Title : L'Illustration, No. 3736, 10 Octobre 1914
Author : Various
Release date : December 15, 2016 [eBook #53737]
Language : French
Credits
: Produced by Juliet Sutherland, Claudine Corbasson and the
Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net
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N
o
3736.—72e Année.
10 Octobre 1914
Prix du Numéro:
Un Franc
Journal Universel
HEBDOMADAIRE
R. BASCHET , Directeur-Gérant
13, Rue Saint-Georges
Paris
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Impropres au service militaire et demeurés dans les villes, tous, tant que nous sommes, même ceux qui n’ont rien modifié à leurs habitudes, nous menons cependant depuis deux mois «une autre vie».
A la première minute du réveil cela commence. Nous ouvrons des yeux mal assurés. L’esprit remonte à la surface, avec une anxiété assoupie encore.—«Qu’y a-t-il donc? Il y a quelque chose...» Et, tout de suite, le mot... le mot redoutable tombe dans le jour indifférent qui naît, comme une lourde pierre dans l’eau d’un lac: la guerre...
La guerre! Voilà ce qui prend, étreint, opprime, obsède, poursuit sans relâche. C’est l’idée dominante qui préside à tout ce que nous faisons, à nos travaux accomplis dans la fièvre, comme à nos amers et rares loisirs pris à regret. La guerre!... Pensée de Nessus qui brûle et dévore! S’y arrêter nous terrifie, nous ensanglante et nous martyrise. S’en écarter nous coûte et nous est un reproche affreux d’égoïsme, de lâcheté, presque un remords. Ainsi nous allons d’un parti à l’autre, jamais soulagés, toujours mécontents de nous-mêmes. Le calme du voisin—que nous ne savons pas observer—nous étonne et parfois nous irrite, surtout quand nous ne le comprenons pas... et avec la même injustice nous condamnons l’excitation, la nervosité, les transports, tous les mouvements, même généreux, des irréfléchis et des désordonnés. Presque tous, nous pouvons même dire tous, nous sommes dédoublés, et souvent plusieurs fois... Tous nous avons un fils, ou un frère, ou un parent, ou un ami, ou beaucoup d’amis qui sont au peuple des armées. Le plus obscur, le plus humble des Français, sans relations, ne peut même pas, à cette heure, entreprendre le compte de ceux qu’il connaît, auxquels il est attaché et qui luttent sous les drapeaux... parce que cela serait trop long et que ce calcul le plongerait dans un inutile et coupable découragement.
Malgré tout il faut vivre. Nous vivons donc. Nous vivons cette autre vie , cette vie brusque et nouvelle. Mais dans quelles conditions? Nous la vivons dans autrui, dans ces «nôtres». dans ces «meilleurs de nous» qui nous sont si précieux et si chers. Nous la vivons par eux, à travers eux, pour eux... Ils sont là, visibles et présents, aux avant-postes de nos craintes, montant la garde au seuil de nos espoirs, sentinelles de nos desseins, comme nous—par l’esprit, par le cœur, les souhaits, le vœu, l’invocation, l’élan de l’âme et la prière interrompue, même aux instants où elle n’est plus formulée—nous sommes leurs éclaireurs, leur renfort, le soutien de leur flanc... Toutes nos besognes et nos occupations, par choc en retour, se rapportent aux leurs. Quand nous mangeons nous pensons à leur nourriture, ou à leur diète; quand nous nous étendons dans nos draps... au lit de terre sur lequel ils couchent. Notre sommeil se passionne à leur repos. Jusqu’en dormant nous suivons un par un les chemins creux de leur insomnie. Nous ne pouvons nous empêcher de nous les figurer tels qu’ils sont, eux aussi, dans leur autre vie , sous les loques de leur autre et glorieux costume, avec des visages défaits mais parfaits, avec des yeux embrasés qui portent plus haut et plus loin, avec des mains désaccoutumées de tout et consacrées uniquement aux armes. Soixante fois par minute notre tendresse instantanée les photographie sous ce tragique aspect, dans mille poses de péril et de combat. Ils sont l’éternel objet des questions auxquelles nul ne peut répondre. Nous nous demandons: «Où sont- ils en ce moment? Que font- ils ?» Tout ce dont nous sommes sûrs c’est qu’ils pensent à nous à l’instant où nous les évoquons. A moins qu’ils ne se battent! Car alors ils ne s’appartiennent plus . La guerre, et tout ce qui gravite autour d’elle, se localise en ces représentants, en ces avantageux «remplaçants» de nous-mêmes, et dès que l’on prononce son nom de Bellone, son grand nom de famille, c’est leur petit à eux, leur nom d’intime appellation qui frappe nos oreilles et devient par excellence leur nom de baptême, de baptême du feu, ce sacrement nouveau de l’ autre vie .
Qu’ils nous semblent depuis longtemps partis, les soldats! Que leur retour paraît lointain! Ils nous font l’effet de ne vivre cette autre vie , actuelle et précaire, que par un miracle incessamment accordé, un bail providentiel renouvelé tous les soirs, que par une grâce extraordinaire de durée courte et fragile, inconcevable! Nous ne nous expliquons pas comment ils vivent, comment ils font pour s’en tirer. Leur vie a l’air d’un défi, d’une bravade, d’un tour de force, d’un paradoxe, d’un problème. Chaque lettre d’eux, si brève, tracée toujours en hâte comme un post-scriptum, et qui nous renseigne si peu, contient cependant l’essentiel de la félicité pour nous quand y éclatent ces trois mots: «Je vais bien.» L’écriture, que nous reconnaissons, elle aussi a changé. Elle a pris plus de caractère. Les termes employés sont bien les mêmes qu’auparavant, mais ils veulent dire autre chose... Tout a aujourd’hui un sens différent, soudain, conquis et prodigieux, qui donne une commotion, le coup de fouet de la balle.
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Car en dehors des hommes, la nature, le ciel, la terre, et aussi les objets inanimés, tout ce qui saute aux yeux, tout ce qui retient la pensée s’est métamorphosé pour offrir la signification générale d’un mystère qui se dévoile. Cette vie nouvelle est comme un rêve tour à tour affreux, superbe, entrecoupé d’inquiétudes et d’espérances, peuplé de fantômes de gloire et d’horribles visions, décoré de mirages... comme un rêve très long, sans fin... qui n’a rien des petits rêves d’ici-bas, d’une heure ou d’une nuit, un rêve étrange, voulu, formidable, supérieur, marqué des signes successifs de la sanction et de la récompense, un rêve que l’on fait debout, éveillé, aux confins du vertige et se demandant à toute minute si l’on n’est pas le jouet d’un délire sans exemple... Il y a une voix, une persistante et pauvre voix étouffée, bâillonnée au fond de nous, qui au milieu de tout ce que nous traversons haletants, s’écrie à chaque souffle: «Est-ce vrai? Est-ce bien vrai? Tout ce qui arrive: ces batailles, ce sang... ces fracas, ces incendies, ces morts, ces héroïsmes, ces sacrifices, ces confiances, ces résolutions, cette certitude ailée?... cet état inouï dans lequel nous sommes en plein, sans désemparer,... cet océan d’émotions, de souffrances, de désirs fous sur les flots duquel nous sommes balancés, secoués, tantôt emportés à des sommets et tantôt amenés sur la pente d’abîmes, comme à la crête et au vallon de la vague... tout cela, est-ce vrai, Seigneur? Est-ce vrai? Dites-moi que non!» Et l’écho de notre clameur nous répond seul: «C’est vrai. C’est bien vrai. Cela est. Cela se passe , et pendant que tu es vivant... Tu assistes à ces choses, tu les touches, tu les vois, et un jour viendra où, les ayant de tes yeux vues, sans y croire encore même après beaucoup d’années, tu les raconteras, comme les stupéfiants souvenirs d’une existence antérieure.» Quelle situation! Et que nous sommes malheureux!
Eh bien non! Voilà ce qu’il faut, en se relevant d’un bond, conclure et reconnaître en face, et proclamer avec la joie de nos cœurs percés des glaives qui les couronnent... Cette vie nouvelle, cette autre vie , elle est—pour les soldats comme pour nous-mêmes—la plus méritoire, la plus féconde et la plus admirable!
Oui!... ne tenant qu’à un fil, jouée et risquée, renoncée, quittée d’avance, offerte à chaque pas, prise ou refusée, prodiguée, gaspillée, comme dans une fête, une fête nationale... la plus grande de toutes, par la multitude de nos enfants entraînés au sublime, cette autre vie est une splendeur que rien n’atteint, n’égale, ne dépasse, au bas de laquelle végètent en rampant toutes les façons de gâcher le temps sur la terre.
Et pour nous cette suite d’alarmes, de soupirs, ces attentes, ces pleurs refoulés, ces fièvres, ces saintes angoisses, ces supplices de la lenteur et de la résignation, ces ravages de l’espérance, cette manière surprenante et indicible de constamment mourir «qui n’est pas une vie»... tout ce nouvel état est de qualité magnifique et nous hausse en ces jours de flamme au pinacle de nous-mêmes. Nous sentons, nous savons de source certaine, que nous sommes en valeur, dépouillés de nos scories, remontés de nos boues, gradés par la souffrance, et que cette épreuve purificatrice est d’ailleurs temporaire, que nous en sortirons avec un métal plus resserré, lancés plus droit dans l’avenir comme le boulet jaillit plus direct et plus fier des flancs étroits du canon rayé qui le pressaient. Tout compte fait, de toutes celles que nous aurons vécues, ces heures sombres seront les plus lumineuses. Plus tard elles nous apparaîtront, en arrière, ce qu’elles étaient vraiment sous leurs nuages de pourpre et leurs ténèbres en train d’enfanter la clarté: une aube!... éblouissante, aveuglante de bonheur, celle d’un âge d’or, salué par des tonnerres, comme à sa venue au monde un enfant royal, un enfant de France dont le règne attendu sera plus durable et plus beau que celui de tous les empereurs et de tous les rois.
Henri Lavedan.
Le jour même où paraissait notre dernier numéro, nous recevions de M. le chevalier de Stuers, ministre plénipotentiaire des Pays-Bas en France, une lettre que nous nous empressons d’insérer:
Bordeaux, le 29 septembre 1914.
Monsieur le directeur,
A de nombreuses reprises des rumeurs peu bienveillantes ont été répandues dans le public, surtout en France, d’après lesquelles l’intégrité du territoire du royaume des Pays-Bas et par conséquent sa neutralité auraient été violées par des troupes allemandes qui, en investissant la Belgique, auraient traversé l’extrémité méridionale du Limbourg.
Sur les ordres de mon gouvernement, j’ai non seulement opposé itérativement par la voie de la presse le démenti le plus absolu à cette fausse représentation des faits, mais encore transmis une protestation officielle au gouvernement de la République française.
Nonobstant ces démarches, L’Illustration a publié dans son numéro du 8 août, page 108, un article avec une carte, avançant de nouveau «que l’armée allemande pénétra sur le territoire belge et trouvant 259 des ponts coupés, qui retardaient sa marche, écorna le territoire du Limbourg hollandais, franchit la Meuse à Eysden et arriva à Visé».
Je renouvelle donc ici la rectification déjà donnée, que le territoire néerlandais n’a pas été traversé par l’armée allemande.
Ce qui aura probablement donné lieu à cette erreur, c’est que quelques soldats allemands et belges, égarés sur le territoire hollandais aux environs d’Eysden, y ont été arrêtés et désarmés, et internés ensuite à Alkmaar.
D’ailleurs, dans le discours du trône que la reine des Pays-Bas prononça récemment lors de l’ouverture du Parlement, Sa Majesté déclara qu’à sa grande satisfaction la neutralité absolue, que la Hollande observe et maintient de toutes ses forces, n’a d’aucune façon été violée jusqu’ici.
L’armée néerlandaise, mise sur pied de guerre et comptant plus de 300.000 hommes, veille sur le territoire du royaume et saura au besoin bravement le défendre.
Je vous serais très obligé, monsieur le directeur, si vous vouliez bien donner à ces lignes une place dans le prochain numéro de votre beau journal.
Agréez, monsieur le directeur, l’assurance de ma considération la plus distinguée.
Le ministre des Pays-Bas,
A. de Stuers .
Nous avons déjà, la semaine dernière, fait accueil à des protestations qui venaient de nous être adressées directement de Hollande, par des particuliers, sur le même sujet. La date tardive de ces diverses demandes de rectification nous avait d’abord paru inexplicable: mais nous avons appris que nos numéros du mois d’août n’ont pu être distribués ou mis en vente dans les Pays-Bas que tout récemment. De là l’émotion causée à la fin de septembre par une phrase et une carte publiées près de deux mois auparavant, et qui n’avaient fait que reproduire, sans insister, sans incriminer le moins du monde le gouvernement des Pays-Bas, les premières informations données par la presse sur l’invasion de la Belgique par les troupes allemandes.
Nous avons été heureux d’apprendre depuis que la neutralité néerlandaise avait été mieux respectée par l’Allemagne que les neutralités luxembourgeoise et belge. Nous le sommes encore plus aujourd’hui de constater avec quelle énergie nos lecteurs de Hollande, et le représentant lui-même de S. M. la reine Wilhelmine, déclarent que leur pays entend observer et maintenir une neutralité absolue, que saurait au besoin faire respecter l’armée néerlandaise, mise sur le pied de guerre et forte de plus de 300.000 hommes.
M. Poincaré a accompli cette semaine l’un des plus solennels devoirs de sa charge. Accompagné de M. Viviani, président du Conseil, et de M. Millerand, ministre de la Guerre, il a quitté Bordeaux en automobile et s’est rendu au quartier général des armées françaises, où il s’est entretenu durant plusieurs heures avec le général Joffre. Il s’est ensuite fait conduire au quartier général anglais où l’a reçu le maréchal French. Enfin, le président de la République a visité deux de nos armées combattantes et le lendemain, avec M. Millerand et le général Galliéni, le camp retranché de Paris, plusieurs hôpitaux militaires et le cimetière de Bagneux.
Le chef de l’Etat, voulant exprimer publiquement la satisfaction que lui avait causée sa visite aux armées anglaises et françaises, a adressé au roi George V d’Angleterre un télégramme de félicitations en le priant de bien vouloir en faire donner connaissance aux vaillantes troupes britanniques. M. Poincaré a aussi félicité le ministre de la Guerre français dans une lettre éloquente, en l’invitant à transmettre ses félicitations au général Joffre et au général Galliéni. Ces lettres, qui seront lues aux troupes, leur apporteront le témoignage de l’admiration et de la reconnaissance de la nation tout entière.
En quittant Bordeaux, M. Poincaré avait emporté avec lui les six étendards allemands pris récemment à l’ennemi et les avait fait déposer à l’Elysée. Mercredi dernier, ils ont été transportés par une compagnie de la garde républicaine à l’Hôtel des Invalides. Chaque drapeau allemand était porté sur l’épaule, l’étoffe pendant vers le sol, par un sous-officier. Dans la cour d’honneur, le général Niox, commandant des Invalides, reçut les trophées, qui, remis aux vieux soldats aux moustaches blanches, furent transportés par eux dans la chapelle.
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Dès l’entrée en guerre de la Grande-Bretagne, le prince de Galles, qui avait déjà accompli une période d’instruction militaire, fut incorporé comme lieutenant dans les Grenadier-Guards. Pendant plusieurs semaines, il fut donné aux Londoniens de voir passer dans les rues de la capitale, à la tête de sa section, leur futur souverain, portant élégamment et martialement l’uniforme des grenadiers. Mais ces exercices quotidiens ne suffisaient pas à l’ardeur du jeune prince, qui sollicita l’honneur de se rendre en France pour y combattre dans les rangs de l’armée expéditionnaire. Lord Kitchener, ému de recevoir cette requête du fils de son roi, a promis, dit-on, de lui donner bientôt satisfaction. En attendant, l’héritier de la couronne a eu la joie d’être promu au rang de standard bearer : il porte le drapeau de son régiment aux heures où les grenadiers de la garde font la relève au Palais-Royal de Buckingham. Rien de charmant comme la juvénile silhouette du crown-prince ,—dont la physionomie offre le plus heureux contraste avec celle de ce soudard orgueilleux, insolent et brutal, le kronprinz . Rien qui exprime mieux aussi le contraste des deux races, des deux éducations, des deux cultures. Le prince anglais garde sur son visage ombragé par la casquette militaire le reflet de la grâce de sa jeunesse et de ses sentiments; tandis que l’autre avoue par tous les traits de sa physionomie trop connue qu’il n’a reçu qu’un enseignement de haine sournoise et d’orgueil inhumain.
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Cette chambre d’une quiète maison de province environnée d’ordinaire de silence est devenue mortuaire et glorieuse. Dans la ville bombardée, la mitraille fait ses ravages. Les vitres ont éclaté; mais la maison est encore debout. On a transporté là le général, qu’un obus vient de blesser à mort, tout près. Il a expiré sur le vieux lit aux rideaux épais.
Hâtivement on lui a rendu le dernier hommage: ses yeux fermés par son officier d’ordonnance, on a rejeté sur lui son manteau de campagne. Pour cierges, deux bougies dans les simples chandeliers familiaux, et, sur la poitrine du vaillant soldat, l’or et l’émail de la croix de la Légion d’honneur s’éveillent aux lueurs vacillantes des deux minces flammes.
Un cavalier au visage grave, le sabre au poing, veille seul le corps du chef. Au dehors, le fracas de la bataille continue.
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M. l’abbé Thinot (et non Chinot), maître de chapelle à la cathédrale de Reims, après avoir lu, dans L’Illustration du 26 septembre, l’article de M. Ashmead Bartlett, a bien voulu nous fournir quelques précisions et des détails complémentaires.
Lors du bombardement du 4 septembre, non seulement la cathédrale fut visée, puisque la ligne des rues et des édifices frappés s’étend, droite, en avant et en arrière de la basilique, non seulement deux obus qui ont éclaté à proximité endommagèrent, l’un d’admirables statues au grand portail, l’autre les vitraux de la basse nef Nord, mais encore un projectile est tombé directement sur le socle du pignon du transept Nord, saccageant l’architecture et les toits.
Le projecteur électrique qui avait été installé par nos officiers sur la tour Nord ne l’a été qu’une seule nuit durant, comme un essai qui n’eut aucune suite, et, en tout cas, bien avant l’entrée en contact avec l’ennemi.
C’est le jeudi 17 que des blessés allemands—de 70 à 80—furent amenés à Notre-Dame. Les Allemands, le matin du jour qui vit leur retraite (12 septembre), avaient exigé un aménagement de la cathédrale permettant d’y installer 3.000 de leurs blessés, mais ils n’eurent pas le loisir d’en amener un seul. C’est l’autorité française qui fit utiliser, pour les blessés abandonnés à Reims par l’ennemi, la paille et les couvertures qui avaient été accumulées dans l’édifice. Le général Franchet d’Espérey prenait ainsi, pensait-il, alors que la ville souffrait, depuis trois jours déjà du bombardement, les garanties les meilleures pour la protection du monument.
Le vendredi 18 cependant, et le samedi 19, la cathédrale fut très nettement et impitoyablement visée. Un minimum de 35 à 40 obus, presque tous du plus fort calibre, se sont abattus sur le vaisseau, n’en épargnant aucune partie, depuis les puissantes assises des contre-forts jusqu’au sommet des tours, en passant par la dentelle de pierre qui couronne les combles, depuis l’abside jusqu’à la merveilleuse façade où, sur des échafaudages, devait tomber le premier projectile incendiaire. De ces affirmations notre interlocuteur peut témoigner; nous savons qu’en compagnie de l’archiprêtre il n’a pas quitté Notre-Dame pendant ces journées douloureuses. Nous laissons d’ailleurs ici la parole à M. l’abbé Thinot:
«C’est le vendredi 18, dans la matinée, que des débris d’architecture projetés par un obus ont tué, dans la basse nef Sud, deux des blessés étendus. La mitraille en atteignit bien d’autres.
»Deux fois ce jour-là, pendant la terrible rafale, et une fois le lendemain samedi, nous mîmes ces malheureux, à l’abri dans l’escalier de la tour Nord. Je ne fis, dans cette opération qu’aider M. l’archiprêtre,—et non Mgr le cardinal, comme on l’a dit par erreur, puisque Son Eminence, de retour du conclave, ne put rallier sa ville épiscopale que quatre jours après le sinistre.
»Et c’est encore M. l’abbé Landrieux, curé-archiprêtre de la cathédrale, dont je n’avais qu’à admirer le sang-froid et à suivre le calme courage pendant ces jours et particulièrement ces heures tragiques, qui, au moment où les blessés cherchaient à sortir de l’édifice en flammes, prévint les plus terribles excès: il releva le canon des fusils que le scrupule de la consigne abaissait, il raisonna l’exaspération d’un peuple que le forfait des ennemis ne justifiait que trop, il empêcha, en un mot, des faits que le lendemain nous eussions très amèrement déplorés.»
Pendant que nous prenions congé de lui, M. l’abbé Thinot nous montre les formidables éclats d’un des trois obus de siège que, cinq jours après leur crime, les Allemands jetèrent encore sur la cathédrale.
C’est une figure bien française que celle de M me Macherez qui ne craignit pas de s’improviser maire de Soissons pour recevoir les Allemands et défendre contre eux la vie et les intérêts de ses concitoyens. A l’approche de l’ennemi, en l’absence du maire élu et de presque tout le conseil municipal, M me Macherez, femme de l’ancien sénateur de l’Aisne, prit l’initiative de grouper autour d’elle, pour assumer de lourdes responsabilités, quelques autres personnalités énergiques: Mgr Péchenard, évêque de Soissons; M. Blamoutier, notaire, et un conseiller municipal demeuré à son poste, M. Musard.
Ce petit comité, auquel s’était joint M. Arfeuille, pharmacien, eut le noble rôle de tenir tête aux exigences de l’envahisseur qui, durant plus d’un mois, défila dans la malheureuse ville sur laquelle ne cessaient de pleuvoir les plus fantastiques réquisitions , et, entre temps, les obus. Par son sang-froid, par son énergie hautaine, parfois ironique, M me Macherez réussit à en imposer aux officiers allemands. Plus heureuse que son voisin, l’héroïque maire de Senlis, la vaillante femme épargna à ses concitoyens les horreurs du pillage et des fusillades; la ville de Soissons, qui, sans elle, eût sans doute été réduite en cendres, n’a souffert que des obus lancés par les Allemands au commencement de leur retraite.
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M. Frédéric Villiers, artiste correspondant de guerre de notre confrère anglais The Illustrated London News , a pu noter sur place un des épisodes les plus dramatiques de la bataille de la Marne. A 10 kilomètres de Sézanne, l’antique château de Mondement se dresse fièrement sur un mamelon d’où l’on domine les marais de Saint-Gond et la vaste plaine fermée au loin par la silhouette indécise de l’Argonne. L’importance stratégique de cette position était telle qu’au cours de la journée où s’effectua la retraite définitive des Allemands les deux armées se la disputèrent avec un acharnement extraordinaire. Nos troupes, qui l’occupaient d’abord, en furent délogées deux fois; fortement appuyées par l’artillerie, elles livrèrent un dernier assaut à la baïonnette, et, entrant par les fenêtres, trouvèrent le dîner servi pour les officiers allemands qui n’avaient point prévu ce retour offensif. Dans sa traduction exacte de ce que dut être la lutte, notre dessin fait revivre une de ces mêlées sauvages, héroïques, qui se livraient sous les donjons du moyen âge. L’incendie, les trous d’obus semblent peu de chose à côté d’un si terrible corps à corps, et cet épisode de la grande bataille est d’autant plus glorieux pour nos armes qu’on y vit la garde prussienne enfoncée par deux régiments de ligne, dont un de l’armée de réserve.
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La semaine qui s’achève, la dixième de la guerre, aura été la plus mouvementée par la rapidité des changements dans les théâtres de batailles. En ces quelques jours on a vu la bataille de l’Aisne devenir bataille de l’Oise, puis de la Somme, ensuite de l’Ancre et de la Scarpe. Aux dernières nouvelles, on signalait l’apparition d’une forte cavalerie ennemie sur la Lys, entre Armentières et Tourcoing, ville voisine de cette rivière, à moins de deux lieues de Lille, puisque l’on était aux prises vers Lens et la Bassée.
Les Allemands ont brusquement transporté les opérations sur une ligne que l’on peut jalonner ainsi du Sud au Nord: environs de Montdidier, Rosières-en-Santerre, Albert, Arras et, maintenant, Lille. Ces renforts n’auraient pas été obtenus à l’aide de forces nouvelles tirées d’Allemagne, mais par des prélèvements parfois énormes sur les armées qui s’étendent de l’Argonne à la Suippe et, au long de cette rivière, jusqu’à l’Aisne, puis jusqu’à la forêt de Laigue, située dans la presqu’île formée par la jonction de l’Aisne et de l’Oise.
Ce mouvement, dont il convient de signaler la rapidité d’exécution, correspond du reste à la manœuvre que nous paraissions nous-mêmes exécuter en nous élevant vers le Nord. La menace était grave, aussi l’état-major allemand a-t-il tenté de percer nos lignes par une de ces attaques en masse qui sont le fond de sa tactique. Il a fait passer ses corps d’armée sur la rive droite de l’Oise en franchissant la rivière sans doute vers Noyon, Chauny et la Fère. Nous occupions alors des positions depuis Lassigny et Roye jusqu’à la Somme; d’autres troupes françaises étaient sur les plateaux au Nord du petit fleuve, entre Albert et Combles.
L’ennemi a dirigé contre nous, depuis les derniers jours de septembre, des attaques acharnées que nous avons repoussées dans une série de combats de jour et de nuit d’une extrême violence; sur certains points, nous avons parfois reculé, mais, en somme, les Allemands n’ont pu réussir leur manœuvre; nulle part ils n’ont percé les lignes que nous leur opposons à l’Est d’Amiens, loin de cette grande ville. A la date du 6, ils n’avaient même pu forcer nos positions de Lassigny, contre lesquelles ils dirigeaient une attaque importante.
Pendant que ces luttes ardentes avaient lieu entre la Somme et l’Oise, d’autres, sur lesquelles on ne nous a donné jusqu’ici aucun renseignement précis, se produisaient entre la Somme et son affluent, l’Ancre, et vers la petite ville historique de Bapaume. Albert était détruite à distance par des obus allemands sans que la bataille paraisse s’être étendue jusqu’à elle.
En même temps qu’on nous laissait deviner ces efforts dans la direction d’Amiens, nous apprenions que d’autres rencontres avaient lieu au Sud d’Arras, puis que des détachements français, sortis de cette ville et se portant dans une direction qui nous est encore inconnue, avaient été obligés de se replier vers l’Est et le Nord, c’est-à-dire dans la vallée de la Scarpe et dans la direction de Lens. Ces événements nous étaient signalés vers le 3 octobre; depuis lors on passait sous silence les faits de guerre qui ont pu se produire à ces confins de l’Artois et de la Flandre. Le communiqué du 6 signalait une nouvelle extension des opérations allemandes par l’apparition de masses de cavalerie sur la Lys, depuis Armentières jusqu’aux campagnes de Tourcoing, c’est-à-dire vers les villes jumelles de Menin et d’Halluin, dans le voisinage immédiat de Lille. Le 7 on apprenait que nous étions aux prises vers Lens et la Bassée.
On voit combien a été prompt le changement de front des Allemands; il ne l’a d’ailleurs pas été davantage que le mouvement de nos armées s’élevant rapidement au long d’une ligne que l’on peut tracer par le chemin de fer d’Amiens à Arras et à Lille.
Brusquement la physionomie de la campagne s’est donc modifiée; le silence s’est fait un moment sur les plateaux du Soissonnais, leurs carrières transformées en retranchements et constituant une série de cavernes aménagées en batteries invisibles. Toutefois nous n’abandonnons pas la partie de ce côté. Français et Anglais, passés maîtres dans la recherche de ces terriers qui rappellent la chasse au renard avec le danger en plus, parviennent à découvrir ces gîtes, à les tourner, pour y pénétrer à la baïonnette, si nos obus n’y ont pas d’abord produit leurs terrifiants effets.
Au centre, c’est-à-dire dans la Champagne pouilleuse, étendue de Reims à l’Argonne, le calme parut un moment se faire. Les Allemands, ayant envoyé la plus grande partie de leurs troupes entre l’Oise, la Somme et la Scarpe, se bornent à occuper les lignes de retranchements qu’ils ont entaillées dans la craie. Nous ne les en délogeons que peu à peu. Ainsi progressions-nous mercredi vers Berry-au-Bac, c’est-à-dire au pied des hauteurs de Craonne et du Laonnais.
Plus importants sont les événements du côté de l’Argonne, et par Argonne il faut entendre non seulement la forêt de ce nom, mais tout le pays étendu depuis la plaine champenoise jusqu’à la Meuse. L’armée du kronprinz apparut comme bloquée entre le fleuve et la région forestière; un de ses éléments les plus importants, le 16 e corps, effectuant un mouvement malaisé à comprendre, a subi un grave échec. Engagé dans la partie de la forêt d’Argonne comprise entre Varennes et la vallée inférieure de la Biesme, vers Vienne-le-Château, partie de la grande sylve que l’on appelle bois de la Gruerie, il a été rejeté sur la route de Varennes à Vienne-le-Château qui parcourt un de ces plis ou échavées dont la forêt est sillonnée. C’est ce que l’on appelait jadis le défilé de la Chalade.
Sur la Meuse, des événements imparfaitement connus se sont produits; des forces allemandes venues de Metz ont voulu tendre la main à l’armée du kronprinz. Grâce à leur nombre, sans doute, à leur tactique de ruée furibonde, sans compter avec les pertes, les ennemis ont pu forcer les Hauts de Meuse dans leur partie la plus étroite et arriver à Saint-Mihiel, pour y tenter le passage de la Meuse. Ces efforts ont échoué, les ponts jetés par l’ennemi furent détruits, aucun élément n’a pu prendre pied sur la rive gauche. Pendant ce temps, des troupes françaises venaient du Sud, c’est-à-dire de la région de Toul et de Nancy, tandis que d’autres accouraient probablement des parages de Verdun, et la colonne allemande allongée entre Apremont-de-Woëvre et Saint-Mihiel se trouvait menacée.
Nos forces montant du Sud à travers la plaine de Woëvre ont refoulé les éléments ennemis qui l’occupaient jusqu’au delà d’une ligne formée par la route de Commercy à Pont-à-Mousson; les avant-gardes atteignaient bientôt le village de Seicheprey, au cœur de la Woëvre; puis nos troupes descendaient dans la vallée du Rupt de Mad. Depuis lors, elles n’ont pas cessé d’avancer, assez lentement toutefois.
Quant à l’extrême aile droite de nos armées, région de Nancy, Lunéville, Saint-Dié et chaîne des Vosges, le plus grand mystère règne sur ce qui s’y passe. Situation inchangée, se bornent à dire les communiqués, mais nous ne savons rien de la situation à laquelle fait allusion ce mot inchangée .
En Belgique, les opérations militaires se résument presque entièrement dans les attaques contre Anvers. Les Allemands déploient devant cette place un acharnement qui s’explique par le caractère de réduit suprême offert à la principale armée belge par le camp retranché. Ils n’ont peut-être ni les hommes ni le matériel nécessaires pour un siège régulier précédé d’un investissement. Le rayon défendu par les forts détachés les plus éloignés représente en effet un circuit de 100 kilomètres; il faudrait plusieurs armées pour opérer l’investissement. Aussi les Allemands s’efforcent-ils d’enlever un ou deux des forts extérieurs, de façon à atteindre la seconde ligne formée par les forts du général Brialmont.
Anvers, on le sait, est sur l’Escaut; ce fleuve reçoit, au Sud de la ville, le Rupel, formé par la Dyle et la Nèthe. Le fleuve et les rivières affluentes constituent un fossé précieux pour la défense de la région fortifiée. En amont de la jonction du Rupel, le territoire, au Nord de l’Escaut, jusqu’à la frontière des Pays-Bas, est très étroit; en outre, il est encore rétréci par la zone de terrains inondables étendus au Nord de Saint-Nicolas. Cette bande de terrain est la ligne de retraite de l’armée belge vers l’Ouest, dans le cas où elle voudrait évacuer Anvers pour aller tenir campagne dans les deux provinces de Flandre ou en France; aussi les Allemands ont-ils tenté des efforts inouïs pour franchir l’Escaut et faire du côté de l’Ouest le blocus de la place. De là leur acharnement contre Termonde, qui possède les derniers ponts fixes sur le fleuve, et l’incendie de 275 cette pauvre ville, coupable d’avoir empêché tous les mouvements de l’ennemi.
La ligne de l’Escaut a pu être préservée jusqu’ici; en ce moment c’est celle de la Nèthe qui est l’objet des attaques; mais, pour aborder la rivière, il faut d’abord s’emparer des forts de sa rive gauche; de là ces attaques furibondes contre les forts de Wawre, de Waelhem et de Koningshoyekt. Jusqu’à présent, il ne semble pas qu’elles aient été couronnées de succès; au contraire, soit les forts, soit les sorties de la garnison, ont causé des pertes terribles aux Allemands. Mais ceux-ci ne sont pas avares du sang de leurs soldats: des milliers d’hommes peuvent tomber, des milliers d’autres sont amenés sous le feu des canons.
A cela se bornent les renseignements sur la Belgique, mais de grands mouvements de troupes ennemies ont dû avoir lieu dans le Sud des Flandres, puisque les Allemands ont franchi la frontière belge en traversant la Lys.
En Russie, les événements se sont précipités. On pouvait croire que les Allemands n’allaient pas tarder à atteindre le cœur de la Pologne; ils avaient pénétré jusqu’aux abords du Niémen et menaçaient d’atteindre Kovno, au Nord, Grodno, au Sud, puis, près de la Narèw, Bielostok. Vilna paraissait le but; plus au Sud c’était Varsovie. A suivre sur la carte la marche allemande, on pouvait craindre le refoulement des Russes vers l’intérieur; déjà, les Allemands avaient amené l’artillerie de siège autour de la place forte d’Ossowetz, sur la rivière Bobr, dont la prise pouvait les rendre maîtres des chemins de fer conduisant au cœur de la Pologne.
Tout à coup, tout a changé, les généraux russes qui attendaient sur les bords du Niémen, bousculent les têtes de colonnes allemandes, rompent à coups de canon les ponts jetés sur le fleuve, puis, prenant l’offensive, chassent les armées qui se croyaient déjà victorieuses des villes où elles étaient parvenues. Ainsi fut dégagée Mariampol, ainsi fut reprise Souvalki; un autre chef-lieu de province, Augustovo, où paraît s’être fait le plus grand déploiement allemand, fut le théâtre d’une sanglante bataille qui dura près d’une semaine. Mais la victoire a été complète, l’armée allemande, coupée en deux tronçons, a été écrasée; autour d’Augustovo, l’un d’eux aurait perdu 60.000 hommes. Ce fut alors une véritable déroute, les Allemands ont dû repasser la frontière et pénétrer en désordre dans la région lacustre de la Mazurie (Mazurenland) où, une première fois, ils avaient été battus.
D’autres succès ont marqué l’offensive russe au Sud de la Pologne, dans ces régions de Lodz et de Kielce que l’invasion allemande avait atteintes, et l’on pressent que des masses formidables, descendant de Varsovie, vont refouler les envahisseurs sur Cracovie où se prépare une rencontre peut-être décisive.
Les Russes, tout en poursuivant le siège de la grande forteresse de Przemysl, s’avancent en même temps vers Cracovie par la route de l’Est; on calcule que deux millions d’hommes se heurteront bientôt à ces confins de la Galicie et de la Silésie.
Nos alliés n’ont pas ce seul objectif, ils ont franchi les Karpathes sur plusieurs points, atteint quelques villes importantes des pays slaves—Ruthènes— 276 opprimés par les Hongrois, et se préparent à marcher sur Budapest.
Les Serbes et les Monténégrins ne restent pas inactifs. En même temps que les Autrichiens, contenus sur le Danube et la Save, en arrivent à abandonner leur grotesque bombardement de Belgrade, les deux petits royaumes alliés pénètrent hardiment en Bosnie et Herzégovine, leur domaine de demain. Sarajevo, capitale de la Bosnie, entourée par eux, ne tardera pas à tomber.
La place nous manque pour parler des événements de l’Adriatique, nous y reviendrons bientôt. Disons seulement que le blocus de cette mer est effectif et que l’occupation des bouches de Cattaro paraît imminente.
Ardouin-Dumazet.
Le comte Albert de Mun, membre de l’Académie française, député du Finistère, l’un de nos plus grands orateurs, l’un de nos meilleurs écrivains, est mort subitement à Bordeaux dans la nuit de lundi à mardi dernier. Celui qu’on avait nommé le «Cuirassier blanc» n’avait guère changé depuis les jours où, jeune lieutenant de chasseurs, il défendait Metz contre l’armée prussienne, jusqu’à hier où, condamné au repos laborieux par ses soixante-treize ans, il ne défendait plus notre patrie que par la plume.
Quand le mal eut éteint sa voix, il continua d’accomplir son devoir en écrivant, et c’était la même éloquence, la même force, la même opiniâtreté. Ses convictions illuminaient sa prose comme elles avaient enflammé ses discours.
Il avait la stature héroïque et martiale des cavaliers intrépides. Il avait l’esprit ardent, la parole harmonieuse mais vibrante. C’était un combattant, toujours, même dans sa foi de catholique fervent, même dans sa générosité, sa charité, sa pitié. Ses adversaires l’estimaient sincèrement; d’aucuns durent l’aimer. Quand il reprit sa place à la Chambre, d’où la maladie l’avait momentanément éloigné, il fut salué par toute l’assemblée émue et Jean Jaurès, dressé à son banc, lui adressa de la voix et du geste un sonore témoignage d’admiration et de respect.
Les condoléances que reçoit M me la comtesse de Mun disent assez quelles étaient les vertus du Français que le pays vient de perdre. Le Pape, le cardinal Amette, le président de la République et même le rédacteur en chef de l’ Humanité se rencontrent ou se suivent dans l’expression de cet hommage. Ses amis, ses confrères de l’Académie viennent aussi sur sa tombe témoigner de leur regret pieux. M. Frédéric Masson salue le «grand chrétien». M. Paul Bourget lui rend les derniers devoirs dans un article qui est aussi émouvant par son ton de sincérité que par l’élégance de sa forme: «Les qualités de l’artiste en parole, dit-il, étaient incomparables chez de Mun. Il n’était pas besoin de la tribune pour qu’il les déployât. Que de fois, dans nos séances de l’Académie, j’ai admiré en lui cette puissance du verbe animé à l’occasion d’un débat auquel il prenait part!» Et sur l’homme même: «Chez Albert de Mun, la sérénité d’une existence vécue pleinement se reconnaissait à la bonne grâce, à l’aménité qu’il savait conserver à travers tous les désaccords.» Et pourtant, le sort ne le comblait point de ses faveurs: «Il est dur, il est cruel d’appartenir à une cause toujours vaincue, lorsqu’on sent que l’on porte en soi un homme d’Etat qui n’aura pas son heure. Quel ambassadeur eût fait un Albert de Mun, avec les dons de finesse qu’il avait aussi, avec ses façons de grand seigneur aimable et sa séduction faite de grâce, de tact et de fermeté.»
Il continuait son apostolat patriotique avec une virile énergie. Ses trois fils, qu’il avait formés à son exemple, combattaient aux armées. Lui, dans sa retraite, écrivait chaque jour une page éloquente que l’ Echo de Paris publiait et où le public haletant trouvait à calmer son angoisse, à raffermir sa volonté. Il est mort pour ainsi dire sur le champ de bataille même, face à face avec ces ennemis qu’il avait affrontés déjà quand il avait trente ans. Sa mort met en deuil non seulement tous ceux qu’animent sa foi religieuse et ses espoirs politiques, mais tous les Français. Car en ces jours de guerre, tous les sentiments et toutes les idées se confondent, la foi avec le courage, le spiritualisme avec le patriotisme.
Le dernier rapport du général French nous a fourni des détails pittoresques sur les effets de l’artillerie allemande, et, principalement, sur ceux des howitzers lourds de campagne, qui lancent des obus d’un diamètre de 21 centimètres. Ces énormes projectiles font plus de bruit que de mal, dit le rapport. Ils ne sont dangereux que pour les êtres ou les objets placés dans leur «sphère de contact». Ils explosent, en touchant le sol, avec un fracas terrifiant, et creusent une sorte de cratère assez vaste pour qu’on puisse y enterrer cinq chevaux. Mais leurs éclats font gerbe en une seule direction, au lieu d’être projetés en tous sens comme ceux de notre obus de 75, si bien que des officiers français ont pu conter que ces projectiles, tombant à moins de deux mètres de distance, n’avaient eu d’autres résultats que de les recouvrir de poussière. Au moment de l’explosion, le projectile dégage une épaisse fumée noire qui affecte la forme d’une colonne ou d’un bouquet, d’où les sobriquets que lui ont décernés les troupiers anglais: coal-boxe (boîte à charbon) Jack-Johnson (en souvenir du champion nègre), Black-Maria (la Marie-Noire).
Comme le constate le général French, les Allemands semblaient compter sur l’impression démoralisante que ces gros projectiles devaient produire sur nos troupes, autant par le fracas de l’explosion que par les sifflements sinistres qui accompagnent leur trajectoire. Leurs obus de 210 auront eu ce résultat d’enrichir l’argot de «Tommy Atkins ».
La seconde de nos photographies, prise le 4 octobre, au moment où les Allemands bombardaient les forts d’Anvers avec un redoublement d’énergie, montre le flocon de fumée grise, curieusement déchiqueté, que produisent les shrapnells alors qu’ils explosent à 50 ou 100 mètres au-dessus du sol en projetant en cône, comme une pomme d’arrosoir, une pluie de balles sphériques qui rappellent, par leur grosseur, les billes des écoliers.
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LES GRANDES HEURES | 258 |
Une autre vie | 258 |
LA NEUTRALITÉ HOLLANDAISE | 258 |
M. POINCARÉ AUX ARMÉES | 259 |
LE CRIME DE REIMS | 270 |
Un témoignage sur le bombardement et l’incendie de la cathédrale | 270 |
M me MACHEREZ, «MAIRE» DE SOISSONS | 270 |
LA DIXIÈME SEMAINE DE GUERRE | 274 |
Entre l’Oise et la Somme | 274 |
Au nord de la Somme | 274 |
de Reims à la Woëvre | 274 |
en Belgique | 274 |
les armées russes | 275 |
dans les Balkans | 276 |
LE COMTE ALBERT DE MUN | 276 |
OBUS ET SHRAPNELLS ALLEMANDS | 276 |
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