The Project Gutenberg eBook of La fabrique de mariages, Vol. 5 This ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this ebook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook. Title: La fabrique de mariages, Vol. 5 Author: Paul Féval Release date: August 22, 2018 [eBook #57743] Language: French Credits: Produced by Claudine Corbasson and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/Canadian Libraries) *** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA FABRIQUE DE MARIAGES, VOL. 5 *** Produced by Claudine Corbasson and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/Canadian Libraries) Au lecteur Cette version numérisée reproduit dans son intégralité la version originale. L'orthographe a été conservée. Seules les erreurs évidentes de typographie ont été corrigées. La ponctuation n'a pas été modifiée hormis quelques corrections mineures. LA FABRIQUE DE MARIAGES. COLLECTION HETZEL. LA FABRIQUE DE MARIAGES PAR PAUL FÉVAL. V Édition autorisée pour la Belgique et l'Étranger, interdite pour la France. LEIPZIG, ALPH. DURR, LIBRAIRE-ÉDITEUR. 1858 BRUXELLES.--TYP. DE J. VANBUGGENHOUDT, Rue de Schaerbeek, 12. DEUXIÈME PARTIE. L'HOTEL DE MERSANZ (SUITE). XX --La huitième contredanse.-- Nous vous le disons en pleine sincérité, mademoiselle Philomène Géran était une douce fille, sans angles, sans défauts. Elle valait mieux que Mélite, qui était cependant une personne de très-belle tenue.--Mais il faut bien soutenir un établissement. Mademoiselle Philomène Géran croisa ses mains sur ses genoux et répondit à la question de Césarine: --Je vous parle de votre mère à cette heure et en ce lieu, ma pauvre enfant chérie, parce que cette heure et ce lieu font naître en moi de cruels souvenirs... La dernière fois que nous la vîmes, elle dansait, toute jeune et toute belle... Souvenez-vous de ce que je vous disais naguère: Dans la plupart des cas, votre devoir serait de remplir ici un rôle de paix et d'employer votre influence à resserrer des liens illusoires... _mais_, ajoutais-je... et j'hésitais, ma fille... vous l'avez bien vu... Voici ce que je voulais dire: Votre mère est morte bien jeune, morte bien malheureuse... et cette femme qui ose s'asseoir à la place qu'elle occupait... Philomène s'arrêta. Les yeux de Césarine étaient fixes et brûlants. --Ayez le courage d'achever, ma sœur! dit solennellement Mélite. --Césarine m'a compris, prononça Philomène avec lenteur. C'était vrai, car Césarine dit d'une voix étouffée. --Accusez-vous ma belle-mère?... l'accusez-vous? Et, comme Philomène tardait à répondre: --Elle n'était pas à Paris! reprit la jeune fille au comble de l'agitation;--elle ne connaissait pas encore mon père. Les deux demoiselles Géran échangèrent ostensiblement un regard plein de commisération; puis Philomène reprit: --Il ne nous a pas été donné de percer le mystère qui entoura ce funeste événement... A Dieu ne plaise que nous accusions sans preuves! --A Dieu ne plaise! répéta Mélite. Il y eut un silence. Césarine avait mis sa main au-devant de ses yeux. Peut-être évoquait-elle au tribunal de sa conscience la victime chère et l'accusée tout à l'heure encore détestée. On la faisait juge. Peut-être jugeait-elle. Elle dut les voir ensemble, au travers de ses yeux fermés, les deux femmes qui avaient porté le nom de son père,--les deux comtesses de Mersanz, dont les portraits rivaux se regardaient dans le boudoir où Maxence promenait tout à l'heure de l'un à l'autre sa prunelle mélancolique et profonde. Elle dut les voir, elle les vit: sa mère, douce martyre;--Béatrice, sur qui pesait l'accusation de meurtre. Elle vit deux angéliques visages. Le premier avait les sourires du ciel. Le second s'inondait de larmes. Il n'y avait point de colère vengeresse dans les yeux limpides de la sainte.--Dans les yeux de celle qui vivait, il n'y avait point de remords. Césarine releva la tête et dit: --Je ne soupçonne pas ma belle-mère. Elle appuya sur ce dernier mot. Son accent était, du reste, si péremptoire, qu'il fallait se taire ou engager la lutte sur un autre terrain. Mélite regarda sa sœur d'un air courroucé. Ce regard pouvait se traduire ainsi: «Tu as voulu faire des tiennes et tu as tout perdu!» Philomène sembla grandir dans ce revers. Elle redressa de son mieux sa taille un peu difforme et prit un air de résignation digne: --J'ai de la joie, dit-elle,--à voir sous toutes ses faces votre âme si naïve et si belle, ma chère enfant... Ne soupçonnez donc point... En y réfléchissant, peut-être vous ai-je causé un chagrin inutile... Mon excuse, c'est le dévouement sans bornes que je portais à celle qui n'est plus... Vous n'aviez pas l'âge de juger: moi, j'étais déjà une vieille femme... Conservez votre douce insouciance: je garde, moi, mes impressions et mes doutes... --Mais, alors, expliquez-vous! s'écria Césarine. --Non, répondit Philomène.--Cela nous éloigne de notre sujet... Ce n'est pas pour rien, ma chère fille, que nous vous retenons prisonnière entre nous deux, au moment où vous pourriez jouir des plaisirs de votre âge. Nous avons un but, puisque vous avez un devoir. Nous ne lâchons pas prise. Vous êtes libre depuis quelques heures: vous avons-nous parlé de tout cela quand vous n'étiez pas libre?... Cherchez bien! avant de continuer, je vous en conjure, cherchez bien s'il est possible que nous ayons un autre intérêt que celui de votre avenir... --Chère demoiselle, l'interrompit Césarine,--je n'ai point prétendu... Elle n'acheva pas. Ses yeux se fixèrent sur la porte du salon d'entrée et prirent incontinent un éclat nouveau. Involontairement, ses mains touchèrent sa coiffure pour s'assurer que perles et fleurs étaient bien à leur place parmi la soyeuse richesse de ses blonds cheveux si doux. En même temps, elle disposa les plis de sa robe et cacha son sourire ému derrière l'ivoire à jour de son éventail. Le lieutenant Vital venait de paraître à la porte du salon. Césarine pouvait se dire qu'il était exact; car l'orchestre n'avait pas encore annoncé la huitième contredanse. Pourquoi ne s'étonna-t-elle point de cette grande joie si disproportionnée à son motif: la venue du lieutenant Vital? Était-elle faite déjà à l'idée d'aimer? Ou plutôt l'idée d'aimer n'avait-elle pas encore pris naissance en elle? Vital semblait inquiet. Il cherchait. Qui pouvait-il chercher, sinon Césarine, à qui était promise la huitième contredanse? Il traversa la pièce d'un pas rapide, jetant ses regards à droite et à gauche; puis il disparut par la porte opposée, qui donnait dans un cabinet de repos. --Il ne m'a pas aperçue! se dit Césarine tristement. De tout ceci, Philomène et Mélite n'avaient rien perdu. Il y eut entre elles, par-dessus la tête de leur ancienne élève, une sorte de conversation muette. Ce petit événement allait-il leur nuire ou les servir? La bataille, d'abord bien engagée, devenait scabreuse. Césarine résistait beaucoup plus qu'on n'avait pu le prévoir. Une déroute était possible. Or, en cas de défaite, mademoiselle Philomène et mademoiselle Mélite se sentaient déplorablement compromises. --Je vous remercie, ma bonne petite, reprit Philomène, qui était décidément l'orateur en titre d'office,--de l'opinion avantageuse que vous avez de nous. Ce n'est, du reste, que justice; nous la méritons par notre complet désintéressement... --Voici le prélude! murmura Césarine, qui eut aux joues une rougeur légère;--je vous demande pardon, mes chères demoiselles: je suis engagée. --Par le lieutenant Vital? fit Mélite non sans aigreur. Césarine fronça le sourcil en rougissant davantage. --Un charmant jeune homme, s'empressa de dire Philomène,--et qui va venir vous prendre quand il en sera temps... Terminons notre affaire, ma petite chérie. Voulez-vous, oui ou non, être le salut de votre père et le bon ange de la maison? --Consultez votre cœur avant de répondre, chère enfant, ajouta Mélite. --Mon Dieu, mesdemoiselles, repartit Césarine,--je viens d'avoir seize ans... Ma volonté n'est rien ici, où je suis toute nouvelle... --Votre volonté est tout! l'interrompirent à la fois les deux Géran. Césarine continua de ce ton qui veut mettre fin à l'entretien: --Mon père est le maître... Mon père sait ce qu'il doit faire... Ce que vous reprochez à ma belle-mère... --Nous ne vous avons pas dit encore, ma fille, prononça sévèrement Philomène,--ce que tout le monde lui reproche! --Non, appuya Mélite, la plus majestueuse de toutes les mouches du coche,--nous ne vous l'avons pas dit! Mais Césarine n'avait plus confiance, ou plutôt, l'aversion un peu folle qu'elle nourrissait contre Béatrice s'était évanouie sous le coup des efforts mêmes qu'on avait fait pour l'exalter. Cela rendait à son bon sens natif toute sa liberté. Elle flairait désormais d'instinct une trahison, ou tout au moins une calomnie. Si elle ne quittait pas en ce moment ses deux anciennes maîtresses, c'est qu'elle attendait Vital, et que l'attente, comme il arrive toujours, doublait et triplait la fougue de sa fantaisie. Il y avait en elle une véritable angoisse. Elle interrogeait avec effroi son pauvre petit cœur, endolori par la première peine d'amour. Elle sentait la fièvre lui monter au cerveau. Elle souffrait comme une femme, l'enfant qu'elle était. Les paroles des deux Géran bourdonnaient autour de son oreille comme ces bruits extérieurs qui importunent et fatiguent. Philomène s'adressa gravement à Mélite. --Ma sœur, dit-elle, faut-il que nous accomplissions notre tâche jusqu'au bout? --Oui, ma sœur, répondit Mélite aux trois quarts découragée. --Eh bien, poursuivit Philomène,--je vaincrai ma répugnance... Je dirai à cette pauvre enfant, aveugle et frivole comme son âge: Le nom de votre père est à vous; c'est la meilleure part de votre héritage... Cette femme a sali le nom de votre père! --Assez, mademoiselle! fit Césarine en se levant à demi;--vous oubliez qui je suis!... Mélite, toute pâle, pliait et dépliait son foulard, qui n'en pouvait plus. Philomène, supérieure à l'orage, montra en cette circonstance quel merveilleux talent se cachait sous son exquise modestie. Elle se leva comme Césarine. Elle l'attira entre ses bras d'un geste véritablement pathétique et la pressa avec passion contre son cœur. Mélite a prétendu depuis qu'elle avait réussi à verser de vraies larmes. --Chassez-moi donc! s'écria-t-elle en un beau mouvement,--chassez ma sœur!... dites à vos valets d'expulser deux pauvres femmes qui vous donnent à cette heure la preuve de leur incomparable dévouement!... Mélite mit son foulard sur ses yeux secs, tandis que sa sœur continuait: --Mais non, mon enfant bien-aimée!... ayez pitié de votre père!... Songez que la conduite de cette femme est la fable de tout Paris... Songez que personne n'ignore, dans cette maison qui est la vôtre, le degré d'égarement où elle est tombée... Votre père, faible ou généreux, ferme encore les yeux... Ouvrez-les lui... Césarine fit un mouvement pour se dégager. Toute cette éloquence était en pure perte. L'orchestre jetait les premières mesures de la contredanse. Césarine ne croyait pas,--et Césarine interrogeait du regard tous les coins du salon pour chercher son danseur. La sueur perçait à ses tempes. Si Vital n'allait pas venir! Oh! je vous le dis, en ce moment, elle aimait! --Vous ne répondez pas? murmura Philomène, prête à battre en retraite. --Si fait, répondit mademoiselle de Mersanz d'un ton glacé;--je vous réponds, chère demoiselle, que vous ne pouviez vous adresser plus mal... Je ne suis point venue ici pour y établir ma royauté de seize ans... La maison est grande... La place qu'on m'y voudra bien donner sera toujours suffisante... et jamais, entendez-vous, jamais je ne jouerai le rôle de dénonciatrice! C'était assurément le dernier coup et il n'y avait plus d'attaque possible. Mais, en ces instants désespérés, le hasard se plaît parfois à changer subitement la face d'une bataille. Mélite pinça par derrière le coude de Philomène atterrée. Elle lui montra du doigt le cabinet de repos où Vital avait naguère disparu. Philomène, qui en était à chercher un moyen de faire retraite, songeant déjà sans doute au mauvais accueil qui l'attendait auprès de madame de Sainte-Croix, Philomène tourna un regard distrait dans la direction indiquée par sa sœur. Elle ne vit rien d'abord, parce que le cabinet de travail était beaucoup moins éclairé que le grand salon; mais, au bout de quelques secondes, elle distingua deux ombres qui se mouvaient au milieu d'un cadre brillant, formant le fond de la perspective. Le cadre était une glace. Les deux ombres, un homme et une femme, s'y dessinaient de plus en plus distinctement. Mélite avait un méchant sourire. Philomène eut peine à retenir une exclamation de joie. --Mignonne, dit-elle d'un ton dégagé qu'elle n'aurait certes pas pris l'instant d'auparavant,--vous nous donnez la récompense qui trop peu souvent atteint ceux qui se dévouent au bien... Vous êtes jeune... peut-être était-ce trop demander à un enfant... Plus tard, quand vous serez femme, souvenez-vous, mon pauvre ange, de l'effort tenté près de vous par vos deux vieilles amies... Allez danser, ma fille! Mélite se leva et répéta: --Allez danser, ma fille. --Seulement, reprit Philomène de son ton le plus mielleux,--ce ne sera pas avec le cavalier inscrit pour la huitième contredanse... --Parce que?... demanda Césarine piquée au vif. --Parce que... si vous aviez voulu recevoir nos confidences, il nous suffirait d'un geste pour répondre à cette question... Maintenant, ce serait trop long: le quadrille vous appelle... Allez, ma fille, allez! --Allez, ma pauvre enfant! appuya Mélite. Césarine restait à les regarder. --Expliquez-vous, dit-elle avec une véritable colère. --Pour tromper son mari, murmura Philomène en rougissant,--il faut pour le moins un complice... --Mademoiselle!... commença Césarine avec menace. Philomène n'acheva point; Mélite se tut.--Mais ces deux respectables personnes étendirent à la fois leurs doigts indicateurs, qui désignèrent le cabinet de travail. Les deux ombres se miraient encore dans la glace du fond: le jeune homme et la jeune femme. La main de la jeune femme était dans celle du jeune homme. Ils étaient tous deux sur un sofa et devaient se croire protégés contre les regards indiscrets. Pour les voir, en effet, il fallait l'angle réflecteur de la glace. La jeune femme souriait. Voici ce qu'elle disait au jeune homme, qui la contemplait avec tendresse: --Je vous assure que vous vous trompez, Vital, vous, la bonne Marguerite et cette nouvelle amie dont vous me parlez, madame la vicomtesse de Grévy... Votre affection vous porte à tout exagérer... Rien ne menace, je vous l'affirme, je vous en réponds!... Mon mari a été pour moi aujourd'hui d'une bonté parfaite... Mon pauvre père est sur le point de me quitter... Tous les dangers qui semblaient m'entourer s'évanouissent... --Béatrice, ma chère Béatrice, l'interrompit le jeune homme, qui porta sa main à ses lèvres,--prends garde!... Ce fut à ce moment même que les yeux de Césarine se fixèrent sur la glace. Si les deux Géran avaient voulu frapper un coup de foudre, elles furent servies à souhait. Césarine chancela et se retint à l'épaule de Philomène pour ne point tomber à la renverse. Sa face se couvrit d'une pâleur livide. Elle mit sa main sur son cœur en poussant un cri étranglé. Il serait malaisé de dire la violence terrible de cette angoisse. Que se passait-il dans l'âme de cette enfant? Elle ne savait pas encore qu'elle aimait. Subissait-elle à ce point déjà l'empire mortel de la jalousie? Était-ce l'orgueil blessé, car elle était vaine? ou seulement la détresse d'un pauvre jeune cœur déchiré cruellement par les ronces, dès son premier pas dans le sentier d'amour? Cette femme qu'elle venait de défendre! cette femme coupable envers son père! C'était cette femme justement qui mettait sa vie en deuil! Il y avait de tout dans ce cerveau en feu: une indignation juste, une détresse poignante, une haine folle. Et dites que la douce Philomène n'était pas une fille de ressource. Césarine resta un instant écrasée par un anéantissement complet. Puis tout son sang lui monta au visage. Par un effort violent, elle se dégagea des mains des Géran, qui maintenant voulaient la retenir. Cette enfant, affolée par le poison qu'elles-mêmes avaient versé, leur faisait peur. Césarine se dirigea d'un pas ivre vers la porte du cabinet. Par un de ces hasards qui servent presque toujours les catastrophes, Vital et Béatrice, dont l'entretien était achevé, lui épargnèrent la moitié du chemin. Ils rentraient au salon et venaient, par conséquent, à sa rencontre. Sans cela, les premiers éclats de la fureur de Césarine se seraient perdus dans la solitude du cabinet de travail.--Mais Césarine avait peine à marcher. Vital et sa compagne passèrent le seuil les premiers. Elle les aborda dans le salon. Béatrice ne la voyait point. Vital, effrayé à son aspect, balbutia: --Mademoiselle, qu'avez-vous? Un son rauque sortit de la poitrine de Césarine de Mersanz. Béatrice s'avança pour la soutenir, car il semblait qu'elle fût sur le point de s'affaisser, mourante. Elle repoussa Béatrice et marcha sur elle comme un homme qui va provoquer son ennemi face à face. --Madame, lui dit-elle avec cette emphase et ces excès de langage auxquels sont sujettes toutes les pensionnaires,--même celles qui sortent de l'établissement modèle tenu par les demoiselles Géran,--votre présence va-t-elle encore déshonorer longtemps la maison de mon père? Cela fut prononcé d'une voix haute et mordante. Cinquante personnes l'entendirent. La danse commencée s'arrêta comme si le lustre se fût détaché du plafond. Il y eut un instant de silence morne et d'immobilité absolue, pendant lequel l'orchestre continua de jeter à cette foule muette sa légère et sautillante harmonie. On s'attendait, il est vrai, à un coup de théâtre; mais ceci dépassait de beaucoup les espoirs des plus implacables amis du drame. Nous n'avons pas besoin de dire que le bruit de cette étrange aventure se communiqua de salon en salon avec la rapidité d'une étincelle électrique. En un clin d'œil, le bal changea d'aspect. La danse fit trêve; l'orchestre, après avoir achevé la première figure, se tut à son tour. Le buffet se vida, le fumoir aussi; l'antichambre (_infandum!_) laissa passer quelques hardis marauds par sa porte entre-bâillée. Ce qui se disait en ce premier moment, nous ne pourrions le répéter à moins d'un volume. Le fait, qui déjà était bien assez grave par lui-même, se trouvait interprété, traduit, sophistiqué, travesti, selon le caractère de chacun. Les gens qui arrivaient du fumoir disaient que Vital avait souffleté le comte; les fugitifs du buffet insinuaient que le comte n'avait pas respecté la moustache blanche du vieux Roger; les citoyens de l'antichambre allaient répétant que monsieur avait mis madame à la porte par les épaules. Les autres versions, au nombre de plusieurs centaines, seront épargnées au lecteur. On en faisait au seuil même du salon, où Césarine et Béatrice restaient en face l'une de l'autre, au milieu de cet obscène cercle de curieux qui ne manque pas plus aux batailles du monde qu'aux pugilats de la rue. Mélite et Philomène s'étaient esquivées au moment où Césarine avait enfin bondi sous l'aiguillon. Elles avaient rejoint madame la marquise de Sainte-Croix, froide et calme comme le mineur qui se sent à l'abri après avoir mis le feu à la traînée de poudre. Aux premières paroles qu'elles prononcèrent, la marquise les interrompit en disant: --J'ai tout deviné: vous serez récompensées. Le tumulte emplissait déjà les salons. Madame du Tresnoy avait peine à retenir ses grandes filles, qui voulaient se précipiter au fort de la mêlée,--pour voir comme on chasse une femme. Madame du Tresnoy avait rencontré le regard triomphant de la marquise. De l'endroit où elles étaient, on ne voyait rien; car la presse était énorme au seuil du second salon. De vagues murmures sortaient de cette foule qui ondulait tout à coup par intervalles, comme si de mystérieux courants l'eussent traversée. Elle n'arrivait point cependant jusqu'aux principaux personnages de la scène dont nous avons vu le terrible débat. Un cercle assez large se faisait. C'est l'instinct de toutes les curiosités. Il faut bien laisser un peu de place aux acteurs: sans cela, point de comédie. Césarine et Béatrice étaient toujours là en face l'une de l'autre. Césarine ne voyait point ce flot qui envahissait le salon. Son regard méchant et dur allait droit à sa belle-mère. Les paroles qu'elle venait de prononcer n'avaient pas assouvi sa haine. Ses yeux brûlaient d'un feu sombre; sa gentillesse presque enfantine s'était transformée pour prendre un caractère tragique. Vital, qui l'examinait avec une sorte de terreur, vit deux ou trois fois ses paupières battre, comme si elle eût forcé sa prunelle à ne se point tourner de son côté. Vital avait pour cette enfant une tendresse qui tenait du culte. C'était l'amour soumis et tremblant de la vingtième année, qui lui était venu longtemps après l'âge. Vital, depuis bien des mois, passait sa vie à la regarder de loin et d'en bas comme les dévots d'Italie contemplent la madone. Vital comprenait mieux que Béatrice elle-même la portée de cette attaque brutale. Il savait d'avance que l'attaque devait avoir lieu; il était venu tout à l'heure pour l'en prévenir, de la part de madame de Grévy.--Mais il ne s'attendait pas à trouver devant lui Césarine. C'était un cœur primitif, d'une loyauté sévère et sans bornes. Entre son amour, qui était toute sa vie, et son devoir, nous pouvons affirmer que Vital n'eut pas un seul instant hésité. Vital était homme à briser ici d'un mot, avec réflexion, avec volonté, l'espoir de son existence tout entière. Il l'eût fait si deux bâillons ne s'étaient posés à la fois sur sa bouche. D'abord, les ordres de madame de Grévy, d'après lesquels il agissait depuis le commencement de la soirée;--ensuite, le regard suppliant par lequel Béatrice elle-même implorait de lui le silence. Il se tut, et ses yeux cherchèrent parmi les assistants, dont le nombre augmentait sans cesse, quelle main avait pu pousser mademoiselle de Mersanz. Nous savons que mademoiselle Mélite et mademoiselle Philomène n'étaient plus en vue. Mais ce qui était à peindre et ce que nous désespérons de rendre par des paroles, c'est l'impression du visage de Béatrice. Elle était sortie de ce cabinet toute gaie et toute heureuse. Le calme de sa conscience angélique éclatait sur ses traits, en même temps que la joie de ces chères illusions qu'elle nourrissait depuis le matin. S'il faut le dire, ses amis la gênaient, loin de lui être secourables. Dans sa pensée, il ne lui fallait rien devoir qu'à M. de Mersanz, son bienfaiteur et son sauveur. Cette sourde conspiration dont Vital lui avait parlé n'était pour elle que le rêve de cette bonne Marguerite, toujours entourée d'inquiétudes et de visions. Le danger lui semblait être tout entier dans cette autre conspiration, organisée par ceux qui l'aimaient: Vital, Marguerite et madame la vicomtesse de Grévy. D'où venait le zèle de madame de Grévy? Béatrice ne la connaissait point. Achille avait été si bon, ce matin, si affectueux! Césarine pouvait être ramenée;--et cette jeune fille si belle, Maxence, dont on lui avait fait un épouvantail, Maxence lui avait baisé la main avec des larmes dans les yeux!... Tout était riant et rose. Il n'y avait dans l'avenir que des promesses et des espoirs. Béatrice tomba de son haut aux premières paroles de Césarine. Elle fut blessée au plus profond de son cœur. Nous savons comme elle aimait la fille d'Achille. Il y eut en elle une grande, une immense douleur, sans aucun désir de représailles ou de vengeance. Ses beaux yeux humides, qui se fixèrent sur ceux de la jeune fille, disaient toute sa souffrance, et aussi une sorte de compassion; car elle plaignait au fond de l'âme celle qui la frappait si cruellement. Il est à peine besoin de dire que cet état de silencieuse immobilité dura à peine le quart d'une minute. Les minutes, en ces occasions, semblent longues comme de longues heures. --Césarine, prononça enfin Béatrice d'une voix basse, mais plus ferme qu'on ne devait s'y attendre,--que vous ai-je fait, ma chère enfant? --Ce que vous m'avez fait! répéta l'implacable fillette avec une provoquante amertume:--osez-vous bien me le demander, madame? Il y eut ici un mouvement dans le cercle qui entourait le groupe principal. Les rangs s'ouvrirent. Madame la marquise de Sainte-Croix parut, calme et digne avec son grand air de reine. Derrière elle, madame la vicomtesse de Grévy se glissa. Sur leurs pas, un flot nouveau se pressa. La marquise vint prendre Césarine par la main et lui dit: --Ma fille, retirez-vous. Césarine la repoussa comme elle avait fait tout à l'heure pour Béatrice. --Je sais ce que je fais, madame, dit-elle avec hauteur. Dans l'autre salon, Maxence, qui restait seule, s'approcha de la baronne du Tresnoy. Les deux Géran voulurent se mettre en tiers aussitôt. Maxence leur dit: --Je suis comme ma mère: j'ai tout deviné. Son doigt impérieux, montra les siéges que les deux sœurs venaient de quitter. Elles se rassirent. Maxence reprit en s'adressant à la baronne: --Madame, je vous prie, au nom de Dieu, de me dire si je suis la fille de madame de Sainte-Croix. La baronne laissa tomber sur elle un regard de glacial étonnement. --La folie est contagieuse ici, murmura-t-elle. Puis, faisant signe à mademoiselle Juliette et à mademoiselle Dorothée, qui ouvraient d'énormes yeux: --Retirez-vous, ajouta-t-elle. Maxence fit un pas en avant et prononça à voix basse: --Si c'est pour vos filles, la lâcheté ne porte pas bonheur! --Mère, supplia Juliette, restons encore un peu. --Voyons la fin, ajouta Dorothée. Ainsi parlent les jeunes commerçants de la rue Saint-Denis, quand leurs mamans, le dimanche, au spectacle, prennent leur châle un peu avant la fin du dix-huitième et dernier tableau. Madame la baronne du Tresnoy sortit. Maxence, rêveuse et triste, se dirigea vers le salon, où se dénouait le drame. On eût dit qu'une force invincible l'entraînait de ce côté malgré elle. Deux acteurs de plus étaient en scène: le comte Achille de Mersanz et le vicomte de Grévy, qui, myope à toute outrance, était sorti des rangs pour mieux voir. Frémiaux, Montmorin, Aymar de Quelquechose et autres, lorgnaient en amateurs. M. Martineau, le préposé au buffet, avait pris le plateau de Jean pour avoir un prétexte de regarder. Comme M. le vicomte de Grévy s'avançait sans défiance, il se trouva tout à coup nez à nez avec une femme qui lui prit le bras. Il mit aussitôt son lorgnon en arrêt et recula d'un pas en reconnaissant la vicomtesse. --Monsieur, lui dit-elle,--il se peut que je prononce ici des paroles qui vous mettraient en danger... --Y avait-il longtemps que je ne vous avais si bien vue, Anna! répliqua le vicomte, qui passa son bras sous le sien;--dites et faites ce que vous voudrez... Avec mon lorgnon, je puis encore très-bien tirer l'épée. --Dans la position où nous sommes..., murmura la jeune femme. --Elle est pitoyable, madame, notre position... Parce que je suis votre mari, est-ce une raison pour ne point être mon amie?... Si je suis blessé, vous me soignerez: ce sera un prétexte pour nous remarier... Je vous trouve charmante et je vous demande la permission de vous refaire la cour. La vicomtesse rougit, mais elle sourit. --Vous êtes un fou, Henri, dit-elle;--éloignez-vous, je vous en prie! Ces petites intrigues viennent au travers des grands drames, comme les rides que soulève la brise au dos des immenses vagues de l'Océan. La réponse de M. de Grévy fut coupée par la voix brève et stridente de Césarine, qui appelait son père. Béatrice n'avait point vu venir Achille. Elle tressaillit à ce nom. Ses yeux se fermèrent un instant, et l'on aurait pu distinguer les gouttelettes de sueur qui perlaient à ses tempes. C'était l'heure de l'angoisse suprême; son arrêt allait être prononcé. Le comte Achille était entré par le cabinet de travail. Chacun remarqua l'air d'indécision et d'inquiétude qui était sur son visage. Il resta un instant sur le seuil. Son regard, plein d'un étonnement qui allait jusqu'à l'effroi, interrogea le cercle des spectateurs avant de se porter vers le groupe principal. Il avait bien plutôt la mine d'un accusé que celle d'un juge. De tous côtés, les gens qui se prétendaient à la hauteur de la question, les personnes bien informées et capables de juger les coups, se prirent à chuchoter. Ces mots firent le tour de la galerie: --Il n'osera pas!... Il n'osera jamais! D'autres ajoutaient: --La petite fille va être renvoyée en pension. Puis les commentaires obligés: --On s'y est mal pris! --Ce n'était pas l'enfant qu'il fallait mettre en avant. --Le scandale n'est jamais bon. Montmorin dit à Frémiaux: --Ce pauvre Achille fait pitié. --Je propose l'amendement suivant, repartit Frémiaux, toujours spirituel comme toutes les écuries des Champs-Élysées réunies:--remplacez pitié par dégoût. --Ah! messieurs, déclama M. Aymar de Quelquechose,--ce n'est pas une petite affaire que de régulariser une position. A l'unanimité, Frémiaux, Montmorin et les autres s'avouèrent que M. Aymar de Quelquechose était un oison de premier mérite. Mais le fameux mot avait porté; deux ou trois échos le répétèrent, puis dix,--puis cent,--et ce fut comme un vaste murmure, composé de ces trois paroles cabalistiques: _Régulariser une position_. On allait donc enfin voir une position régularisée! M. le comte Achille de Mersanz balbutia en homme qui ne sait pas s'il parle ou s'il se tait: --Qu'y a-t-il donc? Césarine fixa sur lui ses yeux hardis. --Il y a, répondit-elle d'une voix nette et claire,--que la maison est trop petite pour nous deux, cette femme et moi... Les paupières de M. de Mersanz tombèrent. Il ne dit rien et devint seulement plus pâle. On murmurait tout à l'entour: --Peste! voilà qui n'est pas marchandé! --La petite n'y va pas par quatre chemins! M. de Grévy dit à l'oreille de sa femme: --Je vous donne carte blanche, Anna! quoiqu'il soit pénible de s'attaquer à ce pauvre Achille... --Ce n'est pas lui que nous attaquerons! prononça la vicomtesse entre ses dents serrées. Elle avait les yeux demi-fermés. Ses cils laissaient passer deux flammes qui allaient à madame de Sainte-Croix. Césarine continua en marchant sur son père, comme tout à l'heure elle avait marché sur Béatrice: --Il y a que, si cette femme reste à l'hôtel de Mersanz, j'en sortirai! Un murmure se fit encore; mais, cette fois, c'était le silence du comte Achille qui le provoquait. Tous les écrivains l'ont dit: rien n'est si changeant que le sentiment de la foule. Et peu importe, encore une fois, que la foule ait ses sabots dans la boue du ruisseau ou ses souliers de satin et ses bottes vernies sur le parquet mosaïque d'un salon. Sauf les formules du langage, une foule ressemble comme deux gouttes d'eau à une autre foule. Le comte Achille impatientait ses hôtes. Il indignait ces messieurs; il donnait sur les nerfs de ces dames. Et, par un revirement naturel, Béatrice commençait à inspirer un vague intérêt. En somme, c'était une femme. Césarine, dont la colère folle n'était pas servie par l'expérience, dépassait le but à chaque mot qu'elle prononçait. Nous avons encore la peine de mort; la torture n'est plus dans nos mœurs. La fortune de madame la comtesse de Mersanz et sa beauté avaient bien offusqué le commun des jalousies, mais ces rancunes étaient déjà plus qu'assouvies. Quelques minutes auparavant, Césarine était pour tout ce monde «la pauvre petite demoiselle Césarine,» une victime que chacun plaignait à cœur joie, écrasée qu'elle était par la tyrannie de cette Messaline, sa marâtre. Maintenant, on était bien obligé d'intervertir les rôles. Le tyran se laissait battre; la pauvre petite victime prenait des allures de bourreau. --Elle va bien, la mignonne! dit Frémiaux. --Cela fera une douce femme de ménage, ajouta Montmorin. Aymar de Quelquechose, se croyant au sein du _Journal des demoiselles_, soupira: --Quand notre sexe rompt certains liens, franchit certaines barrières, il garde moins de mesure que la portion virile de l'espèce humaine; ceci pour deux raisons: la première... --Il y a désertion générale! l'interrompit M. de Beaumont, qui arrivait du premier salon;--toutes ces dames ont pris la fuite. L'expression _ces dames_ a la même valeur que la formule _ces messieurs_. Elle donne l'idée d'un choix, d'une élite. Beaucoup de dames ne font point partie de _ces dames_. M. de Beaumont disait vrai. La portion distinguée de la fête s'était mise en déroute aussitôt que l'orage avait grondé. Il n'y avait plus à l'hôtel de Mersanz que la couche inférieure des invités: cette chose qui reste toujours au fond, même quand on remue fortement le vase. Ceux-là tiennent de pied ferme, insatiables comme les bonnes gens qui attendent le rideau tombé pour quitter leur stalle au théâtre. Béatrice, aux dernières paroles prononcées par Césarine, avait tressailli faiblement. Elle leva vers le comte Achille ses beaux yeux, où brillaient des larmes. Le comte Achille tourna la tête. Il venait de rencontrer le regard de madame la marquise de Sainte-Croix. --Ah çà! demanda Grévy entre haut et bas,--qu'est-ce que cet homme-là a donc dans les veines? --Ce bon vicomte, fit observer Frémiaux,--est fort pour les questions indiscrètes. Un peu de sang était revenu aux joues de M. de Mersanz. Il dit tout haut: --M. de Grévy, je ne vous ai pas entendu. D'un bond, le vicomte fut auprès de lui. On vit leurs visages à deux pouces l'un de l'autre, tandis que Grévy disait en contenant sa voix: --Achille, vous êtes la plus imbécile de toutes les dupes, si vous n'êtes pas le plus lâche de tous les coquins! M. de Mersanz respira avec force. Sa figure s'éclaira tout d'un temps. On eût dit qu'il éprouvait une volupté véritable à se montrer homme, au moins par ce côté du courage brutal. --Je suis chez moi, monsieur le vicomte, répliqua-t-il; cela m'empêche de vous châtier manuellement. Nous nous reverrons demain. La vicomtesse abordait madame la marquise de Sainte-Croix au moment où Maxence entrait dans l'intérieur du cercle. Maxence avait les yeux brûlants. Vous eussiez dit une fiévreuse, échappée de son lit. Personne ne fit attention à elle parce que, au même instant, le vieux Roger parut, chancelant et si défait, qu'on eût peine à le reconnaître. La vue de son vieil uniforme et de ses épaulettes rougies commença par faire naître quelques rires, malgré la gravité du moment. Mais le rire se glaça bien vite quand on vit le vieillard, tête nue et les regards effarés, tendre ses mains tremblantes vers le comte Achille. Nul ne s'attendait à cela. Le père Roger, c'était la partie comique de ce drame,--et voilà que ce pauvre plastron serrait le cœur frivole de cette foule, rien qu'en montrant ses cheveux gris. --Madame la marquise, dit la vicomtesse,--celle-ci sera plus difficile à tuer que l'autre! La marquise avait froncé le sourcil à la vue de Roger. Elle répondit: --Madame la vicomtesse, je ne cherche point la bataille. Suis-je cause, moi, si tous ceux qui m'ont attaquée sont morts?... Regardez derrière vous: vos alliés vous manquent. Madame du Tresnoy est partie... La vicomtesse eut un sourire et regarda Maxence. --J'ai d'autres alliés, dit-elle. La marquise baissa les yeux pour cacher l'éclair qui s'allumait dans sa prunelle. Maxence ne voyait rien de tout cela. Elle était comme fascinée par ce qui se passait entre Béatrice, Césarine et Achille. Au moment de l'arrivée du vieux Roger, Béatrice, qui avait attendu vainement un mot de son mari, s'appuyait, faible et triste, au bras de Vital et disait à Césarine: --Restez, ma fille, et que Dieu vous pardonne... C'est moi qui sortirai de cette maison. Au milieu de l'émotion générale, un cri de détresse retentit, poussé par le vieux Roger, qui se précipita au-devant de sa fille. --Reste! reste! balbutia-t-il; reste, ma pauvre enfant chérie! Évidemment, il ne savait rien de ce qui s'était passé. Il en était toujours à sa conversation avec la vicomtesse. Il croyait que tout ce trouble venait de la fredaine du matin, en compagnie des deux invalides et de Barbedor. La plupart de ceux qui étaient là comprenaient le secret de cette situation. Dans son erreur et dans son repentir d'enfant, le vieux soldat était si profondément touchant, que bien des paupières eurent des larmes. J'entends de ces paupières où les larmes ne viennent point facilement. --Il n'y a pas d'offense, reprit-il en se tournant vers le comte Achille; si je gêne votre ménage, je vais retourner dans mon trou, et je jure, foi de vieux de la vieille, que vous ne me reverrez plus!... J'ai fauté, il n'y a pas de doute, puisque ça a causé tant de dégât; mais je n'y voyais pas plus loin que le bout de mon nez, mon gendre, c'est-à-dire monsieur le comte... Bien des pardons!... Je m'étais mis comme ça dans l'esprit que j'étais chez moi un petit peu, puisque j'étais chez ma fille... c'est le défaut d'habitude des manières de l'éducation... Ah! dame! je n'ai pas été beaucoup à l'école... Il y a donc que vous avez honte de moi, et surtout la petite demoiselle... Ça se conçoit... le temps n'est plus au militaire... c'est pourquoi je file pas accéléré en disant le bonsoir à la compagnie... c'est fini... Reste avec ton mari, ma fille... ni vu ni connu le vieux Roger! Il salua militairement et fit ce qu'il put pour retenir une larme qui tomba sur le ruban de sa croix d'honneur. Personne ne raillait plus, pas même Frémiaux. Béatrice, qui jusqu'alors avait caché de son mieux sa détresse, se couvrit le visage de ses deux mains. Césarine eut pitié. Qui n'a vu parfois d'excellents cœurs aller incroyablement loin dans la mauvaise voie. Césarine avait bon cœur. La colère qui l'aveuglait devait avoir sa réaction, tôt ou tard. Peut-être le moment était-il venu; car, dans ces cerveaux de seize ans, les évolutions se font vite. Mais Césarine, ayant jeté sur sa belle-mère un regard déjà sournois et presque repentant, s'aperçut que Vital, ému autant qu'elle-même, la soutenait dans ses bras. Son regard rencontra celui de Vital qui se détourna d'elle avec une sorte d'horreur. Il n'en fallut pas davantage à la fougueuse enfant. Son orgueil se détendit comme un ressort. La voix qui plaidait en elle pour la miséricorde, se tut. Elle s'écria en s'adressant non plus à Béatrice, mais bien au pauvre vieux soldat lui-même: --On vous a trompé. Votre fille n'est pas la femme de mon père! Achille courba la tête comme si ce fardeau eût pesé trop lourdement sur son front. Mais il ne protesta point. Le vicomte s'éloigna de lui. Un silence morne avait suivi les dernières paroles de mademoiselle de Mersanz. Béatrice découvrit son beau visage, baigné de larmes. Elle se redressa, les yeux baissés, ses bras croisés sur sa poitrine. --Sur mon honneur! dit Montmorin à demi-voix, je ne l'ai jamais vue si magnifique! Des voix s'élevèrent dans la foule: --M. Roger se trouve mal! --C'est bien capable de le tuer! Le vieillard, en effet, semblait perdre le souffle. Sa respiration s'embarrassait dans sa gorge et ses jambes mollissaient sous le poids de son corps. Césarine, épouvantée du mal qu'elle venait de faire, s'élança pour le soutenir. Vital la prévint et lui dit avec une angoisse profonde: --Je ne vous connaissais pas, mademoiselle! Maxence, en même temps, lui saisissait le bras par derrière, et, le serrant jusqu'à lui faire pousser un cri de douleur: --Vous vous repentirez de ce mot-là toute votre vie! murmura-t-elle. Césarine se laissa choir sur un siége, auprès de son père, immobile comme une statue. La marquise, passant sa main dans les cheveux de Maxence, dit: --Bien, ma fille. Et Philomène, qui se glissait derrière Mélite, eut le front d'ajouter: --Nous sommes fières d'avoir formé un pareil cœur! Le public, cependant, ne comprenait plus au profit de qui se jouait cette tragédie, puisque Maxence et madame de Sainte-Croix semblaient déserter leurs rôles? On n'eut pas le temps de chercher le mot de cette énigme. M. le vicomte de Grévy, donnant le bras à Béatrice, se dirigea vers la porte de sortie. Les rangs s'ouvrirent avec respect pour lui donner passage. Derrière, suivait Vital avec le vieux Roger, qu'il portait presque dans ses bras. Les trois quarts des gens qui restaient dans le salon firent cortége. Le comte Achille ne bougea pas, quoique Césarine eût dit: --Mon père, si cette femme n'était pas coupable, je sens que je mourrais! Sur le seuil du second salon, Béatrice se retourna. Son regard tomba d'abord sur le vieux Roger, qui se laissait mener comme un enfant et qui vraisemblablement n'avait plus la conscience de sa détresse; puis elle releva les yeux jusqu'au groupe formé par Achille et Césarine. --Ma fille, prononça-t-elle doucement, je vous pardonne. Puis on passa le seuil. Il n'y avait plus de comtesse de Mersanz. Le salon sembla vide. Il y régnait une sorte de stupeur. Personne n'avait cru le dénoûment si proche. Personne n'avait soupçonné qu'il pût être ainsi fait. L'événement semblait impossible, surtout dans le milieu où l'on était. Ces catastrophes arrivent de nos jours encore, mais autrement. On lave, pour employer l'expression vulgaire, son linge en famille; on ne choisit pas l'instant où la maison emplie déborde, pour mettre à nu ses plaies. Toute cette scène avait une couleur invraisemblable. La fille s'était faite odieuse à plaisir, et la lâcheté du père avait dépassé les bornes.--On avait vu, mais on doutait encore. Chacun avait un poids sur le cœur, chacun se sentait mal à l'aise et désirait en secret que la baguette d'une bonne fée l'éveillât, loin de ce lieu maudit. Tout à coup, le comte Achille se leva et regarda d'un air effaré la consternation de ses hôtes. --Retirez-vous, dit-il durement à Césarine. Celle-ci obéit et sortit par le cabinet de travail. Le comte se rendit droit au groupe formé par nos vivants du buffet et du fumoir. Bien peu parmi ces messieurs se défendirent d'un mouvement de recul. Ce fut, du reste, comme un signal. Le cercle des spectateurs, déjà bien éclairci, commença à opérer sa retraite. --Je me bats demain contre Grévy, qui m'a insulté, dit le comte;--Montmorin, et vous, Beaumont, je vous choisis pour mes témoins. Frémiaux prit aussitôt son chapeau; Aymar de Quelquechose détendit bruyamment le sien, qui était un gibus à deux fins. Beaumont et Montmorin, cependant, se regardaient. --Ma foi, dit Montmorin, le premier,--Grévy est mon meilleur camarade... --Moi, ajouta Beaumont, qui s'était battu la semaine passée,--mes principes bien connus sur les duels... Il n'acheva pas et fit demi-tour. --Messieurs..., insista le comte. --Impossible! répondit un petit baron. --Désolé! fit M. de ***. --Excusez-moi, repartit un autre. --Ma foi de Dieu! s'écria M. de Kerguern, digne gentilhomme du Finistère,--on m'avait bien dit qu'on voyait de drôles de choses dans ce Paris... A parler franc, vous m'avez échauffé les oreilles: j'aimerais mieux vous les couper que de vous servir de témoin. Ces choses ont bien plus de saveur et de grâce quand elles sont soutenues par l'accent de Brest ou de Quimper. Achille allait répliquer, lorsqu'une voix grave s'éleva du centre du salon. --Mon neveu, disait-elle, me voici, je vous servirai de témoin. C'était un vieillard à cheveux blancs, portant haut sa tête vénérable. Avait-il assisté à la scène d'expulsion? Était-il entré pendant que les autres sortaient? Personne n'aurait pu le dire. Il se tenait debout au premier rang de ceux qui restaient, entre la vicomtesse de Grévy et la marquise de Sainte-Croix, qui étaient demeurées jusqu'au bout en face l'une de l'autre. La marquise ne put retenir un regard de triomphe. La vicomtesse resta calme et froide. --Le maréchal! disait-on cependant de toutes parts. Montmorin, Beaumont et les autres passèrent devant lui et le saluèrent avec respect, mais sans prononcer une parole. Ces gens ne faisaient pas retraite, ils s'esquivaient. Achille regarda le maréchal duc de *** avec une joie mêlée de défiance. Le visage de l'illustre soldat était, comme d'habitude, impassible. Achille s'avança et lui tendit la main en balbutiant des paroles de remercîment. Le maréchal la prit et la serra. --Savez-vous ce dont il s'agit, monsieur le duc? demanda la vicomtesse de Grévy. Le maréchal, sans quitter la main de son neveu, salua la marquise,--puis la vicomtesse. --Je sais, répondit-il avec un sourire dont il eût été difficile d'analyser l'expression, que M. de Mersanz, mon neveu, va régulariser sa position... Il ne fait en cela que son devoir. --Je voudrais..., commença madame de Grévy. La marquise l'interrompit sans affectation et comme par mégarde. --Maréchal, dit-elle,--en qualité de vieille amie, je réclame votre bras pour gagner ma voiture. Elle ajouta tout bas: --Je vous conterai tout... il faut laisser M. de Mersanz... il y avait une cabale pour cette femme. Le duc de *** lui offrit aussitôt son bras et fit de la main un signe à son neveu. --Maréchal, dit à son tour madame de Grévy,--il m'a fallu un grave motif pour rester dans cette maison jusqu'à ce moment. C'est, en effet, contre M. de Grévy, mon mari, que M. de Mersanz doit se battre... Le vieux soldat s'inclina de cet air qui veut dire: «Abrégez.» --Maréchal, poursuivit la vicomtesse,--vous avez de plus vieilles amies que madame la marquise de Sainte-Croix. --Ce n'est pas vous, du moins, belle dame..., commença le duc de ***. La vicomtesse l'interrompit d'un ton à la fois respectueux et ferme: --Maréchal, reprit-elle pour la troisième fois, tandis que la marquise éventait son dédaigneux sourire, pendue déjà au bras de M. le duc, je réclame, moi aussi, votre bras pour me conduire à ma voiture... c'est pour cela que je suis restée... J'appuie ma demande sur ceci... Le reconnaissez-vous? D'un geste rapide, elle avait tiré de son sein un mouchoir de batiste dont le tissu léger avait comme des taches de rouille... Elle le déplia. Le mouchoir enveloppait un objet qu'elle mit sous les yeux du vieux duc. Celui-ci tressaillit et porta ses deux mains à son front comme si un éblouissement l'eût saisi. La marquise se pencha avidement pour voir. Dans le pli du mouchoir il y avait une agrafe de diamants. Le maréchal n'en détachait point ses regards; il semblait fasciné par cette vue. Au bout d'une minute, pendant laquelle il avait essayé en vain de surmonter son émotion, il tendit brusquement la main à madame de Grévy en disant à madame de Sainte-Croix: --Madame la marquise, je vous supplie de m'excuser... Je suis bien vieux, et l'on me rappelle une bien vieille promesse... mais, à soixante et dix ans que j'ai, je ne manquerai pas à mon serment pour la première fois de ma vie. Il se tourna vers la vicomtesse et ajouta: --Madame, je vous appartiens. Ils étaient les derniers. Ils sortirent. Achille et madame de Sainte-Croix restèrent stupéfaits en face l'un de l'autre. --Y a-t-il donc encore des talismans? gronda madame de Sainte-Croix, qui se laissa choir dans un fauteuil. --Où est Maxence? demanda Achille. --Elle a suivi Césarine... --Par pitié!... murmura le comte; madame, j'ai souffert cette nuit en une heure les tourments de toute une existence... Il faut que votre fille soit à moi demain ou jamais! FIN DE LA DEUXIÈME PARTIE. TROISIÈME PARTIE. LA GUERRE SAINTE. I --Lettre de la vicomtesse.-- «Ma bonne petite Aglaé, tu as été six mois sans recevoir de mes nouvelles, et voilà que, depuis quinze jours, je t'accable de ma prose. Tu ne t'en plains pas, j'en suis bien certaine, parce que tu as pour moi l'affection d'une sœur et que tu es l'indulgence même. Mais tu t'étonnes, j'en suis très-sûre aussi, et tu te creuses l'esprit pour savoir la cause de ce subit accès de bavardage. »C'est que j'étais morte et qu'un bienheureux hasard m'a tout à coup ressuscitée; c'est que je m'endormais au fond de ma ruine et que le gros lot de la loterie humaine m'a réveillée en tombant sur moi à l'improviste. J'aime, je suis aimée; j'ai plus que le bonheur, chère petite cousine, j'ai l'espoir. »Ne crains rien, cependant. C'est mon mari que j'aime et qui m'aime. »Ris-tu, Aglaé? Je pense que tu ris. «Après dix ans de ménage!» mon oreille, qui tinte, a entendu cela. L'as-tu dit? »Eh bien, oui! c'est la vérité. Après dix ans de ménage, Henri et moi, nous avons la lune de miel. Si c'est un miracle, j'en remercie Dieu du meilleur de mon cœur. Dieu a fait ce miracle. Henri est jeune, tout jeune. Il reste à mes côtés des soirées entières. Je chante, figure-toi; il trouve que je chante bien. Il s'occupe de ma toilette; il proscrit les bandeaux parce que la frisure me va mieux; il me dit: «Tu mettras telle robe aujourd'hui.» L'autre soir, je l'ai vu jaloux... »Est-ce possible! Henri, jaloux! le vicomte de Grévy, inquiet comme un petit notaire, ou comme un bon gentilhomme du Mans, ta patrie! Le terrible vicomte de Grévy, ce papillon myope, cette phalène qui courait se brûler à toute flamme, tourne autour de sa femme en poussant de gros soupirs, de vrais soupirs, ma chère! »Vois-tu cela, toi, Aglaé? Moi, j'avoue qu'il y a des moments où je crois faire un rêve. Je me demande si ces deux années ne comptent pas,--ou si Henri est remarié avec une femme jeune et belle. Je me tâte. Je suis pourtant bien moi. Miracle! miracle! »C'était bien étrange, aussi, ce qui se passait entre nous, sais-tu. Jamais il n'y avait eu de brouille. Nous nous éloignions l'un de l'autre par suite d'un parti pris inexplicable. Nous y mettions tous deux un courage imbécile et une stupide fermeté. Comme il n'y avait point de motif à notre séparation, tout motif de rapprochement nous manquait. Sur quoi eût porté une explication? Henri faisait ce que font tous les hommes; moi, j'habillais ma sagesse en coquetterie. C'est simple; on ne trouve que cela dans Paris: cet état de choses ne fournit aucun angle où se prendre. »Je souffrais; je ne me l'avouais pas tous les jours. Henri devait souffrir beaucoup moins que moi, parce que les hommes ont les chevaux, le jeu et les dames. Pourtant, c'est lui qui est revenu. »Ce n'est pas pour te parler de moi que je prenais la plume. Ma grande histoire a marché et j'ai bien des choses à te dire. Mais je ne suis pas habituée au bonheur: j'ai besoin de triompher et de chanter victoire. J'éprouve un indicible plaisir à constater mes conquêtes et à classer les causes de mon succès. »Tu ne sais pas ton Paris, Aglaé. Tu y viens de temps à autre pour danser; pour refaire tes toilettes démodées, pour écouter de tes propres oreilles le ténor à la mode,--et pour m'embrasser. Tu ne fais que passer. Paris ne se montre jamais à ceux qui passent. »Vous ne voyez jamais de Paris que les choses qui surmontent le niveau: les grandes gloires et les hautes tours. Vous les voyez, par cela même, bien mieux que nous. Les Parisiens, c'est un fait notoire, sont les seuls en Europe à ne pas connaître ce qu'on appelle les curiosités de Paris. Ces curiosités sont pour les étrangers: les Parisiens ne connaissent que leur Paris à eux. Il y a autant de Paris que de Parisiens. »Je te dis cela, parce que tu aurais beau regarder ta vie, ta conscience, ton ménage, tu ne devinerais jamais la maladie qui nous minait, Henri et moi. Là-bas, dans ton magnifique château, près de cet homme excellemment noble qui t'a donné son nom avec son cœur, tu ne soupçonnes même pas l'infinie ténuité de l'aiguille qui nous blessait à l'âme. »Si j'avais à lui donner un nom, je dirais: C'était Paris. Mais le mot est vague et semble paradoxal. Appelons l'aiguille _ennui_,--mais ennui de Paris. »L'ennui de province n'est qu'une infirmité; l'ennui de Paris est une maladie mortelle. »Nous étions sans but, nous n'avions nul prétexte de nous efforcer. Notre union n'avait pas été féconde. Si j'avais donné un enfant à Henri, rien de tout cela ne serait arrivé. Nous fûmes dès l'abord, et dans toute la force du terme, un ménage parisien. »Le monde ne veut pas qu'on s'aime, et le monde a pour cela ses raisons. Nous laissâmes le monde se glisser entre nous deux. Au premier jour, le monde prit peu de place. Ce fut comme un de ces faibles ruisseaux au travers desquels on peut encore se presser la main. Je n'eus pas d'inquiétudes; j'étais, d'ailleurs, entraînée. Au bout de quelques semaines, il me prit envie de chercher Henri de l'autre côté du ruisseau: Henri était si loin, que je ne le vis plus. Le ruisseau était un fleuve,--une mer! »Et cet océan humain nous souriait à tous les deux, séparés que nous étions. Les murmures étaient des bravos. Nous vivions comme on doit vivre, à son gré. Je pouvais être à tous un peu, puisqu'il était à toutes. Foin de ces unions égoïstes et bourgeoises où l'un se garde à l'autre. C'est l'égoïsme à deux. »Le monde est, au fond, saint-simonien, mormon et le reste. Il ne lui manque que le courage de son opinion. »Henri ne se plaignait pas. Je me roidis pour montrer une vaillance égale à la sienne. Un mot, prononcé de part ou d'autre, aurait suffi à rompre le charme malfaisant. Ce mot ne fut pas prononcé. Fi donc! il faut de la dignité. L'idée de revenir la première me faisait rougir jusqu'aux oreilles. Qu'aurait dit le monde? »Il y eut entre nous un contrat tacite; car le dépit vint, puis la rancune. Les contrats tacites sont ceux que l'on n'enfreint jamais. Le démon de la fausse pudeur les abrite sous son aisselle. Nous fîmes comme si chacun de nous eût rendu à l'autre sa pleine et entière liberté. Nous exagérâmes cette abnégation qui n'était qu'un mensonge; nous fûmes des fanfarons d'indifférence. »Je ne crois pas qu'Henri fût heureux. Moi, je me mourais. L'idée du suicide naissait parfois dans mes insomnies;--mais cette autre idée ne me venait point d'écarter de la main le monstre idiot qui étouffait notre bonheur. »Dieu a eu pitié de nous, Aglaé. Dieu voyait bien que nous étions fous et non pas méchants; sa providence a fait que nous nous sommes rencontrés dans une bonne action. Nous nous sommes ligués, sous prétexte de protéger la même détresse et de combattre un ennemi commun. Cher prétexte! divine providence! Si tu savais comme j'aime Béatrice, qui est notre salut! si tu savais comme je respecte ce pauvre vieux soldat, qui m'appelle son bon ange! Je n'ai agi que pour moi, ma sœur chérie. Parfois, leur reconnaissance me pique comme un remords. »C'est elle qui est mon bon ange, cette belle et sainte Béatrice, que je connais d'hier et que j'aime déjà presque autant que toi. Ne sois pas jalouse: je t'aime bien mieux depuis qu'elle m'a rendu mon cœur. »Mais n'es-tu pas étonnée, ma bonne Aglaé, de me voir encore en vie après ce que je t'ai raconté dans mes deux dernières lettres? Est-il possible que le poignard m'ait épargnée, que le poison n'ait pas su m'atteindre? Je me suis attaquée à une femme... »Oh! que je te vois bien d'ici, dans ta grande bergère armoriée, auprès de ton foyer énorme où brûlent des troncs de hêtre! Tes enfants jouent autour de toi pendant que tu lis ma lettre, et, tout en leur recommandant de ne pas faire de bruit, tu te dis: «Cette pauvre Anna exagère sans le savoir et sans le vouloir, comme les autres respirent! N'a-t-elle pas fantaisie de me faire croire qu'elle a trouvé sur son chemin, en plein XIXe siècle, à Paris, la ville où le petit Saint-Thomas fleurit, où le Fidèle Berger confit, où la chambre des députés pérore,--à Paris d'où viennent les gants Jouvin et où naît chaque matin le _Journal des villes et des campagnes_,--à Paris, célèbre dans l'univers entier par son passage des Panoramas et ses gilets de flanelle,--la capitale, enfin, du monde civilisé,--n'a-t-elle pas, dis-je, fantaisie de me faire croire qu'elle a rencontré la femelle de Han d'Islande, une Gorgone doublée de Lucrèce Borgia, une Brinvilliers greffée sur bois de Frédegonde!» »En premier lieu, Aglaé, tu as grand tort d'empêcher les beaux petits anges de faire du bruit. Les enfants qui ne font pas de bruit ne servent à rien. Ah! si j'avais seulement un démon adoré pour emplir ma maison de joyeux tapage! »En second lieu, si tu avais le temps de lire la _Gazette des Tribunaux_, tu verrais combien tu es arriérée en mettant les siècles passés si fort au-dessus du nôtre en fait d'infamies. Notre ère illustre a tous les genres de supériorité. Es-tu aveugle, pour ne point voir que le progrès marche en tous sens,--un peu moins, cependant, en avant qu'en arrière. »C'est une tache d'huile, ce progrès. Il enduit généreusement tout ce qui est entre la bourse et la bague: le centre et la circonférence. »Oui, j'ai rencontré une Euménide, belle et grande comme le crime antique, effrayante autant que la Gorgone, implacable autant que la Borgia ou que la sanguinaire servante de Chilpéric, empoisonneuse à l'égal de la Brinvilliers, un monstre de ruse et d'audace, vivant de ses méfaits comme les bandits du moyen âge, et cachant sous un diadème de noble vertu les diaboliques souillures de son front. »Oui, j'ai trouvé dans le chemin frayé où je marche une de ces créatures impossibles auxquelles on ne croit qu'après les avoir vues,--et après s'être pincée jusqu'au sang pour se bien assurer que l'on veille; j'ai trouvé une véritable échappée de l'enfer, une damnée, si bien pétrie de vices, d'hypocrisies, d'appétits mauvais et insatiables, d'ambition désordonnée et de sauvage cruauté, que mon premier mouvement a été de dire comme toi: Cela est invraisemblable et absurde; cela tient de la fièvre et du cauchemar; cela n'est possible qu'au delà du rideau extravagant d'un théâtre de mélodrames! »Cela est. J'ai non-seulement vu de mes yeux ce miracle de perversité; mais j'ai pu remonter le sentier de sa vie et y compter les sanglantes traces de ses carnages.--Ma bonne Aglaé, je veux t'accorder que, dans nos forêts, les loups sont moins nombreux qu'autrefois; mais, de temps en temps, la bergerie ravagée témoigne de ce fait que les loups qui restent ont de terribles dents. »J'ai affronté le monstre, et, jusqu'à présent, je n'ai point de morsures. En sera-t-il toujours ainsi? J'ai les superstitions du bonheur. Je crois que l'amour revenu d'Henri est mon égide. »Cependant, il ne faut pas se faire plus brave qu'on ne l'est en effet. J'ai pris mes précautions, je me suis armée en guerre. Sachant les façons de madame la marquise de S. C., qui cherche toujours à se ménager des intelligences dans la place ennemie, j'ai réformé tout d'un temps ma maison. Au lieu de mes deux femmes de chambre, c'est Gote, ma vieille nourrice bretonne, qui m'habille. Notre cordon bleu a été honorablement congédié: Gote fait la cuisine. Le mari de Gote est notre cocher et sert de valet de chambre à monsieur. Notre maison est à mourir de rire. Henri s'est d'abord fâché tout rouge; mais, après mes explications, il a fort admiré ma sagesse. Cet état de siége l'amuse énormément. Gote et son mari sont aux anges. A l'âge où l'on prend ordinairement sa retraite, ils se voient en pleine activité de commandement. »Nous avons quitté notre hôtel, qui a un bel écriteau sur sa porte cochère. Cela fait jaser. On nous dit ruinés. Nous aurons cette année vingt mille écus d'économies. Gote et Vincent, «son homme,» croyant des premiers à notre déconfiture, nous ont proposé de nous servir pour rien. Gote et Vincent auront quinze cents livres de rente à la fin de cette année; nous partagerons avec eux nos économies de vingt mille écus. »Mais que je te dise dans quelle forteresse nous nous sommes réfugiés, quel créneaux nous avons dressés, quelles douves nous avons creusées pour dormir tranquilles au milieu des embûches de toutes sortes qui, très-certainement, nous entourent. »L'idée est de moi. Si tu m'accordes que je ne suis pas folle, j'espère que tu me trouveras tout uniment sublime. »Où rencontrer, dans Paris, une citadelle imprenable? »Le commissaire de police du 10e arrondissement est un peu propriétaire. Sa maison a deux étages; il habite le premier; j'ai loué le second. »Pends toi! tu n'aurais pas trouvé celle-là. Les rois de Portugal faisaient coucher un gentilhomme, la nuit, en travers de leur porte. Pour deux mille quatre cents francs par an, nous faisons servir au même usage un employé du gouvernement, un fonctionnaire, un magistrat! Pour arriver jusqu'à nous, il faudrait que la Gorgone écrasât un gardien de la sûreté publique, il faudrait que Lucrèce Borgia passât sur un corps de commissaire! »Tu vois que nous rions tout de même. Dieu merci, nous n'avons pourtant pas beaucoup de temps à donner aux choses frivoles. Nous travaillons comme des nègres. Et je t'assure que c'est bien bon de se fatiguer, de s'exposer, de vivre! »Où en étions-nous de mon histoire? Tu as dû la flétrir du nom de roman, incrédule! Mes deux dernières lettres étaient un peu à bâtons rompus. Je t'excuse, parce que tu as dû trouver là dedans bien des énigmes insolubles. »Où en étions-nous? Je t'ai raconté en détail mon étrange entrevue avec cette bonne madame du Tresnoy, «qui a ses deux filles.» Je t'ai parlé des papiers de feu le préfet de police, un galant homme, un magistrat intègre, qui n'a eu qu'un tort: le tort de laisser au serpent le temps de s'enrouler et de bondir. »Je comble ici une lacune; car je me souviens que je t'ai conduite au bal de l'hôtel de Mersanz en sortant de chez la baronne. Avant d'arriver au bal, j'aurais dû te parler de cette petite bonne femme à la boîte cylindrique, criant de sa voix douce, sur l'Esplanade des Invalides: «Voilà le plaisir, mesdames, voilà le plaisir.» »Cette petite vieille est un mystère comme notre Brinvilliers. C'est la bonne fée de ce terrible conte. Ah! vous croyez, vous autres, que le fantastique est mort! Rien ne meurt. Je suis persuadée que les mémoires de Marguerite Vital feraient un livre très-intéressant, pourvu qu'elle ne commençât pas son histoire à la naissance de son arrière-grand'tante; mais je ne les ai pas lus, parce qu'elle ne les a point écrits, et je suis obligée de me borner à ce qu'elle a bien voulu me dire. »Je la pris à la volée en sortant de chez la baronne, et je la fis monter, bon gré mal gré, dans ma voiture. Elle accueillit d'abord mes questions avec une certaine défiance; mais elle sait tout, cette fée. Quand je lui eus dit mon nom, elle se dérida tout d'un coup. »--Je vous connais, ma belle dame, me dit-elle; je suis du quartier depuis si longtemps... J'ai tenu la porte du nº 81, là bas, rue de l'Université, quand vous étiez demoiselle et quand vous demeuriez au 76 avec votre maman, une bien respectable chrétienne... Je vis passer la noce qui allait à Saint-Thomas-d'Aquin... Ah! dame! ces jeunes ménages ne sont pas toujours tranquilles... et vous étiez bien jeunes tous deux, le vicomte et vous. »Elle poussa un gros soupir; je compris bien qu'il y avait là de lointaines souffrances. »Un quart d'heure après, nous étions une paire d'amies.--Mon premier dessein avait été de la conduire chez moi; mais elle me proposa de la suivre dans son réduit, et j'acceptai avec empressement. »Si peu d'attention que tu aies donné à mes premières lettres, ma bonne Aglaé, à cause de l'incohérence ou de l'obscurité des détails que je te fournissais sans préparation aucune et par suite seulement du besoin que j'avais de parler, tu dois te souvenir que Marguerite Vital était la concierge du nº 37bis de la rue du Cherche-Midi, où demeurait madame Seveste. Elle ne me donna pas sur cette affaire tous les renseignements que j'aurais désirés. Quelque chose semblait la retenir. Ce n'était point défaut de confiance. Il est évident pour moi qu'elle a, pour se taire, quelque motif de haute délicatesse. »Ne t'y trompe pas: Marguerite Vital, dans la très-humble position où Dieu l'a laissée, est une femme pour qui cette expression _haute délicatesse_ ne dit rien de trop. Elle est absolument au-dessus du capitaine Roger, son mari, qui dut l'abandonner autrefois parce qu'il ne la comprenait point. Elle est digne en tout d'être la mère de cette créature angélique, Béatrice de Mersanz, et d'un autre ange dont j'ai dû prononcer le nom dans mon récit de la scène du bal, mais un ange à moustaches, celui-là, le magnifique et trop doux lieutenant Vital. »Elle n'a fait aucune difficulté de m'avouer ces deux points. »--Je sais, m'a-t-elle dit, que vous ne ferez pas mauvais usage de ma confidence, et, d'ailleurs, le danger n'est pas là. Aucun effort humain ne peut empêcher une catastrophe. Elle aura lieu bientôt. Le plus tôt sera le mieux. Nous en sortirons avec l'aide de la Providence. »Elle parlait ainsi, assise sur un vieux coffre, dans sa petite mansarde. Elle m'avait donné son unique chaise. Elle me tenait les deux mains en me regardant le blanc des yeux. Je lui trouvais un peu l'air d'une bonne petite sorcière qui cherche à voir le fond de l'âme de ceux qui lui demandent la bonne aventure. »Tout à coup, elle me dit: »--Non, non, il n'est plus temps de rien cacher. Ce soir ou demain, Paris tout entier saura qu'elle n'est pas sa femme...--Entendons-nous, pourtant! s'interrompit-elle avec fierté; c'est devant les hommes seulement qu'on peut la condamner. Devant Dieu, nous sommes mariés; nous avons eu la bénédiction d'un prêtre. Mais la loi ne reconnaît plus cela. Il faut bien que ces messieurs aient le moyen facile et peu dangereux de tromper les pauvres enfants. Où en serait la société, bon Dieu! si la loi forçait les hommes à tenir leurs promesses! Quand Paris tout entier saura cela, se reprit-elle, Béatrice ne sera plus chez son mari. J'ignore l'expédient qu'ils choisiront pour la chasser; mais ce doit être arrangé déjà. Béatrice ne résistera point; son mari ne lui dira pas: «Va-t'en!» mais il ne fera rien pour la retenir. Celui-là ne vaut même pas la peine d'être haï... Ah! madame, s'interrompit-elle encore, si l'enfant avait eu sa mère, rien de pareil n'aurait eu lieu. Si vous saviez comme j'aurais veillé sur ma fille! J'aurais été toujours entre elle et le danger. Je l'aurais donnée à l'honnête homme qu'elle eut distingué... »Au lieu d'achever, Marguerite se leva et se mit à chercher la clef de son grand coffre, sur lequel tout à l'heure elle était assise. Elle me regarda d'un air un peu sournois, et son sourire eut de la coquetterie. »--Après cela, murmura-t-elle, y en a-t-il une seule parmi vos comtesses qui tienne mieux qu'elle sa place et son rang? »Je n'eus pas le temps de répondre. Sans avoir l'air d'y toucher, cette petite femme fait tout avec une incroyable prestesse. »Elle était déjà debout auprès de moi, les bras croisés sur sa poitrine. »--Merci, me dit-elle avec une respectueuse sensibilité, merci, madame la vicomtesse. J'aurais dû vous parler plus tôt de reconnaissance. Vous allez me rendre un grand service aujourd'hui; je cherchais justement une personne qui eût accès chez M. de Mersanz. C'est vous qui ferez ma commission, ce soir, n'est-ce pas? »--De tout mon cœur, répliquai-je. »Sa tête expressive et si délicatement modelée, qu'elle donne l'idée de ces bijoux de marquises dont nous parlaient nos pères, s'inclina sur son épaule. »--Pourquoi aimez-vous ma Béatrice? me demanda-t-elle. »--Parce qu'elle souffre, repartis-je. »--Vous vous trompez, murmura-t-elle, tandis qu'un fin sourire errait autour de ses lèvres, ce n'est pas pour cela. »--Et pourquoi donc? »--C'est parce que vous souffrez. »Je n'ai pu m'empêcher de lui tendre la main. »--Elle l'aime, me dit-elle les larmes aux yeux. Nous aimons parfois ces hommes. C'est notre malheur. Je ne sais pas si celui-ci peut s'amender jamais au point de la rendre heureuse; mais je veux qu'elle soit tranquille et honorée... je le veux!... Je veux qu'on lui rapporte son titre de comtesse et qu'on la supplie à genoux de l'accepter... Je suis si petite, qu'ils ne me voient pas. C'est là une partie de ma force... »Elle ouvrit précipitamment son coffre et mit, sans chercher, la main sur un bijou qu'elle me tendit après l'avoir baisé. »C'était un anneau d'or: une alliance. »--Voici la bague de mariage de la première comtesse de Mersanz, reprit-elle. Quand madame de Sainte-Croix lui eût donné le coup de la mort... »--C'est donc bien vrai? m'écriai-je. »--Oui, c'est bien vrai... Quand la jeune martyre avait déjà son dernier soupir sur les lèvres, elle retira cet anneau de son doigt et me le donna... Je ne savais pas alors ce que je sais aujourd'hui... Cette femme ne tuera pas ma fille, je vous en réponds, madame la vicomtesse! »Ses yeux brillaient. Toute sa petite personne avait pris un air de force et de dignité. »--Savez-vous, demandai-je, ce qu'est devenu l'enfant qu'on mit au chevet de madame Seveste? »Elle tourna la tête et plongea ses deux mains dans son coffre. »--Madame la baronne a donc parlé!... murmura-t-elle; je sais bien des choses, ma belle dame. Chacune de ces choses viendra à son temps... Écoutez! »Une voix de jeune homme, chantant un air de vaudeville, montait de l'étage au-dessous. »--La marquise a deux instruments, continua Marguerite: cette jeune fille qui se nomme Maxence et qui est plus belle que Béatrice elle-même... »--Celle qui doit épouser le comte, mademoiselle de Sainte-Croix, je la connais. »Ses yeux, qui étaient fixés sur moi, se baissèrent. »--Elle n'épousera jamais le comte, prononça-t-elle lentement; elle n'est pas mademoiselle de Sainte-Croix, et vous ne la connaissez pas. Personne ne la connaît. C'est une âme fermée... et moi qui devrais savoir, j'ignore encore si cette âme est un poignard empoisonné dans sa gaine ou un pur diamant dans son écrin... L'autre instrument, c'est ce jeune homme qui chante sous nos pieds et qui se nomme Léon Rodelet... »--Rodelet!... répétai-je en recueillant mes souvenirs; madame du Tresnoy ne m'a-t-elle pas parlé d'un Rodelet? »Au lieu de répondre, Marguerite Vital continua: »--La marquise déteste Maxence comme le bohémien maltraite et hait l'enfant qu'il a volé dans ses maraudes nocturnes!... »--Elle n'est donc pas sa fille? »--La providence de Dieu, murmura la petite bonne femme,--a des voies où nous n'entendons rien. »Puis elle reprit: »--La marquise déteste Léon Rodelet, parce qu'elle a ruiné, déshonoré ou assassiné son aïeul, son père et sa mère... II --Suite de la lettre.-- »Je me rappelai aussitôt toute cette étrange affaire du nº 81 de la rue de l'Université et la disparition de la famille du millionnaire. La petite bonne femme avait été concierge au nº 81. »Elle continuait, cependant: »--Maxence est pour le comte; Léon Rodelet, pauvre garçon qui chancelle en équilibre entre l'honnêteté native de son cœur et l'entraînement d'une passion trop forte pour sa faiblesse, est pour Césarine. Je ne sais pas encore quel rouage il sera dans la machine infernale inventée par cette femme; mais il sera un rouage. On se servira de lui comme on se servit de son père.--Et qui sait si, tout simplement, l'audacieuse comédie de la maison Rodelet n'aura pas sa seconde représentation? On fait de tout dans la fabrique de mariages de cette femme, tout, excepté des mariages. On y fabrique de l'or avec des larmes et du sang... »Le jeune homme chantait toujours à l'étage inférieur. Une grosse voix l'interrompit tout à coup. La petite bonne femme se tut aussitôt. Elle alla ouvrir la porte de sa chambre, étouffant son pas avec une adresse de chatte et neutralisant le bruit des gonds. Elle sortit sur le carré et me fit signe de la suivre. Nous restâmes là environ trois minutes. M. Léon Rodelet et son interlocuteur causaient maintenant tout bas. »Au bout de trois minutes, la porte de M. Rodelet s'ouvrit. Je vis sortir un de ces beaux hommes à tournure quasi-militaire dont l'aspect seul inspire une légitime défiance. Celui-ci avait le cigare à la bouche. Il était boutonné fièrement dans un frac bleu et portait je ne sais quelle décoration étrangère. C'est à lui qu'appartenait cette grosse voix si bien timbrée. »En sortant, il dit à M. Léon Rodelet,--un fort beau jeune homme: »--Nous avons fait du chemin. Les demoiselles Géran sont à vous. La petite en tient dans l'aile. Si vous vous laissez guider bien comme il faut, vous aurez vos amours avec un sac de taille héroïque... »Tu connais cet homme à frac bleu, ma bonne Aglaé: c'était le fameux Garnier de Clérambault, directeur de la fabrique de mariages. Quant aux demoiselles Géran, je ne t'en ai point parlé encore. Ce sont deux types de toute beauté, auxquels je consacrerai dans une de mes prochaines lettres une description particulière. »Elles tiennent une institution distinguée, avenue de Saxe. Elles font partie de l'armée de la marquise de Sainte-Croix. Je ne sais pas quelle est leur solde. Césarine de Mersanz et cette belle Maxence sont de leurs élèves. »Nous rentrâmes dans la mansarde de la petite vieille, qui était toute pensive. »--Nous sommes attaqués rudement, me dit-elle. Défendre la position serait peut-être impossible, et notre victoire même ne trancherait rien. On recommencerait. Il faut que les choses aillent au pis. Mon plan est fait depuis longtemps. Roger sera puni comme il l'a mérité. Ma pauvre Béatrice pleurera;--mais elle sera sauvée. »Elle me fit asseoir, et, avec une lucidité d'expression assurément extraordinaire pour une femme de sa sorte, elle me détailla son plan de campagne. Je n'aime pas les choses trop subtiles. Le fil d'Ariane peut se rompre. Le plan de la petite bonne femme me fit peur. Je lui dis mon sentiment. »--Vous serez là, me répondit-elle;--et pensez-vous que ce ne soit pas déjà un sourire du bon Dieu pour notre cœur que votre présence parmi nous? »Puis, sans transition: »--M. le vicomte est-il jaloux? »Je fis de mon mieux pour éclater de rire.--Si tu savais, petite sœur, combien souvent j'ai désiré qu'Henri fût jaloux. »--Pas le moins du monde, répondis-je. »--C'est que, reprit-elle,--mon garçon Vital est le plus bel officier de l'armée française. »Elle s'était redressée, rayonnante d'orgueil. »--Et que nous fait cela, ma bonne Marguerite? demandai-je. »--C'est vous qui allez conduire mon garçon au bal, ce soir, ma belle dame: et, si M. le vicomte avait été jaloux... Vous m'entendez bien?... »Mon sourire dut exprimer trop clairement ma pensée; car elle ajouta d'un air piqué: »--Il n'est que lieutenant, c'est vrai, mais il compromettrait tout de même une duchesse... et très-bien... Pas volontairement, au moins, le pauvre agneau! »Naïve vanité des mères!--Je me déclarai prête à prendre le lieutenant Vital pour cavalier au bal de l'hôtel de Mersanz. »J'acceptai, en outre, la mission de parler à cette superbe Maxence et de glisser dans la conversation certaines paroles mystérieuses dont je n'eus point moi-même l'explication. Je puis bien te dire du moins quatre vers assez bizarres que je dus apprendre par cœur et qui, le soir même, répétés par moi, firent sur Maxence un effet extraordinaire. Les voici: »A son insu, l'acide mord; A son insu, la fange tache; Et le vil poignard qui se cache, A son insu donne la mort. »Mais j'ai hâte d'arriver à un autre talisman que je devais aussi emporter avec moi. Cette petite bonne femme est toute cousue de mystères,--de grands mystères. »Quand je vais au fond des choses, je suis bien forcée de me rendre justice. Ce n'est pas moi qui combats madame la marquise de Sainte-Croix; ce n'est pas moi surtout qui l'abattrai: c'est Marguerite Vital, la marchande de pommes d'api et de plaisirs. Je ne suis qu'une arme de plus dans sa main. »Aussi ne fais-je pas la fière. Je la reconnais pour mon chef de file: dès qu'elle ordonne, j'obéis. Il y a plus: j'obéis souvent sans savoir ce que ma soumission produira. »Marguerite rouvrit son grand coffre, derrière lequel, plus attentive, je pus apercevoir, cette fois, une manière de trophée, composé d'une veste de vivandière, d'un petit baril de cantine, d'une paire d'épaulettes, d'un sabre, etc. Elle souleva une première planche où les objets de son humble commerce étaient rangés avec un ordre admirable. Sous cette planche, formant double fond, reposaient sa toilette du dimanche et ses bijoux. »Je dis bien: ses bijoux. Marguerite possède d'autres joyaux que la bague de mariage de la première comtesse de Mersanz. Il y avait parmi ses hardes une croix de chevalier de la Légion d'honneur, un hausse-col d'officier et une agrafe de diamants que j'estime à vue de nez... »Mais tu ne me croirais pas. L'agrafe est d'un grand prix, voilà ce qui est certain; ni toi ni moi n'avons rien de pareil. Ceci, je te l'affirme,--malgré le bruit que l'on faisait là-bas, au pays manceau, des fameux diamants de ta belle-mère. »Ah! ah! ma mignonne, te voilà prise! Tu as beau poser ma lettre sur le guéridon d'un air dédaigneux. Ton œil suit malgré toi les lignes de mon écriture de chat: tu veux savoir! »Tu veux savoir! Des diamants dans ce coffre, sous des pommes d'api et sous des plaisirs! des diamants dans cette mansarde! »Cela te frappe plus vivement que tout le reste. Que nous sommes singulières, nous autres femmes! Il y a pourtant dans mon récit des choses bien plus intéressantes que cela. »Mais d'où viennent-ils, ces diamants? Que je te le dise bien vite, n'est-ce pas? Tu ne trouves aucun sel à cette façon de faire languir les gens. C'est de l'esprit par trop facile. Tu t'impatientes, tu te fâches! Oh! la curieuse! »Est-ce un dépôt? Parfois les gens de la condition la plus humble ont entre les mains des objets de prix qu'on leur a ainsi confiés? Est-ce un héritage, comme l'alliance de madame de Mersanz? La petite bonne femme a dû voir mourir bien des victimes en suivant la piste que nous savons. Est-ce un gage d'amour? Je te déclare que la petite bonne femme a été une beauté,--une beauté rare. »Or, devine, Aglaé. Quand on vend du plaisir et des pommes, il y a de mauvais jours, des jours où le pain manque, où l'espoir s'en va. Cette agrafe pouvait faire de la petite bonne femme une rentière. »Devine. »Renonces-tu? »Pauvre Aglaé, je n'en sais pas plus long que toi. Ne me maudis pas pour avoir retardé si longtemps cet aveu. Je me venge de ma propre ignorance. En vérité, j'aurais donné quelque chose pour connaître l'histoire de l'agrafe. »Marguerite est une douce et modeste créature. Elle garde sa distance, et ses paroles sont toujours pleines de respect. Mais, je te le dis, elle impose à sa manière. Quand il lui plaît de se taire, on regarde à deux fois avant de l'interroger. »Du reste, l'agrafe jouera son rôle tout à l'heure. Tu as le tour d'esprit plus ingénieux que moi. Peut-être mettras-tu la main du premier coup sur le mot de l'énigme. »Ce fut précisément l'agrafe de diamants que Marguerite Vital prit au fond de son coffre. L'agrafe était enveloppée dans un mouchoir de batiste, jaune comme une relique, merveilleusement brodé et marqué de taches brunes qui ressemblaient à des gouttes de sang. »Quand Marguerite se releva, sa petite figure pâle, un peu maigre et sculptée délicatement comme un ivoire de maître, avait une expression émue. »Elle resta un instant silencieuse, contemplant les brillants qui miroitaient dans sa main. Sa main avait un tremblement léger qu'elle essayait en vain de réprimer. »Elle approcha le bijou de ses lèvres. »--S'il a bon cœur et bonne mémoire, murmura-t-elle,--comme sa glorieuse renommée le dit, cela peut sauver ma fille Béatrice. »Vois-tu percer le mystère?--Moi, j'étais tout oreilles. Il me semblait que mon secret pendait à sa lèvre entr'ouverte. »--Nous n'avons qu'un ennemi loyal, dit-elle en faisant un pas vers moi:--c'est l'oncle de M. le comte de Mersanz, le maréchal duc de ***. Celui-là est contre nous par un sentiment que je ne blâme point. Le comte Achille doit hériter de sa pairie. Il faut que certaines familles se gardent toujours au niveau de leur fortune ou de leur gloire. C'est la loi de conservation, je la comprends;--mais ma fille Béatrice mourrait si la volonté du maréchal était faite. Je me défends contre lui. Je suis dans mon droit de mère, comme il est dans son droit de grand seigneur. J'aime mieux mon droit que le sien. »Le maréchal a toujours été opposé au mariage de son neveu avec Béatrice. Il traitait avec pleine raison cette union de mésalliance. Achille ayant passé outre, en apparence du moins, le maréchal cessa de le recevoir. »Ils se sont réconciliés depuis peu. Le rapprochement a été froid et tout officiel. Le maréchal avait été autrefois pour Achille un véritable père. »Voici quelques jours seulement que le maréchal sait le mystère de l'hôtel de Mersanz. Il croyait son neveu bien et dûment marié. Je n'ai pas besoin de vous dire par quelle voie cette révélation est venue au maréchal. »Ce n'est pas un homme qui puisse se liguer sciemment avec des gens d'espèce douteuse, même dans le cas où son intérêt l'y porterait. C'est une gloire honorable. J'appuie sur ce mot, parce que nous avons eu dans notre illustre armée des gloires qui ont fait des fredaines. Je connais cela: j'ai été militaire.--Mais, sans prendre positivement des brigands pour alliés, on peut profiter de leurs méfaits en temps de guerre. Le maréchal est un tacticien. Il se gardera de négliger cet avantage. D'ailleurs, je n'ai aucune raison pour penser qu'il ait la moindre idée de ce que peut être madame la marquise de Sainte-Croix. »Madame la marquise de Sainte-Croix, de son côté, n'est pas femme à négliger l'appui moral que peut lui apporter le maréchal. Il y a entre eux le souvenir d'anciennes relations courtoises. Il a dû subir autrefois plus ou moins l'attrait de son prestige. N'oubliez pas qu'elle a été pendant un temps assez long la reine la plus légitime qui ait tenu jamais le sceptre des hautes élégances. Nous n'avons pas affaire à la première venue. La preuve que madame la marquise est un prodige d'habileté, c'est son existence même. Je ne sais point de femme au monde que la vingtième partie des vices qu'elle a n'eût empoisonnée, point de créature humaine que le quart des crimes qu'elle a commis n'eût précipitée au fond de l'abîme. »Elle vit, donc elle a une incontestable supériorité; supériorité d'autant plus grande que ses besoins extravagants, ses vices dont je parlais, sa passion insatiable, l'ont maintes fois poussée aux limites les plus extrêmes de l'imprudence. A côté des combinaisons subtiles et sûres de sa diplomatie, il y a ce que j'appellerai l'improvisation, fruit de la nécessité. Bien des fois, elle s'est jetée à corps perdu dans les témérités les plus grossières; bien des fois, elle a joué sa position, son crédit, sa vie même sur la plus mauvaise de toutes les cartes. »Non-seulement elle n'a pas perdu, mais le monde n'a jamais eu connaissance de ces parties désespérées qui eussent été sa condamnation. »Elle est forte. Elle est mieux que cela: elle est heureuse dans le mal. Elle a une étoile. »Depuis la mort de M. le baron du Tresnoy, dont elle a fait un saint dans le ciel, je suis seule ici-bas pour la connaître bien et la combattre. Je ne dirai pas que je ne peux rien: ce serait mentir; mais je suis trop faible pour l'attaquer de face. Il m'a fallu attendre, chercher mon terrain et mes armes. Moi aussi, je suis un petit peu tacticienne. J'ai suivi si longtemps nos armées victorieuses!--J'ai attendu, j'attends encore... Ma fille a souffert; ma fille souffrira davantage, mais nous verrons la fin! »Madame la marquise de Sainte-Croix a donc besoin du maréchal, non pas précisément pour remporter une victoire qui ne lui sera point disputée, mais pour en profiter. Je ne veux pas qu'elle en profite. Il faut que sa fortune s'arrête et que son étoile pâlisse au moment même où ma pauvre Béatrice, vaincue, sera chassée de sa propre maison... »Ici, je ne pus m'empêcher d'interrompre Marguerite. »--Comment! m'écriai-je,--vous croyez que les choses iront jusque-là! »--Il est nécessaire qu'elles aillent jusque-là, me répondit-elle. »Et, comme mon regard l'interrogeait, elle ajouta: »--Si Béatrice était la plus forte dans cette première bataille, le comte Achille ne reviendrait pas à elle pour cela. Le seul résultat serait que Béatrice resterait dans la maison du comte Achille. Or, qui veillerait sur elle?... Toutes les armes sont bonnes pour cette femme, qui joue ici un va-tout de plusieurs millions. Une fois la partie engagée, je veux que ma fille soit à moi, sous mes yeux, sous ma garde. Si la marquise veut arriver jusqu'à ma fille, la marquise me passera sur le corps... et, toute petite que je suis, ma bonne dame, je vous préviens que ce n'est pas facile. »Elle souriait, ma foi, d'un air crâne et vaillant. Je crois qu'elle avait piqué son poing sur sa hanche.--Non! ce ne doit pas être facile de passer outre quand cette petite bonne femme est résolue à barrer le chemin! »C'est une étrange créature. »--Pour parler stratégie, reprit-elle, ce que je veux empêcher, c'est la jonction des deux armées ennemies après notre retraite. J'ai compté sur vous pour cela, ma bonne chère dame. Vous êtes de ce monde-là, et vous aborderez tout naturellement le maréchal. »--Je ferai tout ce que vous voudrez, Marguerite, répliquai-je;--c'est pour cela que je suis ici... Mais j'aurais voulu agir plus efficacement... »--Soyez tranquille, m'interrompit-elle;--ça ne fait que commencer... au second engagement, nous vous donnerons un poste d'honneur... Pour ce soir, il s'agit seulement de vous placer entre le maréchal et madame de Sainte-Croix, au moment où Béatrice sortira du salon. »--Vous pensez que cela aura lieu ce soir même? fis-je dans mon étonnement profond. »--J'en suis parfaitement sûre. La marquise a sa police; mais j'ai aussi la mienne. »--Et le maréchal sera là tout à point?... »--Non pas par l'effet du hasard, ma bonne petite dame... La marquise aura manœuvré pour cela. Je la sais par cœur, voyez-vous, et c'est ma force. »Elle me tendit l'agrafe de diamants, enveloppée de nouveau dans le mouchoir brodé. »--Vous montrerez ceci au maréchal, ajouta-t-elle. »--Et je dirai?... »--Ce que vous voudrez... l'objet suffit. »--Mais cependant... »--Si l'objet ne suffit pas, rien n'y fera... mais quelque chose me dit que cet homme a du cœur. C'est un vieux soldat... Vous le prierez de vous accompagner jusqu'à votre voiture. Une fois là, vous le tiendrez et vous me l'amènerez. »--Ici? »--Non... chez vous... Ne voulez-vous point que je vous rende votre visite? »L'heure avançait. J'avais mes instructions, et il me fallait le temps de faire ma toilette. Je pris congé de la petite bonne femme, qui me demanda la permission de m'embrasser. Ce fut, en vérité, de bon cœur que je lui rendis son gros baiser. Elle est charmante depuis les pieds jusqu'à la tête. Je ne peux pas te dire comme son étroite mansarde a une bonne odeur de propreté. »Elle me reconduisit jusqu'au bas de l'escalier. La retraite battait, rue de Babylone. Elle remonta ses cinq étages en chantant gaillardement l'air de la retraite. »Tu sais, ma bonne Aglaé, les principaux événements de cette fête à l'hôtel de Mersanz. Je t'ai dit le rôle singulier qu'y a joué la jeune Césarine, une enfant de seize ans, qu'on voudrait aimer. Je t'ai dit les quelques paroles échangées entre moi et Maxence, l'effet que firent sur elles ces quatre vers récités par moi comme une leçon, et mon étonnement lorsqu'elle me demanda d'une voix tremblante si je savais l'histoire de sa naissance. »Il y a là encore un mystère que je n'ai pu percer. Du reste, tout est mystère dans cette splendide nature qui semble déjà fléchir sous le poids d'une terrible fatalité. Elle est plus que bonne, elle est noble, quoique j'aie vu son œil ardemment voilé se fixer sur le comte Achille avec une expression qui m'a remplie d'effroi. »Je te l'ai dit: le comte est de ces hommes qui tournent la tête aux femmes. »Je voudrais une jeune sœur comme cette Maxence, ou une fille, quand j'aurai quelques années de plus. Ce serait un enchantement que de guider un pareil cœur après l'avoir sondé... »Je passe tout de suite à l'affaire de l'agrafe, puisque ma dernière lettre finissait au moment où cette petite Césarine, qui semblait agir sous le coup de je ne sais quelle funeste fascination, portait le dernier coup à notre pauvre Béatrice en disant au vieux Roger: «Votre fille n'est pas la femme de mon père.» »Jusqu'alors, je n'avais pas aperçu le maréchal, bien que je l'eusse cherché avec soin, depuis le commencement de la soirée. Il est évident pour moi que Marguerite ne se trompait pas. Le maréchal a dû venir à point nommé. Son entrée était calculée. Il y avait, du reste, dans cette réunion beaucoup de gens qui jouaient un rôle à leur insu. »Comme la petite bonne femme l'avait annoncé encore, madame la marquise a voulu accaparer le maréchal. Elle m'a même pris ma phrase, le priant fort galamment, de la conduire à sa voiture. Cela m'a déconcertée. Je n'ai peut-être pas _fait mon entrée_, comme ils disent au théâtre, avec tout l'aplomb désirable. »Mais je suis bien forcée d'avouer, ma bonne petite sœur, que ma personnalité n'était rien ici. Peu importait réellement que je tinsse bien ou mal mon pauvre emploi de comparse. »L'agrafe était tout. »Oh! le magique talisman! »La marquise, triomphante, arrondissait déjà son bras, lorsque les yeux du maréchal sont tombés sur la fameuse agrafe. Sous les touffes de ses gros sourcils, j'ai vu ses paupières s'écarquiller. Honni soit qui mal y pense! Mais, derrière ce précieux bijou, j'entrevois bien des chapitres de roman. Encore une fois, cette Marguerite a dû être une ravissante jeune fille en son temps. Entends-tu: ravissante! »Il m'a suivie, docile comme un agneau, le vieux brave, après s'être sommairement excusé vis-à-vis de la marquise, furieuse. Nous l'avons laissée en tête-à-tête avec ce malheureux de Mersanz, qui ressemblait à un mannequin battu. Le maréchal est monté dans ma voiture sans qu'il ait été besoin de l'y engager. »--A l'hôtel! ai-je dit, car le second étage de mon commissaire n'était pas encore inventé. »C'est à peine si le maréchal a pris le temps de fermer la portière. »--Madame, s'est-il écrié, vit-elle encore? Est-elle heureuse? »Tu juges de mon embarras. Parlait-il de la petite bonne femme? Était-il question d'une autre personne dont Marguerite aurait été la mandataire? Je ne savais rien, et pouvais-je me résoudre à l'avouer après l'usage péremptoire que je venais de faire des diamants? »Je gardai le silence. Il continua de m'interroger avec une extrême agitation. »Je me souviens qu'il me dit: »--Madame, il faut pardonner à l'état de fièvre où je suis et surtout ne rien supposer que de bon, car il s'agit d'une créature qui m'est apparue sous l'aspect d'un ange... Il y a bien longtemps! et, depuis lors, j'ai oublié bien des choses... Mais le hasard ne m'a pas blasé sur les aventures romanesques, madame. Je n'ai jamais fait que la guerre... Ce souvenir reste en moi parmi les épisodes de ma vie comme j'ai vu ces vertes oasis, pressées de tous côtés par les sables du désert ardent... C'est comme un coin délicieux où ma mémoire va s'abriter souvent... Je l'ai cherchée, madame, je vous jure que je l'ai cherchée avec soin, avec patience, avec amour... Je vous le demande en grâce, dites-moi si Dieu va me donner cette joie de la revoir!... »Moi aussi, j'avais la fièvre. Ma curiosité arrivait à son paroxysme. »Était-il bien possible que ces expressions passionnées s'appliquassent à la pauvre petite marchande de plaisirs? »Elle a été vivandière, je l'ai supposé du moins par ce trophée qui est dans son réduit. Certains de ces maréchaux d'empire ont trouvé leur bâton dans leur giberne. Mais ce n'était point le cas du maréchal duc de ***. »Bien certainement, l'agrafe devait n'être qu'un héritage, comme l'alliance de la première comtesse de Mersanz. »Il n'y avait pas deux manières de se conduire. Mon silence avait déjà trop duré. Je dus avouer enfin au maréchal que j'étais purement un messager, ignorant le contenu de ses dépêches, et non point un ambassadeur. J'ajoutai: »--Du reste, monsieur le duc, votre incertitude sera courte. Mon hôtel est à deux pas, et vous allez y trouver la personne qui m'a envoyée vers vous. »Je croyais ainsi mettre un terme à ses questions. Je me trompais. »--Vous la connaissez! me dit-il;--dépeignez-la moi, je vous en prie... Pardieu! j'ai son portrait dans la tête, et il me semble que je viens de la quitter: une petite femme... »--Très-petite. »--C'est cela... une taille à prendre dans les deux mains. »--Pas tout à fait; mais... »--Au fait, elle n'a plus dix-huit ans... de beaux cheveux noirs... »--Non, gris! »--Gris!... Au fait... c'est clair... La Perlette doit être une vieille femme! »La Perlette! Te figures-tu cela, mon Aglaé? La Perlette! Ce nom devait aller admirablement bien à Marguerite, quand elle avait vingt ans. »La voiture s'arrêtait à la porte de l'hôtel. »Le maréchal, malgré sa goutte, monta les escaliers comme un jeune homme. Marguerite n'avait point voulu entrer au salon, bien que les domestiques eussent mes ordres. Elle attendait dans l'antichambre. Dès son entrée, le maréchal la vit. Il s'arrêta, essoufflé, à la regarder. En un quart de minute, il changea trois fois de couleur. Puis il dit, riant et pleurant comme un excellent cœur qu'il est: »--Ah çà! de par tous les diables, où vous êtes-vous donc cachée? »Marguerite était debout. Elle avait la main au front pour dessiner le salut militaire. »--Maréchal, répondit-elle les larmes aux yeux,--vous ne m'avez donc pas oubliée!... »J'étais émue, moi, de confiance et sans savoir, émue jusqu'au fond de l'âme. Le vieux maréchal s'avança vers Marguerite en la menaçant du doigt. »--C'est mal, fit-il;--je ne ris pas, morbleu! c'est très-mal! Moi, oublier la Perlette! »C'était donc bien ma petite bonne femme, cette Perlette! »Ils s'embrassèrent vaillamment et avec bruit comme deux vieux camarades. »Puis Marguerite reprit: »--J'ai eu de la chance avec vous, maréchal. Je n'avais pas voulu gâter cette affaire-là en allant vous importuner. »--M'importuner! répéta le duc, dont l'indignation se traduisit par deux ou trois jurons successifs. »On eût dit que la vue de la cantinière lui rendait ses meilleures habitudes du bivac. »--S'il s'était agi de moi, reprit Marguerite,--je me serais contentée d'aller de temps en temps, selon mon habitude, à la porte du Luxembourg pour vous voir passer quand vous entriez à la chambre des pairs (ici un juron); mais il ne s'agit plus de moi... »--Et de quoi s'agit-il (un juron)? »--De ma fille, qu'on veut me tuer, maréchal. »Six jurons régulièrement enfilés. Après quoi: »--Il a fallu cela pour vous faire sortir du bois! c'est bien. Contez-moi la chose, Marguerite, et nous allons régler le compte de ceux qui veulent vous tuer votre fille. »La petite bonne femme se tourna vers moi. »--Madame la vicomtesse m'a permis de tout oser avec elle?... commença-t-elle. »--Je me retire, ma bonne Marguerite, l'interrompis-je;--passez au salon avec M. le maréchal; vous y serez seuls et personne ne vous dérangera. »Elle prit ma main, qu'elle porta à ses lèvres. Le maréchal, qui n'en était pas aux compliments, l'entraîna sans me souhaiter le bonsoir. »Or, mon Aglaé bien-aimée, tu auras beau le récrier, je te déclare que l'émotion du maréchal passait les bornes. »Il a été jeune, après tout. »Les charades ont le privilége de mettre ma pauvre tête en ébullition. »Voyons. A tout péché miséricorde. Les cantinières, quand elles font un faux pas, sont moins coupables que bien d'autres femmes. Il faut avoir égard... »Enfin, voilà: s'il se trouvait que notre belle Béatrice fût la fille naturelle du maréchal duc de ***, qui est célibataire et sans enfants?... »La Perlette était mariée, diras-tu? Qu'en savons-nous? Ce sont d'autres mœurs que celles de nos familles. On se mariait beaucoup au tambour, en ce temps-là... »Sais-tu que cela changerait bien la face des choses?...» III --Autres lettres de la vicomtesse.-- «Chère madame, »Vous avez été d'une neutralité superbe, l'autre soir, à l'hôtel de Mersanz. J'ai cru voir que madame la marquise de Sainte-Croix vous menaçait très-durement, tant elle vous souriait avec douceur. Je ne vous dirai pas de ne rien craindre: vous n'êtes pas le moins du monde compromise. Je veux vous entretenir d'un tout autre sujet. »Pardonnez mon indiscrétion: ne songez-vous point à établir vos charmantes filles? En offrant mes compliments à mademoiselle Juliette et à mademoiselle Dorothée, je vous prie de leur dire de ma part qu'elles ont été fort remarquées chez le comte Achille. Mon parent, M. le baron de Jolien, m'a parlé de Dorothée avec une chaleur et dans des termes... Je le crois fort épris. Il est de bonne maison. Son revenu monte à treize mille livres de rente. Il a des espérances: une tante de soixante seize ans et sept mois. »Quant à mademoiselle Juliette, elle a tout uniment fasciné ce pauvre Mussaton. Le maréchal me le disait hier. Ils sont un peu cousins, Mussaton et le maréchal. Mussaton est bel homme, vous savez? Sondez mademoiselle Juliette. Il y a deux cent mille francs liquides et pas mal de fonds espagnols. La présidente, qui est sa marraine, ferait peut-être quelque chose. En tous cas, elle est fort âgée. »Réfléchissez. Croyez-moi tout à vous, et faites-moi un petit mot de réponse. »ANNA.» Adresse: «A madame la baronne du Tresnoy, en ville.» «Ma chère enfant, »Il y a longtemps que nous vous avons pardonné. Nous savons à quel point vous avez été abusée. Ce que vous nous proposez part d'un excellent naturel; mais il est des maladies morales qu'il ne faut pas heurter de front. Ne tentez rien auprès de votre père, pour le présent, du moins. Quand il sera temps d'agir vous serez prévenue; car nous avons confiance en vous. »Vous comprenez que je ne puis me présenter à l'hôtel de Mersanz après ce qui s'est passé entre mon mari et le comte Achille. Par la même raison, vous ne pouvez venir chez moi. Je partage cependant le désir que vous me témoignez: je serais heureuse de vous voir et de vous donner quelques conseils dont vous avez grand besoin. »Entre parenthèses, vous avez eu tort de chasser de chez vous les demoiselles Géran, vos anciennes maîtresses. Un pareil éclat ne vaut rien. On en tirera parti contre vous. La violence, croyez-moi, est rarement utile et presque toujours nuisible. »La douce et sainte femme à qui vous avez failli donner le coup de la mort ne vous en veut point. Elle n'a jamais cessé de vous aimer comme si vous étiez sa sœur ou sa fille. »Vous me dites que vous avez bien pleuré. Je vous crois: votre entrée dans la vie a été terrible et funeste. Espérons qu'il vous sera donné de réparer le mal que vous avez fait. Notre Béatrice vous envoie un baiser. »Soyez aujourd'hui à quatre heures chez votre parrain: je m'y trouverai.» L'adresse de ce billet était, comme le lecteur l'a deviné sans doute: «A mademoiselle Césarine de Mersanz.» Le parrain de Césarine était le maréchal duc de ***. «Madame, «Votre présence à Paris pourrait sauver monsieur votre fils d'un danger imminent et cruel. Des événements graves qu'on ne peut vous détailler dans une lettre, ont lieu ici. Le hasard m'a fait connaître une partie de votre histoire. Il est des malheurs qui ne peuvent inspirer qu'un profond et respectueux intérêt: celle qui vous écrit ce mot, madame, est votre amie. »Ne répondez pas; venez. Je prends la liberté de vous adresser un petit mandat, parce que je sais la position où vous ont réduite ceux-là mêmes qui veulent aujourd'hui entraîner votre malheureux fils dans l'abîme.» «A madame Ernestine Rodelet, à Chartres.» «Madame la vicomtesse de Grévy prie M. Fromenteau de passer chez elle immédiatement, pour affaire importante.--De la part de madame la baronne du Tresnoy.» Elle avait un peu de fatigue sur le visage, cette charmante vicomtesse, au moment où elle cachetait cette dernière lettre, adressée à l'humble agent de renseignements qui nous a raconté, au début de cette histoire, ses malheurs amoureux et les innombrables mariages de Stéphanie, son amante. Ses yeux étaient légèrement battus, son teint un peu pâle; mais elle avait le sourire aux lèvres. C'était dans une jolie petite chambre d'aspect bourgeois, basse d'étage et modestement meublée. Le guéridon où écrivait Anna tenait un des coins du foyer. De l'autre, il y avait un de ces grands fauteuils à roulettes qui servent aux vieillards,--ou aux blessés. Dans l'alcôve voisine, on entendait une respiration égale et calme. Les rayons de la lampe, glissant au travers des rideaux, montraient sur l'oreiller une tête de lion malade. C'était le vicomte Henri de Grévy qui reposait paisiblement. Son bras droit, arrondi sur la couverture, était entouré de bandages. Cette chambre faisait partie de l'appartement loué au commissaire. Madame de Grévy sonna. Elle remit au domestique sa correspondance cachetée, en disant: --Hâtez-vous! Il n'y avait que la lettre de madame Rodelet qui fût pour la poste. Les autres étaient à porter. Quand le domestique fut parti, Anna se leva et gagna l'alcôve sur la pointe du pied. Elle dérangea un peu le rideau pour éclairer mieux le visage de son mari et se mit à le contempler avec une sorte d'extase. Il était beau, cet Henri de Grévy, de cette heureuse beauté qui annonce la franchise insouciante et les jeunes gaietés survivant à l'âge viril. Ce n'était pas un héros, ce n'était pas un penseur. C'était un de ces joyeux garçons dont l'humeur facile fait l'élégance et la liberté du monde. Il faudrait fermer, en qualité de maison dangereuse, un salon où il n'y aurait que des héros et des penseurs. On ne tolère les penseurs et les héros, croyez-moi bien, que par cette raison qu'ils forment une insignifiante minorité. Henri, avec son sourire spirituel et bon enfant qui n'excluait nullement la distinction, était bien le mari qu'il fallait à cette délicieuse Anna, spirituelle jusqu'au bout des ongles et bonne encore davantage. Il ne faut point croire, cependant, que leur paradis conjugal, nouvellement reconquis, dût être à l'abri de toute bourrasque. Ils étaient faits pour s'entendre, mais aussi pour se contrarier. Ce sont les bons ménages. Désormais, dans la guerre comme dans la paix, Henri et Anna devaient former la perle des couples. La vicomtesse, avec une légèreté d'oiseau, becqueta le front de son vicomte endormi; puis elle disposa la couverture avec soin et revint s'asseoir auprès du guéridon. Les lettres d'affaires étaient expédiées. On allait causer avec la bonne amie. Notez que la bonne amie de province est agréable entre toutes à entretenir. On sait que l'arrivée de la lettre parisienne fera sensation au château. La province joue éternellement vis-à-vis de Paris la scène du _Dépit amoureux_. La province déteste Paris, mais elle l'adore; les choses, les lettres et les gens qui viennent de Paris produisent à coup sûr un certain effet, d'autant qu'on se roidit contre cet effet, d'autant qu'on le nie. Avec une amie de province, on peut se permette un tantinet de style. Il est permis d'espérer qu'on étonnera un peu. Que voulez-vous dire à une Parisienne? Elles savent tout, comme le gamin, leur célèbre compatriote. Elles ont d'autres points de ressemblance avec le gamin: elles se moquent de tout, et, chose désolante, dès qu'on entreprend la tâche absurde et téméraire de les divertir, on les ennuie. Ennuyez-les au contraire, en italien, par exemple, et vous êtes parfaitement certain de les divertir. Avec une amie de province, on raconte; les Parisiennes n'écoutent jamais. Elles ne lisent que les enseignes des magasins de nouveautés. Depuis que les tables ne tournent plus, que font-elles? La plume de la vicomtesse courut bientôt sur le papier, traçant ces caractères bleus, inclinés, longs, élancés, coquets, qui tombent de toutes les plumes de vicomtesse. «Il est tard, ma bonne Aglaé, je devrais dormir; mais tu as enfin daigné me donner signe de vie, et ta lettre me prouve que notre imbroglio t'a fouetté le sang. N'est-ce pas que c'est fort attachant? Moi, cela m'enchante. Ma vie est désormais un feuilleton roman. Chaque soir, je m'endors en me disant: «La suite à demain.» »Et le lendemain apporte le chapitre impatiemment attendu. »J'ai peur, quand cela sera fini, de trouver l'existence bien monotone. »Sais-tu quel est mon emploi pour le moment? J'ai monté en grade: félicite-moi. Naguère, je portais les messages, j'étais facteur. Maintenant, je fais bel et bien la correspondance. J'ai l'honneur d'être secrétaire particulier de ma petite bonne femme. J'ose espérer qu'elle est contente de mes services. »J'ai écrit quatre lettres ce soir, non pas sous la dictée de Marguerite, mais d'après ses instructions formelles. Le drame se serre; l'intrigue brouille ses fils. Nous aurons de la peine à dévider cet écheveau. Voici que nous allons prendre la baronne par ses deux grandes filles, Césarine par son repentir bien sincère, la pauvre enfant, et la belle Maxence... »Mais on dit qu'elle est bien malade. J'ai peur! Je n'ai pas besoin de te dire de quoi est capable madame la marquise de Sainte-Croix. »Madame Rodelet, la mère du jeune M. Léon, va nous venir en aide. Fromenteau, l'ancien agent de M. du Tresnoy, va se mettre en campagne. Je suis sur les traces d'une nommée Justine dont le témoignage porterait un terrible coup, et une sœur de madame Seveste, l'accouchée de la rue du Cherche-Midi... »Revenons à notre récit. Tu me demandes des nouvelles d'Henri. Henri est ici, près de moi, blessé d'un coup d'épée au bras. Rassure-toi: c'est peu de chose, et la fièvre traumatique, comme l'appelle notre docteur, est déjà passée. »Je me doutais bien, figure-toi, qu'il y avait quelque chose, mais j'étais à cent lieues de penser qu'on eût été jusqu'à une provocation. Sans cela, quelles transes, mon Dieu! Risquer de perdre mon Henri le jour même où il m'était rendu! Quand j'y songe, je n'ai plus une seule goutte de sang dans les veines. »Ils se sont battus le lendemain du bal, dans le jardin du comte D..., honnête gentilhomme qui aime ces sortes d'émotions, pourvu qu'il soit simple spectateur, et qui a fait disposer une de ses terrasses en champ clos. Il prête gratis cet emplacement commode à tous ceux qui veulent s'entrecouper la gorge sans franchir le mur d'octroi. Il a des armes, un véritable arsenal: depuis le brutal espadon jusqu'à la courtoise épée, depuis le pistolet de tir jusqu'au revolver et à la carabine des duels américains. »Il n'a pas encore pu placer ses carabines. Il cherche deux gentlemen assez avisés pour se battre à cinquante pas avec des balles à pointe de cuivre, perçant des plaques de tôle de deux centimètres d'épaisseur. Jusqu'ici, personne n'a voulu lui donner cet aimable spectacle. »Lors de son dernier duel, ce fou de Montmorin lui a dit: «Encore passe si vous auriez des canons!» »M. de X. a eu pendant trois jours l'idée de faire fondre une paire de canons. Mais son jardin est au milieu de Paris. Cela ferait trop de tapage. »Il a une pharmacie pour les cas malheureux, et son chirurgien est à l'année. Il a des lits mécaniques, facilitant les mouvements des blessés. »Il a des intelligences aux pompes funèbres. »Il donne à déjeuner aux témoins, quand les blessures sont légères. Mais il faut qu'on se blesse. Sans cela, il se déclare lésé et met tout le monde à la porte. »Henri et Achille se sont donc battus dans _l'établissement_ du comte de X... M. de Mersanz n'avait pas pu trouver de témoins parmi les gens de son monde. Sa conduite avait révolté tous ses anciens amis: Henri avait Montmorin et Beaumont. »A l'heure dite, on vit arriver le maréchal pour M. de Mersanz. Le comte de X... a des témoins dans le quartier: il en fournit un, et le combat commença à l'épée. »A l'épée comme au pistolet, mon pauvre Henri est toujours parfaitement sûr de son affaire. Il a une douzaine de piqûres pour s'être battu six fois. Le comte Achille, ne t'y trompe pas, est un homme aussi brave qu'habile au maniement des armes. Je suis toujours étonnée quand je vois le courage, même ce banal courage de duelliste, s'allier à de si tristes défaillances du cœur. »Les choses se sont passées au contentement parfait de cet honnête comte de X... Henri a reçu son dû, c'est-à-dire sa blessure, et les chirurgiens se sont emparés de lui. »Avant le combat, je dois mentionner cette circonstance: le maréchal avait refusé la main du comte Achille, son neveu. Après l'engagement, il s'est séparé d'Achille sans mot dire. C'est lui qui est monté dans la voiture d'Henri pour le conduire à la maison. »Je n'ai pas eu un coup trop violent. Henri m'est arrivé sur ses jambes, un peu pâle, il est vrai, et le bras en écharpe, mais le sourire aux lèvres. On l'a mis au lit tout de suite. Depuis ce temps, je le veille. Il me dit que je suis son ange gardien. Nous ferions bien rire peut-être ceux qui écouteraient à notre porte, car nous échangeons des fadeurs à qui mieux mieux. Mais ces fadeurs, c'est l'amour. Nous sommes heureux comme une paire de tourterelles au printemps. »Tu te doutes bien que, ce matin-là, je n'avais pas commis le péché de paresse. Au moment où l'on me ramenait mon Henri, je rentrais, moi aussi: je venais de faire ma visite à la mansarde de Marguerite Vital. »Ils étaient là tous les trois, campés dans cette pièce étroite: Marguerite, Béatrice et le capitaine Roger. »Béatrice avait encore sa toilette de bal. Elle ne s'était point couchée. Elle avait passé la nuit auprès de son père, pris d'une sorte de transport au cerveau. Je ne peux pas le dire, Aglaé, ce qu'il y aurait eu de tristesse en ce lieu, sans la petite bonne femme. »Quand je suis entrée, elle avait sa fille sur ses genoux. Le père, un peu calmé, sommeillait à demi, la figure hâve et pleine de cheveux gris en désordre. Le lieutenant était venu les voir au point du jour: son devoir l'avait rappelé à la caserne. »Elles se levèrent toutes deux pour me laisser l'unique chaise. Marguerite, en voyant mes yeux se mouiller à l'aspect de sa fille, serra mes deux mains contre son cœur. Béatrice me tendit silencieusement son front. J'ai remarqué cela: le malheur est une enfance parce qu'il est une faiblesse. Les gens qu'un grand coup vient de frapper ont des habitudes et des gestes d'enfant, parmi la majesté même de leur infortune. »Je m'assis. Nous fûmes du temps avant de parler. Moi, je n'osais ouvrir la bouche, parce qu'il me semblait que ma voix allait s'étrangler dans ma gorge. »--Elle ne regrette rien, dit enfin la petite bonne femme, qui baignait ses doigts avec volupté dans les doux cheveux de sa fille; rien de toute cette richesse... rien de toute cette noblesse... Elle ne regrette que lui... elle l'aime. »Béatrice se retourna vers elle et l'attira dans un long baiser en murmurant: »--Je vous aime aussi, ma mère. »Celle-ci la pressa passionnément contre son cœur. »--C'est la Providence, figurez-vous, me dit-elle, c'est le bon Dieu qui nous a réunies. Je l'avais vue bien souvent, cette belle jeune femme qui remplaçait l'ange que j'avais tant aimée... la première comtesse de Mersanz. C'était une raison pour que j'eusse de l'éloignement pour elle... Et cependant, chaque fois que je la rencontrais, moi, portant ma boîte, elle, entraînée par les bouillants chevaux de son équipage, il me semblait que toute mon âme s'élançait sur sa trace... Il me venait parfois à l'esprit qu'elle pourrait bien avoir le même sort que l'autre, et mes cheveux se dressaient sur ma tête... Le comte Achille n'est pas un méchant homme; il est de ceux qui tuent les femmes sans savoir et qui enjambent le corps pour aller où le caprice les mène... J'avais peur... »Elle ramena Béatrice, distraite et muette tout contre sa poitrine pour continuer en s'adressant toujours à moi: »--Comment aurais-je su que je l'adorais déjà?... Une fois, à la pension Géran, où j'allais vendre mes plaisirs, j'entendis qu'on parlait d'elle; je m'approchai: c'était mademoiselle Mélite qui causait avec la marquise. La marquise disait: «Le mécontentement du maréchal est bien naturel; c'est une fille de rien. Je connais quelqu'un qui a fréquenté autrefois son père, un grossier soldat de fortune, sans éducation, sans manières, un homme impossible! Quand on s'appelle le comte de Mersanz, on n'épouse pas une demoiselle Roger...» »Te souviens-tu, Béatrice, ma chérie, s'interrompit ici Marguerite, tu me vis arriver tout essoufflée. Je pénétrai dans ton jardin malgré le suisse et j'allai t'offrir des plaisirs. Le suisse venait pour me chasser; tu l'apaisas en riant et tu m'achetas toute ma boîte... Oh! le bon et cher louis! la sainte pièce d'or! Le premier sourire de ma fille!... Depuis, j'allais à l'hôtel bien souvent, j'y étais toujours reçue. Elle ne savait rien, cette enfant-là; je n'étais pour elle que la petite bonne femme!... maman Carabosse, comme ils m'appellent tous; et pourtant, si vous aviez vu comme elle était bonne avec moi! Je ne me suis découverte à elle qu'au moment où j'ai deviné le danger... Il fallait bien qu'il y eut un homme dans tout ceci: je parvins à introduire mon Vital et je lui avouai qu'il était son frère... Écoutez, il ne faut pas nous faire meilleurs que nous ne sommes... sur cent femmes dans sa position, il y en aurait eu quatre-vingt-dix-neuf pour se pâmer de désolation en apprenant cette foudroyante nouvelle... la comtesse de Mersanz, fille de maman Carabosse!... Eh bien, elle tomba tout de suite dans mes bras en pleurant de joie et en m'appelant sa mère... »Le vieux Roger s'agita en ce moment dans son lit. Nous le vîmes se soulever sur le coude. Il avait vraiment l'air d'un spectre. »--Pourquoi donc, nous demanda-t-il, pendant que son regard abêti faisait le tour de la chambre, pourquoi donc le lieutenant Toussaint s'est-il fait sauter le caisson?... J'ai su cela... je ne m'en souviens plus. »Béatrice nous quitta aussitôt pour s'approcher du lit. Le bonhomme la regarda en face d'abord, puis avec une appréhension sournoise. »--Comtesse! murmura-t-il; est-ce bien heureux d'avoir une fille comtesse?... Il faut regarder où l'on pose le pied dans ces grandes maisons. »Et, tout à coup, fronçant le sourcil: »--Bien! bien! voilà que je m'en souviens!... On rencontre de vieux camarades, n'est-ce pas? on boit un verre ou deux ensemble... je ne savais pas que c'était péché de boire dans le jardin... Niquet et Palaproie ont fait un peu de bruit: ce n'est pas des marquis... On ne le fera plus... d'ailleurs, je vas retourner dans mon trou: je ne gênerai plus personne. »--Mon père! mon bon père! prononça doucement Béatrice, qui lui jeta ses deux bras autour du cou. »Le vieux Roger se laissa caresser un instant. Il était plus calme et un sourire voulait naître autour de ses lèvres. Mais nous le vîmes soudain repousser Béatrice, tandis que ses yeux hagards interrogeaient le vide: »--Est-ce Toussaint ou Langlois?... murmura-t-il; Toussaint avait une fille; Langlois aussi... Lequel des deux s'est brûlé la cervelle?...» IV --La police de la vicomtesse.-- «Hier au soir, ma bonne Aglaé, je n'ai pas achevé ma lettre. Mon malade s'est éveillé. Dès qu'il s'éveille, je vais m'asseoir à son chevet. Nous causons. Naguère, nous ne savions pas causer. Quand le hasard nous rassemblait et que nous étions dix minutes ensemble, l'impatience me prenait, et je voyais bien qu'il faisait des efforts terribles pour ne point bâiller. Nous n'avions d'autre souci que d'être quittes l'un de l'autre. »N'est-ce pas admirable cette chance que Dieu nous laisse de renaître au bonheur après une mort si longue? Je t'assure, Aglaé, que le bonheur qui renaît ainsi vaut toutes les jeunes félicités. Ou plutôt, je t'affirme que le bonheur est la jeunesse même. Nous sommes jeunes, depuis que nous nous aimons. »Nous avons vécu deux fois. Nous pouvons comparer ces fleurs du second printemps à celles qui parfumaient nos belles années. Celles-ci sont plus douces; je les aime mieux. Se faneront-elles aussi?... »Depuis hier, il s'est passé bien des choses. Mais achevons d'abord de régler notre arriéré. Tu penses bien que je n'ai pas laissé la famille Roger dans la mansarde de la petite bonne femme. Nous avons choisi un appartement dans le quartier, rue Bourbon-le-Château, et nous nous voyons tous les jours. Le pauvre vieux capitaine est toujours fort malade. Je ne crois pas qu'on puisse appliquer le mot délire à son état mental: c'est une sorte d'engourdissement coupé de réveils imparfaits, où il entrevoit comme une vague lueur de réalité. Cela ne va jamais jusqu'à la perception complète. Il n'a aucune idée de ce qui s'est passé. Je ne t'étonnerai pas beaucoup en te disant qu'il n'a point reconnu sa femme. »Ma petite marchande de plaisirs est bonne et douce pour lui; mais le moment de la reconnaissance (style dramatique), s'il vient jamais, ne sera pas des plus attendrissants. Marguerite a concentré toutes ses facultés d'aimer sur ses deux enfants. Entre elle et Roger, c'est un lien brisé. Elle sera miséricordieuse, attentive et dévouée, ce sera tout. »Il y avait vingt-quatre ans qu'ils ne s'étaient vus. C'est trop. Et peut-être les motifs de la séparation furent-ils graves. J'aurais peine à mettre les torts du côté de ma petite bonne femme. »Elle est tellement au-dessus de Roger... Mais je ne sais pourquoi je raisonne ainsi à tâtons. Nous avons autre chose à faire. »Ma belle Béatrice soigne son père et défend son mari, que Marguerite veut parfois attaquer. Je n'ai jamais vu résignation plus angélique. Elle serait capable encore de pardonner. Tant mieux! »Quant à ce qui s'est passé dans la fameuse entrevue du maréchal et de Marguerite, la nuit du bal, je n'en sais pas plus long que le premier jour. Ce qui est certain, c'est que le maréchal est à nous et qu'il mène son neveu tambour battant. La petite bonne femme me paraît le diriger comme elle me dirige moi même... »Maintenant, procédons par ordre; car il est bien facile de s'égarer dans ce dédale de démarches et de faits. Je te promets que mon métier actuel n'est pas une sinécure. Je ne connais qu'une personne au monde pour travailler plus que moi: c'est maman Carabosse. Mais celle-là est une fée. »Césarine est venue, malgré une lettre de moi qui le lui défendait. Elle est venue de grand matin et s'est presque jetée à mes pieds. C'est une enfant extrême en tout, qui voudrait maintenant payer de sa vie le mal qu'elle a fait. Elle pourra bien faire encore d'autre mal par imprudence ou par excès de zèle; mais il est impossible de ne pas lui pardonner et de ne pas l'aimer. Ceci a été pour elle une terrible leçon. Dès qu'elle va devenir femme, ce sera un être charmant; mais, puisque nous parlions de sinécure, ce n'en sera pas une non plus que l'état de son mari. Je ne connais qu'un homme absolument propre à la dompter: c'est ce pieux Énée de Vital, ce modèle de douceur vaillante que je n'aurais certes pas choisi pour moi, mais dont la fermeté vertueuse et la mâle patience useraient bien vite l'exubérance de fougue qui met en fièvre cette indomptée. »Tu vas me demander si je suis folle. Encore passe de travailler à la réunion du comte et de Béatrice, puisqu'il y a fait accompli;--mais marier ce lieutenant de la ligne à mademoiselle de Mersanz!... »Mon Dieu! ma bonne, en principe, je déteste profondément ces épousailles de princesses et de bergers. J'ai plus d'une fois cessé de couper les feuilles d'un roman nouveau parce qu'il était question d'amener à bien l'union de la fille d'un pair de France avec un jeune sculpteur pauvre et rempli de talent. Ce n'est pas audacieux comme ils le pensent: c'est nigaud, tout uniment. »Mais, ici, la position de Béatrice change bien l'énoncé du problème. D'ailleurs, à part leur fortune, ces de Mersanz ne sont pas le Pérou. Noblesse de finance, qui, un beau jour, s'est pendu la brette aux reins. »D'ailleurs encore, l'idée n'est pas de moi. Elle est, ne t'en déplaise, de mademoiselle Césarine de Mersanz elle-même. Hélas! oui! à la respectable pension Géran, on prend de ces idées-là vers la quinzième année, quand on ne les a pas dès quatorze ans. Césarine aime Vital de toute la somme de tendresse que le contraste peut ajouter à la passion. Et le timide Vital le lui rend avec usure. »Je n'ai pas pu te dire cela dans ma première lettre parce que je l'ignorais: la grande scène d'insulte, conduite par cette petite Césarine avec tant d'impitoyable audace, était purement une affaire de jalousie. Elle croyait que Vital était l'amant de sa belle-mère. »En sortant de la vénérable pension Géran, on est apte à faire, du premier coup, de ces suppositions-là. »Du reste, je ne prétends pas du tout ici te faire part du mariage du pauvre lieutenant Vital avec Césarine de Mersanz. Nous causons toutes deux et je te dis: Si ce mariage se fait, Césarine sera une adorable femme. »Elle veut voir Béatrice, elle veut embrasser ses genoux, elle veut quitter la maison de son père, elle veut se retirer auprès de Béatrice.--Et toutes ces extravagances paraissent le double de leur taille quand elles sortent de sa bouche. »Traduction littérale: elle en est folle du lieutenant Vital. »Mais il y a quelqu'un de plus fou qu'elle, c'est son grand bellâtre de père. Quand je songe que j'aurais pu épouser un homme pareil, je suis tentée de mettre mon Henri sous verre. Achille est noyé jusqu'au cou dans sa passion nouvelle; Achille a le transport au cerveau. »Si quelqu'un me disait ce soir qu'Achille s'est jeté du haut de la colonne Vendôme sur le pavé, j'en serais fâchée pour ma pauvre Béatrice, et non point surprise. »Ces tempêtes du cœur chez les hommes qui n'ont pas de cœur sont cependant des phénomènes bien curieux. »J'observe celui-là de tout près et sous différents angles. J'ai Césarine et ma police. »Ce qui chauffe au rouge l'ardeur du superbe Achille, c'est la résistance qu'on lui oppose, résistance sincère de la part de Maxence, résistance calculée et admirablement ménagée de la part de madame la marquise de Sainte-Croix. »Maxence est fort malade, comme j'ai pu te le dire. C'est une fille dont la menaçante précocité n'a pu être domptée que par la plus belle des âmes. Pour moi, Maxence est plus parfaite encore de cœur que de visage. Elle ne voit personne. Césarine elle-même n'a pu parvenir jusqu'à elle. »Tout à l'heure, j'aurai l'honneur de te présenter le précieux Fromenteau, le chef de ma brigade de sûreté. C'est lui qui t'apprendra ce qui se passe dans la maison Sainte-Croix. Césarine n'en sait pas le premier mot. Extrême en tout, elle allait jusqu'à soupçonner Maxence, qui, autrefois, paraîtrait-il, lui avait parlé contre Béatrice. »Cette Maxence a dû beaucoup combattre avant de remporter son admirable victoire. »Le comte Achille en est donc réduit à faire sa cour par ambassadeur. Il ne traite qu'avec la marquise, et tu juges s'il est bien servi. La marquise lui a mis le pied sur la gorge. Elle pèse. Il est vaincu, il est esclave. »Ce n'a pas été cependant sans résister un peu qu'il s'est couché devant son vainqueur. Il y a eu réaction après la scène du bal et le duel. La réprobation de ses amis les moins scrupuleux, le vide qui s'est fait subitement autour de lui, la conduite du maréchal, tout cela lui a donné à réfléchir. Le lendemain du bal, il resta enfermé tout le jour dans sa chambre. Vers le soir, pris d'un beau mouvement, il chassa M. Baptiste, son valet de chambre, un des plus splendides marauds de la rive gauche, et mademoiselle Jenny, l'ancienne femme de chambre de Béatrice,--une peste de premier ordre. »Il ordonna d'atteler. Césarine croit qu'il avait réellement la pensée d'aller chercher Béatrice. »Madame la marquise de Sainte-Croix se fit annoncer au moment où il partait. Elle passa toute cette soirée avec lui. M. Baptiste rentra. Mademoiselle Jenny fut gagée pour servir de femme de chambre à la nouvelle comtesse. Le mariage était décidé. Depuis lors, Césarine elle-même a été tenue à distance. Le comte est comme un étranger dans son hôtel, où il ne fait que de rares apparitions. Césarine croit savoir que le maréchal lui avait signifié dans une lettre fort dure qu'il n'était plus son héritier. Ceci l'a touché médiocrement: c'est, il est vrai, une immense fortune de perdue, mais il lui reste son propre patrimoine, qui est une immense fortune aussi. »Mais qu'y a-t-il donc entre Marguerite et le maréchal, pour que cet homme, si sévère et si fort ennemi des mésalliances, punisse ainsi son neveu,--presque son fils,--précisément par cette raison qu'il n'a pas voulu se mésallier? »Le comte à l'air très-triste. Il a parlé vaguement de s'expatrier. C'est une idée qui germe en lui. Si l'intérêt de la Sainte-Croix s'y trouve conforme, il l'exécutera. »Lors des rares séjours que le comte Achille fait à son hôtel, il y a de nombreuses allées et venues d'hommes d'affaires. Maître Souëf, l'un des principaux notaires du quartier, vient jusqu'à trois et quatre fois par jour à la maison. Quand ce n'est pas lui, c'est l'un de ses clercs. »Voilà ce que je sais par Césarine; mais passons à Fromenteau. »Figure-toi le plus pauvre diable qui ait jamais battu l'affreux pavé du quartier Saint-Jacques, un cloporte de ces vieilles maisons qui empâtent le palais des Thermes, un ancien petit clerc d'huissier, je pense, monté en grade et devenu écrivain public, habitant le tonneau de Diogène ou une guérite abandonnée, et rédigeant, pour cinq sous, pétitions, placets, réclamations, lettres au roi, cédules amoureuses, etc. Figure-toi cela. Fromenteau est plus fort. »Fromenteau a cinq ou six grandes poches d'où sortent témérairement des liasses de papier formidables. Il est hérissé de papiers, comme une bogue de châtaigne est hérissée de ses épines. Il est déjeté, il est affamé, il rit jaune comme un homme souvent battu, il louche un peu derrière des lunettes invraisemblables, il court, il rampe, il passe partout; il a une pauvre redingote si luisante, qu'on la dirait peinte à l'huile; il a, au contraire, des bottes, si haut crottées, qu'on se demande en les voyant, comment il se fait que les rues de Paris aient encore de la boue. »Il a un cousin dentiste qui s'associerait à son commerce s'il pouvait _faire_ mille francs de capital; il croit à tout, même à sa fortune: il est simple plus qu'un enfant, rusé plus qu'un renard et amoureux imperturbablement. »Je te conterai quelque jour les amours de Fromenteau avec sa Stéphanie, qui est à son quatrième veuvage et en train de se remarier, en attendant qu'il ait une position faite. »Les naïvetés véritablement grandes, profondes, épiques, ne se trouvent qu'à Paris. »Fromenteau a essayé de tous les métiers, peut-être même de quelque métier honnête. Il n'a pas de bonheur. La _position_ le fuit. C'est une victime de notre civilisation. »Il a tant de talent, cependant! Il nous a déjà rendu des services depuis hier. Je le récompenserai. Peut-être son étoile va-t-elle enfin percer le brouillard; peut-être sera-t-il le sixième mari de Stéphanie? »Vers sept heures, ce soir, Fromenteau est entré dans ma chambre. Je lui avais donné ses instructions le matin. Il m'a demandé un bouillon, ayant couru, à son dire, toute la journée durant sans manger ni boire. »Il a, du reste, parfaitement l'air d'un homme qui ne mange qu'à l'occasion. »Ayant dépêché un bol de potage, il a tiré de sa poche un volumineux dossier et m'a dit: »--Madame la vicomtesse demeure donc maintenant dans la maison du commissaire? »Ç'avait été son premier mot ce matin. Cela le préoccupe singulièrement. Pour les gens comme Fromenteau, les commissaires ont une incalculable importance. »--Qu'avez-vous fait, monsieur Fromenteau? demandai-je. »--J'ai dépensé les cinq louis que madame la vicomtesse avait bien voulu me confier. »--Et vous êtes à jeun? »--Quant à moi, oui, madame la vicomtesse... mais j'ai fait dîner Coqueret, Bertrand, Jolyet, Martellier et Burot. »--A un louis par tête. »--Burot à deux louis, madame la vicomtesse; c'est lui qui a traité M. Baptiste de chez le comte de Mersanz. »Je comprenais. »Fromenteau s'est frotté les mains parce qu'il me voyait sourire. »--Et que savez-vous par M. Baptiste? demandai-je. »Fromenteau assura ses lunettes de ce coup de doigt sec qui annonce l'homme de plume et déplia un de ses papiers. »--Pas grand'chose, grommela-t-il en haussant les épaules; c'est de l'argent qui ne rapporte pas. M. Baptiste ne se grise jamais tout à fait... et il lui faut du bon... il en a à la maison... Voici le rapport de Burot... »Je ne te donnerai pas le rapport de Burot... Il ne contenait guère en substance qu'une contrepartie des renseignements fournis par Césarine. M. Baptiste, cependant, ne partageait point l'opinion que le comte pût passer à l'étranger. On est si bien en France pour faire une sottise! »Ce Baptiste est un maraud de beaucoup d'esprit, qui juge son maître de haut. Le mépris de ce coquin est superbe. Chaque mot qu'il prononce au sujet de son maître est écrasant de dédain. Assurément, nous qui avons tant à nous plaindre d'Achille, nous sommes loin de le juger aussi sévèrement que M. Baptiste. »--C'est vrai, dis-je après avoir pris connaissance du rapport, il n'y en a pas beaucoup pour deux louis. »--Il y a, me répondit Fromenteau, de la marchandise plus avantageuse. Coqueret a déjeuné avec Marcailloux, troisième clerc chez maître Souëf (Isidore-Adalbert), et ça n'a coûté que douze francs cinquante... Différence des positions. »Je voulus voir tout de suite le rapport de Coqueret. »--Ce sont des jeunes gens bien, me dit Fromenteau en dépliant son second papier. Moi, je ne peux pas faire ce service, rapport à mon costume d'abord, qui est un peu défraîchi... Ça ne flatte pas d'entrer avec moi dans un établissement public... En outre de quoi, la boisson me fait mal, n'en ayant pas l'habitude... Enfin, troisième raison, je manque un peu de gaieté pour cause de préoccupation de mes affaires de cœur. »Il poussa un énorme soupir et je lus sur les flétrissures de sa lèvre le nom adoré de Stéphanie. »Le rapport de Coqueret contenait ces renseignements principaux: »On avait déjà consulté M. Souëf pour le contrat de mariage. Le mariage était donc arrêté en principe; mais ce fameux contrat est, à ce qu'il paraît, aussi difficile à dresser qu'un traité de paix entre une demi-douzaine de puissances de premier ordre. Il nécessite des travaux diplomatiques extraordinaires. Les protocoles se succèdent avec la rapidité de la foudre, et l'étude de maître Souëf (Isidore-Adalbert) est sur les dents. »Personne, à l'étude, ne connaît madame la marquise. Maître Souëf ne l'a jamais vue; les clercs donneraient beaucoup pour l'apercevoir. Elle traite par ambassadeur, et son chargé d'affaire est un négociateur de haute importance, un homme dont la spécialité est de faire des mariages, un dieu Mercure du bon motif, un courtier d'hyménées, dont le renom est positivement européen. »M. Garnier de Clérambault, connu par vingt ans de succès, le seul qui, par ses relations dans la haute société, puisse offrir des dots échelonnées depuis six cents livres de rente jusqu'à cinq millions six cent mille francs! »Tu juges, ma bonne petite sœur, si ce rapport m'intéressait. Je savais que ce Garnier de Clérambault avait toujours été l'homme de la Sainte-Croix; mais je savais aussi que depuis très-longtemps ils dissimulaient leurs accointances avec une adresse telle, que M. du Tresnoy lui-même, lorsqu'il était préfet de police, n'avait pu les surprendre ensemble. »L'opinion de ce magistrat était qu'ils devaient avoir un lieu de réunion dans Paris même, car les voyages laissent une piste facile à suivre, et ses recherches ne l'avaient jamais mis sur cette trace. »Quoi qu'il en soit, je n'interrompis point Fromenteau, qui poursuivait. Je traduis son rapport: »Au contraire, M. le comte de Mersanz agit par lui-même. Il est bien aisé de voir qu'il a honte et qu'il ne veut point élargir le cercle de ses confidents. Quand il ne vient pas à l'étude, maître Souëf lui écrit; il répond. Les clercs ne font d'autre office que celui de messager. »Mais, pour cette belle jeunesse qui fleurit les études, le papier vélin lui-même est transparent. C'est un clerc qui a inventé cet art de la seconde vue, au moyen duquel on lit un livre fermé. Les clercs de maître Souëf (Isidore-Adalbert), savent les affaires de M. de Mersanz sur le bout du doigt. »Le Clérambault lui tient la dragée haute. Il ne faut pas croire que le comte Achille dicte les conditions. Le comte Achille est comme ce malade à qui son chirurgien disait, au beau milieu d'une opération: «Payez, ou je vous laisse mourir!» Le comte Achille est dépassé, dominé, vaincu. On le pille, on le rançonne, on le pousse à bout. Il courbe la tête. »Quand la marquise et lui se voient, ils ne parlent jamais d'affaires. La marquise ne veut pas. Elle tient les choses au plus bas de son superbe dédain. Mais, tous les jours, Clérambault apporte des exigences nouvelles, et l'on dirait que le comte s'acharne davantage à cet extravagant projet, à mesure que les conditions qui lui sont faites sont plus inacceptables. »C'est la loi. Cette marquise connaît admirablement le cœur humain. Elle sait ce qu'on peut oser au delà des limites du possible avec un homme comme le comte Achille. »D'autant qu'on ne lui accorde rien, absolument rien. Il n'a pas vu Maxence depuis la scène du bal. Tant qu'on lui tiendra ainsi la tête sous l'eau, on peut tout risquer. »Du reste, la marquise et son Garnier de Clérambault ont trouvé un prétexte pour colorer leurs exactions; deux prétextes. »Pour ce qui regarde la Sainte-Croix elle-même, car elle a fait stipuler impudemment un pot-de-vin considérable, Clérambault a déclaré ruine complète, dangers de toutes sortes, créanciers ennemis. Il faut sortir de là. On ne fait pas toilette pour sauter par la fenêtre d'une maison en flammes. De l'argent pour la marquise; ou point de mariage. »Tu sens bien qu'Achille sait où il va. C'est un homme intelligent, après tout, et qui connaît le monde. Il se voit parfaitement glisser sur sa pente et ne peut méconnaître à quelle sorte de gens il a affaire. »Mesure donc son entêtement, puisqu'il ne fait aucun effort pour s'arrêter. »Il va. Il est aveugle. On dirait un furieux qui prend sa course tête baissée pour se jeter du haut d'un pont. C'est un homme abandonné de Dieu, depuis sa dernière lâcheté. Son bon ange a déserté avec Béatrice. Il reste seul, damné dans sa maison maudite. »Pour ce qui regarde Maxence elle-même, le prétexte est bien autrement heureux. Il permet de tout stipuler; il exige qu'on soit sans pitié. Ne faut-il pas sauvegarder la troisième épouse de Barbe-Bleue? Ne faut-il pas revêtir d'une armure la fiancée de ce vampire qui a déjà pris le sang de deux femmes. »Oui, ma bonne, la marquise a cette suprême effronterie de s'appuyer sur les deuils qu'elle a faits, sur les ruines qui sont son ouvrage. Le Clérambault parle la bouche ouverte de la première comtesse de Mersanz et de Béatrice. Il les cite toutes deux comme exemple. Cette tombe et cet exil lui sont des arguments. Il dit: »--Nous ne voulons pas que Maxence ait un jour le sort de celle-ci ou de celle-là. Nous connaissons votre vie. Nous avons le droit de n'avoir point confiance en vous. L'amour qui vous pousse aujourd'hui durera-t-il jusqu'à demain? Vos amours sont ainsi: ardents mais éphémères. Nous voulons des sûretés, nous voulons des garanties. Nous ne voulons pas mourir comme la première; nous ne voulons pas être chassée comme la seconde. »Achille proteste et jure que sa tendresse durera autant que lui-même. »--Alors, réplique ce logicien de Clérambault, qu'avez-vous à craindre? Ne serez-vous pas toujours le maître chez votre femme? Ne jouirez-vous pas indéfiniment des biens que vous lui aurez donnés? »--Mais, objecte le comte,--puis-je me dépouiller? »--Vous pouvez rompre les négociations, voilà votre droit... Songez bien que nous n'avons pas à vous défendre contre votre fiancée de seize ans, mais bien à protéger votre fiancée de seize ans contre vous... »On a stipulé d'abord ainsi je ne sais quel douaire impossible, puis la reconnaissance par contrat d'une bonne partie des biens de Mersanz,--puis une donation;--il semble qu'on veuille arriver à une vente. »Tout cela en projet, pourtant. Rien n'est fait. Maxence, mineure, ne peut traiter que par l'entremise d'un tuteur. Or, on n'a pas encore produit le moindre papier. »Il n'y a là véritablement que ténèbres. »L'argent comptant seul peut se livrer de la main à la main sans actes ni formalités. Tu verras que ces préliminaires de contrat sont une comédie jouée. J'ai mes soupçons. Fromenteau m'a parlé d'un certain nombre de nièces dont la Sainte-Croix se servait jadis comme elle se sert aujourd'hui de Maxence. »Cette femme n'a jamais dû être mère. »Il n'y a point de papiers, il n'y a point de tutelle. C'est fourberie audacieuse du haut en bas. Nous n'avons à craindre que la folie du comte Achille, qui pourrait se défaire de ses immeubles... »Mais il faut du temps pour cela, et rien, dans les rapports de Fromenteau, n'indique une pareille extrémité. »La vente n'est encore probablement que dans mes soupçons et dans les espoirs de la Sainte-Croix. »Elle aura lieu: souviens-toi bien de ce que je te dis là,--mais trop tard pour la marquise. Nous marchons à grands pas vers un dénoûment. Nous serons en mesure. »Quand Fromenteau a remis le rapport de Coqueret dans sa poche, je lui ai dit: »--Avant de passer outre, donnez-moi tous les renseignements que vous avez sur ce Garnier de Clérambault. »Il a pris aussitôt un air interdit et sournois. »--Sur ce Garnier de Clérambault! a-t-il répété;--c'est que... j'en demande bien pardon à madame la vicomtesse... ça va allonger la sauce pas mal... et le potage est déjà loin. »J'ai sonné. J'ai ordonné qu'on servît à souper sur mon guéridon. »J'aurais donné quelque chose pour avoir un témoin qui vît la figure jubilante de mon Fromenteau à l'aspect des trois plats de viande froide qui furent étalés devant lui. Sa joie était mêlée d'attendrissement. Il regardait tour à tour la volaille froide, le pâté, la daube: une larme pendait à son œil. Je crois que c'était pour la daube, enfouie dans sa gelée d'or. »Il souriait en même temps. Il était laid à miracle. Je comprends les mariages de Stéphanie. Elle fait comme ce captif à qui le baron des Adrets ordonnait de sauter du haut d'une tour. Elle prend plusieurs fois son élan. »--Bien des excuses! murmurait-il,--bien des excuses!... et des pardons... si j'ai osé... Madame est si bonne. »--A table! à table! monsieur Fromenteau. »J'imitai ces candidats qui tiennent table ouverte avant l'élection. Je versai moi-même à l'amant de Stéphanie son premier verre de vin. »Il se mit à frétiller comme un chien qu'on caresse. Il se serait bien assis, mais il ne savait pas où poser son chapeau. Ce chapeau, dangereux pour les meubles, fut enfin placé sous la table. »--Bien des pardons, répétait cependant Fromenteau,--et des excuses... de m'asseoir en présence de madame la vicomtesse. »--A table! à table! »Quand tu viendras à Paris, je te donnerai le spectacle de Fromenteau aux prises avec un ambigu. Ah! ma bonne! c'est un beau coup d'œil! Il a des dents qu'on ne soupçonne pas! C'est un des plus vaillants estomacs qu'il m'ait été donné de contempler en ma vie. »Je savais bien que c'était la daube qui lui mettait la larme à l'œil. Il est d'abord tombé sur la daube avec une voracité sourde, mais implacable. Il ne fait point de grands mouvements, ses mâchoires ne jouent point à la volée. Je ne sais pas te dire, moi; il broie, il avale sans bruit. C'est une mécanique à part. On s'aperçoit seulement qu'une énorme quantité de nourriture disparaît. »Entre ces deux mots: «Bien des excuses... et des pardons,» il absorbe le dîner d'un être civilisé. »Et il parle en mangeant quand il veut. Quel brevet à prendre!--Je m'attendais à le voir enfler, comme un boa constrictor, de tout le volume de la daube, du pâté, de la volaille, du pain, du vin, etc.--Point! Cela descend on ne sait où. Mon Fromenteau reste plat comme une sardine et garde toujours ce même air affamé qui est le trait le plus aimable de sa physionomie. »Au milieu de la daube, il a commencé, la bouche pleine: »--Bien des pardons... S'il m'était permis de boire à la santé de madame la vicomtesse... »--Buvez et entrez en matière, monsieur Fromenteau: je vous écoute. »--Bien des excuses... Tant pis pour le patron... j'entends M. Garnier!... Comme on est traité on sert... Je suis sobre, excepté à l'occasion... M. Garnier de Clérambault est le dernier qui m'ait promis les mille francs pour ma position d'associé avec mon neveu... Ça a été bien près, mais ce grand coquin de Jean Lagard arriva et _chipa_ la chose... Si M. Garnier m'avait donné le billet, Stéphanie ne serait pas affichée au onzième et je ne dirais rien sur lui ni pour or ni pour argent... mais il ne m'a pas payé seulement les renseignements que j'avais pris sur le jeune Rodelet et la somme totale des biens de M. le comte de Mersanz, chez M. Souëf (Isidore-Adalbert). Aussi, je ne lui dois rien. »--A quelle époque? demandai-je. »--Ça n'est pas vieux... c'était l'autre jour, avenue de Saxe... Le commencement de la danse, quoi! Il préparait ce qui se fait aujourd'hui. »--Et vous l'avez aidé?... »--C'est l'état... Il y a donc que vous ne pouvez pas mieux vous adresser: d'abord, parce que M. Garnier et moi, nous sommes de vieilles connaissances, ayant été employé par M. du Tresnoy pour le surveiller et m'étant trouvé mêlé à certaine affaire de la rue du Cherche-Midi. »--Je sais cela, l'interrompis-je,--passez. »Fromenteau discontinua pour un moment d'adresser à la volaille froide toutes les caresses de son regard et tourna vers moi son œil étonné. »--Ah! ah!... fit-il,--vous savez cela... Alors, vous connaissez madame la baronne du Tresnoy... ou la petite concierge... ou la sage-femme... ou madame Merriaux... ou... »--Passez, vous dis-je! »--Bien des pardons... et des excuses... Le fait est que je ne suis pas ici pour interroger madame la vicomtesse... mais l'habitude de l'état... Où en étions-nous? »--A la seconde raison que je puis avoir de vous féliciter... »--D'avoir fait ma connaissance!... c'est cela... Elle est fameuse, la seconde raison!... et inédite, comme ils disaient quand j'étais pour faire les courses chez le libraire!... Celle-là, vous ne la connaissez pas! »Il lâcha sa fourchette pour se frotter les mains tout doucement; puis il but un bon petit coup de vin avec sensualité. »--C'est une histoire, dit-il en s'accoudant sur la table, car les plus ardents travailleurs ont des temps de repos, et il lui fallait vraiment reprendre haleine avant d'attaquer la poularde,--c'est une histoire... Faut-il comme ça que des individus aient de drôles d'idées!... Il y a dans Paris un homme qui pense le jour et la nuit à faire un trou dans le mur d'octroi, là! c'est une idée fixe, quoi! Il veut percer la barrière des Paillassons. Je ne sais pas son nom; mais si madame la vicomtesse le veut... »--Oh! fis-je en l'interrompant,--je n'ai aucune envie de savoir le nom de cet homme-là. »Fromenteau sourit avec finesse, quoiqu'il mit beaucoup d'énergie à broyer le reste de la croûte de pâté. »--Peut-être, peut-être, dit-il:--ne jurons de rien... Si j'avais rencontré cet homme-là du temps où je travaillais pour M. le baron du Tresnoy... »Il vit que, sur-le-champ, je devenais plus attentive et poursuivit en baissant la voix: »--La chose qui arrêtait les recherches de feu M. le baron et qui arrêtera toutes celles qu'on voudra tenter contre le Clérambault et sa marquise, c'est qu'on ne peut jamais les prendre ensemble. On savait bien dès lors qu'ils mêlaient leur jeu; mais jamais madame de Sainte-Croix ne mettait le pied dans la maison Clérambault, et jamais M. Garnier ne passait le seuil de l'hôtel de Sainte-Croix. Ils se voyaient, pourtant. Où se voyaient-ils? Feu le baron s'en est allé avant de savoir la réponse à cette question. »Ces deux mots d'explication étaient nécessaires pour que madame la vicomtesse comprit le sel de ma petite histoire. »Voilà cinq ou six jours, je me promenais sur le boulevard extérieur, vers cinq heures du matin. C'est un moment où l'on n'y rencontre pas beaucoup de calèches découvertes; mais, moi, je vas et je viens, la nuit comme le jour. L'état veut ça; j'aimerais mieux être rentier. »Je flânais donc, revenant je ne sais d'où, entre la barrière de l'École et la barrière de Sèvres, lorsque j'entendis tout à coup deux hommes qui causaient de l'autre côté de la chaussée. Quand une fois on a pris l'habitude d'écouter, ça se fait tout seul. Je marchai cinquante pas pour ne pas effaroucher les oiseaux, et puis je traversai la chaussée tout doucement, pour me couler le long du mur d'octroi. Il y avait un grand et un gros. Le gros disait: »--Nini, c'est fini, rien ne vient, vous m'avez induit. Vous verrez de quel bois je me chauffe, quand on se moque de moi! »Je tressaillis en entendant de plus près la voix du grand. C'était Clérambault. Mes deux oreilles s'ouvrirent comme des cornets pour les sourds. »--Vous êtes incorrigible, mon bon, disait-il;--on a beau travailler pour vous, c'est comme si l'on chantait! Pensez-vous que Paris a été bâti en un jour?... »Et autres balivernes à l'usage du Garnier. Je vis qu'il était en train d'empaumer mon gros, et je m'appuyai crânement le dos à l'arbre qui nous séparait: histoire de me reposer en écoutant leur colloque. »Voici de quoi il s'agissait. Le gros, qui m'avait la tournure d'un aubergiste de campagne ou d'un cabaretier de la banlieue, avait prêté sa maison à Clérambault et à la marquise pour leurs conférences,--et sa maison devait être bien commode pour cela, car je n'y avais vu que du feu, dans le temps où M. le baron du Tresnoy m'avait promis ma position si je lui trouvais cette piste-là. »Une autre preuve que la maison était commode, c'est que Clérambault se démenait comme un diable pour garder la possibilité d'y continuer ses rendez-vous. Mais le gros ne voulait plus. Il donnait congé en bonne forme. Ça m'amusait. Bien des excuses et des pardons... »Ici, Fromenteau ayant repris son couteau et sa fourchette, décolla sans art, mais avec succès, la cuisse et l'aile de la poularde. Il les mit sur son assiette, gardant le reste pour plus tard. »--Garnier parlait ferme, poursuivit-il; le gros tenait bon. Il disait: »--Voilà assez de temps qu'on me fait aller. Je commence à voir que je suis le dindon. La justice mettra le nez là-dedans un jour ou l'autre; je ne veux pas que mon établissement soit souillé par le déshonneur! »Garnier répondait: »--Ingrat! au moment où l'on s'occupe de nous dans tous les ministères et auprès des architectes du roi, vous vous plaignez! Croyez-vous qu'on n'ait que vous à penser aux travaux publics des ponts et chaussées! Vous vous retirez à l'heure de la récolte. Dans quelques jours, votre fortune sera faite, et vous renoncez de vous-même à toute récompense!... »Comme le gros haussait les épaules et disait: «Tarare!» Garnier a pris tout à coup une pose aussi noble que celle des acteurs de tragédie, et il a tendu sa main vers le mur d'octroi. Justement, ils étaient arrêtés devant cette baraque qu'on appelle la barrière des Paillassons, bien que l'enceinte n'ait point d'ouverture à cet endroit. »--Malheur! s'est écrié Garnier;--vous touchiez au but de vos espoirs! j'avais sur moi le plan de l'ouverture, dressé par les architectes du gouvernement! Adieu! jamais la barrière des Paillassons ne sera percée. »Il a fait mine de s'éloigner à grands pas. Le gros a hésité, puis il l'a rappelé. Le plus fort, c'est que ce coquin de Clérambault avait dans sa poche un plan, un véritable plan, dressé par un homme de l'art.--Ce plan présentait une porte à double grille, flanquée de deux monuments aussi jolis que toutes nos autres barrières. Il faut que Clérambault et la marquise tiennent diaboliquement... bien des excuses... et des pardons... tiennent fameusement à la baraque du gros pour préparer des frimes semblables... »Mais conçoit-on cette idée, faire un trou dans le mur d'octroi!... Le gros a pleuré, madame! Il a pleuré comme un veau, sauf le respect que je vous dois; il a mouillé le papier, qu'il regardait à la lueur d'un réverbère. Il a demandé pardon à Clérambault. Il a promis de ne plus faire le méchant. Bref, son établissement reste entièrement à la disposition de M. Garnier et de madame la marquise... »Ainsi se termina le récit de Fromenteau, ma bonne Aglaé, en même temps que la dernière bouchée de la poularde disparaissait dans son vaste estomac. J'avoue que j'attendais mieux, et, cependant, ce tronçon d'histoire était comme une nouvelle énigme proposée à mon imagination, déjà si tendue. »Ma première parole a été, tu le penses bien: »--Pourquoi n'avoir pas suivi ces deux hommes? »Je te donne, dans sa solidité antique, la réponse textuelle de Fromenteau: »--Parce que je n'avais plus M. le baron du Tresnoy et que je n'avais pas encore madame la vicomtesse. »Fromenteau ne fait que sur commande. »Mais il va rôder. Il se fait fort de trouver le gros avant une semaine. »Les rapports de ses autres agents avaient trait à divers personnages de notre imbroglio. Je n'ai pas besoin de te dire que toute cette campagne a été conduite d'après la haute inspiration de ma petite bonne femme, général en chef; Martellier avait dîné avec un Polonais qui joue le rôle de prince russe dans les grandes occasions pour le compte de la fabrique de mariages. Il a vingt francs, et on lui prête l'habit avec les décorations. Jolyet a obtenu un rendez-vous de la femme de chambre de madame la marquise.--Bertrand a pris son repas dans un bouge de la plus excentrique espèce, une maison de jeu clandestine.--On lui a parlé d'une femme en noir qui vient s'établir dans une sorte de cage, d'où elle dirige son jeu par l'entremise d'un serviteur complaisant. Cette femme boit de grands verres d'eau-de-vie derrière son voile épais de dentelles. Serait-il possible que ce fût la marquise! Elle perd des sommes folles presque tous les soirs. »Tu ne saurais croire, ma bonne petite sœur, avec quelle passion je me plonge dans cet océan de mystères. »Henri va mieux. Il demande à servir comme simple soldat dans notre bataillon. »Il m'aime toujours. »J'ai promis à Fromenteau de lui donner la position de dentiste associé s'il fait bien son devoir. Il m'a quittée à minuit, son repas l'avait un peu alourdi. Pourtant, j'ai vu briller un éclair derrière ses lunettes, et, pendant que ses mains frémissantes entassaient dans ses poches des montagnes de vieux papier, il a murmuré d'une voix douce et tendre ce mélodieux nom de Stéphanie...» V --Dernières lettres de la vicomtesse.-- «Du 5 avril. »Je sais enfin le lien qui unit le maréchal et ma petite bonne femme. C'est le maréchal lui-même qui me l'a raconté. Je rougis de mes soupçons, ma chère Aglaé. C'était bien Marguerite Vital qu'on nommait la Perlette; mais mon imagination avait rêvé le reste. Marguerite Vital est l'honneur même. Il n'y a rien qu'une noble et touchante histoire où ma petite bonne femme joue un rôle héroïque. »Marguerite a sauvé la vie du maréchal, autrefois, dans les guerres d'Allemagne. Il est bien vrai qu'elle était charmante alors; mais elle adorait son mari, qui n'en valait pas beaucoup la peine, comme notre pauvre Béatrice adore le corps sans âme d'Achille. Pourquoi cette destinée appartient-elle à tant de femmes, et aux meilleures souvent, et aux plus belles? »Marguerite a fait davantage. Elle a sauvé l'honneur de celle qui porta plus tard le nom du maréchal. L'agrafe de diamants était un gage donné sur le champ de bataille. Marguerite est restée vingt ans dans son humble fortune sans réclamer le prix du service rendu. »La maréchale, qui est morte depuis plusieurs années, n'avait jamais vu Marguerite. Elle savait seulement qu'une jeune femme, une vivandière de la septième demi-brigade, s'était battue comme un vaillant petit soldat dans la forêt de Thuringe, en défendant son mari, alors général S***, qu'une chute de cheval mettait, au milieu de la nuit, à la merci des Autrichiens. »En mourant, elle lui avait dit: »--Je veux que cette dette soit enfin acquittée. »Le maréchal avait donc dans le cœur une double gratitude: la sienne et celle qu'il avait héritée de sa femme, sainte créature dont la mémoire resta en lui comme un culte. »Voilà pourquoi l'agrafe joua si bien son rôle de talisman au bal du comte Achille. »Les choses ont peu marché, en apparence du moins, et pourtant je pressens, aux angoisses de mon cœur, que le dénoûment est proche. Le dénoûment sera terrible. »Nous attaquons le tigre. Dans ces chasses farouches, quelqu'un des assaillants reste toujours sur l'herbe. Le tigre ne meurt jamais sans se venger. »Lequel d'entre nous tombera? Quelle vie sera tranchée? Moi, je ne veux plus mourir, depuis que je me sens aimée. Le destin choisit parfois précisément l'heure où l'on ne veut plus mourir... »Elle se défendra. Son fort doit être prêt. Du tigre, elle a aussi le flair. Elle a dû interroger les quatre aires de vent pour voir l'ennemi venir. L'ennemi vient de tous côtés; elle le voit. Qu'a-t-elle imaginé pour combattre ou pour fuir? »Te le dirai-je, Aglaé? ce n'est pas de la haine que j'ai contre cette femme. Elle est la cause involontaire de ma résurrection: pour ce fait seul, je lui pardonnerais. Maintenant que la lumière est faite pour moi sur sa vie, car ces quinze jours ont porté leur fruit, sinon pour le présent, du moins pour le passé, maintenant que je pourrais établir la liste exacte de ses crimes, son image se dresse devant moi comme un spectre qui n'a rien d'humain. C'est l'enfant d'une de ces familles matérialistes et sages, commercialement parlant, qui n'ont d'autre Dieu que l'intérêt et qui végètent, sans vertus ni vices, plongées jusqu'au cou dans les petites fourberies du comptoir. Parmi toutes les laideurs de notre civilisation, ce peuple de sangsues microscopiques est ce qu'il y a de plus repoussant et de plus odieux. C'est l'immoralité sans passion, c'est-à-dire la perversité sans excuse. »Son premier acte, sa fuite de la maison paternelle me semble fatalement excusable: il n'en pouvait être autrement. Les murs de cette cellule où le trafic épaississait l'air l'opprimaient. Elle était trop grande pour cette coquille où s'agitaient de mesquines ambitions. Elle a quitté sa famille comme l'enfant sauvage déchirerait, dans un brusque effort, son vêtement trop étroit. »C'était, en effet, un enfant. Flavie Soyer (madame la marquise de Sainte-Croix) avait quatorze ou quinze ans quand elle vînt à Paris. »Paris dut l'enivrer. Toutes les aspirations, tous les désirs, toutes les jalousies, toutes les forces étaient en elle.--Et qui sait ce qu'un enseignement chrétien eût fait de cet être exceptionnel? »Son premier pas fut une chute, son premier acte une tragédie. Le nom qu'elle porte lui coûta deux meurtres. »Puis son existence, embarquée sur cette pente infernale, fut comme un brûlot au milieu de ce Paris, qui l'adorait, belle, riche, titrée, reine des élégances et des plaisirs. Elle frappa, devant, derrière, à droite, à gauche, partout où le chemin était barré, partout où le sang se pouvait changer en or. Plus d'arrêt, plus de trêve; le crime entraînait le crime. Ce fut comme une longue orgie de forfaits. »Ces fils et ces filles de la fatalité antique qui passent tout sanglants dans les poésies d'Eschyle ou de Sophocle, on ne les hait point; ils font horreur. »Cette femme me fait horreur, et je ne peux la haïr. »Mes derniers renseignements me la montrent solitaire, écrasée par d'effrayantes lassitudes,--masquée de cet épais voile noir sous lequel passent de grands verres d'eau-de-vie. »Figure toi cela, si tu peux: cette femme en qui j'admirais si souvent le type parfait, je dirai même idéalisé des distinctions aristocratiques, cette femme _boit_. Cette femme s'oublie dans l'ivresse ignoble et repoussante. »Elle! la marquise! et je vois cela, moi, je vois le verre d'alcool glisser lentement sous le voile. Cela me fait sonder la plaie profonde; c'est pour moi comme un morne et poignant sanglot. Les médecins n'endorment-ils pas maintenant à l'aide de l'éther ou du chloroforme l'atrocité de certaines douleurs physiques? »Je vois cette femme ayant déjà les deux pieds en enfer. Je ne la hais pas. L'horreur qu'elle m'inspire va jusqu'à l'épouvante... »Madame Rodelet est à Paris depuis plusieurs jours. C'est une pauvre femme douce, pieuse et fatiguée de larmes. Elle a reconnu Marguerite Vital. Dès les premiers mots prononcés, parmi lesquels se trouvait le nom de madame de Sainte-Croix, son instinct de mère a tout deviné. Elle a poussé un cri déchirant. Elle voulait voir son fils et l'emporter comme une proie. »Ce n'était pas tout à fait pour cela que nous l'avions fait venir. Marguerite, qui est l'abnégation même, Marguerite, qui n'a jamais travaillé que pour les autres, a pourtant, à l'occasion, l'égoïsme de quiconque livre un suprême combat. Elle prend ses armes où elle les trouve. Madame Rodelet est une arme. »Elle a d'abord refusé son concours nettement et avec une fermeté qui laissait peu d'espoir. Elle ne voulait, disait elle, ni réhabilitation, ni vengeance. Depuis plus de vingt ans, elle cache son malheur comme un crime, mettant tous ses efforts à se faire oublier. L'idée de recommencer la lutte contre cette femme qui l'a si cruellement brisée, l'écrasait à l'avance et l'anéantissait. Il a fallu encore la pensée de son fils pour la déterminer. Elle témoignera. »Ce mot te dit, ma bonne Aglaé, sur quel terrain est engagée la bataille; tes lettres me prouvent que tu n'as pas encore pris au sérieux cette grande et terrible affaire. Tu railles, tu te moques, tu me demandes si nous travaillons pour la _Gazette des Tribunaux_. »Je te réponds: Oui, à moins que Dieu ne paralyse brusquement nos efforts, ceci sera une cause célèbre. Y a-t-il un autre champ clos où l'on puisse attaquer une femme comme la Sainte-Croix. »Sans parler du comte Achille, à qui mon Henri garde cependant une sorte d'amitié, nous avons à sauver Césarine, Béatrice et Maxence elle-même. »Si tu savais quelle joie j'aurais à conquérir cette créature choisie, à la rendre mienne, à lui faire oublier toutes les souillures qui entourèrent son enfance sans ternir le pur éclat de sa belle âme. Je parle souvent de Maxence avec ma petite bonne femme. Nous devons beaucoup à Maxence. S'il lui faut une mère, je l'adopterai. »C'est votre tort à vous autres _provinciales_ (car je vais te dire de gros mots, si tu te permets de siffler ma pièce), c'est votre tort de crier au roman dès que certains événements sortent de l'ornière un peu étroite où roule si paisiblement votre vie. Exprimons-nous mieux: c'est votre tort de ne pas croire au roman. Je ne sais pas comment les choses se passent dans le Maine; mais, depuis que j'existe, j'ai toujours vu le roman se glisser dans la réalité. Je dis: toujours. Ce qu'on appelle _roman_, dans le langage des pacifiques, c'est-à-dire ce qui sort avec quelque violence de la vie moutonnière et routinière, abonde à ce point autour de nous, qu'on est tenté de se demander à quelle source tarie les écrivains d'imagination vont puiser. Ils exagèrent, il est vrai, de temps en temps, quand le fond de leur récit montre par trop son indigence; mais, dans la peinture des caractères comme dans la logique des faits, ils restent sans cesse au-dessous du réel. »Après cela, peut-être en est-il autrement dans le département de la Sarthe. Tu vois que je suis en colère. Là, vraiment, je t'en veux. J'espérais te faire peur avec mes lettres. Je t'ai fait rire; c'est une chute. Mais le dénoûment me vengera. »Dans tout ce que je t'ai mandé, deux choses t'intéressent: la fabrique de mariages du célèbre Garnier de Clérambault; tu en as entendu parler, et madame la baronne du Tresnoy, _qui a ses filles_. C'est de la comédie. »Vous voilà bien, mesdames de province! ce sont vos petits voyages à Paris qui font le succès du Vaudeville et du Gymnase! Entre tous les mets intellectuels, ce que vous adorez, c'est le commérage. »Je veux flatter tes faiblesses. Je joins à cet envoi une monographie de la fabrique Clérambault, composée par notre Fromenteau, qui va décidément épouser Stéphanie. La conclusion de cette œuvre éminemment remarquable est que la spéculation de Clérambault n'est pas du tout fondée sur le mariage. Il a deux listes de fantômes: une liste de fantômes mâles, une liste de fantômes femelles. Aux vivants, il communique la seconde liste moyennant finances; aux vivantes, il produit la première pour quelque rémunération. »Ceci est la base commerciale de l'affaire. Une fois la prime touchée, Clérambault présente à son client une dame, à sa cliente un monsieur. Des difficultés surgissent. On ne convient pas: la prime seule reste. »On peut gagner très-honnêtement sa vie à ce métier. C'est le rudiment de l'industrie matrimoniale. »La marquise de Sainte-Croix, qui avait plus de besoins, avait inventé une autre formule. Elle ajoutait à ce thème trop élémentaire une variation que j'intitulerai: _vol ou détournement de nièce_. Puisque tu es abonnée à la _Gazette des Tribunaux_, tu trouveras sous peu dans ton journal des renseignements complets à ce sujet. »Cela viendra plus vite que tu ne penses. J'espère que tu crois à la _Gazette des Tribunaux_? »Passons maintenant à la baronne, _qui a ses filles_. Lis d'abord le billet ci-joint que je lui écrivais il y a quinze jours, d'après les instructions de ma petite bonne femme. Tu as lu? Deux partis! deux mariages! tel est l'appât que nous avons jeté à ce modèle des mères. Elle est venue à l'ordre, mais sans empressement, avec sa dignité accoutumée. C'est une belle figure de mère ayant à placer des filles de douteuse défaite. Tu connais le cousin Anatole de Jolien, sa tête de mouton, ses cheveux crêpés, d'un jaune si avantageux, sa décoration de l'Éperon d'or, et son zézayement qui donne tant de suavité à son innocence. Quel mari pour mademoiselle Dorothée! Eh bien, on peut dire de mademoiselle Dorothée: quelle femme pour ce pauvre Jolien! Dorothée, c'est celle qui chante. Elle est haute comme une perche; elle a gardé toutes les petites gentillesses des pensionnaires. Jolien sera un heureux baron. »Juliette, c'est la pianiste, celle qui a reçu de ces leçons qui coûtent si cher. A mon sens, elle est plus insupportable que Dorothée. »Mussaton est gentilhomme, sandis! Mussaton de Bassagnac! natif de Libourne. Eh donc! cousin, issu d'arrière-cousin du maréchal. Il sait peindre sur velours et découper des bobèches en papier. C'est un artiste. »Quand je vois cette austère baronne, il me semble toujours qu'elle va me réciter l'églogue de madame Deshoulières. Elle-même paît ses deux grandes brebis Dans ces prés fleuris Qu'arrose la Seine... »Mais il ne s'agissait pas de rire! Elle a ses filles! »Te souviens-tu de cette thèse extravagante soutenue par Montmorin chez toi l'an dernier? Le fou prétendait qu'il fallait supprimer la famille, parce que les trois quarts des crimes, des escroqueries, des bassesses, des abus de confiance, avaient pour motif ou pour excuse la lourde charge qui pèse sur le père de famille. Montmorin fut lapidé, selon l'habitude. On l'accusa d'insensibilité, d'impiété, de cruauté. Par ce fait, les sarcasmes qui s'attaquent à des plaies si profondes, sonnent mal à toutes les oreilles; c'est barbarie que de faire de l'esprit à propos de ces détresses sociales. Mais il y a un atome de vérité au fond de tous les paradoxes. L'aspect seul de cette digne baronne du Tresnoy me fait sauter aux yeux ce qu'il y a de sérieux sous les facétieux sophismes de Montmorin. »Elle a ses filles. Elle est armée en guerre. C'est la mère poule qui bat impitoyablement tout ce qui s'approche de son nid. »Passez au large: elle a ses filles! »Il faut à chacune de ces filles un mari, une maison, une bonne petite aisance: le nécessaire à tout le moins, le superflu s'il se peut. Dès lors, la morale humaine perd ses deux grandes divisions, le bien et le mal. Toutes choses se partagent ainsi: celles qui favorisent le mariage de mademoiselle Dorothée et de mademoiselle Juliette, celles qui nuiraient à l'établissement de mademoiselle Juliette et de mademoiselle Dorothée. »La première catégorie forme, pour madame du Tresnoy, ce qui est bien, la seconde ce qui est mal. »Que le monde marche, c'est son droit, mais que le monde s'arrange de manière à faire le sort des deux grandes demoiselles, sinon la baronne, révoltée, appellera le jugement dernier de tous ses vœux. »Elle était tout en noir, selon sa coutume, et plus grave encore qu'à l'ordinaire, s'il est possible. Tu sais que, en définitive, c'est une femme du plus grand ton quand elle veut. Sa sévérité ne l'empêche pas du tout d'être gracieuse au besoin. Elle connaît sur le bout du doigt toutes les rubriques mondaines. En toutes circonstances, elle parvient à sauver les périls actuels d'une situation qui n'est pas toujours exempte de ridicule. »Je dis actuels, parce que le rire vient souvent après son départ. Mais il ne l'atteint plus. »--Ce n'est pas vous qui avez commencé mes ennuis, ma belle petite, me dit-elle en entrant. Voilà déjà plusieurs partis qui se présentent. Cela m'apprend trop bien que le temps approche où il faudra me séparer de mes chers enfants. »Ici, un profond soupir. »Puis, d'une voix légèrement altérée: »--Voilà la vie, ma bonne Anna! On se fonde un bonheur, un entourage, des besoins et des habitudes de cœur... On élève des enfants pour en faire la joie de la maison, le sourire de son intérieur... Si ce sont des garçons, ils s'envolent de leurs propres ailes, gais souvent, et enchantés de voir le pays nouveau; si ce sont des filles, un mari vient, qui vous prend non-seulement leur présence chérie, mais leur cœur aussi, Anna, la meilleure et la plus vive part de leur amour... et l'on ne veut pas que les pauvres mères soient jalouses! »Second soupir. »J'ai entendu cette tirade dans plusieurs drames, mais placée dans des bouches plus sincères. »Après tout, pourquoi cette brave baronne n'adorerait-elle pas ses grandes filles? »Seulement, elle grille de les marier. Ces grimaces me déplurent. Je m'inclinai sans rien répondre. Elle reprit: »--Je ne viens pas vous voir pour me plaindre, ma bonne petite, mais pour vous remercier d'avoir pensé à nous... car il faut encore que les pauvres mères remercient... Vrai, vous ne pouvez pas entrer dans nos petites angoisses... Vous avez agi par obligeance et par amitié... Causons de vos deux protégés, voulez-vous? »J'eus peine à réprimer un sourire. _Protégés!_ N'admires-tu pas le mot? »Notez bien que cette façon de se poser réussit avec presque tout le monde. »La baronne avait une grâce à nous accorder. Ma lettre était une pétition. C'est superbe! »--Causons, répétai-je. »Elle s'accouda contre mon guéridon, et me dit: »--Vous comprenez, chère belle, avec quelle joie je m'allierais à votre famille... mais Juliette a beaucoup plu cet hiver: nous avons un parti... Les treize mille livres de rente de M. le baron de Jolien sont en terre? »--En terre, madame? »--Aurait-il répugnance à placer une partie de la somme qui proviendrait d'une vente, opérée prudemment, sur hypothèques solides et...? »--Madame, l'interrompis-je,--je vous avoue que je n'en sais absolument rien. »--Je conçois, ma bonne petite... Nous causons... La terre rapporte si peu... et un revenu de treize mille francs, ce n'est pas le bout du monde... Mes pauvres filles ont une dot assez minime, vous savez?... »--Ces messieurs se contenteront... »--Oh! certes, certes... je le pensais bien... Ce ne sont pas des mariages d'argent... Pendant que nous tenons M. de Jolien, vous serait-il possible de spécifier les espérances?... »--Pas d'une manière précise... »--A vue de nez, ma bonne. »--La tante a quinze ou vingt mille francs de revenu. »--Et pas d'autres héritiers? »--Si fait. »--Combien? »--Trois, à ma connaissance. »--Et sa santé?... »--Médiocre. »--Pas de maladie organique? »--Non, que je sache. »--Ce n'est pas que je désire... mais une mère, vous comprenez bien?... »Je comprenais bien que ce fou de Montmorin dit parfois, en cabriolant, des choses assez sensées. Cet entretien matrimonial se renouvelle chaque jour cent fois dans Paris. Cent fois par jour, on épluche sans vergogne ni remords ce bon plat de décès qu'on nomme des _espérances_.--Tu as sans doute entendu parler de cette bonne madame de C***, qui fit comme les compagnies d'assurances sur la vie: elle exigea un certificat de médecin pour marier sa fille au marquis de B***. »Le certificat ne portait point sur la santé du marquis. Il attestait seulement que le vieux commandeur de B***, oncle du même marquis, avait eu déjà trois attaques d'apoplexie; il constatait que ce mal _ne pardonne pas_; il augurait que la quatrième attaque serait la bonne. »On ne s'est pas trop moqué de madame de C***; mais bien des gens en veulent au vieux commandeur, qui, négligeant d'accomplir la promesse du certificat, vit encore, et vit, ma foi, très-bien,--en attendant la bonne attaque. »Soyons juste envers la baronne. La maladie organique ne vaut pas le certificat. »--Pour ma part, a-t-elle repris, je trouve M. de Jolien parfaitement bien... outre le plaisir de resserrer nos attaches par un lien de famille... Il doit avoir d'autres parents que cette tante? »--Certes; mais c'est moins assuré... »--On peut bien porter, n'est-ce pas, l'incertain à deux ou trois cents louis? »--Si l'on veut. »--Les principes... Pardon, si je vous obsède ainsi, ma bonne petite, mais une mère... »--Je trouve tout simple, madame, que vous preniez vos informations... Les principes de M. le baron de Jolien... »--Excellents, je le sais, en politique comme en religion... Nous causons, n'est-ce pas?... Dorothée est un ange de piété... Nous ne voudrions pas d'un duc et pair millionnaire qui prêterait à la critique sous le rapport des principes! »Je ne sais pas trop, à te vrai dire, ma bonne Aglaé, quels sont les principes de mon cousin, le baron. Je crois qu'il aime le bordeaux sans mépriser le bourgogne, et que, protecteur éclairé des arts, il a acheté autrefois ses entrées au théâtre des Folies-Dramatiques. »Mais la baronne a glissé, plus légère qu'une sylphide, sur ce chapitre-là. Passant donc à un autre exercice, nous avons disséqué Mussaton de Bassagnac. Deux cent mille francs! C'est la dot d'un petit bonhomme de la rue du Sentier, dont les parents sont encore dans le commerce! »--Juliette vaut mieux que cela, chère belle, soyez juste! Avez-vous remarqué comme sa taille se fait depuis un an? Elle a un talent,--non pas un talent d'artiste, Dieu merci,--mais un magnifique talent d'amateur. Vous doutez-vous de ce qu'on dépense pour obtenir cela?... A combien sont les fonds espagnols? »--Très-bien, comme toujours. »--S'il en a beaucoup... Mais pourquoi n'a-t-il pas vendu cet hiver, lors de la hausse?... Vous parliez de la présidente, sa marraine: la présidente a des neveux... »--Le testament de la présidente... »--Est-ce qu'on pourrait en avoir communication? »Puis le petit couplet sur les principes. Juliette est pieuse comme un ange, à l'instar de sa sœur. Ce serait un meurtre que de la marier à l'un de ces hommes qui... »Mais l'affaire des principes n'est jamais bien longue avec cette excellente baronne. Elle fait les demandes et les réponses avec une égale bonne foi. »En un tour de main, c'est fini. »Elle s'est levée après une visite qui avait duré tout au plus une demi-heure. »--Ce qui me séduit dans tout cela, m'a-t-elle dit,--ce qui me charme au plus haut point, c'est l'idée d'une alliance avec vous et avec ce vénérable maréchal... Ces demoiselles ont réellement fait beaucoup d'effet cet hiver. Plusieurs de nos amis nous harcèlent... Ah! bonne petite, ce moment est cruel.--Mais, en définitive, a-t-elle ajouté en changeant de ton,--puisqu'il faut en passer par là, menons les choses rondement, n'est-ce pas?... Ces demoiselles ont vu ces deux messieurs, cet hiver... Ils ne déplaisent pas: vous pouvez le leur annoncer... Chargez-vous de la double présentation; ce sera une corvée une fois faite et tout le monde vous en saura gré. Quant aux contrats, j'ai mon notaire. Quand voulez-vous que nous vous recevions? »Tu vois qu'elle va vite en besogne. J'ai cru un instant qu'elle allait me demander d'être marraine des deux petits premiers. »Mais tout ceci n'est rien auprès de la fin. J'avais remarqué, lors de son entrée, qu'elle portait un ample manchon, malgré le premier beau soleil. Le manchon avait été déposé sur un meuble. Comme elle se dirigeait vers la porte, je l'ai arrêtée, disant: »--Chère madame, ne causerons-nous pas un peu de l'autre affaire? »Son regard s'est tourné tout de suite vers le manchon. »Elle s'est mise à sourire. »--Bonne petite, m'a-t-elle répondu, comme je ne demeure pas au-dessus d'un commissaire de police, je vous prie de me laisser, autant que possible, derrière le rideau. Ce n'est pas généreux de m'avoir reproché dans votre lettre ma neutralité: j'ai mes filles. »Tout en parlant, elle avait pris son manchon. Elle en a retiré un paquet assez volumineux, qu'elle m'a mis dans la main. »Puis, fort lestement: »--Pressons les choses, n'est-ce pas? m'a-t-elle dit en m'embrassant.--Au revoir, bonne petite... vous avez rajeuni de dix ans et embelli... Je vous attends toute la semaine. »Elle a disparu. J'ai ouvert le paquet, qui contenait, comme je m'y attendais, toutes les notes rassemblées par feu le baron du Tresnoy sur madame la marquise de Sainte-Croix. »Donnant, donnant. Cette baronne paye ses dettes comptant. »Le soir même, les notes étaient au parquet du procureur du roi. »Il y a six jours de cela. J'ai déjà reçu trois billets doux de la baronne.» «Du 27 mai au matin. »La foudre a éclaté, ma chère sœur. Césarine a quitté la maison de son père. Elle est chez le maréchal. Il y a deux jours que le comte Achille n'est rentré chez lui. Personne n'a de ses nouvelles. Le maréchal est fou d'inquiétude. Les erreurs d'un fils ne vous guérissent pas de l'aimer, et Achille était véritablement un fils pour le maréchal. Henri et tous nos amis se sont mis en campagne. Est-il arrivé malheur? »Hier encore, je causais avec toi et je riais. En quelques heures, est-il possible de tant vieillir? La foudre a éclaté; les minutes me semblent des siècles. J'attends. Rien ne vient. Que se passe-t-il? Le tigre est acculé. Y a-t-il déjà des victimes? »Hier au soir, 26 mai, un mandat d'arrêt a été décerné au parquet de Paris contre madame la marquise de Sainte-Croix et contre Garnier de Clérambault, son complice. Leurs demeures respectives ont été cernées cette nuit. Les deux maisons étaient vides. On n'a pu capturer ni madame la marquise de Sainte-Croix, ni son complice, Garnier de Clérambault. »Maître Souëf, cité au parquet, a déclaré avoir opéré pour le compte de M. de Mersanz, dans l'espace de trois semaines, diverses ventes d'immeubles,--à l'amiable,--et versé entre ses mains des sommes dont le total s'élève à deux millions cinq cent mille francs. »A-t-il quitté la France avec ces valeurs, comme il en avait exprimé plusieurs fois l'intention? La Sainte-Croix l'a-t-elle enlevé?--ou devons-nous craindre quelque chose de pire? »Clérambault et Flavie sont-ils cachés dans ce repaire dont parle Fromenteau, chez cet homme dont la manie est de percer le mur d'octroi? Ont-ils attiré dans ce coupe-gorge le malheureux Achille? »Rien de tout cela n'est impossible.--Et pourtant l'appât principal leur manque. Maxence n'est pas avec eux. »Je veux te parler de Maxence. Maxence aussi, toute malade qu'elle était, avait disparu de l'hôtel de Sainte-Croix. Quand on est venu me dire cela, mon cœur s'est serré: j'ai senti de la sueur froide à mes tempes. »Si tu la connaissais comme moi, Aglaé, cette créature si merveilleusement belle, écrasée sous une malédiction si profonde, tu l'aimerais comme moi. Depuis bien des jours, elle est le sujet de mes entretiens avec Marguerite Vital, avec la pauvre Béatrice, avec Césarine elle-même. Je crois que je donnerais une part de mon sang pour la sauver. »C'est horrible, cette fatalité qu'on nie et qui s'affirme elle-même de temps en temps, en brûlant nos regards épouvantés. »A peine lui ai-je parlé deux fois en ma vie, et je l'aime comme si elle était ma sœur ou ma fille. Je l'aime bien mieux que Césarine, pauvre enfant qui pourtant se réhabilite dans le repentir. Je l'aime presque autant que ma sainte et noble Béatrice. »Pour elle, pour Maxence, j'ai quitté ce matin notre forteresse, où j'attends de minute en minute Fromenteau, toujours en chasse avec ses hommes, et je me suis rendue chez Marguerite Vital. »J'avais comme un pressentiment de trouver là des nouvelles de Maxence. »Lorsque je suis arrivée, on ne savait rien. Toute la famille était rassemblée et le maréchal tenait Béatrice dans une embrasure. »J'ai entendu que Béatrice disait d'une voix brisée par les sanglots: »--Dieu m'est témoin que je l'aime toujours. Jamais je n'aimerai que lui. Mais la Providence ne nous a point donné d'enfants. Le lien entre nous est rompu. Désormais, il ne sera point renoué. »Le maréchal parlait avec chaleur. Un instant j'eus l'idée qu'Achille venait à résipiscence. »Mais tout était comme je te l'ai dit. On n'avait point de nouvelles d'Achille. Le pauvre vieux maréchal s'est pris pour Béatrice d'une véritable adoration. Il tâche, il s'efforce; toute l'inquiète vivacité de la jeunesse est revenue en lui. A chaque instant, il interroge Béatrice, bâtit des hypothèses en cherchant à ramener sa chère nièce, comme il l'appelle toujours, pour le cas où Achille reviendrait. »Béatrice le traite avec un respect plein d'affection; mais sa résolution paraît irrévocable. Elle veut la séparation éternelle. »Le reste de la famille est dans l'état que je t'ai dépeint l'autre jour. La situation du vieux capitaine n'a pas varié. C'est toujours le même sommeil de l'intelligence, accompagné de rêves qui font en quelque sorte effort pour toucher à la réalité. Il parle bien souvent du lieutenant Toussaint, qui, suivant ses propres paroles, _s'est fait sauter le caisson_. »Toutes les fois que son délire aborde ce sujet, Béatrice éprouve un contre-coup douloureux et terrible. Elle pâlit, elle tremble. Je crois deviner ce qu'il y a de menaçant dans ce rêve. »Mais ce qui est curieux, c'est la façon dont ma petite bonne femme se multiplie. Nous sommes loin de savoir tout ce qu'elle fait. Elle est parfois absente une bonne moitié du jour, et le maréchal lui-même n'a qu'une partie de ses confidences. »Quant à moi, je suis positivement sous ses ordres. Il est bien certain que l'homme est une créature obéissante. »Ma petite bonne femme me traite quelquefois avec une familiarité qui me charme. Quand elle reprend ses airs respectueux, je la crois fâchée et je suis triste. »Je suis un peu, vis-à-vis d'elle, dans la position des anciens courtisans auprès du roi. »A mesure que le moment approche, son activité redouble; il lui vient en même temps je ne sais quelle grave tristesse qu'on peut définir: le sentiment même de sa responsabilité! Cela n'empêche pas ses gaies reparties de se faire jour; mais on sent qu'il y a là-dessous la grande mélancolie des veilles de bataille. »Elle est admirable avec sa fille. Quand elle embrasse son fils, il semble qu'on lui voit le cœur. Je ne t'ai pas reparlé de ce pauvre beau Vital depuis la scène de la fête. Après la conduite de Césarine, il croyait son amour guéri par l'indignation. Quand donc l'indignation a-t-elle guéri de l'amour? Vital aime Césarine comme un malade souffre de sa fièvre, et Césarine est folle de lui. Marguerite sollicite pour son fils, à l'aide du maréchal, un grade dans les zouaves. Elle dit, les larmes aux yeux, qu'il lui faut l'Algérie. »Le maréchal sourit. Le vent est aux mésalliances. »Je crois que le maréchal a pris Césarine chez lui parce qu'on avait tenté, à l'hôtel de Mersanz, une misérable imitation de la fameuse affaire Rodelet. La marquise et ses complices ont été pris de court; sans cela, d'assaillants que nous sommes, nous aurions été assiégés. Cela est évident pour moi. »Ce malheureux jeune homme, M. Léon Rodelet, avait été choisi, comme j'ai dû te le dire, pour enlever Césarine. Il y a eu commencement d'exécution. Mademoiselle Jenny, ancienne femme de chambre de Béatrice, est sous la main de la justice. Léon Rodelet est en fuite avec Garnier de Clérambault et la marquise. »On ne sait pas ce qu'est devenu Fromenteau. On ne l'a vu ni hier au soir ni ce matin. Mon inquiétude est d'autant plus cruelle, que c'est moi qui l'ai lancé sur cette piste si dangereuse. »Mais que je te dise, pendant que j'ai encore une minute, la scène véritablement navrante à laquelle j'ai assisté. »Il s'agit de Maxence. »Mes pressentiments ne m'avaient pas tout à fait trompée. Je devais avoir des nouvelles de Maxence avant de quitter la maison de Marguerite Vital. »Au moment où j'embrassais Béatrice pour me retirer, la porte s'est ouverte brusquement et Maxence est entrée. L'étonnement a été général. Personne, pas même Marguerite, ne s'attendait à cela. »Du reste, moi seule ai reconnu mademoiselle de Sainte-Croix du premier coup d'œil. Je pensais à elle. J'ai prononcé son nom comme malgré moi. Elle est changée à ce point, qu'elle ne se ressemble plus à elle-même. On dirait le spectre délicieux et charmant encore de cette charmante et délicieuse créature qui passait dans la vie comme un éblouissant rayon. Sa beauté serre le cœur; son sourire désolé emplit les yeux de larmes. »Je me suis avancée vers elle. Sa main froide a touché la mienne; mais, me repoussant aussitôt, elle est allée droit à Marguerite. »Dans la chambre, un silence profond régnait. »Marguerite avait l'air troublé. En quelque circonstance que ce soit, je ne l'ai jamais vue que vaillante. Je ne sais point de péril qui soit capable de l'effrayer.--Et pourtant, en face de cette pauvre belle enfant sur qui pèse si lourdement la main de Dieu, Marguerite tremblait. »Maxence, arrivée auprès d'elle, s'appuya au dossier d'une chaise pour ne point tomber. »--Je vous ai écrit, lui dit-elle d'une voix très-basse, mais qui arrivait distincte à l'oreille;--pourquoi ne m'avez-vous point répondu? »--Parce que je n'avais rien à vous répondre, repartit Marguerite avec un accent de dureté qui me fit mal. »Maxence reprit en fixant sur elle ses grands yeux, qui semblaient avoir le don de pénétrer jusqu'au fond de l'âme: »--Marguerite, vous m'avez connue tout enfant... Il y a des moments où je vous vois autour de mon berceau... »--Folie! grommela Marguerite, qui tourna la tête. »Maxence poursuivait comme si cet entretien n'eût pas eu de témoins: »--Il y a des moments où j'ai l'intime certitude que vous m'avez vue naître. »--Visions! dit encore Marguerite, qui haussa les épaules. »--Vous ne parviendrez pas à me rebuter, continua Maxence;--je suis venue ici dans un but: ce but sera rempli; je veux savoir: je saurai. »Ma petite bonne femme sourit avec dédain. »Je ne l'avais jamais vue ainsi, elle qui d'ordinaire est si secourable et si douce. Je me disais: »--Elle devrait avoir plus de pitié. »C'est parce qu'elle avait pitié qu'elle se taisait. »Maxence fit un pas vers elle. Il fut évident pour moi que Marguerite aurait voulu s'éloigner; mais quelque chose de plus fort qu'elle-même la retint. »Maxence poursuivit d'une voix qui devenait en quelque sorte plus pénétrante à mesure qu'elle faiblissait matériellement: »--Au nom de Dieu, répondez-moi! De votre réponse dépend ma mort ou ma vie: suis-je la fille de cette femme? »--Je n'en sais rien, prononça Marguerite entre ses dents serrées. »--Vous mentez!... vous mentez! répéta par deux fois Maxence. »Puis elle ajouta: »--C'est mal de tromper une pauvre fille qui va mourir. »Le rouge montait aux tempes de Marguerite. »L'accusation de Maxence était manifestement juste: Marguerite venait de mentir... »Je m'interromps ici, ma bonne Aglaé. J'avais envoyé au logis de Fromenteau. Voilà deux jours qu'on ne l'a vu. Henri vient de rentrer. Tout le personnel de la préfecture est sur pied. On fouille littéralement Paris.--Henri repart pour savoir si Maxence est encore de ce monde. Au moment où je l'ai quittée ce matin, elle n'avait plus que le souffle. »Cette journée est terrible. Je vois arriver la nuit avec angoisse. »Une voix intérieure me dit que la dernière convulsion de cet horrible drame aura lieu cette nuit. »Dernières nouvelles apportées par Henri: Achille a été reconnu hier dans la cour des messageries de la rue Montmartre. Il était en costume de voyage. Il a parlé rapidement à une femme qui pourrait bien être madame de Sainte-Croix. Les registres des messageries, compulsés scrupuleusement ne portent point le nom de M. le comte de Mersanz. Aurait-il changé de nom? »Hier, toute l'argenterie de l'hôtel de Sainte-Croix a été engagée chez J. A..., l'orfévre, prêteur sur gage, bien connu de nos lions du faubourg Saint-Germain. Ce n'est pas la marquise qui a fait l'engagement. Le signalement de son émissaire ne se rapporte pas à Garnier de Clérambault. »Ténèbres partout! nuit complète! Mystère impénétrable... »Je reprends l'histoire de la pauvre Maxence. »Marguerite avait l'air de souffrir autant qu'elle, pendant cet interrogatoire. Habituée que je suis maintenant à lire sa pensée sur son visage, je voyais qu'elle pousserait la résistance à toute extrémité; je voyais aussi que Maxence s'obstinerait dans sa volonté de savoir. »Béatrice n'écoutait pas. Elle ploie de plus en plus sous le poids des pensées qui l'absorbent. Le maréchal venait d'entraîner Vital au dehors. Le vieux capitaine Roger dormait. J'étais seule pour entendre et pour voir. »Ce fut Maxence qui reprit la parole la première. »--Ne cherchez pas à vous dérober, dit-elle;--il n'y a rien de fort comme la dernière étreinte de l'agonie... Je suis une mourante: regardez-moi! »L'esprit se révolte, Aglaé, contre cette idée de la mort, appliquée à l'un des plus parfaits chefs-d'œuvre qui soient sortis de la main de Dieu.--Mais elle est si pâle, cette Maxence!--Et ce feu qui brûle au fond de sa prunelle a de si lugubres lueurs! »Marguerite baissa les yeux; mais elle resta muette. »--Dès la première fois que je vous ai vue à la pension Géran, reprit Maxence, j'ai eu de vagues et profonds souvenirs. Vous m'attiriez en même temps que vous me faisiez peur. Je voyais en vous ma destinée... Vos paroles mystérieuses étaient pour moi une lettre morte dont je travaillais nuit et jour à deviner le sens... Regrettez-vous d'avoir été une barrière entre moi et le précipice? »Marguerite lui tendit la main comme malgré elle. Marguerite l'attira jusqu'à sa poitrine et déposa un baiser sur son front. »--Ne m'interrogez plus, dit-elle. »Maxence prononça lentement ces quatre vers, dont je gardais fidèle souvenir: A son insu, l'acide mord; A son insu, la fange tache; Et le vil poignard qui se cache, A son insu donne la mort... »Elle s'était tournée à demi vers moi. Son sourire semblait me saluer comme si elle ne m'eût point encore vue. »Puis, revenant à Marguerite: »--Sans vous, dit-elle, j'aurais pu être tout cela: poison, fange, poignard... à mon insu. »Une seconde fois, Marguerite la baisa. »Maxence se laissa aller contre son cœur, et, d'une voix pleine de larmes: »--Dites-moi... je vous en supplie, dites-moi que je ne suis pas la fille de cette femme!... »Et, comme Marguerite gardait le silence, mademoiselle de Sainte-Croix reprit avec vivacité: »--Elle m'a volée... ou achetée à ces pauvres gens de la campagne... Ma mère me cherche peut-être... Ne sais-je pas qu'ils avaient toujours besoin de jeunes filles!... Écoutez! écoutez! s'interrompit-elle,--vous ne mesurez pas le mal que me fait votre silence! Craignez-vous de me tuer sur le coup? Je suis forte!... »Elle chancelait. Marguerite la soutenait dans ses bras. »Marguerite me regardait, puis levait les yeux au ciel. »Je comprenais cette muette condamnation. Mon âme était navrée. »--Je suis forte, répéta cependant Maxence;--à mon âge, j'ai pu résister à l'homme que j'aimais d'un amour qui est au-dessus de mon âge!... Je reste debout quand j'ai le cœur déchiré... J'aimais... j'aime encore, et me voici près de vous!... »Béatrice s'était tout doucement approchée. »--Pauvre noble enfant! murmura-t-elle. »Maxence se retourna et lui saisit les deux mains qu'elle toucha de ses lèvres. »--Intercédez pour moi! supplia-t-elle,--intercédez pour moi! »Pendant le silence morne qui suivit cette suprême prière, le vieux Roger s'agita dans son lit. Nous entendîmes tout à coup son rire creux. Il se mit à dire: »--Hé! Palaproie! sergent Niquet, ohé!... le trouvez-vous piqué des vers, le vin de mon gendre? »Il faisait effort pour s'élancer hors du lit. Béatrice alla draper les couvertures. »Maxence se laissa choir sur ses deux genoux. »--Malade, brisée, désespérée, poursuivit-elle, j'ai résisté à cette femme, qui me disait d'être heureuse... qui me lisait de brûlantes lettres d'amour... qui me montrait la fortune et le bonheur... J'aime le luxe, moi, j'aime toutes les splendeurs... et j'ai résisté! Ne voyez-vous pas que je suis forte?... Ses lettres me le montraient agenouillé à mes pieds... je croyais entendre sa voix si douce qui tremblait... Est-ce un crime, cet amour qui a germé dans mon cœur d'enfant?... Les rêves de ma fièvre me le présentaient toujours beau comme un dieu... Et n'est-il pas le plus beau des hommes?... J'ai résisté pendant de longs jours et pendant de longues nuits... J'ai résisté à mes désirs, à ses prières, à mes songes d'ambitieuse, aux supplications de cette femme, qui me disait: «Je suis ta mère...» J'ai résisté à ma fièvre et à leurs obsessions... Je suis forte! »Elle porta ses deux mains à sa poitrine, où sa respiration oppressée sifflait. »--Mais, si elle est ma mère! s'écria-t-elle tout à coup avec éclat,--on se doit à sa mère! Pour l'enfant, il n'y a pas de mère coupable. »Elle courba la tête si bas, que ses beaux cheveux inondèrent son visage comme un flot. »--Sais-je, moi, reprit-elle, si les hommes ne l'ont pas attaquée? Sais-je si elle ne défend pas une juste querelle? Sais-je encore si ceux qui l'accusent ne sont pas des calomniateurs?... Qu'ai-je vu? Qu'elle voulait marier sa fille à un homme riche et puissant. Mais que font les autres mères? N'est-ce pas là leur ambition commune?... Il y avait des obstacles; elle a fait ce qu'il fallait pour briser les obstacles: c'est le propre de toute ambition, et c'est l'éternelle bataille de la vie... »Pendant qu'elle parlait, je ne sais quel poids opprimait mon entendement. »Je sentais l'effort désespéré qu'elle faisait pour sophistiquer sa pensée. »Je ne crois pas qu'un être humain puisse souffrir plus que je n'ai vu souffrir cette enfant. »Marguerite, inflexible, gardait toujours le même silence. »--Elle m'a tout dit, continua Maxence, dont l'accent prit une nuance de menace;--pendant trois semaines, elle est restée à mon chevet. Je sais que sa vie, sa fortune, son honneur dépendent de moi... Elle s'est agenouillée devant moi... Elle a humilié à mes pieds sa toute-puissance de mère... Et c'est pour cela que je ne me crois pas sa fille... C'est parce que mon cœur n'a pas battu plus vite à ses sanglots, c'est parce que rien en moi n'a vibré... rien! »Sa voix s'enflait; son regard devenait farouche. »--Que vous a-t-elle donc fait, s'écria-t-elle, pour que vous la persécutiez ainsi?... Elle me l'a dit elle-même: on l'accule comme une bête féroce... C'est pour se défendre qu'elle a besoin d'or... On l'a ruinée... on essaye de la déshonorer... on veut la traîner jusqu'aux bancs infâmes de la cour d'assises... Vous voyez bien que je sais tout... Avec l'alliance du comte de Mersanz, elle sera sauvée; car elle dressera son immense fortune entre elle et vous comme un rempart... Que vous a-t-elle donc fait?... et que m'a-t-elle fait à moi-même, pour que son cri de détresse n'ait point descendu jusqu'à mon âme?... Pourquoi cette répulsion qui est presque de l'horreur?... Pourquoi?... pourquoi?... C'est qu'elle n'est pas ma mère! »Marguerite fit un mouvement. Je vis qu'elle allait enfin répondre. »Mes yeux dévoraient d'avance les paroles suspendues encore à ses lèvres. »Marguerite avait les sourcils froncés. De courtes convulsions agitaient sa bouche. »--S'il m'était donné de vous sauver, mademoiselle, dit-elle d'une voix sourde et saccadée que je ne lui connaissais pas,--je ferais le possible comme j'ai fait pour bien d'autres. J'ai cru vous haïr autrefois: ce n'était que le regret de ne pas pouvoir vous aimer... Vous êtes une belle âme et Dieu vous avait créée pour aller plus haut qu'aucune d'entre nous... mais tous les jeunes arbres que Dieu sème n'atteignent pas leur hauteur... Vous avez le cœur trop fier pour vivre de tolérance ou de honte. Le prix que vous valez vous condamne... Vous ne sortirez plus d'ici, Maxence: je vous retiens prisonnière. »Rien ne peut te dire mon étonnement. J'élevai la voix pour protester. »La petite bonne femme me lança un sombre coup d'œil. »--Nous défendons notre peau, dit-elle en ajoutant par l'expression de sa voix à la brutalité de ce mot;--on ne lâche pas comme cela les petits de la louve... Si nous ne mangeons pas, nous serons mangés! »Béatrice prit la main de sa mère et dit: »--Il ne sera point fait de mal à cette jeune fille! »--Du mal! répéta Marguerite avec une surprise pleine de reproche. »Puis elle ajouta entre ses dents: »--S'il reste une chance de salut pour elle, cette chance est ici. »Maxence demeurait affaissée.--Marguerite alla ouvrir son coffre, seul meuble qu'elle eût apporté de sa mansarde. Elle y prit quelques papiers et revint à mademoiselle de Sainte-Croix. »--Béatrice, ma fille, dit-elle, laissez-nous pour un instant. Vous préparerez la chambre de Maxence. »J'allais suivre Béatrice, Marguerite m'arrêta en ajoutant: »--Ce que je vais dire n'est pas un secret pour vous. »Maxence s'était redressée à demi. Elle regardait ces papiers que Marguerite tenait à la main avec un vague espoir, mêlé d'un terrible effroi. »--Tenez, débuta brusquement Marguerite, si vous ne voulez pas être la fille de cette femme, libre à vous!... Voici un acte de naissance qui vous donne le droit de porter un autre nom. »--Et cet acte de naissance est le mien? s'écria Maxence éperdue. »--Oui, répliqua la petite bonne femme, dure comme la destinée; mais vous n'en êtes pas moins la fille de la nommée Flavie Soyer, dite la marquise de Sainte-Croix. »Maxence retomba du haut de sa fausse joie. Elle poussa un long gémissement. »J'aurais mieux aimé, je crois, qu'on me torturât moi-même. »Je devinais à demi. L'acte de naissance était bien, en effet, celui de Maxence, sous le nom de Julie Seveste. C'était Maxence qu'on avait trouvée dans le berceau, près du lit de madame Seveste, au nº 39 de la rue du Cherche-Midi.--Si tu as présente cette histoire d'audacieuse substitution d'enfant, à moi racontée par madame la baronne du Tresnoy, lors de notre première entrevue, tu te souviendras que la sage-femme, quittant le chevet de la prétendue madame Octave Merriaux (Flavie de Sainte-Croix), passa d'une maison dans l'autre et vint voler le nouveau-né des époux Seveste, qui était un enfant du sexe masculin. »Il fallait un fils à madame de Sainte-Croix, qui poursuivait, en ce temps-là, une intrigue avec le vieux prince de ***.--Et bien, peu s'en fallut qu'elle ne devînt princesse. »Je ne saurais plus dire quel fut le sort de l'enfant volé; il dut mourir, puisque Flavie ne fut pas princesse. La petite Julie fut élevée chez les Seveste; mais madame Seveste ne put jamais la voir sans un serrement de cœur. Elle était sûre d'avoir reconnu le sexe de son enfant: c'était un fils. Bien qu'elle ne devinât point les complications romanesques de l'aventure, elle avait conscience d'une tromperie, et la disparition de la sage-femme, qui ne vint point réclamer ses honoraires, ne put qu'augmenter ses soupçons. »La petite Julie fut donc dès le berceau un être malheureux. Elle ne connut point les caresses d'une mère. Madame Seveste eut un second enfant. Son mari mourut; réduite à la misère, elle fit un choix entre ses deux petits. Julie fut abandonnée et recueillie par Marguerite Vital, qui la mit à la campagne, chez de pauvres gens. Ceux-ci l'élevèrent. »Pour comprendre le reste de cette misérable histoire, il faut se reporter à l'industrie principale de la Sainte-Croix. Elle avait besoin de belles jeunes filles qu'elle instituait ses nièces, afin de les produire sur les registres de Clérambault. On s'y prenait longtemps à l'avance; il y avait des nièces qui jouaient d'autant mieux leur rôle qu'elles ne croyaient point jouer un rôle. »Clérambault pourvoyait à cela; il parcourait de temps à autre la province pour recruter des nièces, car tout s'use. »Clérambault, un jour, trouva cette enfant miraculeusement belle sur son chemin. La Sainte-Croix la voulut voir. »On en fut si enthousiasmé, qu'au lieu d'en faire une nièce, on l'éleva à la dignité de fille unique de madame la marquise. »N'y a-t-il pas là, ma bonne Aglaé, une étrange intervention de la Providence! Et les faiseurs de romans qui fatiguent leur cervelle à trouver des complications, mettent-ils souvent la main sur de pareils nœuds? Celui qui dirait que le fait semble inventé à plaisir se tromperait, selon moi: les choses que l'on invente ne forment jamais un de ces drames tout d'une pièce, comme celui de cette mère et de cette fille. »C'est terrible, c'est tragique, et cette Maxence, qui est belle comme une Grecque de Phidias, porte sur son front la double couronne des fatalités antiques. »Maxence parcourut d'un regard troublé l'acte de naissance. »--Madame de Sainte-Croix a-t-elle donc porté ce nom de servante? demanda-t-elle. »--Non, répondit Marguerite, qui choisit parmi les autres papiers un cahier qu'elle lui mit dans la main. »C'était une des pièces du dossier du Tresnoy, expliquant clairement et succinctement ce que tu sais déjà. »Maxence en lut à peu près le quart; puis elle se prit la tête à deux mains, et, d'un accent plein de fatigue: »--Je ne comprends pas, dit-elle; je ne sais plus comparer ni réfléchir... Qu'y a-t-il là dedans? »--Votre histoire, repartit Marguerite. »Maxence releva sur elle ses grands yeux égarés. »--Mon histoire n'a qu'un mot, murmura-t-elle: affirmeriez-vous sous serment que je suis la fille de cette femme? »--Oui... sous serment! répliqua Marguerite. »Maxence, à ce mot, s'est tournée de mon côté, comme pour chercher un appui dans son inexprimable détresse. »Vivrais-je cent ans, ce regard restera gravé dans mes souvenirs. »Par un mouvement involontaire, je me suis élancée vers elle. Il était trop tard. Elle a fermé les yeux; puis elle s'est affaissée, inerte, sur le carreau. »Nous l'avons portée, Marguerite et moi, sur un lit... »Quatre heures du soir. »Mon Henri vient de rentrer. »La bonne Béatrice est restée avec Maxence une partie du jour. Elle l'a quittée un instant pour aller près de son père. Maxence a pu se lever, ouvrir une porte donnant sur l'escalier et s'évader. »Marguerite avait-elle raison? Maxence est-elle complice de la Sainte-Croix? Faut-il tenir en cage toujours les petits de la louve?... »Huit heures. Fromenteau n'a pas été assassiné. Il est sur la piste. Il a rencontré par hasard ce gros homme du boulevard extérieur qui veut percer le mur d'octroi... »La marquise a juré qu'aucun de nous ne serait vivant demain matin. »Le courrier part. Je ferme ma lettre. A demain, si Dieu le veut!» FIN DU CINQUIÈME VOLUME. TABLE DES CHAPITRES. DEUXIÈME PARTIE.--L'HOTEL DE MERSANZ. (SUITE.) XX. La huitième contredanse. 7 TROISIÈME PARTIE.--LA GUERRE SAINTE. I. Lettre de la vicomtesse. 51 II. Suite de la lettre. 69 III. Autres lettres de la vicomtesse. 95 IV. La police de la vicomtesse. 113 V. Dernières lettres de la vicomtesse. 145 FIN DE LA TABLE DU CINQUIÈME VOLUME. End of Project Gutenberg's La fabrique de mariages - volume 5, by Paul Féval *** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA FABRIQUE DE MARIAGES, VOL. 5 *** Updated editions will replace the previous one—the old editions will be renamed. 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It exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from people in all walks of life. Volunteers and financial support to provide volunteers with the assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg™’s goals and ensuring that the Project Gutenberg™ collection will remain freely available for generations to come. In 2001, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure and permanent future for Project Gutenberg™ and future generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org. Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundation’s EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state’s laws. The Foundation’s business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation’s website and official page at www.gutenberg.org/contact Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg™ depends upon and cannot survive without widespread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine-readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS. The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. Compliance requirements are not uniform and it takes a considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up with these requirements. We do not solicit donations in locations where we have not received written confirmation of compliance. To SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state visit www.gutenberg.org/donate. While we cannot and do not solicit contributions from states where we have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition against accepting unsolicited donations from donors in such states who approach us with offers to donate. 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