The Project Gutenberg eBook of Faust [première partie] This ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this ebook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook. Title: Faust [première partie] Author: Johann Wolfgang von Goethe Illustrator: Eugène Delacroix Translator: Philipp Albert Stapfer Release date: February 19, 2017 [eBook #54202] Language: French Credits: Produced by Laura Natal Rodriguez & Marc D'Hooghe at Free Literature (online soon in an extended version, also linking to free sources for education worldwide ... MOOC's, educational materials,...) Images generously made available by the Gallica, Bibliothèque nationale de France *** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK FAUST [PREMIÈRE PARTIE] *** Produced by Laura Natal Rodriguez & Marc D'Hooghe at Free Literature (online soon in an extended version, also linking to free sources for education worldwide ... MOOC's, educational materials,...) Images generously made available by the Gallica, Bibliothèque nationale de France FAUST, TRAGÉDIE DE M. DE GOETHE, TRADUITE EN FRANÇAIS PAR M. ALBERT STAPFER, Ornée d'un Portrait de l'Auteur, ET DE DIX-SEPT DESSINS COMPOSES D'APRÈS LES PRINCIPALES SCÈNES DE L'OUVRAGE ET EXÉCUTÉS SUR PIERRE PAR M. EUGÈNE DELACROIX. A PARIS, CHEZ CH. MOTTE, ÉDITEUR, RUE DES MARAIS N°13; ET CHEZ SAUTELET, LIBRAIRE, PLACE DE LA BOURSE. M DCCC XXVIII. PRÉFACE. Il est certains poèmes qui ont eu de tout temps le privilège, pour ainsi dire exclusif, d'éveiller l'imagination des peintres; tels sont, entre autres et par excellence, l'Iliade et l'Odyssée d'Homère, le Paradis perdu de Milton, le Roland furieux du divin Arioste; on ferait un volume avec la simple énumération des tableaux ou dessins remarquables qu'ils ont inspirés depuis leur apparition jusqu'à nos jours. Parmi les compositions poétiques tout-à-fait modernes, qui, sous ce rapport, méritent de lutter avec celles que nous venons de nommer, le Faust de M. de Goethe doit être mis au premier rang. Ce grand homme a su donner tant de vie aux personnages fantastiques qui abondent dans cette tragédie, qu'on est obligé d'y croire comme à des personnages réels, et de leur prêter une figure, un geste, un accent particulier; on les voit agir, on les entend parler; pour chaque scène nouvelle, le lecteur, involontairement, compose en idée un nouveau tableau. Aussi plusieurs artistes habiles se sont-ils déjà essayés à reproduire les plus saillantes d'entre elles, et jusqu'à présent M. Retsch est celui d'entre eux qui a le mieux réussi dans cette tentative; ses dessins, gravés d'abord en Allemagne, où ils obtinrent le plus grand succès, furent bientôt contrefaits en Angleterre et en France, où l'on se plut également à reconnaître l'esprit, la finesse et la grâce avec lesquels leur auteur a su rendre la plupart des scènes de Faust. Mais malheureusement ce sont de simples croquis au trait, en général un peu froids, et qui même ne sont pas toujours exempts de la roideur tant reprochée aux dessins semblables, que naguère Flaxman exécuta pour Eschyle, Homère, Hésiode et le Dante. Ceux que nous publions aujourd'hui n'essuieront pas, à coup sûr, un pareil reproche. On pourra leur en adresser d'autres, parce que nulle production de l'art n'est à l'abri de la critique; mais, s'il nous est permis d'anticiper sur le jugement du public, nous ne doutons pas que chacun n'y admire la hardiesse avec laquelle le dessinateur s'est élancé, sur les pas de M. de Goethe, hors des chemins battus; toute la verve créatrice du poète, quelque chose même de ce que les esprits exacts se plaisent à appeler son dévergondage d'imagination, nous pensons que chacun l'y retrouvera du premier coup-d'œil. Ainsi, pour les personnes qui n'avaient pu faire connaissance avec Faust que par l'intermédiaire de notre faible traduction[1], cet ouvrage va, grâce à M. Delacroix, reprendre la physionomie franche et originale qui lui appartient, et dont nous l'avions dépouillé à leurs yeux. Il est à propos d'avertir ces personnes-là que la tragédie de Faust, écrite en vers d'un bout à l'autre et en vers rimés, ce qui n'est pas, comme on sait, une condition indispensable de la versification allemande, se divise néanmoins en deux parties fort distinctes, dont l'une est toute dramatique, l'autre toute lyrique. Dans la partie dramatique, le style varie selon les situations et selon les personnages: tantôt comique et tantôt sérieux, il passe tour-à-tour, et souvent sans aucune transition, du dernier degré du burlesque au pathétique le plus déchirant, de l'expression de ce qu'il y a de plus abject dans la nature humaine à celle des plus hautes pensées, des sentiments les plus exaltés et les plus purs, qui puissent traverser le cœur ou l'esprit de l'homme. Mais comme, au milieu de ces disparates de détail, il ne perd pourtant jamais son caractère distinctif, qui est celui d'une extrême simplicité; comme le ton du dialogue reste toujours celui de la conversation ordinaire, il ne nous a point paru impossible de traduire en prose toute cette partie de l'ouvrage de M. de Goethe[2]: nous avons cru même pouvoir le faire sans trop altérer, ni la couleur de l'ensemble, ni les teintes diverses, si multipliées et parfois si tranchées, qui la nuancent. Au moins aurions-nous éprouvé des difficultés beaucoup plus grandes à humilier le vers français jusqu'au ton vulgaire de certains passages, que nous n'en avons eu d'élever la prose au ton inspiré de certains autres. Il n'en va pas ainsi de la partie lyrique, qui occupe dans Faust une assez grande place. On y rencontre ça et là des chansons, des romances, des chants d'esprits célestes et d'esprits infernaux, des chœurs de sorciers et de sorcières, des formules magiques; tous morceaux d'une poésie cadencée, dont le principal charme consiste, pour la plupart, soit dans le choix du rythme et l'arrangement des vers, soit même uniquement dans la désinence des rimes. Ici nous n'eussions pu nous permettre la prose sans manquer au premier devoir d'un traducteur, à l'exactitude; et, il faut le dire, nous avons senti dans ce cas particulier d'autant moins de répugnance à le remplir, que, de chercher à nous y soustraire, c'eût été courir au-devant d'obligations plus dures encore: car il aurait fallu suppléer au défaut de rythme par des tours de force, que nous avouons au-dessus de notre portée, et qui nous semblent même à-peu-près impossibles. Ainsi donc, tout ce qui se chante et en somme tous les morceaux du poème, au mérite desquels le mécanisme de la versification concourt pour une forte part, nous avons employé une versification analogue pour les rendre; et, a l'égard de la portion de l'ouvrage, à laquelle notre prose a enlevé sa forme poétique, nous avons fait ce qui dépendait de nous pour y conserver, aux tournures quelque chose de leur vivacité, au dialogue un peu de son nerf et de sa vérité, au style en général une ombre de sa souplesse et de son mouvement. Annoncer qu'on s'est proposé un tel but, nous le sentons, c'est avouer qu'on ne l'a pas atteint; aussi ne parlons nous que de nos efforts, le lecteur jugera de ce qu'ils ont produit. Deux mots maintenant du sujet de ce poème extraordinaire. Ce fût, à ce qu'on croit, au commencement du seizième siècle que vécut le docteur Faust, espèce de Don Juan du nord. Bien que parvenu aux plus hauts grades dans toutes les Facultés, et réputé sage parmi les hommes, ce docteur, dégoûté de la science, livra son âme à Satan; en retour de quoi celui-ci s'obligea de lui fournir et lui procura en effet un Esprit nommé _Méphostophilis_, ayant commission de lui faire passer ici-bas vingt-quatre ans de délices, ni plus ni moins, et de l'emporter ensuite dans l'autre monde, pour y souffrir à jamais. Ses aventures joyeuses et sa lamentable fin sont racontées au long dans un gros livre fort ancien, qui fût traduit de bonne heure en plusieurs langues. La traduction anglaise donna au poète Marlow, contemporain de Shakespeare, l'idée d'une pièce, qui fût jouée de son temps, et dans laquelle, au milieu d'un grand nombre de bouffonneries grossières, éclatent des beautés du premier ordre. Jusque vers la fin du siècle dernier le docteur, moins heureux dans son propre pays, y était demeuré relégué sur des théâtres de marionnettes, d'où, comme Polichinelle chez nous, il amusait la populace par ses espiègleries. Lessing alors imagina le premier qu'on pourrait traiter un tel sujet d'une manière sérieuse; mais des deux tragédies qu'il en voulait tirer, il n'existe qu'une très-courte scène, devant leur servir de prologue. Après Lessing vint Klinger, qui publia une espèce de roman philosophique sous le titre de _Faust sa vie, ses actions et son voyage en enfer_; puis enfin M. de Goethe, leur maître à tous, sur les brisées duquel il n'y a point d'apparence que personne s'aventure, autrement que pour l'imiter; ce que n'a pas dédaigné de faire lord Byron lui-même, dans son _Deformed transformed_, et quelque peu aussi dans son _Manfred._ Pour être goûtées de nos jours, les absurdes légendes du moyen âge ont grand besoin de toute l'imagination et de tout l'esprit de M. de Goethe; aussi ne s'en est-il servi que comme on se sert d'un canevas, sur lequel on brode absolument ce que l'on veut. La conception de Faust, envisagée sous ce point de vue, lui appartient donc en propre; et certes, il n'a jamais été rien conçu de plus original, de plus étrange; jamais les fictions n'ont été portées à un excès de délire, qui dépasse de plus loin les bornes communes. Il faut avouer néanmoins que, si le poète a largement usé et, dans maint endroit peut-être, abusé du surnaturel, il faut avouer, disons-nous, que le sujet qu'il avait choisi excusait une telle licence, l'exigeait même jusqu'à un certain point. Et d'ailleurs, à quelque hauteur que son vol parvienne dans la région des songes et des chimères, quels que soient le vide et l'extravagance des mondes où il plane, toujours il part de la terre, il s'appuie toujours sur la réalité, sur la vie: comme les sorcières de Macbeth c'est en maniant des ustensiles grossiers, c'est en prononçant des paroles simples, qu'il évoque les fantômes. Il nous reste à protester contre ceux qui, après la lecture de cette traduction, s'imagineraient avoir acquis le droit de porter un jugement touchant le mérite de l'original; car, s'il n'existe point d'ouvrage sur lequel une traduction puisse donner un tel droit, celui-ci se trouve dans ce cas moins encore qu'aucun autre, à cause de la perfection continue du style. Qu'on lui suppose le naturel exquis de versification de l'Amphytrion de Molière, joint à ce que les poésies de Jean-Baptiste Rousseau offrent de plus lyrique, celles de Parny de plus tendre et de plus gracieux; alors seulement on pourra se croire dispensé, pour le juger, d'être en état de lire l'original lui-même. A. S. _Nota._ Le portrait de l'auteur de Faust, mis en tête du présent volume, a été exécuté par M. Delacroix d'après un croquis, fait à Weimar au commencement de l'année 1827, que M. de Goethe avait envoyé dans ce but à l'éditeur; et le nom inscrit au bas de ce portrait est un fac-similé exact de la signature d'une lettre de lui, écrite vers la même époque, dont on lira un passage dans la note 2. * * * * * [Illustration] FAUST. PERSONNAGES DU PREMIER PROLOGUE. UN DIRECTEUR DE THÉATRE. UN POÈTE DRAMATIQUE. UN PERSONNAGE BOUFFON. PERSONNAGES DU SECOND PROLOGUE. LE SEIGNEUR. MÉPHISTOPHÉLÈS. RAPHAËL,} GABRIEL,} Archanges. MICHEL, } LES ARMÉES CÉLESTES. PERSONNAGES DE LA TRAGÉDIE. LE DOCTEUR HENRI FAUST. WAGNER, son domestique. MÉPHISTOPHÉLÈS. UN ÉCOLIER. FROSCH, } BRANDER, } Compagnons de bouteille, jeunes débauchés de Leipzig SIEBEL, } ALTMAYER,} MARGUERITE, maîtresse de Faust. MARTHE, voisine de Marguerite. LISETTE, compagne de Marguerite. VALENTIN, soldat, frère de Marguerite. BOURGEOIS, PAYSANS, MENDIANTS, ETC. UNE SORCIÈRE. ANIMAUX À SES ORDRES. UN MAUVAIS ESPRIT. UN FEU FOLLET. ESPRITS AUX ORDRES DE MÉPHISTOPHÉLÈS. SORCIERS ET SORCIÈRES, CHŒURS D'ANGES ET DE FIDÈLES, VOIX D'EN HAUT, etc. PROLOGUE SUR LE THÉÂTRE. DIRECTEUR, POÈTE DRAMATIQUE, PERSONNAGE BOUFFON. LE DIRECTEUR. Vous qui m'avez si souvent prêté votre appui dans mes revers de fortune, dites-moi franchement, mes amis, ce que vous espérez en Allemagne de notre entreprise. Mon plus grand désir serait de plaire à la multitude; il n'est qu'elle au monde qui vive et fasse vivre. Déjà les pieux sont enfoncés en terre, les planches sont clouées sur les pieux, et chacun se promet une fête: les spectateurs garnissent déjà les bancs; et, immobiles, les sourcils élevés, l'œil fixe, ils ne demandent qu'à applaudir. Je n'ignore pas la manière de se concilier les suffrages du public; eh bien! jamais pourtant je ne me suis senti tant d'inquiétude qu'aujourd'hui. Il est vrai qu'en fait de chefs-d'œuvre ils ne sont pas gâtés; mais ils ont terriblement lu. Comment allons-nous donc nous y prendre pour leur donner quelque chose qui leur semble neuf, et qui les intéresse en même temps? Car, je ne m'en cache point, aucun spectacle ne vaut à mes yeux celui de la multitude, lorsqu'elle roule ses vagues contre nos tréteaux, et qu'avec l'impétuosité du vent elle s'engouffre dans la porte étroite. Au grand jour, dès quatre heures, ils assiègent déjà le bureau, et se feraient assommer pour un billet; comme à la porte d'un boulanger on le ferait pour un pain, s'il y avait disette. Et ce miracle opéré sur tant d'hommes à la fois, c'est l'ouvrage d'un seul, c'est l'ouvrage du poète. O mon ami, opère ce miracle aujourd'hui, je t'en conjure. LE POÈTE. Non, ne me parle pas de cette foule aveugle à sa vue, l'inspiration nous abandonne. Cache-moi cette multitude, dont les flots nous entraînent malgré nous dans le tourbillon du monde. C'est au-dessus des nuages qu'il faut me conduire, dans ces régions tranquilles où règne, pour le poète, une volupté pure, où l'amour et l'amitié, consolateurs de nos peines, nous tendent une main céleste, une main créatrice. Hélas! ce qui jaillit du fond de notre âme, ce que bégaient nos lèvres tremblantes, tantôt avorté, tantôt couronné d'un succès éphémère, disparaît englouti dans le gouffre du temps. Mais souvent il arrive aussi qu'après avoir traversé sans gloire un siècle ou deux, notre génie secoue les linceuls de l'oubli, et soulève une tête colossale. Ce qui brille ne dure qu'un temps; jamais le vrai beau n'est perdu pour la postérité. LE PERSONNAGE BOUFFON. Si on voulait bien ne pas toujours parler de la postérité!... Supposons que _moi_ je me misse à m'occuper de la postérité, qui donc se chargerait d'amuser mes contemporains? Et il n'y a pas à dire, il faut qu'ils s'amusent. Le suffrage d'un honnête homme est, ce me semble, déjà quelque chose. D'ailleurs celui qui sait parler un langage convenable, n'a rien à redouter des caprices du peuple; au contraire, plus le cercle est nombreux, plus il est certain de l'émouvoir. Soyez beau tant que vous voulez, et montrez-vous original; que chez vous l'imagination se déploie avec tout son cortège de raison, d'esprit, de sentiment, de passion; mais, prenez-y bien garde, jamais sans un grain de folie. LE DIRECTEUR. Surtout faites la part un peu large; que les événements se pressent. Pourquoi vient-on? pour voir: on veut voir à toute force. Qu'il y ait donc beaucoup à voir, afin de faire ouvrir de grands yeux à la foule; et votre cause est gagnée, et vous êtes un homme adorable. Ce n'est que par la masse, que vous agirez sur la masse; car, enfin, chacun cherchant quelque chose qui lui convienne, celui qui apporte beaucoup, apportera à chacun quelque chose; et nul ne sortira mécontent de la salle. Donnez votre pièce en petite monnaie, elle aura un débit plus sûr et plus prompt. Qu'elle se décompose, aussi facilement qu'elle fût composée. À quoi bon produire un tout compact? Le public vous le plumera comme un geai. LE POÈTE. Vous ne sentez pas tout ce qu'il y a de vulgaire dans un pareil métier, combien le véritable artiste y répugne! Le barbouillage de ces messieurs est, je le vois, dans votre méthode. LE DIRECTEUR. Ce reproche ne m'atteint pas. Un ouvrier qui songe à bien travailler, doit acheter le meilleur outil possible: songez donc, vous, que vous avez du bois mou à fendre, et voyez quels sont ceux pour qui vous écrivez. Pendant que l'ennui nous amène celui-là, celui-ci sort d'un repas splendide où il s'en est mis jusqu'au gosier; et, ce qu'il y a de pis encore, plus d'un vient d'achever la lecture des gazettes. On se hâte d'entrer chez nous, distrait comme pour une mascarade; et la curiosité seule donne des ailes aux plus tardifs: les belles dames se couvrent de parures, et jouent leur rôle gratis... Que diantre rêvez-vous sur votre Parnasse? En quoi peut vous inspirer une salle garnie de monde? Eh! regardez de près nos Mécènes. Ils sont, les uns blasés, les autres à moitié ours: l'un, après le spectacle, s'attend à une partie de jeu, l'autre à une nuit de plaisirs dans les bras de sa maîtresse. Y pensez-vous, pauvres fous, d'aller prostituer à ces gens-là les chastes Muses? Je vous le répète, donnez-leur en de toute couleur et de toute qualité: ainsi vous ne manquerez jamais votre but. Cherchez à intriguer les hommes; les contenter est trop difficile... Mais qu'est-ce qui vous prend? Extase? douleur? LE POÈTE. Va loin d'ici chercher un autre esclave... Que pour ton bon plaisir le poète déshonore son plus beau titre! qu'il renonce au droit sacré dont la nature l'a investi!... Par quelle puissance émeut-il les âmes? par quelle puissance bouleverse-t-il les éléments? N'est-ce point à l'aide de l'accord parfait qui règne en lui-même, et qui oblige l'univers à se reconstruire au fond de son propre cœur? Pendant que la Nature, tournant son fuseau d'une main insouciante, démêle, en se jouant, les fils éternels de toute existence, pendant que la foule tumultueuse des êtres se presse en désordre, et accomplit péniblement sa dure destinée; qui sait animer d'un feu divin cette masse inerte, uniforme, et l'assujettir aux lois de l'harmonie? Qui sait faire rentrer l'individu isolé dans l'ordre universel? Qui répand un doux crépuscule sur les sens absorbés dans une méditation austère? Qui sème toutes les jolies fleurs du printemps le long du sentier foulé par une amante? Qui dépouille de leurs feuilles les arbres, où elles pendaient inutiles, et les tresse en couronnes pour les distribuer aux mérites de tous genres? Qui soutient l'Olympe? Qui convoque l'assemblée des Dieux? La puissance de l'homme, révélée dans le poète. LE PERSONNAGE BOUFFON. Hé bien, tout en se servant des plus nobles facultés de l'esprit, ne poursuit-elle pas ses occupations poétiques, comme on poursuit une aventure d'amour? On se rapproche par hasard, on s'enflamme, on reste, et peu à peu on se trouve pris; le bonheur croît à chaque moment, l'attaque commence enfin, on est enivré, transporté: puis arrive le dégoût, et avant qu'on s'en aperçoive, on a broché un roman. Voilà le spectacle que vous devez mettre sous nos yeux. Lancez-vous au milieu de la vie humaine. Chacun vit de cette vie-là un petit nombre la connaît; et c'est le peu que vous en montrez, qui fait tout le charme de vos ouvrages. Dans un flux d'images une faible clarté, beaucoup d'erreurs et une étincelle de vérité; avec cela l'on compose le meilleur breuvage, avec cela l'on captive et l'on édifie tout le monde. Alors s'assemble la fleur de la jeunesse, et dans votre œuvre elle se mire avec complaisance; alors tout sentiment tendre trouve la nourriture mélancolique qui lui convient; alors sont émus tantôt l'un, tantôt l'autre des spectateurs, et chacun voit représenté au naturel ce qu'il porte en lui-même. Ils sont prêts à rire comme à pleurer, à pleurer comme à rire: ils honorent les efforts du poète, ils applaudissent à l'illusion de la scène. Pour l'homme déjà fait rien n'est bon; mais on peut s'assurer en la gratitude de celui qui espère devenir homme. LE POÈTE. Rends-moi donc, rends-moi les temps où je n'étais encore moi-même qu'en espérance; lorsqu'une source intarissable de chants mélodieux coulait de ma veine, lorsqu'un voile de nuages dérobait le monde à mes regards, que les bourgeons promettaient des fruits merveilleux, et que je cueillais d'une main avide les millions de fleurs qui tapissaient les vallées. Je n'avais rien, et ce rien me suffisait: c'était l'amour de la vérité et la volupté des songes. Rends-moi les désirs indomptés qui fatiguaient mon cœur, rends-moi ce cœur profondément ébranlé, et la force de haïr, et la puissance d'aimer! Rends-moi ma jeunesse! LE PERSONNAGE BOUFFON. La jeunesse, mon ami? Tu en aurais besoin, si dans la bataille l'ennemi te pressait de toutes parts; ou si de jeunes filles charmantes se pendaient à ton col; ou bien si de loin tu voyais la couronne, prix de l'agilité, se balancer près d'une barrière difficile à atteindre; ou encore si, au sortir d'une danse animée, il te fallait passer la nuit dans les festins. Mais jouer avec force et grâce sur une lyre familière, se proposer un but vague, et s'y rendre à travers mille agréables détours; voilà, messieurs les vieillards, ce qui doit vous occuper. Et nous ne vous en estimons pas moins pour cela. La vieillesse ne nous fait pas, comme on dit, retomber en enfance; elle nous trouve encore vrais enfants. LE DIRECTEUR. Assez discourir: montrez-moi enfin des actions. Pendant que vous faites assaut de paroles, il pourrait se passer quelque chose d'utile. À quoi bon parler de la disposition où l'on devrait être? Pour s'y mettre, il faut agir. Vous donnez-vous pour un poète, commandez à la poésie. Vous savez bien quels sont nos besoins nous voulons des boissons fortes: brassez-en donc sur l'heure! Ce qui ne se fait pas aujourd'hui, demain n'est pas fait; et il ne faut pas perdre un jour à délibérer. Prenons l'occasion par les cheveux, et ne la lâchons point, si nous prétendons répondre à l'attente du public. Vous savez que, sur nos théâtres d'Allemagne, chacun s'essaie à ce qu'il veut: ainsi n'épargnez aujourd'hui, ni les décorations, ni les machines. Servez-vous de la grande et de la petite lumière du ciel; vous pouvez semer à pleines mains les étoiles: d'eau, de feu, de rochers escarpés, de quadrupèdes, d'oiseaux, nous n'en manquons pas non plus. Transportez donc de plein saut, dans cette étroite maison de planches, tout le cercle de la création; et, avec une vitesse calculée d'avance, allez des cieux, à travers le monde, aux enfers. * * * * * PROLOGUE DANS LE CIEL. LE SEIGNEUR, LES ARMÉES CÉLESTES, (ensuite) MÉPHISTOPHÉLÈS. (Trois Archanges[1] s'avancent.) RAPHAËL. Le soleil poursuit son cantique, Dans le chœur des mondes roulants: Le long de sa carrière antique Il imprime ses pas brûlants. Tout ébloui de sa lumière, L'ange se voile devant lui. Il fût, dès son aube première, Ce qu'il est encore aujourd'hui. GABRIEL. Sur la terre, qu'au loin épure Un seul regard de son amour, Le jour chasse la nuit obscure, Et fuit devant elle à son tour. La mer brise ses larges ondes Au pied des rochers indomptés, Et dans l'éternel flux des mondes Rochers et mers sont emportés. MICHEL. L'orage gronde: ivre il se lance Des monts aux mers, des mers aux monts; Et son aveugle turbulence Agite les gouffres profonds. L'éclair flamboie à traits sinistres, La foudre éclate et fend le ciel. Mais, Seigneur, tes heureux ministres Adorent ton jour éternel. LES TROIS ENSEMBLE. Comme un père sur eux tu veilles, Sur toi leur œil s'ouvre incertain, Et tes ouvrages, ô merveilles! Sont beaux comme au premier matin. MÉPHISTOPHÉLÈS. Seigneur, puisqu'une fois, en prince affable et doux, Laissant d'un peu plus près envisager ta gloire, Tu daignes demander comment tout va chez nous; Et que d'ailleurs, si j'ai mémoire, Loin d'exciter en toi le plus léger courroux, Ma personne eut souvent l'heureux don de te plaire; Me voici près du trône, au milieu de tes gens. Pardon, je ne viens pas céans Débiter de grands mots. Mieux vaudrait-il me taire. Non, dussé-je m'ouïr siffler Par l'assistance tout entière, Comme on parle à ta cour je ne saurais parler; Et si par grand malheur je m'en voulais mêler, Mon pathos te ferait bien rire... Supposé toutefois que cela pût aller Avec ta dignité de Sire. Bref, je suis pauvre en ornements, Surtout quand il s'agit du bel ordre du monde; Et de tes chérubins je n'ai point la faconde, Ni l'art de m'épuiser en saints ravissements. Sur les choses de ce bas monde Je pense si différemment! D'où vient?--C'est que ma vue est courte apparemment, Ou ma cervelle peu féconde. Toujours y remarqué-je, à parler sans détour, Du pauvre fils d'Adam la misère profonde. Ce petit dieu de la machine ronde Est, sur ma foi, plus sot qu'au premier jour; Et m'est avis qu'après l'avoir pétri de terre, Tu lui jouas d'un mauvais tour En l'éclairant de ta lumière. Pour diriger ses pas, quel étrange fanal Que ce reflet céleste empreint sur son visage! Il le nomme _raison_: mais, par un sort fatal, Le malheureux n'en fait usage Que pour ravaler ton image À l'état de pur animal. Moi, j'oserais comparer l'homme (Sauf la permission de Votre Majesté) À cet insecte ailé que sauterelle il nomme, Sur de longues pattes monté, Gambadant tant que l'été dure, Et répétant sur la verdure Un vieux refrain de tous les ans. Encore si c'était là qu'il consumât le temps! Mais non, pas un fumier, pas une fange impure, Où ce dieu ne mette son nez. LE SEIGNEUR. N'as-tu donc rien autre à m'apprendre? Tous les discours qu'ici tu me forces d'entendre À des sarcasmes froids seront-ils donc bornés? Et ne verras-tu rien qui ne soit à reprendre Au monde où les hommes sont nés? MÉPHISTOPHÉLÈS. Las! oui, Seigneur (soit dit sans vous déplaire), Vous me trouvez encore du même avis, Et soutenant que tout dans ce monde est au pis. De l'Homme enfin si grande est la misère, Que moi-même parfois je m'en sens attristé, Et que de rendre pire une telle existence Depuis long-temps en vérité Je me fais quelque conscience. LE SEIGNEUR. Connais-tu Faust? MÉPHISTOPHÉLÈS. Qui? le docteur? LE SEIGNEUR. Eh! sans doute, mon serviteur. MÉPHISTOPHÉLÈS. Il vous sert en effet de la belle manière. Rien de terrestre chez ce fou: À peine ce qu'il mange est-il fait de matière. Ours rechigné, vrai loup-garou, Il reste nuit et jour enfermé dans son trou, Espèce de tombeau sans air et sans lumière. Mais si son corps ne bouge pas, Son esprit au contraire est toujours en campagne: Plaine, torrent, vallon, montagne, Dans tous les recoins de là-bas Il se glisse et prend ses ébats; Et puis il monte au ciel, il nage dans l'espace, Demande à l'univers tous ses plus grands plaisirs... Après quoi pourtant il se lasse Et retombe à la même place, Consumé des mêmes désirs. LE SEIGNEUR. Battu comme il l'est de l'orage, Si, sans que rien l'ébranle, il demeure debout, Si, vainqueur dans la lutte, il me sert jusqu'au bout, Je le recueillerai pour prix de son courage. Mais, le frêle arbrisseau qui n'a vu qu'un printemps Vient-il à se couvrir d'une tendre verdure, Le jardinier sait bien qu'au midi de ses ans Fleurs et fruits seront sa parure. MÉPHISTOPHÉLÈS. Si bien donc que sur lui vous comptez quelque peu? Gageons que celui-là vous le perdrez encore! Pourvu que, jouant un franc jeu, Vous me laissiez de votre aveu Brûler son âme à petit feu, Et sans aucune entrave amener la pécore Où bon me semblera. M'accordez-vous ce point? LE SEIGNEUR. Aussi long-temps que Faust habitera la terre, Je ne t'en empêcherai point. Tant que l'homme y voyage, il erre. MÉPHISTOPHÉLÈS. Votre cadeau, Seigneur, me ravit, me confond. J'ai toujours abhorré d'avoir aux morts affaire, Et de beaucoup je leur préfère Un visage au teint rubicond. Pour un citoyen de la bière Je ne suis jamais au logis.... Comme le chat pour la souris. LE SEIGNEUR. Je daigne exaucer ta prière. Va, détourne, si tu le peux, Détourne cet esprit de sa source première; Fais-le suivre avec toi le chemin tortueux Des ennemis de la lumière; Et rougis, si tu dois avouer à la fin Que, jusque dans les rangs de la foule grossière, Le juste peut encore choisir le droit chemin. MÉPHISTOPHÉLÈS. Bon! nous n'en aurons pas pour long-temps, je le jure. Orgueil à part, je ne vois nul sujet D'être en souci de ma gageure. Si j'arrive à bon port, vous voudrez, s'il vous plaît, M'accorder les honneurs d'une victoire entière. Il mangera de la poussière, Et trouvera cet aliment fort sain, Comme le vieux serpent, mon illustre cousin. LE SEIGNEUR. Tu peux en liberté paraître dans le monde. Je n'en voudrais bannir ni tes pareils, ni toi; Car, seul parmi la race immonde, Le Malin fût toujours très-précieux pour moi. Sous la matière qui l'accable L'homme risque par fois de perdre tout ressort, Et de changer sa vie en un sommeil de mort. J'aime donc à lui voir un compagnon semblable, [Illustration: ...De temps en temps j'aime à voir le vieux père, Et je me garde bien de lui rompre en visière...] DANS LE CIEL. Et peut même au besoin créer, comme le Diable. Vous cependant, ô vous, nobles enfants du ciel, Livrez-vous sans contrainte aux pensers ineffables Du séjour éternel; Et tandis que l'auteur des êtres innombrables Épanche autour de vous les flots de son amour, Célébrez ces êtres d'un jour En vos âmes impérissables. (Le ciel se ferme, les Archanges se retirent.) MÉPHISTOPHÉLÈS seul. De temps en temps j'aime à voir le vieux père, Et je me garde bien de lui rompre en visière. Traiter un pauvre diable avec cette douceur!... Vraiment dans un si grand seigneur Autant de bonhomie est chose singulière. * * * * * LA TRAGÉDIE. PREMIÈRE PARTIE[2]. FAUST, TRAGÉDIE. LA NUIT. UNE CHAMBRE GOTHIQUE, À VOUTES HAUTES ET ÉTROITES. FAUST assis devant un pupitre, l'air agité. FAUST. Eh bien donc, philosophie, jurisprudence, médecine... hélas! et toi aussi, théologie! je vous ai toutes apprises, toutes étudiées, avec des peines infinies; et, après tant et de si longues veilles, me voici, pauvre fou, aussi sage que devant. Je porte, il est vrai, le titre de Docteur, celui de Maître; et il y a bien dix ans, que je promène mes sots élèves à travers un labyrinthe inextricable... Et je m'aperçois, enfin, que nous ne pouvons rien connaître. Rien!... J'en mourrai. Il n'est cependant pas au monde un seul homme, maître, docteur, clerc ou moine, qui en sache aussi long que moi: pas un doute ne m'arrête, pas un scrupule ne me travaille, je ne crains ni enfer ni diable... Mais aussi, la joie m'a fui sans retour: je suis loin de croire que je sache rien de bon; je suis loin de croire que je puisse rien enseigner aux hommes, pour améliorer leur condition misérable et les remettre dans le droit chemin. Je n'ai d'ailleurs ni biens, ni argent, ni honneurs, ni crédit dans le monde... Non, un chien ne voudrait pas de l'existence, à ce prix-là! Je ne vois plus maintenant qu'une chose à essayer, c'est de me jeter dans la magie. Il le faut. Ah! si la puissance de l'Esprit et de la Parole dessillait mes yeux, et leur dévoilait cet abîme où je brûle de descendre! Que je ne fusse plus esclave des mots, et contraint de dire à grand-peine ce que j'ignore; que je connusse tout ce que la nature cache dans ses entrailles, tout ce qu'il y a pour l'homme au centre de l'énergie du monde et à la source des semences éternelles! Que n'accordes-tu donc un dernier regard à ma misère, lune, qui tant de fois éclairas mes veilles devant ce même pupitre! C'est au milieu d'un vain amas de livres et de papiers, mélancolique amie, que tu m'apparais alors. Que ne puis-je, hélas! gravir sur le sommet des montagnes! Là, j'irais, dans ta jeune lumière, me glisser autour des cavernes avec les Esprits. Que ne puis-je danser sur les prairies à tes pâles clartés, et, libre des tourments de la science, me baigner à loisir dans la rosée qui émane de ta sphère silencieuse! Malheureux! je languis, encore enchaîné dans ma prison. Maudit sois-tu, réduit obscur, où la douce lumière du ciel elle-même n'arrive que triste et plombée, à travers ces vitrages peints; où, de quelque côté que je tourne les yeux, je ne vois que livres couverts de poudre et mangés des vers, que papiers amoncelés jusqu'au haut des voûtes, que boîtes, verres, instruments de mille sortes; tous vieux meubles pourris, que j'ai reçus de mes ancêtres... C'est là ton monde! On appelle cela un monde! Et tu demandes encore pourquoi ton cœur se resserre avec angoisse dans ta poitrine, pourquoi une douleur sourde glace tes membres et y enchaîne le mouvement de la vie? Tu le demandes; et, au lieu de la nature vivante, au sein de laquelle Dieu créa les hommes, tu n'as autour de toi que fumée et moisissure, squelettes d'animaux et ossements de morts! Allons, fuis, lance-toi dans le libre espace! Ce volume mystérieux, que Nostradamus écrivit de sa propre main, n'est-il point un guide assez sûr? Avec son secours seulement, tu commenceras à pouvoir lire dans le cours des astres; ton âme, instruite par lui, sentira sa force renaître, et saura comment un Esprit parle à un autre Esprit.... Mais c'est en vain qu'à l'aide d'un bon sens grossier, tu voudrais expliquer les signes sacrés.... Esprits, qui nagez autour de moi répondez-moi, si vous m'entendez! (Il ouvre le volume, et aperçoit le signe du Macrocosme[3].) Ah! comme, à cette vue, tous mes sens ont tressailli! Dans quelle extase céleste ai-je été plongé tout à coup! On dirait qu'un sang plus jeune et plus pur circule dans mes veines; mes nerfs sont agités de frémissements inconnus. Est-ce de la main d'un Dieu que furent tracés ces caractères, qui soulagent mes peines secrètes, qui inondent mon pauvre cœur de joie, et qui me dévoilent, d'une manière si mystérieuse, les forces cachées de la nature? Suis-je un Dieu moi-même? Tout me devient si clair! À l'aide de ces simples traits, je vois se déployer, devant mon âme, la nature tout entière et son énergie créatrice. Aujourd'hui, pour la première fois, je comprends la vérité de cette parole du sage «Le monde des Esprits n'est point fermé; ton sens est aveuglé, ton cœur est mort. «Lève-toi, disciple, et ne cesse de baigner ton corps mortel dans les rayons de l'aurore.» (Il regarde le signe.) Que de mouvement au sein de l'univers! Comme toutes les choses concourent à une même fin, et vivent l'une dans l'autre d'une même vie! Comme les Intelligences célestes montent et descendent, et se passent de main en main les seaux d'or! Quelle rosée délicieuse elles répandent sur la terre aride, et quelle ravissante harmonie le battement de leurs ailes imprime aux espaces du monde, qu'elles parcourent incessamment! Merveilleux spectacle!... Mais, hélas! rien qu'un spectacle! Où donc te trouver, où te saisir, nature infinie? Où êtes-vous, sources de toute existence? Vous en qui les cieux et la terre puisent cette sève éternelle qui les nourrit, vous qui rajeunissez le sein flétri, vous ne tarissez jamais, vous abreuvez tous les êtres et moi je languis vainement après vous! (Il saisit le volume, tourne un feuillet avec dépit, et aperçoit le signe de l'Esprit de la terre.) Quelle émotion différente produit en moi ce nouveau signe! Esprit de la terre, tu es près de moi je sens mes forces s'accroître; il semble qu'une liqueur spiritueuse coule dans mes veines et me brûle; j'aurais le courage de me lancer dans le monde, de supporter les malheurs et les prospérités d'ici-bas, de lutter contre l'orage, et de ne point pâlir aux craquements du vaisseau qui se brise.... Des nuages s'amoncèlent au-dessus de moi.... la lune cache sa lumière.... la lampe fume.... elle s'éteint.... des rayons ardents ceignent ma tête, et se meuvent lentement dans les ténèbres.... un frisson d'épouvante s'empare de moi.... les voûtes paraissent descendre, et me presser de toute leur masse.... Oui, je le sens, tu nages autour de moi, Esprit que j'ai invoqué.... Dévoile-toi!... Ah! quels déchirements dans mon cœur! Mes sens s'ouvrent à des impressions nouvelles.... Tout mon cœur est à toi, je me dévoue à toi; parais! Parais, te dis-je, m'en coûtât-il la vie! (Il prend le volume dans sa main, et fixant ses yeux sur le signe de l'Esprit, il prononce certaines paroles. Une flamme rouge s'allume tout-à-coup: L'ESPRIT paraît dans la flamme.) L'ESPRIT. Qui m'appelle? FAUST détournant la tête. Vision terrible! L'ESPRIT. Tu m'as puissamment attiré tes lèvres, sur ma sphère, ont aspiré long-temps et maintenant... FAUST. Ah! je ne puis soutenir ton aspect. L'ESPRIT. Tu souhaitais ardemment de me voir, d'ouïr ma voix, de contempler mon visage. Je me rends au vœu pressant de ton cœur, me voici! Quelle ignoble frayeur t'a saisie, ô créature surhumaine! Qu'est devenu l'élan de ton âme? Où est cette âme ambitieuse, qui se créait un monde, qui le portait en elle, et le caressait avec amour; cette âme qui, saisie d'un tremblement de joie, aspirait à nous égaler, nous autres Esprits? Où es-tu, Faust? Toi dont la voix m'a frappé, toi 'qui t'es élancé jusqu'à moi de toutes les forces de ton être; est-ce bien toi, qui, jouet de mon souffle, trembles maintenant dans les profondeurs de la vie, vermisseau timide et rampant? FAUST. Me siérait-il de te céder, flamme légère? Je le suis; oui, je suis Faust, je suis ton égal! L'ESPRIT. Plongé dans les flots de la vie et dans le tumulte d'une activité sans limites, je vais et reviens, je monte et retombe sans cesse, en me jouant. Ma sphère, c'est la naissance et la mort; éternelles ondulations, trame changeante, dont je forme au métier du temps les tissus impérissables; vivant manteau de la Divinité. FAUST. O toi, qui circules ainsi autour du vaste monde, Esprit actif, que je me sens près de toi! L'ESPRIT. Tu es semblable à l'Esprit que tu conçois, mais non pas à moi! (Il disparaît.) FAUST tombant à la renverse. Pas à toi! Et à qui donc? Moi, l'image de la Divinité, je ne suis pas seulement semblable à toi? (_On frappe._) Malédiction... voici, je crois, mon domestique: tout mon bonheur retourne à rien. Dieu! qu'une vision si belle, un malheureux valet la fasse évanouir! (WAGNER, en robe de chambre et en bonnet de nuit, une lampe à la main.—-Faust se détourne avec humeur.) WAGNER. Pardon! c'est que je vous ai entendu déclamer. Vous lisiez sans doute quelque tragédie grecque, et j'aurais envie de me pousser dans l'art de la déclamation; car il est fort utile aujourd'hui. J'ai souvent ouï dire qu'un comédien pouvait en remontrer à un prêtre. FAUST. Oui, quand le prêtre est un comédien; comme cela peut arriver dans nos temps. WAGNER. Ah! si l'on est ainsi relégué au fond de son cabinet, et qu'on voie le monde à peine en un jour de fête, à travers une lunette, et seulement de loin, comment apprendre à le conduire par la persuasion? FAUST. Vous ne le saurez jamais, si vous ne sentez rien, si votre âme, vivement émue, ne peut tirer de son propre fonds de quoi remuer, à leur tour, les âmes de tous les assistants. Courbez-vous sur votre table; puis, après avoir ramassé sur celle d'autrui les restes d'un repas splendide, amalgamez tout cela, pour en composer un ragoût; à force de souffler sur votre amas de cendre, faites-en sortir une misérable flamme: vous aurez l'admiration des enfants et des singes, si vous en êtes friand. Mais, pour agir sur le cœur des hommes, il faut une éloquence qui parte du cœur. WAGNER. C'est pourtant le débit qui fait le succès de l'orateur; je le sens bien, et je suis encore loin de compte. FAUST. Laisse là de telles folies, et cherche à gagner ton pain honnêtement. Tous ces grelots ne font qu'ébranler l'air, et ne servent de rien. La raison et le bon sens demandent-ils tant d'art? Et, quand on a quelque chose à dire, pourquoi courir après les mots? Va, tous ces beaux discours si brillants, où l'on fait sonner si haut les bagatelles humaines, sont aussi stériles que le vent d'automne, qui passe en murmurant à travers les feuilles desséchées. WAGNER. Mon Dieu! l'art est si long, et notre vie est si courte! Moi, au milieu de mes travaux, il me prend souvent un mal de tête, un mal de cœur... que je n'y peux plus tenir. Combien il est difficile de parvenir aux sources mêmes de la science! C'est qu'avant d'avoir fait la moitié du chemin, un pauvre diable peut très-bien mourir. FAUST. Mais y penses-tu, de t'imaginer que d'un vil parchemin puisse jaillir cette fontaine sacrée, où la soif de notre âme s'étanchera pour jamais? Si la consolation ne descend de ton propre cœur, tu n'es pas consolé. WAGNER. Pardonnez-moi; il y a déjà une grande jouissance à se transporter dans l'esprit des siècles écoulés, à voir comment a pensé un homme sage avant nous, et comment nous l'avons dépassé de si loin. FAUST. Oh! oui, jusqu'aux étoiles! Mon ami, les siècles écoulés sont pour nous le livre aux sept sceaux. Ce que vous appelez l'esprit des siècles, n'est au fond que l'esprit des auteurs, dans lequel les siècles se réfléchissent tant bien que mal; et le plus souvent, c'est une pitié! Le premier coup-d'œil suffirait pour faire fuir à cent lieues. On dirait un sac à immondices, un vieux garde-meuble, ou, tout au plus, quelqu'une de ces farces de carrefours entrelardées de belles maximes de morale, comme on en met dans la bouche des marionnettes. WAGNER. Mais pourtant, le monde, l'esprit et le cœur des hommes; il est naturel que chacun en veuille savoir quelque chose. FAUST. Oui, ce qu'on appelle savoir. Qui peut se flatter de donner à un enfant son vrai nom? Le peu d'hommes qui ont su quelque chose avec certitude, et qui n'ont pas eu la sagesse de le garder pour eux, ceux qui ont déclaré au peuple leurs sentiments et leurs vues, on les a de tout temps crucifiés et brûlés... Mais retire-toi, je te prie la nuit est avancée, nous en resterons là pour cette fois. WAGNER. J'aurais volontiers continué de veiller, et de causer science avec vous. Mais demain, comme à Pâques dernier, vous me permettrez de vous adresser encore une question ou deux. Je me suis remis avec zèle à l'étude. Il est vrai que je sais déjà bien des choses, mais je voudrais tout savoir. (Il sort.) FAUST seul. Il n'y a d'espérance que pour l'être borné. Jamais elle n'abandonne entièrement cet esprit étroit, qui s'attache aux petites choses: d'une main avide il ne cesse de creuser le sol, pour y chercher des trésors et s'il vient à trouver un ver de terre, il est satisfait. Se peut-il que la voix d'un tel homme ait osé retentir aux lieux mêmes où l'Esprit m'environna de son souffle pur? Et pourtant, hélas! j'ai cette fois des grâces à te rendre, ô le plus chétif des enfants des hommes. Tu m'as arraché au désespoir, sous lequel ma raison allait succomber. Ah! la vision était tellement colossale, qu'à mes propres yeux je n'étais plus qu'un nain. Moi, l'image de la Divinité, qui croyais déjà toucher au miroir de la vérité éternelle; qui, dépouillé de mon enveloppe terrestre, égaré dans un abîme de lumière, croyais commencer le chemin des cieux; moi qui, m'élevant au-dessus des chérubins, prétendais mêler avec les forces de la nature mes forces indépendantes, et, créateur à mon tour, vivre de la vie d'un Dieu: combien ne dois-je pas expier tant d'orgueil! Une parole foudroyante m'a rendu à mon néant. Esprit divin, n'ai-je pas présumé de m'égaler à toi? Ah! j'ai bien eu la puissance de t'attirer, mais je n'ai point eu celle de te retenir. Dans cet heureux moment, je me sentais si grand... si petit! Tu m'as cruellement repoussé dans le cercle étroit de l'humanité. Qui m'instruira maintenant? Que dois-je éviter? Faut-il obéir à l'impulsion qui me presse?... Nos actions elles-mêmes, aussi bien que nos souffrances, arrêtent la marche de notre vie. La matière, la vile matière est toujours là, pour s'opposer à ce que l'esprit conçoit de plus magnifique. Lorsque nous atteignons au bonheur de ce monde, tout ce qui vaut mieux que lui nous le traitons de mensonge et d'illusion. Les sentiments sublimes, qui font tout le prix de notre existence, sont étouffés par des penchants terrestres et grossiers. Quand l'imagination déploie ses ailes hardies, elle rêve l'éternité dans son délire; mais un étroit espace lui suffit, lorsque le gouffre a dévoré toutes ses joies et toutes ses espérances. L'inquiétude se vient loger au fond de notre cœur; elle y produit des douleurs secrètes; elle le travaille sans relâche, et y détruit le plaisir et le repos: elle prend tour-à-tour mille masques divers; c'est tantôt la cour, tantôt une femme; puis un enfant, une maison, le feu, la mer, un poignard, du poison. L'homme tremble devant tout ce qui ne l'atteindra pas, et pleure continuellement ce qu'il n'a point perdu. Non, je ne ressemble pas à un Dieu, abjecte créature que je suis! C'est au ver, que je ressemble; au ver, qui se traîne dans la poussière, et que le pied du voyageur, pendant qu'il se nourrit de poussière, écrase et anéantit. N'est-ce point en effet de la poussière tout ce que ces hautes murailles portent ici sur mille tablettes? N'est-ce point un monde de vers que j'habite?... Et j'y trouverais ce qui me manque? Je dois lire apparemment ces monceaux de volumes, pour y voir comment partout les hommes se sont tourmentés, comment s'est montré de temps à autre un heureux!... Pauvre crâne vide, que me veux-tu dire avec ton grincement hideux? Hé bien, quoi! tu as vécu jadis, et ton cerveau a erré comme le mien: il a cherché le grand jour, il a couru après la vérité; et son ardeur s'est éteinte misérablement dans les ténèbres. Instruments, vous vous raillez de moi avec vos roues et vos dents, vos anses et vos cylindres. J'étais à la porte, que ne me serviez-vous de clefs? Peu de clefs, il est vrai, sont aussi artistement travaillées que vous l'êtes; mais vous ne levez aucun verrou. Mystérieuse jusque dans l'éclat du jour, la nature ne se laisse pas arracher son voile; et ce qu'elle veut cacher à notre esprit, il n'est levier ni vis qui nous le puisse découvrir. Vieil attirail, dont je ne fis jamais le moindre usage, tu n'es là que parce qu'autrefois tu servis à mon père. Antique poulie, la fumée de ma lampe t'a noircie... j'ai tant veillé devant ce pupitre! Mieux eût valu cent fois dissiper le peu que j'ai, que de pâlir courbé sous le poids de ce peu. Ce qu'on a hérité de son père, il faut s'en servir ou le vendre: car ce qui n'est utile à rien, est un pesant fardeau; et rien n'est utile, que ce que l'esprit féconde. Mais pourquoi mon regard se dirige-t-il vers cette place? Ce flacon est-il donc un aimant pour mes yeux? D'où vient que j'y vois clair tout-à-coup? Quelle lueur inattendue pénètre dans mon âme, comme, dans une forêt couverte et sombre, un rayon égaré de la lune? Je te salue, ô fiole, qu'avec un pieux respect je prends entre mes mains! En toi seule j'honore l'esprit et la science humaine. Essence des sucs les plus doux, de ceux qui procurent le sommeil, tu contiens toutes les forces qui tuent; accorde à ton maître tes précieuses faveurs. En te regardant, je sens mes douleurs s'endormir; en te saisissant, mon agitation se calme et disparaît; de moment en moment, le trouble de mes esprits se dissipe. Je suis entraîné vers la haute mer, les flots limpides brillent à mes pieds comme un miroir, sur de nouvelles plages éclate un jour nouveau. Un char de feu, garni d'ailes légères, s'arrête auprès de moi. Ce char ailé va m'ouvrir de nouvelles routes à travers les espaces éthérés, dans ces sphères sereines, où l'activité ne rencontre rien qui l'entrave. Mais une existence si ravissante, de si divines extases, comment, chétif insecte, les as-tu méritées?... Oui, oui, détourne-toi seulement avec courage de ce doux soleil, qui éclaire notre monde; ose enfoncer ces portes, d'où chacun se recule en frémissant. Il est temps de prouver que la dignité de l'homme ne le cède en rien à la gloire des Dieux. Ne tremble plus devant ce gouffre mystérieux, où l'imagination se condamne à des tortures qu'elle inventa; marche vers cette avenue, dont l'issue étroite vomit les flammes de l'enfer; accomplis avec calme ton dessein... au risque même d'être anéanti. [Illustration: Pauvre crâne vide qu'on veut lui dire avec ton grincement hideux!] Toi, sors maintenant de ton vieil étui, coupe d'un cristal pur, à laquelle il y a tant d'années que je n'ai songé! Tu brillais jadis aux festins de mes aïeux, et ton apparition déridait aussitôt leurs fronts chargés d'ennuis. Chacun d'eux à son tour, te prenant dans ses mains, s'imposait la loi de célébrer en vers la beauté des figures que l'artiste a ciselées sur tes bords, puis de te vider d'un seul trait. Tu me fais souvenir des nuits de ma jeunesse... Hélas! je n'ai plus de convive à qui je puisse t'offrir, il n'y a plus d'assemblée pour applaudir à mes chansons. La liqueur, qui te remplit, enivre vite; elle est épaisse et noirâtre: je l'ai préparée, je la choisis. Que cette boisson, la dernière de toutes, me serve de libation solennelle: je la consacre à l'aurore d'un jour nouveau! (Il approche la coupe de ses lèvres. On entend le son des cloches et le chant des chœurs.) CHŒUR DES ANGES. Christ est ressuscité. Paix à l'âme immortelle, Qui garde encore en elle La tache originelle De son iniquité! FAUST. Quels tintements sourds, quels tons éclatants, viennent arracher la coupe à mes lèvres avides? Cloches retentissantes, sonnez-vous déjà la première heure de la fête de Pâques? Chœurs, entonnez-vous déjà ces chants de consolation, qui percèrent jadis la nuit du tombeau, quand la voix des Anges s'éleva pour annoncer la nouvelle alliance? CHŒUR DES FEMMES. D'huiles nouvelles Oignant son front pâli, Nous, ses fidèles, L'avions enseveli. Hier encore Nous étions là, couvrant de fins tissus Ses membres nus; Voici l'aurore, Et Christ, hélas! Christ ne s'y trouve plus. CHŒUR DES ANGES. Christ est ressuscité, Heureuse l'âme pure Qui souffre sans murmure, Et supporte l'injure Avec humilité! FAUST. Chants célestes, puissants et doux, pourquoi me cherchez-vous dans la poussière? Faites-vous entendre aux hommes que vous touchez encore. Mon oreille saisit, aussi bien que la leur, le message que vous apportez; mais la foi me manque, et le miracle est l'enfant chéri de la foi. Je n'ose aspirer à cette région, d'où descend la bonne nouvelle... Et toutefois, accoutumé dès l'enfance à vos sons, ils me rappellent à la vie malgré moi. Jadis un baiser de l'amour divin me ravissait aux cieux, pendant la solennité grave et paisible du dimanche! La lente harmonie des cloches, berçant alors mon âme, l'agitait de doux pressentiments; et la prière était pour moi une jouissance ardente. Des désirs d'une pureté incroyable s'emparaient de moi, et m'entraînaient à parcourir les bois et les prairies; je versais de délicieuses larmes, j'entrevoyais un monde de bonheur. Ces chants préludaient aux ébats joyeux de la jeunesse, ils ouvraient l'aimable fête du printemps... Même à présent leur souvenir, si plein d'émotions enfantines, me fait reculer devant le pas que j'allais franchir. Oh! faites-vous entendre encore, chants célestes et doux! Une larme coule, la terre m'a reconquis. CHŒUR DES DISCIPLES. De sa tombe funeste Quittant l'obscurité, Vers la voûte céleste Christ est monté. Son âme prisonnière Renaît à la lumière, Pour ne jamais mourir; Las! et nous, pour souffrir, Nous restons sur la terre. Entre tous ses élus Nous qu'il aima le plus, Il nous laisse en arrière Sourd à notre douleur, Il vient de disparaître... O divin maître, Nous pleurons ton bonheur. CHŒUR DES ANGES. Christ est ressuscité Du sein de la mort même. Pour ceux qu'il aime O bien suprême, Pure félicité! Âmes captives, Rompez vos fers. En de joyeux concerts, Âmes plaintives, Changez vos pleurs amers. Et vous dont la bouche Ne mentit jamais, Hommes droits et vrais Que sa loi touche; Christ aujourd'hui Est votre appui, Christ vous appelle: Troupe fidèle, Venez à lui! * * * * * DEVANT LES PORTES. PROMENEURS DE TOUTE ESPÈCE. sortant de la ville. PLUSIEURS COMPAGNONS OUVRIERS. Pourquoi donc par là? D'AUTRES. Nous allons au rendez-vous de chasse. LES PREMIERS. Gagnons le moulin, nous autres. UN COMPAGNON OUVRIER. Je vous conseille plutôt d'aller au cours-d'eau. UN AUTRE. La route qui y mène est trop laide. LES DEUX ENSEMBLE. Et toi, que fais-tu? UN TROISIÈME. Je m'en vais avec les autres. UN QUATRIÈME. Venez à Burgdorf. Je vous jure que vous y trouverez les plus jolies filles et la meilleure bière du canton, et des affaires de première qualité. UN CINQUIÈME. Quel gaillard! est-ce que les épaules te démangent pour la troisième fois? Vas-y sans moi, j'ai trop peur de cet endroit-là. PREMIÈRE SERVANTE. Non, non, je m'en retourne à la ville. SECONDE SERVANTE. Nous le trouverons sûrement sous ces peupliers. PREMIÈRE SERVANTE. Grand bonheur pour moi! Il se pendra à ta robe: sur la pelouse, il ne danse qu'avec toi. Que me revient-il de tes plaisirs? SECONDE SERVANTE. Mais aujourd'hui il ne sera pas seul le blondin, m'a-t-il dit, doit être avec lui. PREMIER ÉCOLIER. Comme elles détalent, les petites friponnes! Viens, camarade, nous les accompagnerons. De la bière de mars, de bon tabac et une servante en toilette voilà mes goûts favoris. UNE DEMOISELLE. Regarde-moi ces jeunes gens, si ce n'est pas une honte! Ils pourraient avoir la meilleure société du monde, et ils courent après ces créatures. SECOND ÉCOLIER au premier. Pas si vite! En voici deux, derrière nous, qui sont très-bien mises: ma voisine est l'une d'elles, j'ai du goût pour cette jeune personne. Elles s'avancent à pas lents, et finiraient bien par nous donner le bras. PREMIER ÉCOLIER. Non, camarade, non; je n'aime point à être gêné. Vite! que nous ne perdions pas notre gibier. La main qui tient le balai samedi, c'est encore celle qui dimanche te caressera le mieux. PREMIER BOURGEOIS. Non, vous dis-je, le nouveau bourgmestre ne me plaît nullement: à présent qu'il est en place, il devient tous les jours plus fier. Et que fait-il donc pour la ville? Cela ne va-t-il pas de mal en pis? Il faut obéir plus strictement que jamais, et payer plus qu'en aucun temps. UN MENDIANT chante. Mes bons messieurs, mes belles dames, Si brillants, si bien ajustés, À ma détresse ouvrez vos âmes, Soulagez mes infirmités. Donner, rend l'âme satisfaite. Ah! répondez à ma chanson! Que, pour le pauvre, cette fête Soit un jour de riche moisson. SECOND BOURGEOIS. Je ne connais pas de plus grand plaisir, les dimanches et les jours de fêtes, que de parler guerre et batailles. Pendant que loin de vous, dans la Turquie, les peuples en viennent aux mains et s'échinent d'importance, vous êtes tranquillement à votre fenêtre, à boire votre petit verre et à regarder le long de la rivière filer les bateaux; puis vous rentrez le soir chez vous, gai comme pinson et bénissant le ciel des temps de paix qu'il vous accorde. TROISIÈME BOURGEOIS. Mon cher voisin, je vous en offre autant. Qu'ils se fendent le crâne, et que tout aille sens dessus dessous chez eux je m'en moque, pourvu qu'à la maison les choses demeurent comme ci-devant. UNE VIEILLE aux demoiselles. Voyez donc un peu, quelle toilette! Ce jeune sang pétille de gentillesse. Qui est-ce qui ne deviendrait fou, en vous regardant?... Pas de fierté, là, tout doux! Dites-moi ce que vous souhaitez, je saurai vous le procurer. PREMIÈRE DEMOISELLE. Viens, viens, Agathe! Prenons garde qu'on ne nous aperçoive avec une pareille sorcière... Elle me fit pourtant voir, à la Saint-André, mon futur mari en personne. SECONDE DEMOISELLE. Moi, elle me le fit voir à travers un cristal en uniforme, avec d'autres militaires. Eh bien, j'ai beau regarder autour de moi, j'ai beau chercher partout; il ne veut pas se montrer. SOLDATS chantant. Bourgades munies De créneaux, remparts! Fillettes jolies, Aux malins regards! Vers vous je m'élance, Et monte à l'assaut. La peine est immense, Mais le prix la vaut. D'une ardeur guerrière On nous voit courir, Pour jouir et plaire, Comme pour mourir. Chaudes escalades! Moments courts et doux! Filles et bourgades Se rendent à nous. La peine est immense, Mais le prix la vaut; Et qui porte lance Le gagne bientôt. FAUST ET WAGNER. FAUST. Les glaçons ne retiennent plus captive l'eau des ruisseaux et des torrents; au léger souffle du printemps, la terre s'amollit, les vallées reverdissent, l'espérance renaît. Le vieil hiver s'en va cacher sa décrépitude sur les sommets escarpés des montagnes. Là, vainement il s'entoure de neiges et de frimats; le morne coup-d'œil, qu'il jette en fuyant sur le gazon des prairies, est une arme impuissante; le soleil ne souffre rien de blanc sous ses rayons. Partout le mouvement, partout la vie; il embellit, il colore toutes choses. On n'aperçoit pas encore de fleurs dans la campagne: prendrait-il pour des fleurs tous ces hommes chamarrés? Mais détournons nos regards de ces collines, et voyons ce qui se passe du côté de la ville. Hors des portes obscures et profondes se pousse une multitude de gens diversement vêtus. Avec quel empressement chacun court aujourd'hui se réchauffer aux rayons du soleil! Ils fêtent bien la résurrection du Seigneur, car ils sont eux-mêmes ressuscités: échappés aux sombres appartements de leurs maisons basses, aux liens de leurs habitudes vulgaires et de leurs vils trafics, aux toits et aux plafonds qui les écrasent, à leurs rues sales et étranglées, aux ténèbres mystérieuses de leurs églises; tous, ils renaissent à la lumière. Vois donc, avec quelle précipitation la foule se disperse dans les jardins et dans les campagnes. Vois, que de barques joyeuses descendent et remontent le fleuve en tous sens... et cette dernière qui suit le fil de l'eau, chargée à couler bas! Il n'est pas jusqu'aux sentiers lointains de la montagne, qui ne brillent de l'éclat des vêtements. Mon oreille distingue déjà le bruit tumultueux du village: voilà le vrai paradis du peuple; grands et petits, tous bondissent de joie ici je me sens homme, ici j'ose l'être. WAGNER. Monsieur le docteur, il est sans doute honorable et avantageux de se promener avec vous; mais je désirerais ne pas me mêler à ces villageois, attendu que je suis l'ennemi juré de tout ce qui sent la grossièreté. Les violons, les cris, les plaisirs bruyants de ces gens-là, me font un mal!... Ils hurlent comme des damnés, et ils appellent cela s'amuser, ils appellent cela chanter! PAYSANS sous la feuillée, dansant et chantant. Le berger quitte ses brebis, Et, mettant ses plus beaux habits, À la danse il s'apprête. Sous le bois ils sont déjà tous, Et dansent là comme des fous. Ha! ha! ha! ha! Landerira! Ainsi dit la musette. Dans le cercle il entre à grands pas, Et brusquement heurte du bras Une jeune fillette. La belle se tourne aussitôt, Disant «Prenez-le un peu moins haut; Ha! ha! ha! ha! Landerira! Voyez ce malhonnête!» Cependant vingt couples dansaient: À droite, à gauche ils se lançaient, Robes volaient en tête, Tous les fronts étaient enflammées, L'un sur l'autre ils tombaient pâmés. Ha! ha! ha! ha! Landerira! Quel chaos! Quelle fête «Monsieur, point de ces privautés! --Fi! point d'épouse à mes côtés! Mieux vaut une grisette.» Puis, à part la tirant un brin... La danse allait toujours son train, Ha! ha! ha! ha! Landerira! Les chants et la musette. UN VIEUX PAYSAN. C'est beau de votre part, monsieur le docteur, de ne pas rougir de nous aujourd'hui, et de venir, savant comme vous l'êtes, vous mêler à la foule du peuple. Prenez cette jolie cruche, que nous avons emplie de boisson fraîche, et buvez un coup: je vous l'offre de grand cœur, et je souhaite, non seulement qu'elle vous ôte la soif, mais encore que toutes les gouttes qui y sont s'ajoutent à vos jours. FAUST. J'accepte votre offre et vos vœux, en vous en remerciant mille fois, et je vous souhaite à tous une bonne santé. (Le peuple se range en cercle autour d'eux.) LE VIEUX PAYSAN. Assurément, vous faites bien de reparaître chez nous un jour de fête: dans quels mauvais jours vous nous avez visités autrefois! Il y en a ici plus d'un, que votre père arracha aux griffes de la fièvre chaude, dans le temps qu'il mit fin à la contagion[4]. Et vous, qui n'étiez qu'un jeune homme dans ce temps-là, vous alliez partout où il y avait des malades: on emportait maint cadavre hors des maisons; mais vous, vous en sortiez toujours sain et sauf. Vous avez été mis à de rudes épreuves. L'homme qui secourait ses semblables, Celui qui est là-haut l'a secouru à son tour. TOUS. Vive l'homme courageux! Qu'il puisse faire du bien long-temps encore. FAUST. Prosternez-vous devant Celui qui est là-haut: lui seul enseigne à faire du bien, lui seul est la source de tout bien. (Il poursuit son chemin avec Wagner.) WAGNER. O grand homme! quel plaisir ce doit être pour toi, de te voir ainsi honoré par tout ce peuple! Heureux qui peut retirer un pareil avantage de ses qualités naturelles! Le père te montre à son enfant, chacun interroge la foule, chacun court et se presse autour de toi les violons se taisent, la danse s'arrête. Fais-tu un pas en avant; ils forment une haie, les chapeaux volent en l'air, et peu s'en faut qu'ils ne s'agenouillent, comme si le Saint-Sacrement passait. [Illustration: Faust--Heureux qui peut conserver espérance de surnager sur cet océan d'erreurs!... l'esprit a beau déployer ses ailes, les corps, hélas! n'en a point à y ajouter] FAUST. Encore quelques pas jusqu'à cette pierre, et nous nous reposerons de notre longue promenade. Là, bien souvent je me suis assis, seul, absorbé dans la méditation, exténué de jeûnes et de prières. Riche d'espoir, ferme dans ma croyance, je pensais, à force de larmes, de soupirs, de convulsions, obtenir la fin de cette contagion du Maître des cieux... Et maintenant les suffrages de ce peuple sonnent à mon oreille, comme ferait l'ironie la plus amère. Ah! si tu pouvais lire dans mon cœur combien peu le père et le fils méritent une telle gloire! Mon père était un honnête homme borné, qui avait la manie de réfléchir sur la nature et ses forces cachées ce qu'il faisait de bien bonne foi, mais à sa manière. Dans la compagnie de quelques adeptes, il s'enfermait au fond d'un obscur laboratoire; et, d'après certaines recettes, il amalgamait les contraires. C'était un _lion rouge_, amant tant soit peu sauvage, qu'il mariait dans un bain tiède au _lis sans tache_; après quoi il les plaçait tous les deux dans un four chaud, puis les transvasait sans cesse d'une capsule dans l'autre. Alors paraissait dans un verre la _jeune reine_ nuancée de mille couleurs[5]; on administrait la médecine, les patients mouraient, et nul ne demandait: «Qui a guéri?» C'est ainsi que, dans ces vallées et sur ces montagnes, distribuant nos élixirs infernaux, nous avons lutté de fureurs avec la contagion. J'ai moi-même présenté le poison à des milliers d'hommes: ils ont passé; et moi je survis, pour qu'on adresse éloge sur éloge à leur téméraire assassin. WAGNER. Comment cela peut-il vous tourmenter? Un honnête homme n'a-t-il pas fait tout ce qu'on doit attendre de lui, quand il a exercé ponctuellement et consciencieusement l'art qui lui a été enseigné? Jeune homme, si tu honores ton père, tu te plairas à recevoir ses enseignements; homme, si tu fais faire à la science quelques pas, ton fils pourra aspirer à de plus hautes conceptions encore. FAUST. Heureux qui peut conserver l'espérance de surnager sur cet océan d'erreurs! L'homme passe sa vie à user de ce qu'il ne sait point, et à ne pouvoir user de ce qu'il sait... Mais chassons ces tristes idées; qu'elles ne viennent pas troubler le calme heureux de si belles heures! Regarde, comme au loin sur la pelouse les cabanes étincellent aux lueurs ardentes du couchant. Le soleil penche et s'éteint, le jour expire; mais il se hâte d'aller éclairer d'autres contrées, et d'y porter une nouvelle vie. Oh! que n'ai-je des ailes, pour m'enlever dans les airs et suivre cet astre le long de sa carrière, que rien n'interrompt jamais! Je verrais, dans un éternel crépuscule, se balancer le monde à mes pieds; je verrais s'enflammer toutes les hauteurs, toutes les vallées s'obscurcir, et tous les torrents changer en vagues d'or leurs vagues argentées... En vain la montagne oppose à ma course ses défilés sauvages: déjà mes yeux étonnés plongent sur la mer, elle ouvre devant moi ses golfes brûlants. Le Dieu semble-t-il vouloir disparaître; un second élan, et je poursuis ma route; je continue de boire à longs traits sa lumière éternelle, devant moi le jour, et la nuit derrière moi, le ciel au-dessus de ma tête et sous mes pieds les flots de l'océan... Charmant rêve, tant qu'il dure! Mais l'esprit a beau déployer ses ailes, le corps, hélas n'en a point à y ajouter. Et pourtant, il n'est personne qui n'ait senti battre son cœur, quand au-dessus de nous, perdue dans les espaces azurés, l'alouette nous envoie les éclats de son chant matinal; quand, par delà la cime des rochers couverts de sapins, l'aigle plane les ailes étendues; et quand la grue traverse les plaines et les mers, pour regagner les lieux qui l'ont vu naître. WAGNER. J'eus souvent aussi, moi, mes instants de folie; mais de pareils désirs, je n'en éprouvai jamais. On est bientôt las des forêts et des prairies: non, je n'ai jamais eu envie de voler comme un oiseau. Les plaisirs de l'esprit nous transportent bien autrement, de livre en livre, de feuillet en feuillet cela embellit et réchauffe les nuits d'hiver; vous sentez courir comme une douce flamme dans tous vos membres, et vous n'avez pas plutôt déroulé un parchemin, que le ciel tout entier descend sur vous. FAUST. Tu ne connais qu'un désir, et puisse l'autre te rester toujours étranger! Deux âmes, hélas! habitent en mon sein, dont l'une tend continuellement à se séparer de l'autre. L'une, vive et passionnée, participe du monde et s'y tient attachée au moyen des organes du corps; l'autre, ennemie des ténèbres, aspire à s'envoler dans les demeures de nos aïeux... S'il y a dans l'air des Esprits souverains et dépendants, qui tiennent le milieu entre la terre et le ciel, oh! qu'ils quittent leurs nuages d'or, et qu'ils me conduisent vers une nouvelle vie! Seulement, si j'avais un manteau enchanté qui pût me transporter sur des plages lointaines, je ne m'en déferais pas en échange des vêtements les plus précieux, je ne le donnerais pas pour le manteau d'un roi. WAGNER. Hélas! n'appelez point la troupe des Esprits. Il est bien connu qu'elle fait sa ronde dans l'atmosphère, et ne cesse de tendre à l'homme toute sorte de pièges. Du nord il en vient, qui vous enfoncent dans la chair des dents aigües et une langue à triple dard. De l'est ils soufflent un air qui dessèche tout, et ils se nourrissent de vos poumons. Quand c'est le midi qui les envoie du fond du désert, ils amassent sur votre tête flamme sur flamme; et l'ouest en vomit un essaim, qui d'abord vous ravive, puis finit par vous engloutir, vous, les plaines et les moissons. Enclins au mal, ils écoutent volontiers; ils obéissent volontiers aussi, parce qu'ils aiment à tromper; ils se disent envoyés du ciel, et prennent une voix angélique quand ils mentent... Mais retirons-nous; le ciel devient obscur, l'air fraîchit, le brouillard tombe. C'est le soir qu'on commence à apprécier son chez soi. D'où vient que vous restez là immobile? qu'avez-vous à considérer? qu'est-ce donc qui peut attirer votre attention dans ce crépuscule? FAUST. Ne vois-tu pas un chien noir rôder à travers les blés et les jachères? WAGNER. Il y a déjà long-temps que je le vois rien de moins étonnant, ce me semble. FAUST. Regarde-le bien! Pour qui prends-tu cet animal? WAGNER. Pour un barbet, qui cherche la trace de son maître. FAUST. Ne remarques-tu pas comme il décrit de longs spirales, et s'approche de nous de plus en plus? Et je me trompe fort, ou un trait de feu marque son passage. WAGNER. Je ne vois rien, moi, qu'un barbet noir: peut-être avez-vous des éblouissements. FAUST. Il me semble qu'il traîne à nos pieds de petits lacets, pour nous attacher. [Illustration: Il grogne et n'ose vous aborder: Il se couche sur le ventre il remue la queue ...] WAGNER. Moi, je le vois sauter autour de nous, l'air craintif et embarrassé, parce qu'au lieu de son maître il trouve deux inconnus. FAUST. Le cercle se resserre, il nous touche déjà. WAGNER. Voyez; c'est bien un chien, et non pas un fantôme. Il grogne et n'ose vous aborder, il se couche sur le ventre, il remue la queue: toutes choses que les chiens ont coutume de faire. FAUST. Accompagne-nous, viens ici, viens! WAGNER. C'est un drôle d'animal! Vous vous tenez tranquille, il fait le beau; vous lui parlez, il court à vous: perdez quelque chose, il vous le rapportera, il se jettera dans l'eau après votre canne. FAUST. Tu as raison; je ne vois rien qui indique un Esprit, et tout montre qu'il a été seulement bien dressé. WAGNER. Un chien, quand il est bien dressé, n'est pas indigne de l'affection d'un honnête homme. Oui, il mérite vos bontés; c'est le meilleur écolier de nos étudiants. (Ils rentrent dans la ville.) * * * * * CABINET D'ÉTUDE. FAUST entre, accompagné d'un barbet noir. FAUST. J'ai quitté les champs et les prairies, qu'enveloppe une nuit profonde. De secrets pressentiments m'agitent, et une sainte horreur m'avertit qu'au-dedans de moi veille la meilleure de mes deux âmes; les penchants grossiers sommeillent, et avec eux tous les orages qu'ils enfantent; j'éprouve un ardent amour des hommes, l'amour de Dieu me pénètre et me ravit. Tiens-toi donc en repos, barbet! Ne cours donc pas çà et là dans la chambre. Que flaires-tu autour de la porte? Allons, couche-toi derrière le poêle; je te cède mon meilleur coussin. Puisque tout-à-l'heure, sur le chemin de la montagne, tu nous as divertis par tes tours et par tes bonds, sois le bien-venu chez moi; mais conduis-toi en hôte paisible. Ah! dès qu'au fond de notre cellule étroite notre lampe recommence à luire en amie, aussitôt la lumière se répand dans notre sein, dans notre cœur qui se connaît lui-même; la raison élève de nouveau sa voix, et l'espérance renaît; on aspire à se retremper aux sources du torrent, à ces sources d'où jaillit la vie. Ne grogne donc pas ainsi, barbet! Les accords célestes, qui remplissent maintenant mon âme tout entière, ne peuvent s'accorder avec les hurlements d'un animal. Nous sommes habitués à ce que les hommes tournent en ridicule ce qu'ils n'entendent pas, à ce qu'ils murmurent à la vue du bien et du beau, qui les gênent souvent: le chien en grognera-t-il à leur exemple?... Mais hélas! avec les meilleures dispositions, je me sens déjà moins pur et moins satisfait. Pourquoi donc faut-il que le fleuve tarisse si tôt, et nous laisse en proie à une soif dévorante?... Que de fois j'en ai fait la triste expérience! Néanmoins cette misère a son terme, nous apprenons enfin à évaluer à son juste prix ce qui sort des limites resserrées de la terre, nous aspirons à une révélation; révélation qui ne brille nulle part d'un éclat plus pur et plus digne de la majesté de Dieu, que dans le livre du Nouveau-Testament. Il me prend envie d'ouvrir le texte grec, et, m'abandonnant une fois à toute la candeur de mes sentiments, de traduire le saint original dans ma chère langue maternelle. (Il ouvre un volume et se prépare.) Il est écrit: _Au commencement était la Parole._ Me voici déjà arrêté! Qui viendra à mon secours? Il m'est tellement impossible de connaître la valeur de ce mot, _la parole!_ Je dois le traduire autrement, si l'Esprit daigne m'éclairer. Il est écrit: _Au commencement était l'Intelligence._ Voyons, pesons bien cette première ligne; que notre plume ne se hâte pas trop: est-ce bien l'_intelligence_ qui crée et conserve tout? Il devrait y avoir: _Au commencement était la Puissance._ Cependant, même en écrivant ceci, quelque chose me dit que je n'y suis pas encore... L'Esprit m'éclaire! je vois maintenant ce qu'il faut, et j'écris avec confiance _Au commencement était l'Activité._ Si je partage la chambre avec toi, barbet, au nom du ciel, cesse d'aboyer, cesse de hurler! Il n'est pas possible d'endurer auprès de soi un compagnon aussi bruyant; l'un de nous deux doit nécessairement quitter la chambre. C'est à regret, que je viole les lois de l'hospitalité: la porte est ouverte, tu as la clef des champs... Mais que vois-je? cela tient du prodige. Est-ce illusion? est-ce réalité? Comme mon barbet grandit et se gonfle! Il se soulève avec effort: ce n'est plus là la figure d'un chien. Quel spectre ai-je traîné chez moi? Le voici en hippopotame; ses yeux lancent des éclairs, il ouvre une gueule armée. Oh! tu ne m'échapperas pas! Pour une pareille engeance de Démons, la Clef de Salomon[6] est ce qui convient. ESPRITS sur l'avenue Un de nous au piège est pris. N'entrez point, restez, Esprits! Vieux lynx de race infernale, Il s'est pris dans cette salle, Comme au piège une souris. Restez, restez... Mais silence! Sur nos brillants ailerons Balançons-nous en cadence, Formons, formons notre danse; Et nous le dégagerons. Voulez-vous qu'il sorte, Au seuil de la porte Ne le laissez point s'asseoir: Formez-vous en essaim noir, Volez autour de la porte. Oui, volons à son secours, Car il nous aima toujours. FAUST. Premièrement, pour aborder le monstre, prononçons la conjuration des quatre Esprits «Que la Salamandre s'allume! que l'Ondin se replie! que le Sylphe s'évanouisse! que le Lutin travaille!» Qui ne connaîtrait point les éléments, leur force et leurs propriétés, n'aurait aucun pouvoir sur les Esprits. «Vole en flamme légère, Salamandre! coule en vagues bruyantes, Ondin! brille en météore éblouissant, Sylphe! assiste-moi dans ma demeure, Incube! Incube, avance à ton tour et ferme la marche!» Le monstre ne recèle aucun de ces quatre Esprits. Il reste immobile et me grince les dents, je ne lui ai fait encore aucun mal. Patience je vais mettre en œuvre contre toi des charmes plus puissants. Mon ami, es-tu un échappé de l'enfer? Regarde donc ce signe devant lui s'inclinent les noires phalanges. Le voilà qui s'enfle! Ses crins se hérissent. Être maudit, peux-tu l'envisager, l'incréé, l'inexprimable, celui que tous les cieux adorent, et que le crime a transpercé? Il se gonfle de plus en plus, le voici en éléphant; relégué derrière le poêle, il remplit tout l'espace à lui seul. Il veut s'écouler en nuage. Garde-toi de monter jusqu'au plafond! Viens te coucher aux pieds de ton maître. Tu vois que mes menaces ne sont pas vaines: obéis, ou je roussis ton poil avec le feu sacré! N'attends pas la Triple lumière, n'attends pas le plus puissant de mes charmes (Pendant que le nuage tombe, MÉPHISTOPHÉLÈS s'avance de derrière le poêle, sous l'habit d'un étudiant ambulant.) MÉPHISTOPHÉLÈS. Pourquoi tout ce vacarme? Que demande monsieur? Qu'y a-t-il pour son service? FAUST. C'était donc là ce que cachait le barbet? Un étudiant ambulant? L'aventure est risible. MÉPHISTOPHÉLÈS. Salut au savant Docteur! Vous m'avez fait rudement suer. FAUST. Comment te nommes-tu[7]? MÉPHISTOPHÉLÈS. La question me paraît de peu d'importance pour quelqu'un qui méprise si fort les mots, qui ne s'arrête jamais à l'apparence, et qui regarde surtout au fond des êtres. FAUST. C'est que vous autres messieurs, vous portez ordinairement des noms qui peignent assez bien votre nature; c'est, ou Beelzébuth, ou malin Esprit, ou menteur, qu'on vous appelle. Hé bien, _qui_ donc es-tu? MÉPHISTOPHÉLÈS. Une partie de cette puissance, qui veut toujours le mal et fait toujours le bien. FAUST. Que signifie cette énigme? MÉPHISTOPHÉLÈS. Je suis l'Esprit qui toujours nie, et cela avec raison; car tout ce qui existe mérite d'être anéanti, et il vaudrait beaucoup mieux que rien n'existât. Ainsi, tout ce que vous appelez péché, destruction, en un mot le mal, c'est mon élément. FAUST. Tu te dis une _partie_, et pourtant te voilà devant moi en entier. [Illustration: Méph: Pourquoi tout ce vacarme? Que demande monsieur? Qu'y a-t-il pour son service?] MÉPHISTOPHÉLÈS. Je te dis l'humble vérité. Si l'homme, ce petit monde d'extravagances, s'imagine qu'il fait un tout à lui seul, moi je ne suis qu'une partie de cette partie, qui était tout au commencement, une partie des ténèbres qui enfantèrent la lumière, l'orgueilleuse lumière qui dispute maintenant le rang et l'espace à son antique mère, la nuit; sans y réussir toutefois, étant de partout repoussée et, malgré qu'elle en ait, contrainte de ramper à la surface des corps. Elle jaillit des corps, elle fait leur beauté: eh bien, un corps l'arrête invinciblement dans sa course. J'ai donc bonne espérance que cela ne durera pas long-temps, et qu'au moyen des corps elle finira par être anéantie. FAUST. Je connais à présent tes dignes fonctions! Tu ne peux rien anéantir en masse, et te rejettes sur les détails. MÉPHISTOPHÉLÈS. Et il faut avouer que jusqu'ici il n'y a pas grand ouvrage de fait. Ce qui s'oppose au _rien_, le _quelque chose_, ce lourd monde, telles peines que je me sois données, je n'ai pu l'entamer d'aucun côté. Flots, tempêtes, bouleversements, incendies, rien n'y fait; la terre et la mer n'en sont que plus tranquilles! Sur cette damnée semence, principe des animaux et des hommes, il n'y a rien à gagner. Combien n'en ai-je pas détruit! et toujours circule un sang nouveau; c'est à en devenir fou! De l'air, de l'eau, ainsi que de la terre, s'élancent mille germes, dans le sec, dans l'humide, dans le froid, dans le chaud!... Enfin, si je ne m'étais pas réservé la flamme, je n'aurais rien pour moi. FAUST. Ainsi donc, à l'éternel mouvement des êtres, au pouvoir salutaire qui toujours crée, tu opposes la main glacée du Démon; et tu te roidis en vain contre lui dans ta malice. Cherche à entreprendre quelqu'autre chose, ô bizarre enfant du chaos! MÉPHISTOPHÉLÈS. Oui, mais nous en causerons plus à fond la prochaine fois. Oserais-je, pour cette fois, me retirer? FAUST. Je ne vois pas trop pourquoi tu me le demandes. Maintenant que je sais qui tu es, entre et sors par où tu voudras: voici la fenêtre, voici la porte, ou même la cheminée, si tu l'aimes mieux. MÉPHISTOPHÉLÈS. Je dois l'avouer, il y a un petit empêchement à ce que je ne sorte ce pied de sorcière, sur votre seuil... FAUST. Le _Pentagramme_[8] te tourmente? Puisque ce signe t'est contraire, explique-moi donc, fils de l'enfer, comment tu as pu entrer ici. Comment se fait-il qu'un Esprit tel que toi se soit abusé à ce point? MÉPHISTOPHÉLÈS. Remarque-le bien: il n'est pas posé comme il faut; l'angle qui regarde la rue est, tu le vois, un peu ouvert. FAUST. Le cas est singulièrement heureux! De cette manière donc, tu te trouves mon prisonnier? Je suis bien servi par le hasard. MÉPHISTOPHÉLÈS. Le barbet ne remarqua rien, lorsqu'il sauta dans la chambre: du dehors l'apparence est tout autre. À présent le Diable ne peut plus sortir de la maison. FAUST. Mais pourquoi ne passes-tu pas par la fenêtre? MÉPHISTOPHÉLÈS. C'est une loi des Diables et des revenants, que par où ils sont entrés, par là ils doivent sortir. À cette condition nous avons notre liberté; autrement, nous sommes esclaves. FAUST. L'enfer même a ses lois! Je suis bien aise de le savoir. Dans ce cas, messieurs, on pourrait donc en sécurité faire un pacte avec vous? MÉPHISTOPHÉLÈS. Ce qu'on te promettrait, tu en aurais la pleine jouissance, et l'on ne t'en retiendrait pas la moindre parcelle... Mais ce n'est pas une petite affaire; nous la conclurons à la première entrevue que nous aurons ensemble. Maintenant je te prie, je te supplie de me laisser partir. FAUST. Reste encore un instant, pour me dire la bonne aventure! MÉPHISTOPHÉLÈS. Délivre-moi, te dis-je, oh! délivre-moi! Je reviendrai bientôt, et alors tu pourras me demander tout ce que tu voudras. FAUST. Je ne t'ai point tendu de piège, mais tu as donné de toi-même dans le panneau. Bien fou qui se dessaisit du Diable, quand il le tient! Il ne le ressaisira pas de sitôt. MÉPHISTOPHÉLÈS. Hé bien, si bon te semble, je suis prêt à te faire ici compagnie; mais à la charge d'employer toutes les ressources de mon art, pour te rendre agréable le temps que nous passerons ensemble. FAUST. Volontiers! Libre à toi d'exercer ton art, pourvu qu'il soit divertissant. MÉPHISTOPHÉLÈS. Tu vas, mon ami, dans ce peu d'heures, prendre plus de plaisir que durant les uniformes jours d'une année entière. Ce que chantent les tendres Esprits, les belles images qu'ils apportent avec eux, ne sont pas un vain prestige. Il y aura des plaisirs pour ton odorat, il y en aura pour ton palais, il y en aura même pour ton cœur. Pas n'est besoin de préparatifs, nous sommes réunis. Commencez! ESPRITS. Arcs surbaissés, Voûtes antiques, Sombres portiques, Disparaissez! Laissez, laissez Le soleil luire, Et nous sourire Avec amour!... Devant le jour La nuit s'écoule; Brillant et pur, Le ciel déroule Ses plis d'azur; Des feux sans nombre, Sillonnent l'ombre; De sa prison La jeune Aurore, Timide encore, S'échappe, et dore Le frais gazon; Un doux frisson Court dans les veines, Et le réveil Du lourd sommeil Brise les chaînes; Les vêtements S'en vont flottants Par les rivages, Par les bocages, Où les amants À mille orages Livrent leurs sens. Bourgeons naissants! Heureux bocages! Aux pampres noirs Les raisins pendent, Puis seuls, se rendent Sous les pressoirs Qui les attendent; En longs ruisseaux, De leurs tonneaux Les vins descendent; Sur des tapis De fins rubis Leurs flots s'épandent, Et, vagabonds, Autour des monts En lacs s'étendent Lacs transparents, Miroirs errants, Où se répètent Les monts lointains, Où se reflètent Les cieux sereins. La vague humide Chasse et poursuit, Dans son réduit, Le daim timide; D'un vol rapide, L'oiseau s'enfuit Vers d'autres plages, Vole aux nuages, Vole aux îlots Qui sur les flots Tremblent, s'agitent. Parés de fleurs, Là mille chœurs Aux chants s'excitent; De leurs accents Vifs et puissants L'accord entraîne, Ravit les sens; De chœurs dansants La rive est pleine: Aux rocs déserts Les uns s'avancent; D'autres s'élancent Au sein des mers, Et se balancent Sur leurs flots verts. Tous pour la vie; Tous pour jouir, Dans la folie, Du court plaisir De cette vie. MÉPHISTOPHÉLÈS. Il dort. C'est assez, jeunes Esprits; Esprits aériens et tendres, vous l'avez bien assoupi par vos enchantements: je vous suis obligé de ce concert... Non, tu n'es pas encore homme à retenir le Diable malgré lui!... Maintenant faites voltiger autour de lui d'agréables songes, plongez-le dans une mer d'illusions. Moi, pour rompre le charme de ce seuil, j'ai besoin d'une dent de rat... Ha! je n'aurai pas long-temps à conjurer; en voici un qui trotte de ce côté, il m'entendra bientôt. Le maître des rats et des souris, des mouches, des grenouilles, des punaises, des poux[9], t'enjoint de mordre le seuil de cette porte, comme s'il était frotté d'huile. Bon, le voici déjà qui sautille vers la porte. Allons, allons, à l'ouvrage! La pointe qui m'a repoussé est du côté extérieur. Là, encore un coup de dent!... Voici qui est fait. À présent, mon cher Faust, rêve tout ce que tu voudras: jusqu'au revoir! FAUST s'éveillant. Suis-je encore une fois trompé? La foule des Esprits a-t-elle disparu? Quoi! cette visite du Diable serait un songe!... Et ce barbet qui a sauté après moi?... * * * * * CABINET D'ÉTUDE FAUST, MÉPHISTOPHÉLÈS. FAUST. On frappe!... Entrez... Qui vient m'importuner encore? MÉPHISTOPHÉLÈS en dehors. C'est moi. FAUST. Entrez. MÉPHISTOPHÉLÈS de même. Il faut que tu le dises trois fois. FAUST. Entrez donc! MÉPHISTOPHÉLÈS ouvrant. Bien, je suis content de toi; nous allons, je l'espère, signer la paix. Pour dissiper tes vapeurs, me voici en jeune gentilhomme, dans des habits écarlates galonnés d'or, le petit manteau de satin sur les épaules, la plume de coq sur le chapeau, une longue épée affilée au côté; et, sans périphrases, je te conseille d'en faire autant, si tu veux secouer une bonne fois les chaînes qui t'accablent, et, libre enfin, éprouver ce que c'est que la vie. FAUST. Sous quelque habit que ce soit, la vie sera toujours pénible pour moi, le monde toujours vide et sans charmes. Je suis trop vieux pour m'amuser, trop jeune pour être sans désirs. Que peut m'offrir ce monde?... «L'impuissance est ton lot! ton lot, c'est l'impuissance!» Voilà l'éternel refrain, qui fatigue les oreilles de l'homme; voilà ce que, d'un bout de la vie à l'autre, un mauvais Génie lui répète à chaque heure d'une voix cassée. Ce n'est qu'avec effroi, que je contemple l'aurore à mon réveil je pleure avec amertume, en voyant poindre ce jour, qui dans sa carrière n'accomplira pas un de mes souhaits, pas un seul; ce jour, qui étouffe jusqu'au pressentiment de la plus mince de mes jouissances; ce jour, dont les contrariétés sans nombre doivent bientôt glacer l'inspiration qui m'échauffe et qui remue mes entrailles... Puis il faut, lorsque la nuit tombe, il faut m'étendre, solitaire et désolé, sur un lit où le repos ne me visitera point, où des rêves horribles viendront agiter mon sommeil. Le Dieu, qui habite en mon sein, peut bien ébranler mes fibres secrètes; mais celui qui règne sur toutes mes forces, ne saurait rien déplacer autour de moi. C'est pourquoi le jour me pèse; c'est pourquoi je souhaite la mort, et j'ai la vie en horreur. MÉPHISTOPHÉLÈS. Et cependant, la mort n'est jamais un hôte très-bien venu. FAUST. O heureux celui dont, au milieu de l'éclat d'une victoire, elle vient ceindre les tempes d'un laurier sanglant! Heureux celui qu'après l'ivresse d'une danse fougueuse, elle endort dans les bras d'une jeune fille! Oh! que ne suis-je embrasé, consumé, par la flamme du grand Esprit! Que ne suis-je abîmé dans ses profondeurs MÉPHISTOPHÉLÈS. Et cependant, cette nuit même, quelqu'un n'a pas avalé certaine liqueur brune... FAUST. Il paraît que l'espionnage est ton occupation favorite. MÉPHISTOPHÉLÈS. Je n'ai pas la toute-science, mais j'en sais passablement long. FAUST. Hé bien! puisque les sons trop connus d'une pieuse mélodie m'ont tiré de l'obscur dédale où j'errais, et, réveillant en moi les sentiments éteints de mes jeunes années, ont offert à mes yeux abusés l'image de temps heureux qui ne sont plus; je maudis tout ce que l'âme environne de prestiges enivrants, et tout ce que, dans nos demeures d'exil, elle nous dérobe sous les voiles brillants du mensonge! Soit maudite, d'avance, la haute opinion que l'esprit se fait de lui-même! Maudites soient encore les visions chimériques, par qui nos sens sont assiégés sans relâche! Maudit soit ce que nos rêves nous montrent de plus séduisant, fantôme de gloire, fantôme de renommée! Maudites soient toutes les choses dont la possession nous flatte, femme ou enfant, esclave ou charrue Maudit soit Mammon, quand, nous éblouissant de ses trésors, il nous pousse à des entreprises hardies, ou quand, pour d'oisives jouissances, il enfle nos oreillers d'une plume voluptueuse! Maudit soit le jus balsamique de la treille! Maudit soit l'amour et ses plus doux épanchements! Maudite soit l'espérance, maudite la foi, et maudite avant tout la patience! CHŒUR D'ESPRITS INVISIBLES. Ah! ah! Tu l'as renversé, Le beau, l'heureux monde! Par ton souffle immonde Il est effacé; Il s'est éclipsé. Le beau, l'heureux monde, Un demi-Dieu l'a renversé! Tous les débris de sa beauté passée Dans le néant nous les précipitons, Et nous pleurons Cette beauté pour jamais effacée Nous la pleurons! O le plus grand des enfants de la terre, Ce monde heureux construis-le de nouveau; Relève-le de sa poussière, Plus heureux encore et plus beau. Oui, dans ton cœur bâtis un nouveau monde, Recommence de nouveaux jours: Que sur nous ton espoir se fonde, Nous t'accorderons nos secours; Sur toi, sur tes travaux, sans cesse Nous veillerons, Et chanterons, Pour alléger le poids de ta tristesse. MÉPHISTOPHÉLÈS. Ce sont là les petits d'entre les miens. Entends-tu comme, avec une sagesse profonde, ils te conseillent de chercher les plaisirs et de te jeter dans le tourbillon de la vie? Ils voudraient te replonger dans le monde, t'arracher à cette solitude où les sens s'émoussent, où se figent les sucs dont l'âme se nourrit. Cesse donc de jouer avec cette tristesse maudite, qui s'acharne sur toi comme un vautour, et dévore ton existence. Il n'est si mauvaise compagnie, qui ne te fît sentir au moins que tu es un homme parmi des hommes; et l'on n'est point dans l'intention de te mêler à la canaille. Ce n'est pas non plus que je sois un seigneur des plus huppés: mais si tu veux prendre avec moi ta course à travers la vie, je consens à t'appartenir sur-le-champ, je suis ton compagnon; et, pour peu que cela te convienne, je me fais même ton valet, je me fais ton esclave. FAUST. Mais que dois-je te promettre en retour? MÉPHISTOPHÉLÈS. Oh! tu auras le temps d'y penser. FAUST. Non, non, le Diable est un égoïste, et ce n'est pas ordinairement pour l'amour de Dieu qu'il fait le bien d'autrui. Énonce la condition nettement il y a péril à loger un tel serviteur. MÉPHISTOPHÉLÈS. Je me dévouerai _ici_ à ton service, et courrai sans fin ni cesse au moindre signe de ta volonté; mais, quand nous nous retrouverons _là-bas_, tu me rendras la pareille. FAUST. Je m'embarrasse peu de ce qui se fait là-bas. Commence par mettre en pièces ce monde-ci l'autre n'aura qu'à venir ensuite. De cette terre naissent mes plaisirs, et ce soleil éclaire mes souffrances: si je puis une fois m'en affranchir, alors advienne que pourra. Je n'en veux plus entendre parler peu m'importe que dans la vie à venir l'on aime et l'on haïsse, et qu'il y ait aussi dans ces sphères un dessus et un dessous. MÉPHISTOPHÉLÈS. Avec ces disposions, tu peux le hasarder. Engage-toi, et mon art te fait passer dans l'ivresse du plaisir des jours délicieux, je te donne ce qu'aucun homme n'a entrevu jusqu'à présent. FAUST. Et que veux-tu me donner, pauvre Diable? L'esprit d'un homme, en ses élans sublimes, fût-il jamais à la portée d'un de tes pareils?... Dis, qu'as-tu à m'offrir? des aliments, qui ne rassasient pas; de l'or, qui s'écoule des mains comme le vif argent; des jeux, où l'on ne gagne jamais; de jeunes filles qui, jusque dans les bras de leur amant, en appellent un autre de l'œil; l'honneur, déité brillante, qui s'évanouit comme un météore. Montre-moi un fruit qui ne tombe pas avant d'être mûr, et des arbres qui reverdissent tous les jours! MÉPHISTOPHÉLÈS. Une semblable commission ne m'effraie pas; j'ai de tels trésors à ton service. Certes, mon bon ami, le temps approche où nous pourrons faire la vie en toute sécurité. FAUST. Si jamais il m'arrive de goûter le repos, en me couchant sur un lit de plume; que je sois anéanti! Si tu peux me séduire à ce point, que je me plaise à moi-même; si tu peux m'endormir au sein des jouissances que ce soit pour moi le dernier jour! Je t'offre la gageure. MÉPHISTOPHÉLÈS. Top! FAUST. Et troc pour troc! Oui, si dès ce jour je m'écrie «Reste, reste, que tu es beau!» tu peux alors me charger de liens, alors je consens à m'engloutir, alors la cloche des morts peut se faire entendre, alors tu es affranchi de ton service... Que mon heure sonne, que le cadran tombe en poussière, qu'il n'y ait plus de temps pour moi! MÉPHISTOPHÉLÈS. Penses-y bien, nous ne l'oublierons pas. FAUST. Tu en as le droit incontestable, je ne me suis pas engagé témérairement. Aussi bien, puisque je dois être esclave, que m'importe le nom de mon maître? Joug pour joug, autant vaut le tien. MÉPHISTOPHÉLÈS. Je remplirai donc dès aujourd'hui mes fonctions de valet, à la table de mon Docteur. Un mot seulement: c'est à la vie et à la mort, pourvu qu'on me remette une couple de lignes. FAUST. Quoi! pédant, tu demandes un écrit! Ne connais-tu donc pas l'homme encore? Ne connais-tu pas le prix de sa parole? N'est-ce point assez, que la mienne ait irrévocablement disposé de mes jours? Le monde n'est-il pas dans un flux perpétuel? Et quelques mots d'écrit m'obligeraient davantage!... C'est pourtant à une pareille chimère que notre âme se laisse entraîner qui oserait s'en affranchir? Heureux celui qui garde fidèlement sa parole en son cœur! nul sacrifice ne lui coûte. Mais un parchemin écrit et scellé est un fantôme, qui épouvante tout le monde; un serment n'a de valeur qu'autant que la plume l'a tracé, et l'on mène la foule avec un peu de cire et quatre doigts de peau... Que veux-tu de moi, malin Esprit? marbre, airain, parchemin, papier? Dois-je écrire avec un style, un burin, une plume? Je t'en laisse le choix. MÉPHISTOPHÉLÈS. À quel propos cet emportement ce torrent d'éloquence? Il suffit d'une petite feuille de quoi que ce soit. Et tu auras soin, pour signer ton nom, de te tirer une goutte de sang[10]. FAUST. Si cela te fait grand plaisir, on peut jouer cette comédie. MÉPHISTOPHÉLÈS. Le sang est un suc tout particulier. FAUST. N'aie pas peur que je viole ce traité! L'accomplissement de ce que je promettrai, t'est garanti par les efforts de ma vie entière. Je me suis trop enflé; force est maintenant que je crève ou que je t'appartienne. Le grand Esprit m'a repoussé avec dédain, la nature s'est fermée devant moi, le fil de ma pensée a été rompu, je suis dégoûté de toute science... Ouvre donc les abîmes de ma sensualité; et que les ardentes passions, qui y fermentent, s'apaisent! Que tes enchantements jettent sur le monde un voile impénétrable, et préparent leurs miracles! Que je me précipite en aveugle, à travers le murmure des siècles, sur les vagues tremblantes du destin; et qu'en moi la douleur et le plaisir, le bonheur et l'infortune, se succèdent l'un à l'autre comme il plaira au hasard. Il n'est qu'une loi fixe, celle qui contraint l'homme à s'occuper sans relâche. MÉPHISTOPHÉLÈS. On ne vous assigne aucune limite, aucun but ne vous est proposé. Goûtez un peu de tout, attrapez au vol ce que vous pourrez, arrangez-vous de ce qui vous amusera. Allons, point de faiblesse attachez-vous à moi. FAUST. Tu sais trop bien qu'il ne s'agit pas ici d'amusement. Je me livre au tourbillon qui produit le vertige, je cherche la jouissance au sein de la douleur, l'amour dans la haine, la paix dans le chagrin. Mon cœur, guéri de la manie du savoir, ne doit plus désormais se fermer à aucune souffrance; tout ce qui est départi à l'humanité, je veux l'éprouver dans le plus intime de mon être; je veux, avec le secours de mon esprit, atteindre à ce qu'il y a en elle de plus hauts de plus profond; je veux accumuler dans mon sein tout ce qu'elle enferme de bien et de mal; m'élargissant ainsi par degrés, je veux confondre ma propre existence dans la sienne, et, me perdant enfin comme elle, échouer au même écueil. MÉPHISTOPHÉLÈS. Je te proteste (et tu peux m'en croire, moi qui ai passé plusieurs milliers d'années à mâcher un aliment si dur), je te proteste que, depuis le berceau jusqu'à la bière, l'homme ne saurait digérer ce vieux levain. Crois-en l'un de nous, l'univers n'est fait que pour un Dieu. Il s'y contemple dans l'éclat d'une éternelle lumière: nous, il nous a créés pour les ténèbres; et pour vous le jour vaut la nuit, la nuit vaut le jour. FAUST. Mais je le veux! MÉPHISTOPHÉLÈS. Voilà parler, cela s'entend. Néanmoins, je l'avoue, un point m'embarrasse: le temps est court, l'art est long et j'imagine que vous feriez bien mieux de m'écouter. Associez-vous avec un poète; laissez-le se livrer aux écarts de son imagination, et entasser sur votre tête tout ce qu'il y a de nobles qualités et de sentiments honorables, le courage du lion et la vitesse du cerf, le sang bouillant de l'Italien et la persévérance de l'homme du Nord; qu'il trouve le secret d'allier en vous la grandeur d'âme à l'astuce et de vous douer au déclin de l'âge des passions brûlantes de la jeunesse: j'aurais plaisir à connaître un pareil original, je l'appellerais monsieur Microcosme[11]. FAUST. Et que suis-je donc, s'il ne m'est pas possible d'atteindre à cette couronne de l'humanité, objet continuel de tous mes désirs? MÉPHISTOPHÉLÈS. Tu es, après tout... ce que tu es. Mets sur ta tête une perruque où les boucles flottent par millions, chausse tes pieds de brodequins hauts d'une coudée; tu n'en resteras pas moins ce que tu es. FAUST. Je le sens bien, vainement me suis-je approprié tous les trésors de l'esprit humain; au bout de mes longs travaux, nulle énergie nouvelle ne s'est manifestée au-dedans de moi, je n'ai pas grandi de l'épaisseur d'un cheveu, je ne suis pas plus près de l'infini. MÉPHISTOPHÉLÈS. Mon bon monsieur, vous voyez les choses précisément comme tout le monde les voit. Il faut vous y prendre un peu mieux, avant que la vie vous échappe. Que diantre! tes mains et tes pieds, ta tête et ton c.., sont bien à toi; mais ce dont je me sers pour la première fois, en est-ce pour cela moins à moi? Si l'on met dans mon écurie six chevaux, leurs forces ne seront-elles pas les miennes? Je les monte, et me voilà comme si j'avais vingt-quatre jambes. Courage donc, plus de vaines rêveries, et en route avec moi dans ce monde! En vérité, je te le dis, un homme qui spécule est comme un animal qu'un Esprit malin ferait tournoyer sur d'arides bruyères, tandis qu'à quelques pas de lui s'étendraient de beaux pâturages verdoyants. FAUST. Par où commençons-nous? MÉPHISTOPHÉLÈS. Nous partons à l'instant même. Qu'est-ce que ce cabinet, sinon un lieu de torture? Et appellerait-on vivre, s'ennuyer soi et les marmots qu'on instruit? Laisse un pareil métier à ton voisin Richepanse! Pourquoi te tourmenter à battre cette paille vide? Le meilleur de ce que tu peux savoir, tu n'oserais le dire à tes élèves... Ah! j'en entends un marcher dans l'avenue. FAUST. Il ne m'est pas possible de le voir. MÉPHISTOPHÉLÈS. Le pauvre garçon attend depuis long-temps, on ne saurait en conscience le renvoyer comme il est venu. Donne-moi ta robe et ton bonnet, ce costume me siéra merveilleusement (il s'habille). Tu peux t'en fier à mon savoir; je ne demande qu'un petit quart-d'heure. Pendant ce temps-là, fais tes apprêts pour notre agréable voyage. (Faust sort.) MÉPHISTOPHÉLÈS dans les longs habits de Faust. Oui, oui, méprise bien la raison et la science, dédaigne l'énergie suprême de l'homme, laisse-toi prendre aux séductions enchanteresses de l'Esprit de mensonge; tu es à moi sans conditions. Le sort l'a livré à un Génie indomptable, qui ne recule jamais, et dont l'élan rapide a bientôt traversé les plaisirs de la terre. Une minute de plus, et je le traîne sans pitié dans les arides déserts de la vie, je ne lui fais pas grâce d'une seule misère: il se débattra, il me saisira, il se roidira contre moi; pour son supplice, il y aura des mets délicats et des boissons rafraîchissantes, qui se balanceront devant ses lèvres avides sans les toucher jamais; il implorera du soulagement, mais en vain. Et, quand même il ne se serait pas donné au Diable, son âme n'en périrait pas moins. (Entre UN ÉCOLIER.) L'ÉCOLIER. Je ne suis en ces lieux que depuis peu de temps; et, tout rempli de soumission, je m'empresse de venir parler et me recommander à un homme, dont le nom n'est prononcé qu'avec respect par tout le monde. MÉPHISTOPHÉLÈS. Votre civilité me rend confus! Vous voyez en moi un homme comme bien d'autres. Avez-vous déjà fait des études? L'ÉCOLIER. Je vous en prie, chargez-vous de moi. J'arrive avec toute sorte de bonne volonté, quelqu'argent et un sang frais. C'est avec peine que ma mère a consenti à mon éloignement, et je voudrais au moins en profiter pour apprendre quelque chose d'utile. MÉPHISTOPHÉLÈS. Vous êtes justement au bon endroit. L'ÉCOLIER. Eh bien, je voudrais déjà m'en retourner. Entre ces murs noircis, dans ces salles remplies de monde, je ne me plais pas le moindrement; c'est un espace si étranglé! On n'y voit rien de vert, pas un seul petit arbre... Au fond de ces salles, sur ces bancs, je perds la faculté d'entendre, de voir et de penser. MÉPHISTOPHÉLÈS. Tout dépend de l'habitude: c'est ainsi qu'un enfant répugne d'abord à prendre le sein de sa mère, puis finit par trouver excellent le lait qu'il contient. Il en sera de même du lait de la sagesse, vous mettrez tous les jours plus d'ardeur à vous en nourrir. L'ÉCOLIER. Vous me rendez la vie. Mais, dites-moi comment il faut m'y prendre. MÉPHISTOPHÉLÈS. Expliquez-vous, avant d'aller plus loin, sur la Faculté que vous choisissez. L'ÉCOLIER. Je voudrais devenir aussi savant que possible, et serais aise de comprendre tout ce qu'il y a sur la terre et dans le ciel, la science et la nature. MÉPHISTOPHÉLÈS. Vous êtes sur la bonne voie, mais prenez garde de vous laisser distraire. L'ÉCOLIER. J'y suis corps et âme. Cependant, j'avoue que je voudrais me ménager un peu de liberté et de bon temps aux jours de fête durant l'été. MÉPHISTOPHÉLÈS. Employez le temps, il passe si vite! D'ailleurs, avec de l'ordre, vous en gagnerez beaucoup. Mon cher ami, je vous conseille d'abord pour cela le cours de logique. Là, on vous dressera l'esprit comme il faut, on vous le chaussera de bottes espagnoles bien lourdes, pour qu'il suive en esclave le droit chemin de la pensée, et n'aille point, comme un feu follet, se promener en zig zag dans les espaces imaginaires. Puis on passera des journées à vous apprendre que, pour les opérations les plus simples, pour des opérations qui ne vous ont jamais demandé qu'un clin-d'œil, comme de boire et de manger, un, deux, trois, est indispensable. Et effectivement, la fabrique des pensées ressemble tout-à-fait à un métier de tisserand, où une impulsion du pied suffit pour ébranler un millier de fils, où la navette va et revient sans cesse, où les fils s'entrelacent inaperçus, où mille liens se forment d'un seul coup. Le philosophe, lui, monte en chaire, et vous démontre que le premier doit être cela, le second cela, et, partant, le troisième et le quatrième cela; et que, sans le premier et le second, le troisième et le quatrième n'existeraient pas. Ce raisonnement est familier aux étudiants de tous les pays, mais pas un d'eux n'est devenu tisserand. Veut-on reconnaître et décrire quelque chose de vivant, on commence par chasser l'intelligence: alors on a bien entre les mains tous les matériaux, mais hélas! il ne manque que le lien intellectuel. La chimie l'appelle _encheiresin naturæ_, et, sans le savoir, se moque ainsi d'elle-même. L'ÉCOLIER. Je ne vous comprends pas entièrement. MÉPHISTOPHÉLÈS. Vous serez bientôt au fait; cela ira beaucoup mieux, quand vous aurez appris à tout résumer et classer convenablement. L'ÉCOLIER. Je suis si abasourdi de tout ce que vous venez de dire, qu'il me semble que j'ai une roue de moulin dans la tête. [Illustration: Meph: ...Ce que vous avez de mieux à faire, c'est de jurer sur la parole du maître... tenez-vous en aux mots; vous êtes sûr alors d'entrer, par la grande porte, au temple de la vérité.] MÉPHISTOPHÉLÈS. Et puis il faut, sur toutes choses, vous adonner à la métaphysique. Mettez le plus grand soin à cette étude, scrutez profondément ce qui ne cadre point avec le cerveau de l'homme; et, que la chose s'y trouve ou ne s'y trouve pas, faites toujours en sorte d'avoir à votre service un mot pompeux. Mais commencez par vous prescrire, pour cette demi-année, une règle invariable. Vous avez cinq heures de leçons par jour: ne manquez pas de vous rendre à l'auditoire au coup de la cloche, et n'y allez jamais qu'après vous être bien préparé, après avoir bien étudié les paragraphes: afin d'être d'autant plus à même de voir qu'il ne s'y dit rien qui ne soit dans le livre. Et néanmoins, ne laissez pas d'écrire comme si le Saint-Esprit lui-même vous dictait. L'ÉCOLIER. Vous n'aurez pas besoin de me le répéter deux fois! Je sais par expérience combien cette méthode est utile; car enfin, quand on rentre chez soi avec du noir sur du blanc, on tient déjà quelque chose. MÉPHISTOPHÉLÈS. Mais choisissez-moi donc une Faculté! L'ÉCOLIER. La jurisprudence me répugne. MÉPHISTOPHÉLÈS. Je ne puis trop vous en blâmer, lorsque je réfléchis à l'objet de cette science. On y voit se succéder les lois politiques et les droits civils, comme une éternelle maladie; ils passent de génération en génération, ils se traînent sourdement d'un lieu à un autre, et par eux la raison devient folie, le bienfait se change en tourment. Tu descends de tes aïeux? malheur à toi! Car, hélas des droits qui sont nés avec nous il n'en est jamais question. L'ÉCOLIER. Vous avez encore augmenté ma répugnance. Oh! quel bonheur d'être instruit par vous! J'aurais presqu'envie d'étudier la théologie. MÉPHISTOPHÉLÈS. Je désirerais ne point vous égarer; or, dans ce qui regarde cette science, il est si difficile d'éviter la fausse route le poison qui s'y cache est tellement subtil, et l'on a tant de peine à le distinguer du remède! Là encore, ce que vous avez de mieux à faire si vous suivez les leçons de quelqu'un c'est de jurer sur la parole du maître. Au total... tenez-vous en aux mots; vous êtes sûr alors d'entrer, par la grande porte, au temple de la vérité. L'ÉCOLIER. Dans un mot, il doit pourtant toujours y avoir une idée. MÉPHISTOPHÉLÈS. Sans doute, mais il ne faut pas s'en trop tourmenter; car, lorsque l'idée manque, le mot vient à propos pour y suppléer. Avec des mots l'on discute fort bien, avec des mots l'on bâtit un système, on peut sur des mots fonder une croyance; rien de positif comme un mot, on n'en ôterait pas un iota. L'ÉCOLIER. Pardon si je me rends importun mais il me reste une question à vous faire. Ne voulez-vous pas me dire aussi quelque chose de la médecine? Trois ans, c'est bien peu de temps; et, bon Dieu! le champ est si vaste! Il suffirait d'un léger signe de la main, pour me mettre ensuite en état de marcher seul. MÉPHISTOPHÉLÈS à part. Je suis las du ton doctoral, reprenons notre rôle de Diable. (Haut.) Rien de plus facile à saisir que l'esprit de la médecine: vous étudiez la nature et l'homme, pour finir par les laisser aller comme il plaît à Dieu. Il est superflu de courir après la science, chacun n'apprenant que ce qu'il peut apprendre; mais celui qui sait mettre à profit l'occasion, c'est là l'habile homme. Vous êtes assez bien bâti, vous ne manquez pas non plus d'une certaine assurance; or, dès l'instant que vous avez une bonne dose de confiance en vous-même, vous en inspirez nécessairement aux autres. Surtout, sachez conduire les femmes: c'est leur mélancolie, leur éternel _hélas_, caché sous tant de simagrées, auquel il faut appliquer un traitement uniforme; et, pourvu que vous gardiez avec elles un décorum à demi décent, vous les aurez toutes dans votre manche. Deux mots suffisent pour les convaincre de la supériorité de votre art sur tous les autres arts: choisissez-les bien, et dès l'abord vous vous permettez avec elles mille choses, qu'un autre hasarderait à peine après plusieurs années d'assiduités. Ne manquez pas de leur tâter souvent le pouls; puis, en accompagnant votre geste d'un coup-d'œil vif et pénétrant, parcourez de la main leur taille svelte, comme pour voir si les hanches sont bien assises. L'ÉCOLIER. Cela se voit d'ici, on voit bien où en venir. MÉPHISTOPHÉLÈS. Toute théorie est sèche, mon bon ami, et l'arbre de la vie est fleuri. L'ÉCOLIER. Je vous jure que je crois rêver. Oserai-je venir vous importuner encore une fois, pour vous entendre, avec votre éminente sagesse, traiter à fond toutes ces matières. MÉPHISTOPHÉLÈS. Ne doutez pas que je ne fasse pour vous ce qui dépendra de moi. L'ÉCOLIER. Je n'oserais cependant revenir, sans vous avoir présenté auparavant mon album. M'accorderez-vous l'insigne faveur... MÉPHISTOPHÉLÈS. Très-volontiers. (Il écrit, et lui rend l'album.) L'ÉCOLIER lit. _Eritis sicut Deus, scientes bonum et malum[12]._ (Il s'incline respectueusement et se retire.) MÉPHISTOPHÉLÈS. Suis cette vieille sentence de mon cousin le serpent. Va, tu ne tarderas pas à douter de ta ressemblance divine. (Entre FAUST.) FAUST. Hé bien, où allons-nous maintenant? MÉPHISTOPHÉLÈS. Où il te plaira. Nous avons devant nous le grand et le petit monde. Quel plaisir, quelle utilité, tu retireras de ta course! FAUST. Mais, par ma longue barbe, le savoir-vivre me manque entièrement. Cet essai ne me réussira point, je n'ai jamais su me tirer d'affaire dans le monde; en présence des autres je me sens si petit!... Je serai toujours embarrassé. MÉPHISTOPHÉLÈS. Mon cher ami, tout cela s'acquiert. Un peu d'amour-propre, et tu sais vivre. FAUST. Mais comment sortir de la maison? Où prendre des chevaux, un carrosse, des domestiques? MÉPHISTOPHÉLÈS. Tu vois ce manteau: nous n'avons qu'à le jeter sur nous, il nous portera à travers les airs. Pour ce hardi voyage, tu ne prends pas un gros bagage avec toi. Un peu d'air inflammable, que je vais préparer nous enlèvera de terre; et comme nous ne sommes pas très-lourds, nous irons vite. Je te fais mon compliment de ton nouveau genre de vie. * * * * * CAVEAU D'AUERBACH À LEIPZIG. COMPAGNONS DE BOUTEILLE à table. FROSCH. Hé bien, personne ne rit, personne ne boit? Je vais vous apprendre, moi, à faire la moue! Vous qui êtes tout feu ordinairement, vous fumez aujourd'hui comme de la paille mouillée. BRANDER. C'est ta faute, tu ne mets rien sur le tapis; pas une bêtise, pas une petite saleté. FROSCH lui versant sur la tête un verre de vin. Tiens, les voici, l'une portant l'autre. BRANDER. Double cochon! FROSCH. Vous l'avez voulu! SIEBEL. À la porte les grognons! Allons, qu'on chante la ronde à plein gosier, qu'on boive et qu'on crie. Ho! holà! ho! ALTMAYER. Miséricorde, je suis perdu! Vite, du coton! Le maraud me perce les oreilles. SIEBEL. Quand la voûte résonne, on juge mieux du volume de la basse. FROSCH. C'est juste. Hors d'ici qui se fâche! A! tara lara da! ALTMAYER. A! tara lara da! FROSCH. Les gosiers sont d'accord. (Il chante.) Le saint empire des Romains, Eh! d'où vient donc qu'il dure encore? BRANDER. Fi, la vilaine chanson! une chanson politique! la misérable chanson! Rendez grâce à Dieu, tous les matins, de ce que vous n'avez point à vous occuper de l'empire romain. Pour moi, je m'estime souverainement heureux de n'être, ni empereur, ni chancelier. Cependant, comme il ne faut pas se laisser manquer de chef, nous allons élire un pape. Vous savez quelle qualité fait pencher la balance, et place un homme sur le trône pontifical? FROSCH chante. Ça, levez-vous, madame Rossignol, Et poliment saluez ma maîtresse. SIEBEL. Pas de politesse à ta maîtresse! Je ne veux rien entendre de cela. FROSCH. À ma maîtresse politesse et caresse! Tu ne m'en empêcheras pas. (Il chante.) Il est minuit. Dors-tu, ma belle? Ouvre ta porte, il est minuit. À ta porte ton amant gèle; Il est tard, ouvre-la sans bruit. SIEBEL. Oui, oui, chante, chante bien ses louanges! Tu ne seras pas le seul à rire; j'aurai aussi mon temps, moi: elle m'a trahi, elle te trahira de même. Qu'un lutin en devienne amoureux, il pourra s'amuser d'elle dans un carrefour; un bouc, en revenant du Blocksberg[13], pourra galoper après elle, et lui souhaiter en bêlant une bonne nuit. Mais un brave garçon, un homme de la vraie pâte, comme nous, c'est trop bon pour une pareille créature. Toute la politesse que je veux qu'on lui fasse, c'est de lui casser ses vitres! BRANDER frappant sur la table. Attention, attention! Écoutez-moi, et confessez, messieurs, que je sais vivre: il y a ici des gens amoureux; or, d'après les usages, je dois, pour la bonne nuit, les régaler d'un joli plat de mon métier. Prêtez l'oreille, c'est une chanson de nouvelle fabrique, et entonnez avec moi le refrain de toute la force de vos poumons. (Il chante.) Un rat vivait, non d'abstinence, En une office, où le frater De tant de lard emplit sa panse, Qu'on l'eût pris pour le gros Luther. Mais dans son trou la cuisinière Mit du poison; tant que dehors. On vit sauter le pauvre hère, Comme s'il eût l'Amour au corps. CHŒUR avec acclamation. Comme s'il eût l'Amour au corps. BRANDER. Par monts, par vaux, courant en nage, À tous les ruisseaux il buvait; Il grattait, mordait faisait rage La rage de rien ne servait. Vingt fois il s'élança de terre, Et vingt fois, épuisé d'efforts, Il se roula dans la poussière, Comme s'il eût l'Amour au corps. CHŒUR. Comme s'il eût l'Amour au corps. BRANDER. Pour dernier tour, à la cuisine Hors de lui-même il se sauva, Prit le feu pour de la farine, Et piteusement y creva. L'empoisonneuse à pleine gorge Se prit à rire, et sans remords: «Ah dit-elle, quel feu de forge! «Il a parbleu l'Amour au corps.» CHŒUR. «Il a parbleu l'Amour au corps.» SIEBEL. Comme ils se réjouissent ces plats drôles! Voilà en vérité un beau chef-d'œuvre, l'empoisonnement d'un pauvre rat! BRANDER. Ils te tiennent donc de bien près? ALTMAYER. Oui, avec son gros ventre et sa tête pelée! Le malheur le rend compatissant, et dans ce rat crevé il voit son portrait au naturel. (Entrent FAUST ET MÉPHISTOPHÉLÈS.) Il faut avant tout que je t'introduise au milieu d'une troupe de bons vivants, afin que tu voies comme aisément on s'étourdit. Pour ces gens-ci, pas un jour qui ne soit une fête avec peu d'esprit et beaucoup de laisser-aller, tous, dans le cercle étroit de leurs folies, pirouettent comme de jeunes chats qui jouent avec leur queue. Tant qu'ils n'ont pas mal à la tête et que l'aubergiste veut bien leur faire crédit, ils sont contents et libres de tout ennui. BRANDER. Voici de frais débarqués, il est aisé de s'en apercevoir à leur mise extraordinaire. Je parierais qu'il n'y a pas une heure qu'ils sont en ville. FROSCH. Effectivement, tu as raison. Ah! parlez-moi de Leipzig; c'est un petit Paris, et cela vous forme son monde. SIEBEL. D'où penses-tu que viennent ces deux étrangers? FROSCH. Laisse-moi faire; avec une rasade j'aurai satisfaction de ces drôles, et leur tirerai les vers du nez comme une dent de lait. Je les croirais de bonne maison, ils ont l'air triste et dédaigneux. BRANDER. Moi, je parie que ce sont des charlatans. ALTMAYER. Peut-être. FROSCH. Tais-toi, tais-toi, que je m'amuse à leurs dépens. MÉPHISTOPHÉLÈS à Faust. Les petites gens n'éventeraient pas le Diable, quand celui-ci les tiendrait à la gorge. FAUST. Nous vous saluons, messieurs. SIEBEL. Grand merci de la politesse. (Bas, regardant de travers Méphistophélès.) Qu'a donc ce drôle-ci, pour marcher à cloche-pied? MÉPHISTOPHÉLÈS. Nous serait-il permis de nous asseoir à votre table? À défaut d'un verre de bon vin, que l'on ne peut se procurer ici, votre société sera une récréation pour nous. ALTMAYER. Vous m'avez l'air d'un homme furieusement gâté. FROSCH. Vous êtes parti tard de Rippach? Avez-vous soupé ce soir avec Monsieur Jean[14]? MÉPHISTOPHÉLÈS. Nous ne nous sommes point arrêtés chez lui aujourd'hui mais la dernière fois nous lui parlâmes, et il eut mille choses à nous raconter de ses cousins, nous chargea de mille amitiés pour chacun d'eux. (Il s'incline vers Frosch.) ALTMAYER bas. Te voilà pris. Il s'y entend. SIEBEL. C'est un fin matois! FROSCH. Attends, attends, voilà déjà que je le tiens! MÉPHISTOPHÉLÈS. Si je ne me trompe, nous venons d'entendre un chœur de voix exercées? En effet, le chant doit résonner admirablement sous ces voûtes. FROSCH. Seriez-vous un virtuose, par hasard? MÉPHISTOPHÉLÈS. Oh non, mon talent est peu de chose mais j'ai bonne volonté. ALTMAYER. Chantez-nous une chanson. MÉPHISTOPHÉLÈS. Mille, si vous voulez. SIEBEL. Mais aussi, un morceau tout battant neuf. MÉPHISTOPHÉLÈS. Justement nous revenons d'Espagne, le pays du vin et des chansons. (Il chante.) Advint que chez un prince Une puce logeait. FROSCH. Écoutez bien! Une puce! Avez-vous compris cela? Une puce est, à mon sens, un hôte fort incommode. MÉPHISTOPHÉLÈS chante. Advint que chez un prince Une puce logeait. D'une faveur peu mince Le roi la protégeait. Par son tailleur en titre, Au gentil damoiseau, Il fit faire une large mitre, Une culotte, un habit, un manteau. BRANDER. Mais n'oubliez pas d'enjoindre au tailleur qu'il prenne la mesure très-exactement; et que, pour peu qu'il tienne à sa tête, il se garde de laisser faire à la culotte le moindre pli. MÉPHISTOPHÉLÈS. De velours et de soie Le voilà donc couvert, Qui tout fier se déploie Dans son justaucorps vert. La sainte croix y brille Et, ministre du jour, Tous ceux de sa noble famille, En bon parent il les place à la cour. Les seigneurs et les dames S'irritent vainement. Pour la reine et ses femmes, Juste Dieu, quel tourment! Être mordu sans cesse, Ne se gratter jamais. Nous, quand une puce nous blesse, Nous l'écrasons sans forme de procès. CHŒUR avec acclamation, Nous, quand une puce nous blesse, Nous l'écrasons sans forme de procès. FROSCH. Bravo, bravo! C'était superbe. SIEBEL. Ainsi soit-il de toutes les puces possibles! BRANDER. Prenez-les du bout des doigts, et serrez comme il faut. ALTMAYER. Vive la liberté! Vive le vin! MÉPHISTOPHÉLÈS. Je boirais volontiers un verre à la liberté, si vos vins étaient un peu meilleurs. SIEBEL. N'en dites pas de mal, ou... MÉPHISTOPHÉLÈS. Si je ne craignais de fâcher l'aubergiste, j'offrirais à ces dignes convives du meilleur de notre cave. SIEBEL. Faites toujours, je le prends sur moi. FROSCH. Donnez-nous-en un grand verre, et nous chanterons vos louanges. Point de petits échantillons! Quand je dois porter un jugement, il faut que j'aie la bouche pleine. ALTMAYER bas. Ils sont du Rhin, je m'en doute. MÉPHISTOPHÉLÈS. Allez me chercher un foret. BRANDER. Vous en auriez un, qu'en arriverait-il? Vous n'avez pas les tonneaux devant la porte, n'est-ce pas? ALTMAYER. Là derrière, l'aubergiste a déposé un panier d'outils. MÉPHISTOPHÉLÈS prend le foret.--À Frosch. Dites un peu, vous, que souhaitez-vous goûter? FROSCH. Comment l'entendez-vous? En avez-vous de tant de sortes? MÉPHISTOPHÉLÈS. Je laisse chacun libre de choisir. ALTMAYER à Frosch. Ah! ah! tu commences déjà à te lécher les babines. FROSCH. Bon, s'il me faut choisir, je veux avoir du vin du Rhin. Rien ne vaut ce qui vient du pays. MÉPHISTOPHÉLÈS. (Faisant avec le foret un trou dans le rebord de la table, à la place où s'assied Frosch.) Apportez de la cire, pour servir de bouchons. ALTMAYER. Ah çà, mais c'est de l'escamotage. MÉPHISTOPHÉLÈS à Brander. Et vous? BRANDER. Je veux du vin de Champagne, et qu'il soit bien mousseux. (Méphistophélès continue de forer; cependant quelqu'un a fait des bouchons de cire, et les a enfoncés dans les trous.) On ne peut pas toujours éviter l'étranger; les bonnes choses sont souvent si loin de nous! Tout loyal Allemand déteste les Français, mais il boit leurs vins très-volontiers. SIEBEL. (Pendant que Méphistophélès s'approche de sa place.) Moi, je n'aime pas les vins forts donnez-moi un verre de doux. MÉPHISTOPHÉLÈS forant. Il va couler pour vous du Tokay. ALTMAYER. Morbleu, regardez-moi en face! Je le vois de reste, vous vous moquez de nous. MÉPHISTOPHÉLÈS. Hé, hé, avec d'aussi nobles convives, ce serait un peu risquer. Dépêchons-nous, assez de paroles comme cela! Quel vin dois-je servir d'abord? ALTMAYER. Tous. Seulement, pas tant de questions! (Après que tous les trous sont forés et bouchés, Méphistophélès s'avance.) MÉPHISTOPHÉLÈS avec des gestes bizarres. Sur la vigne il croît du raisin, Des cornes sur le bouquetin: Si d'un cep dur coule un vin délectable, On en peut bien tirer de cette table. La nature n'a point de loi: C'est un miracle, croyez-moi! À présent tirez les bouchons, et jouissez! TOUS. (Pendant qu'ils tirent les bouchons, et que chacun d'eux recueille dans son verre le vin souhaité.) O l'admirable fontaine! MÉPHISTOPHÉLÈS. Mais prenez garde de rien répandre à terre. (Ils se mettent à boire.) TOUS chantent. Nous nous en donnons à cœur joie; Nous buvons, nous buvons, buvons, Comme cinq-cents cochons! MÉPHISTOPHÉLÈS. Mes drôles ont les coudées franches, voyez comme ils sont heureux! FAUST. Je voudrais me retirer. MÉPHISTOPHÉLÈS. Reste encore quelques minutes, la bestialité va se montrer dans tout son lustre. SIEBEL. (Il boit sans précaution: le vin coule à terre, et se change en flamme.) À l'aide, au feu, à l'aide, l'enfer s'allume! MÉPHISTOPHÉLÈS s'adressant à la flamme. Calme-toi, élément chéri! (Aux convives.) Cette fois, ce n'était qu'une goutte du purgatoire. SIEBEL. Que veut dire ceci? Attendez-moi, vous le paierez cher! Il paraît que vous ne me connaissez pas. FROSCH. Qu'il nous le fasse une seconde fois! ALTMAYER. Je serais d'avis qu'on le priât poliment de s'en aller. SIEBEL. Comment, monsieur, oseriez-vous faire ici de la magie noire? MÉPHISTOPHÉLÈS. Paix, vieux sac-à-vin! SIEBEL. Ce manche à balai va-t-il encore devenir grossier? BRANDER. Attendez un peu, il pleuvra des coups. ALTMAYER. (Il ôte un bouchon de la table; il en sort un jet de feu, qui l'atteint.) Je brûle, je brûle! SIEBEL. Sorcellerie! Jetez-vous sur lui! Le coquin est condamné, son affaire ne sera pas longue. (Ils lèvent les couteaux et s'élancent sur Méphistophélès.) MÉPHISTOPHÉLÈS avec des gestes graves. O magiques accents, Tableaux éblouissants, Troublez les lieux, les sens. À moi, charmes puissants! (Ils s'arrêtent étonnés, et se regardent les uns les autres.) ALTMAYER. Où suis-je?... Quel beau pays! FROSCH. Un coteau de vignobles!... Y vois-je clair? SIEBEL. Et des grappes, tout juste à portée de la main! [Illustration:--Au feu à l'aide, l'enfer s'allume. ...--Sorcellerie! jetez vous sur lui... son affaire ne sera pas longue.] BRANDER. Ici, sous ces feuilles vertes, voyez quel cep, voyez quelle grappe! (Il prend Siebel par le nez. Les autres s'en font autant mutuellement, et tous lèvent leurs couteaux [15].) MÉPHISTOPHÉLÈS comme ci-dessus. Bandeau fallacieux, Tombe, et r'ouvre leurs yeux! Et n'oubliez jamais comme le Diable se moque du monde. (Il disparaît avec Faust. Tous les convives lâchent prise.) SIEBEL. Qu'y a-t-il? ALTMAYER. Comment? FROSCH. C'était ton nez? BRANDER à Siebel. Et le tien que j'ai en main! ALTMAYER. Quel coup terrible! Cela casse bras et jambes. Vite une chaise, je tombe en faiblesse. FROSCH. Non, dis-moi, qu'est-il arrivé? SIEBEL. Où est-il le coquin? Si jamais je l'empoigne, il ne sortira pas vivant de mes mains! ALTMAYER. Je l'ai vu passer par la porte du caveau... à cheval sur une tonne... J'ai du plomb dans les pieds. (Se tournant vers la table.) Ma foi, s'il coulait encore du vin? SIEBEL. Magie que tout cela, illusion et mensonge! FROSCH. Il me semblait pourtant bien que je buvais du vin. BRANDER. Mais les grappes, que sont-elles devenues? ALTMAYER. Hé bien, dis-moi donc, on ne doit pas croire aux miracles? * * * * * LA CUISINE D'UNE SORCIÈRE. Au fond d'un âtre aplati, bouillonne une grande marmite posée sur le feu. Dans le tourbillon de vapeur, qui s'en élève et roule au haut des voûtes, apparaissent divers fantômes. Une GUENON[16], assise auprès de la marmite l'écume et veille attentivement à ce qu'elle ne déborde point. Le MALE, avec ses petits, est assis à côté d'elle et se chauffe. Aux murs et au plafond sont suspendus les outils étranges, dont se compose le mobilier de la Sorcière. FAUST ET MÉPHISTOPHÉLÈS entrent. FAUST. J'ai horreur de cet appareil de sorcellerie. Quelles jouissances m'oses-tu promettre, au milieu de ce confus amas de figures extravagantes? Quel conseil puis-je attendre d'une vieille femme? Est-ce avec un breuvage préparé dans cette cuisine infecte, qu'on m'ôtera de dessus le corps trente années? Malheur à moi, si tu ne sais rien de mieux! J'ai déjà perdu tout espoir. Le baume est il donc une chose si rare, que la nature n'en puisse offrir, qu'un Esprit surhumain n'en puisse trouver une seule goutte à verser sur mes plaies? MÉPHISTOPHÉLÈS. Hé, mon ami, quel nouvel accès de bon sens!... Mais, sérieusement parlant, il y a bien aussi, pour se rajeunir, un moyen naturel; seulement il est exposé dans un tout autre livre, et c'est un étrange chapitre de ce livre-là. FAUST. Je veux le savoir. MÉPHISTOPHÉLÈS. Bon. Ce moyen ne demande argent, médecine ni sorcellerie. Le voici: transporte-toi sur l'heure au milieu des champs, prends une bêche, et remue la terre; circonscris ta pensée en un cercle étroit; sache te contenter d'une nourriture simple; vis avec les bêtes, comme une bête; et le sol, ou tu récoltes, ne dédaigne pas de le fumer toi-même. C'est le meilleur moyen, crois-moi, de te rajeunir de quatre-vingts ans. FAUST. Je n'y suis point habitué, je ne saurais me résoudre à manier la bêche: une vie mesquine n'est nullement dans ma nature. MÉPHISTOPHÉLÈS. Hé bien, il faut donc que la sorcière s'en mêle. FAUST. Mais pourquoi précisément cette vieille? Ne peux-tu préparer toi-même le breuvage? MÉPHISTOPHÉLÈS. Ce serait une jolie manière de passer le temps! J'aurais plus vite bâti un millier de ponts. C'est un travail qui exige, non-seulement de l'art et de la science, mais encore de la patience: un Esprit sédentaire y consacre de longues années. Ce breuvage ne fermente qu'avec le temps; et les ingrédients qui y entrent, tout ce qui s'y rapporte, sont des choses on ne peut plus extraordinaires. Le Diable le lui a bien appris, mais le Diable ne peut pas le faire. (Apercevant les Animaux.) Regarde, quelle charmante petite famille! Voici la servante, et voilà le domestique. Il paraît que leur maîtresse n'est pas chez elle. (Aux Animaux.) Où donc est la vieille, amis? LES ANIMAUX. À la dinée, Hors du logis, Au tuyau de cheminée. MÉPHISTOPHÉLÈS. Et ne me direz-vous pas Quel temps dure son repas? LES ANIMAUX. Le temps que nous, sur ces nattes, Mettons à chauffer nos pattes. MÉPHISTOPHÉLÈS à Faust. Comment trouves-tu les douces créatures? FAUST. Je n'ai jamais rien vu de si repoussant. MÉPHISTOPHÉLÈS. Chacun son goût. Un discours, comme celui que tu viens d'entendre, est encore celui que je comprends le mieux. (Aux Animaux.) Apprenez-moi, grotesque troupe, Ce qu'avec votre moulinet Vous brassez là dans cette coupe? LES ANIMAUX. Vois, nous cuisons une ample soupe. MÉPHISTOPHÉLÈS. Vous avez du monde en effet. LE MALE. (Il s'approche et caresse Méphistophélès.) Oh! joue avec moi, Oh! joue, et rends-moi Riche comme un roi, Et fais que je gagne. Pauvre moi n'ai rien: Si j'avais du bien, Tout irait si bien! Oh! fais que je gagne. MÉPHISTOPHÉLÈS. Comme le singe s'estimerait heureux, s'il avait de quoi mettre à la loterie! (Pendant ce temps, les jeunes Animaux se sont saisis d'une grosse boule, avec laquelle ils jouent, et qu'ils font rouler devant eux.) LE MALE. Le monde est là. Oui, c'est cela: Gentille boule Qui roule, roule, Monte, descend. Rase la terre, Et comme verre Sonne et se fend. Vois, elle est creuse, Là brille fort, Là plus encore... O vie heureuse! Chers petits chats, N'approchez pas, Peur du trépas. Boule d'argile, Chose fragile, Vole en éclats. MÉPHISTOPHÉLÈS. Quel est ce crible? LE MALE ramassant un crible. Il rend l'âme aux yeux visible. Par hasard es-tu filou, Je pourrai le reconnaître. (Il court vers la Guenon et la fait voir au travers du crible.) Regarde bien par ce trou. Aperçois-tu le filou? Nomme-le, je t'en fais maître. MÉPHISTOPHÉLÈS s'approchant du feu. Et ce pot? LE MALE ET LA GUENON. Idiot! Maître sot! Il ne reconnaît pas le pot, Ne reconnaît pas la marmite! MÉPHISTOPHÉLÈS. Race mal-apprise et maudite!... LE MALE. Arme ta main du goupillon, Et assieds-toi sur ce fauteuil. Bon! (Il oblige Méphistophélès à s'asseoir.) FAUST. (Tout le temps debout devant un miroir, il s'en est, tantôt rapproché, tantôt éloigné.) Que vois-je? Quelle céleste figure se peint dans ce miroir enchanté! Amour, prête-moi tes ailes rapides, et transporte-moi dans la région qu'elle habite. Hélas! quand je ne demeure pas à cette place même, quand je me hasarde à me rapprocher d'elle de quelques pas, je ne la vois plus qu'à travers un brouillard... C'est la femme sous sa forme la plus belle!... Mais est-il possible que la femme ait tant de beauté? Ce corps étendu devant moi ne serait-il pas plutôt l'abrégé des cieux? Ou sur la terre se trouverait-il quelque chose de pareil? MÉPHISTOPHÉLÈS. Lorsqu'un Dieu s'est mis durant six jours l'esprit à la torture, et qu'à la fin lui-même il dit _bravo_, naturellement il en doit sortir quelque chose de passable. Rassasie ta vue pour cette fois, je saurai quelque jour te déterrer un trésor semblable; et heureux celui qui aura la bonne fortune de l'emmener chez lui, pour en faire usage! (Faust ne cesse point de regarder dans le miroir. Méphistophélès, s'étalant sur le fauteuil et jouant avec le goupillon, continue.) Me voici comme un roi sur son trône: j'ai le sceptre à la main, il ne me manque plus que la couronne. LES ANIMAUX. (Après avoir exécuté entr'eux mille évolutions bizarres, ils apportent une couronne à Méphistophélès, en jetant de grands cris.) Oh! daigne, daigne prendre Cette couronne-la, Et raccommode-la. Il suffit d'y répandre Des sueurs et du sang. (Ils courent gauchement avec la couronne autour de la salle, et la brisent en deux moitiés, avec lesquelles ils dansent eu rond.) Contre l'angle du banc Nous venons de la fendre! Nous parlons et voyons, Écoutons et rimons. FAUST devant le miroir. Malheureux que je suis!! Ce spectacle m'ôte la raison. MÉPHISTOPHÉLÈS désignant les Animaux. Peu s'en faut que la tête ne me tourne, à moi-même. LES ANIMAUX. Et si la chose Nous réussit, Tout se dispose En bel esprit! FAUST comme ci-dessus. Mon cœur se prend, il s'enflamme! Sortons d'ici, sortons! MÉPHISTOPHÉLÈS comme ci-dessus. Au moins, l'on doit convenir que ceux-ci sont de francs poètes[17]. (La marmite, que la Guenon a jusqu'ici négligé d'écumer, commence à déborder: une grande flamme s'élève, qui est chassée avec violence dans le tuyau de cheminée. LA SORCIÈRE descend à travers la flamme, en poussant des cris horribles.) LA SORCIÈRE. Au! au! au! au! Damné chien race de pourceau! Tu perds la soupe, et tu rôtis ma peau! Crains ma vengeance, Maudite engeance! (Apercevant Faust et Méphistophélès.) Eh, qu'est cela? Qui vois-je là? Qui vois-je ici? Qui m'entre ainsi?... Restez un peu; Vos os, corbleu, Verront beau jeu. À vous le feu! (Elle plonge l'écumoire dans la marmite, et asperge de flammes Faust, Méphistophélès et les Animaux. Les Animaux hurlent.) MÉPHISTOPHÉLÈS. (Levant le goupillon qu'il tient dans sa main, et frappant de droite et de gauche sur les verres et sur les pots.) En deux! en deux! À bas la soupe! À bas la coupe! Ce n'est que jeux; Non, spectre étique, Rien qu'un bâton, Réglant le ton De ta musique. (Pendant que la Sorcière recule, pâle de colère et d'effroi.) Me reconnais-tu maintenant? Squelette, épouvantail, reconnais-tu ton seigneur et maître? Qui m'empêchera de frapper? Qui me retient, que je ne te mette en pièces, toi et tes Esprits-singes? N'as-tu plus de respect pour le justaucorps rouge? Ne sais-tu plus reconnaître la plume de coq? Et ce visage l'ai-je caché? Dois-je peut-être me nommer? LA SORCIÈRE. Ah! Monseigneur, pardonnez cet abord un peu rude! Mais le pied fourchu, je ne l'ai point aperçu. et où sont donc vos deux corbeaux? MÉPHISTOPHÉLÈS. Passe pour cette fois; car au fait, il y a un certain laps de temps que nous ne nous sommes vus. La civilisation, qui lèche et polit le monde entier, s'est étendue jusque sur le Diable; aujourd'hui plus de fantôme du nord: où vois-tu des cornes, une queue, des griffes? Et quant à ce pied, dont je ne saurais me passer, il me nuirait dans le monde; aussi ai-je adopté, depuis nombre d'années, comme tant de jeunes gens, les faux mollets. LA SORCIÈRE dansant. Monsieur Satan dans ma maison J'en perds le sens et la raison. MÉPHISTOPHÉLÈS. Femme, plus de ce nom-là; je te défends de le prononcer. LA SORCIÈRE. Pourquoi donc? Que vous a-t-il donc fait? MÉPHISTOPHÉLÈS. Il est depuis long-temps inscrit au livre des Fables. Ce n'est pas que les hommes en soient devenus meilleurs; car, s'ils sont affranchis du Malin, les méchants sont restés. Mais tu m'appelleras Monsieur le baron, je suis un cavalier comme un autre: tu ne doutes point de ma noblesse; regarde, voici mon écusson. (Il fait un geste indécent.) LA SORCIÈRE riant d'un rire immodéré. Ha! ha! c'est bien de vous! Vous êtes un drôle, comme vous l'avez toujours été. MÉPHISTOPHÉLÈS à Faust. Mon ami, fais-en ton profit; voilà comme il faut en user avec les sorcières. LA SORCIÈRE. Dites à présent, messieurs, ce qu'il y a pour votre service. MÉPHISTOPHÉLÈS. Un bon verre de la liqueur que tu sais; mais il m'en faut de la plus vieille, parce que les années doublent sa vertu. LA SORCIÈRE. Très-volontiers! J'en ai ici une bouteille, dont je goûte moi-même de temps à autre par plaisir, et qui n'a plus la moindre puanteur; je vous en donnerai volontiers un petit verre. (Bas à Méphistophélès.) Mais si cet homme en boit sans être préparé, vous savez qu'il n'a pas pour une heure de vie. MÉPHISTOPHÉLÈS. C'est un bon ami, à qui elle ne peut que faire grand bien; je ne crains pas pour lui la meilleure de toute ta cuisine. Trace ton cercle, prononce tes paroles, et donne-lui une pleine tasse. (La Sorcière, en faisant des gestes bizarres, trace un cercle et y place mille choses singulières: pendant cette opération, les verres commencent à rendre un son aigu, la marmite à tonner sourdement. Enfin elle apporte un grand livre, place au milieu du cercle les Animaux, qui lui servent de pupitre et tiennent les flambeaux, puis fait signe à Faust de venir à elle.) FAUST à Méphistophélès. Quand tout cela finira-t-il? Je n'y peux tenir plus long-temps. Cette folle engeance, ces gestes délirants, cette illusion dégoûtante, m'inspirent trop d'horreur. MÉPHISTOPHÉLÈS. Chansons! Ce n'est que pour rire, ne sois donc pas si difficile. Il faut bien, en sa qualité de médecin, qu'elle prépare son remède, afin qu'il te profite comme il faut. (Il contraint Faust à entrer dans le cercle.) LA SORCIÈRE. (Elle se met à lire dans le livre, et déclame avec beaucoup d'emphase.) Oui, je le dis: D'un fais-en dix, Ôtes-en six, Puis trois encore; Et c'est de l'or. Le reste suit: À sept et huit, Vingt se réduit; Car la sorcière Ainsi l'a dit. Ainsi finit Le grand mystère. Neuf se traduit par _un_, Dix se rend par _aucun._ De la vieille sorcière Tel fût toujours, tel est L'infaillible livret. FAUST. On dirait que la vieille parle dans la fièvre. MÉPHISTOPHÉLÈS. Tu n'es pas au bout: je connais le livre; il est écrit dans ce goût, du commencement jusqu'à la fin. J'y ai perdu mon temps, car une contradiction parfaite est également inintelligible pour les sages et pour les fous. Mon ami, l'art est ancien et nouveau. Ce fût dans tous les temps la mode de mettre en avant trois et un, un et trois, pour propager l'erreur au nom de la vérité: sur ce texte on babille, on apprend cela par cœur comme autre chose. Pures folies! Qui va se tourmenter à les comprendre? L'homme croit d'ordinaire, quand il entend des mots, qu'il y faut absolument découvrir un sens. LA SORCIÈRE poursuit. L'admirable pouvoir De tout savoir Ne réside en personne. S'il est un point Qui parfois vous le donne, C'est de n'y songer point. FAUST. Quel non-sens nous dit-elle? Un instant de plus, et ma tête se rompt. Je jurerais entendre un chœur de cent mille fous. MÉPHISTOPHÉLÈS. Assez assez, très-excellente Sybille! Donne ta potion, et remplis le gobelet jusqu'au bord: elle ne peut faire aucun mal à mon ami; c'est un homme qui a passé par bien des grades, il n'en est pas à son coup d'essai. (La Sorcière verse la potion dans le gobelet avec cérémonie: au moment où Faust y touche des lèvres, on voit s'élever une légère flamme.) MÉPHISTOPHÉLÈS. Courage, allons, une gorgée; encore une! Voilà qui te remettra bientôt la joie au cœur. Comment, tu es à tu et à toi avec le Diable, et tu as peur de la flamme? (La Sorcière efface le cercle. Faust en sort.) MÉPHISTOPHÉLÈS. Partons maintenant, tu as besoin d'exercice. LA SORCIÈRE. Puisse ce petit coup vous être salutaire! MÉPHISTOPHÉLÈS à la Sorcière. Toi, si je puis faire quelque chose qui te soit agréable, tu n'auras qu'à me le dire au sabbat. LA SORCIÈRE. Prenez cette chanson, et chantez-la de temps en temps. Vous en éprouverez des effets tout particuliers. MÉPHISTOPHÉLÈS à Faust. Viens vite, et laisse-toi conduire: il faut que tu transpires un peu, pour que la vertu du remède agisse à l'intérieur et à l'extérieur. Ensuite je te ferai sentir tout le prix d'une noble oisiveté; et tu ne seras pas long-temps sans éprouver, avec une joie secrète, l'influence de Cupidon, qui se joue des cœurs, et voltige en secouant sa torche sur l'univers entier. FAUST. Laisse-moi jeter un dernier coup d'œil sur ce miroir, l'image de femme qui s'y reflète est si belle! MÉPHISTOPHÉLÈS. Non, non, tu vas avoir tout-à-l'heure devant toi le vivant modèle de toutes les femmes. (Bas.) Avec cette potion dans le corps, tu verras une Hélène en chaque femme. * * * * * [Illustration: Faust.--Ma belle Demoiselle oserais-je vous offrir mon bras et vous reconduire chez vous?] UNE RUE. FAUST, MARGUERITE passant. FAUST. Ma belle, noble demoiselle, oserais-je vous offrir mon bras et vous reconduire chez vous? MARGUERITE. Je ne suis ni belle, ni noble demoiselle, et pour rentrer chez moi je n'ai besoin du bras de personne. (Elle se débarrasse et s'enfuit.) FAUST. Par Dieu, voilà une belle enfant! Je n'ai jamais rien vu de si charmant; il y a en elle tant de modestie et de décence, et en même temps quelque chose de dédaigneux... la rougeur de ses lèvres, l'éclat de ses joues. je ne l'oublierai de ma vie! Ses regards baissés vers la terre se sont gravés profondément dans mon cœur, et sa brusque répartie... C'est à ravir! (MÉPHISTOPHÉLÈS s'approche.) FAUST. Écoute ici. Il faut que tu me procures cette jeune fille. MÉPHISTOPHÉLÈS. Laquelle? FAUST. Celle qui vient de passer. MÉPHISTOPHÉLÈS. Celle-là, dites-vous? Elle venait de chez un prêtre, qui lui a donné l'absolution de tous ses péchés; je m'étais glissé tout près du confessionnal: c'est l'innocence même, elle allait à confesse pour un rien. Je n'ai aucun pouvoir sur elle. FAUST. Elle a pourtant plus de quatorze ans. MÉPHISTOPHÉLÈS. Tu t'exprimes comme Roger Bontemps, qui veut que toutes les jolies fleurs soient pour lui, et s'imagine qu'honneurs et faveurs, tout est à la portée de sa main mais il n'en va pas toujours ainsi. FAUST. Monsieur le magister, trêve de vos sentences! Je ne dis plus qu'un mot si cette charmante fille n'est pas ce soir même dans mes bras, à minuit nous nous séparons. MÉPHISTOPHÉLÈS. Demandez quelque chose de faisable, de possible. Seulement pour épier l'occasion, il me faudrait déjà au moins quinze jours. FAUST. Et moi, si j'avais seulement sept heures devant moi, je n'aurais pas besoin du Diable pour séduire une petite créature pareille. MÉPHISTOPHÉLÈS. Voilà que vous parlez comme un Français! Ne soyez pas si pressé, je vous en conjure: que sert-il de brusquer la jouissance? Loin d'y gagner, votre plaisir sera beaucoup moins vif que si, avant d'en venir là, vous aviez couru, fureté, fourré la main dans mille brimborions, pétri et ajusté vous-même la poupée. C'est ce que nous apprend plus d'un conte gaulois. FAUST. J'ai de l'appétit sans tout cela. MÉPHISTOPHÉLÈS. À présent, injures et plaisanteries à part, je vous dis et vous répète qu'auprès de cette belle enfant on ne saurait aller si vite en besogne. Il n'y a rien là à entreprendre de force, il faut se résoudre à ruser. FAUST. Mais procure-moi quelque chose qui appartienne à cet ange, conduis-moi dans la chambre où elle dort, trouve-moi un fichu qui ait couvert son sein, une jarretière... enfin un objet quelconque, qui serve à nourrir mon amour. MÉPHISTOPHÉLÈS. Eh bien, pour vous prouver que je compatis à vos peines, et que je veux y apporter remède, nous ne perdrons pas un moment; je vous conduirai dès aujourd'hui dans sa chambre. FAUST. Et je la verrai? Je la posséderai? MÉPHISTOPHÉLÈS. Non pas! Elle sera chez une voisine; et pendant ce temps-là, vous pourrez vous livrer tout seul à la douce espérance des joies à venir, vous enivrer à votre aise de l'atmosphère qu'elle respire. FAUST. Partons-nous? MÉPHISTOPHÉLÈS. Il est trop de bonne heure encore. FAUST. Va donc me chercher un cadeau pour elle. (Il s'en va.) MÉPHISTOPHÉLÈS. Déjà des cadeaux? C'est fort bien, il réussira. Je connais plus d'un bon endroit, et plus d'un vieux trésor enfoui je vais y jeter un coup d'œil. (Il s'en va.) * * * * * LE SOIR. UNE PETITE CHAMBRE PROPRE ET BIEN RANGÉE. MARGUERITE. (Tressant ses nattes et les relevant.) Je donnerais quelque chose de bon, pour savoir qui était ce monsieur d'aujourd'hui. Il avait bonne tournure, et sans doute il est d'une noble famille; je l'ai lu dans ses traits... Sans cela d'ailleurs il n'aurait pas été si hardi. (Elle sort.) MÉPHISTOPHÉLÈS, FAUST. MÉPHISTOPHÉLÈS. Entre, mais bien doucement! Entre donc. FAUST après quelques instants de silence. Je t'en prie, laisse-moi seul. MÉPHISTOPHÉLÈS furetant autour de la chambre. Il s'en faut que toutes les jeunes filles soient aussi rangées. (Il sort.) FAUST regardant autour de lui. Je te salue, doux crépuscule, dont les rayons tremblants dorent ce sanctuaire; je te livre mon âme, douce langueur d'amour qui te nourris de la rosée de l'espérance. Comme ici tout respire la paix, l'ordre, le contentement! Dans cette pauvreté quelle abondance, au fond de ce réduit quelle félicité! (Il se jette dans un fauteuil de cuir, près du lit.) O toi qui as reçu dans tes bras tant de générations, en joie ou en tristesse, que ce soit mon tour aujourd'hui. Combien de fois, hélas! une troupe d'enfants s'est pressée autour de ce trône de famille! Ici peut-être, au saint jour de Noël, celle que j'aime est venue répandre sa reconnaissance dans le sein de son pieux aïeul; et, inclinant vers lui ses joues enfantines, elle a baisé la main flétrie du vieillard. Je sens, ô jeune fille, ton esprit d'ordre planer autour de moi; cet esprit qui règle chacune de tes journées, comme la plus tendre mère; lui qui t'inspire, lorsque tu étends sur la table ce tapis propre et uni, lorsque tu fais disparaître les grains de poussière qui crient sous tes pieds. O main charmante, main divine, cette chaumière est par toi changée en un vestibule du ciel. Et ici... (Il soulève un des rideaux du lit.) Quel transport amoureux, mêlé de respect, s'empare de moi! Ici je pourrais m'arrêter des heures entières. Nature, c'est donc ici que tu embellis le sommeil de cet ange, en faisant voltiger de légers songes autour d'elle; c'est ici que repose cette aimable enfant, dont le sein palpite de vie et de jeunesse; ici se développa le pur et sacré tissu de cette image de Dieu. Et toi, quel dessein t'y conduit? Pensée amère et déchirante! Que prétends-tu faire ici? Pour quoi ton cœur est-il lourd?... Misérable Faust, je ne te reconnais plus. L'air que je respire en ce lieu est-il enchanté? J'ai soif du plaisir; je le voudrais sur l'heure, et je me sens plongé dans un océan de rêveries voluptueuses... Sommes-nous donc le jouet du premier souffle qui passe? Et si elle entrait à l'instant même, comme tu te repentirais de ton crime! Ah! que le grand homme serait alors petit! Je tomberais confus à ses pieds. MÉPHISTOPHÉLÈS. Hâtez-vous de sortir, je la vois en bas qui s'approche. FAUST. Partons, partons; et n'y rentrons jamais. MÉPHISTOPHÉLÈS. Voici une cassette passablement pesante, que je suis allé prendre loin d'ici. Mettez-la dans son armoire, je vous jure qu'elle en perdra la tête: je l'ai garnie de certaines bagatelles faites pour en gagner bien d'autres. Après tout, c'est un enfant, et les enfants aiment les jouets. FAUST. Je ne sais si je dois... MÉPHISTOPHÉLÈS. Qu'avez-vous donc? Voudriez-vous peut-être garder le trésor pour vous? En ce cas je conseille à votre amour de s'épargner un temps précieux, et de m'épargner à moi une peine inutile. Vraiment je désespère de vous voir jamais raisonnable je me gratte la tête, je me frotte les mains... (Il met la cassette dans l'armoire et la referme.) Allons, partons vite!... Vous prétendez, dites-vous, attendrir le cœur de cette charmante fille; et vous voilà planté sur vos jambes, comme si la physique et la métaphysique s'offraient à vos yeux en personnes. Partons donc! (Ils sortent.) MARGUERITE tenant une lampe. Quelle odeur de renfermé il y a ici! C'est à suffoquer. (Elle ouvre la fenêtre.) L'air n'est pourtant pas chaud dehors; cela tient à ma disposition, je me sens mal à l'aise... Je voudrais que ma mère rentrât. J'ai un frisson par tout le corps... Folle et timide fille que je suis! (Elle se met à chanter en se déshabillant.) Il fût un prince en Laponie, De fidélité vrai trésor, À qui sa belle à l'agonie Fit présent d'une coupe d'or. Elle devint, comme on peut croire, Son joyau le plus précieux. Toutes les fois qu'on l'y vit boire, On vit des pleurs mouiller ses yeux. De déloger quand ce vint l'âge, Ses biens et villes il compta, Et légua tout son héritage, Sauf sa coupe, qu'il excepta. Puis, lorsqu'à la table royale Siégeaient ses preux bardés de fer, À l'entour d'une antique salle, Sur le rivage de la mer; Le vieux buveur, sentant son terme Vers sa bouche, avec des sanglots, Leva la coupe, et d'un bras ferme La fit voler au sein des flots. Il la vit tournoyer dans l'onde, S'emplir, disparaître à jamais, Et plus ne but en ce bas monde La moindre goutte désormais. (Elle ouvre l'armoire pour serrer ses vêtements, et aperçoit la cassette de bijoux.) Comment cette belle cassette se trouve-t-elle là-dedans? Je suis pourtant bien sûre d'avoir fermé l'armoire: c'est étrange! Que peut-elle contenir? Quelqu'un l'aura donnée en gage à ma mère, qui aura prêté sur ce dépôt. La clef étant au bout du ruban, je ne pense pas qu'il y ait aucun mal à l'ouvrir... Qu'est cela, juste ciel? Qu'aperçois-je? De ma vie je n'ai vu chose si belle! Une parure... et quelle parure? Une dame de haut rang serait heureuse de la porter aux jours de fête. Comme cette chaîne m'irait bien! À qui donc peuvent appartenir toutes ces richesses? (Elle s'ajuste la parure, et va se regarder dans le miroir.) Seulement ces boucles d'oreilles, si elles étaient à moi! Avec cela, on a tout un autre air. De quoi vous sert la beauté, la jeunesse? C'est bel et bon, mais on n'y prend pas garde; ou si on vous loue, c'est comme par pitié. Tout marche après l'or, tout est au poids de l'or et nous autres... ah! pauvreté! * * * * * UNE PROMENADE PUBLIQUE. FAUST pensif, allant et venant, MÉPHISTOPHÉLÈS courant à lui. MÉPHISTOPHÉLÈS. Par l'amour dédaigné, par tous les éléments infernaux!... Je voudrais connaître quelque chose de plus redoutable encore, par quoi je pusse jurer. FAUST. Qu'as-tu? Qu'est-ce donc qui te remue si fort? Je ne vis de mes jours un pareil masque. MÉPHISTOPHÉLÈS. Je me donnerais au Diable tout-à-l'heure, si je ne l'étais pas moi-même. FAUST. Quelque chose s'est-il dérangé dans ta cervelle? Il te sied bien, à toi, de te démener comme un furieux MÉPHISTOPHÉLÈS. Imaginez-vous que cette parure, destinée à Marguerite, un prêtre l'a escamotée! Voici le fait: Sa mère vint à voir l'objet en question, et aussitôt la peur la prit... La bonne femme a l'odorat très-fin; elle a toujours le nez dans son livre de prières, et ne cesse de flairer un à un tous les meubles de sa maison, pour s'assurer si l'objet est sacré ou profane... Elle vit donc tout de suite clairement que cette parure n'apportait pas grande bénédiction avec elle. «Mon enfant», s'est-elle écriée «le bien mal acquis trouble l'âme et tourne le sang: nous allons consacrer cela à la mère de «Dieu, et la manne du ciel descendra sur nous.» La petite Marguerite fit un peu la moue. «À cheval donné», pensa-t-elle, « on ne regarde point la bouche; et certainement ce n'est pas un impie, «celui qui a eu la bonne idée d'apporter ici cette cassette.» La mère envoya chercher un prêtre, et lui conta l'aventure, qu'il trouva singulièrement agréable. «Bien imaginé!» dit-il; «qui sait perdre gagnera. L'église a un excellent estomac; elle a mangé des pays entiers, et ne s'est point encore donné d'indigestion. Il n'y a que l'église, mes chères dames, qui puisse digérer le bien mal acquis.» FAUST. C'est un usage général, juifs et rois font de même. MÉPHISTOPHÉLÈS. Là-dessus il prit la parure, boucles, chaîne, bague et tout, comme si c'eût été une vétille, ne remercia ni plus ni moins qu'il n'eût fait pour un panier de noix, leur promit le ciel en récompense et... elles furent très édifiées. FAUST. Et Marguerite? MÉPHISTOPHÉLÈS. Elle est assise, inquiète, agitée; elle ne sait ce qu'elle veut, ni ce qu'elle doit faire; elle pense jour et nuit aux bijoux, et plus encore à celui qui les lui apporta. FAUST. Son chagrin m'afflige, va sur-le-champ lui chercher un nouvel écrin encore plus beau. Le premier d'ailleurs n'était pas merveilleux. MÉPHISTOPHÉLÈS. Oh! pour monsieur tout est badinage, jeu d'enfants. FAUST. Allons, point de raisonnements, et fais ce que je t'ordonne! Tâche à t'insinuer près de la voisine de Marguerite; ne sois pas un Diable à l'eau tiède, et porte-lui une nouvelle parure. MÉPHISTOPHÉLÈS. Oui, très-honoré maître, de tout mon cœur. (Faust s'en va.) MÉPHISTOPHÉLÈS seul. Un pareil fou, amoureux, brûlerait en feux d'artifice le soleil et la lune avec toutes les étoiles, pour peu que sa belle s'en amusât. (Il s'en va.) * * * * * MAISON DE LA VOISINE DE MARGUERITE. MARTHE seule. MARTHE. Mon cher mari (que Dieu le lui pardonne!) ne s'est guère bien conduit avec moi. S'en aller ainsi courir le monde, et me laisser toute seule sur la paille! Ce n'est pourtant pas que je lui aie donné du chagrin, ce n'est pas que j'aie été froide pour lui: je l'aimais, Dieu le sait, de toute mon âme. (Elle pleure.) Peut-être est-il mort. Malheureuse que je suis!... Encore, si j'avais son extrait mortuaire! (Entre MARGUERITE.) MARGUERITE. Dame Marthe. MARTHE. Hé bien, ma petite Marguerite, qu'y a-t-il? MARGUERITE. Mes genoux manquent sous moi; ne viens-je pas de trouver encore une cassette dans mon armoire! Tenez, elle est d'ivoire et pleine de choses d'une magnificence... bien plus riches que la première fois. MARTHE. Ne va pas la montrer à ta mère, elle la porterait encore à l'église. MARGUERITE. Ah! regardez-la, regardez-la. MARTHE lui ajuste la parure. Heureuse créature! MARGUERITE. Quel dommage que je ne puisse pas aller, ainsi coiffée, dans la rue, à l'église! MARTHE. Viens me voir souvent; tu pourras te parer ici sans que personne le sache, et te promener une petite heure devant le miroir: cela fait toujours plaisir. Et puis viendra une occasion, viendra une fête, où tu te feras un peu plus belle qu'à l'ordinaire; ce sera une petite chaîne d'abord, ensuite une perle à l'oreille: ta mère ne s'en apercevra pas, ou bien on lui fera quelque conte. MARGUERITE. Qui donc peut avoir apporté ces deux cassettes? Il y a quelque diablerie là-dessous? (On frappe.) MARGUERITE. Grand Dieu, si c'était ma mère! MARTHE regardant à travers le rideau. Non c'est un étranger. Entrez. (Entre MÉPHISTOPHÉLÈS.) MÉPHISTOPHÉLÈS. Il est bien hardi à moi de m'introduire aussi brusquement chez ces dames, je leur en demande un million de pardons. (Il se recule respectueusement devant Marguerite.) Je voudrais parler à la dame Marthe Schwerdlein. MARTHE. C'est moi, monsieur. Que me voulez-vous? MÉPHISTOPHÉLÈS bas à elle. Maintenant je vous connais, cela me suffit; vous avez une visite de distinction, pardonnez-moi la liberté que j'ai prise: je reviendrai dans l'après-midi. MARTHE haut. Croirais-tu, mon enfant, que monsieur te prend pour une noble demoiselle? MARGUERITE. Je ne suis qu'une pauvre fille; ah! mon Dieu! monsieur est beaucoup trop bon. Cette parure et ces bijoux ne m'appartiennent point. MÉPHISTOPHÉLÈS. Oh! ce n'est pas votre parure seulement; mais vous, avez des manières, un regard!... Je suis charmé de pouvoir rester. MARTHE. Que venez-vous m'annoncer? Il me tarde bien... MÉPHISTOPHÉLÈS. Je voudrais être porteur d'une nouvelle plus gaie; et toutefois j'espère que vous ne m'en voudrez pas à cause dé mon message. Votre mari est mort et vous fait saluer. MARTHE. Il est mort?... Le cher homme! Miséricorde, mon mari est mort! Ah! mon bon Dieu, ayez pitié de moi. MARGUERITE. Eh! chère dame, ne vous désespérez pas. MÉPHISTOPHÉLÈS. Écoutez le triste récit que j'ai à vous faire... [Illustration: Meph:--Il est bien hardi à moi de m'introduire aussi brusquement chez ces dames, je leur en demande un million de pardons.] MARGUERITE. Voilà pourquoi je ne voudrais prendre de l'amour pour personne; c'est qu'une telle perte me tuerait infailliblement. MÉPHISTOPHÉLÈS. Il n'y a ni plaisirs sans peines, ni peines sans plaisirs. MARTHE. Racontez-moi la fin de sa vie. MÉPHISTOPHÉLÈS. Il gît à Padoue, enseveli près de Saint-Antoine en terre sainte: là est la froide couche, où il doit reposer éternellement. MARTHE. Mais n'avez-vous rien à me remettre de sa part? MÉPHISTOPHÉLÈS. Si fait, une prière grave et importante, à savoir de faire chanter pour lui trois cents messes. Du reste, mes poches sont vides. MARTHE. Comment, pas une pièce de monnaie, pas un bijou? Ce que le plus pauvre compagnon épargne au fond de son sac, et garde en souvenir de ceux qu'il a quittés, aimant mieux mourir de faim, aimant mieux mendier que de s'en défaire... MÉPHISTOPHÉLÈS. Madame, j'en suis on ne peut plus désolé: mais, à vrai dire, il n'a pas jeté son argent par les fenêtres; puis il s'est amèrement repenti de ses fautes et s'est beaucoup lamenté sur son malheur. MARGUERITE. Ah! que les hommes sont malheureux! Sûrement je ferai chanter pour lui plus d'un _requiem._ MÉPHISTOPHÉLÈS. Vous seriez digne de trouver un mari, vous êtes une aimable enfant: MARGUERITE. Oh! non, cela ne se peut pas encore. MÉPHISTOPHÉLÈS. En attendant un mari, vous pourriez prendre un amant. Ce serait un don rare du ciel, que la possession d'une aussi charmante personne. MARGUERITE. Ce n'est pas l'usage du pays. MÉPHISTOPHÉLÈS. Que ce soit l'usage ou non, il y a moyen de s'arranger. MARTHE. Faites-moi donc votre récit. MÉPHISTOPHÉLÈS. Je me tins auprès de son lit de mort: c'était quelque chose de mieux que du fumier, de la paille à moitié pourrie. Mais il mourut en chrétien, et trouva qu'il avait encore au-delà de ses mérites. «Ah!» s'écria-t-il, «comme je dois me détester, là... à fond, pour avoir ainsi abandonné mon métier, ma femme! Ce souvenir m'achève. Encore si elle me pardonnait dans cette vie!...» MARTHE pleurant. L'excellent homme! Il y a long-temps que je lui ai pardonné. MÉPHISTOPHÉLÈS. «Mais, Dieu le sait, c'est plus sa faute que la mienne.» MARTHE. Pour cela, il mentait. Quoi, mentir au bord de la fosse! MÉPHISTOPHÉLÈS. Il me fit des contes à sa dernière heure, autant que je m'y peux connaître. «Je n'avais pas,» disait-il, «un instant de loisir; obligé d'abord de lui faire des enfants, et après cela chargé de leur gagner du pain; et, quand je dis du pain, c'est dans toute la force du terme. Eh bien, je ne pouvais seulement pas manger mon morceau en paix.» MARTHE. A-t-il donc oublié tant de fidélité, tant d'amour, les tourments que jour et nuit... MÉPHISTOPHÉLÈS. Non, non, il y a bien pensé. «Quand je partis de Malte,» continua-t-il, «je priais ardemment pour ma femme et pour mes enfants aussi le ciel nous fût-il favorable; notre vaisseau prit un bâtiment turc, qui portait un trésor au grand sultan. Le courage reçut sa récompense; et moi, comme il était juste, j'en eus ma bonne part.» MARTHE. Hé?... comment?... où?... L'a-t-il peut-être enfoui? MÉPHISTOPHÉLÈS. Qui sait lequel des quatre vents l'a emporté? Une belle demoiselle s'intéressa à lui, lorsqu'il se promenait à Naples en sa qualité d'étranger: elle lui voulait beaucoup de bien, et lui en fit tant et tant, qu'il s'en est ressenti jusques à sa fin bienheureuse. MARTHE. Le coquin, le voleur de ses enfants! Ainsi donc, il n'y a besoin, il n'y a misère, qui ait pu l'empêcher de continuer sa vie infâme! MÉPHISTOPHÉLÈS. Vous voyez, aussi est-il mort. Maintenant, si j'étais de vous, je donnerais strictement à sa mémoire l'année de deuil; et, pendant l'intervalle, je ferais visite à quelque nouveau trésor. MARTHE. Ah! mon Dieu, comme était mon premier, je n'en trouverai pas si aisément dans ce monde; car après tout c'était un brave garçon... Il aimait seulement trop les voyages, et les femmes étrangères, et le vin étranger, et les maudits jeux de hasard. MÉPHISTOPHÉLÈS. Bon, bon, cela pouvait aller, s'il vous en passait autant de votre côté. Je vous jure, moi, qu'à cette condition j'échangerais volontiers l'anneau avec vous. MARTHE. Oh! monsieur veut plaisanter. MÉPHISTOPHÉLÈS à part. Il est temps que je m'en aille; car elle est femme à prendre le Diable au mot. (À Marguerite.) Hé, comment va le cœur? MARGUERITE. Que voulez-vous dire, monsieur? MÉPHISTOPHÉLÈS à part. Aimable enfant, l'innocence même. (Haut.) Adieu, mesdames. MARGUERITE. Adieu. MARTHE. Un mot encore! Je voudrais bien savoir précisément où, quand et comment mon mari est mort et a été enterré, afin d'en pouvoir fournir la preuve: j'ai toujours aimé l'ordre, je voudrais lire sa mort dans les affiches publiques. MÉPHISTOPHÉLÈS. Hé bien, ma bonne dame, le témoignage de deux personnes suffit en tout pays pour prouver la vérité d'un fait: j'ai un ami, homme de poids, que je prierai de comparaître pour vous devant le juge. Je vais l'amener ici. MARTHE. Oh! faites cela. MÉPHISTOPHÉLÈS. Et la jeune demoiselle y sera aussi?... C'est un joli homme, qui a beaucoup voyagé, et qui est extrêmement galant auprès des femmes. MARGUERITE. Je rougirai en sa présence, MÉPHISTOPHÉLÈS. En présence d'aucun roi de la terre. MARTHE. Là, dans mon jardin derrière la maison, nous attendrons ce soir ces messieurs. * * * * * UNE RUE. FAUST, MÉPHISTOPHÉLÈS. FAUST. Hé bien qu'y a-t-il de nouveau? Les affaires s'avancent elles? En verrons nous bientôt la fin? MÉPHISTOPHÉLÈS. Ah! bravo! voilà donc que vous avez repris votre beau feu? Très-incessamment Marguerite sera à vous, et dès ce soir vous la verrez chez sa voisine Marthe: cette Marthe est une femme créée et mise au monde tout exprès pour le rôle d'entremetteuse, une vraie bohémienne. FAUST. Bien! fort bien! MÉPHISTOPHÉLÈS. Mais aussi, l'on exige quelque chose de nous en retour. FAUST. Rien de plus juste, service pour service. MÉPHISTOPHÉLÈS. Nous sommes appelés par elle en témoignage, à l'effet d'attester juridiquement que les membres de son époux reposent à Padoue, étendus tout de leur long en terre sainte. FAUST. Voilà qui est merveilleux! Nous allons donc être obligés de faire le voyage? MÉPHISTOPHÉLÈS. _Sancta simplicitas!_ Il n'est pas question de cela, témoignez sans en rien savoir. FAUST. Si tu n'as pas d'autre moyen, le plan est manqué. MÉPHISTOPHÉLÈS. O saint homme!... Eh quoi, vous le seriez encore? Mais sera-ce bien la première fois de votre vie que vous porterez un faux témoignage? N'avez-vous pas donné jadis doctoralement mille définitions du monde et des éléments qui le composent, de l'homme et de ce qui se passe dans sa tête et dans son cœur? N'avez-vous pas défini Dieu lui-même, d'un ton positif, d'un esprit ferme? Or, descendez dans votre conscience, et vous serez forcé d'avouer que vous n'en saviez, là-dessus, ni plus ni moins que sur la mort de M. Schwerdlein. FAUST. Tu es et tu seras toujours un menteur, un sophiste. MÉPHISTOPHÉLÈS. Oui, mais j'ai la vue plus longue que vous; car je vois que demain vous irez en tout honneur séduire la pauvre Marguerite, en lui jurant un amour... FAUST. Qui est véritable. MÉPHISTOPHÉLÈS. À merveille! Et ensuite, vous parlerez d'éternelle tendresse, de constance à toute épreuve, de penchant unique, irrésistible... Ce sera-t-il aussi véritable, cela? FAUST. Assez sur ce sujet! Certes, lorsque je sens, et que pour mon sentiment, pour mon ardeur, je cherche des expressions sans en pouvoir trouver; quand je me jette alors en désespéré sur l'univers entier; quand je prends les mots les plus énergiques, et que cette flamme, dont je brûle, je l'appelle infinie, éternelle est-ce un diabolique mensonge? MÉPHISTOPHÉLÈS. J'ai pourtant raison. FAUST. Écoute, et retiens bien ceci (ce sera autant d'épargné pour mes poumons): qui veut l'emporter dans la discussion et a une langue, l'emporte indubitablement. Viens donc, je suis las de bavarder. Si tu as raison, c'est surtout parce que j'ai besoin de toi. * * * * * UN JARDIN. MARGUERITE au bras de FAUST; MARTHE, MÉPHISTOPHÉLÈS, se promenant en long et en large. MARGUERITE. Je le sens monsieur me ménage; il se rabaisse à mon niveau, pour me couvrir de confusion. Les voyageurs sont accoutumés à prendre tout en bonne part, et à se contenter de ce qu'ils trouvent; mais je sais trop bien qu'un homme de tant d'expérience, mon pauvre babil ne saurait l'intéresser. FAUST. Un seul regard, un seul mot de toi a mille fois plus d'intérêt, que toute la sagesse de ce monde. (Il lui baise la main.) MARGUERITE. Que faites-vous là? Comment pouvez-vous baiser cette main? Elle est si sale, elle est si rude! À la maison, n'ai-je pas tout à faire? Ma mère est d'une telle exigence! (Ils passent.) MARTHE. Et vous, monsieur, vous voyagez donc comme cela toujours, toujours? MÉPHISTOPHÉLÈS. Ah! les devoirs de notre état nous y obligent. Quand on se plaît quelque part, il est pénible de s'en aller; mais il le faut. MARTHE. Tant que dure la chaleur de l'âge, il y a plaisir à courir le monde, ici et là, où bon semble: mais vient ensuite la saison froide; et se traîner au tombeau, vieux garçon, seul, inutile, cela n'a encore réussi à personne. MÉPHISTOPHÉLÈS. Je vois avec effroi cet avenir lointain. MARTHE. Eh bien, tâchez, mon digne monsieur, de vous pourvoir à temps. (Ils passent.) MARGUERITE. Oui, autant en emporte le vent! La politesse est chez vous une habitude; mais vous avez beaucoup d'amis, et qui sont plus habiles que moi. FAUST. Crois-moi, ma chère, ce que l'on nomme habile est souvent la bêtise et la vanité même. MARGUERITE. Comment? FAUST. Ah! faut-il que l'innocence et la simplicité de cœur ne se sentent jamais elles-mêmes, ne sentent jamais leur dignité sainte! Faut-il que l'humilité, que l'obscurité, les dons les plus rares de l'auguste et inépuisable nature... MARGUERITE. Pensez à moi l'espace d'un moment; j'aurai, moi, tout le temps de penser à vous. FAUST. Vous êtes donc seule? MARGUERITE. Oui. Notre ménage est peu de chose, mais il faut pourtant s'en occuper. Nous n'avons point de servante: il me faut donc cuire, balayer, tricoter et coudre, et courir matin et soir; et ma mère est en tout si exacte, si près-regardante! Non pas précisément qu'elle soit forcée à l'économie; nous pourrions en prendre à notre aise, tout comme bien d'autres: mon père lui a laissé une jolie fortune, une petite maison et un petit jardin hors de la ville. Au reste, je ne puis pas trop me plaindre à présent, et je mène une vie très-supportable. Mon frère est soldat, ma petite sœur est morte la chère petite me donnait bien du mal en son vivant... Ce n'est pas que je n'en prisse soin bien volontiers; je l'aimais tant, cette pauvre enfant! FAUST. C'était un ange, si elle te ressemblait. MARGUERITE. Je l'élevais moi-même, et elle m'aimait de tout son cœur. Elle naquit après la mort de mon père. Nous pensâmes perdre ma mère, tant elle fût malade; et elle ne se remit que très-lentement, petit à petit, de sorte qu'elle ne put songer à nourrir ma sœur elle-même. J'en fus donc chargée seule, et je la nourris avec du lait et de l'eau. C'était comme mon enfant: toujours dans mes bras, sur mes genoux, elle prit pour moi une tendresse de fille. Elle commençait déjà à marcher, et grandissait à vue d'œil. FAUST. Tu as goûté sans doute le bonheur le plus pur... MARGUERITE. Mais aussi j'ai passé des heures bien pénibles. Comme le petit berceau était la nuit auprès de mon lit l'enfant ne faisait pas un mouvement, qu'aussitôt je ne m'éveillasse: il fallait, tantôt lui donner à boire, tantôt la mettre à côté de moi; tantôt, quand elle ne voulait point se taire, la sortir de son lit et danser autour de la chambre avec elle: et dès le point du jour je devais courir au lavoir, ensuite aller au marché, et puis m'occuper du dîner; et continuellement ainsi, le lendemain comme la veille. À cette vie-là, monsieur, on n'est pas toujours gaie; mais cela fait qu'on mange avec plus d'appétit, et qu'on dort d'un meilleur sommeil. (Ils passent.) MARTHE. Les pauvres femmes s'en trouvent fort mal, un célibataire est difficile à corriger. MÉPHISTOPHÉLÈS. Il n'y aurait qu'une femme comme vous, pour redresser mon caractère. MARTHE. Dites-moi, monsieur, n'avez-vous encore trouvé personne? Votre cœur ne s'est-il engagé nulle part? MÉPHISTOPHÉLÈS. Le sage a dit: «Une maison qui vous appartienne et une femme honnête, sont choses plus précieuses que l'or et les perles.» MARTHE. Je demande si vous n'avez jamais été accueilli favorablement? MÉPHISTOPHÉLÈS. On m'a reçu partout avec beaucoup de politesse. MARTHE. Je voulais dire, n'avez-vous jamais eu dans le cœur aucune inclination sérieuse? MÉPHISTOPHÉLÈS. Avec les femmes, on ne doit jamais plaisanter. MARTHE. Ah! vous ne me comprenez pas. MÉPHISTOPHÉLÈS. J'en suis désolé! Je comprends pourtant que... vous avez bien de la bonté. (Ils passent.) FAUST. Tu me reconnus donc, petit ange, dès que j'eus mis le pied dans le jardin? MARGUERITE. Ne le vîtes-vous pas? Je baissai les yeux. FAUST. Et tu me pardonnes la liberté que je pris, ce que j'eus la témérité de te dire l'autre jour, comme tu sortais de l'église. MARGUERITE. Je fus atterrée, jamais cela ne m'était encore arrivé; car personne ne peut mal parler de moi. Hélas! pensais-je en moi-même, a-t-il remarqué dans ma démarche quelque chose de hardi, d'inconvenant? Il m'a accostée sans façon, on eût dit qu'il me prenait pour une femme de mauvaise vie. Et pourtant, je l'avoue, un je ne sais quoi me parlait en votre faveur; mais cela n'empêche point que je me voulus du mal de ne vous avoir pas plus mal reçu. FAUST. Douce amie! MARGUERITE. Laissez. (Elle cueille une marguerite, et en arrache les pétales l'un après l'autre.) FAUST. Que veux-tu faire de cette fleur? un bouquet? MARGUERITE. Non c'est un jeu... FAUST. Comment? MARGUERITE. Vous allez vous moquer de moi. (Elle continue, et parle entre ses dents.) FAUST. Que murmures-tu? MARGUERITE à demi-voix. Il m'aime--il ne m'aime pas. FAUST. Céleste figure! MARGUERITE continue. Il m'aime--il ne m'aime pas--il m'aime--il ne m'aime pas--(Arrachant le dernier pétale, avec une douce joie.) il m'aime! FAUST. Oui, mon enfant, que la réponse de cette fleur soit pour toi la voix des dieux. Il t'aime! Comprends-tu bien ce que c'est? Il t'aime! (Il lui prend les mains.) MARGUERITE. Je tremble... FAUST. Oh! ne crains rien. Que ce regard, que ce serrement de main, te disent ce qui est inexprimable: s'abandonner l'un à l'autre dans une extase qui dure éternellement, éternellement!... Son terme serait le désespoir. Non, aucun terme, aucun terme! (Marguerite lui serre les mains, puis se débarrasse et s'enfuit. Il reste un moment absorbé, après quoi il la suit.) MARTHE revenant. La nuit vient. MÉPHISTOPHÉLÈS. Oui, il est temps que nous sortions. MARTHE. Je vous offrirais bien de rester ici plus long-temps. Mais le lieu est mal choisi: il semble qu'ici personne n'ait autre chose à faire qu'à épier les moindres démarches de son voisin; et l'on devient l'objet des propos, de quelque manière qu'on se conduise... Mais notre couple? MÉPHISTOPHÉLÈS. À fui de ce côté, le long de l'allée. Légers papillons! MARTHE. Il paraît qu'elle lui plaît. MÉPHISTOPHÉLÈS. Et lui à elle. Ainsi va le monde. * * * * * UN PAVILLON DU JARDIN. MARGUERITE y entre d'un saut, se blottit derrière la porte, tient le bout des doigts sur ses lèvres, et regarde à travers une fente. MARGUERITE. Il vient! (FAUST entre.) FAUST. Ah! friponne, c'est ainsi que tu te joues de moi! Je te tiens! (Il l'embrasse.) MARGUERITE. (Le saisissant et lui rendant son baiser.) O le meilleur des hommes, je t'aime du fond du cœur! (MÉPHISTOPHÉLÈS heurte à la porte.) FAUST frappant du pied. Qui est là? MÉPHISTOPHÉLÈS. Un ami. FAUST. Un animal! MÉPHISTOPHÉLÈS. Il est temps de se séparer. MARTHE entrant. Oui, monsieur, il se fait tard. FAUST. Ne me sera-t-il pas permis de vous accompagner? MARGUERITE. Ma mère... Non, non, adieu! FAUST. Le faut-il? Adieu donc. MARTHE. Bonsoir. MARGUERITE. À revoir, bientôt! (Faust et Méphistophélès sortent.) MARGUERITE. Bonté de Dieu! il n'y a rien qu'un pareil homme ne sache. Je suis toute honteuse devant lui, et je réponds _oui_ à tout ce qu'il me dit. Pauvre ignorante fille que je suis, je ne peux comprendre ce qu'il trouve en moi de si amusant. (Elle sort avec Marthe.) * * * * * BOIS, ROCHERS, CAVERNES. FAUST seul. FAUST. Esprit sublime, tu m'as accordé tout ce que je t'ai demandé. Tu n'as pas en vain tourné vers moi ton visage rayonnant de lumière: tu m'as donné la magnifique nature pour empire, et en même temps la force de la sentir, d'en jouir. Ce n'est pas seulement une froide, une stupide admiration que tu m'as permise; tu m'as fait lire dans ses profondeurs, comme dans le sein d'un ami. Tu déroules devant moi la longue chaîne des vivants, tu m'instruis à reconnaître mes frères sous le buisson tranquille, clans l'air et sur les eaux. Et quand l'orage gronde dans la forêt, quand il déracine ces pins énormes, qui heurtent si violemment leurs tiges entr'elles, et dont la chute réveille comme un coup de tonnerre l'écho des montagnes; alors tu me conduis dans l'asile des cavernes, tu me révèles alors le secret de mon être, alors se dévoilent les merveilles cachées de mon propre cœur. Puis je vois la lune, blanche et pure, monter lentement dans le ciel, et, le long des rochers, sur les haies humides, errer les ombres argentées des anciens jours, en m'adoucissant le plaisir austère de la méditation. Oh! c'est maintenant que je sens que l'homme ne peut atteindre à rien de parfait. En compensation de ces délices, qui me rapprochent des Dieux de plus en plus, tu m'as donné ce compagnon, dont je ne peux déjà plus me passer; bien que, froid et hautain, il me ravale à mes propres yeux, et que d'un mot il réduise à rien tous les dons que tu m'as faits. Il a allumé dans mon sein un feu qui m'attire vers la beauté: je passe avec ivresse du désir à la jouissance; et, au sein de la jouissance, je regrette le désir. (MÉPHISTOPHÉLÈS s'approche.) MÉPHISTOPHÉLÈS. En aurez-vous bientôt assez, de la vie que vous menez? Comment pouvez-vous vous plaire à cette lenteur? Il est bon d'essayer de ceci, mais pour passer aussitôt après à quelque chose de nouveau! FAUST. Je souhaiterais que tu eusses mieux à faire, qu'à me venir tourmenter dans mes bons moments. MÉPHISTOPHÉLÈS. Hé mais, je ne demande pas mieux que de te laisser en repos. Comment oses tu me dire cela sérieusement? Avec un être aussi disgracieux, aussi rechigné, aussi fou que toi, toute peine est en vérité perdue. Continuellement on a les mains pleines; et, sur ce qui convient à monsieur, sur ce qu'on doit faire pour lui, on n'en saurait tirer une parole. FAUST. Voilà bien de ses prétentions! Il veut encore un remerciement, pour m'avoir ennuyé. MÉPHISTOPHÉLÈS. Et comment donc, pauvre enfant de la terre, aurais-tu passé ta vie sans moi? C'est moi qui t'ai guéri des égarements de ton imagination, sans moi tu serais déjà parti pour l'autre monde. Qu'as-tu à te morfondre ici, niché comme un hibou dans les cavernes et dans les fentes des rochers? Qu'as-tu à sucer la mousse pourrie, à lécher les pierres humides, à te nourrir de fangecomme un crapaud? Joli passe-temps, occupation agréable!... Le Docteur est toujours ancré dans ton corps. FAUST. Comprends-tu seulement quelle force nouvelle m'a donnée cette course dans le désert?... Oui, si tu pouvais en avoir l'idée, tu serais assez Diable pour me priver de mon bonheur. MÉPHISTOPHÉLÈS. Plaisir surhumain en vérité! Passer toute la nuit étendu sur cette montagne dans l'herbe trempée de rosée, embrasser mystiquement le ciel et la terre, s'enfler jusqu'à se croire un Dieu, pénétrer par la pensée dans la moelle de la terre, repasser en son âme les six jours de la création, se répandre avec délices au sein de la nature, dépouiller l'enveloppe mortelle, et conclure enfin toute cette belle contemplation... (Avec un geste.)... je n'ose dire comment. FAUST. Fi, misérable! MÉPHISTOPHÉLÈS. Cela ne vous plaît point? Vous avez en ce cas le droit de prononcer l'honnête _fi_; car on ne doit pas dire, devant des oreilles chastes, ce dont un cœur chaste ne saurait se passer: bref, je ne te refuse pas le plaisir de te mentir encore à toi-même de temps en temps; mais tu en perdras bientôt l'habitude. Voilà donc que ta folie te reprend: si elle durait, tu retomberais dans les angoisses et dans le délire, d'où je t'ai tiré... Mais laissons cela! Ta bonne amie est dans la ville, et tout lui est à charge, tout lui serre le cœur; tu ne lui sors pas de la mémoire, elle t'aime de passion. Ton amour était d'abord une rage, qui débordait comme un ruisseau à la fonte des neiges; tu la lui as versée dans le cœur, et maintenant chez toi le ruisseau est à sec. Il m'est avis qu'au lieu de régner sur les forêts, le grand homme ferait mieux de récompenser l'amour de cette pauvre fille. Le temps lui semble d'une longueur insupportable; elle se tient près de sa fenêtre, et regarde passer les nuages au-dessus du vieux mur de la ville. «Si j'étais un oiseau!» voilà son unique refrain toute la journée et la moitié de la nuit. Gaie par moments, la plupart du temps elle est triste; quelquefois même elle pleure; puis elle reprend du calme en apparence, mais toujours elle aime. FAUST. Serpent! Serpent! MÉPHISTOPHÉLÈS à part. Il saura t'enlacer. FAUST. Misérable, va-t'en! Va-t'en d'ici, et ne prononce pas le nom de cette aimable jeune fille! Ne jette plus sa beauté ravissante au-devant de mes sens à demi-séduits. MÉPHISTOPHÉLÈS. Qu'arrivera-t-il de là? C'est qu'elle croira que tu l'as oubliée; et peu s'en faut effectivement que tu ne l'aies oubliée déjà. FAUST. Je suis près d'elle; mais en fussè-je à mille lieues, je ne pourrais jamais l'oublier, jamais la perdre. Oui, je porte envie au corps du Seigneur, quand ses lèvres le touchent. MÉPHISTOPHÉLÈS. Très-bien, mon ami! Je vous ai, moi, souvent envié ces deux jumeaux, qui paissent parmi les lys et les roses. FAUST. Fuis, entremetteur! MÉPHISTOPHÉLÈS. À merveille! Vous croyez m'insulter, mais j'en ris; car le Dieu, qui créa l'homme et la femme n'exerça-t-il pas alors lui-même ce métier, le plus noble de tous?... Allons, partons. Il y a vraiment de quoi se désoler! Vous allez dans la chambre de votre maîtresse, et non à l'échafaud. FAUST. Eh! qu'importent les plaisirs qui m'attendent dans ses bras? Qu'elle me presse contre son cœur, en sentirai-je moins sa misère? Moi-même en serai-je moins un fugitif, un rejeté, un monstre sans but, asile, ni repos, qui, comme le torrent mugissant de roc en roc, s'en va rouler avec furie dans un gouffre... Elle, simple, ignorante, qui eût été si facilement heureuse, dont la vie eût coulé si doucement au sein des occupations domestiques; elle, qui se fût contentée d'une humble cabane dans une vallée des Alpes!... Et moi, l'ennemi de Dieu, il ne m'a point suffi de ruiner son bonheur présent; il faut encore que je détruise la paix de tout son avenir! Il faut que l'enfer ait cette victime!... Hé bien, Démon, abrège les heures de l'angoisse; que ce qui doit se faire se fasse aujourd'hui même, que sa destinée s'écroule avec la mienne, qu'elle soit engloutie avec moi dans l'abîme! MÉPHISTOPHÉLÈS. Comme de nouveau tu bouillonnes, tu t'enflammes! Allons, viens la consoler, fou que tu es. Là où ta pauvre tête ne voit pas d'issue, elle rêve que tout finit. Vive celui qui ne perd point courage! Tu es déjà passablement endiablé; songe donc qu'il n'y a rien au monde de plus dégoûtant, qu'un Diable qui se désespère. * * * * * [Illustration: Sans lui l'existence N'est qu'un lourd fardeau Ce monde si beau N'est qu'un tombeau Dans son absence. ] LA CHAMBRE DE MARGUERITE. MARGUERITE seule, assise près de sa quenouille. MARGUERITE. Que je me sens émue! Cette tranquille paix Que j'ai connue Elle est perdue, Perdue à jamais. Sans lui l'existence N'est qu'un lourd fardeau Ce monde si beau N'est qu'un tombeau Dans son absence. De mon pauvre esprit Le ressort s'arrête, Ma pauvre tête S'appesantit. Que je me sens émue! Cette tranquille paix Que j'ai connue, Elle est perdue, Perdue à jamais. Dehors regardé-je, C'est pour le revoir; Au loin m'égaré-je, C'est dans l'espoir De le ravoir. Sa taille admirable, Son port gracieux, Son sourire aimable, L'ardeur de ses yeux; Et de son langage Le tour aisé, Son beau visage, Las! et son baiser... Que je me sens émue! Cette tranquille paix Que j'ai connue, Elle est perdue, Perdue à jamais. Mon cœur soupire, Rongé d'ennui. Si devant lui J'osais le dire, Et l'embrasser, Et le presser À mon envie!... Entre ses bras Puissé-je, hélas! Perdre la vie!... * * * * * LE JARDIN DE MARTHE. MARGUERITE, FAUST. MARGUERITE. Promets-moi, Henri... FAUST. Tout ce qui est en ma puissance! MARGUERITE. Hé bien, dis, que penses-tu au sujet de la religion? Tu es un excellent homme, un homme de cœur; mais je crois que tu n'as guère de religion. FAUST. Ne t'inquiète point de cela, mon enfant. Tu sais que je t'aime, et que pour mon amour je verserais tout mon sang, je donnerais ma vie. Je ne voudrais d'ailleurs troubler personne dans ses sentiments ni dans sa foi. MARGUERITE. Ce n'est pas tout; il faut croire soi-même. FAUST. Le faut-il? MARGUERITE. Ah! si j'avais quelque pouvoir sur toi!... Tu ne respectes pas les saints Sacrements. FAUST. Je les respecte. MARGUERITE. Mais sans les désirer. Il y a long-temps que tu n'es allé à la messe, que tu ne t'es confessé. Crois-tu en Dieu? FAUST. Eh! ma chère, qui oserait affirmer qu'il croit en Dieu? Fais cette question aux prêtres ou aux philosophes; et, en écoutant leur réponse, il te semblera qu'ils veulent se moquer de toi. MARGUERITE. Tu n'y crois donc pas? FAUST. Ne te méprends pas sur le sens de mes paroles, charmante amie! Qui oserait le nommer, et faire cette profession «Je crois en lui?» qui pourrait sentir, et prendre sur soi de dire: «Je ne crois pas en lui?» Celui qui contient tout et qui soutient tout, ne contient-il et ne soutient-il pas, toi, moi, lui-même? La voûte du ciel ne s'arrondit-elle pas sur nos têtes; sous nos pieds, la terre ne s'étend-elle pas inébranlable, et les astres immortels ne roulent-ils pas dans l'espace, en nous regardant avec amour? Mon œil ne se réfléchit-il pas dans ton œil, et tout n'entraîne-t-il pas mon cœur vers ton cœur? N'est-ce pas un mystère éternel, invisible et visible, que le lien qui nous attache l'un à l'autre? Pénètres-en ton âme, tout incompréhensible qu'il soit; et, lorsqu'en rêvant à moi tu te sens heureuse, donne à ce sentiment le nom que tu voudras; nomme-le félicité, cœur, amour, dieu: je n'en ai point pour une telle chose. Le sentiment est tout, les noms ne sont qu'un vain bruit, qu'une vaine fumée qui obscurcit la clarté des cieux. MARGUERITE. Tout cela est fort beau: le prêtre en dit bien à-peu-près autant, mais en d'autres termes. FAUST. C'est ce que disent en tous lieux tous les hommes sous le soleil, chacun dans sa langue. Pourquoi donc ne le dirais-je pas dans la mienne? MARGUERITE. À l'entendre ainsi rien de plus raisonnable. Cependant il y reste toujours quelque chose de louche, car tu n'as point de christianisme. FAUST. Chère enfant! MARGUERITE. Depuis long-temps je souffre de te voir dans la compagnie... FAUST. De qui? MARGUERITE. De cet homme que tu as toujours avec toi. Je le hais de toutes les forces de mon âme; le visage de cet homme m'est odieux, il me navre. FAUST: Tu n'as rien à craindre de lui, mon amie. MARGUERITE. Sa présence me glace le sang. J'ai autrement de la bienveillance pour tout le monde: mais autant que j'ai de plaisir à te regarder, autant je frissonne à l'aspect de cet homme. Et c'est ce qui fait que je le tiens pour un misérable... Dieu me pardonne, si je lui fais injure! FAUST. Il faut bien qu'il y ait aussi de ces gens-là dans le monde. MARGUERITE. Je ne voudrais pas vivre avec son pareil. Vient-il à se présenter à la porte, il a toujours l'air moqueur, et à moitié en colère: on voit qu'il ne prend aucune part à rien, il est écrit sur son front qu'il ne peut aimer personne. Je suis si bien, près de toi, si libre, si à l'aise! Eh bien, même alors il suffit de sa présence pour me serrer le cœur. FAUST, à part. Pressentiments d'un Ange! MARGUERITE. Cette idée me domine à un tel point que, dès qu'il s'approche de nous, je crois en vérité... que je ne t'aime plus. Et puis, quand il est là, je ne peux jamais prier; cela me trouble la conscience. Il en doit être de même pour toi, Henri. FAUST. Il y a de ces antipathies qu'on ne saurait expliquer. MARGUERITE. Voici le moment de me retirer. FAUST. Ah! ne pourrai-je donc jamais passer une heure en paix auprès de toi, appuyer à loisir mon cœur contre le tien, confondre mon âme dans la tienne? MARGUERITE. Si je couchais seule à la maison, je n'hésiterais pas à t'ouvrir les verrous ce soir; mais ma mère a le sommeil léger, et si elle nous surprenait ensemble, je tomberais morte sur la place. FAUST. Bannis cette inquiétude, mon ange. Voici une liqueur, dont deux gouttes suffisent pour assoupir quelqu'un profondément. MARGUERITE. Comment te refuser?... J'espère que cette liqueur ne lui causera aucun mal. FAUST. Sans cela, ma chère, te la conseillerais-je? MARGUERITE. O le plus aimable des hommes, quand je te vois, je ne sais quoi me force à vouloir tout ce que tu veux... et d'ailleurs j'ai déjà tant fait pour toi, qu'il ne me reste pour ainsi dire plus rien à faire. (Elle s'en va.) (MÉPHISTOPHÉLÈS s'approche.) MÉPHISTOPHÉLÈS. La brebis est-elle partie? FAUST. Tu viens encore d'espionner? MÉPHISTOPHÉLÈS. Je sais tout par le menu. Monsieur le Docteur, vous avez été ce qu'on appelle catéchisé; j'espère que vous en ferez votre profit. Les filles sont fort intéressées à ce qu'on se montre pieux et soumis à la vieille coutume. S'il obéit là, pensent-elles, c'est d'un bon augure pour nous. FAUST. Monstre! tu ne peux pas te figurer la sainte affliction que cette âme aimante et fidèle, pénétrée d'une croyance où elle attache tout son bonheur, éprouve à penser que l'homme qu'elle adore s'est perdu. MÉPHISTOPHÉLÈS. Amant sensible et délicat, une petite fille te mène par le nez. FAUST. Vile engeance de boue et de feu! MÉPHISTOPHÉLÈS. Il faut avouer qu'elle entend la physionomie en maître. En ma présence elle est, dit-elle, mal à son aise; mon masque lui trahit un Esprit caché: elle sent que je suis à coup sûr un Génie, ou peut-être bien le Diable lui-même... Hé, hé, cette nuit?... FAUST. Que t'importe? MÉPHISTOPHÉLÈS. C'est que j'y ai aussi ma part de plaisir. * * * * * PRÈS DE LA FONTAINE. MARGUERITE, LISETTE, portant des cruches. LISETTE. N'as-tu rien entendu dire de la petite Barbe? MARGUERITE. Pas un mot. Je vois si peu de monde! LISETTE. C'est une chose certaine (Sibylle me l'a conté ce matin), qu'elle s'est enfin laissé séduire. Les voilà toutes, avec leurs grands airs! MARGUERITE. Comment cela? LISETTE. Oh! une horreur! Elle nourrit à présent deux personnes, quand elle boit et mange. MARGUERITE. Ah! mon Dieu! LISETTE. Elle n'a que ce qu'elle mérite. Y avait-il assez long-temps qu'elle était pendue après ce drôle! Tantôt une promenade, tantôt une course au village, tantôt un bal; partout il fallait qu'elle fût la première, il lui donnait sans cesse des petits gâteaux et du vin, elle se croyait la plus belle des belles, et elle avait le front d'accepter sans rougir des présents de lui. D'abord c'a été de la pure galanterie, puis sont venues les caresses... Tant y a qu'à la fin sa fleur court les champs. MARGUERITE. La pauvre fille! LISETTE. Tu la plains? Le soir, pendant que nous étions à filer, nos mères ne nous laissaient jamais en bas: mais elle, elle restait auprès de son amoureux sur le seuil de la porte; et, dans l'allée noire, il n'y avait point d'heure trop longue pour eux. Maintenant elle n'a plus qu'à se rendre à l'église pour y faire amende honorable, la hart au cou, la torche au poing. MARGUERITE. Il la prend sûrement pour sa femme? LISETTE. Non, pas si fou! Un garçon alerte comme lui trouvera bien assez d'air à respirer, tout autre part qu'ici. Il a décampé. MARGUERITE. Ce n'est pas beau de sa part. LISETTE. Elle l'a enjôlé! qu'elle en porte la peine. Les jeunes gens lui arracheront sa guirlande, et nous autres, nous sèmerons de la paille hachée devant sa porte. (Elle s'en va.) MARGUERITE retournant chez elle. Comment pouvais-je autrefois déclamer avec tant de violence, lorsque je voyais faillir une pauvre fille? Comment se pouvait-il que, pour qualifier les péchés des autres, ma langue ne trouvât point de termes assez énergiques? J'avais beau me les représenter sous les couleurs les plus noires, et les noircir encore, jamais ils n'étaient assez noirs à mon gré; je me signais, je faisais le signe aussi grand que possible... Et maintenant, je suis le péché même. Hélas, tout m'y a entraînée; il était si bon, il était si aimable! * * * * * LES REMPARTS. DANS UN ENFONCEMENT DE LA MURAILLE UNE IMAGE DE LA MATER DOLOROSA, DES VASES DE FLEURS DEVANT. MARGUERITE met des fleurs fraîches dans les vases. Abaisse, O Mère de douleur, Un seul regard sur ma détresse. Le glaive dans le cœur, Avec tant de tristesse Tu regardes mourir le fils de ta tendresse! À ton Père et le sien Confiant tes alarmes, Tu répands de si chaudes larmes Sur son supplice et sur le tien! Le martyre Qui me déchire, Quel esprit l'entendra? Quel cœur le sentira? Le doute horrible où mon âme se plonge, Le poison lent qui s'y glisse et la ronge, Ce qui se passe en moi, Pour le connaître, hélas! il n'est que toi. En quelque lieu que je me traîne, Une peine, une affreuse peine, Glace mon cœur, brise mes os. Nuit et jour, à toute heure, Je pleure, pleure, pleure. Ni trêve, ni repos! Les deux vases de ma fenêtre, Je les arrosai de mes pleurs, Lorsque, voyant l'aube paraître, Je te cueillis ces fleurs. Le soleil se montrait à peine, Que, sur mon lit me soulevant, Je regardais poindre en pleurant Sa lueur incertaine. Ah! sauve-moi du déshonneur! Abaisse, O Mère de douleur, Un seul regard sur ma détresse! * * * * * LA NUIT. UNE RUE DEVANT LA PORTE DE MARGUERITE. VALENTIN soldat, frère de Marguerite. VALENTIN. Lorsqu'il m'arrivait d'assister à l'un de ces repas où toutes les têtes s'échauffent, et que les convives se mettaient à vanter la fleur de leurs belles à qui mieux mieux, en arrosant chaque éloge d'un plein verre; moi, les coudes appuyés sur la table, je restais assis sans dire mot, et j'écoutais patiemment toutes leurs fanfaronnades. Mais ils n'avaient pas plutôt fini que je me frottais la barbe en riant, et mon verre à la main: «Chacun son goût!» disais-je, «mais y en a-t-il une seule, dans tout le pays, qui vaille ma bonne petite Marguerite? Y en a-t-il une seule, qui soit digne de délier les souliers de ma sœur?» Top! top! cling! clang! entendait-on à la ronde. Les uns criaient «Il a raison, elle est l'ornement de tout le pays,» et tous nos vantards de rester muets. Et maintenant... c'est à s'arracher les cheveux, à se fendre la tête contre les murs! les brocards, les quolibets vont pleuvoir sur moi, le dernier va-nu-pieds se croira en droit de me railler, je serai là comme un criminel chaque mot dit par hasard me donnera une sueur froide! Puis, quand je les mettrais en pièces, je ne pourrais pas les appeler menteurs. Qui s'avance de ce côté? Qui se glisse le long des maisons? Je me trompe fort, ou voici mon coquin. Si c'est lui, ses affaires vont bien mal; il ne sortira pas vivant d'ici. FAUST, MÉPHISTOPHÉLÈS. FAUST. Tu vois à travers la fenêtre de la sacristie cette lampe éternelle, dont la flamme vacillante pâlit par moments? Tu vois ensuite l'obscurité qui règne à l'entour? Hé bien, dans mon âme il fait également nuit. MÉPHISTOPHÉLÈS. Hé bien, moi, je me sens au contraire ragaillardi, comme le petit chat qui grimpe à une échelle en tapinois, et qui se frotte voluptueusement contre les murs: je suis content de moi et dans une excellente disposition, qui tient un peu de la convoitise du voleur, un peu de la chaleur du matou. Je flaire d'avance la magnifique nuit du sabbat, tous mes membres en frissonnent déjà de plaisir. Elle revient pour nous après-demain, et c'est alors qu'on sait pourquoi l'on veille. FAUST. Ce trésor, que j'ai vu briller dans la terre, va-t-il bientôt paraître au jour? MÉPHISTOPHÉLÈS. Tu peux, sur-le-champ, te donner le plaisir de ramasser cette cassette. J'y ai jeté un coup-d'œil dernièrement, elle est pleine de beaux écus neufs. FAUST. Et pas un bijou, pas une bague, pour en orner ma chère maîtresse? MÉPHISTOPHÉLÈS. Pardonnez-moi, j'y ai remarqué quelque chose qui ressemblait à un collier de perles. FAUST. Tant mieux, car il me fâche d'entrer chez elle sans cadeaux. MÉPHISTOPHÉLÈS. Je ne crois pas qu'un plaisir de plus vous puisse être désagréable. Puisque le ciel brille de toutes ses étoiles, il faut que vous entendiez un vrai chef-d'œuvre: je veux la régaler d'une chanson morale, pour la séduire d'autant mieux. (Il chante en s'accompagnant sur la guitare) Hé! que fais-tu donc, Jeune Margoton, Devant la maison De l'amoureux Léandre? Va, petite, va, Il te laissera Fille monter là, Mais non fille en descendre. Veille sur tes pas. Es-tu dans ses bras, Bonne nuit, hélas! Ma pauvre, pauvre fille. Gardez toutes bien De rien céder, rien, Que l'anneau chrétien À votre doigt ne brille. VALENTIN s'avance. Qui amorces-tu là? Par la mort, maudit preneur de souris!... Au diable d'abord l'instrument, et puis au diable le chanteur! MÉPHISTOPHÉLÈS. La guitare est en deux, on n'en peut plus rien faire. VALENTIN. En garde, maintenant! MÉPHISTOPHÉLÈS à Faust. Monsieur le Docteur, n'allez pas mollir. Mettez-vous en garde! Plus près de moi, que je vous dirige. Allons, flamberge au vent! Ferme, poussez, je pare. VALENTIN. Pare celle-ci! MÉPHISTOPHÉLÈS. Pourquoi pas? VALENTIN. Et celle-ci! MÉPHISTOPHÉLÈS. Sans doute! VALENTIN. Je crois en vérité que le Diable combat! Qu'est-ce donc? j'ai déjà la main fatiguée. MÉPHISTOPHÉLÈS à Faust. Pousse! VALENTIN tombe. Oh! MÉPHISTOPHÉLÈS. Voilà mon rustaud apprivoisé... Maintenant alerte! Il nous faut gagner promptement au large; car j'entends déjà crier au meurtre. La police ne m'embarrasse guère; mais la justice criminelle, c'est autre chose. MARTHE à la fenêtre. À l'aide, au secours! MARGUERITE à la fenêtre. Vite un flambeau! MARTHE de même. On s'injurie, on appelle, on crie, on se bat. LE PEUPLE. Il y en a déjà un de mort! MARTHE sortant. Les meurtriers se sont donc enfuis? MARGUERITE sortant. Qui est resté sur la place? LE PEUPLE. Le fils de ta mère. MARGUERITE. Grand Dieu! Malheureuse que je suis! VALENTIN. Je meurs: c'est bientôt dit, et encore plus tôt fait. Que signifie tout ce bruit, femmes? Pourquoi ces cris, ces plaintes? Approchez-vous et écoutez-moi. (Tous font cercle autour de lui.) Ma petite Marguerite, vois-tu bien, tu es encore jeune, tu n'es pas assez habile encore, tu mènes mal tes affaires. Je te le dis en confidence: tu n'es qu'une catin, sois-le donc comme il faut. [Illustration: Meph... Pousse... oh!... Meph... Voilà mon rustaud apprivoisé.] [Illustration: Meph... Il nous faut gagner promptement au large.] MARGUERITE. Mon frère!... Dieu!... Que veux-tu dire? VALENTIN. Ne mêle pas Dieu notre Seigneur là-dedans. Malheureusement ce qui est fait est fait, et ce qui en doit arriver arrivera. Il y a commencement à tout: tu t'es donnée à un homme en cachette, bientôt il en viendra d'autres; et dès l'instant que tu es à une douzaine, tu es à toute la ville. Quand la honte vient à naître, elle est mise au monde en secret, et on lui jette le voile de la nuit sur la tête et sur les oreilles; oui, on voudrait bien l'étouffer. Mais elle n'en prend pas moins son accroissement; puis, quand elle est devenue grande, elle paraît nue au jour; et ce n'est pas qu'elle soit devenue en même temps plus belle: au contraire, plus elle est laide, plus elle cherche la lumière. Je vois déjà, comme si j'y étais, le temps où tout ce que la ville a d'honnêtes gens reculera devant toi, malheureuse, comme devant un corps mort. Le cœur te saignera, s'ils s'avisent de te regarder entre les deux yeux: tu ne porteras plus de chaîne d'or; tu n'iras plus à l'église, ni à l'autel; tu ne te pavaneras plus au bal avec une fraise brodée! C'est sur la paille, dans un recoin obscur au milieu des gueux et des estropiés, que tu iras t'étendre; et Dieu te pardonnerait, que tu n'en seras pas moins maudite sur la terre. MARTHE. Recommandez votre âme à la grâce de Dieu! Voulez-vous aggraver encore vos péchés? VALENTIN. Si je pouvais tomber sur ta vieille carcasse, infâme entremetteuse, je croirais racheter amplement tous mes péchés! MARGUERITE. Mon frère, quel supplice affreux! VALENTIN. Va, va, ne pleure pas. C'est quand tu as forfait à ton honneur, que j'ai reçu le coup le plus terrible... Aujourd'hui, en mourant, je monte vers Dieu, comme un brave et honnête soldat. (Il meurt.) * * * * * L'ÉGLISE. MESSE, ORGUE ET CHANT. MARGUERITE parmi la foule, UN MAUVAIS ESPRIT derrière Marguerite. LE MAUVAIS ESPRIT. Qu'il était différent, Marguerite, l'état de ton âme, lorsque pleine encore d'innocence tu t'approchais de ce même autel, en balbutiant des prières, les yeux fixés sur ce petit livre usé, le cœur partagé entre les jeux de l'enfance et l'amour de Dieu! Marguerite, qu'est devenue ta paix? Dans ton cœur que de souillures! Pries-tu pour l'âme de ta mère, que tu as fait descendre au tombeau à travers une lente, lente agonie? Sur le seuil de ta porte, quel est ce sang? Qui l'a versé?... Et ne sens-tu pas s'agiter dans tes flancs une créature, qui va bientôt naître pour ton tourment et pour le sien? Avenir funeste! MARGUERITE. Malheureuse!... Ah! si je pouvais me soustraire aux pensées qui se succèdent en tumulte dans mon âme et s'élèvent contre moi! CHŒUR. _Dies iræ, dies illa Solvet sæclum in favilla[18]._ (L'orgue joue.) LE MAUVAIS ESPRIT. La colère de Dieu fond sur toi; la trompette sonne; les tombeaux s'ébranlent; et les cendres de ton corps, ranimées pour les flammes éternelles tressaillent de terreur! MARGUERITE. Que ne suis-je loin d'ici! Le son de cet orgue m'ôte la respiration, ces chants abattent mes forces et déchirent mon cœur. CHŒUR. _Judex erbo cùm sedebit,_ _Quidquid latet apparebit,_ _Nil inultum remanebit_[19]. MARGUERITE. Je ne puis plus respirer; ces piliers me serrent, cette voûte m'écrase... De l'air! LE MAUVAIS ESPRIT. Cache-toi... Mais non, le crime et la honte ne peuvent se cacher. De l'air, dis-tu, de la lumière? Malheur à toi! [Illustration: Marg... Malheureuse! Ah! si je pouvais me soustraire aux pensées qui se succèdent en tumulte dans mon âme et s'élèvent contre moi. Le mauvais Esprit... La colère de Dieu fond sur toi! la trompette sonne... Malheur à toi! Chœur. Judex erbo cùm sedebit, Quidquid latet apparebit, Nil inultum remanebit. ] CHŒUR. _Quid sum miser tunc dicturus?_ _Quem patronum rogaturus?_ _Cùm vix justus sit securus_[20]. LE MAUVAIS ESPRIT. Les saints détournent de toi leur visage, les justes rougiraient de te tendre la main. Malheur! CHŒUR. _Quid sum miser tunc dicturus[21]_? MARGUERITE. Ma voisine, votre flacon!... (Elle tombe évanouie.) * * * * * NUIT DE SABBAT. LES MONTAGNES DU HARZ: VALLÉE DE SCHIRKE[22] ET DÉSERT. FAUST, MÉPHISTOPHÉLÈS. MÉPHISTOPHÉLÈS. N'as-tu pas envie de t'aider d'un manche à balai? Je voudrais bien, quant à moi, trouver quelque part un bouc vigoureux. Nous sommes encore loin du terme de notre course. FAUST. Tant que mes jambes auront la force de me porter, je me contenterai de ce bâton noueux. Que sert-il d'abréger le chemin? Errer dans ce labyrinthe de vallées, gravir sur ces rochers, d'où se précipitent les eaux qui y sourdent éternellement; voilà les plaisirs d'une telle course. La sève du printemps circule déjà sous l'écorce blanche et crevassée des bouleaux, les sapins même ressentent les influences de cette saison: ne devrait-elle point pénétrer aussi dans nos membres engourdis? MÉPHISTOPHÉLÈS. Pour moi, je n'en éprouve aucun effet; l'hiver est dans mon corps, j'ai soif de neige et de glace, il m'en faudrait partout sur mon sentier. Que la lune est triste! Qu'ils sont ternes et rougeâtres les rayons que son disque échancré nous lance, en montant dans le ciel! Comme ils frisent légèrement la croupe des montagnes! Mais elle éclaire si peu, qu'à chaque pas l'on se heurte contre un arbre ou contre un rocher. Permets que je m'adresse à quelque feu follet: j'en vois justement un, qui promène non loin d'ici sa voltigeante lumière. Holà, mon ami, à nous! Que te revient-il de flamber solitairement dans le vide? Aie la bonté d'éclairer nos pas, et de nous conduire là-haut. (UN FEU FOLLET s'approche.) LE FEU FOLLET. J'espère que le respect que j'ai pour vous l'emportera sur mon naturel vagabond: mais c'est ordinairement en zigzag que notre course se dirige. MÉPHISTOPHÉLÈS. Hé, voyez donc, il veut singer les hommes. Marche droit, au nom du Diable; ou d'un souffle j'éteins ta vie de flamme. LE FEU FOLLET. Je vois bien que vous êtes le maître de céans, et je me rendrai de bonne grâce à vos désirs. Mais, songez-y, la montagne est aujourd'hui ensorcelée, elle est tourmentée de vertiges; or, si un feu follet vous montre le chemin, il ne faut pas que vous y regardiez de trop près. [Illustration: Meph:--Nous sommes encore loin du terme de notre course.] FAUST, MÉPHISTOPHÉLÈS, LE FEU FOLLET, chantant alternativement. Dans la sphère des mensonges, Des chimères, des vains songes, Nous voici tous deux entrés. Sois-nous un fidèle guide. Effleurons le sol aride, Foulons les rocs déchirés. Que de sapins qui se pressent, Et dont tous les troncs paraissent Saisis d'un long tremblement, Fuir au loin rapidement! Que de sommets qui s'abaissent! Que de nuages mouvants! Que de pics battus des vents! Que de brouillards, qui se fondent, Qui renaissent et qui grondent! Sur un tapis de gazon Roule un torrent noir de fange Et blanc d'écume... Qu'entends-je? Un murmure? une chanson? Serait-ce la voix d'un Ange? Ou bien, seraient-ce les sons De la voix que nous aimons? L'écho de ce doux ramage, Comme le cri d'un autre âge, Va mourant de monts en monts. Ouhou! chouchou! bruits funèbres, Retentissent près de nous: Merles, geais, corbeaux, hiboux, Veillent-ils dans les ténèbres? Qui frappe ici nos regards? Ventres plats, longues échines. Scorpions, serpents lézards, Rampent-ils sous les épines? De toutes parts les racines, Comme un million de bras, S'allongent devant nos pas. Ici, cachant une fosse, Raboteuses, suant l'eau, Elles tendent un réseau Flexible, où le pied se fausse; Là, du tronc des arbres morts Elles s'élancent en gerbes, Ou bien confondent aux herbes Leurs longs filaments retors. Et ces taupes bigarrées, Sur la bruyère égarées, La mousse humide grattant, Broutant, trottant, voletant; Et ces mouches fugitives, Dont l'impétueux essaim Sème sur notre chemin Des étincelles si vives!... Dis-nous si nous resterons, Ou si nous avancerons? Ici tout pend, tout menace: Ces sapins déracinés Qui déchirent notre face, Et ces rochers calcinés, Ces eaux vertes, ces feux sombres, Et ces brouillards, et ces ombres!... MÉPHISTOPHÉLÈS. Tiens-toi ferme au pan de mon habit. Voici un sommet intermédiaire, d'où l'on découvre avec surprise la splendeur de Mammon au haut de la montagne. FAUST. Quelles étranges lueurs verse dans ces vallées l'horizon, éclairé d'un triste crépuscule! Elles pénètrent jusqu'aux profondeurs les plus reculées de l'abîme. Là, s'élève une vapeur; plus loin, voltige un lambeau de nuage; ici, brille une flamme ardente à travers le crêpe des brouillards, et tantôt elle serpente comme un étroit sentier, tantôt elle jaillit comme une source limpide. Ici, durant un long espace, elle jette mille feux divers, qui se partagent en ruisseaux rouges dans les vallons; là, pressée entre deux rocs, elle se réunit en une seule gerbe. Près de nous des millions d'étincelles tombent sur la terre, qui semble couverte d'une poussière d'or. Mais regarde, ces murs de rochers s'allument dans toute leur hauteur. MÉPHISTOPHÉLÈS. Le seigneur Mammon n'illumine-t-il pas son palais comme il faut, pour cette fête? Quel bonheur pour toi d'avoir vu cela!... Je pressens déjà l'approche de ses convives turbulens. FAUST. Quelle agitation dans l'air! L'ouragan se déclare, il frappe mes épaules à coups pressés. MÉPHISTOPHÉLÈS. Si tu ne te cramponnes à ces vieilles roches, il te précipitera au fond de l'abîme... Une brume vient de rendre la nuit plus obscure encore... Écoute, comme les arbres craquent dans les bois; les hiboux s'enfuient épouvantés. Entends-tu éclater les colonnes de ces palais toujours verts? Entends-tu le froissement plaintif des branches, le violent tremblement des troncs, l'ébranlement sourd des racines? Quel affreux désordre dans leur chute! Tous crient, en tombant les uns sur les autres; et au fond des antres éboulés s'engouffrent tourbillons sur tourbillons, avec un sifflement aigu. N'entends-tu pas des voix sur les hauteurs, de loin, de près, de partout? Oui, oui, tout le long de la montagne résonne un horrible chant magique. SORCIÈRES EN CHŒUR. Nous montons au Brocken désert[23]. Le chaume est jaune et le blé vert. Monseigneur Bélial[24], notre maître, Sur le froid sommet tient sa cour. On se presse tout à l'entour, On danse à l'ombre du grand hêtre. Plus d'une sorcière debout ......................... UNE VOIX. Baubo gallop par derrière: La vieille est à califourchon Sur le râblé d'un vieux cochon. Reculez-vous, place à la mère! CHŒUR. Honneur sans doute à qui de droit! En avant, Baubo, marche droit. D'abord la mère et qui la porte, Puis à quelques pas son escorte. UNE VOIX. Holà! quel chemin prends-tu? UNE VOIX. Moi? Celui d'Ilsenstein, où je vois Un chat-huant d'humeur accorte, Qui se blottit dans les buissons, Et qui me fait des yeux! UNE VOIX. Chansons! Viens en enfer, petite... Pourquoi fuis-tu si vite? UNE VOIX. Il m'a mordue au flanc. Vois-tu couler mon sang? SORCIÈRES, chœur. Le mont est haut, longue est la traite. Quel bruit confus, quel tourbillon! Maint balai traîne, et maint fourchons; L'enfant se plaint, la mère p...... SORCIERS, premier demi-chœur. Vrais escargots, nous marchons mal: Les femmes ont sur nous l'avance. Car, s'agit-il de tendre au mal, La femme a mille pas d'avance. SORCIERS, deuxième demi-chœur. Oui, oui, votre calcul est bon; Femme, il est vrai, le fait en mille. Mais en quoi l'homme est plus agile, C'est qu'il le fait, lui, d'un seul bond. UNE VOIX d'en haut. Venez, venez joindre vos frères, Quittez cet océan de pierres. UNE VOIX d'en bas. Las! nous ne demandons pas mieux Que de vous suivre jusqu'aux cieux. Nous caquetons sans fin ni cesse, Nous ne perdons pas un moment: Mais inutilement. Ah! maudite faiblesse! LES DEUX CHŒURS. Le vent se tait, l'étoile fuit, La lune se cache, il est nuit. Le chœur entier battant des ailes Frappe les airs d'un triste bruit, Et jette au loin mille étincelles. UNE VOIX d'en bas. Arrêtez! arrêtez! UNE VOIX d'en haut. Qui crie au fond du gouffre, En ces rocs écartés? UNE VOIX d'en bas. Oh! prenez-moi! Je souffre; Je monte depuis trois cents ans, Et ne puis atteindre le faîte. Quel bonheur pour moi, quelle fête, Si je rejoignais mes parents! LES DEUX CHŒURS. Tant pis pour vous! Le balai porte, Et le vieux bouc, et le cloporte. Qui ne peut monter en ce jour Est perdu, perdu sans retour. UNE DEMI-SORCIÈRE en bas. Voilà de si longues années Que je patauge dans mon coin! Comment sont-ils déjà si loin? J'y passe pourtant mes journées, J'y consacre tout mon temps, tout; Et ne suis pas encore au bout. LE CHŒUR DES SORCIÈRES. Pour les Sorcières ce flacon Renferme un excellent collyre; Une auge est le meilleur navire, La meilleure voile un torchon. Qui n'a pu voguer à cette heure Au grand jamais ne voguera. LES DEUX CHŒURS. Lorsqu'au sommet l'on touchera, Que chacun à son rang demeure. Tous à la fois d'un même vol, En tournoyant, rasez le sol, Et courbez au loin les bruyères Sous vos escadrons de Sorcières. (Ils font halte.) MÉPHISTOPHÉLÈS. Cela se pousse et se presse, cela s'élance et frémit, cela siffle et grouille, cela marche et jacasse, cela reluit, étincelle, et pue, et flambe... Véritable élément de Sorcières... Allons, tiens-toi donc à moi, autrement nous allons être séparés... Où es-tu? FAUST dans l'éloignement. Ici! MÉPHISTOPHÉLÈS. Comment, déjà emporté? Il faut donc que j'use de mon droit de maître. Place à monsieur Volant! Place, aimable canaille, place! Ici, Docteur, prends-moi. À présent fendons la presse ensemble, c'est trop extravagant même pour moi. Un peu plus loin brille quelque chose qui a un éclat tout particulier, un instinct m'entraîne vers ce petit buisson. Viens, viens, nous nous y glisserons l'un et l'autre. FAUST. Esprit de contradiction!... Allons, va, je te suis. Voilà qui est fort bien: nous montons au Brocken dans la nuit du sabbat, pour nous reléguer seuls dans un coin. MÉPHISTOPHÉLÈS. Regarde, que de flammes bigarrées! C'est un club joyeux qui s'assemble. Avec ces petits êtres on n'est pas seul. FAUST. J'aimerais pourtant mieux être en haut. Déjà je vois le feu et les tourbillons de fumée: vers ce point roule la multitude; là, elle se presse autour de l'Esprit du mal. Plus d'une énigme doit s'y dénouer. MÉPHISTOPHÉLÈS. Mais aussi plus d'une énigme s'y noue. Laisse le grand monde s'écouler en murmurant, nous nous arrêterons ici pour nous reposer. Depuis long-temps, il est reçu que dans le grand monde on bâtit de petits mondes. Voici de jeunes Sorcières nues comme la main, et de vieilles qui se voilent sagement. Soyez accueillantes, pour l'amour de moi: cela coûte peu et fait grand bien. J'entends un bruit d'instruments. Maudit charivari! on a besoin de s'y habituer. Viens, viens, suis-moi; cela ne peut se passer autrement, je marche auprès de toi, et je t'introduis: ce sont de nouveaux services que je te rends. Que dis-tu, l'ami? Ce n'est pas un étroit espace; regarde de ce côté, à peine en verras-tu le bout. Une centaine de feux sont allumés en cercle; on danse, on jase, on cuit, on boit, on fait l'amour. Dis-moi où l'on pourrait trouver meilleure compagnie? FAUST. Pour nous y introduire, vas-tu te montrer en magicien ou en Diable? MÉPHISTOPHÉLÈS. Ma coutume est bien de conserver l'incognito; mais dans un jour de gala, on laisse volontiers voir ses cordons. Au lieu de l'ordre de la jarretière, le pied cornu est en grand honneur céans. Vois-tu là cet escargot, qui arrive en rampant? À force de tâter avec le bout de ses cornes, il a senti que c'était moi. Si je voulais, je ne me déguiserais pas. Viens toujours, nous allons passer d'un feu à l'autre: tu es l'amant, moi je fais ta demande. (À plusieurs personnages, qui sont assis autour d'un tas de charbons à demi-éteint.) Messieurs les vieillards, à quoi vous occupez-vous dans ce coin? J'aimerais à vous voir au milieu du monde, mangeant et faisant la vie avec les jeunes gens. On a tout le temps d'être seul chez soi. UN GÉNÉRAL. Aux nations qui se fie est un sot. On perd sa peine à travailler pour elles; Car près du peuple, ainsi qu'auprès des belles, C'est la jeunesse qui prévaut. UN MINISTRE. Ah! qu'aujourd'hui la misère est profonde! Moi je suis fort de l'avis des barbons; Oui, sans mentir, alors que nous régnions, C'était bien l'âge d'or du monde. UN PARVENU. Nous n'étions pas non plus des moins adroits, Et de nos mains nous poussions à la roue: Mais à présent que nous sommes les rois, À notre tour on nous bafoue. UN AUTEUR. Tout se corrompt. Qui peut lire en nos jours Un écrit juste, et d'un contenu sage? Jamais encore on n'a vu le jeune âge Aussi tranchant dans ses discours. MÉPHISTOPHÉLÈS paraît tout-à-coup très-âgé. Le monde, je le sens, touche à sa dernière heure; Pour la dernière fois j'ai suivi ce chemin, Mon corps devient débile... Oui, s'il faut que je meure, Le vieux monde est sur son déclin. UNE SORCIÈRE-REVENDEUSE. Messieurs ne passez pas si vite, ne laissez pas échapper l'occasion, regardez avec attention mes marchandises. Il y en a de toute sorte, et cependant rien qui n'ait son pareil sur la terre, rien qui n'ait causé un notable dommage aux hommes et au monde. Ici, il n'y a pas un poignard qui n'ait fait couler du sang; pas une coupe qui n'ait versé dans un corps sain le poison le plus subtil; pas une parure qui n'ait séduit une femme honnête; pas une épée qui n'ait rompu l'alliance de paix, ou frappé l'ennemi par derrière. MÉPHISTOPHÉLÈS. Eh, cousine, vous vous méprenez sur les temps. Ce qui est fait, est fait; on ne s'en inquiète plus. Fournissez-vous de nouveautés, il n'y a que les nouveautés qui attirent. FAUST. Pourvu que je ne m'oublie pas moi-même! C'est là une véritable foire! MÉPHISTOPHÉLÈS. Toute la colonne s'ébranle pour monter; tu crois pousser, et tu es poussé. FAUST. Qui aperçois-je de ce côté? MÉPHISTOPHÉLÈS. Regarde bien, c'est Lilith. FAUST. Qui? MÉPHISTOPHÉLÈS. La première femme d'Adam. Tiens-toi en garde contre ses beaux cheveux, merveilleuse parure qui la distingue; quand une fois elle en a touché un jeune homme, c'en est fait de sa liberté. FAUST. Près de ce siège en voici deux, l'une vieille et l'autre jeune, qui ont déjà beaucoup dansé. MÉPHISTOPHÉLÈS. Aujourd'hui cela ne se repose point. On passe à une nouvelle danse: viens, prenons-les. FAUST dansant avec la jeune. J'eus un beau rêve un soir d'été: Sur un pommier dans les prairies Reluisaient deux pommes fleuries; Elles me plurent, j'y montai. LA BELLE. Pour ces pommettes si vermeilles Votre appétit date d'Éden. Il m'est doux de voir mon jardin En porter de toutes pareilles. MÉPHISTOPHÉLÈS avec la vieille. J'eus un mauvais rêve une nuit En un tronc mou, jaune et stérile .......................... .......................... LA VIEILLE. Je suis la très-humble servante Du chevalier au pied cornu. Qu'il........................ Si............. ne l'épouvante. L'ORDONNATEUR DU BROCKEN. Maudites gens, qu'osez-vous faire? Ne vous a-t-on pas, depuis long-temps, montré comment il faut s'y prendre? Un Esprit ne se tient jamais droit sur ses pieds, et voilà que vous dansez ainsi que nous autres hommes! LA BELLE dansant. Qu'a-t-il à voir dans notre bal, celui-là? FAUST dansant. Eh! il est partout le même; ce que les autres font, il faut lui qu'il le juge. S'il n'a pu discourir sur un pas, le pas est comme non avenu. Ce qui le met surtout en colère, c'est de vous voir avancer: consentez à tourner en cercle, comme il tourne lui-même dans son vieux moulin, et il s'extasiera à tous coups; notamment, si vous ne manquez pas de le payer en profondes révérences. L'ORDONNATEUR DU BROCKEN. Vous êtes encore là? C'est inouï. Disparaissez donc! Nous avons tout éclairci, mais la canaille des Diables est ingouvernable. Nous avons la sagesse en partage, nous travaillons de toutes nos forces; et néanmoins le creuset n'est pas encore nettoyé. Combien de temps n'y ai-je pas consacré, et jamais rien ne s'épure. C'est inouï! LA BELLE. Hé bien, cesse donc de nous ennuyer ici. L'ORDONNATEUR DU BROCKEN. Esprits, je vous le dis en face, le despotisme d'esprit m'est intolérable; mon esprit ne peut l'exercer. (On continue de danser.) Aujourd'hui, je le vois, je ne gagnerai rien: cependant c'est toujours un nouveau voyage de fait, et je n'ai pas perdu l'espoir de mettre, à mon dernier, les Diables et les poètes en déroute. [Illustration: Meph--Laisse cet objet, on ne se trouve jamais bien de le regarder... tu as bien entendu raconter l'histoire de Méduse? Faust--Assurément ce sont là les yeux d'un mort, qu'une main amie n'a point fermés; c'est là le sein que Marguerite m'a livré, c'est le corps charmant que j'ai possédé.] MÉPHISTOPHÉLÈS. Il va se plonger tout-à-l'heure dans une mare, c'est la façon dont il se soulage; et quand une sangsue s'est gorgée de son sang, il est alors guéri des Esprits et de l'esprit. (À Faust qui a quitté la danse.) Pourquoi lâches-tu la jolie fille qui t'excitait à la danse par des chants si agréables? FAUST. Ah! au milieu de ses chants, une souris rouge lui est sortie de la bouche. MÉPHISTOPHÉLÈS. Voilà quelque chose de bien redoutable! On n'y regarde pas de si près: que la souris soit rouge ou grise, il n'importe. Qui va tenir compte de pareille bagatelle dans un moment comme celui-ci, à l'heure du berger? FAUST. Mais que vois-je? MÉPHISTOPHÉLÈS. Hé? FAUST. Méphisto, ne vois-tu pas une jeune fille pâle et belle, qui se tient seule dans l'éloignement? Elle s'avance à pas lents; on dirait, à sa démarche, qu'elle a les fers aux pieds... Je jurerais que c'est ma bonne Marguerite elle-même. MÉPHISTOPHÉLÈS. Laisse cet objet, on ne se trouve jamais bien de le regarder. C'est une figure magique, inanimée, un fantôme. Il n'est pas bon de le rencontrer sur sa route; son regard fixe glace le sang de l'homme, et le convertit presque en pierre: tu as bien entendu raconter l'histoire de Méduse? FAUST. Assurément ce sont là les yeux d'un mort, qu'une main amie n'a point fermés; c'est là le sein que Marguerite m'a livré, c'est le corps charmant que j'ai possédé. MÉPHISTOPHÉLÈS. C'est de la magie, homme simple, fou que tu es: car chacun y croit reconnaître sa maîtresse. FAUST. Quels transports!... Quelles tortures!... Je ne puis m'arracher de ce spectacle... Mais quoi de plus étrange que le ruban rouge qui entoure ce beau cou, et qui n'est pas plus large que le dos d'un couteau! MÉPHISTOPHÉLÈS. C'est juste, je le vois comme toi. Elle peut même porter sa tête sous son bras, puisque Persée la lui a coupée. Bah! laisse cette chimère. Viens plutôt sur la colline en face: elle est aussi agréablement disposée que le Prater de Vienne; et je me trompe fort, ou j'y vois un théâtre dans toutes les règles. Qu'y a-t-il donc là? UN SERVANT. On commence à l'instant une nouvelle pièce, la dernière pièce de sept: on est ici dans l'usage d'en donner ce nombre, ni plus, ni moins. Un amateur l'a écrite, et ce sont des amateurs qui la jouent. Pardonnez, messieurs, si je disparais; c'est que je suis l'amateur qui lève le rideau. MÉPHISTOPHÉLÈS. Que je vous trouve sur le Blocksberg[25], à la bonne heure; au moins vous y êtes à votre place[26]. * * * * * SONGE D'UNE NUIT DE SABBAT, ou LES NOCES D'OR D'OBERON ET TITANIA. INTERMÈDE. DIRECTEUR DE THÉATRE. De Mieding[27] enfants intrépides, Nous avons ce soir congé net. Vieille montagne et vals humides, Telle est la scène du ballet. HÉRAUT. Ce n'est qu'après cinquante années, Que les noces sont d'or. Grand mal! Mais les brouilles sont terminées[28], Puis l'or est un divin métal. OBERON. Êtes-vous Esprits de ma trempe? Sachez le montrer en ce jour. La reine et le roi vont d'Amour Rallumer la nocturne lampe. PUCK[29]. Puck entre, et se meut de travers, Et traîne son pied en spirales. Plus loin dansent, par intervalles, De légers couples dans les airs. ARIEL[30]. Ariel, en gonflant sa joue, Module un son aérien. À faux souvent le flûteur joue, Mais parfois il rencontre bien. OBERON. Qui veut la paix dans son ménage, N'a qu'à prendre exemple de nous: Pour le bonheur du mariage Il faut séparer les époux. TITANIA. Le mari sa femme importune? La femme boude son mari? Au fond du Nord conduisez l'une, Menez l'autre au fond du Midi. ORCHESTRE, TUTTI. (Fortissimo.) Insectes lourds suçant les roses, Becs de mouche, nez de cirons, Grenouilles, crapauds et grillons: Voilà, messieurs, nos virtuoses. SOLO. Le basson nous vient par le bac: D'une outre enflée il a la mine. Entendez-vous le chnec-chnic-chnac Qui sort de sa large narine? ESPRIT qui vient de se former. Prends cet embryon dans ce coin, Mets-lui des ailes à la tête: Ce n'est rien, c'est moins qu'une bête; Mais c'est un poème au besoin[31]. UN PETIT COUPLE. Sur les fleurs, le long des rigoles, Tu cours et sautilles vraiment On ne saurait plus lestement; Mais aux cieux jamais tu ne voles[32]. VOYAGEUR CURIEUX. Dois-je bien en croire mes yeux? N'est-ce point une mascarade? Rencontrer dans ma promenade Oberon, le plus beau des Dieux! ORTHODOXE. Quoi! pas de griffes, pas de queue! C'est pourtant, à ce que je vois, Comme les Dieux des Grecs sans foi[33], Un Diable on le sent d'une lieue. ARTISTE DU NORD. Ce que je fis jusqu'à ce jour N'est qu'ébauches, traits de génie; Mais attendez, en Italie Je me prépare à faire un tour. PURISTE[34]. Ah! mon malheur ici m'amène. Quels désordres immodérés! Dans cette foule, sur la plaine, Il n'en est que deux de poudrés. JEUNE SORCIÈRE. La poudre, ainsi que la chemise, Sied aux femmes sur le retour. Sur un bouc je suis, nue, assise, Car mon corps ne craint pas le jour. MATRONES. Nous avons trop de savoir-vivre Pour rabattre ici vos grands airs. Votre jeunesse vous enivre, Mais attendons l'âge... et les vers. MAÎTRE DE CHAPELLE. Ne voilez point la beauté nue... Becs de mouche, nez de cirons. Grenouilles crapauds et grillons, En mesure, ou bien je vous tue. GIROUETTE tournée d'un côté. Réunion charmante à voir. Les femmes les plus agréables, Et les hommes les plus aimables! Tous jeunes gens riches d'espoir. GIROUETTE tournée de l'autre côté. Si la terre ne s'ouvre vite, Et ne les coule tous à fond, La tête me tourne, et d'un bond Dans l'enfer je me précipite. XÉNIES[35]. Vrais insectes nous sommes là, Tenant une maligne pince, Pour rendre honneur au puissant prince, À Satan, notre cher papa. HENNINGS[36]. Les entendez-vous, ces harpies, Naïvement médire en chœur? Puis elles sont assez hardies Pour se vanter de leur bon cœur! MUSAGÈTE[37]. Dans les danses de ces Sorcières, Je ne me déplais certes pas; Car je puis mieux guider leurs pas, Que les pas des Muses légères. CI-DEVANT GÉNIE DU TEMPS[38]. Ma foi! hurlons avec les loups. Porte-moi sur cette montagne; C'est un Parnasse d'Allemagne, On y trouve place pour tous. VOYAGEUR CURIEUX. Quel est ce grand qui court si vite, Et qui se rengorge en courant? Son nez partout il va fourrant. --C'est qu'il fait la chasse au jésuite[39]. GRUE. En eaux troubles je pêche aussi, Quand je n'en ai de plus sortables. C'est pourquoi vous voyez ici L'homme pieux parmi les Diables. MONDAIN. Oui, pour les pieux, croyez-moi, Tout est instrument, véhicule: Dans l'enfer, au nom de la foi, Se tient plus d'un conventicule. DANSEUR. Voici venir des chœurs nouveaux. Les tambours battent, le ciel tonne... Paix! le héron dans les roseaux Redit sa chanson monotone. DOGMATIQUE[40]. Sans en démordre, je maintien Qu'au doute la raison s'oppose; Car si le Diable n'était rien, Comment serait-il quelque chose? IDÉALISTE. L'imagination bientôt Va prendre sur moi trop d'empire; Et, si je suis tout, il faut dire Que je suis aujourd'hui bien sot. RÉALISTE. Je sonde l'Être et me démène À tel point que j'en perds le sens: Pour la première fois je sens Ma démarche errer incertaine. SUPERNATURALISTE. Oh! que j'ai de contentement À voir défiler ces phalanges! Car je peux rigoureusement Conclure des Diables aux Anges. SCEPTIQUE. Courant après maints feux follets, Chacun voit de l'or dans du sable. Puisque le doute sied au Diable[41], Ici je demeure et m'y plais. MAÎTRE DE CHAPELLE. Amateurs sans goût, pures bêtes, Becs de mouches, nez de cirons, Grenouilles, crapauds et grillons, Ah! quels virtuoses vous êtes LES SOUPLES[42]. Quant à nous, rien ne nous arrête: _Sans-souci_, voilà notre nom; Nous marchons sur les pieds, sinon Nous marchons très-bien sur la tête. LES EMPÉTRÉS. Nous fûmes de bons pique-assiettes; Mais ayant usé nos souliers À faire aux princes des courbettes, Maintenant nous allons nu-pieds. FEUX-FOLLETS. Nous sommes enfants de la boue Qui corrompt les dormantes eaux: Mais en vrais paons faisons la roue, Puisqu'ici l'on nous trouve beaux. ÉTOILE TOMBANTE. Du haut des cieux que ma lumière Tant de milliers d'ans éclaira; Je tombe, et gis dans la poussière. Sur mes pieds qui me remettra? LES MASSIFS. Place! place! les herbes ploient, Le sol cède, l'arbre se rompt. Les Esprits, tout Esprits qu'ils soient, Ont parfois des membres de plomb. PUCK. Hé! seigneurs éléphants, de grâce, Daignez marcher d'un pas moins lourd. Que le moins leste dans ce jour Soit Puck à la mobile face ARIEL. Si la nature, si l'esprit Vous a pourvus d'ailes divines, Suivez-moi tous sur ces collines, Où la rose à l'ombre fleurit. ORCHESTRE. (Pianissimo.) Un brouillard s'élève et voltige, On entend gémir les roseaux... C'est le vent qui rase les eaux, Tout a fui comme un vain prestige. * * * * * JOUR NÉBULEUX.--UNE PLAINE. MÉPHISTOPHÉLÈS, FAUST[43]. FAUST. Dans la misère, dans le désespoir; entraînée long-temps sur une pente funeste, sur la pente de l'abîme et maintenant captive, jetée comme une criminelle au fond d'un cachot, où l'attendent d'effroyables supplices!... La céleste, l'infortunée créature!... Jusque-là... jusques à ce point!... Traître, méprisable Esprit, tu me l'as caché!... Reste donc, reste ici, roule avec colère, dans leur orbite, tes yeux de Démon! Reste et brave-moi par ton insupportable présence!... Captive, dans une irréparable misère; livrée aux mauvais Esprits et à la justice barbare des hommes!... Et pendant ce temps, tu me fais courir à de hideux divertissements, tu me caches sa détresse toujours croissante, et tu la laisses périr sans secours! MÉPHISTOPHÉLÈS. Elle n'est pas la première. FAUST. Chien, abominable monstre!... Rends-lui, Esprit infini, rends à ce vermisseau cette forme de chien, sous laquelle il s'est amusé tant de fois à rôder pendant la nuit, pour mordre les jambes du voyageur paisible, et se jeter sur ses épaules quand il l'avait renversé: rends-lui cette forme favorite que devant moi dans le sable il rampe sur son ventre, et que je le foule aux pieds, l'infame!--«Ce n'est pas la première!»--Horrible idée, idée incompréhensible à toute âme humaine! Que plus d'une créature ait été plongée dans l'abîme d'une telle misère; que la première, dans les agonies de sa mort, n'ait pas payé pour toutes les autres aux regards de l'éternelle pitié! La misère d'une seule a suffi pour glacer jusqu'à la moelle de mes os; et toi, tu souris tranquillement, en parlant du sort affreux de quelques milliers d'entre elles! MÉPHISTOPHÉLÈS. Nous sommes à peine à l'a. b. c. de notre esprit, que déjà, vous autres hommes, vous l'avez perdu. Pourquoi fais-tu société avec nous, si tu n'en peux supporter les conséquences? Tu veux voler, et tu crains le vertige!... D'ailleurs est-ce moi qui me suis jeté à ta tête, ou toi à la mienne? FAUST. Ne grince pas tes dents de tigre si près de moi, tu me fais horreur!... Esprit sublime, toi qui m'as jugé digne de te contempler, toi qui connais mon cœur et mon âme, pourquoi m'as-tu attelé au même joug que ce misérable, qui se nourrit de désastres, qui se complaît dans la destruction? MÉPHISTOPHÉLÈS. As-tu fini? FAUST. Sauve-la ou malheur à toi, la plus effroyable malédiction sur toi, aux siècles des siècles! MÉPHISTOPHÉLÈS. Je ne peux pas dénouer les chaînes de la vengeance, je ne peux pas ouvrir les verrous.--«Sauve-la»--Lequel donc de nous deux l'a précipitée dans l'abîme? Est-ce moi ou toi? (Faust lance autour de lui des regards furieux.) Vas-tu prendre en main le tonnerre? Heureusement qu'il ne vous fût point confié, chétifs mortels! Foudroyer l'innocent qui vous résisterait, ce serait un petit plaisir que vous vous donneriez quelquefois. FAUST. Conduis-moi dans sa prison, il faut qu'elle en sorte! MÉPHISTOPHÉLÈS. C'est t'exposer à un grand péril; as-tu déjà oublié le meurtre, dont ta main ensanglanta cette ville? Sur la demeure de la victime planent des Esprits vengeurs, qui épient le retour de l'assassin. FAUST. Et c'est de toi qu'il faut l'entendre? Ruine et mort de tout un monde sur toi, monstre!... Conduis-moi dans sa prison, te dis-je, et délivre-la! MÉPHISTOPHÉLÈS. Eh bien, je t'y conduirai; et, quant à ce que je peux faire pour sa délivrance, le voici... Ai-je, moi, tout pouvoir dans le ciel et sur la terre?... J'endormirai le geôlier, et je te mettrai en possession de la clef; il faudra ensuite la main d'un homme, pour ouvrir les portes: charge-t'en. Je serai là avec des chevaux enchantés, prêt à vous emmener tous les deux. C'est tout ce que je puis faire. FAUST. Partons donc! [Illustration: Faust--que vois-je remuer autour de ce gibet? ... ils vont et viennent, ils se baissent et se relèvent. Meph--C'est une assemblée de Sorciers. Faust--Ils sèment et consacrent. Meph--En avant! En avant! ] LA NUIT.--UNE RASE CAMPAGNE. FAUST, MÉPHISTOPHÉLÈS, sur des chevaux noirs hennissant. FAUST. Que vois-je remuer autour de ce gibet? MÉPHISTOPHÉLÈS. J'ignore ce qu'ils veulent faire. FAUST. Ils vont et viennent, ils se baissent et se relèvent. MÉPHISTOPHÉLÈS. C'est une assemblée de Sorciers. FAUST. Ils sèment et consacrent. MÉPHISTOPHÉLÈS. En avant! En avant! * * * * * UN CACHOT. FAUST, un trousseau de clefs dans une main, une lampe dans l'autre, debout devant une petite porte en fer. FAUST. Il y a long-temps que je n'ai éprouvé une horreur si profonde; toutes les misères de l'humanité sont concentrées en moi seul. C'est ici qu'elle habite, derrière ce mur humide; et duel fût son crime? une douce illusion. Tu trembles de l'approcher, tu crains de la revoir!... Entrons, mon abattement ne fait que hâter sa mort. (Il détache une des clefs. On entend chanter au-dedans du cachot.) Ma mère, la catin, Qui m'a tuée!... Mon père, le coquin, Qui m'a mangée!... Ma jeune sœur, À la faveur De la nuit sombre, En un lieu frais Que je connais, À l'ombre, Jeta mes os, Dans des roseaux, Sous un saule, À l'eau. Là, je devins petit oiseau, Et vole, vole! FAUST, ouvrant la porte. Elle ne se doute pas que son amant l'écoute... J'entends le bruit des fers qui traînent à terre, et de la paille qui se froisse. (Il entre.) (MARGUERITE paraît, s'enveloppant dans sa couverture.) MARGUERITE. Dieu, Dieu, ils viennent!... Affreuse mort! FAUST bas. Silence, je viens te délivrer. MARGUERITE se traînant jusqu'à lui. Si tu es un homme, sois touché de mon infortune. FAUST. Tes cris vont réveiller les gardes. (Il saisit les chaînes pour les détacher.) MARGUERITE à genoux. Bourreau, qui t'a donné cette puissance sur moi?... Tu viens déjà me chercher, dès minuit? Aie pitié de moi, et laisse-moi vivre encore. Demain, au point du jour, ne sera-ce pas assez tôt? (Elle se relève.) Je suis si jeune, si jeune... et déjà il faut mourir... J'étais belle aussi, et ce fût ma perte... Mon ami était alors près de moi; il est bien loin maintenant; ma guirlande est arrachée, ses fleurs sont dispersées... Ne me saisis pas avec tant de violence, épargne-moi; que t'ai-je fait?... Ne me laisse pas pleurer en vain... Je ne t'ai jamais vu de ma vie! FAUST. Comment résister à tant de douleurs? MARGUERITE. Je suis tout-à-fait en ta puissance; permets-moi une fois seulement d'allaiter encore mon enfant. Je l'ai serré contre mon cœur toute la nuit; ils me l'ont pris pour me faire du chagrin, et ils disent à présent que je l'ai tué... Jamais je ne reprendrai ma gaité: ils chantent des chansons sur moi... C'est bien méchant de leur part!... Un vieux conte finit comme cela: _Que veulent-ils donc dire?_ FAUST se jette à ses pieds. Ton amant est à tes genoux, il vient briser tes horribles chaînes. MARGUERITE faisant de même. Oui, mettons-nous à genoux, pour implorer les saints... Vois-tu, sous ces degrés et sur le seuil de cette porte, les chaudières bouillantes de l'enfer? Vois-tu le Malin qui grince les dents de colère, et qui fait un épouvantable bruit? FAUST à haute voix. Marguerite! Marguerite! MARGUERITE d'un air attentif. C'était la voix de mon ami. (Elle s'élance brusquement, ses fers tombent.) Où est-il? Je l'ai entendu appeler, je suis libre, personne ne m'arrêtera; je veux me jeter à son cou, me reposer sur son cœur; il a appelé Marguerite, il était près de la porte; au milieu des hurlements et du fracas de l'enfer, à travers l'amère ironie du Démon, j'ai reconnu sa douce voix, sa voix si tendre! FAUST. C'est moi-même. MARGUERITE. C'est toi? Oh! dis-le encore une fois! (Elle le saisit.) C'est lui, c'est lui! Où est la douleur? Où est l'angoisse des fers et du cachot? C'est toi... tu viens me sauver... je suis sauvée!... Je revois la rue où je t'aperçus pour la première fois, elle est là; et voici le beau jardin où, Marthe et moi nous t'attendions. FAUST s'efforçant de l'entraîner. Viens avec moi, viens. MARGUERITE. Oh! reste, reste; j'aime tant à être où tu es! (Elle l'embrasse.) FAUST. Hâte-toi; si tu tardes encore, nous le paierons bien cher! MARGUERITE. Comment, tu ne peux plus m'embrasser? Absent depuis si peu de temps, mon ami ne sait déjà plus m'embrasser?... Pourquoi ai-je donc le cœur si serré près de toi? Quand je me souviens qu'une seule de tes paroles, qu'un seul de tes regards m'ouvrait le ciel, et que tu m'embrassais jusqu'à m'étouffer... Embrasse-moi donc, ou je vais t'embrasser la première. (Elle se pend à son cou.) Oh! ciel! tes lèvres sont froides, elles sont muettes... Qu'as-tu fait de ton amour? Qui me l'a ravi? (Elle se détourne de lui.) FAUST. Viens, suis-moi, douce amie; prends courage. Je t'aime avec transport, je t'aime avec fureur! Suis-moi, je ne te demande que cela. MARGUERITE le regardant fixement. Est-ce donc toi? Est-ce toi, bien sûr? FAUST. Oui, c'est moi. Viens, viens. MARGUERITE. Tu brises mes chaînes, et tu me reprends dans tes bras!... D'où vient que tu n'as pas horreur de moi?... Mais sais-tu bien, mon ami, qui tu délivres? FAUST. Viens, viens, te dis-je. Déjà la nuit est moins sombre. MARGUERITE. J'ai tué ma mère; mon enfant, je l'ai noyé. Ne te fût-il pas donné, à toi, comme à moi? Oui, à toi... C'est toi! j'ai peine à le croire. Donne-moi ta main... ce n'est pas un songe... ta main chérie!... Oh! mais elle est humide; essuie-la, je crois qu'il y a du sang... Ah! Dieu! qu'as-tu fait?... Rengaine ton épée, je t'en supplie! FAUST. Ce qui est fait est fait, laisse là le passé, tu me feras mourir. MARGUERITE. Non, il faut que tu vives, toi. Je vais te décrire les tombeaux que tu dois élever demain. Donne à ma mère la meilleure place, mets mon frère tout près d'elle, moi un peu de côté... pas trop loin pourtant, et mon enfant à ma droite. Du reste, personne ne doit reposer près de moi... Reposer à tes côtés, c'eût été pour moi un grand bonheur; mais il ne m'appartient plus; j'ai beau m'efforcer de me rapprocher de toi, il me semble toujours que tu me repousses violemment... Et cependant c'est bien toi; et tu me regardes avec tant de bonté, de tendresse! FAUST. Si tu sens que c'est moi, viens donc! MARGUERITE. Dehors? FAUST. À la liberté. MARGUERITE. Dehors, il y a mon tombeau; la mort me guette.--«Viens donc!»--J'irai d'ici dans la couche éternelle, et je ne ferai pas un pas de plus... Tu pars déjà? O Henri, si je pouvais t'accompagner! FAUST. Tu le peux, tu n'as qu'à le vouloir, la porte est ouverte. MARGUERITE. Pourquoi sortir, n'ayant rien à espérer? À quoi bon fuir, quand ils me guettent au passage?... Il est si triste d'être réduite à mendier, et encore avec une mauvaise conscience! Il est si triste d'errer en pays étranger... et d'ailleurs ils sauraient bien m'y retrouver. FAUST. Je reste auprès de toi. MARGUERITE. Vite, vite, sauve ton pauvre enfant. Pars; suis d'abord le grand chemin le long du ruisseau, remonte ensuite le sentier au fond du bois, sur la gauche, à l'endroit de la bonde, dans l'étang; prends-le vite par la main, il la tendra vers toi, il se débat encore... Sauve-le! Sauve-le! FAUST. Reviens à toi. Un seul pas, et tu es libre. MARGUERITE. Si nous avions seulement passé la montagne! Là, ma mère est assise sur une pierre... Le froid me saisit à la nuque. Là, ma mère est assise sur une pierre, et elle branle la tête: elle ne fait point signe du doigt, elle ne cligne point de l'œil; sa tête est lourde... elle dort depuis si longtemps! Plus de réveil!... Elle dormait autrefois pour nos plaisirs... C'étaient d'heureux temps! FAUST. Puisque les pleurs, puisque les prières ne peuvent rien sur toi, je saurai t'emporter hors d'ici. MARGUERITE. Laisse-moi! Non, je ne souffrirai point la violence; ne porte pas sur moi tes mains meurtrières, ne me saisis pas ainsi!... Souviens-toi que j'ai tout fait pour te plaire. FAUST. Le jour paraît. Mon amie, ma douce amie! MARGUERITE. Le jour?... Oui, il fait jour; mon dernier jour pénètre ici... Ce devait être mon jour de noces!... Ne dis à personne, au moins, que tu étais déjà près de Marguerite... Oh! ma guirlande, où est-elle?... Nous nous reverrons, mais non pas au bal... La foule se presse, et on ne l'entend pas; la place, les rues ne peuvent la contenir; la cloche sonne, le signal est donné[44]... Comme ils me prennent et m'enchaînent! Me voici déjà montée sur l'échafaud, déjà tombe sur le cou de chacun des spectateurs le tranchant qui s'abat sur le mien... Le monde est muet comme un tombeau. FAUST. Ah! pourquoi suis-je né? (MÉPHISTOPHÉLÈS se montre à la porte.) MÉPHISTOPHÉLÈS. Hors d'ici, ou vous êtes perdus. Que de paroles inutiles, que de délais et d'incertitudes! Mes chevaux frissonnent, l'aube blanchit l'horizon. MARGUERITE. Qui s'élève de terre?... C'est lui! C'est lui! Chassez-le. Que veut-il dans le saint lieu?... Il veut mon âme! FAUST. Il faut absolument que tu vives. MARGUERITE. Justice de Dieu, je me suis abandonnée à toi. MÉPHISTOPHÉLÈS à Faust. Viens toi-même, ou je te laisse avec elle sous le couteau. MARGUERITE. Je suis à toi, Père céleste! Anges, déployez vos saintes armées, protégez-moi... Henri, tu me fais horreur! MÉPHISTOPHÉLÈS. Elle est jugée. [Illustration: Faust--Reviens à toi. Un seul pas, et tu es libre... Meph--... que de paroles inutiles! que de délais et d'incertitudes! mes chevaux frissonnent, l'aube blanchit l'horizon. ] VOIX d'en haut. Elle est sauvée. MÉPHISTOPHÉLÈS à Faust. Ici! À moi! (Il disparaît avec Faust.) VOIX du fond, s'affaiblissant par degrés. Henri! Henri! FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE DE LA TRAGÉDIE DE FAUST[45]. * * * * * NOTES. NOTES DE LA PRÉFACE. [1]Cette traduction avait paru, pour la première fois, en 1825, dans la collection des _Œuvres dramatiques de J. W. Goethe_, que publièrent alors les libraires Sautelet et C ie . Encouragé par l'accueil bienveillant, mais trop peu mérité, qu'elle reçut à cette époque du public allemand et de M. de Goethe lui-même, l'auteur ne la réimprime aujourd'hui, qu'après l'avoir revue d'un bout à l'autre avec tout le soin dont il est capable, et lui avoir fait subir de nombreuses corrections. Ce nouveau travail, il est vrai, n'a servi, malgré le scrupule qui y a présidé, ou plutôt à cause de ce scrupule, qu'à lui mieux démontrer son impuissance. Mais au moins, s'il vient encore d'échouer dans son entreprise, sa vanité seule en pourra souffrir il n'aura manqué que de talent. [2]Afin de donner une idée du système de versification adopté par le poète dans la _partie dramatique_ de Faust, nous avons fait exception à notre règle, et traduit en vers toute une scène, celle intitulée _Prologue dans le ciel._ Nous avons choisi de préférence cette scène-là, parce qu'elle se trouve en dehors de l'ouvrage, et que les interlocuteurs sont eux-mêmes en dehors de la sphère d'action des personnages qui figurent dans la tragédie. NOTES DU TEXTE. [Footnote 1: «Il y a des anges qui ont le soin et la direction des choses humaines. Un de ceux-là est appelé _Raphaël_, le «second _Gabriel_ et le troisième _Michel._» (_Histoire du Docteur Fauste, Part. I, Chap. 17._)] [Footnote 2: Ce qui a été publié de Faust, n'est effectivement qu'une _première partie_ du vaste drame, dont la vie de ce personnage, à partir de l'instant où il engage son âme, devait faire le sujet; car, à la fin de la dernière scène, loin de l'emporter aux enfers en l'emmenant avec lui, le Diable l'arrache ainsi, au contraire, à la mort inévitable qu'il eût trouvée, s'il fût demeuré plus long-temps dans le cachot de Marguerite. Néanmoins comme, d'une part, en se décidant à continuer de vivre dans la compagnie de Méphistophélès, le docteur Faust consomme sa perdition; et que, de l'autre, après avoir inutilement attendu pendant quarante années la _seconde partie_ de l'ouvrage, le public commençait à en désespérer absolument, nous allions effacer ce titre; quand, tout d'un coup, la publication de cette seconde partie nous fût annoncée par l'auteur lui-même: l'effacer malgré cela, c'eût été reculer devant l'espèce d'engagement qu'un tel titre nous faisait prendre, et que nous aimions à contracter, de donner, un jour, un pendant au présent volume; nous l'avons donc laissé subsister. Voici un extrait de la lettre que M. de Goethe nous fit l'honneur de nous adresser à ce sujet, le 4 avril 1827. Ayant, à cette époque, ouï dire qu'il se proposait de publier incessamment une scène, jusque-là inédite, de Faust, nous l'avions prié d'avoir la bonté de nous la communiquer, afin que nous pussions en joindre la traduction à celle du reste de l'ouvrage: «Dans ce moment,» nous répondit-il, «il ne sera rien ajouté à la _première partie_ de Faust, que vous avez eu' l'obligeance de traduire; «elle restera absolument telle qu'elle est. Le nouveau drame que j'ai annoncé, sous le titre d'_Hélène_, est un intermède appartenant à la _seconde partie_; et cette seconde partie est complètement différente de la première, soit pour le plan, soit pour l'exécution, soit enfin pour le lieu de la scène, qui est placé dans _des régions plus élevées._ Elle n'est point encore terminée; et c'est comme échantillon seulement, que je publie l'_intermède d'Hélène_, lequel doit y entrer plus tard. La presque totalité de cet intermède est écrite en vers ïambiques, et autres vers employés par les anciens, dont il n'y a pas trace dans la première partie de Faust. Vous vous convaincrez vous-même, quand vous le lirez, qu'il ne peut en aucune façon se rattacher à la première partie, et que M. Motte nuirait au succès de sa publication, s'il voulait essayer de l'y joindre. Mais si, après l'avoir lu, vous le trouvez assez de votre goût, pour avoir envie de le traduire; s'il inspire, en outre, quelque artiste, qui se sente le talent comme le désir d'en crayonner les diverses situations; et si, enfin, de son côté, M. Motte ne répugne pas à publier ce nouvel ouvrage: je vous garantis qu'il pourra se suffire à lui-même. Car, ainsi que je l'ai déjà dit, et que vous le verrez bientôt par vos yeux, il forme un tout complet et a une étendue convenable, etc.»] [Footnote 3: _Macrocosme_ paraît signifier _univers_, littéralement _grand monde._] [Footnote 4: Il s'agit sans doute ici de l'une de ces épidémies, connues sous le nom de _pestes noires_, qui ravagèrent l'Europe à diverses reprises dans le moyen âge.] [Footnote 5: Jargon d'alchimie.] [Footnote 6: La _Clef de Salomon_ est un livre de magie attribué à ce prince, qui était grand sorcier au dire des Orientaux. Ce livre est en effet la _Clef_ de l'art magique; on y trouve, dans le plus grand détail, les formules et cérémonies les plus efficaces pour évoquer ou pour conjurer le Démon.] [Footnote 7: «Le docteur Fauste demanda au Diable comme il s'appelait, quel était son nom. Le Diable lui répondit qu'il «s'appelait Méphostophilis.» (_Histoire du Docteur Fauste, Part. I, Chap. 7._)] [Footnote 8: Figure cabalistique.] [Footnote 9: La création des insectes et de tous les animaux réputés impurs est attribuée au Diable, et ils lui sont entièrement assujettis, comme on peut le voir par le morceau suivant, extrait de l'_Histoire du Docteur Fauste_: «Les Diables dirent: _Après la faute des hommes ont été créés les insectes, afin que ce fût pour la punition et honte des hommes; et nous autres, nous pouvons faire venir force insectes._ Lors apparurent au Docteur Fauste toutes «sortes de tels insectes, comme des fourmis, lézards, mouches bovines, grillons, sauterelles et autres. Toute la maison se trouva pleine de cette vermine. Il était fort en colère contre tout cela, transporté et hors de son sens; car, entre autres tels reptiles et insectes, il y en avait qui le piquaient, comme fourmis, et le mordaient. Les bergails le piquaient, les mouches lui couraient sur le visage, les puces le mordaient, les taons ou bourdons lui volaient autour, tant qu'il en était tout étonné, les poux le tourmentaient en la tête et au col, les araignées lui filaient de haut en bas, les chenilles le rongeaient, les guêpes l'attaquaient. Enfin il fût partout blessé de cette vermine; tellement qu'on pouvait dire qu'il n'était encore qu'un jeune Diable, de ne se pouvoir défendre de ces bestions.» (_Histoire du Docteur Fauste, Part. II, Chap. 7._)] [Footnote 10: «Fauste prit un couteau pointu, se piqua une veine en la main gauche, reçut son sang sur une tuile, y mit des charbons tout chauds, et écrivit son pacte avec le Diable.» (_Ibid., Part. I, Chap. 8 et 9._)] [Footnote 11: _Petit monde_, ou mieux, _abrégé du monde, monde en miniature._] [Footnote 12: _Vous serez comme Dieu, sachant le bien et le mal._ (_Genèse, Chap. III, Vers. 5._)] [Footnote 13: Montagne aux environs de Goettingue, la plus haute de la chaîne du Harz.] [Footnote 14: Il faut croire que _Rippach et monsieur Jean_ sont deux noms en l'air, dont Frosch se sert pour dérouter Méphistophélès et se moquer de lui.] [Footnote 15: Il y a dans l'_Histoire du Docteur Fauste_ un chapitre intitulé: _Comment les hôtes du Docteur se veulent couper le nez._ Dans ce chapitre se retrouve l'idée première et plusieurs détails de la scène de M. de Goethe.] [Footnote 16: Le nom allemand est _Meerkatze_, sorte de singe à longue queue. La traduction littérale serait _Chat-de-mer_, mais n'offrirait aucun sens en français.] [Footnote 17: N'y aurait-il pas dans cette phrase une intention satyrique contre l'Allemagne, où, comme de ce côté-ci du Rhin, mais plus fréquemment encore, il arrive qu'_on passe pour sublime à force d'être obscur?_] [Footnote 18: _Le jour de la colère, ce jour réduira le siècle en cendre._ (_Office des morts._)] [Footnote 19: _Lors donc que le juge s'assiéra, tout ce qui est caché apparaîtra, rien ne demeurera sans vengeance._ (_Office des morts._)] [Footnote 20: _Que dirai-je alors, misérable Quel protecteur invoquerai-je, quand à peine le juste est en sécurité?_ (_Ibid._)] [Footnote 21: _Que dirai-je alors, misérable?_ (_Ibid._)] [Footnote 22: Petit village, au pied du Brocken, faisant partie du comté de Wernigerode, dans la Saxe inférieure.] [Footnote 23: Le Brocken est la crête qui sépare le Harz supérieur du Harz inférieur; son élévation, au-dessus du niveau de la mer, est de trois mille deux cents pieds environ.] [Footnote 24: J'ai substitué ce nom à celui d'_Urian_, comme plus connu. D'ailleurs j'y étais, en quelque façon, autorisé par l'_Histoire du Docteur Fauste_, où _Bélial_ est donné pour chef aux bandes infernales.] [Footnote 25: Le Blocksberg est la plus haute cime du Brocken; aussi l'appelle-t-on souvent le _grand Brocken._] [Footnote 26: Ceci s'adresse sans doute aux philosophes, poètes et beaux-esprits, qui vont être tournés en ridicule dans l'intermède suivant.] [Footnote 27: Mieding était un chef de troupe au théâtre de Weimar.] [Footnote 28: Allusion aux querelles d'Oberon et de Titania, dans _le Songe d'une nuit d'été_ de Shakespeare. M. de Goethe semble avoir eu en vue cette comédie, dans le titre et dans plusieurs détails de son intermède.] [Footnote 29: Puck est un des personnages fantastiques, qui figurent dans _le Songe d'une nuit d'été_; c'est un Esprit à la suite d'Oberon, exécutant ses volontés et le divertissant par ses bouffonneries.] [Footnote 30: Ariel est un petit Génie aérien aux ordres du magicien Prospero, dans _la Tempête_ de Shakespeare. ] [Footnote 31: Critique des poèmes dans le genre vaporeux, à la mode en Allemagne.] [Footnote 32: Peut-être le _petit couple_ s'adresse-t-il à Wieland. Au moins, ce qu'il dit nous paraît s'appliquer merveilleusement à l'_Oberon_ de ce poète, imitateur un peu _terrestre_ du _divin_ Arioste.] [Footnote 33: Schiller ayant composé une ode fort belle, où il exprimait de poétiques regrets sur la disparition de la mythologie riante des Grecs, il y eut à ce propos grande rumeur parmi les théologiens allemands; prenant l'ode au sérieux, ces messieurs se fâchèrent tout de bon et crièrent à l'impiété. C'est à ce petit poème, intitulé _les Dieux de la Grèce_, que M. de Goethe fait allusion dans cet endroit.] [Footnote 34: En Allemagne, comme en tout pays, il existe une classe de gens qui s'arroge exclusivement le sceptre de la critique, et juge en dernier ressort les ouvrages de littérature. Lorsqu'ils s'attaquent à un grand écrivain, ils n'osent l'aborder de front, mais ergotent sur chacune de ses phrases, pour tuer le colosse à coups d'épingles, s'il se peut. Quelques-uns de ces _puristes_ se mirent, un jour, à refondre les ouvrages de Schiller et ceux de M. de Goethe, en les purgeant de tout ce qu'ils appelaient solécisme, et y substituant des tournures selon eux plus grammaticales. Néanmoins, on lit encore les originaux de préférence.] [Footnote 35: _Xenien_ était le titre d'un recueil d'épigrammes, publié par Schiller et M. de Goethe, où tout ce qu'il y avait d'auteurs allemands connus était passé en revue et moqué. La scène des _Xénies_ était placée dans l'enfer.] [Footnote 36: Hennings était une des victimes immolées dans les _Xénies._] [Footnote 37: Le _Musagète_ paraît être le rédacteur d'un journal d'alors, qui avait pour titre _les Muses et les Grâces._] [Footnote 38: _Le Génie du temps_ était le titre d'un autre journal, rédigé par Hennings, où M. de Goethe était toujours fort maltraité.] [Footnote 39: Ce couplet semble dirigé contre Nicolaï, à cause d'un _Voyage en Europe_, où celui-ci rechercha avec soin et dénonça à l'opinion publique les hommes par lui soupçonnés d'appartenir à la société de Jésus, légèrement quelquefois.] [Footnote 40: Là commence une série de philosophes, des différentes sectes qui partagent l'Allemagne et ont de tout temps partagé le monde. Nous ne nommerons point les individus, de peur de nous tromper; et d'ailleurs, les plaisanteries portant sur les doctrines plus encore que sur les hommes, elles gagneraient peu de chose à devenir personnelles.] [Footnote 41: Dans le couplet allemand la pointe consiste en un jeu de mots, que nous n'avons pu conserver. _Teufel_, diable, et _Zweyfel_, doute, se prononçant de même, le _sceptique_ se trouve bien en enfer, non pas seulement, comme nous l'avons dit, parce que _le doute sied au Diable_, mais parce qu'ils riment ensemble.] [Footnote 42: Ce que nous venons de dire au sujet des philosophes, peut également s'appliquer aux gens désignés dans ce quatrain et dans les suivants. Ils parlent assez clairement d'eux-mêmes.] [Footnote 43: Cette scène est la seule de tout l'ouvrage original, qui ne soit pas versifiée; il serait difficile d'en donner la raison. Peut-être est-ce pour qu'il ne soit pas dit que Faust ait manqué d'une des formes possibles de style. Tous les différents genres de vers ayant été employés (sauf les vers blancs, qui, appartenant à l'antiquité, ne convenaient point au sujet), il fallait bien, en effet, que la prose eût son tour et trouvât sa place.] [Footnote 44: Littéralement, _la baguette est rompue._ Il est d'usage en Allemagne, lorsqu'on va mener un criminel au supplice, de rompre une baguette noire, et de la lui jeter au visage.] [Footnote 45: _Voyez_ plus haut la note 2.] FIN DES NOTES. LISTE DE ILLUSTRATIONS Pl. 1 Portrait de Goethe Pl. 2 ...De temps en temps j'aime à voir le vieux père,... Pl. 3 Pauvre crâne vide qu'on veut lui dire avec ton grincement hideux! Pl. 4 Faust--Heureux qui peut conserver espérance de surnager sur cet océan d'erreurs!... Pl. 5 Il grogne et n'ose vous aborder: Il se couche sur le ventre il remue la queue ... Pl. 6 Méph: Pourquoi tout ce vacarme? Que demande monsieur? Qu'y a-t-il pour son service? Pl. 7 Meph: ...Ce que vous avez de mieux à faire, c'est de jurer sur la parole du maître... Pl. 8 --Au feu à l'aide, l'enfer s'allume. ...--Sorcellerie! jetez vous sur lui... son affaire ne sera pas longue. Pl. 9 Faust.--Ma belle Demoiselle oserais-je vous offrir mon bras et vous reconduire chez vous? Pl. 10 Meph:--Il est bien hardi à moi de m'introduire aussi brusquement chez ces dames, je leur en demande un million de pardons. Pl. 11 Sans lui l'existence / N'est qu'un lourd fardeau / N'est qu'un tombeau / Dans son absence. Pl. 12 Meph... Pousse... oh!... Meph... Voilà mon rustaud apprivoisé. Pl. 13 Meph... Il nous faut gagner promptement au large. Pl. 14 Marg... Malheureuse! Ah! si je pouvais me soustraire aux pensées qui se succèdent en tumulte dans mon âme... Pl. 15 Meph:--Nous sommes encore loin du terme de notre course. Pl. 16 Meph--Laisse cet objet, on ne se trouve jamais bien de le regarder... tu as bien entendu raconter l'histoire de Méduse? Pl. 17 Faust--que vois-je remuer autour de ce gibet? ... ils vont et viennent, ils se baissent et se relèvent. Pl. 18 Faust--Reviens à toi. Un seul pas, et tu es libre... *** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK FAUST [PREMIÈRE PARTIE] *** Updated editions will replace the previous one—the old editions will be renamed. Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright law means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to copying and distributing Project Gutenberg™ electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG™ concept and trademark. 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START: FULL LICENSE THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK To protect the Project Gutenberg™ mission of promoting the free distribution of electronic works, by using or distributing this work (or any other work associated in any way with the phrase “Project Gutenberg”), you agree to comply with all the terms of the Full Project Gutenberg™ License available with this file or online at www.gutenberg.org/license. Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg™ electronic works 1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg™ electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to and accept all the terms of this license and intellectual property (trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy all copies of Project Gutenberg™ electronic works in your possession. 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