The Project Gutenberg eBook of Marie-Louise et la cour d'Autriche entre les deux abdications (1814-1815) This ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this ebook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook. Title: Marie-Louise et la cour d'Autriche entre les deux abdications (1814-1815) Author: baron de Claude-François Méneval Release date: August 2, 2016 [eBook #52707] Language: French Credits: Produced by Clarity, Hélène de Mink, and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/American Libraries.) *** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK MARIE-LOUISE ET LA COUR D'AUTRICHE ENTRE LES DEUX ABDICATIONS (1814-1815) *** Produced by Clarity, Hélène de Mink, and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/American Libraries.) Note sur la transcription: Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées. L'orthographe d'origine a été conservée et n'a pas été harmonisée. MARIE-LOUISE ET LA COUR D'AUTRICHE ENTRE LES DEUX ABDICATIONS (1814-1815) DU MÊME AUTEUR MÉMOIRES POUR SERVIR A L'HISTOIRE DE NAPOLÉON Ier DEPUIS 1802 JUSQU'A 1815, par le baron Claude-François de MÉNEVAL, Secrétaire du portefeuille de Napoléon, publiés par les soins de son petit-fils le baron de Méneval (Napoléon-Joseph-Ernest). [Illustration: Héliog. Dujardin] MARIE-LOUISE D'AUTRICHE, IMPÉRATRICE ET DUCHESSE DE PARME d'après une miniature d'Isabey. MARIE-LOUISE ET LA COUR D'AUTRICHE ENTRE LES DEUX ABDICATIONS (1814-1815) PAR LE BARON DE MÉNEVAL MINISTRE PLÉNIPOTENTIAIRE Avec deux Portraits en héliogravure DEUXIÈME ÉDITION PARIS ÉMILE-PAUL, ÉDITEUR 100, RUE DU FAUBOURG-SAINT-HONORÉ, 100 1909 AVANT-PROPOS Le but que je me suis proposé n'est pas d'entreprendre, dans cet ouvrage, la biographie complète de l'impératrice Marie-Louise, qui n'offrirait, d'ailleurs, à mon point de vue, qu'un intérêt de peu d'importance. J'ai seulement pensé qu'il serait agréable aux amateurs de récits historiques de connaître certaines particularités originales de la vie de cette princesse. J'en entreprendrai donc la relation depuis le moment où elle a été séparée de Napoléon, en 1814, et où elle a quitté la France, après la première abdication, jusqu'à l'époque de la seconde abdication en 1815. Il m'a fallu, pour atteindre ce résultat, emprunter aux récits, publiés par des auteurs contemporains de Marie-Louise, certains jugements et quelques anecdotes. On pourra me le reprocher peut-être, mais j'ai tenu à documenter ainsi mon modeste livre, préférant en général m'appuyer plutôt sur les dires des témoins ayant vécu du temps du Premier Empire, que sur les appréciations fantaisistes de quelques écrivains plus ou moins en vogue actuellement. Mon grand-père avait suivi l'impératrice Marie-Louise à Vienne, et résida presque sans interruption auprès d'elle jusque vers le milieu du mois de mai 1815. C'est dans ses papiers, en grande partie inédits, que j'ai puisé les éléments de ce volume. L'empereur Napoléon Ier a souvent répété qu'il avait coutume d'accorder trois sortes d'estime qu'il répartissait de la manière suivante: estime de _caractère_; estime de _confiance_; iestime de _talent_[1]. Il a certainement accordé les deux premières à son fidèle secrétaire, car il lui en a donné des témoignages irrécusables. [1] Ceci résulte d'une note manuscrite tirée des papiers laissés par mon grand-père. La veuve du général Durand, dans ses intéressants et si véridiques Mémoires, nous dit, après avoir donné la description du cabinet de l'Empereur: «Il (M. de Méneval) a prouvé par la suite qu'il méritait l'estime distinguée dont l'Empereur l'honorait. Placé à Blois et à Orléans dans une position difficile, témoin des intrigues qui entouraient l'Impératrice, il osa--sans s'écarter du respect--faire entendre la voix de la vérité; il ne recula jamais devant ce que l'attachement et le devoir lui imposaient[2]...» [2] _Napoléon et Marie-Louise_, mémoires de la générale Durand, page 266. Tel est le jugement porté par la dame du palais de l'impératrice Marie-Louise sur mon grand-père. Le jugement de Mme Durand a été ratifié à peu près par tous les contemporains de cet homme de bien, et par la postérité. Sa véracité bien connue semble un sûr garant de l'authenticité de tous les incidents qu'il rapporte. Il s'était attaché à sa jeune souveraine avec un dévouement absolu. Le chagrin qu'il dut ressentir à la voir se dérober à ses devoirs les plus élémentaires, vis-à-vis de Napoléon, et même de leur fils, n'a donc pu manquer d'être profond. Il l'a dit au reste dans ses Mémoires, et--comme on le verra tout à l'heure--dans un grand nombre de ses lettres. Ses affirmations à cet égard n'ont été d'ailleurs que l'expression plutôt affaiblie de la peine qu'il en éprouvait. Fidèle en effet à son maître et à son bienfaiteur, il l'a été jusqu'au tombeau. Ce dévouement et cette fidélité, poussés jusqu'au désintéressement et à l'abnégation, sont--aux yeux des historiens--ce qui constitue son honneur, et ce qui lui a mérité l'estime et le respect de tous, amis ou adversaires de la grande mémoire de Napoléon. C'est sous son égide que je veux placer cet ouvrage, dû, en majeure partie, je le répète, aux souvenirs laissés par lui de sa longue résidence auprès de l'impératrice Marie-Louise. Les lecteurs y trouveront, entre autres détails susceptibles de les intéresser, un certain nombre de lettres inédites de Marie-Louise et de fréquents extraits du _Journal_, également inédit, tenu par mon grand-père pendant tout le temps de son séjour à Schönbrunn et à Vienne, enfin une partie de sa correspondance intime avec ma grand'mère. Après la Révolution de 1830, le roi Louis-Philippe s'empressa de faire appel au concours des fonctionnaires de l'Empire, mis à l'écart par le Gouvernement de la Restauration, et fit offrir à beaucoup d'entre eux des situations en rapport avec leurs antécédents. Mon grand-père ne fut pas oublié par le nouveau roi des Français, mais il ne crut pas devoir accepter ces offres obligeantes, estimant qu'après avoir servi un aussi grand homme que Napoléon, dans des conditions aussi intimes, il ne lui était pas possible d'entrer au service d'un autre souverain. Les nouveaux Mémoires de Fain viennent de faire, cette année, l'objet d'une publication dont certains journaux ont eu mission de s'occuper. J'ai voulu les parcourir à mon tour, et j'ai cru de mon devoir de rétablir la vérité historique dont ces Mémoires m'ont paru s'écarter sur plusieurs points. La préoccupation dominante que l'on est à même de constater dans cet ouvrage, c'est naturellement celle de faire du troisième secrétaire de Napoléon l'homme le plus remarquable du cabinet impérial. Mon grand-père, forcément rejeté au second plan, y est traité--ou à peu près--de quantité négligeable. Il y a dans ce livre an sujet de ce dernier, un parti-pris évident de le diminuer de toutes manières et presque de le ridiculiser. On l'y appelle «le petit secrétaire». Ne va-t-on même pas jusqu'à inspecter sa garde-robe, et à critiquer sa prétendue façon de se vêtir? Le but poursuivi par cet éreintement tendancieux est transparent, mais il me répugnerait pour ma part, d'employer des procédés analogues, et c'est affaire d'éducation. La mémoire de mon grand-père se défend toute seule; elle n'a heureusement nul besoin de rabaisser autrui pour mériter l'estime et la considération auxquelles elle a le droit de prétendre. L'histoire n'est pas un pamphlet et, Dieu merci, Las-Cases, Thiers, les mémoires des personnages du Premier Empire, enfin les historiens dignes de ce nom n'ont pas porté, sur le secrétaire du Portefeuille de Napoléon, des appréciations d'une partialité aussi peu dissimulée que celles de M. Frédéric Masson. Les jugements passionnés et souvent injustes de cet écrivain ne sont d'ailleurs heureusement pas sans appel. J'en reviens à l'ouvrage nouvellement publié de Fain, qui, au bout d'un siècle environ, vient de paraître, et a ainsi eu le temps d'être revu, soigné, corrigé et augmenté. Ce livre, je regrette d'avoir à le dire, est un véritable monument d'ingratitude en ce qui concerne mon grand-père. Car c'est à celui-ci, je dirai même à lui seul, que M. Fain a dû le précieux avantage d'être introduit dans la maison de l'empereur Napoléon (voir page 50 du tome II des _Mémoires du baron de Méneval_, 1894, chez Dentu) car le droit de s'appeler ainsi, bien qu'il ne s'en soit jamais préoccupé, appartenait à l'auteur des _Souvenirs de Napoléon et de Marie-Louise_[3]. [3] Des documents dont son fils aîné a dû faire usage au Ministère de la Guerre en ont fait foi. Un pareil service rendu n'est généralement pas de ceux qui s'oublient, car il a permis au baron Fain de parvenir à la notoriété; et il faut, pour le passer délibérément sous silence, un étrange parti-pris, une indépendance de cœur absolue. C'est cependant ce qui s'est produit, car les nouveaux _Mémoires de Fain_ ne disent pas un mot de ce que mon grand-père raconte à cet égard en détail dans les siens, et cela en des termes formels, ajoutant: _Quant à M. Fain, je n'ai jamais vu un homme plus heureux; il m'embrassa en pleurant de joie et de reconnaissance_. J'ai des raisons sérieuses de croire que--depuis la chute définitive de l'Empire surtout--mon grand-père avait cessé de professer pour son ancien collaborateur Fain, des sentiments aussi sympathiques qu'au début. Pendant l'interrègne de l'île d'Elbe, on ne voit pas figurer Fain au nombre des fidèles de l'Empereur, et dans les derniers temps du séjour de Napoléon à la Malmaison, avant son départ pour Sainte-Hélène, le nom de Fain n'est pas cité parmi ceux des courtisans du malheur. Dans tous les cas jamais mon grand-père--dans ses écrits--n'a parlé de Fain autrement que dans les termes les plus honorables; ne s'ouvrant qu'à ses intimes de ce qu'il avait pu trouver de répréhensible dans l'attitude de ce dernier, depuis l'effondrement de l'Empire. Ceci je l'ai entendu plus d'une fois raconter par le colonel de Méneval mon père, et par l'abbé de Méneval, mon oncle; or, leurs souvenirs, dépourvus néanmoins de toute animosité, étaient des plus affirmatifs sur ce point. Dans plusieurs passages du nouveau livre de Fain, je rencontre des inexactitudes qui--peu importantes par elles-mêmes,--décèlent cependant la persistance de dispositions peu bienveillantes. Dans un de ces passages il est dit, à propos d'un bienfait de l'Empereur reçu par mon grand-père: «Méneval qui n'avait que son état pour vivre...» Or, il résulte de ce que j'ai toujours entendu dire, dans ma famille, que mon grand-père avait une certaine fortune, indépendante de ses dotations. De plus, dans une note manuscrite retrouvée dans ses papiers, il dit qu'entré au service de Napoléon relativement riche, il en est sorti appauvri. Au moment où il avait été appelé, à vingt-quatre ans, dans le cabinet du Premier Consul, on se souviendra peut-être de la réflexion qui lui échappait et qui se retrouve dans ses _Mémoires_: «Que me voulait la fortune, à moi qui ne lui demandais rien!» C'était un modeste et décidément la modestie n'est pas l'apanage de tout le monde... Dans un autre passage des Mémoires de Fain (édition 1908) il est dit que Méneval avait épousé la fille de M. Mathieu, ancien notaire; autre inexactitude. Mon grand-père avait épousé, en 1807, Aimée-Virginie-Joséphine, _Comte de Montvernot_, dont la mère s'était remariée avec M. Mathieu, baron de Mauvières, ancien notaire effectivement. Il y aurait d'autres inexactitudes à relever dans l'ouvrage précité. Fain ne laisse-t-il pas entendre, par exemple, que, sans lui Fain, mon grand-père n'aurait été ni décoré, ni nommé maître des requêtes! C'est en vérité renverser gratuitement leurs rôles réciproques, et personne ne prendra, je suppose, au sérieux une aussi invraisemblable assertion. En effet, parmi les secrétaires de son cabinet, quel était le véritable homme de confiance de l'empereur Napoléon, si ce n'est mon grand-père? Qui l'accompagnait partout dans ses déplacements importants? Était-ce Fain qu'il avait désigné pour le suivre à Tilsitt, à Erfurth, à Bayonne, etc.? Fain a succédé à Méneval, après la campagne de Russie, d'où ce dernier était revenu dans un état de santé lamentable, mais je ne crois pas que Fain l'ait jamais remplacé en tant que dépositaire de la confiance _absolue_ de Napoléon. En résumé, mon grand-père aimait véritablement l'Empereur et, jusqu'à son dernier soupir, est resté fidèlement attaché à cette auguste mémoire. Napoléon le savait; aussi s'est-il souvenu de lui, dans son testament à Sainte-Hélène, pour lui léguer cent mille francs[4]. [4] Mon père m'a souvent répété que notre famille n'avait jamais rien touché sur ce legs, bien qu'on ait prétendu le contraire dans certains livres où l'on a parlé de ce testament. Fain, quels que soient les éloges qu'il plaît à son panégyriste de décerner à sa fidélité, n'a pas reçu de son ancien maître un pareil témoignage d'estime et d'attachement. C'est que le dévoûment de Fain pour Napoléon, moins désintéressé que celui de mon grand-père, s'adressait au souverain tout-puissant, beaucoup plus qu'à l'homme lui-même. Après ces explications, qui m'ont semblé nécessaires, il est grand temps de revenir à Marie-Louise. Versailles, le 15 novembre 1908. MARIE-LOUISE ET LA COUR D'AUTRICHE ENTRE LES DEUX ABDICATIONS (1814-1815) CHAPITRE PREMIER Caractère de Marie-Louise.--Sa correspondance avec Mme de Crenneville.--Son portrait.--Ce que pensait de sa mère le duc de Reichstadt. Avant d'entreprendre la relation d'une partie des événements qui se sont déroulés entre 1814 et 1815 dans l'Europe centrale, et de parler de la répercussion qu'ils ont exercée sur le cœur de Marie-Louise, il nous a paru nécessaire de donner à ceux qui liront ces pages quelques éclaircissements préliminaires, destinés à leur faire mieux comprendre la nature d'âme, les tendances, la valeur morale en un mot de la fille de l'empereur François. Dans ses _Mémoires pour servir à l'histoire de Napoléon Ier_--dans le troisième volume surtout--mon grand-père a consacré plusieurs chapitres à l'impératrice Marie-Louise, à son caractère, à son genre de vie et même à ses occupations ou à ses habitudes. Le lecteur devra s'y reporter s'il veut connaître, avec des détails plus circonstanciés, les faits et gestes de l'Impératrice depuis son mariage en 1810 jusqu'à la première abdication de Napoléon en 1814 et même jusqu'en 1815. Pour relier avec les années précédentes la période spéciale qui nous occupe, il nous faudra donc emprunter à l'ouvrage précité, et à beaucoup d'autres encore--aussi succinctement toutefois que possible--des appréciations, des anecdotes ou certaines particularités susceptibles de servir à l'intelligence des fluctuations d'âme de cette princesse, et de nous amener enfin à constater, dans cette nature faible et futile, l'abandon regrettable et complet de ses devoirs les plus sacrés. En revenant à Vienne, en retrouvant le berceau de son enfance et de ses jeunes années, l'impératrice Marie-Louise était encore animée d'intentions droites. Son attachement pour son époux, trahi par la fortune, se trouvait sans doute affaibli; il était loin cependant de paraître éteint. Cédant par faiblesse et un peu par égoïsme à de perfides suggestions, son âme, visitée déjà par de légers remords, avait conservé néanmoins des sentiments de fidélité et de loyauté vis-à-vis de Napoléon. Marie-Louise se souvenait des constants égards qu'il lui avait témoignés, de ses manières affectueuses et tendres pour elle. Elle n'avait vraisemblablement jamais aimé avec passion le mari que les nécessités de la politique avaient obligé l'Autriche à lui donner, et cependant, pour faire mieux connaître la nature des sentiments de la souveraine détrônée à l'égard de son époux, dès les prémices de l'union qui avait été imposée à l'Archiduchesse, il nous a paru tout à fait opportun de placer sous les yeux du lecteur des extraits de plusieurs lettres adressées par Marie-Louise à son amie la plus intime, Mlle de Poutet, devenue comtesse de Crenneville. Nous allons citer textuellement ces extraits puisés dans une correspondance publiée à Vienne par Gerold. _Avant le mariage._ A Mlle Victoire de Poutet: «23 janvier 1810. »Je sais que l'on me marie déjà à Vienne avec le grand Napoléon; j'espère que cela restera au discours et vous suis bien obligée, chère Victoire, pour votre beau souhait à ce sujet. Je forme des vœux afin qu'il ne s'exécute pas, et, si cela devait se faire, je crois que je serais la seule qui ne s'en réjouirait pas.» »M.-L.» _Après le mariage._ A Mlle Victoire de Poutet: «Compiègne, 24 avril 1810. »Je vous suis bien sincèrement reconnaissante pour les vœux que vous me faites dans votre lettre du 20 mars à l'occasion de mon mariage. Le Ciel les a exaucés; puissiez-vous bientôt jouir d'un bonheur pareil à celui que j'éprouve, et que vous méritez tant. Vous pouvez être persuadée que personne ne le souhaite plus que votre attachée amie.» »M.-L.» A Victoire de P..., future comtesse de Crenneville: «11 mai 1810. »... Peut-être que dans ce moment vous êtes déjà mariée et goûtez un bonheur aussi inaltérable que le mien...» »M.-L.» 1er janvier 1811.--Autre extrait de lettre à la même: «Les moments les plus agréables sont ceux où je suis avec l'Empereur.» A la comtesse de Crenneville: «6 mai 1811. »J'ai été bien touchée des vœux que vous formez à cette occasion pour mon fils; j'espère qu'ils se réaliseront et qu'il fera un jour, _comme son père_, le bonheur de tous ceux qui l'approcheront et le connaîtront.» Marie-Louise exprime encore, dans sa correspondance de l'année 1812, ses regrets d'être séparée de Napoléon parti pour la campagne de Russie (lettre à Victoire de Crenneville). Enfin l'Impératrice écrivait de Prague, le 25 juin 1812, à Mme Mère: «L'Empereur m'écrit bien souvent; chaque jour où je reçois une lettre est un jour de bonheur pour moi. Rien ne peut me consoler de son absence, pas même la présence de toute ma famille.» Rien n'obligeait Marie-Louise à écrire de semblables lettres; d'ailleurs la fausseté n'était pas chez elle un vice de nature, et ces confidences adressées, presque toutes, à sa meilleure amie, fille de sa grande maîtresse la comtesse de Colloredo, ne sauraient être suspectées d'hypocrisie par personne. Elles sont l'expression de la vérité du moment. Plus tard les leçons et les enseignements du général Neipperg porteront leurs fruits, et Marie-Louise finira par modifier le fond de sa nature, par devenir trompeuse et dissimulée comme son mentor. Voici le jugement sévère, mais qui nous semble absolument justifié, porté sur la deuxième femme de Napoléon dans la _Revue historique_: «Marie-Louise, archiduchesse d'Autriche, impératrice des Français, fille aînée de François empereur d'Autriche et de Marie-Thérèse de Naples, née à Vienne le 12 décembre 1791, mariée à Napoléon Ier le 2 avril 1810, morte à Vienne le 18 décembre 1847. Personne insignifiante; _elle ne pense pas_. Femme de Napoléon, elle n'en parle que dans les termes de la plus bourgeoise tendresse. On le lui enlève, elle l'oublie.» La _Revue historique_ trouve en outre d'une _banalité attristante_ toute la correspondance de Marie-Louise avec les comtesses de Colloredo et Crenneville, publiées comme nous l'avons dit, par Gerold, et juge, par endroits, ces lettres «comme un affront à la dignité morale d'une femme et d'une souveraine.» Marie-Louise ne dit-elle pas en effet dans une des susdites lettres que, si elle songeait un jour à se remarier, elle serait heureuse de rencontrer un autre M. de Crenneville... Quelles que pussent être en réalité les qualités personnelles de ce galant homme, cette réflexion d'une souveraine même déchue, décèle,--suivant nous--un manque absolu de grandeur et même de dignité. Plus d'un contemporain, plus d'un historien qui ont connu ou étudié Marie-Louise la traitent d'esprit léger et irréfléchi, et constatent en elle l'absence totale de caractère et de tout sens politique. Il faut en effet quand on étudie de près l'histoire de la deuxième femme de Napoléon (qu'il jugeait lui-même plus tard _faible_ et _frivole_ malgré son extrême indulgence pour elle) reconnaître que cette impératrice était faite pour une existence terre à terre et exempte d'orages, qu'elle était douée par la nature d'un tempérament bourgeois de petite grisette. Née sur les marches d'un des trônes les plus illustres de l'Europe, elle ne se montra, en aucune rencontre, à la hauteur du rôle éminent que les circonstances et l'assentiment de son père l'avaient appelée à jouer sur la scène du monde. Nous dirons plus, les événements dramatiques, survenus pendant la durée si courte de son règne éphémère, ne semblèrent lui laisser plus tard,--après la chute de l'Empire français--que des souvenirs de véritable terreur, en même temps qu'une répugnance invincible à en affronter de nouveau les agitations et les périls. Nous pourrions nous borner à ces appréciations diverses, recueillies un peu partout et puisées dans les écrits des témoins vivant à la même époque, comme dans les récits des historiens contemporains actuels. Nous choisirons, cependant, pour mieux confirmer la justesse des jugements portés plus haut sur l'impératrice Marie-Louise, deux autres témoignages décisifs, le dernier surtout puisqu'il émane de l'infortuné duc de Reichstadt lui-même!... Écoutons d'abord celui de Prokesch Osten, ce fidèle et unique ami du fils de Napoléon et de Marie-Louise. S'il cherche d'abord à exonérer cette princesse des griefs articulés contre elle dans le livre de M. de Montbel, il est loin cependant de conclure à son innocence complète et à son irresponsabilité absolue. Voici le langage qu'il tient à son sujet: «Montbel fait tort à Marie-Louise en ne remarquant pas qu'elle voulait rester (en 1814) à Paris. Elle eût été satisfaite si le peuple l'eût empêchée de partir le 29 mars. Ceux qui lui supposent des arrière-pensées royalistes, etc., qui disent qu'elle vit avec joie la perte de son trône et de son époux, ne connaissent pas cette femme faible, mais capable cependant de sentiments plus élevés. Elle aimait son mari et son fils, et savait que ses devoirs envers eux devaient passer avant ceux qu'elle avait vis-à-vis de son père. La cause de ses égarements postérieurs consiste seulement dans la passivité fatale dans laquelle les jeunes filles (et surtout les princesses) sont élevées à Vienne.» M. Welschinger, l'historien éminent et bien connu de l'ouvrage si attachant, intitulé _le Roi de Rome_, a fait paraître récemment une très intéressante brochure qui fait suite à son livre, et pourrait en être considérée en quelque sorte comme l'appendice[5]. [5] _Le Duc de Reichstadt d'après des notes inédites du chevalier de Prokesch Osten_, p. 53. De Soye et fils, éditeurs, Paris 1907. Des notes intimes de Prokesch Osten, reproduites en partie dans cette brochure, il résulte qu'au cours d'une de ses conversations avec le duc de Reichstadt, ce prince aborda une seule et unique fois, avec son intime confident, le sujet brûlant d'une appréciation sur la conduite de sa mère, et qu'il le fit avec l'accent de la plus grande émotion. Le duc me dit alors, rapporte Prokesch: «Si Joséphine avait été ma mère, mon père n'aurait pas été à Sainte-Hélène, et moi je ne languirais pas à Vienne. Certainement ma mère est bonne... mais elle est sans force... Elle n'était pas la femme que mon père méritait!» En prononçant ces paroles le duc versait des larmes, se cachant le visage entre ses mains, et le loyal Prokesch, pour le consoler, reprenait: «La femme que méritait votre père n'existait pas!» De quel intérêt sera pour l'histoire qui le recueillera, ce jugement porté par le fils de Marie-Louise sur sa mère, et qu'un seul témoin a été à même de conserver dans sa mémoire puis de fixer sur le papier dans ses notes manuscrites! Dans ses intéressants mémoires sur Napoléon et Marie-Louise la veuve du général Durand, dame du Palais de l'impératrice, nous trace un charmant portrait de la seconde femme de Napoléon. Mme Durand restera dans l'histoire de la période impériale comme le type de la fidélité, du dévouement et de la noblesse de sentiments la plus pure. Voici en quels termes elle décrit la personne de Marie-Louise à l'époque de l'arrivée de celle-ci en France: «Marie-Louise avait alors dix-huit ans et demi, une taille majestueuse, une démarche noble, beaucoup de fraîcheur et d'éclat, des cheveux blonds qui n'avaient rien de fade, des yeux bleus mais animés, une main, un pied qui auraient pu servir de modèles, un peu trop d'embonpoint peut-être, défaut qu'elle ne conserva pas longtemps en France; tels étaient les avantages extérieurs qu'on remarqua tout d'abord en elle. Rien n'était plus aimable, plus gracieux que sa figure quand elle se trouvait à l'aise, soit dans son intérieur, soit au milieu des personnes avec lesquelles elle était particulièrement liée; mais dans le grand monde, et surtout dans les premiers moments de son arrivée en France, sa timidité lui donnait un air d'embarras que bien des gens prenaient à tort pour de la hauteur[6].» [6] _Mémoires de la générale Durand_, p. 9. Napoléon, ravi de rencontrer dans cette jeune princesse tous ces avantages réunis, en devint presque aussitôt réellement épris, et lui témoigna, dans les premiers temps de la lune de miel surtout, la plus vive tendresse. Marie-Louise possédait un ensemble de qualités domestiques dont l'Empereur savait apprécier le charme réel. Continuons d'emprunter aux souvenirs de Mme Durand d'autres particularités intimes qui feront mieux comprendre au lecteur les causes qui motivèrent, dès le début de leur union, l'attachement véritable ressenti par Napoléon pour sa nouvelle femme. Mme Durand ajoute en effet au séduisant portrait de Marie-Louise, que nous venons de reproduire plus haut, les appréciations suivantes: «L'archiduchesse Marie-Louise avait reçu une éducation très soignée; ses goûts étaient simples, son esprit cultivé; elle s'exprimait en français avec facilité, avec autant d'aisance que dans sa langue naturelle. Calme, réfléchie, bonne et sensible, quoique peu démonstrative, elle avait tous les talents agréables, aimait à s'occuper et ne connaissait pas l'ennui. Nulle femme n'aurait pu mieux convenir à Napoléon[7]. Douce, paisible, étrangère à toute espèce d'intrigues, jamais elle ne se mêlait des affaires publiques et elle n'en était instruite, le plus souvent, que par la voie des journaux. Pour mettre le comble au bonheur de l'Empereur, la Providence voulut que cette jeune princesse, qui aurait pu ne voir en lui que le persécuteur de sa famille, l'homme qui, deux fois, l'avait obligée de fuir de Vienne, se trouvât flattée de captiver celui que la renommée proclamait le héros de l'Europe, et éprouvât bientôt pour lui le plus tendre attachement.» [7] S'il n'avait pas été destiné à subir l'épreuve de l'adversité... D'après tout ce que nous venons de rapporter jusqu'ici l'on voit combien les sentiments de Marie-Louise, si peu bienveillants pour Napoléon avant son mariage avec ce prince, avaient changé depuis qu'il était devenu son mari!... Nous croyons devoir à ce propos reproduire, ci-après, une petite anecdote dont mon grand-père s'est fait l'écho dans ses souvenirs sur la deuxième femme de l'Empereur: «L'archiduchesse Marie-Louise, dit-il, aux premières paroles qui lui furent portées de son union projetée avec Napoléon, se regarda presque comme une victime sacrifiée au Minotaure. Cette princesse m'a fait l'honneur de me raconter qu'elle avait grandi, sinon dans la haine, au moins dans des sentiments peu favorables à l'homme qui avait mis plusieurs fois la maison de Habsbourg à deux doigts de sa perte, qui avait obligé sa famille à fuir de sa capitale et à errer de ville en ville, au milieu de la confusion et de la consternation inséparables d'une retraite précipitée. Les jeux habituels de son frère et de ses sœurs consistaient à ranger en ligne une troupe de statuettes en bois ou en cire qui représentaient l'armée française, à la tête de laquelle ils avaient soin de mettre la figure la plus noire et la plus rébarbative. Ils la lardaient à coups d'épingle et l'accablaient d'outrages, se vengeant ainsi, sur ce chef inoffensif, des tourments que faisait éprouver, à leur famille, le chef redouté contre lequel les efforts des armées autrichiennes et les foudres du cabinet de Vienne demeuraient impuissants[8].» [8] Méneval. _Mémoires pour servir à l'histoire de Napoléon I_er. Chez Dentu, éditeur. CHAPITRE II Lettre de l'empereur d'Autriche à Napoléon en date du 16 avril 1814.--Lettre de Metternich à Marie-Louise.--Appréciation du caractère et de la conduite de ce ministre par un contemporain du chancelier autrichien. Le récit de l'agonie de l'Empire en 1814, après l'immortelle campagne de France, a plusieurs fois été fait, et lu dans un grand nombre de mémoires relatifs à cette dramatique époque. Nous n'avons pas l'intention d'en reproduire, dans cet ouvrage, une nouvelle narration. Nous nous occuperons spécialement de Marie-Louise, la suivant dans ses pérégrinations jusqu'à Vienne et à Schönbrunn, en nous efforçant de tracer une peinture fidèle des impressions et des sentiments divers dont son âme était agitée au début de sa séparation d'avec l'Empereur, séparation qu'elle ne croyait pas alors devenue _définitive_. Son père, l'empereur d'Autriche, partageant ou feignant de partager la manière de voir de sa fille dans l'entrevue qu'il avait eue avec elle à Rambouillet, ne lui avait parlé à cette occasion d'aucune résolution semblable. Mon grand-père, en racontant les péripéties de l'entrevue de l'empereur François et de Marie-Louise dans cette résidence impériale, rend témoignage de l'émotion de ce souverain au moment où sa fille désolée le reçut en versant des larmes, et en jetant entre les bras de son grand-père le fils de Napoléon. On trouvera la preuve de l'incertitude où se trouvait alors le monarque autrichien sur la ligne de conduite qu'il aurait à adopter à cet égard, pour l'avenir, dans la lettre suivante adressée par lui de Rambouillet à son gendre détrôné, le 16 avril 1814, lettre insérée dans l'ouvrage de M. de Saint-Amand intitulé: _Marie-Louise, l'Ile d'Elbe et les Cent Jours_. Voici cette lettre: «Monsieur mon frère et cher beau fils, la tendre sollicitude que je porte à l'impératrice ma fille, m'a engagé à lui donner rendez-vous ici. J'y suis arrivé il y a peu d'heures, et je ne suis que trop convaincu que sa santé a prodigieusement souffert depuis que je l'avais vue. Je me suis décidé à lui proposer de se rendre, _pour quelques mois_, dans le sein de sa famille. Elle a trop besoin de calme et de repos et Votre Majesté lui a donné trop de preuves de véritable attachement pour que je ne sois pas convaincu qu'Elle partagera mes vœux à cet égard, et qu'Elle approuvera ma détermination. Rendue à la santé, ma fille ira prendre possession de son pays, ce qui la rapprochera tout naturellement du séjour de Votre Majesté. Il serait superflu sans doute que je donnasse à Votre Majesté l'assurance que son fils fera partie de ma famille, et que, pendant son séjour dans mes États, je partagerai les soins que lui voue sa mère. Recevez, Monsieur mon frère, l'assurance de ma considération très distinguée. De Votre Majesté impériale le bon frère et beau-père.--François.» La franchise n'avait jamais été la qualité maîtresse du Souverain de l'Autriche; sa conduite ultérieure et la suite des événements l'ont surabondamment démontré. Metternich d'ailleurs, son tout-puissant premier Ministre, ne lui aurait pas permis d'adopter, vis-à-vis de Napoléon, une attitude plus en harmonie avec les liens de parenté que le mariage de Marie-Louise avait créés entre le gendre et le beau-père. Mais François, et plus encore Metternich, considéraient Napoléon comme un danger pour l'Europe en général et en particulier pour l'Autriche. La peur qu'il leur inspirait a provoqué la rancune impitoyable avec laquelle ils ont poursuivi l'Empereur des Français et ont fini par consommer sa ruine. Tous les moyens leur étaient bons pour parvenir à ce résultat, même les plus déloyaux et les plus méprisables. L'immoralité des moyens qu'ils ont employés pour atteindre ce but révolterait la conscience d'un simple particulier. L'œuvre de la séduction de Marie-Louise, entreprise par le général Neipperg, armé de tous les pouvoirs et de tous les encouragements du Gouvernement autrichien pour en arriver à ses fins, a quelque chose de plus cynique et de plus odieux, suivant nous, que la chute de l'innocente Marguerite, provoquée par le satanique docteur Faust, dans l'immortel poème de Gœthe. Avant l'entrevue de Rambouillet Metternich, muni des pleins pouvoirs de son maître, avait déjà sanctionné à Paris, de concert avec les représentants des autres puissances coalisées, la ruine des espérances que la Régente Marie-Louise avait pu conserver pour que les droits de son fils demeurassent sauvegardés, et il écrivait à cette princesse, dont il osait prétendre servir les véritables intérêts, la lettre suivante: «Madame! »Messieurs de Bausset et de Sainte-Aulaire m'ont remis les lettres que Votre Majesté impériale a adressées par eux à l'Empereur Son Auguste père. Arrivé ici dans le courant de la journée, je me suis empressé de les expédier à leur haute destination. »J'aurai l'honneur de fournir demain à Votre Majesté impériale de nouvelles preuves de la sollicitude de l'Empereur pour Elle et son fils. J'ai précédé Sa Majesté impériale ici pour ne pas rester étranger aux arrangements que l'on négocie avec S. M. l'empereur Napoléon. Dès que cet arrangement sera signé, j'aurai l'honneur d'envoyer quelqu'un à Votre Majesté. Je puis toutefois Lui donner d'avance la certitude que l'on réserve à Votre Majesté impériale une existence indépendante qui passera à Son Auguste fils[9]. [9] Mensonge qui sera suivi d'un grand nombre d'autres. »Il serait superflu que j'assurasse Votre Majesté que l'Empereur lui voue le plus vif intérêt. Avec quelle satisfaction il la recevrait chez lui! L'arrangement le plus convenable sans doute serait celui qu'Elle se rendît momentanément en Autriche avec Son enfant en attendant qu'Elle ait le choix entre les lieux où se trouve l'empereur Napoléon[10] et son propre établissement. L'Empereur aurait de cette manière le bonheur d'aider de son mieux à sécher les larmes que vous n'avez que trop de motifs de répandre Madame! Votre Majesté serait tranquille pour le moment et libre de sa volonté pour l'avenir[11]. Elle amènerait avec Elle les personnes auxquelles elle voue le plus de confiance. L'Empereur sera ici en deux ou trois jours; ce que je Lui dis sur son voyage en Autriche doit être regardé par Votre Majesté comme entièrement conforme aux intentions paternelles que Lui porte Son Auguste père. [10] Seconde entorse à la vérité. [11] Même réflexion. »Je ne puis pas assez supplier Votre Majesté d'être parfaitement tranquille sur sa sûreté et celle de tout ce qui lui appartient. Elle a souvent daigné me vouer de la confiance; qu'Elle ne le fasse pas moins quand, dans l'immense crise du moment, je lui donne une assurance fondée sur la connaissance plénière des choses. »Agréez l'hommage du profond respect avec lequel je suis, Madame, »De Votre Majesté impériale, »Le très humble et très obéissant serviteur. »Prince DE METTERNICH. »Paris, le 11 avril 1814.» Si le mot de Talleyrand qui disait que la parole a été donnée à l'homme pour mieux déguiser sa pensée est souvent malheureusement bien exact, on peut, sans appréhension de tomber dans l'erreur, en faire également l'application aux discours comme aux élucubrations du fameux ministre Metternich. En bernant pendant près d'une année l'infortunée Marie-Louise d'espérances vaines, lui aussi excellait dans l'art de dissimuler sa pensée intime, et de recouvrir une mauvaise foi évidente sous le masque de l'intérêt. Il est curieux de constater cependant d'après les aveux de Gentz,--âme damnée du premier ministre autrichien,--qu'entre la période de temps comprise entre le 17 février et le 18 mars 1814, Napoléon pouvait encore sauver sa couronne et conserver le trône à sa dynastie. En donnant cette assertion comme absolument fondée, Frédéric de Gentz attribue l'échec des négociations de Châtillon à l'entêtement de Napoléon et à la maladresse de ses plénipotentiaires. L'Empereur n'avait-il pas plutôt raison de l'attribuer à la mauvaise foi de l'Autriche et des alliés? Les mémoires de Mme Durand, que nous aurons encore plusieurs fois l'occasion de citer, se trouvent d'accord avec les affirmations non suspectes de M. de Gentz sur ce point historique. «L'empereur eut encore, dit la dame du palais, l'occasion de faire une paix sinon glorieuse au moins honorable. Il tint encore une fois, entre les mains, un traité auquel il ne manquait que sa signature. Un succès partiel, qu'il obtint malheureusement en cet instant critique, vint paralyser sa main.» On trouve également, dans les mémoires du duc de Rovigo[12], la confirmation des appréciations qui précèdent relativement à l'issue des conférences de Châtillon, et une accusation formelle d'impéritie et de maladresse portée par l'ancien Ministre de la police contre le duc de Vicence, négociateur principal du Gouvernement impérial français. [12] Tome VII, chapitre XII, pages 188 et suivantes. _Mémoires de Rovigo_. Qui faut-il croire? L'assertion d'un adversaire déclaré tel que Gentz nous paraît cependant d'un grand poids. Quoi qu'il en soit, la mauvaise foi des alliés et en particulier celle de Metternich, âme de la coalition, est, elle aussi, un facteur dont il convient de tenir le plus grand compte. On nous permettra, puisque le nom du chancelier d'Autriche vient d'être encore prononcé, de reproduire ci-dessous le jugement, porté, par un témoin oculaire de ce qui s'est passé en 1814 et en 1815, sur le premier ministre de l'empereur François: «Jomini[13] prétend que l'oligarchie autrichienne n'a jamais dominé le cabinet de Vienne. Ce n'est vrai que depuis le jour où Metternich est devenu tout-puissant, mais il ne saurait être révoqué en doute que, jusqu'en 1811, une oligarchie souveraine a dirigé les conseils et la politique de ce cabinet. La maison d'Autriche fondée par un simple gentilhomme, qui ne s'est élevée que par des alliances et par le concours de la noblesse, propriétaire des deux tiers des biens territoriaux, a toujours été tenue en tutelle par les grands seigneurs. [13] Archives de famille. »L'empereur François, jusqu'à ce qu'il ait subi l'influence de Metternich, a laissé continuer, par l'indolence et l'incapacité qui lui sont propres, les errements qu'il a trouvés établis. Ce prince a reçu de la nature un esprit de ruse et de finesse, partage des esprits faibles et ignorants. Il est ennemi des lumières et de tout progrès, et cache sous une bonhomie apparente un orgueil excessif; il a une antipathie d'instinct contre toute idée libérale. Ce souverain, rencontrant dans Metternich un esprit qui sympathisait avec le sien, a goûté sa manière de faire et ses agissements, comme si le germe en eût reposé en lui, à son insu, et eût attendu, pour éclore, un homme qui le lui révélât et lui en apprît l'emploi; il s'y est donc fortement attaché. Intrigant politique de premier ordre, Metternich n'eut guère de rival dans les ruses de la diplomatie. Il brillait dans les cercles et avait le talent de s'en rendre l'arbitre par la grâce, l'aisance et les ressources de son esprit. Son tact était merveilleux pour pénétrer les principaux personnages d'une Cour ou d'un Cabinet, capter leur faveur et les faire servir à l'accomplissement de ses desseins. Il mettait une adresse singulière dans le choix de ses instruments, et savait s'entourer d'une troupe de gens dévoués dont il enveloppait, comme d'un filet, les capitales de l'Europe. En Espagne, en Portugal, en Italie, en France, il devint l'ami de l'aristocratie et du haut clergé; en Turquie l'ami du Sultan. Mais où la ruse et l'intrigue demeuraient insuffisantes, là s'arrêtaient sa capacité et son pouvoir. L'événement a prouvé la faiblesse de ses vues et l'égoïsme sans profondeur de ses conceptions. Il a perdu tous ceux auxquels il s'est attaché. Il a même fini par regretter la chute de Napoléon! La politique qu'il a fait adopter à l'Autriche en 1813 est sa condamnation, car le sort de l'Europe était alors dans ses mains. Cette puissance était, à cette époque, l'arbitre de la paix; elle pouvait la dicter également à la Russie et à la Prusse, auxquelles le début de la campagne avait été si défavorable, comme à la France qui lui en aurait su gré. Sous la main haineuse et vénale du ministre autrichien est tombé celui qui avait reconstruit en Europe l'édifice de la haute royauté, raffermi les princes sur leurs trônes, le médiateur puissant entre les peuples et les rois. Metternich, à la remorque de l'Angleterre et de la Russie, leur a vendu l'Europe et l'Autriche. Soutenu par un prince entêté et aveugle, sur le présent comme sur l'avenir, il est devenu le Richelieu de l'Allemagne à la cruauté près. Il a façonné à la corruption la jeune noblesse des premières maisons de la monarchie des Habsbourg, et c'est parmi elles qu'il a choisi ses espions. Des trois cents familles environ qui composaient l'oligarchie autrichienne, cent cinquante, domestiquées par Metternich, rampent présentement à la Cour. Au premier rang de ceux qu'il a dressés à la servitude sont les Liechtenstein, les Schwarzenberg, les Esterhazy, les Lobkowitz, etc. L'impulsion des esprits vers l'émancipation n'est pas favorable à la résurrection d'une semblable oligarchie, et s'oppose à ce qu'elle ressaisisse son ancienne prépondérance. On peut la considérer maintenant comme détruite.» Cette digression destinée à mettre en lumière le caractère de l'empereur François, et surtout celui de son célèbre premier ministre, nous a entraîné trop loin de notre sujet; il est temps de revenir à l'impératrice Marie-Louise. CHAPITRE III Marie-Louise laissée dans l'ignorance des événements survenus à Paris depuis l'abdication de Napoléon.--Mauvais conseils qui lui sont donnés dans son entourage, d'après les témoignages de Rovigo et de Mme Durand.--Bon mouvement de l'impératrice à Blois.--Jugement de Napoléon sur elle. Il n'entre pas dans le plan de ce travail de décrire les douloureuses péripéties qui précédèrent ou qui suivirent le départ précipité de Marie-Louise le 29 mars 1814 quand il lui fallut quitter Paris, ni de retracer le tableau du jeune et infortuné roi de Rome se refusant, avec cris de douleur et avec larmes, à quitter le palais où il était né. La plupart de ces faits sont trop connus pour qu'il soit nécessaire d'en rééditer les détails. Le spectacle de la Régente errant lamentablement de ville en ville, suivie de sa petite cour, après sa sortie de Paris, ne présenterait en effet qu'un triste et médiocre intérêt si des témoins autorisés n'avaient laissé, dans leurs _Mémoires_, d'intéressantes appréciations et de curieuses anecdotes sur un certain nombre de personnes formant l'entourage de Marie-Louise, réduite au rôle de fugitive. L'Impératrice était arrivée à Blois, dès le commencement d'avril, et y séjourna pendant quelques jours pour se conformer aux instructions de l'empereur Napoléon. Écoutons parler la fidèle madame Durand qui n'avait pas quitté sa souveraine au cours de ce pénible voyage: «On laissa ignorer à Marie-Louise, les premiers jours de son arrivée, tout ce qui s'était passé à Paris. Les arrêtés du Gouvernement provisoire, les décrets du Sénat lui étaient inconnus; on éloigna d'elle tous les journaux; jamais on ne lui parla des Bourbons; elle ne prévoyait donc encore d'autre malheur que la nécessité où serait Napoléon de faire la paix à telles conditions qu'on voudrait lui imposer.» Elle conservait une confiance aveugle dans les sentiments d'affection de son père pour elle et pour le jeune prince son petit-fils!... Partie de Paris le 6 avril, Mme Durand arriva le 7 à Blois et remit à Sa Majesté non seulement les papiers qui lui avaient été confiés, mais les arrêtés du Gouvernement provisoire et les journaux. «L'Impératrice, ajoute Mme Durand, avait été tenue dans une telle ignorance de tous les événements qu'à peine en croyait-elle ce qu'elle lisait. Les dépêches apportées l'étaient par le petit nombre de gens restés fidèles; on la pressait, on la suppliait de rentrer à Paris avant l'arrivée d'un prince de la maison de Bourbon; on lui assurait la Régence pour elle et le trône pour son fils si elle prenait ce parti.» Mme Durand, qui n'avait éprouvé, dans ce petit voyage, aucune difficulté, aurait voulu voir l'Impératrice suivre ce conseil courageux. Malheureusement le courage, la hardiesse n'étaient pas les qualités dominantes de la femme de Napoléon. «Marie-Louise promit de partir; elle paraissait décidée à le faire dès le soir même, lorsque le docteur Corvisart et Mme de Montebello furent d'un avis contraire. »La lâcheté des membres du Conseil de Régence vint appuyer leur avis. On trompa de nouveau cette malheureuse princesse, qui perdit de la sorte l'occasion de ressaisir ce que la fuite lui avait fait perdre. Quelques jours après elle apprit en même temps et l'abdication de Napoléon et son départ pour l'île d'Elbe, dont on lui laissait la souveraineté.» Telles sont les accusations formelles portées par Mme Durand, dans ses _Mémoires_, contre certaines personnes de l'entourage de l'Impératrice. Mon grand'père, tout en partageant pleinement cette manière de voir[14], a gardé plus de ménagements dans les siens; trop discret et trop réservé peut-être pour tout dire, il semble, avant tout, avoir eu la préoccupation de ne blesser personne, même quand le blâme était amplement mérité. Mais le duc de Rovigo a été moins circonspect, et son appréciation corrobore de la façon la plus nette le jugement de la dame du palais de Marie-Louise sur les défaillances--pour ne pas dire plus--de quelques personnes de l'entourage le plus intime de la souveraine détrônée. Laissons donc la parole à cet ancien et fidèle serviteur de Napoléon. [14] La suite de ce récit et sa correspondance avec ma grand'mère le feront comprendre plus tard. «Mme de Montebello, qui avait une très grande fortune, ne se souciait pas du tout d'aller s'enterrer vivante à l'île d'Elbe. Ses affections la rappelaient à Paris où elle pouvait vivre indépendante. Elle connaissait assez le cœur de l'Impératrice pour être persuadée que si une seule fois elle revoyait l'Empereur il n'y aurait pas eu de puissance assez forte pour l'empêcher de s'unir à son sort, et qu'alors elle serait obligée de la suivre. Aussi insista-t-elle vivement pour lui faire adopter le parti que l'Empereur lui-même avait conseillé, savoir: de s'adresser à l'empereur d'Autriche; parce qu'une fois cette princesse rentrée dans sa famille, elle se trouvait dégagée. Des insinuations perfides se joignirent aux instances de la dame d'honneur. On dit à l'Impératrice que l'Empereur ne l'avait jamais aimée, qu'il avait eu dix maîtresses depuis son union avec elle, qu'il ne l'avait épousée que par politique, mais qu'après la tournure que les choses avaient prise, elle devait s'attendre à des reproches continuels. L'Impératrice, ébranlée, céda; elle écrivit à son père, et ce fut sans doute sur son invitation qu'elle se rendit à Rambouillet[15].» [15] Rovigo, t. VII, chap. XI, p. 186$1 La duchesse de Montebello n'avait jamais eu aucune sympathie pour l'Empereur et les _Mémoires_ de Mme Durand ne nous ont pas laissé ignorer que Napoléon, ne dédaignant pas de plaisanter quelquefois avec les dames du service de l'Impératrice, ne le faisait jamais avec Mme de Montebello. Marie-Louise s'était, pour sa part, sérieusement attachée à la dame d'honneur que l'Empereur lui avait donnée, et la comblait de prévenances et de cadeaux. Cette maréchale a certainement exercé, tant qu'elle a été auprès de l'Impératrice, une très réelle influence sur la façon de penser et sur les résolutions de Marie-Louise qui, pendant longtemps, ne pouvait se passer d'elle. Cela n'a d'ailleurs pas empêché cette princesse d'oublier plus tard Mme de Montebello aussi bien que Napoléon. Pendant son séjour à Blois, dans les premiers jours d'avril, Marie-Louise était livrée aux plus vives inquiétudes et son visage était constamment inondé de larmes. Une lutte se livrait entre son bon et son mauvais génie. Par moments, elle voulait à tout prix aller rejoindre son époux à Fontainebleau; dans d'autres, elle préférait encore temporiser. Il faut avouer que Napoléon ne l'encourageait pas extrêmement à venir le retrouver. Il préférait sans doute voir l'Impératrice prendre d'elle-même cette honorable initiative. Peut-être aussi son orgueil souffrait-il à la pensée de paraître, devant Marie-Louise, dépouillé de son prestige de monarque invincible et de dominateur de l'Europe, tandis que sa femme restait toujours la fille d'un puissant souverain... Il y a tout lieu de penser, malgré les tergiversations de l'Impératrice, que Marie-Louise se serait déterminée à remplir son strict devoir et à rejoindre Napoléon, si ce dernier lui avait adressé un appel pressant, ce qu'il ne fit pas. Marie-Louise disait un jour au duc de Rovigo: «Ceux qui étaient d'opinion que je restasse à Paris avaient bien raison; les soldats de mon père ne m'en auraient peut-être pas chassée. Que dois-je penser en voyant qu'il souffre tout cela?» Ces paroles étaient prononcées à Blois avant l'entrevue de l'empereur François et de sa fille à Rambouillet. Le duc de Rovigo montre, dans ses _Mémoires_ une préoccupation constante d'innocenter Marie-Louise et d'excuser ses faiblesses ou ses irrésolutions. Il s'appuie sur son extrême jeunesse et sur son inexpérience pour plaider sa cause devant la postérité. Nous sommes loin de vouloir lui en faire un reproche, et cette générosité de sa part a quelque chose de chevaleresque dont on ne peut que lui savoir gré. Il est plus aisé d'accabler ceux qui ont failli que de prendre leur défense et de chercher à les réhabiliter. Voici ce qu'il raconte à propos de la mission du colonel Galbois, expédié de Fontainebleau à Blois le 6 avril par Napoléon, et porteur de ses messages pour Marie-Louise. «Le lendemain 7 avril, dit cet officier, j'arrivai de bonne heure à Blois; l'Impératrice me reçut de suite. L'abdication de l'Empereur la surprit beaucoup, elle ne pouvait pas croire que les souverains alliés eussent l'intention de détrôner l'empereur Napoléon. Mon père, disait-elle, ne le souffrirait pas; il m'a répété vingt fois, quand il m'a mise sur le trône de France, qu'il m'y soutiendrait toujours, et mon père est un honnête homme. »L'Impératrice voulut rester seule pour méditer sur la lettre de l'Empereur. »Alors je vis le roi d'Espagne et le roi de Westphalie. Joseph était profondément affligé; Jérôme s'emporta contre Napoléon. »Marie-Louise me fit appeler. Sa Majesté était très animée; elle m'annonça qu'elle voulait aller rejoindre l'Empereur. Je lui observai que la chose n'était pas possible. Alors Sa Majesté me dit avec vivacité: «_Pourquoi donc, Monsieur le colonel? Vous y allez bien vous! Ma place est auprès de l'Empereur dans un moment où il doit être si malheureux. Je veux le rejoindre, et je me trouverai bien partout pourvu que je sois avec lui!_» Je représentai à l'Impératrice que j'avais eu beaucoup d'embarras pour arriver jusqu'à elle, que j'en aurais bien plus pour rejoindre l'Empereur. En effet, tout était dangereux dans cette course. L'on eut de la peine pour dissuader l'Impératrice, enfin elle se décida à écrire[16].» [16] Rovigo, t. VII, chap. X, p. 167, 178. Il n'est que juste de tenir compte à Marie-Louise de ce mouvement spontané, venant des meilleures inspirations de son cœur, et de lui en savoir gré. Nous ne trouverons pas, malheureusement pour elle, beaucoup d'occasions de lui décerner de pareils éloges. Napoléon reçut des mains du colonel de Galbois la lettre de l'Impératrice avec un empressement extrême, et parut vivement touché, au dire de cet officier, du tendre intérêt que Marie-Louise lui témoignait au milieu des angoisses de la crise terrible où il se débattait, crise au cours de laquelle il avait, à un certain moment, tenté de mettre fin à ses jours! Nous avons dit que ces bons mouvements de l'Impératrice étaient rares, peut-être faut-il l'attribuer aux mauvais conseils de certains membres de son entourage? Mieux conseillée, mieux entourée, croyons-nous, son attitude aurait pu différer du tout au tout, et l'Empereur ne serait probablement pas parti seul pour l'île d'Elbe... La destinée de la France et de Napoléon eût alors pris sans doute une tournure bien différente, et l'histoire n'aurait eu vraisemblablement à enregistrer ni les Cent-Jours, ni Waterloo! A son arrivée à Orléans, rapporte Mme Durand, l'Impératrice trouva plusieurs régiments français très exaspérés par les événements et par la chute de Napoléon. On proposa à Marie-Louise de profiter des sentiments de dévouement de la garnison qui l'entourait pour aller rejoindre son mari; elle objecta les dangers de la route; on l'assura qu'il n'y en avait aucun et cela semblait vrai; «mais, ajoute la dame du palais, M. de Méneval et Mme Durand étaient seuls de leur avis contre les personnes que l'Impératrice affectionnait le plus. Un autre moyen fut encore proposé par eux, il fut également rejeté; en vain employèrent-ils les sollicitations les plus respectueuses. Marie-Louise voulait bien rejoindre Napoléon, mais combattue par tant d'avis différents dont elle ne pouvait reconnaître au juste la sincérité, elle eut le malheur de suivre les conseils de ceux qui voulaient la remettre dans les mains de son père et la séparer de Napoléon; ils y réussirent[17].» [17] Dans une autre partie de ses _Mémoires_, note de la page 196, Mme Durand raconte que seule elle osa dire à Marie-Louise que son honneur et son devoir exigeaient qu'elle suivît son mari dans l'exil. Après la visite de l'Impératrice à son père à Rambouillet, cette princesse dit à Mme Durand qu'elle avait un vif regret de ne pas avoir suivi son avis. Dans ces moments décisifs où la conscience de Marie-Louise était en proie à toutes ces agitations intérieures le duc de Rovigo cite encore, dans ses _Mémoires_, les paroles qu'elle lui adressait à Orléans, avant de se rendre à Rambouillet pour son entrevue avec l'empereur d'Autriche: «Je suis vraiment à plaindre, disait-elle. Les uns me conseillent de partir, les autres de rester. J'écris à l'Empereur, il ne répond pas à ce que je lui demande. Il me dit d'écrire à mon père; ah! mon père, que me dira-t-il après l'affront qu'il permet qu'on me fasse? Je suis abandonnée et m'en remets à la Providence. Elle m'avait sagement inspirée en me conseillant de me faire chanoinesse... J'aurais bien mieux fait que de venir dans ce pays!» Il est certain que la situation de la pauvre femme était pénible et difficile et qu'une âme mieux trempée que la sienne, un caractère plus résolu, aurait eu besoin de faire appel à toute sa force de volonté pour se reconnaître au milieu de tant d'événements troublants et de tant d'avis contradictoires! L'Impératrice disait encore à M. de Rovigo au cours de cette même conversation: «Aller auprès de l'Empereur! Je ne puis partir sans mon fils dont je suis la sûreté. D'un autre côté si l'Empereur craint que l'on attente à sa vie, comme cela est probable, et qu'il soit obligé de fuir, les embarras que je lui causerais peuvent le faire tomber dans les mains de ses ennemis, qui veulent sa perte, n'en doutons pas. Je ne sais que résoudre, je ne vis que de larmes!» Et, ajoute son interlocuteur, «son visage était véritablement baigné de pleurs en achevant de prononcer ces paroles». Rambouillet est l'étape fatale après laquelle Marie-Louise sera définitivement séparée de Napoléon. A partir de son entrevue avec son père, l'ancienne impératrice des Français va retomber à tout jamais sous le joug autrichien. Renonçant sans une grande opposition à la nouvelle patrie, qui l'avait accueillie cependant avec tant d'enthousiasme quatre années auparavant, Marie-Louise va se réfugier dans sa famille comme dans un port contre de nouveaux orages. «Pénétrée des impressions reçues dans sa première jeunesse, a dit mon grand-père, imbue de l'idée que l'intérêt de la maison d'Autriche ne peut-être mis en balance avec aucun autre intérêt, quand son père lui dit à Schönbrunn à son retour: _Comme ma fille, tout ce que j'ai est à toi, même mon sang et ma vie; comme souveraine, je ne te connais pas_, elle ne put que baisser la tête et confirmer par son silence la force irrésistible d'un pareil argument.» Dans son remarquable ouvrage sur le Roi de Rome, dont nous avons déjà eu l'occasion précédemment d'entretenir le lecteur, M. Welschinger cite--d'après le livre de M. Thiers--une dernière conversation de Napoléon avec Caulaincourt où l'Empereur s'exprime, sur le compte de sa seconde femme, de la façon suivante: «Je connais les femmes et surtout la mienne. Au lieu de la Cour de France telle que je l'avais faite, lui offrir une prison, c'est une bien grande épreuve. Si elle m'apportait un visage triste et ennuyé, j'en serais désolé. J'aime mieux la solitude que le spectacle de la tristesse et de l'ennui. Si l'inspiration la pousse vers moi, je la recevrai à bras ouverts. Sinon, qu'elle reste à Parme ou à Florence, là où elle régnera enfin. Je ne lui demanderai que mon fils.» Mais Napoléon ne reverra plus jamais ni la mère, ni le fils... CHAPITRE IV Marie-Louise se met en route pour Vienne.--Détails sur son itinéraire et les diverses phases de son voyage.--Appréciation de son caractère et de ses dispositions intérieures.--Accueil qu'elle reçoit à Vienne. «Le 25 avril 1814[18], Marie-Louise, accompagnée par Mmes de Montebello et Brignole, le général Caffarelli, MM. de Saint-Aignan, Bausset, Méneval, le Dr Corvisart et le chirurgien Lacorner quittait le château de Grosbois où elle avait été retrouver son père, qui y avait également reçu l'hospitalité du Prince de Wagram. Le roi de Rome la suivait avec Mme de Montesquiou, Mlle Rabusson, Mmes Soufflot et Marchand, sous la surveillance du général Kinski escorté de plusieurs officiers autrichiens. Marie-Louise arriva le 25 à Provins, où elle écrivit quelques mots à Napoléon qui les reçut à Porto-Ferrajo. Le 26, elle était à Troyes, le 28 à Dijon, le 29 à Gray, le 30 à Vesoul, le 1er mai à Belfort. Le 2 mai elle passait le Rhin près de Huningue et se dirigeait sur Bâle. Méneval--qui nous donne ces détails--nous apprend qu'elle reçut, dans cette ville, une lettre de Napoléon datée de Fréjus, et que cette lettre éveilla dans son cœur un nouveau regret de n'avoir pas rejoint l'Empereur à Fontainebleau: _C'était_, dit-il, _une sorte de remords qui se manifestait souvent, malgré tous les efforts qu'elle faisait pour n'en rien laisser paraître..._» [18] _Le Roi de Rome_, par Welschinger, p. 83. Marie-Louise et sa suite arrivaient à Bâle le 2 mai dans la soirée. Le lendemain mon grand-père, par une lettre en date de ce jour 3 mai, rendait compte à ma grand'mère de ses réflexions sur leur odyssée: «Bâle, 3 mai 1814. «... L'Impératrice se porte assez bien, et soutient sa position avec plus de calme qu'elle n'en aurait, je crois, si elle la sentait dans toute son étendue. On la cajole beaucoup. Je la prémunis contre des pièges. Elle promet d'être ferme et de ne pas se laisser empaumer; mais je redoute sa malheureuse facilité, et cette habitude de passivité que son éducation lui a fait contracter. Peut-être aussi me laissé-je égarer par une chimère, en croyant qu'on serait bien aise de la retenir toute sa vie en Autriche, et de s'emparer, en son nom, d'un pays qui lui donnerait une ombre de souveraineté et plus de moyens de se rapprocher de son mari et d'en recevoir des conseils, _ce que l'on redoute par dessus tout_. Je verrai, à mon arrivée à Vienne, et dans les premiers temps de mon séjour, ce qu'il y a à craindre ou à espérer à cet égard...» En 1848, après avoir été forcée de quitter le territoire français, la veuve du duc d'Orléans, née princesse de Mecklembourg, comme chacun sait, disait, en arrivant de l'autre côté du Rhin: «C'est à présent que je suis en exil, qu'à la pensée de ne jamais sans doute revoir la France, je sens mon cœur éclater!» Marie-Louise, de naissance allemande, comme la princesse dont nous venons d'évoquer le souvenir, ne connut jamais aucun sentiment d'attachement semblable pour notre patrie... Le 4 mai, Marie-Louise arrivée l'avant-veille à Bâle à 6 heures du soir, repartait de cette ville à 10 heures du matin. Après avoir consacré la journée du 3 à visiter Arlesheim et les pittoresques environs de ce chef-lieu de canton suisse, elle se mettait en route pour Schaffhouse. Elle arrivait dans cette petite ville à 9 heures et demie du soir et descendait à l'auberge de la Couronne; presque au même moment Napoléon débarquait à Porto-Ferrajo et prenait possession de l'île d'Elbe. A l'occasion du passage de l'Impératrice à Schaffhouse un correspondant de la _Gazette de Lausanne_ écrivait: «Le jeune prince se fait remarquer par des grâces particulières. Il est toujours à la portière et salue de la main les passants.» Marie-Louise fait naturellement un petit séjour à Schaffhouse pour y visiter et y admirer, à son aise, les célèbres chutes du Rhin. Elle écrivit de cette localité à l'empereur d'Autriche pour lui demander de faire restituer à son époux l'argent, les effets et les bijoux dont le sieur Dudon, émissaire du Gouvernement provisoire, l'avait dépouillée à Orléans. Partie de Schaffhouse le 6, à 7 heures du matin, Marie-Louise arrivait à Zurich à midi et se promenait en barque sur le lac, prétextant son incognito pour se refuser à recevoir le chargé d'affaires d'Autriche et les agents de Russie, de Bavière, etc., accrédités auprès de la Diète helvétique. Après avoir visité Constance, l'Impératrice arriva le 9, à 8 heures du soir, à Waldsée. Elle y descendit au château du prince de ce nom, qui la reçut à la portière de sa voiture, et lui présenta sa femme, grosse de son dix-septième enfant! Le cortège de la souveraine fugitive traverse Kempten, Reitti et Marie-Louise pénètre dans le Tyrol. C'est là que l'attendait une réception débordante d'enthousiasme: décharges de poudre, paysans fanatisés traînant la voiture de leur princesse, chœurs d'hommes et de femmes chantant sous ses fenêtres, rien ne manque à l'accueil triomphal qui lui est fait par ce pays resté profondément autrichien. Sa Majesté arrive à Innsprück le 12 mai, à 8 heures du soir; elle trouve la ville illuminée et une foule immense, dont la partie masculine s'attelle à son carrosse en poussant mille acclamations. Marie-Louise séjourne à Innsprück le 13 et le 14; elle devait bien cela à ces fidèles Tyroliens. Le 15 elle part pour Salzbourg où elle arrive le 16 et reçoit le 17 la visite de la princesse royale de Bavière, «fort belle personne» ajoute mon grand-père, dont je reproduis ici presque textuellement le _journal_. Le 19, fête de l'Ascension, Sa Majesté, après avoir entendu la messe, se met en route pour Enns où elle arrive à 7 heures du soir. Enfin le terme du voyage approche et, en arrivant à Mœlk, le 20 mai à 8 heures du soir, Marie-Louise y est reçue par le prince Trauttmansdorf, grand maître de la maison de l'empereur François, qui vient prendre les ordres de la fille de son maître, pour être en mesure de prévenir l'impératrice d'Autriche de l'heure à laquelle Sa Majesté partira le lendemain. C'est au cours de toutes ces pérégrinations que mon grand-père raconte comment un jour, dans le Tyrol, au milieu des acclamations qui l'y accueillaient, Marie-Louise lui avoua, en versant quelques larmes, qu'elle se reprochait de n'avoir pas suivi Napoléon dans son exil, et le remords qu'elle en éprouvait. «Louable et inutile regret, ajoute-t-il dans ses _Mémoires_, et que le temps n'a peut-être pas entièrement effacé!» Partie de Mœlk le 21 mai, à 11 heures du matin, Marie-Louise fut rencontrée, vers 3 heures, entre Saint-Pölten et Siegartskirchen, par sa belle-mère, l'impératrice d'Autriche, venue au devant d'elle avec ses équipages. La troisième femme de François II monta dans la voiture de sa belle-fille, Mmes Laczanski et Montebello dans celle de la souveraine autrichienne. Marie-Louise arrivant à Schönbrunn, le 21 mai, à 7 heures du soir, y fut aussitôt reçue par les princes et princesses de sa famille, frères, sœurs et oncles, puis conduite dans ses appartements par l'impératrice d'Autriche en personne. Mon grand-père, dans ses _Mémoires_, dit que Marie-Louise trouva dans les membres de la famille impériale à Vienne un accueil empreint de toutes les apparences de la cordialité: «Ses sœurs l'attendaient à la porte de son appartement et les jeunes archiduchesses se jetèrent à son cou, en la félicitant de son retour, comme si elle eût échappé à un danger dont elles étaient ravies de la voir sortie saine et sauve.» Napoléon faisait encore un peu l'effet de l'ogre de la fable aux yeux de ces jeunes et très naïves princesses! Tandis que Napoléon s'installait à l'île d'Elbe, Marie-Louise reprenait à Schönbrunn les habitudes de son enfance et du commencement de sa jeunesse. L'existence qu'elle menait dans cette retraite paisible, après de si pénibles agitations, avait du charme pour elle. Ses matinées étaient consacrées à son fils dont l'appartement communiquait avec le sien par un cabinet de toilette. Dans la journée elle dessinait, faisait de la musique, car elle avait--rapportent ses contemporains--un très beau talent de pianiste. Elle étudiait la langue italienne dont la connaissance lui serait nécessaire à Parme; enfin elle montait à cheval, se promenait à pied ou en voiture dans le parc de Schönbrunn et dans ses environs, visitait les curiosités de Vienne. La foule silencieuse et respectueuse se montrait avide de la contempler, et la gentillesse de son fils, qui était le plus bel enfant du monde, excitait une admiration générale. Elle se plaisait beaucoup dans la société de ses jeunes sœurs: Léopoldine, née en 1797 (future impératrice du Brésil); Marie-Clémentine née en 1798 (future princesse de Salerne); Caroline-Ferdinande née en 1801 (future princesse de Saxe); Marie-Anne née en 1804 (future abbesse du chapitre des Dames nobles de Prague). Elle voyait aussi très souvent ses frères: le prince impérial Ferdinand né en 1793, et François-Charles-Joseph né en 1802. Ce prince, père de l'empereur d'Autriche actuel, était le compagnon de jeux du roi de Rome que l'on n'appelait plus que le prince de Parme[19]. [19] Tous ces détails, ou du moins la plus grande partie de ceux qui précèdent, sont tirés de l'ouvrage du baron de Saint-Amand relatif aux femmes des Tuileries, et spécialement à Marie-Louise. Pendant que Napoléon, séparé des deux femmes qu'il avait successivement épousées, arpentait, tel qu'un lion dans sa cage, les rochers de l'île d'Elbe, l'impératrice Joséphine succombait presque subitement, le 29 mai 1814, dans sa retraite de la Malmaison, sous les yeux de ses enfants désolés. L'empereur Alexandre de Russie qui se trouvait encore à Paris lui avait prodigué, jusqu'au dernier moment, les témoignages de son intérêt et de sa sollicitude. Joséphine avait plus de cœur que Marie-Louise, et, quand elle avait appris que les Souverains alliés déportaient Napoléon à l'île d'Elbe, on assure qu'elle s'était écriée: «Ah! maintenant qu'il est malheureux ce pauvre Napoléon, comme j'irais m'enfermer avec lui dans son île, si sa seconde femme n'existait pas!» Marie-Louise n'avait pas de ces mouvements spontanés, qui sont le privilège des femmes bonnes et aimantes. C'était une nature tranquille, passablement égoïste, ennemie surtout des tribulations[20]. [20] Joséphine était remplie de grâce et de prévenances pour tout le monde: d'après ce que dit Rovigo, Marie-Louise ne faisait jamais d'avances à personne. La Souveraine détrônée recevait des visites à Schönbrunn, en faisait à Vienne, et voyait constamment les membres de la famille impériale et les principaux personnages de l'aristocratie viennoise. Voici d'après le journal de mon grand-père les noms de ceux qui fréquentaient chez elle le plus assidûment. C'était d'abord la reine Marie-Caroline de Naples, sa grand'mère, sœur de l'infortunée reine Marie-Antoinette; c'étaient son père et sa belle-mère l'empereur et l'impératrice d'Autriche, le duc Albert de Saxe-Teschen, l'archiduc Charles, le général de Grünne, le prince Trauttmansdorf, les Metternich, les comtesses Colloredo, Crenneville et O'Donnel, les comtes, Wrbna, Kinski, Taffe, d'Harrach, Dietrichstein, d'Edling, Sickingen, Witzeck, les princes de Ligne, Esterhazy, Lambesc, les archiducs Louis, Antoine, Rodolphe, etc. Mon grand-père raconte que Marie-Louise, dès le lendemain de son arrivée à Schönbrunn, avait établi l'ordre de service de sa maison, mais n'avait prescrit aucune règle particulière. Elle voulut même bannir toute étiquette et réaliser son rêve favori de la vie privée. «Elle refusa, dit-il, de vivre en commun avec sa famille et conserva son indépendance domestique. Elle déjeunait et dînait à ses heures ordinaires, à 11 heures du matin et à 7 heures du soir, avec la comtesse Brignole, M. de Bausset et moi, qui restâmes seuls avec elle. Elle invitait alternativement un petit nombre de personnes de sa famille, des ministres et leurs femmes, des officiers et des dames de la Cour de l'empereur d'Autriche, et quelques personnages que recommandaient leurs dignités ou leur rang dans l'État[21].» Il s'y trouvait, entre autres célébrités, le prince de Ligne, vieillard aimable et charmant qui avait été jadis le familier des impératrices Marie-Thérèse et Catherine de Russie. «Nous étions dans cette Cour, ajoute mon grand-père, accueillis diversement, mais non pas en amis. En général nous n'eûmes, dit-il, ni à nous plaindre ni à nous louer de la réception qui nous y fut faite.» [21] Méneval, _Mémoires_, t. III. Pour compléter le tableau de l'intérieur de Marie-Louise à Schönbrunn, nous emprunterons à M. de Bausset un passage du chapitre III du troisième tome de ses _Mémoires anecdotiques_: «Très souvent, dit-il, l'empereur François ou l'un des archiducs venait déjeuner avec Marie-Louise, l'archiduc Charles et son frère Rodolphe plus fréquemment que les autres. L'étiquette se ressentait de l'heureux caractère de l'Impératrice et de la bienveillance facile de la maison d'Autriche: Mme de Brignole, M. de Menneval et moi, constamment admis à ces banquets de famille, n'étions assujettis ni le matin, ni le soir, au sérieux de l'uniforme, quel que fût le rang des personnages qui venaient augmenter le nombre des convives.» Tout en avouant que Marie-Louise était toujours de l'avis de la dernière personne qui lui parlait, M. de Bausset fait un éloge pompeux de la princesse dont il était resté le grand maître, n'ayant pu obtenir de Louis XVIII--malgré ses instances--un poste de maréchal de la Cour du roi au palais des Tuileries[22]. Malgré le beau rôle que ce personnage a cherché à se donner dans ses _Mémoires_, pour faire bonne figure devant la postérité, il semble bien avéré qu'il fut un de ceux qui donnèrent à Marie-Louise des conseils perfides, destinés à nuire, dans l'esprit de cette princesse, à l'empereur Napoléon qu'il avait servi à genoux... M. Welschinger rappelle tout cela dans une note de la page 65 de son livre intitulé _le Roi de Rome_. Il y est dit notamment que Bausset avait conseillé à Marie-Louise de retourner en Autriche et de mettre fin «à une niaiserie sentimentale», en déliant «les nœuds d'une conjugalité» qu'il regardait comme expirée. Il comparait enfin Napoléon à Mahomet, disant que le premier avait eu un moment tout le bonheur du second, plus son audace et son charlatanisme!... Il faut reconnaître que la petite cour de l'impératrice Marie-Louise en Autriche comptait véritablement peu d'amis restés inébranlablement fidèles à l'Empereur déchu, qui les avait cependant comblés, pour la plupart, de ses bienfaits. On retrouve dans tous les temps et dans toutes les histoires ces lâchetés et ces défections. Ce sont les vilains côtés de l'humanité dont il est affligeant de contempler le spectacle toujours renaissant. [22] Voir le _Cabinet noir_, par M. d'Hérisson. CHAPITRE V Extraits de correspondances particulières se rapportant à Marie-Louise et rendant compte de sa situation d'esprit.--Mme de Montebello, MM. Corvisart et Caffarelli se séparent de l'Impératrice.--Projet de Marie-Louise d'aller prendre les eaux d'Aix en Savoie. La cour d'Autriche n'y est nullement favorable.--La reine Caroline de Naples, grand'mère de la femme de Napoléon.--Son portrait.--Bons conseils qu'elle donne à Marie-Louise. La correspondance de mon grand-père avec sa femme, demeurée à Paris avec leurs enfants, se multipliait pendant cette période d'exil. Nous allons y puiser d'assez nombreux extraits qui jetteront quelque lumière sur la situation d'esprit de Marie-Louise et sur son caractère. Dans trois ou quatre lettres qui s'échelonnent du 25 au 31 mai les observations qui la concernent sont nombreuses. Mon grand-père s'y inquiète de ce qu'il appelle à plusieurs reprises sa _facilité_, ce qui veut dire, probablement, un excès de générosité et de crédulité. Il trouve que l'Impératrice se laisse trop aisément duper par des intrigants envers lesquels elle prend des engagements qu'elle doit être, par la suite, dans l'impossibilité de remplir et il ajoute qu'elle s'en cache de peur qu'on ne cherche à s'opposer à ces actes de munificence, en lui démontrant l'indignité de ceux qui en bénéficient. Il déplore l'éloignement obstiné de Marie-Louise pour tout ce qui est _affaire_: «Penser à ses intérêts, estime-t-elle, c'est manquer de noblesse; ne pas accueillir les aventuriers qui s'efforcent de s'attacher à elle: c'est manque de générosité.» Malgré le rôle ingrat qu'il croyait de son devoir d'assumer, mon grand-père ne réussit guère, paraît-il, à prémunir sa souveraine contre une façon de penser qu'elle considérait comme louable, et contre des tendances généreuses qui, par leur exagération même, n'étaient susceptibles de produire que des résultats déplorables. Une autre fois c'est à son aveuglement sur ce qui constitue son seul et véritable intérêt qu'il s'en prend, blâmant dans Marie-Louise une fatale disposition à écarter, de ses préoccupations, l'avenir comme une idée importune. Jugeant compromis l'avenir d'une princesse si peu sérieuse, mon grand-père en demeurait profondément affecté, regrettant le sacrifice inutile qu'il avait fait en s'attachant à ses pas. Mais bientôt après il se ressaisit et termine sa lettre par ces mots: «L'Impératrice est touchée de mon attachement. Elle me l'a dit les larmes aux yeux. Je ne la quitterai qu'à la dernière extrémité.» Une autre des lettres de cette correspondance mérite d'être citée tout entière. Elle porte la date du _31 mai 1814_: De Schönbrunn: «Je n'augure rien de bon de ce qui va se passer ici pendant le mois de juin. Si ce n'était au reste le véritable attachement que je porte à l'Impératrice, cela me serait fort indifférent. Car, pour ce qu'on appelle intérêts, ils ne peuvent pas être plus nuls. Tu sais d'ailleurs que ce n'est pas dans cette vue que je l'ai suivie; je n'ai écouté que mon cœur, et n'ai jamais calculé ce qui fait le but de toutes les ambitions. Je ne m'en repentirai jamais, quoi qu'il puisse arriver, parce que ma conscience me suffit. On dit hautement ici que Sa Majesté est trop jeune pour la laisser se conduire elle-même. Il est probable qu'on m'attribue une partie de l'honneur de la conseiller; mais ce qui lui nuit le plus c'est la légèreté qu'elle a eue de confier ses affaires pécuniaires et les choses d'honneur à Bausset qui, malheureusement, jouit d'une assez mauvaise réputation, qui est bien connue ici, et qui rejaillit sur nous. Ajoute à cela la prochaine arrivée de M. de Cussy que bien tu connais, et tu peux juger si ce n'est pas beaucoup plus qu'il n'en faut pour nous perdre. En vérité tout cela me touche aux larmes, et je suis malheureux d'aimer si tendrement une princesse, digne à tant d'égards du plus profond dévouement.» Quand Mme Durand, le respectable auteur des _Mémoires_ dont nous avons plus d'une fois eu occasion d'invoquer le témoignage, parle des _perfides conseillers_ de l'impératrice Marie-Louise et de son mauvais entourage, on peut à présent constater qu'elle donne une note juste, et qu'elle a fait preuve non seulement de perspicacité, mais surtout de véracité. Le 30 mai 1814, jour de la signature à Paris du traité de paix entre la France et les Puissances alliées, le _Journal_ de mon grand-père relate que l'impératrice Marie-Louise, après avoir été rendre visite à sa grand-mère la reine de Naples à l'occasion de la Saint-Ferdinand, patron du roi son mari, se rendit ensuite chez l'impératrice d'Autriche. Marie-Louise était accompagnée paraît-il de la duchesse de Montebello, de MM. de Bausset et de Saint-Aignan. Mais il arriva que la femme de l'empereur François étant à table, sa belle-fille seule put être introduite auprès de Sa Majesté, et que Mme de Montebello et ces deux messieurs, abandonnés dans une office, furent laissés irrévérencieusement au milieu des domestiques qui servaient le dîner! Le lendemain, 31 mai, l'impératrice Marie-Louise vit partir avec douleur sa très chère dame d'honneur et amie, la duchesse de Montebello, rentrant en France avec son inséparable docteur Corvisart et M. de Saint-Aignan. Cette séparation fut extrêmement pénible, pour l'impératrice surtout. Le 1er juin, à 10 heures du soir, le brave et loyal général Caffarelli prenait à son tour congé de Marie-Louise, et partait le lendemain à 7 heures du matin. Il avait donné à l'Impératrice, en arrivant à Schönbrunn, les meilleurs conseils sur la ligne de conduite que ses véritables amis auraient voulu lui voir adopter. Elle ne les suivit malheureusement pas, mais elle demeura sincèrement affligée du départ de ce brave officier. On apprit à Vienne, ce même jour, que l'empereur d'Autriche avait dû quitter Paris pour revenir dans sa capitale; les souverains de Russie et de Prusse partaient en même temps pour Londres. Le 6 et le 7 juin, le _Journal_ de mon grand-père signale que Marie-Louise écrit et envoie des lettres en se servant, pour leur transmission, du courrier de la reine de Naples sa grand'mère. Elle avait eu à dîner le 6 juin le prince de Ligne et le prince Clary. A cette époque on remettait encore à Marie-Louise, sans les ouvrir, les lettres de l'empereur Napoléon, car l'infatigable _Journal_ rapporte qu'elle reçut le 14 juin une lettre de son époux, datée du 9 mai: «Cette lettre était dans son paquet mêlée avec d'autres lettres et des journaux.» Cette lettre, comme toutes celles que Napoléon écrivait à Marie-Louise, devait probablement rappeler à celle-ci la convenance de venir retrouver son mari à l'île d'Elbe ou tout au moins d'aller faire une saison d'eaux en Toscane pour se rapprocher de lui, au lieu de se rendre à Aix comme sa fantaisie le lui conseillait et comme Corvisart l'avait obstinément prescrit. De son côté la cour d'Autriche voyait déjà, d'un œil méfiant, la fugue projetée de Marie-Louise vers les montagnes de la Savoie, et faisait toutes sortes d'objections pour la dissuader de l'entreprendre. Le cabinet de Vienne redoutait que, placée si loin de sa surveillance, Marie-Louise ne lui échappât et ne revînt plus à Schönbrunn. C'est alors que Metternich songea sérieusement à choisir un mentor pour diriger les volontés de la fille de son maître, et lui imposer sa tutelle. L'empereur d'Autriche, de complicité avec son premier ministre, avait d'abord jeté les yeux sur le prince Nicolas Esterhazy, seigneur de la Cour infiniment respectable, mais Metternich le jugea _trop âgé_ pour acquérir, sur l'esprit de Marie-Louise, le genre d'influence qui lui paraissait désirable... et ce fut ainsi que son choix finit par se fixer sur le général Neipperg. Il avait sondé ce dernier, et lui avait reconnu toutes les qualités nécessaires pour jouer, à l'entière satisfaction du gouvernement autrichien, un rôle utile auprès de la femme de l'empereur détrôné. Le principal ministre de l'empereur François était secondé, dans ce plan de corruption déloyal, par l'impératrice d'Autriche dont les vues s'accordaient avec les siennes, et qui affichait la prétention de diriger l'esprit et les actions de sa belle-fille. La belle-mère de Marie-Louise avait toujours été et restait effectivement l'adversaire irréductible de l'Empereur Napoléon. Plus compatissante et plus équitable pour le mari de sa petite-fille se montrait la vieille reine Marie-Caroline de Naples[23], sœur comme on le sait de la femme de Louis XVI. A travers mille dangers cette reine, réussissant à tromper la surveillance des Anglais, avait trouvé le moyen de s'échapper de Sicile et d'arriver à Vienne en passant par Constantinople. Elle était venue en Autriche pour intéresser au sort de son mari, le roi Ferdinand, son gendre l'empereur François II. Elle voulait obtenir, à tout prix, à l'aide des armées de ce prince, l'expulsion du roi Murat et la restitution intégrale du royaume de Naples à ses légitimes possesseurs. Cette énergique princesse était résolue--dit mon grand-père--à voir chaque souverain en particulier et à ne pas lâcher prise qu'elle n'eût atteint le but qu'elle poursuivait: la chute du roi Joachim. Son caractère entreprenant et sa ténacité donnaient quelque inquiétude au gouvernement autrichien, dont elle accusait de son côté l'égoïsme. [23] Cette princesse s'était installée, près de Schönbrunn et de Vienne, dans le petit château d'Hetzendorf. «Cette reine qui dans les temps de prospérité de l'empereur Napoléon--ajoute mon grand-père--avait été son ennemie déclarée, et dont l'opinion ne pouvait être suspecte de partialité, professait une haute estime pour ses grandes qualités. Apprenant que je lui avais été attaché en qualité de secrétaire, elle me rechercha pour me parler de lui. Elle me disait qu'elle avait eu autrefois à s'en plaindre; qu'il l'avait persécutée et blessée dans son amour-propre (car j'avais alors quinze ans de moins, observait-elle); mais qu'aujourd'hui qu'il était malheureux, elle oubliait tout. Elle ne pouvait retenir son indignation devant les manœuvres employées pour arracher sa petite-fille à des liens qui faisaient sa gloire, et pour priver l'Empereur de la plus douce consolation qu'il pût recevoir, après les immenses sacrifices arrachés à son orgueil. Elle ajoutait que si l'on s'opposait à leur réunion, il fallait que Marie-Louise attachât les draps de son lit à sa fenêtre et s'échappât sous un déguisement: _Voilà_, répétait-elle, _ce que je ferais à sa place; car quand on est mariée, c'est pour la vie!_ Un tel acte de hardiesse, qui souriait à l'esprit entreprenant de la vieille reine, n'était pas dans la mesure du caractère de Marie-Louise, ni dans ses idées de décorum.» Continuons d'emprunter au livre de M. de Bausset quelques détails complémentaires relatifs à Marie-Caroline de Naples: «Cette princesse, dit-il[24], était d'une taille au-dessous de la moyenne, avait une démarche sans dignité, mais sa physionomie était vive et spirituelle: ses traits étaient assez réguliers, ses yeux petits, son sourire gracieux; sa voix était dure et son teint sans couleur; la seule chose que l'on pouvait remarquer en elle était l'extrême blancheur et la beauté de ses bras. Elle avait alors 63 ans, et il était facile de juger que, dans sa jeunesse, elle avait dû être jolie, moins pourtant que ne l'était sa sœur, Marie-Antoinette de France. [24] Mémoires anecdotiques de Bausset, tome III, chapitre II, page 27. »Les événements du mois d'avril en France venaient de ramener Marie-Louise dans le sein de sa famille paternelle; la grand'mère et la petite-fille s'y trouvaient dans une situation assez analogue. Cette conformité, dont les causes seules différaient, donna peut-être plus de charme à leur affection que les liens du sang qui les unissaient, et qui, d'ordinaire, sont comptés pour peu de chose dans des rangs aussi élevés. La reine Caroline venait redemander une couronne que des traités récents conservaient à Joachim. Marie-Louise avait été obligée de déposer la sienne. Plus vive, plus ardente, la reine de Sicile paraissait irritée des refus qui lui étaient faits. Je ne sais s'il faut l'attribuer à l'humeur qu'elle éprouvait contre la diplomatie circonspecte du Cabinet de Vienne, ou bien seulement à la politesse naturelle ou aux égards qu'elle croyait devoir à celle qui venait d'être la victime innocente d'une convulsion politique encore plus éclatante que celle dont elle se plaignait... Toujours est-il certain qu'elle eut assez de grandeur d'âme pour savoir apprécier et estimer la fidélité et le dévouement des personnes qui avaient suivi la destinée de sa petite-fille; elle ne parlait même de Napoléon qu'avec la noble franchise d'une ennemie à la vérité, mais d'une ennemie qui ne fermait point les yeux sur les grandes qualités de ce prince. Assurée par tout ce que lui disait l'Impératrice, que jamais Napoléon n'avait cessé d'avoir pour elle les meilleurs procédés, et qu'elle avait été comblée de soins et d'égards les plus touchants, la reine de Sicile l'engagea à se parer du portrait de Napoléon, qu'une réserve timide avait relégué au fond d'un écrin, et elle ne cessa de combler des plus grandes caresses le jeune Napoléon, le fils de son ennemi. Il y avait, dans cette conduite autant d'esprit que de délicatesse. Cette manière d'être et de l'exprimer ne se démentit pas un instant.» Il faut convenir que la grand'mère de Marie-Louise lui donnait des conseils plus nobles et plus élevés que ceux que M. de Bausset, qui en fait l'éloge, est accusé d'avoir donnés à la femme de Napoléon!... CHAPITRE VI Marie-Louise, le duché de Parme et Metternich.--Lettre de l'île d'Elbe pour recommander les eaux de la Toscane.--Retour de l'empereur d'Autriche à Vienne.--Réception qui lui est faite.--Dîner chez Marie-Louise.--Comment se passe la journée du secrétaire des commandements de l'Impératrice. Le 14 juin avait été une journée que Marie-Louise avait passée presque tout entière, ainsi que son entourage français, dans de longues causeries avec sa grand'mère la reine de Naples. Rappeler la femme de Napoléon au sentiment de ses devoirs n'était certes pas une besogne inutile. On a pu comprendre, par le compte rendu détaillé plus haut de quelques-unes des exhortations de l'aïeule, l'impression salutaire qu'elles auraient dû exercer sur le cœur de sa petite-fille. Mme de Brignole expédiant à l'île d'Elbe un courrier nommé Sandrini, Marie-Louise en profita ce jour-là pour donner une pensée à son époux et lui envoyer une lettre. Comme un enfant gâté, l'Impératrice ne songeait guère plus d'ailleurs qu'à accomplir le projet qu'elle avait formé d'aller prendre les eaux d'Aix en Savoie, et de se rapprocher ainsi de la duchesse de Montebello qu'elle n'avait pas encore eu le loisir d'oublier. Marie-Louise dut se donner beaucoup de mouvement et de peine pour obtenir de sa famille, et de Metternich, l'autorisation de s'absenter aussi loin et pour une période de temps relativement longue. On avait semé des doutes sur la possibilité de son voyage en Savoie et on lui proposait les eaux de Carlsbad ou d'autres analogues, situées en Allemagne, et qui pourraient mieux convenir à sa santé. Bien que la possession du duché de Parme fût assurée à Marie-Louise dans l'esprit du Cabinet autrichien, Metternich profitait de la candeur de cette princesse, et, pour mieux la dominer, lui inspirait des craintes continuelles sur la possibilité de la réalisation d'un désir qui lui tenait tant à cœur. La souveraineté de ce petit duché d'Italie, que l'on faisait miroiter à ses yeux comme la récompense de son obéissance aux vues de l'Autriche, était devenue comme un nouveau supplice de Tantale pour la fille de François II. Les prévenances dont Marie-Louise était l'objet de la part de sa belle-mère et des dames de la Cour masquaient le dessein de s'emparer de son esprit, de la confiner dans sa famille et de diriger toute sa conduite. Elle entrevoyait parfois confusément, dans certaines tracasseries dont elle était obsédée, l'intention secrète de la séparer définitivement de l'empereur Napoléon, auquel l'attachaient encore les liens du devoir et de l'affection. Elle se reprochait alors d'avoir trop cru aux impossibilités de le rejoindre, et d'avoir eu trop de confiance dans les promesses mensongères qui lui avaient été faites pour calmer ses scrupules. Enfin Napoléon, dans presque toutes ses lettres, l'entretenait de projets de réunion. Le général Bertrand écrivait en effet de Porto-Ferrajo à mon grand-père: «Si l'Impératrice a attendu à Vienne la réponse à sa lettre, l'Empereur désire qu'elle n'aille pas à Aix, et si elle y est déjà rendue, qu'elle n'y passe qu'une saison et qu'elle revienne le plus tôt possible en Toscane, où il y a des eaux qui ont les mêmes qualités que celles d'Aix. Elles sont plus près de nous, de Parme, et elles donneront à l'Impératrice le moyen d'avoir son fils auprès d'elle... Le voyage d'Aix plaît d'autant moins à l'Empereur qu'il n'y a plus probablement de troupes autrichiennes, et qu'alors l'Impératrice peut être exposée aux insultes de quelques aventuriers, et que d'ailleurs ce voisinage ne doit pas plaire aux souverains de ce pays. Il n'y a aucun de ces inconvénients en Toscane.» Mais Marie-Louise ne devait pas attendre l'autorisation de son époux pour faire ses préparatifs de voyage et pour se mettre en route. «Le 15 juin 1814, dit mon grand-père, Sa Majesté partit à 8 heures du matin de Schöenbrunn avec Mme de Brignole et moi pour Siegartskirchen où elle devait attendre, à la maison de poste de cette localité, l'arrivée de l'empereur d'Autriche, qui retournait dans ses États, et au-devant duquel elle avait résolu de se rendre. L'impératrice d'Autriche et les enfants de ce prince l'y avaient précédée. L'empereur François arriva à Siegartskirchen à 1 heure et demie, et vînt trouver Marie-Louise dans la maison de poste, accompagné de l'impératrice d'Autriche. L'ancienne impératrice des Français reçut son père dans la même salle de la maison de poste où l'empereur Napoléon avait reçu, en 1805, la députation qui venait lui présenter les clefs de Vienne. Le souvenir de la scène dont j'avais été le témoin, neuf ans auparavant, se retraça vivement à mon esprit. Je revoyais en imagination le glorieux vainqueur devant lequel le comte Zinzendorf, suivi de vénérables magistrats, s'inclinait en lui présentant, sur un plat d'argent, les clefs de l'orgueilleuse capitale de l'Autriche. Je revoyais ces députés recommandant leur ville et ses habitants à la générosité du vainqueur. Cette hallucination m'avait saisi au point que je fermai involontairement les yeux pour me recueillir. Quand je les rouvris je vis une scène bien différente. Les rôles étaient changés. A la même place où j'avais vu le soldat victorieux, dans une attitude fière, mais tempérée par un sentiment de générosité naturelle et par la sympathie qu'inspire aux cœurs magnanimes l'humiliation d'un grand peuple, je voyais une princesse presque agenouillée, les yeux humides, devant un prince qui la relevait avec un mélange d'orgueil et de tendresse. Cette princesse était la femme de Napoléon. Le prince était le beau-père de son époux, de celui dont il avait naguère imploré la clémence au bivouac de Sar-Uchitz, et qu'il proscrivait aujourd'hui. Dieu! me disais-je, quel jeu de la fortune, quel contraste et quelle leçon![25]» [25] Méneval. _Mémoires_, t. III. # Après quelques instants de repos l'empereur François, quittant Siegartskirchen, monta dans la calèche de sa fille; l'impératrice d'Autriche dans sa berline avec le prince héréditaire Ferdinand, l'archiduc François et l'archiduchesse Léopoldine. Mme la comtesse Laczanski, Mme de Brignole et mon grand-père dans la troisième voiture. L'impératrice Marie-Louise, après avoir dîné à Burkendorf avec toute sa famille, précéda d'un quart d'heure le retour de son père à Schönbrunn accompagnée, dans sa calèche, de l'archiduc Ferdinand son frère et du grand duc de Würtzbourg[26] son oncle. Les habitants de Vienne et des environs se pressaient, en foule immense, pour voir passer le cortège, et remplissaient les avenues et même les appartements du palais. [26] L'archiduc Ferdinand-Joseph, grand duc de Toscane en 1815 sous le nom de Ferdinand III. Le 16 juin le souverain de l'Autriche, parti de Schönbrunn à 8 heures du matin, fit son entrée triomphale, à cheval, dans Vienne. La veille, à la descente de voiture de l'empereur François au château, Marie-Louise lui avait amené son fils pour le présenter à son grand-père. Le 20 juin l'impératrice Marie-Louise avait invité à venir s'asseoir à sa table le comte et la comtesse d'Althann, grand maître et grande maîtresse de la maison de l'impératrice d'Autriche, ainsi que le grand maître des cuisines: landgrave de Fürstenberg. Le grand chambellan remettait ce même soir, à mon grand-père, une lettre du général Bertrand partie de l'île d'Elbe le 27 mai. Le 21 juin, après un déjeuner chez Marie-Louise, avec son oncle le palatin de Hongrie, Mme de Brignole, Mme de Bausset et mon grand-père furent présentés à l'empereur d'Autriche. «Il nous accueillit avec bienveillance, assure mon grand-père, et prolongea assez longtemps un entretien dans lequel il ne fut question d'aucun objet politique[27]. Une circonstance de cette présentation était faite pour me frapper. La pièce où l'empereur François nous recevait était la même qui avait servi de cabinet à l'empereur Napoléon en 1805 et en 1809. Ce cabinet, rempli des souvenirs d'une grande souveraine (Marie-Thérèse) était orné de sa statue et des portraits de ses descendants.» [27] «L'empereur d'Autriche nous a reçus hier et nous a fort bien traités. J'ai eu beaucoup à m'en louer en mon particulier...» 22 juin 1814. (Extrait d'une lettre à la baronne de Méneval à elle adressée par son mari.) En prévision de son prochain départ pour Aix, Marie-Louise avait résolu de recommander aux soins du docteur Franck, célèbre médecin de Vienne, son fils qui devait rester en Autriche avec la comtesse de Montesquiou, sa fidèle et noble gouvernante, pendant l'absence de l'Impératrice sa mère. Mon grand-père dut se rendre chez le docteur Franck, pour s'entendre avec lui à ce sujet, et il fut convenu que le médecin viennois serait présenté à Sa Majesté le 27 juin. Le 24, après une visite au château d'Hetzendorf, chez sa grand'mère, Marie-Louise avait reçu à dîner l'archevêque de Vienne, qui avait béni son mariage par procuration en 1810, le prince Trauttmansdorf, grand maître de la Cour, le comte Trauttmansdorf son fils, grand écuyer, et le comte Chotek, ministre d'État et des Conférences. Le dimanche 26 juin grande réception à Schönbrunn chez l'impératrice Marie-Louise. Un grand nombre de notabilités de la Cour et beaucoup de membres de la famille impériale viennent prendre congé d'elle avant son départ pour les eaux. Le _Journal_ de mon grand-père cite entre autres noms: le prince de Ligne, le grand chambellan comte Wrbna, le grand écuyer et ses quatre enfants, la maréchale de Bellegarde, la comtesse O'Donnell et ses sœurs, M. et Mme de Taffe, M. de Reigersberg, le comte Chotek, M. et Mme d'Althann, M. de Kaiserstein, le grand duc de Würtzbourg, les archiducs Reinier, Antoine, Rodolphe et Maximilien, l'archiduchesse Béatrix, l'archiduc François et la princesse de Sardaigne sa femme, etc. Enfin le 29 juin, jour fixé pour son départ, Marie-Louise reçoit dans la journée sa grand'mère la reine Marie-Caroline, plusieurs de ses oncles, ses deux frères, leurs gouverneurs et le médecin de l'empereur François; à 6 heures du soir elle va prendre également congé de ses sœurs. Une indisposition assez sérieuse de Mme de Brignole fait un moment craindre à l'Impératrice d'être obligée de différer son départ. «Sa Majesté dîne à 7 heures et demie avec son fils et moi, ajoute mon grand-père, et voit pendant son dîner Mmes de Colloredo et Crenneville. A huit heures arrive sa belle-mère, l'impératrice d'Autriche, qui reste auprès de Sa Majesté jusqu'au moment où elle monte en voiture, c'est-à-dire jusque vers 10 heures et demie. L'impératrice d'Autriche m'exprime, d'une manière très gracieuse, son regret de ne pas m'avoir reçu chez elle, et le désir que je m'y présente à mon retour à Vienne. Marie-Louise promet à sa belle-mère d'y revenir après avoir pris deux saisons d'eaux.» La femme de Napoléon quittait alors avec soulagement cette ville de Vienne où sa situation était fausse malgré les prévenances et les égards dont l'entourait sa famille. Le cœur inquiet, l'âme remplie d'amers souvenirs, elle avait soif de mouvement et de distractions, le besoin de s'étourdir et de chasser les pensées, souvent sombres, qui assiégeaient son esprit. Elle était revenue en Autriche comme elle en était partie quatre ans auparavant, déchue du haut rang que lui avait assigné pour un moment la politique changeante du Cabinet de Vienne, et leurrée de la jouissance d'une principauté que ce gouvernement devait lui faire acheter par les plus pénibles sacrifices. «Quand elle avait été destinée, dit mon grand-père, à devenir la compagne de l'empereur Napoléon, l'Empereur son père lui avait donné, en se séparant d'elle, les conseils d'un bon père de famille: _Soyez bonne épouse, bonne mère, et rendez-vous agréable en tout à votre mari_. La politique autrichienne avait sous-entendu: Tant qu'il sera puissant et heureux, et utile à notre maison!» Tout avait bien changé depuis cette époque, et le proverbe est bien vrai quand il affirme que les absents ont toujours tort; le sort de Napoléon en fournira une nouvelle preuve. Cependant, au cours des cinq semaines que l'impératrice Marie-Louise venait de passer à Vienne, mon grand-père rapporte qu'elle y reçut plusieurs lettres de son époux, l'une par l'intermédiaire du général autrichien Köhler, à son retour de l'île d'Elbe où il avait accompagné l'Empereur en qualité de commissaire autrichien, les autres renfermées dans des lettres du général Bertrand[28]. L'Impératrice y répondit exactement paraît-il. Ces lettres du comte Bertrand contenaient quelques notions générales sur la situation de Napoléon à l'île d'Elbe, et sur les espérances qu'il paraissait conserver d'y revoir, dans un avenir rapproché, l'Impératrice et son fils. Combien cet espoir était vain! [28] Nous ne publierons pas de nouveau, dans cet ouvrage, les lettres du général Bertrand, datées de l'île d'Elbe et adressées à mon grand-père; si le lecteur est désireux d'en prendre connaissance, il n'a qu'à se reporter au troisième volume de ses _Mémoires pour servir à l'histoire de Napoléon Ier_ (chez Dentu, 1894). Avant de continuer la relation du voyage de l'impératrice Marie-Louise, nous ne jugeons pas inutile d'ouvrir ici une parenthèse, pour insérer une lettre de mon grand-père à sa femme, lettre destinée à donner à celle-ci une idée du genre de vie mené par lui à Schönbrunn: «Schönbrunn, _le 18 juin 1814_. »Si tu veux savoir comment ma journée est arrangée, le voici: Je me lève à 6 ou 7 heures du matin, mais pas plus tard. Je lis un peu ou reçois quelqu'un. Je m'habille et descends à 9 heures chez l'Impératrice, où je passe une heure. »A 11 heures et demie nous déjeunons, assez habituellement seuls, c'est-à-dire l'Impératrice, Mme Brignole, Bausset et moi. Après déjeuner, Sa Majesté reçoit quelquefois ses oncles ou des étrangers. Elle s'occupe chez elle ou passe quelques heures avec sa famille ou prend une leçon d'italien jusqu'à 5 heures qu'elle va se promener, si le temps le permet, ou à cheval, ou à pied ou en voiture; je l'accompagne ordinairement. A 7 heures, nous dînons. Presque toujours l'Impératrice invite deux ou trois personnes de Vienne. Après dîner nous jouons à la poule, et à 10 heures, Sa Majesté rentre chez elle. Après avoir causé, on continue à jouer une demi-heure ou une heure; puis nous allons nous coucher. Voilà une vie bien régulière et j'ajouterai bien monotone pour ce qui me regarde.» Un peu plus tard, au cours des différentes promenades ou excursions de Marie-Louise en Suisse pendant le mois de juillet 1814, mon grand-père--dans sa correspondance avec ma grand'mère,--fera savoir à celle-ci «qu'il ne peut quitter sa Majesté d'un pas, et qu'il est obligé de l'accompagner et de lui donner le bras partout, Marie-Louise ayant la bonté de vouloir toujours le garder à ses côtés.» CHAPITRE VII Départ de Marie-Louise pour Aix.--Détails sur ce voyage, arrivée à Aix.--Mme de Montebello, Corvisart et Isabey arrivés de leur côté pour y retrouver l'Impératrice.--Première apparition de Neipperg.--Réflexions.--Portrait du général Neipperg.--Quel était son véritable père. Passant par Lambach, Traunstein, Paiss, Marie-Louise fit son entrée à Munich, le 2 juillet à 9 heures du soir. L'ex-vice-roi d'Italie, prince Eugène de Beauharnais et la princesse de Bavière, sa femme, attendaient à la maison de poste l'arrivée de l'ancienne souveraine de France, qu'ils emmenèrent souper avec eux. «Nous les suivîmes, dit mon grand-père, Mme de Brignole et moi, dans tout le désordre d'un costume de voyage, et soupâmes, dans le palais du prince Eugène, avec la princesse royale de Würtemberg, sœur et belle-sœur de nos hôtes. Cette princesse, après sa séparation de l'époux que la politique de Napoléon lui avait donné, était venue chercher des consolations auprès de sa sœur. La Providence lui ménageait une éclatante réparation en la plaçant, un an après, sur le trône impérial d'Autriche[29].» [29] Elle devint effectivement, à cette époque, la quatrième femme de l'empereur François. L'Impératrice était si pressée d'arriver au terme de son voyage qu'elle se résigna à passer toute une nuit dans sa voiture. Elle traversa successivement Landsberg, Mindelheim, Landkirch, Morsburg, où Marie-Louise et son entourage retrouvèrent M. de Bausset, parti en éclaireur, retenu dans sa chambre par la goutte à l'auberge de _l'Ours_. Le 5 juillet, Sa Majesté quitte Morsburg, à 6 heures et demie du matin, pour traverser le lac de Constance, et trouve, dans la ville du même nom, ses équipages qui l'y attendaient. Elle rencontre à Baden son beau-frère, le roi Louis Bonaparte, arrivé depuis quatre jours pour y prendre les bains. Après avoir passé la nuit à l'auberge du _Sauvage_ à Aarau, Marie-Louise arrive à Berne à 7 heures du soir et descend à l'auberge du _Faucon_, le 6 juillet, au milieu de tourbillons de poussière et par une chaleur excessive. Le 7 juillet, l'Impératrice séjourne à Berne où elle fait des emplettes, visite les curiosités de la ville ainsi que la célèbre fosse où sont renfermés les ours, armes parlantes du canton. Mon grand-père mentionne, dans son _Journal_, le cadeau que lui fait sa souveraine d'un superbe dessin original de Lorry, représentant une vue de Berne, et destiné à lui en rappeler le souvenir. Partie de Berne le 8 à 10 heures du matin, Marie-Louise et son cortège traversent Payerne pour arriver, le lendemain 9, à Lausanne. Au retour d'une excursion dans les environs et d'une promenade à Ouchy sur le beau lac de Genève[30], excursion au cours de laquelle la voiture de mon grand-père verse (ce qui lui occasionne une foulure du poignet), Sa Majesté trouve en rentrant chez elle à 8 heures et demie le roi Joseph Bonaparte, son beau-frère, qui attendait son retour à Lausanne. Ce prince s'était retiré depuis le renversement de l'Empire dans une maison de campagne située à Allaman, habitation qui n'était distante de Lausanne que de quatre lieues. Le Gouvernement autrichien n'avait certainement ni favorisé ni prévu cette rencontre, dont il n'aurait vraisemblablement pas manqué de prendre ombrage. Mais le garde du corps que le prince Metternich avait annoncé et imposé à la fille de son maître, pour être son organe et son plénipotentiaire auprès d'elle, n'était heureusement pas encore arrivé, ce que le frère de Napoléon n'eut pas lieu, probablement, de regretter beaucoup. [30] Dans sa promenade sur le lac de Genève, à Ouchy, le 9 juillet, un témoin oculaire décrit en ces termes la toilette de Marie-Louise: «Elle portait une robe blanche sous une tunique de soie verte, un châle à grandes draperies, un chapeau de paille garni de dentelles et de fleurs. Son regard annonçait une douce mélancolie et une grande expression de bonté.» (BUDÉ. _Les Bonaparte en Suisse_, chap. III, p. 94.) Marie-Louise passe la journée du 10 juillet chez le roi Joseph dans la charmante propriété d'Allaman, et s'embarque à deux heures avec lui sur le lac, accompagnée de M. de Sellon, propriétaire du château, de la comtesse Brignole et de mon grand-père. Elle débarque à la bergerie du roi et se promène, dans les bosquets de Prangins, par une chaleur affreuse. On repart, après un léger repas, dans les chars à bancs du roi Joseph pour arriver à l'auberge anglaise, fameuse en ce temps là, des _Sécherons_ près Genève. Le roi Joseph, après y avoir passé la nuit, se remit en route, à la pointe du jour, pour retourner chez lui. Le 11 juillet, partie des Sécherons, à 7 heures du matin, accompagnée de son fidèle entourage, Marie-Louise traversa Bonneville pour arriver à Chamouny à 11 heures et demie du soir par un orage affreux et une pluie battante. Ces excursions alpestres l'enchantaient et l'intéressaient vivement, et, après avoir visité le glacier des Bossons, le Montanvert et la Mer de Glace, l'impériale voyageuse pria instamment mon grand-père de faire, sur leur commune expédition, une relation poétique qu'elle lui promit d'entreprendre elle-même de son côté[31]. Il fallut bien lui obéir, mais pour être poète il ne suffit pas d'avoir de la bonne volonté; il est surtout nécessaire d'avoir reçu du ciel un don spécial dont un très petit nombre de personnes sont seules favorisées. La suite de l'Impératrice, au cours de ces pérégrinations, se composait de Mme de Brignole, de mon grand-père, de Mlle Rabusson, du docteur Héreau, de M. Amelin, et du guide Jacques Crotet, de Genève. Le 16 juillet, à 7 heures du soir, Marie-Louise était de retour aux Sécherons. [31] L'Impératrice avait pris, dans ce voyage, le nom de duchesse de Colorno. Le 17 juillet Marie-Louise quitta les Sécherons à 11 heures du matin pour arriver à Aix-les-Bains, terme de son voyage, à 6 heures du soir. Elle y descendit dans la maison d'un M. Chevalley qui avait été retenue pour lui servir d'habitation. Ce fut à cette date fatale, et mémorable dans l'histoire de la deuxième femme de Napoléon, que le général Neipperg fit auprès d'elle sa première apparition... Le fondé de pouvoirs de l'empereur d'Autriche et de Metternich auprès de Marie-Louise s'était rendu au-devant d'elle, à deux postes d'Aix, et, à partir de ce moment, ne devait plus la quitter. Du 18 juillet 1814, au 4 septembre inclus de la même année, Marie-Louise séjourna à Aix. Elle y reçut la visite de la duchesse de Montebello, de Corvisart et d'Isabey venus pour passer quelques jours auprès de leur ex-souveraine. Arrivée à Aix le 4 août, Mme de Montebello en repartait le 17. Dès le 20 juillet mon grand-père, après avoir installé l'Impératrice à Aix, avait provisoirement pris congé d'elle, pour aller passer à Paris, près de sa femme et de ses jeunes enfants, le temps d'une double saison d'eaux. Dans les mémoires qu'il a laissés sur la période du Premier Empire, mémoires auxquels nous avons dû déjà faire et ferons encore de si larges emprunts, mon grand-père rapporte qu'en voyant arriver à cheval, à sa rencontre, le général Neipperg à Carrouge près d'Aix, Marie-Louise éprouva, en recevant son salut, une impression désagréable qu'elle ne put entièrement parvenir à dissimuler. «Était-ce, ajoute-t-il, l'instinct d'un cœur honnête, mais peu sûr de lui-même, qui lui présentait cet homme sous les traits d'un mauvais génie, et qui l'avertissait secrètement du danger de se livrer à ses conseils?» Le départ du fidèle secrétaire intime de l'Empereur laissait ainsi le champ libre à l'agent du Cabinet de Vienne auprès de l'Impératrice, au représentant des adversaires acharnés de Napoléon, dont Neipperg partageait la manière de voir et les sentiments plus qu'hostiles. Le Méphistophélès de la coalition ne se doutait peut-être pas alors du service que cet éloignement lui rendait. Jusqu'à ce moment, en effet, et malgré les manœuvres déloyales de toute nature, mises en œuvre à la Cour de Vienne pour perdre son époux dans l'esprit de l'Impératrice, Marie-Louise n'avait qu'à demi subi leur pernicieuse influence. Ces manœuvres avaient pu, dans une certaine mesure, oblitérer son jugement, paralyser ses bonnes intentions, mais comme femme, comme épouse, sa conduite était demeurée irréprochable. Cette jeune princesse faible, mais non perfide, avait besoin, plus que personne, d'être maintenue dans la ligne droite par de sages conseils et de salutaires représentations. Nous avons vu ce que valait son entourage intime, à l'exception de quelques nobles caractères tels que Mme Durand et la comtesse de Montesquiou, ce qui faisait dire à mon grand-père, quelques mois plus tard, qu'ils étaient _les derniers des Romains_. Or l'impératrice Marie-Louise allait rester, pendant deux mois, seule avec la comtesse Brignole et le général Neipperg! «C'était, dit avec raison M. Welschinger, deux créatures qui semblent avoir été inventées tout exprès pour la détourner de son époux; car, l'une stylée par M. de Talleyrand parlait adroitement contre l'Empereur, et l'autre savait qu'en disant du mal de Napoléon, il ne déplairait ni à Metternich, ni à François II[32].» [32] _Le Roi de Rome_, par Welschinger, p. 91, chap. VI. Le départ de mon grand-père pour la France, en juillet 1814, coïncide donc, d'une manière assez frappante, avec la chute morale, et bientôt matérielle, de la femme de l'empereur Napoléon. Notre intention n'est pas d'en conclure que sa présence permanente auprès de Marie-Louise aurait pu préserver celle-ci de cette déchéance, car tous les atouts étaient dans le jeu de l'Autriche, un bien petit nombre au contraire dans celui du serviteur loyal de l'empereur déchu. Il nous paraît néanmoins incontestable que cette circonstance ne fit que hâter et précipiter un dénoûment que celui-là même qui le provoquait n'aurait pu croire ni espérer si rapide!... Bien que le portrait du général comte Neipperg ait été retracé dans divers ouvrages concernant le Premier Empire, le rôle considérable qu'il a joué dans l'histoire de Marie-Louise est tel que nous jugeons intéressant de mettre, sous les yeux du lecteur, ce qu'en a dit déjà mon grand-père dans ses _Mémoires_: «Le comte de Neipperg n'était pas doué d'avantages extérieurs remarquables. Un bandeau noir cachait la cicatrice profonde d'une blessure qui l'avait privé d'un œil; mais cet inconvénient disparaissait quand on le considérait avec quelque attention. Cette blessure allait même assez bien avec l'ensemble de sa figure qui avait un caractère martial; il avait des cheveux d'un blond clair peu fournis et crépus. Son regard était vif et pénétrant. Ses traits n'étaient ni vulgaires, ni distingués; leur ensemble annonçait un homme délié et subtil. Son teint, dont le ton général était coloré, manquait de fraîcheur; l'altération causée par les fatigues de la guerre et de nombreuses blessures s'y faisait sentir. Il était d'une taille moyenne mais bien prise, et l'élégance de sa tournure était relevée par la coupe dégagée de l'uniforme hongrois. Le général Neipperg avait alors quarante-deux ans[33] environ. L'abord du comte Neipperg était celui d'un homme circonspect. Son air habituel était bienveillant, mêlé d'empressement et de gravité. Ses manières étaient polies, insinuantes et flatteuses. Il possédait des talents agréables; il était bon musicien[34]. Actif, adroit, peu scrupuleux, il savait cacher sa finesse sous les dehors de la simplicité; il s'exprimait avec grâce et écrivait de même. Il joignait à beaucoup de tact l'esprit d'observation; il avait le talent d'écouter et prêtait une attention réfléchie aux paroles de son interlocuteur. Tantôt sa physionomie prenait une expression caressante, tantôt son regard cherchait à surprendre la pensée. Autant il était habile à pénétrer les desseins des autres, autant il était prudent dans la conduite des siens. Joignant les apparences de la modestie à un grand fond de vanité et d'ambition, il ne parlait jamais de lui. Il était brave à la guerre; ses nombreuses blessures prouvaient qu'il ne s'y était pas épargné[35].» [33] Vingt ans de plus que Marie-Louise à peu de chose près. [34] Cette dernière qualité devait lui devenir fort utile auprès de Marie-Louise. [35] Méneval. _Mémoires_, t. III. Il faut bien reconnaître qu'avec cet ensemble de qualités remarquables le général Neipperg n'était pas le premier venu, mais qu'au contraire le ministre Metternich avait, une fois de plus, admirablement choisi l'instrument de ses ténébreux desseins. Pour compléter cette esquisse du futur mari de l'impératrice Marie-Louise, mon grand-père a cru devoir encore relater une particularité curieuse de cette singulière destinée. Il raconte que le comte Neipperg--soi-disant père du général--étant chargé d'une mission diplomatique en France, avant la Révolution, sa femme devint la maîtresse du comte d'H... père de Mme C... La comtesse Neipperg mit au monde, quelque temps après, celui qui devait devenir le général Neipperg. Après la mort du comte d'H... la femme de celui-ci trouva, dans ses papiers, une lettre de la comtesse Neipperg au comte d'H... qui lui donna la preuve que le jeune Neipperg était bien le fils du comte d'H... et de cette dame. Le pseudo-père du général s'occupait en effet, paraît-il, fort peu de sa femme et la laissait volontiers maîtresse de ses actions, pourvu qu'on lui permît de se livrer, en toute liberté, aux plaisirs de la table et du jeu. Le général Neipperg se trouvait donc être le frère de la comtesse C... et il ne l'ignorait point. Il se trouvait en 1814 à Milan chez une dame dont il était le cavalier servant, quand il reçut de Metternich l'avis qu'on venait de le nommer grand maître de la maison de la future duchesse de Parme. Neipperg prit aussitôt congé de sa maîtresse, qui tentait en vain de le retenir; son ambition lui rendait facile l'exécution de l'ordre qu'on lui avait fait parvenir. Sa maîtresse italienne lui demandant ce qu'il ferait auprès de Marie-Louise et quels seraient les avantages qu'il devait retirer de cette situation, Neipperg ne prit aucun détour pour lui répondre: «J'espère bien, avant six mois, être au mieux avec elle, et bientôt son mari!» Neipperg vint rendre visite à la comtesse C... pendant son séjour en France en 1814, et devint utile au général C..., son mari, pour la sauvegarde de ses dotations en Italie. Immédiatement après l'arrivée de mon grand-père à Paris une correspondance active et suivie s'établit entre sa souveraine et lui. Pour remplir la lacune laissée, par deux mois d'absence, dans la relation des faits et gestes de Marie-Louise, sur le genre d'existence de laquelle le journal qui nous a si fidèlement renseigné jusqu'ici reste forcément muet, nous allons reproduire un certain nombre de lettres autographes de cette princesse, encore en partie inédites. Elles étaient adressées à mon grand-père. CHAPITRE VIII Correspondance de Marie-Louise avec le baron de Méneval.--Plusieurs lettres autographes de l'Impératrice donnent un récit de ses occupations pendant une partie de l'été de 1814. «Au commencement de son séjour à Aix-en-Savoie, Marie-Louise n'avait que des pensées tristes. Une véritable lutte se produisait dans son âme entre ses deux patries, l'Autriche et la France, et, comme elle comprenait à quel degré sa situation était fausse, elle souffrait en silence, et ses perplexités n'étaient pas exemptes de remords. Son amour pour le comte de Neipperg n'avait pas encore commencé. Elle ne lui accordait que des audiences officielles, et certainement elle ne se doutait pas qu'il prendrait auprès d'elle la place de l'empereur Napoléon. M. de Méneval l'avait quittée le 19 juillet pour aller passer quelques semaines près de sa femme; mais elle entretenait avec lui une correspondance très suivie, et ses lettres attestent à la fois et les agitations de son âme, et la confiance qu'elle témoignait encore à l'un des plus fidèles serviteurs de son époux[36].» [36] _Marie-Louise, l'île d'Elbe et les Cent-Jours_, par M. de Saint-Amand, chap. IV. On ne saurait mieux résumer ni dépeindre l'état d'âme de la femme de Napoléon à ce tournant de sa destinée, qui pouvait encore, à cet instant psychologique, prendre une direction diamétralement opposée à celle dans laquelle Marie-Louise a été définitivement entraînée. Le 21 juillet l'impératrice Marie-Louise écrivait d'Aix à mon grand-père la lettre suivante: «Il y a bien peu de temps que vous êtes parti et cependant je m'empresse de vous écrire pour que vous ne puissiez pas vous plaindre de mon inexactitude. J'espère que vous penserez quelquefois à moi et que vous ne vous laisserez pas aller à des pensées noires; en ce cas je vous rappelle la promesse de me l'écrire tout de suite pour que je puisse vous en _dissuader_ (_sic_). »Dans peu de jours vous serez content, vous serez avec votre famille, avec vos petits-enfants que vous trouverez bien grandis, au lieu que vous me manquez beaucoup, tant pour vos bons conseils que pour le plaisir que j'avais à causer avec vous. »Ma santée (_sic_) va assez bien; j'ai pris le premier bain aujourd'hui, je ne sais si j'aurai le courage de continuer, car ils sentent bien mauvais. »Je ne vous écris pas une longue lettre parce qu'il est bien tard; je vous prie de croire à tous mes sentiments d'estime et d'amitié. »Votre très affectionnée, »Louise.» Autre lettre: «Aix, 28 juillet 1814. »Je ne vous ai pas écrit la semaine passée parce que je n'ai pas eu un moment de temps à moi, j'espère que vous n'aurez pas été inquiet de mon silence, parce que j'avais chargé la duchesse de Montebello de vous donner de mes nouvelles. »Je vous envoie beaucoup de lettres que j'ai reçues par des paquets de Vienne. Il y en a une que j'ai ouverte parce qu'il y avait des projets de règlements pour mon écurie. Je vous envoie la lettre de M. Ballouhey qui y était jointe. J'en ai reçu, aussi, à votre adresse, de M. Marescalchi que j'ai gardées. »Je vous prie de répéter encore à M. Ballouhey[37] comme il me serait nécessaire pour mes affaires; je voudrais qu'il puisse venir avant que je parte pour l'Italie, mes affaires seront, sans cela, dans un désordre terrible. [37] M. Ballouhey--serviteur fidèle et honorable--avait été placé par Napoléon auprès de l'Impératrice, comme intendant chargé d'administrer sa maison. »J'espère que votre santée (_sic_) est bonne; la mienne se trouve fort bien de l'usage des bains; j'en ai déjà pris cinq, et je promène (me) toujours beaucoup dans d'aussi beaux chemins que ceux que j'ai parcourus avec vous. Le reste du temps se passe à écrire la relation du journal de mon voyage à Chamouny; Isabey en a déjà fait les vignettes; elles sont charmantes. Je n'ai pas autant avancé le texte. Vous savez tous les matériaux que vous deviez m'apporter pour rédiger la copie, je n'en ai pas besoin. Si vous voulez les garder je vous conseille de les faire mettre dans une caisse pour les envoyer à Parme; sans cela je vous conseille de vous en défaire le plus tôt possible. J'aime mieux que cela ne se fasse pas à présent, car je suis d'une telle paresse que je suis à peine dans le moment où nous passons _le torrent de la Gria_... »J'espère que Mme de Menneval ne m'aura pas oubliée; je la plains bien de cette chaleur... Comme elle doit en souffrir à cause de sa grossesse; elle est si forte ici que nous pouvons à peine sortir des maisons. »Je n'ai pas encore reçu de vos nouvelles, cela m'inquiète; je crois cependant que vous m'écrivez, au moins on devrait avoir la galanterie de me faire passer les lettres après les avoir lues. Je vous prie de croire à toute mon amitié. »Votre très affectionnée, »Louise.» «P. S.--J'ai reçu hier votre lettre du 23 et j'ai vu avec bien du plaisir que votre santé est bonne; j'attends votre autre lettre pour vous répondre plus en détail[38].» [38] Écrit probablement le 29. La candeur des lettres qu'on vient de lire montre bien, croyons-nous, que Marie-Louise n'était agitée dans ce moment d'aucune pensée coupable; et il existe de sérieuses raisons de présumer que cet état d'innocence absolue persistera, en elle, jusqu'à l'époque de son excursion dans les glaciers de l'Oberland suisse, en compagnie du général Neipperg, dans le courant de septembre 1814. Le rêve dominant, la pensée pour ainsi dire unique de l'Impératrice, pendant son séjour à Aix, c'était Parme et la crainte des obstacles qui semblaient se dresser entre elle et l'objet de ses désirs les plus ardents. Les alternatives d'espoir ou d'appréhension qui agitaient l'esprit de Marie-Louise, à cet égard, se manifestent dans presque toutes les lettres de sa correspondance avec mon grand-père: «Aix-en-Savoie, ce 4 août 1814. »J'ai reçu hier avec bien du plaisir votre lettre du 27, je vous prie de continuer à me donner souvent de vos nouvelles et de tout ce qui vous intéresse; je vous prierai aussi de me donner des nouvelles de la petite famille de la duchesse, car elle n'est pas forte pour les détails. J'attends toujours une réponse de mon père pour savoir le moment de mon départ pour Parme--je vous le ferai savoir sur-le-champ. Quoique je sois bien contente que vous puissiez bientôt revenir près de moi, je sens trop combien vous devez désirer de rester près de Mme de M... encore un peu de temps, et certainement c'est faire abnégation de mon égoïsme que de vous le permettre. »Ma santé est bonne, mais je suis cruellement fatiguée par ces grandes chaleurs. Je viens de faire une promenade plus fatiguante (_sic_) que celle du Montanvert--j'en suis revenue ce matin à 2 heures; je voulais vous faire la description ce soir, mais j'ai tellement sommeil qu'il faut que je la remette au prochain jour de poste. Je vous prie de croire à tous les sentiments d'estime et d'amitié avec lesquels je suis »Votre très affectionnée, »Louise.» L'Impératrice écrivait la lettre précédente le matin du jour où Mme de Montebello, son ancienne dame d'honneur, venait la rejoindre à Aix pour y demeurer auprès d'elle pendant une période d'une quinzaine de jours environ. Il aurait été fort intéressant de savoir quelle impression se firent réciproquement la maréchale et le comte Neipperg; malheureusement ce point reste obscur... et Marie-Louise n'en parle pas. Elle se contente d'adresser à mon grand-père le billet suivant: «Aix-en-Savoie, 6 août 1814. »Je viens de recevoir ce matin toutes les lettres dont vous avez chargé la duchesse de Montebello; je n'exagère pas en vous disant qu'elles me font bien du plaisir. Je suis fâchée de voir que vous vous inquiétez de ne pas avoir de mes nouvelles; c'est cependant la quatrième fois que je vous écris depuis mon départ. C'est aussi par la duchesse que je vous répondrai au long. Je regrette bien qu'elle ne puisse pas rester plus longtemps avec moi, que dix ou douze jours, c'est bien peu de temps surtout quand on ne sait pas quand on se reverra. Ma santé est très bonne en comparaison de ce qu'elle était quand je quittai Vienne; cela tient aux bains et à la tranquillité d'esprit dont je jouis ici. Vous savez que les tracasseries me tuent. »Mes compliments à Mme de M... Je ne vous écris pas plus parce que je n'ai pas le temps. »Je vous prie de croire à toute mon estime et amitié. »Votre très affectionnée, »Louise.» Quelle influence exercèrent, cette fois, sur l'Impératrice, la présence et les conversations de son ancienne dame d'honneur, pendant les quelques jours de sa visite à Aix? Réduit sur ce point à de simples conjectures il serait téméraire de les exposer ou plutôt de les supposer... Ce qui paraît toutefois vraisemblable, c'est que la maréchale ne dut pas donner à sa souveraine le conseil d'aller s'enfermer à l'île d'Elbe! Nous nous verrons dans l'obligation d'écourter autant que possible les lettres de Marie-Louise qu'il nous reste à faire connaître au lecteur, car leur publication, presque intégrale, a déjà été faite dans les _Mémoires pour servir à l'histoire de Napoléon Ier_[39]. [39] Dentu, éditeur, 1894. «Aix, 9 août 1814. »Je vous remercie bien de toutes les démarches que vous avez bien voulu faire pour mes caisses. Ce que vous m'écrivez à l'égard des remarques que M. de Bombelles[40] vous a faites à ce sujet ne me semble rien de bon. Je suis encore, à l'égard de mon sort futur, dans une cruelle incertitude. J'ai envoyé par M. de Karaczaï une lettre à mon père, par laquelle je lui demandais la permission d'aller m'établir à Parme le 10 septembre au plus tard. Me sera-t-elle accordée? Je crains que non... [40] Troisième futur mari de Marie-Louise. Voir sur les Bombelles l'ouvrage intéressant du comte Fleury. Emile Paul, éditeur. »Si la réponse est négative je ne me déciderai jamais à retourner à Vienne avant le départ des Souverains, et je tâcherai de ravoir mon fils pour ce moment; je m'établirai à Genève ou à Parme en attendant le Congrès, car il est impossible que je reste plus longtemps que la saison des bains ici. Je ne puis vous dire comme j'attends impatiemment une réponse; je vous prierai de m'aider de vos conseils dans ma détermination. Ne craignez pas de me dire la vérité, si ma détermination vous paraît inconséquente; je réclame ces conseils de vous comme d'un ami, et j'espère que vous me direz franchement votre avis. Je reçois en ce moment une lettre de l'Empereur, de l'île d'Elbe du 4 juillet. Il me prie de ne pas aller à Aix, et de me rendre en Toscane pour prendre les eaux; j'en écrirai à mon père. Vous savez comme je désire faire la volonté de l'Empereur; mais, dans ce cas, dois-je la faire si elle ne s'accorde pas avec les intentions de mon père? Je vous envoie une lettre de Porto-Ferraio. J'ai eu bien des tentations de l'ouvrir: elle m'aurait donné quelques détails; s'il y en a je vous prierai de me les faire savoir. Je vous remercie bien de ceux que vous m'avez donnés; j'en avais besoin, il y avait longtemps que j'en étais privée. En général je suis dans une position bien critique et bien malheureuse. Il me faut bien de la prudence dans ma conduite. Il y a des moments où cela me tourne tellement la tête que je crois que le meilleur parti que j'aurais à prendre serait de mourir. »... Ma santé est assez bonne. Je suis à mon dixième bain: ils me feraient du bien si j'avais l'esprit assez tranquille; mais je ne puis être contente avant d'être sortie de ce funeste état d'incertitude. Je me réjouis de l'idée que vous viendrez bientôt me raisonner et calmer ma pauvre tête, j'en ai bien besoin. M. de Bausset est parti depuis quelques jours et, avec lui, tous les papiers que je voulais voir, de sorte que je n'ai pas pu examiner tous les comptes du mois, comme je me l'étais proposé. J'attends avec impatience les courriers qu'il m'a envoyés de Parme. »Nous avons toujours une chaleur épouvantable ici; cela ne s'accorde guère avec les longues promenades que j'entreprends; la nuit nous y surprend bien souvent et je meurs de peur en retournant chez moi à cheval.» »Votre très affectionnée, «Louise.» «P. S.--Mon fils se porte à merveille et devient tous les jours plus aimable, à ce qu'on me mande. Il me tarde bien de revoir ce pauvre enfant.» Une circonstance, dont Marie-Louise ne dit rien dans sa correspondance, motivait sans doute le ton particulièrement triste et désolé de la dernière lettre que nous venons de transcrire. Le colonel Hurault de Sorbée, devenu plus tard général, et mari d'une des dames d'annonce de l'Impératrice[41] venait d'arriver de l'île d'Elbe à Aix, chargé de lettres de l'Empereur pour Marie-Louise, et de la mission de ramener avec lui l'Impératrice auprès de Napoléon. Cet officier fut obligé de repartir sans avoir pu parvenir à remplir cette mission. Marie-Louise faible et toujours hésitante, privée à ce moment de toute personne capable de lui donner un _conseil fort_--suivant une expression de M. de Talleyrand,--enfin surveillée et intimidée par Neipperg, laissa échapper cette dernière chance d'accomplir le plus impérieux de ses devoirs, celui de retourner près de son époux et de lui tenir compagnie dans l'exil. Sa conscience, tourmentée par le remords, l'avertissait intérieurement de ce qu'une semblable conduite avait de lâche et de coupable. Les nobles conseils de la reine de Naples, sa grand'mère, auraient bien dû, à un pareil moment, se retracer dans le souvenir de la femme de Napoléon! [41] Cette dame faisait toujours partie de l'entourage de M. L... qu'elle avait suivie en Autriche; elle l'avait accompagnée dans ses excursions en Savoie et en Suisse. Reprenons la reproduction de la correspondance de Marie-Louise au point où nous l'avons laissée: «Aix, le 15 août 1814. »Je n'ai pas encore de réponse de mon père à la lettre dont je vous parlais dans ma dernière. Ce temps d'incertitude me paraît bien cruel et bien long. Je l'attends avec bien de l'impatience, et je vous en instruirai sur-le-champ. De noirs pressentiments me disent que cela ne sera rien de bon; mais je suis aujourd'hui dans une de mes journées tristes; peut-être que je me trompe! Comment puis-je être gaie le 15, quand je suis obligée de passer cette fête, si solennelle pour moi, loin des deux personnes qui me sont le plus chères! Je vous demande bien pardon de vous parler ainsi de mes réflexions tristes, mais l'amitié et l'intérêt que vous m'avez toujours témoignés m'enhardissent, à condition que vous me direz quand je vous ennuierai... »Je vous prie de croire, etc. »Louise.» «P. S.--Je viens de recevoir une lettre de Parme qui m'annonce que M. Marescalchi a un successeur dans M. Magawly, qui vient de renverser tout le Gouvernement provisoire. M. de Marescalchi n'est plus que ministre d'Autriche près de ma cour; mon père a aussi nommé M. de San-Vitale mon grand chambellan, et tout cela sans me consulter. Cela me peine et me fâche. M. Magawly a dit, à Parme, que mon père avait fait venir M. de San-Vitale à Vienne, pour y remplir ses fonctions près de moi et que je serais priée de venir, à Vienne, pendant tout le temps du Congrès. Quelle triste perspective! J'ai envie de lui demander de me permettre de passer l'hiver à Florence, en lui promettant de n'écrire à l'Empereur que par la voie du Grand-Duc; mais il paraît presque sûr qu'on me le refusera. Ce que je suis décidée, c'est de ne pas aller à Vienne pendant le temps de la présence des souverains. Conseillez-moi, je vous en prie; je vous assure que je suis bien à plaindre.» CHAPITRE IX Lettre de Metternich à l'impératrice Marie-Louise.--Réflexions.--Lettre de la comtesse Brignole à mon grand-père.--Nouvelles lettres de l'Impératrice au même, dont plusieurs inédites.--Lettre de M. de la Tour du Pin, ministre de France à Vienne, au ministre des Affaires étrangères à Paris. Le 15 août de l'année 1814 est le dernier anniversaire du jour de fête que l'empereur Napoléon avait choisi, qui avait été célébré si longtemps par de magnifiques réjouissances, et dont Marie-Louise se souviendra--du moins ostensiblement--avant d'ensevelir dans l'oubli cette date fatidique... Entre les deux lettres datées du même 15 août et que l'Impératrice écrivit à mon grand-père, elle recevait elle-même du prince Metternich la réponse qu'elle attendait avec tant d'impatience, réponse ambiguë, pleine de réticences et d'une franchise plus que problématique, malgré les protestations et les professions de foi d'entière loyauté de son auteur. Voici cette lettre qui a déjà été publiée, mais qu'il ne nous paraît pas inutile de placer sous les yeux du lecteur: «Madame! »Fort des sentiments, de la confiance dont Votre Majesté impériale a daigné me donner des preuves flatteuses dans plusieurs occasions décisives, je m'adresse à Elle directement dans une circonstance infiniment importante pour ses intérêts et ceux du prince son fils. »Votre Majesté a l'intention de se rendre au commencement de septembre à Parme. L'Empereur, son auguste père, se propose de lui écrire pour la dissuader de ce voyage dans le moment actuel. Je prends la liberté respectueuse de lui en démontrer l'impossibilité. »La présence de Votre Majesté à Parme, avant la fin du congrès la mettrait dans un état de compromission perpétuelle. Il serait, d'après mon intime conviction, même possible qu'elle préjugeât l'état de possession même du Duché. La branche de la Maison de Bourbon, anciennement en possession de Parme, se remue beaucoup; elle trouve un grand appui en France, en Espagne. Le moindre trouble en Italie pourrait même au delà de ce qu'il est possible de prévoir la favoriser, et la présence de Votre Majesté dans le moment actuel, et dans la proximité de provinces provisoirement administrées, peut contribuer à compliquer les questions d'une manière extrême. Ainsi la cause royaliste et le jacobinisme peuvent tirer un parti direct d'une démarche qui ne présente aucune utilité. L'Empereur a donné l'ordre de soulager le Parmesan le plus possible, en diminuant le nombre de troupes qui pèsent sur lui; il en faut pour le maintien de l'ordre public, jusqu'à l'époque de l'organisation définitive, et ce n'est qu'alors que Votre Majesté peut aller prendre possession de ses domaines. »Que Votre Majesté se repose sur ma façon de juger dans cette question. Pénétré du plus vif intérêt pour Elle, je manquerais à un devoir, que je regarde comme sacré, si je ne lui représentais avec toute la franchise, qui est dans mon caractère, l'importance qu'Elle daigne revenir ici, qu'Elle y prenne connaissance de la véritable position des choses chez Elle, et, qu'à la fin du Congrès qui ne se prolongera pas au delà du mois de novembre, Elle se rende chez Elle avec une pleine et entière sécurité. »Daignez, Madame, agréer l'hommage de mon profond respect. «Metternich.» Quand le premier Ministre de l'Empire d'Autriche fait allusion, dans cette épître, à la franchise bien connue de son caractère, on est tenté de sourire; mais, quand il affirme à la crédule Marie-Louise qu'au mois de novembre suivant, le Congrès s'étant dispersé, Elle n'aura plus qu'à terminer ses préparatifs pour se rendre à Parme et s'y installer, cette affirmation prend à nos yeux la couleur d'une imposture préméditée. Le récit des innombrables intrigues dont le Congrès de Vienne devait être tissé l'a, depuis lors, démontré de la façon la plus évidente, et M. de Metternich moins que personne, pouvait s'y tromper. La vérité c'est que les dispositions de Marie-Louise étaient encore hésitantes et douteuses, et qu'il ne fallait pas lui donner la clé des champs, avant d'avoir définitivement pris, comme on le dit vulgairement, barre sur elle. L'Impératrice demeura tout d'abord consternée, mais la langue dorée de Neipperg contribua bientôt, de tout son pouvoir, à calmer ses alarmes. C'est ainsi qu'en lui faisant entrevoir, comme la récompense de sa docilité et de son obéissance aux vues du Cabinet de Vienne, la terre promise de la Souveraineté de Parme, le général diplomate sut l'amener insensiblement à tomber dans le piège déshonorant qui lui avait été tendu. Sur ces entrefaites la comtesse Brignole adressait, vers la même époque, à mon grand-père absent, une lettre que nous nous décidons à transcrire ci-après, pour démontrer que, lorsque Marie-Louise écrivait à ce dernier, dans les termes d'une confiance et d'un abandon si absolus, l'Impératrice était sincère et ne jouait pas la comédie. Lettre de la comtesse Brignole: «Aix le 18 août 1814 (au soir). »M. le Baron Corvisart nous quitte et ne me laisse que quelque minutes pour m'entretenir avec vous, mon aimable ami. Voici une lettre que je vous prie de remettre à Mme de Montebello qui vous donnera de mes nouvelles. Rien n'est changé depuis son départ. L'Impératrice paraît vous désirer beaucoup, et, franchement parlant, je pense que, si vos intérêts n'en souffrent pas trop, vous ferez bien d'arriver, car vous pouvez lui être utile. Vous savez que tout se fait à Parme, _sans elle_, mais en son nom. On lui a même nommé un grand chambellan, qui doit se rendre à Vienne pour prendre son service auprès de sa nouvelle Souveraine. Tout bien réfléchi, je suis persuadée qu'elle aura Parme, mais je ne saurais prévoir quand elle y sera installée. Nous serons encore à Schönbrunn le 15 octobre; d'ici là nous ferons des courses dans la belle Suisse. J'avais proposé à Sa Majesté de me laisser attendre son retour--en Italie--mais elle paraît désirer que je reste auprès d'Elle, et je n'ai plus de volonté, vous le savez. »Je n'ai rien à ajouter à ce que M. Corvisart et la Duchesse vous diront; d'ailleurs le premier me presse et je dois finir. Vous trouverez des papiers et une lettre qu'on m'a adressés pour vous. Ce pauvre lapin[42] a été bien malheureux, mais je persiste à ne pas le croire coupable. La nouvelle organisation exclut, par un article particulier, tous les étrangers des emplois du Gouvernement de Parme. La douceur extrême de l'Impératrice pourrait porter cette mesure dans l'intérieur de sa maison. Dieu fasse au reste qu'une nouvelle guerre ne change la face de tout; on prétend que le Congrès ne sera pas long. [42] Nous ignorons totalement quel peut être le personnage désigné par ce vocable! »Mille amitiés à Mme de Menval (_sic_). Si vous avez des occasions sûres écrivez-moi et faites-en prévenir ma bonne Douglas; la meilleure de toutes serait _vous-même_, mais je crains que cela ne vous paraisse de l'égoïsme et vous n'auriez pas tort. La personne à laquelle vous avez écrit, en partant, se porte bien et se conduit sagement; j'ajoute qu'elle fait beaucoup de cas de vous. »Adieu bon ami, l'impromptu du docteur ne me laisse que le temps de vous assurer de mon sincère et tendre attachement. »A. de B. »Donnez-moi de vos nouvelles bien détaillées et de vos enfants. Ne négligez pas vos intérêts à Paris, mais tâchez de nous revenir bien vite!» Est-ce à l'Impératrice que madame de Brignole, en terminant sa lettre, entend délivrer ce certificat de bonne vie et mœurs? Venant de sa part il ne nous semblerait pas décisif, car la comtesse excellait, en cas de besoin, dans l'art de fermer les yeux et de ne rien entendre. C'était d'ailleurs une femme douée d'une intelligence supérieure, une des rares personnes de son sexe que l'empereur Napoléon ait consenti à employer dans les négociations--dans celles entre autres avec le Saint-Siège. Mme de Brignole joignait aux dons de l'esprit un tempérament naturellement porté vers l'intrigue, tendance qui ne lui aurait pas permis de demeurer inébranlablement fidèle aux causes que la fortune abandonnait sans retour. Cette habitude d'intrigue--parfois même innocente, dit mon grand-père--était devenue un besoin pour cette femme remarquable, accoutumée à la considération qu'eurent toujours pour elle les hommes distingués dans tous les partis; mais elle ne trouvait guère d'aliments auprès d'une princesse qui ne prenait rien sérieusement à cœur. Aussitôt après avoir reçu du ministre Metternich la lettre décourageante qui lui fermait, pour un espace de temps encore plus prolongé qu'elle ne se l'imaginait, l'accès de son duché de Parme, l'impératrice Marie-Louise écrivait le soir du 15 août, à son fidèle correspondant, la lettre suivante: «Aix, ce 15 août 1814 (soir). »Je viens de recevoir votre lettre du 9 août; je suis vraiment désolée de la longueur du temps; on reçoit de bien anciennes nouvelles. Je vous envoie une copie d'une lettre du prince de Metternich qui vous apprendra la nouvelle que M. Karaczaï m'a rapportée. Je suis bien malheureuse de l'idée d'être obligée de retourner à Vienne, d'autant plus qu'on ne me donne _nulle bonne raison_. Je compte donc ne pas aller à Vienne avant la fin de septembre ou le commencement d'octobre. Je partirai d'ici le 3 ou le 4 septembre, et j'irai à Genève et de là à Berne où je resterai quinze jours, et une huitaine dans la première ville; après quoi j'irai à Vienne. »Si vous venez partager mon exil, je sens tout ce que cela aura de pénible pour vous; mais en même temps je suis trop égoïste pour ne pas le désirer. J'ai besoin de vos conseils, de votre conversation; vous savez toute la confiance que j'ai en vous, et une des idées les plus douces auxquelles je puisse m'arrêter, dans ce moment, est de vous garder près de moi. »Louise.» Une lettre du 20 août 1814, entièrement de la main de l'impératrice Marie-Louise, comme toutes celles qui précèdent et celles qui suivront, a été déjà publiée; elle mérite cependant, croyons-nous, d'être ici reproduite _in extenso_: «Aix-en-Savoie, le 20 août 1814 (soir). »J'ai reçu hier votre lettre du 12 de ce mois, et je vois avec plaisir que vous en recevez quelques-unes des miennes. Vous aurez déjà sûrement reçu celle où je vous parlais de la triste réponse que mon père vient de me faire. Je suis bien touchée de l'offre que vous me faites qu'en toute circonstance vous êtes décidé à me suivre. J'ai bien besoin de vos bons conseils, et ils me deviennent, à présent, plus nécessaires que jamais. Aussi j'espère que j'aurai bientôt le plaisir de vous revoir. Je voudrais que vous puissiez combiner cela de manière que vous soyez privé le moins longtemps possible de la société de Mme de M... Je sens comme cela sera triste, et je crains qu'elle finira par me prendre en grippe. »J'ai répondu à mon père ainsi qu'au prince Metternich. J'ai fait de belles phrases à ce dernier sur la confiance que j'avais en lui, et j'ai surtout appuyé sur la satisfaction que j'éprouvais de la promesse que l'on me donnait, que je pourrais me rendre à Parme. Il paraît que M. Magawly y fait des changements sages et réforme bien des abus du gouvernement provisoire. J'ai reçu là-dessus une longue lettre de M. de Bausset que je vous communiquerai quand vous reviendrez. Je veux vous ennuyer de toutes mes affaires, mais il faudra que vous souffriez cet ennui comme une preuve de la confiance et de l'amitié que j'ai pour vous. »J'ai reçu des nouvelles de l'Empereur, du 6 août. Il me dit beaucoup de bien de vous et me recommande de ne pas croire tout ce que l'on pourrait me dire contre lui. Il se portait bien, était heureux, tranquille, et pensait surtout beaucoup à moi et à son fils. »Je vous prie de me rappeler au bon souvenir de Mme de M..., j'espère que j'apprendrai bientôt son heureuse délivrance, et je vous avertis que je veux être la marraine de son enfant. »Écrivez-moi, je vous prie, bien exactement et croyez à toute mon amitié. »Votre très affectionnée, »Louise.» On ne peut s'empêcher de remarquer en relisant la fin de cette lettre, la tranquille indifférence avec laquelle la femme de Napoléon se plaît à constater que ce dernier lui semble résigné, heureux même suppose-t-elle, dans sa retraite forcée de l'île d'Elbe! Non contente de s'être refusée à y rejoindre son époux, elle ne songe même pas seulement à le plaindre... Elle s'accommode parfaitement, semble-t-il, de leur séparation prolongée. Oubliant ses serments d'aller le rejoindre et de lui ramener son fils, Marie-Louise--sans le dire ouvertement--trouvera presque choquante, un jour, et déloyale, l'évasion du prisonnier de l'île d'Elbe, et sa tentative de récupérer sa couronne! Tant d'inconscience explique, sans les excuser, les défaillances successives de cette princesse. Comme le prétend avec raison en parlant d'elle la _Revue historique_: «Marie-Louise _ne pensait pas_»; on peut ajouter à ce jugement que son cœur n'était point organisé d'une façon plus heureuse que son cerveau, et qu'il fonctionnait tout à fait défectueusement. Mon grand-père a cherché, dans ses écrits, à excuser sa souveraine, autant qu'il l'a pu, et il ne viendra certainement à personne l'idée de lui en faire un reproche, car elle avait toujours été--comme on l'a vu--remplie de bonté pour lui. Il aurait eu mauvaise grâce à l'accabler d'ailleurs, quand Napoléon, même à son lit de mort, s'est montré si indulgent pour le caractère véritablement ingrat de sa seconde femme. A près de cent ans de distance, nous n'avons pas les mêmes ménagements à garder. Nous ne serons point le détracteur de parti-pris de l'impératrice Marie-Louise, mais encore moins son apologiste. Nous nous efforcerons de juger sa conduite avec impartialité, en ne disant de cette souveraine que ce que nous croyons être l'expression de la vérité. La série des lettres écrites par Marie-Louise à mon grand-père, pendant les deux mois de congé qu'il était aller passer dans le sein de sa famille à Paris, tire à sa fin. Nous n'aurons plus que deux lettres inédites de l'Impératrice à placer sous les yeux de ceux qui ont trouvé quelque intérêt à les parcourir. La première est datée du 26 août et la dernière du 30 août 1814. Le 6 septembre mon grand-père se mettait en route pour aller retrouver Marie-Louise en Suisse. Voici les deux dernières lettres de cette correspondance assidue: «Aix, le 26 août 1814. »Voilà le moment qui s'approche où j'espère que j'aurai le plaisir de vous revoir; je l'attends avec impatience--vous savez comme j'ai besoin de vos conseils. Un pressentiment me dit que ce sera à Genève que je vous reverrai. J'attends avec impatience le journal de voyage dont vous me parlez--je ne veux cependant pas le lire avant d'avoir achevé le mien. Je suis sûre qu'il est si bien fait que je serais tout à fait dégoûtée dans mon entreprise si je voulais en prendre connaissance tout de suite. Je suis sûre (aussi) que vous crierez contre ma paresse, en apprenant que je suis toujours encore au pied du glacier des Bossons. Je crains qu'un de ses nombreux glaçons ne m'ait gelé l'imagination, car, quand je veux me mettre à l'ouvrage, je me sens un découragement complet. Cependant je le terminerai avant que de partir d'ici, parce que je me propose de faire aussi celui de ma tournée en Suisse. Ma santée (_sic_) a été un peu altérée depuis quelques jours. J'ai eu cinq accès de fièvre qui m'ont forcée de suspendre les bains. Je les reprendrai demain jusqu'au 3 et je partirai le 4. Je ne fais plus de si longues promenades--j'ai fait le serment à la duchesse de ne plus rester aussi tard et je tiens scrupuleusement à ma parole. Je vous prierai de dire à M. Ballouhey que j'ai reçu sa lettre du 16 août. Je vous prierai de dire aussi à la duchesse qu'elle ne s'inquiète pas si elle ne reçoit pas de lettre par ce courrier--le temps me manque pour lui écrire. »Je vous prie de croire à toute mon amitié. »Votre très affectionnée, »Louise.» »P.-S.--Je vous prierai de dire aussi à la duchesse que je me suis décidée de prendre Aly comme valet de chambre coeffeur (_sic_) et que je crois qu'elle ferait bien de lui faire prendre des leçons et de me l'envoyer vers le 20 octobre à Vienne; dites-lui que je lui demande bien pardon de ne pas lui écrire aujourd'hui--ou ne lui parlez plutôt pas de cette commission, elle pourrait se fâcher de ce que je ne lui écris pas directement.» On reste stupéfait de constater chez une femme placée dans la position de l'Impératrice, au milieu de tant d'épreuves et d'événements inquiétants, une futilité aussi complète, une application aussi soutenue à fermer les yeux, comme l'autruche, devant l'angoissant problème de sa future destinée! Dernière lettre de l'Impératrice en l'année 1814: «Aix, le 30 août 1814. »J'ai reçu vos lettres par M. Amelin, ce matin, et, hier soir, celle où vous voulez bien m'adresser des vœux pour ma fête. Je suis persuadée que ce sont de ceux que l'on a faits le plus sincèrement pour moi. Je suis bien touchée de ce que vous voulez bien me suivre même à Vienne; croyez que je vous en ai voué une reconnaissance à toute épreuve, car vous savez que mon amitié vous était acquise depuis longtemps. Je ne vous réponds pas au long par cette voie, car la poste n'est pas fort sûre. J'espère au moins qu'on aura la galanterie d'envoyer mes lettres à leur destination après les avoir lues. Ma santé est beaucoup meilleure; je prends toujours des bains qui me réussissent assez bien et j'espère que vous me trouverez engraissée. Je pars décidément le 4 et j'arriverai le soir à Genève. Je compte y rester le 5, le 6, le 7, le 8 et peut-être le 9, et je prendrai après la route de Fribourg pour aller à Berne, mais j'espère vous voir avant mon arrivée dans cette ville. Je crois que je ferai, à cause de l'acquisition de la Garenne, comme vous me conseillez. »Je m'empresserai de lire aujourd'hui votre voyage de Chamouny; je suis sûre qu'il sera charmant. J'ai un peu travaillé au mien hier, mais pas encore pour l'avancer beaucoup; je crains qu'il ne soit pas encore achevé à votre retour; d'ailleurs le vôtre me donnera du découragement. Mes compliments à Mme de M... Je ne lui écris pas aujourd'hui parce que je n'en ai pas le temps. Je vous prierai donc de la remercier, en mon nom, des vœux qu'elle a bien voulu faire pour ma fête. Je vous prie de croire à tous les sentiments d'estime et d'amitié avec lesquels je suis, »Votre très affectionnée, «Louise.» Environ huit jours après, le baron de la Tour du Pin écrivait de son côté au Ministère des Affaires étrangères à Paris la dépêche suivante: «Vienne, le 7 septembre 1814. »Je ne sais si vous êtes informé que M. le comte Neipperg, général major, a été donné par l'empereur d'Autriche comme surveillant à l'archiduchesse Marie-Louise, qu'il devait avertir de ne rien faire de ce qui pourrait ou nuire ou même déplaire au Roi, mais que, surtout, il devait soigneusement observer l'archiduchesse pour le cas où elle voudrait aller trouver son mari, et alors--après des représentations--passer à la défense absolue, si elle persistait...» Voilà une mission de geôlier bien nettement caractérisée; mais celui qui l'avait acceptée allait employer des moyens plus doux, et il ne lui faudra pas beaucoup de temps pour apprivoiser la princesse dont le gouvernement de l'Autriche venait de le constituer le surveillant et le vigilant gardien. CHAPITRE X Épisode du voyage de Mme Walewska à l'île d'Elbe.--Retour de mon grand-père en Suisse auprès de Marie-Louise.--Bon accueil qu'il en reçoit.--Changement dont il aperçoit les premiers symptômes.--Lettre qu'il écrit à sa femme à ce sujet.--Fugue de Marie-Louise dans l'Oberland bernois. Peu de jours avant le retour de mon grand-père auprès de sa souveraine il se passait, à l'île d'Elbe, un événement des plus curieux qui nous semble emprunter, à la date où il s'effectua, une importance assez notable. M. de Saint-Amand, qui en fait mention dans son ouvrage se rapportant à Marie-Louise et à l'île d'Elbe ne fait, à cet égard, que reproduire lui-même le récit d'un témoin oculaire, dont il s'abstient de citer le nom. Voici cette curieuse anecdote: Le 1er septembre 1814, Napoléon avait passé une partie de sa journée sur la hauteur de Pomonte à l'île d'Elbe, cherchant, à l'aide d'une longue-vue, à découvrir et à reconnaître les bâtiments qui paraissaient en mer. A la tombée de la nuit, l'Empereur, de retour dans l'habitation qu'il occupait, ordonna de faire seller trois chevaux, de se transporter avec eux vers un certain point qu'il indiqua, puis d'y attendre les ordres que donnerait le grand maréchal. L'officier commandé pour ce service se trouvait donc avec la voiture et les chevaux, au point indiqué, vers 10 heures du soir. Il faisait, paraît-il, un très beau clair de lune. A ce moment un bateau se dirigeait, à force de rames, vers le môle. Trois dames et un enfant, qui étaient sur le bateau, descendirent à terre. Le général Bertrand les salua respectueusement et les fit monter en voiture. On se mit en route, et à la traverse de Prochia, on rencontra Napoléon qui arrivait, monté sur un cheval blanc, et suivi d'une troupe de lanciers et de mameluks. La voiture s'arrêta. L'Empereur descendit de cheval, on ouvrit la portière de droite et Napoléon monta seul au milieu d'un profond silence. On se remit en marche, et l'on atteignit rapidement la plage de Prochia. A cet endroit, la voiture ne pouvant plus avancer à cause du mauvais chemin, l'Empereur, les dames et l'enfant descendirent et montèrent sur les chevaux amenés par l'officier d'ordonnance. L'enfant était dans les bras d'une des dames, et l'officier--qui avait mis pied à terre--conduisait le cheval par la bride. Quand on approcha de son ermitage, Napoléon piqua des deux, et arriva, quelques instants avant le cortège, à une tente qu'il avait fait dresser sous un grand châtaignier. La dame et l'enfant le rejoignirent au bout de quelques minutes, et entrèrent avec lui sous la tente. L'inconnue resta là deux jours et deux nuits sans jamais se montrer. Napoléon ne sortit que deux fois pour donner des ordres. Pendant ce temps, l'accès de la hauteur fut interdit à tout le monde, même à Madame mère, qui logeait dans un village voisin. «Ce fut ainsi, ajoute M. de Saint-Amand, qu'à l'heure où Marie-Louise commençait à subir l'influence du comte Neipperg, Napoléon, désespérant de la voir arriver à l'île d'Elbe, s'était souvenu de la comtesse Walewska[43].» [43] Saint-Amand. _Marie-Louise, l'île d'Elbe et les Cent-Jours._ On n'ignore certainement pas qu'à l'île d'Elbe, l'Empereur était environné d'espions qui surveillaient les moindres mouvements du grand proscrit, et en rendaient un compte minutieux à leurs gouvernements respectifs. La police autrichienne ne pouvait être une des moins assidue et devait consciencieusement renseigner Metternich, auprès duquel ne cessait pas de s'inspirer et de se documenter le général Neipperg. Quel parti n'a pas dû tirer--de cette aventure imprudente de l'Empereur--l'astucieux représentant du Cabinet de Vienne, auprès de la femme de Napoléon, dans l'œuvre de séduction pour laquelle on l'avait choisi! Marie-Louise, bien que manquant totalement de fermeté de caractère, ce qui est l'explication de toute sa conduite, n'était pas dépourvue d'une sorte de susceptibilité fière, que blessaient assez vivement les procédés ouvertement indélicats. Il est par conséquent tout à fait vraisemblable de supposer que, mise au courant par les personnages les plus intéressés à le faire de la visite de Mme Walewska à l'île d'Elbe, l'Impératrice n'ait pu manquer d'en ressentir un réel et très amer froissement. Cette circonstance fâcheuse apportait un atout de plus dans le jeu de Neipperg, dont la dextérité bien connue ne laissait sans emploi aucun de ses avantages. L'influence de l'agent officiel en même temps qu'officieux du Cabinet de Vienne, sur l'Impératrice, allait grandissant tous les jours. Mon grand-père n'allait pas tarder à le constater, à son retour de Paris près de Marie-Louise, avec un bien compréhensible découragement. Il se résolut toutefois à demeurer près de l'ancienne Impératrice, par point d'honneur, et par dévouement pour son maître. Le _Journal_ qu'il recommença à tenir, dès son arrivée en Suisse, et une partie de sa correspondance avec ma grand'mère, restée à Paris pendant leur séparation, vont encore nous servir de guides pour l'achèvement de la tâche que nous avons entreprise. Parti de Paris le 6 septembre 1814 à midi, mon grand-père, arrivé à Genève dans la journée du 8, se remit en route pour se rendre aux Sécherons où il descendait le 9 à six heures du matin, après avoir écrit de Genève à sa femme une lettre que nous reproduirons tout à l'heure. L'Impératrice y était arrivée de son côté depuis trois jours, après avoir quitté Aix, pour entreprendre une excursion dans les glaciers de l'Oberland bernois. Elle devait être accompagnée, dans ce nouveau déplacement, par Mme de Brignole, Mme Hurault, le général Neipperg, le capitaine Karatzaï, M. Amelin, etc. Mon grand-père rapporte qu'il trouva Marie-Louise en très bonne santé, qu'il reçut d'elle un accueil extrêmement amical, et qu'elle l'engagea à l'accompagner dans ses excursions, après lui avoir donné rendez-vous à Berne. A 10 heures du matin l'Impératrice quittait les Sécherons pour Lausanne, Fribourg et enfin Berne, où elle arrivait avec sa suite le 11 septembre. Elle devait visiter successivement, pendant ce voyage de huit jours: Grindelwald, Meyringen, l'hospice du Grimsel, Lax, l'hospice du Simplon, Brigg, Lenck, Thun, pour être de retour à Berne le 21 septembre. Mon grand-père n'avait pu qu'entrevoir Marie-Louise, pendant un très court espace de temps, avant son départ précipité des Sécherons pour l'Oberland. C'est en la quittant qu'il apprit seulement la mission du colonel Hurault de Sorbée[44] venu de l'île d'Elbe pour apporter à l'Impératrice des nouvelles et une lettre de l'Empereur. Cet officier, qui était chargé de conduire dans cette résidence la femme de Napoléon, avait dû repartir, pour Paris, comme nous l'avons dit, sans avoir réussi à remplir cette mission, la veille même du retour de mon grand-père. [44] Devenu général. Nous mettons à présent sous les yeux du lecteur la lettre suivante, datée de _Genève, 8 septembre 1814_, et que ma grand'mère recevait de son mari: «J'ai reçu de Sa Majesté un accueil extrêmement amical. Elle a paru très touchée de me revoir. Je l'ai trouvée engraissée et dans un état de santé parfait. Du reste elle paraît fort contente et heureuse. Elle m'a dit que M. Hurault était chargé d'une lettre d'elle pour toi, par laquelle elle te priait de recevoir des papiers qu'elle me renvoyait. Si tu le vois, il te parlera peut-être de sa mission qui était d'emmener l'impératrice à l'île d'Elbe, mais il a trouvé quelqu'un bien peu disposé à le suivre. »Quand j'envisage la grandeur du sacrifice que je fais et le peu qu'il produira, je serais tenté de retourner sur mes pas et de ne point suivre l'Impératrice. Ordinairement ces sacrifices ne sont appréciés qu'autant que les circonstances y prêtent; Dieu veuille que je n'aie point à regretter le mien... Mais je ne puis m'empêcher de faire la réflexion que c'est une chance désagréable à courir.» «En Suisse, dit M. de Saint-Amand dans un ouvrage que nous avons cité déjà plusieurs fois, l'ancienne impératrice des Français est déjà beaucoup moins attachée à Napoléon qu'à Aix-en-Savoie. L'heure approche où, pour elle, il ne sera plus qu'un étranger. »Marie-Louise qui, d'abord, repoussait si loin d'elle la pensée de séjourner à Vienne en même temps que les souverains vainqueurs de son époux, s'habitue peu à peu à cette idée. Le comte Neipperg ne la quitte plus. Si elle entreprend avec tant de hardiesse dans les glaciers, dans les montagnes, des excursions fatigantes, pour ne pas dire dangereuses, c'est que le séducteur est auprès d'elle. Il lui fait de la musique. Lorsqu'elle chante, c'est lui qui est son accompagnateur au piano. C'est un chambellan assidu, dévoué, obséquieux, peut-être est-ce déjà... (quelque chose de plus?) Il va devenir un factotum, un homme indispensable. C'est lui qui se vantera de résoudre toutes les difficultés, d'aplanir tous les obstacles, et de faire entrer Marie-Louise dans ce duché de Parme qu'elle regarde comme une terre promise. Agent et confident du prince Metternich, il poursuit avec autant de ténacité que d'adresse l'œuvre qui lui est confiée...» En attendant à Berne le retour de Marie-Louise, mon grand-père promenait--comme il le dit--son désœuvrement dans les riantes campagnes qui entourent la ville en compagnie de M. de Bausset et de M. de Cussy, peu soucieux d'escalader les montagnes alpestres et de côtoyer leurs précipices, surtout M. de Bausset dont la pesanteur corporelle et la rotondité étaient proverbiales. M. de Cussy servit même, avec mon grand-père, de témoin, à Berne, au mariage du docteur Héreau, médecin de l'Impératrice, avec Mlle Rabusson, une des dames lectrices qui l'avaient accompagnée quand Marie-Louise avait quitté la France. L'attitude prise plus tard par cette madame Héreau, à Schönbrunn, semble nous autoriser à supposer qu'elle y devint l'alliée, sinon la complice du général Neipperg, et comme un trait-d'union entre Marie-Louise et ce personnage. Le 20 septembre, jour où l'Impératrice devait revenir de son excursion dans les glaciers, mon grand-père--impatient de la retrouver--se rendit à sa rencontre jusqu'à Thoun. L'Impératrice, enchantée de son voyage, vint chercher son fidèle secrétaire chez Mme de Brignole où il était descendu. Elle lui parla longuement des entraves qui s'opposaient à son établissement à Parme et du vif regret qu'elle éprouvait d'être obligée de retourner à Vienne, où sa position serait si équivoque pendant la durée du Congrès. «Je lui parlai de l'Empereur, dit mon grand-père, elle me répondit qu'elle n'en avait pas reçu de nouvelles depuis l'arrivée du colonel Hurault, et qu'elle n'avait pu répondre au désir qu'il lui avait exprimé d'aller le joindre à l'île d'Elbe, sans en avoir prévenu son père, dont je devais connaître les intentions par la lettre de M. de Metternich qu'elle m'avait communiquée.» C'était une défaite polie que cette réponse évasive; elle devait avoir été suggérée à Marie-Louise par le général Neipperg, et mon grand-père qui s'y attendait ne s'y trompa point. Nous sommes fondé à penser que--dès cette époque--l'impératrice Marie-Louise avait renoncé définitivement à toute idée de rapprochement effectif avec l'empereur Napoléon. En arrivant à Berne le 12 septembre, avant le retour de l'Impératrice de son excursion dans l'Oberland, mon grand-père raconte, dans une lettre adressée à sa femme datée du même jour, que Marie-Louise avait laissé pour lui, à Berne, un mot écrit de sa main auquel elle avait joint l'itinéraire de ce voyage. «Elle me proposait, dit-il, de venir la retrouver _dans le cas où cela me plairait et en voulant faire ce qui m'arrangerait le mieux_. Tu penses sans doute que je vais partir, mais je t'avouerai que je n'y suis nullement disposé. T'en dire les raisons, _cela serait trop long et trop difficile à expliquer dans une lettre qui sera soumise à l'inquisition, et dont chaque mot serait interprété de travers_. Sa Majesté n'a pas un Français à sa suite. Elle a laissé Bausset et Cussy à Berne. Si elle eut voulu m'avoir avec elle, elle m'aurait attendu, car elle avait le projet de se reposer un jour à Berne. Du reste des protestations d'amitié, des louanges à tout le monde à propos de mon retour auprès d'elle, accompagnées d'éloges qui véritablement me confondent.» Il est difficile, croyons-nous, après lecture de ce fragment de lettre, de ne pas se rendre compte de la transformation déjà si frappante qui venait de se produire, en l'espace de quelques semaines, dans le cœur et les dispositions de l'impératrice Marie-Louise. La présence auprès d'elle de l'homme dévoué qui ne lui avait jamais donné que de bons conseils, et dont l'éloignement momentané lui avait semblé si difficile à supporter, ne pouvait que gêner maintenant l'épouse oublieuse de son rang et de ses devoirs; l'absence de mon grand-père, et de toute contrainte, devenait à présent pour elle au contraire un soulagement. Marie-Louise en était réduite, dorénavant, à se cacher de lui tout en le couvrant de fleurs. L'Impératrice redoublait d'attentions et de bons procédés pour son fidèle serviteur, comme pour se faire pardonner la peine que la ligne de conduite si funeste qu'elle venait d'adopter ne pouvait manquer de causer à ce dernier. Pour en fournir un nouveau témoignage nous citerons encore l'extrait suivant d'une lettre du 20 septembre que ma grand'mère recevait de son mari: «J'arrive de Thoun, ma bonne Virginie. J'y ai trouvé l'Impératrice dans un état de santé parfait, engraissée et vermeille, heureuse de son voyage qui a été des plus pénibles, au dire de tous ceux qui l'accompagnaient, mais qu'elle n'a pas trouvé fatigant. M'ayant vu arriver avec M. de Cussy, elle m'est venue chercher chez Mme de Brignole où on lui avait dit que j'étais. Elle m'a emmené chez elle, m'a dit les choses les plus aimables et les plus affectueuses, enfin a été charmante pour moi. Elle m'a entretenu pendant près de deux heures de ses affaires, m'a parlé de toi, de la part qu'elle prenait à ton chagrin, de la reconnaissance qu'elle en conserverait, du désir qu'elle avait de te posséder auprès d'elle, et de faire de toi une de ses meilleures amies...» A moitié sincères à moitié flatteusement exagérées, ces protestations véhémentes d'attachement de la part de Marie-Louise masquaient le dessein d'endormir la clairvoyante vigilance de son interlocuteur, en l'amenant à fermer les yeux sur la conduite si peu digne et si blâmable de sa souveraine. Elle se montra si affectueuse, si gracieusement aimable qu'elle y réussit, momentanément, en partie; mais ce ne fut pas pour longtemps ainsi que la suite de notre récit le fera comprendre au lecteur. CHAPITRE XI Séjour de l'Impératrice et de sa petite cour à Berne.--Son entrevue avec la princesse de Galles dans cette ville.--Dîner suivi de musique et de chants où la femme du prince régent d'Angleterre se fait remarquer par son originalité.--Ruines du château de Habsbourg.--Anecdote significative sur le séjour de Marie-Louise à l'auberge du Soleil d'Or, au Righi.--Terrain gagné par Neipperg. L'Impératrice séjourna à Berne du 21 septembre au 24 du même mois, jour de son départ pour retourner à Vienne en traversant les petits cantons de la Suisse. Le même jour 24, M. de Cussy prenait congé de Sa Majesté et partait pour Paris à 5 heures du matin. Le 23, Marie-Louise recevait à dîner la fameuse princesse de Galles, épouse séparée du prince régent d'Angleterre[45], devenue historique par le scandale que les Anglais ont donné à l'Europe, à cause d'elle, et de ses éclatants dissentiments avec son mari. Cette princesse se trouvait également de passage à Berne avec une suite de plusieurs personnes. Mon grand-père désirait partir pour Vienne, immédiatement et directement, après cette soirée; mais Marie-Louise insistait de son côté pour qu'il ne la quittât pas, et qu'il fît avec elle l'école buissonnière le long du chemin qui devait les ramener dans la capitale de l'Empire d'Autriche. Mon grand-père céda encore une fois devant ses aimables instances, et avant de se mettre en route, écrivait à ma grand'mère la lettre suivante remplie de détails piquants: «Berne, le 23 septembre 1814. Je voulais aller tout droit à Vienne, mais l'Impératrice a exigé, avec tant d'amabilité, que je fasse ce petit voyage avec elle que je n'ai pu refuser. Elle n'a jamais été meilleure pour toi et pour moi, car Elle m'a proposé de me nommer son chambellan et toi sa dame du palais. Je cite cela comme marque d'obligeance de sa part, car Elle n'a point la faculté de faire ces nominations; d'ailleurs elles seraient tout à fait intempestives et le Congrès dérangera bien des choses. Je n'ai donc certes pas à me plaindre personnellement d'Elle; mais je ne puis me dissimuler que ce n'est plus cet ange de pureté et d'innocence que j'ai quitté... Sa tête n'est pas occupée comme je le voudrais. Tu connais mon tendre attachement pour Elle; il a redoublé depuis que je la vois dans un chemin qui la mène à sa perte. Je voudrais le cacher à toute la terre, à toi-même. Garde donc pour toi ce que je te dis là. Quoi qu'il arrive d'Elle, Elle nous est respectable par son rang, ses rares qualités, et la reconnaissance que je dois à ses bontés. Elle est pleine de bons sentiments, mais elle est entourée d'écueils--et sa jeunesse et son inexpérience ont tant besoin d'un guide et d'un protecteur!...» [45] Caroline de Brunswick,--épouse du prince régent d'Angleterre devenu roi sous le nom de Georges IV--née en 1768, morte en 1821. On voit, par ce qui précède, que l'auteur de cette lettre ne se fait plus guère d'illusions sur la coupable conduite de la princesse à laquelle il était cependant toujours si tendrement attaché. Il se mêlait à son réel chagrin une complication de sentiments et de sensations que nous ne voulons pas chercher à approfondir. Mieux vaut continuer la reproduction de la lettre interrompue tout à l'heure par ces réflexions: «Nous avons eu à dîner aujourd'hui la princesse de Galles qui a tant occupé les journaux il y a deux ans. C'est une femme de 40 à 45 ans, petite et grosse, qui a encore une fort belle tête, mais des yeux qui annoncent une partie de ses aventures vraies ou supposées. Elle est accompagnée d'une demoiselle d'honneur et de quatre officiers. Elle se rend à Rome où elle se propose de passer l'hiver. J'ai eu du plaisir à me trouver en présence de cette princesse qui est devenue historique par le scandale que les Anglais ont donné à l'Europe à cause d'elle et du prince régent, son mari. La soirée a été une des plus gaies que j'aie jamais vues. On a fait de la musique. La princesse à laquelle on a proposé de chanter, a dit qu'elle le voulait bien. L'Impératrice a parlé de la peur qu'elle avait à chanter devant du monde; mais la princesse a assuré qu'elle n'avait jamais peur excepté pour ses amis. En conséquence elle a chanté un duo avec Sa Majesté. Te dire l'effet que sa voix m'a fait est chose impossible; j'ai cru que j'étoufferais... L'Impératrice, derrière laquelle j'étais placé, a eu le malheur de se tourner de mon côté au milieu de son chant; alors adieu la mesure, il a fallu cesser sous un prétexte, car il n'était plus possible de tenir son sérieux! Du reste la princesse de Galles,--au ridicule de sa mise et de sa tournure près--a l'air d'une femme excellente, pleine d'aisance et de prévenances, et mettant tout le monde à son aise. Elle a, avec elle, le fameux enfant dont il est si souvent question dans ses mémoires, qu'elle assure être un pamphlet; mais elle ne l'a point amené avec elle chez l'Impératrice. Je l'ai rencontré à la promenade: il a environ douze ans et est d'une jolie figure. La Princesse dit qu'elle ne connaît pas son père mais qu'elle l'aime encore plus que sa fille. Sa demoiselle d'honneur a une tournure qui ne le cède en rien à celle de sa maîtresse. Elle ressemble à un petit poupard mal fagoté. Les officiers sont fort bien. Le premier est fils d'une Anglaise célèbre (lady Craven), qui a épousé le margrave d'Anspach, les deux autres sont deux jeunes officiers de la maison du prince de Galles, et le quatrième le docteur Holland, qui passe pour un bon médecin. Mais j'emploie tout mon papier à te parler d'une princesse qui doit bien peu t'intéresser. Il faut pourtant te dire encore un mot de sa parure. Elle était enveloppée dans dix aunes de dentelle d'Angleterre, avec un magnifique collier de perles; un voile d'Iphigénie qui la couvrait tout entière et traînait par terre, cachant sa tête et presque sa figure, était retenu par une couronne de diamants à dents, comme les couronnes des reines d'Opéra...» En retournant à Vienne par les petits cantons Marie-Louise était accompagnée de l'inévitable et indispensable Neipperg et de son adjudant Harabowsky, de la comtesse Brignole, de Mme Héreau et du docteur son mari, enfin de mon grand-père. M. de Bausset et Mme Hurault de Sorbée avaient été l'attendre à Lindau, sur le lac de Constance, avec les équipages. Le 24 septembre, au soir, Sa Majesté arrivait à Lucerne et le 25 s'embarquait avec sa suite sur le lac des Quatre-Cantons. Elle faisait arrêter son bateau devant les ruines du château des Habsbourg, berceau de la famille impériale d'Autriche, puis déjeunait dans le bateau stationné au pied de ces ruines. C'est là que le général Neipperg voulut prendre acte de la trouvaille qu'il avait faite d'un morceau de fer, dans les pierres des murs éboulés, pour prétendre y reconnaître un fragment de la lance de Rodolphe, fondateur de la dynastie. Marie-Louise se prêta naturellement, de très bonne grâce, à ce produit de l'imagination pleine d'à propos du galant général. L'Impératrice fit même plus tard confectionner, à Vienne, plusieurs bagues où furent incrustés de petits morceaux de ce fer, bagues qu'elle distribua à madame de Brignole, au comte Neipperg, à M. de Bausset et à mon grand-père, comme insignes d'un nouvel ordre de chevalerie. Après avoir débarqué à Kussnacht, fait en se promenant à pied le chemin de Kussnacht à Immensée, enfin visité la chapelle de Guillaume Tell, la caravane de l'Impératrice atteignit un des premiers plateaux du mont Righi, alors peu fréquenté par les touristes. Au lieu des superbes et confortables hôtels que, de nos jours, l'on rencontre en Suisse à chaque pas, Marie-Louise et son petit cortège durent se contenter de l'hospitalité qui leur fut offerte à l'auberge du _Soleil d'or_, l'une des cinq ou six modestes habitations de cet endroit alors presque désert. Nos voyageurs y passèrent la nuit du 25 au 26 et firent l'ascension du Righi-Culm où ils eurent la bonne fortune, tant la journée du 26 fut belle, de jouir du magnifique panorama qu'on y découvre et de la vue des quatorze lacs de Suisse que l'on aperçoit de ce sommet, par un temps clair. Ce fut dans ce site pittoresque, et dans cette pauvre petite auberge du _Soleil d'or_, que mon grand-père se trouva soudainement et très péniblement éclairé sur ce qu'il n'avait jusqu'alors fait qu'entrevoir, et fortement soupçonné. Nous allons tirer parti, pour le raconter, d'une note manuscrite et inédite, découverte dernièrement dans ses papiers. Lorsque le soir de ce même 26 septembre, après leur arrivée à Schwitz, le secrétaire des commandements de l'Impératrice vint exprimer à sa Souveraine son désir de ne pas prolonger sa villégiature en Suisse et de se séparer d'elle pour rentrer à Vienne, son véritable motif était bien différent de celui qu'il lui fallut alléguer. Obligé de donner à Marie-Louise, comme prétexte de son départ précipité, la hâte qu'il avait de retrouver dans cette ville, des lettres pressantes, mon grand-père confesse que ce prétexte cachait la répugnance qu'il venait d'éprouver, tout à coup, à l'escorter plus longtemps. Voici comment il rend compte de ce qui s'était passé. Il dit qu'il avait été témoin, depuis quelques jours, de choses qui l'affligeaient, mais qu'il ne pouvait empêcher. Il constatait, autour de l'Impératrice, depuis que Neipperg était là, un oubli significatif des formes toujours cérémonieuses qui sont d'obligation envers une souveraine. Il voyait se produire, vis-à-vis de Marie-Louise, une familiarité qui sans sortir des bornes de la bienséance mondaine, contrastait cependant avec les habitudes de respect et les hommages dont la fille de François II était environnée à la cour de l'Empereur. Il reconnaît toutefois que cet ensemble de petits faits pouvait, à la rigueur, être attribué à la liberté du voyage. Il n'en était pas de même, assure-t-il, _d'une certaine facilité de manières, souffertes d'une seule personne_... A l'auberge du Righi une infraction à un usage, jusqu'alors scrupuleusement observé, avait été commise: Le valet de pied de service devait toujours coucher en travers de la porte de l'Impératrice; or il était arrivé que les logements de la maison de sapin, composant l'auberge, consistaient en cellules sans communication entre elles, séparées de deux côtés par un corridor. Cette disposition des lieux pouvait rendre, à la vérité, incommode à l'Impératrice la présence d'un homme qui aurait dû coucher dans le corridor, et devant sa porte, seule issue pour entrer ou sortir de sa chambre. Quoi qu'il en soit le valet de pied reçut l'ordre, paraît-il, de coucher au rez-de-chaussée, et cette dérogation à l'usage établi fut remarquée, ajoute mon grand-père, par les personnes du service de l'Impératrice. «En causant de cela dans ce sens chez Mme de Brignole,--nous lui laissons à présent la parole,--je déployai machinalement, dit-il, une carte de Suisse qui était sur la table, lorsqu'il en tomba un billet fermé que je m'empressai de ramasser. En le rendant à Mme de Brignole, je reconnus l'écriture de l'Impératrice, sur le billet qui était adressé au général Neipperg...» Mme de Brignole, un peu émue paraît-il, prétendit que chargée de remettre la carte au général, elle ignorait qu'elle renfermât un billet. Était-elle sincère?... Surpris et surtout mécontent de ce mystère, _mais n'ayant même pas le droit de remontrance_, mon grand-père s'empressa, comme on l'a vu tout à l'heure, de demander à l'Impératrice l'autorisation de rentrer à Vienne, sans retard, et par la voie la plus directe. Marie-Louise ne manqua pas d'opposer plusieurs objections obligeantes à ce départ subit dont le prétexte ne l'avait pas convaincue, mais elle finit cependant par y consentir. En la quittant mon grand-père la pria de le charger de ses lettres pour l'empereur François, dont le jour de fête tombait le 4 octobre, et lui promit de remettre ces plis à destination dès qu'il serait lui-même de retour à Schönbrunn. Ce brusque départ devint, de la part de l'entourage de l'Impératrice, l'objet de nombreux commentaires. Le 27 septembre, partie de Schwitz à 11 heures du matin, quelques heures après mon grand-père, Marie-Louise arrivait le 29 à Saint-Gall. Le 30 elle traversait le lac de Constance, et le 2 octobre, après avoir passé la nuit à Munich, elle atteignait Braunau[46] le lendemain. Dans quelle situation et dans quelles dispositions différentes l'archiduchesse ne s'était-elle pas trouvée, un peu plus de quatre ans auparavant, quand l'empereur son père la faisait remettre, dans cette même ville de Braunau, aux mains de la mission extraordinaire française?... Elle allait alors à Paris, s'asseoir sur le trône de France, aux côtés de l'empereur Napoléon, au milieu de l'allégresse et des acclamations des foules enthousiastes des pays qu'elle traversait. Maintenant tout ce passé oublié n'aurait pu lui rappeler que des souvenirs importuns, et Marie-Louise, étouffant ses remords, ne voulait plus penser qu'au général Neipperg! [46] Lors de la remise de Marie-Louise à la mission française à _Braunau en 1810_, cette princesse portait une robe de brocard d'or, brochée de grandes fleurs de couleurs naturelles. (_Mémoires de Bausset_, t. II, p. 9.) Mon grand-père ayant pris, comme il a été dit, les devants, arriva à Schönbrunn le 4 octobre, à midi. Il avoue qu'à sa grande surprise il y vit bientôt revenir l'Impératrice, dont il n'aurait pas supposé le retour si rapide. Partie de Möelk le 6 octobre, à 9 heures du soir, elle rentrait à Schönbrunn le 7, à 6 heures du matin, après avoir passé toute la nuit en voiture. Marie-Louise retrouva son fils qui était resté confié aux soins vigilants de Mme de Montesquiou, et qui se montra tendre et caressant pour sa mère. Il était dans un état de santé florissant. L'empereur François vint seul voir sa fille, dès qu'il eut appris son retour. Le général Neipperg s'était acquitté de sa mission, on le sait, avec un tel succès, que la reconnaissance et l'approbation de la cour d'Autriche ne pouvaient manquer de lui être acquises. Aussi l'Empereur s'empressa-t-il de le nommer chambellan, auprès de la duchesse de Parme, pendant la durée du Congrès. CHAPITRE XII Retour de Marie-Louise à Vienne.--Elle y trouve les souverains de l'Europe réunis.--Magnificence de la réception qui leur y est préparée.--Détails sur différents princes et princesses.--Asservissement de Marie-Louise aux injonctions du Cabinet de Vienne.--Jugement de lord Holland sur l'empereur François. La femme de l'empereur Napoléon trouvait tous les souverains réunis à Vienne. Les rois de Danemark, de Bavière, de Würtemberg et autres princes, moins haut placés, y avaient précédé l'empereur de Russie et le roi de Prusse. Ces souverains avaient fait une entrée solennelle dans Vienne, le 25 septembre 1814, accompagnés par l'empereur d'Autriche, qui était allé au-devant d'eux suivi de toute sa Cour. La famille impériale d'Autriche avait accueilli tous ces princes souverains avec magnificence. Les empereurs et les rois logeaient au palais impérial, où ils recevaient la plus somptueuse hospitalité. Les dépenses que la réunion de ces différents princes occasionnaient à cette Cour étaient énormes. Quinze cents domestiques et douze cents chevaux furent ajoutés à l'état de la maison impériale. Des voitures constamment attelées et des chevaux de selle étaient affectés à l'usage de chaque souverain et des officiers de leur maison. Chacun d'eux avait une table particulière, somptueusement servie aux frais de l'Empereur. Le dîner avait lieu à 2 heures de l'après-midi et le souper à 10 heures du soir. Des fêtes splendides délassaient ces nobles hôtes de leurs travaux politiques, car le Congrès n'était pas encore ouvert. Il ne devait durer que pendant quelques semaines pour régler les intérêts des États secondaires de l'Allemagne, le traité de Paris ayant investi et mis en possession les grandes puissances des territoires qu'elles s'étaient adjugés elles-mêmes[47]. [47] Tous ces détails sont tirés des _Mémoires pour servir à l'histoire de Napoléon Ier_, par le baron de Méneval, t. III, p. 366 et 367. On voit que la cour d'Autriche faisait bien les choses, mais c'est qu'elle espérait, comme on dit, en avoir pour son argent, c'est-à-dire une part très importante des dépouilles du colosse, enfin renversé par les efforts répétés de la coalition. A partir de cette époque, Marie-Louise n'est plus «Majesté» et surtout «Impératrice» que pour mon grand-père et un très petit nombre de personnes de son entourage français. On ne la désigne plus à Vienne que sous le nom de duchesse de Parme, et encore cette souveraineté très discutée et qu'elle n'obtiendra en réalité qu'à force de démarches, de temps et de patience, est l'objet des plus vives attaques de la part de ses adversaires déclarés: le gouvernement de Louis XVIII et celui de Ferdinand VII. Talleyrand surtout, qui naguère ne savait comment témoigner assez d'hommages et d'adulation à l'Impératrice des Français, changeant, comme on dirait de nos jours, son fusil d'épaule, se montrait son ennemi le plus implacable. Neipperg seul, soutenu secrètement par l'empereur François et Metternich, ostensiblement par l'empereur Alexandre, défendait les intérêts de Marie-Louise et plaidait sa cause auprès des autres souverains et de leurs ministres. Le général autrichien, dont elle ne pouvait d'ailleurs plus se passer, remplissait consciencieusement le rôle qui lui avait été confié. «Ayant accepté de l'observer, de la surveiller à toute heure, dit M. Welschinger, il s'acquittait de cette triste mission avec un zèle particulier et une sorte de conscience. Ce qu'il empêchait, surtout, c'était toute correspondance venue de l'île d'Elbe ou partie de Schönbrunn pour cette île[48].» [48] _Roi de Rome_, par Welschinger, p. 95. (Mon grand-père y suppléa et ne laissa jamais Napoléon manquer de nouvelles de sa femme et de son fils.) Nous extrayons de la correspondance de mon grand-père avec sa femme les lignes suivantes datées du 7 octobre 1814: «Vienne est méconnaissable, c'est un brouhaha étourdissant dans les rues. Il y a aujourd'hui une fête à Laxembourg. Je compte y aller incognito pour voir cette réunion de souverains que je connais tous, excepté le roi de Danemark[49] et que j'ai vus dans d'autres circonstances... C'est aussi un objet de distraction, car je m'ennuie fort dans mon appartement doré de Schönbrunn où j'ai, par parenthèse, une cheminée, avantage rarissime même dans les plus somptueux palais en Allemagne. Les avis sont divisés sur le plus ou moins de durée du séjour des souverains ici. Les uns pensent qu'ils partiront dans moins de quinze jours, les autres qu'ils resteront jusqu'à la mi-novembre. Je fais des vœux pour leur plus prochain départ.» [49] Frédéric VI de la maison d'Oldenbourg, roi de Danemark depuis 1808, mort en 1839. Une autre lettre à ma grand'mère, _datée du 9 octobre_, complète la précédente, et donne sur les hôtes royaux ou princiers de l'empereur d'Autriche des détails curieux. Voici les principaux passages qu'elle renferme: «J'ai été à Laxembourg comme je te l'ai mandé. Je n'avais pour but dans cette promenade que de voir, à mon aise, les souverains et les princesses réunis. J'ai eu cette satisfaction. Les princesses de Russie sont charmantes. La grande-duchesse Catherine d'Oldenbourg, surtout, est une des plus piquantes physionomies que j'aie vues. A détailler ses traits elle ne serait peut-être pas jolie; mais l'ensemble de sa figure, de sa personne, de sa tournure est charmant, elle annonce une personne pétillante d'esprit. La grande duchesse de Weymar sa sœur, a un autre genre de beauté; ses traits sont plus réguliers, plus sévères. Ce sont en tout deux princesses très marquantes ici. Elles sont venues faire une visite à l'Impératrice, et ont été extrêmement aimables avec Elle et avec le petit prince. »Le roi de Danemark est le seul prince que je ne connusse pas: Aux yeux rouges et bleus, c'est un véritable albinos. Il a des cheveux et des sourcils d'argent avec une figure rose et blafarde. Il passe pour avoir beaucoup de bonté et de douceur. »Les affaires de l'Impératrice ne vont pas trop bien. Elle attend avec assez de tranquillité la décision de son sort... Malheureusement il ne lui arrivera jamais tout le bien que je lui désire. Sa Majesté a fait choix de son fils pour parrain[50].» [50] Marie-Louise, duchesse de Parme, et le prince son fils furent parrain et marraine de mon père et de son frère. Voir aux actes baptismaux de la paroisse Saint-Philippe du Roule, à Paris. Pendant ce temps Marie-Louise, de plus en plus asservie aux prescriptions du cabinet de Vienne, n'ayant plus d'autre volonté que celle de Neipperg, ne donnait pour ainsi dire presque plus signe de vie à son époux. Napoléon s'impatientait d'un tel silence. Il en était réduit, le 10 octobre, à recourir an grand-duc de Toscane, pour lui demander «s'il voulait bien permettre» qu'il lui adressât, chaque semaine, une lettre destinée à l'Impératrice, espérant qu'il recevrait en retour des lettres d'elle et quelques mots de son fils. «Je me flatte, disait-il, que, malgré les événements qui ont changé tant de choses, Votre Altesse royale me conserve quelque amitié.» Telle était la situation pénible à laquelle on avait osé réduire l'empereur Napoléon[51]. [51] _Roi de Rome_, par Welschinger, p. 95. Le dominateur de l'Europe, celui qui avait distribué tant de couronnes et vu tant de souverains à ses pieds, se voyait alors contraint de se faire solliciteur auprès de l'un d'eux, pour qu'on voulût bien laisser passer ses lettres à Marie-Louise, et pour obtenir qu'on lui accordât l'autorisation d'en recevoir les réponses! Les stipulations du traité de Fontainebleau n'étaient pas observées, et lorsque les alliés--sauf les représentants de l'Autriche--avaient signé cet accord avec Napoléon le 11 avril 1814, ne croyaient-ils pas que l'Impératrice et son fils iraient séjourner auprès de lui à l'île d'Elbe, ou pourraient tout au moins correspondre avec le nouveau souverain de ce petit État? «Encore une fois, comme le dit fort bien M. Welschinger, à quoi servait ce raffinement de cruauté?» Les deux vrais coupables, nous ne saurions assez le répéter, c'était l'empereur François et son ministre Metternich, dont Neipperg n'était, après tout, que le docile et ambitieux intermédiaire. Il est intéressant de connaître, nous semble-t-il, l'opinion qu'un Anglais de marque, lord Holland, émettait sur le caractère de l'empereur François; voici ce que rapporte, à cet égard, une note insérée, à la page 114, dans l'ouvrage de M. Welschinger intitulé: _le Roi de Rome_. Parlant du père de Marie-Louise, lord Holland a dit: «C'était un homme de quelque intelligence, de peu de cœur et sans aucune justice.» Il conteste absolument qu'il fût, comme on l'a affirmé, doux et bienveillant. Dans toutes les circonstances il avait agi comme un homme d'un caractère bien opposé. «Quant au mariage de sa fille, ajoute lord Holland, il faut admettre cette alternative: ou qu'il ait consenti à sacrifier son enfant à une politique couarde, ou bien qu'il ait lâchement abandonné et détrôné un prince qu'il avait pris pour son gendre. Il sépara sa fille du mari qu'il lui avait donné et aida à déshériter son petit-fils, issu d'un mariage qu'il avait approuvé et, à ce que je crois, sérieusement recherché. Pour éloigner de l'esprit de cette même fille le souvenir de son époux détrôné et exilé, mais dont la conduite envers elle était irréprochable, on prétend qu'il encouragea et même qu'il combina les moyens de la rendre infidèle...» Telle est la grave accusation portée par lord Holland, dans ses souvenirs diplomatiques, contre François II. En faisant la part d'une très légère exagération on peut, dans son ensemble, considérer cette accusation comme fondée. La peur de Napoléon tout puissant avait porté l'empereur d'Autriche, et surtout son premier ministre, à se précipiter au pied du monarque français pour lui offrir leur archiduchesse; la peur de laisser à l'empereur détrôné la moindre branche de salut les amena plus tard, comme on a pu le voir au cours de ce récit, à mettre en œuvre les moyens les plus répréhensibles et les plus vils pour le séparer à tout jamais de sa femme. Le 12 octobre le _Journal_ de mon grand-père mentionne une visite du prince Metternich à l'impératrice Marie-Louise, et un entretien d'une durée de cinq quarts d'heure entre ce ministre et la princesse; mais il ne fournit aucun renseignement sur le sujet traité dans cette entrevue. Les visites des souverains étrangers ainsi que celles de plusieurs souveraines deviennent fréquentes à Schönbrunn pendant le mois d'octobre. L'impératrice de Russie étant venue rendre visite à Marie-Louise le 13, celle-ci présente à la Czarine le général Neipperg, récemment nommé par l'empereur d'Autriche, chambellan de sa fille. L'empereur Alexandre de Russie était, le premier, venu faire sa visite à l'ancienne impératrice des Français; le reste des têtes couronnées suivit aussitôt cet exemple, ce qui obligea Marie-Louise à sortir de la retraite que, par pur décorum, elle avait cru devoir s'imposer. Le 17 octobre, dit le _Journal_, Sa Majesté a pour convives à sa table, le prince Eugène de Beauharnais, son cousin Tascher, les personnes habituelles formant sa petite cour, et bien entendu le général Neipperg, qui--à partir de ce moment--fait avec Marie-Louise de la musique presque tous les soirs sans exception. Il paraît d'après les notes du _Journal_, que le prince Eugène, très musicien lui aussi, faisait souvent sa partie de chant dans ces soirées. La veille, un magnifique oratorio de Hændel avait été exécuté dans la perfection au Grand Manège de Vienne par onze cents musiciens. Nous avons omis de dire que le 13 octobre il y avait eu un grand bal à la Cour et que Marie-Louise, curieuse d'en contempler le spectacle sans y figurer, trouva moyen de jouir du coup d'œil de cette fête en la regardant par une petite fenêtre percée dans l'attique surmontant la salle de bal du Palais. D'ailleurs les fêtes, les bals et les distractions brillantes de toute nature continueront à se succéder à Vienne, jusqu'au moment où la nouvelle du départ de Napoléon de l'île d'Elbe viendra calmer cette folie de plaisirs. Aussi les lettres de mon grand-père à sa femme font-elles souvent mention des divertissements de toute espèce auxquels se livrent les souverains, grands et petits, réunis à Vienne sous prétexte de congrès, et le 19 octobre 1814 il lui écrit: «... Les souverains se trouvent si bien à Vienne qu'ils ne songent pas encore à en partir. Ils ont eu hier une fête militaire au Prater qui est, comme tu le sais, le bois de Boulogne de Vienne, mais plus à la portée des habitants et tout à fait d'un autre genre. C'est un immense jardin anglais, entretenu avec beaucoup de soin, et où tous les amusements populaires sont rassemblés. Le Danube forme l'enceinte de ce beau jardin qui, je dois le dire, n'a pas son pareil dans aucune capitale. Le prince Metternich a donné une superbe fête dans sa maison du faubourg... Lundi, l'empereur d'Autriche, l'empereur de Russie, le roi de Prusse, le roi de Danemark et la grande duchesse Catherine partent pour la Hongrie où sont préparées de grandes revues et de grandes chasses. Je suppose qu'à leur retour, qui aura lieu dans huit ou dix jours, les princes songeront à reprendre le chemin de leurs États, que le congrès s'ouvrira, et que notre agonie finira... Pourvu qu'elle finisse je serai content, car l'incertitude cruelle où je vois le sort de l'Impératrice m'affecte plus que personne...» Ainsi, malgré tout ce que l'attitude de Marie-Louise avait d'ingrat et de choquant, mon grand-père l'aimait toujours et ne pouvait se détacher d'elle, bien qu'il ne se fît plus d'illusion sur la profondeur de sa chute. Nous sommes, tout en le plaignant, obligé de convenir que c'était de sa part un bien malheureux attachement! CHAPITRE XIII Vicissitudes dont la souveraineté du duché de Parme est l'objet.--La petite cour française de l'Impératrice divisée en deux camps.--Lenteur de la marche du Congrès.--Mot du prince de Ligne.--Charme du fils de Napoléon.--Nouvelle dépêche de la légation française concernant Marie-Louise et son fils.--Lettre rendant compte de l'inimitié existant entre deux dames du service de l'Impératrice. Le sort de l'impératrice Marie-Louise, en tant que souveraine d'une petite principauté italienne, demeurait toujours incertain. Chaque jour amenait une version nouvelle: aujourd'hui Parme lui était assurée, demain Parme était attribuée à un autre. La fille de François II jouait à Vienne le rôle d'une plaideuse qui n'a point accès auprès de ses juges et dont la famille, quoique suffisamment armée pour la défendre, garde ou feint de garder la plus désespérante neutralité. Telle était la situation que pouvaient constater, à propos de la femme de Napoléon, les personnes qui composaient alors son entourage à Schönbrunn. A part quelques honorables exceptions, cet entourage, on le verra bientôt, était assurément loin de se distinguer par la fidélité au malheur, et par la réunion de caractères ornés de toutes les vertus antiques. Le contraire eût du reste présenté un spectacle évidemment moins triste, mais bien plus surprenant; tant que leur intérêt particulier ne cessera point d'être le moteur exclusif des actions de la plupart des humains, il ne saurait en être autrement. Le _31 octobre_ mon grand-père, qui se morfond dans l'inquiétude et les tristes pensées, écrit à sa femme: «Le temps est triste et humide. A moins qu'il ne pleuve cependant je vais me promener tous les jours ou à pied ou à cheval[52]. Les heures des repas sont si incommodes que je ne puis m'absenter de Schönbrunn que pour aller faire une ou deux visites à Vienne entre midi et six heures. Mais à trois heures tout le monde dîne. D'ailleurs le cercle de mes connaissances à Vienne est diablement étroit. Les fêtes ont cessé depuis le départ des empereurs et du roi de Prusse pour la Hongrie. Ils sont revenus avant-hier, l'empereur de Russie enchanté de son voyage. Le fameux congrès est indiqué pour demain, quoiqu'il ne paraisse pas devoir s'ouvrir avant huit jours. C'est pourtant demain qu'il est censé commencer. Je fais des vœux pour qu'il marche vite, et que l'incertitude finisse avec ses opérations; malheureusement ces dernières seront longues et notre incertitude aussi...» [52] L'Impératrice avait mis deux chevaux de selle à la disposition de mon grand-père. Les vœux formulés dans cette lettre pour que le congrès _marche vite_ ne seront pas exaucés, et le vieux et spirituel prince de Ligne pourra dire de lui le mot historique resté fameux: _Le congrès danse mais ne marche pas!_ Voici en quels termes M. de Vaulabelle[53], dans son _Histoire des Deux Restaurations_, s'exprime au sujet de ce fameux congrès de Vienne qui allait s'ouvrir: «Il était difficile de soupçonner la gravité des intérêts politiques qui se débattaient au sein du congrès, à l'aspect des fêtes qui réunissaient tous les soirs les membres de cette assemblée, les empereurs et les rois dont ils représentaient les intérêts opposés, ainsi que la foule des diplomates à la suite, et cette cohue de princes plus ou moins souverains qui venaient implorer la pitié de ces distributeurs d'États et de couronnes. Chaque jour c'était un divertissement nouveau: une course en traîneaux succédait à une chasse, une soirée dansante à un bal costumé ou travesti. Les mêmes personnages qui, adversaires intraitables le matin, venaient peut-être d'expédier des courriers pour assembler des troupes, organiser l'invasion et la guerre, se rencontraient le soir pour causer d'intrigues galantes et arrêter le plan de fêtes nouvelles. Le lendemain leurs peuples, leurs armées pouvaient s'entr'égorger: que leur importait? Les coups ne devaient pas les atteindre; ils dansaient en attendant. Jamais le sort des nations ne fut plus joyeusement discuté.» [53] Vaulabelle: _Histoire des Deux Restaurations_, tome II, page 186. Pour se distraire du rôle plus qu'effacé auquel il était réduit, depuis la transformation qu'avaient subi les idées et les sentiments de Marie-Louise, mon grand-père allait passer une partie de son temps auprès du jeune prince, fils de Napoléon. Il rend compte à ma grand'mère de ses impressions, dans le fragment suivant d'une de ses lettres en date du 2 novembre: «... Ma plus grande distraction est d'aller passer quelques moments auprès du petit prince qui devient un enfant charmant. Quand je le regarde jouer avec de petits camarades et que j'écoute ses saillies, ses petits raisonnements, il me semble que j'entends Paulette[54] et son frère. Mme de Montesquiou est une femme parfaite qui élève cet enfant à merveille. J'ai un grand plaisir à causer avec elle. Elle me parle souvent de toi, et sa conversation m'en plaît davantage. J'oserais dire qu'elle est à peu près la seule qui me parle avec intérêt de toi... de mes sacrifices...» [54] Ma tante, devenue comtesse Murat. Dans ces conversations où mon grand-père et Mme de Montesquiou déploraient de concert les faiblesses de leur Souveraine, le premier stigmatisait la bassesse des flatteurs qui, si souvent, par leurs mensonges et leurs adulations intéressées, réussissent à égarer les meilleurs des princes. Ma grand'mère se plaignant, dans une de ses lettres, d'être depuis longtemps sans nouvelles de Schönbrunn, son mari lui répond pour lui en expliquer le motif, très plausible assurément, car le cabinet noir fonctionnait à Paris aussi bien qu'à Vienne: «... Je t'ai écrit sûrement à la même occasion; mais j'ai le malheur de porter un nom qui excite tant la curiosité, qu'on ne voit point une lettre qui en soit décorée qu'on ne soit tenté de la lire, et même de la relire, à en juger par le temps qu'on les retient.» Entre temps, et à mesure que l'ascendant du comte Neipperg sur Marie-Louise s'affirmait, celle-ci avait fini par bannir toute contrainte, ne plus prendre de détours, enfin par afficher ouvertement son penchant pour le général. Le _Journal_ de mon grand-père raconte que les soirées musicales quotidiennes, en tête à tête avec le favori, se prolongeaient parfois jusqu'à 11 heures et même jusqu'à minuit. Une autre fois, après le dîner de l'Impératrice avec sa petite cour, Bausset et mon grand-père, comprenant qu'ils étaient de trop, prennent le parti de se retirer à 8 heures et demie, à la grande satisfaction probablement de Sa Majesté et de son cher général. Enfin, dans les premiers jours de novembre, on peut lire dans ce même _Journal_, qu'au cours d'une promenade sentimentale, dans le parc de Schönbrunn, Mme de Brignole, qui escortait l'Impératrice et son inséparable compagnon, se voyait obligée de les suivre en restant _à dix pas derrière eux_... Le soir du 5 novembre, jour où Marie-Louise n'était pas sortie, Sa Majesté tint chez elle un cercle où se trouvaient réunis, outre sa petite cour habituelle: le prince et la princesse Metternich, le landgrave de Fürstenberg, le grand chambellan comte Wrbna, que cette mauvaise langue de Gentz qualifie quelque part de _vieil abruti_, Mmes de Colloredo, d'Edling, les Brignole, enfin le général Neipperg, les comtes Choteck et Aldini. Le _Journal_, qui nous renseigne à cet égard, signale le fait qu'il n'y eut ce soir là, chez l'impératrice Marie-Louise, ni jeu de billard, ni musique comme à l'ordinaire, à cause d'un entretien entre Sa Majesté et le premier ministre autrichien, entretien qui se prolongea pendant l'espace d'une heure et demie. Dans l'intervalle des réceptions qu'elle donnait elle-même, Marie-Louise, comme le rapporte M. de Saint-Amand, «regardait pour ainsi dire, par le trou de la serrure, les fêtes auxquelles il lui était interdit d'assister. Au Burg, ou palais impérial de Vienne, il y avait, dans les salons de l'Empereur son père, une petite loge ou tribune, ménagée avec art, au coin de la galerie supérieure qui décorait le pourtour de la grande salle, et d'où l'on pouvait voir sans être vu[55].» [55] Saint-Amand. _Marie-Louise, l'île d'Elbe et les Cent Jours._ La légation de France, à la tête de laquelle était alors placé le baron de la Tour du Pin, surveillait attentivement les faits et gestes de l'ex-impératrice, et en rendait exactement compte au ministre des Affaires étrangères à Paris. Le 9 novembre 1814, M. de la Tour du Pin adressait au comte de Jaucourt, ministre par intérim en l'absence du prince de Talleyrand, la dépêche suivante: «L'archiduchesse Marie-Louise ne se présente à aucune des fêtes et des réunions journalières qu'amènent les circonstances; mais elle vient tous les jours voir son père, et souvent les souverains et les grandes-duchesses qui sont logés au palais; on va également la voir à Schönbrunn, sans qu'il y ait cependant à cet égard rien de trop marqué. La toilette paraît tenir une grande place dans sa vie, et il n'y a pas de semaine qu'elle ne reçoive de Paris des robes et des bonnets. En même temps il lui échappe des mots mélancoliques; elle fait de la musique triste, et dit que la tristesse est faite pour elle. On s'attache à répandre que le petit Bonaparte a une intelligence remarquable. On le dirige surtout à être agréable aux Français, et particulièrement aux soldats, à qui il paraît qu'on lui apprend à dire des choses aimables, quand il s'en présente un à lui, et quand il parle d'eux. Les fêtes, au lieu de s'épuiser, semblent se multiplier. Hier, il y en a eu une chez M. de Metternich; après demain il y aura une grande redoute parée, et le 16 un carrousel composé de vingt-quatre dames et de vingt-quatre chevaliers[56].» [56] Tiré de l'ouvrage de M. de Saint-Amand: _Marie-Louise, l'île d'Elbe et les Cent Jours_ (p. 64 et 65). Il est plus que probable que la tristesse de Marie-Louise, signalée dans la dépêche qu'on vient de lire, était par moments bien réelle, et qu'elle lui était procurée, d'abord par ses propres remords, en second lieu par l'attitude attristée de ceux qui, comme Mme de Montesquiou et mon grand-père, lui portaient un réel intérêt. Quoi qu'il en soit le mal accompli n'était plus guère réparable, et quand des lueurs de raison revenaient à Marie-Louise, elle le comprenait... Cette princesse était en somme aussi à plaindre qu'à blâmer. Depuis quelque temps des assurances plus positives étaient données à Marie-Louise relativement à la prise de possession de son duché de Parme qu'on lui faisait espérer assez prochaine. En cas de réalisation de cet objet de tous ses désirs, il paraissait certain qu'on ne lui accorderait l'autorisation d'y amener aucun fonctionnaire ni aucune dame de nationalité étrangère, et surtout française. La souveraine de Parme devrait préalablement accepter un gouverneur autrichien et un ministre autrichien, qui seuls seraient les dépositaires de sa confiance et de son autorité. En s'entretenant de ces détails avec sa femme dans une lettre datée du _10 novembre 1814_, mon grand-père ajoute: «... Je t'ai déjà parlé précédemment du changement qui s'est opéré, pendant mon absence, dans la tête et dans le cœur de l'Impératrice. Cela n'a point dégénéré depuis que je suis ici, bien au contraire. _Mais on tolère tout pourvu qu'elle oublie son mari et même son fils._ Tu conçois comme, avec de pareilles dispositions, les Français et surtout ceux dont l'attachement à l'empereur Napoléon est connu sont vus de mauvais œil. Mme de Montesquiou et moi sommes les derniers des Romains; les autres ont acheté, par une lâche condescendance, une espèce de tolérance à travers laquelle percent le dédain et le mépris. La duchesse et C..., sont perdus et ruinés dans l'esprit de leur auguste amie, et je dois avouer qu'ils méritent cette disgrâce--si c'en est une... Ne parle de cela à qui que ce soit; n'en dis rien à la duchesse, surtout de ce qui a trait à Mme de Montesquiou: c'est sa mortelle ennemie...» On trouvera l'explication de ce qui précède dans un passage des _Mémoires_ de la veuve du général Durand, dont on nous permettra de rappeler la véracité et le noble caractère. Ce passage de ses mémoires donne la clé ou plutôt l'explication de l'inimitié qui avait toujours existé entre la comtesse de Montesquiou et Mme de Montebello. Voici comment s'exprime Mme Durand: «La duchesse de Montebello et la comtesse de Montesquiou étant (à la cour) à la tête de deux partis, non seulement différents mais opposés, il est facile de croire qu'il ne devait pas régner entre elles une liaison bien intime. La comtesse, toujours prudente et réservée, n'affichait pas l'éloignement qu'elle avait pour la duchesse, et ne cherchait pas à lui rendre de mauvais services. Elle se contentait de ne point parler d'elle, et d'apporter une grande froideur dans les relations nécessaires qu'elles avaient ensemble; mais il n'en était pas de même de Mme de Montebello. Elle n'allait voir le jeune prince que le moins possible, pour ne pas être obligée de voir, en même temps, sa gouvernante. Elle cherchait à persuader à l'Impératrice que les soins que Mme de Montesquiou prenait de son fils, l'attachement qu'elle lui montrait, n'avaient d'autre motif que l'ambition et l'intérêt; accusation dont les événements postérieurs démontrèrent bien la fausseté. Informée de ces efforts continuels pour lui nuire, Mme de Montesquiou s'en plaignit une ou deux fois à l'Impératrice même, en essayant de lui dessiller les yeux sur sa favorite; mais le bandeau qui les couvrait était trop épais; la première impression avait été produite, et l'on connaît tout le pouvoir d'une première impression, surtout quand elle est reçue dans la jeunesse et produite par une personne à qui l'on a donné toute sa confiance. Marie-Louise ne rendit donc pas alors à Mme de Montesquiou la justice qui lui était due, comme elle eut occasion de s'en convaincre plus tard[57].» [57] _Mémoires de la générale Durand_, pages 74 et 75. Les rancunes de femme sont terribles et l'on conçoit, à présent, ce qui motivait la dernière phrase de l'extrait de la lettre du 10 novembre, que nous venons de citer plus haut. Loin de nous la pensée de vouloir pousser au noir le caractère de la duchesse de Montebello; mais il semblera peut-être au lecteur, aussi bien qu'à nous, qu'au milieu de leurs dissensions intestines, le beau rôle appartient à Mme la comtesse de Montesquiou. CHAPITRE XIV Zèle de Talleyrand contre tout ce qui porte le nom de Bonaparte.--Projet de déporter Napoléon aux Açores.--Lettre de la légation française à Vienne, adressée à Paris.--Lettre de mon grand-père à sa femme, blâmant avec force la conduite de quelques-unes des personnes de la suite de Marie-Louise.--M. de Carcassonne.--Constatation de l'influence dominatrice prise par Neipperg sur Marie-Louise.--Folle passion de cette dernière pour le général. Docile aux instructions de Louis XVIII, Talleyrand que _le zèle de la légitimité dévorait_ (depuis la Restauration), jugeait--comme son nouveau maître--que la présence de Napoléon à l'île d'Elbe constituait un danger pour la sécurité du trône des Bourbons. L'événement s'est chargé, par la suite, de montrer que ces craintes n'étaient pas des appréhensions chimériques. En attendant il s'efforçait, par peur de l'Empereur déchu et pour plaire au parti royaliste, d'obtenir qu'on éloignât Napoléon de son île, qu'on déchirât le traité qui lui en assurait la propriété, et qu'on le déportât soit aux Açores, soit à Sainte-Hélène. Ainsi le traité de Fontainebleau, moins d'un an après sa signature, était déjà lettre morte aux yeux non seulement du Gouvernement royal français, mais encore à ceux des souverains et ministres des puissances alliées cosignataires du même traité[58]. L'article par lequel la souveraineté de Parme était formellement assurée à Marie-Louise et à son fils n'était pas respecté davantage, puisqu'il faisait--comme on l'a vu--l'objet des mêmes controverses et des mêmes tergiversations. Même à la date du 12 novembre on trouve une dépêche des plénipotentiaires du roi de France à Vienne, par laquelle ils se déclarent fondés à espérer que Parme sera rendu à la famille d'Espagne, c'est-à-dire à l'ancienne reine d'Étrurie, tandis que Marie-Louise recevra une compensation. Metternich paraissait être de cet avis, car il avait laissé entendre à Talleyrand qu'il désirait «qu'une ou deux légations fussent données à l'archiduchesse Marie-Louise et à son fils». Dans le cas où cet échange aurait pu s'effectuer, on devait en proposer le retour au Saint-Siège, si le fils de Napoléon mourait sans enfants. [58] Seul l'empereur Alexandre de Russie en voulait et en préconisait l'observation. Le 23 novembre l'ambassade française en Autriche mandait au Ministère des Affaires étrangères à Paris: «Si les paroles de M. de Metternich, pouvaient inspirer la moindre confiance, on serait fondé à croire qu'il trouverait l'archiduchesse Marie-Louise suffisamment établie en obtenant l'état de Lucques, qui rapporte cinq à six cent mille francs et que, pour lors, les Légations pourraient être rendues au Pape et Parme à la reine d'Etrurie[59].» [59] _Roi de Rome_, par Welschinger, chap. VI. Ce n'est guère qu'à la fin de décembre que tous ces obstacles seront aplanis, et qu'en dépit des embûches et des bâtons dans les roues mis par Talleyrand sur sa route pour arriver à Parme, Marie-Louise finira par être à peu près certaine d'obtenir gain de cause, mais en sacrifiant celle de son fils. Cependant la petite cour française de l'Impératrice continuait à rester divisée en deux camps: celui des serviteurs demeurés fidèles à l'empereur Napoléon, c'est-à-dire Mme de Montesquiou et mon grand-père; et l'autre, dont Mme de Brignole et M. de Bausset paraissaient faire désormais partie. La lettre suivante, adressée à ma grand'mère par son mari, donne à ce sujet des détails que nous continuons à placer sous les yeux du lecteur: «Schönbrunn, 14 novembre 1814. »... Je t'avais dit, je crois, que la princesse Tyskievich t'enverrait demander tes lettres. Mme de Brignole a reçu une réponse de cette dame à la lettre par laquelle elle la priait d'envoyer chez toi. Je te dirai, au reste, pour toi, que je ne me livre nullement aux avances de Mme de B... et que je m'en tiens un peu éloigné. Je n'ai point à me plaindre d'elle, mais de sa manière d'être qui n'est pas estimable, et qui ne peut être justifiée par rien. Du reste je garde la bienséance avec elle, mais j'évite de la voir en particulier. Je t'avoue que l'idée ne m'était pas venue d'un changement si subit que celui qui s'est opéré, depuis trois mois, dans cette petite cour. Je devrais regretter mon voyage de Paris, si je n'obtenais tous les jours la conviction que je n'aurais pas pu empêcher ce qui s'est passé. Quand les princes ont du penchant à la faiblesse, les complaisances et les lâches conseils leur deviennent bien funestes; le mal qu'ils font est irrésistible. Ne m'envoie ici ni caricatures, ni brochures faites dans un esprit qui n'est plus celui de notre cour. J'ai le renom d'être l'homme de l'Empereur Napoléon, mais ma profession de foi, à cet égard, est qu'il y aurait de l'extravagance à se faire le champion d'une cause qu'on n'est pas en état de défendre. Je regarde le doigt de Dieu comme marqué dans tous les événements qui se sont passés; je ne puis rien faire pour anticiper sur ses décrets, mais cela ne m'empêche pas de conserver, dans mon cœur, une reconnaissance et un sentiment que personne n'a le droit de blâmer. Je sais que cette façon de penser est appréciée, _et qu'elle me vaut au moins de l'estime_. Ce que je trouve le plus laid, c'est que ceux qui se conduisent le plus mal, à cet égard et sous d'autres rapports dont je ne dirai pas la turpitude, proteste, devant moi, tous les jours du contraire, tant ils se sentent honteux; mais j'ai trop de raisons de ne pas les croire... Il est dur d'être obligé de revenir sur le compte de personnes qu'on était accoutumé à aimer et à estimer...» Autre lettre: «Du 15 novembre, à Schönbrunn. »Tu me demandes, chère amie, des nouvelles de ce qui se passe ici relativement à nos affaires; Il paraît que Parme restera à l'Impératrice. Les concessions importantes que les souverains viennent de se faire, réciproquement, laissent l'espoir qu'on passera légèrement sur les plus petites, et surtout sur celles de l'Italie, depuis que Gênes est cédé au Piémont, et Alexandrie par moitié à l'Autriche. Reste à savoir si l'Impératrice aura la faculté de résider dans ses nouveaux Etats... Pour dégoûter les Français, le Ministère veut qu'on ne paie point les grandes places. B... et Mme de B.., C... surtout sont mal vus, et ils le méritent. On a la bonté de penser plus favorablement de moi, sans doute à cause de mon désintéressement. Mais tu penses bien que je rougirais (si j'accompagnais, à Parme, Sa Majesté dont je désapprouve tout à fait la conduite) de recevoir de ses fonds particuliers, un traitement que j'aurais l'air publiquement de refuser; et puis en quelle qualité? On ne veut que des ministres et employés autrichiens, que des chambellans et des dames de Parme ou d'Autriche... »Au milieu des fêtes qui se succèdent à Vienne, les plus grandes iniquités se consomment. La Saxe est décidément enlevée à son roi, le plus vertueux et le plus loyal des souverains, pour être donnée à la Prusse. Ce bon et malheureux roi de Saxe ne veut accepter aucun dédommagement. Il veut mendier son pain, suivi de sa femme et de sa fille...» A l'égard de l'inique spoliation du roi de Saxe, les sentiments généreux se trouvèrent, cette fois, d'accord avec la politique au sein du Cabinet français. M. de Talleyrand reçut l'ordre de plaider, à Vienne, avec la plus grande insistance, la cause de l'infortuné souverain de la Saxe.[60] Louis XVIII et son frère s'étaient souvenus, sans doute, des liens étroits de parenté qui les unissaient à la maison royale saxonne. Tous les efforts tentés dans ce sens n'aboutirent, néanmoins, qu'à tempérer bien faiblement la grandeur de l'injuste sacrifice imposé au monarque saxon. [60] Frédéric-Auguste demeuré jusqu'à la chute de l'Empire français le plus fidèle allié de Napoléon. Mme de Brignole, intime amie de M. de Talleyrand, s'était formée à son école et avait--comme lui--le goût de l'intrigue au plus haut degré. Ce besoin d'inquisition de leur part, cette curiosité intéressée que rien ne pouvait satisfaire de façon suffisante, inspiraient des soupçons et des inquiétudes assez justifiées à tous ceux qui étaient au courant de leurs procédés. C'est ainsi qu'à propos de la visite annoncée à ma grand'mère d'un certain M. de Carcassonne, son mari croit utile de la prémunir contre toute imprudence de langage qui serait susceptible de lui échapper en présence de ce personnage, considéré par mon grand-père comme un émissaire de Mme de Brignole. Aussi adresse-t-il à sa femme, le _17 novembre_, la lettre qu'on va lire: «Tu me demandes ce que c'est que M. de Carcassonne... Comme je ne veux pas t'en parler par la poste, je te dirai que je ne le connais pas du tout, que je ne l'ai vu que pendant deux jours, qu'il m'a paru fort attaché à Mme de B..., qu'il ne faut pas, je crois, que tu penses tout haut devant lui, parce que Mme de B... peut l'avoir mis en avant pour servir son goût d'intrigues de toute espèce. Il a fait un peu tous les métiers. Il a été, entre autres choses, employé auprès du général Menou en Piémont et à Venise. Voilà ce que je désire que tu saches pour te mettre en garde, contre toute insinuation qu'il pourrait te faire, pour savoir ma manière de penser vis-à-vis de sa patronne ou de l'Impératrice... »Tu crois que je suis fort triste, chère amie. Je ne m'amuse pas excessivement il est vrai, car ce qui se passe sous mes yeux m'afflige quelquefois. Mais, quand tu auras lu mes précédentes lettres, tu pourras interpréter ce que Mme de B... appelle être _fort triste_ de ma part, c'est-à-dire très réservé avec elle, parce que sa conduite, vis-à-vis de l'Impératrice, me donne de justes sujets de l'être. Je me suis déjà assez étendu sur ce chapitre, dans mes autres lettres, pour le remettre encore sur le tapis. »Je suis étonné que Mme de Montebello ne reçoive pas de lettres de l'Impératrice. J'entends dire tous les jours à Sa Majesté qu'elle lui a écrit par telle occasion. Je n'ose presque pas dire que, pour moi, c'est presque une raison de croire le contraire. Ce malheureux défaut de dissimulation et de mensonge s'est développé chez l'Impératrice à un point extrême. J'ai été deux mois sans vouloir m'en apercevoir. Voilà au reste où mène la nécessité de cacher ses actions. Je ne puis t'exprimer combien il m'en coûte de te faire voir, sous un jour si défavorable, une personne que nous regardions comme un ange!» Il est certain que, depuis les temps heureux auxquels le passage de la lettre qu'on vient de lire fait mélancoliquement allusion, l'ange--dont elle rappelle les vertus--s'était singulièrement dépravé... S'il était nécessaire d'en fournir une preuve plus manifeste, nous la trouverions inscrite dans quelques lignes concises du _Journal_ auquel il a déjà été fait tant d'emprunts, au cours de nos récits: A la date du 18 novembre de l'année 1814, une brève inscription de quelques lignes mentionne, sans réflexion, à quel point le succès du général Neipperg devait être éclatant et complet. Ce jour-là Marie-Louise, de plus en plus folle de son nouveau seigneur et maître, après avoir mené le favori faire une promenade sentimentale dans le parc de Laxembourg, l'entraînait dans les appartements du Palais pour lui montrer celui qu'elle y occupait avant son mariage, et probablement peut-être aussi la cage devenue vide des oiseaux qu'elle y nourrissait!... Ce qui nous amène à formuler cette adjonction aux courtes phrases du journal, c'est que nous savons que, beaucoup plus tard, Marie-Louise eut, par la suite, une perruche du nom de _Margaritina_ à laquelle elle devait tendrement s'attacher, et dont le babillage contribua, semble-t-il, à lui apporter d'utiles consolations à l'époque de la mort du comte Neipperg... Cette pauvre impératrice avait par trop vraiment les allures d'une petite pensionnaire écervelée! Nous terminerons ce chapitre par un extrait de lettre de la correspondance de mon grand-père, lettre datée du 19 novembre 1814: «Bien que dans la maison d'une souveraine et au milieu du tumulte qu'occasionnent la présence de tant de monarques, et les plaisirs dont on entoure les maîtres du monde, réunis ici comme dans un conseil des dieux, mon isolement est absolu... Entouré de gens qui se roulent dans la fange et qui abusent de l'inexpérience et de la facilité de la plus faible des princesses, je ne puis que gémir des malheurs qui en seront la conséquence inévitable. _Elle avoue qu'elle est trompée et trahie_, et elle n'a pas le courage de dire un mot qui servirait de frein aux plus audacieux. J'ai fini par cesser des observations inutiles et qui deviendraient importunes, et je vis, comme un solitaire, au milieu de scènes auxquelles je voudrais être étranger. J'attends avec impatience la fin de tout ceci. Il paraît probable qu'avant la fin de décembre, toutes les affaires du Congrès seront terminées d'une manière ou d'une autre. «Je t'ai donné des nouvelles du prince de Parme dans mes dernières lettres. Cet aimable et cher enfant est une de mes consolations principales ici. Je l'aime comme mon fils, et je passe mes heures les plus agréables avec lui...» Bientôt le pauvre enfant, grâce en partie à l'insouciante faiblesse de sa mère, ne portera même plus le nom de prince de Parme. On ne saura bientôt plus comment qualifier le fils de Napoléon le Grand, jusqu'au moment où son grand-père, l'empereur d'Autriche, lui conférera le titre allemand de duc de Reichstadt! CHAPITRE XV Zèle déployé par Neipperg pour bien remplir sa mission.--Il fait étalage de son dévouement pour Marie-Louise.--M. de Gentz; influence qu'il exerce à Vienne, notamment sur Metternich.--Musique quotidienne le soir chez Marie-Louise.--Le prince Eugène Beauharnais et le prince de Ligne.--Portrait de ce dernier.--Grand dîner chez Marie-Louise.--Mort du prince de Ligne. Le général Neipperg, tout en surveillant les moindres mouvements de l'impératrice Marie-Louise, n'avait garde de manquer d'en faire des rapports détaillés à qui de droit. D'autre part nous sommes obligé de convenir qu'il s'occupait de la sauvegarde de ses intérêts avec le plus grand zèle, qu'il faisait profession, vis-à-vis d'elle, du dévouement le plus chevaleresque; enfin qu'il l'entourait d'hommages et d'attentions de toute espèce. Nous savons maintenant à quel point Marie-Louise s'y montrait sensible. Elle avait écrit, sur le conseil de son favori, à l'empereur de Russie et au roi de Prusse pour leur recommander sa candidature au trône ducal de Parme, et le général s'était naturellement empressé d'aller porter lui-même les lettres de la princesse à ces deux potentats. Ceux-ci n'avaient pas jugé utile, paraît-il, de recevoir le mandataire de Marie-Louise, mais leurs réponses avaient été favorables, surtout la plus importante, celle de l'empereur Alexandre, qui s'était montré particulièrement bien disposé vis-à-vis de l'ex-impératrice des Français. Le général Neipperg, à l'affût de tout ce qui pouvait intéresser celle-ci, se remuait beaucoup et allait fréquemment chercher des informations chez le chevalier de Gentz, égérie du prince Metternich, et secrétaire des conférences du Congrès. Ce Gentz, homme bien informé s'il en fût, était à cette époque une véritable puissance à Vienne. Neipperg lui rendait de fréquentes visites et allait souvent lui demander conseil; car Gentz avait l'oreille de Metternich et savait, mieux que personne, le langage qu'il convenait de tenir à ce ministre quand il s'agissait d'en obtenir quelque chose. On a, quelquefois appliqué, en France, le qualificatif de _pouvoir occulte_ à certains personnages politiques; Gentz, par sa valeur intellectuelle et par la haute situation politique qu'il avait su se créer, aurait pu mériter cette qualification mieux que qui que ce soit. La musique continuait cependant de servir de dérivatif aux secrets et fugitifs remords de l'Impératrice. Le général Neipperg exploitait habilement le penchant qui l'y portait. A chaque instant le _Journal_ porte la mention: _musique particulière ce soir avec le général_. Le prétexte du tête-à-tête de Marie-Louise avec le général était la musique, ou bien la musique était celui de leur tête-à-tête, bref ce soir-là, la femme oublieuse de Napoléon fermait sa porte et ne recevait personne. Dans une de ses lettres, celle du 26 novembre, mon grand-père raconte «que l'Impératrice se porte à merveille; que la musique l'absorbe tout entière, et qu'elle y devient très forte...» Il ajoute «qu'elle chante aussi beaucoup et avec une grande assurance», mais il l'avoue, «sans beaucoup de justesse. Enfin que c'est son passe-temps le plus agréable... qui lui fait oublier bien des souvenirs importuns.» Il est parlé, dans un autre passage de sa lettre, du manque absolu de confortable au palais de Schönbrunn, où le froid vous pénètre, où les portes et les fenêtres ferment si mal qu'auprès du feu les bougies sont soufflées par le vent, comme elles pourraient l'être dans le parc. Le narrateur en arrive à souhaiter la neige dont le blanc tapis ferait diversion à la désolation des grandes allées dépouillées et noires, des gazons jaunis, encadrés de chemins couverts d'eau, ce qui lui inspire la réflexion suivante: «Cette neige, notre pauvre petit prince l'attend avec impatience. Quand il se lève, il va voir à la fenêtre s'il a neigé. Il se promet de grands plaisirs à faire des boules et des hommes de neige. C'est un enfant vraiment charmant. Qu'une mère devrait être fière d'avoir un pareil fils! Toutes les fois que je le regarde, je fais des vœux pour que Napoléon et Eugène[61] lui ressemblent...» Parlant ensuite de la prolongation indéfinie du séjour à Vienne, de tous les souverains étrangers, l'auteur de la lettre exprime l'opinion que le respect que l'on a coutume de porter à la majesté royale doit finir par s'affaiblir devant ces assemblées de rois, confondus, dépouillés du prestige de l'étiquette et de tout apparat. [61] Le premier, mon père, devenu préfet du palais et officier d'ordonnance de Napoléon III, mort en 1899. Le deuxième, Eugène, devenu ministre de l'empereur Napoléon III en Bavière; puis, après la mort de sa femme, prêtre et prélat romain, mort en 1882. Parmi les personnages qui, à Schönbrunn, avaient l'habitude de fréquenter chez l'impératrice Marie-Louise, il en était deux dont mon grand-père avait particulièrement à se louer, et qui lui témoignaient, de leur côté, une grande sympathie. On en trouve le témoignage dans presque toutes les lettres de la correspondance dont nous publions ici de si nombreux fragments. C'était d'abord le beau-fils de Napoléon, l'ancien vice-roi d'Italie, le fils de l'impératrice Joséphine, le mari de la princesse Auguste de Bavière, en un mot le prince Eugène de Beauharnais. Ce prince a, dans toutes les circonstances et dans toutes les actions de sa courte existence, montré le plus beau et le plus noble caractère. L'autre était le prince de Ligne, type accompli des grands seigneurs d'autrefois, courtois, bienveillant, aimable, causeur spirituel et charmant, malgré les quatre-vingts hivers qui avaient neigé sur sa tête. Une des grandes consolations de mon grand-père pendant cette période d'exil, était d'aller s'asseoir à la table de son «cher prince Eugène» où il avait son couvert mis tous les jours; l'autre était de causer avec le prince de Ligne, ou plutôt d'écouter ses intéressantes anecdotes ou les saillies spirituelles de son esprit primesautier. Ce bon et charmant vieillard était aussi très apprécié du jeune prince fils de Napoléon, dont il avait su capter les bonnes grâces par ses bienveillantes gâteries. Le prince de Ligne était grand et se tenait droit. Il avait une démarche noble, une belle figure, mais des yeux ternes qui n'annonçaient pas l'esprit piquant ni la vivacité d'à propos qui l'avaient rendu célèbre. La simplicité de son uniforme de feld-maréchal et l'aisance avec laquelle il se servait d'une canne, dont l'appui ne paraissait pas lui être nécessaire, donnaient à sa personne un grand air de distinction. Les fêtes et les plaisirs mondains si multipliés, à Vienne, pendant l'hiver de 1814 à 1815, à cause du Congrès et de la présence de tant de têtes couronnées, devaient malheureusement hâter prochainement et rapidement la fin de cet excellent prince si aimable. Le 30 novembre l'impératrice Marie-Louise recevait à 5 heures la visite de l'empereur Alexandre qui s'était fait annoncer par son aide de camp Czernitchef; et le même jour, dans une lettre à sa femme, mon grand-père nous rend compte des réceptions mondaines auxquelles il se trouve mêlé: «... Je vais souvent voir le prince Eugène. Quand je le puis même j'y dîne, car j'y ai mon couvert mis tous les jours. Mais il dîne à 3 heures après-midi, et nous à 8 heures du soir, de sorte que cela n'arrive pas aussi souvent qu'il m'en presse. Je n'ai été non plus que deux fois au théâtre où le prince Eugène a mis sa loge à ma disposition, à cause de l'impossibilité de revenir le soir à Schönbrunn. Aussi à 5 heures je suis toujours rentré dans ce triste et beau palais. Sa Majesté dîne presque toujours avec nous seuls: Mme de Brignole, Bausset, le général Neipperg et moi. »Les mardis et les samedis nous avons deux ou trois personnes à dîner et du monde le soir. C'est d'abord le prince de Ligne, vieillard charmant, d'un esprit et d'une amabilité à laquelle rien ne peut se comparer, le prince et la princesse Clary, son gendre et sa fille, le prince et la princesse de Metternich, mais rarement, un ou deux parmesans qui sont à Vienne, la comtesse Colloredo, ancienne grande maîtresse de l'Impératrice, le comte d'Edling son ancien grand maître, sa femme et ses deux enfants, quelques ministres et grands officiers autrichiens avec leurs femmes, le prince Eugène, le comte Aldini, le fils de Mme de Brignole et sa belle-fille, les aides de camp du général Neipperg, le prince Lambesc, etc. Il se trouve parmi ces personnes quelques-unes qui sont fort aimables, mais, en général, ces soirées sont un peu sérieuses, pour ne pas dire ennuyeuses. Voilà pourtant tout le plaisir et les agréments de ce séjour. Mais si je ne vais pas souvent admirer les grâces de Bigottini la danseuse, je l'ai rencontrée hier chez Isabey qui fait son portrait. La pauvre fille est loin d'être une beauté. Elle m'a prouvé que, même en fait de beauté et de grâce, tout est de convention!» Le 2 décembre 1814, Marie-Louise étant allée rendre visite, à Vienne, à sa belle-mère l'impératrice d'Autriche, apprit qu'un rassemblement de badauds, qui stationnaient devant sa voiture, avait critiqué à haute voix le maintien des armoiries impériales françaises peintes sur les panneaux, et celui de la livrée verte que portaient encore ses gens. Aussi l'ex-impératrice, qui n'attendait peut-être que ce prétexte, s'empressa-t-elle, sans plus tarder, de donner l'ordre à M. de Bausset de faire disparaître de ses équipages des emblèmes si gênants, et de substituer une livrée bleue à la livrée verte. Une autre fois la femme de Napoléon, pendant une de ses promenades à Vienne, avait entendu quelques individus prononcer, sur son compte, certains propos malsonnants. L'un d'entre eux se serait écrié, paraît-il: «Cette dame ferait bien mieux de retourner avec son fils auprès de son mari, plutôt que de rester ici et de pratiquer l'espionnage à son profit!» La première partie du conseil était, on le reconnaîtra, fort logique; quand à la seconde accusation, celle d'espionnage en faveur de l'Empereur détrôné, combien était-elle injuste et peu justifiée!... Aussi ne sera-t-on pas surpris de savoir que Marie-Louise s'en montra courroucée autant qu'indignée. Le 10 décembre, deux jours avant son anniversaire de naissance, l'impératrice Marie-Louise eut à Schönbrunn une journée bien remplie. Dans la matinée notre _Journal_ rapporte qu'elle avait reçu à déjeuner le prince Eugène lorsqu'au milieu du repas l'empereur d'Autriche survint, sans se faire annoncer, suivi du seul général Kutschera. L'impératrice, se levant aussitôt de table, accompagna son père au salon où ils demeurèrent à causer une bonne demi-heure. Nous sommes fondé à penser que cette visite inattendue de l'empereur François à sa fille avait pour but de lui procurer une surprise agréable, à la veille de son jour de naissance. Le monarque autrichien vint, croyons-nous, ce jour-là, annoncer à Marie-Louise l'aplanissement définitif des difficultés qu'avaient soulevées la France et l'Espagne pour s'opposer à son avènement à la souveraineté du duché de Parme. Après le départ de l'empereur son père, l'Impératrice reçut successivement les visites de l'archiduchesse Béatrix, de l'archiduc Charles, de l'archiduc Palatin, de l'archiduc Antoine et de l'archiduc Albert. Le soir de ce même jour Marie-Louise réunissait à sa table, dans un grand dîner, sa belle-mère l'impératrice d'Autriche, le prince héréditaire, le petit prince François, les archiduchesses Léopoldine, Clémentine et Caroline, le prince Antoine de Saxe et la princesse Thérèse. L'empereur François devait aussi venir dîner, mais il s'était dégagé le matin. A la suite de tous ces détails le _Journal_ ajoute qu'après le dîner Marie-Louise chanta, le général Neipperg tenant le piano. Dans la matinée de ce même _10 décembre_ partait de _Schönbrunn_, à l'adresse de ma grand'mère une lettre dont nous détachons ce fragment: «C'est après-demain le jour de naissance de l'Impératrice. L'usage ici est qu'on s'envoie complimenter à cette occasion. Sa Majesté, pour se dérober à ces compliments, part demain pour aller passer le lundi 12 à Baden. Je ne pourrai donc pas t'écrire avant mardi prochain. L'empereur et l'impératrice d'Autriche doivent venir dîner ce soir ici, avec les princes et les princesses leurs enfants, pour célébrer l'anniversaire de la naissance de leur fille. L'Impératrice est extrêmement sensible à cette marque de bonté de l'Empereur pour elle.» Le 12 décembre, date de l'anniversaire de naissance de Marie-Louise, il avait été question, à ce qu'il paraît, de faire apprendre par cœur au fils de Napoléon un compliment destiné à être récité par le jeune prince à sa mère. Ce compliment consistait en un quatrain composé des vers qui vont suivre: Autant que moi, personne, ô ma chère maman Ne doit bénir ce jour prospère, _Vrai_, ne lui dois-je point le bonheur si touchant Et si doux à mon cœur de vous nommer ma mère! On lui faisait observer en même temps que le mot _vrai_ avait été employé parce qu'il s'en servait, ajoutait-on, à tout propos pour affirmer. Alors l'enfant devint subitement sérieux et--au moment où il aurait dû s'exécuter--aucune instance ne fût capable de lui faire réciter le quatrain reproduit plus haut, tant la crainte du ridicule avait déjà prise sur cette jeune intelligence! Pendant la courte fugue de Marie-Louise à Baden, non loin de Vienne, le journal de Gentz mentionnait la maladie dont le pauvre prince de Ligne venait d'être atteint, maladie qui en peu de jours allait le coucher dans la tombe. Elle avait commencé, dit M. de Gentz, le 8 décembre et quelques jours après le prince avait succombé. En relatant la mort de cette personnalité si célèbre, l'homme d'état autrichien rend hommage aux éminentes qualités et à l'excellent jugement dont le feld-maréchal, prince de Ligne, était doué. Il proteste contre l'impertinente appréciation de plusieurs gros bonnets de la Cour d'Autriche, qui se permettaient de le traiter de «vieux radoteur». Nous allons faire connaître au lecteur ce que pensait mon grand-père de ce personnage historique qu'on enterrait à Vienne, en grande pompe, le jour même où la lettre adressée à ma grand'mère en partait: «Schönbrunn, 15 décembre 1814. «... A défaut de bals qui sont suspendus depuis l'Avent, on reprend à la Cour des tableaux vivants ou l'on y joue la comédie. La première comédie qu'on ait encore représentée est _le Pacha de Suresnes_. Cette pièce est jouée par les dames et les principaux seigneurs de la Cour. Quand on dansait, ce pauvre prince de Ligne disait: _Le Congrès danse, mais ne marche pas!_ Je ne sais pas ce qu'il dirait aujourd'hui. Ce bon et excellent vieillard est mort avant-hier. Sa mort a fait une grande sensation à Vienne. C'est un homme tout à fait historique. Il a vécu dans l'intimité de Marie-Thérèse, de Joseph II, de l'impératrice Catherine de Russie, du grand Frédéric, de Louis XV, de Voltaire. »Je dis dans l'intimité, parce qu'il voyageait, par exemple, dans la même voiture, assis entre l'impératrice Catherine et l'empereur Joseph, reposant sa tête sur les épaules de tous les deux, pendant le fameux voyage de Crimée. Il est impossible que personne ait eu un esprit plus brillant, une amabilité plus douce et une familiarité plus noble que le prince de Ligne. Il est universellement regretté. Tout le monde à Vienne porte son deuil, parce qu'il était allié à toutes les familles de la Cour. Il est aussi beaucoup regretté à Schönbrunn où il venait souvent nous voir. Il avait quatre-vingts ans et en paraissait au plus soixante. Ses cheveux étaient à peine gris. Il avait une superbe figure, une taille droite et au-dessus de l'ordinaire, un embonpoint proportionné. C'était en tout un homme qui se serait fait remarquer dans toutes les classes et dans tous les états. Je me suis étendu un peu sur lui, parce qu'il était extrêmement bon pour moi, et qu'il pensait très bien et très noblement.» M. de Talleyrand dut aussi regretter sa perte, car il avait avec lui des relations fréquentes, et, comme en toutes choses, il savait en tirer profit. CHAPITRE XVI Marie-Louise atteint ses 23 ans.--Cadeaux que lui envoie sa belle-mère l'impératrice d'Autriche.--Arrivée de lettres de l'empereur Napoléon.--Marie-Louise les remet à son père l'empereur d'Autriche.--Parme et le Congrès.--Traité du 3 janvier 1815.--Propos de l'empereur de Russie. Le 12 décembre 1814, anniversaire de la naissance de l'impératrice Marie-Louise, qui atteignait ses vingt-trois ans, sa belle-mère, l'impératrice d'Autriche, lui avait envoyé une lettre de félicitations, accompagnée de plusieurs cadeaux. Notre _Journal_ donne la nomenclature de ces cadeaux: c'était d'abord un bracelet orné du portrait de cette princesse, puis un porte-plume en bronze, enfin une petite statuette d'albâtre, assise sur un socle de pavé de Vienne, et supportant une tablette avec une inscription en langue allemande exprimant des vœux de bonheur. Le 23 décembre Marie-Louise, après avoir été entendre, à Vienne, le concert de la Cour, par sa fenêtre accoutumée du corridor, en rapporta une lettre de l'empereur Napoléon, datée du 20 novembre, que lui avait remise l'empereur François, et qu'un courrier du grand-duc de Toscane avait apportée quatre jours auparavant. Dans cette lettre, Napoléon se plaignait du silence de l'Impératrice qu'il priait de lui écrire, en lui donnant de ses nouvelles et de celles de son fils. On avait dû certainement communiquer ladite lettre aux autres souverains, comme le prouvaient d'ailleurs les quatre jours de retard de sa transmission. C'était, en effet, dans l'intention de montrer aux alliés son entière bonne foi, que le souverain de l'Autriche avait exigé de sa fille la remise des lettres que lui adresserait son époux. Marie-Louise ne fit aucune réponse, attendu que la permission ne lui en était pas accordée. Marie-Louise, sur les instances du ministre Metternich, avait fini par promettre de n'entretenir aucune correspondance avec son mari, sans le consentement de son père. Elle lui remettait en conséquence toutes les lettres qui lui parvenaient de l'île d'Elbe! Napoléon, informé de la violation du secret de sa correspondance et de la défense d'y répondre intimée à l'Impératrice, cessa lui-même d'écrire. Les jours suivants l'archiduc Charles, le prince Eugène, viennent successivement déjeuner avec l'Impératrice, que, l'avant-dernier jour de l'année, l'empereur Alexandre vint visiter à son tour. Cependant les affaires de Parme dont la solution, en faveur de l'impératrice Marie-Louise avait paru irrévocablement décidée, devenaient l'objet de nouvelles discussions et de nouvelles controverses. Le congrès ne terminait rien et tout y languissait; aussi mon grand-père faisait de ces lenteurs désespérantes l'objet d'une de ses lettres à sa femme, dont nous reproduisons ci-après des extraits: «... Darnay[62] dont tu me parles, est ici avec le prince Eugène. Il attend la décision du sort de ce prince qui est encore moins avancé que nous, car le pays où il aura son indemnité n'est pas encore connu. C'est une petite affaire que les grandes font tout à fait négliger. Il a cependant reçu les plus magnifiques assurances des deux empereurs, et sa conduite ici lui concilie à peu près tous les partis. C'est un homme vraiment supérieur et qui réunit l'estime générale. [62] M. Darnay était le secrétaire du prince Eugène de Beauharnais. »Pour ce qui regarde l'Impératrice, on n'a cessé de lui répéter qu'elle est maîtresse d'aller à Parme quand elle voudra, et qu'elle pourra s'y rendre vers le milieu de décembre. Nous sommes au 19 et la question de possession des Duchés n'est pas même légalement reconnue ni fixée, quand la véritable question était de n'admettre, à cet égard, aucune discussion, aucun doute; un traité signé par toutes les grandes puissances assurant Parme à l'Impératrice, et ces États étant de plus occupés par les troupes autrichiennes et administrés depuis six mois en son nom! Il y a sans doute là-dessous quelque arrière-pensée que le temps dévoilera. Ce qu'il y a de plus triste et de plus désolant, c'est que rien ne finit. Ce congrès prend la route de ceux de Riswick et de Munster; il paraît devoir durer dix années comme eux.» Entre temps le baptême de mon père et de son frère avait eu lieu, à Paris, dans l'église Saint-Philippe-du-Roule. Si nous revenons sur ce chapitre, pour la dernière fois, c'est parce que l'Impératrice avait tenu à être, avec son jeune fils, marraine et parrain de ces deux enfants. Mon grand-père donna donc lecture à Marie-Louise des lettres qu'il avait reçues de ma grand'mère pour lui communiquer les détails de la cérémonie, et voici comment il rend compte à sa femme de la façon dont l'Impératrice a bien voulu accueillir leurs remerciements: «Schönbrunn, 26 décembre 1814. »J'ai lu avec bien de l'intérêt, dans tes lettres du 9 et du 12, le détail de la cérémonie du baptême de nos deux petits anges. »Je suis enchanté que tout se soit si bien passé. J'ai donné à l'Impératrice communication de tes lettres et je lui ai fait tous nos remerciements. Elle a été fort gracieuse, m'a chargé de te faire toutes sortes de compliments et de te témoigner toute la part qu'elle prenait au plaisir que nous éprouvions. Elle m'a parlé de l'amitié qu'elle avait pour ses deux petits filleuls et du désir de les voir bientôt, à Parme, avec leur mère. J'ai reçu cela comme un compliment affectueux; mais je n'ai pas répondu de cœur à son désir, _le temps des illusions est passé_. D'ailleurs, attendre les événements est tout ce qu'il y a à faire. Je ne suis ni engagé ni dégagé; ainsi nous avons toute liberté d'agir...» «Le premier jour de l'année 1815 ranima dans le cœur de l'impératrice Marie-Louise les souvenirs de la France si violemment battus en brèche. En France, c'est un jour de solennité; à Vienne, c'est presque un jour ordinaire; c'est pendant la semaine qui précède qu'on se met en frais d'étrennes et de compliments. Les rues de Vienne sont alors encombrées d'équipages et de piétons endimanchés. On semble plutôt enterrer avec honneur l'année qui finit que fêter l'année qui commence. »Ce retour à des usages de notre patrie nous fit croire un moment qu'elle n'était pas tout à fait oubliée à Schönbrunn. L'Impératrice reçut, après la messe, dans la galerie du palais, toutes les personnes de sa maison. Elle eut la bonté de me donner de charmantes étrennes, des produits de l'industrie viennoise, en y joignant une de ces petites cartes à figures qu'on est d'usage de se donner en Allemagne à certaines époques de l'année et qui exprimaient des vœux pour un avenir meilleur que le _présent_ et qui pût ressembler en quelque chose au _passé_. Le général Neipperg, lui-même, se montra empressé et affectueux[63].» [63] _Mémoires du baron de Méneval_, t. III, chap. VI, p. 388. Il se préparait, à Vienne, pendant cette période de fêtes somptueuses et de congratulations intéressées, dès le début de l'année 1815, un événement diplomatique dont l'importance était assez considérable. Cet événement, s'il eût été connu à temps de l'empereur Alexandre, et avant la conclusion du traité du 25 mars 1815, aurait été susceptible peut-être, en effet, de modifier sensiblement les conséquences du retour de l'île d'Elbe et de la rentrée en scène de l'empereur Napoléon. Cet événement--tenu soigneusement secret par les intéressés,--fut le traité du 3 janvier qui constituait en face de la Russie et de ses alliés du nord, la triple alliance de l'Autriche, de l'Angleterre et de la France. L'hégémonie de Napoléon avait enfin été détruite, mais au prix de combien de luttes et d'efforts! Il ne s'agissait pas de la voir renaître, comme le phénix de ses cendres, au profit du puissant autocrate russe, devenu, à son tour, pour l'Europe, un objet de crainte et d'envie. Ce traité du 3 janvier 1815, négocié entre les trois parties contractantes à l'instigation de Metternich et de Talleyrand, et dirigé surtout, comme on le sait, contre l'empereur de Russie, stipulait: que les trois puissances s'engageaient à agir de concert et _avec désintéressement_, pour assurer l'exécution des arrangements pris dans le traité de Paris, et à se considérer toutes trois comme étant attaquées dans le cas où les possessions de l'une d'elles viendraient à l'être. Tel était le dispositif de l'article premier. Les autres articles avaient surtout pour but de réglementer la façon dont chacune des trois puissances contractantes exercerait son action. Napoléon, aussitôt qu'il eut réussi à ressaisir le pouvoir, s'empressa de faire connaître à Alexandre le tour que lui avaient joué ses excellents alliés; mais il était déjà trop tard, la Russie venait d'apposer sa signature sur le traité du 25 mars 1815, avant que celui du 3 janvier de la même année lui eût été dévoilé... La moindre indiscrétion de la part d'un des membres du Ministère autrichien se fût-elle produite, et l'animosité de l'empereur de Russie contre Napoléon se retournait immédiatement contre Metternich, Talleyrand et le Gouvernement royal français; on n'ignore pas le peu de sympathie que portait en effet l'empereur Alexandre à la branche aînée des Bourbons. Au moment où--dans les premiers jours de mai 1814,--le roi Louis XVIII prenait, aux Tuileries, possession de la couronne de France, le Czar laissait échapper devant quelques personnes un propos qui a été recueilli: «Voilà les Bourbons replacés sur le trône... Qu'ils tâchent de s'y maintenir! car s'ils se laissent choir, ce n'est pas moi qui viendrai les y rétablir!». Lorsque moins d'un an après, au mois de mars 1815, Louis XVIII devra reprendre le chemin de l'exil, le même empereur Alexandre dira, quelques jours plus tard, à lord Clancraty, au sujet de l'éventualité d'une Régence impériale en France, une phrase significative. Ce propos que nous avons relevé dans l'ouvrage souvent cité de M. de Saint-Amand aggrave en même temps beaucoup la responsabilité de Marie-Louise, dans la chute de la dynastie napoléonienne: «L'année dernière, on aurait pu établir la régence; _mais l'archiduchesse Marie-Louise à qui j'en ai parlé, ne veut pas, à quelque prix que ce soit, retourner en France_. Son fils doit avoir en Autriche un établissement, et elle ne désire rien de plus pour lui. Je me suis assuré que l'Autriche, de son côté, ne songe plus à la Régence et ne la veut plus. L'année dernière, elle m'avait paru devoir concilier les différents intérêts; mais la situation n'est plus la même. C'est donc une chose à laquelle il ne faut plus penser. Je ne vois de propre à tout concilier que M. le duc d'Orléans. Il est Français, il est Bourbon, il est mari d'une Bourbon. Il a des fils; il a servi, étant jeune, la cause constitutionnelle; il a porté la cocarde tricolore que,--je l'ai souvent dit à Paris--l'on n'aurait jamais dû quitter[64].» [64] Saint-Amand. _Marie-Louise, l'île d'Elbe et les Cent Jours_, p. 148. CHAPITRE XVII Cadeaux du jour de l'an.--Distraction d'hiver à Schönbrunn.--Les affaires dans le Congrès traînent de plus en plus en longueur.--Célébration en grande pompe, à Vienne, de l'anniversaire de la mort de Louis XVI, à l'instigation du zélé Talleyrand.--Mon grand-père tient à y assister.--Visites fréquentes du czar à Marie-Louise.--Réception chez l'impératrice Marie-Louise.--La famille d'Edling. Cette digression sur le terrain de la politique générale nous a éloigné de Schönbrunn et de ses habitants, dont l'existence tournait d'ailleurs toujours sensiblement dans le même cercle. Les petits faits quotidiens, signalés par notre _Journal_, ne présentent eux-mêmes qu'un intérêt bien restreint pendant la plus grande partie du mois de janvier 1815. Seules certaines lettres de la correspondance de mon grand-père avec sa femme seront susceptibles de fournir aux lecteurs quelques détails curieux sur la petite cour de l'impératrice Marie-Louise. Nous continuerons en conséquence à en insérer des extraits, à leur date, lorsque nous estimerons qu'ils sont capables d'offrir quelque intérêt à ceux qui voudront prendre la peine de les lire. Le 2 janvier ma grand'mère recevait de son mari la lettre suivante, ou plutôt ne la recevait que bien plus tard puisqu'elle porte la date de ce jour: «... L'Impératrice m'a envoyé hier un petit portefeuille charmant en maroquin orange, garni d'acier et de petites mosaïques avec un de ces petits billets à figures qu'on est dans l'usage de se donner, ici, au jour de l'an et aux jours de fêtes; il représente une tulipe dans laquelle se trouve une petite fille qui fait la révérence et porte _1.000 glücke_ dans sa hotte, ce qui veut dire mille bonheurs. Mon pauvre petit prince m'a donné aussi ses étrennes, en venant se jeter dans mes bras et en m'embrassant de tout son cœur. Je suis chargé de la part de l'Impératrice, de Mmes de Brignole et de Montesquiou de te faire tous les compliments et tous les souhaits possibles... »La neige tombe par flocons depuis hier. Ce mauvais temps, qui devait retenir tout le monde chez soi, ne fait que donner un nouvel aliment à cette passion de fêtes et de plaisirs dont nos bons princes sont affamés. Elle s'exerce à présent sur les courses de traîneaux. Nous sommes menacés, mercredi prochain, d'une descente à Schönbrunn. On dit que l'empereur Alexandre a fait emplette d'un traîneau qui lui a coûté quarante mille florins. On dirait vraiment que les souverains épuisent, dans la recherche des amusements, toutes les facultés de leur esprit; et qu'il ne leur en reste plus pour s'occuper des affaires, ou qu'ils se jettent dans ce tourbillon pour s'empêcher de penser au but du congrès.» Il y avait le 6 janvier à la Cour un grand dîner de souverains pour fêter le jour des Rois. A Schönbrunn l'Impératrice donna, le même jour, un goûter à ses sœurs et à son jeune frère l'archiduc François. La royauté éphémère échut au fils de Napoléon; elle était malheureusement l'emblème de celle qu'il avait reçue en naissant[65]. Au sein de la famille impériale à Vienne, cet intéressant jeune prince ne rencontrait de démonstrations affectueuses que de la part de l'empereur d'Autriche, son grand-père, ou des sœurs de Marie-Louise. D'autres princes de cette même famille parlaient de faire plus tard de lui un membre du clergé; et l'empereur François dut quelquefois, paraît-il, s'interposer et leur imposer silence. [65] Refrain d'une complainte populaire souvent chantée dans ce temps-là par les vieux soldats de Napoléon: Va mon p'tit roi de Rome Jamais tu ne seras Assis sur notre trône Comme était ton papa. En dépit de toutes les bonnes assurances et de toutes les promesses données à Marie-Louise, au sujet du duché de Parme, par l'Empereur son père et par le premier ministre de ce prince, la solution de cette question demeurait toujours stationnaire. La femme de Napoléon s'était cependant montrée bien soumise, bien docile à toutes les concessions qu'on lui avait imposées. Il était impossible de donner, mieux qu'elle ne le faisait, l'exemple d'une obéissance plus parfaite aux volontés qui la dirigeaient. Mon grand-père, plus découragé que sa souveraine, écrivait à ce sujet le _16 janvier_: «... Depuis quelques jours on nous flatte de l'issue prochaine des affaires du congrès. J'attends ce résultat, quel qu'il puisse être, avec une impatience que rien n'égale. Les affaires de l'impératrice n'ont jamais été plus mauvaises; les alternatives sont journalières. La même version ne se soutient pas deux jours de suite. Aujourd'hui c'est oui, demain c'est non, et tous les jours on tourne dans ces deux cercles. Cela me décourage et me jette dans une apathie complète... »Je trouve le temps plus long que jamais et mes yeux se tournent vers Paris, qui recèle toute ma joie et tout mon bonheur. Je ne suis ici véritablement que par respect humain, et quand je pourrai décemment m'en aller, je t'assure que je n'hésiterai pas une seconde!...» Talleyrand, pendant ce temps, pour mieux faire sa cour à Louis XVIII, avait eu l'idée d'organiser, pour célébrer le triste anniversaire de la mort de Louis XVI, le 21 janvier, un service funèbre solennel dans la cathédrale de Saint-Étienne, où l'archevêque de Vienne officia en grande pompe. Cette cérémonie fut, pour mon grand-père, l'occasion d'adresser à ma grand'mère deux lettres datées l'une du 20 et l'autre du 22 janvier. Il disait dans la première: «... Il y a demain, à Vienne, un service que le prince de Talleyrand fait célébrer pour le roi Louis XVI; je viens de lui écrire pour lui demander un billet d'entrée. Ce sera la seule cérémonie à laquelle je désire assister ici. La mort de ce prince est un crime auquel aucun de nous n'a participé, et j'ai cru qu'il était du devoir d'un Français de se réunir à ses compatriotes dans cette triste mais obligatoire circonstance.» Voici la seconde: «... La mort de cette pauvre Mme Daru est une bien triste nouvelle... elle m'est douloureuse. Quelle perte pour son mari et ses enfants! Mon Dieu, la mort fait-elle assez de ravages depuis quelque temps parmi nos connaissances: M. Palissot, Mme La Rochefoucauld, Mme Daru et je ne sais qui encore. Comment se porte le général Legrand? Que de tristes réflexions tout cela fait faire... »Pour continuer à t'entretenir d'idées tristes, il faut que je te parle du service célébré hier, dans la cathédrale de Vienne, à la mémoire de Louis XVI. C'est le prince de Talleyrand qui l'a fait exécuter au nom de la France. L'église était tendue de noir. Un immense catafalque, couvert d'un velours écarlate, parsemé de fleurs de lys d'or, et surmonté d'un crucifix d'argent, d'une couronne et d'un sceptre d'or, était dressé au milieu de l'église. Quatre statues de grandeur naturelle étaient placées aux quatre coins du monument. L'effet en était superbe. L'archevêque de Vienne a officié. Tous les souverains en habit noir ou en uniforme avec des crêpes, et les princesses en robes noires et enveloppées dans des manteaux de crêpe, assistaient à la cérémonie dans une tribune du chœur.» Pour faire diversion à ces souvenirs lugubres, la même lettre rapporte qu'on a eu à Schönbrunn, le 22 janvier, le spectacle d'une course de traîneaux. Le défilé se composait de trente-six traîneaux très riches et très élégants, conduits par les souverains eux-mêmes, qui avaient choisi les princesses ou dames qu'ils voulaient conduire. Le prince Eugène était invité à cette partie, ce qui constituait, pour lui, une dépense assez considérable; il n'avait pas toutefois cru devoir refuser cette invitation, que son goût pour tous les genres d'exercice l'avait entraîné à accepter, et où il tenait d'ailleurs fort bien sa place. Le soir à 5 heures un dîner allait réunir, à Schönbrunn, les personnages qui avaient pris part à ce divertissement hivernal; on devait donner ensuite, au théâtre du château, une représentation de _Cendrillon_ en langue allemande, suivie de ballets. Mmes de Montesquiou et Brignole se virent dans l'obligation de déloger pour permettre aux souverains et à leur cortège de traverser leurs appartements pour se rendre à la salle de spectacle, et mon grand-père ajoute: «Voilà les nouvelles de Vienne les plus importantes. Celles du Congrès sont nulles. Depuis huit jours on dit pourtant tous les jours qu'il tire à sa fin, mais en attendant rien ne finit. Je crois que de toutes les affaires qui s'y traitent, celles de Parme vont le moins bien. La reine d'Étrurie sollicite avec instance le recouvrement des États qui sont l'héritage de son fils, et l'on ne peut nier que ses prétentions ne soient fondées, si le traité du 11 avril est annulé...» Cette appréciation de la situation des affaires de Parme, telle qu'elle paraissait envisagée à ce moment par les principaux membres du Congrès, se trouve confirmée par la lettre que Talleyrand adressait au roi Louis XVIII le 19 janvier 1815. L'ancien courtisan de Napoléon y laissait entendre qu'il avait quelque motif d'espérer que l'archiduchesse Marie-Louise serait réduite à une pension considérable, et sa lettre renfermait à cet égard le passage suivant: «Je dois dire à Votre Majesté que je mets à cela un grand intérêt, parce que décidément le nom de Buonaparte serait par ce moyen, et pour le présent et l'avenir, rayé de la liste des Souverains; l'île d'Elbe n'étant à celui qui la possède que pour sa vie, et le fils de l'archiduchesse ne devant pas posséder d'état indépendant.» Les intérêts de Marie-Louise, faiblement défendus par son père et par le Cabinet de Vienne, trouvaient chez l'empereur Alexandre un point d'appui efficace. Plus le Czar s'éloignait de l'Autriche dont les vues s'accordaient si peu avec les siennes, comme on a pu s'en convaincre par la lecture du précédent chapitre, plus il témoignait de bonne volonté et de zèle pour la cause de l'impératrice Marie-Louise. Il allait souvent à Schönbrunn, sans même faire annoncer à l'avance sa visite, prodiguer à Sa Majesté comme à son entourage, les témoignages de la plus grande affabilité et de la plus exquise courtoisie. L'extrait d'une lettre de mon grand'père à sa femme, qu'on va lire plus bas, montre quel empire exerçaient les manières séduisantes de cet aimable prince: «Schönbrunn, 26 janvier 1815. »... Ici notre maison n'est qu'un hôpital de goutteux. Mme de Brignole et Bausset sont, depuis plusieurs jours, dans leurs lits, où ils font des grimaces de réprouvés. Bausset est coutumier du fait, il y a plus de vingt ans qu'il a fait son noviciat de goutteux pour la première fois... Mais Mme de Brignole, commencer à son âge, et avec sa maigre constitution, cela me passe! Cela réduit notre société au général et à moi, et, dans les grandes circonstances, nous nous adjoignons Mme de Montesquiou. Ce matin, par exemple, l'envie a pris à l'empereur de Russie de venir surprendre l'Impératrice, avec le prince Eugène, et de lui demander à déjeuner. Nous avons donc déjeuné en petit comité, l'Empereur, l'Impératrice, le prince Eugène, Mme de Montesquiou et moi. L'Empereur a été extrêmement aimable. Il m'a traité à merveille et m'a témoigné beaucoup d'intérêt[66]. On commence à espérer que les affaires vont s'arranger. La reine de Bavière part mardi; l'impératrice de Russie, sa sœur, la suivra bientôt, à ce que l'on croit, à Munich. L'empereur de Russie ne tarderait pas, dans ce cas, à la rejoindre, et l'empereur de Russie ne quittera pas Vienne avant que tout soit fini ou à peu près.» [66] Le Czar se souvenait fort bien de mon grand-père qu'il avait connu à Tilsitt et à Erfurt. A l'issue de cette dernière conférence il avait donné à celui-ci une superbe tabatière en diamants. Autre lettre du _28 janvier_ qui donne des détails sur les hôtes habituels de l'impératrice Marie-Louise à Schönbrunn: «... J'entendais avant-hier l'empereur de Russie regretter ses beaux quais de la Néva construits en granit, et qui sont balayés tous les jours comme le parquet d'un salon. L'empereur est un grand promeneur. Tous les jours, quelque temps qu'il fasse, pluie, neige, vent, il fait une promenade de deux heures. On ne t'a pas dit vrai quand on t'a assuré que l'Impératrice s'amusait beaucoup hors de chez elle. Elle va très souvent, il est vrai, à Vienne et presque tous les jours, mais c'est pour voir l'empereur et l'impératrice d'Autriche. Elle revient immédiatement après à Schönbrunn et passe toutes ses journées avec ses sœurs à dessiner ou à faire de la musique. C'est la musique qui l'occupe le plus; depuis plus d'un mois elle a un maître de guitare. Elle s'accompagne déjà très bien, et nous fait juges tous les soirs, après dîner, de ses progrès. Depuis que Mme de Brignole et Bausset ont la goutte, nous passons nos soirées seuls, le général et moi avec elle. Nos cercles du mardi et du samedi sont toujours interrompus. Nous avons par hasard deux ou trois parmesans, qui sentent leur fromage à travers les flots d'eau de Portugal dont ils ont soin de se parfumer. Puis l'excellent comte d'Edling, ancien grand maître de l'Impératrice, petit vieillard de quatre-vingts ans, dont la tête me vient à l'épaule, très vert et très vif encore, avec sa bonne vieille femme à peu près de son âge, couverte de rouge et de diamants. Viennent après leur petite-fille, chanoinesse d'un chapitre de Vienne, ayant les traits et toute sa personne coupés en angle, et porteuse d'un nez qui me donne toujours la frayeur de la voir se couper quand elle y porte la main, tant il est effilé; enfin leur petit-fils, haut de six pieds et d'un diamètre de six pouces. Voilà à peu près toute notre société, quand le Ciel veut bien nous en favoriser.» [Illustration: Héliog. Dujardin.] AIMÉE-VIRGINIE-JOSÉPHINE DE MONTVERNOT, BARONNE DE MÉNEVAL 1812 d'après une miniature d'Isabey. CHAPITRE XVIII Mme de Brignole et Bausset malades.--Les intrigues continuent à la petite cour de Schönbrunn.--Nouvelles difficultés à propos du duché de Parme.--Gentz donne ses conseils à Marie-Louise et à Neipperg.--L'abbé Werner, anecdote.--L'empereur Alexandre vient déjeuner à Schönbrunn.--Amabilité de ce prince. Les malades de la maison française de l'Impératrice à Schönbrunn ne se remettaient pas sensiblement, ni surtout rapidement, de leurs maux. Mon grand-père, dans une de ses lettres comparait M. de Bausset à un martyr profane, et ajoutait en parlant de lui: «Voilà quinze jours qu'il est tenaillé par des douleurs affreuses, qui lui ôtent le sommeil et l'appétit, et le font hurler comme un taureau. Mais tel est son embonpoint que cet horrible régime n'a pu le diminuer! Quand il s'efforce de se remuer dans son lit, on dirait un éléphant caché sous ses couvertures. Il commence pourtant à mieux aller, et j'espère qu'avant huit jours nous verrons Mme de Brignole et lui, dressés sur leurs pattes de derrière... »1er février 1815.» La goutte, au palais de Schönbrunn, d'après les notes quotidiennes relevées sur notre _Journal_, n'empêchait guère à ce qu'il paraît les intrigues d'aller leur train. Tout en en constatant une recrudescence assez marquée dans le courant de février 1815, la concision exagérée des termes, employés pour en signaler la persévérance, ne permet pas malheureusement d'en préciser le caractère, ni la nature spéciale. On ne prenait pas semble-t-il assez de soin, à la petite cour de l'Impératrice, de la garde des papiers compromettants,--ainsi, du reste, que tend à le démontrer l'incident, dont on se souviendra peut-être, survenu à la fin de septembre au Righi, à l'auberge du _Soleil d'Or_. Malheureusement aussi pour ceux que concernaient ces papiers accusateurs, ils tombaient toujours, par un hasard malencontreux, précisément entre les mains des personnes auxquelles on aurait eu le plus d'intérêt à les dissimuler! Le général Neipperg, mis au courant de cet incident, qui reste pour nous d'ailleurs mystérieux, en prévint l'impératrice Marie-Louise; et le _Journal_ ajoute ces quelques mots d'une brièveté désespérante: _explication au sujet de la pièce en question;--complication de faussetés_.» Le soir les entrées furent contremandées chez l'Impératrice, laquelle fit seulement appeler dans son salon le fils de la comtesse Brignole qui était venu voir sa mère, toujours souffrante, et dont l'entourage constate l'air abattu et découragé. Le comte Neipperg, plus zélé que Marie-Louise elle-même, pour les intérêts de cette princesse à Parme, intérêts qui devaient au reste se confondre avec les siens propres, se démenait activement en sa faveur et allait, dans ce but, conférer avec M. de Gentz presque tous les jours. Il s'agissait de lever les derniers obstacles aux éternels atermoiements du ministre Metternich, et les conseils d'un homme tel que Gentz étaient, pour atteindre ce résultat, infiniment précieux. Nous en trouvons la preuve dans le journal tenu par le secrétaire des conférences du Congrès de Vienne qui, à la date du 24 février, inscrit: «Reçu de Neipperg une lettre de remerciements de sa part et de celle de l'impératrice Marie-Louise, _pour un bon conseil que je leur ai donné_.» Quel pouvait être ce conseil? Probablement celui de donner au premier ministre de l'empereur François l'assurance formelle de ne pas emmener à Parme le fils de Napoléon, et de renoncer--dès ce moment--à réclamer en sa faveur tout droit à recueillir un jour, en Italie, la succession de sa mère... Marie-Louise, qui n'avait aucune idée d'ambition pour son fils, se résigna sans beaucoup de peine à consentir à ce sacrifice, comme la suite des événements ne tarda guère à le démontrer. _Le 3 février_ mon grand-père écrivait à sa femme: «On se flatte beaucoup à Paris quand on croit que les affaires du congrès y sont terminées. Elles ne sont rien moins que cela. Il y a trois jours qu'on les croyait fort avancées; aujourd'hui les voilà de nouveau entravées. C'est une machine dont les ressorts et les rouages ont bien peu de liant. J'ai lu, dans les journaux de Paris, qu'effectivement l'Impératrice était attendue à Parme dans les premiers jours de ce mois, mais je ne l'ai appris que là. Il n'en est nullement question ici. L'affaire de Parme n'est pas même encore entamée. On s'est beaucoup écrit et répondu jusqu'ici, mais sans résultat. Tout est accroché par les grandes questions de la Saxe et de la Pologne. Ces deux articles réglés, le reste je crois irait vite. Un incident nouveau va peut-être retarder ou accélérer ces négociations: c'est l'arrivée de lord Wellington, comme ministre au Congrès, pour y remplacer lord Castlereagh, ministre des Affaires étrangères, qui retourne à Londres. Quelque expéditif qu'on le suppose, encore faut-il lui donner le temps de prendre connaissance des choses et des hommes. »En attendant les bals et les redoutes étourdissent les oisifs de Vienne sur la stagnation des affaires, mais non le pauvre peuple de cette ville qui se désole de la baisse du papier qui est effrayante. Pour 20 francs on a 25 florins, et originairement le florin vaut 45 sols; ainsi il perd presque les deux tiers de sa valeur. Les dépenses auxquelles l'Autriche est obligée par le séjour des souverains sont aussi ruineuses que pourraient être celles d'une guerre. Je crois qu'elle sera bien fondée à demander une indemnité à la fin de tout ceci...» A Vienne se trouvait, à cette époque, un certain abbé Werner, ancien luthérien converti, qui ne se bornait pas à composer des sermons, mais s'occupait encore d'écrire des tragédies. Cet abbé, fort en renom dans la société viennoise, fut admis à venir faire à Schönbrunn, devant Marie-Louise et ses invités, la lecture de sa tragédie de _Cunégonde_, en langue allemande. L'abbé Werner, très répandu dans le monde, fréquentait les réunions où se rencontraient les souverains et les différents princes étrangers. Présenté au roi de Prusse[67] fervent luthérien, notre abbé, que ce monarque ne voyait pas de bon œil, s'était vu interpeller par ce prince en ces termes: «Je n'aime guère, Monsieur, les personnes qui changent de religion!» «Sire je le conçois, aurait répondu l'abbé Werner, et c'est une des raisons pour lesquelles je ne puis aimer Luther.» [67] Frédéric-Guillaume III, mort en 1840. Le 7 février le général Neipperg donna lecture à l'impératrice Marie-Louise, en présence des personnes composant sa petite cour, d'un long mémoire dont il était l'auteur, et qui relatait les vicissitudes subies par les duchés de Parme, Plaisance et Guastalla. Ce mémoire établissait également les droits de l'Autriche à la possession de ces différents petits états. Un peu plus tard le même influent conseiller de Marie-Louise jugeait nécessaire de prendre à part mon grand-père, et de lui parler pour la première fois, _avec une apparente émotion_, de la tournure inquiétante que prenaient, assurait-il, les affaires de cette princesse à propos de Parme. Le général Neipperg, témoin de la surprise de son interlocuteur, prétendit qu'il venait d'avoir à ce sujet une conversation d'une heure avec le premier Ministre d'Autriche. Il déclara que le prince de Metternich lui avait fait comprendre, entre autres raisons qui retardaient la reconnaissance des droits de l'Impératrice, l'impossibilité où le congrès se trouvait d'admettre que son fils l'accompagnât en ce moment en Italie. Inquiet du faible reste d'influence que pouvait encore exercer mon grand-père sur l'esprit de Marie-Louise, surtout quand il s'agissait du prince son fils, le prudent conseiller de la princesse ne voulait négliger aucune précaution utile. Neipperg prit donc à témoin mon grand-père du devoir qu'avaient, d'après lui, les vrais amis de l'Impératrice, de la supplier de laisser son fils à Vienne, si la présence de cet enfant en Italie formait le principal obstacle à l'avènement de sa mère au trône de Parme. Il ajoutait que Marie-Louise pourrait venir tous les ans rendre visite à son fils à Vienne. Le lendemain, croyant apparemment devoir convertir mon grand-père à son opinion, le général lui en reparla devant M. de Bausset, toujours souffrant de sa goutte. Cette condition draconienne, imposée à Marie-Louise, et à laquelle celle-ci eut la faiblesse de donner son adhésion, montrait tout ce que le nom de Bonaparte soulevait de crainte et d'aversion parmi les membres du Congrès réunis dans la capitale de l'Autriche. Au prix seulement de ce cruel sacrifice, la femme de Napoléon se verrait investie de la souveraineté de Parme, si longtemps disputée par sa rivale l'ex-reine d'Étrurie. Le Conseil, probablement donné par Gentz, avait été, comme on le voit, efficace; mais il nous semble véritablement qu'une mère avait bien mauvaise grâce à lui faire écrire pour l'en remercier. Le 14 février, l'Impératrice avait eu, chez l'empereur son père, un long entretien, en sa présence, avec M. de Metternich. Elle avait dû très vraisemblablement, au cours de cette entrevue, acquiescer en principe au sacrifice qu'on exigeait d'elle--car elle avait remporté cette fois une assurance ferme que ses droits à la souveraineté de Parme seraient vigoureusement défendus. Les représentants de l'Angleterre Wellington et Castlereagh, pressentis par Neipperg, et que cette question secondaire intéressait peu, avaient manifesté de leur côté des dispositions favorables aux desiderata de Marie-Louise. L'ingrat duc Dalberg, comblé de bienfaits naguère par Napoléon, soutenait au contraire, chez sa belle-mère, Mme de Brignole, que l'Impératrice n'aurait pas son duché de Parme, et que les alliés ne souffriraient pas que la race de Bonaparte obtînt une souveraineté indépendante! Quelques jours auparavant mon grand-père, s'adressant à sa femme, lui avait écrit que les malades de la petite cour de Schönbrunn se portaient un peu mieux, mais souffraient encore beaucoup. Mme de Brignole et Bausset paraissaient avoir payé tribut à la souffrance et à la maladie pour la préservation des santés de toutes les autres personnes de la petite cour de l'Impératrice. A l'exception en effet de ces deux malades, tout le monde se portait bien au château. Pressé sans doute par ma grand'mère de hâter son retour en France, son fidèle correspondant lui répondait: «... Après avoir fait l'école de croire à l'amitié et à la constance d'une souveraine qui a toutes les qualités attachantes, sauf la fermeté et le discernement, je ne puis pas la quitter dans la crise qu'elle traverse, quoique je ne lui sois utile à rien, et faire dire à tout le monde que je suis au moins le plus léger et le plus inconséquent des hommes. D'ailleurs la poursuite de mes affaires de dotation[68] me retient aussi. Je n'ai aucun droit à la conservation de ces biens; si j'en tire quelque chose, ce sera pure faveur. Si je m'en vais au moment où l'on s'occupera de cela et que je n'obtienne rien, je me reprocherai d'avoir moi-même ruiné mes affaires en n'en attendant pas la conclusion. D'un autre côté je ne serai peut-être pas plus avancé en restant...» [68] Mon grand-père avait reçu en dotation majorataire, un domaine dans la province de Gand à Hulst, dont le revenu était de 20.000 francs et que la séparation de la Belgique de la France lui fit perdre. La comtesse Brignole ne se remettait pas, elle avait le pressentiment de sa fin prochaine, et mon grand-père, ému de compassion à la vue de ses souffrances, avait fini par lui pardonner les défaillances morales dont il s'était plaint, plus d'une fois, dans les lettres de sa correspondance intime. «J'ai passé, écrivait-il, une partie de la journée du mardi-gras au chevet de cette pauvre Brignole que j'ai tenue pendant dix minutes sans connaissance. Elle est vraiment dans un triste état de santé... Je lui ai prêché de retourner en Italie, mais comment se décider à renoncer à une ombre d'influence, et puis je ne sais quelle existence elle retrouverait dans son pays; je crois sa fortune dans un grand délabrement. De chez Mme de Brignole j'ai été chez Bausset que j'ai trouvé en pâmoison sur un fauteuil, affublé d'un vieux châle de cachemire et d'une couverture piquée à grands ramages, suant dans ce harnais, et jetant au plafond des yeux de reproche, tantôt suppliants, tantôt furieux...» Heureusement la petite colonie française de Schönbrunn, si éprouvée et si réduite en nombre par la maladie, allait faire une recrue dont mon grand-père se félicitait sincèrement pour sa part. Effectivement, et comme il l'a dit quelque part, dans ses _Mémoires_, les amis de l'empereur Napoléon se faisaient bien rares dans ce château des souverains de l'Autriche. Aussi écrit-il, le 17 février, avec satisfaction à ma grand'mère: «... Nos affaires de Parme reprennent couleur et j'espère qu'elles iront mieux pour l'Impératrice qu'elles n'avaient été jusqu'à présent. Il nous est arrivé un nouvel hôte hier matin: c'est Anatole de Montesquiou. J'ai eu du plaisir à voir quelqu'un qui arrive fraîchement de Paris...» L'empereur Alexandre avait fait annoncer la veille du 18 février, par une lettre des plus gracieuses à l'impératrice Marie-Louise, qu'il viendrait ce jour-là lui demander à déjeuner. Ne le voyant pas arriver Sa Majesté avait fini par se mettre à table; or, deux minutes après, le czar faisait son apparition. Après une courte conversation, ajoute notre _Journal_, auquel nous empruntons tous ces détails, Leurs Majestés passent dans la salle à manger, où le général Neipperg et mon grand-père les suivent et prennent part au repas. Pendant ce déjeuner Alexandre se montra, comme toujours, plein de grâce et d'amabilité, témoignant à Marie-Louise les meilleures dispositions et le plus grand désir de lui être utile. Avant de partir le souverain russe, prenant mon grand-père par le bras, l'assura de son intérêt, et de sa résolution de lui venir en aide pour le succès de ses affaires particulières; ajoutant qu'il avait l'intention de prendre à cet effet une mesure générale, dans laquelle serait comprise la question de sa dotation dans les provinces belges[69]. Aussi ma grand'mère recevait-elle, quelque temps après, une lettre de son mari datée de ce même 18 février, où il lui parle de cette visite et lui donne quelques détails sur les habitants de Schönbrunn: «... Nous avons eu ce matin l'empereur de Russie à déjeuner. Je ne puis assez me louer de son affabilité et du véritable intérêt qu'il me témoigne. L'Impératrice et son fils se portent à merveille, Mme de Montesquiou aussi et moi de même. Mme de Brignole va beaucoup mieux, mais garde encore le lit. Il n'y a que ce pauvre diable de Bausset qui ne peut pas parvenir à se dresser sur ses malheureuses jambes. Sa goutte est opiniâtre au dernier point. Il y a bientôt un mois qu'il est cloué sur son lit, mais il n'a jamais été en danger, au lieu que Mme de Brignole l'a été tout à fait.» [69] Cet aimable intérêt devait rester stérile, mais ce ne fut pas la faute de l'empereur Alexandre. CHAPITRE XIX Plaintes de Napoléon de ne recevoir aucune lettre de Marie-Louise.--Mon grand-père s'en fait l'écho auprès d'elle.--Réponse qu'il en obtient.--Promenades à cheval avec Neipperg.--Le roi de Danemark, anecdote.--Wellington à Vienne.--Faux départ de Neipperg.--Mme de Brignole très malade.--Nouvelles du Congrès.--L'avis du départ de Napoléon de l'île d'Elbe parvient à Vienne. Le 19 février mon grand-père annonçait à l'Impératrice, après déjeuner, qu'il venait de recevoir une lettre de l'île d'Elbe et une autre en même temps du cardinal Fesch. Dans la première, signée du général Bertrand, en date du 28 janvier, l'empereur Napoléon se plaignait de n'avoir reçu, depuis plus d'un mois, aucune nouvelle de sa femme, ni de son fils; il en témoignait son inquiétude. Ces lettres furent communiquées à l'Impératrice. Celle-ci, l'air gêné, et embarrassée de cette communication, prévint le lendemain mon grand-père, à déjeuner, de ne pas répondre aux lettres dont il lui avait parlé la veille. Marie-Louise ajouta qu'elle lui en ferait connaître plus tard le motif, qui le concernait lui-même bien plutôt qu'elle. Malgré sa déférence pour les recommandations de l'Impératrice, qui lui étaient dictées, dans cette circonstance, par sa bienveillance naturelle, l'auteur des _Mémoires pour servir à l'histoire de Napoléon Ier_ déclare que, loin de s'y conformer, il ne crut pas pouvoir se dispenser de répondre à ces lettres. Il ne doute pas, assure-t-il, à ce propos, que c'est à l'intervention de Marie-Louise qu'il dut de n'être pas inquiété dans sa correspondance avec l'île d'Elbe: «Spectateur impuissant, dit-il, mais non indifférent de ce qui se passait autour de moi, je ne pouvais qu'être péniblement affecté de voir l'Impératrice, placée entre son devoir, comme épouse et comme mère, et son désir d'aller régner à Parme (ce qu'elle ne pouvait obtenir que par un double sacrifice) prendre si facilement son parti dans cette fâcheuse alternative, qui lui avait causé, jusque-là, tant de sollicitude. Les orages passagers n'avaient jamais altéré ni sa douceur, ni sa bienveillance, mais, à ses anxiétés, avait tout à coup succédé une sécurité difficile à troubler. Peut-être devais-je dès ce moment chercher le motif de cette sérénité dans la confiance que lui inspirait la puissante protection de son père, qui _l'absolvait de tout_, et dans le sacrifice de ses sentiments français auquel elle était résolue[70].» Celui qui avait le plus contribué à apaiser, dans le cœur de Marie-Louise, les anxiétés dont il vient d'être parlé, celui qui était parvenu à les faire à peu près disparaître, c'était aussi, il ne faudrait pas l'oublier, le général Neipperg, son conseiller très aimé, et un peu plus tard son second mari. [70] Méneval. _Mémoires pour servir à l'histoire de Napoléon Ier_, t. III, p. 404. Quand le temps le permettait l'impératrice Marie-Louise allait, presque toujours, faire de longues promenades à cheval, avec son cher général et Mme Héreau. Elle en rapportait souvent de gros bouquets de violettes qu'elle était descendue ramasser dans les bois; ces promenades lui offraient en même temps toute liberté de s'entretenir, à cœur ouvert, avec le favori, loin des regards curieux et des oreilles des indiscrets. C'était une véritable idylle... de la part de la princesse tout au moins; mais une idylle qu'il est difficile de considérer avec des yeux indulgents. Après les affaires de la Saxe et de la Pologne que le Congrès avait mis un si long espace de temps à régler, au détriment du vertueux roi de Saxe, la question de l'indemnisation de la Bavière, à qui l'Autriche reprenait le Tyrol, revenait sur le tapis. Les solutions étaient lentes à se produire dans le sein de ce Congrès, au milieu de tant de convoitises et d'appétits déchaînés, et les discussions s'y éternisaient. Le roi de Danemark, cet excellent prince albinos, dont il a été tracé un portrait au chapitre XII, allait se voir enlever la Norvège convoitée par Bernadotte, et recevoir de la sorte la punition de sa fidélité à l'alliance française. Ce bon roi, d'un naturel fort gai, recevant à son départ de Vienne un compliment de l'empereur Alexandre qui lui disait: «Vous emportez tous les cœurs!» répondit paraît-il: «C'est possible, mais un fait plus certain, c'est que je n'emporte pas une âme!»[71] [71] Vaulabelle. _Histoire des deux Restaurations._ A propos du Congrès et de ses plénipotentiaires mon grand-père écrivait à sa femme le 22 février 1815: «... Lord Wellington est toujours la plus grande curiosité de Vienne. On a passé hier une revue pour lui. L'Impératrice ayant dîné chez son père, j'ai passé à Vienne une partie de la journée et visité l'arsenal bourgeois qui renferme une collection d'armures et d'objets bizarres... »J'ai été me baigner dans les beaux bains de Diane. En y allant j'ai rencontré l'empereur Alexandre qui se promenait seul avec le prince Eugène, et qui m'a dit un bonjour très affectueux en me serrant le bras. Comme il est sourd il crie fort haut, de sorte qu'il a attiré l'attention des badauds qui sont, à Vienne, encore plus nombreux qu'à Paris... »Aujourd'hui il y a à la Cour une espèce de ballet-pantomime, exécuté par les personnes de la Cour, représentant l'Olympe. On n'a pu trouver jusqu'ici une Vénus, ou du moins aucune dame n'a eu la prétention d'en jouer le rôle. Enfin une princesse Bagration a eu plus de témérité, mais encore hier elle a retiré ses offres; de sorte qu'Isabey, pour tout accorder, a imaginé de représenter Vénus par derrière, non la Vénus Callypige, mais drapée avec le plus de grâce et d'élégance possibles. On jouera aussi des scènes de comédie détachées...» Le 22 février Neipperg, étant au spectacle de la Cour où il avait été invité, recevait de M. de Metternich, l'avis de se préparer à partir en mission pour Turin. Mon grand-père, dînant seul avec l'Impératrice, faisait avec elle en sortant de table une partie de billard, quand survint le général, à 9 heures, pour prévenir Marie-Louise de l'ordre qu'il venait de recevoir et de son prochain départ. L'Impératrice, bien éloignée de s'attendre à une aussi fâcheuse nouvelle, en témoigna aussitôt, paraît-il, le plus vif chagrin. Comment pourrait-elle se passer de son factotum?... Loin de s'y résigner Marie-Louise se rendit le lendemain, tout de suite après son déjeuner, à Vienne chez l'empereur François, auquel elle adressa les plus pressantes sollicitations pour qu'il lui fût permis de conserver le comte Neipperg auprès d'elle, jusqu'à la conclusion définitive de ses affaires de Parme. L'empereur son père n'ayant pas répondu de façon assez catégorique, la princesse dut, sur le conseil de son favori, solliciter une entrevue avec le tout-puissant premier ministre autrichien, qu'elle alla attendre, le 24 février, une heure et demie, chez sa sœur l'archiduchesse Léopoldine. Tant de trouble et d'alarmes ne laissèrent pas le Ministre insensible, et Metternich qui, en fin de compte, trouvait autant d'avantages à permettre à Neipperg de rester à Schönbrunn qu'à le laisser partir, consentit en dernière analyse à contremander son départ. L'Impératrice rentra chez elle dans le ravissement, et la soirée, agrémentée de chant et de musique, dut être, ce jour-là, particulièrement animée et joyeuse. Cependant mon grand-père continuait, consciencieusement, à tenir ma grand'mère au courant des événements, grands et petits, auxquels il assistait plutôt en qualité de spectateur qu'en qualité d'acteur. Le _24 février_ il lui adressait la lettre suivante: «... On nous a assuré que dans la première quinzaine de mars, les affaires de Parme seraient finies; Dieu le veuille! car mon courage est à bout. Je meurs mille fois par jour d'impatience et d'ennui. J'ai renoncé à toute fête, à tout plaisir tant que je serai loin de toi. Pour ne point perdre mon temps tout à fait inutilement, il m'est venu dans l'idée, hier, d'étudier la botanique. Tu sais que c'est un de mes projets favoris; je vais m'en occuper sérieusement. Je serais bien agréablement désappointé--comme disent les Anglais--si j'étais surpris par la fin du Congrès au fort de ma passion. Tu sauras qu'il y a à Schönbrunn les plus belles serres de l'Europe. J'aurai donc beau jeu à y faire mes nouvelles études. Je ne sais pas comment l'idée m'en est venue si tard. Il a fallu qu'Anatole de Montesquiou me soufflât ce désir. Nous avons acheté un ouvrage élémentaire assez médiocre, mais enfin c'est le seul ouvrage que nous ayons trouvé à Vienne. J'espère qu'il suffira pour nous inoculer les premiers éléments de cette science si douce et si attrayante... »Le temps est aussi beau qu'au printemps depuis trois ou quatre jours. Le soleil est chaud plus qu'il ne l'est ordinairement dans cette saison. La pauvre Mme de Brignole est bien dangereusement malade. Le médecin a cru devoir la faire confesser. Elle est elle-même tellement frappée de l'idée de sa fin prochaine qu'elle en parle sans cesse,--ce qui rend pénibles et douloureuses les visites que nous lui faisons. Bausset ne souffre pas de sa goutte d'une manière intolérable, mais il est immobile dans son lit et, quand il veut remuer les jambes, il est subitement assailli de douleurs lancinantes qui l'épuisent et lui ôtent toute faculté de se mouvoir. Au total le séjour de Schönbrunn n'a porté bonheur à personne. Les uns y souffrent au physique, les autres au moral. A Paris c'est encore pis. On peut y dire comme ce curé qui se félicitait des profits que son église retirait des enterrements: «La mort rend beaucoup depuis deux mois.» Ce pauvre Nansouty y a donc passé lui aussi... un M. de Mortfontaine également. Ce dernier avait épousé Mlle Lepelletier de Saint-Fargeau, fille du député de la Convention, qui a été assassiné chez un restaurateur du Palais-Royal pour avoir voté la mort de Louis XVI. Sa fille avait été adoptée dans ce temps-là par la Convention et déclarée fille de la Nation... On aurait une liste longue à faire si l'on voulait tenir note de toutes les personnes marquantes que nous avons perdues dans un si court espace de temps.» A la date des 2 et 5 mars 1815, nous relevons, dans la même correspondance, quelques détails qui peuvent encore présenter au lecteur un certain intérêt. Ils ont trait aux affaires du Congrès et aux divertissements des hôtes princiers de l'empereur d'Autriche: «2 mars 1815. »... Les affaires du Congrès tirent à leur fin. Je commence ma lettre par cet article parce qu'il est le plus intéressant. Les affaires de la Bavière sont terminées, et la question de Parme, déjà décidée par l'opinion, ne souffrira plus de retard, je l'espère. Les souverains se disposent à partir la semaine prochaine...» «5 mars 1815. »... Les affaires sont toujours dans le même état. J'espère toujours qu'avant huit ou dix jours il y aura quelque chose de décidé. J'ai fait hier une débauche. J'ai été badauder avec Anatole de Montesquiou pour voir une promenade de souverains en calèche. Comme Isabey demeure sur le passage du Prater où les calèches se sont rendues, je les ai vues des fenêtres de sa maison. Une vue qui m'a plus intéressé que celle des calèches, c'est celle de lord Wellington que j'ai trouvé chez Isabey, où il se faisait peindre pour le tableau d'une conférence du Congrès qu'Isabey a entrepris. Je ne te ferai pas la description du personnage. Le prince Eugène était de la partie et se faisait remarquer--comme partout--par l'élégance de son carrick et sa bonne mine. J'ai bien plaint les pauvres princesses qui étaient étouffées, dans des robes de velours fourrées, par un soleil ardent qui les rendait pourpres. Je ne pouvais pas m'empêcher de faire des réflexions sur la condition des souverains qui ne peuvent prendre aucun plaisir sans monter sur les planches, comme des acteurs, et traîner à leur suite une foule immense de peuple qui les applaudit ou bien les siffle, selon qu'ils jouent leur rôle bien ou mal. Il y a eu dans un jardin public, que l'on appelle l'_Augarten_, un bal et un souper qui ont occupé les souverains jusqu'à neuf ou dix heures du soir. L'empereur d'Autriche menait l'impératrice de Russie, et l'empereur de Russie menait l'impératrice d'Autriche. Le prince héréditaire menait sa sœur l'archiduchesse Léopoldine. Il est d'usage que les princes conduisent eux-mêmes; il n'y a point de cochers.» Le 6 mars 1815 arrivait à Vienne un courrier que lord Burgersh avait expédié de Florence à lord Stewart, l'un des plénipotentiaires du cabinet de Londres au Congrès de Vienne. Ce courrier apportait une nouvelle qui éclatait, comme un coup de foudre, au milieu de la réunion des souverains et de leurs ministres: Napoléon venait de quitter l'île d'Elbe!... Imitant l'exemple que nous a donné l'auteur estimé de l'_Histoire des deux Restaurations_[72], nous emprunterons, à notre tour, aux mémoires d'un auditeur au Conseil d'État sous le Premier Empire M. Fleury de Chaboulon, l'émouvant récit de son voyage à l'île d'Elbe à la fin de février 1815. Nous nous bornerons à transcrire quelques-unes des phrases de sa conversation avec Napoléon. Cet entretien dramatique, admirablement reproduit dans le livre de M. de Chaboulon, triompha des dernières hésitations de l'Empereur, et décida son retour immédiat en France. N'ayant pas à tenir compte des motifs de prudence qui avaient porté M. Fleury de Chaboulon à masquer le duc de Bassano sous la dénomination de X... par crainte des persécutions du Gouvernement de la Restauration, nous mettrons le nom du fidèle Ministre de Napoléon Ier à la place de X.., autant de fois qu'il sera nécessaire, dans le but de faciliter au lecteur l'intelligence du récit. [72] _Histoire des deux Restaurations_, par Achille de Vaulabelle, t. II, p. 210 et suivantes. 1845, chez Perrotin, éditeur. CHAPITRE XX Ce qui se passait à la fin de février à l'île d'Elbe.--Conversation de Napoléon avec Fleury de Chaboulon.--Extraits empruntés aux _Mémoires_ de ce dernier. Voici quel fut l'entretien de Fleury de Chaboulon avec Napoléon: ... Le général Bertrand me fit avertir de me rendre à la porte du jardin de l'Empereur, ajoutant que l'Empereur viendrait et que, sans avoir l'air de me connaître, il me ferait appeler. Je m'y rendis. L'Empereur, accompagné de ses officiers, se promenait, suivant sa coutume, les mains derrière le dos: il passa plusieurs fois devant moi sans lever les yeux; à la fin il me fixa, et s'arrêtant, il me demanda en italien de quel pays j'étais; je lui répondis en français que j'étais Parisien. «Eh bien, monsieur, parlez-moi de Paris et de la France.» En achevant ces mots, il se remit à marcher. Je l'accompagnai, et, après plusieurs questions insignifiantes faites à haute voix, il me fit entrer dans ses appartements, fit signe aux généraux Bertrand et Drouot de se retirer, et me força de m'asseoir à côté de lui. «Le grand maréchal, me dit-il, d'un air froid et distrait, m'a annoncé que vous arriviez de France.--Oui Sire.--Que venez-vous faire ici!... Il paraît que vous connaissez le duc de Bassano...--Oui Sire.--Vous a-t-il remis une lettre pour moi?--Non Sire.» L'Empereur m'interrompit: «Je vois bien qu'il m'a oublié comme tous les autres. Depuis que je suis ici, je n'ai entendu parler ni de lui ni de personne.--Sire, dis-je en l'interrompant à mon tour, il n'a point cessé d'avoir pour Votre Majesté l'attachement et le dévouement que lui ont conservés tous les Français.» L'Empereur avec dédain: «Quoi! on pense donc encore à moi en France?--On ne vous y oubliera jamais.--Jamais! c'est beaucoup. Les Français ont un autre Souverain; leur devoir et leur tranquillité leur commandent de ne plus songer qu'à lui.» Cette réponse me déplut. L'Empereur, me dis-je est mécontent de ce que je ne lui ai point apporté de lettres; il se défie de moi, ce n'est point la peine de venir de si loin, pour être si mal reçu. «Que pense-t-on de moi en France? me dit-il ensuite.--On y plaint et on y regrette Votre Majesté.--L'on y fait aussi sur moi beaucoup de fables et de mensonges... Comment s'y trouve-t-on des Bourbons?--Sire, ils n'ont point réalisé l'attente des Français, et, chaque jour, le nombre des mécontents augmente.--Tant pis, tant pis. (_vivement_): Comment! Bassano ne vous a pas donné de lettres pour moi?--Non, Sire, il a craint qu'elles ne me fussent enlevées; et comme il a pensé que Votre Majesté, obligée de se tenir sur ses gardes et de se défier de tout le monde, se défierait peut-être aussi de moi, il m'a révélé plusieurs circonstances qui, n'étant connues que de Votre Majesté, peuvent vous prouver que je suis digne de votre confiance.--Voyons ces circonstances.» Je lui en détaillai quelques-unes; il ne me laissa pas achever. «Cela suffit, me dit-il, pourquoi n'avoir pas commencé par me dire tout cela? Voilà une demi-heure que vous me faites perdre.» Cette bourrasque me déconcerta. Il s'en aperçut et me dit avec douceur: «Allons, mettez-vous à votre aise et racontez-moi, dans le plus grand détail, tout ce qui s'est dit et passé entre Bassano et vous.» Je lui rapportai, mot à mot, l'entretien que j'avais eu avec M. de Bassano; je lui fis une énumération complète des fautes et des excès du Gouvernement royal, et j'allais en déduire les conséquences que nous en avions tirées M. de Bassano et moi, lorsque l'Empereur, incapable, lorsqu'il est ému, d'écouter un récit sans l'interrompre et le commenter à chaque instant, m'ôta la parole et me dit: «Je croyais aussi, lorsque j'abdiquai, que les Bourbons, instruits et corrigés par le malheur, ne retomberaient pas dans les fautes qui les avaient perdus en 1789. J'espérais que le roi vous gouvernerait en bon homme. C'était le seul moyen de se faire pardonner de vous avoir été donné par des étrangers. Mais, depuis que les Bourbons ont mis le pied en France, leurs ministres n'ont fait que des sottises. Leur traité du 23 avril, continua-t-il en élevant la voix, m'a profondément indigné; d'un trait de plume ils ont dépouillé la France de la Belgique et des possessions qu'elle avait acquises depuis la Révolution; ils lui ont fait perdre les flottes, les arsenaux, les chantiers, l'artillerie et le matériel immense que j'avais entassés dans les forteresses et dans les ports qu'ils leur ont livrés. C'est Talleyrand qui leur a fait faire cette infamie; on lui aura donné de l'argent. La paix est facile à de telles conditions. Si j'avais voulu, comme eux, signer la ruine de la France, ils ne seraient point sur mon trône. (_Avec force_): J'aurais mieux aimé me trancher la main! J'ai préféré renoncer au trône, plutôt que de le conserver aux dépens de ma gloire et de l'honneur français... Une couronne déshonorée est un horrible fardeau... Mes ennemis ont publié partout que je m'étais refusé opiniâtrement à faire la paix; ils m'ont représenté comme un misérable fou avide de sang et de carnage... Si j'avais été possédé de la rage de la guerre, j'aurais pu me retirer avec mon armée au delà de la Loire, et savourer à mon aise la guerre de montagnes. Je ne l'ai pas voulu... Mon nom et les braves qui m'étaient restés fidèles faisaient encore trembler les alliés, même dans ma capitale. Ils m'ont offert l'Italie pour prix de mon abdication; je l'ai refusée. Quand on a régné sur la France, on ne doit pas régner ailleurs. J'ai choisi l'île d'Elbe. Cette position me convenait. Je pouvais veiller sur la France et sur les Bourbons. Tout ce que j'ai fait a toujours été pour la France. C'est pour elle et non pour moi que j'aurais voulu la rendre la première nation du monde. Si je n'avais songé qu'à ma personne j'aurais voulu, en descendant du trône, rentrer dans la classe ordinaire de la vie; mais je devais garder le trône pour ma famille et pour mon fils.» »Je suis bien aise d'apprendre que l'armée a conservé le sentiment de sa supériorité et qu'elle rejette, sur leurs véritables auteurs, nos grandes infortunes. Je vois avec satisfaction, d'après ce que vous venez de m'apprendre, que l'opinion que je m'étais formée de la situation de la France est exacte... »L'armée me sera toujours dévouée. Nos victoires et nos malheurs ont établi entre elle et moi un lien indestructible; avec moi seul elle peut retrouver la vengeance, la puissance et la gloire; avec le Gouvernement actuel, elle ne peut gagner que des injures et des coups.» L'Empereur, en prononçant ces paroles, gesticulait et marchait avec précipitation; il avait plutôt l'air de parler seul que de parler à quelqu'un. Tout à coup, il s'arrête et, me jetant un regard de côté, il me dit: «Bassano croit-il que ces gens-là tiendront longtemps?--Son opinion, sur ce point, est entièrement conforme à l'opinion générale, c'est-à-dire qu'on pense en France et qu'on est convaincu que le Gouvernement royal marche à sa perte.--Mais comment tout cela finira-t-il? Croit-on qu'il y aura une nouvelle révolution?--Sire, les esprits sont tellement mécontents et exaspérés que le moindre mouvement partiel entraînerait nécessairement une insurrection générale et que personne ne serait surpris qu'elle éclatât au premier jour.--Mais que feriez-vous si vous chassiez les Bourbons? Établiriez-vous une république?--La république, Sire, on n'y songe point. Peut-être établirait-on une régence.--Une régence, s'écria-t-il, surpris et avec une grande véhémence, et pourquoi faire? Suis-je mort?--Mais, Sire, votre absence.--Mon absence n'y fait rien. En deux jours je serais en France si la nation me rappelait... Croyez-vous que je ferais bien de revenir? ajouta l'Empereur en détournant les yeux.» Mais il me fut facile de remarquer qu'il attachait à cette question plus d'importance qu'il ne voulait le faire paraître et qu'il attendait ma réponse avec anxiété. «--Sire, lui dis-je, je n'ose résoudre personnellement une semblable question, mais...--Ce n'est point cela que je vous demande, me dit-il en m'interrompant brusquement, répondez oui ou non.--Eh bien! oui, Sire.--Vous le pensez?--Oui, Sire; je suis convaincu, ainsi que M. de Bassano, que le peuple et l'armée vous recevraient en libérateur et embrasseraient votre cause avec enthousiasme.--Bassano est donc d'avis que je revienne? dit l'Empereur avec un accent inquiet et ému.--Nous avons prévu que Votre Majesté m'interrogerait sur ce point et voici textuellement sa réponse: «Vous direz à l'Empereur que je n'ose prendre sur moi une question aussi importante, mais qu'il peut regarder comme un fait positif et incontestable que le Gouvernement actuel s'est perdu dans l'esprit du peuple et de l'armée; que le mécontentement est au comble et qu'on ne croit pas qu'il puisse lutter longtemps contre l'animadversion générale. Vous ajouterez que l'Empereur est devenu l'objet des regrets et des vœux de l'armée et de la nation. L'Empereur décidera ensuite, dans sa sagesse, ce qui lui reste à faire.» Napoléon devint pensif, se tut, et, après une longue méditation, me dit: «J'y réfléchirai; venez demain à 11 heures.» Le lendemain à 11 heures, je me présentai chez l'Empereur. On me fit attendre dans son salon, au rez-de-chaussée; la tenture en soie bariolée était à moitié usée et décolorée; le tapis de pied montrait la corde et était rapiécé en plusieurs endroits; quelques fauteuils mal couverts complétaient l'ameublement. Je me rappelai le luxe des palais impériaux, et la comparaison m'arracha un profond soupir. L'Empereur arriva: son maintien attestait un calme que démentaient ses yeux; il était aisé de s'apercevoir qu'il avait éprouvé une violente agitation. «J'avais prévu l'état de crise où la France va se trouver, me dit-il, mais je ne croyais pas que les choses fussent aussi avancées. Mon intention était de ne plus me mêler des affaires politiques; ce que vous m'avez dit a changé mes résolutions; c'est moi qui suis cause des malheurs de la France, c'est moi qui dois les réparer. Mais, avant de prendre un parti, j'ai besoin de connaître à fond la situation de nos affaires: asseyez-vous et répétez-moi tout ce que vous m'avez dit hier; j'aime à vous entendre.» Rassuré par ces paroles et par un regard plein de douceur et de bonté, je m'abandonnai sans réserve et sans crainte à toutes les inspirations de mon esprit et de mon âme... «Brave jeune homme, me dit l'Empereur, après m'avoir attentivement écouté, vous avez l'âme française, mais votre imagination ne vous égare-t-elle pas?--Non Sire, le récit que j'ai fait à Votre Majesté est fidèle; tout est exact, tout est vrai...--Vous croyez donc que la France attend de moi sa délivrance, et qu'elle me recevra comme un libérateur? Puissiez-vous ne pas vous tromper! D'ailleurs j'arriverai si vite à Paris, qu'ils n'auront pas le temps de savoir où donner de la tête. J'y serai aussitôt que la nouvelle de mon débarquement... Oui, ajouta Napoléon, après avoir fait quelque pas, j'y suis résolu... c'est moi qui ai donné les Bourbons à la France, c'est moi qui dois l'en délivrer... Je partirai... L'entreprise est grande, difficile, périlleuse; mais elle n'est pas au-dessus de moi. La fortune ne m'a jamais abandonné dans les grandes occasions... Je partirai, non point seul, je ne veux pas me laisser mettre la main sur le collet par des gendarmes; je partirai avec mon épée, mes Polonais, mes grenadiers... La France est tout pour moi, je lui appartiens; je lui sacrifierai avec joie, mon repos, mon sang, ma vie!...» L'Empereur, après avoir prononcé ces mots, s'arrêta. Ses yeux étincelaient d'espoir et de génie; son attitude respirait la confiance et la force; elle anonçait la victoire: il était grand! Il reprit la parole et me dit: «Croyez-vous que les Bourbons oseront m'attendre à Paris?--Non Sire, je ne le crois pas non plus.--Et les maréchaux que feront-ils?--Les maréchaux, comblés de titres, d'honneurs et de richesses, n'ont plus rien à désirer que le repos. Ils craindront, en embrassant un parti douteux, de compromettre leur existence, et peut-être resteront-ils spectateurs de la crise. Peut-être même la crainte que Votre Majesté ne les punisse de l'avoir abandonnée ou trahie en 1814, les portera-t-elle à embrasser le parti du roi.--Je ne punirai personne, entendez-vous! s'écria l'Empereur. Dites-le bien à Bassano, je veux tout oublier; nous avons tous des reproches à nous faire... Quelle est la force de l'armée?--Je l'ignore, Sire; je sais seulement qu'elle a été considérablement affaiblie par les désertions, par les congés, et que la plupart des régiments ont à peine 300 hommes.--Tant mieux; les mauvais soldats seront partis, les bons seront restés. Connaissez-vous le nom des officiers qui commandent sur les côtes et dans la 8e division?--Non Sire.--Comment Bassano, dit-il avec humeur, ne m'a-t-il pas fait savoir tout cela?--M. de Bassano était, ainsi que moi, bien loin de prévoir que Votre Majesté prendrait, sur-le-champ, la généreuse résolution de reparaître en France. Il pouvait croire d'ailleurs, d'après les bruits publics, que vos agents ne vous laisseraient rien ignorer de tout ce qui pouvait vous intéresser.--J'ai su effectivement que les journaux prétendaient que j'avais des agents... C'est une histoire. J'ai envoyé en France, il est vrai, quelques hommes à moi pour savoir ce qui s'y passait; ils m'ont volé mon argent et ne m'ont entretenu que de propos de cabarets ou de cafés... Vous êtes la première personne qui m'ait fait connaître, sous ses grands rapports, la situation de la France et des Bourbons. J'ai bien reçu, sans trop savoir de quelle part, le signalement d'assassins soudoyés contre moi et une ou deux lettres anonymes de la même main, où l'on me disait d'être tranquille, que les broderies reprenaient faveur et autres bêtises semblables; mais voilà tout. Ce n'est pas sur de pareilles données qu'on tente un bouleversement. Mais comment pensez-vous que les étrangers prendront mon retour? Voilà le grand point, ajouta l'Empereur d'un air préoccupé. Cependant je regarde comme certain que les rois, qui m'ont fait la guerre, n'ont plus la même union, les mêmes vues, les mêmes intérêts... Tout considéré, les nations étrangères ont de grands motifs pour me faire la guerre, comme elles en ont pour me laisser en paix. Je ne suis pas encore fixé sur le jour de mon départ. En le différant, j'aurais l'avantage de laisser le Congrès se dissoudre; mais aussi je courrais le risque, si les étrangers venaient à se brouiller, comme tout l'annonce, que les Bourbons et l'Angleterre ne me fissent garder à vue par leurs vaisseaux. Au reste, ne nous inquiétons pas de tout cela, il faut laisser quelque chose à la fortune. »Nous avons approfondi, je crois, tous les points sur lesquels il m'importait de me fixer et de nous entendre. La France redemande son ancien souverain; l'armée et le peuple seront pour nous; les étrangers se tairont; s'ils parlent, nous serons bons pour leur répondre; voilà, en résumé, notre présent et notre avenir. Partez: vous direz à Bassano que vous m'avez vu, et que je suis décidé à tout braver pour répondre aux vœux de la France; que je partirai d'ici au 1er avril, avec ma garde, ou peut-être plus tôt; que j'oublierai tout, que je pardonne tout, que je donnerai à la France et à l'Europe les garanties qu'elles peuvent attendre et exiger de moi; que j'ai renoncé à tout projet d'agrandissement, et que je veux réparer, par une paix stable, le mal que nous a fait la guerre. Vous direz aussi à Bassano et à vos amis d'entretenir et de fortifier, par tous les moyens possibles, le bon esprit du peuple et de l'armée. Si les excès des Bourbons accéléraient leur chute et que la France les chassât avant mon débarquement, vous déclarerez à Bassano que je ne veux point de régence, ni rien qui lui ressemble. Allez, Monsieur, vos instants sont précieux; je ne veux plus vous retenir, j'ai fait tout préparer pour votre départ. Ce soir, à 9 heures, vous trouverez un guide et des chevaux, au sortir de la porte de la ville. On vous conduira à Porto-Longone. Le commandant a reçu l'ordre de vous faire délivrer les papiers de santé nécessaires. Il ignore tout; ne lui dites rien. A minuit il partira une felouque qui vous conduira à Naples. Adieu, monsieur, embrassez-moi et partez. Mes pensées et mes vœux vous suivront.» Deux heures après j'étais en mer. Cette conversation avait eu lieu le 25 février; le lendemain Napoléon quittait l'île d'Elbe. CHAPITRE XXI La nouvelle du départ de l'île d'Elbe cause une profonde sensation à Vienne.--Zèle intempestif de Bausset.--Paroles de l'empereur Alexandre.--Trouble dissimulé de Marie-Louise.--Propos de l'archiduc Jean.--Mme de Brignole gravement malade est administrée.--Marie-Louise se met sous la protection des alliés.--Déclaration du 13 mars.--Tracasseries policières. Revenons à Schönbrunn où la nouvelle sensationnelle du départ de Napoléon de l'île d'Elbe a fini, comme nous l'avons vu, par arriver et par se répandre. A une époque où il n'existait ni chemin de fer, ni télégraphe électrique, les nouvelles étaient lentes à se propager, malgré la célérité que pouvaient déployer les courriers. Aussi à Vienne Gentz, qui se trouvait pourtant au nombre des mieux informés, n'apprit-il que le 7 mars, par un des plénipotentiaires de Prusse au Congrès, M. de Humboldt, l'événement qui allait mettre l'Europe entière en ébullition. A la date du _9 mars_, mon grand-père, écrivant à sa femme, se faisait l'écho de cette nouvelle en ces termes: «... Une nouvelle extraordinaire, arrivée hier, fait ici une sensation incroyable. C'est le départ de l'empereur Napoléon avec sa garde. On paraît ignorer ce qui a pu le porter à une entreprise si audacieuse, et de quel côté il s'est dirigé. L'agitation est poussée à l'extrême parmi les souverains, comme parmi les particuliers. Sans doute la même nouvelle sera parvenue en même temps à Paris. On est dans la plus grande impatience d'apprendre la suite de ce grand événement. Des troupes se dirigent sur l'Italie, et les armées de la coalition sont préparées à se remettre en campagne. Dieu nous préserve de malheurs! Le roi de Saxe est arrivé à Presbourg. Il se refuse a consentir à l'arrangement qui lui enlève la moitié de ses États. Lord Wellington et les princes de Talleyrand et Metternich sont allés le trouver pour le presser de céder à la nécessité. Cette circonstance, beaucoup moins cependant que la première, va contribuer à prolonger le Congrès. L'impératrice de Russie, néanmoins, est partie ce matin pour Munich. L'Empereur la suivra, dit-on, dans huit ou dix jours, si rien ne vient changer ses dispositions. L'impératrice d'Autriche est allée la reconduire jusqu'à trente lieues d'ici. »Mme de Brignole va bien doucement, et il n'est donné à personne, jusqu'à présent, de prévoir l'issue de sa maladie. Elle résiste par sa force morale, car son corps est épuisé... C'est cette intégrité de ses facultés intellectuelles qui donne des espérances. Bausset est toujours cloué sur son lit; depuis quelques jours cependant, il éprouve plus de raideur et de nullité, dans ses jambes, que de douleur. Pour moi, chère amie, après l'Impératrice, je me porte le mieux; je n'ai que l'esprit malade...» Le 7 mars au soir, pendant le spectacle de la Cour, la grande nouvelle du départ de Napoléon de son île avait fait l'objet des entretiens les plus animés. Le prince Talleyrand prétendait que l'Empereur avait dû se diriger sur Naples; d'autres le contestaient. Le roi de Bavière, créé roi par Napoléon et naguère si fidèle courtisan de ce prince, avait si complètement changé d'attitude qu'il fendit la foule dont était environné Talleyrand, pour lui déclarer avec feu qu'il serait de la partie, et qu'il ferait marcher ses troupes contre son ancien bienfaiteur. Son fils, le prince royal[73], renchérissant sur les déclarations paternelles, ajouta qu'on prendrait Napoléon et le roi Joachim ensemble, et qu'on ferait leur procès à l'un et à l'autre. Marie-Louise apprit la nouvelle, ce même soir, de la bouche du général Neipperg, auquel le fils de Mme de Brignole l'avait annoncée quelques heures plus tôt; mais elle n'en laissa rien paraître. [73] Plus tard le roi Louis Ier, protecteur de la fameuse Lola Montès. Le lendemain Bausset, tout goutteux qu'il était, mais ne croyant pas de succès possible à la tentative de Napoléon, voulut faire du zèle et s'acquérir des titres à la bienveillance de la Cour et du Gouvernement autrichien[74]. Il proposa donc, dans ce but, à l'impératrice Marie-Louise de signer un ordre du jour pour défendre, à tous les gens de sa maison, aucune espèce de réflexion sur cet événement. Cet ordre du jour était conçu dans des termes si peu modérés que l'Impératrice se vit obligée de prier Bausset de les adoucir par une apostille de sa main, mise en marge dudit ordre. [74] 10 mars, Bausset achète un buste en bronze de l'empereur d'Autriche. (Note du _Journal_.) Quant à l'empereur d'Autriche, il témoigna à sa fille, à ce qu'il paraît, son vif déplaisir de l'entreprise téméraire de l'empereur Napoléon, et lui annonça la résolution qu'il avait prise d'envoyer, en Italie, des forces redoutables pour s'opposer à tout ce qu'il pourrait y tenter. La veille, l'empereur Alexandre, mis au courant de la nouvelle qui occupait tous les esprits, avait dit à Talleyrand: «Je vous avais bien annoncé que cela ne durerait pas!--Eh bien, vous voyez, Sire, lui avait répliqué l'empereur d'Autriche, ce que c'est que d'avoir protégé vos _jacobins_ de Paris!--C'est vrai, répondit le czar, mais pour réparer mes torts, je mets ma personne et mes armées au service de Votre Majesté[75].» [75] Vaulabelle. _Histoire des deux Restaurations_, chap. IV, p. 187 p. 187-188. Marie-Louise, saisie par la soudaineté de cet événement si imprévu pour elle, gardait le silence; mais elle n'en était pas moins, dans son for intérieur, vivement agitée. Son oncle l'archiduc Jean n'avait pas craint de souhaiter franchement devant elle que, dans cette nouvelle aventure, Napoléon se cassât le cou. Les personnes de l'entourage français de l'Impératrice, surtout mon grand-père et Mme de Montesquiou, ayant été choqués de ce langage, Marie-Louise convint qu'il était blâmable en effet. Elle excusait toutefois la vivacité de ceux qui tenaient de semblables propos, en faisant remarquer que le retour de l'empereur Napoléon était, pour tous les princes réunis à Vienne, une véritable calamité. La réelle émotion ressentie par l'épouse oublieuse de Napoléon était faite surtout d'égoïsme, de remords et de crainte. Elle tremblait pour son beau duché de Parme, pour l'existence tissée de plaisirs et d'agréments qu'elle avait rêvé d'y passer avec son cher et indispensable général. Marie-Louise n'envisageait qu'avec terreur l'éventualité de son propre retour à Paris. «Il faudrait à la suite de ce terrible coureur d'aventures (son époux) reprendre une vie d'angoisses et de périls!... Non, car cette fois elle était bien résolue à ne pas revoir l'homme dont le génie tumultueux l'épouvantait[76].» [76] Welschinger. _Le Roi de Rome_, chap. VII. Cependant les bruits les plus fantaisistes circulaient chaque jour, à Vienne, sur les incidents qui auraient précédé ou suivi le débarquement de Napoléon en France, comme sur les prétendues résistances que sa tentative, pour reprendre la couronne, y rencontrait. Notre _Journal_, à partir de cette époque, est rempli de ces nouvelles quelquefois vraies, souvent fausses, dont se repaissait la crédulité des habitants de la capitale de l'Autriche. Nous ferons grâce au lecteur de ces détails qui n'offrirent d'intérêt réel qu'aux contemporains de ce prodigieux événement. Mais nous parlerons d'un propos qu'aurait tenu l'empereur François à sa fille, et dont mon grand-père a fait mention dans ses _Mémoires_. Le monarque autrichien aurait dit à l'impératrice Marie-Louise, que si, contre toute probabilité, l'empereur Napoléon réussissait à se maintenir sur le trône, il ne permettrait à sa fille de retourner en France, que lorsque l'expérience de deux ou trois ans aurait prouvé qu'il était possible de se fier à ses dispositions pacifiques. Nous pensons à cet égard--comme M. Welschinger--que si ce propos a été tenu, il a eu pour but de masquer les véritables intentions de l'Autriche, et de calmer, par de l'eau bénite de cour, les sentiments de réprobation muette, qu'inspirait l'attitude de la femme de Napoléon au petit nombre de personnes françaises de l'entourage de l'Impératrice, restées fidèles à celui-ci. En laissant subsister, dans l'esprit de quelques-uns des membres de sa petite cour cette faible lueur d'espérance, Marie-Louise trouvait effectivement un double avantage. Elle y gagnait du repos, tout d'abord, et laissait moins de prise à ceux qui étaient tentés de juger sévèrement sa conduite. C'est ainsi qu'un jour elle affirmait ne pouvoir retourner en France, parce qu'elle n'entrevoyait pas d'espoir de tranquillité pour ce pays. Une autre fois la femme de Napoléon avait soin de déclarer, devant les serviteurs attachés à ce dernier, que, si son mari renonçait à ses projets belliqueux, elle estimait que son retour auprès de lui ne rencontrerait pas d'obstacles. Marie-Louise ne manquait pas alors d'ajouter qu'elle n'éprouverait aucune répugnance à revenir en France, dans cette éventualité, parce qu'elle avait toujours eu du goût pour les Français. Nous avons vu que la fille de l'empereur François était devenue fort dissimulée, à l'école du comte Neipperg, ce qui nous donne le droit de suspecter sa sincérité quand elle tenait les propos que nous venons de rappeler. En attendant, les lettres et journaux venant de France furent interceptés, et Marie-Louise, conseillée par Neipperg et Metternich, se préparait à écrire, au premier ministre de son père, une lettre qui allait creuser un infranchissable fossé à tout retour en arrière de sa part. L'infortunée Mme de Brignole, dont l'état de santé restait toujours alarmant, et qui ignorait encore le grand événement du jour, avait eu toutefois à ce sujet un rêve prophétique, signalé par notre _Journal_. Le _11 mars_ mon grand-père écrivait à propos d'elle: «... La pauvre Mme de Brignole est au plus mal aujourd'hui. Il est question de l'administrer ce soir. Je commence à désespérer d'elle. Elle a eu successivement plusieurs faiblesses aujourd'hui qui paraissent aux médecins du plus mauvais augure...» Mme de Montesquiou parvint en effet à déterminer Mme de Brignole à se faire administrer le soir même. La malade reçut les derniers sacrements avec une édifiante piété et demanda publiquement pardon du scandale qu'elle pouvait avoir donné. D'après le cérémonial usité dans les palais impériaux d'Autriche, l'impératrice Marie-Louise et toute sa maison, cierges allumés en main, s'étaient réunis dans la chambre de la comtesse en y accompagnant processionnellement le Saint-Sacrement. A la date du même jour l'impératrice d'Autriche, qui était venue dîner la veille à Schönbrunn avec sa belle-fille, envoyait, dès le lendemain matin, à celle-ci un billet renfermant des nouvelles désastreuses naturellement pour Napoléon, et arrivées soi-disant par une source sûre. L'acharnement de la troisième femme de l'empereur François contre le gendre de ce prince, loin de s'atténuer, ne désarmait pas. Elle saisissait, pour lui nuire dans l'esprit de son mari et de sa belle-fille, toutes les occasions qui se présentaient. Le 12 mars, après une longue promenade à cheval avec le général Neipperg, et sans doute à la suite d'une conversation avec son mentor un peu plus sérieuse que de coutume, l'Impératrice était allée passer quelques instants, dans la soirée, au chevet de Mme de Brignole, lorsque notre _Journal_ nous apprend qu'elle se leva brusquement pour proposer au général d'aller achever sa lettre. Ce que le _Journal_ ignorait à ce moment-là, c'est que cette lettre était la fameuse déclaration de Marie-Louise au chancelier de l'Empire d'Autriche, déclaration qui avait pour objet de se placer elle et son fils sous la protection de son père et des monarques ses alliés, en affirmant sa résolution de demeurer étrangère à tous les projets de Napoléon. Cette démarche attristante, et de la gravité de laquelle la femme de Napoléon restait peut-être incomplètement responsable, remplissait, à leur pleine et entière satisfaction, les vues de ceux entre les mains desquels cette faible princesse était devenue un instrument docile et à peu près inconscient. Cette malheureuse déclaration coupait en effet toute retraite à l'impératrice des Français, en même temps qu'elle était de nature à indisposer sérieusement, contre Marie-Louise, en premier lieu l'empereur Napoléon, et en second lieu le sentiment public de toute la France. Le lendemain 13 mars était publiée, à Vienne, la déclaration remplie de violence et de haine des souverains des puissances coalisées contre Napoléon. Il y était dit «qu'en rompant la Convention qui l'avait établi à l'île d'Elbe, Bonaparte, avait détruit le seul titre légal auquel son existence se trouvait attachée; qu'en reparaissant en France avec des projets de trouble et de bouleversement, il s'était privé lui-même de la protection des lois, et avait manifesté, à la face de l'univers, qu'il ne saurait y avoir ni paix ni trève avec lui. Les puissances déclaraient en conséquence que Napoléon Bonaparte s'était placé hors des relations civiles et sociales, et que, comme ennemi et perturbateur du repos du monde, il s'était livré à la vindicte publique.» Ce factum antidiplomatique, et d'une virulence inconnue jusqu'à ce jour, n'avait été adopté, au sein du Congrès, qu'à la suite d'une longue et orageuse conférence, ainsi que le journal de Gentz, qui avait collaboré à sa rédaction, nous l'apprend. Ses véritables inspirateurs étaient les représentants du Gouvernement de Louis XVIII au Congrès, et spécialement M. de Talleyrand, qui écrivait avec satisfaction à son ami Jaucourt: «J'envoie au roi, mon cher ami, la déclaration dont je vous ai parlé hier; elle est très forte; jamais il n'y a eu une pièce de cette force et de cette importance, signée par tous les souverains de l'Europe.» Quant aux étrangers ils devaient regretter eux-mêmes, quelques jours plus tard, la violence de langage déployée dans ce manifeste sauvage. Marie-Louise de son côté le blâma mollement, au lieu de s'en indigner comme toute autre l'eût probablement fait à sa place. La correspondance de mon grand-père avec sa femme va devenir beaucoup plus courte et plus insignifiante à mesure que le triomphe éphémère de l'empereur Napoléon en France s'accentuera. On ne pourra ni n'osera plus confier à la poste de Vienne, à destination de Paris, la moindre lettre tant soit peu compromettante, par les faits qu'elle est en mesure de raconter ou par les réflexions qu'elle suggère à celui qui tient la plume. Un cabinet noir impitoyable, un espionnage policier intolérable envelopperont désormais les Français suspects, résidant à Schönbrunn, comme d'un réseau. Ce n'est qu'au moyen de quelques occasions, rares mais sûres, que les deux époux auront la faculté de se parler, dans leurs lettres, sans contrainte et à cœur ouvert. _Le 13 mars_ partait à l'adresse de ma grand'mère le billet suivant que lui envoyait son mari: «... Nous sommes ici dans une grande anxiété, et bien impatients de savoir l'issue du grand événement qui nous occupe depuis cinq jours. L'Impératrice est fort tourmentée, et qui doit l'être plus qu'elle...? Cette pauvre Mme de Brignole se meurt. L'espoir de la sauver s'affaiblit tous les jours. Nous ne sommes entourés que de sujets de tristesse. Que Dieu nous protège dans le présent et dans l'avenir!...» Autre lettre du même à la même en date du _16 mars_: «... Je vois, ma pauvre amie, que tu t'occupes beaucoup de politique dans tes lettres, surtout quand elle regarde notre bonne princesse. Mais c'est un sujet sur lequel il est difficile d'avoir une opinion, parce que la politique se compose d'une telle complication de circonstances et d'intérêts à concilier, que les résultats n'en peuvent être appréciés par personne. Rassure-toi au reste sur le compte de l'Impératrice. Ses idées de bonheur ne sont pas attachées aux soins ni à l'éclat d'une souveraineté. Une vie douce et indépendante, affranchie d'étiquette et de représentation, la flatte davantage... »Les événements m'occupent au point que je ne suis en état de rien faire, à peine de t'écrire...» CHAPITRE XXII Une lettre de Napoléon à Marie-Louise, datée de Grenoble, lui est transmise par l'intermédiaire du général Bubna.--Marie-Louise se renferme dans un mutisme complet vis-à-vis de mon grand-père.--Le fils de Napoléon transféré de Schönbrunn au Palais impérial à Vienne.--Conversation sérieuse avec Marie-Louise.--Mme de Montesquiou retenue à Vienne.--Fauche-Borel.--Nouvelles qu'il répand dans la capitale autrichienne. A la date du 8 mars Napoléon, arrivé à Grenoble, s'était empressé d'écrire à Marie-Louise pour lui annoncer son heureuse arrivée dans cette ville et la prier de venir le rejoindre, avec son fils à Paris, où il était certain de faire son entrée très prochainement. Cette lettre avait été expédiée au général Bubna (dont Napoléon faisait cas), commandant à cette époque les troupes autrichiennes à Turin, et qui était prié de la faire parvenir à l'Impératrice. Il est à supposer que cet officier général s'acquitta de cette mission, et que la lettre de son époux éveilla de nouveaux remords dans le cœur de Marie-Louise, car, huit jours plus tard, délai à peu près suffisant pour l'arrivée de cette lettre à Vienne, notre _Journal_ porte cette mention: «17 mars.--Le prince Eugène vient déjeuner avec l'Impératrice qui s'était promenée, avant le repas, dans les jardins. Sa Majesté a paru triste et affligée. Une fluctuation de sentiments et de réflexions de toute nature semble l'agiter intérieurement.» Mon grand-père en était réduit, dans ces pénibles conjonctures, à deviner ce qui se passait dans la tête de sa Souveraine, dont les habitudes de confiance envers lui s'étaient singulièrement modifiées. Elle le traitait toujours avec une grande bonté, mais évitait avec soin de le mettre, comme autrefois, au courant de ses affaires. Elle devenait à son endroit d'une extrême réserve, et, pour obéir aux recommandations de ceux qui dirigeaient sa conduite, elle esquivait autant que possible, avec lui, toute conversation sérieuse. Elle sentait que ce fidèle serviteur de Napoléon la désapprouvait, et, comme elle comprenait qu'il lui était également profondément attaché à elle-même, Marie-Louise souffrait de cette désapprobation silencieuse. _Le 18 mars_ mon grand-père, écrivant à ma grand'mère lui disait: «... Les affaires du congrès sont en stagnation. Je ne puis m'en aller, quoique je sente combien je serais nécessaire auprès de toi. Tu me demandes si l'Impératrice consent à me laisser partir. Elle n'a jamais mis obstacle à mon retour, mais je n'ai pas voulu ni pu la quitter avant de la voir établie et tranquille quelque part. Je n'aurais pu le faire sans abandonner mes propres intérêts, qui ne peuvent être réglés qu'après l'arrangement des affaires générales. D'autres considérations me retiennent encore. Je ne pourrais pas décemment me séparer d'elle au moment où son avenir se trouve compromis, et me faire taxer d'ingratitude aux yeux du monde--_qui ne connaît pas l'intérieur où nous vivons_--en paraissant la laisser dans l'embarras. Ces motifs sont bien faibles et si ma raison s'en contente, mon cœur les désavoue. C'est une situation qui use ma vie de me trouver ainsi, depuis tant de mois, entre des sentiments si opposés...» Le vendredi 17 mars le journal de M. de Gentz nous apprend qu'il y avait, chez lui, un grand dîner auquel assistaient, entre autres notabilités, MM. de Talleyrand et Metternich; mais que le festin avait été un peu gâté par des nouvelles arrivées de France, signalant le progrès étonnant et les succès décisifs de l'empereur Napoléon dans sa marche rapide sur Paris. Au dire du même journal, à une grande soirée qui avait lieu le 17 mars également, chez la duchesse de Sagan, la consternation, pour le même motif, était générale. Le 18 mars Marie-Louise avait été rendre visite à l'empereur François auquel elle avait amené, comme il arrivait souvent, son jeune fils. A son retour à Schönbrunn elle vint prévenir elle-même Mme de Montesquiou de se préparer à mener le jeune prince le lendemain, à Vienne, pour y occuper l'appartement du prince héréditaire et y résider jusqu'à nouvel ordre. Pour toute explication d'une mesure, aussi extraordinaire qu'inattendue, l'Impératrice s'était bornée à dire: _Les Souverains l'ont désiré_. Il est permis de supposer que Talleyrand s'était servi de ce terme, passablement élastique, pour obtenir de Metternich un nouveau gage de sa fidélité à soutenir les intérêts de Louis XVIII. Marie-Louise n'avait plus dans Mme de Montesquiou ni dans mon grand-père une confiance suffisante pour leur laisser voir le fond de ses pensées sans restriction. Il lui était même échappé, paraît-il, un propos dont ce dernier se montra justement froissé. Elle aurait dit un jour, en effet, devant témoin: «Si j'étais sûre qu'on ne m'ait pas imputé le tort de n'être pas allée à l'île d'Elbe...» Puis, sans achever sa phrase: «Mais je suis entourée de gens qui n'auront pas manqué de m'accuser!» «Je ne pouvais me méprendre sur l'application de ces paroles, dit mon grand-père dans ses _Mémoires_[77]. Je saisis donc l'occasion de me plaindre à elle de la mauvaise opinion qu'elle avait de moi, si elle me jugeait capable d'abuser de l'hospitalité honorable qu'elle m'accordait pour jouer le rôle de délateur. Je lui dis que personne, mieux que moi, ne connaissait le désir qu'elle avait toujours eu de se réunir à l'Empereur, et que les événements seuls, la garde sévère qui se faisait autour de sa personne et les précautions dont on avait eu soin de l'entourer, ne l'avaient pas laissée maîtresse d'obéir à ce qu'elle avait regardé comme un devoir. Quel motif, ajoutai-je, aurait donc pu me porter à manquer au respect que je lui devais? Quand elle avait parlé de l'Empereur, n'était-ce pas avec le souvenir des égards et de l'affection qu'elle reconnaissait avoir toujours trouvés en lui? Je profitai de cette occasion pour lui exprimer mes regrets de la déclaration qu'elle avait faite il y avait peu de jours, et dont le Congrès avait abusé. Je l'exhortai, de la manière la plus pressante, à ne rien signer qui pût l'engager ni envers les alliés, ni contre l'Empereur, et à conserver une stricte neutralité; il me semblait que c'était malheureusement la seule attitude qu'elle pût prendre dans la situation fâcheuse à laquelle elle était réduite[78].» [77] Méneval. T. III, chap. VI. [78] Méneval. T. III. Ce discours d'une logique irréfutable ne pouvait qu'embarrasser Marie-Louise, qui déjà n'était plus maîtresse de ses actions. Elle ne sut que se retrancher derrière l'obéissance absolue qu'elle avait jurée à son père, désormais son seul appui et son seul protecteur. Elle opposa à son interlocuteur les principes de soumission entière au chef de leur maison dans lesquels étaient élevées les archiduchesses d'Autriche. Enfin Marie-Louise ajouta que, n'étant plus souveraine indépendante, elle se trouvait hors d'état de résister et de se mettre ainsi en révolte ouverte contre les volontés de l'empereur François et de toute sa famille. Son avenir, prétendait-elle, celui même de son fils dépendaient de l'obéissance dont elle ferait preuve, et c'était cette perte de toute indépendance qui faisait, disait-elle, le malheur de sa destinée. On est obligé de reconnaître que la situation que les circonstances avaient créée à cette malheureuse jeune femme était terriblement compliquée. Une nature plus généreuse, une tête plus solide auraient eu plus que du mérite à sortir, avec honneur, de cet inextricable réseau de difficultés. Cependant comme l'a fait très justement observer M. de Saint-Amand, dans un ouvrage auquel nous avons fait nous-même de larges emprunts: «Si cette princesse avait plaidé, _avec l'éloquence du cœur_, la cause de son époux et de son fils, si elle avait fait un chaleureux appel aux sentiments chevaleresques du Czar, les Bourbons ne seraient peut-être jamais remontés sur le trône[79].» [79] Saint-Amand. _Marie-Louise, l'île d'Elbe et les Cent Jours._ Cette réflexion est d'autant plus vraie que, comme l'a reconnu M. de Gentz lui-même, le véritable intérêt de l'Autriche en 1814, et même en 1815, était de favoriser en France l'établissement d'une régence qui aurait doublé l'influence et la puissance matérielle de la monarchie des Habsbourg en Europe. M. de Gentz, dans ses écrits, déplore que le souverain de l'Autriche, et surtout Metternich, n'aient jamais voulu le comprendre. Le 19 mars, dimanche des Rameaux, l'impératrice Marie-Louise s'étant fait une loi, disait-elle de ne pas écrire en France de quelques semaines, chargea mon grand-père de donner de ses nouvelles à Mme de Montebello. Elle avait admis à déjeuner, à sa table, Mme de Montesquiou et son fils Anatole. Le petit prince ne devait quitter Schönbrunn pour sa nouvelle résidence, à Vienne, que le lendemain 20 mars, jour anniversaire de sa naissance,--lorsque sa mère, à son retour du Burg, annonça qu'elle devait y conduire son fils ce soir même à 8 heures. Il fallut donc tout disposer en grande hâte pour activer ce départ précipité. L'Impératrice avait écrit la veille à son père pour se mettre elle et son fils sous la sauvegarde du souverain de l'Autriche. Enfin, conformément à une décision prise par le cabinet de Vienne, les troupes autrichiennes se mettaient en mesure d'occuper Parme, et les fonctionnaires autrichiens d'administrer les duchés, pour leur compte, mais au nom de la fille de leur maître. C'était, disait-on, pour empêcher l'empereur Napoléon d'y envoyer un gouverneur et d'en prendre possession au nom de sa femme. A 7 heures et demie, le même jour, Sa Majesté se trouvant encore à table, arrivait à Schönbrunn le grand chambellan comte Wrbna, qui demandait à parler à l'Impératrice. Il eut d'abord un long entretien avec le général Neipperg, puis après le dîner avec Marie-Louise; enfin à 8 heures cette princesse, accompagnée de son fils et de Mme de Montesquiou, partait pour Vienne, d'où elle revenait chez elle à 10 heures du soir. La peur que les ennemis de Napoléon avaient de voir enlever de Vienne le jeune prince, son fils, avait été le vrai motif de la translation de ce pauvre enfant au Palais de l'Empereur son grand-père. Sur nous ne savons quels indices les soupçons du Gouvernement autrichien s'étaient portés, à cet égard, d'un côté inattendu. C'est contre M. Anatole de Montesquiou que cette accusation avait été formulée, sans l'ombre d'une preuve; quoi qu'il en soit elle servit à fournir au cabinet de Vienne un excellent prétexte pour séparer le pauvre petit prince de sa fidèle gouvernante. Voici comment, dans ses _Mémoires_, mon grand-père raconte cette séparation: «Le 20 mars, jour où l'Empereur reprenait possession du Palais des Tuileries, que le roi Louis XVIII avait abandonné pendant la nuit, le grand chambellan, comte Wrbna, se rendit chez Mme de Montesquiou. Il lui dit qu'il était allé la veille à Schönbrunn, chargé d'une mission désagréable qu'il n'avait pas eu le courage de remplir et lui notifia, avec tous les ménagements possibles, l'ordre de l'empereur de se séparer du prince son petit-fils et de partir pour la France. Les sentiments connus de la respectable comtesse et le tendre attachement qu'elle croyait de son devoir de nourrir dans le cœur de son auguste élève, pour l'empereur son père, l'avaient rendue suspecte à la Cour de Vienne. Malgré ses prières, ses instances et ses protestations, elle se vit forcée d'obtempérer à un ordre aussi cruel. Il lui fallut abandonner un enfant qu'elle avait reçu dans ses bras, qu'elle n'avait pas quitté un instant depuis sa naissance, et qui avait été l'objet de sa constante sollicitude. Toutefois elle ne voulut se dessaisir de ce précieux dépôt que sur un ordre écrit de l'empereur d'Autriche, protestant de la violence qui l'arrachait à des fonctions dont elle ne pouvait se démettre que dans les mains de celui qui les lui avait confiées. Elle exigea--indépendamment d'un ordre écrit de l'Empereur--un certificat du médecin qui prouvât qu'elle laissait le jeune prince dans un état parfait de santé. En réponse elle reçut de l'empereur d'Autriche une lettre qui lui faisait connaître que, des circonstances nouvelles rendant un changement nécessaire dans la maison de son petit-fils, il ne pouvait laisser partir Mme de Montesquiou sans l'assurer de sa reconnaissance pour les soins qu'elle avait donnés au jeune prince, depuis sa naissance. L'empereur François joignit à ce témoignage d'estime, qu'il ne pouvait refuser à une aussi noble conduite, le don d'une parure en saphir[80].» [80] Méneval. _Mémoires_, t. III. Bientôt après, la permission primitivement accordée à Mme de Montesquiou de rentrer en France fut révoquée, et la comtesse retenue comme en otage, à Vienne, ainsi que son fils, dut se résigner à accepter un appartement vacant chez un chambellan de l'archiduc Louis: M. d'Enzenberg. Anatole de Montesquiou, en butte aux plus odieuses tracasseries policières, ne parvint à obtenir de passeports pour retourner en France qu'au mois de juin 1815, et grâce seulement aux instances de M. de Talleyrand en sa faveur. Croyant au départ imminent de la si digne gouvernante de son fils pour Paris, Marie-Louise lui avait adressé une lettre très affectueuse, accompagnée d'une boucle de ses cheveux. Le pauvre petit prince, livré à des mains étrangères, pleurait sa chère maman «Quiou», et la redemandait sans cesse. Quelques jours après la translation du jeune prince à Vienne, mon grand-père adressait à sa femme les lignes suivantes: «... Je me porte bien. L'Impératrice et son fils jouissent aussi d'une bonne santé. Il n'y a que la pauvre Mme de Brignole qui lutte en vain, depuis six semaines, contre une maladie qui ne veut faire aucun pas vers sa fin. Je t'envoie un mot qu'elle m'a chargé d'écrire à Mme Douglas. Anatole de Montesquiou devait le porter, mais il reste auprès de sa mère, qui est retenue à Vienne. Elle et son fils se portent bien. »Les affaires sont ici dans la stagnation. Tous les yeux sont tournés de votre côté, et c'est vous qui réglerez ce qui se passera ici.» Fauche-Borel, publiciste célèbre par son dévoûment fanatique à la cause des Bourbons, venait d'arriver à Vienne dans la seconde quinzaine de mars. Il s'était aussitôt abouché avec M. de Gentz, chez lequel le général Neipperg allait de son côté aux informations. Il en résultait des conciliabules interminables entre ces différents personnages, et Fauche-Borel inondait la Cour et la ville de toutes sortes de nouvelles destinées à nuire à la cause de Napoléon. Mon grand-père, par contre, admirablement renseigné grâce au roi Joseph, qui lui envoyait, de sa résidence en Suisse, de fréquents messages, tentait de rétablir la vérité dans l'esprit de Marie-Louise. Il avait fort à faire pour y parvenir, car les membres de la famille impériale, et surtout l'impératrice d'Autriche, favorisaient, cela va sans dire, la propagation des informations, désastreuses pour Napoléon, répandues par Fauche-Borel. Marie-Louise, en conséquence, se montrait généralement plus disposée à ajouter foi à ces dernières, qui lui semblaient moins contraires à ses espérances secrètes. CHAPITRE XXIII Marie-Louise assidue aux offices religieux de la semaine sainte.--Cérémonies à Saint-Étienne.--Lettre de Napoléon à l'empereur François; il n'y est fait aucune réponse.--Billets de Napoléon à Marie-Louise.--Lettres de Caulaincourt.--A propos des traités du 3 janvier et du 25 mars 1815.--Talleyrand ferme sa maison.--Départ de Wellington.--Mort de la comtesse de Brignole.--Lettre de ma grand'mère à son mari. Pendant les jours de la semaine sainte l'impératrice Marie-Louise se montra très assidue aux offices. Elle partait de Schönbrunn à 9 heures du matin pour assister aux cérémonies religieuses. Le jeudi saint l'empereur et l'impératrice d'Autriche lavèrent les pieds à 24 vieillards des deux sexes, dont les âges additionnés auraient atteint le chiffre de près de deux mille ans. Marie-Louise continua ses exercices de dévotion à Vienne jusqu'au jour de Pâques, qui tombait cette année là le 26 mars. Elle entendit la messe, ce jour-là, dans la chapelle du château de Schönbrunn, et assista au salut dans l'église cathédrale de Vienne. Elle cherchait alors, dans les exercices de piété auxquels elle se livrait, une diversion aux préoccupations et aux idées affligeantes qui l'assiégeaient, en même temps que des consolations dont la religion seule pouvait la réconforter. Le lundi de Pâques l'Impératrice assista à un banquet de famille donné à Vienne à l'occasion de la cérémonie du renouvellement, entre les mains de l'archevêque de Vienne, du serment de protéger et de maintenir la religion catholique. L'empereur et l'impératrice d'Autriche se rendirent à cet effet à l'église Saint-Étienne en grand gala, avec une suite de voitures de forme gothique couvertes de dorures, toutes les gardes sous les armes, les pages et les valets de pied en grand habit escortant le carrosse impérial[81]. [81] Méneval. _Mémoires_, t. III. Le 25 mars le général Neipperg avait discuté avec Marie-Louise les termes d'une lettre qu'il lui avait ensuite dictée; cette lettre, destinée à être remise à M. de Metternich, était, au dire de l'Impératrice, relative à ses affaires de Parme. En attendant, les souverains alliés, décidés à n'accorder ni paix ni trève à Napoléon, faisaient traquer également, dans tous les coins de l'Europe, les membres dispersés de sa famille. Le roi Joseph avait à peine eu le temps d'échapper aux émissaires de Schwarzenberg, chargés de l'arrêter à Prangins. Le jour même où Mme de Montesquiou recevait l'ordre d'avoir à se séparer du fils de Napoléon, et où le pauvre enfant était enfermé au château impérial de Vienne, sous la surveillance directe de son grand-père, l'empereur Napoléon rentrait aux Tuileries. C'était le 20 mars 1815, anniversaire de la naissance du petit prince qui atteignait ses quatre ans. Dans son ouvrage sur le _roi de Rome_, M. Welschinger nous apprend que Napoléon confiait quelques jours après à un chambellan autrichien, M. de Stassart, de passage alors à Paris, une lettre touchante pour l'empereur François. Napoléon y disait à son beau-père que le plus ardent de ses vœux était de revoir bientôt les objets de ses plus douces affections. Il désirait que l'Impératrice et son fils vinssent en France par Strasbourg, les ordres étant donnés, sur ce parcours, pour leur réception dans l'intérieur de ses États. Le gendre de François II ne doutait pas, aux termes de sa lettre, que l'empereur d'Autriche ne se hâtât de presser l'instant de la réunion d'une femme avec son mari, d'un fils avec son père. Il n'avait d'ailleurs qu'un but, affirmait-il: consolider le trône que l'amour de ses peuples venait de lui rendre, pour le léguer un jour, affermi sur d'inébranlables fondements, à l'enfant que François II avait entouré de ses bontés paternelles. Interceptée à Linz, cette lettre fut communiquée au Congrès et put ainsi satisfaire la froide et malveillante curiosité des souverains alliés ou de leurs ministres. Le beau-père en tout cas n'en accusa même pas réception à son gendre. Presque à la même date Marie-Louise avait reçu directement de son époux, ce petit billet. «Ma bonne Louise, je suis maître de toute la France. Tout le peuple et toute l'armée sont dans le plus grand enthousiasme. Le soi-disant roi est passé en Angleterre. Je t'attends pour le mois d'avril ici avec mon fils. Adieu mon amie.--Napoléon[82].» [82] Collection Antonin Lefèvre-Pontalis. _Le roi de Rome_, par Welschinger. La docilité absolue de Marie-Louise envers son père et ses conseillers l'avait depuis longtemps condamnée, comme nous l'avons vu, à garder un mutisme complet vis-à-vis de son mari. Elle ne se départit donc pas davantage, en cette circonstance, de son silence obstiné. L'ardent désir exprimé dans toutes les lettres de Napoléon de voir revenir, auprès de lui, sa femme et son fils, a vraisemblablement hâté la résolution prise par le cabinet de Vienne de placer le jeune prince sous la surveillance de son grand-père, et d'empêcher même le retour en France de Mme de Montesquiou. De son côté Caulaincourt écrivait à mon grand-père le 26 mars: «Ramenez-nous l'Impératrice. Nous ne pouvons pas mettre son retour en doute... Tant de vœux et de si bons sentiments l'appellent ici qu'elle ne saurait trop se hâter.» Le duc de Vicence mandait en même temps à Mme de Montesquiou: «Isabey vient de rendre l'Empereur bien heureux, en lui remettant le joli portrait du prince impérial qu'il vient de finir. Revenez vite; ramenez-nous, avec l'Impératrice, ce cher enfant que nous aimons à devoir à ses soins et aux vôtres. L'Empereur ne s'est jamais mieux porté. Il parle avec attendrissement de tout ce qu'il aime, et nous ne pouvons pas mettre en doute que son auguste beau-père ne rende tout de suite, une femme à son mari et un fils à son père[83].» [83] Welschinger. _Le roi de Rome_, chap. VII. Enfin le 27 mars Caulaincourt adressait à Metternich une lettre importante où il affirmait que la première pensée de Napoléon était de maintenir la paix. Il tenait à en donner à l'Autriche l'assurance formelle, attendant, des principes et des sentiments de l'empereur François, le retour de l'Impératrice Marie-Louise et de son fils. Une circulaire, empreinte des mêmes déclarations pacifiques, était adressée en même temps à tous les agents diplomatiques de la France à l'étranger[84]. [84] _Ibid._ Tout ce qui vient d'être rapporté relativement aux espérances que l'on paraissait conserver, à Paris, de voir des dispositions plus conciliantes prédominer dans le cabinet autrichien, témoigne des illusions complètes qu'on y nourrissait à cet égard. Si Napoléon et son entourage avaient mieux compris ce qui se passait en réalité à Vienne, depuis six mois, ils auraient deviné sans doute que l'Autriche et ses alliés ne lâcheraient jamais leur proie! Le traité du 25 mars avait été signé à Vienne au moment même où l'on venait de remettre à l'empereur Napoléon le double du traité secret du 3 janvier, laissé par M. de Jaucourt dans les cartons du Ministère des Affaires étrangères à Paris. Le duc de Vicence mit ce traité sous les yeux du chargé d'affaires russe, M. Boutiakin, ainsi que la correspondance adressée de Vienne à Louis XVIII par M. de Talleyrand, et dans laquelle ce dernier, exagérant le ridicule de certaines habitudes privées d'Alexandre, s'exprimait fort cavalièrement sur le compte de ce Souverain. La lecture de ces pièces indigna M. Boutiakin; elles devaient, à plus juste titre, irriter son maître. La révélation de la convention du 3 janvier suffisait, à elle seule, pour détacher violemment Alexandre de la coalition. Tous ces documents lui furent immédiatement transmis, mais les signataires du traité secret avaient prévenu le danger en précipitant la conclusion du traité du 25 mars; il y eut à peine un jour d'intervalle entre l'annonce de l'entrée de l'Empereur à Paris et la signature de cette convention. Alexandre avait déjà ratifié cet acte, et il venait de transmettre à ses troupes l'ordre de se mettre en marche, lorsque lui parvinrent les documents remis à son ambassade à Paris. Le moment d'une rupture était passé; le courrier de M. Boutiakin arriva trop tard[85]. [85] Vaulabelle. _Histoire des deux Restaurations_, t. II, p. 348. Le 27 mars des nouvelles arrivées de Paris à Vienne y confirmaient le succès complet de Napoléon. M. de Talleyrand n'allait pas tarder, en conséquence, à déclarer que sa mission officielle avait cessé, et à fermer sa maison. Il devait se féliciter vivement de la conclusion rapide du traité du 25 mars qu'il avait précipitée; mais la révélation faite par Napoléon à Alexandre, de l'existence du précédent traité du 3 janvier, dirigé contre la Russie, ne pouvait manquer, d'autre part, de suggérer à son principal négociateur des préoccupations fort désagréables. Le 28 mars Wellington quittait Vienne pour s'occuper de réunir des troupes, et de la formation d'une armée dans les Pays-Bas. Toutes les forces de l'Europe, coalisées contre la France et contre son chef, se préparaient à se mettre en marche sur Paris. Le _2 avril_ mon grand-père écrivait de Schönbrunn à sa femme: «... La terre que j'habite devient tout à fait inhospitalière, et j'ai besoin de la quitter pour me retrouver, loin de toutes les sollicitudes et des soucis dont j'ai été dévoré ici depuis des mois, au milieu de ma famille, et de m'abandonner tout entier à cette existence douce et tellement préférable à la vie agitée et désordonnée que je mène ici.» J'ai une triste nouvelle à t'apprendre, c'est celle de la mort de Mme Brignole. Elle est morte ce matin à 4 heures avec toute sa tête, mais sans s'en douter. Son fils était à Vienne auprès de sa petite-fille qui était à l'agonie. Il quitte sa fille pour voler auprès de sa mère qu'il trouve expirée, et retourne sur-le-champ auprès de sa fille qui était morte pendant sa courte absence. Figure-toi l'état de ce malheureux jeune homme! Cette catastrophe m'a jeté, dans l'âme, un noir que je ne puis dissiper. »Je n'ai aucune nouvelle de ce qui se passe à Paris. On ne laisse passer ici ni lettres, ni journaux, excepté ce que le Gouvernement croit pouvoir laisser connaître sans danger pour l'impulsion qu'il veut donner à l'esprit public. Il n'est pas favorable aux événements de France, mais il est moins mauvais qu'il ne l'a été. Les finances sont dans un état déplorable et qui menace d'une banqueroute. Les finances des autres puissances ne sont pas dans une meilleure situation. L'épuisement est extrême chez tous les alliés. Cela fait faire de sérieuses réflexions.» Mon grand-père, ainsi qu'il l'a raconté dans ses _Mémoires_, ne put assister aux derniers moments de Mme de Brignole, se trouvant lui-même malade et incapable de quitter la chambre. Il n'avait pas osé communiquer à cette pauvre femme la nouvelle des événements considérables qui venaient de se produire en France, dans la crainte de lui occasionner une émotion nuisible à sa santé déjà si compromise. Il apprit toutefois, plus tard, par Mme de Montesquiou, que celle-ci lui en avait fait la révélation, la veille de sa mort. «Ainsi la comtesse de Brignole emporta du moins, au tombeau, une espérance que, pour les survivants, deux mois devaient suffire à détruire[86].» [86] Méneval. _Mémoires_, chap. VI. Le 1er avril le général Neipperg quittait Schönbrunn et la souveraine nominale de Parme pour se rendre à l'armée d'Italie où il devait exercer un commandement. Quelques jours auparavant Marie-Louise lui parlant, pendant le dîner, de son prochain départ, lui avait recommandé de veiller à ce que ses États de Parme fussent ménagés. Le jour de son départ à 6 heures du matin, l'impératrice Marie-Louise, levée et habillée dès l'aurore, avait reçu de lui une très longue lettre, qui contenait des recommandations et des conseils dont elle ne pouvait plus se passer. «Quand le général Neipperg quitta Vienne, le 1er avril 1815, pour aller faire la guerre à Murat, allié de Napoléon, dit M. de Saint-Amand, Marie-Louise qui n'avait plus rien de français, fit certainement des vœux pour l'Autriche, surtout pour le général autrichien. Il écrivait des lettres, longues comme des volumes, à celle qui avait cessé toute correspondance avec son époux. Le machiavélisme de la coalition avait porté ses fruits. Neipperg était le conseiller, le confident, le futur ministre, le futur mari morganatique de l'ancienne Impératrice des Français. Elle devait être, en admettant qu'elle ne le fût pas déjà, inféodée corps et âme à cet homme qui, partout et toujours, depuis la Suède jusqu'à Naples, avait figuré parmi les plus patients et les plus acharnés des ennemis de Napoléon[87].» [87] Saint-Amand. _Marie-Louise, l'île d'Elbe et les Cent Jours._ C'est à peu près vers cette même époque, celle du départ du comte Neipperg pour l'armée d'Italie, qu'une intéressante lettre de ma grand'mère à son mari parvenait à Schönbrunn, par une occasion sûre. Nous croyons que le lecteur nous saura gré de la placer sous ses yeux, car le tableau qu'elle reflète paraît d'une vérité saisissante; il semble la reproduction fidèle et sans retouche d'une impression fortement ressentie. Cette lettre ne put manquer de produire, sur l'âme découragée du pauvre exilé, l'effet d'un baume consolateur. Elle fournit de plus, dans notre opinion, une note originale sur le caractère de Napoléon qui, jusqu'ici, n'avait guère été considéré comme _dameret_ par la plupart de ses historiens! Voici cette lettre: «Paris, 23 mars 1815. «J'ai vu notre Empereur, cher Francy, et je l'ai embrassé avec un plaisir dont tu peux facilement te faire une idée. Hier matin Mme de Luçay vint me dire de la part de Sa Majesté, qu'Elle désirait me voir à l'heure de son dîner. Tu penses bien que je me rendis avec empressement à cette invitation mais ce ne fut pas, je l'avoue, sans une bien vive émotion. En mettant les pieds dans ce beau palais des Tuileries, je ne pus dissimuler ma joie. La reine Hortense, Mme Duchâtel, Mme de Lobau, Mme Mollien, et deux ou trois autres dames étaient là. L'Empereur a dîné à 7 heures, et, après son dîner, nous a toutes fait entrer dans son salon. Il y est resté jusqu'à 10 heures 1/2, nous disant continuellement, à toutes, les choses du monde les plus aimables et les plus flatteuses, nous racontant comment il a quitté l'île d'Elbe, et comment il a été accueilli par ses braves soldats. Plusieurs fois il m'a demandé de tes nouvelles, bien cher ami; jamais enfin je ne l'ai vu si gai ni si gracieux. Vers la fin de la soirée sont arrivés le duc de Rovigo, l'archichancelier, le général Drouot, le duc d'Otrante, le général Sébastiani, le duc de Gaëte et le général Flahaut. Presque tous ces Messieurs m'ont chargé de les rappeler à ton souvenir et de te dire qu'ils t'attendaient avec impatience. Le duc de Bassano est aussi venu causer avec moi. Il m'a dit que--de sa retraite--il avait eu de mes nouvelles, et qu'il avait bien du plaisir à me retrouver dans un des salons des Tuileries. Au total nous avions tous l'air heureux. L'Empereur était vraiment, au milieu de nous, comme un bon père au milieu de ses enfants.» CHAPITRE XXIV Autres billets de Napoléon à Marie-Louise.--Silence conservé par elle.--Mme Mitrowsky dame d'honneur.--L'archiduc Rainier.--Marie-Louise annonce à mon grand-père la résolution de ne jamais se réunir à l'empereur Napoléon.--Conversation à ce sujet.--Le fils de Napoléon privé de la succession de sa mère à Parme.--Départ du prince Eugène pour Munich.--Mission Montrond.--Détails sur ce personnage; son rôle à Vienne.--Le roi Murat, anecdote. Napoléon avait adressé, en date du 4 avril, aux principaux Souverains, une lettre où il disait que sa reprise de possession du trône était l'ouvrage d'une irrésistible puissance--la volonté d'une grande nation qui connaissait ses devoirs et ses droits--et où il réitérait ses vœux pour le maintien d'une honorable tranquillité. Mais les souverains firent semblant de ne pas l'avoir reçue, car ils dédaignèrent d'en accuser réception et ne voulurent en tenir aucun compte. Napoléon, d'autre part, s'était adressé à Marie-Louise: «Ma bonne Louise, je t'ai écrit bien des fois... Je t'envoie un homme pour te dire que tout va très bien. Je suis très adoré et maître de tout. Il ne me manque que toi, ma bonne Louise, et mon fils.--Napoléon.» Marie-Louise, qui reçut ce mot, ne répondit pas. Un autre billet daté de Lyon le 11 mars, et tout entier de la main de Napoléon, avait été précédemment apporté un jour, à Schönbrunn, par un cavalier qui l'avait caché dans une de ses bottes. Il contenait à la fin cette pressante invitation: «Viens me rejoindre avec mon fils. J'espère t'embrasser avant la fin de mars.» Marie-Louise parut n'avoir reçu aucun de ces billets[88]. [88] Welschinger. _Le Roi de Rome_, p. 124. Ainsi le retour triomphal de Napoléon à travers la France jusqu'à Paris semble n'exercer sur les volontés de Marie-Louise aucune réaction. Flottant entre mille impressions diverses, peut-être avait-elle hésité un instant?... Elle n'avait, toutefois, pas longtemps tardé à retomber pour toujours, oublieuse et passive, dans les mailles du filet qu'on s'était appliqué à tendre et à resserrer chaque jour autour d'elle. Tant de précautions n'étaient-elles pas superflues d'ailleurs... puisque cette princesse, otage de la coalition, n'a même jamais su tenter de se débattre contre les embûches qui avaient pour but de la séparer de son époux d'une manière radicale et définitive? Nous verrons bientôt Marie-Louise aller plus loin encore dans cette voie, et annoncer sa ferme intention de ne jamais se réunir à Napoléon. C'était la dernière goutte d'amertume qui devait faire déborder le vase de l'indignation chez mon grand-père, resté si fidèle à son maître. Malade à la fin de corps et d'esprit, il avait hâte, comme il allait le mander dans sa lettre au duc de Vicence, de revoir l'Empereur, de retrouver sa famille, ses anciens amis, de respirer un autre air. Bien des semaines devaient encore s'écouler avant qu'il lui fût donné de revoir le sol de sa patrie, et c'est le récit des événements petits et grands de cette période de temps, relativement courte, qu'il nous reste à reprendre et terminer. Mme de Mitrowsky, veuve d'un général autrichien, avait été nommée dame d'honneur de l'impératrice Marie-Louise, ou plutôt de la duchesse de Parme, à laquelle elle avait été présentée dans les derniers jours de mars. On disposa pour elle, par les soins de l'impératrice d'Autriche, dont elle était la protégée, l'appartement laissé vacant par Mme de Montesquiou. Notre _Journal_, faisant un portrait de cette nouvelle dame d'honneur, dit qu'elle était âgée d'environ trente-deux ans, peu jolie, de petite taille et même un peu contrefaite, mais qu'elle ne manquait ni de finesse ni d'agrément. Le départ de Neipperg pour l'armée laissant sans titulaire auprès de Marie-Louise l'emploi de mentor et de conseiller, la Cour fit choix de l'archiduc Renier pour demeurer auprès de la femme de Napoléon et pour la surveiller; presque tous les autres oncles de la duchesse de Parme devant partir incessamment pour l'armée. Après le départ imminent de l'empereur d'Autriche, qu'on disait fort exaspéré du renouvellement des hostilités, l'impératrice d'Autriche, les archiduchesses, l'archiduc François et le jeune fils de Napoléon devaient revenir habiter Schönbrunn avec l'impératrice Marie-Louise. Les bruits du jour semblaient faire supposer que les dispositions du cabinet de Vienne envers la France avaient subi une légère détente, et l'on disait qu'après avoir refusé de recevoir deux courriers de l'empereur Napoléon, M. de Metternich s'était décidé à accueillir le troisième. Le 2 avril, après une visite au prince Eugène, auquel on hésitait à Vienne à accorder des passeports pour lui permettre d'accompagner le roi de Bavière, son beau-père, qui se disposait à repartir pour Munich, mon grand-père se trouva seul à dîner à la table de l'Impératrice. Il voulut naturellement profiter de cette occasion pour lui parler, sans témoin, de la France et de l'Empereur. Mais ses _Mémoires_ nous font connaître qu'à son vif déplaisir il se heurta, chez Marie-Louise, à des dispositions tout à fait défavorables. Elle ne craignit pas d'apprendre à son interlocuteur sa résolution formelle de ne jamais se réunir à l'empereur Napoléon. Elle avoua que, ne l'ayant pas suivi dans l'adversité, elle ne pouvait pas partager sa prospérité. Mon grand-père ne manqua pas de retracer à Marie-Louise le souvenir de l'attachement dont Napoléon lui avait donné si souvent le témoignage et de la peine qu'il avait ressentie des obstacles opposés à leur réunion, obstacles dont il était bien éloigné de lui attribuer la responsabilité. Il parla aussi du chagrin que causerait à l'Empereur une séparation dont tout le tort retomberait sur l'Impératrice. «Je lui dis, ajouta-t-il, qu'elle serait accueillie en France comme l'ange de la paix, et que le bienfait de son retour lui concilierait à jamais la gratitude de la nation française; que je nourrissais l'espoir qu'elle reviendrait sur une résolution si violente, où son cœur, pas plus que ses véritables intérêts, n'avaient été consultés. J'affirmai que, si elle notifiait avec force une détermination contraire à celle qu'elle venait d'exprimer, cette manifestation de sa volonté serait certainement d'un grand poids. Mais tout ce que je pus dire, à cet égard, ne fit, sur l'esprit de Marie-Louise, que bien peu d'impression. Elle me répéta qu'elle n'avait pas dû consulter ses propres sentiments, ni se fier à son jugement, dans une question où de si graves intérêts se trouvaient engagés; que les avis de son oncle Charles et d'un jurisconsulte avaient fixé ses incertitudes, qu'au reste elle n'avait rien signé et ne signerait rien, avant de s'être entendue avec l'empereur Napoléon; que sa résolution bien arrêtée était de ne consentir à aucun divorce; mais qu'elle traiterait de sa séparation à l'amiable, personnellement avec lui, quand elle aurait toute liberté pour lui écrire[89].» [89] Méneval. _Mémoires_, t. III, chap. IV. Le reste de la conversation, qui se prolongea pendant plus d'une heure, eut également pour objet Parme et les droits reconnus de l'Impératrice à cette souveraineté; Marie-Louise dut convenir que son fils ne lui succéderait pas. Elle irait en conséquence s'y établir sans lui, mais elle devait--assurait-elle--accepter ce sacrifice, si douloureux qu'il fût, parce qu'il fallait l'accomplir dans l'intérêt même de son enfant. Elle ajoutait que si elle n'obtenait pas la souveraineté d'un État de quelque importance, elle ne pourrait rien faire pour lui; au lieu qu'une fois établie à Parme, il lui deviendrait possible d'économiser annuellement cinq cent mille francs, qui joints aux revenus des fiefs de Bohême assureraient, après elle, à son fils, une existence indépendante. «Je me permis de répondre à l'Impératrice, dit encore mon grand-père, que les intérêts pécuniaires étaient une bien faible considération dans la situation où son fils se trouvait placé; que si son nom et sa qualité de fils de Napoléon ne le faisaient pas assez grand et n'étaient pas des titres suffisants à la sympathie de l'univers, un million de rentes ne compenserait guère la perte du rang d'où on l'avait fait tomber; qu'elle ne pouvait se résigner ainsi à l'exhérédation de son fils, qui--déjà privé de l'héritage paternel--l'était encore de l'héritage maternel par une injuste décision du Congrès et qui vivrait, par conséquent, désormais en dehors des lois, sans patrie, sans titre, et pour ainsi dire sans nom, car on ne saurait plus comment l'appeler[90].» [90] Méneval. T. III, chap. VI. Cet entretien qui dut être pénible pour les deux interlocuteurs, mais surtout pour mon grand-père, acheva de convaincre ce dernier de l'inutilité de la prolongation de son séjour en Autriche. Sur ces entrefaites le baron de Vincent, représentant de l'empereur François auprès du roi Louis XVIII à Paris, était rentré à Vienne accompagné du personnel de sa légation. Caulaincourt avait eu beaucoup de peine à obtenir de ce personnage, avant qu'il quittât le territoire français, qu'il voulût bien se charger, lui ou son secrétaire Lefèbvre de Rechtenberg, de quelques lettres à l'adresse de la petite colonie française de Schönbrunn. Mon grand-père était tombé malade à ce moment là, et les espions de la police autrichienne, qui exerçaient autour de Marie-Louise et de son entourage la surveillance la plus étroite, s'étaient inquiétés de ne plus l'apercevoir, dans l'ignorance où ils se trouvaient du motif de sa disparition momentanée. Ils avaient en conséquence terrorisé par leurs menaces les concierges du château, en les forçant à rendre compte au contrôle de la police des dires, des faits et gestes de mon grand-père, que ces pauvres gens se voyaient souvent dans l'obligation d'inventer. Le 6 avril, le prince Eugène obtenait enfin l'autorisation de quitter Vienne pour Munich, à la suite de son beau-père, le roi Maximilien[91]. Ce départ était pour mon grand-père un événement très pénible, car le beau-fils de Napoléon lui était cher à plus d'un titre, et nous n'avons pas laissé ignorer au lecteur les liens d'estime réciproque et d'attachement qui existaient entre eux. Dans la dernière semaine qui précéda le départ du prince Eugène, l'empereur Alexandre avait presque complètement cessé de le voir et de se promener avec lui; tandis qu'il l'accablait auparavant de ses preuves d'amitié comme de ses témoignages d'intérêt. Ce refroidissement marqué du Czar, vis-à-vis du fils de Joséphine, avait vraisemblablement pour cause le soupçon conçu par le monarque russe de la participation du prince Eugène aux derniers événements survenus en France. Le souverain de la Russie était persuadé que le gendre du roi de Bavière avait coopéré, dans la mesure de ses moyens, au retour de l'empereur Napoléon de l'île d'Elbe en France; supposition que nous avons lieu, pour notre part, de croire dénuée de tout fondement. [91] Maximilien-Joseph, électeur puis roi de Bavière, mort en 1825. Quelques jours après le départ du général Neipperg à l'armée d'Italie, arrivait à Vienne un M. de Montrond, chargé par l'entourage de Napoléon (ostensiblement par le duc de Vicence, secrètement par Fouché) de messages et de commissions pour Marie-Louise, pour Mme de Montesquiou et pour mon grand-père, enfin surtout pour Talleyrand. Qu'était donc cet étrange émissaire, auquel tant de documents confidentiels avaient été de la sorte confiés, sans que le personnage offrît par lui-même aucune sérieuse garantie? A en croire Vaulabelle dont nous allons encore cette fois emprunter le jugement: «Montrond était un de ces effrontés entremetteurs d'intrigues politiques qui, prenant de toutes mains, vendant toutes choses et tout le monde, ont l'art de louer très cher, à tous les gouvernements, leur audace et leur immoralité. Il était fort lié avec M. de Talleyrand; l'Empereur, dans le courant d'avril, le chargea d'une mission pour Vienne. Napoléon dit à ce sujet dans ses _Mémoires_: «La mission de Montrond avait plusieurs buts: gagner Talleyrand, porter des lettres à l'Impératrice et rapporter des réponses; fournir à Talleyrand l'occasion d'écrire en France, et de pouvoir saisir les fils des trames qu'il y avait ourdies. Tous ces buts furent remplis. Au retour du sieur Montrond, on délibéra de l'arrêter à la frontière; mais on sentit qu'il aurait caché ses dépêches. On se contenta d'observer ses démarches à son arrivée, et l'on eut le premier fil des intrigues de Fouché[92].» Fouché avait effectivement, à cette époque, un grand intérêt à faire sonder les véritables dispositions de Talleyrand, pour savoir de quel côté diriger ses propres intrigues. Au dire de M. de Saint-Amand, Montrond ne croyait pas son ami Talleyrand si fortement engagé dans la cause des Bourbons. M. de Montrond se rendit à Schönbrunn, auprès de mon grand-père auquel il avait des lettres à remettre, entre autres une de l'empereur Napoléon pour Marie-Louise, et d'autres de Caulaincourt à son adresse et à celle de Mme de Montesquiou. M. de Montrond prenait avec lui des rendez-vous, «tantôt à Vienne et tantôt à Schönbrunn, où l'envoyé de Fouché, se promenant dans les jardins et dans les serres, se faisait passer pour un amateur de botanique, afin de déjouer les nombreux espions dont la résidence de Marie-Louise était environnée[93]». Au cours de ces conversations Montrond fit comprendre à son interlocuteur qu'il ne fallait pas compter sur un revirement, de la part de Talleyrand, en faveur de la cause napoléonienne, parce qu'à la suite de ses entretiens avec le diplomate en question, il s'était convaincu que Talleyrand était trop surveillé par ses collègues étrangers, et trop engagé d'ailleurs dans la voie opposée, pour revenir en arrière. Quant à l'impératrice Marie-Louise, mon grand-père nous a appris dans ses _Mémoires_ de quelle façon M. de Montrond s'exprimait en plaisantant à son sujet: «Il me dit en riant, racontent les _Mémoires_ précités, qu'il avait carte blanche pour enlever l'Impératrice, en la faisant déguiser, s'il le fallait, sous des habits d'homme, sans s'inquiéter de ses mièvreries. Il ajouta plusieurs assertions sur le ton de raillerie spirituelle qui lui est familier, et qui me prouvèrent ce que j'étais déjà disposé à croire, que ce projet d'enlèvement était plutôt une idée plaisante de sa part, que le but d'une mission qui lui aurait été donnée. Il s'étonnait de la confiance subite qu'on avait semblé lui montrer à Paris, à lui qui, jusque-là, avait été exilé et poursuivi. Je m'en étonnais bien davantage, pensant qu'il venait beaucoup plutôt, à Vienne, pour faire les affaires de M. de Talleyrand que pour y servir les intérêts de Napoléon. M. de Montrond était en effet chargé d'une mission particulière de Fouché pour l'ancien plénipotentiaire du roi Louis XVIII au Congrès. Il était descendu à l'hôtel de l'ambassade française[94].» [92] Vaulabelle, _Histoire des deux Restaurations_, t. II, note des pages 389 et 390. [93] Saint-Amand. _Marie-Louise, l'île d'Elbe et les Cent-Jours._ [94] Méneval. T. III, chap. VI. La lettre de Napoléon à Marie-Louise, apportée par Montrond, et dont il vient d'être question plus haut, ne resta probablement pas secrète bien longtemps. Deux jours après, rapporte notre _Journal_, le marquis Antoine Brignole étant venu voir mon grand-père, pour prendre congé, avant de retourner à Gênes, apprit à celui-ci que le duc Dalberg, son beau-frère, avait pu prendre connaissance d'une lettre écrite par Napoléon à Marie-Louise, lettre rapportée de Paris par M. de Vincent ou par un de ses secrétaires. C'était en vérité pour le gendre de l'empereur François un moyen bien commode et bien sûr de faire savoir à son beau-père ce qu'il n'aurait pas voulu lui écrire personnellement: Napoléon n'avait, on le voit, qu'à le mander confidentiellement à sa très chère et fidèle épouse! Aussitôt l'empereur d'Autriche et les souverains ses alliés en auraient été informés sans retard... Dans la matinée du 7 avril, la veille du jour où il allait apprendre de la bouche de M. de Brignole l'incident que nous venons de relater, mon grand-père avait fait rouler, à déjeuner, à la table de Marie-Louise, la conversation sur l'arrivée à Vienne du baron de Vincent. L'Impératrice répondit qu'elle n'avait pas vu M. de Vincent, qui n'avait pas apporté de lettres de l'empereur Napoléon, n'ayant point voulu s'en charger. Elle ajouta que son secrétaire, rentré à Vienne un jour après lui, en avait, paraît-il, apporté; qu'elle en a entendu exposer le contenu, mais que l'empereur son père ne voulait ni communiquer lui-même, ni laisser sa fille communiquer avec le maître actuel de la France. Mon grand-père écrivit, dans la journée du 7 une longue lettre au duc de Vicence, pour dissiper les illusions qu'on persistait à conserver à Paris, et pour mettre le Gouvernement de l'Empereur au courant de ce qui se passait en réalité à Vienne. Cette lettre, fort longue, répondait aux questions que renfermait celle de Caulaincourt et lui fut fidèlement rapportée, à Paris, par M. de Montrond, aussitôt après son retour dans cette ville. Les archives du département des Affaires étrangères ont conservé l'original de cette lettre qui a été reproduite dans plusieurs publications. Nous nous bornerons à en placer, dans le chapitre suivant, quelques extraits sous les yeux du lecteur. Mais auparavant nous terminerons celui-ci par une anecdote racontée dans notre _Journal_, le 8 avril, jour où mon grand-père atteignait ses 37 ans. Ce soir-là, pendant le dîner chez l'Impératrice, comme on parlait des affaires de Naples, et de la mission que le général Neipperg venait d'être chargé de remplir auprès du roi Joachim, quelqu'un fit allusion à la situation fausse de ce souverain, en ajoutant qu'on ne gagnait jamais rien à s'écarter de la ligne droite. Presque aussitôt Marie-Louise, se faisant intérieurement l'application de cette maxime, parut troublée et ne parvint pas à dissimuler un embarras très visible. CHAPITRE XXV Lettre du baron de Méneval au duc de Vicence pour documenter le Gouvernement impérial français sur ce qui se passe en réalité à Vienne.--Lettre de Talleyrand à Louis XVIII rendant compte à sa manière de la mission Montrond à Vienne. Lettre au duc de Vicence: «Schönbrunn-Vienne, le 7 avril 1815. »Monsieur le Duc, votre billet du 26 mars m'a été remis ce matin. Les journaux français sont soigneusement celés par le ministère autrichien, et par ceux des princes alliés qui les reçoivent. Ce sont les journaux allemands qui nous donnent les nouvelles de France. Toutes les négociations du Congrès sont suspendues; chacun reste _in statu quo_ en attendant les chances heureuses. Les troupes sont en mouvement sur tous les points. L'empereur d'Autriche doit suivre à la fin du mois l'empereur de Russie à Prague, pour voir les troupes russes. L'empereur Alexandre est dans une fièvre d'emportement contre notre Empereur; il soutient et excite tous les alliés. »Il a dit-on juré sur l'Évangile de ne pas poser les armes tant que l'Empereur serait maître de la France. Un traité, dans le même sens, a été signé (le 25 mars) par les ministres des alliés; on en attend la publication. L'empereur Alexandre passe la revue des régiments autrichiens qui partent de Vienne ou y passent; il se fait seulement accompagner par le prince héréditaire. Tant qu'il tiendra les princes réunis, soit à Francfort où il doit se rendre, soit dans tout autre endroit, il les animera et les soutiendra; mais peut-être sa violence finira-t-elle par les fatiguer, jointe à l'épuisement de leurs finances, et au séjour prolongé de leurs masses en Allemagne; car il y a lieu de croire, par ce qui transpire des sentiments de ces princes et de divers discours, qu'ils n'entreront pas les premiers en France. »Le cours du papier est aujourd'hui à 450 (c'est-à-dire que 450 florins en papier ne valent que 100 florins en argent). Cette dépréciation, dont on ne peut prévoir le terme, fait déjà murmurer les Viennois. »Le gouvernement vient de faire un emprunt de 50 millions de florins en papier, dont il promet de payer l'intérêt à deux et demi en argent. Cet emprunt a accéléré la chute du papier. »M. de Talleyrand est en défiance aujourd'hui auprès des Alliés et de tout le monde. Tout gouvernement en France est bon pour l'empereur Alexandre, démocratique, aristocratique, monarchique, excepté celui de l'Empereur. Si quelqu'un peut obtenir quelque chose de ce prince, c'est sans contredit vous. »Je ne sais quand l'Impératrice ira en France, il ne m'est pas donné de le prévoir; le cabinet est loin d'y être disposé à l'heure qu'il est; l'esprit, de l'Impératrice est tellement travaillé qu'elle n'envisage son retour en France qu'avec terreur; tous les moyens possibles ont été employés depuis six mois pour l'éloigner de l'Empereur. Pour que la confiance qu'elle aurait pu accorder à l'_homme_ _de l'Empereur_ ne la compromît pas vis-à-vis des arbitres du Congrès, on ne m'a pas permis, depuis six mois, de recevoir aucun ordre d'elle. Quand, par hasard, j'ai pu lui dire un mot, je l'ai conjurée de rester neutre et de ne rien signer. Mais on lui a fait faire plusieurs démarches pour se déclarer étrangère aux projets de l'Empereur, pour se mettre sous la sauvegarde de son père et de ses alliés, et pour demander la couronne de Parme. Le général Neipperg, qui est accrédité auprès d'elle par le ministère autrichien, et qui a pris un grand ascendant sur son esprit, est parti pour l'Italie. Il a fait placer auprès d'elle une dame Mitrowski, destinée à être gouvernante du jeune prince, mais remplaçant, pour le moment, Mme de Brignole dont vous aurez appris la mort. »Dimanche dernier m'étant trouvé seul à dîner avec l'Impératrice, Sa Majesté me dit, après dîner, qu'un acte du congrès venait d'être signé qui lui assurait Parme en laissant, quant à présent, l'administration de ce duché à l'Autriche qui lui ferait payer cent mille francs par mois; qu'elle n'a pu obtenir que les duchés passassent à son fils; que ce sera le fils de la reine d'Etrurie qui sera son héritier, mais qu'elle obtiendra, pour son fils, les fiefs de l'archiduc Ferdinand de Toscane en Bohême, montant à environ six cent mille francs de revenus; qu'elle avait pris une détermination irrévocable, celle de ne jamais se réunir à l'Empereur. Pressée sur le motif d'une si étrange résolution, après plusieurs raisons que j'entrepris de détruire, elle avoua que, n'ayant pas partagé sa disgrâce, elle ne peut point partager une prospérité pour laquelle elle n'a rien fait. Elle ajouta qu'elle n'avait rien écrit à ce sujet; qu'elle se réservait d'en traiter seule à seul avec l'Empereur quand elle pourra lui écrire; qu'elle sent bien qu'elle ne pourra pas établir son fils à Parme; que, quelque affreux que soit ce sacrifice, elle le fera; qu'elle n'a consulté que deux personnes, l'archiduc Charles et un jurisconsulte, qui trouvent que rien ne peut s'opposer à cet arrangement. Vous reconnaîtrez là l'influence des oncles de l'Impératrice. Quoi qu'il en soit, voilà sa chimère d'aujourd'hui. Je vous supplie de faire de ces renseignements l'usage que la prudence vous suggérera. Je crains l'effet qu'ils produiront sur l'Empereur. »Le jour de Pâques, m'arriva à 6 heures du matin un Suisse, porteur du billet ci-joint du roi Joseph:» Ce billet du roi Joseph informait mon grand-père du succès inespéré de la marche de l'Empereur en France et de sa très prochaine arrivée à Paris; de son désir de rétablir avec l'Autriche et les autres Puissances des relations pacifiques, et de l'espérance où il était que sa femme et son fils lui seraient rendus. Le roi Joseph priait le destinataire du billet d'en communiquer confidentiellement le contenu à l'Impératrice. «Je pus remplir, dans la même journée, cette commission auprès de cette princesse, sans donner le billet, sans nommer personne, et sans compromettre le nom de l'Empereur, parce qu'elle m'avait dit qu'elle avait fait serment à son père de lui livrer tout ce qui viendrait de l'Empereur. Elle m'a donc nommé comme ayant été chargé de donner cette assurance à son père. L'empereur d'Autriche m'a fait remercier par elle, m'a-t-elle dit, sans doute pour m'encourager à lui nommer mes correspondants, et à lui dire tout ce que je saurais à l'avenir. Cette neutralité partiale de l'Impératrice m'empêche de m'ouvrir à elle. Je lui ai parlé indirectement aujourd'hui de M. de Vincent. Elle m'a assuré ne l'avoir pas vu et n'en avoir rien reçu. Elle a ajouté qu'elle avait entendu dire qu'il n'avait pas vu l'Empereur, mais qu'il vous avait vu ainsi que M. de Flahaut; que vous aviez voulu lui donner des lettres qu'il avait refusées; que cependant elle croit se souvenir que son père lui a parlé du contenu d'une lettre à son adresse, apportée par le secrétaire de M. de Vincent, parti de Paris le lendemain du départ de l'ambassadeur, mais que son père ne la lui a pas remise, ne voulant pas la laisser communiquer avec l'Empereur, ni communiquer lui-même avec lui. En attendant que ce chaos se débrouille, et que l'Impératrice revienne à de meilleurs sentiments, je l'entretiens du bonheur qu'a apporté en France le retour de l'Empereur, de l'impatience avec laquelle elle y est attendue, du désir qu'a l'Empereur de la revoir, etc., mais je le fais sobrement, parce que ce sujet de conversation la gêne. Il faut tout attendre du temps et de la modération de l'Empereur. Quelle que soit ma circonspection, je suis l'objet du plus bas espionnage; une nuée d'ignobles espions rôde autour de moi et commente mes gestes, mes pas et ma physionomie. Je crains qu'on ne me retienne longtemps ici; j'ai besoin de respirer un autre air, de vous revoir tous; ma santé est délabrée. Il n'y a que l'Impératrice et son fils qui jouissent d'une brillante santé. L'Impératrice est beaucoup engraissée; le prince impérial est un ange de beauté, de force et de douceur; Mme de Montesquiou le pleure tous les jours. «Le prince Eugène est parti ce matin à 3 heures à la suite du roi de Bavière; il était venu à Vienne pour suivre les démarches à faire pour obtenir l'établissement qui lui est promis par le traité du 11 avril(1814). Il y a été accueilli par la défiance et le soupçon. Enfin depuis trois mois il paraissait avoir gagné l'affection de l'empereur Alexandre, qui se promenait tous les jours à pied avec lui pendant deux heures. Depuis la saisie du courrier qui lui a été expédié de Paris le 22 mars dernier, l'empereur Alexandre a cessé de le voir. Pour que le Congrès ne se séparât pas sans avoir fait quelque chose pour lui, on lui a proposé, il y a quelques jours, la principauté de Ponte-Corvo. On y mettait la condition qu'il n'y résiderait pas jusqu'à de nouvelles circonstances, mais qu'il irait habiter Bayreuth avec sa famille. Sur son refus, le Congrès a reconnu qu'il lui était dû un établissement, et qu'en attendant qu'on pût le lui donner il serait mis en jouissance de ses biens d'Italie et de sa dotation d'un million.» «Ce 8 avril. »Je vous ai écrit hier précipitamment et sans ordre. Il y a mille autres choses que j'aurais à vous dire et qui seraient interminables à écrire. Ce que j'ose recommander à votre circonspection, c'est ce qui regarde la personne de l'Impératrice; cette princesse est vraiment bonne, mais dominée en ce moment par des influences étrangères.» Comme l'a fait lui-même observer--dans ses _Mémoires_--son propre auteur, deux points saillants se trouvaient contenus dans cette lettre: l'obligation imposée à l'impératrice Marie-Louise de consentir à ce que son fils fût privé du droit de succession aux États de Parme, et la résolution prise par elle de ne jamais se réunir à l'Empereur. En considérant ce qui se passait autour de lui, à Vienne, depuis six mois, le serviteur dévoué de Napoléon avait compris qu'il ne fallait plus s'attendre qu'à un dénouement fâcheux de la situation critique où tant d'événements avaient jeté la Souveraine déchue. Marie-Louise était devenue--on ne l'a que trop bien constaté--l'instrument aveugle et servile d'une politique sans scrupules. Malgré la faiblesse de cette nature enfantine et puérile, mon grand-père demeurait péniblement impressionné de voir que l'Impératrice abandonnait la seule ligne de conduite dont le souci de son bon renom aurait dû suffire à l'empêcher de jamais s'écarter. M. de Montrond s'était, comme nous avons eu déjà l'occasion de le dire, fidèlement acquitté des commissions qui lui avaient été confiées, à Vienne, pour Paris et notamment pour le duc de Vicence. Malheureusement ce ministre porta, paraît-il, immédiatement à l'Empereur la lettre que nous venons de reproduire. Celui-ci dans son avidité de prendre connaissance des nouvelles de Vienne, voulut les lire sans retard, dans l'original. Et ce fut ainsi que la recommandation, faite à Caulaincourt, d'user de prudence et de ménagement dans cette circonstance, devint une inutile précaution et ne put atteindre son but. Puisque le nom de Montrond se retrouve en ce moment sous notre plume, nous anticiperons sur les incidents dont il nous reste à faire le récit, dans l'ordre chronologique adopté jusqu'à présent. Une lettre de Talleyrand, datée du 13 avril, rendant compte à Louis XVIII de la mission Montrond, offrira peut-être quelque intérêt au lecteur, et doit trouver ici tout naturellement sa place. Que les appréciations de Talleyrand sur la mission, à Vienne, du personnage en question soient avant tout calculées pour être agréables au roi momentanément détrôné, et pour le rassurer au besoin sur le compte de son ondoyant correspondant, c'est ce qui ne saurait laisser dans l'esprit de personne aucun doute. Voici cette lettre: «Tout ce qui me revient de la France prouve que Buonaparte y est dans de grands embarras. J'en juge encore par les émissaires qu'il a envoyés ici. L'un d'eux, M. de Montrond, à l'aide de l'abbé Altieri, attaché à la Légation autrichienne, est parvenu jusqu'à Vienne. Il n'avait ni dépêche, ni mission ostensible, et peut-être a-t-il été plutôt envoyé par le parti qui sert actuellement Buonaparte, que par Buonaparte lui-même. C'est là ce que je suis porté à croire. Il était chargé de paroles pour M. de Metternich et pour moi. Il devait s'assurer si les puissances étrangères étaient sérieusement décidées à ne point reconnaître Buonaparte et à lui faire la guerre. Il avait aussi une lettre pour le prince Eugène. Ce qu'il était chargé de me demander était si je pouvais bien me résoudre à exciter une guerre contre la France. «--Lisez la déclaration lui ai-je répondu. Elle ne contient pas un mot qui ne soit dans mon opinion. Ce n'est pas, d'ailleurs, d'une guerre contre la France qu'il s'agit; elle est contre l'homme de l'île d'Elbe.» A M. de Metternich il a demandé si le gouvernement autrichien avait totalement perdu de vue les idées qu'il avait au mois de mars 1814. «--La régence? Nous n'en voulons point», a dit M. de Metternich. Enfin, il a cherché à connaître, par M. de Nesselrode, quelles étaient les dispositions de l'empereur Alexandre. «--La destruction de Buonaparte et des siens», a-t-il dit. Et les choses en sont restées là. On s'est attaché à faire connaître à M. de Montrond l'état des forces qui vont être immédiatement employées, ainsi que le traité du 25 mars dernier. Il est reparti pour Paris avec ces renseignements et ces réponses, qui pourront donner beaucoup à penser à ceux qui se sont aujourd'hui attachés à la fortune de Buonaparte[95].» [95] Saint-Amand. _Marie-Louise, l'île d'Elbe et les Cent-Jours._ Le rusé compère se gardait bien de dire un mot à Louis XVIII de Fouché, et des intrigues qu'il nouait en même temps avec cet autre adorateur de toute espèce de soleil levant. Tous les deux attendaient que la fortune se décidât pour se prononcer eux-mêmes. Nous sommes disposé à croire, toutefois, que le frère de Louis XVI, plus sceptique que Napoléon, ne se laissait pas aussi facilement duper que son rival par les flagorneries de ces deux tristes personnages. CHAPITRE XXVI Mon grand-père demande à Marie-Louise de lui faire délivrer des passeports pour la France.--Réputation de Talleyrand; on ne le juge pas favorablement, même à Vienne.--Variations de Metternich rapportées par Talleyrand.--Le cabinet de Vienne disposé à s'entendre en sous-main avec Napoléon.--Causes de l'avortement de ces dispositions plus conciliantes.--Joachim déclare la guerre à l'Autriche.--Des lettres de Napoléon, du roi Joseph et de sa femme sont remises par mon grand-père à l'Impératrice.--Correspondance active de Marie-Louise avec Neipperg. Le 9 avril, après déjeuner, mon grand-père eut, avec l'impératrice Marie-Louise, quelques instants d'entretien. Il lui témoigna son désir de retourner en France, où sa famille après un éloignement si prolongé, avait besoin de sa présence[96]; il la pria de vouloir bien, en conséquence, lui faire obtenir les passeports indispensables pour quitter le territoire autrichien. Marie-Louise ne dut pas être surprise outre mesure de la requête qui lui était adressée; elle pouvait depuis longtemps s'y attendre. Sincère ou non, l'Impératrice fit, auprès de son interlocuteur, les instances les plus affectueuses pour le retenir. Elle finit cependant par lui promettre d'en parler à son père. [96] C'était le prétexte poli qu'il mettait en avant. Dans la journée Sa Majesté se rendit--comme elle le faisait presque journellement--à Vienne, pour s'y concerter avec l'archiduc Charles, auquel elle paraissait avoir accordé la plus grande confiance. Elle avait également, là, de très fréquentes entrevues avec un des ministres autrichiens, M. de Wessenberg, qu'elle allait consulter à propos de ses intérêts, et qui semblait avoir pris, provisoirement auprès d'elle, la place de Neipperg, en tant que conseiller seulement. Parmi les mille et un propos tenus par les oisifs de Vienne, on citait, depuis quelques jours, celui-ci: Quelqu'un a assuré à l'empereur d'Autriche que M. de Talleyrand avait été en correspondance avec l'île d'Elbe par l'intermédiaire d'Augereau. On ajoutait que le monarque autrichien--sans essayer de contester l'assertion--s'était borné à manifester son étonnement d'une pareille fourberie de la part de ce personnage. Si l'on pouvait à la rigueur concevoir pour les talents de ce ministre une certaine estime, on n'en accordait dans tous les cas, même à Vienne, aucune à son caractère. L'ancien évêque, devenu ministre, était l'objet de la suspicion de tout le monde dans la capitale de l'Autriche. Aussi lorsqu'il voulut plus tard, à son tour, s'éloigner de Vienne pour retourner sur la frontière française auprès du roi Louis XVIII, le prince Schwarzenberg représenta-t-il à M. de Metternich le danger de laisser partir un tel homme. L'esprit d'intrigue si versatile de Talleyrand était toujours à redouter, ainsi que le mauvais usage que son intérêt personnel pourrait le porter à faire de la connaissance des actes secrets du Congrès, auxquels il avait pris une part si prépondérante. Tels étaient les arguments du prince Schwarzenberg, dont le ministre Metternich fut obligé de tenir compte, et qui provoquèrent l'ajournement de la délivrance des passeports sollicités par M. de Talleyrand. Les personnes de l'entourage de Talleyrand rapportaient, dans le courant de ce mois d'avril, un propos qu'il aurait, à en croire ces _on dit_, tenu récemment. Travaillant fréquemment avec le prince Metternich, Talleyrand aurait prétendu que le ministre autrichien _variait souvent_. Il est à présumer en effet que le chancelier de l'empereur François, suivant l'exemple même dudit Talleyrand, et pour des motifs vraisemblablement analogues, hésitait quelquefois sur le choix de la ligne de conduite à adopter dans les graves circonstances du moment. L'empereur Napoléon était toujours redoutable, et il ne faut pas se dissimuler qu'il inspirait toujours aux alliés une impression de véritable frayeur en même temps qu'une vive rancune. Avec un semblable adversaire tout était possible. Les prodiges accomplis par lui dans le passé faisaient redouter l'avenir. S'il allait encore remporter des victoires?... Cette terrible éventualité donnait la chair de poule aux coalisés, et spécialement à l'Autriche. Ne serait-il pas sage, avant de tenter de nouveau le sort des batailles, d'entamer des négociations avec cet ennemi formidable; au besoin même de s'arranger en particulier avec lui, pour peu qu'il se montrât de son côté raisonnable et conciliant? Telle était peut-être la pensée de derrière la tête du Cabinet de Vienne à cet instant critique, bien qu'il n'eût voulu convenir à aucun prix, devant ses alliés, de ces réelles tergiversations. Certains indices, dont nous parlerons tout à l'heure, autorisent, suivant nous, ces suppositions, et permettent de leur accorder quelque crédit. Le surlendemain du jour où Marie-Louise avait promis à mon grand-père de solliciter pour lui l'obtention de passeports auprès de l'empereur d'Autriche, cette princesse lui fit savoir le soir, en allant dîner, que l'empereur François désirait que le Secrétaire des commandements de sa fille vît d'abord M. de Metternich. Le 12 avril, à déjeuner, l'Impératrice prévint mon grand-père qu'elle avait eu beaucoup de peine à obtenir de l'Empereur une autorisation de départ, et lui réitéra en tout cas, de la part du monarque autrichien, l'invitation de se tenir prêt à se présenter chez le ministre Metternich. Le chancelier de l'empire d'Autriche avait persisté, jusqu'alors, à demeurer neutre dans la question de Naples. Il avait fait plus, il avait défendu la couronne du roi Murat, et surtout celle de la reine Caroline Bonaparte sa femme, contre les rancunes et l'animosité croissante de Louis XVIII et de Talleyrand. Il avait enfin dépêché tout récemment, auprès du roi Joachim, un de ses agents les plus habiles, le général Neipperg, pour engager ce brouillon couronné, qui était surtout un brave soldat, à se tenir en repos. On lui faisait dire de rester neutre, quoi qu'il arrivât, et de ne pas abandonner le parti de l'Autriche. On lui donnait l'assurance, s'il se conformait à ces injonctions, que le trône de Naples lui serait conservé. D'autre part le cabinet de Vienne, à l'époque même de la mission de Montrond, entamait des négociations avec le Gouvernement français[97], par l'intermédiaire plus que sujet à caution du sympathique duc d'Otrante, et se déclarait déjà disposé à reconnaître l'établissement d'une régence. On voit que la déclaration du 13 mars, d'une violence si ridiculement exagérée, ne pesait déjà plus d'un grand poids sur les dispositions de l'Autriche. Napoléon, auquel il fut rendu compte en grand détail de ces pourparlers, qui avaient eu lieu à Bâle, repoussa cette proposition de la régence de Marie-Louise, qui l'excluait lui-même du trône. A ceux qui le pressaient d'y donner son adhésion, pour éviter une nouvelle et terrible guerre, il répondait: «Quoi! vous accepteriez une Autrichienne pour régente,--vous voudriez réduire la France à cet état d'abaissement? Je n'y consentirai jamais, ni comme père, ni comme époux, ni comme citoyen. Ma femme serait le jouet de tous les partis, mon fils malheureux, et la France humiliée sous le joug de l'étranger!»--Lui opposait-on les propositions que lui-même avait faites sur cette base, en 1814, il coupait court aux observations par ces mots: «Il y a des raisons de famille que je ne peux pas dire[98].» [97] Négociations de Bâle où un agent de l'Autriche, le baron d'Ottenfels, sous le nom de Werner, est envoyé pour s'aboucher avec un agent français. [98] Vaulabelle. _Histoire des deux Restaurations_, chap. VII, p. 405. Ce que l'Empereur ne voulait pas dire, c'est qu'il soupçonnait fortement ce que la conduite de l'impératrice Marie-Louise avait de répréhensible. Peut-être ce qui n'était d'abord chez lui que soupçon s'était-il transformé par la suite en certitude... Quoi qu'il en soit les dispositions, déjà moins intransigeantes de nos ennemis, étaient susceptibles de s'améliorer encore. Nous citerons, à l'appui de ce que nous venons d'avancer, l'extrait suivant d'un ouvrage du général Gourgaud, écrit à Sainte-Hélène sous le titre de _Campagne de 1815_: «Il existait des chances de paix positives. La révélation du traité secret du 3 janvier, arrivée à temps à Alexandre, pouvait le séparer de ses alliés. En second lieu, des négociations furent entamées avec l'Autriche. Malheureusement, dans les premiers jours d'avril, Murat, ce fatal produit du vertige dynastique de Napoléon, attaqua l'Autriche. Cette puissance, convaincue que la folle agression du roi de Naples était concertée avec l'Empereur, rompit toute négociation en disant: _Comment pouvons-nous traiter avec Napoléon, quand il nous fait attaquer par Murat?_[99]» [99] Dans Vaulabelle, note de la page 351, t. II. Murat avait, en 1814, précipité la chute de Napoléon par sa défection; en voulant faire parade de son zèle en 1815, il retira au contraire à l'Empereur tout espoir comme toute possibilité de négocier avec ses adversaires. On peut dire que son rôle a été fatal à la France, dans ces deux circonstances décisives. On apprit seulement le 14 ou le 15 avril, à Vienne, la déclaration de guerre du roi Joachim à l'Empire d'Autriche, mais on eut la précaution de ne pas la rendre publique. Dès lors mon grand-père ne reçut plus aucune invitation nouvelle d'avoir à se présenter chez M. de Metternich. Les chances d'un rapprochement entre l'Autriche et la France s'étaient définitivement évanouies, et nous en connaissons maintenant la cause principale. Le 17 avril parvenait, à Vienne, la nouvelle que l'armée napolitaine, sous les ordres du roi Joachim, avait franchi le Pô, et commencé les hostilités contre l'Autriche. La mission diplomatique du comte Neipperg auprès de Murat avait échoué; celle du même personnage, en tant que général autrichien, allait donner, à bref délai, des résultats plus appréciables. Le 18, en effet, un courrier apportait à lord Stewart, l'un des plénipotentiaires anglais au Congrès, l'avis d'une défaite des troupes napolitaines. Aussitôt l'archiduc Renier s'empressa de se rendre chez Marie-Louise, pour lui confirmer l'authenticité de cette nouvelle, et pour lui annoncer la part glorieuse prise par le général Neipperg aux exploits des troupes autrichiennes. Combien Marie-Louise ne dût-elle pas remercier le ciel des succès obtenus, par son cher général, sur son infortuné beau-frère le roi Murat! Ce paladin, rempli de vaillance, était celui des membres de la famille de son mari pour lequel la fille de l'empereur François montrait le moins de penchant. Elle répétait souvent que--lorsqu'elle régnerait à Parme--elle serait heureuse de visiter les principales villes d'Italie, de voir Naples surtout «où le roi Joachim, elle l'espérait bien, ne régnerait plus». Il est vrai de dire que la mère de Marie-Louise était née princesse de Naples. Le 16 avril avaient commencé, dans la capitale de l'Autriche, des prières publiques et des processions pour le succès de la guerre contre la France et contre Napoléon. Ces processions, composées des écoles de jeunes filles et de garçons, et auxquelles se joignaient des gens du peuple, se déroulèrent pendant quatre jours à travers la ville. Des drapeaux, des bannières de toutes couleurs précédaient ce cortège, qui parcourait les rues de Vienne et les faubourgs, puis allait ensuite faire des prières à la cathédrale de Saint-Étienne, et dans les principales églises. La cour ne manquait naturellement pas de donner le bon exemple, et d'assister à ces cérémonies religieuses. L'impératrice d'Autriche, qui semble avoir décidément possédé toutes les qualités de tact dont sont généralement douées les personnalités de race germanique, insista vivement, auprès de Marie-Louise, pour que celle-ci s'unît publiquement à ces prières, _ordonnées pour obtenir le succès de la guerre contre Napoléon_. Marie-Louise, sans volonté, sans idée de résister, aurait fini, peut-être, par céder à ces obsessions, si l'empereur d'Autriche et ses frères n'avaient pas eu la pudeur de le lui déconseiller. L'épouse de Napoléon, d'ailleurs, en observant les convenances élémentaires, ne paraissait faire de concession que pour avoir le droit de persévérer dans sa détermination de ne pas revenir en France. Dans la soirée du 18 avril mon grand-père avait demandé à l'impératrice Marie-Louise quelques instants d'entretien que celle-ci accepta de lui accorder aussitôt qu'elle serait de retour de son souper avec ses sœurs. Il avait reçu la veille, par un courrier spécial, une lettre de l'Empereur, une du roi Joseph et une de la reine sa femme adressées à l'Impératrice. Dès que Marie-Louise fut rentrée, mon grand-père lui remit ces lettres en lui disant qu'il s'acquittait d'une commission dont il était chargé. Alors Marie-Louise lui rappela qu'elle ne saurait accepter de recevoir cette correspondance autrement que pour la remettre à son père, conformément au serment qu'elle lui avait prêté. Il était encore temps de retenir ces lettres, ajoutait-elle, qui seraient, dans ce cas, considérées comme non avenues. «Comme ces lettres lui étaient destinées, dit dans ses _Mémoires_[100] mon grand-père, et qu'il y avait plus d'avantages que d'inconvénients à ce qu'elles fussent lues, je la priai de les recevoir et d'en faire l'usage qui lui conviendrait. Quelques paroles furent ensuite échangées, entre nous, sur le sujet si pénible de son refus de se réunir à l'Empereur. Elle répondit avec un peu de vivacité, mais pourtant avec sa douceur ordinaire, que sa résolution à cet égard était irrévocable. Quand je lui objectai qu'il n'y avait pas d'engagement irrévocable, et que telle circonstance pourrait se présenter qui rendît son retour en France obligatoire, elle se hâta de me répondre que le droit de son père lui-même n'allait pas jusque-là. Il m'échappa de lui dire, à mon tour, que les sentiments qu'elle montrait étaient injustes et peu conformes à son caractère; que si la nation française était instruite de sa répugnance, elle en serait blessée, car rien ne serait plus pénible aux Français que de voir leur attachement dédaigné, et qu'ils la repousseraient alors, après l'avoir ardemment désirée comme un gage de paix. Cet entretien a été le dernier que j'ai eu, avec elle, sur ce sujet. Son parti me sembla si obstinément pris que je jugeai désormais inutile d'y revenir. Le temps et les événements étaient d'ailleurs nos seuls maîtres[101].» [100] Méneval. T. III, chap. VIII. [101] Méneval. T. III, chap. VIII. Ce même jour, après toutes sortes de difficultés et d'innombrables formalités, M. Ballouhey, intendant de la maison de l'Impératrice, ayant enfin obtenu des passeports pour retourner à Paris, était venu prendre congé de l'Impératrice. Marie-Louise, qui tenait beaucoup à ses utiles et dévoués services, lui fit promettre de revenir à Vienne, ajoutant qu'il était le seul Français que l'empereur d'Autriche verrait avec plaisir conserver ses fonctions auprès d'elle. En se séparant de M. Ballouhey, Marie-Louise le chargea, pour le cas où il s'approcherait de l'Empereur, de lui dire qu'_Elle et son fils se portaient bien, et qu'elle faisait des vœux pour son bonheur_. Elle ne lui confiait du reste aucune lettre, ce qui lui aurait été cependant bien facile, prétextant la visite rigoureuse dont M. Ballouhey ne manquerait pas d'être l'objet, de la part des autorités policières des différentes régions qu'il allait traverser... En revanche, et comme on le croira sans peine, la correspondance de la fille de l'empereur François avec le général Neipperg--toujours de plus en plus active--confirmait la vérité du vieil adage: «Loin des yeux, près du cœur». Le ministre autrichien baron de Wessenberg était leur intermédiaire, et, le 23 avril, il remettait à Marie-Louise une lettre volumineuse de l'inoubliable général datée de Trévise; une autre lettre partie de Modène, provenant de la même source, lui était parvenue l'avant-veille. La femme de l'empereur Napoléon qui ne voulait même plus lire les lettres que lui adressait son époux, le père de son fils, ni seulement y faire la plus courte réponse, attendait avec impatience les lettres de Neipperg et les lisait avec avidité. CHAPITRE XXVII Le Gouvernement autrichien, estimant n'avoir plus de ménagements à garder vis-à-vis de Napoléon, lève le masque et prend définitivement parti contre lui.--L'empereur Alexandre et le prince Schwarzenberg, anecdote.--Mouvement que se donne Bausset pour se remettre d'aplomb sur ses jambes.--Propos de l'archiduc Jean relatif à la famille royale d'Espagne.--Silence de l'Impératrice sur les affaires vis-à-vis de mon grand-père.--Mort de la comtesse Neipperg.--Bavardage intarissable de Marie-Louise pendant cette période de son existence.--Le 4 mai (Ascension), Marie-Louise fait ses dévotions.--Adieux de mon grand-père au fils de Napoléon et à Marie-Louise.--Son départ de Vienne.--Lettres de Metternich à Marie-Louise.--Lettre de Gourgaud (1818) à la même. Les lettres que le général Neipperg envoyait à Marie-Louise étaient venues confirmer la nouvelle des succès importants remportés par les armées de l'Autriche, et celle des défaites successives essuyées par les troupes napolitaines. Débarrassé désormais de toute appréhension sérieuse du côté de l'Italie, le Gouvernement autrichien, pleinement rassuré et prenant confiance dans le résultat final des hostilités, cessa dès lors toute espèce de communication avec Napoléon. Bientôt après le départ pour Gand du baron de Vincent, désigné pour reprendre ses fonctions diplomatiques auprès du roi Louis XVIII, fut irrévocablement décidé. Les journaux de Vienne se virent en même temps autorisés à publier, dans leurs colonnes, les clauses du traité du 25 mars 1815, ce qui ne leur avait pas été permis jusqu'à ce moment. Ce traité, conclu, comme on le sait, entre l'Angleterre, l'Autriche, la Prusse et la Russie était la consécration du traité de Chaumont, qui excluait l'empereur Napoléon du gouvernement de la France. Il stipulait également la réunion des forces militaires des quatre Puissances contractantes, qu'il s'agissait de diriger, contre lui, pour l'empêcher de reprendre la couronne et de se maintenir sur le trône. Le roi de France était invité à prêter son concours, dans la mesure de ses moyens, aux armées de cette formidable coalition. Quant à l'empereur de Russie dont le départ était annoncé comme prochain, Mme de Mitrowsky racontait à son sujet une petite anecdote assez plaisante. L'empereur Alexandre, souvent désœuvré depuis la rupture de ses relations d'intimité avec le prince Eugène et le départ de l'ancien vice-roi d'Italie, allait passer presque toutes ses journées chez le prince Schwarzenberg. Le feld-maréchal autrichien se montrait, paraît-il, obsédé de cette assiduité par trop flatteuse. A peine avait-il projeté, par exemple, une réunion de parents ou d'amis à sa terre de Dornbach, et se faisait-il une fête d'y passer tranquillement sa journée, dans une intimité sans contrainte, que le czar, l'ayant appris, s'empressait de lui annoncer qu'il serait de la partie!... Schwarzenberg, ennemi de l'étiquette et peu cérémonieux de sa nature, exhalait à ce sujet, disait-on, les plaintes et les récriminations les plus amères, et ne dissimulait pas la hâte qu'il éprouvait de se dérober à la tâche, passablement ingrate, de jouer le rôle de pourvoyeur des plaisirs et des distractions de l'autocrate russe. Rien ne transpirait, en attendant, des travaux du Congrès dont les séances avaient recommencé. Elles étaient devenues quotidiennes, se prolongeant toute la journée et souvent fort tard. On attendait à Vienne l'arrivée de lord Gordon, chargé par le Cabinet de Londres d'apporter, au Congrès, des communications importantes. Cependant Bausset, à la nouvelle du départ prochain de mon grand-père, se donnait un mal infini pour arriver à se remettre d'aplomb sur ses jambes. Marie-Louise se rendait quelquefois chez lui, certaine d'y rencontrer un auditeur bénévole, qui jamais ne la contrariait. Elle y répétait, avec force détails, les principes et les sentiments qui lui avaient dicté la résolution de ne jamais retourner en France; vantait les succès des armes autrichiennes en Italie, et surtout les exploits de son cher général, qui lui écrivait assez fréquemment des lettres de plus de dix pages. Le 24 avril l'empereur François interrogea lui-même sa fille sur l'époque à laquelle mon grand-père avait l'intention de partir pour la France. Puis, sans lui reparler davantage de la visite à rendre au préalable à M. de Metternich, il lui demanda si les passeports nécessaires avaient été délivrés. Sur la réponse négative de l'Impératrice Marie-Louise, le monarque autrichien déclara qu'il allait donner des ordres à cet égard à son premier ministre. Dans la journée l'Impératrice reçut la visite de son oncle, l'archiduc Jean, dont le départ pour l'armée d'Italie était fixé au surlendemain. Ce prince, parlant de son futur voyage, lui dit en plaisantant qu'en passant par Vérone il aurait sans doute l'occasion d'y contempler «une ménagerie célèbre». En tenant ces irrévérencieux propos l'archiduc Jean faisait allusion à la famille royale d'Espagne: Charles IV, la reine sa femme et Godoï, réfugiés à la même époque dans cette ville! Marie-Louise était devenue de plus en plus réservée sur les affaires vis-à-vis de mon grand-père. Elle ne lui parlait plus que de la pluie et du beau temps, et évitait soigneusement de le tenir au courant même des plus insignifiantes nouvelles politiques. Ce dernier s'en apercevait fort bien, mais ne pouvait s'en étonner, bien que son _Journal_ mentionne sans commentaires, à plusieurs reprises: «Silence, sur les affaires, de l'Impératrice avec moi.» Ledit _Journal_ signale également à la date du 27 avril l'incident suivant: «A. (sans doute M. Amelin chargé de remplacer M. Ballouhey absent) m'annonce qu'il a mission de me remettre 12.000 francs. Je refuse de les accepter autrement qu'à titre de prêt.» Un point et c'est tout. Le laconisme regrettable de cette note nous empêche de deviner le motif de ce mystérieux cadeau. Seul celui auquel cet envoi était destiné, aurait pu nous éclairer sur son but ou sa raison d'être; mais il n'en a laissé nulle explication dans ses écrits. Le 30 avril une nouvelle parvint à Schönbrunn où elle excita un vif intérêt, c'était celle de la mort de la comtesse Neipperg. Cette dame qui était restée dans le Würtemberg, dont le général était originaire--pendant qu'il venait chercher à Vienne l'emploi de ses talents--mourut dans le courant d'avril, après deux jours de maladie, laissant quatre garçons. Elle avait été disait-on, très jolie, mais d'une intelligence médiocre. Le comte Neipperg l'avait enlevée à son mari, qui vivait encore quelques mois avant la mort de sa femme. La manière dont Marie-Louise annonça la nouvelle de cette mort, à table, ne parvenait pas à dissimuler, paraît-il, la satisfaction intérieure qu'elle ne pouvait manquer d'en éprouver. Encore un obstacle de supprimé entre elle et le cher général, obstacle qui n'aurait pas été l'un des moins embarrassants... La mort successive de leurs deux conjoints devait permettre en effet à Neipperg et à Marie-Louise de s'unir un jour, six ans plus tard, par un mariage morganatique. La narration des menus faits, survenus pendant la dernière semaine que mon grand-père a passée, auprès de Marie-Louise, à Schönbrunn, n'offrirait plus qu'un intérêt si secondaire et si restreint qu'il nous a paru superflu de l'entreprendre. Le moment du départ approchait; les innombrables et insupportables formalités nécessaires à l'obtention des passeports avaient fini par être remplies. Mon grand-père se trouvait donc sur le point de quitter, pour toujours, la terre de l'exil auquel il s'était volontairement condamné; il allait revoir la France, sa famille, ses amis, le souverain qu'il n'avait pour ainsi dire jamais quitté depuis près de quatorze ans, et auquel il demeurait si profondément attaché. Que d'émotions diverses devaient alors l'agiter! Les séparations sont toujours pénibles, même quand les personnes auxquelles il faut dire adieu ont perdu de leur prestige et sont descendues de leur piédestal... Le retour en France, auprès de Napoléon, se préparant à lutter contre toutes les forces de l'Europe unies contre un seul homme avait, d'autre part, dans ces circonstances tragiques, quelque chose de particulièrement angoissant! Il fallait partir cependant; depuis longtemps déjà l'existence qu'il menait à Schönbrunn et à Vienne était un calvaire pour l'âme loyale du fidèle serviteur de Napoléon. Il ne pouvait s'épancher en toute confiance, ni parler sans contrainte que devant la seule Mme de Montesquiou, chez laquelle il allait parfois déjeuner ou bien dîner, pendant les derniers jours qui précédèrent son départ. Une des dernières observations que mon grand-père ait eu l'occasion de faire, avant de quitter Schönbrunn, et dont il a été question dans ses _Mémoires_, est à retenir. Elle est relative aux interminables bavardages de l'impératrice Marie-Louise, à table ou après les repas, pendant cette première semaine du mois de mai 1815. C'était un flux de paroles qui sortait de sa bouche, et se déversait sans interruption. Ces propos ininterrompus roulaient généralement sur la façon dont Marie-Louise entendait régler sa future existence à Parme, où elle habiterait le palais du Jardin l'hiver, le château de Colorno le printemps, sur sa résolution de passer ses étés à Vienne, etc., enfin sur toutes sortes de projets de voyage entre temps. On eût dit que la femme de Napoléon cherchait à s'étourdir, à ne pas réfléchir surtout, dans cet instant critique où le sort des batailles, toujours incertain, allait prononcer son arrêt. Si le triomphe des alliés s'affirmait, c'était la fortune de Napoléon s'écroulant dans l'abîme; mais si la victoire au contraire venait raffermir sa couronne, quelle serait la misérable destinée de Marie-Louise, séparée par sa propre faute d'un époux auréolé d'une gloire nouvelle, séparée de son fils qu'on n'oserait plus refuser de restituer au vainqueur?... Malgré sa nature frivole et sa tête futile, il nous semble impossible que ces pensées et bien d'autres encore n'aient pas alors fréquemment traversé le cerveau de l'impératrice Marie-Louise. Quel trouble profond ne pouvait manquer d'envahir son âme, livrée ainsi à d'importuns remords et à la plus pénible anxiété... L'idée seule de ce que mon grand-père serait en mesure de raconter à Napoléon sur Schönbrunn, Vienne et ce qui s'y était passé sous ses yeux, suffisait à rendre nerveuse et agitée l'épouse et la mère coupable. Dieu sait cependant avec quel tact et quelle dignité l'empereur Napoléon allait apprécier la conduite de Marie-Louise, s'abstenant de proférer à son sujet la moindre parole de reproche, allant même au-devant de ce que mon grand-père aurait voulu dire pour excuser l'Impératrice[102]. [102] Méneval. _Mémoires_, t. III, chap. VIII, p. 519 et 520. Le 4 mai 1815, jour de la fête de l'Ascension, Marie-Louise s'acquitta de ses dévotions dans la chapelle du château de Schönbrunn à 7 heures du matin, en présence de l'Empereur son père. Ce jour-là le comte San Vitale, nommé depuis le mois de novembre précédent, grand chambellan de la duchesse de Parme, remplit les fonctions de sa charge pour la première fois. Le fils de M. de San Vitale devait par la suite devenir, beaucoup plus tard, le gendre de Marie-Louise et du général Neipperg. La mission du confesseur de l'épouse de Napoléon ne pouvait manquer d'être particulièrement délicate. Sut-il lui donner les utiles conseils dont sa conscience troublée aurait eu un si réel besoin, ou bien, esclave de la politique autrichienne, se borna-t-il, au moyen de recommandations vagues, à lui laisser suivre ses propres inspirations? C'est un secret que Marie-Louise a emporté dans le tombeau. Elle fut loin, dans tous les cas, de se conformer, comme on a pu s'en convaincre, aux prescriptions pourtant si formelles de la loi divine. Avant de quitter définitivement la capitale de l'Autriche, mon grand-père tenait surtout à prendre congé de son cher petit prince. Ce fut au palais impérial de Vienne qu'il trouva le fils de Napoléon au milieu de son nouvel entourage: «Je remarquai avec peine, dit-il dans ses _Mémoires_[103], son air sérieux et même mélancolique. Il avait perdu son enjouement et cette loquacité enfantine qui avait tant de charme en lui. Il ne vint pas à ma rencontre, comme à son ordinaire, et me vit entrer sans aucun signe qui annonçât qu'il me connût. On eût dit que le malheur commençait son œuvre sur cette jeune tête, qu'une grande leçon de la Providence semblait avoir parée d'une couronne, à son entrée dans la vie, pour donner un nouvel exemple de la vanité des grandeurs humaines. C'était comme une de ces victimes ornées de fleurs qui étaient destinées aux sacrifices. Quoiqu'il fût déjà, depuis plus de six semaines, confié aux personnes avec lesquelles je le trouvai, il ne s'était pas encore familiarisé avec elles, et il semblait regarder, avec méfiance, ces figures qui étaient toujours nouvelles pour lui. Je lui demandai, en leur présence, s'il me chargerait de quelques commissions pour son père que j'allais revoir. Il me regarda d'un air triste et significatif, sans me répondre; puis, dégageant doucement sa main de la mienne, il se retira silencieusement dans l'embrasure d'une croisée éloignée. Après avoir échangé quelques paroles avec les personnes qui étaient dans le salon, je me rapprochai de l'endroit où il était resté à l'écart, debout et dans une attitude d'observation; et comme je me penchais vers lui pour lui faire mes adieux, frappé de mon émotion, il m'attira vers la fenêtre et me dit tout bas, en me regardant avec une expression touchante: _Monsieur Méva, vous lui direz que je l'aime toujours bien_. Le pauvre orphelin sentait déjà qu'il n'était plus libre, et qu'il n'était pas avec des amis de son père[104].» [103] Méneval. T. III chap. VIII, p. 512. [104] Méneval. _Mémoires_, t. III, chap. VIII. Combien la destinée de ce pauvre enfant semblait cruelle à ceux qui l'affectionnaient véritablement, à mon grand-père qui, dans une de ses lettres--on s'en souviendra peut-être--assurait à ma grand'mère qu'il l'aimait autant que ses chers petits enfants! La conduite de Marie-Louise, quelque répréhensible qu'elle puisse paraître aux regards de la postérité, aurait été jugée sans doute avec moins de sévérité, si cette princesse n'eut pas été mère en même temps qu'épouse! Mais ce rôle de mère dont elle a semblé s'acquitter avec un si indifférent égoïsme, ne lui permettra guère, croyons-nous, de rencontrer, parmi les historiens, d'apologiste convaincu. Vers la fin de la première semaine de mai 1815 (le samedi 6 mai), mon grand-père prenait congé à neuf heures du soir, de l'Impératrice pour laquelle il avait conservé, en dépit de lui-même, un attachement que n'obtiennent pas toujours les princes qui en sont le plus dignes. Il est vrai que, dans l'espèce, ce prince était une princesse, bien jeune encore, et demeurée très enfant. Tant que la chose avait été possible, il l'avait mise en garde contre les embûches tendues à son innocence, et il avait assez longtemps réussi à exercer une sorte de tutelle protectrice sur son inexpérience et sur sa candeur du début. De part et d'autre la séparation devait être pénible; vive et sincère allait être l'émotion, ressentie par Marie-Louise et par mon grand-père, au moment de l'adieu définitif. Nous allons laisser la parole à ce dernier, qui saura l'exprimer mieux que nous: «Ce fut le 6 mai, vers 10 heures du soir, que je fis mes derniers adieux à l'Impératrice; elle parut très émue en les recevant. Elle eut la bonté de me témoigner ses regrets de mon départ, en me disant qu'elle sentait que tout rapport allait cesser désormais entre elle et la France, mais qu'elle conserverait toujours le souvenir de cette terre d'adoption. Elle me chargea d'assurer l'Empereur de tout le bien qu'elle lui souhaitait, et me dit qu'elle espérait qu'il comprendrait le malheur de sa position. Elle me répéta qu'elle ne prêterait jamais la main à un divorce; qu'elle se flattait qu'il consentirait à une séparation amiable et qu'il n'en concevrait aucun ressentiment; que cette séparation était devenue indispensable, mais qu'elle n'altérerait pas les sentiments d'estime et de reconnaissance qu'elle conservait. Elle me fit présent d'une tabatière ornée de son chiffre en diamants, comme souvenir, et me quitta pour me cacher l'émotion qui la gagnait. Je me séparai moi-même d'elle, le cœur oppressé, et dans un état de véritable affliction[105].» [105] Méneval, _Mémoires_, chap. VIII, T. III. Le 9 juin 1815, la souveraineté du duché de Parme était définitivement attribuée à Marie-Louise par l'article 99 de l'acte final du congrès de Vienne. Nos récits sont à peu près terminés; que pourrions-nous y ajouter encore? Notre but n'est pas de reproduire, dans cet ouvrage, les différents épisodes du voyage de mon grand-père de Vienne jusqu'à Paris où il arriva, le 15 mai 1815, quelques semaines avant Waterloo. Il n'y a pas lieu de raconter davantage sa première entrevue après son retour et sa longue conversation, le même jour, avec Napoléon au palais de l'Élysée. Les _Mémoires_ qu'il a laissés donnent, à cet égard, des explications détaillées, qui ne concernent que très indirectement l'impératrice Marie-Louise. Nous avons seulement pensé qu'il serait intéressant pour le lecteur de replacer, sous ses yeux, deux lettres adressées après le désastre de Waterloo, par M. de Metternich, à Marie-Louise. Ces lettres avaient pour objet d'annoncer à la femme de Napoléon, le sort de son époux trahi par la fortune, et tombé au pouvoir des Anglais. La première de ces lettres, datée de Paris, où le ministre de l'empereur François avait été obligé de se rendre, est du 18 juillet 1815. Nous la transcrivons ci-après: «Madame. J'ai promis, avant mon départ de Vienne, d'informer directement Votre Majesté impériale de ce qui serait relatif au sort de Napoléon. Elle verra par l'article ci-joint, extrait du _Moniteur_, qu'il vient de se rendre à bord du vaisseau anglais le _Bellérophon_, après avoir vainement tenté d'échapper à la surveillance des croiseurs qui avaient été établis devant Rochefort. D'après un arrangement fait entre les puissances, il sera constitué prisonnier au fort Saint-Georges, dans le nord de l'Écosse, et placé sous la surveillance de commissaires russe, autrichien, français et prussien. Il y jouira d'un très bon traitement et de toute la liberté compatible avec la plus entière sûreté qu'il ne puisse échapper.» La seconde lettre adressée par le même personnage à Marie-Louise, est datée du 13 août de la même année, la voici: «Madame. Napoléon est à bord du _Northumberland_, et en route pour Sainte-Hélène. Nous n'avons pas de nouvelles de son départ de Torbay autres que par le télégraphe; mais nous savons que c'est en pleine mer qu'il a quitté un vaisseau pour l'autre. On l'a fait partir sur le _Bellérophon_ parce que la foule des curieux augmentait tellement autour de ce vaisseau, que l'on n'eut pas été entièrement sûr qu'il n'y aurait point d'esclandre.» «Quelle sécheresse dans ces lettres!», ajoute M. de Saint-Amand, à l'ouvrage duquel nous les avons empruntées: «Pas un mot de pitié pour une si mémorable infortune!»[106] La générosité vis-à-vis d'un ennemi par terre n'était pas dans les habitudes de M. de Metternich. En ce qui concerne l'impératrice Marie-Louise ou plutôt la duchesse de Parme, elle n'osa manifester, dans cette circonstance, ni une plainte, ni un regret, quels qu'aient pu être, en réalité, ses sentiments les plus intimes. Elle était d'ailleurs trop occupée de ses nouvelles affections pour s'apitoyer longtemps sur le sort du père de son fils, de l'époux dont elle avait partagé, pendant cinq ans, le trône et la gloire. Nous ne nous sentons pas le courage de continuer la biographie de cette princesse, ni de poursuivre le récit de l'existence banale et terre à terre qu'elle a menée, à Parme et à Vienne, jusqu'à sa mort survenue en 1847. Nous terminerons donc ce volume, presque sans autres commentaires, par la transcription d'une lettre bien connue déjà, adressée à Marie-Louise en 1818, et signée du général Gourgaud. Le compagnon de captivité de l'Empereur, aussitôt après son retour de Sainte-Hélène en Europe, s'était empressé de la faire parvenir à Parme. Cette lettre pathétique demeura, elle aussi, sans écho; voici en quels termes émouvants elle était conçue: «Madame, »Si Votre Majesté daigne se rappeler l'entretien que j'ai eu avec elle en 1814, à Grosbois, lorsque la voyant malheureuse, pour la dernière fois, je lui fis le récit de tout ce que l'Empereur avait éprouvé à Fontainebleau, j'ose espérer qu'elle me pardonnera le triste devoir que je remplis en ce moment, en lui faisant connaître que l'empereur Napoléon se meurt dans les tourments de la plus affreuse et de la plus longue agonie. Oui, Madame, celui que les lois divines et humaines unissent à vous par les liens les plus sacrés, celui que vous avez vu recevoir les hommages de presque tous les souverains de l'Europe, celui sur le sort duquel je vous ai vue répandre tant de larmes lorsqu'il s'éloignait de vous, périt de la mort la plus cruelle, captif sur un rocher au milieu des mers, à deux mille lieues de ses plus chères affections, seul, sans amis, sans parents, sans nouvelles de sa femme et de son fils, sans aucune consolation. Depuis mon départ de ce roc fatal, j'espérais pouvoir aller vous faire le récit de ses souffrances, bien certain de tout ce que votre âme généreuse était capable d'entreprendre; mon espoir a été déçu: j'ai appris qu'aucun individu pouvant rappeler votre époux, vous peindre sa situation, vous dire la vérité, ne pouvait vous approcher; en un mot, que vous étiez, au milieu de votre Cour, comme au milieu d'une prison. Napoléon en avait jugé ainsi. Dans ses moments d'angoisse lorsque, pour lui donner quelques consolations, nous lui parlions de vous, souvent il nous a répondu: «Soyez bien persuadés que si mon épouse ne fait aucun grand effort pour alléger mes maux, c'est qu'on la tient environnée d'espions qui l'empêchent de rien savoir de tout ce qu'on me fait souffrir, car Marie-Louise est la vertu même!» [106] Saint-Amand. _Marie-Louise, l'île d'Elbe et les Cent-Jours._ Des circonstances extraordinaires avaient uni la destinée d'une princesse, très jeune et sans aucune fermeté de caractère, à celle du plus grand génie des temps modernes. La politique égoïste et froide, qui avait formé cette union, n'a pas hésité à la briser, le jour où Napoléon a vu s'écrouler l'édifice majestueux qu'il avait fondé à coups de victoires. Le mot du prince Schwarzenberg, à l'époque des premiers revers subis par l'Empereur, était déjà un avertissement quand il laissait échapper ces paroles significatives: «La politique a fait le mariage, la politique peut le défaire!» Si coupable qu'ait été Marie-Louise, elle n'est en réalité qu'à moitié responsable des défaillances morales, des fautes graves auxquelles elle a fini par se laisser entraîner, et mon grand-père, dans le jugement qu'il porte sur la seconde femme de l'empereur Napoléon, a pu dire avec raison: «Réservons notre indignation pour ceux qui ont provoqué et précipité sa chute.» Ceux qui ont provoqué ce triste résultat, par tous les moyens dont ils disposaient, ne sont autres que l'empereur d'Autriche et sa troisième femme, Marie-Louise-Béatrix d'Este, enfin le ministre Metternich et son principal instrument, Neipperg. La peur, la haine et la vengeance ont marqué chacun de leurs procédés; aussi l'impartiale histoire infligera-t-elle indubitablement à l'œuvre qu'ils ont accomplie la flétrissure que cette œuvre a méritée à si juste titre. ÉPILOGUE Au cours des dernières années qui précédèrent la chute de la Monarchie de juillet 1830, le frère de mon père, mon oncle Eugène de Méneval, se trouvait à Vienne en qualité de premier secrétaire de l'ambassade française en Autriche. Il eut la curiosité de chercher à voir sa marraine, l'ex-impératrice Marie-Louise qui faisait, dans cette ville, de fréquents séjours; il parvint enfin à en obtenir une audience. Il a souvent raconté, depuis, l'impression pénible sous tous les rapports qu'il remporta de sa visite à la veuve du général Neipperg, remariée à cette époque avec M. de Bombelles. Le filleul de Marie-Louise se vit effectivement en présence, paraît-il, d'une vieille femme édentée, décharnée, offrant aux regards de ceux qu'elle admettait à venir la visiter tous les symptômes de la décrépitude, et l'aspect d'une véritable ruine. Dans les courts instants d'entretien que la princesse autrichienne lui accorda, mon oncle put observer avec surprise que l'oublieuse souveraine s'abstint même de prononcer le nom de mon grand-père, encore vivant à cette date, et que Marie-Louise devait précéder dans la tombe. «La duchesse de Parme se borna, dit-il, à rappeler dans quelques paroles, qu'elle voulut rendre obligeantes, le souvenir agréable qu'elle avait conservé de ma mère.» Marie-Louise évitait avec un soin tout particulier toute allusion au temps où elle avait été impératrice et femme de Napoléon. Ces importuns souvenirs, on le conçoit, la gênaient, ce qui tendrait à faire supposer que le remords de son ingrate conduite l'a poursuivie secrètement jusqu'à la fin de ses jours. Peu de mois après la visite que nous venons de raconter, cette souveraine, à l'âme si peu royale, mourait à Vienne à l'âge de cinquante-six ans, le 18 décembre 1847. FIN APPENDICE _Extrait des souvenirs historiques de mon grand-père. Caractère de Marie-Louise._ Marie-Louise avait apporté en France ses défauts et ses qualités, une extrême défiance d'elle-même, une absence complète de volonté. Aucune pensée d'ambition ne s'est révélée en elle. Si elle n'avait montré jusqu'à quel point l'idée de la célébrité lui répugnait, on aurait pu penser que ses prétentions se bornaient à jouir du reflet des rayons que lui renvoyait la couronne de son illustre époux, et qu'elle considérait toute espèce de gloire comme devant disparaître devant l'éclat d'une si grande renommée. Impératrice, elle pouvait montrer de l'éloignement pour les affaires, puisqu'elle n'y était point initiée; mais régente, elle a conservé la même indifférence. Avec le pouvoir de décider les questions, avec la sagacité et les connaissances nécessaires pour les bien comprendre, elle ne prenait rien sur elle: elle s'empressait de se rendre à l'avis qui lui était soumis, comme pour en finir plus vite et pour décliner toute responsabilité. Résignée au présent, l'avenir ne la préoccupait pas; elle se délassait de l'ennui qui la gagnait en cultivant les arts, le dessin, la musique. Sa timidité naturelle, entretenue par la vie claustrale qu'elle avait menée jusqu'au jour de son mariage, était encore augmentée par les préventions qui lui avaient été inspirées contre l'esprit français dont elle redoutait les sarcasmes; elle était au reste d'autant moins contrariée dans son goût pour la retraite que l'Empereur s'en accommodait tout à fait. La catastrophe qui a frappé l'Empereur l'a jetée dans une douleur voisine du désespoir. Pendant les premiers mois d'une séparation qui devait être éternelle, elle s'est plus d'une fois reproché de n'avoir pas tenté l'impossible pour se réunir à lui, quoiqu'elle fût quelquefois préoccupée de la crainte que l'adversité et l'inaction n'aigrissent le caractère de l'Empereur, et qu'elle n'eût plus les mêmes chances d'être heureuse dans sa nouvelle situation. Ce regret, quoiqu'il ne fût pas tout à fait pur, lui était suggéré par le souvenir des tendres égards qu'elle avouait avoir trouvés en lui; elle craignait aussi que le tort de cette séparation ne lui fût imputé et ne lui nuisît dans l'opinion; car le public lui demanderait un compte personnel de ses actions, depuis que, livrée à elle même, elle avait perdu l'égide de l'irresponsabilité dont l'Empereur l'avait jusque-là couverte. A mesure que Napoléon l'avait plus connue, il s'était applaudi de son choix. Le caractère de cette princesse lui paraissait avoir été formé pour lui; elle lui avait donné du bonheur et des consolations au milieu des soucis de sa vie orageuse. Dans les relations habituelles elle était facile et bienveillante, sans perdre de sa dignité. Jamais une plainte ni un reproche ne sont sortis de sa bouche. Douée d'un caractère doux mais réservé et circonspect, ses sentiments n'avaient pas, dans leur expression, une grande vivacité. Elle était bienfaisante et aimait à donner; elle avait de la simplicité et de la finesse à la fois, une gaîté douce et de l'esprit sans causticité. Instruite, elle ne faisait point parade de ses connaissances, elle craignait d'être accusée de pédantisme. Compagne de l'Empereur, ses qualités attachantes avaient gagné l'affection de son époux, comme sa douceur inaltérable avait séduit toutes les personnes qui vivaient dans son intimité. On se tromperait en supposant que le devoir luttait péniblement en elle contre les inclinations; elle était naturelle et ne savait pas cacher ses impressions; mais l'événement a prouvé que, si elle était portée à la vertu en ce qu'elle a de facile, elle a manqué de la force nécessaire pour la pratiquer en ce qu'elle a de rigoureux. L'absence sans espoir de retour, des confidences mensongères, d'adroites flatteries, des promesses séduisantes et des oppositions menaçantes qu'elle n'a pas eu le courage de braver, ont rencontré en elle une malheureuse disposition à s'accommoder aux événements imprévus et à les accepter comme irrémédiables. _Lettre du comte Marescalchi au baron de Méneval._ Parme, le 9 juillet 1814. Mon cher Méneval, vous pouvez être sûr de mon empressement pour les affaires et pour le service de Sa Majesté; vous me connaissez et c'est assez; mais je ne vous cache pas qu'ici je me trouve dans une bien cruelle position. Je suis arrivé que--comme j'ai eu l'honneur de vous l'écrire--on avait déjà tout organisé, et avec un système et des mesures qui sont absolument au-dessus des forces de ce pays. C'est le désordre immédiat dans lequel est l'administration qui m'épouvante. La station des troupes et les devoir entretenir à nos frais absorbent tout l'argent qui se verse dans la caisse, et la dépense en est si considérable, que, ne pouvant pas y faire face avec tout ce qu'on perçoit, la dette publique augmente de jour en jour, et ceux qui fournissent en nature ou qui sont obligés de prêter des vivres et des logements, réclament des secours, sans quoi ils sont à la veille de quitter. Dépourvus ainsi de moyens, les contribuants se trouvent dans l'impossibilité de payer les impôts, la roue ne tourne que très lentement, et le pays ne présente pas la moindre ressource et d'aucune espèce. L'objet donc qui m'intéresse en ce moment davantage est la réduction des troupes ou du moins qu'elles soient mises sur le pied de paix, comme on l'a déjà fait au commencement du mois dans la Lombardie. J'en ai montré la nécessité à Sa Majesté l'empereur et à Son Altesse le prince de Metternich. Si l'impératrice est encore à Vienne, engagez-la à en parler aussi, autrement elle viendra ici, mon cher Méneval, qu'elle n'aura pas de quoi vivre. Je profite du départ du général Nugent pour vous faire arriver cette lettre plus promptement et voilà encore un autre malheur. Les postes retardent, de manière que pour recevoir ici une réponse de Vienne, il y faut au moins un mois. Je vous ai rendu compte que nous manquons tout à fait de linge et d'argenterie; mais il y a un autre objet sur lequel il me faut connaître les volontés de Sa Majesté. Hors deux anciennes voitures de gala, nous n'avons de quoi servir ici l'impératrice, ni voitures, ni harnais; et si l'on doit lui faire trouver des voitures de service, ce sera un autre embarras, et il faut me l'écrire tout de suite. Ni à Parme, ni à Milan même, on ne fait plus usage que de petites diligences, ou de certaines voitures de campagne sans siège. Donc ce sera difficile d'en acheter et de s'en procurer; il faudra peut-être même les ordonner. Adieu, je vais travailler, et j'ai l'antichambre remplie de créanciers, d'ecclésiastiques auxquels on n'a pas payé leurs pensions depuis une année, de magistrats qui ne sont pas payés depuis trois mois, de fournisseurs qui sont épuisés... Enfin c'est un abîme, et ne croyez pas que je vous en impose. Si j'arrive à dresser cette machine vous me ferez une statue. Je suis toujours et de tout mon cœur avec toute l'estime et la reconnaissance, Votre ami et serviteur: N. MARESCALCHI. _Lettre de M. de Bausset au baron de Méneval._ Parme, ce 12 août 1814. Malgré tous mes beaux projets, mon cher Méneval, je suis à Parme depuis quelques jours. L'espoir d'y être utile m'a fait braver la crainte d'y être encore plus mal reçu que le sieur Cappei[107]. Vous aurez appris qu'il s'est opéré de grands changements dans le gouvernement. Le tout s'est fait sans qu'il en ait été donné préalablement communication à notre féal Marescalchi. La visite de son successeur lui a appris le changement de son attitude, et je l'ai encore trouvé tout chaud de son désappointement. Personne n'avait de meilleures intentions; mais il ne pouvait se décider à porter les grands coups. Tout le provisoire est à bas, mais aussi les mécontents en sont augmentés... Marescalchi m'a fait connaître une partie des nouvelles instructions qui lui ont été adressées en sa qualité nouvelle de ministre d'Autriche près le gouvernement de Parme. On y déploie une sévérité extrême sur tout ce qui peut avoir rapport à la France, et il lui est enjoint de ne souffrir la présence d'aucun Français dans les États de Parme, si ce n'est pourtant ceux qui accompagneront l'impératrice, et on lui renouvelle de plus fort d'apporter une grande surveillance sur tout ce qui peut regarder l'île d'Elbe... Ordre aussi de faire partir les cinquante-cinq Polonais pour leur pays s'ils ne veulent pas s'enrôler dans les armées autrichiennes. Comme il leur est dû trois mois de solde, leur réclamation exige une nouvelle réponse de Vienne. Peut-être Sa Majesté l'impératrice parviendra-t-elle à obtenir de son père de les garder à son service, chose qu'ils désirent vivement. [107] Nom d'un agent envoyé à Parme par Marie-Louise. L'article du règlement constitutionnel, qui dit qu'il n'y aura point d'étrangers employés dans le gouvernement, ne regarde pas les Français attachés à l'impératrice, et chose assez remarquable, le ministre nouveau est un compatriote de ma femme et né en Irlande, première infraction; de plus le sieur abbé Commensard, nouveau conseiller d'État est également né irlandais. Comme vous voyez il y a des accommodements avec le ciel. Il ne faut pas se dissimuler les avantages réels d'un changement subit dans le gouvernement de Parme. Il en résulte nécessairement une grande économie dans les ressorts politiques, et déversement de faveur qui tourne au profit de Sa Majesté qui est devenue pour les uns un refuge, et un espoir pour tout ce qui, étant supprimé, se flatte d'être employé de nouveau. J'ai été très bien accueilli dans ce pays. On me sait gré de ne fermer ma porte à personne, pas même aux très nombreux marmitons des anciens ducs. Je m'occupe à préparer tout ce qui est nécessaire à l'établissement de la maison. Le désordre est grand, les ressources nulles, puisque la régence, non contente des dettes énormes qui vous sont connues, a eu l'extrême _attention_ d'hypothéquer le domaine particulier de la couronne jusqu'à la fin de novembre. Sa Majesté se flatte de venir ici bientôt; mon cher Méneval, j'ai peine à croire que son père y consente. A en juger par les nuages politiques qui environnent l'ouverture du Congrès de Vienne, il est probable que l'Italie pourrait bien n'être pas tranquille. Le roi de Naples s'agite beaucoup. Il a une armée superbe, un trésor au grand complet, et ses forces se sont singulièrement accrues par les désertions de presque toute la vieille armée d'Italie qui a pris du service auprès de lui. On murmure tout bas, et je vous le dis de même tout bas, qu'il a des prétentions sur les états de Bologne, et qu'il est occupé en ce moment à passer les revues de ses troupes sur les frontières des trois légations. ... Ce pays est triste, les femmes y sont peu jolies. L'atmosphère est brûlante, l'Opéra médiocre, le palais très vieux; mais je m'occupe d'établir le logement de Sa Majesté au palais du _Jardin_. Avec quelques milliers de francs, elle aura un beau palais, tout à fait indépendant. Avez-vous entendu dire dans votre ville que l'on devait proposer au Congrès un échange des duchés de Parme avec les trois légations Bologne, Ferrare et Ravenne? L'empereur d'Autriche en a parlé sur ce ton à Marescalchi, supposé toutefois que les prétentions de Sa Majesté napolitaine soient réduites à leur juste valeur. De tout cela il faut conclure que le sort de Sa Majesté est incertain; que son voyage, malgré ses désirs, est encore éloigné, et que vraisemblablement nous sommes encore destinés à aller goûter les douceurs ineffables du séjour de Schœnbrunn. La volonté de Dieu soit faite! Je suis dévoué pour jamais au service de Sa Majesté et je lui resterai fidèle partout et en tout. L'empereur d'Autriche a nommé le comte de San Vitale grand chambellan de Sa Majesté. C'est une nouvelle qu'Elle n'a sue que par moi. J'oubliais de vous dire que le palais de Colorno est beau, bien conservé et à peu près meublé. Il n'en est pas de même des autres vieux palais; à peine y a-t-il des murailles! Veuillez agréer, etc., _Signé_: BAUSSET. _Lettre de Marie-Louise à la comtesse de Montesquiou._ Mme la comtesse de Montesquiou, voulant prévoir le cas, qui j'espère, avec l'aide de Dieu, n'arrivera pas, où mon fils viendrait à être atteint d'une maladie qui exigerait les secours du médecin, je désire que vous fassiez appeler alors M. le docteur Franck dans lequel j'ai confiance. Si une consultation devenait nécessaire vous voudriez bien prier le premier médecin de l'Empereur, mon auguste père, de joindre ses conseils à ceux de M. Franck et de mon médecin. Cette lettre n'étant à autre fin, je prie Dieu qu'il vous ait, madame la comtesse de Montesquiou, en sa sainte garde. Écrit au château de Schöenbrunn, le 19 juin 1814. _Signé_: MARIE-LOUISE. _Lettre du grand chambellan, comte Wrbna au baron de Méneval._ Monsieur le Baron! Je n'ai pas manqué de remettre au courier qui partira ce soir pour Vienne la lettre que vous avez bien voulu m'envoyer pour Sa Majesté l'impératrice Marie-Louise, duchesse de Parme, et je saisis cette occasion pour vous renouveler, Monsieur le Baron, les assurances de la considération distinguée avec laquelle j'ai l'honneur d'être, Monsieur le Baron, Votre très humble et très obéissant serviteur, Le Comte R. DE WRBNA. Paris, ce 19 août 1815. _Anecdote concernant Marie-Louise duchesse de Parme._ M. Darlincourt arriva à Ischel par Salzbourg, lorsqu'on apprit la nouvelle de la chute de cheval que venait de faire le duc de Bordeaux. Il y trouva Marie-Louise avec sa cour qui se composait: 1º du comte de Bombelles, grand maître de sa maison; 2º de la comtesse de San Vitale, sa fille, jeune et jolie dame d'honneur; 3º des baronnes Palaviccini et Sobel, dames du palais; 4º du comte de San Vitale (gendre), chambellan; 5º du colonel de Richer, trésorier; 6º de son chapelain; 7º du jeune comte de Montenuovo (fils), un des beaux officiers de l'Allemagne. Marie-Louise parla de la France. Elle dit qu'Elle aurait pu la connaître; mais que son temps s'était passé en représentations et à écouter des harangues, de sorte que tout ce qu'elle a pu en contempler à son aise, ce sont les physionomies des maires et des adjoints. (Dans ce souvenir éclate la répugnance qu'elle a toujours eue pour la représentation.) Elle parla d'une superstition commune à Vienne comme au reste de l'Allemagne: la Dame blanche! Elle apparaît à Vienne quand un membre de la famille impériale doit mourir. La mère de Marie-Louise était mourante. Sa jeune sœur Léopoldine l'aperçoit derrière le fauteuil de sa mère et l'en avertit. L'Impératrice lui répond que c'est la Dame blanche qui vient la chercher. En effet, le lendemain l'Impératrice était morte. Un employé du château aperçoit le fantôme dans sa tournée. Le lendemain, on apprend la mort de l'archiduc Rodolphe qu'on ne savait pas en danger de mort. L'archiduc Antoine voit une femme à genoux près de son lit pendant qu'il recevait les sacrements. C'était la Dame blanche. Il meurt le lendemain. Il y a aussi une Dame blanche à Berlin. Elle se montra à la mort du Grand Frédéric. Il y a à Munich une Dame noire, qui avait été l'Électrice de Bavière en 1785. Elle annonce aussi la mort des personnages de la famille royale. Il y a à Bareuth une Dame mortuaire qui a aussi sa célébrité. Etc., etc., etc. _Copie de la lettre de Mme la comtesse de Montesquiou à M. Ballouhey en date du 12 août 1832._ Veuillez, Monsieur, me rendre le service de faire passer, par une occasion sûre, la lettre que je renferme dans celle-ci, je dis sûre à cause du désir que j'ai qu'elle parvienne à celle qui en est l'objet. Il m'a paru impossible, malgré la loi que je m'étais faite, de garder le silence dans le moment d'une aussi grande douleur et qui est si légitimement partagée par mon cœur. Moins je voulais croire aux nouvelles si tristes que vous m'aviez données à votre dernière visite, plus j'ai été accablée de ce triste événement, et qui était pour moi inattendu. Les jugements de Dieu sont impénétrables! adorer et se taire est ma devise depuis longtemps; mais j'aime à reconnaître dans cette mort prématurée la preuve que la Providence, dans sa miséricorde, lui réservait une couronne immortelle, que les puissances de la terre ne pourront plus lui enlever. Cette manière d'envisager les choses n'empêche pas les larmes de couler, mais elle les rend moins amères. Agréez, Monsieur, la nouvelle assurance de ma considération distinguée. _Signé_: M., Comtesse DE MONTESQUIOU. _Lettre de mon grand-père à sa femme à propos de la mort du duc de Reichstadt._ Le 9 août 1832. Des bains du mont Dore. J'étais bien préparé, ma chère amie, à la perte douloureuse dont j'ai appris ici la nouvelle. J'avais vu, avant de quitter Paris, une lettre du Dr Malfatti à Antomarchi, qui lui donnait de longs détails sur la nature de la maladie de l'infortuné prince. Il était attaqué d'une phtisie tuberculeuse, arrivée à son dernier période et malheureusement incurable. Depuis longtemps les médecins sollicitaient son éloignement de Vienne. Mais la Sainte-Alliance s'y est constamment opposée. Metternich n'a pas osé lui désobéir, et l'Empereur s'est séparé de son petit-fils en pleurant pour ne pas le voir mourir. Dieu nous préserve d'avoir des cœurs de souverain! C'est un nouvel attentat dont la coalition s'est chargée et qui ajoute à l'exécration que lui vouera la postérité. Je crois au désespoir de sa mère, mais je ne la crois pas inconsolable. Dieu lui pardonne! Que de maux sa faiblesse nous a causés! Une profonde obscurité couvre l'adolescence et la mort du jeune infortuné. Les crimes qu'a vu commettre le Moyen âge étaient empreints d'une énergie sauvage qui avait quelque grandeur, mais quel dégoût, mêlé d'horreur, inspire cette lâcheté de cœur qui n'ose pas assassiner, mais qui fait mourir d'une lente agonie un jeune homme dont l'âme ardente et généreuse se consume dans d'impuissants efforts, sans trouver une âme dont les sentiments et les pensées répondent aux siens. Je ne sais quel sentiment domine en moi, de l'indignation ou de la douleur. Mon repos en est troublé pour toute ma vie, et je tâche en vain d'écarter ces fâcheux souvenirs. J'ai trouvé dans la maréchale Ney et dans madame Tascher une sympathie qui a eu quelque douceur pour moi, mais elles ne peuvent sentir tout ce que j'éprouve. TABLE DES MATIÈRES Pages AVANT-PROPOS I CHAPITRE PREMIER Caractère de Marie-Louise.--Sa correspondance avec Mme de Crenneville.--Son portrait.--Ce que pensait de sa mère le duc de Reichstadt 1 CHAPITRE II Lettre de l'empereur d'Autriche à Napoléon en date du 16 avril 1814.--Lettre de Metternich à Marie-Louise.--Appréciation du caractère et de la conduite de ce ministre par un contemporain du chancelier autrichien 17 CHAPITRE III Marie-Louise laissée dans l'ignorance des événements survenus à Paris depuis l'abdication de Napoléon.--Mauvais conseils qui lui sont donnés dans son entourage, d'après les témoignages de Rovigo et de Mme Durand.--Bon mouvement de l'Impératrice à Blois.--Jugement de Napoléon sur elle 31 CHAPITRE IV Marie-Louise se met en route pour Vienne.--Détails sur son itinéraire et les diverses phases de son voyage.--Appréciation de son caractère et de ses dispositions intérieures.--Accueil qu'elle reçoit à Vienne 45 CHAPITRE V Extraits de correspondances particulières se rapportant à Marie-Louise et rendant compte de sa situation d'esprit.--Mme de Montebello, MM. Corvisart et Caffarelli se séparent de l'Impératrice.--Projet de Marie-Louise d'aller prendre les eaux d'Aix en Savoie. La cour d'Autriche n'y est nullement favorable.--La reine Caroline de Naples, grand'mère de la femme de Napoléon.--Son portrait.--Bons conseils qu'elle donne à Marie-Louise 59 CHAPITRE VI Marie-Louise, le duché de Parme et Metternich.--Lettre de l'île d'Elbe pour recommander les eaux de la Toscane.--Retour de l'Empereur d'Autriche à Vienne.--Réception qui lui est faite.--Dîner chez Marie-Louise.--Comment se passe la journée du secrétaire des commandements de l'Impératrice 71 CHAPITRE VII Départ de Marie-Louise pour Aix.--Détails sur ce voyage, arrivée à Aix.--Mme de Montebello, Corvisart et Isabey, arrivés de leur côté pour y retrouver l'Impératrice.--Première apparition de Neipperg.--Réflexions.--Portrait du général Neipperg.--Quel était son véritable père 85 CHAPITRE VIII Correspondance de Marie-Louise avec le baron de Méneval.--Plusieurs lettres autographes de l'Impératrice donnent un récit de ses occupations pendant une partie de l'été de 1814 99 CHAPITRE IX Lettre de Metternich à l'Impératrice Marie-Louise.--Réflexions. --Lettre de la comtesse Brignole à mon grand-père.--Nouvelles lettres de l'Impératrice au même, dont plusieurs inédites.--Lettre de M. de la Tour du Pin, ministre de France à Vienne, au ministre des Affaires étrangères à Paris 115 CHAPITRE X Épisode du voyage de Mme Walewska à l'île d'Elbe.--Retour de mon grand-père en Suisse auprès de Marie-Louise.--Bon accueil qu'il en reçoit.--Changement dont il aperçoit les premiers symptômes.--Lettre qu'il écrit à sa femme à ce sujet.--Fugue de Marie-Louise dans l'Oberland bernois 135 CHAPITRE XI Séjour de l'Impératrice et de sa petite cour à Berne.--Son entrevue avec la princesse de Galles dans cette ville.--Dîner suivi de musique et de chants où la femme du prince régent d'Angleterre se fait remarquer par son originalité.--Ruines du château de Habsbourg.--Anecdote significative sur le séjour de Marie-Louise à l'auberge du Soleil d'Or, au Righi.--Terrain gagné par Neipperg 149 CHAPITRE XII Retour de Marie-Louise à Vienne.--Elle y trouve les souverains de l'Europe réunis.--Magnificence de la réception, qui leur y est préparée.--Détails sur différents princes et princesses.--Asservissement de Marie-Louise aux injonctions du Cabinet de Vienne.--Jugement de lord Holland sur l'empereur François 163 CHAPITRE XIII Vicissitudes dont la souveraineté du duché de Parme est l'objet.--La petite cour française de l'Impératrice divisée en deux camps.--Lenteur de la marche du Congrès.--Mot du prince de Ligne.--Charme du fils de Napoléon.--Nouvelle dépêche de la légation française concernant Marie-Louise et son fils.--Lettre rendant compte de l'inimitié existant entre deux dames du service de l'Impératrice 177 CHAPITRE XIV Zèle de Talleyrand contre tout ce qui porte le nom de Bonaparte.--Projet de déporter Napoléon aux Açores.--Lettre de la légation française à Vienne, adressée à Paris.--Lettre de mon grand-père à sa femme, blâmant avec force la conduite de quelques-unes des personnes de la suite de Marie-Louise.--M. de Carcassonne.--Constatation de l'influence dominatrice prise par Neipperg sur Marie-Louise.--Folle passion de cette dernière pour le général 191 CHAPITRE XV Zèle déployé par Neipperg pour bien remplir sa mission.--Il fait étalage de son dévouement pour Marie-Louise.--M. de Gentz; influence qu'il exerce à Vienne, notamment sur Metternich.--Musique quotidienne le soir chez Marie-Louise.--Le prince Eugène Beauharnais et le prince de Ligne.--Portrait de ce dernier.--Grand dîner chez Marie-Louise.--Mort du prince de Ligne 203 CHAPITRE XVI Marie-Louise atteint ses 23 ans.--Cadeaux que lui envoie sa belle-mère l'impératrice d'Autriche.--Arrivée de lettres de l'empereur Napoléon.--Marie-Louise les remet à son père l'empereur d'Autriche.--Parme et le Congrès.--Traité du 3 janvier 1815.--Propos de l'empereur de Russie 219 CHAPITRE XVII Cadeaux du jour de l'an.--Distraction d'hiver à Schönbrunn.--Les affaires dans le Congrès traînent de plus en plus en longueur.--Célébration en grande pompe, à Vienne, de l'anniversaire de la mort de Louis XVI, à l'instigation du zélé Talleyrand.--Mon grand-père tient à y assister.--Visites fréquentes du czar à Marie-Louise. Réception chez l'impératrice Marie-Louise.--La famille d'Edling 299 CHAPITRE XVIII Mme de Brignole et Bausset malades.--Les intrigues continuent à la petite cour de Schönbrunn.--Nouvelles difficultés à propos du duché de Parme.--Gentz donne ses conseils à Marie-Louise et à Neipperg.--L'abbé Werner, anecdote.--L'empereur Alexandre vient déjeuner à Schönbrunn.--Amabilité de ce prince 241 CHAPITRE XIX Plaintes de Napoléon de ne recevoir aucune lettre de Marie-Louise.--Mon grand-père s'en fait l'écho auprès d'elle.--Réponse qu'il en obtient.--Promenades à cheval avec Neipperg.--Le roi de Danemark, anecdote.--Wellington à Vienne.--Faux départ de Neipperg.--Mme de Brignole très malade.--Nouvelles du Congrès.--L'avis du départ de Napoléon de l'île d'Elbe parvient à Vienne 255 CHAPITRE XX Ce qui se passait à la fin de février à l'île d'Elbe.--Conversation de Napoléon avec Fleury de Chaboulon.--Extraits empruntés aux _Mémoires_ de ce dernier 269 CHAPITRE XXI La nouvelle du départ de l'île d'Elbe cause une profonde sensation à Vienne.--Zèle intempestif de Bausset.--Paroles de l'empereur Alexandre.--Trouble dissimulé de Marie-Louise.--Propos de l'archiduc Jean.--Mme de Brignole gravement malade est administrée.--Marie-Louise se met sous la protection des alliés.--Déclaration du 13 mars.--Tracasseries policières 285 CHAPITRE XXII Une lettre de Napoléon à Marie-Louise, datée de Grenoble, lui est transmise par l'intermédiaire du général Bubna.--Marie-Louise se renferme dans un mutisme complet vis-à-vis de mon grand-père.--Le fils de Napoléon transféré de Schönbrunn au Palais impérial à Vienne.--Conversation sérieuse avec Marie-Louise.--Mme de Montesquiou retenue à Vienne.--Fauche-Borel.--Nouvelles qu'il répand dans la capitale autrichienne 301 CHAPITRE XXIII Marie-Louise assidue aux offices religieux de la semaine sainte.--Cérémonies à Saint-Étienne.--Lettre de Napoléon à l'empereur François; il n'y est fait aucune réponse.--Billets de Napoléon à Marie-Louise.--Lettres de Caulaincourt.--A propos des traités du 3 janvier et du 25 mars 1815.--Talleyrand ferme sa maison.--Départ de Wellington.--Mort de la comtesse de Brignole.--Lettre de ma grand'mère à son mari 315 CHAPITRE XXIV Autres billets de Napoléon à Marie-Louise.--Silence conservé par elle.--Mme Mitrowsky dame d'honneur.--L'archiduc Rainier.--Marie-Louise annonce à mon grand-père la résolution de ne jamais se réunir à l'empereur Napoléon.--Conversation à ce sujet.--Le fils de Napoléon privé de la succession de sa mère à Parme.--Départ du prince Eugène pour Munich.--Mission Montrond.--Détails sur ce personnage; son rôle à Vienne.--Le roi Murat, anecdote 329 CHAPITRE XXV Lettre du baron de Méneval au duc de Vicence pour documenter le Gouvernement impérial français sur ce qui se passe en réalité à Vienne.--Lettre de Talleyrand à Louis XVIII rendant compte à sa manière de la mission Montrond à Vienne 345 CHAPITRE XXVI Mon grand-père demande à Marie-Louise de lui faire délivrer des passeports pour la France.--Réputation de Talleyrand; on ne le juge pas favorablement, même à Vienne.--Variations de Metternich rapportées par Talleyrand.--Le cabinet de Vienne disposé à s'entendre en sous-main avec Napoléon.--Causes de l'avortement de ces dispositions plus conciliantes.--Joachim déclare la guerre à l'Autriche.--Des lettres de Napoléon, du roi Joseph et de sa femme sont remises par mon grand-père à l'Impératrice.--Correspondance active de Marie-Louise avec Neipperg 359 CHAPITRE XXVII Le Gouvernement autrichien, estimant n'avoir plus de ménagements à garder vis-à-vis de Napoléon, lève le masque et prend définitivement parti contre lui.--L'empereur Alexandre et le prince Schwarzenberg, anecdote.--Mouvement que se donne Bausset pour se remettre d'aplomb sur ses jambes.--Propos de l'archiduc Jean relatif à la famille royale d'Espagne.--Silence de l'Impératrice sur les affaires vis-à-vis de mon grand-père.--Mort de la comtesse Neipperg.--Bavardage intarissable de Marie-Louise pendant cette période de son existence.--Le 4 mai (Ascension), Marie-Louise fait ses dévotions.--Adieux de mon grand-père au fils de Napoléon et à Marie-Louise.--Son départ de Vienne.--Lettres de Metternich à Marie-Louise.--Lettre de Gourgaud (1818) à la même 375 Épilogue 397 APPENDICE Extrait des souvenirs historiques de mon grand-père. Caractère de Marie-Louise 399 Lettre du comte Marescalchi au baron de Méneval 402 Lettre de M. de Bausset au baron de Méneval 404 Lettre de Marie-Louise à la comtesse de Montesquiou 408 Lettre du grand chambellan, comte Wrbna au baron de Méneval 408 Anecdote concernant Marie-Louise duchesse de Parme 409 Copie de la lettre de Mme la comtesse de Montesquiou à M. Ballouhey en date du 12 août 1832 411 Lettre de mon grand-père à sa femme à propos de la mort du duc de Reichstadt 412 IMPRIMERIE CHAIX, RUE BERGÈRE, 20, PARIS.--15462 11-08.--(Encre Lorilleux). *** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK MARIE-LOUISE ET LA COUR D'AUTRICHE ENTRE LES DEUX ABDICATIONS (1814-1815) *** Updated editions will replace the previous one—the old editions will be renamed. Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright law means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to copying and distributing Project Gutenberg™ electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG™ concept and trademark. Project Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you charge for an eBook, except by following the terms of the trademark license, including paying royalties for use of the Project Gutenberg trademark. If you do not charge anything for copies of this eBook, complying with the trademark license is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose such as creation of derivative works, reports, performances and research. 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