The Project Gutenberg eBook of Amour d'aujourd'hui This ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this ebook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook. Title: Amour d'aujourd'hui Author: Daniel Lesueur Release date: November 20, 2016 [eBook #53564] Most recently updated: October 23, 2024 Language: French Credits: Produced by Clarity, Hélène de Mink, and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr) *** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK AMOUR D'AUJOURD'HUI *** Note sur la transcription: Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées. L'orthographe d'origine a été conservée et n'a pas été harmonisée. AMOUR D'AUJOURD'HUI DU MÊME AUTEUR _POÉSIE_ FLEURS D'AVRIL, ouvrage couronné par l'Académie Française (Alphonse Lemerre). 1 vol. 3 fr. 00 SURSUM CORDA, pièce de vers ayant remporté le prix de poésie à l'Académie Française (Alphonse Lemerre). 1 vol. 3 fr. 75 UN MYSTÉRIEUX AMOUR (Alphonse Lemerre). 1 vol. 3 fr. 50 _PROSE_ LE MARIAGE DE GABRIELLE, ouvrage couronné par l'Académie Française (Calmann-Lévy). 1 vol. 3 fr. 50 L'AMANT DE GENEVIÈVE (Calmann-Lévy). 1 vol. 3 fr. 50 MARCELLE (Alphonse Lemerre). 1 vol. 3 fr. 50 _Tous droits réservés._ _DANIEL LESUEUR_ AMOUR D'AUJOURD'HUI [Illustration] _PARIS_ ALPHONSE LEMERRE, ÉDITEUR 27-31, PASSAGE CHOISEUL, 27-31 M DCCC LXXXVIII [Illustration] AMOUR D'AUJOURD'HUI I Elle suivait le quai d'Orsay, de son pas court, vif, décidé, son joli teint frais animé par l'air sec et piquant d'un après-midi de décembre, ses beaux yeux bleus curieusement et joyeusement ouverts, sa toque de loutre coquettement posée sur ses frisons d'un brun doré, lorsque tout à coup un grand tressaillement la secoua, ses genoux fléchirent, la force lui manqua pour avancer. Elle venait d'apercevoir Lionel. Ce n'était pas pour le rencontrer qu'elle avait fait ce grand détour, sortant du Louvre, où elle copiait un tableau de l'École italienne, et n'ayant qu'à prendre l'avenue de l'Opéra et la rue d'Amsterdam pour se retrouver chez ses parents, aux Batignolles. Non, elle aurait eu presque peur à l'idée de le voir, et surtout grande honte en songeant qu'il devinerait une pareille intention. Elle voulait seulement respirer un peu l'air qui entourait immédiatement celui vers qui, depuis peu, allaient toutes ses pensées. Elle découvrirait peut-être en scrutant la façade froide, à prétentions grecques, du ministère des Affaires Etrangères, dans quel angle du grand bâtiment se trouvait la pièce où il se tenait, comme chef de cabinet du sous-secrétaire d'État. La faveur de Gambetta, alors Président du Conseil, lui avait valu cette position, si jolie pour un jeune homme de vingt-quatre ans, jusque-là simple secrétaire auprès de l'illustre tribun. Et voilà qu'il arrivait au-devant d'elle, tournant l'angle de l'Esplanade, de sa démarche assez pesante, aux jambes très légèrement arquées d'un cavalier démonté, bien qu'il n'eût pas l'habitude du cheval, mais le buste fort et bien droit, et sa tête superbe fièrement rejetée en arrière au-dessus de son col de fourrure. --Mademoiselle Renée! fit-il d'un ton de surprise charmée, en tendant la main à la jeune fille. Elle avait repris son sang-froid, en apparence du moins. Au fond du cœur, elle sentait renaître le trouble délicieux et encore inexpliqué, éveillé depuis quelque temps par le regard de ces longs yeux bruns veloutés, qu'elle avait vus jadis tout enfantins, et qui, d'un jour à l'autre, venaient de lui révéler leur dangereuse puissance. --Est-ce que vous veniez, dit Lionel, me rappeler ma promesse de vous donner des billets pour la Chambre? Je suis un fameux étourdi. Vous devez m'en vouloir? Il mit dans ces mots «m'en vouloir,» un accent confiant et câlin qui les démentait, et qui fit frissonner Renée comme l'aurait fait une caresse. --Oh! monsieur Lionel, répondit-elle avec vivacité, me croyez-vous capable d'une telle inconvenance? Non, non, je passais seulement... tout à fait par hasard. Puis, tout de suite, sa gaîté l'emportant comme toujours sur un petit mouvement de pudeur offensée, elle ajouta avec son brillant sourire et un coup d'œil vers la grande et solennelle bâtisse: --Un ministère! Mais je serais aussi embarrassée d'y entrer que dans un ice-berg. --Pourquoi? fit Lionel. Ce n'est ni si fermé, ni si froid. Il y a un feu magnifique dans mon cabinet. Venez donc vous y chauffer un instant, pendant que j'enverrai chercher un billet pour vous à la questure. La séance va être intéressante cet après-midi. Gambetta prendra la parole. --Oh! Gambetta doit parler, vraiment? s'écria Renée. Et Lionel admira le joli visage, si mobile, sur lequel les moindres émotions marquaient leurs traces rapides et successives, tandis que la plus profonde d'entre elles, déjà pressentie par sa fatuité d'homme, l'illuminait d'une clarté permanente et douce. Qu'il était donc agréable à sa vanité et favorable au plan arrêté dans son cœur, de sentir vibrer sous ses paroles et ses regards l'âme si délicate, si frémissante, si sensible, et--il le savait--si absolument pure, de cette jeune artiste, déjà presque célèbre, qui s'appelait Renée Sorel. Tandis qu'il l'écoutait se défendre d'accepter son invitation, ses yeux à lui, ses longs yeux voluptueux et charmeurs, posés obstinément sur elle, amassaient tout leur magnétisme passionné pour le répandre ensuite en effluves pénétrants. Il se taisait et la regardait simplement, sans insister davantage, tandis qu'elle énumérait les motifs de son refus. Lui, dont la faconde pleine d'assurance en politique le faisait triompher à la jeune tribune de la conférence Molé, en attendant les grands succès d'orateur dont il se croyait sûr déjà, il était silencieux en amour. C'était sa force. Dans les combats du cœur et des sens, toutes les armes, même les plus mauvaises, valent mieux que les arguments. Les seules paroles que Lionel employât auprès des femmes étaient les paroles cajolantes qui ressemblent aux caresses. Il ajoutait ainsi à sa beauté, à sa renommée naissante, à tous ses dons, l'attrait du mystère; celui aussi d'une tendresse qui ne se démentait pas extérieurement, même alors qu'il infligeait, en connaissance de cause, les plus cruelles tortures. Lorsque Renée se tut, après avoir déclaré qu'elle n'oserait avouer cette escapade à ses parents, qu'elle ne pourrait assister seule à une séance de la Chambre, qu'elle ne voulait pas que Lionel pût la juger inconséquente et hardie, et que d'ailleurs elle craignait d'être rencontrée avec lui, le jeune homme lui dit doucement: --Venez donc, mademoiselle Renée, je désire tant vous faire entendre mon cher maître, mon modèle, mon ami, Gambetta! Venez, quand nous nous rencontrerons de nouveau chez Mme Anderson, nous pourrons causer de lui ensemble. Et elle le suivit, toutes ses résolutions s'envolant sur un mot, sur un désir de lui. Elle savait qu'il avait deux grandes affections auxquelles il donnait toute sa vie: sa mère et Gambetta. Elle souhaitait ardemment connaître ce qu'il aimait. La mère, elle, Mme Duplessier, était en province, où son mari avait obtenu,--toujours grâce au nouveau Président du Conseil,--une recette particulière. Bien que Renée eût vu Lionel chez des amies d'enfance et que leur camaraderie remontât à ses plus lointains souvenirs, elle se rappelait à peine Mme Duplessier, qui avait longtemps habité Versailles, et qui, toujours souffrante, ne se montrait guère hors de chez elle. Cependant être l'amie de cette mère du jeune homme, qu'on disait adorée par lui, de laquelle il parlait sans cesse, l'appelant: «Ma petite maman,» et qui, disait-on, paraissait encore si jeune et si belle qu'elle aurait pu passer pour la sœur de ce grand garçon aux épaules robustes, à la fine et abondante barbe brune, c'eût été le rêve de Renée. Dans l'impossibilité de le satisfaire, par suite des circonstances qui ne s'y étaient jamais prêtées, elle avait reporté tout le superflu de son amour sur le célèbre tribun, dont elle dévorait les discours dans les journaux, et qui, en rêve, lui apparaissait, malgré sa corpulence tout à fait terrestre, comme le bon ange de Lionel. Elle allait donc l'entendre! Son enthousiasme naïf pour les grands orateurs et pour les questions profondes que la parole agite si aisément et si rarement résout, augmentait l'entraînement qui la faisait marcher maintenant à côté du jeune chef du cabinet de M. le sous-secrétaire d'État, le long du trottoir de l'Esplanade et des couloirs du ministère, dans une sorte d'inconscience à la fois ravie et troublée. Renée Sorel, à vingt-deux ans, était à beaucoup de points de vue plus jeune que ne le comportait son âge, surtout à notre époque de maturité hâtive. Sa nature était pleine d'illusions, et capable de les conserver à travers les plus dures expériences. Elle ne connaissait rien de la vie; elle n'avait pas la moindre idée de ce que peuvent être les hommes. Son ignorance des réalités s'alliait à la plus vive intelligence des choses abstraites. Une certaine qualité subtile de son esprit, qui lui faisait pressentir la vérité et repousser l'erreur à travers les lectures prodigieusement variées dont elle se nourrissait, ne se retrouvait pas dans la pratique de l'existence et le commerce du monde. En ceux à qui elle avait directement affaire, elle ne voyait plus que le bien, le mal n'existait pas. Confiance dangereuse chez une jeune fille que la nécessité mettait tout à coup aux prises avec le jeu impitoyable des intérêts les plus personnels et les plus grossiers, c'est-à-dire avec la société moderne, et cela après une première jeunesse passée dans un isolement studieux, une réclusion presque absolue. Son père, M. Sorel, professeur de l'Université, avait rempli une carrière des plus honorables, jusqu'au moment où une infirmité subite, un décollement de la rétine, l'avait brusquement privé de la vue. Il s'était alors trouvé, avec sa femme et sa fille, sans autre ressource qu'une modique pension. Ce qui l'avait empêché de préparer quelque aisance pour les jours de vieillesse ou de maladie, c'est qu'il avait toujours écrit plutôt qu'enseigné, et ses travaux, très spéciaux, lui avaient rapporté plus d'honneur que d'argent. Il avait élevé Renée très sérieusement, presque austèrement, secondé en cela par Mme Sorel, douce personne, dévouée, simple et profondément pieuse. La petite fille apprit auprès de sa mère à aimer la religion protestante. L'imagination très ardente de Renée ne semblait pas devoir être satisfaite par un culte aussi froid; mais la Bible, dont on lui faisait apprendre par cœur des chapitres entiers, lui plut par sa poésie mystique et grandiose. Lorsque, le dimanche, elle suivait sa mère à l'église, laissant M. Sorel au milieu de ses livres de philosophie, son cœur se serrait, et, un moment après, sa prière la plus fervente était adressée à Dieu pour qu'il touchât l'âme de son père. M. Sorel crut bien faire en abandonnant entièrement à sa femme l'éducation religieuse de leur enfant. Il était de l'école de ceux qui, cherchant la vérité pour eux-mêmes, la croient dangereuse pour le peuple et pour les femmes. De bonne heure, Renée sentit naître en elle des contradictions et s'élever des luttes entre la forte instruction qu'elle recevait du côté paternel et les croyances qu'elle devait à sa mère. Elle souffrit sans oser rien dire, de peur d'affliger l'un ou l'autre de ses parents. Pour échapper au tourment de ses doutes, elle se réfugia dans un spiritualisme vague où entraient en première ligne son profond besoin d'aimer, qui embrassa toute l'humanité, et son culte pour la beauté que l'art nous révèle, et qu'elle crut la plus sainte et la plus véritable manifestation du divin dans le monde. Elle se fit une sorte de religion à son usage, tirée tout entière de sa propre imagination. Elle essaya de la rendre précise, car il lui fallait absolument un principe sur lequel elle pût établir tous ses actes, toutes ses pensées, comme sur une base ou un pivot. Elle ne comprenait pas l'existence sans une direction générale, un point de départ, un but visible et défini. Mais cette petite tête de jeune fille était trop faible pour trouver une solution que les plus grands penseurs s'acharnent vainement à découvrir. Elle chavira tout entière dans la poésie. Elle s'exalta dans des rêves sans fin. Renée en arriva à cette conclusion, qui eût été d'une hardiesse presque cynique dans une âme moins absolument saine et innocente que la sienne: «La vérité? Pourquoi m'épuiser en efforts inutiles pour l'atteindre tandis qu'en réalité je la possède? La vérité! mais elle est en moi-même, dans les impulsions de mon cœur qui ne peut vouloir que ce qui est juste et bon, puisque toute fausseté, toute laideur, toute impureté lui répugnent. Je distingue un beau tableau d'une œuvre médiocre. La vérité est encore là. Mais la beauté n'a pas toujours été comprise de la même façon, pas plus que la vertu. Il y a du relatif dans l'art aussi bien que dans la morale. Ce qui est absolu, ce qui est nécessaire, ce que les croyants appellent la voix de Dieu, ce que j'appelle, moi, du nom suprême de Vérité, c'est la conscience, c'est la sincérité. Tant que je serai sincère, fidèle à ma Vérité intérieure,--absolue en elle-même quoique relative à l'égard de la morale et des lois humaines,--je ne ferai jamais rien dont je puisse avoir du regret ni dans cette vie, ni dans l'éternité, ni devant le Juge, quel qu'il soit, qui doit peser un jour nos actions dans sa balance éternelle.» Voilà comment l'austérité d'un père, la piété d'une mère, et une éducation presque trop calme, retirée, sérieuse, arrivaient à mettre tout à coup en présence d'un monde gouverné par des nécessités implacables, mû par d'aveugles forces qui pouvaient, hélas! la broyer en moins d'une seconde, la créature la plus charmante et la plus généreuse, absolument ignorante de ces nécessités et de ces forces, et absolument désarmée. Qu'elle connaissait peu, en effet, les conditions de la vie dans notre société actuelle, puisqu'elle s'imaginait la traverser heureusement et purement sans autre défense et sans autre guide que ses rêves! Pauvre petite Renée, qui décorait du nom d'Absolu les belles chimères de son cœur! Jusqu'à présent, son chemin avait été simple et droit. Elle possédait, comme peintre, un talent remarquable. Son père, qui craignait pour elle le sort scabreux d'une femme artiste, assez longtemps entrava ses goûts. Lorsque la cécité du professeur laissa la petite famille presque sans ressources, les leçons de dessin données par la jeune fille et la vente de ses jolies toiles de genre ramenèrent très vite le bien-être. On n'essaya plus de la détourner de ses pinceaux. Depuis trois ans, ils la faisaient vivre ainsi que ses parents. Élève encore elle-même d'un de nos maîtres, elle avait organisé chez elle un cours déjà fort suivi, et, au printemps dernier, elle avait exposé. Lionel savait tout cela, et, précisément, c'était du succès de son tableau qu'il lui parlait, assis en face d'elle auprès du feu, dans le salon qui lui servait de cabinet de travail au ministère. --Oh! «succès» est un bien grand mot, faisait Renée. Cependant je l'ai vendue, ma _Provocation_, et c'est toujours, vous savez, la grosse affaire, vendre ces méchants bouts de toile. --Le sujet était piquant, reprit Lionel, et bien spirituellement traité. Cette peinture de Renée représentait en effet une provocation en duel, des cartes échangées, mais discrètement, dans un coin de salon, au milieu de l'animation joyeuse d'un bal. Tout un petit roman, car on pouvait deviner qu'une femme étais la cause de la querelle, une jolie femme, très jeune, en toilette vaporeuse, qui, tout en forçant sa bouche à sourire au-dessus de l'éventail, jetait un regard plein d'épouvante vers les deux hommes entourés, dissimulés par leurs amis. --Voyez-vous, disait Lionel, puisque vous réussissez si bien dans la peinture de genre, il faut rechercher toutes les occasions qui vous fourniraient des idées, des sujets d'étude. Une séance à la Chambre, c'est absolument nécessaire que vous vous rendiez compte de cela. Renée avoua qu'il y avait bien des scènes, bien des milieux qu'elle aimerait voir de près, mais qui lui étaient interdits en sa qualité de jeune fille. Une grande difficulté, cela, pour son genre de travail. Les hommes étaient vraiment des êtres bien heureux, dans leur grande liberté. Elle se confinerait forcément dans les sujets pris aux intérieurs bourgeois, salon banal ou coin de feu d'intimité vulgaire. Elle ne pouvait aller, venir, monter aux sphères de haute élégance, ni descendre aux recoins pittoresques de la bohème, aux spectacles dramatiques de la misère; pas même se promener seule à la campagne, surprendre quelque scène rustique, pénétrer chez les paysans. --Je ne pourrai jamais être originale, fit-elle en soupirant. --Bah! dit Lionel. Qu'importe le sujet traité. L'originalité, si vous ne l'aviez pas en vous, elle ne vous viendrait jamais du dehors. --Vous rappelez-vous, monsieur Lionel, notre fameux pacte d'alliance? J'avais beaucoup compté là-dessus. Mais j'étais égoïste, j'en aurais profité toute seule. Il vaut mieux que vous l'ayez dénoncé. Elle faisait allusion à leurs causeries chez Mme Anderson. Cette dame recevait le soir une fois par semaine, dans l'intention de marier ses filles, deux jolies blondes, élevées à Paris avec toute la liberté de l'Amérique, le pays de leur père. Veuve de bonne heure, Mme Anderson, une Française, était revenue dans sa patrie; elle y rapporta les allures indépendantes d'outre-mer, laissa ses filles sortir seules, attira des jeunes gens chez elle, parce qu'elle aimait leur gaîté, et parce qu'elle se figurait aussi trouver promptement parmi eux des maris pour ses deux enfants sans dot. Les petites, provocantes et toutes gracieuses, avec leur accent gazouillant d'étrangères dû à la pratique constante de l'anglais dans l'intimité, flirtèrent sans trêve ni relâche, furent courtisées, mais jusqu'ici n'avaient pas rencontré de prétendants sérieux. Renée était la camarade d'enfance des demoiselles Anderson. Avant que leur excentricité eût un peu refroidi M. et Mme Sorel, les deux familles se voyaient constamment. Vivant à quelques portes les unes des autres, suivant les mêmes cours d'éducation, les jeunes filles se considéraient comme trois sœurs. Puis Mme Anderson avait déménagé, M. Sorel avait perdu la vue; les relations s'étaient forcément ralenties. Renée très absorbée par son travail et sa mère ne quittant jamais le pauvre aveugle, les amies ne se réunirent plus guère. Leur affection cependant ne diminua pas. Quand Mme Anderson organisa ses soirées du mardi, elle insista pour avoir Renée d'une façon régulière. La jeune artiste formait le principal attrait de son salon, où l'élément féminin menaçait de manquer par trop. Elle offrit de la faire reconduire toutes les fois par sa bonne, ou plutôt de la ramener elle-même dans les belles soirées. Malgré leur sévérité, M. et Mme Sorel ne purent toujours refuser cette distraction à leur fille et ce service à leur ancienne amie. Les habitués de Mme Anderson portaient presque tous des noms connus dans la littérature et dans les arts. Ses réunions étaient charmantes, précisément peut-être à cause de leur petit cachet de fine bohème. Il s'y trouvait nombre d'hommes de talent et d'esprit, heureux de passer une ou deux heures agréables auprès d'un trio de jeunes filles séduisantes et distinguées, qui savaient les affranchir des convenances par trop rigoureuses du monde, tout en les retenant bien loin du laisser-aller vulgaire et stupide de la société équivoque. C'était un genre évidemment plus intelligent et plus naturel que l'étiquette absurde des salons guindés, où la jeune fille, après chaque tour de valse, revient s'asseoir à côté de sa mère. La liberté régnait moins grande après tout chez Mme Anderson qu'en Amérique, où les jeunes gens des deux sexes se rendent des visites et sortent ensemble, souvent en tête-à-tête, sans que les parents s'en préoccupent. Néanmoins, il suffit qu'un système soit appliqué dans des conditions différentes de celles qui l'ont fait naître, pour devenir par cela même dangereux. Ce qui est la règle, c'est-à-dire la chose établie, respectée chez un peuple, devient chez l'autre l'irrégularité, la licence, et ouvre la voie aux plus graves désordres. La vertu de l'un devient le vice de l'autre. Cela est vrai des petites coutumes comme des plus hautes lois sociales. Que de fois Lionel Duplessier--qui, lui aussi, était lié depuis l'enfance avec la famille Anderson--que de fois Lionel s'était détourné le soir de son chemin pour accompagner Renée aux Batignolles! La vieille bonne marchait derrière d'un pas somnolent; parfois un groupe d'amis, revenant du même côté, les entourait de rires et d'intarissables conversations. Eux, au bras l'un de l'autre, n'entendaient et ne voyaient qu'eux-mêmes. Ce n'était pas d'amour qu'ils parlaient. Non: lui, était trop respectueux, elle, trop candide et trop pure. Ne savait-elle pas d'ailleurs, la modeste artiste, qui luttait si courageusement contre les plus âpres difficultés pour donner l'aisance à sa mère et à son père aveugle, ne savait-elle pas que ce beau jeune homme, vif, ardent, éloquent, ambitieux, était promis, par la tendresse enthousiaste de ses parents, les prédictions de ses amis, et surtout l'affection toute paternelle de Gambetta, aux plus brillantes destinées? Ne savait-elle pas qu'il considérait l'argent comme un instrument indispensable--un instrument d'action, croyait-elle, non pas un vil instrument de jouissance,--et qu'il annonçait très haut la nécessité où il se trouvait de n'épouser qu'une fille riche? --Si l'on disait à ma mère, faisait-il avec sa belle assurance, que je ne serai pas ministre un jour, on l'étonnerait prodigieusement. --Ah! disait Renée, qui, jeune et ardente comme lui, ne se choquait pas d'une présomption si naturelle à leurs vingt ans impétueux, ah! monsieur Lionel, quelle tâche magnifique vous entreprenez. Vous serez l'un des sauveurs et l'un des guides de notre chère France, énervée, lassée, affaiblie. Vous, du moins, vous ne parlez pas de décadence. Non, non, il est encore des jours glorieux pour nous. Ils se lèveront peut-être à votre parole. Et l'enthousiasme de cette belle jeune fille, crédule, sincère, résolue elle-même à n'accomplir que de nobles choses, enivrait Lionel. A côté d'elle, le long du chemin de fer de ceinture, sur le boulevard désert, sous les petits platanes frissonnant aux brises du printemps ou rigides sous le givre de l'hiver, dans la nuit douce ou glacée, il se sentait véritablement aussi grand, aussi désintéressé, aussi prêt à tous les héroïsmes, qu'elle le voyait avec ses yeux, à elle, ses yeux déjà troublés par une invincible passion. Que de sujets ainsi remués entre eux depuis deux ou trois ans! Art, patrie, religion, philosophie, tout était pâture à leur appétit sans frein d'émotion et de vérité. Les doutes, les incertitudes morales de Renée, elle les avouait à Lionel. Le jeune homme essayait vainement de les trancher par un mot plein d'autorité, par une affirmation hardie, comme il en avait facilement aux lèvres. Il effrayait un peu la jeune fille; elle discutait tout de suite, tâchant à son tour de le convertir à quelque chose de plus doux, qu'elle ne voyait pas très bien, mais auquel elle croyait encore. Car Lionel était matérialiste, et--par exemple--niait l'immortalité de l'âme. Elle raisonnait, comme toutes les femmes, en prenant pour base le sentiment. --Si j'avais une idée semblable, disait-elle, je souhaiterais de mourir immédiatement. Ce serait une torture pour moi de vivre, comme je le fais, par la tendresse, et de songer à ceux que j'aime comme devant être séparés de moi pour toujours. Je ne prétends pas savoir ce que cache le mystère de la mort. Peut-être demeurerai-je bien longtemps loin des miens; mais je les posséderai du moins par le souvenir qui ne s'anéantira jamais en moi, et un jour... un jour, la réunion définitive s'accomplira. Oh! non, notre amour et nos larmes ne peuvent pas être des semences périssables que le souffle du néant disperse dans la nuit infinie. Quelque fruit de lumière et de joie doit en venir plus tard. Laissez-moi donc cette espérance. Et elle ajoutait, avec sa douce sympathie, que Lionel sentait glisser comme une caresse d'âme jusqu'au fond le plus secret de chaque pensée délicate et douloureuse: --Comme vous devez souffrir de vos croyances, vous qui chérissez si tendrement votre mère, et... Elle s'arrêtait, ne voulant pas dire: «Et qui la savez d'une santé bien précaire.» --Que voulez-vous?... répondait-il. C'étaient des mots bien froids. Ah! que de fois elle devait les entendre! Que de fois ils devaient accueillir ses sanglots désespérés! Mais alors ils ne lui faisaient pas l'effet d'une énigme affreuse, impitoyable. Ils étaient prononcés d'un ton si empreint de mélancolique et altière résignation! La bouche de Lionel se fermait sur eux avec un pli si fier! Ses admirables yeux se fixaient si fermes et si tristes sur l'espace, au loin, comme s'ils eussent envisagé, sans un frémissement de paupière, l'inévitable néant! Ou bien le jeune homme, de sa voix ample et profonde, déclamait quelques vers de madame Ackermann: «_Éternité de l'homme, illusion! chimère! Mensonge de l'amour et de l'orgueil humain! Il n'a point eu d'hier, ce fantôme éphémère, Il lui faut un demain!_ «_Pour cet éclair de vie et pour cette étincelle Qui brûle une minute en vos cœurs étonnés, Vous oubliez soudain la fange maternelle Et vos destins bornés._ «_Vous échapperiez donc, ô rêveurs téméraires! Seuls au pouvoir fatal qui détruit en créant? Quittez un tel espoir; tous les limons sont frères En face du néant._ «_Vous dites à la nuit qui passe dans ses voiles: J'aime et j'espère voir expirer tes flambeaux. La nuit ne répond rien, mais demain ses étoiles Luiront sur vos tombeaux._» Renée levait les yeux vers le ciel calme où luisaient des myriades d'étincelles d'or, et cette sérénité de la nuit, cette voix grave, harmonieuse, déjà si chère, ces paroles solennelles, cette grandeur des questions discutées, lui remplissaient le cœur d'une insurmontable émotion. Pendant une promenade de ce genre, en revenant de chez Mme Anderson--où d'ailleurs ils causaient si longuement ensemble, qu'on séparait en riant leurs sièges pour les placer aux extrémités opposées du salon,--dans une de leurs conversations, de jour en jour plus profondes, plus intimes, Lionel et Renée avaient conclu ce fameux pacte d'amitié auquel la jeune fille faisait allusion en chauffant ses minces bottines devant la cheminée du ministère. C'était une de ces naïves ruses par lesquelles l'amour naissant et inavoué commence à affirmer ses droits, et qui aident la jeunesse encore candide à se tromper très sincèrement elle-même. Il n'était question de mariage ni pour Renée, trop pauvre, ni pour Lionel, trop ambitieux. Mais on formait une espèce de ligue, de coalition contre la vie si plate, le sort si dur à vaincre, la vérité si difficile à connaître, et surtout la solitude du cœur si lourde à supporter. Une sorte d'affection fraternelle, quelque chose peut-être de plus étroit et de plus fort, où la confiance absolue ferait loi, où Lionel donnerait à Renée l'élément masculin qui manquait à son œuvre d'artiste, où Renée apporterait à Lionel, très seul à Paris, le charme de sa sollicitude et la grâce de ses enthousiasmes. On se verrait aussi souvent que l'on pourrait; chez Mme Anderson, dans le monde, parfois chez M. et Mme Sorel dont le modeste intérieur s'ouvrait au jeune homme; et peut-être aussi dans le mystère de quelques courses à la campagne, car il leur semblait romanesque et très noble de s'élever au-dessus des préjugés vulgaires, de se sentir supérieurs aux flétrissantes tentations. Oui, Renée avait osé consentir à cela. Et voilà que Lionel s'était comme retiré depuis quelque temps. Il semblait vouloir se dégager de ces liens sollicités, inventés par lui. Il évitait presque son amie, ne venant plus que rarement chez Mme Anderson, ne montant plus aux Batignolles, rue Darcet, chez les Sorel, n'envoyant même pas ces billets promis pour une séance de la Chambre. Renée sentit au vide affreux creusé tout à coup dans son cœur par cette indifférence--elle ne la supposait pas calculée--l'amour absolu que, sans le savoir, elle avait voué à Lionel. Elle ne s'en effraya pas; elle se dit: «Il n'en saura jamais rien. Je serai pour lui une sœur, une compagne, une mère... Oui, je remplacerai sa mère, malade, absente. Je lui tiendrai lieu de tout ce qu'une femme peut être en dehors du rôle d'épouse. Ne serait-ce pas monstrueusement égoïste à moi de consentir à devenir sa femme, même s'il le souhaitait, s'il me le demandait? J'entraverais sa carrière, je lui imposerais les charges qui m'incombent. Je serais un fardeau pour lui, au lieu d'être le soutien, la consolatrice patiente, infatigable, que je rêve de placer à ses côtés.» Raisonnant ainsi, et sous le coup de la froideur subite et incompréhensible de Lionel, elle lut un jour au fond d'elle-même--cette fois avec épouvante--une de ces phrases qui se forment spontanément en nous et qui, tout à coup, surgissent comme en lettres de feu lorsque nous descendons dans notre for intérieur; réflexions inconscientes de notre _moi_ le plus caché, étranges manifestations qui, même innocentes, nous surprennent et nous terrifient, comme la révélation de forces mystérieuses, irrésistibles, nous dirigeant fatalement vers un but inconnu et se jouant de notre volonté. «Dans de telles conditions, s'était dit Renée involontairement, il serait plus généreux à moi d'être sa maîtresse que sa femme.» Voici quel raisonnement vint, après coup, expliquer et presque familiariser la jeune fille avec une si étrange idée: «Abuser de l'amour qu'il pourrait un jour me montrer pour exiger de lui le mariage, le monde appellerait cela ma vertu, moi je ne pourrais le nommer que mon égoïsme. Que l'ambition de ses parents se trouve ou non justifiée dans l'avenir, j'aurais toujours eu l'air, à leurs yeux, aux siens, aux miens mêmes--puisque je serais forcée de me blâmer aussi,--j'aurais eu l'air d'escompter la haute fortune qui lui semble promise, et d'avoir, avant tout, cherché à m'en assurer ma part.» Bien que la sincérité de Renée, sa logique et cette conscience intime qu'elle prenait pour la vérité même, l'eussent menée tout droit à cette conclusion, elle ne l'entrevit pas sans frémir et sans se révolter. Un moment, elle se jura de ne plus revoir Lionel. Elle en aurait peut-être encore eu la force, bien que déjà son mal fût profond, si le jeune homme n'avait pas brusquement changé de manière d'être à son égard. Cette disparition soudaine, la souffrance de penser qu'elle n'avait rien été pour lui alors qu'il la préoccupait tellement, lui ôtèrent tout courage. L'initiative qu'elle aurait pu peut-être prendre, elle ne pouvait pas la supporter chez lui... Chez lui... à l'avenir, au bonheur duquel elle était prête à sacrifier soit son honneur, soit son amour. Elle se trouvait dans ces dispositions lorsqu'elle le rencontra sur le quai d'Orsay, le suivit au premier mot comme une enfant soumise, jusque dans le grand cabinet de travail du ministère, et, d'elle-même, avec une inconcevable imprudence, reparla de cette sorte d'alliance romanesque conclue récemment entre eux. --Mademoiselle Renée, dit Lionel, gravement, je ne peux pas être votre ami, du moins comme vous l'entendez, comme je l'entendais moi-même, avec cette familiarité si douce qui grandissait toujours entre nous. Je ne le peux pas, je ne le peux plus, parce que... Il s'arrêta, la regarda jusqu'au fond des yeux, et Renée fut envahie tout à coup par un sentiment terrible et délicieux. Elle savait ce qu'il allait dire. --Parce que je vous aime... Oh! comme je vous aime! reprit Lionel d'une voix extrêmement basse et lente, en laissant toujours sur elle le poids de son regard, poids d'une écrasante douceur qui inspirait à Renée l'envie folle de s'y soustraire avec celle de le subir encore, et sous lequel son âme se ployait et se fondait d'ivresse. Elle baissa les yeux, ne répondit pas. Comme dans tous les moments où nous subissons des sensations violentes, l'impression du lieu, de l'heure, des détails extérieurs, pénétra en elle avec une acuité extraordinaire. Il semble que les émotions profondes de l'âme devraient paralyser en nous les sens, voiler absolument le tableau souvent banal des objets qui nous entourent; pourtant c'est le contraire qui arrive. Nulle image n'est plus nette en notre mémoire que le cadre parfois à peine entrevu des drames de notre vie. Telle pièce de notre maison, telle allée de notre jardin, hantée journellement pendant de longues années, est moins distincte en nous que le paysage brusquement apparu peut-être par la glace d'un train de chemin de fer, mais en face duquel nous avons entendu ou prononcé quelque irrévocable parole. Combien de fois notre pensée le contemple-t-elle à nouveau, ce paysage, dans sa rayonnante splendeur ou dans sa tristesse infinie! Et Renée, qui venait d'apprendre qu'elle était aimée comme elle aimait, Renée, les yeux fixés sur la flamme pétillante dans la haute cheminée de marbre blanc, sentait l'ombre de cette grise journée d'hiver s'épaissir presque autour d'elle et la toucher. Elle se rendait compte que le grand bureau chargé de papiers et de livres se dressait là, massif, à deux pas d'elle; que les larges panneaux clairs des murs s'étendaient entourés d'arabesques d'or, et qu'à travers les hautes fenêtres se dessinait sur le ciel pâle la grêle silhouette de quelques arbres dépouillés. A cet instant toutes ces choses inertes et froides exercèrent sur son être vibrant comme une attraction singulière et tyrannique. Peut-être les échos muets lui répétaient-ils tout bas l'aveu suprême, et les écoutait-elle pour s'assurer que réellement elle venait de l'entendre prononcer. Lionel, devant le silence de la jeune fille, reprit la parole: --Je vous aime ardemment, Renée, mais je n'ose pas vous demander votre amour; car,--j'y ai bien réfléchi,--il me serait impossible pour le moment de rien vous offrir en échange, sinon mon adoration sans bornes. Je me dois tout entier à ma mère, qui compte sur mon avenir, à mon maître Gambetta, à mon pays qui réclame de grands dévoûments et qui en trouve, hélas! si peu. Je ne puis pas me marier, fonder une famille, car il me faudrait pour cela chercher immédiatement quelque position lucrative mais routinière, et m'y enfouir pour le reste de mes jours. Plus tard, quand je verrai clair devant moi, quand j'aurai abordé de front la grande tâche à laquelle je me prépare encore, je pourrai, je l'espère, suivre librement l'impulsion de mon cœur, et alors quelle autre compagne que vous, Renée, souhaiterai-je d'obtenir? Mais il y a longtemps que vous m'aurez oublié, que vous serez mariée vous-même... --Jamais! s'écria la jeune fille. Oh! Lionel, vous avez raison. Votre noble tâche avant tout. Je vous donne à notre cher pays. Votre mère sera fière de vous. Moi, je vous attendrai avec patience, dussiez-vous ne jamais pouvoir revenir à moi du haut de ces vastes sphères où vous vous élancez. Lionel ferma les yeux, puis les rouvrit, avec un geste un peu théâtral de la tête, comme ébloui passagèrement par la splendeur d'une vision soudaine. --Vous m'aimez donc?... s'écria-t-il. Un long regard de Renée, un lent sourire, infiniment doux et passionné, lui répondirent. Malgré le danger d'être surpris dans cette grande salle enveloppée de l'activité du ministère, et où déjà des employés étaient entrés après un coup bien léger à la porte, Lionel se leva, et Renée, d'un mouvement irrésistible, vint mettre ses mains dans les siennes. --Oh! la vie, la vie partagée avec vous, comme elle sera haute, claire, délicieuse! murmura-t-il. O mon amie! vous voulez bien la traverser à mes côtés, malgré les difficultés que je vous ai montrées, malgré les sacrifices que je vous demande? --Je vous le répète, fit la jeune fille, je puis attendre, attendre toujours. Ne parlez pas de sacrifices. Mon bonheur à cette minute est assez grand pour remplir toute une existence. Les réticences et les froideurs calculées d'une coquette ressemblent plus à la vertu que l'impulsion généreuse d'un cœur, qui, se donnant, ne sait rien retenir de lui-même, et songe moins à se faire valoir qu'à atténuer le prix de sa suprême offrande. Lionel, tout sincèrement heureux qu'il fût de l'aveu de Renée, accepta sans les discuter ses délicates paroles. Entre eux deux, c'était lui sans nul doute--pensait-il--qui allait apporter au contrat provisoire dont les clauses se dessinaient très nettement dans sa tête, la part la plus large d'honneur et de joie. Il se sentit soudain très fort pour attaquer ce mot «attendre,» répété pour la troisième fois par la jeune fille. Il le redit à son tour, à plusieurs reprises, d'un ton interrogateur et mélancolique, puis il ajouta: --Pour combien d'années faudra-t-il renoncer à nous voir? --Renoncer à nous voir? Mon Dieu, Lionel! Est-ce que vous quittez Paris? Que voulez-vous dire? --Hélas! Renée, vous êtes trop calme et trop pure, pour savoir ce qu'est le feu de l'amour dans les veines d'un homme de mon âge? Ce n'est pas seulement de votre esprit, de votre intelligence, de votre talent, de votre adorable cœur que je suis épris... Pourquoi ai-je essayé de vous fuir depuis quelque temps? Ce pacte d'amitié me brûlait comme une tunique de Nessus. Notre aveu ne fait qu'aviver l'ardeur de ma passion pour vous, pour vous, _corps et âme_, pour votre cher _vous_ tout entier... Ses yeux, chargés du désir le plus éloquent, le plus sincère, descendirent lentement du visage de Renée à sa jolie taille serrée dans la jaquette de peluche, effleurèrent les hanches un peu fortes sous la draperie foncée, et s'arrêtèrent une minute aux pieds mignons sous la jupe courte. Elle se sentit rougir et pâlir dans le trouble inouï, à la fois effrayant et si doux, que répand dans tout l'être de la vierge la première évocation des caresses possibles d'un homme adoré. Elle l'admirait en même temps. Car l'expression qui pouvait le plus embellir ce beau garçon de vingt-quatre ans, à la barbe brune et frisée, aux cheveux courts et compacts, aux lèvres épaisses et d'un rouge saignant, aux prunelles câlines, c'était l'éclair impétueux du désir inassouvi, flamme farouche tempérée par la supplication tendre, soumise, irrésistible du regard. Ce bel animal sensuel, voué par sa nature à la jouissance à tout prix, pouvait se tromper encore dans l'inévitable sincérité de la jeunesse, et sentir par moment au fond de lui-même de plus nobles aspirations. Il les éprouvait surtout sous l'influence bienfaisante de cette jeune fille aimée, enthousiaste et pure. Puisqu'il restait jusqu'à présent lui-même sa propre dupe, comment Renée eût-elle douté de lui? Comment se fût-elle méfiée de la fascination dans laquelle il était en train de l'enlacer, elle qui n'avait pas assez d'expérience pour démêler parmi les entraînements de l'amour quelle est la part de l'illusion des sens. Renée, dont le sang ne s'était point infiltré goutte à goutte dans ses veines par la maigre source d'une race étiolée, mais dont le père était fils d'une robuste famille de propriétaires agriculteurs de la Bourgogne, et dont la mère descendait de libres et hardis montagnards écossais, gentilshommes et anciens chef de clan, Renée se heurtait à l'écueil de toute jeune fille ardente en même temps qu'absolument honnête: elle écoutait, sans les comprendre, les appels secrets de la chair, et prenait tous les mouvements mystérieux de l'amour pour la voix seule de son cœur. Or sa philosophie naïve et sa romanesque disposition d'artiste lui donnaient précisément pour guide ce faible cœur. Comment allait-elle pouvoir lutter contre l'impulsion irrésistible qui la poussait à se dévouer à Lionel complètement, jusqu'au bout, dans son esprit, dans sa chair, dans son avenir, dans son honneur, impulsion qui déjà lui apparaissait presque sous la forme d'un devoir sacré? On venait de frapper à la porte. Ils se séparèrent, et un huissier de la Chambre entra. Sa livrée verte aux revers rouge vif ajouta pour les yeux de Renée une note nouvelle à cette symphonie visible des choses, accompagnement des voix intérieures, forme palpable où s'incarnent les sentiments, et dont le vulgaire aspect prend plus tard dans le souvenir des significations si caractéristiques et si étranges. Aucun détail parmi les petits événements de cet après-midi-là ne devait jamais s'obscurcir ou s'atténuer dans la mémoire de la jeune fille. L'huissier venait du secrétariat de la questure; il apportait un billet pour la séance. Quand il fut parti, Renée dit adieu à Lionel. Elle voulait demeurer sur la douceur de son aveu, l'empêcher d'ajouter des paroles qui la feraient tomber de la hauteur de ce ciel dans un enfer de doutes et de perplexités. Elle tremblait de ce qu'elle avait cru comprendre, redoutait qu'il ne s'expliquât davantage. --Nous nous reverrons tout à l'heure, dit le jeune homme. Je veux moi-même entendre Gambetta. Vous m'apercevrez dans l'hémicycle, et, si je le puis, je monterai dans votre tribune pour vous désigner les députés intéressants. Comme elle allait sortir, il la retint. Il venait de remarquer, à la boutonnière de sa jaquette de loutre, un petit bouquet de violettes. --Ne gardez pas ces fleurs sur vous pour entrer là-bas, dit-il, avec une sollicitude et une autorité caressante qui causèrent une impression exquise à la jeune fille. Ce ne serait pas très convenable. Vous êtes seule. On va vous remarquer. Il ajouta, les enlevant lui-même: --Donnez-les-moi. Et comme Renée se tenait là, devant lui, troublée, sans force, il l'appuya contre son cœur, et murmura passionnément: --Oh! non, je ne puis pas n'être pour vous qu'un ami, je ne puis pas..., vous êtes trop jolie! Elle se dégagea, s'enfuit, puis, la main sur le bouton de la porte, lui jeta un dernier regard. Debout, les yeux enivrés pleins d'adoration et de prière, le petit bouquet de violettes entre ses doigts, c'est ainsi qu'elle le vit, c'est ainsi qu'elle emporta son souvenir. Comme elle devait s'y reporter souvent plus tard à ce souvenir! Comme avec angoisse elle y rechercherait souvent la première apparition de la fatalité terrible et chère qui allait briser sa vie! Comme souvent elle y aspirerait pour l'épuiser encore la seule goutte d'ivresse pure et absolue que l'amour eût à lui offrir! Un moment plus tard, sentant à peine qu'elle avait marché, tant le bonheur la soulevait au-dessus de terre, et croyant circuler dans l'atmosphère d'un monde nouveau, idéal, enchanteur, elle était dans les couloirs de la Chambre; un huissier la débarrassait de son manteau, de son manchon, et elle regardait comme si elles eussent été écrites en lettres d'or sur des murailles de paradis les inscriptions qui se détachaient en noir sur les portes menant aux tribunes: «Sénat, Questure, Préfet de la Seine, etc.» L'huissier ouvrit la tribune des ministres. Des messieurs debout s'écartèrent; d'autres se pressaient sur d'étroites banquettes. Des dames, en toilettes élégantes, occupaient le premier rang; elles se retournèrent, abaissant leurs jumelles, au bruit de la porte. Il y avait encore une place entre elles. Renée s'y glissa, parmi le frou-frou des jupes obligeamment refoulées. Et tout de suite le tapage d'en bas, la voix de l'orateur, les interruptions violentes, le brouhaha des conversations particulières, la sonnette du président, lui causèrent un excitement qui l'amusa. Il s'y mêla chez elle certain respect, l'idée des importants intérêts qui se débattaient là, et comme la sensation d'un grand fantôme auguste, celui de la Patrie, qui, silencieuse et grave, aurait plané sur ce tumulte. Renée n'imaginait pas encore que tous ces gestes, toutes ces voix, tous ces cœurs, pouvaient être guidés par d'autres mobiles que l'amour des lois justes, le souci du bien public et les nobles ambitions. Elle ne devait entrevoir que bien longtemps après les rouages multiples et mesquins, souvent monstrueux dans leur petitesse, de cette imposante machine. Elle songea au serment du Jeu de Paume, aux pages enflammées de Michelet, au carton de David. La tribune, plus monumentale qu'elle ne se l'était figurée, avec le fauteuil du président qui la surmonte, avec les sièges des secrétaires, tout ce lourd édifice d'acajou garni d'emblèmes de cuivre, lui parut sacré comme un autel. Elle se dit qu'un jour sans doute, Lionel en gravirait les degrés. Ce jour-là, le jeune homme aurait deux inspiratrices: elle--qui l'écouterait, tremblante et voilée,--et par-dessus tout la France... la France, que Renée aimait avec tant de force depuis que, toute petite, elle avait vu la guerre et les horreurs du siège. Oh! le bel avenir d'amour, d'enthousiasme, de travail et de gloire! Tout à coup, un silence qui se fit la rappela de ses rêves lointains à la réalité présente. Un gros homme lourd, aux cheveux gris rejetés en arrière, au masque un peu vulgaire mais énergique, montait pesamment les marches de la tribune. Il s'appuya des deux poings sur la tablette, et jeta tout autour de la Chambre un regard circulaire. Cette attitude ramassée, cette grosse tête enfoncée dans les larges épaules, ce coup d'œil étincelant, donnèrent à Renée l'idée d'un lion qui va bondir. Cependant il commença d'une voix basse, empâtée, presque bredouillante. C'était Léon Gambetta, Président du Conseil. Elle fut légèrement désappointée. La question débattue n'était pas très passionnante; rien ne prêtait aux effets d'éloquence. C'était un débat tout d'affaires où un peu de bon sens suffisait. Un sujet pareil ne pouvait réveiller et mettre en jeu la puissance oratoire du fougueux tribun. Cependant le ton de sa courte harangue s'éleva vers la fin. Quelques interruptions sarcastiques le firent bondir comme un taureau que des mouches harcèlent. Une voix moqueuse répéta l'une de ses phrases dans une intention d'ironie. Il se retourna, croisa ses bras, cria: --Oui!... s'arrêta un instant et reprit: Oui, c'est bien cela que j'ai dit! Renée admira ce mouvement. Le: «Oui!» lancé avec un défi et un dédain superbes, n'était pas le monosyllabe banal d'affirmation. Ce n'était pas: «oui.» C'était: «_ouéé._» Ce n'était plus un mot, c'était un rugissement. Mais cette étincelle, jaillie au choc de la contradiction, fut la seule qui révéla, dans cet après-midi de décembre, à Renée, écoutant Gambetta pour la première fois, une force réelle, un don victorieux. Et encore, à ce moment, elle la pressentit toute matérielle, pour ainsi dire, résidant, non point dans la pensée dominatrice et sûre d'elle-même, mais dans la chaleur d'un cœur volontaire et très ardent, dans le bouillonnement d'un sang aveugle et généreux, dans le mouvement passionné du corps, dans la magie de l'organe, dans la ravissante fécondité de l'imagination. Quand, plus tard, elle en eut jugé complètement, il dut lui plaire. Comme femme et comme artiste, elle était doublement impressionnable et impulsive. Cette nature d'homme, si française, si généreusement chimérique, si dépourvue de toute bassesse, cette éloquence emportée, exercèrent un charme profond sur la jeune fille. Puis elle lui voua une sorte de culte, à cause de l'engoûment qu'il avait pour Lionel, de la confiance qu'il mettait en l'avenir du jeune homme, des bienfaits dont il le combla. Cependant son impression du premier jour fut plus froidement clairvoyante, plus calme, et, à certains points de vue, plus juste. Gambetta était descendu de la tribune, et un long monsieur, mince et blond, lui avait succédé. Elle entendit chuchoter autour d'elle le nom de M. R***. Une voix un peu monotone, mais agréable et claire, une diction élégante, une argumentation serrée. Tout ignorante qu'elle fût des questions politiques, Renée sentit que l'orateur, très maître de son sujet, dès les premiers mots prenait l'avantage sur Gambetta. Aux raisons tirées du sentiment succédait la logique implacable; les grandes phrases vagues et sonores s'évanouissaient devant les faits comme des bulles de savon dans un vif coup d air. Et le désappointement de Renée s'accentua, lorsque le Président du Conseil, remonté à la tribune pour riposter, ne trouva que quelques paroles insignifiantes, sans portée, prononcées d'une voix sourde, presque mal dites. Elle s'amusait pourtant d'avoir pu comprendre, apprécier, mesurer la force des coups. Son parti pris en faveur de Gambetta, pas plus que les opinions de Lionel, ne l'avaient donc influencée? Elle se sentait toute fière de son indépendance. --Il faut bien, songeait-elle, que je fasse mon éducation politique, pour être sa vraie compagne plus tard? Et toutes ces grandes préoccupations qui se mêlaient à son amour gonflaient son cœur d'émotions profondes. Son art n'était pas oublié; des visions de scènes sublimes, à fixer sur sa toile, passaient dans son esprit surexcité. Les tendres regards de Lionel tout à l'heure se glissaient, se coulaient au fond de son cœur, lui causant des frémissements soudains qui l'ébranlaient de la tête aux pieds. Elle s'enfonçait dans une sorte d'extase, bercée au brouhaha des voix, tandis que la discussion continuait, ayant perdu son intérêt devant la Chambre inattentive. L'atmosphère était lourde, étouffée; à deux ou trois reprises, Renée appuya le revers de sa main contre sa joue; le chevreau de son gant procurait une sensation presque fraîche à sa peau toute rose de chaleur. Comme elle faisait ce mouvement, le vitrage d'en haut s'éclaira, et Lionel, qui, de l'hémicycle, la cherchait des yeux depuis un instant, la reconnut tout à coup. Il s'était tenu debout dans l'entrée de gauche pour entendre parler son illustre patron, qu'il appelait parfois assez cavalièrement son ami. Maintenant il s'était avancé, et gesticulait, à quelques pas de la tribune, entouré de trois ou quatre députés. Sa verve naturelle et le désir d'être aperçu de Renée au centre même de la solennelle enceinte, religieusement écouté par des législateurs authentiques, le faisaient se démener un peu plus que de raison. Nul n'y voyait de mal, du reste. On flattait en lui le favori du dictateur, l'héritier présomptif pour ainsi dire, celui sur l'épaule duquel Gambetta frappait avec un geste d'orgueil et d'espoir, comme pour le léguer d'avance à l'avenir de son œuvre et de son parti. On attendait sa majorité politique comme on attend celle d'un prince. Lionel, en effet, n'avait que vingt-quatre ans, et ne serait éligible que l'année suivante. Son arrivée à la Chambre était annoncée, escomptée, comme un événement important.--«Ce sera quelqu'un,» disait-on autour de lui, en parlant de ses dons magnifiques, de son organe superbe, de sa facilité d'assimilation, de son travail extraordinairement rapide et de son extérieur séduisant.--«Ce sera quelqu'un.»--Phrase magique, dangereuse à entendre trop tôt, car elle peut aussi bien soulever jusqu'à la gloire une renommée naissante que l'endormir et l'éteindre comme un lourd couvercle de plomb. Malheur à celui qui la sent se poser sur son front, ainsi que la couronne de sa jeunesse, et qui n'a pas la tête assez large ni assez forte pour la porter! Les lauriers précoces sont semblables à des fleurs hâtives, souvent bien vite fanées; ils valent rarement, dans leur fraîche et brillante verdure, les feuilles plus sombres mais plus robustes qui demandent toute une vie pour croître, et qui s'épanouissent sur des cheveux blanchis. Renée, avec son tact modeste, souffrit légèrement en contemplant de sa tribune la pantomime de Lionel, ses haussements d'épaules et ses gestes de dénégation tandis que les orateurs parlaient. Elle trouva cela de mauvais goût. Ne devait-il pas sentir que, dans cette assemblée, où peut-être il se ferait entendre un jour, il n'avait encore que le droit d'écouter? Elle l'eût admiré davantage dans une attitude réservée, muette, réfléchie. Il s'avança jusqu'au banc des ministres et dit quelques mots au Président du Conseil. C'était un enfant gâté, décidément. Gambetta lui sourit, puis se tourna vers ceux qui l'entouraient et leur désigna le jeune homme de sa main franche et largement ouverte. Il semblait dire: «En voilà un sur qui nous pouvons compter.» Alors Renée s'attendrit, s'en voulut de l'avoir blâmé. C'était la jeunesse de Lionel, son ardeur, sa vaillance, qui l'entraînaient. Mais comme on avait confiance en lui! Le geste du grand tribun l'émut comme une bénédiction ou comme un baptême qui aurait sacré Lionel pour les luttes à venir. Un instant après, il parut à ses côtés. --Eh bien, que dites-vous? fit-il joyeusement. La tribune s'étant désemplie, il s'assit derrière elle. On procédait alors au vote sur la question qu'elle avait entendu débattre, et Lionel lui nommait les députés tandis que ceux-ci glissaient leurs bulletins blancs ou bleus dans les urnes. Renée avoua que M. R*** l'avait convaincue bien mieux que Gambetta. --S'il ne tenait qu'à mon vote, dit-elle en riant, le Grand Ministère tomberait ce soir. --Moi aussi, je tomberais alors, fit Lionel, car je devrais donner ma démission. Mais il était sans crainte. Il ne s'agissait pas d'une question de Cabinet, et l'on avait une majorité de gouvernement absolument sûre. En effet, comme, un instant après, Renée bavardait joliment, développant des théories politiques avec un sérieux tempéré de sourires qui ravissait Lionel, le jeune homme l'arrêta par un «chut» si doux qu'il ressemblait à l'envoi d'un baiser, accompagné d'un signe de tête vers la tribune. M. Brisson, ce président que Renée trouvait tout à fait majestueux et décoratif, pesait sur le levier de la sonnette, tandis que le chef des huissiers, criait: «Du silence, messieurs!» Le nombre des votants fut proclamé, puis la majorité absolue; ensuite les voix pour et les voix contre l'amendement. Le gouvernement l'emportait. --Cela ne faisait pas l'ombre d'un doute, dit Lionel. La séance n'était pas finie, mais Renée voulut partir. Le jeune chef de cabinet sortit avec elle, lui fit remettre son manteau, parla familièrement aux huissiers et envoya l'un d'eux chercher sa propre pelisse à un autre vestiaire. Les belles dames qui se trouvaient là, s'enveloppant de leurs fourrures, se sentirent tout impressionnées et se demandèrent quel personnage pouvait bien être ce joli garçon si sûr de lui. --Permettez-moi de vous ramener? demanda-t-il en quittant le Palais-Bourbon? Mais il eut beau supplier, Renée refusa. --Il fait presque jour encore, vous me compromettriez, dit-elle, d'un ton moitié grave, moitié plaisant. --Renée, reprit le jeune homme, il faut pourtant que je vous parle. Tenez, ne sachant pas si cela serait possible, j'avais griffonné quelques mots au crayon pour vous les passer tout à l'heure, dans la tribune... Il lui tendit une petite enveloppe, et, sous le bec de gaz, elle lut, machinalement, les mots au timbre sec: _Chambre des Députés_. Elle songeait qu'il venait de l'appeler par son nom, et que cela lui semblait tout naturel. Elle eut peur de ce qu'elle éprouvait, repoussa le papier, lui dit un adieu presque froid. Mais, comme elle se retournait pour s'éloigner, il fit un pas à côté d'elle et glissa la lettre dans son manchon, cherchant à la pousser entre ses doigts afin qu'elle la saisît. Ce geste fut si inattendu, le regard qui l'accompagna si suppliant, si soumis et en même temps si passionné, que Renée, irrésolue, troublée, ne put le repousser. Avant qu'elle eût dit un seul mot, Lionel l'avait saluée et déjà il était assez loin, marchant rapidement vers la rue de Bourgogne. Elle s'en alla donc, pensive, serrant entre ses mains, dans la tiédeur du manchon, la petite lettre qu'elle n'osait pas lire. Car il fallait bien qu'elle se l'avouât,--maintenant qu'elle se trouvait seule et qu'elle s'interrogeait,--il y avait dans la façon dont Lionel lui avait parlé de son amour, dans toute l'attitude du jeune homme auprès d'elle durant cet après-midi, quelque chose d'obscur, d'irrégulier, qui devait la mettre sur ses gardes, l'empêcher de goûter, dans ses enivrantes délices, toute la joie du premier aveu. N'avait-il pas déclaré hautement qu'il ne se marierait pas? N'avait-il pas en même temps laissé paraître une passion dont la force et la vérité dominaient la jeune fille, l'épouvantaient presque? N'avait-il pas eu de ces paroles d'espérance, de ces promesses d'avenir en commun, par lesquelles on engage sa vie? Pourtant il ne la nommait parmi tous ses projets que sa compagne, et pas une seule fois sa femme? Qu'espérait-il? S'il se doutait que Renée l'adorait, ne savait-il pas quel trouble il allait jeter au fond de cette âme si pure, si paisible jusqu'alors? Oserait-il, si ses intentions n'étaient pas arrêtées, sérieuses, oserait-il se jouer par vanité, par caprice, du repos sacré d'une vie vaillante, difficile, laborieuse? Il connaissait les luttes journalières de cette artiste de vingt ans. Ne lui avait-il pas décrit lui-même les sombres écueils que rencontre à Paris la femme qui travaille, et surtout la femme qui a du talent? Ne lui avait-il pas promis d'être une force pour elle, un appui moral, un véritable frère? S'il n'éprouvait aujourd'hui qu'une fantaisie passagère, lui, homme, et par conséquent capable de mesurer sa passion, comment ne tremblait-il pas en parlant d'amour à celle qui, il le savait bien, ne se donnerait point à moitié, se livrerait tout entière, sans réserve, à un bonheur ou à un malheur éternels? Mais à quoi songeait-elle donc? D'où venaient ces lâches pressentiments? ces viles pensées? A quel moment Lionel lui avait-il donné le droit de le juger avec méfiance? Manquait-elle de courage, de générosité? Il l'aimait, qu'avait-elle à craindre? Elle s'abandonnerait aveuglément à lui. Il lui dicterait sa conduite. Il était son maître élu, l'homme de son choix, le seul qu'elle pût aimer, qu'elle aimerait jamais. Désormais, ses premiers devoirs se rapporteraient à lui. Elle allait ouvrir sa lettre, et, quoi qu'il dictât, elle obéirait. Renée tira le papier de son manchon, et, d'abord, jeta un regard autour d'elle pour découvrir une lumière qui lui permettrait de lire. Où donc était-elle? Une longue avenue baignée par la brume du soir; de grands arbres noirs, décharnés, lugubres; des ombres de balustres en pierre, et, au loin, plus bas, le reflet d'un fleuve... Elle se trouvait dans les Tuileries, sur la terrasse du bord de l'eau, venue là machinalement, pour réfléchir, pour se sentir un moment bien seule, et se ressaisir, s'il était possible, au milieu du grand vertige qui emportait son âme. Elle marcha vers la place de la Concorde, s'appuya sur le rebord de la pierre, et resta là, perdue dans une rêverie solennelle, poignante et douce, les yeux fixés comme par une mystérieuse fascination sur le fronton triangulaire du Palais de la Chambre, qui s'estompait en lignes foncées dans le brouillard bleuâtre. Il lui semblait que son destin tenait entre les froides murailles. Quel destin? Le lourd monument prenait un aspect de tombeau. La rumeur du bruit dont il s'emplissait tout à l'heure revint bourdonner à ses oreilles, et, dans l'air glacé du soir, elle sentit passer sur son visage comme une bouffée de l'atmosphère ardente qu'elle y avait un moment respirée. Elle se rappela l'étrange désappointement produit en elle au cours de la discussion. Pendant une heure la simple logique avait eu raison de ses penchants, de ses préjugés, de son inclination. Et pourquoi? Lionel avouait lui-même que Gambetta ne s'était jamais montré plus faible. Singulier hasard!... dont l'impression augmentait à cette heure, sans raison apparente, l'angoisse de ses doutes. Est-ce que la Destinée, expression de forces impitoyables, lasse d'être l'instrument aveugle de nos douleurs, prise parfois d'une pitié profonde, ne nous enverrait pas de secrets et suprêmes avertissements? Renée devait se poser cette question plus tard, en se reportant à cette journée, la dernière où elle pût encore hésiter avant de choisir sa route, car le lendemain allait décider de sa vie. II Il se leva tard, ce lendemain. Le soleil de décembre fut lent à percer le voile grisâtre, uniformément tendu sur le ciel, comme un morne pavillon. Le temps n'avait pas changé; le sol était sec et dur; le froid n'était pas très vif. Un fin brouillard léger, transparent, pénétrait jusque dans l'intérieur des maisons, remplissait d'ombres violettes les angles des murs, donnait un air vaporeux à toutes choses, et les gens d'imagination, en se réveillant ce matin-là, crurent s'agiter encore en plein monde de rêves. Ce fut l'impression que Renée éprouva. Rêve, sans doute, cet enchevêtrement de cheminées et de toits qu'elle apercevait flottant et incertain, entre les rideaux soulevés par un ruban rose à la fenêtre de sa chambre, dans leur appartement de la rue Darcet, au cinquième. Rêve aussi, le souvenir d'hier, la séance au Palais Bourbon, l'aveu de Lionel. Rêve surtout, le petit billet qu'elle retrouvait sous son oreiller, et dans lequel le jeune homme la conjurait de lui accorder une heure d'entretien pour l'après-midi de ce dimanche, une heure d'entretien particulier, secret, une promenade n'importe où, comme jadis ils avaient convenu d'en avoir ensemble, et pendant laquelle il lui expliquerait tout, la vraie nature de ses sentiments, ses intentions, ses projets d'avenir. Elle le jugerait, elle lui répondrait. Il saurait ce qu'il devait faire, ce qu'il pouvait espérer. Tous deux devaient prendre une résolution solennelle. On ne pouvait rester sur les mots prononcés la veille. Quant à lui, Lionel, il ne vivrait plus tant que Renée n'aurait pas disposé de leur existence et de son amour, dont il mettait le sort entre ses mains. «Je vous en supplie, écrivait-il, venez! Quels scrupules auriez-vous? Je suis un homme d'honneur. Cent fois, nous avons marché côte à côte, seuls pour ainsi dire, votre bras sous le mien. Au nom de ces conversations si délicieuses, et dans lesquelles je ne vous ai jamais montré que le plus profond respect, venez causer librement avec moi, sans témoins, sans que nulle contrainte vous empêche de m'écouter et de me répondre. Vous déciderez de mon bonheur ou de mon malheur. Venez, chère Renée, venez me parler avec votre douce confiance, que je ne trahirai jamais. Ah! j'ai tant de choses à vous dire!» Et il ajoutait, lui désignant un quartier éloigné qu'elle ne fréquentait jamais: «Je vous attendrai depuis une heure de l'après-midi, à Passy, près de la station, dans le petit square qui entoure le puits artésien.» La jeune fille relut ce billet. Puis, le tenant toujours entre ses mains, elle s'approcha de la croisée, et se tint debout, regardant vaguement au dehors, dans une grande perplexité: «Un rendez-vous!... Il me demande un rendez-vous! songeait-elle.» L'attrait romanesque de cette invitation audacieuse la séduisait. En cherchant des sujets de tableaux, elle avait souvent esquissé des scènes semblables à celles qu'évoquaient à présent les lignes rapidement tracées de Lionel. L'amour, pour elle, était un sentiment absolu, profondément sérieux; mais il était aussi la poésie ravissante de l'existence. Elle ne l'imaginait pas se pliant aux froides et régulières conventions, aux monotones habitudes. Volontiers, elle le rêvait un peu aventureux et risqué, bien que pur. Oh! sortir pour aller le rejoindre, lui dont les yeux luiraient sur son front comme deux astres adorés et s'illumineraient par sa présence! Oh! ce regard, qui la guetterait, qui la chercherait de loin, ces pas faits pour retrouver Lionel, cette course charmante dont il serait le but, cette foule qu'elle traverserait et qui ne saurait pas vers quel bonheur elle court!... --Renée! ma mignonne! s'écria une voix douce derrière elle. A quoi penses-tu? Tu vas attraper la mort! --Petite mère!... Bonjour... Mais non, je viens seulement de me lever. Et Renée passa vite ses pantoufles, enfila son peignoir de molleton blanc à cordelière bleue. Sans s'en apercevoir, elle était restée nu-pieds sur le parquet, dans sa longue chemise de nuit, dont le grand col brodé dégageait sa jolie tête expressive. Elle avait ainsi l'air d'un bel ange pensif. Mais sa mère la grondait de son imprudence avec une tendresse inquiète. --Viens déjeuner. Ton père nous attend. --Je te suis, mère. Elle s'attarda pourtant, afin de serrer la lettre de Lionel dans un coffret, qu'elle replaça derrière une pile de linge sur une tablette de son armoire à glace. Alors elle entra dans son atelier, placé à côté de sa chambre, dont l'autre porte ouvrait sur un étroit corridor. La grande pièce qu'elle appelait ainsi représentait le salon dans la distribution primitive de l'appartement. Elle formait l'angle de la maison, et ses quatre fenêtres, dont deux donnaient sur la rue Darcet et deux sur la rue Caroline, procuraient un jour suffisant, à cette hauteur du cinquième étage, pour que Renée pût y peindre et y tenir son cours de dessin. Le rêve de la jeune artiste était de devenir promptement assez riche pour posséder un véritable atelier. La difficulté gisait en ceci qu'elle ne pouvait, comme un homme, en louer un, n'importe où, indépendant de l'installation générale. Elle tenait à rester avec ses parents, même durant ses heures de travail. Et les appartements qui contiennent des ateliers sont généralement fort chers. Pour cette raison, on restait logé à cette hauteur du cinquième et dans ce quartier des Batignolles, déjà élevé au-dessus de Paris. La lumière! il fallait de la lumière! C'était cela qui, par ce sombre dimanche de décembre, préoccupait Renée, et la faisait passer par l'atelier avant de gagner la salle à manger. Elle voulait voir s'il y ferait assez jour pour tailler beaucoup de besogne, car la vue seule de sa mère lui avait fait prendre une subite résolution. Elle ne voulait plus aller au rendez-vous de Lionel. Elle poussa son chevalet dans l'angle le plus clair de la pièce, le changea deux ou trois fois de position, et finit par le placer dans un excellent jour. Puis elle examina son ébauche. Et, tout de suite, saisissant un fusain, elle modifiait l'attitude d'un bras dans sa figure principale. C'était son œuvre pour le prochain Salon. Une baraque de jour de l'an, sur le boulevard, avec l'écriteau: _Tous les objets: 25 centimes_. Le mélange pittoresque des pauvres bibelots; la promiscuité des grotesques poupées avec les tire-bouchons et les râpes à sucre, des pantins de bois peint avec les jarretières de coton, les peignes de corne, les petites trompettes de fer-blanc. La bonne figure de la marchande, empaquetée et gelée; l'admiration béante de trois ou quatre enfants en guenilles. Et, comme contraste, de l'autre côté du trottoir, la splendeur d'un magasin de fleurs naturelles, débordant de gerbes de lilas, de roses, de muguets, tandis que les traces de neige durcie sur le pavé, les traits rougis des passants, montraient la vivacité du froid dans ce jour d'hiver parisien. Tel était ce tableau, du moins dans la pensée de Renée, car, sur la toile, l'esquisse apparaissait seulement, et pas même encore définitive. La voix de Mme Sorel appela de nouveau sa fille, toujours d'une intonation d'infinie tendresse. L'artiste posa son fusain, contempla une seconde son œuvre commencée, prêta l'oreille à l'affectueux appel, eut comme un regard intérieur, un coup d'œil qui se retournait en dedans sous ses longs cils qui s'abaissèrent, puis elle fit un geste d'énergique résistance, de dénégation, vers quelque fantôme obsesseur. --A tout à l'heure, murmura-t-elle à mi-voix, s'adressant à son tableau. Je ne te quitterai pas aujourd'hui. Elle traversa vivement un petit parloir, première pièce en retour sur la rue Caroline, et se trouva dans la salle à manger. Un baiser à son père, qui cherchait son siège en tâtonnant, et qui refusa d'être aidé. Puis elle s'assit devant sa tasse dans laquelle leur vieille femme de ménage versait du chocolat, dont la vapeur parfumée remplissait l'étroite pièce. M. Sorel, assis enfin, appuya les deux mains sur la table, et poussa un profond soupir. Il ne se décidait point à commencer son repas. Sa femme et sa fille, toujours impressionnées par des accès de tristesse auxquels cependant elles devaient être accoutumées, se jetèrent un coup d'œil significatif, et reportèrent sur lui leurs yeux aimants et inquiets. Les traits de l'aveugle, très accentués, sans être durs, restaient impassibles, comme figés dans une mélancolie incurable. Ses yeux gris, sans flamme, s'enfonçaient dans l'ombre des paupières à demi fermées. Sa longue barbe, encore foncée, à cinquante ans, ses cheveux, épais, aux mèches rebelles, couleur de vieil argent, poétisaient un visage sans régularité, et donnaient à cette tête un caractère de majesté un peu sauvage. Ce n'était pas la vieillesse et ce n'était pas non plus la noblesse du vieil Homère, le sublime aveugle. On songeait plutôt à Ossian, à quelque barde des âpres montagnes de l'Écosse, dont le souffle des nuits sinistres aurait tourmenté la rude chevelure. Les fortes épaules remontaient, se voûtaient un peu, par les séances prolongées d'autrefois à la table de travail, et maintenant par l'incertitude de la tenue, le ramassement sur soi-même, que causaient la cécité, la crainte de tous les obstacles, l'affreuse oppression des éternelles ténèbres. Mme Sorel essaya de changer le cours de ses pensées. --Père, fit-elle en souriant, voilà le moment de gronder un peu ta fille, ton petit bas-bleu curieux et raisonneur, qui s'en va écouter la politique au bras d'un beau jeune homme. Tu sais, nous étions trop occupés hier au soir, et tu as remis la semonce au dimanche. Renée tressaillit, mais elle entra aussitôt dans la plaisanterie, par un mot joyeux et mutin. De la journée d'hier, elle n'avait caché à ses parents que l'aveu de Lionel et sa lettre. M. Sorel répliqua d une voix lente: --Renée a ma confiance absolue. Renée est libre, et je la sais incapable de jamais abuser de sa liberté. J'ai fait plus que l'émanciper. J'ai abdiqué dans ses mains,--hélas! le sort m'y a forcé,--à la fois la dignité et les devoirs de chef de la famille. Que suis-je, moi, pour garder sur elle la moindre autorité? Un enfant... un pauvre enfant impuissant, inutile, imbécile.--Oui, imbécile, au sens que les Latins donnaient à ce mot: _sine bacillo_, sans bâton, sans direction, sans volonté, sans force. Renée est un homme aujourd'hui. Renée apporte ici le pain qu'on mange, le bien-être, la gaîté... Qu'est-ce que je dis? Bien plus... Une gloire naissante. Tout ce que moi, le père, je devrais apporter... Nous avons changé de rôle. Je n'oublie pas quel est le mien. Je n'ai aucune observation à faire à Renée. --Oh! papa, s'écria la jeune fille émue et consternée. Comme tu dis cela? Est-ce que je t'ai fait de la peine? Est-ce que tu m'en veux? --Non, ma chérie. Et l'aveugle atténua la rigidité de son attitude, la dureté métallique de son accent. Il étendit la main vers la joue fraîche que sa fille lui tendit aussitôt et qu'il se mit à caresser doucement. --Non, ma chérie, répéta-t-il. Je n'en veux à personne qu'à moi-même et à mon horrible inaction. Ce serait un crime à moi de t'attrister seulement. Je ne disais que ce que je pense. Ma confiance en ma noble petite Renée est sans bornes, et, quoi qu'elle fasse, ce sera toujours bien fait. --Eh bien, alors, fit Renée en riant, je vais te faire manger ton chocolat que tu laisses refroidir. Allons, donne vite une preuve de ta soumission, mon petit père, et dépêche-toi de beurrer les rôties. En même temps elle se leva, lui mit les bras autour du cou. Et elle finit par le faire rire, tandis qu'il s'appliquait à étendre son beurre, à tailler son pain, sans aucune de ces maladresses d'aveugle, dont il se préservait par des efforts héroïques, par une vigilance de tous les instants. --Comment, reprenait Renée, viens-tu nous raconter que tu es inutile, que c'est moi qui te gagne ton pain? D'abord tu as ta pension, qui te suffit presque. Puis ton grand ouvrage, auquel tu travailles, ton _Histoire du régime parlementaire chez les races indo-européennes_, nous rapportera beaucoup d'argent. Et maman elle-même sera riche, recueillant la moitié des droits d'auteur, pour les notes qu'elle prend et la rédaction du manuscrit sous ta dictée. Le père hochait la tête, et l'enfant continuait, rieuse: --Maman... c'est elle qui devient forte, cette bonne petite mère chérie! Ne voulait-elle pas me démontrer l'autre jour que le parlementarisme est d'origine aryenne, et qu'au temps où l'on chantait les hymnes du Rig-Véda, il y avait sur les bords de l'Indus des manières de chambres des députés, qui s'appelaient des _pantchayats_. Elle avait touché juste, la fine petite Renée. Elle venait de faire enfourcher à l'ancien professeur son grand cheval de bataille. Il oublia la détresse navrée qui, ce matin, l'accueillait au réveil, menaçait de s'asseoir à ses côtés pour toute la journée. Il s'anima en développant ses idées, en parlant de ses chères études, en défendant la science et en tonnant contre la politique. Renée lui donnait la réplique, le contredisait quelquefois, juste assez pour l'exciter, et surtout pour s'instruire elle-même. Tout ce qu'elle savait lui était venu par cette voix forte et claire. Elle admirait profondément son père. S'inquiétant souvent du marasme, du mutisme où la cécité le plongeait, elle prenait à tâche d'être comme l'aiguillon de son intelligence, de lui fournir des occasions de lutter, d'argumenter; elle voulait remplacer pour lui l'auditoire d'autrefois, au lycée, dans ses conférences, et aussi la polémique des savants ses rivaux, afin de lui rendre le goût et la joie des jouissances intellectuelles dont il avait vécu. Durant ce temps, Mme Sorel se levait de table sans bruit, et vaquait doucement aux soins du ménage. La tâche était lourde pour elle de combiner les devoirs familiers du petit intérieur avec les exigences de l'aveugle, qui la tenait souvent assise des heures entières sous sa dictée, la faisant relire, raturer, recommencer, et n'écoutant rien, ni l'heure des repas qui sonnait, ni les observations discrètes de la pauvre femme, dont la main, à la longue, tremblait de fatigue et dont la tête devenait douloureuse. Il y avait bien la vieille Gertrude, la femme de ménage, qui passait là presque toute la journée, et qui faisait signe à sa maîtresse: «Ne vous dérangez pas. Je veille à tout.» Mais l'ouvrage ne manquait pas, avec les cours de Renée, l'atelier à tenir en ordre, la porte à ouvrir aux élégantes élèves, et la cuisine, et les raccommodages, tous ces travaux multiples et divers des ménages modestes, où s'use l'activité sans trêve de tant de simples femmes, dont le patient courage forme le talisman béni des bonheurs intimes. Mme Sorel était une de ces fées d'intérieur, au visage calme, un peu fané, encadré par les bandeaux de cheveux lisses, qui semblent avoir été coiffés une fois pour toutes et que la coquette fantaisie n'a jamais relevés différemment depuis le sérieux du mariage et la naissance des enfants. Renée avait eu des petits frères, mais ils étaient morts. Aussi loin qu'elle remontait dans son souvenir, elle voyait sa mère accomplir quelque tâche de dévoûment: auprès des enfants malades; auprès du père, chagrin, difficile, découragé; auprès d'elle-même, pour la remplacer dans mille occupations féminines et lui permettre de s'adonner tout entière à son art. Elle la voyait toujours pareille, de même visage, d'humeur égale. Et elle vénérait, elle adorait cette douce, immuable figure. Plutôt que d'y voir, par sa faute, passer l'ombre d'un chagrin, elle eût préféré mourir. En allant et venant de côté et d'autre dans l'appartement, époussetant là où Gertrude avait balayé, rangeant elle-même les papiers de son mari ou les esquisses de sa fille, Mme Sorel s'interrompait pour envoyer à la vieille bonne un joyeux sourire d'intelligence lorsqu'on entendait la voix du professeur s'élever dans la pièce voisine. --La politique scientifique!... la politique scientifique!... Ah! Renée, disait-il, c'est la chimère de notre temps. Le mot seul est une preuve du progrès de nos lumières, mais pour longtemps encore nous devrons nous contenter du mot. Cette science-là, vois-tu, mon enfant, pour la créer, il faudra peut-être des centaines de générations d'hommes, et pour l'appliquer sans obstacles, il en faudra des milliers. C'est la plus difficile de toutes. Pour savoir seulement qu'elle est difficile, pour envisager la multitude des facteurs qu'il faudrait connaître afin de prévoir les conséquences d'un acte législatif, il faut déjà être un penseur et un savant. Mais il faut bien plus encore, il faut être désintéressé. Le braillard de réunion publique préparant son élection, étranglerait volontiers de ses mains l'interlocuteur assez instruit et assez sage pour se lever et pour lui dire: «Nous ne sommes pas capables de juger les questions que vous nous soumettez.» Même si cet interlocuteur avait la politesse de ne pas ajouter: «Et vous n'êtes pas plus capable de les juger que nous.» Songe donc, Renée, si les électeurs étaient à ce point dans le vrai, il deviendrait impossible de gagner leurs suffrages en leur montrant une demi-douzaine de lois, enfermées dans un programme de vingt lignes, et en leur assurant que cette demi-douzaine de lois va leur donner le bonheur, la richesse, la sécurité, sans compter l'égalité, cette monstrueuse et criminelle utopie, cette étiquette de l'état sauvage, qui n'est même pas applicable aux sociétés animales un peu avancées, comme celle des abeilles ou des fourmis. --L'égalité, papa?... Tu m'avais appris à admirer la _Déclaration des droits_, et l'égalité s'y trouve. --L'égalité devant la loi, oui; le droit d'être jugé, récompensé ou puni avec les mêmes poids et les mêmes mesures, soit. Quelle belle conquête! Mais nous l'avons. A quoi cela servirait-il au futur député de prêcher--comme il devrait--qu'il faut s'en tenir à l'appliquer fidèlement? En quoi cela flatterait-il les passions de ceux qu'il veut entraîner, et dont son avenir politique dépend? Aussi on a promis, on a donné davantage; on a donné l'égalité des droits politiques, le suffrage universel qui accorde à cent imbécillités réunies plus d'autorité qu'à cinquante penseurs. Cinquante penseurs! cinquante hommes de génie... Quel est le pays qui peut se vanter d'en réunir autant en un siècle? On faisait autrefois consister la vraie grandeur d'un souverain à savoir découvrir les capacités, à les appeler à lui, à s'en entourer, à s'en servir pour gouverner. Elles sont si rares! Les discerner seulement, tel était le don suprême des glorieux monarques. Le maître que nous servons aujourd'hui, notre souverain actuel, ce fameux suffrage universel, fait tout le contraire. La masse annule l'élite de la nation, supprime son action et son influence. La masse--je ne dis pas le peuple, car il se trouve aussi parfois des esprits d'élite chez le peuple--mais la masse... abomination! épaisseur insondable de bêtise, de platitude et de vulgarité! C'est çà qui règne sur nous; c'est çà qui se choisit des représentants et qui les façonne à son image; c'est çà qu'on flatte et qu'on courtise avec plus de bassesse que les autocrates de jadis. Mais c'est çà aussi, c'est ce troupeau, qu'on trompe et qu'on égare. Cette égalité dans la médiocrité universelle doit s'étendre jusqu'à l'impossible; on promet aujourd'hui de l'établir quant à la fortune, aux honneurs, à l'instruction. Bientôt on fera entrevoir l'égalité du talent, de la santé, de la beauté. La bêtise humaine n'ayant pas plus de bornes que l'ambition des politiciens, je ne sais guère où l'on s'arrêtera. --Mais, papa, dit Renée, si la politique est une science que tout le monde ignore, qu'importe alors qui s'en occupe? L'ignorant y vaut le savant. --Dis-moi, ma petite Renée, si tu te trouvais seule dans la boutique d'un pharmacien, et que l'on t'apportât une ordonnance, ouvrirais-tu les bocaux et fabriquerais-tu les mélanges? --Oh! non, papa, ce serait plus qu'une imprudence, ce serait un crime, car je risquerais de tuer quelqu'un, et je le saurais bien. --Et si l'on t'offrait une somme énorme pour le faire? --Oh! papa... --La science te manquerait donc, mais non l'honnêteté. L'honnêteté et la science à la fois manquent aux politiciens. Voilà la différence. --Mais il faut cependant un gouvernement? --L'évidence de ceci ne m'est pas absolument démontrée, car le bonheur des peuples semble partout être en raison inverse de la force de leurs gouvernements. --Enfin, papa... dit Renée, qui, à bout d'arguments, finit par rire de son gai rire d'enfant. Enfin, voyons, quelle est ta solution? De notre temps et dans notre pays, tu pourrais mettre au pouvoir qui bon te semblerait, quels hommes choisirais-tu? Je te connais, tu ne renverserais pas le gouvernement, puisque ton avis est qu'il faut agir en modifiant ce qui est, non pas en innovant. --Certes non, je ne renverserais rien. --Alors?... --Alors, je m'abstiendrais, comme toi chez le pharmacien. --Oh! papa, voyons. C'est très sérieusement que je te le demande. Quels hommes choisirais-tu? Puisqu'il n'y en a pas de bons, quels sont les moins mauvais? --Ceux qui ont fait leurs preuves, qui ont vécu. Foin des jeunes gens bourrés de fatuité, d'ignorance et de belles paroles! Donne-moi de rudes lutteurs qui aient taillé leur propre chemin à travers le monde, dans n'importe quelle sphère, intelligemment, vaillamment, honnêtement surtout. --Et encore? --Je choisirais parmi eux ceux qui semblent, de par leurs occupations et leurs capacités, devoir comprendre quelque chose--non pas à la politique, c'est impossible--mais aux affaires. J'entends aux grandes affaires, qui sont celles d'un pays. --C'est tout? --Non, je ferais un nouveau triage et prendrais ceux qui, très sincèrement, ne recherchent pas le pouvoir; ceux qui, comme toi chez le pharmacien, tremblent à l'idée de préparer les mixtures. --Tu n'aurais qu'une assemblée de timorés. Ils mettraient cent ans à élaborer un impôt sur les biscuits de Reims ou sur les rillettes de Tours et à en prévoir les conséquences? --Parfait! Tandis qu'ils le prépareraient on mangerait tranquillement durant un siècle des rillettes et des biscuits. --Et la guerre? --Ils tâcheraient de l'éviter. --Mais si elle éclate. C'est alors que la lambinerie de tes législateurs serait nuisible. --Non, car ils n'auraient plus rien à faire. La guerre est un métier, connu comme celui de couler des canons et de fabriquer des fusils. C'est une science, si tu veux, et fort approfondie. Ou bien encore, c'est un art, et chaque âge produit des maîtres en ce genre. C'est, en somme, ces trois choses à la fois. Les législateurs n'auraient qu'à regarder et qu'à compter les coups. --Papa, n'admires-tu pas cependant un jeune homme qui se consacre à son pays, et qui?... Elle cherchait ses mots. --Ma fille, j'admire beaucoup un jeune homme qui se consacre à son pays. --Mais, je veux dire... Qui fait de la politique sa carrière, par dévoûment, par abnégation, pour accomplir beaucoup de bien? M. Sorel eut un immense éclat de rire. Il fut quelque temps avant de s'arrêter. S'il lui eût été donné de voir encore le cher et joli visage de sa fille, il en eût remarqué la subite rougeur. Mais il ne pouvait rien voir, le pauvre aveugle, et il ajouta, rendant cette rougeur plus intense aussitôt: --Comme Lionel Duplessier, n'est-ce pas? --Eh bien, oui, comme Lionel Duplessier, dit franchement la jeune fille. --Ce garçon-là n'est qu'un vulgaire ambitieux, ou je me trompe fort, reprit le père. Il a quelque talent, mais je ne réponds pas qu'il arrive. On est en train de le gâter par la flatterie, et il se gâtera tout seul par sa suffisance. Il se figurera toujours qu'il a du génie et qu'il est par là même dispensé d'étudier. D'ailleurs, je le crois impatient d'arriver, en même temps que sensuel et mou, ce qui le mènerait par les plus vilains chemins et ne le ferait aboutir nulle part. Ce n'est plus seulement de la rougeur que M. Sorel aurait vu sur le visage de sa fille, s'il avait pu voir. Deux larmes indignées jaillissaient de ses yeux et roulaient brûlantes sur ses joues. Entendre méconnaître à ce point Lionel, par son propre père, et ne pas oser le défendre, oh!... Elle murmura, tâchant de parler d'une voix ferme: --Mais son maître, mais Gambetta?... --Oh! celui-là, il est sincère, ce qui est quelque chose, et il nous donne le plaisir et l'émotion d'une grande éloquence, ce qui est beaucoup. Il est borné, c'est bien dommage. Au fond, un vrai Français, enthousiaste, léger, sympathique et bon. Il a trouvé un mot intelligent, _l'Opportunisme_. La Nature, notre institutrice à tous, est la grande opportuniste, agissant avec précaution, suivant les circonstances, par évolutions lentes. Je parle de la Nature, et non des éléments. Il est hanté, lui aussi, ce pauvre Gambetta, par la politique scientifique. Mais il est si naïf qu'il fait sourire. Il s'est entiché d'un savant plus célèbre par ses expériences ratées et ses découpages de chiens que par des découvertes. Cet oracle l'initie aux mystères de son laboratoire chimico-politique. Pauvre Gambetta! pauvre Gambetta!... Ses simples et généreuses inspirations valaient encore mieux. A ce moment, un coup de sonnette retentit à la porte de l'appartement, interrompant M. Sorel et faisant tendre à Renée une oreille curieuse. Gertrude entra. C'était un télégramme pour «Mademoiselle». --Tiens! s'écria Renée en déchirant le bord du «petit bleu», c'est de Gisèle. Elle ajouta, après avoir lu: --Cela tombe très bien. Elle me demande d'aller déjeuner chez elle et de lui consacrer mon après-midi. Elle va sans doute me donner une bonne séance de pose pour son portrait. Justement je suis très en train de travailler aujourd'hui, et l'on ne peut jamais la posséder deux heures de suite, cette Gisèle... Elle est si mondaine, toujours en l'air. Puis avec un léger soupir, comme soulagée d'un doute qui lui restait au fond de l'âme, Renée dit encore: --Allons, tant mieux, c'est décidé. Une heure après, elle tirait le bouton de cuivre du timbre devant la porte massive d'un des plus beaux hôtels de la rue de Monceau. Cet hôtel appartenait au baron d'Altenheim, le richissime banquier israélite, récemment anobli par un souverain étranger auquel il avait rendu des services d'argent. Gisèle d'Altenheim s'était prise d'une belle passion pour Renée, qui lui avait donné des leçons de peinture, et elle voulait avoir au prochain Salon son portrait peint par la jeune fille, elle dont Chaplin et Henner, avec leurs styles si opposés, avaient déjà reproduit la chevelure rousse crêpelée et les grands yeux verts aux cils noirs. Le battant de chêne céda lentement sous la petite main de Renée, à peine assez forte pour le repousser. Au fond d'une grande cour rectangulaire, finement sablée, une longue marquise régnait sur toute la façade blanche, éclatante et neuve de la maison; à droite et à gauche se trouvaient les écuries et les communs. La porte vitrée du milieu du perron, entre les nymphes de bronze soutenant des candélabres, fut ouverte par un domestique en livrée voyante, en culottes et en mollets. --Mademoiselle est-elle dans son petit salon? Un autre laquais s'avança du fond de l'antichambre. --Je vais voir. Mademoiselle veut-elle entrer dans la bibliothèque. Mais, sans attendre, Renée suivit l'homme, qui commençait à gravir les larges marches basses, recouvertes d'une épaisse moquette, de l'escalier à rampe massive en chêne ciré. Un palmier gigantesque, montant du vestibule, emplissait de ses grandes feuilles luisantes et dentelées la cage de cet escalier qui tournait à angles droits. La chaleur égale et douce du calorifère se répandait partout. Les murs étaient tendus de sombres tapisseries anciennes, sur lesquelles se détachaient des toiles de maîtres dans leurs cadres somptueux. Au premier, s'ouvrait un vaste palier; les portes des appartements disparaissaient sous des portières; des plantes vertes se dressaient contre le vitrage des hautes baies claires; et, dans les angles, de blanches statues dessinaient de jolis gestes et les lignes pures de leurs corps demi-nus sur des draperies de peluche aux nuances chaudes. Le domestique continua jusqu'au second étage, où se trouvaient les appartements de Mlle Gisèle d'Altenheim. Il introduisit Renée dans un délicieux petit salon, meublé de consoles et de bergères aux tournures vieillottes et charmantes, et où, sur les sièges, sur le piano, autour des cadres, on avait prodigué les étoffes pompadour aux pâles reflets roses, bleu argent, vert d'eau, semées de bouquets délicats et mignards. De vieilles petites guitares, des estampes reproduites sur le canevas au petit point, des bergères de Saxe, des dessus de portes genre Watteau, les panneaux cachés par des tentures de soie ancienne, tout faisait de cette pièce, au milieu de cet hôtel juif au luxe lourd, une oasis ravissante pour le goût plus fin d'un autre temps. Une immense fenêtre laissait apercevoir à travers ses trois glaces admirablement pures, la perspective du parc Monceau, qui donnait l'illusion d'un domaine en pleine campagne, avec la brume bornant ses massifs noirs, ses pelouses d'un vert vif coupées d'allées jaunes, son lac, son pont rustique et ses ruines de fantaisie. Renée connaissait bien ce petit salon de Gisèle, et trouvait toujours un nouvel amusement à s'enfoncer dans les bergères, dont la soie criait et cédait si doucement. Elle était à peine assise qu'une femme de chambre vint la prier de passer dans la chambre où Mademoiselle achevait sa toilette. Gisèle, en effet, éparpillait en nuage d'or les bouclettes de son front, debout devant sa grande psyché à trois pans, lorsque Renée entra chez elle. Les deux jeunes filles s'embrassèrent. Puis, tout de suite, Mlle d'Altenheim dit à son amie pourquoi elle l'avait invitée. On avait une loge pour le concert Colonne. Joachim, de passage à Paris, jouerait un concerto de Viotti, une fantaisie de Schumann, plusieurs morceaux. Renée disait dernièrement qu'elle n'avait jamais entendu le célèbre violoniste, aussi Gisèle, dès qu'elle y avait pensé, avait prié sa mère d'emmener Mlle Sorel et envoyé une dépêche aux Batignolles. --Oh! s'écria Renée, mais je regrette vivement. Je ne pourrai que déjeuner avec vous, et je serai obligée de vous quitter tout de suite après. A quoi tiennent les résolutions d'une femme? Un psychologue aura dans ce fait donné par l'auteur comme absolument authentique, la matière d'une belle page. A peine Renée eut-elle parlé qu'elle fut stupéfaite de ce qu'elle avait dit. Elle s'était, depuis le matin, accrochée à sa peinture, comme le naufragé qui se noie s'accroche à une planche de salut. Son pinceau à la main, elle échapperait à cette attirance si puissante et dont elle sentait vaguement le danger, qui l'entraînait petit à petit, minute par minute, à mesure que le temps passait et sans qu'elle bougeât cependant, vers ce petit square de Passy où Lionel devait l'attendre. Une première décision la retenait à la maison devant l'ébauche de sa toile; elle n'y aurait pas manqué, et, si Mlle d'Altenheim eût posé cet après-midi pour elle, Renée ne quittait pas l'hôtel de la rue de Monceau. Mais cette troisième combinaison, cette invitation pour le concert, la prit par surprise. Elle s'en dégagea brusquement, sans raison bien nette, d'instinct, avant de savoir ce qu'elle disait, pourquoi elle le disait, et ce qu'elle allait faire de cette journée rendue libre. La même indécision régnait en elle, tandis qu'elle prenait part au déjeuner de la famille, écoutant les plaisanteries un peu lourdes, les compliments un peu fades de M. d'Altenheim, un grand, chauve, au nez busqué, à la bouche déplaisante dont les dents mal rangées apparaissaient au milieu d'un hérissement informe de poils rouges et blancs. Il était placé à sa gauche. A sa droite, elle avait le fils de la maison, Jean d'Altenheim, un beau garçon, beau comme sa sœur, aux cheveux du même ton doux et chaud, à la fine moustache sur des lèvres épaisses, d'un dessin très pur, à la carnation mate, lumineuse et saine. Tous deux ressemblaient à leur mère, le type de la belle Juive blonde, une Marie-Madeleine du Titien, avec quelques années de plus et le repentir en moins. Judith d'Altenheim n'avait probablement dans sa vie aucun péché à laver de ses larmes. Jean regardait beaucoup Renée et l'écoutait davantage. Cette jeune fille avait un singulier charme dans la voix, dans les mots qu'elle choisissait pour dire les moindres choses. Habituée à exercer une sorte de fascination involontaire, elle ne se montait pas la tête pour deux yeux admiratifs cherchant les siens. D'ailleurs, pour le moment, elle pensait à autre chose. Au delà du grand meuble gothique, gigantesque comme un buffet d'orgues dans une cathédrale, derrière les vitrines duquel miroitaient la vaisselle plate, les surtouts d'argent ciselé, les bouts de table massifs, elle entrevoyait des carrés de gazon, une courte allée, dans laquelle marchait à pas lents un jeune homme. Le cartel de cuivre sonna une heure. Il était déjà là-bas. Il l'attendait. Irait-elle? On se leva de table. Ces dames se préparèrent à partir. Renée descendit avec elles sur le perron. La voiture, qui stationnait devant les écuries, tourna pour les prendre. --Alors, décidément, vous ne venez pas? dit Gisèle. Montez toujours. Nous vous descendrons où vous voudrez. Et Mlle d'Altenheim, tournant le dos aux chevaux, lui laissa la place du fond à côté de la baronne. Un grand fracas ébranla la voûte quand le coupé sortit. On descendit le boulevard Malesherbes. Renée, ne luttant plus, ne s'interrogeant plus, se laissait aller au fil d'un courant mystérieux qui l'emportait, elle le sentait bien, vers Lionel. Ainsi l'on rêve parfois que l'on dérive au fil de l'eau sur un grand fleuve, mais on n'éprouve ni émotion, ni peur; c'est un fleuve de songe, on s'en rend compte; le danger n'est pas véritable. A Saint-Augustin, elle dit: --C'est là qu'il me faut descendre. Elle avait aperçu le grand tramway vert, qui va de la rue Taitbout à la Muette, arrêté devant le bureau. Elle eut le temps d'arriver devant le marchepied avant qu'il repartît. --Il n y a plus de place! fit le contrôleur, tandis que la plaque de tôle s'abaissait laissant voir les lettres blanches et bleues du mot: _Complet_. Un jeune homme sauta en bas de la plate-forme. --Voulez-vous prendre ma place, mademoiselle? dit-il en ôtant son chapeau. Je suis presque arrivé. Et Renée se trouva hissée sur la voiture déjà en marche, en face d'un autre monsieur qui, à son tour, lui offrait son siège à l'intérieur. --Une heure et quart, se disait-elle. Le trajet est long. Je n'arriverai guère avant deux heures. Il n'y sera plus. Cette idée l'encouragea; mais à mesure qu'elle approchait, la crainte qu'il ne fût parti devint la plus forte. Dès le commencement de l'avenue Henri Martin, elle essuya du revers de son gant une petite place dans la buée qui dépolissait la vitre derrière elle. Et bientôt elle l'aperçut. Il se tenait debout regardant au loin, devant le puits artésien, juste à l'endroit où l'on a érigé depuis une statue de Lamartine. Il la vit faire arrêter le tramway, descendre. Et il s'élança pour l'aider, serrant sa main, l'enveloppant d'un regard de triomphe et d'ivresse comme s'il eût pris possession d'elle. Il entra dans la gare du Chemin de fer de Ceinture, descendit les marches. Un train arrivait. Il ouvrit un compartiment de premières et y fit entrer la jeune fille. Il y avait du monde; elle n'osa pas se récrier. Mais comme elle levait sur lui ses grands yeux joyeux et stupéfaits, il lui montra deux billets pris d'avance, pour Versailles. --Nous changerons à Ouest-Ceinture, dit-il en manière d'explication. Elle ne pouvait ni dompter ni cacher le bonheur qui la remplissait. Lionel était là, à côté d'elle, comme elle y était venue pour lui. Ils allaient loin, ils seraient donc plusieurs heures ensemble. Ce qu'ils se diraient, ce qu'ils feraient, elle n'en savait rien. Qu'importe? Cette demi-journée charmante qui s'étendait, tout entière, longue et mystérieuse, devant elle, aurait-elle jamais une fin seulement? D'autres nécessités, d'autres préoccupations, d'autres joies ou d'autres soucis suivraient-ils ce moment bienheureux et unique? Encore une fois, qu'importe? Renée croyait sentir qu'elle n'avait vécu que pour ce jour-là. Elle s'étonnait de s'être jamais intéressée à quelque chose pendant tant d'années. Quoi! elle avait mangé, dormi, marché, appris, travaillé, et elle avait pu ne pas mourir de cette monotone succession des actions et des heures? Mon Dieu! est-il possible? Elle avait failli ne pas venir à ce rendez-vous de Lionel! Elle avait hésité!... Elle demeura dans ces sentiments pendant toute la première partie de l'après-midi. Les deux jeunes gens avaient changé de train et filaient maintenant sur Versailles, par Meudon, Chaville, tout ce ravissant paysage de la rive gauche, qui, malgré la nudité de l'hiver, leur arrachait des cris d'admiration. Ils parlaient de tout, excepté d'amour. Cette fois, ils étaient seuls dans leur compartiment. Ils se tenaient assis l'un contre l'autre, les pieds sur la bouillotte d'eau chaude, dans les doux parfums mêlés de leurs vêtements de fourrure, des violettes que Lionel avait achetées pour Renée,--il lui montra toutes fanées, sur son cœur, celles qu'il lui avait prises la veille,--enveloppés surtout par les subtils effluves de leurs fraîches haleines, de leurs cheveux, de leurs corps frémissants, dans cette atmosphère personnelle, embaumée de jeunesse, qui commençait à les griser. Lionel s'exprimait avec gravité, parfois avec tristesse. Il faisait allusion à la solitude de sa vie, au départ de sa mère en province--cette mère chérie jamais quittée auparavant;--il dépeignait les luttes de sa carrière future. Renée le regardait de côté, admirant son beau profil qui s'assombrissait avec tant de grâce, et voyant surtout, à travers l'éloquence des traits, la sincérité de l'âme. Cette mélancolie, dont elle seule possédait le remède, elle en était à la fois ravie et navrée. Mais, pénétrée d'une crainte vague, qui aiguisait la mystérieuse volupté de ses sensations, elle écartait certains sujets, elle ne laissait pas la conversation s'attendrir. Son esprit souple, léger, son rire si frais et si prompt, voltigeaient pour ainsi dire autour d'elle, comme une instinctive défense. Il ne fallait pas qu'un seul instant elle se départît de cette gaîté. Elle raillait gentiment le jeune homme. Dans un de ses jolis gestes, elle posa la main sur la loutre qui garnissait la manche du pardessus de Lionel; et elle tressaillit profondément, comme de la douceur et de l'effroi d'une caresse qu'elle aurait osée. De petits incidents les amusèrent. Renée tira sur un fil à la couture intérieure de son manchon; un point se défit; et, pendant toute leur promenade, chaque fois qu'elle sortait ses mains, des brins de duvet s'échappaient; tous deux soufflaient alors pour les empêcher de s'attacher à leurs vêtements. Ce jeu leur semblait drôle; leur intimité s'en augmenta. Puis Lionel voulant, sur la prière de Renée, faire entrer l'air vif et pur de la campagne, cassa la glace en essayant de l'abaisser. Ce fut une émotion; la jeune fille prévoyait des ennuis; on demanderait leurs noms. Le méfait ne pouvait être dissimulé, car la glace restait à mi-chemin, à moitié relevée, résistant à tout effort. Lionel rit de son enfantillage. A l'entrée en gare, à Versailles, ce fut lui qui se fâcha le premier, appela les employés supérieurs, les accabla de reproches sur le mauvais état du matériel, puis partit fièrement, sans écouter leurs excuses, à travers un groupe de badauds fort impressionnés. Alors commença la longue promenade dans le parc de Versailles, brumeux et désert. Et la mélancolie des profondes allées, la solennité du silence, le charme des statues rongées de mousse près des bassins abandonnés, la voix des souvenirs qui s'élève dans ce lieu pour dire que le temps est court et qu'il faut se hâter de saisir le bonheur, accomplirent sur le cœur de Renée leur œuvre énervante et magique. Lionel lui-même, bien que moins naïf et moins pur, éprouva pendant quelques heures des émotions inconnues. Jamais rien de si pénétrant et de si sincère ne devait faire vibrer son être. Qu'il s'y reporte donc plus tard, et qu'il abreuve sa bouche aride à la source merveilleuse jaillie ce jour-là dans son âme! Ce fut un beau rêve d'amour que firent ces deux êtres, eux-mêmes si beaux, jeunes, vibrants de vie, en face de cette nature, si charmante en sa morne grâce.--Un rêve!... c'est encore ce mot que Renée répétait, par un pressentiment singulier, dès que Lionel essayait de parler d'avenir. --Laissez, disait-elle, ne parlons pas de demain. Je fais un beau et doux rêve. Ne le troublez pas. Je suis si heureuse! Elle ajoutait: --Nous sommes dans un pays étrange, fait exprès pour nous servir d'asile, loin de Paris, loin de la France, loin de la terre, loin de tous les obstacles qui nous séparent, des nécessités brutales de la vie comme des conventions du monde. Et nous marchons la main dans la main, nous entretenant de choses profondes... Et nous serons toujours de même... Et cela ne finira jamais. Elle buvait ainsi à longs traits dans cette coupe d'amour et de poésie dont elle savourait l'ivresse, croyant la goutte qu'elle y puisait intarissable comme l'Océan. Cependant Lionel lui dit: --Savez-vous pourquoi je vous ai amenée à Versailles plutôt qu'ailleurs? C'était surtout pour vivre quelques heures avec vous dans les endroits où s'est écoulée mon enfance. Je connais bien tous ces recoins du parc. J'y ai passé de bons moments, soit à jouer, soit à rêver. Mais j'étais forcé aussi de venir à Versailles un de ces jours. Mon père m'a prié de me rendre à notre ancien appartement, qu'il a conservé, pour y réunir quelques objets que je dois lui faire parvenir. Vous m'excuserez pendant cinq minutes, n'est-ce pas? --Certainement. Où vous attendrai-je? --Voyons, je ne sais pas trop. Venez toujours jusqu'à la grille du parc, la grille du Dragon, près du bassin de Neptune. Notre maison est tout à côté, au coin du boulevard de la Reine. En y allant, il lui parla de ses parents. Il lui raconta une histoire d'amour dont ses deux aïeuls paternels furent les héros, un dévoûment de femme, une naissance clandestine. Avec une naïveté assez plaisante chez ce républicain farouche, il se vanta d'être le très proche descendant d'un pair d'Angleterre, de qui venait, d'ailleurs, son prénom, Lionel. Là-dessus, il déblatéra contre le mariage, contre l'absurdité des préjugés, vanta la beauté, le désintéressement de l'union libre, le rôle magnifique de la femme qui ne demande à l'amour que l'amour même. Comme ils approchaient de la maison, il revint adroitement sur la nécessité où il allait se trouver de ne plus revoir Renée, puisqu'il lui avait avoué ses sentiments sans pouvoir lui offrir sa main. Une grande épouvante serra le cœur de la jeune fille. --Tenez, dit Lionel en désignant les volets fermés d'un troisième étage à l'angle d'une façade assez vaste, voici notre chez-nous. Ces deux fenêtres, au bout, à gauche, c'est la chambre de maman. Sa chaise longue, au pied de laquelle je m'asseyais si souvent sur le tapis, est restée dans la salle à manger, à la place où on l'approchait de la table, pour les repas. Il me faut du courage pour entrer là tout seul. Chaque fois que j'y vais, j'ai envie de pleurer comme un enfant. Elle est si loin, maintenant, ma chère petite maman! Tenez, pourquoi ne monteriez-vous pas avec moi, Renée? Venez, je vous parlerai d'elle, je vous montrerai ses coins favoris. Ce fut dit avec une telle simplicité, une émotion si vraie, qu'il eût semblé monstrueux à la jeune fille de s'offenser ou de se révolter. Puis elle éprouvait comme une soif d'un moment de solitude avec Lionel, dans son intérieur familier. Ce tête-à-tête qui allait finir serait le dernier. Leurs deux chemins étaient décidément trop divers pour jamais se confondre. Il allait falloir se dire adieu. Eh bien! ils prononceraient cet adieu solennel dans un lieu sacré, dans la chambre de cette mère qu'elle eût voulu connaître. Elle pourrait lui dire les paroles graves et profondes qu'elle avait au cœur; elle oserait lui avouer combien elle l'aimait, mais qu'elle se sacrifiait joyeusement à son avenir. Et lui, il aurait quelques-uns de ces mots si doux dont il savait le secret, qu'elle emporterait avec elle, et qui lui donneraient le courage de vivre. Sans doute, il la presserait sur son cœur, un instant, comme hier. Oh! elle voulait sentir une seule fois encore cette étreinte avant de se séparer de lui pour jamais. Ils montèrent. Renée passa rapidement, tandis qu'il prenait la clef chez le concierge. En haut, il ouvrit les volets, et resta un instant avec elle à contempler le soleil, qui descendait tout rouge derrière les bois violets. Quelques nappes d'eau, aperçues à travers les arbres, dans le parc, étincelaient comme des plaques d'or. --Comme c'est beau! dit-elle. --Oui, comme c'est beau! répéta Lionel, en passant le bras autour de sa taille, et en l'attirant doucement contre lui. J'ai vu cela souvent, mais jamais comme aujourd'hui. O Renée! tout me semble nouveau quand je le regarde avec vous. Qu'avez-vous donc dans l'esprit et dans le cœur pour transfigurer ainsi les choses les plus connues? O chère et noble créature, comme je vous aime! Elle posa la joue sur sa poitrine, et tous deux demeurèrent dans une véritable extase. Enlacés ainsi, ils parcoururent les froides pièces, que le jeune homme sut animer de charmants souvenirs. Le goût artistique de Renée s'y sentit un peu blessé pourtant. La raideur des meubles, vieux sans être antiques, la dureté de ton des papiers sur les murs, n'y étaient tempérées par aucun bibelot coquet, par aucun pli gracieux de tenture, par aucun de ces artifices ingénieux au moyen desquels l'imagination d'une femme sait transfigurer le plus modeste intérieur. Il est vrai que Mme Duplessier, partie pour la province, avait dû emporter tous les menus objets d'ameublement. Cependant deux chambres restaient en état d'être habitées: celle de Lionel et un petit salon. Le jeune homme les gardait en pied-à-terre. Ces deux chambres présentaient le même caractère sévère et disgracieux du reste. La femme qui avait habité cet appartement restait pour Renée la mère adorée de Lionel, mais la jeune fille, tout en la sachant extrêmement intelligente, la pressentit de nature un peu sèche. Elle se souvint d'avoir souri jadis, avec sa douce mère, à elle, lorsque Lionel faisait encore ses classes, de la tournure provinciale et gauche du jeune garçon, dont la taille grandissante déformait les vêtements étriqués; elle le voyait encore dansant avec une des demoiselles Anderson.--Il n'avait jamais bien dansé.--Et tous ces légers défauts extérieurs semblaient expliqués par l'état de constante maladie où vivait Mme Duplessier. Toutefois, cette femme devait manquer des petits côtés tendres, superficiels et charmants de la vraie nature féminine. Ces réflexions rendaient Lionel plus précieux encore à Renée, en lui montrant tout ce qu'il attendrait d'elle et tout ce qu'elle pourrait lui donner. Oh! s'il lui avait suffi d'ouvrir, fût-ce par la plus cruelle blessure, son cœur de chair, et d'en laisser couler, avec son sang, des torrents d'ingénieuse tendresse! Mais non, pour posséder le droit de l'envelopper avec sa sollicitude, il fallait d'abord lui accorder autre chose, cet autre chose dont elle voyait le désir troublant grandir dans les yeux du jeune homme. O lutte affreuse! Où était la vérité? Était-il possible que son devoir fût de désoler Lionel et de l'éloigner pour toujours? D'ailleurs, il ne la croirait jamais sincère, lui qui ne voyait ni un déshonneur ni une faute dans une libre union. Il penserait qu'elle n'était pas assez désintéressée pour se donner sans le mariage. Il l'aimait assez pour l'épouser peut-être. Il sacrifierait son avenir... Et la vertu consistait à exiger cela?... La vertu! Mais ce serait un marchandage hideux! Elle ne savait plus. Sa tête se perdait vraiment. Et lui, penché vers elle, lui murmurait d'ardentes paroles d'éternelle adoration. Ils étaient revenus dans la salle à manger. Ils s'assirent côte à côte sur la chaise longue de la malade absente. Le jour, le triste jour de décembre était presque tombé. La mélancolie et le silence du parc désert se glissaient autour d'eux sous les rideaux soulevés des fenêtres assombries. Cette sensation de flotter bien loin, au delà, au-dessus de la réalité, s'empara plus que jamais de la pauvre enfant amoureuse, et absolument ignorante des surprises de la passion. --C'est un rêve... Oh! quel doux rêve! murmura-t-elle encore sous les lèvres de Lionel, et tandis qu'elle s'abandonnait. Comment eût-elle reculé d'horreur et d'épouvante devant la chute vulgaire, elle que transportait alors l'enthousiasme du plus noble dévoûment?--La part d'exaltation venue des sens, elle l'attribuait innocemment aux élans les plus purs de l'âme. Rien de ce qu'elle éprouvait ne ressemblait aux suggestions basses qui, dans son idée, nous induisent en faute. Rien ne la mit en garde, pas même un remords après la minute irréparable et suprême. Au contraire, loin de se trouver diminuée, elle se sentit plus grande, et l'orgueil délicieux qui aussitôt lui enivra l'âme ne fut pas la moindre de ses joies. La délicatesse ravissante de Lionel fut pour beaucoup dans ce sentiment. Quels que purent être ses torts par la suite, il ne perdit jamais, dans ses façons extérieures, le respect touchant, la reconnaissance émue, dont il entoura celle qui venait de lui faire si simplement le don magnifique de sa personne. Il se sentait d'ailleurs profondément épris. Son amour s'augmenta par la possession, et il admira Renée pour avoir produit en lui cet effet, si contraire à l'expérience des hommes en général et à la sienne en particulier. Dans le train, lorsqu'il la ramena; dans le fiacre qui la déposa à l'angle du boulevard des Batignolles, il la tint pressée contre lui, et lui dit tout ce qu'une nature voluptueuse, une éloquence facile, un bonheur jeune et sincère, peuvent suggérer de mots enivrants. Il coupait ses paroles d'adorables caresses, enchaînant d'un lien toujours plus fort le cœur éperdu qui battait près du sien. Comment peindre des moments pareils? Tel est leur éblouissement, que Renée, rentrée chez elle, dut cacher, non point une rougeur de honte, mais le rayonnement divin qu'ils avaient laissé sur son front, et leur intense splendeur qui se reflétait dans ses yeux. III La félicité sans mélange qui transportait Renée bien loin au-dessus du sentiment même de la déchéance et de la faute, dura quelques jours, une semaine au plus. Puis les premières gouttes de fiel s'y mêlèrent. Quelle idée fausse, que celle qui identifie la morale avec la religion! Quelle idée dangereuse, à notre époque de doute, alors que le surnaturel perd de plus en plus sa puissance sur nos âmes! Quelle idée corruptrice, puisqu'elle fait intervenir entre le crime et le châtiment, ou--pour employer un langage moins métaphysique et plus exact--entre la cause et son effet direct, les subtilités de l'intention et les vaines larmes du repentir. La punition, le péché! Oh! si l'on prenait ces deux mots, non point au sens mystique, dont l'incrédule sourit, mais au sens implacable que leur donnent les conditions de la vie, soit individuelle, soit sociale, qui oserait alors les discuter? qui les prononcerait sans effroi? A-t-on besoin de faire intervenir le ciel pour empêcher un homme raisonnable de descendre du quatrième étage en enjambant l'appui de la croisée? Se précipitera-t-il sans crainte, comptant sur la pureté de son intention et sur sa repentance future pour l'empêcher de se briser contre les pavés de la rue? La loi fatale qui préside à la chute des corps et à l'accélération de leur vitesse provoquera-t-elle les raisonnements des moralistes? Et si nous comprenions enfin que dans le domaine moral, l'effet suit la cause aussi rigoureusement que dans le domaine physique, nous ne serions point obligés de recourir à la superstition pour maintenir les peuples et les individus dans le devoir, dans l'ordre et dans l'obéissance. Mais nous faisons pire encore; nous enlevons le frein religieux, sans le remplacer par aucun autre. A la chimère d'une loi divine, nous substituons la chimère de la liberté humaine. L'homme libre, quelle ironie! Nous verrons ce que produira cette liberté dans notre Occident, et ce qu'il nous en coûtera d'avoir méconnu la discipline sous laquelle d'inéluctables lois nous tiennent courbés pour jamais. Le pouvoir qui nous mène, qui nous contraint, qui nous châtie, pour n'être pas surnaturel, n'en est que plus redoutable. Car il ne plane pas au-dessus de nous, comme un Dieu que l'on peut fléchir; impersonnel et implacable, il existe jusqu'en nous-mêmes, dans nos nerfs, dans notre sang, dans nos organes qui nous imposent leurs conditions, et bien plus encore dans nos sentiments et dans les multiples ressorts de nos sociétés. L'antiquité, l'Orient, l'ont compris mieux que nous. Ils ont presque toujours séparé la religion de la morale; le dogme peut alors changer, la société ne croule pas pour si peu. La morale est l'hygiène de l'âme; la religion est son rêve, sa consolation. Si l'âme est saine et forte, le rêve sera pur et sublime. Et si le rêve un jour s'évanouit, la vie du moins n'en sera pas compromise. Renée ignorait la philosophie, et ne connaissait même pas le nom de la sociologie. Elle se sentait fière et heureuse d'appartenir à Lionel; il lui était impossible de trouver le moindre principe mauvais ou bas dans l'entier sacrifice qu'elle lui avait fait de son existence. En vain épiait-elle dans son cœur la naissance de ce qu'on appelle des remords, et qu'elle attendait avec une sorte de superstition. Il ne lui en vint pas. Alors, aussi pure qu'ignorante, elle commença à regarder avec horreur la société, qui couvre d'opprobre une situation aussi noble et aussi douce qu'était la sienne. Elle se sentit grandie par ce mépris qu'elle éprouvait. Jamais elle n'avait été plus remplie d'enthousiasme, d'inspiration, de courage. Sa passion, qui lui semblait une source de force et d'élévation, la domina sans qu'elle lui opposât la moindre résistance. Lionel lui parut un héros. C'était ce mâle esprit qui agissait sur le sien, qui le complétait, pensait-elle. Et lui, par ses conversations, par ses lettres, s'appliquait à éloigner d'elle jusqu'à l'ombre d'un scrupule. Ce qui ajoutait à la sécurité morale de Renée, c'est que le mensonge, dont elle avait horreur, ne lui fut pas tout d'abord nécessaire. Elle vivait un peu chez elle en garçon, allant, venant, décachetant sa correspondance, sans que le vieux professeur, enfoncé dans ses tristes méditations ou dans ses travaux, et sans que la douce Mme Sorel lui fissent une question ou une remarque. Sa mère, élevée pieusement dans une petite ville de l'Écosse, ne connaissait absolument rien du monde, et encore moins des dangers de la société parisienne. Pour cette âme droite et naïve, le moindre faux pas était la chute irrémédiable au fond de l'abîme; point de milieu entre la pureté absolue ou le vice le plus noir. Comme elle voyait à bon droit en Renée une créature d'élite, elle n'imaginait pas qu'il pût exister jamais rien de commun entre le mal et son enfant. Elle la considérait comme supérieure à elle-même, l'admirait, ne la surveillait pas. Quand des lettres adressées à «Mademoiselle Renée Sorel» lui passaient par les mains, elle les remettait à la jeune fille sans même en regarder l'écriture. Délicieuse correspondance, lue en cachette, puis enfermée dans un coffret ancien, avec les premières violettes qui lui venaient de Lionel, ces petites fleurs qui, durant les premières étreintes, s'étaient froissées contre son cœur. Pauvre Renée, savoure ces joies, si fugitives. Prends ta palette et tes pinceaux, et puise dans la beauté de ton amour des inspirations jusqu'alors inconnues. Mais n'accuse point la société que tu ignores, et ne la maudis pas, lorsque tout à l'heure elle va te frapper. Elle est immense, monstrueuse, admirable et nécessaire. Elle s'est faite peu à peu, bien lentement, par des millions d'efforts. Elle changera, mais pour cela, il lui faut du temps, et ta vie à toi est si courte que tu ne t'apercevras pas plus de ses changements que le papillon ne s'aperçoit de la marche du soleil. Pourrais-tu t'en prendre à la locomotive qui broierait tes membres si tu te jetais sur les rails? Tu t'es jetée sur les rails où se précipite l'immense machine sociale. O pauvre enfant, que tu vas souffrir! Tu ne savais rien de ces choses, et ne consultais que ton cœur. Apprends donc, et dis ensuite bien haut ce que tu auras appris afin d'en préserver d'autres. Ton sang et ta vie paieront ton expérience. Cela est juste. Il y a des ignorances qui sont funestes comme des crimes. Renée eut un second rendez-vous avec Lionel, et tous deux allèrent déjeuner ensemble au pont de Chatou, chez Fournaise, puis ils se promenèrent dans l'île. C'était un jour de semaine, et la campagne était absolument solitaire. Ils étaient radieux de gaîté. Les doutes, les luttes, l'espèce de solennité des premiers épanchements avaient complètement disparu. Ils s'appartenaient avec une telle franchise de bonheur et d'amour qu'à peine croyaient-ils que jamais il en eût été autrement. --Depuis quand m'aimes-tu? se demandaient-ils l'un à l'autre. Et la réponse était la même: --Je t'ai toujours aimé. Ils se rappelaient mille petites circonstances de leur jeunesse, des événements insignifiants en apparence et dont chacun s'étonnait de retrouver chez l'autre le souvenir aussi vivant.--«Tu l'avais donc remarqué? Tu pensais donc déjà à moi?...» La longue tendresse contenue du passé débordait de leurs âmes et de leurs lèvres. Leurs espoirs timides autrefois, et leurs craintes... Ils énuméraient tout. Aussi loin qu'ils remontaient dans leurs souvenirs, chacun se découvrait avec une surprise délicieuse tout entier dans toutes les pensées, dans toutes les préoccupations de l'autre. Comment se verraient-ils à Paris? On ne pouvait pas souvent trouver toute une demi-journée pour faire le voyage de Versailles. Une demi-journée!... Renée croyait cela bien long autrefois. Maintenant, comme c'était peu de chose! comme l'heure de la séparation arrivait vite! Il ne fallait pas songer à se rencontrer chez Lionel. Renée savait bien qu'il demeurait avec un ami; elle connaissait depuis longtemps les détails de son existence. Le jeune homme lui dit qu'il avait une idée, lui demanda de venir le retrouver, un jour qu'il fixa, aux Champs-Élysées, derrière le palais de l'Industrie, promettant de la conduire à un petit nid qui serait bien à eux. Renée était absolument incapable de lui rien refuser. Deux jours après, chez Mme Anderson, une conversation qu'elle entendit lui fit un mal affreux. On était encore dans l'intimité; quelques habitués venaient de paraître. Lionel n'était pas arrivé. On parla de lui assez aigrement. Mme Anderson commençait à s'apercevoir que décidément il n'épouserait pas une de ses filles. Elle qui l'avait choyé comme un enfant gâté, lui passant tous ses caprices, son laisser-aller impertinent; elle qui trouvait toujours quelque prétexte pour sortir de la chambre quand il venait les voir dans la journée afin de le laisser en tête-à-tête avec l'une des deux petites, déclara que c'était un être dangereux, qu'il affichait des théories scandaleuses, et qu'elle prévoyait le moment où elle se verrait obligée de lui fermer sa porte. --Oh! ses théories, je les connais, s'écria là-dessus un petit jeune homme au long nez, à la mine chafouine, parent éloigné des Duplessier. Il se nommait Adrien Moredon, et il s'entendait si bien à déchirer les réputations des femmes et des hommes de sa connaissance, que ses amis ne l'appelaient entre eux que «Mors-donc!» --Je connais ses théories, il les mettra en pratique absolument comme il le dit. --Eh bien, quelles sont-elles? demanda Renée, prise d'une horrible gêne et se sentant pâlir. --On ne peut pas les dire devant les jeunes filles, reprit Adrien, en lançant son mauvais regard de petit homme mal venu et jaloux des succès d'autrui, du côté de Mlle Sorel. --Mais si, au contraire, reprit Mme Anderson, ce serait une charité, car cela les mettrait en garde contre les entreprises de ce beau garçon. Elles sauraient au moins ce qu'il veut dire quand il leur fait la cour. Ces deux êtres qui parlaient là savaient bien qu'ils allaient infliger une blessure à Renée, car Lionel, avec son indépendance parfaite de l'opinion des autres, ne cachait pas son adoration pour elle, et d'autre part il n'était guère difficile de deviner les sentiments de la jeune fille. Mais ce qui deux semaines auparavant eût été pour elle une piqûre d'aiguille devenait un coup de poignard retourné dans sa chair maintenant qu'elle s'était donnée à lui. --Voici donc comment Lionel Duplessier compte arranger sa vie, reprit Mme Anderson. Il parle d'union libre; nous allons voir comme il entend l'union libre. Il veut épouser une fille riche... Il se mariera, mais seulement quand il aura atteint une position assez haute pour prétendre à beaucoup d'argent. En attendant, comme c'est un raffiné, comme, après le libertinage, il veut connaître la douceur d'un amour pur et romanesque, il engagera dans les liens de sa fameuse union libre quelque pauvre fille assez sotte pour se laisser prendre à ses grands mots et à ses beaux yeux langoureux. --Oui, fit Adrien. Il veut l'amour et le mariage, mais, contrairement à Mme de Staël, il ne veut pas l'amour dans le mariage; non, il veut l'argent dans le mariage. --Il est assez effronté, ajouta Mme Anderson, pour assurer que la femme qui se sera donnée à lui sans condition et qu'il aura aimée dans sa jeunesse, il l'aimera toujours, même lorsqu'il se sera marié; qu'elle sera la vraie compagne de sa vie. Quel beau rôle pour elle, en vérité, et pour l'épouse légitime! L'orgueil et l'immoralité de ce garçon ne connaissent pas de bornes. --Sans compter, reprit Adrien, que cette fidélité à laquelle il s'engage, je le connais, il est absolument incapable de la garder. «Hélas! pensait Renée, il y a quelques jours seulement, j'aurais ri de pareils propos, trop monstrueux pour être vrais, et aujourd'hui, ils me font tant de mal!» Mme Anderson continuait: --Il appelle son cynisme de la franchise, et se vante que, du moins, il n'aura trompé personne. --Un raffiné!--comme vous disiez--reprit encore le petit cousin, car il veut jouir par-dessus le marché de l'approbation de sa conscience. De la franchise!... Soyez tranquille, il sait changer ses discours suivant ses interlocuteurs. Il y a des gens de par le monde auxquels, je le parierais, il ne parle pas de sa soif d'argent, de son ambition effrénée. A ceux-là, il met en avant les nécessités de la politique, l'attente anxieuse de la France, dont les destinées sont suspendues aux siennes. --Pauvre France! dit ironiquement l'une des demoiselles Anderson. Et son œil clair de jolie blonde, comme le petit œil faux d'Adrien «Mors-donc», chercha le regard de Renée. Quand la jeune artiste sortit de chez ces dames, elle se promit de n'y pas retourner aussi souvent. Son secret serait trop exposé. La jalousie est clairvoyante. Et quel triomphe pour les jolies Américaines, que le monde jugeait si légères, pour Mme Anderson, taxée de mère inconséquente, pour le vilain petit «Mors-donc», rongé d'envie, si la belle et calme Renée, promise à tant de succès par son esprit, son talent, sa distinction charmante, pouvait être arrachée de son piédestal et montrée aux bras d'un amant! Le lendemain, à leur rendez-vous des Champs-Élysées, elle ne raconta rien à Lionel. Mais pourquoi n'était-il pas venu la veille chez Mme Anderson? Et lui, tout rayonnant, raconta ce qui l'avait empêché. Tous ses amis de la gauche opportuniste, à la Molé, s'étaient réunis, le soir précédent, chez Procope. La prochaine conférence serait consacrée au renouvellement du bureau; il fallait s'entendre sur le choix des candidats. Impossible de manquer une réunion si importante, même pour voir sa petite Renée, sa petite «Reine», comme il l'appelait en souriant. --Devine, ajouta-t-il, quel sera le président proposé par notre groupe? --Comment veux-tu que je le sache? fit Renée, qui pourtant se mettait déjà au courant des partis, des noms, des alliances de groupes, de toute cette dînette de la Molé préludant à la grande cuisine parlementaire, comme un jeu de petits enfants où l'on remue des sauces pour rire dans des casseroles en miniature. --Devine donc!... devine... Je ne te le dirai pas, répéta Lionel, riant et serrant contre lui le bras passé sous le sien. Et Renée s'écria, avec une grande exclamation d'orgueil et de joie: --C'est toi! Oui, c'était lui. Ses amis l'avaient élu. Mais vendredi prochain, il faudrait affronter la coalition de la droite et de l'extrême-gauche; son groupe ne rallierait peut-être pas la majorité. --N'importe! disait la jeune fille. Que c'est beau, mon Lionel, que je suis contente! Comme c'est bon les succès de celui qu'on aime! --Les miens seront à toi, reprenait le jeune homme, et, à mon tour, j'aurai les tiens. Car tu deviendras une grande artiste. Oh! quelle bonne et belle vie que la nôtre, ma petite Renée, ma chérie! S'enivrant ainsi d'amour, de fierté commune et d'espérance, ils marchaient rapidement, pressés l'un contre l'autre, et ne voyant pas même les passants qui les frôlaient. On se retournait souvent pour les regarder encore, car ils formaient un couple charmant; et leurs lèvres souriantes, qui semblaient s'attirer, leurs beaux yeux ravis, leurs corps souples unis dans une démarche harmonieuse, laissaient derrière eux comme un sillon de jeunesse et de bonheur. Ils avaient franchi le pont des Invalides et suivaient maintenant l'avenue de Latour-Maubourg. --Où allons-nous? demanda Renée. Il fait beau. C'est amusant de marcher. Faisons une grande promenade... Dans des quartiers bien lointains, là où l'on ne peut pas nous rencontrer. --Oh! non, dit Lionel suppliant... J'ai hâte d'être seul avec toi. Il ajouta plus bas, plongeant dans les yeux de Renée un long regard qui amena le sang aux joues de la jeune fille et l'ébranla d'un grand frisson voluptueux: --J'ai tant envie de t'embrasser! Elle ne le questionna plus et se laissa conduire. Comme ils approchaient des Invalides, ils furent arrêtés sur le trottoir de l'avenue par le: «Ho, là!...» d'un cocher. Un merveilleux petit coupé, attelé de deux alezans superbes, sortait d'une porte cochère. Les deux hommes, sur le siège, portaient d'immenses palatines de fourrures claires, et, à travers les glaces, étincela un chatoiement du satin qui capitonnait l'intérieur. Un couple, tout jeune--le mari et la femme sans doute--était assis au fond. --En voilà qui ont de la chance! s'écria Lionel. Est-on heureux pourtant de se promener dans une voiture comme ça! Cette vulgaire exclamation choqua Renée. Le souvenir de la conversation tenue la veille chez Mme Anderson lui revint. Est-ce que le bien-être et l'argent serait un but pour Lionel? Tout de suite elle rejeta le soupçon. Elle aimait trop pour observer. C'est plus tard que certaines paroles prendraient pour elle leur véritable sens. --Bah! fit-elle avec douceur, qu'est-ce que ce luxe banal auprès de nos joies? --Il ne les gâterait pas, reprit Lionel. Elle éprouva une impression pénible et resta un moment silencieuse. Tout à coup Lionel tourna dans une petite rue, à l'aspect louche, la rue Chevert. Il dit rapidement, d'un air un peu gêné: --J'ai un ami, en voyage pour un mois ou deux, qui ma prêté son logement. Nous y serons comme chez nous. Une maison basse, aux volets clos; une porte qui cède et s'ouvre sur un léger coup de sonnette; un corridor étroit, pas de concierge. Au premier étage, Lionel mit la clef dans une serrure, tandis que Renée lisait un nom écrit sur une carte de visite accrochée au panneau rouge-brun: _ROGER D'ALBERTI_ PEINTRE Ils entrèrent dans une pièce sombre, froide, une espèce de petit salon aux meubles passés. Une fois la porte refermée, Lionel se tourna pour prendre Renée sur son cœur. Mais il recula, effrayé: --Qu'est-ce que tu as? cria-t-il. Elle était si pâle! --Où sommes-nous? demanda-t-elle. --Je te l'ai dit, chez un ami. Elle, qui le croyait toujours, sous le charme dès qu'il ouvrait la bouche, elle ne le crut pas cette fois. On ne demeure pas dans des endroits pareils. C'était quelque maison discrète, organisée pour des rendez-vous clandestins. La carte sur la porte n'était qu'un prétexte. Et c'était là le refuge que Lionel avait trouvé pour abriter leur sublime passion!... Il avait trop compté sur la candeur ignorante de la jeune fille. Elle eut une douloureuse révolte, et, pour la première fois, le sentiment de l'abîme, le dégoût affreux, le vertige de sa chute. Quand elle entra dans la chambre à coucher, elle crut qu'elle allait défaillir. De petits vitraux ternis à la croisée, de mauvais médaillons mal peints aux quatre angles du plafond blafard. Une cheminée sur laquelle traînaient des allumettes, une pelote d'épingles poussiéreuse, un tire-boutons, entre deux flambeaux hideux, devant une glace verdâtre. Et le lit, sous les grands rideaux de damas fanés! Et la table de toilette avec sa garniture de porcelaine à fleurs!... Oh! l'infâme éloquence de ces choses! Quoi! c'était Renée, la fière artiste, la grande rêveuse, la pure amante, que Lionel osait amener là! Il s'aperçut à peine de son trouble, à elle, du mal profond qu'il lui infligeait. Avec sa délicatesse supérieure, elle aurait eu honte de lui laisser voir ce qu'elle devinait, et de rougir devant lui, avec lui. D'ailleurs, comme elle devait le faire souvent plus tard, elle l'excusait déjà dans son âme. «Il m'aime. Il veut m'avoir à tout prix. Ce doit être bien difficile de trouver moyen. Après tout, il n'est pas riche, il ne peut pas louer et meubler un appartement tout neuf. Il n'a pas songé que je pressentirais où je suis.» Et, se jetant dans ses bras avec un attendrissement voisin d'un remords, elle se donna de nouveau, héroïquement, sans un reproche, transfigurant pour elle-même, et pour lui peut-être, le lieu suspect, oubliant le froissement cruel, consolée et guérie par les cris de joie qu'il poussait sur son cœur. Si elle avait su? Mais elle ne savait rien. Elle pensait avoir soupçonné et pardonné le pire. Pas un doute ne lui vint lorsque, peu de jours après, elle trouva un fin mouchoir, brodé d'un chiffre inconnu, sous l'oreiller. Lionel lui dit qu'il empruntait des mouchoirs partout et les égarait toujours. Elle rit et le taquina: --Si j'étais jalouse!... dit-elle. Mais c'était trop monstrueux... Trop monstrueux surtout d'imaginer qui venait là, quelle femme quittait les raffinements et les élégances de la haute vie, ses draps garnis de dentelles et ses boudoirs de peluche, attirée surtout par les impressions malsaines qui, chez Renée, avaient provoqué un abominable écœurement. IV Lionel Duplessier, bien que vivant en garçon, ne pouvait recevoir Renée chez lui. Lorsque ses parents étaient partis pour la province, munis de la belle position que Gambetta leur procurait, il avait accepté l'hospitalité de son ami intime, Fabrice de Ligneul. Fabrice, d'une ancienne famille noble, mais orphelin, maître de sa fortune et de sa personne, avait embrassé la cause républicaine. Converti de bonne heure par son petit camarade de classe Lionel, dont il admirait le talent et subissait l'influence, il avait grandi en s'enthousiasmant tous les jours davantage pour la Révolution et pour l'éloquence de son ami. Membre, comme lui, de la conférence Molé, il y était connu par son dévoûment à Duplessier, qu'il soutenait toujours envers et contre tous. Lui-même ne parlait guère. Dans le secret du cabinet, il travaillait énormément. Il se préparait, par des études acharnées, à une carrière politique, qu'il rêvait lui aussi, mais qui l'épouvantait par ses devoirs et ses responsabilités, et dont il voulait se rendre digne. Lorsque Lionel le plaisantait sur sa conscience timorée, il lui disait: --Je n'ai rien qui ressemble à ta facilité, à ton prodigieux pouvoir d'assimilation. Tout ce qui te vient naturellement, il faut que je lutte pour le conquérir. Tu auras le rôle brillant, moi le rôle obscur. Mais à nous deux nous ferons de grandes choses. C'était aussi la chimère de Renée: faire de grandes choses avec Lionel. La jeune fille ne comptait pourtant pas s'effacer comme Fabrice. Énergique et brillamment douée, elle avait son ambition personnelle. Mais à part cela, par bien des côtés, et surtout par son ardeur d'affection, elle rappelait à Lionel son camarade d'enfance. Entre ces deux dévoûments absolus dont il était l'objet, le jeune homme établissait de piquantes comparaisons. Très souvent leur façon même de s'exprimer présentait de la ressemblance. Lionel parfois entendait sortir de la bouche de son ami des paroles qu'il avait baisées sur les lèvres de sa maîtresse. Il eût été très heureux de réunir Fabrice et Renée, de les faire connaître l'un à l'autre. Mais l'idée seule d'un tiers témoin de leur secret amour, quelque confiance qu'elle eût en lui, effarouchait la jeune fille. Être présentée, fût-ce à l'ami le plus intime, comme la maîtresse de Lionel, lui semblait une irrémédiable dégradation. Les choses en restèrent donc là. M. de Ligneul sut vaguement que son ami avait une liaison plus délicate et plus sérieuse que les amours assez grossières avouées par lui jusque-là. Quant à Renée, depuis longtemps elle connaissait, de nom du moins, le Pylade de son bel Oreste. Dans la rue Las-Cases, non loin de l'extrémité qui donne dans la rue de Bellechasse, se trouve un petit hôtel, peu élevé, à quatre fenêtres de façade, à lourde porte en chêne, toujours soigneusement fermée, et qu'on appelle dans le quartier l'hôtel de Ligneul. C'est là que Fabrice demeurait, ayant abandonné, au deuxième étage, un appartement de trois pièces à Lionel. Celui-ci, entretenu par ses parents, logé par son ami, et touchant les appointements d'une belle place au ministère de la guerre, se trouvait donc dans une situation très passable pour un jeune homme. Mais l'argent lui coulait des mains. Jamais il n'en aurait eu assez. Pour masquer ce qu'il y avait d'exigeant et d'insatiable dans ses appétits, il mettait en avant une sorte de raison d'État. Il préconisait l'argent comme moyen d'obtenir la puissance, et la puissance comme nécessaire à l'accomplissement du bien. De tels sophismes stupéfiaient Renée, et l'auraient mise en défiance contre la nature de l'homme qu'elle aimait tant... si elle ne l'avait tant aimé. Quel n'eût pas été son désappointement et son désespoir si elle avait connu la campagne, ou plutôt l'espèce de siège qu'il avait dressé autour de sa mère pour obtenir d'elle le petit capital qu'elle possédait en propre et dont elle lui abandonnait déjà les revenus! Un jour, il avait présenté à la pauvre femme, torturée par son insistance, cet argument énorme: --Gambetta lui-même n'est parvenu que par les sacrifices d'argent d'une de ses tantes. Toi qui es ma mère, ne peux-tu faire pour moi ce que sa tante a fait pour lui? Ce fils, de manières et de paroles si câlin, qui pour sa mère avait ces mots mignards qu'on adresse à une maîtresse aimée, se livrait parfois, quand elle contrariait ses fantaisies, à des sorties brutales. C'était rare qu'elle lui refusât quelque chose. Elle sut lui résister cette fois, car, déjà dépendante par son état maladif, elle ne voulait pas se dépouiller absolument, rester à la merci de son mari et de son fils. Elle connaissait la férocité de l'égoïsme masculin, et ne voulait jamais rien devoir à personne, même à ses «deux petits,» comme elle appelait ensemble Lionel et son père. Elle resta profondément blessée des indiscrètes instances du jeune homme. De plus en plus, il lui arrivait de soupirer quand les visiteurs s'extasiaient devant les caresses enfantines de ce grand garçon barbu, à l'air mâle et doux, et la félicitaient d'avoir un si bon fils. Lionel ne fut pas élu à la présidence de la conférence Molé. Son rival dans leurs réunions à l'Académie de Médecine, Lasserre, le chef de l'extrême-gauche, l'emporta, grâce à l'appoint de la droite, qui préféra infliger un échec à l'opportunisme, tout puissant en France à ce moment. Gambetta, en effet, n'y fut point insensible. Il suivait toujours avec intérêt ce qui se passait à «la Molé,» comme disent les jeunes membres. Jadis, sa voix puissante avait commencé de s'y faire entendre. Il savait que Duplessier y était son intrépide champion, et que, dernièrement, à cause de lui, le jeune orateur y avait fait une sorte de petite manifestation, quittant fièrement la salle, suivi par toute la gauche modérée, pour ne pas prendre part à un vote. --Tu as été magnifique, mon cher, disait Fabrice enthousiasmé à son ami, au lendemain de ce soir mémorable. Cependant, à la presque unanimité, Lionel obtint le siège déjà fort honorable, de vice-président. Mais lorsqu'il raconta à Renée les péripéties du vote, il flétrit le parti radical, par des paroles qu'elle n'oublia jamais. Très neuve à ces débats, elle écoutait pour s'instruire, pour mieux partager les haines et les indignations de Lionel. Aussi le moindre mot lui faisait impression. La mémoire est courte chez les hommes politiques. Elle n'en savait rien, elle. Plus tard, elle ne put pas s'empêcher de se souvenir. --C'est un ramassis d'ambitieux, disait Lionel, qui trompent le peuple et qui le mèneraient à la ruine pour des places et pour un peu d'or. Ils ne sont pas aveugles, ni stupides. Ils savent bien que leurs utopies socialistes sont irréalisables. Cela ne les empêche pas de jurer qu'elles s'accompliront. Ce qui donne la mesure de leur infamie, c'est leur union avec les royalistes. Il y en a parmi eux qui sont franchement vendus. Ce Lasserre a été élevé par les jésuites... Il s'interrompait d'un air sombre, comme s'il eût été sur le point d'en dire plus qu'il n'aurait voulu. Et Renée, à qui il avait donné des billets pour une cause intéressante en correctionnelle, et qui avait entendu plaider Lasserre, critiquait de bon cœur le rival de son Lionel. --Oh! qu'il me déplaît, ce Lasserre, faisait-elle, avec ses épaules en porte-manteau, son air faux, sa voix froide, calme, tranchante... Chacune de ses phrases est une allusion perfide. On dirait d'un petit serpent qui siffle. Puis avec cette mobilité des femmes, cette particularité qu'elles ont de voir tout à coup le détail qui les amuse dans l'objet le moins frivole, elle reprenait: --Dis-moi, chéri, pourquoi avait-il un petit morceau de peau de chat sur l'épaule, tandis que tu n'en avais pas, toi? --Un morceau de peau de chat, petite irrespectueuse!... C'est comme cela que tu traites notre hermine... Il venait de plaider en assises, quand il est arrivé à la 8e Chambre, voilà pourquoi il portait cette peau de chat..... qui était peut-être du lapin. --Ah! fit Renée... Et Maître Vermange, pourquoi met-il des faux-cols à pointes qui le font ressembler à un gars normand sur l'enseigne d'un marchand de cidre? Toi, au moins, tu es beau avec la barrette. Elle riait, l'attirait devant la glace--la glace verdâtre avec laquelle elle s'était réconciliée, comme avec tous les vilains objets qu'imprégnait maintenant et qu'embellissait sa passion.--Elle attirait sa tête, à lui, contre la sienne, à elle, et continuait à babiller: --Car tu es beau, tu es bien beau! Et moi aussi, je suis jolie. Je suis contente d'être jolie parce que tu m'aimes. Dis un peu, voyons, lequel est le mieux de nous deux? --C'est toi, mignonne, bien entendu. D'abord une femme est toujours mieux qu'un homme. Ils se voyaient à peu près deux fois par semaine, et tous les jours ils s'écrivaient. Lionel décrivait dans ses lettres son bonheur immense de posséder une femme, à la fois intelligente, simple et bonne. Dans leur intimité, il lui reconnaissait d'autres mérites, également opposés mais réunis en elle, et qu'il lui chuchotait à l'oreille, entre deux baisers: «Comme c'est extraordinaire, disait-il, comme c'est donc bon d'avoir une petite femme en même temps chaste et passionnée!» Et quand Renée lui posait l'éternelle question, que l'on fait d'autant plus qu'on est plus sûr de la réponse: «M'aimes-tu?» Il répondait: «Comment pourrais-je ne pas t'aimer? Il n'y a pas deux femmes comme toi.» Il était vraiment épris, et il avait mille façons charmantes de le montrer, qui eussent enivré même une amante moins absolument conquise. Mais Renée ne savait pas se donner à moitié. Elle lui appartenait complètement, et l'adorait tous les jours davantage. Ils durent se séparer pendant la semaine du jour de l'an, que Lionel alla passer dans le Midi, chez ses parents. Mais à peine le croyait-elle parti, qu'elle apprit son retour. Il n'avait pas pu demeurer si longtemps sans la voir. Dans sa surprise, elle faillit se trahir. C'était un soir; elle faisait la lecture à son père, lorsque tout à coup sa mère entra et lui remit un paquet accompagné d'une enveloppe sans timbre sur laquelle elle reconnut l'écriture de Lionel. Un domestique--le domestique de M. de Ligneul--venait de les apporter. Deux heures avant elle avait reçu une lettre venue du fond de la France. Elle ne sut pas ce que cela voulait dire, essaya d'ouvrir le paquet; mais ses mains étaient toutes tremblantes. Enfin elle décacheta le billet, et là, sous l'œil de sa mère, lut que Lionel était de retour, qu'il l'attendrait le lendemain, que dans quelques heures elle serait dans ses bras. O dangereux et ineffable bonheur! --Mais qu'est-ce donc? demanda son père. --C'est M. Lionel, dit-elle d'une voix à peu près calme, qui vous fait saluer. Il revient des Pyrénées et demande la permission de m'offrir un petit travail du pays. --Tiens, quelle idée! fit l'aveugle d'un ton mécontent. Mais Mme Sorel dépliait un de ces beaux châles que les paysans du Béarn fabriquent. Il était blanc, moëlleux, avec de longs poils non tissés qui le transformaient d'un côté en une neigeuse fourrure. Renée roulait ses mains dedans avec un sourire rêveur et de doux gestes de caresse. Sa mère ne trouva rien d'étonnant à cette politesse. Lionel était bien reçu chez eux; il y avait dîné quelquefois. Et Renée reprit sa lecture, prononçant machinalement des mots dont elle ne comprenait pas le sens. Elle se voyait déjà au lendemain, traversait l'Esplanade des Invalides, apercevait Lionel au coin de la rue Chevert. Tous deux montaient sans se dire une parole, mais une fois la porte refermée, quelle étreinte! Cent fois de suite, elle vivait par avance cette minute délicieuse. Vers le commencement de janvier, les d'Altenheim préparèrent une fête magnifique. Ce devait être le plus beau bal donné à Paris de l'hiver. Toutes les célébrités des lettres, des arts et de la politique allaient y figurer. Gambetta devait y être. Lionel s'y fit inviter. Renée, dont le portrait de Gisèle promettait d'être tout à fait remarquable, ne quittait guère l'hôtel. Cependant elle s'excusait pour la fameuse soirée, refusant de paraître dans une si grande assemblée sans sa mère, dont elle alléguait la santé délicate, les devoirs incessants auprès de son mari. Elle ne parla pas du despotisme de l'aveugle, qui ne laissait guère de liberté à Mme Sorel, ni de la crainte des dépenses qu'entraîneraient les toilettes de bal. La baronne et sa fille ne voulurent rien entendre. Elles vinrent faire visite au professeur et à sa femme, escaladèrent les cinq étages de la rue Darcet, proposèrent de tout arranger en donnant une chambre à Renée, qui s'habillerait, dormirait rue Monceau, et serait au bal comme la fille de la maison, chaperonnée par madame d'Altenheim elle-même. Deux heures après leur visite, une caisse arriva avec leurs cartes. Elle contenait vingt mètres de gaze crème d'une disposition ravissante, du taffetas crème pour le jupon et les dessous, plusieurs paires de bas de soie à jour. Une lettre vint encore annoncer que le portrait fait par Renée, exposé dans un petit salon à part, serait une des «great attractions» de la soirée. Le farouche M. Sorel lui-même ne put résister à tant de grâce, et donna la permission désirée. La veille de ce bal, Renée se rendit rue Chevert. Ce n'était pas le jour d'un des rendez-vous ordinaires; pour la première fois, elle avait écrit à Lionel de venir la rejoindre à une certaine heure, ayant à lui parler. --Qu'as-tu? lui demanda-t-il tout de suite. Tu es tout agitée? Tu me fais peur. Es-tu malade? --Non, Lionel, je ne suis pas malade, mais certainement cela va m'arriver si tu ne me guéris pas d'une idée qui m'est venue et qui me rend folle. --Quelle idée? --Oh! c'est tout à fait stupide, dit-elle en s'efforçant de rire. J'ose à peine l'avouer. Tu vas te moquer de moi. --Mais non, ma chérie, je ne me moquerai jamais d'une chose qui te tourmente. Parle donc. --Mais je me trompe... C'est impossible... Je ne sais pas du tout comment cela se passe, moi... O Lionel! ce serait épouvantable. Elle fondit en larmes. Il ne comprenait pas encore, et s'alarmait sérieusement. Enfin elle lui murmura quelques mots à l'oreille. --C'est cela qui te fait peur? dit-il simplement. Oh! comme j'en serais heureux! Renée, stupéfaite, le regarda de ses yeux humides, remplis d'effroi. --Heureux?... répéta-t-elle, heureux?... Mais, grand Dieu! tu crois donc que c'est vrai? Il sourit. --Mais je ne sais pas, mon petit ange. C'est au moins très possible. --Possible?... Elle glissa de ses mains, qui l'entouraient sans la soutenir, et tomba sur le sofa. Il se mit à genoux devant elle. Elle le regardait fixement, avec un regard de folie. --Mais, dit-il avec une tristesse douce, tu ne t'y attendais pas?... tu ne le désirais pas?... Tu ne m'aimes donc point? Elle se taisait, dardant toujours son œil bleu qui devenait noir. --Pour moi, reprit-il d'une voix où perçait un tendre reproche, je n'envisage pas un bonheur plus grand que d'avoir un enfant de toi. Il disait vrai. A présent, n'était-il pas certain de posséder Renée toujours! Cette existence de femme, dont il avait soif et qu'il voulait tout entière, il avait su se l'assurer. Personne d'autre n'en aurait une pareille. Est-ce qu'une créature comme celle-ci, tellement loyale, repousserait jamais le père de son enfant, quoi qu'il pût faire par la suite? Il aurait Renée, il l'aurait toujours, il l'aurait comme il voulait l'avoir. Elle était bien sa chose, à lui, pour jamais. Quelle joie! Il l'adorait en ce moment. --Tu devais bien un peu t'y attendre, voyons? reprit-il avec une raillerie câline et un regard qui rappelait leurs joies récentes. Et Renée n'avait rien à répondre. C'est vrai, elle aurait pu s'y attendre. Elle n'y avait même pas songé! Pourquoi?... Pouvait-elle lui dire ce que l'ignorance systématique dans laquelle on maintient la vierge peut faire éclore dans une petite tête curieuse d'idées absurdes sur certains sujets. Ces sujets-là, elle serait morte plutôt que de les aborder avec lui, même aujourd'hui en face de ce qu'elle redoutait. D'ailleurs, elle se condamnait avant tout elle-même, et ne songeait pas un instant à l'accuser, lui. N'avait-elle pas commis la faute? Comment n'en avait-elle jamais envisagé les conséquences? Elle se taisait. --Chère amie à moi, bien à moi, chère petite adorée, parle-moi donc, dit Lionel. --Mon père me tuera, fit Renée, et maman, oh! ma pauvre maman!... --Mais, petite bête chérie, laisse donc tes grands mots. Ni ton père, ni ta mère n'en sauront jamais rien. --Comment le leur cacher? --Tu voyageras. --Et le prétexte? Et l'argent? --Nous en trouverons. --Tromper mes parents, mentir à maman... O mon Dieu! je ne le pourrai jamais. --Leur dis-tu donc que tu viens ici? O puissance de l'amour et de la jeunesse! Lionel fit cette question d'un ton si drôle, que Renée ne put s'empêcher de sourire. Alors il l'enveloppa de ses plus douces caresses. Il parla du petit être qui serait à eux deux avec de telles paroles que, malgré l'épouvante actuelle, il éveilla et fit vibrer chez Renée des cordes inconnues. --Mais, s'écria-t-elle en sanglotant, il ne m'appellera jamais sa mère, et s'il apprend que je le suis, il grandira pour me mépriser. --Ah! bien, il aurait affaire à moi, dit Lionel, s'il méprisait une adorable mère comme la sienne! Je serai là pour lui dire ce qu'elle vaut, et quel admirable sacrifice elle m'a fait, à moi, son père. Laisse donc, petite folle, ajouta-t-il, tout s'arrangera. Les plus gros ennuis sont passagers. Il n'y a qu'une chose éternelle, c'est notre amour. L'influence de cet homme adoré était si forte sur Renée, qu'elle le quitta dans un apaisement profond, et presque prête à partager sa joie. Elle aurait appris que ses craintes étaient vaines, qu'elle eût éprouvé une sorte de désappointement. Il semblait si fier, si profondément heureux de ce qu'elle lui avait annoncé.--«Ne te tourmente pas, lui avait-il dit. Viens au bal demain, et ne pleure pas d'ici là pour être bien jolie. Je veux te présenter à Gambetta. Tout s'arrangera. Ne nous aimons-nous pas, et n'est-ce pas la seule chose importante? Aie seulement confiance en moi.» Le lendemain, Renée Sorel eut presque les honneurs du bal. Lorsque Lionel arriva, l'un des premiers, elle descendait précisément l'escalier, entre deux haies de fleurs, des touffes de lilas et de camélias. Fraîche, souriante, dans sa toilette gracieuse et simple, elle ne portait sur son visage aucune trace des effroyables préoccupations qui l'avaient bouleversée pendant quelques jours. Toute crainte de l'avenir s'était dissipée sous les baisers de Lionel. Étonnée elle-même de la sécurité absolue dont le sentiment l'avait envahie tout à coup, elle se livrait au plaisir d'assister à cette belle fête, de voir de près l'homme puissant dont la haute fortune traînait son amour à la remorque, pour ainsi dire, comme un vaisseau de haut bord entraîne et cache une humble barque dans son sillage. Ce Gambetta, elle l'admirait et l'aimait presque avec superstition. Puis elle savait qu'elle serait jolie, qu'elle serait admirée, qu'on parlerait du portrait de Gisèle, et d'avance, elle faisait hommage de tous ces succès à Lionel, elle se réjouissait qu'il en fût témoin. Elle vit tout de suite dans son regard combien il était fier d'elle. --A la bonne heure, lui dit-il à voix basse, tu n'as pas gâté mes bluets. C'était une allusion à ses yeux bleu foncé, qu'il avait vus la veille, avec tant d'ennui, meurtris de larmes, et qui brillèrent pendant toute cette soirée d'une flamme radieuse. Flamme de l'amour partagé, qui transfigure les femmes les moins belles, et souvent trahit leur bienheureux secret. Renée, effarouchée par ce tutoiement dans le vestiaire plein de valets, lui lança un coup d'œil d'espiègle reproche. En même temps, elle lui faisait remarquer d'un geste le beau châle blanc des Pyrénées dont elle avait enveloppé ses épaules nues pour descendre de sa chambre. --N'est-ce pas, dit-elle, que cela fait une ravissante sortie de bal? Elle entra à son bras dans les salons encore presque déserts. Et c'était pour tous deux un plaisir nouveau, d'une étrange vivacité, de se revoir ainsi, en grande cérémonie, dans ce milieu si élégant, de songer aux abandons passionnés, et d'oser à peine s'effleurer du bout de leurs gants. Les parquets, dont les tapis étaient enlevés, reluisaient comme des miroirs; les glaces prolongeaient la splendeur des lustres et les répercutaient en longues galeries de feu; des fleurs s'enlaçaient partout, s'épanouissaient en touffes, ruisselaient en cascades devant les cheminées, voilaient le piano et les pupitres sur l'estrade des musiciens. A travers les larges baies des fenêtres, on apercevait le décor fantastique du parc Monceau, qui, éclairé par la lumière électrique, ressemblait à un merveilleux paysage de féerie. Déjà l'orchestre préludait, quelques jeunes couples impatients commençaient à glisser en cadence. Dès les premières mesures, Lionel, avide d'étreindre Renée contre sa poitrine, l'entraîna dans une valse qui fut un enchantement. A mesure que les salons se remplirent, que la fête s'anima, que le succès de Renée s'accentua, le jeune homme s'exalta davantage. Il ne la quittait plus, venait la retrouver entre chaque danse, lui faisait rayer sur son carnet de bal les noms de jeunes gens avec qui elle s'était engagée. Il lui demanda le cotillon, l'empêcha même de le partager par moitiés; et il jouissait des mines suppliantes et désespérées des cavaliers éconduits. La jeune fille, si faible avec lui, ne trouvait que rarement le courage de lui dire non. Véritablement modeste, elle ne s'imaginait pas qu'on l'observait sans cesse, qu'elle attirait l'attention générale, que les douairières assises le long des murs ne perdaient pas une seule de ses étourderies. Quand il ne dansait pas avec elle, Lionel la suppliait de rester assise. A un moment, il se pencha, lui dit tout bas, avec un long regard plein de l'amour le plus tendre et le plus vrai: --Ne danse pas trop. Tu sais bien ce que tu m'as fait espérer. Ménage-toi... Et il ajouta, comme dans un souffle: --Ménage-le. Étrange nature que celle de cet homme! Mélange des plus fines délicatesses du sentiment et des plus impitoyables brutalités de l'égoïsme. Renée ne tressaillit pas d'horreur à l'idée qu'il évoquait en elle. Non, cette phrase, ce mystère épouvantable et charmant, redoublèrent son bonheur. Ce soir de bal fut encore un moment de merveilleuse et surhumaine illusion, comme l'après-midi à Versailles. Ce fut du reste le dernier. Gisèle d'Altenheim était aussi, comme l'on dit, tout à fait en beauté. Elle n'avait pas le charme délicieux et point analysable de Renée, mais elle paraissait plus éclatante. Ses magnifiques cheveux blonds étincelaient sur sa tête comme un diadème, et ses grands yeux verts lançaient de froides lueurs. On admirait son cou, ses épaules et ses bras. Elle ressemblait extraordinairement à sa mère, et celle-ci, parée avec une incroyable adresse, semblait être sa sœur aînée. Pourtant Mme d'Altenheim s'était mariée tard et son fils Jean atteignait sa vingt-deuxième année. On trouva singulier que la baronne dansât. Elle figura dans plusieurs quadrilles, à côté de grands personnages qu'elle voulait distinguer. Elle fit également un tour de valse, et ce fut Lionel qu'elle accepta pour cavalier. --Au fait, demanda Renée lorsqu'elle retrouva ensuite le jeune homme auprès d'elle, je n'ai jamais pensé à vous demander d'où vous connaissez les d'Altenheim. --C'est par le fils. Jean a fait son droit. Il est aussi de la Molé, et son vote m'est utile. Mais c'est bien un des êtres les plus nuls que je connaisse. --Quelle corvée ce devait être pour vous de danser avec la baronne! Elle n'a pas précisément une taille de guêpe. Vous devez avoir le bras fatigué. --Elle m'assomme, fit Lionel d'un air las. Toutes les femmes m'ennuient depuis que je vous connais. Il se tut un moment, et reprit avec un peu d'amertume: --Si vous saviez ce qu'il y a de vices sous tous ces beaux fronts constellés de diamants. Pouah! Et penser que cela m'en imposait il n'y a pas longtemps encore... Pas une seule qui vaille votre petit doigt, chère et noble amie. Mais vous me changez, je le sens. Beaucoup de mes vieilles idées s'en vont. Vous m'avez converti, régénéré... Elle écoutait un peu surprise. De quoi parlait-il? Qu'avait-il à se reprocher? Il ne pouvait en dire davantage dans ce bal, et tout de suite il s'interrompit. Peut-être, dans l'entraînement qu'il subissait ce soir où tout flattait, exaltait sa passion, peut-être, si leur entretien avait été plus libre, lui eût-il tout avoué: et l'immensité de son orgueil, et les calculs de sa sensualité, et la férocité de son égoïsme, et les flétrissures des amours faciles. Il s'attendrissait, il était vaincu par la confiance adorable de Renée, par sa pureté, inaltérable dans la faute, par son dévoûment aveugle, autant qu'il était conquis par son charme et enivré par ses succès. L'idée surtout de cette paternité possible le transportait de joie et de fierté. Cependant, elle s'éloigna d'elle-même, sentant qu'elle se perdrait à rester près de lui, que leur conversation tomberait au chuchotement prolongé, que leurs regards les trahiraient. Dans un groupe au milieu duquel elle s'assit, à côté d'une amie qui lui fit signe, on parlait beaucoup de Gambetta, que l'on attendait. Des messieurs, debout devant les dames, s'animaient à son sujet; les uns s'indignant de l'abominable concert de basses calomnies qui s'élevait de la France entière autour de son nom; les autres expliquant la méfiance publique, trouvant qu'il donnait prise, qu'il agissait en dictateur. On parlait des choix qu'il avait faits, pour des postes élevés, d'hommes hostiles à la République, ou qui ne la comprenaient pas à sa façon. --C'est dans un but de réconciliation et d'apaisement, dit quelqu'un. Maintenant que le gouvernement est assez fort pour ne rien craindre des partis, ne peut-il pas se servir des éléments intelligents dispersés à droite comme à gauche? Songez combien de grands talents deviennent des non-valeurs par le système d'exclusion que vous préconisez. --Oui, mais en attendant le pays s'inquiète... --Le pays?... Oh! non, les électeurs de Charonne peut-être. Ceux que Gambetta appelle si justement des rats d'entre-pont pour la Nouvelle-Calédonie. --Enfin, convenez qu'il est bien grave de mettre l'armée entre les mains de généraux qui ont les idées de... Le causeur, brusquement interrompu par un changement de physionomie de ses auditeurs, se retourna machinalement. Un homme de haute taille, aux cheveux gris et de tournure élégante et martiale, s'approchait du groupe. Il salua des dames qu'il connaissait et serra la main d'un gros monsieur jusque-là silencieux, qu'il appela: «Mon président» et qui lui répondit: «Général.» --Vous parliez de Gambetta, fit le nouveau venu gaîment. Comme tout le monde, vous en disiez du mal. Avouez que je ne peux pas faire chorus. --Qui est-ce? demanda tout bas Renée à sa voisine. --Le général marquis de G..., répondit celle-ci sur le même ton. Gambetta vient de l'appeler avec le maréchal C... au conseil supérieur de la guerre. --Voulez-vous que je vous raconte un fait dont je suis sûr? continuait le général. Il vous montrera ce que vaut la légende qui représente Gambetta comme un autre Mazarin, remplissant d'or ses coffres et ses armoires. J'en puis parler, c'est une anecdote personnelle, mais il y a un tiers que je ne vous nommerai pas. Ce tiers est un monsieur que j'ai envoyé moi-même à Gambetta avec une lettre d'introduction. Intermédiaire d'une puissante compagnie, il venait proposer une affaire de chemins de fer très hardie, mais dont le succès était sûr, moyennant l'appui du Président du Conseil. La chose paraît faisable à Gambetta. Il promet de l'examiner. Le monsieur part, mais en s'en allant, il a le soin d'oublier sur la cheminée une traite d'un million. Traite parfaitement en règle, je vous assure, tirée sur des banquiers que nous connaissons tous, et qui, avertis, étaient en train de préparer les fonds. Que fait Gambetta? Il m'envoie un billet de trois lignes, à moi qui lui avais recommandé le personnage, et me prie de faire savoir à ce monsieur qu'il n'ait pas à remettre les pieds chez lui. J'ai le billet sur moi en ce moment, car il n'y a pas longtemps que ceci s'est passé, et je vous donne ma parole d'honneur que tout est arrivé comme je vous le raconte. Ce qu'il y a de mieux, c'est que l'affaire était bonne, et que sans ce malheureux pot-de-vin, Gambetta la faisait. Le grand homme du jour, l'objet de tant de préoccupations, de tant de conversations contradictoires, parut enfin au bal des d'Altenheim, comme on désespérait déjà de l'y voir. En entendant le roulement d'une voiture à l'heure où personne n'arrivait plus, Lionel et Renée se hâtèrent vers le hall, où déjà s'avançait le baron d'Altenheim. C'était, en effet, Gambetta. A peine eut-il serré la main du baron qu'il l'attira vers la porte à peine refermée, lui disant avec un rire plein de franche bonne humeur: --Venez seulement, baron, jeter un coup d'œil à mon attelage. Voilà la paire de chevaux de quinze mille francs dont tout Paris, depuis deux jours, s'entretient comme d'un scandale. Venez, venez. On fit deux pas sous la vérandah. Devant les marches se tenait un coupé de la Compagnie des Petites Voitures, attelé de deux doubles poneys à peine supérieurs aux chevaux de fiacre ordinaires. Gambetta était enchanté de sa plaisanterie. --Mais, dit le baron, vous avez en tout cas les voitures du ministère. --Oh! les écuries n'y sont pas richement montées. Pour ne pas trop fatiguer les chevaux, moi qui vais toujours vite et qui sors beaucoup, j'ai loué ceux-ci. C'est pour cela qu'on crie aujourd'hui contre l'insolence de mon luxe. Il haussa ses puissantes épaules. Et, lorsque les domestiques l'eurent débarrassé de sa pelisse, il marcha vers le grand salon appuyé sur le bras de son hôte. Décidément il était mieux à la tribune que dans le monde. C'était l'homme de la lutte, le rude tribun, non point le Mécène élégant dont il rêvait aussi de prendre le rôle. Sa carrure énorme paraissait presque grotesque sous l'habit noir; sa chemise, mal faite, se bossuait, s'entr'ouvrait sur sa large poitrine; il arracha de ses mains ses gants qui le gênaient. Sa lourde nature faisait craquer le réseau léger des convenances et des grâces mondaines, comme sa voix éclatante rompait le bourdonnement discret des salons. Renée, d'abord un peu choquée dans son goût fin et sûr, se laissa pourtant volontiers conquérir par ce charmeur, dont toute l'habileté était la sincérité et la chaleur de l'âme. Lionel la présenta, et Gambetta, tout de suite, lui parla de son portrait de Gisèle, qu'on venait de lui faire admirer. Les gracieux compliments de son maître achevèrent de tourner la tête au jeune homme. Il se lança dans un éloge de Renée qui devait laisser peu de doute sur la nature de ses sentiments. --Voyez-vous, monsieur le ministre, dit-il en achevant, voyez-vous cette jeune fille. Eh bien, j'ai un culte pour elle! Son emphase et sa naïveté firent sourire Gambetta. Ils restèrent un moment dans le groupe qui l'entouraient, parce que Renée était curieuse de l'entendre causer. Elle en retira du reste une autre petite impression désagréable. On s'entretint des lois de l'histoire. Gambetta ne voyait dans la marche d'une nation que l'influence des grands hommes. --Cependant, monsieur le ministre,--lui dit le savant distingué dont il combattait l'opinion,--un grand homme est le produit de son époque et il ne la produit pas. On a assassiné César, et un autre César a paru aussitôt. Ce n'est pas Auguste qui a fondé l'empire romain. Cette forme de gouvernement était devenue fatale. Il y des moments où la liberté est seule possible dans un État; d'autres, où la tyrannie est inévitable. La liberté crée les tribuns, la tyrannie crée les tyrans. Nul tribun et nul tyran n'a jamais délivré ni asservi un peuple qui n'était pas mûr pour la délivrance ou pour la servitude. --Comment, docteur, s'écria Gambetta n'y tenant plus et dévoilant sa pensée secrète, vous me ferez croire que moi, moi qui aime mon pays, qui sais peut-être ce qu'il lui faut, qui possède jusqu'à un certain point le don de persuader, je ne peux pas modifier les idées de ceux qui m'entourent, influencer des électeurs, changer le sort d'un scrutin, les décisions d'un conseil? Allons donc! --Vous les changerez, mais dans le sens où ils marchent, monsieur le ministre. Vous êtes le fruit de votre époque. C'est comme si une poire disait: «Je suis poire, donc l'arbre sur lequel je pousse, de par moi, sera poirier.» Est-elle poire parce qu'il est poirier? est-il poirier parce qu'elle est poire? _That is the question._ Gambetta frappa du poing sur un guéridon près duquel il se trouvait. --Je le déclare, s'écria-t-il, ce qu'il y a de plus funeste dans un État, c'est l'influence des savants et des philosophes! Vers la fin de la nuit, tandis qu'on dansait le cotillon, Lionel dit à Renée qu'à cause d'elle il était revenu trop promptement de son dernier voyage, qu'il devait absolument retourner pour quelques jours dans le Midi. Voir ses parents n'était pas le seul but qu'il eût en retournant là-bas. Mais il préparait dans le département des Pyrénées-Maritimes son élection pour la prochaine législature. --Gambetta, lui dit-il, va faire passer le scrutin de liste. Messieurs X..., Y... et Z..., qui sont sûrs d'être réélus dans ce département, se sont engagés à me mettre avec eux sur la liste opportuniste. Je dois préparer le terrain, me faire connaître. Les vacances parlementaires durent quelques jours encore. Il faut que j'en profite. Renée s'affligeait. --Oh! je ne serai pas longtemps absent. Mais j'ai attendu ce bal pour repartir. Il faut me hâter. Je prends demain le train de huit heures à la gare d'Orléans. Sais-tu, mignonne, que c'est long et triste, le trajet de la rue Las-Cases à la gare d'Orléans. Si tu étais une bonne petite femme, tu viendrais m'accompagner. Il la tutoyait ainsi tout bas, dans l'angle où ils s'étaient réfugiés. Elle était couverte par les rubans, les fleurs, les grelots du cotillon qu'on était venu lui offrir, et qu'elle accrochait à son corsage; mais elle ne se levait plus que rarement pour faire un tour de valse. --T'accompagner demain à sept heures? Mais c'est dans un instant, dit-elle. --Eh bien, oui. --Il faudrait me rhabiller et quitter l'hôtel sans me coucher, que penserait-on? --Tu dirais que tu as une leçon de bonne heure. --Cela paraîtra bien drôle. Puis, écoute, je serai bien fatiguée. Il la supplia, et elle le fit. Risquant tous les commentaires, bravant le froid, la lassitude, elle remit sa toilette de ville et quitta l'hôtel d'Altenheim à six heures et demie du matin, par la nuit profonde. Ne trouvant pas de voiture, elle se rendit à pied jusqu'au coin du pont de la Concorde, où il lui avait donné rendez-vous. Quand elle passa devant les Tuileries, le jour se levait à l'est et les arbres noirs se dessinaient sur un ciel sanglant. Elle arriva la première, et fit quelques pas, de-ci de-là, toute grelottante, jusqu'à ce qu'elle vît paraître un fiacre contenant Lionel, enveloppé de fourrures et de plaids, avec son sac de nuit qu'il remit au cocher pour faire une place à la jeune fille. Et elle se trouvait heureuse de sentir autour d'elle son bras caressant, d'appuyer sa tête alourdie sur son épaule. Jamais elle n'eût songé à remarquer son égoïsme. N'était-ce pas un bonheur qu'il ne pût pas se passer d'elle, ni partir sans lui dire adieu. --Que tu es bonne, ma petite chérie! lui répétait-il. Moi, encore, j'ai eu le temps de rentrer et de dormir deux heures, mais toi tu ne t'es pas couchée. --Ceci n'est rien, répondit-elle. Mais que penseront les d'Altenheim, et mes parents eux-mêmes chez qui je vais rentrer trop tôt, à neuf heures du matin? --Écoute, ma Renée, ne regrette pas tous ces légers ennuis. Bientôt ni les d'Altenheim, ni tes parents n'auront rien à voir dans ta conduite. Elle ne regardera que moi seul. --Que veux-tu dire? --Eh bien, je vais te découvrir à présent le vrai but de mon voyage. Je l'ai décidé cette nuit, au milieu même du bal. Tu m'apparaissais si belle, si fêtée... Je t'ai vue sous un jour que je ne connaissais pas. J'ai pensé à tes larmes de la veille, et je ne veux pas que tu pleures à cause de moi. J'ai résolu de t'épouser. --Oh! chéri, est-ce vrai? Vivre toujours ensemble! Te posséder complètement, porter ton nom, partager ta vie! Nous réjouir de voir naître notre petit enfant... L'avoir toujours entre nous... O mon Lionel! tu le désires vraiment? --Je le désire de toute mon âme. Je pars exprès pour en parler à mes parents. --Écoute, as-tu bien réfléchi? Je ne te le demande pas. Si tu allais en souffrir... Oh! vois-tu, si je l'accepte, ce n'est que pour notre enfant. --Comment, mignonne, tu me refuserais le bonheur? --O cher! le bonheur... Oui, le bonheur, tu l'auras, autant qu'une femme peut le donner. Il la pressa contre son cœur. Tous deux demeurèrent silencieux, pris d'une émotion trop forte pour des paroles. --Tu sais, reprit-il, tu ne me dois aucune reconnaissance. Je serai très fier de ma petite femme. Tu deviendras une grande artiste. J'ai entendu Bonnat qui le disait hier à quelqu'un, pendant le bal. Tu le connais un peu, Bonnat; tu pourras lui demander d'être ton témoin à notre mariage, avec le baron d'Altenheim. Moi, j'aurai Gambetta et Brisson. Tous les journaux en parleront. Sais-tu que ce sera une vraie réclame pour mon élection que de t'épouser? Comment eût-elle réfléchi sur les derniers mots? Elle était trop heureuse, trop attendrie, trop pénétrée de la grandeur d'âme de Lionel. Elle était contente de lui apporter du moins en dot une petite satisfaction de vanité. --Mais si tes parents ne voulaient pas? dit-elle. --N'aie pas peur. Je suis leur fils unique. Jamais ils ne m'ont rien refusé. J'aurai peut-être un peu de mal à leur faire accepter une résolution si soudaine, parce qu'ils ne te connaissent pas. Quand ils t'auront vue, ils t'aimeront comme moi. Qui est-ce qui pourrait ne pas t'aimer? --Songe donc, reprit-il au bout d'un moment, comme ma mère sera heureuse d'avoir auprès d'elle une belle-fille intéressante comme toi, elle qui est constamment souffrante, privée de toute distraction. Et quand notre petit enfant jouera autour d'elle!... Elle rêve absolument d'avoir un petit-fils ou une petite-fille. Ah! par exemple, je ne dirai pas là-bas que le bébé est en route... Tu comprends, mon père trouverait que c'est un peu tard pour le consulter, il serait furieux. --Pourtant, dit Renée, c'est la raison décisive, au cas où il refuserait absolument. Ah! vois-tu, j'ai peur qu'il ne refuse. J'aime mieux qu'il me blâme s'il le faut, mais que mon enfant ait une famille légitime. Pour moi, je t'autorise à tout avouer. Lionel l'assura qu'il était certain de triompher. --D'ailleurs, ajouta-t-il, n'est-ce pas moi qui t'épouse? Ma parole te suffit, je me charge du reste. Le fiacre entrait dans la cour de la gare. Dans une salle d'attente déserte, ils se firent leurs adieux, et tandis que leurs lèvres se rencontraient, ils murmuraient: --Au revoir, ma petite femme chérie. --Au revoir, mon Lionel, mon mari adoré. V Heureusement, le portrait de Gisèle était presque achevé, car, après le bal où elle s'était laissé compromettre par Lionel, les d'Altenheim se montrèrent froids à l'égard de Renée. Elle ne s'en inquiéta guère, tout absorbée par les rêves, les émotions, les tendresses de sa triple situation de jeune fille, de femme et de fiancée. Elle redoublait d'amour pour ses parents; et, si elle commençait à souffrir de les tromper, c'était seulement dans le regret de ne pouvoir leur faire partager ses joies. Deux ou trois lettres de Lionel arrivèrent, renouvelant ses promesses, se réjouissant de l'avenir, et toutes pleines de mots caressants. Il écrivait comme il parlait, avec des raffinements voluptueux d'expression, de petites phrases d'une douceur exquise, que Renée se répétait mille fois ensuite et qui la faisaient frémir délicieusement. Il signait souvent: «Le plus amoureux des époux.» Cependant Mme Sorel, avec sa perspicacité maternelle, pressentit que Renée gardait un secret. Elle ne s'inquiéta guère d'abord, la voyant plus joyeuse et mieux inspirée dans ses travaux que jamais. Puis elle fit une remarque: c'est qu'il venait beaucoup de lettres pour sa fille dont l'adresse offrait la même écriture que le paquet envoyé par le jeune Duplessier. Au second voyage de Lionel, quand elle vit les timbres de la poste, elle n'eut plus de doutes sur la personnalité du correspondant. L'idée ne lui vint même pas de décacheter une de ces lettres, mais elle se décida à questionner sa fille. Dès ses premiers mots, Renée tomba dans ses bras, et lui avoua leur amour réciproque. Peu s'en fallut qu'elle ne dît tout. Il lui répugnait tant de cacher quelque chose à sa mère, et elle se sentait tellement innocente qu'elle ne comprenait pas qu'on pût la blâmer. C'était ce sentiment qui faussait complètement dans cette période de sa vie sa notion du bien et du mal. Si, au lieu de son éducation étroitement religieuse, de sa croyance en la grâce divine, aux avertissements du Saint-Esprit dans son cœur, on lui avait enseigné la véritable origine de la morale, elle n'eût pas attendu, malgré elle, malgré la transformation de sa piété, la condamnation mystérieuse d'une voix intérieure. Sa raison seule lui aurais appris qu'elle était criminelle, et plus encore: qu'elle était jugée, condamnée dès son premier pas dans la faute par l'éternelle justice des choses, et que déjà s'avançait rapidement le jour où elle allait souffrir. --Oui, maman, oui, c'est vrai, j'aime Lionel et lui-même ne veut pas d'autre femme que moi. Nous avons eu le tort de nous promettre l'un à l'autre sans consulter d'abord nos parents. Mais vois-tu, mère, ne me gronde pas. Tout est déjà réparé. Il m'écrit qu'il a gagné sa cause auprès des siens, et moi, je suis sûre, n'est-ce pas, mère chérie, que tu ne vas pas me dire non. Mme Sorel souriait, attendrie, malgré qu'elle en eût, par ce petit roman qu'elle croyait à peine ébauché, et dont, tout d'abord, elle avait blâmé l'imprudence; convaincue surtout par le bonheur qui rayonnait dans les yeux de sa fille; enfin conquise d'avance par ce charme audacieux de Lionel, qui s'imposait à toutes les femmes. --Mais si ton père nous refuse? dit-elle. Tu sais qu'il ne partage pas l'enthousiasme général pour le jeune Duplessier. --Oh! maman, ce n'est pas possible. Quand il verra plus souvent Lionel il découvrira tout ce qu'il vaut. Il n'a contre lui qu'un préjugé instinctif, il le connaît à peine. Puis, je saurais bien le décider. Il ne voudra pas me voir mourir de chagrin. --Tu en es là? reprit avec un peu d'inquiétude la douce Mme Sorel. Ne te monte pas la tête, ma chère enfant. Aucun homme ne vaut que l'on meure pour lui. --Oh! maman!... --Enfin, cela me fait peur de t'entendre parler ainsi. Ce mariage n'est pas fait... --Maman, j'ai la parole de Lionel. Rien ne m'empêchera de devenir sa femme. Elle ajouta avec cette rouerie féminine toujours au service des plus franches: --Et nous sommes tous deux résolus à nous marier le plus promptement possible. Lionel aura Gambetta pour témoin. Le Grand Ministère n'est pas éternel. Tu comprends qu'on peut se dépêcher pour avoir sur son contrat la signature d'un Président du Conseil. Après cette conversation, quelques jours se passèrent sans que Renée reçût aucune nouvelle. L'inquiétude la saisit. Non pas qu'elle doutât de la bonne foi de celui qu'elle considérait maintenant comme son mari, mais elle eut peur d'une maladie, d'un accident. Puis la certitude grandissait en elle tous les jours sur l'état où elle se trouvait. Elle fouillait la bibliothèque de son père pour y trouver des livres de médecine. Elle ne doutait plus, et le silence étrange de Lionel aidant, elle tomba tout à coup du haut de sa félicité dans un abîme d'épouvante. Ses joues pâlirent, ses yeux se marbrèrent de noir, ses traits se tirèrent. Sa mère, attribuant de tels symptômes physiques à la seule force du sentiment, s'effraya d'une passion sur laquelle une simple contrariété agissait avec une telle violence. --Tu n'as pas de lettre. Qu'importe, il en viendra. Les jeunes gens sont étourdis. Puis, ma chérie, je t'en conjure, ne prends pas les choses tellement à cœur. Envisage la possibilité d'un acte de légèreté chez Lionel. Il s'est peut-être engagé un peu étourdiment. Il recule aujourd'hui à la première difficulté. J'espère que tu aurais la force de l'éloigner aussitôt de ton cœur, dont il ne serait pas digne. Toi-même tu as été bien imprudente! N'écris plus, maintenant, n'écris pas... Cette femme charmante et bonne, qui de sa vie n'avait fait un pas hors du droit chemin du plus strict devoir, se rendait, inconsciemment et par tendresse, complice de cette passion de l'amour, qu'elle avait jusque-là considérée en elle-même comme un péché, et qui brûlait le cœur de sa fille. Elle épiait le facteur avec autant d'anxiété que Renée. O naïveté de cette âme douce! elle priait Dieu, son rigide Dieu protestant, pour qu'il fît Lionel sincèrement amoureux. L'agonie que traversa Renée pendant ces quelques jours eût vraiment suffi à expier sa faute, si le châtiment venait d'un juge souverain qui le proportionne à l'offense. Mais la loi universelle qui nous gouverne, agit autrement. On lui fournit une cause et elle en développe l'effet avec la rigueur mathématique et implacable d'un engrenage auquel on a livré un doigt et qui met en lambeaux tout le corps. Ce n'était que le commencement. Hélas! il fallait aller, venir, donner ses leçons de dessin, s'asseoir pendant des heures dans l'atelier coquet de l'hôtel d'Altenheim, en face de la belle Gisèle qui posait maintenant d'un air pincé. Le portrait fut enfin terminé. Il était superbe. Ce fut un soulagement pour la jeune artiste de ne plus franchir cette porte, traverser ce hall, où le souvenir d'une nuit enivrante, nuit de succès et d'amour, lui rendait plus sombre l'horreur de l'isolement et de la honte irréparable. «S'il allait ne jamais revenir, pensait-elle. Si je n'entendais plus parler de lui. Ses parents furieux l'ont retenu là-bas et lui ont fait prêter quelque horrible serment auquel il ne peut plus manquer.» Elle avait abandonné son joli tableau des _Boulevards au 1er Janvier_. Son père lui-même, tout aveugle qu'il fût, pressentait un changement chez sa fille, dont il n'entendait plus, à tout propos, résonner joyeusement la voix claire. Un jour, elle lui demanda ce qu'il pensait du suicide. Il le désapprouvait absolument. --Cependant, dit-elle, pour échapper au déshonneur?... --Si le déshonneur est mérité, répondit le professeur, qu'on le supporte! S'il est immérité, qu'on le dédaigne! --Mais, père, reprit la malheureuse, essayant de réprimer dans sa voix un affreux tremblement, si c'est pour l'éviter à ceux que nous aimons? M. Sorel réfléchit un instant et répondit, pesant ses dures paroles comme s'il prononçait un arrêt: --Il peut y avoir tel cas, où, en disparaissant, on évite de faire souffrir les autres de la honte méritée par soi seul. C'est un strict devoir de se supprimer alors, si on le fait avec assez de résolution, d'adresse et de promptitude pour prévenir véritablement le mal que l'on prévoit. Elle crut qu'il l'avait devinée et qu'il parlait pour elle. C'était lui-même qui la condamnait à mort. Elle l'en savait parfaitement capable, s'il pressentait l'ombre de la vérité. Épouvantée, chancelante, elle se retira dans son atelier. Sa boîte de couleurs ne contenait-elle pas des poisons violents? On supposerait une maladresse. Tandis qu'elle maniait les tubes, regardant leurs inscriptions de ses yeux dilatés et fixes, un atroce attendrissement la saisit. Quoi donc! c'est à ce but sombre que serviraient les chers matériaux de son art?... Elle qui les touchait autrefois si gaîment, avec des ambitions si pures, un si immense espoir!... Elle éclata en sanglots. «Oh! pensa-t-elle, est-ce possible? Est-ce moi, est-ce moi qui vais mourir? Mourir ainsi, me tuer!... O Lionel!» Ses larmes détendirent un peu son cœur convulsé par l'angoisse. Elle songea qu'elle avait encore un certain temps devant elle avant d'être forcée d'exécuter l'acte terrible qu'elle croyait nécessaire. Elle résolut d'attendre un peu. Le lendemain matin, comme elle descendait pour faire une course, sa mère, qui guettait à la dérobée son visage défait avec une inquiétude toujours croissante, lui dit: --Je viens de voir le facteur traverser la rue. Je vais me mettre au balcon. S'il a apporté quelque chose pour toi, montre-le-moi d'en bas pour que je le sache plus tôt. Renée descendit les cinq étages. Combien de fois, depuis une semaine, passant devant la loge de la concierge, elle avait senti son cœur défaillir à voir cette femme tranquillement assise à son ouvrage et dont un geste eût pu--c'est l'effet que cela lui faisait--lui rendre le bonheur et la vie. Cette fois, elle n'osait plus franchir ces trois pas qui lui enlèveraient si vite son faible espoir. Elle rassembla tout son courage, passa doucement: --Mademoiselle Sorel! dit la voix de la bonne femme. C'était une lettre! une lettre... et de l'écriture bien connue! Elle traversa sur le trottoir opposé, vit sa mère au balcon: «Bonne, oh! bonne mère!... pensa-t-elle en levant vers elle le petit carré de papier blanc. Mon Dieu! pourvu qu'elle ne souffre pas par ma faute! Oh! que tout soit encore réparé, à cause d'elle, sinon pour moi!» Elle brisa l'enveloppe. La lettre venait de Paris. Lionel était de retour depuis une huitaine, mais il ne le lui avait pas encore fait savoir, ne pouvant lui indiquer un lieu de rendez-vous. Il ne fallait plus songer à la rue Chevert. L'ami qui lui prêtait l'appartement était revenu tout à coup. C'était bien contrariant. Un ton froid, tel que Renée n'en avait jamais entendu de sa part. Nulle allusion au mariage. Voilà quelle était cette épître. Plus navrée par cette réalité qu'elle ne l'avait été par ses incertitudes, la jeune fille entra dans un bureau de poste et envoya un télégramme à Lionel: «Il faut absolument que je te parle. Si tu as quelque chose de pénible à me dire, n'aie peur de rien, je suis forte. Ce que je ne puis supporter, c'est le doute noir qui m'envahit en ce moment. Je deviens folle. Aie pitié, et sois à l'église Sainte-Clotilde cet après-midi, à trois heures.» Trois heures cinq, trois heures dix; le quart sonna à l'horloge de l'église. Renée tournait lentement autour de la nef, alors presque déserte. Par cet après-midi d'hiver, une ombre bleuâtre emplissait l'énorme vaisseau, et dans cette ombre scintillaient vaguement des reflets d'or pâli. Au fond du sanctuaire, une veilleuse brillait comme une étoile rouge devant l'autel de la Vierge. Renée comptait les minutes lentes, et lorsque, ramenée par sa triste promenade au pied de l'orgue, elle s'apercevait qu'elle venait d'achever un tour entier, elle sentait son cœur plus lourd et plus glacé dans sa poitrine. Un monsieur se tenait auprès du bénitier, qui, chaque fois qu'elle se rapprochait, faisait deux pas au-devant d'elle, souriant, tâchant d'attirer son attention. A la fin, il se décida à lui parler: --Vous êtes trop jolie, mademoiselle, dit-il, pour qu'on vous fasse attendre aussi longtemps. Elle l'avait regardé, machinalement, ne comprenant pas ce qu'il voulait. Il ajouta: --Si vous me faisiez l'honneur de me donner un rendez-vous, je vous jure bien que j'y serais le premier. Elle s'enfuit avec dégoût, s'agenouilla sur un prie-dieu, mit sa tête dans ses mains. Cette insolente galanterie, à laquelle autrefois elle n'aurait songé qu'une minute avec colère pour l'oublier ensuite avec dédain, lui fit en ce moment une impression abominable. Elle n'y voyait pas un incident banal, mais une humiliation directe, méritée. Oui, méritée. Était-elle supérieure, après tout, à la chercheuse d'aventure que cet homme avait cru voir en elle? Sa fierté l'abandonnait, dans l'abîme d'angoisse où elle se sentait glisser. Elle se jetait sans transition à l'extrême tout à fait contraire, et, après s'être élevée par son amour au-dessus de la vie, au-dessus de la société, elle retombait d'une effroyable chute dans des bas-fonds tout pleins d'ombres hideuses. Plus tard, elle devait comprendre le rigoureux enchaînement de sentiments en apparence si opposés. Il est vrai que son dévoûment, que sa noble passion, avaient grandi sa nature. Mais il est vrai aussi qu'elle devait sentir la puissance des antiques lois sociales. L'horrible comparaison qui s'imposait à elle, la comparaison avec toutes les irrégulières et toutes les déclassées de ce monde, devenait le supplice de cette créature délicate par excellence. Voilà sous quelle forme apparaissait son péché; voilà quels aiguillons empruntait son remords. Péché social, remords social. Pour n'être point le vieux péché ni le vieux remords bibliques, ils n'en étaient que plus sombres, plus déchirants, plus implacables. Car la société humaine, organisme vivant et complexe, d'un ordre moral absolument élevé, demande pour se développer autant de respect et d'obéissance que le Dieu de la Bible, et elle est encore plus redoutable que lui, étant impersonnelle. Pure entre les plus pures au fond de son âme, mais coupable au nom du code protecteur de cette même société, Renée souffrait du contraste, absolument inexplicable pour elle, entre le sentiment de sa grandeur intime et le sentiment, non moins réel, de son abaissement mérité. Elle avait commis le crime de Marguerite. Le mauvais ange ne lui sifflait pas ses mots ricaneurs à l'oreille, et l'enfer ne l'attendait pas. Pourtant le châtiment commençait à l'atteindre. Mais malheur à celui qui s'en fit l'instrument! Lionel ne vint pas dans l'église Sainte-Clotilde. Renée, toujours à genoux, tressaillait chaque fois que la portière en retombant faisait résonner le tambour de drap rouge. Deux fois, elle crut qu'il entrait. Enfin!... Mais non, c'était un étranger armé de son Bœdecker, ou bien quelque autre amoureux qui se mit à tourner, lui aussi, autour de l'église. Au bout de trois quarts d'heure, elle n'y tint plus; elle sortit. Mais il était impossible qu'elle rentrât sans le voir. Elle prit la rue Las-Cases, passa devant l'hôtel de Ligneul. Les fenêtres closes ne lui apprirent rien, et jamais elle n'eût osé sonner à la porte. --D'ailleurs, pensa-t-elle, à cette heure-ci, il doit être au ministère. Elle y alla. Monsieur le chef de cabinet de monsieur le sous-secrétaire d'État était absent. --Le trouverai-je peut-être à la Chambre? demanda-t-elle. On n'en savait rien. Elle s'y rendit, donna une pièce d'argent à un huissier, qui s'offrit à s'enquérir de M. Duplessier. Tous ces hommes le connaissaient comme l'enfant de la maison, ayant eu constamment affaire à lui pendant que Gambetta était président de la Chambre. Un moment après, Lionel traversa le salon des Pas-Perdus, où quelques députés se promenaient en causant. Renée le vit de loin par la porte entr'ouverte. Il la rejoignit dans le vestibule. --C'est toi! dit-elle. Tu n'as donc pas reçu mon télégramme? --Si... Je n'ai pas pu venir. --Il faut absolument que je te parle. --Attends, nous ne pouvons pas rester ici. Nous allons sortir. Il disparut, puis revint avec sa pelisse et son chapeau, mit la main de Renée sous son bras et l'entraîna vers les Champs-Élysées, où s'allumaient les réverbères. --Comment vas-tu, ma petite chérie? lui dit-il, de l'air le plus naturel du monde. Tu as bien fait de venir me chercher. J'avais tant envie de te voir! --Vraiment, Lionel? Cependant tu ne m'aimes plus, n'est-ce pas? C'est bien fini? --Fini?... J'espère bien que non. Mais, si, je t'aime toujours. --Et tu me laisses dans une telle inquiétude! --Tu as été inquiète?... Pauvre mignonne! Mais c'est que, vois-tu, j'ai été horriblement occupé, très contrarié même. --Pourquoi? --Les choses vont bien mal. On veut renverser le ministère. Nous sommes très inquiets. --Oh! quel malheur! --Oui, quel malheur! Un grand malheur pour moi, pour nous deux, vois-tu. Gambetta tombant si vite, avant d'avoir rien fait, sera terriblement amoindri. J'en subirai personnellement le contre-coup. Toute ma carrière peut s'en ressentir. En tout cas, je perds ma position. --Tu ne resteras pas au ministère? --A quoi penses-tu? Nous donnerons tous notre démission. Les chefs de cabinet, les sous-secrétaires d'État, tout cela file avec les ministres. Moi surtout, voyons. Tu ne veux pas que je serve les gens qui auront mis Gambetta à la porte. --Alors? --Alors, ma pauvre petite, tu comprends que tout cela bouleverse un peu mes projets. Nous ne pouvons plus songer à nous marier, n'est-ce pas? Elle se tut. Le ton indifférent de Lionel, malgré la câlinerie de certains mots, lui faisait plus de mal que la terrible nouvelle. --D'ailleurs, ajouta-t-il, je t'avouerai que mes parents refusent leur consentement. Mon père me trouve trop jeune. Il a essayé de me démontrer que je me repentirai plus tard, alors que, arrivé à quelque grande position, je pourrai choisir entre les plus beaux partis... Qu'est-ce que tu as? Ne me retire pas ta petite main. Je ne dis pas que je pense tout à fait comme lui... Il souleva jusqu'à ses lèvres la main tremblante que Renée avait détachée de son bras et qu'il y reposa en la caressant doucement. --Ma mère aussi, continua-t-il, ma mère ne veut pas entendre parler pour moi d'une femme artiste. Il y eut un silence. Tous deux continuaient à marcher sous les arbres, dans la direction de l'Arc-de-Triomphe. --Tu ne me parles pas, Rénette, fit Lionel d'un ton de reproche cajoleur. --As-tu dit à tes parents, demanda Renée, qu'il s'agissait du bonheur de ton enfant? --Oh! je me suis bien gardé de rien leur dire de semblable. C'est pour le coup que mon père se serait moqué de moi. Il m'aurait dit: «Du moment que tu as déjà la femme, pourquoi diable l'épouserais-tu?» L'abominable brutalité de ces paroles atteignit Renée en plein cœur. Il ne lui en fallait pas tant! Elle était si fine, elle comprenait si vite. «Il ne sait pas ce qu'il dit, pensa-t-elle. Il n'attache pas à ces mots le sens qui me fait tant de mal. Ce n'est pas possible. Il souffre lui-même et tranche ainsi violemment pour achever l'exécution plus vite.» Elle l'excusait intérieurement. Ce fut sa tactique involontaire longtemps encore. S'il avait fallu le mépriser, à quel degré de souffrance n'aurait-elle pas été soumise! --Laisse la femme de côté, reprit-elle. C'est de l'enfant que je parlais. --L'enfant!... Mais que nous soyons mariés ou non, nous ne l'en aimerons pas moins. --Il n'aura ni père ni mère. --Ah çà!.. où prends-tu cette monstruosité? Imagines-tu qu'il faille abandonner son enfant parce qu'on ne se marie pas? Il aura un père qui l'aimera beaucoup et la plus gentille petite maman du monde. --Encore une question, Lionel. As-tu dit à tes parents que tu as donné ta parole? --Ma parole à qui? de quoi? --Ta parole à moi... de m'épouser. --Tu plaisantes, ma chère. Cette parole m'engageait dans la limite du possible seulement. Au lieu de la retourner maintenant contre moi, tu dois la considérer comme une grande preuve d'amour, puisqu'à un moment donné, j'ai été disposé à faire de toi ma femme, malgré toutes les difficultés que je prévoyais. Ces difficultés ont été plus grandes que je ne pouvais m'y attendre. Elles se sont compliquées davantage encore. Il n'y a vraiment pas de ma faute. Ma parole ne t'a rien fait faire de plus ni de moins, puisque tu t'étais déjà donnée à moi. Ne gâte donc pas par des sophismes et des reproches la beauté de ton dévoûment. --Lionel, dit Renée, dont les yeux à la faveur de la nuit laissaient couler leurs larmes atroces, Lionel, je ne te fais aucun reproche. Si je lutte un peu, c'est pour notre enfant. Ne me dis rien de cruel, car je souffre plus qu'une créature humaine ne peut souffrir. Qu'ai-je fait, mon Dieu! que t'aimer de toute mon âme? Et voici qu'il faut que j'en meure. Oh! je n'aurais pas voulu mourir... J'aurais voulu vivre pour t'aimer encore, pour te rendre heureux, pour te voir glorieux et grand. J'aurais voulu vivre pour mes pauvres parents, que ma mort tuera de douleur. J'aurais voulu vivre pour faire de beaux tableaux. J'en rêvais de si magnifiques?... Elle ne pouvait plus prononcer distinctement ce qu'elle disait, car sa bouche se tordait d'angoisse. --Es-tu folle, on n'en meurt pas, fit Lionel, sans se départir un instant de son implacable ton de tendresse résignée. --Je suis obligée de me tuer, dit Renée. --Tu commettras un crime affreux. Tu briseras ma vie, tu anéantiras celle qui commence en toi. Crois-tu que tes parents, s'ils avaient à choisir, ne préféreraient pas aider au mystère de cette naissance, qu'il est si facile de dissimuler, plutôt que de te voir morte. Tu agiras lâchement, et tu n'arrangeras rien, car l'autopsie de ton corps révélera la cause de ton suicide. On saura par ta mort ce que tu pourrais si aisément cacher avec un peu d'adresse et sans quitter ce monde. --Je sais ce que choisirait mon père, dit Renée; j'ai parlé de quelque chose d'analogue devant lui, l'autre jour, et je sais qu'il aimerait mieux me tuer de sa main. --Il n'a pas besoin de le savoir. --Je souffrirais trop, poursuivit-elle, de mettre au monde un enfant dans ces conditions abominables. Pauvre petite âme point éclose, je l'emporterai avec moi dans la tombe, et je lui épargnerai l'horreur de vivre. Oh! jamais je n'aurais cru, il y a deux mois, qu'il existait de pareilles angoisses... J'étais si confiante, j'étais si gaie! --Tu veux me quitter, méchante, regarde-moi, ose me le dire en face. Tu veux te séparer de ton petit chéri? Et il se penchait vers elle, essayant, pour empêcher l'effet d'une résolution qui commençait à l'effrayer, le pouvoir de ses regards si voluptueux et si beaux. En les rencontrant, elle éclata en sanglots convulsifs. Il appela un fiacre, la fit monter dedans et la ramena près de chez elle, couvrant ses joues humides des plus ardents baisers, s'efforçant d'endormir sa douleur sous les plus folles caresses. Malgré toute la force de son énergie, Renée ne put cacher qu'une partie--la plus grave--de ses angoisses à sa mère. A la première question, si tendrement inquiète, elle fondit en larmes. --Il ne faut pas y songer, dit-elle. Il a fait tout ce qu'il a pu, je t'assure, mère, mais c'est impossible. Ses parents ont refusé leur consentement, parce que je suis pauvre et aussi parce que je suis artiste et que je travaille pour gagner ma vie. Ce qui les a irrévocablement déterminés, c'est la situation politique. M. Gambetta va tomber, paraît-il. Lionel restera sans position. On ne peut lui demander de fonder un ménage dans de telles conditions. --Mais qu'est-ce que c'est donc que ce garçon-là? s'écria la mère indignée. On peut être étourdi à ce point, promettre et se dédire pour une partie de plaisir, mais non pas pour une chose aussi grave qu'un mariage. On ne se joue pas ainsi du cœur d'une jeune fille, et d'une jeune fille comme toi! --Oh! maman, tu ne sais pas tout. Ce n'est pas tout à fait sa faute. --Qu'est-ce que je ne sais pas? s'écria Mme Sorel. Elle avait pâli si soudainement que sa fille répondit bien vite: --Rien, rien du tout. Il m'avait seulement dit qu'il désirait ce mariage. Il craignait les obstacles, il ne me les avait pas cachés. Oh! je t'en prie, maman, si tu ne veux pas me briser le cœur, ne me dis pas du mal de lui. Mme Sorel éprouvait un mélange de sentiments très divers: une immense pitié, une sympathie profonde pour sa fille, en même temps qu'une sourde irritation contre cette enfant qui pleurait ainsi à cause d'un homme, et qui osait l'avouer. Cet amour attendrissait son cœur et blessait son âme puritaine. Puis elle était indignée contre Lionel. Un certain mécontentement d'elle-même, l'idée qu'elle aurait pu empêcher tout cela aigrissait encore sa douleur. Cet état d'âme compliqué eut pour résultante--si l'on peut s'exprimer ainsi--une colère très inattendue chez une personne aussi douce. --Ne me parle plus de cette sotte histoire, dit-elle à sa fille, ne me la rappelle pas si tu ne veux perdre absolument ma confiance. Je suis stupéfaite de penser que toi, une fille raisonnable, si sérieusement élevée, tu aies pu entretenir une correspondance clandestine avec un garçon, et surtout avec un être de cette espèce... un godelureau qui s'est moqué de toi naturellement, bien qu'il ne t'aille pas à la cheville. Ne me le nomme plus, ou je lui écrirai moi-même ma façon de penser. Grand Dieu! si ton père savait ce qui se passe, et que j'ai eu la bêtise d'écouter tout cela, il ne nous pardonnerait jamais, ni à l'une ni à l'autre... Maintenant, n'est-ce pas, Renée, ce n'est pas parce que je suis à ta charge que je perdrai mon autorité sur toi. Écoute-moi bien: si je revois l'écriture de ce manant sur une lettre qu'il aurait l'audace de t'envoyer, j'ouvre l'enveloppe et je fais la lecture du contenu à ton père. Je ne veux pas garder pour moi une telle responsabilité. Si tu dois nous amener dans la maison de semblables histoires, nous t'y laisserons toute seule, y vivre à ta guise et y recevoir même tes amoureux si ça te fait plaisir. Avec la pension de ton père, nous aurons, lui et moi, du pain tous les jours dans quelque grenier, c'est tout ce qu'il nous faut. Attérrée devant cette explosion inattendue, sentant combien sa mère devait souffrir pour en arriver à cette exaspération presque maladive, à cette grossièreté, tout à fait inouïe pour elle, de langage, Renée baissait la tête, se taisait. Elle ressentait de nouveau cette impression affreuse que l'impertinence d'un passant lui avait fait éprouver dans l'église Sainte-Clotilde. C'était quelque chose comme l'enlizement dans un bourbier. Peu à peu le flot hideux montait, le flot de honte et de mépris, le flot de mensonge qui lui entrait de force dans la bouche et l'étouffait. Elle se leva, fit un pas vers sa mère, s'efforça de sourire. --Regarde, maman, lui dit-elle, tu le vois bien, je ris, je n'ai plus de chagrin. C'était le premier moment. Mais tu as raison. Je ne penserai plus à Lionel. Je suis si heureuse entre papa et toi! Ne parle pas de me quitter. Vraiment, tu sais, je ne l'aimais pas tant. Tiens, c'est oublié, c'est fini. Qu'il n'en soit plus question. Elle se remit à peindre, avec une bravoure apparente; mais toute inspiration l'avait abandonnée. Elle ne fit rien de bon, et, pour comble de tristesse, douta de son talent. --De quel orgueil insensé je me suis nourrie! songea-t-elle. Tous mes rêves d'art et d'amour n'étaient que de vaniteuses chimères. Elle se plaça devant une glace et s'interpella avec amertume, se raillant elle-même, tournant en dérision jusqu'à son visage, si frais et si brillant jadis, et qui se fanait dans les veilles, les larmes et les premières fatigues de la grossesse. «Tu n'étais même pas jolie, pauvre Renée,» se disait-elle. Elle interrogeait les moindres symptômes qui se manifestaient en elle, avec une horreur croissante. Elle épiait son corps, jetait sur sa personne des regards effarés. Oh! posséder le malheur dans sa chair, dans son sang, l'emporter partout avec soi, quelle épouvante et quel mystère! Elle songeait encore à se tuer. Pourtant un des arguments de Lionel avait ébranlé sa résolution. Peut-être serait-elle plus sûre d'épargner à ses parents la honte et la douleur à force d'énergie et d'adresse que par une mort volontaire dont les moindres détails seraient publiés, commentés. Un soir, comme son père et sa mère étaient déjà couchés, elle traversa l'antichambre et vit à terre une lettre que la concierge, montée trop tard et n'osant pas sonner, avait glissée sous la porte. Renée la ramassa en tremblant. Elle était de Lionel. Heureusement Mme Sorel ne l'avait pas vue. La jeune fille courut à sa chambre, s'enferma. Que lui disait-il? Peut-être allait-elle trouver quelques mots d'espoir, de sympathie, de véritable amour... Elle brisa l'enveloppe. C'étaient quatre longues pages, en style déclamatoire, où s'enchaînaient toutes les raisons que, depuis la sagesse antique, on a fait valoir contre le suicide. Une sorte d'exercice de rhétorique, dans lequel s'étalait la verbosité un peu commune qui formait tout le génie du jeune Duplessier. Renée n'essaya pas de juger si c'était bien ou mal écrit. Elle ne vit que l'acte inqualifiable dans sa dureté prétentieuse. Pour la première fois, elle commença de pressentir quelle froideur de glace se cachait sous les dehors expansifs et caressants de Lionel. Ses baisers ne semblaient si doux, ses discours ne prenaient leur enchanteresse douceur, que parce qu'il en jouissait lui-même, ce véritable artiste en voluptés. Elle ne versa pas même une larme, se coucha, éteignit sa bougie. Mais pendant de longues heures, ses yeux restèrent ouverts, fixés sur la nuit, et elle s'abandonna, comme le nageur épuisé qui se laisse emporter par le flot, au paroxysme de la douleur humaine. Le lendemain, la concierge s'excusa auprès de Mme Sorel, de n'avoir pas remis la lettre directement. --Quelle lettre? --Je crois qu'elle était pour Mlle Renée. La mère monta en toute hâte. --Renée, tu me trompes, mon enfant, je ne t'en aurais jamais crue capable. De qui était la lettre que tu as reçue hier au soir? --Maman, ce n'est pas ma faute, je n'ai pas encore eu le temps de lui défendre de m'écrire. --C'est inutile. Je te ferai la honte d'enjoindre à la concierge de me remettre toutes tes lettres et je renverrai sans les ouvrir celles qui porteront son écriture. --Ne fais pas cela, mère! Je te jure que tu n'en verras plus une seule. Le jour même, affreusement humiliée de son subterfuge, mais ayant, pour correspondre avec Lionel, les terribles raisons que sa mère ne connaissait point, Renée envoya au jeune homme un certain nombre d'enveloppes, toutes préparées, à sa propre adresse, au moyen desquelles il pouvait lui écrire sans danger. Il n'abusa pas de cette facilité. Pour le moment, correspondre avec Renée ou la voir ne lui offrait rien de bien gai ni de bien attrayant. «Laissons, pensait-il, son chagrin s'user un peu. Il aura un terme tout naturel. Elle trouvera dans la nécessité absolue de cacher son aventure les moyens de se tirer d'affaire. Elle va tout avouer à sa mère, probablement. Les deux femmes s'arrangeront sans mettre le vieux dans la confidence, car je crois qu'il n'est pas commode. Si je puis être utile, je le serai. Mais j'aime mieux ne pas trop m'avancer. _Primo_, on en abuserait pour me tomber dessus et m'assommer de discours et de pleurs. _Secundo_, j'aurais l'air de me croire responsable de l'embarras où elles vont se trouver, et, ma foi, si je le suis, du moins je ne le suis pas tout seul. Cette gentille petite extravagante de Renée savait bien ce qu'elle faisait. Ne lui montrons pas trop aujourd'hui combien je tiens à elle; elle me conduirait à quelque bêtise. J'ai déjà été bien près de me laisser prendre à mon propre piège. Pourquoi l'épouser? C'est une maîtresse idéale. Son enfant l'attachera à moi pour toujours. Et elle apporte dans cette situation irrégulière toutes les pudeurs, toutes les délicatesses, tous les scrupules de conscience qu'une autre met à peine dans l'exercice de la vertu. Il faudrait que je fusse fou pour m'empêtrer d'un ménage, moi qui n'ai pas même assez d'argent pour payer mes fiacres et inviter mes amis au restaurant. Restons garçon, ménageons l'avenir, et jouissons du bonheur de posséder sans sacrifice et sans ennui la plus ravissante compagne. A quoi ai-je donc pensé au bal des d'Altenheim? Heureusement le voyage et les raisonnements de mon père m'ont bientôt dégrisé.» Ces réflexions, Lionel les faisait à part lui. Il se fût bien gardé de les communiquer à son ami Fabrice de Ligneul, car il n'eût pas été sûr de rencontrer sa sympathie et son approbation. Lionel, avec sa parole abondante, qui jouait la rude franchise de son modèle, Gambetta, possédait l'art de ne point se livrer. Longtemps, pour Renée, il demeura une énigme, et ce fut le secret de son empire sur cette âme crédule au bien. Elle lui expliquait à lui-même sa conduite, comme elle la comprenait, dans son besoin de tout interpréter au sens le plus noble et le plus héroïque. Il souriait, lui disait: «Sans doute,» puis se répandait en protestations d'amour et l'enivrait par ses caresses. Au fond, elle doutait un peu. Elle douta de plus en plus. Mais qu'il fut tardif, son réveil! VI Lionel l'avait bien dit à Renée, et ce n'était pas là un fantôme créé à plaisir pour mieux se délivrer de son engagement: le Grand Ministère allait tomber. On en était sûr dans Paris, même avant cette fameuse séance du 26 janvier 1882, qui brisa un grand citoyen. Toutes les accusations les plus fausses: intention de lancer la France dans une guerre de revanche, projet de dissoudre la Chambre, ambition d'établir à son profit la dictature, alliance secrète avec la Droite, pillage et vol des deniers publics, étaient lancées contre Gambetta. Les plus modérés dans cette méfiance universelle et folle, dont la honte pèse encore sur notre pays, reprochaient au ministre de n'avoir rien fait de mieux que ses devanciers depuis deux mois qu'il était au pouvoir. Apparemment les gens croyaient que parce que cet homme était plein d'éloquence, d'intelligence et de bonne volonté, il devait d'un coup de baguette amener le règne du bonheur et de la vertu sur la terre. On lui demandait l'impossible, et on l'entravait de toutes façons dans l'accomplissement de ce qu'à tort ou à raison, il croyait être le bien. S'il avait été moins sincère, s'il avait jeté à poignées la poudre aux yeux de ses concitoyens, s'il avait parlé de réformes immédiates, gigantesques, radicales, qui sont la manie de notre malheureuse nation déséquilibrée, on se fût sans doute jeté avec enthousiasme dans ses bras, et on lui eût imposé cette dictature, qu'on l'accusa de vouloir fonder simplement parce que, malgré sa nature bruyante et en dehors, il était encore trop modeste. Son programme n'était pas assez gonflé de promesses menteuses. On le renversa d'ailleurs sur le premier article qu'il en présenta, le scrutin de liste, sans en vouloir lire une ligne de plus. Le scrutin de liste fut voté peu après par la même législature. On renversa donc Gambetta pour le bonheur de le renverser, sans lui donner le temps de montrer si vraiment le pays pouvait ou non tirer quelque parti de ses très réelles et très supérieures facultés. Belle action pour une Chambre française! Renée, profondément intéressée par le sort de cet homme auquel celui de Lionel et le sien propre étaient attachés, tenait absolument à assister à la séance qui en déciderait définitivement. Elle avait un billet, et elle arriva de bonne heure. Elle trouva les vestibules, les corridors et même les cours du Palais-Bourbon envahis. Elle apprit que déjà les tribunes et la galerie se trouvaient presque remplies par les privilégiés. Ce qui augmentait l'encombrement, c'est qu'on s'était attendu à ce que la séance eût lieu le mardi; au dernier moment, elle avait été remise au jeudi; si bien que les billets donnés pour l'avant-veille, comme ceux du jour même, comptaient également. Il y avait même priorité pour les premiers. Lionel, qui ne songeait pas à cela et savait d'avance que la Chambre ne se réunirait pas le mardi, avait eu soin de n'envoyer à Renée qu'un billet pour le 26. Il vint la rejoindre à travers la foule qui remplissait la salle d'attente du public, et il la trouva debout, s'appuyant contre un mur, se lassant dans la chaleur, les piétinements et le bruit. --Venez avec moi, mademoiselle, lui dit-il tout haut avec cet air important qui ne le quittait jamais. Je vais vous faire placer. Il lui fraya à grand'peine un passage à travers les assistants qui murmuraient contre ce passe-droit: --Ce que c'est que d'être jolie femme, souffla à l'oreille de Renée un monsieur qui cherchait au moins dans l'incident une diversion à l'impatience et à l'ennui. --Venez vite, vite, répétait Lionel, je ne sais plus si moi-même je vais pouvoir vous faire entrer. Tout est déjà comble. --Oh! mon Dieu! s'écria Renée, contrariée. Je voudrais tellement l'entendre et le voir aujourd'hui! Je vous en prie, Lionel, faites ce que vous pourrez. Cela m'est égal d'être en haut. Lionel Duplessier parcourait les corridors, interpellait les huissiers par leurs noms, tous secouaient la tête irrévocablement. --Qu'est-ce que c'est, demanda Renée, que toutes ces personnes assises le long du mur sur des banquettes? Pourquoi n'entrent-elles pas? Elles ont des billets à la main cependant. --Elles attendent, dit-il, l'unique chance qui leur reste. C'est que quelqu'un se fatigue ou se trouve mal pour prendre sa place. Elles vont rester tout l'après-midi, car Gambetta ne prendra la parole que très tard. --Mais alors, dit Renée, il faut que j'y renonce. A ce moment Lionel bondit comme un tigre qui vient de voir passer une gazelle dans la clairière d'un bois, et il abattit, non point sa griffe, mais une main énergique sur l'épaule du petit monsieur Bécherelle, le chef des huissiers, qui arrivait tout affolé. --Ayez pitié de moi, monsieur Duplessier, dit le pauvre vieux, je perds absolument la tête. Ces messieurs les députés ne sont pas raisonnables. Ils me font des scènes parce que je ne peux pas caser tout leur monde. Dieu les bénisse! qu'ils aillent donc parler sur la place de la Concorde. Leurs amis sauront où se mettre. --Bécherelle, fit Duplessier, je ne vous ai encore rien demandé, moi; vous allez me trouver un petit coin pour mademoiselle. Voyons, Bécherelle, soyez gentil. Il fit tant, que le vieux Bécherelle, tout grommelant, se dirigea vers une petite porte fermée à clef qu'il ouvrit, et dévoila un escalier tournant étroit et raide comme une échelle. C'était un accès interdit au public et qui menait à la galerie au-dessus des tribunes. Comme Renée allait s'y engager, trois ou quatre messieurs, témoins des pourparlers, s'élancèrent pour passer devant, en écartant Bécherelle. Mais Lionel, furieux, les repoussa presque à coups de poing. La jeune fille était enfin assise, au premier rang de la galerie, entre des dames qui se serrèrent avec complaisance. Elle avait obtenu la toute dernière petite place qui fût encore libre dans l'enceinte. Armée de sa lorgnette de spectacle, elle pouvait examiner à loisir les députés, dont elle voyait très bien les visages, étant à l'angle de gauche de la salle et par conséquent presque en face d'eux. Ils paraissaient déjà au grand complet. Elle n'aperçut pas Lionel dans l'hémicycle. Avec sa connaissance des habitudes parlementaires, le jeune homme venait de retourner tranquillement à son ministère expédier un travail pressé. Il savait avoir du temps devant lui avant le discours de Gambetta. En effet, ce discours commença tellement tard que Renée crut que la fatigue de la longue attente et de la longue séance serait subie par elle en pure perte. Elle eut le loisir d'examiner toutes les têtes, chauves ou chevelues, brunes, blondes ou blanches, barbues ou glabres, qui émergeaient des fauteuils, et toutes les toilettes s'étalant aux tribunes, avant que l'huissier criât: «M. le Président, messieurs!» et que M. Brisson parût, dominant l'assemblée de toute la hauteur de son siége élevé, de sa taille imposante et son imperturbable gravité. Quelques minutes après lui, le Président du Conseil, ministre des Affaires étrangères, vint s'asseoir à son banc, au pied de la tribune, entre ses collègues, dont pas un seul ne manquait. Alors commença le brouhaha des discours, des interruptions coupées par la sonnette, des: «Silence, messieurs!» que lançait l'huissier d'une voix retentissante. Renée écoutait tout cela d'une oreille distraite. Elle rentrait en elle-même. Elle se rappelait. Il n'était pas bien loin le jour où pour la dernière fois, toute curieuse des grandes questions, des grandes personnalités, des débats brûlants, elle était venue s'asseoir dans cette même enceinte. Deux mois à peine! Et ce jour-là avait décidé de sa vie. Insouciante et pure encore, elle s'intéressait alors à tout, s'amusait de tout, s'efforçait de comprendre. Et comme son cœur avait battu quand Lionel était entré, s'était appuyé là, à cette place qu'elle retrouvait, sur le banc des ministres, pour dire quelques mots à Gambetta. Hélas! deux mois avait suffi pour qu'elle connût les plus enivrantes délices et la plus effroyable angoisse. L'angoisse restait seule et bien complète; car la froideur récente de Lionel, qu'elle ne savait pas calculée, voulue, lui persuadait qu'il se lassait d'elle, la voyant malheureuse, et qu'elle était en train de perdre son amour, acheté d'un tel prix. Dans le bruit et l'animation de cette grande assemblée, elle perdait un peu le sentiment de désolation, d'isolement, et d'irrémédiable honte qui maintenant lui torturait l'âme à toute minute. Une espèce de vague espoir, d'incrédulité à l'égard de son horrible destinée, l'apaisait quelque peu. Une mélancolie sans bornes, mais très douce, endormait son atroce souffrance. Elle contemplait cette scène si extraordinaire; tous ces hommes en bas, secoués par l'ambition et le besoin d'agir; toutes ces femmes au-dessus, apportant là leurs coquetteries et leurs intrigues; le sort de ce grand lutteur, dont elle voyait parfois osciller de dédain les larges épaules, prêt à se décider tout à l'heure; et parmi tout cela, l'avenir de la France, qui se faisait comme au hasard: trame mystérieuse dont ces pygmées croyaient diriger les fils, tandis qu'ils se trouvaient lancés eux-mêmes dans leur réseau comme d'aveugles navettes. Sous quel jour singulier, à travers le prisme de sa cruelle expérience, Renée voyait maintenant toutes ces choses! Combien le monde avait changé depuis qu'elle y avait porté ses regards! La séance durait toujours, et Gambetta ne bougeait pas de sa place, écoutant avec le plus grand calme tous les orateurs qui se succédaient à la tribune, et ne les interrompant que très rarement. On finit par les huer, par se moquer d'eux, car les députés plus encore que le public commençaient à se lasser. Le parti de chacun était pris. Toutes les paroles prononcées ce jour-là ne devaient pas y changer grand'chose. Mais on se réjouissait d'entendre celles de Gambetta, comme un superbe morceau oratoire. On ne doutait pas qu'il se surpasserait. Puis ses ennemis avaient hâte de le terrasser, et ne souhaitaient pas reculer leur victoire jusqu'à un autre jour. Dans des circonstances aussi défavorables, Monsieur F... C... eut le triste courage de braver pendant deux heures la lassitude et l'impatience de la Chambre. Il finit par parler devant des sièges vides, chacun étant aller reprendre des forces à la buvette. Enfin M. Brisson agita sa sonnette d'une manière significative: «La parole est à M. le Président du Conseil.» Gambetta se leva.. «Mais, pensa Renée, ils sont tous partis.» Son inquiétude ne dura guère. Le bruit se répandit que, enfin, _il_ montait à la tribune. Il n'en avait pas gravi les degrés que tous étaient à leur place. Ce fut une invasion. Il ne resta plus un fauteuil libre. Une foule de messieurs, sénateurs, hauts fonctionnaires ou autres, suivirent les députés; quelques-uns occupèrent les places restées vacantes ou s'assirent sur les marches du bureau. Le plus grand nombre se tint debout dans l'hémicycle. Parmi ces derniers, au premier rang, à droite et tout près de la tribune, Renée remarqua immédiatement Lionel. Il se tenait les bras croisés, la tête rejetée en arrière, et elle observa combien son teint était pâle et mat à côté des visages, pourtant vieux et décolorés pour la plupart, qui l'entouraient. Avec son type rappelant le type juif, sa fine barbe en pointe, ses grands yeux doux, il avait l'air d'un Christ brun. «Le voilà, se dit-elle, le voilà celui qui me fait tant de mal. Hélas! je souffre surtout de l'aimer et de n'être pas pour lui ce qu'il est pour moi. Oh! s'il était à ma place et moi à la sienne, comme d'un mot je guérirais avec joie sa blessure! Comme je le prendrai à moi pour toujours, dussé-je tout perdre excepté lui. A quoi pense-t-il? Peut-être qu'il regrette de m'avoir jamais aimée, tandis que moi, dont il a pris la vie, je ne trouve pas de force, même à présent, pour me repentir de rien.» Soudain Lionel se retourna, dit quelque chose à un jeune homme placé un peu derrière lui, puis prit amicalement le bras de ce jeune homme et l'attira à son côté. Renée devina Fabrice de Ligneul. Il était en contraste parfait d'apparence avec Lionel. Plus mince et plus élégant de taille, mais moins beau de visage; blond avec une fine moustache estompée sur des joues gracieuses et doucement colorées, des joues de femme; de grands yeux noisette, de longs cils recourbés, de fins sourcils; un ensemble charmant sans être d'un dessin aussi mâle et aussi régulier que celui de son ami; quelque chose de délicat et de pensif; et avec cela une tenue assez martiale, comme d'un officier en civil. Il avait des mains superbes que Renée remarqua parce que souvent il affilait le bout de sa moustache. Sa distinction était telle que Lionel à côté semblait presque commun de taille et de tournure. Il est vrai que--suivant l'avis de ce dernier--un vrai républicain ne doit pas être élégant. Le jeune Duplessier se piquait d'acheter ses vêtements tout faits et affichait dans ses façons un grand laisser-aller. Renée le déplorait en vain. Ces différentes observations empêchèrent la jeune fille d'écouter très attentivement les premières phrases de Gambetta. Au silence profond qui soudain s'était fait dès qu'il avait pris la parole, avaient succédé les rumeurs et les interruptions. C'était là le coup de fouet nécessaire pour éveiller la verve du tribun. Bientôt sa voix s'éleva, s'éclaircit; les périodes superbes, amples, d'une clarté limpide et d'une foudroyante énergie, tombèrent l'une après l'autre de ses lèvres. Il s'anima, secoua ses cheveux comme une crinière, se croisa les bras, arpenta la tribune, avec ce pas à la fois pesant et élastique des fauves qui lui donnait l'air d'un lion en cage. Cette comparaison, devenue banale, s'imposait à l'esprit dès qu'on l'entendait. Et surtout ce jour-là, en face de cette Chambre hostile, de ce pays qui le calomniait, en face de ce vote suspendu sur sa tête et prêt à briser entre ses mains le pouvoir qu'il avait à peine eu le temps de saisir, ce jour-là, il poussa des rugissements sublimes. On put voir comme il aimait la France. Oui, c'est pour elle qu'il parla bien plus que pour lui. Il tremblait qu'on ne s'obstinât à accorder au Congrès plein pouvoir pour toucher à la Constitution. --«Il serait subversif, s'écria-t-il, dans un pays qui s'est donné, il y a six ans à peine, les institutions qui abritent sa fortune, assurent sa paix et le développement de toutes ses richesses, il serait subversif de tout remettre en question!» Il dit à tous les républicains cette parole profonde: --«Nous nous sommes débarrassés de nos adversaires, il reste à nous gouverner nous-mêmes.» Il repoussa magnifiquement l'accusation de dictature: --«Vous êtes les maîtres, s'écria-t-il, vous pouvez, à l'aide d'un simple carton bleu, mettre hors de concours toutes ces puériles et factieuses pensées.» Il essaya d'expliquer son plan de gouvernement. Il annonça que ses collègues étaient tout prêts à montrer à la Chambre les projets de loi qui permettraient de juger dans leur ensemble l'œuvre et le but de son Cabinet. Il défendit le scrutin de liste, mais il montra qu'il n'en avait pas fait la condition sans laquelle il refuserait ses services au pays lorsqu'il s'était vu appelé au ministère. Enfin, dans une admirable péroraison qui enleva ses auditeurs et fit éclater jusque dans les tribunes, malgré tous les règlements, des applaudissements frénétiques, il rappela son passé, il invoqua la conscience publique comme le témoin de sa loyauté et de son amour pour la France. Après deux heures de cette lutte terrible, il descendit de la tribune, dans une émotion profonde, brisé, se sentant vaincu quand même par une monstrueuse coalition, malgré la victoire momentanée de son éloquence. Un silence où vibrait l'âme de cette assemblée si puissamment remuée par lui, suivit les applaudissements. Mais au moment où il tombait, écrasé, à sa place, et posait le front sur sa main, une salve enthousiaste, et plusieurs fois reprise, assura ce vrai patriote que du moins le cri de son cœur ne retentissait pas sans écho au cœur même de la France. Renée trouvait presque doux d'avoir dans les yeux des larmes qui ne coulaient pas sur son propre malheur. «Quoi! pensait-elle, je me suis tant affligée sur moi! Que sont les maux qui me frappent à côté de la chute terrible de cet homme qui voit se briser entre ses mains son espoir de relever son pays? Quelle importance a ma destinée auprès de celle de la France, qui se joue peut-être en ce moment? Eh! que je sois déshonorée ou que je meure, je songerai combien je suis peu, je me rappellerai cette grande scène, et je tâcherai de me consoler en m'oubliant.» Cette noble exaltation qui soulevait l'âme artiste, l'âme généreuse de Renée, comme une brise qui passe soulève un passereau sur le flot mouvant des airs, lui causa un soulagement infini. Elle s'y livrait tout entière, lorsqu'une main lui toucha l'épaule. C'était Lionel, qui l'appela hors de la galerie. --Tu ne vas pas attendre la fin de la séance? lui demanda-t-il. Sais-tu qu'il est plus de sept heures. --Vraiment, mais je désire assister au vote. Mes parents savent où je suis et ne seront pas inquiets. Ils pensent bien que cela peut se prolonger très tard. --Mais tu en aurais bien encore pour une heure. Voilà un autre orateur à la tribune. Tu dois être épuisée, ma pauvre chérie. Viens dîner avec moi chez Ledoyen. Nous retournerons ensuite savoir le résultat du scrutin. --As-tu quelque espoir? --Aucun. Gambetta a été magnifique. Mais le ministère est flambé. Comme Lionel insista pour emmener Renée, elle le suivit. Dans l'escalier, il lui dit négligemment: --J'ai invité Fabrice à dîner avec nous. Cela ne te fait rien? Elle s'arrêta net, comme frappée de stupeur. --Va le rejoindre, Lionel, moi je ne peux pas. --Pourquoi? Il est comme un frère pour moi. --Mais tu aurais un frère que je ne le verrais pas dans ces conditions. O Lionel! tu me mènerais avec un ami au restaurant. Qu'est-ce qu'il penserait que je suis? --Si cela te contrarie tant... dit le jeune homme. --Je ne peux pas en supporter l'idée, Lionel. Puis, ajouta-t-elle d'un air triste, nous nous voyons si rarement maintenant, n'aimerais-tu pas mieux être seul avec moi? --Soit, attends-moi un instant. Je vais descendre le congédier. Je ne me gêne pas avec lui. Un moment après, Lionel et Renée, assis tout près l'un de l'autre, dans un cabinet particulier, chez Ledoyen, mangeaient des huîtres. Ils parlaient de la séance. La chute du ministère était pour eux une catastrophe. A travers les rideaux soulevés de la fenêtre, ils apercevaient une terrasse, et, au delà, les arbres noirs des Champs-Élysées, parmi les branches desquels scintillaient des étoiles. --C'est joli, n'est-ce pas? dit Lionel en attirant Renée vers la fenêtre, comme ils achevaient le dessert. Il la serrait toujours plus tendrement contre lui, embrassait son cou et sa joue, cherchait ses lèvres. --Tu sais qu'on peut voir nos silhouettes du dehors, lui dit-elle, effrayée. Alors il laissa tomber les rideaux. Et lorsqu'ils sortirent de chez Ledoyen, cette escapade, qui peut-être eût amusé Renée si elle avait été sa femme, laissa dans cette âme délicate l'impression horrible d'une profanation. C'était son cher et précieux Lionel qui la traitait ainsi, elle, la mère future de son enfant! Il descendait même au-dessous de l'affreuse chambre garnie. Il en arrivait au cabinet particulier. Et encore, il l'avait prise dans ses bras, à la fin d'un bon dîner, parce qu'elle se trouvait là. Mais il n'avait même pas souhaité, cherché ce tête-à-tête, puisqu'il pensait d'abord amener un ami. Quand elle eut passé, rapide, les joues en feu, devant la grosse dame, imposante, à la caisse, devant les garçons qui se rangeaient, la serviette sous le bras, et le chasseur qui offrait de chercher une voiture, elle saisit le bras de Lionel. Il allumait une cigarette d'un air tranquille. Tous deux revinrent, sous les arbres et le long des quais, sans prononcer un mot; elle, songeant à ses beaux rêves de jadis piétinés sous la marche indifférente de la vie, tombés au fait-divers banal et près d'aboutir au réchaud de charbon de l'ouvrière dans sa mansarde; lui, se disant que Gambetta, après tout, n'était pas si solide qu'on aurait pu le croire, et qu'il fallait sans avoir l'air de lui tourner le dos, ne pas manquer les occasions qui pourraient s'offrir pour se créer des amitiés du côté de l'Extrême-Gauche, dont les chances, décidément, prenaient de plus en plus de poids. Quand ils arrivèrent au Palais-Bourbon, tout était encore éclairé, les grilles ouvertes, et un grand remue-ménage de gens encombrait les portes d'allées, de venues, de colloques sans fin. Lionel quitta Renée un moment, la laissant sous le péristyle. --Eh bien? lui dit-elle, tout anxieuse, lorsqu'il reparut. --C'est fini, il est tombé. Et il lui donna le résultat du scrutin. Les voix pour, les voix contre, les abstentions. Il lui indiqua aussi le mécanisme de cette mauvaise action parlementaire: c'était l'œuvre de l'Extrême-Gauche, traînant après elle, instrument docile, le troupeau aveugle et stupide de la Droite. Il parlait d'un ton calme et très grave. --Viens, dit-il en terminant, nous n'avons plus rien à faire là, je vais te ramener aux Batignolles. --Mon pauvre mignon! faisait Renée, s'oubliant elle-même, ne pensant qu'à lui dans ce désastre, lui serrant le bras dans cet élan protecteur et tendre qu'ont les femmes pour l'homme qu'elles aiment et qui souffre. --Que veux-tu?... répondit-il. C'était le mot qu'il opposait à toutes les tristesses de la vie. Longtemps, bien longtemps, Renée se demanda ce qu'il y avait au fond de ce mot banal: une résignation courageuse? une philosophie supérieure? ou bien une douleur si profonde qu'elle ne pouvait s'épancher par des paroles? Ce n'était rien de tout cela. C'était l'égoïsme suprême de l'être qui ne veut pas souffrir, qui chasse de son cœur toute impression lorsqu'elle commence à s'aigrir et à le tourmenter, et qui, dès qu'il a cru sentir l'aiguillon de l'épreuve, tourne le dos, s'esquive, abandonne le terrain devenu dangereux, et s'en va gaîment, hors d'atteinte des traits qui déchirent, planter sa tente ailleurs. Lionel, après tout, ne manquait pas d'un point de vue consolant pour envisager la chute de son illustre patron. L'embarras où il allait se trouver le rendrait intéressant aux yeux de Renée, empêcherait la jeune fille de trop se lamenter sur elle-même et surtout de compter sur lui à aucun égard, particulièrement à celui de l'argent. Elle avait encore intact le produit de la vente de son dernier tableau. Deux ou trois mois de voyage ne coûteraient pas si cher. Cela ne faisait pas de mal qu'elle se crût plus riche que lui; il aurait soin de ne pas parler de ses plaidoiries, de ses articles de journaux qui lui rapportaient beaucoup. Donc, tandis qu'il remontait aux Batignolles, il éprouva une douceur toute particulière à s'entendre plaindre et consoler par elle. --Tu es une bonne petite femme, lui dit-il en l'embrassant à la dérobée dans l'angle d'une porte, comme il allait lui dire adieu. Maintenant que tu me vois si malheureux, tu ne voudras pas augmenter mon chagrin par tes vilaines idées de suicide? --Non, mon Lionel, plutôt tout endurer que de te faire de la peine. --Jure-le-moi, reprit-il, jure-moi que tu ne tenteras rien pour te tuer, pour tuer notre petit enfant, à nous deux, ma Renée, auquel je pense et que j'aime déjà. Elle hésitait. --Jure-le-moi, ou je croirai que tu ne m'as jamais aimé. Et elle, se haussant sur la pointe des pieds, buvant dans ses yeux ce beau regard triste qui l'aurait fait aller au bout du monde, elle lui dit, les lèvres contre les siennes: --Je te le jure, mon Lionel. VII Fidèle à sa tactique, Lionel évita autant que possible de voir Renée, jusqu'à ce qu'elle eût pris d'elle-même quelque décision. Il se plaignit beaucoup de ses embarras d'argent, lui avoua qu'il avait des dettes. Ne devait-il pas éviter soigneusement toute dépense inutile et ménager ses ressources en vue de l'enfant qui allait naître? C'est ainsi qu'il éluda les prières de la jeune fille; car elle le suppliait de louer quelque pied-à-terre où ils pourraient se rencontrer de temps en temps. Elle avait besoin de le voir, elle ne pouvait plus se passer de lui. Ce n'était qu'en sa présence et sous ses caresses qu'elle pouvait trouver quelque courage, voir le beau côté tendre de sa lamentable situation, s'étourdir dans la griserie de cette passion dont elle voulait au moins sentir la flamme, puisque dans son brasier elle avait jeté sa vie. Il fut inflexible, et, en apparence, indifférent. --Nous nous verrons tout à notre aise, lui disait-il, quand tu seras partie de chez toi. Tu feras bien de ne pas tarder. Je trouve que ta taille change visiblement. Par suite de cette barbarie de Lionel, il arriva que Renée souffrit doublement, et de son embarras cruel, et du refroidissement de cet amour, capable encore, à cette époque, de la consoler de tout. La jalousie aiguisa ses tortures. Pendant une de leurs rares entrevues, son amant lui raconta--exprimant le grand plaisir qu'il en ressentait--l'arrivée et le séjour momentané à Paris d'un de ses amis des Pyrénées-Maritimes, accompagné de sa jeune femme, une brune piquante, dont il lui montra la photographie. Il n'y mettait pas de méchante intention, mais il oubliait tout à fait qu'un soir, longtemps auparavant, voulant prouver la fragilité des femmes, il avait raconté, sans la nommer, à quelques intimes du salon Anderson, comment celle-ci, un beau jour, lui était tombée dans les bras lorsqu'il était encore adolescent. Renée, qui déjà ne s'intéressait que trop à lui, avait entendu par hasard la confidence, faite du reste à haute et intelligible voix. Elle en avait gardé les moindres détails dans sa mémoire, et maintenant, des rapprochements s'imposaient à elle qui ne lui laissaient plus de doute. Pour la taquiner et ne songeant pas lui causer autant de peine, le jeune homme lui fit admirer le portrait: «N'est-ce pas qu'elle est jolie, Isabelle?» Et il portait le carton à ses lèvres en riant. Renée savait d'ailleurs qu'il s'amusait beaucoup. Elle entendait parler de ses parties de jeunes gens par des camarades à lui qu'elle rencontrait chez des amis communs. Elle ignora cependant un détail. Gambetta, ne voulant pas voir ceux qui l'avaient servi souffrir de sa chute, et surtout son cher Duplessier, qu'il aimait comme un jeune frère, lui avait offert de l'attacher de nouveau à sa personne, au même titre que jadis, celui de secrétaire. Lionel avait refusé. N'était-ce pas en effet prudent d'attendre que le courant d'impopularité sous lequel Gambetta avait sombré, eût un reflux, avant d'attacher plus complètement sa fortune à celle du tribun? Attaché, Lionel l'était déjà aussi complètement que possible, car ses parents et lui-même devaient tout, absolument, à l'ancien président de la Chambre. Raison de plus pour dénouer tout doucement ces liens qui, un jour ou l'autre, pourraient devenir compromettants. Durant toute l'année 1882, Lionel se maintint dans une espèce de neutralité, épiant de quel côté le vent tournerait. Il défendit encore chaleureusement Gambetta à la conférence Molé, mais il appuyait souvent, et très haut maintenant, sur certains points au sujet desquels il s'éloignait de sa politique, tels que la séparation de l'Église et de l'État. Lui et son maître la souhaitaient également; mais tandis que celui-ci eût voulu attendre un moment plus propice, Lionel se montrait d'avis qu'on la votât le plus tôt possible. Ses anciens ennemis acceptaient ses avances avec joie à cause de l'espèce de légende qui se répétait, grossissant toujours, sur son extraordinaire talent. Mais quoi qu'il fît jamais, il resta toujours, aux yeux de tous, l'enfant chéri de Gambetta. C'était plus qu'un lien d'opinion, c'était un lien de cœur et de reconnaissance qui existait entre lui et cette Providence vivante de sa famille, de sa jeunesse. On le vit d'autant mieux, ce lien, lorsqu'il le brisa plus tard, aussitôt que celui dont il fut tant aimé eut fermé les yeux. Ceux même qui devaient profiter de sa défection en éprouvèrent le dégoût. Si on l'eût prédite à Renée, cette défection, au commencement de 1882, elle eût repoussé avec horreur l'affreux pronostic. Et cependant, jour après jour, ses yeux s'ouvraient. Les indélicatesses de détail, les petites lâchetés, les mouvements d'égoïsme, les exclamations impatientes d'une ambition vulgaire et d'un impérieux besoin de jouissance, s'accumulaient devant sa pensée, toujours tournée vers Lionel, quoi qu'elle fît pour ne pas les voir ou pour les expliquer. Lorsqu'une femme aussi fine et sensible qu'elle, en arrive à plaider à toute minute la cause de l'homme qu'elle aime devant sa propre conscience qui désire croire en lui et qui ne le peut plus, elle endure la plus cruelle souffrance qu'elle puisse connaître, et cette souffrance amère, humiliante, engendre à coup sûr un germe mortel pour sa passion. Oui, Lionel déjà n'était plus pour Renée l'être chevaleresque et généreux, qui vivait les yeux fixés sur un grand but et le cœur rempli d'un grand amour. Le but du jeune homme!... il ne le dissimulait même plus devant elle: c'était la fortune, l'argent. Quant à son amour... hélas! était-ce plus qu'un passager caprice? Et, même s'il durait, qu'est-ce donc, grand Dieu! qu'un amour qui ne craint ni la douleur, ni l'abaissement moral pour la femme adorée? Avant de se séparer de ses parents, Renée tenta une démarche suprême auprès de Lionel. Ce qu'elle n'eût jamais fait pour elle-même, elle le fit pour eux et pour son enfant. Abaissant sa fierté jusqu'à prier celui à qui elle avait rêvé de donner, de donner encore et de donner toujours, sans recevoir rien que sa secrète tendresse, elle lui demanda de revenir sur sa dernière décision et de l'épouser. Elle lui écrivit une longue lettre, où--le connaissant déjà trop bien--elle fit valoir surtout les raisons qui tendaient à son propre intérêt, à lui-même, Lionel. Elles ne manquaient certes pas. Si l'infatuation où ce jeune homme était de sa personne ne l'avait pas complètement aveuglé, il aurait vu quels atouts puissants, au jeu mystérieux de la destinée, il mettrait dans sa main en épousant Renée. --«Crois-moi,» écrivit-elle avec autant de délicatesse que possible, «crois-moi, l'argent n'est pas ici-bas le seul levier tout puissant. Songe un peu quelle force, pour parvenir aux sommets de l'action et de la pensée, deviendrait l'union loyale, absolue, de deux êtres doués comme nous le sommes et s'entendant d'une façon si parfaite. Quelle source de bonheur intime et vivifiant! Quelle alliance contre tous les obstacles! Quel talisman pour traverser la vie joyeusement et victorieusement! L'or que je ne t'apporterai point en dot, je voudrai le conquérir avec mes pinceaux. Et sans doute y arriverai-je, tant je sens en moi d'énergie, de volonté, d'ambition et d'inspiration, tant je serai poussée en avant par le désir de couronner de toutes les joies et de tous les succès ton sacrifice momentané. Et ne dis pas, mon Lionel, qu'il en peut être de même dans une situation irrégulière. Hélas! cette voie d'ignominie et de mensonge où je m'engage toujours plus avant, ce qu'elle a de terrible, c'est que je n'y retrouve plus ma propre personnalité. Si tu ne m'en retires, tu n'y suivras bientôt plus que l'ombre de ta Renée. Sans doute, tu traiteras ceci de faiblesse et de nervosité. Mais je ne suis qu'une femme; j'ai peut-être en moi assez de ressort pour réagir contre le malheur, je n'en ai pas pour résister au sentiment de la honte et de la déchéance. O Lionel! je ne suis déjà plus la même que tu as tant aimée; je suis vieillie, je deviens sceptique, soupçonneuse et amère... L'enthousiasme sacré, qui me faisait planer si haut, m'abandonne. Je ne sais même plus peindre. Moi, qui brossais si facilement mes toiles, je m'épouvante de ma maladresse; voilà quelques semaines que je n'ai rien fait de bon. Mon tableau des _Boulevards au 1er janvier_, ne sera pas prêt pour le Salon. Je n'enverrai que le portrait de Gisèle. Je ne me reconnais plus. Et toi, me reconnaîtras-tu encore? Le bonheur que tu m'as demandé, tu t'étonneras bientôt de ne plus le trouver auprès de moi. C'est là mon plus dur chagrin. Lionel, réfléchis encore. Ne pense pas à moi, pense à toi-même, pense à ton enfant, pense à ton avenir. Si tu m'appelles à toi pour toujours sans regret, je serai la plus heureuse des femmes, la plus vaillante des artistes, la plus fière et la plus joyeuse des mères. Mais pour peu que tu hésites, repousse franchement cette prière, la dernière que je t'adresserai à ce sujet. Je te jure de m'incliner, résignée, devant ta décision, sans en discuter, sans même en chercher les motifs, et d'être pour toi, dans la mesure où tu me laisseras l'être, une compagne aimante et fidèle.» Il lui répondit: «Ma chère Renée adorée, «Certaines paroles de ta lettre m'ont brisé le cœur de chagrin. Tu parles d'abaissement et de mensonge, tu dis que tu ne te retrouves plus toi-même, que peut-être je ne te reconnaîtrai bientôt plus... Moi qui possède jusqu'à la moindre de tes pensées, moi qui ai connu avec toi une si étroite communion d'amour! Mais qu'as-tu donc jamais pu croire? Que tu aurais pour toi-même ou que j'aurais pour toi un moindre degré d'estime parce que tu consens à me sacrifier tout, famille, nom, relations, position, ne conservant que ton immense empire sur mon cœur et sur mon bonheur, et le doux partage de notre futur petit trésor chéri! Tu me parais plus grande, plus sacrée, plus admirable que toutes les femmes légitimes de la terre, et je t'aime au delà de toute expression parce que je suis sûr, moi, que c'est l'amour qui t'unit à moi, et qu'il a fait plier dans ton cœur toute pensée étrangère. Mais si tu me laissais entrevoir que je n'aurais un jour que ton corps et la mère de notre enfant, que l'amante disparaîtra, que tu te _résigneras_ mais que tu ne _voudras_ pas, il n'y aurait plus pour moi un instant de repos d'esprit et je me sentirais torturé par ta contrainte et ton esclavage dissimulé. Si tu savais, quand tu me dis que tu agis librement, que tu me veux quand même, comme je vois l'avenir clair, parce que nous marcherons confiants l'un dans l'autre. Est-ce un vain espoir? Non, ne me dis pas que tu souffres de me rendre heureux et que tu éprouves «un sentiment de honte et de déchéance.» Tu es mille fois meilleure que moi; comment par aucune décision pourrai-je t'empêcher de devenir pour moi tout ce qu'il y a de bon et de doux, puisque c'est ce que je te demande à mains jointes. J'ai besoin de toi, de toi tout entière, sans excepter les petits coins où tu te renfermais--je le voyais bien et j'en souffrais assez--ces jours-ci. Que parles-tu d'humiliation, ma chérie? toi que j'aime et que j'estime comme l'amour le plus complet peut seul estimer. Je t'en supplie, chasse tous ces fantômes que tu te forges à toi-même et auxquels tu portes des coups qui me frappent au cœur. N'en laisse rien au fond de toi. «Viens, viens me rejoindre un de ces jours, et je te montrerai le petit nid que j'ai choisi assez loin d'ici pour que tu puisses t'y réfugier en sûreté aussitôt que cela deviendra nécessaire. Oh! que je me réjouis de t'y emporter et de t'y cacher pour t'avoir toute à moi. Mais, je t'en supplie, ne m'apporte pas ta chère tête si tu peux y conserver un secret sentiment d'amertume, ni tes douces lèvres que j'adore embrasser si elle doivent laisser échapper de tristes paroles, ni tes beaux yeux s'il faut que j'y lise un douloureux reproche. Les miens se remplissent de larmes lorsque je parcours de nouveau ta lettre déchirante. Tu n'avais pas raison de l'écrire, n'est-ce pas? «Je t'embrasse comme je t'aime et je t'aime comme un fou. «LIONEL.» Par un après-midi splendide du commencement de mars, une de ces journées claires, tièdes, lumineuses, qui succèdent parfois sans transition aux brumes et aux gelées de l'hiver, Lionel, ayant donné rendez-vous à Renée, la conduisit à la campagne, pour lui montrer «ce petit nid» dont il lui parlait dans sa lettre. Tous deux prirent le train à la gare Montparnasse et descendirent à la gare de Clamart. Puis ils montèrent sur l'impériale du tramway dont les rails s'étendent à travers le village et vont jusqu'en haut du pays. Ils voulaient respirer l'air délicieux de ce premier jour de printemps, plutôt que les odeurs douteuses à l'intérieur du véhicule. Les petites maisons blanches filaient devant leurs yeux, et semblaient rire par toutes leurs fenêtres ouvertes au gai soleil ressuscité. Autour d'elles, dans les jardinets, et plus loin, par les brusques ouvertures des ruelles transversales s'en allant vers les champs, on apercevait des têtes neigeuses de cerisiers ou de pommiers déjà fleuris. Des enfants jouaient dans la rue et se poursuivaient avec des cris de joie. Sous les vêtements d'hiver, que l'on n'eût point encore osé alléger, on trouvait presque excessive la chaleur inattendue. En descendant du tramway, à la tête de ligne, Renée mit sa jaquette de peluche sur son bras, afin de marcher plus facilement. --Est-ce encore loin? demanda-t-elle. --Nous y sommes, répondit Lionel. Aurais-tu jamais imaginé aussi près de Paris un petit coin aussi perdu? Aucune de tes connaissances ne viendra te chercher ici. Ce n'est pas un endroit de villégiature. On ne demeure pas à Clamart. --J'ai entendu parler des bois de Clamart, fit la jeune fille. --C'est vrai, les grisettes et les commis de magasin y font des parties le dimanche. Mais tu en seras quitte pour ne pas sortir ce jour-là. Pendant toute la semaine, nous en serons les vrais propriétaires, de ces bois, et tu sais qu'ils sont ravissants. On en apercevait les cimes dénudées et toutes grises par delà les murs peu élevés des maisons qui s'espaçaient. Ce n'était plus la rue populeuse, animée, du village. De grandes propriétés bien closes bordaient la route des deux côtés. L'imagination toute parisienne de Renée s'émerveillait du silence et de la solitude, dans cette lumière calme et crue qu'aucun feuillage n'interceptait encore. Comme ils arrivaient près de la forêt, là où tout vestige d'habitation devait cesser, semblait-il, Lionel tourna dans une allée à droite et s'arrêta devant une petite porte verte dont la partie supérieure était formée d'une grille, doublée d'un volet plein, au centre duquel s'entrebâillait un guichet. Il s'arrêta, chercha une clef dans sa poche. --Tu vois, Renée, quand tu seras seule, tu n'ouvriras jamais sans avoir d'abord regardé qui est là, à travers ton guichet. La disposition de cette porte m'a tenté. J'ai pensé à tout. Tu seras là-dedans comme dans ton petit château-fort. La Belle-au-Bois-dormant, n'est-ce pas, mignonne? Et il n'y aura que moi, ton prince Charmant, qui pourrai y pénétrer. --Oh! mais tu ne m'y laisseras pas souvent seule, j'espère bien, dit Renée; autrement, j'y mourrais de peur. Ils entrèrent. Le jardin était assez grand. La maison, exiguë, très basse, apparaissait au fond, dans cette nudité lamentable qu'offrent tous les objets à la campagne, alors que le premier soleil de l'année en découpe brutalement les détails sans qu'aucune verdure en adoucisse les contours. Le chèvrefeuille, la clématite, la vigne vierge, devaient grimper là, durant l'été, enveloppant la rustique demeure de leurs voiles légers et coquets. Pour le moment, tout sentait l'abandon. Quand ils ouvrirent la porte vitrée et pénétrèrent dans l'intérieur, une fraîcheur leur tomba sur les épaules, et les fit frissonner. Lionel aida Renée à remettre sa jaquette. Il y avait d'abord une pièce où l'on entrait de plain-pied, et qui serait la salle à manger en même temps qu'une espèce de petit salon où l'on se tiendrait si l'on voulait. Derrière, une grande chambre à coucher; et en retour, séparés de l'appartement par un corridor, un cabinet de débarras et la cuisine. On grimpait ensuite un raide et étroit escalier, sorte d'échelle de poule, et l'on se trouvait dans un vaste grenier, très clair, qui ferait, dit Lionel, un admirable atelier. Au-dessus, il y avait encore les combles. Des fenêtres du grenier, comme d'un observatoire, on apercevait les passants sur la route, les gens qui sonnaient à la grille. De l'autre côté, s'étendaient les bois, qui bornaient la vue. Hors de la maison, contre le mur du fond, quelques petites constructions s'élevaient; un poulailler, des cages à lapins, un appentis pour ranger les instruments de jardinage. Le jeune homme expliquait tout, montrait tout, faisait les honneurs de cette bicoque comme si c'eût été un palais. --Tu sais, disait-il à Renée, en l'entraînant par la taille dans tous les petits recoins de la maisonnette et du jardin, avec le goût que tu as, tu feras de ceci une véritable bonbonnière. Nous y passerons une saison délicieuse. Moi, je me charge du loyer et des gros meubles. Je vais les acheter à l'hôtel Drouot. On a des occasions extraordinaires, mais il faut savoir s'y prendre. Toi, tu fourniras la batterie de cuisine, les bibelots. Cela, c'est l'affaire d'une femme. Il paraît que la vie est tout ce qu'il y a de meilleur marché à Clamart. Je me suis informé auprès de la propriétaire. Tu auras moins de frais encore que tu n'en aurais eu en restant à Paris, et tu jouiras du bon air en plus. Le potager te fournira amplement les fruits et les légumes. --Comment! dit Renée, que la question d'argent épouvantait intérieurement sans que jamais elle eût osé l'aborder, tu dis que j'aurai moins de frais? Mais je perds mes cours de dessin, mes leçons particulières... --Qu'est-ce que cela fait? Tu travailleras ici. Tu auras tout ton temps à toi. Tu seras si tranquille! Ta mère connaît tes marchands de tableaux; elle placera facilement tes toiles. --Ma mère, murmura la jeune fille, ma mère! O mon Dieu! je ne lui ai rien dit... Elle ne sait rien encore. --Voyons, fit Lionel avec ennui, ne m'attriste pas justement aujourd'hui que nous sommes si heureux, qu'il fait si beau, que nous visitons notre petit chez-nous. Ta mère ne sait rien? Eh bien! tu lui raconteras tout! Si elle est bonne et tendre comme tu me le dis, surtout si elle est raisonnable, elle ne t'en voudra pas, elle fera tout son possible pour te tirer d'affaire. Renée refoula son angoisse, sa peur horrible de voir sa mère tomber morte peut-être, foudroyée par l'effrayante révélation, ou bien s'élancer auprès du père, et, perdant la tête, tout raconter à celui-ci. Ces craintes, qui torturaient jour et nuit la malheureuse enfant, elle ne pouvait en chercher l'apaisement auprès de Lionel. Lui, sitôt qu'elle en parlait, haussait les épaules, comme si vraiment il n'eût pu croire les gens assez fous pour mourir ou s'affoler au sujet d'un petit accident, tout naturel, tout simple, très aisément réparable. Elle n'insista donc pas, et s'efforça, pour lui faire plaisir, de partager la gaîté qu'il déployait. Il paraissait complètement heureux devant la perspective de tout un été passé dans cette pittoresque retraite avec celle qu'il appelait «sa petite femme adorée.» «Il m'aime cependant, songeait-elle. S'il ne voit ni mes souffrances morales ni mes embarras matériels, ce n'est pas sa faute. Il a été élevé dans des idées si différentes! Je ne lui ai demandé que de l'amour et la permission de le rendre heureux. Ne serais-je pas injuste d'exiger de lui davantage?» Et elle trouvait moyen de lui sourire; elle se laissait gagner tout entière à la joie, si rare à présent, de le posséder tout à elle, à l'abri des regards curieux et des surprises, dans ce coin de campagne sauvage et ensoleillé, où, en somme, ils étaient chez eux. Bientôt ils s'amusèrent comme deux enfants des découvertes qu'ils faisaient à travers les allées du jardin. C'était un berceau formé par un seul acacia-boule, très vieux, dont les branches tordues devaient former, quand les feuilles pousseraient, un véritable dôme de verdure; c'étaient des pieds de fraisiers, déjà constellés de fines étoiles blanches. Renée dénicha même sous les feuilles une petite fraise dure et verte comme un pois sec, où tous deux voulurent mordre ensemble avec des éclats de rire qui ne s'arrêtaient plus et qui empêchaient leurs lèvres de se joindre dans le baiser dont elles avaient toujours soif. La fraise disparut dans le conflit, et ce fut un problème de savoir si elle était tombée, ou si l'un des deux l'avait avalée par mégarde, au plus grand préjudice de l'autre. Ils découvrirent des rosiers par centaines, et cela n'étonna pas Lionel, car la propriétaire lui avait dit que l'habitant, leur prédécesseur, était une sorte de vieil ermite, passionné pour les roses. Renée trouva assez de primevères, de violettes et de jonquilles pour faire un petit bouquet. Mais elle eut un grand mouvement d'indignation quand Lionel cassa pour l'y joindre un rameau de cerisier couvert de boutons, espoir de leur récolte future. --Sais-tu, dit tout à coup le jeune homme, il faut que je te présente à notre propriétaire. Elle demeure plus bas dans le village, et m'a tout l'air d'une excellente personne. Je lui ai raconté que j'avais une petite femme un peu délicate, ayant besoin de beaucoup de repos et du bon air de la campagne pour mener à bien les difficultés d'une position très intéressante. Elle croit que nous sommes mariés, tu comprends. --Tu lui as donné ton nom. --A quoi penses-tu? Je lui ai donné le nom de ma grand'mère maternelle, un nom de grand d'Espagne, rien que cela, ma petite mimi!... Nous nous appelons monsieur et madame d'Alvarez. --Oh! Lionel, quel ennui! Pourquoi ne m'as-tu pas consultée? Je t'aurais proposé Dupont ou Durand plutôt que ce nom ridicule et pompeux de mélodrame. Si tu savais combien cela me contrarie! Elle ne put pas faire comprendre à ce républicain tout bouffi de l'orgueil qu'il tirait de son ascendance illégitime et cosmopolite--car il y comptait aussi des membres de la _House of Lords_--elle ne put lui faire comprendre la délicatesse de sa répugnance à s'affubler de particules et de terminaisons sonores, quand elle se trouvait dans la nécessité, si cruellement humiliante, de choisir un nom qui n'était pas le sien. Tout ce qu'elle put obtenir--puisque aussi bien le mal était déjà fait et la signature apposée à l'acte de location--ce fut d'abandonner l'usage de la préposition, de s'appeler simplement Lionel et Renée Alvarez. Ce jour-là ils ne firent pas la visite en question à la propriétaire. L'idée seule de jouer son nouveau rôle troublait tellement Renée! Sans même repasser par le village, ils entrèrent dans les bois, et, par une longue promenade, allèrent chercher le train à Meudon. Passionnément enlacés, ils suivirent les allées solitaires, et parfois coupèrent à travers les taillis, foulant sous leurs pas la couche épaisse des feuilles mortes, accumulées par les nombreux hivers. Des gazouillements d'oiseaux, de doux bruits de bêtes effarées, troublaient seuls, avec le murmure de leurs voix attendries, le grand silence de la forêt. Une éblouissante lumière criblait comme une pluie d'or le dur lacis des branches grises où pas un bourgeon ne s'entr'ouvrait. Le ciel, d'un bleu limpide, contrastait par sa splendeur avec l'aspect rigide et nu des hautes cimes dépouillées. Le printemps, en apparence, ne régnait encore que dans l'espace plein de rayons; il fallait deviner, sous l'écorce terne et rugueuse des hêtres et des chênes, l'ardente poussée de la sève et les palpitations de la vie, qui bientôt allaient se révéler par des ruissellements de verdure et par de fraîches floraisons. Mais, sur le sol, de pâles petites violettes sans parfum, des jacinthes aux clochettes foncées, des pâquerettes vulgaires et douces, soulevaient l'âpre manteau rouillé que font à la terre, en pourrissant, les frondaisons des étés disparus. C'était un étrange paysage, où la joie et la mélancolie, le sommeil et la résurrection se mêlaient, où la mort donnait à la vie un baiser suave et cruel. Renée le trouvait en rapport, ce paysage, avec les ivresses et les douleurs de son amour. Les oppositions de la nature, si adorable dans sa tristesse et dans sa grâce, avivaient les sentiments contraires de son cœur. Une émotion, à la fois délicieuse et déchirante, mais où la souffrance ressemblait à un aiguillon de volupté, grandissait en elle; bientôt il lui devint presque impossible d'en supporter l'intensité. Elle saisit son amant entre ses bras. --Ah! lui dit-elle, pardonne-moi... J'ai été lâche. L'humiliation et la douleur m'effrayaient. Il y a eu des moments où j'ai douté de toi, où j'ai maudit notre amour. Aujourd'hui je voudrais te bénir, même pour les larmes que j'ai versées à cause de toi. Regarde, que ce jour est beau. Je comprends à présent toutes les voix qui s'élèvent des choses... Mon cœur touche à l'infini... Il s'est ouvert, ce cœur ignorant, et c'est toi qui as fait ce miracle, Lionel! Qu'importe alors s'il a dû saigner pour s'ouvrir! Tiens, vois-tu, je pleure, et pourtant jamais je n'aurais imaginé un bonheur semblable à celui que j'éprouve. Je sens que j'étais née uniquement pour t'aimer, et je t'aime jusqu'à en mourir. Elle paraissait bien belle dans ce mouvement d'exaltation. Ses grands yeux bleus étincelaient sous leur voile humide, et Lionel mouilla ses lèvres avec délices à leurs larmes en les baisant. --Ma petite Renée!... mon adorable petite Renée!... disait-il en la serrant contre lui jusqu'à meurtrir sa taille souple. Il était aussi heureux qu'elle, aussi transporté, mais pour des raisons différentes. Dans la plus horrible situation où une jeune fille puisse se trouver, elle puisait aux sources d'un tout puissant idéal un enthousiasme dont elle s'enivrait comme d'un haschisch. Lui, il acceptait la déclaration de ce bonheur imaginaire ainsi qu'un encens délicieux pour son orgueil, en même temps qu'un baume fait pour adoucir les faibles scrupules de sa conscience. Il trouvait naturel que Renée sacrifiât de plein gré toute son existence à la joie de le posséder, et s'émerveillât encore sur l'excès de sa félicité. Sa reconnaissance le mettait fort à l'aise. D'autre part, il recueillait des satisfactions directes, très précieuses pour ce voluptueux et ce délicat. Renée avait une si jolie façon de tourner et de prononcer ses naïves phrases emphatiques! Son mobile visage peignait si vivement toutes les émotions qu'elle exprimait! Elle passait si gracieusement des sublimes idées aux ardentes caresses! Jamais il n'eût imaginé une maîtresse aussi innocemment troublante, aussi chastement capiteuse. Il ne la comprenait au reste pas du tout. Tandis qu'elle croyait lier leurs deux âmes dans la communion des plus nobles sentiments, elle ne le captivait qu'en flattant sans le savoir ses passions basses--passions dominantes--la vanité, la sensualité, l'égoïsme. Mais elle lisait dans ses yeux charmeurs une adoration sincère. A travers cette adoration, elle croyait voir en lui ce qu'elle-même avait en elle. La femme attend tout de l'amour; aussi jamais il ne pourrait la satisfaire si elle ne l'enrichissait, tant que l'illusion dure, des trésors qu'elle puise en elle-même, croyant les tenir de lui seul; dès qu'elle cesse de les lui prodiguer, elle le voit si pauvre, qu'elle ne le reconnaît plus. L'homme est beaucoup moins exigeant. Très rarement il demande à l'amour autre chose que le plaisir. Lorsque par hasard un peu de vrai bonheur s'y mêle, il en est tout surpris et très sincèrement reconnaissant. La femme n'est jamais reconnaissante envers l'amour ou envers l'amant qu'en raison de ce qu'elle leur donne. Elle réclame trop d'eux pour en jouir autrement que par l'illusion. Heureusement, chez Renée, l'imagination était puissante, et Lionel était un être facile à poétiser. Très beau, très tendre, il ne s'expliquait jamais. S'il voyait la jeune fille souffrir, il prenait un air infiniment navré, dont il connaissait l'effet immédiat. Aussitôt alors, elle s'accusait de l'avoir affligé, et elle trouvait à sa conduite, quoi qu'il eût fait, de si nobles interprétations, que jamais, s'en fût-il donné la peine, il n'aurait eu l'habileté de les inventer lui-même. C'est ainsi que furent traversés tous les horribles préparatifs du départ. Renée allait au _Bon Marché_ choisir des rideaux, du linge, et à la _Ménagère_ acheter une petite batterie de cuisine, un service de table, et les mille accessoires qui composent un ménage, si modeste qu'il soit. Elle écrivait d'avance la liste des objets, tâchant de ne rien oublier, depuis le plumeau jusqu'aux salières. D'avance, elle mettait les prix en regard, par à peu près, comptant assez cher pour avoir la surprise d'un bénéfice inattendu sur la somme totale. Et toujours le montant de la facture dépassait ses prévisions. Son petit fonds de réserve, ses économies de la dernière année,--la première où elle eût pu mettre de côté,--s'entamaient fortement. Et cependant elle voulait encore vivre là-dessus pendant ses trois ou quatre mois de retraite, bien trop fière et trop délicate pour demander de l'argent à Lionel, qui, d'ailleurs, à ce qu'il disait, n'en avait guère. L'idée qu'il lui aurait mis de l'or ou un billet de banque dans la main faisait frémir Renée de honte. Aussi elle calculait jusqu'au moindre sou, désespérée quand elle croyait avoir fini avec les achats et qu'un objet auquel elle n'avait pas pensé se présentait soudain à sa mémoire,--comme cette fontaine à filtrer, pour laquelle il lui fallut, déjà arrivée rue Vivienne, reprendre l'omnibus et retourner au boulevard Bonne-Nouvelle. Elle achetait tout en bloc dans les grands magasins, qui ne faisaient pas de difficulté pour porter ses emplettes à la campagne et qui arrivaient exactement à l'heure dite, alors qu'elle s'était rendue là-bas pour les attendre. Et elle organisait tout à mesure, trouvant quand même un amusement à des occupations nouvelles pour ses mains d'artiste; surprise de cette facilité si féminine avec laquelle elle s'initiait à son rôle improvisé de petite ménagère. Elle apportait une grande coquetterie aux moindres arrangements de leur intérieur. La nécessité d'épargner son capital restreint ne la décidait pas à choisir des choses laides ou vulgaires, et le moindre bibelot introduit par elle dans le nid rustique de Clamart devait avoir quelque air d'originalité qui lui donnât droit de cité sur les étagères ou dans les armoires. Cependant, selon sa promesse, Lionel fournit les gros meubles, qu'il avait achetés tous ensemble le même jour à l'hôtel Drouot. Il eut la main heureuse. La table de salle à manger, les chaises étaient gracieuses de forme, quoique dépareillées. Le jeune homme s'était bien gardé d'y ajouter un buffet qui, bon marché, eût été un objet horrible; mais, pour une somme relativement peu élevée, il avait obtenu un meuble ancien, assez curieux, qui en tiendrait la place. Un très large lit que Renée se chargea de faire garnir de matelas neufs et draper en coin avec des tentures pareilles aux portières et aux rideaux des fenêtres; un grand tapis qui couvrit tout le parquet de la chambre à coucher, constituaient, assurait Lionel, des occasions merveilleuses; il les avait eus à des prix dérisoires. Mais l'acquisition dont il se félicitait le plus, était celle d'un immense et moëlleux sofa et de deux fauteuils semblables où l'on enfonçait de la façon la plus confortable du monde. Ces trois meubles, construits apparemment pour reposer les membres de quelque géant très difficile, représentaient le chef-d'œuvre du génie de la paresse et du bien-être. Recouverts en satin bronze pâle et garnis de franges et de capitons très riches, ils ne manquaient pas, malgré leur amplitude, d'une certaine élégance. Ils avaient dû certainement coûter fort cher au maniaque sybarite qui les fit faire sur commande, et d'ailleurs ils paraissaient tout neufs encore. Mais leurs dimensions les rendaient peu faciles à placer dans des appartements parisiens; aussi les rares amateurs n'avaient-ils pas poussé l'enchère très haut. Dans la vaste chambre à coucher de Clamart, ce sofa et ces deux fauteuils faisaient fort bon effet; ils enlevaient justement l'air un peu vide; et, avec le grand lit, le tapis et les tentures que Renée prodigua, ils transformèrent l'appartement rustique en un soyeux et délicieux boudoir. Leur ton bronze pâle s'harmonisait avec le bleu tendre qui dominait dans les rideaux. Cette installation flatta extrêmement la sensualité de Lionel. La première fois que, le dernier clou posé, il s'étendit tout de son long sur le large divan, les deux mains croisées derrière sa tête, il se proclama le plus heureux des hommes. Et Renée se dit que, peut-être, il ne demanderait, en effet, pas d'autre bonheur à la destinée que de passer là sa vie entière avec elle et d'y élever leur enfant. Eh bien, pourquoi n'en serait-il pas ainsi? La retraite forcée de quelques mois se prolongerait pour elle pendant toute l'existence. Il n'aurait pas besoin de l'épouser puisqu'il ne voulait pas. Elle renoncerait à voir le monde. Ses parents finiraient par lui pardonner. Elle peindrait là-haut dans l'atelier qu'elle comptait installer, apportant son chevalet et ses toiles du cinquième de la rue Darcet. Elle travaillerait tant que la fortune et la gloire arriveraient un jour sans doute et que Lionel n'aurait plus rien à regretter. Dans son amour pour lui, si profond, si vrai, si ardent, elle commença d'envisager avec un joyeux espoir cet avenir solitaire et humilié, contre lequel elle se serait révoltée jadis de toute la force de son juste orgueil, si on le lui avait présenté comme un sort auquel elle se résignerait seulement. Cependant le moment approchait où il faudrait tout avouer à sa mère. Ce qu'elle craignait surtout, dans l'atroce douleur qu'elle allait infliger, c'était la soudaineté, l'inattendu. Depuis l'histoire de la lettre et l'accès de colère--si extraordinaire chez Mme Sorel,--aucune allusion n'avait été faite entre la mère et la fille, et le nom de Lionel n'avait pas été prononcé. Tout semblait oublié, d'un côté du moins; et cette sotte aventure, en apparence si passagère et maintenant si bien enterrée, n'avait pu préparer la pauvre femme au coup terrible qui allait la frapper. En pensant ainsi, Renée se trompait. Mme Sorel était trop femme, trop mère surtout, pour traiter ce qu'elle avait vu, et, plus encore, ce qu'elle avait deviné, comme un enfantillage sans conséquence. L'eût-elle pu faire, que la physionomie, les manières si changées de sa fille depuis quelques mois, lui eussent donné le pressentiment d'un grand drame intérieur. Elle voyait que Renée souffrait de son amour, et, sans connaître la fatale complication, à laquelle elle ne pouvait pas songer, tant sa confiance était complète, elle s'apercevait qu'un mal profond avait été fait à son enfant. Parfois, avec épouvante, en face des symptômes qui s'aggravaient, elle se demandait si ce mal n'allait pas devenir mortel. Elle n'en parlait jamais, craignant trop d'aviver la blessure en y touchant; mais elle redoublait de tendresse, et elle espérait que son amour maternel, que les préoccupations si attachantes de l'art, que les succès qui sans doute attendaient Renée au prochain Salon, finiraient par distraire la pauvre petite et par triompher de son tourment secret. L'inquiétude la rongeait donc silencieusement sans que Renée s'en doutât, elle qui croyait si bien renfermer ses propres angoisses. Entre ces deux femmes, dont il ne soupçonnait pas les chagrins, M. Sorel continuait à vivre sa vie monotone et studieuse. Il rêvait, composait, dictait; puis, se heurtant au fatal obstacle de sa cécité, il s'irritait parfois et tombait dans des accès d'amère mélancolie. C'est alors que toutes deux, chassant, chacune de son côté, les tristes idées dont elles étaient poursuivies, trouvaient de bonnes et joyeuses paroles pour consoler l'aveugle. Dans cette petite famille, jusque-là si unie, chacun savait bien que son propre bonheur était le premier souci des autres, et sa propre gaîté le plus sûr remède à leurs ennuis. Aussi de doux éclats de rire partaient-ils encore comme autrefois dans cet appartement du cinquième, que visitait à présent le brillant soleil d'avril à travers les croisées large ouvertes, ce rire musical, une des grâces de Renée, contre lequel l'humeur sombre du père ne tenait jamais bien longtemps. --Chère maman, viens un peu avec moi dans ma chambre. Je voudrais te parler. C'était à la fin d'un lumineux après-midi, où déjà flottaient dans l'air les chaudes caresses de l'été. La jeune fille et ses parents venaient de passer ensemble deux ou trois heures dans l'atelier. Tandis que Renée peignait,--d'une main qu'elle sentait lourde et mal disposée, comme presque toujours maintenant,--Mme Sorel faisait la lecture à l'aveugle, installé dans l'embrasure de la fenêtre, parmi les fleurs grimpantes du balcon. A cette hauteur, les bruits du boulevard extérieur ne venaient pas troubler la voix de la lectrice; à peine entendait-on de temps à autre et très affaiblie la corne du tramway de la Villette. Cependant un orgue de barbarie s'installa sur le trottoir d'en face, et Mme Sorel, fatiguée, saisit cette occasion pour s'interrompre. Le vieillard renversa sa tête sur le dossier de son fauteuil, et, avant que le musicien ambulant eût égrené à moitié la série de ses airs, un profond sommeil abaissa ses larges paupières sur ses yeux sans regard. --Ne fais pas de bruit, fillette, ton père s'est endormi. C'est de ce moment que Renée profita pour prendre la main de sa mère et pour l'entraîner doucement vers la pièce voisine. Elle la fit asseoir sur une chaise basse et s'agenouilla à ses pieds sur la descente de lit--une fourrure blanche bordée de dents découpées dans du drap bleu pâle. Sa chambre de jeune fille, toute fraîche et claire, s'emplissait de la pure lumière calme, restée après le soleil qui se retirait peu à peu. L'orgue, dans la rue, continuait à faire monter sa voix tremblante et plaintive; et les quadrilles les plus joyeux, les valses les plus entraînantes, prenaient un accent qui déchirait l'âme, en s'échappant, chevrotants et brisés, du mélancolique instrument. Mme Sorel saisit les mains de sa fille et la regarda longuement tout au fond de ses yeux bleus--les deux bluets de Lionel--pauvres fleurs qu'emplit aussitôt la rosée brûlante des larmes. Renée, appuyant sa tête sur les genoux de sa mère, sanglota comme si elle allait suffoquer. Et devant cette douleur, devenue convulsive, secouant le jeune corps prosterné qui s'humiliait et se condamnait lui-même plus encore que l'âme, les pressentiments de Mme Sorel prirent tout à coup une forme distincte et terrible; la vérité se révéla à elle comme dans un éclair. Une question, un seul mot étranglé de la mère, un sanglot plus profondément désespéré de la fille. Il n'en fallut pas davantage pour achever cette confession que Renée voulait amener lentement, avec des précautions infinies, à laquelle elle voulait préparer la malheureuse femme pour ne pas l'en tuer sur le coup. --Ton père?... murmura Mme Sorel. Ce fut son premier mot, après un long instant de silence épouvanté. --Il faut tout lui cacher, maman. Mes précautions sont prises. Tu m'aideras, maman... Non pas pour moi, mais pour lui... Tu m'aideras à lui épargner cette douleur. --Malheureuse! cria la mère en se levant, il me faudra donc mentir avec toi!... Je serais ta complice, alors, la complice de cette infamie!... Jamais! N'y compte pas. Elle élevait la voix. Renée s'élança, la prit dans ses bras, lui murmura haletante: --Il va t'entendre... Au nom du ciel, ne le lui apprends pas ainsi! --Jamais, reprit Mme Sorel,--parlant plus bas, l'accent brisé--jamais je ne lui ai dit un mot qui ne fût vrai, à ton pauvre père. Et je commencerais à jouer la comédie devant lui, à mon âge! Non, ma fille, je ne le pourrais pas. Nous en mourrons tous, oui, nous mourrons tous par ta misérable faute... Eh bien, après tout, ce sera pour le mieux. Elle se rassit, prit sa tête entre ses deux mains. --Oh! pourquoi n'est-ce pas fait tout de suite?... Pourquoi n'en suis-je pas déjà morte? gémit-elle. Renée n'avait plus de larmes; elle ne sanglotait plus. Elle s'était remise à genoux près du lit, appuyant sa tête contre la couverture et regardant sa mère avec une pitié sans bornes et une horreur d'elle-même et de son amour que nulles paroles ne sauraient exprimer. En pensant que peu de jours auparavant, elle avait proclamé à la face du ciel bleu et de la nature renaissante qu'elle ne regrettait rien, qu'elle touchait au faîte du bonheur, en se rappelant le souvenir tout récent de ses ivresses physiques et morales, elle se maudissait; le dégoût de sa propre chair, de son propre cœur, la saisissait avec une amertume intolérable. C'eût été pour elle un soulagement délicieux de livrer ses membres aux bourreaux; elle eût vu avec joie couler son sang sous des tenailles, si l'épouvantable douleur de sa mère en eût été tout à coup suspendue. Hélas! de quelle inutilité n'étaient pas ses remords! Irréparable! irréparable!... Ce mot sonnait à ses oreilles, tout plein du sens fatal et profond qu'il comporte. Syllabes funèbres comme un glas pour nous autres pauvres humains, puisque notre désir est si fort, notre action si prompte, le fruit que nous cueillons si fragile, et notre regret, éternel! Comme Mme Sorel ne parlait plus, le front toujours appuyé sur ses mains, Renée se glissa vers elle, et lui dit, avec une intonation intraduisible, ce simple mot: --Maman!... Sa mère la regarda. Leurs deux visages se trouvaient à la même hauteur, car la jeune fille restait agenouillée. Leurs bras s'ouvrirent... Quelle étreinte! Tout leur amour mutuel, toute leur pitié réciproque, toute leur tendresse commune pour le cher vieillard qui dormait paisible à deux pas d'elles, s'épanchèrent avec leur désespoir, au seul contact de leurs mains, qui rapprocha leurs tendres âmes. Lorsque Mme Sorel put dominer son émotion assez pour reprendre la parole, ce fut un cri d'indignation contre Lionel qui s'échappa de ses lèvres: --Le misérable! cria-t-elle, le misérable! C'est un criminel. Dieu le punira! Renée tressaillit et se tut. C'était un châtiment qu'elle devait supporter sans se plaindre, cette malédiction de sa mère adressée à l'homme qu'elle aimait. Cependant Mme Sorel commençait à former toutes sortes de projets plus ou moins inutiles ou irréalisables. Elle voulait aller trouver le séducteur, lui dire ce qu'elle pensait de lui; ou bien écrire à ses parents... Elle les croyait honnêtes. Renée la détourna successivement de toutes ces tentatives. --Ah! maman, disait-elle, plutôt tout souffrir fièrement que de lui demander une chose qu'il ne songe pas à m'offrir, ou plutôt qu'il m'a déjà ouvertement refusée. Je mourrais de honte s'il m'épousait par force. D'ailleurs tu n'obtiendras rien de lui, et tu m'aliéneras son amour que je dois conserver pour son enfant. Je me suis donnée sans condition; je ne veux pas revenir sur ma parole. --Mais l'enfant! s'écriait la mère, l'enfant change toutes les clauses de votre misérable union libre. A supposer que cet homme ait le droit de profiter du don généreux que tu lui faisais de ta personne, sans contracter aucune obligation envers toi, il s'est placé lui-même sous le coup de devoirs tout nouveaux puisqu'il a voulu devenir père. Tu me dis toi-même qu'il s'en réjouit, qu'il l'a désiré... Pouvait-il penser que tu le désirais, toi?... Il brise ta vie, et il en crée une dont il ne prépare certes pas le bonheur. Et tu parles de garder ta parole envers un être pareil!... un être qui te dépouille et qui te vole, qui t'enlève, pour la satisfaction d'un caprice, ton honneur, ton avenir, sans compter qu'il trépigne sur le cœur de tes vieux parents! Un léger bruit qui se produisit dans la chambre voisine vint interrompre la douloureuse conversation des deux femmes: --Renée,... Marie,... êtes-vous là? demanda la voix de l'aveugle. --Papa se réveille, fit la jeune fille. Mme Sorel vit très bien qu'elle pâlissait et sentit son propre cœur défaillir. Que ferait-elle à l'égard de son mari? Elle hésitait encore. Renée la suivit auprès du vieillard, et attendit en tremblant les premières paroles qui seraient prononcées. Elle savait que sa mère, après ces émotions, l'âme oppressée par le poids de la redoutable vérité, pouvait se troubler en se retrouvant face à face avec son mari--ce pauvre infirme si cruellement frappé lui-même par sa cécité et que l'impuissance de venger sa fille jetterait dans d'effrayantes extrémités de rage. Mme Sorel, à sa vue, éclaterait en une explosion de désespoir et lui crierait tout, brusquement. Toutefois, si au premier moment elle demeurait maîtresse d'elle-même, si surtout elle avait la force de prononcer--hélas!--le premier mensonge nécessaire, la situation serait sauvée, au moins dans la mesure du possible, et l'infortuné père ne saurait jamais rien. Quand elles entrèrent, elles le trouvèrent debout, qui, s'aidant de sa canne, cherchait à gagner l'autre porte, sans heurter le chevalet de sa fille, ni les chaises sur lesquelles des moulages en plâtre et des boîtes à couleurs se trouvaient déposées. --Attends-moi, mon bon ami, je vais t'aider, dit la mère d'une voix presque naturelle. --Vous aviez donc fondu toutes les deux? demanda l'aveugle avec un ton de gaîté assez extraordinaire chez lui. Un moment j'ai cru que vous vous étiez envolées, comme deux oiseaux, par la fenêtre ouverte. --Mais non, dit Mme Sorel, nous étions tout à côté, dans la chambre de Renée. La chaleur et l'orgue de Barbarie t'avaient assoupi. La petite en a profité pour m'emmener chez elle. Elle voulait me montrer quelque chose. --Quoi donc? --Une lettre de Gisèle d'Altenheim. Elle est dans leur château de Touraine avec sa mère, tu le sais. Ces dames veulent absolument prendre Renée avec elles lorsqu'elles repasseront par Paris... Un voyage de quelques mois, où notre artiste visiterait les principaux musées de l'Europe. Cela ferait du bien moralement et physiquement à cette enfant, qui travaille trop et que je trouve bien fatiguée. Mais il faut avant tout que tu nous donnes ton avis. Il y a tout le temps... Nous en reparlerons. VIII Le soir où Renée, dans sa retraite de Clamart, apprit que son portrait de Gisèle avait obtenu une seconde médaille au Salon, la tristesse affreuse dans laquelle elle s'enfonçait en fut presque redoublée. Ce portrait, largement payé par les d'Altenheim, suffisait seul aux besoins de sa mère durant l'été. C'était une belle peinture, bien vivante, où ressortait la beauté du modèle, fraîche, voyante, d'une hardiesse provocatrice, soulignée par l'originalité audacieuse du costume--une robe blanche et une immense toque de velours noir, genre Henri III, à grand panache de plumes. Admis d'emblée, placé très avantageusement, sur la cymaise, l'engoûment du public l'avait désigné d'avance pour une récompense du jury. La dernière course de Renée à Paris avait été pour le voir. De très bonne heure, un matin de mai, souriant, rosé, étincelant, elle s'était risquée au Palais de l'Industrie, la taille voilée par un mantelet flottant. Depuis, Lionel, très flatté, lui avait rapporté les jugements approbateurs qu'il surprenait à chaque visite au Salon. Maintenant le tableau recevait une médaille. Et seule dans le petit jardin plein de roses--seule comme toujours--le journal qui contenait la bonne nouvelle glissant à terre de ses genoux, la tête appuyée contre le tronc d'acacia dont la verdure menue et touffue l'abritait, les yeux pleins de larmes, la jeune fille songeait à la fête de famille que l'on eût célébrée en son honneur ce soir-là, si elle n'eût pas été loin de la maison--loin, oh! si loin--quoique tellement près en réalité. Quelques minutes de tramway, un court trajet en chemin de fer, une course en fiacre, et elle verrait d'en bas ce balcon bien connu, et elle monterait ces cinq étages, et elle embrasserait son père et sa mère, avant que le soleil, déjà si bas pourtant, eût eu le temps de se coucher. Et c'était impossible! Que faisaient-ils à présent? Ils parlaient d'elle, ils se réjouissaient ensemble de son succès... Le vieillard soupirant de la croire éloignée, mais se félicitant du bon temps qu'elle devait avoir; et sa pauvre maman, sûre de n'être pas vue par les deux chers yeux éteints, n'essayant même pas de contenir ses pleurs. Et Lionel? Le savait-il au moins? Serait-il content? Viendrait-il peut-être l'en féliciter ce soir? Voilà cinq ou six jours qu'elle ne l'avait pas vu! Tout d'abord, en s'installant à la campagne, elle croyait qu'il y vivrait avec elle, et cette perspective avait un peu adouci l'affreux déchirement de son départ, quand, sous le prétexte d'un voyage, elle avait quitté la maison paternelle, qu'elle était montée dans ce fiacre qui l'emmenait, et s'était dégagée de la dernière étreinte de sa mère mourante de douleur. Ah! l'atroce moment!... Mme Sorel, dont le pardon avait été complet devant le désespoir de sa fille, refusait cependant de venir la voir, de mettre les pieds dans cette maison dont Lionel avait la clef. Du moins, une fois ces terribles émotions traversées, il y aurait encore, pour la malheureuse enfant, dans cette retraite toute fleurie, où elle était si bien cachée, d'où elle ne sortait jamais, il y aurait d'adorables journées d'amour. Elle partagerait complètement la vie de son Lionel. Il s'assiérait en face d'elle à table; il écrirait dans la fraîche et ombreuse salle à manger, quand elle aurait elle-même débarrassé le couvert--car elle ne prenait qu'une femme de ménage le matin, pour les gros ouvrages et les commissions. Puis il lirait à haute voix dans le jardin, tandis qu'elle coudrait la layette. Il lui lirait des vers, de sa belle voix sonore et douce. Et elle aurait, malgré tout, de délicieux moments, lorsque, dans les longs rayons obliques du soleil couchant, elle ferait au-devant de lui, le soir, à l'heure du train, quelques pas sur la route, à l'abri du grand chapeau de paille et de la claire ombrelle, qu'il apercevrait de très loin. Elle avait dû renoncer à ce rêve. Et voici l'excuse que Lionel lui avait donnée: --Tu sais, ma petite Renée, que je paie pension à mon ami Fabrice de Ligneul, avec qui je demeure. Cette pension, c'étaient ses parents qui y subvenaient. Lionel, malgré leurs timides réclamations, trouva toujours moyen de rester à leur charge. --Tu comprends, ajoutait-il, qu'ayant chez lui mon cabinet d'avocat, ne pouvant apporter toutes mes affaires ici, pas plus qu'y recevoir mes clients, je dois passer le plus clair de mon temps là-bas et y prendre la plupart de mes repas. Lorsque je dîne avec toi, je ne m'en vais pas, comme tu penses, diminuer le prix d'un ou même de plusieurs dîners à Fabrice. D'autre part, ma pauvre petite, tu as si peu d'argent, que je ne voudrais jamais, n'est-ce pas? me laisser nourrir par toi. Je paierais donc ma dépense ici, pour un repas forcément très simple--raison d'économie--tandis que sans débourser un sou, je trouve là-bas une table tout à fait excellente. Voyons, juge toi-même, si cela aurait l'ombre de bon sens. L'argument était irrésistible, en effet, et Renée n'avait rien à répondre, d'autant plus que Lionel lui disait encore: --Avec tes petits quatre sous, mon pauvre chat, tu n'iras jamais, quoi que tu fasses, jusqu'au bout de la saison. Tu as beau dire, je prévois bien qu'il faudra que je te donne un coup de main, et surtout que je pourvoie aux frais de ton accouchement. Ah! si j'avais gardé ma situation au ministère, je ne serais pas obligé de compter comme cela. Elle hasardait, toute honteuse d'argumenter sur un sujet pareil: --Mais tes deux journaux? Mais tes plaidoiries?... --Bah! faisait Lionel. Les journaux... une misère!... Quant aux plaidoiries, il y en a bon nombre que l'on me demande d'office, et les autres, on les paye à Pâques ou à la Trinité. Moi-même, d'ailleurs, tu sais bien, j'ai des dettes, que je rembourse peu à peu, tous les mois. Puis les voitures... Je ne sais pas comment je fais, j'ai facilement huit ou dix francs de fiacre par jour. Les autres marchent, moi je ne peux pas; je ne peux pas aller à pied, cela m'est impossible. Et il étalait et étirait son grand corps, dans lequel, malgré les belles proportions, malgré la chaude beauté brune, l'abondance de la barbe et des cheveux foncés, on devinait l'incurable mollesse, l'irrésistible tyrannie des sens. Voyant que le pâle visage de Renée s'attristait, que les larmes mal retenues allaient jaillir des paupières baissées, il faisait à son amie quelque caresse taquine, tirait l'ouvrage entre ses doigts, lui chatouillait le cou, détachait ses cheveux, la forçait à rire, et lui disait: --Tu en veux à ton petit mimi... Je vois bien que tu lui en veux... Tu es une méchante femme, na! C'est moi qui vais pleurer. Puis tout à coup, plus sérieusement: --Voyons, qu'est-ce que cela peut te faire que je sois ou non ici dans la journée? Tu peindrais là-haut, dans ton atelier, et moi, j'écrirais en bas. --Ah! disait Renée avec un délicieux sourire, je ne me tiendrais pas souvent là-haut quand tu serais en bas. --Raison de plus. Je ne voudrais pas t'empêcher de travailler. --Oh! pour ce que je fais à présent!... --Au fait, c'est vrai, tu ne fais pas grand'chose, pourquoi donc? --Je n'en ai pas le cœur, murmurait la jeune fille. Il me semble que j'ai en moi un ressort brisé. L'inspiration m'abandonne tout à fait. Oh! cela me fait peur. Je crains qu'elle ne revienne plus. Lionel la consolait, assurait que c'était son état, qu'il s'agissait seulement d'un mauvais moment à passer. Puis il revenait à ses réflexions sur l'argent, et lui citait les noms d'artistes qui avaient fait de grandes fortunes. --Essaie d'arriver comme eux, disait-il. Tu as ce qu'il faut pour cela. Tout irait bien différemment, vois-tu, si toi ou moi nous étions riches. Elle était bien persuadée maintenant que c'était là son rêve unique... être riche. Oh! si elle pouvait le devenir avant lui et lui mettre entre les mains les moyens de satisfaire à son besoin de luxe, de jouissances. Dans ce but, qu'elle apercevait maintenant toujours--elle qui s'en était proposé jadis de si différents et de si élevés--dans ce but, elle montait à son atelier, au matin des longues journées solitaires. Elle courait à son chevalet, le cœur brûlant de cette ambition de réussir afin de gagner, en laquelle se résolvaient tous les élans, si purs autrefois, de son amour. Elle saisissait ses pinceaux. Elle avait du talent, elle voulait en avoir! Une âpre ardeur la brûlait; elle prenait à peine le temps de manger. Chaque minute perdue reculait ce triomphe, ce triomphe pécuniaire, qui la ferait aimer complètement par son Lionel, qui le lui donnerait pour toujours, qui lui permettrait... eh bien, oui... qui lui permettrait de l'acheter. Elle ne prononçait pas le mot infâme, mais involontairement elle commençait à s'avouer la terrible vérité, impossible à envelopper désormais avec la poésie de son fol enthousiasme. Et tandis que le grand idéal des premiers jours s'envolait, s'effaçait peu à peu, elle sentait autre chose qui restait en elle, plus fort peut-être, d'une prise plus sensible et plus tenace dans sa chair et dans son cœur: l'invincible tendresse, et aussi, il faut bien le dire, le lien tout puissant des enlaçantes voluptés. Elle peignait donc avec acharnement; mais, comme elle l'avait dit à Lionel, comme elle le savait bien, la clairvoyante artiste, elle faisait de mauvaise besogne. Sa nervosité extraordinaire de femme, et de femme de talent, surexcitée par la douleur morale de sa position, de sa désillusion sur son amant et de la façon dont il la négligeait pour des motifs misérables, s'aggravait par les progrès de sa grossesse et causait en elle une phase d'impuissance, passagère sans doute, mais qu'elle s'exagérait comme devant être définitive. Durant les brûlants après-midi d'été, lorsque, accablée par la chaleur de l'espèce de grenier où elle travaillait, fatiguée par la position incommode de sa pauvre taille épaissie sur l'étroite chaise haute, elle constatait qu'il fallait encore une fois racler sur la toile son travail de plusieurs heures, elle posait ses pinceaux, descendait l'escalier, et courait se jeter à plat, tout de son long, sur le large divan bronze pâle, où elle se roulait dans l'excès de sa désolation avec des sanglots dont l'amertume l'attendrissait sur elle-même et l'amollissait encore davantage. Puis, lentement, le jour tombait. Alors elle songeait qu'elle devait se nourrir, si ce n'est pour elle-même, au moins pour le petit être qui, déjà, s'agitait dans son sein. Elle se levait, et, doucement, son long peignoir blanc glissant derrière elle, elle apprêtait son léger repas. Elle le prenait en face de la porte-fenêtre ouverte sur le jardin, dans ce grand silence énervant qui l'épouvantait presque, à la longue, tant elle s'y sentait profondément ensevelie. Elle plaçait un livre à côté d'elle, et lisait, tâchant de ne pas songer. C'est à peine si les morceaux passaient par sa gorge, étranglée, secouée encore de temps à autre comme celle d'un enfant qui a longtemps pleuré. Et, au cours de son triste repas, elle s'efforçait de ne pas voir l'image qui se formait dans sa pensée, l'image de la petite table où se trouvaient assis en ce moment, en face l'un de l'autre, son père et sa mère; si son regard intérieur s'y attachait, c'était fini: ses pleurs jaillissaient de nouveau, et leurs gouttes amères, pour ce soir-là, formaient sa seule nourriture. Cependant, la nuit venue, elle reprenait un peu courage. Lionel allait peut-être arriver. Ce n'était pas sûr. Après s'être excusé de dîner si rarement avec elle, il lui avait expliqué aussi que ses soirées étaient souvent prises, et qu'il était facile de manquer le dernier train à la gare Montparnasse. C'était tantôt la conférence Molé, tantôt une réunion politique, une invitation chez des personnages influents. Il fallait qu'il cultivât ses hautes relations, qu'il préparât sans rien négliger sa carrière à venir. Il aimait Renée comme il pouvait aimer, bien qu'un peu refroidi par les embarras qui étaient survenus, et qu'il n'avait pas crus tout d'abord si graves lorsqu'il s'était réjoui qu'elle lui donnât un fils. C'était toujours d'un fils qu'il parlait--affaire de vanité--jamais d'une fille. Mais ce qu'il avait apprécié si vivement chez sa maîtresse, la gaîté, l'entrain, l'enthousiasme, diminuait singulièrement dans la solitude de Clamart, et ne jetait plus que des éclairs fugitifs--hélas! parfois noyés de larmes. La beauté de Renée, tout en éclat et en expression, pâlissait parmi tant d'épreuves, et sa taille charmante avait naturellement perdu ses contours. Puis l'aiguillon des succès au dehors, de la cour assidue que faisaient tous les hommes à la brillante artiste, manquait dans le désert où s'enfermait la pauvre enfant et n'avivait plus la passion de Lionel. Un autre homme peut-être--bien qu'il n'en existe guère de cette trempe--eût trouvé que Renée lui devenait plus chère de tout ce qu'elle perdait par lui. D'ailleurs tout cela aurait pu revenir si seulement elle se fût sentie passionnément aimée. Après tout, ses vrais pleurs ne coulaient que sur la froideur toujours croissante de son amant. Lionel, lui, prenait l'amour comme une distraction, et y cherchait avant tout ce qu'il appelait _du montant_. Ayant gaspillé déjà, dans de bons et surtout dans de mauvais lieux, les forces de sa jeunesse, il se trouvait, à vingt-quatre ans, usé comme on l'est rarement à cet âge. C'est pourquoi il abusait si peu de ce bonheur charmant: posséder tout à soi, dans une retraite poétique et isolée, une maîtresse pure, jeune, ardente et belle. L'amortissement précoce de ses sens, comme les froids calculs de son égoïsme, l'empêchait de consacrer à Renée une heure de plus qu'il ne lui était commode sans déranger ses habitudes. Elle, dans son innocence, ne pouvait se douter de ces choses. Les magnifiques yeux, si doucement amoureux de Lionel, la volupté féline qui l'enchantait et l'enivrait dans toute la façon d'être du jeune homme, lui donnaient au contraire l'illusion d'une flamme presque trop intense dans ce jeune et souple corps, si viril d'aspect. Et parfois elle était jalouse. Oui, ce tourment s'ajoutait à tous les autres. Elle se demandait où Lionel passait les longues nuits successives, durant lesquelles elle s'effrayait au bruit d'un orage fondant sur la frêle maison, ou bien au son plaintif du vent dans les bois voisins, et durant lesquelles aussi elle murmurait cent fois son nom, en s'agitant dans le large lit sans pouvoir trouver le sommeil. Elle écrivait à sa mère, et sa mère lui écrivait. C'étaient ses joies. Mme Sorel avait vaincu la répugnance qu'elle éprouvait à tracer sur une enveloppe le faux nom de sa fille, et elle lui adressait de longues épîtres, tendres, encourageantes, adorables, toutes pleines d'une religion si éclairée, si douce, que Renée y admirait la puissance de la miséricorde maternelle transformant à son image, dans sa merveilleuse charité, le sombre Dieu des presbytériens. L'idée de faute ne subsistait plus entre les deux femmes. Chacune prenait soin de cacher à l'autre ses propres souffrances, et toutes deux s'alliaient surtout pour que rien ne vînt troubler la sécurité de l'aveugle, plus absorbé que jamais dans ses recherches historiques. Cependant le mois de juillet arriva. Renée s'en réjouissait, car elle avait enfin l'espoir de posséder Lionel et de voir cesser sa cruelle solitude durant les vacances parlementaires. Jusque-là, pendant la dernière quinzaine de la session, elle le vit moins que jamais. Gambetta menait alors, dans la _République Française_, sa fameuse campagne contre la politique de M. de Freycinet à propos des affaires d'Égypte. Le jeune Duplessier écrivait dans ce journal. Avec sa tendance à exagérer partout son rôle, il passait parfois, sans la moindre nécessité, des nuits presque entières à la rédaction. Ou bien c'étaient des discours qu'il préparait et qu'il prononçait, toujours avec un certain succès, mais avec trop de tapage dans la voix et dans les gestes, à la conférence Molé. Il était plus bruyamment Gambettiste que jamais. La faveur générale revenait à l'ancien Président du Conseil. Les calomnies entassées contre lui tombaient une à une, d'elles-mêmes; on avait honte de les rappeler, sans qu'il y eût d'ailleurs plus de raisons pour les abandonner qu'il n'y en avait eu pour y croire. Gambetta n'avait pas cherché à les combattre et n'y avait jamais répondu que par le plus noble dédain. Lionel s'attachait donc plus ouvertement que jamais à la fortune de Gambetta, et celui-ci continuait à le traiter comme un fils. Il l'invita plusieurs fois à Ville-d'Avray. Et ce fut une autre cause d'isolement pour Renée, les dimanches où le tribun en herbe alla se joindre au petit groupe intime des _Jardies_ autour de son glorieux modèle. C'était là, au fond du jardin, où se dressent de hauts sapins mélancoliques, qu'on tirait à la cible durant des matinées entières, et que Gambetta maniait si joyeusement le criminel revolver, instrument futur de sa mort mystérieuse. C'était dans les routes avoisinantes que parfois on le rencontrait, ayant au bras une petite femme à l'air insignifiant et modeste, dont Lionel vantait auprès de Renée l'amour fidèle, obscur et désintéressé, pour le grand homme politique. Puis vint le 18 juillet et le grand succès de tribune de l'orateur, qui prononça un magnifique discours--son dernier--et qui fit voter les crédits. Ce discours trouva son écho affaibli dans la bouche de Lionel Duplessier, le vendredi suivant, toujours à là conférence Molé. Ce soir-là, comme il en sortait, et que Fabrice de Ligneul lui prenait le bras en le félicitant, Lionel tourna à gauche en quittant l'Académie de Médecine et entraîna son ami dans la direction de la rue de Rennes. --Où vas-tu donc? demanda Fabrice. Ce n'est pas notre chemin. --Non, fit Lionel, aussi je ne rentre pas chez nous. Mais tu peux bien m'accompagner un peu. --Et où diriges-tu cette petite promenade nocturne? --Vers la gare Montparnasse, où je vais tâcher d'attraper le dernier train pour Clamart. --Ce n'est pas sérieux? dit Fabrice en riant. --Parfaitement sérieux. --Et peut-on te demander ce que tu cultives là-bas? Il paraît qu'il y a des champs de roses, à Clamart. Est-ce la blanche, l'incarnadine ou la ponceau, qui reçoit tes soins? --C'est la châtain dorée. Oui, mon cher, j'ai là-bas une petite femme charmante que j'ai mise dans ses meubles. --Mes compliments, tu ne te refuses rien. Et à Clamart encore!... Ma parole, je n'aurais jamais eu l'idée d'aller chercher une femme dans ce pays-là! --Elle n'en est pas, c'est une petite Parisienne, très chic, je t'en réponds. Je lui ai loué une maison de campagne là-bas. Son état de santé réclamait du bon air et des égards. --Ah! diable, qu'est-ce que tu m'annonces là? En voilà un roman! --Non, mais, je t'assure, c'est une jeune fille très bien. Tu devrais venir la voir. Nous ferions une bonne partie un dimanche. --Une partie carrée? Lionel hésita une minute, puis il eut un mouvement d'épaules comme pour dire:--Bah! après tout, ça sera drôle. --Mais oui, fit-il. Quelle bonne idée! Veux-tu dimanche prochain, après-demain? --Après-demain, soit. Nous verrons ta propriété, heureux châtelain... Et même _tes_ propriétés, puisque l'une contient l'autre. --C'est entendu. Je te reverrai pour arranger cela. Laisse-moi filer maintenant, ou je raterai mon train. Il était minuit et demi quand Lionel mit la clef dans la serrure de la porte extérieure, n'ayant pas même besoin d'allumer le bout de bougie toujours préparé pour lui dans un certain angle du mur, car la nuit était merveilleusement pure, et la lune, comme un grand flambeau pâle, éclairait nettement et fantastiquement tous les objets. Il traversa le jardin, entra dans la maison. Renée l'avait entendu; elle avait fait de la lumière; et sa jolie tête, toute souriante et joyeuse, se dressait sur l'oreiller, dans l'impatience de l'embrasser plus tôt. --Te voilà, mon Lionel, te voilà, oh! quel bonheur! --Mais oui, mignonne, dit-il en se penchant sur elle. Et il murmurait parmi les premiers baisers: --J'accours comme un fou. J'ai trop envie de dormir avec ma petite femme ce soir. Le ton seul de sa voix était déjà une caresse. Il avais une grâce passionnée qui, durant ses courtes visites, endormait d'un charme magique toutes les souffrances de Renée et lui faisait oublier les lamentables jours de solitude. Et il se hâtait de la déployer, cette grâce, dont il connaissait la puissance, afin de détourner d'avance le discret reproche et de dissiper la tristesse des tendres regards bleus. --Comme c'est singulier! lui disait Renée: à quelque heure que tu arrives, je te sens venir avant que tu aies tourné le coin de notre allée. Et si je suis déjà endormie, je me réveille, sans faute, une minute avant de t'entendre refermer la porte du jardin. Comment peux-tu expliquer cela? --C'est parce que tu t'es habituée à l'heure des trains, dit Lionel. --Mais non, puisque l'heure du train ne me réveille pas quand tu ne dois pas venir. Puis, tu es déjà venu autrement que par le train, par le tramway de Paris, et même en voiture. Vois-tu, quand je m'éveille avec une certaine sensation bizarre, que je ne puis t'expliquer, je n'ai même pas besoin de regarder l'heure... Je me dis: Le voilà!... et, quelques minutes après, j'entends la porte qui retombe et ton pas sur le gravier. Elle ajouta, rêveuse: --C'est une influence à distance, je crois. Un courant qui s'établit à travers l'espace entre les gens qui s'aiment beaucoup. --Tu m'aimes donc beaucoup, petite pédante que tu es? Il la prit dans ses bras, et, comme la lecture dont Francesca parlait au Dante, leur causerie, ce soir-là, n'alla pas plus avant. Mais le lendemain matin, comme la femme de ménage tardait à venir: --Vite, vite, mignonne, cria Lionel, saute du lit, fais-moi cuire deux œufs. Je suis très pressé, il faut que je me sauve. --Déjà?... fit-elle, la voix tremblante de désappointement. Reste avec moi cette matinée, je t'en supplie. --C'est impossible. Et, tiens! pendant que tu prépares le déjeuner, prête-moi donc une feuille de papier et une plume. Je vais bâcler un article pour _La Petite République des Pyrénées-Maritimes_. C'est mon organe dans ce département, où je chauffe ma candidature. Il commença à griffonner sur un coin de table, et, lorsqu'elle apporta les œufs, le thé, le beurre frais, il n'avait pas fini. Il ne s'interrompit pas, traçant une phrase entre deux bouchées qu'il avalait; tandis qu'elle mangeait silencieusement, le cœur affreusement gros, n'ayant pas même ce pauvre petit repas avec lui, et songeant qu'il allait maintenant courir au train, l'embrasser à la hâte, disparaître comme une vision, et qu'elle se retrouverait seule. Elle était bien brave devant lui d'ordinaire, mais ce matin-là, ce fut plus fort qu'elle: ses yeux se mouillèrent, et à peine eut-elle furtivement écrasé deux larmes sous ses doigts que d'autres revinrent; elle ne pouvait plus les empêcher. Il s'en aperçut, et fit un geste d'impatience. --Viens, dit-il, regardant sa montre, j'ai encore cinq minutes. Nous ferons le tour du jardin. Comme, dehors, il allumait une cigarette, elle lui dit, pour avoir l'air naturel: --Tu fumes donc la cigarette maintenant, chéri? Je croyais que tu n'aimais que le cigare. --J'en suis fatigué du cigare, dit-il. Au fond, ce que j'aime, vois-tu, mignonne, c'est le changement. Après le cigare, la cigarette; après la blonde, la brune. Distraction neuve, spectacle neuf, femme neuve... toujours du neuf... Et vive la jeunesse! --Une femme neuve... dit-elle, douloureusement surprise, quelle façon de parler! --N'est-ce pas vrai? reprit Lionel. Vois-tu, il n'y a qu'une chose réellement exquise en amour, c'est le premier baiser. Elle, si douce, ne put retenir un mot de révolte indignée: --Tu ne me disais pas cela en me faisant la cour, s'écria-t-elle. --Sans doute, est-ce qu'on dit cela? Mais tous les hommes pensent comme moi, ma pauvre chatte. Faire la conquête d'une femme, la sentir peu à peu attirée, dominée, vaincue... C'est le plaisir des dieux! Jamais un homme n'y renonce, fût-il marié cent fois, eût-il épousé un ange. --Alors, et moi?... demanda-t-elle. --Toi, tu es ma petite femme, dit-il en lui prenant la taille. Et, un peu honteux de son brutal cynisme devant une créature si délicatement sensible, il ajouta: --Plains-toi donc! Moi, l'inconstant, je t'aime encore après six mois; et, ma parole d'honneur, je crois bien que je t'aimerai toujours. Mais pour cela, il faut être une bonne petite fille, bien sage, et ne jamais me montrer de vilaines larmes comme tout à l'heure. Je ne veux plus voir mes jolis bluets abîmés de cette façon-là. Il profita de la détresse où il la vit, du tremblant désir qu'elle montrait de rentrer en grâce, pour lui annoncer l'invitation faite à Fabrice, qu'il amènerait avec lui le lendemain dimanche. --Tu engageras ta femme de ménage pour toute la journée, lui dit-il. Nous déjeunerons et nous dînerons. Et tâche de bien nous traiter, c'est moi qui paie, ajouta-t-il gaîment. --Alors tu tiens absolument à me présenter M. de Ligneul? fit Renée. Si tu savais ce qu'il m'en coûte de rendre un étranger témoin de ma situation. --Certainement, j'y tiens, dit Lionel. Le vicomte de Ligneul est un garçon très délicat. Il connaît la vie. J'ai confiance en lui comme en moi-même. Je serai plus tranquille, en partant pour le Midi passer quelques jours auprès de mes parents, comme je dois le faire dans les vacances, si je sais qu'il veille un peu sur toi, que quelqu'un connaît ta position, que tu n'es pas absolument abandonnée. Tu peux avoir besoin d'un conseil, tu peux être malade, accoucher plus tôt que tu ne crois... Cette sollicitude, si rare chez le jeune homme, sembla très douce à Renée, surtout après les cruelles paroles précédentes, et elle ne lui refusa plus rien. Elle s'attendait peu cependant au coup que Lionel lui préparait, tout à fait involontairement du reste, dans la naïveté de sa nature, indifférente et épaisse, et dans le secret désir pervers d'une scène piquante, sa fine petite maîtresse mise brusquement en face d'un embarras tout imprévu. M. de Ligneul, en effet, à qui les lestes propos de son ami n'avaient fait pressentir qu'une aventure des plus vulgaires, ne trouva rien de mieux pour contribuer à la gaîté de la journée que d'amener une jeune cocotte assez drôle dont il était momentanément le seigneur et maître; une petite créature au ton effronté, au cœur d'or, l'insouciance même, et qui aurait été un modèle délicieux pour Murger, si le destin l'eût fait naître contemporaine des Musette et des Mimi Pinson. Les mœurs ayant changé, et la grisette n'existant plus, mademoiselle Rosita avait dû sauter à pieds joints de son atelier de fleuriste dans le quart de monde où l'on s'amuse, sans passer par aucune phase intermédiaire. Elle s'était, comme elle disait, «toquée de Fabrice de Ligneul», l'avait enlevé positivement un beau soir, et le jeune homme gardait ce gamin de Paris en jupons, à cause de son étourdissante gaîté et de la fraîche saveur de son rudiment d'âme, tout à fait peuple, sincère, imprévoyante et bonne. Renée fut bien surprise quand elle vit venir vers elle, à travers les allées du jardin, devant les deux jeunes gens dont l'un lui était inconnu, cette jeune femme au nez retroussé, aux cheveux noirs vers les racines et dorés sur le chignon, à la mine tapageuse, qui s'arrêtait en poussant des cris aigus auprès de ses rosiers fleuris, et qui cassait sans pitié comme sans permission les plus jolis rameaux pour s'en faire un bouquet. Renée savait bien que M. de Ligneul n'était pas marié. Qu'est-ce que cela voulait dire? Tout à coup elle crut comprendre... Un flot de sang lui monta à la tête et lui causa comme un étourdissement; puis un brusque reflux vers le cœur; elle se sentit pâlir et pensa se trouver mal. Mais, par un violent effort de sa volonté, elle se remit. Les présentations furent un peu vagues. Renée accueillit ses hôtes avec une grâce parfaite. Sa résolution était prise. Elle se conduisit en maîtresse de maison sûre d'elle-même, absolument comme si elle eût été la femme de Lionel, et elle traita Rosita stupéfaite comme si la petite irrégulière eût été vicomtesse de Ligneul. Il n'y eut pas dans toutes les façons de la gracieuse et spirituelle artiste une ombre de raideur ou d'affectation. Son naturel, sa simplicité furent tels que la jeune demoiselle aux cheveux teints finit par se sentir presque à l'aise, avec quelque chose d'ému et d'attendri au fond d'elle-même, car elle comprenait, avec son sûr instinct, l'incommensurable distance la séparant de la femme en présence de qui elle se trouvait. Mais, si difficilement intimidée que fût Rosita, tout ce qu'elle put prendre sur elle-même fut de ne pas être horriblement gênée. Ses cris à l'arrivée et le pillage des roses furent les seules incongruités qu'elle laissa échapper. Pendant tout le cours de la journée, elle eut l'air d'une petite paysanne admise par hasard à la table d'une reine; et son silence inaccoutumé, ses regards modestes, ses rougeurs après une gaucherie ou une faute de français, constituaient un spectacle qui eût semblé à Fabrice le plus désopilant du monde, si le jeune homme n'eût pas souffert extrêmement du monstrueux impair que Lionel lui avait fait commettre. C'est que dans la simplicité même de Renée perçait une dignité suprême. Puis la conversation de l'artiste, par son élégance, sa grâce profonde, les connaissances étendues qu'elle laissait deviner chez cette toute jeune femme, eût frappé M. de Ligneul dans un des premiers salons de Paris; elle l'impressionna plus vivement encore dans les circonstances où il l'écoutait. A ses façons, il l'eût prise dès l'abord pour une femme habituée au monde le plus cultivé, le plus exquis. Les mille hasards de la causerie lui montrèrent qu'elle connaissait et fréquentait l'élite de la société. Mais ce qu'il remarqua surtout, ce qui lui fit regretter plus que toute autre chose l'outrage involontaire fait par lui à une pareille femme en se présentant chez elle avec une fille à son bras, ce fut le parfum d'honnêteté absolue qu'elle semblait exhaler tout autour d'elle. Plus subtil, plus indéfinissable que son charme et que l'éblouissement de son esprit, ce parfum d'honnêteté se dégageait aussi vivement de sa personne et attirait encore davantage. Le jeune homme ne chercha pas une minute quelles causes mystérieuses avaient placé une créature si supérieure dans une situation si indigne d'elle. Il devina un dévoûment amoureux absolument pur, presque sublime. Elle en fut grandie à ses yeux. Le soir, comme les visiteurs s'en allaient à travers le jardin, sous la même lune radieuse de l'avant-veille, mais que marquait déjà une légère marge d'ombre, Rosita ralentit le pas pour retenir Renée un peu en arrière des deux messieurs. --Madame, lui dit-elle, avec un petit tremblement qui altérait les intonations gamines de sa voix, madame, vous ne m'en voulez pas, dites?... --Vous en vouloir, pourquoi? --Je ne sais pas... Je réfléchissais aujourd'hui que peut-être quelqu'un a voulu vous faire de la peine... Mais je vous le jure, si j'avais su, moi, eh bien, je ne serais pas venue. Ainsi cette malheureuse fille avait plus de délicatesse que Lionel! Elle sentait bien, elle, en sa seule présence, une vivante offense à la femme, tellement différente d'elle, qui l'avait reçue, pourtant, avec bonté. Renée ferma les yeux, se raidit un peu, puis répondit avec douceur: --Mais non, ma pauvre enfant, rien ne m'a fait de la peine... Vous moins que personne. --Alors, madame, permettez-moi d'emporter comme un souvenir de vous... comme si vous me les aviez données,... ces roses... que j'ai bien indiscrètement cueillies ce matin. --Certainement, de très bon cœur. --Et... voulez-vous encore me permettre de vous baiser la main? Si j'avais rencontré plus tôt une femme comme vous, je ne ferais peut-être pas le métier que je fais. Renée se tourna, approcha d'elle à deux mains les épaules de l'étrange fille, et baisa ses joues, encore arrondies par la toute première jeunesse, et débarrassées par l'air âpre et vif de leur maquillage, fort inutile du reste. Le spectacle de cette accolade pétrifia les deux jeunes hommes, qui faisaient à ce moment quelques pas en arrière pour presser les retardataires. Quand Lionel revint de la station du chemin de fer, où il accompagna son ami, il trouva Renée déjà couchée. Elle ne lui fit aucune question ni aucun reproche, et se borna à cette observation: --Je n'aime pas beaucoup les visites. Tu seras bien aimable de ne plus m'en amener. --Bah! après tout, qu'est-ce que ça fait? dit Lionel gêné. Certainement je n'avais pas l'idée qu'il s'affublerait de cette grue... Mais enfin, tu es trop femme d'esprit pour ne pas t'être un peu divertie de l'aventure. Moi, je riais en dedans de tes «madame» et de tes égards à n'en plus finir envers cette pauvre Rosita qui prenait des airs ahuris!... Ah! non, tiens, je m'en tords encore... C'était impayable! Le lendemain, dans l'après-midi, comme Renée s'occupait à élaguer nettement, à l'aide d'un sécateur, les branches de rosiers tordues et arrachées par sa singulière visiteuse, un coup de sonnette retentit, et, en levant les yeux, elle aperçut par le volet justement entr'ouvert de la porte extérieure, la tête de M. de Ligneul. Contrariée, elle ne put cependant moins faire que de lui ouvrir. Le jeune homme entra, tenant son chapeau très bas. Il n'était pas vêtu du feutre mou et du _complet_ clair de la veille. Il portait une redingote, un chapeau haut-de-forme, des bottines vernies, des gants irréprochables. Il ne pouvait pas paraître plus distingué, car la distinction chez lui n'était pas une affaire de costume. Mais tout de suite, Renée sentit dans cette tenue de visite mondaine, au mois de juillet, à la campagne, une intention toute particulière de respect. --Madame, dit-il d'un ton pénétré, je ne veux pas même entrer si je vous dérange. Je viens vous apporter mes sincères, mes très vives excuses, que je ne vous exprimerai jamais comme je voudrais vous les exprimer. --Ne restez pas découvert par ce soleil torride, monsieur, dit Renée, et faites-moi le plaisir de venir vous reposer un moment, à l'ombre, devant la maison. Elle ne lui demanda pas de quoi il accourait s'excuser. Elle le savait bien. Mais cette démarche lui causa un vrai plaisir, calma un peu la nouvelle blessure qui saignait en elle depuis la veille. --Madame, reprit Fabrice, croyez bien que, seul, un malheureux malentendu... Il ne voulut pas accuser son ami. Depuis vingt-quatre heures, il éprouvait contre Lionel la plus violente indignation. Très chevaleresque, un peu antique sous ce rapport, malgré sa grande jeunesse, ayant au fond du cœur ce respect et presque ce culte de la femme qui appartenait à l'ancienne société et disparaît dans la brutalité de nos mœurs égalitaires, il ne pouvait pardonner à celui par lequel il avait, pour la première fois, manqué aux lois de son code intime. Puis il s'était senti humilié, non seulement vis-à-vis de lui-même, mais devant des yeux dont le regard l'impressionnait singulièrement. Comprenant avec autant de clarté le froissement infligé à la jeune femme et le blâme muet, étonné, des doux yeux candides, il était aussi anxieux de dissiper le chagrin de Renée que d'écarter de lui-même sa colère. Aussi offrait-il l'air contrit, abattu, d'un véritable pénitent, d'un coupable qui attend sa grâce, ce grand garçon au profil fin et fier, débitant ses phrases hésitantes, délicates, les paupières baissées, les joues rougissantes comme une jeune fille. Quelle délicieuse reconnaissance montait dans le cœur de celle qui l'écoutait! Reconnaissance d'autant plus vive que les mille petites grossièretés de Lionel, depuis l'infâme logis de la rue Chevert jusqu'à l'introduction de cette fille, la veille, dans leur retraite de Clamart, enfonçaient une à une en l'âme de Renée un sentiment d'affreuse honte, d'irrémédiable déchéance. Elle perdait sa sainte fierté. A se voir traitée comme une maîtresse de passage, elle ne croyait plus autant à la noblesse de son amour. Hier, tout en agissant instinctivement avec une si parfaite dignité, elle se posait intérieurement des questions qui la déchiraient et la brûlaient comme des aiguilles de fer rouge: «Suis-je bien sûre qu'il y ait tant de différence entre cette malheureuse et moi?»--«Qui donc, en nous voyant, établirait des degrés sensibles dans notre chute?» C'était l'ancienne torture qui se réveillait plus âpre. Jamais Lionel ne l'avait pressentie. Au contraire, il l'aggravait sans cesse avec ses façons cyniques. Et voici que cet inconnu venait, voici qu'il lui faisait entendre des paroles d'une estime plus émue, plus profonde, que jamais elle n'en accueillit même en ses jours de pureté, de succès... Cet homme, à qui pourtant elle n'avait pas ouvert son cœur comme à Lionel, qui ne la connaissait pas comme son amant, qui avait simplement échangé quelques mots avec elle dans les hasards d'une promenade de dimanche au fond des bois, cet homme paraissait avoir mesuré au premier coup d'œil toute la frémissante susceptibilité de son âme meurtrie, et il était là, qui, douloureusement, s'accusait de l'avoir blessée! Elle lui tendit la main, et, attendant qu'il répondît à son geste et relevât la tête, pour appuyer ce qu'elle allait dire de toute la force de son regard clair allant droit à lui: --Merci, monsieur, fit-elle. Vous venez d'accomplir une bonne action. Puis, quittant le ton grave, presque solennel dont elle avait prononcé ces mots, elle ajouta en souriant: --Les hommes ne sont donc pas si complètement inférieurs aux femmes qu'ils s'appliquent à nous le faire croire? --Je suis le seul parmi mes amis, madame, qui proclame la femme un être supérieur à nous, un être incomparablement plus parfait, plus vibrant, plus sensible, plus délicat... --Ah! vous êtes le seul! répéta-t-elle. Et cette fois-ci, amusée, elle rit franchement. --C'est que, voyez-vous, reprit-elle, je commence à croire qu'une sorte d'indulgente pitié doit faire le fond de tout véritable amour dans le cœur des femmes. Ce n'est pas le sentiment qu'on voue généralement aux êtres supérieurs, cela, la pitié... même voilée, dissimulée, involontaire. Qu'en pensez-vous? --Madame, je vous le dirai sans madrigal: ce que nous avons de meilleur au monde, nous autres hommes, c'est votre patience, votre pardon, votre inlassable charité. C'est cette pitié dont vous parlez, cette pitié pour nos faiblesses, à nous autres êtres forts, pour nos aveuglements, à nous autres maîtres et seigneurs de la création. Vous passez votre vie, quand vous êtes de vraies femmes, à souffrir par nous et à nous pardonner... Tenez, vous le voyez, ne suis-je pas arrivé ici comme un coupable, ne venez-vous pas de m'accorder votre absolution? Et vous l'avez fait avec l'infinie délicatesse de votre sexe, c'est-à-dire en me remerciant. --Ah! dit-elle pensive, vous avez donc tous les bonheurs, en vérité, messieurs, si vous y comptez celui d'admirer. J'aime mieux admirer que plaindre, et remercier que pardonner. Après cela, je ne suis peut-être pas ce que vous appelez «une vraie femme.» --Plus que toute autre, madame, car vous, je le devine, dans ce noble besoin d'admiration pour l'être aimé, vous transformeriez ses fautes elles-mêmes en belles actions, vous les sauveriez par les motifs que vous imagineriez, vous ne verriez rien que de supérieur en lui. Renée rougit et ne répondit pas. Ce travail moral auquel M. de Ligneul faisait une allusion vague, générale, tout à fait éloignée d'une application personnelle et directe, elle l'accomplissait jour après jour depuis qu'elle s'était donnée à Lionel. D'abord inconscient, il lui avait été facile et doux; mais il devenait trop voulu, presque laborieux. Et une grande lassitude s'emparait de son âme. Toutes ses douleurs passées n'étaient rien auprès de celle qu'elle prévoyait pour le jour où il lui deviendrait impossible de se tromper davantage elle-même. IX Un des derniers jours de juillet, Lionel annonça brusquement à Renée qu'il partait en voyage, et qu'il resterait deux mois absent. Il avait évité jusque-là de lui apprendre--pour ne pas l'affliger, dit-il--qu'il faisait ses vingt-huit jours en septembre. Au printemps même il avait passé l'examen, très facile pour lui, qui lui donnait le grade d'officier. Sous-lieutenant dans un régiment de ligne, il allait prendre part aux grandes manœuvres. Il reviendrait sans doute juste à temps pour la délivrance de Renée, attendue vers la fin de septembre. --Et le mois d'août, où le passes-tu? demanda la jeune femme, qu'un froid soudain glaçait des pieds à la tête, semblant gagner jusqu'à son cœur et en suspendre les battements. --Chez mes parents et mes amis du Midi. J'ai toute une tournée à faire. Je suis invité de tous les côtés. On m'envoie les projets les plus attrayants de réjouissances et d'excursions préparées à mon intention. Je pousserai une pointe jusqu'en Espagne, pour visiter une sœur de ma grand'mère, une comtesse d'Alvarez, qui raffole de moi et qui ne m'a pas vu depuis des années. Juge un peu si un mois est de trop pour tout cela! Et encore, un mois... pas tout à fait, puisque je dois rejoindre mon régiment le 24. --Et, dit Renée, en apparence très calme, quel jour pars-tu? --Mais... après-demain. «Jamais, pensa-t-elle, jamais je ne pourrai demeurer deux mois sans le voir, sans voir personne au monde. Il ne m'aime plus; je l'ennuie; il va chercher des distractions ailleurs. Jamais je ne pourrai vivre si longtemps en tête-à-tête avec cette idée. Pourquoi d'ailleurs mettre au monde son malheureux enfant, pauvre être que font sans cesse tressaillir au fond de moi les secousses de mes sanglots? Je vais mourir, je mourrai de mon désespoir. Oh! mourir, comme ce sera bon!» Elle fut tout à coup si persuadée qu'un apaisement prochain l'attendait dans la tombe, qu'elle se montra très courageuse et ne laissa échapper ni un regret ni une plainte pendant les deux jours qui précédèrent le départ de Lionel. Lui, paraissait d'une gaîté folle. Il fredonnait, sifflait, lutinait Renée, la fatiguait matériellement par son entrain. Il se réjouissait à haute voix d'être enfin très loin de cet assommant Paris, qui, à moitié vide, semblait bâiller d'ennui en plein soleil par toutes ses larges rues brûlantes et désertes. Il répétait à chaque instant: «Que les heures sont longues! Je voudrais déjà être en route!» «Je ne lui ai jamais fait de mal, songeait Renée. Qui donc l'oblige à se montrer si cruel?» Le mal qu'elle lui faisait, il l'expliquait à son ami Fabrice, la veille de son départ, enfoncé dans un fauteuil au coin de la haute cheminée, genre ancien, que M. de Ligneul avait fait placer dans sa bibliothèque--la pièce la plus élégante, quoique la plus sévère, du petit hôtel. --Vois-tu, Fabrice, je n'aurais jamais cru qu'une artiste eût des goûts si bourgeois. Elle devient tout à fait popote, tu sais... Ne parle-t-elle pas de nourrir elle-même son enfant! Son rêve, au fond, est de rester dans ce trou de Clamart et de me mettre complètement en ménage. Ah! mais non, par exemple! ce n'est pas cela du tout que j'ai rêvé, mais du tout! Elle a été forcée de se retirer là-bas, à cause de sa position, soit! Dès qu'elle sera délivrée, je compte bien qu'elle va rentrer dans sa famille, redevenir l'artiste gaie, enthousiaste, fêtée, charmante, qu'elle était. Je reprendrai mes délicieux rendez-vous d'autrefois avec elle. De temps en temps nous irons ensemble voir le bébé en nourrice quelque part aux environs de Paris. Renée retrouvera ses beaux regards ravis, ses jolis mots tendres, ses surprises, ses émerveillements naïfs, aux premiers bégaiements, aux premiers pas du petit. Cela nous fera une existence adorable!... et libre!... et désempêtrée de tous les ennuis que les autres se créent idiotement. Merci! Un ménage organisé, une femme qui nourrit... Ah! non. Sans compter qu'elle lâcherait sa peinture, que j'aurais tout l'établissement sur les bras. Ça serait du joli. Autant le mariage alors! --Et pourquoi pas le mariage? demanda Fabrice, qui fumait aussi, très calme, les sourcils élevés et rapprochés au-dessus des yeux, dans un léger mouvement d'ironique attention. Lionel eut un soubresaut stupéfait. --Le mariage?... Mais j'y penserai plus tard. Ce n'est pas une femme que je veux pour le moment, c'est une maîtresse. Celle-ci est ravissante, avoue-le, quoiqu'un peu trop sentimentale. --C'est une créature tout à fait supérieure, dit Fabrice. Et, laisse-moi te le dire... tu n'es pas digne d'elle, mon cher. --Bah! elle m'adore, absolument. Elle est folle de moi, mon pauvre Fabrice, complètement folle. Aussi je te plains de tout mon cœur, ajouta Lionel en plaisantant, car je vois très bien ce qui se passe... Tu es en train de devenir amoureux d'elle. --Puisque je te conseille de l'épouser. --Ce n'est pas la peine... Je l'ai. --Mais ton enfant? --L'enfant?... Je suis très content, je t'assure, qu'il survienne. Il me gardera la mère. Elle pourrait changer d'idée, un jour ou l'autre, vouloir un mari, comme elles font toutes. Mais le bébé la retiendra... la gênera joliment tout au moins. D'ailleurs, tu sais, au fond, cela me flattera d'être père, si jeune... et par elle... Qui sait? elle sera peut-être célèbre un jour, cette petite barbouilleuse-là. As-tu vu son tableau au Salon: _Portrait de Mlle G. d'A._, qui a obtenu une médaille? --Oui, je l'avais remarqué sans connaître l'auteur. C'est plein de talent. Il y eut un silence, puis Fabrice reprit: --Le reconnaîtras-tu, l'enfant? --J'y suis presque décidé, dit Lionel. --Et qu'attends-tu pour prendre une résolution? --Eh bien, voilà... Une fille, cela m'ennuierait. Ça regarderait la mère, ça, une fille. Tandis qu'un fils, qui porterait mon nom, je ne dis pas. Un fils, hein? Oui, je ne pourrais pas m'empêcher d'en être fier. J'ai à peu près promis à Renée de le reconnaître, si c'était un garçon. --Ah! dit M. de Ligneul froidement. C'est très beau de ta part. Je te félicite. --Bast! fit Lionel, qu'est-ce que je risque? Avec la carrière que j'ai devant moi, ce n'est pas un enfant naturel de plus ou de moins qui me diminuera, ni qui m'empêchera même plus tard de faire le mariage que je voudrai. Fabrice de Ligneul continua de fumer silencieusement. Lionel regarda sa montre, et, vivement: --Dix heures! s'écria-t-il, je me sauve. Je vais passer ma dernière nuit avec la petite. Elle sera délicieuse ce soir, songeant que je m'en vais demain. Le dur, ce sera de la décider à rentrer dans sa famille après ses couches. Il faudra me montrer raide à l'adieu et dans mes lettres. Ah! les femmes les plus gentilles sont quelquefois bien ennuyeuses! Il tournait autour de la bibliothèque, un peu gêné par le mutisme de son ami. Il reprit: --Aussi, vois-tu, je n'y ai pas mis d'égoïsme. Pour qu'elle ne songe à rien de définitif, je me suis privé d'aller trop souvent là-bas cet été. Je n'y ai pas passé deux jours de suite seulement... Il ne fallait pas qu'elle se laissât prendre à cette illusion du ménage établi, organisé... dont elles ont la rage toutes, depuis les plus sottes jusqu'aux plus intelligentes, de la grisette à la femme d'éducation et d'esprit. Chez elle, aux Batignolles, ou bien à Clamart, rien n'était changé, n'est-ce pas? Il n'y avait pas de raison pour suspendre mes habitudes et la voir plus souvent. --Pauvre jeune femme! dit enfin Fabrice à mi-voix. --Mais où prends-tu que c'est une victime? répliqua Lionel avec une indéniable sincérité. C'est elle qui a voulu tout cela. Elle préfère être ma maîtresse, à moi, que la femme d'un autre, elle est bien libre. --Son avenir est brisé. --Il le serait si je la laissais faire, si je lui permettais de s'enterrer dans ce trou de Clamart, comme elle ne demanderait pas mieux, à laver la vaisselle et à donner le sein à son enfant. Mais dans deux mois elle sera chez elle, revenant de voyage pour tout le monde, même pour son père, et elle reprendra ses pinceaux. Ce sera une interruption de six mois au plus, voilà tout. Lionel fit encore deux tours dans la pièce, le long des rayons d'acajou aux rainures de cuivre, couverts de livres curieusement reliés, puis, comme la conversation ne reprenait pas, il éclata de rire. --Tu es jeune, mon pauvre Fabrice, dit-il. Tu ne comprends absolument rien aux femmes. D'abord tu es trop bon pour elles, jamais elles ne pourront te souffrir. Même pour te rouler et te plumer... Ce sera encore trop facile, cela les ennuiera. Seigneur, mon Dieu! doivent-elles bâiller quand tu leur débites tes fadaises, quand tu leur verses à perpétuité l'eau de fleur d'oranger dont déborde ton âme!... A propos, eh bien, toi, tu ne voyages pas, cet été? Fabrice secoua la tête. Lionel rit encore plus fort. --Mais tu voulais aller en Norwège visiter les fiords, escalader les montagnes?... Oh! je vois ce que c'est, mauvais sournois, tu veux profiter de mon absence... Tu te proposes de consoler Renée. --Écoute, Lionel, reprit Fabrice très grave, si cela te déplaît en quoi que ce soit que j'aille voir ta femme, je ne mettrai jamais les pieds chez elle. Mais si tu me le permets, j'irai quelquefois la visiter dans sa triste solitude... Je croirai accomplir un strict devoir d'humanité. Elle va tant souffrir de ton absence. Et dans un moment pareil! Maintenant reste à savoir si tu as assez confiance en moi. --Une confiance illimitée, fit Lionel, railleur. Vous êtes tous les deux des anges de candeur et de bonne foi. Je sais que tu aimerais mieux mourir que de lui faire un brin de cour. Quant à elle, elle passera ses jours à m'écrire et ses nuits à pleurer. Tel que je suis, misérable réprouvé, elle me préfère encore à tous les chérubins du paradis. En elles-mêmes, l'absence de Lionel, l'affreuse amertume de la séparation, ne causèrent pas à Renée des tourments semblables à ceux qui lui vinrent de la froide et énigmatique attitude assumée par l'homme qu'elle adorait. Et cependant il fut suffisamment cruel, cet horrible départ. Avec l'idée qu'elle ne reverrait peut-être jamais Lionel, qu'elle mourrait, soit de tristesse, soit en mettant au monde son enfant, Renée ne put se séparer de lui qu'à la dernière extrémité. Comme il partait par un train du soir, elle s'enveloppa d'un mantelet et d'une voilette sombres, et, ne craignant pas d'être reconnue à pareille saison, où tous ses amis devaient être absents, à pareille heure et dans des quartiers si éloignés des Batignolles, elle l'accompagna à la gare d'Orléans. Un garçon au service de Fabrice, et que Lionel appelait pompeusement «mon domestique», apporta de son côté la valise et les effets du voyageur. Renée affronta les regards hardis de cet homme cherchant à traverser son voile, pour ne pas se séparer une minute plus tôt de celui qu'elle aimait. On avait pris une voiture à la gare Montparnasse, et Lionel dit à Renée de conserver cette voiture pour retourner prendre son train en rentrant chez elle. Elle insista pour la renvoyer, affirmant que le cocher avait mauvaise figure et qu'elle préférait en prendre une autre ensuite. Par économie, cependant, elle fit le long trajet en tramway. Lionel, pour partir, lui avait emprunté ses derniers louis, promettant de les renvoyer dès qu'il serait arrivé chez ses parents. Il le fit, du reste, à peu près exactement; mais, pendant quelques jours, elle eut à peine de quoi manger. Et rien ne fut navrant comme ce retour à Clamart, ce retour d'une heure et demie en tramway, en chemin de fer, entre les voyageurs somnolents, par la chaude nuit de juillet, dans l'évocation douloureuse des dernières banales paroles d'adieu, avec le lancinant souvenir de quelques dures et énigmatiques allusions dont elle cherchait en vain le vrai sens, et dans le secouement intérieur des sanglots refoulés, qu'il eût été si bon de laisser échapper à grands cris, abîmée à terre, le front heurté contre le sol, dans l'immense douleur de son isolement et de son abandon moral. Abandon! oui, c'était le mot. Qu'importe que son amant conservât encore l'apparence, si froide d'ailleurs à présent, d'une liaison de cœur avec elle! En réalité, ne sentait-elle point qu'ils n'avaient pas entre eux une seule idée commune. Ce Lionel, si grand, si généreux, si aimant, qu'elle avait cru si bien comprendre, où était-il? Avait-il jamais existé? Est-ce lui que jadis, en ses élans éperdus, elle avait serré dans ses bras?--«Hélas? songeait-elle, j'ai abaissé petit à petit, jour après jour, mon idéal, pour le ramener à sa mesure, à lui. Est-il possible que je n'aie jamais pu descendre cet idéal assez bas? Glissera-t-il encore par-dessous?» Et pourtant comme elle l'aimait toujours! Elle l'aimait plus que jamais peut-être. Elle attendait sa première lettre avec une impatience qui l'empêchait de rester en place, qui la faisait courir cent fois par jour à la boîte accrochée en dedans de la porte extérieure, qui la forçait, à peine au bout de l'allée, à retourner sur ses pas, regarder encore, pensant avoir mal vu, se disant qu'il était impossible que Lionel eût laissé passer le courrier. Au bout de quatre jours, elle eut enfin des nouvelles. Puis, de temps à autre, très espacées, les lettres se suivirent. Lionel Duplessier se croyait un homme fort habile avec les femmes non moins qu'en politique. Il s'imagina qu'en s'enveloppant de mystère, en plongeant Renée dans un abîme de doutes, de terreurs, d'inquiétudes, il la rendrait docile à ses volontés par crainte de le perdre. Or sa volonté bien arrêtée, à laquelle il tremblait qu'elle ne s'opposât, était que la jeune femme réintégrât le domicile paternel immédiatement après sa délivrance. Elle avait eu d'autres projets; et, malgré l'amour qu'elle portait à ses parents, elle aurait préféré continuer à vivre dans la solitude de Clamart, lamentable sans doute en hiver, gagnant son pain comme elle pouvait, fût-ce à peindre des éventails si l'inspiration continuait à lui manquer, plutôt que de rentrer rue Darcet. C'est que maintenant son cœur se trouvait partagé, et c'est que maintenant aussi il fallait choisir. Retrouver ses parents, c'était s'arracher à Lionel et à son enfant. Le bébé, naturellement, irait en nourrice. Une nourrice!... Non pas la fraîche et florissante Bourguignonne, couronnée de rubans coquets, dorlotant le cher poupon sous l'œil vigilant de la mère; mais quelque hâve et maigre ouvrière des environs de Paris, surchargée d'enfants, qui, tandis qu'elle se hâte à sa besogne, laisse les petits traîner à terre entre le poële de fonte, devant lequel sèchent des linges, et le baquet de lessive exhalant son odeur fade. Puis--abominable douleur!--il faudrait renoncer à Lionel... Il faudrait, non seulement perdre la faible part qu'elle avait encore dans son cœur, et ses caresses si douces et si rares, mais il faudrait se dire que tout cela, et plus encore, appartiendrait à quelque autre. Car--elle y était bien résolue, elle en avait assez de mentir!--dès qu'elle aurait remis le pied sous le toit paternel, elle briserait toute relation avec son amant. Elle ne s'exposerait plus, elle n'exposerait plus ses parents à des catastrophes plus terribles encore. Elle ne récompenserait pas l'indulgence, la miséricorde, l'héroïque appui de sa mère, en la trompant perpétuellement, en apportant le désordre, à demeure, dans sa maison. Elle n'avait plus, la malheureuse Renée, les illusions insensées qui tout d'abord avaient embelli, pour elle-même, sa propre faute. Elle voyait clair. Elle ne pourrait plus sortir des bras de Lionel et rapporter un front paisible à la table de ses parents. La coupe des voluptés--si douce encore--ne présentait plus à ses lèvres le breuvage céleste que, jadis, elle croyait y puiser et dont la sublime ivresse exaltait son âme; c'était une liqueur de feu qui en débordait maintenant pour lui brûler les veines. S'il lui plaisait d'y tremper ses lèvres et d'en mourir, du moins elle garderait le poison pour elle seule... Non, non, quoi qu'il arrivât, elle ne mentirait plus à sa mère qui lui avait si généreusement pardonné! Lionel, à qui, souvent, elle avait parlé de tout cela, et qui la savait décidée, sincère, gardait quelque inquiétude. Il avait eu beau lui montrer qu'il ne voulait pas demeurer avec elle, lui faire prévoir qu'en hiver il viendrait la voir plus rarement encore, il la savait résolue à rester à la campagne toute seule, s'il le fallait, élevant son enfant et peut-être même s'obstinant à ce projet--absurde selon lui au suprême degré--de le nourrir elle-même. --C'est l'idée de m'accaparer finalement qui l'entête, pensa-t-il. Je vais faire semblant de me détacher d'elle. Je la sais fière. Elle renoncera à moi, retournera chez elle en se voyant décidément quittée. Puis, une fois mon joli oiseau rentré en cage, quelque scène de repentir, quelque larme versée à propos devant le berceau du petit, arrangeront tout en un instant. La pauvre mignonne retombera dans mes bras sans qu'il y ait dignité ni respect filial qui tienne. Je la connais, ma Renée, si crédule, si vite attendrie. La charmante scène, et que ce sera amusant de la reconquérir! Là-dessus, s'absolvant du mal qu'il causait sous le prétexte que ce mal ne venait pas de ses vrais sentiments et serait bientôt réparé, Lionel écrivit à Renée des lettres pleines de réticences, dont le mystère torturait la jeune femme plus que ne l'eût fait quelque dure vérité, et dont lui-même peut-être--il faut l'espérer pour lui--n'imaginait pas la cruauté atroce. Poussée à bout par son intolérable souffrance, Renée lui écrivit enfin pour le conjurer de lui dire sa secrète pensée, sans rien en garder par devers lui. «Si tu as cessé de m'aimer, ne crains pas de me l'avouer, disait-elle. Tout, vois-tu, tout, plutôt que ce noir abîme d'incertitudes où je m'enfonce avec une angoisse qui m'affole.» Il répondit en avouant qu'il avait découvert qu'en effet il ne l'aimait pas aussi exclusivement qu'il avait cru l'aimer. Comme indice de cette découverte, il lui disait: «Ton souvenir n'est pas assez fort en moi pour m'empêcher de regarder et de désirer d'autres femmes. Mon inconstance est inguérissable, même par toi, pauvre ange. Renonce à ton méchant Lionel, rentre dans ta famille où tu retrouveras le calme et le repos moral que tu te plains d'avoir perdus. Mais surtout dis-moi que tu me pardonnes et rouvre-moi ton cœur que tu sembles presque me fermer ainsi que tes bras depuis quelque temps. Tu ne mets point de baiser au bas de ta lettre. Moi, je t'embrasse, au contraire, très longuement et tendrement.» Elle lui écrivit: «Tu me demandes, Lionel, de te pardonner ta franchise; tu me demandes de t'ouvrir de nouveau mon cœur. Que veux-tu donc voir dans ce pauvre cœur brisé, anéanti? Si je te laissais y pénétrer jusqu'au fond, je crois que tu ne pourrais jamais te consoler d'avoir fait tant de mal. «Ta franchise, je te la pardonne et je t'en sais gré. Peut-être l'horrible premier moment une fois passé, souffrirai-je moins que je ne souffrais de l'inquiétude vague, du pressentiment triste qui souvent, cet été, a causé mes larmes. Tu croyais que le seul souci de ma position les faisait couler. Tu te trompais. Ne t'ai-je pas dit que l'humiliation, le travail, la solitude me sembleraient chers tant que j'aurais ces deux trésors: ton amour et notre enfant. «Mais cet amour, ce précieux amour, qui m'aurait rendue heureuse à travers les plus grandes difficultés de la vie, tu t'appliquais à me faire sentir que nous ne le comprenions pas de la même façon. Pour moi, c'était le don absolu, la confiance, l'ivresse, le bonheur... Pour toi, c'était un accident, un hasard, une distraction qui devait, tôt ou tard, devenir monotone. «Tôt ou tard!... «Dieu! je t'aimais tant que j'espérais quand même... Tard... Oh! ce serait peut-être bien tard!... Jamais, jamais je n'aurais cru que ce serait si tôt! «Quelques mois... «Ah! je sentais pourtant que je valais mieux qu'un caprice! Puis j'avais ce gage béni, cet enfant qui me rendait si forte! Tant qu'il serait en moi, tant que, tout petit, sa faiblesse demanderait qu'il nous eût ensemble à ses côtés, tous les deux, tu ne me quitterais pas, tu me garderais ton amour, et, comme j'avais l'enfant par le père, j'aurais aussi le père par l'enfant. «Oh! ces liens d'une adorable douceur, mon Lionel, tu as pu les briser! «Et sur quel reproche as-tu fondé le terrible arrêt qui devait me plonger dans le désespoir et faire connaître le malheur à ton enfant avant qu'il fût au monde? Voilà: «Je ne te suffis plus. Mon image ne t'empêche pas de regarder d'autres femmes. «C'est irrévocable. Contre une semblable raison, il n'y a pas d'appel possible.» . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Cette lettre, commencée sur un ton assez ferme, s'achevait dans des attendrissements navrés. Cependant Renée avait la force de repousser le baiser envoyé par Lionel, le suppliant, puisqu'il ne l'aimait plus, de ne jamais réveiller les caresses passées, de ne jamais l'exposer à la tentation d'être pour lui moins qu'elle n'avait rêvé d'être, de ne jamais, puisqu'il lui retirait son cœur, lui demander ses lèvres, et la faire succomber dans une épreuve d'où elle sortirait le cœur et l'esprit désespérément troublés. Elle préférait ne pas le revoir. «Te rappelles-tu, disait-elle, te rappelles-tu l'une de tes premières lettres où tu refusais de me voir en _ami_, craignant de souffrir. Ah! je l'ai sous les yeux, cette lettre passionnée, et je ne puis la lire jusqu'au bout à travers mes larmes. «Aujourd'hui, c'est moi qui t'adresse la prière que tu me faisais alors. Alors!... Et il n'y a pas un an! Et mon amour a grandi depuis, jour après jour, minute après minute... Et notre petit enfant n'est pas né!... «Le berceau est là, dans notre chambre. Un joli berceau, tout neuf, tout brodé, tout blanc... «Moi, je suis seule, je m'assieds auprès, je couds les petits draps. «Oh! quelle affreuse douleur!» Et, de nouveau, en réponse à ses franches paroles, si plaintives, si déchirantes dans leur effort pour être toujours vaillantes, justes et dignes, elle reçut un de ces petits billets vagues, pleins de molles caresses, d'équivoques repentirs, de protestations, étranges après les brutales déclarations d'inconstance et de lassitude. De nouveau, elle prit la plume; et cette fois, vaincue, épuisée par cette lutte contre l'invisible, par cette espèce de cauchemar dans lequel elle se débattait, ne connaissant plus rien de vrai que son malheur et sa tendresse, elle laissa déborder de son cœur ces lignes d'ironie, de désespoir, et de folle passion: «Pauvre Lionel! pauvre ami bien aimé! «C'est tout?... C'est tout ce que tu as trouvé dans ton cœur après quatre jours de cruel silence: «Tu ne sais que me dire, mais tu m'embrasses...» «Et tout ce que je puis comprendre est ceci: «Malheureuse Renée, tu souffres. Tu souffriras bien plus encore... Pourtant ne pense pas à demain, puisque aujourd'hui il me reste encore un baiser pour toi.» «Mon Lionel, c'est là ton amour! «Tu me demandes d'être «bonne, grande et dévouée». Il faut donc bien de la bonté, bien du dévoûment, bien de la force, pour t'aimer comme tu désires l'être? «J'aurais voulu un peu de bonheur. «Eh bien, oui, je te cède... Eh bien, oui, je tombe dans tes bras... Eh bien, oui, j'oublie tout dans ton baiser... J'oublie les heures de navrante solitude, les vaines attentes, les doutes amers, et les sanglots des nuits silencieuses. J'oublie jusqu'au lendemain, ce lendemain que, de sang-froid, tu me fais entrevoir plus atrocement désespéré que n'a été la veille. J'oublie... et je prolonge cet oubli... et je me serre éperdument contre ton cœur. «Mais un baiser, si long qu'il soit, n'est qu'un éclair. Il s'achève, nos lèvres se séparent... Et quand alors je cherche dans tes yeux, dans ta bouche, dans ton cœur, ce que j'ai cru toucher pendant l'ivresse d'une seconde: la sympathie toute puissante, l'espoir sans lequel on ne peut vivre, la confiance sans laquelle on ne peut aimer, tu réponds, Lionel, tu réponds: «Je ne sais que te dire.» «Oh! moi, je saurai toujours que te dire, parce que je t'aime. Toi, qui ne veux pas me montrer ton cœur, toi qui ne veux pas, qui ne veux pas me le donner, avoue-le, tu ne m'aimes pas. «Mais je te prie de l'avouer... Tu l'as fait. Que veulent dire ces paroles de tendresse hésitante que tu m'adresses à présent? Dieu sait que je ne les repousse pas. J'ai baisé ta lâche petite lettre, où tu ne sais qu'invoquer les caresses contre lesquelles tu me sais si faible. «Es-tu bien sûr que je le sois encore? Ah! Lionel, peut-être trouverai-je enfin, dans mon désespoir même, la force de me défendre contre toi. «Car je dois me défendre, je dois me reprendre. Tu me tues, tu me brises, tu m'anéantis moralement. J'avais rêvé que ton amour serait une force. J'étais pleine d'énergie, d'ambition, d'espérance, de gaîté, quand je suis allée un jour mettre ma main dans la tienne, et te dire avec tant d'imprudence et de sincérité: «Je crois en vous, faisons alliance.» Et que tu m'as répondu: «C'est impossible, car je vous aime.» «Tu le sais bien, c'est ainsi que je te plaisais, et peut-être que maintenant, si tu te trouves désappointé, c'est que, par l'inquiétude et l'étonnement que m'a causés la découverte de ton inconcevable faiblesse morale, ma propre ardeur, qui te charmait, s'est éteinte et s'est effacée. «Tu m'apparaissais comme une sorte de Girondin, mais plus mâle et plus décidé, comme un tribun patriotique et généreux, comme un philosophe ardemment épris de l'idée, impatient de la convertir en faits, surtout comme une intelligence dévouée planant au-dessus des avilissants égoïsmes de notre époque. Je me faisais la plus haute idée de la façon dont tu devais comprendre l'amour. «Une union libre, soit! mais fière et pure. La sécurité du cœur faisant l'indépendance de l'esprit. Un enfant, source d'expériences nouvelles et d'intimité plus profonde, adorable lien, faiblesse qui nous eût donné de la force. «Ce rêve, Lionel, tu ne veux pas le réaliser avec moi. Je dois en former un autre si je veux me retrouver moi-même, un rêve de travail solitaire et de dévoûment... Dévoûment à mes vieux parents, dévoûment aussi au cher être que tu m'as donné, et pour la naissance duquel, malgré tout, je te bénirai, ô mon ami! «Dans ce rêve austère, je t'assure, il n'y a pas de place pour tes caresses, d'autant plus amollissantes qu'elles seraient plus douces et plus chères. Si tu ne vois qu'elles dans l'amour, laisse-moi. Tu es de bonne foi peut-être en pensant qu'elles me consoleraient. Elles ne feraient que me montrer le vide immense et le néant de mes illusions. Non, je te le jure, il me semble que désormais je ne pourrais plus t'embrasser qu'en sanglotant. «Mais vois donc quelle serait ma vie, et, je t'en supplie, aie pitié de moi! «Tu me demandes de t'aimer... O mon amour! souhaite-moi donc, oh! souhaite-moi de t'oublier. O Lionel! ô Lionel! Où es-tu? Est-ce que tu ne m'entends pas pleurer? «Sais-tu seulement comme je t'aimais? Sais-tu que mes petites chambres solitaires ont vu depuis trois semaines couler plus de larmes que jamais tu ne m'as donné de baisers... que jamais tu ne pourrais m'en donner quand tu me garderais tous ceux de ton cœur. «Oh! vraiment, je souffre trop! «Adieu, mon Lionel. Je te rends ton baiser. Oui, je veux être sincère: tu as écrit que tu me prenais contre ton cœur, et, dans ma pensée, j'y suis restée longtemps...» X La torture morale subie par Renée dans les alternatives de tendresse et d'oubli que lui infligea Lionel, était cruelle au dernier point pour son âme franche. En s'apercevant de sa grossesse, elle avait senti tournoyer dans sa pensée tout un cortège de terreurs. Elle avait craint le déshonneur, la malédiction de son père, la mort subite de sa mère désespérée. Pourtant rien, parmi ses imaginations les plus sombres d'alors, ne pouvait être comparé au noir abîme de mystérieuse désolation dans lequel son âme s'enfonçait. L'être aimé, dont le cher visage se détachait jadis si brillant et si clair sur un fond lumineux d'azur et de ciel, devenait une misérable énigme, qu'elle n'osait même pas pénétrer, tant elle tremblait d'en sonder le néant. Ah! si c'était seulement le génie de Lionel dont elle avait douté!... Mais non, c'était le cœur même de son amant qu'elle redoutait d'interroger. Quelle froide poussière y trouverait-elle, au lieu du sang généreux et brûlant qui--à ce qu'elle croyait jadis--le faisait battre, dans leurs étreintes, contre sa propre poitrine? Et nulle parole, vraiment, ne saurait peindre sa profonde douleur, cette douleur que Fabrice de Ligneul comprenait tout entière, et qu'il commençait à partager dans le doute et l'étonnement où le jetait l'étrange conduite de son ami. Car Fabrice avait tenu sa promesse. Il venait souvent à Clamart. Renée maintenant connaissait son pas, son coup de sonnette. Elle épiait avec impatience l'heure de son arrivée. Elle pouvait parler avec lui de Lionel! C'était un peu de son amant qui soudain surgissait dans le désert de sa demeure et de son âme, lorsque le jeune homme s'asseyait à ses côtés et l'entretenait de l'absent. Jamais, ni l'un ni l'autre, ils n'en disaient du mal. L'ancien camarade de collège, qui, jadis, se voyait toujours enlever la première place et les premiers prix par l'extrême facilité de travail de son rival Duplessier, conservait toujours l'admiration généreuse que, dès les bancs de la classe, il lui avait vouée. Il disait parfois à la jeune femme: «Voyez-vous, madame, il ne faut pas espérer que l'amour remplisse longtemps seul la vie de Lionel. Je crois que sa passion dominante sera une patriotique ambition. Je vois en lui une sorte de Romain héroïque, qui s'efforce de dompter sans cesse les dispositions tendres de son âme. C'est le secret de sa froideur et de votre souffrance. Vous êtes assez grande et assez noble pour le comprendre. Je suis sûr qu'il vous aime bien plus qu'il ne veut le laisser voir. S'il vous sacrifie, c'est en vous adorant.» Le doute vint cependant pour Fabrice comme pour Renée, pour l'ami comme pour l'amante. Mais plus ce doute déchirant grandissait dans leurs âmes, plus leurs lèvres étaient éloquentes à plaider l'un pour l'autre et chacun pour soi-même la cause de celui qui leur était si cher. M. de Ligneul, en particulier, revenait avec des termes toujours plus enthousiastes sur les qualités de son ami, même alors que Renée cessait de faire chorus, et le regardait tristement et silencieusement, ses yeux meurtris, cernés, brûlant d'une flamme pénible et fixe dans son visage pâli. C'est que maintenant Fabrice avait peur de lui-même. C'est qu'il sentait grandir en lui un sentiment dont sa délicate conscience s'épouvantait. S'il allait aimer la femme de son ami! S'il allait être assez lâche pour le laisser voir, ou assez infâme pour noircir l'amant aux yeux de la maîtresse par de perfides insinuations. Cela ne lui eût pas été difficile, sans sortir de la vérité. Ne conservait-il pas, présentes à sa mémoire, les conversations cyniques de Lionel, les paroles par lesquelles celui-ci l'avait tout d'abord invité à Clamart, manquant si profondément de respect à cette fière jeune femme qu'il représentait comme une créature entretenue? Ne connaissait-il pas les secrètes débauches de Lionel, dont les sens blasés trouvaient Renée trop naïve et trop pure--il le lui avait dit à lui-même dans une ignoble confidence. Enfin ne venait-il pas de recevoir une lettre où Lionel se vantait de tromper actuellement, sous son propre toit, un ami qui le recevait avec la plus cordiale hospitalité--ce même ami, dont la femme, Isabelle, avait la première fait connaître à Renée l'amertume de la jalousie? Et lorsque la jeune femme demandait à M. de Ligneul des détails sur les parents de Lionel, sur ce terrible père qui défendait à son fils d'épouser celle qu'il avait compromise, Fabrice n'aurait-il pas pu répondre par le récit de scènes dont il avait été témoin: Ce même père, homme intelligent et distingué, mais faible, courbant timidement l'échine devant la hauteur insolente de son fils; ce vieux monsieur Lionel Duplessier si complètement effacé par le tapage dont s'entourait le jeune Lionel Duplessier, qu'il suppliait celui-ci de signer toujours avec ses deux prénoms,--Lionel-Adolphe,--afin que sa personnalité ne se perdît pas absolument dans la jeune renommée envahissante à laquelle depuis peu tout allait, la réputation du vieillard, les félicitations qu'on lui adressait sur ses écrits et jusqu'à des lettres confidentielles. Non, ce n'est pas Fabrice qui pouvait prendre au sérieux la soumission de son ami ni les scrupules de son respect filial. Lorsque Renée lui en parlait, il était stupéfait d'une telle hardiesse dans le mensonge. De plus en plus, il vit clair; de plus en plus il s'indigna qu'un adorable cœur de femme eût été brisé pour quelques rares heures de plaisir, avec tant d'insouciance et de cruauté. Lionel lui fit l'effet d'un géant malfaisant qui déracinerait tout un arbre, simplement pour en cueillir une fleur, puis qui laisserait la fraîche et frémissante verdure se flétrir et mourir sur le sol. Il lui devint impossible de faire l'éloge de son ami, d'interpréter au mieux sa conduite. Cependant il ne le trahit pas, ne dit rien de ce qu'il savait ni de ce qu'il pensait. Il se contenta de n'en plus parler. Presque tous les jours, il allait à Clamart. Ses visites, qui d'abord la gênaient, devinrent pour Renée une diversion très douce. Elles l'empêchèrent de s'abandonner aux extrémités de désespoir, qui, dans sa navrante solitude, l'eussent conduite peut-être à la folie, à la maladie ou au suicide. Au contact de l'esprit charmant de ce parfait homme du monde, les goûts intellectuels, le plaisir des fines causeries, si vifs chez Renée, se réveillèrent. Les sujets interdits pour elle autrefois, comme jeune fille, pouvaient être effleurés entre eux, et étendaient à l'infini le champ de leur conversation. C'était une nouveauté piquante de parler du monde, de la vie, de l'amour, et une profonde satisfaction de voir avec quel respect, malgré leur étrange situation, Fabrice traitait devant elle les questions un peu hasardées. Puis on causait religion, philosophie, littérature. M. de Ligneul se montra, sinon dévot, du moins croyant, et ce fut une surprise le jour où Renée découvrit qu'il était protestant, comme sa mère: un Ligneul, au seizième siècle, ayant suivi, sur le champ de bataille d'Ivry, le panache blanc de Henri IV. Presque toutes les fois, Fabrice apportait un livre. On s'asseyait dans le jardin, sous l'acacia touffu, parmi le parfum des rosiers et le vol vibrant des abeilles. Les grands bois calmes dressaient tout auprès leurs cimes, et, dans le bleu pur du ciel, flottaient de légers nuages blancs. Renée brodait une brassière, ourlait une fine chemise, grande comme la main, et Fabrice lui lisait des vers. Il lui relut tout Musset, il lui fit connaître Leconte de Lisle; il apporta même des poètes anglais, Swinburne, Shelley, Byron, dans leur langue originale, qu'il prononçait fort bien et que Renée entendait à merveille. Elle apprécia les beaux poèmes plus qu'elle n'avait fait jusqu'alors. La précision un peu froide, l'élégance si rigoureuse et si châtiée, la pauvreté relative de la langue française, lui donnaient autrefois l'idée que les nuances infinies des sentiments, que le vague des sensations, ne pouvaient être rendus par la plume du poète aussi vivement que par la palette inépuisablement variée du peintre ou par les fantaisies divines du musicien. Elle reconnut son erreur. Elle s'émerveilla en voyant combien la tendresse et la douleur rendent le génie ingénieux à combiner des syllabes rebelles, à faire chanter et pleurer les longs et lourds alexandrins. Et, toute hantée par la lente harmonie des strophes, par l'allure rythmée des grands vers, par le double écho de la rime, un jour elle prit un crayon, et, tout d'une traite, fixa, dans ce langage nouveau pour elle, le premier, le plus cher souvenir de sa trop courte histoire d'amour. Ce fut le récit de cet après-midi à Versailles où elle s'était donnée à Lionel; cet après-midi voilé d'hiver, où, si souvent, elle avait prononcé le mot de rêve, et qui, en effet, avait passé comme un songe, sans que jamais depuis elle en retrouvât l'impression d'ivresse délicieuse et mystique. Et voici ce qu'elle écrivit: «_Un rêve...» te disais-je. Et je ne pouvais croire, Cependant, qu'un seul jour épuisât mon bonheur,_ _Et qu'il fût sur la terre une nuit aussi noire Que celle où je descends, gardant dans ma mémoire Ce souvenir d'un jour, amer et seducteur. Hélas! j'eusse pensé ce que disait ma lèvre, J'eusse prévu le deuil, l'angoisse et le remords, Et qu'une heure de vie enfantait mille morts, Que j'eusse dit encore, acceptant cette fièvre, A l'ange épouvanté qui me parlait tout bas: «Ah! laisse-moi rêver... Ne me réveille pas!»_ _Poètes, célébrant, du fond de votre chambre, Par classique devoir, sur la foi des auteurs, L'azur, et le printemps, et les bois enchanteurs, Les parfums voltigeants formes de miel et d'ambre, Les chuchotantes voix qui troublent..., savez-vous Tout ce que l'amour prend d'invincible et de doux Dans la complicité d'un jour gris de décembre?_ _Sur les massifs du parc royal, un brouillard fin S'étendait, ouatant de ses épaisseurs blanches L'enchevêtrement dur et sinistre des branches, Et faisant les sentiers voilés, vagues, sans fin. Le grand palais, hanté de visions de fête, Dans la brume traçait la ligne de son faîte, Solennelle, et rigide, et droite. Vers le bord Des terrasses de marbre à l'orgueilleux abord, Les vieux ifs découpés dressaient d'étranges formes; Au delà de ces ifs et des vases énormes Que des balustres lourds portaient, un voile froid, Mystérieux, fermait notre horizon étroit, Rendait la solitude énervante et profonde, Et cachait pour nos yeux tout le reste du monde._ _C'est comme deux amis que nous étions venus. Nous avons bien longtemps marché dans les allées; Nous sondions du regard les brumes deroulées, Imaginant plus loin des pays inconnus. Nos pas silencieux foulaient les feuilles molles;_ _Et, comme en nous taisant une peur nous prenait, Nous nous étourdissions par des ripostes folles, Dont le désert pensif et troublé s'étonnait._ _O fièvre du danger bravé! Saveur étrange Des mots contredisant les regards qu'on échange, Morsure du désir encore inassouvi! Lorsque tous les frissons d'une pâle nature Aggravaient pour nos sens cette exquise torture, A quoi notre courage aurait-il donc servi? Nous luttions cependant. Mais les heures passèrent, Le froid devint plus vif... Et nos bras s'enlacèrent. Nous n'avions jamais su combien nous nous aimions! En nous livrant enfin, brisés, vaincus, sans armes, Nous ignorions aussi les maux que nous formions, Et que sous nos baisers jailliraient tant de larmes._ _Eh bien, j'en puis encore verser jusqu'au tombeau: --Leur source dans mes yeux doit être assez profonde-- Du moins j'aurai vécu... Rien qu'un jour, mais si beau! Un instant de bonheur, c'est beaucoup dans ce monde; C'est beaucoup d'emporter, dans l'ombre qui m'inonde, Cette étincelle ardente à mon triste flambeau._ Renée composa ces vers une nuit où elle ne dormait pas, dans la surexcitation d'une insomnie qui l'énervait, qui rendait plus aiguës ses facultés et plus vivants ses souvenirs. Elle ne comptait les montrer à personne, pas même à Lionel. Mais le lendemain, comme elle les recopiait, elle entendit à la porte du jardin le coup de sonnette spécial de M. de Ligneul. Se trouvant seule--car c'était l'après-midi et sa femme de ménage ne passait chez elle que la matinée--elle alla ouvrir. Les papiers restaient là, tels quels. «Oh! pensa-t-elle en mettant le pied dehors, nous allons avoir un orage.» En effet, tout absorbée par son travail et ses pensées, elle n'avait pas vu le ciel se couvrir d'énormes nuages noirs, elle n'avait même pas entendu le premier roulement de tonnerre. Au moment où Fabrice entra, de larges gouttes commencèrent à tomber, en même temps qu'une effrayante rafale de vent courbait les arbres du petit jardin puis s'engouffrait dans la forêt avec des gémissements lugubres. Les deux jeunes gens n'eurent que le temps de se précipiter dans la maison. --Tiens! dit Renée avec inquiétude, où donc sont mes papiers? Le petit guéridon où elle écrivait se trouvait près de la fenêtre. Les légères feuilles, sans doute, s'étaient envolées dans la tourmente. La jeune femme voulut sortir pour les chercher. --Ne faites pas cela, s'écria M. de Ligneul, regardez! Des torrents maintenant tombaient du ciel, entraient par la fenêtre, qu'il fallut fermer, ruisselaient en cascades sur les marches devant la porte. --Il faut que j'y aille, dit-elle, l'écriture va s'effacer, ils seront perdus. Elle hésitait pourtant, très contrariée. --C'est une lettre de Lionel? demanda Fabrice. Renée secoua la tête. --Si c'est vous qui écriviez, reprit le jeune homme vous en serez quitte pour recommencer. --Oh! fit-elle, j'ai écrit quelques lignes si vite cette nuit que je ne les sais pas par cœur. Il me semblait entendre comme une voix en moi qui me dictait. --_La Muse est une voix qui nous parle à l'oreille_, dit en souriant Fabrice, à qui les paroles de Renée rappelèrent tout à coup ce vers de Musset. Votre Muse à vous, madame, n'est pourtant pas celle de la poésie, et ce n'est pas la nuit, c'est au grand jour qu'elle vous parle. La jeune femme rougit. --Ah bah! s'écria Ligneul. Serait-ce possible? C'étaient des vers que vous commettiez! Oh! mais alors, il faut les sauver à tout prix. Je serais curieux de les voir. Et, riant, avec cette gaîté voulue qu'il s'imposait souvent pour distraire celle au bonheur de qui, sans le savoir lui-même, il se consacrait chaque jour plus complètement, il s'élança sous l'averse. Deux minutes après, il revint, tout ruisselant, agitant avec un air de triomphe, deux feuillets souillés de boue. Ses courts cheveux, naturellement frisés, se séparaient en une foule de petites mèches toutes roulées sur elles-mêmes, par l'effet de l'eau. --J'ai l'air d'un nègre blond, dit-il, s'apercevant par hasard dans une glace. Et, très amusé, il frottait sa chevelure avec son mouchoir, s'excusant du procédé, refusant les serviettes que Renée lui apportait. --Ce sont bien des vers! ce sont bien des vers! répétait-il. Maintenant, pour ma peine, madame, vous allez me permettre de les lire. --Ne me demandez pas cela, dit-elle. Le connaissant si discret, elle était sûre qu'il n'insisterait pas. Pourtant, dans cette petite circonstance, il sortit de ses habitudes. Tout ce qui touchait à Renée l'intéressait extraordinairement. Pour lui, l'âme de la jeune femme apparaissait comme un mystérieux sanctuaire, dont, avec une curiosité presque religieuse, il eût voulu exploiter les recoins les plus secrets. Il supplia tant, qu'elle finit par lui tendre le papier en disant: --Ce n'est que juste, après tout, je vous dois bien cela. D'ailleurs ce griffonnage ne vous apprendra rien que vous ne connaissiez déjà. Il le lut. Et, quand il eut fini, il mit le front dans ses mains avec un geste pensif et presque découragé. --Oh! murmura-t-il sourdement. Comme vous l'aimez! --Hélas! monsieur de Ligneul, dit-elle, ne comprenant pas le sens de son mouvement et de son exclamation. Hélas! si je m'en défendais, quelle excuse me resterait-il? --J'ai cru, dit-il, parlant entre ses doigts qui cachaient toujours son visage, j'ai cru que vous aviez aimé un idéal en lui, que la désillusion venait... Et voici, vous ne regrettez rien. Vous déclarez que les souffrances de toute une vie ne sont rien auprès du bonheur de lui avoir appartenu, même quelques mois, même un seul jour!... Renée écouta cette phrase avec stupeur. Une sorte de lumière se fit tout à coup en elle... Eh quoi! cet ami qui lui était si cher, qu'elle appréciait tant, qu'elle savait si sensible, à qui elle avait voué une telle reconnaissance, allait-elle involontairement lui infliger toutes les tortures dont elle-même avait tant souffert? Puis aussitôt, elle repoussa cette idée presque invraisemblable, avec une sorte d'indignation contre elle-même pour l'avoir seulement laissée naître. Fabrice, lui, n'eut pas même ce léger débat intérieur. Il n'alla pas jusqu'au fond de ce qu'il éprouvait. Comment eût-il pu craindre un seul instant de ressentir pour cette jeune femme autre chose qu'une sympathie attendrie et qu'une respectueuse pitié? Son idéal d'amour était bien arrêté, bien défini au dedans de lui. Quand il l'aurait rencontré, il se marierait tout de suite et ne ferait pas de roman. Celle qui deviendrait la compagne de sa vie et qui porterait son nom ne ressemblerait pas à une héroïne de feuilleton. Elle serait douce, modeste, absolument pure; elle ne saurait pas trop de choses. En songeant à elle, il revoyait ses vieux portraits de famille, des figures naïves et fières de jeunes filles, devenues grand'mères depuis lors, dont les longs doigts fins s'enlaçaient avec tant de ferveur dans la prière quand ils ne maniaient pas avec agilité l'aiguille ou le fuseau. Elle existait peut-être encore dans quelque coin de ce pays modernisé et bouleversé, cette vraie Française, héroïque et chaste, qui s'était révélée à lui dans les vieilles légendes huguenotes; elle grandissait peut-être pour lui. C'était bien elle qui remplissait ses rêves. Qu'est-ce donc qu'il aurait pu craindre près de cette ardente Renée, de cette victime volontaire d'une imprudente passion? Pourtant il avait éprouvé comme un singulier tressaillement douloureux en constatant combien elle aimait Lionel. Lorsqu'elle le pressa d'expliquer les étranges paroles qui lui étaient échappées, il eut à s'en donner l'interprétation à lui-même en même temps qu'à elle, tant il les avait senties sortir de son cœur involontaires. Il s'excusa, disant qu'il ne pouvait s'empêcher de redouter l'avenir pour elle, que, plus elle conservait encore d'illusions, plus elle devait s'apprêter à souffrir. S'apercevant alors qu'il accusait son ami, il termina sur cette phrase embarrassée: --Ce n'est pas seulement à cause du caractère de Lionel que je vous parle ainsi, madame. Le meilleur d'entre nous autres hommes quand il est aimé exclusivement, absolument, comme une femme seule sait aimer, reçoit encore, voyez-vous, plus qu'il ne mérite et plus qu'il ne peut rendre. Renée élevait légèrement ses sourcils, un peu étonnée du tour à la fois indiscret et banal que prenait la conversation. Fabrice, troublé, gêné lui-même sans savoir pourquoi, changea de sujet brusquement. --Madame, fit-il, me permettez-vous de vous adresser une prière? --Laquelle? --Voulez-vous, si la marraine que vous aurez choisie pour votre enfant y consent, m'accepter comme son parrain? --Hélas! monsieur, Lionel ne veut pas que le pauvre petit être soit baptisé. Il refuserait de le reconnaître si je m'obstinais à le contrarier sur ce point. --Ah! madame, reprit Fabrice avec un léger accent de reproche, comme les idées des femmes se façonnent vite sur celles de l'homme quelles aiment! Lionel vous a convertie à son matérialisme. --Vous vous trompez. Votre ami vous dira combien je déplore, combien je combats sa haine de la religion. Cette haine me paraît absolument indigne d'un esprit supérieur; elle ne concorde pas avec une compréhension complète des évolutions de l'humanité. D'ailleurs, sans pénétrer dans ces régions philosophiques, je dirai tout simplement que je comptais faire baptiser mon enfant avant tout pour ne pas causer de la peine à ma mère. Cette raison-là, dans un cœur de femme, doit primer, monsieur, toutes les philosophies du monde. Fabrice ne resta pas longtemps ce jour-là auprès de Renée, et, depuis cette visite, il alla moins souvent à Clamart. Un double sentiment lui était venu, irraisonné, indistinct. Il commençait à trouver quelque inconvenance à ses longs tête-à-tête avec Renée, dans lesquels d'abord il n'avait vu qu'un office de charité près de la pauvre solitaire et d'amitié pour Lionel. Puis ces vers qu'il avait lus lui avaient causé--effet bizarre!--comme une sourde irritation, une ombre de colère indignée contre leur auteur. Était-il possible qu'une femme supportât tant d'un homme, et vît dans l'humiliation et les souffrances qu'il lui infligeait le plus beau privilége de sa vie? N'était-ce pas trop fort surtout qu'elle l'écrivît, qu'elle l'avouât? Le jeune homme oubliait que les lignes passionnées de Renée avaient été tracées pour elle seule, qu'il avait lutté moralement avec elle pour les lire, qu'elle avait accompli un vrai sacrifice en les lui montrant. Mais il se sentait changé depuis quelques jours; il devenait nerveux, ennuyé. Surtout lorsqu'il pensait à cette triste histoire de son ami, il perdait maintenant son calme, sa logique et son esprit de justice. Un désir impatient le prenait de voir Lionel de retour. XI Un matin de septembre. Dans le grand lit, aux tentures bleu pâle, Renée est couchée, et ses cheveux d'un brun chaud, qui, au grand jour, s'éclairent de teintes rousses, font dans l'ombre, sur l'oreiller neigeux, de lourdes ondes presque noires. Les volets sont fermés ainsi que le grand rideau de guipure; et, à cause de la petite bruine automnale qui voltige au dehors, un feu de bois pétille dans la cheminée. Une femme entre, venant de la cuisine où elle a fait chauffer quelque chose. Elle repousse la porte avec précaution et s'approche sur la pointe des pieds. --Pas encore endormie? dit-elle en rencontrant les grands yeux ardents de Renée. Je suis sûre que c'est sa faute, elle vous empêche... Vous devriez me la donner. --Oh! non, dit la jeune femme, elle est si sage! Voyez plutôt. Et, soulevant le bord du drap, elle fait voir une toute petite tête de nouveau-né, et une toute petite main, qui, régulièrement, s'ouvre et se referme sur un brin de dentelle à la chemise de la jeune mère. Depuis six heures que son enfant est au monde, Renée n'a pas fermé l'œil, malgré l'épuisement d'une lutte physique que jamais elle n'aurait crue si terrible. Elle songe, elle songe, et elle songe encore... Et son cœur se fond de tendresse pour la frêle créature posée contre sa poitrine, et dont le petit geste, instinctif et doux, passe et repasse sur sa chair comme un appel confiant, comme une caresse. Quand le médecin, à qui elle avait tout confessé, a refusé de lui dire tout de suite le sexe de l'enfant, elle a deviné que c'était une fille. Et elle craint le désappointement de Lionel, qui, peut-être, ne la reconnaîtra pas. Hier, déjà déchirée par les premières douleurs, elle s'est traînée elle-même jusqu'au bureau du télégraphe et elle a envoyé une dépêche au jeune homme, à tout hasard, chez les amis qui l'ont reçu quelque temps, car, depuis plusieurs jours, elle n'avait plus de nouvelles, et ne sait même pas où il se trouve, avec son régiment. La dépêche était suffisamment énigmatique pour n'être comprise que par lui. Et voilà que, tout à coup, ce sentiment étrange qui l'avertissait qu'elle allait le voir et qu'elle lui avait une fois décrit, la saisit. Il approche; il va entrer... O mon Dieu! voici deux mois, deux grands mois qu'elle ne l'a pas embrassé. Les longues angoisses, les cruelles lettres lui reviennent à la mémoire; puis elle jette un regard sur sa petite fille... Et tout à coup, elle entend la porte s'ouvrir. C'est lui... Il n'a pas sonné puisqu'il a les clefs. Elle entend la garde qui lui parle, et puis--enfin!--sa voix profonde à lui:--«C'est cette nuit, dites-vous? Et tout s'est bien passé?» Il paraît. Comme c'est lui, comme c'est bien lui! malgré le costume, le pantalon rouge, le képi à un galon d'or, le sabre qui lui bat les talons, et ce menton rasé qui lui arrondit un peu la figure, tandis que la moustache se relève fièrement en crocs. Et il l'embrasse, il frotte contre les draps son caban d'officier, tout humide de pluie. --Où est-elle? demande-t-il, montre-la-moi, notre petite fille? Renée lui tend la toute petite, qu'il saisit entre ses mains brunies, qu'il élève en l'air, qu'il porte au grand jour pour mieux la voir, et qu'il ose à peine embrasser. --Ce n'est qu'une fille, dit Renée doucement. L'aimeras-tu tout de même? La reconnaîtras-tu? --Comment donc? Mais sans doute. Elle est très jolie; j'en suis très fier, de ma fille... Et il ajouta, dans son naïf égoïsme et sans penser qu'il blessait la jeune mère: --J'espère bien que c'est à moi qu'elle va ressembler, cette belle demoiselle. --Tu as reçu mon télégramme? demanda Renée. --Ton télégramme? Non... Je viens tout droit du camp. Ah! on nous a fait nous remuer, je t'en réponds, aux grandes manœuvres? Et, avec cela, de la pluie tout le temps. Il me tardait que cela finît. Ta dernière lettre, d'ailleurs, était pressante. J'ai obtenu de partir vingt-quatre heures plus tôt que les autres, et me voilà. A ce moment, on entendit sonner, puis la garde entra disant: --C'est la mère de madame. Et derrière elle, s'avançait une petite, fluette silhouette noire, et un visage doux et pâle encadré de bandeaux prématurément blanchis... Apparition si chère et si connue, qui fit pousser un grand cri de tendresse et de joie à Renée lorsqu'elle l'aperçut dans l'encadrement de la porte. Mme Sorel, d'après les lettres de sa fille, ne pensait pas que Lionel pût être encore de retour et qu'elle fût exposée à se trouver face à face avec lui. Elle aussi, elle avait reçu la veille une dépêche. Et elle n'avait pas pu y tenir... Aussitôt que possible, elle était accourue. --O maman, maman! Sa mère, maintenant, se penchait sur le lit, tâchait d'apaiser les sanglots qui secouaient dangereusement le corps meurtri de l'accouchée. Après les premières paroles et les premiers épanchements, Mme Sorel, se redressant, reconnut Lionel, qui, debout, l'air gêné, tenait encore sa fille dans ses mains. Il n'osait la poser, voulant se retirer pourtant. Et la garde, par discrétion, avait disparu. Renée, d'un regard, embrassa toute la scène. Oh! penser aux incommensurables barrières séparant ces deux êtres, rapprochés pourtant auprès d'elle par le même événement, et si étroitement réunis dans son cœur! --Donne-la-moi, Lionel. Il lui tendit l'enfant, puis s'inclinant très bas devant Mme Sorel, qui n'eut pas même l'air de le voir, il sortit de la chambre. Bientôt la garde rentra, après un coup léger frappé à la porte, et, tandis que la mère et la fille s'entretenaient à voix basse, la main dans la main, elle sortit d'une armoire une chemise d'homme, un vêtement gris, des effets de rechange, que «monsieur» lui avait demandés. L'après-midi même, Lionel alla prier Fabrice de lui servir de témoin pour déclarer la naissance de sa fille à la mairie de Clamart. --Tu la reconnais, n'est-ce pas? demanda M. de Ligneul. --Certainement. --Ah! très bien, alors j'y vais. Sans cela je t'aurais conseillé de prendre le commissionnaire du coin. Le médecin qui soignait Renée donna la seconde signature nécessaire, et la petite fille fut inscrite sous les noms de: _Madeleine Marie, fille de: Lionel-Adolphe Duplessier, avocat, et de: Renée Madeleine Sorel, sans profession._ Renée, dût-elle en supporter plus tard n'importe quelle conséquence, n'avait pas hésité une minute à reconnaître son enfant. Lorsque les trois messieurs, le père et ses deux témoins, sortirent de la mairie de Clamart, ils se dirigèrent vers le chalet, près du bois, mais ils n'entrèrent pas voir Renée. Ils allaient plus loin, et, au bout de l'allée, qui semblait finir en impasse, ils se trouvèrent en face de quelques maisonnettes de pauvre apparence, habitées par des paysans. Ils pénétrèrent dans l'une d'elles, après avoir traversé un tout petit jardin, et, dès qu'ils entrèrent, ils furent accueillis par des cris d'enfants. Trois marmots, entre six mois et dix ans, jouaient et se disputaient à grand bruit. La mère parut; elle portait sur les bras un quatrième poupon, coquettement arrangé, que Lionel lui prit aussitôt, et présenta à M. de Ligneul avec une certaine fierté. C'était la petite Madeleine Duplessier, âgée d'une douzaine d'heures. La femme qui la tenait et la ressaisit vite dans ses bras à son premier cri, était sa nourrice, en même temps que la mère des trois autres marmots. Le médecin examina les deux pièces qui composaient le petit logis, plaça lui-même le berceau neuf dans la position qu'il devait occuper, puis salua d'un coup de chapeau assez raide les deux jeunes gens, et sortit. Ils ne tardèrent pas à le suivre, et revinrent lentement vers le chalet. --Ainsi, dit Fabrice, on lui a enlevé son enfant, à ta pauvre petite femme. Dieu! que ce moment a dû lui sembler dur! --Ah! fit Lionel, ce n'est pas tout. Il va falloir la ramener chez elle, et, plus que jamais, elle s'entête à rester dans cette bicoque--qui, aux premiers froids, sera inhabitable--afin de demeurer à proximité de sa petite et de la voir plusieurs fois par jour. Elle est folle. Maintenant qu'elle est délivrée, ce serait charmant de la ramener chez elle et de reprendre la bonne vie tranquille des premiers temps. --Es-tu bien sûr de cette nourrice? Ta fille sera-t-elle bien soignée? demanda Fabrice. --C'est Renée qui l'a découverte, et je crains un peu qu'elle ne s'y soit prise au dernier moment, tant elle s'était mis en tête de nourrir. Mais cette femme me semble très convenable; puis les enfants... ça pousse aussi bien partout. As-tu vu ces trois marmots? Ont-ils des joues rondes et des airs de prospérité! --Mais... pas trop, dit Fabrice. Ils m'ont semblé bien pâlots. Le lendemain même, moins de quarante-huit heures après que Renée eut mis son enfant au monde, M. de Ligneul, venant dans l'après-midi pour prendre des nouvelles, trouva la garde qui errait dans le jardin tout effarée. --Que se passe-t-il? Madame va-t-elle plus mal? --Oh! monsieur, dit la bonne femme en joignant les mains. C'est une pitié! Un jour comme aujourd'hui, où elle devrait rester immobile, sans parler... Il la tuera! --Qui donc? --Son... son mari, enfin. Monsieur... Alvarez... Elle ne savait plus comment dire, ayant vu le nom de Duplessier sur le livret de la nourrice, et sachant naturellement à quoi s'en tenir sur la situation. --Comment? dit Fabrice tout pâle. Que voulez-vous dire? Il est incapable de la brutaliser. --Oh! non, monsieur, pas du tout. Il est même très caressant, très doux avec elle au contraire. Je n'ai jamais vu un monsieur plus gentil. Seulement il a une fameuse volonté; j'ai remarqué cela à des petites choses... Et maintenant, ils causent de leurs affaires... Dame, je ne sais pas ce qu'ils disent, car je suis sortie dans le jardin, exprès pour ne pas avoir l'air d'écouter. Mais la petite dame a bien du chagrin; elle le supplie, elle sanglote, elle se roule sur le lit en criant qu'elle veut mourir... Et certainement, monsieur, c'est miracle si avant longtemps le bon Dieu n'a pas exaucé cette prière-là. C'est le tenter vraiment que de se secouer ainsi dans un moment pareil. --Mais, madame, dit Fabrice sévèrement, vous auriez dû intervenir. C'est votre droit et votre devoir; vous représentez l'autorité du médecin. --Intervenir... ah! bien, oui, monsieur. Croyez-le bien que je n'ai pas manqué d'intervenir. Mais monsieur m'a refermé deux fois la porte sur le nez, et la troisième fois, il m'a presque poussée jusque dans le jardin. M. de Ligneul comprit alors la discrétion dont s'était vantée la garde; mais le chagrin et la terreur de la brave femme étaient visiblement sincères. Il s'élança vers la maison, traversa la première pièce, et, presque sans frapper, entra dans la chambre à coucher. Le spectacle qui s'offrit à ses yeux différait fort de celui qu'il attendait. Pourtant, il commençait à trop connaître son ami, pour en éprouver beaucoup d'étonnement. Lionel était à genoux contre le bord du lit; il tenait la main de Renée et la couvrait de baisers; deux grosses larmes, échappées de ses yeux, roulaient lentement vers sa moustache. C'était avec de telles attitudes d'adoration, d'humilité, de repentir, qu'il torturait le pauvre cœur avide de franchise et d'amour, qui vainement cherchant à le comprendre, se déchirait au dur rocher invisible de son intraitable égoïsme. --Ah! gémit-il sans se relever lorsqu'il aperçut Fabrice, viens, mon pauvre ami, viens m'aider à lui dire comme je suis malheureux! J'ai brisé sa vie... J'ai cru qu'elle m'acceptait tel que je suis... Et voilà qu'elle comprend le bonheur autrement, et que je ne puis pas le lui donner!... --Le bonheur?... répéta doucement la malade, avec un intraduisible accent qui fit mal à Fabrice. Est-ce que je demande le bonheur? M. de Ligneul la regarda alors, elle. Renée, absolument épuisée, renversait sur l'oreiller sa tête, enveloppée ainsi que ses épaules dans une dentelle espagnole couleur d'ivoire. Malgré la grande pâleur de ses traits, son teint délicat, légèrement brouillé vers la fin de sa grossesse, reprenait déjà sa pureté; son visage s'affinait; les mystérieuses émotions de la maternité, les tourments de la passion, transformaient son regard, le voilaient d'une ombre mélancolique, voluptueuse, et, dans une profondeur troublante, y effaçait pour jamais la candide lumière d'autrefois. «Qu'elle est charmante! pensa Fabrice. Elle est positivement belle. Je la trouvais bien touchante, mais je ne me doutais pas de toutes ces grâces, reprises aujourd'hui par elle, comme un vêtement quitté hier, comme cette mantille de dentelle, qui lui sied si bien! Et il faut lui voir prodiguer tout cela à cet homme qui, tout à l'heure, dans la rue, me prendra le bras pour me faire suivre quelque grisette dont la tournure lui aura plu, qui lui semblera bien chaussée... Misère!... Il pleure à ses pieds!... Et ce qu'il y a de monstrueux, c'est que sans doute, en ce moment, il est absolument sincère.» --Tiens! s'écria Lionel, bondissant debout brusquement, et serrant à les briser les mains de son ami,... tiens, Fabrice! parle-lui, parle pour moi. Je souffre trop, je ne sais que lui dire. Et il s'élança au dehors, comme en proie à une sorte d'égarement. Mais, à peine sur la route, il tira sa montre, vit qu'il était à l'heure pour le prochain train, ralentit le pas, alluma un cigare, et, levant la tête, aspira presque joyeusement l'air excitant et vif de ce bel après-midi de septembre. Par-dessus les murs des parcs se déroulait la pourpre flottante de la vigne vierge; parfois, prématurément détachée de l'arbre, une châtaigne tombait au bord du chemin, enfonçant ses piquants dans le sable doré; et, là-haut, dans l'azur pâle, les cimes des hauts peupliers se balançaient doucement, doucement, comme des fronts charmés qui s'agitent en mesure, par un mouvement involontaire, au son d'une rêveuse musique. Jour délicieux parmi tous les jours de l'année!... heure délicieuse parmi toutes les heures de ce jour et dans laquelle il semblait bon de vivre!... XII C'est fini. Lionel et Renée viennent de se dire adieu. Elle a lutté pour garder son amour. Elle a lutté pour garder son enfant. Et, comme il lui a refusé l'un et l'autre, comme elle ne voit dans cette hâte de la ramener chez elle qu'un prétexte à se dégager de tout lien durable et sérieux, elle a trouvé le déchirant, l'affreux courage de rompre. Le passé ne peut plus se recommencer. Comment retrouver l'ivresse insouciante des premiers rendez-vous? Non, elle ne s'échappera plus furtivement de la maison paternelle pour aller au hasard, dans quelque endroit suspect, recevoir la triste aumône d'un baiser! Si l'amante était lâche, la mère ne peut pas l'être. Elle accepterait peut-être l'avilissement pour elle... et les partages... et l'avenir abominable avec le grand mariage rêvé par Lionel, et son consentement, à elle, et ses bras ouverts quand même, toujours, comme il le lui demande. Car il devient cynique, car il lui a dit: «Pourquoi pas? Nous nous aimerions davantage si nous étions mariés chacun de notre côté...» Oui, elle l'a tant aimé,--lui, l'homme de chair et de sang et non plus l'idéal chimérique des premiers jours,--elle l'a tant aimé qu'il l'eût peut-être conduite jusqu'aux extrémités dont elle avait le plus horreur, jusqu'à la traîtrise et au mensonge de toute la vie. Mais l'amante s'est doublée de la mère... La dignité qu'elle renoncerait à conquérir pour elle-même, elle l'obtiendra pour sa fille. Elle ne verra pas les yeux de son enfant se lever vers elle plus tard avec les _pourquoi_ et les _comment_ du petit être qui sent si finement la fausseté d'une position et la comédie des appellations convenues. S'il existe un moyen pour que cette enfant lui dise: «Maman,» en même temps qu'elle donnera à l'homme qui l'a ouvertement reconnue le nom de «père»; s'il est possible qu'elle ne perde ni l'un ni l'autre de ses parents, mais les nomme et les aime tous les deux au grand jour, Renée cherchera ce moyen, découvrira cette possibilité et dépensera jusqu'à son dernier souffle avant de se déclarer vaincue. Vaincue... hélas! et ne l'est-elle pas déjà? Il y a deux semaines à peine qu'elle a mis au monde son enfant, et pour la dernière fois tout à l'heure elle s'est éperdument appuyée contre la poitrine de Lionel. Comment résiste-t-elle? Comment traverse-t-elle sans succomber une telle crise physique et morale? L'homme qui s'en va là-bas--et qu'elle regarde s'en aller, cramponnée à la plus haute lucarne de la petite maison--celui qui s'éloigne et qui va disparaître entre les deux haies d'aubépine toutes rouges de fruits, est-il conscient de ce qu'il fait? Sait-il de combien peu il s'en faut qu'il ne devienne un meurtrier? C'est vers la maison de la nourrice qu'il se dirige. Il veut embrasser sa fille avant de rentrer à Paris. Comme il doit reprendre le même chemin pour aller à la gare, Renée attend qu'il revienne pour l'apercevoir encore une fois. Et, quand il reparaît, quand il lève la tête, quand il traverse après un moment d'hésitation et qu'il sonne à la grille, la jeune femme défaille de bonheur. Il revient!... Il ne peut pas se décider à la quitter! Malgré sa faiblesse, elle court elle-même lui ouvrir cette porte, devant laquelle il attend comme un étranger, car ce matin il a rendu les clefs. --J'ai manqué un train, dit-il. Cela me ferait manger à une heure impossible. Si tu as une côtelette ici, je vais déjeuner avec toi. --Oh! quel bonheur. Elle ne peut pas croire que ce soit simplement ce qu'il dit. Il a manqué son train avec intention... Et il va lui dire que l'adieu du matin était un cauchemar affreux dont il faut se réveiller, que le baiser donné à son enfant lui a ôté la force de séparer leurs trois existences, et qu'il faut trouver un moyen de s'appartenir pour jamais. Elle prépare elle-même le repas, ayant renvoyé de bonne heure sa femme de ménage, pour qu'une curiosité vulgaire ne pénètre pas sa douleur. Quand ils ont fini, elle emmène Lionel dans leur chambre à coucher. Elle ouvre le coffret qui contient ses lettres et lui fait relire les plus anciennes, celles qu'il a écrites avant même de la posséder, puis les délicieuses expansions, et l'extase, et la reconnaissance qui ont suivi le premier moment de bonheur. Qu'il était tendre alors, enthousiaste, enivré! Avec quelle force et quel feu il lui dépeignait leur commun avenir, plein d'amour et de gloire. Lionel relit ces pages les larmes aux yeux, puis il lui dit: --Tu ne veux pas être raisonnable. On ne peut pas rester toujours monté à un diapason pareil. Ce n'est pas ma faute si je t'aime à présent d'une façon plus calme. Je t'aime encore, je t'aime sincèrement... Je désire te garder, te garder tout entière... Renée secoua la tête avec une infinie douceur: --Non, Lionel, tu ne me désires pas tout entière. C'est bien peu de chose, au contraire, que tu demandes de moi: un rendez-vous bien furtif, bien court, de temps à autre... Cela te contenterait; cela surtout satisferait ta vanité, qui s'excite un peu parce que je te résiste. Voilà tout. Oui, voilà tout ce que tu demandes à la mère de ton enfant. --Eh bien, puisque c'est si peu, pourquoi donc me le refuses-tu? --Parce que, Lionel, je ne suis pas libre de m'anéantir physiquement et moralement. Parce que j'ai trop de devoirs à remplir. Je vis de mon art et j'en fais vivre d'autres. Te voir comme tu le désires m'ôterait mon énergie. Je mourrais chaque fois de douleur en te quittant, et ma vie ne serait plus que le déchirement éternel d'un adieu... --Eh bien, dit avec dureté le jeune homme en se levant, prononçons-le donc une fois et pour toujours cet adieu, puisque tu l'exiges. Il l'embrassa et la quitta trop précipitamment pour la voir pâlir et défaillir. Il n'avait pas traversé le jardin qu'elle avait glissé du sofa à terre, évanouie. Il n'en sut rien, courut à Paris, et, trouvant Fabrice rue Las-Cases, lui annonça d'un air dégagé qu'il venait de rompre, que tout était fini entre Renée et lui. Cette brusque nouvelle troubla tellement M. de Ligneul qu'il ne chercha même pas à cacher les émotions diverses dont il se sentit bouleversé. D'abord un sentiment de pitié profonde pour la jeune femme, une inquiétude atroce qu'elle ne se livrât à quelque extrémité de désespoir. --La malheureuse! fit-il. Et tu l'as laissée!... Seule!... Dans son état de santé. Elle se meurt peut-être, elle... Lionel l'arrêta, et, ricanant: --C'est elle qui l'a voulu. Un singulier embarras fit monter une rougeur aux joues pâles de Fabrice: --Elle?... murmura-t-il. Mais alors... Il reprit: --Mais toi? demanda-t-il. Tu ris... Tu ne l'aimes donc plus? --Mon Dieu, dit Lionel, c'était une gentille maîtresse. Mais nous avons, elle et moi, deux personnalités trop fortes pour nous entendre. Je veux l'avoir d'une façon, elle veut m'avoir d'une autre. A lutter ainsi, l'amour s'effarouche et s'en va. Pour ma part, j'en ai assez,--conclut-il brutalement. --Est-ce vrai? dit Fabrice. Est-ce tout à fait vrai? Es-tu sûr de ton cœur? Tu ne l'aimes plus, tu ne l'épouseras pas? Lionel haussa les épaules. A partir de ce jour-là, une existence morale singulière commença pour les deux jeunes habitants de l'hôtel de Ligneul. La même demeure continua de les réunir chaque jour, la table commune les replaça sans cesse l'un en face de l'autre, une préoccupation de nature semblable les rendit tous deux rêveurs et silencieux. Cependant jamais ils ne furent si éloignés l'un de l'autre. Lionel, voyant les jours passer, sachant que Renée restait toujours à Clamart, s'irritait de l'obstination de la jeune femme et craignait que tout ne finît pas aussi aisément qu'il l'aurait voulu. Quant à Fabrice, quoi qu'il essayât de faire, il ne pouvait se sentir étranger au drame douloureux qui se déroulait si près de lui. Sa résolution était bien arrêtée: il ne retournerait plus à Clamart; il n'interviendrait pas entre Lionel et la jeune femme. Ce n'était pas son rôle, cela ne le regardait en rien. Et pourtant, il lui devenait impossible de détacher sa pensée d'une situation qui, semblait-il, aurait dû lui être absolument indifférente. Chaque fois que l'heure d'un repas le ramenait en présence de son ami, il interrogeait son visage d'une façon muette, espérant y surprendre le secret de quelque généreuse et loyale résolution. Et chaque fois qu'il se séparait de lui, après quelque conversation banale, et sans avoir rien découvert, il songeait à cette petite maison près des bois, si triste sans doute par l'automne qui s'avançait, et dans laquelle se cachait un si grand désespoir. Cela devint chez lui une obsession. L'image de Renée ne quitta plus sa pensée. Il s'imagina d'abord que c'était là un effet de son anxiété pour cette infortunée jeune femme, qui méritait mieux que sa destinée. Puis, un beau jour, il s'aperçut qu'il souffrait de ne plus la voir, et que l'habitude des causeries et des lectures partagées avec elle laissait, par sa brusque interruption, un vide pénible au fond de son cœur. Il s'épouvanta, il se révolta lorsqu'il fit cette découverte. Il s'efforça consciencieusement d'oublier. Cela sans doute lui eût été facile s'il avait su Renée heureuse auprès de Lionel amoureux. L'idée que cette femme appartenait à un autre, la réalité de leur amour mutuel, la certitude de la félicité cherchée, trouvée par les deux amants dans une liaison irrégulière que lui, Fabrice, désapprouvait, l'eût à coup sûr éloigné, presque dégoûté. Mais le malheur même de Renée, l'incertitude où il était de ce qu'elle pensait, de ce qu'elle faisait, de ce qu'elle allait devenir, excitaient son imagination, sa sympathie, sa pitié, et du même coup, son admiration, par le contraste des qualités supérieures de la jeune femme, avec la misérable situation dans laquelle elle se débattait. Et le moment vint où il n'y tint plus, où il partit pour aller la voir. A ses yeux, la plus élémentaire courtoisie excusait sa démarche. Après tout, rien ne s'était passé entre elle et lui qui dût interrompre les relations amicales établies autrefois. Il allait chez elle jadis par amitié pour Lionel. Maintenant qu'il appréciait la jeune femme à la mesure de sa haute valeur intellectuelle et morale, il devenait son ami personnel, à elle-même. C'est à ce titre qu'il lui rendait visite. Il voulait lui offrir ses services dans l'isolement où elle se trouvait. Il voulait aussi lui prouver à quel point elle pouvait être estimée, même par ceux qui connaissaient les secrets de sa vie. Il la revit donc, simple, triste, indulgente et charmante comme il se la rappelait, comme il se la représentait depuis des semaines dans l'intensité d'une pensée devenue bientôt dominante. Elle se remettait à grand'peine d'une maladie de langueur où elle avait failli s'éteindre tout doucement après les grands bouleversements physiques et moraux qu'elle avait subis. Le charme mystérieux de la souffrance la poétisait singulièrement. Comme elle ne sortait jamais que pour aller à deux pas voir sa fille, elle était constamment vêtue de longs vêtements de chambre; leurs amples plis donnaient de la dignité à sa démarche et à sa taille, leurs frous-frous de dentelle, en encadrant sa tête, faisaient ressortir la finesse de ses traits et de son teint, en même temps que la jeunesse de sa physionomie. Ses lectures, ses conversations avec Fabrice recommencèrent. Ni l'un ni l'autre ne parlèrent jamais de Lionel. M. de Ligneul put croire qu'il était mort pour elle, qu'elle l'avait chassé de son cœur par mépris, sans effort de volonté. Lui-même, il aurait voulu oublier l'existence de cet ancien ami. Bientôt il se sépara de lui. Le revoir après avoir passé une heure auprès de Renée, lui devenait impossible. Il lui abandonna momentanément sa maison de la rue Las-Cases, prétextant un voyage. En réalité, il s'installa pour quelques semaines à l'Hôtel de la Tête-Noire, à Bellevue.--«J'y resterai, pensait-il, jusqu'à ce que Renée soit assez rétablie pour rentrer chez ses parents. Quand je lui aurai rendu par mes soins la force, la santé, la confiance en elle-même, j'aurai achevé mon œuvre. Mon rôle près d'elle sera terminé. Je ne serai plus pour elle qu'un ami, au même titre que tous ceux qu'elle pourra rencontrer dans la vie, et qu'attireront à ses côtés la profondeur, la franchise de son cœur et de son caractère. Deux mois se passèrent ainsi. La Toussaint arriva. Il devenait impossible de rester plus longtemps à la campagne, surtout dans ce chalet de Clamart, ouvert à tous les vents, difficile à chauffer. Renée se rendit à l'évidence de sa situation. La seule ligne de conduite qu'elle eût à suivre consistait à revenir prendre sa place d'autrefois entre son père et sa mère, et à effacer--si elle le pouvait--de sa vie et de sa mémoire l'année qui venait de s'écouler. Elle se sentait à bout de forces, entre la tendresse de sa mère qui la rappelait dans des lettres journalières et le silence de Lionel, dont l'abandon semblait définitif. Le plan qu'elle avait d'abord formé de vivre là, près de sa fille, et de se conserver fidèle à son ingrat amant, qui peut-être un jour, vaincu ou blessé dans un des combats de la vie, reviendrait tomber dans ses bras, ce plan romanesque, elle voyait bien à présent qu'il était impossible à accomplir. D'ailleurs l'émotion douloureuse de la séparation une fois surmontée, sa fierté se révoltait et se redressait, lui rendant toute l'énergie dont elle avait besoin. La tranquille, vaillante et discrète amitié de M. de Ligneul la soutint puissamment dans cette crise. Un jour, très maîtresse d'elle-même, remise en apparence au moral comme au physique, elle annonça au jeune homme que son retour à Paris avait été fixé de concert avec Mme Sorel, et qu'elle allait bientôt lui dire adieu, en le remerciant de son dévoûment, qu'elle n'oublierait jamais. Le lendemain, au commencement de l'après-midi, Fabrice prit le train à Bellevue pour faire une de ses dernières visites à la jeune femme. D'étranges idées le préoccupaient depuis vingt-quatre heures. Il n'avait pas dormi de la nuit, et, en sondant bravement jusqu'au repli le plus caché de son cœur, il avait dû s'avouer que le départ de la jeune femme lui causerait un véritable déchirement.--«L'aimerais-je? se demandait-il avec effroi... Non, non, mille fois non!» Il s'indignait presque à cette question instinctivement posée et qui lui semblait monstrueuse. Cependant il fallait bien faire une concession à la vérité.--«J'étais sur la pente de cet amour, songeait-il. C'est un bonheur pour moi qu'elle s'en aille. Si ce n'était pas elle qui s'éloignait, il faudrait absolument que moi-même je partisse.» Le jeune homme en était là de ses réflexions, et se sentait à la fois désolé, satisfait, inquiet, mais surtout irrité contre lui-même, lorsqu'il sauta de wagon à la station de Clamart. Il donna son billet à l'employé, fit trois pas sur la route. Quelqu'un courut après lui, une main s'abattit sur son épaule, une voix frémissante lui cria: --Où vas-tu? Il se retourna. C'était Lionel, blanc de rage, la tête rejetée en arrière, un regard mauvais et méprisant dans ses grandes prunelles foncées, plus beau que jamais du reste, et presque digne dans son effrayante colère. --Je reviens de Versailles... dit-il, haletant presque, et étreignant toujours l'épaule de Fabrice. Je t'ai vu monter à Bellevue... Je te croyais en voyage. Alors je me suis senti sûr que tu allais descendre ici... Et tu allais tout droit là-bas?... Tu y allais!... Il ne trouvait plus ses mots. Comme Fabrice, absolument stupéfait, ne répondait pas tout de suite, Lionel le lâcha, et murmurant:--«Ah! la misérable...» partit rapidement vers le haut du village. M. de Ligneul ne le laissa pas aller bien loin. --Tu n'iras pas la voir dans l'état où tu es! s'écria-t-il en le rejoignant. Je saurai bien t'en empêcher. Qu'est-ce que tu veux donc d'elle? Ne seras-tu satisfait que quand tu l'auras tuée? Il y eut presque une courte lutte entre les deux jeunes gens. Puis, comme les commères du pays paraissaient déjà de toutes parts sur leurs portes: --Écoute, dit Fabrice, je ne crois te devoir aucune explication, puisque tu t'es séparé de cette jeune femme et qu'elle n'est plus rien pour toi. Cependant, à cause d'elle-même, et pour que tu n'ailles pas la troubler de nouveau par tes violences, je te ferai connaître jusqu'aux moindres détails de ma conduite à son égard. Nous ne pouvons pas causer ici. Viens à Paris. Si tu n'es pas content de ce que je te dirai, eh bien, je me tiendrai à ta disposition. Son calme finit par avoir raison de la fureur subite qui aveuglait Lionel. Ils parcoururent, partie à pied, partie en voiture, le long trajet de Clamart à la rue Las-Cases sans échanger une seule parole. Quand ils furent tous deux enfermés dans la bibliothèque: --Allons, parle, fit Duplessier d'un air sombre. Fabrice, en quelques phrases, hautaines et claires, décrivit son rôle tout de pitié, de respectueux intérêt, auprès d'une femme si malheureuse et si cruellement traitée. Lionel eut un long ricanement. --Je vois ce que c'est, dit-il. Je la connais. C'était impossible qu'elle m'oubliât... Seulement toi, avec tes idées de l'autre monde, tu lui auras promis le mariage... Et, dame, ton nom, ton hôtel... Avec sa marotte d'épousailles, cela lui aura tourné la tête. --Tu deviens fou, dit Fabrice, dont les épaules se soulevèrent. --Ah! ah! ah! reprit Lionel, riant d'un méchant rire. Eh bien, non, j'aurais dû laisser faire, pour voir... Elle serait devenue ta femme, et ensuite, au premier signe que j'aurais fait, elle serait retombée dans mes bras. --Ah! par exemple, c'en est trop! cria Fabrice en se levant. Je te défends de l'insulter... Et, sache-le bien, je te défends de retourner vers elle, de la tourmenter, de l'accuser, de la faire souffrir à cause de moi. Elle recouvre à grand'peine un peu de calme, de repos d'esprit, de courage et de santé. Tu ne lui enlèveras pas cela, tant que je serai vivant pour l'empêcher! M. de Ligneul était sincère en cherchant à protéger Renée contre de nouvelles douleurs dont il pourrait se croire la cause involontaire. Mais, dans le secret de son âme, il y avait quelque chose peut-être qu'il redoutait plus encore que les injustes reproches de Lionel, et ce quelque chose, c'était une réconciliation des deux amants. Non, certes, au matin de ce même jour, il n'aimait pas assez la jeune femme pour le lui avouer ou seulement pour se l'avouer à lui-même, mais maintenant, devant l'accès de jalousie inattendue qui avait saisi Lionel, tout à coup, voici qu'il l'aimait trop pour la revoir encore entre les bras d'un autre. Cependant Duplessier, devenu brusquement d'une froideur suspecte, demandait avec insolence: --Et de quel droit, s'il te plaît, te fais-tu son champion? --Du droit, riposta Fabrice, qu'elle m'accordera, j'en suis sûr, et que je vais lui demander. Sus ces mots, rapidement et fermement prononcés, sans qu'il y attachât peut-être toute la portée qu'y vit aussitôt son rival, il saisit son chapeau, ouvrit la porte et sortit. Lionel demeura seul. Il eut un moment de stupéfaction et d'incertitude. Une fois il se leva, s'apprêta à suivre Ligneul, descendit quatre à quatre la moitié de l'escalier; puis il se ravisa, remonta lentement, hésita encore, et enfin, décidément, remit son chapeau à sa place avec un geste résolu et un sourire presque de triomphe. Pendant ce temps Fabrice retournait à Clamart. --Eh bien, oui, le sort en est jeté. Je ferai tout, je lui dirai tout, je m'engagerai à tout, pourvu seulement qu'elle retourne dans sa famille et qu'elle me laisse arranger son avenir... notre avenir. Qu'importe les rigides traditions de ma race et l'idéal de mariage et d'existence que j'ai accepté, tout fait pour ainsi dire, de mes parents en venant au monde? Je sens bien à présent que je le poursuivrai en pure perte, cet idéal, qu'il ne m'apporterait pas le bonheur. J'ai connu autre chose, qui ne lui est pas préférable au point de vue des préjugés peut-être, mais dont je ne puis plus me passer. Après tout, je suis orphelin, je suis libre, absolument maître de ma vie et de mes affections. Lorsque Fabrice sonna, le cœur battant de mille émotions diverses, à la grille du chalet, la femme de ménage, qui lui ouvrit, lui annonça que «madame» était de nouveau souffrante, et que peut-être elle ne pourrait pas le recevoir. --Dites que c'est moi, fit-il, et que je suis venu pour lui parler de choses extrêmement importantes. Un moment après, il pénétrait dans la chambre. Renée, sans le savoir, s'y tenait dans le costume et dans l'attitude où il la préférait, à demi étendue sur le sofa, et sa jolie tête touchante encadrée par la dentelle couleur d'ivoire, sous laquelle ses cheveux faisaient de chaudes ombres rousses. --Encore malade? dit avec douceur le jeune homme en s'asseyant auprès d'elle. --Non, presque rien, dit Renée en souriant. --Ces violettes, j'espère, ne vous feront pas mal à la tête, dit Fabrice en posant un énorme bouquet sur ses genoux. La jeune femme ne dit pas à son ami la vraie cause de sa langueur. Elle souffrait de tous les souvenirs si soigneusement ensevelis, et remués de nouveau à l'idée du départ. Depuis la veille, elle n'avait pas mangé, toute nourriture lui semblant insupportable. Dans la faiblesse qui l'envahissait, elle espérait presque sentir se fondre, se dissiper et s'anéantir tout son être. Elle venait de relire une des dernières lettres de Lionel et elle serrait encore le papier entre ses doigts sous le neigeux châle blanc qui la recouvrait à moitié. Pourtant ce qui lui avait rendu un peu d'énergie, c'est que tout à l'heure on lui avait apporté sa fille. La frêle créature lui avait envoyé son premier sourire, et, passionnément, Renée l'avait serrée sur sa poitrine, jurant dans sa petite oreille, aux échos encore indistincts, qu'elle s'efforcerait de vivre pour l'amour d'elle. Puis, comme le soir s'approchait, la nourrice était venue reprendre la petite Madeleine. Elle repartait à peine quand M. de Ligneul était arrivé. Et maintenant, voici que Fabrice, respectueusement, avec d'infinies délicatesses, abordait des sujets de confidences qui, pendant longtemps, avaient paru ne pas exister pour lui. Renée, surprise d'abord, s'enfermait dans un silence lassé ou dans des phrases vagues. Qu'importait à qui que ce fût l'état exact de son cœur? Qu'il fût guéri ou qu'il saignât pour toujours, elle ne se souciait pas de s'en expliquer? Cependant le besoin où elle était de s'affirmer bien haut certaines choses à elle-même, la fit changer de ton brusquement, et M. de Ligneul entendit à la fin les hautaines déclarations de rupture absolue avec le passé, qu'il cherchait à provoquer et dont il avait soif. Il les crut, parce qu'on croit toujours ce qu'on désire, et parce qu'il lui semblait tout simple qu'un cœur fait comme celui de Renée n'eût plus rien de commun avec un cœur comme celui de Lionel, dès qu'il l'avait pénétré et compris. Fabrice parla alors de l'avenir de Renée auprès de ses parents, et de la possibilité qu'il y aurait pour lui-même de se faire présenter à M. et à Mme Sorel, de devenir leur ami et de rester celui de leur fille. Elle exprima vivement le désir qu'il en fût ainsi. Et alors lui, grisé par la grâce et la profondeur de la reconnaissance qu'elle lui montrait, et qui ressemblait presque à un autre sentiment dans les chaudes paroles émues que prononça la jeune femme, il en vint à lui parler de bonheur possible, d'oubli du passé, d'existence nouvelle. Il lui demanda si, plus tard, elle ne consentirait pas à devenir sa femme, lui promit de l'emmener bien loin, dans un pays où ils seraient seuls et l'un à l'autre, comme dans cette campagne, où depuis deux mois, il avait fini par concentrer sa vie. Seulement il trouverait un site nouveau, où rien, rien au monde, n'éveillerait jamais une image douloureuse. Pendant longtemps il continua ainsi; et, devant le silence obstiné de Renée, il s'excitait dans son désir, il s'animait dans sa prière; il la suppliait seulement de ne pas dire irrévocablement _non_, de ne pas le désespérer. Il sentait vraiment à cette minute, que si elle lui échappait, si elle refusait de rien lui promettre, la vie pour lui deviendrait sans espoir et sans charme, sans goût et sans saveur, fade jusqu'à l'écœurement, et qu'il n'aurait pas le courage de l'épuiser jusqu'au bout. Renée l'écoutait dans un attendrissement profond. Une mélancolie infinie l'envahissait à l'idée des erreurs étranges du cœur et de la destinée. Le bonheur eût été là pour elle, si elle eût rencontré Fabrice sur son chemin au lieu de Lionel, et, même encore aujourd'hui, si elle pouvait aimer celui qui en était si digne. Et elle ne le pouvait pas! Elle regardait ce jeune homme, beau pourtant aussi, éloquent, sincère, et si divinement délicat et tendre, et, tandis qu'il étreignait avec une ferveur passionnée les doigts de sa main droite, elle serrait dans sa main gauche cette lettre de Lionel qu'elle avait relue jusqu'à la savoir par cœur, et qui la brûlait. Elle n'avait pas encore parlé, elle ne décourageait M. de Ligneul que de son regard, lorsque sa domestique vint frapper à la porte et entra, lui remettant une enveloppe qu'un commissionnaire venait d'apporter. Sur cette enveloppe, Renée et Fabrice en même temps reconnurent l'écriture de Lionel. Cependant la femme de ménage tardait à quitter la chambre, demandant si madame n'avait besoin de rien, et finissant par déclarer timidement que l'heure où elle s'en allait d'habitude était passée et qu'il devenait grand temps pour elle d'aller tremper la soupe de son homme. Renée la congédia jusqu'au lendemain matin. M. de Ligneul s'était éloigné du sofa, et se tenait maintenant debout devant l'une des fenêtres, le front contre la vitre, le regard comme fasciné par les tristesses de l'automne au dehors. Son destin sans doute tenait dans le court billet que Renée lisait en ce moment. Quelle violence, quelle ruse ou quelle fausse tendresse employait Duplessier pour triompher, pour se venger de lui, et pour briser à jamais l'infortunée qu'il sacrifiait non à son amour, mais à son infernal orgueil? Cinq mortelles minutes s'écoulèrent, puis une voix douce, mais qui ne tremblait pas, dit: --Monsieur Fabrice!... Le jeune homme se retourna vivement. Renée se tenait debout au milieu de la chambre, très pâle, les yeux brillants et secs, la contenance résolue. Elle lui tendait la main. --J'accepte, dit-elle, l'avenir que vous m'avez généreusement offert. Je tâcherai qu'il soit heureux pour vous, et que vous n'ayez jamais à vous repentir de votre noble confiance en moi. Si Lionel avait pu voir l'effet immédiat produit par sa lettre, il eût été satisfait, car il l'avait sincèrement cherché. Lorsque Fabrice le quitta, déclarant qu'il courait demander à Renée le droit d'être désormais son défenseur et son appui, son premier mouvement fut de le suivre et de l'en empêcher. Hors de lui de fureur, il aurait commis à ce moment quelque irréparable violence. Jamais son intention n'avait été de perdre pour toujours sa maîtresse. Il voulait simplement la punir d'oser lui résister, la dompter par le silence et la solitude et la contraindre à rentrer chez ses parents. En soupçonnant l'amour de Fabrice, il avait senti se réveiller le sien, exalté du reste par la séparation qu'il s'imposait. La jalousie le domina un instant. Mais il était trop vaniteux, trop sûr de lui, pour craindre sérieusement un rival, surtout ce doux Fabrice dont il méprisait ce qu'il appelait «la sentimentalité féminine.» Comment! c'était ce sournois, sans ressort, sans personnalité, sans talent, sans muscles, qui songeait à le supplanter, lui... lui, Lionel! Et qui peut-être y travaillait depuis longtemps... Mais lui-même n'aurait qu'à paraître, qu'à dire un mot, pour que Renée fît jeter Fabrice dehors. L'idée d'une scène théâtrale où il paraîtrait entre eux deux, où, par sa seule présence, il renverserait les rôles et reconquerrait celle qui peut-être aurait écouté par lassitude, par faiblesse, les déclarations et les promesses de l'autre, lui vint à l'esprit, tandis qu'il combinait des plans de triomphe et de vengeance. Cette idée flatta sa fureur mauvaise en même temps que son besoin de paraître, de déclamer, et tous ses instincts comédiens. Il souhaita que Renée eût été aussi loin que possible dans ses engagements, pour que Fabrice fût ensuite plus humilié, et il écrivit à la jeune femme une lettre offensante, par laquelle il lui conseillait d'accepter les propositions qui lui seraient faites, «propositions qu'elle préparait et amenait de longue main, disait-il, depuis le premier jour où il lui avait présenté le vicomte de Ligneul.» L'ingratitude, la fausseté voulue, l'ironie méchante de cette lettre, produisirent chez Renée le mouvement d'indignation spontanée, invincible, qui lui fit tendre la main à Fabrice, en même temps qu'elle prenait la résolution de joindre au don de cette main, autant qu'il serait possible, le don absolu de son cœur. Cependant quelques heures passèrent, le sang de Lionel se calma, et, à mesure que descendirent les ombres de cette soirée de novembre, il sentit sa colère tomber un peu, ses fibres intérieures se détendre. Une inquiétude le prit sur les suites de son action, puis un attendrissement qui venait peut-être moins de son âme que de ses sens, émus de songer obstinément à Renée et au désir qu'un autre avait d'elle. Il lui devint impossible d'attendre davantage pour la revoir. Il allait partir pour Clamart; il y arriverait vers neuf heures; il la trouverait seule, triste, méditant avec des larmes, sans doute, sur les soupçons injurieux de son Lionel, sur la conversation, quelle qu'elle fût, qu'elle aurait eue dans la journée avec M. de Ligneul, et sur la résolution qu'elle aurait à prendre. Il sonnerait à ce moment-là; il entrerait; elle tomberait dans ses bras. La réconciliation serait délicieuse. Et demain elle écrirait à Fabrice qu'elle ne voulait plus le revoir. Avec la nature bouillante et impatiente de Lionel, l'action suivait de près la pensée. Déjà il était dans le train de Versailles, rive gauche, et, roulé dans sa fourrure, il ne se sentait pas emporté assez vite à son gré vers celle que jamais il n'avait plus aimée que ce soir-là. Les circonstances lui réservaient une punition--malheureusement de trop courte durée.--Mais il passa quelques moments cruels. Aussitôt après la promesse, fort distincte et fort décidée, que Renée avait faite à M. de Ligneul, tous deux sentant que cette promesse ne pouvait se rapporter qu'à un avenir relativement lointain, et que la situation devenait extrêmement délicate, s'étaient, par un accord tacite, absolument rejetés et renfermés dans le moment présent. Ils avaient fixé quelques arrangements matériels pour le retour de Renée à Paris dès le surlendemain; puis Fabrice, voyant la décoloration absolue et persistante du visage de la jeune femme, s'était fort prosaïquement inquiété de savoir si elle ne songeait pas à dîner. Elle déclara qu'il lui serait impossible de manger, et il découvrit en outre qu'elle n'avait rien voulu prendre depuis la veille. --Mais c'est de la folie! s'écria-t-il. Il insista si bien qu'il obtînt d'elle pleins pouvoirs. Prenant les clefs de la maison, pour ne pas la déranger au retour, il s'élança dehors chercher des provisions. Elle se sentait soulagée qu'il partît. Depuis qu'elle s'était comme engagée à lui, l'amitié, la reconnaissance, l'estime profonde, tous les doux sentiments qu'il lui inspirait depuis longtemps semblaient s'évanouir. Elle les recherchait en vain; de l'irritation, presque de la haine les remplaçait tout à coup. Elle en demeurait surprise et épouvantée. Quand il n'était pas là, elle se sentait mieux disposée pour lui. Et elle s'enfonçait dans son triste rêve, respirant les violettes qu'il lui avait données, inclinant sa tête sur les coussins du sofa, dans le demi-jour qu'envoyait à travers l'abat-jour de gaze, la lampe qu'il avait lui-même allumée, avec un soin et une sollicitude de garde-malade. Elle lui avait promis sa main?... C'était vrai. Elle avait bien dit oui. Pourquoi? Elle épouserait cet homme... Était-ce possible? Et l'autre?... Ah! l'autre. L'oublierait-elle, enfin, alors que la colère et le mépris auraient accompli leur œuvre en elle? Un bruit de voix se fit entendre. Fabrice revenait suivi d'un garçon du restaurant de la gare qui portait un immense panier. Et Renée, sans même se lever, écouta M. de Ligneul qui donnait des ordres, faisait dresser le couvert dans la pièce à côté, puis renvoyait le garçon en lui recommandant de venir reprendre toutes ses affaires le lendemain. Elle descendit alors du sofa, et, toute chancelante, passa dans la salle à manger. Sur la table, il y avait des huîtres, un poulet froid, des gâteaux, du vin blanc. Et Fabrice, d'un air préoccupé, cherchait quelque chose dans tous les compartiments du meuble ancien qui servait de buffet. --Qu'est-ce que vous désirez donc? demanda Renée. --Le tire-bouchon. Où le mettez-vous? Malgré son affreuse tristesse, Renée ne put pas s'empêcher de rire. Elle avala quelques huîtres, fit semblant de toucher à une aile de poulet, et M. de Ligneul, plus tranquille, allait enfin partir, lorsqu'un coup de sonnette retentit à la porte du jardin. --C'est votre femme de ménage qui vient vous offrir ses services avant de se coucher, dit Fabrice. --Non, répondit Renée, elle a ses clefs, je ne comprends pas... Déjà M. de Ligneul s'était élancé dehors. Une seconde après, dans le cadre de la porte, parut la haute silhouette de Lionel. Il jeta un regard circulaire autour de la petite pièce, vit les deux couverts sous la lampe, et Fabrice, debout près de Renée, affectant l'air inquisiteur et contrarié d'un homme qui, chez lui, se voit dérangé par un intrus. Que crut-il? Il tenta une sorte d'épreuve, et s'avança vers la jeune femme, les bras tendus, les lèvres en avant, cherchant sa bouche. Elle recula. --Oh! pas cela, dit-elle, oh! maintenant c'est impossible. L'expression de Lionel devint si farouche que Fabrice, instinctivement, entraîna Renée en arrière. Comme elle défaillait presque, il l'emmena dans la chambre voisine et la posa sur le sofa. Derrière eux, violemment, Lionel referma la porte, et tout à coup, dans la salle à manger où il était resté, ils l'entendirent, parmi le grand silence de la campagne et de la nuit, exhaler d'effrayants sanglots, semblables aux hurlements d'un loup blessé plus qu'aux plaintes d'un être humain. Ce n'était pas de la pitié que Renée éprouvait à l'entendre; c'était une joie triomphante, car jamais il ne lui avait adressé si furieuse déclaration d'amour. Qu'importaient ses caprices, son absence de deux mois et même la lettre de cet après-midi? Peut-être que, de bonne foi, il avait essayé de se séparer d'elle. Et l'épreuve était faite, il ne le pouvait pas... Il lui revenait pour toujours. D'un mot elle apaiserait son désespoir, en lui jurant que jamais elle n'en avait aimé un autre que lui. Elle fût allée se jeter dans ses bras, mêler ses cris d'ivresse aux cris de douleur de cet amant adoré, si elle n'eût songé au malheureux debout près d'elle, qui allait souffrir comme elle avait souffert par Lionel, et comme Lionel souffrait par elle à cette même minute. Pourtant elle se leva, et, tremblante, passa dans la salle à manger. Il était là, devant la table chargée encore des restes du repas, et il pleurait, la tête dans ses mains. Quand elle voulut les écarter pour voir son visage, il la repoussa. --Envoie Fabrice me parler, lui dit-il. Elle l'envoya. Ce fut pour elle un moment d'épouvante que celui pendant lequel dura la conversation des deux jeunes gens. Elle resta debout, immobile, au milieu de la chambre, craignant entre eux quelque horrible violence. Leurs voix, à côté, frémissaient, ardentes et basses. Enfin M. de Ligneul la rejoignit. --Madame, lui dit-il, j'ai fait part à Lionel de la promesse que j'ai obtenue de vous aujourd'hui. Il me jure qu'il ne vous dira rien pour que vous la rétractiez. Il ne vient pas pour cela. Cependant il insiste pour que je le laisse seul avec vous. Votre présence me paralyse. Sous votre toit je ne puis lui répondre comme je le ferais ailleurs. Mais donnez-m'en l'autorisation et je saurai bien trouver des arguments pour l'emmener hors d'ici et pour vous laisser à vous-même. --Monsieur, balbutia Renée, puisqu'il veut me parler, laissez-le avec moi. Je n'oublie pas ce que je vous ai dit aujourd'hui. Mais il a le droit de s'expliquer... D'ailleurs, je suis mourante... Quelle jalousie, lui ou vous, pourriez-vous concevoir? M. de Ligneul passa la main sur ses yeux et sur son front comme pour éloigner quelque cauchemar. --Est-ce possible? fit-il. C'est là ce que vous me répondez? Renée se tut. --Qu'il en soit donc comme vous le voulez, reprit Fabrice. Demain je viendrai vous demander compte de ce qui se sera passé entre vous. Oui, j'ai confiance en vous jusque-là. Mais écoutez-moi bien, Renée: Méfiez-vous de cet homme comme j'ai appris à m'en méfier moi-même. J'aimerais mieux qu'il me tuât à vos pieds que de vous quitter en ce moment dans des conditions pareilles. Rappelez-vous que vous vous êtes engagée à moi aujourd'hui. Adieu. Elle retomba sur le sofa, pénétrée d'horreur devant la réalité de sa situation. Lorsque Lionel rentra dans sa chambre, après avoir suivi Fabrice jusqu'à la route pour bien verrouiller les portes derrière lui, elle joignit les mains, et s'écria: --O malheureux! qu'as-tu fait? Tu m'as rendue fausse et criminelle... Je n'ose même plus souhaiter que tu m'aimes encore... Il approcha son visage de celui de Renée et grinça des dents: --Ah! tu l'avoues, tu me l'avoues en face!... cria-t-il. Il resta un moment silencieux, l'écrasant d'un regard noir d'une haine et d'un mépris voulus. Tout à coup il bondit sur le bouquet de violettes: --Ah! cela, non, par exemple, c'est trop fort! Et ouvrant la fenêtre, il jeta les fleurs au dehors, à tour de bras. Puis il se lança dans la salle à manger. --Des huîtres!... hurla-t-il. Du vin blanc!... Un vrai souper de fille en cabinet particulier!... Il souleva la table d'une main et renversa tout sur le parquet. Cette fureur inouïe, dont elle ne comprenait pas la cause; cette scène si différente de la réconciliation qu'elle attendait; les injures qu'elle entendait sortir de cette bouche, qui--avait-elle cru--lui apportait des excuses et des supplications, pétrifièrent absolument Renée. Elle n'avait jamais vu un homme dans une colère pareille, les cheveux hérissés, les prunelles roulant dans l'orbite agrandi, la voix tantôt rauque, tantôt montée en éclats effrayants. Chez Lionel surtout, ces violences l'impressionnaient d'une façon sinistre. Elle se demandait s'il était devenu fou; ou bien si--plus méchant qu'elle ne l'aurait jamais cru--il la torturait de parti-pris, pour le plaisir, pour se venger peut-être de ce qu'elle avait paru se soumettre et accepter son abandon. Il ne voulait pas d'elle... Il ne voulait pas qu'un autre l'eût... Il ne voulait pas seulement qu'elle reprît possession d'elle-même! Tout à coup il lui apparaissait comme un démon malfaisant--dont il avait le visage, avec ses grincements de dents, ses gestes insensés, ses sifflements et ses cris. En vain elle essaya de l'apaiser par de douces paroles. Puis, dans une agonie d'épouvante, elle alla au-devant de lui, tâcha de lui prendre les mains. Mais il la meurtrit brutalement. --Tu me tues, dit-elle défaillante. C'en est trop, je sens que je meurs. --Tu quitteras cette maison demain! criait-il. Demain, entends-tu? Je te mettrai dans un fiacre et je te ramènerai moi-même chez ta mère. --Je comptais rentrer après-demain, Lionel... Tu attendras bien... --Je n'attendrai rien. Je t'emporterai demain, à la première heure, en robe de chambre, comme tu es là. Tu ne dois pas rester seule ici une minute de plus, puisque tu n'es pas capable de te garder toi-même. --Que veux-tu donc, Lionel? Faire un scandale affreux?... Ne m'as-tu pas assez perdue? --Un scandale!... répéta-t-il. Avec cela que tu les crains, les scandales!... Hypocrite!... En tête-à-tête avec un homme, devant un souper fin, à onze heures du soir... Ce n'est pas scandaleux, cela? --O Lionel! il était neuf heures et demie. A quoi penses-tu? Un souper fin?... Je me laissais mourir de faim sans ce pauvre garçon... --Ne me parle pas de lui!... rugit-il. Puis, après avoir bousculé un moment de côté et d'autre, il demanda: --Où sont les clefs de la maison? Rends-moi les clefs. Renée, péniblement, chercha aussi, puis tout à coup, se rappelant: --Tiens! dit-elle, M. de Ligneul les a emportées. La femme de ménage rapportera les miennes demain matin; mais les autres, M. de Ligneul a oublié de les remettre en revenant du restaurant. Elle eut à peine le temps d'achever; d'un grand coup Lionel l'avait abattue à terre. Mais la voyant évanouie, la croyant blessée, il eut peur de ce qu'il avait fait. Il se calma soudain, la releva, la porta sur le lit. Dès qu'elle rouvrit les yeux, cependant, sa colère le reprit. Et Renée le croyait devenu fou, en voyant sa tête s'approcher d'elle avec des regards aigus, des dents serrées, des injures sifflantes: «Traîtresse!... Vipère!...» Ne soupçonnant pas, même de loin, l'idée qui agissait en lui comme une liqueur infernale et lui brûlait les veines, elle renonçait à le comprendre, et, brisée, n'ayant plus même de plaintes et de larmes, elle se contentait de gémir doucement: --O mon Lionel! mon Lionel de Versailles? Où es-tu? Où es-tu? Vainement elle tâchait de retrouver le bien-aimé d'autrefois dans cet insensé qui gesticulait à côté d'elle. Une seule chose... elle regrettait une seule chose, c'est qu'il ne l'eût pas tuée tout à l'heure, quand il avait violemment brutalisé son pauvre corps, si faible et tout endolori encore d'avoir mis au monde leur enfant parmi tant de luttes et de larmes. Elle invoqua le nom de leur fille, mais il déclara qu'elle n'était pas digne de l'avoir et qu'il l'empêcherait de s'occuper d'elle. Enfin, vers quatre heures du matin, elle eut l'explication de cette horrible scène: Lionel n'avait-il pas cru que là, dans cette maison où ils s'étaient aimés, où leur fille venait de naître, où, peu auparavant, ils avaient échangé un si déchirant adieu, elle s'était donnée à Fabrice!... Le soupçon était vraiment infâme, mais la jalousie d'un jeune homme de vingt-quatre ans est une passion qui bien vite va jusqu'au délire. Ce tableau intime, ces débris de ce qu'il avait cru un joyeux souper, l'étonnement de trouver son rival à une heure relativement avancée de la soirée, avaient soudain fait croire à Lionel que sa ruse tournait contre lui et qu'il tombait dans son propre piége. Renée souffrait tant depuis quelques heures, que, lorsque, enfin, elle eut compris de quoi il l'accusait, elle ne s'indigna même pas. --Oh! dit-elle avec un soupir de délivrance et en joignant les mains... Oh! c'est cela que tu as cru? Mais quel bonheur alors! Tu vas être calmé tout de suite. C'est si facile de te prouver que tu te trompes! Ces mots, prononcés si doucement, avec une telle confiance, produisirent sur Lionel un effet de réaction presque immédiat. Une sorte de certitude morale en faveur de Renée succéda brusquement à ses doutes. Au fond, et de sang-froid, il la connaissait trop pour la croire coupable. Il s'était seulement grisé de sa propre fureur. Il se précipita à genoux, et s'écria: --Dis-le donc, dis-le donc que tu n'as pas fait cela! Pourquoi m'as-tu laissé toute une nuit cette abominable pensée? --Mais, Lionel, pouvais-je imaginer que tu l'avais? C'était trop monstrueux. Moi qui ai passé tout l'après-midi avec ma petite fille sur les genoux!... notre petit ange, Lionel!... Et tu supposerais qu'ensuite... Il se roulait maintenant sur le tapis, le front dans ses mains, gémissant: --Oh! si je pouvais être sûr, si je pouvais être sûr!... --Écoute, Lionel, je vois que tu souffres sincèrement. Je m'abaisserai donc jusqu'à me défendre, jusqu'à te donner des preuves... Ces clefs... Mais tu es donc fou, malheureux!... Qui? Moi! j'aurais donné mes clefs à cet homme?... Tu lui demanderas comment il les a prises, et je t'en ferai le récit ensuite, sans l'avoir revu. Tu compareras. Oui, je descendrai jusque-là, parce que je te vois pleurer. Il releva la tête, sombre encore. --Et tu ne l'aimes pas, ce Fabrice? dit-il. --D'amour, non, certes. --Tout à l'heure, là, dans la salle à manger, il m'a dit que tu avais promis de l'épouser. --Promis... pas précisément. Il me demandait la permission d'espérer que ce serait possible. Je la lui ai donnée. --Pourquoi? gémit Lionel. --Par dépit et par fierté vis-à-vis de toi. Par reconnaissance pour lui. Je l'aurais certainement rendu heureux, de tout mon pouvoir. --Ce n'est pas vrai! cria Lionel avec rage. Tu aurais été sa femme, puis je serais revenu, et tu serais retombée dans mes bras. --Jamais! s'écria Renée. Je serais plutôt morte. Que dis-tu? Dans quel bourbier me traînes-tu depuis que je t'aime? A quelles pensées, à quels sentiments arrivons-nous, mon Dieu! Veux-tu me faire un jour horreur comme je me fais horreur à moi-même? --Que veux-tu dire? --Oui. Ne faut-il pas que je retire à présent la parole que j'ai donnée loyalement à cet homme loyal? Qu'est-ce que tu m'as fait faire? Pourquoi m'as-tu écrit cet affreux billet que j'ai reçu de toi précisément aujourd'hui? Lionel ne répondit pas à cette question. --Ainsi, demanda-t-il, tu ne l'épouseras pas? --Après ce que j'ai vu et entendu cette nuit, répondit Renée, jamais! --Jamais?... Tu me le jures?... Elle dit avec un soupir de lassitude mortelle: --Je te le jure. Il se jeta sur elle et la couvrit de baisers. Délirant dans sa joie comme tout à l'heure dans sa colère, il balbutiait: --Mon petit amour!... Ma douce petite femme!... Je t'adore! Il lui demandait pardon de ses accusations, de ses violences. Il répétait: --Je souffrais tant! J'étais jaloux, j'étais jaloux! Il disait avec de grands soupirs: --Ah! que c'est bon, que c'est bon d'être heureux! Un moment après, il dormait les deux bras autour d'elle, la serrant parfois plus étroitement dans son sommeil, et murmurant des paroles de caresse. Et elle... Elle contemplait cette belle et brune tête fine qu'elle avait tant aimée, qu'hier encore elle aurait tout donné pour tenir pressée sur sa poitrine, et elle s'étonnait du navrement infini, du vide affreux, de l'isolement désespéré où elle s'enfonçait, même en retrouvant cet amour qu'elle comprenait toujours de moins en moins. Son corps, dangereusement secoué, s'engourdissait dans un repos traversé parfois d'étranges douleurs aiguës. Elle retenait un cri pour ne pas réveiller Lionel. Et son cœur arrivait à un état tout semblable: un anéantissement profond, où il n'avait plus conscience de lui-même que lorsqu'une pensée déchirante le perçait tout à coup, de part en part, ainsi qu'une flèche. XIII Le lendemain matin, Lionel déjeunait près du lit de Renée, et il se levait à toute minute pour l'embrasser, avec une exubérance de gaîté et une extravagance de tendresse qui finissaient par amener un des bons éclats de rire d'autrefois sur les lèvres de la jeune femme. «Peut-être, après tout, songeait-elle, n'est-il qu'un grand enfant, volontaire, capricieux et gâté, et non pas l'homme plein de sombre égoïsme et de misérable vanité que j'ai cru parfois entrevoir, que j'essayais vainement de me cacher à moi-même.» Elle entrait dans les folies du jeune homme, et tous deux s'amusèrent comme des écoliers qui ont fait une bonne farce de la stupéfaction mal dissimulée de leur femme de ménage. L'excellente commère flairait quelque drame. Elle n'avait pas trop cru au voyage de «Monsieur», lors du départ précipité qui avait causé tant de larmes à «Madame». Elle pensait bien ne jamais revoir «Monsieur». Et voici qu'il était de retour, plus amoureux que jamais. Et «Madame» ne parlait plus de retourner dans sa famille, comme il en avait été question. Qu'est-ce que tout cela voulait dire? On sonna. C'était une dépêche pour Renée. Elle la lut et pâlit. Lionel saisit vivement le léger papier bleu. La dépêche était signée _Fabrice_. M. de Ligneul demandait à Renée si elle le réclamait encore comme protecteur et comme appui, ou bien s'il devait considérer son rôle auprès d'elle comme terminé, auquel cas il promettait de ne jamais chercher à la revoir. Lionel fronça les sourcils. L'expression mauvaise de la veille marqua de nouveau son visage. Il passa rapidement son pardessus, saisit sa canne, son chapeau. --Où vas-tu? demanda Renée avec épouvante. --Répondre moi-même à Fabrice, dit-il. --O mon ami! tu m'effraies. N'y va pas. Laisse-moi lui écrire. Je lui dirai ce que tu voudras. Songe qu'il est notre victime... Nous le brisons dans notre lutte... --Tu as bien peur pour lui!... cria Lionel en tordant brutalement les bras qui cherchaient à le retenir. Une seconde après il était hors de la maison. Renée demeura plongée dans une inquiétude pleine d'angoisse. Que se passerait-il entre les deux jeunes gens? Un duel, sans doute. Son Lionel, au moment où il semblait revenir à elle pour toujours, allait-il mourir en pleine jeunesse, au seuil de son brillant avenir, et mourir à cause d'elle? Ou bien chargerait-il ses mains du sang de cet être charmant, de ce beau et blond Fabrice, à la pensée si profonde, au cœur si tendre, à l'âme si pleine d'illusions? Ce Fabrice, dont la compassion et la sympathie pour elle-même auraient été le seul crime. Se prenant, elle aussi, en pitié, dans l'horrible supplice de ces heures d'incertitude et d'attente, qui dépassaient en intensité de douleur tout ce qu'elle avait déjà traversé, elle se demandait quelles tortures lui réservait encore son amour. Pour oublier un peu, et faire passer plus rapidement les cruelles minutes, elle voulut essayer de s'habiller et d'aller voir sa fille. Mais, pouvant à peine se tenir debout, elle dut y renoncer, s'envelopper de son peignoir et s'étendre sur le sofa. A ce moment, Lionel et Fabrice, dans un coupé de remise attelé d'un vigoureux cheval, accouraient à fond de train de la rue Las-Cases à Clamart. D'abord une scène violente s'était passée entre eux. Lionel était entré dans la maison comme un ouragan, s'était précipité dans la bibliothèque où travaillait son ami, et brandissant le télégramme: --De quel droit oses-tu, s'était-il écrié, de quel droit oses-tu parler sur un ton pareil à _ma_ femme? M. de Ligneul, sans faire autant de bruit que le jeune Duplessier, possédait plus de vraie bravoure, de sang-froid et de fierté. Tout de suite, lui, il pensa à se battre. Mais telle n était pas l'idée de son ami. --Si tu y tiens, répondit Lionel à cette proposition, nous nous couperons la gorge. Renée, mon cher, ne s'en sera pas moins moquée de toi. --Moquée de moi? répéta Ligneul devenu blême. --Absolument. Tu ne connais donc pas les femmes? Tu as été un jouet entre ses mains, mon pauvre garçon. Elle s'est servie de toi uniquement pour me ravoir. Elle voulait me rendre jaloux. --Tu en as menti! cria Fabrice. Elle n'en est pas capable. --Et si je le lui fais dire devant toi, à toi-même, retireras-tu ton démenti? --Certainement. Je te ferai même des excuses. Mais je te défie de lui faire avouer une action qu'elle n'aurait pas même imaginée. --Viens donc, dit Lionel. Et voilà comment leur voiture roulait si rapidement sur la route de Clamart. De temps en temps, Fabrice se jetait à moitié hors de la portière: --Plus vite! plus vite! criait-il au cocher. Je paierai plutôt le prix de votre cheval. Et quand il retombait sur les coussins, pâle, les yeux enflammés et fixes, Lionel le saisissait dans ses bras et lui disait en versant de vraies larmes: --Ah! mon pauvre ami, tu ne veux pas croire à ce qui t'attend. Mais prépare-toi: tu vas te faire écarteler le cœur. Au fond, Lionel Duplessier n'avait jamais trouvé l'existence plus digne d'être vécue, plus remplie de montant, plus passionnément amusante. Lorsqu'ils entrèrent dans la chambre de Renée, la jeune femme se dressa, s'accoudant à ses coussins, soulagée de les voir ensemble, mais terrifiée du rôle qu'elle aurait à jouer entre eux deux. --Voilà, dit Lionel en s'avançant et en désignant Fabrice d'un geste théâtral, voilà celui à qui tu dois demander pardon. Comment se serait-elle doutée du jour sous lequel son amant avait présenté sa conduite? Demander pardon à Fabrice de le faire souffrir, même involontairement, cela, oui, elle s'y sentait portée. C'était la façon la plus délicate de retirer la promesse qu'elle lui avait faite. Aurait-elle jamais imaginé le sens que Lionel prêtait à cette action et que Fabrice à son tour allait y attacher? Elle se mit debout, chancelante et gracieuse, plus blanche que sa mantille de dentelle, sous laquelle roula la lourde torsade de ses cheveux mal attachés. Elle fit un pas vers Fabrice, lui prit les deux mains: --Oh! oui, pardonnez-moi, pardonnez-moi! dit-elle. Il eut un geste d'indignation et de recul, tandis qu'elle retombait assise, le visage dans ses mains. Il répondit: --Expliquez-vous. --Il est le père de mon enfant, dit-elle. Il ma demandé un serment cette nuit, et je l'ai prononcé comme il voulait. --Quel serment? --Je t'en dégage, cria Lionel. Renée, écoute, tu es libre, absolument libre. Choisis librement entre nous. Lui, il veut t'épouser, tu le sais. Moi, je ne t'épouserai jamais. Encore une fois, choisis. C'était le grand effet qu'il avait préparé. Et cette scène, si pénible, devait servir de châtiment à la présomption de Fabrice. Si Renée, à ce moment, eût tendu la main à M. de Ligneul, Lionel se sentait capable de les tuer tous les deux. Mais Renée vint tout droit vers lui et cacha la tête sur son épaule. Fabrice eut un cri, aussitôt réprimé. Quelques secondes s'écoulèrent, solennellement, scandées par le tic-tac de la pendule, et sans qu'aucun des trois acteurs de cette scène fît un mouvement. Puis M. de Ligneul esquissa un sourire amer, qui se termina en une secousse nerveuse de tous ses traits, et il se dirigea vers la porte. Lionel courut après lui, dans le jardin. Il lui saisit le bras. --Ah! mon ami, disait-il, tu souffres. Mais moi, je souffre plus que toi. Pardonne-moi, pardonne-lui! Il ne faut pas lui en vouloir. Les femmes sont féroces quand elles aiment. Et celle-ci m'aime jusqu'à la folie, jusqu'au crime s'il me plaisait de l'y pousser. --Je le vois, parbleu, clairement, dit Fabrice. Et je ne lui souhaite pas de s'en repentir. Adieu. Il salua, sans vouloir toucher la main que lui tendait Lionel, remonta en voiture, et repartit pour Paris. Une sorte de lune de miel recommença pour les amants dans la petite maison de Clamart. Les quelques lettres que M. de Ligneul avait eu l'occasion d'écrire à Renée furent brûlées sur la demande de Lionel; et le jeune homme tenait sa maîtresse serrée contre lui, tandis qu'elle regardait d'un œil pensif s'envoler parmi les étincelles tant de délicates paroles qui jadis avaient apaisé ses angoisses et fait connaître à son âme la profondeur et la vérité d'un sentiment absolu. Qu'éprouvait-elle, en voyant danser les cruelles flammes légères, moins cruelles que son propre cœur, heureux en ce moment? Elle se tourna vers Lionel: --Tu es satisfait? lui demanda-t-elle. Elles étaient pourtant bien innocentes, ces lettres. --Cela ne fait rien, dit-il. Je ne voulais pas les voir entre tes mains, dans tes affaires, à côté de celles que je t'ai écrites. Je t'aime tant, ma chérie! Je sais maintenant vraiment ce que c'est que le bonheur. --Notre bonheur, dit-elle doucement, est le même qu'il y a un an... Pourquoi, puisque nous le possédions, l'avoir racheté si cher, nous être chargés d'un remords?... --Ne regrette rien, reprit-il. J'étais fou, si tu veux... Pourtant il ne m'en fallait pas moins pour l'apprécier véritablement, ce bonheur. Maintenant je suis sûr de toi, j'ai vu ce que tu pouvais me sacrifier. Il fut un peu ébranlé cependant, au milieu de sa sécurité égoïste, lorsque, retournant rue Las-Cases au bout de quelques jours, pour reprendre également à Fabrice les billets de Renée, il apprit par les domestiques que M. le vicomte se trouvait en danger de mort, soigné par une tante de province, accourue à la première nouvelle, et visité plusieurs fois chaque jour par une des illustrations de la Faculté. --Quand? Comment est-il tombé malade? interrogea-t-il. C'était une fièvre cérébrale d'une violence extrême; pendant les premiers transports, on avait dû lutter avec le jeune homme pour l'empêcher d'attenter à sa vie. La nuit au commencement de laquelle Lionel était revenu à Clamart, avait été passée par Fabrice à errer dans la campagne. Il ne se pardonnait pas d'avoir cédé à la prière de Renée et d'avoir laissé la jeune femme seule avec celui dont il redoutait pour elle la jalouse fureur. Plusieurs fois, dans l'humidité glacée de novembre, il avait recommencé un long trajet résolument accompli, pour revenir rôder autour de la maison. La fatigue physique, l'angoisse morale l'avaient mal préparé à la cruelle scène du lendemain. L'humiliation et la douleur l'avaient ensuite rendu presque fou. On l'avait surpris et arrêté dans une tentative de suicide, alors qu'il venait de se labourer maladroitement la poitrine avec un poignard ancien détaché d'une panoplie. Avait-il encore la lucidité nécessaire pour prendre de sang-froid une pareille résolution, ou le délire l'éblouissait-il déjà? Il ne le sut jamais lui-même, et les médecins n'auraient pu le dire. Sa vie fut en danger pendant huit ou dix jours. Lionel, pris d'un bon mouvement, voulut s'installer à son chevet et le soigner. Il apprit que son ami--dans ses divagations, dit la garde,--lui défendait sa porte, lui abandonnant d'ailleurs, pour aussi longtemps qu'il le voudrait, le reste de l'hôtel, et ne lui interdisant que l'accès de son appartement particulier. Avec ses habitudes impérieuses, Lionel força la consigne, pénétra inopinément près du malade; mais le délire de celui-ci en fut tellement aggravé, que les médecins défendirent absolument toute autre tentative du même genre. Alors Lionel Duplessier se prépara à quitter l'hôtel de la rue Las-Cases. C'était un moment décisif. Comment s'installerait-il. Vivrait-il avec Renée, avec leur enfant? Il consulta la jeune femme. Elle était prête à le suivre partout où il voudrait. Mais elle se sentait encore bien faible, après les rechutes terribles, les accidents graves, suites des révolutions qu'elle avait éprouvées. --Si, lui dit-il un jour,--non sans hésitation,--si tu allais tout tranquillement te remettre auprès de ta mère. L'automne s'avance... Ton père t'attend d'un moment à l'autre. Comment lui cacheras-tu plus longtemps la vérité si tu ne rentres pas? --Et comment, fit-elle, reviendrai-je jamais auprès de toi et de notre Madeleine, si je retourne aujourd'hui auprès de mes parents? --Madeleine est en nourrice. Tu ne peux donc pas être avec elle maintenant. Nous trouverons un arrangement pour nous installer ensemble lorsqu'elle sera sevrée et qu'il faudra la retirer. Les anciens doutes, les anciennes angoisses, assaillirent le cœur de Renée. --Oh! dit-elle, j'ai peut-être tué un homme et j'ai failli mourir moi-même pour te garder, pour vivre avec toi, Lionel, et avec notre enfant. Mon bien-être, ma réputation, l'honneur et le repos de mes parents, je les sacrifiais aussi... J'ai cru que tu me revenais pour toujours. Si ce n'était pas ta pensée, du moins aie pitié de moi. Je ne puis pas, non, je le sens, je ne puis pas te dire adieu! Il ne lui répondit pas, et, tout à coup, brusquement, elle revit l'abîme, cette fois sans fond. Elle comprit qu'il était revenu par caprice, par vanité, par jalousie, mais qu'une fois ces sentiments-là calmés, satisfaits, il en avait assez de la vie à deux, monotone, travailleuse, effacée, et qu'il aspirait à s'élancer de nouveau, libre et dégagé de toutes chaînes, vers l'avenir, vers la fortune, vers l'inconnu. Et il consentirait seulement à garder d'elle ce qui était compatible avec ses plans, avec ses ambitions et avec ses projets. Lasse de la lutte, elle allait céder, elle allait lui dire: --De quelque façon que tu me veuilles, je suis à toi. Recommençons notre roman à la première page, puisque seule cette première page t'en a plu. Et si je dois repasser par des agonies plus effrayantes encore, eh bien, tant mieux! car cette fois j'en mourrai, et tu ne pourras pas dire, au moins, que ta Renée a refusé de te rendre heureux à la manière dont tu le comprenais. Elle allait enfin plier, et elle, si fière, si vraie, entrer pour jamais dans le honteux engrenage de complaisances, de concessions, d'abaissements, de mensonges, où il l'eût entraînée sans égards, sans pitié. Mais il se perdit lui-même auprès d'elle et il la perdit finalement par un dernier subterfuge, plus grossier, et, en même temps, plus inutile que tous les autres. Un jour, comme il la voyait pâle, triste, couchée dans des souffrances qui ne finissaient pas--car le médecin désespérait de guérir le corps si le moral n'était par rétabli--il s'étendit auprès d'elle, avec les attitudes câlines qu'il savait irrésistibles, il entoura de son bras la frêle taille brisée comme une tige de fleur, et murmura dans la petite oreille surprise, enchantée: --Ma Renée, tu m'as donné toute ta vie, il est juste qu'à mon tour je te donne toute la mienne. Tu seras ma petite femme. J'ai résolu de t'épouser; car moi non plus je ne peux pas me séparer de toi. Et, comme elle refusait, prévoyant les difficultés, ne voulant pas entraver sa carrière, il lui dit: --C'est moi qui le veux, à présent. Je t'en supplierai, s'il le faut. D'ailleurs, vois comme tout s'arrange. Je vais avoir une situation superbe. Gambetta crée un nouveau service, celui des Archives de la Chambre. Il m'a promis que j'en serai le directeur. J'aurai de beaux appointements, un logement au Palais-Bourbon. J'ai déjà vu l'appartement qui me sera destiné. Nous aurons une écurie; je te donnerai un petit cheval et ma mère a promis de m'offrir la voiture. Comme tu seras jolie dans ton petit coupé, avec Madeleine sur tes genoux! Tu comprends, cela ne m'empêchera pas de plaider, et de me faire nommer député aux prochaines élections... Il parlait avec tant de chaleur et de joie qu'elle ne se défia pas un instant de lui, même quand deux jours après il lui dit: --Tu vois maintenant qu'il faut rentrer au plus tôt chez tes parents. Nous sommes des fiancés, ma chère petite Reine, et nous ne sommes plus des amants. Mon père fera le voyage de Paris, mettra son habit, ira solennellement demander pour moi ta main à M. le professeur Sorel. On lui présentera une jeune personne à l'air modeste, aux yeux baissés, et il s'émerveillera du bon goût de son fils. Ah! petite friponne, tu feras sa conquête!... Plus tard on lui montrera Mlle Madeleine, et il ne tiendra pas rigueur à sa belle petite-fille parce qu'elle sera de deux ou trois mois plus vieille que le contrat. Renée riait, lui sautait au cou, le bénissait de leur préparer, à sa fille et à elle, un si doux avenir; et son tendre cœur, sa vive imagination, s'unissaient pour tracer des tableaux de merveilleuse et douce félicité, pour annoncer à Lionel des succès et des récompenses dépassant de beaucoup son sacrifice actuel. --Un sacrifice?... mais je n'en fais aucun, disait-il. Il jouissait franchement du bonheur de cette minute, où la santé, la gaîté, rayonnaient de nouveau sur le visage de la jeune femme, et la rendaient gracieuse, séduisante, désirable au possible. Il accueillait sans être ému son expansive reconnaissance, les excuses qu'elle lui faisait de l'avoir jamais injustement jugé, de l'avoir mal compris. Il écoutait avec un sourire et sans répondre un seul mot, l'ingénieuse psychologie qu'elle étalait et par laquelle elle expliquait, justifiait pour sa propre satisfaction, à elle, les plus grandes duretés de l'homme qu'elle adorait. Bientôt Lionel annonça de nouveau un voyage dans le Midi, pour prévenir ses parents, ramener son père. Renée eut un instant d'inquiétude. Elle se souvint d'un projet semblable, au printemps, et de la fin qu'il avait eue. Puis elle fut bien vite rassurée. --C'est tout différent aujourd'hui, disait Lionel. Au commencement, vois-tu, je ne t'aimais pas la moitié autant qu'à présent. Je te connais si bien, je t'ai vue si dévouée, si patiente, si bonne! Puis notre fille, notre chère petite fille, c'est envers elle aussi que je m'engage, c'est à elle que je fais la promesse. Seulement, de ton côté, dépêche-toi, mignonne. Rentre au plus tôt chez tes parents, afin qu'en revenant je puisse aller t'y faire ma cour, et que nous soyons mariés bien vite. --Puis-je annoncer la bonne nouvelle à ma mère? demanda Renée. --Certainement, ma chérie, tu le peux, répondit Lionel. Ou, fais mieux: tu auras besoin d'elle pour tes petits préparatifs de retour. Tu es encore faible, je n'aimerais pas te savoir seule. Prie donc Mme Sorel de venir ici t'aider. Je lui annoncerai moi-même ma résolution, et je partirai bien tranquille, vous laissant à toutes les deux le cœur content. Ta mère me pardonnera le mal que je lui ai fait, quand elle verra comme je t'aime et que je vais tout réparer. Renée, que l'idée de cette réconciliation comblait de sécurité et de bonheur, prépara une entrevue entre sa mère et Lionel. La vieille dame fut digne et émue; le jeune homme, repentant et pathétique. Il baisa les mains de Mme Sorel et jura qu'elle trouverait en lui le fils le plus dévoué. Sur-le-champ, on fixa le jour où Renée rentrerait à Paris. C'était cela seulement que voulait Lionel. On laisserait les meubles dans la petite maison de Clamart, louée jusqu'à janvier. D'ici là, le service des Archives serait organisé, l'appartement du Palais-Bourbon mis à la disposition du jeune Duplessier; on transporterait tout là-bas et l'on procéderait bien vite à l'installation du jeune ménage. C'est ainsi que Lionel put partir, absolument sûr cette fois qu'aucun coup de tête de Renée, qu'aucune entreprise d'un rival ne viendrait se mettre en travers de ses plans. La jeune femme, remise entre les mains de sa mère, se retrouverait bientôt dans son cinquième de la rue Darcet, comme un oiseau qu'un appât de millet et d'eau fraîche fait enfin rentrer dans sa cage. Et la clef de cette cage, Lionel se croyait bien certain maintenant, quoi qu'il fît, de ne pas se la voir refuser pour longtemps. Dès la première lettre qu'il reçut de Renée, datée de sa chambre de jeune fille, et toute pleine des émotions du retour et des espérances de l'avenir, il lui écrivit nettement, brutalement, en quelques mots, que, décidément, il ne l'épousait pas, et qu'elle n'en cherchât la raison ni dans un entêtement de ses parents, ni dans un changement quelconque à la situation. De raison, il n'en avait pas à lui donner, sinon celle-ci: tout simplement qu'il avait changé d'idée. Il y a des mystères de joie et des mystères de souffrance qu'il ne faut pas essayer de peindre. Ce qui se passa dans l'âme de Renée appartient au domaine de ces profondes et indescriptibles choses. Sa mère seule put s'en douter, et encore!... Extérieurement, voici ce qu'elle fit. Elle écrivit à M. Duplessier, le père. Non pour qu'il blâmât ou contraignît son fils. Comme elle le lui dit, avec un indiscutable et ferme accent de sincérité, elle n'avait désiré obtenir sa main que de son amour, et--maintenant qu'elle ne croyait plus à cet amour--elle ne la désirait plus. «Mais, ajoutait-elle, j'ai une fille qu'il a reconnue, qui porte son nom... votre nom, Monsieur. Cette enfant a une famille, la vôtre. J'aurais souhaité d'y entrer pour l'y suivre. Votre fils en décide autrement, et prive d'avance notre fille soit de son père, soit de sa mère. Pour le moment, il la prive de tous deux, puisqu'elle est entre les mains de pauvres gens ignorants et intéressés. Mon intention, Monsieur, est de la prendre auprès de moi aussitôt que possible. Nous trouverons un prétexte; mon père ignore tout, mais ma mère est dévouée. «Si je possédais autre chose que mon travail et mon faible talent, si j'avais assuré la vieillesse de mes parents contre le besoin, j'aurais avoué hautement ma fille et jamais elle ne m'aurait quittée. Mais mes devoirs sont multiples, et, comme femme, je suis implacablement enfermée dans le réseau des convenances. «J'élèverai donc clandestinement ma fille, qui jamais--hélas!--ne me donnera le nom de mère. Mais je suis plus fière encore pour elle que pour moi. Elle a un père--si indigne qu'il soit,--elle a un nom, elle a une famille, elle a une place marquée dans le dur système social: cette place, je viens la revendiquer pour elle. Je ne veux pas qu'un jour--quand peut-être je n'y serai plus pour rien expliquer, car j'ai peur de succomber à ma tâche--je ne veux pas que le hasard vous apprenne son existence, et que vous et Mme Duplessier, sa grand'mère, vous la repoussiez avec colère et mépris, et fassiez tomber sur elle un blâme et un dédain attachés à la mémoire de sa mère. Vous pouvez me blâmer, Monsieur, mais, maintenant que vous savez tout, votre conscience intime--j'en suis sûre--me justifie. Cette justification, je la devais à mon innocente petite fille. «J'ai le sentiment que vous me croirez. Je vous ai dit la vérité, dans un but de justice et de tendresse à l'égard de mon enfant. Je n'y ai mêlé aucun accent de reproche ou de haine. «D'ailleurs interrogez votre fils. Bien qu'il ait manqué deux fois à sa parole--la première fois en s'appuyant sur votre autorité--je ne pense pas qu'il ose démentir un seul des faits rapidement indiqués au commencement de cette lettre.» Deux jours après qu'elle eut envoyé ce pli, qu'elle avait pris la précaution de charger, Renée reçut la réponse de M. Duplessier. Il s'exprimait d'une façon courtoise mais pas absolument franche. Il jurait que jamais il ne s'était opposé, que jamais il ne s'opposerait au mariage de son fils avec la femme que celui-ci aimait, surtout--disait-il--avec une femme comme Mlle Sorel. Il ne paraissait cependant ni le conseiller ni le désirer bien vivement. Dans une phrase dune grâce délicate, il énonçait une curieuse observation. Dès l'arrivée de Lionel auprès d'eux, ils s'étaient dit, sa femme et lui, qu'un grand événement avait dû se produire dans l'existence du jeune homme; ses attentions toutes nouvelles, sa tendresse reconnaissante envers eux, certaines phrases émues, leur avaient fait penser qu'il connaissait le sentiment paternel. «On n'aime ainsi ses parents, que lorsqu'on devient père à son tour,» ajoutait le vieillard. Ces finesses du cœur, jointes à une implacable dureté, constituaient le côté frappant du caractère de Lionel, et Renée, à la lecture de cette lettre, comme plus tard dans maintes circonstances, put voir que le jeune homme devait ce trait à son père. Au fond, la jeune mère vit distinctement qu'elle avait atteint son but; que, même si elle mourait, comme son état de faiblesse inguérissable le lui faisait craindre, son enfant serait accueillie et aimée par ceux dont elle portait le nom. Une certaine satisfaction orgueilleuse perçait dans la lettre de M. Duplessier. Lui et sa femme--qui bientôt entra en correspondance régulière avec Renée au sujet de l'enfant--appréciaient l'esprit, le talent et même la vraie passion beaucoup plus que la légitimité. Ils se sentirent très flattés que leur fils eût pareille aventure. Malheureusement pour eux et pour lui, il y avait une chose qu'ils appréciaient plus que tout encore--c'était l'argent. Lionel, par l'extension effrayante de ses besoins, leur communiquait, augmentait chaque jour en eux son culte frénétique pour la fortune, pour le succès qui s'estime en pièces de cent sous. Leur admiration pour lui le prédestinait à de si éclatants succès futurs qu'ils l'approuvèrent secrètement d'avoir si lestement agi à l'égard d'une jeune fille pauvre. Il se sentit appuyé par eux, et les faibles soulèvements de sa conscience en furent aussitôt calmés. Il craignait un peu cependant que Renée fût à tout jamais perdue pour lui. --Laisse donc, murmura son père à son oreille, en l'entraînant hors de la chambre de Mme Duplessier. Elle est blessée pour le moment, mais elle s'habituera à cette idée, elle se retrouvera heureuse auprès de ses parents. Un beau jour tu la rencontreras auprès de votre fillette, et, si elle ne tombe pas d'elle-même dans tes bras, c'est qu'elle n'est pas une femme et qu'elle ne t'a jamais aimé. Tiens, j'en suis si sûr que j'ai même peur après tout de te voir faire quelque bêtise. Je ne refuserai pas mon consentement si tu l'épouses--comme tu le lui as fait croire, fripon!--mais, entre nous, j'en serais désolé et je te jugerais un fameux sot. Comme Lionel s'attardait dans le Midi, Renée dut s'occuper de la petite maison de Clamart. Elle écrivit de nouveau sur ce sujet à M. Duplessier, et celui-ci lui répondit: «Mon fils me dit, Madame, que tout ce qui se trouve dans cette maison vous appartient, et que vous devez en disposer comme bon vous semblera.» Assez surprise de cette générosité inaccoutumée et inattendue, puisque la plupart des meubles avaient été payés par Lionel et que son habitude n'était pas de faire des cadeaux; assez touchée, au fond, bien qu'il n'y eût pas de quoi, Renée envoya par la poste en un petit paquet l'une de ses clefs au père de son amant. «Veuillez, écrivit-elle, remettre cette clef à votre fils. S'il revient à Paris avant le 15 janvier, jour où tout doit être enlevé de la maison, et s'il lui plaît d'aller choisir là-bas un souvenir quelconque de son séjour à Clamart, qu'il prenne dans mes affaires aussi bien que dans les siennes l'objet qui lui conviendra le mieux.» Vers le milieu de décembre, elle reçut un billet de l'écriture de Lionel et au timbre de Paris. Elle l'ouvrit, le cœur battant, raidie d'avance contre les fausses tendresses qu'elle allait peut-être y trouver. Le jeune homme lui annonçait son retour. Il ne demeurait plus rue Las-Cases. Brouillé avec Fabrice, il ne pouvait même pas dire si le vicomte était toujours en danger; il le savait cependant fort malade encore. Lui, il s'installait au Grand-Hôtel en attendant sa Direction des Archives de la Chambre et son logement au Palais-Bourbon, dont Gambetta s'occupait activement. Avec un remercîment à Renée pour l'envoi de la clef et son aimable idée, il lui indiquait le jour où il se proposait de se rendre à Clamart. «J'irai voir ensuite Mlle Madeleine, ajoutait-il, constater si elle a grossi et si elle est sage.» Il ne demandait pas à Renée de venir le rencontrer dans leur ancien petit nid et auprès du berceau de leur enfant. Mais elle devina bien que par cette lettre il indiquait un rendez-vous. Elle n'y alla pas. Sa résolution était bien prise. Malgré l'entraînement du cœur presque irrésistible qui l'attirait encore vers Lionel, elle avait à la fois peur et dégoût de son lâche et vulgaire amour. Sachant tout ce qu'elle pouvait lui donner et quels trésors elle lui avait offerts, elle se sentait mortellement humiliée du peu qu'il désirait obtenir d'elle. Être séparée de lui minait son cœur, mais laissait intactes son énergie et sa fierté; lui appartenir usait et détendait toutes les fibres de son être moral dans un supplice de chaque instant. Elle s'étonnait douloureusement de la profondeur de souffrance contenue dans cet amour, accueilli jadis avec tant de suprême joie. Ainsi réfléchissait-elle par un après-midi brumeux de décembre, dans le train qui l'emportait vers Clamart. Elle ne s'attendait pas à ce qu'une autre pénible émotion la surprît là-bas, car elle croyait les avoir épuisées toutes. Un an, il y avait juste un an que cela avait commencé... à Versailles... dans la chambre obscurcie où pénétraient en flèches sanglantes les rayons du soleil couchant. C'était un jour pareil à celui-ci. Comme ce souvenir lui sembla vivant, lorsqu'elle se retrouva sur la route durcie et solitaire, à la campagne, en face des bois! Quels liens étroits y a-t-il donc entre nous et les choses, pour que certains aspects, certains sons, certains états de l'atmosphère, certains parfums aient une prise tellement vive au fond même de notre être? La science nous apprend que notre corps se renouvelle incessamment. Où vont les parcelles qu'il abandonne dans sa ruine perpétuelle? Seraient-ce elles, molécules vivantes, subtils atomes, qui en retournant au sein de la nature muette, en nous dispersant dans l'air et dans la terre, établiraient cette alliance étrange, source de sensations tellement aiguës? En entrant dans cette allée, où elle apercevait la petite porte verte, en revoyant cette fenêtre du grenier d'où, si souvent, si inutilement quelquefois, elle avait guetté Lionel, Renée se demandait si le temps avait des secrets de guérison et d'oubli tels que jamais dans l'avenir--fût-ce au bout de milliers d'années--elle pût revoir ces choses, marcher dans ce chemin, avec indifférence. Une émotion indicible lui étreignait le cœur tandis qu'elle traversait l'étroit jardin. Lionel avait été là hier... S'il y était encore! S'il avait voulu passer un jour ou deux parmi leurs souvenirs. Elle entra dans la salle à manger, puis courut à la chambre à coucher, ne comprenant pas ce qu'elle voyait. Là, se rendant compte, elle chancela, voulut s'appuyer au mur, et, comme elle trébuchait, quelque chose sur lequel elle marcha se brisa sous ses pieds. Voici ce qu'elle devina devant le spectacle de profanation et de pillage qui s'offrait à elle, et voici en effet ce dont elle s'assura plus tard: Lionel, venu avec sa clef pour choisir un objet et le garder en mémoire d'elle, avait tout enlevé dans la maison, tout fait emporter à l'Hôtel des Ventes. Ayant besoin d'argent, il avait trouvé cet expédient. Les rideaux seuls restaient, pendaient lugubrement du ciel de lit autour de la place vide où roulait un peu de poussière; les meubles ayant été débarrassés de leur contenu pour être emportés, tous les bibelots de Renée, objets gracieux ou chéris, se trouvaient éparpillés à terre. Dans la première minute de trouble et de consternation, elle les avait piétinés, cassant la glace d'un petit cadre et le couvercle d'une bonbonnière de Saxe. Et ses jambes, encore affaiblies, ployant sous elle d'émotion indignée, elle dut se cramponner au montant de la porte, car on n'avait pas laissé une chaise sur laquelle elle pût se reposer. Pour se remettre, elle alla voir sa fille. Mais la petite, qui n'était pas habituée à elle, jeta les hauts cris quand elle se vit entre ses bras. Elle dut la rendre à la nourrice. Et, par la petite allée le long du bois, par la morne route où le soir d'hiver descendait, elle reprit le chemin de Paris. Quand elle revint, elle trouva le courage inouï de montrer de la gaîté, à cause de sa mère--sa pauvre mère, si dévouée, si patiente, si pleine de pardon, mais toujours triste et nerveuse à présent--et aussi à cause de son père, qui l'appelait, comme autrefois, «son petit rayon de soleil,» le seul rayon, ajoutait-il, qui parvînt à pénétrer dans sa nuit. Rayon toujours, en effet, brave et étincelant rayon malgré tout, qui, sortant de telles nuées d'orage, se retrempait à quelque coin d'azur et trouvait encore moyen de répandre tout autour de lui sa douce lumière d'amour. Ce soir-là, lisant le journal à l'aveugle, Renée apprit que Gambetta, en maniant un revolver, s'était fait une blessure qui paraissait sans gravité. Telle était du moins la version que les amis du tribun répétèrent toujours fidèlement. XIV C'était le matin du 8 janvier 1883. Une merveilleuse lumière grise et rose, à la fois sereine et attendrie, avec ses tons de cendre et d'aurore, éclairait la place de la Concorde. Sur cette place, le long des larges voies qui y aboutissent, sur les deux terrasses des Tuileries, se pressait une foule immense et muette. A chaque instant, de tous côtés, débouchaient des groupes d'hommes supportant d'énormes couronnes de fleurs et se dirigeant vers le Palais-Bourbon. A la façade de ce palais, prenant entre deux colonnes et rejeté largement sur le toit comme par un geste désespéré, s'étendait un ample voile noir. Les marches disparaissaient sous d'autres couronnes entassées, déposées là durant huit jours, et qui formaient des amoncellements de roses, de violettes, de lilas blanc, d'anémones et de mimosa. Un drapeau noir flottait à mi-hauteur du mât qui surmonte le ministère de la Marine. Un voile de crêpe couvrait la tête et la face de la statue de Strasbourg et descendait en plis funèbres jusqu'au socle où s'amoncelaient les immortelles. Jamais deuil plus spontané, plus unanime, plus poétique et plus sincère n'avait transformé la physionomie d'une ville, de cette grande ville sceptique que l'on appelle Paris. Et Renée, prise d'une émotion indicible tandis qu'elle contemplait ce spectacle, se demandait qui elle venait voir ensevelir avec tant de pompe, de grâce, de sympathique attendrissement, si c'était le grand patriote, et si ce n'était pas plutôt son amour: car elle ne pouvait pas croire que le premier fût mort, tandis qu'elle sentait le second peser comme un cadavre tout au fond de son cœur. Elle était venue là toute seule, refusant les invitations de ceux de ses amis qui avaient des fenêtres sur le parcours, ne voulant pas répondre à des conversations ou à des réflexions autour d'elle, désireuse de savourer âprement et solitairement cette mélancolie universelle qui lui semblait l'expansion de la sienne au dehors d'elle, à l'infini; ayant la crainte, la pudeur et le respect de tout ce qui parlerait en elle lorsqu'elle verrait passer ce char emportant vers le mystère éternel de la tombe celui en qui, par un sentiment singulier, elle avait vu l'incarnation de son amour comme de sa patrie. Elle avait cherché la solitude si profonde que l'on rencontre au sein des grandes multitudes. Son instinct artistique l'avait conduite au point où la scène devait apparaître dans toute sa beauté triste et dans toute sa grandeur, au coin de la terrasse des Feuillants, juste derrière la statue de Strasbourg. Un monsieur lui avait apporté une chaise avant que les rangs des spectateurs, par derrière, se fussent trop épaissis. Un mouvement se produisit dans la foule qui couvrait la place; les sergents de ville la massèrent, l'enveloppèrent de leurs cordons serrés, tandis que des gardes de Paris à cheval galopaient sur son double front pour la contenir. Le cortège venait de s'ébranler. Tout d'abord s'avançait la musique de la garde républicaine. Elle marcha silencieusement à travers la place, puis, au moment de tourner vers la rue de Rivoli, attaqua la _Marseillaise_. Joué par un tel orchestre et dépouillé des paroles, qui n'ont plus guère de sens aujourd'hui, ce chant devient absolument sublime. Jamais le patriotisme et la bravoure ne trouveront plus vibrante et plus magnifique expression. Pour l'approprier aux funérailles, on en avait ralenti quelque peu la mesure, et il montait pur, sonore, arrachant des larmes, dans l'air merveilleusement calme, léger, frémissant, de ce matin-là. Il s'affaiblit par degrés, s'éteignit, et, derrière l'état-major de Paris, ses brillants uniformes et ses superbes chevaux maintenus à grand'peine au pas, le défilé des fleurs commença. Toutes celles que leurs donateurs ne portaient pas eux-mêmes dans le cortége, précédaient le char, entassées sur des affûts de canon et des prolonges d'artillerie. Il y en avait! il y en avait!... Renée, quittant des yeux les monceaux qui passaient là, en voyait l'horizon tout plein jusqu'à l'Esplanade des Invalides. Là-bas, le long du quai, les énormes couronnes se suivaient--l'une sur l'autre, semblait-il à cette distance. C'était un fleuve, un torrent de pétales embaumés. D'où venaient-elles, toutes ces fleurs? Où s'étaient-elles épanouies ainsi, au cœur de l'hiver, au commencement de janvier? Le Midi les avait fournies. La Provence les avait arrachées précipitamment de sa robe de fête. On en avait acheté au loin, à grand prix, en Espagne, en Italie, partout où le soleil brille en décembre. Depuis huit jours, tous les trains de grande vitesse étaient occupés à les transporter. Et elles ondulaient maintenant, balancées comme des crêtes de vagues, suivant le cours de ces flots humains qui soutenaient leurs lourdes guirlandes. Elles mirent six heures à s'écouler. Il y en avait pour plus d'un million. Des fleurs pour un million! Renée les regardait au loin venir comme une marée lilas, rose, blanche, rouge et jaune d'or. Elle s'étonnait tellement, qu'elle ne pensait plus à suivre immédiatement à ses pieds le détail du défilé. Mais tous les hommes qui l'entouraient se découvrirent. Le char funèbre arrivait devant la statue de Strasbourg. Huit chevaux le traînaient, étranges sous leurs longues housses noires semées de larmes d'argent et sous les panaches de leurs fronteaux. Et Gambetta était là. C'était lui qui s'en allait, étendu sous les grandes palmes vertes et sous les drapeaux tricolores. Renée le revoyait, tel qu'il était à la soirée des d'Altenheim, si vivant, si fort, frappant joyeusement du poing sur une table, et affirmant la toute-puissance des grands hommes. Elle, ce soir-là, croyait encore à la toute-puissance de l'amour. Un an ne s'était pas écoulé depuis... Le grand orateur, blessé d'une balle de pistolet, dormait dans un cercueil; et le grand amour, meurtri de mille meurtrissures, agonisait dans le secret d'une âme. Derrière le char, on portait sur un coussin de velours un peu de terre des champs d'Alsace. Tous les sénateurs suivaient à pied, tous les députés; puis les carrosses de la Cour des Comptes, de la Cour de Cassation; et, aux portières, on voyait flotter les larges manches des robes rouges. Renée eut un tressaillement. Parmi les membres de la Chambre, elle venait d'apercevoir Lionel. Il avait fait de ce grand deuil une occasion de se montrer, prenant une place qui ne lui appartenait pas. Comme elle le reconnut bien là! Et pourtant, elle lui pardonnait, en ce moment, de tant souffrir à cause de lui, car il se trouvait éprouvé à son tour, et la perte de son protecteur, de son ami, illustre et dévoué, devait le frapper d'un coup terrible. Elle ne se doutait pas encore qu'il le trahirait avec autant de facilité qu'il avait trahi ses serments d'amour. Il en avait déjà bien assez sur la conscience. Elle le plaignait en songeant au lourd fardeau qui devait l'oppresser: Fabrice de Ligneul, mourant, mort peut-être; la vie de Renée a jamais brisée; et cette autre petite existence, dont il était l'auteur, végétant, à peine soignée, chez de pauvres paysans, pour être plus tard livrée à tous les hasards, à tous les dangers d'une destinée irrégulière. Songeait-il, ce malheureux Lionel, à toutes les responsabilités qu'il accumulait sur sa tête, et ne se courbait-il pas avec un douloureux effroi devant l'avenir obscur dans lequel il emportait de si pesants souvenirs, comme devant le présent cruel qui le privait de son meilleur appui? Elle n'en savait rien, car, aux quelques mots de généreuse sympathie qu'elle lui avait envoyés dès la nouvelle de cette mort, il n'avait pas jugé à propos de répondre. Sur sa belle physionomie, recueillie et grave, elle ne put pas lire davantage. Elle connaissait bien cette douloureuse et charmante expression, qui tant de fois lui avait amolli et vaincu le cœur; elle savait quelle féroce indifférence se cachait par-dessous. Elle croyait entendre s'échapper de ses lèvres le: «Que veux-tu?» résigné, seule réponse à ses plus brûlantes larmes, à ses plus déchirants cris d'amour. Il ne leva pas les yeux, ne la vit pas dans la foule... Et maintenant la _Marche funèbre_ de Chopin, exécutée par une autre musique militaire, épandit soudain dans les airs et dans toutes ces âmes ébranlées sa merveilleuse mélancolie. Et tout l'après-midi, Renée resta là, berçant son triste rêve au roulis incessant des fleurs, l'évaporant dans l'espace mêlé aux effluves de funèbre harmonie, l'exaspérant au fracas des pièces d'artillerie en marche, l'endormant au piétinement monotone de la cavalerie et de l'infanterie au pas. Vers deux heures, on sut que la tête du cortège arrivait au cimetière du Père-Lachaise, car il y eut un reflux parmi les troupes, et les cuirassiers qui enfilaient alors la rue de Rivoli durent s'arrêter, rester en place un bon quart d'heure, avant de se remettre en mouvement. A ce moment, il y avait encore sur l'Esplanade des Invalides des escadrons et des batteries immobiles qui n'avaient pas encore reçu le signal du départ. Renée, dont la vue s'étendait jusque-là, n'apercevait plus sur le quai le fleuve de fleurs du matin, mais le torrent plus martial et plus sombre des régiments, tout reluisants d'acier. Si un attrait bizarre ne l'eût retenue là, elle eût été bien empêchée de s'en aller, de reprendre la route des Batignolles. Il eût fallu tourner la queue du cortège à l'Hôtel des Invalides. Passer entre les chevaux n'était ni convenable ni sûr et d'ailleurs strictement interdit. Des malheurs se seraient produits, si, vers la fin, on avait laissé cette foule compacte s'écouler parmi les soldats. Mais Renée ne songeait point à partir. Il serait toujours temps d'aller, de venir dans la vie, d'être obligée de parler et d'agir. Pourquoi n'était-ce pas elle qu'on emportait ainsi vers le cimetière? Comme il serait doux de dormir avec toutes ces fleurs! Quelle fatalité nous condamne à survivre à nos espérances? Pourquoi n'ensevelissait-on pas Renée, puisque son amour était mort? XV Cet amour, dont elle avait cru mener le deuil parmi le deuil splendide du grand patriote, dans cette journée du 8 janvier, il devait, comme tous les incendies mal éteints, avoir encore, dans le fond de son cœur, de cruels ressauts et de sourdes brûlures. Cela dura encore deux ans. Il fallut deux longues années pour que tout fût réduit en cendres. D'abord il y eut la lutte à soutenir contre cet homme, autrefois tant admiré et tant aimé, maintenant trop bien compris, dont les caprices et les retours de passion l'assiégeaient avec des entêtements, des ruses, des repentirs et des sanglots qui la brisaient. Elle eut encore des jours d'aveuglement et d'illusion pendant lesquels elle crut entrevoir enfin le sentiment profond et vrai qui lui eût fait tout pardonner, tout accepter. Mais plus le temps passait, moins elle pouvait y croire. Loin de s'épurer et de se fortifier, tous les ressorts se détendaient au contraire et s'amollissaient dans cette faible et voluptueuse nature de Lionel, à mesure que le but poursuivi se faisait plus lointain, plus difficile à atteindre. Cette fortune qu'il avait crue tout à portée de sa main, au milieu de ses premiers et faciles succès d'éloquence auprès des hommes, de beauté auprès des femmes, et dans la forte et fidèle amitié de Gambetta, cette fortune, elle tardait bien à lui arriver, et les droits chemins de l'honnêteté et du travail semblaient bien longs pour y parvenir. Lorsque son protecteur eut disparu, le jeune homme vit un peu diminuer autour de lui l'empressement et les flatteries que son rôle de favori plus que son mérite lui avait attirés. Son immense vanité dut s'avouer qu'il avait bien des égaux dans la course entreprise, et que plusieurs, par leur seule persévérance, allaient le dépasser, maintenant qu'une puissante main ne le maintenait plus au premier rang. Le vernis de grands sentiments qu'il se plaisait à étaler, non pas seulement pour les autres, mais pour lui-même, pour le luxe de sa propre conscience, craquait dès les premières épreuves. Il en souffrit peut-être tout d'abord, mais, quand la débâcle eut commencé, elle continua avec une rapidité dont il cessa de s'inquiéter lui-même. En quelques mois, ce garçon d'avenir, autour duquel la jeune génération politique concevait déjà, suivant les partis, les craintes et les espérances qu'inspire toute valeur qui s'affirme, ne fut plus qu'un personnage hasardeux et taré, qu'on savait à vendre, mais qui n'avait même pas su se coter assez haut pour valoir la peine d'être acheté. Rayé pour un certain temps du tableau de l'Ordre des avocats, à la suite d'une vilenie, il s'associa avec le directeur d'une obscure Revue dans une entreprise de chantage. Toutes les semaines, il écrivait dans cette Revue le portrait d'un homme politique, sous le pseudonyme de _Saint-Simon jeune_; l'éloge et la critique y étaient servis au prix coûtant; un maire de village qui consentait à payer y était traité de Solon; un député qui ne répondait pas à d'habiles avances se voyait traîné dans la boue. Malheureusement pour les entrepreneurs de cette ingénieuse affaire, le palais des Français est blasé sur la délicatesse ou le piquant d'une épithète, et ne sent presque plus la différence qu'il y a entre _canaille_ et _bienfaiteur de l'humanité_, quand ces mots paraissent dans certaines feuilles. Lionel avait la main trop lourde; il ne sut ni amuser ni faire peur. La publication ne fit pas ses frais. Il s'en consola par des succès galants qui, vu l'âge de ses conquêtes, semblèrent rentrer dans la catégorie de ses opérations habituelles. Balzac cependant vante les charmes de la femme de quarante ans; et un poète, qui, pour appartenir à l'antiquité, n'en reste pas moins le plus célèbre connaisseur en la matière, l'auteur de l'_Arte amandi_, trouve que la beauté, pour être vraiment désirable, doit compter tout au moins sept lustres. Le beau Lionel étendait un peu plus loin ses expériences et ses adorations, et le monde aiguisait sa langue à ce sujet, mais le monde a la langue si longue! En 1884, Lionel Duplessier parvint à se faire nommer conseiller municipal de Paris, en prouvant d'une façon suffisamment péremptoire, dans un quartier excentrique, que si jamais il avait bien voulu traiter Gambetta comme son ami, c'est que ce grand _faiseur_ avait surpris sa confiance par de fallacieuses paroles. Il reconnaissait maintenant que ce mauvais citoyen n'était pas un véritable ami du peuple, et il se déclarait prêt à expier sa propre déplorable naïveté en se faisant l'esclave du vrai et légitime souverain du monde, c'est-à-dire de l'ouvrier de Paris. Ces bonnes dispositions et ces garanties de loyauté futures méritaient bien un siège à l'Hôtel de Ville. Il l'obtint. Aux élections législatives de 1885, son département des _Pyrénées-Maritimes_, dans lequel il comptait autrefois tant d'amis, se montra réfractaire à toutes ses avances et ne l'inscrivit sur aucune liste. Il s'en alla porter sa candidature dans l'_Oise-Inférieure_, dont les opinions avancées lui laissaient quelque espoir. Et là, pendant les semaines de campagne électorale, on entendit, sans repos ni trêve, au comptoir des marchands de vin, comme à la tribune des comités, sa belle voix sonore--qu'il ne s'était jamais exercé à modérer, et qui, tout de suite, dès la première phrase, montait à son plus haut diapason--vomir injure sur injure contre Gambetta, et salir, en tant qu'il lui était possible, cette généreuse et franche figure. Pierre, l'ardent disciple, n'avait renié son Maître que trois fois, sur les questions de servantes d'auberge... A combien de questions semblables, hurlées du fond de salles puantes par des voix grossières et avinées, Lionel ne répondit-il pas: «Je ne l'ai jamais connu! Qu'y a-t-il de commun entre cet homme et moi?» Et que de mépris avec cela, que d'allusions vengeresses il recueillait des amis et des partisans fidèles du tribun! L'un des plus bouillants le souffleta un jour d'une parole d'écrasant dédain: «Qui êtes-vous, monsieur? Assurément, vous n'êtes pas le Duplessier que je rencontrais chez Gambetta et qui lui devait tout? Veuillez donc me rappeler votre nom puisque vous me saluez.» Comme Lionel ripostait en élevant la voix, l'autre demanda à quelle heure on le trouvait chez lui et lui envoya ses témoins. Le candidat d'_Oise-Inférieure_ présenta des excuses, dissimulées sous la phrase habile d'un de ses amis: «Ces deux messieurs étaient officiers; on parlait de bruits de guerre; leurs épées ne devaient pas se croiser en présence de l'ennemi commun.» D'ailleurs Lionel protestait de sa haute estime pour le caractère de M. X***, qui ne lui retourna pas son compliment. Le comité radical d'_Oise-Inférieure_ mit le nom de Duplessier, en huitième, sur sa liste. Cela fut décidé sur cette belle parole du président: --C'est un bonhomme qui n'est pas très sûr. Mais il ira plus loin que les autres parce qu'il a son ancienne réputation d'opportuniste à effacer. D'ailleurs, «il a de la gueule!» Nommons-le. La liste radicale passa, et, pour le plus grand bonheur de la France, Lionel Duplessier commença à préparer et à proposer des lois. Pendant ce temps, Renée peignait des toiles charmantes et luttait bravement contre la vie. Elle était parvenue à l'apaisement nécessaire à force d'énergique volonté. Le dernier coup terrible qu'elle reçut fut cette trahison sans nom de leur chère idole commune par l'homme qu'elle avait aimé. Ce n'était pas même de la politique, cela; c'était une question de cœur, d'élémentaire reconnaissance. Elle trouva cela plus odieux que l'indifférence et la dureté avec lesquelles il lui avait pris jadis et pour toujours le repos sacré de son âme. Elle n'était guère au courant des propos mondains, et ne connaissait pas la détestable réputation que se faisait Lionel. Le dernier souvenir qu'elle gardait de lui se mêlait à une romanesque tentative qu'il avait faite pour la reprendre. Il connaissait l'impressionnable imagination de la jeune artiste, et c'était toujours en complicité avec cette tendance qu'il essayait d'agir. Un matin que la neige tombait en tourbillons, il vint stationner dans un fiacre au coin de sa rue, et lui envoya un billet par le concierge pour qu'elle soulevât un coin de son rideau si elle consentait à venir le rejoindre. Il fallait absolument qu'il lui parlât. Elle, inquiète que quelque chose ne fût arrivé à sa fille, fit le signal, mais ne pouvant trouver aucun prétexte pour descendre par un temps pareil, vit pendant plus d'une heure cette malheureuse petite voiture sombre s'ensevelir sous les flocons épais, tandis que, de temps à autre, un visage trop bien connu paraissait au-dessus de la glace à demi-abaissée, tout pâle d'attente et de froid. Enfin elle parvint à s'échapper, et il l'emporta comme une proie, avec des étreintes farouches, des larmes, des protestations qu'il ne pouvait vivre sans elle, qu'il aimait mieux mourir si elle lui refusait son pardon, si elle n'était pas bonne et généreuse jusqu'au bout, si elle ne lui faisait pas l'aumône de ses baisers qu'il ne méritait plus. Il l'emmena jusqu'au Bois de Boulogne, malgré les protestations du cocher, qui resta à la grille. Et tous deux, trop troublés pour s'apercevoir de la folie d'une pareille excursion, remarquaient seulement la poésie du grand désert blanc dans lequel ils s'enfonçaient sous les merveilleuses girandoles des arbres couverts de givre. Lionel se jeta à genoux dans la neige, et Renée, le relevant aussitôt, le serra éperdument, avec des larmes d'une pitié divine, contre son cœur. Mais des luttes plus humiliantes, plus douloureuses que jamais, suivirent cette réconciliation. Et Renée en arriva jusqu'à la haine envers Lionel quand elle comprit qu'il lui faudrait vivre séparée de son enfant. La petite Madeleine avait été fort mal en nourrice. La paysanne qui s'en était chargée, se trouvant enceinte, la sevra dès l'âge de six mois, sans d'abord en rien dire ni à la mère ni au médecin. Quand celui-ci s'en aperçut, le mal était fait; la petite ne pouvait plus être remise au régime du sein. On se contenta donc de régler d'une façon plus saine la nourriture que cette femme ignorante lui donnait d'abord trop abondante et trop forte. Mais un échauffement terrible du sang se produisit; une inflammation se déclara qui, siégeant surtout dans la bouche du pauvre bébé, l'empêchait de rien avaler et faillit le faire mourir de faim. On badigeonnait d'iode les gencives boursouflées de la pauvre petite créature, et telle était la cruauté de cette opération, que le père nourricier, un vigoureux forgeron employé dans une fabrique de rails, ne pouvait en être témoin. La douleur de Renée, en contemplant les tortures de l'innocente petite victime de sa faute, auprès de laquelle elle passait tout le temps dont il lui était possible de disposer, fut d'autant plus amère que le sentiment maternel avait chez elle toute l'intensité qu'il devait puiser dans cette nature ardente et tendre. La petite Madeleine guérit pourtant, et se développa, tout en restant chétive, gardant une faiblesse de jambes qui l'empêcha longtemps de marcher, et une nervosité qui l'épuisait en colères terribles, suite sans doute du long tourment moral de sa mère avant sa naissance. D'ailleurs, elle devenait ravissante, avec les magnifiques yeux de Lionel, les traits délicats de Renée et les jolis cheveux bruns dorés, une des parures de la jeune femme. Elle n'avait pas un an, lorsqu'il fallut la retirer de chez les pauvres gens qui, après tout, l'aimaient. La nourrice allait mettre au monde son quatrième enfant. Renée fit si bien, déploya tant d'ingéniosité, de courage et de dévoûment, qu'elle obtint de Mme Sorel qu'on prendrait l'enfant, et que la jeune mère l'élèverait elle-même comme une petite filleule. Le vieux professeur se laissa convaincre par les admirables mensonges des deux femmes, et pendant dix-huit mois toutes deux menèrent à bien, parmi des difficultés morales et physiques sans nombre, la tâche, déjà si compliquée, de sortir des limbes de la première enfance un petit être volontaire et délicat. Madeleine, à deux ans, était une belle et forte fillette, mais Renée, épuisée d'anémie, ne suffisait plus à tous les devoirs qu'elle s'était imposés. De constantes secousses morales aggravaient la lassitude physique. Une des menaces de Lionel--car il eut recours aux menaces comme aux scènes de repentir et d'attendrissement--fut de lui enlever la petite et de la cacher au loin si Renée résistait à ses caprices. La jeune mère eut si grand'peur qu'elle ne voulait plus que Lionel vît l'enfant, sinon en sa présence. De là, des entrevues atrocement pénibles, fréquemment provoquées par le jeune homme, et à la suite desquelles Renée, remuée jusqu'au fond de l'âme, restait de longs jours sans retrouver son équilibre. D'autres causes de trouble lui venaient de sa mère, qui, avec les brusques sautes d'humeur dues à son âge et à ses chagrins, tantôt s'attendrissait douloureusement sur la petite Madeleine, qu'elle adorait et qu'elle se désolait de ne pouvoir nommer sa petite-fille, tantôt s'indignait de prodiguer ses soins et sa peine à l'enfant d'un homme détesté. Et mille difficultés de travail et d'argent, mille inquiétudes pesaient encore sur l'esprit et sur le cœur de Renée. Un jour, quelque chose de bizarre et d'émouvant se produisit. C'était la fête de M. Sorel, et Madeleine, qui déjà parlait gentiment et l'appelait _bon ami_, devait lui réciter un très court compliment que Renée lui avait appris. Elle le débita sans une seule faute. Quand elle eut fini, les deux femmes, qui écoutaient, anxieuses, toutes prêtes à lui souffler le mot qui manquerait, restèrent surprises de voir la figure grave et brusquement changée de l'aveugle. Il ne parlait pas, n'embrassait pas l'enfant, n'étendait pas ses mains tâtonnantes pour caresser la tête bouclée. --Eh bien, père, dit Renée, à quoi penses-tu? Ne trouves-tu pas que c'est une belle surprise? --Si... répondit-il. Puis au bout d'un moment: --Répète un peu, dit-il à la petite. Elle, capricieuse, étonnée, refusait, commençait une scène de cris. La promesse d'un jouet la décida; elle répéta son compliment. --C'est extraordinaire, murmura le vieillard. C'est la voix de Renée. On dirait que j'entends Renée redevenue petite. La mère et la fille se regardèrent en pâlissant. On emmena Madeleine. Depuis lors, quand elle babilla longtemps, on l'interrompit, on couvrit sa petite voix, on épia avec anxiété les sombres méditations du vieillard. Il arriva un moment où le médecin qui avait mis l'enfant au monde et connaissait toute la situation, déclara que Renée n'avait plus six mois à vivre si elle s'obstinait à soutenir ainsi toutes les charges qu'elle avait acceptées. Il prit la jeune femme à part, la raisonna, lui enjoignit--avec l'autorité de sa profession et du profond intérêt qu'il lui avait voué--de choisir entre sa propre santé, son avenir, la vieillesse de ses parents que sa mort désolerait, laisserait presque sans ressources, et la satisfaction, peut-être un peu égoïste, de garder sa fille auprès d'elle. Il avait pris sur lui d'écrire à Mme Duplessier, la mère, et de lui peindre la situation. La grand'maman brûlait de connaître et de posséder cette petite-fille, qui peut-être la dédommagerait de bien des désillusions au sujet du fils sur lequel elle avait tant compté. Après tout, la famille Duplessier était la vraie famille officielle de l'enfant, celle dont elle portait le nom, et, puisqu'on était prêt à l'y reconnaître et à l'y accueillir, Renée avait-elle bien le droit de l'en tenir éloignée? --Jamais je ne leur donnerai mon enfant, s'écria la jeune femme, ce serait la perdre pour toujours! Il m'est impossible de me séparer d'elle. --La mort vous en séparera, dit le médecin avec une brutalité voulue. Vous n'y gagnerez rien ni elle non plus, et vous sacrifierez votre mère qui s'est déjà tant sacrifiée pour vous. La cruelle évidence des faits brisa la volonté obstinée de la jeune mère plus que tous les raisonnements. Un jour d'automne, elle entreprit ce voyage du Midi, emmenant sa petite Madeleine qu'elle allait laisser là-bas, «pour quelques mois seulement,» disait-elle. Elle eut la consolation de voir qu'elle la remettait entre les mains d'une vraie mère, non moins tendre, non moins délicate, non moins dévouée qu'elle-même. Pourtant, le matin du cruel adieu, pour la première fois depuis tant de jours sombres, elle maudit le terrible amour qui lui avait tout pris, la maternité comme la virginité, l'honneur de la jeune fille, comme les folles joies de l'amante et comme le bonheur de l'épouse. Au moment où elle avait dû reprendre le train de Paris, comme elle allait encore embrasser sa jolie petite chérie dans son berceau, l'enfant s'était réveillée; et c'est poursuivie par les sanglots de cette petite poitrine et par les appels inquiets et déchirants de: «Marraine! marraine! Je veux voir ma marraine!» qu'affolée elle s'était enfuie. Maintenant, tout était fini. Elle avait repris l'existence des anciens jours. Elle exposait au Salon, elle vendait assez bien ses tableaux, elle faisait le soir la lecture à l'aveugle, elle s'efforçait de montrer à sa mère du courage et de la gaîté. Quand sa grâce et son talent lui attiraient des flatteries, des adulations, des déclarations d'amour ou des demandes en mariage, elle souriait d'un sourire mystérieux et triste, de ce sourire à la fois ironique et profond que Léonard de Vinci a fixé, éternelle et provocante énigme, sur tous les visages qu'il a peints. Un jour, elle arriva dans un salon au moment où l'on racontait une histoire scandaleuse. Le narrateur se tut lorsqu'elle entra, déclarant que son fait divers ne pouvait être détaillé devant une jeune fille. --Voyons, dit Renée en souriant, ne privez pas ces dames. Je ne vous écouterai pas. D'ailleurs, je ne suis pas une jeune fille, moi, vous le savez bien, je suis un vieux garçon. --Bon! fit une amie, tu poses à la Rosa Bonheur, mais tu as ce qu'elle n'a plus, ma chère, tes vingt-quatre ans, et ce qu'elle n'a jamais eu, la beauté. On ne te prendra pas pour un vieux garçon. Mais enfin, une histoire que tous les journaux racontent, une histoire de duel... --Permettez, reprit l'homme bien informé, les journaux annoncent le duel, ce sont les motifs qu'ils ne disent pas. --Bah! des raisons de politique. Les députés se battent tous les jours, personne n'en meurt et personne ne s'en inquiète. --C'est un député qui se bat? demanda Renée. --Oui, ce Lionel Duplessier, un bavard de peu de valeur qui veut toujours faire parler de lui. Cependant, jusqu'à présent, il avait soigneusement évité la réclame à l'épée ou au pistolet. Mais ayant été souffleté... --Quel est son adversaire? dit la jeune fille en s'asseyant. --Jean d'Altenheim, le fils du banquier juif. --Jean d'Altenheim? répéta-t-elle avec stupéfaction. --Oui, dit son amie--en se penchant à son oreille et sans autant de respect pour son ignorance que l'orateur interrompu par son arrivée,--M. de B*** veut nous donner à entendre qu'il y a quelque vilenie là-dessous. Ce Duplessier, paraît-il, visait la dot de Mlle d'Altenheim, en même temps qu'il compromettait la mère, si toutefois la grosse Judith d'Altenheim peut encore être compromise. C'est, du reste, le banquier, qui, l'automne dernier, a avancé les frais de son élection. On a eu beau fermer les yeux, tout cela, vous comprenez, a fini par faire scandale. Jean d'Altenheim a entendu des propos qui lui ont chauffé les oreilles, et sur une querelle voulue, en plein théâtre, il a envoyé un revers de main à ce joli drôle. La rencontre a dû avoir lieu aujourd'hui, je ne sais où, aux environs de Paris, à l'épée. Qu'est-ce que vous dites de cela? Quand on pense qu'on trouve des milliers de gens pour mettre les noms de pareils chenapans dans l'urne électorale! Renée répondit, se raidissant contre le sentiment de défaillance qui lui montrait les objets dansant autour d'elle et la faisait se cramponner à sa chaise pour ne pas vaciller comme eux: --C'est peut-être exagéré... Il ne faut pas croire tout ce qu'on raconte. Elle partit dès qu'elle crut pouvoir se tenir debout, marcher droit et d'un pas ferme. Et, dans la rue, tandis que la singulière sensation physique la reprenait, que les pavés semblaient glisser sous ses pas comme des galets roulants, elle voyait toujours la même vision: le beau visage, si souvent baisé par elle avec passion, pâle et les paupières closes,--les longues paupières, si doucement abaissées vers elle autrefois, aux heures de confiance et d'amour. Elle voyait une étroite et mortelle blessure dans cette poitrine que jadis le contact de son propre cœur dévoué gonflait de bonheur et d'orgueil. Et cependant, au milieu de ce bouleversement nerveux, elle sentait son cœur rester insensible et muet. Cette épreuve-là était bien décisive. Sa mémoire, où malgré tout vivaient encore quelques doux souvenirs, vagues et légers comme des illusions sans forme réelle et sans corps vivant, sa mémoire et sa faible chair de femme que l'idée de la mort faisait tressaillir, pouvaient palpiter encore. Mais c'était bien tout. La guérison était venue. Elle n'aimait plus. C'est à peine si elle pouvait plaindre. Le soir, lorsqu'on apporta les journaux, tandis que M. Sorel s'installait dans son fauteuil pour la lecture habituelle,--la meilleure heure de sa longue journée obscure,--Renée tint un moment les feuilles d'une main tremblante. Elle n'osait pas briser les bandes. Enfin, elle déplia lentement l'un des grands papiers tout imprégné de la forte odeur de l'encre d'imprimerie. Ses yeux allèrent tout de suite à un titre de colonne, écrit en gros caractères. Elle eut un éblouissement, crut qu'elle se trouvait mal; mais elle ne le voulut pas. Et, se raidissant contre une faiblesse physique qui trahissait la froideur et la fermeté de sa pensée, elle lut d'une voix calme, aux articulations lentes et nettes: AFFAIRE DUPLESSIER-D'ALTENHEIM UN DUEL FATAL MORT D'UN DÉPUTÉ DE L'EXTRÊME-GAUCHE. XVI Quelques mois après, par un des premiers beaux jours du printemps, Renée descendait à la station du chemin de fer de Clamart. Elle venait, poussée par un motif charitable, rendre visite à l'ancienne nourrice de sa petite Madeleine, tombée fort malade et presque sans ressources. Il lui en coûtait de revenir là, de remonter tous ces chemins bien connus, de passer devant _la maison_. «La maison!» C'est ainsi qu'elle s'écriait dans sa pensée, quand, brusquement, les murs étriqués, le grand toit en pente, la porte encadrée de chèvrefeuille, se dessinaient dans sa mémoire, fortuitement évoqués par quelque souvenir, quelque objet entrevu et qui y ressemblait. Il y avait alors en Renée, comme un mouvement de recul de tout son être intérieur, et elle prononçait, souvent à haute voix, avec l'accent d'horreur mystérieuse et d'invincible attrait de l'âme devant un spectre: «Oh! la maison...» Elle y avait trop souffert, de souffrances trop contraires à sa nature. Cette lutte continue contre un caractère fuyant, n'offrant aucune prise, que jamais elle n'avait bien compris, dans un être qu'elle avait tant aimé; ce doute perpétuel, ce mépris sourd qui montait en elle contre lui, et qu'elle repoussait désespérément; tout cela avait été plus amer à son cœur essentiellement franc, droit, sincère, que le malheur direct qui avait dévoyé sa vie. Cette lente torture, elle se souvenait en avoir été déchirée. Pourtant, si elle voulait se la représenter dans toute sa réalité cruelle, elle ne pouvait plus à présent. Pas plus qu'elle ne pouvait rendre, fût-ce pour une seconde, à son être physique, la sensation atroce d'arrachement avec lequel il s'était séparé de la frêle créature qui, neuf mois, partagea sa vie. Quand Renée voulait s'imaginer la violence des douleurs qui l'avaient rendue mère, elle se rappelait ses cris, dont l'écho restait dans son oreille, cris dont l'angoisse étrange, presque surhumaine, l'avait étonnée elle-même. Et lorsqu'elle cherchait à réveiller la trace brûlante de ses souffrances morales, elle employait un moyen analogue; elle faisait appel à ses sens; elle se représentait la rustique demeure, le petit jardin plein de roses, l'allée déserte, où parfois un journalier passait, ses outils sur l'épaule... Alors le souvenir devenait si cuisant et si intolérable, que ce mot montait à ses lèvres comme une conjuration et comme une prière: «Oh! la maison...» Il ne fallait donc rien moins qu'une occasion de faire du bien pour qu'elle consentît à la revoir, _la maison_. Elle passa devant rapidement, presque sans la regarder. Mais, lorsqu'elle revint de chez ses protégés, qu'elle laissait plus tranquilles, plus heureux, elle ralentit le pas, et fixa ses yeux, comme fascinée, sur la petite porte verte, au seuil de laquelle, si souvent, elle s'était élancée avec joie au-devant de celui qui, maintenant, était mort. Soudain une ombre se dessina près d'elle, sur le chemin plein de soleil. Elle leva les yeux et poussa un cri: --Fabrice! --Renée, Renée, c'est donc vous! Il était plus pâle qu'autrefois, plus mince, et il portait dans ses yeux--c'était visible--un reflet d'éternel chagrin. --Je viens quelquefois ici, dit-il. Il tenait un livre à la main. --Je veux dire, reprit-il en rougissant faiblement, je viens quelquefois lire dans les bois. Aujourd'hui je me suis un peu détourné de mon chemin. Je voulais revoir... Il n'acheva pas. Tous deux s'éloignèrent côte à côte, dans un profond et sérieux silence. Machinalement, au lieu de descendre vers le village, ils prirent le sentier qui s'enfonçait dans la forêt. C'était un de ces curieux jours que l'on rencontre chaque année entre l'hiver et la belle saison; le ciel est bleu, le soleil brille, les oiseaux chantent, les fleurs éclosent, et pas une feuille ne paraît encore aux arbres. Une radieuse lumière resplendit sur une nature morne, rigide, désolée. Renée se souvenait bien d'un jour semblable et d'une promenade faite jadis dans ces mêmes bois. Lionel alors marchait à ses côtés, et elle, tombant soudain sur sa poitrine, dans un transport d'attendrissement, de passion, de poésie, lui avait juré que, quoi qu'elle dût en souffrir, elle se trouvait heureuse d'être à lui. Et ce serment comptait parmi les choses qu'il avait amèrement détruites et brisées. Elle ne le répéterait plus aujourd'hui. --Renée, demanda Fabrice avec douceur, voulez-vous me dire, voulez-vous me dire _franchement_--il appuya sur le mot--à quoi vous songez à présent? Elle le regarda, étonnée. Ce n'était pas du tout à lui qu'elle pensait. --Et pourtant, se dit-elle, il a voulu mourir à cause de moi. Elle lui répondit: --Je songe au passé. --Au passé, répéta-t-il. Au passé... Et, vraiment, vous y songerez toujours? N'y aurait-il pas une espérance, une consolation...--Il hésita,--un dévoûment... qui réussirait jamais à vous tourner vers l'avenir? Renée secoua la tête. --Ah! fit-il avec amertume, cette rencontre d'aujourd'hui ne m'est pas favorable. Vous me revoyez trop tôt! --Regardez ces arbres, lui dit-elle en étendant la main vers les grises cimes dépouillées. Encore quelques douces brises, et leurs grands cadavres vont s'agiter, palpiter, et se couronneront de fraîche verdure. Le cœur humain n'est pas fait ainsi. Quand certains souffles l'ont desséché, nul printemps ne le fait refleurir. --Mais, dit Fabrice, si mon amour,--oui, mon amour, j'ose encore vous le dire, Renée,--cet amour, que je n'ai pu éteindre et qui n'a fait que grandir, tandis que je suivais de loin votre existence vaillante et digne, s'il ne peut être pour vous le vivifiant effluve auquel vous ne croyez plus, que vous n'attendez plus, du moins vous ne voudrez pas être pour moi le vent de désespoir qui dessèche et qui tue? J'ai tout fait pour vous oublier, je ne l'ai pas pu. Eh bien, je m'abandonne à vous, je vous supplie lâchement. Vous ne m'aimerez pas, vous, qu'importe? Laissez-moi vous adorer. Il me semble qu'à la longue je saurai bien effacer vos blessures. --Que vous êtes bon, mon ami! s'écria-t-elle en lui tendant la main. Elle ajouta avec chaleur: --Que vous avez été bon pour moi! Si vous saviez, si vous saviez, ce que, durant deux mois d'affreuse détresse physique et morale, votre charmante amitié fut pour moi. A peine aurais-je cru qu'il pût exister, chez un homme ou chez une femme, une nature aussi exquise que la vôtre. Laissez-moi vous dire, du fond de mon âme, comme je vous apprécie, comme je vous admire et quelle profonde reconnaissance je vous garderai toujours. --Ne dites pas cela, fit-il. Ne me remerciez pas. Je suis l'être le plus intéressé de la terre. Je rêve que mon faible et inutile dévoûment sera récompensé d'une récompense infinie. Ah! Renée, ne me la donnerez-vous pas? --Fabrice, je vous le jure, si j'avais encore dans l'âme quelque chose à donner, cette dernière parcelle intacte n'appartiendrait qu'à vous. Mais... Un geste de découragement acheva sa phrase. Rien ne restait plus des trésors d'amour d'autrefois. --Oh! dit le jeune homme, qui, tout à coup, devint presque ironique, amer, dans l'excès de sa douleur, vous vous trompez, Renée, volontairement ou non. Une âme comme la vôtre ne s'appauvrit jamais. Soyez donc franche, du moins, dites que toute cette âme, que vous me fermez, avec toutes ses ardeurs, avec toutes ses tendresses, avec tous ses pouvoirs, avec toutes ses pensées, elle appartient encore, elle appartient toujours à... au passé, comme vous le disiez tout à l'heure... A ce passé, qui n'était pas digne de vous! Elle réfléchit un instant, très calme, sans colère contre la brusque sortie de M. de Ligneul. Elle semblait s'interroger elle-même. Pour la première fois, depuis bien longtemps, et à cause de son estime absolue pour cet ami à qui elle devait d'être sincère, elle osait regarder, analyser jusqu'au fond ses propres sentiments. Lui, la contemplait, apaisé soudain par l'intensité, par la dignité extrême d'expression peinte sur ce visage revu avec tant d'émotion. Un espoir lui vint tandis que la méditation de la jeune femme se prolongeait. Quel moment solennel! Derrière le lacis des branches, devenues noires, le soleil descendait--non pas le rouge et sinistre soleil d'automne, mais l'éclatant disque d'or clair des purs et transparents soirs d'avril.--Ses rayons aigus criblaient le taillis sans feuilles et étoilaient d'étincelles l'ombre fraîche où les violettes s'obscurcissaient. Enfin Renée reprit la parole, et Fabrice, malgré tous ses désirs, ne put mettre en doute la sincérité de son accent: --On a dit, fit-elle,--c'est une banalité,--que les richesses du cœur, au rebours des autres, s'augmentent à mesure qu'on les prodigue. Cela n'est pas vrai toujours. S'il y a des amours qui fécondent l'âme, il y en a d'autres qui la dessèchent et qui l'épuisent. Malheur à ceux qui transforment un principe de vie en principe de mort!... Ou plutôt, non, paix et pardon à ceux-là comme à tous les coupables, qui sont des malheureux. Écoutez, Fabrice, et vous allez mieux me comprendre. Plus amplement un fleuve épanche ses eaux, n'est-ce pas? plus il grandit, jusqu'à ce qu'il aille enfin se perdre dans la mer. L'amour que l'on répand, que l'on répand encore, ressemble à ce grand fleuve, me direz-vous. Oui... mais le monde moral, aussi bien que le monde physique, présente des phénomènes étranges. Il y a dans l'Inde une rivière que l'on appelle Sarasvati. Elle sort joyeuse et abondante de sa source, tout comme les plus vaillants cours d'eau; elle fait naître aussi sur ses bords les villages et fleurir les prairies. Puis, tout à coup, alors qu'elle est la plus fraîche, riante et belle, elle pénètre dans un désert immense, et elle s'y perd, et elle s'y engloutit. Nul ne peut plus suivre son cours, nul ne peut plus se désaltérer dans ses eaux. Si, sur le chemin qu'elle a dû suivre, on s'avise de creuser le sable, on croit la retrouver parfois, mais c'est un flot sombre et troublé que fait jaillir le coup de sonde, le pur cristal a disparu. Et le naïf Hindou, qui divinise ses fleuves, perdu dans le désert du Thar, se lamente et pleure sur la fuite de la déesse Sarasvati. Il est des amours qui ont le sort de cette rivière. Je ne vous dirai pas le nom des sables arides sur lesquels ils s'épanchent en vain. Quand ils y couleraient pendant l'éternité, ils s'y abîmeraient eux-mêmes sans les féconder jamais, sans y faire éclore une seule fleur. Soyez simple et respectueux comme l'Hindou. Pleurez, si vous voulez, sur le mystère divin. Ne cherchez pas à réveiller le sombre fleuve. Dort-il? Coule-t-il encore à cette profondeur? Est-il absolument tari? Qu'importe! Il est perdu pour vous, il est perdu pour moi, il n'a même pas enchanté le désert qu'il avait cru réjouir. N'y pensez plus, mon ami. Moi, voyez-vous, je me reporte à sa source pure. Je ne voudrais pas le voir reparaître, même si c'était possible, et rapporter à la surface tout le pesant limon dont s'est obscurcie peu à peu la limpidité de ses eaux. [Illustration] _Achevé d'imprimer_ le vingt-quatre décembre mil huit cent quatre-vingt-sept PAR ALPHONSE LEMERRE (Aug. Springer, _conducteur_) 25, RUE DES GRANDS-AUGUSTINS _PARIS_ *** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK AMOUR D'AUJOURD'HUI *** Updated editions will replace the previous one—the old editions will be renamed. Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright law means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to copying and distributing Project Gutenberg™ electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG™ concept and trademark. 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It exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from people in all walks of life. Volunteers and financial support to provide volunteers with the assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg™’s goals and ensuring that the Project Gutenberg™ collection will remain freely available for generations to come. In 2001, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure and permanent future for Project Gutenberg™ and future generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org. Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundation’s EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state’s laws. The Foundation’s business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation’s website and official page at www.gutenberg.org/contact Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg™ depends upon and cannot survive without widespread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine-readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. 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