The Project Gutenberg eBook of Dix-sept histoires de marins

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Title : Dix-sept histoires de marins

Author : Claude Farrère

Release date : July 14, 2017 [eBook #55111]

Language : French

Credits : Produced by Winston Smith. Images provided by The Internet Archive

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK DIX-SEPT HISTOIRES DE MARINS ***

  

Dix-sept
Histoires de Marins


Tous droits de traduction et de reproduction réservés pour tous les pays, y compris la Suède, la Norvège, la Hollande, le Danemark et la Russie.

S'adresser pour traiter, à la Librairie Paul Ollendorf , 50, Chaussée d'Antin, Paris.


CLAUDE FARRÈRE

Dix-sept
Histoires de Marins


VINGT-HUITIÈME ÉDITION

PARIS

Société d'Éditions Littéraires et Artistiques
LIBRAIRIE PAUL OLLENDORFF
50, CHAUSSÉE D'ANTIN, 50


Copyright by Claude Farrère, 1914.


Il a été tiré de cet ouvrage:

Vingt-cinq exemplaires sur papier de Chine, marqués de A à Z,

Vingt-six exemplaires sur papier du Japon, numérotés de I à XXVI,

Cent exemplaires sur papier de Hollande, numérotés de 1 à 100,

Et dix-huit exemplaires sur papier de luxe, spécialement imprimés pour l'auteur, numérotés, marqués, dédiés à la presse.


—SAINTE VIERGE MARIE, PRIEZ POUR LE PAUVRE
MARIN QUI NAVIGUE SUR LA TERRE.
CELUI QUI NAVIGUE SUR LA MER, IL SE DÉBROUILLE.
AINSI PARLAIENT CEUX DU GAILLARD.
—UNE FOIS PRÊTRE, TOUJOURS PRÊTRE,
UNE FOIS MAÇON, TOUJOURS MAÇON,
UNE FOIS MARIN, TOUJOURS MARIN.
AINSI PARLAIENT CEUX DE LA GRAND'CHAMBRE.

TABLE

POUR UNE LECTRICE
LEURS AMIES, GRANDES ET PETITES
La double méprise de Loreley Loredana
Idylle en masques
La capitane
CEUX DU GAILLARD D'AVANT
Perdu corps et biens
L'invraisemblable ratière
108, Le Duc, ambassadeur
La crapule
La baleinière deux
CEUX DE LA GRAND'CHAMBRE
La royale charité
L'amoureuse transie
Histoire de mannequin
Naissance de vaisseau
L'ex-voto de l'acropole
SERVICE COMMANDÉ
La tourelle
Dix secondes
Fontenoy
COMMENT ILS MEURENT

POUR UNE LECTRICE

Madame,

Daignez m'excuser d'abord: je sais à merveille que vous ne lisez jamais de préface. Mais ne vous y trompez point: ceci n'a pas la vanité d'en être une. Je serais fort embarrassé d'avoir à vous vanter, comme il faudrait, le poil de mon ours, et vous écrire ici tout le bien que je n'en pense pas. Dieu nous garde vous et moi d'un tel plaidoyer! Mais il me semble que je manquerais à la courtoisie si je ne vous présentais pas officiellement, tout de suite, les principaux des personnages que vous rencontrerez tout à l'heure, à supposer que vous lisiez plus avant. Prenez donc ces quelques lignes pour ce qu'elles sont: une «introduction» protocolaire, sans davantage.

Madame, si vous êtes patiente assez pour couper toutes les trois cents pages de ce volume, vous verrez que dix-sept histoires s'y succèdent, lesquelles vous paraîtront, à les feuilleter, hétéroclites, donc mal faites pour loger ensemble à la même enseigne et dormir côte à côte sous une seule couverture jaune.

Leur unique excuse à voisiner si familièrement est de pouvoir se prétendre, malgré l'apparence contraire, proches parentes les unes des autres, par cette raison que tous les principaux personnages dont je vous parlais tantôt font partie, très véritablement, d'une race unique: la race des hommes qui vivent sur la mer, la race des femmes qui aiment ces hommes ou qui sont aimées par eux.

Madame, je ne mets point en doute que vous ne connaissiez la mer le mieux du monde;—j'entends, que vous ne l'ayez mille fois contemplée du haut d'un cap, d'un môle, voire d'une passerelle de navire.—Et je n'ignore pas que vous comptez force marins parmi vos relations: votre oncle l'amiral, qui est membre de l'Union;—ce midshipman anglais qui fut, l'hiver dernier, votre flirt, à Beaulieu;—le caouadji à turban qui élaborait naguère, à bord de votre dahabieh, cet incomparable café turc dont vous êtes encore fière;—le vieux patron normand qui vous emmena jadis pêcher le hareng, sur son chalutier, au large de Trouville;—moi-même;—et tant d'autres... J'ai peur tout de même que vous n'ayez pas bien su démêler, sur le visage de tous ces navigateurs, quoique un brin différents, cette secrète ressemblance qu'on ne peut ni contester, ni définir, et que votre nourrice nommait avec simplicité «l'empreinte du sang». Elle s'y trouve néanmoins, croyez-le, et si vous aviez, ce qu'à Dieu ne plaise! vécu comme moi, dix-neuf de vos plus belles années entre ciel et mer, sur un plancher mouvant dont les vaches n'ont jamais voulu, vous auriez mille et mille fois constaté, comme j'ai fait, que tous les hommes de mon espèce, sans distinction d'âge, de caste, de naissance, de couleur, et qu'elle ait été leur patrie d'autrefois et la cité dont ils étaient citoyens—avant de devenir irrésistiblement sujets et serfs de sa seule Majesté l'Océan,—portent au visage, et au corps, et à l'âme, un caractère commun, une marque uniforme, une empreinte—plus profonde et plus indélébile que celle du sang:—l'empreinte de la mer. Le hasard m'a très souvent jeté à l'improviste sur des rivages lointains et saugrenus, et je me souviens d'avoir foulé la poussière de beaucoup de villes extravagantes à force d'être exotiques. J'y voyais, comme jadis don César de Bazan, parmi des femmes jaunes, bleues, noires, vertes, des hommes nuancés non moins diversement; mais je reconnaissais tout de même, et du premier coup d'œil, nonobstant leur couleur, ceux de ces hommes qui étaient marins comme moi, parce que les stigmates professionnels transparaissaient toujours à travers leur épidémie pigmenté n'importe comment. Et ce n'est pas seulement leur apparence identique, ce n'est pas seulement leur similitude extérieure qui font des hommes de la mer une nation réelle, une seule nation, immuable de Buenos-Ayres à Vladivostock et de Bornéo à Terre-Neuve, c'est encore l'ensemble très homogène de leurs mœurs et de leurs coutumes, de leurs lois et de leurs préjugés, de leurs superstitions et de leurs religions.—Cette nation-là constituait même encore, il y a très peu d'années, la seule nation de purs gentilshommes en plein xx e siècle...

Oui, Madame, moi, qui vous griffonne ces quatre pages, j'ai vu de mes yeux, j'ai touché de mes mains ce fabuleux, cet ahurissant anachronisme: une race entière, nombreuse de plusieurs millions d'êtres humains, laquelle race s'obstinait, dans notre âge de manufactures, de parlementarisme et de coups de bourse, à mépriser l'argent, à dédaigner la mort, et à vivre, somme toute, comme vécurent jadis dans leur meilleur temps les gens de qualité, vos aïeux...

Il y a très peu d'années de cela ... dix années peut-être ... quinze, au plus... La vérité m'oblige d'ailleurs à reconnaître que les choses ont quelque peu changé depuis, et non pas pour devenir plus belles. La faute en est à la télégraphie sans fil, aux turbines Parson et aux paquebots longs de quatre cents mètres. On traverse aujourd'hui l'Atlantique en quatre jours. Impossible, dans un laps si bref, d'oublier l'odeur et la couleur du rivage qu'on vient de quitter. Impossible de s'habituer comme il faudrait à l'étrange sensation de n'être plus sur terre. Impossible de devenir, même en s'y efforçant, ce que nous devenions jadis sans nous en apercevoir et sans y songer: des marins...

Nous le sommes encore, nous, les aînés de la race; nous le sommes tout à fait; mais nos frères cadets commencent de ne plus l'être qu'à moitié; et nos fils ne le seront plus du tout,—ne le seront plus jamais.

Nous disions tout à l'heure, Madame, que vous comptez parmi vos relations des marins, beaucoup de marins. A supposer même que tous ceux que vous croyez l'être le soient,—à supposer que vous en connaissiez par conséquent aujourd'hui autant que vous en croyiez connaître,—soyez persuadée que demain vous n'en connaîtrez plus que fort peu, et qu'après demain vous n'en connaîtrez pas un seul. Parce qu'il n'y en aura plus nulle part.

Ceux que vous allez rencontrer çà et là, dans ce bouquin-ci, sont donc peut-être les derniers spécimens d'une tribu humaine près de disparaître et dont l'existence prolongée jusqu'à notre époque fut d'ailleurs, en quelque sorte, un défi à la chronologie,—j'oserais dire un défi au bon sens.

Daignez, Madame, leur être indulgente, comme on l'est aux moribonds; et ne leur en veuillez pas trop s'ils heurtent parfois de front, un peu brutalement, vos opinions les plus respectables et vos habitudes les plus ancestrales. Ce ne sera pas malice de leur part. Pardonnez-leur en songeant que leurs habitudes et que leurs opinions à eux n'ont jamais ressemblé à celles du reste de la planète, et que c'est à cause de cette dissemblance, et faute d'avoir su se modifier, s'adapter et se civiliser, à l'instar de toutes raisonnables créatures, qu'ils auront très bientôt débarrassé le monde de leur baroque existence.

C. F.


LEURS AMIES, GRANDES ET PETITES


LA DOUBLE MÉPRISE DE LORELEY LOREDANA
CHANTEUSE D'OPÉRA-COMIQUE

à Pierre Louÿs, fidèlement,

C. F.

I

Je me souviens exactement de la date, et pour cause: ce fut le 31 décembre 1894,—un lundi,—que, pour la première fois, j'entendis parler de Loreley Loredana, chanteuse d'opéra-comique. Il pleuvait, ce lundi-là,—comme il pleut souvent à Brest en Bretagne;—et la rue de Siam n'était qu'un cloaque, où le pas des passants faisait gicler des feux d'artifice de boue.

Moi, j'avais quitté ma Victorieuse , après dîner, par le canot-major de huit heures. Sur rade, il ventait grand frais du sud-ouest,—c'est suroît qu'il faut prononcer;—et le clapotis était dur. Dans la chambre du canot, nous étions cinq ou six enseignes à nous pelotonner en tas, sous l'abri douteux des manteaux suédois à grand capuchon. Au pont Gueydon, il fallut faire queue pour accoster, car les embarcations de toute l'escadre arrivaient ensemble. Les patrons s'injurièrent comme il sied, et il y eut des avirons engagés.

Comme enfin notre tour arrivait de crocher nos gaffes dans les boucles du ponton dansant, un tout petit youyou se faufila à poupe du gros canot de la Victorieuse , et une voix que je connaissais m'interpella:

—Ho! Fargue!... ne «cule» pas, vieux!... ou tu m'envoies balader en grande rade!...

Le canot repoussait en effet le youyou fort au large. J'intervins. Un de nos brigadiers sauta debout sur notre étambot, et, d'une poignée de main, attira le malencontreux esquif.

L'officier qui m'avait nommé put sauter à terre:

—Merci,—me dit-il.

Je lui tapai sur l'épaule. Son manteau ruisselant inonda ma main.

—Comment va, Malcy?

—Comme la pluie!

—Et ce départ?

—Pour mercredi, d'après-demain en huit. Nous n'attendons plus que le bon plaisir de la direction d'artillerie. Ils n'en finissent pas de compter leurs obus!

Nous grimpions l'interminable escalier qui joint ensemble la ville et le port militaire. J'interrogeai encore Malcy:

—Alors, mercredi?

—On dérape. L' Ardèche saura ce que c'est que de rouler.

—Dame! vraie saison choisie pour traverser la mer de Biscaye!

—Oui. Rien que d'ici à Madère, on peut compter sur plusieurs coups de tabac...

L' Ardèche était un transport de guerre, déjà fort décati, que la rue Royale, toujours économe, prétendait expédier, bourré d'obus jusqu'aux écoutilles, vers notre division navale de l'Atlantique, laquelle, forte d'une demi-douzaine de croiseurs ou d'avisos, rôdait à son ordinaire des Antilles aux Açores et de Terre-Neuve à Tristan d'Acunha. La malheureuse Ardèche , avant d'avoir correctement réparti ses obus entre tous ces vaisseaux errants, pouvait en effet s'attendre à essuyer quelques baisses barométriques.

—Au moins,—demandai-je à Malcy,—es-tu logé tant bien que mal, sur ton sale «rafiot»?

Il rit:

—Dans un chenil: six pieds de long, cinq de large; point de hublot; ni air, ni jour; et nulle électricité, comme bien tu penses! Mais je m'en moque un peu! On verra demain. Aujourd'hui, j'ai touché mes «avances». Trois mois, sept cent vingt balles, vieux! On va en faire, une de ces noces!... Pas?

Il battit un entrechat, et faillit s'étaler dans la boue liquide. Nous avions terminé notre ascension, et nous foulions maintenant le pavé brestois. Je dis le pavé, car il ne pouvait être question des trottoirs, trop étroits pour notre bande. L'escadre entière avait donné, en l'honneur de la saint Sylvestre. Et nous étions bien quarante officiers à remonter en rangs serrés l'inévitable rue de Siam, toute moutonnante de parapluies déployés.

—Tu n'as rien à faire, ce soir, toi? Donc, je t'enrôle. On va se transplanter au théâtre, pour commencer. J'ai des mouchoirs à carreaux plein mes poches. On entendra un acte du drame, on se mettra à pleurer, avec sanglots, on se fera fiche à la porte, et une fois «l'atmosphère créée», on ira manifester de café en café, jusqu'à ce qu'il fasse jour ... ou, au moins, jusqu'à ce qu'on nous ait conduits au poste. Ça colle, vieux Fargue?

J'acceptai, d'enthousiasme. Nous avions vingt-deux ans chacun, il est bon de le rappeler...

Or, au coin de la rue d'Aiguillon, l'affiche du théâtre, une belle affiche verte qui déteignait sur tout son mur en petits ruisseaux couleur de printemps, nous arrêta au passage. Et Malcy la voulut déchiffrer.

—Heu—fit-il.—On joue ... heu ... on joue Les deux Orphelines ... avec Le Misanthrope et l'Auvergnat pour finir ... et Manon pour commencer...

(Les veilles de grandes fêtes, les théâtres de province ne reculent pas devant un programme abondant).

Malcy poursuivait sa lecture:

—Lever de rideau à ... sept ... heu ... non! à six heures trois quarts... Il y a du bon! il est huit heures et demie: Manon sera bâclée dans trente-cinq minutes. Et le drame viendra. Nous n'avons rien de mieux à faire qu'à entrer tout de suite. Nous réjouirons nos cœurs ... et nos oreilles ... du refrain si honorablement connu:

—«Capitaine, ô gué!
Es-tu fatigué
De nous voir à pied?—Mais non! mais non!
Car on n'est pas mal
Sur un bon cheval...

«Allons! la barre à droite, toute! et en avant des trois machines, quatre-vingt-dix tours!...

Il entrait dans la rue d'Aiguillon, laquelle mène au théâtre. Je lui emboîtai le pas.

—Dis donc!... au fait... Malcy? sur l'affiche, as-tu vu qui chante Manon?

—Manon!... quelle femme?... Oui, j'ai vu: une nommée Loreley Loredana, chanteuse d'opéra-comique... Loreley Loredana, parfaitement! avec simplicité!... Connais pas, d'ailleurs.

Moi non plus, je ne connaissais pas...

II

A l'orchestre et au balcon, quelques fauteuils étaient encore libres. Mais partout ailleurs, et du parterre au paradis, un chat n'eût pas su où fourrer ses pattes. Les galeries d'en haut, notamment, regorgeaient d'un public amoncelé; et le moindre strapontin portait en moyenne deux matelots, l'un gravement juché sur les genoux de l'autre. Des grappes de Bretonnes en «couëffe», jambes par-dessus rampe, montraient candidement aux gens d'en bas l'envers de leurs jupons. L'ensemble, d'ailleurs, était fort silencieux, autant à coup sûr qu'une chambrée d'Opéra le vendredi. On écoutait la pièce. On l'écoutait avec recueillement. Et, le constatant, je commençai de sourire, méphistophélique, dans le duvet qui me servait de barbe: nul doute que, tout à l'heure, nos mouchoirs à carreaux ne déchaînassent tout le scandale espéré. D'ores et déjà notre arrivée tardive n'allait pas sans soulever, à elle seule, une évidente réprobation. Les bons bourgeois de Brest, paisibles occupants de cet orchestre au travers duquel Malcy et moi foncions tête baissée pour gagner nos places, marquaient la plus mauvaise humeur d'être ainsi bousculés hors de saison, et grognaient même assez haut. Je marchais le second. Dans mon dos, j'entendis des paroles malsonnantes.—Brest, qui n'existe que par la grâce de son escadre et de son arsenal, cultive l'antimilitarisme avec passion, comme la logique l'exige.—Les mots «traîneurs de sabre» furent deux ou trois fois répétés. Ravi d'une si belle occasion, je toussai promptement, pour avertir mon chef de file. Pourquoi ne pas saisir la balle au bond? sans conteste, il y avait «à faire» tout de suite, et le tumulte pouvait s'obtenir séance tenante sans plus d'ingéniosité.

Or, à mon grand étonnement, Malcy, qui me précédait, demeura sourd. Et l'occasion fut ainsi perdue d'une riposte qui certes eût été sensationnelle. Car moi-même, muet par contagion, cessai de tousser. En sorte que, l'instant d'après, nous étions assis tous deux, côte à côte, sans que Manon eût en rien pâti du fait de notre entrée.

Ce n'était pas là un résultat, dont il y eût à se vanter. Très ironique, je me penchai vers le silencieux Malcy:

—Dis donc, vieux!—lui souillai-je:—si c'est tout ça, le boucan promis...

Mais il haussa les épaules:

—Idiot!—prononça-t-il, péremptoire:—tu trouverais malin, toi, d'emboîter une malheureuse gosse comme celle-là?

D'un coup de tête il montrait la scène. Je regardai, cherchant la malheureuse gosse dont il était question...

Et je vis qu'elle n'était autre que Manon elle-même, en l'espèce Loreley Loredana, chanteuse d'opéra-comique.

III

A l'instant que je l'aperçus, Loreley Loredana, tout près d'expirer dans les bras de son chevalier reconquis, s'occupait à comparer, comme il se doit, l'étoile du Berger à un beau diamant, et ce, le plus harmonieusement qu'elle pouvait.

Les acteurs avaient sans nul doute mis les répliques en double, car le spectacle était presque d'un acte en avance sur les prévisions de Malcy: il s'en fallait de cinq minutes que le rideau ne tombât sur le dernier tableau de la «petite pièce» ... «petite pièce», en l'occurrence, figurée par Manon ...

Cinq minutes: je ne trouvai pas que ce fût trop pour admirer à mon aise la ravissante fille qualifiée l'instant d'avant par mon camarade, assez improprement, de malheureuse gosse...

«Gosse»—soit! tant qu'on voulait!... Loreley Loredana l'était même avec exagération, voire avec insolence. Je sus par la suite qu'elle comptait vingt ans. Mais ces vingt ans-là n'en paraissaient pas quinze. Et vous n'imagineriez pas une frimousse plus bébé, sous le bourrelet trop gonflé d'une miraculeuse toison d'or, dont le rayonnement solaire faisait auréole autour des joues poupines et du front bombé. «Gosse» donc, oui! sans discussion. Mais «malheureuse»—à d'autres! Malheureuse comme un roi sur son trône, ou comme un poisson dans l'eau. Même sous le fard de la moribonde Manon, les lèvres blémies de céruse ne parvenaient pas à dissimuler leur sourire enfantin, que les applaudissements changèrent bientôt en superbes éclats de rire. Relevée d'un bond, sitôt la dernière note envolée, Loreley Loredana remplaçait les révérences classiques par de gros baisers qu'elle lançait au public à pleines menottes.

Parbleu oui! c'eût été trop grand dommage de troubler, par un vacarme imbécile, une si belle gaieté de petite fille bien sage!

Et, tout en continuant, moi comme les autres, d'applaudir, je me retournai vers Malcy, prêt à reconnaître loyalement mes torts:

—Mon vieux,—commençai-je,—il n'y a pas d'erreur: j'étais une brute. Toi...

Mais Malcy, à cent lieues d'écouter une syllabe de mon discours, se levait déjà:

—Oui, oui!—fit-il, distrait.—Tu ne veux tout de même pas que je m'incruste ici, maintenant?

Il s'en allait, m'oubliant. Je le retins par le pan de son veston:

—Malcy! bon sang! réponds, quand on te parle!... Où vas-tu encore?... Quel «tracassin», cet homme-là!... Ça n'est pas plus tôt assis que ça repart à quatre cents tours!...

Il me regarda comme un aérolithe:

—Quoi? qu'est-ce que tu veux?

—Où vas-tu, je te dis?

—Dans les coulisses... Tu es malade, à cette heure?...

IV

J'avais, moi, des raisons d'ordre financier pour ne pas suivre Malcy dans les coulisses, je n'étais pas, comme lui, en partance; et je n'avais pas touché sept cent vingt francs le matin même. La grande vie n'était donc pas mon fait. Sans quitter mon fauteuil, j'attendis mon camarade, caressant vaguement l'espoir de bientôt le voir revenir, ramenant Loreley Loredana, en personne, puisque aussi bien, chanteuse d'opéra-comique, cette agréable enfant ne jouait évidemment plus de la soirée, et ne pouvait en conséquence rien avoir de mieux à faire qu'à souper dans la compagnie de deux gentilshommes de notre mérite.

Toutefois, cette conjecture, quoique des plus raisonnables, fut démentie par l'événement. Loreley Loredana ne se montra point. Bien pis! Malcy ne reparut pas lui-même. L'entr'acte avait pris fin. Le rideau se releva sur le prologue des Deux Orphelines . J'attendis encore, mais toujours en vain. Je n'avais pas le moindre mouchoir à carreaux; et, en eussé-je eu, qu'une manifestation isolée ne m'eût guère tenté. Je m'ennuyai donc vite, et à tel point que, sitôt le prologue bâclé, je me hâtai de quitter le théâtre.

Dehors, je cherchai un temps mon déserteur,—par acquit de conscience, car je devinais bien maintenant les sérieuses raisons qu'il devait avoir eues de déserter. J'entrai dans trois cafés, inutilement. Et bientôt, de guerre lasse, et peu soucieux d'un réveillon «suisse», je fis demi-tour, et redescendis vers le port. Le canot des permissionnaires de dix heures me ramena à la Victorieuse , assez mal satisfait et postant très fort contre ce lâcheur de Malcy, bon seulement à promettre aux gens monts et merveilles, pour se défiler ensuite à l'anglaise, et tirer bordée sans souci des copains, et les semer où ça se trouvait, comme on sème un paquet encombrant...

V

Mais le lendemain,—jour de l'an, jour de fête,—ayant mis pied à terre dès le matin, histoire de déjeuner au cabaret, pour échapper une pauvre fois aux sempiternels beefsteaks cuirassés du bord, comme j'entrais à la Brasserie, midi sonnant, j'aperçus, attablé hanche à hanche, le couple même auquel je pensais: Loreley Loredana et Malcy.

Et je n'avais pas encore refermé la porte que Malcy accourait au-devant de moi:

—Vieux!—s'écria-t-il,—je me traîne à tes genoux ..., métaphoriquement... Sans blague, ne sois pas trop fâché! et pardonne-moi chrétiennement! Hier, auprès de cette petite fée, j'ai tout à fait oublié l'heure ... et quand je me suis tout à coup rappelé que l'ami Fargue devait se faire vieux dans son fauteuil d'orchestre, et qu'il fallait se dépêcher de l'aller quérir pour souper ensuite nous trois!... fssst!... l'ami Fargue s'était déjà trotté... Et nous avons soupé seulement nous deux, Laurette et moi... Par exemple, ce matin, puisque te voilà, nous allons recoller les choses en ordre!... Laisse porter! vieux... Et puis lofe!... et pour lors mets en panne!... que je te présente...

Il me présenta:

—Mignonne, c'est le bon copain Fargue ... que nous avons tant regretté hier!—Fargue, voici ma petite Laurette ... Loreley Loredana, si tu préfères.—Sur ce assieds-toi là! et tâte de ces hors d'œuvre!...

Loreley Loredana, dite Laurette, m'avait joyeusement tendu sa patte blanche, en me souriant comme on sourit aux amis de vingt ans.

Ils étaient faits sur mesure l'un pour l'autre, la petite fille aux yeux enfantins et le grand garçon aux larges épaules, pareillement prêts à toujours éclater de rire, à propos de tout comme à propos de rien. Et je n'avais qu'à les regarder: je me figurais déjà leurs tête à tête: ils devaient, du soir au matin jouer à pigeon vole ou au chat perché.

Cependant nous déjeunions tous trois avec beaucoup de gravité. En public, la jeune Laurette, évidemment, se jugeait obligée au rôle de dame,—de dame sérieuse, mûre,—de duègne. Une chanteuse d'opéra-comique! vous pensez bien que ça ne peut pas sauter à la corde devant tout le monde... Mais, non moins évidemment, on ne fait pas la dame mûre tout un déjeuner durant sans qu'on ait à la fin des fourmis dans les jambes.

Ce pourquoi, notre dessert avalé, j'estimai charitable,—une politesse en appelant une autre,—d'offrir à mes amphitrions deux heures de voiture à l'air libre, hors les murs de la ville ... laquelle offre fut acceptée d'enthousiasme. Loreley Loredana en faillit esquisser une cabriole.

—Tout justement, on ne répète pas tantôt, à cause de la matinée!—s'écria-t-elle;—vous voyez si ça tombe à pic!... Pourvu que je sois rentrée à six heures, et que j'aie le temps de casser une moitié de croûte avant la soirée, c'est tout ce qu'il faut!... Donc!... Où c'est-il qu'on va, dites, monsieur?

Je protestai d'abord contre cette appellation, exagérément cérémonieuse, et j'informai «mademoiselle Loredana» qu'il était d'usage, entre gens de mer, de dire «Fargue» tout court, comme on disait «Malcy», et comme j'avais l'intention de dire désormais «Laurette»... Puis j'expliquai que la route du Conquet domine agréablement le goulet de Brest, c'est-à-dire la pleine mer; et que, par conséquent, nulle promenade ne pouvait être plus agréable qu'une promenade sur cette route-là. Fort à propos la pluie, par extraordinaire, et sans doute en l'honneur du nouvel an, faisait trêve.

Un peu plus tard, et trois lieues plus loin, nous descendions de notre landau devant la petite auberge du Trézir. Et, tandis que les chevaux soufflaient, nous commencions l'excursion classique à la plage de sable.

Il faisait calme plat. Loreley Loredana, que le bercement de la voiture avait peu à peu assoupie, trottinait, mal réveillée, et silencieuse, tout au bord de l'eau, et s'amusait à mouiller le bout de ses bottines dans l'écume des lames lentes et lisses qu'une lointaine houle poussait paresseusement jusqu'au rivage.

Devant nous, c'était la pleine mer, seulement bornée, à main gauche, par les falaises confuses du Toulinguet, et, à main droite, par le ciel occidental, bas et nuageux. L'océan gris s'étendait largement entre la terre grise et le firmament gris. Au loin, une brume imprécise flottait, brouillant l'horizon qu'on ne distinguait pas. Des goélands et des mouettes volaient très haut, pareils à des accents circonflexes sens dessus dessous, semés çà et là par le ciel. Et leurs cris aigres troublaient seuls le silence du soir.

Nous marchions sans parler. Toutefois, au bout d'une centaine de pas, Loreley Loredana s'arrêta, et, pointant son index mince comme un cure-dent:

—Là-bas ... qu'est-ce que c'est?—dit-elle.

Nous regardâmes.

«Là-bas...» c'était, sur la droite des dernières pointes de Crozon, une ligne floue, très étroite, qui s'allongeait vers la pleine mer.

—C'est le Raz,—dit Malcy.

J'expliquai:

—Une autre presqu'île, derrière la presqu'île de Crozon, beaucoup plus loin. Un très mauvais endroit pour les bateaux. Figurez-vous qu'autrefois il y avait un proverbe ... un proverbe qui disait: Nul jamais n'a passé le Raz sans peur ou malheur.

—Ah?—fit Loreley Loredana:—et ... est-ce que c'est vrai?

—Parbleu!—dit Malcy.

A son tour il tendit la main vers le cap célèbre:

—Petite Laurette, derrière ce Raz que vous voyez, il y a une baie ... et cette baie s'appelle la baie des Trépassés!...

Les yeux candides s'ouvrirent plus larges; sur le visage poupin, une curiosité passa, inquiète.

Malcy continuait:

—La baie des Trépassés, oui, ma poupée! Et savez-vous pourquoi ce nom sinistre? parce que tous les bateaux qui avaient franchi le Raz «avec malheur», dérivaient, après naufrage, jusqu'à s'échouer dans cette baie, et déverser sur le sable de la plage mortuaire leurs équipages de noyés. Voilà!

La petite comprit imparfaitement:

—Alors, tous les navires qui font naufrage, ici ... leurs matelots, on les retrouve noyés sur le sable, dans cette baie des Trépassés, qui est là-bas?

Elle allongeait toujours son doigt fin.

—Oui, mon tout petit!—affirma Malcy, imperturbable..

Sur quoi on n'en parla plus.

Mais, à l'instant de remonter en voiture, Loreley Loredana se retourna vers la pleine mer, et la considéra fort attentivement.

—Eh bien!—fit Malcy.—On s'embarque, petite fille?

Elle mit un pied sur le marchepied. Puis, se retournant encore:

Alors, Malcy, dites? mercredi prochain, c'est par là que votre bateau s'en ira?

—Par là, oui,—dit il.

Et il désigna l'horizon du sud. Au bout de son geste, le Raz étirait sa silhouette, brumeuse de plus en plus dans le crépuscule brun.

VI

Six heures sonnaient à l'horloge de la porte Tourville quand notre landau repassa le pont de Recouvrance. Cinq minutes après, Loreley Loredana, au seuil de son hôtel, nous donnait ses deux menottes à baiser, en nous recommandant très fort de ne pas manquer la représentation du soir:

—Il faudra m'applaudir beaucoup, beaucoup, beaucoup!—nous cria-t-elle en manière d'adieu.

Seul avec Malcy, je le félicitai de sa conquête. Mais il coupa net ma première phrase:

—Oh! mon vieux,—déclara-t-il très sérieusement,—il ne s'agit pas de ce que tu crois, et loin de là! Car ... écoute la chose la plus énorme: cette gosse est sage des pieds à la tête et du cœur à la cervelle!... Oui, mon ami: sage! sage comme une image. Oh! tu peux écarquiller les yeux! Je les ai écarquillés avant toi. Une chanteuse d'opéra-comique, faisant concurrence à Jeanne d'Arc,—le cas peut évidemment être considéré comme exceptionnel. Mais, exceptionnel ou non, c'est le cas de Laurette. Et je trouve qu'il ne manque pas d'intérêt.

Je demeurais bouche bée, quoique moins surpris, au fond, et moins admiratif que je ne feignais de l'être par civilité honnête et puérile. Malcy, d'ailleurs, content de mon attitude courtoisement émerveillée, ajoutait des commentaires:

—Oui, mon vieux! D'autres ne trouveraient peut-être pas très malin de se faire, à mon âge, le cavalier servant d'une ingénue. Mais je ne suis pas une brute. Et je t'assure que ça ne me déplaît pas ... au contraire!... d'employer ainsi mes huit derniers jours de France, et de dépenser mes avances à traiter cette enfant comme un grand frère traite sa petite sœur, et à lui donner un peu de bon temps.

J'approuvai, convaincu. Pourtant, à la réflexion, une idée me vint. Et, j'en fis part à Malcy, moitié pour rire, moitié tout de bon:

—Dis donc, vieux? as-tu pensé à une chose? Cette gosse, comme tu l'appelles, n'en est pas moins une femme de théâtre, c'est-à-dire une jeune personne qui, chaque soir, de huit heures à minuit, parle d'amour à tous les ténors du répertoire. Innocente donc, tant que tu voudras! mais ignorante, non. En foi de quoi, n'as-tu pas peur qu'à force de jouer avec elle au petit mari et à la petite femme mademoiselle Loreley Loredana ne tombe amoureuse de toi?... de toi qui appareilles la semaine prochaine pour l'autre bout du monde?

Il haussa les épaules, incrédule, quoiqu'imperceptiblement flatté de l'hypothèse:

—Laisse donc! tu es maboul...

Puis, coupant court:

—D'ailleurs, pour l'instant, la question n'est pas là, mon petit! C'est un apéritif qu'il nous faut, et vivement, pour qu'on ait le temps de boulotter à l'aise avant le spectacle. Viens au Brestois , je t'offre le vermouth de la tradition...

VII

Trois jours passèrent, au cours desquels je ne mis pas les pieds à terre, retenu sur la Victorieuse par je ne sais plus quels exercices de tir. Enfin, le samedi, 5 janvier, je pus fouler derechef le pavé de la rue de Siam. D'instinct je retournai au théâtre, moitié désœuvrement, moitié curiosité. Et je retrouvai, comme juste, mes deux inséparables, l'un dévotement assis au premier rang de l'orchestre, l'autre sur la scène, chantant Mignon , si j'ai bonne mémoire, et riant toujours à belles dents chaque fois que le public, décidément conquis par sa chanteuse-bébé, lui faisait ovation.

A minuit, nous soupâmes tous trois à la Brasserie. Et ce souper ne différa en rien du déjeuner qui avait précédé notre promenade au Trézir. La jeune Laurette jouait toujours à la petite femme avec la même conviction, et Malcy au petit mari avec le même enthousiasme. Par ailleurs, leur intimité réelle m'apparut peut-être d'une ligne plus étroite, mais incontestablement fraternelle de plus en plus. Certes, j'avais été vraiment «maboul», quand l'idée absurde m'avait traversé qu'une pareille gamine pût jamais se changer en amoureuse. Il n'était pas plus question de cela que de mariage ou d'enterrement.

Comme nous attaquions les écrevisses,—il s'en pêche d'admirables dans les petits ruisseaux de la montagne d'Arrée,—je risquai tout de même une question critérium:

—Malcy, à propos? c'est toujours pour mercredi, votre appareillage?

Il répondit, du ton le plus naturel:

—Oui, mon vieux. Et cette fois, je ne pense pas que même la direction d'artillerie puisse être à la traîne. Tous nos obus sont le long du bord, dans quatre bugalets proprement arrimés. Il n'y a plus qu'à transvaser les susdits obus des susdits bugalets dans l' Ardèche . Par exemple, une fois là...

—Une fois là?

—Une fois là ... dame! je ne sais fichtre pas comment notre cale, qui est pourrie tel feu Poisson lui-même... Vous avez sûrement connu ce type-là, petite Laurette? Poisson?... Poisson Pourri?... un grand diable de ténor qui chantait les basses?... et qui était si tant tellement «puréiforme» qu'on le ramassait tous les soirs à la petite cuiller?... ce pourquoi tous ses directeurs passèrent leur vie à l'engueuler?... Bon! la voilà qui rit encore! Pas sérieuse pour un quart de sou, cette jeune dame-là!...

—Mais votre cale?... tu disais...

—Ah! oui... Eh bien! elle est pourrie, notre cale ... comme j'avais l'honneur de te l'exposer quand cette mademoiselle Loredana nous a coupé la parole ... pourrie, mon vieux, oui! pourrie à tel point que, les jours de grand roulis, nos obus passeraient à travers vaigrage et bordé, que je n'en serais pas surpris le moins du monde...

—Dis donc! c'est rassurant jusqu'à un certain point, cette perspective?...

—Oh! tu sais ... les gens nés pour être noyés ne seront jamais pendus!... avantage indiscutable... Et puis, tout ça, hypothèse pure ... la certitude, l'unique, c'est que, mercredi prochain, 9 janvier ... donc, dans quatre jours ... tout juste ... sauf erreur?... comptez voir un peu sur vos doigts, Laurinette?... l'arithmétique est une science si compliquée!... dimanche, lundi ... oui, dans quatre jours ... mercredi prochain, dès la prime aurore ... l' Ardèche dérapera.

Je regardai Laurinette,—comptant encore sur ses doigts, et riant de plus belle.—Tout à coup, elle leva vers moi son museau rose:

—Oh! Fargue? dites?... est-ce que vous ne pourriez pas être très gentil, ce mercredi-là?... et venir me prendre à l'hôtel pour m'emmener en voiture sur la route du Trézir?... Ce serait si amusant de voir l' Ardèche passer au bas de la falaise, et s'en aller, petite, petite!...

Décidément, non! ce n'était pas de l'amour!

VIII

Je revis Malcy, pour la dernière fois, le mardi suivant, veille de l'appareillage. Il me confirma la date du lendemain, et me donna l'heure approximative, il ne s'agissait plus de prime aurore; l' Ardèche devait lever l'ancre à midi.

—La gosse a toujours envie de nous voir défiler dans le goulet,—acheva Malcy.—Veux-tu passer la cueillir à son hôtel, et l'emmener en sapin jusqu'aux Quatre Pompes? C'est là que vous serez le mieux: l' Ardèche passera à cent mètres, au plus, du bout de la petite jetée. Par exemple ... dis-moi? ça ne t'embête pas trop, de demander à ton pacha la permission de descendre à terre le matin?...

Je haussai les épaules:

—Et quand même ça m'embêterait?... du moment que ça amusera l'enfant...

Nous étions au théâtre, comme inévitable. Au dernier entr'acte, je serrai la main à Malcy:

—Vieux,—lui dis-je,—il faut que je rentre à bord par le youyou de minuit, afin de pouvoir demander ma permission demain matin d'assez bonne heure. Je file donc. Dis bonsoir à Laurette de ma part. Et ... nous deux, toi z'et moi ... au revoir! Bon voyage, naturellement!...

—Parbleu! ça ne fait pas question!...

Il m'aida à repasser les manches de mon pardessus. Il riait,—pas plus triste que de raison, sur le point de quitter ainsi son amie d'une semaine.—Même, comme je descendais le perron, il me cria:

—Surtout, soigne-toi bien! et tiens-toi prêt pour la noce formidable que nous ferons, le jour du retour de l' Ardèche ...

Il rentra dans les couloirs. Je poussai la porte de la rue.

Dehors, il faisait assez doux, car le vent soufflait du suroît [1] . Ce n'avait guère été qu'une brise très maniable jusqu'au coucher du soleil. Mais, dans l'instant que je quittais le théâtre, une rafale brusque secoua violemment les platanes du Champ de Bataille, qui gémirent, en faisant pleuvoir alentour leurs petites boules desséchées.

IX

Et, le lendemain, il venta grand frais. Dès l'aube, la rade apparut blanche d'écume, et il s'en fallut d'assez peu que le service des embarcations ne dût être suspendu. Je pus néanmoins redescendre à terre vers neuf heures du matin, par le canot qui allait chercher les cuisiniers. Et, deux heures plus tard, ayant frété une guimbarde, je frappai à la porte de Loreley Loredana. Loreley Loredana m'attendait, gantée, le chapeau sur la tête.

—Il fait bien du vent,—remarqua-t-elle en montant en voiture.

Je jugeai intelligent de laisser tomber la réplique.

Aux Quatre Pompes, nous laissâmes notre voiture sur la route, et nous entreprîmes d'avancer jusqu'au bout de la petite jetée qui limite la rade-abri, au N.-O. et qui porte un feu fixe dans une tourelle de pierre. Ce ne fut pas rien. Les risées nous prenaient de face, et elles se jetaient sur nous, à la lettre, avec une violence de bêtes sauvages. Meurtris, suffoqués, cinglés au visage par la pluie qui aveugle et l'embrun salé qui égratigne, nous luttions corps à corps avec l'ouragan, sans gagner sur lui d'un pouce. Il n'était naturellement pas question d'ouvrir un parapluie: le vent l'eût mis en dentelle. Je pris le seul parti possible: j'empoignai la fillette à pleins bras, je l'enlevai de terre, et, m'aidant de son poids pour résister aux rafales, je courus d'un élan jusqu'à la tourelle du feu, derrière laquelle j'appuyai mon fardeau et m'adossai moi-même. La violence même du courant d'air créait là une zone de calme, où nous pûmes reprendre haleine et donner un coup d'œil autour de nous.

Loreley Loredana tamponna d'abord ses yeux pleins d'eau et de sel. Puis, sa gaieté habituelle reprenant tout de suite le dessus:

—Ah bien!—s'exclama-t-elle,—pour une douche, je crois bien que jamais au grand jamais...

Mais elle s'interrompit net: une lame énorme accourant du large, venait d'enjamber irrésistiblement la jetée du sud, avec un fracas pareil aux plus terribles coups de tonnerre, et achevait de se briser contre notre jetée à nous, qu'elle couvrit d'un flot écumant.

Ahurie, la pauvre Laurette, d'instinct, s'était accrochée à moi. Et, dans le même instant, une peur brusque la saisit comme à la gorge. Elle balbutia, la voix étranglée:

—Fargue?... dites?... Est-ce que ce n'est pas une tempête, ça?... Une tempête comme celles qui font naufrager les navires?...

Je compris qu'il était urgent de hausser les épaules très haut:

—Une tempête, ma gosse? ah! là là! Dieu Seigneur!... on voit bien que vous ne vous y connaissez pas!... Une tempête?... ça?... Mais ça n'y ressemble pas plus que vous à une femme sérieuse!... Soyez bien tranquille, allez! une tempête, fichtre! c'est autre chose!...

Une deuxième lame un peu plus forte que la première enjamba cette fois les deux jetées. Nous étions juchés sur le socle de granit qui encercle la tourelle de pierre. L'eau ruisselante n'atteignit pas nos pieds. Mais, contre mon dos, je sentis la tourelle entière trembler sous le choc.

Loreley Loredana avait levé vers moi des yeux angoissés:

—Oh!—fit-elle,—vous faites semblant de rire, parce que j'ai peur... Mais je vois bien que c'est une tempête... Et ... dites?... ce n'est pas possible que l' Ardèche parte, puisque c'est une tempête, n'est-ce pas?... et une tempête comme celle-là...

Je haussai les épaules encore:

—Taisez-vous donc, espèce de petite folle, avec vos tempêtes... Cette chose-là, c'est un grain... et rien d'autre! Un grain, vous m'entendez?—Maintenant, quoique ce ne soit qu'un grain ... et, même, un grain pas bien méchant ... possible à la rigueur qu'on retarde un peu l'appareillage...

Phrase malencontreuse, que j'aurais bien dû retenir!... Mais c'est qu'en vérité, dans le temps que je la prononçais, j'aurais bien parié dix louis contre un qu'en effet l'appareillage allait être retardé...

Il faisait tout de bon un des plus sales temps que je me souvenais d'avoir jamais vu sur rade. Et, que diable! on n'en était pas à un jour près, pour ravitailler en munitions d'exercice la division navale de l'Atlantique...

Or, comme je formulais en moi-même cet axiome, j'eus une surprise: au milieu de la rade-abri, divers bâtiments étaient mouillés, et, parmi eux, ma Victorieuse ... je les avais regardés tout à l'heure, pour juger de leur tenue contre l'ouragan ... et maintenant, les regardant derechef, j'en vis un de plus ... qui n'était pas mouillé, lui ... mais qui, au contraire, faisait route, et venait droit vers le goulet, vers nous: l' Ardèche .

Je ne pus pas m'empêcher de la saluer d'un juron intempestif:

—Sacrr!... Parlez du loup...

Soudain pâlie, la gosse m'agrippa par la main:

—Fargue?... C'est l' Ardèche ?... Elle part?... Et elle va faire naufrage?...

Cette fois, je n'eus aucune peine à éclater de rire:

—Parfaitement!—affirmai-je.—Et tout de suite, naufrage! Ici même, contre le phare! Sûr et certain! Vous allez voir ça!...

Ma gaieté scandalisa la pauvrette, mais la calma cependant. L' Ardèche , d'ailleurs, approchait. Et je venais d'apercevoir, sur sa passerelle, une silhouette connue, que je m'empressai de montrer à Loreley Loredana:

—En attendant, voici Malcy qui vous agite son mouchoir... Allons! dépêchez-vous de lui répondre comme il faut, vous, la naufrageuse!

L' Ardèche passa, prompte comme une mouette. Je vis qu'elle obliquait au large, pour résister aux lames qui la drossaient contre la jetée. Dans une accalmie de trois secondes, la voix de Malcy parvint jusqu'à nous:

—Voulez-vous bien rentrer en ville, nom d'un ténor! vous allez piger tous les deux un mauvais rhume!...

D'office, je rempoignai l'enfant à bras-le-corps, et je courus à toutes jambes vers la voiture, qui partit, grand trot.

Comme nous repassions le pont de Recouvrance, je voulus faire rire ma protégée:

—Eh bien! Laurinette? il avait tout de même l'air assez gai, Malcy, pour un monsieur qui va boire à la grande tasse?

Elle hocha la tête et ne rit pas:

—Oui... Mais, tout de même, Fargue ... vous avez beau dire ... c'est bien une tempête qu'il fait...

X

Par le fait, ça y ressembla bientôt assez...

Dès quatre heures, la rade fut consignée aux embarcations. Il me devenait du coup impossible de regagner mon bord. Je m'en fus aux nouvelles à la Direction du Port. Les sémaphores signalaient mer très grosse sur la Manche comme sur l'Atlantique. Force barques de pêche faisaient déjà côte un peu partout, et les bateaux de sauvetage avaient du pain sur la planche.

De l' Ardèche , personne, bien entendu, ne s'inquiétait. Le mauvais temps, sur mer, cyclones y compris, n'est jamais redoutable qu'aux bâtiments à voiles; et encore! le très mauvais, très près d'une côte ... quant aux vapeurs, la brume, seule, est à même de les embêter sérieusement.

J'interrogeai pourtant un camarade du central téléphonique:

—Le sémaphore de la pointe du Raz n'a pas signalé le passage du rafiot à Malcy?

On me répondit que non, et qu'au surplus l' Ardèche , vu la brise de sud-ouest, avait vraisemblablement piqué d'abord au large, et franchi l'Iroise.

(Il existe en effet trois routes navigables pour sortir de Brest, trois routes d'eau profonde traversant la formidable ceinture d'écueils qui entoure le Finistère: le chenal du Four au nord, l'Iroise à l'ouest, et le Raz de Sein au sud. De ces trois routes-là, l'Iroise est incontestablement la plus large.)

Renseigné de la sorte,—assez vaguement,—j'errai au hasard par la ville. La pluie tombait toujours; mais ce n'était guère qu'un crachin pulvérisé par le vent. Je gagnai le cours d'Ajot, d'où l'on domine toute la rade, du Portzic à la rivière de Landerneau. Le ciel opaque n'offrait pas une éclaircie, et des lames énormes déferlaient à perte de vue, sans trêve. L'escadre, empanachée de fumée, s'affairait à doubler ses chaînes, et chauffait, prête à passer la nuit sous les feux. Je vis que ma Victorieuse avait même calé ses mâts d'hune [2] , comme on ne fait guère qu'en cas d'ouragan ou de typhon.

Vers six heures, je revins à l'hôtel de Loreley Loredana, histoire d'inviter la gosse à dîner, pour la secouer un peu de ses idées noires.

—Madame Loredana? elle «a sorti», monsieur.

—Comment, sortie? par ce temps-là?

—Oui donc, monsieur! et depuis un moment, déjà...

—Mais ... elle est sortie ... toute seule?

—Pour sûr, monsieur! toute seule et à pied. Mêmement qu'elle n'a pas pris de parapluie, aussi donc!...

—Ah bah!... Mais c'est mercredi, aujourd'hui... Elle doit chanter ce soir, il me semble?

—Oui donc, monsieur. Mireille , qu'elle chantera. A preuve que le garçon du théâtre «a venu» déjà, quérir le panier à costumes...

XI

Je dînai seul à la Brasserie, point gai. Mes compagnons des soirs précédents me manquaient déjà, et presque douloureusement ... le grand garçon, toujours boute-en-train ... la petite fille, si prompte à oublier ses rôles de dame grave... Où étaient-ils au juste, et que faisaient-ils, l'un et l'autre, en cet instant même?

Huit heures sonnèrent. A «l'estime», comme disent les timoniers, j'aurais cru qu'il en était au moins dix. J'entrai au théâtre. Tout de suite je vis Loreley Loredana,—en scène comme j'arrivais, et qui chantait,—fort paisiblement, me sembla-t-il. Mais il me semblait mal: j'avais compté sans l'habitude des planches, vite devenue, pour toute actrice, une seconde nature, tout à fait capable d'étouffer la première, au moins cinq actes durant. En fait, le rideau n'avait pas fini de tomber sur le premier tableau qu'une ouvreuse m'apportait en grande hâte un chiffon de papier griffonné d'un crayon fébrile: Loreley Loredana me suppliait d'accourir dans sa loge, tout de suite, tout de suite, tout de suite!...

Tout de suite j'accourus.

C'était la première fois que j'entrais dans la loge de Loreley Loredana. J'eus d'ailleurs à peine le temps d'entrevoir quatre murs tendus d'une toile de Jouy fanfreluchée, et trois douzaines d'éventails épinglés à ces quatre murs en manière d'ornements et d'objets d'art. Déjà la maîtresse de céans s'élançait à ma rencontre:

—Fargue!... vous savez?... c'est vrai!... il a fait naufrage!...

Et elle fondit en sanglots.

Bouche bée, je la regardai.

Elle était bien la plus extraordinaire de toutes les femmes désespérées que j'eusse jamais vues. Malgré ses larmes ruisselantes, malgré le profond hoquet qui la secouait des pieds à la télé, comme l'orage un arbrisseau, j'aurais défié n'importe qui de prendre au tragique la désolation de ce bébé aux joues en pommes d'api. Pour comble, elle était accoutrée à l'inverse de toutes les modes funéraires: elle venait d'échapper aux mains de l'habilleuse, et son costume comprenait seulement des bas, un pantalon à rubans roses, et une sorte de cache-corset qui découvrait deux épaules grosses ensemble comme trois liards de beurre. Ajoutez un maquillage effarant: du blanc gras, du rouge et du noir plaqués au petit bonheur sur le visage pas encore «fait», et les larmes zébrant le tout. En n'importe quelle autre occurrence, j'aurais ri six heures de suite. En cette occurrence-là, il me fut impossible de pleurer.

Je répétai seulement, beaucoup moins inquiet qu'ahuri:

—Il a fait naufrage?

Et, d'un coup d'œil circulaire, je cherchai dans la loge un indice, une épave.

Je ne vis rien, sauf, assis dans un coin, sage et penaud, un petit imbécile que je connaissais pour l'avoir rencontré cinq ou six fois dans tous les endroits où l'on fait la fête et à qui la fréquentation assidue des endroits susdits tenait lieu de métier.

Sous mon regard il se leva, déférent:

—Vous n'avez pas encore appris la sinistre nouvelle, capitaine? On ne fait qu'en parler dans toute la ville... L' Ardèche s'est perdue corps et biens sur les Pierres Vertes ... ou sur les Pierres Noires ... enfin, quelque part de ce côté-là ... on ne sait pas exactement...

Les Pierres Noires et les Pierres Vertes, ce n'est pas du tout la même chose. Il s'en faut de pas mal de milles. Je respirai un bon coup d'air. Quand un navire se met au sec sur l'un quelconque des cailloux qui hérissent les atterrages de Brest, les sémaphores indiquent toujours avec précision le caillou dont il s'agit. En foi de quoi l' Ardèche ne pouvait s'être mise au sec ni sur les Pierres Vertes, ni sur les Pierres Noires. Ce qu'il fallait démontrer.

Je le dis à Loreley Loredana. Mais Loreley Loredana se garda d'en rien croire. Elle avait repris son antienne du matin:

—Vous dites ça pour m'empêcher d'avoir peur. Mais ce n'est pas la peine, allez! Fargue! je le sais bien, allez! qu'il a fait naufrage! Mon Dieu! mon Dieu! mon Dieu!...

Et elle sanglotait de plus belle. L'habilleuse, ce nonobstant, avait entrepris de continuer son office, et s'efforçait de passer une robe sur le malheureux petit corps convulsé. C'était tout ensemble navrant et grotesque.

Je me retournai vers le jeune imbécile, toujours assis dans son coin:

—Monsieur,—lui dis-je, assez rudement,—votre canard n'a ni queue ni tête. D'où sort-il? qui l'a lancé?

Mais le jeune imbécile l'ignorait. Il répéta, très affirmatif:

—On ne fait que parler de cela, dans toute la ville. Et il se pourrait malheureusement bien, capitaine...

Je l'aurais volontiers giflé. Mais le plus pressé était d'en débarrasser la loge:

—Monsieur, s'il en est ainsi, vous n'aurez pas de peine à nous rapporter des nouvelles précises. Courez en chercher, et revenez, soit ici, soit, après le spectacle, à la Brasserie, où nous souperons, mademoiselle Loredana et moi. Courez, monsieur!

Et je le poussai dehors.

Dans le même temps, l'avertisseur cognait à toutes les portes:

—En scène pour le deux! en scène!...

L'actrice reprit le dessus sur la femme. Galvanisée, Loreley Loredana se redressa et fit face à son miroir, patte de lièvre au poing.

J'en profitai pour affirmer, solennel:

—Laurette! je ne vous ai jamais menti, hein? Eh bien! parole d'honneur! si l' Ardèche avait vraiment fait naufrage, personne ne pourrait rien en savoir à l'heure qu'il est. Donc, vous voyez!...

Elle ne répliqua pas. Elle ne pleurait plus. Elle me regarda au fond des yeux, pensive et sombre. Puis, comme l'avertisseur braillait derechef dans le corridor, elle s'en fut où on l'appelait.

XII

A la Brasserie, j'avais commandé des écrevisses et le saumur très sucré dont Loreley Loredana raffolait à l'ordinaire. Mais, cette fois, les écrevisses eurent tort, et le saumur lui-même fut avalé sans conviction.

Le petit imbécile de tantôt n'avait pas encore reparu, et je commençais à croire qu'il ne reparaîtrait pas. Sans doute, et quoique «toute la ville ne parlât pas d'autre chose,» les renseignements sur le naufrage prétendu n'avaient-ils pas été faciles à rassembler. Je fis là-dessus diverses plaisanteries d'excellent goût, qui ne furent pas sensiblement mieux appréciées que le saumur et les écrevisses.

Loreley Loredana, pourtant, semblait redevenue calme. Et, n'eût été que ce calme-là ne ressemblait de près ni de loin à la gaieté de naguère, dont il ne restait plus vestige, j'aurais jugé la situation satisfaisante. En tout cas, j'étais à cent lieues de prévoir le coup de théâtre qui se préparait.

Ce fut à minuit trois quarts très juste qu'il éclata.

Je venais de lever les yeux vers l'horloge, et je m'apprêtais à donner le signal de la retraite, «puisque l' Ardèche ne voulait décidément pas faire naufrage avant le lendemain...»

A ce moment, l'imbécile, déjà plusieurs fois nommé, entra. Et, dans la bouffée d'air froid qui passait la porte avec lui, je sentis venir une catastrophe.

Loreley Loredana, d'un sursaut, s'était dressée. Elle regardait droit devant elle, avec des yeux très fixes. Elle battit deux fois des lèvres, pour balbutier un seul mot, qui, dans ses trois lettres, enfermait déjà tous les désastres:

—Oui?

Et la réponse vint, aussi stupidement épouvantable que si «toute la ville» eût collaboré pour la combiner telle, exprès:

—Eh bien! oui. Il ne peut pas y avoir d'erreur. C'est un vapeur norvégien qui a apporté la nouvelle. L' Ardèche a coulé bas près de la chaussée de Sein, au coucher du soleil. Le norvégien a très bien vu...

D'instinct, je m'étais levé, et j'avançais les bras, à tout hasard. Ce fut à peine assez tôt pour recevoir Loreley Loredana, qui tournoya, puis s'abattit, comme frappée d'une balle.

Elle n'avait même pas entendu la dernière phrase du jeune idiot:

—Le norvégien a très bien vu, et, si ce n'est pas l' Ardèche qui a péri, c'est un autre navire à peu près pareil, à vapeur ou à voiles... On ne sait pas au juste, mais on est sûr...

XIII

Il fallut dix bonnes minutes, beaucoup de vinaigre et pas mal de serviettes mouillées pour ranimer Loreley Loredana.

A la fin, elle reprit connaissance. Mais je n'y gagnai pas grand'chose: en un clin d'œil l'évanouissement fit place à la plus violente crise de nerfs. Les serviettes mouillées et le vinaigre durent incontinent revenir à la charge.

J'avais jeté la pauvrette en travers d'une des tables de marbre, et je l'y maintenais à deux mains, aidé par tous les consommateurs de bonne volonté, qui tous me prodiguaient des conseils innombrables. Je n'écoutais d'ailleurs pas, trop occupé de ma besogne, laquelle n'était point facile: ce corps de poupée se démenait avec une étonnante vigueur. De la bouche tordue, des cris s'échappaient, inarticulés d'abord. Mais bientôt, parmi ces cris, des syllabes distinctes se firent jour. J'entendis le nom de Malcy, plusieurs fois répété. En même temps, les convulsions s'apaisaient. La crise s'éteignit en quelque sorte d'elle-même, et je n'eus plus entre mes mains qu'une toute petite fille très malheureuse, et si faible qu'elle pouvait à peine pleurer.

Elle était trop épuisée pour marcher. Il fallut rester là, dans ce café, sous trop de regards curieux. Mais ça lui était maintenant bien égal, qu'on la regardât, elle, Loreley Loredana, dont l'ami était mort. Car il était mort, c'était sûr ... sûr ... effroyablement sûr... Il était mort. Et elle l'avait tant aimé, tant aimé, tant aimé...

Vainement j'essayai d'interrompre la pauvre litanie navrante. Vainement j'essayai de parler raison, de protester, de dire qu'on ne savait pas, qu'on ne pouvait pas savoir, que personne ne pouvait savoir. Vainement j'affirmai, moi, qu'il n'était pas mort. On ne m'écoutait pas. On ne m'entendait pas. La voix dolente continuait sa plainte.—Il était mort. Mort sans avoir revu celle qui l'aimait. Mort sans avoir su comment elle l'aimait, et combien. Elle ne lui avait jamais rien avoué. Elle avait toujours eu peur et honte. Parce qu'elle aimait. Parce qu'elle aimait d'amour. Ardemment, follement, désespérément. Elle aimait, et elle était aimée. Car elle le savait aussi, qu'elle était ... hélas!... qu'elle avait été aimée. Elle le savait, qu'il serait bientôt revenu, revenu amoureux, avec tous les baisers dans sa bouche. Elle le savait, qu'ils se seraient alors unis, liés, liés pour toute la vie ... comme les amants des légendes ... et des opéras... Maintenant, plus rien. C'était fini.—Fini.—De tout ce bonheur, plus rien ne subsisterait, qu'une tombe où s'agenouiller pour pleurer le cher, cher mort...

Une tombe?... Ah! Dieu! Dieu!... quelle tombe?... puisque c'était l'impitoyable mer qui avait commis le crime?... Non!... il n'y aurait pas même de tombe. Le cadavre errant n'obtiendrait ni repos, ni sépulture, sauf peut-être sur la plage où les vagues, à la fin, le pousseraient, le rouleraient...

Sur la plage ... où les vagues...

La voix s'étrangla net, avec une sorte de hoquet. Le corps menu, effondré sur la banquette de velours, où mes deux mains le soutenaient pour l'empêcher de glisser jusqu'à terre, se releva d'une secousse. Loreley Loredana fut debout, frémissante, ses yeux agrandis fixés sur mes veux:

—Fargue!... Puisqu'il a fait naufrage?... c'est, dans la baie des Trépassés que les vagues le pousseront, n'est-ce pas?... Oh! je me souviens! il me l'avait dit, lui-même!

Fiévreuse, galvanisée, elle agrippait déjà son chapeau demeuré sur la table de marbre, s'en coiffait, enfonçait les épingles...

—Fargue!... Vite, vite!... partons! Vous me conduirez, dites?... Oh! oui! vous me conduirez là-bas! vous ne m'abandonnerez pas!...

Effaré, ne comprenant pas encore, je m'étais levé aussi, j'allongeais une main vers mon pardessus:

—Je vous conduirai? mais où?... où est-ce que je vous conduirai ma gosse?...

Elle m'avait pris la main, elle m'entraînait vers la porte:

—Mais là-bas, bien sûr! à la baie des Trépassés!... Allons, partons! vite, Fargue, vite!...

Nous étions déjà dans la rue.

Mais là, sous l'aigre bruine que le vent furieux nous jetait au visage, je m'arrêtai net, et je protestai:

—Mon petit! vous êtes tout à fait folle, ce coup-ci?... Voyons! vous voulez aller au Raz, pour chercher le cadavre de Malcy? de Malcy qui n'est pas plus mort que vous et moi?

Elle haussa ses épaules de fillette, désespérément:

—Oh! Fargue!... mon ami!... A quoi bon? maintenant?... puisque je sais qu'il est mort! Ne mentez plus, Fargue. Venez plutôt, venez tout de suite.

Mais, à la fin, ça devenait trop saugrenu, et j'avais perdu patience:

—Ah! non! par exemple!... je ne suis pas fou, moi, si vous êtes folle!... Non, non, non, et non! jamais de la vie!...

Elle ne se fâcha pas. Elle eut seulement un très large geste, résigné et résolu:

—C'est bien. Tant pis. Comme vous voudrez, Fargue. Ne venez pas. J'irai toute seule. Adieu, Fargue.

Elle me quitta, sans hésiter. Elle s'éloigna, rapide, coupant en diagonale l'immense rectangle du Champ de Bataille noyé de pluie.—Petite ombre pataugeant dans les flaques où dansait le reflet des réverbères, parmi la plainte des arbres et le hurlement des rafales.

Moi, je restai dix secondes, planté comme un terme sur le bord du trottoir, à la regarder s'en aller. Puis je courus après elle:

—Laurette, Laurette!... mon chéri!....

—Ah!—fit-elle, de sa mince voix douce.—Je savais bien que vous viendriez avec moi...

—Mais non! Laurette!...

—Mais si. Je savais bien. Dépêchons-nous. Nous serons à la gare dans cinq minutes. Savez-vous s'il y a un train bientôt?

Je ne luttais plus. Trop évidemment, sa décision était prise. Je ne songeais plus qu'à faire en quelque sorte la part du feu. S'il fallait absolument aller au Raz, eh bien! on irait. Mais pas tout de suite! pas ainsi! Il serait temps demain, quand on aurait dormi, quand on serait moins las, quand on aurait fait les préparatifs indispensables...

Et d'abord il me fallait encore une permission, à moi, une permission de plusieurs jours. Et elle, Loreley Loredana, avait le théâtre à prévenir...

Non sans peine, j'eus gain de cause, après une discussion serrée. Loreley Loredana consentit à rentrer à l'hôtel pour y attendre le jour. Je crois bien d'ailleurs qu'elle s'y décida surtout après avoir dûment constaté, horaire en main, qu'il n'existait aucun train de nuit...

XIV

Je me souviens d'avoir dormi cette fin de nuit-là,—nuit du mercredi 9 au jeudi 10 janvier 1895, comme un somnambule hydrophobe: moitié délire, moitié cauchemar ... et de m'être réveillé, au petit matin, courbaturé, rompu, moulu, des cheveux aux orteils.

Oui. Et pourtant, cette nuit du 9 au 10 janvier fut encore une nuit délectable, en comparaison des cinq nuits suivantes,—en comparaison de la nuit du 10 au 11 pour commencer!

Il y eut la journée, d'abord.—Dès patron minet, il me fallut galoper d'un bout à l'autre de la ville, et de la rade, pour préparer l'absurde voyage. Quatre bonnes heures durant, je ricochai de la Préfecture Maritime au théâtre, du théâtre à la Victorieuse , et de la Victorieuse à l'hôtel, où Loreley Loredana, prête avant l'aube, piétinait en m'attendant.

A deux heures cinq, enfin, nous prenions ensemble le train pour Quimper, où nous arrivions à quatre heures quarante-sept.—Oh! je me rappelle tous les détails!—Là, il fallut attendre interminablement la correspondance de Douarnenez. Il faisait déjà nuit noire. Loreley Loredana refusa d'ailleurs de quitter la petite gare, et, muette, le front bas, les yeux fixes, contempla soixante-treize minutes durant les rails luisants de pluie et le ballast noir de suie.

A six heures, un train bas-breton, poussif et visqueux, nous emporta enfin. Mais ce n'était pas la dernière étape. A Douarnenez, tout recommença: l'attente interminable, le quai désert, puis le rembarquement dans un nouveau train, plus ignoble encore que le précédent. Et, derechef, nous repartîmes à travers la lande nocturne, sinistre sous son manteau de brume et de bruine éternelles. A mesure qu'on approchait du but, il pleuvait plus fort et il ventait plus aigre. Vers huit heures, ce fut le bout des rails, à Audierne. Et nous n'étions pas encore arrivés. Il s'en fallait bien d'une quinzaine de kilomètres. A grand'peine je dénichai l'unique voiture disponible, et ce furent alors des pourparlers exaspérants pour obtenir que cette voiture nous menât sur-le-champ jusqu'au Raz. La nuit s'avançait cependant, plus sombre et plus sinistre de minute en minute. Sur la route, où maintenant nous roulions à grands cahots, des nuages d'embrun se mêlaient par intervalles à l'eau du ciel. Les lanternes luttaient mal contre l'obscurité opaque; et c'était seulement à ses grondements, plus formidables que tous ceux de la foudre, que je devinais l'océan proche. Je l'entendais battre sans trêve le pied de la falaise, à cent pas du chemin, plus près parfois. Et les chevaux trottaient toujours, interminablement. Par les portières très mal closes, toute l'humidité glaciale de la lande entrait et perçait nos manteaux, nos vêtements, notre linge. A côté de moi je sentais le pauvre petit corps de la voyageuse, raidi de fatigue et de froid...

Enfin, l'auberge du Raz se profile dans l'ombre. Il était minuit, ou presque. Une servante effarée nous ouvrit. Et je me crus au bout de mes peines. Déjà je découvrais, au fond d'un couloir crépi, une chambre blanche, du feu, un lit...

Mais alors Loreley Loredana, silencieuse depuis le départ, parla:

—Où est-ce?... la baie des...

Elle n'osait plus articuler les trois syllabes terribles.

J'étendis un bras vers l'ombre, du côté du nord:

—Par là, Laurette. Nous irons demain, dès qu'il fera jour.

Elle secoua la tête:

—Non. Pas dès qu'il fera jour. Tout de suite.

Cette fois, je la crus, à la lettre,—médicalement,—démente...

Nous étions sur le seuil de l'auberge, laquelle est bâtie au plus haut de la falaise, et domine la mer de quatre-vingts mètres à peu près. Et néanmoins le fracas des lames déferlant sur les deux faces du promontoire était si violent que nous étions forcés d'élever la voix pour nous entendre...

Il ne s'agissait évidemment plus de raisonner. Très doucement, je pris dans mes deux mains la menotte glacée:

—Mon cher petit, il fait noir, noir... Regardez plutôt!... Ce n'est pas la peine, à présent, de commencer les recherches... Nous n'y verrions pas clair ... pas clair du tout...

Mais elle secoua encore la tête:

—Si. Demandez une lanterne. Tout de suite.

Et, comme je me taisais, démonté, elle reprit, de cette même voix très douce dont elle soulignait ses entêtements les plus inflexibles:

—Demandez la lanterne, Fargue, s'il vous plaît ... et puis allez vous reposer, Fargue ... mon cher Fargue... Vous êtes trop fatigué, vous, je comprends bien... Mais ça ne fait rien, je peux chercher toute seule, je vous assure. Bonsoir, Fargue. Demandez seulement la lanterne. Tout de suite.

Que faire? sinon céder, céder encore, obéir?...

Et je vivrais des siècles,—sans oublier cette heure nocturne ... extravagante, oui ... et macabre ... mais par dessus tout si douloureuse qu'elle cessait absolument d'être grotesque, malgré l'absurdité sans nom de toute l'aventure...

... Des siècles, en vérité!—sans oublier ce chaos prodigieux de la mer, du ciel, de la terre, confondus, enchevêtrés, roches à lames, lames à rafales, pêle-mêle, tels, dans leurs plus sanglantes étreintes, deux ennemis ou deux amants acharnés... Des siècles,—sans oublier cette écume blême des flots phosphorescents, seule, lueur qui, par intervalles, perçait la surnaturelle obscurité.

Et, surtout, des siècles, et des siècles de siècles!—sans oublier le petit fantôme pâle, épuisé, à bout, qui vacillait devant moi, dans le halo trouble de ma lanterne, et dont les pauvres yeux, brûlés de larmes plus amères que l'océan même, s'usaient désespérément à fouiller et à sonder, pierre par pierre, vague par vague, l'impénétrable nuit...

XV

Enfin, quand reparut l'aube grise et froide, Loreley Loredana, tout d'un coup, trébucha, écrasée de fatigue, et tomba.

Je dus la rapporter, inerte, dans mes bras, jusqu'à l'auberge du Raz.

Comme une toute petite fille ensommeillée, je la déshabillai, je la couchai. Mais elle avait outre-passé sa faible vigueur. Et, au lieu du repos, ce fut la fièvre qui vint; une fièvre très légère, sans gravité aucune, qui retardait seulement le repos. Je n'osai cependant pas quitter le chevet de la malade, à cause du grand vent terrible qui secouait toute l'auberge, sans trêve, et secouait davantage encore le pauvre cœur de la pauvre Loreley Loredana.

Elle m'avait demandé, tandis que je la bordais dans son lit:

—Fargue, par cette tempête-là, est-ce que les vagues mettent longtemps à pousser les ... les trépassés ... jusque dans la baie?...

Et je ne voulus pas que la fièvre tournât en délire. J'entonnai donc une fois de plus le refrain:

—Il n'est pas mort, Laurette! Je vous affirme qu'il n'est pas mort. Je vous jure qu'il n'est pas mort. Je vous donne ma parole d'honneur qu'il n'est pas mort...

Et une idée me vint, qui me parut très propre à ramener un peu de calme dans la petite tête trop chaude:

—Tenez, Laurette! puisqu'il n'est pas mort ... écrivez-lui! Écrivez-lui une belle longue lettre, où vous lui raconterez tout... Vous verrez: ça le fera joliment rire, quand il la recevra!... Et, quand il reviendra, vous rirez ensemble, tous deux!... Ecrivez-lui, Laurette!... écrivez à Lisbonne: vous savez que c'est là sa première escale...

J'avoue que je ne comptais qu'à moitié sur le succès de ma proposition. A ma grande surprise, Loreley Loredana lui fit un accueil immédiat. Et il fallut sur-le-champ appeler la servante, réclamer papier, crayon, buvard, et tasser les oreillers du lit, pour faire pupître et fauteuil...

Et incontinent Loreley Loredana commença la belle longue lettre. Je lus les quatre premiers mois, au haut de la première feuille:.

Mon chéri, mon amour...

Et je songeai que Malcy, s'il lisait jamais ces quatre mots-là, s'en étonnerait sans doute un peu...

Interrompue par des pauses de sommeil, la belle longue lettre, très belle et encore plus longue, fut achevée seulement au soir. Et, tout de suite, tout de suite, le garçon d'auberge l'emporta, pour la mettre à la poste.

Alors, moi, mal inspiré, je dis:

—Laurette, à présent, vous allez pouvoir dormir tranquille...

Mais, soudain redressée, et rejetant les couvertures, Loreley Loredana se releva d'un bond:

—Oh! Fargue! à quoi pensez-vous!... Vite, vite ... pendant qu'il fait encore jour.—je suis guérie, vous savez!—retournons à la baie!... S'il y était, songez!

Il fallut retourner.

XVI

Or, cinq jours passèrent ainsi.—Cinq jours, durant lesquels Loreley Loredana, obstinée, chaque soir et chaque matin chercha, d'un cap à l'autre, sur tout le rivage de la baie des Trépassés, le cadavre de l'homme qu'elle aimait;—et, ce néanmoins, têtue, chaque après-midi écrivit à ce même homme une longue lettre d'amour...

XVII

Car la fin n'arriva que le sixième jour.

Ce jour-là, fort avant le lever du soleil, nous sortions de l'auberge, Loreley Loredana et moi, pour descendre à la baie, selon l'immuable protocole, quand, au tournant de la route d'Audierne, le facteur parut...

Loreley Loredana, qui écrivait des lettres, mais n'en attendait point, allait passer outre. Un pressentiment m'arrêta, et je retins ma petite compagne.

Le facteur arrivait. Il mit une main au-dessus de ses yeux, en abat-jour; puis, ayant bien considéré Loreley Loredana:

—C'est vous,—dit-il, en tendant une enveloppe bleue,—c'est vous que vous vous appelez comme c'est qu'il y a écrit là?

Je fis un pas pour voir. L'enveloppe était un télégramme clos.

Le facteur expliquait:

—Cette dépêche ici, que je dis ... elle est venue de Brest, aussi donc. Et à Brest, alors ... d'où que vous aviez parti ... on a fait suivre pour Audierne, par la voie postale...

Loreley Loredana avait pris le télégramme, et l'ouvrait d'un doigt prompt.

Je la regardai. Elle lut ... lit: «Ah...» et chancela...

Je la soutins. Je commençais d'être accoutumé à la soutenir. Elle n'était pas tout à fait évanouie. Elle put me tendre le papier bleu. Je lus à mon tour:

Madame Loredana.

Théâtre Brest.

Pas mort du tout, sain et sauf à Lisbonne. J'embrasse tendrement et follement ma chère petite amoureuse aimée.

Malcy

Et, comme elle avait fait: «Ah...» je fis, moi: «Ouf!»

Parce que,—n'est-ce pas?

Certes, jamais je n'y avais cru, moi, au naufrage; mais, tout de même, à la longue, le contact de ce désespoir et de ce deuil, perpétuellement accrochés, en quelque sorte, à moi, comme un crêpe à la manche d'un vêtement pas encore noir ... pas encore ... mais...

Oui, décidément: «Ouf!»

Sur quoi je regardai Loreley Loredana.

Loreley Loredana, ayant dit: «Ah...» s'était tue. Et elle continuait de se taire.

Très pâle d'abord, elle reprenait maintenant couleurs vivantes, le sang remontait à ses joues. Bientôt il y afflua. Et Loreley Loredana fut rouge. Rouge...

Elle lâcha mon bras, où elle s'appuyait. Elle fit trois pas, distraite, hésitante ... puis, soudain, rentra dans l'auberge, sans m'avoir rien dit encore.

Une heure après,—j'avais cru bon de la laisser, si j'ose dire, cuver sa joie ... évidemment immense ... totale ... absolue!—une heure après, donc, je frappai à sa porte.

Elle cria: «Entrez!» d'une voix qui me sembla fort calme ... froide, peut-être...

Je la vis à quatre pattes devant son petit sac à main,—ce petit sac à main, que j'avais eu beaucoup de mal à la persuader d'emporter, sept jours plus tôt, au départ de Brest.—Elle y empilait, hâtive, toutes ses affaires, éparses sur le plancher autour d'elle. Sans lever le nez, elle m'interrogea:

—Fargue?... à quelle heure le train pour Brest, à la gare d'Audierne?

Un peu déconcerté, je répondis:

—Je ne sais pas, Laurette...

Elle répliqua:

—Demandez vite! Il ne s'agit pas de le manquer!

Décidément, la voix, n'était point chaude, chaude. Par intervalles, elle crépitait même, blanche, sèche et cassante, comme givre...

Je m'en fus demander tout ce qu'il fallait.

XVIII

Dans le train du retour, elle ne parla pas plus qu'elle n'avait parlé, sept jours auparavant, dans le train de l'aller. Mais ce n'était pas le même silence.

Moi, je me taisais comme elle.

A Brest seulement, sur le quai de la gare, je risquai l'indispensable question:

—Votre sac, Laurette?... Où voulez-vous que...

Elle coupa la phrase:

—A l'hôtel, s'il vous plaît, Fargue... Et allez-y tout seul: il faut que je passe d'abord au théâtre...

Je la vis disparaître, affairée, au premier coin de rue...

XIX

Après...

Après ... deux mois et demi après, par un joli soir d'avril, l' Ardèche , retour d'Atlantique, reprit son ancrage dans l'avant-port; et le youyou de Malcy rencontra mon canot-major à l'accostage du pont Gueydon,—comme naguère il avait fait...

Nous criâmes ensemble, Malcy et moi:

—Bonjour!

Et, bras dessus, bras dessous, nous remontâmes, une fois de plus, l'interminable escalier qui joint le port militaire à la ville.

A mi-hauteur, je ne me retins pas d'être indiscret:

—Vieux? eh bien?... Loreley Loredana?...

Malcy s'arrêta court, comme s'il eût buté contre un obstacle.

—Oui?... Loreley? eh bien?—fit-il.

Il questionnait lui-même au lieu de répondre. Etonné, je le regardai:

—Eh bien? quoi?—répéta-t-il.—Loreley Loredana?... qu'est-elle devenue?...

Je haussai les sourcils:

—Comment? tu ne sais même pas?...

Il s'impatienta:

—Mais non, parbleu! je ne sais même pas!... je ne sais même rien!... Allons, dis vite!... Que diable?... quoi?... Morte, hein?

Je sursautai:

—Jamais de la vie, mon vieux! morte? tu en as de bonnes!... Pourquoi, morte? Elle était encore ici, il y a quinze jours, bigrement vivante, je t'assure!... et même fraîche comme un camélia... Elle est partie avec la troupe, le 15 ... quand la saison théâtrale eut pris fin...

—Ah!—fit Malcy.

Il demeura silencieux une longue demi-minute.

Puis, tout à coup:

—Alors?—reprit-il, impatient soudain;—alors? Fargue, explique!...

—Expliquer?... quoi?

—Eh! parbleu!... le mystère par lequel Loreley Loredana, après m'avoir écrit les six lettres que je reçus à Lisbonne, du temps qu'elle me croyait à cinq cents mètres au fond de la mer ... et quelles six lettres?... cessa net de m'écrire, et ne répondit même plus à mes lettres ... plus jamais, jamais plus!... du jour qu'elle me sût vivant et sauvé?

J'écarquillai les yeux:

—Non?... elle ne t'a plus écrit?

—Jamais plus, plus jamais! Je viens de te le dire.

—Ça!... par exemple!...

Je m'étais arrêté, bouche bée. Malcy me considérait, les sourcils en arc:

—Voyons, Fargue!... C'est la bouteille à l'encre, cette histoire-là!... Récapitulons donc un peu... A votre retour du Raz, tu as continué à la voir?... que disait-elle?.... parlait-elle encore de moi?...

J'écartai les deux bras:

—Eh non! vieux! je n'ai pas continué à la voir ... sauf de très loin en très loin... Réfléchis donc, mon petit: au Raz, cette gosse m'avait ouvert toute son armoire à secrets ... et à deux battants, si j'ose dire!... Ça la gênait quelque peu, par la suite... Et j'ai bien vu sa gêne... Dame! ça n'était pas fait pour la publicité, le mystère de votre amour ... et du moment que, moi, je savais, et qu'il n'aurait pas fallu que je susse ... puisque vous ne m'aviez jamais soufflé mot ... avant...

D'un geste vif, Malcy me coupa:

—Mais... dis donc! mon petit?... Notre amour ... comme tu veux bien le nommer ... n'oublie pas qu'il ne fut amour que dans l'imagination de Laurette! et qu'à dater du jour de ma noyade présumée...

—Au fait ... c'est vrai...

Nous nous étions remis à marcher, et nous foulions maintenant le pavé boueux de l'inévitable rue de Siam. Malcy, tout à coup, s'arrêta de nouveau, et mit sa main sur mon épaule:

—Sais-tu la morale de tout ça, vieux camarade? Je vais te la dire! mademoiselle Loreley Loredana, chanteuse d'opéra-comique, s'est trompée deux fois, au cours de notre petite aventure: la première fois, quand elle m'a cru mort; la deuxième fois, quand elle s'est crue amoureuse... Et, deux fois détrompée ... donc, deux fois ridicule...

—Oh! ridicule?...

—Ridicule à ses yeux de femme, oui!

—Admettons...

—Ridicule deux fois, donc elle a préféré ne jamais revoir vivant, l'homme qu'elle aurait pleuré éternellement mort.

—Éternellement?

—Éternellement. Ou même davantage. Trois mois, par exemple. Quatre mois, peut-être ... qui sait!...

—Vieux, sais-tu que ce n'est pas très gai, ce que tu viens de dire?

—Et la vie, vieux? crois-tu qu'elle l'est, gaie?

[1] Sud-ouest . La prononciation suroît est obligatoire. De même, comme nord-ouest se prononce noroît , et sud est, suêt . Usage naval généralisé.

[2] Quoique l' h du mot hune soit aspirée, l'usage naval exige qu'on prononce et qu'on écrive mât d'hune et vergue d'hune .


IDYLLE EN MASQUES

à Max Hellé

I

SIXIÈME PAGE DU «JOURNAL» EN DATE DU 27 DÉCEMBRE 1901, RUBRIQUE «MARIAGES»

Officier de marine, vingt-six ans, sans famille, indépendant de toutes manières, et rentré récemment d'une campagne lointaine, correspondrait pour mariage avec vraie jeune fille du monde, jolie, romanesque, spirituelle, et pas calculatrice.—Carte d'identité 4.271, poste restante, Toulon.

II

Au porteur de la carte d'identité 4.271,
poste restante,

Toulon.

( Var ).

Paris, 1 er janvier 1902.

Monsieur le correspondant inconnu,

D'abord, je veux vous persuader que j'y crois très peu, oh! mais,— très peu! —à ce conte bleu d'un officier n'ayant jamais découvert, ni à Toulon, ni dans aucune de ses «campagnes lointaines», la moindre âme sœur.—Dites, monsieur?... faut-il que vous soyez difficile, tout de même?... Et faut-il que vous me supposiez candide?... Je le suis! mais pas tant que ça... Et puis j'ai un petit doigt ... et mon petit doigt m'affirme qu'il s'agit tout bonnement, en l'espèce, d'une innocente fumisterie. Combien étiez-vous, mes lieutenants, dans le carré de votre navire, quand fut rédigée en collaboration la petite annonce attrape-mouches? Et encore! je suis bonne de vous donner du galon! Combien plus vraisemblable, le malin cénacle de dames ou de demoiselles, qui aura inventé cet ingénieux moyen de rire aux dépens d'une crédule petite oie!...

Au fait, cela m'arrange de croire qu'il en est ainsi. Nous sommes entre femmes, c'est plus correct. Vous voulez rire, je veux rire aussi; distraction bien inoffensive. Et, la correspondance engagée, vous voici forcées, ou forcés ... ou forcé, qui sait!... de faire de la couleur locale,—d'inventer des récits de guerres et de voyages!... Je les aime beaucoup, et je me réjouis à l'avance des précieuses pages que je vais recevoir...

Par exemple ... j'y songe... Toute cette littérature doit nous amener à un mariage? Mon Dieu! moi qui ne veux pas du tout, mais là,—pas du tout!—me marier ... pour l'instant, du moins... C'est bien compliqué! Enfin! peut-être me laisserai-je entraîner ... si les lettres sont très entraînantes!... Des lettres navales, cela doit griser un peu. D'autant que je suis fille d'officier, et que j'ai un furieux faible pour tous les panaches!

En avant! donc! et faisons connaissance... Pourquoi écrivez-vous que vous êtes indépendant? indépendant ... quant au cœur?... ou quant au caractère?... ou par la fortune?—Quant au cœur, j'y compte bien, puisque vous parlez de mariage.—Quant au caractère... Aïe! gare à moi, qui jamais au grand jamais ne sus cultiver les vertus trop féminines de douceur, de patience et de résignation (C'est maman qui me le reproche vingt fois par jour.) Comment nous y prendrons-nous, monsieur, pour faire bon ménage?—Indépendant par la fortune, peut-être? riche?—Mais non! vous ne le diriez pas, puisque vous cherchez une jeune fille «pas calculatrice»... Calculatrice, je ne le suis pas. L'argent ne m'a jamais tenté, et je me sens très bien le courage d'affronter la misère dorée, compagne inséparable de l'épaulette, en notre doux pays ... je sais cela... Non, pas calculatrice.—Romanesque? Oh! oui!... et la preuve, c'est que je vous écris.—Jolie? Non. Pas laide tout de même. J'ai des cheveux châtains, des yeux jaunes, un nez retroussé, une grande bouche. Une photographie vous en dirait davantage? D'accord. Mais je n'ai pas de bonne photographie ... et en aurais-je que je n'en enverrais pas à un inconnu.

Spirituelle? Pas du tout!—Mais soyez prudent, monsieur! ne cherchez pas une femme qui ait trop d'esprit...

Voilà pour moi.—Parlons de vous. Votre annonce garde une réserve qui enrage ma curiosité... Êtes-vous grand, petit, blond, brun, blanc, nègre? bon, méchant, pire?... Ça me décourage d'écrire à un domino masqué!—Monsieur, levez un peu le masque!

Et sur ce ... qui que vous soyez ... riez de ma naïveté, puisque je me suis prise à votre attrape;—mais riez avec indulgence: je n'aurai vingt ans que ce mois-ci! c'est l'âge de toutes les candeurs!—Pas?

Pour finir:—aurez-vous assez de confiance en moi, et me croirez-vous?—si je vous dis que c'est la première fois que j'écris une lettre ... une lettre que maman ne lira pas ... et la première fois,—dame! vous pensez!... pauvre maman!—que je réponds à une annonce de journal?...

Au revoir, mademoiselle, madame, ou monsieur...

(Z. A., poste restante, bureau 41, Paris.)

III

A monsieur Henri Précy,
officier de marine,
à bord du Calédonien,

en rade de Toulon.

Paris, 4 février 1902.

Donc, monsieur, votre petite annonce vous a valu cinquante-trois lettres de femmes?... O Marcel Prévost, où es-tu!... Cinquante-trois ... et c'est ma lettre qui se trouve élue favorite de ce petit harem?—C'est bien beau pour être vrai.—Enfin, passons... Vous m'avouez pourtant, dans le portrait assez séduisant que vous tracez de vous-même, être un peu fumiste ... est-ce un conseil indirect de ne pas croire un mot de tout ce que vous m'écrivez?

Votre lettre répond d'ailleurs à beaucoup de mes questions, et vous avez le talent d'être très vraisemblable. Malgré quoi, j'ai contre vous une défiance instinctive... Que voulez-vous? je m'étais faite à l'idée d'une mystification: je croyais écrire à une association de jeunes filles... C'est très, très difficile de passer tout d'un coup à la conviction contraire... Vous êtes un officier, réellement? un seul? bien sûr?... Écoutez, monsieur ... je n'aime rien autant que la franchise: donc, si vous m'avez menti, et si vous avez la méchante pensée de continuer à me mentir dans vos lettres, restons-en là tout de suite, voulez-vous?... Quoique ce soit tout de même gentil de s'écrire comme nous nous écrivons, par fantaisie, sans but, pour rien...

En somme, vous me donnez bien une espèce de preuve de votre sincérité: ce nom d'Henri Précy ... vous me prévenez très loyalement que c'est un nom de guerre... Je n'avais nul moyen de vérifier cela. Vous me le dites donc par goût de la vérité. Merci... Je ne vous demanderai jamais qui vous êtes vraiment,—ni vous qui je suis, n'est-ce pas?—Gardons nos masques, c'est prudent et honnête de part et d'autre. Au fait, j'ai reçu votre portrait. Mon Dieu! il ne me déplaît pas trop ... sauf, pourtant
trois mèches blanches qu'il me semble bien
distinguer au-dessus de votre tempe?... Des cheveux blancs, brrr!... Enfin! je tâcherai de les oublier...

Savez-vous? Votre lettre a l'air d'avoir été écrite par deux personnages bien différents: l'un, sentimental et romanesque; l'autre, impitoyablement railleur... Voyons ... lequel des deux êtes-vous, en bonne vérité?... C'est le sentimental qui se vante d'avoir pleuré parfois, et de n'avoir jamais fait pleurer autrui? Cela me rassurerait ... mais que dira le railleur? Et puis ... vous me proposez certaine «escrime» du cœur « ou » de l'esprit... Voilà un « ou » qui m'inquiète! Si je m'embrouille, moi? Et si les fleurets sont mal mouchetés?... Enfin! laissons faire le hasard...

Écrivez-moi aux mêmes initiales (qui, bien entendu, ne sont pas les miennes...) Ah!... j'allais oublier: je ne veux pas de ce que vous vous permettez d'envoyer à mes mains!... elles sont trop grandes pour être baisées, mes mains, d'abord ... sans compter qu'entre bons amis, il n'est jamais besoin que d'un cordial shakehand .

IV

A monsieur Henri Précy,
officier de marine,
à bord du Calédonien,

en rade de Toulon.

Paris, 26 février 1902.

Monsieur mon ami...

Je mets cela pour vous faire plaisir... Mais ... croyez-vous que nous soyons déjà amis? Hum!... je me figure l'amitié sous les traits d'une sage personne, rebelle aux coups de foudre...

Maintenant, pour commencer:—Je ne demande comme vous qu'à déposer mon bouclier de scepticisme et d'ironie... (j'en avais donc un?...) La confiance est une chose très douce, d'accord!... et, mon Dieu! j'avoue que cela me tente de me confier à vous... Mais ... mais je relis vos lettres ... et je constate que feu Machiavel n'en aurait pas imaginé de plus adroites pour bien exalter l'imagination d'une jeune fille trop romanesque.—Auriez-vous eu quelque arrière pensée de ce goût-là? Cela serait peu loyal, monsieur. Et je tiens à vous dire qu'en tout cas je ne serai pas dupe.

C'est bien entendu?—Alors causons...

Non! rassurez-vous: maman n'a pas pour habitude de fureter dans mes affaires, et je n'ai nul besoin de brûler vos lettres.—Pauvre maman! Mes incartades ont peu à peu lassé sa patience, si bien qu'aujourd'hui je jouis à la maison d'une liberté inimaginable: je lis, j'écris, je sors, je reçois mes amies, j'ouvre mon courrier,—sans une question, jamais.—(J'aurais pu vous donner mon nom, mon adresse ... je pourrais le faire encore ... mais ce serait lever le masque: non!)

Écrivez-moi donc souvent, monsieur mon ami. Je suis trop sincère pour vous dissimuler le plaisir tout neuf que me font vos lettres... En les ouvrant, j'ai presque des palpitations, maintenant... Dites? vous appelez charmant le jeu que nous jouons? Est-ce pas dangereux qu'il faudrait dire?—Moi qui me suis tant moquée des alouettes prises au miroir!... voyez-vous qu'un beau matin je me réveille, mon cœur ayant bel et bien jeté l'ancre en rade de Toulon?—Non, tout de même!...

Moqueur au dehors et tendre au dedans, dites-vous? Cela ne me déplaît pas de vous savoir ainsi... Moi-même, je me suis fait une armure de raillerie, et je l'essaie perpétuellement contre tout le monde. On me traite de peste, ou de folle. Mais, là-dessous, je cache une sensiblerie déplorable; et je crains bien que, le jour où je me toquerai de quelqu'un, ce ne soit tout de bon...

A propos! votre lettre est un vrai questionnaire... Tant mieux! ça m'amuse de vous répondre.—A quoi je rêve, monsieur mon ami? A vous quelquefois. A mes illusions. (J'en ai beaucoup ... je me demande parfois si le bonheur existe?... si les poètes n'ont pas trop d'imagination?... et si l'on voit encore, au vingtième siècle, des mariages d'amour?...) Je rêve beaucoup, vous savez!... C'est délassant. Lorsqu'on est fatigué de voir danser autour de soi les pantins de la vie, pourquoi se refuser un tour de valse au pays bleu? Quant à me bâtir des romans, comme vous le faites en vos jours de spleen, impossible! le héros manque...

Mes occupations? Dame! je lis, je brode, je peins ... et je vous écris... J'ai pianoté autrefois, mais je n'avais pas l'étoffe d'une artiste, et j'ai renoncé... Je mets un beau livre au-dessus de tout, mais je trouve qu'il y a très peu de beaux livres...

Mes antipathies? Je déteste successivement tous les messieurs qu'on veut me faire épouser.—N'est-ce pas? ces tyrans! qui voudraient me réduire en esclavage!—Je déteste aussi les sots qui ne savent que parler du beau temps et de la pluie. Je déteste les dames qui se confessent trop souvent. Je déteste les messieurs qui font la cour à trop de dames. Je déteste le soleil quand je suis triste, les nuages quand je suis gaie, le vent et la poussière dans les deux cas. Enfin ... quand j'aimerai quelqu'un ... il me semble que ... je détesterai tous les autres!

Ce que j'aime? Bien moins de choses... Le théâtre, un peu. La danse, davantage ... et encore! cela dépend du danseur. Paris, beaucoup. La campagne, tout autant... J'aime la mer, les montagnes, la plaine. J'aime la solitude souvent, le monde quelquefois, la foule quand elle est bien bruyante, les chats quand ils sont petits, les oiseaux quand ils ne sont pas en cage ... et j'aimerai peut-être mon mari, quand j'en aurai un...

J'espère que vous serez content, vous qui aimez les longues lettres! J'ai peut-être dit des bêtises? Tant pis, c'est votre faute.

A propos de bêtise ... vous avez sagement fait de le retirer, ce baiser sur mon front: j'allais me fâcher rouge!... Et ... d'ailleurs ... où l'auriez-vous posé, je vous le demande?... mes cheveux dégringolent toujours jusque sur mes sourcils!... Mais quelles prétentions! une poignée de main ne vous suffit plus? Tant pis pour vous, vous n'aurez que cela, et rien davantage!... et je vous tire ma révérence.

Je signe de mon prénom, puisque vous y tenez ... mais il est horrible:

Eugénie.

Vous me demandez de penser un peu à vous? Je crois que je commence à y penser trop...

V

A monsieur Henri Précy,
officier de marine,
à bord du Calédonien,

en rade de Toulon.

Paris, 20 mars 1902.

Mais, vraiment, je ne sais pas trop si je dois rire ou me fâcher...

Voyons, monsieur mon ami ... vous m'envoyez en pleine figure,—et un peu brutalement,—une immense tirade sur l'amour, une tirade longue comme ça, et qui figurerait honorablement dans n'importe quel sermon de carême... Eh! là!... je ne me souviens pas le moins du monde d'avoir, dans aucune de mes lettres, mérité cette averse d'éloquence ... ni surtout votre reproche un peu blessant de vouloir «faire dérailler notre amitié...» Avouez en tout cas que c'est convenablement comique, vous sermonnant moi!... Le loup devenu berger, hein? Relisez La Fontaine...

Mais ... croyez-le!... je vous suis on ne peut plus reconnaissante... Vos conseils, fruits d'une sérieuse (?) expérience, ne sont pas tombés dans l'oreille d'une sourde. Du coup, me voilà aguerrie contre l'amour ... et j'en sais maintenant, sur ce grave chapitre, aussi long qu'un enseigne de vingt-six ans. C'est charmant!... Merci, monsieur...

VI

A monsieur Henri Précy,
officier de marine,
à bord du Calédonien,

en rade de Toulon.

Paris, 2 avril 1902.

Allons ... c'est moi qui vous demande pardon!... J'ai pris la mouche très sottement.—Que voulez-vous! j'ai un petit amour-propre fort ombrageux ... et—je vous avoue cela tout bas—vous l'aviez piqué au vif... C'est oublié, pas?

... Je le savais bien, que mon prénom vous déplairait! Eugénie! pouah! ça sent la vaisselle et les balayures!—Eh mais!... choisissez-moi un nom, vous, et baptisez-moi?... Cela me plaira, un nom de votre goût.—Autre chose: une question saugrenue, qui me brûle le bout de la langue:—Qu'entendez-vous par ces mots que je lis dans votre lettre: «Faire la cour,— la vraie cour ,—à une femme...». Dame! plus tard, quand on me fera la cour, à moi, je voudrais bien savoir m'y reconnaître!...

Non, je n'ai pas la moindre envie de vous appeler Henriette. En toute franchise, et coquetterie bien à part, j'aime mieux que mon ami soit un homme. Je ne sais comment dire cela, mais ... c'est parce que vous êtes Henri ... et pas Henriette ... que j'ai confiance en vous, que je me livre et m'abandonne plus peut-être que je n'ai jamais fait encore.

Et ne me traitez pas non plus «comme si je portais culottes!» Monsieur mon ami, vous me dites déjà beaucoup de choses qu'on ne dit pas habituellement aux jeunes filles... Je ne m'en plains pas! je ne suis pas prude... Mais qu'est-ce que cela deviendrait, si je devenais Eugène, au lieu de rester ..... ce que vous allez choisir...

Ma lettre est courte! je la ferme cependant, car je ne veux pas manquer le courrier: mon ami croirait un jour de plus que je le boude ... et je veux, au contraire, qu'il soit bien assuré de la vraie amitié que je commence à avoir pour lui.

VII

A monsieur Henri Précy,
officier de marine,
à bord du Calédonien,

en rade de Toulon.

Paris, 10 avril 1902.

Monsieur, monsieur!

Comme vous me punissez durement de toutes mes imprudences! Oui, c'en était une, et bien téméraire, de commencer à vous écrire. Mais ... je ne m'en aperçois qu'aujourd'hui!...

Un rendez-vous! vous osez me proposer un rendez-vous! à moi! Mais, quand bien même j'aimerais quelqu'un ... oui! quand j'aimerais, fût-ce à en perdre la tête!... je conserverais toujours assez de pudeur et assez de fierté pour me sauver d'une pareille honte!...

Un rendez-vous à moi! Ah! je devrais ne pas même répondre à cette injure!... Oui ... pourquoi est-ce que je vous écris?... Mon Dieu! comme je suis faible, comme je suis lâche!—Pourquoi? pourquoi?—Au fait, la faute n'est pas à vous seul... L'inconséquence que j'ai commise en vous écrivant la première vous donne peut-être le droit de me juger très mal. Vous ne me connaissez pas. Vous n'avez pas levé mon masque.

Mais—écoutez-moi bien:—plus de ces mots-là entre nous ou tout est fini!—J'attends votre promesse.—Au revoir, ou adieu.

VIII

A monsieur Henri Précy,
officier de marine,
à bord du Calédonien,

en rade de Toulon.

Paris, 17 avril 1902.

Je vous ai mal compris, vous m'avez mal comprise; je me suis fâchée, vous vous êtes fâché; nous avons eu tort tous les deux. Mais je vous demande pardon la première!—Vous le voyez bien, monsieur mon ami, que je ne demande qu'à vous croire!

Oui, je l'accepte, le nom que vous m'avez choisi. Je serai Ninon , puisque Ninon vous plaît. Mais est-ce qu'une certaine madame de Lenclos ne s'est pas appelée de la sorte avant moi? Je trouve à ce rapprochement une nuance perfide... Monsieur mon ami! songez que je suis une petite fille, aux idées tout à fait bornées!... Ça ne fait rien. Fiat voluntas tua! comme on dit au catéchisme de persévérance...

Elle est injuste, votre lettre! Qui? moi? je n'ai pas d'amitié pour vous?—Mais pas plus tard qu'hier j'ai démoli quatre piles d' Illustrations pour découvrir une photographie de votre vaisseau!... Et j'avais le poignet foulé!... c'était un vrai martyre! Ce n'est pas de l'amitié, cela?—Je suis découragée!—Sans doute n'ai-je pas assez d'esprit ... et peut-être pas assez de cœur ... pour vous écrire des lettres qui sauraient vous persuader...

Voyons, méchant ami, réfléchissez: en vous écrivant je risque ce que j'ai de plus cher,—ma liberté!—Eh oui! ma liberté d'écrire, de lire, de sortir quand je veux, d'aller où il me plaît... Si maman me découvrait, je serais sûre de mon affaire!... Et, pourtant, je vous écris ... je ne peux pas m'empêcher de vous écrire...

IX

A monsieur Henri Précy,
officier de marine,
à bord du Calédonien,

en rade de Toulon.

Paris, 1 er juin 1902.

Mais si! j'ai envie de vous voir!... très envie, même ... et vous le savez bien, méchant!... Mais comment faire? Vous étiez à Paris la semaine dernière, et vous y reviendrez ce mois-ci: mais songez que, si nous nous rencontrions dans la rue, nous ne soupçonnerions même pas que nous sommes ... «nous» ... Moi-même, qui ai votre photo ... et qui la regarde peut-être plus souvent qu'il ne faudrait ... je ne serais pas tellement sûre de mon affaire... Savez-vous que j'ai déjà cru vous voir cinq ou six fois, un peu partout? Que de messieurs grands, minces et bruns j'ai dévisagés, la semaine dernière! Tout juste si l'on ne m'a pas dit des mots mi-polis... Au fait: n'avez-vous pas pris, sur le pont Royal, un dimanche matin, l'omnibus qui va du côté de la Trinité?...

Et vous comprenez que je ne peux vraiment pas monter la garde devant votre pied-à-terre de la rue de Lille... A propos, voyez donc un peu ces provinciaux de Toulon, qui ont à Paris pignon sur ... sur faubourg Saint-Germain!

Non! le mieux, je vous assure, serait de nous rencontrer à un bal quelconque. Cela vous serait bien facile de vous faire inviter au bal que je vous dirais; et ce serait si amusant! Voyez-vous d'ici nos deux têtes, quand vous viendriez m'inviter pour la première valse?

... Cette fois, ç'a été votre tour d'être en retard pour me répondre: je me suis cassé le nez, avant-hier, poste restante... Mais qui sait à combien d'autres Ninon vous écrivez, comme à moi, chaque semaine!... Il faut que je sache attendre patiemment mon tour, n'est-ce pas?

X

A monsieur Henri Précy,
officier de marine,
à bord du Calédonien,

en rade de Toulon.

Paris, 7 juillet 1902.

Vous m'avez écrit une lettre courte, courte! Il n'y a rien à y répondre... Aussi je vais faire comme vous. Au commencement, quand je vous écrivais, je n'étais embarrassée de rien, et pas intimidée du tout. A présent, je suis tellement sûre de vous ennuyer que je n'ose plus rien vous dire...

Oui, j'ai lu votre Mercure de France . C'est même cela qui me trouble beaucoup aujourd'hui... D'abord, je n'avais jamais imaginé que mon ami fût un littérateur ... et j'en suis tout ensemble très flattée et ... et très effrayée... Ensuite, ce que vous écrivez ne ressemble à rien que j'aie jamais lu...

Le croyez-vous tout de bon, qu'il existe des âmes errantes qui se promènent fantastiquement de corps en corps? [1] Alors, on pourrait retrouver tôt ou tard une douce âme, jadis aimée, et partie?

Et puis, pour de petites âmes très vulgaires, pour des âmes comme celle qui loge en moi, c'est réconfortant, cet espoir d'un magique va-et-vient, qui substituerait un beau jour à mes pauvres idées mesquines et bourgeoises les pensées hautes et profondes d'une grande âme errante, hébergée par hasard en moi...

Vrai?... Cela ne vous ennuie pas trop, d'écrire de loin en loin à cette simple Ninon?

XI

A monsieur Henri Précy,
aux bons soins de la poste autrichienne,

Constantinople.

Paris, 12 août 1902.

Vous êtes parti! et parti si vite!... Alors c'est vrai? vous voilà renvoyé en exil, rejeté vers ces campagnes lointaines dont parlait la vieille petite annonce du Journal?

Hélas! je vous envie beaucoup... Pourquoi ne puis-je ... vous accompagner? Un pareil voyage à nous deux ... il me semble que je deviendrais folle!...

Je suis triste... Vous êtes si loin de moi, vous allez voir tant de choses, tant de gens! N'oublierez-vous pas votre lointaine petite amie?

XII

A monsieur Henri Précy,
aux bons soins de la poste autrichienne,

Constantinople.

Paris, septembre 1902.

... Je suis comme vous: j'y crois de toutes mes forces, aux fantômes, et j'en ai une peur affreuse, et je les adore tout de même. Je n'en ai jamais vu, bien sûr! mais, certaines nuits, quand je m'éveille, je flaire des êtres errant autour de moi. Je me garde d'ouvrir les yeux, parce qu'alors, si je voyais, ce serait une terreur! Mais je sens, j'entends, je devine... Une chose extraordinaire et vivante s'agite à petit bruit dans ma chambre. Les objets s'animent, s'ébrouent, respirent... Tout craque autour de moi et souille.—Une nuit de l'hiver dernier, un vase de cristal que j'ai sur ma cheminée a même tinté comme sous une chiquenaude... Mais tout cela n'approche pas de ce que vous avez vu dans cet effrayant palais royal...

Quand je parle de mes sensations nocturnes, on me traite de détraquée ou de neurasthénique. Ça m'est égal, je n'en démordrai pas, et j'ai raison, n'est-ce pas?—D'abord, c'est très doux, quoique un peu angoissant, de supposer nos amis morts veillant sur notre sommeil, et s'attardant encore quelques secondes auprès de nous, à l'instant que nous nous réveillons... Et puis, il me semble qu'il n'y a pas besoin d'être mort... Un ami, très loin, songe à nous: sa pensée s'envole, comme le son ou la lumière, et vient caresser notre pensée à nous, silencieusement ... c'est comme un petit fantôme fugitif qui nous marque sa sympathie à sa manière.—Si j'en étais sûre, sûre! je n'aurais plus du tout peur de ces bruits silencieux qui rôdent, la nuit...

Tenez ... tenez ... voici le crépuscule, et j'entends derrière moi comme un froissement de soie ... est-ce une brise orientale, qui vient de Constantinople m'apporter un peu d'amitié?

... J'ai relu Musset. Décidément, j'aime être Ninon: toutes les Ninons de Musset sont romanesques et déséquilibrées. C'est mon affaire!

Mais que me dites-vous? que Ninon de Lenclos fut très amie avec madame de Sévigné? Avec monsieur de Sévigné, j'imagine! Lapsus , pas?

Oui ... je veux bien un baiser jeté du bout des doigts ... et je veux bien vous le rendre... Mais toute la mer Méditerranée entre nous! Il faudra que ce soient des baisers aquatiques!

XIII

A monsieur Henri Précy,
aux bons soins de la poste autrichienne,

Constantinople.

Paris, septembre 1902.

Tout de même ... vous me scandalisez un peu! Ah! mon ami n'est pas très sage. Quoi? du haschish, de l'opium, de l'éther! Enfin, je suppose que beaucoup de choses sont permises aux voyageurs un peu casse-cous, lesquelles choses seraient abominables pour une petite jeune fille... Et on les aime bien, quoi qu'ils fassent, les horribles voyageurs!... C'est égal, vous m'effrayez un peu: est-ce vrai que l'opium vous ôte toute conscience des choses, et que, sous son charme puissant, vous n'êtes plus maître de vos paroles ni de vos secrets? Heureusement que la pauvre Ninon ne tient pas grand'place dans votre tête, sans quoi vous risqueriez fort de parler d'elle à vos «plus ou moins indifférentes compagnes»... Oh! je sais bien que «Ninon», ce n'est pas de quoi beaucoup me compromettre. Mais n'importe? cela me ferait une vraie peine, de le savoir traîné Dieu sait où, ce pauvre gentil nom que vous m'avez donné...

Sont-elles jolies, au moins, ces demoiselles ... éphémères ... que vous ne revoyez jamais après les avoir vues une fois? Je ne les aime pas beaucoup, beaucoup ... et je les plains pourtant ... car, enfin, quoique vous prétendiez, peut-être, en s'en allant, laissent-elles chez vous un petit morceau de leur cœur?... Non? vous êtes bien sûr? Il ne me semble pourtant pas que ces femmes-là puissent tellement, tellement différer des autres...

Mon Dieu! oui ... je vous enverrai ma photographie ... si vous insistez un peu ... un tout petit peu. Il y a déjà deux bons mois que je l'ai fait refaire ... exprès pour vous ... et puis, comme vous ne m'en reparliez plus!... Mais, je vous en prie! ne la montrez à personne?... Je préfère pour elle le fond d'un tiroir au cadre le plus séduisant...

XIV

A monsieur Henri Précy,
aux bons soins de la poste autrichienne,

Constantinople.

Paris, 30 octobre 1902.

Pardon! Il y a trente et un jours que j'ai reçu votre dernière lettre... Mais j'ai eu un tel chagrin ce mois-ci que je n'avais plus de force que pour pleurer...

Ma meilleure amie est morte...

Est-ce que vous comprenez bien, vous qui êtes un homme, ce que c'est, pour une jeune fille, que sa meilleure amie? C'est une moitié de soi.—La meilleure moitié.

Maintenant, qui trouverai-je, quand mon cœur débordera? quand j'aurai de ces envies folles qui souvent me prennent au cœur, d'étreindre quelqu'un à pleins bras, de le serrer très fort sur ma poitrine, et de lui dire tout?

J'aime maman, certes! mais tant d'années nous séparent! C'est comme si nous ne parlions pas la même langue...

Je suis triste, triste. Cette pauvre maman me conseillait de prier. Mais je ne peux guère. Je ne sais pas bien. Voyez-vous, je ne suis chrétienne qu'à moitié. J'ai manqué la messe trois dimanches de suite ce mois-ci. On m'a appelée petite athée. On a parlé de mauvaises lectures. Que dirait-on, si on connaissait ma plus terrible noirceur, celle d'écrire à Votre Grâce?—J'ai relu beaucoup de Shakespeare ce matin, et voilà une réminiscence.

Faites-moi de longues lettres bien douces, comme vous savez. Je n'ai plus que vous, maintenant, mon grand ami... Dites? vous continuez à changer de ... compagne ... tous les soirs? J'aimerais tellement mieux, si j'étais vous, me choisir, dans quelque coin de votre ville à minarets, une petite Aziyadé, comme jadis Loti!

Soyez très bon: répondez-moi très vite. Aimez un peu votre triste Ninon...

XV

A monsieur Henri Précy,
aux bons soins de la poste autrichienne,

Constantinople.

Paris, 23 novembre 1902

Méchant ami, j'ai beau faire mon examen de conscience, je ne comprends pas, non, je ne comprends pas pourquoi vous me boudez ainsi! Qu'avait-elle donc, ma pauvre dernière lettre, qui a pu vous tant fâcher contre Ninon? Et, si je vous ai déplu, pourquoi ne me le dites-vous pas? au lieu de garder cet impitoyable silence?

Non, ce n'est pas cela; je sais bien ce que c'est: vous êtes las de Ninon, voilà tout. Oh! je me rends bien compte du peu d'intérêt qu'offrent mes lettres pour vous... Mais pourquoi m'avoir laissé aller plus loin que la seconde? Vous avez bien du voir dès lors que la pauvrette que je suis ne vous enverrait jamais de chefs-d'œuvre épistolaires! En ce temps-là, cela m'aurait fait une très petite peine de vous perdre. Aujourd'hui, c'est comme un déchirement. Vrai! je suis sotte de m'attacher ainsi à qui s'en moque!... Tout le monde a bien assez de chagrins sans en chercher exprès. Qu'avais-je besoin d'écrire ma première pauvre lettre? Mais c'est ma faute! et je ne vous reproche rien,—sauf ceci: pourquoi ne pas me dire en face que c'est fini? que vous ne voulez plus?—Vrai, j'aimerais mieux!

Oui, je sais que je ne devrais plus vous écrire, puisque vous ne me répondez plus. Ce n'est pas beaucoup de dignité de ma part, n'est-ce pas? Mais je veux vous montrer que, pour vous, j'étais capable de surmonter mon dépit et de piétiner mon amour-propre. Vous ne trouverez peut-être pas souvent des amies assez courageuses pour cela...

Maintenant, j'ai dit tout ce qu'il fallait. Cette lettre, si vous n'y répondez pas, sera ma dernière. Vous l'aurez dans quatre jours. J'attends. A bientôt—ou adieu...

Ninon.

... Et pourtant, j'aimais mon ami lointain.

N.-B.: Les lettres qui précèdent ne sont nullement des lettres de fantaisie, et M. Claude Farrère tient à l'honneur de déclarer qu'il n'en est pas l'auteur. Une réelle et vivante mademoiselle Ninon les écrivit tout de bon à cet Henri Précy,—de son vrai nom C. B. d'A.—qui fut l'ami de M. Claude Farrère, et qui se tua, d'ailleurs assez mystérieusement, le 10 septembre 1907.—C'est au lendemain de ce suicide que M. Farrère exécuteur testamentaire, retrouva dans les papiers du malheureux Précy, les lettres de mademoiselle Ninon. Et M. Farrère s'excuse aujourd'hui de la liberté grande qu'il dut prendre, pour publier ces lettres, de les émonder et taillader çà et là, parce que trop riches.

Chaque lettre était encore dans son enveloppe et présentait un caractère d'authenticité indéniable.

Les deux dernières enveloppes étaient extraordinairement maculées. Les timbres de Constantinople, de Smyrne, d'Athènes, d'Odessa et de Batoum s'y enchevêtraient parmi d'autres, indéchiffrables.

L'examen de quelques documents découverts auprès des lettres permit à M. Farrère d'établir les faits suivants:

A la date du 1 er novembre 1902, M. Henri Précy quitta Constantinople très brusquement, en laissant aux diverses postes de cette ville des adresses différentes.

Il parlait, en réalité, pour Livadia en Crimée, où se trouvait alors S. M. l'Empereur Nicolas II.

M. Henri Précy passa, dans le plus grand secret, et pour des motifs qu'on ne peut divulguer, quarante-sept jours à Livadia. Le dimanche 21 décembre, S. M. I. quittait Livadia pour Saint-Pétersbourg. Le lundi 22, M. Précis quittait la Crimée; et le 24 décembre seulement, il rentrait à Constantinople, où vraisemblablement il trouvait son courrier de deux mois amoncelé.

S'il répondit, comme il est bien probable, à mademoiselle Ninon dès le lendemain, 25 décembre, sa lettre fut à Paris, le 29, un lundi.

Mais il est clair qu'alors, et depuis déjà bien des jours mademoiselle Ninon, découragée, blessée, humiliée peut-être, n'allait plus à la poste restante.

M. C. Farrère, au nom d'Henri Précy, sollicite respectueusement le pardon de mademoiselle Ninon.

[1] Nous sommes contraints de constater ici, à notre vif regret, l'indélicatesse assez désinvolte de M. H. Précy, lequel n'hésita évidemment pas, dans sa lettre de juin 1902, à s'attribuer la paternité d'un conte de M. C. Farrère, les deux âmes de Rodolphe Hafner ,—paru en effet, vers cette époque, dans le Mercure de France, et signé—lapsus calami? peut-être?— Claude Ferrare au lieu de Farrère (Note des Éditeurs).


LA CAPITANE

pour mon maître Pierre Louÿs.

Rapport du sieur Jacques-Constant d'Erlot, capitaine de vaisseau du cinquième rang, commandant le vaisseau de Sa Majesté nommé la Cérès ,—à monsieur le marquis Desherbiers de l'Estanduère, Chef d'Escadre, en rade de Quiberon.

Monsieur le marquis,

Conformément à vos ordres, j'ai l'honneur de vous adresser le présent rapport, à dessein de vous rendre compte de la mission que vous avez daigné me confier, et que j'ai heureusement remplie pour le service du Roi, à compter du mardi 12 e avril, jour que je reçus de vous, par signal, liberté de manœuvre pour suivre ma destination secrète, jusqu'à ce vendredi 6 e mai, jour que me voici revenu sous votre pavillon, ma besogne faite, avec l'aide de Dieu.

Monsieur le marquis, ayant appareillé la Cérès à la date ci-dessus relatée, et fait route S. S. O. selon l'aire de vent que vous m'aviez marquée, je courus d'abord environ cent vingt milles à ce cap, jusqu'au lendemain midi, par brise fraîche du nord. A cette allure de largue, la Cérès se comporta aussi bien qu'on pouvait espérer d'une frégate d'échantillon tout médiocre, et seulement percée pour quatorze pièces: puisqu'elle fila sept et huit nœuds, sans fatiguer. L'abatage en carène auquel vous m'aviez permis de procéder récemment avait bien débarrassé nos œuvres vives des algues, goémons, coquilles et autres vermines parasites dont la marche de la frégate se trouvait retardée autrefois. Et je pus dès lors prévoir un heureux succès pour nos armes.

Obéissant donc à vos instructions verbales, je rompis alors, le mercredi 13 e avril, à midi, le sceau du pli confidentiel que vous aviez bien voulu me confier. J'y trouvai, comme vous savez, l'ordre, en bonne forme, contresigné de M. l'Amiral de France, comte de Toulouse, de poursuivre partout et d'exterminer certain vaisseau pirate, gréé souvent en brigantin, battant quand il voulait pavillon noir à têtes de morts blanches, et dénommé par alternatives, selon le lieu, le temps et l'occasion: le Corbeau , le Paon , l' Alète ou le Tiercelet . Ce brigantin polyonyme avait fréquentes fois mérité la colère du Roi, en arrêtant, pillant, brûlant et sabordant de nombreux marchands français, que leurs papiers en bonne et due forme n'avaient point protégés contre la meurtrière fureur de forbans sans foi ni loi. En conséquence, Sa Majesté, résolue à rétablir sans retard la sécurité convenable sur toutes mers où paraît son pavillon, ordonnait et commandait à tous ses capitaines d'attaquer et de capturer, partout où il se réfugierait, le susdit brigantin. Vous-même, monsieur le marquis, me commettiez particulièrement à l'exécution immédiate des ordres et commandements de Sa Majesté.

Au paquet scellé étaient jointes plusieurs notices de votre main. Desquelles notices résultait la probabilité que le pirate battait actuellement la côte occidentale d'Irlande, où divers méfaits l'avaient fâcheusement signalé. Me trouvant quant à moi par 44° 20' de latitude nord et 9° 40' de longitude ouest, c'est-à-dire fort au sud et à l'est du lieu indiqué, je m'empressai de donner la route à l'O. N. O., afin d'élever la frégate au vent. Et toute la journée du 13, ainsi que celles du 14, du 15, du 16 et du 17, nous tirâmes bordées pour gagner vers la côte irlandaise, laquelle côte fut signalée par les vigies le 18 au matin, par 52° 10' de L. N. et 13° 15' de G. O. La Cérès , durant toute cette navigation à la bouline, fit preuve de qualités avantageuses.

Au soir de cette journée du 18 e avril, je mouillai par huit brasses d'eau, fond sable et gravier, à l'orée d'une baie très foraine, non loin d'un village que mes cartes nommèrent Clifden. Je fis mon plein d'eau et me mis en rapport avec les habitants du lieu, qui m'accueillirent parfaitement bien. Le pirate avait été, la semaine d'avant, aperçu au large de ce littoral. Il avait même, à diverses reprises, poussé l'audace jusqu'à jeter l'ancre à portée de mousquet, et, sans souci d'aucune représaille, mis pied à terre et levé contribution sur le village. Deux frégates de Sa Majesté Britannique avaient, par la suite, vainement fouillé tous les trous de la côte sans découvrir la moindre coque suspecte. Elles avaient alors fait voile de conserve pour rallier les Hébrides, persuadées que le brigantin poursuivi avait dû s'y réfugier et, sans nul doute, trouver assistance et complicité de la part des pêcheurs indigènes de ces îles, lesquels pêcheurs sont gens sauvages par nature et naufrageurs par véritable état; leur principale subsistance étant tirée moins des poissons qu'ils pêchent que des épaves qu'ils pillent après avoir provoqué, par feux mouvants et perfides, le naufrage de bâtiments égarés. J'estimai néanmoins, quant à moi, peu probable que des pirates fussent assez sots pour choisir comme centre d'opérations un archipel situé hors toutes routes marines, et demeurai convaincu que j'étais où il fallait être pour contenter sans retard le désir du Roi.

C'est alors que je m'avisai de la ruse de guerre qui nous obtint le succès final. Ayant longtemps questionné les gens de Clifden sur la navigation des frégates anglaises, et par là bien persuadé le populaire de mon intention d'imiter ces frégates dans leur stratégie, je complétai mes vivres, refis mon plein d'eau, et, ostensiblement, tirai vers le nord, comme à dessein de doubler l'Irlande et de gagner les Hébrides. Mais à quelque vingt-cinq milles plus loin que la baie de Clifden s'ouvre la baie de Clew, vaste, et toute semée d'écueils et de bancs qui la rendent le fléau des navigateurs, voire des simples pêcheurs et mariniers. C'est là que je mis en panne, sûr que nul ne soupçonnerait ce lieu redoutable d'abriter la Cérès en embuscade.

J'ancrai la frégate, après quelques sondages prudents, à l'entrée de la rade, derrière une île déserte assez haute, marquée sur mon routier l'île Clare, laquelle me devait servir de masque à la fois et d'abri. Après quoi j'attendis, persuadé que, sous peu, des nouvelles favorables viendraient payer ma patience.

Celle-ci n'eut point à s'exercer longtemps. Par une faveur unique du sort, il se trouva que j'avais deviné plus juste que je ne croyais; et le bonheur constant qui favorise avec fidélité les armes du Roi fit en l'occurrence que cette baie de Clew servît précisément de repaire aux pirates, lesquels y avaient découvert un chenal tortueux et malaisé, mais praticable, surtout à certaines heures de jusant. J'avais mouillé sous l'île Clare le soir du 24 e avril; et le matin du 26, dans l'heure de notre fourbissage, le nid de corbeau signala qu'une voile se montrait au beau milieu des écueils de la baie intérieure. Je constatai sur-le-champ l'exactitude du fait, et reconnus le gréement d'un brigantin de tous points semblable à celui dont il m'était prescrit de m'emparer. Je pris aussitôt mes mesures. Mais, avant que la Cérès put être appareillée, le pirate, porté par le courant de reflux, qu'une forte brise d'est doublait, nous élongea hors toute portée, et prit le large. Il m'avait été impossible de filer mes câbles par le bout, en raison du risque d'être drossé sur les épis de l'île. Je dus mouiller un grappin par l'arrière et faire croupiat. De sorte que le brigantin nous gagna d'abord trois ou quatre milles avant que nous fussions en bon état de lui appuyer chasse.

Mais, par la suite, une saute de vent nous favorisa grandement; car la brise passa de l'est au sud-ouest, et souffla grand frais. La Cérès , plus fort d'échantillon que l'ennemi, roula moins bas qu'il ne faisait, tangua moins dur, et commença de regagner les milles perdus. Bientôt je pus lire dans le verre de ma lunette le nom du brigantin écrit en lettres rouges sur le taffrail noir. Je lus: Corbeau ... et mes derniers doutes s'évanouirent.

Vers deux heures après midi, nous parvenions à longue portée, et j'embardais pour le coup d'avertissement, dont j'assurai, selon la règle, le pavillon royal arboré à la corne. Le pirate ne répondant point, j'envoyai le coup de semonce. Cette fois, la goélette eut l'impertinence de nous riposter, par deux pièces de retraite qu'elle démasqua, et dont les boulets crevèrent notre voilure à maintes reprises.

Inquiet d'une avarie possible, qui eût, si j'ose dire, coupé nos ailes, et sauvé l'oiseau noir des serres de notre faucon, je laissai porter de quatre quarts, et j'ouvris le feu de toute ma bordée, à démâter. L'ennemi continua de fuir. Mais, après quelques volées, son grand mât fut rompu par un boulet. Et je m'attendis à voir cette canaille aux abois amener ses embarcations pour tenter une douteuse évasion à force de rames, tout autre espoir lui étant désormais interdit. Or, je fus déçu, et les forbans marquèrent un courage que je n'attendais pas de gens sans honneur: ils mirent en panne, démasquèrent les dernières bouches de leur bordée, quoiqu'en tout fort inférieure à la nôtre, et ripostèrent à notre feu, non sans avoir hissé d'abord, à nos Fleurs de Lys, leurs hideuses Têtes de Morts, qu'ils clouèrent à leur poupe, comme je n'ai pas toujours vu faire même aux plus braves serviteurs du Roi!

Il s'ensuivit une bataille assez chaude, au cours de laquelle j'ai le regret de vous rendre compte que nos pertes furent sensibles, s'élevant à huit tués, dont un officier, et treize blessés, dont le quartier-maître de canonnage. La valeur des pirates fut extrême et forcenée. Car, démâtés, coulant bas d'eau, et leur pont couvert de sang, ils ne cessèrent pas de combattre et d'augmenter nos pertes bien au delà de tout ce qu'eût fait raisonnablement un loyal adversaire. Désespérant d'en venir à bout avant la nuit, et résolu, coûte que coûte, à satisfaire aux volontés du Roi, je manœuvrai pour l'abordage. Mon premier lieutenant, M. de Soria, en eut l'honneur. La division avec son renfort sauta sur le pont du brigantin et sabra les derniers forbans, dont pas un ne se rendit. C'est alors qu'un incident au moins bizarre advint, dont la relation vous fera sans doute excuser la longueur du présent rapport.

Les derniers de nos ennemis s'étaient tous fait tuer devant la porte de leur gaillard d'arrière, dont ils semblaient avoir voulu défendre l'accès jusqu'à leur dernier souffle. La troupe entière à bas, M. de Soria, jugea curieux d'enfoncer l'huis et prudent d'entrer pistolet au poing, car il était vraisemblable que ce gaillard d'arrière recélât quelque chose ou quelqu'un de peu catholique. Plusieurs de nos hommes entrèrent derrière le premier lieutenant. Et la surprise de tous fut vive: le lieu, qui servait de chambre au capitaine, ainsi qu'en témoignaient force livres, cartes et instruments, enfermait pour l'heure une belle et jeune dame très richement ajustée, parée, fardée, poudrée, laquelle se tenait assise dans une bergère de brocart, et regardait venir les vainqueurs sans donner aucune marque ni de colère ni de contentement.

Incertain d'être en présence d'une prisonnière ou d'une complice des pirates, M. de Soria somma incontinent la dame de s'en expliquer. Il en obtint pour seule et sanglante réponse un coup de feu dont il tomba grièvement atteint. On s'aperçut alors, un peu tard, que la dame, de ses mains blanches et menues, tenait deux pistolets dont elle savait se servir. Deux autres étaient auprès d'elle, si bien qu'il en coûta quatre hommes hors de combat pour s'emparer de cette furie si gracieuse d'apparence. Nos matelots me la conduisirent, garrottée comme il fallait. Elle ne fit alors nulle difficulté pour se glorifier d'avoir bel et bien été non pas prisonnière ou complice, mais pirate elle-même, et, qui pis est, chef de pirates et le propre capitaine ... ou la propre capitane?... de ce Corbeau , qui devenait, quand elle en prenait fantaisie, Paon , Alète , Alfanet ou Tiercelet . Elle me prouva d'ailleurs complaisamment et doctement qu'elle était bien ce qu'elle se vantait d'être,—à savoir: un remarquable marin, fort au courant de toutes les modernes théories qui trouvent application soit à la navigation hauturière, soit à la manœuvre, soit à l'astronomie nautiques.

Édifié, j'ordonnai de pendre sans plus de cérémonie cette capitane, ou capitaine femelle, incontestablement coupable de plus de crimes qu'il n'en est exigé pour la pendaison d'au moins douze bandits de l'autre sexe. La condamnée n'y fit point d'objection, sauf celle-ci: qu'elle me pria, le plus civilement du monde, de hisser avec elle, et à la même grand'vergue de la Cérès , deux de ses anciens compagnons et subordonnés, qu'elle me désigna, et dont l'un fut retrouvé mort et l'autre fort blessé. Je crus pouvoir satisfaire à ce dernier et légitime désir d'une créature qui avait dû souvent en former de moins raisonnables auxquels beaucoup d'hommes avaient été sans nul doute très honorés de se plier. Les trois cordes prêtes et les trois cravates passées aux trois cous, je mandai notre aumônier, qui vint, miséricordieux à son habitude, son crucifix à la main. La dame pirate baisa volontiers la sainte effigie; mais elle réclama ensuite la faveur de baiser pareillement la bouche de ses deux camarades de gibet, qu'elle prétendit plus désireux, que ne pouvait l'être Notre-Seigneur, d'obtenir d'elle cette suprême et superficielle volupté.

Je coupai court à ce sacrilège bavardage de la façon que vous pensez.

Après quoi, les autres pirates blessés ou morts ayant été pendus de même et le brigantin incendié, je fis servir, et gouvernai en route pour rallier votre pavillon.

J'ai l'honneur d'être, avec le plus profond respect, monsieur le marquis, votre très humble, très obéissant et très fidèle serviteur.

Signé: Jacques Constant d' Erlot ,
capitaine de la Cérès .

A bord du vaisseau de Sa Majesté la Cérès , en rade de Quiberon, ce 6 e mai 1689.

Ce conte, qu'on rapprochera peut-être du roman de Claude Farrère Thomas l'Agnelet, gentilhomme de fortune , fut écrit en 1909, et Thomas l'Agnelet , de mai 1911 à septembre 1913.


CEUX DU GAILLARD D'AVANT


PERDU CORPS ET BIENS

pour madame Japy de Beaucourt.

—L'histoire de la Luisa? Mon vieux, sûr et certain que je ne la raconterais pas, si ce n'était pas la chose que c'est toi qui me la demandes! et aussi la chose que nous sommes pour lors ici, au bar des Quatre Républiques, et qu'il n'y a pas plus sourd que la mère Bigouden, notre hôtesse!...

Oui, matelot: ça ne nuit point, pour raconter une histoire comme l'histoire de la Luisa , que les murs de la cambuse n'aient pas d'oreilles, et que la cambusière n'en ait pas non plus. Tout de même, à cette heure, et comme nous voilà toi z'et moi, on peut y aller vent arrière: une tôle plus tranquille que celle-ci, faudrait la quérir au fin fond de la baie des Trépassés! Et, là-bas, sûr et certain que le champagne breton est beaucoup moins pur. A la tienne, Korcuff!...

«Bon! manquait plus que ça! mon boujaron qu'il est à sec! Il n'y a plus d'amour, alors! Ho! du canot! holà! ho! mère Bigouden! Les routes sont bonnes! Arrosez-les voir un peu, en attendant la prochaine marée! Holà! ho!—Non, mais pige le coup: est-elle sourde!—Mère Bigouden, bon sang! Soif, que nous avons! Mère Bigouden!—Enfin! ça y est, elle a aperçu . Hale bas le signal! Et maintenant, Korcuff, souque un coup, mon fils! «La série de commission à faire le plein des bidons!...» Paré? A la tienne! Une fois, deux fois, trois fois?... Attention pour la bordée!... Envoyez, maître canonnier!—Ça n'est pas désagréable à avaler.—Et je t'en reviens à l'histoire de la Luisa .

«Matelot, ça s'est passé en 99. Pas hier, comme tu peux compter, donc! Moi, dans ce temps-là, j'étais un blanc-bec ... oui, mon fils! tu peux me croire: matelot de troisième classe, gabier auxiliaire! Et j'avais mon sac à bord de l' Embuscade , une canonnière dans les six cents tonnes, la plus rouleuse que les carlingards aient jamais lancée. Ah! pays! ce qu'elle roulait, cette baille! Pas possible que tu te figures!... Quarante degrés de chaque bord, mesurés au «dégueulomètre» de la chambre des cartes!... Sans blague, je te jure! C'est qu'aussi ça n'était pas sur des mers d'huile! Plutôt pas, crois-moi! Du vrai vinaigre, oui-da! et avec mélange de tabac, je t'en fiche mon billet! Nous faisions campagne dans les mers de Chine, et tu sais ce que c'est que la mousson du nord-est, par là, hein? L' Embuscade rôdait toujours quelque part du côté de Kouang-Chô.—Kouang-Chô, tu ne connais que ça: le patelin qu'on découvre par bâbord, en débouchant du détroit d'Haï-Nan... Sale patelin, d'ailleurs: pas de pommes de terre, et les gargotiers vous fricassent des chiens en place de moutons!... Tas de voleurs!... Tant pis; c'est pas ce que je voulais dire... Ça ne fait rien: écoute voir un peu, voilà que ça me revient.

«En 99, aussi donc, sur cette saleté d' Embuscade , nous faisions la chasse à la contrebande des armes, entre le Tonkin et Canton. Ça se trouvait comme ça, rapport que l'amiral, qui avait son pavillon sur le Bayard , venait de prendre possession de Kouang-Chô, et que les pirates de par là-bas canardaient nos compagnies de débarquement.—Tu suis bien ma ligne de file?—Mêmement que les Chinois, la première fois que l'amiral, comme je t'explique, avait arboré le pavillon sur Kouang-Chô, eux, ils nous avaient volé la drisse du pavillon, oui! Crois-tu, hein, ces salauds-là!...

«L'amiral, c'était la Bédollière.—Pas un mauvais bougre, sûr et certain! à preuve qu'il se rappelait très bien mon nom et qu'il me disait poliment: «Bonjour, Hervé!» chaque fois qu'il venait à bord de l' Embuscade , en tournée d'inspection dans les rivières.—Ça ne fait rien: écoute voir un peu:—Kouang-Chô, n'est-ce pas? c'est une espèce d'embouchure de fleuve, avec une barre devant, et deux îles, une grande et une petite ... la petite s'appelle Nau-Ohô; la grande, je ne sais plus. Tout ça est bourré de Chinois, comme trop juste. La terre n'est pas vilaine, pour ce qui est du coup d'œil: des rizières en veux-tu en voilà, des arbres, de belles routes mandarines bien pavées, des villages entourés de jolis bois touffus, où ça sent bon la menthe. Mais la vraie bonne chose, c'est que les Chinois du patelin ne sont pas méchants. Voleurs, oui, sûr et certain! Mais point brutaux, ni traîtres. On n'avait jamais de batteries avec eux. Au contraire! On était des paires d'amis, et bien reçus chaque fois qu'on allait se promener du côté de leurs cañhas. Pour le reste, la paire de poulets coûtait dix sous au marché. Et, sauf l'affaire des chiens en place de moutons, on s'aurait arrangés ensemble, de nous à eux, aussi bien comme on fait de Brest à Recouvrance... Drôle de pays, tout de même! Figure-toi: partout là-bas, c'est les hommes qui cousent et qui raccommodent, et c'est les femmes qui font la pêche! Mais c'est pas encore ça que je voulais dire. La seule chose qu'il faut que tu te rappelles, c'est que ces Chinois-là et les pirates, ça faisait deux.

«Les pirates,—des Pavillons Noirs, autant dire,—ils venaient de l'intérieur. Et les Chinois de la côte en avaient une sale peur, je te promets! Tout de suite, ça se gâta. Les pirates mirent deux ou trois bonshommes de Kouang-Chô à la broche, histoire de «raisonner» les autres; et, du même coup, ils nous descendirent quelques sentinelles et une demi-douzaine de permissionnaires isolés. La petite guerre, quoi! je te fusille, tu me fusilles. Et alors, pour les attraper, ces pirates-là, ça devint la croix et la baleinière ! Les hommes des villages n'osaient pas nous donner le moindre tuyau;—tu comprends, rapport à la broche!—Et l'embêtement des embêtements, c'est que nous étions canardés par des flingots de premier brin ... et ce que ça grêlait! tu n'as pas idée, mon fils!... Parole d'honneur: dans chaque escarmouche, l'ennemi nous brûlait de la bonne poudre au nez comme si «que ç'aurait été» du foin. Oui, mon fils! et des fois, le feu à répétition durait la nuit entière. A croire que ces faillis chiens, enfants de leurs mères! ils auraient eu, quelque part cachés, des magasins qu'on ne savait pas, des magasins, pour sûr! mieux remplis que «les ceux de» la pyrotechnie de Toulon comme de Brest, aussi donc! Oui bien! Comme je te dis!

«Et fais attention! leurs flingots, je t'ai expliqué ça n'était pas du tout des flingots de sauvages. Misère! ça n'y ressemblait pas, de près ni de loin! Nos mousquetons à nous, tiens! nos «cavalerie 92»—eh bien! en comparaison, ça n'était que de la gnognote. Oui, matelot! Eux, ils avaient des Mauser, des Mannlicher, des Winchester, et tout le tremblement de ce qu'on fabrique de rupin chez les Pruscos, les Belgicos et les Ostrogoths ... le dessus du panier, quoi! Et toute cette saleté-là approvisionnée à cinq cent mille millions de coups, pour le moins. Tu vois la chose: sûr et certain que ça n'était pas catholique. L'amiral, qui avait le flair, devina que les bougres se ravitaillaient par transports maritimes, juste même chose comme font les gens honorables. Et voilà l'affaire pourquoi l' Embuscade croisait du Tonkin à Canton, et mon sac à bord.

«Ah! ce coup-ci, tu rigoles? ça y est, tu as pigé? Alors ... à la tienne!... Ho! ho! ces boujarons-là, ils n'ont pas une vraie contenance, autant dire... Ça ne fait rien! on en boira deux!... Mère Bigouden! Ohé!... non, mais ... l'est-elle sourde!... Ça ne fait rien: écoute voir un peu...

«Forcément, fallait qu'il y eût contrebande d'armes par voie de mer. Et l' Embuscade , donc, n'avait qu'à faire la police de la côte. Oui? tu crois ça? Eh bien! mon vieux, je vais t'épater: cette police de la côte, le vieux nous avait donné l'ordre de la faire dès le retournement de la mousson: fin mars. Depuis lors, donc, nous la faisions. Et, commencement de mai, après quarante et des jours de bordées en zigzags, nous n'avions pas mis la patte sur la moitié d'un flingot, ni sur le quart d'une cartouche!

«Ça te la coupe, hein? Pourtant, tu peux me croire: de Moncay à Pakhoï, de Hoï-hao à Heï-Tchao, partout, enfin, quoi! nous avions bien arraisonné plus de trois cents jonques: et, de ces jonques-là, la gueule enfarinée ne disait pas grand'chose d'honnête! Tout de même, à leur bord, pas plus de contrebande que dans ton œil! rien, rien, rien de rien. Ça n'était que pêcheurs et puis pêcheurs, tous innocents comme l'enfant qui vient de naître. Et pendant ce temps-là, à terre, les mitraillades continuaient de plus belle. A preuve que l'amiral, chaque fois que nous repassions à portée de signaux de son Bayard , il nous hélait comme ça d'un air ... d'un air d'en avoir deux ... deux guère plus satisfaits l'un que l'autre... Il y avait motif, tu penses: les compagnies de débarquement en étaient à enterrer des cinq et des six hommes par semaine! Moi, tiens! rien qu'à suivre ma part d'enterrements ... une fois sur quatre, qu'on était de piquet ... je me sentais devenir enragé.

«Mais plus enragé que moi, il y avait le pacha de l' Embuscade : un chic petit bougre de lieutenant de vaisseau,—Marcassin, qu'on l'appelait;—un bon homme, quoi! tout gentil, mais vif comme une soupe au lait. Celui-là, tu comprends s'il était à la noce, dans tout ce fourbi vaseux!

«D'abord, c'était son avancement qu'il risquait, pas moins; et, dame! c'est rognant d'avoir les reins cassés, rapport à une poignée de sales magots qui se fichent de votre fiole, pour la chose qu'une poignée de salopiots se débrouillent à leur vendre des flingots. Et, ensuite, des magots qui se fichent de votre fiole, non! il y a de quoi vous tourner les sangs en jus de coco! Aussi, ce pauvre pacha , les nuits que j'étais de faction à sa porte, je l'entendais jurer comme un païen, en rêve, et engueuler les magots, les flingots, les salapiots et le reste. Et il jurait sec cet homme; et il savait engueuler: «Cannibales!—qu'il criait;—assassins! sauvages!» Puis des bouts d'histoires pas trop claires que des fois je crochais au vol: «Vessies!... lanternes!... tasses à café!... A mort! au mur! à la guillotine!... Nom d'un nom d'un nom d'un nom!...» Et il tapait du poing dans la muraille, que la tole en sonnait comme une peau de tambour.

«Mais nous autres, de l' Embuscade , on n'était pas moins sous-venté, avec toute la toile en ralingue. Les jonques, on les visitait toujours par douzaines de douzaines. Mais jamais une seule de suspecte. De cette allure-là, sûr que nous pouvions bourlinguer jusqu'au jugement dernier sans changer d'armures!

«Bon! tu poses ta chique? je te vois venir! «Sur mer,—que tu dis—il n'y a pas que des jonques: il y a encore des vapeurs et des voiliers, aussi donc! et des paquebots, et des cargos, et des fiots et des rafiots!»

«Oui, mon fils! Mais, tout exprès, en ce temps-là, de Canton au Tonkin, il n'y en avait pas; ni des comme ci, ni des comme ça; excepté quatre patouillards; mais quatre patouillards bien nets et bien honnêtes, bien vus, bien connus: deux Français et deux Norvégiens, qui tous quatre faisaient le grand cabotage entre Hong-Kong et Haï-Phong... Tiens, je me rappelle leurs quatre noms: le Cua-Cam , le Dap-Cau , le Donebrog et le Haï-Dzuong ... Tu vois qu'ils étaient repérés! Et, en plus, ils chargeaient toujours à Haï-Phong pour Hong-Kong, et à Hong-Kong pour Haï-Phong, sans escale. Donc, pas moyen qu'ils auraient fait du louche. D'ailleurs, par acquit de conscience, nous les avions déjà surveillés, sans avoir l'air: pas le moindre mic-mac. Bref, je te rabâche et je te ra-rabâche: en fait de contrebande, tout ce que nous avions croché, c'était peau de balle, balai de crin, et crains les requins si tu es marin!

«Mais attention, matelot! Veille au grain! voilà que ça vient!

«Un soir, tout justement dans ce commencement de mai que je te disais, l' Embuscade avait mouillé devant Weï-Tchao ... tu sais? Weï-Tchao? la petite île à l'ouest d'Haï-Nan?... Paraît que les Chinois de cet endroit, ils se mangeaient entre soi, au temps d'autrefois... Donc, comme ça, nous venions de laisser tomber un pied d'ancre..... Je me rappelle bien! j'étais de sonde, et je criais: «Fond! tribord, vingt-six, tribord!»

«Tout à coup... qu'est-ce que je vois?... un petit vapeur, qui débouche du nord, et qui passe à terre de nous, en saluant du pavillon ... tricolore, ce pavillon: français. Je le regarde, je le reconnais: le Dap-Cau ... un des quatre que je t'ai déjà dits... Il faisait son service régulier, d'Haï-Phong à Hong-Kong. Rien à dire à ça, naturellement ... sauf tout de même que, Weï-Tchao, il n'avait rien à y faire, sûr et certain... Nous, on avait déjà rompu des postes de mouillage. Comme je descendais du gaillard, voilà le Dap-Cau qui sort sa yole et qui l'arme. Je me dis: «Ce client-là a quelque chose de pas ordinaire à nous raconter.» Parce que, n'est-ce pas? un navire marchand, ça ne débarque guère souvent ses pointus pour la rigolade ... et ça ne relâche pas non plus pour seulement brûler son cardiff... Dame! les pointus, c'est de l'huile de bras, quand on n'a pas gras d'équipage ... et le cardiff, c'est de l'argent ... quand ça n'est pas Marianne qui paie...

«La yole nous accoste. J'étais à la coupée, je descends l'échelle et je tends la tire-veille au type qui venait. Ce type, j'ai à peine le temps de regarder ses galons d'officier: il saute sur le caillebottis, il grimpe quatre à quatre, il arrive sur le pont, et il demande: «Le commandant?» tout ça, avant que le maître de quart ait seulement fini de crier: «Sur le bord!» Il n'avait pas du tout l'air d'un capitaine au cabotage, cet officier-là! Figure-toi plutôt: un grand petit gars maigre, le nez en bec de cormoran, les joues creuses, les yeux noirs comme charbon, la moustache et le bouc blancs comme neige ... figure-toi, matelot: juste au-dessus du front, un toupet pointu, tordu, kif-kif la corne du Maudit! Tu vois ça d'ici.

«Pas rassurant! non! Mais, dans le même moment, voilà le pacha Marcassin qui s'amène. L'autre le salue. Et ils commencent à causer: «Commandant,—qu'il dit, l'autre,—je suis le capitaine du Dap-Cau: Napoléon Forti, de Bocognano, pour vous servir. Et je viens vous dire une bonne chose à propos de la contrebande des armes que vous êtes chargé de réprimer...»

«Hein? je te le disais, que ça venait, ce grain! Matelot, vrai! après avoir entendu ça, j'aurais donné quatre quarts de vin pour entendre la suite! Mais va te faire empiler! le Marcassin déjà t'empoignait le Napoléon Forti par le bras et te l'emmenait sous la dunette... Alors j'ai eu une riche idée: par veine, «c'était moi que j'étais chargé» de fourbir à clair le panneau de cuivre au-dessus du salon du commandant; donc, qu'est-ce que je fais? j'attrape mon fourbissage en deux temps, j'ôte mes souliers, rapport au bruit, et je galope ... le panneau de cuivre, par chance, était entr'ouvert ... vivement, je me mets à briquer, tout en élargissant la bonne oreille; et je saisis le principal:

—Commandant,—qu'il dégoisait, le capitaine du patouillard,—toute la contrebande d'armes et de munitions que vous n'avez pas encore pu surprendre passe par un seul bâtiment, que d'ailleurs vous connaissez à merveille. Ce bâtiment se ravitaille lui-même dans les ports du nord; le plus habituellement à Amoy. Il débarque ensuite sa pacotille à Pak-Hoï, sans se cacher le moins du monde. Personne d'ailleurs ne le soupçonne; et personne n'y peut rien, vous et votre amiral moins encore que les autres: parce que ce bâtiment-là, c'est la Luisa , qui bat les couleurs allemandes,—les couleurs impériales!—vous ne l'ignorez pas...»

«Matelot! quand j'entendis ça, le fourbissage m'en tomba des pattes! La Luisa malheur! Sûr et certain que nous la connaissions: une espèce de yacht, lavé, astiqué, ripoliné, verni, et qui battait effectivement pavillon prussien,—pavillon de guerre, s'il te plaît!—rapport que le propriétaire était quelque chose comme une grosse légume dans la Choucroute. Bref, un bâtiment de l'État, autant dire. Tellement, qu'il nous avait même fait sa visite officielle, dans une belle vedette à pétrole, avec flamme arborée devant et grande enseigne arborée derrière!

L'apache, hein... De l'hydrographie, qu'il prétendait faire le long de la côte. Tu la vois d'ici sans lunette, cette hydrographie: pour une chouette hydrographie, c'était une chouette hydrographie! Oui, mais ça n'empêchait pas: de ce coup-là, le pacha Marcassin ne disait plus rien. Pour un homme empoisonné, pas d'erreur! il l'était... Faut dire qu'il y avait de quoi mets-toi z'y plutôt à sa place: quoi que tu aurais fait? arraisonner la Luisa? navire allemand, navire neutre?... non! mais, des fois? tu t'amuses? Le pavillon couvre la marchandise, vieux! Et les histoires de neutralité, je t'en souhaite! Riche poisse, va! quand on y fourre un doigt, on est salement englué, tu peux me croire!... Il savait ça, mon Marcassin! je le lorgnais du haut de mon panneau: pas fier, je te jure!... je l'entendais jurer entre ses dents,—les mêmes jurons que la nuit, en rêve:—«Assassins!... cannibales!... mais le cœur n'y était plus... Qu'est-ce que tu veux? c'était vrai, ce qu'il avait dégoisé, le type du Dap-Cau: cette contrebande-là, personne n'y pouvait rien! ni le pacha, ni l'amiral!... Et donc, on n'avait plus qu'à se croiser les bras ... et à laisser les pirates massacrer nos sentinelles...

«J'étais en train de bien m'enfoncer cette sale idée dans la caboche... Tout à coup ... qu'est-ce que j'entends? une espèce de gloussement, même chose le gloussement des poules!... Je regarde,—épaté, tu penses!—et je vois le Napoléon Corti qui riait... Oui, mon fils, il riait, cet homme! mais, par exemple, d'un drôle de rire, je te promets! d'un vrai rire sauvage, d'un rire de Canaque... Tu les auras bien vus, des fois, les Canaques, quand c'est qu'ils s'asseyent en rond par terre, à douze, quinze, vingt, les nuits de pleine lune, pour rire tous ensemble... Êêêê!... hah! hah! hêah!... Il riait pareil, le Corti, oui! à preuve que ça lui secouait la barbiche et le toupet comme le vent secoue les flammèches d'un canot à vapeur!... Il rit une bonne minute. Le pacha, ahuri, en ouvrait une bouche en écoutille. Mais, à la fin, le Corti s'arrête. Et alors il se lève, il vient au pacha, il lui parle à l'oreille,—bas, bas, bas:—«Commandant...» Et, moi, voilà que je n'entends plus rien, pas un fifrelin!

«Oui! mais attends voir! et vire de bord pour la dernière bouée!... Une heure après sa visite, le Napoléon Corti avait regagné son Dap-Cau . Une autre heure après, le Dap-Cau avait appareillé. Et, quelques autres heures plus tard, nous, on appareillait aussi, dans la nuit. Et du nord, qu'on fit comme ça: le cap sur Pak-Hoï... Ça ne fait pas loin, Pak-Hoï, de Weï-Tchao. Au petit jour, nous y étions.

Le Dap-Cau y était déjà, tu devines! venu de son côté, et mouillé sur une ancre qu'il tenait à long pic, la chaîne garnie au guindeau—comme font les bateaux en appareillage, quand ils veulent être tout prêts à déraper et aller de l'avant au premier signal.

«Notre Embuscade , elle, mouille tout de bon, très loin du Dap-Cau ... très loin au large... Tu suis la ligne de file? On était chacun de son bord, à la part... Comme ça, on n'avait point l'air d'avoir l'air!... Bon, ça va bien! tu vois ce qui vient. Espère la suite:

«Onze heures sonnent; puis midi. L'équipage avait dîné; on allait ramasser les plats. Depuis le matin, le pacha se balladait sur la passerelle, de tribord à bâbord et de bâbord à tribord. Aux quatre coups doubles [1] , le maître de quart siffle pour les plats, et le clairon s'en va décrocher son instrument: tu sais qu'une fois les plats ramassés on sonne le garde à vous. Ça se doit. Mais, dans le même moment, patatras! le pacha dégringole de la passerelle, quatre à quatre, et vlan! il saute sur le clairon: «Clairon!—qu'il y commande,—clairon: la charge! sonnez la charge, je vous dis! tonnerre de tonnerre!» Il avait sa voix des coups de typhons, une sacré sale petite voix, je ne te dis que ça! Le biniou comprit tout de suite que ce n'était pas le moment de réclamer pour du lard salé: il sonna sans faire le malin. Nous, tu parles qu'on ne parlait pas: ce n'était pas le moment non plus. Et ça fait qu'immédiatement, dans le silence, nous entendîmes le Dap-Cau virer sa chaîne...

«L'ancre dérapa dans la minute, et le patouillard appareilla. Sûr et certain, nous y avions donné le signal avec notre charge. Moi, qu'est-ce que je fais? je saute sur le bastingage... Et—attention, Korcuff!—j'aperçois ... quoi?... la Luisa! la Luisa qui débouquait de la pointe est!... C'était rudement calculé, tout ça, matelot! Et je peux te le dire: le petit pacha Marcassin, il savait apprécier les distances! si juste ... quoi!... que la Luisa , entrant en rade, et le Dap-Cau sortant, se croisèrent exactement par notre travers... L' Embuscade , quand l'accident arriva, n'était pas à deux encablures de distance...

«Parce que ... figure-toi! il arriva un accident ... un sacré accident, même!

«Figure-toi, je te dis!... comme le Dap-Cau et la Luisa donnaient à contre-bord ... le Dap-Cau ... crac!... il se cassa quelque chose dans le gouvernail ... quelque chose de grave, même: la barre vint toute à droite et resta bloquée... Le Dap-Cau , qui ne gouvernait plus, tomba brusquement sur tribord ... et tapa en plein dans la Luisa !... si tellement en plein qu'il la coupa par le milieu, net!

«Ça fait un drôle de bruit, un navire coupé en deux: ça crie comme une bête qu'on écrase: Cri!... cri!... cri!... un tout à fait drôle de bruit!...

«En tout cas, ça n'est pas un bruit qui dure longtemps...

«Ma Doué! non! Nous autres de l' Embuscade , nous avions notre canot amené. On sauta quatre hommes dedans, on poussa, et il n'y eut pas de temps de reste. Les deux moitiés de la Luisa coulaient déjà, et on voyait la cargaison qui s'éparpillait. Ah! mon pays! cette cargaison, quelle boutique!... De quoi remonter un arsenal, oui!... Des flingots, des flingots et des flingots, voilà ce que c'était! J'en ai repêché deux caisses qui flottaient, rapport à des tonneaux vides qui s'étaient emberlificotés avec... Si «que tu aurais» vu la binette aux Pruscos, à ce moment-là!... parce que les Pruscos aussi, on les a repêchés. Je ne sais fichtre pas pourquoi, par exemple! Enfin! c'est le pacha qui a donné l'ordre. On a obéi.

«Mais sais-tu la fin finale, matelot? Le pacha Marcassin leur z'y a parlé en allemand, aux Pruscos. Et je ne sais pas quoi qu'il leur a dit. Mais, plus tard, nous les avons débarqués tous à Macao. Et ils sont devenus ce qu'ils ont voulu ... tu t'en fous et moi itou ... sauf qu'on n'en a plus jamais entendu parler, de ces Pruscos! Et, à Hong-Kong, le plus tordant c'est que les journaux angliches, aussi donc, ils imprimèrent un palabre énorme sur le «sinistre de la Luisa .» Paraît qu'elle avait sombré quelque part, on ne savait pas où, en pleine mer, cette pauvre Luisa ! dans un cyclone, probable... Et pas un chat n'en avait réchappé! Comme j'ai l'honneur de te le dire! A preuve que ça figure officiellement, au jour d'aujourd'hui, sur toutes les estartistiques du Lloyd! Chacun, il peut lire: «1899, mers de Chine; la Luisa , yacht à vapeur: perdu corps et biens! »

[1] Midi,—quatrième heure du quart de 8 heures à 12 heures,—est piqué par les cloches de bord en quatre doubles tintements.


L'INVRAISEMBLABLE RATIÈRE

à Paul de Cassagnac.

—Hissez les couleurs!...

A la corne, le pavillon national, déferlé, claqua dans la brise. Par tribord, la côte marocaine blanchissait d'écume. La houle dure de l'Atlantique secouait violemment le croiseur, et des nuages d'embrun volaient, drus comme grêle.

—C'est cette goélette, à trois quarts devant! Encore un contrebandier, sûr et certain!... Prévenez l'officier canonnier!... et faites armer le 65 du gaillard!... Un coup à blanc, d'abord, hein!...

Nous étions quatre officiers, dont Férald, notre commandant, à nous cramponner aux rambardes du banc de quart.—Le Copernic tanguait bas.—A deux milles sous le vent à nous, la goélette suspecte fuyait grand largue, toutes voiles dessus. La «visite» d'un croiseur français lui souriait assez peu, cela se voyait...

Le coup d'avertissement n'eut qu'un succès d'estime. Le coup de semonce fut plus heureux. L'obus, bien envoyé, ricocha sur l'avant du fuyard, à cent mètres tout au plus de son beaupré. Prudente, la goélette lofa, mit en panne, montra son étamine. Et Férald jura de plus belle: l'étamine était blanche et bleue,—portugaise,—neutre.

—Portugais, ça? Comment donc! vive Bragance!... Portugais comme moi, oui! et bourré d'armes et de munitions jusqu'à la gueule!... Forban! pirate!... Mais que faire? le pavillon couvre la marchandise!... Allons, demi-tour! revenez en route!...

Il cracha par-dessus le bord, et nous tourna le dos.

Nous autres trois, accourus tout à l'heure sur le banc de quart dans l'espoir chimérique de ce miracle, toujours attendu, jamais réalisé: une distraction,—en temps de blocus!—désabusés, nous regardions piteusement la goélette, dont le vent gonflait derechef les voiles rousses, et aussi la mer moutonneuse, et la côte embrumée, et, à nos pieds, sous la passerelle, le pont du Copernic , ruisselant du lavage matinal. Les matelots, jambes nues, faubert au poing, piétinaient dans l'eau savonneuse...

Tout à coup, il y eut brouhaha: hors du panneau avant, un canonnier chef de soute venait de surgir, brandissant à bout de queue un rat capturé:

—Salaud! tu ne boufferas plus mes vareuses! Où çà qu'il est, le maître-commis? j'ai droit à la double!

De tout temps, sur tous vaisseaux de toutes marines, les chasseurs de rats gagnèrent la double,—la double ration de vin: deux quarts de litre au lieu d'un.—Vénérable tradition, qui remonte au premier amiral connu, Noé.

Le maître-commis ratifia donc:

—Ça va bien! Tu l'as gagnée, tu l'auras! Va-t'en voir le cambusier, et dis-lui z'y, mon fils!...

Le commandant, son humeur adoucie, avait suivi la scène:

—De mon temps—murmura-t-il, dédaigneux,—il fallait plus d'un rat pour mériter la double!...

Il écarta les jambes pour mieux «étaler» un coup de roulis, et nous parla du haut de ses trente ans de mer:

—Messieurs, en 69, j'étais midship de détail à bord de la Cérès , une frégate à voiles devenue transport de bagnards. Nous «faisions» la Nouvelle-Calédonie, par Bonne-Espérance à l'aller, et par Magellan au retour... C'étaient des navigations, je vous prie de le croire!... Or, la Cérès était une vieille baille, usée jusqu'aux couples, et les rats y foisonnaient. Songez que pas une porte de soute ne fermait et que toutes les cloisons ressemblaient à des écumoires! Un beau matin, voici qu'on découvre un nid complet dans la boîte aux chronomètres! Du coup, l'officier en second entre en fureur:

«—Demain,—décrète-t-il,—toute la journée, du branlebas du matin au branlebas du soir, chasse! Et la double à tout homme qui apportera six cadavres au maître-commis!

«Six, hein! notez! Mais savez-vous combien il y eut de pièces au tableau, ce soir là?—Six cent soixante-douze.—Parfaitement! Six cent soixante-douze rats massacrés du lever au coucher du soleil. Cent douze demi-douzaines. Ça coûta vingt-huit litres de vin au gouvernement.

«L'officier en second s'effara:

«—Vingt-huit litres!—répétait-il.—Vingt-huit litres!... Mais ces bougres-là vont nous vider la cambuse!... Voyons ... il reste sûrement deux fois plus de rats qu'on n'en a tué... Minute! j'y vais mettre bon ordre. Demain, chasse comme aujourd'hui! mais il faudra montrer douze rats au lieu de six pour avoir droit à la double!...

«Il se croyait «au vent de sa bouée,» comme disent les vieux mangeurs d'écoutes. Mais va te faire fiche! Le lendemain soir, on lui étalait plus de mille rats sur la dunette!

«Cette fois il jura comme feu Jean-Bart:

«—Nom de Dieu de tonnerre de Dieu! ce n'est pas possible! Ils les élèvent exprès, leurs rats! Ils en ont des réserves, des parcs, des haras! Ça ne se passera pas comme ça!... D'abord, toutes ces beuveries m'embêtent: je n'ai pas envie d'avoir un équipage saoûl du jour de l'an à la saint-Sylvestre... Donc, désormais, ce ne sera ni six, ni douze, ni dix-huit, ni vingt-quatre ... ce sera trente-six rats! qu'il faudra m'aligner avant de passer à la cambuse! Et nous verrons bien!...»

«Trente-six rats!... messieurs, ça ne se trouve pas dans une seule caisse à farine!... ni même dans plusieurs ratières perfectionnées... Vous savez, d'ailleurs, comment nos matelots chassent: à coups de corde ou de souliers!... procédé rudimentaire!—Trente-six rats!... Au souper suivant, il n'y eut plus que cinq hommes à boire la double. Et, le soir d'après, deux seulement.—Les rats devenaient méfiants: trois hécatombes successives avaient semé partout la terreur.—Bref, le surlendemain, un seul vainqueur se présenta pour remporter la palme: un nommé Chouf, calier. Il apportait ses trente-six rats, proprement amarrés par la queue tout autour d'un vieux cercle de barrique. Il but, non sans gloire, et s'en retourna dans sa cale,—pour en ressortir, vingt-quatre heures plus tard, le même cercle de barrique en main, pareillement garni!—Et c'est ici que l'aventure devient épique: «Messieurs, six semaines durant, Chouf, calier, attrapa quotidiennement ses trois douzaines de rats, sans y manquer un jour! Le fait, j'en conviens, est invraisemblable; mais il est vrai: j'en fus le témoin, plus stupéfait, certes, que vous n'êtes!... Chouf, calier, était un gaillard absolument quelconque: ni grand, ni petit, ni bête, ni malin; au demeurant, le plus brave homme du monde, ponctuel, discipliné, propre ... mais rien du héros. Œxmelin n'avait pas passé par là, ni Fenimore Cooper: Chouf n'était pas trappeur et n'était pas boucanier... Et, pourtant, ce garçon, pareil à tous les autres, ce pêcheur de sardines, né natif de Plougastel ou de Concarneau, réitérait sept fois par semaine, indéfiniment,—infailliblement! un exploit dont Bas-de-Cuir eût été jaloux! Cela dépassait l'imagination.

«La Cérès , cependant, «embraquait sa latitude.» Un matin, on jeta l'ancre devant Sainte-Hélène J'étais précisément en train de calculer, ce matin-là, qu'un litre de vin valant quatre doubles, et qu'une double valant trente-six rats, Chouf, au bout de l'an, aurait presque bu son hectolitre, et tué sa mille quatre-vingt-quinzième douzaine, mathématiquement ... quand l'ordre m'arriva, comme la cloche du bord piquait les trois coups doubles d'onze heures, de boucler mon sac sans trop lambiner et de transborder avant midi sur la Junon , qui par hasard se trouvait là. Vous savez qu'à l'époque la mode était de faire valser les aspirants. Et ces valses-là n'étaient pas des valses lentes.

«Deux draps de hamac, attachés par les coins, me servirent de malle. Tout fut tôt emballé. J'avais déjà un pied dans le youyou de ma nouvelle frégate, quand, tout à coup, je me frappai le front, et je regrimpai quatre à quatre l'échelle de la Cérès : Chouf et ses rats m'avaient trop intrigué! je ne voulais pas quitter Chouf sans que Chouf et ses rats m'eussent donné le mot de leur énigme.

«Je m'affalai donc à fond de cale. Chouf, assis sur une glène de filin, chiquait.

«—Chouf!—dis-je,—je débarque. On a été des amis, nous deux, pas? Eh bien! Chouf ... dites-moi, avant que j'ai quitté le bord ... dites-moi comment vous faites pour attraper vos rats?...

... «La figure de Chouf s'élargit en pleine lune, et un triomphal sourire lui fendit les joues jusqu'aux oreilles.

«—Ça, lieutenant,—prononça-t-il,—c'est mon secret! le secret à Chouf!

«—Et vous ne me le direz pas, Chouf? à moi? à moi, l'aspirant de détail? à moi qui fous le camp tout de suite sur cette saleté de Junon , pendant que vous allez continuer de vous la couler douce à bord de notre peau-fine de Cérès ?

«Il s'attendrit:

—«Nom de nom d'un sacré nom! c'est tout de même vrai, lieutenant, ce que vous dites!... Alors ... écoutez voir ... non! parole de parole! je ne peux pas vous dire!... ma Doué!... je peux pas, au jour d'aujourd'hui!... Mais au jour de plus tard qu'on se reverra, moi z'et vous, malin qui sait où ... foi de Chouf! lieutenant, je vous dirai.

«Et, solennellement, la main levée, il cracha noir: il chiquait, Chouf.

«Messieurs, je vous ai dit que tout cela se passait en 69. Mon histoire est plus vieille que vous trois, hein? Elle avait trente-huit ans, tout juste, quand notre Copernic , l'hiver dernier ... le 20 décembre, si j'ai bonne mémoire ... passa au bassin du Salou, à Brest, pour se carèner. Or, ce même 20 décembre, vers cinq heures du soir, comme je quittais le bord après l'accorage, voilà que je croise, près de la porte Tourville, un groupe de vétérans, rentrant, eux comme moi, du travail.

«Et voilà qu'un de ces vétérans se jette littéralement sur moi, bras ouverts:

«—Commandant! commandant!... c'est vous, aussi donc?... Ah! ma Doué! ma Doué Benodet!... Je suis Chouf!

«Je me souvins tout de suite:

«—Tu es Chouf?... Sacrebleu!... Chouf de la Cérès? .... (Vous savez s'ils aiment qu'on leur parle du vieux temps!) Chouf de la Cérès! ... Chouf qui attrapait les rats!...

«Il s'épanouit:

«—Oui! commandant!... Vous vous rappelez bougrement, tout de même!... vous vous rappelez les rats, aussi!... Alors ... commandant! écoutez voir ... que je vous dise comment je les attrapais, ces cochons de rats!...

«Toute ma curiosité de midship me ressaisit, comme si la vieille Cérès eût été encore là, mouillée hors de la digue, et ses belles grandes voiles larguées en bannières!

«—Dis voir, Chouf?

«—Voilà, commandant! C'était une fameuse manigance, pour sûr! Personne n'a jamais trouvé ça, allez! Sur la Cérès , le coq mettait toujours du lard dans la soupe, du lard salé ... un peu «ancien», un peu moisi ... pas mauvais tout de même ..... vous vous rappelez ça, aussi donc?... Moi, Chouf, à souper, je mangeais pas mon lard: je le cachais comme ça, dans ma falle..... C'était pour les rats, vous me comprenez.....

«—Tu avais des pièges, alors?

«—Des pièges? que non point!... Espérez un peu... La nuit, quand on avait fait branlebas, je crochais en premier mon hamac; et, quand tout chacun s'avait endormi, moi, je me défilais ... tout nu ... sauf votre respect ... jusque dans la soute à biscuits ... cette soute, elle avait une porte ... une porte pas bien fermée...

«—Eh oui! même, les charpentiers y travaillaient toujours...

«—C'est la chose exacte, commandant!... Moi, qu'est-ce que je faisais, dans la soute? Je me collais mon lard entre les dents, et puis, à plat pont! sur le dos... sans rien bouger pied ni patte!... Dame! vous pensez que les rats n'étaient pas longs à venir! Du bon vieux lard qui puait fort, voilà leur affaire! Le temps de compter: a, b, c, d, deux! a, b, c, d, quatre! je sentais des régiments de sales pattes qui me grattaient les bras, les jambes, le ventre et tout... Parce que la soute, comme bien juste, elle était noire, mais noire! on s'aurait cru dans le fin fond de l'enfer aux mal blanchis, quoi!... Tout de suite les rats me grimpaient sur le nez, sur les yeux... Et ils crochaient dans le lard... Moi je ne remuais pas: j'attendais d'en avoir au moins six, bien attablés, les goinfres!... Et alors, crac!... j'en empoignais trois de chaque main... A preuve que, cinq ou six fois ces vermines m'ont mordu, oui da!... emporté des bouts de peau! Ça ne faisait rien: trois de chaque main, je comptais six. Et, ces six-là étranglés, vlan! re-sur le dos! et j'attendais les autres. Ils revenaient forcément: rapport au lard... Jamais je n'ai raté mes trois douzaines, aussi donc!»

«Le commandant Férald s'interrompit net, prit ses jumelles, fouilla la brume: les lames déferlantes piquaient l'horizon de points blancs, pareils, tout à fait, à des voiles...

«Une risée, brusque, fouetta la mer; et le Copernic , brutalement jeté dans un creux de la houle, roula bord sur bord, et gémit.

—«Rien! naturellement!... pour changer!... Ah! ils la connaissent, ils sont loin, les marchands de plomb et de poudre!... Zut! j'en ai assez pour aujourd'hui!... Au revoir!...

Au bas de l'échelle, il fit demi-tour, face à nous:

—Messieurs ... le voyez-vous bien, ce Chouf, nu comme un ver au fond de sa soute obscure? ce Chouf qui fait le mort, et qui sent sur toute sa chair, sans broncher, sans ciller, l'horrible grouillement des pattes griffues, le souffle chaud des museaux visqueux, la mêlée abominable des gueules affamées, bavantes, puantes?...


108, LE DUC, AMBASSADEUR

au comte Charles de Polignac.

—108, Le Duc! à l'appel! à l'appel, bon Dieu de bois!... C'est-il que tu as été promu sourd, à cette heure ici?... 108, Le Duc!... Sors donc de ton trou, bougre de semble-calfat!...

108, Le Duc, matelot de deuxième classe, canonnier breveté, cumule, à bord du croiseur de la République la Pensée , diverses fonctions, toutes de confiance, lesquelles du matin au soir et du soir au matin, le promènent au pas gymnastique dans tous les coins et recoins du bâtiment.—108, Le Duc, chef de la soute à munitions des pièces de 100 millimètres T. R. tribord milieu, briquait dans l'instant le bouchon autoclave de ladite soute;—mais, au beau milieu de ce briquage, voici que la présence de 108, Le Duc, ordonnance du lieutenant de vaisseau Villiers, est requise sur le pont arrière.—Et 108, Le Duc, se précipite:

—Saleté de métier! quoi qu'il y a encore?

Juste à temps, le caporal d'armes, d'un coup de coude charitable, lui ferme la bouche. 108, Le Duc, se fige brusquement dans la position réglementaire:—les talons à peu près joints, la main droite esquissant le geste d'ôter le bonnet de travail:

—A vos ordres, cap'taine!...

L'affaire doit être grave: le lieutenant de vaisseau Villiers est venu jusqu'au milieu du pont à la rencontre de son matelot. Même, il a oublié de mettre sa casquette!... Et le soleil tape! On est en rade de Smyrne, et cette rade-là, ça ne ressemble guère à la rade de Brest, aussi donc!...

—Le Duc! oust!... au trot, mon petit! j'ai besoin de toi ... viens dans ma chambre...

Besoin de 108, Le Duc?... Et pourquoi faire, alors?... Sainte Anne d'Auray!... Ça, par exemple! c'est intéressant, oui!

Les voilà dans la cabine, grande comme un mouchoir de poche,—108, Le Duc, et monsieur Villiers.—L'officier s'est assis sur l'unique chaise et plante son regard droit dans les yeux du matelot, debout devant lui:

—Écoute!... Le Duc ... tu vas te mettre en tenue ... et tu descendras à terre ... par le canot qui va chercher les cuisiniers, à 2h.30...

—Oui, cap'taine...

—Tu iras rue Parallèle... Tu sais où elle est, la rue Parallèle? la première après le quai?

—Je sais, cap'taine...

—Bon!... A main gauche ... en partant de la cale des canots ... il y a une grande maison de bois, peinte en rouge ... une ancienne maison turque... Tu trouveras...

—Je trouverai, cap'taine...

—Une maison rouge, rappelle-toi... C'est la maison de monsieur Erizian l'armateur... Tu entreras par la porte de service. Il y aura probablement un cavas dans la cour... Un cavas, tu connais ça?... un domestique tout rouge et tout doré, avec des ribambelles de pistolets et de yatagans?...

—Je connais, cap'taine...

—Tu lui demanderas madame Erizian, à ce cavas... madame! pas monsieur!...

—Oui, cap'taine...

—Maintenant... écoute le plus difficile... Quand on t'aura introduit, tu diras à madame Erizian que tu viens de ma part... Et tu lui donneras cette lettre ... celle-là... Prends!... Tu vois? j'ai écrit l'adresse sur l'enveloppe:

Madame Erizian, rue Parallèle, Smyrne.

—Je vois, cap'taine...

—Bon!... Ce n'est pas encore tout...

Le lieutenant de vaisseau a hésité une seconde. Brusquement il se lève et pose sa main droite sur l'épaule du matelot:

—Écoute encore ... et écoute bien!... Si madame Erizian n'est pas seule ... oui: s'il y a du monde avec elle, dans son salon ... du monde ... des amis, des parents ... son mari ... n'importe qui, enfin ... alors, tu lui diras adieu, et tu t'en iras... Mais si, au contraire, elle est seule avec toi ... toute seule ... eh bien! avec la première lettre, tu lui en donneras une seconde ... celle-ci... Tu vois? pas moyen de t'embrouiller; sur cette enveloppe-ci, je n'ai rien écrit du tout, pas même le nom...

108, Le Duc, incline silencieusement la tête, et, d'un geste lent, allonge la main vers l'enveloppe blanche...

—Attends!—fait l'officier...

Il rit, d'un rire qui n'a pas l'air de sonner bien net:

—Il faut tout de même que je t'explique ... mon petit... Ce n'est pas une commission ordinaire ... et je veux que tu saches... Tu es un marin, un marin comme moi ... et les marins, quand ils vont croiser quelque part, ils aiment bien que l'horizon soit propre, hein?... Voici donc la chose: madame Erizian m'a demandé ... d'écrire pour elle ... un petit discours ... oui: un petit discours ... qu'elle doit prononcer ... dans une espèce de ... de cérémonie ..., comme qui dirait ... une distribution des prix, tiens!... Alors, j'ai écrit ce discours... Et je le lui envoie... Mais, bien entendu, tout ça est archi-secret... Et c'est madame Erizian qui sera censée l'avoir écrit, toute seule, son discours!... Voilà pourquoi il faut que personne ne devine ... personne ... pas même monsieur Erizian... Tu as compris?

Un sourire s'épanouit sur la bouche de 108, Le Duc. 108, Le Duc, a compris ... a tout compris!—tout, oui: tout ce que vous comprenez vous-même.—Allons! c'est un «bon homme,» le lieutenant de vaisseau Villiers. Il sait dire les choses!—comme elles doivent être dites.—C'est bougrement vrai, aussi donc, ce qu'il a raconté en commençant, on est d'abord des marins, tous les deux, Villiers et Le Duc!

—Ça va bien, cap'taine! Soyez tranquille! Excusez maintenant, donc: je vais me mettre en tenue.

Dans la batterie, 108, Le Duc, a tiré de son grand sac un tricot neuf, et il déplie une chemise à col bleu, miroitante.

—C'est-il que tu vas à la noce?—demande le caporal d'armes, qui rôde autour des sacs pour ramasser les effets à la traîne.

—Un peu!—affirme Le Duc.—Et pour une noce où il y a des binious, ça sera une noce où il y a des binious, cette noce-là! des binious, je te dis, comme t'en as pour sûr jamais vu, pays!

A la coupée, le canot des cuisiniers danse la carmagnole: la houle est creuse. D'un bond, 108, Le Duc, embarque sans dommage. Au hublot le plus proche, la tête du lieutenant de vaisseau Villiers apparaît:

—Ho! du canot!... Le Duc! n'oublie rien!

—As pas peur, cap'taine! j'ai tout le fourbi qu'il faut dans mon bonnet!

Du doigt il montre sa coiffure, prudemment enfoncée jusqu'aux sourcils. De toute antiquité, les bonnets bleus à pompon rouge servent de portefeuilles aux matelots: il y a là-dedans une place excellente pour les lettres, entre le drap feutré et la doublure de toile à voile...

Maintenant, il est trois heures, et le brutal soleil confine les Smyrniotes dans leurs maisons grillagées. La rue Parallèle est déserte comme un Sahara. Et le numéro 16, toutes fenêtres closes, a l'air du palais de la Belle au Bois Dormant...

108, Le Duc, sonne à la porte de service. Un très long temps s'écoule. Enfin le cavas prédit apparaît.

—Madame Erizian?

Evet, effendi!

108, Le Duc, ignore le turc. Mais le geste d'accueil est suffisamment clair. Et le col bleu emboîte le pas derrière la livrée cramoisie.

Une cour; un escalier; un vestibule; un escalier; un corridor; un escalier; deux antichambres.—Les vieilles bicoques turques sont compliquées.—Un salon, enfin! très luxueux, avec profusion de belles choses: tableaux, tentures, tapis, grands vases pleins de fleurs... 108, Le Duc, pense que «ça doit être dans ce genre-là, chez Fallières...»

Et au milieu de ce salon, une dame.—Une dame très jolie. 108, Le Duc, l'apprécie telle du premier regard.—Qu'on en juge plutôt: des yeux grands comme des écubiers, des cheveux couleur de filin neuf!... Grosse comme deux liards de beurre, par exemple! et fragile comme une poupée de porcelaine!... 108, Le Duc, avance avec précaution. S'agit pas d'y aller comme à l'abordage, sur la dame: on la casserait!...

Cinq secondes de silence. La dame s'est levée. Elle attend. Elle est seule. 108, Le Duc, vérifie d'un coup d'œil ce point essentiel.

—Madame,—dit-il, vite, sans préambule,—c'est mon officier qui m'envoie ..., monsieur Villiers, vous savez... Il m'a dit de vous donner ça ... (108, Le Duc, baisse la voix...) et puis ... pour seulement si que vous seriez toute seule ... comme vous voilà ... ça encore...

La dame, brusquement, est devenue rouge ... rouge comme le battant du pavillon des dimanches!... 108, Le Duc, s'empresse d'expliquer:

—C'est la chose de votre discours, vous savez! ce discours pour cette affaire ... comme une distribution des prix!... Ne vous troublez pas, madame! monsieur Villiers m'a bien raconté... Et je ne dirai rien à personne, allez! pareil si que je serais muet, sûr et certain! Vous pouvez avoir confiance!

Les belles joues, petit à petit, redeviennent pâles. La dame, qui commence à sourire, regarde le matelot:

—J'ai confiance,—dit-elle d'une gentille voix douce;—j'ai pleine confiance ... monsieur Le Duc ... car vous êtes monsieur Le Duc, n'est-ce pas?... Le capitaine Villiers m'a parlé de vous très souvent ... je vous connais très bien!...

Ho? il a parlé de 108, Le Duc, le cap'taine?... à cette jolie dame-là?... Ça, par exemple ... on ne peut pas dire non: c'est poli!... c'est honnête!...

—Monsieur Le Duc? vous boirez bien un peu de porto?... Je ne vous offre pas de thé, parce que les marins ne l'aiment pas toujours, n'est-ce pas?... Mais du porto?... avec moi?... vous voulez bien?... Asseyez-vous!... ici, dans ce fauteuil!... Je vais vous servir... Vous avez au moins cinq minutes?... Nous allons causer de votre navire! vous l'aimez, vous aussi, cette belle Pensée toute blanche? le capitaine Villiers l'aime plus que tout au monde, lui ... et je sais que vous vous entendez parfaitement, vous et le capitaine ... alors, vous devez avoir les mêmes goûts...

—108, Le Duc, confortablement calé au plus profond d'une large bergère, et son verre à porto dans sa main, se sent tout à fait à l'aise.—Ça n'est pas intimidant, une dame comme ça: point fière, et qui sait de quoi il retourne!... On peut parler.—Et 108, Le Duc, parle. Il bavarde même, ravi d'être écouté, approuvé, compris. Il raconte les histoires du bord; puis, les histoires du pays. Et bientôt, très enhardi par le sourire si doux de la jolie dame, il se lance dans les confidences dernières: il nomme sa promise, la belle Jannik, celle de Landévennec, avec qui on se doit accorder, sitôt retour de campagne... Et il énumère en grand détail tous ses plus chers projets d'avenir.—La dame, elle, tout de bon intéressée, répond, réplique, questionne, conseille. Et le temps passe très vite. 108, Le Duc, n'a cependant pas perdu la notion des justes mesures. Une visite, même très cordiale, on ne peut pas l'allonger au delà des limites qu'impose le savoir-vivre. On a beau être comme entre amis déjà anciens, ça ne serait pas à faire de se faire indiscret... 108, Le Duc, se lève au moment correct, et prend congé dans les formes:

—Madame, à présent, c'est pour vous faire l'honneur de vous dire adieu ... avec le respect que j'ai... Mais pour monsieur Villiers, aussi donc? vous avez des choses à y faire dire?...

Pour monsieur Villiers?—Madame Erizian, prise au dépourvu, hésite... Pour monsieur Villiers ... des choses?—Hélas! ces choses elles seraient trop, sans doute ... ou trop délicates... Et madame Erizian se résigne à n'en dire aucune ... elle se résigne,—avec une nuance de regret dans sa voix chaude:

—Mon Dieu ... rien.

108, Le Duc, n'insiste pas. Il a compris,—compris encore,—tout compris.—Et il salue:

—Alors, madame ... à vous revoir!...

Mais madame Erizian l'arrête:

—Oh! attendez, monsieur Le Duc ... attendez deux petites secondes... Je voudrais ... vous donner...

Diable?... pas de l'argent, au moins?... ça ... ça gâterait tout...

Non, non!—108, Le Duc, promptement rassuré, respire.—Pas de l'argent! autre chose ... qu'on peut accepter: deux pleines poignées de roses, arrachées aux gerbes des grands vases qui embaumaient tout le salon...

—Tenez, monsieur Le Duc... Votre capitaine, quand il vient me voir, emporte toujours un peu de mes fleurs ... il les aime tant ... mes fleurs ... à la folie!...

Madame Erizian sourit, d'un sourire malicieux...

—Aujourd'hui ... puisque c'est vous qui êtes venu, c'est vous qui les emporterez!... Je vous les donne, à vous... Et vous ferez sécher la plus belle dans un livre, pour en faire cadeau, quand vous retournerez en Bretagne, à mademoiselle Jannik...

A l'échelle bâbord de la Pensée , le canot des permissionnaires accoste. 108, Le Duc, saute à bord le premier, et, tout droit, court vers la chambre du lieutenant de vaisseau Villiers...

A la porte il s'arrête, et détache une rose blanche de la grosse gerbe:—la rose de Jannik.—Elles sentent tout de même richement bon, ces roses-là!... aussi bon, ma Doué! que madame Erizian elle-même... Pauvre capitaine Villiers, qui, aujourd'hui, n'a respiré ni les roses, ni la dame... Et ça doit être vrai, vraiment vrai, qu'il les aime à la folie, ces roses-là ... et qui sait! la dame aussi, peut-être bien!...

108, Le Duc, cache dans sa falle la rose blanche de Jannik,—et frappe...

—Entrez!

—C'est moi, cap'taine!... que je viens vous rendre compte... Elle était toute seule, la dame... Donc j'y ai remis les deux lettres ... je veux dire la lettre et le machin ... le discours ... et alors...

—Alors?....

L'officier, les yeux avides, regarde le matelot...

—Alors ... (108, Le Duc, rouge comme braise, se jette à corps perdu dans le mensonge et la mauvaise foi...) alors ... cap'taine ... elle m'a dit de vous dire, comme ça, la dame ... qu'elle a bien ... bien de l'amitié pour vous. Et ... à preuve!... elle m'a donné ce bouquet ici ... pour que je vous le donne à vous!...


LA CRAPULE

au comte Albert de Pouvourville.

Dans sa chambre d'acier, chaude comme un four sous le soleil perpendiculaire qui tape dur la tôle blindée, Fargue, le lieutenant de vaisseau canonnier, achève l'interminable calcul des «points supplémentaires» et des «points exceptionnels» de ses quartiers-maîtres chefs de section. Autant de fois (2 multiplications + 2 divisions + 3 additions) que d'hommes. A chaque nouveau chiffre, Fargue jure,—à cause du petit ruisseau de sueur qui coule tout le long de ses bras, des épaules aux ongles...

A la porte, on frappe:

—Quatre heures moins cinq, cap'taine!

—Zut!... merci!...

C'est l'instant de monter au quart. Fargue, grognant, enfile le veston jeté sur la couchette et boucle le ceinturon réglementaire...

Ça y est.—Hop! en haut le monde!... Sur la dunette, on trouvera peut-être un soupçon de brise...

—Cap'taine! la machine demande à vider les escarbilles... C'est la quatrième série qui est de corvée...

—La quatrième série aux escarbilles!

Le maître de quart, sifflet au bec, répète l'ordre:

—Hui ... hui ... huitt!... La quatrième série aux escarbilles!...

Fargue, qui arpente la dunette de tribord à bâbord et de bâbord à tribord, fait demi-tour et s'éloigne, sans plus de souci des escarbilles, dont l'extraction s'opère par l'escarbilleur électrique, sans difficulté possible...

Tout de même, un tumulte éclate là-bas, sur l'avant des cheminées. Un mot très énergique,—trop!—lancé d'une voix suraiguë, siffle jusqu'à l'oreille de l'officier.

—Hein?... Zut et zut!... quoi encore?...

Au galop, un caporal d'armes accourt:

—Cap'taine!... il y a comme ça 464, Tiphaigne, qui refuse l'obéissance!

—Sacré nom de sacré n... Ça va bien! j'y vais!

Fargue a juré de plus belle. Quelle rouille! quelle plaie! quelle crapule! ce Tiphaigne!... Incontestablement la plus sale bête du bord... Rien à en tirer, rien!..

Auprès de l'escarbilleur, la quatrième série forme le cercle. Au centre de ce cercle, 464, Tiphaigne, assis sur son derrière, oppose aux ordres les plus formels une magnifique inertie.

Congestionné de fureur, le maître de quart l'apostrophe:

—C'est-il oui, c'est-il non?... une fois, deux fois, trois fois?... 464, voulez-vous manœuvrer le moteur?

—Une fois, deux fois, trois fois ... je ne veux pas,—déclare 464, Tiphaigne, d'une voix angélique.

Il a d'ailleurs en vérité l'air d'un doux séraphin, 464, Tiphaigne. Imaginez une figure de demoiselle, toute blanche et rose, avec de fins cheveux blonds, qui bouclent malgré la tondeuse obligatoire, et de candides yeux couleur de ciel.—A cette figure-là, vous donneriez le bon Dieu sans confession!—Heureusement, Fargue connaît le pèlerin:

—Tiphaigne! s'il vous plaît? quand je vous parle, vous pourriez peut-être vous lever?...

—Oui, cap'taine...

Il s'est levé docilement. Mais son obéissance n'ira pas plus loin, c'est clair. Et Fargue, qui ne s'y trompe pas, réfléchit le temps d'un clin d'œil... Répéter l'ordre? faire constater le refus?... Conseil de guerre alors! et tout ce qui s'en suit... Est-ce sage? est-ce utile? La discipline y gagnera-t-elle? L'équipage le connaît, ce Tiphaigne ... et l'équipage connaît Fargue:—Si Fargue fait grâce, l'équipage comprendra très bien que cette grâce n'est pas faiblesse ... qu'elle est dédain ... ou pitié...

—Tiphaigne! demi-tour! allez en prison!... Ça vaudra mieux!

—Oui, cap'taine!... Aller en prison, oui! je veux bien!...

Chez le commandant, Fargue, pièces en main, expose le cas:

—L'homme est en prison, commandant... J'ai jugé que le meilleur était de l'y envoyer de pied ferme, sans insister pour obtenir l'obéissance qu'il m'eût certainement refusée, comme il la refusait au sous-officier... C'est une sorte de fou, vous savez!... Responsabilité très atténuée...

—Oui ... peut-être...

Le commandant a pris le livret matricule du délinquant:

—Tout de même ... votre protégé ... il abuse un peu!... Vous avez lu le relevé de ses punitions?

—Oui, commandant...

—C'est coquet!... deux cent seize jours de prison, en dix-huit mois de service!

—Oui, commandant...

—Et des motifs exquis! Trente jours: scandale sur territoire anglais, et avoir été ramené sans pantalon par la police civile... Soixante jours: dans la nuit qui a suivi le naufrage de la Dordogne, ayant été chargé de préparer du vin chaud pour l'équipage, s'est mis en état d'ivresse folle...

—Il avait le naufrage gai, commandant...

—Oui ... les matelots sont rigolos, c'est classique! Enfin ... puisque vous y tenez ... (le commandant se décide à sourire...) puisque vous y tenez beaucoup ... trente jours, encore!... avec un motif ... euphémique... Ecrivez, je vous prie: Retard ... indéfini ... à exécuter un ordre... Allez, Fargue ... et dites à votre bonhomme qu'il vous doit une fière chandelle... Biribi lui pendait au nez!...

Dans le compartiment du servo-moteur qui lui sert de prison, 464, Tiphaigne, accroupi sur une glène de fil d'acier, médite.

—Eh! là ... en bas!... 464!—la barbe grise d'un sergent d'armes s'est encadrée dans le chambranle de la porte étanche;—464!... Le commandant, comme ça, il te colle trente jours!

464, Tiphaigne, qui s'attendait à mieux, s'étonne loyalement:

—Pas plus?

—Pas plus! Mais le capitaine, il m'a dit de te dire, comme ça, que c'était rapport à la chose que le commandant n'est pas méchant ... parce que ç'aurait pu être le Conseil!

—Pour sûr!—affirme 464, Tiphaigne, convaincu.

Et, la seconde d'après, ayant pesé le pour et le contre:

—Ah! ah!... il n'est pas méchant, le vieux?... Pour lors, on va pouvoir s'amuser, aussi donc!

Quinze jours ont passé. 464, Tiphaigne, ne s'est pas «amusé» encore. A deux reprises seulement, par simple goût d'indiscipline, il a sali le parquet d'acier de sa prison et refusé net de rien balayer. Et, à deux reprises Fargue, le lieutenant de vaisseau canonnier, a intercédé auprès du commandant. Les trente jours de prison sont devenus quatre-vingts dix, mais le conseil de guerre n'est pas encore convoqué.

—Fargue,—a dit le commandant,—vous êtes bien aussi têtu, dans votre genre, que le nommé Tiphaigne!... C'est un parti pris, alors, d'épargner jusqu'à la gauche cette crapule qui se fiche de nous?

—C'est-à-dire tant que vous y consentirez, commandant! Je ne crois pas d'ailleurs que l'indulgence, même outrée, soit une méthode absolument mauvaise...

—Oh!... quant à ça ... moi non plus!

Quinze autres jours ont passé.—464, Tiphaigne, estime que l'heure a sonné des divertissements de bon goût.

Du fond de son servo-moteur, le voici qui hèle:

—Factionnaire!

—Quoi c'est-il que tu veux? _

—Va z'appeler le caporal d'armes!... et dis-y comme ça que je veux parler à l'officier de quart!...

Justement c'est Fargue, l'officier de quart. Il se promène à son habitude sur la dunette, de tribord à bâbord et de bâbord à tribord. Tiphaigne, encadré de deux hommes de garde, s'avance et salue très correctement:

—Je voudrais parler au commandant, cap'taine!...

—Au commandant? pourquoi?...

—Pour une chose ... une chose personnelle intime... Oui bien, cap'taine!...

Pour une chose «personnelle intime»? diable! Qu'a-t-il encore inventé, 464, Tiphaigne?...

—Tiphaigne ... si vous y tenez absolument, vous parlerez au commandant ... mais ça risque de vous attirer des ennuis, vous savez?... Voyons: si vous me la disiez d'abord ... à moi ... cette chose «personnelle intime»?...

—Pas possible, cap'taine! c'est une vraie chose personnelle intime!... que ça n'arregarde que rien que le commandant!...

—Bon!... attendez!...

Et Fargue, fantassin défiant, part en avant-garde.

—Commandant, voilà!... j'ignore absolument ce dont il peut s'agir... Mais vous connaissez l'homme...

—Oh! oui!... plutôt deux fois qu'une! Faites-le venir. Je vous promets de ne pas le manger.

Dans le cabinet de travail du grand chef, 464, Tiphaigne, est entré; et les hommes de garde sont ressortis.

—Eh bien! Tiphaigne, vous avez voulu me parler? pour une affaire «personnelle intime»?... nous voilà seuls: allez-y!

—Oui, commandant!... Alors ... c'est pour celui de vous dire ... que «la nature humaine» ... elle a «ses exigences»!...

Ahuri, le commandant lève les sourcils,—d'une ligne trop haut.—Tiphaigne, ravi de son effet, poursuit sa phrase,—laborieusement composée, et par cœur apprise:

—Elle a ses exigences, que je dis ... oui ... la nature!... Alors ... commandant ... comme il y a dans les trente, trente-un jours que je suis en prison ... et comme, aussi donc, je suis un matou pas coupé du tout ... alors, je vous demanderais, comme ça, de donner l'ordre, à deux, trois caporaux d'armes, pour qu'ils me conduisent au b...

Et il lâche le mot cru, froidement,—triomphalement.

Un silence,—assez long.

Malgré l'énormité du cas, le commandant n'a rien perdu de son flegme. Et il observe attentivement le matelot,—la crapule.—La crapule, elle,—464, Tiphaigne, comprime tout juste sa joie orgueilleuse.—Hein!... tout de même!... il est épaté, le vieux! et salement!... Ça coûtera ce que ça coûtera, mais pour du tafia, voilà du tafia! et du bon! et du raide!...

Patatras! la situation se retourne!... Et c'est au tour de 464, Tiphaigne, d'ouvrir une bouche en œil-de-bœuf!—Le commandant, calme comme bronze, a répondu:

—Je regrette!... Mais je viens de repasser dans ma tête le règlement ... et le service des caporaux d'armes est nettement délimité. Donc, impossible de leur donner l'ordre que vous sollicitez: ils auraient le droit de réclamer; et moi, en cas de réclamation, je serai désavoué par l'amiral!... Je regrette!... impossible.—Retournez en prison.

Et 464, Tiphaigne l'oreille basse y retourne.—Ah bien!... il n'y a pas à dire!... il s'est richement f...u de 464, Tiphaigne, le vieux!...

Sur la dunette, le commandant raconte à Fargue la burlesque aventure:

—Eh bien? êtes-vous content de moi?... Je ne l'ai pas mangé, vous voyez!...

—Ah! commandant!... permettez-moi, très respectueusement, de vous féliciter!... Vous avez été sublime!....

—Peuh! un peu de présence d'esprit, voilà tout ce qu'il fallait... Seulement, je me demande une chose: à quoi bon tant de peine, et tant de diplomatie, pour sauver tant de fois, et malgré lui, votre crapule?...

—Qui sait, commandant? un homme sauvé, c'est encore un homme!... donc, un homme de plus.—Qui oserait dire de combien d'hommes nous aurons peut-être besoin, un jour?

Trois semaines ont encore passe.—Voici venue l'école à feu trimestrielle.—L'escadre, division par division, défile devant les éléments de grand but, qui se découpent sur l'horizon en très lointaines silhouettes grises...

—Les hommes punis de prison,—à l'appel sur le pont arrière!

Sur la passerelle, Fargue répond d'un geste indécis au coup d'œil ironique du commandant:

—Tiphaigne?... Dame! commandant ... j'espère que, par exception, il ne refusera pas aujourd'hui l'obéissance...

—Qu'est-ce que vous en faites pour l'école à feu?

—Un pourvoyeur... il n'est bon qu'à ça... et encore?...

Les canons, de leur voix effroyable, ont coupé le dialogue. Et Fargue, ses jumelles aux yeux, commence son réglage:

—Huit mille six cents ... huit mille deux cents... Feu de salve: attention! feu!

464, Tiphaigne, précisément, vient d'être envoyé sous la passerelle, au canon de 164 mm , 7 bâbord. A dix pas en arrière de la culasse, quarante cartouches et quarante obus sont alignés: les parcs de réserve. Les pourvoyeurs, en ligne de file, assurent le va-et-vient des parcs à la pièce...

Au commandement du capitaine, le pointeur a pressé sur la détente. Le premier coup éclate. Les servants, à toute vitesse, rouvrent la culasse, arrachent la douille, et lancent dans l'âme fumante le nouvel obus et la nouvelle cartouche, apportés par le premier couple de pourvoyeurs...

—Paré! Feu!

Le second coup éclate ... le troisième ... le quatrième...

—Hâââ!...

Une détonation,—qui ne ressemble pas aux détonations des canons... Un immense éclair rouge, qui jaillit en arrière, au lieu de jaillir en avant... Et quatre hommes qui s'effondrent, broyés.—La poudre,—la sinistre poudre!—vient encore de faire des siennes. Le quatrième coup est parti tout seul,—avant que la culasse fut refermée...

Renversé par la secousse et relevé dans la même seconde, Fargue s'est rué du haut de la passerelle au bas, et hurle:

—Les cartouches! nom de Dieu! jetez les cartouches! jetez les cartouches à la mer!

Elles flambent déjà, les cartouches ... elles fusent: le feu du canon déculassé, en dix secondes, a gagné le parc à cartouches. Dix autres secondes, et le feu du parc à cartouches gagnera le parc à obus.—Or, les obus ne fusent pas, eux: ils explosent. Donc, dix secondes encore, et le cuirassé—saute,—comme jadis sautèrent l' Iéna et la Liberté ...

Mais, à l'ordre de l'officier, une voix étouffée répond déjà, du plein milieu de la fumée et des flammes:

—Oui, cap'taine!...

La voix de Tiphaigne... Oui: la voix de 464, Tiphaigne, qui,—pour la première fois de sa vie! sans qu'on lui ait répété l'ordre, et sans que lui-même ait murmuré, ni réclamé, ni protesté, ni hésité, et tout de suite, et en courant,—obéit.

Fargue l'entrevoit, qui bondit le premier, du parc au plat bord. A bout de bras, il brandit quatre cartouches, d'où jaillissent quatre longues colonnes de feu. Derrière lui, les autres pourvoyeurs, et les servants, et le pointeur, tous s'élancent à la rescousse. Quand l'officier arrive au canon, la dernière cartouche est à l'eau...

—Tiphaigne?

—A vos ordres, cap'taine!...

Il s'avance, il salue. Et, stupéfait, pétrifié,—respectueux,—le lieutenant de vaisseau s'arrête, et salue à son tour:—Au bout du bras de 464, Tiphaigne, il n'y a plus de main: il y a une chose informe, rouge, qui pend, et d'où le sang gicle.—L'explosion du canon a fracassé les cinq doigts du pourvoyeur.—Et c'est avec ce moignon sanglant que 464, Tiphaigne, la crapule,—pour obéir!—a empoigné les cartouches incandescentes.


LA BALEINIÈRE DEUX

au colonel L. Jouinot-Gambetta.

—Armez la baleinière deux!

Le sifflet du maître de quart appuie le commandement d'un trille aigu, et les caporaux d'armes galopent de la teugue à la dunette:

—A l'appel, les baleiniers deux! à l'appel!... Les baleiniers deux embarquent!...

Déjà, deux gars de bonne volonté apportent, à la course, les poulies de retour. Car la baleinière deux n'est point encore à la mer. Elle pend au bout de ses bossoirs, plus haut que le spardeck, à douze ou quinze mètres au-dessus des vagues. Et il faut l'amener, avant de l'armer.

—Allons! les baleiniers deux!... Grouille-toi un peu, mon fils!...

304, Le Kerrec, matelot de première classe, gabier breveté,—patron de la baleinière deux,—est tout juste en train de parachever l'astiquage du liston de cuivre de la dite baleinière. Confortablement juché dans l'embarcation,—à plat ventre sur la fargue, les jambes agrippées à un banc, le buste penché au dehors, la tête ballant dans le vide,—il frotte avec allégresse, en chantant un refrain de Morlaix.

Le coup de sifflet le dresse, ahuri, son fourbissage d'une main, sa pipe de l'autre:

—Quoi que c'est donc, alors?... V'là qu'on m'arme, à c'te heure?... Et par le temps d'aujourd'hui?

Le fait est que la houle est creuse, et le vent beaucoup plus que frais. L'ordinaire, d'ailleurs, ce temps-là, sur cette damnée côte marocaine. De grandes vagues rageuses déferlent d'un horizon à l'autre. Et le Ça-Ira , quoique au mouillage, roule et tangue pis qu'en plein océan.

A deux milles par tribord, la plage jaune et verte disparaît sous une formidable frange d'écume: la barre. On aperçoit à peine, au-dessus des embruns tumultueux, la ville maure, fine dentelle de chaux bleuâtre, et ses hauts minarets à clochetons...

—C'est-il qu'on est saoul, donc? d'envoyer ma baleinière dans c'te barre-là?... Bon sang! misère!...

Et 304, Le Kerrec, crache violemment. Alerte, il n'en dispose pas moins l'embarcation, bouchant le nable, dégageant le gouvernail et larguant l'amarrage des avirons. Après quoi, son brigadier d'avant,—356, Korcuff,—étant venu le rejoindre en grimpant comme un chat le long du bossoir, les deux hommes s'accrochent aux tire-veille, et crient: «Paré!» Les poulies grincent, les palans filent, et la baleinière deux descend sans encombre jusqu'à l'eau... Clac! le déclanchement des crocs qui s'ouvrent... La baleinière flotte.—Tout de suite, une lame agressive la lance contre le flanc du croiseur. Mais, plus prompt qu'elle, 304, Le Kerrec, oppose au choc une gaffe vigoureuse:

—Veille devant, hé! Korcuff!... Veille à déborder, toi! aussi donc!

—Y a du bon!—affirme Korcuff.

Suspendus en grappe à l'échelle du tangon, les cinq autres baleiniers dégringolent l'un après l'autre dans l'embarcation cahotée.—Du bord, un ordre arrive entre deux rafales:

—Mâtez!...

—Et allez donc!—grogne 304, Le Kerrec.—A la voile, avec des risées comme ça, c'est ce qu'il faut!... Ah! misère!... Où ça qu'il est, mon ciré, bon sang?...

Il enfile le vêtement de pluie. Et, dans l'instant, un paquet d'eau lui saute au visage, prouvant l'utilité de la précaution.

La baleinière deux, cependant, hale à culer, et accoste la coupée arrière. Un officier en civil,—un gamin sans moustache, joli et fin, très élégant,—s'avance sur la plate-forme.

—Tiens!—fait 304, Le Kerrec,—m'sieu Latoque! Alors donc, je m'épate plus... Envie qu'il a d'aller à terre, le pauvre gosse! Un mois, bientôt, qu'il n'est pas descendu!... C'est jeune, ça y démange!

Et il sourit largement. Sa mauvaise humeur s'est envolée. D'abord, c'est un chic type, m'sieu Latoque. Pas dur avec le monde, et qui sait ce que c'est qu'une écoute!... Et puis, un gars d'attaque: partout où on descend seulement trois fois, il vous fiche un mari cornard! Et, tout ce que vous voudrez! mais un enseigne comme ça,—-ça flatte!

Sur la plate-forme de coupée, il piaffe déjà, le gosse:

—Eh bien! 304!... c'est pour aujourd'hui ou pour demain?... arrive donc! foutre!

304, Le Kerrec, sourit de plus belle.—Hein? il jure comme il faut, cet enseigne!... Allons-y! faut pas le faire languir!

—Ho! Korcuff!... Et ta gaffe? quoi donc que tu fais avec?

Une lame énorme soulève la baleinière presque au niveau de la coupée. Bondissant comme un cabri, l'officier—tombe à pieds joints dans l'embarcation, s'assied, empoigne le timon, et commande: «Pousse!»—dans la même seconde.

—C'est jeune, mais c'est marin!—mâchonne 304, Le Kerrec, admiratif.

—Hisse la misaine!—ordonne l'enseigne.

La voile déployée claque comme un parterre de théâtre au dénouement d'une pièce à succès. La baleinière deux, prise en travers, se couche.

—File l'écoute!

Le matelot préposé à cet office s'en acquitte assez mal. Mais 304, Le Kerrec, d'un coup de poing au défaut de l'épaule, le rappelle délicatement à son devoir:

—Failli chien! enfant de ta mère! si t'écoutais quand on te parle?

L'écoute filée, la baleinière s'est redressée, pourtant, tant bien que mal. Et, vent arrière, elle pique droit sur le rivage.

A cent mètres de la barre, 304, Le Kerrec, risque un conseil, discret:

—Lieutenant!... Faudrait vous méfier, rapport aux lames de fond...

Le gosse, gentiment, allonge sa patte gantée, claque l'épaule de l'homme:.

—As pas peur, mon vieux 304!...

Puis, soudain sérieux, il se lève pour y mieux voir, et gouverne debout. Car l'instant dangereux approche.

La barre est une falaise d'écume, au milieu de laquelle l'appontement de bois s'avance, submergé sans trêve, rongé, délabré comme une épave. Impossible de débarquer aux premières échelles. Il faut aller plus loin. Il faut franchir la barre. La baleinière, sa misaine gonflée en ballon, s'y précipite comme dans un gouffre.

—Attention, mes gars!

Trois coups de tangage, effrayants. Une chute verticale au fond d'un fabuleux trou glauque. L'ascension d'une montagne liquide derrière le trou. Une seconde chute. Une seconde ascension... C'est fini! La barre est franchie. Maintenant, on flotte en eau calme, ou presque.

—Amenez la misaine!... Accostez l'escalier!...

L'enseigne Latoque, aussi leste à l'arrivée qu'au départ, a sauté sur la troisième marche. Il se retourne:.

—Rentrez à bord, maintenant!... et merci, mes garçons!... Ah! bien entendu, vous...

Il va dire: «Vous rentrerez à l'aviron...», parce que c'est un peu risqué, de naviguer à la voile sur cette mer-là. Lui, Latoque, ça le connaît: il a couru si souvent en régates, à Cannes et à Trouville... Mais ce brave 304, il n'aurait qu'à lofer mal à propos...

Donc, l'enseigne Latoque va dire: «Vous rentrerez à l'aviron...» quand, du haut de l'escalier, une voix l'appelle:

—Jean!... enfin!... c'est vous!...

Une dame accourt, une toute jeune dame très rose et très blonde... L'enseigne Latoque oublie net 304, Le Kerrec, la baleinière deux, le vent qui souffle, la barre qui gronde, et maintes autres choses. L'enseigne Latoque monte quatre à quatre l'escalier vermoulu, et disparaît, la dame blonde et rose serrée dans son bras...

—Et surtout, le lui fais pas dans le dos!—commente 356, Korcuff, bienveillant, mais gouailleur.

Holà! 304, Le Kerrec, ne goûte pas ces plaisanteries contraires à la saine discipline.

—Si que tu la fermerais, ta manche à saletés, hein?... Et puis déborde, qu'on pousse d'ici!... oust!

—On démâte?

—Si je veux!... Qui c'est-il qui te demande quelque chose?... T'es patron, à cette heure? ou moi?...

Démâter, démâter... Évidemment, qu'il faudrait démâter ... et 304, Le Kerrec, le sait mieux que personne... Mais ... voilà! c'est 356, Korcuff, qui a parlé de ça le premier!... Korcuff, qui n'est que brigadier!... Ma Doué! de quoi qu'il se mêle?

Démâter?... Après tout, on est libre: le lieutenant n'a pas donné d'ordre... Et il est bien venu à la voile, lui!... Pourquoi qu'on ne retournerait pas de même?... On n'est pas des marins d'eau douce! On sait gouverner, peut-être!...

D'ailleurs, voici 356, Korcuff, qui mal à propos verse du pétrole sur le feu:

—Dis donc?... toi qu'es patron?... C'est aujourd'hui que t'accouches?... On démâte, ou on démâte pas?

—La chique!—lance 304, agacé.

Et, résolument:

—Pousse! que je dis!... Pousse donc!... Et hisse la misaine! Et hisse la grand'voile, aussi!

La baleinière deux, enlevée d'une rafale, s'élance, rapide comme un goéland.

Attention! voici la barre!...

304, Le Kerrec, jure tout bas entre ses dents serrées. Ça se présente mal, cette barre. D'abord, on n'est plus vent arrière, naturellement. On est au plus près, et la baleinière donne une terrible bande. Les vagues la prennent par le flanc, et c'est comme une dégelée de soufflets qui claquent contre sa joue bâbord... Et puis...

Et puis, m'sieu Latoque n'est plus là... Et sa jeune expérience ne ferait pas mal dans le paysage...

—Veille au grain!—a murmuré 356, Korcuff, inquiet.

C'est le moment. La première lame se gonfle sous l'étrave. La baleinière deux bondit à vingt pieds de hauteur, et retombe dans le redoutable creux... Aïe! ça débute médiocrement: la deuxième lame a déferlé trop tôt, et une trombe d'eau s'abat, emplissant jusqu'aux fargues l'embarcation écrasée...

—Bon sang de bon sang de bon sang!...

Troisième lame. La baleinière, trop lourde à présent, ne bondit plus. La lame, géante lutteuse, l'empoigne à bras-le-corps, et pèse irrésistiblement sur les deux voiles à la fois. Culbutée, vaincue, la baleinière chavire. Les sept hommes, lancés hors comme par une fronde lâchent toute prise, s'éparpillent sur vingt mètres à la ronde, puis sont roulés vers la plage, un brin rudement. Ils s'y retrouvent le quart d'heure après, au complet sinon intacts: tout le monde saigne des mains, des genoux et du visage; 356, Korcuff, a la cheville foulée; et 304, Le Kerrec, le bras droit cassé.

—Manque tout de même personne! Y a du bon!—observe philosophiquement l'un des naufragés.

Mais l'ex-patron prend moins bien les choses:

—Tonnerre de tonnerre! Mille bordées de marins juifs, soldats du pape! J'aimerais mieux tous être crevés!...

Et, de sa main valide, il déchire sa vareuse de toile, furieusement.

—Eh non! eh non!... vieux frère!... t'afflige donc pas comme ça!... Tiens! à preuve! v'là ta baleinière qui rapplique, elle, aussi donc!

C'est positif. La baleinière rapplique, roulée à la côte comme son équipage. Elle dérive sens dessus dessous. Ses mâts arrachés flottent le long d'elle... Du coup, 304, Le Kerrec, galvanisé, oublie son bras cassé:

—Nom de d'là?... on n'est pas encore foutu, peut-être bien!... On va la renflouer, c'te baleinière! hein?... Hardi, mes fils! croche dedans!

Il se jette à l'eau le premier, nageant comme il peut, à cloche-main. Tous ensemble,—oh! hisse!—ils soulèvent l'épave. Elle retombe. Ils redoublent. Elle retombe encore. Ils s'acharnent,—hisse, hisse donc!—Et, déchirés, meurtris, sanglants, ils triomphent enfin, ils retournent la coque flottante. Ils grimpent dedans... C'est plein d'eau, comme juste. Mais le seau à épuiser n'est pas perdu.—Allons, du nerf! de l'huile de bras!

—Et les mâts? quoi qu'il faut en faire?

—Attrape-les, donc! roule z'y les voiles autour ... et ramasse tout sur les bancs, au milieu... Compte voir aussi si les avirons sont tous en abord.

—Cinq, six, sept...

—Ça va bien! Chacun le sien, trotte! Tu peux souquer, toi, 356, avec ton pied «forcé»?

—Te frappe pas à cause de mon pied!

—Bon!... Ça y est?... Avant partout!... Arrache!...

Et, têtue, héroïque, la baleinière deux, ressuscitée, se lance derechef à l'assaut de la barre,—à l'aviron cette fois...

Au flanc du Ça-Ira , la baleinière deux accoste. De si loin, les timoniers de veille n'ont pas vu l'accident, ni le renflouage: la barre faisait écran. Et l'officier de quart, debout à la coupée, considère avec quelque surprise cette embarcation inondée, ces matelots ruisselants et à bout de forces...

—Fichtre! le vin chaud ne sera pas de trop!

Cependant, 304, Le Kerrec, vient de monter à bord, non sans quelque difficulté: son bras cassé le pique dur, à présent, et enfle de minute en minute... L'officier de quart, soudain inquiet, voit devant lui un gars souriant, mais pâle comme un linge, et qui salue de la main gauche:

—Eh bien? eh bien? qu'avez-vous, Le Kerrec? Vous êtes blessé? où? comment?

Mais Le Kerrec,—304, Le Kerrec, patron de la baleinière deux, de la baleinière deux qui est là, sauvée, intacte, le long du bord!—hausse dédaigneusement les épaules:

—C'est rien, cap'taine! C'est pas gênant!... Mais je viens vous rendre compte pour la corvée de la baleinière... Alors, voilà, je vas vous dire, cap'taine: pour la corvée, rien de particulier [1] .

[1] Seuls parmi ces Dix-Sept Histoires de Marins , les trois contes ci-dessus:— 108, le Duc, ambassadeur, la crapule, la baleinière deux, —ne sont pas rigoureusement inédits. Sous des titres un peu différents: 108, le Duc, matelot, 464, Tiphaigne, matelot, 304, le Kerrec, matelot, —ils ont fait partie d'un recueil d'amateurs, paru chez Dorbon aîné, en 1909, et dont le tirage, strictement limité à 500 exemplaires tous numérotés, fut épuisé dès 1910, et ne sera jamais réédité.—C. F.


CEUX DE LA GRAND'CHAMBRE


LA ROYALE CHARITÉ

pour une petite stèle turque,
verte, à l'épitaphe d'or,
et pour la pensée gardienne...

Cette charité-là, c'est à moi qu'on la fit.—Il y a longtemps: beaucoup d'années.—Celui qui me la fit, je ne le nommerai pas. Il était illustre déjà, quand il me la fit. Aujourd'hui, deux siècles sont fiers de l'avoir vu, l'un naître, l'autre vivre. Son nom n'est donc pas de ceux qu'on peut écrire sans inconvenance. Mais, s'il daigne lire ces lignes, il se reconnaîtra. Et puisse l'hommage très humble de ma reconnaissance lui être doux, venant après mille et dix mille injures abjectes qui lui furent naguère prodiguées, lors qu'il osa noblement défendre, avec tout son courage et tout son génie, une bonne et belle cause que la plèbe ignorante avait décrétée mauvaise, et que les dieux injustes ont d'ailleurs condamnée.

Je vous ai dit qu'il y a très longtemps: beaucoup, beaucoup d'années. En ce temps-là, lui, marin, servait encore sur les flottes de France. Moi, mes cheveux étaient presque tous noirs, et je n'en ai plus un seul qui ne soit maintenant couleur de neige.—Lui commandait, sur des eaux très lointaines, un petit vaisseau de guerre, dont la dernière planche a brûlé depuis bien des hivers dans l'être des démolisseurs. Moi, marin comme lui, j'étais enseigne, frais promu, à bord de ce petit vaisseau; et j'y jouais les grands maîtres de l'artillerie... Formidable artillerie! quatre canons, gros comme trois fusils... L'un des quatre ne m'en fit pas moins, certain jour, une assez sanglante plaisanterie, grâce à cette bonne poudre B, dont nous n'avions pas encore appris à nous méfier... Il y a si longtemps!—Mais ce n'est pas de poudre qu'il s'agit.

Un soir donc,—un soir d'avril, un joli soir de printemps, que les fleurs nouvelles devaient embaumer délicieusement, à terre, mais que la brise de sud-ouest changeait pour nous en un vilain soir de bourrasques et de grains,—notre bateau faisait pour rentrer dans son port d'habitude, après neuf longues semaines d'une de ces navigations dites «télégraphiques», dont les bâtiments de guerre sont plus coutumiers qu'ils ne voudraient:—On part tout d'un coup, vite, vite, sur un ordre mystérieux, reçu par T. S. F.; on «fait du nord», par exemple, vingt-quatre heures durant; puis autre chose: de l'est, ou du sud; puis du S. 65° E, ou du N. 88° E; puis on mouille au large d'une côte déserte; puis on y reste quinze jours, ou six mois, sans prendre langue;—tout ça, sur de nouveaux ordres, mystérieux de plus en plus, qui vous tombent du ciel au fur et à mesure, par T. S. F. toujours, drus comme grêle;—et finalement on revient,—sans avoir rien fait, sans avoir rien vu, sans savoir pourquoi on est revenu, sans savoir pourquoi on était parti.—Voilà ce que c'est qu'une navigation télégraphique.

Donc, notre bateau faisait route, par brise fraîche et mer houleuse, pour rentrer dans son port d'habitude, après neuf semaines d'une promenade de cette espèce-là. Bien entendu, nous étions partis, soixante-trois jours plus tôt, un peu brusquement: sitôt l'ordre déchiffré, et sans prendre même le temps d'envoyer à quiconque le moindre p. p. c . En outre, la côte déserte qui nous avait abrités était une côte sérieusement déserte, hors toutes routes postales; en sorte que, soixante-trois jours durant, personne au monde n'avait pu recevoir de nous la moindre nouvelle,—pas un mot, rien, ce qui s'appelle rien!—ni seulement deviner ou soupçonner quoi que ce fût de notre sort. Nous étions partis; on le savait; mais on ne savait que ça... Étions-nous arrivés quelque part? où? quand? et quand reviendrions-nous? voire, reviendrions-nous jamais ... autant d'énigmes sans Édipe. Soixante-trois jours durant, mes amis à moi, par exemple ... mes amies aussi ... avaient fort bien pu croire, tous et toutes,—mon Dieu! non sans quelque apparence de raison!—que je les oubliais, ni plus, ni moins!... Dame! mettez-vous à leur place! qui donc, sauf un marin, ne haussera pas les épaules jusqu'au plafond en écoutant semblables balivernes: un navire qui s'en va sans savoir où il va? un voyageur, neuf semaines durant, claquemuré dans un pays sans boîte à lettres?—A d'autres, mon bon monsieur! vos vessies sont des lanternes! elle est à dormir debout votre histoire de brigands!

Donc, aucun doute: c'étaient des phrases dans ce goût qui allaient nous accueillir au débarqué... En d'autres temps, je m'en serais soucié comme un poisson d'une pomme... Mais en ce temps-là ... que voulez-vous!... je m'en souciais un peu davantage... Même, à la seule pensée qu'une certaine bouche, que je savais trop bien, me dirait peut-être ces phrases-là, ou d'autres, pires ... et me les dirait, sans pitié, froidement, dédaigneusement, du bout de ses belles lèvres adorablement ciselées ... ouf! je tremblais comme feuille en automne!...

Ah! c'était fait exprès, et, vraiment, il y avait de quoi se casser la tête contre les épontilles!... Cette bouche, la plus fière, la plus noble que j'eusse connue ... que j'aie connue de toute ma vie!... cette bouche, dont le sourire résumait déjà pour mes yeux—et bientôt pour mon cœur—toute la grâce et toute la beauté, tout ce qu'il peut y avoir au monde d'adorable, de divin ... cette bouche enfin, que, du premier moment, j'avais aimée d'un si grand amour que je n'osais même pas imaginer son baiser ... cette bouche-là, trois jours, tout juste, avant notre absurde départ, imaginez qu'elle m'avait dit, très tendrement: «Je ne vous aimerai jamais, jamais, jamais!» Nulle promesse plus claire, n'est-ce-pas? Mais le départ était venu, et la promesse n'avait pas été tenue, et la bouche désirée ne m'avait pas dit: «Je vous aime...»—parce que trois jours, c'est trop peu, pour qu'une femme, même amoureuse, puisse honnêtement franchir l'étape qu'il y a depuis là jusqu'ici, depuis: «Je n'aimerai jamais...» jusqu'à: «J'aime!...» Neuf semaines, par contre, c'est trop, beaucoup trop!... neuf fois trop, d'après l'arithmétique officielle de l'amour!—Neuf fois!... j'avais donc, neuf fois pour une, perdu ma chance ... manqué mon heure ... l'heure unique, si fiévreusement attendue, espérée, respirée, l'heure où j'eusse entendu la bouche consentante me dire enfin: «Oui...» plus tendrement que naguère elle ne m'avait dit: «Non...». Cette heure-là, mon heure éternelle, l'avoir perdue!... ah! les larmes m'en sautaient hors des yeux, chaudes comme braise, amères comme fiel... Oui! j'en vins à pleurer bel et bien, sur la passerelle, pendant un quart; et les timoniers de veille m'apportèrent un verre d'eau du charnier, persuadés «qu'une saleté d'escarbille s'avait comme ça foutue dans l'œil au lieutenant, et que ça devait tout de suite s'extracter ...» Ainsi fut sauvée ma face.....

Mais ce n'était pas fini! ce ne pouvait pas l'être! Je ne désespérais pas, non! Nous revenions, maintenant, enfin! une heure nouvelle allait donc sonner, l'heure du retour, l'heure du revoir... Cette heure-là, par tous les dieux! je ne la laisserais pas m'échapper, comme l'autre, j'en jurais ma vie! Non, non, non! rien n'était perdu! il ne s'agissait que d'arriver au port, d'arriver vite, vite ... car j'avais cette sensation superstitieuse que les neuf semaines déjà révolues ne comptaient pour rien, tant qu'elles n'étaient que neuf ... et qu'elles compteraient pour tout, au contraire,—pour l'éternité, pour la géhenne,—si elles devenaient davantage ... si le destin s'avisait d'ajouter un seul jour aux quatre jours de la traversée, aux quatre jours ultimes, précédant l'arrivée au port, précédant le revoir...

Quatre jours: un dimanche, un lundi, un mardi et un mercredi. Nous faisions route pour atterrir le jeudi matin. Et cela tombait vraiment à souhait: car, le jeudi, après midi, je savais où trouver celle que je cherchais, et la trouver seule...

Je vous l'ai dit déjà, nous avions mauvais temps, pour achever notre voyage. La mer roulait de grosses lames cylindriques, vertes, frangées, d'écume grise, et le vent soufflait grand frais. Notre coquille de noix fatiguait, et craquait, et geignait de tous ses membres, à chaque coup de tangage. Comme juste, le quart fut rude. Il fallait s'attacher aux rambardes pour n'être point enlevé par les vagues. Quand vint le troisième jour, le mardi, nous commencions d'être tous terriblement las; et lui, notre chef, le commandant du navire, plus que nous tous: il n'avait guère quitté la passerelle, quarante-huit heures d'affilée. Le soir, la bourrasque n'avait pas molli. Le commandant ne se coucha encore pas. Cela lui faisait donc trois nuits de veille, en bottes et suroît. Il n'avait, tout ce temps, rien mangé de mieux qu'un morceau de pain dur, arrosé d'eau de mer.

Le mercredi, quatrième jour, je pris, moi, le quart à huit heures du matin; et je vis tout de suite que le commandant était, lui, à bout de forces, ou presque...

Deux cents milles nous restaient à franchir: vingt heures à dix nœuds. La mer était toujours très grosse. Le commandant n'en avait donc pas fini avec la passerelle; il risquait fort de ne pas dormir avant le lendemain, jeudi. Il profita pourtant d'une embellie, vers le milieu du jour, et s'assoupit, debout, accoté contre la rambarde, les reins retenus par la sangle du sondeur; mais les embruns le fouettaient sans trêve au visage. Sur les deux heures, la brise força d'ailleurs; et quand vint le crépuscule, le ciel échevelé me fit songer à deux chignons de femmes en bataille, deux chignons follement enchevêtrés, l'un rouge et l'autre brun. C'était très joli, mais ça promettait une nuit affreuse.

Or, juste au moment que le disque cramoisi touchait l'horizon, dentelé comme une scie par les vagues lointaines, nous passions, dansant de plus belle, par le travers d'une petite île accore, sentinelle avancée du continent. Cette île, qui fut volcan dans sa jeunesse d'île, imite assez bien la forme d'un anneau brisé. La brisure de l'anneau est une façon de détroit, minuscule, accessible tout de même aux petits navires. Et, ce détroit franchi, les petits navires trouvent, au centre de l'anneau jadis cratère, aujourd'hui lac, un abri, une rade véritable, la plus sûre et la plus paisible que je sache...

Nous passions donc par le travers de cette rade-là, tanguant, roulant toujours. Et lui, notre chef, le commandant, pâle comme cadavre, et désespérément roidi entre sa rambarde et sa sangle, pour ne pas tomber à plat pont d'épuisement, regardait vers l'îlot, sans voir...

Mais, tout d'un coup, il vit. Et il tressaillit, et ses yeux brillèrent. Moi, je tressaillis aussi,—n'ayant pas encore deviné, mais inquiet déjà, vaguement...

Je n'eus pas la peine de deviner, d'ailleurs ... l'instant d'après, il commanda:

—A gauche, la barre! quinze à gauche! vingt!... dressez maintenant!... et gouvernez comme ça ... sur l'entrée de la passe ... entre les deux pointes, oui!...

Je sentis un grand froid glisser tout le long de mon dos, de la nuque aux reins. Lui s'était retourné vers moi:

—Vous êtes de quart, Fargone, hein?... Bon!... Rappelez donc l'équipage aux postes de mouillage!... Nous allons entrer là-dedans, y jeter un pied d'ancre ... et passer la nuit tranquille, à l'abri... Demain, il fera jour...

Il essaya de sourire. Sa lèvre, inerte, n'y parvint pas. Il acheva, pour soi, bouche fermée:

—Je suis crevé! il faut que je dorme!

Moi, j'obéissais. Les sifflets de manœuvre grinçaient dans le vent déjà moins brutal: l'île plus proche nous masquait déjà du large. La passe semblait s'élargir devant notre étrave, presque libérée, maintenant, des gifles furieuses de la mer...

J'avais obéi. L'équipage était aux postes de mouillage. Cent mètres encore, et nous aurions franchi la passe...

Alors le courage me manqua, et je sentis que j'allais pleurer,—pleurer encore!—de regret cuisant, de morne souffrance... Vous comprenez: la nuit dans cette rade, c'était le retour au port retardé de douze heures; nous serions là-bas le soir, au lieu d'y être le matin; et ce ne serait pas ce jeudi-ci, ni l'autre, peut-être, ni après, ni jamais! j'en avais le pressentiment! que je retrouverais la chère bouche aux belles lèvres, la bouche aimée...

Je m'étais détourné. Je regardais la lame de sillage, fixement ... c'est plus vert que les vraies lames de houle, une lame de sillage ... avec moins d'embruns floconneux à la crête...

Tout à coup, la voix bien connue m'appela:

—Fargone!

Je fis demi-tour, raidissant mes mâchoires, ma bouche et mes sourcils:

—Commandant?

Je dus le regarder en face. Mais je suis sûr que je me tins très bien, et que mon visage demeura tout à fait impassible. Lui me regardait néanmoins avec des yeux singuliers.

A la fin:

—Allez vous-en!—fit-il, bourru:—avec votre air ahuri, vous m'ôtez de la tête ce que je voulais vous dire...

Je m'inclinai, muet. Lui soupira,—d'un grand soupir d'homme très, très las:

—Bah!

Et brusquement, il commanda:

—A droite, la barre!... quinze! vingt!... Dressez! Fargone, faites rompre l'équipage des postes de mouillage!

Abasourdi, bouleversé, je le regardais et je n'osais répéter l'ordre:

—Eh bien! quoi?—dit-il.—C'est pour aujourd'hui ou pour demain?

Alors j'obéis, en hâte. Une marée montante de joie ruisselait dans toutes mes veines et dans toutes mes artères.

Quand le dernier homme eut quitté le pont, quand le tangage et le roulis eurent recommencé de nous secouer, à peu près comme les cuisinières secouent la salade dans le panier de fils de fer, je ne retins pas cette question-ci, qui monta malgré moi de mon cœur à ma bouche:

—Commandant ... alors?... vous ne voulez plus passer la nuit au mouillage?... vous ne voulez plus retarder notre arrivée là-bas?...

Il haussa lentement ses épaules, lourdes de fatigue amoncelée:

—Non,—dit-il...

Il avait abaissé son regard sur moi. Il hocha la tête:

—Non, mon ami! Je ne veux plus. Je ne veux plus, parce que, tout à l'heure ... pendant que je voulais ... vous avez eu trop de chagrin!... trop! je vous ai vu... Alors, je ne veux plus, parce que, moi aussi, jadis ... quand j'étais jeune comme vous ... j'ai eu du chagrin comme vous...

Il regarda vers la terre:

—Et parce que ... jadis ... on n'a pas eu pitié de moi...

Il appuya dans mes yeux qui vacillaient un peu son regard clair:

—Tout de même ... mon petit ... n'oubliez pas trop vite qu'un vieil homme vous a sacrifié aujourd'hui son dernier, son suprême plaisir de vieil homme: dormir quand il a sommeil, se reposer quand il est las...

Je n'ai pas oublié.

Je n'oublierai pas. Et cette royale charité qu'il m'a faite, lui, je désire vivre assez pour la rendre au premier jeune amant fiévreux et douloureux que je rencontrerai...


L'AMOUREUSE TRANSIE

à J. Paul-Boncour.

Ceci est une histoire vraie.

D'ailleurs,—qui l'inventerait?

En l'an de grâce 1904, j'ai passé quelque trois mois aux Antilles, dont cinq ou six semaines à Fort-de-France en Martinique. Mon dégoût des Yankees m'avait rejeté là; et j'y restais, malade de spleen.

C'était au mois de mars. J'étais arrivé depuis une semaine. Et j'avais tout juste eu le temps de constater, du lundi au dimanche, que le pays était beau,—un radieux pêle-mêle de forêts et de montagnes;—que les mulâtresses étaient jolies; et que les cocktails étaient bien dosés. (New-Orléans est l'éden originel des cocktails; mais Fort-de-France est leur paradis retrouvé.)

Je m'ennuyais cependant,—parce que les cocktails et les mulâtresses sont pour moi de trop vieilles amours, et parce que je suis trop obèse et trop arthritique pour goûter la poésie rhumatismale des ascensions alpestres et des rêveries forestières. Un soir, donc, cherchant un soupçon de fraîcheur au bord de la mer,—le mois de mars martiniquais vaut le mois d'août parisien,—je vis avec soulagement entrer en rade un grand trois-mâts à vapeur, de silhouette très archaïque: phares carrés, poupe massive. Du premier coup d'œil, j'avais reconnu le Duguay-Trouin , en ce temps-là frégate-école de nos aspirants de marine. Le soir même, tout Fort-de-France, rajeuni et tapageur, était envahi par une horde de casquettes blanches et de dolmans noirs à boutons d'or.

Assis à une terrasse de café, je regardais défiler toute cette jeunesse, quand un gamin de vingt ans, joli comme un cœur, s'approcha de ma table et me demanda, s'efforçant gentiment d'être cynique, où l'on trouvait, dans ce pays, des femmes. Je l'invitai à s'asseoir, lui offrant d'abord un egg-nog, boisson jeune, et lui promettant de le débaucher ensuite, s'il y tenait. En même temps, je lui tendais ma carte, afin d'éviter qu'il me gratifiât, la soirée finie, d'un pourboire. Il prit le carton, me salua aussitôt, d'un geste qui sentait de loin son gentilhomme, et se présenta à son tour: il s'appelait le comte de Fleurac; et il se trouva que nous avions des cousins communs. Du coup nous ne pouvions pas ne pas dîner ensemble. Il n'avait jamais mangé de curry, le pauvre gosse! Il en mangea. Le curry donne soif. Mon Fleurac but, en sus de l'egg-nog préalable, deux petites bouteilles de Pommery nature. Il était un peu gris quand vint l'heure que choisissent les mulâtresses pour promener leurs yeux de satin noir sur la Savane. Et ce fut lui qui me rappela ma promesse.

Nous fîmes un tour. Les mulâtresses nous regardaient,—le regardaient, plutôt: il était à croquer.—Mais ce bébé, à l'instant d'aborder une femme, devenait aussi chastement timide qu'il avait été le contraire en m'abordant, moi. Après trois bons quarts d'heure, et malgré plusieurs douzaines d'œillades, nous n'étions pas plus avancés qu'avant. Et je voyais de coin ses regards honteux qui m'appelaient au secours.

—Parbleu!—lui dis-je, le prenant en pitié,—je devine: vous ne voulez pas d'une fille de trottoir. Pourtant, mon cher, les choses, ici, vont autrement qu'en France. Et les demoiselles que voilà n'appartiennent pas tout à fait à la dernière caste. N'importe! Puisque c'est votre goût, allons aimer à domicile!...

Pour l'explication de ce qui va suivre, sachez qu'à Fort-de-France, toutes les jeunes mulâtresses sont de petites filles très sages, lesquelles sans doute dorment avec qui leur plaît,—au pluriel,—mais n'en habitent pas moins, dignement, sous le toit familial. Rien n'est d'ailleurs mieux accepté, ni plus correct, que d'aller sur le tard quérir chez père et mère la demoiselle dont vous avez dessein d'orner pour la nuit votre lit. Bien entendu, ce faisant, vous risquez toujours de tomber mal à propos, et d'être reçu à la fraîche. Mais c'est le cas très rare.

J'entraînais donc mon Fleurac par les rues. Les réverbères éclairaient romantiquement les maisonnettes créoles et leurs jardins grands comme la main. Et, dans l'ombre chaude qui nous enveloppait d'une lente caresse, je fis ma conférence, exposant en trois points comment n'importe laquelle de ces maisonnettes-là nous devait être, plus que probablement, hospitalière, et comment il importait sans davantage d'en choisir une dont la plus aimable habitante fût potelée à souhait...

Fort à propos, voilà que je me souvenais d'une petite fille vraiment faite exprès, des cheveux aux ongles de pieds, pour un débutant;—une merveille!... un peu pâlotte, peut-être ... et encore! question de goût!—laquelle merveille s'était trouvée sur mon chemin, le jour même de mon arrivée. Je lui avais demandé un rendez-vous, et pris une caresse. J'avais oublié d'aller au rendez-vous; mais je me rappelais le piment sucré de la caresse.

J'avais noté le nom, la naissance ... alias , la rue, le numéro. Et c'est là que je menai l'enfant. Lui et Mayotte,—elle s'appelait Mayotte,—je pensais vraiment que, de ma vie, je n'aurais appareillé plus gentil couple.

Mayotte n'habitait pas bien loin. Personne n'habite bien loin à Fort-de-France, et pour cause. Je trouvai sans peine la maison. La porte en était ouverte, comme par une aimable attention du hasard. Nous entrâmes sans frapper, naturellement. Le petit perron conduisait droit dans la salle basse,—pièce à tout faire, salon, salle à manger, etc.—Je tirai ma montre de mon gousset: il était onze heures tout juste. C'est d'ordinaire le plein milieu des veillées sous la lampe,—des belles longues veillées où se débitent les formidables histoires de sorciers nègres, de loups-garous et de petits blanc croqués. Je m'attendais en conséquence à tomber au sein de toute la famille. Or, par une exception singulière, la salle basse était vide. Vide depuis peu de temps sans doute: la lampe éclairait à pleine mèche, et les tasses à rhum, pleines l'instant d'avant, poisseuses et parfumées encore, faisaient le rond sur la grande table.

—Ils sont allés se coucher,—dit Fleurac.

—C'est à voir,—répliquai-je.—Entrons plus avant.

Tous les logis créoles sont disposés comme je vais vous dire: à la salle basse succède une chambre à coucher; d'autres chambres sont à l'étage supérieur; mais, presque toujours, celle du rez-de-chaussée, plus élégante et surtout plus proche de la rue, est attribuée, par raison d'utilité publique, à la plus avenante des jeunes filles de la maison.

Je poussai la porte de cette chambre. Quatre bougies allumées y faisaient grande lumière. Je ne pris pas le temps d'admirer cet éclairage inusité, parce que je vis d'abord le lit, et la petite Mayotte couchée dans le lit.

Chut!—dis-je:—elle dort.

Fleurac entrait derrière moi, sur la pointe des pieds.

Elle était adorable, la petite Mayotte endormie: couchée sur le dos, les mains sagement jointes, les paupières tout à fait closes et le plus angélique sourire sur sa petite frimousse quasi virginale ... plus blanche que sa chemise, d'ailleurs, sa frimousse, sous l'écheveau de soie blonde qui lui servait de cheveux... (Il y a des mulâtresses dorées comme des Valkyries. On ne voit leur sang nègre qu'à la racine brune de leurs ongles, et au blanc bleuté de leurs yeux.)

—Mon petit,—dis-je à l'aspirant,—il n'y a pas deux choses à faire: ôtez-moi ce dolman, ce pantalon et le reste ... et fourrez-vous dans les draps!... Ce serait trop dommage de ne point profiter d'un sommeil semblable! Hardi! Je vous parie cent louis contre un sou qu'avant d'ouvrir les yeux, elle vous donnera la bouche!

—Mais ... si les parents surviennent?

—Je m'en charge: je les flanquerai à la porte. Allons, allons!

Il se déshabilla.—Qu'auriez-vous fait à sa place?—Ce fut moi qui soulevai la couverture, doucement, tout doucement... Il se glissa dessous, saisit l'enfant...

—Haaaaah!...

Le cri jaillit de sa bouche à lui,—pas de sa bouche à elle.—J'ai encore, gravé sur mes deux tympans, ce cri...—un hurlement...

Et, bondissant hors du lit, les yeux révulsés, les dents claquantes, le comte de Fleurac, son dolman d'une main, son pantalon de l'autre, passa la porte et disparut. Je ne l'ai jamais revu de ma vie.

Moi, ahuri, je restai sur place. Et je regardai la dormeuse. Le cri ne l'avait pas éveillée.—Pas éveillée?

Je lui mis la main sur le front. D'honneur! il me fallut toute ma force nerveuse pour dompter mon épouvante:—le front était de marbre;—la dormeuse était morte.—Morte;—enlevée en deux jours, sans doute, par une des maladies foudroyantes du pays. Les quatre bougies étaient des cierges. Et je vis alors qu'il y avait sur la table de nuit un crucifix de cuivre, et qu'un rameau vert trempait dans une assiette d'eau bénite.


HISTOIRE DE MANNEQUIN

pour Valentine et pour Jacques Arnavon.

Ce fut l'arrivée du vaguemestre qui délia les langues. Le déjeuner avait été morne. Quand le roulis est assez fort pour culbuter verres et bouteilles, en dépit de tous les piquets et de tous les violons les plus ingénieux, on n'est guère en humeur de bavarder: chacun s'efforce de maintenir sa part de vaisselle en équilibre et se tait. On se taisait ainsi, à bord du Ça-Ira , en rade de Mogador, depuis sept jours: car il y avait sept jours tout juste que le contre-torpilleur de semaine avait apporté le dernier courrier;—dernier courrier, dernière occasion de rompre le silence, en échangeant les journaux reçus, voire les lettres...

Or, le vaguemestre, tout à coup, fit son entrée. Il portait à bout de bras le sac de toile bise scellé aux armes de la République, et le posa, non sans respect, sur la table du carré. Tout le monde, instantanément, fut debout. Le petit Verle, l'enseigne, qui a laissé en France une jolie femme, épousée trois semaines avant le départ,—c'est jeune, ça ne sait pas!—tendit le premier son canif pour couper le lien du sceau. Et Fargue, le lieutenant de vaisseau canonnier, qui se repose des bombardements en traduisant Confucius, renversa le sac et fit le triage. Après quoi, chacun éventra son lot d'enveloppes et se mit à l'écart pour lire,—comme les bêtes fauves en cage font pour manger, quand elles ont très faim, et que le gardien vient de jeter la viande...

Toutefois, les premières pages avalées, les lecteurs s'ébrouèrent. Barclay, l'officier torpilleur, qui s'intéresse aux choses de l'Islam et fait des platitudes aux drogmans de légation pour être initié par eux aux mystères du Moghreb, brandit soudain un papier suggestif:

—Hé là! tendez l'oreille, tas d'ignobles giaours!... Vous savez qu'après le pillage de Mékinez, les tribus rebelles ont razzié toute la juiverie des environs, et vendu les femelles d'Israël au marché de Larache?...

—Parbleu! Il n'y a que la garnison espagnole de l'endroit pour ignorer encore ce détail!... Pas de leur faute, d'ailleurs, aux Espagnols: ils posaient, justement ce jour-là, en corps, à cheval et sabre au clair, devant un cinématographe!...

—C'était leur droit. Mais parlons du marché de Larache. Savez-vous à quel prix on les a vendues, les femmes juives de Mékinez?

—Dites?

—A neuf francs la douzaine!

Les hommes qui écoutaient n'étaient pas très faciles à étonner, parce que chacun d'eux, mainte fois, avait déjà rencontré, à force d'errer çà et là sur la terre ronde, des choses qu'on nommerait étonnantes entre la Madeleine et l'Opéra. Ils hochèrent pourtant la tête, admiratifs:

—Neuf francs la douzaine,—observa même quelqu'un,—ce n'est pas surfait! Les cours étaient bas.

—Les vendeurs ont dû boire un bouillon!—trancha le grand Rodier, qui joue quelquefois sa solde à la Bourse.

—Bah!—conclut Barclay.—Ils avaient raison, les gens de Larache: une femme, cela ne vaut pas plus de quinze sous ... en aucun pays!...

Le petit Verle, qui lisait une lettre parfumée, haussa les épaules. Personne d'ailleurs ne protesta.

Mais, au bout d'une minute, Rodier, fatigué de silence, bâilla:

—C'est égal!—reprit-il:—quinze sous!... Je regrette de n'avoir pas été à Larache; j'aurais fait monter les prix!

—Pourquoi?—fit Barclay:—puisqu'on vous dit que ça ne vaut pas plus!...

—C'est selon... Sur un croiseur en campagne, on pourrait tout de même surenchérir... Et puis, fichez-moi donc la paix, mon vieux! avec ça que vous ne les dépassez pas largement, vos quinze sous, quand le cœur vous en dit! avec ça que tous, tant que nous sommes, nous n'avons pas fait maintes fois les plus rondes boulettes en l'honneur des plus minces rouchies! Tenez, voici L'Estagne qui descend du quart: demandez-lui donc ce que lui coûtait, l'hiver dernier, son petit chameau toulonnais!...

L'Estagne, qui est deux fois marquis et douze fois millionnaire, et qui pourrait à son gré chasser à courre dans ses forêts de la Meuse, ou croiser sur son yacht de Corfou à Ceylan, ou ne rien faire dans son hôtel de la rue de Varennes,—s'il ne préférait, sans rime ni raison, servir obscurément la République à bord d'un vaisseau de guerre dont trente-sept millions de Français ne savent pas le nom,—L'Estagne sourit:

—Mon petit chameau ne me coûtait pas grand'chose!... pas assez, même!... je l'aurais probablement mieux apprécié, s'il s'était fait mieux payer!... En tout, il n'y a que l'effort et la difficulté qui comptent... Et même ici, sur ce Ça-Ira folâtre à l'instar d'un couvent de trappistes, je n'achèterais fichtre pas de femmes à quinze sous! Je donnerais plutôt les quinze sous pour ne pas acheter les femmes!... comme j'ai fait d'ailleurs jadis, et plus d'une fois...

—Racontez, mon vieux?... Ça empêchera cette petite brute de Verle de relire pour la cinquième fois sa lettre qui empeste le jicky...

—Je veux bien... Écoutez, ceux qui n'ont rien de mieux à faire!... L'an passé, j'étais secrétaire de la commission supérieure des tourelles électriques, à Paris. Un soir de juin, je venais de quitter le ministère. Il faisait beau. Je remontais à pied la rue Royale, quand, devant la porte du couturier Weill, une femme qui sortait tête baissée me heurta. Je m'arrêtai pour m'excuser, et je vis, fort étonné, que la malheureuse sanglotait de toutes ses forces. C'était une jolie fille de vingt ans à peu près, très mince et très blonde, gentiment attifée.

«—Eh bien?—lui dis-je tout de go, sans songer à mal:—qu'est-ce que vous avez, ma pauvre petite?

«Elle me reçut assez fraîchement:

«—Quoi? votre «pauvre petite?...» Je ne vous connais pas, moi! Mêlez-vous donc de vos affaires!... Ça me regarde, ce que j'ai!... et pas vous, hein!...

«Je me souvins alors que j'étais en face d'une bestiole de race infiniment ombrageuse; et je me hâtai de corriger ma gaffe:

«—Veuillez m'excuser, mademoiselle ... je vous demande infiniment pardon!... Mais c'est tellement extraordinaire de voir pleurer d'aussi jolis yeux ... on a tout de suite envie de les essuyer...

«Elle haussa les épaules, amadouée tant bien que mal. Et, de fil en aiguille, je sus vite son cas, banal à souhait, d'ailleurs: elle était mannequin chez Weill; et, le Grand Prix couru, Weill venait naturellement de sabrer son personnel; elle se trouvait donc sur le pavé; et il s'en fallait exactement de dix-neuf sous pour qu'en poche elle en eût vingt.

«—Si bien—conclut-elle—que, ce soir, je vais dîner comme du temps que j'étais arpette: avec les chevaux de bois!...

«A raconter ses malheurs, elle s'était consolée aux trois quarts. Elle riait maintenant, avec sa belle insouciance de moineau franc.

«Je risquai une invite:

«Voyons!... au lieu de dîner avec les chevaux de bois ... si vous dîniez avec moi?... en camarades s'entend!...

«Elle se cabra, hérissée derechef:

«—Ah bien! non, par exemple! Je les connais, les dîners «en camarades!...» Vous ne m'avez pas regardée, mon vieux! Je ne marche pas! j'ai les pieds en malines!...

«Mais j'arborai mon sérieux le plus froid:

«—Vous non plus, vous ne m'avez pas regardé!... J'ai autant envie de faire des bêtises que de me jeter à la Seine!... Je vous invite à dîner, parce que je suis seul, que je m'ennuie, et que ça m'a fait de la peine, tout à l'heure, de vous voir pleurer. Mais «dîner», ça veut dire «dîner», et rien d'autre! Naturellement, si ça vous chante, je vous emmènerai pour finir la soirée au Bois, ou au théâtre, ou n'importe où ... mais à minuit tapant, je vous reconduirai chez vous, et je vous quitterai devant la porte!... Vous avez compris cette fois? Est-ce oui, est-ce non?

«Interloquée, elle murmura: «C'est oui...» et prit mon bras, tout d'un coup silencieuse.

«Je l'installai, une demi-heure après, dans un cabinet de la place Gaillon. Le maître d'hôtel et le sommelier l'intimidèrent. Visiblement, elle dînait pour la première fois en pareil décor. Mais je pris garde à ne point l'effarer par un menu d'apparat. Je commandait des cailles et du chambertin, mais ni truffes ni champagne. Peu à peu, elle reprit contenance et bientôt bavarda. Elle était naturellement gaie, malicieuse et fine. Sa petite âme, un peu embryonnaire, ressemblait aux jardinets des villas de Passy ou d'Auteuil: point de grands horizons, mais des fleurs et de la verdure. On aurait passé des dimanches tolérables dans cette petite âme-là...

«J'abrège. Dessert, café, et la classique anisette. Poudre de riz. J'offre une Victoria de cercle, une glace au Pré-Catelan. On préfère ... devinez quoi? le Châtelet!... dont les affiches annonçaient la quatre-vingt-quinzième de je ne sais quelle féerie complètement idiote!... Je ne discute pas. J'obéis. Nous partons en hâte soudaine, «pour ne pas rater le commencement.» Et je subis sans broncher les sept actes et les trente tableaux. Il faisait une température de four, et je n'ai jamais tant avalé de poussière, à cause des cavalcades qui piaffaient tout le temps sur la scène... Mais jamais non plus je n'ai savouré d'aussi frais éclats de rire, ni contemplé des yeux si brillants de joie...

«Je continue à abréger. Rideau, sortie, fiacre, retour. Mon mannequin habitait, comme juste, à une portée de fusil plus loin que le diable vauvert. Trois quarts d'heure durant, nous fûmes serrés l'un contre l'autre, au fond de ce fiacre trop étroit, qui nous cahotait.—Je vous parle d'avant le déluge: les taxi-autos n'étaient point encore nés...

«La petite ne riait plus, ne parlait plus. Je n'ai pas besoin de vous dire que je ne frôlais même pas son genou, ni son coude. A mi-route, elle avait glissé dans ma main droite, comme par mégarde, sa main gauche. Mais je n'avais pas refermé ma main droite.

«On arriva enfin. J'aidai l'enfant à descendre. La maison n'avait pas l'air trop borgne. La porte s'ouvrit au premier coup de timbre, correctement.

«Et alors il se passa ceci, que je prévoyais depuis le commencement ... et vous aussi... Mon mannequin se tourna vers moi, regarda mes yeux, sourit, et au lieu d'articuler: «Adieu...» murmura: «Venez...».

«Moi, nettement, je secouai la tête de droite à gauche:

«—Non!...

«Elle en resta la bouche ouverte.

«—Comment?... vous ... vous ne voulez pas?...

«—Non, mon petit!... je ne veux pas! Ce que je vous ai dit tantôt, c'est tout de bon. Nous avons dîné comme c'était convenu: en camarades;—en camarades!—pas en fiancés! Donc, n, i, ni, c'est fini. Bonsoir!

«Elle n'y croyait pas bien encore. Soudain, une idée baroque lui passa par la tête. Bravement, elle fit un pas vers moi:

«—Oh!...—dit-elle:—c'est que vous croyez que je suis ... que je suis ... toute neuve?... à cause de ce que je vous ai dit d'abord, quand vous m'avez abordée?... Mais ce n'est pas vrai!... j'en ai déjà eu, des ... des petits amis... Allez! n'ayez pas scrupule!...

«Sur mon honneur, elle était rouge comme une cerise!... Je pris sa jolie patte qui tremblait, et je la baisai très respectueusement:

«—Si! j'ai scrupule!... et davantage, maintenant que vous avez eu le cœur de me dire ça... Tenez, mon petit: prenez cette enveloppe, où j'ai mis mon nom et mon adresse... Ce soir, il faut que je rentre chez moi ... et que je rentre seul.—Mais nous nous reverrons!

«Nous ne nous sommes jamais revus. L'enveloppe, vous devinez, contenait un billet bleu, et rien d'autre...

«Eh bien! vous le voyez: cette fois-là, au moins, j'ai donné les quinze sous, et j'ai laissé la femme!... Et qui oserait dire que j'ai eu tort?...


NAISSANCE DE VAISSEAU

à Léon Barthou.

Dans sa matrice immense:—le chantier de construction, la cale ,—le cuirassé près de naître attend l'heure de la naissance, l'heure du lancement. Elle va sonner. Quelques accores à faire sauter, quelques coins à souquer d'un dernier coup de masse; puis trois traits de scie dans la savate ; puis, si les trois traits ne suffisent pas, un tour du vérin hydraulique, de ce vérin qui est le forceps des accouchements de vaisseaux;—et tout sera consommé:—le cuirassé flottera.—La cale aura enfanté le navire.

Cette cale encore grosse de son vaisseau, c'est celle des Forges et Chantiers de la Méditerranée, à la Seyne, faubourg de Toulon. Ce vaisseau qu'on va lancer, c'est le Paris , cuirassé de bataille: vingt-trois mille tonnes, trente mille chevaux, trente-six canons, dont douze géants de 305 mm., mille hommes d'équipage.—Aujourd'hui donc, aujourd'hui samedi 28 septembre 1912, les Forges et Chantiers vont mettre bas le Paris , leur dernier-né.

La cale: figurez-vous un bout de grand'route, qui s'abaisse en pente douce jusqu'à s'enfoncer sous la mer;—un très grand bout d'une route très grande: quarante mètres de large, deux cents mètres de long. C'est dallé de pierres, avec, au milieu, un chemin de bois, poli comme un miroir.—Et voilà la cale.—Sur la cale, le vaisseau: figurez-vous une nef de cathédrale gothique, plus haute que large, plus longue que haute, mais retournée sens dessus dessous. Oui: le toit par terre,—c'est la carène arrondie et cintrée,—et le pavé en haut, à quelque trente mètres au-dessus du sol,—c'est le pont supérieur du navire.—Bref: Notre-Dame; en plus grand; et toute d'acier.

A droite et à gauche, deux estrades. Elles regorgent d'une foule invraisemblable, extravagante: il y a place, là-dessus, tout compris, pour douze cents personnes, bien tassées; et cinq mille s'y sont empilées! et il a fallu refuser du monde. Dame! songez donc: le lancement du premier cuirassé français qui soit vraiment un cuirassé de premier rang, un superdreadnought! Car il n'y a pas à dire: «Mon bel ami...» A l'heure qu'il est,—à l'heure de ce lancement du Paris ,—en cette automne de l'an de grâce 1912,—la flotte française en compte tout juste autant que la flotte suisse, de superdreadnoughts!... et de dreadnoughts , d'ailleurs, pas un de plus!... bref, zéro, là comme ici ... et les statistiques officielles qui prétendent le contraire mentent sans vergogne comme autant d'affiches électorales...

Cela vous étonne?—Moi, c'est le contraire qui m'étonnerait.—De 1894 à 1904 à peu près, un vent de folie furieuse a soufflé du palais Bourbon sur la rue Royale! Dix ans de tempête viennent à bout des plus robustes vaisseaux. La marine française était puissante et vivace. Depuis deux cent cinquante ans, jamais elle n'avait cessé d'être la deuxième des marines du monde, ne cédant le pas qu'à la seule marine anglaise, et parfois la lui disputant. Douze grandes guerres, trois révolutions, deux émigrations, La Hougue, Les Saintes, Prairial, Aboukir, Trafalgar, rien n'avait eu raison d'elle... Mais ce que Ruyter, Rodney, Nelson n'avaient pu, quatre politiciens ignares et trois théoriciens songe-creux y réussirent du premier coup, sans bataille et sans péril; et dix pauvres petites années, dix années de pleine paix, c'est tout le temps qu'il leur fallut... Après ces dix années-là, la marine française était morte.

Elle renaît aujourd'hui. Mais sa splendeur passée n'est plus qu'un souvenir. Elle fut la deuxième des marines du monde, et parfois lutta pour le premier rang. Elle se contentera du cinquième ou du sixième, après les Anglais, après les Allemands, après les Américains, après les Japonais, après les Italiens peut-être, après les Russes bientôt...

N'importe! elle renaît... Tout à l'heure, un cuirassé français, un vrai cuirassé, bon pour les batailles prochaines, flottera...

Donc, ce lancement du Paris , du Paris tant et si longtemps souhaité, désiré, voulu par tous les marins de France, c'est un spectacle unique. Il faut être là. On y est.

Cela fait une ribambelle de très jolis chapeaux. Alentour, les galons des uniformes brillent. Et l'on bavarde tant qu'on peut, comme si l'heure n'était pas solennelle le moins du monde.

D'ailleurs, par hasard, il arrive çà et là que les bavards s'occupent du Paris ... Dans un groupe très élégant, un petit officier, frais échappé du Duguay-Trouin sans doute, harangue deux fort jolies femmes, dont l'une ressemble à s'y méprendre à mademoiselle ... Chose ... des Variétés... ou d'ailleurs... Et pourquoi ne serait-ce pas mademoiselle Chose?... Le petit officier parle haut, et on l'écoute:

—Pourquoi ce nom tronqué: le Paris ? C'est absurde! La Ville de Paris , voilà le nom qu'il aurait fallu!... La Ville de Paris , ça nous aurait rappelé des souvenirs...

Mademoiselle Chose est curieuse:

—Quels souvenirs, cher monsieur?

—Des souvenirs assez glorieux, chère madame!... mais les Français oublient facilement... Savez-vous que, jadis, au temps des flottes françaises qui gagnaient des batailles, plusieurs vaisseaux de ces flottes-là se sont appelés la Ville de Paris?... et jamais aucun de Paris?... Non, naturellement, vous ne savez pas. Personne ne sait, chez nous. En Angleterre...

—Laissez donc l'Angleterre où elle est, et racontez votre histoire ... votre histoire de Paris?... Vous en mourez d'envie.

—Moi? si on peut dire!... D'abord, j'en ai deux, d'histoires, si vous y tenez...

—Nous y tenons. Dépêchez-vous!

—A vos ordres, madame! je me dépêche!... Guerre Indépendance; Amérique; bataille des Saintes; comte de Grasse; Ville de Paris ; huit cent quatre-vingts hommes d'équipage; douze heures de combat; huit cent soixante-dix-sept morts et blessés. Histoire terminée.

—Qu'est-ce que c'est que ce galimatias?

—C'est la première histoire. Je me suis dépêché, pour vous plaire.

—Vous êtes assommant. Je n'ai rien compris.

—C'est pourtant clair. En avril 1782, l'amiral français comte de Grasse perdit contre le grand Rodney la bataille des Saintes, aux Antilles. Grasse montait un trois ponts, qui se nommait la Ville de Paris . Ce vaisseau se battit si bien qu'après douze heures de canonnade à bout portant les Anglais vainqueurs, montant à l'abordage, ne trouvèrent sur la Ville de Paris que trois Français encore debout, sur près de neuf cents que comptait l'équipage. Les boulets ennemis avaient si largement éventré les flancs du vaisseau vaincu que, s'il faut en croire le récit d'un témoin, on aurait pu, après le combat, faire passer par la plus grande brèche un carrosse de cour attelé à quatre.

—C'est assez gentil. Tout de même, votre histoire est une histoire de bataille perdue.

—Alors! voici une histoire de bataille gagnée. Madame, soixante-douze ans cinq mois plus tard, l'empereur Napoléon III, arrière-petit neveu du roi Louis XVI,—par les femmes,—déclarait la guerre au tsar Nicolas I er , à dessein de sauver Constantinople. Un amiral français, l'amiral Hamelin, recevait en conséquence l'ordre de détruire ou d'embouteiller les escadres russes de la mer Noire, dont la plus forte venait d'écraser à Sinope quatre malheureuses frégates turques, grosses ensemble comme la moitié d'un seul vaisseau. Hamelin avait son pavillon au mât de misaine d'un vieux trois ponts à voiles de cent vingt canons qui s'appelait encore la Ville de Paris ...

—S'il était vieux, ce trois ponts, c'était peut-être la même Ville de Paris que tout à l'heure?

—Diable! non! l'autre Ville de Paris avait honnêtement coulé bas, le lendemain de la bataille des Saintes.—Cette nouvelle vieille Ville de Paris pénétra donc dans la mer Noire, rejeta les vaisseaux russes en déroute jusqu'au fond de Sévastopol, contribua par le feu de ses canons à la victoire de l'Alma, et, le 14 octobre 1854 ... (si j'ai bonne mémoire?...) prit une part éclatante au bombardement des forts de la ville ... bombardement absurde, d'ailleurs, et que l'amiral Hamelin avait déconseillé de toutes ses forces au général en chef ... mais ce général,—Canrobert, pour ne pas le nommer—était têtu: il bombarda tout de même ... et, naturellement, ne sut tirer aucun profit de son bombardement...

—Et allez donc!

—Ce n'est pas de ma faute, c'est la faute à l'Histoire!... En tout cas, ce bombardement, qu'il avait si fort désapprouvé, l'amiral Hamelin le conduisit le plus brillamment du monde, toujours sur sa Ville de Paris , qu'il amena au plus épais du feu, sous le canon russe, lequel canon tirait juste, je vous prie de le croire! si tant tellement juste qu'une bombe tapa droit dans la dunette sur laquelle se tenait l'amiral, entouré de ses aides de camp...

—Ah! pauvres gens!

—Ne les plaignez pas! Je m'y abonnerais, moi, à mourir comme ça!... Notez que ceux dont je vous parle n'eurent guère le temps de s'apercevoir de rien. Quatre sur cinq tombèrent, culbutés comme capucins de cartes. Et l'amiral tout seul s'en tira sans aucune égratignure. Bien entendu, la Ville de Paris , transformée en écumoire, n'en continua pas moins de combattre imperturbablement, jusqu'à ce que les canonniers russes eux-mêmes eussent lâché pied, et cessé le feu,—ce qui n'arriva qu'à la nuit tombante. Hamelin tira la dernière bordée, puis appareilla, pour regagner le mouillage assigné à son escadre. Quand il passa le long de l'escadre anglaise, qui regagnait son mouillage aussi, les équipages britanniques, grimpés dans leurs mâtures, saluèrent l'amiral français d'une tempête de hurrahs... Madame, comme bataille gagnée, celle-là vous suffit-elle? Et trouvez-vous qu'il y avait là de quoi ressusciter ce vieux nom, la Ville de Paris , pour en baptiser cette ferraille neuve?

—Je ne dis pas non!... Quoique, au fond, l'important, pour la ferraille neuve, n'est pas tant de s'appeler Pierre, Paul, ou Jacques, mais...

—Mais plutôt de gagner des batailles neuves?... Plaise aux dieux!... Je suis fichtre de votre avis!...

—Eh là!... Ces ouvriers, que font-ils?... vous, qui vous y connaissez dites?... qu'est-ce qui se passe?

—Il se passe qu'on scie la savate... Attention! c'est le moment...

—Chut!...

Sur la foule un silence s'est abattu d'un coup. Il semble que cinq mille bâillons aient muselé ensemble les cinq mille bouches...

Soudain, une clameur,—qui s'étrangle dans la même seconde, angoissée:

—Le Paris , doucement, doucement, vient de s'ébranler sur sa cale.

La masse géante glisse,—vers la mer.—C'est si peu de chose, ce glissement presque imperceptible—d'abord,—qu'on y regarde à deux fois pour être sûr... Mais le Paris glisse réellement. Le Paris glisse déjà plus vite. Convaincue, la foule pousse un grand cri d'allégresse. Et puis, la seconde d'après, la foule, rebaillonnée, se tait...

... Parce que le glissement du navire, si lent d'abord, s'accélère,—s'accélère étonnamment. Cette cathédrale sens dessus dessous, qui tantôt remuait à peine, court à présent,—court vite. Déjà, c'est comme un train express,—un train d'un seul wagon, immense. Et ce wagon là s'élance, se précipite, tombe littéralement, comme on tombe du sommet d'une montagne...

La poupe touche l'eau, la pénètre, la laboure. Deux énormes vagues, soulevées, bondissent à tribord et à bâbord. La mer, refoulée par la carène, se rebiffe, revient à la charge, inonde les bas côtés de la cale. Le cuirassé flotte maintenant, et les câbles disposés pour briser son élan formidable éclatent les uns après les autres, avec un fracas d'artillerie, auquel répond, grêle, mais perçant, l'applaudissement exaspéré de la foule entière. Car ils sont tous debout, hurlant, trépignant, battant des mains,—tous: les femmes, prêtes à la crise de nerfs; les officiers dorés, qui crèvent leurs gants d'uniforme; les vieux amiraux à barbe blanche; et jusqu'aux graves ministres, gens blasés, croirait-on, sur toutes choses au monde...

Pas blasés sur cette chose-là.

C'est fini. Le Paris flotte au milieu de la rade. Deux grands pavillons tricolores, seuls arborés sur la coque encore nue, claquent à la brise d'ouest, orgueilleusement.


L'EX-VOTO DE L'ACROPOLE

pour M. V. M. T.

—Si le mauvais vent d'hiver qui souffle sur le Raz n'a pas encore balayé ma cervelle des vieilles poussières du temps passé, il y aura sept ans à l'automne que j'ai gravi pour la première fois l'escalier romain qui mène aux Propylées de l'Acropole athénienne. Sept ans. J'étais, en ce temps-là, marin, officier de marine,—officier, oui! Ça vous étonne? Je l'étais tout de même.—Pourquoi je ne le suis plus? pourquoi je suis devenu ça?... ça que vous voyez? le glaneur de varech et d'épaves, le ravageur de cette baie des Trépassés que voilà?... C'est mon affaire, ce n'est pas la vôtre... Ho! vous êtes trop curieux. Tant pis pour vous!

«Écoutez tout de même! asseyez-vous là, et écoutez.—La baie des Trépassés? sûr et certain qu'il s'y passe des choses, les nuits de nouvelle lune, quand les cadavres verts entassés dans les trous du fond, sous le linceul gluant des algues, s'ennuient d'être immobiles, et remuent, et se lèvent, et se hissent, brasse à brasse, jusqu'au dessus des vagues,—histoire de jeter un coup d'œil sur les barques que le courant drosse à la côte, sur les barques pleines d'hommes vivants, qui seront tout à l'heure des hommes morts ... dès que les barques auront chaviré... Mais ailleurs aussi il se passe des choses,—pires...

«Il y aura sept ans à l'automne... C'était en ... comptez!... Je faisais le quart à bord d'un vieux petit aviso qui s'appelait le Vautour et qui servait de yacht à l'ambassadeur de France près la Porte Ottomane... J'étais heureux, en ce temps-là ... où je me figurais l'être, ce qui est tout un... J'aimais une femme qui m'aimait... Et j'étais jeune... A présent, le Vautour est mort: son cadavre achève de pourrir au fond d'un arsenal, dans je ne sais quelle darse-cercueil... La femme que j'aimais et qui m'aimait est morte aussi ... allez voir sa tombe dans le cimetière corse de Bocognano ... près de l'entrée ... une pierre noire sous un cyprès ... et le nom si doux gravé sur la pierre noire: Claude ... allez voir... Moi, je suis plus mort que bien des morts cloués dans leurs bières... Encore un peu de temps, très peu de temps, et plus personne ne se souviendra....

«Oui, c'était un après-midi d'automne. Il faisait encore chaud, malgré le vent qui soufflait à bouche que veux-tu sur Athènes. Des nuages de craie volaient, et cela faisait un brouillard qui en valait d'autres. Sur l'escalier romain, nous luttions pour conserver l'équilibre. Je marchais le premier. Claude marchait derrière moi, ses deux mains serrées à ma taille. Et, six marches plus bas, Hartus riait et plaisantait, à cause, disait-il, de notre indécence: le vent collait nos vêtements à notre peau... Hartus était mon ami et l'ami de Claude. Notre ami à tous deux. Ami. Rien d'autre. Et Hartus était un homme loyal. Et Claude m'aimait.

«En haut de l'escalier romain, les Propylées, pareilles à des Vierges couleur de soleil, groupées au seuil du sanctuaire lumineux, nous accueillirent... Aujourd'hui, après sept années,—sept années d'horreur et de nuit,—et dans cette brume glauque et glacée du Raz, je n'ai qu'à fermer les yeux pour revoir, intacte et solaire, la splendeur de cet accueil...

«... Les Propylées ... l'Erechteion plus vieux qu'Homère ... la Victoire Sans Ailes ... le Parthénon, dieu... J'ai vu.—Et je vois aujourd'hui le varech et les épaves.

«L'Acropole ... vous connaissez le musée qui s'y trouve?... au levant de tous les temples?... le petit musée où dorment les meilleurs débris qu'on exhuma du sol même de l'Acropole, en fouillant par hasard la terre sous le dallage du Parthénon?... Vous savez? Bon!—Sous ce dallage, les chercheurs firent la plus mystérieuse des trouvailles: vingt-deux statues assez grandes, et presque intactes; toutes statues de femmes; toutes d'une terre cuite, peinte et enluminée, aux couleurs de la vie; bref, vingt-deux femmes ressuscitées, qui sortaient souriantes de leur linceul de terre et de sable!... Or, ces femmes n'étaient point des déesses, ni des reines; elles n'étaient pas drapées, comme des Héra ou des Athénè; elles n'étaient pas nues comme des Aphrodites: elles étaient vêtues,—habillées,—très élégamment, à la dernière mode de l'époque, nul doute là-dessus!—et parées, et coiffées, et fardées, avec du bleu aux paupières et du rouge à la bouche;—sans diadème, toutefois, ni couronne, ni sceptre;—donc, sans contredit, de simples mortelles; des femmes, sans plus; comme celle-ci, qui m'écoute ... des femmes du monde, quoi!—ou à peu près—bref de très jolies dames,—allez-y voir plutôt! les vingt-deux portraits font foi, m'est avis?—très jolies, oui! langoureuses, attirantes; bonnes pour l'amour, pour celui qu'on reçoit, pour celui qu'on donne; maîtresses, amantes;—enfin, tranchons le mot: des Parisiennes ... des Parisiennes de l'Athènes primitive... Et ces jolies dames-là, vieilles chacune de quelque deux mille cinq cent cinquante ans, avaient l'air de vivre encore: leurs bouches éginétiques ricanèrent au nez des archéologues effarés... Que faisaient-elles, ces Athéniennes en robes de ville, dans le sol sacré de l'Acropole? de quel droit s'y trouvaient-elles?... On supposa qu'elles étaient tout de bon des portraits, vingt-deux portraits de suppliantes ayant jadis offert à la Déesse leur propre ressemblance en retour de grâces accordées,—en ex-voto , comme on dit chez nous:—toutes, en effet, tendaient en avant la main droite, en un geste d'offrande éternelle ... on supposa que, jadis, dans ces mains tendues, avaient reposé les colliers, les bracelets, les bagues, et l'or, et les mille richesses dont on payait la bienveillance de l'Astarté... Ho!... ça vous étonne que moi, le ravageur, je sache ces choses?... Je les sais.—Trop curieux, que vous êtes!Tant pis pour vous.

«Or, lorsque Claude, et Hartus, et moi-même, pénétrâmes dans le musée de l'Acropole, les vingt-deux ex-voto, rangées en cercle dans la salle nous regardèrent, d'un regard sournois de leurs yeux vifs ... d'un tel regard ... que, tous trois ... nous eûmes peur,—bizarrement...

«Hartus, le premier, surmonta cette peur. Et, s'approchant de la plus grande statue, qui le dominait du haut de son socle, il lui rendit œillade pour œillade, les yeux levés vers le bizarre visage, moqueur et voluptueux... Mais, l'instant d'après, Hartus recula:

«—Elle respire!—dit-il.

«Claude trembla. Je l'entourai d'un bras. Nous avançâmes. C'était vrai: la statue respirait. Distinctement, je vis la poitrine aux seins menus gonfler l'étoffe ... non: la terre cuite ... du corsage... Oui ... je vis cela ... comme je vois aujourd'hui, par les nuits de nouvelle lune, les cadavres verts se hisser brasse à brasse jusqu'au dessus des vagues, dans cette baie que voilà, la baie des Trépassés. Mais je me souviens qu'en ce temps d'autrefois, j'eus beau voir: je ne crus pas. Et j'expliquai même: —«Jeu de lumière... Les rayons du soleil qui entrent par la fenêtre... C'est évident...

«Mais Hartus m'interrompit:

—«Non,—dit-il:—elle est vivante. C'est beaucoup plus évident. La déesse, en remerciement de l'offrande que présentait jadis cette main ouverte, a donné à la suppliante un souffle d'immortalité... Et, tenez! cette preuve: l'offrande n'est plus dans la main droite: la déesse l'a prise...

«Il fit un pas vers la statue:

—«Qui que tu sois,—dit-il,—toi que l'Astarté exauça jadis, prie aujourd'hui pour moi, qui t'implore toi-même!... Voici mon offrande, de moi à toi: daigne la recevoir dans ta main tendue et l'élever jusqu'à la déesse. Qu'elle m'accorde ce qu'elle t'accorda sans doute jadis: l'amour de tous les êtres que mon désir effleurera!

«Et, détachant de son poignet un tesbi turc,—le chapelet musulman, à trente-trois gros grains ou à quatre-vingt-dix-neuf petits grains,—détachant son tesbi, qui était de nacre, et qu'il avait acheté la semaine d'avant au Tcharchi de Stamboul, il le jeta doucement dans la main de la statue. Le tesbi de nacre retomba au creux de la paume délicate; des grains scintillèrent entre les doigts fins et fardés... «Et je me souviens que, moi, je haussai les épaules. Il y a sept ans de cela...

«Après, comme le soleil baissait, nous redescendîmes l'escalier romain, tous les trois. Je ne sais pourquoi, un silence s'était abattu sur nous. Nos bouches étaient comme scellées.

«D'en bas, nous vîmes l'Archer Soleil, aux mortelles flèches, mettre son masque rouge, puis plonger du sommet des collines de l'ouest dans la mer. Les crêtes attiques, au profil précis, se découpèrent couleur de cendre sur un ciel où giclait du sang. Puis la nuit sans crépuscule sauta d'Asie en Europe, par dessus la Grèce, tout d'un coup...

«Bien entendu, il ne fit pas noir: il fit bleu,—bleu clair: une nuit grecque, c'est lumineux... Ah! non! elle ne ressemblait guère aux nuits d'ici, cette nuit dont je vous parle!—Regardez, regardez l'eau verte et noire, au pied du Raz!—Là-bas, l'eau était couleur de ciel et le ciel couleur de lait... J'ai vu, moi! j'ai vu ... et maintenant...

«Après le dîner,—nous avions dîné tous trois ensemble, mais à la muette ... la statue, nul doute, nous avait jeté un sort de silence,—je songeai tout à coup que la lune allait être pleine, et que, depuis notre arrivée dans Athènes, il était convenu que nous verrions un clair de lune sur l'Acropole. Il faut une autorisation spéciale, signée de je ne sais qui. Mais les hôtels en ont toujours un stock, de ces autorisations spéciales, à la disposition des touristes. Je me levai de table pour aller en acheter une au bureau. Claude et Hartus restèrent.

«Quand je revins, ils étaient encore assis. Il me sembla que leurs chaises n'étaient plus exactement à la même place. Je n'y pris pas garde. Pourquoi y aurais-je pris garde?

Nous partîmes tous les trois.

«La lune était déjà haute, et claire ... claire.. Les vieux marbres, plus blancs qu'aux rayons du soleil, étincelaient, avec des halos lumineux à tous leurs angles... Le théâtre de Dyonisios, au passage, nous arrêta... Les stalles antiques, rangées autour de l'hémicycle dévasté, semblaient attendre les spectateurs de l'Orestie ou du Prométhée... Une représentation spectrale commençait peut-être... Peut-être les fantômes, acteurs du temps d'Eschyle, redisaient-ils aux spectateurs, revenus pour une soirée du profond Hadès, que la chaleur du jour est douce, et qu'Achille mort ne vaut pas un bouvier vivant...

«Un moment nous entrâmes. Claude s'assit dans l'une des stalles. Puis Hartus s'assit près d'elle. Moi, je demeurai debout. Au-dessus de nous, la masse gigantesque de l'Acropole surplombait. En levant la tête, j'apercevais, couronnant la falaise, la colonnade du Parthénon. C'est à cet instant que je songeai combien il serait facile, à quelqu'un qui, d'en haut, se pencherait un peu, de nous guetter, et de surprendre chacun de nos gestes, à travers cette nuit plus transparente que ne sont nos jours de Bretagne.—Regardez, regardez l'eau toute noire au pied du Raz!—Oui, je songeai ce serait très facile... J'y songeai, sans arrière-pensée... Pourquoi aurais-je eu une arrière-pensée?...

«Tout de même, quand je voulus repartir, et marcher vers l'escalier romain, et monter vers les temples, Claude dit qu'elle était lasse. Et Hartus aussi dit qu'il était las. Ils ne quittèrent point les stalles de marbre frais et prétendirent m'y attendre, et se reposer. Moi, je continuai, seul.

«Au bas de l'escalier romain, le gardien m'ouvrit la grille; et il monta derrière moi, pesamment. C'était un pauvre hère, barbe grise, échine courbe. Pris de pitié, je mis une drachme dans son bonnet. Il crut que je voulais être seul, pour voler comme d'usage quelque débris de chapiteau ou de corniche. Il me salua humblement, sa bouche édentée s'efforçant à grimacer un sourire complice; et il redescendit.

«Les Propylées, pareilles à des vierges couleur de lune, groupées au seuil du sombre sanctuaire, m'accueillirent... Mais, nocturnes, elles semblaient tristes. Et leur marbre neigeux pleurait autour de moi des larmes invisibles...

«J'allais ... la Victoire Sans Ailes ... l'Erechteion plus vieux qu'Homère ... le Parthénon, dieu...

«Et puis le musée,—le petit musée qui est au levant de tous les temples...

«J'entrai dans le musée. J'entrai dans la salle.

—D'honneur! je ne songeais à rien, à rien du tout ... j'avais oublié...

«Mais les statues, tout de suite, me regardèrent. Je vis leurs yeux, luisants comme phosphore. La plus grande statue ricana. J'entendis le ricanement, dans le gosier d'argile creuse. Et je vis, parce qu'un rayon de lune entrait derrière moi, et jouait sur la poitrine aux seins menus, je vis la poitrine gonfler le corsage, régulièrement. Cette fois, à cause de la nuit, je ne haussai pas les épaules. La main droite, aux doigts délicats et fardés, portait toujours le tesbi d'Hartus ... entre les doigts, des grains de nacre luisaient, étrangement...

«Je ne bougeai plus. La peur, lentement, avait pénétré mes veines. Il me sembla que les grains du tesbi tintaient par intervalles les uns contre les autres,—tintaient comme si la statue, contente du don, propice au donateur, eut joué à refermer sa main sur la nacre polie et fraîche...

«Alors un grand froid parcourut mon dos. Et, dans le laps d'une très courte fraction de seconde, une certitude atroce s'enfonça dans mon cerveau: la certitude que l'Astarté avait entendu, approuvé, exaucé la prière d'Hartus, la certitude qu'Hartus, dès cet instant même,—puisque tintaient les grains de nacre de l'offrande,—obtenait ce qu'il avait demandé, l'obtenait facilement, et malgré lui, peut-être: l'amour de tous les êtres qu'effleurait son désir...

«Ha!... regardez! regardez les phares qui s'allument le long de la côte, sur le Sein, sur la chaussée, sur Ar-Men!... Et regardez! regardez, au pied du Raz, la brume qui se lève! la brume, qui tout à l'heure étouffera les phares... Ha!... il y aura des naufrages, dans cette brume, cette nuit!... Nuit noire, noire, noire...

«Et nuit claire, claire, claire! sur l'Acropole... Près de la colonnade, au bord de la falaise, je me penchais, je me penchais... Au-dessous de moi, dans le trou sombre de la plaine nocturne, le théâtre de Dyonisios luisait comme un demi-disque d'albâtre... Et je voyais...

«Je voyais, sur leurs deux stalles, Claude et Hartus assis l'une près de l'autre» Et je voyais leurs mains mêlées, et je voyais leurs bouches jointes. Et c'était comme un aimant terrible qui attirait mes yeux, qui attirait ma tête, mes épaules, tout mon corps ... par-dessus le garde fou, vers la plaine nocturne au bas de la falaise, vers l'abîme sombre ... irrésistiblement...

«Ça vous étonne, hein? que je ne sois pas tombé?... Moi aussi.—Me voilà pourtant!...

«C'est que ... comme, déjà, je glissais ... je crus entendre ... j'entendis ... derrière moi ... un ricanement... Oui: le ricanement que vous pensez ... le ricanement de la statue... Alors, je fis demi-tour et je courus vers le musée ... parce que j'avais compris...

«Le même rayon de lune caressait la poitrine aux seins menus, la poitrine soulevée par le souffle immortel... Dans la main tendue, les grains de nacre tintaient toujours...

«Mais moi, du bout de ma canne, je frappai la main! j'arrachai l'offrande maléfique! Et, de ma poche, je tirai un autre tesbi,—d'ivoire, celui-là: un tesbi à moi, un tesbi que j'avais acheté, moi, au Tcharchi de Stamboul.—Et je le jetai dans la main vide,—sans une parole: parce que, sur mon honneur! je voulus prier l'Astarté, mais je ne pus pas: ma gorge était sèche, sèche...

«C'est tout.—Allez-vous-en!

«Quoi?... Vous voulez savoir encore?... savoir quoi?—C'est tout!—Au bas de l'escalier romain,—naturellement,—je trouvai Claude, seule, qui venait à ma rencontre... Elle était très pâle et elle avait peur, parce que Hartus,—naturellement,—avait pris froid, ou fièvre, dans le théâtre de Dyonisios, et s'y était évanoui... Il fallut envoyer chercher les gens de l'hôtel, avec une civière... Et quand il revint à lui, tard, très tard, il ne voulut pas demeurer une seule heure de plus dans Athènes,—naturellement,—et il partit... Après tout, il n'est peut-être pas encore mort, aujourd'hui... Qui sait!...

«Le tesbi de nacre?—Oh! le tesbi de nacre, lui, est mort! Il est là ... là dans l'eau noire ... au pied du Raz ... sous le gluant linceul d'algues... Et les cadavres verts font tinter ses grains, durant les nuits de nouvelle lune... J'entends le tintement, moi ... oui!... moi, le ravageur de la baie ... le ravageur des Trépassés...»


SERVICE COMMANDÉ


LA TOURELLE

pour madame Yvonne Vernon.

Fargue, l'enseigne de vaisseau canonnier, chef de la grosse tourelle AV ,—avant, s'accroche des deux mains aux tire-veilles flottantes et grimpe à l'échelle d'acier. Le nez sous la trappe close, il se cramponne d'un poing, heurte de l'autre; et la trappe s'ouvre, avec un grand fracas de ferraille.

Une voix, au-dessus, crie:

—Fixe!

Fargue enjambe les trois derniers échelons, fait un rétablissement sur les poignets et prend pied sur le parquet de fer. Le couvercle de la trappe retombe. Aux flancs des pièces, les servants sont alignés, corrects: talons joints, main droite au bonnet, main gauche dans le rang.

—Repos!—commande Fargue.

Et, se faufilant entre les deux canons, il se juche sur la sellette de commandement, pour donner un coup d'œil au dehors.—Par les trous du casque blindé, rien d'anormal n'apparaît. A perte de vue la mer grise déferle, en longues crêtes d'écume, parallèles. Et les cuirassés gris, en ligne de file, se traînent sur cette mer déferlante, dans le sillage les uns des autres.—Fargue fait demi-tour et redescend sur le parquet, histoire de passer un bout d'inspection, avant l'exercice.

Le second maître, cordial, sourit à l'officier.

—Bonjour, Gourvès!... Quoi à signaler, aujourd'hui?

—Rien du tout, cap'taine.

—Vous avez balancé le pointage latéral?

—Oui, cap'taine.

—Les chaînes-galles n'ont pas pris trop de mou?

—Nous avons repris une maille ce matin. Ça fait juste la longueur que vous m'avez montrée la dernière fois.

—Bon.

Fargue recule jusqu'à la muraille cuirassée, s'y adosse...

Aujourd'hui, la manœuvre promet d'être longue: combat simulé contre l'escadre légère, figurant une armée navale ennemie... Nul doute: avec un thème aussi propice aux fantaisies amirales les plus imprévues, on va manger de toutes les sauces, et savoir ce que c'est que «faire des ronds dans l'eau!» Donc, inutile de se fatiguer d'avance. Et Fargue, adossé, contemple sa tourelle.

... Une tourelle double de 305 millimètres, c'est beau!—Figurez-vous une chambre ovale, longue de sept mètres, large de six, très basse de plafond, et toute d'acier poli. Là dedans, deux canons prodigieux, qui s'alignent côte à côte, deux canons dont les volées géantes saillent par l'embrasure double à dix mètres au dehors, et dont les culasses pivotant suffisent à emplir toute la tourelle, à l'emplir tellement qu'on ne devinerait d'abord pas où vont bien pouvoir se caser les hommes, les treize hommes nécessaires au fonctionnement... Ils se casent tout de même, et leur présence n'ajoute pas grand'chose à l'encombrement indescriptible du lieu.—Car les canons, ce n'est rien! il y a les affûts, les châssis, les berceaux; les monte-charges, les parcs, les pointages, les hausses, les lunettes, les planchettes, les chariots, les rails; les refouloirs, les écouvillons, les injecteurs; le tuyautage d'eau, le tuyautage d'air, le réseau électrique ... il y a l'inextricable fouillis d'acier, de fer, de bronze, de cuivre, il y a le mécanisme aux rouages sans nombre que manœuvrent méthodiquement, méticuleusement les treize hommes, autres rouages, plus parfaits, non moins disciplinés!—C'est beau.—Le plafond nu repose pas sur la muraille directement: une rangée de supports d'acier les sépare, telle une colonnade circulaire, haute de quelques centimètres, dont les intervalles ménagent, entre muraille et plafond, une circonférence de meurtrières horizontales, par où pénètre, avec la brise du large, un peu de chaude clarté solaire; et cette clarté-là s'ajoute à la lumière froide des lampes électriques. En sorte qu'on y voit assez bien.—C'est beau.—Par cette espèce de corniche ajourée, les treize hommes peuvent aussi, entre deux mouvements, jeter un coup d'œil au dehors, et, de temps en temps, se rendre compte des choses qui adviennent...

Ils sont treize: le second maître, surveillant du matériel,—le cerveau;—les deux quartiers-maîtres, chefs de pièce,—les nerfs moteurs;—les deux pointeurs brevetés,—les yeux;—les deux pointeurs suppléants,—d'autres yeux de rechange;—les deux chargeurs, les deux pourvoyeurs,—les muscles;—l'armurier,—l'organe réparateur;—l'officier, enfin,—l'âme.—Ils sont treize; ils ne font qu'un: un être, qui vit de leurs treize vies: la tourelle, la tourelle avant, la tourelle double de 305 millimètres, l'arme la plus effroyable du cuirassé, sa meilleure chance de sortir vainqueur des batailles à venir...

Ça commence.—Au dehors, roulement de tambour, suivi d'un double coup de baguette: «Armez les pièces!»—Fargue-se redresse, commande: «A vos postes!» et, derechef, se juche sur la sellette de commandement. Par les trous du casque blindé, au loin, sur la mer brumeuse, zébrée de crêtes vertes et blanches, des silhouettes confuses émergent de l'horizon: l'escadre légère, les croiseurs qui figurent l'ennemi. Fargue tourne la tête, constate l'immobilité des servants, debout, chacun où il doit être, et jette l'un après l'autre les ordres qu'il faut: «Approvisionnez! Armez! Chargez!» Après quoi lui-même, les yeux au tableau transmetteur, attend que la passerelle lui ait dicté à son tour la volonté suprême du grand chef, du commandant, lui-même à son poste, là-haut dans le blockhaus...

Cependant les culasses battent, les planchettes tombent, les monte-charges grondent parmi le cliquetis des chaînes-galles. Bien entendu, on ne charge pas tout de bon: on fait le simulacre; mais tous les gestes s'exécutent comme si c'était un vrai obus et de vraies gargousses qu'on lancerait à toute volée dans l'âme ouverte et huileuse. Gourvès, le second maître, a tiré sa montre et compte les secondes... La première pièce «charge» bien: son quartier-maître, Le Kellec, est un «bon homme», d'attaque, et sûr... Vingt-trois secondes! ça y est! le temps du record! pas un cinquième de plus!... La deuxième pièce est en retard: Fontan ne vaut pas Le Kellec... Gourvès hausse les épaules, dédaigneux: Un Fontan, un Moco de Mocossie, est-ce que ça peut jamais valoir un Breton? un Bretonned de Morlaix? un Le Kellec, «pays» de Gourvès?—Gourvès en voudrait plutôt mal de mort à Fontan, le jour que Fontan «gratterait» Le Kellec!—Tout de même, trop est trop: trente-quatre secondes, ça exige «un coup de gueule»:

—Et alors, aussi donc, Fontan? c'est-il que les gars dorment, et toi avec?

Fontan ne bronche pas. Mais, près de lui, un claquement de langue irrité accueille le reproche. Ça, pas d'erreur: c'est Brénéol, le chargeur, qui «rouspète». Il «rouspète» toujours, Brénéol! Pas mauvais canonnier, par ailleurs. Il n'y a donc qu'à fermer l'oreille.—Si on entendait, n'est-ce pas? faudrait punir! et à quoi bon?—Gourvès n'entend pas; Fargue n'entend pas non plus...

C'est que ce sont des hommes, ces treize rouages de la tourelle; des hommes comme vous et moi; et ce n'est qu'ici: dans la tourelle, qu'ils sont rouages. Partout ailleurs, leurs origines, leurs races, leurs instincts, leurs éducations, leurs habitudes, leurs chairs, leurs cerveaux divers, font d'eux des êtres aussi différents, sans nul doute, que vous et moi.—Tenez: Le Kellec et Fontan ... hors du service, croyez-vous qu'ils s'adressent seulement la parole?... Et Brénéol, le chargeur, taciturne et revêche; et Le Duc, le pointeur de gauche, petit garçon sage; et Tiphaigne, le pointeur suppléant, anarchiste, et qui enveloppe son manuel du marin canonnier dans le dernier numéro du Libertaire , pour lire les deux proses ensemble, aux heures de théorie; et Penven, le pourvoyeur, toujours ivre lorsqu'il a mis un pied à terre, et qui passe sa vie dans les mauvais lieux; et Brazière, l'armurier, bachelier ès sciences, et qui a préféré salir d'huile et de rouille ses mains blanches plutôt que d'être pion dans un collège; et Lohéac d'Elfe, le pointeur de droite, qui fut riche et qui est noble, et qui s'est engagé personne ne sait pourquoi ... croyez-vous qu'ils se mêlent et se lient, eux qui peut-être n'ont pas trois idées en commun?—Non, fatalement!—On «navigue à la part»; et chacun poursuit silencieusement son rêve à soi, dans son coin, loin des gêneurs. Ce n'est qu'ici, derrière cette cuirasse, sous ce plafond bas, sur ce parquet sonore, que la souveraine discipline réunit tous ces êtres étrangers, et les coordonne, et les pétrit, et les malaxe ensemble, jusqu'à n'en faire qu'un seul être vivant: la tourelle...

Fargue, songeur tout à coup, s'interroge soi-même:—Qu'est-ce qu'elle vaut vraiment, cette discipline indispensable? jusqu'à quel point courbe-t-elle ces hommes? jusqu'à quel point les lie t-elle, les fond-elle dans son creuset? jusqu'à quel point peut-on compter sur ce métal humain?—On ne le saura qu'à la guerre, devant la mort: la mort à braver, suprême pierre de touche...

—Garde à vous!

Une sonnerie tinte. Au tableau transmetteur, les aiguilles indicatrices ont tourné. Fargue commande:

—Quatre-vingts degrés! à droite, troisième vitesse!... Distance: huit mille six! Correction: trente-deux millièmes, gauche!... Sur le premier croiseur à partir de la gauche!... Attention!...

Déjà l'ordre est exécuté. La tourelle pivote, souple et prompte. Par les trous du casque, Fargue aperçoit l'horizon qui défile. Voici les croiseurs, qui glissent à la queue leu leu, de tribord à bâbord, petites ombres chinoises, floues.—Les servants, haussés sur leurs pointes, regardent aussi, et apprécient.—L'armée s'est déployée en ligne de file, parallèlement à la ligne de file des croiseurs. Les cuirassés, rangés en bel ordre, à quatre cents mètres d'intervalle, gouvernent droit sur la poupe de leurs matelots d'avant. Et cela fait une double perspective de longues coques glissantes et de mâtures sèches, sous le flottement des pavillons qui claquent à la brise..

—Feu à volonté!... Commencez le feu!...

Plusieurs détonations ont éclaté: des coups à blanc tirés par l'amiral, en manière de signal avertisseur. Les croiseurs, là-bas, savent qu'on vient d'ouvrir le feu contre eux...

—Huit mille mètres!... Sept mille six!... Sept mille quatre!

Les servants, alertes, tournent les volants de pointage.—Ah! l'ennemi se rapproche? Probable que le «vieux» oblique sur l'escadre légère, sournoisement, sans avoir l'air... Alors, gare aux croiseurs, s'ils ne se méfient pas. Ils sont trop faibles pour «étaler» un combat à courte portée.—Le Kellec, d'un regard glissé par les meurtrières de la corniche, mesure l'éloignement. Brazière, les poings sur les hanches, calcule le cosinus de l'angle de rapprochement. Tiphaigne ricane en sourdine, en songeant au désarmement universel. Penven rêve de femmes et de fil en quatre. Lohéac d'Elfe, comme toujours indifférent à tout, vérifie sa ligne de mire...

La sonnerie tinte encore. Fargue commande de nouveau:

—Même but! zéro degré!... à gauche, troisième vitesse!... Distance: sept mille huit!... huit mille deux!... huit mille quatre!... correction: six gauche!... Continuez le feu!...

Moins bêtes qu'ils n'en avaient l'air, les croiseurs! Ils viennent de se dérober d'un coup, en «arrivant» tous à la fois sur leur droite,—du bord opposé aux cuirassés.—Et maintenant, les cuirassés n'ont qu'une chose à faire, s'ils veulent ne pas rompre le combat: «arriver», eux aussi, tous à la fois, sur leur droite, et appuyer la chasse. Mais vivement! ou il sera trop tard...

Fargue, toujours juché sur sa sellette, et la tête dans le casque blindé, regarde par les trous de visière:—Allons! ce n'est pas par trop mal!... l'évolution de l'armée s'est correctement opérée.—Au grand mât de l'amiral, le pavillon «régulateur», à peine hissé «à bloc», redescend, «halé bas»: chaque navire est à son poste; la ligne de file est devenue ligne de front: c'est-à-dire que les cuirassés s'avancent maintenant côte à côte; et courent, le cap sur l'ennemi, chacun s'efforçant de ne pas dépasser ses matelots et de n'être pas dépassé par eux... Guère facile à résoudre, le problème!... Tenez, voici déjà du flottement: à bâbord, l' Auerstaedt a perdu près d'une longueur; à tribord, l' Eckmühl en a gagné une et demie. Fargue, méprisant, crache par le trou milieu du casque:—Alors, quoi? il n'y a qu'ici, sur le Fontenoy , qu'on est fichu de garder, cinq minutes de suite, la vitesse signalée? On dort donc, dans les autres machines?.. Ah! ces mécaniciens!... quelle plaie!—Fargue recrache. El, derrière lui, Gourvès, le second maître, et Le Kellec, et Fontan, et d'autres sourient de dédain, à l'imitation du chef: une jolie ligne de front, oui!...

Tout de même, on n'est pas là pour s'amuser. La manœuvre des pièces s'est ralentie. Fargue se retourne, brusque:

—Eh bien? Gourvès? c'est pour aujourd'hui ou pour demain, ce chargement?

Le rappel à l'ordre rejaillit instantanément de proche en proche: de Gourvès à Fontan, de Fontan à Brénéol, de Brénéol à Martin. Derechef, un ressort de la machine, grippé, grince: quelqu'un murmure, une fois de plus. Et Fargue, une fois de plus, s'interroge, anxieux... Que vaut ceci: la tourelle? jusqu'à quel point est-ce solide? jusqu'à quel point peut-on y compter?...

—Attention!... même but!... quatre-vingt-dix degrés!... à droite, troisième vitesse!... Hein?

Dans la bouche de l'officier, le commandement, soudain, s'étrangle...

Voici ce qui est advenu: les croiseurs, d'abord, ont tout à coup repris la ligne de file, pour doubler ou envelopper la tête de l'armée; et les cuirassés, pour déjouer la tentative, ont commencé d'évoluer aussi, parallèlement.

D'où le changement de pointage ordonné d'avance, chaque bâtiment devant «arriver» de quatre-vingt-dix degrés sur sa gauche,—faire «par le flanc,» si vous préférez.—Seulement, quelque chose s'est passé,—quelque chose: une avarie de barre, ou de gouvernail, ou de drosse; on ne sait pas au juste; on n'a pas le temps de savoir; et le Fontenoy , au lieu d'arriver, en même temps que ses matelots, n'arrive pas,—continue sa route en droite ligne;—en droite ligne,—cependant que l' Eckmühl , à tribord, arrive,—et tombe perpendiculairement sur le Fontenoy :—Abordage!—Abordage inévitable!—Abordage: c'est-à-dire—l'éperon de l' Eckmühl dans le flanc du Fontenoy ,—et le Fontenoy , tout de suite, en vingt secondes, chaviré, quille en l'air, et coulé bas;—comme chavira jadis et coula le cuirassé anglais Victoria , ayant reçu dans son flanc l'éperon du cuirassé anglais Camperdown .—Bref: la mort.—La mort foudroyante, qui se précipite.—Et rien à faire, rien à tenter.

Fargue, malgré lui, recule d'un pas, détourne la tête, et jette dans sa tourelle un suprême et tragique regard:—Ceux-ci, près de mourir, comment mourront-ils?...

Ho! les yeux dilatés du chef ont rencontré les yeux fixes des douze hommes qu'il commande,—des douze hommes qui ont vu comme lui, qui savent comme lui, qui attendent comme lui la mort; des douze hommes tout de même immobiles, muets, disciplinés.—Oh! la fière, la sublime machine! Au cœur de Fargue, un flot de sang orgueilleux afflue:—La mort, par Dieu, peut venir! La tourelle est prête!—D'un geste d'épopée, l'enseigne arrache sa casquette et la jette à terre, pour saluer d'avance les treize cadavres héroïques qui, tout à l'heure, dormiront ici, chacun à son poste. Et, ardemment, Fargue renfonce sa tête dans le casque blindé, refait face à la mort, immobile comme les autres, muet, discipliné...

La mort vient: l' Eckmühl se précipite avec une vitesse de locomotive. La masse colossale grandit, grandit, grandit... L'étrave, tranchante comme un glaive, fend la mer avec un frémissement bref, et s'allonge vers le flanc du Fontenoy ... Combien de secondes encore? trente? quinze? dix?... Le gaillard de l' Eckmühl , couvert d'hommes accourus, qui gesticulent, fond comme une avalanche... Fargue, les yeux hypnotisés, n'aperçoit même pas, aux barres de misaine, la flamme quadrillée bleu et blanc,—signe que l' Eckmühl «bat en arrière» de toute la puissance de ses trois machines: vingt mille chevaux-vapeur, qui luttent désespérément pour atténuer le choc terrible.—Fargue ne sent pas non plus le parquet qui vibre: le Fontenoy «bat en avant» à toute vitesse, tente désespérément de passer, d'éviter l'éperon mortel.—Six hélices, au total, qui se tordent et tourbillonnent sous les eaux, pour le salut commun.

Si on passait, pourtant!... Toute la coque du Fontenoy frémit, maintenant. Le Fontenoy ne veut pas mourir. Il a pris son élan, il se rue au travers des lames... Et l' Eckmühl , retenu à triple bride par ses machines déchaînées, ralentit, ralentit... Si on passait!...

On passe...

Oh! on passe près!... Il n'y a pas six mètres de marge, entre la proue de l' Eckmühl et la poupe du Fontenoy ... Mais, six mètres ou six milles, qu'importe! On passe!...

On a passé.

Aux tempes de Fargue, trois gouttes de sueur. Tout le sang de ses joues a disparu. Mourir n'était rien. Mais ressusciter...

Fargue baisse la tête et regarde ses hommes. Nul n'a bougé. Nul ne souffle mot.

Alors, les yeux sur le tableau transmetteur, Fargue recommence:

—A droite, troisième vitesse!... Distance: huit mille quatre!... correction: seize millièmes... Feu à volonté...


DIX SECONDES

au lieutenant de vaisseau Diaz de Soria.

A la porte de la cabane, trois coups de crosse sonnèrent. Et la sentinelle—un tirailleur à chéchia—souleva le loquet, pour hurler, dans l'obscurité somnolente de la chambre entr'ouverte:

—Yeutenant! Y en a l'heure piquée! Toi venir à la plage!

Et, du fond de la moustiquaire soigneusement épinglée, un grognement et un juron marquèrent le réveil du lieutenant.

Olivier de Serres, enseigne de vaisseau, adjoint au directeur des mouvements du port de Safi—Maroc,—sauta du lit de sieste, enfila un pantalon de toile, un veston galonné, une paire de souliers blanchis à la craie, assura son casque, empocha son revolver, et s'en fut, comme on l'en priait, à la plage. L'heure était piquée,—trois heures;—le premier feu du soleil s'apaisait, et les ouvriers indigènes reprenaient la tâche quotidienne du déchargement des barcasses. En rade, trois vapeurs tanguaient en tirant sur leurs chaînes. Et les barcasses poussées tant bien que mal à grands coups d'aviron, s'efforçaient d'établir le va-et-vient entre les susdits vapeurs et la côte,—sous l'œil indifférent d'Olivier de Serres, grand maître, pour l'instant, des douanes, police, batellerie, remorquage, chargements et déchargements du port de Safi.

Alentour, les deux falaises, qui mordent comme deux mâchoires fauves la rade bleue, hérissaient leurs dentelures bizarres sur le ciel étincelant. La ville, derrière sa splendide muraille crénelée, étageait ses terrasses arabes. La plage, au pied des bastions et des tours, s'étalait comme un tapis d'or pur et descendait jusque sous l'écume des vagues.

Le port—une simple crique, étroite, abritée d'un épi de roches en forme de jetée—accueillait sans obstacle les longues lames régulières de la houle qui bat éternellement la côte marocaine. Et les barcasses dansaient le long du quai, parmi les cris des débardeurs. Une cohue déguenillée s'agitait autour des sacs et des caisses mis à terre, et c'était comme un moutonnement de djellabahs grises, de burnous bruns, de cafetans bleus et de turbans à peu près blancs. Une clameur ininterrompue—une clameur musulmane, aiguë, gutturale, exaspérée—montait de cette foule, en même temps qu'un nuage épais de poussière et de sable. Et, debout sur un tas de prélarts et de câbles amoncelés, Olivier de Serres toussait et frottait ses paupières, les yeux et la gorge envahis pas le nuage aveuglant et suffoquant.

Or, tout à coup, la clameur arabe redoubla de violence, et des hurlements de fureur ou de douleur en jaillirent. Serres, étonné, dégringola de son socle de chanvre, et, rudoyant quelques épaules mal promptes à faire place au maître, se fraya un passage jusqu'au centre du tumulte.

Et il vit:—

Deux longues caisses de sapin, à doubles ferrures, débarquées l'instant d'avant, avaient paru suspectes aux agents de la douane marocaine. L'un deux exigeait qu'on les ouvrît. Mais le destinataire, un Européen, un négociant notable, aux yeux couleur de faïence, écarquillés derrière un gros binocle d'or, protestait et menaçait, brandissant des papiers qu'il prétendait en règle. Olivier de Serres entendit la péroraison d'un discours véhément

—Moi, je suis sid Hermann Schlaster, du consulat impérial de Sa Majesté le sultan d'Allemagne, aimé d'Allah, protecteur de la Foi. Vous, vous êtes un chien, fils de chien. Et votre main maudite se desséchera avant de toucher à cette marchandise, qui est mienne.

C'était dit en fort bon arabe. La foule s'agita, respectueuse. L'agent de la douane, inquiet, hésitait...

Il est assez aisé, avec quelque audace et quelque rouerie, de violer la loi en pays marocain. Sid Hermann Schlaster ne l'ignorait point.

Mais, cette fois, par grand hasard, sid Hermann Schlaster avait compté sans son hôte. A l'instant même que l'incident semblait clos, Olivier de Serres, la cigarette au coin de la lèvre, avança de trois pas et fit face à l'Allemand:

—Monsieur,—lui dit-il en français, très poliment,—vous ne devez pas, quoique personnage diplomatique, vous opposer à l'exécution des lois de ce pays. Quant à moi, j'ai l'honneur d'être ici pour les faire respecter, et j'en tiens la consigne de mon gouvernement, d'accord avec le gouvernement du maghzen. J'ai donc le regret de protéger cet agent contre votre colère injuste. Et vos caisses seront ouvertes.

Apoplectique, l'Allemand recula:

—Monsieur,—dit-il, d'abord assez bas,—monsieur, prenez-y garde!...

Il parlait en français aussi, presque sans accent; et sa voix tremblait d'une rage mal contenue. Serres, impassible, lui tourna le dos:

—Ouvrez les caisses!

Un soldat indigène à défroque rouge s'avança pour exécuter l'ordre. Il tenait un ciseau à froid et un marteau. Il frappa dans l'interstice de deux des planches. Mais, au premier coup, l'Allemand, plus leste qu'on n'eût imaginé d'après son ventre assez large, bondit sur la caisse attaquée et poussa un long cri:

—O frères!...

Il tendait ses deux bras vers la foule. Olivier de Serres, qui déjà s'éloignait, s'arrêta net et fit demi-tour. Lui aussi parlait passablement l'arabe et le comprenait mieux encore. Et il savait à merveille qu'en Afrique tout orateur qui s'époumone ne manque jamais de grouper autour de lui un auditoire d'avance convaincu.

Or, l'Allemand s'époumonait,—dangereusement:

—O frères! voici la tyrannie qui accourt des enfers du Nord pour vous opprimer tous! Voici le hideux drapeau tricolore qui s'abat sur le Moghreb comme un filet d'oiseleur sur un nid de faucons! Souffrirez-vous que des musulmans courbent l'échine sous le bâton des giaours?

Le marteau du soldat frappait à coups réguliers sur les ais déjà disjoints.

—O frères! regardez cette caisse que l'insolence du caïd chrétien veut éventrer. Certes, elle ne contient pas de farine, contrairement à ce qui est écrit sur le papier. Mais que contient-elle en vérité? Des armes, ô frères! des armes pour vous, musulmans! des fusils! de bons fusils d'Allemagne, que mon maître, le sultan Wilhelm, voulait vous envoyer secrètement, pour vous affranchir! Et voilà que ce giaour, fils de chacal et de chienne...

La voix hurlante et pathétique s'interrompit soudain. Sur la caisse déjà entr'ouverte, Olivier de Serres avait sauté à côté de sid Hermann Schlaster, et froidement, sans geste ni mot superflu, appuyait son revolver sur la poitrine de l'orateur:

—Monsieur,—dit-il seulement, d'une voix très calme,—veuillez vous taire.

Une demi-seconde, sid Hermann Schlaster, suffoqué, se tut, comme on l'en priait. Mais, la demi-seconde d'après, ayant retrouvé souffle et voix, il bondit, avec une nouvelle et violente clameur:

—Ô frères!... ô frères!... regardez!... écoutez!...

Ils étaient face à face, l'officier français et le contrebandier germain. L'un pâle, mince, muet, seul.—L'autre énorme, écarlate, tonitruant,—avec, derrière lui, la foule qu'il ameutait, la foule déjà menaçante et grondante.—D'instant en instant elle devenait plus dense et plus farouche, cette foule.—Prompts et prudents, le soldat marocain et l'agent de la douane s'étaient éclipsés, flairant l'émeute et le massacre, et, sans vaine vergogne, abandonnant le chef...

Maintenant l'Allemand, dont le premier geste avait été de battre en retraite, s'enhardissait,—mille contre un,—et criait de plus belle, à pleine gorge vers cette multitude sienne. Et le Français,—un contre mille,—hésitait ... ou semblait hésiter ... quoique, toujours, revolver au poing...

Il parla pourtant à son tour, le Français. Il parla, de sa même voix calme et blanche. Et sid Hermann Schlaster ne put s'empêcher d'interrompre sa harangue incendiaire, pour écouter la brève menace de cet homme si mince, si pâle,—si seul!—qui, cependant, lui, ne reculait pas:

—Monsieur, je vous donne dix secondes pour vous taire. Si vous ne vous taisez pas,—à la dixième seconde je vous tue.

Ainsi parla Olivier de Serres, revolver au poing. Et il commença de compter, sans hâte et sans hésitation:

—Une ... deux ... trois ... quatre...

Des joues du Teuton, rouges comme viande, le sang, d'un reflux, s'évada. Et sid Hermann Schlaster fut soudain blanc comme graisse. Il se raidit pourtant, et, face à la foule, vociféra:

—Frères!... frères!... aide!... par Allah!...

Mais la voix sèche et froide comptait toujours:

—Cinq ... six ... sept...

Et les «frères» arabes, irrésolus, balançaient...

Alors sid Hermann Schlaster, désespérément, fit demi-tour:

—Monsieur!—s'écria-t-il,—avez-vous oublié qui vous osez menacer? Je suis chancelier du consulat impérial!... diplomate!... diplomate allemand!...

Impassible effroyablement, la voix dédaigna de répondre, et compta:

—Huit...

Et l'Allemand jeta autour de lui un regard d'épouvante. La foule, prête à s'élancer, ne s'élancerait tout de même pas,—sûrement pas!—avant deux secondes... Or, aux oreilles bourdonnantes de sid Hermann Schlaster, l'avant-dernière seconde tintait comme un glas:

—Neuf...

Alors les yeux couleur de faïence, anxieusement, sondèrent, fouillèrent les yeux couleur d'acier bruni.—Qu'y avait-il, au fond de ce métal trop dur, impénétrable?—La dixième seconde se traînait, longue comme un siècle... Les yeux couleur d'acier bruni ne cillaient ni ne clignaient. Et leur regard dans les yeux couleur de faïence se plantait, plus froid, plus aigu qu'une épée. Et les yeux couleur de faïence vacillèrent et tournoyèrent, glacés par l'invincible angoisse de la mort...

Or, il y avait mille et dix mille pensées, au fond des yeux couleur d'acier, impénétrables. Mille et dix mille!—Mais c'étaient des pensées que seuls d'autres yeux d'acier auraient pu lire; d'autres yeux de la race des yeux qui jamais ne clignent ni ne cillent, et savent regarder d'un même regard la mort et la vie...

Olivier de Serres, revolver au poing, près de tuer, était comme un mourant: car il n'importe guère, pour un homme brave, lorsque la mort va s'abattre, qu'elle tombe sur lui-même ou sur autrui. Olivier de Serres, près de tuer, près d'être tué ... qu'importe!... apercevait dans cette dixième seconde toutes les conséquences fatales de ce coup de feu qui allait partir...

Vision d'indicible cauchemar...

Plaines couvertes de soldats ... plaines couvertes de cadavres ... sang ... ruisseaux de sang ... fleuves de sang ... batailles gagnées ... batailles perdues ... blessure fraîche au flanc de la patrie, blessure d'où coule la vie ... d'où coulent un million de vies...

Car la guerre est inévitable, pour venger la mort d'un agent diplomatique, tué de sang-froid,—même justement...

La guerre,—inévitable...

Et il faut tuer. Il faut tuer, même au risque de tuer la France, du même coup de revolver qui tuera l'ennemi français.

Il faut tuer, parce que l'honneur est plus précieux que la vie.

Olivier de Serres tuera...

—Dix!...

Le doigt touche la détente du revolver.

Mais, avant que le coup ait éclaté, sid Hermann Schlaster, à deux genoux, a crié:

—Grâce!

Avec un immense éclat de rire, la foule, soudain pacifiée, méprise le vaincu, acclame le vainqueur.

Sid Hermann Schlaster, grelottant, est encore à genoux.

Olivier de Serres, enseigne de vaisseau, le regarde un instant. Puis, revolver en poche, et sans daigner ajouter un mot, il fait demi-tour, siffle du bout des lèvres, et s'éloigne...


FONTENOY

à mademoiselle Charlotte Salel.

—Ceci, que je vais vous dire, je l'ai vu. Vu de mes yeux: ce qui s'appelle vu. Et, d'ailleurs, je ne manque pas de quelque imagination, et je mens tout aussi bien qu'un autre. Mais je vous fiche mon billet qu'il faudrait être un menteur imaginatif pour inventer le petit «fait divers» que je veux vous mettre à même d'apprécier.

Je commence.—Le lundi 25 septembre de l'an de grâce 1911, comme la cloche du cuirassé amiral Louis XIV venait de piquer cinq heures du matin, une secousse assez rude, accompagnée d'une détonation forte quoique sourde, me jeta de ma couchette à plat pont, en manière d'avertissement. Je ne sais d'ailleurs guère pourquoi je prends les choses ab ovo . Pas un Français n'a encore oublié, je suppose, que, le 25 septembre 1911, le cuirassé de la République Nation , ayant à son bord des poudres B, brevetées (avec garantie du gouvernement) inexplosibles, explosa.

«Vous n'avez pas oublié. J'abrège donc. J'étais, moi, officier de quart sur la Nation . Jeté à bas de ma couchette, comme je viens de vous le dire, et mes deux lampes électriques en miettes, je cherchais ma porte à tâtons, quand elle s'ouvrit avant que je l'eusse trouvée: mon ordonnance,—un de mes canonniers, un gars de Morlaix, qui s'appelle Jean Le Duc, dévoué à ses chefs comme nos hommes savent l'être,—jusqu'à la mort et un peu au delà,—Jean Le Duc, jeté à bas de son hamac comme moi de mon lit d'officier, avait eu pour première pensée de sauver coûte que coûte, non sa peau, mais la mienne, et s'était rué vers ma chambre, à travers l'obscurité tragique de la batterie plongée soudain dans une nuit mortelle, pour me crier à pleins poumons, sans souci de sauter soi-même: «Cap'taine! venez vite, aussi donc! le bateau saute!»

«Seul, mon Dieu! je serais peut-être «venu vite»... Car il y a quelque chose d'assez épouvantable dans ce genre de réveil, trop analogue au réveil du condamné que la guillotine attend.—Rien de tel, pour vous secouer les nerfs et les moelles, comme l'immédiate appréhension du coup de foudre final, lequel, d'ici à deux, ou trois, ou quatre secondes ... ou plus tard ... beaucoup plus tard peut-être ... ou un peu plus tôt ... vous aura broyé comme farine, et dispersera vos miettes sur douze ou quinze hectares à la ronde.—Oui ... je préfère ne pas me vanter ... il s'en est fallu d'assez peu que je ne prenne le pas de fuite pour arriver plus vite sur le spardeck, à l'air libre ... et ce, tel quel: en pyjama, tête nue, pieds nus... Mais le courage de mon canonnier me sauva la face: il ne fuyait pas, lui, Jean Le Duc! il m'attendait, fixe; il me salua, talons joints. Du coup, mon sang à moi remonta de mon cœur, à mes joues: puisqu'il avait eu, ce gars de vingt ans, simple matelot, la fière bravoure de courir d'abord à mon secours, coûte que coûte, je pouvais bien, moi, son officier, endosser d'abord les quatre frusques et les trois galons d'or suffisants pour ramener, partout où je passerais, l'ordre avec le sang-froid, rétablir la discipline, chasser la panique. Je m'habillai donc. Puis, pour monter, je me contraignis d'aller au pas, sans hâte, et de gravir les échelles des panneaux marche à marche. Si bien que j'enjambai le dernier surbeau pour le moins trente secondes après mon réveil... Hein? trente secondes, vous dites que ce n'est guère?... Possible. Mais ces trente secondes-là me firent l'effet d'être trente années!...

«Sur le spardeck, on jouissait d'un assez beau spectacle.—L'avant de la Nation , de l'étrave à la troisième cheminée, disparaissait derrière la plus massive, la plus opaque fumée que j'eusse jamais vue. C'était comme un pilier prodigieux, noir de charbon, jaune de mélinite, rouge de fulmicoton; et ce pilier montait jusqu'aux nuages, comme s'il eût soutenu toute leur architecture de cauchemar. Au milieu, deux colonnes de feu se détachaient, tellement flamboyantes que le pilier de fumée dont elles étaient enveloppées n'arrivait pas à diminuer leur éclat. Et elles aussi montaient jusqu'aux nuages, ou, du moins, on ne voyait pas jusqu'où elles montaient. Le ciel, bas et lourd, avait troqué sa couleur grise de tantôt pour une teinte pourpre, éblouissante, qui s'étalait du zénith à l'horizon. Et la mer, pourpre aussi, reflétait cet embrasement, en sorte que notre malheureuse Nation avait l'air d'être au centre d'un incendie fabuleux, d'un incendie de tout le ciel et de toute la mer. Il faisait encore nuit. Mais on voyait tout de même terriblement clair, d'un bout de la rade à l'autre bout.

«Je débouchai du panneau milieu, entre la troisième cheminée et la quatrième, et j'aperçus d'abord Brême, le capitaine de vaisseau commandant, debout, bras croisés, face au feu. Il se taisait. Par le fait, il n'y avait pas grand'chose à dire, et rien à faire du tout ... sauf, à la rigueur, évacuer le navire, et l'abandonner... Mais—évacuer un navire?—quel est le jean-foutre qui oserait seulement y penser?—Est-ce qu'à Waterloo, Cambronne évacua le dernier carré?—Brême, debout, bras croisés, face au feu, n'avait certes pas l'intention d'être plus lâche que Cambronne. Je regardais depuis trois secondes, quand un nègre, ou peu s'en fallait, calciné des pieds aux cheveux, déboucha d'un autre panneau, sur l'avant du mien, et vint à Brême. C'était Latour, le mécanicien à deux galons, qui fut tué cinq minutes plus tard,—avec Brême d'ailleurs.—Latour dit ... (j'entends encore sa voix dans trois de mes rêves sur quatre: une voix rauque, hachée, atroce, une voix qui toussait au lieu de parler, à cause de la fumée empoisonnée qui avait empli les poumons déjà morts...) Latour, dit:

—Commandant, pas mèche d'arriver aux noyages des soutes avant: trop de fumée. Tout brûle, même les parquets de fer.

«Brême haussa les épaules et répondit d'un seul mot, le mot que vous pensez. Sur quoi, se retournant, il me vit. Tout de suite il répéta le mot, avec une rage soudaine:

—Et vous?—me cria-t-il—et vous? Bougre de nom de Dieu de .....! Qu'est-ce que vous foutez là, à me regarder comme une brute? Allez voir si les soutes arrière sont noyées! sacré foutre de...

«Il termina par quelques paroles plus vertes. Et comme ces paroles très vertes furent les dernières qu'il ait prononcées, mieux vaut ne les pas répéter. Moi, je répondis, discipliné:

—Bien, commandant.

«Et je redescendis par où j'étais monté. Latour lui-même redescendait déjà par où je l'avais vu monter, lui, tout à l'heure. Sic nobis, nec vobis: je suis remonté sur le spardeck encore une fois, comme vous allez voir. Latour, jamais.

«En bas, dans l'entrepont cuirassé, il faisait naturellement plus noir que jamais. Mais j'eus la bonne idée de compter le nombre de cloisons étanches contre lesquelles je me cognais en marchant du panneau milieu vers l'arrière du navire: en sorte que je pus reconnaître les compartiments que je traversais, au fur et à mesure, et vérifier à tâtons la position des clés de noyage.—Partout, les vannes étaient ouvertes. Les factionnaires avaient fait leur devoir, tous.—J'arrivai au compartiment de la barre, lequel touche à l'étambot. Je n'avais plus qu'à remonter pour rendre compte. L'incendie ne se propageait pas encore au delà du panneau milieu. Nulle part je n'avais même eu trop chaud. Par exemple, j'avais senti, de minute en minute, les vibrations profondes de toute la coque, déchirée coup sur coup par les explosions partielles, qui allaient leur train. Mais rien de pire, pour l'instant.

«Je remontai donc.—Vous imaginez sans peine avec quel soulagement je me retrouvai à l'air libre, avec quelle stupeur aussi: j'avais bien cru n'y jamais revenir. Sur le spardeck, je cherchai Brême.

Je ne le trouvai pas. Par parenthèse, je ne l'ai plus trouvé désormais nulle part. Je fis quelques pas, cherchant au hasard...

«Et c'est alors que je vis la Chose ... la Chose que je n'oublierai jamais, dussé-je vivre dix mille ans...

«Je vis... d'abord, deux officiers d'un des cuirassés voisins, qui venaient de monter à notre bord ... deux officiers du Bonaparte , je l'ai su plus tard: Charnave, le médecin de première classe ... qui venait au secours de nos blessés ... et Bogalde, l'enseigne ... qui venait, lui, se faire tuer avec nous, sans plus ... nous aider à mourir proprement, élégamment ..... comme il faut..... Ils étaient tous deux corrects: redingote agrafée, ceinturon, jugulaire; et Bogalde boutonnait ses gants. Ils avaient l'air de venir en visite officielle.—Mon Dieu! il s'agissait bien d'une visite ... à recevoir... La mode n'est plus de passer le pantalon à bande d'or et l'habit brodé «du même» pour faire naufrage. Mais Bogalde et Charnave n'en avaient pas moins raison, et je les approuvai de ne pas avoir voulu accueillir sans un peu de cérémonie cette grande inconnue près d'entrer chez nous: la Mort.—Sur quoi ils me découvrirent, Charnave et Bogalde; et ils me saluèrent. Le médecin me demanda:

—Dois-je descendre au poste des blessés, capitaine?

«En même temps que l'enseigne me disait:

—Capitaine, je viens me mettre à votre disposition pour n'importe quoi!...

«Puis tous deux attendirent ma réponse, sans hâte.

«Alors, moi, devenu commandant par intérim, puisque Brême, plus que probablement, était mort, je répondis, calme comme eux, par contagion:

—Messieurs, vous voudrez bien présenter mes devoirs au commandant du Bonaparte , et le remercier cordialement. Mais nous n'avons pas de blessés ... qu'on ait pu réunir au poste. Et, pour ce qu'il reste à faire à bord de la Nation , nous sommes, à mon avis, déjà trop nombreux. Retournez donc à votre bord ... tout de suite, je vous en supplie!... Encore merci!... et adieu!

«Ils saluèrent, firent demi-tour, comme devant, tout de suite, pour obéir comme il sied, «sans discussion ni murmure,»—et se retirèrent, sans hâte toujours, et plus tranquillement, si possible, qu'ils n'étaient venus. A ce moment, le spardeck entier trembla,—de toutes ses virures qui ondulaient, de tous ses couples qui cédaient, de tous ses boulons, de tous ses rivets qui sautaient:—la toute-puissante poussée des gaz, irrésistiblement, arrachait les ponts des murailles.—C'était le commencement de la fin, le prélude de l'explosion suprême.

«Charnave et Bogalde, cependant, arrivaient à la coupée; et, au bas de cette coupée, leur canot les attendait. Je les regardais, près de passer ce seuil, qui était pour eux, exactement, le seuil de la vie. Or, là, Bogalde, l'enseigne,—deux galons,—arrivé le premier, s'effaça et attendit.

—Docteur,—fit-il,—après vous!...

«Le médecin,—trois galons,—n'en voulut poliment rien faire.

—Mon cher! passez donc, je vous en prie! pas de cérémonies entre camarades, voyons!...

«Mais l'enseigne, reculant d'un bon pas:

—Par exemple! il ne manquerait plus que cela!.. Moi? passer devant mon supérieur?...

«Charnave, alors, salua, la main droite à la visière, et passa.

«Bogalde, la main droite à la visière, rendit le salut. Et il allait passer à son tour,—quand l'explosion suprême broya le spardeck. J'eus le temps d'entrevoir, dans l'éclair immense, la tête de l'enseigne, et la casquette à deux galons, avec sa visière, et la main droite,—arrachées,—s'envoler ensemble vers moi, comme un triple projectile... Et puis...

«Et puis ... quand je revins à moi ... deux heures plus tard ... dans un lit d'hôpital ... vivant, Dieu sait comment et pourquoi!... les infirmiers, paraît-il, m'entendirent tout d'abord crier à tue-tête:

—Messieurs les Anglais, nous ne tirons jamais les premiers: tirez vous-mêmes!

«Et ils crurent que j'avais le délire.

«M'est avis que je ne l'avais pas. Je pensais, assez raisonnablement, au contraire ... et c'était la première pensée qu'ébauchait mon cerveau, revenant de la mort à la vie... Je pensais que, depuis Fontenoy, les Français de la race de Bogalde n'ont peut-être pas trop dégénéré...


COMMENT ILS MEURENT


COMMENT ILS MEURENT

à la mémoire
du vice-amiral Germinet
qui tenta de refaire
une escadre française.

Je voudrais qu'on sût comment ils meurent, nos officiers, les lieutenants, les enseignes, les subalternes, les plus petits ... ceux qui n'ont encore qu'un galon, deux au plus, sur la manche, ceux qui sortaient hier de l'École, avant-hier du lycée...

Alors ... ça ne vous ennuiera pas trop de lire jusqu'au bout?... j'essaierai d'être très court ... et puis, vous pourrez raconter vous-même l'histoire, après avoir lu; et vous n'aurez pas besoin de citer l'auteur: car l'histoire est vraie; autant dire par conséquent qu'il n'y en a pas, d'auteur...

Elle commença, l'histoire en question, à bord du cuirassé de la République le Wagram ... vous savez? le Wagram ?... sur lequel l'amiral Cheftel a arboré son pavillon, le 15 mai dernier?... Vous savez. Bon!—Le jour que l'histoire arriva, la quatrième escadre de ligne faisait son école à feu du premier semestre. On tirait par division, trois cuirassés à la fois, sur grands buts accouplés deux par deux, à dix mille mètres. Le Wagram ,—pavillon du contre-amiral commandant en sous-ordre la deuxième division,—était amateloté avec ses deux frères de chantier, le Hohenlinden et l' Auerstaedt . Moi, j'étais embarqué sur un croiseur de la troisième escadre légère,—la Convention .—Mais, à titre d'officier canonnier, on m'avait accordé la faveur de prendre passage à bord de l'un quelconque des cuirassés de ligne,—en l'espèce, à bord du Wagram ,—pour assister aux écoles à feu. Il y a toujours à apprendre dans une école à feu, même pour qui en a vu, comme moi, pas mal de douzaines.

J'abrège. La première passe était faite. Les trois cuirassés avaient tiré par tribord sans incident. Ils évoluaient pour reprendre poste sur l'alignement de tir, et tirer par bâbord. Nous, les officiers passagers, nous étions libres de nous installer partout où nous voulions, à condition, bien entendu, de ne gêner personne.

Je m'étais juché dans une glène de filin, tout contre la tourelle Six,—une tourelle latérale de 240 millimètres, qui n'avait pas encore exécuté ses salves, puisqu'elle était bâbordaise. Quand les clairons sonnèrent: «Armez bâbord!» je vis donc l'armement, en réserve jusqu'alors, grimper par l'échelle d'accès. Et je reconnus l'enseigne chef de tourelle: Jean Scherrer; je me souvins de son nom.—Un gosse: vingt-deux ans, ou vingt-quatre; à le voir, on eût dit quinze. Blond, rose, joufflu; et juste autant de poil au menton qu'au genou. Tout à fait l'air de ces jolis petits garçons qui font du tennis à Puteaux. Je l'avais rencontré cinq ou six fois dans les cabarets toulonnais, à la Pintade et ailleurs. Et je l'avais remarqué, parce qu'il promenait toujours la même amie, ce qui n'est guère de mode chez les enseignes, lesquels poussent rarement la fidélité jusqu'à la monotonie... L'amie de Jean Scherrer était une très gentille enfant, d'ailleurs, et faite exprès pour lui: elle avait tellement l'air d'avoir douze ans que lui, près d'elle, faisait presque l'effet d'un homme. Et rien n'était plus drôle que leur couple, qu'il était vraiment impossible de prendre au sérieux.

Donc, je vis Jean Scherrer, qui allait grimper à son échelle, pêle-mêle avec ses matelots. Et je l'arrêtai au vol, le temps d'une poignée de mains:

—C'est vous mon petit?... Vous êtes donc embarqué ici?... savais pas... Vous allez bien?...

—Très bien, capitaine!... et vous?... Alors, vous êtes venu voir péter les canons?... Ça va être épatant, vous savez!... J'ai une tourelle qui marche! ce qui s'appelle marcher!... Vous avez votre montre à secondes? Chronométrez donc «notre temps», entre le premier coup et le sixième!

Il me secoua la main, et d'un bond d'écureuil, disparut dans le trou noir de la porte, tout de suite refermée sur lui. Moi, je me remis à promener mes jumelles sur la ligne de l'horizon, pour chercher les buts, que je ne voyais plus à cause de la fumée. J'étais content; je souriais. Ça m'avait fait plaisir de voir ce gosse emballé comme il était, enthousiaste, et si fier de son tir, si orgueilleux de ses canons, si amoureux de sa tourelle. Il me vint même à l'esprit que la petite amie aurait eu de quoi être jalouse, si elle avait entendu...

Alors la passe bâbord commença.—Ça ne traîne guère, une passe d'école à feu.—L'amiral avait mis son pavillon rouge à bloc, les deux matelots l'imitèrent. Il tira le premier coup. L'effroyable tonnerre des trente grosses pièces de la division, la seconde d'après, m'abrutit.

J'avais vu au-dessus de moi les deux longues flammes éblouissantes des 240 du gosse. Comme il me l'avait demandé, je comptai les secondes du «temps». J'en comptai dix-neuf,—ce qui est un beau, un très beau résultat ... comme les Allemands eux-mêmes, n'en obtiennent pas tous les jours. Il avait le droit de lever haut la tête, le gosse Jean Scherrer. Dix-neuf secondes pour charger et tirer un coup de 240, cela s'appelle bien servir la France! Sur quoi, les deux longues flammes ayant derechef jailli des volées, je recommençai de compter. Mais, comme je comptais six, je perçus dans la tourelle, malgré le tonnerre ininterrompu des détonations, l'atroce fchûûûu... d'une gargousse qui fuse. Et instantanément, avant même que ce fchûûûu... mortel eût cessé, je compris que la poudre avait une fois de plus fait des siennes: qu'une charge s'était enflammée toute seule ... et que les matelots, et que l'officier,—enfermés dans cette boite hermétique, où trente kilogrammes de poudre flambaient... Ha!... horreur!...

Les pavillons de tir étaient déjà tombés à mi-drisse. Le feu avait cessé. Sur la mer, où traînaient encore les longues fumées jaunes et grises,—poudre et charbon,—les trois cuirassés continuaient de flotter bien paisiblement. On aurait dit qu'il n'y avait rien de changé depuis tout à l'heure.

Enfin, par la porte de la tourelle, je vis descendre le premier homme. Il était tout noir,—à cause du feu qui avait grillé sa chair ... et tout rouge,—à cause de son sang, qui ruisselait... Derrière les autres... Non, je n'essaierai pas de vous les décrire. Ce n'est pas la peine. Si vous les aviez vus,—vous ne pourriez plus jamais ... jamais!... débarrasser vos rétines de cette vision épouvantable.—Et si vous les aviez entendus hurler ... hurler tous ... d'un même hurlement inarticulé ... qui essayait d'être un cri ... qui essayait d'être un appel, une prière ... ha!... ah!—ils voulaient boire: c'est cela qu'ils essayaient de demander ... mais ils ne pouvaient pas: parce que ça leur faisait trop mal, de remuer la langue et les lèvres, pour former les sons!... si vous aviez entendu cette plainte,—vous l'entendriez toujours ... toute votre vie ... dans tous les bruits et dans tous les silences ... et même dans vos sommeils, que cette plainte inouïe changerait en effarants cauchemars...

Jean Scherrer, lui, sortit le dernier,—comme cela se doit.—Lui ne criait pas. Il était le plus gravement blessé;—mortellement, cela va sans dire!—mais il marchait tout de même droit et raide. Ses vêtements, sa peau, ses os,—ce n'était plus qu'une même chose—carbonisée.—Il avait l'air d'un cadavre mort depuis longtemps déjà.—Il vint à moi. Avant d'arriver ... je le laissai venir sans bouger moi-même: j'étais paralysé—de terreur ... il jeta vers ses hommes un regard, et commanda:

—Silence!

Tous se turent. A leur chef,—à ce chef-là!—ils obéissaient encore.—Je me rappelle: j'eus soif et faim de me mettre à genoux, devant ceux-ci et celui-là...

A deux pas de moi, Jean Scherrer s'arrêta, me regarda.—Je ne sais pas par quel miracle il y voyait encore: ses yeux seuls n'étaient pas devenus charbon...

Il me dit:

—Je suis mort. Peu importe. Mais—écoutez, capitaine!—je vous donne ma parole d'honneur que pas une imprudence n'a été commise par mes hommes. Ce n'est pas de leur faute, à eux. Non!

D'un coup de tête, il me montra ses hommes, silencieux à présent. Je vis qu'en les regardant il aurait pleuré s'il avait pu.

Il dit encore:.

—Les pauvres gosses!

Et, alors, il songea à soi:—Il me demanda:

—Capitaine ... vous la connaissez?... Nini?... Voulez-vous me la faire venir à l'hôpital?—Parce que je ne crèverai pas avant demain soir: quand on n'y reste pas sur le coup, ça dure au moins trente-six heures... Je sais ce que c'est: j'en ai déjà vu ... d'autres ... avant moi...

Puis, plus bas, il murmura:

—Cristi, ce que ça brûle!...

Il trébucha ... et j'avançai un bras pour le recevoir...

Mais, d'une secousse, il se redressa encore. Et il commanda, bref, aux autres mourants:

—Allons! nous autres, à l'infirmerie!... Par file à gauche!

Et lui même s'y rendit,—marchant seul,—pendant qu'on transportait à bras ses matelots.

Comme il avait prévu, Jean Scherrer vécut tout le jour, toute la nuit, et une partie du lendemain. Dès midi, j'avais couru à l'hôpital.

J'amenai «Nini» bien entendu. Ah! ça n'était plus une très belle fille!—Un pauvre minois de quatre sous, dévasté par les sanglots...

J'ai vu bien des femmes pleurer... Car, chez nous, les hommes meurent souvent jeunes... Mais cette Nini-là, tout de même, me fit plus de pitié qu'aucune autre.—Vous comprenez: elle était trop petite, trop bébé... Le chagrin s'attaquant à ça ... c'était injuste! c'était lâche.—Et, néanmoins, sitôt la porte de l'hôpital franchie, la pauvre gosse eut le courage de renfoncer toutes ses larmes, et de sourire: «pour ne pas l'effrayer,» m'expliqua-t-elle.

Lui, qui ne pouvait même plus l'embrasser,—car la toile des pansements l'enveloppait des orteils aux cheveux ... il ne parlait que par un trou ménagé dans les bandages;—lui, qui se sentait déjà à six pieds sous terre, affirma presque en riant que c'était l'affaire de six semaines. Il plaisanta même, disant que, par exemple, il serait marqué de grandes cicatrices, et qu'il n'était pas sûr qu'elle l'aimât tout de même, quand il serait guéri...

Et je vous jure que ça donnait envie de sauter par la fenêtre! ces deux enfants amoureux, qui se mentaient héroïquement l'un à l'autre, pour s'épargner, l'un à l'autre, une larme...

Quand elle fut partie, quelqu'un encore arriva: Cheftel, l'amiral, qui apportait la croix, accordée télégraphiquement par le ministre.

Il était durement ému, Cheftel. Je vois encore le tremblement nerveux de sa moustache blanche. Il ouvrit la petite boite de maroquin, sans rien dire, et il épingla le ruban rouge sur les bandages blancs de la poitrine.

Mais alors, Jean Scherrer:

—Merci, amiral!... mais ... ce n'est guère la peine pour moi... Donnez donc plutôt ça à mon quartier, maître, qui a des chances de survivre ... il sera bien content... Moi ... à quoi bon? Même pour les honneurs funèbres, c'est une croix perdue ... puisqu'on nous fera forcément des funérailles à peu près nationales... Merci néanmoins de tout mon cœur, amiral ... et à vous aussi, capitaine ... à vous surtout!... Adieu, messieurs.

Une heure plus tard, il était mort.

Écrit en mer, entre Trébizonde
et Mogador de 1323 à 1332.