pas? de ces répétitions, dites des couturières , que le Théâtre avait, d’abord, tolérées, puis admises, enfin légalisées, imprudemment, selon Miss, puisqu’elles prouvaient la place envahissante prise par les chiffons dans l’Art Dramatique d’aujourd’hui. [177] L’Irlandaise les comparait au lierre , dont on se passe quand il y a des sculptures . Non, ce n’était point assez, paraît-il, puisqu’une littérature pareillement de couturière , autrefois non pas reléguée, mais traitée selon son mérite et placée en son lieu, quand elle occupait un coin de page éloignée, affleurait maintenant à la surface des grands journaux, qu’elle diminuait avec des néologismes jaillis du cerveau, plutôt bouillonné que bouillonnant, des rhétoriciens de garnitures.

Ces textes s’accompagnaient (pas toujours) de gravures de modes, en révolte contre l’art spécial, savant, technique et raisonnable, naguère attribué à ces sortes de reproductions, du temps qu’elles exigeaient la représentation exacte de falbalas nommés, tels que des biais , des berthes ou des engageantes , afin que, sur l’inspection du tracé de ces atours, on [178] pût les rééditer à l’étranger, ou en province.

A vrai dire, à quoi servirait ce détail, en des jours où la toilette se contente d’arborer une amazone à la queue coupée et d’habiller les femmes comme de la soie d’un parapluie dont on a retiré les baleines, ou de les enrouler, telles que des cigares, d’étoffes tournées en manière de feuilles de tabac? Pour la coiffure, le parapluie retrouve ses baleines, se pose sur les têtes; la lionne en avale le manche, fixe un plumeau sur le sommet du riflard, et voilà toute trouvée l’ exquise toilette de la dame délicieuse . Car ce sont les épithètes que l’on inflige désormais invariablement aux choses et aux personnes. «Nous y reviendrons!» clamait la plaignante.

Ces gravures de modes actuelles semblent échappées du burin de je ne sais [179] combien d’Helleu au rabais; ces commentaires, on les croirait giclés par la plume d’un Gautier à vingt-cinq centimes (pas la ligne, l’article!).

«Goûtez-y! Goûtez-en!...», criait notre Juvénal en cornette, qui tirait de sa poche une coupure toute frissonnante de linons «incrustés», de corsages «ennuagés» et de cotillons «allurés», servis de pair et présentés à égalité avec les embarras diplomatiques, les crises cosmiques, les décès et les désastres. Franchement, qu’était-ce que ce charabia de comptoir et de cabinet d’essayage, pour voisiner de si près avec la prose d’écrivains qui se respectent?

Et Miss ajoutait: «Qu’est-ce que ça peut bien nous faire que tout cela «fasse honneur» à Drecoll ou à Redfern?... Pas moins vrai que ça nous... ennuage

D’autres filets moins tempérants osent [180] ajouter, à des nomenclatures d’affiquets, des descriptions de visages, proclamés «charmants» sous des touffes d’oreilles d’ours en velours ou de sureaux en graines. Ceci fâchait tout rouge notre Érynnie. A ce propos elle rappelait, non sans quelque bon sens, la réclamation d’un prédicateur qu’on faisait mine d’applaudir en chaire. «Les bravos dans l’église,—affirmait ce digne homme,—ce ne serait déjà pas très convenable; mais que serait-ce des sifflets?—Je ne pourrais cependant pas accepter les premiers, quand votre satisfaction me les décerne, sans admettre que vous m’infligiez les autres, les jours que je vous aurais déplu.»—C’était judicieux, c’était juste.

Le raisonnement, selon l’Institutrice, s’appliquait aux épithètes des comptes rendus mondains. Du moment qu’une [181] figure peut être proclamée belle sous l’héliotrope ou le mélilot, il faut bien supporter de lire, une autre fois, que telle ou telle binette a été jugée désagréable sous le gratteron ou la fraccinelle. Et c’est une iniquité d’infliger à de respectables matrones, qui n’en peuvent mais, ces phraséologies de machine à écrire, qui pis est, de machine à coudre.

Mais c’est bien une autre affaire quand les adjectifs exquis et délicieux viennent naïvement infliger leur affront à d’honnêtes dames. Car Mademoiselle l’estimait ainsi. Avait-elle tort? Le rouge lui montait au visage pour une mère de famille taxée de «délicieuse» ou d’«exquise», par un récit de fête. Suivant elle, une semblable maldonne dans l’usage des mots et le chapitre des éloges, motivait un envoi de témoins, de la part [182] d’un fils, d’un frère, d’un époux. On objectait à Miss que ces deux qualificatifs étaient clichés d’avance, qu’ils ne tiraient pas à conséquence, vu qu’on les mettait à toute sauce, témoin la récente exposition d’un peintre certifié délicieux , et de ses œuvres affirmées exquises , sans que rien, chez ce gros homme, l’assimile à un bon fruit, ni dans sa production vague et flasque, dénuée de personnalité, hors celle de tous les maîtres, tour à tour, pillés sans bonheur, motive la comparaison de ce résidu de cartons et de chevalets, avec une jolie fleur.

La Gouvernante refusait de se laisser convaincre et en venait aux mots select et restreint . Comme les notes où figuraient ceux-là émanaient visiblement des personnes dont elles parlaient, Miss Winter jugeait ces notes irréfléchies et, ces personnes, mal inspirées. Suivant elle, les [183] gens bien et les gens de bien reçoivent tout le monde, ou, du moins, de tous les mondes, puisque chacun d’eux peut contenir des sujets de mérite. Il en résulte qu’une telle insistance à se montrer scrupuleux sur le choix de ses invités devait cacher une tare personnelle, en tout cas, s’accusait surtout (l’Insulaire en avait fait la remarque) chez des parvenues que l’on avait longtemps refusé de recevoir , et qui croyaient se dédommager ainsi, tandis qu’elles ne faisaient au contraire que rappeler de vieux échecs.

Elle ajoutait que la plupart des grandes vedettes de la Mondanité d’aujourd’hui n’auraient pas osé prétendre à lire leur nom dans un compte rendu, il y a seulement quinze années.

Sur ce, le Timon femelle concluait par une évocation à la fois pathétique et comique, des ruines de la Société Parisienne, [184] parcourue par sept femmes, qu’elle nommait (Mesdames P... B... C... M... M... de F... et de P...), lesquelles, armées de lanternes sourdes, cherchaient, non pas seulement, comme Diogène, un homme, mais un Duc.

Et comme il n’y en avait plus beaucoup, du moins d’authentiques, les sept lanternes se fixaient à la fois sur le même; et comme c’en était un vrai, qui se montrait bon garçon, les sept lanternes crépitaient de plaisir.

Et s’inspirant du titre d’un drame antique, Les Sept devant Théba , l’Étrangère appelait ces dames: les sept devant... (suivait le nom Ducal.)

Heureusement, depuis longtemps, on n’écoutait plus; Mademoiselle, dégrisée de ses considérations, revenait à soi et se retrouvait au bout de ses preuves à l’appui et au fond du parc.

[185]

Un arbre magnifique se dressait près d’elle. Des glands se détachaient des rameaux avec un bruit sec. Leur chute résonnait sur le sol comme des larmes dures pleurant un passé trop tôt révolu. La promeneuse solitaire leva les yeux vers les branches; elle eut un sourire attristé et ironique; sa bouche se tordit, comme si le secret du bien et du mal allait en sortir. D’un regard circulaire, elle sonda la solitude et la vérifia. Puis, prenant à témoin le Ciel et la Terre, elle brandit un journal qui se froissait dans sa main, et relatait le séjour d’Édouard VII à Biarritz. Alors, elle s’écria d’une voix sibylline: «Autrefois, les Rois rendaient la justice sous les chênes... et maintenant... ils dînent avec Madame Moore !...»


[186]

XXXVI

Une circonstance Européenne amena sur le tapis la question des Trônes. Mademoiselle ne manqua pas de citer, à ce propos, certaine appréciation de Tolstoï qui «n’en tient pas» pour les Monarques. Tout à coup, par une de ces déconcertantes sautes d’opinion qui ôtaient du poids à ses réquisitoires, l’Étrangère parut rapporter son décret à l’égard de ceux qu’elle nommait: «les snobs Biarrots»; et lisant, dans le Gaulois , la liste des Parisiennes amitiés du Prince Anglais, elle s’offusqua de n’y pas rencontrer le nom de l’Américaine forte. «L’amitié [187] de Madame Moore ne serait-elle pas tenue pour décorative?...» s’écriait-elle avec indignation. Puis, elle ajouta, on ne sait dans quel esprit: «Ça vaut bien la peine de se donner tant de mal!»

Le soir, le sujet fut repris; on venait d’apprendre que la même Dame, qui s’était pourtant fendue, à cette occasion, d’une couronne de gros pois de senteur, non seulement s’était vue privée, par les quotidiens, d’une relation de cet envoi, mais n’avait pas été invitée au Service commémoratif de Paris. Miss déclara que les Amitiés ornementales pouvaient être considérées comme des valeurs de commerce (on dit: un commerce de sentiment). Par suite, s’en voir privé, dans une nomenclature, constitue un préjudice, conséquemment, un délit, qu’il importera de réprimer. Le premier procès plaidé et gagné, dans ce sens, [188] aurait une bien autre portée que de minces victoires dont on fait grand état, sur le terrain de la propriété littéraire, etc., etc.; la serinette, une fois déclenchée, elle divagua.

On en revint aux Mondanités , parmi lesquelles l’Aristocratie était toujours en bonne posture, témoin cette belle soirée donnée par la Comtesse de Lapisse:

«Le cotillon était conduit par Monsieur de Monchy.»


[189]

XXXVII

Le bruit courut que la Comtesse Edmond de Pourtalès avait refusé de s’entendre réciter au nez, devant une intimité de quinze cents personnes, qu’elle avait conviées dans les Salons d’un hôtel garni, de soi-disant vers d’André de Fouquières. Mademoiselle crut d’abord que c’était par modestie et elle approuva. Mais un journal ayant joué au pseudo-poète le tour de publier l’ode refusée, le motif de ce refus apparut tout autre. C’est que, tout simplement, la Bonne Dame l’avait trouvée mauvaise. Mademoiselle n’approuva pas moins. Et [190] comme, dans le compte rendu qui relatait ces choses, il y avait ce passage, parlant de la même mondaine: «Depuis tant de lustres qu’elle tient le sceptre de l’élégance Parisienne», Miss se demanda si le chroniqueur qui avait trouvé cela s’imaginait avoir écrit une phrase aimable.

Enfin, on connut par Demelly qu’une Dame, dite de Lettres, avait envoyé à un écrivain de génie, un livre (?) d’elle, lequel portait cette simple dédicace: «A la suite du dîner de telle date.» Mademoiselle observa sèchement qu’un verre d’eau tiède, absorbé après un dîner, pouvait amener des accidents fâcheux; c’était donc mal remercier l’Auteur de tant de beaux ouvrages que de lui offrir ça, si ce n’est comme rince-bouche.


[191]

XXXVIII

Berthe se vit infliger un pensum. Mademoiselle saisit un journal qui se trouvait là et contenait cette phrase: «Ne voit-on pas fréquemment deux grands peintres, un Besnard ou un Jacques Blanche, exécuter, sans esprit de concurrence, le portrait d’une même personnalité? La valeur respective des œuvres s’accroît encore d’un savoureux parallèle.»

Ce passage, Miss le fit copier cent fois par l’enfant.

Quand la chose fut connue, elle étonna. Discrètement, Demelly en demanda la raison à l’Institutrice, qui répondit: [192] «La petite ne comprend pas encore. Plus tard, elle me saura gré de la forte et délicate leçon que je lui donne aujourd’hui. Puisse celle-ci lui inspirer, pour toute sa vie, la sage crainte des rapprochements sans proportions et des comparaisons inégales!»

Que répondre à cela?

Elle dit encore, à cette occasion: «Un peintre qui, chargé de peindre un portrait, place à côté de son modèle une lampe éteinte, prouve du même coup, hélas! qu’il a cette lampe dans l’esprit et dans le cœur.»

Un article parut, à propos d’un ballet Slave qui faisait florès à Paris. Le signataire de ce «papier» s’exprimait ainsi: «Nous autres peintres, chargeons nos palettes!»—On sentait que la vessie allait donner dur. Mademoiselle se demanda si Besnard aurait écrit: «Nous [193] autres peintres...» et si Rodin se serait écrié: «Nous autres sculpteurs!» Elle en douta, et fut d’avis qu’une telle expression semblait plutôt venir d’une personne désireuse de se prouver à soi, en même temps que de persuader aux masses, qu’elle était bien du bateau . C’était donc indiquer, n’est-ce pas? que tous les spectateurs ne se rangeaient point à cet avis et, par suite, diminuer son propre prestige.

A peine a-t-elle lu ces mots, que la Comtesse René de Béarn sent fléchir sa foi dans le blaireau d’Auteuil, et que le Duc de Guiche, qui n’en avait jamais douté, soudain mordu d’inquiétude, se met à loucher dans la direction de Monsieur Flameng, et se demande avec terreur si la vérité esthétique ne serait pas là.

Un autre journal annonça une matinée [194] au profit de «La Manécanterie des Petits Chanteurs à la Croix de Bois». La séance devait avoir lieu dans la Salle Byzantine de la Comtesse René au Gros-Caillou.

L’événement inspira encore à l’Irlandaise des réflexions dont plusieurs étaient saugrenues. Elle dit que la recette ne serait pas forte et que, par suite, il était aisé d’épargner aux objets d’art que ne pouvait manquer (?) de contenir cette salle, l’approche d’un public souvent désordonné. Certes, il y avait de l’abnégation, de la part d’une collectionneuse, à laisser envahir son musée par des spectateurs à dix francs. La charité est toujours estimable; mais on peut la concilier avec le légitime goût de ne pas voir troubler, dans leur saint repos, les personnages de la «Cène». Une dame qui paie cinq cent mille francs un Boucher, [195] de Taraval, peut, sans se gêner, témoigner de son zèle pour «La Manécanterie des Petits Chanteurs à la Croix de Bois» et épargner, au Dieu du Bouveret, des regards payants.

Mademoiselle pria donc Demelly d’évaluer ce que pouvait déterminer d’élans magnanimes, dans le Tout-Paris, l’œuvre à la désignation peu simple, et décida de prélever la somme, sur ses propres appointements, afin de l’envoyer au Siège de la Société, pour que la byzantine paix ne fût pas troublée.

On l’en empêcha.


[196]

XXXIX

Miss Winter projetait encore une communication à l’Académie de Médecine; une interpellation, qui devait porter sur le songe . La question qui préoccupait Mademoiselle, et sur quoi elle voulait contraindre le Corps Médical à s’expliquer, était celle qui suit: les Docteurs recommandent à leurs patients d’éviter les contrariétés autant qu’ils le peuvent, sous le prétexte qu’elles ruinent la santé, abrègent l’existence. Or, les rêves nocturnes sont, eux aussi, hantés par les troubles et les inquiétudes, au point de causer des soubresauts, des sueurs [197] glacées. Ces inconscientes agitations ont-elles, sur l’organisme, les mêmes fâcheux effets que les craintes réfléchies? Dans ce cas, au lieu d’aller dormir sur le Temple de Sérapis, pour avoir des songes, comme les Anciens de l’Égypte, les contemporains ne devraient-ils pas demander à leur pharmacien quelque bonne décoction qui leur fît goûter, comme l’écrit Mallarmé:

...le lourd sommeil sans songes,

Planant sous les rideaux inconnus du remords?

Telle, l’importante interrogation que Mademoiselle préparait à la Faculté, et qui allait lui tomber, ainsi que la Comtesse n’aurait pas manqué de le formuler, si elle en avait eu connaissance, «comme une prune sur l’œil».

En attendant, Miss n’approuva pas la dénomination inventée par Monsieur [198] Bourget, pour désigner un simulateur de maladie. Le titre de pathomime déplut à l’Étrangère. Et, quand on lui en demanda la raison, elle eut le toupet de répondre, en ricanant, qu’elle lui trouvait un faux air de pétomane .


[199]

XL

Il passa, dans le voisinage, une troupe foraine qui donna des représentations de la Passion . Après enquête, l’ entertainment , d’irrévérencieux qu’il avait paru tout d’abord, se trouva être fort édifiant. Toute la famille, qui s’y porta, revint enthousiaste. Et Mademoiselle résolut de reproduire en diminutif les phases du Sacré Drame. A cet effet, elle fit venir de Villers-Cotterets, où on les fabrique, un fort lot de poupards en carton, sans bras ni jambes, avec trois cailloux dans le ventre. Ce fut à ces grossières marionnettes qu’elle confia le [200] soin de figurer les saints personnages. Non seulement elle n’y mettait pas d’irrespect, mais haussait la visée jusqu’à la théorie. Il lui semblait (peut-être pas à tort) que la disparate entre la fin et les moyens, si l’édification n’en résultait pas moins, ne ferait que mieux ressortir la suréminence de l’action, et son inspiration surhumaine. Elle fabriqua donc, à grand renfort de veilles, toute une garde-robe de prétoire et de sanhédrin, laquelle tenait du Rembrandt et du Bida, du Tissot et du Munkaczy.

Cette fois, pourtant, une imprudence éventa la mèche. La Directrice insista auprès du maître d’hôtel pour qu’on lui procurât du sirop de groseille. La chose était de trop d’importance pour qu’il n’en fût pas référé à la Patronne. Celle-ci voulut savoir. Mademoiselle avoua que ce liquide devait, à la scène du [201] Calvaire, gicler hors d’un fétu de paille, qui représenterait le roseau, et simuler le sang du Sauveur.

Miss Winter se vit signifier qu’on lui savait gré de l’intention, mais qu’elle eût à ne pas s’obstiner dans son entreprise.


[202]

XLI

Mademoiselle eut une idée, mauvaise... Elle fit réciter du Robert de Montesquiou, à l’occasion de la Noël.

Son nom était connu; nous ne disons pas, bien entendu, au point de vue historique, sa famille ayant été, nul n’en ignore, illustrée par des capitaines; nous disons: de par ses ouvrages. Miss Winter, qui le prenait sous sa protection, ajoutait: « Connu de cette façon qui consiste... à être méconnu .» Quoi qu’il en soit, c’était une personnalité assez singulière, et conforme au signalement de Beaumarchais, «loué par ceux-ci, blâmé par [203] ceux-là...» etc. Seulement, ceux-là étaient plus nombreux, d’ailleurs mal renseignés par la langue courante et, comme d’ordinaire, peu désireux qu’il en fût autrement, asservis aux opinions toutes faites.

Ce qui, sans doute, les aurait gênés, s’ils y avaient attaché de l’importance (ce n’est jamais le cas, le monde n’alimentant guère que des sentiments sans application, dans l’amitié comme dans la haine), ce qui les aurait gênés, c’est que ceux-ci , peu multipliés, étaient considérables, entêtés, presque entichés qu’ils se montraient dans leur prédilection dévouée aux intérêts du poète; car c’en était un, du moins ils le prétendaient, et qui paraissait tirer de cette approbation, avec la sienne (quand il se l’accordait, pas tous les jours), le goût et le pouvoir de poursuivre une œuvre un [204] peu célèbre et point du tout familière, à laquelle il n’avait demandé—et cela du moins semblait un mérite—que la joie de la produire, et celle de se voir estimer par ceux qu’il aimait. Ajoutez un renom de méchanceté problématique, en même temps que d’une bonté quelquefois prouvée.

Le Vert-Marais ne se prononçait pas entre ces divers prestiges et ces litiges variés. Ce qu’il ressentait sans se le définir, c’est cette sympathie aristocratique dont ne peuvent se défendre les membres d’un même groupe, ne fût-ce que pour se prouver qu’ils en font partie, mais qui a pour contrepoids immédiat la haine de l’individu .

Quant à la métaphysique et à la métrique du poète, pour lequel l’Institutrice faisait montre d’un goût immodéré, que le voisin de lettres n’était pas loin de [205] partager, elles échappaient à la jugeotte de nos hobereaux Parisianisés, qui, d’ailleurs, n’en avaient cure, et dont le sens critique appartenait au genre confus de leurs pareils, frappés de cette redoutable impuissance et de cette triste infirmité qui consistent à ne pas démêler de distance intellectuelle, et à ne pas voir de différence littéraire, entre Théophile Gautier et la Duchesse de Rohan.

Un vague renom d’amphigouri, concernant l’auteur élu par la Gouvernante pour son nouvel essai de récitation, suffisait au renseignement de ses auditeurs. Il ne dépassait, ni en mauvaise foi, ni en incapacité, ni en incuriosité, l’appréciation générale qui ayant, à tort ou à raison, collé cette étiquette sur les premiers ouvrages de l’écrivain, n’était pas près d’en démordre, d’abord parce que c’est commode de ne pas se déjuger, [206] ensuite parce que, s’il est toujours ennuyeux de changer d’avis, cela devient tout à fait pénible quand le premier présentait l’avantage d’être désobligeant.

Malheureusement, cette fois encore, le morceau choisi par Miss, dans l’œuvre qu’elle voulait faire apprécier, ne fut pas heureux. C’était, tiré du Poème Les Paons , ce sonnet intitulé: Crèche :

Murillo le peint brun, Raphaël le veut blond,
Et Luini, dans sa main, fait fleurir l’ancolie;
Un autre y mit l’œillet ou la gemme polie,
Ceux qui veulent de lui, son doux sourire, l’ont.

Il suffit d’un discours sans apprêt et peu long,
Où le cœur ingénu s’entr’ouvre et se déplie;
Non moins que le vin pur, il accepte la lie
Et sait gré d’un caillou comme d’un cacholong.

C’est le Maître du Ciel et de la Terre, l’Astre
Qui fait trembler le crime et fait fuir le désastre,
Et qui remplit de flamme ou d’ombre le Saint-Lieu.

[207]

C’est le petit Jésus de frisure et de cire
Qu’en allant l’adorer la fillette désire,
Pour en faire, à la fois, sa poupée et son Dieu.

Au dernier vers, la Comtesse se révolta cette fois, carrément: «A la fin, Mademoiselle, on dirait que vous le faites exprès. Nous vous avons engagée pour préparer nos petites filles à leur Première Communion; au lieu de cela, vous contrariez notre influence. Il semble que vous preniez plaisir à introduire, dans votre système d’éducation, un élément d’irrespect religieux qui nous blesse et nous scandalise. Permettez-moi d’attirer tout particulièrement votre attention sur ce travers de votre méthode.»

L’interpellée se défendit et, avec elle, le poète. Elle voyait, au contraire, dans son image finale, une charmante familiarité entre l’enfance du Sauveur de ce [208] Monde, et celle du bébé venu pour lui rendre hommage.

L’explication ne fut pas admise; et, se penchant vers l’oreille de sa belle-fille, la Marquise lui chuchota: «Pouvez-vous me dire, ma petite, ce que c’est qu’un cacholong?»—Et la Comtesse de répondre: «J’imagine, ma mère, que ce doit être une espèce de cachalot.»

Dans l’espoir imprudent d’achever sur un succès une récitation dont le début n’avait pas été heureux, l’Irlandaise risqua, du même poète, le sonnet suivant, sur le même sujet:

Elle verse sur vous son âme de cristal,
O doux Enfant Jésus, la Vierge du Corrège
Qui touche votre front de son profil de neige,
Ce profil si penché qu’il est horizontal.

Les fleurettes des champs lui font piédestal,
Les oiselets des bois lui chantent leur arpège,
Et pour que la longueur de la route s’abrège,
Des anges ont voilé le soleil de métal.

[209]

Un très humble témoin, aussi blanc qu’une hermine,
Dans le gazon ténu trottinait et chemine...
Le Maître l’aperçoit, l’examine et le peint.

A ce rongeur lustré, dont l’œil est une étoile,
Le grave honneur échoit d’intituler la toile
Du divin Allegri, cette «Vierge au Lapin».

L’expérience n’était pas mieux inspirée. En dépit de l’espoir de rachat qu’avait fait concevoir, une minute, le début de ce petit poème, la pièce finissait de façon quasiment burlesque. Pas un des assistants, sauf Demelly, ne voulut admettre que l’Étrangère et, avec elle, son diable d’auteur, n’eussent inventé la désignation inconvenante du tableau décrit. On connaissait, on admettait, la Vierge au Voile , la Vierge à la Chaise , la Vierge au Chardonneret ; mais quel peintre assez dénué de goût, de tact et, disons-le, de piété, pouvait admettre d’intituler une toile religieuse, [210] du nom d’un animal de choux (fût-il le merle blanc des ruminants) indécemment juxtaposé à celui de la Reine du Ciel?—L’incriminée essaya de se défendre en parlant de Dürer qui, lui, avait été plus loin, puisqu’une Madone de ce Maître portait, Mademoiselle l’affirma, le titre encore plus singulier de «La Vierge au Singe».

La riposte était trop forte. Bien qu’appuyée de preuves historiques et de l’assentiment d’un Demelly, la famille ne l’accepta point.

Dans l’espoir de regagner du terrain, l’Insulaire, inclinée à la démence, comme tout ce que Jupiter veut perdre, risqua un dernier enjeu. Elle s’était procuré, on ne sait comment, un des trois cents portraits dont l’auteur de ces fâcheux sonnets composait, dit-on, une galerie posthume. Elle le récita:

[211]

«Je vis dans ce qui sert, à Gothon, de figure,
Poindre une expression soudain bizarre et dure,
Intense, sans beauté, profonde, sans grandeur,
Féroce, sans danger, craintive, sans pudeur,
Et je me dis: «J’ai vu, quelque part, ce dosage
De feux éteints... mais ce n’est pas dans un visage.
Cette contre façon de ce qu’est un regard,
Je suis certain d’avoir vu cela quelque part,
Mais où?...»—J’en étais là du mouvement réflexe
Quand bientôt je cessai, Monsieur, d’être perplexe,
Car, c’était, ce regard, j’y pensais tout à coup,
Celui que le trottoir nomme un regard d’égout

Un silence glacial accueillit cette manifestation si parfaitement dénuée de bienséance, de galanterie, de politesse, de décence, de bon ton, de bon goût et de bon sens. C’était complet.

On coupa court à la suite du récital et Miss dut rengainer ce qu’elle avait encore préparé d’un programme décidément mal choisi.

Mademoiselle n’en remplissait pas moins ses devoirs religieux avec exactitude et, il faut lui rendre cette justice, [212] avec une sincérité qui n’était pas apparente, mais qui admettait les accommodements.

A ce propos, Charles fit une observation qu’il se garda bien de communiquer. La grand’messe du village était fort longue, en proie aux hurlements des chantres, à d’interminables prônes, dans une atmosphère assez nauséeuse. Miss Winter qui, sous prétexte de modestie, s’était réfugiée dans un coin d’ombre de la tribune, lisait, lisait, lisait, jusque pendant le sermon, à la malédification d’Henriette. Elle lisait, bien entendu, dans son paroissien, que recouvrait une enveloppe de livre. Qu’aurait-elle bien osé lire d’autre?

Hélas! il faut l’avouer, tout excepté ça! Elle faisait l’oraison, non pas dans Racine, mais dans Rosny, dont elle célébrait les Xipehuz , dans Edgar Poë, [213] dont elle dévorait l’ Ange du Bizarre , dans Alfred Jarry, dont elle parcourait Ubu Roi , dans Marc Twain, dont elle goûtait la Peur du Tonnerre .

Et Charles qui riait, à part soi, d’une telle façon de suivre l’office, grommelait tout bas: «Quand on pense que ce sont là, ses quatre Évangélistes!»...


[214]

XLII

A la suite de ces incidents, on parla de la Galanterie Française. Mademoiselle conta une anecdote qui lui venait de Paris.

Un écrivain distingué, Monsieur B..., se vit battre froid, par l’éminent directeur d’un périodique, lorsqu’il offrait de sa copie, naguère assez justement fêtée. On lui en fit savoir la cause. C’était de légères et légitimes chiquenaudes, données, sans amertume, à un vieux bas-bleu de la maison qui, au bâillement universel, foisonnait d’aphorismes vides et de raisonnements creux. Fit savoir n’est [215] que trop exact, car la chose fut signifiée à Monsieur B... par un secrétaire. Néanmoins, en souvenir de relations qui avaient paru amicales, Monsieur B... écrivit en personne au patron, une lettre affectueuse. Celle-ci demeura sans réponse. Monsieur A..., au nom de la galanterie française , que ne respectait pas moins Monsieur B..., mais qui n’était nullement mise en cause par une courtoise critique d’écrivain à écrivain, Monsieur A... avait oublié la politesse française , qui tout de même est la sœur aînée.

Moralité: Monsieur B... crut alors pouvoir se permettre, à l’égard du bas-bleu, que sa longue production publique en rendait justiciable, un essai de critique un peu plus sérieuse, et agréablement sévère, dont il s’était jusqu’à ce jour abstenu par amitié pour Monsieur A... [216] qui se trouvait ainsi avoir déterminé précisément le contraire de ce qu’il souhaitait.

Ce récit n’intéressa pas du tout le salon. Miss voulut se rattraper en faisant cette autre narration.

Des amis aimables—on peut se le demander—voulurent, un jour, mener un artiste chez une Dame qui recevait. Au lieu de faire valoir aux yeux de l’artiste, pour le décider, les mérites de la personne, ces étonnants amis bandèrent les yeux de ce visiteur. L’étrange façon d’entendre l’amitié, d’un côté, et, de l’autre, la présentation! Miss rageait de ne pas savoir le nom de la Dame, à qui elle aurait voulu écrire, de la part de l’Humanité tout entière, pour la consoler de l’affront dont elle était victime, du fait de ceux qui, au lieu de juger que la clairvoyance devait donner le désir de [217] la connaître, paraissaient penser que, pour lui rendre visite, il fallait... ne pas voir clair .

Ce nouvel épisode n’eut pas plus de succès. Franchement, ce n’était que justice.


[218]

XLIII

Miss avait, à Chatou, un correspondant goguenard qui fit, un jour, une mauvaise farce. Prié à dîner par une très aimable Dame, qui lui détailla les convives, il connut que parmi ceux-ci, devait figurer l’honorable directeur de la Revue des Deux Mondes . Au lieu d’acquiescer avec reconnaissance, l’invité répondit:

«Madame,

«J’habite la campagne. Je ne viens pas beaucoup à Paris. Monsieur Charmes publie les vers(?) de la Duchesse de Rohan, [219] plutôt que les miens (est-ce une preuve de compétence et de goût?). Cet homme-là ne mérite pas son nom. Il doit manger des Lucioles ; et comme vous ne pouvez manquer d’être une excellente maîtresse de maison, par le seul fait que vous vous abstenez de rimer, vous obtiendrez, sans nul doute, du maître d’hôtel, de servir, tout crus, au patron du périodique démodé, quelques vers luisants. Et comme vous devez être difficile sur la marchandise, ce ne seront pas ceux de la Duchesse de Rohan.

«Quoi qu’il en soit, ça me ferait de la peine (je suis de la Société Protectrice des Animaux) de voir croquer par cette bouche classique, ces petites bêtes lumineuses et inoffensives.

«Veuillez agréer, Madame, etc...»

Cette lettre, que son correspondant lui [220] avait communiquée, Miss la lut à ses maîtres, qui ne la jugèrent justiciable que du panier.

Et ce fut un nouveau grief mutuel.

Le même mauvais plaisant en eut encore «une bien bonne». Un Américain était venu à Paris pour composer une bibliothèque; il achetait les belles éditions, les faisait signer, dédicacer par les auteurs; et cela devait constituer, pour l’avenir, au delà des mers, une collection précieuse. Le plan, excellent, présentait une lacune, dont le bibliophile convenait, dans la circulaire manuscrite dont il se faisait précéder: la présence dans son temple d’une quantité de mécréants de Lettres qui s’y étaient faufilés. Un choix plus mûr les en rejetait, mais il en restait.

Il y avait aussi un cahier qui subissait le même inconvénient; il regorgeait des [221] signatures sans intérêt de ceux qui, la plume trempée, s’embusquent à tous les coins de rue, dans l’espoir de lever le lapin de l’album, et d’y cracher le coup de fusil de l’encre grise ou bleue. Autant dire qu’il foisonnait de Vacaresco, de Pomairols et de Liégeard, mais qu’on n’y lisait point les noms de France, de Loti ou de Barrès, de Mirbeau, d’Hermant ou de Bataille. Ceux-là emploient leurs plumes à d’autres exploits. Le mauvais plaisant fut sollicité. Jupiter facétieux permet parfois qu’on sollicite les mauvais plaisants. Le nôtre répondit:

«J’ai lu, Monsieur, dans votre excellente notice, avec autant d’inquiétude que de sollicitude, qu’une neurasthénie, contractée au cours de vos travaux, ne vous permettait plus que de signer vos lettres. Souffrez que je ne risque point le même mal, dont me frapperait incontinent [222] l’honneur de signer, à mon tour, entre Mam’zelle Vacaresco et Stephen Liégeard.

«Veuillez agréer, Monsieur, etc...»

Les Balkans n’avaient pas plus de chance avec Miss. Celle qu’on nomme la Reine de Roumanie, Carmen Silva pour les intimes, lui donnait tout particulièrement sur les nerfs. Elle s’entêtait à la considérer comme une préfète sauvage et raseuse; tout lui paraissait toc dans cette royauté-là et cette sensibilité-là. Pour la réfuter, et même la contredire, il aurait fallu ne pas voir une photo de cette Dame, la représentant occupée à tendre, dans la direction d’une Madone épouvantée, une couronne fausse et une lyre simulée. Et, dessous, il y avait écrit: «Ma couronne et ma lyre aux pieds de la Mater Dolorosa ...»

[223]

Non, mais imaginez-vous l’idée que peut nourrir, du pouvoir suprême et de la véritable piété, une personne qui fait fabriquer un bandeau de papier et un instrument en carton pour poser avec ça devant un appareil, et tracer au-dessous du résultat cette bourde prétentieuse!

«Oh! là! là!» n’aurait pas manqué de s’écrier Mademoiselle, si elle n’avait pas ignoré cette expression qui, heureusement, lui était inconnue.

Un troisième trait du mauvais plaisant fut encore rapporté. «Nous sommes deux ennemis mortels!» se serait prétentieusement écriée, en parlant de lui, une vieille pianiste Versaillaise, aussi célèbre par sa platitude que par la démangeaison dont souffraient ses invités, sous l’action de sa présence circulante. Le mauvais plaisant répondit: «Autant [224] qu’un oiseau de Paradis peut être l’ennemi d’un pou!»

Mademoiselle en profita pour ergoter à perte de vue et d’ouïe, sur la possibilité d’une telle inimitié, dans l’ordre de l’Histoire Naturelle.

Une autre Dame dit encore, du même: « Nous sommes brouillés.» Il le sut et répondit: «Je suis heureux d’en être sûr.»—C’est la même qui voulait se faire passer pour sorcière (elle l’était d’aspect) et qui disait: «Cela porte malheur de se fâcher avec moi.»—«Le mieux—en conclut le mauvais plaisant—c’est donc de commencer par ne pas la connaître.»


[225]

XLIV

Miss Winter reçut de la Gare un bulletin d’arrivée. Elle revêtit des airs mystérieux et affectueux qui inquiétèrent. Commencer à la connaître, elle, c’était ne pas ignorer que ses mystères ressemblaient à des maléfices et, ses grâces, à des méfaits. Quand ces dames surent qu’il s’agissait d’un colis mesurant plusieurs mètres, l’inquiétude devint de l’anxiété. On envoya le tombereau. Les fillettes piétinaient d’impatience, la Marquise en mourait. La caisse, grande comme le pont de Kehl, à quoi Heine compare le cercueil de ses amours, [226] fut déposée devant l’Orangerie, où Mademoiselle exigea de s’enfermer avec Prosper, chargé d’outils. On entendit des coups sourds, qui devinrent éclatants. Charles, justement, avait la migraine. C’était jouer de malheur. Puis, tout retomba au silence.

Au bout d’une demi-heure, Miss reparut, rouge, essoufflée, des brins de paille dans sa coiffure défaite. Elle se plaignait de l’emballage, qui avait détérioré l’objet, un ours empaillé que la voyageuse avait rapporté de Russie, et qu’elle priait la Comtesse d’agréer, comme porte-bonheur.

Tant de naïveté, unie à l’énormité, non moins qu’à la gentillesse, ne se pouvait méconnaître. Le groupe de famille se dirigea donc vers la serre. Prosper, admiratif, contemplait le fauve, lequel, debout, menaçant et débonnaire, s’appuyait, d’une patte, sur un gourdin [227] de frêne, de l’autre, présentait un bouquet de violettes enrubanné. La donatrice fit observer qu’on y pouvait substituer un plateau, qui servirait aux cartes de visites. Une odeur de camphre et de poivre, de vétiver et de naphtaline émanait du colosse, que ces préservatifs n’avaient pu sauver de la pelade. Un croc manquait; on le chercha dans les copeaux. Leurs vrilles adhéraient au poil. Un œil se détacha, qu’il faudrait recoller. C’était triste. Devenu Cyclope, le roi de la Montagne ressemblait à Buloz.

Henriette, consternée, remercia froidement. Le déballage avait excédé le temps de la récréation. L’Institutrice s’en excusa et remonta avec les enfants.

Céline consola sa bru et redit, une fois de plus, qu’il fallait «tenir compte de l’intention».—Le cadeau, plutôt malencontreux, jouirait quelques jours [228] des honneurs de l’antichambre. S’il y tenait trop de place, la salle d’études lui donnerait asile. Henriette répliqua, non sans sagesse, qu’il distrairait des devoirs. Et la Marquise, toujours conciliatrice, conclut sur ce mot: «Il nous restera encore la ressource de l’offrir aux Bonnes Sœurs.»

Néanmoins, le séjour de l’ours dans le vestibule se prolongea plus longtemps qu’on ne l’aurait cru. Il était aimable. Son bâillement tenait du sourire. Retrouvé par Prosper, et replacé, le croc faisait bon effet. Les yeux étaient durs, mais d’accord. Une assiette de laque présentait les cartes des voisins. La chose avait dû coûter un prix énorme. Miss Winter hasarda des chiffres qui parurent fabuleux, mais augmentèrent la considération accordée au frère d’Atta-Troll. Loger chez des moniales un mâle [229] de telles proportions pourrait sembler une inconvenance, en même temps qu’un gaspillage, et mécontenter l’Évêché, non sans déplaire au Gouvernement. Danaos demeura. Le hallebardier velu ne tarda pas à tirer ce surnom d’une de ces plaisanteries de château que rend viables une bêtise soutenue par une apparence d’esprit. Elle venait de Charles qui, en présence du porteur de violettes fanées et de bristols cornés, avait eu cette réminiscence banalement classique: Timeo Danaos et dona ferentes . Avec une pédanterie de potache mûr, il en expliqua le sens aux siens, qui l’ignoraient. La rubrique resta; mais, par une sorte d’entente tacite, on l’appliquait à Mademoiselle, à ses générosités intempérantes, à ses intempestives munificences.

Telle fut la récompense de ce bienfait disproportionné.


[230]

XLV

Au nom de ses élèves, la Gouvernante sollicita une faveur, celle de les conduire à une petite foire locale qui se tenait dans le voisinage et se bornait à quelques baraques. Le projet ne plut pas à la Comtesse, qui dut néanmoins consentir, bon gré, mal gré, la chose étant requise en récompense d’une composition réussie. Un refus aurait diminué «le cœur à l’ouvrage».

Des recommandations furent faites: «Ne pas essayer sa chance plus d’une fois, ne pas rendre visite aux phénomènes , [231] ne pas faire scandale , etc., etc.» On s’engagea.

Le retour était attendu avec impatience. Il fut tardif, premier grief. Le visage des arrivantes, plutôt que la joie, exprimait un peu de perplexité, mêlée à quelque bouffonnerie. Nulle explication. Berthe avait gagné un lapin vivant qui fut déclaré, affreux et envoyé aux clapiers. Noémi disparaissait sous la découpure comestible et burlesque d’un cochon monstre, à propos duquel Miss Winter rappela le texte célèbre:

Plaudite, porcelli, porcorum pigra propago
Progreditur...

C’était un porcelet de pain d’épices, perlé d’anis colorés, et sur lequel un fil de sucre écrivait, on ne sait pourquoi, le nom de Clotilde .

Mademoiselle serrait entre ses doigts [232] un paquet ovoïde qui faisait penser à l’œuf de Colomb. Le mystère gisait là, on n’en pouvait douter.

«Faut-il le montrer?»... dirent enfin les voix.

Bravement la gagnante dénoua des bandelettes: un pot de chambre apparut; c’était le vase de nuit rigolo des tourniquets forains. Un œil s’ouvrait au fond de la faïence, un œil de tête d’expression, aux cils invraisemblables.

Cet apport n’eut aucun succès. Les engagements n’étaient pas tenus. Quoi de plus scandaleux que de voir la personne chargée de représenter la science et la religion, auprès de ces jeunes dauphines que sont toujours un peu, pour les paysans, les petites demoiselles du château, disputer aux galopins le récipient cynique, et revenir chargée du lot malencontreux, entre tous, à éviter? L’Institutrice [233] n’en faisait jamais d’autres; une fatalité blagueuse la désignait pour être le bouc émissaire de la gaffe et le tourmenteur de la famille. L’événement pouvait prendre de graves proportions, avoir des conséquences politiques, compromettre une réélection de maire ou de marguillier. Une feuille de chou départementale ne manquerait pas de s’emparer du fait-divers et de mêler, à ce propos, le nom des aïeux à des plaisanteries d’alcôve.

Miss n’attachait aucun prix à l’éditeur responsable de toutes ces probabilités, et l’oublia sur la table entre des corbeilles à ouvrage. Elle avait cru faire rire; une fois de plus, elle manquait son coup.

Le corps du délit, on ne pouvait le détruire, dans cette demeure où le gaspillage était synonyme d’impiété; on ne saurait davantage l’utiliser, sous un toit [234] où la décence était ombrageuse. Il fut relégué dans un cabinet noir où s’accumulaient des vieilleries.

L’événement, au contraire, démontra que les châtelains s’exagèrent souvent leur importance et que la vanité crée parfois des dangers imaginaires: aucun journal ne parla du pot. On lui pardonna; mais son exil fut maintenu.

Puis on s’occupa d’une tombola villageoise.

Charles, missionné par Henriette, de choisir des lots, entre des ustensiles cassés et des bibelots hors d’usage, remua la poussière du galetas. Un rire lui revint, à l’aspect du «thomas» confus et menaçant, qui s’arrondissait dans l’ombre. Quelque chose de complémentaire, non moins que d’inattendu, courait sur sa panse, et retint le regard du visiteur; une sorte de phylactère compliqué, où des mots [235] s’agençaient, était venu (de par quelle mystérieuse main?), s’inscrire sur le vaisseau répudié.

Leur assemblage formait ce vers, modifié, de la Conscience que, par hasard, le lecteur se trouvait connaître, et qu’il reconnut:

«L’œil était dans la conque et regardait Caïn!»


[236]

XLVI

Il serait interminable, inutile et fastidieux de continuer à décrire ici les phases d’une existence monotone, continuellement fouettée par les bizarreries d’une Institutrice, à la fois docile et rebelle, attendrissante et exaspérante, ingénue et braque, vertueuse, mais dévergondée d’imagination et goulue de textes. On en avait pris son parti, lui tenant compte de ses qualités, tolérant ses défauts.

Le printemps était venu. L’an suivant seulement, les fillettes devaient s’approcher de la Sainte-Table. Mais elles assistèrent, [237] dans l’église du village, aux cérémonies où leur place était marquée pour l’année d’après. Puis Monseigneur daigna venir donner la Confirmation et accepter une hospitalité de quelques jours au Château du Vert-Marais.

Une difficulté se présenta. Depuis longtemps déjà le bâtiment subissait des réparations. Les travaux n’avançaient pas. Ce retard valait à la Gouvernante d’habiter une chambre «au-dessus de sa condition», la chambrette qu’on lui destinait n’étant pas encore disponible. La visite épiscopale modifia tout cela. Il fallut aviser. L’appartement occupé par l’Irlandaise devait être attribué au Grand Vicaire. On pria Miss Winter d’émigrer dans la salle d’études.

Avec cette bonne grâce qui lui était naturelle, qu’on ne pouvait méconnaître et qui était faite de distinction native, [238] de politesse innée, de délicatesse de cœur, d’innocence, de fierté, de bravoure, en même temps que de résignation, d’indifférence et peut-être de dédain, l’exilée consentit. Les malles furent transportées dans la chambre de travail, heureusement assez vaste, et qui occupait l’emplacement d’une ancienne lingerie. Elle était mansardée et prenait le jour par deux tabatières, qui perçaient irrégulièrement le plafond.

Mademoiselle s’en consola en pensant qu’elle aurait du moins de bonnes armoires, pour soulager un peu de l’emprisonnement à l’étroit, beaucoup d’objets opprimés dans ses coffres. Elle dut renoncer à cette illusion. Il n’en était rien. On lui apprit que ces placards étaient affectés à la charpie de la Marquise Céline, qui en parfilait incessamment. Elle avait commencé de bonne [239] heure et, sa vue baissant, une telle occupation, d’agréable qu’elle était, au début, lui devint nécessaire pour lutter contre un principe goutteux qui menaçait de l’ankylose ses doigts déformés. Aussi l’on se garda d’initier la brave Dame aux progrès de l’antiseptie, laquelle, depuis longtemps, interdit dans les pansements la dangereuse intervention des vieilles loques effrangées. L’excellente Céline, pieusement abusée, continua donc son petit ouvrage; et la charpie encombra les armoires dont on refusait l’usage à la résidente, sans autre utilité que de perdre du temps et de dégourdir les phalanges.

Dans un rentrant, on installa un lit de sangle, qui fut recouvert d’une housse à fleurs déteintes. Un paravent dissimula une table de toilette et ses ustensiles, car la fille savante dont la conversation [240] abordait résolument toutes les matières physiologiques, se montrait d’une farouche pudeur pour toutes les phases de l’habillement et les circonstances du lavage. Ce paravent était recouvert d’une étoffe à dessins voyants, géométriques et sans signification précise, dont le voisinage est redoutable en cas de fièvre, car le délire y découvre des profils terrifiants et des imaginations de hantise.

Aux murs, le papier, d’ailleurs laid, manquait par endroits. Si ce local avait commencé par être une lingerie, il tournait au garde-meuble, pis encore, au fourre-tout, hospitalisant, de-ci de-là, le bric-à-brac hors d’usage. C’est dire que le décor en était affreux et disparate, composé de tout ce qu’on refuse de détruire, en songeant au prix que jadis coûta un objet dont il faudrait payer pour s’en défaire. Il y avait aussi des [241] souvenirs de professeurs sans talent, des ouvrages d’amis. C’est ainsi qu’on voyait un écureuil empaillé, voisiner avec un vieil astrolabe. Le rongeur perdait son poil, et la noisette que le naturaliste lui avait placée entre les dents ayant disparu, il maintenait sa mâchoire entr’ouverte sans motif plausible et affectait ainsi une ressemblance avec un cousin éloigné, qui faisait rire les espiègles.

Peinte sur velours, une pêche au frottis ressemblait à un derrière de poupée. Des sépias chocolateuses auraient pu se voir attribuer à cet Alexandre de Brébian qui en était le héros, au dire de Balzac. Des daguerréotypes, dans des ovales de tissu fané, mais cerclé d’or, fatiguaient le regard, de leur aspect irisé, miroitant et indéchiffrable. C’étaient des parents oubliés, des morts inconnus, restés bouclés, sérieux et grimaçants, [242] dans leurs vêtements surannés, pantalons écossais et robes à cages.

L’Ethnographie réclamait ses droits; protégée par Édouard Charton, elle faisait tolérer, et même encadrer des nudités éléphantiasiques. La déformation est comme le latin, elle brave l’honnêteté; des mamelles démesurées ressemblent à des cache-nez ou à des calebasses. Totalement nue, une femme Mundurucu faisait pendant à une boule de poils, qui était un enfant Samoyède.

Toutes les économiques horreurs que l’on rapporte de voyage à des femmes de chambre indulgentes, étaient venues échouer là. Il y avait des pétrifications de Sainte-Allyre, des sébilles russes, des sculptures suissesses, des coquilles normandes, des bois de Spa, des mosquées en moelle de sureau, des fruits en albâtre colorié; tout ce qui porte, sans le mériter, [243] l’affreux nom de presse-papier, mais, en réalité, ne presse jamais rien que le cuir des bureaux et le tapis des tables.

A travers ces objets incohérents, les trèfles à quatre feuilles du maroquin Viennois rencontraient les hirondelles en bois d’olivier de la mosaïque Niçoise. Il y avait des plombs sans ouvrages, des pelotes sans épingles, et dont l’une affectait la forme d’un petit cochon en peluche rose; il y avait des porte-cannes, sans cannes, des porte-pipes, sans pipes, des porte-montre, sans montres, des porte-bonheur, sans bonheur!... Des paniers, où s’inscrivait le mot Crevettes , alternaient avec des couffins monégasques, sur lesquels on avait brodé: au revoir ! Tout cela souhaitait de vieux bonjours et des adieux périmés, parlait de vacances passées et de plaisirs pris par d’autres. C’était Corozaïn et Bethsaïda que cette [244] Salle d’Études; elle ressemblait à ces couvertures bigarrées que les Religieuses composent en assemblant des losanges de chiffons inutilisables, et la malléable réceptivité des enfants semblait devoir s’y échantillonner d’un arlequin de sensations choquantes et heurtées, divergentes et pauvres.

On admirait encore un groupe composé de racines noueuses, des bonshommes aux trognes égrillardes et tuméfiées, aux membres sarmenteux, et qui manœuvraient des bouffardes torses, des violons gauchis; sorte de collaboration en relief entre Töpffer et Rowlandson, issue des ateliers de la Nature.

De plus graves tableautins succédaient à ces représentations, se juxtaposaient à ces ustensiles. Une carte, fixée au mur par deux bâtons transversaux, faisait miroiter sur sa toile cirée toutes les [245] mesures de capacité, depuis le centilitre jusqu’au stère. En pendant, on avait placé un objet hétéroclite, d’apparence utile, mais en réalité, rien autre que fort encombrant. C’était un cadre de forme oblongue, traversé, dans le sens de la longueur, par trois tringles de fer rouillé, sur lesquelles glissaient malaisément des billes colorées. L’appareil avait servi jadis pour marquer les points au billard, avant que ce meuble ait disparu de la maison, au bénéfice d’un patronage. Mais, à la dernière heure, on avait hésité devant l’abandon du cadre-marquoir, qui «pouvait servir», affirmait quelqu’un. L’on ne songe pas assez au rôle que joue une telle réflexion, dans l’encombrement des demeures.

Enfin, dans un angle, menaçants et debout, comme les pirogues de la neige, hélas! absente, se dressaient les skis. Un [246] temps, suspendus aux porte-manteaux du vestibule, leur énormité inutile, leur inemployable vélocité avaient impatienté la Comtesse, qui les fit monter dans la Salle d’Études.

Cet ostracisme peina l’Étrangère, en même temps qu’il redoubla son héroïsme. L’exil des objets hausse leur noblesse, jusqu’à la rendre quasiment humaine. Miss Winter n’était-elle pas, elle aussi, une exilée?... Les palettes devinrent pour elle presque fraternelles.

C’est égal, tout cela n’était pas agréable à voir en se réveillant, à cette minute initiale où, selon l’expression de Madame Valmore, on va «d’un jour encore essayer le fardeau».

Comme on demandait à Mademoiselle si elle se trouverait bien dans ce décor, elle se dirigea, sans mot dire, vers le tableau noir qui se dressait sur un chevalet, [247] puis, saisissant un bout de craie, elle traça ces vers de Verlaine:

«Le Ciel est, par-dessus le toit,

Si bleu, si calme...»

Et, au-dessous, elle écrivit de mémoire, avec beaucoup de vivacité, la phrase musicale correspondante, dans la mélodie de Reynaldo Hahn.


[248]

XLVII

Toute la maison était en émoi: Monseigneur Faradey venait d’arriver, avec son Grand Vicaire, l’Abbé Lorgner.

C’étaient deux personnes bien différentes. Le premier, homme corpulent, représentait le diplomate d’Église, avec tout juste ce qu’il faut d’esprit pour se baser sur un ventre. Sa finesse qui était réelle, mais ne s’élevait pas au-dessus des calculs du Normand, pouvait aller jusqu’à l’astuce; quelques-uns disaient: jusqu’à l’intrigue. Il régnait par la sacristie, où les Oies du Frère Philippe, désireuses de se placer légitimement, [249] rencontrent non plus le villageois, mais le citadin qui cherche à vendre son veau ou à louer sa génisse. Monseigneur faisait des mariages, et les défaisait. Cela finissait par un douaire. Néanmoins le Prélat ne ralliait pas toutes les oreilles de ces Dames. On en avait eu la preuve, lors des derniers inventaires, au cours desquels, taxé de mollesse par une ouaille récalcitrante, il avait essuyé l’affront d’entendre retentir, dans le saint parvis même, en guise de rappel à l’ordre, à lui adressé, le qualificatif à la fois sévère et familier de «vieille andouille!»

Une telle admonition, dans sa brièveté, le fit réfléchir. Il avait «rouspetté» (comme eût, sans doute, dit son adversaire) et même failli démissionner. Mais on lui persuada que le terme n’avait rien d’offensant, même était courant, dans les [250] meilleurs milieux, car enfin «n’est pas Cauchon qui veut...», ajouta le familier qui lui en donnait l’assurance, et faisant allusion à l’Évêque de Beauvais, l’ennemi de Jeanne d’Arc. La plaisanterie, si elle excédait les bornes de la bonhomie, ne dépassa pas, du moins, celles du fumoir. Il y en avait un à l’Évêché.

Tout autre était le second, Monsieur le Grand Vicaire, homme chez qui la subtilité s’associait à l’intégrité, non moins que la sainteté, à la malice. Son supérieur hiérarchique le détestait cordialement, pour sa suréminence intellectuelle et morale; mais comme le prélat en usait pour la rédaction de ses mandements et la direction de sa métropole, il se contentait de paraître blâmer affectueusement les goûts esthétiques du chanoine, ses pèlerinages à Oberammergau et à Séville; et il ajoutait que, si le Bon Dieu faisait, un jour, [251] place, dans son Paradis, à un prêtre d’une culture si universelle, ce ne pourrait être parce que celui-ci aurait mis en pratique le passage des Textes Saints: Quia nescivit litteraturas .


[252]

XLVIII

Cette visite fit éclore une révélation longtemps retardée et qui ne contribua pas peu à indisposer Henriette. Jusqu’à ce jour, on avait réussi à lui cacher la seconde partie du nom de la Gouvernante; mais celle-ci, chargée des menus pour l’agape du lendemain, profita de la circonstance et fit se démesurer en ronde, sur le bristol qui lui était destiné, les quatre syllabes de Winterbottom .

Elle en était fière, allant jusqu’à prétendre que le Bottom de Shakspeare avait réellement existé et qu’elle descendait de lui.

[253]

Une autre fois, elle s’égara jusqu’à faire observer que, dans l’illustration des Livres de Médecine, le mot figure est presque toujours écrit sous le... contraire.

De sa part, cette plaisanterie parut, s’il se peut, encore plus déplacée.

Jamais on ne connut son prénom; tantôt elle signait Ethel , tantôt Ludmille , tantôt Rogatienne . Charles dit: «Je la soupçonne de s’appeler Joséphine. Comment cela se dit-il en anglais?»


[254]

XLIX

Mademoiselle, avec le manque d’opportunité qui la caractérisait, fit demander à la Comtesse si elle pouvait, pour cette occasion de l’épiscopal banquet, revêtir une robe-pantalon (d’ailleurs fort convenable) qu’on venait de lui expédier de Paris, et qu’elle avait commandée tout exprès. Les minutes étaient comptées. A peine en restait-il assez pour éviter le scandale. Le retard, occasionné par le changement de toilette, eut cependant pour déplorable effet d’amener l’Institutrice au salon un quart d’heure après que tout le monde y fut réuni. Elle n’y [255] apparut pas moins souriante, dans une robe d’un brun tirant sur le vert, qu’elle dit se nommer caca dauphin . Par bonheur ces malséantes sonorités n’arrivèrent pas à l’oreille de l’Évêque.

La Marquise, toujours portée à l’indulgence, fit signe à la retardataire de s’approcher d’elle et lui dit à l’oreille: «Mademoiselle, je tenais à vous dire un mot, au sujet des «fondus au parmesan». Je les fais, pour la circonstance, exceptionnellement servir dans les coquilles d’argent, dont je n’ai qu’une douzaine et demie. Vous voudrez bien attendre le second tour. Mais comme certaines personnes ne mangent pas de ce mets, vous en aurez très probablement. J’ai prévenu Prosper.»

C’était, on s’en souvient, le nom du maître d’hôtel, celui-là même qui appelait la Gouvernante: «Mam’zelle Waintère».


[256]

L

Le déjeuner fut d’abord froid. Monseigneur était d’appétit, comme on dit «d’attaque». Il mangea et reprit des truites frites, qu’il affectionnait tout spécialement. Une longe aux salsifis eut encore les honneurs de sa récidive. Mais la conversation languissait. On avait parlé d’un empoisonnement par les champignons, qui n’avait pas peu contribué à lier les langues. Mademoiselle comprit, à n’en pas douter, que le moment était venu, pour elle, de sauver l’honneur d’une famille dont l’injustice ne faisait que rehausser un tel procédé; elle se [257] dévoua, et s’adressant directement à l’Évêque avec un son de voix cristallin, qui se détacha sur le silence général et stupéfia les adultes, mais que les enfants admirèrent, elle souhaita connaître de Sa Grandeur, s’il était canonique de penser que deux passages du Colloque des Neuf Rochers , du Bienheureux Suso, pussent s’appliquer, l’un, à l’Erreur de Lamennais, l’autre, à la Catastrophe de Messine.

Le Prélat qui, s’il connaissait dans ses grandes lignes le schisme du révolté de La Chesnaye, ne possédait, en revanche, pas le moindre renseignement sur l’œuvre, non plus que sur la personne du Bienheureux Henri, lança, dans la direction de l’Abbé Lorgner, un coup d’œil à la fois protecteur, autoritaire et hagard. L’abbé comprit à son tour; il en avait l’habitude, avec tout ce qu’il faut pour [258] ça; et, de même que Mademoiselle avait décidé de sauver l’honneur de la famille, il sauva, lui, l’honneur de son Évêque.

Il n’ignorait pas l’existence du document mystique et prouva, en citant cette date, qu’il savait aussi fort bien que le colloque avait été dicté, à ce Frère, par la Sagesse Éternelle, en 1352. Il avait fait de son côté, Monsieur le Grand Vicaire, les mêmes réflexions que Mademoiselle, sur les deux passages auxquels, évidemment, elle faisait allusion; il put les reconstituer de mémoire. Tout d’abord, il s’agit bien, n’est-ce pas? de cet homme qui, après avoir escaladé le dernier Rocher de la Perfection, s’en est vu précipiter, et jusqu’au bas de la montagne, pour «avoir commencé de se complaire en lui-même et en sa science; il a recherché les hommes pour discourir avec eux, faire paraître son [259] mérite et sa supériorité, et il est tombé, comme Lucifer! Il est captif du Démon et il enseigne une doctrine pleine d’erreurs et d’hérésies.»—«Rien n’empêche, il me semble, Monseigneur, poursuivit l’abbé, d’établir une relation entre le catholique dissident duquel Mademoiselle a prononcé le nom, et la figure de coupable orgueil que nous présente le religieux du Quatorzième...»

Monseigneur acquiesça. Tout le monde demeurait attentif, dans un bruit de fourchettes interrompu. Les serviteurs eux-mêmes étaient «épatés». L’Irlandaise triomphait visiblement. Elle prit à sa charge la citation du second texte, sur le propos des chrétiens qui «foulent tout aux pieds».—«Il y a peu de temps, précise le mystique Allemand, Dieu les a avertis avec bonté , en leur envoyant des pestes , de grandes catastrophes ...»

[260]

A cet endroit, le Dignitaire se rattrapa: «La Miséricorde de Dieu est infinie,—conclut-il avec une autorité pleine d’onction,—sa droite, quand elle nous semble cruelle, peut n’être que l’intermédiaire de sa clémence, à l’heure même où elle nous apparaît comme l’instrument de sa justice.»

Et il reprit de la purée de haricots rouges.


[261]

LI

Jusqu’à la fin du repas, Mademoiselle savoura modestement sa victoire que ses élèves partageaient sans la bien comprendre. La Comtesse elle-même n’était pas éloignée de vouloir participer au succès de son employée. Elle essaya bien de placer une citation du Moulin Silencieux , mais sans impressionner. On passa au salon, où l’Évêque félicita ses hôtes d’abriter chez eux «un puits de science». Celle à qui Monseigneur daignait décerner ce titre joignit à sa réussite de n’en pas abuser pour se faire valoir à nouveau. Elle craignit de [262] déplaire à Henriette et voulut se retirer. Celle-ci la retint pour parer à de nouvelles éventualités de silence, et l’Institutrice eut encore une conversation transcendante avec le Grand Vicaire.

Elle expliqua les visions de Catherine Emmerich, par une comparaison avec les plaques sensibles. Étant donné l’Infini, les rayons photographiques émanant d’une scène ou émis par un spectacle, sont toujours en marche sur un point de l’espace. Le cerveau de la voyante pouvait être considéré comme un cliché qui intercepterait à la distance voulue,—à peine quelques milliards de lieues,—et fixerait des instantanés de la Passion (Mademoiselle s’excusait pour l’apparente indécence de ces termes), à l’aide d’un kodak du Calvaire.

La théorie parut excessive à Monsieur Lorgner, mais non condamnable. [263] L’heure des cérémonies approchait. L’Évêque prit congé de la compagnie, et comme il ne devait pas reparaître au salon, il fit ses adieux. Quand ce fut le tour de la théologienne de s’incliner devant le Prélat, Monseigneur daigna lui sourire, au nom de tant de savoir et d’à-propos, et en mémoire du sacrement de Confirmation qu’il allait administrer, fit délicatement retentir, sur la joue de Miss Winter, une légère claque d’approbation, de représailles et de familiarité, à laquelle Mademoiselle répondit en déposant un baiser pieux sur l’anneau de topaze brûlée.

Au cours de ces fêtes pastorales, Miss enfreignit une prescription et fit sinon reparaître, du moins entrevoir la perle proscrite, car elle l’avait enveloppée d’un petit morceau de velours vert, délicatement découpé en forme d’une feuille de vigne.

[264]

Après le départ de Sa Grandeur, il fut vaguement question de réintégrer l’Institutrice dans la chambre qui lui avait été reprise; mais la Comtesse, qui gardait rancune de sa propre éclipse, décida que Mademoiselle était très bien où elle était, et qu’il n’y avait pas lieu d’infliger au personnel ce surcroît de travail.


[265]

LII

On était au lendemain de ces événements. Onze heures et demie venaient de sonner la minute exacte où, chaque jour, les six habituels personnages de ce monotone scénario se réunissaient dans le salon et s’y donnaient froidement le bonjour, avant de passer à table. La Marquise descendait toujours la première, et il n’y avait pas d’exemple qu’elle n’eût devancé les siens, à ce moment-là, dans la jolie chambre de cretonne fleurie. Aussi fut-ce un étonnement général, mêlé de quelque inquiétude, quand, plusieurs minutes après [266] l’heure ordinaire, la vieille Dame n’apparut point. On allait députer Berthe vers son aïeule, que tous supposaient retenue chez elle par quelque retardement, quand un cri terrible, suivi de la chute d’un corps, partit de la bibliothèque. Tous s’élancèrent. La douairière gisait, presque inanimée, au pied de l’échelle dont elle venait de choir. Trois volumes de l’Encyclopédie Larousse accablaient de leur poids sa frêle carcasse.

Elle avoua, dans la suite, que, mordue à son tour par le démon de la citation, elle avait cherché de quoi l’alimenter, dans les tomes trop pesants qui déterminèrent sa dégringolade.

Un épanchement de synovie se déclara, dont la blessée parut devoir ne se remettre jamais.


[267]

LIII

Mademoiselle eut beau s’évertuer, on lui garda rancune de cet accident, bien qu’elle n’en fût que la cause involontaire. Elle résolut de se le faire pardonner. La fête de Monsieur le Curé lui en offrit, cette fois, l’occasion. Mise en garde par de successives écoles, la Comtesse voulut s’opposer; mais l’impotente, clouée sur sa chaise longue, souhaitait d’être amusée... on reparla de surprise ; Henriette exigea d’y être mêlée; elle avait compté sans l’obstination, qui l’emporta.

De nouveau, le célèbre ad augusta per [268] angusta parut être la devise du trio des artistes. Les préparatifs furent hermétiques. Rien ne transpira. Sur l’heure des trois coups, l’Institutrice et ses deux élèves, toutes trois embobelinées, encapuchonnées de leurs waterproofs , disparurent derrière le paravent qui leur servait de coulisses, puis reparurent transformées.

Miss Winter se tenait au centre, vêtue d’une tunique blanche, serrée à la ceinture par une cordelière. Son teint était bronzé. Une perruque de chanvre passée à la suie recouvrait sa coiffure et lui donnait l’air d’un jeune lévite moricaud, d’un Éliacin mulâtre.

A ses côtés se tenaient les deux néophytes dans un pareil accoutrement, avec cette différence que la chevelure de la cadette était roulée comme celle des vicaires qui portent des cheveux longs; [269] distinction qui, sans doute, indiquait un rôle d’homme.

Tout à coup Mademoiselle se mit à psalmodier, d’un ton, que l’on jugea biblique; elle disait: «Je suis brune, mais je suis belle, ô filles de Jérusalem, je suis la rose de Cédar et le muguet des vallées.»

Et Berthe, qui représentait le Chœur , nettement détacha: «Qui est celle-ci qui s’élève du désert, comme une colonne de fumée montant des parfums de myrrhe, d’encens, et de toutes les poudres du parfumeur?»

Puis ce fut le tour de Noémi, l’Époux , qui débita, en bégayant un peu, mais tout de même avec gentillesse: «Que vous êtes belle, ô mon amie, que vous êtes belle!... sans parler de ce qui doit être tenu secret! Vos cheveux sont comme un troupeau de chèvres nouvellement [270] tondues.—Chacune de vos joues est comme une pomme de grenade... pour ne rien dire de ce qui est caché.—Votre col est comme la Tour de David, qui est bâtie avec des boulevards; votre nez est haut et grand comme la Tour du Liban, qui regarde du côté de Damas. Ma sœur, mon épouse est un jardin fermé et une fontaine scellée.»

Et Mademoiselle répondit en baissant les yeux: «Que mon Bien-Aimé vienne dans son jardin et mange du fruit de ses arbres!...»

Alors Berthe: «Revenez, revenez, ô Sulamite, afin que nous vous considérions.»

La Sulamite continua: «Mon Bien-Aimé est blanc et vermeil, vous le distingueriez entre dix mille. Ses joues sont comme de petits parterres de plantes aromatiques. Les jambes sont comme [271] des colonnes de marbre, posées sur des bases d’or. Mon Bien-Aimé est comme un bouquet de myrrhe, puisse-t-il demeurer entre mes mamelles!»...

«Pas un mot de plus, Mademoiselle!» cria la Comtesse, debout, pâle de colère. «Je vous l’avais bien dit, ma mère; Monsieur le Curé, excusez-nous. Pour votre fête, cette ridicule et profane mascarade!...»

«Ridicule mascarade, le Cantique des Cantiques ...» balbutiait la Gouvernante, simplement surprise, sincèrement désolée.

Les deux fillettes restaient debout, gauches et décontenancées. On eût dit deux traversins noués par le milieu, ou deux sacs de farine.

«Allez ôter ce carnaval, petites sottes!» vociféra Henriette, au comble de la fureur.

[272]

O Berthe, ô Noémi, c’était évidemment le Petit Savoyard , de Guiraud, qu’il eût fallu que Mademoiselle vous fît apprendre!...


[273]

LIV

Trois jours après, Mademoiselle était remerciée: la Comtesse avait trouvé, largement ouvert sur le pupitre de l’Institutrice, et tout souillé de macules artificielles, mais naturistes, dont l’auteur en avait volontairement zébré le revers, le numéro XXVIII de l’ Assiette au Beurre (12 octobre 1901) intitulé: LES EMMERDEURS .


[274]

LV

Il y avait eu un chant du Cygne. Mademoiselle gardait rancune du peu d’enthousiasme marqué pour son projet de solo. Une occasion s’offrit à elle, d’une revanche à la fois discrète et retentissante. On l’avertit, plusieurs jours d’avance, qu’elle devrait accompagner ses élèves à une messe basse, qui serait célébrée, dans le village, pour le repos de l’âme d’une paysanne, naguère employée au château.

Cette modeste cérémonie suivait son cours, en présence de quelques ouailles, quand celles-ci eurent l’étonnement [275] d’entendre résonner la voix enrouée d’un orgue-chaudron qui n’avait pas parlé depuis des lustres. C’était un affreux instrument, sorte de tacot de la musique, jadis acheté d’occasion dans une basilique de banlieue. Depuis longtemps on avait dû renoncer à en faire usage. Le bourdon et le prestant s’y confondaient; son rythme devenait poussif; et quand on risquait le Grand Jeu , il semblait qu’un vol de canards enragés se fût déchaîné dans l’abside. Néanmoins, Berthe, déjà bonne petite Sainte Cécile, réussit à dompter ces éléments et plaqua de nobles accords. Noémi soufflait. Tout à coup, une voix s’éleva «pareille au bruit des Grandes Eaux» comme la voix apocalyptique. C’était l’organe de Mademoiselle, qui chantait Sulla tomba oscura , de Beethoven. Les ondes sonores emplirent le vaisseau avec une richesse incroyable, [276] si l’on en croit la rumeur populaire et, peut-être, avec un style surprenant. Mais personne ne se trouvant là qui pût en juger, la chose resta obscure, comme la tombe du morceau.

Les fillettes certifièrent avec exaltation que «c’était magnifique». Une femme de chambre, secrètement interrogée, répondit qu’elle «se croyait au théâtre». Des paysans affirmèrent que ça leur avait paru «bien gentil». Des voisins, un maréchal-ferrant et des batteurs de fléau, que le timbre fit s’interrompre de leur bruyant labeur, n’étaient pas loin de penser, dans ce bourg encore dévot, qu’il ne s’agît là d’un miracle. Le chant fut perçu à une grande distance. Un sourd l’entendit. Un vitrail se brisa.

Pour éviter de nouveaux désagréments, la famille feignit d’ignorer.

Quant à Monsieur le Curé, il se déclara [277] flatté du rehaut qu’un tel concours apportait à cet humble obit célébré dans sa paroisse; mais, d’une part, l’exception pouvait créer des jalousies; et de l’autre, une santé (la sienne) qui exigeait des ménagements, s’accommoderait mal d’une récidive aussi sonore; le saisissement causé par un tel mélange du grave et de l’aigu lui ayant, à ce brave desservant, au beau milieu du memento , ce fut son expression, «donné des tranchées».


[278]

LVI

Seule, la petite Berthe rencontra sa Gouvernante, dans un corridor, à l’heure des apprêts du départ. Mademoiselle l’embrassa et lui dit son chagrin de n’avoir pu réaliser, avant ces événements, une belle audition de Walt Witmann, à laquelle elle attachait une importance toute particulière; mais qu’elle regrettait surtout de devoir partir sans avoir pu faire interpréter, par sa chère petite élève, le pas de la Joueuse d’osselets, dansant de joie, sur le rivage de Chalcis, en face de la Mer . Cette danse devait être exécutée, pieds et jambes nus. Miss Winter [279] avait, dans cette intention, correspondu avec la Maison Liberty, qui venait d’expédier les paquets.

Et la fillette pleura, en admirant la mousseline de soie.


[280]

LVII

Tout le monde était au salon, quand Mademoiselle quitta sa chambre pour se rendre à la gare. Personne ne sortit pour lui dire adieu. Ce qui restait dû de ses appointements lui avait été remis par une femme de service, et dans une enveloppe cachetée. Pas un mot de remerciement n’accompagnait la somme. L’Institutrice répondit par un «solde de tout compte» qu’elle avait signé et déposé parmi des cartes de visites, sur le plateau de Danaos. Ce devoir accompli, elle descendit le perron. Seul, Prosper, le maître d’hôtel, l’accompagna jusqu’à la [281] voiture, en portant les sacs et les skis de la répudiée, à laquelle il souhaita bon voyage. Elle lui glissa un billet de cinquante francs, dans la main, qu’elle serra.

Il avait toujours eu un faible pour la Gouvernante, qu’il servait avec soin, la protégeant contre les rancunes de l’office. Un soir de grand dîner, à l’heure de la desserte, Miss Winter traversait la salle à manger pour transmettre un ordre. Elle aperçut le vieux serviteur en train de boire ce qui restait d’un vin de dessert qu’elle avait laissé. Il se tourna vers elle, et s’excusa, en ajoutant avec bonhomie: «Mademoiselle est la seule qui ne me dégoûte pas ici.»


[282]

LVIII

Le soir du départ de la Gouvernante, Noémi eut des convulsions. Sa douleur, un instant muette, avait éclaté avec excès. C’était une enfant un peu bornée, pour laquelle Mademoiselle multipliait les neuvaines, à Saint Goar, patron des «demeurés».

L’enfant s’était prise, pour son Institutrice, d’une passion incroyable. On craignit pour ses jours. Elle fut, une huitaine, entre la vie et la mort. Quand elle se releva, elle était fort pâle. Une légère déformation de visage survécut à l’attaque et «pourrait bien ne jamais disparaître», [283] au dire du Docteur qui exigea, sous peine de rechute, que le nom de Miss Winterbottom ne fût jamais prononcé, en entier, devant son ancienne élève.


[284]

LIX

Les jours qui suivirent le départ de l’Institutrice amenèrent la découverte d’une succession de pot-aux-roses.

D’abord, elle avait laissé, pour les enfants, deux cadeaux de Première Communion, deux volumes trop beaux, d’anciennes éditions, aux reliures rares; l’une d’elles—et cela augmentait encore le délit—aux armes de la Pompadour!...

Le premier de ces deux livres, pour Berthe, c’était Les Sept Châteaux de l’Ame , de Sainte Thérèse, sur lesquels elle avait tracé cette épigraphe de Swedenborg:

[285]

«La présence des enfants constitue une grande part du Ciel.»

Le second, c’était, pour l’autre communiante, les Dix-Huit Pas d’Angèle de Foligno . Sur cet opuscule, Mademoiselle avait inscrit ces deux vers de Victor Hugo:

«Je regarde une rose faire
Sa première Communion.»

«Tout cela est impie et fou!» s’était écriée la Comtesse. Et elle avait confisqué les ouvrages.

Ensuite, une courrier continua d’arriver, qu’Henriette prit sur elle de décacheter, pour s’assurer qu’il ne contenait rien qui fût attentatoire à la dignité de la maison, Ce fut agir sagement. Elle découvrit que l’Étrangère entretenait des relations suivies avec l’ Intermédiaire du Chercheur et le Petit Office des Curieux , que son érudition [286] touche-à-tout lui permettait de renseigner sur des textes dont on ignorait la provenance.

C’est ainsi que Miss Winter n’ayant pu notifier assez tôt son changement de place, une lettre de remerciements la chercha encore au Vert-Marais. Elle provenait d’un correspondant, pour qui l’Insulaire avait retrouvé le berceau de deux étranges phrases. La première disait simplement: «Plusieurs autheurs dignes de foy disent qu’il y a des hommes, lesquels ont assez de lait aux mamelles pour nourrir un enfant. Ce qui prouve que ce n’est pas la suppression des ordinaires qui fait que les femmes en ont lorsqu’elles sont nourrices...» etc.

A son tour, l’autre phrase s’exprimait ainsi: «Chez les peuples primitifs, l’homme et la femme sont souvent difficiles à distinguer l’un de l’autre.»

[287]

La lettre contenait des timbres-poste, destinés à un règlement. L’Irlandaise n’ayant pas laissé d’adresse, la Comtesse les employa pour sa correspondance et en versa le montant à la Caisse des Enfants de Marie.

Il vint aussi une épître d’un bouquiniste qui avertissait sa cliente qu’il tenait à sa disposition l’ Éloge du Pou , de Heinsius, et ne tarderait pas à lui procurer, selon la demande qu’elle en avait faite, l’Art de méditer sur la garde-robe .

Une enveloppe fut encore trouvée, à l’adresse de Mariani. Elle contenait ces simples mots: «Dans Enrico Caruso, il y a Coca.»


[288]

LX

Mais ce n’était encore rien; il y eut plus extraordinaire. En visitant la salle d’études, le Comte trouva, derrière un meuble où l’objet avait glissé, un cahier qui portait ce titre, inscrit de la main du Professeur:

QUESTIONNAIRE

POUR L’ANNÉE CONSÉCUTIVE A LA PREMIÈRE COMMUNION

Quel est le peuple chez lequel les femmes conçoivent à cinq ans et meurent à huit?—Quel est celui dont l’odeur fait fuir les crocodiles?—Quelle partie du monde a donné naissance à des hommes qui portent, dans un œil, une prunelle double, et dans l’autre, l’effigie d’un cheval?—En quelle [289] autre région du globe les hommes ont-ils les pieds tournés en dedans, et huit doigts à chaque pied?—Dans quelles circonstances les femmes mettent-elles au monde des enfants privés d’ongles?—Comment se nomme le serpent qui a une tête au bout de la queue?—Est-il vrai que l’ibis puisse être considéré comme l’inventeur du clystère?—Quel est l’oiseau qui devient chauve à la saison des raves?—Dans quel pays les perdrix ont-elles deux, cœurs?—Quelle sorte d’animal est appelé «ficedule» en automne et, l’hiver, «mélancoryphe»?—Quelle est la durée de la vie des ichneumons?—Quel rapport unit les lobes du foie de la souris avec les phases de la Lune?—Pourquoi les fourmis ne touchent-elles pas au second des lobes du foie de la grenouille buissonnière?—Le nom de l’animal dont le second estomac présente un tuf noirâtre propre à servir de remède dans les accouchements laborieux?—La vulve d’une truie primipare est-elle préférable quand elle s’appelle ejectitia ou lorsqu’elle se nomme porcaria ?—Le nom du vent qui féconde les cavales, en Espagne?—Le nom de la pierre qui présente une sorte de grossesse?—Celui des œufs pondus par certaines poules, sans l’approche du mâle?—Quel prix fut payé le rossignol blanc que l’on offrit à Agrippine?—A quelle espèce appartenait le poisson qui, sous le règne de Caligula, fut payé onze cent soixante-huit [290] de nos francs, par Asinius Celer?—De quel bois étaient les tables dont il est dit que Cicéron en posséda une, qui valait deux cent dix mille francs de notre monnaie; Juba, une autre de deux cent soixante-deux mille francs; et Céthègus, une troisième, de deux cent quatre-vingt-quatorze mille?—Quel est le Roi d’Épire dont le gros orteil guérissait des affections de la rate; le Prince qui vint au monde les pieds les premiers; quelle est la Princesse qui couva un œuf de poule et le fit éclore; celle qui traînait à sa suite cinq cents ânesses pour son bain de lait?—A quel vin Livie Augusta, qui passa quatre-vingt-deux ans, attribuait-elle sa longévité?—Quelles sont les phases de la Lune que Tibère observait pour se faire couper les cheveux?—Quel territoire avait fourni les juments hermaphrodites qui s’attelaient au char de Néron?—Le nom de cette ancienne Romaine qui n’a jamais craché et de ce personnage consulaire qui n’a jamais éructé?—Le nom de ce Grec qui récitait, comme s’il les avait eus sous les yeux, tous les livres d’une bibliothèque; de cette comédienne qui parut sur le théâtre pendant cent ans; de cet historien qui paya vingt et un mille de nos francs un plat de langues d’oiseaux ayant parlé ; de ce personnage qui, proscrit par les triumvirs, fut trahi, dans sa cachette, par les parfums qu’il exhalait; de cette femme qui mit des boucles d’oreilles [291] à une murène qu’elle aimait; de cette joueuse de lyre du Roi Ptolémée, qui fut chérie à la fois par une oie et par un bélier; du poète dont la maîtresse obtint les faveurs d’un éléphant; de l’arbre pour lequel se passionna l’orateur Passiénus Crispus, au point de l’arroser avec du vin, de l’étreindre, et de se coucher auprès de lui?—Le changement des femmes, en hommes, est-il une fable?—Sous quels consulats une fille devint-elle garçon, à Casinum; et Arescon (lequel avait porté le nom d’Arescuse et pris mari) prit-il femme, après qu’il lui eut poussé de la barbe?

Puis, comme grisé par ce tournoiement d’exceptions et cette valse de monstruosités, le questionnaire s’achevait sur cette bacchanale:

Est-il vrai qu’une baguette de myrte, portée à la main, exempte de fatigue les voyageurs; que le faîne donne de la gaîté aux cochons; qu’il y ait des arbres qui dorment; que les cailles soient sujettes à l’épilepsie; que les perdrix soient lubriques au point qu’il leur suffise, pour concevoir, d’entendre la voix du mâle; que la femme d’Egnatius Mecenius ait été tuée à coups de bâton, pour avoir bu du vin au tonneau; qu’un serpent ait [292] aboyé, lors de l’expulsion des Tarquins; que le seul remède contre la rage soit la racine de cynorrhodon; que Sémiramis ait été amoureuse d’un cheval usque ad coïtum ; que l’eau dans laquelle on a trempé une chouette soit souveraine contre la pépie; que Zanclès de Samothrace ait vu repousser ses dents à l’âge de cent années; qu’Aristodème de Messènes, qui tua trois cents Lacédémoniens, avait le cœur velu; que le caritoblepharon soit efficace dans les philtres d’amour?... Et cætera, et cætera.

Sur la fin de cet opuscule, Mademoiselle affirmait ne pas vouloir borner à la seule antiquité son exégèse tératologique, mais l’appliquer à toutes les époques de l’Histoire, et la conduire jusqu’à nos jours.

Le Comte se félicita du hasard qui le faisait seul confident de ce manuel inouï. La nécessité d’en cacher l’existence à son épouse ne lui parut pas douteuse; mais il crut devoir consulter sa mère, sans lui détailler le factum. Comme il [293] l’interrogeait sur le placement auquel semblait, suivant elle, devoir aboutir tant de science, la vieille répondit: «Dans les latrines.»

Charles songeait à suivre le conseil; survint Demelly, qui s’offrit à escamoter le répertoire litigieux et, l’ayant obtenu, sous condition de silence, rentra chez lui pour vérifier, dans de poudreux bouquins, l’exactitude, qui s’avéra, de tout ce que son ami tenait pour des agues ou des loufoqueries.


[294]

LXI

Averti par cette fâcheuse trouvaille, Charles craignit qu’Henriette n’en fît quelqu’une du même genre et ne se rencontrât, à son tour, avec un nouveau spécimen des compilations de Miss. Ténébreusement, il continua ses fouilles. Bien lui en prit. D’un calepin encore traînant et que Jacques déchiffra, il résulta que l’Institutrice préparait un Essai sur Mademoiselle Deluzy, celle de ses sœurs en servitude rebellée, que l’Histoire a rendue responsable d’un crime historique. L’Étrangère rédigeait [295] aussi un mémoire sur la Papesse Jeanne, et un autre sur la Chevalière d’Éon, sans oublier une étude approfondie sur le cas de Madame Bulteau.

Il y avait encore une «Lettre aux Survivants de l’Aristocratie». Cette lettre débutait ainsi: «Vous êtes ce qui reste des palmes de ce beau châle de cachemire, que représentait naguère ce noble groupe dont vous faites encore partie, d’autant plus respectable qu’il est vaincu. Ces palmes, portées par vos ancêtres (qui les transposaient dans l’ordre de la gloire), elles sont rongées par ces grosses mites qui s’appellent Mesdames... (il y avait les noms!) Or, au lieu de leur opposer le camphre de votre dédain, vous leur souhaitez bon appétit, que dis-je? vous gobez leurs dîners!»

Des notes pour la rédaction de ces [296] divers travaux s’entrecoupaient d’adresses et de panacées: les «lotions kallo-poïétiques», le «plastikos», un masque à porter, la nuit, pour empêcher les «boursouflures en bajoues et les mentons superposés»; la «toile divine», un préservatif contre la patte d’oie, lequel se pouvait employer «partout où les rides sont susceptibles de se produire». Enfin, un «corset dermophile, pour la réfection de la gorge.»

Mademoiselle préconisait encore l’efficacité des lunettes rouges, contre le mal de mer, l’emploi de la bière pour le lavage des cheveux dorés; mais, en revanche, voyait toutes sortes d’inconvénients sibyllins à la mode des oiseaux naturalisés, pour la garniture des chapeaux, non moins qu’à l’usage des robes vertes.

Le carnet ne fut pas jugé digne de [297] rejoindre le questionnaire abracadabrant, et dut se contenter du sort auquel ce dernier s’était vu condamner par la Némésis de la châtelaine.

Ceux qui seraient tentés de juger sévère une pareille décision, changeront-ils d’avis, en apprenant qu’à tout ce fatras se joignait un projet de brochure: De l’heureux emploi des cocus dans les Administrations ?

L’Insulaire prétendait avoir observé que le cornard, pour se réhabiliter de ce qui lui avait mérité ce titre, ne demandait qu’à faire montre et preuve, sur tous autres terrains que celui du lit, d’une infinité de trésors et de valeurs.


[298]

LXII

Il était huit heures du matin; Charles, encore au lit, finissait de prendre son café au lait. Il fumait un cigare initial, auquel il attribuait un pouvoir laxatif et qu’il désignait, à cause de cela, d’un titre à la fois ridicule et indécent. Le fumeur fut étonné de voir reparaître Prosper, qu’il savait, à ce moment-là, occupé ailleurs, pour un temps assez long: le jardinier voulait parler à Monsieur le Comte.—Çà, c’était plus qu’insolite, extraordinaire. Bourgault (Mademoiselle, on s’en souvient, l’avait [299] surnommé Pilois) ne sortait guère de son potager, tout juste pour apporter les légumes à la cuisine et, les fruits, à l’office. On le fit monter. D’abord, dans ses galoches plates qui sont comme la doublure des sabots quittés, il se balança, d’un pied sur l’autre, au-devant du lit de son maître, et faisant passer, de droite à gauche, sa casquette qu’il tenait à la main, d’un air ensemble embêté et tragique. Charles l’observait en se grattant la tête, interrogatif et un peu niais.

«Qu’y a-t-il?» demanda enfin ce dernier.

«Il y a, Monsieur le Comte,—lui répliqua l’employé,—que je viens de faire une découverte qui n’est pas ordinaire...» Il s’expliqua. Bellotte, la chienne de chasse, qui l’accompagnait dans sa tournée matinale, était tombée en arrêt devant une touffe de dahlias, [300] puis, après avoir gémi, hurlé, donné des signes d’inquiétude et de dégoût, se mit à déterrer du massif un objet affreux, que le témoin prit, à distance, pour un long gant déchiqueté, mais qui, finalement, se trouva être un bras, un bras humain, mi-desséché, mi-putréfié, hideux et fétide. Bourgault l’avait caché sous une cloche à melons, dans une cabane.

Charles écoutait ahuri, hébété, stupide: «Êtes-vous bien sûr—dit-il—que ce n’est pas une peau de lapin, ou quelque charogne amenée à cet état par l’humidité de la terre?—Bourgault se montra froissé: «Si Monsieur me croit capable de prendre un bras d’homme pour une peau de lapin—fit-il—Monsieur peut venir voir.»

Charles le congédia et lui donna rendez-vous dans l’Orangerie, après avoir recommandé le silence. Il n’y avait pas [301] de quoi se vanter de ces trouvailles-là.

Une heure après, d’Entragues arrivait chez Demelly, l’horrible objet s’étant trouvé cruellement conforme au signalement du jardinier. Toute idée de crime semblait néanmoins devoir être écartée; personne n’avait disparu dans le pays.

Le voisin bouquinait déjà, dans son cabinet de travail. Charles fut surpris, mécontent même de le voir sourire à son récit pathétique. L’embarras, qui sait? peut-être les tracas policiers où un tel incident pouvait jeter de vieilles relations, y avait-il là motif de s’égayer, pour un ami de vingt ans?

«Rassure-toi, mon vieux—conclut celui-ci—c’est encore un tour de ta gouvernante.» Et il rappelait l’arrivée de certain envoi, quelques semaines passées, une caisse, encore une caisse! expédiée par une clinique; puis l’emprisonnement, [302] sous prétexte de migraine, de l’Institutrice enfermée dans sa chambre comme dans une ville assiégée, au point de se faire passer des vivres par la fente d’une porte qui laissait, elle, passer une odeur fade, un relent nauséeux que ne s’expliquaient pas les domestiques. Plus de doute, Miss Winter s’était fait expédier, par un carabin, un fragment de cadavre, pour ses études d’autopsie et de dissection, dont, à ce moment-là, elle était férue.

Charles, convaincu et penaud, tout de même requinqué par tant de vraisemblance, remonta dans sa charette anglaise. Demelly était décidément l’ami sûr. Madame même ne serait pas mise au courant. Bourgault, à la nuit tombée, inhuma, dans le voisinage d’une mare aux grenouilles, le fragment brachial de ce qui avait été un peu d’humanité vivante et dolente.

[303]

Plus tard, les deux voisins se souvinrent de l’air allègre et amène dont Miss avait étonné, en sortant de son incarcération volontaire. On crut qu’elle s’était purgée. Tout le jour, elle fut de complaisance inlassable, de grâce agressive, au point de tourmenter de tarentelles et de toccatas , de polonaises et de chacones , jouées avec un brio qu’on ne lui connaissait pas, le piano de la famille.

Et Demelly se rappela ce détail, qui l’avait alors intrigué: une légère tache mêlée de noir et de rouge, qui, sur le poignet en lingerie de la pianiste, mettait une gouttelette de sang caillé, pareille à une bête à bon Dieu, attirée par les accords de Chopin et de Liszt.


[304]

LXIII

Mademoiselle eut une de ces chances dont la Providence bienveillante—ou le Hasard aveugle—entrecoupe parfois la déveine. Elle fut engagée, séance tenante, dans un intérieur Italien dirigé par une veuve qui voulait faire apprendre l’anglais à sa fillette. Cette Dame demeurait avec son frère. Tous deux avaient hérité une collection extraordinaire, d’un vieux prêtre, sorte de Cousin Pons Florentin, autant dire un Sauvageot de la Péninsule.

Il y avait là, sans compter les toiles célèbres et les meubles historiques, [305] toutes les majoliques, des églomisés, des arcenciélés et des murrhins, des champlevés, des bronzes patinés, des marbres blonds, des ivoires fouillés et dorés, des cuirs gaufrés, des bois ajourés, des porcelaines intactes dont les débris auraient eu plus d’éclat et plus de valeur que des émeraudes et des turquoises; il y avait des lustres qui paraissaient des jets d’eau solidifiés, des brocatelles plus lourdes que des orfrois, des cuivres qui auraient pu servir de bijoux à une Joséphine. Les connaissances de Miss Winter seraient précieuses pour l’établissement d’un catalogue dont la rédaction alternerait avec les dictées étrangères. On s’applaudissait mutuellement d’une rencontre qui semblait devoir donner satisfaction d’un côté et de l’autre, d’autant mieux qu’une part de l’initiative en revenait à Demelly. En [306] confidence, peu après son départ, Mademoiselle lui ayant écrit, il l’avait secrètement adressée à un gros bonnet du Pacifisme qui, d’emblée, avait offert ce poste.

Soudain, tout se gâta.

Pour la première fois depuis l’arrivée de l’Institutrice, la famille reçut. Le sanctuaire, naguère jalousement gardé par l’abbé fameux, on le vit envahir par des invités qui ressemblaient à une bande d’excursionnistes Cook. Tout cela circulait parmi les chefs-d’œuvre, avec infiniment moins de compréhension que les personnages de l’Assommoir , au milieu des tableaux du Louvre. Coupeau, lui, goguenardait devant les cuisses de l’Antiope. Aucun de ces invités ne souriait même devant un nu de Cranach ou une fantaisie de Breughel. Tous ces gens étaient faits pour passer leur vie dans [307] une pièce tendue d’un papier à quinze sous le rouleau, répétant à satiété une scène de guinguette ou une bergerie Louis XVI. C’était aussi comme les pensionnaires du Professeur Plume, qu’on aurait lâchés dans une pinacothèque privée. Mieux encore, on eût dit les Mercenaires de Salammbô, s’apprêtant à briser les coupes, avec d’autres choses d’art «dont ils ne comprennent pas l’usage», dit Flaubert, «et qui, à cause de cela, les exaspèrent». L’Irlandaise se souvint aussi de la belle parole de Villiers: «Nul ne comprend que ce qu’il peut reconnaître .» Personne ne reconnaissait rien.

Les bibelots non plus ne reconnaissaient pas de tels spectateurs. Une dame portait une coiffure en forme de rond de cuir, à propos de laquelle l’Insulaire eut un souvenir de famille. Elle pensa: [308] «Le rond de cuir, c’est l’auréole de Bottom.» Une autre vieille grosse dame Yankee, Madame Boose, ressemblait à un «crapaud de Chantecler.... après le sifflet». Ainsi la jugea un artiste qui s’enfuit d’effroi. Une troisième dame parla d’Aimé Morot devant un Roger Van der Weyden. C’en était trop. Mademoiselle disparut.

On l’aurait jugée souffrante, si l’on avait pris garde à sa disparition, qui passa inaperçue.

Deux heures après, quand on s’avisa qu’elle était absente, un domestique vint dire qu’elle était partie.

«Vous voulez dire sortie», répliqua la veuve. Non, partie avec son bagage et pour toujours, sans réclamer le salaire dû, qu’on ne sut jamais où lui adresser.

La fugitive avait cru de son devoir de reconnaissance d’aller trouver directement, [309] à Paris, le personnage qui lui avait valu cette position distante, mais lucrative. Elle lui narra l’épisode. Il fit quelques objections... qui ne furent pas entendues.

Miss n’avait pas voulu prolonger son séjour chez des personnes dont la façon de faire répondait à cette définition de l’Écriture: « Dare sanctum canibus [3] ! »

Nulle rancune, vraiment, ne l’animait contre ces aimables seigneurs; mais, à qui ne se sentait ni le droit de les admonester, ni le pouvoir de les éclairer, leur voisinage devenait redoutable, générateur de quotidiens endolorissements, de permanents et cuisants malaises. Mademoiselle ne voulait pas participer à ce qu’elle appelait une profanation, un sabbat bourgeois dans un lieu saint; [310] non, elle ne le voulait pas . Ses yeux brillaient de la flamme du De Viris illustribus Romæ . C’est difficile de conseiller des compromissions à une personne qui vous répond comme si elle était Horatius Coclès.

Puis, l’intransigeante fille se répandit en sentences augurales. D’abord, elle cita (elle citait toujours!) elle cita la réflexion indignée de Madame Valmore: «Et Dieu voit cela!» que suivit à son tour celle de Daudet: «Il y a des moments où Dieu n’est pas raisonnable!...»

«Mais, Mademoiselle...», objectait le Pacifiste. Elle répondait: «Ils font fouler par des troupeaux les tapis de la mosquée.»

«Cependant, Mademoiselle...», poursuivait l’interlocuteur. Elle continuait: «Après le départ de tels invités, on ne sait qu’une chose, c’est que la fiente des [311] oiseaux est plus petite que la déjection des aumailles.»

«Vous allez trop loin, Mademoiselle...», s’exclama le monsieur. Et elle conclut: «Dieu les avait nommés gardiens de la Maison de Scaurus, et ils y ont installé le Five o’clock d’Augias

Avisé de cette nouvelle escapade de sa protégée, Demelly se donna bien de garde d’en souffler mot à ses voisins.


[312]

LXIV

Avec la délicatesse qui était en elle, et lui faisait pardonner certains travers, Mademoiselle tint à renseigner Demelly sur les motifs de son abdication. Ce qu’elle avait énoncé au Pacifiste, elle l’écrivit au hobereau.

Une autre chose que l’insurgée ne pardonnait pas à ses nouveaux maîtres, sympathiques mais irréfléchis, c’était ce qu’elle dénommait du titre irrespectueux de «chambardement»; à savoir: remuer de vénérables objets, les déloger des places que le propriétaire décidé, mais décédé, avait, il semble, résolument [313] et pour toujours, assignées à ses richesses presque sacrées, ou de leur associer des trouvailles insuffisamment authentiques. C’est ainsi que, dans un angle, rendu naguère presque pythien par la solennité d’un portrait de Sibylle, on voyait se suspendre impudemment la ceinture de chasteté de Lucrèce Borgia.

Une fois narré le détail de cette aventure, la correspondante changea de sujet. Une Troupe Italienne triomphait alors à Paris. Miss, qui l’était allée voir, donna son avis sur le spectacle composé d’opéras démodés, montés avec luxe, et qu’elle se permit de comparer à ces repas du Siège, tout du long desquels l’art des cuisiniers et l’astuce des coulis rendaient supportables la dureté du cheval, l’impureté du rat et la médiocrité du chien.

Puis, elle fit encore un brusque saut [314] de côté dans la Littérature, grâce auquel l’épître se terminait ainsi (empressons-nous de l’ajouter) avec une irrévérence plus encore à plaindre qu’à blâmer:

«Et pendant ce temps-là, Madame Guillaume Beer fait l’éloge de Monsieur Charles de Pomairols, en attendant que Monsieur Charles de Pomairols fasse l’éloge de Madame Guillaume Beer. Vicinus vicinum fricat. »

Enfin Mademoiselle revenait à la musique, en guise de coda . Au cours de ce rapide passage dans la Ville Lumière, sa bonne étoile la fit assister à une Matinée Artistique; elle y entendit Madame Charles Max, vêtue de son éternel fourreau esthétique, et zézayant du Widor.


[315]

LXV

Cette même matinée offrit encore à Miss un sujet d’amusement. Il y avait là une Dame Chilienne surchargée de bijoux énormes qu’elle portait, d’ailleurs, sans affectation, parce qu’elle les avait, et qu’il faut bien se faire honneur de ce qu’on a. Survint une petite personne, à la fois entravée et agitée, dont toute la parure consistait en un pendentif genre faux Lalique. D’un coup de monocle circulaire, elle avisa notre bijoutière et résolut de lui en remontrer (Henriette aurait dit «boucher un coin») dans le sens de l’éclat. Donc, elle se mit à lui dégoiser, [316] séance tenante, un Gotha de facture, au cours duquel s’entre-choquaient des prénoms et des principautés, des duchés et des particules. Il y avait des morganatiques et des médiatisés, des Anna , des Marie , des Rose et jusqu’à des Violette . Une fois asséné ce coup de caveçon pseudo-aristocratique, la petite personne s’éloigna, fière de son effet, sûre de son fait.

La Chilienne qui, pendant ce temps-là, roulait de ses cabochons et clignait de ses facettes, demeurait à la fois indifférente et effarée: «Pourquoi est-ce qu’elle m’a dit tout ça?» conclut-elle simplement dans l’oreille de sa voisine. Celle-ci, qui était maligne, songeait, avec cet intérieur tutoiement qui fait justice des écrins: «Elle t’a dit tout ça pour les beaux yeux de tes pierres. Son pendentif n’étant pas de force à [317] lutter avec tes solitaires, elle t’a sorti ce qu’elle considère comme des carats sociaux dont, malheureusement, plusieurs sont en toc

Mademoiselle faisait encore son profit d’une histoire de peintre, un peintre dont François Premier n’aurait peut-être pas ramassé le pinceau, mais dont le Baron de Nucingen et le Père Grandet auraient écouté les conseils. Les hésitations de sa brosse cherchaient à se consoler avec les erreurs de sa plume. Celle-ci, donc, s’étant exercée à propos d’une troupe de ballets étrangers, rendit hommage de son mieux (qui était le moindre) à tous les sujets, sauf un, qui était le premier, dont le mérite lui échappait au point qu’il s’abstint de le mentionner. Entre-temps, des voix autorisées ayant proclamé cette grande artiste, notre Grassou, qui avait omis de la nommer, [318] résolut de la peindre et entreprit de la «raser» (toujours selon le vocabulaire d’Henriette) pour obtenir des séances, lesquelles devaient débuter par des photographies.

La Dame vint, posa devant l’appareil qui devait fournir au peintre les positifs éléments d’un chef-d’œuvre... et, deux jours après, reçut la note du photographe , qu’elle régla ( sic! ). Comble de dommage et de déveine, ces photographies, assez niaises pour représenter une Arabe dans une attitude Égyptienne, avaient été prises devant un buste, qui avait tout l’air d’être celui du dieu des Vents!

Notre institutrice en disponibilité, qui recueillait, en vue d’une prochaine éducation, des exemples de valeur morale, nota celui-ci, dans son calepin, au-dessous de cette rubrique appropriée: Exquise Délicatesse .

[319]

Une autre rubrique était encore la suivante: Suprême Éloge . «Quelle est, disait l’Étrangère, sous cette inspiration, la plus belle louange qui se puisse adresser à un propriétaire faisant les honneurs de sa nouvelle résidence? Serait-ce, par exemple, de dire: «Vous voici enfin logé conformément à votre mérite...» ou bien: «Que ce cadre est digne de vous!» Grave erreur! Le compliment qui, pour sembler un peu inverse, n’en apparaît pas moins comme le plus complet, parce qu’il émane véritablement de la sincérité, de l’émotion, de l’élan, sera celui-ci: « Voilà ce qu’il nous aurait fallu! »

C’est ainsi qu’un frère, renseigné sur les effrayants résultats d’une opération faite à son frère, s’était écrié, non pas: «Comme il a dû souffrir!» mais: « Il faudra que je me surveille! »

[320]

Ceci fut encore conté. Sollicitée pour une entreprise de charité, une dame-auteur riche et pingre avait répondu: «Je vous donnerai mon talent.» Elle n’en avait point. Une autre dame, en tête d’un petit bouquin de vers offert à un homme de génie, avait écrit: «Devant qui je suis sans orgueil.»—Pourquoi en aurait-elle eu?

On voit que la visiteuse n’avait pas perdu son temps à ce thé philosophique.

Il en fut de même à certain dîner chic où elle figurait en guise de bout de table. Miss entendit une invitée de marque dire, de leur hôte, que c’était un Abailard naturel qui aurait pu jouer le rôle des chapons, sans le secours du couteau, et garder le sérail sans plus de cérémonie. Il en résultait que la patronne aurait, elle-même, pu jouer le rôle de la [321] Vestale , sans Spontini, et d’Iphigénie, sans Tauride.

L’Irlandaise, qui avait la bosse de la reconnaissance, jugea que, du fait d’une telle conviée, c’était mal remercier d’avoir été invitée à «bouffer» dans la pâte tendre.

En faisant choix de cette expression, L’Insulaire députa, dans la direction du Vert-Marais, un souvenir à la fois ironique et attendri.


[322]

LXVI

Le mauvais plaisant avait reçu, d’un publiciste, une lettre qui renfermait cette phrase: « En principe , l’Académie Française, pour quiconque tient une plume , demeure la plus désirable des récompenses , le couronnement et comme la consécration de toute une carrière

Il répondit: «Monsieur, je débute par n’être que partiellement de votre avis. Tout dépend de la place que l’on occupe, sous la coupole, et des voisins qu’elle vous assigne, quand vous siégez.

«S’asseoir entre Monsieur France et Monsieur Loti, Monsieur Loti et Monsieur [323] Barrès, doit être tenu pour une bien désirable récompense; mais, si avoir, à sa droite, Monsieur Prévost et, à sa gauche, Monsieur Doumic, peut occuper le temps d’un dîner pas trop long, en faire le couronnement et la consécration d’une vie d’effort et de travail ne devrait-il pas sembler exagéré?

«Peut-être, même sans doute, prendre place entre Balzac et Michelet, Gautier et d’Aurevilly, Veuillot et Hello, Baudelaire et Verlaine, aurait-il représenté naguère plus de couronne et de sacre, que le fait de se sentir enclavé entre Camille Rousset et Camille Doucet, encastré entre Boissier et Legouvé.

«En un mot, certains fauteuils, pas énormément, se terminent par des auréoles; mais beaucoup commencent par des ronds de cuir... et s’en tiennent là.

«Vous conviendrez, Monsieur, que, [324] pour quiconque tient une plume », il y a lieu, « en principe », d’établir une différence bien nette, entre les deux formes de « couronnements » indiqués par ces deux sortes de nimbes.

«En outre, et enfin, se rassembler quarante, pendant quarante ans, dans l’espoir vain de décider l’orthographe du mot bluet et de préciser le sexe du vocable automne , ne saurait-on imaginer une plus sûre apothéose pour une vie d’effort et de travail ?

«Veuillez agréer, Monsieur, etc...»


[325]

LXVII

L’année suivante, les anciennes élèves de Mademoiselle s’approchèrent de la Sainte Table. Personne ne fut admis à remplacer l’Institutrice. L’expérience avait averti. On avait bien pensé à prendre une Suissesse, Kettly Schiffli; mais quelqu’un objecta qu’elle ne devait savoir que le ranz des vaches ; cela refroidit. Henriette suffisait, grâce à un échange de lettres avec les Demoiselles de Bonduwe et un programme châtié, fourni par l’Institution Bellemanières. Cette combinaison économique et prudente, qui réussit fort bien, accrut les regrets de [326] ne pas s’en être avisé plus tôt; ce qui aurait épargné des ridicules scandaleux et jusqu’à des accidents de personnes.

Cependant la Marquise achevait de se remettre et le gentil visage de Noémi cessa de porter les traces de ce qui avait paru être un commencement d’hémiplégie.

Une satisfaction d’amitié s’unit à ces bonheurs intimes: Jacques Demelly se maria. Il épousa une Angevine qui partageait ses goûts et, selon l’expression même d’Henriette, devint «une charmante recrue».

Quelques semaines après cet heureux événement, le nouvel époux reçut un colis postal recommandé, qui contenait une fort jolie édition des Baisers de Dorat. Comme il se demandait qui avait bien pu lui faire ce cadeau approprié, il reconnut l’écriture de la Gouvernante, [327] sur la feuille de garde, où se rythmait encore un quatrain de la Chanson des Rues et des Bois :

«Pancrace entre au lit de Lucinde
Et l’heureux hymen est bâclé,
Quand le Maire a mis le coq d’Inde
Avec la fauvette, sous clé...»

Il en rit avec sa compagne, qu’il avait initiée aux extravagances de la Donatrice; mais ne crut pas devoir parler, au Vert-Marais, de ce drôle de présent nuptial.


[328]

LXVIII

L’an qui suivit, le séjour en Touraine fut écourté. On se reposait de cette longue période de pieux exercices. Puis les habitudes reprirent et, sauf quelques visites de châteaux, ou des bains de mer prescrits, le temps se distribua entre Paris et le Vert-Marais.

Après une saison citadine, on goûta la fraîcheur du domaine tourangeau; puis l’automne préluda, les jours décrurent. Une sorte de bout-de-l’an involontaire se célébra dans les esprits. Nul n’y faisait allusion, mais pas un ne laissait de penser aux épisodes peu communs qui, deux [329] années en arrière, avaient marqué la même époque et ricoché sur les mornes eaux de la saison des feuilles mortes.

Un matin d’octobre, Henriette revêtit un air inaccoutumé. On la sentait lourde d’une de ces nouvelles dont la ville ne ferait qu’une bouchée, mais que la campagne détaille parcimonieusement, pour prolonger peine ou plaisir.

Quand la prosaïque personne, devenue soudain presque mystérieuse, eut éloigné les enfants, sous un prétexte tiré de loin, elle délia sa langue:

«N’allez pas vous affecter outre mesure de ce que je vais vous apprendre—dit-elle à sa belle-mère, d’un ton à la fois autoritaire et pénétré—je m’empresse d’ajouter qu’ il ne s’agit pas là d’un malheur

La Marquise interrompit son ouvrage, d’un geste de saisissement, dans lequel [330] il y avait de la terreur de savoir et de l’avidité d’apprendre.

«Encore une fois, ma mère, ce n’est rien de sérieux ... C’est seulement Adèle qui m’écrit que... Mademoiselle n’est plus

La Marquise poussa un léger cri et, du coup, laissa tomber son tricot presque dans l’âtre. Une odeur de laine brûlée se répandit par la chambre, et le bouton en cire à cacheter qui remplaçait la boule absente de l’aiguille d’écaille, fondit à la chaleur.

Satisfaite de ce premier effet, Henriette reprit, non sans une condescendante solennité: «La malheureuse fille devait périr victime de ses insanités; Dieu lui pardonne! n’en faisons pas moins. Vous vous souvenez de cette grotesque invention dont elle nous avait entretenus, son projet d’une École où les leçons se donneraient dans l’obscurité? Elle a trouvé [331] la mort parmi les fondations de cet établissement insensé. Il y a une masse de détails.»

Monsieur le Curé et le ménage Demelly entraient à ce moment. Cette augmentation de son public enchanta Henriette, qui recommença le récit et en arriva aux fioritures.

Miss Winterbottom, en possession d’une petite fortune qui lui venait d’héritage et se grossissait de gains assez importants réalisés avec l’ Intermédiaire du Chercheur , avait résolu de mener à bien la haute ambition de sa vie. Il s’agissait de l’établissement d’un pensionnat, dans des conditions toutes spéciales, basées sur de transcendantes observations et des raisonnements irréductibles.

L’Irlandaise prétendait que l’inattention des écoliers, imputable à la distraction par les regards, non moins qu’à la [332] promiscuité, il est facile de la vaincre, avec le concours de la solitude et la collaboration des ténèbres. Il suffirait donc de pratiquer dans le rocher (pour éviter trop de constructions) autant de niches qu’on voulait instruire d’élèves; toutes ces cellules étant reliées entre elles par des cornets acoustiques, transformés en véhicules de savoir. Ainsi lancée sans entraves dans le cerveau de l’enfant, chaque idée y devait fructifier avec une abondance et une intensité dont Mademoiselle avait évalué les proportions, non sans une précision mathématique.

L’exaltation avec laquelle la Novatrice exposait ses plans avait rallié certains adeptes, malheureusement moins entre ceux, méfiants, qui pouvaient l’aider de leurs ressources, que parmi d’autres, moins réservés, qui devaient l’entraîner à sa perte.

[333]

Madame de Gersaint qui l’avait vue, à cette occasion, était demeurée tremblante d’une description, laquelle s’avérait plus voisine du Docteur Goudron, et de sa maison de soins, que proche de Fénelon et de «l’Éducation des Filles».

En ce qui concerne la construction de son collège obscur (lequel devait porter le nom de Black-School ), l’Insulaire s’était résolue à consulter un architecte dont les travaux lui avaient paru dignes d’attention, au cours d’une visite à l’Exposition de Peinture. Ce novateur s’appelait Garas et s’était fait remarquer par des épures impressionnantes, mais en apparence inexécutables, qu’il intitulait: «Mes Temples» et qui semblaient moins inspirées par Vitruve que dictées par une table tournante. Il y avait le Temple à l’ Industrie , à la Musique , à l’ Art Dramatique , à la Vie , à la Mort , à [334] la Pensée (ce dernier dédié à Beethoven).

L’Irlandaise avait jugé qu’un tel homme réaliserait au mieux son projet profond; mais elle ne put rencontrer l’architecte et dut se contenter de l’étude qu’elle fit elle-même des documents exposés. Elle y ajouta un sérieux examen des demeures spirituelles décrites par le médium Sardou: la maison de Mozart et celle de Hahnemann.

Enflammée par ces spectacles, plutôt que munie de ces pièces, elle partit pour la Cordillère des Andes, où des avantages de climat et des facilités de paiement lui rendaient sa tâche moins ardue. Elle comptait sur les éblouissants résultats de sa méthode, en même temps que sur une infinité de prospectus, pour lui rallier l’opinion mondiale, et lui mériter la confiance des familles. Les travaux commencèrent. [335] Mademoiselle les surveillait avec une vaillante allégresse. Les fourmilières et les ruches lui servaient aussi de modèles, et elle avait tout spécialement étudié ces sortes de fortifications que les abeilles inventèrent, dans le but de parer à l’accident nouveau que représentait, pour elles, la venue, d’Amérique, du sphinx de la pomme de terre «extrêmement avide de miel», au dire de Michelet.

«J’abrège,—conclut Henriette, secrètement flattée de l’attention ébahie que lui accordait son auditoire,—au cours d’une de ses visites dans les alvéoles de son futur prytanée, l’infortunée Miss Winterbottom (la Comtesse prononçait maintenant ce nom avec une nuance de considération), l’infortunée Miss Winterbottom fit un faux pas et trouva la mort. Ses restes ne purent être retrouvés; elle avait disparu dans une crevasse, au bord [336] de laquelle on dut se contenter de jeter un peu d’eau bénite et de lancer quelques prières.

«Plusieurs membres officieux de la Société en actions qu’elle voulait fonder se sont procuré son livre d’adresses et nous demandent si nous voulons participer à la continuation des travaux qui restent en suspens.»

«Vous ne comptez pas répondre, je suppose, Henriette...» dit la Marquise.

«C’est le parti le plus simple, en même temps que le plus sage et le plus économique—répondit la Comtesse—quoique parfois ces soi-disant recherches du délire se voient reprises par des esprits pratiques et transformées en découvertes de génie.»

Une subite clémence lui était venue, à la suite du succès qu’elle sortait de remporter et qui la dédommageait amplement [337] de n’avoir pu briller devant l’Évêque.

«Pour le moment,—continua-t-elle,—le plus pressé, à ce qu’il me semble, serait de dire une messe pour le repos de cette âme, plus évaporée que coupable. N’est-ce pas votre avis, Monsieur le Curé?»—Il acquiesça.

Restait à s’entendre sur le jour. Tous étaient pris par des cérémonies, des mariages, des obits, ou des intentions déjà fixées. Une seule matinée put être reconquise. Quand tout fut arrêté, Monsieur le Doyen fit observer que le quantième choisi, étant désigné par l’ Ordo pour le propre d’un Confesseur Pontife, ni le noir ni même le violet ne seraient tolérés par la liturgie; quel que dût être le regret de l’officiant de ne pouvoir assortir sa parure aux sombres exigences d’un pareil sacrifice, l’Église avait de ces [338] sévérités, l’ornement rouge s’imposait.

On le regretta. Outre qu’il y a toujours quelque chose d’un peu choquant à voir célébrer en couleurs vives un service en l’honneur des défunts, la chasuble de deuil, alourdie de raisins d’argent, becquetés par des colombes de maillechort, venait de chez Poussielgue et constituait un des trésors de la petite basilique rurale. Au contraire, l’ornement rouge était quelque peu cousin de celui, azuré, que Mademoiselle avait rêvé d’acquérir. Fantaisiste, à sa manière, il faisait mieux que de tirer sur le rose; on ne pouvait se le dissimuler, il était «cuisse de nymphe émue».

Le rappeler eût été de mauvais goût; on se sépara, non sans avoir évoqué plusieurs souvenirs du passage de l’Étrangère, triés parmi ceux qui la mettaient en scène avec dignité, car la Comtesse, [339] dont elle était devenue la protégée d’outre-tombe, ne permit pas qu’on fît allusion à quoi que ce fût de badin, sur le chapitre de la trépassée.

Ce renouveau de sympathie donna du regret de ne point posséder l’image de celle qui en était le prétexte. N’était-ce pas, en effet, moins que rien, l’essai photographique dû à un amateur... malheureux qui, dans une minute de distraction, commit une erreur, et fit usage d’une plaque ayant déjà servi à prendre une cascade? La combinaison de la chute d’eau et du personnage produisit un résultat désastreux, que l’on jugea décent de soustraire aux plaisanteries douteuses, en anéantissant le double cliché.


[340]

LXIX

Malheureusement, le jour venu, un vendredi, le temps fut détestable. Le jeudi, le soleil avait paru, laissant espérer, pour la messe basse du lendemain, une température clémente et capable d’assurer, à l’ombre de feu Miss, le rassemblement, en son nom, au pied des autels, de ceux qu’avaient naguère malédifiés ses récitations enfin pardonnées. Mais, durant la nuit, le baromètre eut un sursaut; on se réveilla dans la tempête. Sortir, il n’y fallait pas songer, pour la Marquise, d’autant que, par une malechance bizarre, un éparvin et un séton [341] clouaient à l’écurie l’attelage composé de deux juments valétudinaires. Charles était grippé, Henriette fléchit, les adolescentes chaudement vêtues s’insurgeaient à l’idée que la pieuse diversion promise pourrait bien se voir substituer les exercices fastidieux et coutumiers du pensionnat de Seine-et-Oise. Cependant on admettait encore de confier les écolières à une femme de chambre, pour cet exode peu distant, vu qu’il semblait indispensable que le château fût représenté au petit office vaguement funéraire qui se préparait; mais la rafale redoubla et tourna en trombe. Il ne pouvait être question de se risquer au dehors, par cette atmosphère, laquelle joua le même tour aux Demelly, qui regardèrent à deux fois avant de retarder un repas et de risquer un rhume pour ces mânes légers.

[342]

Berthe et Noémi, restées très enfants, boudaient un peu contre la bourrasque; une idée leur vint qui tournait la difficulté, tout en faisant la part du cœur: «Maman, si nous lisions la Messe, à l’intention de Mademoiselle, devant la chapelle de notre alcôve?»... proposèrent-elles.

La velléité parut louable et fut exaucée.

Cet autel, moins pour prier que pour rire, leur restait de leur enfance, dont il avait été la gloire et la joie. Dressé sur une table de nuit drapée, entre les lits des deux sœurs, il tenait du sanctuaire et du joujou, avec ses fleurs artificielles, ses statuettes stéarinées ou polychromes et la réduction de cent objets de culte, mis à l’échelle des bébés et reproduits en faux.

Une émotion vint aux jeunes prêtresses, [343] en songeant qu’elles allaient officier en l’honneur de Celle qui les avait amusées et qu’elles avaient aimée. Sagement, elles demandèrent la permission d’allumer les minuscules bougies de couleur, qui se dressaient dans les candélabres de plomb, entre les tarlatanes étoilées. Et, sur l’autorisation qui leur en fut accordée par leur mère, elles s’éloignèrent, follement rieuses, sans prendre garde aux cris désordonnés de leur aïeule qui protestait, et les poursuivit dans le corridor, des longs éclats d’une recommandation dont elle abusait et qui lui était propre: «Prenez bien garde au feu!... Prenez bien garde au feu!»

Les Grands Défunts sont rares; les Grands Prêtres aussi. On n’a pas toujours l’apologiste qu’on mérite, on est le mort qu’on peut. L’Oraison Funèbre baisse de [344] ton, comme plusieurs choses. Bossuet n’est plus là. Henriette d’Angleterre non plus.

Ce fut le «Madame est morte!» de la Petite Mademoiselle .


Paris.—Typ. Ph. Renouard , 19, rue des Saints-Pères—2709


[345]

ERRATA


Page 13, ligne 20, au lieu de: envoie, lisez: en voie

Page 71, ligne 6, au lieu de: ouvrages, lisez: vieux ouvrages

Page 129, ligne 18, au lieu de: vede , lisez: vedo

Page 208, ligne 19, au lieu de: piédestal, lisez: un piédestal

Page 211, ligne 7, au lieu de: contre façon, lisez: contrefaçon

Page 220, ligne 15, au lieu de: dont, lisez: de laquelle

Page 236, ligne 3, au lieu de: continuellement, lisez: perpétuellement

Page 250, ligne 2, au lieu de: familier, lisez: paroissien

Page 270, ligne 21, au lieu de: Les, lisez: Ses

Page 284, ligne 13, au lieu de: elle, lisez: Miss

Page 285, ligne 12, au lieu de: une, lisez: un

Page 293, ligne 12, au lieu de: agues, lisez: blagues

Page 302, ligne 14, au lieu de: charette, lisez: charrette

Page 318, ligne 7, au lieu de: devait, lisez: allait

Page 318, ligne 14, au lieu de: qui, lisez: qui, lui


TABLE DES MATIÈRES

CHAPITRE I. Page 1
II. 9
III. 12
IV. 17
V. 21
VI. 27
VII. 31
VIII. 34
IX. 36
X. 45
XI. 50
XII. 54
XIII. 59
XIV. 62
XV. 67
XVI. 68
XVII. 70
XVIII. 71
XIX. 87
XX. 92
XXI. 97
XXII. 99
XXIII. 104
XXIV. 106
XXV. 108
XXVI. 117
XXVII. 120
XXVIII. 123
XXIX. 126
XXX. 130
XXXI. 149
XXXII. 154
XXXIII. 157
XXXIV. 164
XXXV. 176
XXXVI. 186
XXXVII. 189
XXXVIII. 191
XXXIX. 196
XL. 199
XLI. 202
XLII. 214
XLIII. 218
XLIV. 225
XLV. 230
XLVI. 236
XLVII. 248
XLVIII. 252
XLIX. 254
L. 256
LI. 261
LII. 265
LIII. 267
LIV. 273
LV. 274
LVI. 278
LVII. 280
LVIII. 282
LIX. 284
LX. 288
LXI. 294
LXII. 298
LXIII. 304
LXIV. 312
LXV. 315
LXVI. 322
LXVII. 325
LXVIII. 328
LXIX. 340

FOOTNOTES:

[1] C’est, on s’en souvient, le titre d’un Roman, longtemps annoncé, de Victor Hugo, et qui n’a jamais paru. Miss Winterbottom avait des compagnes de geôle. Que je puisse les ressusciter, comme j’ai fait de cette défunte-ci, et je les lui donnerai pour société, dans ces Purgatoires .

[2] Nom du bonnet paysan.

[3] Livrer les choses saintes aux roquets et aux molosses.