The Project Gutenberg eBook of Noémie Hollemechette: Journal d'une petite réfugiée belge This ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this ebook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook. Title: Noémie Hollemechette: Journal d'une petite réfugiée belge Author: Magdeleine Du Genestoux Illustrator: Georges-Pierre Dutriac Release date: August 17, 2016 [eBook #52829] Most recently updated: March 2, 2017 Language: French Credits: Produced by the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr) *** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK NOÉMIE HOLLEMECHETTE: JOURNAL D'UNE PETITE RÉFUGIÉE BELGE *** Produced by the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr) Au lecteur Cette version électronique reproduit dans son intégralité la version originale. La ponctuation n'a pas été modifiée hormis quelques corrections mineures. L'orthographe a été conservée. Seuls quelques mots ont été modifiés. La liste des modifications se trouve à la fin du texte. NOÉMIE HOLLEMECHETTE [Illustration: LES CHIENS DE LOUVAIN FURENT AMENÉS SUR LA PLACE DE L'HÔTEL-DE-VILLE] M. DU GENESTOUX NOÉMIE HOLLEMECHETTE JOURNAL D'UNE PETITE RÉFUGIÉE BELGE (_COURONNÉ PAR L'ACADÉMIE FRANÇAISE_) 153 ILLUSTRATIONS DE GEORGES DUTRIAC DEUXIÈME ÉDITION [Illustration] PARIS LIBRAIRIE HACHETTE 1920 Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptation réservés pour tous pays. _Copyright par Librairie Hachette 1918._ [Illustration] Je commence mon Journal. _Louvain, 25 juillet 1914._ MAMAN m'a dit ce matin: «Nous allons partir en vacances, tu vas ainsi passer deux mois au bord de la mer à Heyst. Tu n'auras rien à faire, aucun devoir; mais je vais te donner une idée qui sera une occupation sans toutefois t'ennuyer, ni te faire perdre beaucoup de ces heures de plaisir dont, moi la première, je désire que tu jouisses: écris donc ton journal de vacances. Une petite fille de dix ans peut très bien noter ses impressions et les événements de sa vie. Tu écriras chaque jour, ou plutôt deux fois par semaine, le dimanche et le jeudi, ce que tu auras vu, ce qui t'aura amusée, enfin tout ce que tu voudras. Si ce journal est bien fait, plus tard il sera un souvenir précieux. Moi, petite fille, j'ai écrit aussi mon journal et je l'ai continué jusqu'au jour de mon mariage, lorsque je suis venue m'installer ici, à Louvain, avec ton papa.» Oui, c'est cela, je vais écrire mon journal. J'ai demandé à papa un beau cahier, il m'en a apporté un très joli, recouvert de toile grise, sur lequel il a fait écrire en belle ronde par Jean Moya, son commis, mon nom, Noémie Hollemechette, et ces mots: _Journal de ma vie_. Après le déjeuner, vite je commence. Nous devons partir le 2 août pour Heyst; papa qui, depuis très longtemps, n'a pas quitté son magasin de livres, tant il craint de manquer la visite d'un de ces «Messieurs de l'Université», comme il dit, vient avec nous; mon frère Désiré, qui est à la banque, nous rejoindra un peu plus tard. Il prétend toujours qu'il a trop à faire, et papa ne veut jamais qu'il demande un congé quand on ne le lui donne pas; je suis bien contente que, cette fois-ci, il puisse aller à Heyst, car l'année dernière il nous a beaucoup manqué. Il sait si bien raccommoder les filets, et surtout, quand il est là, maman nous laisse faire tout ce que nous voulons et nous sortons bien davantage. Mes grands cousins Craenendonck vont aussi venir avec Gertrude et Rosalie. Quelles bonnes parties nous allons faire! Je voudrais bien cette année avoir un petit jardin le long de l'allée qui mène à l'entrée de la maison; je demanderai au vieux Frans, qui porte le poisson et qui nettoie les allées, de nous tracer un jardin et de planter une bordure verte. Ma petite sœur Barbe en voudra un sûrement, mais si Frans en fait un, il peut aussi en faire deux. Et puis Désiré, quand il viendra, l'arrangera. L'année dernière j'en avais un. J'avais pioché, creusé et semé, je ne me rappelle plus quoi, puis j'avais tassé la terre avec mes mains, comme Frans, mais rien n'a jamais poussé. De temps en temps je faisais un petit trou avec mes doigts pour voir si cela n'avançait pas. Désiré m'a dit que j'avais trop aplati. Cette année, après avoir semé, je n'y toucherai plus. Je laisserai du reste à Frans le plus gros travail. Il faudra aussi que Désiré fasse une armoire près de mon lit, dans la chambre de Madeleine, pour que j'y mette mes livres et mon cahier. Papa m'a donné pour ma fête une collection de la Bibliothèque Rose que je veux emporter à la campagne, car je la prêterai à Gertrude et à Rosalie qui n'ont pas lu la suite des _Petites filles modèles_, les _Vacances_. Sur cette bibliothèque nous rangerons les coquillages et les pierres que chaque année nous ramassons sur la plage. [Illustration: PAPA ET M. VAN TIEREN ONT CAUSÉ TOUS LES DEUX EN SECRET.] Et sur la plage que ferons-nous? Ma sœur Madeleine, à qui maman a très bien appris à coudre,--du reste elle a quinze ans,--m'a fait des costumes pour «barboter» dans l'eau. Comme nous emportons beaucoup de bagages, maman nous a donné, à moi et à ma petite sœur Barbe, une malle entière et j'y ai mis toutes nos affaires. Naturellement, au fond, bien couchée sur ses robes et son linge, nous avons posé la poupée de Barbe. Elle ne pourrait pas se passer de Francine: moi de même, quand j'étais petite, je ne pouvais pas m'en aller sans ma Francine. Alors je comprends ma petite sœur quand elle pleure en voyant la tête brisée de sa fille! Mais, dans ce cas, on la lui remplace, c'est très facile. Je lui ai du reste fait une robe, à Francine; elle est de la même étoffe et de la même forme que celles que nous ont cousues maman et Madeleine. Elles sont en mousseline rose tout unie avec des ceintures de peau blanche. Seulement, pour la poupée, comme nous n'avions pas de ceinture de peau blanche, nous avons mis un ruban. Maman a dit que, pour une poupée, c'était même mieux. Papa, qui a l'air si content de venir avec nous, nous a acheté lui-même de jolis chapeaux de paille d'Italie blanche garnis de petites roses pompon. En les voyant, maman s'est écriée: «Mais c'est une folie!» Alors papa a répondu: «Oh! pour une fois, on pouvait bien se le permettre. Il y a si longtemps que j'attends de bonnes vacances comme celles que nous allons passer. Je vais voir ma sœur Craenendonck et je veux lui montrer de gentilles petites nièces. J'ai eu une excellente année et, en revenant, je travaillerai davantage.» Là-dessus, papa et maman nous ont embrassées; mon frère, qui était là, s'est mis au piano et a joué la _Brabançonne_, tandis que Barbe et moi nous dansions autour de nos chapeaux. Tout le monde criait, et Phœbus, notre gros toutou qui doit être du voyage, car il ne se sépare jamais de nous, s'est mis à aboyer si fort que papa lui a dit de se taire; alors il s'est mis à lécher les joues de Barbe qui est tombée par terre. _Jeudi, 30 juillet._ Quel malheur! notre voyage est remis. Nous devions partir hier soir, et maman a défait nos paquets en disant qu'elle ne savait pas si nous pourrions quitter Louvain avant dimanche. Mardi soir M. van Tieren, le vieux professeur, est venu voir papa et ils ont causé tous les deux en secret; ils avaient l'air très triste, papa a appelé maman. A ce moment, mon frère Désiré est entré en courant dans le magasin: «Je suis convoqué à la caserne, je ne sais pas pourquoi, et, à la Banque, nous sommes affolés». Comme les grandes personnes continuaient à parler à voix basse, nous nous sommes assises sur nos petites chaises dans un coin, et Barbe a raconté à sa fille notre ennui de ne pas partir pour Heyst rejoindre nos cousines Gertrude et Rosalie. _Dimanche, 2 août._ Tous les soldats sont appelés à la caserne. Voici ce que mon frère est venu annoncer ce matin à midi. Maman s'est mise à pleurer et papa s'est écrié que la déclaration du Roi était magnifique. Mais je veux raconter tout ce qui est arrivé depuis jeudi soir. [Illustration: PAPA A DIT: «PARS ET FAIS TON DEVOIR!»] Mon frère, vendredi matin, s'est rendu à la caserne avec tous ses camarades, et la rue de Namur était pleine de gens. Nous étions descendues dans le magasin et, cachées dans un petit coin, nous écoutions ce que l'on disait. Au commencement je ne comprenais pas, ma sœur Madeleine m'a expliqué que les Allemands faisaient la guerre à la France et que pour arriver plus vite à Paris, ils voulaient traverser la Belgique qui était le plus court chemin; que le Roi ne le voulait pas, et c'est pourquoi il appelait tous les jeunes gens pour l'aider à défendre le pays. J'ai pleuré parce que j'ai pensé que notre pauvre Désiré partirait et que nous ne le verrions pas tous les jours comme à l'ordinaire. Je croyais qu'il allait tout de suite chez le Roi à Bruxelles, mais Madeleine m'a encore dit: «Non, pas encore, il reste à Louvain, à la caserne». J'ai répondu: «Alors le Roi est tout seul». Madeleine a repris: «Pour le moment, il a avec lui les garçons de Bruxelles». La rue était remplie de gens qui voulaient aussi savoir des nouvelles. Papa ne quittait pas son magasin, à chaque instant il entrait quelqu'un. «Bonjour, monsieur Hollemechette, votre fils est parti?» C'était un ami de Désiré, avec un tas de paquets à la main, qui se rendait à la caserne. «Ah! mon pauvre Hollemechette, quelle triste histoire!» Ça, c'était le professeur Velthem qui reste toujours à causer avec papa, qui oublie l'heure du dîner et sur lequel maman se désole sans cesse: «Ah! dit-elle, on voit bien qu'il n'a pas d'enfants et qu'il n'est pas marié!» Notre pauvre commis Jean Moya et sa bicyclette ont été appelés. Comme il n'y a plus de place dans la caserne, on loge les soldats dans les écoles et les salles de spectacles. En face de chez nous, on construit une maison; tout à coup, hier, les ouvriers sont descendus du toit, les maçons de leur mur et, en chantant la _Brabançonne_, ils se sont rendus devant l'Hôtel de Ville. Comme Phœbus voyait tous les gamins courir, il a couru lui aussi; alors Madeleine a suivi et moi, je me suis accrochée à sa jupe et nous avons été ainsi jusqu'à Saint-Pierre. Une grande foule était rassemblée, une quantité de jeunes gens réunis devant les marches de l'Hôtel de Ville, chantant encore la _Brabançonne_; des femmes en groupes restaient sur le trottoir, et des hommes plus âgés, parmi lesquels je reconnus M. Velthem et M. van Tieren, leur chapeau à la main, étaient montés sur les marches de l'Hôtel de Ville. Tout à coup, une voix cria: Vive la France! La foule entière se mit à entonner un chant magnifique que je n'avais jamais entendu. Madeleine me dit que c'était la _Marseillaise_. Je me retournai tout à coup, je vis ma sœur qui pleurait et aussi toutes les femmes qui nous entouraient. Alors nous sommes revenues à la maison, et maman et ma sœur se sont embrassées et nous ont caressées doucement en disant: «Mes petites, mes petites! Il faut que vous soyez bien sages, et nous, bien courageuses.» A ce moment sont entrés dans la librairie les fils du professeur Boonen qui n'ont plus leur maman; ils goûtent souvent chez nous après qu'ils ont pris leur leçon de latin avec papa; ils annoncent que l'école normale est licenciée afin de loger les soldats. Maman voulait les retenir, mais ils sont vite partis pour rejoindre leur père qui devait les attendre devant l'église du Grand Béguinage. Le soir à quatre heures, mon frère Désiré est venu nous dire adieu. Il partait pour Bruxelles avec son régiment. Il était très content et nous embrassa tous. Papa avait pris son air grave qui me fait toujours un peu peur, maman pleurait en mettant dans un sac un gros pâté, du saucisson et du pain. Madeleine ne disait rien et je voyais bien qu'elle se forçait pour ne pas pleurer, et Barbe et moi, quand Désiré nous a pris dans ses bras pour nous embrasser, nous riions de voir un si beau soldat. Phœbus avait posé ses deux pattes sur ses épaules et il ne voulait pas lâcher mon frère. Papa lui a dit alors: «Pars et fais ton devoir!» Comme nous savions que son régiment prenait le train de Bruxelles, nous sommes allées le voir passer rue de Jodoigne; mais nous avons laissé Phœbus à la maison; il aurait pris la fuite pour suivre mon frère. Maman seule est venue avec nous. Le régiment a défilé devant nous, la musique en tête, le drapeau déployé. Le soleil brillait, tous les hommes levaient leur chapeau. Ah! que c'était beau! Désiré était le premier de sa compagnie; quand il est arrivé devant nous, vite il a embrassé maman et, sans plus rien dire, nous sommes revenues à la maison où nous avons trouvé papa tout seul, Phœbus couché à ses pieds. _Jeudi, 6 août._ La guerre avec l'Allemagne a été déclarée mardi, mon frère Désiré est parti--mais je crois que je l'ai déjà dit dans mon journal--et notre bon Phœbus a été pris pour traîner les mitrailleuses. Mon Dieu, que nous sommes malheureux! Je l'écris ici, mais maman et Madeleine ne veulent pas que nous soyons tristes. Madeleine est tout à fait douce avec nous et répond à chaque question que nous lui posons, et il faut bien que je la questionne, car il y a beaucoup de choses que je ne peux comprendre. Par exemple, papa disait hier à maman: «Non, notre Roi n'acceptera pas l'ultimatum de l'Allemagne, j'en suis sûr; pas un Belge ne l'accepterait.» J'ai tiré Madeleine par le bras et je lui ai demandé tout bas ce que voulait dire _ultimatum_. Elle m'a répondu que cela signifiait «conditions irrévocables», et que dans notre cas, l'Allemagne avait posé des conditions à la Belgique qu'elle ne pouvait accepter sans se déshonorer; alors j'ai tout de suite compris ce que disait papa et j'ai pensé comme lui. Le soir, quand M. van Tieren est venu dans le magasin, je me suis assise sur ma petite chaise et j'ai écouté ce qu'on racontait. Du reste, maman et Madeleine étaient là aussi et personne ne songeait à moi: j'en étais bien contente, car je désirais tout savoir et je veux écrire le mieux possible tout ce que je vois et ce que j'entends. M. van Tieren était très excité en parlant de la séance qui avait eu lieu au Parlement, où le Roi a déclaré qu'il défendrait la Belgique contre le passage des Allemands et qu'il était sûr que tout le pays serait avec lui. La Reine et ses enfants étaient là aussi, et il paraît que tout le monde les a acclamés; on criait: «Vive la Belgique, vive le Roi!» Sur le bureau de papa, il y a une photographie de la famille royale, très grande et très bien encadrée, que je regarde souvent parce que je trouve que la petite princesse Marie-José a de très jolies boucles comme je voudrais en avoir. Pendant que M. van Tieren racontait tout cela, M. Boonen est arrivé. Il avait les yeux plein de larmes. «Mais qu'avez-vous, mon cher collègue? demanda M. van Tieren. --C'est vrai, je suis ému, mais je suis bien fier aussi: mes deux fils s'engagent pour la durée de la guerre; ils vont à Bruxelles défendre leur pays et leur Roi. --Oh! dit maman, quels braves garçons, mais comme ils sont jeunes, dix-sept et dix-huit ans! --Oui, c'est moi qui aurais dû partir; je ne suis plus jeune, mais j'aurais eu encore la force de tenir un fusil et de bien viser. Mes chers fils, ils partent demain par un premier train: il y en a toute la journée. Je vais rester seul, je viendrai vous voir souvent.» J'aime beaucoup M. Boonen, parce qu'il caresse toujours mes joues, et que je pense qu'il doit être très malheureux que ses fils n'aient pas une maman comme la mienne. J'aurais voulu lui dire quelque chose, mais je n'osais pas; alors je me glissai derrière lui et tout doucement, comme il était assis sur une chaise, je me hissai sur la pointe des pieds, et je mis un baiser sur sa joue. Surpris, il se retourna et, prenant mes mains dans les siennes, il s'écria: «Ah! ma petite Noémie, que ta bonté soit récompensée: tu as toute la douceur et la charité d'une femme belge!» [Illustration: JE DONNAI UN BAISER A M. BOONEN, QUI AVAIT LES YEUX PLEINS DE LARMES.] J'étais cramoisie et je ne pus faire autre chose que de me jeter dans les bras que me tendit papa. Le lendemain matin, un nouveau chagrin nous arriva. On a demandé les chiens pour traîner les mitrailleuses, et le bon Phœbus, qui est le plus beau chien de Louvain, fut appelé un des premiers. L'ordre a été affiché sur la porte de l'Hôtel de Ville; il était inscrit qu'on devait se présenter de midi à trois heures. Papa est allé prendre chez Tantine Berthe son gros Pataud, le frère de Phœbus. Elle demeure rue de Malines, en face de Sainte-Gertrude, une petite maison très vieille, aussi vieille que l'Hôtel de Ville, dit maman. Derrière, il y a un petit jardin plein de fleurs d'héliotrope et de réséda. Tantine vit seule avec Pataud et n'aime pas beaucoup les enfants, surtout les petites filles «qui ne servent à rien», dit-elle. J'ai très peur d'elle, mais maman l'aime beaucoup et nous conduit chez elle chaque dimanche dans l'après-midi. Pataud et Phœbus s'attellent ensemble et, souvent, ils traînent la petite voiture de Barbe quand nous allons faire des promenades à la campagne. Ils ne peuvent aller l'un sans l'autre, c'est pourquoi papa allait chercher Pataud pour le mener à l'Hôtel de Ville en même temps que Phœbus. Quand ce dernier est parti de la maison, Barbe et moi nous nous sommes pendues à son cou. Barbe l'embrassait et, moi, je lui ai donné beaucoup de morceaux de sucre: il était si content qu'il les mangeait tous à la fois et très vite pour en avoir d'autres. Maman ne pouvait retenir ses larmes et passait doucement sa main sur sa grosse tête. Il faisait ses yeux câlins et tendait sa patte comme lorsqu'il est ému et désire obtenir quelque chose. Madeleine a voulu aussi le conduire pour voir son conducteur; alors je suis partie avec elle. Nous avons rejoint papa sur la place de l'Hôtel-de-Ville qui était pleine de monde. Tous nos amis étaient là avec leurs chiens. Il y avait M. Hoodschot, la vieille Mme Bouts qui a deux toutous; ils sont si entraînés à la marche que les gens disaient que chacun d'eux pourrait bien traîner une mitrailleuse. Tous les jours ils portent le lait dans toutes les maisons de Louvain et aux environs. Heureusement qu'elle les nourrit bien, mais c'est par avarice, car elle économise avec ses chiens plus de quatre employés. Il y avait aussi Poppen, le concierge de l'Université avec Faraud, et puis Layens, le gardien de l'Hôtel de Ville avec Médor, et le professeur Melken avec Black, enfin tous. Et ils aboyaient, ils tiraient sur leur laisse et c'étaient des cris épouvantables! Papa a dit au professeur Melken: «Vraiment, le départ de nos chiens est plus bruyant que celui de nos fils.» Madeleine me montra deux vieilles femmes de l'avenue Jodoigne, célèbres dans toute la ville pour leurs disputes à propos de leurs chiens. L'une vend des légumes au marché, l'autre du lait, et dès qu'elles s'aperçoivent du bout d'une rue, elles commencent à se regarder de travers et finissent par se dire de gros mots, chacune pour prouver que son chien est le plus beau et le plus aimable. Ce qu'il y a de drôle, c'est que les chiens s'aiment beaucoup et ne songent pas à être jaloux: ils vont toujours se dire bonjour, ce qui met ces femmes encore plus en colère. Aujourd'hui, elles ont tant de chagrin de se séparer de leurs chiens qu'elles redeviennent amies, et les voilà qui reviennent ensemble. [Illustration: BARBE EMBRASSAIT PHŒBUS.] Nous avons eu quelques difficultés au passage d'un beau chien qui demeure un peu plus haut que nous, rue de Namur, et qui est l'ennemi mortel de Phœbus. S'ils se rencontrent par hasard, ils se jettent l'un sur l'autre et ils se battraient jusqu'à la mort si on ne les séparait pas. Il appartient à un jeune tailleur, qui est parti le même jour que Désiré; il était donc conduit par sa jeune femme. Mais ce qui est curieux, c'est que ces chiens semblèrent comprendre les circonstances graves qui les amenaient à cette heure place de l'Hôtel-de-Ville, car, après un coup d'œil haineux lancé l'un sur l'autre, ils restèrent près de leur maître sans bouger. Quand ce fut le tour de papa, il s'avança avec ses deux chiens et on les remit à un jeune artilleur, conducteur de mitrailleuse, qui avait l'air très bon. Il était de Tirlemont où papa connaît plusieurs personnes; alors papa lui a parlé de ses chiens que nous aimons tant, et Madeleine lui a demandé, les larmes aux yeux, de bien soigner Phœbus, de lui donner beaucoup à manger et, dans le cas où il recevrait un coup mortel, de bien l'enterrer. Ce jeune homme regarda ma sœur très attentivement et lui dit gentiment: «Mademoiselle, j'aime beaucoup les chiens, je soignerai donc naturellement ceux-ci, mais du moment que vous me recommandez le vôtre, croyez que je veillerai sur lui particulièrement.» Là-dessus papa lui remit un gros sac de biscuits pour chiens et, après une dernière caresse à Phœbus, il prit congé de l'artilleur. Madeleine et moi, embrassions Phœbus, mais en nous voyant nous éloigner, il se mit à hurler si fort que tout le monde le regarda. Il fallut la poigne de l'artilleur pour le retenir: je crois qu'il l'attacha à un arbre, tant il tirait. J'ai oublié de dire que ma sœur a donné notre adresse au nouveau maître de Phœbus pour qu'il puisse nous envoyer des nouvelles. En revenant, papa a voulu passer à la gare pour voir les trains qui allaient à Liége et à Tirlemont, venant de Bruxelles. Il en passait une quantité remplis de soldats. Aux arrêts du train, ils chantaient la _Brabançonne_ et aussitôt après l'autre chant, que maintenant je connaissais bien, la _Marseillaise_. Papa se mit à causer avec plusieurs personnes; tout à coup sa figure changea et je sentis sa main trembler dans la mienne. Il dit à Madeleine: «Les Allemands sont chez nous, ils ont détruit des baraquements à Visé, et l'on dit même que cent cinquante automobiles remplies de soldats sont entrés dans Liége, mais ils ont été bien reçus et ils ont été obligés de s'enfuir. Tu entends, à Liége!» [Illustration: PAPA A MIS TROIS DRAPEAUX AU-DESSUS DE LA PORTE.] Tout à coup la foule qui était sur les quais et sur la place devant la gare se mit à pousser les cris de «Vive la France!» répétés cent fois, puis elle se dirigea vers la rue de la Station, arriva à la Grand'Place et tourna pour se rendre devant l'Hôtel de Ville. Là, elle entonna encore la _Marseillaise_ et cria «Vive la France! Vive la Belgique!» Papa chantait aussi et Madeleine pleurait. Moi, je tremblais en tenant la main de papa bien serrée, car j'avais peur de le perdre, non pas parce que je craignais de ne pas retrouver ma maison, mais parce que tout ce monde dans les rues m'effrayait. Le plus gros de la foule s'engouffra dans la rue de Bruxelles. La plupart des magasins étaient fermés, mais toutes les maisons étaient ornées de drapeaux belges, et j'ai demandé à papa si nous en mettrions un. Il m'a répondu que oui, bien entendu, et qu'il fallait vite rentrer. A la maison, maman nous dit que M. Velthem était venu pour annoncer la nouvelle de l'arrivée des Allemands à Liége. Là-dessus, papa se fâcha en disant que ce n'était pas vrai, qu'il n'y avait que des automobiles qu'on avait vus dans les faubourgs, et qu'en tout cas on _LES_ avait reçus vigoureusement et qu'_ILS_ voyaient ce que c'était que d'entrer en Belgique. Papa mit aussitôt, au-dessus de la porte du magasin, trois drapeaux: deux belges et, au centre, un français. Après le dîner, M. Boonen est venu chercher papa. Il voulait sortir avec lui. J'aurais bien voulu aller avec eux, mais maman a dit que non. Nous devions être très sages et très obéissantes pour ne pas augmenter les tourments des grandes personnes, et c'était notre devoir, à nous, petites filles, dans ce malheur qui tombait sur notre pays. Alors nous sommes allées nous coucher, Barbe et moi. J'ai aidé ma petite sœur à se déshabiller, à plier ses affaires, à faire sa tresse; nous avons fait notre prière et ensuite je me suis mise dans mon lit mais, je ne pouvais dormir. Je pensais à Désiré, qui allait se battre contre les Allemands, à Phœbus, traînant des mitrailleuses, aux fils de M. Boonen, qui laissaient leur père tout seul. Tout à coup j'entendis papa parler et maman s'écriait: «Mais c'est terrible! terrible!» Je me dressai sur mon lit et j'écoutai. «Oui, disait papa, on est allé rue de Malines, chez les frères Witman, des Allemands; on a brisé tout leur magasin, enfoncé les devantures, brisé toutes les vitres, toute la vaisselle, jeté les tables et les chaises au milieu de la rue, et on allait y mettre le feu quand la police est arrivée; aidée par quelques hommes sérieux comme moi et M. Boonen, elle a réussi à disperser la foule qui a entonné la _Marseillaise_, mais le magasin était à sac.» Qu'est-ce que cela pouvait vouloir dire, un magasin à sac? Je m'endormis là-dessus. J'ai demandé à Madeleine, ce matin, ce que c'était; elle m'a dit: «C'est piller un magasin, enlever et briser tout ce qu'il y a dedans. Dieu veuille que les Allemands ne mettent à sac aucune de nos belles villes de Belgique!» [Illustration] [Illustration] Pauvre Louvain! _Louvain, 9 août._ JE me mets à écrire «mon Journal» en revenant de chez Tantine Berthe où nous sommes allés après le déjeuner. Tantine était beaucoup plus douce que d'habitude avec nous; au lieu de nous regarder d'un œil sévère, elle nous a dit, à Barbe et moi, en posant sa main sur nos têtes: «Allez, mes petites, dans le jardin, soyez bien sages, n'abîmez pas les fleurs, promenez-vous tranquillement en attendant que je vous appelle pour goûter, j'ai à parler avec vos parents». Oh! je sais bien ce qu'elle voulait: c'était lire la lettre de Désiré que nous avons reçue ce matin. Désiré est son préféré. Elle dit toujours: «C'est un garçon, ça!» Aussi était-elle heureuse d'avoir de ses nouvelles. Maman avait annoncé: «Oh! nous avons une lettre bien intéressante de Désiré». J'ai tout de suite pensé à la copier dans mon cahier comme souvenir; la voici: Bruxelles, 3 août. «Chers parents, chères sœurs, «Je me hâte de vous donner de mes nouvelles. Je suis arrivé hier à Bruxelles en excellente santé. Nous nous sommes rendus immédiatement à la caserne d'artillerie qui se trouve à la Chaussée de Terouëren, que papa connaît. Après nous être restaurés, on nous a annoncé que le Roi passerait la revue de notre régiment à deux heures. Alors vous pensez si nous nous sommes astiqués et si tout reluisait merveilleusement à l'heure dite. C'est au champ de manœuvre qu'a eu lieu la revue. Il y avait avec nous les régiments de cavalerie et d'artillerie. Nous étions en position à droite, la cavalerie à notre gauche, les mitrailleuses traînées par des chiens étaient au milieu de nous. Une foule énorme se pressait tout autour, et les agents de police et même les gendarmes la maintenaient avec peine. Le Roi est arrivé après une demi-heure d'attente, à deux heures précises; il était à cheval, accompagné du major Melotte et de ses aides de camp. La foule entière n'a eu qu'un cri: «Vive le Roi!» La musique battait aux champs, les soldats frémissaient d'enthousiasme; le Roi tout pâle se tenait droit sur son cheval; il avait l'air horriblement ému, et lorsqu'il a passé devant moi--je suis, comme vous savez, le premier du bataillon--j'ai vu que ses yeux étaient pleins de larmes. Il a prononcé quelques paroles que je voudrais vous citer textuellement, tant elles étaient belles et simples: «Oui, la Belgique est un petit pays, mais son honneur est grand; il saura le sauver et vous tous, jeunes gens, vous vous battrez pour son indépendance et sa liberté. Je serai avec vous et c'est à mes côtés que nous arrêterons les envahisseurs qui trahissent leur serment!» Nous aurions tous voulu applaudir. Nous avons seulement crié: «Vive le Roi! vive la Belgique!» «Nous partons ce soir pour Liége. Je vous embrasse tendrement, mes chers parents, ainsi que Madeleine et les deux petites. Votre fils, DÉSIRÉ. «P.-S.--J'oubliais de vous dire qu'à la revue, il y avait un chien attelé à une mitrailleuse qui ressemblait beaucoup à Phœbus mais il n'était pas content du tout d'être attelé et il voulait mordre tous ceux qui s'approchaient de lui. Alors on lui a mis une muselière.» En revenant de chez Tantine, papa a voulu passer devant l'Hôtel de Ville pour savoir s'il n'y avait pas quelque chose de nouveau. Nous avons été arrêtés sur la Grand'Place par M. Van Tieren. Il prévint papa que M. Boonen avait reçu des nouvelles d'un de ses fils. Nous sommes vite allés chez lui. Ce n'était pas très loin, car il demeure avenue Jodoigne. [Illustration: IL NOUS TENDAIT UNE BOUTEILLE, UN PATÉ.] On nous fit entrer dans la salle à manger où son second fils, habillé en artilleur, tout couvert de poussière et de boue, était assis devant la table et mangeait en hâte ce qu'on avait posé devant lui. Son père expliqua à papa, afin de le laisser manger qu'il avait été chargé par son général de porter des dépêches importantes au quartier général, à Bruxelles où se trouvait le Roi. Il était arrivé à motocyclette. Papa lui demanda ce qui se passait à Liége. «Oh! nous ne sommes pas en bonne posture et les Allemands sont en nombre, et puis, il y a eu l'attentat du général Léman qui commande la forteresse de Liége. --L'attentat du général Léman? --Oui, voilà, je vais vous le raconter en deux mots. --Mais as-tu assez mangé? --Bien sûr, j'étouffe. Voici donc la chose. «C'était le 6, vers deux heures de l'après-midi; nous étions au quartier général, établi rue Sainte-Foy; nous restions dans une maison située en face de celle où était logé le général Léman avec ses aides de camp. «Tout à coup, on entendit des cris et puis du tumulte dans la rue, nous nous précipitons aux fenêtres et sur la porte, et nous apercevons une foule de femmes et d'enfants escortant un groupe d'officiers ou soldats que nous ne distinguons pas bien au milieu de cette masse de gens. On criait: «Voici les Anglais! Vivent les Anglais!» Ils atteignent la maison du général et pénètrent sous la porte. Le bruit de la rue avait attiré un tas de gens, et on ne pouvait que difficilement se frayer un chemin à travers cette multitude. --Tout à coup une clameur s'élève: «Allemands, ce sont des Allemands!» «Alors la foule se rua sur la porte, voulant massacrer ces soldats qui avaient pénétré jusque-là à l'aide d'espions; mais nos soldats arrivèrent à la maintenir, et ce fut dans l'escalier même que la lutte s'engagea. «Un aide de camp du général avait reconnu leur uniforme, et c'est juste à sa porte qu'on les arrêta. Deux parvinrent à s'enfuir et, avec une audace incroyable, se jetèrent dans l'automobile du général qui stationnait dans la rue et tentèrent de fuir, mais il était trop tard; nous avons saisi nos deux prisonniers qui ont comparu devant le général Léman qui, bien que malade et épuisé les interrogea et les condamna. «Le lendemain, le général Léman gagna le fort de Loncin, suivi de son état-major, et c'est sur son lit de camp qu'il a présidé le conseil de guerre, et c'est lui-même qui m'a remis les dépêches pour le Roi.» En disant ces derniers mots, il tapa sur la poche de sa veste où étaient cachés les papiers importants. «J'ai encore le temps de vous raconter l'histoire d'un petit boy-scout qui nous sauva la vie. «Figurez-vous que tandis que nous nous battions autour de Liége sans arrêt du matin au soir, et souvent fort avant dans la nuit, nous avions à peine le temps de manger. Les habitants de Liége savaient que la distribution régulière des vivres était impossible, et que ce n'était que par hasard que nous parvenions à prendre une bouchée. Un brave marchand de comestibles eut une idée épatante: il réunit, avec l'aide de quelques amis, des bouteilles, des poulets, des pâtés de foies gras, des fruits, et ils chargèrent un petit boy-scout de quatorze ans de nous porter à bicyclette ces victuailles. Alors ce brave garçon mit un gros paquet devant lui, sur le guidon, et un second bien attaché sur la selle par derrière, et le voilà parti pour la ligne de feu. «Les premiers, dont j'étais, qui le virent, furent un peu étonnés. Il nous tendait une bouteille, un pâté que nous partagions entre trois ou quatre, entre deux coups de feu; on n'avait pas même le temps de le remercier, et il courait plus loin faire de même aux camarades, et, après avoir vidé ses paquets, il enfourchait sa bicyclette et rentrait dans Liége pour revenir bien vite avec de nouveaux poulets et de nouvelles bouteilles qu'il distribuait de la même façon. Ah! l'on peut dire qu'il nous a sauvé la vie, car il a fait ces voyages pendant plusieurs jours de suite!» Quand Jean Boonen eut fini son histoire, il se leva et dit: «Maintenant, adieu, je file.» Mme Bouts, la marchande de lait et de légumes, qui a été forcée de donner ses deux chiens, est venue demander à maman comment elle pourrait envoyer des légumes à Bruxelles, car elle venait d'apprendre, par Poppen, que des maraîchers des environs de Bruxelles en avaient expédié une quantité. «Mais, dit maman, envoyez ce que vous voudrez par le chemin de fer. --Oh! sûrement non, car on me les volerait en route. --Mais non, vous pouvez être tranquille: d'ici à Bruxelles, il n'y a pas de danger. --Oh! c'est que vous ne savez pas, on vient de découvrir des espions et on va les fusiller. --Comment? dit maman, quelle bêtise!» Avant le dîner, nous sommes allées, Madeleine et ma petite sœur, chez Mme Melken, pour prendre des nouvelles du fils du professeur Melken qui s'était battu à Liége. Donnant la main à Madeleine, nous avons suivi la rue de Namur pour passer devant l'église de Saint-Quentin, près de laquelle demeurent le professeur Melken et sa femme. Il y avait plein de monde dans les rues, et l'on causait avec des gens que l'on ne connaissait pas du tout. Je l'ai bien remarqué. Il y avait une grosse femme qui sortait de l'église et qui dit à Madeleine: «Est-il possible que des enfants jolis comme cela puissent être pris par les Allemands? --Comment! pris par les Allemands, plutôt tués par eux!» a crié quelqu'un. Alors Madeleine s'est mise à marcher très vite en nous disant: «Ces deux femmes sont complètement folles! La guerre les rend malades.» [Illustration: «JE FILE!...»] Je n'osai pas questionner ma sœur, mais je pensais que les Allemands devaient être méchants puisqu'ils avaient forcé nos soldats à emmener nos chiens, et je songeais au pauvre Phœbus dont nous n'avions pas de nouvelles. Mme Melken s'écria en nous voyant: «Oh! chères petites Hollemechette, que vous êtes gentilles de venir prendre des nouvelles de Jean. Je viens de recevoir une carte de lui, il va bien, mais il est au fort de Loncin avec le général Léman. Je suis sûre que vous prendrez avec plaisir une tartine de ma nouvelle compote de cerises?» Barbe était très contente, moi aussi du reste, mais je voyais que Madeleine était triste et cela m'ennuyait. Tandis qu'elle nous servait de la confiture, avec une cuillère qui était tellement brillante qu'on la croyait neuve, je pensais à ce que maman disait de la maison de Mme Melken, que c'était une véritable boîte de poupée. Pendant que nous mangions, elle dit à Madeleine de venir voir quelque chose dans sa chambre et, étant seule avec Barbe, j'eus beaucoup de peine à l'empêcher de finir toute la confiture. Quand elle revint, Madeleine était toute pâle, et elle nous dit vivement: «Venez, il faut rentrer maintenant.» A la maison papa donna à Madeleine une carte du jeune artilleur qui avait emmené Phœbus; je la copie sur mon cahier. Loncin, le 11 août. «Je vous écris ces quelques mots pour vous donner des nouvelles de votre chien Phœbus qui s'est très bien comporté dans les combats de mitrailleuses auxquels il a pris part. Je vous dirai même qu'il s'est distingué dans une lutte curieuse dont voici le récit. Nous étions en position pour faire avancer nos mitrailleuses sur un ordre que nous attendions. Nous avions beaucoup de peine à maîtriser nos chiens, car ceux-ci étaient fort excités par les cris des hommes qui se préparaient à faire une charge à la baïonnette et par les coups de mitrailleuses. «Tout à coup, nos chiens qui étaient dételés, bondirent en avant, nous ne pûmes les arrêter, et voilà nos toutous qui fondent sur les Allemands et veulent mordre leurs mollets! Ce fut une bagarre indescriptible et des cris effrayants poussés par les chiens, les Allemands et notre infanterie qui était ravie d'avoir d'aussi vaillants aides. Une bonne soupe et un morceau de sucre ont récompensé cet acte de courage. «Au revoir, Mademoiselle; à bientôt d'autres nouvelles de Phœbus. «Louis GERSEN.» Comme je finissais de copier cette lettre, maman est remontée dans sa chambre: elle pleurait, et Madeleine m'a dit que l'on avait de très mauvaises nouvelles de Liége et que les Allemands étaient à Tirlemont. _Louvain, dimanche 16 août._ Oh! je ne sais comment raconter tous les événements qui se passent à Louvain depuis une semaine! J'ai enfin appris les mauvaises nouvelles qu'on ne voulait pas me dire: les Allemands ont fait sauter la ligne du chemin de fer entre Liége et Louvain. L'autre soir, papa, M. van Tieren et M. Velthem ont causé longuement, et ils étaient tellement absorbés qu'ils n'ont pas vu que j'étais là, assise dans le coin de la cheminée. «Oui, disait papa, les forts de Liége n'ont pas tenu suffisamment. --Pourquoi les Français ne sont-ils pas arrivés plus vite, répliqua M. Velthem. --Comment voulez-vous qu'ils aient atteint Liége en si peu de temps: la mobilisation des Allemands était faite bien avant celle des Français.» Qu'est-ce que la _mobilisation_? Aussitôt que j'ai pu, je l'ai demandé à Madeleine. C'est la marche de toute l'armée vers la frontière de son pays, lorsqu'il est attaqué. J'ai compris alors pourquoi papa traitait les Allemands de «sans paroles», puisqu'ils ont commencé avant les Français à se rendre vers leur frontière, et que pour arriver plus vite, ils voulaient traverser la Belgique; c'est tricher cela, et quand nous jouons aux barres avec nos petites amies, lorsqu'il y en a une qui part avant le signal, on la traite de tricheuse et on ne veut plus s'amuser avec elle. Mme Boot est venue ce matin, annonçant à maman qu'elle ne resterait pas à Louvain, qu'elle avait trop peur des Allemands; alors, maman lui a dit: «Mais, ma pauvre femme, ils ne viendront pas ici, et quand bien même, ils ne nous mangeront pas! --Pour ça non,» a-t-elle répliqué. Puis elle a dit un si vilain mot que maman n'était pas contente et qu'elle nous a renvoyées dans nos chambres. Nous avons été chez Madeleine qui aidait notre servante Hélène et qui tâchait de la consoler, parce qu'elle ne cessait de pleurer. [Illustration: JE ME PENDIS AU COU DE PAPA QUI S'EFFORÇAIT D'ÊTRE CALME.] «Il ne faut pas avoir peur ainsi; quand tout le monde est réuni, et qu'on ne s'abandonne pas les uns les autres, il n'y a aucun danger. De quel danger voulait-elle parler? Naturellement, le déjeuner n'était pas prêt à l'heure habituelle; papa n'était pas content, car il aime l'exactitude; alors, quand maman lui a dit: «Que veux-tu, mon pauvre ami, dans ce moment-ci, il faut excuser un retard», il a répondu: «Oui, oui, je comprends, mais il faut justement dans les moments difficiles que chacun fasse son devoir et même mieux que jamais, comme nos garçons le font, comme notre Roi le fait.» Moi, je savais que c'était maman qui avait fait le déjeuner et Madeleine nos chambres, parce qu'Hélène avait pleuré toute la matinée et qu'elle n'avait aucun courage. Ce jour-là, la femme Greefs, qui fait le ménage de Tantine, est venue prévenir maman que Tantine nous attendait comme à l'ordinaire, le lendemain, pour le déjeuner. Papa, qui l'a entendue parler, est sorti du magasin et s'est écrié: «Bien entendu, pourquoi pas?» Sa voix était très ferme, elle s'est adoucie subitement, tandis qu'il lui demandait: «Comment vont vos petits, madame Greefs?» Cette femme a huit enfants, nous les voyons très souvent; maman et Madeleine font toujours un tas d'affaires pour eux. Elle est très malheureuse, parce que son mari est mort l'année dernière. Quand elle a vu l'air gentil de papa, elle lui a demandé si c'était vrai que les Allemands allaient arriver à Louvain. «Non, non; on assure qu'ils ont coupé la ligne du chemin de fer entre Louvain et Tirlemont, mais nous sommes en bonne posture à Landen. --Allons, tant mieux! Mon Dieu! mon Dieu, que c'est donc terrible!...» Je crois qu'elle a prononcé pour les Allemands le même mot que la femme Boot. Dans l'après-midi, Madeleine est sortie en nous emmenant toutes deux; nous sommes allées sur la place de l'Hôtel-de-Ville. Il y avait beaucoup de monde. [Illustration: MADELEINE SORTIT DE LA CHAMBRE DE MAMAN EN PLEURANT.] Quelques dames dont les maris sont professeurs à l'Université ont serré la main de Madeleine, et elles ont causé, tandis que je disais bonjour à mes petits amis. Les garçons qui ont douze et quatorze ans déclaraient que les Allemands arrivaient à Louvain, et qu'ils l'avaient entendu dire dans l'Hôtel de Ville à un magistrat; ils étaient même à Tirlemont. Alors le fils Melken cria que ce n'était pas vrai, une dispute commençait, mais Berthe Diest, qui est très raisonnable, s'est fâchée en leur faisant comprendre que c'était très mal de se donner ainsi des démentis, qu'on ne devait plus se quereller quand on avait _l'ennemi chez soi_. A ce mot, les deux garçons se sont tendu la main, et je pensais que l'on devrait toujours agir ainsi, même quand on n'a pas l'ennemi chez soi. Papa est sorti de l'Hôtel de Ville avec M. Boonen; quand ils ont vu Madeleine et ces dames réunies, ils se sont approchés d'elles et leur ont dit qu'il y avait eu un engagement à Tirlemont, que les Belges se défendaient héroïquement, mais que c'était bien inquiétant. La nouvelle qu'annonçait papa fut vite connue dans la ville entière, car, au bout de quelques instants, on vit tout le monde s'aborder, se demander ce qu'il y avait à faire; quelques femmes en pleurs traversaient la ville en criant qu'il fallait fuir et quitter Louvain au plus tôt. Papa, qui nous tenait par la main, nous parla doucement. «Du calme, mes enfants, du calme, il ne faut pas avoir peur, il n'y a pas du tout de danger, les gens se montent la tête les uns les autres.» Et moi, je pensais que je n'avais pas peur du moment que j'étais avec papa et maman. En rentrant, papa me recommanda de surveiller ma petite sœur, car il avait à causer avec maman et Madeleine. Alors je me mis à jouer à la poupée pour amuser Barbe: je l'habillais de ses plus belles robes, mais j'aurais bien voulu savoir ce que disaient mes parents. Tout à coup, Madeleine est sortie de la chambre de maman: elle pleurait; elle nous saisit dans ses bras en nous appelant ses chéries, ses pauvres chéries.... Et je lui demandais ce qu'elle avait, mais elle courut s'enfermer dans sa chambre. _18 août._ Oh! quelle tristesse! Papa a décidé que mes sœurs et moi nous quitterions Louvain avec maman et qu'il y restera, Maman ne veut pas se séparer de lui, et Madeleine dit qu'elle ne l'abandonnera pas! Nous avons déjeuné chez Tantine lundi comme d'habitude. Elle avait fait un bon gâteau: un soufflé, mais sans crème parce que, a-t-elle dit, il ne faut pas trop de friandises lorsque les garçons se battent. Pendant le déjeuner, on parlait de la guerre et de Tirlemont que les Allemands avaient pris, mais on ne dit rien du départ de Louvain. Après, Tantine nous dit: «Allez au jardin toutes les deux». Et je suppliai Tantine de rester avec elle, mais elle ne voulut pas et maman me dit en m'embrassant: «Je t'appellerai dans un instant; montre que tu es une grande fille en soignant ta sœur, et une brave petite Belge en faisant ce qu'on te demande!» Naturellement je sortis et je montrai toutes les fleurs à Barbe en lui disant le nom de chacune d'elles. Et je pensais à ce moment que j'aimais beaucoup Tantine et son jardin plein de fleurs. Comme maman me l'avait promis, elle m'appela et, me prenant la main, elle me mena dans la salle où se tenait Tantine sur son grand fauteuil. Papa était debout devant la cheminée et Madeleine assise. Alors maman me parla: «Voici, ma chérie, ce que nous avons décidé. Nous allons quitter Louvain, moi, toi et ta petite sœur; papa ne veut pas abandonner sa maison et Madeleine restera pour le soigner, Tantine aussi reste à Louvain.» Je me mis à pleurer, j'avais tant de chagrin de quitter papa, Madeleine et Tantine. Tantine me prit dans ses bras et me dit: «Tu seras la petite sœur aînée, tu veilleras sur Barbe et tu consoleras ta maman. Sois une brave fille et espérons que la séparation ne sera pas longue....» Quand nous sommes rentrés à la maison, plusieurs personnes attendaient papa: Mme Melken entre autres, qui partait le soir pour Bruxelles. M. Boonen trouvait que toutes les femmes et les enfants devaient quitter Louvain. M. Van Tieren disait le contraire. Enfin c'étaient des discussions sans fin. La servante Hélène courait déjà faire ses paquets, car sa mère et ses sœurs s'éloignaient le soir même: maman la laissa aller, et M. Boonen s'écria: «Une de moins à Louvain!» Tantine a demandé à maman d'emmener avec elle la femme Greefs et ses huit enfants. Nous devons prendre à midi, demain, le train de Bruxelles. Nous faisons des paquets, personne ne pleure, mais nous avons bien du chagrin! _20 août, dans le train._ Nous venons de quitter papa et Madeleine! Nous avons failli partir avant, car M. Van Tieren a eu de très mauvaises nouvelles de Tirlemont et de Gembloux. On dit même que la Reine et ses enfants sont à Anvers. Tous les gens fuient à l'approche des Allemands. Ils avancent avec rapidité, et ils pillent tout sur leur passage! [Illustration: «DU CALME, MES ENFANTS, DU CALME!»] Barbe voulait naturellement emporter Francine. Papa la vit tandis qu'elle la prenait dans ses bras et déclara qu'il ne fallait pas s'embarrasser d'un jouet. Voyant pleurer Barbe, il lui promit qu'à Bruxelles, elle en trouverait d'aussi belles et que, là, maman lui en achèterait une. Enfin papa allait prendre la poupée, pour la mettre je ne sais où, quand Madeleine lui dit: «Papa, je vais la fermer». Alors moi, j'eus l'idée de demander tout bas à Madeleine si elle ne voudrait pas me la donner; elle me regarda et me répondit: «Oui, prends-la, si tu veux». Avec la poupée, nous nous sommes assises, Barbe et moi, sur nos petites chaises, et je la consolai tout bas en assurant que je prendrais sa «fille», mais qu'il ne fallait pas en parler. Justement, il y avait à côté de moi un gros paquet qui contenait des robes et des châles que maman venait de terminer, j'y mis un ou deux vêtements de la poupée et puis j'allai dans la salle à manger où était notre panier à provisions et j'y glissai sous un gros morceau de pain «Francine», la fille de Barbe. Nous n'avons pas pris de malle, car on ne peut plus les transporter dans le chemin de fer. Mais nous avons mis le _strict_ nécessaire, comme dit papa, dans de gros paquets. Nous avons seulement emballé nos robes ordinaires et peu de choses, car «cela ne sera pas long». Beaucoup de gens de Louvain, au lieu de prendre le chemin de fer, s'en vont à pied ou en charrette. Nous avons vu une foule de paysans qui arrivaient des villages voisins et même de Tirlemont et qui racontent un tas de choses avec l'air d'avoir très peur. Papa disait que ces gens effrayent tout le monde par des nouvelles peut-être fausses et qu'il fallait être calme et courageux. Pauvre papa! Il s'efforçait bien d'être courageux, lui, car je l'ai entendu hier soir. Je passai devant la porte de la chambre de maman, et il l'embrassait en disant: «Ma pauvre femme, mes pauvres enfants!» Je n'ai pas pu m'en empêcher, je suis entrée tout doucement, j'ai saisi sa main et je l'ai baisée. Surpris, il m'a pris dans ses bras et j'ai senti une larme sur ma joue. Pauvre papa, comme je serai toujours sage quand nous serons de nouveau tous réunis! Mais c'est le départ qui a été dur! Papa est venu avec Tantine et Madeleine à la gare. Tantine n'a pas versé une larme, elle nous tenait toutes les deux, Barbe et moi; Madeleine était avec maman. La gare était pleine de gens qui couraient affolés. Tout le monde voulait monter dans le train à la fois. M. Van Tieren, M. Velthem et M. Boonen, qui étaient là, aidaient les employés à faire le service, mais c'était très difficile. Tout à coup, j'entendis une voix derrière moi qui m'appelait: Mademoiselle Noémie, mademoiselle Noémie! Je me retournai et je vis Poppen, le concierge de l'Université. Il voulait dire adieu à maman et «aux petites demoiselles». Il veillerait bien sur M. Hollemechette, assura-t-il à maman, et sur Mlle Madeleine, et les prendrait dans l'Université si les Allemands venaient à Louvain. Maman lui serra la main, et il demanda la permission de m'embrasser. Papa nous fit monter dans un compartiment avec la femme Greefs et ses enfants. Nous avons donné des baisers à papa, à Madeleine et à Tantine: nous pleurions tous, sauf papa. Quand le train est parti, j'ai pris maman par le cou en la serrant très fort; je crois que je n'ai jamais eu tant de chagrin. [Illustration] [Illustration] Parmi les ruines. _Malines, 23 août._ JE suis bien fatiguée aujourd'hui, mais je veux tout de même écrire mon «journal» afin de n'oublier aucun des événements de notre existence depuis notre départ de Louvain. Pauvre Louvain! je ne peux pas m'empêcher de pleurer lorsque j'y pense, et j'ai bien du chagrin d'être séparée de papa et de Madeleine. Où sont-ils maintenant? Maman, je le vois bien, est dans une grande inquiétude; on raconte tant d'histoires sur les Allemands et sur les villes qu'ils pillent, paraît-il! Oh! j'ai quelquefois le cœur si serré, mais il faut que j'aie du courage pour ma petite sœur! Maman me l'a bien recommandé. Notre voyage entre Louvain et Bruxelles a été long et fatigant. Le train allait très lentement et il faisait très chaud. Nous avons un peu dormi, Barbe et moi. Je me suis réveillée en entendant une discussion entre la femme Greefs et une autre voyageuse qui était montée pendant mon sommeil. «Non, madame, disait la femme Greefs, les Allemands ne sont ni à Namur, ni à Dinant. --Oh! Comment? mais vous ne savez donc rien dans Louvain? Mais les Belges ont repoussé 5000 Allemands. --Où donc ce beau succès? --Mais à Diest et à Haelen. --Alors pourquoi qu'_ILS_ arrivent? --Eh bien, parce qu'ils sont revenus encore plus nombreux. Ces Allemands, c'est comme les mouches: on les tue, on les chasse, ils reviennent toujours, et quand ils reviennent ils sont encore plus méchants qu'auparavant et ils font des atrocités! Oui, je vous le dis, des atrocités! J'en ai entendu, allez.» La femme Greefs a regardé maman et a vu qu'elle pâlissait et semblait très agitée; alors elle a dit d'un ton plus conciliant: «Oui, oui, on raconte beaucoup de choses... si on les croyait toutes....» Alors, cette femme s'est fâchée en disant qu'elle savait bien ce qu'elle disait, et qu'elle avait eu sa maison pillée, ses affaires volées; et plus elle parlait, plus elle s'excitait; les enfants commencèrent à pleurer. La maman Greefs alors essaya de calmer la femme en lui disant que maman aussi était très malheureuse puisqu'elle avait laissé sa fille aînée à Louvain, et qu'il ne fallait pas parler comme cela si fort. La pauvre femme s'attendrit, demanda pardon à maman de la peine qu'elle lui avait faite et voulut aider à faire manger les enfants. On ouvrit les paquets et nous commencions à manger quand le train s'arrêta et un employé cria que tout le monde devait descendre, car il n'allait pas plus loin. Nous étions à Tervueren. Maman ne dit pas un mot. Elle prit nos paquets et descendit avec nous deux. Puis elle aida la femme Greefs et ses enfants; elle était pâle, mais calme, comme si tout cela était naturel. Moi, je tremblais, mais je fis comme maman en voyant pleurer Barbe. Un officier belge nous dit que les Allemands avaient passé la Meuse entre Liége et Namur et qu'ils avaient atteint Dinant. Toutes les populations se réfugiaient à Bruxelles, et c'était pour cette raison que les trains étaient encombrés. Enfin, on nous a mises dans un autre train et, au bout de deux heures, nous sommes entrées à Bruxelles. A l'arrivée, un officier, un capitaine d'infanterie, interrogeait tous les voyageurs. C'était un grand encombrement autour de lui; il y avait des femmes, des enfants, des paquets et même des animaux, car j'ai vu une femme qui tenait un chat dans ses bras. Tout le monde parlait à la fois. Je voyais bien que maman, elle, ne se pressait pas; elle me dit qu'elle voulait avoir des nouvelles de Louvain. Quand elle put enfin parler, l'officier lui demanda, en nous regardant, si elle avait laissé du monde à Louvain et, sur sa réponse affirmative, il dit: «Non, madame, nous n'avons rien appris de grave, mais je sais qu'on se bat à Tirlemont.» Il conseilla ensuite à maman de ne pas s'arrêter à Bruxelles, mais de continuer son voyage, s'il y avait un train, jusqu'à Malines ou même Anvers. [Illustration: UNE VIEILLE FEMME PORTAIT UN CHAT BLANC.] Nous nous sommes donc assises sur un banc et nous avons mangé du pain et du chocolat qui étaient dans nos paquets. Barbe naturellement voulut donner à goûter à sa fille Francine; un des garçons de Mme Greefs, qui est très taquin, a commencé à se moquer de Barbe en assurant qu'une poupée ne pouvait pas manger, et qu'il n'y avait qu'un moyen de s'en amuser, c'était de lui ouvrir le ventre. Alors Barbe lui a donné un coup de pied, le garçon a commencé par rire; mais, voyant que la dispute allait devenir sérieuse, je pris la main de Barbe en la suppliant d'être sage et tranquille. Comme il continuait à rire et à se moquer de nous, je lui dis qu'il n'avait pas de cœur, qu'il ne ressemblait à aucun petit garçon belge et qu'il fallait laisser ces manières aux enfants allemands. «Oh! vous êtes toutes les deux des petites bêtes qui ne comprenez rien, me répondit-il, je voulais rire et vous vous fâchez. Eh bien! je ne vous parlerai plus et vous pouvez donner à manger tant que vous voudrez à votre poupée de porcelaine.» J'ai bien vu qu'il était vexé; aussi après un petit moment je lui ai offert un morceau de chocolat qu'il a mangé avec plaisir après m'avoir dit simplement merci. Après deux heures d'attente on nous a poussées précipitamment dans un train, nous, les paquets et la femme Greefs; Barbe tenait toujours sa poupée, qu'elle n'avait pas lâchée une minute. Enfin nous sommes arrivées à Malines; il était très tard, Barbe dormait et commençait à pleurer; quant aux bébés Greefs, c'était affreux: maman en tenait deux dans ses bras, et elle m'en avait confié un, Louis, qui voulait à toute force monter sur mes genoux; alors Barbe essayait de le griffer, et du reste je ne pouvais pas la prendre, je suis trop petite encore. Maman, qui avait aussi beaucoup de peine à maintenir la paix sur elle, me regarda et je vis dans ses yeux une expression si triste et si bonne que je me souvins tout à coup d'un mot de Madeleine en parlant de maman: «Les yeux bon bleu» de maman, et sans que je puisse me retenir je me mis à pleurer; mais pour que maman ne me vît pas, je fis semblant de ramasser la poupée de Barbe. A Malines la gare était remplie de monde, toutes les femmes étaient assises sur des paquets, leurs enfants autour d'elles. C'était un brouhaha épouvantable. Un soldat qui gardait la voie nous dit que les Allemands avaient bombardé Tirlemont et que tous ces gens-là couraient se réfugier à Hereullich, à Anvers et à Bruxelles. Une femme nous raconta qu'elle venait de Gheel et qu'elle y avait vu l'arrivée des Allemands: c'était horrible; ils ont commencé par démolir les fils télégraphiques; le revolver au poing ils ont arrêté un train et forcé tous les voyageurs à descendre; et comme un gendarme voulait préserver quelques enfants il a été fait prisonnier. Et puis après ils ont ordonné, oui, ordonné au bourgmestre de faire enlever notre drapeau qui volait au-dessus de l'église, sous peine d'être fusillé--oui, fusillé--et comme dans une des rues un petit garçon a fait un pied de nez à un des Boches--la femme a bien dit «Boches»,--ils ont saisi sa maman et lui ont donné de grands coups avec la crosse de leur fusil. «Oui, continua cette femme, j'ai vu ces choses, je me suis sauvée avec mes deux petits, et je ne sais plus où est mon mari, qui se bat depuis le 1e août.» Maman demanda si la femme frappée par les Allemands était partie aussi. «Eh! je ne sais pas, je me suis sauvée à travers champs avec mes petits; voyez, je n'ai rien sur moi, je ne possède plus rien que mes enfants. Ah! j'en ai vu encore d'autres! Et demain ils seront à Bruxelles et après-demain à Anvers.» Le soldat qui avait écouté le récit de cette femme s'approcha et lui dit: «Allons, calmez-vous et taisez-vous; allez manger quelque chose. --Non, je ne veux rien prendre, je veux mourir....» Barbe, qui était devant elle et qui la regardait avec ses grands yeux, lui dit: «Eh bien, madame, nous allons donner vos enfants à maman et ils mangeront de notre bonne confiture.» La femme parut stupéfaite et éclata en sanglots en disant que Barbe était un petit ange et qu'elle voulait bien manger puisque ce petit ange le lui disait. Maman a voulu aller dans la ville afin de prendre un bon repas dans un restaurant; elle dit à cette femme de nous suivre, et, nous tenant la main à toutes deux, elle nous a menées vers la rue d'Egmond. Nous avions laissé nos paquets à la femme Greefs, qui ne voulait pas sortir de la gare avec tous ses enfants. Nous sommes entrées dans un petit restaurant appelé «Au bon Wallon»: il n'y avait que des femmes pour servir, et un homme assez gros était assis devant une table. Il parla à maman et dit que la Reine et ses enfants, le gouvernement avaient quitté Bruxelles pour Anvers; mais que personne ne s'en inquiétait, que les cafés du boulevard d'Anspach étaient aussi pleins et que les Bruxellois se promenaient comme à l'ordinaire. Nous avons couché à l'hôtel du duc de Brabant où maman a pu trouver une chambre. Le lendemain qui était un dimanche, maman nous dit qu'elle voulait aller entendre le cardinal Mercier à Notre-Dame. Elle nous habilla le mieux possible et Barbe se mit à pleurer quand maman lui dit qu'elle ne voulait pas qu'elle prît sa poupée avec elle. Quand nous sommes arrivées sur la place, devant Notre-Dame, il y avait une foule énorme, mais personne ne se bousculait et on laissait les enfants se placer au premier rang. Je m'étais mise à côté de Barbe; il y avait un petit garçon qui se glissa entre nous et tout à coup Barbe poussa un cri: c'était le petit garçon qui l'avait pincée; il s'enfuit vite et alla un peu plus loin vers une autre petite fille à qui il voulait faire la même chose. Barbe le vit aussi et cria: «C'est un méchant garçon qui va pincer la petite fille.» Alors lui, il tira une longue langue en faisant un pied de nez. Vraiment je n'ai jamais vu à Louvain des petits garçons aussi mal élevés! Maman nous dit: «Voilà le Cardinal!» Il arrivait à pied avec un autre abbé près de lui et deux messieurs. En passant, il posa sa main sur la tête de plusieurs petits enfants. Maman nous poussa en avant et il mit sa main sur nos têtes. Il avait une belle croix en or et une magnifique bague. Il entra dans l'église, nous l'avons suivi et nous nous sommes assises sous la chaire, mais il n'y monta pas et parla de l'autel. Je me rappelle très bien ce qu'il a dit, et du reste j'ai demandé à maman de me le redire afin de l'écrire bien exactement dans mon journal, car il faudra que je le montre à papa. Il a parlé de la Reine partie la veille de Bruxelles avec ses enfants, ce qui n'était pas un motif de tristesse pour les Belges qui devaient voir dans cela une preuve de la résistance que la Belgique voulait faire à l'Allemagne qui attaquait si injustement un peuple paisible et bon. Chacun devait agir selon son devoir, les hommes comme les femmes et même les petits enfants pour consoler ceux qui souffraient et étaient affligés, et la Belgique saurait garder ses droits et sa liberté. Après, quand nous sommes sorties, un régiment passait. Sa musique jouait la _Brabançonne_, et Barbe battit des mains tandis que maman pleurait. Nous nous sommes encore un peu promenées, les magasins étaient presque tous fermés et comme à Louvain les gens se parlaient sans se connaître. Maman a continué à marcher et au coin d'une rue nous avons été arrêtées par une brouette poussée par un soldat. Dans la brouette étaient couchés trois petits enfants qui dormaient, bien enveloppés dans des couvertures. [Illustration: LA GARE ÉTAIT REMPLIE DE FEMMES ASSISES SUR DES PAQUETS.] Il y avait tant de monde, que le soldat fut obligé de s'arrêter. On voulait absolument caresser ces petits enfants. Une femme, enveloppée d'un grand châle noir, suivie de deux petites filles de mon âge, était leur maman. Sur le devant de la brouette il y avait une belle couverture en soie roulée soigneusement. «C'est tout ce qui me reste de ma maison!» Maman donna à Barbe et à moi des fruits pour ces pauvres petits bébés qui étaient si jolis. Nous sommes allées à la poste pour savoir s'il n'y aurait pas de lettre; il n'y avait rien. Maman envoya une carte à papa. Lui arrivera-t-elle? Maman ne le croit pas. _Anvers, 24 août._ Nous voilà à Anvers. Nous avons eu beaucoup de peine pour y arriver, et toutes les aventures de notre voyage sont difficiles à raconter. En sortant du train, maman a voulu aller tout de suite chez un vieux savant qui habite près du musée Plantin; il venait souvent à Louvain, à l'Université, et papa l'aimait beaucoup. Il s'appelle M. Claus et a un gentil petit garçon qui a dix ans comme moi. Il est boy-scout depuis le début de la guerre, et il nous a dit qu'il rendait de grands services aux autorités, il en était très fier. Quand nous sommes arrivées, M. et Mme Claus allaient se mettre à table, et ils nous ont invitées à déjeuner avec eux. Ils n'ont fait que parler de la guerre; maman s'informait surtout de Louvain. «Voilà tout ce que nous savons, a dit M. Claus: des Allemands sont entrés dans Malines avec cinquante uhlans, les communications sont coupées entre Bruxelles et Malines, et sûrement Louvain est aux mains des Allemands. «Mais il y a des soldats blessés qui reviennent de Louvain, qui sont soignés à l'ambulance du Musée et qui pourront vous renseigner plus complètement. En tout cas, je ne crois pas que vous puissiez rester ici; des bombes ont été jetées par des taubes sur Anvers, et les enfants royaux doivent quitter la ville. Sa Majesté la reine Élisabeth les accompagne. Ils s'embarquent à Ostende, d'où ils se rendront en Angleterre. Je sais que deux torpilleurs suivront le vaisseau royal pour les protéger.» Le petit Claus nous a conduites à l'ambulance du Musée; il avait pris sa bicyclette avec lui, il marchait à côté de nous. Barbe voulait à toute force monter sur la bicyclette; moi, je lui disais tout bas de rester tranquille et de n'avoir pas de caprice. En arrivant à l'ambulance, maman nous a laissées dans le jardin, tandis qu'elle entrait dans les salles pour tâcher de trouver les gens qui venaient de Louvain. Jean Claus nous offrit d'aller voir les chiens qui ont été blessés et qui sont soignés dans un coin du jardin qui leur est réservé. Prenant ma sœur par la main, nous nous sommes dirigés tous les trois vers un grand hangar tout plein de niches; devant s'étendait un grand espace de jardin fermé par une grille de fer. Le petit Claus ouvrit la porte et demanda à un gardien si nous pouvions entrer. «Oui, oui, les petites demoiselles peuvent voir mes toutous, mais qu'elles ne les touchent pas sans me prévenir, car il y en a quelques-uns de méchants.» Moi, je pensais que les chiens ne sont jamais méchants. [Illustration: LE PETIT BELGE FIT UN PIED DE NEZ AU SOLDAT ALLEMAND ÉTONNÉ.] Il y en avait plusieurs couchés, étendus sur la paille avec une patte cassée; un autre avait un bandage autour du cou, ce qui lui donnait l'air d'un vieux monsieur emmitouflé dans un cache-nez. Mais ce qu'il y avait de plus amusant, c'était un beau chien à grosse tête, qui avait des yeux d'or si bons qu'ils ressemblaient à ceux de Phœbus, et sur la tête duquel on avait posé une casquette de nos soldats avec la jugulaire passée sous le cou. Il avait une si bonne figure que je voulais absolument l'embrasser. Le gardien me dit: «Oh! vous pouvez faire ce que vous voudrez avec lui. C'est un _brave homme_. Nous l'avons nommé le «brigadier». Il a reçu un éclat d'obus à la cuisse.» Alors je suis allée vers lui et j'ai embrassé ses bonnes joues. Naturellement Barbe lui a tiré les oreilles, il n'a même pas bougé, alors elle lui a entouré le cou de ses deux petits bras, il lui a rendu sa caresse en passant sa langue sur sa joue; il était assis sur son derrière et ainsi il était aussi grand que Barbe. Je voulais continuer à voir les autres chiens, regardant si je n'apercevrais pas Phœbus, mais le «gros brigadier» ne nous quittait pas, il se mettait devant nous pour nous empêcher de marcher. Barbe riait et moi j'essayais de le tirer par son collier; mais il était beaucoup plus fort que nous. En luttant, Barbe fut renversée, la casquette du bon chien était penchée sur son oreille; c'était si drôle que nous nous sommes tous mis à rire. Maman est arrivée à ce moment-là et nous a dit de vite venir avec elle pour nous rendre à l'Hôtel de Ville où nous aurions peut-être des nouvelles de Louvain, dont on ne savait rien ici. Dans la rue, il y avait un monde fou, tous se dirigeaient vers la place Verte par la rue Nationale. Le petit Claus nous dit que ces gens allaient vers le Palais Royal pour voir la Reine. Comme c'était un peu notre chemin, nous avons suivi la foule. Maman nous tenait chacune par une main et je sentais la sienne se crisper sur mes doigts; aussi je lui dis: «Maman, tu n'as pas eu de mauvaises nouvelles de Louvain? Dis-le moi! --Non, non, ma chérie, mais on ne sait rien et c'est justement ce silence qui m'inquiète. Oh! j'aurais dû rester avec Madeleine et ton papa; que sont-ils devenus tous les deux? --Et Tantine Berthe, où est-elle? --Si encore ton père avait consenti à s'en aller; mais, lui, je sais, il n'aura jamais quitté sa maison, ou, si sa maison a été brûlée, son Université. --Comment! sa maison brûlée! --Non, je veux dire que jamais il ne ferait une chose opposée à ce qu'il considère comme son devoir. --Oh! oui, c'est bien mon papa, ça!» Maman s'est penchée sur moi et m'a embrassée, en m'appelant sa petite chérie. Nous étions sur la place Verte, quand tout à coup on entendit des cris: Vive la Reine, Vive notre petite Princesse! Cela venait de la rue de Meir. Et, de loin, on voyait arriver un grand landau attelé de deux beaux chevaux noirs. «C'est la voiture royale!» cria un gamin à côté de moi. Je me poussai plus près de maman, car je me méfie maintenant des petits garçons qui ne sont pas de Louvain. «La Reine est dans la voiture avec notre petite princesse Marie-José!» dit une grosse femme qui portait un panier pleins d'œufs. [Illustration: LA REINE ÉTAIT DANS LA VOITURE AVEC LA PRINCESSE MARIE-JOSÉ.] «Oh! mais les deux Princes sont dans une seconde voiture!» Au moment où la voiture arriva place Verte, toute la foule se mit à crier: «Vive la Reine, Vivent les Princes!» La voiture allait au pas, tant il y avait de gens sur la chaussée. Elle passa juste devant nous, et je pus voir vraiment cette petite Princesse si jolie dont la photographie était sur le bureau de papa à Louvain. Elle était assise auprès de sa mère dans le fond de la voiture. Sa robe était blanche, elle portait un chapeau de paille de riz garni d'une plume d'autruche blanche aussi. Elle a beaucoup de cheveux dont les boucles sortent en masse au-dessous des bords de son chapeau. Elle saluait gentiment de la tête, mais à un moment où la voiture passa devant des soldats d'artillerie réunis dans un coin de la place, elle se leva et envoya des baisers avec sa petite main; ses deux frères se levèrent aussi en agitant leur béret. Alors la foule cria et hurla comme si elle avait été en délire; les gens entouraient la voiture, et la femme qui était à côté de nous se précipita près de la portière et, se hissant sur le marchepied, elle baisa la main de la Reine et celle de la petite Princesse. Son panier d'œufs était tombé par terre, mais personne n'y fit attention et on écrasa tout. Comme la foule augmentait, maman prit Barbe dans ses bras et moi je m'accrochai à sa robe. Les soldats se mirent à entonner la _Brabançonne_; tout le monde chantait avec eux, c'était vraiment magnifique. La femme au panier d'œufs pleurait, mais ce n'était par pour ses œufs perdus; je crois même qu'elle a suivi la voiture sans s'inquiéter d'autre chose. L'Hôtel de Ville, c'est tout près de la place Verte. En y arrivant, on voyait beaucoup de gens devant l'affiche posée sur la porte. Maman s'approcha, mais il n'y avait pas moyen de lire, nous étions encore trop loin. Un homme se retourna et dit à maman: «Vous voulez savoir ce qui se passe? Eh bien, voilà: les Allemands ont mis Louvain à sac et la ville est brûlée.» Maman chancela, mais elle tenait toujours Barbe dans ses bras; alors elle se raidit. L'homme, regardant maman, murmura: «Mais qu'a donc la pauvre dame? --Papa est à Louvain avec ma sœur. --Il fallait le dire!» Une femme se mit à adresser des reproches à cet homme en lui disant qu'il devait faire attention aux nouvelles qu'il annonçait. «Bah, bah! grommela l'homme, j'ai parlé trop vite; on dit que Louvain est incendié, mais on n'en sait rien en réalité. --Mais je veux le savoir, je veux le savoir», répétait maman. Barbe pleurait. Maman la mit par terre et poussa les gens qui étaient devant elle afin de pouvoir arriver jusqu'à la porte de l'Hôtel de Ville. Elle s'adressa à un monsieur décoré qui avait l'air très sérieux, en le suppliant de lui donner des nouvelles de Louvain. Ce monsieur assura qu'il savait seulement que les Allemands avaient brûlé des monuments à Louvain, mais que les habitants n'avaient pas été _molestés_--c'est le mot qu'il employa. Mais puisque nous étions de Louvain, il allait chercher des informations certaines afin de nous renseigner exactement. Il dit à maman de revenir dans la soirée et de demander M. Beughel. Nous sommes retournées au Musée Plantin, maman peut à peine parler et c'est à ce moment que j'écris ces pages sur le bureau du fils de M. Claus. _26 août._ Hier soir, M. Claus est revenu de l'Hôtel de Ville avec maman. Louvain a été bombardé et brûlé, et cinquante automobiles allemandes sont entrées à Malines. M. Claus veut que nous quittions tous Anvers. Maman a beaucoup pleuré; elle voulait retourner à Louvain, en nous laissant, Barbe et moi, à M. Claus. Alors j'ai supplié maman de me garder avec elle. «Je t'en prie, petite maman, que nous ne te perdions pas, toi aussi. Que ferions-nous, Barbe et moi, sans papa et sans maman? Non, non, ne nous quitte pas.» Je ne savais que dire, mais je m'accrochais à son cou en sanglotant. M. Claus nous regardait et dit doucement à maman: «Madame Hollemechette, votre petite Noémie a raison, n'abandonnez pas ces enfants. Nous retrouverons votre fille aînée et votre mari, car, à cause d'elle, il ne se sera pas exposé inutilement. --Oh! je le sais bien, c'est pour cela surtout que j'avais laissé ma fille.» Maman a fait un effort sur elle-même et a dit: «C'est décidé, je ferai ce que vous voudrez». Il est entendu que nous partons tout à l'heure pour Ostende. _Gand, le 3 septembre._ Nous sommes parties lundi matin d'Anvers, et nous sommes depuis deux jours à Gand, où nous attendons de pouvoir prendre un train pour Ostende. Je crois aussi que maman s'éloigne à regret de Louvain, et qu'elle espère avoir des nouvelles de papa et de Madeleine. Le petit Claus nous avait conduites au chemin de fer. Il y avait beaucoup de monde encore, et on racontait des choses terribles sur l'armée allemande. Les Allemands étaient à Bruxelles, à Malines; ils auraient brûlé Louvain et Aerschot, l'Université et la Bibliothèque seraient en cendres! On avait emmené les hommes en Allemagne. [Illustration: UN PETIT ÉCOSSAIS MARCHAIT EN TÊTE DES BOY-SCOUTS.] Quand maman entendit cela, elle ne voulait plus partir; mais quand elle parla à un officier qui était à l'entrée de la gare, il lui dit qu'il n'était plus possible de revenir en arrière, que les troupes allemandes avançaient, qu'Anvers allait être assiégé et que l'on ferait partir les femmes et les enfants. «Du reste, madame, ne croyez pas tout ce qu'on dit; beaucoup de civils ont quitté Louvain et sûrement votre mari aura emmené votre fille.» Barbe écoutait la conversation en ouvrant ses grands yeux; elle comprenait tout très bien, car elle s'écria: «Mais, maman, et tante Berthe? Elle est bien avec papa, elle n'a pas été brûlée comme l'Université?» L'officier regarda Barbe et dit à maman: «Voulez-vous me laisser embrasser votre petite? Car moi aussi j'ai un bébé qui est aussi gentil qu'elle.» Il embrassa Barbe, et après, il voulut mettre lui-même maman dans un compartiment où il n'y avait encore personne. A Termonde, on annonça que les chemins de fer n'iraient pas plus loin, car toutes les locomotives avaient été prises pour les armées et dirigées sur Lille et Charleroi. Alors, on a mis tous les enfants et toutes les mamans dans une salle d'attente où il y avait de la paille par terre. Maman voulait sortir pour trouver une chambre, mais un soldat lui dit: «Restez là, car on va tâcher d'avoir un train pour mener tout le monde à Gand, et puis, en ville, tout est sens dessus dessous. Tâchez de prendre un coin pour dormir avec vos petites demoiselles.» Maman portait Barbe qui pleurait et qui voulait absolument retourner à Louvain. Elle serrait Francine dans ses bras, et maman eut beaucoup de peine à l'installer dans une de nos couvertures; je me suis couchée de l'autre côté de maman, elle nous tenait chacune par un bras, j'avais ma joue appuyée contre la sienne, je me suis endormie; mais je suis bien sûre que maman n'a pas dormi, qu'elle a pleuré, parce que, lorsque je me suis réveillée, j'ai trouvé son mouchoir, tombé à côté d'elle, qui était tout mouillé. _Gand, 5 septembre._ Nous avons appris beaucoup de détails sur Louvain hier. Nous ne savons pas ce que papa et Madeleine sont devenus, mais nous savons que l'Université et la Bibliothèque sont entièrement détruites! Aujourd'hui, maman ne peut retenir ses larmes, et la femme Greefs fait tout ce qu'elle peut pour la consoler. Je veux tout écrire. A Gand, en descendant la rue de Flandre après être sorties de la gare, nous avons été arrêtées par le passage d'une troupe de boy-scouts, accompagnée de musique et de drapeaux. Deux boy-scouts battaient du tambour, un autre jouait du clairon, et devant eux un petit Écossais de la cornemuse. C'est maman qui a dit que cet instrument s'appelait une cornemuse; c'est bien amusant. Ils jouaient la _Brabançonne_. Barbe sautait de joie. Une femme cria: «Oh! regardez celui-là, il va à Ostende voir le Roi, c'est la troisième fois qu'il passe ici. Il est de Louvain. --De Louvain! s'écria maman, il faut que je lui parle.» Et, sans attendre la réponse, vite nous nous sommes mises à courir derrière les boy-scouts. Ils se sont arrêtés derrière le château de Gérard-le-Diable. Une foule énorme les entourait; maman est arrivée tout près d'eux et s'est adressée à celui que la femme avait désigné comme venant de Louvain. Il était très grand, et avait une figure maigre et des yeux très vifs, un peu comme ceux de Désiré. Maman lui dit: «Mon cher garçon, est-ce vrai que vous venez de Louvain? Racontez-moi tout ce que vous savez. J'ai laissé là-bas ma fille, mon mari, soyez bon et donnez-moi les nouvelles que vous avez. --Ah! madame, je vous raconterai tout ce que je sais. Il s'en est passé des choses là-bas! et ils ont brûlé et.... --Bien, bien, interrompit un vieux monsieur à cheveux blancs, qui semblait nous regarder avec intérêt, dites seulement les choses intéressantes. --Oh! voilà; les Allemands sont arrivés à Louvain le 20 août; l'armée belge s'était retirée la veille pour que notre chère et ancienne ville fût préservée, car on savait déjà que les Allemands brûlaient et pillaient tous les villages et les maisons qui étaient sur leur passage. «Le premier jour, tout se passa bien; les habitants donnaient ce qu'on leur demandait, et les soldats, bien qu'un peu tapageurs, ne commirent pas de violence. On nous empêchait seulement de sortir et de nous promener. Du reste, beaucoup de gens avaient fui à l'approche des Allemands. --Mon Dieu, je suis bien sûre qu'il est resté, lui! --Qui ça, madame? --Mon mari, le libraire de la rue de Namur, M. Hollemechette. --Oh! madame; je connais bien M. Hollemechette, et papa aussi, le relieur de la rue du Marché-aux-Légumes, je suis le fils de M. Josen. Votre mari est parti à l'heure actuelle, mais si vous saviez ce qu'il a fait! Il a empêché toute une rue de brûler! --Oh! ça, c'est bien mon papa! ai-je dit. --Racontez vite.» Le vieux monsieur qui écoutait notre conversation l'interrompit en disant: «Allons nous asseoir là sur ce banc, car madame doit se sentir fatiguée. --Oui, un peu.» Je le sentais bien: maman ne nous lâchait pas, mais sa main ne me tenait pas aussi fermement. [Illustration: JE ME SUIS COUCHÉE DE L'AUTRE CÔTÉ DE MAMAN.] «Je vous ai dit, continua le petit boy-scout, que les deux premiers jours se passèrent assez bien; pourtant les Allemands semblaient sur le qui-vive et les habitants sortaient moins de chez eux. Un soir en allant porter les lettres de M. Schnutz, qui remplace le bourgmestre, à Mgr Ladeuze de l'Université, je vis M. Hollemechette dans une des salles de l'Hôtel de Ville. Il venait demander de venir là avec sa fille et sa tante, car sa maison était remplie de soldats allemands. «Le concierge, le vieux Poppen était là; il ne voulait pas quitter votre fille. Il y avait M. Boonen, M. Diest, M. van Velthem. La Tantine Berthe, comme l'appela votre mari, ne disait rien, mais ses yeux brillaient et l'on voyait bien qu'elle était très en colère. A un moment donné je la vis qui parlait tout bas à Poppen et je pense qu'un Allemand aurait bien fait de ne pas se mettre entre eux. «M. Schnutz dit qu'il fallait tous rester là, surtout Mlle Madeleine; la Tantine Berthe déclara qu'elle ne la quitterait pas. «Le bruit se répandit alors que les Anglais et les Belges étaient dans les environs; aussitôt une satisfaction non déguisée se montra sur tous nos visages et une grande inquiétude se manifesta dans les yeux des soldats et des officiers allemands qui parcouraient la ville. «Tout à coup dans la nuit on entend des coups de feu, et des quatre coins de la ville s'élèvent des lueurs rouges. Les environs de l'Hôtel de Ville étaient en flammes, le Krakenstraat, le marché aux Légumes, l'église du Grand Béguinage. --Mais c'est en face de Tantine Berthe? --Sa maison a été entièrement brûlée. --Oh! Mais chez nous?» Barbe s'est mise à pleurer. Maman la prit dans ses bras, l'embrassa; alors Barbe a cessé de pleurer, elle a même fini par s'endormir, et moi je me suis bien serrée contre maman. «Oui, le soir à six heures, tout était incendié; de temps en temps, des maisons s'effondraient en craquant avec des bruits de tonnerre! A l'Hôtel de Ville, préservé par quelques soldats, il y avait des notables; deux vieux professeurs pleuraient; d'autres au contraire, comme M. Boonen, regardaient les Allemands avec mépris et hauteur. L'église de Saint-Pierre et la tour entière étaient en flammes. M. Hollemechette, pressé par la Tantine Berthe, s'adressa au major installé à l'Hôtel de Ville en lui demandant ce que l'on pourrait faire pour préserver la rue où il habitait. [Illustration: UN HOMME SE RETOURNA VERS MAMAN.] «Assurez-vous que toute la nuit les portes des maisons soient ouvertes et que les «fenêtres soient éclairées», lui fut-il répondu. «Aussitôt M. Hollemechette résolut de se rendre rue de Namur; je lui proposai de l'accompagner afin de me procurer des bougies pour les donner aux habitants des maisons, car toutes les conduites de gaz étaient coupées; votre fille Madeleine s'accrocha au bras de son père en disant: «--Maman m'a laissée ici pour que je garde papa, je ne le quitterai pas.... «--Très bien, ma fille, dit la Tantine Berthe, et comme je suis trop vieille pour courir la nuit dans les rues, je vous attendrai ici; mais revenez, car moi aussi je dois veiller sur vous deux, je l'ai promis.» [Illustration: LE SOLDAT BELGE EMBRASSA BARBE.] «Alors nous voilà en chemin tous les trois pour suivre les maisons de la rue de Namur et voir si les prescriptions étaient bien observées. Beaucoup de familles étaient déjà parties après avoir allumé une bougie dans leur salon sans laisser les portes ouvertes; ces maisons seraient donc incendiées et pillées. C'est pourquoi nous heurtions à toutes les portes fermées et si on ne nous ouvrait pas, nous brisions les serrures. Votre fille Madeleine s'était armée d'une hache et frappait elle-même avec force, et je l'ai vue monter sur une échelle et pénétrer dans une maison par la fenêtre d'un premier étage pour ouvrir la porte du dedans. --Mais votre fille est une héroïne! s'écria le vieux monsieur aux cheveux blancs. --Vous ne la connaissez pas, mais elle ressemble tout à fait à maman dis-je. --Continuez, continuez, s'écria maman. --De cette façon les maisons de cette rue n'ont pas été incendiées; le matin nous avons pu voir les nouveaux désastres: les maisons de la rue de la Station et d'autres dont le feu était attisé par des soldats dont on voyait les silhouettes nettement dessinées sur le fond rouge des flammes. «En revenant à l'Hôtel de Ville on nous apprit que M. Boonen, Mgr Ladeuze, M. van. Tieren et beaucoup d'autres avaient été emmenés comme otages, on ne sait pas où. Il y avait là, la directrice de l'école des orphelins de la Cour des Béguines qui venait demander au major que l'école fût épargnée. «Tandis qu'elle parlait, nous voyions les soldats allemands qui accouraient de tous les côtés chargés de gros paquets volés: vêtements, meubles, bouteilles de vin, etc. «Le major von Manteuffel déclara que maintenant il n'y avait plus rien à faire, que la ville serait bombardée à midi et que les habitants devaient partir s'ils voulaient ne pas périr. «Après un moment de réflexion, votre mari a décidé de partir. Il y avait aussi une jeune femme avec son dernier bébé dans les bras. Nous avons pris une brouette, sur laquelle on posa quelques paquets, et nous voilà tous en route vers Malines et Anvers, après avoir regardé encore Louvain entouré d'une épaisse fumée. --Alors, ils sont à Bruxelles, s'écrie maman, ils sont sauvés! --Oui, sûrement! Mais attendez....» Maman ne l'écoutait plus et se mit à pleurer en me serrant très fort. Barbe se réveilla et commença à rire en disant: «Alors nous allons voir papa, Madeleine et Tantine Berthe! --Non, pas encore, mais ils vivent! Ma chère petite Madeleine!» Le boy-scout ne pouvait placer un mot, et le vieux monsieur faisait des hum! hum! comme s'il était très en colère, mais je crois que c'était le contraire. Maman veut que je me couche: je terminerai demain le récit de ces tristes aventures. [Illustration] [Illustration] Phœbus contre les Boches. _Ostende, le 6 septembre._ JE n'avais pas fini le récit du jeune boy-scout qui nous a donné des nouvelles de Louvain; je le reprends vite, car j'ai tant de choses à écrire sur notre voyage! Il a dit: «Sur la route de Malines, il y avait beaucoup de gens qui partaient comme nous, des grands-papas, des bébés et de pauvres mamans bien pâles. «Nous avons fait ainsi quelques kilomètres. M. Hollemechette me dit: «Mon ami, vous avez une bicyclette, on peut avoir besoin de vous, allez en avant, ne vous occupez pas de nous. Qui sait si les armées ne pourraient pas vous employer. Merci de ce que vous avez fait pour nous, et que Dieu vous protège.» «En effet, je pus arriver à Bruxelles et à Anvers; maintenant je vais à Ostende où je verrai bien le Roi; j'ai des renseignements à porter. --Est-ce que vous verrez la petite princesse Marie-José? --Mais non, elle est en Angleterre avec ses frères. --Nous aussi, nous allons à Ostende, dit maman, nous nous y reverrons sûrement.» Maman était très émue en lui disant adieu et moi, je le trouvais bien gentil, puisqu'il nous avait donné des nouvelles de papa et de Madeleine. Comme il n'y avait plus de trains pour nous mener à Ostende, le vieux monsieur nous aida à chercher un moyen pour nous y rendre, le plus commodément possible, comme il disait. Il connaissait un voiturier rue des Meuniers, qui avait encore un cheval et qui peut-être pourrait nous conduire à Ostende. Barbe était très contente d'aller en voiture. Elle prit sa poupée par une main et lui raconta qu'on allait prendre une belle voiture pour aller à Ostende et qu'il ne faudrait pas avoir peur, car le cheval n'était pas méchant et que là, à Ostende, nous retrouverions sûrement papa et Madeleine. Je ne pouvais pas m'empêcher de rire en l'entendant s'amuser; je lui dis: «Mais non, pas à Ostende, à Bruxelles. --Pourquoi pas à Ostende? Je veux voir papa à Ostende. --Mais papa n'y est pas. --Si. --Non, je le sais bien.» Maman me dit alors que je ne devais pas contrarier Barbe, qui était fatiguée et qui ne comprenait pas tout. Je me suis tue alors. Le vieux monsieur, qui était très bon et qui nous caressait les cheveux de temps en temps, demanda à maman de lui permettre de nous donner à goûter. «J'aurais bien voulu mener ces petites filles chez le meilleur pâtissier de la ville, mais il est parti pour la guerre dès le commencement du mois d'août.... Tout de même nous trouverons bien quelque part des gâteaux à manger. Vous aimez les éclairs et les choux à la crème, n'est-ce pas, ma petite demoiselle? demanda-t-il à Barbe. --Oh! mais, tu sais, j'aime aussi le chocolat et tu en donneras à Francine s'il te plaît? --Oui, bien sûr. --Est-ce que tu as des petites filles comme nous?» La figure du vieux monsieur devint toute triste. «Oui, j'avais une petite fille bien gentille, blonde comme vous, mais qui n'avait pas des joues aussi roses. --Où est-elle, maintenant?» Maman voulait arrêter Barbe, mais le vieux monsieur reprit doucement: «Laissez-la parler: j'aime à entendre les enfants. Ma petite fille Gertrude est partie pour aller habiter un pays bien beau et bien magnifique, où jamais on ne pleure et où le sourire ne disparaît jamais des visages.... Tenez, arrêtons-nous là, chez Mme Pepinster, elle a toujours de bonnes brioches.» Nous sommes entrées dans une boutique très claire. Le vieux monsieur nous fit asseoir autour d'une table, Barbe, moi et Francine; maman ne voulait rien prendre, mais je dis tout bas au vieux monsieur, qui était notre ami maintenant, qu'il fallait donner du café à maman, car elle était fatiguée. [Illustration: UN GRAND ÉCOSSAIS ET UN ANGLAIS HABILLÉ EN KAKI POUSSAIENT DES VOITURES D'ENFANT.] «Mais c'est véritablement une petite maman! Noémie, vous devez être la joie et le soleil de votre maison. --Oui, dit maman, Noémie est aussi bonne que raisonnable.» Je ne sais pas pourquoi, mais je me mis à pleurer. Mme Pepinster apporta du chocolat avec de la crème pour Barbe et moi, et du café pour maman avec de grosses galettes toutes chaudes. C'était très bon, et le vieux monsieur ne cessait de nous regarder en nous demandant si nous trouvions tout à notre goût. «Oui, c'est très bon et je crois que j'en voudrais encore, dit Barbe. --Oui, je vais vous donner un gros paquet de gâteaux que vous pourrez manger en voiture.» Il fit faire un paquet bien ficelé, et puis il dit qu'il fallait vite aller chercher nos places, que sans cela nous n'en trouverions plus. Grâce au vieux monsieur, le loueur dit qu'il avait un grand char à bancs où l'on pourrait tenir plusieurs. Il était attelé de deux bons chevaux, et il avait l'ordre de les mener à Ostende, où ils étaient réquisitionnés par l'armée, et que ses chevaux ne seraient pas fatigués d'avoir traîné ce tas de _mioches_. «Qu'est-ce que c'est que des mioches? ai-je demandé à maman. --Ce sont les gentils petits enfants, et c'est en France qu'on les appelle ainsi.» Puisque c'est un mot français, j'appellerai Barbe maintenant petite _mioche_. Le vieux monsieur fit monter maman dans le char à bancs avec ses paquets. On avait placé une banquette dans le fond, où maman s'assit avec nous de chaque côté d'elle. Il monta encore quatre femmes avec des petits enfants. La femme Greefs était partie dans un convoi précédent. Maman demanda au vieux monsieur de lui dire son nom, car elle voulait lui donner de nos nouvelles. «Oh! je vous remercie de cette pensée; cette sortie avec vous a été comme une lueur merveilleuse dans ma sombre vie, mais si quelquefois, lorsque notre pays sera de nouveau heureux et prospère, votre pensée se reporte à votre voyage à travers nos provinces envahies, songez au vieux Jean des Goes, qui demeure en face du château de Gérard-le-Diable.... Adieu, mes enfants, que Dieu vous bénisse et qu'il vous conserve, vous et vos parents, en bonne santé.» C'est bien ainsi qu'il a parlé, comme maman me l'a encore redit. Après nous avoir embrassées, Barbe et moi, et salué maman, il s'éloigna très vite d'un air triste. J'ai voulu écrire tout ceci dans mon cahier, afin de ne jamais l'oublier, lorsque nous reviendrons à Louvain. La route que nous suivions était pleine de gens qui se rendaient à Ostende comme nous. Dans un endroit qui montait, la voiture fut arrêtée par un encombrement causé par une bicyclette, sur laquelle deux hommes cherchaient à mettre bien solidement deux petits enfants. Sous la bicyclette, on avait déjà attaché d'énormes paquets. Il y avait un bébé tout enveloppé dans des châles et une fillette un peu plus petite que Barbe, avec des cheveux très blonds et de grosses joues rouges. Deux hommes tenaient la bicyclette de chaque côté et la maman suivait par derrière. Maman voulut prendre les deux enfants dans la voiture. Ils commencèrent à pleurer, alors maman me dit de leur donner des gâteaux, car ils avaient certainement faim. Nous sommes arrivées très tard à Ostende, et nous avons eu beaucoup de peine à nous loger, car tout était plein, les hôtels, les maisons. Enfin, nous avons passé la nuit dans un grand café, où l'on avait mis les enfants sur les billards, et sur des chaises ceux qui étaient plus grands, comme moi, par exemple. Seulement, Barbe criait tout le temps dès que je m'éloignais d'un pas; elle ne voulut s'endormir que lorsque je me mis contre elle. Tout ceci aurait été amusant, si je n'avais pas vu l'air triste de maman, et si je n'avais eu envie de pleurer dès que je pensais à papa et à Madeleine. Ce matin, en sortant, nous avons vu une chose bien drôle, qui faisait rire tout le monde. Sur la promenade, il y avait un grand Écossais et un Anglais habillé en kaki qui poussaient des voitures d'enfants dans lesquelles étaient installés des bébés bien tranquilles. Le grand Écossais fumait en riant aux éclats, le soldat en kaki riait aussi, mais il ne fumait pas. En voyant cela, des gens crièrent: «Vivent les Anglais!» Alors, tout le monde se mit à crier très fort et à applaudir. Les jeunes soldats tout rouges, ne savaient plus où se mettre; les deux bébés remuaient en l'air leurs petites mains. Enfin tout le monde avait l'air content. Je crois que depuis Louvain et le passage des enfants royaux à Anvers, nous n'avions vu personne sourire comme à ce moment-là. _Ostende, le 10 septembre._ J'ai beaucoup de peine à écrire sur mon carnet aujourd'hui, car Barbe est tout le temps près de moi pour que je caresse Phœbus! Oui, Phœbus, car nous avons notre cher toutou près de nous! Mais dans quel état! Il a eu une patte brisée, et l'on a été obligé de la lui couper, ce qui fait qu'il n'a plus que trois pattes, qu'il est _réformé_, comme a dit le major, et qu'il a reçu la médaille de guerre des chiens. Malgré cela, je suis bien contente et maman a pleuré, car elle sentait que c'était quelque chose de chez nous, de Louvain, qu'elle revoyait en retrouvant Phœbus. Mais il faut que je dise comment nous avons revu Phœbus. Le premier jour de notre arrivée à Ostende, nous ne savions où habiter il n'y avait pas de places dans les hôtels; les maisons particulières avaient des Anglais à demeure, et dans les rues, sur les places, on ne rencontrait que des femmes avec des enfants et des paquets sur les bras qui s'asseyaient sur le trottoir et qui refusaient de se lever pour aller plus loin. Au commencement, maman s'arrêtait et voulait prendre les enfants, savoir d'où ils venaient. Mais il y en avait tant, tant, que c'était «désespérant»; c'est maman qui m'a dit ce mot. Sur la place, devant l'église de Notre-Dame, des troupes d'artillerie étaient campées, bien en ligne, avec de belles mitrailleuses et de beaux chiens qui semblaient très heureux. Barbe voulait tout le temps aller les caresser; moi, je l'en empêchais; alors elle se mit à crier et à dire que j'étais méchante; je commençai à pleurer, car je faisais tout ce que je pouvais pour lui faire plaisir, je ne la taquinais plus et voilà qu'elle me traitait de méchante. [Illustration: DEUX HOMMES TENAIENT LES BÉBÉS SUR UNE BICYCLETTE.] Mais maman se pencha vers moi, m'embrassa et me dit que nous étions toutes deux fatiguées, qu'il ne fallait pas avoir de chagrin pour si peu de choses, et que Barbe ne devait pas toucher les chiens qu'on ne connaissait pas, qu'elle le lui _défendait_. Ceci, maman le dit très sévèrement. C'était la première fois depuis notre départ de Louvain que maman prenait un air sévère. Maman aussi était fatiguée sûrement. Seulement, elle alla vers un officier d'artillerie qui parlait à ses soldats près d'une mitrailleuse; elle lui demanda s'il n'avait pas des nouvelles du 2e régiment d'artillerie où était Désiré. «Oh! ce régiment est près d'Anvers. Il s'est joliment bien comporté déjà, je ne sais rien autre à son sujet. Mais vous devriez aller à la caserne Léopold où sont arrivées depuis huit jours des troupes d'Anvers. Il y a aussi l'hôpital de la Digue. Les derniers combats ont été vifs et, certainement, vous aurez des nouvelles. --Merci beaucoup, monsieur le capitaine, mais ce soir je ne peux pas y aller, il faut encore que je trouve à me loger avec mes deux petites filles. --Oh! mais, vous savez, il n'y a pas place pour une épingle dans Ostende! C'est effrayant. Moi-même j'ai cru que j'allais être obligé de coucher à la belle étoile.» Barbe, qui est toujours très familière, était près du capitaine et touchait son sabre malgré mes signes. «Oh! qu'est-ce que c'est, la belle étoile? --C'est rester toute la nuit sous le beau ciel et les belles étoiles, sans abri et sans dodo. --Oh! moi, je veux coucher dans un dodo. --Comment vous appelez-vous, ma petite fille? --Barbe Hollemechette. --Mon Dieu, c'est le nom de notre patronne, à nous autres artilleurs! Oh! je veux que cette petite Barbe ait un dodo ce soir. Madame, ajouta-t-il, en se tournant vers maman, je loge chez une vieille dame qui a peut-être un coin où elle pourra vous mettre à l'abri. Mon service est fini, venez avec moi, c'est tout près d'ici et nous allons arranger cela immédiatement.» Pendant que maman le remerciait, il parla encore à ses soldats, et puis il prit la main de Barbe d'un côté, la mienne de l'autre et nous nous sommes dirigés tous les quatre vers une rue étroite qui longe l'église. Au coin de la rue, l'artilleur s'arrêta devant une petite maison très propre avec un jardin plein de fleurs qui sentaient très bon. La porte s'ouvrit et une vieille dame à cheveux blancs, avec une robe noire et des lunettes, vint au-devant de nous en s'écriant: «Mon Dieu, Monsieur le capitaine, qu'est-ce que vous amenez là, deux petites filles? Mais ce n'est pas à vous? --Non, non, madame Beulans. Cette dame arrive de Louvain, où elle a laissé son mari, sa fille.... --Et Tantine Berthe, dit Barbe. --Et qui ne trouvent pas à se loger ici. Alors j'ai pensé que vous ne voudriez pas laisser ces jolies petites filles coucher à la belle étoile. --Pour sûr que non; vous avez bien fait de les conduire ici. Je crois que nous allons commencer par leur donner à manger. Mais, vous ne savez rien de votre mari et de votre fille qui sont restés à Louvain, car Louvain a bien souffert... [Illustration: MADAME BEULANS REMPLIT DE GATEAUX LES POCHES DE BARBE.] --Oui, je sais tout, dit maman, mais je sais aussi que mon mari et ma fille sont sauvés et qu'il sont à Bruxelles. --A Bruxelles!... Eh bien, ce soir, après le souper, nous tâcherons d'avoir des nouvelles par un de mes petits-fils qui est arrivé de là-haut aujourd'hui. Dans une salle à manger bien propre, comme celle de Mme Melken à Louvain, nous avons dîné. Le capitaine était au milieu de nous deux, et il ne cessait de s'occuper de Barbe et de lui donner les meilleurs morceaux; à moi aussi, du reste. Seulement, au milieu du repas, Barbe commença à s'endormir: maman la mena dans une jolie chambre; moi, je la suivis et je crois que c'est maman qui m'a déshabillée, car je ne me souviens plus comment je me suis mise dans mon lit. Ce matin, le soleil entrait dans notre chambre, quand je me suis réveillée. A côté de moi, dans le lit, il y avait Barbe, mais je ne vis pas maman. Alors, je commençais à crier: «Maman, maman», quand je vis devant la fenêtre la vieille Mme Beulans, avec la même robe que la veille, les mêmes lunettes, qui raccommodait du linge. «Eh bien! Eh bien! votre maman n'est pas perdue. Elle s'est levée de grand matin pour aller s'informer de votre frère. Je suis venue ici pour que vous n'ayez pas peur et pour vous donner du bon café au lait avant de vous habiller. --M. l'officier, où est-il, madame? lui demanda Barbe. --Oh! ma petite, il est parti! Le Roi l'a appelé cette nuit, et il est déjà en route.» Barbe commença à pleurer en disant qu'elle voulait le voir, et la vieille dame lui dit, en la regardant avec ses bons yeux à travers ses lunettes: «Il ne faut pas pleurer comme cela; ta maman a de la peine, moi aussi: il faut que les petits enfants soient tout à fait gentils et obéissants. --Je veux maman, je veux maman!» criait Barbe. Elle commençait à être tout à fait insupportable et je ne savais comment faire pour la calmer. Heureusement que maman est arrivée à ce moment-là. «Mes enfants! mes enfants, je viens d'avoir des nouvelles de Désiré qui a été blessé et qui est dans une ambulance à Anvers; il sera vite guéri, paraît-il, et il retournera bientôt à sa batterie; j'ai vu un officier de son régiment qui se rend à Furnes, il m'a dit combien Désiré a été brave. Et j'ai encore quelque chose de très intéressant à vous dire, j'ai vu Phœbus! --Phœbus, notre vieux toutou! --Oh! je le veux tout de suite, s'écria Barbe. --Ma petite fille, répondit la vieille dame aux lunettes, il ne faut jamais dire: je veux, quand on est une petite fille; ce n'est pas joli du tout. --Mais, madame, Phœbus, c'est mon toutou, et je l'aime beaucoup. --Oui, je comprends, et je vois aussi que tu es un tout petit bébé. Tiens, mets ton chapeau et va voir ton toutou.» En passant devant la salle à manger, elle prit des gâteaux et les mit dans les poches du paletot de Barbe. [Illustration: LES CHIENS ATTELÉS AUX MITRAILLEUSES ÉTAIENT PRÊTS A PARTIR.] Maman alla avec nous par l'avenue de la Reine, qui nous conduisit près du champ de courses où l'on avait construit des hangars pour mettre les chiens blessés. Comme maman était déjà venue, on la connaissait et la sentinelle qui se tenait à la porte nous laissa entrer. Sous de grands hangars, il y avait de la paille étendue par couchettes, sur lesquelles étaient les chiens les plus blessés. Ceux qui allaient mieux étaient couchés au soleil, sur la pelouse verte. Après avoir passé devant une dizaine de chiens, tout à coup nous avons vu notre vieux Phœbus. En nous apercevant, il voulut se soulever, mais il ne put pas, alors nous avons vu des larmes dans ses yeux; mais je me mis à l'embrasser et Barbe se pendit à son cou; il remuait la queue et voulait toujours se soulever. Un gros militaire que tout le monde appelait M. le major s'approcha de nous et parla à maman. «Votre chien a eu une patte brisée, nous avons été obligés de la lui couper; il ne pourra plus servir dans l'armée. --Je comprends très bien, dit maman, mais je peux bien prendre ce chien avec moi, puisqu'il est à moi. --Bien sûr, c'est toujours ça de moins ici. Vous voulez sans doute voir son conducteur? Il est ici, il a eu une grave blessure à l'épaule, mais il est tout à fait bien aujourd'hui. Tenez, le voilà, il va vous raconter ses faits d'armes et ceux de votre chien.» Naturellement, pendant tout ce temps-là, nous n'avions cessé de caresser et d'embrasser Phœbus qui nous léchait les mains et qui essayait de se traîner. Louis Gersen, l'artilleur, s'approcha de nous, en s'appuyant sur une canne; il avait l'air très fatigué. «Oh! madame, que je suis content de vous voir! Vous pouvez être fière de votre bon chien. Il a été blessé un jour où nous avons dû céder du terrain aux Allemands. Les mitrailleuses étaient en position, les chiens dételés. Tout à coup nous recevons l'ordre de ratteler vivement et de nous placer à 300 mètres plus bas. Vite j'attelle mon chien--vous permettez que je dise mon chien,--il entraîne la mitrailleuse. Je vous dirai qu'il ne permettait jamais qu'un autre attelage, même traîné par deux chiens, le dépassât. [Illustration: PHŒBUS SE MIT A ABOYER ET A TOURNER AUTOUR DE MOI.] Il va donc plus vite que les autres; aussi je me mets rapidement à ma place en lui faisant faire demi-tour. Naturellement il se trouve le plus en vue, un éclat d'obus tombe en plein sur nous, je roule par terre, lui n'avait encore rien; il court à moi, je lui crie: «Prends la mitrailleuse!» «Il saisit les harnachements avec ses dents et le voilà qui tire, tire jusqu'à ce qu'un camarade lui pose les harnais, et le voilà qui court mettre les mitrailleuses en lieu sûr dans un bois. «Une fois Phœbus dételé, vous croyez qu'il se couche! Non, pas du tout, le voilà qui court à ma recherche, et je sens tout à coup une langue chaude sur toute ma figure. Il se met à aboyer, à tourner autour de moi; il veut m'emmener, mais ne sait pas comment faire. Les ambulanciers qui parcourent le champ de bataille le voient et ils viennent me prendre. On nous installa dans le plus proche village. Le lendemain, il était bombardé; le bon Phœbus tandis qu'il allait me chercher un bandage reçut un éclat d'obus qui lui brisa la patte. «Je parvins à le garder auprès de moi; on lui coupa la patte et, à notre arrivée à Ostende, le général me remit la décoration de Léopold, et à lui, la médaille d'honneur des chiens sauveteurs. C'est du reste parce qu'il m'a sauvé qu'on ne l'a pas abattu. Mais comment ferai-je pour me séparer de mon nouvel ami?» Le gros major qui avait écouté toute l'histoire, lui dit: «Mais, mon pauvre garçon, puisque tu vas reprendre du service et que le chien, lui, ne peut plus servir, tes regrets sont superflus et tu ferais mieux de me demander de mettre un bâton comme quatrième patte à ton chien, afin qu'il puisse s'en aller avec ses petites maîtresses. --Monsieur le major, j'allais vous le demander. --J'allais vous le demander... Eh bien, il fallait le faire tout de suite. Allons, je vais mettre une patte en bois à Phœbus.» Barbe vient vers l'artilleur et, lui prenant la main, elle lui dit: «N'est-ce pas, il est méchant, M. le major? --Oh! non, pas du tout, il est très bon, au contraire, et vous verrez, il ne fera pas de mal à Phœbus.» Maman dit à l'artilleur qu'elle voudrait bien avoir de temps en temps de ses nouvelles; lui devait se mettre sous les ordres du gouvernement et il ne pouvait savoir où on l'enverrait, mais en adressant ses cartes au siège du gouvernement, on était sûr qu'elles parviendraient à destination, car il y avait un bureau spécial pour les soldats et leur famille. On pouvait toujours s'y adresser; de même pour les réfugiés de toutes les villes de Belgique, si on s'inscrivait on pouvait savoir ce qu'étaient devenues toutes les malheureuses familles. C'est comme cela que maman avait trouvé l'endroit où était Gersen et notre chien. Louis Gersen nous fit voir la belle médaille de Phœbus. Elle était en argent avec ces mots simplement inscrits: «Phœbus, mitrailleuse nº 24, combat de Diehl, 1914.» On l'avait accrochée à son collier, qui du reste était tout abîmé. Barbe voulait absolument prendre la médaille. Je lui dis qu'elle appartenait à Phœbus et qu'on n'avait pas le droit de la lui enlever même une minute. «Mais puisque Phœbus est à nous, la médaille est à papa, à maman, à Madeleine, à toi et à moi, je veux la prendre. --Non, je t'en prie, sois sage, tu auras la médaille quand Phœbus viendra avec nous demain. --Je veux la médaille de mon toutou. --Non, laisse-la-lui; sans cela, je le dis à Monsieur le major.» Elle consentit alors à se taire, car le major lui faisait un peu peur. Phœbus ne voulait pas nous laisser partir; il se mit à hurler si fort que tous les autres chiens aboyèrent tous ensemble. Barbe pleurait et voulait laisser Francine à Phœbus pour le consoler de notre départ. [Illustration] [Illustration] Adieu Belgique! _Ostende, le 13 septembre._ Nous sommes encore à Ostende que nous devions quitter depuis trois jours: mais nous avons trouvé le moyen de donner de nos nouvelles à papa, et maman croyait que nous aurions une réponse. Nous allons tout de même partir demain matin pour Dunkerque. Les Allemands approchent, et la vieille dame aux lunettes veut que maman aille en France. La vieille dame aux lunettes est tellement bonne avec nous que nous ne savons que faire pour elle. Barbe est très obéissante, et moi je lui aide à bobiner ses écheveaux de laine. Elle ne rit jamais, mais ses yeux sont si bons quand elle vous regarde qu'on n'aurait jamais envie de lui faire de la peine. Quand Phœbus est venu la première fois ici, elle est allée jusqu'à la porte pour le voir; il marchait si drôlement, le pauvre Phœbus! Il ne voulait pas de sa patte de bois, il la mordait! Elle dit bonjour à Phœbus, comme s'il avait été une vieille connaissance; elle le conduisit dans la cuisine où elle lui servit une bonne pâtée, sans trop de viande, car la viande est seulement pour les soldats. Il se coucha aussitôt sur un coussin et resta bien sage sous les rayons du soleil. Maman, qui avait pu retrouver à Ostende Phœbus et Louis Gersen, continua ses recherches pour savoir de quelle manière elle pourrait revoir papa et Madeleine. Elle nous laissait avec Mme Beulans qui racontait de belles histoires à Barbe. Ces histoires étaient si jolies que je les écoutais attentivement; une fois je lui demandai comment elle en savait tant, elle me répondit: «Ce sont des histoires françaises que j'ai lues dans un livre appelé _les Contes de Perrault_, et puisque Noémie aime à lire, je lui donnerai ce volume qui est là dans la bibliothèque de mes enfants.» Hier, maman nous a emmenées avec elle, car le commandant de la place lui avait dit qu'il envoyait des soldats à Bruxelles. Nous sommes allées au «Quartier général» comme maman a dit. Je lui ai demandé ce que c'était que le quartier général. Elle m'a expliqué que c'était l'endroit où le Roi résidait lorsqu'il n'était pas à se battre, et où il recevait ses généraux, ses officiers, et les boy-scouts qui avaient des missions pour lui. La Reine y était aussi. Quand nous sommes arrivées, comme on connaissait déjà maman, on l'a conduite chez un commandant français qui était très gros, avec des cheveux blonds et des yeux bleus. Il était devant une petite table sur laquelle il y avait plein de papiers. Il nous regarda toutes les deux, Barbe et moi, et je suis sûre qu'il avait des larmes dans les yeux; pourtant, il avait un ton dur en parlant. «Le mieux que vous ayez à faire, dit-il à maman, c'est d'aller en France. Vous me laisserez bien votre nom et, dès que vous changerez de domicile, vous enverrez votre adresse au quartier général, où tous les Belges doivent passer. Si votre mari et votre fille quittent Bruxelles, ce qui est probable, ils viendront ici et on vous les enverra. --Mon Dieu, vous croyez que je les retrouverai? [Illustration: BARBE S'ENDORMIT SUR MAMAN, ET MOI JE REGARDAIS LA FOULE.] --Sûrement, cela ne fait aucun doute. --Mais comment vous remercier? --Laissez-moi embrasser vos petites filles.» Il nous embrassa toutes les deux, mais très vite, et aussitôt après, il cria très fort à un petit boy-scout qui était près de la porte: «Dis donc, toi, fais entrer la première personne qui attend, et vivement.» Une femme en pleurs entra. «Monsieur le commandant, Monsieur le commandant, j'ai perdu mes enfants, j'ai perdu mes enfants! --Vous êtes complètement folle. Expliquez-vous clairement. Asseyez-vous. --Voilà. Nous avons fui de Tirlemont, où les Prussiens sont entrés un soir. J'ai pris mes enfants dans mes bras, un garçon de cinq ans et une petite de trois ans, et puis ma vieille mère qui, elle, portait un paquet de vêtements et notre pie dans une cage me suivait. --Une pie? interrompit le major. --Oui, Monsieur le major, une pie. Je ne sais pas comment cela est arrivé, mais enfin ma mère portait sa pie. --Et puis après? --J'étais très malade depuis bien des mois; alors, tout à coup, en courant, je suis tombée et j'ai perdu connaissance; quand je suis revenue à moi, il faisait complètement nuit et j'étais seule....» Maman pleurait, le commandant toussait et la femme continua: «Je me suis mise à marcher; sur la route j'ai rencontré un paysan qui avait des sacs de pommes de terre dans sa voiture. Il m'a fait asseoir à côté de lui et nous sommes enfin arrivés à Ostende après avoir passé par beaucoup d'endroits. Depuis hier au soir, je cours partout. Mes petits, mes petits?» Alors le commandant lui fit dire comment étaient ses enfants, leur nom et lui promit de s'en occuper. Maman voulait sortir avec la femme. Barbe tirait maman et voulait retourner voir Phœbus qu'on avait laissé tout seul. En revenant, nous avons suivi toute la digue. Il faisait un beau soleil et, sur le sable, une quantité de petits enfants s'amusaient à faire des pâtés. Barbe voulait jouer. Maman, qui avait l'air bien triste et qui désirait rentrer pour tâcher de quitter Ostende le soir même me dit: «Non, non; je veux encore aller ce soir à la caserne où sont les artilleurs, pour savoir s'il n'y a pas des nouvelles....» Nous avons suivi l'avenue Léopold, puis la rue Henri-Serruys. Barbe tenait maman par la main, dans l'autre elle avait sa fille Francine. Elle commença par nous demander ce que c'était qu'une pie. «C'est un oiseau noir avec un long bec qui répète tout ce qu'on dit et qui parle sans s'arrêter. --Alors, dit Barbe, cette pie, elle pourrait dire où sont les petits enfants de cette dame. --Oui, seulement la pie doit être morte. --Pourquoi est-elle morte? --Mais, parce qu'on l'aura laissée dans un village ou une ville pour ne pas en être embarrassé. --Oh! la pauvre pie!» Tout à coup je vis, accrochée à une fenêtre, une cage dans laquelle était une pie qui ne cessait de tourner en rond. [Illustration: PHŒBUS REGARDAIT AVEC CONVOITISE LA TARTINE DE CONFITURE.] «Tiens, regarde, Barbe, voilà une pie. --Je veux voir la pie, je veux voir la pie!» Maman s'approcha et prit Barbe dans ses bras pour la lui montrer de plus près. La pie s'arrêta de tourner; elle regarda Barbe et puis elle se mit à crier: «Beau, beau, beau! --Oh! la belle pie, dit Barbe. --Paire, paire, paire! --Qu'est-ce qu'elle crie? --Beau, beau, beau», reprit la pie. Comme nous parlions un peu fort, une vieille femme sortit devant la porte et nous dit: «Oh! vous regardez ma vieille pie, elle ne peut prononcer que ces deux mots.... --Mais, madame, il y a longtemps que vous avez cette pie? --Oh! oui, au moins cinq ans. --Elle semble bien gaie. --Bien gaie, la pauvre bête! La voilà en cage. Elle n'est plus à la campagne.... --A la campagne! Elle n'est pas habituée à la ville? --Oh! non, ma pauvre dame; je viens de Tirlemont et j'ai mes petits-enfants avec moi. --Vos petits-enfants? Et votre fille, où est-elle? --Ma fille, et la vieille femme se mit à pleurer, je l'ai perdue, elle est sans doute morte! --Morte? Vous en êtes certaine? demanda maman. --C'est sûr, allez! Je l'ai laissée sur une route, tombée morte, morte!» J'avais envie de lui dire que nous l'avions vue, sa fille, mais comme maman ne parlait pas, je lui serrai la main. Maman se contenta aussi de me regarder et me dit tout bas: «Attends, il ne faut pas l'émotionner trop. --Madame, écoutez, je vais peut-être pouvoir vous donner des nouvelles. J'ai vu quelqu'un qui venait de Tirlemont.... --Oh! oui, moi aussi j'en ai vu des gens qui venaient de Tirlemont! Et c'étaient des menteurs et des espions qui voulaient prendre mes petits-enfants.... Mais je les garde... je les garde!» La pie continua à chanter: Beau, beau, beau, paire, paire, paire. «Mais qu'est-ce qu'elle dit, la pie? --Elle répète le nom de ma fille Beaurepaire! Pauvre bête!» Maman dit adieu à la femme qui continuait de pleurer. Et maman prit Barbe et nous emmena très vite au quartier général pour parler au commandant de la pie que nous avions trouvée. Le commandant était auprès du Roi; une foule de soldats étaient là, avec des officiers, des automobiles, et des gens qui arrivaient de tous les côtés. «Vous savez, les Allemands sont entrés dans Bruxelles, ils ont tout pillé.... --Non, non, pas à Bruxelles, ils ont seulement fait une entrée imposante; c'est Namur qui est brûlé.... Oui, et ils avancent sur nous, ils seront demain à Ostende.... --A Ostende.... Oh! avant qu'ils y soient! Il y a les Anglais. --Oui, les Anglais.» [Illustration: BARBE ET MOI NOUS REGARDIONS LA PIE.] Enfin on entendait tout à la fois, c'était effrayant. Personne ne voulait nous écouter. Barbe s'était endormie sur l'épaule de maman. Moi, je tenais Francine et je me disais que deux mois auparavant nous étions si heureux dans notre cher pays et qu'aujourd'hui personne n'était épargné en Belgique.... Maman nous a ramenées chez la vieille Mme Beulans et nous a couchées. Elle m'a raconté qu'elle était allée le soir chercher la pauvre maman qui avait perdu ses petits enfants et qu'elle l'avait conduite dans la maison de la pie. La pauvre femme était malade de joie et elle est tombée par terre d'émotion. Il a fallu faire venir un médecin qui l'a très bien soignée. Moi, je crois que c'est maman qui l'a guérie, parce que maman est tellement bonne. C'est ce qu'a dit Mme Beulans ce matin, et elle a ajouté que sûrement maman serait malade si elle continuait à se faire tant de «mauvais sang» et à tant s'occuper des autres. _Dunkerque, le 15 septembre._ Quel voyage nous venons de faire! Nous apprenons chaque jour de terribles nouvelles de la guerre. Mais il faut que je raconte d'abord comment nous sommes arrivées ici, à Dunkerque. Mme Beulans et maman avaient décidé que nous irions en bateau à Nieuport; il en partait chaque jour remplis de réfugiés; il fallait s'inscrire et chacun à son tour s'embarquait avec ses paquets et ses enfants. Ce fut une affaire avec Phœbus! Seulement, comme il est très gentil et qu'il a une si bonne tête, personne ne disait rien, sauf une femme qui était vraiment méchante, car elle criait que c'était «ridicule» de traîner un chien avec soi, qu'on n'avait qu'à le laisser mourir avec les autres, avec ceux qui étaient restés à la maison. «Ah! la maison, elle a été brûlée, entièrement brûlée!» Comme elle criait, un soldat qui aidait à l'embarquement lui dit de se taire, que sans cela on la mènerait devant le commandant. Alors seulement, elle se calma. Les bateaux étaient à la file les uns des autres, le long de la digue, et dès qu'il y en avait un qui était plein, il partait; on tenait une quarantaine de personnes dans une embarcation. Mme Beulans nous a accompagnées, et elle est restée avec nous jusqu'au dernier moment. Elle pleurait en nous embrassant. Barbe lui entourait le cou de ses deux petites mains, en lui promettant d'être bien sage désormais. «Oui, tu es un gentil petit bébé, obéis bien à ta maman et, lorsque tu reverras ton papa, il sera très content!» Maman tenait Barbe d'une main et moi de l'autre; j'avais pris Phœbus qui marchait difficilement. Un petit gamin nous suivait avec un gros paquet où maman avait serré tout ce qu'elle avait pu de nos affaires. Naturellement Barbe portait aussi sa fille Francine. Sur le bateau, nous nous sommes assises contre le bastingage où il y avait un banc. Phœbus se coucha sur nos pieds, à côté de notre paquet. Seulement, quand nous nous sommes levées pour dire adieu à Mme Beulans qui restait sur le quai, il voulut, lui aussi, faire comme nous, et il se dressa sur ses pattes de derrière en s'appuyant sur le banc. Il avait l'air très malheureux de ne pouvoir lever sa patte en bois; alors je la lui pris pour la poser sur le parapet; il me lécha la figure avec sa grosse langue et il fit entendre un aboiement d'amitié pour Mme Beulans, car elle l'avait très bien soigné pendant que nous étions chez elle. Il faisait un temps magnifique et la mer était très calme et n'avait que de jolies petites vagues. Maman nous dit: «Regardez comme la mer est bleue, elle l'est presque autant que le ciel. --Où allons-nous, maman? demanda Barbe. --Nous allons à Nieuport. --A Nieuport? dit une femme qui était assise près de nous et qui tenait un petit bébé dans ses bras. A Nieuport, bien sûr que non, nous n'allons pas à Nieuport, nous allons en Angleterre. --Non, madame, vous vous trompez, nous allons à Nieuport, c'est pour cela que j'ai pris ce bateau, car je veux rester en Belgique. --En Belgique, ma pauvre dame, vous serez bien obligée d'en sortir, car les Allemands sont chez nous, ils commencent à entrer en France. --Oh! ils sont seulement à Charleroi. --Oh oui! mais comment pourra-t-on résister à ces armées de brigands. Moi, je vous dis que tout est brûlé, pillé, saccagé et il ne va pas rester une maison debout dans toute la Belgique, et la France souffrira aussi.» Des sanglots violents éclatèrent à côté de nous. C'était une femme avec une petite fille et un tout petit garçon qui pleuraient tous les trois. Cette femme commença à parler et à raconter la bataille de Charleroi. [Illustration: LE SERGENT VANDENBROUCQUE QUESTIONNA BARBE HOLLEMECHETTE.] Tout était arrivé subitement; on entendait le canon et puis un jour, les gens de tous les villages voisins se mirent à courir sur les routes en fuyant devant l'ennemi qui s'avançait. Des blessés, des soldats pâles et couverts de poussière passaient sur les routes et aussi des convois de ravitaillement pleins de morceaux de viande pendus de tous les côtés. Et puis le bruit constant des bombes et des gens effarés qui se sauvaient! «Quelle vue horrible, madame, que celle-là, je ne peux la chasser de mes yeux.» Maman se tourna vers celle qui parlait avec tant de désespoir et lui dit: «Mais, madame, je comprends que vous ayez du chagrin de quitter la Belgique et de voir tant de calamités sur tout notre pays, mais il ne faut pas être désespérée à ce point; il faut donc s'armer de courage et s'aider les uns les autres. --Oh! si vous aviez autant de malheurs que moi, vous penseriez qu'il est impossible d'avoir du courage. --Moi, dit maman, vous voyez, je ne pleure pas, et pourtant, ma maison à Louvain a été brûlée et je ne sais où sont mon mari et ma fille que j'avais laissés là-bas. --Et Désiré est à la guerre et Phœbus a eu la patte cassée», s'écria Barbe. La femme se retourna et posa sa tête sur le parapet en pleurant. Alors maman donna à la petite fille de la femme qui croyait aller en Angleterre, une grosse tartine de pain qu'elle se mit à manger avec avidité en la tenant avec ses deux mains. Barbe demanda aussi une tartine. Alors, comme Phœbus voulait absolument en avoir sa part, je saisis notre toutou par son cou afin de l'empêcher de saisir le goûter de ma petite sœur. Il faisait très chaud; Barbe s'est endormie dans les bras de maman et moi aussi, mais je n'avais que ma tête appuyée sur maman. Lorsque je me suis réveillée, il faisait presque nuit et dans le ciel brillaient une quantité d'étoiles. Maman avait mis des châles sur nous deux. A ce moment, je fus frappée de voir toutes les femmes très excitées. Presque toutes parlaient, ou pleuraient; il y en avait seulement quelques-unes comme maman qui essayaient de calmer tout le monde. «Maman, qu'est-ce qui est arrivé? De quoi toutes ces femmes se plaignent-elles? --C'est parce qu'on nous a fait dire de ne pas débarquer à Nieuport. Il y a une quantité de troupes belges et il paraît que les Allemands avancent rapidement. Le Roi et la Reine sont encore à Nieuport, mais ils vont quitter cette ville pour descendre plus au sud; en France, les Allemands se dirigent sur Paris. Nous allons à Dunkerque, où nous arriverons pour la nuit. Des femmes d'un bateau qui nous a presque touchés cet après-midi nous ont raconté de bien tristes nouvelles sur ce qui s'est passé chez nous en Belgique. Ah! c'est bien terrible!» Je devinais que maman avait un grand chagrin, et elle ne me disait pas tout ce qu'elle pensait. Je me levai et l'embrassai bien fort en lui disant: «Ma chère petite maman, n'aie pas trop de chagrin, je t'en prie, je t'aime bien et tu sais que je ferai tout ce que je pourrai pour t'aider. --Ma petite Noémie, je le sais bien que tu m'aimes beaucoup, tu ressembles tellement à ton papa!» En disant ces mots, maman avait les yeux pleins de larmes. Et je pensai que maman ne se consolait pas de n'avoir plus ce cher papa qui était toujours avec elle et qui la «gâtait», comme elle disait. C'est vrai, toute la vie était changée, puisque maman n'avait plus papa et que moi j'étais la sœur _aînée_, car Madeleine aussi n'était pas là.... Nous avons enfin vu les lumières de Dunkerque et les bateaux entrèrent dans le port; on s'arrêta devant un quai et tout le monde descendit à terre. Nous étions bien embarrassées avec nos paquets et Phœbus. Des employés qui aidaient les femmes à débarquer se mirent à rire en voyant notre toutou avec sa jambe de bois. «Mais maman, dit Barbe, pourquoi ces gens rient-ils de Phœbus qui a perdu sa jambe à la guerre et qui a la médaille des chiens? --Ne t'inquiète pas d'eux, ils ne savent pas comment Phœbus a perdu sa jambe.» Maman demanda à un officier qui était sur le quai où elle pourrait aller passer la nuit. «Ah! madame, je ne sais pas trop, mais, là, à quelques pas il y a un dépôt où se trouve un sous-officier chargé de diriger les hommes qui sont envoyés ici pour prendre du service et qui s'occupe maintenant des réfugiés belges et de leurs familles. Il s'appelle Vandenbroucque. Adressez-vous à lui: la caserne est là, sur la place.» Maman tenant toujours Barbe d'une main, ses paquets de l'autre, et moi, Phœbus, nous avons suivi le chemin indiqué par l'officier. A la caserne, maman parla à un soldat qui nous conduisit dans une grande salle pleine de femmes et d'enfants, et il nous dit d'attendre. Enfin, après très longtemps, on nous a fait entrer dans le bureau du sergent Vandenbroucque. Il était assis devant une table et il écrivait. Tout à coup, il leva la tête et sa figure changea complètement. Il était grand, un peu gros, très blond avec des yeux bleus très bons et un lorgnon. Il regarda Barbe, moi et maman avec attention et écouta maman sans rien dire. Maman dit très vite tout ce qui lui était arrivé depuis notre départ de Louvain. [Illustration: «MONSIEUR LE MAJOR, J'AI PERDU MES ENFANTS!»] «Alors, vous ne savez pas où est votre mari, votre fille et votre fils?» --Non, dit maman, mais on m'a dit à Ostende que tous les Belges devaient passer au bureau royal et s'y faire inscrire. Je ne désespère pas. J'ai retrouvé mon chien d'une façon bien extraordinaire.» Barbe était à côté de Phœbus. «Oui, dit-elle, il est réformé, car il a eu sa patte cassée par un boulet. --Ah! dit le sergent Vandenbroucque, ton chien est réformé?» Il prit Barbe dans ses bras et l'assit sur son bureau. «Comment t'appelles-tu? --Barbe Hollemechette. --Quel âge as-tu? --J'ai cinq ans et Noémie a dix ans. --Et ton chien, quel âge a-t-il? --Mais il n'a pas d'âge, un toutou n'a pas d'âge, n'est-ce pas, maman? --Non, un toutou n'a pas d'âge, tu as raison.» Barbe voulait s'en aller, mais le sergent la garda; après l'avoir embrassée, il dit: «Madame, j'ai chez moi une gentille petite fille que j'aime tendrement; aussi chaque fois que je vois des enfants, je suis heureux, car il me semble que c'est un peu de ma fillette que je retrouve....» Je suis sûre qu'il avait envie de pleurer en disant cela, bien que maman m'ait assuré que je m'étais trompée. «Madame, il n'y a plus un lit dans tout Dunkerque; mais, comme je ne veux pas vous laisser dans l'embarras, je vais vous conduire dans un hôtel où j'ai une chambre et où vous pourrez coucher cette nuit. Seulement vous allez m'attendre un instant pendant que je termine mon travail.» Il posa Barbe à terre, mais la retint près de lui; il donna une chaise à maman et une autre à moi. Il parla à toutes les femmes qui entraient les unes après les autres. Il prenait un air ferme, mais je suis sûre qu'il était très bon et que plus sa voix était dure, plus il était attendri; il avait l'air de se forcer. Du reste, en le quittant, on le remerciait toujours de ce qu'il avait fait. Phœbus commençait à s'impatienter, alors le sergent Vandenbroucque se leva et nous prenant toutes les deux par la main et mettant son képi sur sa tête, il nous conduisit à l'hôtel de l'Océan où il avait sa chambre. Avant de nous coucher, il nous fit servir à dîner; il avait mis Barbe à côté de lui, moi en face, et il nous parlait tout le temps. Il voulait absolument savoir comment Phœbus avait été blessé, mais Barbe dormait à moitié, alors le bon sergent la porta lui-même dans sa chambre et aida maman à la coucher. [Illustration] [Illustration] Un nouvel ami. _Dunkerque, le 18 septembre._ NOUS quittons le bon sergent Vandenbroucque qui nous a accompagnées à la gare. Il a acheté une poupée à Barbe pour accompagner Francine; c'est une paysanne habillée en _Boulonaise_. Il l'a donnée à Barbe, parce qu'il est de Boulogne et que c'était un double souvenir de lui; pour moi, il a choisi un petit livre de contes français. En allant à la gare, il portait Barbe, et un soldat tenait nos paquets; moi, j'avais Phœbus qui marchait bien lentement. Nous avons eu beaucoup de peine à trouver des places; enfin, grâce au sergent qui fit ouvrir un compartiment de première classe, nous avons été bien installées. C'est lui qui a pris Phœbus dans ses bras pour l'aider à grimper près de nous. Naturellement nous n'étions pas seules: deux dames assez vieilles, une Anglaise et une dame avec son petit garçon sont montés dans notre wagon. Au moment où le train partait, le sergent nous embrassa et nous dit de ne pas oublier d'aller voir sa femme à Paris. Il avait écrit son adresse à maman. Il avait l'air d'avoir de la peine et je crois que maman faisait tous ses efforts pour retenir ses larmes. Il avait promis à maman de s'occuper spécialement de papa en allant au bureau des Belges qui correspondait avec le quartier général d'Ostende. Comme nous ne savions pas où nous habiterions, il était décidé avec lui que nous nous informerions auprès de sa femme de tout ce qu'il pourrait savoir. J'écris cette partie de mon journal dans le train, sur la tablette du compartiment, bien que Barbe me tire tout le temps le bras pour voir le petit garçon qui cherche à exciter Phœbus en lui passant son soulier à rebrousse-poil sur le dos. Naturellement Phœbus reste tranquille, mais Barbe dit tout à coup: «Laisse donc mon toutou, c'est un soldat _réformé_. --Un soldat réformé? Mais c'est un chien! --Eh bien! puisqu'il a eu sa patte cassée par une balle. --Sa patte cassée par une balle! Et où ça donc? --Mais à Diehl, avec Louis Gersen. --Qu'est-ce que Louis Gersen? --C'est le conducteur de Phœbus. --Oh! Où est-il maintenant? --Il est avec le Roi. --Avec le Roi, où ça? --A Furnes. Mais il ne sait rien, ce petit garçon-là, Noémie! --Voyons Barbe, tais-toi. --Je ne sais rien, moi.... Et savez-vous où sont les Allemands? Ils sont sur la Marne, car ils veulent brûler Paris, comme ils ont brûlé Louvain. --Non, non pas comme Louvain, ai-je répondu. --Si, moi, je vous dis que si.» Ce petit garçon avait l'air très méchant; Barbe se mit à crier; alors Phœbus se leva et tristement lécha ses mains, et moi, j'avais envie de faire comme elle. Une des vieilles dames qui avait un chapeau de deuil parla au garçon français: «Mon enfant, pourquoi taquinez-vous ces petites filles qui ont l'air bien gentil et qui viennent de Belgique? Vous ne pouvez pas savoir si les Allemands iront à Paris, et ce n'est ni courageux ni d'un bon Français de dire des choses pareilles.» Le garçon devint très rouge et s'écria: «Je suis un bon Français et mon papa se bat actuellement en Alsace, mais je sais comme les Boches sont méchants et cherchent à détruire tout en France! --Eh bien! continua la vieille dame, quand on a un papa qui se bat, on ne parle pas comme vous le faites à des petites Belges et vous devriez montrer que vous êtes un bon Français en leur demandant pardon de ce que vous leur avez dit. --Eh bien oui, c'est vrai, j'ai eu tort, j'avais envie de taquiner des filles.» Il me tendit la main fermement. «Oh! _it is very good_, dit la dame anglaise; vous agissez comme un véritable gentleman.» Alors je dis à Phœbus de lécher la main du jeune garçon, car le pauvre toutou ne pouvait pas donner sa patte comme il le faisait autrefois. [Illustration: LE PETIT FRANÇAIS CHERCHAIT A EXCITER PHŒBUS.] Maman causait avec la mère du petit garçon pendant ce temps-là; j'entendis qu'elle avait peur que son mari n'ait été pris par les Allemands; une des vieilles dames dit que son fils avait été tué, et puis elles parlèrent à voix basse. Maman nous conseilla de nous amuser entre nous, et le petit garçon tira d'un sac une boîte de soldats et il les aligna sur la tablette du compartiment. Barbe voulut que sa nouvelle fille Francine pût s'asseoir pour passer la revue, et en l'installant, toute une rangée de soldats tomba: «Aïe! aïe, mes artilleurs! cria le petit Pierre--car le jeune garçon s'appelait Pierre. --Ce ne sont pas des artilleurs, dit Barbe. --Si, ce sont des artilleurs. --Non, n'est-ce pas, Noémie, ce ne sont pas des artilleurs? Ils n'ont pas de chiens. --Ce sont des artilleurs français, tu ne connais que les artilleurs belges qui ont des chiens pour traîner les mitrailleuses, mais en France on ne se sert pas de chiens. --Oui, c'est ça. Mais je vais vous montrer tous nos soldats français. On va passer la revue. Voilà d'abord l'infanterie. Les soldats avaient des pantalons rouges avant la guerre, mais notre général Joffre n'en veut plus. --Qui est-ce Joffre? --C'est celui qui commande toute l'armée française. Voilà, je continue. L'infanterie défile en pantalon bleu horizon. Les fantassins marchent bien, quoiqu'ils aient un gros sac sur le dos. Vient ensuite l'artillerie avec ses canons. Voyez comme ils sont jolis ces petits 75. --C'est un canon? dit Barbe. --Oui, nous les appelons en France des 75, et c'est grâce à eux que les «Boches» sortiront de Belgique. «Maintenant c'est la cavalerie qui défile. Les chasseurs avec leur dolman bleu ciel, les cuirassiers avec leur belle cuirasse et les dragons avec leur casque brillant. Et les chasseurs à pied qui suivent, ils vont comme le vent et grimpent sur les montagnes comme des chèvres. Les turcos, les spahis, les zouaves terminent le défilé. Les Allemands en ont une terrible peur: ils les appellent «les diables». «Maintenant que tout le monde est en place, salut aux drapeaux et vive la France! --Et vive la Belgique, dis-je aussitôt. --Oui, vive la Belgique!» Barbe se mit à battre des mains en riant; alors je vis que maman ainsi que celle de Pierre, et les deux vieilles dames nous regardaient sans dire un mot et que leurs yeux brillaient beaucoup. Le train s'était arrêté. Un voyageur dit à maman qu'on allait rester là un grand moment, car il y avait un encombrement. Une des vieilles dames décida qu'il fallait manger quelque chose, surtout à cause des enfants. Après, je me suis mise à écrire mon journal _Paris, le 20 septembre._ Je suis assise à une petite table, dans une chambre très étroite du séminaire de Saint-Sulpice à Paris. Maman est à côté de moi, Barbe dort et j'entends le petit Pierre, dans la chambre à côté, qui parle à sa maman. [Illustration: «ON VA PASSER LA REVUE DES SOLDATS VAINQUEURS A LA MARNE.»] Nous sommes abritées, mais maman n'a plus du tout d'argent; nous n'avons pas de nouvelles de papa ni de Madeleine, ni de Tantine Berthe, et maman se demande ce que nous allons faire. Je reprends mon récit au moment où j'ai achevé d'écrire quelques pages de mon journal dans le train qui nous conduisait à Paris. Après beaucoup d'arrêts dans des gares ou même en pleine campagne, nous sommes arrivées à Paris à sept heures du soir. Le petit Pierre m'avait raconté son histoire. Ses parents habitaient dans une ville du nord de la France, à Maubeuge. Son papa était directeur d'une usine de machines. Il était officier de réserve et avait quitté sa maison le jour où la guerre avait été déclarée avec la France. Pierre était resté seul dans la maison avec sa maman. Alors ils avaient appris toutes les mauvaises nouvelles, et un jour ils entendirent le canon qui ne cessait pas de gronder. «Tu sais, me dit le petit Pierre, c'était terrible et très excitant; je voulais toujours sortir, parce que j'aime surtout les artilleurs: mon papa est artilleur. Mais maman me le défendait.» Un soir, le commandant vint dire que toutes les femmes et les enfants devaient quitter la ville dans les deux heures. Alors le petit Pierre et sa maman prirent quelques vêtements, de l'argent et un peu de pain et ils partirent. Beaucoup de gens annonçaient que les Allemands entraient par un côté de la ville pendant qu'on fuyait de l'autre. Mais personne ne criait, et l'on ne pensait pas à son malheur, on ne pleurait pas de laisser sa maison, on ne parlait que de son pays qui était envahi par l'ennemi et des hommes tués dans les batailles. Comme le petit Pierre avait dix ans, il ne voulut pas monter dans une voiture, car il pouvait bien marcher à côté de sa maman, et le premier jour ils firent beaucoup, beaucoup de kilomètres, au moins trente. Tantôt, couchant dans une ferme, tantôt, dans une gare, ils arrivèrent à Amiens où on leur dit qu'il fallait aller à Calais, pour gagner de là l'Angleterre. Car les Allemands s'avançaient sur Paris et tout le monde partait pour Bordeaux. Mais on leur apprit un jour que les Allemands avaient été repoussés sur la Marne. «Tu comprends, me dit Pierre, cette retraite c'était une tactique du général Joffre!» Je ne comprenais pas ce que c'était qu'une tactique, je le demandai à maman qui me dit que c'était une manœuvre préparée à l'avance. Quand elle sut que l'on pouvait se rendre à Paris, la maman du petit Pierre pensa que là elle pourrait avoir des nouvelles de son mari au ministère de la Guerre, et aussi qu'elle connaissait des personnes qui pourraient lui être utiles. C'est ainsi que nous nous sommes rencontrés dans le train et que Pierre est devenu mon ami. _Paris, le 24 septembre._ Je crois que maman est très malheureuse d'être au séminaire de Saint-Sulpice où nous avons seulement une chambre; mais elle m'a dit que cela n'était rien à côté de tous les grands malheurs qui nous arrivent à nous et à notre pays, et elle aide toutes les femmes qui sont là à soigner leurs enfants, à les laver, à les faire manger. Quelquefois c'est amusant, mais il y en a aussi qui crient tout le temps. [Illustration: BARBE CONDUISAIT PIERRE ET MOI JE TENAIS FRANCINE.] Il y a des dames qui viennent chaque jour au séminaire pour faire du bien aux plus malheureux réfugiés. Une jeune fille très gentille nous a fait une visite dans notre chambre et a parlé très longtemps avec maman. Elle s'appelle Suzanne; elle est très jolie et a des cheveux blonds comme Madeleine. C'est elle qui nous a menées au jardin du Luxembourg pour nous le montrer et pour que nous y allions jouer le plus souvent possible. Oh! Il est magnifique, plein d'arbres, de fleurs, avec un bassin et un immense jet d'eau au milieu. Je n'ai jamais vu un si beau jardin! Du reste Paris est une ville superbe. Naturellement j'aime mieux Louvain; c'est là où je suis née, et puis, c'est là que nous étions avec mon papa, et quand j'y pense j'ai toujours le cœur très gros. Mais Paris n'est pas seulement beau, il est bon. Tout le monde est parfait, même les agents de police. Oh! ça, c'est une bonne histoire qui nous est arrivée avec Phœbus! Lorsque nous nous sommes trouvées, le premier soir, à la gare du Nord, nous ne savions où aller. La maman du petit Pierre se rendit chez des amis; une dame nous dit d'aller au séminaire de Saint-Sulpice où l'on nous donnerait des chambres. «Prenez l'automobile qui est là, il emmène beaucoup de femmes et d'enfants qui viennent de Belgique et du Nord et vous pourrez coucher vos petites filles au moins pour cette nuit.» Mais devant la grande automobile, il y avait un agent de police qui, en voyant Phœbus, s'écria: «Pensez-vous que nous abritions les chiens, non... mais....» Maman lui expliqua que Phœbus avait eu la jambe emportée par un boulet à la guerre. «Oh! moi, je ne vous dis pas le contraire, mais je ne peux pas laisser monter votre chien dans l'auto.» Barbe commença à pleurer en prenant le cou de Phœbus qui, lui, s'était assis tranquillement et nous regardait avec ses bons yeux qui semblaient dire: «Toutes ces conversations me sont égales, car je sais bien que je resterai toujours avec mes petites maîtresses; je les ai retrouvées après des aventures autrement terribles qu'un voyage en auto et la rencontre d'un méchant agent de police». La dame qui avait parlé à maman, s'approcha de l'agent et lui dit: «Prenez ce chien et parlez à M. Le Peltier de ma part; il arrangera cela sûrement. --Bien, bien», dit l'agent, et il aida Phœbus à s'installer près du conducteur. Phœbus semblait très content. Il regardait Paris qui lui paraissait sûrement très beau comme à nous, mais il n'en était pas étonné: il avait entendu papa nous dire que c'était la plus belle ville du monde. Quand nous sommes arrivées au séminaire, quelle histoire! Les agents se mirent à rire d'abord et entourèrent Phœbus pour savoir son histoire, puis on appela M. Le Peltier: c'est celui qui reçoit les réfugiés. Il a l'air très gentil et il demande à chaque enfant son nom et son âge. Il parut s'intéresser beaucoup à ce que maman lui raconta, et il nous regardait avec attention. Barbe lui dit: «Monsieur, nous allons bien garder Phœbus, n'est-ce pas? --Mais, ma petite fille, il n'y a pas de chiens dans le séminaire. [Illustration: «MONSIEUR, NOUS ALLONS BIEN GARDER PHŒBUS?»] --Eh bien, il y aura Phœbus. C'est mon toutou et celui de papa. --Où est-il, ton papa? --Il est à Louvain, et il viendra bientôt ici. --Oui, il faut l'espérer. Pour l'instant, je ne sais pas où mettre ton toutou. Veux-tu me le donner? --Non, je ne veux pas te le donner; tu es méchant.» Je tirai Barbe par le bras en lui disant de se taire; M. le commissaire se mit à rire et il réfléchit. Maman s'était assise, elle avait l'air si fatigué! «Écoutez, dit M. Le Peltier; je vais vous donner une chambre un peu éloignée des autres; elle est très grande et vous prendrez votre chien avec vous. Seulement il faudra le sortir souvent et prendre garde qu'il ne gêne personne.» Il nous conduisit lui-même à travers les beaux couloirs du séminaire; il marchait en avant avec maman; moi, je donnais la main à Barbe et Phœbus nous suivait très heureux. Ce soir-là nous nous sommes couchées bien vite; nous avons fait une bonne prière pour remercier le bon Dieu et lui demander de préserver papa, Madeleine, Tantine Berthe et la Belgique! _26 septembre._ Le petit Pierre Mase--notre nouvel ami que nous avons rencontré en venant de Dunkerque--et sa maman sont venus nous rejoindre au séminaire. Ses amis qui auraient pu les recevoir ne sont pas à Paris, ils ont été chez d'autres amis; ils n'ont trouvé personne nulle part! Moi je suis bien contente, parce que nous allons dans la journée au Luxembourg; nous nous asseyons sur un banc dans une allée devant une pelouse, et nous jouons tous les trois. Maman et la mère de Pierre viennent avec nous ainsi que Phœbus, que tout le monde connaît maintenant. La mère de Pierre est allée au ministère de la Guerre pour avoir des nouvelles. Le papa du petit Pierre a écrit une longue lettre où il raconte la belle bataille de la Marne, comme il dit. Alors Pierre nous a tout expliqué. «Tu vois, Joffre a dit: «Il faut chasser les Allemands, cesser de reculer maintenant et leur courir dessus». Alors tous les soldats sont tombés à la fois sur les _Boches_, et ils ont tellement tapé dessus, qu'ils ont été obligés de fuir et de s'en aller. --Alors nous pouvons retourner à Louvain? demande Barbe. --Non, pas encore; mais on les a empêchés d'entrer dans Paris, et c'est une magnifique victoire, et les Français l'appellent la victoire de la Marne.» Je demandai à Pierre où était son papa. «Oh! il s'est battu sur la Marne; un obus a éclaté près de lui, il a été couvert de poussière et de boue, mais il n'a pas été blessé. Il a perdu beaucoup d'hommes après Charleroi, mais, maintenant, il est content de cette bataille.» J'aime beaucoup à causer avec Pierre, parce qu'il m'apprend toutes sortes de choses sur les Français, et moi je lui parle de la Belgique et surtout de Louvain. Maman est allée à la légation de Belgique pour donner son nom et pour s'informer de Désiré. Nous avons été aussi à Sceaux, chez la femme du sergent Vandenbroucque, mais elle est aussi partie avec sa fille. Nous ne connaissons personne ici! Oh! je ne veux pas dire que nous sommes abandonnées: je serais bien ingrate et je n'oublie pas que Mlle Suzanne nous fait toujours une visite quand elle vient au séminaire. Elle arrive tous les matins à huit heures; elle lave et peigne les enfants, elle emmaillotte et promène les bébés, nettoie des biberons, sert la soupe; ensuite elle fait la classe aux plus grands et raccommode leur linge et leurs vêtements. J'aime beaucoup à rester auprès d'elle. Il y a une grande pièce avec des armoires tout autour; dans la journée, il y a plusieurs dames qui y viennent pour travailler. On a demandé à maman d'aider, et naturellement maman a bien voulu, elle parle avec ces dames et je vois bien que tout le monde l'aime. Je m'assois toujours à côté de Mlle Suzanne qui m'apprend à coudre, à faire des ourlets. Barbe joue avec Pierre et naturellement Phœbus est couché sur la robe de maman. [Illustration:MADEMOISELLE SUZANNE VIENT CHAQUE JOUR AU SÉMINAIRE DE SAINT-SULPICE.] J'ai dit à Mlle Suzanne que j'écrivais mon journal; elle aurait voulu lire ce que j'ai dit sur Paris. Mais ce journal n'est pas pour les autres, il est pour mon papa quand il reviendra. _23 septembre._ Hier, maman a reçu une «convocation» de la légation de Belgique. Quand M. Le Peltier a remis cette lettre à maman, elle est devenue toute pâle, et moi j'ai pensé que c'était peut-être une mauvaise nouvelle de papa ou de Désiré. Je n'ai pas osé le dire à maman, mais je l'ai suppliée de m'emmener avec elle. «Je t'en prie, ma petite maman, prends-moi avec toi, je veux savoir et, s'il le faut, je te donnerai du courage.... --Ma petite Noémie, tu es une bonne fille et tu m'aimes bien, mais il vaut mieux que tu restes avec Barbe. --Moi je la garderai, dit Pierre, avec Phœbus, et vous verrez, nous serons très sages.» Je partis donc avec maman. A la légation un jeune homme très gentil nous reçut en disant: «C'est vous madame Hollemechette? Le bureau de Furnes, où se trouve le Roi, a fait parvenir au bureau belge de Dunkerque un pli pour vous, que nous a envoyé le sergent Vandenbroucque. Votre fils, Désiré Hollemechette, après s'être battu courageusement près de Malines, et avoir été blessé, a été décoré par le roi Albert de la Croix de Léopold. Nous pouvons ajouter qu'il est en voie de guérison.» Maman était très émue; le monsieur toussa un peu fort et murmura: «Ces enfants! ils sont tous comme cela en Belgique, ils se battent comme des lions!» Moi, j'étais très fière et j'embrassai maman en lui disant que, puisque nous recevions cette bonne nouvelle de Désiré, sûrement nous allions en avoir bientôt de papa. [Illustration] [Illustration] Première lettre de papa. _Paris, 30 septembre._ PAPA, Madeleine et Tantine Berthe sont à Anvers. Nous avons eu une lettre de papa, je vais la copier dans mon journal. Nous l'avons reçue par la légation où nous allons très souvent pour avoir des nouvelles. Le jour où l'on nous a remis cette lettre, il y avait dans la salle du bas des soldats blessés en convalescence qui venaient demander à repartir. Comme toujours nous leur parlions et ils nous racontaient des histoires de la Belgique que nous leur faisions redire plusieurs fois. Voilà la lettre de papa: «Ma chère femme et mes chères petites filles, «Ma lettre vous arrivera-t-elle et surtout vous trouvera-t-elle en bonne santé? Je vous dirai d'abord que nous allons bien et que nous sommes sauvés, grâce à Dieu!... et aussi au brave Poppen qui a été tué. «Avez-vous su que notre pauvre et beau Louvain a été brûlé? Ce n'est pas sans avoir le cœur brisé que j'écris ces mots, mais il faut penser à notre chère Belgique et à ses enfants qui la défendent si bien contre de barbares ennemis. Les Allemands entrèrent dans la ville, et les premiers jours ne furent pas trop pénibles. M. van Tieren, M. Boonen me dirent qu'il ne fallait pas rester à Louvain à cause de Madeleine. Ah! si Madeleine n'avait pas été avec moi, je ne serais pas parti. Il se passait des choses très tristes, les Allemands commettaient de véritables atrocités. Madeleine eut un courage merveilleux; aidé par elle, un soir, je parcourus la rue de Namur pour faire ouvrir toutes les portes des habitations, conformément aux prescriptions du chef allemand. C'est cette nuit-là que les incendies de maison ont commencé; le lendemain, nous avons été voir la maison de Tantine Berthe entièrement brûlée! «Tantine ne pleura pas; elle tenait dans sa main un petit sac contenant quelques souvenirs, de l'argent et des papiers. C'est tout ce qui lui restait. «Notre maison n'a pas été détruite, mais le matin Poppen, le pauvre vieux, est venu me dire que l'Université était en flammes, que le feu était à la bibliothèque et qu'il fallait fuir, que, pendant la nuit, des soldats ivres, capables de tout, avaient parcouru les rues. Je lui dis: «Vous viendrez avec nous? «--Moi, monsieur, je suis seul au monde; ma famille, c'était l'Université et la Bibliothèque: si elle est détruite, eh bien, je mourrai sur ses cendres.» «Vous connaissez l'entêtement de cet honnête Poppen; j'ai su depuis qu'en voulant rechercher un vieux et précieux manuscrit dans une partie du bâtiment non consumée, il n'avait pu en ressortir et qu'il était mort là, enseveli sous les décombres de sa chère bibliothèque!» En entendant ce récit de la mort de Poppen, j'ai eu un grand chagrin; je me souvenais du jour de notre départ, quand il avait apporté à maman un petit bouquet de fleurs en lui promettant de bien veiller sur Madeleine. «Je me suis alors décidé à partir, continuait papa. Les généraux allemands qui avaient fait mettre le feu aux quatre coins de la ville ne demandaient qu'à se débarrasser de ses habitants. J'ai eu beaucoup de peine à convaincre Tantine Berthe qu'il fallait nous suivre; pourtant, en voyant que les Allemands détruisaient et pillaient tout, elle s'y résolut. Madeleine prit dans un paquet quelques vêtements; je mis dans mes poches tout l'argent qui nous restait et, prenant le bras de Tantine Berthe, nous avons quitté Louvain sans jeter un regard en arrière, tant notre douleur était grande. [Illustration: TANTINE BERTHE S'APPUYAIT SUR PAPA EN QUITTANT LOUVAIN.] «M. Boonen nous avait précédés le matin dans une carriole, sur l'ordre de notre bourgmestre qui lui avait confié des papiers pour le roi. Il avait voulu emmener Tantine avec lui, mais elle ne voulut pas se séparer de nous deux. Je ne vous dis qu'une chose sur ce terrible voyage, c'est qu'il a été dur et horrible, encore plus pour d'autres, pour de pauvres femmes qui portaient des petits enfants sur les bras! Enfin nous sommes à Anvers pour le moment, car, dès que nous ne sommes plus à Louvain, je vais tâcher de vous rejoindre, mais Dieu sait où vous êtes, mes chéries?» Après, il y avait dans la lettre des choses que je ne copie pas, parce que c'est pour nous seules. Maman était bien contente de ces nouvelles, et nous étions bien sûres alors de revoir papa, puisque sa lettre avait pu nous parvenir en passant par des endroits où l'on avait notre adresse. Barbe voulut absolument faire sentir la lettre de papa à Phœbus, en lui disant que papa allait arriver. Notre brave toutou a très bien compris et s'est mis à aboyer, mais maman le fit taire parce que nous étions au séminaire. Justement Mlle Suzanne vint nous voir ce jour-là pour dire à maman qu'elle avait des amis qui étaient absents pour plusieurs mois et que leur maison rue Bonaparte était à sa disposition, que nous pourrions nous y installer avec Pierre et sa maman; une femme belge pourrait nous aider et, avec l'argent que nous avait donné la légation et aussi Mlle Suzanne, nous pourrions toujours vivre. Cela, ce sont les paroles de maman. Alors nous avons déménagé, au grand bonheur de Barbe, de Phœbus et de Pierre. [Illustration: NOUS AVONS VU DES BLESSÉS A LA LÉGATION DE BELGIQUE.] Nous allons habiter rue Bonaparte, dans une espèce d'hôtel qui a un petit jardin, tout petit. Il n'a pas de fleurs comme le jardin de Tantine, mais il est très joli avec du lierre tout autour sur les murs et un beau treillage au fond. Nous nous asseyons dessous avec Pierre et Barbe, et nous jouons là toute la journée; Phœbus se met au soleil et il semble très heureux. J'ai trouvé dans un coin du jardin, sur un peu d'herbe, une pauvre poupée étendue, les bras ouverts, et toute mouillée. Elle avait l'air tout à fait pitoyable. Elle avait dû être laissée là par une petite fille qui avait quitté Paris subitement; aussi je l'ai ramassée et je l'ai mise avec soin sur la cheminée d'un grand salon. Maman, en quittant le séminaire, avait promis à Mlle Suzanne de venir chaque jour pour raccommoder du linge. Elle me dit: «Écoute, ma petite Noémie, je veux aller là-bas pour aider ces pauvres femmes à soigner leurs enfants; seulement, cela m'ennuie de vous laisser ainsi sans rien faire. Occupe-toi un peu de ta sœur. Ne pourrais-tu pas commencer à lui apprendre à lire? --Oh! madame, interrompit Pierre, laissez-moi lui apprendre à lire, cela m'amuserait tant, et je serai très sérieux, je vous promets!» Maman se mit à rire; elle riait maintenant, depuis qu'elle avait eu des nouvelles de papa! Alors c'est entendu, nous prenons une table, trois chaises, et Pierre commence. Barbe est vraiment difficile. D'abord, elle ne voulait pas rester avec nous et criait que c'était maman qui devait lui donner des leçons et non pas Pierre; mais maman lui expliqua qu'elle devait être sage pour lui faire plaisir et aussi qu'elle lui donnerait un beau livre d'images. Après, elle écouta Pierre. Il lui montra d'abord les images: c'était un alphabet avec des animaux; Barbe voulait tout de suite aller à la fin du livre et elle ne répétait pas ce que lui disait Pierre. Et puis, elle répétait la leçon à ses filles Francine et France, comme s'appelait la poupée que lui avait donnée le sergent Vandenbroucque. Comme c'était une poupée de France et que c'était le premier jour de notre arrivée dans ce pays qu'on lui fit ce cadeau, j'avais eu l'idée de lui donner ce nom, et maman avait trouvé que c'était très bien ainsi. Pierre a été vraiment bien gentil, mais Barbe a été insupportable. _30 septembre._ Hier dimanche, nous avons visité les Invalides avec Pierre. Maman était avec nous. Les Invalides sont un magnifique monument où sont reçus les soldats blessés pendant la guerre, quand ils ne peuvent plus faire de service. Il y a aussi le tombeau de l'empereur des Français, Napoléon Ier, dont Pierre m'a raconté l'histoire. Mais ce qui nous a surtout intéressés, ce sont les canons que les Français ont pris aux Allemands. Pierre ne cessait de les regarder, et il m'expliquait chaque détail des canons, des avions, des lance-bombes, et pourquoi ils étaient différents des nôtres, etc. Un soldat en uniforme d'invalide, couvert de décorations, ayant une jambe de bois, gardait les canons; Pierre lui parla en disant que son papa était artilleur, à la guerre, et que nous étions deux petites Belges dont le frère s'était battu et qui venait d'être décoré de la médaille de Léopold, et il n'oublia pas l'histoire de Phœbus. L'invalide se mit à rire et dit que lui avait eu sa jambe emportée par un obus à la bataille de Gravelotte en 1870. «Ah! ah! c'est heureux qu'ils en reçoivent une tripotée ces... d'Allemands.» Il a dit le même mot très laid qu'avait crié notre servante Jeanne à Louvain quand on lui avait dit que les Allemands entraient en Belgique. Il nous demanda de lui amener Phœbus, un jour de semaine où il ne serait pas de garde. Il nous promit de nous faire visiter tout le musée de l'armée. Pierre était ravi, moi aussi, parce que j'aime beaucoup la France et tout ce qui est de ce pays. _Paris, le 1er octobre._ Nous venons d'avoir une grande dispute avec Pierre. Dans le petit jardin de la maison où nous habitons, il y a dans le milieu une pelouse qui est bordée d'un rang de buis et d'une allée de gravier et au milieu du gazon on voit des corbeilles de pierre vides pour l'instant, mais qui devaient contenir des fleurs autrefois. Naturellement Pierre a aligné ces corbeilles pour représenter la ligne de front et les tranchées. Ce matin il était, je pense, de très mauvaise humeur parce que maman n'avait pas voulu que nous allions au musée de l'Armée; elle était appelée à la légation de Belgique et ne voulait pas que nous sortions tous les trois seuls. La maman de Pierre avait été dans un hôpital voir un camarade de son mari blessé. Tout à coup Pierre dit: «Avec ça ce n'est pas la peine de faire des tranchées, ce seront les villes de Belgique au moment où les Boches sont entrés. Voilà Louvain, Liége, Namur, Bruxelles, Anvers. --Pourquoi cela? C'est bien plus amusant de représenter la bataille de la Marne. --Non, avec ces corbeilles on va faire le siège des villes. --Je ne veux pas que tu fasses le siège des villes de Belgique; d'abord Anvers n'est pas assiégé. [Illustration: NOUS NOUS SOMMES QUERELLÉS AVEC PIERRE DANS LE JARDIN DE NOTRE MAISON.] --Si, cela commence. --Ce n'est pas bien ce que tu dis là, et tu n'es pas un bon petit Français.» Et j'étais tout à fait fâchée. Pierre est devenu tout rouge, il est parti et il est monté dans sa chambre. Phœbus, comme s'il me comprenait, s'est approché de moi, j'ai pris son cou dans mes bras et je l'ai embrassé pour me consoler. Barbe commençait à crier que Pierre était un méchant garçon et que maman le saurait quand elle rentrerait. Je lui ai dit de se taire, et alors j'ai préparé le goûter. Mais je ne voulais pas comme à l'ordinaire appeler Pierre, j'étais trop en colère contre lui. J'étais descendue à la cuisine qui se trouve dans le sous-sol, et en remontant j'ai trouvé au beau milieu de la table, une lettre de Pierre. La voici: «Ma chère Noémie, je te demande pardon! Je suis un très méchant garçon, je t'aime bien et je ne veux pas te faire de la peine. Oublie ce que je t'ai dit tout à l'heure et montre, au méchant Français, que tu es une petite Belge épatante. Pierre.» Pauvre Pierre! c'est un bon ami, au fond. Je dis à Barbe: «Va chercher Pierre, dis-lui de venir goûter.» Pierre est descendu, et lorsqu'il est entré dans la salle à manger, je l'ai embrassé et notre dispute s'est terminée ainsi. Pendant que nous mangions nos tartines beurrées, on a sonné. Nous étions seuls à la maison, et maman nous défend d'ouvrir la porte. Mais Pierre, qui trouve qu'il est grand garçon, ne prend pas la défense pour lui. C'était Mlle Suzanne. Elle nous dit que justement elle ne venait pas voir maman, mais moi, Noémie, et qu'elle avait quelque chose de très sérieux à me dire, à moi seule. J'étais très étonnée. Naturellement Barbe n'était pas contente du tout d'aller dans le jardin, et Pierre était plein de curiosité. Mlle Suzanne, malgré son air doux, a beaucoup d'autorité, elle conduisit elle-même Barbe dans le jardin, Phœbus la suivit et Pierre, forcément. Nous sommes allées dans le grand salon jaune, et tandis que Mlle Suzanne me parlait, je voyais ma petite sœur assise sur la pelouse à côté de Phœbus posé en faction sur son derrière, tandis que Pierre essayait de montrer à Barbe les lettres dans l'alphabet rempli de soldats français. [Illustration: NOÉMIE, JE TE DEMANDE PARDON!] «Voilà, ma petite Noémie, me dit Mlle Suzanne, pourquoi je suis venue vous voir. Un jour, pendant votre séjour à Saint-Sulpice, vous m'avez dit que vous écriviez chaque jour le récit de votre vie et que vous avez commencé votre journal la veille de la déclaration de la guerre. Vous m'en aviez même lu quelques pages qui m'ont semblé très intéressantes. J'en ai parlé à un ami à moi, directeur d'une revue d'enfants, _le Journal des Enfants_, qui voudrait beaucoup le publier, car sûrement ce sera nouveau et attachant pour les jeunes lecteurs et les jeunes lectrices.» En entendant ces mots, j'étais très étonnée, je ne saisissais pas ce qu'elle voulait dire. «Comment! mon journal, vous le donner, pourquoi? --Mais oui, si vous me le donnez je le ferai imprimer et vous le verrez dans _le Journal des Enfants_. --Ce carnet est seulement écrit pour moi, pour papa et maman; c'est notre histoire, ce n'est qu'à nous qu'elle peut plaire et non aux autres. --C'est le journal d'une petite Réfugiée belge, et c'est pourquoi les Français s'intéresseront à son histoire. Il est écrit au jour le jour, simplement, tout ce qu'il raconte est vrai et c'est pourquoi je vous le demande.» J'étais tellement saisie que je ne pouvais comprendre. «Mais il faut que je le dise à maman; je vous le donnerai si maman le permet. --Naturellement, Noémie; seulement c'était à vous que je voulais en parler, car il vous appartient.» Et, en disant c'est mots, Mlle Suzanne m'a embrassée très fort. Après son départ, je suis allée vers Pierre pour lui dire la raison de la visite de Mlle Suzanne. Pierre n'en pouvait croire ses oreilles, il s'est mis à gambader en criant: «Bravo, bravo! Vive Noémie, le célèbre auteur belge!» J'avais beau lui recommander de se taire, il continuait encore davantage, et Phœbus aboyait en voulant sauter sur moi, malgré sa jambe de bois. A ce moment maman est arrivée. Nous voulions tous parler à la fois et Pierre riait plus fort que moi; enfin maman nous fit taire, car elle voulait nous apprendre aussi une chose très importante. «Quoi donc, dis vite, petite maman! --Une lettre de Désiré. --Oh! lis-la cette lettre!» Pendant que nous entourions maman, Phœbus en avait profité pour s'étendre sur un grand canapé de velours vert sur lequel maman lui défend toujours de grimper. Je suis bien sûre que Pierre l'avait un peu aidé, car avec sa jambe de bois, il ne pouvait pas le faire tout seul. Alors j'ai raconté la visite de Mlle Suzanne et maman paraissait bien surprise et émue, cela j'en suis sûre. «Mais, ma petite Noémie, ce journal était pour nous seuls, il ne peut pas intéresser des Français. --Oh! bien sûr que si, madame, répondit Pierre, c'est justement parce que c'est supérieurement intéressant pour des petits Français qu'on a demandé le journal de Noémie. Elle raconte toutes les aventures qui lui sont arrivées depuis l'entrée des Allemands en Belgique et comment vous avez fui. Je vous assure, donnez-le. --Et bien! j'irai voir le directeur du _Journal des Enfants_ et nous verrons. Maintenant je vais vous lire la lettre de Désiré qui, après avoir été blessé, est retourné se battre et a assisté à la bataille d'Aerschot.» Maman nous la lut, cette lettre, à haute voix, et moi je la copie. «Mes chers parents, mes chères petites sœurs, «Je vous dis d'abord que je suis en bonne santé et c'est bien étonnant, car, vous savez, c'est quelque chose d'infernal, d'affreux et d'incroyable qu'une bataille! Du reste on ne se rend compte de rien si ce n'est de vouloir tirer le plus de coups possible sur l'ennemi et de se protéger autant qu'on peut. Vous savez que je suis caporal et que j'ai reçu la médaille de Léopold. Mais je vais vous dire ce qu'a fait mon régiment qui s'est déjà distingué à Liége. «C'était autour d'Aerschot où l'on se battait depuis quatre jours. L'ennemi avait été repoussé; mais, de nouveaux renforts étant arrivés, et deux avions ennemis volant très bas ayant pu repérer nos positions, il reprit l'offensive. Mon régiment et un autre qui était déjà à Liége, ont tenu pendant deux heures en échec des forces allemandes dix fois supérieures et leur ont infligé des pertes colossales, comme ils disent. [Illustration: MAMAN ET TANTINE BERTHE PLEURAIENT EN PARLANT DE LOUVAIN] «A sept heures du soir pourtant, le commandant Gilson, qui commandait ma troupe, donna l'ordre de la retraite. Ah! je vous assure que c'est dur de n'y pas rester. En opérant cette retraite, le commandant Gilson eut le nez brisé par une balle. On le pansa sommairement et il resta avec nous, maintenant l'ennemi en respect et lui prouvant ce que peuvent faire des Belges. Mais avec de tels chefs, où n'irait-on pas? Nous nous sommes repliés sur Gand, où nous sommes pour l'instant et d'où je vous écris. Je suis bien anxieux en songeant à vous tous, je voudrais savoir où vous êtes, car je ne doute pas que vous ne soyez partis de Louvain. «Pauvre papa! comment aura-t-il quitté sa maison et sa bibliothèque? Les bruits les plus contraires circulent: on dit que les Allemands ont brûlé Louvain et qu'ils marchent sur Paris, et, d'un autre côté, on assure que les Allemands commencent à mourir de faim et que les soldats ne désirent que se rendre. J'ai appris que le fils de M. Boonen a eu un bras emporté et que son père l'a vu à Anvers où il est soigné. Où est Phœbus? Il a peut-être été tué! Je termine ma lettre, mes chers parents, en vous embrassant bien tendrement comme je vous aime.--DÉSIRÉ.» [Illustration:JE PRÉSENTAI PIERRE A TANTINE BERTHE.] _Paris, le 3 octobre._ Malgré le joli petit jardin de la maison, maman veut que nous sortions un peu. Pierre nous accompagne et il nous fait ainsi visiter «son beau Paris» comme il dit. C'est vrai, Paris est superbe et rien ne nous amuse autant que de suivre les quais le long de la Seine. Ce qui est le plus drôle, c'est de regarder des chiens qui se jettent dans l'eau pour rapporter un morceau de bois que leur lance leur maître. Ce pauvre Phœbus, c'est ça qui l'amuserait! Mais maintenant, avec sa jambe de bois, il ne pourrait plus nager. Heureusement nous le laissons à la maison pour qu'il n'ait pas de chagrin en voyant les distractions de ses camarades. Les Champs-Élysées sont aussi magnifiques. Pierre dit que lorsque la guerre sera finie, les soldats passeront sous l'Arc de triomphe, descendront toute l'avenue, avec le général Joffre en tête. «Tu verras comme ce sera beau, me dit Pierre. --Mais je ne le verrai pas, je serai à Louvain.» Pierre se tut un moment. «Si, tu seras ici, parce que tous les généraux alliés viendront avec Joffre à Paris, pour célébrer la grande victoire; alors les Belges comme toi seront ici. --Pourquoi les Belges comme moi? --Parce que c'est vous qui avez le plus souffert, et qu'il est donc naturel que vous soyez ici au moment des réjouissances.» Je pensais que Pierre avait une bien gentille idée et que les Français sont tout à fait bons. Mais pourquoi disent-ils, quelquefois, des choses qu'ils ne pensent pas, comme fait Pierre lorsque nous nous querellons et qu'il me taquine? Maman voulait aller au _Journal des Enfants_ aujourd'hui, mais nous avons reçu une carte du sergent Vandenbroucque qui nous a terriblement étonnées et inquiétées. Il dit à maman: «J'ai eu des nouvelles de votre fille Madeleine et de votre mari. Ce dernier vous envoie sa fille et «tante Berthe», car il compte rester en Belgique. C'est tout ce que je sais.» Maman s'est mise à pleurer en disant: «Votre papa! s'il reste, c'est horrible». Mais je lui ai dit: «Tu sais bien, petite maman, que si papa reste, c'est qu'il pense que c'est son devoir. --Oui, oui, tu as raison et j'ai tort de pleurer; mais au premier moment, c'est dur de penser qu'on va être séparé encore! Ma petite Noémie, tu es la plus sage. Attendons de savoir. En tout cas, nous allons revoir tante Berthe et Madeleine.» _4 octobre._ Ce matin, nous avons reçu une lettre de papa datée d'Anvers. Je la copie ici. «Ma chère femme, mes chères enfants, je suis bien heureux d'avoir enfin de vos nouvelles et de savoir que vous êtes sauvées et en bonne santé. Nous aussi, nous sommes hors du péril. Mais que de choses terribles se passent dans notre malheureux pays! Malines est bombardé par les Allemands qui, dit-on, vont lui faire subir le même sort que Louvain; Alost a dû faire évacuer sa population qui se réfugie à Anvers; il en est de même de Lierre. Tous les pauvres habitants fuient, on ne sait où les loger! Le Roi fait l'admiration de tous par son courage, son énergie. Hier, son armée a culbuté une avant-garde ennemie, mais elle s'est heurtée aux principales forces allemandes qui se trouvaient devant Termonde. Le Roi était si fatigué après cette bataille qu'il s'est endormi dans une cabane où se trouvaient réunis quelques officiers belges et anglais. «Il nous dicte à tous notre devoir et il n'est pas de Belge qui n'ait à cœur de suivre un si bel exemple. Aussi, je me suis rendu à l'hôtel de ville pour me mettre à la disposition du gouvernement. Il y avait un assez grand désordre dans tous les services. On me plaça immédiatement dans celui des évacués, et je me suis occupé des réfugiés que l'on fait partir pour l'Angleterre. «En parlant avec tous ces pauvres gens dont les fils étaient aux armées et qui n'avaient plus de toit, comme nous, je pensais à vous, mes chéries, qui avez eu tant de peine à gagner Paris. Je me suis décidé à faire partir Tantine Berthe et Madeleine, car je ne veux pas qu'elles restent ici. Dès que le jour de leur départ sera fixé, je vous enverrai un mot. Elles se rendront à Paris pour se réunir à vous. «Quant à moi, je resterai à Anvers où demeure le Roi; je suivrai le gouvernement. «Je vous embrasse, mes chéries, en vous recommandant le courage et la bonne humeur....» Aussitôt que maman eût fini de lire elle s'écria: «Mon Dieu, mon Dieu, il sera là-bas, tout seul. Je n'ai jamais eu tant d'inquiétude! Si les Allemands prennent Anvers, que ferons-nous, que saurons-nous de lui? --Ma petite maman, tu devrais aller à la légation de Belgique pour savoir si Anvers peut se défendre et ce que papa deviendra si la ville était prise. --Oui, tu as raison, allons-y vite.» Alors nous sommes parties avec Barbe. Nous avons été à pied. Nous connaissons bien le chemin, qui est très joli; nous suivons les quais le long de la Seine, la place de la Concorde et les Champs-Élysées. Naturellement la course est trop longue pour que Phœbus vienne avec nous. Nous l'avons laissé dans le jardin où il y a du soleil. Il s'est couché sur le perron de pierre, la tête appuyée sur un coussin. Pierre est allé pendant ce temps au ministère de la Guerre avec sa maman. [Illustration: PIERRE AIDA PHŒBUS A MONTER SUR LE CANAPÉ VERT.] A la légation, le jeune homme très grand qui parle toujours avec maman quand elle vient, lui a dit que les forts d'Anvers étaient bombardés, ainsi que Malines, mais que si papa s'était mis à la disposition du gouvernement, il le suivrait de toutes façons, et qu'il ne fallait pas avoir de crainte. En tout cas, il espérait bien qu'Anvers ne serait pas pris par les Allemands. Maman était un peu rassurée, du moins elle s'efforçait de le paraître. Comme il était très tôt, nous avons été voir Mlle Suzanne, qui a voulu nous mener chez le directeur du _Journal des Enfants_. Maman aurait désiré avoir l'avis de papa, mais Mlle Suzanne a dit que le temps manquait pour le consulter, que la chose n'avait pas tellement d'importance, et qu'il fallait vite imprimer mon carnet. Elle nous a conduites dans une grande librairie; nous avons monté beaucoup d'escaliers, nous sommes arrivées dans le bureau d'un monsieur qui avait l'air tellement bon et aimable que Barbe a osé demander tout de suite des livres d'images. Il avait des yeux bleus et des cheveux blancs et, en nous parlant, il semblait nous connaître depuis longtemps. Il avait été à Louvain et se rappelait bien notre rue. Il causa avec maman et cela lui faisait plaisir, je le voyais bien. [Illustration: M. RAY DONNA A BARBE UN LIVRE D'IMAGES, REPRÉSENTANT DES SOLDATS FRANÇAIS.] Barbe lui dit tout à coup: «Tu sais, monsieur, que Noémie a aussi écrit l'histoire de Phœbus? --Qui est Phœbus? demanda le directeur du _Journal des Enfants._ --C'est le chien de mon papa, mais il est venu avec nous à Paris. --Il est venu à pied de Louvain, ton chien? --Oh! il est venu avec nous en voiture, en bateau, en chemin de fer et dans l'auto de M. Le Peltier. Il a été à la guerre et il a eu sa patte coupée par un obus. --Mais alors, s'il a vu tant de choses ton chien, il pourrait, lui aussi, raconter ses aventures.» Barbe regarda le directeur avec un air étonné et elle répondit: «Mon toutou est un chien et tu sais bien, monsieur, que les toutous ne parlent pas!» Pour rassurer Barbe, M. Ray, c'est ainsi que ce monsieur s'appelle, lui donna un album très amusant de découpages de tous les guerriers français. Barbe était très contente et vraiment elle le remercia gentiment. A moi, il me donna un joli livre de la Bibliothèque Rose: _les Petites filles modèles_. Il dit à maman qui semblait très touchée: «Tout ce que nous pourrons faire ici, en France, pour vous ne sera rien en comparaison de ce que votre pays et votre roi ont accompli pour nous. Si le peuple belge n'avait pas combattu avec tant d'héroïsme et de courage, malgré la valeur de nos soldats français, nous aurions beaucoup souffert de l'invasion de ce cruel ennemi. C'est pourquoi, ayant su que votre petite fille avait écrit son journal, il m'est venu à l'idée de le publier ici dans une revue d'enfants pour bien faire connaître à mes jeunes compatriotes ce que sont et ce que pensent les petits Belges. Elle va me donner le commencement, et continuera à l'écrire jusqu'à ce que vous soyez de nouveau rentrés dans votre bonne ville de Louvain.» Après nous sommes parties, je me sentais très heureuse, non pas de ce que mon Journal allait être imprimé, mais des paroles que M. Ray avait dites à maman, car je savais qu'elles avaient rendu maman moins triste. Je me disais en moi-même qu'il n'y avait pas seulement papa et maman de bons sur la terre. En rentrant, Pierre a couru vers nous en nous tendant une dépêche, c'était l'annonce de l'arrivée de Tantine Berthe et de Madeleine à la gare du Nord. Vite nous sommes reparties, en laissant Pierre avec Phœbus; maman s'est décidée à prendre un taxi-auto de peur d'être en retard. A la gare, il y avait beaucoup de femmes et d'enfants que des agents empêchaient de pénétrer sur le quai. C'était effrayant. Maman nous tenait chacune par une main et elle ne tremblait pas, tant elle serrait ses doigts. Au bout d'une demi-heure, le train était devant nous. Le premier mot de Tantine a été celui-ci: «Tu sais, si ton mari ne m'avait pas fait un devoir de partir avec Madeleine, je serais restée à Anvers, je n'aurais jamais quitté mon pays.» Et alors, elle prit maman dans ses bras pour l'embrasser. Madeleine nous a dit que c'était la seconde fois qu'elle pleurait depuis qu'elle avait quitté la Belgique. Madeleine me parut plus grave qu'à Louvain. Elle avait un certain air triste que je ne lui avais jamais vu. Elle nous prenait par les mains, Barbe et moi, et nous demandait des détails sur tout ce que nous faisions et sur Paris, comment était notre nouvel ami Pierre, et comment Phœbus marchait avec sa jambe de bois. Pendant ce temps, Tantine Berthe parlait à maman de la Belgique. «Le lendemain on entendit la canonnade des Allemands contre les forts de Liége; toute la population d'Anvers sortit dans les rues et commença à montrer de l'inquiétude. Aussitôt notre roi Albert se rendit sur la place de Meir et se mit à nous parler d'abord en français, ensuite en flamand. «Mon peuple, dit-il, je vous supplie de rester calme. J'attends de chacun de vous qu'il fasse son devoir. J'espère vous en donner moi-même l'exemple. Vive la Belgique et sa juste cause! Vivent nos alliés!» Alors ma fille--Tantine Berthe appelle toujours maman «ma fille».--Alors, ma fille, si tu avais vu l'ovation qu'on a faite au Roi et comment fut chantée la _Brabançonne_! Oh! j'en tremble encore!» Pour nous rendre rue Bonaparte, nous sommes montées dans une des grandes automobiles de Saint-Sulpice qui, avec la permission de M. Le Peltier, s'arrêta chez nous en passant. Tantine n'aime pas les automobiles, mais elle ne se plaint plus comme autrefois. Elle nous caresse les joues de temps en temps avec un sourire triste. «Si vous saviez, mes petites, comme Madeleine a été courageuse et dévouée! --Oh! dit maman, Noémie est une vraie petite femme, elle a été si attentionnée pour moi. Elle s'est montrée une sœur aînée parfaite pour Barbe. Elle ressemble à son papa, elle a le même cœur.» Maman ne pouvait pas dire une chose qui me rendît plus fière, car partout on parlait du cœur de papa. Aussi, quand nous sommes arrivées rue Bonaparte, en entrant dans le grand salon, au lieu de se réjouir, personne ne parlait, malgré Phœbus qui voulait à toute force sauter sur Madeleine et lui lécher la figure. Il remuait tellement que sa patte en bois faisait sur le parquet un bruit assourdissant. Barbe est allée vers maman, a grimpé sur ses genoux et l'a embrassée; moi je suis allée vers Tantine Berthe et je lui ai dit: «Ma chère petite Tantine, papa a dit qu'il fallait être de bonne humeur; ne sois pas triste et consolons maman. --Oui, tu as raison, Noémie, mais tu comprends qu'au premier moment, quand on a tout perdu et qu'on retrouve ceux qu'on aime, on est bien ému.» A ce moment, Pierre et sa maman sont entrés. J'ai pris Pierre par la main et je l'ai mené vers Tantine en lui disant: «Tantine Berthe, voici Pierre Mase, que nous avons rencontré à Dunkerque en chemin de fer. Son papa est artilleur, il se bat comme Désiré depuis le commencement de la guerre. Lui-même, quand il sera grand, sera artilleur aussi. Il a habité aussi avec nous au séminaire de Saint-Sulpice et maintenant, il est ici. Il nous a fait connaître Paris et les petits Français qui sont aussi courageux que les petits Belges.» Pierre avait l'air très intimidé par Tantine Berthe. Mais elle l'attira à lui et l'embrassa: «Si vous avez été complaisant pour les infortunés enfants belges, vous êtes un brave Français comme ils le sont tous. --Tu sais, dit Barbe, il est aussi très taquin, il veut toujours tirer les poils de Phœbus. Il m'apprend à lire dans un alphabet plein de soldats. --Bien, dit Tantine, tu me montreras demain ce que tu sais, car il est temps d'aller manger quelque chose et ensuite de nous coucher.» Dans une des pièces du bas, maman et Tantine Berthe se sont fait des lits; dans l'autre nous couchons toutes les trois avec Phœbus. C'est dans les chambres du haut que se sont installés Pierre et sa maman. La porte de nos chambres reste ouverte. Ce soir-là je ne pouvais pas m'endormir, parce que j'entendais maman et Tantine Berthe qui parlaient tout bas, et j'ai même aperçu Madeleine qui traversait la chambre pieds nus pour aller avec elles dans leur chambre. [Illustration] [Illustration] Tristes nouvelles de Belgique _Paris, le 6 octobre._ CE matin, la femme belge qui aide maman à faire le ménage est venue très tôt, en sanglotant, nous annoncer qu'Anvers était pris par les Allemands. Au premier moment, cela a été affreux; maman désespérée s'est jetée dans les bras de Madeleine; moi, je me suis approchée de Tantine qui était assise dans un grand fauteuil, pour l'embrasser. Elle m'a serrée contre elle, elle a appelé Barbe et elle a passé sa main sur nos têtes en disant: «Mes pauvres enfants, mes pauvres enfants! Ma chère Belgique!» Mais elle parlait tout bas, comme à elle-même, et elle avait une figure toute changée. Je lui demandai à l'oreille: «Et papa, Tantine, crois-tu qu'il soit resté à Anvers avec les Allemands? --Je ne le pense pas, mais soyons sûres qu'il aura agi pour le mieux! Il faudrait savoir où est notre Roi.» Maman entendit ces mots; alors elle se redressa et, en s'essuyant les yeux, elle dit: «Je veux aller immédiatement à la légation de Belgique m'informer de ce qu'il en est exactement et comment je pourrai savoir ce que sera devenu votre père.» Madeleine partit avec maman. Tantine resta dans la chambre où elle couche avec maman et nous dit de jouer dans le jardin afin de la laisser seule un moment, de faire bien attention à ce que Barbe restât tranquille. J'ai pris ma petite sœur par la main et j'ai trouvé Pierre dans le grand salon avec Phœbus. Il s'est écrié tout de suite: «Voilà, j'ai été acheter un journal! Le Roi est parti d'Anvers avec son armée. Beaucoup de Belges se sont réfugiés en Hollande et en Angleterre. Peut-être que ton papa est en Angleterre. Et puis, ce n'est rien qu'Anvers soit aux Allemands, nous le reprendrons, et alors qu'est-ce qu'ils recevront, les Boches! Ne soyez pas découragées, il ne faut jamais l'être; c'est papa qui me l'a recommandé en partant. --Oui, tu as raison, mais c'est bien triste pour maman et Tantine Berthe. Elle nous a dit de la laisser seule, je crois qu'elle pleure, elle ne veut pas que nous la voyions. --Écoute, je voudrais faire quelque chose pour lui montrer comme je comprends sa peine, parce que, tu sais, quand Paris a failli être pris à la fin d'août, je rageais, il fallait voir cela! Alors je vais sortir et lui rapporter un petit bouquet de violettes de deux sous; c'est pas beaucoup, mais elle serait fâchée si je dépensais mon argent, et... --Oui, c'est l'intention! Va vite et ferme tout doucement la porte d'entrée pour qu'elle ne t'entende pas.» Pendant qu'il était sorti, nous nous sommes assises, Barbe et moi, sur les marches du perron et j'ai essayé de lui raconter une histoire, mais elle voulait tout le temps se mettre derrière la porte de la chambre pour écouter si c'était vrai que Tantine pleurait. Enfin Pierre est rentré; nous avons attendu jusqu'à ce que Tantine revienne dans le jardin; alors Pierre s'est avancé vers elle et lui a offert ses violettes, sans dire un mot. Tantine a eu les yeux pleins de larmes et elle a seulement embrassé Pierre sur le front en disant: «C'est un véritable petit Français!» Maman est revenue vers midi. Elle était très pâle. A la légation, on n'avait pu que lui répéter que l'armée avec le Roi avait quitté Anvers jeudi après un bombardement terrible qui avait endommagé beaucoup d'édifices et que les Allemands étaient entrés à Anvers le vendredi, par le faubourg de Berchem. On lui avait conseillé d'écrire au Havre, où s'établissait le gouvernement belge, et à Amsterdam où un nombre très grand de réfugiés avaient pu parvenir. [Illustration: PIERRE A DONNÉ A TANTINE BERTHE UN BOUQUET DE VIOLETTES.] «Mais tu vas écrire au sergent Vandenbroucque, à Dunkerque: il tâchera de savoir des nouvelles de papa.» Pierre alla à la poste porter une dépêche de maman; nous espérions bien avoir une réponse le soir même. Nous sommes anxieuses, nous attendons des nouvelles du Havre, de la légation et aussi de la maman de Pierre, qui est au ministère de la Guerre; c'est tout ce que je peux écrire dans mon Journal. Il faut que je m'occupe de Barbe qui, comme toutes les fois où nous sommes dans l'inquiétude, devient terriblement capricieuse. _8 octobre._ Nous passons de bien tristes heures: nous n'avons pas de nouvelles de papa, nous ignorons où il est. Seulement hier, nous avons reçu une carte de Désiré avec ces mots: «Je vais bien, suis à Heyst. J'ai vu Jean Boonen avec le bras coupé et qui a été évacué sur la Hollande, son père est resté à Anvers. J'espère que vous êtes tous réunis.--DÉSIRÉ.» Il est décidé que nous allons quitter Paris. Madeleine vient de me le dire d'un air navré. Elle m'a prise à côté d'elle et m'a annoncé que nous n'avions plus d'argent du tout et qu'il fallait faire quelque chose. Ceci, je ne comprends pas trop ce que cela veut dire, mais je devine qu'elle me parle à moi parce qu'elle ne veut pas manquer de courage devant maman qui a déjà assez de peine. «Oh! ma chérie! j'aurais dû rester avec papa. Du moment que vous étiez en sûreté, j'aurais forcé papa à quitter Anvers. Car pense donc, si les Allemands l'ont emmené en Allemagne!» En songeant que mon pauvre papa pouvait être prisonnier, je me suis mise à sangloter; alors Madeleine s'est arrêtée tout de suite et elle m'a embrassée. «Tais-toi, je t'en prie; je dis cela, mais il est certain que papa sera resté avec le Roi et qu'il est au Havre. Nous allons être bientôt tranquillisées.» La maman de Pierre a des parents dans une petite ville de France, à Montbrison. Elle va partir pour demeurer chez eux, car elle aussi n'est pas très riche et il faut que Pierre aille en classe. Là, elle a des amis qui ont besoin d'une dame pour soigner et surveiller des enfants; alors maman a pensé qu'elle pourrait s'occuper d'eux, de sorte que nous irons tous avec nos amis à Montbrison. «Mais, alors, maman travaillera? --Oui, mais moi aussi, me répondit Madeleine, je donnerai des leçons ou trouverai un emploi afin d'avoir un peu d'argent pour aider maman. --Et moi, alors, je ne ferai rien? --Mais, ma petite Noémie, tu es trop jeune; du reste, tu t'occuperas de Barbe, et tu l'empêcheras d'être désobéissante dans la maison où nous serons; je crois que cela sera déjà beaucoup.» Tout ce que me raconte Madeleine me tourne un peu la tête. Je vois que maman, Tantine et Mme Mase, la maman de Pierre, parlent beaucoup ensemble dans la chambre jaune, et j'ai une tristesse affreuse en pensant aux jours d'autrefois où nous étions si heureux tous à Louvain. Pierre m'a demandé si nous pouvions aller faire une promenade dans Paris pour revoir quelques-uns des beaux monuments et surtout le jardin du Luxembourg où nous nous sommes si souvent amusés. Maman a bien voulu que nous sortions tous les trois avec Madeleine, Pierre ayant déclaré qu'il était assez grand garçon pour nous protéger. Nous sommes partis, en laissant Phœbus malgré son air suppliant. Nous avons été d'abord à Saint-Sulpice voir M. Le Peltier. Il était dans la grande salle du bas au séminaire où l'on donne les repas. Mlle Suzanne était là, entourée de tous les enfants. Elle trouve que maman a raison de quitter Paris où la vie est trop «dure» pour les Belges. Elle m'a fait promettre de continuer à écrire mon Journal et elle doit m'envoyer des nouvelles de Paris. De là, nous avons traversé le Jardin du Luxembourg. Comme nous passions devant les chevaux de bois, Barbe voulait absolument monter dessus. Pierre s'écria: «Non, non! tu es trop petite!» Barbe se jeta sur Pierre comme pour lui donner des coups de pied dans les jambes, alors Pierre se mit derrière Madeleine. Moi j'arrêtai Barbe qui était rouge. Les gens nous regardaient; ils ne riaient pas, mais semblaient trouver ma petite sœur très drôle; Madeleine prit la main de Barbe et lui dit très fermement en la regardant sévèrement: «Tais-toi et viens tout de suite.» [Illustration: BARBE HÉSITAIT ENTRE LES GATEAUX.] Barbe cessa de crier et elle se mit à marcher avec Madeleine sans résistance, tandis que nous suivions, Pierre et moi, tout étonnés que cette colère fût si vite terminée. Ce qui est curieux, c'est que si nous avions été à Louvain, Madeleine aurait cédé à Barbe; maintenant elle fait comme maman. Voilà: autrefois, on était heureux et, aujourd'hui, c'est la guerre; il faut que tout le monde soit sage et sache qu'il faut obéir. Au bout d'un moment, nous étions dans la partie du Luxembourg qui entoure le bassin, en face du grand palais; alors Madeleine commença à parler doucement à Barbe: «Ma petite Barbe, tu ne dois pas être toujours un bébé et avoir des caprices. Tu ne comprends pas encore tous les malheurs que nous traversons, mais tu vois bien que maman a de la peine et que papa est loin de nous; alors il faut que tu sois obéissante, bonne et gentille pour que, lorsqu'il reviendra, il retrouve une petite fille très douce et presque parfaite. --Oui, mais je ne veux pas obéir à Pierre, il n'est pas mon frère. --Ce que tu dis est très mal, Barbe; tu sais bien que Pierre a été comme un vrai fils pour maman et Tantine Berthe et un très bon ami pour Noémie. Il t'aime beaucoup, bien qu'il te taquine quelquefois. Alors, ne sois plus méchante et demande pardon à Pierre: sans cela, j'aurai du chagrin et lui aussi. --Eh bien, oui!» Barbe alla vers Pierre et l'embrassa. Alors Pierre, qui avait eu l'air ennuyé de cette conversation, se mit à rire et s'écria: «Eh bien, moi, j'offre à goûter à mes petites amies, sur mes économies! --Non, dit Madeleine, garde ton argent. --Non, non, cela me fait tant de plaisir de le dépenser avec vous. Il faut trouver un bon pâtissier. Oh! j'en connais un fameux, place Médicis, où je suis allé souvent avec papa en sortant du lycée. Venez, c'est par ici.» Barbe avait l'air ravi. Pierre lui dit: «Tu n'aimes pas mieux les gâteaux que les chevaux de bois? --Oh! si, j'aime mieux les gâteaux.» [Illustration: PIERRE RACONTAIT AUX SOLDATS COMMENT PHŒBUS AVAIT ÉTÉ BLESSÉ.] Chez le pâtissier, Pierre a voulu que nous nous assoyions autour d'une table; on nous a donné à chacune une petite assiette avec une fourchette. Nous avons choisi nos gâteaux. Barbe ne savait comment se décider. Enfin elle a pris un éclair et une petite tarte aux fraises. C'était très bon. Mais le plus drôle, ç'a été de voir Pierre, après que nous avons eu fini, s'approcher de la caisse, tirer son porte-monnaie et payer. Je ne sais pas combien cela lui a coûté, il n'a jamais voulu nous le dire. Je suis sûre qu'il a donné beaucoup d'argent. Pour revenir nous avons suivi le boulevard Saint-Michel où il y avait beaucoup de monde. Quelques soldats blessés aux jambes marchaient lentement en s'appuyant sur des cannes. Pierre ne s'arrêtait pas pour causer avec eux comme il a l'habitude de le faire, parce qu'il nous accompagnait, a-t-il dit, et qu'il ne voulait pas nous laisser seules, mais on voyait qu'il faisait dans ce cas un grand effort. «Tu comprends, m'expliquait-il, quand on parle avec les soldats, ils racontent ce qu'ils ont vu, et comme cela on finit par savoir quelque chose de la guerre, bien que chaque soldat ne voie qu'un coin du champ de bataille.» En rentrant, il a encore acheté un petit bouquet de violettes pour Tantine Berthe, il en a pris un second pour maman, il les a mis sur leurs assiettes à table, et elles ont deviné tout de suite que ces fleurs venaient de lui. Maman a décidé de partir mardi matin pour Montbrison. Elle ira encore à la légation pour donner notre nouvelle adresse; mais ignorer où est papa est bien dur et il nous semble que nous le perdons une seconde fois, en laissant Paris où nous avons été si bien reçues. _Lyon, le 10 octobre._ Nous avons quitté Paris mardi soir. Nous avons encore eu tous en partant un nouveau chagrin: maman parce qu'elle s'éloignait davantage de papa, et nous parce que nous aimions bien notre maison et le petit jardin. Nous avons pris le train à la gare de Lyon à huit heures du soir. Dans l'après-midi nous avons dit adieu à M. Le Peltier et à toutes les personnes qui ont été si bonnes pour nous. Les employés du chemin de fer remarquaient Phœbus et voulaient savoir pourquoi et comment il avait été blessé. Naturellement Pierre, qui aime à parler aux soldats et aux employés, leur racontait l'histoire de Phœbus, et même dans une gare, je crois que c'était à Nevers, il a été tout à coup entouré de quatre militaires--c'étaient, paraît-il, des artilleurs--qui écoutaient le récit de la bataille où le pauvre Phœbus a perdu sa patte. «Eh bien, mon vieux, disait un des soldats, tu penses si les chiens belges sont épatants; ils se font casser la jambe tout comme nous autres! --Nous n'avons pas de chiens comme cela en France! --T'es bête, toi. Et les chiens sanitaires, donc? On peut dire aussi qu'ils sont braves! Tu sais, à la Marne....» A ce moment-là, notre train se mit en marche lentement, alors que nous ne nous doutions pas qu'il allait partir. Pierre et Phœbus étaient sur le quai, car on l'avait descendu pour le faire boire dans un baquet plein d'eau. Pierre voulut courir, mais comme Phœbus, lui, ne pouvait pas le suivre, il resta sur le quai en levant les bras au ciel et en nous criant qu'il nous rejoindrait par le train suivant. Quel émoi dans notre wagon! Barbe était désolée parce que Phœbus était resté sur le quai et que nous partions sans lui; la maman de Pierre eut une crise de larmes, et ce fut Tantine avec ses paroles douces et de l'eau de mélisse qui la calma. «Mais Pierre n'a pas d'argent et j'ai son billet! --Si, si, madame, il a un peu d'argent; il a, je crois, trois francs. --Trois francs! Mais que voulez-vous qu'il fasse avec trois francs?» Je pensais en moi-même à l'argent qu'il avait dépensé l'autre jour chez le pâtissier. «Il faudrait savoir si nous ne nous arrêterons pas à une autre station d'où nous pourrions téléphoner, dit Madeleine. Peut-être pourrait-on trouver le contrôleur?» Comme tout le monde avait vu que Phœbus restait sur le quai, sur la demande de maman un monsieur suivit tous les couloirs et, au bout de quelques minutes, revint avec le contrôleur. Cet employé commença par se fâcher en disant que les petits garçons devraient rester avec leur maman, et puis, qu'est-ce que c'était que ce chien qui voyageait avec une jambe de bois? Alors le monsieur qui était allé le chercher se fâcha aussi--car il connaissait l'histoire de Phœbus. «Il ne faut pas parler ainsi; ces dames et ces petites demoiselles--il nous montrait en prononçant ces mots--viennent de Belgique, de Louvain, et ce brave chien qui est resté à Nevers a eu la patte emportée par un obus sur le champ de bataille--oui, parfaitement, tout comme nos fils, monsieur. --Oh! monsieur, répondit le contrôleur, moi, je dis cela à cause du service qui est déjà assez compliqué. Mais voilà ce que je vais faire. Le train va s'arrêter à Saint-Germain-des-Fossés où nous prenons de l'eau. Là, je téléphonerai au chef de gare de Nevers.» Alors la maman de Pierre se calma un peu, mais Barbe ne cessait de demander ce qu'allait devenir Phœbus et s'il saurait trouver son chemin. Madeleine et moi, nous lui disions tout bas de se taire, que Pierre n'abandonnerait pas Phœbus et qu'ils nous rejoindraient bientôt. En nous écoutant, elle finit par s'endormir dans les bras de Tantine. Moi, je savais que Pierre était très débrouillard et qu'il se tirerait très bien d'affaire tout seul. Vers six heures du soir, il y eut un arrêt; le conducteur alla tout de suite avec maman et Mme Mase chez le chef de gare pour téléphoner à Nevers. Tantine ne voulut pas que nous descendions de crainte de nouvelles aventures. Je regardais par la portière et je vis que maman souriait; c'était sûr que nous allions revoir Pierre. «Le chef de gare téléphone que Pierre est parti avec un convoi de blessés, qu'il sera à Lyon en même temps que nous, et que nous allions au Terminus près de la gare où descendront les blessés. --Et Phœbus? --Phœbus est avec lui, très bien soigné, a-t-on ajouté. --C'est bien Pierre! Il sait toujours s'arranger pour tout voir et se faire de bons amis. S'il était là, il dirait certainement qu'il est un véritable artilleur.» Nous ne sommes arrivées à Lyon que le soir très tard. Nous étions bien fatiguées. Heureusement l'hôtel Terminus où nous devions retrouver Pierre était à quelques pas de la gare, et au milieu de l'entrée nous avons aperçu Pierre avec trois officiers français (il paraît que c'étaient des médecins) et plusieurs blessés assis sur des fauteuils. Derrière Pierre était couché Phœbus. Quand il nous vit, il se mit à bondir et à sauter sur nous en nous léchant la figure les unes après les autres. [Illustration: QUEL ÉMOI DANS LE WAGON!] Le docteur qui avait l'air le plus âgé dit à la maman de Pierre: «Madame, il ne faut pas reprocher à votre fils d'être resté sur le quai de Nevers. Il nous a beaucoup aidés pour transporter nos blessés; c'est un jeune garçon intelligent et plein de cœur. Aussi, pour le récompenser, je ferai remettre une vraie patte à son chien. --Mais, m'écriai-je, ce chien n'est pas à Pierre, il est à papa. --Oui, ton petit ami Pierre m'a dit que c'était un brave chien belge qui s'était conduit en héros à Anvers. C'est pourquoi je veux le guérir. Demain nous le soignerons.» Ce soir-là, maman ne voulut pas nous expliquer comment on allait remettre une patte à Phœbus et on nous coucha dans des chambres de l'hôtel Terminus qui servaient, à côté de l'ambulance, à loger des familles qui venaient de Suisse ou, comme nous, de Paris. Le lendemain, très tôt, maman nous réveilla et nous sommes parties sans revoir le docteur, ni Phœbus. Pierre est venu nous embrasser; il reste à Lyon avec notre bon toutou pour son opération. «Je te promets de t'écrire tout de suite et je ne le quitterai pas; car tu sais bien qu'il est aussi un peu à moi, ton chien, puisque tu es ma sœur.» Comme ce voyage a été triste jusqu'à Montbrison! Maman ne souriait même plus. Tantine avait l'air si fatiguée, bien qu'elle se redressât tout le temps! Madeleine racontait des histoires à Barbe qui ne cessait de demander Phœbus et de dire que l'on avait pour sûr volé le chien de papa! _Montbrison, 12 octobre._ Je viens de recevoir une lettre de Pierre: «Ma chère Noémie, Phœbus va très bien, et tandis que je t'écris, il est étendu sur un coussin à côté de moi et dort d'un très profond sommeil. Je lui ai dit que j'écrivais à Noémie. [Illustration: PHŒBUS ME REGARDE PENDANT QUE JE T'ÉCRIS.] «En entendant prononcer ce nom, il a dressé ses oreilles et remué sa queue. Il en est de même quand je dis Barbe ou Madeleine et même, l'autre jour, je lui ai demandé s'il voulait retourner à Louvain, il a pris l'air triste en voyant qu'il ne pouvait pas remuer sa patte plâtrée. Ce pauvre Phœbus a la patte dans un appareil de plâtre qu'il va garder pendant vingt jours, après quoi il pourra courir comme autrefois. Figure-toi que c'est un docteur français nommé Alexis Carrel qui, après avoir fait ses études à la Faculté de médecine de Lyon, a découvert ce qu'on appelle la «greffe humaine»: cela veut dire que, par exemple, si vous avez un nez coupé, on peut le remplacer par un morceau de chair pris sur votre bras ou sur votre jambe. Il a appliqué ou plutôt expérimenté sa découverte sur des chiens et des chats. Pour Phœbus, il s'est servi de la patte d'un chien que l'on venait d'abattre, et l'a placée sur Phœbus; les os doivent se souder aux os, les muscles aux muscles, à l'aide de fils d'argent; la plaie se cicatrise sous l'appareil de plâtre qui maintient en place la nouvelle patte. Le pauvre chien n'a pas souffert, car on l'a endormi, et dans vingt jours, nous enlèverons son appareil et alors je vous conduirai votre cher toutou. «Je ne t'écris pas une longue lettre, car je suis obligé d'aller faire une course pour le docteur. Je travaille tellement que le soir je me couche à huit heures et m'endors tout de suite. «Adieu, ma chère Noémie, à bientôt. «Pierre MASE.» A Montbrison nous sommes toutes allées chez les amis de Mme Mase qui ont une grande maison quai des Eaux-Minérales. C'est là que nous allons demeurer jusqu'au retour de papa. Cette dame a deux petites filles et un garçon de l'âge de Pierre qui est en pension à Lyon. Leur papa est à la guerre et ils sont venus habiter chez leur grand'mère parce que, c'est moins cher de vivre là que dans la ville où ils étaient. Maman va donner des leçons aux petites filles et Tantine avec Madeleine s'occuperont de la maison, car Mme Moreau est toujours malade. Les petites filles, qui s'appellent Marie et Louise, ont été très gentilles quand nous sommes arrivées; elles nous ont menées dans une grande chambre d'étude, où nous restons toute la journée quand nous ne sortons pas. Nous avons déjà vu la ville qui n'a pas l'air gaie. Oh! ce n'est pas Louvain! J'écris cela dans mon journal parce que je veux y inscrire tout ce que je pense; je ne voudrais pas le dire et faire de la peine à Mme Mase ni à Mme Moreau, qui sont si gentilles pour nous, mais c'est la vérité. Du reste, Pierre me l'avait bien dit. La maison a deux étages: en bas il y a deux grands salons, la salle à manger, la cuisine et une bibliothèque; au premier, il y a un tas de chambres. Nous couchons avec Madeleine dans une grande pièce qui donne sur le jardin. Maman et Tantine Berthe couchent à côté de nous. Les lits sont garnis de vieux rideaux à l'ancienne mode française. L'autre soir avant le dîner j'étais assise près du fauteuil de Tantine et je lui ai dit tout bas, bien qu'il n'y eût personne dans la chambre: «Tantine, ne trouves tu pas que Montbrison est une ville très triste? --Oui, ma petite Noémie, je suis de ton avis; mais je pense que tous les endroits où nous pourrions être maintenant nous paraîtraient tristes; c'est surtout d'après nos pensées que nous jugeons les choses. Si ton papa était avec nous et si nous n'avions pas quitté notre pays dans d'aussi terribles circonstances, nous ne verrions que le côté riant et riche de ces belles campagnes françaises. Il ne faut pas nous laisser aller à notre découragement, il faut attendre sans murmurer et avoir confiance.» Pauvre Tantine! elle dit cela et elle s'efforce de garder un visage tranquille, c'est pour maman et pour nous! Je vois bien qu'elle et maman ont souvent les yeux rouges. Nous n'avons pas de nouvelles de papa. Le sergent Vandenbroucque et la légation de Belgique ne nous ont encore rien écrit pour nous apprendre si papa est avec le Roi ou s'il est resté à Anvers. Rien de Désiré non plus! [Illustration] [Illustration] La patte noire de Phœbus. [Illustration] _Montbrison, octobre 1915._ PIERRE nous a envoyé une dépêche pour nous annoncer son arrivée à Montbrison avec Phœbus. Maman nous a conduites à la gare toutes les trois et nos petites amies Marie et Louise Moreau naturellement. Quand nous sommes ensemble, maman ne peut pas faire autrement que de s'occuper de nous, alors elle parle et elle sourit quelquefois. Mais, c'est bien sûr, tant que nous ne saurons pas où est papa, elle ne sera pas heureuse--nous non plus. Je remarque surtout comme Madeleine est changée. Elle se fait beaucoup de remords de ne pas être restée avec papa. Ceci, c'est Tantine Berthe qui l'a dit l'autre jour à Mme Moreau. Pierre devait arriver à onze heures du matin. Nous étions à dix heures et demie à la gare. Pendant que nous attendions, Barbe me questionnait sans s'arrêter. «Dis, Noémie, tu es sûre que Pierre va ramener Phœbus? Tu ne crois pas qu'il aura manqué le train? --Mais non, tu sais bien que Pierre sait très bien se débrouiller. --Qu'est-ce que cela veut dire _se débrouiller_? --C'est décider rapidement ce qu'on doit faire, ne pas perdre de temps, et si l'on se trouve dans une situation difficile, savoir s'en tirer, comme Pierre l'a fait l'autre jour lorsqu'il est resté sur le quai à Nevers.» C'est Madeleine qui a répondu cela à Barbe. A ce moment, le train entra en gare, mais ce n'était pas un convoi de voyageurs, les wagons étaient remplis de blessés. Pierre descendit d'un compartiment où se trouvait un médecin et plusieurs officiers français et, derrière lui, Phœbus sauta sur le quai en poussant des aboiements joyeux. Quand il nous vit il se jeta sur nous. Alors, Barbe et toutes, nous avons crié en même temps: «Mais il a une patte noire!» En effet, ce bon Phœbus, dont les poils sont gris avec quelques taches blanches çà et là, avait sa quatrième patte, celle qu'on lui a remplacée, toute noire avec un poil beaucoup plus luisant que ceux de son corps. Barbe cria à Pierre: «Tu es bête, Pierre, regarde sa patte, elle est noire, tu ne pouvais donc pas lui faire mettre une patte grise, pareille aux autres?» Pierre répondit aussitôt. «Oh! nous avons fait comme nous avons pu. Pour pouvoir remplacer une patte à un chien, il faut que la patte soit encore vivante, je veux dire qu'elle appartienne à un chien qui vient de mourir; le jour où l'on a opéré Phœbus, il n'y avait là qu'un chien, et il était noir. Mais tu ne vois pas, petite bécasse, que c'est très original et que Phœbus est tout à fait épatant ainsi?» Moi, je trouvais que Phœbus était superbe! Il bondissait et sautait sur nous tout à fait comme dans l'ancien temps. Il se mettait à côté de Madeleine en frottant sa grosse tête contre sa main. Ses bons yeux semblaient dire: Je suis joliment content de vous retrouver toutes, mais je voudrais bien savoir où est mon maître. Et nous donc! Les blessés que l'on descendait du train le caressaient en passant; Phœbus les connaissait tous. Maman alla causer avec un officier français qui venait de Belgique, comme nous le dit Pierre, et qui avait reçu une «marmite» près de Poperinghe. C'était un dragon. Il avait l'air très malade, mais comme Pierre lui avait rendu quelques services pendant le voyage, il causa avec maman, pendant qu'il attendait la voiture qui devait le mener à son ambulance. «Ah! madame, quel Roi vous avez, et quels soldats héroïques dans cette armée belge! Mais ils ne pouvaient résister à la force écrasante des Allemands. C'est déjà merveilleux la manière dont on s'est défendu contre eux. On vient de m'apprendre qu'ils sont entrés dans Ostende. Que restera-t-il de cette pauvre Belgique?» Maman lui parla de Louvain, de papa qui était soit à Anvers, soit ailleurs, nous ne savions pas. Ce dragon nous demanda d'aller le voir lorsqu'il serait à l'hôpital. Pierre devait s'y rendre chaque jour après le lycée pour aider dans le service des médecins. Je dis tout bas à Pierre: «Est-ce que je pourrai aussi t'accompagner? Je voudrais bien faire quelque chose pour les soldats français. --Oui, tu viendras avec moi, il y a toujours des commissions, des objets à chercher; mais n'en parle pas devant Barbe qui voudrait nous suivre et qui nous embarrasserait.» [Illustration: JE LUS LA LETTRE DE NICOLE TRÈVES.] Dans l'après-midi, comme c'était dimanche, Pierre partit vers trois heures pour le pensionnat Saint-Charles où une ambulance de la Croix-Rouge avait été installée et où l'on avait conduit le lieutenant de dragons que nous avions vu le matin à la gare. Maman était venue avec nous; elle voulait passer ses après-midi de dimanche auprès des blessés pour seconder les infirmières. Phœbus nous suivait. Pour nous rendre au pensionnat Saint-Charles, il fallait d'abord prendre une allée de platanes qui fait le tour de la ville et suit une petite rivière qui s'appelle le Vizézy; puis on tourne dans une rue étroite pavée de cailloux très pointus qui monte et longe l'église Saint-Pierre: c'est là le beau quartier de la ville. En haut, il y a une place assez grande bordée d'hôtels anciens. A droite, c'est le palais de justice avec une terrasse donnant sur la campagne. Avant d'arriver au palais de justice, tandis que nous montions la rue, Pierre me dit: «Tu vois, en haut de la rue, il y a une sentinelle française: c'est un soldat d'infanterie qui garde les prisonniers allemands! --Comment, mais ils ne sont pas dans une prison? --Non, ils sont dans le palais de justice, mais il y a des sentinelles dans toutes les rues qui l'entourent. Nous allons peut-être en voir sur la terrasse. --Comment sais-tu cela, tu ne fais que d'arriver? --Oh! après le déjeuner j'ai déjà fait un tour dans toute la ville: ce n'est pas long quand on connaît le pays.» En effet, sur la terrasse, il y avait un certain nombre de prisonniers allemands qui étaient assis ou qui se promenaient de long en large. Dans le fond, on en voyait qui lavaient du linge dans des baquets. Ils étaient vêtus tous de la capote gris jaune et de la casquette plate que je connaissais pour l'avoir vue dans des photographies à Paris. Il y en avait un plus grand que les autres qui regardait au loin, avec un air arrogant et fier. «Tu vois, ce grand-là? Eh bien, c'est un officier. Même prisonnier, il garde cette figure à claques de sale Prussien. Les autres, les soldats, ils sont plats dès qu'ils sont pris; mais cet animal-là!...» Pendant que nous parlions, la sentinelle s'était approchée de nous et, s'adressant à Pierre, elle lui dit: «Il est défendu de s'arrêter ici, allez plus loin. --Bien, bien, répondit Pierre, nous avons déjà vu tout ce que nous voulions. Mais regardez notre chien, il veut vous dire bonjour, parce que c'est un soldat comme vous, il s'est battu à Liége, il a eu la patte emportée par un éclat d'obus et il a été médaillé.» [Illustration: NOUS REGARDIONS LES PRISONNIERS ALLEMANDS QUI SE PROMENAIENT DANS UNE COUR.] Pierre lui avait dit cela tout d'une traite, afin que le soldat puisse tout entendre, car il leur est défendu de parler pendant qu'ils montent la garde. Mais je vis bien qu'il considérait Phœbus avec intérêt. Après, nous avons continué notre chemin et nous avons vu, au pensionnat Saint-Charles, les blessés français. Il y en a beaucoup qui se sont battus en Belgique et aussi à la bataille de la Marne. Pierre ne cesse de leur demander des détails sur ces belles journées, comme il dit. Il a vu un artilleur qui fait partie du 20e corps comme son papa et du 60e régiment d'artillerie! Alors il était dans une folle joie! Il a couru chez un marchand de tabac et il a acheté pour deux francs de cigares et de cigarettes--c'est tout ce qui lui restait d'argent--et il les a donnés à l'artilleur, qui a aussitôt partagé avec ses camarades. «Vous savez, monsieur Pierre, les Allemands ne se sont jamais attaqués au 20e corps, car il ne recule jamais! Oh! nous en avons tué des Boches; tenez, par exemple...» et il commence une histoire que je mettrai la prochaine fois dans mon Journal, car il est tard et on va bientôt servir le dîner. _Jeudi._ Ce matin, tandis que nous commencions à apprendre nos leçons avec nos petites amies Marie et Louise, Mme Moreau est entrée. «Voici une lettre pour Noémie! --Comment! pour moi? --Oui, et quel joli papier à lettre!» Je pris l'enveloppe. Elle était adressée au Directeur du _Journal des Enfants_, Paris. Et le _Journal des Enfants_ me l'envoyait ici à Montbrison. Je l'ouvris avec soin. Elle contenait une lettre écrite sur du papier bordé de rose avec, dans le coin, une petite image représentant deux gentils enfants assis sur un banc sous une fenêtre, sur laquelle étaient posés deux rosiers en fleurs. Je lus la lettre à haute voix: «Monsieur, «Je me suis tellement intéressée à l'histoire de Mlle Noémie Hollemechette, que je voudrais bien savoir si elle existe réellement. Voudriez-vous être assez obligeant pour me le dire, car, avec la permission de ma mère, je désirerais beaucoup apporter quelque adoucissement à ses peines. Si déjà une autre personne ne s'intéresse pas à elle, voudriez-vous vous charger de lui demander de venir à la maison un jour de cette semaine (sauf jeudi) après quatre heures. Je vous prie de m'excuser du dérangement que je vous occasionne. Recevez, Monsieur, avec tous mes remerciements, mes meilleures salutations. «Nicole TRÈVES.» [Illustration: ODETTE COURAIT APRÈS LES PAPILLONS.] Quand je cessai de lire ma lettre, tout le monde garda le silence. Alors, je me retournai et je vis que Tantine Berthe, maman et Mme Moreau souriaient. C'est pourquoi les autres ne disaient rien. Moi aussi, j'étais émue; alors je me jetai dans les bras de maman. «Oh! ces petites Françaises, quel cœur elles ont! Tout comme leurs papas et leurs grands frères! s'écria tantine Berthe en me rendant la lettre de Nicole Trèves. --Tu vas vite lui répondre, n'est-ce pas? dirent alors Marie et Jeanne. --Oui, bien sûr, et quand je retournerai à Paris, je voudrais aller la voir, cette petite Nicole Trèves. --Oui, dit maman, c'est une petite fille très bonne qui a écrit cette lettre, parce qu'elle a pensé que les Belges sont bien malheureux, et elle a fait une chose meilleure que tous les biens que l'on peut offrir: celle d'adoucir les chagrins et d'apaiser la peine par un témoignage sympathique.» Je pensais justement ce que maman disait; j'aurais voulu tout de suite voir et embrasser Nicole Trèves. Mais ce fut bien autre chose quand Pierre revint de l'école. Nous l'attendions à la porte et nous voulions toutes à la fois lui parler. «Taisez-vous, et dites posément ce qu'il y a de nouveau. --Oh! oh! posément, s'écria Marie, qui taquine toujours Pierre quand il veut parler comme un homme, on dirait que tu es un Poilu. --Eh bien, oui, je dis posément, car si je ne suis pas encore un vrai Poilu, je ne suis pas comme les petites filles qui ont la déplorable habitude de parler toutes à la fois; on ne comprend pas un mot de ce qu'elles disent. --Eh bien! une lettre de... avons-nous commencé toutes ensemble. --De ton père...» interrompit Pierre d'une voix émue. Comme c'était gentil à lui de penser que toute cette agitation ne pouvait venir que d'avoir reçu des nouvelles de papa! «Non, mais d'une petite Parisienne qui écrit à Noémie Hollemechette pour lui proposer de l'aider dans son malheur. Tiens, voilà la lettre, lis-la. --Je trouve que c'est très bien, cette lettre, et c'est tout à fait une lettre de Parisienne. Les provinciales comme vous n'auraient jamais eu l'idée de l'écrire. --Les provinciales comme nous! Mais, tu sais... et toi, d'où es-tu donc?--Moi, je ne suis ni Parisien ni provincial, je suis militaire, et encore mieux, artilleur, c'est-à-dire _épatant_!» Là-dessus Mme Moreau est entrée en nous annonçant que dans l'après-midi nous devions tous aller chercher des légumes et des fruits à Champdieu, pour les blessés. _Montbrison, Dimanche._ Maman vient de recevoir une lettre de la légation de Belgique de Paris. Papa est resté à Anvers. Il n'a pas voulut quitter l'Hôtel de Ville où il était installé avec les autorités, pour organiser la défense. La lettre se termine ainsi: «M. Hollemechette, qui, dès son arrivée à Anvers s'est conduit d'une façon très remarquable, a passé ses nuits et ses jours sans vouloir prendre le moindre repos, à organiser les services pour faire évacuer une partie de la population civile, pour accueillir les blessés, et pour ravitailler l'armée belge qui s'est retirée d'Anvers à Ostende avec le Roi. Lorsque la ville a pris la cruelle résolution de laisser entrer l'ennemi, M. Hollemechette, en voyant le désespoir, la crainte sur les visages de ceux qui restaient, a simplement répondu, quand on lui conseillait de s'éloigner: «Non, je resterai; si je puis encore relever le courage de mes malheureux compatriotes, c'est mon devoir tout tracé pendant ces tristes jours. Mes enfants et ma femme sont en sûreté dans la France si généreuse et si charitable; mon fils se bat: eh bien, moi, je ferai comme un civil, je remplirai ma tâche, m'efforçant d'empêcher les brutalités et les cruautés des Allemands lorsqu'ils seront ici à Anvers.» Il s'est donc installé à l'Hôtel de Ville, avec le bourgmestre et différents notables de la ville. Nous vous adressons, madame, nos félicitations pour la belle et si honorable conduite de votre mari et nos souhaits pour la prochaine délivrance de notre pays.» [Illustration: NOUS AVONS TOUS GOUTÉ SUR L'HERBE.] Cette lettre, dont je suis fière, causa au premier moment un grand chagrin à nous tous et maman eut un désespoir affreux. Elle s'enferma avec Tantine Berthe et resta très longtemps dans sa chambre. Mme Moreau nous avait fait sortir pour aller au marché. Mme Moreau s'est bien aperçue de mon chagrin, car elle m'a pris par la main et, pendant la promenade, elle m'a parlé de papa, me demandant beaucoup de choses sur lui. Oh! je l'ai très bien comprise, aussi je l'aime tendrement et je voudrais le lui prouver. Marie et Louise, de même que Pierre ne se sont pas querellés tout l'après-midi, et Pierre est venu faire ses devoirs à côté de moi. Il les a, paraît-il, très bien faits. Madeleine devient de plus en plus pâle. Avec Mme Moreau, maman a décidé, pour distraire ma sœur de sa tristesse, de la faire travailler pour être infirmière de la Croix-Rouge française; elle pourra ainsi aller au pensionnat Saint-Charles, aider ces dames qui ont beaucoup à faire. Comme c'était dimanche, Mme Moreau a pensé qu'il fallait aller à Champdieu chercher des légumes pour les blessés de l'ambulance. Mme Mase, qui est revenue de Lyon, nous y a conduits. Phœbus était de la partie. Et il courait à gauche et à droite, vraiment on ne dirait pas qu'il a une quatrième patte d'un autre chien! Pour se rendre à Champdieu, qui est situé à quatre kilomètres on suit une belle route qui va jusqu'à Boën et Clermont; de beaux peupliers la bordent et une rivière coule non loin de là, au milieu des prés. A Champdieu, Mme Mase est d'abord allée chez une dame qui vend des légumes et des fruits. Elle était dans un grand potager plein de poiriers surchargés de grosses poires. Au milieu des arbres, il y avait une petite fille brune, de neuf ans environ. «C'est Odette, me dit Pierre, c'est la nièce de la propriétaire du jardin.» Je regardais la petite fille, elle était un peu plus petite que moi, très brune de peau, avec de grands yeux gris bleu, des cheveux châtain foncé pas frisés du tout et qui tombaient tout droit, retenus sur le front avec un ruban mauve. Elle était, comme Barbe, très potelée. Elle portait une robe rose et blanche avec une guimpe blanche qui laissait voir ses petits bras bruns. Elle semblait très vive et se précipita vers Marie et Louise. «Bonjour, bonjour, vous allez à la promenade?» Elle ne parlait pas de la même manière que mes amies ni que Pierre. «Ne t'étonne pas, me souffla-t-il, c'est une Bordelaise, elle a l'accent du midi.» Cela m'amusait beaucoup de l'écouter, et puis je la trouvais tout à fait gentille. «Est-ce que nous ne pourrions pas l'emmener goûter avec nous? --Oh! oui, elle ne demandera pas mieux. Veux-tu venir goûter avec nous? --Té, pardine, mais j'emporterai mon filet à papillons. --Oui, seulement Phœbus courra plus vite que toi et te les attrapera tous. --Non, non, tu n'as qu'à tenir ton chien. --Mon chien ne se laisse pas tenir, c'est un ancien soldat. --C'est pas vrai, un chien c'est pas un soldat.» [Illustration: PIERRE CAUSA AVEC L'OFFICIER FRANÇAIS.] Alors Pierre lui raconta l'histoire de Phœbus. Aussitôt elle se mit à battre des mains et à dire qu'elle voudrait bien voir Phœbus attelé à une petite voiture. «Si nous l'attelions, il pourrait nous traîner. --Non, mes enfants, cria Pierre d'un air de grand chef, un chien qui a traîné des mitrailleuses, ne peut traîner des enfants! --Des enfants! Nous ne sommes pas des enfants! --Non, vous êtes des bébés, de tout petits bébés. --Oh! oh! oh!» Nous avons toutes couru sur lui, mais Phœbus est allé plus vite que nous et il a sauté sur Pierre en lui mettant ses deux pattes sur les épaules. Pierre est tombé et toutes nous avons applaudi. Alors Mme Mase a donné le signal du départ pour aller goûter non loin de là dans une prairie que le soleil chauffait; les légumes et les fruits devaient être portés le lendemain à Montbrison par une voiture. Nous sommes partis avec la petite Odette et son filet à papillons. Le long des haies elle courait tout le temps pour attraper les jolies bêtes aux merveilleuses couleurs qui volaient. Dès que son filet s'abaissait, Phœbus courait dessus, alors le papillon s'échappait. La petite Odette riait tout le temps, elle se fâchait contre Phœbus, lui tirait la queue, mais, lui, marchait un peu plus vite et c'était tout. Nous nous sommes tous assis par terre sur l'herbe. Il avait fait une journée magnifique, assez chaude, de sorte que les prairies n'étaient pas humides, au contraire, et l'on voyait mille insectes dans les rayons du soleil. Phœbus courait après les grenouilles dans le ruisseau, mais quand il vit que nous allions manger de bonnes choses, il vint immédiatement s'asseoir entre moi et Pierre qui se met, lui, toujours à côté de moi. Nous avions une bonne galette, des fruits, et de l'eau et du vin pour boire. «Je vous ai fait cette galette, dit Mme Mase, parce que c'est dimanche, mais dans la semaine, il faut se contenter de pain pour goûter. Du reste, le pain est aussi bon que la galette! --Non, dit Barbe, j'aime mieux la galette. --Naturellement, parce que tu es une petite gourmande; mais il y a des petits enfants qui seraient bien contents d'avoir tous les jours un gros morceau de pain blanc pour leur goûter. --Oui, par exemple, les pauvres petits Belges ou les pauvres petits Français qui s'enfuirent à l'arrivée des Allemands et qui errent sur les routes. --Et nos pauvres soldats qui se battent; ils n'ont quelquefois pas même le temps de manger ni de boire. --Oui. Pendant la bataille de la Marne, quand il s'agissait d'arrêter coûte que coûte les Allemands, papa a dit qu'il y avait des artilleurs qui n'avaient pas mangé pendant trois jours. --Et tu crois que mon pauvre papa, qui est à Anvers avec les Allemands, peut manger à sa faim? --Et les prisonniers qui sont chez les Boches, tu crois qu'ils leur donnent de la nourriture suffisamment?» Tout à coup, il me vint une idée, je me tus pendant que nous goûtions: mais j'attirai Pierre vers moi, après que nous eûmes rangé les restes du repas et repris le chemin du retour. «Dis-moi, Pierre, réponds-moi sérieusement, comme à une grande fille: tu ne penses pas que les Allemands emmènent papa en Allemagne? --Pourquoi emmèneraient-ils ton papa en Allemagne? --Mais tu sais bien que dans les villes comme Louvain ou Aerschot, après les avoir brûlées ils ont envoyé en Allemagne des otages, comme a dit maman--je me souviens très bien de son mot, des civils. Vois-tu s'ils prenaient papa? --Non, je vais te dire; ils choisissent comme otages des gens célèbres dans une ville, des gens qui ont par exemple une belle situation, des curés, des banquiers, des notaires, des professeurs. Et ton père, à Anvers, n'a pas en réalité de situation officielle. Il n'est pas connu dans la ville. Tu comprends bien ce que je veux te dire. Il peut s'être fait une notoriété par les services qu'il vient de rendre à Anvers, mais il n'est pas ce qu'on appelle _connu_. --Oui, il s'est sûrement fait connaître à Anvers, et les Allemands, dans leur férocité, l'ont peut-être pris. --Non, non, sois sûre que s'il est avec le bourgmestre il sera préservé. --Justement parce qu'il est avec le bourgmestre il est en relations avec les Allemands, et si les Boches disent quelque chose contre la Belgique, papa ne le supportera pas. --Oh! ton papa sera prudent, non pas pour lui sûrement, mais pour toute la ville qu'il aide à protéger. Mais, Noémie, ne disons rien de tout cela à la maison, et je parlerai à l'ambulance avec des officiers pour me renseigner complètement. --Et tu me diras tout? --Oui, je te promets, je te dirai tout.» Alors, Pierre et moi, nous nous sommes serré la main. La petite Odette, Barbe et nos nouvelles amies, Marie et Louise, étaient déjà très en avant de nous. Nous avons couru pour les rejoindre. En quittant Odette, nous lui avons dit de venir nous voir quand elle irait à Montbrison. Elle a dit que le samedi suivant sa tante devait justement vendre au marché un petit veau. Elle demandera à sa tante de l'accompagner et de venir goûter à la maison. «D'un morceau de pain sec!» lui cria Pierre en la quittant. Sur la grande route que nous suivions, il y avait devant nous plusieurs blessés qui revenaient tranquillement vers la ville. Naturellement Pierre se dépêcha de les rejoindre et il leur dit bonjour comme à de vieilles connaissances. C'était le lieutenant de dragons que nous avions vu à la gare, à l'arrivée de Phœbus. Il avait son bras en écharpe, mais il ne semblait pas fatigué pour marcher. Pierre lui dit que nous venions de chercher des provisions pour son ambulance. Il se mit à rire: «Oh! mon petit ami, si vous saviez ce que nous recevons chaque jour de légumes et de fruits! Tout le monde nous gâte dans le pays! --Puisque nous avons un bout de chemin à faire, mon lieutenant, dit Pierre, voulez-vous me raconter où et comment vous avez été blessé? --Je me trouvais dans l'armée de Lorraine, qui a gagné la bataille du Grand Couronné de Nancy. C'était autour de Lunéville; j'ai reçu un coup de sabre d'un uhlan. Aujourd'hui je vais mieux et je pense bien rejoindre mes dragons la semaine prochaine.» [Illustration] [Illustration] Papa est à Anvers. [Illustration] _Montbrison_, _Octobre_. Désiré, qui est à Furnes, nous a écrit une longue lettre dans laquelle il nous parle de papa et de ce qu'on a su de lui depuis que l'armée belge à quitté Anvers. Je la copie entièrement afin de garder le souvenir de ce qui s'est passé dans notre pays. Furnes, le 21 octobre. «Ma chère maman et mes chères petites sœurs. «Je ne sais pas si vous recevez les lettres que je vous écris. J'ai été bien longtemps sans connaître l'endroit où vous étiez, jusqu'au jour où j'ai retrouvé notre papa chéri, avant la reddition d'Anvers, pendant que je cantonnais aux environs. Si vous saviez ce qu'il a fait et quels services il a rendus dans cette pauvre ville, où il est resté par devoir! A l'Hôtel de Ville, on avait installé des bureaux de renseignements pour les réfugiés qui fuyaient #/ /# devant l'invasion allemande. Papa s'occupait de ceux qu'on envoyait en Hollande. C'était un travail fou, car les trains fonctionnaient très mal; les gens ne se décidaient qu'au dernier moment à fuir et, surtout, l'on ne pouvait croire à la prise d'Anvers! Nous, les soldats, on nous donna l'ordre un soir de nous tenir prêts à partir dans la nuit; c'est à dix heures du soir que nous avons commencé une marche de 40 kilomètres d'une traite jusqu'à Saint-Nicolas, où nous avons fait halte pour nous reposer. Vous pensez bien que nous avons compris ce que signifiait ce départ; aussi, confiant mon sac à un camarade, un Liégeois très aimable, et qui plaisante toujours malgré les malheurs qui nous arrivent, je courus à l'Hôtel de Ville où je trouvai papa au milieu d'une foule de femmes et d'enfants qui pleuraient et criaient! C'était affreux. Elles se jetaient sur moi pour savoir si les Allemands étaient à mes trousses, s'ils arriveraient pendant la nuit. Je tâchai de les rassurer, mais elles ne m'écoutaient pas! Enfin, papa me vit. Il était tout pâle et ses cheveux, où l'on ne voyait que quelques fils d'argent autrefois, me parurent entièrement blancs. Il m'attira à l'écart dans un coin de la salle, derrière une table, et, me saisissant dans ses bras, il me dit: «Mon enfant, mon cher fils, je reste à Anvers, car je puis être utile à ces malheureux et prévenir bien des catastrophes. Mon devoir est ici et il est d'ailleurs très simple. Toi, tu te bats. Sois courageux et lutte jusqu'au bout pour la délivrance de notre patrie. Ta mère et tes sœurs sont en France, dans ce pays hospitalier et au cœur chaud qui ne les abandonnera jamais; cette pensée seule me réconforte et me permet d'agir en toute liberté. Souviens-toi que le moindre effort de chacun de nous sauvera la Belgique. Au revoir, fais comme moi, ne perds pas confiance.» Il m'embrassa et il me sembla que ce baiser était aussi pour son pays et pour ceux qu'il aime tant. Il me regarda une dernière fois, puis, se retournant, je l'entendis qui parlait à une femme sur un ton aussi ferme et aussi résolu que s'il eût été tranquillement assis dans son cher bureau de Louvain. Personne n'aurait pu se douter combien cette séparation était dure pour nous deux! «Moi, je filai; mais je vous l'avoue, je pleurais! «On nous dirigea sur Gand, mais nous nous battions sans cesse; pendant ces combats, les Allemands entrèrent à Anvers, et successivement à Gand et à Ostende. [Illustration: MADELEINE FAISAIT DES PANSEMENTS.] «C'est à ce moment que notre Roi, qui combat toujours au milieu de nous, a résolu de transporter en France son gouvernement, tandis qu'il resterait à Nieuport et à Furnes avec son armée. Les Anglais sont à nos côtés; ils se battent aussi. Quant aux fusiliers marins français, ce sont des héros. Sur le champ de bataille, ils sont comme des lions et conservent autant de calme que s'il s'agissait pour eux d'une partie de plaisir! Naturellement, souvent, au cours de la campagne, j'ai vu notre Roi, puisqu'il ne quitte pas ses troupes; mais je l'ai entrevu hier dans des circonstances qui m'ont frappé et ému. C'était à Hooglède, dans une petite ville où nous campions. Imaginez une place entourée de maisons vieilles de trois ou quatre siècles aux toits rouges et aux petites fenêtres. Et, sur cette place, toutes sortes de véhicules de la guerre moderne: wagons automobiles, automobiles blindées, wagons-hôpitaux, etc. Le tout entouré des troupes alliées aux uniformes multicolores. Il y avait même des prisonniers allemands blessés. Je levai tout à coup les yeux vers une fenêtre d'une des plus anciennes maisons de la place, et j'aperçus un officier en uniforme kaki dont la figure était pâle et triste. Sa tête reposait sur ses mains et il regardait les prisonniers en paraissant méditer. C'était Albert, notre Roi, qui ne veut pas nous quitter! «Ma chère maman, vois comme nous nous défendons, que personne parmi vous ne se décourage. Je vous embrasse toutes tendrement. «Votre DÉSIRÉ.» _Montbrison, le 1er novembre._ Jeudi dernier, dans mon Journal, j'ai eu juste le temps de copier la lettre de Désiré. Maman la relit chaque jour et je crois que cette lecture la rend encore plus affligée qu'auparavant. Notre pauvre papa, pourvu qu'il ne lui arrive rien parmi ces Allemands! Madeleine passe ses journées entières à l'ambulance; elle travaille pour être infirmière et elle apprend si vite à faire les pansements que tout le monde en est étonné. Pierre m'a répété ce matin que l'infirmière-major, celle qui dirige l'ambulance, lui a dit que Madeleine était d'une intelligence rare. J'écris ceci pour que papa le sache, à son retour. Nous, les petites, comme on nous appelle, nous travaillons avec maman qui nous donne des leçons, et puis Tantine Berthe nous apprend à coudre et à tricoter des chaussettes, des gants et des chandails pour les soldats. Mme Moreau a acheté une provision de laine, car il faut surtout beaucoup de chaussettes pour cet hiver. Barbe s'amuse avec ses poupées, Francine et France, et lorsque Pierre revient de l'école, il passe un moment avec nous avant d'aller faire ses devoirs, et il n'oublie jamais de taquiner Barbe, ce qu'il trouve très drôle. Mais avant-hier nous avons eu vacance, afin de pouvoir aider Mme Moreau à faire des confitures. Elle avait acheté des pommes et des coings dont elle a fait des compotes, des marmelades et des gelées. Nous avons pelé et coupé les pommes et les coings. Le lendemain on les a fait cuire, puis on a mis la confiture dans les pots, et deux jours après on les a recouverts de jolis ronds de papier. Naturellement Barbe voulait tout le temps goûter les bons fruits sucrés, mais heureusement que Tantine Berthe était-là; à elle, Barbe obéit. Tantine a un ton ferme pour lui dire: «Barbe, viens ici, on ne touche pas à ce pot», qui intimide ma petite sœur. Le plus drôle a été de monter tous les pots dans une grande chambre en haut de la maison: c'est la chambre aux provisions; elle est remplie de confitures, d'épiceries, de flacons de cornichons, de moutarde, de fruits à l'eau-de-vie, de boîtes en fer-blanc pleines de gâteaux secs, de beaucoup d'autres choses encore. Pierre appelle cette chambre le «Paradis». Je crois que Barbe voudrait bien toujours y être. L'autre jour, nous avons donc monté de la cuisine les pots de confiture. Nous nous suivions les uns les autres et, après les avoir remis à Mme Moreau, nous redescendions pour en reporter d'autres, toujours en marchant avec précautions sans songer à rire. A l'un de nos voyages, tandis que je redescendais, je vis par-dessus la rampe Barbe qui enfonçait son petit doigt, dans un tout petit trou qui était dans le couvercle en papier du pot de confitures, qu'elle tenait contre elle. Au moment où j'allais la gronder, Pierre l'avait rejointe et je ne voulus pas dire devant lui ce que venait de faire ma petite sœur. Mme Moreau rangea ce pot avec tous les autres, sans rien remarquer. J'étais très ennuyée, je pensais tout le temps du dîner à ce couvercle de papier dans lequel il y avait un trou, et je me figurais que les rats allaient manger toute la confiture. Et Mme Moreau qui est si bonne pour nous! Lorsque je me suis couchée, je me suis dit que le mieux était de parler de tout cela à maman, car vraiment c'était très mal ce qu'elle avait fait, Barbe, et maman seule pouvait réparer ce que sa gourmandise avait causé. Quand maman est venue m'embrasser dans mon lit, comme elle fait chaque soir, je lui racontai l'histoire tout bas; elle me dit que j'avais eu bien raison de la lui confier, qu'elle préviendrait Mme Moreau, mais que l'on n'en saurait rien, et elle me donna un très tendre baiser. Le lendemain, Mme Moreau m'appela dans sa chambre et me dit qu'elle avait vu le petit trou dans le papier et le doigt tout poissé de Barbe et que cela l'avait bien fait rire. Le mieux était de ne pas gronder Barbe qui était encore un bébé, et que ce pot avec beaucoup d'autres seraient portés le jour même à l'ambulance de Madeleine. _5 novembre._ Ce matin, maman a reçu une lettre de Louis Gersen, l'artilleur à qui Phœbus avait été remis au moment de la réquisition à Louvain. Sa lettre est datée de Furnes et voici ce qu'il écrit: «Madame. Je suis en Hollande, où je suis parvenu après m'être échappé. J'ai été fait prisonnier dans un combat violent qui eut lieu près d'Anvers. Nous étions en si petit nombre pour nous défendre contre une masse effrayante d'Allemands! Prisonniers, nous avons dû, moi et mes camarades, traverser Anvers le jour où _ils_ sont entrés. Ah! je vous assure que c'est un spectacle terrible et qui fend le cœur de voir son cher pays entre les mains d'un pareil ennemi! Je rageais à un point tel que moi et un camarade nous avons résolu de nous évader, quitte à être tués. Pendant huit jours, après la prise d'Anvers, on nous installa dans des casernes; puis un matin, on nous transporta dans une grande ferme des environs; nous étions vingt-cinq avec dix Boches pour nous garder, dont un sous-officier. Celui-ci était ivre la moitié du temps; quant aux autres on verrait ce qu'il y aurait à en faire, car il n'y avait pas à hésiter, c'était le moment de fuir ou jamais. Songez que nous étions à vingt-cinq kilomètres de la Hollande! [Illustration: LE MARCHÉ DE MONTBRISON OU NOUS ALLONS LE SAMEDI.] «Un soir, alors que tout le monde dormait, nous nous glissons sans bruit de la paille où nous étions couchés et nous rampons dans les betteraves. Pas un bruit, pas d'alarme. A une centaine de mètres nous nous redressons et nous courons. Ah! quelles jambes, madame! nous volions. Nous ne suivions pas la grande route qui mène à Beveren et à Saint-Gilles, mais nous nous glissions dans les bois qui bordent la route. A chaque feuille qui tombait, à chaque branche qui se cassait, nos cœurs cessaient de battre et si le bruit était plus inquiétant nous nous couchions dans l'herbe. Nous évitions les maisons, les fermes, car nous ne savions pas si elles n'étaient pas occupées par des Allemands. Au loin, sur la route, nous apercevions tous les malheureux qui fuyaient d'Anvers: les femmes qui traînaient de petites voitures où étaient entassés des enfants; les vieillards qui se hâtaient péniblement, avec leurs chiens. Nous ne voulions pas nous montrer à ces pauvres gens. Que leur serait-il arrivé à eux comme à nous? «Pendant le jour, nous sommes restés cachés dans les bois. Pendant la nuit nous avons contourné Saint-Gilles et nous sommes arrivés près de Clinge, sur la frontière. Quel émoi! Là, il y avait des soldats allemands et, de l'autre côté, des gendarmes hollandais. On voyait une foule de malheureux réfugiés à Clinge même et sur les routes avoisinantes! «Il fallait agir. Mon camarade, en rampant vers le soir, siffle un air assez connu d'Anvers qui est comme un ralliement pour les gamins. Des femmes regardent de tous côtés et nous découvrent. Nous leur faisons signe de se taire, et une jeune fille vient à nous. Nous lui expliquons notre situation. Oh! la brave Belge! Elle comprend, met un doigt sur sa bouche et revient au bout de cinq minutes avec un paquet sur le bras. «Il contenait une blouse et un pantalon de paysan, une jupe et un châle de femme. Nous revêtir de ces habillements fut fait en un rien de temps et ainsi costumés nous franchissons la frontière pendant la nuit avec nos nouveaux compagnons. «Franchir une frontière, s'évader, ne plus être prisonniers et pouvoir encore se battre! Ah! que nous respirions. En Hollande, aucune difficulté. Moi, vieillard cassé, j'accompagnais ma fille: on nous dirigea vers Hulsen comme les autres réfugiés et on nous embarqua à Neuzen pour Queensbury en Angleterre. «Comme nous étions sur des bateaux hollandais, mon camarade et moi, nous nous taisions, mais lorsque nous avons mis le pied sur le sol de la libre Angleterre, quel cri de délivrance, quel «Vivent la Belgique et l'Angleterre» nous avons poussé! Les gens qui nous entouraient nous embrassaient et nous félicitaient. Quant aux policemen, ils ne comprenaient rien à notre joie, et l'un d'eux nous dit en nous regardant sévèrement: «Venez, vous, par ici; moi ne comprends pas la chose, l'affaire est pleine d'obscurité.» «Je vous assure que je me chargeai vite de lui éclaircir l'intelligence, et le lendemain nous partions pour la Belgique, pour Furnes où est le roi Albert. «Louis GERSEN.» Pierre était ravi d'entendre le récit de ces aventures; moi de même. Si papa pouvait revenir, lui aussi! _8 novembre._ Nous finissions de nous habiller, mes petites amies et moi, dans notre grande chambre, quand tout à coup Mme Moreau est entrée et m'a dit: «Vite, vite, allez chez votre maman, elle a quelque chose à vous dire.» J'étais prête, aussi j'ai bondi, suivie par Barbe qui mettait ses bas et qui marchait avec un pied nu en poussant des cris. Maman était dans un fauteuil contre lequel s'appuyait Tantine Berthe, tandis que Madeleine, aux pieds de maman, avait posé sa tête sur ses genoux. «Mes petites, c'est une lettre de votre papa, s'écria Tantine. Il va bien; mais, regardez.» Je me suis précipitée sur maman. Elle tenait dans ses mains une lettre écrite sur du papier blanc rayé, et je reconnus l'écriture droite et un peu grosse de papa que je voyais autrefois sur les livres de son bureau: Anvers, 20 octobre. «Ma chère femme et mes chers enfants, je suis en très bonne santé et j'espère qu'il en est de même pour vous. Je suis occupé tout le jour. Je demeure près de l'Hôtel de Ville. Je vous embrasse bien tendrement. HOLLEMECHETTE.» [Illustration: NOUS ÉPLUCHONS LES LÉGUMES A L'AMBULANCE.] «Mais comment a-t-il pu nous écrire? Pourquoi cette lettre n'est-elle pas plus longue?» Maman souriait en regardant le papier. «Mes enfants, comprenez: votre père a donné sa lettre à quelqu'un qui allait en Hollande, soit à un réfugié, soit à un étranger, et il ne pouvait rien y mettre qui pût causer des ennuis à son porteur si cette lettre avait été trouvée. Et une fois en Hollande, il fallait encore que quelqu'un l'expédiât en Angleterre ou au Havre. Je me demande même comment elle a pu nous arriver. En tous cas, c'est la légation de Belgique de Paris qui me l'a fait parvenir ici. [Illustration: MAMAN NOUS APPREND A TRICOTER.] --Regarde, maman, dit Madeleine: son écriture est très ferme, très nette, tout à fait comme autrefois. Tu ne trouves pas, Tantine? --Si, si, mon enfant, ton père écrit toujours de la même façon; mais on sent que dans la dernière phrase, celle où il nous embrasse, il a mis tout son cœur et qu'il est ému. --Oui, c'est vrai, pauvre papa! Il faut vite écrire à Désiré que nous avons une lettre de papa. --Moi, je vais la copier dans mon Journal.» Maman ne cessait de regarder ce cher papier, Tantine aussi. Un petit coup frappé à la porte nous fit toutes redresser. «C'est nous, Marie et Louise; nous venons savoir si vous avez des nouvelles?» Alors maman alla vers Mme Moreau pour lui faire part de notre joie. Puis nous avons fini de nous habiller. Pierre était à l'hôpital et je l'attendais avec impatience, car je savais qu'il serait joliment content d'apprendre que papa était à Anvers. Après le déjeuner nous nous sommes rendues à l'ambulance, comme tous les dimanches, pour aider les infirmières, les cuisinières à préparer les légumes pour le dîner du soir. Je pèle les pommes de terre, tandis que Tantine confectionne un beau gâteau belge pour le dessert des blessés convalescents. La première fois qu'il a été servi, comme tout le monde le trouvait délicieux et d'un goût que l'on ne connaissait pas, le lieutenant de dragons, l'ami de Pierre, lui demanda qui avait fait cette pâtisserie. Pierre, fièrement, répondit que c'était Tantine Berthe qui était venue de Louvain avec nous. Alors ce gâteau est toujours appelé depuis, «le gâteau de Louvain». Naturellement Tantine est ravie de le faire très souvent. Je n'ai pas dit encore dans mon Journal que nous allions le dimanche à l'ambulance pour remplacer des jeunes filles des environs qui sont cuisinières et à qui on donne un congé pour qu'elles se reposent, mais comme les malades mangent quand même, il faut bien qu'on fasse leur dîner. Ce dimanche-là, comme nous étions dans la grande salle avec Tantine, les soldats venaient autour de nous pour nous regarder. Il y en avait un qui avait le bras en écharpe, un autre la tête tout enveloppée de linges, un troisième s'appuyait sur des béquilles; ils étaient là plusieurs qui nous parlaient et qui riaient de nous voir peler des pommes de terre et racler les carottes. L'un d'eux avait toujours l'air gai et content; il aimait particulièrement Barbe qui avait l'âge d'une petite nièce à lui. Il était artilleur et avait reçu un éclat d'obus dans le dos, il ne pouvait pas encore se tenir droit et il souffrait beaucoup par moments. Il était Parisien et ses yeux noirs riaient quand il parlait. «Mes petites demoiselles, c'est-y pas malheureux de vous voir travailler pour des vieux poilus comme nous! C'est le contraire qu'il faudrait! Regardez-moi, ces petits doigts, c'est-y gentil, c'est-y mignon! --Bah! dit Pierre, vous auriez votre dos en capilotade si vous épluchiez des pommes de terre! --Oh! pardine, oui; mais vous verrez quand je serai guéri! C'est moi qui reporterai Mlle Barbe dans sa belle petite maison de Louvain. --Mais tu ne sais pas où est la maison de mon papa. --Oh! ça, ce ne sera pas difficile de la trouver. Quand nous chasserons les Boches de la Belgique, nous entrerons dans Louvain avec nos beaux 75. Nous mettrons la petite Barbe sur le premier canon de la batterie et c'est elle qui nous conduira devant sa maison.» Barbe battit des mains et alla embrasser le bon Chapuis--c'était le nom de l'artilleur--qui riait de son idée. «Mais quand irons-nous à Louvain? Demain? --Oh! je ne crois pas demain. Il faut d'abord que je guérisse.» Après avoir mangé leur gâteau, les blessés boivent du café dans leur lit ou dans la salle à manger. C'est nous qui les servons, et ils nous remercient toujours si gentiment qu'on voudrait leur donner encore plus de bonnes choses. Le dimanche généralement, Madeleine et maman font pour eux des lettres. Elles montent dans les salles et dans les chambres et, près de leur lit, elles écrivent à leur famille tout ce qu'ils dictent et désirent leur apprendre. Ils aiment beaucoup maman, qui les écoute avec tant de bonté quand ils disent leurs peines. C'est qu'il y en a plusieurs comme nous, c'est-à-dire que c'est le contraire, puisque ce sont leurs enfants et leur femme qui sont restés avec les Allemands. Il y en a qui pleurent, tant ils ont du chagrin de n'avoir pas de nouvelles. _12 novembre._ Aujourd'hui, la petite Odette est venue goûter chez Mme Moreau, comme elle nous l'avait promis. C'était jour de «foire», comme on dit ici; alors, tous les paysans des environs arrivent pour vendre des légumes, des œufs, du beurre et aussi des veaux et des petits porcs. On les met tout le long du boulevard qui est planté de beaux platanes, et les paysans examinent les bêtes et discutent en criant et parlant très fort. Cela nous amuse beaucoup de voir tout ce mouvement, et chaque samedi nous allons au «marché» avec Pierre et nos petites amies. Au commencement nous ne voulions pas emmener Phœbus, de crainte qu'il ne se batte avec les autres chiens qui viennent de la montagne, car ils sont beaucoup moins civilisés que Phœbus, mais il n'y a pas moyen de le garder à la maison, il arrive toujours à s'échapper et à nous rejoindre, à quelque endroit que nous soyons. La première fois, nous l'avions enfermé dans la chambre de Tantine. Il a profité de la venue de Mme Moreau pour se faufiler au dehors. De là, il est allé dans le jardin et il a sauté par-dessus le mur, dans un endroit où il n'est pas très haut. Ceci nous a été raconté par le cocher de la maison voisine qui s'intéresse beaucoup à Phœbus parce que c'est un «poilu réformé», comme il dit. [Illustration: MAMAN ÉCRIT DES LETTRES POUR LES BLESSÉS.] Naturellement, une fois dans la rue, ce n'était rien pour lui de nous retrouver, et il s'était rangé tranquillement à côté de Barbe et moi, comme s'il ne nous avait jamais quittées, disant un petit bonjour aux chiens qui passaient. Avec ceux qu'il ne connaît pas, il prend l'air un peu dédaigneux, mais très vite il devient bon camarade; quant à ceux qu'il voit tous les jours, comme Médor, le chien de M. Nigou, l'avoué, ou Mirza, la chienne de Forest, le loueur de voitures, ce sont de longues conversations qu'il a avec eux. Je pense qu'il leur raconte des histoires de la guerre. Pourquoi les braves chiens ne se comprendraient-ils pas? La petite Odette avait apporté une brioche de campagne excellente, faite par sa tante. Mme Moreau a été chercher des confitures pour les servir avec le gâteau. Elle a demandé à Odette: «Quelle est la confiture que tu préfères? --Té, toutes! --Oh! ça, c'est très franc; aussi on t'en donnera un peu de toutes. --Alors, moi, j'en aurai comme elle un peu de toutes, n'est-ce pas, madame? demanda Barbe. --Oui, certainement, ma petite Barbe. Seulement, tu en prendras sur ta part pour tes poupées.» Barbe, à table, aux repas comme aux goûters, met toujours ses deux poupées, Francine et France, à ses côtés, Phœbus, lui, se place entre Pierre et moi, et si nous avons l'air de l'oublier, il nous donne de grands coups de patte. Ce qu'il y a de drôle, c'est qu'il se sert aussi bien de sa vraie patte que de la nouvelle pour nous caresser. La petite Odette, elle aussi, a son papa à la guerre. Seulement il n'est pas dans l'artillerie, il est dans l'infanterie comme Désiré; alors, je lui demande si elle a vu son papa en uniforme. «Pardine, si je l'ai vu! Il avait un beau képi, un beau sabre et un revolver. --Ton papa est officier, s'il a un sabre. --Oui, il est lieutenant de la réserve. --Lieutenant _de_ réserve, petite ignorante, et non _de la_ réserve. --Té! c'est la même chose. --C'est la même chose dans un sens, et pas dans l'autre. --Je ne comprends pas ce que tu veux dire.» J'étais sûre qu'ils allaient se quereller, quand Madeleine est entrée en disant qu'un Belge venait d'arriver à l'ambulance; il avait une jambe coupée et, chose bien affreuse, il n'avait pas de nouvelles de sa femme et de son petit enfant depuis le 1er septembre. Maman voulut tout de suite aller à l'ambulance pour parler à ce soldat belge. Pierre, qui l'avait accompagnée, revint au bout d'un instant pour nous apprendre que ce Belge avait été dans le même régiment que Jean Boonen au début de la guerre, qu'il avait vu l'obus qui avait emporté son bras et qu'il savait que Jean Boonen était en Hollande avec son père. Quant à la femme de ce Belge, il croyait qu'elle était à Bruxelles ou peut-être réfugiée en Angleterre, mais ce n'était que de vagues informations. Il avait assisté à Anvers au départ du roi et de l'armée, et c'est pendant cette retraite où l'on s'était battu héroïquement qu'il avait perdu sa jambe. «Oui, dit Pierre, tu ne sais pas ce qu'il crie contre les Boches: «Ah! ah! les sauvages, ils m'ont pris ma jambe, mais si je perds ma femme et mon enfant, eh bien! tout estropié que je suis, je retournerai là-bas et j'étranglerai tous ceux que je verrai.» Je lui ai promis que nos petits 75 se chargeraient de le venger. En attendant, ta maman va faire tout ce qu'elle pourra pour retrouver la femme de ce pauvre homme. Je te dirai même qu'il était tout remonté lorsque je lui ai raconté que vous étiez de Louvain et que ton papa est resté à Anvers pour défendre les civils contre les Boches.» Pierre est toujours drôle quand il parle des civils; il prend vraiment un ton légèrement méprisant, mais Tantine Berthe sourit quand elle l'entend parler ainsi. [Illustration] [Illustration] Les faits d'armes de Désiré. _20 novembre._ Nous avons encore reçu ce matin ces mots de papa. «Mes chers enfants.--Je suis en bonne santé. Je vous embrasse bien tendrement. «HOLLEMECHETTE.» «Comme c'est court! s'écria maman. --Mais, ma fille, répondit Tantine Berthe, n'oublie pas à quel danger ton mari s'expose en vous écrivant. Et pense aussi que ceux qui transportent les lettres risquent d'être emprisonnés ou même fusillés.» Moi, j'étais comme maman. Cette lettre ne me contentait pas complètement. Malgré cela, Madeleine et moi nous la regardions tout le temps; nous embrassions même l'écriture de papa comme si c'était lui-même à qui nous donnions nos baisers. Naturellement Barbe a voulu faire comme nous, mais nous lui avons retiré la lettre, car elle mouillait tout le papier avec ses petites lèvres et nous avons eu peur qu'elle n'effaçât l'écriture. Nous étions bien heureuses de ces nouvelles, certainement, mais, il nous semblait que nous étions encore plus tristes. Quelle peine d'être séparées d'un papa si bon qui nous aimait tant! Et aussi de le savoir dans une ville occupée par un ennemi plus féroce que tous les autres peuples du monde! Et si les Allemands allaient le prendre et l'emmener en Allemagne comme otage? Je ne dis pas cela tout fort, mais quelquefois j'en parle bas avec Madeleine; seulement, comme elle pleure toujours dans ces moments-là, je préfère causer de mon chagrin avec Pierre lorsque nous nous promenons. Maman, ou souvent Mme Mase, nous font faire de belles promenades le jeudi, aux environs de Montbrison. Nous partons tout de suite après le déjeuner, avec Barbe et Phœbus. Notre vieux toutou connaît très bien Montbrison. Il a dans toutes les rues beaucoup d'amis. Quelquefois il s'attarde derrière nous pour courir après une poule ou un petit cochon; mais vite il nous rejoint en trois enjambées et, comme il sait quelle est notre promenade favorite, il prend ce chemin sans nous le demander. C'est une route qui mène à la jolie rivière, le Lignon, et bien plus loin au château de la Bâtie, où est né un romancier français; cette route est bordée de beaux platanes dont les feuilles tombent maintenant depuis la Toussaint. Nous marchons toujours très vite, car il commence à faire froid. Lui, Phœbus, ne s'inquiète pas du temps. Du reste, il court tellement dans les champs qu'il se couche fatigué quand nous rentrons. Oh! comme nos fins d'après-midi seraient bonnes si notre pauvre papa était avec nous. Lorsque nous rentrons, après avoir goûté, nous nous mettons tous autour d'une grande table pour travailler. Tantine Berthe et Mme Moreau sont assises dans de grands fauteuils de chaque côté de la cheminée; elles tricotent ou raccommodent du linge. Mes petites amies, Pierre et moi, nous faisons nos devoirs et apprenons nos leçons, ce qui n'est pas toujours commode quand on est un peu serré autour de la table; mais il ne faut pas allumer plusieurs lampes, cela coûterait trop cher. Du reste nous ne nous plaignons pas d'étudier ensemble, au contraire; nous nous aidons et Pierre me dit souvent des règles d'orthographe que je ne sais pas, et nous nous faisons réciter nos leçons réciproquement. La seule chose difficile est de faire tenir Barbe tranquille. Elle est assise sur un petit tabouret devant Tantine et elle fait la conversation avec sa poupée, ou bien Mme Moreau lui montre des livres d'images. Mais si Tantine parle à l'un de nous et ne la surveille plus, Barbe en profite pour se glisser sous la table et nous chatouiller les jambes. La première fois que cela est arrivé, comme nous avions tous crié, Tantine Berthe s'est beaucoup fâchée et Barbe a pleuré; aussi, maintenant, nous ne disons rien pour ne pas faire gronder notre petite sœur, parce que Tantine, à l'heure du travail, est très sévère. Et puis, Mme Mase, maman et Madeleine reviennent de l'hôpital, nous dînons, et après nous lisons un petit moment pendant que maman va coucher Barbe. Mais nous écoutons surtout ce que Madeleine dit de ses blessés, ce qu'elle a entendu à l'hôpital, les nouvelles de la guerre, et nous parlons des lettres que nous recevons. Mme Mase nous lit toujours celles du capitaine Mase où il parle de la vie des soldats dans les tranchées. Il a raconté une fois des histoires de son ordonnance qui sont très drôles. [Illustration: TANTINE BERTHE S'EST FACHÉE CONTRE BARBE.] Cet ordonnance s'appelle Gilbert, il est très débrouillard et veille avec grand soin sur son chef. Lorsque celui-ci revient des tranchées, où il reste souvent cinq jours, il force son capitaine, qui meurt de fatigue, à ne pas se coucher avant de s'être lavé à grande eau. Il lui savonne lui-même la tête en le frottant vivement sans prendre garde à la mauvaise humeur de son capitaine, puis lui prépare du linge propre, que souvent il lave lui-même, afin qu'il n'en manque jamais. Il fait son café, car, d'après lui, pas un «poilu» dans toute l'armée de France ne le fait aussi bien, ce qui est vrai. Il paraît même qu'un jour un grand général, je ne sais plus lequel, a pris une tasse de son café et l'a trouvé parfait. «Je vois d'ici la tête de Gilbert!» s'écrie Pierre. Ce pauvre Pierre! Comme il est trop jeune pour se battre, il aurait bien voulu être boy-scout, mais il m'a raconté, en secret, que son père lui avait écrit une lettre à lui seul pour lui confier sa mère, en lui faisant promettre de ne pas la quitter, et il avait ajouté que s'il lui arrivait d'être tué, c'était son fils qui le remplacerait. «Tu comprends que je n'ai pas d'autre devoir à remplir pour le moment! Je soigne maman et je travaille beaucoup afin d'entrer à l'École polytechnique quand je serai grand et afin de gagner assez d'argent pour que maman n'en manque jamais.» J'avais bien vu que Pierre était rempli d'attention pour sa maman; quand nous avons voyagé ensemble, c'est lui qui prenait les billets, qui s'occupait des bagages, qui portait les parapluies et qui remplaçait tout à fait son papa. «Il n'y a qu'une chose que je ne peux pas faire, ce sont des économies, me dit-il un jour. Maman me donne dix francs par mois pour mon argent de poche. Eh bien! vraiment, le premier jour, je ne peux pas résister, il faut que j'achète des cigares, du tabac, des cigarettes pour les soldats. L'autre jour, j'ai conduit quatre blessés convalescents prendre une tasse de café chez le marchand de vin, je leur ai donné du tabac; j'ai dépensé ainsi plus de cinq francs. Tu ne le diras pas à maman, mais quand je vois des soldats, il faut que je leur offre quelque chose.» Je comprends très bien Pierre et j'ai souvent le cœur triste de n'avoir pas d'argent et de ne pouvoir, moi aussi, faire du bien à ceux que je crois encore plus malheureux que moi. _30 novembre._ Désiré nous écrit la longue lettre suivante de Furnes datée du 30 octobre: Ma chère Maman, ma chère Tantine, mes petites sœurs chéries. «Je peux vous donner quelques nouvelles d'Anvers que je viens de recevoir par M. Boonen qui s'était réfugié en Hollande, après le sac de Louvain et qui est parvenu à nous rejoindre. J'ai pu lui parler de son fils Jean qui a combattu près de moi dès les premiers jours de la guerre, à Liége, à Loncin. Plus d'une fois nous avons partagé le contenu de notre musette et de nos bidons vides! Je lui ai donné une paire de chaussettes neuves et lui, une chemise, la seule qu'il possédait. C'est vous dire qu'entre nous c'est à la vie, à la mort! [Illustration: PIERRE PAYE A BOIRE AUX SOLDATS BLESSÉS.] «Vous avez su par les journaux comment Anvers a été évacué par notre armée. Plus de 20 000 habitants sont partis et sont allés en Hollande, ou en Angleterre. Aussitôt après le départ de l'armée, des notables se sont réunis pour décider de constituer un comité afin de défendre les intérêts des habitants. Ce comité était formé par différents hommes dévoués dont était notre cher papa. Le commandant allemand de la place, siège à l'Hôtel de Ville, là même où j'ai fait mes adieux à papa. Le bourgmestre et le comité ne quittent pas l'Hôtel de Ville. Il paraît que les Boches ont fait tout ce qu'ils pouvaient pour retenir et ramener les Anversois qui fuyaient, en leur promettant la sécurité la plus entière. Mais vous pensez s'ils se fient à la parole allemande! A la gare de Mescel, il y avait un train où se trouvaient plus de 80 Belges, âgés de dix-huit ans à trente ans, qui se dirigeaient sur la Hollande. Ils ont été arrêtés par les Allemands et gardés sous un hangar par des soldats, baïonnette au canon. Il paraît même que le bourgmestre, M. Devos, a été emmené comme otage quand la ville a été imposée de la somme de 50 millions. Défense de circuler dans la ville après huit heures du soir, et une lumière doit être allumée toute la nuit dans chaque maison. Mais, à part cela, M. Boonen m'assure que les civils ne sont pas maltraités par l'ennemi, surtout si l'on montre de la fermeté. «Maintenant pour vous faire plaisir, je vais vous raconter une histoire qui m'est arrivée il y a huit jours. J'étais avec un camarade en automobile, revenant de Dixmude pour me rendre à Roulers où nous cantonnons pour l'instant. Tout à coup, il était environ huit heures du soir, nous apercevons un groupe suspect sur la route. «Attends un peu, dis-je à mon camarade, fais attention, je descends.» Ma carabine à la main, je cherche à reconnaître à qui j'ai affaire. C'était onze éclaireurs allemands qui consultaient une carte à proximité d'un carrefour. Pan! pan! Deux coups de fusil, voici deux éclaireurs dont le chef qui roulent sur la route. Je crie alors: «Rendez-vous, jetez vos cartouches et vos fusils, venez par ici, un régiment nous suit!» «Les neuf Boches qui restent ne se le font pas dire deux fois. Ils donnent leurs armes et je les empile sur l'auto. Mon camarade disait en se frottant les mains. «Bigre! bigre! mes pneus vont éclater avec ces gros pleins de saucisses! «--Bah! dis-je, dépêche-toi un peu afin d'être à Roulers avant la nuit.» «Nous sommes entrés dans la petite ville où campent des dragons français qui nous firent une petite ovation, je ne vous dis que ça. Notre cœur en était tout réchauffé. Je vous raconte cette histoire, non pour me vanter, car tout soldat aurait agi comme moi, mais pour vous montrer que nous leur en faisons voir aussi aux Allemands. Si vous aviez vu la tête des Boches lorsque nous avons démarré et lorsqu'ils se sont trouvés avec les dragons français! C'était tordant! «M. Boonen m'a dit qu'il avait un moyen sûr de faire parvenir vos lettres à papa. Alors, envoyez-les-moi, mais par prudence ne dites absolument rien, ne parlez que de votre santé. A part cela, racontez tout ce que vous voudrez! «Votre fils, DÉSIRÉ.» A peine maman avait-elle fini de lire cette lettre que Pierre cria: «Mais c'est épatant, ce qu'a fait Désiré! Il faudra qu'il soit décoré de la Légion d'honneur! --Oui, dit Tantine, Désiré est un vaillant garçon. Il trouve moyen de plaisanter et de nous faire rire. C'est un brave Belge!» Tantine devait se dire: «J'ai toujours eu raison de l'aimer, ce garçon; il est courageux, il est bon, il est loyal. Il ressemble à son père et il agira toujours avec droiture dans la vie.» _5 juillet 1915._ Je reprends mon Journal après bien des mois d'interruption, Oh! je n'ai pas cessé de mettre des notes chaque semaine sur mon cahier pour ne pas oublier ce que nous avons fait durant ce long hiver, mais comme notre vie se passait seulement en travail, en promenades et surtout dans l'attente de nouvelles de papa, le récit n'en pouvait pas être intéressant. Nous avons été quatre mois sans recevoir de lettres de papa, et puis, en avril, un jour, arrive un petit mot très court, daté d'Anvers, où il nous disait qu'il se portait bien, et ensuite nous voilà de nouveau sans nouvelles! Le papa de Pierre a été très grièvement blessé à la jambe en janvier, dans un combat près de Nieuport. Il a été soigné dans un hôpital de Paris. Naturellement Pierre et sa maman sont partis pour le voir, mais Pierre est revenu afin de ne pas interrompre ses études, et comme son papa a eu un mois de convalescence, il est venu ici et nous étions toutes bien contentes de le soigner et de lui entendre raconter ce qu'il avait fait avec son régiment. Il aimait beaucoup quand je lui faisais la lecture à haute voix; alors le soir, vers cinq heures, j'allais près de son fauteuil et je lui lisais ce qu'il voulait. Presque toujours c'était des livres sur la guerre, des carnets de route de militaires ou des articles de journaux expliquant les batailles depuis le commencement d'août. Oh! C'était pour moi un plaisir surtout quand on parlait de la Belgique dont je connaissais tous les endroits. Un jour, je me souviens, nous lisions les pages de gloire de l'armée belge; il arriva un passage où il était question de Louvain; le capitaine Mase me dit: «Ma petite Noémie, je suis fatigué, voulez-vous aller me chercher ma pipe et puis nous continuerons plus tard notre lecture. --Tout de suite, lui répondis-je, mais me permettez-vous d'emporter le livre pour le lire? [Illustration: JE FAISAIS LA LECTURE AU CAPITAINE MASE.] --Non, non, il faut que je montre quelque chose à Pierre.» Je compris qu'il ne voulait pas me laisser lire ce qui suivait. Du reste, j'en ai parlé à Pierre qui m'a avoué que c'était un récit de l'incendie de Louvain, et que son papa avait craint qu'il ne m'impressionnât trop. Le capitaine Mase est reparti pour le front, bien qu'il boitât encore et qu'il fût obligé de s'appuyer sur sa canne pour marcher, mais il avait déclaré: «Je veux rejoindre mes hommes qui ne m'ont pas vu depuis longtemps». Pierre a eu encore beaucoup de peine, mais il me disait: «Tu comprends, c'est tout naturel que papa veuille aller se battre. Le tien a fait de même. Il est resté à Anvers parce qu'il trouvait que c'était son devoir. Nous avons de chics papas.... Du reste, tous les papas français et belges sont pareils!» Ensuite, nous avons eu beaucoup d'inquiétude pour Désiré que nous savions être sur l'Yser et qui a encore été cité à l'ordre du jour après la bataille de Mannekensvers où son régiment a tenu tête à toute une division allemande. Aussi, son régiment a pu écrire sur son drapeau: «Saint-Georges-lez-Nieuport» et Désiré nous a écrit dans la lettre où il racontait ce combat: «Après toute une semaine de combats, nous avons été obligés de revenir sur la Panne. Sous nos uniformes boueux, lacérés, presque méconnaissables, nous, soldats harassés, encadrions notre drapeau qui a conquis avec un nom immortel la croix des héros». Huit jours après, à Dixmude, il a été blessé. On l'a transporté à Dunkerque, mais comme, à ce moment, les Allemands voulaient prendre Calais et Dunkerque, maman ne put obtenir la permission d'aller le rejoindre. Heureusement qu'il y avait là-bas le sergent Vandenbroucque! Il a été si bon pour nous! Il allait chaque jour voir Désiré et écrivait tous les deux jours à maman. A peine Désiré a-t-il été guéri qu'il est retourné au Havre puis à Grenendyk où est son régiment. [Illustration: BARBE AVAIT OUVERT LE VENTRE DE SA POUPÉE.] Pauvre Tantine! Comme elle avait du chagrin de la blessure de Désiré, surtout de ne pouvoir le soigner. Un jour elle m'a dit: «Tu sais, on ne nous permet pas d'aller à Dunkerque; mais, d'ailleurs, je ne pourrais pas faire le voyage, ta maman non plus. Nous n'avons pas d'argent et le peu que ta maman gagne suffit à peine à nos besoins. Songe donc, si nous n'avions pas Mme Moreau, qu'aurions-nous fait? Il ne serait donc pas honnête de nous servir de notre argent pour autre chose que pour payer notre nourriture. Naturellement, si Désiré avait été en danger de mort, ta mère serait partie, mais du moment qu'il n'est que blessé!» Quand Tantine parle de l'argent qui nous manque, je pense à ce que les Français ont fait pour nous. Mme Moreau est tellement bonne, elle aime tant maman qu'elle trouve toujours le moyen de la consoler et de l'aider à sortir de toutes les difficultés. Pendant tout l'hiver, elle a confectionné avec maman nos robes, celles de Madeleine et de nos amies Marie et Louise. On s'est servi de robes anciennes pour les plus petites. Tout a été combiné en «commun», comme dit Mme Moreau. Pauvre Tantine! Elle est comme papa, elle fait tout selon sa conscience! Barbe a beaucoup grandi, mais elle est toujours volontaire. Quant à Phœbus, il est le même; il s'est attaché particulièrement au capitaine Mase, et je crois qu'il aurait bien voulu le suivre quand nous l'avons accompagné à la gare. Madeleine a «conquis brillamment», comme dit Pierre, ses brevets d'infirmière et passe toutes ses après-midi à l'ambulance. _6 juillet._--Il fait très chaud, les fenêtres sont ouvertes pour laisser entrer la fraîcheur du soir, et nous sommes toutes occupées à coudre ou à lire en attendant Pierre qui est allé chercher des nouvelles. Je regarde à la fenêtre et je le vois revenir très vite en tenant une lettre à la main. Je vais sur l'escalier et il crie en montant: «Une lettre de Désiré! une lettre de Désiré!» Naturellement, c'est à celui qui la prendra le plus vite. Mais Pierre, comme toujours, me l'a donnée à moi et je la porte à maman. Après l'avoir décachetée avec soin, elle la lit à haute voix. Nous n'avions pas eu de lettre de lui depuis un mois: «Ma chère maman, «J'ai eu des nouvelles de papa par une femme qui est partie d'Anvers et qui l'a vu. Il va bien, mais il est très surveillé, car les Boches à la Commandantur sont terribles pour tous ceux qu'ils soupçonnent être intransigeants, tels que des Belges comme papa, par exemple. Ils ont condamné à des mois de prison des hommes, des femmes, pour un rien, et ont envoyé en Allemagne des civils qui leur résistaient. «Notre cher papa jusqu'à présent a su leur échapper, et c'est heureux pour nos compatriotes, qui sans lui auraient été bien plus cruellement persécutés. «Papa, paraît-il, a dit à cette femme quand elle l'a quitté: Peut-être reverrai-je mes enfants plus tôt qu'ils ne le croient!» Que pensait-il en parlant ainsi? Croit-il que la victoire est plus proche qu'il nous le semble? Est-ce un projet qu'il mûrit? En tout cas, il sait où nous trouver et, s'il revenait parmi vous, quelle joie de l'embrasser! Pour le moment, je suis encore un peu fatigué lorsque je marche trop longtemps. Aussi mon capitaine m'a-t-il pris pour le moment comme secrétaire, ce qui ne m'empêche pas de travailler dur, je vous l'assure. Nous reformons le régiment qui avait été bien réduit à Saint-Georges et à Dixmude, et ce n'est pas une petite affaire. Beaucoup d'hommes sont très affaiblis et, quant aux vêtements, ils sont généralement presque en lambeaux. On a organisé à la Panne et au Havre des ateliers où des quantités de femmes confectionnent des habillements militaires; il paraît qu'elles gagnent assez bien leur vie. [Illustration: «DES NOUVELLES! DES NOUVELLES DE BELGIQUE!»] «Il faut que je termine ma lettre, mon capitaine m'appelle. Croyez-vous que Phœbus puisse encore faire campagne? «Mille tendres baisers pour vous tous. «DÉSIRÉ.» Cette lettre nous donna beaucoup d'émotion. D'abord nous n'avions pas de nouvelles de papa depuis longtemps, et puis le voilà avec un projet dans la tête! Qu'est-ce qu'il compte donc faire? «Tu comprends, me dit Pierre, si ton papa avait un projet sérieux, il ne l'aurait pas dit à cette femme. Il pensait à la victoire. Il sait que bientôt il y aura l'offensive de Joffre.» Je voyais bien que maman était très soucieuse. Aussi lui ai-je demandé si elle avait de l'inquiétude. «Oh non! pas précisément, mais il est évident que cette phrase ne peut que nous faire réfléchir.» Tantine Berthe ne disait rien. Je me suis approchée d'elle doucement et je lui ai dit tout bas: «Bonne Tantine, à quoi pensez-vous? --Je pense, ma petite Noémie, que si, à la Panne, des femmes travaillent pour nos soldats et gagnent leur vie, nous devrions y être. --Tu voudrais quitter Montbrison? --Oh! je ne le voudrais pas; mais je sens que c'est notre devoir à tous les points de vue. --Quelle tristesse s'il faut partir et nous séparer de nos amis! --Ma petite, tout est tristesse depuis que les Allemands sont entrés chez nous!» Je regardais Tantine à ce moment-là; elle était assise sur un fauteuil près de la fenêtre comme nous l'avions vue si souvent à Louvain dans sa gentille maison. Mais comme elle paraissait changée! Elle ne se tenait plus si droite, ses mains tremblaient et elle avait l'air tellement triste et tellement malheureux que je n'ai pas pu m'empêcher de pleurer. Elle me prit dans ses bras, m'embrassa, et me dit: «Ma petite enfant, n'aie pas de chagrin. Je ne te dis pas que nous allons partir; je n'en sais rien moi-même; nous réfléchirons à tout cela. --Mais je ne pleure pas pour cela.... --Alors, pourquoi?» Je ne voulais pas lui dire ce que j'avais pensé; je lui répondis: «C'est à cause de papa... j'ai peur que nous ne le revoyions jamais! --Mais, sois donc courageuse! Jusqu'à présent, il est en bonne santé; Désiré a été grièvement blessé et il peut reprendre son service et, vois-tu, même Phœbus--elle ajouta cela en souriant--il a retrouvé sa patte enlevée par un obus!» Ce sourire de Tantine était loin d'être gai, et je pensais à son petit jardin de Louvain plein de fleurs, que les Boches avaient dû brûler! et à notre chère maison aussi! Pendant que nous causions, Barbe avait voulu savoir ce qu'il y avait dans le corps de sa poupée Francine; elle avait pris des ciseaux, et coupé son ventre. Naturellement, le son qui le remplissait se répandit par terre, Barbe poussa alors des cris de désespoir et trépignait de rage. Dans ces cas, Phœbus veut la consoler et lèche les joues de ma sœur, en ayant l'air de lui dire: «Tu sais, ne pleure pas, cela n'a pas du tout d'importance, tu cries trop, c'est insupportable»; puis, très agité, vient me chercher et me ramène vers Barbe. Avec bonté, Mme Moreau, qui la gâte toujours, a cousu tout de suite une belle pièce sur le ventre de Francine en y remettant du son. Seulement la pièce était faite avec de l'étoffe rose, tandis que le corps de la poupée était très blanc. Barbe allait recommencer à crier. Pierre lui dit: «Mais, tais-toi donc, on a toujours le ventre rose; il n'y a que les nègres et les Chinois qui l'ont noir ou jaune, et Francine est une petite Belge!» Barbe se précipita sur Pierre pour le battre, mais il se sauva et Phœbus, en courant après lui, entraîna Barbe qui se mit à rire! Oui, mais il faudra peut-être aller au Havre pour travailler! Nous aussi, nous serons courageuses. Nous serons plus près de papa et même de Désiré. Le capitaine Mase est du côté d'Arras. Il a écrit à Pierre que le mois prochain il devait aller à Harfleur chercher des canons et qu'il le verrait; son fils viendrait le retrouver à un endroit qu'il lui désignerait. Pierre, à cette nouvelle, était dans une joie folle. Il gambadait et sautait dans toute la chambre. On voulait le calmer mais il n'y avait pas moyen. [Illustration] [Illustration] Tous réunis! _Paris, le 1er août 1915._ PAPA n'est plus à Anvers; il est auprès du roi Albert et nous allons le rejoindre! Il faut que je garde bien le souvenir de tant d'événements et que je les raconte par ordre, comme dit Tantine Berthe. Nous sommes restées jusqu'à la moitié du mois de juillet sans recevoir de nouvelles, ni de lettres de Désiré. Tout à coup, le 16 juillet, un soir, comme nous revenions d'une promenade, on a porté à maman une dépêche. Elle venait de la légation belge de Paris et disait: «Hollemechette en sûreté à la Panne.» Tantine Berthe ne pouvait cacher ses larmes, elle serrait dans ses bras maman qui sanglotait. Madeleine était comme une statue. Quant à Pierre, il nous entraîna dans une ronde folle avec Barbe, en prenant la queue de Phœbus qui sautait après nous. Naturellement, Phœbus n'aime pas du tout cette plaisanterie; il trouve cela offensant, mais Pierre criait si fort: «Tu sais, ton maître est en France, tu le verras bientôt», que Phœbus se mit à aboyer. Alors ce fut un tumulte effroyable. Mme Moreau et Mme Mase se bouchaient les oreilles en nous faisant signe de nous taire. Seulement, comme leurs yeux riaient, nous avons continué à danser et Phœbus à aboyer. Enfin le calme s'est rétabli. Pierre a commencé par dire que certainement papa avait été chargé d'un message pour le roi et que, grâce à son intelligence et à son sang-froid, il était arrivé sans encombre à la Panne. «Non, cela n'est pas possible, il aurait été fusillé en route. --Il a été renvoyé par les Boches. --Il s'est enfui.» Oh! pour cela non.... On continuait à discuter, quand maman déclara qu'il fallait attendre, sans chercher à deviner ce qui était arrivé à papa; que nous aurions sûrement une lettre de lui nous expliquant le mystère, que nous devrions être contentes de le savoir en bonne santé. Pierre était tout à fait enthousiaste! Il soutenait que le «Mystère de la Panne», comme il l'appelait, serait un honneur pour nous et que papa était un héros. Moi, je trouvais que Pierre était tout à fait gentil et j'étais bien de son avis. Nous avons ainsi passé deux jours dans une attente et une agitation incroyable. Pierre allait à la poste quatre fois par jour. Comme il est très bien avec tous les employés, on lui disait de suite s'il y avait des lettres pour nous quand il entrait dans le bureau avec Phœbus. La dame du téléphone parlait à Phœbus. «Non, mon bon chien, il n'y a pas de lettre de ton maître aujourd'hui! Tiens, voilà un sucre.» Et elle lui donnait un morceau de sucre, et Phœbus lui tendait la patte pour la remercier. Enfin, le 18 juillet, nous avons reçu une longue lettre de papa. Je la copie entièrement, car Pierre avait raison, papa est un héros. «_La Panne, 16 juillet._ «Mes chers enfants, «Enfin, me voici sur ce petit bout de Belgique qui nous reste à nous et qui n'est pas foulé par nos barbares ennemis! Je suis au milieu des restes de notre vaillante armée qui a défendu notre patrie pied à pied, pouce à pouce. «_Ils_ ont envahi notre pays, _ils_ ont brûlé les villages; mais ils n'ont pu éteindre le patriotisme et l'ardeur qui remplissent nos cœurs. _Ils_ ne prendront pas ce petit coin, et ils en seront chassés un jour, soyez-en certaines, comme je le suis moi-même. «Quand on voit ces hommes qui m'entourent, ces hommes qui ont combattu depuis un an, qui sont amaigris et harassés, on regarde leur yeux et alors... oh! alors, il n'y a plus de doute, on sent son cœur tressaillir de joie en se disant qu'_on les aura_. [Illustration: «NON, MON BON CHIEN, IL N'Y A PAS DE LETTRE DE TON MAÎTRE!»] «Mais vous êtes impatientes, vous voulez savoir comment je suis ici. Oui, je comprends, mais mon cœur est si plein qu'il faut d'abord qu'il s'épanche. «Et cette population d'Anvers, si vous saviez son courage, sa dignité, sa fermeté, et son espérance! Ah! les Allemands nous croient vaincus! Je vous assure qu'ils ont du fil à retordre avec nos braves Belges, depuis le dernier gamin jusqu'au bourgmestre. Je vous raconterai des faits héroïques et des faits amusants que Noémie sera contente de mettre dans son journal. «Vous avez su par Désiré que je faisais partie du comité formé à l'Hôtel de Ville pour la défense des intérêts d'Anvers et de ses habitants. Dire les difficultés que nous avons rencontrées en toutes choses serait trop long à narrer. Qu'il vous suffise de savoir que nous avons subi toutes les peines: injures, vols, cruautés, horreurs et douleurs. Tout allait de mal en pis, nous n'avions plus d'argent, plus de pain. La ville avait payé rançon sur rançon. Pourtant, on s'aidait mutuellement et personne ne paraissait démoralisé. «Un soir, le bourgmestre me fait demander, et dans son cabinet nous nous trouvons réunis tous les membres du comité, neuf au total. Et le bourgmestre nous fait part qu'un fait extrêmement important, qu'un de nos espions venait de lui apprendre, devait être communiqué à notre gouvernement, le plus tôt possible. Ce fait ne serait divulgué qu'à la personne qui porterait le message. Après discussion, car les neuf membres s'étaient proposés immédiatement, le bourgmestre déclara: «M. Hollemechette va remplir cette mission. Il sait parfaitement l'allemand. Il a toutes les qualités nécessaires... et puis il est de Louvain, et ne croyez-vous pas qu'on lui doive cet honneur à lui, victime de l'incendie de sa chère Université?» Oui, mes enfants, moi qui n'avais pas pleuré depuis le jour où les Allemands sont entrés chez nous, mes yeux se sont remplis de larmes et nous nous sommes brusquement embrassés le bourgmestre et moi. Après, il m'a expliqué la mission verbalement et je suis parti. C'était pendant la nuit. Je me suis habillé en paysan et me suis rendu à la gare, où un envoi important de veaux venait d'arriver de Hollande. Il y avait là un groupe de Hollandais en blouse à qui l'on faisait des difficultés pour leur laisser reprendre un train qui allait partir pour Rozendaal. J'aurais mieux aimé aller en Hollande par la Clinge, mais il était préférable de sortir de Belgique de n'importe quelle manière. Je me mêlai aux paysans après m'être emparé d'un énorme bâton, dont on se sert pour frapper les veaux et les bœufs et que j'avais trouvé par terre près d'un tas de fumier. Le commandant de la gare, un grand officier très bête, semblait ne savoir où donner de la tête. Pensez donc! Des troupes qui arrivaient d'un côté, des bestiaux de l'autre et les Hollandais qui voulaient rentrer chez eux! Je me mis avec les crieurs et je criais dans ce patois hollandais que je m'amusais à apprendre avec M. Nijmegen lorsqu'il venait à Louvain pour suivre les cours de notre Université. Et pour que tout parût plus vraisemblable je bégayais, aussi. Enfin le commandant, excédé, nous fit tous monter dans un train en donnant l'ordre au conducteur, un Allemand, de regarder nos papiers en cours de route. Je sortais d'Anvers! [Illustration: NOUS AVONS FAIT UNE RONDE FOLLE TANDIS QUE PHŒBUS ABOYAIT.] «Le train s'arrêtait toutes les demi-heures et nous ne sommes arrivés à la frontière que le lendemain soir vers huit heures. Les autorités voulaient remettre à plus tard l'examen de nos papiers. Mais les paysans recommencèrent à réclamer en disant qu'ils avaient besoin d'être chez eux et qu'ils se plaindraient. Enfin un petit lieutenant très jeune, prit un ton autoritaire et déclara que l'on allait viser les passeports. Je n'en avais pas et malgré la complaisance de mes compagnons, je n'avais pas voulu leur confier qui j'étais. Mais je comptais sur l'ivresse des Boches. Nous étions une quarantaine. Le lieutenant ainsi que deux secrétaires restaient au moins une demi-heure à regarder chaque papier. Je me plaçai en queue. Au bout de deux heures environ, je vis un de mes compagnons hollandais qui, après avoir fait viser son passeport, s'était profondément endormi sur un banc, son paquet posé à côté de lui. A la faveur du tumulte, je me mis près de lui, je pris ses papiers et me plaçai parmi ceux qui attendaient. Mon tour vint. Mon cœur battait. Le lieutenant qui commençait à perdre la tête prit mon passeport et y appliqua son visa, lorsque son secrétaire, en le regardant, me cria: «Mais, imbécile, il est déjà visé.» «Très fort, je bégayais en patois: «Le lieutenant a signé, mais, pas vous, Monsieur le secrétaire. «--Triple idiot, tête d'abruti, ma signature n'est pas nécessaire. Va et tais-toi. «--Bah! vous savez, avec vous j'aime mieux deux signatures qu'une!» «Il ne comprit pas, mais mes voisins sourirent. Je replaçai les papiers dans le paquet du Hollandais et je montai dans le train. Je n'ai respiré que dans la gare de Rozendaal, car je ne craignais plus les Allemands! Pourtant, par excès de prudence, j'ai gardé mes vêtements de paysan et je suis parti pour Flessingue où je me suis embarqué pour l'Angleterre. Dans la semelle de ma chaussure j'avais placé mes papiers d'identité d'origine belge. Ils me servirent alors et je pus atteindre la Panne où j'ai rempli ma mission. Je reste ici pour le moment. A Anvers, ma disparition a passé inaperçue; en tout cas, le bourgmestre devait dire que j'étais malade. Le mieux, mes enfants, est de venir me rejoindre au Havre. J'ai une situation qui pourra nous faire vivre, et si nos ressources sont trop minimes, on trouvera à travailler pour nos soldats. Je préfère que nous soyons de nouveau réunis en attendant le moment où nous retournerons reconstruire nos foyers détruits! «Je vous embrasse comme je vous aime. «HOLLEMECHETTE.» Cette lettre avait été lue au milieu d'une grande émotion. Pierre bondissait de temps en temps en poussant des hurrahs! et des «Vive papa Hollemechette!» Maman était obligée de s'arrêter de temps en temps, car la voix lui manquait. «Tu vois bien, me dit Pierre, que ton père avait une mission de la plus haute importance!» En disant cela, il tira une des boucles de Barbe. Elle se retourna en criant: «Tu es un sale Boche.» Pierre, furieux, lui donna une claque. Naturellement Barbe se mit à hurler. Tantine Berthe la prit et l'emmena dans sa chambre. Nous avons quitté Montbrison le lendemain du jour où nous avons reçu la lettre de papa. Nous avions beaucoup de chagrin de quitter Mme Moreau et nos petites amies qui ont été si bonnes pour nous. Mais nous avons promis de nous écrire souvent en attendant de nous revoir. Malgré notre impatience de retrouver papa, nous avons été obligés de rester deux jours à Paris, parce que Tantine Berthe était fatiguée du voyage. A la gare nous avons trouvé Mlle Suzanne qui nous a tous conduits rue Bonaparte dans la maison où nous avions habité avant d'aller à Montbrison. Seulement, les propriétaires étaient revenus. Ils nous ont reçus avec tant de joie que nous pensons que tous les Français sont bons. Pierre, qui est avec nous--car son papa, ne se remettant pas de sa blessure, est actuellement en service aux ateliers de Harfleur où se fabriquent les canons français--Pierre me dit: «Tous les Français sont épatants!» [Illustration: M. HOLLEMECHETTE REMIT LES PAPIERS A LEUR PLACE.] M. et Mme Lemarie ont une petite fille très jolie et très gentille. Elle n'a que trois ans et Barbe veut toujours jouer avec elle. Elle a des cheveux blonds, de grands yeux bleus et parle très distinctement. Dans la journée, elle s'amuse à balayer les petits cailloux des allées de son jardin. Phœbus reprend sa place au soleil sur le perron et Barbe remplit les seaux de sable. Nous avons été faire une visite à M. Le Peltier, au séminaire de Saint-Sulpice. Il y avait à ce moment-là beaucoup de petits enfants qui arrivaient d'Arras et du nord de la France et qui n'avaient plus leurs parents! Je pensais que nous étions encore bien heureux d'avoir notre papa et notre maman, car quand on a son papa et sa maman, on a encore tout au monde. _Le Havre, août 1915._ Nous avons revu notre papa chéri et nous voilà de nouveau tous réunis. Nous ne sommes pas chez nous, dans notre pays, ni dans notre chère maison, mais, comme dit papa, «nous y retournerons et nous reconstruirons nos maisons détruites.» Oh! comme nous avons été émues en retrouvant papa! Au Havre, il nous attendait à la gare. Nous avions pris un train qui partait à huit heures du matin de Paris et qui devait arriver au Havre à onze heures. Pierre et Mme Mase sont restés à Paris; ils nous ont dit qu'ils avaient encore des emplettes à faire; mais je sais bien qu'au fond, ils ont voulu nous laisser seules avec papa pour les premiers jours. Pierre nous avait accompagnées à la gare. Naturellement nous n'avions pas de bagages; seulement des paquets qui contenaient notre linge et une valise dans laquelle nous avions mis nos robes. La gare était pleine de monde et les trains bondés. Impossible de trouver des places, surtout parce que nous avions notre vieux Phœbus avec nous. Quelques personnes ne semblaient pas contentes et nous disaient presque des choses désagréables, mais d'autres étaient aimables et expliquaient que toutes les places étaient prises. Quant aux soldats, des permissionnaires comme nous, expliqua Pierre, ils voulaient tous prendre Phœbus avec eux. Quand ils apprirent qu'il avait eu la patte emportée par un boulet, ils s'écrièrent: [Illustration: PAPA NOUS SAISIT DANS SES BRAS TANDIS QUE PHŒBUS SAUTAIT SUR LUI.] «Mais, c'est un frère! --C'est un poilu! Vient-il de permission ou sort-il de l'ambulance? --Retourne-t-il au dépôt pour repartir sur le front?» Enfin, c'était un tas de plaisanteries qui m'amusaient beaucoup et je remarquais que maman et Tantine Berthe souriaient. Ah! ce n'était pas le voyage triste que nous avions fait en allant à Montbrison. Enfin, grâce à Pierre, on nous installa dans un compartiment de deuxième classe, bien que nous ayons des billets de troisième, et Phœbus s'est assis près de Barbe qui tenait Francine dans ses bras. Il y avait une très grosse dame avec ses deux filles et deux Anglaises. Celles-ci ne disaient rien. Quant à la grosse dame, elle voulut tout de suite connaître l'histoire de Phœbus, avant la nôtre. Elle se mit à déclarer avec enthousiasme qu'elle n'avait jamais vu un chien semblable, que ses aventures étaient surprenantes et très touchantes et qu'elle voudrait bien caresser cette bête extraordinaire. Je dis à Phœbus de donner sa patte à cette excellente dame. Phœbus immédiatement lui tendit sa fausse patte en lui léchant la main. «Mon Dieu! mon Dieu! s'écriait-elle, dire que je voyage avec un chien héros!» Quand elle sut que Madeleine était partie de Louvain le lendemain de l'arrivée des Allemands, elle sembla absolument bouleversée et s'écria: «Ah! mais nous les tiendrons, soyez sûres que nous les tiendrons!» Elle nous offrit ensuite de partager son déjeuner avec nous. Maman lui dit que nous avions aussi des provisions. Mais elle voulut absolument donner à Barbe et à moi des gâteaux aux amandes qu'elle avait faits elle-même. Elle en fit manger un tout entier à Phœbus. Maman lui demanda si elle avait des fils à la guerre. «Moi, madame, j'ai cinq fils qui se battent, et mon mari dirige un atelier où l'on fabrique des obus. Deux de mes garçons ont été décorés de la Légion d'honneur sur le champ de bataille, le troisième a reçu la médaille militaire, le quatrième est grièvement blessé et le dernier est prisonnier! C'est le quatrième que je vais voir au Havre. Il y a tant de Françaises cruellement frappées que je pense que je suis heureuse de les avoir tous encore vivants!» [Illustration: PHŒBUS DONNA SA PATTE A LA GROSSE DAME ÉMERVEILLÉE.] Nous sommes enfin arrivées au Havre. Nous perdions la tête, tant nous étions émues. Les mains de Tantine tremblaient en essayant de prendre les paquets; quant à maman, elle était toute pâle. Pourtant, elle souriait. La grosse dame nous aida à descendre de wagon. Sur le quai, il y avait une foule de voyageurs, on pouvait à peine circuler. Tout à coup, je me trouvai dans les bras d'un grand monsieur qui était mon papa et qui m'embrassait en disant: «Ma petite Noémie, ma petite Noémie!» Et puis Phœbus sauta sur les épaules de papa, lui lécha la figure, lui renversa son chapeau, enfin ce fut un brouhaha terrible, parce que Barbe se mit à pousser des cris de joie pendant que Madeleine embrassait papa sur une joue, et maman sur l'autre. Tantine seule restait calme. Papa nous a conduites à l'écart, dans un endroit où il y avait moins de monde. Il s'assit; il semblait ne plus pouvoir se tenir debout. Il avait Barbe dans ses bras, moi contre lui et Phœbus à ses pieds. Madeleine le regardait tranquillement. Elle semblait dire: «Eh bien! maintenant, je suis contente, je suis de nouveau avec lui.» «Et Désiré, demanda maman, as-tu de ses nouvelles?» Papa soupira et dit: «Le pauvre Désiré a été grièvement blessé au genou et dans le dos. Il n'est plus en danger et on espère pouvoir lui conserver sa jambe. Il est ici à l'ambulance de.... --Mon Dieu, dit maman, allons vite vers lui.» Pauvre Tantine, elle était très agitée en pensant que Désiré était en danger, et moi et Madeleine nous avions le cœur bien gros. Papa regarda Phœbus et s'écria: «Mais, mon vieux Phœbus, tu as donc une patte qui est devenue plus noire que les autres? --Papa, tu ne sais donc pas que Phœbus a perdu sa jambe à la guerre et qu'on lui en a remis une autre à Lyon et qu'il a reçu la médaille de guerre!» Papa riait en caressant Phœbus. Non, il ne savait pas, il ne savait rien! Comme nous avions des choses à nous dire! Depuis que nous avons retrouvé papa, Phœbus ne veut plus le lâcher d'une minute; il le suit pas à pas. Au commencement, nous voulions le garder avec nous à la maison, mais, impossible. Il se sauvait et arrivait toujours à rejoindre son bon maître. Par convenance, papa ne voulait pas de lui au bureau. Aussi, le premier jour, nous l'avions enfermé. Il n'a pas cessé d'aboyer, ç'a été affreux; le second jour, il s'est mis devant la porte, et quand nous avons voulu le saisir il est parti; papa a vite couru et Phœbus l'a rattrapé. Alors, maintenant, il va avec lui, se met à ses pieds sous son bureau et ne bouge plus. Du reste, tout le monde le connaît. On lui ouvre les portes, on lui parle et il y a même des gens qui lui donnent des lettres à porter à papa. Les bureaux du gouvernement belge sont gardés par des officiers et des soldats. Phœbus est leur ami à tous. On lui a appris à grogner quand on prononce le mot: _Boche_. Il hérisse ses poils et saute en fureur, c'est drôle comme tout. Pierre s'amuse quelquefois à dire d'un ton indifférent: «Tiens, ça sent le Boche ici!» Phœbus se met à aboyer si furieusement que nous sommes obligés de le faire taire. Il y a beaucoup de prisonniers boches au Havre. Ils sont sur des bateaux et gardés par des soldats en convalescence qui ont été blessés. Quand ils reviennent des quais où ils déchargent des bateaux, spécialement du matériel de guerre, on cherche à les voir, mais il faut des autorisations, car on leur dirait des injures. Un jour nous sommes parvenus sur le quai. Quelques-uns ont un air arrogant, surtout les officiers. Pierre se contient devant eux parce qu'il trouve que les Français doivent être _magnanimes_ avec l'ennemi. Mais quelle vie nous avons eue avec Phœbus! Nous ne pouvions imaginer qu'il aurait une telle rage en voyant les Boches. Heureusement que papa était avec nous, car il n'y a qu'à lui qu'il obéit un peu. Pierre cria tout à coup: «Tiens voilà les prisonniers boches; courons pour les voir.» Papa n'a pas voulu marcher plus vite, il s'est arrêté simplement; il me donnait la main, de l'autre il tenait Barbe. Phœbus, ne sachant pourquoi, s'était assis tranquillement sur son derrière comme il fait toujours quand nous restons en place. Tout à coup, les Boches débouchent en face de nous. Phœbus lève la tête, ses poils se hérissent et il bondit en avant. Papa a juste le temps de l'appeler et de le saisir par son collier. Mais il a eu toutes les peines du monde à le tenir. Alors, nous sommes partis et Phœbus s'est calmé, mais en continuant de grogner pendant longtemps. Barbe le prenait par le cou, en mettant sa poupée à cheval sur son dos, et lui expliquait qu'il fallait être raisonnable et ne pas aboyer. Je l'écoutais, elle lui répétait mot pour mot ce que Tantine lui avait dit à propos d'un caprice qu'elle avait eu dernièrement. Nous avons revu Louis Gersen, l'artilleur conducteur de chiens avec qui Phœbus a fait la guerre. Il a été très grièvement blessé et il a été soigné à l'ambulance où Madeleine va chaque jour. Il a été très heureux de revoir Phœbus, «son premier compagnon de guerre». Pierre taquine souvent Madeleine à propos de Louis Gersen. La première fois, elle a seulement rougi et nous avons bien ri, et puis j'ai vu que cela faisait de la peine à Madeleine. Alors j'ai dit à Pierre de ne plus la contrarier. Nous voici installés pour le moment au Havre, en attendant de retourner dans notre cher Louvain. Papa a un emploi au siège du gouvernement belge; il y passe toutes ses journées, et souvent le soir il rapporte du travail à faire. Tantine reste à la maison avec Barbe, tandis que je vais à l'école. Maman et Madeleine sont dans un atelier où l'on confectionne des vêtements militaires. Nous habitons dans une jolie petite villa située entre Sainte-Adresse et le Havre, boulevard du Roi-Albert, de façon à être tout près des bureaux de papa. Nous vivons avec M. et Mme Mase et Pierre. Nous prenons nos repas tous ensemble. C'est Tantine Berthe et Mme Mase qui s'occupent du ménage, car nous n'avons qu'une servante pour faire les gros ouvrages et, comme dit maman, il y a tant de choses à raccommoder avec les enfants! Nous cousons bien un peu, mais nous n'avons pas beaucoup de temps. Le dimanche nous sortons quelquefois avec papa; c'est assez rare que nous ayons ce plaisir, car il va quelquefois à la Panne où sont le Roi et la Reine des Belges, pour porter des rapports ou recevoir des ordres. Nous allons aussi le dimanche dans un refuge où l'on abrite des Belges. Maman et Madeleine font la soupe et s'occupent des petits enfants. Je suis encore trop petite pour être très utile, mais j'aide tout le monde à faire des commissions. Ce qui nous amuse le plus c'est de voir, dans les rues, une quantité d'Anglais qui se promènent. Ils ont l'air si gentils, si bons garçons avec leur canne à la main et leur petite pipe de bruyère! Pierre arrive toujours à leur parler, et bien qu'il ne sache pas l'anglais et que les soldats, eux, ne sachent pas le français, ils se comprennent et ont même de longues conversations ensemble. Pierre est ici; son papa est toujours à l'usine de Harfleur et fabrique des canons. Il continue à avoir mal à la jambe; on craint qu'il ne puisse pas retourner sur le front; mais on n'ose pas le lui dire. Désiré a pu conserver sa jambe, mais il boite et vient d'être réformé. Il a trouvé aussi un emploi dans les bureaux avec papa. Maintenant que nous sommes de nouveau tous ensemble, notre vie va s'écouler sans que les événements soient assez intéressants pour les noter. Je veux aussi beaucoup travailler à l'école, parce que je suis avec des petites Françaises qui sont très intelligentes et que je désire de tout mon cœur m'instruire sur tout ce qui touche à la France. Pierre est au lycée. Le soir, nous avons nos devoirs à faire. Je n'ai donc plus le temps d'écrire mon Journal. Mais quand nous reviendrons à Louvain et que nous serons de nouveau dans notre cher pays, si le directeur du _Journal des Enfants_ pense que le récit de notre retour en Belgique peut encore toucher ceux que mon histoire a émus, je l'écrirai et je lui enverrai mon cahier. [Illustration] TABLE DES MATIÈRES Je commence mon journal 1 Pauvre Louvain 15 Parmi les ruines 31 Phœbus contre les Boches 51 Adieu Belgique! 65 Un nouvel ami 79 Première lettre de papa 91 Tristes nouvelles de Belgique 111 La patte noire de Phœbus 125 Papa est à Anvers 139 Les faits d'armes de Désiré 153 Tous réunis! 169 735-19.--Coulommiers. Imp. PAUL BRODARD.--p12-19. * * * * * Liste des modifications: Page 26: «chéris» remplacé par «chéries» (en nous appelant ses chéris, ses pauvres chéries....) Page 32: «pâlisait» par «pâlissait» (et a vu qu'elle pâlissait) Page 45: «pas pas» par «pas» (maman n'a pas dormi) Page 86: «rtès» par «très» (j'ai toujours le cœur très gros) Page 118: «a a» par «» (il les a mis) End of Project Gutenberg's Noémie Hollemechette, by Magdeleine du Genestoux *** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK NOÉMIE HOLLEMECHETTE: JOURNAL D'UNE PETITE RÉFUGIÉE BELGE *** Updated editions will replace the previous one—the old editions will be renamed. Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright law means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to copying and distributing Project Gutenberg™ electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG™ concept and trademark. Project Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you charge for an eBook, except by following the terms of the trademark license, including paying royalties for use of the Project Gutenberg trademark. If you do not charge anything for copies of this eBook, complying with the trademark license is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose such as creation of derivative works, reports, performances and research. 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Except for the limited right of replacement or refund set forth in paragraph 1.F.3, this work is provided to you ‘AS-IS’, WITH NO OTHER WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO WARRANTIES OF MERCHANTABILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE. 1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages. If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any provision of this agreement shall not void the remaining provisions. 1.F.6. 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It exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from people in all walks of life. Volunteers and financial support to provide volunteers with the assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg™’s goals and ensuring that the Project Gutenberg™ collection will remain freely available for generations to come. In 2001, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure and permanent future for Project Gutenberg™ and future generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org. Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundation’s EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state’s laws. The Foundation’s business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation’s website and official page at www.gutenberg.org/contact Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg™ depends upon and cannot survive without widespread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine-readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS. The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. Compliance requirements are not uniform and it takes a considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up with these requirements. We do not solicit donations in locations where we have not received written confirmation of compliance. To SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state visit www.gutenberg.org/donate. While we cannot and do not solicit contributions from states where we have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition against accepting unsolicited donations from donors in such states who approach us with offers to donate. 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