The Project Gutenberg eBook of Des variations du langage français depuis le XIIe siècle This ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this ebook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook. Title: Des variations du langage français depuis le XIIe siècle Author: F. Génin Release date: September 30, 2018 [eBook #57992] Language: French Credits: Produced by Laurent Vogel, Chuck Greif and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This book was produced from scanned images of public domain material from the Google Books project.) *** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK DES VARIATIONS DU LANGAGE FRANÇAIS DEPUIS LE XIIE SIÈCLE *** Produced by Laurent Vogel, Chuck Greif and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This book was produced from scanned images of public domain material from the Google Books project.) DES VARIATIONS DU LANGAGE FRANÇAIS DEPUIS LE XIIe SIÈCLE, OU RECHERCHE DES PRINCIPES QUI DEVRAIENT RÉGLER L'ORTHOGRAPHE ET LA PRONONCIATION. PAR F. GÉNIN, PROFESSEUR A LA FACULTÉ DES LETTRES DE STRASBOURG. «Vox populi.» PARIS, LIBRAIRIE DE FIRMIN DIDOT FRÈRES, IMPRIMEURS DE L'INSTITUT, Rue Jacob, 56. 1845. PARIS.--TYPOGRAPHIE DE FIRMIN DIDOT FRÈRES, RUE JACOB, 56. INTRODUCTION. La faculté de penser est illimitée, et rien n'est au contraire plus borné, plus rebelle que la parole; en sorte que l'on pourrait presque douter si la parole est destinée à favoriser ou à contrarier l'essor de la pensée. Depuis tantôt six mille ans, l'homme est à la recherche d'un instrument à l'aide duquel il puisse traduire sa pensée, la produire au dehors sans plus de travail qu'elle n'en demande pour naître au dedans: il n'en trouve point de tel. Il en choisit un, le forme, le développe, le polit, en étend les ressources; et, après un long et pénible travail, il finit par le jeter là pour essayer d'un autre, qu'il abandonnera de même un jour. On serait épouvanté si l'on pouvait savoir le nombre de langues qui ont successivement été parlées sur la terre. De temps en temps on en retrouve d'antiques débris cachés sous des ruines, dans l'Asie ou dans l'Inde. Mais ils sont comme ces instruments de musique du moyen âge, conservés dans la bibliothèque de Strasbourg: on les regarde d'un oeil stupéfait, on n'en soupçonne pas le mécanisme, on a peine à concevoir que ces machines bizarres, énormes, aient jamais été mises en jeu par des hommes. Que si du langage on veut descendre à l'écriture, les difficultés se multiplient et se compliquent d'une façon prodigieuse; et comme la parole est insuffisante à la pensée, l'écriture est encore plus insuffisante à la parole. Pour réduire les sons en caractères, il est impossible de prendre son point d'appui dans la nature. La nature n'a aucune loi qui serve à déterminer le rapport du caractère au son. Tout y sera donc arbitraire et de pure convention. Le clavier de la voix humaine articulée, renferme des sons et des nuances de son à l'infini; et il faut se borner à une vingtaine de caractères, car d'en assigner un à chaque son, à chaque nuance, on tomberait dans l'inconvénient des Chinois, chez qui un mandarin passe sa vie à étudier l'art de peindre la parole, et meurt avant de le posséder. Représenter l'infini avec un nombre de figures excessivement limité, voilà le problème. On reconnaît tout de suite qu'il est insoluble. Cependant combien a-t-on vu, voit-on et verra-t-on de gens qui se présentent avec assurance pour le résoudre? Ils veulent _écrire comme on parle_. Écoutez-les: rien n'est plus facile. Prenez seulement leur système. Et de tous ces systèmes destinés à produire un seul et même résultat, il n'en est pas deux pareils! Ces réformateurs de l'orthographe ressemblent aux chercheurs de la quadrature du cercle, qui, pour la plupart, ne pénètrent même pas le vrai sens de la question. Tout ce qu'il est permis de tenter, c'est d'approcher du but par des combinaisons de plus en plus ingénieuses. Les méthodes scientifiques vont du simple au composé: d'abord l'analyse, ensuite la synthèse. Tel n'est pas le procédé naturel de l'esprit humain: il va constamment du composé au simple; il commence par la synthèse pour finir par l'analyse. En tout, la simplicité est le dernier terme de l'art. C'est ce que n'ont pas compris ceux qui ont rejeté bien loin des études le secours de ce qu'ils appellent dédaigneusement _la routine_. Pour avoir entrevu le parti qu'on en pourrait tirer de cette routine, quelques hommes, dans ces derniers temps, se sont fait une espèce de nom. Priez votre cuisinière d'écrire six lignes sous votre dictée, vous lui verrez employer trois ou quatre fois plus de caractères qu'il n'en faut. Elle avait pourtant une idée exacte de la valeur de chacun; mais c'est qu'elle ignore les lois convenues de la combinaison. Répétez l'expérience sur autant de personnes qu'il vous plaira, vous la verrez tourner toujours de même; c'est-à-dire que pas une ne péchera par excès de sobriété, mais toutes pécheront par intempérance. Voulez-vous une autre épreuve non moins décisive? Vous en ferez vous-même les frais, vous, dont l'oreille est exercée à saisir les sons, et la main habituée à les fixer à l'aide d'une orthographe aussi bien concertée que possible. Essayez d'écrire du patois, un patois qui vous soit bien familier, afin d'épargner à votre oreille toute incertitude. Vous n'en viendrez pas à bout sans un grand embarras, et sans recourir à une multitude de lettres qui donneront à votre écriture l'aspect grotesque de celle de votre cuisinière. Ce n'est pas tout. Vous êtes satisfait de ce que vous avez noté, et vous y retrouvez les sons que vous vouliez figurer? Fort bien. Mais donnez-le à lire à quelqu'un qui ne sache pas le patois; vous n'en reconnaîtrez pas un mot. Et vingt personnes, à qui vous vous adresserez, écriront le même passage de vingt manières différentes. Venez donc maintenant nous proposer d'écrire comme on parle! Ce résultat tient évidemment à ce qu'il n'existe pas de conventions pour peindre les sons du patois. Quelles sont les conditions essentielles d'une bonne orthographe? Dépenser tout juste assez de caractères pour déterminer le son d'un mot et rappeler l'étymologie. Rien au delà. Le français me paraît, de toutes les langues, la plus voisine du but. Les langues du Nord sont surchargées de caractères, surtout de consonnes. C'est le défaut essentiel de l'allemand; l'anglais en tient beaucoup, et, de plus, rien de si capricieux que la valeur de ses groupes: la même notation se traduit par trois ou quatre prononciations diverses; on dirait l'oeuvre de la fée Fantasque. * * * * * J'avoue que le français n'est pas tout à fait à l'abri de ce reproche. Un étranger sera toujours surpris de voir différencier, par l'écriture, des sons qui se confondent à son oreille, ou prononcer diversement des syllabes identiques sur le papier, par exemple, _femme_ et _dame_; _Rouen_ et _Dinan_; un habit de _lin_ et le département de l'_Ain_; un _fils_ et des _fils_ de soie; _heureux_ et _gageure_, _etc._ Ce sont les témoignages des systèmes de notation qui se sont succédé, et qui, en se retirant, ont laissé derrière eux quelques vestiges. Comme à l'aide des coquilles et des fossiles on étudie et l'on retrouve l'histoire de la formation du globe, on en peut faire autant pour celle de notre langue, au moyen de ces restes épars. * * * * * On a traité avec un souverain mépris notre vieille langue, sans la connaître. On ne voulait même pas la connaître: il fallait la condamner sans l'entendre. Voltaire, ordinairement plus équitable et plus judicieux, dit, à l'article _France, Français_: «Il n'est pas question de savoir ce que notre langue fut, mais ce qu'elle est; il importe peu de connaître quelques mots d'un jargon qui ressemblait, dit l'empereur Julien, au hurlement des bêtes.» J'ai un respect infini pour l'empereur Julien, mais j'attache peu d'importance à l'opinion d'un Grec sur le français, d'autant que ce jugement, porté au IVe siècle, ne peut guère concerner le français qui ne commença d'exister que vers le Xe. Dans tous les cas, je tiens qu'il importe beaucoup de connaître la langue parlée par nos aïeux, d'où s'est formée la nôtre. Est-ce que le présent n'invoque pas tous les jours l'autorité du passé? Comment donc en vue de l'avenir peut-on raisonner juste lorsqu'on dit: Il n'importe de connaître le passé, le présent nous suffit? Supprimez donc aussi l'étude de l'histoire, de la législation romaine, de toute l'antiquité. Ces gens-là ne sont pas nous: occupez-moi de nous. Il est vrai que demain nous mourrons, et que nos fils imbus de cette doctrine nous auront oubliés après-demain, sans que nous ayons le droit de nous plaindre. Voltaire ajoute: «Songeons à conserver dans sa pureté la belle langue qu'on parlait dans le grand siècle de Louis XIV.» Cela vous plaît à dire. Pour la conserver, il faut la comprendre: pour la comprendre, il faut connaître ses origines. C'est une généalogie dans laquelle tout se tient. Et si tout à coup l'on s'avisait de nier aussi le XVIIe siècle, pour faire prévaloir une littérature nouvelle? Il ne faudrait d'autre argument que celui de Voltaire: Il est passé, et nous sommes présents. Mais encore, sans vouloir affaiblir la gloire du XVIIe siècle, faut-il reconnaître que le génie de la langue française existait avant Louis XIV. Il a fleuri dans tout son éclat à la fin du règne de Louis XIV, j'y consens; mais, pour bien apprécier les effets, il faut les rapprocher des causes, surtout lorsqu'on veut obtenir de nouveaux effets analogues aux premiers. Le moyen de tirer une ligne droite, c'est de ne pas perdre de vue les deux points extrêmes. De tout cela, je conclus, contre Voltaire et l'empereur Julien, qu'il nous faut étudier notre vieille langue. * * * * * C'est ce que j'essaye dans ce livre. Je ne viens pas le premier à cette besogne difficile, mais je crois que le premier je me suis placé à ce point de vue de considérer avant tout la langue parlée, le langage, et non la langue écrite; de rechercher la musique de l'idiome de nos pères: la langue écrite n'est que secondaire; on parle avant d'écrire. Cependant personne jusqu'ici ne s'est préoccupé que de l'écriture, d'où l'on a laissé conclure la prononciation arbitrairement et au hasard. C'est, il me semble, prendre la question à rebours. Déterminer le rapport de l'orthographe à la prononciation, doit être la première étude de quiconque veut travailler utilement sur notre vieille langue. C'est d'où il faut partir, si l'on ne veut s'exposer presque infailliblement à faire fausse route et à manquer le but. Faute d'avoir trouvé ce fil conducteur, Fallot, dont les recherches sont d'ailleurs si estimables, s'est fourvoyé dans un labyrinthe sans issue. Égaré dans un dédale de terminaisons, il a recueilli avec un labeur extrême toutes les formes d'un même mot, et s'est donné la tâche de leur retrouver à chacune une signification précise, un rôle particulier. Il n'a pas vu que c'était supposer l'unité d'orthographe dans un temps où l'orthographe était livrée à l'arbitraire le plus complet, où l'on ne savait ce que c'était qu'orthographe, car c'est une science d'hier. L'écrivain de ce temps-là se guidait sur l'étymologie latine et sur un très-petit nombre de règles générales; le reste allait comme il pouvait. Cette cause, compliquée de certains _provincialismes_, si l'on me permet ce mot, jetait dans l'écriture un effroyable désordre, et il en résulte pour nos yeux l'apparence très-exagérée d'une multitude de formes. Sans doute quelques formes variaient essentiellement: la France du nord ne parlait pas comme celle du midi; et la France du milieu, soumise à deux influences, ne pouvait faire autrement que de se ressentir de l'une et de l'autre. Mais c'est un spectacle curieux et pénible à la fois, de voir Fallot amonceler de toutes parts des mots différemment orthographiés, et, sur ces bases chancelantes, reconstruire des déclinaisons, des genres, des dialectes, toutes sortes d'inventions subtiles et de visions grammaticales. Par exemple, rencontrant ce substantif _suer_, _ma suer_, il s'est imaginé que le mot _soeur_ s'est prononcé quelque part autrefois comme le verbe _suer_. Et il note religieusement cette forme de dialecte: c'est du picard ou du wallon, ou du bourguignon, ou quelque autre docte chimère. Le lendemain, il voit, dans les sermons de saint Bernard: «Les _does_ festes de la Croix;» le voilà tout de suite qui imagine que _does_ est le féminin de _deux_ dans le dialecte bourguignon. Comme il est avant tout de bonne foi, il ne dissimule pas qu'il a rencontré souvent _does_ employé au masculin. Savez-vous comment il s'en tire? C'est, dit-il, que la règle de la distinction des genres, telle que je l'indique ici, _tomba de bonne heure en confusion et en désuétude_. (_Recherches_, p. 205.) Avec de pareilles excuses, il n'est point de système ni d'aberration qu'on ne justifie. Si Fallot eût étudié les rapports de l'ancienne orthographe à la prononciation, il eût aisément constaté que _ue_ et _oe_ avaient servi à noter le son _eu_, et que _suer_ et _does_ n'ont jamais fait autre chose que _soeur_ et _deux_. Et j'ose dire que, par cette étude, il se fût épargné bien des efforts, des peines et des erreurs, sans compter qu'il les eût épargnées aux autres. Fallot s'est dit: Les formes écrites étaient multiples, donc la langue parlée était multiple aussi. Mauvaise conséquence. Il faut au contraire poser en principe l'unité du langage, et ramener à cette unité la multiplicité des formes écrites, en les expliquant par les incertitudes de l'orthographe. J'ose affirmer le second principe aussi lumineux que l'autre est obscur. L'un se trouvera fécond en conséquences nettes et positives; l'autre ne conduira jamais qu'à des résultats de plus en plus embrouillés et confus, à des difficultés inextricables. Je m'en rapporte d'ailleurs à l'expérience, et j'attends avec confiance son arrêt. * * * * * Fallot s'est égaré sur les pas d'Orell. Aussi pourquoi, voulant approfondir les origines et les anciennes habitudes du français, s'aller mettre à la suite d'un Allemand? Qui ne sait que les Allemands ont des systèmes sur tout? Il fallait marcher tout seul, en lisant et comparant les vieux monuments de notre langue, et se remettant du reste à l'instinct national. On fait ainsi le chemin qu'on peut, mais au moins l'on ne risque pas de se perdre dans les ténèbres, sur la foi d'un guide mal sûr. Mais, dira-t-on, comment aller du langage à l'écriture? Cela est impossible. Nous sommes forcés, bon gré mal gré, de remonter de l'écriture au langage, de rechercher la prononciation à travers l'orthographe, puisque ce son ou cette musique de la parole s'est évanouie complétement. Peut-être!... il reste peut-être encore aujourd'hui des témoignages vivants de la langue parlée au XIIe siècle.--Où sont-ils?--Eh! mon Dieu, pas bien loin. Il ne faut que se baisser un peu pour les recueillir. Ce n'est pas à la cour, ce n'est pas dans les académies ni dans les salons que vous les trouverez: c'est dans la rue, parmi le peuple. Souvenez-vous du propos de Malherbe: «J'apprends tout mon françois des gens du port.» Cela n'était pas exact: il n'apprenait pas d'eux tout le français qu'il mettait dans ses odes, mais il en apprenait le génie de la langue française; c'est ce qu'il voulait dire, et la phrase ainsi entendu exprime une importante vérité. Et Regnier, qui se moquait de Malherbe et de son école, l'imitait en cela tant qu'il pouvait. La langue d'un peuple ressemble à l'Océan, dont la surface est turbulente et sans repos; une vague pousse l'autre. Mais là-dessous est le calme profond. En sorte que comme la surface est l'image de l'inconstance et de l'agitation, le fond pourrait servir de symbole à l'immobilité. Allons-nous donc ériger en loi suprême le langage du peuple, et soumettre l'autorité des mieux parlants à l'autorité inattendue de ceux qui passent pour parler le plus mal? Nullement. Il ne s'agit pas d'ailleurs ici de déterminer la prééminence du vieux français sur le français moderne, ou du moderne sur l'ancien. Je ne veux que constater les faits; trop heureux, si je parviens à les établir, d'en laisser tirer à d'autres les conséquences. Supposons un insulaire, un Chinois, qui ne connaîtrait le français que par les livres, et comme une langue morte. Quelque intelligence qu'on lui attribue, jamais on ne croira qu'il puisse se faire une juste idée de notre langue, ni des chefs-d'oeuvre de notre littérature. Conduisez-le à la Comédie française: faites-lui entendre Talma récitant Racine, ou mademoiselle Mars récitant Molière; je le tiendrai fort habile s'il parvient seulement à suivre le fil des idées et du dialogue. Et si cet homme veut se mêler de comparer, de juger, de rendre des arrêts sur Racine et Molière, ne le trouverons-nous pas d'une présomption impertinente? car enfin, avec un peu de sens commun, cet homme comprendrait qu'il ne possède pas les éléments indispensables pour se former une opinion, et que son rôle est d'apprendre à _parler_ français, et d'ajourner son jugement à la fin de ses études. Nous sommes tous ce Chinois présomptueux par rapport à nos écrivains du moyen âge. La plupart ont écrit en vers, c'est-à-dire, dans une forme qui requiert avant tout le nombre et l'harmonie. Nous ignorons leur système de versification, leur prononciation, leur syntaxe même, jusqu'à un certain point; mais cela ne fait rien: nous leur prêtons les règles de notre temps, et là-dessus nous les jugeons intrépidement, et nous haussons les épaules de pitié. Il faut tâcher pourtant de s'instruire. C'est une circonstance bien favorable à ce désir, que le moyen âge ait produit tant de vers; car vous voyez de quel secours nous seront les rimes pour déterminer la prononciation. Voilà déjà un puissant auxiliaire de nos recherches, la rime. Ensuite les discordances d'orthographe. Si le même mot se rencontrait toujours écrit de même, il faudrait désespérer; mais le voilà écrit de quatre façons à la même époque, souvent dans le même manuscrit; or, il se prononçait assurément toujours de même: il ne s'agit donc que de ramener ces quatre notations à une seule valeur. L'une éclairera l'autre, et de nombreux rapprochements, de nouvelles analogies nous fournissant un supplément de lumières, nous arriverons avec de la patience à poser des règles générales. Ces règles, si elles sont justes, ne manqueront pas d'être confirmées par des exemples ultérieurs, et presque toujours aussi par des applications restées dans le langage du peuple, parfois même dans la langue des lettrés, où elles apparaissent comme des bizarreries inexplicables, des inconséquences, des caprices de l'usage. Sur tous ces indices réunis et coordonnés nous pourrons reconstruire le monument, au moins dans ses parties principales; car il y a cela de bon que la langue, fondée avec une logique admirable et dans un système d'ensemble aussi régulier que vaste, a été défaite au hasard, comme un édifice dont le temps ou le mauvais instinct des passants pousse à bas tantôt une pierre, tantôt une autre, sans choix, suite ni raison. Le voyageur inattentif n'y voit plus qu'un amas de décombres informes et sans intérêt; mais la sagacité de l'antiquaire écarte l'herbe et les plantes parasites qui s'épanouissaient sur ces vénérables ruines; il dégage, il nous fait reconnaître les pierres angulaires; aidé de ce qui demeure, il retrouve ce qui n'est plus, il relie le présent au passé, et le plan du vieil architecte sort enfin de dessous les décombres. Nous admirons le castel féodal avec ses tours, ses bastions et ses créneaux; et tout en préférant, si c'est notre goût, le système des constructions modernes, au moins nous garderons-nous de dire désormais: Il n'y a jamais eu là qu'un tas de pierres, de la mousse et des ronces. Tel est le but de ce travail, tels en sont les moyens. Je ne suis pas l'architecte ingénieux dont j'ai parlé, mais tôt ou tard il viendra; je me contenterai, pour moi, du mérite de l'avoir appelé de loin, et de lui avoir indiqué de quel côté il devait diriger ses fouilles. Il serait digne de la France de s'occuper enfin de ses antiquités. L'idée d'une collection des _Documents inédits de l'histoire de France_, était grande, et pouvait conduire à d'importants résultats; mais l'exécution n'y a point répondu. Absence totale d'unité, de plan, de direction; textes de toutes les époques et de toutes les langues, roulant sur toutes les matières, imprimés (je parle de ceux du moyen âge) dans toutes les orthographes, avec quelques notes rares, écourtées, sans tables, sans index ni glossaires, ou bien ce qu'il y en a est insuffisant, misérable; rien de plus mêlé que cette collection, où quelques publications excellentes sont noyées dans des travaux médiocres, pour ne pas dire pis. C'est là que les extrêmes se touchent; c'est l'image fidèle du chaos: Frigida pugnabant calidis, humentia siccis; Mollia cum duris, sine pondere habentia pondus. Quel dommage de voir des forces si considérables dépensées au hasard, et perdues parce qu'elles divergent! Le vice fondamental est que nulle pensée critique ne préside à l'ensemble; aucun lien, aucune force de cohésion ne rattache l'une à l'autre ces parties isolées. Ce n'est que l'apparence d'un monument, comme ces masses que de loin, à travers le crépuscule, le voyageur prend pour de magnifiques palais, et qui, vues de près, se trouvent n'être qu'un amas de rochers. Peut-être un jour quelqu'un s'occupera-t-il d'introduire l'ordre, la vie et la fécondité dans cette gigantesque entreprise; d'y tracer des sections, d'y marquer des séries que l'on tâchera de faire avancer dans un sens et vers un but arrêtés, afin de rendre les travaux utiles à quelqu'un; car jusqu'ici tout le monde a besoin de la collection, et elle ne satisfait personne. Parmi ces divisions, il s'en rencontrera peut-être une pour la langue française. Il faudra tâcher de l'établir sur un plan, où le premier soin devra être de rassembler les textes les plus anciens et les plus authentiques, disposés chronologiquement sur deux séries, l'une de prose, l'autre de vers. Je ne prétends pas ordonner ici le détail de ce plan, ni trancher des questions de dates encore controversées; mais en me bornant à une esquisse approximative, et toute réserve faite des droits de la discussion, il me semble qu'on pourrait avoir, POUR LE XIe SIÈCLE, _En prose_:--Les Lois des Normands, données par Guillaume le Conquérant, mort en . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1087 La Traduction des Rois et des Macchabées; Le Commentaire sur le Psautier; Le Cantique de saint Athanase; Les Morales et les Dialogues de saint Grégoire; Le Sermon anonyme sur la sagesse. _En vers_:--La chanson de Roland, qui fut chantée pour la dernière fois à la bataille d'Hastings, en. . . . . . . . . . . . . . . 1066 Si quelques endroits de ce poëme paraissent interpolés, la plus grande partie échappe au soupçon. On n'en possède que le texte publié par M. Francisque Michel, d'après le manuscrit d'Oxford; il faudrait le collationner de nouveau, et y joindre comme objet de comparaison les deux textes conservés à la Bibliothèque royale, ou au moins leurs variantes, si elles ne sont pas assez considérables pour motiver l'impression complète. Peut-être des recherches dans les bibliothèques de province feraient découvrir encore d'autres copies. On n'en saurait trop avoir d'une oeuvre si pleine de génie. XIIe SIÈCLE. Charte de l'abbaye de Honecourt, en. . . . . . . . . . . . . . . 1133 (Dans l'_Histoire de Cambrai_, par J. le Carpentier, t. II, p. 18.) «Cette pièce, dit Duclos, pourrait bien être le plus ancien monument de cette espèce.» (_Mém. sur la lang. fr._) Sermons de saint Bernard, mort en. . . . . . . . . . . . . . . . 1153 Le manuscrit des Feuillants, donné au père Goulu, général de l'ordre, par Nicolas Lefèvre, précepteur de Louis XIII, fut exécuté environ vingt-cinq ans après la mort du saint, c'est-à-dire vers 1178. Un manuscrit d'une date certaine et aussi reculée, double de valeur pour l'histoire de la langue. On n'en a publié qu'une partie; il faudrait l'imprimer dans son intégrité textuelle. Quelqu'un des grands et beaux ouvrages que Henri II d'Angleterre fit composer ou traduire par la pléiade des romanciers[1] qui florissait à sa cour vers l'an . . . . . . . . . . . . . . . . 1180 [1] Robert Wace; Luce du Guast; Gasse le Blond; Gautier Map; Robert de Borrou; Hélie de Borron et Rusticien de Puise. On aurait à se décider entre le _saint Graal_, le _Tristan_, le _Merlin_, le _Lancelot_, _etc., etc._, puisque malheureusement on ne peut les donner tous. Il suffirait d'un ou deux pour révéler des trésors de style et d'imagination. Pour les vers, on n'aurait que l'embarras du choix, et l'on pourrait ici joindre l'intérêt du fond à celui de la forme. Le _Lapidaire_, traduit du latin, ouvre cette période. Wace fit paraître le roman de Brut en 1155, et celui de Rou dix ans plus tard. Vers la fin de ce siècle, Guillaume de Bapaume publia les romans de Guillaume au court nez et du Moniage Guillaume; Chrestien de Troyes, les romans de Cliges, d'Erec et Enide, du roi Marc et d'Iseult. On a la grande chronique des ducs de Normandie, par Benoît de Sainte-More; le Partonopeus de Blois, dont l'action se passe en 510, sous Clovis, _etc., etc._ XIIIe SIÈCLE. Le siècle de Louis IX est, pour le moyen âge, ce qu'est le siècle de Louis XIV pour les temps modernes: notre vieille littérature y parvient à son apogée. Sans se laisser égarer au milieu de tant de richesses, il suffirait d'y prendre de quoi représenter l'état de la langue, car c'est le but que nous ne devons jamais perdre de vue. Par exemple, l'ami de Dante, à qui Pasquier l'égalait, celui que le moyen âge surnomma _le père et inventeur de l'éloquence_, Jean de Meung nous a laissé autant de prose que de vers. Outre les compositions originales, ce sont des traductions de Végèce, de Boëce, des lettres d'Héloïse et d'Abailard, etc. On n'a publié de l'Ennius français que _le Roman de la rose_[2]; nous aurions donc sur les Grecs cet avantage de pouvoir comparer les deux formes de notre ancienne langue dans les oeuvres d'un même écrivain. De quel prix n'eût pas été pour la philologie grecque un ouvrage en prose d'Homère! L'histoire littéraire trouverait sa part dans des tableaux aussi complets que possible, où seraient classés les noms des auteurs et les titres des ouvrages, avec toutes les indications certaines ou présumées de temps et de lieux. [2] Quelques ouvrages imprimés au XVe siècle sont introuvables; la traduction d'Abailard, le _Testament_, sont complétement inédits. * * * * * Ce plan serait continué jusqu'à la fin du XVe siècle; au XVIe, la langue se renouvelle par les influences de l'antiquité classique, et les matériaux pour l'étudier étant à la portée de tout le monde, il serait superflu de les reproduire dans notre collection; mais aucun ouvrage n'en ferait partie, qui ne fût accompagné d'un index très-abondant et très-fidèle. Toutes ces richesses tiendraient facilement en dix volumes. Ce recueil, analogue à ce qui existe pour le droit, pour les inscriptions, pour la poésie latine et la poésie grecque, fournirait à la philologie française une mine inépuisable; il porterait aux hommes studieux de la province les ressources des bibliothèques de Paris, ou, mieux encore, il rassemblerait sous la main de tout le monde des matériaux épars, et qu'à Paris même on ne peut se procurer sans beaucoup de recherches, de courses, d'assiduité, en un mot, sans une perte de temps considérable. Au contraire, la facilité inviterait à une étude à laquelle personne aujourd'hui ne songe, et dont la littérature profiterait. La philologie française n'a pas encore été à la mode; pourquoi n'y viendrait-elle pas à son tour? Pourquoi des savants qui consacrent volontiers tant de veilles à éplucher des bribes d'Ennius ou de Pacuvius, en refuseraient-ils quelques-unes aux origines de leur langue maternelle? Enfin, la collection dont j'indique ici le projet renfermerait les éléments du livre le plus nécessaire et qu'en l'état actuel des choses il est le moins permis d'espérer: un bon dictionnaire historique de notre langue. Plus ce recueil serait appelé à rendre d'éminents services, plus il importerait d'en méditer avec soin et d'en surveiller ensuite l'exécution. Il faudrait surtout que la direction fût une, car rien n'est insupportable comme de se sentir, au milieu de ses travaux, tiraillé par des systèmes et des autorités contradictoires. Mais ce ne serait encore là que la moitié de la besogne. Ces vieux textes sont, pour le gros du public, hiéroglyphes purs: _sacrés ils sont_. Il n'est qu'un seul moyen d'y attirer l'attention et d'y faire pénétrer la curiosité: l'enseignement oral. La parole humaine vivifie tout. Il n'est point de livre qui puisse atteindre aux résultats de la parole, surtout dans les matières peu connues et qui ne sollicitent pas directement l'attention. Notre vieille langue et notre vieille littérature réclament d'être enseignées dans des chaires publiques[3]. [3] Je m'attends bien que ce passage donnera lieu à des interprétations. Ceux qui ne peuvent jamais supposer dans autrui des vues désintéressées, diront... Qu'importe ce qu'ils diront? Et où en serions-nous, s'il fallait par crainte de ces charités faire taire sa conscience et supprimer des vérités utiles? Que la lacune soit comblée, que la chaire soit créée, et qu'on y mette ensuite qui l'on voudra, pourvu qu'il y suffise. Cet enseignement de l'idiome national n'existe en aucun pays; mais aussi qui plus que la France aurait intérêt à en donner l'exemple? L'Angleterre, qui n'a point de langue à elle, qui nous a dérobé celle dont elle se sert, et, voulant étudier ses origines, serait condamnée à étudier le vieux français? L'Italie ou l'Espagne? Leur langue depuis sa naissance s'est modifiée trop peu. Pour être compris, ce qu'ils ont de monuments anciens ne demande point ou presque point d'étude. Un Italien lit couramment Pétrarque et Boccace, qui sont du XIVe siècle, tandis que pour un Parisien, Montaigne et Rabelais, venus deux cents ans plus tard, sont souvent, l'un très-pénible, et l'autre inabordable. Les romances du Cid sont bien plus intelligibles au delà des Pyrénées que n'est chez nous le roman de Renart ou le roman de la Rose. En Italie, le XVIe siècle est le grand siècle, il est resté modèle; chez nous, au contraire, la rupture s'est faite entre le XVIe et le XVIIe siècle. L'éclat du siècle de Louis XIV a repoussé dans une ombre noire tout ce qui l'avait précédé. En cela, le XVIe siècle a souffert de justes représailles; car lui-même, trop fier des idées nouvelles apportées par la renaissance, s'était séparé dédaigneusement du moyen âge. C'est donc derrière ce double rempart qu'il nous faut aujourd'hui regarder. Nous y trouverons gisante dans la poussière et dans l'oubli toute une littérature, toute une civilisation, avec ses livres de science, d'histoire, d'art et de poésie, ses chroniques naïves et ses merveilleux romans. Tâchons de nous défaire de cette idée vaniteuse, que l'imagination, le jugement, le génie sont des créations récentes de Dieu en faveur des modernes. Persuadons-nous bien que ces qualités existaient dès le XIIIe siècle; seulement elles se révélaient sous des formes différentes. Ce sont ces formes qu'il faut se rendre familières. Dira-t-on qu'en ce travail la peine surpassera le profit? Qu'en savez-vous? Mais l'incertitude est déjà pour votre paresse une barrière suffisante: il vous faut des gains assurés. Eh bien! acceptez du moins le témoignage unanime de tant d'hommes illustres, attestant que la France au moyen âge était le foyer d'où la lumière rayonnait sur l'Europe civilisée. De toutes les contrées on accourait aux leçons de la France: Thomas d'Aquin suit Albert le Grand du collége de Naples au collége Saint-Jacques; Dante exilé vient s'asseoir sur les bancs de nos écoles de théologie, et soutient une thèse brillante devant notre université; Boccace, envoyé à Paris pour y apprendre le commerce (tant nous étions alors les maîtres en tout genre), retourne à Florence, la mémoire meublée de nos fabliaux, dont il ornera plus tard son _Décameron_. Le français était la langue universelle, indispensable. L'Angleterre et l'Écosse parlaient français; dans l'un et l'autre pays, les actes publics étaient rédigés en français. Lorsqu'un parti voulut expulser des conseils royaux saint Ulstan, évêque de Vigorgne, quel prétexte mit-il en avant? Un seul: Ulstan ignorait le français, et par conséquent ne pouvait être qu'un idiot, indigne et incapable de siéger dans le conseil du roi (MATTH. PARIS, _ad ann._ 1095). Le français prenait rang d'importance immédiatement après le latin, et ne tarda pas à le supplanter. Dès le XIIIe siècle, Martino da Canale traduit en français l'histoire latine de Venise, «parce que la langue françoise cort parmi le monde, et est plus delitable a lire et a oir que nulle altre.» Le même motif, exprimé presque dans les mêmes termes, décide le maître de Dante, Brunetto Latini, à écrire son _Thresor_ en français, «pour chou que la parleure en est plus delitable et plus commune a toutes gens.» (_Préface du_ THRESOR.) Ainsi, pour les idées comme pour le langage, nous voyons dès le XIIIe siècle la France marcher en tête du monde civilisé. Se peut-il que la France du XIXe siècle, qui affecte tant de zèle pour les recherches historiques, continue à mépriser un passé si glorieux, et s'obstine à ne le vouloir pas connaître, parce qu'il est le sien? Cependant, si l'étude du vieux langage devait pour tout résultat se borner à satisfaire une curiosité rétroactive, elle n'aurait droit qu'à un intérêt limité. Mais non: elle sera d'une application plus utile encore et plus étendue. Notre langue française a grand besoin de se retremper à ses sources. Chaque jour les influences du dehors, trop bien secondées par une espèce de barbarie intérieure, la dessèchent et la détournent du lit où la faisait couler son génie primitif. Une foule de soi-disant grammairiens ont subtilisé sur les mots et les tours de phrase, introduit quantité de distinctions sophistiques, de règles fausses, de difficultés chimériques: ils ont rempli la grammaire de fantômes. A mesure que les grands écrivains s'efforçaient de donner à notre langue la force, la richesse, l'aisance et la liberté, les autres parvenaient à l'énerver, à la dépouiller, et à l'enfermer dans mille entraves. D'où leur est venue cette autorité? On ne sait: ils se sont couronnés de leurs propres mains. On a vu des pédants, incapables d'écrire dix lignes, saisir leur férule et en frapper insolemment Corneille, Bossuet, Molière et la Fontaine! Et le public, sous les yeux de qui s'accomplit cette lutte scandaleuse, la tolère avec patience. Que dis-je! il donne raison aux grammairiens contre les écrivains; l'arrogance des mauvais préceptes l'emporte sur la modestie des bons exemples. Qu'en arrive-t-il? Que notre langue se détériore, s'enroidit, et devient chaque jour plus rebelle à revêtir la pensée. Cet état de choses ne peut durer: il faut poursuivre le redressement de ces abus, ramener au milieu de nous le génie de la langue française; et le meilleur, l'unique moyen d'y parvenir, c'est de nous rendre parfaitement familières la langue et la littérature de nos aïeux. Ce n'est qu'en possédant notre vieille langue qu'on possédera la véritable langue moderne, qu'on en pénétrera le génie et les ressources. Plût à Dieu que cette étude s'organisât dans les colléges, à côté du grec et du latin! On y enseigne les langues vivantes, l'anglais, l'allemand, l'italien, l'espagnol, en sorte qu'il ne reste plus de place pour la langue nationale. Je le conçois: il est plus essentiel à un jeune Français de lire Pope et Milton que d'entendre Joinville et Villehardouin. Mais l'histoire de la langue française ne pourrait-elle du moins trouver asile dans les facultés? Chose étonnante: la Restauration sentit le besoin d'une chaire d'idiome provençal, et personne n'a jamais senti le besoin d'une chaire de vieux français! Cependant nous ne tenons que de loin aux troubadours, et les trouvères sont nos aïeux immédiats. L'histoire d'une langue, c'est l'histoire de la nation qui la parle; or, nous avons des chaires d'hébreu, de syriaque, de chinois, de malais, de persan, d'indoustani, d'arabe, de tatare-mandchou, une foule d'autres chaires dont quelques-unes en double; et il n'existe pas à Paris ni dans toute la France une seule chaire où l'on explique le vieux français! La philologie officielle de l'État embrasse le Nord et le Midi, le Levant et le Couchant, excepté la France. Ne ressemblons-nous pas un peu à ces curieux avides de tout ce qui se passe chez les voisins, mais très-ignorants et insouciants des affaires de leur propre famille? Certes, je n'ai pas la témérité de comparer comme importance le vieux français au sanscrit; gardons toutes ces chaires de langues orientales ou occidentales, mortes ou vivantes, qui sont une des gloires intellectuelles du royaume; seulement, n'y pourrait-on joindre une chaire de vieux français? Continuons à jouir des livres des brames, mais tâchons aussi de déchiffrer les ouvrages composés par nos pères. Dans ces temples de l'érudition, où l'on commente l'Iliade, l'Énéide et les Livres sacrés de l'Inde, pourquoi n'admettrait-on pas _la chanson de Roland_, par exemple? On ne l'entend non plus que si elle était en langue punique; mais si elle était en langue punique, tout le monde savant y courrait, et l'on créerait demain pour l'interpréter deux chaires plutôt qu'une. Le mal est qu'elle est en français. Eh bien! je le déclare sans rougir, Olivier, Charlemagne et Roland me touchent plus que ne font Lao-Tseu, Meng-Tseu ni Confutzée; plus que le Ramayana ni le Mahabarata; et, s'il faut l'avouer, autant pour le moins qu'Hector, Achille et Agamemnon. * * * * * J'ai exposé les idées qui ont présidé à la composition de ce livre; il ne me reste plus qu'à solliciter l'indulgence du public. Si, pour l'obtenir, il ne fallait qu'avoir travaillé longtemps et en conscience, je serais assez rassuré; mais cela ne suffit pas. J'ai lieu de craindre que la nouveauté de certaines idées, en opposition avec les idées reçues, n'indispose tout d'abord les personnes qui font leur unique loi de l'usage et des préjugés de l'habitude. On a beau leur dire que justement parce que le langage est tel aujourd'hui, c'est une raison pour qu'il ait été différent il y a six siècles: cette raison ne les touche point; ce qui étonne leurs oreilles, leur jugement le repousse sans le vouloir examiner: ils ne peuvent se représenter le passé que sous la figure du présent, ce qui ne les empêche pas de tenir hautement pour la doctrine du progrès. Il faut renoncer au suffrage de cette classe de lecteurs. Quant aux critiques plus philosophes, je les supplie de ne pas se rendre à la première objection qui troublera leur conscience, mais plutôt de songer que probablement cette objection s'est aussi présentée à l'auteur parmi une foule d'autres. Si je ne l'ai pas accueillie, c'est sans doute que je ne l'ai pas trouvée considérable, ou bien c'est que la suite de la lecture doit la faire évanouir. Les parties d'un système bien lié se soutiennent mutuellement, mais on ne les saurait présenter toutes à la fois; il faut donc avoir patience. Je demande instamment, pour loyer d'un travail patient et difficile, qu'on ne se hâte pas de prononcer le jugement, mais qu'on veuille bien suspendre jusqu'à la fin de l'ouvrage. J'ose assurer que telle proposition, qui paraîtra téméraire à l'énoncer, dix pages plus loin aura acquis la force d'une vérité démontrée. Non que j'aie la présomption de croire cet ouvrage exempt d'erreurs. Ce serait une rare merveille que d'être parvenu à s'en garantir absolument dans une matière si délicate et si neuve. Mais j'espère qu'elles ne se trouveront que dans les détails, et non dans les principes. Je n'ai émis de principes que ceux que je regarde comme certains, et j'ai mieux aimé des lacunes dans mon système que des propositions douteuses. Pour mieux dire, je n'ai point fait de système: d'un grand nombre d'observations comparées, j'ai déduit quelques lois générales dont j'ai tâché de marquer les rapports, le tout justifié par des exemples. Voilà mon livre; j'espère qu'il facilitera la besogne de mes successeurs: la fatigue est pour celui qui défriche un terrain sauvage; le gré revient à celui qui y sème des fleurs: mais on se consolerait d'être oublié, si l'on avait la certitude d'avoir été utile. TABLE DES CHAPITRES. Pages. Introduction v PREMIÈRE PARTIE. DES CONSONNES. CHAPITRE PREMIER. De la prétendue barbarie de l'ancien langage français.--Opinion de Voltaire, accréditée par MM. Roederer et Nodier.--Des consonnes consécutives.--INITIALES.--MÉDIANTES.--Que _GN_ sonnait _N_.--_L_, _M_ et _N_ redoublées.--Suppression de la liquide; grasseyement.--Liquide transformée ou transposée.--Conformité avec les Grecs et les Latins 1 CHAPITRE II. De la consonne simple, et surtout de la finale.--Observation sur la finale des pluriels.--Deux consonnes finales.--Preuve par les rimes en _i_. 41 CHAPITRE III. Des consonnes euphoniques intercalaires _C, D, L, N, S, T, V_ 89 CHAPITRE IV. Extraits du _Roland_.--Intercalaires euphoniques chez les Latins 117 DEUXIÈME PARTIE. DES VOYELLES. CHAPITRE PREMIER. Des diphthongues dans les langues classiques.--Y en avait-il en latin?--Absence de diphthongues dans le premier âge de notre langue.--_AI_, _AU_.--_AO_.--_EI_.--_EU_.--_OE_, _OI_, _OU_ 129 CHAPITRE II. Des voyelles simples.--Leur valeur individuelle.--Comment on les modifiait les unes par les autres.--Multiplication des diphthongues par une réaction de la langue écrite sur la langue parlée.--Accents vicieux chez les modernes.--Notations diverses du son _EU_.--_OU_ et _EU_ se remplaçant. 147 CHAPITRE III. De l'élision.--On élidait les cinq voyelles 182 CHAPITRE IV. Des deux manières d'abréger les mots: syncope et apocope.--De la tmèse. 193 CHAPITRE V. Des priviléges de l'ancienne versification 237 CHAPITRE VI. D'un système de déclinaison en français.--Dialectes. 249 TROISIÈME PARTIE. APPLICATIONS ET CONSÉQUENCES. Avertissement. 275 CHAPITRE PREMIER. De l'articulation des consonnes chez les modernes.--Conséquences du système actuel: vers faux, rimes fausses, hiatus. 277 CHAPITRE II. Du patois des paysans de comédie. 289 CHAPITRE III. De l'orthographe de Voltaire. 300 CHAPITRE IV. De l'âge de quelques mots et de quelques locutions. 308 CHAPITRE V. Observations détachées.--Ail, métail.--_AOI_.--Assavoir.--Aucun. --Avec.--Aye!--Barguigner.--Combien.--Cotte verte.--Crouler et grouiller.--_D_ ou _T_ euphonique: dans, dedans; d'aucuns; dorer; tante; chape-chute; lute.--Dame. 320 CHAPITRE VI. Suite des observations détachées.--Degrés de comparaison formés à l'imitation du latin.--_De_ après le comparatif.--Diable à quatre (faire le).--Drap, linge.--Dur, dru, rude.--_ÊTRE_, ses formes primitives.--Faire et se faire fort.--Feindre et feignant. --Festival, _how do you do_. 349 CHAPITRE VII. Suite des observations détachées.--Fleur d'orange et fleur d'oranger.--Flou.--Fonts baptismaux.--Il, li.--Illec, léans, céans.--Lésine ou alesine.--Mystères; de quelques finesses de versification que l'on croit modernes.--OGIER LE DANOIS.--Orgues et ogres.--Où.--Par, parmi. 376 CHAPITRE VIII. Péquin ou pékin.--Professeur; le pays.--Peu s'en faut que ne... quelque que,... qui que ce soit qui...--Piéça.--_Que_ après _davantage_.--Se souvenir.--Sur, sous, sous le rapport de... --Très, en composition.--Trou de chou.--Trousser, trousses. --Vassal et valet.--Verbes réfléchis.--Trois périodes dans notre langue. 414 APPENDICE. CHAPITRE PREMIER. ARLEQUIN. Son origine, ses métamorphoses. 451 CHAPITRE II. MALBROU. Est-il Anglais? Est-ce un héros moderne? 470 CHAPITRE III. Du Dictionnaire de l'Académie. 482 FIN DE LA TABLE. DES VARIATIONS DU LANGAGE FRANÇAIS. PREMIÈRE PARTIE. DES CONSONNES. CHAPITRE PREMIER. De la prétendue barbarie de l'ancien langage français.--Opinion de Voltaire, accréditée par MM. Nodier et Roederer.--Des consonnes consécutives.--INITIALES.--MÉDIANTES.--Que _GN_ sonnait simplement _N_.--_L_, _M_ et _N_ redoublées.--Suppression de la liquide; grasseyement.--Liquide transformée ou transposée.--Conformité avec les Grecs et les Latins. S'il est une opinion accréditée, c'est celle de la barbarie du vieux langage français; et, chose remarquable, cette opinion s'appuie surtout sur la multiplicité des consonnes dont se hérissait alors la prononciation. Écoutons Voltaire: «C'est à force de politesse que notre langue est parvenue à faire disparaître les traces de son ancienne barbarie. Tout attesterait cette barbarie à qui voudrait y regarder de près. On verrait que le nombre vingt vient de _viginti_, et qu'on prononçait autrefois ce _g_ et ce _t_ avec une rudesse propre à toutes les nations septentrionales... «De _lupus_ on avait fait _loup_, et on prononçait le _p_ avec une dureté insupportable. Toutes les lettres qu'on a retranchées depuis dans la prononciation, mais qu'on a conservées en écrivant, sont nos anciens habits de Sauvages.» (_Dict. Phil._, art. LANGUES.) Il a répété ailleurs cette dernière phrase textuellement. Mais où Voltaire a-t-il pris qu'on prononçât ce _p_, ce _g_ et ce _t_ avec une dureté insupportable, ou d'une façon quelconque? Il l'a supposé, parce qu'il les a vus écrits. L'écriture est dans trop de cas un faux témoin; le même argument subsisterait contre la langue actuelle, car combien de consonnes écrivons-nous qui disparaissent dans la prononciation! Le nombre en était plus grand autrefois, voilà tout. Mais autrefois les consonnes faisaient partie essentielle d'un système complet, par où l'on suppléait à nos accents modernes. Celles qui sont demeurées ne servent à rien du tout: les unes étaient des conséquences, les autres sont des inconséquences. M. Nodier est tombé dans la même erreur que Voltaire. Je lis dans ses _Éléments de Linguistique_: «Quand l'Académie française, peu éloignée encore de son origine, retrancha imprudemment des mots les lettres étymologiques _qui ne se prononçaient plus_, qu'aurait-elle répondu à l'homme qui lui eût parlé ainsi: Vous ne remarquez pas que ces caractères, _devenus superflus dans la prononciation_... etc.[4]» [4] «Nodier, qui, dans tout ce qui tient à l'étude des langues, s'est fait remarquer _par de bonnes intentions plutôt que par de bons ouvrages_.» _Revue de l'Instruction publique_ (du 4 octobre 1844). Il y a deux erreurs dans ce peu de lignes: d'abord le retranchement des consonnes superflues ne s'est point fait par l'Académie, mais par l'hôtel de Rambouillet, par les précieuses; ensuite, je ne me lasserai pas de le répéter, ces consonnes, à aucune époque de la langue, n'avaient été prononcées. Leur rôle était de rappeler l'étymologie, et d'indiquer ou l'accent ou la quantité des voyelles. Elles ne sont devenues un embarras, une superfétation dans l'écriture, que lorsqu'on eut inventé de noter l'accent par un signe particulier, et qu'on perdit la clef de l'ancien mécanisme des lettres. J'ajoute tout de suite que cette invention des accents n'est un perfectionnement qu'en apparence. Il limite à trois les nuances de l'accentuation, qui autrefois étaient bien plus nombreuses, ayant aussi pour se manifester une bien plus grande variété dans les formes de l'orthographe. Le système des accents est, dira-t-on, plus net et plus simple. Peut-être; mais, en tout cas, voyez ce que vous coûte cette netteté et cette simplicité: vous ne l'achetez qu'aux dépens de la délicatesse des inflexions et de la musique du langage. Il n'est pas malaisé de simplifier en supprimant. Les précieuses, en retranchant les lettres muettes, ne se doutaient pas de ce qu'elles faisaient. Elles s'imaginaient aussi que ces consonnes ne se prononçaient _plus_, et par conséquent n'avaient _plus_ de rôle dans les mots. On aurait bien surpris l'hôtel de Rambouillet, très-ignorant des origines de notre langue, si l'on était venu déclarer, en pleine chambre bleue, que ces lettres ne s'étaient prononcées dans aucun temps, non plus que dans le siècle d'Arténice. Les mères de ce concile grammatical n'avaient pour se guider dans la réforme de l'orthographe que cette fausse règle de l'écriture: elles travaillaient uniquement pour les yeux. Elles prenaient les mots les uns après les autres, les mettaient sur la sellette, et les renvoyaient estropiés dans la circulation. Elles défaisaient ainsi à coups d'épingle un système considérable, dont l'ensemble s'est toujours dérobé à leur vue; et c'est heureux, car elles en ont laissé échapper assez pour nous aider à le reconstruire, sinon intégralement, du moins en grande partie. La patience des observateurs, aidée par le temps, retrouvera ce qui manque aujourd'hui. Telle a été l'oeuvre des précieuses sur le matériel des mots; si on l'examinait par rapport à la syntaxe, c'est encore bien pis! Et puis, que M. Roederer et ses trop confiants imitateurs viennent encore nous vanter les services rendus à notre langue par la _société polie_! Mon but et mon espoir dans ce travail, c'est de faire casser par l'opinion publique l'arrêt porté contre notre vieille langue par des juges mal instruits des faits de la cause. J'entreprends de faire voir que notre langue française a été constituée principalement sous l'influence de l'euphonie et d'une logique rigoureuse dans les procédés. Si je voulais soutenir _à priori_ que ces deux qualités y étaient plus sensibles au XIIe siècle qu'aujourd'hui; qu'en empruntant aux habitudes des idiomes voisins, le Français a plus perdu que gagné, on ne manquerait pas de crier au paradoxe. Cette thèse choque l'opinion commune: nos pères étaient des barbares, des grossiers; l'oreille humaine s'est bien perfectionnée depuis le temps de saint Louis! Voilà ce qu'il faut dire pour être accueilli favorablement, et voir tout le monde se ranger d'avance à une proposition si flatteuse qu'elle en est évidente, et que, sur le simple énoncé, on vous quitte très-volontiers de la démonstration. Ma conscience ne me permet pas de flatter à ce point la vanité des modernes. Toutefois, ce n'est pas une question de prééminence que je viens ici débattre: je ne veux faire que de l'histoire. Nos pères parlaient autrement que ne fait leur postérité; c'est un point accordé. Comment parlaient nos pères? C'est ce que je cherche. Quel langage est le meilleur, le leur ou le nôtre? C'est ce que je laisse à décider; je me contente de rassembler les observations qui pourront mettre sur la voie les curieux de philologie française. * * * * * RÈGLE.--Dans aucun cas l'on ne faisait sentir deux consonnes consécutives écrites, soit au commencement, soit au milieu, soit à la fin d'un mot; soit l'une à la fin d'un mot, et l'autre au commencement du mot suivant. Je regarde cette règle sans exception comme la clef de voûte de tout le système d'orthographe et de prononciation de nos ancêtres. La consonne forte l'emportait sur la faible, et l'on pouvait ainsi sans inconvénient conserver les traces de l'étymologie des mots: en outre, la présence des consonnes notait l'inflexion des voyelles, et tenait lieu de notre système d'accents qui n'existait pas alors, et qui est bien moins sûr et moins exact. Un accent est sitôt mis ou effacé! Par les accents s'est modifiée la prononciation d'une foule de mots que l'orthographe étymologique aurait maintenus. SECTION PREMIÈRE. INITIALES. Il faut appuyer par des exemples ce que nous venons de dire sur les doubles consonnes. Au chapitre IX de _Gargantua_, Rabelais dit que les faiseurs de _rébus_, abusant de l'homophonie de certains mots, faisaient peindre une _sphère_ pour signifier _espoir_. Donc la prononciation confondait ou du moins rapprochait beaucoup ces deux mots. Je suis convaincu qu'on prononçait _de l'épouère_. Observez tous les mots tirés du latin, et commençant dans cette langue par deux consonnes _st_, _sp_, _sc_, etc.: vous les verrez tous commencer en français par un _e_ euphonique. _Spongium_, esponge;--_strangulare_, estrangler;--_stannum_, estain;--_spiritus_, esprit;--_spatium_, espace;--_scandalum_, esclandre, etc., etc. De même pour les mots empruntés à l'italien: _spada_, espée;--_strano_, estrange;--_snello_, isnel, en allemand _schnell_ (celui-ci a reçu l'_i_ au lieu de l'_e_ initial); _sparmiare_, espargner.--Vous n'en trouverez pas un seul qui échappe à cette loi, ou bien ceux que vous trouverez, vous pouvez conclure sûrement qu'ils sont de formation moderne. C'est un indice de l'âge des mots. _Spectre_, _squelette_, _spectacle_, sont tard venus dans la langue. _Espace_, _estomach_, sont anciens; les adjectifs _spacieux_, _stomachal_, sont modernes. Quand on les a faits, depuis longtemps était oubliée la règle qui doit présider à la formation des mots, et par laquelle nos pères obviaient à la dureté des doubles voyelles initiales. Et qui peut affirmer que cette prononciation ne fût pas transmise par les Latins? Les dialectes méridionaux, bien plus voisins que notre français du langage romain, affectent toujours cet _e_ euphonique. Les Gascons parlent mal, selon nous, en disant un _esquelette_, un _espectacle_; mais les Espagnols parlent très-correctement leur langue lorsqu'ils disent _espectaculo_, _espectro_, _esqueleto_, _espejo_ (de _speculum_), etc. Outre la ressource de l'_e_ préposé, il y en avait une autre plus rare, et réservée spécialement pour les mots commençant par un _p_, suivi d'une consonne dure: c'était d'abattre tout uniment le _p_ initial dans la prononciation. On écrivait _ptisane_, du latin _ptisanum_, et l'on prononçait _tisane_. Ce _p_ étymologique s'est conservé sur le papier jusqu'à la fin du XVIIe siècle: les grammaires avertissaient de le supprimer en parlant. Marot écrit encore _psalme_, de _psalmus_; on prononçait _saume_. _Les sept saumes de la penitence._ Ménage remarque que les ecclésiastiques de son temps affectaient de prononcer _psaumes_, en faisant sentir le _p_. Le peuple a toujours dit _saume_, _sautier_, comme au moyen âge: Tant qu'il jurerent sor lor vie, Seur la crois et seur le _sautier_, Et seur toz les sains du moustier... (_De Constant Duhamel_.) Et ele sot tot son _sautier_. (_De frere Denise_, v. 152.) «Et elle sut tout son psautier.» La _psallette_, qui est l'école annexée à l'église et où l'on instruit les enfants de choeur, se prononce _la sallette_, au témoignage de Ménage (_Obs. sur la langue française_, p. 93). Il observe qu'on dit cependant toujours le _psalmiste_ et _psalmodier_. C'est à cause de la formation relativement récente de ces mots. _Saume_, _sautier_, ont été faits par le peuple et bien faits; _psalmiste_, _psalmodier_, ont été introduits par les savants enfarinés de grec et de latin. Or, les premiers seuls parlent français. SECTION II. MÉDIANTES. Théodore de Bèze a publié, en 1584, un petit Traité latin de la bonne prononciation du français, qui, s'il fût venu plus tôt à ma connaissance, m'eût épargné du temps et de la peine; car une règle importante que j'ai tirée d'une longue étude et de la comparaison assidue des textes, je l'eusse trouvée là toute formulée. Peut-être aussi j'y aurais fait moins d'attention. Il en est des idées comme des plantes: celles que personne n'a semées, et qui viennent d'elles-mêmes, poussent et se développent bien plus vigoureusement que les plantes repiquées toutes grandes de la main du jardinier. Dans l'esprit comme dans le jardin, ce qui est adoptif n'égale jamais l'énergie de ce qui est natif. Voici le passage où Théodore de Bèze pose en principe qu'on ne doit jamais faire sonner deux consonnes consécutives. J'aurai du moins l'avantage d'appuyer de son autorité le résultat de mes recherches. «Les Français émettent toutes les lettres avec une sorte de mollesse et de négligence. Leur langue est si antipathique à toute rudesse de prononciation, que sauf le _c_, l'_m_, l'_n_ et l'_r_ redoublées, comme dans _accès_, _somme_, _année_, _terre_, ils ne font jamais sentir deux consonnes de suite... «Leur prononciation, mobile et rapide comme leur génie, ne se heurte jamais au concours des consonnes, ni ne s'attarde guère sur des syllabes longues. Une consonne finit-elle un mot? elle se lie à la voyelle initiale du mot suivant; si bien qu'une phrase entière glisse comme un seul et unique mot.» (_De Francicæ linguæ recta pron._, p. 9 et 10.) Voilà le caractère essentiel de notre langue; et lorsqu'il tend de jour en jour davantage à s'effacer et à disparaître dans l'oubli, il est heureux qu'un témoignage daté du XVIe siècle prévienne la perte complète de la tradition. Si, malgré ce témoignage, on ne veut ni revenir sur les abus accomplis, ni enrayer sur la pente qui nous mène dans le précipice, nous aurons du moins la satisfaction de perdre notre langue à plaisir et en pleine connaissance de cause. On rit des gens du peuple qui prononcent _il m'ostine_; c'est un enfant _ostiné_; _ne m'ostinez pas_. Ils parlent comme on parlait à la cour de Henri III, et pourraient couvrir de confusion les pédants, en leur citant la règle tracée en latin par Théodore de Bèze. Après avoir prescrit de prononcer _oscur_, cet illustre savant ajoute: «_B_ disparaît absolument devant _st_, comme dans ces mots _obstiné_, _obstination_, qu'on prononce _ostiné_, _ostination_ (p. 64).» Il semble que le peuple des rues de Paris ait lu Théodore de Bèze, ou fréquenté le Louvre d'Henri III. Bèze recommande aussi de dire _ovier_, et non _obvier_; et il cite à ce propos un quolibet qui avait cours de son temps; c'est un hémistiche qui est tout à la fois latin et français: Omnia malo viæ. On y a mal obvié. _Debte_, _debteur_, ont toujours été prononcé _dette_, _detteur_. Le XVIe siècle, très-pédant, avait rétabli le _b_ sur le papier, pour rappeler l'étymologie _debitum_, _debitor_; mais souvent on l'oubliait, et dans Marot comme dans ses prédécesseurs du XVe siècle et dans ses successeurs du XVIIe. La Fontaine, par exemple, écrit _detteur_. Dans les mots où il double une autre consonne, le _b_ ne sonnait pas plus que ne fait sa dure, le _p_, dans _temps_ et dans _baptiste_. Dans _sceptre_, on éteignait le _p_ et l'on prononçait _scêtre_ long, comme _ancêtre_: Loys aussi, son beau-pere et _ancestre_, Qui prospera en couronne et en _sceptre_. (Jean Bouchet, 38e _épître familière_.) Écoutez Louis Maigret, un des premiers qui se soient avisés d'analyser le langage, et qui fut en cette matière l'oracle de son temps: «Tenez pour règle générale que _b_ et _f_ ne se rencontrent jamés en la prononciation françoise avant _v_ consonnante.» (_L'Escriture françoise_.) Maigret, à l'appui de cette règle, allègue aussi le mot _obvier_. Les deux grammairiens n'ont d'autre tort que de restreindre le précepte à certains cas spéciaux; ils devaient dire que jamais deux consonnes de suite ne se font entendre; et la raison en est simple: c'est qu'on ne peut les articuler sans glisser entre deux un _e_ muet, qui allonge le mot d'une syllabe. § Ier. QUE _GN_ SONNAIT SIMPLEMENT _N_. _Montagne_, _Champagne_, formés de _montana_, _campana_ (sub. _terra_), se sont prononcés _montane_, _campane_. Le _g_ y était muet, la preuve en est qu'on le rencontre dans les mêmes textes avec ou sans le _g_: --«... Cum des sicomors ki creissent en la _Champagne_.» (_Rois_, III, p. 275.) --«Li reis Sedecias s'enfuid par la _campaigne_ del desert.» (_Rois_, IV, p. 435.) L'ancien nom de renard est _goupil_, dérivé de _vulpes_, _voulpil_ ou _goupil_, d'où nous gardons encore _goupillon_, parce que cet instrument était fait de poil de renard, ou parce qu'on se servit d'abord d'une queue de renard pour goupillon. Ce mot _renard_ ne remonte pas plus haut que le XIIe siècle, époque où parut le fameux roman de Perrot de Saint-Cloud. Chaque animal qui y joue un rôle porte, outre son nom générique, une espèce de nom de baptême ou de sobriquet. Le loup s'appelle Isengrin; l'ours, dom Bruyn; le coq, Chanteclair; le goupil, Regnard; ainsi des autres. Le prodigieux succès de cette composition, qui était la grande comédie de moeurs de l'époque, fit entrer dans la langue le nom du héros comme substantif commun, ce qui s'est depuis renouvelé pour _Tartufe_, et peu à peu _Regnard_ a supplanté _Goupil_. Le mot tartufe n'a pas fait disparaître le mot hypocrite. Apparemment on a trouvé que, pour désigner le renard, c'était assez d'un substantif, mais que pour les hypocrites, ce n'était pas trop de deux. _Regnard_ vient par syncope de _Reginaldus_. C'était, dit la tradition, un grand seigneur de la cour d'Austrasie, de qui le caractère servit de type à celui du Goupil de Perrot de Saint-Cloud. _Reginaldus_ a fait _reginald_ ou _reginard_, qui, par les règles qu'on verra tout à l'heure concernant les finales, ont donné l'un _regnault_, _renaud_, _reynaud_; l'autre, _regnard_, _renard_, _reynard_. Il faut dire _le roman_ DE _Renard_, et non DU _renard_, puisque, dans ce titre, _Renard_ est un nom propre. Le nom de notre second poëte comique doit se prononcer _Renard_, quoiqu'il s'écrive _Regnard_, parce que ce _g_ étymologique n'a jamais sonné. On rencontre, dans _le roman de Renart_ et ailleurs, le mot _borgne_ ainsi figuré, _borne_. Renart, toujours défiant, ne veut pas s'approcher du cheval pour lire le nom écrit sous le pied de cet inconnu. Pour s'en dispenser, il allègue sa mauvaise vue: Lors renart a les yeux couvers, Le _borne_ fait, et le travers. (_Renart contrefait._) Les ennemis d'Abélard, déterminés à ne lui laisser aucun repos, même après l'avoir forcé de fuir Paris et de se réfugier avec ses disciples dans la solitude, lui imputèrent à hérésie d'avoir appelé son église et son monastère _le Paraclet_:--«Et disoient que nulle esglise ne devoit pas estre _assinée_ especialement au Saint-Esprit plus que a Dieu le Pere, ou a son Fils, ou a toute la Trinité ensemble.» (_Trad. inéd. de Jean de Meung._) Beaumarchais, dans ses mémoires étincelants de verve, s'égaye aux dépens de ce pauvre Lejay, qui, au bas d'un acte controuvé, avait écrit de sa main, _siné Lejay_, pour _signé Lejay_. C'était l'antique prononciation. Dans la chronique arbitrairement et à tort baptisée _Chronique de Rains_: «La roine se _sina_ de la main diestre;» et le dictionnaire de l'Académie, en 1835, nous prévient encore que dans _signet_ d'un livre le _g_ ne se prononce pas, et qu'il faut dire _sinet_. Le nom de _Lusignan_, dans la même chronique, est toujours écrit _Lusinan_. Le XVIe siècle retenait la vraie prononciation. Voyez, pour preuve, les rimes de ce rondeau, adressé à Marot par Étienne Clavier: Pour bien louer une chose tant _digne_ . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Dont de despit souvent me paye et _disne_, Car je connoy que le fond et _racine_ De ses escriz ont prins leur _origine_. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Donc, orateurs, chascun de vous _consigne_ Termes dorés puisés en la _piscine_ Palladiane, etc. (_OEuvres de Marot_, t. III, p. 26.) Les relations que le mariage de Louis XIII établit entre la France et l'Espagne, introduisirent chez nous la langue et les usages espagnols; la prononciation usitée par delà les Pyrénées pour l'_n con la tilde_, s'attacha dès lors à cette notation _gn_, et le XVIIe siècle n'en connut plus d'autre. «Tous les Parisiens généralement, dit Ménage, prononcent _anneau_ au lieu d'_agneau_: _une moitié d'anneau_, _un quartier d'anneau_; qui est une prononciation très-vicieuse à la considérer en elle-même, à cause de l'équivoque d'_anneau_ en la signification d'_agnus_, avec _anneau_ en la signification d'_annulus_.» Cette raison serait très-mauvaise, car il n'y aurait point là d'équivoque possible. Admettons un moment qu'on prononce _anneau_. Si l'on dit: _J'ai mangé un morceau d'anneau_, ou qu'on parle d'un _rôti d'anneau_, personne ne sera stupide au point de comprendre qu'on a mis en broche et avalé une _bague_. La langue est pleine de mots qui sonnent identiquement, à l'oreille sans aucun danger de confusion pour l'intelligence. Mais les grammairiens de profession, dès qu'ils sont en face d'une différence d'orthographe, recourent d'abord à cette explication: C'est pour distinguer. Ils croient toujours qu'on lit, et ne pensent jamais qu'on parle. Ce qu'il y a de plus étrange, c'est que Ménage, tout en blâmant cette prononciation, prescrit de la suivre: «Mais comme ces messieurs (les Parisiens) sont les maîtres du langage, il faut parler comme eux, _quand même ils parlent mal_. Il faut donc dire avec eux _un anneau_, _un cartier d'anneau_, et non pas, comme nous disons dans nos provinces, _un agneau_, _un quartier d'agneau_. Quelques-uns croient qu'il faut dire l'_agneau pascal_.» (_Observ. sur la lang. fr._, p. 347.) Il est suivi par l'auteur des _Réflexions sur l'usage de la langue_, et voici la docte règle qu'ils ont établie à frais communs: «Il faut prononcer _de l'anneau_ en parlant de l'animal cuit, un _anneau rôti_; et s'il est vivant, _de l'agneau_, comme _voici l'agneau de Dieu, l'agneau pascal_[5].» [5] Voyez _l'Art de bien parler françois_, t. I, p. 20. Et quand il n'est plus vivant et n'est pas encore cuit, comment doit-on l'appeler? La première édition du dictionnaire de l'Académie autorise encore _agneau_ et _anneau_, au choix. La seconde prescrit _agneau_. Racine avait, comme la Fontaine, quelques prétentions confuses à la noblesse; mais eux-mêmes n'en savaient pas bien le conte. J'ai trouvé, sur des états manuscrits de la maison de François Ier, un Jehan Racine et un Jehan de la Fontaine, inscrits parmi les _escuyers d'écurie_. Ce sont probablement des aïeux de nos deux poëtes, qui eux-mêmes ignoraient cette belle généalogie. La Fontaine prenait le titre d'_écuyer_ jusqu'à l'époque d'un procès qu'on lui fit, et qu'il perdit pour n'avoir pu fournir la preuve de son droit. Racine avait des armes, et qui plus est des armes parlantes, c'est-à-dire qui traduisaient son nom en rébus. C'était un _rat_ et un _cygne_, qui, suivant la prononciation primitive, faisaient _ra-cine_. Dans une lettre à sa soeur madame de Rivière, l'auteur d'_Athalie_ parle de sa noblesse généalogique: «Vous savez, lui dit-il, qu'il y a un édit qui oblige tous ceux qui ont ou qui veulent avoir des armoiries sur leurs vaisselles ou ailleurs, de donner pour cela une somme qui va tout au plus à 25 francs, et de déclarer quelles sont leurs armoiries. Je sais que celles de notre famille sont un _rat_ et un _cygne_, dont j'avois seulement gardé le _cygne_, parce que le _rat_ me choquoit; mais je ne sais point quelles sont les couleurs du chevron sur lequel grimpe le rat, ni les couleurs aussi de tout le fond de l'écusson. Vous me ferez un grand plaisir de m'en instruire. Je crois que vous trouverez nos armes peintes aux vitres de la maison que mon grand-père fit bâtir, et qu'il vendit à M. de la Clef. J'ai ouï dire aussi à mon oncle Racine qu'elles étoient peintes aux vitres de quelque église... J'ai aussi quelque souvenir d'avoir ouï dire que feu notre grand-père fit un procès au peintre qui avoit peint les vitres de sa maison, à cause que ce peintre, au lieu d'un _rat_, avoit peint un _sanglier_. Je voudrois bien en effet que ce fût un sanglier, ou la hure d'un sanglier, qui fût à la place de ce vilain rat!» (16 janvier 1697.) L'élégant et délicat Racine était trop absorbé par sa juste douleur pour s'apercevoir qu'un sanglier et un cygne n'eussent pas fait _Racine_, et qu'après tout le vilain rat remplissait mieux son office que n'eût fait le noble sanglier. Le grand-père Racine paraît avoir porté dans cette affaire moins d'imagination que son petit-fils, mais un sens plus judicieux[6]. [6] Au bas du portrait gravé par Edelinck, sont placées les armes de Racine; on n'y voit figurer que le cygne. L'auteur d'_Athalie_ avait décidément expulsé le rat de son blason. Mais si Racine, lié avec les courtisans de Louis XIV, ignorait la prononciation du XVIe siècle, la Fontaine, habitué à fréquenter chez nos vieux auteurs, la connaissait parfaitement; et quand tout le monde l'oubliait autour de lui, il a montré qu'il s'en souvenait. Dans la fable de _l'Autour, l'Alouette et l'Oiseleur_: Un manant au miroir prenoit des oisillons. Le fantôme brillant attire une alouette; Aussitôt un autour planant sur les sillons Descend des airs, fond et se jette Sur celle qui chantoit, quoique près du tombeau. Elle avait évité la perfide _machine_, Lorsque, se rencontrant sous la main de l'oiseau, Elle sent son ongle _maline_. (Liv. VI, fab. 15.) Plus loin, parlant de la Discorde chassée du ciel, et que Jupiter ne savait où envoyer: Comme il n'étoit alors aucun couvent de filles, On y trouva difficulté. L'auberge enfin de l'hyménée Lui fut pour maison _assinée_. (Liv. VI, fab. 20.) § II. _L_, _M_ ET _N_ REDOUBLÉES. _L_ redoublée, _ll_, avait toujours, comme en espagnol, la valeur des deux _l_ mouillées de _bouilli_, _caillou_. L'orthographe moderne veut toujours un _i_ au moins avant les deux _ll_ mouillées. Dans l'origine, il suffisait que les _ll_ fussent entre deux voyelles. L'_i_ se mettait ou s'omettait sans conséquence. _Paillard_ s'écrivait sans _i_, _pallars_. Quand li _pallars_ le vit entrer. (_R. du chast. de Coucy_, v. 4054.) Coucy reçoit une assignation amoureuse: Sire, lui dit Gobert, son confident: Sire, bien plaire Vous doit ce mandement, sans _falle_, Et vous irez _vaille_ que _valle_. (_Ibid._, v. 6535.) Sans _faille_, sans faute.--La double orthographe du mot _vaille_, dans le dernier vers, ne laisse pas même la ressource de supposer qu'on prononçât alors autrement qu'aujourd'hui. _Mellor_, _mervelle_, _conselle_, _aparelle_, sonnaient avec les _ll_ mouillées. Car cis aime miols les _mellors_, Et tient bas sos piez les piors. (_Partonop._, v. 4330.) «Car celui-ci préfère les meilleurs (les braves), et tient les pires (pejores) bas sous ses pieds.» Et li _conselle_ et loe et prie. (_Ibid._, v. 4455.) Une lanterne atant li _baille_; La _candelle_ qui art dedans N'estaint por orez ne por vens... Il _apparelle_ son aler. (_Ibid._, 4465.) «A ces mots, il lui remet une lanterne. La _chandeille_[7] qui brûle dedans ne s'éteint ni pour orages ni pour vents. Partonopeus s'apprête à partir.» [7] C'est l'ancienne prononciation, conservée avec soin dans toute la Picardie. Partonopeus le voit el vis N'est _mervelle_ s'il est permis. (_Partonop._, v. 7410.) La _chanson de Roland_ écrit _consell_, _amirall_; c'est _conseil_, _amirail_, quand suit une voyelle; autrement, _conseu_, _amirau_, comme on le rencontre souvent figuré. C'est la marque d'un manuscrit relativement récent lorsqu'on y trouve le féminin _elle_ par deux _l_, comme aujourd'hui. Les textes les plus anciens écrivent toujours _ele_; _elle_, dans l'origine, aurait sonné _eille_. La règle actuellement encore en vigueur, par laquelle une consonne redoublée rend brève et ouverte la voyelle précédente, cette règle n'était pas connue au XIIe siècle. Doubler les consonnes eût semblé une superfluité, hormis le cas où il s'agissait de rappeler une syncope. Le plus ancien manuscrit français, le _Livre des Rois_, écrit toujours _femme_ par deux _m_, _feminam_, _fem-ne_, _fem-me_. La règle était de répartir la consonne doublée entre les deux syllabes adjacentes, et de prononcer _fan-me_. D'_animam_ on fit d'abord _aneme_, comme d'_imaginem_, _multitudinem_, _imagene_, _multitudine_, formes constantes dans saint Bernard et dans les _Rois_. Les _Rois_ écrivent souvent aussi _anme_; c'est la prononciation la plus voisine d'_aneme_. La _chanson de Roland_ n'emploie jamais d'autre forme: Guaris de mei l'_anme_ de tuz périls... Morz est Rolans: Deus en ad l'_anme_ es cels!... (St. 173.) Abélard, dans l'histoire de sa vie: «Et moy qui estois son filz ainsnés, de tant qu'il m'avoit plus chiers, de tant mist il plus grant cure que je fusse plus _diligenment_ (_diligen-ment_) aprins, Et je, de tant come je proufitay plus et plus legierement (facilement) en l'estude des lettres, de tant m'y enhardige plus _ardanmant_.» (_Trad. inéd. de Jean de Meung._) D'après cela, et pour voir comme l'on prononce mal aujourd'hui, considérez ce passage des _Femmes savantes_: PHILAMINTE. Veux-tu toute ta vie offenser la _grammaire_? MARTINE. Qui parle d'offenser grand-père ni _grand'mère_? Le jeu de mots est exact suivant la bonne prononciation d'autrefois; il ne l'est pas suivant la méthode aujourd'hui en usage, de jeter les deux _m_ dans la seconde syllabe, et de prononcer la _gra-mmaire_. De ces deux _m_, l'une appartient à la première syllabe, l'autre à la seconde, ce qui confond tout à fait _la gram-maire_ avec _la grand'mère_. Le nom propre _Grammont_ se prononce aussi mal _gra-mmont_. C'est _gram-mont_ qu'il faut dire. Jadis on écrivait le plus souvent _grandmont_, en latin _grandimons_. Le _d_ est tombé d'abord, parce qu'il ne servait qu'à noter l'étymologie, et disparaissait dans la prononciation; ensuite on a mal à propos réuni les deux _m_ en une seule, et voilà comment le nom a fini par se trouver défiguré en _Gramont_. Le mot _nenni_, autrefois si usité dans certaines provinces, et même à Paris sous François Ier, lorsqu'on le rencontre dans Marot ou ailleurs, on ne sait plus le prononcer. Le plus grand nombre dit _né-ni_; c'est ainsi qu'il est estropié au théâtre. D'autres, en petit nombre, _na-ni_. Allez donc en Lorraine apprendre à prononcer _nan-ni_, en traînant sur la première syllabe. Je préviens ici une objection qu'on ne manquerait pas de me faire, en trouvant plus loin, dans des citations, _femme_, _âme_, figurés _fame_, _ame_. La contradiction n'est qu'apparente, et se concilie par l'âge des manuscrits, où les copistes introduisaient l'orthographe de leur temps. Tout ce qu'on en peut conclure, c'est que la prononciation actuelle des mots _femme_, _âme_, remonte très-haut; mais l'autre l'avait certainement précédée, et la règle générale se maintint encore longtemps après que les mots _fame_ et _ame_ y faisaient exception. Nous serions trop heureux d'avoir les manuscrits originaux, ou seulement contemporains des auteurs! C'est déjà un grand bonheur, et dont il faut remercier le hasard, que les plus anciens textes nous soient parvenus dans les plus anciennes copies. Il y a encore des provinces où l'on prononce _malhon-nête_. Je ne prétends pas que ces sons du fond de la gorge, _fan-me_, _malhon-nête_, très-fréquents dans notre vieille langue, fussent plus agréables que ceux du bout des lèvres par lesquels on les a remplacés. D'ailleurs, nous ne pouvons guère juger ces questions impartialement, étant séduits par l'habitude. Mon unique but est de montrer que ces inconséquences apparentes, si multipliées dans notre langage, ne tiennent pas au fond de la langue, mais sont des déviations résultant de l'oubli des règles primitives. § III. SUPPRESSION DES LIQUIDES.--GRASSEYEMENT. Les Français sont enclins à grasseyer, surtout les Parisiens. Cela vient de leur aversion native pour les doubles consonnes. L'_r_ et l'_l_ ne sont liquides qu'à condition d'occuper la seconde place; mais à la première, elles sont très-dures. En ce cas, on avait deux ressources: supprimer absolument la liquide, ou la transposer. On écrivait _marbre_ et _arbre_, par respect de l'étymologie _marmor_ et _arbor_; mais en parlant, on supprimait la première _r_, _abre_, _mabre_, qui sont restés ainsi chez le peuple. Nous disons encore un _candélabre_; on le disait ainsi, mais on écrivait _candelarbre_, arbre qui porte des chandelles ou candelles, _candelas_: Et quant il volt aler coucier, Les _candelarbres_ volt drecier. (_Partonopeus_, v. 1697.) Il arrive même souvent que cette _r_ est supprimée dans l'écriture. M. Méon, dans son glossaire du _Roman de la Rose_, fait cette note sur le mot _chartre_:--«Aux _Quinze joyes du mariage_, on lit _geolier chatrin_, parce que les anciens ôtaient l'_r_ de plusieurs mots; ils écrivaient _quatier_, _mabre_, _paler_, _bone_ (_borne_).» (Méon, _R. de la Rose_, IV, p. 228.) On voit que le grasseyement parisien remonte très-haut. _Garson_ est le mot _gars_, avec la forme augmentative italienne _one_. La Normandie a retenu l'usage de _gars_, qu'elle prononce _gâs_, très-long:--Mon _gâs_;--N'a-vous point vu mon _gâs_? On prononçait donc aussi _gâçon_. C'est la prononciation légitime et primitive; il est fâcheux qu'elle soit devenue ridicule, comme il est fâcheux que le féminin de _gars_, qui ne signifiait d'abord qu'une jeune fille, soit devenu une grossière injure. _Fors_, qui est aujourd'hui _hors_, éteignait également l'_r_ et sonnait _fô_. La preuve existe dans le mot _faubourg_, dont la vraie et primitive orthographe est _forsbourg_;--bourg extérieur, du dehors.--Les gens qui écrivent, abusés par leur oreille et leur ignorance, ont noté _faux-bourg_. Il n'y a rien de _faux_ dans un _faubourg_; mais il est situé _foras burgi_. _Armure_ se prononçait _amure_, et souvent on le rencontre figuré ainsi. Anséis frappe Turgis, et lui met au corps l'armure de son bon épieu: Del bon espiet el cors li met l'_amure_. (_Ch. de Roland_, st. 97.) _Arme_ et _ame_ se confondant par la prononciation, on ne doit pas être surpris que les copistes aient fréquemment confondu aussi l'orthographe des deux mots, et mis l'un pour l'autre. Dans le _Fabel d'Aloul_: Tel loier a qui ce _encharge_; Ma dame n'a soing de _hontage_. Évidemment on prononçait _enchage_ sans _r_. _Arsi_, participe du verbe _ardre_, se prononce encore actuellement en Picardie _asi_. Le _Livre des Rois_ écrit indifféremment l'un et l'autre: --«Il volt que d'iloc en avant nuls sun fil ne sa fille al deable ne offrist ne nen _arsist_.» (_Rois_, IV, p. 427.) --«Il voulut que dorenavant nul en ce lieu n'offrist au démon ni ne bruslast son fils ou sa fille.» --«E a sa quesine (de Salomon) furent _asis_ chascun jor dis bues gras.» (_Rois_, III, p. 239.) Rue des _Arsis_;--rue des _Asis_, des brûlés. _Lard_ rimait très-bien avec _gras_: Car il sait bien que el plus _gras_ Est tout ades li mieudres _lars_. (Le _Fabel d'Aloul_.) «Car il sait bien qu'au plus gros cochon se trouve aussi le meilleur lard.» _Mecredi_, en grasseyant, bonne prononciation, conforme aux vieux textes, et non _mere-credi_. _Robert_ se prononçait _Robet_: Estes vous poignant a droiture Contre lui son bouvier _Robet_: Qu'as tu? fait il; qu'as tu, _vallet_? (_De Constant Duhamel_, v. 312.) --«Voici accourant droit à lui son bouvier Robert: Qu'as-tu, valet? demanda-t-il.» Ce mot _valet_, bien qu'on écrivît par abus _varlet_, ne s'est jamais prononcé autrement que _valet_, en grasseyant. Il est certain que l'étymologie commandait avant l'_l_ une consonne; mais c'était l'_s_ et non l'_r_, puisque _valet_ vient de _vassallettus_, diminutif de _vassallus_. La bonne orthographe est donc _vaslet_, et c'est celle aussi qu'on rencontre le plus souvent. L'autre liquide, _l_, était absolument dans les mêmes conditions. On prononcera très-bien _couple_, sans qu'il faille insérer un _e_ muet rapide entre le _p_ et l'_l_;--_coulpe_ (de _culpa_) éteignait l'_l_ devant le _p_ et sonnait _coupe_, comme une _coupe_, vase. Le sire de Coucy faisant sa déclaration d'amour à la dame de Fayel: Dame, pour vous amours sentir Me fait ses maus à son plaisir. --Sire, ma _coupe_ nesse mie. (_R. de Coucy_, v. 555.) «Monsieur, ce n'est pas ma faute.» Nous disons _inculpé_, on disait au moyen âge _encoupé_, bien plus raisonnablement, puisque _in_ se traduit d'habitude par _en_, et _u_ par _ou_. Coucy, surpris par Fayel dans le vestibule de la châtelaine, jure qu'il ne venait pas pour elle. Il n'hésite pas à faire un faux serment, à damner son âme pour sauver sa maîtresse: Et ainsi soit m'ame sauvee Qu'a tort l'en avez _encoupee_. (_Coucy_, v. 4771.) Pour qui donc venait-il?--Pour la suivante. Isabelle, dévouée à sa maîtresse, prend tout le déshonneur sur son propre compte: J'aime trop mieux estre _encoupee_ Que ma dame en fust diffamee. (_Ibid._, v. 3659.) La locution qu'on reproduit encore quelquefois est donc _battre ma coupe_, et non pas ma _coule-pe_. Le mot _sépulcre_ revient plusieurs fois dans _Garin_. Il est écrit partout _sepucre_, sans _l_. Ha, sire Abes, por l'amor Dieu merci, Por saint _sepucre_, ne faites mie ainsi! (T. II, p. 250.) § IV. LIQUIDE TRANSFORMÉE OU TRANSPOSÉE. TRANSFORMATION.--Le grasseyement conduisit à transformer l'_r_ sur le papier, lorsque cette consonne était suivie d'une _l_; car alors l'_r_ se changeait elle-même en _l_. Ainsi en avaient usé les Latins dans _pellucidus_, _pellego_, etc. On écrivait donc _parler_, _merle_, ou, comme l'on prononçait, _paller_, _melle_. Le héros du fabliau d'_Auberée la vielle maquerelle_, était célèbre dans le pays de Compiègne et même au delà: De sa valor, de sa largesse _Palloit_ l'en jusqu'en Beauvoisin. _Palloit l'en_, parlait on, on parlait. Notre jaloux, dit Auberée au jeune amant, garde bien sa femme; mais Ja ne la saura si garder Que ne vos face lui _paller_. Le nom propre _Charles_ se prononçait _Châ-les_, qu'on a plus tard écrit _Chasles_. _Charlemagne_ est souvent écrit _Challemagne_, _Challes_, _Challon_, _Challot_, pour _Charlon_, _Charlot_: l'écriture usait indifféremment des deux orthographes: _Challot_, _Challot_, biauz doulz amis... _Challoz_ en est venuz au bois... _Charlot_, se Diex me doint sa grace... Hom n'en auroit pas, samedi, Fait _Charlos_ autant au marchié. (Ruteboeuf, _De Charlot le Juif_.) _Merlin_ se prononçait _Mellin_;--_Merlot_, diminutif de _Merlin_, _Mellot_.--«Le dit de _Merlin-Mellot_.» Prononcez de _Mellin-Mellot_. Il y a, en Normandie, un château de Chantemelle; c'est _Chante-Merle_. La prononciation induisit à écrire _Chantemesle_. C'est mal à propos. Orsignot, _melle_ ne mauvis, . . . . . . . . . . . . . . . . . N'estoit si plaisans a entendre. (_Le lai de l'oiselet_, v. 85.) «Rossignol, merle ni alouette, n'était si agréable à entendre.» Un _merlan_ se prononçait _un mellan_. Dans le fabliau de saint Pierre et du Jongleur, saint Pierre, en l'absence du diable, descend en enfer, proposer une partie de dés au jongleur commis à la garde des chaudières: Hélas! je n'ai point d'argent, dit le jongleur.--Mets des âmes au jeu, répond saint Pierre, qui avait fait son plan de tricher pour tirer d'affaire les pauvres damnés, comme de fait il y réussit: Dist li jougleres: C'est a droit. Lors jete deseur le berlenc. --Cis cops ne vaut pas un _mellenc_, Dist saint Pierre; perdu l'avez. (Barbaz., II, 195.) L'auteur de ce joli fabliau était Picard. Le peuple d'Amiens prononce encore _un mélan_. De même le verbe _hurler_ sonnait _huller_. Dans le _Renart contrefait_, par Jacquemars Gielée, _Renart_, voyant sa propre image reflétée dans l'eau d'un puits, croit apercevoir sa commère _Hersent_: Lors a _hullé_ une grant foiz. Roland, traversant une forêt, entend au loin la chasse du roi: Les veneors du roy oï priser, corner, Et les chiens d'altre part et glatir et _usler_. (_Gerard de Viane_, v. 155.) La rue _du Grand-Hurleur_ est inscrite, dans le catalogue de l'abbaye Saint-Germain (1450), _rue de Hulleu_;--rue de Hurleur. Leboeuf a prétendu que le nom de cette rue devait s'écrire _Hue-le_, parce qu'il y avait probablement une maison de prostitution, et que probablement aussi le peuple _huait_ tous ceux qu'il en voyait sortir. C'est une heureuse imagination! Pourquoi écrivons-nous un chambe_ll_an, sinon par la tradition de la prononciation ancienne? Vous voyez dans les vieux auteurs _chamberlan_, ou _chambrelan_, _cambrelanc_, etc... Antoine de la Salle, l'auteur de ce charmant livre du _Petit Jehan de Saintré_, le _Télémaque_ du XVe siècle, nous apprend, au chapitre II, que la jeune dame des belles Cousines, depuis le trépas de feu monseigneur son mari, «ne se voult remarier pour quelque occasion que ce feust, pour ressembler aux autres vrayes vesves de jadis, dont les histoires romaines, qui sont les _suppellatives_ de toutes, font tant de glorieuses mencions.» _Mellusine_ est pour _Merlusine_ ou plutôt _mère Lusine_, mère des Lusignan, dont le nom se prononçait _Lusinan_, témoin ce passage et une foule d'autres de la chronique mal à propos intitulée _Chronique de Rains_: «Et eschei li roaumes a une siene sereur qui estoit en la terre de Surie, et estoit mariee à monsignor Guion _de Lusinan_.» (P. 18.) Quant à la fée Mellusine, qui épousa Raymond de Lusignan et fut la tige d'une illustre et nombreuse famille, ce n'est pas ici le lieu de raconter sa merveilleuse histoire; il suffit de dire que lorsqu'un de ses descendants devait mourir, elle apparaissait la nuit sur les murs de son château, poussant des cris lamentables; d'où le peuple a dit, en commun proverbe: des cris de _Mère Lusine_. L'Académie prescrit de dire: cris de _Mélusine_. Madame de Sévigné écrit _Mellusine_ par deux _l_. * * * * * TRANSPOSITION.--On usait souvent aussi de la seconde ressource quand l'_r_ suivait une voyelle, étant suivie elle-même d'une consonne; c'était de la transposer en avant de la voyelle. On écrivait _formage_, à cause de _forma_, _formago_, _formagium_ (Du Cange), mais on prononçait _fromage_;--_ferpes_ (_ferpatæ vestes_, habits troués, effiloqués, guenilles), et on prononçait _frepes_, d'où _freperie_, _friperie_. Apres ne doy oublier mie Saint Seurin, pour la _ferperie_ Qui est achatée et vendue En son carrefour. (_Le Dit des Moustiers._) On dit encore en Picardie _flepes_, par la substitution d'une liquide à l'autre. _Aller à flepes_, c'est porter des guenilles. _Un manteau efflepé_. Nos pères faisaient _fourmi_ du masculin: _li formiz_. Le peuple dit toujours _un fremi_. _Pormener_ ou _pourmener_, sonnait _proumener_. Quant la _porcession_ fut hors du grant moustier, Felix par la main destre a pris le chevalier. (_Le Dit des trois Moines._) C'est la _procession_. Furetière témoigne qu'on disait autrefois _porfil_ (_contour_), au lieu de _profil_; c'est-à-dire qu'il a rencontré ce mot écrit _porfil_. Effectivement, je trouve dans un fabliau du XIIIe siècle: Li surcoz fu toz a _porfil_ Forrez de menuz escureax. (_D'Auberée la vielle maquerelle._) «Le surcot était tout autour garni d'une fourrure d'écureuil.» Mais le changement a eu lieu dans l'orthographe et non dans la prononciation, qui a toujours été _profil_. _Fremer_, _défremer_, pour _fermer_, _défermer_, se dit encore en Picardie: En la grange le moine, si li a _defremée_... L'ostesse s'emparti, à la clef _frema_ l'huis. (_Le Dit du Buef._) --«Que vous dirois jou? la pais fu faicte et _confremée_.» (_Villehard._, p. 185.) _Dexter_ a fait _dextre_, et _sinister_, _senestre_. On prononçait _dêtre_ et _senêtre_, comme _fenêtre_. _L_ et _r_ étant deux liquides, ne comptent pas à la seconde place pour des consonnes entières; cependant le désir d'obtenir un mot plus coulant à l'oreille a déterminé quelquefois une transposition superflue en principe. Ainsi l'on a dit, au lieu de _dêtre_, _drète_. Ensuite, à cette forme féminine, on a créé le masculin _dret_, que l'on a écrit plus tard _droit_, _droite_; et voilà comment _droit_ dérive de _dexter_, par métathèse ou transposition. _Faible_ vient de même de _flebilis_, et a existé sous la forme _floible_ (_flouèble_). Dans le _Livre des Rois_, dans saint Bernard, dans les Moralités sur Job, on ne rencontre jamais que _floibe_, _afloibir_; _floibeteit_, pour _faiblesse_, de _flebilitas_. Jean de Meung, dans sa version d'Abélard, n'emploie jamais que _floibe_; le roman de _Berte aus grans piés_ nous montre déjà ce mot avec deux _l_, dont la seconde seule a survécu: Mais elle avoit el bois receu trop male rente Que de plusieurs meschiefs ot eu plus de trente, Si que ne pot mengier, tant fu et _floible_ et lente[8]. (_Berte aus grans piés_, p. 72.) [8] Ce dernier exemple donne lieu à une observation que je ne veux pas différer, bien qu'elle soit anticipée et hors de la matière que nous traitons en ce moment. La mesure de ces vers prouve qu'il faut prononcer dans le premier _receu_ en deux syllabes, comme il est aujourd'hui; et dans le second, _é-u_, avec diérèse, c'est-à-dire séparation des voyelles. J'espère faire voir plus loin que la langue française, dans l'origine, n'avait point de diphthongues; qu'on prononçait _é-u_, _vé-u_, _bé-u_, _recé-u_, etc., etc. La difficulté gît bien moins à constater de pareils faits, qu'à en limiter l'étendue et la durée; d'autant qu'il y a toujours eu un moment plus ou moins long où les deux formes étaient en concurrence et subsistaient ensemble. Observons donc, puisque l'occasion s'en présente, que Adenes, l'auteur de _Berte aus grans piez_, était contemporain de S. Louis; qu'ainsi, dès le XIIIe siècle, la diphthongue commençait à s'établir pour le participe passé en _u_. On la faisait ou on ne la faisait pas, selon le besoin. Théodore de Bèze, en 1584, nous apprend que de son temps on conservait religieusement l'habitude de la diérèse dans le pays Chartrain et dans l'Orléanais, comme fait encore le peuple de Paris pour le seul participe _eü_. Les Picards ont toujours affectionné la terminaison en _u_, et prononcé _Diu_, _fiu_, du _fu_, le _liu_, les _yus_. Or, l'influence picarde ayant été prédominante dans le français, à cause du nombre considérable de poëtes fournis par la Picardie, au moyen âge, il est vraisemblable qu'il faut attribuer à cette influence la forme qui a fini par prévaloir. Remarquez aussi qu'Adenes, ménestrel du duc de Brabant, Henri III, vivait dans le voisinage de la Picardie: son langage devait s'en ressentir. Saint _Sulpice_ est appelé par le peuple _saint Suplice_, et c'est comme l'écrit l'auteur du _Dit des Moustiers de Paris_: Apres, saint Pere du sablon Et saint _Souplis_ i assemblon. Un _brelan_ s'est d'abord écrit _un berlan_, _un berlenc_ (le _c_ euphonique): Un _berlenc_ aporte et trois dés . . . . . . . . . . . . . . . . . . Lors jete dessus le _berlenc_: --Cis cops ne vaut pas un _mellenc_! (_De S. Pierre et du Jongleur._) On prononçait _un bellan_, comme _un mellan_, ou bien plutôt _un brelan_, parce qu'il était facile et doux de reporter l'_r_ de _berlan_, ce qui ne se pouvait faire pour _merlan_. _Berbis_, formé de _vervex_, est devenu _brebis_. Les anciens textes du XIIe siècle, saint Bernard, _les Rois_, écrivent toujours _berbis_. On n'a jamais prononcé que _brebis_. Et _bergier_, par la même raison, se prononçait _breger_. Hernaïs, le neveu de Garin, se rend à l'armée suivi de cent braves chevaliers: Il n'i vint pas comme villain _bregier_, Mais comme prou et vigoureux et fier. (_Garin_, t. I, p. 133.) Il existe un nom propre _Bregé_;--c'est _Berger_. _Héberger_, _hébreger_: Et sachiez bien que nul escamp Ne querrons de vous _hebregier_, Que ne semblez mie _bregier_. (_La Violette_, p. 79.) --«Cuens des blans dras, cuens des blans dras, te deust ore avoir nus essoigne tenu que tu... ne l'eusses _hebregié_ et recueilli?» (_Villehard._, p. 196.) Un des plus curieux exemples de la transposition de l'_r_ se trouve dans la _chanson de Roland_, où le nom de la province de _Frise_ est toujours écrit _Fizer_; mais on est averti par la rime: Li reis serat as meillors pors de _Fizer_ S'arrere guarde aurat detres sei _mise_. (St. 43.) On voit ici l'_r_ avancer de deux syllabes; c'est comme dans le mot _Fontevrault_ (_Fons Ebraldi_), qu'on prononçait, du temps de Louis XIV, _Frontevault_. Ménage a grand soin de nous en avertir. Cependant il n'y avait pas ici nécessité absolue, l'_r_ étant aussi bien liquide après le _v_ qu'après l'_f_; mais comme l'_f_ est plus forte, l'_r_ s'y appuie mieux. C'est le même motif qui a changé _boucle_ en _blouque_:--«... La grant espée de parement du roy, dont le pommeau, la croix, _la blouque_... estoient couverts de veloux azuré.» (_Monstrelet_, III, fol. 22, 1572.) Lorsqu'il s'agit de transporter en français le mot _spiritus_, comme il n'y avait pas moyen de garder les deux consonnes consécutives, on usa de la ressource convenue en pareil cas, qui était de les faire précéder d'un _e_ et d'éteindre ensuite l'_s_ dans la prononciation, en donnant à l'_e_ le son fermé.--On supprimait la terminaison latine. Cela produisit le mot _espir_, qui est la forme écrite la plus ancienne, la seule à peu près qu'on rencontre dans les textes du XIIe siècle, et qui se montre encore quelquefois dans les manuscrits du siècle suivant. --«Cis filh vivent dedans par _espir_ ki defors muerent par char.» (_Job_, 504.) «Ces fils vivent au dedans par l'esprit, qui au dehors meurent par la chair. --«La splendors del _Saint Espirs_.» (_Ibid._, 513.) Mais on transposait l'_r_, et l'on prononçait comme bientôt on l'écrivit, _esprit_. Amis, de part le _Saint-Espir_, Tos tes voloirs veuil accomplir. (_De S. Pierre et du Jongleur._) «De par le Saint _Epri_--tous tes vouloirs veuil _accompli_.» _Fierte_ vient de _feretrum_. D'après les règles précédentes, vous prononcerez _fetre_, _ie_ valant _é_ accentué, et l'_r_ se transposant après le _t_:--_La fetre_ de saint Romain. Ce mot se rapproche de _feretrum_ bien plus que _fiere-te_. Le peuple, fidèle à cette habitude de transposer l'_r_ pour fuir deux consonnes consécutives, persiste à nommer _un épervier_, _un éprevier_. C'est l'antique prononciation. Turold nous apprend que Barbamouche, le cheval du Sarrasin Climborins, était plus rapide qu'épervier ni hirondelle: Plus est isnels qu'_eprever_ ne arunde. (_Chans. de Roland_, st. 115, v. 10.) L'ancien dictionnaire de l'Académie enregistre cette prononciation sans la blâmer ni l'approuver; mais Ménage, de son autorité privée, décide que _épervier_ est la seule prononciation légitime. C'est dans ses _Réflexions sur la langue françoise_, dans ses _Observations_ il s'était contenté de dire: «Celui qui porte les épreuves (d'une imprimerie) s'appelle _épervier_, par corruption pour _épreuvier_, ou par allusion à un _épervier_, à cause qu'il doit voler et _voler viste comme un épervier_, en portant et rapportant les épreuves. Et à ce propos, il est à remarquer que nos anciens disoient _éprevier_, au lieu d'_épervier_.» (_Obs._, p. 336.) Tout le génie étymologique de Ménage brille dans cette conjecture sur l'_épreuvier_, qui vole comme un _épervier_. De _verus_ on a fait _voir_, qu'on prononçait _vouére_, quand l'_r_ finale était suivie d'une voyelle: _voir est_, _verum est_. Mais quand le second mot commençait par une consonne, on ne pouvait plus conserver l'_r_ à la fin, ce qui eût ajouté un _e_ muet et donné deux syllabes au lieu d'une. Que faisait-on alors? On transposait l'_r_ en parlant, et, tout en écrivant _voir_, on prononçait _vroi_, _vroué_, et finalement _vrai_. Enfans, ce dist Aymon, soyez bien retenans Ce que vo mere dist, car elle est _voir_ disans. (_Les quatre fils Aymon_, v. 138.) Car elle est _vré disant_, et non _voire disant_, qui romprait la mesure. La _broderie_ fut inventée pour orner le _bord_ d'un vêtement. _Border_, _broder_, c'est le même mot; l'un est le mot écrit, l'autre le mot parlé. On écrivait _poverté_ à cause de _paupertas_, mais on prononçait _povreté_: Ben a cinq ans qu'ai chi devant esté Ne puis veoir riens de lor _poverté_. (_Ogier_, v. 7590.) _Verté_, contracté de _vérité_, prononcez _vreté_. Quand l'empereur entendi la _verté_. (_Ogier_, v. 424.) _La ferté_ est par syncope pour _la fermeté_; _firmitas_, dans la basse latinité, est une forteresse. La Ferté-Milon, la Ferté-sous-Jouarre, c'est la Forteresse-Milon, la Forteresse-sous-Jouarre. Mais en écrivant _la Ferté_ par respect de l'étymologie, on ne prononçait pas, comme aujourd'hui, _la Fereté_ en trois syllabes. A quoi aurait-il servi de syncoper _Fermeté_? On prononçait _la Freté_, et il est arrivé quelquefois aux copistes de l'écrire ainsi: l'auteur du _Roman de Gaydon_ dit que Thibaut d'Apremont possédait, outre cette terre, la noble forteresse de Hautefeuille: Suens fu Mont aspres, s'en tint les heritez, Et Haute foille, celle noble _Fretez_. (_Intr. du Roland_, p. 24.) «Sien fut Montaspres, il en tint les héritages, et Hautefeuille, cette noble _ferté_.» _Liber_, libre; _libertas_, _libreté_, quoiqu'on écrivît _liberté_. _Virtus_, _vertu_, c'est-à-dire _vretu_. _Tremper_ vient de _temperare_, l'_r_ transposée pour faciliter la syncope. Les vieux romans parlent souvent de _tremper une harpe_, c'est l'accorder. On accorde encore les pianos _par tempérament_, c'est-à-dire en _tempérant_ les quintes, parce qu'il est impossible de les accorder avec une justesse mathématique. Aussi les malheureux scribes finissaient-ils par ne plus s'y reconnaître, confondant la forme parlée avec la forme écrite, figurant _er_ où il fallait _re_ selon l'étymologie, et _vice versa_: Li quens Rolians Gualter de luing apelet[9]: _Pernez_ mil Francs de France nostre tere. (_Chanson de Roland_, st. 63.) [9] _t_ euphonique, muet. «Le comte Roland de loin appelle Gautier: _Prenez_ mille Français, etc.» Il fallait écrire _prenez_, puisque la racine est _prendere_. Je terminerai ce chapitre sur les consonnes consécutives, par une observation qui doit fortifier ce que j'en ai dit. Je la tire d'un grammairien latin, Priscien, qui écrivait au commencement du IVe siècle. Il nous apprend que la plus dure des consonnes, l'_s_, perdait souvent sa force, et que _les plus anciens poëtes latins_, _et maxime vetustissimi_, la faisaient disparaître en certaines rencontres. Et il cite de Virgile, _ponite Spes sibi quisque suas_, que l'on prononçait _ponite 'pes_; sans quoi l'_e_ de _ponite_ fût devenu long. Il est assurément curieux de rencontrer l'usage si complétement d'accord avec la logique, et de voir un principe appliqué ainsi jusque dans ses dernières conséquences. Mais voici qui recule encore beaucoup l'origine de cette loi: c'est qu'on la retrouve dans Homère. Homère fait brève la voyelle suivie de _st_, _sk_, évidemment en ne tenant pas compte de l'_s_ dans la prononciation: [Grec: PolystaphyLON TH' HISTIaian] (_Iliad._, II, v. 537.) [Grec: OUDE SKAmandros elêge to hon menos, all' eti mallon...] (_Ibid._, XXI, v. 305.) [Grec: ALLA SKAmandros] (_Ibid._, v. 124.) Et dans l'Odyssée: [Grec: Pelekyn megan, ÊDE SKEparnon][10]. [10] Voyez Priscien, dans Putsch, p. 557-564, et 1320. Comme les vers ont toujours été calculés pour l'oreille et non pour l'oeil, il est manifeste qu'on prononçait, en retranchant le _sigma_: [Grec: Hitiaian,--alla Kamandros,--êde keparnon.] Catulle a dit de même, _Unda Scamandri_. Si l'on doute que l'assertion de Priscien soit exacte, il suffit d'ouvrir tout ce qui nous reste d'anciens poëtes latins cités dans Nonius Marcellus: Ennius, Lucrèce, les fragments de Lucile, Plaute, ce fidèle témoin des habitudes du langage. De leur temps, l'_s_ suivie d'une autre consonne s'effaçait non-seulement de la prononciation, mais encore de l'écriture: Volito viv_u' p_er ora vivum. (_Ennius._) Quam semper fuvit stolidum genus Aiacidarum! Bellipotent_ei' s_unt mag_i q_uam sapientipotenteis! (Id., _Ex Annal._, VI.) Tum mare velivolum florebat navib_u' p_andis. (_Lucrèce_, V.) Majorem interea capiunt dulcedin_i' f_ructum. (_Ibidem._) Nec molles op_u' s_unt motus uxoribus hilum. (_Id._, IV.) Lucrèce se procure ainsi sans façon quantité de dactyles que ses successeurs n'osaient plus avoir; car, chez les Romains aussi, la langue écrite devint la langue littéraire, au préjudice de la langue parlée; et le témoignage des yeux prévalut sur celui de l'oreille. A peine dans Horace et dans Virgile retrouve-t-on quelque vestige de l'ancien usage général[11]. L'archaïsme, comme chez nous, y passe pour une faute ou pour une licence. [11] Le _sæpe _st_ylum_ d'Horace devait se prononcer _sæpe 'tylum_, et ce vers de Virgile, Inter se coiisse _viros et_ decernere ferro. (_Æneid._, XII, 709.) serait mieux écrit: Inter se coiisse _viro' et_ decernere ferro. Quelques commentateurs et éditeurs ont imaginé de substituer _cernere_ à _decernere_; rien ne les y autorisait, que leur embarras de comprendre la mesure. Servius indique positivement l'élision de _viros_ sur _et_. La question du _sigmatisme_, tant controversée par les érudits, est au fond bien simple: les exemples qu'on allègue pour et contre ne sont qu'une affaire d'orthographe. Au Xe siècle, Abbon, bénédictin de l'abbaye de Fleury, écrit à ses disciples anglais que dans _Deus summus_ la première _s_ disparaît, afin d'éviter le sifflement: «Inter duas etiam partes cum _s_ præcedit, ut _Deus summus_, ne nimius sibilus fiat, prior _s_ sonum perdit.» (_Quæst. grammat._, ap. Maio, _Bibl. Vaticana_, t. V, p. 337.) Les habitudes de langage du temps d'Ennius, de Pacuvius et de Plaute, puisqu'elles avaient sous Auguste cédé à des habitudes opposées, comment se retrouvent-elles à l'origine de notre langue, et si fortes qu'elles en deviennent un caractère essentiel? La réponse est facile: Le latin s'est transmis dans les Gaules par l'armée, par les soldats. Le peuple de Rome, comme celui de Paris, ignorait les vicissitudes du parler littéraire, et conservait intacte la tradition orale. Notre prononciation française nous vint des contemporains d'Ennius. Voilà donc une loi d'euphonie transmise sans altération depuis Homère jusqu'aux trouvères de la langue d'_oui_, en traversant toute la poésie latine. On conviendra qu'il y a quelque dommage de l'avoir laissée périr après trois mille ans d'existence et de bons services. Nous avons fait triompher sur l'harmonie grecque la barbarie du Nord. Voltaire, en nous appelant Athéniens, nous faisait trop d'honneur. CHAPITRE II. De la consonne simple, et surtout de la finale.--Observation sur la finale des pluriels.--Deux consonnes finales.--Preuve par les rimes en _i_. § Ier. N'est-il pas ridicule que nous prononcions _aimer_, _jouer_, _louer_, comme _aimé_, _joué_, _loué_, et que nous fassions sentir la finale _r_ dans _courir_, _mourir_, _jouir_? Le peuple n'a pas accepté cette inconséquence: il continue à dire à l'infinitif, _couri_, _mouri_, _queri_, _joui_. Il a raison. RÈGLE.--On ne faisait jamais sentir de consonne finale; et il ne pouvait y avoir à cette règle une seule exception; car elle est la conséquence immédiate de celle des consonnes consécutives. Supposez en effet qu'on prononce avec l'_r_ finale _courir_, _mourir_; vous retombez aussitôt dans l'inconvénient qu'à tout prix on avait résolu d'éviter, deux consonnes de suite. _Courir fort_, _mourir bientôt_, dans la prononciation moderne, ne peuvent s'articuler sans l'intercalation de cet _e_ muet qu'on écrase, et qui obscurcit notre langage d'une multitude de sons sourds, rudes et confus. Une autre conséquence, c'est que la plupart des mots avaient deux terminaisons, l'une devant une voyelle, l'autre devant une consonne, et qu'il existait, dans tel ou tel cas donné, deux prononciations pour une seule orthographe. Par exemple, on prononçait l'infinitif du verbe _aimer_ comme le participe passé, comme nous faisons aujourd'hui; et l'on eût dit, en faisant sentir l'_r_,--_Aimer éternellement_. Je rappellerai ici un passage de Théodore de Bèze, que j'ai déjà cité; mais il est important: «Une consonne finit-elle un mot, elle se lie à la voyelle initiale du mot suivant, si bien qu'une phrase glisse tout entière comme un seul et unique mot.» (_De Fr. ling. recta pron._, p. 10.) Th. de Bèze ne parle que du cas où le second mot commence par une voyelle; mais il a fallu prévoir aussi le cas où il commencerait par une consonne, et, pour obtenir cette prononciation coulante qui fait glisser la phrase entière comme un seul mot, on a pratiqué, sinon formulé, cette loi de n'articuler jamais de consonne finale. Cette consonne doit donc être considérée comme n'appartenant pas dans la prononciation au mot qui la traîne après soi sur le papier, mais plutôt au mot subséquent. C'est une espèce d'en-cas réservé pour les besoins de l'euphonie, pour servir de liaison et adoucir le passage entre deux voyelles. Son rôle est d'être présente quand on a besoin d'elle, et de s'effacer lorsqu'on n'en a pas besoin. Une objection toute naturelle se présente: d'après cet arrangement, tout mot devrait se terminer par une consonne, afin de fuir les hiatus. C'est ce qui n'a pas lieu; le soin de l'euphonie n'allait donc pas si loin que je le prétends. Je réponds que cela n'a _plus_ lieu, mais que dans l'origine, et je le ferai facilement voir, tout mot se terminait par une consonne, tantôt étymologique, tantôt intercalaire, quand l'étymologie n'en fournissait pas. Je montrerai que de ces consonnes, les unes ont été recueillies et fixées par l'écriture, les autres ont été omises arbitrairement, au hasard; et que ces omissions, par l'influence inévitable de la langue écrite sur la langue parlée, ont introduit à la longue cette immense quantité d'hiatus qui défigurent notre prose, et ont fini par rendre la poésie à peu près impossible. Les consonnes euphoniques seront l'objet d'un chapitre particulier; il me suffit de les indiquer ici, et, sans anticiper sur cette matière, je reviens aux finales, qu'il faut passer rapidement en revue, afin de constater et l'ancien usage et les inconséquences modernes. B. Il n'y a rien à dire du _b_. Comme finale, il n'a jamais été employé[12]. C'est une labiale trop molle; on se servait de sa forte le _p_, sur lequel la terminaison s'appuie mieux. [12] Bien entendu, il n'est question ici que des mots français, et non de ceux qu'on a importés d'Allemagne ou d'Angleterre. C. _Bec._ On ne disait pas le _beque_ d'un oiseau, mais le _bé_; témoin le mot _béjaune_, si fréquent dans Molière, et que les anciennes éditions écrivent encore _bec jaune_. Laissez-moi lui montrer son _béjaune_, lui montrer qu'il est né d'hier, et manque de jugement et d'expérience autant que ces jeunes oiseaux qui ont encore le bec entouré de jaune. _Sec_ sonnait _sé_, aussi bien que sel, en sorte que _siccus_ et _salis_ se confondaient pour l'oreille. Aussi, dans _le Dit des rues de Paris_, la rue _de l'Arbre-Sec_ est-elle inscrite rue _de l'Arbre-Sel_, absurdité qui s'explique tout de suite par la prononciation: c'était toujours la rue de l'_Abre Sé_. Le copiste, peu soucieux de l'étymologie, n'a vu qu'une chose, l'avantage de rimer plus richement à l'oeil: En la rue de l'_Arbre-Sel_, Qui descent sur un beau _ruissel_. Si l'abbé Leboeuf eût songé à la prononciation, il n'eût pas été forcé de recourir à cette conjecture, que _l'Arbre-Sel_ était peut-être pour _l'Arbrissel_: rue de l'Arbrisseau. On fait aujourd'hui sonner bien fort le _c_ final de _mameluc_, comme s'il y avait _Mameluque_; cet abus date du XIXe siècle, car, du temps de Voltaire, on prononçait _mamelus_: Contre les _mamelus_ son courage l'appelle. (_Zaïre_, III, sc. 1.) Toutes les éditions imprimées du vivant de Voltaire, et l'édition de Kehl, portent _mamelus_; et la tradition de cette prononciation s'était conservée au Théâtre-Français, que la barbarie à la mode envahit déplorablement chaque jour. Nous prononçons encore _estomac_ sans faire sonner le _c_, non plus que dans _porc_, ni dans _porc-épic_. Porc-_épique_, comme quelques-uns affectent de dire, s'entendrait tout au plus du sanglier d'Érymanthe, ou du cochon rôti dont Ulysse fut régalé chez Eumée. _C_ au milieu d'un mot, devant une voyelle, s'adoucissait en _g_ par la prononciation: _segond_, de _secundus_. Les Latins disaient de même _quingenti_ pour _quincenti_. Au contraire, _ago_ faisait _actus_, et non _agtus_, la dureté du _t_ ne pouvant s'allier à la mollesse du _g_. _C_ se rencontrant dans un mot suivi d'un _t_, laisse dominer le _t_, ou plutôt se transforme pour renforcer ce _t_: Belle _dottrine_ met en lui Qui se chastie par autrui[13]. (_L'Hostel de Cluny_, p. 128.) [13] S'instruit par l'exemple d'autrui. On écrivait _pacte_, et l'on prononçait _patte_. _Apactir_ (sens analogue à _affermer_), _apatir_, _tenir en apatis_:--«Laquelle cité un pauvre soudoyer Bourgognon, nommé Pernet Braset, _tenoit en apatis_, le roi estant dedans.» (_Olivier de la Marche_, liv. I, ch. 3, p. 124, édit. de 1567; Gand.) C'est pourquoi quelques scribes mettaient _ct_ où l'étymologie demandait deux _tt_. Par exemple, dans les Mémoires de Jacques du Clercq, _mettre_, _remettre_, _promettre_, sont toujours écrits _mectre_, _remectre_, _promectre_. (Édit. Buchon). La différence n'existe que pour l'oeil. D. (Voyez le chapitre des consonnes euphoniques intercalaires.) F. _F_ finale précédée d'un _é_ tombait, et l'_é_ sonnait fermé. _Chef_ sonnait _ché_, comme _clef_, de _clavis_, n'a pas cessé de sonner _clé_. _Chef-d'oeuvre_, _Chédeville_ (nom propre, pour _chef-de-ville_). Lor vont trancher les _chés_ des bucs[14]. (_Benoît de Sainte-More_, v. 2243.) [14] Des bustes. Le _c_ indique l'étymologie _bucha, truncus, stipes_ (cf. Ducange), plutôt que _bustum_, qui est du bon siècle. La veissiez tant decouper! Tant _chés_ fendus en deux meitiez! (_Ibid._, v. 5148.) Si Charlemagne ne s'enfuit au plus vite, dit l'amiral Baligant, le roi Marsile va être ici vengé: j'en livrerai la tête (de Charlemagne). Li reis Marsile enqui serat venget: Par sun puing destre en livrerai le _chés_. (_Ch. de Roland_, st. 196, 20.) On écrit toujours _chef_, et l'on commence à n'écrire plus que _clé_. On peut encore mettre en vers _chef auguste_; on n'y peut plus mettre _bailli arrogant_, qu'on eût écrit jadis _baillif arrogant_, de _baillivus_. Le peuple persiste à dire _un habit neu_;--il a fait adopter à la bonne société le _boeu_ gras. Un _boeufe_ et un habit _neufe_ sont aussi barbares qu'un homme _veufe_, la _soife_, les _Juifes_, etc. Dans _la Chace dou cerf_: Dois tu crier: Appelle! appelle! Le cuir trousse derriere toi: N'est pas merveille se t'as _soi_. (Jubinal, _Nouv. recueil_, I, p. 169.) Tous les anciens manuscrits écrivent _les Juis_; c'est comme le prononçait Regnier, qui fait rimer ce mot à _ennuis_: ... J'aimerois bien mieux, chargé d'âge et d'_ennuis_, Me voir à Rome pauvre, entre les mains des _Juifs_. (Sat. VIII.) L'_f_ finale se change, devant une voyelle, en sa douce _v_. _Chef_, _chevet_; _neuf_, _neuve_; _Juif_, _Juive_. C'est pourquoi l'on prononce _neuv hommes_. G. On le rencontre aux premières personnes de l'indicatif: _Ving_, _tieng_, etc.: Contre-val rue de la Harpe _Ving_ en la rue S. Seuering. (Guillot de Paris, _le Dit des rues_.) Beau fils, ce _tieng_ a grant savoir Que faciez trestoz son vouloir. (_Partonopeus_, v. 3913.) _G_ représente ici le pronom _je_: _Vins-je? tiens-je?_ Mais il est marqué souvent où il n'y a point d'élision, ni de pronom de la première personne: ainsi, à la fin de _saint Sevring_, et d'une foule d'autres mots, _ung_, _loing_, _soing_, _besoing_, _tesmoing_, etc., etc., où l'étymologie ne justifie pas sa présence. C'est un des nombreux abus d'un temps où il n'existait point de code pour la grammaire ni pour l'orthographe. Il faut observer que le _g_ final parasite ne se rencontre pas dans les manuscrits d'une très-haute antiquité. Il se montre au XIVe siècle, devient plus fréquent au XVe, et le XVIe l'a prodigué; car la pédanterie des consonnes inutiles a été le caractère de cette époque. On croyait, en surchargeant l'écriture, étaler une grande érudition d'étymologies. Nos pères avaient grand soin d'appuyer fortement les terminaisons de leurs mots. Ils écrivaient _sanc_ par un _c_, et nous disons encore du _sanc_ humain, quoique nous écrivions _sang_ avec un _g_, à cause de _sanguis_. Devant une liquide le _g_ reparaissait: _sanglant_, _sanglot_. Mais, suivi d'une consonne plus forte que lui, il la laisse prévaloir. Ainsi dans _Magdelaine_ il s'efface devant le _d_. H. L'_h_ ne termine aucun mot dans notre langue; mais puisque l'occasion se présente d'en dire quelque chose, nous ne la laisserons pas échapper. C'était, chez les Grecs, un signe d'aspiration; elle ne paraît pas avoir joué ce rôle chez les Latins, qui l'ont reproduite plutôt comme indication étymologique et par imitation. Les Italiens modernes, après l'avoir employée, l'ont bannie de leur langue. L'emploi le plus clair de l'_h_ dans notre vieille langue, c'est d'avoir marqué la diérèse. Elle servait à empêcher la fusion de deux voyelles en une diphtongue. Par exemple, _Loherain_; _Loheraine_. _Loherane_ ont et Ardane escillie. (_Ogier_, v. 10784.) Mes sires est li _Loherains_ Garin. (_Garin_, II, p. 270.) Prononcez comme _Laurain_, comme dans _Hohenlohe_, l'_au_ si long qu'il compte pour deux syllabes. C'est encore la prononciation actuelle en Lorraine. Quant à l'_h_ aspirée au commencement des mots, je crois qu'elle était inconnue, au moins pour les mots dérivés du latin. Aujourd'hui même, elle n'y tient qu'un emploi commémoratif: _honnête_, _habile_, _homme_, _honneur_, _humble_, _habitude_, _héritier_, etc., etc., se passeraient parfaitement de l'_h_ initiale; la prononciation n'y perdrait rien. Elle a été transportée chez nous par imitation; et cette imitation aveugle l'a même attachée à des mots où elle est tout à fait intruse: _huile_, d'_oleum_;--_hermite_, d'_eremita_;--_haut_, de _altus_;--_huit_, d'_octo_, etc. La valeur d'aspiration s'est aussi fixée au hasard. Pourquoi aspire-t-on l'_h_ dans _héros_, et pas dans _héroïque_ ni dans _héroïne_[15]? Pourquoi dans _huit_ et pas dans _dix-huit_? Le _Livre des Rois_ écrit partout _uit_, _dise uit_, comme nous prononçons encore aujourd'hui: [15] Vaugelas donne pour motif le danger de confondre les _héros_ avec les _zéros_ et les _hérauts d'armes_. Ménage n'approuve que la moitié de cette excuse. --«_Uit_ ans out Josias quant il cumenchad a regner.» (_Rois_, IV, p. 422.) --«_Dise uit_ anz out Joachim quant il cumenchad a regner.» (P. 432.) La _chanson de Roland_ met _oidme_ pour huitième. Benoît de Sainte-More, _uitme_: En l'_uitme_, si cum nos lisum, Le jor de s'expiation. (_Chron. des ducs de Normandie_, v. 7022.) «Dans le huitième jour, comme nous lisons.» E si cum l'estoire remembre Dreit à l'_uitain_ jor de décembre. (_Ibid._, v. 4281.) Tant ont alé qu'a l'_uitme_ nuit Sont en Salence od grand deduit. (_Partonopeus_, v. 6165.) Et pres d'_uit_ jor i sejournerent. (Barbaz., I, p. 102.) Nous disons _le huit_, _le huitième_; c'est du caprice, et ce caprice est encore bien plus frappant dans le mot _onze_, que nous aspirons, sans même qu'il y ait pour la vue le prétexte de l'_h_. Vers _les onze_ heures, _au onzième_ siècle, se prononcent comme s'il y avait _les Honze heures_, _au Honzième siècle_. Nos pères ne soupçonnaient pas ces étrangetés. Ils figuraient _haut_ avec ou sans _h_; mais s'ils en écrivaient une, ils n'en tenaient pas compte dans le langage, comme le montre ce passage de Benoît de Sainte-More: Dit li reis: _Queu_ baronie, _Quel_ haute gent de Normandie. (T. II, p. 143.) Du temps de François Ier, on n'aspirait pas encore l'_h_ de _haut_; notre prononciation paraît avoir été inconnue à la reine de Navarre: Et qu'est cecy? Tout soudain en cette heure Daigner tirer mon ame en _telle haultesse_, Qu'elle se sent de mon corps la maistresse! (_Le Miroir de l'ame pecheresse_, p. 22.) Oyez qu'il dit: O _invincible haultesse_... (_Ibid._, p. 68.) O _admirable hautesse_, Grace nous te rendons. (_La Nativité de J. C._, p. 166.) La reine de Navarre, qui s'exprimait ainsi, mourut en 1549. Trente-quatre ans après, c'était déjà une grosse faute de ne point aspirer l'_h_ dans _haut_, _hautesse_. Théodore de Bèze, en 1583, signale «ce vice de prononciation, insupportable aux oreilles délicates (_purgatis auribus_). Cependant, ajoute-t-il, en Bourgogne, en Guyenne, à Bourges, dans le Lyonnais, tout le monde, à peu près, prononce _en ault_, _l'autesse_, _l'aquenée_, _l'azard_, _les ouseaux_.» (_De Ling. fr. rect. pron._, p. 25.) Et il fait suivre sa remarque d'une liste des mots où l'_h_ est aspirée. Cela nous montre avec quelle rapidité les langues se modifient dans les sphères élevées. Dans des mots d'origine autre que latine, peut-être y avait-il des raisons d'aspirer l'_h_; par exemple, dans _haine_[16], _honte_, etc. Cependant on lit fréquemment, dans le _Livre des Rois_, _jo l'haz_,--je le hais. [16] Ménage dérive _haïr_ d'_odire_, «vieux mot inusité, pour lequel on a dit _odisse_.» (_Observat._, p. 185.) Cela paraît au moins douteux. L'Académie range _haïr_ parmi les mots qui ne viennent pas du latin (voyez l'art. _H_); elle y joint _hâbler_, _hasard_, _hâter_, _happer_, etc., qui tous aspirent l'_h_ et sont modernes. K. Il n'y a rien à dire du _k_ comme finale, puisqu'il ne paraît jamais à la fin d'un mot. Mais il est fréquent comme initiale, et beaucoup plus fréquent qu'on ne le croirait si l'on s'en fiait au rapport des yeux. En effet, la notation par _ch_ était pour le langage identique à celle du _k_. On employait indistinctement l'une ou l'autre: le même manuscrit écrit _carles_, _kalles_; _karlemaine_, _challemaine_; _charlon_, _carlun_, _kallon_.--C'est ainsi que le nom propre _Callot_ est le même que nous voyons écrit _Charlot_. Nous prononçons aujourd'hui _chaud_, qui vient de _calidus_; nos pères écrivaient _chalt_, et prononçaient _caud_. _Chambre_, de _camera_, est aussi souvent écrit _cambre_;--_chanson_, _canson_;--_charn_, _carn_ (_carnem_), aujourd'hui _chair_;--_chaîne_, de _catena_; _chastier_, de _castigare_; _chien_, de _canis_; _chaïr_, de _cadere_; _chaste_, de _castus_; _chanoine_, de _canonicus_; _charbon_, de _carbo_; _chanut_, aujourd'hui _chenu_, de _canutus_; _chape_ ou _cape_, de _caput_; tous ces mots, et une multitude de semblables, se rencontrent figurés par _ch_, _c_ ou _k_, et les trois formes, je le répète, dans le même manuscrit. En rapporter des exemples serait chose infinie; il suffit d'ouvrir la _chanson de Roland_, ou le _Livre des Rois_, ou le premier texte venu du moyen âge. Les plus anciens sont toujours les meilleurs. La valeur attachée actuellement à cette notation _ch_ est moderne, on peut en être sûr. Rien ne l'autorise que l'imitation des étrangers, puisque l'étymologie prescrit partout le son rude du _k_. La Picardie, qui a tant fourni à la langue française et à la littérature du moyen âge, a retenu la prononciation originelle du _ch_. Elle dit un _kien_, la _bouke_, une _mouke_, etc. C'est ce qu'on pourrait appeler les libertés de la langue picarde, aussi compromises, hélas! que celles de l'Église gallicane; ce qui n'empêche pas la Picardie d'avoir aussi de son côté le droit et la raison, si l'usage est contre elle. Car pourquoi prononcez-vous de même le _coeur_ d'un homme et le _choeur_ d'une église? Comment n'êtes-vous pas _choqués_ de prononcer un _choriste_? d'avoir l'adjectif _charnel_ et le substantif _carnage_, qu'on écrivait _charnage_ autrefois? On emploie aujourd'hui des _charpentiers_; on ne connaissait jadis que des _carpentiers_, comme vous l'atteste le nom propre, témoin irrécusable. Avouez qu'un _char_ fuyant dans la _carrière_ est une inconséquence; les Picards n'ont point à se la reprocher, qui disent un _kar_ et une _karette_. On se croit dans le bon chemin, parce qu'on suit la mode; ce sont les Picards qui sont dans le bon _kemin_ (_caminus_, Du Cange), parce qu'ils suivent l'étymologie et les coutumes de nos pères. Les notations _cu_, _qu_, équivalaient au signe _k_. _Queux_, _cuider_, _cuisine_ ou _quisine_, étaient prononcés _keux_, _kider_, _kisine_, et le plus souvent même figurés ainsi. La distinction du son de l'_u_ dans ce groupe, date du milieu du XVIe siècle seulement. Elle fut introduite par les ecclésiastiques, non sans résistance; car on cite un bénéficier qui fut dépouillé de ses bénéfices pour s'être obstiné à garder l'ancienne mode, et à prononcer _kiskis_ et _kankan_, pour _quisquis_ et _quanquam_. On sait la part que prit dans cette ridicule affaire le malheureux Ramus: il tenait aussi pour _kiskis_. Bien que ses adversaires aient triomphé, grâce à l'adresse qu'ils eurent de mettre le roi et le parlement de leur côté, l'on prononce encore aujourd'hui _ki_, _kelle_, et _un kidan_ (_quidam_). _Quem_ sonnait _kem_, ou plutôt _kan_. Nous nous en souviendrons plus tard, quand nous rechercherons l'étymologie de _péquin_. L. Les syllabes _al_, _el_, _ol_, sonnaient isolément ou suivies d'une consonne, _au_, _eu_, _ou_; suivies d'une voyelle, comme aujourd'hui, _ale_, _ele_, _ole_. Ainsi les mots finissant par l'une des trois avaient double terminaison, selon l'occurrence. On disait _vau_, _chevau_, _mau_, _Vaufleury_, _chevau-léger_, _Maupertuis_; et l'oeil voyait, _Valfleury_, _cheval-léger_, _Malpertuis_. Mais on prononçait _Val antive_ ou _Val ancienne_[17], _cheval agile_, etc. [17] _Val_ était féminin. C'est sans doute la finale masculine _au_ qui a conduit au changement de genre. On écrivait indifféremment par _al_ ou par _au_. Cil auront les meillors _cevals_, Les plus corans et les plus _beaus_. (_Partonop._, v. 7290.) _Juvénal_ sonnait _Juvénaus_. _Juvenaus_ nous an dit tot voir. (_Dolopathos_, p. 371.) «Juvénal nous en dit tout vrai.» _Quel_, _tel_, _mortel_, sonnaient _queu_, _teu_, _morteu_. --«Si cum li dux maria sa seror au comte de Bretaigne, et _queus eirs_ (quels hoirs) elle en out.» (_Chron. des ducs de Normandie_, II, p. 415.) Devant une voyelle, l'_l_ reparaissait: A _teu_ joie et a _tel_ honor. (_Ibid._, II, p. 127.) ... Fait li reis: _Queu_ baronie, _Quel_ haute gent de Normandie... (_Ibid._, II, p. 413.) _Queu diable!..._ que le fréquent usage a maintenu, est pour _quel diable!..._ exclamation suivie d'une réticence, comme qui dirait: Quel diable est-ce là? Quelques-uns écrivent mal à propos: _que diable!_ Le peuple conserve avec soin _queuqu'un_ et _queuques un_. Dans le dernier, l'_s_ finale est la marque euphonique du nominatif. Dans _la Chanoinesse de Vergy_: Ele parla un jor a lui, Et mit a raison par mots _teux_: Sire, vos estes biax et preux. (Méon, _Fabliaux_, IV, p. 329.) Ne sai _quel_ chose trainoient. (_Dolopathos_, p. 257.) Prononcez: _Queu_ chose traïnoient. Il n'y a jamais d'incertitude sur _al_ et _ol_. Je crois bien que dans l'origine il n'y en avait pas davantage sur _el_: _chapel_, _tonel_, _martel_, sonnaient _chapeu_, _toneu_, _marteu_, d'où sont venus plus tard _chapeau_, _tonneau_, _marteau_. Le _ciel_ s'est prononcé d'abord le _cieu_, et cela s'accorde parfaitement avec le pluriel actuel. Mais il est sûr qu'avant d'arriver au son _au_, cette finale _el_ (_eu_) a passé par _é_. S'il y a un mot que l'usage quotidien ait dû, ce semble, maintenir inaltéré, c'est assurément le mot _ciel_. Cependant ouvrez Rabelais au chapitre IX de _Gargantua_; il parle de ces _glorieux de court, de ces transposeurs de mots_, qui composaient des _rébus_, «faisant pourtraire ung _lict sans ciel_ pour ung _licencié_.» «Qui sont, ajoute Rabelais dans sa sainte colère, homonymies tant ineptes, tant fades, tant rustiques et barbares, que l'on debvroit attacher une queue de regnart au collet, et faire ung masque d'une bouze de vache, a ung chacun d'iceulx qui en vouldroient d'ores en avant user en France, après la restitution des bonnes lettres.» Cela semble un peu rigoureux; car enfin vous voyez qu'on peut tôt ou tard extraire d'un _rébus_ quelque chose d'utile. Sans le rébus du _licencié_, comment pourrait-on prouver, contre l'usage et la vraisemblance, l'ancienne prononciation du mot _ciel_? * * * * * En vertu de la même déviation, _quel_, qui primitivement avait sonné _queu_, sonna _qué_. Le peuple dit indifféremment _queu bel homme_, ou _qué bel homme_. Mais _qué_ est la seconde forme, la forme du XVIe siècle; c'est l'acheminement à _quel_. L'_o_ suivi d'une _l_ était soumis aux mêmes conditions que l'_a_ et l'_e_. _Col_, _mol_, _fol_, sonnaient _cou_, _mou_, _fou_. Le nom propre _Rollon_, par abréviation _Rol_, sonnait _Rou_: le roman de _Rou_. _Arnold_, nom germanique, s'est francisé dans _Arnould_. Aujourd'hui, que l'ignorance de la langue et de son génie fait des progrès si rapides, on prononce, sans être ridicule, _un colle_, _un solle_. On dira bientôt un lit _molle_, un homme _folle_. On écrivait _chol_, de _caulis_, et l'on prononçait _chou_. Fallot, continuellement obsédé de ses visions de déclinaisons, et pénétré d'une foi robuste dans la fidélité de l'orthographe du moyen âge,--temps où personne ne soupçonnait pas plus la chose que le mot,--Fallot enregistre gravement la forme _chol_ pour le régime singulier, et _chous_ pour le régime pluriel. Il cite en preuve «dessous _un chol_,» et «dessous _des chous_,» du roman de Renart. (_Recherches, etc._, p. 120.) J'aurai à reparler de ce genre de preuves qui consiste à ne montrer que les exemples à l'appui de notre système, et à cacher ceux qui le renverseraient. Fallot n'avait qu'à jeter les yeux sur le fabliau d'_Estula_, un des plus connus du recueil de Barbazan; il y aurait lu partout _chols_, au nominatif comme au cas régime: Li riches _fols_ En son cortil avoit des _chols_... Et cil qui les _chols_ ot coillis... Qui son sac avoit plain de _chols_. Il faut partout prononcer _choux_; comme il faut dire _cou_ et _fou_, en lisant ces vers du même fabliau: Prenez l'estole a votre _col_, Dist li prestres: tu es tout _fol_... Povreté fait maint homme _fol_: Li uns prent un sac en son _col_... Observez que la prononciation primitive de cette finale rétablit l'analogie habituelle et régulière entre le singulier et le pluriel: un _chevau_, des _chevaux_;--le _cieu_, les _cieux_;--un _fou_, des _fous_. * * * * * Les mots _cercueil_, _vermeil_, sonnaient _cerqueu_, _vermeu_. La geôlière de Partonopeus lui rend la liberté sur parole, afin qu'il puisse aller combattre à un tournoi. Elle fait plus: elle promet de l'équiper d'armes et de cheval: Et vos presterai une espee Qui fu en un _sarqueu_ trovee, Tranchant aenciane et dure. (V. 7720.) Partonopeus se rend donc au lieu du tournoi. En traversant une forêt, il rencontre cinq écuyers, Dont chascun meine un bon destrier, Et portent cinq _vermeus_ escuz, Forz et noveax au cox penduz. Es chevax a _vermeilles_ selles Qui bien tailliees sont et beles, Couertes de _vermeil_ samit. (V. 7776.) L'orthographe employée dans le second vers nous apprend la valeur de celle que nous trouvons dans le dernier, et qu'il faut prononcer Couertes de _vermeu_ samit. Je lis, dans M. J.-J. Ampère:--«La forme _al_, _el_, _ol_, est toujours plus ancienne que la forme _au_, _eu_, _ou_, qui est une contraction.» (_Hist. de la lang. fr._, p. 233.) Rien, que je sache, n'autorise une pareille assertion: c'est une conjecture de M. Ampère. Je crois le principe erroné, ainsi que la conséquence: «On a dit _val_ avant de dire _vau_, _capel_ avant _chapeau_, _fol_ avant de dire _fou_.» (_Ibid._) Ce sont formes contemporaines, non-seulement dans le langage, mais même dans l'écriture. M et N. _Mon_, _ton_, _son_, _bon_, réservaient leur _n_ à la voyelle subséquente, et sonnaient _mo_, _to_, _so_, _bo_. La prononciation miraculeusement conservée du mot _monsieur_ en est la preuve irrécusable: _mo-sieu_; _bo-jou, mosieu_. _Mont_ (montagne) se prononçait aussi _mo_. Ménage nous avertit qu'il faut prononcer _Mô-rever_ le nom de l'assassin de Mouy et de Coligny, quoiqu'il s'écrive correctement _Mont-revel_; et il cite à l'appui ce passage du _Clovis_ de Desmarets: . . . . . . . . . . . . . . . . . Et sur le _mont Revel_, qui s'élève en la Bresse: La race de la Baume en tire sa noblesse[18]. (_Obs._ de Mén., p. 246.) [18] Ainsi la vraie orthographe de ce nom n'est pas douteuse, mais la prononciation a été une cause d'erreur. On a écrit _Maurevel_, et c'est ainsi qu'on lit partout dans la _Confession de Sancy_: «La pluspart de ceux cy estoient braves soldats, bons petardiers du seminaire de _Maureuel_.» (T. II, p. 420.) Mézeray écrit _Morevel_. On prononce encore traditionnellement _Momorency_, et l'on écrit _Montmorency_. Le dictionnaire de Trévoux recommande expressément de prononcer _Momorency_. On prononçait _mo-nami_,--_bo-nenfant_. La prononciation actuelle suppose deux _n_: _mon-nami_,--_bon-nenfant_,--_ton-nâme_,--_son-népée_. On dit de même, et à tort, _un nenfant_. La prononciation légitime, et conforme à l'ancien usage, est _u-nenfant_. Soit au commencement, au milieu, ou à la fin des mots, _m_ ou _n_, précédées de l'_e_, sonnaient invariablement _an_. _Examen_, que nous prononçons _examin_, eût sonné _essaman_. _Vienne_, _Ardenne_, _Guienne_, _Gien_, _Agen_, sont mal prononcés par _ain_, à la moderne; c'est _Viane_, _Guiane_, _Ajan_, _Gian_, comme _Sens_, _Caen_ et _Rouen_. Dans _Gérard de Viane_: Vous cuidiez bien que je fusse endormis Dedans _Viane_, ou de vin estordis. (V. 3538.) _Vianne_ escrie: Deus, aidiez S. Moris. (V. 1497.) Vers _Vianne_ est Oliviers retourné. (V. 552.) Renaud de Montauban, après avoir tué Bertoulet, neveu de Charlemagne, s'enfuit de la cour, et le poëte raconte Comment grant povreté lui convint endurer Ens es forests d'_Ardane_. (_Les quatre fils Aymon_, v. 30.) Partout dans le roman d'Ogier on lit _Ardane_: Ogier d'_Ardane_, Tierri d'_Ardane_, Geufroy d'_Ardane_. Loherene ont et _Ardane_ escillie. (_Ogier_, v. 10784.) «Les Sarrasins ont dévasté la Lorraine et l'Ardenne.» Au XVIe siècle, la vraie prononciation était encore en vigueur. Marguerite, soeur de François Ier, dans ses lettres autographes, écrit toujours _Gyan_, la ville de _Gyan_. Le nom propre _Vivien_ sonnait _Vivian_: Ils sont entré en Espagne la grant, La terre guastent as Turs et as Persans, Tuent les fames[19], ocient les enfans. Par tote l'ost fait crier _Vivians_... (_Gérard de Viane._) [19] Sur cette orthographe du mot _femme_, voyez plus haut, pages 20 et 21. La célèbre fée _Viviane_, élève et maîtresse de l'enchanteur Merlin, était la fée _Vivienne_. _Carême_, _gemme_, _crême_, sont écrits, dans Saint-Bernard, _quaramme_, _jamme_, _cramme_: --«De l'encommencement de _quaramme_.--Nous entrons hui, chier frere, el tens del saint _quarammme_.» (P. 561.) --«Cuidiez vous, cher frere, ke li _cramme_ faillist el baptisme de Crist?» (_Ibid._, p. 563.) --«... C'est des _jammes_ et des pierres precieuses.» (_Ibid._, p. 572.) Le nom de _Bethléem_ se prononçait _Belléan_, comme _Jérusalem_, _Jerusalan_; et c'est ainsi qu'on les trouve écrits la moitié du temps dans les manuscrits les plus anciens. MM. Ampère et Fallot ont pris à tort cette orthographe pour l'indication d'un cas oblique. Dans le mystère de la Passion, représenté à Paris en 1507, lorsqu'il est question d'aller au temple présenter Marie, alors âgée de trois ans, la femme de chambre de sa mère suppose que cette jeune enfant ne pourra pas faire à pied la route de Jérusalem: LA CHAMBRIÈRE. Vous porterai-je? MARIE. Je suis forte Assez pour cheminer un _an_; Mais que soye en _Hierusalem_, Humblement me reposeray, Le sainct temple visiteray, S'il plaist à Dieu, tout à mon aise. ( _Hist. du Th. fr._, par les frères Parfaict, I, 102.) Les noms propres latins _Arrianus_, _Cassianus_, _Spartianus_, _Gratianus_, _Gordianus_, et autres terminés de même, se traduisaient _Arrien_, _Cassien_, _Gratien_, etc., afin de les rapprocher, par cette orthographe, le plus près possible de la forme latine; car, écrits ainsi, ils se prononçaient _Arrian_, _Cassian_, _Gratian_. Cette prononciation de _en_ nous était particulière; les autres peuples le font sonner _ain_. En Angleterre, _Ruthwen_, _Owen_; en Italie, _Marengo_; en Espagne, Notre-Dame del _Carmen_, _Baylen_, etc. Lorsque, par suite des relations politiques, l'habitude étrangère eut corrompu la nôtre, beaucoup d'écrivains, pour conserver l'ancienne prononciation, voulurent écrire par un _a_ les finales en _en_. Mais les savants, chose étrange, aimèrent mieux retenir l'ancienne orthographe, et y appliquer la prononciation nouvelle; tant ils tiennent à la forme écrite! Ménage, entre autres, décida qu'il ne fallait pas prononcer _Appian_, mais _Appi-in_. Cette décision introduisait une inconséquence dans le langage, puisque l'on continuait à dire _Caen_, _Rouen_, et _engager_; elle choquait l'ancienne règle, le bon sens et l'étymologie: elle fut adoptée sans difficulté, et s'est toujours maintenue depuis. D'après la règle qui fait l'objet de ce chapitre, _rien_, _bien_, _tiens_, etc., ont dû se prononcer _rian_, _bian_, _tians_; aussi les poëtes comiques, lorsqu'ils font parler des paysans, Molière, Regnard, Dufresny, Dancourt, n'y manquent-ils pas.--«Ça n'y fait _rian_, Piarrot!--J'en avons vu _bian_ d'autres!» (_Le Festin de Pierre._) P. Nous prononçons _un lou_, et non pas _un loupe_. Voltaire dit qu'on faisait autrefois sentir le _p_; il n'en sait rien, mais il le suppose. Voltaire se fût garanti de cette erreur, s'il eût seulement jeté les yeux sur le fabliau _du Lou et de l'oue_ (du loup et de l'oie), publié dans Barbazan. On ne prononçait pas plus _un loupe_ que l'on ne prononçait _un coupe_, _un drape_, _un sepe de vigne_, _beaucoupe_, etc. Le _p_ final ne sonnait jamais, et rarement l'écrivait-on suivi d'une autre consonne. Certains grammairiens reprochent à Voltaire d'avoir supprimé le _p_ de _tems_. Qu'ils portent leur blâme plus haut, car, dans les manuscrits antérieurs à la renaissance, ce mot n'a jamais de _p_; il est partout figuré _tens_ ou _tans_. On n'en mettait pas davantage à _corps_, de _corpus_, qui est toujours figuré _cors_. Les manuscrits écrivent de même _dras_, _hanas_, pour _draps_, _hanaps_ (vases à boire): Li escanson misent le vin En coupes, en _henas_ d'or fin. (_Partonopeus_, v. 1013.) C'est le XVIe siècle qui, dans sa pédanterie d'étymologies, s'est avisé de rappeler le _p_ de _tempus_. Jusque-là, on ne s'en était jamais occupé. On prononce mal le _cape_ de Bonne-Espérance. Les Gascons et les Normands nous enseignent la vraie prononciation, qui disent, les uns _cadedis_ (_cap de Dieu_), les autres le _ca d'Antifé_ (_cap d'Antifer_). _P_ suivi d'un _t_ au milieu d'un mot, s'efface, et laisse la seconde consonne retentir seule. Nous prononçons très-bien _baptême_, _Baptiste_, _baptiser_, avec le _p_ muet; mais nous prononçons très-mal _adopter_, comme s'il y avait _adopeter_. Pourquoi faisons-nous sentir dans _septembre_ le _p_, qu'on ne fait point sentir dans _sept_? Autrefois on écrivait _set_ et _setme_, pour _sept_ et _septième_. La _chanson de Roland_ et le _Livre des Rois_ ne l'ont pas une seule fois autrement. Et la _sedme_ est de cels de Jericho. (_Roland_, st. 223.) «Et la _sème_, la septième, est de ceux de Jéricho.» Q. Il n'existe en français que deux mots terminés par un _q_, _cinq_ et _coq_. On prononçait _co_, témoin _codinde_ pour _coq d'inde_, et la chanson de Boufflers: Or de ces nids, de ces _coqs_, de ces lacs, L'amour a formé _Ni-co-las_. Les manuscrits écrivent souvent _cin_. Ce _q_ muet a occasionné la mauvaise prononciation _cintième_. Pour le _Q_ initial, voyez l'article du _K_. R. _R_ finale était muette. Le pauvre bûcheron du _Dit de Mellin-Mellot_ lamente sa misère: Certes, vilain sui je gateis comme un _ours_. De tous les tens du mont sui je nez en _decours_, Ma femme et mes enfans aront povre _secours_ Quant m'en irai sans busche duel aront et _courous_. (Jubinal, _Nouv. fabl._, I, 129.) Il est évident que l'_r_ des trois premières rimes s'éteignait, puisque ces mots _ours_, _decours_, _secours_, riment avec _courroux_. Cette prononciation du mot _ours_ le rendait parfaitement homonyme d'_oue_ (_oie_). C'est pourquoi la rue _aux Oues_, peuplée jadis de rôtisseurs, est aujourd'hui la rue _aux Ours_. Pour accomplir cette métamorphose des oies en ours, il n'a fallu que la main de l'ouvrier chargé d'écrire l'inscription à l'angle de cette rue, que le peuple continue d'appeler sagement _rue aux Oues_. _R_, comme liquide, avait sur les voyelles _a_ et _o_ la même influence que l'autre liquide _l_.--Nous avons vu que _al_, _ol_, sonnaient isolément _au_, _ou_; l'_r_ partageait ce privilége, qui se combinait en outre avec l'usage du grasseyement. Par exemple, _cors_, de _corpus_ ou de _curtus_; _cort_, de _chors_, _la cour_, sonnaient également _cou_, l'_o_ prenant le son _ou_, et l'_r_ tombant par le grasseyement et par la règle de la consonne finale muette. Ainsi _cours_ rime avec _genoux_: Avant retaste et puis arriere, Tant qu'il rencontre les _genoux_; Si cuide avoir trové os _cors_ (_os breve_) C'on i ait mis por le sechier. (_Le Fabel d'Aloul_.) _Por_ sonnait _pou_, comme le prononce encore le peuple: c'est _pou_ rire. _Tor_, _jor_; _tour_, _jour_; de là vient que _Bordeaux_ était anciennement prononcé _Bourdeaux_. _Bordeaux_ a prévalu dans l'usage, et, au contraire, la forme primitive _Bologne_ a cédé la place à _Boulogne_. Le _for l'évêque_ était le lieu où l'évêque exerçait sa juridiction, _forum episcopi_, comme le _for intérieur_ est le tribunal intérieur, la conscience. Le peuple ne manquait pas de dire _le four l'évêque_ (le mot _for intérieur_ n'ayant jamais été à son usage, est demeuré _for intérieur_): On l'a mis _au four-l'évêque_. Là-dessus, Ménage s'imagine que, dans cette forme populaire, _four_ signifie un four à cuire le pain. «Il reste à décider, dit-il, qui est le meilleur de _for-l'évesque_ ou de _four-l'évesque_; c'est sans doute _for-l'évesque_.» Et il ajoute sa grande raison, après laquelle il ne reste plus qu'à s'incliner: «C'est ainsi que parlent _les honnêtes gens_.» (_Obs._, pag. 431.) Les _honnêtes gens_, selon Ménage, sont ceux qui savent lire; ceux à qui on ne l'a pas appris, et qui ne suivent que la tradition orale, ne peuvent pas être honnêtes. Cela n'empêche pas qu'ils ne puissent quelquefois avoir raison contre les autres, par exemple, dans le cas de _four l'évêque_. Estula avoit nom li chiens; Mes de tant lor avint il biens Que la nuit n'est mie en la _cort_. Et li vallés prenoit _escout_. (_Estula_, v. 45.) «Le chien s'appelait _Estula_; mais ils (les voleurs) eurent cette fortune qu'il n'était pas cette nuit-là dans la cour. Et le jeune homme écoutait.» Les noms propres _Gérard_, _Girard_, _Évrard_, étaient prononcés _Géraud_, _Giraut_, _Évraud_. _Fontevrault_ est la fontaine-Évrard. Cependant ce son de diphthongue n'avait pas toujours lieu. Quelquefois l'_r_ tombait tout simplement en allongeant l'_a_ ou l'_o_ qui la précédait. Ainsi _lard_, _gars_, _char_, sonnaient _lâ_, _gâ_, _châ_, très-long. _Lard_ rimait ainsi avec _gras_. Voyez plus haut l'article du grasseyement. L'_r_ finale précédée de l'_e_, ne lui communiquait pas le son _eu_, mais seulement le son de l'_é_ fermé; propriété qu'elle a conservée dans notre système; par exemple: _Roger_, _bûcher_, et les infinitifs de la première conjugaison. Dans toute la Normandie on prononce encore _la mé_ pour _la mer_, du _fé_ pour du _fer_. _Le ca d'Antifé_ est le _cap d'Antifer_. Considérez quel bénéfice nous a produit la confusion de _la mer_ (mare) avec _la mère_ (mater): il est devenu impossible de faire rimer _la mer_ avec _aimer_, ou bien il faut alors rimer exclusivement pour l'oeil, ce qui est absurde, et va directement contre le but de la versification. La même difficulté se représente pour _fer_ et _étouffer_, et pour une quantité d'autres: il faut opter entre l'oeil et l'oreille. Le poëte, qui trouve avec raison son vocabulaire déjà bien assez pauvre, se décide pour l'oeil, et de là ces rimes indigentes qui n'existent que sur le papier. Nos pères avaient bien plus de bon sens, qui se préoccupaient d'abord et avant tout du son, et de charmer l'oreille. J'aime bien mieux qu'on me fasse rimer _l'hivé_ avec _planter_, que de me faire rimer _l'hivere_ avec _trouver_. Et encore, c'est que le poëte moderne, qui me blesse l'oreille, tournera en ridicule le poëte du moyen âge, et me contraindra, Richelet en main, d'avouer que la rime de l'autre est fausse, et que la sienne est une rime riche! En vérité, l'habitude fait passer d'étranges choses! On conviendra qu'il est très-fâcheux de trouver dans la Fontaine des rimes qui n'en sont pas, telles que celles-ci: La belle étoit pour les gens _fiers_. Fille se coiffe _volontiers_ D'amoureux à longue crinière. Cette rime était excellente dans le temps qu'on prononçait _fiés_ et non _fières_. Sous le règne de Louis XV et même de Louis XVI, la vieille cour maintenait la véritable prononciation de l'_r_ finale dans les substantifs en _eur_. Elle disait des _porteux_, des _passeux_, des _précheux_, etc.; ce qui n'est qu'une application particulière de la règle générale. En termes de chasse, on ne prononce jamais autrement que _des piqueux_. Sur quoi je ferai observer combien les vocabulaires techniques sont d'excellents témoins du vieil usage, et combien il serait à désirer qu'on eût des dictionnaires sûrs et complets des termes de droit, de ceux de marine, de chasse, de pêche, etc., etc. Ces termes, aujourd'hui sortis de la langue usuelle, en faisaient partie quand l'art ou le métier auquel ils appartiennent a commencé d'être connu chez nous. Ils se sont conservés et transmis par la routine, chose meilleure qu'on ne croit, et sont des témoins infaillibles. S. Je n'ai pas besoin de faire voir que l'_s_ finale était effacée de la prononciation de nos aïeux, puisque nous-mêmes ne la faisons pas sentir; _des verses_, _des moeurses_, pour des _vers_, des _moeurs_, sont une tradition particulière à la Comédie française, et tout à fait mauvaise: heureusement elle commence à se perdre. Quant à la manière affectée dont on fait aujourd'hui siffler l'_s_ finale sur la voyelle qui commence le mot suivant, il en sera traité au chapitre des consonnes articulées à la moderne. Je rappelle ici pour mémoire que l'_s_ suivie d'une autre consonne dans le courant d'un mot, disparaît pour laisser prévaloir la seconde: _esprit_, _estomach_, et quelques autres, sont des vices consacrés, mais dans le fond aussi choquants que le seraient _esse-pée_, _esse-tonner_. Dans ce passage de la Fontaine: Ces deux veuves, en badinant, En riant, en lui faisant fête, L'alloient quelquefois _testonnant_, C'est-à-dire ajustant sa tête. (_L'Homme entre ses deux âges._) On ne manque pas de faire prononcer aux enfants _tesse-tonant_, comme aussi dans l'occasion _fesse-toyer_. Prononcez donc aussi _esse-trange_, _tesse-te_ et _fesse-te_. Les poëtes latins ne se faisaient aucun scrupule d'abattre l'_s_ et de maintenir la voyelle brève devant ces formes _st_, _sp_, _sc_, autorisés en cela de l'exemple des Grecs. Voyez plus haut (p. 38 et 39) la preuve de ce fait. T. Les conventions d'autrefois par rapport au _t_ final n'ont pas changé: il est toujours effacé. Dans l'intérieur d'un mot, le _t_ précédé d'une _s_ l'emporte sur elle, et se fait seul sentir. Si la voyelle antécédente était un _e_, cet _e_ prenait l'accent aigu, _estrange_, _étrange_. V. Jusqu'au milieu du XVIe siècle, l'_u_ consonne, que nous appelons _v_, n'eut pas de figure distincte de celle de l'_u_ voyelle. Ce fut Ramus qui s'avisa de lui attribuer un signe particulier. Avant Ramus, l'usage de la prononciation apprenait seul à en faire la différence. Le _v_ ne termine aucun mot; il n'a pas assez de résistance. Quand l'étymologie en fournissait un, l'on y substituait sa forte _f_. L'_u_ final était, selon l'occurrence du mot suivant, ou voyelle ou consonne. De _Deus_ on fit _deu_, au féminin _deuesse_, c'est-à-dire _devesse_, et non _déesse_: --«E ço li frai par ço que guerpid me as, e as aured Astarten, _deuesse_ de Sydonie.» (_Rois_, III, p. 279.) «Et ce lui ferai-je parce que tu m'as abandonné, et as adoré Astarté, déesse de Sidon.» Tous les éditeurs de textes anciens ont pris sur eux de distinguer dans l'impression l'_u_ voyelle et l'_u_ consonne, qui sont confondus dans les manuscrits, et qui se substituaient parfois l'un à l'autre dans le langage. Ainsi _j'auerai_ devait se lire, selon ce que voulait la mesure, tantôt _j'averai_ en trois syllabes, tantôt _j'aurai_ en deux. L'éditeur de la _chanson de Roland_ imprimant toujours _j'averai_, estropie quelquefois le vers par cette orthographe. Cette distinction est, à la rigueur, une infidélité, comme l'introduction des accents. Reproduire les manuscrits, c'est à quoi l'on doit s'attacher. X. Ce caractère _x_ a été inventé pour représenter le son dur de deux _ss_. Dans l'écriture manuscrite, il figure deux _c_ dos à dos. _Saint Maixant_, _Bruxelles_, _Auxonne_, _Auxerre_, _Auxi-le-Château_, se prononcent _Saint Maissant_, _Brusselles_, etc. _Paix_, _poix_, dans la formation de leurs verbes, ne donnent pas _poixer_, _paxifier_, mais _poisser_, _pacifier_. La version manuscrite d'Abélard par Jean de Meun (mort en 1322) commence par cette phrase:--«_Essamples_ attaignent souvent les talens des hommes plus que ne font paroles.» (Manusc. nº 7273 _bis_.) Et la Bible de Guyot de Provins: Dou siecle puant et orrible M'estuet commencer une Bible Por poindre et por aguillonner, Et por grant _essample_ monstrer. On a écrit _lexive_, de _lixivium_; on écrit encore _soixante_, de _sexaginta_, et l'on a toujours prononcé _lessive_ et _soissante_. Ceux qui prononcent _Bruqueselles_ devraient prononcer pareillement _soiquessante_. A la fin du XVIe siècle, l'_x_ se prononçait encore comme _ss_. On disait _une massime_, _Alessandre_; c'est Henri Estienne qui l'atteste. A la vérité, il cite cette prononciation pour s'en moquer, preuve que l'autre était dès lors assez répandue. Henri Estienne blâme la première, parce que c'est la prononciation italienne, et qu'il la croit introduite depuis peu par les mignons d'Henri III. Il ignore que c'est la valeur ancienne de l'_x_; il s'imagine que l'_x_ est banni par cette prononciation, et remplacé par la double _s_. Au reste, voici comment s'exprime au sujet de cet _x_ M. Philausone; je conserve l'orthographe étrange d'Henri Estienne: «Philausone.--Je pense bien que quant au mot latin _vexare_, si un Italien qui entendret le francés en voulet user, l'accommodant à son langage, autant qu'il auroit l'honnesteté en recommandation, autant seret il soigneux de lui garder sa lettre _x_.» Philalèthe demande naïvement pourquoi.--«Pour ce, répond l'autre, qu'il tomberet en un equivoque fort deshonneste au langage francés.» (_Du langage français italianisé_, p. 571.) Henri Estienne s'imagine que c'est là un argument d'une grande portée. Cela ne prouve rien du tout, sinon qu'alors le mot _vexer_ n'était pas encore fait, et que quand on l'a créé, _l'equivoque deshonneste_ n'était plus à craindre, parce que la tradition de la véritable valeur de l'_x_, perdue dans beaucoup de mots, permettait de prononcer _vexer_ comme on prononce aujourd'hui _maxime_ et _Alexandre_. Dans les plus vieux monuments de la langue française, par exemple dans Villehardoin, _x_ à la fin d'un mot donne à la voyelle précédente _a_ ou _e_, le son d'une diphthongue moderne composée avec cette voyelle et l'_u_. Ainsi Villehardoin met toujours des _chevax_, des _vaissiax_; c'est sans aucun doute _chevaux_, _vaissiaux_. L'_s_ n'aurait pas eu cette propriété. On rencontre, dans des écrits du XIIIe siècle, _beax_ et _loyax_ pêle-mêle avec la notation _beaus_ et _loyaus_, qui s'établissait dès cette époque. Dans la traduction inédite des _Lettres d'Abélard_ par Jean de Meun, on lit à la page 6: «La parole que _Ajaus_ disait.» _Ajaus_, parce que le latin s'écrit _Ajax_. Le scribe a figuré la prononciation de son temps. _Diex_, _Dieu_: Pardonne moi, biau sires Diex, Car je sens que je deviens _vieux_. Dans le fabliau d'_Auberée la vielle maquerelle_, Auberée raconte au mari dupé comment un jeune homme lui a confié, pour le raccommoder, un surcot dont il avait, dans une partie de plaisir, déchiré la fourrure d'écureuil: Un vallet vint ci avant hier; Por recoudre et por afaitier Si me bailla un sien sercot, Que rompu ot a un escot Ne sai trois _escurex_ ou quatre. _Escureux_. Le même mot se trouve écrit _escureax_, pour le besoin de la rime, dans la description de ce surcot: Li surcoz fu toz a porfil Forrez de menuz _escureax_. Mult soloit estre gens et _beax_... _Escureaux_ rime avec _beaux_. «Le surcot était sur tous les bords fourré de fins écureuils. Le jeune homme était ordinairement gentil et beau.» Peu à peu s'établit l'usage de figurer l'_u_ dans ces diphthongues; mais cet usage ne bannit pas celui de terminer le mot par _x_. L'_x_ conserva une place désormais sans fonctions[20]. [20] Il est superflu d'expliquer sa présence dans les finales où l'étymologie latine le justifie: _croix_, _poix_, _noix_, _six_, _paix_, etc.--Il se trouve dans _prix_, _deux_, _dix_, par un hasard d'imitation que l'usage a consacré. Ménage veut que ce soit pour distinguer le substantif _prix_ du participe de _prendre_, et le nom de nombre _dix_, de _tu dis_, etc. En général, ce motif, tiré de la nécessité de distinguer, me paraît une misérable subtilité de grammairien aux abois. De quoi voulait-on distinguer _deux_? L'_x_ y est venu comme consonne euphonique, puisque la forme primitive était _dou_, de _duo_. _Dou_, _dui_, c'est comme parlent toujours le _Livre des Rois_, S. Bernard, et la _chanson de Roland_. Ménage raconte que Louis XIV, ayant un jour demandé d'où venait cet _x_ final dans les pluriels où l'_s_ semblait plus naturellement appelée, personne ne put le lui dire. Cette question avait déjà occupé les grammairiens. Jacques Pelletier, du Mans, l'a traitée et résolue à sa manière dans son dialogue de l'orthographe. C'est, dit-il, que les Français, écrivant trop vite et lisant de même, sont sujets à confondre les lettres; et, pour prévenir les effets de cette rapidité, ils ont imaginé d'employer des caractères de diverse figure. Par exemple, ils ont écrit le nombre _deux_ par un _x_, afin qu'on ne pût lire _dens_. Il serait si facile, en effet, de prendre l'un pour l'autre! Voilà où en viennent tous ceux qui ne voient que la langue écrite. Cette habile explication de Pelletier a été recueillie précieusement par Théodore de Bèze; Ménage ose douter qu'elle soit la bonne. Z. _Z_ final communique à l'_e_ qui le précède le son fermé. Bonaventure Desperriers donne à ses élèves une règle pour l'emploi du _z_ à la fin des substantifs pluriels. Si le singulier se termine par un _é_ fermé, le pluriel prend un _z_ au lieu d'une _s_: Vous avez toujours _s_ à mettre A la fin de chaque pluriel, Sinon qu'il y ait une lettre Crestée[21] au bout du singulier, Et quand _e_ y a son entier. _Bonté_ vous guide à _ses bontez_. Si vous suivez autre sentier, Vos bonnes notes mal notez. (_OEuvres_ de B. Desperriers (1544), p. 182.) [21] _Crêtée_, c'est-à-dire ayant une _crête_, un accent; et quand le son de l'_e_ y est aussi complet que possible: _é_. «Car, dit Étienne Dolet, _z_ est le signe de _e_ masculin (_é_) au pluriel nombre des verbes de seconde personne, et ce, sans aucun accent marqué dessus. Exemple: Si vous aym_ez_ la vertu, jamais vous ne vous adonner_ez_ à vice, et vous esbatter_ez_ toujours à quelque exercice honneste.» (_Les Accents françois_.) Il prescrit, en conséquence, d'écrire _des voluptés_ avec l'accent aigu si l'on met une _s_ à la fin, ou par un _z_ sans accent sur l'_e_. Quoique le _z_ soit depuis longtemps dépossédé de ces fonctions que lui assignait Desperriers, nous avons conservé l'habitude irréfléchie d'écrire par un _z_ _le nez_, et nous mettons l'_s_ et l'_é_ accentué à _des gens bien nés_. § II. OBSERVATION SUR LA FINALE DES PLURIELS. Il est essentiel de noter ici comment on écrivait au pluriel les mots terminés au singulier par _d_ ou _t_. Nos grammaires modernes prescrivent d'ajouter une _s_ tout simplement: _grand_, _grands_; _enfant_, _enfants_; _moment_, _moments_. Nos pères n'en usaient pas ainsi. Le _t_ était la finale euphonique caractérisant le singulier; l'_s_ était celle du pluriel. On substituait l'une à l'autre, on ne les accumulait pas. --«Amasa partid de curt pur faire _le cumandemenT_ le rei.» (_Rois_, II, p. 197.) --«E ço fud encuntre li lei Deu e _sun cumandemenT_.» (P. 285.) --«E n'ad pas tenu mes veies e _mes cumandemenZ_.» (P. 280.) --«E si tu oz de quer _mes cumandemenZ_.» (_Ibid._) --«Tantost cume li reis out oïd les dures paroles ki furent en cel livre de la lei, _ses guarnemenZ_ de dol et de _marremenT_ dessirad.» (_Rois_, p. 424.) «Il déchira ses habits, de deuil et de chagrin.» La _gent_, et les vaillantes _genz_;--un _tréud_ (tribut), les _tréuz_;--_grant_, _granz_;--_païsant_, _païsanz_, etc.--«Tuit li _granz_ e li _petiz_...» (_Rois_, _passim_.) De même pour les substantifs en _é_ et les participes passés passifs, qui alors prenaient le _d_ final euphonique, ou le _t_. --«... E _humilieD_ te as devant lui, e tes riches guarnemenz as _desrameZ_, e devant lui as _plureD_...» (_Rois_, p. 425.) «Et tu t'es humilié... et tes habits as déchirés, et tu as pleuré...» --«Mais ki est cil ke il ad _ramposneD_, e vers ki il ad mal _parleD_? E ki est cil vers ki il ad _crieD_, e les oils par orguil _leveZ_?» (_Rois_, p. 414.) --«E asist (brûla) la _citeD_ de Jerusalem, e li reis Joachim eissid de la _citeD_.» (_Rois_, p. 433.) --«E fist assembler tuz les pruveires _des citeZ_ de Juda.» (P. 427.) --«Tuz les temples ki esteint _es citeZ_ de Samarie.» (P. 429.) --«E li reis meismes estud sur _un degreD_.» (P. 426.) --«E l'um muntad del un en l'autre tut par _degreZ_.» (P. 251.) _PechieT_, _pechieZ_;--_aturneD_, _aturneZ_;--_costeD_, _costeZ_;--etc., etc. (_passim_). * * * * * La même règle est observée partout. Je me bornerai à citer la _chanson de Roland_. La bataille est e mervillose e _granT_... La veissiez si _grant_ dulor de _genT_... (St. 123.) Par tel paroles vus ressemblez _enfanT_... (St. 132.) Les oz sunt beles e les cumpaignes _granZ_. (St. 242.) De cels de France XX mille _cumbatanZ_... (St. 230.) Ensemble od els XV milie de Francs De bachelers que Carles cleimet _enfanS_. (_Ibid._) _Allemant_, _Normant_, font au pluriel _Allemans_, _Normans_. Pour les mots terminés par _é_ fermé, soit participes, adjectifs ou substantifs: Dist Baligant: Que avez vos _trovet_? U est Marsilie que jo aveie _mandet_? Dist Clarien: Il est a mort _naffret_. (St. 195.) _Trouvé_; _mandé_; _navré_. De cels de France XX milie _adubez_. (St. 195.) Asez i ad evesques et _abez_, Moines, canoines, provoires _coronez_... Gaillardement tuz les unt _encensez_ A grant honor, poi les unt _enterrez_. (St. 209.) Même règle pour les mots en _i_ ou en _u_: _faillit_, _failliz_;--_petit_, _petiz_;--_hait_, _haiz_;--_Arabit_, _Arabiz_. Thierry blessé par Pinabel lui fend la tête jusqu'au nez: Jusqu'al nasel li a frait e _fendut_; Del chef li a le cervel _repandut_; Brandit son colp, si l'a mort _abatut_. A icest cop est li esturs _vencut_. Escrient Franc: Deus i a fait _vertut_! Asez est dreit que Guenes soit _pandut_. (_Roland_, st. 288.) «A ce coup le combat est gagné. Les Français s'écrient: Dieu y a fait vertu! il est juste que Ganelon soit pendu.» Pur Karlemagne fist Deus _vertuZ_ mult granz. (St. 176.) Roland se sent frappé à mort: Ço sent Rollans, de sun tens n'i ad plus. Devers Espaigne est en _un_ pui _aguT_; A l'une main si ad sun pis _batuD_: Deus! meie culpe vers _les_ tues _vertuZ_ De mes pechez, des granz e _des menuZ_. (St. 172.) «Roland sent que son temps est fini, il est tourné vers l'Espagne sur un sommet aigu. D'une main il se frappe la poitrine: Mon Dieu, je m'accuse à tes vertus de tous mes péchés, grands et petits.» Charlemagne demande conseil à ses preux sur ce qu'il fera des parents de Ganelon, livrés en otage: Carles apelet ses cuntes e ses dux: Que me loez de cels qu'ai _retenuz_? Pur Ganelun erent a plait _venuz_, Pur Pinabel en ostage _renduz_. (St. 290.) «Que me conseillez-vous de ceux que j'ai retenus qui sont venus plaider pour Ganelon, et se sont rendus otages pour Pinabel?» Ces passages rapprochés démontrent clairement l'intention de la règle. A quoi est destinée la consonne finale? A pratiquer la liaison sur le mot suivant. Une seule y suffit. Le singulier se lie par le _t_, le pluriel par l'_s_; _ts_ forme un double emploi, et prouve l'ignorance complète des principes. Je demande que, dans tout ce qu'il existe de manuscrits du moyen âge, on me fasse voir un exemple, un seul, d'_enfants_ écrit par _ts_, du mot _corps_ ou du mot _temps_ écrit avec un _p_. Au moyen de cette dernière orthographe, on peut aujourd'hui se procurer le spectacle de quatre consonnes consécutives:--_temps couvert_, et même de cinq:--_temps pluvieux_. Il faut laisser aux Allemands le plaisir de contempler sept consonnes de suite dans un de leurs mots les plus usuels, _Geschi_chtschr_eiber_ (historien). Quand Voltaire proposait de supprimer au pluriel le _p_ et le _t_, d'écrire: _enfans_, _mouvemens_, il était remis dans le bon chemin par son instinct admirable de la langue française; il suivait l'inspiration secrète de ce génie dont furent animés à un si haut degré la Fontaine et Molière. Si Voltaire eût connu les monuments littéraires du XIIe siècle, il eût appuyé sa réforme sur des arguments victorieux. L'_s_ caractéristique du pluriel souffre volontiers devant soi les liquides _m_, _n_, _l_, _r_: _autels_, _bacheliers_; et d'autres consonnes, _c_, _f_, qui ne sont pas dures comme le _t_, et n'ont pas comme lui le privilége spécial de marquer le singulier; en sorte qu'il n'y a pas antipathie. On a toujours écrit: les _Francs_,--les _chefs_; les _caitifs_,--_tens_, _encens_, etc. § III. DEUX CONSONNES FINALES.--PREUVE PAR LES RIMES EN _I_. On demande de deux consonnes finales laquelle se détache sur la voyelle initiale suivante: La pénultième quand c'est une liquide, _l_ ou _r_; Autrement, la dernière. _Fils_ est la moitié du temps écrit sans _s_. Mais la douce virge Marie Est primerains en piez saillie; Devant son _fil_ en est venue. (_La Court de Paradis_, v. 537.) Faites tost mes _dras_ emmaler Et vostre _fil_ apareillier. (_L'Enfant remis au soleil_, v. 60.) Faites sentir l'_s_ de _draps_ et l'_l_ de _fils_. _Ile zont_, comme l'on prononce aujourd'hui, est tout à fait moderne: tous les textes donnent _il ont_, et Théodore de Bèze, à la fin du _XVI_e siècle, en fait encore une règle expresse:--«L'_s_ ne sonne _jamais_ dans le pronom pluriel _ils_, que le mot suivant commence par une voyelle ou par une consonne, il n'importe. _Ils ont dit_, _ils disent_, prononcez _il ont dit_, _i disent_.» (_De Ling. fr. rect. pron._, p. 72.) _Mort angoisseuse_, _corps alègre_, _fort et ferme_; prononcez hardiment _mor angoisseuse_, _cor alègre_, _for et ferme_. Dans le cas d'une consonne initiale suivante, il va sans dire qu'on arrêtait la voix sur la dernière voyelle; l'euphonie, qui défend d'articuler une finale, à plus forte raison en défendra deux. Il était réservé à notre siècle de prononcer _more taffreuse_, _remore zet crime_. Le mutisme complet des finales est encore démontré par les rimes. Car s'il est vrai que jamais consonne ne fût articulée ni n'agît à reculons sur la voyelle précédente, il s'ensuit que les poëtes, travaillant pour l'oreille et attentifs uniquement à la satisfaire, doivent avoir employé quantité de rimes qui aujourd'hui révolteraient également l'oreille et les yeux. C'est précisément ce qui arrive, et par là se trouve confirmée la règle posée au début de ce chapitre: Toute consonne finale s'annule. Ainsi _venin_ rimait avec _ennemi_: Qui doulceur baille a ennemi Si le tendra il pour veni_n_. (_Marie de France_, fable VIII.) Le refrain de la _chanson des Ordres_, par Ruteboeuf, est: Papelart et begui_n_ Ont le siecle honni. (_Fabliaux_, éd. Méon, II, 299.) Dans la chronique de saint Magloire (Méon, II, p. 229): Un an aprez, ce m'est avi_s_, Fu la grant douleur à Provi_ns_. Plus loin: L'an mil deux cens et quatre vi_ns_ Rompirent li pons de Pari_s_. Cette prononciation se conserve dans le patois limousin, et dans les provinces méridionales: Efan nouri de _vi_, Fenno qe parlo _lati_, Fagheron jamas bono _fi_. «Enfant nourri de vin, femme qui parle latin, ne firent jamais bonne fin.» Dans le fabliau des _Trois Bossus_, la dame qui les trouve étouffés dans les coffres où elle les a cachés se résout à les faire jeter dans la rivière. Elle appelle un robuste portefaix: La dame ouvri l'un des escri_ns_[22]: Amis, ne soiez esbahi_s_; Cest mort en l'eve me portez, Si m'aurez moult servie à gré. [22] _Scrinium_, coffre. Rien n'est plus curieux par rapport aux rimes que le roman de Garin le Loherain, composé au XIIe siècle par Jean de Flagy, qui du moins le termina, s'il n'est l'auteur du tout. L'ouvrage contient quinze mille vers, dont une partie a été publiée. Ce poëme est en longs couplets monorimes; mais on pourrait dire qu'il est tout entier sur la rime en _i_, tant les couplets sur une autre rime sont rares et courts. Voici pour échantillon deux fragments: En son vergier li quens Fromons se si_st_: Il vit les routes de chevaliers veni_r_; Il enappelle Bouchart et Hardui_n_: --Ques gens sont ore que je vois la veni_r_? Et dist Bouchart[23]: Cest Hugues de Beli_n_ Qui lez nos terres vient ardoir et brui_r_. --Il a grant droit, certes! (Fromons a di_t_) S'il en povoit au desseure veni_r_, Il vous devroit escorchier tretoz vi_fs_, Fils a putain! De quoi vous movoit i_l_ Quand vos seigneur osastes envahi_r_? En traïson et sa femme folli_r_? --Laissiez ester, dit Bernart de Naisi_l_, Une autre chose faites, je vous en pri: Mandez au roi le tournoi le mati_n_; S'esprouverons vostre fils Fromondi_n_ Comment saura trestourner et guenchi_r_. --Je l'otroi bien, Fromons li respondi_t_. (T. II, p. 149.) [23] Ce nom se prononce la première fois _Bouchare_: «_Bouchar et_ Harduin;» la seconde fois, _Bouchau_: «Et dist _Bouchau: C'est_ Hugues de Belin.» _Traduction._--«Le comte Fromont s'assit en son verger: il vit venir les troupes de chevaliers; il appelle Bouchard et Hardouin: Quelles gens est-ce que je vois là venir? Et Bouchaud répond: C'est Hugues de Belin qui vient brûler et tapager auprès de nos terres.--Il a certes bien raison, dit Fromond, s'il peut être le plus fort! Il vous devrait tous écorcher vifs, fils de putains! Qu'est-ce qui vous poussait, quand vous osâtes envahir par trahison votre seigneur et lui prendre sa femme?--Laissez, dit Bernard de Naisil; faites une chose, je vous en prie: mandez au roi le tournoi; demain matin nous éprouverons votre fils Fromondin, comment il saura se retourner et assaillir.--Je l'accorde volontiers, répondit Fromond.» On fait jouter contre Fromondin son cousin Rigaud, dont voici l'agréable portrait: Derrier lui garde, si voit Rigaut veni_r_, Un damoisel fils au vilain Hervi. Gros out les bras et les membres forni_s_, Larges épaules et si out gros le pi_s_. Hiereciez fu, s'ot mascure le vi_s_; Ne fu lavez de six mois accompli_s_, Ne n'i ot aive, se du ciel ne chaï_t_. Cotele courte, jusqu'aux genous li vi_nt_; Hueses tirees dont li talons en i_st_. Begues le voit, si l'a a raison mi_s_: Venez avant, fait il, sires cousi_ns_. (T. II, p. 153.) «Il (le duc) regarde derrière lui, et voit venir Rigaud, un jeune homme fils du roturier Hervis. Rigaud avait de gros bras, des membres épais, larges épaules et large poitrine, les cheveux hérissés, le visage barbouillé; il y avait six mois pleins qu'il ne s'était lavé, et l'eau ne le touchait point, sinon qu'elle tombât du ciel. Il portait une robe courte qui lui allait au genou, des bottes usées d'où son talon sortait. Le duc Bègues le voit, il lui adresse la parole: Monsieur mon cousin, venez un peu ici, etc.» Au moyen de cette condition, je veux dire l'annulation de la consonne ou des consonnes finales, la rime en _i_ se trouve la plus féconde de notre langue. On écrivait _prins_, _surprins_ avec une _n_, pour rappeler aux yeux l'infinitif _prendre_; mais on prononçait _pris_, _surpris_. Dans le _Mystère de la Passion_, les apôtres saint Pierre et saint Jean vont préparer la cène dans la maison de Zachée. «Ils dressent la table et la touaille, et des fouasses dessus, avecques des laictues vertes en des plats turquins, et abillent l'agneau pascal;» puis, lorsque ces préparatifs sont terminés, ils s'impatientent de ne pas voir arriver Jésus: S. PIERRE. Viegne hardiment nostre maistre Quant il luy plaira; tout est prest. S. JEHAN. Je ne say d'où vient cet arrest Qu'il n'est venu. S. PIERRE. La place est _prinse_, Le vin tiré, la table _mise_, L'aigneau rosti, la saulce faicte. Il ne fault sinon qu'on se mette A table. En présence de faits si nombreux et si concluants, il me semble impossible de révoquer en doute le mutisme des consonnes multipliées, qui blessent nos regards dans les textes du moyen âge. Évidemment nous avions confondu l'indication étymologique ou euphonique avec le signe du langage. Que devient cependant l'accusation de barbarie intentée par Voltaire? Ruinée par la base, elle tombe à plat. Voltaire s'est trompé, pour en avoir cru ses yeux. Il a raisonné cette fois comme les grammairiens qui voient toujours leur morceau de papier, et ne voient que cela. C'est au papier qu'ils rapportent tout. On écrit _fust_ et _baailler_, dit Théodore de Bèze, pour distinguer _un fust_ d'_il fut_, et _baailler_ (_oscitare_) de _bailler_ (_donner_). Cela était effectivement bien nécessaire, car il y aurait grand danger de confondre un bâton, _fust_, avec le subjonctif du verbe _être_, et l'idée de bâillement avec celle d'un cadeau! De même, on a mis un _p_ à _compte_, bien adroitement! pour distinguer un _compte_ d'argent du possesseur d'un _comté_, et l'un et l'autre d'un _conte_ à dormir debout. Et cette _s_, cet _a_, ce _p_, sont d'autant plus efficaces à prévenir la confusion qu'on ne les prononçait pas: c'est de Bèze lui-même qui nous en avertit. Mais l'oeil, mais le papier!... Il semble, à entendre Théodore de Bèze, qu'on eût posé en principe de bannir de la langue toute apparence des mots homonymes. Cette loi eût été aussi mal observée qu'elle était puérile. _Fust_ prenait une _s_, en mémoire de _fustis_; _baailler_ prenait deux _a_, parce qu'il a été formé par onomatopée; _compte_ avec un _p_ venait de _computum_; _comte_ avec une _m_, de _comes_; _conte_ avec une _n_, de l'italien _conto_ ou _racconto_. Les yeux voyaient l'étymologie, mais l'oreille ne l'entendait pas. De tout cela, je conclus que les modernes ont été dupes de leur vanité, et n'ont pu deviner un système meilleur que le leur, car il conciliait l'étymologie et la prononciation, tandis que nous nous évertuons à sacrifier l'une pour nous rapprocher de l'autre. Nous avons renoncé à marquer l'étymologie; toutefois nous sommes encore empêtrés d'une foule de consonnes parasites, et nous figurons très-mal la prononciation. L'ignorance des règles primitives du langage et de l'écriture a introduit des milliers d'abus et d'inconséquences. On s'est mis à faire jouer la consonne finale sur deux voyelles, en avant et en arrière à la fois. Il en résulte qu'on prononce aujourd'hui d'une façon absolument identique: _cet homme_ et _sept hommes_; dans une phrase donnée, il faudrait parler latin pour ôter l'équivoque et expliquer ce qu'on veut dire en français. On disait jadis _ce-thomme_; _ce tici_, _ce tila_ (cettui ci, cettui la). C'est encore la prononciation du peuple, c'est-à-dire la bonne. Les lettrés qui veulent s'en moquer la figurent ou plutôt la défigurent en écrivant _sthomme_, _stici_, _stila_, mots barbares impossibles à prononcer pour un Gaulois du bon temps, puisqu'ils commencent par deux consonnes. Dans _sept hommes_, le _t_ appartient à _sept_ comme venant de _septem_; dans _ce thomme_, le _t_ est purement euphonique, et se porte sur _homme_ sans affecter _ce_, non plus que dans _appelle-t-on_ il n'affecte _appelle_. Ce _t_ est si bien d'emprunt, qu'il ne paraît pas dans _ce monde_. C'est une de ces consonnes intercalaires que nos aïeux prodiguaient dans le discours parlé au grand bénéfice de l'euphonie, et dont l'abolition graduelle, et aujourd'hui à peu près totale, a complétement bouleversé la physionomie du langage français, lui enlevant son caractère essentiel de douceur, pour y substituer la rudesse du Nord. Par bonheur il reste encore dans le langage du peuple et dans les manuscrits assez d'indications pour nous guider, et nous aider à retrouver le mécanisme de ce système. Nous allons l'essayer dans le chapitre suivant. CHAPITRE III. Des consonnes euphoniques intercalaires _C_, _D_, _L_, _N_, _S_, _T_, _V_. Le plus grand soin de nos pères, en formant la langue française, a été de la constituer euphoniquement. Le moyen qu'ils avaient trouvé consistait à établir un si juste équilibre, une répartition si régulière des voyelles et des consonnes, que jamais le parler ne fût amolli et précipité par la fluidité des unes, jamais non plus entravé ni endurci par la résistance des autres. Ce fut ce système de prononciation qui, joint à une grande lucidité dans la syntaxe, commença la fortune de la langue française, et en fit trouver aux étrangers _la parleure plus delitable_ que toute autre. J'ai exposé les précautions prises relativement aux consonnes consécutives. Mais ce n'était là que la moitié de la besogne: il y avait à prévenir aussi le concours des voyelles. On y mit ordre en glissant dans l'intervalle une consonne euphonique. Il n'est pas douteux que la première pensée de nos pères ait été de conserver tous les mots dans leur intégrité, et de préserver, à l'aide de ces consonnes euphoniques, jusqu'aux finales les plus délicates et les plus fragiles, celles en _e_ muet. Effectivement, dans la prose du _Livre des Rois_ comme dans les vers de la _chanson de Roland_, on trouve ces finales armées toutes d'un _d_, ou d'un _t_, ou de quelque autre consonne. La plupart du temps, la consonne euphonique appartient légitimement au mot qui s'en couvre, et l'étymologie l'autorise, comme dans la troisième personne des verbes aujourd'hui en _a_ ou en _e_ muet: il a, il aime, _habet_, _amat_. Il nous est impossible de dire en vers: Il a aimé. Nos pères auraient dit sans difficulté: Il _at_ aimé. Nous disons encore comme eux: Aime-_t_-il? _amat ille_. Mais nous l'écrivons ridiculement. Que signifie ce _t_ entre deux traits d'union? Il ne faut rien de douteux ni d'équivoque. Le _t_ appartient au verbe: joignez-le donc au verbe.--Mais alors le présent _aimet il_ se confondra avec l'imparfait _aimait il_.--Nullement. Rappelez-vous la règle primitive: Jamais consonne n'agit à reculons sur la voyelle précédente. _Aime_ ne peut sonner comme _aimai_. Le _t_ final n'est pour agir que sur l'_i_ de _il_. Si l'on veut comprendre l'écriture de nos pères, il faut laisser de côté les règles perverties par leurs descendants. Mais l'étymologie ne donnait pas toujours droit à une consonne finale. Quelques mots, en quantité relativement minime, en étaient dépourvus: ce sont des adverbes, des prépositions, comme _où_, _aussi_; des noms de nombre, _dou_ (deux), _quatre_, etc. A ceux-là, il fallait bien prêter une consonne convenue une fois pour toutes. On choisit l'_s_ comme la liaison la plus naturelle et la plus douce entre deux voyelles. Les principales consonnes euphoniques intercalaires sont donc l'_s_ et le _t_. On a quelquefois aussi employé _l_ et _n_. Le _d_ n'est qu'une modification du _t_, qui apparemment dans ces occasions ne sonnait pas durement: _il parlad à lui_ ou _il parlat à lui_, c'est la même chose. De même, l'_f_ finale s'adoucissait en _v_: _chef_, chevet; _neuv heures_; _maison neuve_. On ne sera pas surpris que, dans un temps où il n'existait aucune espèce de code grammatical, des copistes ignorants aient parfois substitué une consonne euphonique à une autre, et les aient tantôt figurées où elles ne sonnaient pas, tantôt omises où elles sonnaient. Ce sont des accidents faciles à découvrir; et l'on se démêle bien vite de ces erreurs, une fois qu'on tient en main le fil d'Ariane, c'est-à-dire le sens de la règle. Nous allons passer rapidement en revue les consonnes que l'on rencontre employées comme euphoniques. C. Je trouve (rarement, il est vrai) le _c_ employé comme consonne euphonique à la fin de certains mots à qui l'étymologie n'en fournissait pas. Par exemple, _jo_ (_je_). Dist l'amiraill: Jangleu, venez avant; Voz estes proz e vostre[24] saveir est grant; Vostre conseil _ajoc_ evud tuz tens. (_Ch. de Roland_, st. 256.) [24] Il ne faut prononcer que _vo_. «L'amiral dit: Jangleu, approchez-vous. Vous êtes brave et votre savoir est grand; j'ai toujours pris vos conseils.» _A-joc evud_,--_ai-je eu_.--Il y a grande apparence qu'ici le _c_ représentait le son ferme de l'_s_, et non celui du _k_: _ai-jos évu_. Pourquoi le _c_ sonnerait-il dur, suivi de l'_e_? Le _c_, dans cette occasion, n'est qu'une maladresse ou une ignorance de copiste[25]. [25] Je suppose que l'éditeur a bien lu le manuscrit d'Oxford, et n'a pas pris une lettre pour une autre. D. Le manuscrit de la version des _Rois_ l'emploie constamment; celui des Sermons de saint Bernard, celui de la _chanson de Roland_ préfèrent le _t_. «E li reis se _desguisad_, car sa vesture _muad_ e _od_ dous cumpaignons i _alad_. Vindrent a la sorciere de nuiz, e Saul i _parlad_.» (_Rois_, I, p. 109.) «Saul a terre tut _estendud chaid_... e d'altre part il _fud_ afebliz, _od_ ço qu'il _fud deshaited_[26], kar il n'out le jur de pain _mangied_.» (_Ibid._, p. 111.) [26] Avec cela qu'il fut abattu. «E bien s'aperceut que Deus _fud od_ David. Micol sun _marid_ forment _amad_.» (_Rois_, I, p. 72.) Le _d_ tient ici la place de sa forte, le _t_. _Dedans_ est composé avec _de_, _en_ ou _ens_, et un _d_ euphonique intercalaire _de d ens_, _dedans_. _Dehors_ était préservé de l'élision par l'_h_ aspirée; d'ailleurs la forme première était _defors_. Voyez l'article du _T_. L. Dans le fabliau du _Vilain mire_, qui est le _Médecin malgré lui_, la femme du vilain, lasse des coups qu'elle reçoit, s'avise un jour de cette réflexion: Fu onques mon mari batu? _Nennil_, il ne sait que cops sont. S'il le seust, par tout le mont! Il ne m'en donnast pas itant. (_Barb._, I, p. 8.) «Nenni, il ne sait ce que sont les coups. S'il le savait, par le monde entier! il ne m'en donnerait pas tant.» Cette réflexion lui suggère le tour qu'elle joue à son mari pour lui faire tâter aussi du bâton. L'usage de cette _l_ se maintint longtemps. Dans la sixième des _Cent Nouvelles_, un ivrogne, après s'être confessé de force à un prieur qu'il trouve par les champs, requiert ce prieur de le tuer, afin qu'étant en état de grâce, l'absolution reçue, il aille droit en paradis. «Ha dea! dit le prieur tout esbay, il n'est ja mestier d'ainsy faire; tu iras bien en paradis par autre voye.--_Nennil_, respond l'yvrongne; je y _veuil_ aler tout maintenant, et icy mourir par vos mains. Avancez vous, et me tuez.» L'_l_ de _nennil_ est muette, et conséquemment notée mal à propos; mais celle de _je veuil_ est bien mise. De même un peu plus haut:--«Que veulx tu dire?--Je me _veuil_ confesser, dit-il.--Or, avant, dist le prieur, je le _veuil_, avance toy.» Prononcez la première fois: Je me _veux_ confesser; et la seconde: Je le _veuil_, avance toy. _Oui_ est le participe passé passif du verbe _ouir_; _oui_ signifie donc _entendu_. C'est le signe du consentement. Le proverbe oriental dit: _Entendre, c'est obéir_. _Oui_, ou, pour le figurer à l'antique, _oy_, est toujours de deux syllabes. Devant une voyelle on le termine par une _l_ euphonique. De là cette expression, _langue d'oil_, que beaucoup prononcent _langue d'o-i-le_. C'est tout simplement _langue d'oui_. Le mari déguisé en prêtre dit à sa femme: Poursuivez votre confession, s'il vous reste des péchés à dire: Sire, dist elle, _oil_ assez. (Barbazan, II, p. 109.) _Ou-il assez_. Le roi Marsile demande à son trésorier Mauduit si les présents sont prêts pour Charlemagne: L'aveir Karlun est il appareillé? E cil respunt: _Oïl_, sire; asez bien. (_Ch. de Roland_, st. 50.) «Et lui répond: _Ou-i_, sire, assez bien.» Me rendra-t-on mon cheval Broiefort? demande Ogier le Danois au duc Naimes de Bavière: Raverai ge Broiefort, mon destrier? --_Oïl_, dist il, par Dieu le droiturier. (_Ogier_, v. 10660.) Dans ces deux derniers exemples, le scribe aurait pu se dispenser d'écrire l'_l_ euphonique, puisqu'elle y restait muette. N. L'instinct de l'euphonie est universel, mais dans ses applications il varie d'un peuple à l'autre. L'effet de l'_s_ plaisait surtout à nos pères; le _d_ chez les Latins avait la préférence; chez les Grecs c'était le [Grec: n], qu'ils appelaient additionnel, [Grec: ny ephelkystikon]. Cette _n_ a été aussi employée en France. Karles l'entant, ne dist _neN_ o ne non. (_Gerars de Viane_, v. 1596.) «Ne dit ne oui ne non.» _Ainsin_ devant une voyelle: ainsi _n_ un jour, ainsi _n_ autrefois...; devant une consonne, ce n'était qu'ainsi. L'_n_ se trouve également donnée à quelques substantifs ou adjectifs pour finale euphonique, _amin_, _antin_, pour _ami_, _anti_. M. J.-J. Ampère voit dans cette _n_ un vestige de déclinaison. Il avance que _amin_ était le cas régime d'_ami_. Mais dira-t-on qu'_ainsin_ est l'accusatif d'_ainsi_, _neN_ l'accusatif de _ne_? M. Ampère passe sous silence ces cas, aussi bien que les exemples nombreux où l'on voit _amin_ au nominatif. Au surplus, la question des prétendues déclinaisons françaises sera traitée dans un chapitre spécial. S. Voici la plus importante de toutes les consonnes euphoniques, celle dont l'usage était le plus fréquent. Cet usage approchait de l'abus, car les liaisons procurées par l'_s_ intercalaire étaient les plus douces à l'oreille de nos pères. Aussi donnaient-ils de préférence l'_s_ pour finale aux mots que l'étymologie laissait découverts, tels que les pronoms et les adverbes. Iluec seront o _luiS_ assis Cil sor qui li esgarz est mis De dire par voir jugement Qui vaincra le tournoiement. (_Partonopeus_, v. 6595.) «Là seront assis avec lui (avec elle) les juges du tournoi.» Un jeune et beau chevalier, se rendant à un tournoi, reçoit l'hospitalité dans un château. On fête sa bienvenue par un banquet suivi d'un bal. Quant li chevaliers _enS_ entra, Chascuns contre lui se leva. Les puceles qui carolerent Toutes contre lui s'en alerent, Et le conte _aussiS_ y ala, Qui en la bouche le baisa. Aussi volentiers la contesse, Plus volentiers que n'oïst messe. (_Les Bijoux indiscrets_.) Un riche seigneur se bâtit un superbe château: Apres le pere l'ot li fiz, Puis le vendi a cel vilain; _AinsiS_ ala de main en main. (_Le lai de l'Oiselet_, Barb., I, 180.) La préférence qui fit adopter l'_s_ comme finale euphonique où l'étymologie n'en donnait pas, avait encore un autre motif que la douceur de ces liaisons: l'analogie. L'_s_ revenait si fréquemment dans le langage; elle terminait régulièrement la plupart des mots dans une foule d'occasions: Nominatifs et vocatifs singuliers (au masculin); Tous les cas obliques du pluriel; Toutes les secondes personnes des verbes, etc... M. Raynouard a le premier signalé la règle de l'_s_ à la fin du nominatif singulier; mais M. Guessard, s'appuyant sur les grammaires provençales de Faydit et de Vidal, a judicieusement observé que cette règle se restreignait aux substantifs masculins. Lorsque l'_s_ se trouve à la fin d'un nominatif féminin, elle n'y peut être que par abus ou pour l'euphonie; comme dans Marot: Dessous l'arbre où l'ambre dégoutte, La petite _formiS_ ala. Ce qui a été imité par la Fontaine: L'autre exemple est tiré d'animaux plus petits. Le long d'un clair ruisseau buvoit une colombe, Quand sur l'eau se penchant une _fourmis_ y tombe; Et dans cet océan l'on eût vu la _fourmis_ S'efforcer, mais en vain, de regagner la rive. La colombe aussitôt usa de charité: Un brin d'herbe dans l'eau par elle étant jeté, Ce fut un promontoire où la _fourmis_ arrive. Ce qui a causé la faute de Marot, c'est qu'il avait vu dans les anciens poëtes _fourmis_ avec une _s_; mais il n'a pas pris garde que _fourmi_ était alors du masculin. «Comment li criquet demanda _au fourmi_ de son bled, et il li refusa: Li criquet ot disette En yver, et povrete _Au fourmi_ est venu... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . _Le fremi_ li a dist: Ja ne vous aiderai...» (_Marie de France_.) Et quand il l'aurait remarqué, il ne se fût pas arrêté à cela: Marot ignorait déjà les règles du vieux français, comme il l'a prouvé par son édition de Villon. A son tour, Marot a trompé la Fontaine. Les erreurs se lèguent comme les vérités, et mieux encore. L'_s_ a servi également de finale euphonique à la première personne du singulier des verbes. Par exemple, dans ce vers de _Constant Duhamel_: J'ai en vous, dit il, mal parent; On prononçait, je n'en doute pas, _j'aiS_ en vous... comme on disait je _suiS_ un homme de bien. L'_s_ s'est attachée au verbe _être_, et ne s'est pas attachée au verbe _avoir_. C'est un fait bizarre et certain, que l'écriture est beaucoup plus inconséquente que la parole. Mais l'_s_ n'était pas la finale étymologique de cette première personne. C'était l'_e_ muet, du moins à l'imparfait: _Eram_, j'ere. _Amabam_, j'aimoie. _Eras_, tu eres. _Amabas_, tu aimois. _Erat_, il eret, il ert. _Amabat_, il aimoit. Les poëtes se permirent de retrancher cet _e_, _j'aimeroi_, _j'alloi_, _je faisoi_; et le soin de l'euphonie amena l'insertion de l'_s_, par l'antipathie instinctive de l'hiatus. Ronsard ayant dit: Plus haut encor que Pindare et qu'Horace, J'_appenderois_ à ta divinité; Muret fait cette remarque: «_J'appenderois_, pour _j'appenderoi_. La lettre _s_ y est ajoutée à cause de la voyelle qui s'ensuit.» Et Ronsard lui-même dans son _Art poétique_: «Tu pourras avec licence user de la seconde personne pour la première[27], pourvu que la personne finisse par une voyelle ou diphthongue, et que le mot suivant s'y commence, afin d'éviter un mauvais son qui te pourroit offenser; comme, _j'allois_ à Tours, pour dire _j'alloi_ à Tours; _je parlois_ à madame, pour _je parloi_ à madame, et mille autres semblables[28].» [27] Non pas de la seconde personne pour la première, mais de l'orthographe de cette seconde personne. [28] Voyez, à une époque où la pédanterie égarait le jugement et émoussait la délicatesse de l'oreille, voyez combien se montre vivace cet instinct natif de fuir l'hiatus chez des poëtes qui l'avaient érigé en droit, et en usaient habituellement sans scrupule. Dans ce poste où elle s'était glissée à la faveur de l'euphonie, l'_s_ rendit de si bons services, que son usurpation est aujourd'hui consacrée et convertie en droit légitime. Il n'en est pas moins vrai que quand Molière et la Fontaine écrivent _je di_, _je croi_, _je voi_, _je reçoi_, ils usent d'une forme ancienne, et ne se permettent pas de supprimer l'_s_ pour le besoin de la rime, comme leurs commentateurs ne manquent pas de l'affirmer. Tel passage d'un poëme présente à vos yeux un hiatus où il n'y en avait pas. Pourquoi? Parce qu'il se glissait entre les deux mots une consonne euphonique. Le scribe ne l'a pas notée, comptant sur l'intelligence du lecteur et sur l'habitude. Ainsi, dans cette description d'un charivari donné à un nouveau marié le soir de ses noces: Il y avoit un grant Jayant Qui trop forment aloit brayant. _Vestu ert_ de bon broissequin. Je cuids que c'estoit Hellequin, Et tuit li altre sa mesnie. (_Roman de Fauvel._) Il faut prononcer: _vestuS ert_. Car _vestu_ se rapporte au sujet de la phrase, qui est un nominatif masculin; et l'_s_ est caractéristique du nominatif masculin. Un enfant jadis savait cela. Qu'importe donc que le copiste ait mis _vestu_ ou _vestus_? * * * * * Les adverbes, prépositions, noms de nombre, etc., terminés par _e_ muet, à qui l'étymologie ne fournissait pas de consonne euphonique, ont reçu dès l'origine une _s_ finale, pour les protéger et les maintenir intacts. Cela était de règle générale; la trace en a persisté longtemps, et n'est pas encore complétement effacée. Mithridate dit à Monime: Jusqu'ici la Fortune et la Victoire _mêmes_ Cachaient mes cheveux blancs sous trente diadèmes. Les commentateurs déclarent que la nécessité de la rime a fait commettre au poëte une faute grave, parce que _même_ est ici adverbe, et par conséquent ne prend point d'_s_. Autrefois le mot _même_, adverbe ou non, avait toujours l'_s_ à la fin. Les poëtes, à qui l'on accordait tant de libertés, avaient celle de garder ou de retrancher cette _s_. Villon, dans une de ses plus jolies ballades, offre l'exemple de l'une et l'autre orthographe: Je connoy pourpoint au collet; Je connoy le moine à la gonne; Je connoy le maistre au valet; Je connoy au voile la nonne; Je connoy quand pipeur jargonne; Je connoy fols nourris de _cresme_; Je connoy le vin à la tonne; Je connoy tout, fors que moy _mesme_. Voici maintenant _mesmes_ avec l'_s_. Je connoy vision de somme; Je connoy la saulce des _bresmes_; Je connoy le pouvoir de Romme; Je connoy tout, fors que moy _mesmes_. ENVOY. Prince, je connoy tout en somme: Je connoy coulorez et _blesmes_; Je connoy mort, qui tout consomme; Je connoy tout, fors que moy _mesmes_. Marot, avant Racine, avait employé cette rime de _mesmes_ avec _diadèmes_. Il était alors homme de guerre, et se trouvait au camp d'Attigny, près de Rhetel, lorsque Henri de Nassau vint assiéger Mézières, dont la défense valut tant de gloire à Bayard (1521). Marot écrit à Marguerite, soeur de François 1er, qui fut depuis la célèbre reine de Navarre, et qui n'était alors que madame d'Alençon. Le soldat poëte envoie à la duchesse des nouvelles de l'armée: Ne pensez pas, dame où tout bien abonde, Qu'on puisse veoir plus beaux hommes au monde; Car, à vrai dire, il semble que nature Leur ait donné corpulence et facture Ainsy puissante, avec le coeur de _mesmes_, Pour conquerir sceptres et _diadesmes_. (T. II, ép. 3, du camp d'Attigny, p. 24.) Il faut rire de Ménage qui tire _même_ invariable du latin _maxime_, et _même_ variable de l'italien _medesimo_. Dans l'origine, _même_ était toujours adverbe; et, à le bien considérer, il ne peut pas être autre chose dans _lui-même_. La distinction entre l'adjectif et l'adverbe a été introduite tardivement; _même_, adverbe, prenait une _s_ à la fin, pour le soin de l'euphonie dans la liaison des mots, comme tous les adverbes terminés par _e_ muet: _Jusques_, _encores_, _guères_ et _naguères_, _oncques_, _doncques_, _avecques_, _certes_, _illecques_, _presques_. Marot décrivant le _temple de Cupido_: En tous endroits je visite et contemple, _PresqueS_ étant de merveille esgaré. Les poëtes, dès le XVe siècle, comme nous l'avons vu, laissaient ou retranchaient cette _s_; et, des vers, cette licence s'est coulée dans la prose. On a dit: _ores_, _ore_, _or_;--_avecques_, _avecque_, _avecq'_, ou _avec_;--_doncques_, _doncque_, _doncq_, _donc_. La dernière de ces formes est aujourd'hui la seule usitée; mais on est encore libre de choisir entre _guères_ et _guère_, _jusques_ et _jusque_, _certes_ et _certe_. Rien de si capricieux que l'usage. J'ai dit que _même_, isolé ou joint à un pronom, était essentiellement adverbe. Ronsard l'a traité ainsi: Les immortels _eux mesme_ en sont persecutés. En quoi il a été suivi par le père Lemoine, dont le _Saint-Louis_ mérite de faire autorité: D'autres sont élevés sans armes et paisibles, Qui, braves contre _eux même_ et contre _eux même_ forts... Qui ne voit, en effet, que c'est comme s'il y avait: brave, _même_ contre eux... forts, _même_ contre eux?--Les immortels, _même_ eux! _même_ les immortels!... La distinction entre _même_ adjectif et _même_ adverbe est donc toute chimérique, une pure subtilité des grammairiens modernes, pour rendre compte tellement quellement de la présence ou de l'absence de l'_s_ finale. Où ils l'ont remarquée, ils ont conclu qu'il y avait accord, et ils se sont hâtés de bâtir leur règle; puis, rencontrant _mesmes_ joint à un singulier, ou du moins sans l'accompagnement d'un pluriel, ils ont prononcé qu'il y avait licence poétique ou faute de français de la part de ceux à qui nous devons la langue française. _Même_ vient de l'italien _medesimo_; on a dit d'abord en trois syllabes _méismes_, pour mieux rappeler _medesimo_. Rutebeuf décrivant une noce: Ne sai combien de gens i furent; Assez mangerent, assez burent, Assez firent et feste et joie. Je _meismes_ qui i estoie Ne vi piesa si bele faire. (_De Charlot le Juif_.) L'Académie autorise _quatre-z-yeux_, _entre quatre-z-yeux_; mais elle n'en donne pas de raison. L'usage est de parler ainsi; soit. Mais l'Académie devrait-elle se contenter du rôle de greffière de l'usage? d'être à l'usage ce que le daguéréotype est aux formes extérieures? Elle est vraiment trop modeste; essayons de suppléer à son silence. Rétablissons d'abord l'orthographe véritable de cette locution: _Entre quatreS yeux_, c'est l'_s_ euphonique; tous les noms numériques la prenaient, hormis ceux à qui l'étymologie fournissait une autre consonne. _Uns_, _unes_: rien n'est plus commun. --«_Uns_ bers fu ja en l'antif pople Deu.» (_Rois_, I, p. 1.) S'_uns_ hom loue un pasteur pour ses brebis garder, Il li doit sauvement mener et ramener. (_De Triacle et venin_; Jubinal, _Contes_.) Si s'est armés hastivement D'_unes_ armes pures d'argent. (_Roman de Coucy_, v. 3271.) D'_unes fauses armes_ l'arma Li rois qui molt petit l'ama. (_La Violette_, p. 90.) D'_unes forces_ qu'ot apportées A errant ses tresces copées. (_Roman de Coucy_, v. 7344.) Les Espagnols disent de même _unos_, _unas_. On s'en étonne, l'on a tort. L'erreur vient de ce qu'aujourd'hui l'_s_ ajoutée à la fin d'un mot ne réveille plus que l'idée de pluriel; et l'on croit avoir produit un argument sans réplique, en disant que _un_ ne peut avoir de pluriel. Il n'est pas question ici de pluriel, mais bien d'euphonie; l'_s_ finale avait autrefois deux fonctions: si nous n'en connaissons plus qu'une, ce n'est pas la faute de ceux qui l'ont employée à son second usage. _Deux_ vient de _duo_; la première forme a été _dui_, _dou_, _dous_ devant une voyelle. Il estoient jadis _dui_ frere, Sans soustien de pere ni mere. (_Estula_, Barbaz., III.) «Li reis David lur livrad _dous_ des fiz Saul.» (_Rois_, p. 202.) _Trois_, dérivé de _tres_, a l'_s_ par droit de naissance. _Quatre_, c'est le point en litige. _Cinq_ n'a pas besoin de l'_s_ euphonique: _quinque_ lui fournit la consonne. _Six_ tient la sienne de _sex_. _Sept_ reçoit de _septem_ un _t_ qui lui suffit. _Huit_, d'_octo_, prend le _t_ euphonique, qui le rapproche de la forme latine. _Neuf_, de _novem_. _Dix_, de _decem_, est obligé de recourir à l'_s_ finale pour pouvoir se maintenir devant une voyelle. _Vingt_, dans le _livre des Rois_, est partout écrit _vinz_: --«Respundi Berzellai: Sire, viels hum sui de _quatre vinz ans_.» (P. 195.) C'est notre prononciation actuelle, de même que pour _cent_ au pluriel: dans le _livre des Rois_ il est toujours écrit _cenz_: --«E li fers de sa lance pesad _treis cenz unces_.» (_Rois_, p. 208.) Il n'y aurait donc que le mot _quatre_ que l'on aurait laissé manquer d'une consonne euphonique dans un temps où l'on s'en montrait si libéral? Cela n'est pas croyable; _quatres yeux_ dépose contre cette supposition. C'est peu, dira-t-on, d'un seul exemple; il est vrai: en voici donc d'autres. Le premier se trouve dans la chanson de _Malbrou_, qui est une pièce du moyen âge, comme j'espère le faire voir ailleurs: L'ai vu porter en terre par _quatreS_ officiers. --«Li _quatreS_ maistres de l'hospital... Des _quatreS_ maistres de l'ospital...» (_Hist. de Metz_, texte de 1284.) Fallot, à qui j'emprunte cette dernière citation, ne manque pas de voir là son système de déclinaisons, et des sujets et des régimes. «Il faut observer, dit-il, que dans cet exemple même la règle est mal suivie, puisque le premier _quatre_, sujet, devrait être écrit sans _s_.» (Pag. 232.) On n'a jamais pensé à décliner ni _quatre_, ni _deux_; il n'y a là que le soin de l'euphonie. Mais Fallot s'était entêté de ce malheureux système: rien ne pouvait lui dessiller les yeux. T. On lit dans Montaigne (livre III, ch. 2): «Ayez un maistre ès arts, conferez avecques luy: que ne nous faict il sentir ceste excellence artificielle?... Que ne nous _domine il_ et persuade comme il veut? Un homme si advantageux en matiere et en conduite, pourquoy _mesle il_ à son escrime les injures, l'indiscretion et la rage?» Vous trouverez cette façon d'écrire dans la reine de Navarre, dans tous les écrivains antérieurs au XVIIe siècle. Qui se fierait au témoignage de cette écriture s'abuserait fort, car on ne manquait pas de prononcer avec un _t_ intermédiaire, comme aujourd'hui nous écrivons.--«Souvent aussi, dit Jacques Pelletier, nous prononçons des lettres qui ne s'écrivent pas, comme quand nous disons _dine-ti_? _ira-ti_? et écrivons _dine-il_? _ira-il_? et seroit chose ridicule si nous les écrivions selon qu'ils se prononcent.» (Ier livre de l'_Orthographe_, p. 57.) Le témoignage de Théodore de Bèze n'est pas moins formel.--«Cette lettre, dit-il en parlant du _t_, offre une particularité curieuse: c'est qu'on la prononce là où elle n'est pas écrite. Vous voyez écrit _parle il?_ et vous prononcez, en intercalant le _t_, _parle til?_ On écrit _ira il?_ _parlera il?_ _va il?_ _aime il?_ et l'on prononce _ira til?_ _parlera til?_ _va til?_ _aime til?_» (_De Fr. ling. recta pronunt._, p. 36.) Cela démontre surabondamment combien l'écriture est un témoin trompeur de la prononciation. Mais quand, au lieu du pronom _il_, on employait _on_ indéterminé, le _t_ euphonique n'était pas nécessaire, parce que l'on recourait à cette forme _l'on_. Montaigne parlant des grands:--«A l'adventure les _estime l'on_ et apperceoit moindres qu'ils ne sont.» «Les dignités, les charges se donnent necessairement plus par fortune que par mérite, et _a lon_ tort souvent de s'en prendre aux roys.» (Livre III, ch. 8.) On a disputé sur cette qualification d'_euphonique_ donné au _t_ final; on a dit: Il n'est pas euphonique, car il appartient de droit à la troisième personne du verbe. C'est une chicane de mots comme les grammairiens les aiment; il est bien certain que il _fu_, il _ouvre_, il s'en _va_, représentent _fuit_, _aperuit_, _abit_. Il n'est pas moins certain que le _t_ en français sert à l'euphonie; maintenant accordez-lui ou lui refusez cette épithète, peu m'en chaut: le seul point auquel je tienne, c'est que c'est fort bien dit: Malbrough s'en _vat_ en guerre. Un académicien, qui attend son confrère pour condamner solennellement cette prononciation du peuple, demande: _Vat_ il bientôt venir? Florence de Rome était une femme de qualité, fille d'un empereur romain anonyme. Ses malheurs, causés par sa vertu, la réduisirent, après les plus étranges aventures, à entrer comme servante chez un brave châtelain. Sire Thierry _estoit moult preudom_, et sa femme _moult preude femme_; mais ils tenaient chez eux un coquin de sénéchal, _un glouton_: Li faus fu senechal au courtois chastelain Nommez estoit Macaire.--C'est un nom trop vilain! Souvent requist Flourence, et au soir et au main, Que s'amour li donnast, mais il ouvroit en vain, Car elle se laissast avant vive escorchier. Un jour la trouva seule li glouton pautonnier: Par force la _cuida accoler_ et baisier; Mais Flourence li fist le sanc vermeil raier A grant ru de la bouche, et deux dens li brisa. Prononcez hardiment: la _cuidaT_ accoler. Il y a plus: c'est que le _t_ se glissait en des places où il est impossible de justifier sa présence, sinon par le besoin de l'euphonie. Nous disons encore: _voilà-t-il_, _ne voilà-t-il pas_... C'est bien là un _t_ euphonique, exclusivement euphonique, et un témoignage du soin de nos ancêtres à rendre la prononciation musicale. De l'écriture, on ne s'en embarrassait pas; on écrivait _voilà il_; le langage était façonné par ceux qui parlaient: c'est tout le monde; ceux qui écrivaient ne comptaient pas. Dans les verbes, l'_s_ était la finale euphonique de la seconde personne; _t_ caractérisait la troisième, sans aucune exception et par tous les temps. Ces lettres seront écrites ou non, cela n'importe; suffit que vous êtes prévenus. C'est à vous, par l'application de cette règle, d'éviter les hiatus. L'orthographe qui, après la découverte de l'imprimerie, s'établit peu à peu, s'est mise à recueillir ces finales; mais avec quelle négligence et quelle maladresse! En les attachant à certains temps et à la plupart des verbes, elle les a, par un oubli inconcevable, omises dans quelques autres. Cette inexactitude a introduit dans le langage une foule d'irrégularités et d'inconséquences. L'auxiliaire _avoir_, par exemple, ne devrait pas jouir de moins de priviléges que l'auxiliaire _être_; ils étaient jadis sur le même pied: _Sum_, je sui. _Habeo_, j'ai. _Es_, tu e_S_. _Habes_, tu a_S_. _Est_, il es_T_. _Habet_, il a_T_. Y _a-t-il_ une raison raisonnable (l'usage en est une déraisonnable) pour tantôt accorder, tantôt refuser ce _t_? pour permettre à Racine: Sur quel roseau fragile _a-t-il_ mis son appui? et défendre au peuple: il _at_ acheté? Pour autoriser _va-t-il_ venir? et condamner Malbrough s'en _vat_ en guerre? C'est une tyrannie épouvantable! c'est abuser étrangement du titre d'académicien et du droit de faire un dictionnaire. Le peuple, dont les doctes méprisent le langage, pourrait leur répondre, comme le lion de la fable: Avec plus de raison nous aurions le dessus, Si mes confrères savaient peindre. Rien n'est plus fréquent dans les manuscrits que le _t_ figuré à la troisième personne de l'indicatif d'_avoir_: Quant li provost l'_at_ entendu... Du duel qu'il _at_ et de la honte. (_De Constant Duhamel._) Dans le _Testament de l'asne_ de Rutebeuf, on vient dénoncer un curé à son évêque. Qu'a-t-il fait? demande l'évêque: Il _at_ fait pis, c'un Beduyn![29] Qu'il _at_ son asne Bauduyn Mis en la terre beneoite!... [29] Les croisades de saint Louis en Afrique avaient déjà fait connaître en France les Bédouins. Le pauvre curé s'excuse de son mieux à son supérieur: Mes asnes _at_ lonc tans vescu; Moult avoie en li boen escu! Il m'_at_ servi et volentiers, Moult loiaument, XX ans entiers. Ce _t_ est parfaitement à sa place, c'est le droit de la troisième personne de le prendre comme caractéristique. Mais ceux qui, fondés sur ce droit, refusent au _t_ dans cette place la qualification d'euphonique, que diront-ils quand on le leur montrera à la fin de la première personne du présent de l'indicatif, _j'aime_;--je _dîne_;--je _mange_; à la fin des participes passés en _i_, en _é_, en _u_; à la fin des substantifs aujourd'hui terminés en _é_, comme _cité_, _humilité_? Conviendront-ils que c'est une lettre introduite pour l'euphonie? Ils n'auront plus ici la ressource d'alléguer le latin. Dans une stance monorime en _e_ muet: Li reis Marsilie la tient (Saragosse), ki Dieu n'en _aimet_, Mahumet sert e Apollin _reclaimet_, Ne s' poet garder que mals ne li _ateignet_. (_Chanson de Roland_, st. 1.) Ni a paien ki un seul mot _respundet_, Fors Blancandrins de castel de Val Funde: Oez, seignurs, quel pecchet nus _encumbret_... (St. 2.) La _chanson de Roland_, le _livre des Rois_, les sermons de saint Bernard, figurent toujours ce _t_, qu'il en soit ou non besoin pour éviter un hiatus. Il n'empêche même pas l'élision au milieu du vers: Il _enapelet_ e ses dus e ses cuntes. (St. 2.) Sa costume (à Charlemagne) est qu'il _parolet_ a leisir. (St. 10.) Nous gardons encore la trace de ce _t_ euphonique: _crie-t-il?_ _appelle-t-on?_ Mais il faudrait avoir le courage d'écrire _criet-il_; _appellet-on?_ Nous avons vu qu'au XVIe siècle, on prononçait le _t_ euphonique sans l'écrire; et nous voyons maintenant qu'au XIIe siècle on l'écrivait souvent où il ne se prononçait pas. Les uns trouvant sur le papier _aime-il_, _va-il_, ne manquaient pas de lire _aime-t-il_, _va-t-il_. Les autres y voyant les derniers vers que je viens de transcrire, les lisaient ainsi: Il _enappelle_ et ses dus et ses countes... Sa coutume est qu'il _parole_ à leisir... Voici d'autres exemples (on en citerait par centaines): Branches d'olives en vos mains porterez; Co _senefiet_ pais et _humilitet_. (St. 5.) Munjoie _escriet_: Co est l'enseigne Carlun. (St. 92.) Lisez: ce _senefie_... Montjoie _écrie_, c'est l'enseigne (la devise) Carlon (de Charles). Ainsi notre oeil déçoit notre oreille, qui, à son tour, abuse notre jugement. Nous sommes trompés à la fois et par ce que nous voyons et par ce que nous ne voyons pas. Il faut avouer que dans cette condition il est malaisé d'éviter l'erreur. Voilà pour le présent de l'indicatif. La consonne euphonique se retrouve attachée aux troisièmes personnes du singulier du prétérit et du futur; au participe passé passif en _é_, en _i_, en _u_. Le _Livre des Rois_, manuscrit du XIIe siècle, peut-être du XIe, emploie le _t_ ou le _d_, qui n'est qu'un _t_ adouci. --«E del livre _parlad_ que li evesches _oud truved_ e _lut_ devant le rei.» (_Rois_, p. 424) --«La liepre Naaman _purprendrat_ et _aherderat_ a tei.» (_Rois_, p. 365.) «La lèpre de Naaman prendra et s'attachera à toi.» --«E li Enfes crut e _esforcad_. A un jor, li Emfes _alad_ a sun peire en champz... si _Amaladid_, si s'en plainst.» --«Mais la mere prist l'enfant, si l' _culchad_ sur le lit al prophete, e l'us puis _fermad_, si s'en _turnad_.» (P. 357.) --«_Pecchiet_ ai a lui sol.» (P. 548.) «J'ai péché à lui seul.» --«Il aveit _oid_ dire que il out _ested_ malades.» (P. 418.) --«Si cume li rei le sout e _veud_ les out, _parlad_ al prophete. (P. 368.) --«Mais por ceu ke tu ne pensasses ke ceu fust _avenuit_ (advenu) par aventure.» (_Saint Bernard_, 552.) Les substantifs aujourd'hui terminés en _té_ recevaient tous le _t_ euphonique. Il suffit d'ouvrir un manuscrit d'une date un peu reculée, pour en trouver des exemples à foison. Le _livre des Rois_, celui de _Job_, les sermons de saint Bernard, n'offrent pas un seul de ces substantifs désarmé de sa consonne finale. --«Li fruiz la _nativiteit_ de Nostre Seignor... S. Johan buit lo boyvre de _salveteit_...» (_Saint Bernard_, p. 542.) --«Li pecchiez d'_enfermeteit_ et de non sachance... la _volenteit_ et l'oyvre de _salveteit_...» (_Ibid._, p. 544.) --«Cil ki a l'_umaniteit_ ajosteit le nom de Deu.» (_Ibid._, p. 548) * * * * * Fallot avait déjà signalé ce _t_ final comme la marque d'une haute antiquité dans le manuscrit, mais il n'en avait pas reconnu l'usage régulier ni l'origine. Il ne le constate qu'aux substantifs en _té_, et ne le remarque pas à la fin des substantifs et participes en _u_, comme _escut_, _vertut_, _pendut_, où il joue le même rôle. L'_escut_ li fraint e l'osberc li derumpt. (_Chanson de Roland_, st. 117.) Escrient Franc: Deus i ad fait _vertut_. (_Ibid._, st. 288.) Turpins de Rains quant se sent _abattut_ De IV espiez parmi le cors _ferut_... Rollant reguardet, puis si li est _curut_, Et dist un mot: Ne sui mie _vencut_. (_Ibid._, st. 153.) On attribuait le _d_ ou _t_ euphonique à des mots qui n'y avaient pas droit étymologiquement, à des monosyllabes essentiels, qui eussent disparu dans l'élision ou qui eussent produit des hiatus désagréables; par exemple, _o_ (_avec_), _à_, marque du datif, etc. Luisent cis elme ki _ad_ or sunt gemmez. (_Roland_, st. 79.) «Les écus brillent émaillés d'or.» L'escut li fraint ki est a flurs e _ad_ or. (_Ibid._, st. 96.) «Il lui brise le bouclier orné de fleurs et d'or. «_Qu'est_ à flours.»--L'_i_ s'élide dans cet exemple. V. La prononciation introduisait un _v_ euphonique au sein de beaucoup de mots où l'écriture ne le marquait pas; par exemple, devant la terminaison _oir_ précédée d'une voyelle; devant _eu_ (_eü_) du participe passé passif, _etc._ Son rôle était de prévenir un hiatus, ou de rappeler la consonne figurative du radical. Le _v_ dans _pleuvoir_ est purement euphonique. Il n'y en avait pas dans le latin _pluere_, ni dans _pluendo_:--_Aqua quæ pluendo crevisset_, de Cicéron, se lisait sans doute: _quæ pluVendo crevisset_. La chose est d'autant plus vraisemblable qu'on trouve _pluvi_, _pluverat_ dans Plaute et dans Lucile. _Fuvit_ pour _fuit_, avec la première longue, est dans Ennius: Quam semper _fuvit_ stolidum genus Æacidarum! (_Fragm._, ap. Planck, _Ennii Medea_, p. 104.) Nonius cite de Lucile _luvi_, prétérit de _luo_. Cela suffit pour montrer que les Latins ont employé comme nous le _v_ intercalaire, suivant ce que leur demandait l'oreille. Je ne le trouve pas dans _pluit_, et il se montre dans _pluVia_; nous, au contraire, nous le mettons dans _pleuVoir_ et le supprimons dans _pluie_. De _pleuvoir_, le diminutif _plouiner_, _plouViner_: Endroit la tierce a plouiner se prist. (_Garin_, II, p. 228.) «Vers l'heure de tierce, il commença de tomber une petite pluie.» Pouvoir, de _posse_, n'a aucun droit au _v_. On l'écrivait _pooir_: Ele ne _pooit_ soumillier. (_R. de la Violette_, p. 85.) Lisez: elle ne pouvoit sommeiller. En nule guise Ne _pueent_ cil estre rendu. (_Ibid._, p. 84.) Gardez-vous bien de confondre ce _pueent_ avec la troisième personne du verbe _puer_. Lisez: _ne peuvent_ cil (les morts) estre rendus. De _recipere_, _recevoir_, et au participe _receu_ en trois syllabes. Je suis persuadé qu'on prononçait _recevu_, de même que, trouvant écrit _receoir_, ou ne manquait pas de lire _receVoir_. Pourquoi le _v_ d'_avoir_, qui représente le _b_ d'_habere_, disparaît-il au participe _eu_? et pourquoi ce participe est-il monosyllabe quand l'infinitif est de deux syllabes? Originairement cette irrégularité n'existait pas, car on prononçait _évu_. Il se rencontre même écrit ainsi, par un accident dont on ne peut trop se féliciter: Dist l'amiraill: Jangleu, venez avant; Voz estes proz e vo saveir est grant. Vostre conseil ajoc _evud_ tuz tens. (_Ch. de Roland_, st. 256.) Bénissons ces fautes de copistes, qui, nous restituant la vraie prononciation, nous mettent sur la voie de l'ancien usage, et sans lesquelles on pourrait taxer de chimériques les propositions les plus vraies, mais destituées de preuves. On dut prononcer de même tous les participes en _eu_; _apercevu_, _concevu_, etc., qui ainsi redeviennent réguliers. _Avoir_ faisait _évu_, comme _tenir_ fait _tenu_; _courir_, _couru_; _vouloir_, _voulu_. Le mot _avoi_, _allons_ (_à voie_), d'où les Anglais ont fait _away_, est écrit partout dans la _chanson de Roland_ AOI. On suppléait le _v_[30]. [30] Voyez sur cette exclamation la IIIe partie, au mot AOI. CHAPITRE IV. Extraits du _Roland_.--Intercalaires euphoniques chez les Latins. § Ier. Pour résumer en bref ce vaste et important système des consonnes euphoniques intercalaires, pour le présenter d'une manière plus sensible et plus suivie, je vais mettre ici quelques extraits de la _chanson de Roland_. Ces passages, en faisant connaître le plus poétique et l'un des plus anciens monuments du moyen âge littéraire, rompront utilement l'aridité de ces recherches. On ne sera pas fâché de faire plus ample et plus sérieuse connaissance avec le vieux Turold, l'Homère de Roncevaux, que l'élévation de la pensée, la grandeur et en même temps la naïveté de l'expression rapprochent si souvent de l'Homère grec[31]. [31] Le gouverneur de Guillaume le Conquérant se nommait Turold: «_Turoldus tenera ætate pædagogus._» (Guillaume de Jumiéges, p. 268.) Rien n'empêche de le regarder comme le même Turold qui se déclare l'auteur de la chanson de Roland: Ci falt la geste que _Turoldus_ declinet. (St. 293, vers dernier.) «Ici finit le poëme de Turold.» L'abbé de la Rue place la composition du _Roland_ avant 1130, et rien jusqu'ici ne contredit cette date. Turold aurait donc été l'Aristote d'un autre Alexandre, pour qui il aurait composé son poëme, ne pouvant lui faire lire l'_Iliade_. Dans un temps où l'antiquité était profondément ignorée, il est remarquable de rencontrer une mention de Virgile et d'Homère; c'est à la stance 195. Baligant, l'amiral du roi Marsile, était, dit Turold, plus vieux que Virgile et Homère: Ço est l'amirail, le viel d'antiquitet; Tut survequist e Virgilie et Omer. comme on dirait aujourd'hui: Plus vieux que Mathusalem. Dans la tapisserie de Bayeux, ouvrage de Mathilde, femme de Guillaume le Conquérant, on voit un personnage qui tient les chevaux durant l'entretien d'Harold et de Guidon; sur sa tête est tracé le nom TUROLDUS. Est-ce notre Turold? Il est difficile de prononcer. J'écris en italique toutes les consonnes muettes. Les autres, au contraire, doivent être senties. Roland s'est décidé enfin à sonner de son cor pour avertir Charlemagne, et ramener l'avant-garde au secours de l'arrière-garde, vendue et livrée aux Sarrasins du roi Marsile par le traître Ganelon. Ganelon est avec Charlemagne pour le tromper et l'empêcher de retourner sur ses pas, si par hasard l'idée lui en venait: Li quen_s_ Rolan_s_, pa_r_ peine e par ahan_s_, Pa_r_ gran_t_ dulo_r_, sune_t_ son olifan. Par mi la buche en sa_lt_ fo_rs_ li cle_rc_ san_cs_, De sun cerve_l_ li temple en e_st_ rumpan_t_. De_l_ co_rn_ qu'i_l_ tien_t_ l'oïe en e_st_ mu_lt_ gran_t_; Karle_s_ l'enten_d_ ki est as po_rs_ passan_t_: Naime_s_ li duc l'oï_d_, si l'escu_l_ten_t_ li Fran_c_. Ce di_st_ li reis: Jo oï le co_rn_ Rolan_t_!... Un_c_ ne _l_' suna_st_, se ne fu_st_ cumbatan_t_. Guesne_s_ respun_t_: De bataille est i_l_ nien_t_. Ja[32] e_s_te_s_ viel_z_ e fluris e blan_cs_; Par te_ls_ paroles vu_s_ ressemblez enfan_t_. Ase_z_ save_z_ le grant orgoi_ll_ Rollan_t_. Ço e_st_ merveille que Deu_s_ le soefre_t_ tan_t_! Pur un su_l_ levre va_t_ tute ju_r_ sunan_t_; Devan_t_ se_s_ per_s_ ore vait i_l_ gaban_t_. Ca_r_ cheva_l_ce_z_, pu_r_ qu'alez arre_s_tan_t_? (St. 132.) [32] L'_a_ s'élide. Le vers n'est que de quatre pieds. «Le comte Roland, avec peine, fatigue et grand'douleur, sonne son cor d'ivoire. Le sang clair lui en sort parmi la bouche, et la tempe de son cerveau s'en éclate. Le son du cor porte bien loin[33]! Charles l'entend qui passe à cette heure les portes des défilés; le duc Naimes aussi. Les Français l'écoutent, et le roi dit: J'entends le cor de Roland! Il n'en sonne jamais que pendant le combat. Ganes répond: Il n'est pas question de combat. Vous êtes déjà vieux, blanc et fleuri; vous parlez comme un enfant. Vous connaissez, de reste, l'orgueil démesuré de Roland. C'est merveille que Dieu le souffre si longtemps! Pour un seul lièvre il va corner tout un jour. A cette heure il s'amuse avec ses pairs. Chevauchez toujours. Pourquoi vous arrêtez-vous?» [33] Il est dit dans une autre stance que l'avant-garde l'entendit de trente lieues. Malgré les instances du traître Ganelon, Charles retourne sur ses pas de trente lieues. Quand il arrive, tout est fini! La vallée est jonchée de cadavres: Olivier. Roland, l'archevêque Turpin, tous sont morts. Voici comment le poëte décrit la première nuit passée par Charlemagne, non loin de ces tristes débris de sa vaillante armée: Clere e_st_ la noit, et la lune luisante; Carle_s_ se gi_st_, mais doel a_d_ de Rollan_t_, E de Oliver li peise_t_ mu_lt_ formen_t_[34], Des XII per_s_ e de franceise gent [Qu']en Rencevals a_d_ laise_t_ mor_s_ san gen_z_. Ne poe_t_ mue_r_ n'en plur_t_ e ne s' desmen_t_, E prie_t_ Deu qu'as anme_s_ sei_t_ guaren_t_. Las e_st_ li rei_s_, kar la peine e_st_ mu_lt_ gran_t_; Endormiz e_st_, ne pou_t_ mais en avan_t_. Pa_r_ tu_z_ les prez o_r_ se do_r_men_t_ li Fran_c_; Ni a_d_ cheva_l_ ki puisse_t_ e_st_re en e_st_ant. Ki herbe voelt, i_l_ la prent en gisan_t_. Mu_lt_ ad apri_s_ ki bien connu_is_t ahan. (St. 180.) [34] Transposez l'_r_: _froment_. «Claire est la nuit, et la lune luisante. Charles est couché, mais il a deuil de Roland et d'Olivier; il lui pèse fortement et des douze pairs, et des Français qu'il a laissés à Roncevaux sans gens (pour les garder). Il ne peut s'empêcher d'en pleurer et de se désespérer, et prie Dieu de sauver leurs âmes. Le roi est las, car la peine est bien grande. Il s'est endormi, car il ne peut résister davantage. Par tous les prés dorment les Français; n'y a cheval qui se puisse tenir debout. Celui qui veut de l'herbe la prend couché. Qui connaissait déjà la fatigue, en a encore bien appris là-dessus!» Charlemagne, de retour à Aix-la-Chapelle, fait juger Ganelon. Les pairs le condamnent à mort; mais Pinabel, aussi de la perfide maison de Mayence, se présente pour soutenir en champ clos la cause de son cousin. Thierry d'Ardene, oncle d'Ogier le Danois, se déclare l'adversaire de Pinabel. La scène est à Aix-la-Chapelle; l'empereur fait porter _quatre bancs sur la place_, pour former le champ clos; les deux champions se préparent de leur côté: Pui_s_ que i_l_ sont a bataille juste_z_, Ben sun_t_ cunfez e aso_l_s et sei_g_ne_z_, Oen_t_ lu_r_ messe_s_ e sunt acuminie_z_, Mu_lt_ granz offrendes metent pa_r_ ces mu_s_ter_s_. Devan_t_ Ca_r_lun andui sun_t_ repaire_z_; Lur e_s_peruns unt en lo_r_ pie_z_ ca_l_ce_z_, Ve_s_tent osbers blan_c_s e for_s_ e lege_rs_; Lur helme_s_ cler_s_ unt fermez[35] en lu_r_ che_fs_; Ceinent e_s_pees enhede_l_e_s_ d'o_r_ mie_r_; En lu_r_ co_ls_ pendent leur e_s_cu_s_ de qua_r_te_rs_, En lu_r_ puin_z_ de_s_tre_s_ un_t_ lu_r_ tranchanz e_s_pie_z_, Pui_s_ sun_t_ muntez en lu_r_ curan_t_ de_s_tre_rs_. Idun_c_ plureren_t_ .C. milie chevale_rs_ Qui pu_r_ Rolan_t_ de Tierri un_t_ pitie_t_. Deu_s_ set ase_z_ cumen_t_ la fin en e_rt_! (St. 282.) [35] _Fremez_. «Après qu'ils sont prêts pour le combat, bien confessés, absous et bénis, ils entendent leur messe et sont communiés, et ils laissent de très-grandes offrandes parmi ces moutiers. Devant Charles tous deux sont retournés; ils ont chaussé leurs éperons, vêtent hauberts blancs, forts et légers; leurs casques brillants sont fermés sur leur tête; ceignent épées emmanchées d'or pur; à leurs cous pendent leurs boucliers avec leurs écussons, à leur poing droit leurs tranchants épieux, puis sont montés sur leurs agiles destriers. Alors pleurèrent cent mille chevaliers qui, tenant pour Roland, ont pitié de Thierry. Dieu sait assez quelle en sera la fin!» La fin, c'est que, après un succès longtemps douteux, Pinabel reçoit sur la tête un coup qui lui fend le casque et la tête jusqu'au nez, et fait jaillir la cervelle sur l'arène. O madame de Sévigné, où étiez-vous alors? Escrien_t_ Fran_c_: Deus i fai_t_ ve_r_tu_t_[36]! Asez e_st_ drei_t_ que Guene_s_ sei_t_ pendu_t_, E si paren_t_ ki plaidet un_t_ pu_r_ lu_i_. (St. 288.) [36] _Vretu_. «Les Français s'écrient: Dieu y a fait vertu! Il est bien droit que Ganes soit pendu, lui et ses parents qui ont plaidé pour lui.» Ganelon n'est point pendu, mais il est tiré à quatre chevaux. Pinabel et le reste sont accrochés à des potences, _al arbre de mal fust_ ou de bois maudit, comme parle le poëte. Le brave Thierry assiste au supplice de Ganelon entre les bras de Charlemagne, qui lui essuie le visage de ses superbes fourrures de martre: Li reis a_d_ pris Tierri entre sa brace; Te_rt_ lui le vis o_d_ ses gran_z_ pe_lz_ de ma_r_tre. (St. 289.) Ainsi se termine ce poëme, le plus curieux peut-être et le plus intéressant que nous aient légué nos aïeux; par malheur, c'est aussi le plus mutilé. Donc, pour lire et apprécier des vers composés au moyen âge, la première condition serait de savoir replacer en leur lieu les consonnes euphoniques omises la moitié du temps par les copistes, comme aussi de négliger celles qu'ils marquent trop souvent hors de propos. J'ajoute tout de suite qu'il faut savoir aussi remédier à l'étourderie ou à l'ignorance des copistes relativement aux voyelles, car ils ne se bornent pas à pécher sur les consonnes. L'_e_ muet est surtout leur écueil. Cette finale était facultative dans certains mots, comme aujourd'hui en italien. _Comme_, _homme_, _vostre_, _nostre_, étaient, au gré du poëte, _com_, _hom_, _vos_, _nos_. Quand le copiste estropie la mesure, soit par luxe ou par indigence, c'est au lecteur à la rectifier, et à ne se fier au manuscrit que de la bonne sorte. On voit, sans que j'aie besoin de le montrer, de quelle conséquence a été la suppression des consonnes euphoniques. Pour ne parler que de la poésie, son vocabulaire a été tout d'un coup restreint des trois quarts. La versification, si facile au XIIIe siècle, qu'on dédaignait d'écrire en prose, même les traductions, est devenue au XVIIe un tour d'adresse, que, à force de le voir répéter, on imitait assez facilement au XVIIIe, et qui de nos jours tombe dans le procédé. Avant de déterminer la finale d'un mot, nos pères se préoccupaient toujours de l'initiale du mot suivant. Cette habitude a dicté la principale règle de la rime dans la versification moderne. Originairement tout rimait, pourvu que la consonnance fût la même; c'est ce qu'on pourrait nommer le temps de la poésie naturelle, où tout le monde était convié. Mais quand un art plus délicat succéda à un art dans l'enfance, on sentit qu'il fallait mettre des bornes à cette faculté des rimes, et que la difficulté vaincue entrait pour beaucoup dans le mérite de la versification. Examinant alors de plus près les habitudes et le génie du langage, on fut conduit à porter cette loi: Un pluriel ne rime pas avec un singulier, ni un mot terminé par une consonne avec un mot terminé par une voyelle. (Les consonnes euphoniques intercalaires étaient déjà perdues.) Dès ce moment, le participe _pillé_ ne rime plus avec l'infinitif _habiller_; ni le comparatif _mieux_ avec le substantif _pieu_; ni _plus_ avec un _élu_; _courir_ avec _chéri_, etc., etc., etc. Pourquoi, puisque ces rimes satisfont pleinement l'oreille? C'est qu'elles ne la satisferont plus si le mot suivant commence par une voyelle, et que la rime ne veut pas s'exposer aux hasards d'une élision ou d'un hiatus. Il faut que l'exactitude de la rime soit garantie à tout événement. Les autres raffinements n'ont pas tardé à suivre celui-là, comme la richesse de la rime, la mobilité de l'hémistiche, la recherche des coupes, de l'enjambement, etc. A partir de ce jour, la versification quitte les rangs du peuple, et se renferme dans les rangs de la classe supérieure; car, désormais, pour faire des vers, il faudra avant et surtout être lettré, savoir l'orthographe; bientôt même cette condition sera la seule exigée. § II. L'usage des consonnes euphoniques paraît un legs des anciens Latins. A cet égard, il ne faut pas demander les révélations au siècle d'Auguste, pas plus qu'au siècle de Louis XIV; mais remontons le cours des âges: peut-être y a-t-il un moyen de savoir comment prononçaient les Romains du temps des guerres puniques. Nous avons de leur main un manuscrit authentique, monument qui date aujourd'hui de deux mille cent cinq ans: c'est la colonne Duilienne. L'emploi du _d_ euphonique y est manifeste: IN ALTOD MARID... IN SICELIAD... PUCNANDOD... NAVALED PRÆDAD. Dans la première inscription du tombeau des Scipions, GNAIVOD PATRE PROGNATUS; dans une inscription de Vérone (Orelli, nº 3147), QUAISTORES AIRE MOLTATICOD DEDERONT; dans le sénatus-consulte sur les Bacchanales, SACRA IN OQVULTOD NE QUISQUAM FECISE VELET. D'où provient ce _d_, et quel en est l'usage, s'il n'est destiné à sauver la voyelle finale du choc d'une voyelle initiale? On a dit là-dessus que le _d_ était une marque de l'ablatif. Nullement. Vous retrouvez dans cette assertion précipitée la coutume des grammairiens, de convertir d'abord en principe général le fait particulier. Si les exemples qu'on cite sont le plus souvent à l'ablatif, la raison en est simple: c'est que l'ablatif surtout a une voyelle finale désarmée. Mais ne détournez pas vos yeux des adverbes, prépositions, impératifs, accusatifs en _a_, en _o_ ou en _e_, auxquels je rencontre attaché le _d_ final. Par exemple, dans le sénatus-consulte des Bacchanales, _extrad_, _suprad facilumed_:--NEVE IN POPLICOD, NEVE IN PRIVATOD, NEVE EXTRAD URBEM. Le décret sera affiché en lieux où il soit le plus facilement en vue: UBEI FACILUMED GNOSCIER POTISIT. L'accusatif, étant naturellement muni d'une consonne finale, n'avait pas besoin du _d_ euphonique. Les accusatifs _me_, _te_, _se_ font exception à la règle; aussi les trouve-t-on écrits _med_, _ted_, _sed_: Solus solitudine ego te_d_ atque ab egestate abstuli. (Plaute, _Asinar._, I, 3, 11.) Nec nobis præter me_d_ alius quisquam est servus Sosia. (_Amphitruo_, I, 2, v. 244.) Festus signale _sed_ mis pour _se_. On le trouve dans Plaute, et avant Plaute dans le sénatus-consulte des Bacchanales: NEVE QUISQUAM FIDEM INTER SE_D_ DEDISE VELET. L'accusatif pluriel _ea_ y est écrit _ead_: SEI ESENT QUEI ARVORSUM EAD FECISENT QUAM SUPRAD SCRIPTUM EST. On trouve même dans une inscription _senatud_ pour _senatum_. Quaistores senatu_d_ cosoluere. (_Orelli_, nº 3257.) Probablement par une heureuse inadvertance du sculpteur, comme lorsque les scribes de notre moyen âge nous révèlent, par certaines fautes d'orthographe, les préoccupations de leur esprit, les habitudes de leurs yeux et l'usage de leur temps. Le _d_ était donc la consonne euphonique intercalaire qui plaisait le plus aux Romains; et cela s'ajuste bien à un passage de Macrobe. «Nigidius, dit-il, déclare qu'Apollon et Janus sont le même personnage, et que _Diana_ est aussi le nom _Iana_, précédé du _d_ euphonique qui s'attache volontiers à l'_i_: _Reditur_, _redintegratur_, _redhibetur_, etc.» (_Saturn._ I, c. 9.) Peut-être, en y regardant mieux, pourrait-on saisir la trace d'autres consonnes euphoniques. Par exemple, l'infinitif passif en _ier_ ne rentrerait-il pas dans cette catégorie? Le sénat ordonne que cette table d'airain soit attachée... _etc._ DE SENATUOS SENTENTIAD UTIQUE EAM FIG_ier_ IOUBEATIS. Le _c_ paraît avoir servi au même usage dans la touchante épitaphe de Claudia, qui avait vu mourir un fils, et en laissait un autre. Gnatos duos creavit; _horunC_ alterum In terra linquit, alium sub terra locat. (Egger, _Reliquiæ vetust. serm._, p. 348.) Le _c_ empêche l'élision d'_horum_, qui détruirait le vers. Et voyez combien les vestiges d'un usage populaire sont ineffaçables! A l'autre extrémité de la langue latine, nous retrouvons encore _tunc_ pour _tum_, qui atteste l'usage et les propriétés de l'ancien _c_ euphonique. _Tunc_ s'est sauvé à côté de _tum_, lorsque _horunc_ était sacrifié à _horum_ par les écrivains d'une époque plus polie. _Nunc_ n'est autre chose aussi que le _nun_ grec, qui s'est tenu constamment armé de sa finale euphonique. C'est un fait bien curieux à étudier que ce phénomène se reproduisant à un si long intervalle chez deux peuples différents. Une simple tradition orale de la république romaine se glisse à travers toutes les révolutions de gouvernements et de religions; elle franchit le temps et l'espace, la civilisation de l'empire et les invasions de la barbarie; elle pénètre dans les Gaules, elle se verse d'un idiome dans un autre, et l'y voilà établie, enracinée, sans s'être laissé briser ni endommager. Les _d_ euphoniques de la colonne Duilienne sont arrivés intacts dans la _chanson de Roland_; ils ont passé du tombeau de Scipion dans la version du _livre des Rois_. Comment cette tradition a-t-elle fait un pareil chemin? C'est à l'abri de la protection populaire; c'est en marchant au fond de la société. La classe bien élevée la traite de mépris? Que lui importe? Les modes littéraires changent: la langue du peuple ni l'oreille humaine ne changent pas. Vous la croyez morte, cette tradition, tuée par le beau parler de l'Académie? Soyez certain d'une chose: c'est que si la langue française laisse en mourant des filles, l'une d'elles au moins héritera des _cuirs_ que le peuple de Paris a hérités des matelots de Duilius. DEUXIÈME PARTIE. DES VOYELLES. CHAPITRE PREMIER. Des diphthongues dans les langues classiques.--Y en avait-il en latin?--Absence de diphthongues dans le premier âge de notre langue.--_AI_, _AU_,--_AO_,--_EI_,--_EU_. Les Grecs n'avaient pas de diphthongues: _græcis nulla est diphthongus_, dit Th. de Bèze. (_De Ling. fr. rect. pron._, p. 41) Nous possédons trop peu de renseignements sur la prononciation des Latins pour oser décider s'ils avaient ou non des diphthongues; plusieurs indices se réunissent pour faire croire le contraire. Convenons d'abord de ce que nous entendons par diphthongue: c'est un groupe de deux voyelles écrites, que le langage confond en une seule voix. D'après cette définition, le son _ou_ des Latins n'est point une diphthongue, car il était figuré par un seul signe _u_; de plus, ce son était bref: _Dominus_, _Deus_, _meus_. _Au_, selon toute apparence, sonnait _av_ ou _af_; c'était la valeur du digamma éolique. _Æ_, dans Ennius, dans Lucile, Lucrèce, etc., sonne _aï_ par diérèse: Et micat interdum _flammaï_ fervidus ardor... Ut nunc montibus e magnis decursus _aquaï_... Sustineat corpus tenuissima vis _animaï_... Et lors même que les deux voyelles ne comptèrent plus que pour une syllabe, elles sonnaient encore distinctement, et la diphthongue accomplie pour l'oeil n'était pas tout à fait admise par l'oreille; cela résulte invinciblement d'un passage où Varron note la mauvaise prononciation des paysans, qui, pour _mæsius_ par _æ_, prononçaient par _e_ simple _mesius_, et de même _hedus_ pour _hædus_. (_De Ling. lat._ lib. VI, ad fin.) Festus observe également que les paysans ne prononcent pas les diphthongues, disant, par exemple, _orum_ pour _aurum_ (_aou-roum_). Enfin Cicéron, au troisième livre de l'Orateur, reprend Cotta qui supprimait l'_i_ et ne faisait entendre que l'_e_ dans les mots autrefois écrits par _ei_, comme _leiber_, _leibertas_. Il paraît donc bien clair que la diphthongue, chez les Romains, n'était que la réunion rapide de deux voyelles en une seule syllabe. Et c'est ainsi qu'elle existe toujours en italien: _Chiudiam_ l'orecchie al dolce canto e rio. (_Gerus._, XV, 57.) Ed _impaurita_ al suon, fuggendo e ratia... (_Ibid._, st. 49.) Il en était de même en français, avec cette différence que les deux voyelles comptaient pour deux syllabes. En d'autres termes, toutes les voyelles sonnaient isolément; les diphthongues étaient inconnues. D'après la définition que nous en avons donnée, nous ne compterons pas comme diphthongues les sons _au_, _eu_, _ou_, très-fréquents dans le langage, mais que l'écriture ne peignait pas comme aujourd'hui, n'y employant alors qu'une seule voyelle. _Au_, _eu_, _ou_, résultaient des notations _al_, _el_, _ol_, suivies d'une consonne; _ou_ s'écrivait encore _u_. Il n'y a pas là de diphthongue. Le passage de Varron nous montre que nous prononçons très-mal le mot _ætas_, en disant comme les paysans latins, _étas_. La prononciation légitime est celle des Italiens et des Allemands, qui disent _aétas_. Cet _aétas_ vous donne sur-le-champ l'origine du vieux mot _Aé_, aujourd'hui modifié en _âge_. Benoît de Sainte-More nous dit que le duc Robert demeurait à Rouen, Pleins de vieillesce et plein d'_aé_, Dunt le cors a fraint e quassé. (_Chron. des ducs de Normandie_, v. 8180.) Seignors, fait il, biens est dreiz Que tuit communaument sacheiz, Pur quei ci sommes assemblé: Mult est li dux de grant _aé_. (_Ibid._, v. 8116.) Ains ne l'aimai nul jour de mon _aé_. (_Garin._) Il a dit coiement et en a mult juré Qu'il n'en demourroit ja au jor de son _aé_. (_Chron. de Duguesclin._) _Aé_ était par apocope d'_ætas_. Par la suite des temps, l'_é_ est devenu muet; on a intercalé un _g_ euphonique, et nous avons _âge_, dont l'accent circonflexe rappelle encore de loin la diphthongue d'_ætas_. AI, AU. On écrivait _trair_, _oir_, _maistre_, _veoir_, et l'on prononçait _trahir_, _ouïr_, _ma-ïstre_ (_magister_), _vé-oir_. C'est une inconséquence moderne de dire _trahir_ et _traître_; l'ancienne langue prononçait _traï-tre_ ou _trahitre_; _trahison_ a été mieux conservé. Un écolier à qui vous présenterez le mot _laicus_, le lira naturellement en trois syllabes; les Français écrivaient aussi _laic_, et prononçaient, selon l'occurrence du mot suivant, _laï_ ou _laïque_; frère _laï_;--_laïque_ ou sacré. On dit aujourd'hui, avec une double forme écrite et parlée,--_un laïque_ et _frère lai_: Car dans ces dîmes de rebut Les _lais_ trouvaient encore à frire. (_La Fontaine._) Cela est aussi peu judicieux que _haïr_ et je _hais_. Jadis la diérèse était constante: _haine_ sonnait _haïne_, sans qu'il fût besoin d'indication particulière. Et encore au XVIe siècle, qui est l'époque où l'on se mit à bouleverser la langue, on maintenait _je haïs_. Joachim du Bellay fut un des premiers à se permettre _je hais_: Je _hay_ les biens que l'on adore, Je hay les honneurs qui perissent. De quoi il fut aigrement repris par un des meilleurs élèves de Marot, Charles Fontaine:--«La première personne du verbe _haïr_, que tu fais monosyllabe, est de deux syllabes divisées, sans diphthongue, comme il appert par le participe et l'infinitif qui sont divisés, et ainsi par tous les temps et personnes» (_Quintil. Horatian._) * * * * * Par la même raison, _au_ sonnait _a-ü_. _Caoir_ ou _chaoir_ de _cadere_, faisait au participe _caut_, ou _chaut_; c'est-à-dire _kaüt_. C'est ainsi qu'il faut prononcer dans cette phrase de saint Bernard:--«E por ce Deu creat il les hommes,... ki restorassent les murs de Jerusalem, ki _chaut_[37] estoient.» (P. 524.) [37] Le nom bien connu d'une danse obscène signifie _la chute_. Carles cancelet; por poi qu'il n'est _caut_; Mais Deus ne volt qu'il seit mort ne _vencut_. (_Chanson de Roland_, st. 263.) «Charlemagne chancelle; peu s'en faut qu'il ne soit tombé, etc.» Le tréma est, comme les accents, d'invention très-moderne. Observons que tous ces signes extérieurs imaginés pour maintenir la prononciation, en ont au contraire hâté la ruine, en poussant à l'oubli des conventions d'orthographe qui la régissaient autrefois. Ces signes inspiraient une sécurité trompeuse: où l'on ne les voyait pas, on a mal prononcé; et comme rien n'est plus vite omis ou ajouté, le mauvais usage s'est substitué facilement au bon; les gens qui ne lisaient pas ont évité cet inconvénient: ils continuent à dire _chaü_ et je _haïs_. Ce fut l'oracle Vaugelas qui, de son autorité privée, décida qu'il fallait dire _je hais_ et _nous haïssons_. Il devait au moins autoriser la forme usitée alors en province, _nous hayons_, _vous hayez_, _ils hayent_, cela eût été conséquent; mais il semble que ce redouté Vaugelas se soit plu à faire éclater sa toute-puissance dans l'inconséquence de sa décision; pareil à ces tyrans qui s'appliquent dans leurs actes à choquer la raison, pour constater d'autant mieux qu'ils ne reconnaissent aucune loi supérieure à leur volonté, non pas même le sens commun. Au surplus, le guide principal des grammairiens du XVIIe siècle était une sorte d'empirisme qu'ils appelaient l'_usage_, sans distinguer le bon du mauvais par l'étude des origines. Les autorités ordinairement invoquées par Ménage sont la cour, les Parisiens, et par-dessus tout les dames; sans oublier ses propres ouvrages, qui l'emportent sur tout le reste: «J'ai dit dans mon _Jardinier_... J'ai écrit dans mon _Oiseleur_... dans mon éclogue de _Christine_... dans mes _Origines_, etc.» Il a aussi quelques vieux livres auxquels il s'en réfère de temps à autre; mais pas beaucoup: cela se borne à peu près à Rabelais et au dictionnaire de Nicot. Par exemple, M. de Vaugelas veut qu'on dise l'île de _Chypre_; Ménage lui résiste hardiment, parce que Nicod dit l'île de _Cypre_. Il se rallie à Nicod. Mais les dames disent de la poudre de _Chypre_, il ne peut se le dissimuler. Comment faire pour être avec les dames sans être avec Vaugelas? Dans ce combat de l'amour-propre et de la galanterie, qui sera le vainqueur? Ménage trouve un moyen le plus simple du monde de tout concilier:--«Je dirais donc l'_île de Cypre_ et _de la poudre de Chypre_.» (_Observ._, p. 290.) Il n'a pas cédé! Ce tour de passe-passe est digne de celui qui fait venir _Mandore_, sorte de luth, de _Pandore_, en changeant _P_ en _M_, étymologie au moins aussi plaisante que celle d'_Alfana_, dérivé d'_Equus_. La difficulté ne serait pas plus grande à tirer _Pandore_ de _Mandore_, en changeant _M_ en _P_. Le XIIe siècle, serrant de près l'étymologie latine, avait fait de _adorare_, _aurer_;--de _adornare_, _aurner_;--de _aperire_, _auverir_;--d'_adjuvare_, _aidier_;--d'_adumbrare_, _aumbrer_, et _aumbremens_;--d'_adunare_, _auner_. Prononcez tous ces mots avec la diérèse. --«Et ço requiere que nostre sires me parduint cel pechie, s'il avient que mis sires entred al temple Remon pur _aurer_; e s'il se apuit sur mei, si je _aur_ al temple Remon quant mis sires i _aurrad_.» (IVe liv. des _Rois_, p. 364.) C'est-à-dire: «Et je requiers ceci, que notre seigneur me pardonne ce péché, s'il avient que mon seigneur entre au temple de Remon pour adorer; et s'il s'appuie sur moi, si j'adore dans le temple de Remon quand mon seigneur y adorera.» --«Et Atalie la felenesse reine et li suen ourent mult destruit le temple Nostre Signur, et de riches _aurnemenz_ del temple aveient honured la mahumerie Baalim.» «Et des riches ornements du temple avaient honoré la mosquée de Baal.» Elisée--«Refist ses uraisuns, que nostre sires _auverist_ lur oils.»--«Ouvrît leurs yeux.» --«Les _aumbremenz_ des arbres ki furent el munt cuntre Jerusalem... Li reis fist detrenchier les _aumbremenz_.» (_Rois_, p. 428.) «Les ombrages d'arbres sur la montagne... Le roi fit supprimer les ombrages...» La prose laisserait incertain le nombre des syllabes, mais les vers ne permettent pas le doute: Ganelon dit au roi Marsile, en l'abordant: ... Salvez seiez de Deu Li glorius que devum _aurer_, (_Ch. de Roland_, st. 52.) «Le glorieux que devons _a-ourer_, adorer.» Demain soit nostre gent armee, Et soit es cans nostre _aünee_. (_Partonop._, v. 2883.) «Et soit aux champs notre assemblée.» La gent faee s'aünent environ. (_Guillaume d'Orange._) «Les fées s'assemblent aux environs.» Son umbre (dont suis effreie) _Aümbrout_ tote Normandie. (Benoît de Sainte-More, v. 31501.) «Ombrageait toute Normandie.» Apres, vout Deu le munt former E les elemenz diviser; E quant il out tuit _aorné_... (_Ibid._, 23767.) Mult quida bien certainement Que de la doloreuse perte Li fust grant honur _aoverte_. (_Ibid._, v. 12830.) Tous les mots de notre langue primitive sont tirés du latin, la plupart avec une syncope, ou du moins la suppression d'une consonne. _Adjuvare_, par exemple, et _adjutorium_, laissaient tomber leur _d_ dans le trajet: _aïder_, _aïe_, _aïue_, qui sont devenus _aide_ et _aider_: Ah! dist il, tres orde _traïtre_, M'es tu ja venue ferir?... Mes si m'_aïst_ sainz esperiz, Je te ferai male nuit traire. (_De sire Hains et dame Anieuse_, v. 180.) Se m'_aïst_ Diex et sainte croix. (_Les Braies au Cordelier_, v. 170.) Armees lor sunt bien _aïes_, E tote lor granz compaignies. (Benoît de Sainte-More, v. 21261.) «Les armées leur font bonne aide.» D'autres fois _aiues_, ou plutôt _ajues_: Car il est reis de grant puissance, D'autres _ajues_ que de France. (_Ibid._, v. 21137.) Il n'aveient mais defense, Conseil, _ajue_, ne despense[38]. (_Ibid._, v. 2603.) [38] _Aveient_ est ici de trois syllabes, _a-vei-ent_, probablement avec un _v_ euphonique intercalaire devant la troisième. _Avoient_, dissyllabe, qu'on rencontre de très-bonne heure, n'infirme point ce que j'ai dit sur l'absence des diphthongues, car c'est déjà une forme contracte; la forme primitive, comme on verra plus loin, est _avevoient_, _habebant_. «Ils n'avaient davantage (_ma-ïs_, _magis_) défense, conseil, aide, ni de quoi dépenser.» On voit, par cet exemple, que _mais_, originairement, retenait le sens et la mesure de _magis_, d'où il dérive. Le passage suivant, de Villon, nous montre le même emploi de _mais_ à la fin du XVe siècle: Si tu n'as tant que Jaques Coeur, Mieux vaut vivre sous gros bureaux Pauvre, qu'avoir esté seigneur, Et pourir sous riches tombeaux. Qu'avoir esté seigneur!... Que dis? Seigneur!... helas! l'est-il _mais_?... (_Le Grand Testament._) _L'est-il ma-ïs_, l'est-il plus, l'est-il encore? Le sens originel, non la mesure de _mais_, se conserve dans la locution, _n'en pouvoir mais_; c'est-à-dire, n'y pouvoir davantage: _non posse magis_. C'est une espèce d'ellipse, comme si l'on disait: Vous voyez qu'il n'en peut rien; eh bien! _il n'en peut mais_. AO. LAON était toujours de deux syllabes. Les quatre fils Aymon, envoyés par leur père, se présentent à la cour de Charlemagne; et Richard, le plus hardi des quatre, demande au grand empereur de les équiper et de les armer chevaliers. Charlemagne, enchanté de leur bonne mine et de leur tournure, y consent: A un lundi matin, en bel establison, Les adouba le roy de France et de _Laon_. (_Les quatre fils Aymon_, v. 244.) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Et quant Renaut la vit (_sa mère_) de tel condicion, Qui li eust doné la cité de _Laon_, Ne se tenist il point en icelle saison Qu'il n'eust souspiré. (_Ibid._, v. 513.) On écrivait aussi _Loon_, _mont Loon_ (peut-être avec une consonne euphonique intercalaire), comme _poon_ pour _paon_: Au manger ont maint _poon_ et maint cine. (_Aubri le Bourg._, Bekker, p. 152.) Asez i ont e claret et vin viez, _Poons_ pevrez et capons et dainsiez. (_Ibid._) «Il y eut au repas assez de vin clairet et vieux, paons poivrés (épicés), chapons et venaison.» PAOUR, de _pavor_, aujourd'hui resserré en une seule syllabe, en faisait deux: En tremblant de _paour_ s'aventure a contée. (_Le Dit du Buef._) TAON, AOUST, FAON, SAOUL, se prononçaient de même par diérèse: Oncques vache que point _tahons_ Ne vi si galoper par chaut Comme Galestrot va le saut. (_De Constant Duhamel._) «Jamais je ne vis dans la chaleur vache piquée d'un taon galoper en sautant comme fait Galestrot.» Un roncinet de povre coust Qu'il avoit tret devant l'_aoust_. (_Des deux chevaux_, Barb., II, 63.) Ce fut a la foire d'_aoust_ Que sire Reniers de Dissise Se partit de dame Phelise. (_La Bourse pleine de sens_, v. 74.) On prononçait en trois syllabes la _mi-août_: Et lor dist qu'a la _mi aoust_ Soient apareillie quoy qu'il coust. (_R. de Coucy_, v. 6955.) _Mi-oût_, comme le prescrit l'Académie, n'est guère plus harmonieux que _mi-août_. Ce n'était pas la peine de changer la coutume. Les oiseaux, aussi les poissons, Qui sont moult beaux a regarder, Savent bien mes regles garder: Tous _faonnent_ a leurs usages, Et font honneur a leurs lignages. (_Roman de la Rose._) Un moine de Saint-Acheul, voulant troquer un cheval maigre contre celui d'un paysan qui passait, fait l'éloge de sa bête. Il ne faut pas, dit-il, s'en rapporter aux apparences: Encore soit il povre et maigres, S'est il plus vaillans et plus aigres Que tel que l'on vendroit cent sous. Mais il ne fu pieça _saous_. (_Des deux chevaux_) Au XVIe siècle, nous retrouvons tous ces mots resserrés d'une syllabe; la synérèse est consommée, la diphthongue existe. On écrit _ouvrir_, _ombreux_, _orner_, etc. Si quelquefois on veut bien encore figurer l'_a_ sur le papier, c'est pure complaisance:--«Nous l'escrivons encore en _saoler_, _aorner_, là où il n'est nulle mémoire de l'_a_ en la prononciation.» (Meygret, _de l'Escriture françoise_.) Ou bien nous rencontrons dès cette époque les inconséquences dont fourmille notre langue actuelle.--«Nous prononçons _pan_ et _fan_, dit Théodore de Bèze; mais pour le verbe _faonner_, la diphthongue _ao_ subsiste dans la prononciation comme dans l'écriture.» (_De Ling. fr. rect. pron._, p. 43.) L'Académie, aujourd'hui, prescrit de dire _fan_ et _fanner_; quelque grammairien y trouvera l'inconvénient d'une équivoque avec _faner un pré_. A quelle époque commença-t-on de prononcer comme nous faisons aujourd'hui les mots _paon_, _aoust_, etc.? Ce doit être vers la fin du XVe siècle. Voici ma raison: dans les _Chroniques de Normandie_, on lit que Richard sans Peur rencontra la nuit, dans une forêt, une étrange assemblée de gens établis sur un grand drap; c'était la Mesnie Hellequin. Richard saute sur le tapis, questionne le chef: Nous allons en Palestine combattre les Sarrasins et âmes damnées, pour notre pénitence faire.--Il y veut aller aussi. On part sur le tapis volant, comme dans les _Mille et une Nuits_. Au bout d'un temps, Richard entend une clochette: Qu'est cela?--C'est matines qui sonnent à Sainte-Catherine du mont Sinaï. Richard, comme dévot, veut descendre pour assister aux matines; le roi de la Mesnie lui donne à tenir un _pan_ du tapis: «Lors le roi dist au duc Richard: Tenez ce _paon_ de drap, et ne laissez point que vous ne soyez dessus; et allez à l'esglise prier pour nous, et puis au retourner nous vous revendrons querir. Lors vint le duc Richard atout son _paon_ de drap, et entra dans l'esglise de Sainte-Katherine du mont Sinaï, etc.» (Chap. VII, feuille signée _Eiii_.) On voit, par l'orthographe de ce texte, que dès lors la prononciation confondait le _paon_, oiseau, avec un _pan_ de drap. Or, l'impression de ces chroniques est datée de Rouen, le quatorzième jour de mai 1487. EI. La mesure démontre qu'il faut prononcer _ei_ par diérèse dans une foule de cas. Le prétérit de _facio_, _feci_, était traduit par _je feis_, _fé-is_, en deux syllabes: Mes miex l'en aime et miex l'en veut Que il ne _feist_ onques mes. (_Le lai d'Aristote._) «Mais il l'en aime mieux et lui en veut plus de bien qu'il ne fit jamais.» Une femme enceinte désire savoir si elle aura un garçon ou une fille; on lui enseigne un moyen de le découvrir: Si m'enseigna l'on a aler Entor le mostier sans parler Trois tors, dire trois patenostres En l'onor Dieu et ses apostres; Une fosse au talon _feisse_, Et par trois jors y revenisse. (Rutebeuf, _De la Dame qui feit trois tors entor le moustier_.) «On me conseilla de faire, sans parler, trois fois le tour de l'église, dire trois patenôtres, et creuser avec mon talon une petite fosse, où je reviendrais pendant trois jours.» MEISME, par syncope de _medesimo_, _meme_, est toujours de trois syllabes: Li baron montent, si ont le cri levé; Kalles _meisme_ sor un mulet monté... (_Introd. à la ch. de Roland_, p. XXI.) Rutebeuf décrit une noce somptueuse: j'y étais moi-même, dit-il, et depuis je n'en ai pas revu une pareille: Je _meismes_ qui y estoie Ne vi piesa si bele faire. (_De Charlot le Juif._) VEIR (_videre_) est dissyllabe: A ces paroles le porent bien _veir_; Les destriers brochent, si sont alé ferir. (_La Desconfite de Roncevaux._) Nous pouvons bien, dit Corsabrine, allié de Marsile, soutenir cette bataille. De ceux de France vous en verrez peu demeurer: c'est aujourd'hui qu'il leur faut mourir; Charlemagne ne pourra jamais les sauver: Ceste bataille bien la poons soffrir. De ceuz de France i poez po _veir_: Hui est li jors qu'il les covient morir, Que jamais Charles n'es porra garantir. (_Introd. du Roland_, p. LVI.) Sur la tombe de Begon de Belin fut gravé ce vers: Il fut le meilleur qui onques monta destrier: La lettre dist qu'il ont desor lui mis: Ce fust li mieuldres qui sor destrier _seist_. (_Garin_, II, p. 272.) EU. Dans l'origine, on prononçait toujours avec la diérèse, _é-u_. Le vilain du dit de _Merlin Mellot_ se vante à sa femme d'avoir à sa disposition un trésor.--Et où le prendras-tu? Au bout de cest courtil, droit dessous un _seur_[39] (C'est un arbre qui est en septembre _meur_). --Devant que le verrai ne serai _asseur_, Lors prirent pic et houe pour querir leur _eur_. (Jubinal, _Nouv. Recueil_, I, 131.) [39] Un _séyu_, un _sureau_, en picard. «Au bout du jardin, droit dessous un sureau (c'est un arbre qui mûrit en septembre.)--Jusqu'à ce que je l'aie vu, je n'en serai pas certaine. Alors ils prirent pic et houe pour chercher leur bonheur.» Prononcez _séu_,--_méu_,--_asséu_,--_éu_. Cette forme serre de plus près le latin _securus_, _maturus_. C'est surtout pour le participe passé passif en _u_ que cette diérèse est essentielle à observer. Je ne crains pas, vu l'importance de la remarque, de répéter ici ce que j'ai dit plus haut à l'article du _v_ euphonique. Quantité de verbes, par suite de la synérèse, c'est-à-dire, de la fusion de deux voyelles en une, ont perdu une syllabe au participe passé passif, et ainsi présentent une irrégularité; mais cette irrégularité est toute moderne. Autrefois _savoir_ faisait _sé-u_; _recevoir_, _recé-u_; _apercevoir_, _apercé-u_; _véoir_, _vé-u_; _avoir_, _é-u_; etc.: Trop par _éüs_ le cuer hardi[40] Quand tu devant moi feru l'as... Et quand j'ai _béü_ et mangié. (_Le Dit du Buffet_, Barb., II, 164, 165.) [40] Réunissez _parhardi_. _Par_, comme le per des Latins, communiquait à l'adjectif au positif la force du superlatif. Voyez, dans la troisième partie, l'article de PAR. «Tu eus le coeur par trop hardi quand tu le frappas en ma présence.» On prononçait _évus_, _bévu_,--d'autant que la forme primitive n'était pas _boire_, mais _bevre_, de _bibere_, Au XVIIe siècle, _éu_ ou _évu_ subsistait encore dans la bouche même des lettrés; témoin ce vieux couplet cité par Ménage à propos d'autre chose: Comtesse de Cursol, _La, ut, ré, mi, fa, sol_, Je veux mettre en musique Que vous avez _éu_, _La, ré, mi, fa, sol, u_, Plus d'amants qu'Angélique. Peu à peu la diphthongue a pris le dessus: on a prononcé la finale en une seule syllabe, _beu_, _receu_, _sceu_, et de la diphthongue on est descendu à la simple voyelle _u_. L'_e_ a été éliminé de l'écriture comme il l'était déjà de la prononciation, et nous écrivons aujourd'hui _bu_, _su_, _reçu_, etc., sans même y ajouter l'accent circonflexe. OE, OI, OU. Voici quelques exemples de la diérèse d'_oë_, _oï_, _oü_[41]. [41] J'emploie ce tréma, comme plus haut, p. 136, pour indiquer la diérèse, et non la prononciation actuelle de l'_u_. Ganelon menace le roi Marsile de la vengeance de Charlemagne: Pris e liez serez par _poested_; Al siege ad Ais en serez amenet... (_Roland_, st. 32.) «Vous serez pris et lié par force (poësté), et conduit à Aix, au siége de l'empereur.» Que mun nevold _poïs_ venger Rollant! (_Ibid._, st. 224.) «Que je puisse venger mon neveu Roland!»--C'est la prière de Charlemagne à Dieu, après la défaite de Roncevaux. Veer ala en sa gesine Li dus Gerberge la _Roïne_. (Benoît de Sainte-More, v. 10763.) Roland, au milieu de la bataille, dit à Olivier: Tanz bons vassals veez gesir par tere! Pleindre _poüms_ France dulce la bele!... (_Roland_, st. 126.) «Nous pouvons plaindre douce France la belle.» POÜR, POÜRUS, _peur_, _peureux_, dans Benoît de Sainte-More: Sunt esbahi e merveillant, Plus _poürus_ e plus dotant... (_Chronique des Ducs de Norm._, v. 325.) LOÜN, LOÜNEIS, dans le même, c'est _Laon_, _le Laonnois_: Li dux Guillaume Est a _Loün_ dreit repairié. (_Ibid._, v. 10621.) Vint a _Loün_ li dux normant. (_Ibid._, 10742.) Ce sont là les vestiges d'un système qui ne pouvait se conserver longtemps pur; les diphthongues s'étaient glissées dans le langage, peu nombreuses, il est vrai, mais elles ne tardèrent pas à se multiplier rapidement une fois admises dans l'écriture: elles étaient trop nécessaires. Une circonstance d'ailleurs favorisa singulièrement leur introduction: ce fut la manière dont on imagina de peindre les diverses inflexions des voyelles simples, ce que nous faisons aujourd'hui à l'aide des accents. J'ai montré comment on y employait les consonnes, et comment _e_, par exemple, prenait le son fermé devant _st_, _sp_: _estrange_, _esprit_. Ce moyen fut jugé sans doute insuffisant, et l'idée vint de modifier une voyelle par l'adjonction d'une autre voyelle. Le premier résultat fut l'abréviation ou l'éclaircissement de la voyelle longue et sombre; le second fut un son mixte auquel les deux voyelles concouraient également, c'est-à-dire une diphthongue. Ainsi la plupart des diphthongues actuelles furent écrites avant d'être parlées. CHAPITRE II. Des voyelles simples.--Leur valeur individuelle.--Comment on les modifiait les unes par les autres.--Multiplication des diphthongues par une réaction de la langue écrite sur la langue parlée.--Accents vicieux chez les modernes.--OU et EU se suppléant. § Ier. Cinq caractères pour représenter toutes les voix du gosier humain, c'est bien peu! La musique du moins possède sept notes, et elle a le secours des dièses et des bémols, sans compter les octaves; mais le langage en est réduit aux cinq voyelles. Encore sur les cinq y en a-t-il une dont l'énergie native se refuse à toute modification, excepté celle de la durée. C'est l'_i_, qui ne subit d'accent que le circonflexe. On en tira parti comme l'on put en le condamnant à modifier les quatre autres, desquelles l'_a_ et l'_e_ se montrèrent les plus souples et dociles; l'_o_ et l'_u_ se prêtent à moins d'altérations. Il faut poser en principe que la valeur primitive, individuelle de ces quatre sons A, E, O, U, était longue et fermée; ce qu'un grammairien du VIe siècle me paraît exprimer assez bien par _pingues_ et _impinguntur_[42]. On fit ressource de l'_i_ pour leur donner le son bref, sec et ouvert. [42] _Virgile Maron._, apud Mai, _Bibl. Vat._, t. V. A. M. J.-J. Ampère observe que _amo_ a fait _j'aime_, _panis_, _pain_, et _manus_, _main_. Et il se hâte de formuler cette règle générale: Dans les mots dérivés du latin, devant _m_ ou _n_, _a_ se change en _ai_. (_Format. de la lang. fr._, p. 228.) C'est aller bien vite! _Aimer_, _pain_ et _main_, sont des formes modernes; l'ancienne forme est _amer_, _pan_ et _man_, qui se retrouvent dans _amant_, _pannetier_, _manoeuvre_. Si la règle de M. J.-J. Ampère était exacte, on aurait dû dire, à une époque quelconque, _de l'aimour_. Or, qu'on écrivît _amur_ ou _amor_, cela n'a jamais fait autre chose qu'_amour_; et comme le mot est très-vieux, il doit faire autorité. PAQUES est souvent écrit _Paikes_: Ce fut à _Paikes_ ke l'en dit en esteit, Florisent bois et ranverdisent preit. (_Gérard de Viane_, 348.) Il est certain qu'on prononçait sans _i_, _Pâques_. JE HAZ, JE FAZ, ont été les premières formes de _je hais_, _je fais_. Achab dit du prophète Michée: «Jo _lhaz_ pur ço que tuz jurs me prophetizad mal, e nul bien.» (_Rois_, p. 335.) «Je le hais parce qu'il m'a toujours prophétisé du mal, et jamais du bien.» Hebers, le versificateur du _Dolopathos_, parlant du jeune Lucinien exposé par la reine aux séductions d'une troupe de demoiselles charmantes, compare le pauvre garçon à un homme assailli de serpents. A peine ce mot est-il écrit, que le bon trouvère en éprouve du remords, et fait cette réflexion: Je cuit ke _je faz_ vilenie Quant serpent apel damoiseles Qui tant erent plesans et beles C'om ne pot miex vaillans trover. (_Dolopathos_, p. 168.) Un peu auparavant, le poëte avait montré la reine rassemblant les jeunes filles les plus jolies de la ville, celles qui savaient le mieux chanter et danser, et leur enjoignant de déployer tout leur art auprès de Lucinien: Vestir les fait apertement, Prie et commande doucement, Et par amor et par _menaice_, Que chascune son pooir _faice_. (_Ibid._, p. 166.) Cette reine est éprise de son beau-fils; quand elle le voit, elle perd la tête. Quand la reine voit sa _face_, elle ne sait que elle _fasse_: Quant la reine voit sa _faice_, Dont ne set ele kele _faice_. (_Ibid._, p. 175.) _Aige_, _saige_, _usaige_, ne prennent un _i_ que pour éclaircir le son de l'_a_; autrement les racines _ætas_, _sapiens_, _usus_, n'autorisent pas la présence de cet _i_. Dans _plaine_, de _plana_; _bain_, de _balneum_; _vain_, de _vanus_, et une foule d'autres, on ne tenait en parlant nul compte de l'_i_. Voyez les composés, _planer_, _bagner_[43], _vanité_. Une preuve que _plaindre_ sonnait _plandre_, comme _plangere_, c'est qu'on le trouve écrit _plendre_: «Puis après devant plusurs se commence à _plendre_ de son mari et le mauldire.» (_R. des sept Sages_, p. 109.) [43] Th. de Bèze témoigne que de son temps on le prononçait ainsi. (_De Franc. ling. recta pron._, p. 42.) AIMABLE, d'_amabilis_, garde sa vraie prononciation dans le nom de baptême _Amable_ et dans _amabilité_. On écrivait indifféremment _bairon_ ou _baron_: _Bairon_, fait il, or oiez mon avis. (_Gérard de Viane_, v. 355.) Quant au moustier oyent les sains[44] soner, La messe vont li _bairon_ escouter. (_Ibid._, v. 967.) [44] Les cloches. D'AQUÆ, _Aqs_ ou _Aix_. Nous avons fait d'_Aquitania_, l'_Aquitaine_, mais on prononçait sans _i_ l'_Aquitane_, comme l'_Occitanie_. De _la Quitane_, ainsi divisée par erreur, on a dit _la Guiane_, qu'on écrivit, conformément aux règles d'alors, _la Guienne_, et que nous prononçons mal _Guiaine_. Pourquoi disons-nous _de la chair_, puisqu'il n'y a point d'_i_ dans _carnem_? Nos pères écrivaient _charn_, _carn_, _char_. SAINT était prononcé _sant_; d'où vient qu'on écrit aujourd'hui _Senlis_; c'est _saint Lis_: Bernart le conte de _Saint Lis_. (Benoît de Sainte-More, v. 9284.) Tote la nuit chevauche a tire Dreit a _Saint Lis_. (_Ibid._, 14065.) SENNETERRE est de même _Saint-Nectaire_, _San-Nettaire_. AGU, AGUILLE, d'_acutus_. L'âne se plaint au cheval de ses travaux excessifs: Et puis me ramaine batant Et d'un _aguillon_ petillant... (_De l'Asne et don Cheval_.) Ménage discutait encore si l'on devait dire _agu_ ou _aigu_. Marot use des deux orthographes; il écrit au hasard _ai_ ou _a_, et pourtant il ne prononçait sans doute que d'une seule manière. Dans le dialogue de l'abbé et d'Isabeau, l'abbé tolère aux femmes de lire des livres français, mais il leur défend le latin: Des livres je vous supporte, Mais non latiner. ISABEAU. Voicy _raige_! Pourquoy? L'ABBÉ. Pourceque tel _langaige_ Aux femmes n'est pas bien seant. Un peu plus loin, l'abbé, apologiste de l'ignorance, dit: La frequentacion des livres Pour vray engendre _frenasie_. ISABEAU. Voicy estrange _fantasie_! Lisez sans hésiter _rage_, _langage_, comme _frenasie_ et _fantasie_; le verbe était _fantasier_; l'adjectif, _fantasque_; la racine grecque, _phantasia_. Dans tout cela il n'y a point d'_i_, du moins à la seconde syllabe. Pourquoi dit-on _je vais_ ou _je vas_? Ce verbe nous vient de _vado_. Je _vas_ est l'ancienne prononciation; je _vais_ est une prononciation récente, suggérée par l'orthographe. On affecte aujourd'hui de prononcer _Montaigne_; on devrait dire aussi _Champaigne_. L'_i_ a été retranché du nom commun et conservé au nom propre, et l'inconséquence de l'orthographe a entraîné celle de la prononciation. Il faut prononcer, comme on a toujours fait, _Montagne_ et _Champagne_ sans _i_, aussi bien que _Fontanes_. Pascal _écrit Montagne_. E. L'_E_ avait naturellement le son muet qu'il garde dans l'article _le_; mais _e_ suivi d'une autre voyelle, recevait de droit l'accent aigu. L'_e_, parmi toutes les voyelles, est la plus susceptible d'être modifiée. On la combinait avec l'_i_ de deux façons, _ie_ ou _ei_. _Ie_ représentait le son de notre _é_ fermé; _ei_, celui de l'_e_ ouvert, _è_. Il ne faut pas s'arrêter à ce qu'on les a quelquefois confondus et employés l'un pour l'autre: aujourd'hui même l'_e_ final de _vérité_ est une autre lettre à Rouen qu'à Paris. _Ier_ à la fin des substantifs et des infinitifs: _Sanglier_, _destrier_, _mestier_, _couchier_, _rochier_, sonnaient _sanglé_, _détré_, _mété_, _couché_, _roché_. On rencontre très-souvent ces finales écrites sans _i_: S'il pert l'osbert et le _destrer_... (Benoît de Sainte-More.) Queu part alout le chevalier? E portout il un _esprever_?... (_Ibid._, t. II, p. 456.) De vasselage fut asez _chevaler_. (_Roland_, st. 3.) Sire Rolant, e vus, sire _Oliver_. (_Roland_, st. 130.) Pur Deu vos pri ne vos contraliez; Ja li corner ne nos aureit _mester_. _Ne nous aurait mestier_, ne nous servirait de rien. Nous avons gardé l'ancienne orthographe de _bachelier_, _chevalier_, _sanglier_, _destrier_, _etc._, en y appliquant la prononciation moderne; et nous avons réformé sur l'ancienne prononciation l'orthographe de _rocher_, _coucher_, _verger_, etc. _Sanglier_, _bouclier_, sont aujourd'hui de trois syllabes, aussi bien que _destrier_; et quand on les rencontre dissyllabes dans Corneille et les autres, on accuse ces vieux poëtes d'avoir eu l'oreille dure! * * * * * Dans le corps des mots, _ie_ ne faisait qu'un _é_ plus ouvert. Saint _Pierre_ a été pour tout le moyen âge _saint Père_, l'abbaye de _Saint-Père_, de Chartres. Le chevalier à la robe vermeille s'informe à son réveil des présents que lui avait montrés sa femme: Et disiez que tout estoit mien. C'est present de par vostre frere. --Sire, fait elle, par saint _Pere_, Il a bien deux mois et demi Ou plus que mon frere ne vi. (Barbazan, II, p. 180.) De là les diminutifs sans _i_ dans la première syllabe, _Perrot_, _Perrin_, _Perrinet_, _Perrette_. Un _chien_ était un _chen_: Li pastoraus le _chen_ menace... De grans _perres_ lance al mastin. (_Chron. des ducs de Normandie_, II, p. 455.) Vos li durrez urs e leuns e _chens_. (_Chanson de Roland_, st. 3.) «Vous lui donnerez (à Charlemagne) ours et lions et chiens.» L'archevêque Turpin voyant la perte des Français assurée, dit à Roland et à Olivier: «Nous serons vengés si vous sonnez du cor: nos Français reviendront; ils nous trouveront morts et mis en morceaux; ils nous emporteront en des cercueils sur des sommiers: ils nous enfouiront dans les _atres_ (_in atriis_) des moutiers; ni loup, ni porc, ni chien, ne toucheront à nos cadavres:» Nostre Franceis i descendrunt a pied; Truverunt nos e morz e destranchez; Leverunt nos en bieres sur _sumers_; Enfuerunt en aitres de _musters_; N'en mangeront ne lu, ne por, ne _chen_. (St. 130.) D'ailleurs, le diminutif _chenet_ atteste encore l'ancienne prononciation. _Chen_ pour _chien_ explique la prononciation populaire _men_ et _ben_, pour _mien_ et _bien_. _Matière_ sonnait _matère_; de là vient que le peuple et ceux qui parlent mal disent, avec une certaine raison, des _matéraux_. D'où pourrait venir un _i_ à _brief_ (_brevis_);--_chier_, (_carus_);--_grief_ (_gravis_)? On prononçait _bré_, d'où _abréviateur_, _abrégé_;--_ché_, d'où _chérir_;--_gré_, d'où _grever_, etc., etc. L'imparfait de l'auxiliaire _être_ se rencontre écrit avec deux orthographes; j'_iers_, tu _ieres_, il _iert_; et j'_ere_, tu _eres_, il _ert_. Vous sentez bien qu'on prononçait d'une seule façon, de celle qui se rapproche le plus du latin _eram_, _eras_, _erat_, sans l'_i_, qui venait là uniquement pour aiguiser le son de l'_e_ muet. HIER, de _heri_, se prononçait _her_. Tout le XVIe siècle a dit et écrit _hersoir_ pour _hier soir_. PIECE, _pèce_, comme en italien _pezzo_.--_Dépecer_. PIED de _pes_, _pé_, d'où _pédestre_: Les _pez_ baisent a ambedous. (Benoît de Sainte-More, v. 315.) E la se trenchent _pez_ e bras. (_Ibid._, v. 3639.) On notait par _ie_ la terminaison des adjectifs et participes en _é_: --«Lors se tint moult _a engignie_ cil qui fu _trebuchiez_ en la mer.» (_Roman des sept Sages_, p. 102.) Il se tint _à enginé_, c'est-à-dire, se reconnut trompé. Le premier novembre, saint Jean convoque tous les saints à la cour de paradis. Il voit arriver tous les martyrs Qui pour Dieu furent _traveillie_ (travaillés). Saint Symons lor dist de cuer _lie_. (_La court de Paradis_.) «De coeur _lé_,» joyeux (_læto corde_). Or sont trestout _apareillie_, Cil Angelot et baut et _lie_. (_Ibid._) _Appareillés_, _lés_, prêts et joyeux. Hoi furent il trop _esveillie_ Qu'il m'ont trahi et _engignie_. (_De Constant Duhamel_, v. 610.) _Éveillés_, _enginé_. Les mots _congé_, _péché_, dans S. Bernard et les _Rois_, ont jusqu'à trois orthographes: _congie_, _pechie_;--_congiet_, _pechiet_;--_conget_, _pechet_. C'est toujours _congé_, _péché_. La dernière notation prouve que l'_i_ était muet. PITIE se prononçait _pité_, d'où _piteable_, aujourd'hui _pitoyable_;--_piteux_, et non _pitieux_;--_apiter_, et non _apitoyer_: Hé Dieu! pourquoi n'a Charles par devers moi _pité_? (_Les quatre fils Aymon_, v. 835.) Car il chantoit de Nostre Dame Si doucement, n'est hom ne fame Cui tout li cuers n'en _apitast_. (_Miracles de la Vierge_, liv. II.) Renaud de Montauban, pour expier ses péchés, fait voeu d'aller outre mer: Telle est ma voulenté, Et s'en la paine muers, Dieu ait de moi _pité_. (_Ibid._, 863.) AMISTIE sonnait pareillement _amité_, et non _amitié_: Je n'ai el mont, sire, plus d'_amisté_. Li rois l'oï, s'a un sospir geté. (_Aubri li Borguinon_, v. 135.) Naymon, dist ele, je vos doing m'_amisté_; Pren cet anel de fin or esmeré. (_Agolant_, v. 1316.) Ce ne sont pas là des accidents dus au besoin de la rime; dans ces trois poëmes et dans plusieurs autres, il est rare de rencontrer jamais autrement qu'_amisté_, _pité_. Le scribe avait apparemment adopté cette forme, qui lui paraissait plus rapprochée de la prononciation; et cette circonstance indique une transcription relativement récente, puisqu'à cette époque on abandonnait déjà la notation _ie_ pour y substituer l'_e_ simple. Quelques pas de plus, et l'on jettera sur cet _e_ l'accent aigu, _é_; et la forme primitive aura pour jamais disparu, sera si complétement oubliée, que si quelqu'un tente d'en réveiller le souvenir, cette idée passera pour une chimère philologique. Ainsi vous voyez qu'une seule classe de substantifs dans la langue ancienne, les substantifs en _ie_ (_é_) en a fourni deux à la langue moderne: les substantifs en _é_ et ceux en _ié_. En échange d'un accent aigu, _congie_, _pechie_ ont cédé leur _i_, et l'on a oublié de reprendre cet _i_ à _pitié_, _amitié_. Les premiers ont revêtu l'orthographe moderne pour garder la prononciation ancienne; les seconds, en cumulant les deux orthographes, y ont gagné une prononciation nouvelle. Passons à la seconde manière de modifier l'_e_ par l'apposition de l'_i_, en cette sorte, _ei-è_. Nous l'avons conservée dans _treize_, _seize_. On terminait aussi par cet _ei_ les adjectifs, les participes passés, comme _rachatei_, _suplantei_; et les substantifs féminins, comme _virginitei_, _nativitei_, _veritei_, _santei_, etc. Fallot dit que c'est une forme normande. Il est vrai que Wace et Marie de France l'emploient constamment, et que les Normands prononcent encore ces finales très-ouvertes: _véritai_, _virginitai_, _achetai_. Cependant c'est aussi l'orthographe habituelle du _livre des Rois_ et des sermons de Saint Bernard, que Fallot classe, au moins le saint Bernard, parmi les textes bourguignons les plus purs: --«Chier _freire_, il vient del cuer de Deu lo _Peire_ el ventre de la Virgine sa meire... (_S. Bernard_, p. 525.)--Ses orgoyl ne rezoit nul _remeide_ de penitence. (P. 524.)--Ancor devoit estre _rachateiz_... Por ceu ke li malices d'altrui l'avoit _supplanteit_... Mais veigne la _veriteiz_, et cele me deliverrat.» (_S. Bernard_, p. 524.) Le cordelier frère Denise dit à la jeune pénitente qu'il veut rendre cordelier aussi, en la faisant passer pour homme: Se de voir poole savoir Qu'en nostre ordre entrer vousissiez, Et que sans _fauceir_ peussiez _Gardeir_ vostre _virginitei_, Sachiez de fine _veritei_ Qu'en nostre bienfait vous mettroie. (_De frère Denise_, Barb., I, 125.) «Si je pouvais savoir de vrai que vous voulussiez entrer dans notre ordre et garder votre virginité sans la fausser, sachez que véritablement je vous mettrais de notre bienfait.» O. Le son naturel de l'_o_ est celui que nous figurons _au_. On l'éclaircissait par l'addition de l'_i_, et les traces de ce procédé subsistent encore; car pourquoi écrivons-nous avec un _i_, _oignon_, _empoigner_, lorsque nous prononçons sans _i_, _ognon_, _empogner_? L'Académie écrit _cogner_ et _cognée_ avec raison, puisqu'il n'y a pas plus d'_i_ dans _cuneus_ que dans _pugnus_; mais le temps n'est pas loin de nous où elle écrivait _coigner_ et _coignée_. Saint Bernard ne dit jamais que _glore_ et _victore_: «_Glore_ soit a Dieu ens haltismes. (P. 543.)--Beneoit soit li nons de sa _glore_ ki sainz est. (P. 542.)» GRINGORE est la prononciation de _Gringoire_. Sur le premier feuillet du manuscrit des _Moralités sur Job_, une main inconnue a mis, en écriture du XVe siècle:--«Job en françoys et le dialogue _saint Gregore_ en françois.» ANTOINE était prononcé _Antone_, _Bueves d'Antone_: Vers Viane est Oliviers retourné, Quant ot _Antone_ ocis et afolé. (_Gérard de Viane_, v. 552, Bekker.) La racine de _remémorer_ est _mémore_, et non pas _mémoire_: BOIS rime parfaitement avec _dos_: Ainsi fuioie parmi les _bois_ Ausi com s'il me fust au _dos_. (_Dolopathos_, p. 251.) On le trouve écrit _bos_ aussi souvent au moins que _bois_: Et l'endemain revois au _bos_; Si me recarche l'en le _dos_. (_De l'Asne et du Cheval._) Le nom de la ville de _Beaugency_ est mal orthographié par suite de la prononciation; c'est _Bois-Gency_. Jusqu'au XVIIIe siècle on ne l'a pas figuré autrement. Les diminutifs _bosquet_ ou _boquet_, _bocage_, _boquillon_, ne laissent aucun doute. D'_historia_ on fit ESTOIRE, qu'on prononçait _étore_: --«Per Diu, souvieigne vous des preudomes anciens qui devant nous ont esté, et qui encore sont ramenteu es livres des _estores_.» (_Villehard._, p. 180.) D'_estore_ se forma le verbe _estorer_, plus tard _historier_, qui se dit encore familièrement dans le sens de _garnir_, _arranger avec soin_. La _Bible historiaus_ est une Bible ornée de nombreuses enluminures. La plupart des contrats de mariage passés sous l'empire de la coutume de Picardie, réservent à la femme, en cas de décès du mari, avant tout, _sa chambre étorée_,--sa chambre garnie[45]. [45] Le _Dictionnaire de Trévoux_ ne donne pas le verbe _estorer_; mais, interprétant mal quelques phrases de Villehardouin, il donne _estoire_ et _estorée_ (une _estorée_), qu'il traduit par _navis_, _classis_, _exercitus navalis_. C'est une grave erreur.--«Le roi d'Angleterre avait fait appareiller _une grant estorée de nef_.» (_Chr. de Flandres._) Une _grande histoire_ de vaisseaux.--«Comment ils puissent avoir navire et _estoire_.» (Villehardouin.) C'est navire et le reste de l'équipement, et _toute l'histoire_. Selon Trévoux, qui cite cette phrase, ce serait _navire et navire_.--«Mult fut belle cette _estoire_, et riche.» (Villehardouin.) Tout cet appareil fut très-beau, toute cette _histoire_ fut très-riche. Trévoux conclut en dérivant _estoire_ de _stolus_, _stolium_, et du grec _stello_, _j'envoie_. C'est quelquefois un malheur d'être si savant. Le _Dictionnaire de Napoléon Landais_ fait ce petit article: «ESTORÉE, subst. fém. (_ècetorée_), flotte, armée navale.--Inusité.» Le _Complément du Dictionnaire de l'Académie_ dit: «ESTORER, _créer_, _fonder_, _restaurer_;»--en quoi il se trompe. Mais il ajoute: «_meubler_, _fournir_, _garnir_;--en quoi il a raison. L'Académie garde un auguste silence. Il était bien simple de mettre en quatre mots: ESTOIRE, _histoire_; ESTORER, _historier_. Au livre IV, chapitre XIII de _Pantagruel_, se trouve le récit de la belle diablerie que fit Villon pour se venger du pauvre frère Tappecoue, sacristain des cordeliers de Saint-Maixent: --«Ses dyables... tenoient en main aulcuns bastons noirs pleins de fusées; aultres portoient longs tisons alumez, sur lesquels à chascun carrefour jectoient pleines poignées de _parasine_.» _Parasine_, c'est ainsi que portent toutes les éditions, se copiant l'une l'autre. Il est clair que la première qui le donne a pris un _o_ pour un _a_, et qu'il faut lire _porasine_, c'est-à-dire, _poix-raisine_, l'_i_ de la diphthongue muet dans les deux mots. Nous prononçons sans _i_ _grogner_, et avec un _i_ _éloigner_, _témoigner_. Le XVIIe siècle figurait l'_i_ dans tous les trois, et ne le prononçait dans aucun. C'est conformément à la prononciation que Sarrasin met sans _i_: Puisque Voiture s'_élogne_, Je m'en vais dans la _Pologne_. Le cardinal Duperron écrit _cigoigne_ et _éloigne_. Soyez sûr qu'on n'a jamais prononcé autrement que _cigogne_ (_ciconia_): Là, l'orgueilleux sapin qui sert à la _cigoigne_ De sejour élevé pour voisiner les cieux, Roi des vastes forests, jusqu'aux astres _éloigne_ Sur tous les autres bois son chef ambitieux. Ménage prescrit de dire _cigogne_ sans _i_; mais il déclare que _témogner_, _élogner_, _rognons_, c'est mal parlé: il veut qu'on dise _témoigner_, _éloigner_, _roignons_. Tout cela n'est que caprice et inconséquence. Ce qu'il y a de certain, c'est que tout le moyen âge prononçait _témon_, _beson_, pour _témoin_, _besoin_. Dieu, s'écrie Roland dans le _roman de Roncevaux_, Dieu Qui en la virge preis anuncion, Saint Daniel delivras dou lyon, Et saint Jonas dou ventre dou poisson... Sainte Suzanne garis dou faux _tesmoing_ (sic), Et a Marie feis tu le pardon... Vengier me lais dou comte Ganelon. (_Introd. à la chans. de Roland_, p. XX.) L'auteur des _Quatre fils Aymon_ fait rimer _compagnon_ et _besoin_. C'est dans la conclusion de son poëme; on y voit un rapprochement d'idées assez mal édifiant: Or, prions tous a Dieu par grant devotion Qu'il nous otroit sa gloire par son saintisme non, A celui qui l'_a_[46] escrit veuille doner en don Or et argent assez, car _il en aroit bon beson_ (sic) Pour donner aux fillettes et maint bon compagnon; Car c'est tout ce qu'il aime: que vous celeroit on? (_Introd. du Fierabras_, Bekker, p. XII.) [46] _a_ élidé. Il est tout naturel que _beson_ ait produit _besogner_. Du latin _ungere_, _ondre_, que nous écrivons et prononçons avec un _i_, _oindre_. Le _Bestiaire_ raconte comment de la peau du crocodile on faisait un _onguent_ dont usaient les vieilles femmes pour effacer leurs rides: De sa couane seulement Soloit on faire un _ongement_. Les vielles femmes s'an _ognoient_; Par tel _ongement_ s'estendoient Les fronces dou vis et dou front. (_Du Cange_, au mot FRONSSATUS.) La _chanson de Roland_ et les poëmes du XIIe siècle ne disent pas _le poing_, mais _le pong_: le _punt_ d'une épée, d'où venait l'orthographe _empongner_: L'espée jurent et le _pont_ Cil qui dedenz la vile sunt, Que ja la vile n'iert rendue. (Benoît de Sainte-More, v. 29487.) «Ils jurent par la lame et la poignée de l'épée que la ville ne sera pas rendue.» Al _pont_ de fin or entaillié. (_Ibid._, v. 16413.) «... A la poignée d'or fin ciselé.» Il est certain que l'on prononçait encore au commencement du XVIe siècle _le pong_, si l'on écrivait _le poing_. Dans _la bataille de Marignan_, mise en musique, en 1515, par Clément Jennequin: Aventuriers, bons compagnons, Ensemble croisez vos tromblons. Nobles, sautez dans les arçons, Frappez dedans la lance au _poing_, La lance au poing hardis et prompts. On voit combien Voltaire se trompe lorsqu'il accuse notre vieille langue de barbarie précisément au sujet de ces affreux sons en _oin_:--«Le plus insupportable reste de la barbarie welche et gauloise est dans nos terminaisons en _oin_... Il faut qu'un langage ait d'ailleurs de grands charmes pour se faire pardonner ces sons qui tiennent moins de l'homme que de la plus dégoûtante espèce des animaux.» (_Dict. phil._, art. FRANCE.) Cet _oin_, qui révolte à si juste titre l'oreille de Voltaire, est indubitablement d'invention moderne; les Welches et les Gaulois ne le connaissaient pas: c'est ce qu'on appelle un progrès. * * * * * L'_o_ suivi immédiatement d'une seconde voyelle sonnait _ou_. C'est encore en anglais la valeur de deux _o_ consécutifs: _boots_. Moniot, contemporain de Louis IX: Gardez vous de Fortune, seigneur, je le vous _loe_[47]. Quant Fortune a fait homme haut chanter comme _aloe_[48], Et il cuide miex estre assis dessus la _roe_, Lors retorne Fortune, si le gete en la _boe_. (_Le Dit de Fortune._) [47] Je vous le conseille. [48] Nous n'avons plus que le diminutif _alouette_. «Teles furent ces _roes_ cume les _roes_ de curres.» (_Rois_, p. 255.) --«Il se misent au fuir sans plus attendre, et s'esparsent, li uns cha et li autres la, ausi come les _aloes_ font por les espreviers.» (_Villehardouin_, p. 182.) Par cette règle, _poëte_, _poésie_ ont dû sonner _pouëte_, _pouésie_. C'est effectivement comme on les prononçait au XVIe siècle, Marguerite de Navarre écrit toujours poète avec un _u_. Dans une lettre à M. de Montmorency pour lui recommander Marot: --«Il me semble que Nostre Seigneur faict tant de grâces au roy et à ses serviteurs, que jamais ne feut plus besoin de favoriser aux _pouhetes_ que maintenant[49].» (_Lettres inédites_, I, p. 304.) [49] Remarquez en passant ce latinisme, _favoriser aux poëtes_. On disait de même _prier à Dieu_... _supplier à Dieu_... _Je luy supplie_. Le nom de M. de Rohan, dans ces lettres, est toujours figuré _Rouhan_. Les anciens traités avertissaient encore de cette prononciation, et recommandaient aussi de dire _pouëtes_ et _pouésie_. Nous n'avons pas conservé l'_u_ dans _poëte_, mais nous le faisons toujours entendre dans _moelle_; nous l'écrivons et le prononçons dans _loue_, _boue_, _roue_, et nous le prononçons sans l'écrire dans _roi_, _bois_, _loin_, _foin_, _coin_. C'est la confusion des systèmes. La famille _de Croï_ s'appelle de _Crouï_; les _de Moy_ sont _de Mouhy_. _Héloïse_ écrivait son nom _Heloys_; c'était _Hélouis_ devant une consonne; devant une voyelle, _Hélouise_ au corps gent. C'est le même nom que _Louise_. Ce nom de Louise me rappelle une historiette de Racan. Elle nous apprend qui a porté le dernier coup à la règle du moyen âge, qu'une tradition incomprise faisait encore observer au commencement du XVIIe siècle. Un jour, dit Racan, Henri IV, qui traitait Malherbe avec une grande bienveillance, lui montra une lettre écrite par le Dauphin, qui fut depuis Louis XIII. C'est bien, dit Malherbe; mais monseigneur le Dauphin ne s'appelle-t-il pas Louis?--Assurément, dit Henri IV.--Pourquoi donc le fait-on signer _Loys_? La censure de celui qu'on appelait le vieux tyran des syllabes parut juste; la signature du Dauphin fut réformée, et c'est depuis ce temps que les princes du nom de _Loys_ signent, avec un _u_, _Louis_. Henri IV s'est trop hâté de déférer à l'observation de Malherbe; car cette observation, spécieuse pour un ignorant, est radicalement fausse. Malherbe aurait pu exiger aussi, pour être conséquent, qu'on écrivît _de louin_, du _fouin_, la rivière de _Louing_, _trouois_, _mouoi_, _le rouoi_, _la louoi_, _rouayal_, etc., etc.; car c'est ainsi qu'on prononce, et non pas _la loâ_, _le roâ_, _troâ_. L'autorité de Malherbe n'a donc servi en cette occasion qu'à introduire une inconséquence. U. «L'_u_, dit M. Ampère, avait au moyen âge le son peu mélodieux qu'il a de nos jours; sans cela, on n'aurait pas eu besoin d'imaginer la diphthongue pour remplacer l'_u_ latin dans _ubi_, _où_, et dans _multum_, _moult_.» (_Hist. de la Litt. fr. au moyen âge_, p. 305.) Je prendrai la liberté de contredire ici M. Ampère. La première valeur de cette lettre _u_ fut le son _ou_, comme en latin. La diphthongue _ou_ fut si peu inventée pour réduire l'_u_ de _ubi_ ou de _multum_, que, dans les plus anciens textes, on trouve partout _u_ pour _où_ (_ubi_), et pour _ou_ marquant l'alternative. _Moult_ s'est écrit d'abord _mult_, _multeplier_, qui sonnaient _mou_, _mouteplier_. _Amur_, _securs_, n'ont jamais été à l'oreille qu'_amour_, _secours_. Le plus ancien monument de la langue française, la version du _livre des Rois_, en fournit la preuve à chaque ligne: --«Respundirent ces de Jabes: _Dune nus_ respit set _jurs_; _manderum_ nostre estre a _tuz_ ces de Israel. Si _poum_ aveir _rescusse_, nus l'_atenderum_; si _nun_, _nus nus rendrum_.» (P. 36.) Prononcez:--«Répondirent ceux de Jabès: Doune nous répit sept jours; (nous) manderouns notre être (notre position) à tous ceux d'Israël. Si (nous) pou(_v_)ouns aveïr récousse, nous l'atenderouns; si noun, nous nous rendrouns.» --«Li message vindrent en Gabaath, _u_ li reis Saul maneit.» (_Ibid._, 36.) «Les messagers vinrent en Gabaath, où demeurait le roi Saül.» On pourrait affirmer que la notation actuelle _ou_ fut aussi introduite de très-bonne heure, si les manuscrits de Villehardouin étaient du XIIe siècle, car on y lit déjà _moult_; mais la copie en est plus récente. Comme il arrive toujours en pareil cas, les deux notations subsistèrent quelque temps l'une à côté de l'autre. Dans Benoît de Sainte-More, compatriote et contemporain de Wace (1160), on lit: A Beauvais _rout_ un _cutelier_, Prisiez, sages de son mester; Cil apareilla deus _couteaux_. (_Chron. des ducs de Normandie_, II, 519.) Si, comme le veut M. Ampère, l'_u_ avait eu dès l'origine le même son qu'aujourd'hui, cette notation _un_ n'eût jamais pu sonner _on_: Alez, vous pri, au rei _Othon_; Si li dites _cum_ je l'_semun_... (Benoît de Sainte-More, II, p. 97.) «Comme je le semonds.» Assez esteit la _cupe_ meindre. (Benoît, II, p. 522.) La _cupe_ se prononçait la _coupe_, du latin _culpa_. On écrivait aussi _coulpe_, en rapprochant l'orthographe de l'étymologie et de la prononciation. Je suis donc d'un avis directement opposé à celui de M. Ampère: il croit que _u_ fut le son primitif, et qu'il fallut se mettre en peine de chercher une notation pour marquer le son _ou_. Je suis persuadé que le son primitif de l'_u_ fut _ou_, et qu'il fallut au contraire trouver une combinaison orthographique pour affaiblir ce son, et le réduire à l'_u_ actuel. * * * * * Le moyen qu'on y employa fut celui qu'on avait déjà appliqué aux voyelles _a_, _e_, _o_; on se servit de l'_i_, mis, comme pour l'_e_, tantôt à la première place, tantôt à la seconde. Je vois qu'au XIIe siècle, la terminaison du participe passé en _u_, celle du prétérit de certains verbes, comme _il but_, _il fut_, s'écrivait par _ui_: --«Saint-Johan _buit_ aussi lo boyvre de salveteit.» (_Saint Bernard_, p. 548.) --«Mais por mi _at perduit_ une grant partie d'engeles et toz les homes.» (_Ibid._, 524.) --«Abraham _engenruit_ (_engenrut_, _engendra_) Isaac; Isaac, Jacob.» (528.) --«Ou est le tant poc de farine dont li prophetes fu _sostenuiz_?» (572.) «Où est ce peu de farine dont le prophète fut soutenu?» --«Nostres sires fu _semonuiz_ as noces.» (_Saint Bernard_, p. 553.) _Semonus_, _invité_, de _semondre_. --«Mais por ceu ke tu ne pensasses ke ceu fust _avenuit_ par aventure.» (_Ibid._, 552.) Le prétérit _je fus_, _tu fus_, _il fut_, représente _fui_, _fuisti_, _fuit_. Quelquefois les copistes français écrivent encore l'_i_: ceux-là étaient les doctes en étymologie. _Je suis_, de _sum_, a probablement sonné _je sus_, comme prononcent encore les paysans picards. _Je suis_, en faisant sentir l'_i_, est moderne. Le _livre des Rois_ écrit indistinctement _les Ju_ ou _les Jui_. Ce sont les _Juifs_. CUIRE, dans le _Dolopathos_, est écrit tantôt _cuire_, tantôt _cure_: «J'exhortai la dame à mettre cuire ce cadavre et à me donner son fils, qu'il ne mourût:» Ke maintenant le mesist _cure_, E por ceu ke ses fiz ne _mure_, Le me donast. (_Dolopathos_, p. 255.) CUITE y rime à _lutte_: Quant la char del larron fut _cuite_, Lai poissiez veoir grant _lucte_. (_Ibid._, p. 257.) Nous disons _lutin_, et le diminutif, comme peu usité, est demeuré écrit _luiton_: _Notre ami, monsieur le luiton_, dans la Fontaine, c'est _monsieur le lutton_. On trouve _je me dolui_ pour _je me dolus_, du verbe _se douloir_; _estuide_ pour _étude_, de _studium_, etc. Par mechief _recui_ en la bouche Un poi de noif qui fu tant douce, Que ce bel enfant en _concui_, D'un seul petit que je _recui_. (_L'Enfant qui fu remis au soleil._) «Par malheur, je reçus dans la bouche un peu de neige, dont je conçus ce bel enfant, pour un seul petit flocon que j'en reçus.» HUIS, PERTUIS, sonnaient _hus_, _pertus_. On ne voit point d'_i_ dans la première syllabe d'_uscio_, ni dans _pertusum_: Si li prestres fu eschaufez, Li provos fu autant ou _plus_, Quant il la vit par le _pertuis_ Demener si vilainement. (_De Constant Duhamel._) Le nom propre _Perthus_ atteste cette prononciation. * * * * * Mais il arriva par la suite que l'_i_ disputa la prédominance, et finit par l'emporter sur l'_u_; si bien qu'il l'effaça, et ressortit seul de cette notation _ui_. _Ki_, _kider_, _kidan_, _kisine_, _keux_, furent très-bien figurés _qui_, _cuider_ ou _quider_, _quidam_, _quisine_ ou _cuisine_, _queux_..., etc. _Et puis_, _puisque_, se prononcèrent _et pis_, _pisque_. De ce conflit résulta la double forme _il vécut_, _il véquit_. On s'avisa alors d'une autre combinaison pour briser le son de l'_u_: on abandonna l'_i_, et la fonction qu'il ne remplissait plus fut donnée à l'_e_; seulement il fallut mettre cet _e_ avant l'_u_, _eu_, parce que l'autre disposition _ue_ était déjà consacrée à un autre emploi. _U_ fut donc noté par _eu_; mais ce fut une invention tardive, et qui ne me paraît pas remonter plus haut que le XVIe siècle. A cette époque, _eu_ sonnait _u_. «Tout ce qui parle bien en France, dit Théodore de Bèze, prononce _hûreux_.» (_De Fr. ling. rect. pr._, p. 60); _meur_, _blesseure_, _heurler_, sonnaient _mûr_, _blessure_, _hurler_. De là date le resserrement de toute une classe de participes passés. On les écrivait jadis par _eu_, avec diérèse; la nouvelle convention orthographique leur enleva une syllabe. On continuait à écrire _sceu_, _veu_, _receu_, _conneu_, et l'on prononçait _sçu_, _vu_, _reçu_, _connu_, du moins à Paris; car à Chartres, à Orléans et en Normandie, on continuait à dire _vé-u_, _recé-u_, _conné-u_.--_Vitiosè_, dit Théodore de Bèze, qui ne soupçonne pas que c'était _archaïcè_. De _jejunium_, _jé-une_, avec diérèse, puis _june_, _juner_: Sire, dit el, je suis venue Anguilles cuire a mon seignor. Nous avons _juné_ tote jor. (_Des trois Dames qui troverent un anel_, v. 146.) Il n'y a plus aujourd'hui que les Gascons qui prononcent _hûreux_, mais tout le monde continue à prononcer _gageure_ par un _u_. Le peuple prononce encore par _u_ simple les noms propres _Eugène_, _Eustache_. Les Picards prononcent toujours par _u_ les finales écrites _eu_. Après ce qui vient d'être exposé sur ces deux notations _ui_ et _eu_, on comprendra que des poëtes, plus soigneux d'être exacts à l'oreille qu'à la vue, aient fait rimer _lieu_ et _nului_. Aloul parcourt sa maison, cherchant s'il n'y a pas quelque amant caché, à qui sa femme ait donné rendez-vous: Ca et la vait par son manoir Savoir s'il y avoit _nului_ A cui sa femme eust mis _lieu_. (Le _Fabel d'Aloul_.) Prononcez _nulu_ et _liu_. § II. NOTATIONS DIVERSES DU SON _EU_. On ne répétera pas ici ce qui a été dit, page 54, sur _el_ exprimant le son _eu_. Nos pères reconnurent dès l'origine que le son _eu_ n'est qu'un affaiblissement du son plein de l'_u_ (_ou_). Pour amoindrir ce son, ils attachèrent à l'_u_ un _e_, en cette manière, _ue_. --«_Quel_ chose est li homes ke tu l'magnefies, ou por koi mes tu ton _cuer_ a luy?» (_Saint Bernard_, p. 526.)--«_Queu_ chose est l'homme que tu le magnifies, ou pourquoi mets-tu en lui ton coeur?»--«Il les _cuers_ daignet enlumineir par sa niant visible poixance.» (_Ibid._, 528.)--«Il daigne illuminer les coeurs par son invisible puissance.» BUES, CUE;--_boeuf_, _queue_. L'archevêque Turpin montait un cheval qui avait la queue blanche et la crinière jaune: Blanche la _cue_ et la crignete jalne. (_Chans. de Roland_, st. 113.) Le IIIe livre des _Rois_, chapitre VII, dit que l'on voyait dans le temple de Salomon douze boeufs, dont les queues étaient tournées toutes ensemble: --«... Duzes _bues_... e les _cues_ tutes ensemble une part turnerent.» (P. 524.) Le héros _Bueves d'Antone_ est _Beuve d'Antone_. SUER, DUEL, que Fallot discute gravement comme des formes de dialectes, sont tout simplement _soeur_ et _deuil_, et dans le langage ne se confondaient pas plus qu'aujourd'hui avec l'infinitif _suer_ (_sudare_) et _duel_ (_duellum_.) IL PEUT s'écrivait _il puet_;--_il esteut_, il prend fantaisie, il convient, _il estuet_;--_Eudes_, nom propre, _Uede_ ou _Huedes_, etc. * * * * * On rencontre très-fréquemment aussi une notation du son _eu_ qui paraît empruntée aux Allemands; c'est par _o e_ séparés, ou réunis comme dans le nom de _Goethe_. EUDES, dans _Auberi le Bourguignon_, est écrit partout _Hoedes_: _Hoedes_ ot non, de Laingres fu saisiz. _Hoedes_ de Laingres... (_Intr. du Roland_, p. 36, 37.) Le _livre des Métiers_, chapitre XI, prescrit aux armuriers d'employer de la toile _noeve_, et de garnir intérieurement les jambières d'_escroes_. En Picardie, on appelle encore des chaussons en lisières de drap _des écreux_. JOENE, JOENESSE, c'est _jeune_, _jeunesse_. Le bourgeois dont il est parlé dans le fabliau d'_Auberée_ était riche: Et si avoit un moult beau fil Qui maint denier mist à essil[50], Tant comme il fut en sa _joenesse_. (D'_Auberée la vielle maquerelle_.) [50] _Mit à exil_, c'est-à-dire, _dépensa_. Le clerc du fabliau de _Gombers_ cherche à tâtons le lit de la fille de son hôte; et l'ayant trouvé, Lez li se couche, les dras _oevre_. Qui est ce, Diex, qui me _descuevre_? Fait ele quant ele le sent. Ce passage atteste que les deux formes de notation _u_, _oe_, ont été contemporaines. En voici une autre preuve tirée de Rutebeuf, qui florissait sous saint Louis. Le poëte s'élève contre la perversité du siècle, contre les envieux et les médisants hypocrites. Personne, dit-il, ne leur échappe! Ja n'iert tant biaux ne gracieux: Se dix en sont chiez lui assis, Des mesdisans i aura six, Et d'envieus i aura _nuef_. Par derrier nel prisent un _oes_, Et par devant li font il feste! Chascun l'encline de la teste. (_Le testament de l'Asne._) Prononcez _neu_, un _eu_. Nous écrivons encore sans _u_ _oeil_ et _oeillet_. _Coeur_, _soeur_, _oeuvre_, présentent la fusion des deux méthodes. § III. ACCENTS VICIEUX CHEZ LES MODERNES. Le système que nous venons d'exposer, par lequel on notait l'accent à l'intérieur du mot, tantôt au moyen des consonnes, tantôt au moyen des voyelles, offrait, ce me semble, des avantages de précision et de délicatesse que n'ont pas nos accents modernes. Nous n'avons aujourd'hui qu'un seul _é_ fermé; nos pères en connaissaient trois ou quatre nuances: _veritet_; _pitie_; _maufez_; _rocher_; _espee_. Voyez que de manières d'indiquer l'accent aigu! Est-il probable que cet accent, sous ces formes diverses, fût partout absolument le même? En outre, un accent est bien vite omis ou ajouté hors de propos. Il s'absente ou se fixe; l'habitude se prend, et voilà un mot défiguré. C'est ainsi que l'Académie écrit _dorénavant_, qui est pour _d'ore-en-avant_, comme si les racines étaient _doré-navant_. Que le premier venu prononce _débonnaire_ avec un accent aigu, on n'y prend pas garde; il ne fait pas autorité. Mais on s'afflige de voir l'Académie consacrer cette faute, et écrire _débonnaire_, comme si elle ignorait le vrai sens et l'étymologie de ce mot. C'est une métaphore empruntée, comme tant d'autres, à cet art de la vénerie, dont nos pères faisaient leurs délices. Il est _de bonne aire_, il est issu d'un bon nid, de bonne extraction. Roland voyant étendu par terre le cadavre de Turpin, lui adresse quelques mots d'oraison funèbre: E! gentilz hom, chevaler _de bon aire_, Hui te commant al gloriuis céleste! (_Roland_, st. 164.) _De pute aire_, que nous avons laissé perdre, exprimait le sens opposé: Moult fit la male serve que fausse et _de pute aire_. (_Berte aus grans piés_, p. 95.) Vos maris est _de si pute aire_, Qu'il m'aura ja tout esmié. (_De Constant Duhamel._) Fortune est bele et bonne aus bons, et _debonnaire_; Mauvese aus maufesanz, et laide, et _deputaire_. (_Le Dit de Fortune._) Le système d'orthographe de nos pères était plus favorable que le nôtre au maintien de l'étymologie et de la prononciation. Nos mots, amaigris de jour en jour, compromettent l'une et l'autre. Cependant ce système n'était pas sans quelque inconvénient. J'y ai trouvé celui de faire servir quelquefois la même notation à deux usages, et de confondre dans un cas donné l'adjectif féminin avec un masculin. Par exemple, _lie_, de _lætus_, sonnait également _lé_ et _lie_, comme aujourd'hui. Le fait paraît incontestable. Dans cette même _Court de Paradis_, où j'ai puisé des exemples de _lie_ sonnant _lé_, _lie_ rime à _la vierge Marie_, et à _blesmie_ (_blâmée_): Es flans de la virge _Marie_ Qui pour lui fu dolante et _lie_. (V. 13.) Que peu ne grant ne fu _blesmie_ De ce fu moult joians et _lie_. (V. 21.) Peut-être sont-ce là des licences pour la rime, car ailleurs on lit _liee_ et _lee_. Mais dans tous les cas, je ne doute point que ces groupes de voyelles destinées d'abord uniquement à modifier l'inflexion et au rôle de l'accent moderne, n'aient amené la multiplication des diphthongues. _Oi_ a sonné d'abord par diérèse _o-i_, puis _o_ ouvert, puis _oué_, puis enfin _oi_, comme dans _poix_, _François_. Ainsi des autres. * * * * * De leur côté, les modernes, complétement étrangers aux conventions de l'ancienne orthographe, défigurent le langage de nos pères, en saupoudrant d'accents arbitraires les textes qu'ils publient. C'est une véritable manie, et je ne vois point d'éditeur qui ait eu la sagesse de s'en garantir, et de se borner à reproduire les manuscrits. Je plains ceux qui travailleront un jour sur des textes si étrangement falsifiés. Ils devront croire que des _oeufs_, des _boeufs_, se sont appelés autrefois des _oés_, des _boés_ ou des _boès_; ils sueront à deviner comment de _huèses_ (des bottes) on a pu faire le diminutif _houseaux_, de _enfant_, _enfès_; comment on a pu dire pour _neuve_ et _deux_, _noès_, _doès_; pour des _queues_ (_cues_), des _cuès_. Un ancien poëte, dont le nom est assez connu pour avoir été un des plus répétés dans ces derniers temps, s'appelait _Adam_ ou _Adanes_, qui s'écrit, suivant l'orthographe du moyen âge, _Adenes_ par un _e_, comme _Caen_, _Rouen_, _Agen_, etc... On a transformé cet Adanes en une espèce d'espagnol du beau nom d'_Adenès_. Si Adanes revenait au monde, il entendrait longtemps parler d'Adenès avant de soupçonner que c'est de lui qu'il s'agit. J'ouvre le _livre des Mestiers_ d'Estienne Boileve, et je lis au chapitre _des Mesureus de blé_: «Nus _mesurères_ ne puet...--Ailleurs: _Li vendères_...--_Nus garnisères_ ne puet...--Cil qui est _tannères_, se il est _tannnères decaupères_...--_Viès_, _vièses_, etc., etc.» Évidemment il faut lire: _Nus mesureux_,--li _vendeux_,--nus _garniseux_,--cil qui est _tanneux_, se il est tanneux décaupeures;--_vieux_, _vieuses_, etc. Au chapitre _des Oubliers_, il est dit que nul ne pourra être admis dans ce corps, s'il ne fait au moins «un mil de _nièles_ le jour.» Il ne s'agit pas de _nièles_, mais de _nieules_. On disait _nieules_ comme on disait _saint Gabrieus_ et saint _Andrieu_: Et _Gabrieus_ et seraphins Qui les cuers ont loiaus et fins. (_La Court de Paradis._) Saint _Gabrieus_ a repondu. (_Ibid._) Saint _Andrieu_ le debonnaire. (_Ibid._) Et saint _Michieus_ aloit devant. (_Ibid._) L'éditeur de _Garin_ imprime partout _né_ pour _ne_, _sé_ pour _se_: _Né_ n'i ot aive _sé_ du ciel ne chaï. (_Garin_, II, p. 153.) «Il n'y eut jamais d'eau sinon qu'elle tombât du ciel.» N'est mie miens li chastiaus de Belin, _Né_ la valdoine, _né_ mons esclavorins. (_Ibid._, II, p. 182.) Il aurait pu prendre une utile leçon de Thomas Diafoirus, qui en son compliment ne dit pas: _Né_ plus _né_ moins que la fleur que les anciens nommaient héliotrope... mais: _ne_ plus _ne_ moins. Comment faire élider _ne_ et _se_, si on leur donne l'_é_ accentué? La considération de cet _é_ accentué n'a pas arrêté non plus l'éditeur d'_Ogier_, qui écrit partout l'_enfès_: Sire, dist l'_enfès_, vous n'en verrez ja el. (_Ogier_, v. 1402.) L'_e_ muet à l'hémistiche ne comptait pas; mais l'_é_ accentué y met deux syllabes de trop. _Enfes_ peut à la rigueur passer pour monosyllabe, mais _enfesse_, non. Cette faute revient à chaque instant. § IV. _OU_, _EU_, SE REMPLAÇANT. _Eu_ n'étant qu'une modification de _ou_ (U), il n'est pas surprenant que ces deux syllabes se substituassent volontiers l'une à l'autre. L'analogie explique et autorise cette substitution. Il semble même qu'elle ait été de règle en certains cas, et que, dans les verbes ayant à l'infinitif _ou_, cet _ou_ se changeât régulièrement en _eu_ à l'indicatif; en voici des exemples: Mouvoir,--je meus. Plorer ou plourer,--je pleure. Pouvoir,--je peux. Trouver,--je treuve. Mourir,--je meurs. Ouvrir,--j'oeuvre, et le substantif _oeuvre_. Couvrir,--je coeuvre. O dur tombeau, de ce que tu en _coeuvres_ Contente toi; avoir n'en peux les oeuvres. (Marot, _Épist. de Guillaume Cretin._) Se douloir,--je me deuls. Prouver,--je preuve, et le substantif _preuve_. ISABEAU. Vous _appreuvez_ tous ceulx quicunques Vivent d'une mauvaise vie. (Marot, _Colloque d'Erasme_, t. IV, p. 293.) Estevoir,--il esteut (_il convient_). Savourer,--je saveure. L'ABBÉ. Il ne vient fors De ce que je sens et _saveure_ Ou que je voy. ISABEAU. Je vous _asseure_, etc. Demourer,--je demeure. Secourir,--je sequeure. Sire, por Dieu omnipotent, Que querez vous ci à ceste eure? Suer, dist il, se Diex me _sequeure_... (_De Gombers et des deux Clers._) De France n'a nul grant qui la _sequeure_, Et des petits qui sont en sa demeure Son mary veult, sans qu'un seul y _demeure_, La rebouter. (Marot, _Epistre à la roine de Navarre_.) Les commentateurs se trompent, qui, rencontrant dans la Fontaine ou dans Molière _je treuve_, nous expliquent que le poëte a altéré le mot par licence et pour le besoin de sa rime. La Fontaine et Molière ont pu se servir d'un archaïsme; cela leur arrive souvent, mais ils n'ont jamais estropié les mots. Le mot _paour_ est devenu _peur_; _troubadour_ ou _trouvadour_ est devenu _trouveur_, qu'on écrivait _trouvere_ (le premier _e_ muet). Le verbe _houser_ (_botter_) a fait le substantif _heuse_: Robert _courte-heuse_; et nous avons encore le diminutif _houseaux_: Le pauvre diable y laissa ses _houseaux_. (_La Fontaine_.) Par métaphore, pour dire qu'il y périt, y laissa sa vie, comme on laisse ses bottes ou bottines au fond d'un bourbier. Fallot avait fait cette remarque avant moi, et voici la règle qu'il pose.--«C'est une règle invariable dans notre langue, que toutes les fois qu'elle dérive un mot du latin, et que dans ce mot il y a un _o_, elle change cet _o_ en _ou_, ou en _eu_: _color_, _dolor_, _soror_, couleur, douleur, soeur.» (_Recherches_, p. 447.) Il eût dit plus exactement que cet _o_ s'est changé d'abord en _ou_, qui est devenu _eu_ par la suite. _Flos_, _flur_, _flour_, _fleur_; _dolor_, _dulur_, _doulour_ (qui subsiste en _douloureux_), _douleur_, etc. Au XVIe siècle, les poëtes se permettaient même dans les noms propres de mettre indifféremment _eu_ pour _ou_. Nicolas Denisot (le comte d'Alsinois) dans _le Tombeau de la reine de Navarre_ adressé aux trois miss Seymour: Christ, ô filles de _Seymeur_, Pour Apollon il faut prendre, Or que vostre ange non _meur_ A la fleur encore tendre. CHAPITRE III. De l'Élision.--On élidait les cinq voyelles. L'emploi des consonnes euphoniques intercalaires fournissait le principal moyen d'éviter l'hiatus; il y en avait encore un autre, c'était l'élision. Nous n'élidons plus aujourd'hui qu'une seule voyelle, l'_e_ muet; autrefois on les élidait toutes, comme en latin. A. Ha, monseigneur Merlin, ou _m'esperance_ est toute, Venez parler a moi qui vous aime et redoute. (_Merlin-Mellot._) Quant la pucelle fu en la grange embatue, Ou tas d'estrain se boute atout sa pel vestue, A Dieu fist _s' oroison_, et, sa coupe batue, Que prochainement muire et soit _s' ame_ absolue. (_Le Dit du Buef._) «Quand la jeune fille fut entrée dans la grange, elle se met dans le tas de paille, toute couverte de sa peau de boeuf; elle fait sa prière, et, sa coulpe battue, demande à Dieu de mourir bientôt et d'être sauvée.» Par _t' ame_, prends y garde! (_Ibid._) Il nous reste de cet usage _m' amie_ et _m' amour_. Quand on s'occupera de retrouver l'âge des mots et des formules, sans quoi l'on ne fera jamais rien, il sera curieux de savoir qui s'avisa le premier de cet affreux solécisme _mon amie_, _mon épée_. La Fontaine a bien raison de dire que _l'accoutumance enfin nous rend tout familier_; autrement on serait révolté de cette façon de parler universellement accréditée, qui joint un substantif féminin à un pronom masculin, on ne conçoit pas par quel motif. Ce n'est pas l'euphonie sans doute, car on dit _l'âme_, _l'épée_, _l'oraison_, qui sont pour _la âme_, _la épée_, etc. L'élision de l'_a_ dans l'article féminin n'est ni plus ni moins douce que dans le pronom possessif. Mais on s'est imaginé que l'article élidé devant ces substantifs féminins était _le_; et c'est par suite de cette imagination que nous avons _l'amour_ masculin au singulier, tandis qu'il est resté féminin au pluriel, grâce à la forme _les_, commune aux deux genres. Il faut avouer que nos pères montraient en ce point plus de logique et de bon sens que leurs fils. _Mon épouse_, _ton hôtesse_, les eût choqués autant et à aussi bon droit que nous le serions de _ma chapeau_, _ta soulier_. On trouve encore l'élision de l'_a_ dans Marot: L'ABBÉ. Mais d'où vient Qu'aux femmes aussy mal advient Science qu'un bast à ung boeuf? ISABEAU. Croyez, _domine abbate_, _Qu'un_ boeuf sied mieux d'estre basté Qu'à un asne de porter mitre. (_Colloque d'Erasme._) _Qu'un boeuf_ est pour _qu'à ung boeuf_. Marot n'a certainement pas construit dans la même phrase _il sied_ avec l'accusatif et avec le datif: _il sied un boeuf_... _il sied à un âne_. Outre qu'il n'y a point d'exemple de ce solécisme: _il sied quelqu'un_. E. L'_é_, que nous marquons d'un accent, ne s'est jamais élidé. Il serait superflu de produire des exemples de l'élision de l'_e_ muet. Je me bornerai à une seule observation. Aujourd'hui, c'est toujours l'_e_ final (muet), qui s'élide. Voici un exemple de l'_e_ élidé au commencement d'un mot; c'est dans cette locution, _où est-ce que_. Le peuple prononce traditionnellement _où 'st-ce que_, au profit manifeste de l'euphonie. Il ne pouvait pas élider _où_ dont le son est trop fort; le fort a emporté le faible. Les lettrés qui prétendent figurer sur le papier la prononciation du peuple, écrivent _ousque_. Cet _ousque_, suivant les lois de l'ancienne orthographe, ne pourrait sonner que _ouque_: le peuple dit indifféremment, _où qu'est mon père?_ en supprimant _est-ce_, ou bien en le conservant: _Où 'st-ce qu'est mon père?_ Les gens délicats et bien élevés prononcent, avec un horrible hiatus: _Où est_-ce qu'est mon père? mais aussi ils ont passé dix ans au collége! Il faut remarquer ici que le peuple en usait, dans l'ancienne Rome, comme il fait à Paris. Toujours guidé par l'instinct de l'euphonie, les Romains en parlant élidaient l'_e_ de _est_. Ouvrez, non pas Virgile ni Cicéron, qui représentent les académiciens de leur époque, non pas même l'élégant Térence, mais Plaute, qui note le langage énergique du peuple: Malus clandestinus est amor; _damnum 'st_ merum. Ut quæquæ illi _obcasio 'st_... Tam a me _pudica 'st_... Quid? quod _palam 'st_ venale: si _argentum 'st_ emas... Hoc Æsculapi _fanum 'st_... Une seule page du _Curculion_ fournit ces exemples, qui prouvent qu'aux dépens de _est_ on conservait intacte et forte la finale du mot précédent, celle que les prosodies modernes ordonneraient au contraire d'élider sur _est_. Évidemment la forme d'élision d'après les grammairiens est monotone; la forme populaire produit autant de variété que les finales des divers mots en comportent. I. On ne rencontre jamais en vers, _il y a_, _il y avait_; mais _il a_, _il avait_. Si par aventure l'_y_ est figuré, peu importe: la mesure vous avertit assez de le supprimer. Quand vous voyez dans _les Quatre fils Aymon_, Il _y_ a plus de douze ans que la guerre a duré, (V. 832.) vous comprenez tout de suite qu'il faut prononcer: _Il a_ plus de douze ans. _Il a_ bien dous mois et demi Ou plus, que mon frere ne vi. (_Du Chevalier à la robe vermeille._) Bonne robe de bons pers d'Ypre; _Il n'a_ meillor deciq' a Chipre. (_La Bourse pleine de sens_, v. 173.) Le soir, qu'_il ot_ ja maint estoiles... (_De la Dame qui fist trois tours_, v. 48.) «Le soir, qu'il y eut déjà mainte étoile.» Et ce n'est pas imposé par le besoin du mètre, car la prose parle de même: --«Par Diu, sire Cuens, il ne m'est pas avis que _il ait_ en vostre requeste raison.» (_Villehardouin_, p. 199.) Li chien dist qu'il a plus de honte; _Li_ asnes dist qu'il a plus de paine. (_De l'Asne et dou Chien._) Seignurs baruns, dist _li_ empereres Karles... (_Roland_, st. 13.) D'altre part est _li_ arcevesques Turpin. (_Ibid._, st. 87.) La mesure commande évidemment d'élider l'_i_, et de dire l'_empereur_, l'_archevêque_, l'_âne_; et comme cette élision se pratiquait également en prose, c'est elle sans doute qui amena la confusion des formes _li_ et _le_, auparavant distinctes. La même observation est applicable à _qui_ et _que_; _qui est_, _qui a_, étaient prononcés comme ils le sont aujourd'hui par le peuple, _qu'est_, _qu'a_: Or est cheus en mal lien De sa fame, qui l'en despite Pour sa provande _qui est_ petite. (_De Morel, etc._, Barbez., III, 248.) O mon Dieu! s'écrie saint Bernard:--«Tu trepassas primiers por mei l'estroit pertuix de la passion, por ceu ke tu large entriee faces a les membres k'_apres_ ti vont.» (P. 562.)--«Tu passas pour moi par l'étroite ouverture de la passion, pour agrandir la voie à tes membres qui te suivent.» Dans le fabliau _du Provoire qui mangea les meures_, le curé, debout sur sa jument pour atteindre aux branches du mûrier, après avoir satisfait sa gourmandise, réfléchit qu'en ce moment qui, près de lui, crierait _hé!_ lui jouerait un mauvais tour. L'action accompagne la pensée: la jument part, et le curé tombe dans la haie d'épines. Diex, fait il, _qui ore_ diroit: Hez!... «Dieu, fait-il, qu'_ore_ dirait: Hé!...» * * * * * Il est essentiel d'observer que ces élisions étaient, pour le poëte, facultatives et non obligatoires, comme l'est aujourd'hui celle de l'_e_ muet: par exemple, le passage que je viens de citer est précédé de celui-ci: S'en ot li prestres moult grant joie _Qui a_ deux piez est sus montez. _Qui a_ n'était à coup sûr pas élidé, soit qu'on souffrît cet hiatus qui n'a rien de choquant, soit qu'on y remédiât par une _s_ euphonique: _quiS a_. Le second me paraît plus probable. (_Voy._ p. 96.) L'exemple suivant rassemble l'élision de _qui_ et celle de _li_: _Qui qu' onques_ soit li vostre eslis, Partonopeus est _li_ hais. (_Partonopeus_, v. 6704.) Il faut prononcer avec deux diérèses: _Partonopeüs_ est l'_haïs_. _Quiconque_, qui semble dériver naturellement de _quicumque_, n'en vient pas. Il est formé de _qui qui onques_. Cela est attesté par l'orthographe fréquente _kikiunkes_, et par l'emploi non moins fréquent de cette formule _qui qui_..., remplacée de nos jours par cette kyrielle de cinq syllabes dures et vides, _qui que ce soit qui_... Aubri le Bourguignon Vint au palais, _qui qu'en poist_ ne qui non; Trois cops hurta au postis d'un baston. (_Aubri li B._, p. 155; Bekker.) «Qui que soit qui s'en fâche, s'y oppose, ou non.» _Poist_ est ici le subjonctif du verbe _poiser_, _peser_: _à qui qu'il en pèse, ou non_. Le duc Sanson, à la bataille de Roncevaux, attaque l'almacur, espèce de connétable du roi païen Marsile: il lui transperce le foie et le poumon, de sorte Que mort l'abat, _qui qu'en peist u qui nun_, Dist l'arcevesques: Cis cop est de baron! (_Roland_, st. 96.) Cette formule revient très-souvent, comme les formules consacrées d'Homère. Guinemer renverse un roi sarrasin, Que mort l'abat, _ki k'en plurt u ki 'n rie_. (_Ibid._, st. 244.) «Qui qu'en pleure ou qu'en rie.» RUE QUINCAMPOIX; c'est, dans les vieux titres, la rue _Qui qui en poist_, _Qui qui s'en fâche_. On élidait le second _i_, _qui qu'en poist_, comme _qui qu'en grogne_. Une quiqu'engrogne était la maîtresse tour d'un castel picard, la plus altière, construite, pour ainsi dire, malgré l'opposition de ceux qu'elle menace: Je la bâtirai, _qui qui en grogne_. La rue _Qui qu'entonne_? est devenue, par corruption, rue _Tiquetonne_, dont le nom moderne est aussi insignifiant que celui de la rue _Quincampoix_[51]. [51] On aimait alors cette forme d'appellation. Il y avait encore la _rue qui m'y trova si dure_, abrégée, du temps de Sauval, en _rue trop va qui dure_. C'est aujourd'hui la _Vallée de misère_, quai des Augustins. O. La langue française n'a plus de mots terminés par _o_[52]. Elle en a jadis possédé trois: _jeo_, ou _jo_, _iceo_ et _ceo_, ou _co_ (l'_e_ n'est que pour adoucir le _c_), formes normandes, qui furent bientôt remplacées par _je_, _ice_, dont il nous reste _icel_, _icelui_, et _ce_, abrégé d'_ice_. [52] Bien entendu, je ne compte pas les mots importés de l'italien ou du latin, comme _alto_, _soprano_, _vertigo_, _prurigo_; ce ne sont pas des mots français. Les formes en _o_ ne se rencontrent guère que dans les textes du XIe siècle, ou du commencement du XIIe, dans le _livre des Rois_, dans saint Bernard, dans la _chanson de Roland_, dans les deux poëmes de Wace, _le Rou et le Brut_, dans quelques fabliaux, etc. Dans le provençal, d'où ces formes paraissent venues, la terminaison en _o_ est une terminaison féminine, qui remplace la terminaison italienne en _a_, et la française en _e_ muet; il est donc tout naturel que cet _o_ puisse s'élider. Charlemagne demande qui veut aller en ambassade à Sarragosse, vers le roi Marsile: Respunt dux Naimes: _Jo irai_ par vostre dun. (_Roland_, st. 17.) «J'irai par votre don, par votre grâce.» Le fils du roi Marsile, voyant son père irrité du message de Charlemagne, veut tuer Ganelon, qui en a été le porteur. Livrez-le-moi, s'écrie-t-il: Liverez le mei, _jo en_ ferai la justise, (_Ibid._, st. 36.) où il est clair qu'il faut prononcer, en contractant et en élidant: _livrez_-le-moi, _j'en_ ferai la justice. Dient païen: De _co avum_ nus asez. (_Ibid._, st. 5.) «De ce avons nous assez.» Dans le _livre des Rois_, que j'estime écrit moitié prose, moitié vers rimés par assonnance, comme la _chanson de Roland_: Cum _iço oid_ Saul, forment se curucad, E li Sainz Esperiz cunseil li dunad. (Liv. Ier, p. 37.) _Cunseil_, en trois syllabes, de _consilium_. _Coume ice ouït Saül_.--«Comme Saül entendit cela, il entra en grande fureur, et le Saint-Esprit lui donna conseil.» U. L'élision de l'_u_ est plus rare, parce qu'il y a moins de mots terminés en _u_, et surtout à cause de la faculté de changer au besoin l'_u_ voyelle en _u_ consonne, de prononcer _Dev a dit_, quand il y a sur le papier _Deu a dit_. Mais il est à remarquer que le peuple fait toujours l'élision de l'_u_ du pronom de la seconde personne _tu_, et dit _t'as_, _t'auras_, pour _tu as_, _tu auras_: Dois tu crier: Appele! appele! Le cuir trousse derriere toi. N'est pas merveille se _t'as soi_. (_La Chace dou cerf_, Jubinal, _Nouv. fabl._, I, p. 169.) Dès l'instant que toutes les voyelles s'élident l'une sur l'autre, il est clair qu'elles s'élident sur elles-mêmes; que deux _a_, deux _i_, venant à se rencontrer, l'un à la fin d'un mot, l'autre au commencement du mot suivant, s'absorberont en un seul, et ne compteront que pour une syllabe. Un homme du peuple ne dira pas, Je vais _à Amiens_, mais Je vais _à 'miens_, ou Je vais _'Amiens_. Cette fusion est la plus naturelle de toutes. Personne, à moins d'être un pédant renforcé, ne prononce _j'y irai_, en faisant sentir la répétition de l'_i_: on dit simplement _j'irai_, par respect pour les oreilles d'autrui; mais en vers cette élision n'est plus permise, qui l'était autrefois. Roland, à la bataille de Roncevaux, trouve le cadavre de son cher Olivier mêlé parmi ceux des soldats. On le relève, on le charge sur un bouclier, et l'archevêque Turpin vient bénir les morts et leur donner l'absolution, ce qui augmente, _rengrège_, comme parle encore la Fontaine, le deuil et la pitié: Sur un escut l'ad as altres culchet, Et l'arcevesque les _a assols_ et seignet. Idunc[53] agreget le doel et la pitet. (_Roland_, st. 161.) [53] Alors, _tunc_. L'_a_ ne se prononce qu'une fois, comme dans cet autre exemple: La fame s'en prist _a apercoivre_. (_De la Bourse pleine de sens_, v. 18.) Cette sorte d'élision se pratiquait en provençal: Per Bafomet mon Deu, qui totz nos _a a_ judgier. (_Ferabras prov._, v. 308.) La consonne finale n'empêche pas au besoin la fusion des voyelles; on en est quitte pour la tenir muette: Le duc _Oger et_ l'arcevesque Turpin. (_Roland_, st 12.) «Le duc _Og'_ et l'archevêque.» L'endemain au _matin, ains_ que levast li solaus. (_Les quatre fils Aymon_, v. 1005.) «L'endemain au _mat', ains_... Seignurs baruns, _ki i_ purruns enveier? (_Roland_, st. 18.) «Seigneurs barons, qui pourrons-nous y envoyer?» Ces procédés, autrefois tout simples, ne sont plus possibles depuis que, par un résultat nécessaire de l'imprimerie, la langue écrite a pris le pas sur la langue parlée, dont elle n'était jadis qu'un accessoire. Les yeux ont asservi la langue et l'oreille. CHAPITRE IV. Des deux manières d'abréger les mots: syncope et apocope.--De la tmèse[54]. [54] On m'excusera d'employer ces termes d'école; ils ont l'avantage, une fois expliqués, d'épargner de grandes circonlocutions. § 1er. SYNCOPE DANS LES NOMS. Une tendance constante à resserrer les mots, combinée avec un soin scrupuleux de l'euphonie, voilà les deux caractères essentiels du génie de notre langue, et sous l'influence desquels elle s'est développée. Voltaire avait reconnu le premier: «C'est, dit-il, une propriété des barbares d'abréger tous les mots.» Je lui en demande pardon, mais je crois l'épithète injuste. En toute chose, la simplicité est le dernier terme de l'art. Considérez les langues des sauvages ou celles qui se sont arrêtées à l'état primitif, comme le basque: quels mots incommensurables! quelle complication de temps et de cas! Ce n'est pas trop de la vie entière d'un homme pour apprendre à parler. Voilà le vrai caractère de la barbarie. La civilisation, au contraire, économise le temps; elle simplifie l'instrument, pour avoir le loisir d'exercer l'art. Ennius et ses contemporains disaient _induperator_, _avispicium_, _dedecoramentum_, _indupetrare_, _extera_, _supera_, qui, sous Auguste, étaient resserrés en _imperator_, _auspicium_, _dedecus_, _impetrare_, _extra_, _supra_. Au compte de Voltaire, Horace, Virgile et Cicéron, seraient les barbares; Ennius, Pacuvius et Lucile, les hommes plus civilisés. Autre chose est d'abréger les mots, autre chose de les estropier. S'il est démontré qu'une abréviation conserve les caractères natifs, essentiels du mot, et s'allie en même temps avec la douceur et la facilité du langage, il est incontestable que c'est un perfectionnement. Nous aussi nous avons commencé par des formes développées, que nous avons resserrées à mesure que nous avancions. C'est un fait singulier, et qui n'a pas encore été remarqué, que la plupart de nos substantifs tirés du latin ne sont pas calqués sur le nominatif, mais sur l'accusatif. Apparemment nos pères regardaient l'accusatif comme la forme du mot la plus complète. _Vierge_, _image_, _multitude_, _ordre_, etc., dérivent de _virginem_, _imaginem_, _mutitudinem_, _ordinem_; la forme primitive était _virgine_, _imagine_, _multitudine_, _ordene_. --«Chier frère, ceste génération ki raconterat? li angeles l'anonzat... _li virgine_ croit; de foit conzoit _virgine_; _virgine_ enfantet, e _virgine_ parmaint!» (_Saint Bernard_, p. 531.) Le livre de _Job_ traduit ces parole: _imago coram oculis meis_, «une _ymagene_ devant mes oez.» (P. 486.) --«Li fils si est la _imagene_ del pere.» (_Ibid._) L'amiral Baligant fait un voeu à ses divinités Apollon et Mahomet, de leur élever des statues d'or fin: Mi damne Deu, je vuz ai mult servit! Tes _ymagenes_ ferai tutes d'or fin. (_Roland_, st. 255.) Li amirals mult par est riches hom. De devant sei fait porter sun dragon, E l'estandart Tarvagan e Mahum, E un _ymagene_ Apolin le felun. (_Ibid._, st. 237.) «L'amiral est un homme très-riche: il fait porter devant soi son dragon, l'étendart de Tarvagant et de Mahomet, et une image d'Apollon le félon.» APOLIN est abrégé d'_Apollinem_, comme _fontaine_, de _fontem_. _Origine_ ne représente pas _origo_, mais _originem_. On disait par syncope _orine_: Cil pautonier ki sont de pute _orine_. (_Rom. de Guillaume d'Orange._) «Cette canaille de sale origine.» MULTITUDE est par syncope de _multitudine_, qui est dans les _Rois_ et dans saint Bernard: --«E avez grant _multitudine_ de gens e veels de or.» (_Rois_, III, 398.) GUASTINE ou _wastine_ était formé pareillement de _vastitudinem_. --«Uns huem mest en la _guastine_ de maon.» (_Rois_, I, 96.)--«Ki est encontre la _wastine_ al chemin[55].» (_Ibid._, 103.) [55] Il est singulier de voir, deux lignes plus haut, le mot _désert_ employé pour désigner la même chose: «E Saul vint al _desert_ de Ciph.» ORDENE (_ordinem_), _ordre_. Saladin pressant Hugues de Tabarie afin d'être par lui fait chevalier, Hugues s'y refuse net: Biau sire, fait il, non ferai. Porquoi? et je le vous dirai: Sainte _ordene_ de chevalrie Seroit en vous mal emploiiee, Car vous estes de male loi Se n'avez batesme ne foi. (_L'Ordene de chevalerie_, v. 81.) --«Me semblet ke les trois de ces quatre fontaines apartignent proprement a trois _ordenes_ de sainte Eglise: une chacune fontaine a un chascun _ordene_.» (_Saint Bernard_, p. 539.) ORGENES (d'_organa_), aujourd'hui _orgues_: --«E David sunout une manière de _orgenes_ ki esteient si aturné ke l'om les liout as espaldes celi ki 's sunout.» (_Rois_, p. 141.)--«Et David jouait d'une espèce d'orgues qu'on liait aux épaules de celui qui en jouait.» * * * * * La syncope ne tarda pas à resserrer tous ces mots. Le _livre des Rois_ dit partout _aneme_ (_animam_); la _chanson de Roland_ écrit déjà _anme_. Roland à l'agonie se recommande à Dieu: Guaris de mei l'_anme_ de tuz perils... Mors est Rollans, Deu en a l'_anme_ es cels. (St. 173.). ENGELE, dans _les Rois_ et dans saint Bernard: --«Glore soit a Deu en haltismes, ce dient li _engele_.» (P. 543.)--«Jacob vit les _engeles_ montanz et «descendanz.» (_Job_, p. 480.) Dans le _Roland_, c'est déjà _angle_: Ço sent Rollans que la mort li est pres, Par les oreilles fors se ist la cervel: De ses pers priet Deu que 's apelt E poi de lui al _angle_ Gabriel. (_Roland_, st. 155.) «Roland sent que sa mort approche. La cervelle lui sort par les oreilles. Il prie Dieu de se souvenir des autres pairs de France, et se recommande lui-même à l'ange Gabriel.» Charlemagne arrive sur le champ de bataille de Roncevaux après la défaite accomplie. La nuit arrive, et l'armée française dort parmi les débris: Karles se dort cume hume traveilliet. Seint Gabriel li ad Deus enveiet, L'empereur li cumande a guarder: Li _Angles_ est tute noit a sun chef. (_Ibid._, st. 280.) «Charlemagne repose comme un homme agité d'inquiétude. Dieu lui a envoyé saint Gabriel, avec ordre de garder l'empereur. L'ange se tient toute la nuit à son chevet.» CHAIR ne dérive pas de _caro_, mais de _carnem_; d'où vient que dans les plus vieux textes il n'est jamais écrit autrement que _carn_, _karn_, _charn_. L'_n_ reparaît encore aujourd'hui dans _charnel_, _décharner_, _carnassier_. RÈRE-GUARDE, ANS-GARDE ou _engarde_, pour _arrière-garde_, _avant-garde_, se trouvent à chaque page de la _chanson de Roland_: Se en _rere guarde_ troevet le cors Rollant. (St. 46.) --«S'il trouve Roland à l'arrière-garde.» Qu'en _rere guarde_ trover le poüsum. (St. 47.) --«Que nous le pussions trouver à l'arrière-garde.» E ki sera devant mei en l'_ansgarde_? (St. 57.) «--Et qui sera devant moi à l'avant-garde?» MAIN, par syncope de _matin_. On se tromperait de croire que _main_ vient directement de _mane_, et a précédé _matin_. Premièrement, on abrége un mot racine, mais on ne l'allonge pas; cela est contraire au génie des langues en général, et à celui de la nôtre en particulier; ensuite le fait est une preuve irrécusable: le _livre des Rois_, celui de Job, saint Bernard, emploient toujours _matin_, et non pas _main_:--«_Le matin_ a vus vendrum, e en vostre merci nus metrum.» (_Rois_, I, p. 37.) La femme d'Aloul va se promener au point du jour dans son verger; ils avaient pour voisin un prêtre: Et li prestres en icele eure Estoit levez par un _matin_. Il erent si tres pres voisin... Dame, fait il, bon jour aiez. Por qu'estes si _matin_ levee? --Sire, dist elle, la rousee Est bone et saine en icest tans... --Dame, dist il, ce cuit je bien, Car par _matin_ fait bon lever. (_Le Fabel d'Aloul_; Barb., II, 256.) La dame a son seignor a dit: Sire, vous levastes _matin_, Foi que vous devez saint Martin, Venez vous delez moi gesir. (_Du Chevalier à la robe vermeille_, Barb., II, 175.) _Matin_ est par syncope de _matutinè_, qu'on trouve dans Pline, Diomède et Priscien, auteurs plus connus au moyen âge que Virgile et Cicéron. On rencontre, dès le XIIIe siècle, les deux formes employées concurremment: En petit d'eure Diex labeure, Tel rit au _main_ qui le soir pleure; Et tels est au soir couroucies Qui au _main_ est joians et lies. (_Estula_, Barb., III, p. 67.) Oiez, seigneur, un bon fabel; Uns clers le fist por un anel Que trois dames un _main_ troverent. (_Des trois Dames_, Barb., III, p. 66.) _Main_ subsiste encore dans _demain_, qui signifie _de matin_, et dans _l'endemain_, dont nous avons fait avec deux articles, _le lendemain_. _Le lendemain_ est aussi ridicule que pourrait être _le lapropos_. Les anciens auteurs n'ont jamais dit autrement que _l'endemain_: --«De ce pristrent li message jour de respondre _à l'endemain_... _à l'endemain_ manda li dus son grant conseil...» (_Villehardouin_, § 15.) _A l'endemain_ quant il li plout. (_Du Chevalier qui fist sa femme confesse._) Tant que ce vint _a l'endemain_ Qui li borjois leva bien main. (_La Bourse pleine de sens._) _L'endemain_ si compaignon vindrent, Et lor parlement a li tindrent. (_Une femme pour cent hommes._) Cil qui fame viaut justiser Chascun jor la puet contrister, Et _l'endemain_ r'est tote saine Por resuffrir autre tel paine. (Rutebeuf, _De la Dame qui fist trois tours_.) Je remarquerai tout de suite que cette faute d'un mot contrefait par la réduplication de l'article, a été commise plus d'une fois. Ainsi le mot _lierre_ présente le même cas que _l'endemain_. Du latin _hedera_, on avait fait _hiere_, _l'hierre_, ou, sans _h_, _l'ierre_: Jehans li Galois d'Aubepierre Nous dist si com la fuelle _d'yerre_ Se tient fresche, novelle et vert... (_La Bourse pleine de sens_, v. 418.) Insensiblement l'article fit corps avec son substantif, auquel on en rendit un autre; et nous disons aujourd'hui _le lierre_. De _medecina_, MEDECINE, et par syncope MECINE: Apres apris tote _mecine_ Quanqu'est en erbe et en racine. (_Partonopeus_, v. 4585.) --Suer ce li respont la roïne: Mes duels ne puet avoir _mecine_. (_Ibid._, v. 4933.) «Mon deuil ne peut avoir de remède.» --«Ensi fait maintes foiz la _mecine_ dele soveraine pieteit.» (_Job_, p. 489.) La femme du _vilain mire_ (_le Médecin malgré lui_) vante les connaissances de son mari à ceux qui cherchent un habile praticien: Certes il sait plus de _mecine_ Et de vrais jugemens d'orine Que ne sot onques Ypocras. (Barbaz., I, p. 9, v. 155.) Saint Bernard dit toujours _saint_ ESTEVENE (_S. Stephanus_).--«Nos avons en saint _Estevene_ l'oyvre et la volunteit ensemble del martre.» (P. 542.) _Estevene_ a fait par syncope _Estene_, ainsi qu'il est toujours écrit dans _la Court de Paradis_; d'où la forme _Estève_. On aura remarqué, dans la citation qui précède, _martre_ pour _martyre_. Cette syncope se maintient dans _Montmartre_ (_mons Martyrum_). De _prosperitas_ on avait fait PROSPÉRITÉ, par syncope _prospreté_: --«Lors assemblad li reis Achab de ses prophetes quatre cenz, e enquist se il a _prosperitez_ ireit Ramoth de Galaad assegier.» (_Rois_, p. 335.) --«Tuit li prophete a une voiz annuncient al rei tute _prospreté_.» (_Ibid._, p. 336.) Et même _prosprement_, adverbe, pour _prosperement_: --«E tuit cil prophete diseient ensement: Va en Ramoth de Galaad; _prosprement_ i iras, e la cited prendras.» (_Ibid._) De même VERTÉ (_vreté_), pour _vérité_;--FERTÉ (_freté_) pour _fermeté_.--MESTIER, de _ministerium_; comme MOUSTIER, de _monasterium_. De l'italien _medesino_ on fit MEISME, en trois syllabes, aujourd'hui _même_. Le sire de Coucy, embarrassé de la déclaration qu'il veut faire à la dame de Fayel, se trouvant avec elle tête à tête, s'effraye, et pense qu'il aimerait mieux être au fond d'un abîme: En son cuer pense en soi _meisme_ Miex me venist estre en abisme. (_R. du chast. de Coucy_, v. 605.) --«E il _meismes_ vers Ramatha alad.» (_Rois_, p. 76.) De _pessimus_, PESME, contraction de _pessime_: --«Lonz soit, chier freire, ades de nos cis tres _pesmes_ chaigemenz et cis tres horribles enduremenz de cuer!» (_Saint Bernard_, p. 562.) «Loin de nous, mon cher frère, ce très-mauvais changement et très-horrible endurcissement de coeur!» Bataille auerum e aduree e _pesme_. (_Ch. de Roland_, st. 239.) «Nous aurons bataille dure et très-mauvaise.» Dist Blancandrins: Mult est _pesmes_ Rollans! (_Ibid._, st. 29.) --«Mais si maris fud dur e _pesmes_ e malicius.» (Rois, p. 96.) Les poëtes ont abusé quelquefois de la syncope, et sans doute tout ce qu'ils se permettent en ce genre n'était pas reconnu par l'usage. Je n'ai rencontré qu'une fois _mauvaise_ contracté en _maise_. C'est dans _le Dit de la borjoise de Narbone_: Or serai je pendus, nen eschaperai ja Pour _maise_ compaignie que j'ai menee pieça. (Jubinal, _Nouv. rec. de Fabliaux_, I, 37.) Il est bien probable qu'il y avait ici abus. YDLES. Le _livre des Rois_ n'emploie jamais d'autre mot pour traduire _idolum_. --«Si que il aourad neis les _ydles_ as Amorriens.» (Rois, p. 333.) «De sorte qu'il (David) adora jusqu'aux idoles des Amorrhéens.» Nous ayons refait le mot d'après le latin, en lui rendant la syllabe retranchée par nos pères. Cela est arrivé plus d'une fois, notamment pour les adjectifs numéraux que nous terminons en _ième_. Le _livre des Rois_ et _la chanson de Roland_ sont d'accord sur ce point: voici les termes qu'ils emploient: _prime_ ou _premer_, _l'altre_, _tierce_, _quarte_, _quinte_, _siste_, _sedme_, ou _setme_, _uitme_, _noesme_, _disme_. L'amiral Baligant a formé dix bataillons: Li amirals .X. eschieles ad justedes[56]; La _premere_ est des Jaians de Malperse, _L'altre_ est de Huns, e _la terce_ de Hungres, E _la quarte_ est de Baldise la lunge, E _la quinte_ est de cels de val Penuse, E _la siste_ est de la gent de Maruse, E _la sedme_ est de cieus d'Astri monies (_sic_), _L'oidme_ est d'Argoilles, et _la noef_[57] de Clarbone, E _la disme_ est des barbez de fronde. (_Roland_, st. 236.) [56] Remarquez l'élision de l'_a_ sur lui-même, _a ajustées_. [57] _La neuf_, pour _la neuvième_. Nous avons restitué une syllabe à ces adjectifs numéraux, ainsi qu'à ces adverbes _grandement_, _loyalement_, _fortement_, qui n'en avaient jadis que deux: Uns chevaliers avoit, il n'y a mie _gramment_, Avecques li sa femme, qu'il amoit _loyalment_. Mais un autre jeune homme la requist si _forment_, Qu'ele acorda du tout a faire son talent. (_Le Dit des Anelets_, Jubinal, _Nouv. rec. de Fabliaux_, I.) _A faire son talent_, à faire son désir. Les Italiens ont conservé le sens primitif de _talento_. § II. SYNCOPE DANS LES VERBES. INFINITIFS.--L'étude du vieux français, celle de toutes les langues, je pense, mène à reconnaître ce phénomène étrange, qu'une langue, à son origine, est régulière, logique dans toutes ses parties, et, à son point de perfection, pleine d'inconséquences et d'irrégularités. Comment cela se peut-il? Comment des barbares si éloignés de la civilisation qu'ils n'en ont pas même le premier instrument, une langue à eux, ces barbares composant leur langage à la hâte, au hasard, des débris d'un autre langage vieilli et corrompu; comment ces gens-là auraient-ils pu observer l'ordre, la déduction, l'analogie, toutes ces lois philosophiques qu'une méthode rigoureuse, fortifiée d'un long exercice, a tant de peine encore à maintenir? Au contraire, lorsque la société s'est organisée, lorsque les arts sont cultivés en paix, lorsqu'une lente et savante analyse remplace de tous côtés une synthèse brutale et précipitée; en un mot, lorsque fleurissent les académies, c'est alors que nous allons voir le triomphe de la logique! Toutes choses vont être épluchées, rectifiées au compas de la géométrie, classées dans un bel ordre et un enchaînement régulier, qui permettra d'en admirer l'ensemble et d'en comprendre la suite d'un coup d'oeil. Nous sommes, grâce à Dieu, dans cette dernière période. Nous jouissons non pas d'une, mais de cinq académies, sans compter les sociétés savantes, grammaticales ou autres. Approchez: que voyez-vous? Le plus effroyable chaos dans la langue; l'impossibilité démontrée, ou peu s'en faut, d'avoir une grammaire et un dictionnaire. Passe encore pour la grammaire, direz-vous; mais le dictionnaire! C'est la besogne de six greffiers. Oui, sans doute. Et c'est justement pour s'obstiner à comprendre et à exécuter ainsi la chose, que l'Académie n'en est pas venue et n'en viendra jamais à bout. Au contraire, nos aïeux, sans doctrine et sans académiciens, s'étaient arrangé une langue si régulière, qu'à une énorme distance, et à travers le brouillard des âges, un oeil attentif en saisit encore les principales dispositions. Un pareil concert est incompréhensible. L'expliquera qui pourra; ce n'est pas moi qui l'essayerai. Je m'estimerai assez heureux si j'arrive à le faire reconnaître. Il semble qu'on eût arrêté d'économiser sur chaque infinitif latin au moins une syllabe: c'était en entrant dans notre langue comme un péage, un droit d'admission. _Audire_ fit _ouïr_; _separare_, _sevrer_; _movere_, _mouvoir_; _amare_, _aimer_; _plangere_, _dolere_, _plaindre_ et _se douloir_; _parolare_, _parler_; _rotolare_, _rouler_[58]; _ingenerare_, _engendrer_, etc. _Mourir_ n'a que deux syllabes, comme en latin; mais d'abord _mori_, à titre de verbe déponent, peut être mis dans une classe exceptionnelle; ensuite le primitif est réellement _moriri_, qui se trouve dans Plaute et même dans Ovide. [58] Roland fut ainsi nommé, parce qu'en venant au monde il _roula_ jusqu'au bord de la caverne où sa mère Berthe, soeur de Charlemagne, lui donna le jour. Son père Milon rend compte à Berthe du motif de ce nom: «La prima volta ch'io lo vidi, si lo vidi io che il _rotolava_, e in franzoso è a dire rotolare, _roorlare_... Io voglio per rimemoranza che l' habbia nome _Roorlando_.» (_I Reali di Franza_, liv. VI, c. 55.) «La première fois que je le vis, je le vis qui _rotolait_, et le mot italien _rotolar_, c'est en français _rouler_... Je veux qu'en commémoration il s'appelle _Roulant_.» C'est donc _Roulant_, et non _Roland_, qu'il faudrait dire. Tout le moyen, âge a prononcé _Rouland_, conformément à la valeur de l'orthographe exposée page 57. Le hasard fait que, dans un manuscrit anglo-normand cité par M. Fr. Michel, ce nom se trouve écrit à la moderne, _Roulant_: De Roulant u de Oliver Orrium mult plus volenters Ke ne frium, si cum jo quit, La passiun de Jesus Christ. (_Chans. de Roland_, p. 208.) «Nous sommes, dit le bon trouvère, si _feinz_ (si _feignants_), que nous entendrions, je pense, plus volontiers chanter les exploits de _Rouland_, d'Olivier et des douze pairs, que la passion de Jésus-Christ.» C'est cette condition inflexible de la syncope qui paraît avoir déterminé les finales diverses de nos infinitifs. Le latin n'en a qu'une: _re_[59]. Apparemment le français n'en aurait pas eu davantage, et tous nos infinitifs auraient été faits comme _lire_, _mettre_, _courre_, sans les convenances de l'euphonie, qui venait après la syncope, mais non moins exigeante. [59] L'allemand n'en a qu'une non plus, _en_. Enlevez la syllabe du milieu d'_amare_, _inflare_, _probare_: ce qui reste ne peut s'articuler _amre_, _enflre_, _prouvre_. On a retourné la position des lettres, ou, si vous l'aimez mieux, on a supprimé l'_e_ final, et, par la métamorphose habituelle de l'_a_ en _e_, on a eu _aimer_, _enfler_, _prouver_. Les infinitifs qui, après avoir subi l'opération de la syncope, se trouvaient toujours d'accord avec l'euphonie, sont demeurés en _re_: _boire_, _clore_, _lire_, _faire_, _croire_, _feindre_, etc. Quelques verbes, se trouvant sur la limite de l'une et de l'autre situation, avaient les deux terminaisons à la fois. Par exemple, _ardere_ avait fait _ardre_ ou _arder_. Ce n'était pas, comme on pourrait le croire, une différence de dialecte; on employait indifféremment l'un et l'autre: --«E li reis tut fist _ardre_ defors Jerusalem el val de Cedron, e en Betel la puldre porter.» (_Rois_, 426.) --«... E le curre ki faid fud en la reverence al soleil fist _ardeir_.» (P. 427.) Il n'est peut-être pas inutile d'observer que _ardre_ se trouve ici dans le corps d'une phrase, et _ardeir_ à la fin. Le premier fait mieux couler le discours, le second l'arrête plus net. * * * * * Quant aux terminaisons en _ir_ et en _oir_, quel principe en décidait l'emploi plutôt que celui de _er_? Il y en avait un certainement. On se réglait apparemment sur la voyelle du latin; car il ne faut pas s'imaginer que ces substitutions de voyelles se fissent au hasard; tout était prévu, et ce qui confond de la part de ces prétendus barbares, c'est de les trouver observateurs si ponctuels de lois si minutieuses. _A_ se traduisait généralement par _e_:--_Amare_, _aimer_;--_laudare_, _louer_. _E_, par _i_:--_Implere_, _emplir_;--_fallere_, _faillir_;--_jacere_, _gésir_;--_quærere_, _querir_;--_legere_, _lire_;--_dire_, _fleurir_, etc. Ou bien par _oi_:--_sapere_, _savoir_;--_cadere_, _chaoir_;--_sedere_, _seoir_;--_vedere_, _veoir_;--_recevoir_, _mouvoir_. L'_i_ long de l'infinitif latin demeurait _i_ en français. _Salire_, _mentiri_, _sentire_, _audire_, _ferire_, etc.; _saillir_, _mentir_, _sentir_, _ouir_, _férir_, _venir_. Cette dernière disposition est remarquable en ce que, par une loi précisément contraire, hors des verbes, l'_i_ latin se change en _e_ français: _mihi_, _sibi_, _tibi_, _me_, _te_, _se_;--_si_ dubitatif, _se_;--_nisi_, _nes_;--_ubi_, _ove_ (première forme de _où_);--_illic_, _illec_;--_in_, _en_;--_inter_, _entre_, etc.; d'où l'on peut tirer une indication utile pour reconnaître l'âge des mots composés. Dans les mots formés à une bonne époque, _in_, _inter_, sont toujours traduits _en_, _entre_: _engager_, _enhardir_, _emmancher_, _engendrer_, _entretenir_, _entreprendre_, ont été faits par des gens qui savaient la règle, ou du moins en conservaient la tradition; mais _inventer_, _introduire_, _inspirer_, _instruire_, _imprimer_, _interdire_, _intervenir_, _intéresser_, etc., portent le cachet moderne. Cette règle de discernement s'applique également aux substantifs. * * * * * IMPARFAITS.--La forme de l'imparfait de l'indicatif, telle que nous l'employons aujourd'hui, est une forme syncopée. La forme primitive, calquée plus exactement sur le latin, reproduisait la terminaison _bam_, _bas_, _bat_: _j'ameveis_, _tu ameveis_, _il ameveit_. Saint Bernard, le _Commentaire sur Job_, n'en connaissent pas d'autre. --«En ceste terre _habondaveit_ et si _sorhabondeveit_.» (_Saint Bernard_, p. 553.) _Abundabat_ et _superabundabat_. --«Et ke fesoit li fil quant il por luy a vengier veoit si esmeut le peires k'il a nule creature n'en _espargneveit_?» (_Ibid._, 523.)--«Et que faisait le fils voyant son père si ému à le venger qu'il n'épargnait nulle créature?» --«Et s'il donkes ne _veskivet_ jai mie selonc la char.»--Et s'il ne vivait (_véquivait_, _vivebat_) déjà plus selon la chair.» (_Ibid._, p. 554.) --«... Et la chambriere ki portiere _eret_ et le frument _purgievet_, dormit.» (_Job_, p. 444.) _Et purgabat frumentum._ Remarquez _eret_, _erat_; preuve que la forme _ert_ était dès lors une forme syncopée. --«Dunkes li sainz hom _proievet_ ke li jors perisset.» Priait que le jour pérît. (_Ibid._, 445.) --«Et por offrir les sacrefices soi _levevet_ main.» (_Ibid._ 492.) Ces deux textes, Job et saint Bernard, ne manquent jamais cette forme complète, qui ne se rencontre pas dans le _livre des Rois_. Celui-ci écrit partout _se giseit_, _se dormeit_, dans la forme moderne; est-ce à dire que le _livre des Rois_ soit d'une rédaction postérieure à celle des deux autres, ou que, du temps de l'auteur, la forme syncopée de l'imparfait fût déjà en usage? Je ne le pense pas; la différence vient sans doute des copistes, dont les uns auront marqué le _v_ euphonique, l'autre au contraire l'aura négligé partout, laissant à ses lecteurs à le suppléer. Nous voyons par là clairement comment on a été amené à la forme contracte. Effectivement, _levevait_, _avevait_, _poursuivevait_, choquaient trop l'euphonie pour être longtemps maintenus: on les contracta promptement en _avait_, _levait_, _poursuivait_. Mais il est précieux d'avoir la certitude qu'ils ont existé sous la forme complète. * * * * * PRÉTÉRITS.--Nos pères écrivaient avec une _s_ la troisième personne du singulier du parfait de l'indicatif: _il dist_, _il fist_. Cette _s_ témoigne d'une contraction, comme si l'on avait dit: _il disit_, _il fesit_. Au XVIe siècle, cette _s_ fut réservée comme caractéristique à l'imparfait du subjonctif: je voudrais _qu'il aimast_, _fist_, _dist_. Nous l'avons totalement abolie au prétérit, et remplacée à l'imparfait du subjonctif présent par l'accent circonflexe. * * * * * FUTURS.--Le futur de nos verbes a été formé d'après la terminaison du futur latin _ero_. On ajustait cette terminaison française _erai_, sans s'inquiéter si l'infinitif était en _er_, comme _aimer_, ou en _re_, comme _mettre_; tous deux faisaient _j'aimerai_, je _metterai_. _ESTRE_, _j'esserai_; _AVOIR_, _j'averai_, puis, par syncope, _j'aurai_ ou _j'arai_; _RECEVOIR_, _je receverai_, par syncope _recevrai_; _APPERCEVOIR_, _j'apperceverai_, _j'appercevrai_; _VALOIR_, _je vauderai_, _vaudrai_; _AIMER_, _j'aimerai_; _LOUER_, _je louerai_, ou _je lourai_, pour la facilité de la versification. Le portefaix jetant dans la rivière le second bossu, qu'il croit avoir déjà noyé tout à l'heure: Va-t'en, dit il, au vif Maufé[60]. Tant _t'averai_ hui apporté!... (_Des trois Bossus._) [60] Au diable vivant. Le médecin malgré lui ayant guéri la fille du roi, se voit contraint par le bâton de guérir aussi tous les malades de la ville: il les rassemble dans une salle, où il a fait allumer un grand feu: Je vais, dit-il, brûler le plus malade d'entre vous; les autres boiront de sa cendre, et seront guéris. A ce mot ils le sont tous, et en se retirant rendent témoignage au roi de la science du faux médecin: Moult a grand chose a vous garir, Je n'en poroie a chief venir. Le plus malade en eslirai Et en cel feu le _meterai_; Si l'_arderai_ en icel feu, Et tuit li autre en aront preu[61], Car cil qui la poudre _bevront_ Tout maintenant gari seront. (_Du Vilain Mire._) [61] Profit. Le poëte aurait pu dire _beveront_, comme il a dit _metterai_.--Ailleurs, _je la garrai_, pour je la _garirai_. Les poëtes du XIIIe siècle employaient la forme primitive et complète du futur, ou la forme syncopée, selon l'exigence du mètre. Voici un passage où l'on trouve ces deux formes réunies. Il est tiré d'un fabliau que j'aime à citer, car c'est un des plus spirituels de notre vieille littérature, le fabliau d'_Aubérée_. On jugera si ma prédilection est mal fondée, et si l'auteur, qui doit avoir été enfant de Compiègne ou de Saint-Quentin, manquait de verve et de comique. Il faut savoir que l'adroite Aubérée a excité la jalousie d'un mari, en cachant dans le lit nuptial un vêtement masculin, un surcot. L'époux, brutal de sa nature, sans autre forme de procès, a jeté sa femme à la porte; la charitable et dévote Aubérée l'a recueillie. Tout cela était calculé avec un amant caché chez dame Aubérée. Le lendemain, il s'agit de calmer les soupçons du _borgois_. Aubérée se place sur le chemin de cet homme, et commence une lamentation désespérée: on lui avait confié un surcot à raccommoder; elle l'a emporté en ville, l'a oublié, perdu quelque part; bref, on lui réclame ou le surcot ou sa valeur, trente sous: Elle s'escrie a haute voix! «--Trente sols! la veraie croix! Trente sols! dolente chaitive; Trente sols! lasse! que ferai? Trente sols! et où les _prendrai_? Diex! je suis trop malhéureuse! Trente sols! lasse! dolereuse! Or m'est il trop mésavenu! Estes-vous[62] le borgois venu; Dame Aubérée veu l'a, Si crie encor et ça et la: Trente sols! lasse! trente sols! Or viendra Çaiens le prevoz, Si _prendera_ ce pou que j'ai. C'est le songe que je songeai! [62] Voici. Cela n'est-il pas digne de Regnier, voire de Molière? _Il gerra_, _il parra_, _je lairai_, _nous emmenrons_, pour _il gésira_, _il paraîtra_, _je laisserai_, _nous emmenerons_, etc. Ja ne _gerra_ mais delez moi Li vilains qui tel hernois porte. (_Du Vilain à la C. N._, Barb., II, 129.) «Jamais ne couchera près de moi le vilain, etc.» Le Jongleur n'ose pas risquer au jeu les âmes à lui confiées par Satan: Dist saint Pierre: Qui li dira? Ja pour vingt ames n'y _parra_. (_De S. Pierre et du Jongleor._) Que _donras_ tu a mon seignor, Se je te faz estre deslivres? --Sire, je li _donrai_ vingt livres. (_De Constant Duhamel._) Dans _le Chevalier qui fist sa femme confesse_ (_le Mari confesseur_, de la Fontaine), le chevalier emprunte le costume de son ami le prieur: Se vos dras noirs me presterez, Ains mienuit toz les raurez, Et vos grans bottes chaucerai, Et je ma robe vous _lerrai_. Ceens avez mon palefroi, Et le vostre _menrai_ o moi[63]. Le moine tout li otria. [63] _Avec moi._ Prononcez l'_i_ comme _j_: _meneraije o moi_. § III CONTRACTIONS MALGRÉ UNE CONSONNE INTERMÉDIAIRE. Le peuple a retenu l'usage d'une sorte de contraction particulière, par laquelle deux syllabes se fondent en une, bien que séparées par une consonne. Je trouve cette fusion pratiquée principalement sur des monosyllabes: _Jes_, _tes_, _nes_, _des_, pour _je les_, _te les_, _ne les_, _de les_. Dans _Gombers et les deux clercs_, dont la Fontaine, après Boccace, a fait _le Berceau_, dame Guile dit à celui qu'elle croit son mari: Levez tost sus, car il me semble Que nos clers sont meslé ensemble. Je ne sai qu'il ont a partir. --Dame, _jes_ irai despartir. «Je les irai séparer.» Satan dit au Jongleur, en lui confiant la garde de ses chaudières: Garde ces ames, sor tes iex, Car je _tes_ creveroie andex. (_De S. Pierre et du Jongleor._) «Je te les crèverais tous deux.» Les chefs de l'armée païenne crient à leurs soldats: Gardez que les Français ne se retirent vivants! _Félon soit qui ne les va envahir!_ Tut par seit fel ki _n'es_ vat envaïr. (_Roland_, st. 151.) Les païens font retraite du côté de l'Espagne. Roland ayant perdu Veillantif son cheval, ne les saurait poursuivre, _n'es ad dunc encalcez_. Il demande à l'archevêque Turpin la permission d'aller, avant tout, reconnaître et chercher les cadavres des Français. Il faut savoir que Turpin est lui-même grièvement blessé, étendu à terre devant Roland, qui, pour le panser, lui a déchiré sa blaude ou son _bliaut_. Le passage est noble et touchant; on me saura gré de ne point l'abréger: Si li tolist le blanc obert leger, Et sun bliaut li a tut detrenchet, En ses granz plaies les pans li ad butet, Cuntre sun piz puis si l'ad embraceit, Sus l'erbe verte puis l'at suef culchet. Mult dulcement li at Rollans preiet: «E, gentilz hom, car me dunez cunget. Nos cumpaignuns que evumes tant chers Or sunt il morz; _n'es_ i devums laiser. _Jo es_ voell aler e querre e entercer De devant vos juster e enrenger. --Dist l'arcevesque: Alez, e repairez. (_Roland_, st. 159.) «Si lui ôta le blanc haubert léger, et lui détrancha toute sa blaude, et lui en a mis les pans dans ses grands plaies. Puis l'a embrassé contre sa poitrine, et puis l'a couché tout doux sur l'herbe verte. Roland lui a fait bien doucement cette prière: Hé, gentilhomme, car me donnez congé. Nos compagnons que nous eûmes si chers, or sont-ils morts. Nous ne devons pas les laisser là. Je les veux aller chercher et reconnaître, avant de vous ajuster et arranger.--Allez, dit l'archevêque, et revenez.» Cela est plein d'émotion, de grandeur et de simplicité. Le beau antique ne va pas plus loin, ce me semble. On dist que c'est aumosne _des_ povres hosteler. (_Le Dit du Buef_, Jubinal, _Nouv. recueil_.) «On dit que c'est faire l'aumône que de loger les pauvres.» _De les_ pauvres hosteler. _S'es_ attendons, tuit somes morz ou pris. (_Garin_, II, p. 124.) «Si nous les attendons.» Dans tous ces exemples, on voit la même voyelle, deux _e_, se resserrer en une seule. Mais il n'est pas plus rare de trouver cette contraction opérée sur deux voyelles différentes, l'_i_ et l'_e_. _Ki 's_, _si 's_, _qui les_, _si les_: Cent mile humes i plurent _ki 's_ esgardent. (_Roland_, st. 283.) «Qui les regardent.» Charlemagne ordonne à son voyer Basbrun de pendre toute la famille du traître Ganelon: Va, _si 's_ pent tuz al arbre de mal fust. (_Roland_, st. 290.) «Va, et si les pends tous à l'arbre de bois maudit.» _Se_, _le_, même suivis d'une consonne initiale, souffrent souvent une espèce d'élision ou plutôt de contraction, et ne sont plus représentés que par _s'_, _l'_. Roland à l'agonie, couché sous un pin, se souvient de ses victoires, de douce France (_et dulces moriens reminiscitur Argos_), des hommes de sa famille, et de Charlemagne son seigneur, qui le nourrit: De plusurs choses a remembrer li prist: De tantes terres cume li bers cunquist, De dulce France, des humes de son lign, De Carlemagne sun seignor, ki _l' nurrit_. (_Roland_, st. 173.) Ganelon condamné à mort, son parent Pinabel demande pour lui le jugement de Dieu. Charlemagne fait disposer, en manière de champ clos, sur la place d'Aix-la-Chapelle, quatre bancs, où vont s'asseoir ceux qui se doivent combattre, Pinabel et Thierry d'Ardenne: Puis fait porter quatre bancs en la place. La vunt sedeir cil ki _s' deivent_ cumbatre. (_Ibid._, st. 281.) Il ne faut pas croire que ce fussent autant de licences réservées à la poésie. On les retrouve dans la prose, plus difficiles à reconnaître, parce que la mesure n'est plus là pour les constater quand l'orthographe omet de les peindre. Quand je lis dans le _livre des Rois_ (P. 411):--«Pur ço fais _ta ureisun_ a Deu;»--je ne doute pas qu'il ne faille prononcer _fais t' ureisun_. Au surplus, les copistes ont figuré ces contractions assez souvent pour nous permettre de suppléer aux incertitudes de l'écriture. --«Li prusdum li volt force faire de receivre, mais ne _l' volt_ pas oir.» (_Rois_, p. 363.) «Naaman voulait forcer Élysée à recevoir ses présents, mais le saint homme ne le voulut ouïr.» --«E nostre sires s'en curechad (courrouça) vers Ozam, si _l' ferid_ e il chait morz en la place.» (_Rois_, p. 140.) --«... Ço est encuntre lur ydles e lur fals deus, _ki 's_ metterunt a plur e a plainte.» (_Rois_, p. 139.) «C'est contre leurs idoles et leurs faux dieux, qui les mettront à pleur et à plainte.» --«E _jo 's_ destruirai e tut depecerai... _jo 's_ osterai si cume la puldre de la tere...» (_Rois_, p. 209.) «Et je les destruirai et tout dépécerai... je les ôterai comme la poudre du sol...» Saint Bernard compare les hommes attachés aux biens d'ici-bas à des hommes qui se noient, et s'accrochent à ceux qui les voudraient sauver: --«Tu varoyes k'il ceos tiennent _k 'es_ tienent...» (P. 523.) «Tu verrais qu'ils tiennent ceux qui les tiennent.» § IV. DE L'APOCOPE. Outre la syncope, on a beaucoup usé de ce que les grammairiens appellent _apocope_: c'est le retranchement d'une ou plusieurs syllabes finales. On se contentait souvent de la première syllabe pour représenter le mot entier. Exemples: _Mi_ pour _milieu_: _parmi_; _emmi_ (_en mi._) VIS, pour _visage_; d'où il nous reste _vis-à-vis_, c'est _visage à visage_. C'est pourquoi Voltaire raillait si impitoyablement ces locutions à la mode de son temps parmi les méchants écrivains: Mon respect _vis-à-vis de lui_; il a de grandes bontés _vis-à-vis de moi_. _Vis-à-vis_ ne peut être synonyme de _par rapport à_ ou _à l'égard de_. FONT, pour _fontaine_, comme _mont_, pour _montagne_: _font Evrault_ (_fons Ebraldi_), les _Fonts_ baptismaux; _la Font_, _la Chaude font_, noms propres. _Fontaine_ a existé dans notre langue avant _font_. La forme complète se rencontre beaucoup plus souvent que l'abrégée dans le _livre des Rois_ et dans saint Bernard: --«El chief est _li fontaine_ de la divine pitiet ke ne puet estre espuisie.» (_Saint Bernard_, p. 562.) --«Jonathas e Achimas esturent deled _la fontaine_ Roell.» (_Rois_, II, p. 183.) --«Li ost des Philistins s'assemblad en Afech, e Israel se fud alogied sur une _fontaine_ ki lores esteit en Jesrael.» (_Rois_, I, p. 112.) --«Eve de _funtaine_ i aparut... ei la levad de _funz_ e de baptisterie.» (_Rois_, II, p. 207.) Ce dernier exemple constate du moins que les deux formes ont été usitées ensemble, et remontent à la plus haute origine de la langue. PROU, PREU, abréviation de _profit_ ou _proufit_. Oïl voir, sire, pour vostre _preu_ i viens. (_Garin_, t. I, p. 153.) Plus tard, _prou_ est devenu adverbe signifiant _beaucoup_; l'idée d'abondance se lie naturellement à celle de _profit_. Pour Dieu, ne prenez point de vilaine figure. J'ai _prou_ de ma frayeur en cette conjoncture. (Molière, _l'Etourdi_.) Ni _peu_ ni _prou_. Qu'ils ne se mangeroient leurs petits _peu ni prou_. (_La Fontaine._) NOS, VOS, au singulier, pour _nostre_, _vostre_. Or repairons a _no_ maison. (_Coucy_, v. 3113.) «Retournons chez nous.» Et chascuns soir en _vos_ bosquet, Assez pres du petit huisset, Le gaiterez songneusement. (_Ibid._, v. 4228.) «Et chaque soir en votre bosquet, tout près de la petite porte, vous le guetterez soigneusement.»--C'est le conseil donné à Fayel par son espion, relativement aux visites clandestines du sire de Coucy. On employait indifféremment la forme complète ou l'abrégé, _vostre_ ou _vos_. Coucy déclarant son amour à la dame de Fayel: Car _vo_ grant sens et _vo_ biautez, _Vostre_ maniere, _vo_ nobletez, Font que je suis _vos_ vrais amis. (_Coucy_, v. 200.) Cette forme est proprement du langage picard, où elle subsiste toujours. Sur quoi il est important de remarquer que les copistes, écrivant rapidement, mettent quelquefois, par faute d'attention, _vos_, _nos_, pour _vostre_, _nostre_; et réciproquement, _nostre_, _vostre_, pour _nos_, _vos_. Il faut savoir cela pour rétablir en lisant la mesure d'un vers estropié sur le papier, par exemple: Vos estes proz et _vostre_ saveir est grant. (_Roland_, st. 256.) Il faut lire _et vos saveir_. RU pour _ruisseau_. Et le sang a grant _ru_ couler. (_De Flourence de Rome._) D'où les noms _Grand-ru_, _Duru_, ou _Val-ru_, _Vauru_. L'un est monsieur _du Ru_, l'autre, monsieur de l'Orme. (Boursault, _les Mots à la mode_.) LIN, pour _linage_ (lignage); CIT, pour _cité_. Rien de plus fréquent: France dame seit enoree, Qui si bel maine son engin, Que son fils ne seit de put _lin_. (_Partonopeus_, v. 310.) «Franche dame soit honorée, qui se conduit si bien que son fils ne soit pas de vilain lignage.» Femme li donnent de haut _lin_; Lor sires fu dusqu'en la fin. (_Ibid._, st. 390.) Li cuens Fromons les troi contes a pris: S'es fait porter a Bordelle la _cit_. (_Garin_, II, p. 175.) «Il les fait conduire à la cité de Bordeaux.» Il s'en est fui d'Orliens, la noble _cit_. (_Garin_, t. II, p. 129.) Le poëte, quand il n'est pas contraint par la mesure ou par la rime, emploie _cité_: Ne tornerai s'aurai la _cité_ pris... En _la cité_ furent li ostel prins... (_Garin_, II, p. 128 et 136.) SUM, SOM, SON.--Le _sommet_, le haut: En _sum_ la tur est montée Bramidone. (_Roland._) «Au sommet de la tour est montée Bramidone.» Porquant si l'a il tant hasté Qu'en _som_ le tertre l'a mené. (_Partonopeus_, v. 691.) «Au sommet du tertre.» Le nom propre _Granson_ signifie _grand sommet_. Il ne faut pas croire que _sommet_ soit d'une formation postérieure, car il est dans le _livre des Rois_: «La guaite ki esteit al _sumet_ de la porte vid venir Achimas.» (_Rois_, p. 188.) Et dans la _chanson de Roland_: Desu lui met s'espee, e l'olifan en _sumet_[64]. (_Roland_, st. 171.) [64] Ce vers confirme par un nouvel exemple ce qui est dit, p. 192, que deux syllabes pareilles s'absorbent en une seule dans la mesure: l'_olif' en sumet_. «Il met sous lui son épée, et son cor sur lui.» * * * * * Rien n'est plus ordinaire, du moins chez les poëtes, que la suppression de la finale en _e_ muet dans les temps des verbes, mais seulement au singulier. _Je cuis_, _j'aim_, _je demant_, _je commant_, _je lais_, _je cons_, _je main_; pour _je cuide_, _aime_, _demande_, _commande_, _laisse_, _conte_, _mène_: D'un vilain vous _cons_ qui prist fame. (Barbazan, III, p. 128.) Coucy déclarant son amour à la dame de Fayel: Mais pour Dieu, prenge vous pitie De moi qui vous _aim_ loiaument Et sui tout vos entierement. (_Coucy_, v. 532.) Il m'a mandé que je lui _main_ Lui et sa femme hui ou demain... . . . . . . . . . . . . . . . . . Si li dist debonairement: Dame, à dame Dieu vous _commant_. (_De Constant Duhamel._) Que je lui mène.--Je vous recommande au Seigneur Dieu, _Domino Deo_. On dénonce un curé pour avoir enterré son âne dans le cimetière. L'évêque irrité mande le prêtre, et le tance vertement. Ce passage de Rutebeuf donne une heureuse idée de son talent poétique; c'est pourquoi je ne crains pas de le citer au long: Faux, desleaus, deu[65] anemis, Ou avez vous vostre asne mis, Dist l'evesque? Mout avez fait A sainte Eglise grant meffait; Onques mais nuns[66] si grant n'oi, Qui avez vostre asne enfoi La ou on met gent crestienne! Par Marie l'Egyptienne! S'il puet estre chose provee Ne par la bone gent trovée, Je vos ferai mettre en prison, Qu'onques n'oi teil mesprison: Dist li prestres: Biax tres dolz sire, Toute parole _se lait_ dire; Mais _je demant_ jor de conseil, Qu'il est droit que _je me conseil_[67]. [65] _Dev_, pour _desvé_, insensé. [66] _Nullum._ [67] _Se conseiller_, _se conseiller à quelqu'un_, était encore d'usage vers la fin du XVIe siècle.--«Comment Panurge se conseille à Her Trippa.»--«Comment Panurge se conseille à Pantagruel, pour savoir s'il doit se marier.» «Faux, déloyal, insensé, où avez-vous mis votre âne? Vous avez fait à l'église un affront tel que jamais je n'en ouïs conter, vous, qui avez enterré votre âne où l'on met les chrétiens! Par sainte Marie l'Égyptienne! si le fait peut être prouvé, constaté par bons témoins, je vous ferai mettre en prison, car jamais je n'ouïs parler d'un tel outrage!» Le prêtre dit: Beau doux seigneur, toute parole se laisse dire; mais je demande un jour de réflexion, car il est juste que je prenne conseil.» Si l'on est curieux du dénoûment, le voici: le curé met vingt livres dans une bourse, retourne chez l'évêque, et lui dit: Mes asnes at lonc tans vescu, Mout avoie en li boen escu; Il m'at servi et volentiers Moult loiaument XX ans entiers. Se je ne soie de Dieu assous, Chascun an gaaignait XX sols, Tant qu'il ot espargnie XX livres; Pour ce qu'il soit d'enfer deslivres Les vos baille en son testament. --Et dist l'evesques: Diex l'ament[68], Et si li pardoint ses meffais Et tous les peschies qu'il a fais!... [68] Que Dieu l'amende. Rabelais, Swift ni Voltaire ne content pas d'une manière plus piquante. Quelle charmante naïveté que celle de ce bon évêque, qui, sans autre transition que celle de prendre la bourse, donne sa dévote bénédiction à l'âne inhumé en terre sainte, et invoque sur l'âme du défunt quadrupède la miséricorde du ciel! Voilà comment, grâce aux écus du malin curé, _li asnes remest crestiens_, l'âne demeure chrétien. On entrevoit que, moyennant un supplément, il eût été canonisé. Croit-on qu'une littérature qui abonde en écrivains de ce mérite, ne vaille pas d'être étudiée avec quelque peine? * * * * * Deux syllabes consécutives commençant par un _v_ produisent l'effet désagréable d'un bégaiement. Le désir de remédier à ce vice d'euphonie conduisit à retrancher la seconde syllabe d'_avez_, _savez_, dans ces formes _avez vous_, _savez vous_, qui devenaient ainsi plus rapides et plus coulantes: _a'vous_, _sa'vous_. Cette apocope se faisait dès le XIIIe siècle, marquée ou non dans l'écriture, cela n'importe. Dans _la Bourse plein de sens_, par Jean le Gallois d'Aubepierre, un marchand entretient une maîtresse; sa femme s'en aperçoit bien vite, et ne peut se tenir de lui en faire des reproches: Biau sire, a moult grant deshonor! Usez vostre vie lez moi. _N'avez vous honte?_--Dame, de quoi? (Barbaz., I, p. 62.) Le dernier vers se doit lire: _n'a'vous honte_. Le XVIe siècle nous montre encore cette contraction en pleine vigueur. Les poésies de la reine de Navarre, extrêmement travaillées et châtiées, en offrent cent exemples: Pourquoy _av' ous_ espousé l'estrangere? (_Le Miroir de l'ame pecheresse_, p. 35.) Mais _qu'av' ous_ fait, voyant ma repentance? (_Ibid._, p. 37.) Les deux formes, contracte et non contracte, sont mélangées sans scrupule: _Av' ous_ souffert que je fusse huée, Montrée au doigt, ou battue ou tuée? _M'avez vous_ mise en prison tres obscure, Ou bannie sans avoir de moy cure? _M'av' ous_ osté vos dons et vos joyaux, Pour me punir de mes tours desloyaux? (_Ibid._, p. 42.) Et à la fin de ce siècle, qui vit changer et modifier tant de choses de toute nature, Théodore de Bèze dit expressément: --«Il est d'usage d'employer l'apocope dans certaines locutions, _a'vous_, pour _avez vous_; _sa'vous_, pour _savez vous_. Mais _aga_ pour _regarde_, _agardez_ pour _regardez_, sont des formes abandonnées à la populace de Paris.» (_De Ling. fr. recta pron._, p. 84.) _A'vous_ et _sa'vous_ sont aujourd'hui descendus au niveau d'_aga_ et _agardez_. Ces locutions sont reléguées avec dédain parmi le peuple, après avoir brillé au Louvre de François Ier et de Henri III. § V. ADJECTIFS INVARIABLES EN GENRE. C'est ici le lieu de parler de certains adjectifs dont le féminin ressemble au masculin. _Grand_ est aujourd'hui le plus connu ou même le seul connu, à cause des locutions conservées _grand messe_, _grand route_, _j'ai grand faim_, etc. Ce mot a l'air d'être l'objet d'une exception bizarre, parce qu'il survit seul de toute une classe. Il n'est pas nécessaire d'avoir beaucoup fréquenté les auteurs du moyen âge, pour avoir observé quantité d'autres adjectifs uniformes au masculin et au féminin. On pourrait supposer que c'est par le retranchement de l'_e_ muet de la dernière syllabe; il n'en est rien: cet _e_ ne leur a jamais appartenu. M. Raynouard avait signalé cette apparente bizarrerie, dont l'origine a été indiquée par M. J.-J. Ampère avec beaucoup de sagacité. Les adjectifs latins en _is_, comme _grandis_, _fortis_, _viridis_, n'ont qu'une terminaison pour le masculin et le féminin; tous leurs dérivés français observent la même condition. TALIS, QUALIS; _tel_, _quel_: Ne sai _quel_ chose traïnoient. (_Dolopathos_, p. 257.) VIRIDIS, _vert_: Son escuier lui apareille Une robe _vert_ qu'il avoit. (_Du Chevalier à la robe vermeille._) VIRGINALIS, _virginal_: Sainte Marie, roïne _virginal_, Garissez moi mon cors et mon cheval. (_Agolant_, v. 337, Bekker.) REGALIS, _royal_: Une vierge _royaulx_ digne et purifiie. (_Les quatre fils Aymon_, v. 749, Bekker.) De là, cette expression _lettres royaux_, conservée au palais: J'obtiens _lettres royaux_ et je m'inscris en faux. (_Les Plaideurs._) FORTIS, _fort_: A tant li a on aportees Armes molt beles et molt chieres, Qui _fors_ estoient et legieres. (_La Violette_, p. 88.) Les cauces maintenant li lacent; A _fors corroies_ li attachent. (_Ibidem._) --«Naples et Corinte, deux citez qui sieent sur la mer, les plus _fors_ qui soient el pais.» (_Villehardouin_, p. 99.) GRANDIS, _grand_: Moult y ot _grant noise_ et _grant presse_. (_De Constant Duhamel._) Observez cependant qu'à cette rigide invariabilité il y avait deux conditions: 1º que l'adjectif fût immédiatement uni au substantif; s'il en était séparé, ne fût-ce que par l'article, il perdait aussitôt son droit et rentrait dans la classe commune: Or fu au lit _grande_ la _noise_ De la dame et de son mari. (_Le Fabel d'Aloul._) 2º Que l'adjectif précédât le substantif: --«Et vint Saul ad unes faldes de brebis (_ad caulas ovium_) ki sur son chemin esteint: truvad i _une cave grande_, u il entrad pur sei aiser.» (_Rois_, p. 93.) La même règle d'invariabilité, mais sans condition, gouverne les adjectifs verbaux qui, dérivés d'un participe latin en _ens_, _veniens_, _moriens_, _vivens_, n'avaient chez les Romains qu'une terminaison pour les trois genres: Ma peine veuil mettre et ma cure En raconter une aventure De sire Constant Duhamel. Or en escoutez le fabel Et de dame Ysabiaus sa fame, Qui moult estoit courtoise dame, Et _preus_ et sage et _avenant_; El pais n'avoit si _vaillant_ Por esgarder et por veoir. (_De Constant Duhamel._) _Preus_, _avenant_, _vaillant_, invariables à cause de _prudens_, _adveniens_, _valens_. L'empereur de Constantinople, sur le point de se séparer de sa fille qu'il vient de marier, lui donne les conseils suivants:--«Biele fille, or soiiez sage et _courtoise_. Vous avez un home pris, avoec lequel vous vous en alez, qui est auques (_aliquantum_) sauvages... Por Diu, gardez que vous ja por chou ne soiiez ombrage vers lui, ne _changeans_ de vostre talent... Si soiiez simple, douche, débonnaire et _souffrans_, tant come vostre mari voudra.» (_Villehard._, p. 189.) _Courtois_ varie, mais _changeant_ et _souffrant_ sont invariables. Ces formes de féminin identiques à celles du masculin ne sont donc ni par apocope ni par élision, quoique nous écrivions _grand'messe_ avec une apostrophe, et que tous les grammairiens admettent sérieusement cette élision impossible d'une voyelle sur une consonne.--«L'_e_ muet de _grande_ s'élide quelquefois: on dit et on écrit _grand'mère_, _grand'tante_, etc.»--Qui parle ainsi? L'oracle de la science, l'imposante GRAMMAIRE DES GRAMMAIRES, _ouvrage mis par l'Université au nombre des livres à donner en prix, et reconnu par l'Académie française comme indispensable à ses travaux_.» Cela ressemble à une épigramme contre l'Académie. L'erreur de Girault-Duvivier existe déjà, il est vrai, dans Théodore de Bèze; et c'est là probablement qu'on l'a été prendre. Le progrès eût été de l'y laisser. Voici le texte de Bèze:--«Observandum est autem particulariter foeminium adjectivum _grande_, in quo _e_ consuevit _etiam ante confortantes elidi_, ut _une grand' besogne_, _une grand' chose_, _une grand' femme_. (_De ling. fr. rect. pron._, p. 83.) A cette occasion, je remarquerai que Théodore de Bèze n'est pas un guide toujours sûr, et que les érudits du XVIe siècle étaient incomparablement meilleurs philologues en latin où en grec qu'en français. Dans le XVIe siècle, à la fin surtout, le français subissait déjà de graves altérations. La renaissance des lettres grecques et latines détournait l'attention de la vieille littérature nationale, en avait fait même l'objet d'un docte mépris, qui a été rendu avec usure par le siècle suivant. Le XVIe siècle ne voyait rien de plus glorieux que d'effacer tout ce que nous avions, pour recommencer une langue et une littérature d'après l'antiquité. L'influence italienne exercée par la cour achevait de tout brouiller. Il ne faut donc se fier qu'avec circonspection aux témoignages soit de Henri Estienne, soit de Théodore de Bèze, soit des autres écrivains. Ils ont déjà perdu la pure tradition des règles et du langage; toutefois ils en sont encore bien plus rapprochés que nous, et c'est dans ce sens qu'on peut les étudier avec fruit. § VI. DE LA TMÈSE. La tmèse est l'opposé de la contraction: celle-ci resserre les mots, celle-là en écarte les parties pour insérer un autre mot dans l'intervalle. On ne pratique plus la tmèse dans notre langue, mais autrefois elle y était fréquente. Cinq expressions y étaient particulièrement sujettes: _senon_ (sinon),--_vez ci_, _ez vous_ (voici),--_jamais_ et _par_ dans un certain sens qu'il ne pouvait avoir isolément: A sire Constant Duhamel N'a sa fame, dame Isabel, Ne diront mes riens, _se_ bien _non_. (_De Constant Duhamel._) «Ils ne diront jamais rien, sinon du bien.» Quoi que je die et quoi que non, Nus n'est vilains, _se_ de cuer _non_. (_Des Chevaliers, des Clercs et des Vilains_, v. 43.) «Sinon de coeur.» Mais une autre merveille i ot, Que li vergiers durer ne pot, _Se_ tant _non_ que li oisillons Y venoient chanter les doux sons. (_Le Lai de l'Oiselet_, v. 113.) «Mais il y eut une autre merveille, c'est que le verger ne pouvait subsister, sinon tant que l'oiselet y viendrait chanter.» L'exemple suivant réunit la tmèse de _jamais_ et celle de _senon_. L'époux si finement joué par Aubérée n'aurait jamais, sans le surcot, pensé de sa femme que du bien: Se ne fust-ce por le sercot, _Ja_ n'y pensast _mais se_ bien _non_. (_D'Auberée la vieille Maquerelle._) On disait aussi _se ce non_,--_si cela non_, _sinon cela_: Ou _se ce non_, je vous rends le païs. (_Garin_, t. I, p. 5.) «Ou si vous ne consentez à cela, sinon cela, etc.»--«La ot si grant asemblée de gens, que ce ne fu _se_ merveille _non_.» (_Villehard._, p. 110.) _Vez ci_, _vez la_, c'est-à-dire _vois ici_, _vois là_. _Vez_ me _ci_, biax amis, que veux-tu? comment t'est? (_De Merlin Mellot._) La dame respondi au prestre: Sire, _vez_ me _ci_ toute preste. (_De la Dame qui fist trois tours._) _Revez la_, revoyez là, _revoilà_. Dans _les trois Bossus_, la dame dit au portefaix qui vient de jeter à la rivière le cadavre du second bossu: Voiez, dist elle, grant merveille! Qui oï unques la pareille? _Revez la_ le boçu ou gist. (Barbaz., II, p. 135.) «Revoilà le bossu au gîte.» Cette expression _vez ci_, _vez la_; _voici_, _voilà_, _v'là_; succédait déjà à une expression plus ancienne, et traduite immédiatement du latin _ecce_: c'est _ez_ ou _ekevos_, _ecce vobis_: A tant _ez_ Robin qui y monte. (_Le Fabel d'Aloul._) A tant _ez_ un vilain raoul, Un bouvier qui vient de charrue. (_Le Dit du Buffet._) Saint Bernard emploie toujours _ekevos_: --«_Ekevos_ ke cis vient saillanz ens montaignes et trespessanz les tertres.» (_S. Bernard_, p. 528.) «Voici qu'il vient bondissant par les montagnes et franchissant les hauteurs.» --«_Eykevos_ uns bers vient, et Orianz est ses noms.» (_Ibid._, p. 530.) «Voici un seigneur qui vous vient, et Oriant est son nom.» On disait également bien _ez vous_: _Esvous_ les maufez revenus! (_De S. Pierre et du Jongleur._) «Voici les diables de retour.» _Esvous_ la presse qui engroisse. (_De Constant Duhamel._) «Voici la foule qui grossit.» Atant _es vos_ Guenes e Blanchandrins. (_Roland_, st. 30.) «En ce moment voici Ganelon et Blancandrin.» _Es vus_[69] Rolant sur sun cheval pasmet. (_Ibid._, st. 147.) [69] _As vous_, comme on lit dans l'imprimé, est une faute ou de lecture ou de copiste. Mais ce qui est bien bizarre, c'est la forme _estes vous_. Il faut croire qu'ayant perdu de vue l'origine de _ez_ ou _es_, on l'a pris pour la seconde personne du verbe _être_, et l'on aura jugé mal séant de joindre cette seconde personne du singulier à un pronom au pluriel. La prétendue faute a été corrigée, comme nous en voyons corriger tous les jours[70], et d'_es vous_ s'est formé, par cette judicieuse rectification, _estes vous_: [70] Par exemple, _fleur d'oranger_, qui s'accrédite, au lieu de _fleur d'orange_. Voyez ce mot dans la troisième partie. _Estes vous_ le prevost errant; La dame li fist biau semblant. (_De Constant Duhamel._) «Voici en hâte le prévôt,» etc... _Estes vous_ dant Constant, bruiant, Une grant hache paumoiant. (_Ibid._) «Voici monsieur Constant, faisant tapage, et maniant une grande hache.» _Estes vous_ est la forme constamment employée dans le _livre des Rois_: --«_Estes vus_ Saul ki de ses cultures respairad.» (_Rois_, p. 37.) «Voici Saül qui revient de ses champs.» Il faut observer que si la version des _Rois_ est du XIe siècle, le manuscrit n'est que du XIIe; qu'ainsi le copiste, suivant l'usage, aura pu substituer la forme usitée de son temps à celle qu'il ne comprenait plus ou qu'il voyait tombée en désuétude. Voilà comment _estes vous_ a pu remplacer _ekevous_ dans le plus ancien monument de notre littérature. Je n'ai jamais rencontré la tmèse employée sur _ekevous_ ni _estes vous_. Quant à la tmèse de _voici_, nous la pratiquons encore tous les jours: _Vois cet homme-ci_, _vois ces femmes-là_, c'est _vois ci_ ou _ici_ cet homme;--_vois là_ ces femmes. Il faut observer pourtant une différence importante: c'est que nous avons immobilisé comme un adverbe la forme de l'impératif singulier. Même en nous adressant à plusieurs personnes, nous disons _voici_ (_vois ici_); nos pères auraient dit logiquement _veez-ci_. _Vois ci_ était réservé pour ne parler qu'à un seul. * * * * * PAR est aujourd'hui destitué d'un privilége important, emprunté aux coutumes de la grammaire latine. _Per_ se joignait aux verbes, aux adjectifs, aux adverbes, pour leur communiquer la force d'un superlatif, une idée de perfection. Ainsi, _permagnus_, _pergravis_, _peramarus_, pour _maximus_, _gravissimus_, _amarissimus_.--_Pernoctare_, veiller la nuit entière.--_Peragere_, faire complétement, parachever. _Parachever_ a vieilli; _parfournir_ ne se dit plus; mais nous disons encore _parcourir_ et _parfumer_. Son bon destrier que il _paramoit_ si! (_Garin_, t. II, p. 147.) Villehardouin emploie _paraller_ pour _aller jusqu'au bout_. L'empereur eût poussé sa course jusqu'à Salonique, s'il eût pu.--«Il fust _paralés_ jusques a Salenyque, s'il peust.» (_Villehard._, p. 194.) Le vieux français accordait à _par_, dans cette fonction, une liberté dont _per_ ne jouissait pas en latin; c'est que _par_ n'était pas nécessairement uni au mot auquel il communiquait sa vertu: il y avait _tmèse_ le plus souvent. Dans l'_Adoubement Vivien_, Guillaume au court nez dit à son cheval, qui va succomber de fatigue: Cheval, moult _par_ estes _lassez_! _Parlassé_, _perlassus_. Moult _par_ li est au cuer _amere_ L'essample des biens qu'il ot dire. (_Le Dit du Buffet._) _Peramarum exemplum._ Trop _par_ eus le cueur _hardi_ Quant tu devant moi feru l'as. (_Ibid._) _Cor nimis peraudax_, _audacissimum_. De cet emploi de _par_ ajoutant une force de superlatif, il nous reste cette locution _par trop_. _Cela est par trop fort._ _Par_ se réunit à l'adjectif et non à l'adverbe: _Nimis fortissimum_, comme _trop parhardi_; en style actuel: _par trop hardi_. «Son extérieur était _trop parlaid_ ou _par trop laid_.» Sa façon _trop par_ estoit lait. (_Les trois Bossus._) Quand on ne faisait pas la tmèse, on conservait volontiers à _par_ la forme latine: Or prions doucement à la vierge Marie... Nous gart et nous otroit la _perdurable_ vie. (_Du Chevalier et de l'Escuier._) On retrouve _par_ en composition de quelques substantifs, où il représente cette idée d'excellence de principauté: _pardon_, _parvis_. Le _pardon_ est le don suprême, le plus précieux de tous les dons; le _parvis_ est le visage principal, la grande façade de l'église. Les Anglais nous l'ont emprunté.--AMOUNT, _à mont_, _en haut_.--PARAMOUNT, _lord paramount_, le chef souverain; en allemand, _der oberste_, _hoechste_, au superlatif. PARAMOUR, le bien-aimé ou la bien-aimée.--_Eine liebste._ Autrefois _en_, composé avec un verbe, s'employait par tmèse; aujourd'hui il adhère inséparablement au verbe, excepté pour le verbe _aller_. On prescrit de dire, _s'en aller_ et _il s'en est allé_; _il s'est en allé_ passe pour une faute. Pourquoi, puisqu'on ne dit pas _il s'en est volé_, _il s'en est fui_; mais, _envolé_, _enfui_, d'un seul mot? CHAPITRE V. Des priviléges de l'ancienne versification. Je réduis les priviléges de l'ancienne versification à deux, concernant, l'un l'hémistiche, l'autre la rime et la mesure. Le repos de l'hémistiche était bien plus long, conséquemment plus obligatoire, dans l'ancienne poésie que dans la moderne. L'alexandrin était comme partagé en deux petits vers, dont le premier restait sans rime. Mais aussi cet hémistiche jouissait des priviléges d'une véritable fin de vers, c'est-à-dire qu'on y admettait l'hiatus, comme nous l'admettons d'un vers à l'autre, et que l'_e_ muet n'y comptait pas plus qu'il ne compte à la fin d'un vers féminin. C'était une grande facilité accordée aux poëtes. Ils étaient donc intéressés à maintenir rigoureusement le repos de l'hémistiche. Je ne crois pas que dans tout ce que le moyen âge nous a légué de vers (et il y aurait de quoi contre-balancer tout ce qu'on en a fait depuis), on trouvât un seul exemple du repos de l'hémistiche violé. On se donnait d'autres licences, mais jamais celle-là. Plus tard, comme on veut toujours raffiner sur ses devanciers, on imagina, sous prétexte d'une versification plus sévère, de retrancher ce privilége de l'_e_ muet surabondant. Dès ce moment la règle perdit de son importance; on continuait à la prescrire, mais elle était souvent violée. Le repos avait diminué de durée; on en vint à le regarder comme une règle sans motif, une difficulté arbitraire et puérile; on se mit à le supprimer, ou à le transporter sans façon dans une autre partie du vers. On y gagna les effets de la césure mobile. Mais il ne faut pas mépriser les inventeurs d'une loi dont on a perdu le sens et l'application. Voici un passage qui servira d'exemple. Il est tiré d'un conte dévot du XIIIe siècle: _Le dit de la Borjoise de Narbonne_. Le diable, pour faire pièce à cette bourgeoise, lui débauche son fils, le ruine par le jeu et les femmes, et l'ayant mis sans ressource, l'induit à voler dans une église pour satisfaire ses passions: Compains, dit li _deables_,--sais tu que tu feras? Ça dehors _demorrai_,--en l'église t'en vas; Le prestre n'y est _mie_,--le calice embleras: Tu revendras à _moy,--et_ puis jouer porras. Li valles li respont--que tantost le fera. En l'esglise s'en _entre_,--que plus n'y demora; Dessous l'autel tantost--le galice pris a... Or oez biau _miracle_--qui oir le vouldra. L'en voloit le _service_--de la messe chanter; Les gens de la _paroisse_--le vinrent escouter; Cil qui tient le _calice_--ne s'en pooit aler. Lors veissiez les gens--entor lui assembler. On saisit le voleur sacrilége; il est condamné au feu. Sa mère, femme très-vertueuse et particulièrement dévote à la sainte Vierge, se met en prières. La Vierge descend sur le bûcher, délie l'enfant, le rend à sa mère, et remonte au ciel en présence de tout le peuple émerveillé, et au son de toutes les cloches de la ville, sonnant d'elles-mêmes. Cette facilité de l'hémistiche n'a rien de bien contraire à nos habitudes actuelles: toute la différence est que nous avons restreint cette licence à l'hémistiche final, tandis que, autrefois, elle était commune au premier et au second. Mais un point bien plus important était la permission d'altérer les mots dans leur terminaison pour le besoin de la rime, et dans le nombre de leurs syllabes pour le besoin de la mesure. Les conséquences en ont été fort graves. Peut-être chercherait-on vainement un second fait d'une égale influence sur la formation du langage. Cette licence était portée fort loin, et l'on conçoit qu'elle n'ait choqué personne et n'ait pas soulevé d'opposition à une époque où tant de finales étaient régulièrement mobiles et incertaines. On ne s'offensait pas d'entendre un poëte prononcer _dix sous_, et une minute après, _dix saus_: Dix _sols_ c'ont mangie et beu... Fet li clerc: Quinze _sols_ vous doi... Li pain, li vin et li pasté Ont bien cousté plus de dix _saus_, Tant ont ils bien eu entre aus. (_Des trois Aveugles de Compiègne_, Barb., III, p. 68.) Cela n'était pas plus étonnant que d'entendre dire, selon l'occurrence, un _cheval_ et un _chevau_;--_sénéchal_, ou _sénéchau_;--un _chapel_, un _chapeu_;--un _fol_, un _fou_, etc. Mais il faut reconnaître aussi que les versificateurs usaient de ce privilége jusqu'à en abuser. Voici des exemples. Au lieu de _trois_, _troie_: Saint Pierre n'eut a cele voie Fors cinc et quatre et un seul _troie_. (_De S. Pierre et du Jongleur._) «Saint Pierre n'amena cette fois que cinq et quatre et un trois.» _La toux_ était la forme ordinaire; mais au besoin le poëte, pour gagner une syllabe, disait _la touse_, à l'exemple de l'Italien, qui met à son choix _amor_ ou _amore_; ou bien même il disait _la teuse_. La vieille Aubérée de Compiègne s'introduit chez une jeune dame, sous prétexte de solliciter quelque friandise pour sa fille malade: Dame, fist elle, je vieng a vos, C'une goute a ma fille el flanc: Si voloit de vostre vin blanc Et un seul de vos pains faitis; Mais que ce soit des plus petiz! Dieu merci! je suis si honteuse!... Mais ainsi m'engesse _la teuse_, Que le me covient demander. Je ne soi onques truander. (_D'Auberée la vieille Maquerelle._) «Madame, dit-elle, je viens à vous, car ma fille a la goutte au côté. Elle voudrait de votre vin blanc et un seul de vos jolis pains, pourvu que ce soit un des plus petits! Dieu merci, je suis si honteuse!... Mais ainsi m'angoisse la toux, comme il est vrai que je suis réduite à vous le demander. Je ne sus jamais truander.» La bonne pièce continue longuement sa harangue, digne de la Macette de Regnier. Elle se fait montrer la chambre nuptiale, le lit, etc. Elle questionne avec un tendre intérêt la nouvelle mariée, lui donne des conseils, se montre satisfaite de l'opulence du logis: A tant issirent de la chambre, Et la vielle tozdis[71] sarmone. Maintenant la dame li done Plain pot de vin et une miche, Et une piece d'une _fliche_, Et de pois une grant potée. (Jubinal, _Nouv. rec._, I, 207.) [71] _Toudis_, _toujours_, en picard. DIS (_dies_): _Mi-di_; _lun-di_: Mais il ne caut a Persewis: Sole i remaint XL, _dis_. (_Partonop._, v. 6305). Et vos porrez veoir _tans dis_ Et son gent cors et son cler vis. (_Ibid._, v. 6855.) _Tans-dis_ (_tantos dies_) est un accusatif absolu, comme _tous-jours_, et ne veut pas plus que _toujours_ être suivi de _que_. _Tandis que_ est une absurde invention du tyran Vaugelas. Jusqu'à lui, personne ne s'était avisé de joindre _que_ à _tandis_:--«_Tandis_ sa femme ne fut pas oiseuse à l'hostel.» (_Les cent Nouvelles_, nouv. 34.)--_Tandis_ rostir la perdrix l'on faisait. (Marot.)--_Tandis_ la nuit s'en va, les lumieres s'esteignent. (Malherbe.) _Tandis_ l'ignorance arma L'aveugle fureur des princes. (Ronsard, ode X, liv. 1er.) L'étymologie, la raison, l'usage, l'autorité des meilleurs écrivains, Vaugelas a tout méprisé, pour tuer une locution indispensable et sans équivalent, et surcharger la langue d'un double emploi. On avait déjà _pendant que_. _Fliche_ pour _flèche_; un morceau d'une flèche de lard pour accommoder ses pois. C'était un mets très en honneur chez nos pères. Aussi, dans le fameux catalogue de l'abbaye Saint-Victor, voit-on figurer un traité «Des pois au lart, _cum commento_.» On ne craignait pas de retrancher l'_e_ muet de la fin d'un mot, pour satisfaire à l'exigence de la rime. Le sage qui raconte, dans le _Dolopathos_, l'histoire des sorcières qu'il nomme _Estries_ (du latin _strygas_), dépeint l'arrivée tumultueuse de ces _Estries_: Et firent parmi la forest Trop grant noise et trop grant _tempest_. (_Dolopathos_, p. 261.) Les Anglais se sont approprié le mot sous cette forme. On ne se faisait non plus scrupule d'allonger les mots que de les raccourcir. De _spiritus_, _espir_ ou _esperites_. Dans le _Dolopathos_: Puis ke li _espirs_ fort en vient Que l'ome pasmer en convient. Et vingt vers plus bas: A la bouche et au nez li mist Por l'_esperite_ fors atrere. (_Dolopathos_, p. 164.) D'autres fois, à une voyelle on en substituait une autre. On vient de voir _teuse_ pour _touse_, afin de rimer à _honteuse_; on trouve de même, au lieu de _lire_, _lere_, pour rimer avec _compère_. Le renard, prié par le loup de lire le mot écrit sous la semelle du cheval, s'en excuse sur ce qu'il _a éü la rhume_, qui lui a troublé la vue: Dit renart: J'ai la rume ehue, Por quoi j'ai troublee la vehue... Puis il ne sait lire que le latin; puis enfin il fait trop sombre: Et dist: N'y voi goute, compere; Ge ne pourroie letre _lere_. Dans Rutebeuf, _vallot_ au lieu de _vallet_: Chascun ot maistre, nes[72] Challos, Qui n'estoit pas moult biaux _vallos_. (_De Charlot le Juif._) [72] _Nisi._ «Chacun trouva maître, excepté Charlot, qui n'était pas fort beau garçon.» Il est utile d'observer que toutes ces contractions se retrouvent dans saint Bernard, dans les commentaires sur Job, et dans la version du _livre des Rois_; et par conséquent ne doivent pas être considérées comme des licences poétiques[73]. C'étaient des habitudes communes à la prose comme aux vers; seulement les poëtes en ont poussé l'usage jusqu'à l'abus. On ne rencontre que chez eux certains exemples de syncopes et d'apocopes vraiment extraordinaires, commandées par le besoin du mètre ou de la rime; par exemple, _mauvaise_ resserré en _maise_;--_trahi_ réduit à sa première syllabe _tra_: [73] Le _livre des Rois_ à lui seul ne ferait pas une autorité suffisante, bien qu'il ait été publié comme un texte de prose. La question, sur ce point, me semble avoir été tranchée un peu légèrement. Barbazan, le premier qui s'occupa du manuscrit des cordeliers et en signala l'importance, n'a pas hésité de dire que cette traduction était en vers; non pas en vers toujours d'égale mesure et rimés partout sévèrement, mais en vers libres, et souvent rimés par assonance. A l'appui de son opinion, il allègue un long passage, le cantique d'Anne, dont il rétablit les lignes dans la forme de vers. Quantité d'autres passages se prêteraient à la même expérience; mais, pour tout dire, il en est beaucoup aussi qu'il paraît difficile d'y soumettre. Quoi qu'il en soit, l'éditeur de ce vénérable texte, M. Leroux de Lincy, aurait peut-être dû prendre davantage en considération l'avis de Barbazan. Il se contente de le mentionner et d'y opposer le sien, qu'il ne motive pas; car on ne peut accepter l'argument unique de M. Leroux de Lincy, tiré d'un passage des _Florides_, d'Apulée. Ce passage de cinq lignes présente le retour évidemment cherché de quelques rimes; et comme il n'est pas en vers, M. Leroux de Lincy en conclut que la fréquence des rimes dans la version des _Rois_, circonstance à laquelle d'ailleurs se joint si souvent l'exactitude de la mesure, n'implique pas non plus un ouvrage en vers. Ce raisonnement irait à supposer la versification latine fondée sur le même système que la française. Une traduction du XIe siècle, mélange de vers et de prose, était cependant un fait bien curieux à constater. L'emploi des deux formes indique une littérature déjà fort avancée, et il serait intéressant d'examiner le choix des passages mis en vers. Por _maise_ compagnie qu'aie hantée jadis. (_De la Borjoise de Narbonne._) Le neveu du roi Marsile, à Roncevaux, se précipite sur les Français en criant: Felon François, Mahomet vos maudie!... _Tra_ vos a Ganes, tuit i perdrez la vie. (_La Desconfite de Roncevaux_, dans l'introd. du _Roland_, p. LIV.) Observez que, vingt-huit vers plus haut, l'auteur a fait dire à Roland: _Traï_ nos a Ganes li soduianz. Il est impossible d'avouer plus clairement qu'on cède à la contrainte de la nécessité. Mais ce sont là des exceptions. * * * * * Des deux priviléges de l'ancienne poésie, le premier, celui de l'hémistiche, est de petite conséquence; mais l'autre, l'altération des mots pour la rime ou la mesure, doit avoir exercé la plus grande influence sur le langage. Il serait curieux de rechercher si telle prononciation dominante dans telle province n'y a pas été accréditée par les poëtes de cette province[74]. [74] Il faudrait commencer par connaître ces poëtes, et les distribuer, les classer selon les dates et les pays; ensuite il faudrait en donner des éditions; il faudrait de plus qu'ils fussent expliqués dans des chaires publiques. Mais on n'a pas le temps d'y songer; on est déjà si occupé par les cours indispensables de malais, d'indoustan, de chinois, etc., etc.! Les poëtes ne se bornaient pas à modifier les finales pour le besoin de la rime: ils resserraient les mots dans le corps du vers, sous prétexte des exigences de la mesure. Ainsi la langue française, encore molle et ductile, a été par eux façonnée, pétrie en diverses façons sous les yeux du peuple, qui choisissait et retenait ce qui lui plaisait le mieux. Le génie public était juge, et ses arrêts s'exécutaient sans avoir été formulés. On n'avait pas encore inventé la profession de grammairien, invention si funeste à la langue, qui substitue aux droits de toute une nation quelques hommes, savants ou ignorants, c'est ce que nul n'examine. Au XIIe et au XIIIe siècle on écrivit prodigieusement de vers, et rien que des vers. La rime paraissait le seul vêtement convenable des pensées dignes d'être conservées et transmises. Au surplus, toutes les littératures ont débuté de même par la poésie; car outre qu'elle aide la mémoire par ses formes arrêtées, elle offre encore l'avantage de défendre la pureté du texte, et de maintenir la lettre contre les infidélités volontaires ou involontaires. L'euphonie et la rapidité, telles ont été les régulatrices de notre langue, par l'intermédiaire des poëtes. On ne saurait trop se le persuader. Mais les affreux malheurs du XIVe siècle, l'occupation de la France par les Anglais, les guerres civiles, toutes ces longues et terribles tempêtes bouleversant notre patrie, corrompirent, détruisirent un bien qui n'était pas encore assez affermi. La littérature fut perdue, la muse s'envola épouvantée. Les temps étaient trop réellement épiques en actions pour qu'on songeât à construire des épopées en paroles et à agencer des mots. Homère n'eût pas chanté dans le camp d'Agamemnon: il faut que le poëte regarde de loin, soit dans le passé, soit dans l'avenir; pour lui, le présent n'existe pas. Aussi, que fit le XVe siècle quand il s'avisa de vouloir lire? Il mit en prose les vers des siècles précédents. Toutes ces vastes compositions, ces poëmes moraux, satiriques, fabuleux, historiques, sacrés ou profanes, d'amour ou de chevalerie, tout cela ne se pouvait plus comprendra dans la forme que leur avaient donnée les auteurs. Il fallut les abaisser au ton qui était devenu le ton général. La prose naquit véritablement alors: Villehardouin et Joinville ne doivent être considérés que comme exceptions. C'est du XVe siècle que la prose date son existence officielle, et qu'elle s'établit dans notre littérature la rivale de la poésie; rivale ambitieuse, qui dès le premier pas aspire à la suprématie, et depuis a si bien élargi sa place, que demain ou après elle régnera sans partage. Si le XVe siècle ne comprenait déjà plus le XIIIe, encore moins celui-ci fut-il compris du XVIe. En cet endroit, il y eut rupture complète des traditions. La chaîne était à jamais brisée, dont je m'efforce ici de retrouver et de rajuster ensemble quelques anneaux chargés de rouille. Il y parut bien quand Marot, sans comparaison le plus habile de son temps comme le plus versé dans la littérature ancienne, voulut se mêler de rajuster le _Roman de la Rose_. Les changements qu'il y fit prouvent une ignorance à peine excusable dans un savant de nos jours. La lignée des poëtes s'était renouvelée, et aussi les procédés de leur art; et ni les nouveaux poëtes ni l'art nouveau n'étaient en progrès sur les anciens. Les derniers venus s'étaient séparés du peuple; ils avaient leur langue à eux tout seuls, qu'ils établissaient naturellement fort au-dessus de l'autre. Leurs devanciers avaient écouté parler dans la rue; ceux-ci, enfermés dans leur cabinet, regardèrent la langue sur le papier. De ce moment il y eut divorce entre le peuple et les littérateurs. Qu'y gagnèrent les lettres? Le plus clair de leur bénéfice fut l'introduction de l'hiatus dans la versification. En voyant les hiatus innombrables dans l'écriture, les poëtes les adoptèrent sans hésiter, persuadés qu'ils ne faisaient en cela que continuer l'ancienne école. Un jour enfin le sentiment naturel se réveilla et reprit le dessus: l'hiatus fut de nouveau proscrit; et cette fois par une sentence solennelle, car il s'était installé des tribunaux publics pour le langage. Sans s'en douter, on revenait sous Louis XIII à la loi qui avait servi de point de départ sous Philippe-Auguste. C'était fort bien; mais dans l'intervalle tout le système des consonnes euphoniques avait disparu de _la belle langue_, et le vocabulaire poétique se trouva tout à coup réduit des trois quarts. La poésie, obligée de faire figure et plus que jamais avec cette mince fraction de son ancien revenu, se vit contrainte, pour dissimuler son indigence, à des ruses incroyables, à des efforts, des subtilités au-dessus de l'imagination. Un temps elle parvint à se suffire à l'aide de ces tours d'adresse, et secondée d'ailleurs par des génies extraordinaires. Mais ce temps ne pouvait toujours durer: on se fatigue; les hommes de génie meurent; les tours d'adresse s'épuisent; à force d'être répétés, ils finissent par être imités et tomber dans le mépris. C'est où nous en sommes. Si nous sortirons de là et comment, c'est une question dont nos arrière-neveux pourront voir la solution. En attendant, le peuple a gardé son langage; et comme c'est encore le meilleur et le plus commode pour rendre sa pensée, sinon pour parler à la cour, il se console facilement du dédain des classes _éclairées_. Un poëte s'est mis avec le peuple; il a écrit pour ceux qui ne savent pas lire. Aussi voyez quel succès! Il a fait comme Marie, soeur de Marthe: il a choisi la meilleure part, qui ne lui sera point enlevée. Quant aux autres, qu'ils se fassent lire par les académiciens, s'ils peuvent. CHAPITRE VI. D'un système de déclinaisons en français.--Dialectes. § Ier. Faute d'avoir reconnu les faits exposés précédemment, des savants d'une grande érudition sont tombés dans ce que je ne craindrai pas d'appeler une erreur bizarre et des plus graves. Partis de cette idée que l'orthographe du moyen âge était arrêtée, uniforme et toujours exacte; frappés ensuite des variations qu'ils y rencontraient, et résolus de s'en rendre compte à toute force, ils ont imaginé de transformer ces différences en vestiges d'anciennes déclinaisons françaises. A ce point de vue, ils ont noté, recueilli, commenté toutes ces formes nées du hasard ou d'une autre cause qui leur échappait; et, après un labeur infini, ils sont parvenus à orner la langue française d'un monument comparable aux déclinaisons du latin; c'est un château en Espagne très-vaste, très-obscur, où il est à peu près impossible de se reconnaître et de se conduire; aussi deux Allemands en furent-ils les principaux architectes: MM. Orell et Dietz ont travaillé sur le vieux français comme ils auraient pu faire sur le persépolitain ou le sanscrit. Grâce à M. Dietz, le vieux français possède trois déclinaisons. Mais voici un autre embarras: la multitude des formes est telle, qu'il en faudrait mettre six ou sept sur chaque cas; pesant fardeau qui écraserait le fragile édifice de ces trois déclinaisons. Heureusement on s'avisa des _dialectes_, c'est-à-dire des patois; toute la surcharge des déclinaisons fut distribuée dans ces dialectes; avec les dialectes et les déclinaisons, il n'est aujourd'hui plus rien qui réduise les savants au silence: ils expliquent tout! Que s'il en a coûté de la peine, la satisfaction est grande aussi. Il faut voir cela dans l'ouvrage posthume de Fallot. Jamais le regard n'a plongé dans un chaos plus effroyable. Il est réellement affligeant de voir tant de travail et de science engloutis dans un pareil gouffre! Le premier auteur du mal fut M. Raynouard, dont les travaux sur une prétendue langue romane[75] procurèrent quelques années de vogue aux romans de linguistique. Depuis, on a nié la langue romane, mais ceux qui la niaient ont retenu quelque chose des doctrines de l'inventeur: on a donné de l'extension à certaines idées de M. Raynouard, lorsqu'il aurait fallu les restreindre. Dans ce nombre, l'idée d'un système de déclinaisons françaises. [75] On n'entend pas ici nier l'existence du roman provençal, mais seulement l'étendue et l'importance que lui prête M. Raynouard. Commençons par dégager le seul point de toute cette affaire compliquée qui soit d'une vérité reconnue, incontestable. Nos pères prirent à coeur de distinguer dans une phrase le nominatif, quand ce nominatif était un nom masculin. Ils lui donnèrent alors par privilége une _s_ au singulier; au pluriel cette _s_ disparaissait du nominatif, et n'appartenait qu'aux cas obliques ou régimes[76]. [76] On appelle _cas obliques_ tous les cas autres que le nominatif. M. Ampère les nomme _cas régime_, c'est-à-dire _régis_, et non _qui régissent les autres_, comme l'amphibologie de l'expression pourrait le faire croire. M. Raynouard trouva cette règle dans une grammaire provençale; il la reproduisit, et rendit, en l'exhumant, un service réel à l'étude de la vieille langue. On ne peut nier qu'il n'y ait là un souvenir de la seconde déclinaison latine: _dominus_, _domini_, _dominos_; mais la chose n'est pas, dans cet emploi de l'_s_, allée plus loin. Malheureusement on a voulu l'étendre, et tirer de cette simple donnée un système complet de terminaisons. C'était un moyen d'occuper cette multitude de consonnes finales, dont le rôle purement euphonique n'était pas soupçonné. On regrette que cette idée ait été accueillie et développée par M. J.-J. Ampère, dans son savant livre de la _Formation de la langue française_. L'auteur est obsédé de la préoccupation des cas obliques; il en voit partout. Examinons quelques-unes de ses assertions sur ce point: --«Par une transformation singulière, l'_u_ du cas régime se changeait en _f_. _Pontieu_ est le cas régime de _Pontiex_. Au lieu de _Pontieu_, l'on trouve _Pontif_:» En Some en _Pontif_ arrivèrent. (_Roman de la Rose_, v. 268.) «Ils arrivèrent dans le Ponthieu par la Somme.» Allez avant à ma suer de _Pontif_. (_Garin_, I, p. 154.) «A ma soeur de Ponthieu.» M. Ampère signale encore _Brunof_ pour _Bruno_ ou _Brunou_ de l'_Histoire des ducs de Normandie_; _antif_, dans le _livre des Rois_: «_En l'antif pople Dieu_;»--et de _Garin_: El pinel entrent dedans ung val _antif_. Et le mot _blé_ écrit _blef_ dans un fabliau: Dieu done _blef_, deable l'amble. (Barbaz., éd. Méon, IV, p. 126.) M. Ampère trouve là une marque du cas régime: --«Le nominatif est _antis_ pour _antics_ (_anticus_), qui fait au cas régime _antif_, comme _Pontiex_ ou _Pontis_ fait _Pontif_.»--Et il conclut:--«L'_f_ était _donc_ une forme très-rare du cas régime.» (_Hist. de la lang. fr._, p. 62 et 63.) M. Ampère aurait probablement conçu quelques doutes sur la justesse de cette conséquence, si dans le passage de _Garin_ il eût remarqué, onze vers avant celui dont il s'autorise: Vostre seror la dame _de Pontis_. Et cinq vers plus bas: Ainc ne finerent, si vinrent en _Pontis_. Voilà donc au cas oblique ou régime la forme réservée par M. Ampère pour le nominatif. Nous avons reconnu qu'on ne prononçait aucune consonne finale. Ainsi, vous ne serez pas surpris de rencontrer des exemples où le scribe l'a omise: _saint Po_ pour _saint Paul_, dans le _roman de Renart_; Bernard _de Baillo_ pour _de Baillol_, dans _Jordan Fantosme_. Vous direz simplement: Ici, le copiste a figuré la prononciation, et vous passerez. Mais M. Ampère vous arrêtera, et vous dira que, «dans certains mots terminés en _l_, on indiquait le cas régime par le retranchement de la dernière consonne du radical.» (P. 63.) _Alfré_, _Davi_, pour _Alfred_, _David_, vous semblent rentrer aussi dans la règle des finales muettes. Point! M. Ampère vous affirme que c'est l'effet du cas régime, lequel se marque par le retranchement du _d_ «dans certains noms propres.» (_Ibid._) _L_ supprimée dans certains mots; _d_ retranché dans certains noms... Mais quels mots, quels noms? et pourquoi ceux-là plutôt que d'autres? C'est ce que M. Ampère ne dit pas. Autant d'exemples, autant de règles. C'est de l'empirisme pur. Ce cas régime accapare tous les moyens. Quand il ne se révèle pas par la suppression d'une finale, c'est par l'addition, ou bien c'est par la contraction du mot, ou bien par le changement de la terminaison; et ce changement s'opère d'une multitude de manières, toutes plus capricieuses les unes que les autres. L'_n_ à la fin d'un mot, par exemple, _amin_, _Moysen_, signe du cas régime. (P. 67.) Le _t_ final, signe du cas régime, souvenir de la déclinaison imparisyllabique. (P. 68.) Le _d_ pareillement. (P. 71.) Et pareillement le _c_. (P. 74.) Et tout cela soutenu d'exemples. De quoi ne trouve-t-on pas des exemples? Si M. Ampère eût voulu établir, au contraire, que ces mêmes circonstances indiquaient le sujet de la phrase, les exemples ne lui eussent pas manqué davantage. Je ne suis embarrassé que d'une chose, c'est de savoir comment le peuple distinguait, en parlant, la consonne finale: _Loherens_ par une _s_, de _Loherenc_ par un _c_, et celui-ci de _Loherent_ par un _t_; _Helisens_ par une _s_, d'_Helisent_ par un _d_ ou par un _t_ (p. 71). Certes, l'oreille devait être beaucoup plus subtile en ce temps-là qu'aujourd'hui, ou bien il faut poser en règle que l'on faisait fortement claquer toutes les consonnes finales, sans jamais en omettre. C'est trop visiblement le contraire de la vérité. Et cela même ne nous tirerait pas d'affaire; car comment expliquer la présence de certaines consonnes, surtout de l'_s_ et du _t_, à la fin de mots incapables de se décliner, des adverbes, des prépositions, des particules? M. Ampère, sans se troubler, répond que c'est une mauvaise habitude:--«L'_s_ final s'ajoutait même aux particules, tant était grande l'habitude de la placer après tous les mots qui n'étaient pas régis.» (P. 83.)--«Le principe de la déclinaison romane était si profondément dans les instincts de l'ancien français, que son action s'étendait au delà du cercle des substantifs.» (P. 81.) Cela s'appelle mettre en fait ce qui est en question. Avec un procédé pareil, M. Ampère est assuré de n'être jamais pris en défaut. Et puis, notre organisation est donc terriblement changée, qu'un instinct si profond, si vivace, si universel chez les Français du moyen âge, n'ait pas laissé la moindre trace chez leurs enfants? Cependant l'idée de l'_s_ euphonique s'est présentée à M. Ampère; mais il l'a tout de suite repoussée bien loin pour son compte, prenant soin même de prémunir contre elle son lecteur:--«Et qu'on ne dise point que cette _s_ était euphonique; l'ancienne langue ne craignait point l'hiatus.» (P. 84.) Qui vous l'a dit? Sur quelle autorité s'appuie cette assertion? Revenons au cas régime, dont nous sommes loin d'avoir épuisé les métamorphoses. --«Quelquefois même le cas régime paraît indiqué par une contraction: _Fontevrault_ pour _Fontaine-Evrard_.» (P. 64.) A la page 61:--«Quelquefois le cas régime a laissé sa forme au vieux mot français; ainsi, _crimene_, de _crimine_.» Voilà ce qui s'appelle une règle sûre! _Fontevrault_ est au cas régime parce qu'il est contracté, et _crimene_ y est aussi parce qu'il ne l'est pas. Bien maladroit qui s'y tromperait[77]! [77] Nous examinerons tout à l'heure si effectivement _Fontevrault_ et les composés analogues renferment un nominatif et un génitif, ou bien deux nominatifs juxtaposés. La confusion des terminaisons n'est pas moindre que celle des consonnes finales; on ne sait où se prendre. Ce n'est pas au moins faute de règles, car, dès qu'il rencontre un exemple, M. Ampère le généralise et en fait un principe. Ainsi, la poule, dans le _roman de Renart_, est appelée _Pinte_ ou _Pintain_; on lit ici _Eve_, là _Evain_. C'est assez; M. Ampère écrit: «Les féminins surtout formaient leurs cas indirects en _ain_: Comme Diex ot de paradis Et Adam et _Evain_ fors mis. (_Renart_, v. 44.) _Pintain_ appele ou moult se croit[78]. (_Ibid._, v. 97.) [78] _Se fie._ (_Hist. de la format. de la lang. fr._, p. 66.) Mais M. Ampère s'est-il mis en peine de vérifier si l'on ne trouvait jamais cette forme en _ain_ donnée au sujet de la phrase? s'est-il assuré que _Pintain_ et _Evain_ sont ici des formes déterminées par les verbes actifs _appeler_, _mettre_? Non; il s'est trop hâté de céder à une illusion chérie. On disait, à l'accusatif, _Eve_ aussi bien qu'_Evain_, ou plutôt il n'y avait point d'accusatif.--«Père éternel, qui créas le monde, Adam feis de tere et de limon, Et sa moilier, _Eve_ l'appelet on. (_Gerars de Viane_, v. 2822.) Le nom de la belle Aude, soeur d'Olivier et femme de Roland, est écrit tantôt _Aude_, tantôt _Audain_; c'est le hasard ou le besoin du vers qui en décide. Vous plaît-il que nous suivions le système de M. Ampère? Soit: _Aude_ est le nominatif, _Audain_ le cas régime. Preuves (remarquez que je les prends toutes dans le même ouvrage, dans _Gerars de Viane_): Nominatif _Aude_: Venue i fuit _la bele Aude_ au vis cler. (_Gerars de Viane_, v. 633.) La pucele Aude l'en at araisonné. (v. 745.) L'iaue demandent, s'aseient au souper, Gerard s'assist, et Oliver le ber, Et dant Lambert _et Aude o le vis cler_. (v. 915.) Cas régime _Audain_: _Audain_ aurois ma seror a moillier. (v. 2263.) _Audain_ aurai, cui k'en doie anuier. (v. 2267.) Viane aurai, et _Audain_ a moillier. (v. 2308.) Vous plaît-il au contraire de renverser cette loi, et de voir au nominatif _Audain_, et _Aude_ pour le cas régime? rien n'est plus facile. Preuves: Nominatif _Audain_: Evos (_voici_) _Audain_ corant parmi le prey. (v. 757.) Au col li pandent un escu de quartier Ke li donnoit _Audain_ o le vis fier. (v. 1046.) Esvoz _Audain la bele_, l'eschevie. (v. 1771.) Cas régime _Aude_: Le destrier point _vers Aude_ en est alé. (v. 651.) Acointeiz s'est _de bele Aude_ au vis cler. (v. 1099.) Il est manifeste que, dans ces deux derniers vers, il fallait au poëte une élision: il a mis _Aude_ à l'accusatif et au génitif. Ailleurs, où l'élision l'eût gêné, il a mis au nominatif _Audain o le vis fier_. Passons au changement de terminaison. Vous savez la valeur de cette notation _em_, _en_. _Jérusalem_, _Bethléem_, sonnaient _Jérusalan_, _Bethléan_, comme aujourd'hui encore _Caen_ et _Rouen_. Vous ne serez pas surpris que les deux orthographes par _e_ et par _a_ aient coexisté. M. Ampère voit un cas régime dans _Bethléan_, ou plutôt _Belléan_, par la règle de l'assimilation des consonnes. Il affirme que le nominatif était _Bethléems_ avec une _s_ (dont je crois qu'il serait un peu embarrassé de produire un exemple), et dans ce vers de _Garin_: Par Dieu vous pri qui maint en _BelliaM_. _Belliam_ est au cas régime. Il est vrai que, plus loin, on rencontre: «Qui de la Virge en _BélianT_ naquit.» «_Beliant_, dit M. Ampère, est le cas régime en _t_ de _Bethléem_, comme _Belliam_ en est le cas régime en _am_.» (P. 72.) Il ne se peut rien de plus commode pour l'inventeur du système; pour ses lecteurs, c'est autre chose. M. Ampère aurait dû s'apercevoir que l'argument tiré des noms propres traduits est sans valeur, parce que ces noms propres n'ayant pas de forme déterminée en français, on les transportait tels qu'on les rencontrait. _Deus dixit Moysi_: Dieu dit à _Moysi_.--_Deus allocutus est Moysen_: Dieu dit à _Moysen_ ou à _Moysant_.--_Reedificavit ergo Salomon... Palmiram in terra solitudinis_: «Puis reedifiad li reis Salomun... _Palmiram_ qui est al desert.» (_Rois_, p. 269.)--_Dux super Israel et super Judam_: «Maistres sur Israel e sur _Judam_» (_Formation de la lang. franç._, p. 224), etc. _En Baalim_, _de Niniven_, et autres, que cite M. Ampère, ne concluent rien du tout par rapport à la langue française. Turold avait besoin d'une rime à _tourment_, il écrit _Niniven_; ailleurs il dit, en apostrophant Dieu le père: Saint _Lazaron_ de mort resurrexis Et _Daniel_ des lions guaresis. (_Roland_, st. 173.) _Lazaron_, dans le premier vers, faisait mieux son affaire que _Lazare_, et _Danielem_ l'eût gêné dans le second. Je ne vois nulle part le cas régime de _Roland_, _Olivier_, _Michel_, _Turpin_, etc. «Il y a aussi des exemples de cas régime en _in_,» dit M. Ampère, qui cite pour preuve: Dieu donnez m'a mari _Garin_, Mon doux _amin_. (_Romancero fr._, p. 72.) Je lui demanderai d'abord comment _Garin_ faisait au nominatif; puis, quand il me l'aura dit, je lui citerai autant d'exemples qu'il en voudra de cette même forme, _Garin_, _amin_, pour le sujet de la phrase. A qui persuadera-t-il que _Colin_, _Robin_, _Girardin_, sont le génitif ou l'accusatif de _Colas_, _Robert_, _Girard_? Que _nonnain_ est l'accusatif de _nonne_, et _Jupin_ celui de _Jupiter_? Que _Gothon_ faisait au nominatif _Gothe_? Que _Marie_ faisait à l'accusatif _Marion_? Que _Pierron_ et _Pierrot_, _Charlon_ et _Charlot_, sont des cas obliques de _Pierre_ et de _Charles_? (_Formation de la langue franç._, p. 65 et 68.) On lui dira qu'il prend pour des marques de déclinaison des diminutifs et des augmentatifs; que _Perrin_ ou _Perrinet_ revient à _petit Pierre_, et _Pierron_ à _gros Pierre_. Voilà ce qui saute aux yeux de quiconque ne s'est pas brouillé la vue à contempler trop fixement une chimère. J'avoue que M. Ampère me paraît dans ce cas fâcheux; et comme il s'entoure de preuves érudites, il faut bien, pour empêcher son illusion de se répandre, la combattre par des preuves analogues. «C'est, dit M. Ampère, quand on a perdu la tradition des lois grammaticales auxquelles obéissait le français du moyen âge, qu'on a cru qu'un personnage chevaleresque avait pu s'appeler _Huon de Bordeaux_. Le héros du roman écrit en prose au XIVe siècle s'appelait originairement _Hues de Bordeaux_, et son nom était mis au cas régime dans le titre: _Histoire d'Huon_. Appeler _Hues_, _Huon_, c'est comme si l'on perdait le titre des déclinaisons latines, et qu'on appelât _Ciceron_, _Ciceronis_, parce qu'on lit en tête de ses ouvrages: _Ciceronis opera_.» (_Formation de la lang. franç._, p. 64.) Voilà qui est positif. Ce qui ne l'est pas moins, c'est ce début d'un acte, daté de 1266, sur lequel je serais bien aise d'avoir le sentiment de M. Ampère: «_Je Huon_, et je Phelipe, femme _au devant dit Huon_...» (Lelong, _Hist. de Laon_, p. 609.) M. J.-J. Ampère appelle souvent en témoignage le poëme de _Garin le Loherens_; en effet, ce monument date de la bonne époque de la littérature du moyen âge; l'auteur écrivait au plus tard vers le commencement du règne de saint Louis; il parle le meilleur langage et le plus exempt de dialecte, celui de l'Ile de France; la tradition des lois grammaticales était alors ou jamais dans toute sa force et sa vigueur. M. Ampère ne récusera donc pas l'autorité du poëme de _Garin_, dont précisément un des héros s'appelle _Huedes_, c'est-à-dire, _Eudes_, ou _Hues_, comte de Cambrésis. Si je voulais ne montrer qu'une face de la vérité, rien ne me serait plus facile que de fortifier l'opinion de M. Ampère: _Hues_ au nominatif, _Huon_ aux autres cas, aux cas régimes; exemples: Comment diables, _li quens Huedes_ a dist. (_Garin_, I, p. 146.) _Hues_ s'eveille, si oïst le Hustins. (_Ibid._, p. 167.) _Hues_ se dort en son palais marbrin. (_Ibid._) _Hues_ l'oïst, mie ne fu esbahis. (_Ibid._) Au contraire: Fromons manda _Huon_, qui Gornai tint. (_Garin_, p. 162.) Vint à _Huon_, fierement li a dist. (_Ibid._, p. 167.) Je pourrais multiplier les citations dans ce sens, et m'en tenir là; la preuve semblerait évidente. Mais je suis, en conscience, obligé d'ajouter qu'on trouve également _Huon_ pour le nominatif: _Huons_ repaire dou riche poigneïs[79]. (_Garin_, I, p. 77.) [79] Revient du terrible combat. Et _Hues_ à l'accusatif: Li Borguignon ont Aubri adoubé, Et l'Alemant et _Huedes_ le sené. (_Ibid._, p. 35.) «Les Bourguignons ont équipé Aubri, l'Allemand et Eudes le sensé.» _Huons_ ist fort sovent comme prodons. (_Ibid._, p. 175.) Souvent ist fort _Hues_ de Cambresis. (_Ibid._, p. 176.) Il est manifeste que le poëte n'attache pas à la terminaison la valeur que lui prête M. Ampère. Il se sert au hasard de celle-ci ou de celle-là. Un second exemple confirmera ce que je dis. _Begues_, duc de Belin, est un autre acteur du même poëme. Ce nom, fait comme celui de _Hues_, doit suivre les mêmes règles. Aussi, _Begon_, dirait M. Ampère, est le cas régime de _Begues_. Nous allons voir. Nominatif, _Begues_: Là est dux _Begues_ del chastel de Belin. (_Garin_, I, p. 113.) Et dist dux _Begues_: Nous avons gens assez. (P. 103.) Et respond _Begues_: Merveilles avez dist. (P. 100.) Nominatif, _Begons_: _Begons_ li dux, li chevaliers membrés. (I, p. 103.) _Begons_ le voit, à ses compagnons dist. (P. 100.) Droit en Gascogne va _Begons_ de Belin. (P. 19.) _Begons_ les guie (guide), li dux au fier talent. (P. 84.) --«Il est bien reconnu aujourd'hui que de _Charles_ on faisait _Charlon_; de _Hugues_ ou _Hues_, _Hugon_ ou _Huon_; de _Pierre_, _Pierron_.» (_Formation de la lang. franç._, p. 64.) Sans doute, cela est bien reconnu; mais ce qui ne l'est pas, c'est que ces formes fussent le résultat d'une déclinaison à l'instar de la déclinaison latine. Jusqu'à nouvelle preuve, je croirai que la terminaison en _on_ marquait ou un diminutif, ou plutôt un augmentatif, comme en italien _Carlo_, _Carlone_; _Ugo_, _Ugone_. Un _capello_ est un chapeau; un _capellone_, un grand chapeau. * * * * * Dans le système de M. J.-J. Ampère, _garçon_ était le cas oblique de _gars_, comme _sapin_ le cas oblique de _saps_. Cela est dit formellement p. 67 et 74. Le _livre des Rois_ n'emploie jamais que le mot _saps_; l'exemple invoqué par M. Ampère est celui-ci: «Et tut frai tun plaisir de cedres et de _saps_.» (_Rois_, p. 243.) Mais c'était ici précisément l'occasion du cas oblique _sapin_, s'il eût existé en cette qualité. _Sapin_ ne se rencontre jamais dans la version des _Rois_; il n'a existé que plus tard; c'est un diminutif qui a fini par remplacer le nom simple. _Gars_ et _garçon_ différaient de sens. _Gars_ est tout uniment un jeune homme; _garçon_ emporte une idée de mépris: c'est un _gars_ de basse extraction et de mauvaises moeurs; tout au moins un valet. Les femmes de la fée Mélior ne l'eussent point blâmée d'avoir pris pour amant un _gars_; mais ignorant la naissance de Partonopeus, elles le croyaient un _garçon_: Et dient qu'elle a mescoisi (_méchoisi_), Quant d'un _garçon_ fist son ami. Tant bon cevalier l'attendoient, Qui tant bel et tant rice estoient! Bien l'a ses talens sorportée, Quant a un _garçon_ s'est coplée! (_Partonop._, v. 4825 à 4830.) «Sa passion l'a bien soutenue, pour qu'elle ait osé s'unir à un _garçon_.» Charlemagne, revenu sur le champ de bataille de Roncevaux, défend que personne, écuyer ni _garçon_, reste auprès des morts avant qu'ils ne soient vengés: Laissez gesir les morz tut issi cum il sunt... Que [nul] n'i adeist esquier ne _garcun_... (_Roland_, st. 174.) _Garçon_, dans ce dernier exemple, a le sens que nous lui conservons encore quand nous disons à un garçon de café: _Garçon!_ c'est le premier sens du mot. De plus, _garçon_ est ici le sujet de la phrase; comment donc serait-il au cas régime? M. Ampère n'a pas pris garde à cette difficulté: à la page 74, il avance que _garçon_ est le cas régime de _gars_; et à la page 105, il cite _garçon_ au nominatif: Et menjurent priveement Ele et _le garçon_ seulement. (_Fabliaux_, t. I, p. 249.) _Garsun_, dans _les Rois_, comme _garcio_ dans tous les écrivains du moyen âge, signifie un laquais, un mauvais sujet.--«Et avec ce, lui dist plusieurs injures et villenies en l'appelant _garson_.» (_Procès-verbal de 1376_, cité par du Cange.) _Garçon_, aujourd'hui, n'est plus une injure; mais le féminin de _gars_ en est devenu une des plus basses. C'était autrefois la traduction exacte de _puella_, et rien davantage. Vous voulez que _Karles_, _Aymes_, soient pour le nominatif, et _Karlon_, _Aymon_, pour les cas obliques? Je trouverai cent exemples à l'appui de votre proposition, mais j'en trouverai deux cents pour la renverser, et prouver que ces formes s'employaient indifféremment, selon le caprice ou le besoin du poëte. Dans un couplet monorime, dont l'assonnance est _a_: Munjoie escriet, co est l'enseigne _Karles_. (_Roland_, st. 13.) «Il crie _Montjoie!_ c'est la devise de Charlemagne.» Dans un monorime en _o_: Munjoie escriet, co est l'enseigne _Karlun_. (_Roland_, st. 92.) Penseriez-vous, par hasard, qu'ici le poëte a fait céder la règle aux exigences de sa rime? Il n'en est rien; voyez: Le roy _Karles_ parla qui fut de cuer marris... (_Les quatre fils Aymon_, v. 323.) _Karlon_ ot un neveu qu'il aimat et tint chier. (_Ibid._, v. 261.) Sire, dit le duc _Aymes_, je vous ferai devis. (_Ibid._, v. 334.) Duc _Aymon_ de Dordonne du roy a congie pris. (_Ibid._, v. 339.) Le nom seul des _quatre fils Aymon_ prouve contre le système de M. Ampère, puisque, dans cette formule, _Aymon_ est au nominatif. Deux nominatifs juxtaposés indiquaient alors le rapport de possession de l'un à l'autre, aujourd'hui marqué par le génitif du second substantif. Et, relativement à cette forme, la préoccupation du cas régime a précipité M. Ampère dans une erreur qu'il importe de relever. M. Ampère avance que ces expressions composées, la _Fête-Dieu_, la _Ferté-Milon_, _Château-Thierry_, _rue Saint-Denis_, _Place-Maubert_, etc., renferment un nominatif et un génitif.--«Il est contre le vieux génie de notre langue de placer le _de_ avant ces dénominations de localités» (_Fête-Dieu_ n'est pas une localité), «et de dire, la rue _de_ Richelieu, l'église _de_ Notre-Dame; car notre langue, _grâce au cas régime_, permettait, dans l'origine, d'_exprimer le génitif par la terminaison_, sans le secours de la particule _de_.» (_Formation de la lang. franç._, p. 76.) Il est impossible d'accorder à M. Ampère cette proposition, qui d'ailleurs en suppose une autre, savoir, que tout substantif pouvait modifier sa terminaison. Or, cela n'est pas soutenable. Je demanderai à M. Ampère où est la terminaison caractéristique du génitif dans les exemples suivants:--«Micol, _la fille Saul_, n'en out enfant jusqu'al jor de sa mort, car ele murut al enfanter.» (_Rois_, p. 142.) --«Vien avant, vien, dame _femme Jeroboam_; pur quei te ceiles, e ne vols [fere] cunuistre que tu es _la femme Jeroboam_?» (_Rois_, p. 292.) --«E les _fils Belial_ se asemblerent entur lui.» (_Rois_, p. 298.) Partonopeus est jeté en prison, sous la garde d'un geôlier appelé Armant: La _femme Armant_ le vient veoir. (_Partonop._, v. 7665.) _Fille Saül_, _femme Armant_, _femme Jéroboam_, _fils Bélial_; dans toutes ces locutions et les semblables, il n'y a que deux nominatifs. C'est un emprunt à la syntaxe latine, qui prescrivait _Urbs Roma_, et non _Romæ_. Ces façons de parler sont restées dans le peuple et dans les usages de la justice. Quand le président dit: Accusée _femme Armant_, ou _fille Saul_, ou _veuve Athalie_, levez-vous; quand un homme du peuple crie: Eh! père _un tel_! mère _une telle_! _Armand_, _Saül_, _Athalie_, ne sont pas plus au génitif que ces mots, _un tel_, _une telle_. M. Ampère a donné trop d'importance à des hasards d'écriture. Je sais bien qu'on trouve: C'est la mere _Partonopeu_. Hom sui _Rollant_... Mais croire que l'absence de l'_s_ ou la présence du _t_ soit, comme il l'affirme, la marque d'un génitif, c'est transformer en une intention savante l'ignorance ou la distraction du copiste. Nos pères savaient très-bien employer _de_ quand ils voulaient réellement marquer le génitif: Un almacurs i ad _de_ moriane; N'ad plus felun en la tere _d'_Espaigne. (_Roland_, st. 73.) Dunez mon feu, ço est le colp _de_ Rollant. (St. 67.) «Donnez mon fief; c'est le coup de Roland.» --«La dame vint en la citet _de_ Thersa.» (_Rois_, p. 293.) --«Li reis Abia... prist la cited _de_ Béthel.» (_Ibid._, p. 299.) --«O humiliteit, vertu _de_ Crist, cum forment tu confonz l'orgoil _de_ nostre vaniteit!» (_Saint Bernard_, p. 553.) Je conçois qu'on ait pu hésiter un moment devant les cas où la terminaison changeait: _Charles_, _Charlot_; _Gui_, _Guyot_, quoique cette illusion ne résiste pas à un examen attentif, puisqu'on rencontre le _de_ uni à ces mêmes formes, inventées, suivant M. Ampère, pour le supprimer. Il fallait être terriblement prévenu en faveur du cas régime, pour citer _Choisy_-LE-_Roi_, _Bar_-LE-_Duc_, _Bois_-LE-_Comte_, en prenant _le Roi_, _le Duc_, _le Comte_, pour des génitifs! (_Format. de la lang. fr._, p. 76.) * * * * * Ainsi ce principe étant faux, les conséquences que M. Ampère en fait sortir par rapport aux ellipses et aux inversions, l'analogie qu'il indique avec le grec, tout cela est également faux. Et maintenant, voyez l'argument de M. Ampère se retourner contre son auteur: car si _la Roche-Guyon_, _les fils Aymon_, _la Ferté-Milon_, ne contiennent que deux nominatifs, et cela est incontestable, il s'ensuit que _Guyon_, _Aymon_, _Milon_, ne sont pas des formes obliques de _Guy_, _Aymes_, _Miles_. Celui qui dit _Huon de Bordeaux_, ne ressemble donc pas à celui qui dirait _les oeuvres de Ciceronis_. Je ne vois guère que l'_apocope_ que M. Ampère n'ait pas encore consacrée à marquer le cas régime. Il ne l'a pas oubliée non plus.--«_Enfès_ (_sic_) faisait au cas régime _enfant_.» (_Formation de la lang. franç._, p. 71.) Par la même raison sans doute, _cit_ est le nominatif de _cité_; _mes_, de _messager_; _lin_, de _lignage_; _mi_ de _milieu_; etc. Dans les passages que j'ai cités à l'article de l'apocope, on trouvera des exemples de ces mots employés tantôt comme sujets, tantôt comme compléments. Les livres en sont pleins; ce serait perdre le temps à plaisir que de s'arrêter à les rassembler ici. Le cas régime tel que nous le représente M. Ampère, s'il pouvait exister, serait de tous les protées le plus insaisissable. M. Guessard lui a trouvé de bon compte dix-huit formes, sans celles qu'en suivant les mêmes données on ne manquerait pas de découvrir, et que M. Ampère n'a point recueillies. Défions-nous des systèmes trop savants ou trop ingénieux, d'autant plus à craindre qu'il est toujours facile de trouver de quoi justifier le pour et le contre, en lisant les textes un oeil ouvert et l'autre fermé. Les mêmes auteurs ont composé pareillement une déclinaison de l'_article_, dont le tableau majestueux se déploie dans plusieurs traités ou dissertations savantes sur cette matière. Voyez-en l'appréciation dans la IIIe partie, à l'article IL, LI. § II. Je ne dirai ici qu'un mot des patois, si doctement ennoblis sous le titre imposant de dialectes. L'importance en a été singulièrement exagérée, et cela se conçoit: sitôt que les philologues rencontraient une discordance d'orthographe, une forme inusitée, inexplicable pour eux, ils s'en tiraient par un dialecte. Le dialecte invoqué ne manquait à personne et ne trahissait personne. C'était, au lieu d'un aveu pénible, une espèce d'ajournement scientifique; et tout ce qui ne pouvait se loger dans le réceptacle des déclinaisons, on le jetait au delà, dans l'abîme ténébreux des dialectes. Avec autant de bonne foi que d'intrépidité, Fallot résolut un jour de plonger dans ce chaos, pour en retirer tous les débris qu'il y verrait surnager, les exposer au soleil, les classer chacun avec une étiquette, et finalement en construire un beau monument d'architecture grecque, vis à vis son palais des déclinaisons, qui était d'architecture latine. La mort le surprit à la tâche. Des mains pieuses et amies ont publié les matériaux considérables, mais confus, qu'il avait déjà rassemblés. Ce recueil fait regretter vivement la perte d'un homme doué à un si haut degré de patience et d'application, et qui, joignant à ces qualités beaucoup de savoir, aurait pu rendre à la science d'éminents services. Mais quant à l'entreprise de Fallot, la science n'a, je crois, rien perdu à ce qu'elle soit demeurée interrompue. Telle que Fallot l'avait conçue, c'était le treizième travail d'Hercule, et j'attribue le quatorzième à celui qui en aurait tiré quelque chose. Il faut observer que les patois n'ont jamais existé que comme langage, et nulle part à l'état de langue littéraire écrite. Cela est si vrai qu'il serait impossible de montrer un seul texte, dix lignes rédigées véritablement en picard. Cependant la Picardie peut disputer la gloire d'avoir fourni le plus grand nombre d'écrivains au moyen âge. C'est que, même avant la centralisation moderne, il y eut toujours un centre; dès avant Philippe-Auguste, ce centre était Paris. Il y avait un peuple français et une langue française, à laquelle le trouvère picard ou bourguignon se faisait une loi de se conformer, au mépris du ramage de son pays. De toutes parts on tendait à l'unité. Venez me dire ensuite qu'il était impossible au provincial d'éviter dans son style tout provincialisme, j'en demeure d'accord; mais, de bonne foi, est-ce là ce qu'on peut appeler un dialecte? C'est se moquer que de le prétendre, et parodier les Grecs à trop bon marché. Je le répète, qu'on me montre une composition, n'eût-elle qu'une page, de franc picard, ou de pur bas-normand, ou de bourguignon, pareil aux noëls de la Monnoye, et je croirai à vos dialectes littéraires; sinon je ne croirai qu'à la langue française, pratiquée avec plus ou moins de pureté, comme il se voit de nos jours. Avant donc de mettre en fait les dialectes, mettons-y le français. Cherchons le français, c'est le principal; le reste n'est que très-accessoire. Fallot, par malheur, a commencé par chercher les dialectes. Il supposait des tourbillons en linguistique, pareils aux tourbillons philosophiques de Descartes, et prétendait résoudre à sa manière le problème d'Ésope: Détourner de la mer tous les fleuves qui s'y rendent. L'opération faite, il ne serait plus resté ni mer, ni langue française. Fallot s'est mis à l'oeuvre sans même s'être fait une idée bien nette de ce qu'il cherche, et de ce qu'il entend par _dialecte_. Il s'amuse à des différences d'orthographe dans la notation de mots français, et il ne manque pas d'en conclure des différences de prononciation. S'était-il d'abord occupé de fixer les rapports de l'écriture au langage? Nullement; on ne voit pas qu'il y ait jamais songé. Mais il applique ingénument à l'écriture du XIIe siècle toutes les conventions qui régissent l'orthographe au XIXe, et voilà le principe qui lui fournit toutes ses conséquences. Aussi qu'arrive-t-il? De ses trois dialectes, normand, picard et bourguignon, il n'en est pas un auquel il parvienne à fixer un caractère. Les signes distinctifs de celui-ci reparaissent à moitié dans celui-là, et le reste est commun au troisième; ils rentrent tous l'un dans l'autre. Dans cette tentative de système, tout vacille, tout chancèle, parce que ce n'est autre chose que l'étude approfondie d'une illusion. L'étude des patois proprement dits serait intéressante et profitable; mais elle paraît offrir de grandes difficultés, car les patois ont leurs racines situées beaucoup plus profondément que celles de la langue française. Il faudrait creuser jusqu'aux idiomes usités dans chaque province avant la conquête latine, en commençant par replacer cette province dans l'ensemble politique dont elle était un élément. Par bonheur, on peut étudier la formation du français, à part de celle des patois. Quant à ces variations que l'usage introduisait d'une province à l'autre, cela n'est qu'à la superficie du langage. Qu'on prononçât ici _du fu_, et là _du feu_; _un lou_ et _un leu_; _mon fi_, _mon fieu_ ou _mon fiu_, ce n'est pas de quoi faire un si grand bruit. Quand nous serons assurés de la prononciation générale, les formes particulières, les provincialismes se détacheront d'eux-mêmes. Appelons, si vous voulez, ces provincialismes des dialectes; le nom n'y fait rien, pourvu qu'on s'entende bien sur la chose signifiée. Ces dialectes me paraissent pouvoir faire l'objet d'un travail spécial secondaire, dont je n'ai pas cru devoir compliquer celui-ci. TROISIÈME PARTIE. APPLICATIONS ET CONSÉQUENCES. _AVERTISSEMENT._ Dans les deux premières parties, nous avons tâché d'établir une théorie; dans la troisième, nous allons chercher à la vérifier par des applications, à justifier les principes par les conséquences. Sans cette troisième partie, on ne verrait guère de quelle utilité peuvent être les deux autres. La question de l'orthographe et de la prononciation primitives du français pourrait ne sembler qu'une curiosité philologique, bonne à renfermer dans le cabinet d'un littérateur, à défrayer quelques discussions entre savants, et rien au delà. Il n'en va pas ainsi, au moins dans mon opinion. Cette étude doit servir à raffermir, en les éclairant, les bases de notre idiome; à expliquer en beaucoup de points notre langue moderne, et à protéger sa marche dans l'avenir. La comparaison de ce qui a été avec ce qui est, conduira plus sûrement vers ce qui doit être. En reconnaissant nos fautes et les causes de nos fautes, nous nous trouvons à même d'en réparer encore une partie, et nous apprenons à nous détourner d'écueils désormais connus. J'indique ici les résultats, non de ce que j'ai fait, mais de ce que pourront faire de plus habiles, en pratiquant la même voie. Je me borne à réclamer l'honneur d'y avoir hasardé le premier pas; de plus forts iront plus loin. La lecture de cette troisième partie dédommagera quelque peu, je l'espère, ceux qui auront eu la patience de me suivre jusque-là. Il m'eût été facile de réunir un nombre bien plus considérable d'observations; car étant donnée la théorie, l'on trouve à chaque pas à faire une expérience. J'en laisserai le plaisir ou l'ennui à ceux qui le voudront prendre; il me suffit de montrer de quelle façon l'on peut y procéder. Si parmi ces remarques détachées il s'en est glissé quelqu'une sans rapport immédiat avec les principes que j'ai tâché d'établir, on voudra bien me la pardonner. Elle intéresse toujours la langue par quelque côté; à ce titre, si elle est juste, elle est utile, et je ne sors pas de mon sujet. D'ailleurs, je n'ai pas pour dernier but les syllabes et la grammaire, mais la littérature. C'est pour arriver plus sûrement à ce terme que j'ai pris un point de départ si éloigné. Tout ce qui peut, en faisant connaître la littérature du moyen âge, donner l'envie avec les moyens de l'étudier, rentre donc dans mon plan, et je pense qu'après avoir lu tant de détails élémentaires, on ne me reprochera pas ces courtes excursions dans une région moins aride et plus élevée. CHAPITRE PREMIER. De l'articulation des consonnes chez les modernes.--Conséquences du système actuel: vers faux, rimes fausses, hiatus. Nous nous croyons infiniment supérieurs à nos pères en fait de langage et d'art. Je ne prétends pas nier le progrès sur bien des points; mais défions-nous des illusions de l'amour-propre et de l'habitude. Dans ces changements considérables effectués depuis le moyen âge, tout n'a pas été bénéfice. A la fin du XVIe siècle, Pasquier faisait déjà cette remarque pleine de sens: «Il n'est pas dit que tout ce que nous avons changé de l'ancienneté soit plus poly, ores que il ait aujourd'huy cours.» (_Recherches_, liv. VIII, chap. III.) Gagnant sur certains points, nous avons dû perdre sur certains autres; et pouvait-il en être différemment? Cela serait contraire à la nature des choses humaines, où il n'y a pas de bien sans mélange. Notre versification, par exemple, se vante d'être si perfectionnée! Que dirait-on si, avec ses règles austères et ses dehors rigoureux, je la faisais voir pleine d'hiatus bien réels, de vers faux, semblable à une prude convaincue de galanterie? Si, m'appuyant sur la manière moderne d'articuler les consonnes finales et les consécutives distinctement, je montrais certains vers de Racine plus durs et d'une mesure moins exacte que ceux de Rutebeuf ou de Gautier de Coinsy? On crierait au paradoxe. Soit! c'est un paradoxe; mais tout paradoxe n'est pas une fausseté: autrement, il faudrait établir en principe que l'opinion commune est toujours infaillible. En tout cas, le mérite ne serait pas à Rutebeuf, ni le tort à Racine; tout aurait dépendu de la diversité de l'instrument qu'ils mettaient en jeu. Arrêtons-nous un moment à cette question, qui en vaut la peine; car si cette étude du vieux langage offre quelque utilité pratique, c'est par les rapprochements et les comparaisons avec la langue moderne. On met de nos jours une affectation extraordinaire à détacher toutes les consonnes, surtout les finales; on orthographie en parlant. On dira, par exemple: Toujours _z_injustes _z_envers _z_elle,--un discours _z_instructif,--que vous êtes _z_aimable!--l'art _t_antique,--j'ai froid _t_aux mains,--un pied _t_à terre,--à tort _t_et à travers, etc., etc.; prononciation affreuse! Ménage avertit qu'on doit prononcer _pié à terre_: «C'est comme parlent les honnêtes gens,» Il veut qu'on écrive sans _t_, _à tor et à travers_, en quoi il n'a pas raison; mais du moins nous fait-il par là connaître le bon usage de son temps. Soyez sûr qu'on doit dire _discour instructif_, _l'ar antique_, _enver elle_. Quel est le but de la consonne finale? faciliter la liaison sur le mot suivant. Une seule consonne y suffit; en sonner deux, c'est blesser l'esprit de la loi par une observation exagérée de la lettre. Je poserais donc cette règle générale, que, dans les mots au singulier terminés par deux consonnes, c'est par l'avant-dernière que la liaison s'effectue. La dernière est muette. Au contraire, dans les pluriels, c'est la dernière qui prévaut. Je tiens que voilà le principe, mais je ne nie pas que l'usage ne nous contraigne à recevoir de fâcheuses exceptions. Il faut bien se résoudre à prononcer: Boileau, _correcque tauteur_ de quelques bons écrits, en sonnant le _c_ et le _t_ de correct. Talma disait de même, dans l'_École des Vieillards_: Maudit _respecque thumain_, qui m'oblige à me taire! C'était une faute, car l'usage veut _respè khumain_.--Mais pourquoi l'usage ne souffrirait-il pas aussi _corrè kauteur_? Quelques inconséquences de ce genre ne doivent pas empêcher la règle d'être admise. La liaison la plus douce et la plus coulante est assurément celle qui se pratique sur une liquide; aussi, nos pères disaient-ils: Un _fil ingrat_, comme: _Une mor affreuse_. Rien de plus logique. Je ne crois pas possible de revenir sur les droits prescrits de l'_l_ pénultième, de remettre en vigueur l'ancienne prononciation, maintenue du temps de Th. de Bèze, _il ont_, _il auraient_, au pluriel. Seulement, il faudrait gagner de dire comme les paysans: _Is ont_, _is auraient_, au lieu de _ile zont_, _ile zauraient_. Sonner séparément l'_l_ et l'_s_, c'est trop de moitié. Si l'on estime cette articulation raisonnable, que ne dit-on également _un file zingrat_? Nous disons par bonheur encore, _fiz ingrat_, en ne sonnant qu'une consonne. Les droits de l'_r_ pénultième pourraient encore être sauvés: l'usage, qui repousse comme ridicule _fil ingrat_, n'est pas si contraire à _mor affreuse_, _discour écrit_, _vos malheur et les miens_, etc. On prononce, au Théâtre-Français: Le dirai-je? vos yeux, de larmes moins trempés, A pleurer vos malheurs _z_étaient moins occupés. (_Iphigénie_, act. II, sc. 1.) Me laisse dans les fers _z_à moi-même inconnue. (_Ibid._, act. II, sc. 7.) J'aurais eu des remords _z'_en accusant Zopire. (_Mahomet_, act. III, sc. 1.) C'est horrible! Cette liaison par-dessus l'hémistiche, qui de plus introduit un _e_ muet aux dépens de la mesure, déchire les oreilles. Il est clair qu'il faudrait dire: A pleurer vos _malheur_ étaient moins occupés. Me laisse dans les _fer_ à moi-même inconnue. J'aurais eu des _remor_ en accusant Zopire. Un enfant sentirait combien on gagne à supprimer l'_s_: il en reste toujours assez. Voilà pour les finales doubles; mais, même pour les simples, la coutume actuelle est bien différente de l'ancienne. Il n'est personne qui ne se croie obligé de prononcer, Les larmes _z_aux yeux; Les _larme_ aux yeux, passerait pour une négligence excessive, un indice de mauvaise éducation ou d'habitudes vulgaires. Cependant il existe encore quantité de vieillards prêts à vous attester que, dans leur jeunesse, on se fût singularisé en parlant ainsi dans la conversation, et que l'usage alors prescrivait tout bonnement, Les _larme_ aux yeux. Cette prononciation a été celle de nos pères: Trois aveugle_S_ un chemin aloient... Li trois aveugle_S_ à l'oste ont dit... (Barbazan, III, p. 69 et 78.) Dans le fabliau où Diderot a pris l'idée des _Bijoux indiscrets_: S'il vous parle et s'il vous respont, Prenez sur moi dix livre_S_ adonc. (Barb., III, p. 119.) Ces exemples, qu'on pourrait accumuler en très-grand nombre, prouvent qu'on ne tenait pas toujours compte de l'_s_ du pluriel; mais observez que cette licence se rencontre surtout dans les fabliaux, dont la poésie devait être plus rapprochée du langage familier. Dans la _chanson de Roland_, dans le style épique, la règle est d'habitude plus sévère, quoique le poëte ne s'interdise pas absolument le bénéfice de cette faculté. Voici un passage où l'on verra les deux pratiques réunies. C'est dans la description de l'horrible tempête qui éclate pendant la bataille de Roncevaux: Orez i ad de tuneire et de vent, Pluie_S_ e gresils demesureement; Chiedent li fuldres e menut e suvent, E terremoete ço i ad veirement. Cuntre midi tenebre_S_ i ad granz: Ni a clarted se le cels ne s'i fent. (_Roland_, st. 109.) «Orages y a de tonnerre et de vent, pluie et grésils ce démesurément; les foudres tombent menu et souvent; et grands tremblements de terre, grandes ténèbres du côté du midi. Il n'y a de clarté que celle des éclairs qui fendent le ciel.» L'_s_ de _pluies_ ne compte pas au second vers; l'_s_ de _ténèbres_ compte au troisième. * * * * * Au surplus, tout ne me paraît pas précisément regrettable dans l'ancienne prononciation. Sans prétendre décider si l'annulation facultative ou le maintien constant de l'_s_ est un tort ou un droit, je me contente d'observer que la mesure des vers exige impérieusement l'articulation de la consonne finale. La haute éloquence et la poésie ont leurs intérêts communs; ainsi je crois qu'au théâtre et dans le discours solennel, la question n'est pas douteuse. Il n'est pas douteux non plus qu'il existait autrefois deux prononciations: l'une d'apparat et rigoureuse, l'autre familière et plus négligée. Qu'on ne s'y trompe point: ce n'était pas un mal. La délicatesse des nuances dans le langage correspond à celle des esprits; ce sont les gens grossiers ou les pédants qui effacent les nuances. De tout temps on a vu des hommes empressés à se distinguer par leur langage. Le XVIIe siècle connaissait comme le nôtre ces personnages roides, empesés, qui étalent sur leurs doctes lèvres leur belle orthographe, et affectent sans cesse d'humilier le prochain par leurs nobles façons de dire et leur prononciation transcendante. C'est à l'émulation d'imiter ces beaux parleurs que nous devons la mode de faire ressentir cette multitude d'affreuses consonnes qui semblent se siffler elles-mêmes. Le mal a toujours été de pis en pis. Il existait déjà sous Louis XIV et auparavant, mais encore avait-il certaines limites: il n'en a plus aujourd'hui, et son triomphe est complet. Écoutons là-dessus le témoignage de Molière, dans l'_Impromptu de Versailles_. MOLIÈRE (_à du Croisy_). «Vous faites le poëte, vous, et vous devez vous remplir de ce personnage; marquer cet air pédant qui se conserve parmi le commerce du beau monde, ce ton de voix sentencieux, et _cette exactitude de prononciation qui appuie sur toutes les syllabes, et ne laisse échapper aucune lettre de la plus sévère orthographe_.» (_Scène 1._) Cette _exactitude de prononciation_ était donc encore en 1663 le caractère d'un ridicule, et Molière, loin de la pratiquer, la jouait en plein théâtre, devant la cour la plus polie de l'Europe, devant les grands seigneurs, dont pas un ne prononçait autrement que _des piqueux_ et _des porteux_. Aujourd'hui la pédanterie du poëte de l'_Impromptu_ a infecté toute la nation; et le théâtre même, qui fut si longtemps une école de bon langage, le théâtre a perdu la tradition de Molière, et s'est laissé gagner à la contagion des précieux ridicules. La chose est venue au point que nous n'avons presque plus de monosyllabes en français. Les _gens_, les _vers_, les _fils_, les _moeurs_, sont devenus des _genses_, des _moeurses_, des _verses_, des _fisses_. Feu madame Paradol, dans _Rodogune_, n'y manquait pas: Mais, soit justice ou crime, il est certain, mes _fisses_, Que mon amour pour vous fit tout ce que je fis. Désaugiers était assurément plus exact, lorsqu'il faisait chanter à Vénus ce couplet, dans la parodie de _Psyché_: Ah! fi, fi, fi, libertin, fi! Je n' suis plus votre mère; Ah! fi, fi, fi, libertin, fi! Vous n'êtes plus mon _fils_. Nous en sommes à appeler _rime riche_ une rime qui ne rime pas; l'accouplement d'une rime masculine avec une féminine: Et cinq cent mille francs avec elle _obtenus_ La firent à ses yeux plus belle que _Vénusse_. Et les dieux jusque-là, protecteurs de _Pârisse_, Ne nous promettent Troie et les vents qu'à ce _prix_. Il faut tout l'empire de l'habitude pour nous faire accepter cette barbarie. Personne cependant n'y prend garde. Un étranger ne comprendra jamais pourquoi la finale du berger _Pâris_ se prononce autrement que celle de la ville de _Paris_. Vous me direz que ces abus existaient pour la plupart du temps de Racine. Hélas! oui: la décadence est née au sein même de la perfection; on abusait déjà de l'instrument que Racine et Fénelon n'avaient pas encore achevé de polir. Il faut bien avouer que, dès le siècle de Louis XIV, on faussait les rimes, on introduisait dans les vers des syllabes parasites: Quelquefois, pour_e_ flatter ses secrètes douleur_es_, Elle prend des enfants, les baigne de ses pleur_es_. Trois fois elle a rompu sa lettre commencée. Daignez la voir_e_, seigneur_e_, daignez la secourir_e_. O ciel! OEnone est mor_e_te, et Phèdre veut mourir_e_! Qu'on rappelle mon _fisse_! qu'il_e_ vienne se défendre. Mais dans le temps fatal_e_ que, repassant les flots, Nous suivions mal_e_gré nous les vainqueur_e_s de _Lessebosse_... Je répondrai, madame, avec_que_ la liber_e_té D'un sol_e_dat qui sait mal_e_ far_e_der la vérité. Non, je ne l'aurai point amenée au supplice, Ou vous ferez aux Grec_ques_ un double sacrifice. Faites réciter ces vers par un contemporain de saint Louis ou de François Ier. Le résultat pourra vous en paraître bizarre, ridicule; nous sommes portés à rire de tout ce qui sort de nos habitudes, et l'oreille est encore bien plus superbe et plus intolérante que les yeux. Mais vous serez forcé de convenir que l'harmonie de ces vers est plus douce, plus égale, que lorsqu'on leur applique les règles ou plutôt le déréglement de la prononciation moderne: Queuquefois, pou flatter ses secrètes douleux, Elle prend des enfants, les baigne de ses pleux... . . . . . . . . . . Daignez la secouri. O ciel! OEnone est môte, et Phèdre veut mouri! Qu'on appelle mon fi, qu'i vienne se défendre. Non, je ne l'aurai point amenée au supplice, Ou vous ferez aux _Grais_ un double sacrifice. Supposons qu'à votre tour vous récitez à cet homme ressuscité du moyen âge des vers du _Roland_ ou du _Garin_, en les accommodant à la prononciation moderne. Il se récriera, il vous traitera de barbare, d'homme sans oreille ni goût. Et si vous lui soutenez que ces épithètes ne sont dues qu'à lui et à ses contemporains, il entrera dans une juste colère: Osez-vous bien vous faire juges de l'harmonie, vous qui ne soupçonnez ni la prononciation du français, ni les rapports de notre écriture à notre prononciation? Je vous trouve bien insolents de nous condamner ainsi, et d'imaginer que le ciel a mis en vous les premiers la sensibilité de l'ouïe, comme si jusqu'à vous le Créateur n'eût pas encore perfectionné la machine humaine! Apprenez que l'homme est sorti parfait des mains de Dieu, et que s'il est parvenu à modifier son organisation en quelque chose, c'est à son détriment, non à son profit. Vous vous croyez améliorés! dites donc empirés. Du temps de Rutebeuf, d'Adenes, de Raimbert, de Paris, aurions-nous jamais supporté ces vers faux, ces fausses rimes, toutes ces cacophonies abominables qui pleuvent à verse dans vos poëtes les plus vantés, et font s'extasier vos académies? Non, jamais. Vous parlez d'hiatus. Quelle hardiesse à vous, quelle impudence de prononcer ce mot! Où rencontrer un amas d'hiatus plus choquants que dans votre Molière, votre Boileau, votre Corneille, votre la Fontaine et votre Racine? J'en rougis pour vous et pour la langue française: . . . . . . . . . . . . . _Ce hé_ros expiré N'a laissé dans mes bras qu'un corps défiguré... Où courez-vous ainsi, tout pâle _et hors_ d'haleine?... (Racine.) Jeune et vaillant héros, dont _la haute_ sagesse... La sibylle, à ces mots, dé_jà hors_ d'elle-même... L'innocente équi_té hon_teusement bannie. (Boileau.) Puisque _si hors_ de temps son voyage l'arrête... (Molière.) Boileau, formulant la règle qui proscrit l'hiatus, en commet deux à l'abri de l'inconséquence de l'usage. Cette malice a été fort admirée: Gardez qu'une voyelle, à courir _trop hâ_tée, Ne soit en son chemin par une au_tre heur_tée. Et l'hiatus qui se fait d'un vers à l'autre? Dans un calme profond Darius endorm_i_ _I_gnorait jusqu'au nom d'un si faible ennemi... Ni serment ni devoir ne l'avait engag_é_ _A_ courir dans l'abîme où Porus s'est plongé... (Racine.) Et l'hiatus dissimulé à l'oeil par certaines consonnes qu'il est d'usage de ne point prononcer dans certains mots? Je reprends sur-le-champ le pap_ier et_ la plume. Le quarti_er a_larmé n'a plus d'yeux qui sommeillent. (Boileau.) Ces gens qui, par une âme à l'intérêt soumise, Font de dévotion méti_er et_ marchandise. (Molière.) Maint cheva_lier er_rant qui rend grâces aux dieux. J'ai fait parler le _loup et_ répondre l'agneau. (La Fontaine.) Le manteau sur le _nez ou_ la main dans la poche... Sur votre prisonni_er, hui_ssi_er, ay_ez les yeux. (Racine.) Est-ce là des hiatus, oui ou non? Vous ne verrez chez nous rien de pareil. Vous me reprochez _va il_, _a on_, que nous prononcions _vat il_, _at on_; c'est justement comme lorsque vous niez l'hiatus de _huissier ayez_, en vous armant de l'_r_ finale de _huissier_, laquelle ne se prononce pas. Vous êtes dans les deux cas dupes de votre vue au préjudice de votre ouïe. Vos vers modernes semblent fabriqués pour des sourds qui auraient de bons yeux; les nôtres charmeront encore les aveugles qui conservent de bonnes oreilles. Si Homère pouvait juger notre débat, à qui pensez-vous qu'il donnât gain de cause? Ce que j'en dis n'est pas pour nous défendre de tout hiatus. A Dieu ne plaise, ni à Apollon son serviteur! Il y a des hiatus très-doux et très-musicaux. _Nation_, _Danaé_, _Simoïs_, _violence_, sont délicieux à l'oreille; nous n'avons pas été si sots que de les proscrire. Vous me direz sans doute que ces hiatus ont lieu dans le corps d'un seul mot, et non pas d'un mot à un autre. Belle distinction, et profonde! Est-ce que l'intervalle qui sépare les mots sur le papier subsiste pour l'oreille? Écoutez parler une langue à vous inconnue, ou peu connue; est-ce que vous surprenez où finit un mot et où un autre commence? Toute une phrase ne glisse-t-elle pas à l'oreille comme un seul et unique mot? Qu'est-ce donc que cette distinction artificielle? Faites-moi la grâce de m'expliquer la différence entre l'impersonnel _il y a_ et le nom de la vestale _Ilia_; comment l'un forme un insupportable hiatus, et l'autre une charmante harmonie. Cela paraît très-raffiné! Grâce à ce raffinement et à l'absolutisme d'une règle absurde, votre poëte est dispensé de montrer du tact dans le choix de ses hiatus, admettant celui-ci et repoussant celui-là. Non; tout hiatus, quel qu'il soit, est banni. Votre loi brutale ne souffre point d'exceptions: aussi êtes-vous arrivés à ce beau résultat, que vos vers fourmillent d'hiatus, et légitimes, qui pis est! Jugez la valeur relative de nos principes par la différence des effets: nous, avec des voyelles en contact, nous savions éviter l'hiatus à l'aide des consonnes intercalaires; et vous, vous trouvez moyen d'avoir des hiatus entre deux voyelles séparées par une consonne écrite. Il faut avouer que le progrès est admirable! Nous sommes en effet les barbares, et vous êtes les gens civilisés, les grands artistes! A ce discours du ressuscité, je ne vois pas trop ce qu'il y aurait à répondre. CHAPITRE II. Du patois des paysans de comédie. Les poëtes comiques, Molière, Regnard, Dufresny, Dancourt, mettent dans la bouche de leurs paysans un patois qu'on n'entend plus guère qu'au théâtre. Ce n'est pas du tout, comme on serait tenté de le croire, un langage de convention, inventé pour différencier sur la scène l'homme bien élevé de l'homme rustique et sans éducation; c'est le véritable langage d'autrefois, qui était dans l'origine celui de tout le monde, qui s'est trouvé ensuite le langage des classes inférieures, parce que celui des hautes classes s'était modifié, et qui, aujourd'hui, est presque effacé même parmi le peuple, parce que le peuple finit toujours par subir plus ou moins l'influence de la classe supérieure. Il résiste longtemps; il ne cède que lentement et comme à regret; mais enfin le contact journalier, l'instinct d'imitation de ce qui paraît meilleur, produisent leur effet, et gagnent quelque chose sur l'habitude et sur la fidélité aux traditions. Pour son langage comme pour son costume, le peuple ne court pas à la mode; il y vient le dernier. Mais la mode une fois adoptée, il ne s'en veut plus séparer. Nous ne huons aujourd'hui sur les épaules du peuple que les parures de nos grands-pères. Examinons, pour nous en convaincre, quelques traits de ce patois consacré au théâtre. Un des plus caractéristiques est l'alliance d'un verbe au pluriel avec un pronom personnel au singulier: _Je sommes_ pour être mariés ensemble, dit Pierrot à Charlotte (_D. Juan_); et Martine: Ce n'est point à la femme à prescrire, et _je sommes_ Pour céder le dessus en toute chose aux hommes! C'est ainsi qu'on parlait à la cour de Henri III. Henri Estienne note ce solécisme comme éclos au Louvre de son temps: Pensez à vous, ô courtisans, Qui, lourdement barbarisants, Toujours _j'allions_, _je venions_, dites... «Ce sont les mieux parlants qui prononcent ainsi: _J'allons_, _je venons_, _je disnons_, _je soupons_.» (_Du Langage français italianisé._) Mais Henri Estienne se trompe, au moins quant aux dates. Dans sa haine contre Catherine de Médicis, haine où il entre beaucoup de fiel religionnaire, comme de protestant à catholique ultramontain et ligueur, Henri Estienne impute à la cour de Henri III tout ce qu'il peut lui imputer, juste ou non; il fait arme de tout. Pour le dire en passant, c'est là ce qui gâte ses _Dialogues du langage françois italianisé_, et commande de ne s'y fier qu'avec grande réserve; car l'auteur, s'il n'est de mauvaise foi, est mal instruit. Il va jusqu'à prétendre que François Ier ne pouvait souffrir les courtisans qui italianisaient. Mais au contraire: cette manie d'italianisme, que Henri Estienne fait naître sous Henri III, remonte à François Ier. On en rencontre la trace dans tous les écrits du temps, dans Marot, dans la reine de Navarre, dans les correspondances des grands personnages; et, pour ne la point voir, il faut tout le parti pris de Henri Estienne. Le roi, bien loin de s'en plaindre, était le premier à en donner l'exemple. Toutes les fautes signalées avec tant d'amertume par Henri Estienne, non-seulement François Ier les commettait en parlant, mais il les écrivait même. La substitution de l'_a_ à l'_e_, de la diphthongue _ou_ à l'_o_ simple: N'estes vous pas de bien grans fous De dire _chouse_ au lieu de _chose à_ De dire _j'ouse_ au lieu de _j'ose_? Et pour _trois mois_, dire _troas moas_; Pour _je fay_, _vay_, _je foas_, _je voas_? En la fin vous direz _la guarre_, Place _Maubart_, frère _Piarre_! (Henri Estienne, _Du lang. fr. ital._) Or, prenez la lettre de François Ier à M. de Montmorency, rapportée à la suite des lettres de sa soeur Marguerite[80], vous y lirez: [80] Lettres de la Reine de Navarre, tom. I, pag. 467. «Le cerf nous a menés jusqu'au _tartre_ de Dumigny... _J'avons_ esperance qu'y fera beau temps, veu ce que disent les estoiles, que _j'avons_ eu le loysir de voir... Perot s'en est _fouy_, qui ne s'est _ousé_ trouver devant moy...» Ne voilà-t-il pas de quoi autoriser le langage de Martine, de Charlotte et de _Piarrot_:--«Par ma fi, _Piarrot_, il faut que j'aille voir un peu ça.--Tu dis, _Piarrot_?...--Je me romps le cou à t'aller dénicher des _marles_... etc.» Nous commettons tous les jours cette faute de joindre un pluriel avec un singulier, et personne n'y prend garde, tant l'habitude excuse toutes choses. La seule différence est que nous avons retourné le solécisme de François Ier: c'est aujourd'hui le pronom que nous mettons au pluriel, avec le verbe au singulier. Le sentiment de la dignité personnelle est dans ces derniers temps monté si haut, que personne ne parle plus de soi qu'en disant avec emphase, _nous_, comme le roi. C'est une manière d'éviter le _je_, qui est, dit-on, odieux; ce _nous_ solennel jusqu'au ridicule est-il plus modeste? Mais comme il faut que la grammaire retrouve toujours son compte, et qu'en définitive _nous_ ne sommes qu'_un_, on laisse le participe au singulier. «Dans ce drame que _nous donnons_ au public, _nous nous sommes efforcé_... _nous nous sommes affranchi_[81]...» [81] Une autre formule de modestie raffinée consiste à parler de soi constamment à la troisième personne. Cela déguise et dissimule tout à fait la première:--«_Celui qui écrit ces lignes... l'auteur de ce drame_ ne serait pas digne de suivre de si grands exemples: IL se taira, LUI, devant la critique... IL sent combien IL est peu de chose, LUI... IL se sait responsable, et ne veut pas que la foule puisse lui demander compte un jour de ce qu'IL lui aura enseigné... IL fera toujours apparaître volontiers le cercueil dans la salle du banquet...» Dans toutes ces phrases, le _je_ serait choquant; _il_ et _lui_ passent inaperçus. Les poëtes comiques ne se bornent pas à marier le singulier et le pluriel, ainsi qu'on faisait dans la docte cour du _Père des lettres_; ils donnent à cette première personne du pluriel une forme qu'elle n'a plus. Au lieu de _Nous avons_, _aurions_, _dirons_, c'est _Nous avommes_, _auriomes_, _dirommes_. PIERROT. «Tout gros monsieur qu'il est, il serait, parmafiqué, nayé, si je _n'aviomme_ été là.» (_D. Juan_, act. II, sc. 1.) On ne saurait mieux parler, ni d'une façon plus conforme à l'étymologie et à l'ancien usage. En effet, observez que l'_m_ caractérise en latin cette première personne: _Habemus_, _habebamus_, _amamus_, _audimus_, _vidissemus_, etc. L'orthographe primitive conservait cette _m_. Reportez vos regards vers l'origine de la langue française; comment parlait-on à la fin du XIe siècle? --«Respundirent ces de Jabes: Dune nus respit set jurs: _manderum_ nostre estre a tuz ces de Israel. Si _poum_ aver rescusse, nus l'_attenderum_; si nun, nus nus _renderum_.» (_Ier livre des Rois_, p. 36.) «Répondirent ceux de Jabès: Donne-nous répit sept jours; (nous) manderons notre position à ceux d'Israël. Si (nous) pouvons avoir rescousse, nous les attendrons; sinon, nous nous rendrons.» Cette _m_ finale suivie d'une consonne était muette, et de là vient qu'on prononce nous _manderons_, _attendrons_; mais, suivie d'une voyelle, elle sonnait, par exemple dans ce verset: «Le matin a vus _vendrum_, e en vostre merci nus _mettrum_.» (_Rois_, p. 37.) Il fallait prononcer «_vendrome_, et en votre merci nous _mettrons_.» Le traître Ganelon, ambassadeur de Charlemagne, se présente à Saragosse devant le roi sarrasin Marsile, Et dist al rei: Salvez seiez de Deu Li glorius que _devum_ aurer. (_Roland_, st. 32.) Lisez: Et dit au rei: Sauvez seiez de Deu li gloriou que _devome_ aourer. _Quem debemus a(d)orare._ Dans un autre passage, Marsile et ses courtisans conspirent l'assassinat de Roland, n'importe par quel moyen ni à quel prix: Seit qui l'ociet, tute pais puis _aueriomes_[82]. (_Roland_, st 28.) [82] Les éditeurs ont mal à propos écrit _averiumes_, prenant sur eux cette distinction, qui n'existe dans aucun manuscrit, de l'_u_ voyelle et de l'_u_ consonne. La mesure démontre que c'est ici l'_u_ voyelle qu'il faut prendre. En mettant _averiumes_, le vers est faux. _Aurioumes_, _auriomes_, _aurions_. --Qu'en avez fait? ce dit Fromons li viez? --Sire, en ce bois _l'avonmes nous_ laissié. (_Garin_, t. II, p. 243.) --«Se nous _demenomes_ ensi li uns les aultres et _alomes_ rancunant, bien voi que nous reperdrons toute la tiere, et nous meismes _seromes_ perdu.» (_Villehard._, p. 199.) La troisième personne du pluriel a pour caractéristique l'_n_: Franceis sunt bon, si _ferrunt_ vassalment. (_Roland_, st. 83.) _Ferront_, par syncope pour _feriront_; les Français sont bons, dit Roland; ils frapperont en braves. Mais cette troisième personne aujourd'hui ne se termine plus en _ont_, excepté au futur; aux autres temps l'_e_ muet a remplacé l'_o_; _ils aiment_, _ils appellent_, _etc._ Il y avait jadis plus d'uniformité: PIERROT. «Allons, Lucas, ç'ai-je dit, tu vois bian qu'_ils_ nous _appelont_!... Que d'histoires et d'engingorniaux _boutont_ ces messieux-là!... Jarni, v'là où l'on voit les gens qui _aimont_!...» (_Don Juan_, act. II, sc. 1.) Je retrouve également cette forme dans la traduction du _livre de Job_, faite au commencement du XIIe siècle:--«Li Caldeu... envaïrent les chamoz, si les _enmenont_.» (P. 501.) Un duc i ot, _qu'apelont_ Fauseron. (_La Desconfite de Roncevaux_, introd. du _Roland_, p. 55.) «Il y eut un duc qu'ils appellent Fauseron.» Cette forme dérive manifestement de la forme latine en _unt_: _legunt_, _audiunt_, _faciunt_. On disait _ils font_, et, par analogie, _ils lisont_, _ils entendont_. L'esprit humain tend toujours à la simplicité, à l'unité. Comme nos pères avaient regardé la seconde déclinaison latine pour régler sur elle leurs substantifs masculins, mettant une _s_ au singulier (_dominus_) et l'ôtant au pluriel (_domini_) peut-être avaient-ils choisi de même la conjugaison en _ere_, _ire_, pour modèle de la leur. * * * * * Aucune consonne finale ne sonnait sur la voyelle précédente, mais elle était réservée pour sonner sur la suivante, s'il y avait lieu. Ainsi Pierrot parle aussi correctement que sensément lorsqu'il dit à Charlotte: «Je te dis _toujou_ la même chose, parce que c'est _toujou_ la même chose. Et si ce n'était pas _toujou_ la même chose, je ne te dirais pas _toujou_ la même chose.» (Molière, _Don Juan_.) Par la même raison, _entonnoi_ est très-bien prononcé pour _entonnoirs_.--«Ils avont itou d'autres petits rabats au bout des bras, et de grands _entonnois_ de passement aux jambes.» (_Ibid._) _Entonnois_ est comme _refretois_ (_refectoires_), dans ce passage de la _Cour de Paradis_, où le bon Dieu, voulant convoquer une assemblée générale des saints, leur envoie comme huissiers saint Simon et saint Jude: Allez, leur dit-il, Alez m'en tost par ces destrois, Par chambres et par _refretois_; Semonez-moi et sains et saintes. (Barb., I, p. 202.) Vous avez vu que la notation _en_ sonnait toujours comme dans _menteur_, et jamais comme nous la faisons sonner aujourd'hui dans _je viens_ et les noms propres _Vienne_, _Ardennes_, _Gien_, _Agen_. Vous ne serez donc pas surpris d'entendre les paysans du théâtre vous dire: Hé _bian_!--Je _revians_ tout à l'heure.--Ça n'est _rian_!--J'en avons vu _bian_ d'autres! (_D. Juan._) Vous avez vu également que cette notation _ui_ avait été inventée pour altérer la valeur originelle de ce caractère _u_, qui sonnait _ou_, comme en latin;--que d'abord _ui_ sonna _u_, et plus tard _i_, toujours par un son simple. Appliquez cette règle aux mots _lui_, _je suis_, _je puis_, _et puis_: vous approuverez nécessairement le peuple qui dit _pisque_, _et pis_; et Charlotte disant à Pierrot:--«Que veux-tu que j'y fasse? C'est mon himeur, et je ne me _pis_ refondre.--Enfin, je t'aime tout autant que je _pis_!--Je vous _sis_ bian obligée, si ça est.» Et Pierrot disant à Charlotte: «Ignia pas jusqu'aux souliers qui n'en soyont tout farcis (de rubans), _depis_ un bout jusqu'à l'autre!...» «Regarde la grosse Thomasse, comme alle est assotée du jeune Robin! Alle est toujou autour de _li_ à l'agacer... toujou alle _li_ fait queuque niche, ou _li_ baille queuque taloche en passant...» Vous dites encore, avec une réticence: _Queu diable!_ pour _quel diable!_... absolument comme dit Pierrot: «Morgué! _queu mal_ te fais-je?» (_Voy._ p. 54 et suiv.) * * * * * Vous avez été averti que _oi_ sonnait jadis _oué_; que _les Français_ avaient été successivement _les Fransoués_, puis _les Francés_; c'est pourquoi il est bon, aujourd'hui qu'ils sont devenus _les Français_, d'écrire leur nom par _ai_, en dépit des gens qui, pour ce fait, vilipendent encore tous les jours _monsieur de Voltaire_, comme ils l'appellent très-malignement. _Moi_, _foi_, _roi_, étaient donc prononcés _moué_, _foué_, _roué_, en un monosyllabe très-bref. Le son ouvert de cet _oi_ est un des griefs de Henri Estienne contre les seigneurs de son temps, qui prononçaient _troas moas_, _je voas_. Pierrot avait pris d'eux cette mauvaise prononciation: CHARLOTTE. «Va, va, Piarrot, ne te mets point en peine: si je sis madame, je te ferai gagner queuque chose, et tu apporteras du beurre et du fromage cheux nous. PIERROT. «Ventreguienne! je gny en porterai jamais, quand tu m'en payerois _deux fouas_ autant!» (_Don Juan._) Mais pour cette _fouas_ il faut pardonner à Pierrot, car sa cause est la nôtre; et nous ne saurions le condamner sans nous enfermer dans le même arrêt. Que reste-t-il encore? Certaines syncopes hardies. CHARLOTTE. «Je vous dis _qu'ous_ vous teigniez!... Parce _qu'ous_ êtes monsieu!...» C'est encore un emprunt au langage de la cour de François Ier, qui disait sans façon, _a'vous_, _sa'vous_, pour _avez-vous_, _savez-vous_. La reine de Navarre ne s'est point fait scrupule d'user de cette syncope dans ses poésies mystiques, et Théodore de Bèze l'autorise par une règle expresse. (_Voy._ p. 225 et 226.) Ayant pour elle ces graves autorités, Charlotte ne peut être inquiétée pour son style. Ce n'est pas la peine de s'arrêter à ces formes, _je lairai_, _je donrai_, pour _je laisserai_, _je donnerai_: Compère Guilleri, Te _lairras_-tu mouri? (_Chanson populaire._) Garçon aiment joiel niant: Il aiment plus le sec argent. Ainsois li _donrai_ quinze sous. (_R. de Coucy_, v. 3123.) «Les valets n'aiment pas les bijoux; ils préfèrent l'argent sec. Hé bien! je lui donnerai quinze sous.» Sur ce futur syncopé, voyez pages 210-213. Ces mauvaises liaisons, _on z'a_, _on z'entra_, sont également expliquées au chapitre des consonnes euphoniques:--«_Uns_ entrad n'ad gaires el paveillom le rei, pur li ocire.» (_Rois_, p. 104)--«On entra naguère au pavillon du roi, pour le tuer.» * * * * * AVEC Z'UN. Dans un vaudeville de Désaugiers, une servante souhaitant la bonne fête à son maître: Acceptez ce rasoir, lui dit-elle, _avec z'un cuir_. On rit; il n'y a pas tant de quoi rire: Madelon prononce conformément à l'ancienne orthographe: _Avecques_ un cuir. (_Voy._ p. 102.) D'autres locutions, aujourd'hui condamnées, se trouvent dans les meilleurs écrivains du moyen âge, par exemple, _tant seulement_: «Se nous sommes chi _tant seulement_ cinq jours sans autre secours de viande, grant mervelle iert se nous ne sommes tous morz.» (_Villeh._, p. 201.) «Si nous restons ici seulement cinq jours sans autre secours de subsistance, c'est grand merveille si nous ne sommes tous morts.» En un mot, et pour conclure, le patois des paysans de théâtre n'est autre chose que l'ancienne langue populaire, c'est-à-dire, la véritable langue française, notre langue primitive, qui s'est déposée au fond de la société, et y demeure immobile. C'est de la vase, disent avec dédain les modernes. Il est vrai; mais cette vase contient de l'or, beaucoup d'or. CHAPITRE III. De l'orthographe de Voltaire. L'orthographe de Voltaire n'est point du tout de Voltaire, en ce sens, du moins, qu'il n'en a pas été le premier promoteur; mais comme il en a été le plus zélé, et qu'en définitive son zèle a triomphé, il n'y a pas d'injustice à lui en attribuer le mérite. Racine s'en était servi avant Voltaire, et d'autres avant Racine; seulement, ils ne l'avaient pas érigée en système. Le grammairien Latouche, voulant indiquer la prononciation de l'_oi_ dans les imparfaits des verbes, dit: «_Je chantois_, _je mangeois_, _je chanterois_; prononcez: _Je chantais_, _je mangeais_, _je chanterais_.» (T. Ier, p. 50, 4e édit.) Ainsi, la substitution était déjà trouvée, et la notation par _ai_ signalée comme la plus exacte. Et ce n'est pas Voltaire qui avait soufflé Latouche, car Latouche composa son _Art de bien parler français_ en 1694, l'année même de la naissance de Voltaire. La querelle des _François_ et des _Français_ montre clairement que les partisans de l'ancienne notation, à la tête desquels marchait M. Nodier, n'entendaient absolument rien à la question. Ils partent tous de ce principe, que _oi_ représentait autrefois le son que nous figurons _ai_ aujourd'hui, et ils soutiennent que l'un y est aussi bon que l'autre. On vient de voir ce qu'en pensait un grammairien du commencement du XVIIe siècle. Il est faux qu'on prononçât jadis _les Français_: on disait _les Fransoués_. Oi sonnait comme _oués_ très-bref. On disait _le roué_ pour _le roi_, _l'histouére_, un _vouéle_, un _clouétre_, _connouétre_, _etc._; manière de prononcer qui s'est conservée en quelques provinces, particulièrement en Picardie. Dans une satire à l'abbé de Tyron, imprimée à la fin du Regnier, édition de Genève (t. II, p. 161): Et moi, qui ne veux point faire le moulinet, Je quitterois le jeu nu-pieds et sans bonnet; Je laisserois madame à desguiser l'_histoire_, Au hasard de plaider maint jour pour son _douaire_. Grimm, dans l'affaire de la mystification de l'abbé Petit, curé de Mont-Chauvet, en basse Normandie, rapporte que cet illustre auteur de _David et Bethsabée_ faisait rimer _angoisse_ et _tristesse_, et que Jean-Jacques Rousseau attaqua cette rime[83]. Le curé défendit intrépidement sa rime; Grimm ne dit pas par quels arguments, et c'est dommage. Mais enfin, l'abbé Petit aurait pu se mettre à couvert sous l'autorité de Saint-Gelais: [83] _Corresp._, t. I, p. 407. Il vint l'autre jour ung cafard Pour prescher en notre _paroisse_, Et je lui dis: Frere Frappart, Qui vous fait venir ici? _Est ce_ Pour dresser l'ame _pecheresse_, Ou chercher la brebis errante? Non, dit il, la brebis je _laisse_ Pour avoir la laine de rente. Évidemment, il faut prononcer _parouesse_. Ouvrez le traité latin de Baïf, _De re restiaria_, imprimé en 1535, chez Robert Estienne; l'auteur traduit souvent en français le nom des objets dont il parle. Vous lisez là, _ung voéle_, _ung mirouer_, une _boëtte_, une _coëffe_, un _boësseau_, qu'on écrit aujourd'hui boîte, coiffe, boisseau, et qu'on prononçait alors _bouéte_, _couéfe_, _bouésseau_. Marguerite, soeur de François Ier, reine de Navarre, fait rimer sans difficulté _étoiles_ avec _demoiselles_: Allez où sont dames et _damoyselles_ Comme un soleil au milieu des _estoiles_. (_La Coche_, p. 316 du t. II des _Marguerites_.) On prononçait _étouéles_. Jacques Pelletier, du Mans, avait inventé un système complet d'orthographe, afin, disait-il, de conformer l'écriture à la prononciation. C'est peut-être le premier de nos grammairiens qui se soit mis en tête cette imagination malheureuse, si souvent reproduite depuis. C'est dommage, car Jacques Pelletier était un homme de mérite, fort bien venu de Marguerite de Navarre, soeur de François Ier, à laquelle il devait dédier son _Traité de l'orthographe et de la prononciation_. Mais Marguerite étant morte dans l'automne de 1549, un peu avant la publication du livre, Pelletier le dédia à Jeanne d'Albret, fille de la défunte. On a aussi de Pelletier un Art poétique en prose et des Opuscules en vers, où l'on rencontre de très-jolies choses; mais la lecture en est difficile et désagréable, parce que l'auteur a voulu donner le bon exemple, en employant le premier sa nouvelle et bizarre orthographe, exemple qui resta sans imitateurs. Aujourd'hui les livres de Pelletier ont le mérite de nous révéler bien des secrets de la prononciation du XVIe siècle; par exemple, ils nous donnent la certitude que _oi_ sonnait _oué_. DE DAMOÉSELLE LOUISE D'ANCÉZUNE AN AVIGNON. ODE. Les _histoeres_ sont pleines De Corines, d'Héleines, De Lucreces ancor. Les poètes la _gloere_ Des fammes nous font _croere_, La sonnant a grand cor... etc. (_Opuscules_, p. 101.) Observez que la prononciation que Pelletier prétend noter n'est pas celle de sa province, mais celle de Paris et de la cour. Que d'ailleurs cette prononciation fut la prononciation traditionnelle du XIe siècle, l'orthographe constante du _livre des Rois_ ne permet pas d'en douter. Le _livre des Rois_ écrit les imparfaits en _ois_, _oué_. Je croyais, dit Naaman, qu'Élisée viendrait jusqu'ici, _putabam quod egrederetur ad me_:--«Jo _quidoué_ que il en eisit e jesque a mei venist.» (_Rois_, p. 362.) Tant que l'enfant de Bethabée a vécu, j'espérais, dit David, que Dieu le guérirait; c'est pourquoi je _jeûnais_ et _pleurais_:--«Tant cume li enfes vesquid, _jo esperoué_ que Deu le guaresist, e pur ço _jeunowe_ e _pluroué_.» (_Ibid._, p. 161.) La raison alléguée par l'ancienne Académie pour repousser l'orthographe de Voltaire, c'est que _oi_ était aussi propre que _ai_ pour noter la finale de l'imparfait de l'indicatif. Ils posaient en principe cette erreur, qu'on avait toujours prononcé cet imparfait comme on fait aujourd'hui. Voltaire ignorait que la prononciation eût changé considérablement; mais, pour noter ce qu'il entendait, il prenait dans l'orthographe contemporaine la notation à son avis correspondante au son, et il ne se trompait pas. On a de tout temps écrit gramm_ai_re, pal_ai_s, le M_ai_ne, retr_ai_t, m_ai_s, jam_ai_s, si ce n'est en Normandie, où ce son était figuré par _ei_: Engl_ei_s, Franc_ei_s, pl_ei_dier, etc. Ainsi, d'Olivet, d'Alembert, l'Académie, M. Nodier, et tous les adversaires de Voltaire sur cette question, commettaient une erreur double: 1º Ils attribuaient à la notation _oi_ une valeur qu'elle n'a jamais eue; 2º Ils refusaient à la notation _ai_ la valeur qui lui a toujours été propre depuis que notre langue possède des diphthongues; sans compter l'erreur d'attribuer à Voltaire ce qui ne lui appartenait pas. Puisque, selon eux, _oi_ équivalait si pleinement à _ai_, que n'écrivaient-ils la province du M_oi_ne, un pal_oi_s, la gramm_oi_re, le verbe f_oi_re, etc.? Pourquoi deux notations diverses du même son? L'orthographe dite de Voltaire avait été proposée, en 1675, par un avocat du Parlement de Rouen, nommé Bérain. Après des combats opiniâtres, elle a fini par triompher en 1835: l'Académie franç_ai_se, dans sa nouvelle édition de son dictionnaire, adopte enfin l'orthographe de Voltaire. Dieu soit loué! Il a fallu cent soixante ans pour en arriver là! Encore ni lui, ni elle, peut-être, n'ont-ils jamais bien su combien cette mesure était au fond raisonnable et juste. * * * * * Voltaire écrivait et voulait qu'on écrivît _fesant_, _bienfesant_, et il avait raison: la forme la plus ancienne n'est pas _faire_, mais _fere_. Cela est attesté non-seulement par les manuscrits, mais encore par ces formes, _je ferais_, _je ferai_, et par le prétérit _je féis_, contracté maintenant en _je fis_. Il est impossible de tirer _je fis_ de la forme _faire_. Le _livre des Rois_ écrit toujours, en contractant, _je frai_, _tu fras_, qui ne peuvent venir que de _fere_. Pourquoi écrivons-nous, en effet, _je prendrai_ avec contraction, et _je ferai_ sans contracter? Théodore de Bèze est contre _fesant_, parce qu'il pose en principe que l'infinitif est _faire_, et ne veut pas qu'_on change le spondée en ïambe_. Ménage est pour; et sa raison est encore meilleure que celle de Bèze: c'est que le peuple parisien prononce _fesant_: «Il faut donc dire _fesant_.» Le hasard a voulu que Ménage tirât ici d'une règle fausse une conséquence juste. La prononciation populaire est une induction qu'il faut vérifier, mais non pas une autorité absolue. Il est également indigne d'un esprit critique d'admettre ou de rejeter par cette seule considération: Le peuple dit ainsi. C'est pourtant la manière habituelle de procéder de Ménage: il se détermine en faveur de _nentilles_ et _castonade_, contre _lentilles_ et _cassonade_, parce que la première prononciation est celle du peuple de Paris. * * * * * Enfin le troisième point de la réforme proposée par Voltaire porte sur les pluriels en _ants_ ou _ents_, d'où Voltaire retranche le _t_. J'ai fait voir (p. 77-81) combien cette suppression était logique et conforme à l'usage primitif. Je ne reproduirai pas ici mon argument, mais je citerai celui d'un élève de M. Nodier, par conséquent violent antagoniste de Voltaire. L'école de M. Nodier reproche à Voltaire d'avoir corrompu l'ancienne orthographe; c'est là le grand crime, l'accusation terrible! On ne manque pas de la mettre en avant au sujet des pluriels dépouillés de leur _t_. «De sorte que si une dame leur écrit qu'elle a des _enfans charmans_, ces étrangers, _moins sots que les grammairiens de l'école de Voltaire_, répondront à cette dame qu'elle est aussi _charmane_ que ses _enfans_ sont _charmans_.» (_Rem. sur la Lang. franç._, I, 454.) Ce raisonnement a droit de surprendre dans la bouche d'un élève de l'École des chartres, car il s'en suivrait rigoureusement que tous ceux qui ont écrit depuis l'origine de la langue jusqu'à la fin du XVe siècle, sont _des sots de l'école de Voltaire_. En effet, pas un ne met le _t_ au pluriel, mais tous le changent en _s_: une caractéristique remplace l'autre. Prenons une phrase des _Cent Nouvelles_:--«Advint, certaine espace après, que, par le conseil de plusieurs de ses _parens_, amis et _bienvueillans_, monseigneur se maria.» (I, 102, _édit. de M. Leroux de Lincy_[84].) [84] Je la choisis comme la meilleure, et la plus fidèle aux manuscrits. Cette orthographe de Louis XI ou de son secrétaire autoriserait donc à conclure que _parent_ fait au féminin _paranne_, et _bienveillant_, _bienveillane_? Non; mais on en conclurait plus juste qu'il faut étudier les règles quand on est étranger, et même quand on ne l'est pas; et, par supplément, que si Voltaire est un sot, il l'est du moins en nombreuse et respectable compagnie. En résumé, je vois que sur la question des imparfaits, sur celle du verbe _faire_ ou _fere_, sur celle des pluriels, Voltaire, conseillé uniquement par le bon sens et par l'instinct, s'est rencontré avec les créateurs de notre langue; tandis que l'école imposante de M. Nodier, toute poudreuse et orgueilleuse de son moyen âge, s'est complétement fourvoyée sur les trois points. Mais Voltaire, aux yeux de certaines gens, peut-il avoir raison sur rien? Peut-il, ayant mal parlé de la _Bible_, avoir bien parlé de l'orthographe? Ils se sont donc obstinés, ils s'obstinent et s'obstineront, semblables à ces martyrs des croisades, Qui tombaient pieux et fidèles, En combattant jusqu'au trépas Pour des vérités éternelles Qu'eux-mêmes ne comprenaient pas. Voltaire a déjà gagné son procès sur la première question, je veux dire sur l'orthographe des imparfaits. Il ne faut qu'avoir patience: il le gagnera de même sur _fesant_ et _je fesais_, et sur les _enfans_ et les _ignorans_. CHAPITRE IV. De l'âge de quelques mots et de quelques locutions. Si jamais nous avons un bon dictionnaire français, ce ne sera pas avant qu'on possède l'acte de naissance de chaque mot. On en viendra là; ce travail est beaucoup plus effrayant par l'apparence qu'il n'est difficile en réalité. On a bien déterminé l'âge de chaque poignée de terre dont se compose notre chétif globe. Il est moins téméraire d'interroger les mots que d'interroger les pierres et la poussière. Si peu disposé qu'il soit à répondre, un mot sera toujours aussi capable de raconter son histoire qu'un grain de sable la sienne. Or, les grains de sable ont parlé; les mots parleront à leur tour; il n'est que de savoir s'y prendre. * * * * * Quand on sera par ce moyen arrivé au noyau de la langue française, je crois qu'on sera surpris de ce qu'on y trouvera: des mots regrettables tombés en débris, d'autres qui vivent encore à moitié, d'autres estropiés, d'autres qui, pour sauver leur existence, ont été obligés de se transformer, de se déguiser sous une acception nouvelle, parfois opposée à leur acception primitive: par exemple, le mot _valet_, qui a désigné successivement le fils d'un gentilhomme, un jeune prince, et un laquais du plus bas étage; _vassal_, _vasselage_, autrefois _brave_, _bravoure_; d'autres locutions qui semblent nées d'hier, et qui se retrouvent dans le berceau de la langue, parfaitement intactes, n'ayant, depuis six siècles, perdu ni altéré un seul de leurs traits. Qui croirait que _s'évertuer_ se trouve dans un poëme du XIe siècle, la _chanson de Roland_? Qui s'aviserait d'y chercher _arpent_, _manoeuvrer_? Roland à l'agonie lutte énergiquement contre la mort: Co sent Rollans: la veue ad perdue, Met sei sur piet, quanqu' il poet _s'esvertue_. (_Roland_, st. 168.) Et l'archevêque Turpin, également blessé à mort, se traîne vers un ruisseau pour y chercher un peu d'eau, dont il ranime Roland évanoui; mais le coeur lui manque au bout de quelques pas, il tombe: Einz qu'on alast _un seul arpent_ de camp, Falt li le coer, si est chaeit avant. (_Id._, st. 163.) L'unique différence, c'est que l'arpent marquait alors une mesure de champ beaucoup plus petite. * * * * * MANOEUVRER ou MANOUVRER signifiait _ouvrer de la main_. La poignée dorée de Joyeuse, l'épée de Charlemagne, était _manouvrée_: En l'oret punt l'a faite _manuverer_. (_Roland_, st. 179.) Regnard fait dire au Crispin du _Légataire_: Quarante mille écus d'_argent sec_ et liquide, De la succession voilà le plus solide. ARGENT SEC est une expression du temps de saint Louis; je la retrouve dans un conte de Rutebeuf, où un curé, accusé d'avoir donné la sépulture chrétienne à son âne, porte à son évêque, comme legs du défunt, vingt livres d'_argent sec_: Vingt livres en une courroie, _Tous sés_, et de bonne monnoie. (_Le Testament de l'Asne_, Barb., I, 119.) Et dans le roman du châtelain de Coucy: Garson aiment joiel noiant, Il aiment miex _le sec argent_. NE SONNER MOT, expression du XIe siècle. On la rencontre à chaque page du _livre des Rois_:--«Li reis lur out cumanded que _ne sunassent mot_.» (_Rois_, p. 410).--«A sun baron _mot ne sunad_.» (_Ibid._, 99). * * * * * DE PAR LE ROI est du même temps; mais on écrivait mieux qu'aujourd'hui, en mettant un _t_ à _part_:--«Ysaie vint à li, si li dist: _De part nostre Seignur_» (_Rois_, p. 416); _a parte Domini nostri_. (_Voy._ plus bas l'article de PAR.) * * * * * Le peuple conserve une expression qui était jadis très-commune, et, à ce qu'il paraît, du meilleur style, puisqu'elle est employée à chaque instant dans la version des saintes Écritures. C'est le mot _battant_, pris comme adverbe: Un habit _tout battant neuf_:--«Il enveiad ses message _tut batant_ après Abner.» (_Rois_, p. 132.) * * * * * Qui s'aviserait dans un récit du moyen âge d'employer le mot _emprunté_ comme l'on fait aujourd'hui, _un air emprunté_, _tournure empruntée_, _vous êtes emprunté_, semblerait coupable d'un énorme anachronisme de style. Cette métaphore n'est-elle pas née d'hier? Point du tout! Elle est du XIIIe siècle. A la fête donnée à Vandeuil par le sire de Coucy: Avoec madame de Coucy Furent maintes dames parees; Pas ne sembloient _empruntees_ A festoier estrange gent. (_Le Roman dou Chast. de Coucy_, v. 903.) L'auteur d'_Agolant_, après avoir décrit l'équipage guerrier et la bonne mine de Charlemagne, termine ainsi le portrait: Esvos li rois richement atorné, Auges ressemble du ciel jus devalé: Ne semble pas chevalier _emprunté_. (_Agolant_, Bekker, p. 163.) AVOIR LA HAUTE MAIN SUR QUELQU'UN, SUR QUELQUE CHOSE, métaphore usitée dès le XIe siècle, si ce n'est qu'au lieu de _sur_ on disait _envers_: «E la malvaise gent et les fils Belial se asemblerent entour lui, e _ourent la plus halte main envers Roboam_, le fils Salomun.» (_Rois_, p. 298.) * * * * * LES OREILLES CORNENT:--«Tel vengeance frai sur Iuda e sur Ierusalem, que a ces ki lorrunt, tut _les orilles lur en cornerunt_.» (_Rois_, p. 420.) EN TAPINOIS. On disait, du temps de Philippe-Auguste, _en tapin_ (_n_ euphonique). Le traducteur du _livre des Rois_ ayant à rendre ces mots: «_Et surrexit David clam, et venit ad locum ubi erat Saul_,» met:--«E David levad priveement, e _en tapin_ vint la u li reis fud.» (_Rois_, p. 103.) Les verbes _se tapir_, _s'atapir_, se rencontrent souvent dans la version des _Rois_ et dans les livres du même temps: --«Un prestres, qui avoit nom Plegilles, un jor pria nostre Seigneur qu'il li monstrast (en) quel forme et quel semblance _s'atapissoit_ souz le pain et le vin que li prestres sacroit a l'autel.» (_Vies des SS. Pères_, liv. II, dans Roquefort.) * * * * * Voici maintenant un relevé de quelques mots, propre à faire voir combien certaines idées ou nuances d'idées sont récentes parmi nous; car l'histoire des mots est celle des idées, et c'est par où le travail que je propose sur l'âge des mots serait philosophique, puisqu'il retracerait avec exactitude le progrès de la pensée et le mouvement de la civilisation. * * * * * DÉSAGRÉMENT: «Ce mot est nouveau, et commence à s'établir,» écrit Bouhours en 1675, deux ans après la mort de Molière. * * * * * INSIDIEUX a été fait par Malherbe. Ce mot, aujourd'hui parfaitement établi, était encore repoussé à la fin du XVIIe siècle. «S'il avait passé, dit Bouhours, il aurait frayé le chemin à _insidiateur_; mais comme on a rebuté _insidieux_, je crains qu'on ne reçoive pas _insidiateur_.» La conséquence du père Bouhours s'est trouvée fausse: _insidieux_ est admis, et _insidiateur_ ne paraît pas avoir la moindre chance de l'être. Toutefois, attendons tout du temps, et ne préjugeons rien. * * * * * SAGACITÉ se trouve dans Saint-Réal, dans Balzac; Gassendi: _Cela passe la sagacité de l'esprit humain_; et Balzac: _La sagacité scaligérienne_. Mais c'était du néologisme; c'était parler latin, italien ou espagnol en français:--«Par malheur, les femmes ne l'entendent pas, et ont peine à s'en accommoder.» (Bouhours, _Rem. nouv._). Au XVIe siècle, les diminutifs firent irruption dans la langue, sous les auspices de Ronsard et de son école, sans oublier la bonne demoiselle de Gournay, la fille d'alliance de Montaigne, qui avait pour eux une faiblesse très-tendre. Il en parut des foules; tout a été balayé, comme on balaye les débris des jouets des enfants parvenus à l'âge de raison. Nous avons pourtant gardé _amourette_ et _historiette_, dont le second était inconnu à Ronsard. * * * * * CAVALIER et CAVALIÈREMENT, venus du fond de la Gascogne, se sont installés malgré Balzac. Ils trouvèrent de bons protecteurs à la cour, d'où ils se répandirent dans la ville. La Fontaine a dit: Un équipage _cavalier_ Fait les trois quarts de leur vaillance. Vers la même époque on fit _improbation_, _infatuation_, _immodération_, et d'autres mots pareils, qui eurent des succès divers. Balzac n'est pas le père d'_urbanité_, que Ménage lui avait d'abord attribué, trompé sans doute par la vraisemblance du fait. Balzac, à la vérité, emploie ce mot, mais en lui reconnaissant l'_amertume de la nouveauté_. Pellisson et Patru l'impriment en italique. * * * * * URBANITÉ devrait être de Balzac; mais était-ce à Chapelain à créer SUBLIMITÉ? * * * * * Ménage a fait PROSATEUR, et il ne manque pas de s'en vanter bien haut, criant: J'ai fait _prosateur_! Sur quoi le père Bouhours, qui détestait Ménage, et semble n'avoir écrit ses _Remarques_ que pour avoir occasion de le déchirer, lui fait une querelle de vingt-deux pages consécutives et bien pleines, ni plus, ni moins. Il constate d'abord que «_prosateur_ est né sous une malheureuse étoile, et a vieilli sans faire aucun progrès à la cour, ni même en province.» Il démontre ensuite qu'il en devait être ainsi; sa démonstration, passablement pédantesque, se fonde sur ce que _prosateur_ devrait signifier un faiseur de _proses_ pour l'Église, et sur ce que le verbe _proser_ est encore à faire. Le premier argument est ridicule, et le second est faux. Théophile, ou quelque autre adversaire de l'école de Malherbe, avait dit: Tout ce qu'il propose N'est que _proser_ des vers ou rimer de la prose. Si le jésuite Bouhours n'avait pas été aveuglé par son inimitié contre Ménage, il aurait reconnu que _prosateur_ était un mot nécessaire pour remplacer _orateur_, mal à propos employé dans ce sens; et, au lieu de combattre ce mot par de mauvaises raisons et de petites épigrammes hypocrites encore plus mauvaises, il se fût appliqué à le recommander et à en montrer l'utilité. Au reste, le succès définitif de _prosateur_ prouve deux choses: que tout jésuite n'est pas prophète, et qu'on peut réussir sans eux, voire malgré eux. * * * * * RENAISSANCE, mot nouveau en 1675, au témoignage de Bouhours. * * * * * EMPORTEMENT. «Nous avons vu naître ce mot, sans que nous sachions précisément qui en est l'auteur.» (Bouhours, _Nouv. Rem._) * * * * * PASSIONNER et SE PASSIONNER. Vaugelas a rejeté le premier dans le sens actif d'_aimer avec passion_, quoiqu'il admît le participe passif _passionné_; il déclare excellent le verbe réfléchi, _se passionner pour quelqu'un ou pour quelque chose_. Le temps a confirmé l'arrêt de Vaugelas. * * * * * IMPATIENT DU JOUG. Ce latinisme, autorisé par Ménage, révoltait le père Bouhours, qui n'est pas moins scandalisé de _calvitie_, d'_obscénité_, et de ces néologismes, _bien mériter de..._, _il n'est pas donné à tout le monde..._ * * * * * OBSCÉNITÉ avait été déjà raillé par Molière dans _la Comtesse d'Escarbagnas_: «Comment dites-vous cela, madame? _obscénité_? Il est tout à fait joli!» Cela ne l'a pas empêché de passer. * * * * * ACCUSER RÉCEPTION ou LA RÉCEPTION _d'une lettre_, locution créée par Balzac. * * * * * INTOLÉRANCE, INEXPÉRIMENTÉ, INDÉVOT, IRRÉLIGIEUX, IMPARDONNABLE, étaient encore discutés à la fin du XVIIe siècle, et n'ont pris pied dans la langue que pendant le XVIIIe. Quant à _intolérance_, l'établissement tardif du mot, lorsque depuis si longtemps on possédait la chose, atteste le progrès de la philosophie. Le zèle éloquent de Voltaire en faveur de la tolérance, et contre l'_intolérance_, a profondément enraciné l'un et l'autre mot dans notre langue. Si le mot _tolérance_ n'eût pas existé, Voltaire était digne de l'inventer, comme l'abbé de Saint-Pierre le fut de créer le mot _bienfaisance_. La devise du bon abbé était, _Paradis aux bienfaisants_; il s'y trouvera sans doute aussi quelque petite place réservée aux tolérants, d'autant qu'il n'en faudrait guère pour les loger tous. * * * * * INDÉVOT fut accueilli par Boileau, et cette protection ne dut pas contribuer faiblement à sa fortune: Laissez là, croyez-moi, gronder les _indévots_, Et sur votre salut demeurez en repos. Mais la _Satire des femmes_, composée en 1693, l'année de la mort du pauvre la Fontaine, ne fut publiée que l'année suivante, onze ans juste après le décès de Molière, et dix-sept ans après l'apparition de _Tartuffe_. _Dévot_ se trouve dans _Tartuffe_: _Ah! vous êtes dévot, et vous vous emportez!_ _Indévot_ ne s'y trouve pas. Molière, qui l'eût si bien placé, n'avait à sa disposition que LIBERTIN: Mais outre qu'à jouer on dit qu'il est enclin, Je le soupçonne encor d'être un peu _libertin_: Je ne remarque point qu'il hante les églises. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Mon frère, ce discours sent _le libertinage_. Chose étrange, de voir comme dans le cours du temps la valeur des mots s'en va à la dérive! Qui croirait aujourd'hui que _libertin_, dans le XVIIe siècle, pouvait avoir une acception favorable? Peut-être même, à sa naissance, n'en avait-il point d'autre. «_Libertin_ signifie quelquefois une personne qui vit à sa mode, sans néanmoins s'écarter des règles de l'honnêteté et de la vertu. On dira d'_un homme de bien_, ennemi de tout ce qui s'appelle servitude: Il est _libertin_; il n'y a pas un homme au monde plus _libertin_ que lui. Une honnête femme dira même d'elle, _jusqu'à s'en faire honneur_: Je suis née _libertine_. Ces mots, en ces endroits, ont un bon sens et une signification délicate.» (Bouhours, _Remarq. nouv._) De nos jours, le sens de _libertin_ s'est restreint aux moeurs, sans doute resserré dans cette limite par _indévot_ et _irréligieux_. A coup sûr, aucune femme honnête n'oserait plus dire d'elle-même, Je suis née _libertine_; loin de s'en faire honneur. * * * * * Saint-Évremond a fait une dissertation sur le mot VASTE; marque que ce mot alors était encore nouveau et mal assuré. Nous devons à Ronsard AVIDITÉ, ODE et PINDARISER; PUDEUR, à Desportes; ÉPIGRAMME, à Baïf, qui a fait aussi AIGRE-DOUX et ÉLÉGIE. Au XVIe siècle, la renaissance des études mit tous les cerveaux en fermentation, et produisit une émulation incroyable à qui enrichirait le plus notre langue des dépouilles de l'antiquité. Il en demeura quelque chose. Cette émulation se transmit au XVIIe siècle, mais moins générale, moins indépendante, et disciplinée par l'hôtel de Rambouillet, qui avait conquis une espèce de droit d'inspection sur ces matières. En cette noble demeure se trouvaient les bureaux de l'administration de la grammaire française. Aviez-vous mis au monde un terme ou un tour nouveau, vous couriez d'abord le faire enregistrer à l'hôtel de Rambouillet, afin de lui procurer l'état civil. C'est ainsi que Segrais fit recevoir son _impardonnable_; Sarrasin, _burlesque_[85]; Desmarets, _plumeux_; Balzac, _féliciter_. On faisait en ce temps-là des brigues et des cabales pour l'élection des mots, comme on en fait aujourd'hui pour celle des députés.--«Si le mot de _féliciter_ n'est pas encore français, il le sera l'année qui vient; et M. de Vaugelas m'a promis de ne lui être pas contraire, quand nous solliciterons sa réception.» Il paraît, par cette lettre, que M. de Vaugelas avait donné ou vendu sa voix à Balzac pour _féliciter_. [85] Sarrasin fut depuis éloigné de l'hôtel, pour une plaisanterie malséante sur le suicide de Lucrèce. La reine de cette ruche de grammairiens, à la différence de la reine des abeilles, n'était pas stérile: la marquise de Rambouillet fit _débrutaliser_, et plusieurs autres qui, déclarés viables, moururent après avoir reçu le baptême dans la fameuse chambre bleue. Cet accident n'était pas rare: il emporta la _pigeonne_ de mademoiselle de Scudéry. Les solitaires de Port-Royal fournirent aussi leur contingent de mots nouveaux, que les jésuites ne manquaient pas de trouver ridicules et détestables. C'est surtout dans les traductions qu'ils risquaient ces tentatives, à l'ombre du texte original. Le traducteur de l'_Ecclésiaste_ essayait _hydrie_, à l'occasion du verset _Antequam conteratur hydria ad fontem_; celui d'Horace glissait _amphore_ dans l'ode _ad Amphoram_. Aussitôt le père Bouhours, sentinelle vigilante, sonnait l'alarme: «Quels termes, bon Dieu! à quel marché, à quelle foire de France vend-on des _hydries_ et des _amphores_? Une servante n'étonnerait-elle pas bien sa maîtresse, de lui dire: J'ai acheté aujourd'hui une _hydrie_ et une _amphore_?» Le scrupuleux père veut s'en tenir aux mots _cruche_ et _bouteille_. Chacune des deux parties a gagné la moitié de son procès: le public a rejeté _hydrie_ et retenu _amphore_. Il est superflu d'observer que les fins de non-recevoir du père Bouhours sont pitoyables! Le vocabulaire des arts et de l'archéologie ne relève pas de celui des servantes et des marchés. Mais le jésuite espérait tuer le janséniste par une plaisanterie: _Dolus an virtus quis in hoste requirat?_ CHAPITRE V. Observations détachées.--Ail, métail.--AOI.--Assavoir.--Aucun.--Avec. --Aye!--Barguigner.--Combien.--Cotte verte.--Crouler et grouiller.--_D_ ou _T_ euphonique; dans, dedans; d'aucuns; dorer; tante; chape-chute; lute.--Dame. AIL, MÉTAIL, du latin _allium_ et _metallum_. Dans l'un comme dans l'autre, l'_i_ est de surérogation et ne sonnait pas; il a été introduit dans la seconde époque de la langue, pour ouvrir le son naturellement fermé de l'_a_; et, comme toutes les lettres d'un usage analogue à celui-ci, tantôt il est marqué, tantôt supprimé. Les plus anciens textes écrivent _al_, _metal_. «E li reis Yram enveiad al rei Salomun un menestrel (_virum eruditum_) merveillus, ki bien sout uvrer de or e de argent e de altres _metals_.» (_Rois_, p. 252.) Dans un couplet monorime en _al_, dont les rimes sont _loial_, _val_, _cendal_, _mal_, _cheval_, _batistal_, le poëte raconte la chute de Manprine de Gerbal abattu par Gerins: Ses fors escus ne li valut un _al_: Tote li fant la bocle de cristal. (_La Desconfite de Roncevaux_, p. 56.) «Son fort bouclier ne lui valut un _ail_.» On prononçait, d'après la règle exposée page 54, _au_, _cristau_; c'est pourquoi _ail_ fait au pluriel _aulx_. Une inconséquence d'orthographe donne l'air d'une exception à cette forme, aussi régulière que possible. De tout temps on a dit _des aulx_, comme des _métaux_. Rutebeuf, parlant d'un vilain: Tant ot mengie de buef aus _aus_ Et dou gras hume qui fu chaus Que la pance ne fu pas mole! (_Dou Pet au vilain_, Barb., I, 110.) Cet _i_ parasite a pris racine dans _ail_, et a été exclu de _métal_. La prononciation vicieuse, suite d'une orthographe mal comprise, n'a pu prévaloir dans _métail_, elle se maintient encore dans _ail_. Il est curieux de voir combien l'opinion a varié sur une question si simple, étant ramenée à ses véritables termes. _Ail_, dit Ménage, n'a point de pluriel; cependant M. de Balzac et quelques autres modernes ont dit _des aulx_. L'auteur des _Réflexions sur l'usage présent de la langue_, qui, de son temps, faisait autorité, soutient qu'on doit dire _des ails_; l'Académie se déclare pour _aulx_. Latouche, dans l'_Art de bien parler français_, rapporte diverses opinions, et conclut: Je crois qu'on ne dit ni _ails_ ni _aulx_ au pluriel. Mais il ne dit pas comment il faut dire: c'est son secret. Sur _métail_ et _métal_, Ménage reconnaît qu'on dit l'un et l'autre, mais il préfère _métal_. L'Académie, édition de 1798, ne donne que _métal_, en observant toutefois qu'on prononce plus ordinairement _métail_. Latouche en tire cette conséquence, qu'il «faut nécessairement écrire _métail_.» M. V. Hugo renchérit encore sur eux. Son imprimeur ayant mis, Une porte de _métal_, l'auteur du _Rhin_ fait tout exprès un long _erratum_ pour enjoindre de lire _porte de métail_; tant la différence lui paraît importante! «Quant au mot métail, il n'est pas moins précieux. Le métal est la substance métallique pure: l'argent est un métal. Le _métail_ est la substance métallique composée: le bronze est un métail.» M. Hugo n'a trouvé que dans son imagination cette distinction subtile et chimérique: il se fait des idoles pour les adorer. L'Académie ne mérite pas le blâme qu'il lui adresse pour avoir écarté de sa nouvelle édition le précieux _métail_. M. V. Hugo est aujourd'hui membre de la commission du Dictionnaire; c'est un travail où il est dangereux de laisser trop de part à l'imaginative. * * * * * BAIL, CORAIL, ÉMAIL, TRAVAIL, font _baux_, _coraux_, _émaux_, _travaux_, comme si l'on écrivait au singulier _bal_, _coral_, _émal_, _traval_; et dans le fait ou a écrit et prononcé de la sorte: Et bien doi metre en guerredon Paine et _traval_ de si fait don. «Peine et _travau_ de tel don, _di siffatto dono_.» La confusion était perpétuelle entre _ail_ et _al_. Elle durait encore au XVIIe siècle; Ménage écrit _un quintail_: «_Quintail_ fait _quintaux_.» (_Obs._, p. 350.) --«Il faut prononcer _métal_, et non pas _métail_; _cristal_, et non pas _cristail_; _coral_, et non pas _corail_; _poitral_, et non pas _poitrail_.» (_Ibid._, p. 351.) Par où l'on voit clairement que la distinction entre _ail_ et _al_ n'était dans l'origine que pour les yeux; que ces finales sonnaient primitivement de même, c'est-à-dire, au singulier _al_, suivies d'une voyelle, _au_, suivies d'une consonne; le pluriel en _aux_, tout naturellement. Nos yeux ont appris à notre langue cette irrégularité d'_ail_ produisant _aulx_. Nos pères disaient _un au_, _un métau_; continuons à dire, suivant l'usage moderne, _un ail_ et _un métal_, et au pluriel _des aulx_ et _des métaux_. * * * * * ASSAVOIR. C'est le même mot que _savoir_; comme l'on disait _assécher_ ou _sécher_; _savourer_ et _assavourer_; _penser_ et _appenser_; _pendre_ et _appendre_; _juger_ et _adjuger_, etc. Dans la lettre du châtelain de Coucy à la dame de Fayel, pour lui demander un rendez-vous: Dame, par vo courtois vouloir Me voellies laisser _assavoir_, Par le porteur de ceste lettre, Quant il vous plaira a jour mettre Que je puisse parler a vous. (_Coucy_, v. 3071.) Fayel, de son côté, était jaloux, soupçonneux, Et desiroit moult _assavoir_ De sa dame le penser voir. (_Ibid._, v. 4154.) «Savoir la vraie pensée de sa femme.» Et se je puis journee avoir, Je le vous feray _assavoir_. (_Ibid._, v. 5522.) L'Académie, non plus que Trévoux, ne donne le verbe _assavoir_. Ce mot manque aussi dans le _Complément_ de MM. Didot. Mais à l'article _savoir_, l'Académie dit: «_Faire à savoir_, faire savoir. Il ne s'emploie guère que dans les publications, les proclamations, les affiches, etc. _On fait à savoir que tels et tels héritages sont à vendre._» Je crois que l'Académie se trompe, et que c'est _assavoir_, et non pas à _savoir_. Que fait ici cet _à_? De même cette locution, _je laisse à penser_, est également une forme introduite par une orthographe vicieuse; et il faudrait écrire, _je laisse appenser_, comme dans _guet appens_, autrefois mal écrit _guet-à-pens_, pour _guet appensé_, c'est-à-dire longuement médité, préparé: Je laisse _appenser_ la vie Que firent nos deux amis. (La Fontaine, _le Rat de ville_.) * * * * * AOI. Tous les érudits qui se sont occupés de la _chanson de Roland_ (par malheur ils ne sont pas nombreux) ont été fort embarrassés de ces lettres AOI mises en marge du manuscrit, ordinairement à la fin, parfois au milieu du couplet monorime. Ils se sont perdus en conjectures pour en trouver l'origine et le sens. Prononcez-les conformément à la règle selon laquelle _oi_ sonne _oué_, et vous reconnaîtrez tout de suite le mot anglais _away_, _en avant!_ tracé d'après les lois de l'orthographe française d'alors. Notez que le manuscrit qui a servi à l'impression appartient à la bibliothèque Bodléienne, et, suivant une apparence équivalente, ou peu s'en faut, à une certitude, a été exécuté en Angleterre. La _chanson de Roland_ était chantée, comme on sait, sur les champs de bataille, pour animer les soldats. C'est ainsi qu'elle le fut en 1066, à la bataille d'Hastings. Le passage du roman de _Rou_ est célèbre: Taillefer, qui moult bien cantoit, Sur un roncin ki tost aloit, Devant aus s'en aloit cantant De Karlemaine et de Rolant, Et d'Olivier, et des vassaus Ki morurent a Roncevaus. Le ménestrel chargé de cet emploi s'interrompait sans doute de temps en temps aux endroits les plus chauds, pour s'écrier: _En avant! en avant!_ _Away! away!_ Et l'écrivain qui a exécuté le manuscrit d'Oxford a eu soin de reproduire ce cri aux endroits consacrés, comme frère Menot et Janotus de Bragmardo cotaient, en marge de leurs sermons et harangues, les _hen! hen!_ ornement obligé de leur éloquence tousseuse. Cette notation des AOI est donc d'un grand prix: elle confirme l'usage mentionné dans le roman de _Rou_; elle révèle aussi l'âge reculé de la copie d'Oxford, qui doit être de très-peu postérieure à la conquête, c'est-à-dire, de la fin du XIe siècle ou du commencement du XIIe. Je ne voudrais pas pousser trop loin ces conjectures; mais cependant il est certain que le texte de cette chanson, tel que l'a imprimé M. Francisque Michel, offre tous les caractères d'une rédaction qui n'est pas encore définitivement arrêtée. On y rencontre le même couplet refait trois, quatre et jusqu'à cinq fois de suite. L'auteur, évidemment, essayait des rimes différentes, pour choisir la plus favorable au développement de sa pensée et à l'addition de nouveaux détails. Par exemple, le couplet où Olivier monte sur un pin pour voir les Sarrasins venir, est refait deux fois: la première, il est établi sur la rime en _u_; la seconde, sur la rime en _é_. Le couplet qui vient ensuite, où Olivier demande à Roland de sonner de son cor, offre trois rédactions différentes. La première rime en _o_: Cumpains Rollans, car sunez vostre corn... Puis, l'auteur a cru mieux réussir avec la rime en _é_: Cumpainz Rollant, l'olifan car sunez... Puis, n'étant pas encore satisfait sans doute, il essaye de la rime en _an_: Cumpainz Rollant, sunez vostre olifan. (St. 81, 82, 83.) Le même travail se reconnaît à chaque page. Quoi donc! le temps aurait-il épargné le manuscrit original, le _brouillon_ du poëte normand? Se serait-il amusé à nous en faire cadeau à notre insu? Le fait vaudrait la peine d'être vérifié. Il serait maintenant du plus haut intérêt de posséder un texte authentique de la rédaction définitive de ce curieux monument, le seul que je sache vraiment digne du titre d'épopée, si prodigué depuis quelques années. Nous ne quitterons pas ce mot AOI sans faire observer qu'il existait dans la langue commune. On en retrouve des exemples: le comte de Forest, le perfide Lisiart, offre devant le roi de gager qu'il possédera la belle Euriaut, la bien-aimée de Gérard de Nevers: _Avoi_, sire, che dist Gerars, Puisque mes sires Lisiars Velt gagier, por moi ne remaigne. (_Roman de la Violette_, p. 18.) «_Allons!_ sire, ce dit Gérard, puisque messire Lisiard veut gager, qu'à moi ne tienne.» Dans la partie de dés entre S. Pierre et le Jongleur, où les âmes des damnés servent d'enjeu, le Jongleur amène douze points: _Allons, allons_, dit S. Pierre, si Jésus n'a pitié de moi, ce dernier coup m'a perdu! _Avoi_, dist S. Pierres, _avoi_! Se Jhesus n'a pitie de moi, Cis daarains cop m'a honi. (Barbazan, II, p. 199.) L'étymologie de cette exclamation paraît claire: _avoi_ est pour _à voie_, _en route!_ _avançons!_ En anglais, _way_, _chemin_, est notre mot _voie_; l'_a_ initial qui s'y joint dans _away_, n'a de sens qu'en français. Il faut donc ranger _away_ parmi les mots qui ont passé la Manche avec Guillaume le Conquérant. * * * * * AUCUN, ALQUES. La _Grammaire des grammaires_ parle du sens négatif de _aucun_, et dit qu'_aucun_ signifie _pas un_; l'Académie et tous les dictionnaires s'y accordent; M. Ampère, lui-même, dit que «_personne_ et _aucun_, pris dans leur sens négatif actuel...» (_Formation de la langue française_, p. 275). Comment _aucun_ pourrait-il être négatif, étant une contraction d'_aliquis_, qui signifie _quelqu'un_? car c'est d'_aliquis_ qu'il faut le tirer, et non de l'italien _alcuno_. La première forme a été _alques_ et _alquans_, qui se prononçaient _auques_, _auquans_,--_aucuns_. L'armée de Charlemagne passe l'Èbre à la nage. Aucuns soldats, équipés de cuirasse et autres objets pesants, furent tirés au fond: Li adubez en sunt li plus pesant; Envers les funz s'en turnerent _alquanz_. (_Roland_, st. 176.) «E vindrent a la rivière de Bosor, e li _alquant_ ki furent las i remestrent.» (_Rois_, I, p. 115.)--«Et lassi _quidam_ substiterunt,» dit le texte. Dans la _chanson de Roland_, _alques_ rime avec _chevauchent_: Felun paien par grant irur chevalchent. Dist Oliver: Rollant, veez en _alques_. (St. 85.) «Les païens félons chevauchent avec grande colère. Olivier dit: Roland, voyez en _aucuns_.» Prononcez le _ch_ dur, _kevaukent_ (_voy._ p. 53), et vous avez une excellente rime à _auques_. * * * * * _Alques_ ou _auques_ faisait aussi l'office d'adverbe, pour rendre _aliquando_ ou _aliquantum_; aucunement, un peu: «_Alches_ de aïe lur frai.» (_Rois_, III, p. 296.) Je leur ferai un peu d'aide. Les conseillers de Jéroboam, voulant lui persuader de céder quelque chose aux représentations des chefs du peuple, lui disent: «Sire, s'il te plaist oir lur requeste, e _alches_ a lur volented obeir, a tus jurs les purras a tun service tenir.» (_Rois_, p. 282.) Les ambassadeurs du roi païen Marsile viennent trouver Charlemagne, et il ne peut se garder qu'ils ne le trompent _un peu_, _aucunement_: Vinrent a Charles ki France ad en baillie, Ne s' poet garder que _alques_ ne l'engignent. (_Roland_, st. 7.) Aussi Roland dit à son oncle, parlant des conseillers de l'empereur, et de leurs avis touchant cette ambassade: Loerent vous _alques_ de legerie. (_Ibid._, st. 14.) «Ils vous ont conseillé _un peu_ de léger.» Dans _Partonopeus_, on lit cette maxime sur les chevaliers bretons: Loial cevalier sont Breton Et buen; mais _auques_ sont bricon. (_Partonop._, v. 7263.) «Les Bretons sont bons et loyaux chevaliers, mais _un peu_ mauvais sujets.» On pourrait entendre aussi: Quelques-uns, aucuns, sont mauvais sujets. --«Ceux qui connaissent la femme, dit l'auteur de _Partonopeus_, prétendent que quand _parfois_ son caprice la pousse, elle donne son amour aux pires, et ne tient nul compte des meilleurs:» Et dient que feme a costume, Quant ses talens _auques_ l'alume, Qu'al pior done ses amors, Et ne tient nul plait des mellors. (_Partonop._, v. 4834.) Observez, en passant, que cet adverbe prend l'_s_ finale, comme faisait _onqueS_, _oreS_, _mesmeS_, _avecqueS_, etc.; enfin, tous les adverbes terminés en _e_ muet. Quant à cette forme _d'aucuns_, employée au nominatif et autorisée par l'Académie, _d'aucuns ont dit_, voyez-en l'explication page 340. * * * * * AVEC. Dans _le livre des Rois_, dans Job, dans S. Bernard, dans la _chanson de Roland_, dans Wace, en un mot, dans les monuments les plus anciens de la langue, on trouve _o_ en la signification de _avec_. _Od_ est le même mot pourvu du _d_ euphonique. «Sire, tu serais seint _od_ le seint (sanctus cum sancto), e _od_ le fort parfit.» (_Rois_, p. 208.) Cet _o_ est l'abréviation de _ove_, ou _ovec_, avec le _c_ euphonique. «Quomodo fuit Dominus cum domino meo?»--«Tut issi cume Deu ad esté _ove tei_ mun seignur.» (_Rois_, p. 224.)--«E jo serai parfit (perfectus) _ovec_ li.» (_Rois_, p. 208.) L'_e_ était muet, car on a écrit _avoec_, qui sonnait _aveu_; les Picards disent encore _aveu_, _aveu ti_ (_avec toi_). Plus tard, l'_o_ initial s'est changé en _a_, comme cela n'est pas rare, et _ovec_ est devenu _avec_, qui, après s'être allongé au XVe siècle en _avecques_, vers le milieu du XVIe s'est vu réduit successivement en _avecque_ sans _s_, par conséquent sujet à l'élision; puis _avecq'_, et enfin _avec_, au XVIIIe comme au XIIe: ç'a été une espèce de flux et de reflux. Mais cet _ove_ qui a servi de point de départ, d'où venait-il? Remarquez d'abord que le _v_ doit être mis sur la responsabilité des éditeurs, qui se sont permis de distinguer l'_u_ voyelle de l'_u_ consonne, ce que ne fait jamais aucun manuscrit. Je crois bien qu'en effet on prononçait _ove_, mais on écrivait _oue_. Ne serait-ce pas purement et simplement une traduction de _ubi_[86]? [86] Je me félicite de m'être rencontré sur cette étymologie avec M. Ampère. (_Format. de la langue française_, p. 292.) Quand je m'en suis aperçu, je n'ai pas cru devoir supprimer mon explication; mais je restitue la priorité à M. Ampère, en lui demandant la permission de m'appuyer de son autorité. M. Nodier tire _avec_ de _abusque cum_. Le sens d'_avec_ se ramène très-bien au sens de _ubi_: Je suis _avec_ toi,--_ubi_ tu. «Sire, tu seras seint _od_ le seint; sanctus eris _ubi_ erit sanctus.» Jo, si li fals, _od_ lui m'en cumbatrai. (_Roland_, st. 280.) «Je combattrai _avec_ lui,»--pugnabo _ubi_ ille. _Avec_ viendrait donc primitivement de _ubi_,--_ou_, _ov_, _ove_, _ovec_, _avec_, _avecques_, _avecque_, _avecq'_, _avec_. Voilà par quelles formes ce mot aurait passé successivement. Au reste, je ne connais aucune étymologie d'_avec_. _Si quid habes melius_... * * * * * AYE est de deux syllabes; _aïe_, c'est-à-dire _aide_. D'_adjutorium_, les Italiens ont fait _aiuta_; d'_aiuta_, les Français, en syncopant encore, ont fait _aye_. L'intermédiaire de l'italien est prouvé par la forme _aiue_, qui n'est pas rare, même au XIIIe siècle: _Aiue Dieu_, dit-il, à vous je me commant. (_Les quatre fils Aymon_, v. 446.) «Aide de Dieu, dit-il, je me recommande à vous.» Hébers, dans le _Dolopathos_, dit que le jeune prince Lucinien s'étant enfermé pour lire un livre de son précepteur Virgile, tout à coup poussa un grand cri, et tomba évanoui sur le pavé. Sa voix frappe d'épouvante tous ceux qui l'ont entendue: il avait bien besoin de secours: Un cri geta si hautement, Si orrible et si dolerex, Que tuit cil en furent poerex, Qui la vois en ot antendue. Mult avoit mestier d'_aiue_. (_Dolopathos_, p. 102.) Le châtelain de Coucy, épris de la dame de Fayel, rêvait la nuit à sa passion. Le désespoir lui parle à une oreille; mais à l'autre, le courage et l'honneur le rassurent, et l'exhortent à persister: Li redient tost: Sire, amés. Certes, nous ne vous faudrons mie: Tous jours serons en vostre _aïe_. (_Coucy_, v. 766.) «Tous les jours nous viendrons à votre aide.» * * * * * AÏER, _aider_: ... Quant ele vit Arabis si cunfundre, A halte voix s'escrie: _Aïez_ nus, Mahum. (_Roland_, st. 266.) «Quand elle (la reine Bramidone) voit les troupes arabes s'enfuir pêle-mêle, elle s'écrie tout haut: Aidez-nous, Mahom.» On commença de très-bonne heure à employer _aye!_ comme exclamation; mais il était toujours de deux syllabes: _Ay!_ dit il, mechant; le diable m'enchanta. (_Les quatre fils Aymon_, v. 557.) Quant Karles s'esveillia, se taint comme charbon: _Ay!_ dit il, maugis, tu me tiens pour bricon. A tant esvous venus le conte Guesnelon: _Ay!_ franc roi, dist il, regardez ma Fachon! (_Ibid._, v. 625.) Par conséquent l'exclamation _aye! aye!_ signifie _secours! secours!_ Elle n'est plus aujourd'hui que d'une syllabe, qui représente seule les cinq syllabes d'_adjutorium_. * * * * * BARGUIGNER; c'est, proprement, _marchander_. La racine est _bargain_, _marché_, que les Anglais ont pris de nous, et qu'ils conservent encore, quand nous ne l'avons plus. Le sire de Coucy inventait chaque jour de nouvelles ruses et de nouveaux déguisements pour mettre en défaut la jalousie de Fayel, et se glisser auprès de la châtelaine. Une fois, il se présente sous les pauvres habits d'un mercier, son panier au cou, selon l'usage du temps. Il déballe sa marchandise dans une chambre basse, et tous les gens de la maison y accourent: Iluec trouverent le mercier, Et lor dame qui remuoit Les joiaus et les _bargignoit_; Aucun aussy de la mesnie Ont mainte chose _bargignie_, Et li aucun ont acheté. (_Roman de Coucy_, v. 6723.) Et quant riens plus ne _bargigna_, Sa marchandise apareilla, Et prit son fardel a trousser. (_Ibid._) Alors la châtelaine, feignant d'être émue de pitié, car la nuit était venue, selon le calcul des amants, et il faisait un temps affreux; la dame de Fayel ordonne à un valet de faire rester à coucher le pauvre marchand: La dame dit a son valet: Faites demourer sans lonc plait Ce povre homme, marchand estragne. Cilz respont, sans _faire bargagne_: Gentilz dame, Diex le vous mire. (_Coucy_, v. 6746.) «Faites demeurer sans difficulté ce pauvre homme, marchand étranger; et Coucy, _sans barguigner_, répond: Madame, Dieu vous en tienne compte.» On voit que, dès lors, on employait cette expression dans le sens figuré. Ces passages sont curieux, en ce qu'ils nous présentent le substantif et le verbe qui s'en est formé, _bargagne_ (angl., _bargain_) et _barguigner_. «Estagiers de Paris pueent _barguignier_ et achater bled ou marchie de Paris...» (_Le livre des Mestiers_, p. 17.) --«Les gens domiciliés à Paris peuvent marchander et acheter du blé au marché de Paris, etc.» * * * * * COMBIEN ne vient pas de _quantum_, mais de deux racines françaises, _comme_, _bien_. L'on disait _com_ ou _comme_, soit en prose, soit en vers, et l'on écrivait l'une et l'autre forme, selon le besoin de l'euphonie et de la mesure. Cela se comprendra mieux par des exemples. Je les prends dans la traduction inédite des _Lettres d'Abeilard_, par Jean de Meun. Abeilard fait à un ami l'histoire de sa vie. Il raconte comment, élève de Guillaume de Champeaux, il était devenu le suppléant, puis le rival, et enfin le vainqueur de son maître: «Lors, après un pou de jours trespassez, endementiers que je tenoie illec[87] l'estude de logique, de _com grant_ envie commenca mon maistre a defaillir, et de _com grant_ doulour a esboulir, n'est pas chose legiere a dire.» [87] A Paris, où il était venu occuper la chaire de Guillaume de Champeaux. Il faut prononcer _congrant_ d'un seul mot. _Quanta invidia et quanto dolore._ Quelques lignes plus bas: «Et de tant _comme_ l'envie de mon maistre me poursuivoit plus apertement, de tant me donnoit elle plus d'autorite, si _comme_ dit le poete que envies assaut les souverains, et li vens soufflent les choses trop haultes.» Dans le premier exemple, _com_ s'unit à l'adjectif _grand_, comme il s'unit à _bien_ dans _combien_; dans le second exemple, il ne pourrait s'unir au substantif _envie_, ni au verbe _dit_; aussi le mot reste entier, _comme_. On remarquera dans ce passage l'_s_ euphonique à la fin d'_envie_. Et cette double forme de l'article, l'une pour le nominatif, l'autre pour l'accusatif: «_Li_ vens soufflent _les_ choses trop haultes.» * * * * * COTTE VERTE. Le dernier éditeur des _Contes de la reine de Navarre_ (j'entends le dernier en date, comme dit Courier) a commis une singulière méprise sur un passage de la quarante-quatrième nouvelle. Voici son texte: «Les amants entrerent en un préau couvert de cerisiers, et bien clos de haies de rosiers et de groseilliers fort hauts, là où ils firent semblant d'aller abattre des amandes à un coin du préau; mais ce fut pour abattre prunes. Aussi Jacques, au lieu de _baisser_ la cotte verte à s'amie, lui _baissa_ la cotte rouge; en sorte que la couleur lui en vint au visage, pour s'estre trouvée surprise plus tost qu'elle ne pensoit.» Il est évident qu'au lieu de _baisser_ et _baissa_, il fallait imprimer _bailler_ et _bailla_. _Bailler la cotte verte_ à une fille, c'est la faire tomber sur l'herbe de manière à lui verdir la cotte. Les deux jeunes sylvains qui rencontrèrent Psyché se contentèrent «de voir, de courir, et rien davantage: hormis qu'ils dansèrent quelques chansons avec la suivante, lui dérobèrent quelques baisers, lui donnèrent quelques brins de thym et de marjolaine, et peut-être _la cotte verte_, le tout avec la plus grande honnêteté du monde.» (_Amours de Psyché_, liv. II.) L'éditeur des contes de la reine de Navarre ne peut malheureusement pas rejeter la faute sur les typographes, car il a mis à cet endroit une note exprès, où il explique que _baisser la cotte verte_ signifie, par métaphore, _abaisser les branches de l'amandier_. Cependant il connaissait le sens de _bailler la cotte verte_, car il ajoute: «Cette expression figurée aurait un tout autre sens avec le verbe _donner_ à la place de _baisser_, comme on l'a mis dans l'édition _en beau langage_ de 1690; car donner la cotte verte à une fille, c'est la jeter sur l'herbe; et donner une cotte rouge, c'est lui ôter sa virginité.» Cette explication est juste, hormis en un point: c'est qu'elle suppose que donner la cotte rouge soit une expression proverbiale comme l'autre; tandis que c'est une allusion créée ici par la conteuse. Je n'ai pas sous les yeux l'édition de Gruget, que celle-ci prétend reproduire; mais, supposé qu'elle porte effectivement _baisser_ pour _bailler_, c'est une fidélité trop scrupuleuse que de n'avoir pas corrigé cette faute, ou une distraction poussée bien loin que de ne l'avoir pas reconnue, surtout avec le secours du texte rajeuni. Espérons que le prochain éditeur, s'appuyant sur la note de son devancier, sera moins timide, et, voyant qu'il s'agit d'amandes à cueillir, mettra _baisser la coque verte_, au lieu de _la cotte_. Cela s'appelle restaurer ingénieusement un passage, et c'est ainsi que petit à petit les bons auteurs vont s'améliorant entre les mains des bons éditeurs. * * * * * CROULER, GROUILLER. _Crouler_, qu'on écrivait jadis et mieux _crouller_, par deux _ll_, vient de l'italien _crollare_, et non du grec [Grec: krouô], comme le prétend Nicot. Je ne pense pas que la vieille langue eût un seul mot dérivé du grec immédiatement. Il ne faut pas prendre la ressemblance pour la preuve d'une parenté. _Crouler_, verbe actif, signifie _hocher_, _secouer_, _faire trembler_, et s'employait aussi dans le sens neutre, comme _trembler_. «E nostre sire ferrad Israel, e _croller_ le frad si cume fait li rosels en cele riviere.» (_Rois_, III, p. 293.)--«Et Notre-Seigneur frappera (_férira_) Israël, et le fera trembler comme le roseau dans l'eau.» Le texte latin dit: Sicut _moveri_ solet arundo in aqua. Crouler un poirier, un prunier, c'est le secouer pour en faire tomber les fruits. Le dictionnaire de Trévoux indique cette acception, qui est la primitive. L'Académie française n'en fait pas mention, et se borne au sens neutre:--«CROULER, tomber en s'affaissant;»--qui n'est qu'un sens dérivé et une application particulière, parce que, quand la terre _croule_ (tremble), les maisons _croulent_ (s'affaissent). Et ainsi le sens dérivé a étouffé le primitif. Mais les deux _ll_ de _crouller_ étaient mouillées, et la prononciation a donné naissance à un verbe aujourd'hui très-distinct de _crouler_, le verbe _grouiller_. Le _c_ dur de _crouler_ s'étant adouci en _g_, comme dans le mot _gras_, qui vient de _crassus_, et qu'on écrivait _cras_; comme dans _second_, qu'on écrit par un _c_ à cause de _secundus_, et qu'on prononce _segond_ par un _g_. _Grouiller_ et _crouller_ sont absolument la même chose. Le cheval de Vivien, près de succomber de fatigue, reprend courage et vigueur à la voix de son maître: Baucent l'oi, si a froncie le nez; Ainsi l'entend com s'il fust hom senez: _La teste croule_, si a des piez houez... (_La Bataille d'Arlescamps._) «Baucent l'entend, il le comprend comme s'il était une créature humaine; il secoue la tête et fouille du pied le sol.» MADAME JOURDAIN. «Tredame! monsieur, madame Jourdain est-elle décrépite? et la tête lui _grouille_-t-elle déjà?» (_Le Bourg. gent._, act. III, sc. 5.) Lui tremble-t-elle, lui _croulle-t-elle_ déjà? C'est l'expression italienne, _crollare il capo_. § II. Vestiges du _D_ ou du _T_ euphonique dans la langue moderne. DANS, DEDANS. La première forme était _en_, traduit du latin _in_. La consonne nasale qui termine _en_ étant désagréable en présente d'une voyelle, on ajoutait, pour faciliter la liaison, une _S_ ou un _T_ euphonique. Les Latins avaient composé _de-in_ pour signifier _ensuite_; et le sens s'y rapporte très-bien, puisque ce qui sort de dedans est à la suite. Les Français, par une traduction rigoureuse, firent de _de-in_, _de ens_; mais ils se virent obligés d'intercaler un _d_ euphonique, pour prévenir l'hiatus pénible de la voyelle sur elle-même: _De Dens_; ce fut la première orthographe du mot, puis, par abréviation, _dans_. Il n'est donc pas étrange que, jusqu'au milieu du XVIIe siècle, _dedans_ ait été préposition, à aussi bon droit que _en_, _dans_. Corneille, Molière et la Fontaine, pour ne citer qu'eux, l'ont ainsi employé. Ce sont les grammairiens et les puristes peu éclairés du XVIIIe siècle qui, en contrôlant les titres et emplois de chaque mot, se sont avisés de séparer les attributions de _dans_ et _dedans_. Ils ont déclaré qu'à l'avenir _dans_ serait la préposition, et _dedans_ l'adverbe. Cela choquait, à la vérité, l'étymologie et l'usage immémorial; de plus, on introduisait par cet arrêt quantité de solécismes dans nos grands écrivains; mais les dictateurs de la langue ne furent pas arrêtés par ces considérations, dont il est probable qu'une partie au moins leur échappait. * * * * * D'AUCUNS. _Il y en a d'aucuns_... Archaïsme qu'on employait encore au XVIIe siècle. Molière, dans le _Malade imaginaire_:--«_Il y en a d'aucunes_ qui prennent des maris seulement pour se tirer de la contrainte de leurs parents.» (Act. II, sc. 7.) Cette façon de parler est un débris de l'ancien langage; mais l'écriture, en notant mal l'expression, l'a rendue inexplicable. Il faut restituer au verbe _avoir_ le _d_ euphonique attaché contre toute raison à _aucun_, et mettre: il y en _ad_ aucunes... Ensuite de cette méprise, l'usage s'est établi de commencer une phrase par ce _d'aucuns_: _D'aucuns_ ont dit, ont pensé... ou bien, _il en est d'aucuns_... C'est commettre une faute pareille à celle de dire: Mes souliers sont _pétroits_, un peu _pétroits_, sous prétexte qu'on prononce bien _trop étroits_. L'Académie ne rend point raison de cette tournure, qu'elle autorise: «_Aucuns_ ou _d'aucuns_ croiront que j'en suis amoureux.» * * * * * DORER. Du substantif _argent_ on a fait _argenter_; pourquoi, du substantif _or_, faisons-nous _dorer_? On devrait dire _orer_, et c'est aussi comme on disait primitivement. Charlemagne avait fait _orer_ et ciseler (manoeuvrer) la poignée de son épée, qui, pour cette raison, et en considération de son excellente trempe, fut appelée _Joyeuse_: En l'_oret_ punt l'a faite manuvrer. Pur cest honur et pur ceste bontet, Li nums Joiuse à l'espee fu dunet. (_Roland_, st. 179.) La Durandal de Roland avait aussi la poignée dorée, et, de plus, garnie de reliques: En l'_oret_ punt asez i ad reliques: La dent seint Pere et del sanc seint Basilie, Et des chevels mun signor seint Denise, Del vestement i ad seinte Marie. (_Ibid._, st. 170.) D'où est donc venu le _d_ de _dorer_? Je ne puis l'expliquer que comme une consonne euphonique qu'on aura plus tard oublié de reprendre. Les paysans, et le Dubois du _Misanthrope_ lui-même, disent _dud or_: Il porte une jaquette à grands basques plissées, Avec _du d'or_ dessus... On disait de même _espeed orée_, qui est devenu _espée dorée_, régulièrement, tandis que _du d'or_ est resté un solécisme. Pour les mots comme pour les gens, il n'y a qu'heur et malheur en ce monde. * * * * * TANTE est formé d'_amita_, resserré en deux syllabes. La forme primitive fut _ante_, d'où les Anglais, qui nous ont pris les trois quarts de leur langue, gardent encore _aunt_. La belle Euriaut portait dans sa parure une boucle en diamants qu'une sienne tante Margerie, en son vivant reine de Hongrie, lui avait envoyée: Une soie _ante_ Margerie, Qui roine fu de Hongrie, L'avoit envoiee. (_R. de la Violette_, p. 43.) L'_ante_ Herbert, seror Hugun, Aveit eissi cum nos lison. (Benoit de Sainte-More, III, p. 137, v. 36715.) «La tante Herbert, soeur d'Hugon.» Or, sire, la bonne Laurence, Vostre belle _ante_, mourust elle. (_Farce de Pathelin._) «La bonne Laurence, votre belle tante.» Le _t_ initial est une ancienne consonne euphonique. Pour éviter _la ante_ ou _ma ante_, qui eût fait un hiatus, on prononçait, quand on ne voulait pas élider, ma_t_ ante; et l'on a écrit ensuite, perdant de vue l'étymologie, _ma Tante_. Bon nombre de mots se trouvent ainsi transformés, ou plutôt créés, par une erreur d'orthographe. Nous avons, par exemple, _mie_, qui n'a jamais existé. On disait, avec élision, _m' amie_, et non pas ridiculement _mon amie_, comme nous faisons, joignant à un substantif féminin un pronom masculin. Des ignorants (c'est toujours la majorité) s'avisèrent d'écrire _ma mie_; il n'en fallut pas davantage: le barbarisme fut adopté. L'Académie l'enregistra sans conteste, et l'édition de 1835 consacre le mot _mie_ par cet exemple: _Ma mie_, _sa douce mie_. L'Académie ne devrait pas peut-être puiser ses autorités dans les chansons de l'abbé de l'Attaignant. Jean-Jacques, se conformant à l'usage reçu, a écrit: _cette vieille mie_. Il fallait signaler son erreur, et non pas l'ériger en loi. Voilà comme les langues se déforment. Pourquoi n'a-t-on pas aussi créé _mour_, puisqu'on dit _m' amour_, et qu'on peut écrire _ma mour_ comme _ma mie_? C'est une inconséquence. * * * * * CHAPE-CHUTE est chape tombée. Chercher, trouver chape-chute, c'est chercher, trouver quelque bonne aubaine fortuite, comme de celui qui trouverait une chape tombée sur la grande route. L'expression, comme on voit, remonte au temps où la chape était le vêtement commun de tout le monde: Un villageois avait à l'écart son logis; Messer loup attendait _chape-chute_ à la porte. (La Fontaine, liv. IV, fab. 16.) Il s'est pris aussi, mais abusivement, dans le sens d'une mésaventure: Vous trouverez quelque _chape-chute_ à quoi vous ne vous attendez point. Madame de Sévigné prédit que son fils «_trouvera quelque chape-chute, et à force de s'exposer aura son fait_.»--Madame de Sévigné pensait alors à l'histoire du loup de la Fontaine, qui rencontra une mauvaise aubaine au lieu de la bonne, de la _chape-chute_ qu'il espérait; elle a confondu et mal appliqué l'expression, faute de la bien comprendre. Cependant, cette fausse acception a été adoptée par l'Académie: «Chercher _chape-chute_, _trouver chape-chute_, signifient aussi chercher ou trouver quelque aventure désagréable, fâcheuse.» On peut trouver ces sortes d'aventures, mais on ne les cherche guère. L'Académie s'est ici fourvoyée sur les pas de la seule madame de Sévigné, dont elle aurait dû rectifier l'erreur. Cette expression, _chape-chute_, rend témoignage de la bonne coutume où l'on était, en parlant, de terminer le participe passé par un _T_ euphonique. On disait: _chut_, _crut_, _lut_; et au féminin, _chute_, _crute_, _lute_ (_voy._ p. 113 et 114): «Quiconques a achaté le mestier de regraterie de pain a Paris, il puet vendre poisson de mer, char cuite, sel a mine et a boisseau, et poire, et toute autre maniere de fruit _cruT_ en regne de France, aus, oignons, etc.» (_Livre des Mestiers_, p. 32.) «De fruit qui a _crû_ au royaume de France.» Le châtelain de Fayel vient de révéler à sa femme la nature de l'horrible mets qu'on lui a servi, à elle seule. En femme sensée, dit le poëte, elle refuse d'abord d'ajouter foi à son mari: le sire de Coucy est en terre sainte; il y a deux ans qu'il n'a paru dans la contrée. Alors, pour la convaincre et sans daigner lui répondre directement, le cruel époux demande à un valet le petit coffre pris à Gobert, le messager du pauvre défunt, où sont contenues les tresses de cheveux de la châtelaine, et cette lettre pathétique, dernier adieu de Coucy, daté de son lit de mort. Toute cette scène est très-belle: Li sires[88] a son valet a dit: Baille moi ce coffre petit. Maintenant li ferai savoir Se je li dis menchonge ou voir. Li vallés le coffre d'argent Li baillerent; et il le prent, Et l'a devant la dame ouvert; Les traices li monstre en apert, Et pois la lettre desploia, De chief en chief _lute_ li a; Puis li a le seel monstré, Et après li a demandé: Connoissies vous ces armes cy? C'est dou chastelain de Coucy. (_Rom. de Coucy_, v. 8061.) [88] Sans tenir compte de l'_s_ caractéristique du nominatif. C'est pourquoi elle a fini par disparaître de l'écriture. Sauf trois ou quatre expressions vieillies, _voir_ pour _vrai_; _en apert_, _à découvert_; _de chief en chief_, c'est-à-dire, _de point en point_, _d'un bout à l'autre_; _seel_, _cachet_; ces vers, écrits au XIIIe siècle, sembleraient dater d'hier. Le vif sentiment de la vérité met à la bouche un langage toujours intelligible et touchant: c'est l'éloquence. Le _roman dou chastelain de Coucy_ est une des oeuvres les plus remarquables de la littérature du moyen âge. Il est fâcheux que l'auteur ait cru devoir cacher son nom dans une énigme qui jusqu'ici n'a point trouvé d'OEdipe[89]. [89] Voyez les derniers vers du poëme. Cette observation se rattache à la règle du _t_ euphonique, dont elle confirme l'usage. J'ajouterai un troisième exemple. Turold, en décrivant l'affreuse tempête qui présage la mort de Roland, à Roncevaux, dit que les foudres tombent _menu et souvent_. Cette expression ne pourrait, à cause de l'hiatus, entrer dans un vers moderne. Cet hiatus n'embarrasse nullement le vieux poëte: Chiedent li fuldres e menu_T_ et souvent. Et en effet, ce _t_ euphonique est celui de _minutus_, comme tout à l'heure c'était celui de _lectus_[90]. [90] Il faut tirer le _t_ de _chute_, du barbarisme _cadutus_, qui serait le participe régulier de _cado_, et qui, apparemment, se disait dans le peuple, puisqu'il est resté en italien: _caduto_. Au reste, la forme grammaticale et la populaire sont toutes deux représentées en français et en italien par _cas_ et _chute_, _caso_ et _caduta_. Remarquez le _d_ intercalé dans _chiedent_. _Ché-oir_ faisait régulièrement _ché-ent_; mais pour éviter, même à l'intérieur d'un mot, le concours de ces deux _e_, on glisse entre deux un _d_: _chédent li fuldres_. C'est le _d_ du radical: _Cadunt fulmina_. J'ai tenté de montrer l'emploi des consonnes intercalaires d'un mot à un autre; mais il y aurait à faire de grandes recherches sur l'introduction de ces consonnes dans le corps des mots. Ce serait, je crois, une des plus abondantes sources d'étymologies. Il faudrait prendre l'euphonie pour guide principal, et apporter dans cette étude une circonspection, une délicatesse extrêmes. Ainsi l'hiatus qui blessait dans _chéent_, ne blessait pas dans _chéoir_, _caoir_; pourquoi? C'est que l'hiatus peut être doux entre deux voyelles différentes, et qu'il est toujours pénible quand la voyelle rebondit sur elle-même. DAME! L'Académie dit que cette exclamation est populaire; mais elle n'en explique pas le sens, et donne à penser que ce sens est le même que dans le substantif féminin _une dame_. Il n'en est rien, _Dame_ est la traduction primitive de _Dominus_. _Dame Dieu_, c'est _Dominus Deus_. La première orthographe est même _Damne_. C'est ainsi que ce mot se présente dans la _chanson de Roland_: Respont Rollans: Ne placet _Damne Deu_ Que mi parent pur mei seient blasmet. (_Roland_, st. 62.) «Ne plaise au _Seigneur Dieu_,» etc. Il est _sire et dame_ du nostre. (_Barb._, III, 44.) Charlemagne, combattant les Sarrasins et voyant baisser le soleil, met pied à terre dans un pré, s'agenouille, et demande à Dieu de renouveler en sa faveur le miracle de Josué, pour avoir le temps de compléter sa victoire: Quant veit li reis le vespres decliner, Sur l'erbe verte descend il en un pred, Culchet sei a terre, si priet _Damne Deu_ Que li soleil pur lui face arrester. (_Ibid._, st. 175.) Ce mot est écrit dans d'autres passages, conformément à la prononciation primitive, _dane_ et _danne_. _Vidame_ est _vice dominus_, comme _viroy_ ou _visroy_, selon l'orthographe du XVIe siècle, est le _vice-roi_. Ainsi, quand on dit par exclamation, _dame!_ cela revient à _Seigneur!_--_Ah, dame! Ah, Seigneur!_ On a écrit aussi _damp_, en terminant par une consonne euphonique. Tout le monde connaît _damp abbé_, du _Petit Jehan de Saintré_. Enfin, la langue avançant et se modifiant, _dame_ a été réservé pour la traduction de _domina_; et pour traduire _dominus_, on s'est servi de _dom_. Les bénédictins et les chartreux prenaient le _dom_: _dom_ Rivet, _dom_ Brial, _dom_ Bouquet. Le _don_ des Espagnols représente également _dominus_. Il a cela de particulier qu'il ne se met que devant le nom de baptême: Don Juan, don Pèdre, don Miguel. Ce serait une faute grossière de le mettre devant un nom de famille, et de dire, par exemple, _don Cervantes_. Il faut dire: Don Miguel de Cervantes. Don Lope de Gusman, don Manrique de Lare, Et don Alvar de Lune, ont un mérite rare. (Corneille, _Don Sanche_, act. I, sc. 2.) «Je ne me soucie ni de don Thomas, ni de don Martin.» (Molière, _les Fourberies de Scapin_.) Les formes de _dom_ et _damp_ se conservent dans plusieurs noms géographiques: _Domèvre_, _Dommartin_, _Dammartin_, _Dampierre_. C'est-à-dire: _dom Èvre_, _dom Martin_, etc. _Dame_, dans le sens masculin, n'a plus qu'un asile; mais il paraît désormais impossible de l'en chasser. CHAPITRE VI. Suite des observations détachées.--Degrés de comparaison formés à l'imitation du latin.--_De_ après le comparatif.--Diable à quatre (faire le).--Draps, linge.--Dur, dru, rude.--ÊTRE, ses formes primitives.--Faire et se faire fort.--Feindre et feignant.--Festival, _how do you do_. § Ier. DEGRÉS DE COMPARAISON FORMÉS COMME EN LATIN. COMPARATIFS EN _or_. Avant de recourir, pour marquer les degrés de comparaison, à la périphrase et aux mots _plus_, _très_, on se servait, comme en latin, d'une terminaison de rechange. * * * * * _Grand_ faisait GREIGNOUR (grandior);--_petit_, MENOUR (minor), qui vit encore aujourd'hui sous la forme de _moindre_. Nous avons gardé _pire_, de _pejor_. Grant fu li duel, onques _greignor_ ne vi. (_Garin_, I, p. 109.) «Grand fut le deuil; je n'en vis jamais de plus grand.» . . . . . . . . . . . . . . Et mon desconfort _greignour_, Dont je mourrai sans detour, Si par vous ne sont menour. (_Ch. de Coucy_, dans le roman, v. 403.) «Et mon déconfort plus grand, dont sans faute je mourrai si vous ne les rendez moindres.» * * * * * PIOR. Du latin _melior_, _pejor_, on avait fait, sans y rien changer, _mellor_, _peor_ ou _pior_, d'où nous avons _meilleur_, _pire_: Car cis aime miex les _mellors_, Et tient bas soz piez les _piors_. (_Partonop._, v. 4330.) Empirier ne porroient il; Coment amenderoient il, Qu'il n'ont vergoigne ne peor (_ni peur_), Qu'il ne pueent estre _pior_. (_Bible Guiot_, v. 107.) De _greignor_ s'est formé le verbe _rengréger_, comme _empirer_ de _pire_: Ma douleur se _rengrége_, et mon cruel martyre S'augmente et devient pire. (Regnier.) Chacun fit son devoir de dire à l'affligée Que tout a sa mesure, et que de tels regrets Pourraient pécher par leur excès. Chacun rendit par là sa douleur _rengrégée_. (La Fontaine, _la Matrone d'Éphèse_.) _Rengréger_ manque tout à fait à la langue moderne, où rien ne le supplée. Il faut en poursuivre le rétablissement. SUPERLATIFS EN _issime_. Le père Bouhours, dans ses _Entretiens d'Ariste et d'Eugène_, disserte très-longuement de la langue française, dont il prétend marquer les traits essentiels, l'esprit et le caractère. Mais le bon père ne connaît que la langue de son temps, et ne paraît pas soupçonner que la langue française ait jamais été faite autrement qu'en 1708; il conclut toujours intrépidement du fait particulier au droit général. Par exemple, il écrit: «Notre langue n'aime point les exagérations, parce qu'elles altèrent la vérité. Et c'est pour cela, sans doute, qu'elle n'a point de ces termes qu'on appelle _superlatifs_, non plus que la langue hébraïque. Car _grandissime_, _bellissime_, _habilissime_, dont les provinciaux et même quelques gens de cour se servent, ne sont pas français. Et pour _illustrissime_, _sérénissime_, _révérendissime_, _généralissime_, ce sont des termes établis pour marquer les qualités des personnes, et non pour exagérer les choses.» (_Ariste et Eugène_, IIe entretien.) Là distinction de Bouhours sur _illustrissime_ et _révérendissime_ est trop visiblement jésuitique. Ces mots sont pour marquer des qualités, et non pour exagérer. Belle finesse! Cela sent sa casuistique de Loyola, qui, à tout prix, tourne les choses au point de vue dont elle a besoin. Ces mots _illustrissime_, _révérendissime_, sont-ils des superlatifs, oui ou non? Voilà toute la question, et la réponse n'est pas douteuse. Si le père Bouhours avait lu les anciens auteurs du moyen âge, il aurait su qu'au contraire ces superlatifs sont tout à fait dans le génie de notre langue; que pendant plusieurs siècles on s'en servit continuellement, et sans scrupule. Ce sont les beaux esprits, les raffinés en habit brodé ou en soutane, qui, au XVIIe siècle seulement, s'avisèrent de les proscrire. Jusque-là, on trouve les superlatifs en _issime_ ou en _isme_, par contraction. Roland, blessé à mort dans les vallons de Roncevaux, à l'heure d'expirer, apostrophe d'une manière touchante son épée Durandal: O Durandal! cume es bele et _saintisme_! (_Roland_, st. 170.) «Comme tu es belle et _santissime_!» * * * * * BONISME, pour _bonissime_, est très-curieux, car il n'a pu être transporté directement du latin, qui dit _optimus_; il a donc fallu le former du français _bon_, en imitant le procédé latin; preuve que ce procédé n'est pas si antipathique au génie de notre langue. «E _bonisme_ vassals (_pugnatores validi_) ki furent venuz o le rei David de Geth, alerent devant lui.» (_Rois_, p. 174.) «Assemblerent sei _bonismes_ vassals»--(surrexerunt autem omnes viri fortissimi.) (_Rois_, p. 119.) * * * * * GRANDISSIME se contractait en GRANDISME, comme _bonissime_ en _bonisme_. --«Jo vus batrai de _grandismes_ balains.» (_Rois_, p. 282.) Le texte dit: _Cædam vos scorpionibus_. * * * * * De _pessimus_ on fit PESSIME, et de _pessime_, PESME: --«Mais ses maris fu dur e _pesmes_ et malicius.» (_Rois_, p. 96.) Bataille auerum, et aduree e _pesme_. (_Roland_, st. 239.) Par la même tendance à contracter, on avait fait de _proximus_, PROUSSIME, et enfin PRUSME: --«Si huem peched vers sun _prusme_...» (_Rois_, III, p. 262.) Si l'on pèche vers son prochain. * * * * * De _cher_, _cherissime_, on fit, par contraction, CHERISME: _Cherismes_ dus, noble, vassal... (Benoît de Sainte-More, II, p. 570.) «Très-cher duc, noble brave,» disent au duc de Normandie ses sujets, qui s'efforcent de le retenir à la veille d'une expédition. * * * * * ALTISME ou HALTISME (_altissimus_). Puis sont munteis sus el paleis _altisme_. (_Roland_, st. 191.) «Il est vrayment li fils del _haltisme_, selonc le temoignaige Gabriel; e por ceu, si est il ewalment (également, égaument) _haltisme_ al peire.» (_Saint Bernard_, p. 522.) On trouve même fréquemment les deux formes du superlatif accumulées:--«Senz lo _tres haltisme_ conseil de la sainte Triniteit.» (_Ibid._) Au XVIIe siècle, les gens qui avaient le plus et le mieux étudié la langue, et qui en conservaient la tradition la moins défigurée, par exemple, Malherbe, employaient les superlatifs en _issime_. Malherbe raconte à Peiresc l'apparition d'un météore, qui fut interprété par Henri IV à présage de victoire: «La nuit d'entre le jeudi et le vendredi ensuivant, il fut vu par les gardes un certain feu en forme d'oiseau, qui s'éleva du jardin des Canaux, passa par dessus la cour du cheval et par-dessus le château, alla crever en la cour du donjon, à l'endroit de l'horloge, avec _un grandissime bruit_; on dit comme d'un pétard.» (_Lettre du 26 avril 1607._) DE, après le comparatif. Les Italiens après le comparatif mettent le génitif: _Maggior di me_, _peggior di te_. Notre vieille langue en usait de même: _Meillor_ vassal _de lui_ onc ne connue-je mie. (_Garin_, t. I, p. 60.) Mes barons a le nez _plus noir_ _De_ fer. (_Du Vilain à la C. N._, Barb., III, 131.) Mais si mes bons me consentez, Grans biens vous en vendra encor; Et si arez mon anel d'or, Qui vaut _mieux de_ quatre bezans. (_De Gombers et des deux Clercs._) Nul _meillor_ mes _de moi_ n'i a. (_Du Chevalier qui fist sa femme confesse._) «Il n'y a pas de messager meilleur que moi.» Le mari qui trouve un surcot (vêtement d'homme) sur le lit de sa femme: Helas! fait il, je suis trahiz! . . . . . . . . . . . . . . . . Maintenant a le sercot pris, Car jalousie l'a espris, Qui est _pire de mal de denz_. (_D'Auberée la vieille Maquerelle._) «... Cil furent avant appelez saiges qui sembloient mielx valoir _des_ autres en aucune manière de vie loable...» (_Jean de Meung, trad. inéd. d'Abeilard._) Dans le _roman des sept Sages_, un enfant explique à son père un présage tiré des cris obstinés de deux corneilles: Cela signifie, dit-il, que je monterai et me verrai un jour fort au-dessus de vous. Le père, à ces mots, s'irrite: «Voire, dit-il, si monteroiz _plus haut de moi_! (P. 98.)» Vraiment! vous monterez plus haut que moi! Et comme ils sont en bateau, il le saisit et le lance à la mer, ce qui conduit le fils à devenir empereur. Les Grecs mettaient aussi après un comparatif le génitif du nom. La tournure par _que_ est empruntée aux Latins: _Major quam tu_; _Paulus est doctior quam Petrus_; et c'est aussi la plus anciennement employée en français. Dans le _livre des Rois_, fort antérieur à tout ce que je viens de citer: «_Greignure_ est assez ta sapience _que_ la nuvele qu'en ai oie.» (_Rois_, p. 272.) «Ta sagesse est beaucoup plus grande que la nouvelle que j'en ai ouïe.» Ainsi nous surprenons des traces de l'influence italienne sur le français dès le règne de saint Louis. DIABLE A QUATRE (Faire le). Quand notre théâtre prit naissance, vers le XVe siècle, on jouait des _mystères_ dévots; on jouait aussi des _diableries_; dans les _mystères_, les héros du drame étaient des saints; dans les _diableries_, des diables. Il y avait les petites diableries, où il ne paraissait que deux diables, et les grandes diableries, où il en paraissait quatre, épouvantablement déguisés et menant le plus grand bruit possible. De là cette locution proverbiale: faire le diable à quatre. Comme toutes les choses vont en se perfectionnant, on introduisit bientôt dans les _diableries_ un nombre illimité de diables. Il y en avait certainement plus de quatre dans la troupe qui, sous la conduite de Villon, joua ce tour abominable raconté au 13e chapitre de _Pantagruel_. Il en coûta la vie au pauvre frère Étienne Tappecoue, sacristain des cordeliers, pour avoir refusé à ces garnements une chape dont ils voulaient habiller un vieux paysan qui faisait Dieu le père. Villon fut averti un certain samedi que frère Tappecoue, monté sur la poutre du couvent (c'est une jument non saillie)[91], s'en allait à la quête. Après avoir montré la diablerie par la ville et le marché, ils s'allèrent embusquer sur la route, et firent si grand'peur à la monture du sacristain, qu'elle prit le mords aux dents, jeta bas son cavalier, le traîna _à écorche-cul_, avec force ruades, en sorte qu'elle rentra au couvent ne rapportant de frère Tappecoue que le pied droit, avec le soulier entortillé dans les cordes qui lui servaient d'étrier. Le reste était demeuré en lambeaux par les chemins. On jugera s'il y avait de quoi faire cabrer un cheval: «Ses diables estoient tout caparassonés de peaulx de loups, de veaulx et de beliers, passementées de testes de moutons, de cornes de boeufs et de grands havets de cuisine[92], ceints de grosses courrayes esquelles pendoient grosses cymbales de vaches et sonnettes de mulets, à bruit horrifique; tenoient en main aulcuns bastons noirs pleins de fusées; aultres portoient longs tisons allumez, sus lesquels à chascun carrefour jettoient pleines poignées de porasine (poix résine) en pouldre, dont sortoit feu et fumée terrible!... Tappecoue arrivé au lieu, tous sortirent au chemin au devant de luy, en grand effroy, jetant feu de tous costez sus luy et sa poultre, sonnans de leurs cymbales et hurlans en diables: Hho! hho! hho! hho! brrrourrrs! rrrourrrs! rrrourrrs! hou! hou! hho! hho! Frere Estienne, faisons nous pas bien les diables?» [91] _Pullus_, _pulla_, _pullitra_, poultre. [92] _Havet_, _crochet_. Havet de cuisine, crochet avec lequel on tirait la viande du pot. L'hostel est seur, mais on le clouë. Pour enseigne y mis ung havet. (_Villon._) Voilà ce que c'était que faire _le diable à quatre_. Il s'établit dans quelques villes des _diableries_ à poste fixe, comme il s'y établit aujourd'hui une troupe de comédie, de tragédie, de vaudeville ou d'opéra. La diablerie de Saumur, celle d'Angers, celle de Doué et celle de Montmorillon, étaient célèbres. Rabelais les cite avec plusieurs autres dans ce 13e chapitre de _Pantagruel_. Et au chapitre 3, livre III, où _Panurge loue les debteurs et emprunteurs_, peignant la satisfaction qu'il éprouve aux révérences de ses créanciers, chaque matin assemblés à son lever:--«Il m'est advis, dit-il, que je joue encore le Dieu de la passion de Saumur, accompagné de ses anges et chérubins.» Il continue: Si l'on cessait de prêter, l'univers serait bouleversé.--«De cettui monde rien ne prestant, ne sera qu'une chiennerie, qu'une brigue plus anormale que celle du recteur de Paris, _qu'une diablerie plus confuse que celle des jeux de Doué_.» DRAPS, LINGE. LINGE est aujourd'hui un substantif; c'était originairement un adjectif. Le traducteur du _livre des Rois_, ayant à rendre ces mots, «_Porro David erat accinctus Ephod lineo_» (II, cap. VI, v. 14), met: «E David esteit vestud de une _vesture linge_, pur humilited.» Le mot générique du XIIe siècle était _drap_; il s'appliquait à toute espèce d'étoffe de soie, de laine ou de fil. _Dras linge_, était un habit de toile de lin; on a dit, pour abréger, _du linge_. Partonopeus est couché avec la fée Mélior. Il veut se lever de grand matin pour partir: Urrake li baille ses _dras_, (_Partonop._, v. 5057.) Partonopeus, pour se punir, s'est retiré au désert. Il y mène la vie la plus rude, et finirait par succomber à une pénitence si rigoureuse. Heureusement il est découvert par Urraque et Persewis, qui, pleines d'une tendre charité, s'établissent auprès de lui, et tâchent de le distraire de ses douleurs, en même temps qu'elles rajustent sa garde-robe: Qui li dient deduiz et gabs, Et taillent et keusent ses _dras_, Coifes, cemises, et cauçons, Bliaus de soie et cors et lons. (_Ibid._, v. 6270.) _Drapeau_ était une sorte de diminutif de _drap_. C'était le drap déchiré. Urraque, abordant Partonopeus défiguré par la misère, hésite à le reconnaître: Ies tu li beau Partonopeus? Deus! com tu ies ore empiriés! Con voi tes _drapeaus_ despeciés! (_Ibid._, v. 6018.) Le passage de Pasquier y revient parfaitement!--«Ainsy de _l'estendard_, _banniere_ ou _enseigne_, que nous disons aujourd'huy _drapeau_. Cela est provenu d'une hypocrisie ambitieuse des capitaines, qui, pour paroistre avoir esté aux lieux où l'on remuoit les mains, veulent représenter au public leurs enseignes deschirées, encores que, peut estre, il n'en soit rien.» (_Recherches_, liv. VIII, ch. 3.) DUR, DRU, RUDE. Ce sont trois prononciations diverses d'un même mot, obtenues en transposant l'_r_. Car de prétendre que _rude_ vienne de _rudis_, _ignorant_, ce serait imiter les écoliers, toujours portés à traduire un mot par celui dont la forme extérieure s'en rapproche le plus. On n'assigne pas d'étymologie à _dru_. Une preuve plus concluante que la forme matérielle qui peut être un effet du hasard, c'est l'analogie du sens. Or, s'il y a du rapport entre _ignorant_ et _rude_, ce n'est que par métaphore, et le sens figuré n'est pas ce qui frappe d'abord les hommes d'une société naissante, au lieu que le sens propre les touche immédiatement. Ce qui est épais, _dru_, est _dur_, et ce qui est _dur_ est ordinairement _rude_ au toucher. Voilà pour l'analogie première; les nuances se fixent ensuite à chaque forme, et il arrive, au bout de quelques siècles, que des mots sortis de la même souche semblent n'avoir entre eux aucun lien de parenté. La première forme, longtemps la seule, a été _dur_, _durement_. On disait: _aimer durement_,--_pleurer durement_,--_se réjouir_, _s'émerveiller_, _heurter durement_. Il n'en i a chevaler ne barun Qui de pitet mult _durement_ ne _plurt_. (_Roland_, st. 174.) Tuit cil qui ce miracle oïrent Moult _durement s'en esjoïrent_. (Gautier de Coinsi, I, ch. 11.) L'abeesse s'est esveillie; Moult _durement s'est mervillie_ Quant si legiere s'est sentie. (_Ibid._, ch. 16.) Des lanches au premier jousterent, Et si _durement se hurterent_ C'andoi se porterent a terre. (_La Violette_, p. 81.) _Rudement_ a été la seconde forme. Toute la Picardie se sert encore de _rudement_ pour marquer l'abondance ou l'excès: Cela est _rudement beau_!... Il est _rudement savant_!... Gresset, qui, comme l'on sait, était d'Amiens, a dit dans _Ververt_: En moins de rien, l'éloquent animal (Hélas! jeunesse apprend trop bien le mal!), L'animal, dis-je, éloquent et docile, En moins de rien fut _rudement habile_! Et, suivant l'Académie elle-même, on dit en langage populaire, _manger rudement_, _boire rudement_. _Druement_ n'a pas encore été fait, mais on se sert de l'adjectif adverbialement, selon l'ancien usage: Il pleut _dru_;--il y va _dru_. L'Académie autorise ces locutions, comme elle autorise: Aller _rudement_ en besogne. ÊTRE; ses formes primitives. Ce verbe a été constitué de deux éléments latins, _sum_ et _stare_. De _sum_ vient le présent de l'indicatif _je suis_; de _stare_, l'infinitif _ester_. Comme ce verbe avait double racine, il avait aussi double signification: _exister_ et _se tenir debout_. «Chi vous lairons _ester_ dou roi Richart.» (_Chron. de Rains_, chap. 111.) Or vous lairons _ester_ du dux Hervis. (_Garin_, t. I, p. 5.) Dans cette formule, très-familière aux chroniqueurs et aux poëtes, _ester_ ne signifie que _esse_. La langue du barreau le conserve encore dans le sens de _stare_: «La femme ne peut _ester_ en jugement sans l'autorisation de son mari.» _Stare in judicio._ C'est aussi le sens du participe _estant_ dans ce passage:--«Li enfes s'est agenoilliez tant que li peuples s'accoisa; lors se leva _en estant_, et parla si haut que tuit le porent oir.» (_Rom. des sept Sages_, p. 97.) Il se leva debout, en pied, comme disent les Italiens. IMPARFAIT. L'ancien imparfait tirait son singulier de _sum_, et son pluriel de _stare_: J'ere, tu eres, il ert; _Eram_, _eras_, _erat_; Nous estions, vous estiez, ils estoient. _Stabamus_, _stabatis_, _stabant_. Aujourd'hui, il dérive tout entier de _stare_: J'étais, tu étais, il était.--_Stabam_, _stabas_, _stabat_. Déjà, sous Louis IX, on employait concurremment les deux formes. L'auteur de _la Vieille Truande_ dit de son héros: Biaus _estoit_ et cointes et sages; A un chevalier _ert_ messages, Qui bien _estoit_ du pais nez. (Barbaz., I, p. 240.) FUTUR. Se tire de _stare_: _J'esterai_, _tu esteras_, _il estera_, etc. «Rendez-vous bonnement, puis _esterez_ en bonne paix.» (_Rois_, p. 410.) Les quatre fils Aymon témoignent à Charlemagne le désir d'être équipés par lui, pour le service du plus vaillant roi qui sera jamais: . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Que nous adoubissiez au jour qu'il vous plaira Pour le plus vaillant roy qui jamais n'_estera_. (_Les quatre fils Aymon_, v. 215.) Un très-beau passage de la _chanson de Roland_, c'est le moment où l'arrière-garde de Charlemagne est sur le point d'être attaquée par les Sarrasins dans les défilés de Roncevaux. Olivier, à plusieurs reprises, a supplié Roland de sonner de son cor d'ivoire pour avertir Charlemagne, et rappeler l'avant-garde à leur secours. Roland s'y est obstinément refusé, et toujours par les mêmes motifs: il croirait se déshonorer et attirer des reproches sur sa famille et ses amis, si aucun homme vivant pouvait dire qu'il a _corné pour des païens_. Il se repose sur sa vaillance et sur l'acier de Durandal: Roland est proz, e Oliver est sage, dit le poëte. Cependant le danger devient tel, qu'il est impossible de le méconnaître. Alors l'archevêque Turpin éperonne son cheval blanc, et, monté sur une petite éminence, il exhorte les soldats à bien faire leur devoir, sans leur dissimuler le sort qui les attend. Aussi leur donne-t-il l'absolution, leur imposant pour pénitence de _bien férir_. Les vers sont nobles et touchants: Seignurs baruns, Carles nus laissat ci, Pur nostre rei devum nus bien murir. Chrestientet aidez a sustenir. Bataille auerez, vos en estes tuz fiz[93], Car a vos oilz veez les Sarrazins. Clamez vos culpes, si priez Deu mercit. Assoldrai vos pur vos anmes guarir: Se vus murez, _esterez_ seinz martirs. (_Roland_, st. 293.) [93] _Fiz_, de _fixi_, vous êtes bien fixés sur ce point. «Seigneurs barons, Charles nous a laissés ici. Nous devons bien mourir pour notre roi. Aidez à soutenir la chrétienté[94]. Vous aurez bataille, vous en êtes bien sûrs, car voici devant vos yeux les Sarrasins. Confessez vos péchés, implorez la merci de Dieu. Je vais vous absoudre pour guérir vos âmes: si vous mourez, vous serez saints martyrs.» [94] C'est-à-dire, ici, le christianisme. C'est peut-être ce passage pathétique que chantait Taillefer à la bataille d'Hastings, à la tête de l'armée, pour enflammer les soldats de Guillaume le Conquérant. En tout cas, il n'aurait guère pu choisir mieux[95]. [95] Taillefer, qui moult bien cantoit Sur un roncin qui tost aloit, Devant eux s'en aloit cantant De Karlemaine et de Rolant, Et d'Olivier, et des vassaux (_des braves_) Qui moururent a Roncevaux. (Wace, _Rom. de Rou._) Le _t_ étymologique de j'_esterai_, dans la prononciation, laissait prévaloir l'_s_; et la forme parlée modifiant la forme écrite, on écrivit bientôt comme on prononçait, j'_esserai_. Partonopeus est en prison. Son geôlier est absent; la femme de ce geôlier lui permet de sortir pour aller à un tournoi: Si vous y mourez, dit-elle, ce sera fait de moi: Armand me percera de son épée: Et se vos morez el tornoi, Donc _essera_ tout fait de moi: Harmant m'ocira de s'espee. (_Partonopeus_, v. 7727.) ... Je crois moult bien sans faille Que par lui _esserons_ delivre. (_La Violette_, p. 84.) _Je serai_, _tu seras_, est syncopé, pour _j'esserai_, _tu esseras_ ou _tu' sseras_. PRÉTÉRITS. Le prétérit fut transporté du latin sans changement: _Je fui_ ou _je fuid_, avec le _d_ euphonique, comme l'écrit toujours le _livre des Rois_, saint Bernard et la _chanson de Roland_. J'ai montré plus haut (p. 168 et suiv.) comment _ui_ sonnait _u_; il n'est donc pas étonnant qu'on ait fini par écrire _je fus_. Il a existé aussi une seconde forme de prétérit; celle-ci, dérivée de _stare_: _J'estu_, tu _estus_, il _estut_, mais avec le sens exclusif de _steti_, _stetisti_, _stetit_. Au troisième _livre des Rois_, le Seigneur demande qui veut aller tromper Achab; un esprit se présente, et dit: Je le tromperai. «Uns vint avant e _estud_ devant notre Seigneur, si dist: Jol' decivrai.» (_Rois_, p. 337.) Comme l'on voit, le verbe _être_ était originairement beaucoup moins irrégulier qu'il n'est aujourd'hui. Voici un curieux exemple où l'on voit rapprochés l'infinitif _ester_, dans le sens _esse_, et le participé _estant_, dans le sens de _stando_. C'est dans la _chanson de Roland_; le poëte fait une peinture pitoyable de la nuit qui suivit la défaite de Roncevaux: les hommes étaient étendus morts ou mourants, il n'y avait pas un cheval qui pût se tenir debout; celui qui voulait de l'herbe, la prenait étant couché: Ni ad cheval qui puisse _ester en estant_: Ki herbe voelt, si la prent en gisant. (_Roland_, st. 180.) Il est clair que, dans ce passage, il faut prononcer _estre_, quoiqu'il y ait écrit, conformément à l'étymologie, _ester_. FAIRE. Nous sommes à la veille de perdre, par négligence, un des plus précieux emplois de ce verbe. _Faire_ avait jadis le privilége de se substituer en temps, nombre et personnes, à un verbe déjà exprimé qu'on avait besoin de répéter dans la même phrase: La reine de Navarre, dans sa VIIe nouvelle: «Qu'avez vous fait de vostre anneau (dit un mari à sa femme)? Mais elle, qui fut bien aise qu'il la mettoit au propos qu'elle avoit envie de luy tenir, luy dit: O le plus meschant de tous les hommes, à qui le cuidez vous avoir osté? Vous pensiez bien que ce fust à ma chambriere, pour laquelle vous avez despensé deux fois plus de vos biens que jamais _vous ne fistes_ pour moy!» Et dans la LIVe: «Il faudroit, madame, que nos maris feussent envers nous comme Jesus-Christ envers son Eglise.--Aussy _faisons nous_, dit Saffredant, et sy possible estoit, nous le passerions, car Jesus-Christ ne mourut qu'une fois pour son Eglise, et nous mourons tous les jours pour nos femmes.--Mourir! dit Longarine; il me semble que vous et les autres qui sont icy, valez mieulx escus que _ne faisiez_ grands blancs, avant que feussiez mariez.» * * * * * Dans ce dernier exemple, on voit le verbe _faire_ suppléer toute une phrase: _aussy faisons-nous_, c'est-à-dire, aussi sommes-nous envers nos femmes comme Jésus-Christ envers son Église. Quelle économie de paroles! On ne peut trop regretter ces tours. Ce baudet-ci m'occupe autant Que cent monarques pourraient _faire_. (_La Fontaine._) Pourraient _m'occuper_. Les oisillons, las de l'entendre, Se mirent à jaser aussi confusément Que _faisaient_ les Troyens quand la pauvre Cassandre Ouvroit la bouche seulement. (_Le même._) Que _jasaient_ les Troyens. «Il (l'Amour) s'ouvrira plutôt à vous qu'il ne _feroit_ à sa mère.» (La Fontaine, _Psyché_.) «Quel astre brille davantage dans le firmament que le prince de Condé _n'a fait_ en Europe?» (Bossuet.) _Qu'il ne s'ouvrirait._--_N'a brillé._ «On regarde une femme savante comme on _fait_ une belle arme... C'est une pièce de cabinet que l'on montre aux curieux,»... etc. (La Bruyère, _des Femmes_.) * * * * * _Si_ est quelquefois pour _ainsi_. Alors _si fait_ signifie _ainsi fait_. Par exemple, dans cette traduction du célèbre sonnet de Pétrarque sur la mort de Laure: Plaindre devroient l'air, la mer et la terre, Le genre humain, qui comme anneau sans pierre Est demeuré, ou comme un pré sans fleurs. Le monde l'eut sans la connoître à l'heure: Je la congneu, qui maintenant la pleure! _Si fait_ le ciel, qui s'orne de mes pleurs. «Le fils de monsieur le capitaine était garçon perruquier, et courait le monde en cette qualité, quand il vint se présenter à madame de Warens, qui le reçut bien, comme elle _faisait_ tous les passants, et surtout ceux de son pays.» (J.-J. Rousseau, _Confessions_, liv. II.) Les Anglais nous ont pris cette forme, avec bien d'autres choses; mais, mieux avisés que nous, ils ne l'ont pas laissée périr.--Leur verbe _do_ (_faire_) n'est autre que le verbe allemand _thun_.--Vous avez assuré que telle chose se passait.--Je ne l'ai point assuré, _I did not_; mot à mot: Je ne l'ai point fait. --Je n'aime pas à voyager.--Si _fais-je_ bien, moi: c'est-à-dire, _je l'aime_ bien, moi. On a dit ensuite, en immobilisant la personne et le nombre dans la forme d'un adverbe: _Si fait_ bien, moi; _si fait_ bien, nous. La correction exigerait, à la première personne: _Si fais_ bien, moi; _si faisons_ bien, nous. En réponse à une question, à une affirmation, à une négation: _Si fait_, _non fait_. On se contente aujourd'hui de dire, avec moins d'énergie: _Oui_, _non_. FAIRE FORT (SE). Beaumarchais a pris, dans _le Petit Jehan de Saintré_, deux des principaux personnages du _Mariage de Figaro_: la comtesse Almaviva et Chérubin ne sont qu'une copie de la jeune dame des Belles Cousines et du petit Jehan. Les scènes de la comédie du XVIIIe siècle se retrouvent dans le roman du XVe, seulement la comédie est un peu plus enluminée de luxure: il faut bien que le progrès soit quelque part. Les dames d'atour de la jeune dame des Belles Cousines font le rôle de Susanne. Le petit Saintré est page aussi, mais page du roi. Il a treize ou quatorze ans; moins avancé que le page espagnol, mais déjà aussi honteux devant une femme que le _bel oiseau bleu_ du château d'Aguas Frescas. La dame des Belles Cousines fait appeler le petit Jehan dans sa chambre, devant ses femmes, non pour lui faire chanter une romance, mais pour lui faire déclarer le nom de _sa dame par amours_. Le pauvre enfant est bien embarrassé! Il avoue qu'il n'en a pas. La dame des Belles Cousines feint une grande colère, et lui donne quatre jours, pas davantage, pour se pourvoir de cet objet de première nécessité à un vrai gentilhomme. Ce terme écoulé, revoici madame assise sur les pieds du petit lit, le page tremblant à genoux devant elle, et derrière eux, rangées en demi-cercle, les dames d'atour, qui étouffaient leur envie de rire: madame Catherine, madame Ysabel, Aliz, Marguerite, etc. On va juger le petit Saintré. Madame soutient qu'il est coupable, n'ayant pas encore fait de choix. Les autres prennent sa défense:--«Ha, Madame, dirent elles en riant, cuydez vous qu'il ait mis quatre jours fors que pour bien choisir celle qu'il voudra servir? Eh que non, dit madame. Eh que si, dirent-elles; _nous nous faisons fortes pour luy_. Lors elles lui dirent: N'est il pas vray, mon filz?[96]» (_Chap._ III.) [96] Je cite le texte de l'édition donnée par M. Guichard, la seule qu'il soit désormais possible de lire. L'Académie veut que dans cette locution _fort_ soit invariable.--«Elle se fait _fort_ d'obtenir la signature de son mari;... ils se faisaient _fort_ d'une chose qui ne dépendait pas d'eux.»--On ne voit pas la raison de cette invariabilité. _Fort_, invariable, ne pourrait être que l'adjectif pour l'adverbe, comme lorsqu'on dit: Ils sont partis _soudain_; ils tenaient _ferme_, c'est-à-dire, _soudainement_, _fortement_. Mais on ne saurait supposer: Elle se fait _fortement_ d'obtenir, etc.; ils se faisaient _fortement_ d'une chose, etc... Le sens manifeste est celui-ci: Elle se disait assez _forte_ pour obtenir;... ils se prétendaient _capables_, _forts_ d'une chose... Il est donc indispensable de faire accorder l'adjectif. C'était, comme on l'a vu, l'usage ancien; pourquoi l'a-t-on changé, et sur quelle autorité? Il est fâcheux que l'Académie ne motive jamais ses décisions; plus elles sont absolues, plus il faudrait tâcher de les faire voir justes et raisonnables. FEINDRE, FEIGNANT[97]. [97] On écrivait _faindre_ comme _craindre_. L'orthographe normande a prévalu pour le premier. _Feindre_ s'employait jadis absolument, dans un sens analogue à celui de _craindre_, _hésiter_. L'auteur du _Chastelain de Coucy_ dit, au début de son poëme, que l'amour favorise les amants hardis, mais qu'à peine a-t-il aucune récompense pour les timides: Mais pour les _faingnans_ desloiaus Dist on qu'a paine est nulz loiaus. (_Coucy_, v. 21.) Une chanson de Coucy lui-même, antérieure au poëme d'environ cinquante ans, commence par ce couplet: Pour verdure ne pour pree, Ne pour fueille ne pour flour, Nulle chanson ne m'agree, Se ne muet de fine amour. Mais li _faingnant prieour_, Dont ja dame n'iert amee, Ne chantent fors en pascours: Dont se plaingnent sans doulours. (_Coucy_, p. 13.) «On a beau célébrer la verdure, les prés, les feuillages, les fleurs; nulle chanson ne m'agrée, si elle n'est inspirée par une vraie passion. Mais ces _lâches suppliants_, qui n'aiment de fait aucune femme, ne chantent que vers le temps de Pâques. Ils se plaignent sans douleurs.» M. Crapelet a mal traduit: «Mais celui _qui feint d'attendrir_ une dame.» On ne feint pas d'attendrir: on attendrit ou l'on n'attendrit pas. Observez que nul mot ne peut remplacer _faignant_. _Lâche_ est trop fort; _timide_, trop faible; et puis, la timidité s'allie avec le véritable amour; c'est _faignant_, ou, comme on dit en picard, _coeur failli_. L'ESMOULEUR. Pourtant encore un coup ou deux Tourne, mon valet. LE VALET. Je le veux, Et croy que pas je ne _faindray_. (_Les Langues esmouluës._) Cette acception du verbe _feindre_ était encore en pleine vigueur à la fin du XVIIe siècle. Molière en présente de fréquents exemples: «CLÉANTE.--_Nous feignions_ à vous aborder, de peur de vous interrompre.» (_L'Avare_, acte I, sc. 5.) Et dans _Don Juan_: «_Je ne feindrai_ point de vous dire que l'offense que nous cherchons à venger est une soeur séduite et enlevée d'un couvent.» (Act. III, sc. 4.) _Feindre_ exprimait moins que _craindre_ et plus qu'_hésiter_; notre langue s'est appauvrie de cette délicatesse, mais le peuple l'a retenue. _Un feignant_ est un homme qui ne craint pas le travail au point d'avouer sa paresse et d'oser le refuser; il l'accepte, mais il fait peu et de mauvaise besogne: il hésite, il tourne, il _feint_ de travailler. Les beaux parleurs se moquent de la prononciation du peuple, persuadés qu'en disant _un feignant_ il veut dire _un fainéant_. _Un fainéant_ ne fait rien; _un feignant_ fait quelque chose. Qui des deux est le ridicule, celui qui est raillé sans raison, ou celui qui le raille sans comprendre ce qu'il raille? Avec _faindre_ et _faignant_, nous avons perdu leur substantif _faintise_: Chascuns d'eux a sa lance prise: Proaice anemie a _faintise_ Les a fait tost esperonner. (_Coucy_, v. 1415.) Chascuns a sa lanche reprise Apertement et sans _faintise_. (_Ibid._, v. 1683.) _Faintise_ a été mal remplacé par _fainéantise_. Encore une fois, la _fainéantise_ s'abstient de tout travail; la _faintise_ feint de travailler. On disait aussi, avec la forme réfléchie, _se faindre_. Un homme donne son anneau à un ermite: Présentez-le à ma femme; dites-lui, de ma part, qu'elle vous traite comme elle ferait moi-même, et qu'elle ne s'y épargne pas: Que de vous face en bone foi Autant comme el feroit de moi, Si qu'ele mie ne _se faigne_. (_Du Provost d'Aquilée._) FESTIVAL.--_HOW DO YOU DO?_ Ce mot, qui nous revient d'Angleterre, a commencé par être français. Saint Bernard s'en servait: «E soit chanté par tote tes rues li _festivals_ Alleluya.» (_Sermons_, p. 532.) Et le traducteur du _livre des Rois_: «Achab fist remuer jusques al temple un almarie[98] ki esteit al porche, u l'um metteit les oblatiuns, nummeement ke li reis soleient faire as sabatz e _jurs festivals_.» (_Rois_, p. 400.) [98] Remarquez, dans ce mot, la substitution des liquides _l_ et _r_. Nous avons rétabli l'_r_ étymologique d'_armarium_ (rac. _arma_); au contraire, de _contralier_ (rac. _contra alium_, subaud. _stare_), nous avons fait, par substitution de liquide, _contrarier_: Grant pechie fait qui _contralie_ Dame qui est d'amors marrie. (_Partonopeus_, v. 6660.) Ce sont, dit le même auteur, les _clergastes_ (mauvais clercs) qui parlent mal des femmes et contrarient leurs servantes: Ce sont clergastes qui en mesdient, Qui lor meschines _contralient_. Ils sont vilains et eles foles. (_Ibid._, v. 5489.) «Achab fit reporter jusque dans le temple une armoire qui était sous le porche, où l'on mettait les offrandes, nommément celles que les rois avaient coutume de faire aux sabbats et jours de fête.» _Festival_ s'est embarqué, et a passé la Manche avec Guillaume le Conquérant; bien d'autres en ont fait de même: les Anglais ne sont riches que de nos dépouilles; si l'on se mettait à cribler leur langue et à reprendre ce qui nous appartient, il ne leur resterait pas même de quoi se dire: Bonjour, comment vous portez-vous? Leur fameuse formule _how do you do_ est volée à la France. On disait, au XIIe siècle, _Comment le faites-vous?_ C'était le salut de politesse quand on se rencontrait. La belle et sage châtelaine de Fayel, accueillant pour la première fois le châtelain de Coucy en présence de sa dame de compagnie Ysabelle: Comment allez-vous? lui dit-elle; comment passez-vous le temps? Lors li dist la dame: _Comment Le faites vous_, biau très doux sire? --Certes, dame, n'ai duel ne ire, Jour ne heure, que ne vous voie. (_Coucy_, v. 3490.) «Certes, madame, je n'ai deuil ni chagrin, chaque jour, à toute heure, que du désir de vous voir.» Une autre fois, Coucy rencontre Ysabelle, à qui il a tant d'obligation, avec Gobert, le confident de Fayel, mais qui trahit son maître pour Coucy, car Ysabelle et Gobert sont amants. Le châtelain court à eux; il embrasse familièrement la bonne Ysabelle, Et dist: Chiere amie, _comment Le faites vous?_ nel' celez pas. (_Coucy_, v. 5710.) La belle Euriaut reçoit un messager de Gérard, et s'informe de lui avec sollicitude: _Comment_ Gerars li biaus _le fait_. (_La Violette_, p. 40.) Cette expression était encore en vigueur à la fin du XVe siècle: --«Adonc le duc Richart vint à luy, et luy demanda _comme il le faisait_, et de quoy li servait léans.» (_Chroniq. de Norm._, imp. à Rouen en 1487.) * * * * * Voltaire, qui a tant raillé le _Comment vous faites-vous faire_ des Anglais, ne soupçonnait pas qu'il se moquait d'une vieille formule française. Les Anglais n'ont eu que la peine de la revêtir de mots saxons, sans autrement la déguiser. Ainsi un gallicisme et un germanisme, cela fait un anglicisme. CHAPITRE VII. Suite des observations détachées.--Fleur d'orange et fleur d'oranger.--Flou.--Fonts baptismaux.--Il, li.--Illec, léans, céans.--Lésine ou Alesine.--Mystères; de quelques finesses de versification que l'on croit modernes.--OGIER LE DANOIS.--Orgues et ogres.--Où.--Par, parmi. FLEUR D'ORANGE. De tout temps on a dit, en bon français, _de la fleur d'orange_. Malherbe écrit à son ami Peiresc: «Selon ma coutume, je vous importune: je vous prie de me faire le bien de m'envoyer une bouteille d'huile de _fleur d'orange_.» (_Lettres_, p. 24.) «Et, à propos de cela, souvenez-vous _de la fleur d'orange_, je vous en supplie, monsieur.» (_Ibid._, p. 30.) Cette expression revient encore cinq ou six fois. La cour de Louis XIV, qui passe pour avoir su le français, disait _de la fleur d'orange_. «J'aime nos Bretons: ils sentent un peu le vin, mais votre _fleur d'orange_ ne cache pas de si bons coeurs.» (_Mad. de Sévigné_, lett. 179.) Voltaire dit _fleur d'orange_:--«Je crois, ma foi, être dans la boutique d'un parfumeur; je suis empuanté d'odeur _d'eau de fleur d'orange_.» (_Les Originaux_, act. II, sc. 8.) C'est de nos jours seulement qu'on s'est avisé de raffiner sur cette expression, et d'y vouloir substituer _fleur d'oranger_. _Fleur d'orange_, sans égard pour les autorités qui le protégeaient, a été déclaré ridicule, absurde, à l'usage des sots. «Quiconque, dit spirituellement l'auteur des _Nouvelles remarques sur la langue française_, quiconque a trouvé des fleurs sur une orange, a le droit de parler de _fleur d'orange_. Mais on ne rencontre guère de pareilles fleurs qu'au _jardin des Olives_. On rencontre probablement aussi en ce lieu des _fleurs de poires_, des _fleurs d'abricots_; mais partout ailleurs ce sont les oliviers, les poiriers et les abricotiers qui portent des fleurs.» (T. II, p. 239.) La raillerie est vive et impitoyable, comme d'un homme dix fois sûr de son fait. On croirait entendre M. Nodier en personne. Quoique je n'aie jamais cueilli de fleurs sur une orange, je ne laisserai pas de continuer à dire de la fleur d'orange, et même j'essayerai de défendre cette expression. Je n'hésite point à me ranger du parti le plus faible contre le plus fort, c'est-à-dire, avec les anciens contre les modernes; avec Malherbe, Voltaire et madame de Sévigné, contre M. Francis Wey. Avant tout, je prendrai la liberté de faire observer à nos savants critiques que, dans cette locution _fleur d'orange_, il ne s'agit pas de _la_ fleur, mais _du_ fleur; que _fleur_ ici ne traduit pas _florem_, mais _odorem_. «Les loups reconnoissant _au fleur_ celui qui les a supplantez, tous d'un commun accord le devorent.» (PASQUIER, _Recherches_, VIII, chap. 15.) _Flairer_, c'est aspirer une odeur; _fleurer_, c'est au contraire l'exhaler: témoin, dans _le Malade_, M. Fleurant, apothicaire. L'article féminin _la_ ne s'unit pas à _fleur_; il représente le mot _eau_, supprimé par ellipse. De _la_ fleur d'orange, c'est de _l'eau_ de fleur ou de senteur d'orange. Voilà nos motifs pour maintenir _la fleur d'orange_. A quoi j'ose ajouter qu'il faut toujours y regarder à deux fois avant de condamner avec cette hauteur une locution qui a pour elle un long et universel usage, et tous les écrivains du XVIIe siècle. On courrait beaucoup moins de risque à soutenir que _fleur d'oranger_ est dû au purisme affecté et mal instruit du XIXe, et qu'il faut laisser l'exactitude de cette expression aux pharmaciens, qui distillent effectivement des fleurs d'oranger. Leur pensée se reporte à ce qu'ils mettent dans leur alambic, et la nôtre, au fleur de ce qui en sort. Nos pères, en général, connaissaient mieux que nous la propriété des mots; ils savaient très-bien dire _fleur d'oranger_ où cela était nécessaire; par exemple, dans ce passage de Rabelais: «Les truyes, en leur gesine, ne sont nourries que de _fleurs d'orangiers_.» (_Pantagruel_, IV, 7.) Il serait trop singulier qu'il eût fallu attendre jusqu'en 1845 à s'apercevoir que les oranges ne portent point de fleurs! L'Académie ne donne point le substantif masculin _fleur_. Elle autorise _de la fleur d'orange_, et même _bouquet de fleur d'orange_; en quoi elle ne paraît pas avoir autant de raison, car ici _fleur_ signifie nécessairement _florem_. Ce qui aura déterminé l'Académie, c'est apparemment cet endroit de Corneille: Le cinquième (_bateau_) était grand, tapissé tout exprès De rameaux enlacés pour conserver le frais, Dont chaque extrémité portait un doux mélange _De bouquets_ de jasmin, de grenade _et d'orange_. (_Le Menteur_, I, 5.) Corneille a cru qu'il pouvait dire un bouquet _d'orange_, comme un bouquet _de grenade_, et non _de grenadier_; de jasmin, et non _de jasminier_. En effet, l'analogie l'excuse. Je ne vois pas ce qu'a de choquant _jardin des Olives_. Il paraît aussi loisible de désigner un jardin par le nom des fruits ou des fleurs que par celui des arbres à fleurs ou fruits. _Jardin des roses_ est aussi bien et même mieux dit que _jardin des rosiers_. Mais, outre cette raison, il en existe une autre; c'est que le mot _olivier_ est récent, et qu'autrefois _olive_ était le nom commun à l'arbre et à son fruit: En Saragoze est Marsile li ber; Soz _une olive_ se sist por deporter. (_Roncisvalle_, introd. du _Roland_, p. XLVII.) «Le roi Marsile le brave est à Saragosse; il est assis sous un olivier pour se rafraîchir.» Blancandrin lui conseille d'envoyer à Charlemagne, au siége de Cordes, des ambassadeurs portant des branches d'olivier: El seje a Cordes porrez Kallon trover; _Branches d'olive_ devez o vos porter. (_Ibid._, XLVIII.) _Branches d'olives_ en vos mains porterez. (_Roland_, st. 5.) Ces exemples doivent suffire pour apaiser les scrupules de ceux qu'alarmerait la censure de M. F. W. _Jardin des Olives_ est aussi bon que _fleur d'orange_. Il est possible même qu'_oranger_ soit moderne comme _olivier_, et qu'_orange_ ait servi, comme _olive_, à nommer l'arbre. Cela justifierait jusqu'aux _bouquets d'orange_ de Corneille et de l'Académie. Enfin, l'auteur des _Observations_ blâme l'Académie d'avoir expliqué _fleurer_ par _répandre une odeur_; M. F. W. trouve la définition incomplète, et veut _répandre une bonne odeur_. Il oublie que s'il y a des fleurs qui sentent bon, il y en a qui sentent mauvais; tout n'est pas rose, violette ou tubéreuse, témoin la couronne impériale, l'assa foetida et le géranium puant. La réserve de l'Académie est donc tout à fait louable; M. W. a contre son opinion Molière et Regnier: Molière, dans le nom de ce M. Fleurant; Regnier, dans le portrait du pédant, si admiré de Boileau: Ainsy ce personnage en magnifique arroy, Marchant _pedetentim_, s'en vint jusques à moy, Qui sentis, à son nez et ses levres descloses, _Qu'il fleuroit bien plus fort mais non pas mieux que roses_. (Sat. X.) Il ne faut pas imputer à l'Académie des torts imaginaires. FLOU. C'est l'ancienne prononciation du mot _fleur_, qu'on écrivait _flur_. L'escut li fraint ki est ad or e a _flur_. (_Roland_, passim.) _Ad or et a flou_,--orné d'or et de fleurs ciselées. L'_r_ final se réservait à sonner devant une voyelle, par exemple, dans le diminutif _flourette_ et dans le verbe _flourir_. Un tableau _flou_, peindre _flou_ ou _à flou_, un pinceau _flou_; dans toutes ces locutions techniques, _flou_ signifie _fleur_, pris en manière d'adverbe. C'est peindre tendre et délicat comme une _fleur_, un pinceau-_fleur_, etc... Saint _Flou_, évêque d'Orléans, est, dans le martyrologe de Corbie, sous le nom de _sanctus Flosculus_; c'est saint _Flour_, comme celui d'Auvergne. De _flou_ est venu _flouet_, toujours en suivant la même métaphore: Damoiselle belette, au corps long et _flouet_, Entra dans un grenier par un trou fort _étreit_. (LA FONTAINE.) «Voilà de mes damoiseaux _flouets_!» s'écrie Harpagon. _Flouet_ est la bonne prononciation, et non _fluet_, comme l'on dit à présent. Trévoux dérive cet adjectif de _fluxæ et non firmæ sanitatis_, ridiculement. C'est chercher midi à quatorze heures. Le _flou_ d'une médaille ou la _fleur de coin_, c'est la même chose. On entend par ce mot une conservation si parfaite de la médaille, que le poli du coin s'y fait encore apercevoir. _Fruste_, au contraire, signifie _effacé_. «Diognète sait d'une médaille _le fruste, le flou et la fleur de coin_.» (La Bruyère, _de la Mode_.) Les deux dernières expressions font double emploi. Quelques éditions écrivent mal à propos _le feloux_. FONTS BAPTISMAUX. L'Académie donne FONTS, pour un substantif masculin pluriel; ce qui suppose qu'il n'a pas de singulier. C'est un substantif féminin, et il a un singulier. _Font_ est l'abrégé de _fontaine_. Pour réfuter l'Académie, il suffit de rappeler les noms propres d'homme et de lieu: _De Bellefonds_, _la Font_, _de Lafont_, _Fontenelle_.--La _Chaude-Font_, parce qu'il s'y trouve une source thermale. Les dictionnaires géographiques écrivent _la Chaux-de-Font_, ce qui n'offre aucun sens. «Eve de _Funtaine_ i aparut... si la levad (l'église) de _Funz_ et de baptisterie.» (_Rois_, p. 207.) Mais pourquoi dit-on _fonts baptismaux_? C'est ce qui a trompé l'Académie. En voici la raison: _baptismal_, comme venant d'un adjectif latin en _is_, _baptismalis_, n'a qu'une terminaison pour les deux genres. _Fonts baptismaux_ est aussi bien du féminin que _lettres royaux_, _marchandises loyaulx_, _vierge royau_. (Voyez p. 226-228.) IL, LI. Du pronom latin _ille_, nos pères se firent, en le partageant, un pronom, _il_, et un article, _le_, ou plutôt _li_, par la règle qui changeait l'_e_ du latin en _i_ français. _Li_, dans le principe, dut servir pour tous les cas et tous les genres, au singulier; on fit pour le pluriel _les_, dans les mêmes conditions. _Les_ est la dernière syllabe d'_illas_. L'_a_ final se changeait régulièrement en _e_. On a prétendu établir aussi des déclinaisons mobiles de l'article: Fallot en assigne jusqu'à vingt-cinq formes. Il n'y avait pas plus de ces déclinaisons pour l'article que pour les substantifs. LI au masculin est assez connu: Quant _li_ vilain les vit venir, _Li_ sanc _li_ commence a fremir. (_Le Vilain Mire._) LI au féminin. Je vaincrai dans le tournoi, dit Partonopeus; car il est impossible que j'y sois fatigué: rien que de penser _à elle_ (_d'elle_) rafraîchira toujours mes forces: Certes, je vaincrai le tornoi, Car il ne porroit estre pas Que gi fusse vencus ne las, Por poi ge pensasse _de li_ Ne m'eust sempres rafresci. (_Partonop._, v. 7540.) Dormoit Urrake empres disner, Et Persewis ensemble od _li_. (_Ibid._, v. 7606.) «Urraque dormait toujours après dîner, et Persewis avec elle.» Une dame, éprise du sire de Coucy, révèle à Fayel toute l'intrigue de sa femme. Fayel refuse d'abord d'en rien croire: Je ne porroie croire Que ceste parole fust voire, Ne que ma femme me fesist, Car je croy qu'onques Dieu ne fist Ne meillour _de li_, ne plus sage; N'onques ne pensa tel folage Que vous cy _de li_ me contés. (_Coucy_, v. 4200.) Les composés étaient aussi féminins, comme _celui_. Fayel ayant de ses yeux vu l'infidélité de sa femme, finit par en être convaincu. Coucy, pour venger sa maîtresse, attire dans un rendez-vous la perfide dénonciatrice de ses amours; et quand celle-ci, aveuglée de passion, se rend à discrétion, Coucy la rebute avec mépris, et lui fait cette harangue un peu rude: Dame, or esgardez: Il ne demeure pas en vous Que vostre mari ne soit cous. Vous _li_ estes de pute foi; Et pour itant je vous chastoy Que jamais ne voeillies mesdire De _celui_ ou mains a a dire Qu'il n'at en vous, folle musarde! (_Coucy_, v. 5780.) «Regardez, madame: il ne tient pas à vous que votre mari ne soit cocu. Vous lui êtes de laide foi; que ceci vous apprenne à ne jamais médire de _celle_ en qui il y a moins à dire qu'en vous, folle, musarde!» Au quatrième vers, _li_ est pour _à lui_, masculin; et au septième, _celui_ désigne la dame de Fayel. LES est demeuré commun pour les deux genres; ainsi nous sommes sur ce point dispensés de toute démonstration. Mais de ce fait il y a une induction à tirer: pourquoi aurait-on établi _les_ invariable, et _li_ variable? Quelle nécessité d'avoir des terminaisons mobiles au singulier, quand on s'en passait au pluriel? Cependant, on rencontre pour le singulier les formes _la_, _lo_, _le_. D'où viennent-elles, sinon de l'imitation du latin? Je l'accorde, mais en quel sens? Qu'il y avait un système constitué pour la déclinaison de l'article avec les terminaisons du latin; le système dont MM. Raynouard, Ampère, Fallot, et leurs élèves, nous présentent un _tableau_ vaste et régulier? Nullement; et mon argument est bien simple: c'est qu'il n'est presque pas un des cas de ce tableau, si net dans la théorie, que, dans la pratique, on ne trouve confondu avec les autres. La doctrine est continuellement démentie par l'application: _le_ est aussi féminin que _li_ ou _la_: Nus ne doit s'amie essaier; Ki l'at, en pais _le_ doit laissier. (_La Violette_, p. 77.) Sans congie prendre en est alé _De le cité_ parmi la porte. (_Ibid._, p. 76.) Voici maintenant les deux formes ensemble: Lors li sambla et fu avieré, Quant ot coisi _la fremeté_, Et il _le_ vit si garité, Que li chastiaus de guerre fu. (_Ibid._, p. 78.) «Lors lui sembla et fut avis, quand il découvrit la forteresse et la vit si bien gardée, que ce fut un château de guerre.» _Lo_ est aussi masculin que _li_, qui est aussi féminin que _le_, qui est aussi bien nominatif ou accusatif que l'un ou l'autre. On trouve au pluriel _li_ et _les_; le génitif _del_ est commun aux deux genres pour le singulier, parce qu'il représente aussi bien _de li_ ou _de la_ que _de lo_ ou _de le_, la dernière élidée. Le datif singulier est _al_, qui, sur une consonne, sonnait _au_, et, sur une voyelle, supposait l'élision de _a la_, _a le_, _a li_, _a lo_, comme l'on voulait. _Del ost_, _al ost_, ne sont d'aucun genre[99]. Aussi qu'est-il arrivé? que le mot _ost_, par exemple, qui est partout du féminin dans _Roland_ et dans le _livre des Rois_, est passé plus tard au genre masculin, ensuite de l'équivoque de l'article[100]. [99] Dans le fait, ils sont pour _de la ost_, _à la ost_. C'est encore ici l'écriture qui s'est trompée et a trompé. [100] «S'en ala li reis e _tute sa ost_ a Jerusalem.» (_Rois_, p. 136.) --«Lores se apruchad Joab od _tute s'ost_ as Syriens.» (_Ibid._, p. 153.) --«E Absalon fist maistres cunestables de _sa ost_ Amasa.» (_Ibid._, p. 184.) Ce mélange de formes, loin de prouver une déclinaison savamment organisée à la romaine, atteste au contraire l'absence de loi, et la faculté dont jouissait chaque écrivain, selon son érudition, de se reporter au latin, et d'en tirer l'article sous la forme qu'il jugeait la meilleure. Cette liberté n'avait pas l'inconvénient qu'on pourrait croire, en un temps où le latin régnait encore à côté du français, non-seulement dans les actes publics, mais jusque dans la chaire. On était toujours compris. Je n'ai trouvé qu'un fait constant, un seul: c'est la distinction entre le nominatif et l'accusatif pluriel. Le nominatif était _li_, l'accusatif _les_. «_Li_ fals prophete requistrent Baal[101] des le matin jesque au midi, e Helyes _li_ cumenchad a rampodner.»--Illudebat illis Helias. (_Rois_, p. 316, 317.) [101] BAAL à l'accusatif. D'après M. Ampère, il devrait y avoir _Baalim_. (_Voy._ p. 259.) «_Li_ caldeu fierent _les_ enfans ki garde sont des chamoz... Si ravissent _li_ caldeu _les_ chamoz...» (_Job_, p. 502.) _Li_ adubez en sunt _li_ plus pesant; Envers _les_ funz s'enturnerent alquans. (_Roland_, st. 502.) «Si comme dit le poete que envies assaut _les_ souverains, et _li_ vens soufflent _les_ choses trop haultes.» (Jean de Meun, _trad. d'Abeilard_.) «Se nous demenomes ainsi _li_ uns _les_ altres...»--_alii, alios_. (Villehard., p. 199.) Hormis ce point, la déclinaison mobile de l'article est une invention aussi savante, aussi embrouillée et aussi chimérique que celle des noms. Je ne conseille à personne de travailler pour la comprendre, la retenir, et surtout la retrouver dans les textes. Ce serait temps et peine perdus. IL est le pronom de la troisième personne. Jamais il ne changeait de forme: S'en va Guidoine, _il_ et si cumpaignons. (_La Desconfite de Roncevaux._) Veez Lambert, franche gens honoree: _Il_ et belle Aude ont la paix porparlée. (_Gerars de Viane_, v. 1022.) Guidoine broche (n'a cure de sermon) Desor un pui, _il_ et Marsilion. (_La Desconfite de Roncevaux._) Dans tous ces endroits, l'usage moderne substituerait à _il_, _lui_:--_Lui_ et ses compagnons... _Lui_ et la belle Aude, etc. Pourquoi? Ce n'est pas assurément par considération pour la logique ou la clarté, que l'on affecte de confondre, en certains cas, le nominatif d'un pronom avec son datif; ni par égard pour l'euphonie ou les besoins de la versification, puisque _lui et_ forme un hiatus inadmissible en vers. Voilà donc une forme de langage supprimée, une des plus nécessaires. Le poëte moderne sera obligé de faire un long circuit pour dire, ou plutôt il ne pourra jamais dire: S'en va Guidone, _il_ et ses compagnons. Pourquoi donc ce double emploi? pourquoi tantôt _il_, tantôt _lui_? Qui le sait le dise. ILLEC. La Fontaine, qui a sauvé tant de vieux mots, a souvent employé _illec_: Notez qu'_illec_, avec deux autres dames, Du bon bourgeois l'épouse était aussi. (_Le Savetier._) _Là_ est sec, difficile à employer à cause de l'hiatus; _illec_ est harmonieux, commode, et de plus a une couleur, un parfum d'antiquité dont le poëte peut tirer un excellent parti. _Illec_ est l'adverbe _illuc_ transporté en français presque sans modification, car la première forme fut _illuecques_, qui se prononçait _illeuc_. Ce mot a passé par toutes les vicissitudes d'_avecques_: on a dit _illuecques_, _illuecque_, _iluec_, _illecque_, _illec_, et ce dernier même a disparu. C'est dommage! LÉANS, CÉANS. Deux expressions excellentes, sonores, pleines de sens, que rien ne remplace. _Léans_ est pour _là ens_, _là dedans_; _Céans_, pour _ci ens_, _ici dedans_. L'euphonie a légèrement modifié leurs racines. _Léans_ se rapporte à un lieu qu'on désigne; _céans_ marque le lieu où l'on est dans le moment où l'on parle. Aubérée guette l'instant de la sortie d'un mari pour se glisser chez sa femme: Et fu a un jor de marchié Que la vielle ot bien agaitié Que li sires n'ert pas _laiens_. Et Diex, fait elle, soit _Caiens_! Orgon rentrant chez lui après une absence: Qu'est-ce qu'on fait _céans_? comme est-ce qu'on s'y porte? Vous noterez que l'ange était un drôle, Un frère Jean, novice de _léans_. (LA FONTAINE, _Féronde, ou le Purgatoire_.) La Fontaine emploie souvent _léans_ et _céans_. Molière n'emploie que le second, l'autre était déjà trop vieux; mais _céans_ avait toujours cours parmi la bourgeoisie. Il sied admirablement dans la bouche de madame Jourdain, de madame Pernelle, de Dorine, de Chrysalde. Mais les rogneurs de notre langue ont décidé qu'_ici_ et _là_ suffisaient à tout. LÉSINE, ALESINE. On devrait dire _alesine_, _l'alesine_; _la lésine_ est la même faute que _la Guyane_, _la Natolie_. (_Voy._ p. 150 et 397.) _Alesina_ est, en italien, une alêne de cordonnier. A la fin du XVIe siècle, Vialardi composa une satire de l'avarice et des avares, intitulée _la Compagnie de l'Alène_, _la Compagnia dell' Alesina_. Ce livre, qui obtint un très-grand succès, fut traduit dans notre langue en 1604, et fit éclore une foule d'imitations: _les Noces de la Lésine_, _la Contre-Lésine_, etc. Le mot _lésine_ ne remonte donc pas plus haut que le XVIe siècle. Regnier, dans sa satire du mauvais repas: Or, durant ce festin, damoyselle famine, Avec son nez étique et sa mourante mine, Ainsi que la cherté par édit l'ordonna, Faisoit un beau discours dessus la _lézina_. C'est ainsi que toutes les éditions écrivent le dernier vers. L'étymologie commandait de mettre: Faisoit un beau discours dessus l'_alésina_. Évidemment, Regnier fait allusion au livre de Vialardi, et se sert du mot italien, qui, probablement, n'avait pas encore été francisé en _lésine_. On aurait dû dire _alesine_, comme on avait fait par syncope _alesne_. J'observerai, en passant, que Regnier se nourrissait de la lecture des ouvrages italiens; il est plein d'imitations du Caporali, du Mauro et d'autres. Pourquoi appelait-on les avares la Compagnie de l'alêne? L'abbé Goujet dit que l'on était reçu dans la compagnie de l'_alesina_ quand on savait bien manier l'alêne et allonger le cuir avec les dents. C'est une explication conjecturale, et imaginée évidemment d'après la locution qu'il s'agit d'expliquer. Il est probable qu'on trouverait la véritable origine de cette métaphore dans le livre de Vialardi. Je ne l'ai point vu, mais je crois pouvoir rapporter au symbole qu'il a choisi cette expression du peuple, pour dire qu'un cuisinier a été avare de beurre dans un ragoût: On y a mis du beurre _avec une alêne_. Vialardi n'a point d'article dans la _Biographie universelle_; Ginguené n'en fait pas mention davantage. Baillet et l'abbé Goujet parlent de lui et de son livre. (_Anti_, in-4º, p. 368, et _Biblioth. française_, VIII, 134.) MYSTÈRES. _De quelques finesses de versification que l'on croit modernes._ Quand on veut donner l'idée d'une composition grossière et barbare, on cite toujours les _Mystères_ du moyen âge. On ne les a pas lus, mais n'importe: on les méprise de confiance. Ce sont des oeuvres très-irrégulières sans doute, mais l'art n'y est pas si étranger qu'on le croit bien. Qui prendrait la peine de les examiner, y pourrait faire des découvertes intéressantes, et aussi inattendues que celui qui, en battant les broussailles, trouverait des pièces d'or. S'attendrait-on, par exemple, à rencontrer dans un mystère la forme piquante et spirituelle du triolet, qui semble une invention de l'esprit du XVIIIe siècle? Voici un joli triolet tiré du mystère de la Passion, joué à Angers en 1482. La scène est aux noces de Cana; le vin manque: ABIAS. Il n'y a plus de vin es pots; Vez-cy tres fascheuse nouvelle! SOPHONIAS. C'est assez pour prendre propos, Si n'y a plus de vin es pots; Et l'on dira que sommes sotz, Si le maistre d'hostel appelle. MANASSÈS. Il n'y a plus de vin es potz; Vez-cy tres fascheuse nouvelle! On pourrait croire que c'est un hasard, mais nullement. L'auteur emploie la même forme quand il veut montrer que le personnage tient à son idée. Saint Pierre, pendant la nuit qui précède la Passion, vient frapper à la porte d'Anne, le grand prêtre. Il est transi de froid: S. PIERRE. Vous plairoit il point que j'entrasse, Dame, par vostre courtoisie? LA SERVANTE. Que vous faut il? S. PIERRE. De vostre grace, Vous plairoit il point que j'entrasse? Il fait froit: si je me chauffasse? LA SERVANTE. Attendez la.--Cil nous ennuye! S. PIERRE. Vous plairoit il point que j'entrasse, Dame, par vostre courtoisie? Ces triolets valent, comme facture, ceux de Voltaire; ils sont peut-être de Pierre Gringoire[102]. [102] Lacroix du Maine attribue ce mystère à Jean Michel, «_poëte très-éloquent et scientifique docteur_.» Mais Jean Michel florissait en 1486, et ce même mystère était connu dès 1402. Jean Michel n'a donc pu que le retoucher et l'étendre. Les confrères de la Passion se le transmettaient de main en main, sauf à le faire embellir par les poëtes de leur temps. Il arriva de la sorte jusqu'en 1507, époque où il fut imprimé à Paris. Il est hors de doute que Gringoire a dû y travailler en son rang. Il serait à désirer qu'on le réimprimât. Voici un couplet de Madelaine, d'une allure leste et pimpante. Voyez comme ces vers coulent facilement! le ton est presque celui de la bonne comédie: MADELAINE. Je veuil estre toujours jolie, Maintenir estat hault et fier, Avoir train, suivre compaignie, Encores huy meilleur qu'hyer. Je ne quiers que magnifier Ma pompe mondaine, et ma gloire: Tant veuil au monde me fier, Qu'il en soit à jamais memoire. J'ai mon chasteau de Magdalon, D'où l'on m'appelle Magdelaine, Où le plus souvent nous allon Gaudir en toute joie mondaine. Je veuil estre de tous bien pleine, Tant qu'au monde n'ait la pareille; Et passer en plaisance humaine Toute aultre qu'à moi a'appareille. Cette Madelaine-là est parente de la Céliante du _Glorieux_; c'est la même verve et la même franchise de coquetterie. Notre siècle se vante bien haut d'avoir porté au dernier degré le sentiment des rhythmes, les procédés de la versification, l'art d'agencer les rimes, la rapidité des vers de courte mesure, etc., etc... Je ne lui contesterai pas le mérite de la mise en pratique; mais pour celui de l'invention, c'est une autre affaire. Si vous voulez juger combien toutes ces belles choses sont nouvelles, jetez les yeux sur cet autre couplet que le poëte met dans la bouche de Marthe. On se rappelle le caractère de Marthe dans l'Évangile: «Martha autem satagebat circa frequens ministerium.» MARTHE. Je me travaille et me debats En fervente sollicitude, Et à mesnager hault et bas Soigneusement mets mon estude. La vie est active et fort rude Qui curieusement la maine; Mais Dieu en rend beatitude Lassus, en l'eternel domaine. Ma soeur Madelaine, De fol desir plaine, En liesse vaine S'esbat et pourmaine, Chantant ses chansons; Mon frere Lazare Porte haulte care[103], Ses chiens hue et hare[104], Et souvent s'esgare Parmy les buissons. Ils n'ont soing en eulx Fors d'estre joyeulx, Et sont curieux D'esbats et de jeulx, A leurs volentés, On les y soustient, Rien ne les retient; De Dieu ne souvient; Fol desir les tient En leurs voluptés. [103] La face haute, le nez au vent. De l'espagnol _cara_, visage. [104] «_Harer les chiens_,--Attizare i cani a la caccia,--Echar los perros tras la caça.» (_Trésor des trois langues._) Ce mot manque dans Furetière. Il me semble que des gens qui en sont venus là n'étaient pas absolument des brutes, ni des imbéciles grotesques, tels que nous les montre _Notre-Dame de Paris_. A la vérité, ils n'ont pas su proclamer avec emphase l'_art_, les _artistes_, leur _sacerdoce_, leur _mission_; ni vanter leurs propres vers _ciselés_, _profondément fouillés_; ni les _arabesques_ de leur style, ni leurs _âmes saintes_; ni la gloire des gargouilles, des tarasques, des campaniles, des colonnettes; ni interpréter les portails, ni appeler les cathédrales des poëmes de pierre; enfin, rien! Ils sont inconnus: c'est bien fait! OGIER LE DANOIS.--Origine de ce surnom. Ogier le Danois n'avait rien de commun avec le Danemark. Son père était gouverneur de la Marche, c'est-à-dire, de la frontière d'Ardène. Ogier, né dans ce pays, était donc Ogier l'Ardenois, qu'on prononçait l'Adanois (_r_ muette, _en_ sonnant _an_). De _l'Adanois_ on fit _le Danois_. Nous avons le poëme _d'Ogier l'Ardenois_, par Raimbert, de Paris, qui écrivait au XIIe siècle. Ce poëme a été publié; Ogier y est à chaque instant appelé _le Danois_, le bon _Danois_, et nulle part on n'y raconte l'origine de ce surnom. Il est singulier de voir Ogier appelé dans le titre _l'Ardenois_, et dans le texte _le Danois_. Voici comment cela peut s'expliquer: La composition du poëme remonte en effet au XIIe siècle, mais le manuscrit d'après lequel on a imprimé est d'une époque beaucoup plus récente. Le copiste, par une licence très-commune, tout en respectant le titre, aura partout, dans le texte, substitué l'épithète consacrée de son temps, et devenue, pour ainsi dire, partie intégrante du nom de son héros. Rien de plus fréquent que ces altérations. Les romans des _Douze Pairs_ sont, à cet égard, un vrai chaos, parce qu'on y retouchait continuellement. Nous voyons de même la rue de _l'Ajussiane_, ou de _l'Egyzziane_ (sainte Marie l'Égytienne), transformée en rue de _la Jussienne_; L'_Anatolie_ (pays du Levant) est devenue, sous la plume de quelques écrivains, _la Natolie_; L'_endemain_ (le jour en demain) est aujourd'hui _le lendemain_, avec l'article redoublé, dont personne ne s'aperçoit. Les vieux textes ne portent jamais que _l'endemain_:--«_L'endemain_, Saül partit l'ost en treis.» (_Rois_, I, p. 37.) Et _l'endemain_ revois au bos Si me recarche l'en le dos. (_De l'Asne et dou Chien._) On trouve aussi Ogier de _Danemarche_. Le _ch_ ayant le son dur du _k_ (_voy._ p. 52), _marche_ sonnait _marke_; et voilà comment _l'Adane-Marche_ devint _le Danemarck_. _Danemarche_ (_Danemarke_) était le cri de guerre d'Ogier: Mult hautement _Danemarche_ rescrie. (_Ogier_, v. 12541.) On ne peut douter de la confusion de ces épithètes, _l'Ardenois_, _le Danois_. Ogier, qui porte dans le titre du poëme celle d'_Ardenois_, porte presque partout dans les vers celle de _Danois_. Il y a pourtant quelques exceptions, par exemple au vers 1345: Karaheus a l'_Ardenois_ apelé: Diva, Ogier, que as tu empensé? Ogier, fils de Geoffroy, duc d'Ardene, avait un oncle appelé Thierry, et surnommé également d'Ardene. Or, ce Thierry reçoit, comme son neveu, tantôt l'épithète d'_Ardenois_, tantôt celle de _Danois_: Dont point Morans et l'_Ardenois_ Tieris. (v. 7488.) Si que dus Namles et l'_Ardenois_ Tieris. (v. 7503.) Dex! come i fiert Kalles de Saint Denis, _Tieris d'Ardane_, Namles li vieus floris! (v. 7460) Et d'autre part vint _li Danois Tieris_. (v. 7016.) Une hache _danoise_ est une hache _ardenoise_. Liége fut de tout temps célèbre pour ses fabriques d'armes. Les paysans réunis sous les ordres du duc d'Ardene-marche sont mal couverts, vêtus de serge, et portent chacun une hache danoise: Tu es de _Danemarche_, Des mal quvers qui se vestent de sarge; En lors poins ont cascuns _danoise_ hache. (v. 4301.) Abatus fu li _Ardenois_ Tierris; D'une _danoise_ l'enversa Guielins. (v. 7545.) Ogier est surnommé aussi _d'outre-mer_. Vers lui se torne _li Danois d'ultre mer_. (v. 83.) Cela signifie l'_Adanois d'outre-Meuse_. Le Danemark n'est pas plus outre-mer que la mer n'est la Meuse; mais la géographie des poëtes du moyen âge n'en savait pas si long, et n'y regardait pas de si près. On a invoqué le celtique, l'anglais, le breton, le gaulois et le gallois pour expliquer comment _l'Ardenois_ avait pu devenir _le Danois_: «ARDEN était l'équivalent de DEAN, dont les anciens Gaulois et les Bretons se servaient pour désigner une forêt: les Anglais traduisent en latin _deane-forest_ et _Arden-forest_ par _Silva danica_; ainsi, l'on disait _Deanois_, _Danois_, pour _Ardenois_[105].» Cela est bien savant! Je crois le chemin beaucoup plus court et plus sûr en passant par la prononciation: _Ardene_, _Adane_;--_l'Adanemarke_, _le Danemark_;--_l'Ardenois_, _l'Adanois_, _le Danois_. [105] Préface d'_Ogier le Danois_, par M. Barrois, p. 3. ORGUES et OGRES. Tous les dictionnaires font ce mot masculin au singulier et féminin au pluriel. Sur quoi fondés, je l'ignore; mais c'est l'usage. En sorte qu'il faut dire, pour parler correctement: C'est _un_ des plus _belles_ orgues que j'aie _vues_. Nosseigneurs de l'Académie devraient bien nous régler cette impertinente irrégularité. Le mot _orgues_ se rencontre dans un curieux passage de la version du _livre des Rois_. Le traducteur, pour éclaircir le texte de temps en temps, y intercale une glose qu'il prend dans S. Augustin, dans S. Jérôme, dans les Paralipomènes, ou ailleurs, sans autrement en prévenir que par un mot en marge: c'est ou le nom de l'auteur à qui il emprunte, ou tout simplement le mot _auctoritas_. C'est ce mot qui accompagne le passage en question. David, dit le texte, dansait devant l'arche, sautant de toutes ses forces, vêtu d'un éphod de lin. Le traducteur n'est pas encore satisfait de cette danse; il veut que David jouât en même temps de l'orgue, et même de l'orgue de Barbarie. L'explication en est si claire, qu'il n'est pas possible de le méconnaître:--«David sunout une maniere de _orgenes_ ki esteient si aturné ke l'um les liout as espaldes celi ki 's sunout; e il si sailleit e juout devant Nostre Seigneur.» (_Rois_, II, p. 141.) «David sonnait d'une espèce d'orgues qui étaient _arrangé_ de façon qu'on les liait aux épaules de celui qui en jouait; et il dansait et jouait ainsi devant Notre-Seigneur.» * * * * * Malheureusement le texte porte le participe _aturné_ invariable, en sorte qu'on ne peut en induire de quel genre était le mot _orgues_. Le premier orgue qui parut en France y vint en 757; c'était un présent de Constantin Copronyme à Pepin, père de Charlemagne. Cet orgue fut placé à Saint-Corneille de Compiègne. Il fallait que ce fût un orgue de Barbarie, c'est-à-dire, dont on jouait à l'aide d'une manivelle, car il n'y avait personne en France capable de toucher un orgue à clavier; et l'on ne voit point que Constantin eût joint à son cadeau l'artiste sans lequel il devenait inutile. Gerbert, qui rapporte le fait, ne parle pas de cette circonstance. Les règles de la prononciation rendaient impossible de prononcer _orgues_ comme nous le prononçons aujourd'hui. (_Voy._ p. 30.) On transportait l'_r_ après le _g_, _ogres_: --«Les bones uevres en qui Dex se delite, si com li huem fet ou son de la harpe, u des _ogres_, u d'altres estrumenz.» (_Comment. sur le Psautier._) «J'ai déjà parlé, dit Roquefort, de ce magnifique instrument que nos pères nommaient _organ_, _orgenes_, _orguettes_, _ogres_.» (_État de la poésie française_, p. 119.) Les héros de Vadé ne disent jamais autrement qu'_ogres de Barbarie_, expression qui doit dater de loin, car elle rappelle à la fois la prononciation primitive, et le pays éloigné d'où nous vint le premier orgue. OU. Il n'y a peut-être pas de mot dans la langue française dont le domaine ait été plus injustement restreint. Il servait jadis pour tous les rapports marqués aujourd'hui par _à_, _en_, _vers_; on mettait _ou_ pour _à qui_, _en quoi_, _auquel_, _par lequel_, _vers lequel_, etc. Maintenant _ou_ n'est plus qu'une conjonction alternative, ou un adverbe de lieu; il signifie _ubi_ et _vel_: encore, dans le premier cas, prend-on soin de le marquer d'un accent, pour le distinguer du second. Petite précaution puérile, inconnue dans le temps où elle pouvait paraître plus nécessaire, les fonctions du mot étant beaucoup plus diverses: Ja il ne plaise à Dieu, le roi du firmament, Que ayons paix a Karlon, le roy _ou_ France apent. (_Les quatre fils Aymon_, v. 426.) «Le roi de qui la France dépend, à qui elle se rattache.» Trestous li Deu _ou_ croient les François. (_Ogier_, v. 1457.) Les fils Garin _ou_ tant a de fierté. (_Gerars de Viane_, v. 1214.) _Ou_ pensez vous, frere Symon? Je pens, fait il, a un sermon, Le meilleur _ou_ je pensasse oncques. (RUTEBEUF, _De frere Denise_.) _Où_ pour _en quoi_, _dans lequel_: Hemi! _ou_ arai je fiance? (_Coucy_, v. 5678.) s'écrie la dame de Fayel, qui se croit sacrifiée à une rivale. Et pour itant, je vous chastoy Que jamais ne vueilliez mesdire De celui _ou_ mains a a dire Qu'il n'at en vous, fole, musarde. (_Ibid._, v. 5780.) «Par là, je vous enseigne à ne jamais médire de celle en qui il y a moins à reprendre qu'en vous.» --«L'on est à cette heure à parfaire le procès de maistre Gérard, _où_ j'espère que, la fin bien congneue, le roi trouvera qu'il est digne de mieulx que du feu.» (_Marguerite, reine de Navarre._) Au logis d'une fille _où_ j'ai ma fantaisie. (REGNIER.) _Où_ se rapporte à la fille, et non au logis. C'est «fille _en qui_ j'ai ma fantaisie.» Le XVIIe siècle conservait au mot _où_ cette large signification, si commode pour la rapidité du discours. --«Si un animal faisait par esprit ce qu'il fait par instinct, et s'il parlait par esprit ce qu'il parle par instinct, pour la chasse, et pour avertir ses camarades que la proie est trouvée ou perdue, il parlerait bien aussi pour des choses _où_ il a plus d'affection, comme pour dire: Rongez cette corde qui me blesse, et _où_ je ne puis atteindre.» (PASCAL, _Pensées_.) Un académicien moderne dirait: _Choses auxquelles_ il a plus d'affection; la _corde à laquelle_ je ne puis atteindre. Et voilà donc l'hymen _où_ j'étais destinée! (RACINE, _Iphigénie_.) Molière emploie toujours _où_ pour marquer ces sortes de rapports. J'ose affirmer, après examen, qu'il n'est pas de mot plus rare dans ses oeuvres que le mot _auquel_. Je ne pense pas qu'on l'y rencontrât plus d'une ou deux fois. _Lequel_ est, chez Molière, au sens interrogatif de _uter_, et n'a jamais le sens relatif, dont on lui est aujourd'hui si libéral. Ayez, je vous prie, agréable De venir honorer la table _Où_ vous a Sosie invité. (_Amphitryon_, III, 5.) Non; il faut qu'il ait le salaire Des mots _où_ tout à l'heure il s'est émancipé. (_Ibid._, III, 4.) Aux différents emplois _où_ Jupiter m'engage. (Prologue d'_Amphitr._) «Les sentiments d'estime et de vénération _où_ votre personne n'oblige.» (_Pourceaugnac_, III, 5.) «C'est une chose _où_ l'on doit avoir de l'égard.» (_L'Avare_, I, 7.) «C'est une chose _où_ vous ne me réduirez point.--L'engagement _où_ j'ai pu consentir.--C'est un parti _où_ il n'y a point à redire.--C'est ici une aventure _où_ je ne m'attendais pas.» (MOLIÈRE, _passim_.) Essayez de remplacer _où_ dans ces deux passages, tirés de poëtes bien différents, et où les grammairiens voient une faute de français, c'est-à-dire, contre leur français: Et, pour justifier cette intrigue de nuit _Où_ me faisait du sang relâcher la tendresse... (_L'École des maris_, act. III, sc. 2.) Nous avons tous les deux au front une couronne _Où_ nul ne doit lever de regards insolents. (_Le Roi s'amuse_, act. I, sc. 5.) C'est parler conformément aux meilleurs et aux plus anciennes traditions de la langue. Malherbe: «Pour me conserver dans vos bonnes graces, je me tiendray très-heureux que vous m'honoriez de quelque commandement _où_ je puisse m'en rendre digne.» (_Lettres_, p. 16.) «Il (M. de Montpensier) est extrêmement mal, et le remède de lait _où_ il est depuis trois semaines, pour avoir été employé trop tard, ne fait pas l'effet que l'on désiroit en la guérison d'un si bon prince.» (_Ibid._, p. 45.) Corneille: Et c'est je ne sais quoi d'abaissement secret _Où_ quiconque a du coeur ne consent qu'à regret. Voltaire écrit, pour tout commentaire, que cela _n'est pas français_. Avec sa permission, je crois qu'il se trompe: Pardonne à cet hymen _où_ j'ai pu consentir. (_Alzire_, III, 1.) N'imputez qu'à l'amour, que je dois oublier, La honte _où_ je descends de me justifier. (_Zaïre_, IV, 6.) Sais-tu l'excès d'horreur _où_ je me vois livrée? (_Mérope_, IV, 4.) La correspondance de Voltaire offrirait autant d'exemples en prose que ses poëmes d'exemples en vers. Si Voltaire a eu un tort, c'est d'avoir blâmé Corneille, et non de l'avoir imité en rejetant cette insupportable circonlocution moderne, _dans lequel_, _par laquelle_:--Le moment _dans lequel_ je parle est déjà loin de moi.--Cette intrigue _vers laquelle_ la tendresse me faisait relâcher. L'Académie donne trois exemples de _où_ pris, dit-elle, _dans un sens moral_, quoiqu'il soit malaisé de savoir ce que c'est que le sens moral d'un adverbe.--«_Où_ me réduisez-vous? _Où_ en sommes-nous? _Où_ allons-nous?»--Les deux derniers n'en font qu'un, et c'est évidemment une question de lieu; par conséquent _où_ y est parfaitement à sa place. _Où_ me réduisez-vous? est autre chose. _Où_ est ici évidemment pour _à quoi_; et si la substitution est légitime dans cette façon de parler, pourquoi ne l'est-elle pas dans toutes les analogues? Qu'est-ce que c'est que réserver une seule locution, et de quel droit? L'usage? Mais l'usage de Pascal, de Corneille et de Molière vaut bien, apparemment, celui du XIXe siècle! Reprenons donc, il en est temps, une façon de parler excellente, commode et leste, que nous étions en train de remplacer par la plus gênante, la plus traînante et la plus insipide. Nous avons d'ailleurs tout intérêt à ne point envieillir nos grands écrivains, à ne point permettre que de mauvais grammairiens, des pédants, pour tout dire, y introduisent des solécismes posthumes. Quand nous aurons laissé abolir l'autorité de Racine, de Molière, de la Fontaine, de Pascal et de Voltaire, sur qui, s'il vous plaît, nous guiderons-nous? sur M. Girault-Duvivier, ou sur M. Napoléon Landais? Ouvrez _la grammaire des grammaires_; vous allez être bien édifié! Elle distingue _où_ adverbe, _ou_ pronom absolu, et _ou_ pronom relatif. Elle permet le dernier avec «un verbe qui marque _une sorte de localité physique ou morale_.» Mais elle avoue que «la poésie s'en sert parfois dans des cas ou il n'y a pas _localité physique ou morale_.» C'est à ces faiseurs de galimatias double qu'est abandonnée la police de notre langue; ce sont là nos instructeurs, et les juges en dernier ressort de Molière, de Pascal, de tous nos grands écrivains! Il fallait effectivement moins de génie pour composer _Tartuffe_ ou les _Lettres provinciales_ que pour comprendre le pronom _ou_ dans une localité morale. * * * * * Voici la règle suivie, sans conteste, jusqu'au milieu du XVIIIe siècle: _a_, _y_, _ou_, sont trois termes corrélatifs; où va l'un des trois, les deux autres vont également. Essayez ce principe à tous les exemples cités de Molière, de Corneille, etc., vous reconnaîtrez qu'il s'y adapte et les résout. On dit: Consentir à quelque chose; j'_y_ consens:--«C'est une chose _où_ je ne puis consentir.» (MOLIÈRE.) Exposer quelqu'un _au_ mépris; Vous l'_y_ exposez:--«L'affront _où_ ton mépris l'expose.» (_Idem._) Penser _à_ quelque chose: J'_y_ pense:--«_Où_ pensez-vous, frère Symon?» (RUTEBEUF.) Avoir égard _à_: J'_y_ aurai égard:--«C'est une chose _où_ l'on doit avoir de l'égard.» (MOLIÈRE.) Atteindre _à_: J'_y_ atteindrai:--«Cette corde _où_ je ne puis atteindre.» (PASCAL.) Croire à quelque chose: J'_y_ crois:--«Laissons là la médecine, _où_ vous ne croyez point.» (MOLIÈRE.) En un mot, de saint Louis à Louis XV, on n'a point parlé autrement. C'est la bonne manière, et il faut s'y tenir. PAR.--PARMI. Las Latins disaient _per me_, _per te_, dans le sens de _moi seul_, _toi seul_: Quamvis, Scæva, satis _per te_ tibi consulis et scis. (HORACE, ep. 17, lib. I.) «Scæva, quoique tu saches assez te conduire tout seul...» Nos pères avaient copié cette locution, et disaient: _Tout par vous_, _par lui_, _par eux_, _par elles_: Les cloches de l'église, de ce soyez certains, Sonnerent _tout par elles_, sans mettre piez ne mains. (_Le Dit du Buef_, Jubinal, _Nouv. recueil_, I, 69.) Sonnèrent toutes seules. La douce mere Dieu, a ce mot s'en tourna, Avec son dous enfant es sains ciex remonta, Et Felix li sains homs _tout par li_ demoura. (_Le Dit des trois Chanoines_, ibid.) Félix resta tout seul. Cette locution s'est conservée pure chez les Anglais: _By himself_, _by herself_; _tout seul_, _toute seule_; mot à mot, _par lui-même_, _par elle-même_.--Are you quite _by yourself_? Êtes-vous absolument _seul_? mot à mot, _tout par vous-même_. Et dans le patois lorrain, _tot pâ li_, _tote pâ lei_, tout par lui, toute par elle; tout seul, toute seule. _Lei_, pronom féminin, comme en italien. Le français moderne garde encore une trace à demi effacée de cette façon de parler, dans _à part lui_, _à part moi_, qu'on devrait écrire, _à par lui_, _à par moi_, sans _t_. _Par lui_, _par moi_, sont ici construits avec le signe du datif, comme _au hasard_, _à l'étourdie_, _à l'abandon_. Je me dis _à par moi_... Il réfléchissait _à par soi_.--Je me dis à moi tout seul... Il songeait à lui tout seul. Un chevalier, en réalité le plus poltron des hommes, faisait grand étalage de sa bravoure. Tous les jours il sortait armé de pied en cap, allait au bois, et, de retour avec sa lance brisée et son écu bossué, prétendait avoir occis un nombre de brigands. Sa femme soupçonne l'imposture, et, pour en avoir le coeur net, s'avise de suivre un jour son mari, déguisée en chevalier; elle l'attaque, le renverse, et lui impose pour rançon de sa vie une condition très-humiliante, que je ne dirai pas: Et la dame, qui moult fu sage. Dist _par soi_ qu'apres veut aler Por savoir et por esprover Son hardement et son barnage. (_De Berengier au long cul_, Barbaz., III, p. 261.) Elle se dit _à par soi_. Une autre trace de cet emploi subsista longtemps dans les petites écoles où les enfants apprennent à épeler, et subsiste probablement encore au fond de quelque hameau soustrait par sa misère à l'influence de l'enseignement renouvelé. Là, on dit, A _par soi_, A;--E, _par soi_, E.--C'est-à-dire que cette voyelle, prise isolément de toute combinaison, sonne A, E. Molière nous en a laissé un curieux exemple dans les _Amants magnifiques_. Clitidas prétend avoir le talent de lire dans les yeux des amoureux le nom de l'objet aimé. Il dit au prince Sostrate, secrètement épris de la princesse Ériphile:--«Tenez-vous un peu, et ouvrez les yeux: E par _soi_, _é_;--_r_, _i_, _ri_; _Éri_.» C'est-à-dire, E tout seul, _é_. (Act. I, sc. 1.) L'adverbe _à part_ n'est qu'une forme elliptique de _à par_, en sous-entendant le pronom complémentaire indiqué par le reste de la phrase: Quant au pauvre frère Girard, Il avait eu son fait _à part_... (LA FONTAINE, _les Cordeliers de Catalogne_.) _A par lui_, à lui tout seul. La Fontaine fait entendre qu'on l'avait poignardé, tandis qu'on brûlait les autres dans la grange du bourgeois. L'on devrait donc écrire le mot _par_ sans _t_;--_part_, _partie_, n'a rien de commun avec cette expression, qui descend directement du latin _per_, joint à un pronom. Le frère Girard avait eu son fait _per se_. A propos de _per se_, je remarquerai que le _Complément du Dictionnaire de l'Académie_ a tort d'écrire _un as percé_ à la bouillotte; c'est un as _per se_, un as tout seul et non accompagné, un as _tout par lui_. Nous avons vu au chapitre de la tmèse un autre emploi de _par_, dont il subsiste un dernier vestige dans la locution _par trop_, où _par_ communique à _trop_ la valeur superlative.--Quoi! battre mon sénéchal en ma présence! cela est _par trop_ hardi! Trop _par_ eüs le cuer _hardi_ Quand tu devant moi feru l'as. (_Le Dit du Buffet_, Barbaz., II, p. 164.) Voyez pag. 235. * * * * * Mais si l'usage met un _t_ de trop dans _à par soi_, en revanche il le met de moins dans cette autre locution _de par le roi_, qui signifie _de la part du roi_. Le rapport aujourd'hui marqué par le génitif s'exprima longtemps par la simple juxtaposition des substantifs: _La Fête-Dieu_, _les quatre fils Aymon_, sont la fête _de_ Dieu, les quatre fils _d'_Aymon (_voy._ p. 266). De même, _la part le roi_ est la part _du_ roi. Écrivez donc: Je vous l'ordonne de _part_ le roi! _A parte regis._ «O petite Belleem, s'écrie saint Bernard, mais ja (jà, déjà) magnifiee _de part_ notre Signur!» (_Sermons_, p. 532.) Ainsi l'usage écrit _part_ avec un _t_, venant de _per_, et _par_ sans _t_, venant de _partem_. Il met le substantif où il faut la préposition, et la préposition à la place du substantif. C'est une belle chose que l'usage! et les grammairiens ont bien raison d'en faire leur suprême loi. C'était l'_ultimo ratio_ de Ménage, de Vaugelas, de Bouhours, de Patru et de Th. Corneille. Aucun d'eux n'a jamais songé à protester contre une si respectable autorité. * * * * * PARMI. Pourquoi l'Académie n'autorise-t-elle _parmi_ qu'avec un pluriel indéfini ou un singulier collectif: _Parmi les hommes_, _parmi le peuple_? Où a-t-elle pris cette règle? _Mi_ est par abréviation, ou, comme parlent les doctes, par apocope, pour _milieu_. _Par mi_ signifie donc littéralement _par_ ou _dans le milieu_. Au tournoi donné par le châtelain de Fayel: Li sires de Hangest froié Ot le bras et _par mi_ brisié. (_Coucy_, v. 1447.) «Le sire d'Hangest eut le bras froissé et cassé par le milieu, _par le mitan_.» Ogier le Danois fut par son père livré à Charlemagne, dont il était haï. Charles le fit jeter _en sa chartre_, lui donnant pour geôlier l'archevêque Turpin, à qui il fit jurer _sor les sains_ (sur les reliques) de ne donner par jour, à son prisonnier, qu'un pain, un hanap de vin, et un seul morceau de viande. Turpin le jura; mais comment s'y prit cet excellent homme pour tenir son serment et consoler Ogier, héros d'un vaste appétit? Tel fist le pain qu'on pooit d'un quartier Tot plainement paistre dix chevaliers; Et le hanap fist tenir un sestier Et le bacon faisoit _par mi_ tranchier, Si l'en donoit tot le millor quartier. (_Ogier_, v. 3145.) «Il faisait couper un cochon par la moitié, et lui en donnait la meilleure part tout entière.» Un héros prend son gant droit et le plie en deux: Tint son gant dextre si l'a _par mi_ ploié. (_Ibid._, v. 1580.) On disait aussi _en mi_, ou d'un seul mot _emmi_: _Emmi_ la place li traient son destrier. (_Ibid._, v. 1740.) Malherbe, dans ses lettres, s'en sert fréquemment: «Comme il fut _emmi_ chemin, il se mit à se plaindre de se sentir des tranchées de colique.» (_Lettres_, p. 343.) Maintenant, quelle est la restriction apportée par l'Académie à l'emploi de _parmi_? «Il ne se met qu'avec un pluriel indéfini, qui signifie plus de deux, ou avec un singulier collectif.» Qu'est-ce qu'un pluriel indéfini? Un pluriel est toujours défini, ou plutôt il n'est ni défini, ni indéfini. Est-ce à dire le pluriel d'un substantif indéfini? Mais, dans cet exemple que donne l'Académie, «J'ai trouvé un papier _parmi mes livres_,» en quoi _mes livres_ est-il un substantif indéfini? Il semble, au contraire, très-défini, puisqu'il s'agit de _mes livres_, et non de ceux d'un autre.--«Ou avec un singulier collectif.» L'Académie n'autoriserait certainement pas _parmi la forêt_. Cependant _forêt_ est un singulier collectif. Cette limitation de l'emploi de _parmi_ ne repose sur rien; c'est pourquoi elle est exprimée en termes vagues et embarrassés. Pourquoi ne dirait-on pas errer _parmi la presse_; frapper _parmi la figure_? Charlemagne, irrité contre un de ses fils, et tenant sous son manteau _un baston quarré_, fend la presse, et veut asséner au coupable un coup sur la tête: _Parmi la presse_ est a sun fil alé, _Parmi_ le cief l'en eust ja doné. (_Ogier_, v. 1393.) Bien qu'_armée_ soit incontestablement un singulier collectif, l'Académie ne dirait pas passer _parmi_ l'armée. On le disait jadis, et on le devrait dire encore sans difficulté: «Si s'enturnerent vers l'ost as Philistins, e passerent _parmi l'ost_.» (_Rois_, II, p. 213.) Lorsque Harpagon menace la Flèche d'un soufflet: «Tu fais le raisonneur, lui dit-il, je te baillerai de ce raisonnement-ci _par_ les oreilles!» Par est ici une abréviation de _parmi_, comme dans ce vers de la _chanson de Roland_: Li amirail chevalchet _par cez oz_. (St. 232.) «L'amiral chevauche _par_ ou _parmi_ cette armée.» Sosie, peu soucieux des discords des deux Amphitryons, est résolu de vivre en paix avec son autre moi: Et _parmi leurs contentions_ Faisons en bonne paix vivre les deux Sosies. (_Amphitryon_, III, sc. 7.) DON JUAN. «Quelle est ton occupation _parmi ces arbres_?» (Act. III, sc. 2.) Enfin, _parmi_ s'employait autrefois partout où l'on avait à dire _par le milieu_. C'est son droit; il n'y a pas de raison de le lui enlever. Si l'usage lui en a ôté quelque chose, il faut contraindre l'usage à restituer. CHAPITRE VIII. Péquin ou pékin.--Professeur, le pays.--Peu s'en faut que ne, quelque que... qui que ce soit qui...--Pieça.--_Que_, après _davantage_.--Se souvenir.--Sur, sous, sous le rapport de...--Très, en composition.--Trou de chou.--Trousser, trousses.--Vassal et valet.--Verbes réfléchis.--Trois périodes dans notre langue. PÉKIN ou PÉQUIN. Mot adopté (non pas inventé) par les militaires de l'empire, pour désigner les bourgeois. M. J. J. Ampère propose l'étymologie _Paganus_, _païen_, à laquelle il est difficile de croire. En voici une autre qui se rattache aux règles de l'ancienne prononciation, par lesquelles _em_ sonnait _an_, et l'_r_ s'effaçait, suivie d'une seconde consonne. _Péquin_ est pour _Perquem_; prononcez _péquan_. De _péquan_, la prononciation vulgaire a fait _péquin_, comme d'_Arlecamp_, _Arlequin_. Mais qu'est-ce que _Perquem_, et où voit-on que ce _Perquem_ ait jamais été en usage? Je réponds par une citation tirée des dialogues de Henri Estienne: «Il y a longtemps aussi qu'on a dit, en latinizant, _liperquam_: faire du _liperquam_, ou faire _le liperquam_, au lieu de dire _luy per quem_.» (_Du Lang. fr. ital._, p. 616.) Faire du _liperquam_, c'est trancher de l'homme d'importance, faire l'homme par qui...! _Per quem omnia fiunt_, c'est être un fat, un faquin, un impertinent. _Ly_ ou _luy_, pour _celui_, est tombé; il n'est resté que les deux mots latins, _per quem_. Un _perquem_, ou un _péquan_. On voit qu'en cette affaire le militaire, qui usait de ce terme à une époque où le sabre était tout, était lui-même au fond le véritable _péquin_, faisant _du luy per quem_ ou _du lypéquan_. On aurait pu lui répondre: Vous donnez sottement vos qualités aux autres. L'ignorance de l'étymologie a fait écrire le mot _Péquin_ comme le nom de la ville chinoise, _Pékin_; d'où naturellement on a substitué un _chinois_ à un _pékin_. On devrait, tous les cinquante ans, refaire la jolie comédie de Boursault, _les Mots à la mode_. Chaque époque a son jargon qui passe, mais non sans laisser dans les meilleurs livres et dans le parler quelque trace de son passage; d'où il résulte que la langue se trouve enfin notablement détériorée. PROFESSEUR.--LE PAYS. Il ne serait pas indigne d'un philosophe de rechercher dans les moeurs les causes des expressions nouvelles. Pour notre temps, on trouverait, je m'assure, que la vanité particulière et la politique publique y exercent la principale influence. J'admire, par exemple, les progrès de la civilité du langage sur ce mot _professeur_. Il y avait autrefois des _maîtres_ et des _professeurs_. _Maîtres_, désignait tous ceux dont l'enseignement a un objet physique, et se transmet surtout par voie d'imitation: maître de chant, maître à danser, maître d'écriture, maître de dessin. Le nom de professeur était réservé à ceux dont l'enseignement s'exerce sur un objet purement intellectuel, et implique un certain talent de parole: _professeur_, de _profiteri_; un professeur d'éloquence, d'histoire, de belles-lettres. Mais les artistes, depuis qu'on les a élevés au sacerdoce, voire à la _sainteté_, se sont indignés à bon droit, et se sont mis tout net au niveau des autres, en prenant aussi le titre de _professeurs_. Ils en sont en effet bien plus glorieux! En sorte que les _maîtres_ sont supprimés, et qu'on ne rencontre plus partout que des _professeurs de violon_, _professeurs de danse_, _professeurs d'escrime_, etc. Certains danseurs de l'Opéra sont _professeurs de grâces_. Ils seraient devenus sourds et muets, que cela ne les empêcherait pas le moins du monde de _professer_. Ils ne craignent que la paralysie des jambes et des bras. Figurez-vous, en effet, un _professeur de grâces_ réduit au seul usage de la langue! Mais quand la langue resterait seule à MM. Michelet et Quinet, ils n'en seraient pas moins des professeurs, et des professeurs très-éloquents. Ils ont ce petit avantage sur les _professeurs de grâces_ et autres pareils. J'ai été édifié, l'autre jour, de lire sur une enseigne: Michel, dit Pisseux, _professeur de canne_. Vous sentez combien ce mot de _professeur_ est ici le mot propre, et combien l'élocution est indispensable pour enseigner à jouer du bâton! * * * * * De son côté, la politique nous gâte tant qu'elle peut notre langue française. Ou a introduit dans l'argot parlementaire cette expression, _le pays_: _Le pays_ attend, _le pays_ est inquiet, etc. _Le pays légal_, en opposition sans doute au _pays illégal_. Qui peut avoir été le promoteur de cette locution barbare? Quelqu'un apparemment à qui le mot _patrie_ faisait peur. A la vérité, _patrie_ a l'inconvénient de rappeler les Grecs, les Romains, et, qui pis est, la révolution de 89. Il n'est pas bon d'occuper _le pays_ de ces souvenirs-là: ils reportent à des époques de grandeur, de probité, de dévouement, qui feraient avec la nôtre un contraste trop dur. _Le pays_, au contraire, ne rappelle rien, ou s'il rappelle quelque chose, c'est l'indigence d'une locution anglaise: les Anglais, peuple si remarquable par l'esprit de vagabondage et d'émigration, n'ont pas le mot _patrie_; ils sont obligés de recourir à _country_, qui est notre _contrée_; car autrefois c'était l'Angleterre qui empruntait la langue de Guillaume le Conquérant. PAYS, dérivé de _Pagus_, n'a jamais signifié en bon français qu'une province, un territoire relativement borné et circonscrit. Le pays d'Aunis, c'est-à-dire, la Rochelle et les lieux circonvoisins. Je vais dans _mon pays_; ce temple est _mon pays_, je n'en connais point d'autre, dit Joas. _Le beau pays de France_, parce que alors la France est comparée avec le reste de l'Europe ou de l'univers. Dans l'origine, le mot _paysans_ désignait les gens d'un pays, ceux d'une ville aussi bien que ceux d'un village. Osée, dit _le livre des Rois_, prit Samarie, _Et transtulit Israel_, «E remuad _tuz les païsans de Israel_.» Quelle est cette manie de rapetisser toutes choses? Pourquoi n'avons-nous plus de _patrie_, mais seulement un _pays_? C'est en abaissant les termes qu'on abaisse peu à peu les idées. Ce mot de Danton, qui respire toute la grandeur antique, essayez de le mettre en langage d'aujourd'hui: Est-ce qu'on emporte _son pays_ à la semelle de ses souliers? Vous passez du sublime au ridicule. Un Anglais change volontiers de _contrée_; un Français peut changer de _pays_, mais jamais il ne change de _patrie_. PEU S'EN FAUT QUE NE.--QUELQUE QUE.--QUI QUE CE SOIT QUI. Au lieu de cette longue locution vide, _peu s'en faut que ne_, nos pères disaient _à peu_,--_à peu n'enrage vif_,--_à peu d'ire ne fend_, c'est-à-dire, peu s'en faut qu'il n'enrage vif, qu'il ne crève de colère. Cette locution est si consacrée, qu'à peine est-il nécessaire d'en citer des exemples.--(Vous observerez, en passant, qu'_à peine_ est une façon de parler calquée sur _à peu_, et aussi commode aujourd'hui qu'_à peu_ l'était autrefois.) Bègues le voit _à pou_ n'enrage vis. Aubris le voit _à pou_ n'enrage vis. (_Garin_, II, p. 173, 174.) Le froit le prent en la vertiz, Et puis d'ilec par tot le cors; _A poi que_ l'ame n'en ist fors. (_Partonopeus_, v. 5166.) «Le froid le prend au sommet de la tête, et de là se répand par tout le corps; peu s'en faut que son âme ne s'envole.» Il n'est pas nécessaire d'avoir essayé de faire des vers, pour reconnaître combien l'ancienne locution a d'avantages sur la locution moderne. Je ne sais qui a embarrassé notre langue de ces façons de parler si pesantes, _peu s'en faut que ne_... _quelque que_... _qui que ce soit qui_... Je ne pense pas qu'il y ait, dans toute la langue française, de pires expressions, et qui attestent mieux la barbarie latente sous les apparences du progrès. L'ancienne langue disait, au lieu de _quelque que_, _quel... que_; _quel_ étant toujours adjectif et _que_ toujours adverbe. Par exemple: _Quel_ puissant êtes-vous? Eh bien! _quel_ puissant _que_ vous soyez, vous ne me faites pas peur. Et non, avec un double emploi: _Quelque_ puissant _que_ vous soyez: Je m'en vois, dame! a Dieu le creator Commant vo cors, en _quel_ lieu _ke_ je soie. (_Chanson dou Chastelain de Coucy_, dans le roman, p. 245.) «Je vous recommande à Dieu, en _quel_ lieu _que_ je sois.» Car trop aim, moi, a consevrer Et ma volenté amendrir, _Quel_ duel _que_ j'en doie soufrir, Qu'on sevist rien de mon afaire. (_Ibid._, v. 6151.) «Car j'espère me priver et refrener mes désirs, _quel_ chagrin _que_ j'en doive éprouver, plutôt que de laisser pénétrer nos amours.» La fée Mélior raconte que, par son art, elle agrandissait le cabinet de son père, et y faisait paraître des forêts pleines de bêtes sauvages, à sa volonté: Li elefant et li lion, Et _quels_ bestes _que_ je voloie, De devant moi mesler faisoie. (_Partonopeus_, v. 4635.) En basse latinité: _Et quales bestias quas volebam_; mais jamais on n'a poussé la barbarie jusqu'à dire: _Et qualescumque quas_. C'est exactement ce que nous faisons. Benoît de Sainte-More dit que les Danois s'étant établis dans Londres, les Anglais revinrent par surprise, et firent un horrible massacre de leurs ennemis. Dans ces espèces de Vêpres siciliennes, quelques jeunes gens nobles parviennent à se saisir d'une nacelle: Emmi se colent par Tamise; Ne lor nut tant nord est ne bise Qu'en Danemarche n'arrivassent, _Queu_ mer orrible _qu'_il trovassent. (_Chron. des ducs de Normandie_, t. II, v. 27550.) «Ils se coulent par la Tamise au milieu du tumulte; ni vent de nord-est, ni bise, ne leur nuisit tant qu'ils n'arrivassent en Danemark, quelque horrible mer qu'ils trouvassent.» L'expression de Benoît de Sainte-More est assurément plus vive et plus rapide que cette traduction. L'inversion du second et du troisième vers, l'idiotisme employé au quatrième, sont aujourd'hui hors de notre portée. Qu'on essaye de rendre les mêmes détails avec la même précision, on sentira la perte que nous avons faite, et que l'avantage n'est pas du côté de la langue moderne. _Quelque... que_ est barbare. On s'est avisé, par ignorance, de souder inséparablement le _que_ à _quel_, et l'on s'est trouvé obligé de le répéter après le substantif, par une espèce de bégayement. Puis sont venus les grammairiens, qui ont gravement posé une distinction entre _quelque_ adverbe, un autre _quelque_ adjectif, et un troisième _quel que_, dont les moitiés se séparent. Il faut dire sans _s_: _Quelque_ méchants que soient les hommes..., et _quelqueS_ honneurs que vous lui rendiez..., avec une _s_ à _que_! Celui-ci appelle _quelque_, _pronom indéfini_; celui-là, _adjectif-numératif-déterminatif_. Quel désordre, quel gâchis! L'ancienne langue eût dit, avec autant de simplicité que de bon sens: _Quels_ méchants _que_ soient les hommes..., _quels_ honneurs _que_ vous lui rendiez..., _quel_ s'accordant toujours, et _que_ ne s'accordant jamais. Si l'on eût conservé la vraie locution, Corneille ne se fût pas vu dans l'impossibilité d'exprimer en vers: _Quelque_ grands _que_ soient les rois, ils sont ce que nous sommes; et cette impossibilité ne l'eût pas contraint de recourir à un hispanisme: _Pour_ grands _que_ soient les rois... Parlant la vieille et bonne langue française, il eût dit: _Quels_ grands _que_ soient les rois, ils sont ce que nous sommes. Le peuple dit très-correctement: J'irai vous voir, _quelle chose qu'il arrive_; mais M. Boniface et les autres protestent que c'est un gros solécisme. Ils veulent _quelque chose que_. * * * * * QUI QUE CE SOIT QUI est encore plus affreux. Comment voulez-vous dire en vers, _qui que ce soit qui_? Nos aïeux disaient simplement _qui qui_ ou _qui que_, avec la permission de contracter le second _qui_; de sorte que rien n'est plus doux. Le roi Marsile fuit avec cent mille Sarrasins: _Ki qu'es_ rapelt ja n'en returnerunt. (_Roland_, st. 160.) «_Qui qui les_ rappelle.» Donnez cela à rendre à un poëte moderne; il sera obligé de dire _qui que ce soit qui les_ rappelle... Il n'en viendra jamais à bout! Il sera obligé de subir ces six malheureux monosyllabes vides de sens et d'une extrême dureté, là où nos pères s'en tiraient avec deux syllabes. Alors le poëte usera son temps et son génie à tourner cette niaise difficulté. Croit-on que l'art ait beaucoup gagné à se forger de telles entraves, et la langue à se charger de mots inutiles? _Qui que ce soit qui s'en fâche._ Huit syllabes où nos pères en employaient trois: _Qui qu'en poist_[106]: [106] Du verbe _poiser_, _peser_. _Qui_ est ici au datif, et s'écrivait mieux _cui_. L'identité de la prononciation a causé celle de l'orthographe. Tranche li dux le cuer e le pulmon, Que mort l'abat _qui qu'en poist_ u qui nun. Dit l'arcevesque: Cis cop est de barun. (_Roland_, st. 96.) «Le duc (Samson) lui traverse le poumon et le coeur, et l'abat mort, _qui que ce soit qui s'en fâche ou ne s'en fâche pas_. L'archevêque (Turpin) dit: C'est frappé en baron.» Aubri le Bourguignon Vint au palais, _qui qu'en poist ou qui non_; Trois cops hurta au postis d'un baston. (Bekker, _Intr. de Ferabras_, p. 155.) J'y entrerai, _qui qu'en poist ou qui non_. (_Ibidem._) PIEÇA. PIEÇA, c'est-à-dire, _il y a longtemps_, _piece a._--On disait aussi adverbialement _grant piece_. Dans _les Cent nouvelles_, une femme abuse deux amants à la fois; l'un des deux s'en aperçoit, et la quitte: «Il luy dict qu'il n'y retourneroit plus, et aussi ne fit-il _de grant piece_ apres, dont elle fut tres desplaisante et malcontente.» (_Nouvelle 33._) Mult _grant piece_ a Gaines nos a vendu. (_La Desconfite de Roncevaux_, Intr. à la _Ch. de Roland_, p. LVII.) Dans le fabliau _de Gombers et des deux Clercs_, la femme de Gombers, surprise des retours extraordinaires de son mari (ou de celui qu'elle croit son mari), lui dit: Ne sais or de quoi vous souvint; _Piece_ a mais qu'il ne vous avint[107]. [107] Qu'a mon mari, dit-elle, et quelle joie Le fait agir en homme de vingt ans? (LA FONTAINE, _le Berceau_.) Les Italiens disent absolument de même, _un pezzo_, _un pezzo di tempo_, _gran pezzo_. Il y a apparence que c'est d'eux que nous avions emprunté cette locution. On a remplacé _pieça_ par _il y a longtemps_; cinq syllabes pour deux, et l'impossibilité d'entrer en vers. Notre langue a réellement beaucoup gagné! Au XVIIe siècle, _pieça_ était déjà tombé en désuétude. Scarron, Voiture, dans leurs compositions artificielles en vieux langage, le font synonyne de _jadis_; cela n'est pas exact: _pieça_ marquait un temps bien moins éloigné que _jadis_. On ne prononçait pas _piéça_ en faisant entendre l'_i_, mais _pessa_, la notation _ie_ servant dans l'origine à représenter un son approchant de notre _é_ accentué un peu plus ouvert, comme celui de _pezzo_. QUE, après DAVANTAGE. _Davantage_ est un adverbe de comparaison, comme _plus_; pourquoi lui veut-on interdire la marque du comparatif, que l'on accorde à _plus_? C'est une prétention moderne.--«Je n'ai jamais voulu rien avoir _davantage que_ l'un d'entre vous.» (AMYOT.) Je ne connais pas une seule règle de grammaire inventée ou formulée par un grand écrivain. En revanche, je sais dans tous nos grands écrivains quantité de fautes de français déclarées telles par sentence des grammairiens les plus incapables d'écrire. _Davantage que_ en est une; il n'est presque pas un bon livre du XVIIe siècle où il ne se trouve: «Voulez-vous être rare? rendez service à ceux qui dépendent de vous. Vous le serez _davantage_ par cette conduite _que_ par ne pas vous laisser voir.» (LA BRUYÈRE, _des Biens de fortune_.) Un certain amour de respect, Amour d'ordinaire suspect, Et qui demande _davantage Qu'_il ne paraît sur son visage. (SARRASIN.) «Quel astre brille _davantage_ dans le firmament _que_ le prince de Condé n'a fait en Europe?» (BOSSUET.) Oui, vous ne pourriez pas lui dire _davantage Que_ ce que je lui dis pour le faire être sage. (MOLIÈRE, _l'Étourdi_, I, 9.) «Il n'y a rien assurément qui chatouille _davantage que_ les applaudissements.» (_Le Bourgeois Gentilhomme_, I, 1.) Le père Bouhours n'est pas un écrivain qui brille par la force ni même par la justesse de la pensée, mais on peut le citer quand il s'agit d'élégance et de correction: «La langue française, dit-il, n'affecte jamais rien; et si elle était capable d'affecter quelque chose, ce serait un peu de négligence, mais une négligence de la nature de celle qui sied aux personnes propres, et qui les pare quelquefois _davantage que_ ne font les pierreries et tous les autres ajustements.» (_Ariste et Eugène_, 2e _Entretien_.) «Je ne sache rien qui dégoûte _davantage_ les personnes raisonnables _que_ le jargon de certaines femmes.» (_Ibidem._) Et ce n'est point de sa part inadvertance; dans ses _Remarques_, il analyse cette locution, et voici ce qu'il en dit:--«Quand _davantage_ est éloigné du _que_, il a bonne grâce au milieu du discours; par exemple: Il n'y a rien qu'il faille _davantage_ éviter, en écrivant, _que_ les équivoques.» Le XVIIIe siècle employait encore _davantage que_: «Une tuile qui tombe d'un toit peut nous blesser _davantage_, mais ne nous navre pas tant _que_ une pierre lancée à dessein par une main malveillante.» (J. J. ROUSSEAU, 8e _Promenade_.) * * * * * Mais voici l'oracle qui abat toutes ces autorités: «_Davantage_ ne peut pas être suivi d'un complément comme dans: J'aime _davantage_ la campagne _que_ la ville. Il faut, dans ce cas, employer l'adverbe _plus_.» (M. BONIFACE, _Gram. franç._, p. 295.) IL FAUT, vous entendez? Ne demandez pas pourquoi: IL FAUT. Les grammairiens en général n'ont qu'un seul procédé: ils commencent par poser _à priori_ un principe sans autre fondement que leur bon plaisir et souvent leur ignorance, qu'ils ne manquent pas d'appeler _la logique_. Voilà la loi faite. Armés de cette loi, ils regardent ensuite dans les écrivains. Naturellement tout ce qu'ils y rencontrent de favorable, ils ne manquent pas de le citer en confirmation de leur théorie; quant aux exemples contraires, ils savent encore en tirer parti dans leur intérêt: Rousseau a violé la règle dans tel passage... Bossuet a péché contre la pureté de la langue... J. J. Rousseau a méconnu le principe... Pascal ou Molière ne s'est donc pas exprimé correctement quand il a dit... Il faut bien se garder d'imiter Voltaire quand il écrit... _etc., etc._ Qui donc imiterons-nous pour être assurés de bien parler français? Qui? MM. Féraud, Girault, Andry de Boisregard, Landais, Boniface, Domergue, Demandre... Voilà les autorités véritables et les guides infaillibles. (_Voyez_ OU, p. 401.) SOUVENIR (SE). La logique s'en va des langues à l'user. Peu à peu les locutions vicieuses et inconséquentes prennent le dessus, comme en un jardin négligé les mauvaises herbes étouffent les bonnes. On sarcle, mais trop tard; le mal est fait. Quelque soin qu'on voulût prendre de sarcler notre langage, il y a de fâcheuses locutions qui s'y sont implantées si avant, qu'on ne peut même essayer de les extirper. On soulèverait jusqu'à des vers de la Fontaine. Par exemple, la Fontaine a dit: Je ne me souviens pas que vous soyez venue, Depuis le temps de Thrace, habiter parmi nous. (_Philomèle et Progné._) Qu'est-ce que _je me souviens_? C'est _subvenit mihi_, sous-entendu _in mentem_. On disait, originairement, _il me souvient_. La forme impersonnelle est la seule bonne. Au tournoi, le châtelain de Coucy ne songeait qu'à la dame de Fayel, et au rendez-vous marqué pour le retour: Moult desire l'eure et le jour Que sa dame mis li avoit, Et nuit et jour _l'en souvenoit_. (_Coucy_, v. 3247.) _Il lui en souvenait._ Le roi Dolopathos cherche pour son fils le meilleur précepteur; il lui souvient de Virgile: Le roi de Virgile _souvient_. (_Dolopathos_, p. 159.) _Regem meminit Virgilii._ Dans la première moitié du XVIIe siècle, on conservait encore _il me souvient_. Malherbe n'y manque jamais: «Encore _me vient-il de souvenir d'une chose_ que je veux que vous sachiez.» (_Lettres de Malherbe_, p. 46.) Et Corneille: _Qu'il te souvienne_ De garder ta parole, et je tiendrai la mienne. (_Cinna_, V, 1.) Le verbe _se souvenir_ n'est pas seul: nous en avons plusieurs construits aujourd'hui de même. Que veut dire, _je me repens_? est-ce qu'on repent soi-même? Les Latins disaient bien mieux, avec la tournure impersonnelle: _Me poenitet culpæ meæ_; ce que les Allemands ont retenu: _Es reuet mich_. _Poenitere_ actif serait un affreux barbarisme, quoique l'excellent dictionnaire de MM. Quicherat et Daveluy cite _poenitere_ de Plaute, et _poenitebunt_ de Pacuvius. Il n'est Plaute ni Pacuvius qui tienne; le bon sens est plus fort que Pacuve et Plaute. La composition du verbe (_poena tenet_) s'oppose à ce qu'il soit autre chose qu'impersonnel, comme l'ont fait tous les écrivains du bon temps[108]. [108] S. Jérôme ménageait davantage la logique, en disant, _poeniteor_ (_poena teneor_). _Je m'ennuie_; non, vous ne vous ennuyez pas, mais _il vous ennuie_: _Au Chastelain_ forment _anoie Li termes_, tant li est qu'il voie Venir l'heure tres desiree Qu'il puist parler a la celee A sa dame. (_R. de Coucy_, v. 3365.) Tout le monde a pu voir une petite lithographie représentant la Grève un jour d'exécution. Un polisson est grimpé sur le poteau d'un réverbère; un garde municipal veut l'en dénicher. L'enfant feint de pleurer, supplie, afin de garder son poste; il allègue qu'il a peur: s'il se dérange, il va tomber. A quoi l'autre répond: _Je m'importe peu que tu tombes!_ _Je m'importe_ est juste de la même force que _je me souviens_. Mais quoi! le _Dictionnaire de l'Académie_ admettra je m'importe, et il sera tout de suite bon. Ce ne sera pas les académiciens actuels, mais leurs successeurs. SOUS, SUR. C'est une chose singulière mais assurée, qu'autrefois la prononciation confondait à l'oreille les mots _sur_ et _sous_. On les écrivait _sor_ et _soz_, l'_o_ valant _ou_, ou bien _sour_ et _sous_. Devant une voyelle, la consonne finale ôtait l'équivoque: _SouR_ un arbre; _souS_ un arbre; on ne pouvait s'y tromper. Mais devant une consonne, on n'avait pour se guider que le sens de la phrase. Voici des exemples: _Desour_ une coute vermeille Fu li rois Loeys tout seus. (_La Violette_, p. 38.) «Le roi Louis fut tout seul _dessur_ une couverture vermeille, un tapis, une _coute pointe_[109]. [109] _Coute-pointe_, ou _coulte-pointe_, de _cul(ci)ta puncta_. On dit mal à propos _courte-pointe_, et l'Académie donne pour exemple la _courte-pointe piquée_; si la _coute_ n'était _piquée_, elle ne serait pas _pointe_. L'Académie est punie d'avoir trop méprisé les étymologies. Mais dans ce passage: _Desour_ sa dextre mamelete A une bele violete. (_Ibid._, p. 52.) Il serait impossible à l'auditeur d'affirmer si la belle Euriaut avait la violette _sur_ ou _sous_ la mamelle droite. Heureusement il sait par d'autres passages qu'il faut comprendre _dessus_. Gérars li biaus, sans nul arrest, Descent _dessouS_ un feu molt haut. (_Ibid._, p. 55.) _DesouR_ un beaucent palefroi. (_Ibid._, p. 41.) Il est manifeste que Gérard descend _sous_ un hêtre, et monte _sur_ un cheval. Le sens de la phrase et la finale se détachant sur la voyelle _u_, ne laissent point de doute. Mais: Et maintenant haste son oirre (_son erre_) Que a Bouni, qui siet _sou_ Loire, Voulra jesir ancor anuit. (_La Violette_, p. 41.) La vostre foi car la me creanteiz Que _soz_ Viane en cel ille viendreiz? (_Gerars de Viane_, v. 2270.) L'oreille entend partout _sous_, et il faut traduire la première fois _sur_, la seconde fois, _sous_; «Il veut encore aujourd'hui coucher à Bouni-_sur_-Loire;--Vous me donnez votre foi de venir en cette île _sous_ Vienne?» Cette confusion de son s'est démêlée dans le langage moderne, mais non sans y laisser une trace bien marquée. C'est la double locution, _sur peine de_ et _sous peine de_, exprimant la même chose: Il y a été condamné, _sur_ ou _sous_ peine de mort. L'Académie, à la vérité, ne donne pas _sur peine_, et se borne à _sous peine_. Un étranger, sur la foi de l'Académie, pourrait croire que Saint-Évremond, Pascal et Molière ne parlaient point français: «Si mon fils a jamais des enfants, je veux qu'ils étudient au collége de Clermont, _sur peine_ d'être déshérités.» (_Convers. du père Canaye et du maréchal d'Hocquincourt._) «Est-ce un article de foi qu'il faille croire, _sur peine_ de damnation?» (18e _Provinciale_.) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Et lorsque d'en mieux faire on n'a pas le bonheur, On ne doit de rimer avoir aucune envie, Qu'on n'y soit condamné _sur peine_ de la vie. (_Le Misanthrope_, act. IV, sc. 1.) Mais, par compensation de cette excellente forme omise, le même dictionnaire autorise au mot _sous_ cette locution détestable: _Sous un rapport_, _sous le rapport de_..., dont vous ne trouverez pas un seul exemple dans les écrivains du bon temps. Jusqu'au XIXe siècle, on n'avait jamais ouï parler de quoi que ce fût _sous un rapport_ quelconque. Port-Royal avait bien dit que toutes nos actions «doivent être faites _par rapport à Dieu_;» mais de nos jours seulement on a pu nous assurer «qu'un des meilleurs moyens pour que le public croie voir les aspects qu'on lui décrit, c'est de les comparer entre eux _sous le rapport de la couleur et de la forme_.» (_Rem. sur la composition littéraire_, II, p. 435.) Et que, «depuis le siècle de François Ier, nous sommes fort appauvris _sous ce rapport_.» (Sous le rapport des _vocables_.) (_Ibid._, p. 255.) Que, «_sous le rapport de la période travaillée_, personne ne s'avisera de préférer les vaudevillistes du jour à Molière ou à Regnard.» (_Ibid._, p. 466.) «Que les romans de madame Radcliffe, de Mathurin, de Lewis, sont plus attachants, _sous un certain rapport_, que _le Lutrin._» (_Ibid._, p. 593.) L'auteur montre cependant partout une rigueur extrême contre les _vocables_ néologiques; mais on lui souhaiterait un peu plus d'indulgence pour Voltaire, et moins d'empressement à le condamner _sous le rapport du style_. TRÈS, en composition. Je ne sais d'où peut venir _très_; mais il date de l'origine de la langue, et dès lors il se joignait à toute sorte de mots, adjectifs, substantifs ou verbes, pour leur communiquer une valeur superlative. _Trestous_ exprime plus absolument que _tous_: Tenez, bel sire, dist Rolland a son uncle, De _trestuz_ reis vus present les corunes. (_Roland_, st. 28.) «Tenez, beau sire, dit Roland à son oncle, je vous présente les couronnes de trestous les rois.» Li amiralz qui _trestuz_ les esmut... (_Ibid._, st. 197.) Li emperere i fait suner ses graisles E l'olifan qui _trestuz_ les esclairet. (_Ibid._, st. 239.) Le sire de Coucy, la première fois qu'il est introduit dans la salle où se tient la dame de Fayel, salue l'assemblée en ces termes: Dame, dist-il, Dieu, qui tout voit, Vous doint santé et bonne vie, Et _trestoute_ la compagnie. (_Ibid._, v. 450.) _Trestout_ cil qui ileuques erent Mult en furent _tuit_ esjoy. (_Ibid._, v. 810.) Ce dernier exemple présente les deux formes _tout_ et _tuit_, qui sans doute, malgré la diversité d'orthographe, sonnaient de même. On rencontre souvent ces deux formes dans le même auteur: _Trestuit_ escrient: Or, apres Fromondin. (_Garin_, t. II, p. 164.) Alons nous en _trestuit_ a Saint Quentin... _Trestout_ le pas n'i ot noise ni cri. (_Ibid._, I, v. 218.) _Trestous_ est encore dans Rabelais; il est dans Montaigne: «Les sens font _trestous_ la ligne extresme de nostre faculté.» (_Essais_, II, 12.) Il est regrettable qu'au moins, à ce titre, il n'ait pas été accueilli par l'Académie française. Elle a considéré _trestous_ comme un mot patois abandonné aux paysans. * * * * * TRES-PAS, est le dernier pas, _passus extremus_, le pas qu'on franchit pour passer de ce monde en l'autre. * * * * * TRES-FOND, est le fond le plus profond. * * * * * TRESSUER, TRESSAILLIR, TRESSAUTER, expriment plus fortement l'idée du verbe simple: Li quens Rollans gentement se combat, Mais le corps ad _tressuet_ e mult chalt. (_Roland_, st. 54.) Bernard l'oït, a pou enrage vis: _Tressaut la table_, vers Garin se guenchit. (_Garin_, II, p. 16.) «Bernard l'entend. Peu s'en faut qu'il n'enrage vif: il franchit la table d'un saut, se jette du côté de Garin.» Il est superflu, sans doute, de faire remarquer combien la vieille langue est plus concise et plus énergique que la langue moderne. Elle disait aussi TRESTOURNER et TRESPRENDRE. Le comte Gérin et son camarade Geres, ayant tué le page Timozel, détournent son cadavre dans un guéret: Mort le _tresturnent tres_ en mi un guaret. (_Roland_, st. 106.) Cet exemple est remarquable, en ce que _très_ y figure deux fois, l'une en composition, l'autre à l'état libre. Les Latins disaient de même, _depellere de_, _emergere ex_, etc. * * * * * TRESPRENDRE, signifiait _s'emparer puissamment_, _irrésistiblement de_... Roland, blessé à Roncevaux, sent, malgré tout son courage et ses efforts, que sa dernière heure est venue: Ço sent Rollans que la mort le _tresprent_: De vers la teste sur le coeur li descend. (_Roland_, st. 171.) Ces deux vers sont d'une grande beauté. La langue moderne aurait peine, je crois, à égaler la force expressive du second. On disait de même _trespenser_, _trespercer_, _trestrembler_, _trestrancher_, _tresaller_: Or escoutez des joies de ce mund, Que eles valent et que eles sunt: Cume fumee _trespassent_ et _tresvunt_. (_Roman des Romans_, dans ROQUEFORT.) et _tresfiler_, qui est demeuré comme terme technique: _tréfiler_ du fil de fer, une _tréfilerie_. Mais en supprimant l'_s_ dans tous ces mots, outre qu'on en a déguisé l'origine, on en a modifié la prononciation. _Trépas_, _tréfond_, _tréfiler_, comme les écrit l'Académie, ont certainement leur première syllabe plus fermée que ne l'avaient _trespas_, _tresfond_, _tresfiler_, et que ne l'a encore _tressaillir_. L'ancienne orthographe avait, pour marquer ces nuances délicates, bien plus de ressources que la moderne, réduite à trois misérables accents, dans lesquels il faut que tout rentre. TROU DE CHOU, DE POMME. La première édition du _Dictionnaire de l'Académie_ mentionne _Trou de chou_, avec cette restriction, _Il est bas_. Elle eût parlé plus juste, disant: Il est vieux. _Trou de chou_ a complétement disparu de l'édition de 1835. Cependant on aurait pu l'y maintenir par grâce, comme aussi par égard pour Rabelais, qui, au chapitre 17 du livre V de _Pantagruel_, nous représente Henri Cotiral, «compagnon vieulx,» tenant «en sa dextre un gros _trou de chou_.» Ménage (_Observations_) autorise _trou de chou_; et, après avoir rapporté ce vers de Villon, D'un _trougnon_ de chou, d'un naveau, il déclare que _trou_ vient de _thyrsus_; _un trou de chou_, c'est un _thyrse_ de chou. Ménage va jusqu'à citer là-dessus du grec. Il fallait, comme Ménage, en avoir de reste pour en dépenser sur les _trous de chou_. _Trou_ est dans les plus anciens monuments de la langue pour _trognon_ ou _tronçon_, qui est évidemment dérivé de _truncus_, comme le pensait Nicot. _Un trou de lance_, dans _Ogier l'Ardenois_: Entamés est en maint lieu vos escus: Cil _trox_ de lance i sont mult embalus. (v. 12210.) «Votre écu est entamé en mainte place, et les nombreux tronçons de lance y tiennent encore.» Ce passage se lit autrement dans un manuscrit plus moderne: Ses escus est et troés et fendus; Ne s'en voit mie com vilains esperdus: Dix _trous de lance_ emporte en son escu. «Il ne se retire pas du combat comme un vilain qui fuit: il emporte dix tronçons de lance plantés dans son bouclier.» Plus loin: La lance froisse dusqu'as poins du guerrier, Li _trols_ en volent contremont vers le ciel. (_Ogier l'Ardenois._) «Il brise la lance au poing du guerrier; les tronçons en volent en l'air jusqu'au ciel.» Observez que le mot _tronçon_ était employé dans le même temps, car on lit, quelques vers avant ceux que je viens de citer: Ogiers s'en torne, qi ben s'est conbatus; Cinq gonfanon emporte en son escus, Les fers de lance et les _tronçons_ dessus. (v. 12203.) Et dans la description du tournoi donné par Fayel: Li _tronson_ volerent en haut Des lances qui furent brisees. (_R. dou Chast. de Coucy_, v. 1350.) TROUSSER, TROUSSES. Il serait bien important, dans un vocabulaire, d'indiquer le sens premier, le sens propre d'un mot, et de ranger ensuite chronologiquement, autant que faire se pourrait, les sens venus par extension, et parfois très-détournés du primitif. Au mot _trousser_, l'Académie dit: «Replier, relever. Il se dit ordinairement des vêtements qu'on a sur soi.» Le sens primitif de TROUSSER est _charger_, _imposer un fardeau_, ce qui ne se peut faire sans le lever; de là l'extension du sens: mais si l'on ne connaît le premier, on ne comprendra pas les rapports qui lient ces mots, _trousse_, _trousseau_, _porter en trousse_, _trousser en malle_, _trousser bagage_, etc. RETROUSSER, c'est proprement charger une seconde fois un objet qui était déjà chargé, _troussé_; mais on ne le trouve pas assez haut, on le _retrousse_. Blancandrin, ambassadeur de Marsile auprès de Charlemagne, détaille les présents offerts par le roi sarrasin à l'empereur français: De sun aveir vos voelt asez duner, Urs e leuns e veltres enchaignez, Set cenz cameils e mil hosturs muez, D'or e d'argent quatre cenz muls _trussez_. (_Roland_, st. 9.) «Il veut vous faire large part de ses richesses; vous donner ours et lions et vautours enchaînés, sept cents chameaux et mille autours qui auront passé la mue, quatre cents mulets _chargés_ d'or et d'argent.» L'épieu de Baligant, amiral de Marsile, était si énorme, que le seul fer dont il était garni eût fait la charge d'un mulet: De sul le fer fut un mulet _trusset_. (_Roland_, st. 217.) Un marchand, allant à la foire, achète pour sa maîtresse une robe de Pers: Si la ploia en un _troussel_; Dessus son palefroi morel _La trousse_ et lie derriere soi. (_La Bourse pleine de sens._) «Il la plia dans une valise; la charge et attache derrière soi, sur son cheval brun.» Une TROUSSE est donc ce dans quoi l'on porte. Ce mot s'appliquait à l'étui d'un barbier aussi bien qu'au carquois de Cupidon. Le _trousseau_ de la mariée, c'est le ballot de ses hardes. Un _trousseau_ de clefs, ce sont toutes les clefs que l'on porte ensemble en un petit fardeau ou paquet. _Porter en trousse_, _trousser en malle_, c'est charger comme une trousse qu'on mettait derrière soi sur le cheval, ou comme une malle; trousser un vêtement, c'est le lever comme si l'on voulait le charger sur un cheval; trousser bagage, c'est charger son bagage, partir, décamper. _Trousse_, désignait aussi une sorte de vêtement particulier aux pages; mais ceci se rapporte au sens secondaire de _trousser_. Ce vêtement s'appelait _trousse_, parce qu'il ne pendait pas, mais était relevé au corps. On employait le plus souvent ce mot au pluriel; de là l'expression: _Mettre aux trousses_ de quelqu'un... avoir toujours quelqu'un _pendu à ses trousses_. VASSAL, VALET. Le premier sens de _vassal_ était _brave_, _courageux_. Le duc Robert de Normandie réunit les évêques, les barons, les abbés, et leur annonce son départ pour la terre sainte. Tous, d'une commune voix, le supplient de ne pas abandonner le pays: Li unt respundu communal: Cherismes dus, noble _vassal_, Cum a ici fiere nouvelle! (BENOÎT DE SAINTE-MORE, t. II, p. 570.) «Très-cher duc, noble brave, comme voici fière nouvelle!» Ganelon exaltant à Marsile la vaillance de Roland: N'at tel _vassal_ sous la cape du ciel. (_Roland_, st. 40.) N'avez barun de si grant _vasselage_. (_Ibid._, st. 30.) Olivier, à Roncevaux, s'aperçoit de la trahison de Ganelon, qui livre l'arrière-garde aux Sarrasins. Il presse Roland de sonner du cor pour rappeler l'avant-garde et Charlemagne: _Cumpainz Rolland, sunez vostre olifant_. Mais Roland ne veut pas _corner pour des païens_; il se confie, pour sortir d'affaire, à son épée et au courage des Français: De Durandal verrez l'acer sanglant. Franceis sunt bon, si ferrunt _vassalment_; Ja cil d'Espaigne n'aueront de mort guarant. (_Roland_, st. 83.) _Si ferront vassaument._ _Ferrunt_, _frapperont_, par syncope, du verbe _férir_. Réponse qui suggère au poëte cette réflexion: Rollans est proz, e Oliver est sage; Ambedui unt merveillus _vasselage_. (_Roland_, st. 85.) «Merveilleuse bravoure.» Enfin, ce qui achève de mettre le fait hors de doute, c'est l'épithète _vassal_ appliquée à Charlemagne lui-même: Dient Franceis: Icis reis est _vassals_. (_Roland_, st. 241.) Mult est _vassals_ Karle de France dulce. (_Ibid._, st. 261.) Cette acception persistait au XIIIe siècle, puisque Hébers, au commencement de son _Dolopathos_, applique le mot _vasselage_ au fils du roi de France: Car li fils Deu le volt doer De proece et de _vasselaige_; Mult est vaillanz de son aaige. (_Dolopathos_, p. 156.) VASLET, par syncope de _vassalet_ ou _vasselet_, est un jeune homme, un jeune brave. Ce mot désigne souvent un fils de roi ou d'empereur. Benoît de Sainte-More l'applique au duc Robert de Normandie: Tuit li plus riche et li plus saige Sunt al _valet_ devenu lige De feautet e de servige. (BENOÎT DE SAINTE-MORE, v. 31660.) Dans le fabliau du _Vallet aux douze femmes_, ce valet est qualifié _damoisiaus_, preuve qu'il était gentilhomme: Un _damoisiaus_ de moult haut pris... Quant le _vallés_ espousé eut... Le _roman de la Rose_ met également sur une seule ligne les _valets_ et les _damoiselles_: Car malebouche est coustumiers De raconter faulses nouvelles De _valets_ et de damoiselles. Le mot _valet_ conserve aujourd'hui même son acception primitive, sans que personne y prenne garde: c'est dans le jeu de cartes, où le roi, la dame et _le valet_ représentent le père, la mère, et leur fils. Ce n'est pas à des laquais, à des _garçons_, qu'on eût donné les noms des chevaliers les plus illustres: Hector, Ogier, la Hire, Lancelot. Les quatre _valets_ sont les quatre jeunes princes, héritiers des quatre rois. Le reste représente des groupes de simples soldats anonymes, les pions du jeu d'échecs. Voilà donc un mot qui, après avoir honoré longtemps les fils de la plus haute noblesse de France, s'est vu relégué à désigner l'homme dans sa plus basse condition, et finalement est devenu si injurieux et si humiliant, qu'on ne l'applique plus à personne, et qu'il sortira ignominieusement de la langue où il était entré et a subsisté longtemps comme un titre d'honneur. Il a fait sa révolution en six siècles à peu près: il était encore jeune au début du XIIIe; il est caduc au XIXe. Le mot qui, au moyen âge, avait le sens actuel de _valet_, c'est _garçon_, augmentatif de _gars_; _garcio_, dans la basse latinité: Portabat _garcio_ parmam... Hunc præcedebat cum parma _garcio_. (GUILLAUME LE BRETON, _Phillippide_.) «Sa lance était portée par un garçon... Un garçon marchait devant lui, portant sa lance.» Le sire de Coucy envoie un domestique porter un message à la dame de Fayel; il le récompensera, non avec un joyau, les laquais n'en tiennent point de cas, mais avec _de l'argent sec_, qu'ils préfèrent: _Garcon_ aiment joiel noiant, Il ainment plus le sec argent: Ainsois li donrai XV sous. (_R. de Coucy_, v. 3123.) _Quinze sous_, somme énorme pour le temps. L'acception primitive de _garçon_, après tant de siècles, subsiste encore entière. VERBES RÉFLÉCHIS. Nos pères affectionnaient singulièrement la forme réfléchie pour tout verbe exprimant une action relative à la personne qui la faisait, action physique ou morale, il n'importe. Ils disaient _se dormir_, _se mourir_, _se dîner_; _se combattre à_ ou _contre quelqu'un_; _se forfaire envers quelqu'un_; _se repentir_, _se pâmer_, _se gésir_, _se partir de_...; d'où il nous reste, par double emploi, _se départir de_; _se feindre_, _s'oublier_, etc. * * * * * SE DORMIR.--«Il _se giseit_ sur sun lit, si _se dormeit_.» (_Rois_, p. 134.) «Entrerent en la chambre u Hisboseth _se dormeit_.» (_Ibid._) Certes, dame, de _me dormir_ Me puige tres bien astenir. (_Coucy_, v. 532.) Nous disons encore _s'endormir_, témoignage de l'ancienne locution. * * * * * SE GÉSIR.--«E se vint à l'hostel Amon sun frere, u il _se giseit_.» (_Rois_, p. 163.) * * * * * S'EMPARTIR.--«Lores _s'empartid_ Sesac de Jerusalem.» (_Rois_, p. 296.) * * * * * SE DISNER.--Jéroboam, au troisième livre des _Rois_, invite l'envoyé de Dieu à _se disner_ avec lui: --«Li reis preiad cel hume Deu qu'il remeist, e od lui _se dignast_.» (_Rois_, p. 287.) --«E tu m'as fait merci e receud entre ces ki _se dignent_ a tun deis.»--Entre ceux qui dînent à ton dais. (_Rois_, p. 194.) * * * * * SE COMBATTRE.--«Si _se cumbatirent_ (les Syriens) cuntre lui (David).» (_Rois_, p. 153.) «Kar une gent _se cumbaterad_ encuntre altre.» (_Rois_, p. 301.) Ja _se combat_ vostre compains Ogiers. (_Ogier l'Ardenois_, v. 2650.) * * * * * SE REPENTIR.--«Li fols reis l'en creid, e de sun mesfait _s'en repentid_.» (_Rois_, p. 290.) --«Saint Pols _ne se repentivet_ mie.» (SAINT BERNARD, p. 559.) * * * * * SE PASMER.--Corneille et Molière ont employé _pâmer_ sans le pronom réfléchi: Sire, _on pâme_ de joie ainsi que de tristesse. (_Le Cid._) ... Ah! bons dieux, _elle pâme_. (_Sganarelle._) Ils ne sont point parvenus à faire accepter cette forme neutre, et l'ancienne forme réfléchie a continué de prévaloir. Elle date de l'origine de la langue: Roland, monté sur Veillantif, trouve le cadavre de son cher Olivier, gisant à Roncevaux. Il lui adresse quelques mots touchants, et, succombant à la douleur, il s'évanouit: Quant tu es mort, dulur est que je vis. A icest mot _se pasmet_ le marchis, Sur son ceval que cleimet Veillantif. (_Roland_, st. 149.) «Quand tu es mort, douleur est que je vis. A ce mot se pâme le marquis, sur son cheval qu'il appelle Veillantif.» Sur l'erbe verte li quens Rollans _se pasmet_. (_Ibid._, st. 166.) Charlemagne s'évanouit à son tour, en trouvant le corps de son neveu Roland: Guardet a la terre veist son nevold gesir, Tant dulcement a regreter le prist: Amis Rollans, de tei ait Deus mercit! Unques nuls hom tel chevaler ne vit Por grans batailles juster e defenir. La meie honor est turnet en declin! Carles _se pasmet_, ne s'en pout astenir. (_Ibid._, v. 203.) «Il regarde à terre, et voit son neveu étendu. Il se prit à le regretter tant doucement: Ami Roland, que Dieu aie pitié de toi! Jamais on ne vit pareil chevalier pour assembler et mener à fin les grandes batailles. C'en est fait de ma gloire! Charles se pâme, il ne peut s'en empêcher.» * * * * * SE FORFAIRE.--«Pur ço que cil de Jerusalem _forfaiz se furent_ envers nostre Seigneur.» (_Rois_, p. 295.) * * * * * SE FAINDRE.--_S'épargner à quelque chose_, _être faignant_: Ne _se_ doit pas _faindre_ de lui aider... (_Ogier_, v. 9638.) De lui aider ne _se_ va pas _faignant_. (_Ibid._, v. 9632.) * * * * * SE MOURIR.--_Mourir_ était actif, comme aujourd'hui _tuer_. On disait _mourir quelqu'un_; au participe passé, _mort_: Dist l'amirail: Carles, kar te purpenses, Si pren cunseill que vers mei te repentes: _Mort as mun fils_. (_Roland_, st. 262.) «Charles, dit l'amiral, réfléchis, et prends conseil de te repentir envers moi: tu as tué mon fils. Trois freres m'a _mort_ et mon pere. (_La Violette_, p. 83.) Le fils de Charlemagne, jouant aux échecs avec Bauduinet, le fils d'Ogier, s'irrite de perdre, lance l'échiquier d'or à la tête de son adversaire, et le tue: Callos _l'a mort_ d'un escekier d'or mier. (_Ogier_, v. 3186.) Les II _ont mors_ et les II autres prins. (_Garin_, I, p. 109.) De là la forme passive _se mourir_, que nous gardons encore. _Se périr_, tant reproché aux gens du peuple, n'est pas plus ridicule que _se mourir_. * * * * * S'OUBLIER.--Coucy reçoit une lettre de la dame de Fayel: On li mandoit qu'a l'anuitier Ne _se_ voelle mie _oublier_, Ains vienne a Faïel tout droit, Par l'huisset, si come il souloit. (_Coucy_, v. 4010.) «On lui mandait qu'à la tombée de la nuit il veuille ne pas s'oublier, mais vienne tout droit au château de Fayel, par la petite porte, selon sa coutume.» Si ne _se_ mist pas en oubli. (_Ibid._, v. 4035.) TROIS PÉRIODES DANS NOTRE LANGUE. Je distingue dans notre langue trois périodes. Dans la première, la plus courte, et celle dont il nous reste le moins de monuments, les voyelles prédominent sur les consonnes. Pendant la seconde, la plus longue et la plus féconde, au moins jusqu'ici, l'équilibre tend à s'établir. Nous assistons à la troisième, qui donne visiblement la prédominance aux consonnes sur les voyelles. Le caractère de la seconde période paraît celui du génie de notre langue, qui, dans la première, cherche à se développer, fleurit dans la seconde, et dans la troisième s'achemine à la décadence. La langue française, dans sa jeunesse, se sentait trop de son origine italienne; dans sa vieillesse, elle porte trop les marques des influences étrangères; elle est sortie du midi, et va se perdre du côté du nord. Mais quand elle ne sera plus, il lui restera toujours cette gloire d'avoir servi, plus qu'aucune autre, à la civilisation de l'univers. APPENDICE. CHAPITRE PREMIER. ARLEQUIN. Son origine, ses métamorphoses. Il est avéré que Polichinelle a diverti les Romains de la république. Il s'appelait en ce temps-là Maccus; les farces atellanes n'étaient pleines que de son nom et de ses exploits. L'identité n'est pas douteuse: on a déterré, aux environs de Naples, je pense, une figurine de bronze antique représentant Maccus, bossu par derrière et par devant, et le visage orné de ce long nez crochu qui a valu au personnage son nom italien moderne: _Pulcinella_, bec de poulet. On peut s'assurer du fait dans Ficoroni, _de Larvis scenicis_ (page 26). Les anciens (et ce n'est pas une des moindres marques de leur bon sens) avaient dressé des statues à Polichinelle; Polichinelle est antique, Polichinelle est classique comme Plaute et Térence. Il a même conservé jusqu'à nous un caractère natif: c'est ce bredouillement inintelligible qui le distingue parmi tout le peuple des marionnettes. D'où croyez-vous que provienne ce bredouillement? C'est un reste d'accent du pays, dont Polichinelle n'a jamais pu se débarrasser; car, tous les savants vous le diront, Maccus était né chez les Osques, si renommés dans les anciens auteurs pour leurs bons mots et leurs piquantes saillies. C'est de là que Maccus se transporta à Rome, où l'on représentait sur le théâtre des _jeux osques_. C'étaient de petites pièces qu'on jouait le matin avant la grande pièce. Maccus y paraissait dans toute sa gloire; mais comme à tous les coeurs bien nés la patrie est chère, il ne consentit jamais à parler une autre langue que sa langue natale. Les Romains, qui imposèrent leur idiome à tant de peuples vaincus, ne vinrent pas à bout de l'imposer à Polichinelle; et aujourd'hui encore, dans nos Champs Élysées, devant les soldats, les bonnes et les petits enfants ébahis, Maccus continue à parler osque, comme il parla jadis devant Coriolan. En effet, les Osques étaient voisins des Volsques, chez qui Coriolan alla chercher un asile; quelques historiens ont prétendu même confondre ces deux peuples. Il est naturel que le héros proscrit ait cherché à divertir son chagrin par les plaisanteries de Maccus, et il est probable que la scène pathétique de Véturie, accompagnée des dames romaines, eut pour témoin Polichinelle. Ce point d'archéologie pourra être éclairci plus tard; en attendant, il est hors de doute que la noblesse de Polichinelle remonte plus haut que la fondation de Rome. La plus ancienne noblesse de l'Europe est, sans contredit, la noblesse de Polichinelle. Et le digne compagnon, le rival de Polichinelle, Arlequin, d'où vient-il? qui est-il? L'érudition a travaillé pour placer Arlequin aussi haut que Polichinelle. On est allé chercher dans le scoliaste de Martial un mime appelé _Panniculus_, et l'on a voulu que ce _Panniculus_ fût une allusion à l'habit d'Arlequin, composé de petits morceaux de drap; conjecture plus ingénieuse que solide. L'habit d'Arlequin est certainement d'invention moderne. Allez en Italie, la patrie d'Arlequin, à ce qu'on prétend; Arlequin y est vêtu de noir de la tête aux pieds, y compris la tête, bien entendu. Le _Panniculus_ ne serait-il pas plutôt ce personnage que je vois, dans Ficoroni, danser en déployant sur sa tête et autour de ses reins une petite écharpe, le _palliolum_? Au surplus, je n'ai point à faire un sort au _Panniculus_; c'est l'affaire des savants: tenons-nous à notre Arlequin. Je dis _notre_, et non sans dessein; car j'espère bien établir qu'Arlequin est Français; mais ce ne sera pas en adoptant l'étymologie donnée par Ménage. Ménage raconte que le président de Harlay avait un bouffon favori qu'on appela, du nom de son maître, _Harlay_; on ajouta _Quint_, par une espèce de parodie du nom de Charles-Quint: cela fit _Harlay-Quint_ ou _Arlequin_. Je doute qu'Arlequin lui-même fût capable d'inventer une étymologie plus grotesque et plus ridicule. Le docte Ménage en a par centaines de la même force. Comme il savait très-bien le grec, on a cru sur sa parole qu'il savait le français pareillement. Aujourd'hui, sa réputation est faite; la prescription y est, et l'on écrit, dans des articles de _revues_ éblouissants d'érudition: «Ménage, savant linguiste, _profondément versé dans les origines de notre langue, etc._» Ceux qui déclament ces belles choses n'ont probablement jamais ouvert le livre de Ménage. Aujourd'hui, sans rien affirmer, je propose avec modestie une étymologie nouvelle du nom d'Arlequin. Premier point: Arlequin est né dans la ville d'Arles, et l'autre moitié de son nom est une altération du mot _camp_: _Arlecamp_, _Arlequin_. Second point: Arlequin était jadis un démon ou un fantôme qui hantait les cimetières. Sa noirceur accuse encore son origine, aussi bien que son geste souple, rapide, silencieux. Tout cela sent la tombe et les ténèbres. Le caractère d'Arlequin s'est, je l'avoue, modifié au soleil; nous verrons comment: mais je pose ici en fait que, sous deux noms différents, Arlequin le folâtre, et le funèbre Hellequin, chef d'une mesnie qui remplit d'épouvante tout le moyen âge, sont une seule et même personne. Voilà ma thèse; elle est grave. J'ai besoin de reprendre les choses de haut: prêtez-moi, je vous prie, toute votre attention. * * * * * Arles fut la première ville de France qui reçut la foi chrétienne. Elle y fut convertie, disent les chroniques, vingt-sept ans après la passion de Jésus-Christ, par saint Trophine, son apôtre et premier évêque. Cette ville possédait un magnifique cimetière païen; là reposaient les chefs des plus anciennes familles romaines, dans des mausolées dont les débris excitent encore de nos jours la surprise et l'admiration des antiquaires. La nouvelle religion ne changea pas la destination d'un lieu consacré par la piété de la religion précédente; mais elle voulut le régénérer en quelque sorte et le purifier par la bénédiction chrétienne. A cet effet, saint Trophine convoqua six autres évêques, en présence de qui la cérémonie devait s'accomplir. C'étaient saint Saturnin, évêque de Toulouse; saint Maximin, d'Aix; saint Martial, de Limoges; saint Front, de Périgueux; saint Paul-Serge, de Narbonne, et saint Eutrope, d'Orange[110]. Ils étaient réunis sur le terrain, et cherchaient à qui serait déféré l'honneur d'officier en cette circonstance solennelle, chacun s'en défendant par humilité, lorsque tout à coup le Sauveur des hommes, Jésus-Christ lui-même, parut au milieu d'eux, et mit fin à leur pieuse contestation en bénissant le cimetière de sa propre main. Ce lieu avait porté de temps immémorial le nom de _Champs Élysées_, qui témoignait à la fois sa splendeur, sa destination funèbre, et la croyance religieuse des fondateurs. Cette croyance venait d'être changée, mais on ne change pas facilement les habitudes du peuple: le cimetière continua donc à s'appeler _Ely-Camps_; quelques-uns, sans doute plus rigides, modifièrent ce mot en _Arles-Camps_. La pensée mythologique se trouvait ainsi effacée par la substitution d'une racine à l'autre, et l'on finit par employer indifféremment _Arlecamps_ ou _Elycamps_. Mais il est essentiel d'observer que l'on grasseyait partout en France, et que le mot _Arles_ sonnait _Ales_. _Arleschamps_ ou _Arlescamps_ n'a jamais été prononcé au moyen âge autrement que _Alecamps_. On écrivait avec ou sans _r_, selon qu'on se reportait à l'étymologie _Arelatum_, ou à la prononciation: les manuscrits usent de la double orthographe, et mettent bataille _d'Arleschans_ ou _d'Aleschans_; mais la forme parlée était une[111]. [110] _La Royale Couronne des roys d'Arles_, par P. Bouys, presbtre, p. 94. [111] Voyez, page 22, _du Grasseyement_; et, page 26, _de l'Assimilation ou substitution des liquides_ l, r. Voyez aussi le Glossaire de Roquefort, au mot _Ale-le-blan_ (_Arles-le-Blanc_). Pendant tout le moyen âge, le cimetière d'Arles fut le lieu le plus célèbre de la France et peut-être de l'Europe. Là se voyait, dit le père Bouys, la première chapelle qui eût été dédiée à la Vierge après son assomption, par le pape Virgile. Puis étaient venues les souffrances de l'Église chrétienne: le paganisme n'avait pas cédé la victoire sans combat; le sang des martyrs avait coulé sous le glaive des persécuteurs. Un cimetière est un terrain neutre: les Champs Élysées s'étaient ouverts, et avaient recueilli les corps des martyrs de la foi du Christ, saint Geniez, saint Eutrope et une foule d'autres. Comment cette terre sanctifiée de leur sang aurait-elle manqué de miracles? Aussi elle n'en manqua point. C'est dans le cimetière d'Arles que le Labarum apparut à l'empereur Constantin. «Dieu luy envoya un ange lorsqu'il estoit au mylieu du saint cimetiere d'Elyscamps, contemplant la grande quantité de sepultures de pierre et de marbre qui estoient et sont encore en iceluy (à quoy il se plaisoit grandement), qui, luy montrant une croix de feu en l'air, luy dict ces paroles: _Constantine, in hoc signo vince!_[112]» Constantin marcha contre Maxence, délivra Rome, et la paix fut donnée à l'Église. [112] P. Bouys, _la Royale Couronne des roys d'Arles_, p. 20. Il arrivait souvent que, au lit de la mort, des fidèles habitant une ville éloignée d'Arles exprimaient le désir de dormir dans le saint cimetière. Il leur semblait que leur âme avait plus de chances de salut lorsque leur corps reposerait en compagnie des reliques des martyrs, dans une terre bénie de la main et de la bouche de Jésus-Christ. On abandonnait leurs cercueils sur le Rhône; et soit qu'il fallût le descendre ou voguer contre le fil de l'eau, ils se rendaient tout seuls à leur destination, et s'arrêtaient d'eux-mêmes où il fallait, _comme estant attirés à ceste terre pour y attendre la resurrection des morts, en la compagnie des saints qui sont enterrés en iceluy_[113]. [113] Bouys, p. 118. Au récit de toutes ces merveilles, Charlemagne s'attendrissait, et faisait faire de continuelles prières en Arlecamps, car il y avait une partie de ses preux, voire des membres de sa famille: le père de Gérard de Viane, tué à Roncevaux, «et tant de barons et de chevaliers qui, comme saints athletes, estoient morts en la bataille de Montemayour.» Il y avait aussi Ogier le Danois, Guillaume au court nez, seigneur d'Orange, et Vivien, tous deux neveux du grand empereur. Ces derniers avaient perdu la vie en Arlecamps même; car, pour que rien ne manquât à la renommée ni à la poésie de ce glorieux cimetière, il avait été le théâtre d'une bataille livrée par Charlemagne contre les Sarrasins. La bataille d'Arlescamps a été chantée dans un poëme de dix mille vers par quelque Homère anonyme du XIIIe siècle; l'avenir sans doute réserve le sien à la bataille non moins épique que, neuf cents ans plus tard, un autre Charlemagne livra dans le cimetière d'Eylau. M. Paulin Paris[114] analyse la _chanson d'Arlescamps_, il en extrait des passages d'une grande beauté et véritablement épiques. Par exemple, le discours de Guillaume à son bon cheval prêt à succomber de fatigue: _Cheval, dit il, moult par estes lassés?_ Il l'encourage par la promesse de tout ce qui peut flatter un cheval: Baucent, le reste de sa vie, ne mangera que de l'orge bien pure, que du foin choisi; ne boira que dans un vase doré; sera pansé quatre fois par jour, etc.: [114] _Histoire des manuscrits français de la bibl. du Roi_, t. II, p. 140 et 500. Baucent l'oï, si a froncié le nez; Ainsi l'entend com s'il fut hom senez; La teste croule, si a des piez houez; Reprent s'alaine, tout est revigorez; Ainsi hannist comme se il fust jetés Hors de l'estable et de nouvel ferrez. «Baucent l'entend, il a froncé le nez; il le comprend comme s'il était un être humain doué d'intelligence. Il hoche la tête, fouit la terre du pied, reprend son haleine et sa vigueur. Il hennit comme s'il s'élançait de l'étable et ferré de neuf.» Vivien, dans l'imprudence de sa jeune ardeur, avait fait voeu de ne jamais reculer d'une semelle devant les Sarrasins. En vain son oncle, le valeureux Guillaume d'Orange, dans un discours plein de naïveté, lui avait-il remontré l'imprudence d'un pareil voeu, et que _bonne est la fuite dont le corps est sauvé_; Vivien s'est obstiné, et il est victime de cette obstination. Blessé à mort, les entrailles à demi pendantes hors du ventre, il saisit son cor, comme Roland à Roncevaux, et en sonne trois fois tant qu'il peut: Deux fois en graisle et li tiers fut en gros; c'est-à-dire, deux sons aigus, suivis d'un son grave. Guillaumes vint quanqu'il put les galops. Là commence une scène déchirante, un dialogue de tragédie, mais de tragédie antique: Beau nies[115], vis-tu, par sainte charité? --Oui voir, oncles; mais pou ai de santé. N'est pas merveille quand ai le cueur crevé. [115] _Neveu_, d'où nous avons encore le féminin _nièce_. Les romanciers ne sont pas d'accord sur le degré de parenté entre Guillaume et Vivien: les uns en font deux frères; selon les autres, c'était l'oncle et le neveu. Guillaume lui demande s'il a, dimanche dernier, usé du pain bénit à la messe: Dit Viviens: Je n'en ai pas goté. Quand je y vins, si l'avoit on donné. --Nies, j'ai del pain avec moy apporté En m'aumosniere, quinze jors a passé. Manges en, nies, au nom de charité! Vivien y consent; mais, avant cette espèce de viatique qui va s'administrer dans le cimetière où tourbillonne la bataille furieuse, Guillaume appuie la tête de Vivien sur sa poitrine, et s'apprête à faire l'office de prêtre: Moult bellement le prist à doctriner; Lors se commence l'enfans à confesser De ce qu'il pot savoir et remembrer. Vivien se confesse en effet, mange le morceau de pain bénit, puis _bat sa coupe_, et ses yeux se voilent, son teint s'efface sous les ombres du trépas: Le gentil comte a pris à regarder... L'ame s'en va, plus n'y pot demourer! Tel est, en bref, ce touchant épisode de _la bataille et grant destruccion d'Alescamps_. Le cimetière, dont le sol est formé de poussière humaine, engloutit indistinctement païens, chrétiens, Sarrasins. Tous dorment ensemble pêle-même; héros pour avoir donné la mort, héros pour l'avoir reçue. Pendant le jour, la tranquillité et la bonne harmonie règnent dans le cimetière, parce que les morts ont peur du soleil; mais la nuit les fantômes sortent tumultueusement de dessous terre, les uns soulevant le marbre de leurs tombes, les autres n'ayant qu'à écarter le gazon. Ils mènent un bruit épouvantable de cris, de chocs, de hurlements, de menaces, de plaintes;... on ne sait pas au juste ce que c'est, mais la terreur est profonde. Ce choeur infernal, cette famille du cimetière, s'appelait _les Arlecamps_ (_Allecans_). Et comme le peuple garde plus fidèlement la tradition des mots que celle des idées, l'imagination populaire fit d'_Alecan_ le nom du chef des fantômes dont la mesnie _bruyait_ dans le cimetière d'Arles. Tous les chroniqueurs, poëtes, légendaires, vous attesteront que le cimetière d'Arles était le principal théâtre des apparitions de la mesnie Hellequin. Le nom d'_Hellequin_ rappelle les Ely-Camps, comme la forme _Arlequin_, les Arlecamps. Dante a parlé du cimetière d'Arles et d'Arlequin, qu'il nomme, suivant la prononciation du moyen âge, _Allequin_: Siccome ad Arli ove l' Rodano stagna, Siccome a Pola presso del Quarnaro Che Italia chiude e i suoi termini bagna, Fanno i sepolcri tutto 'l loco varo... (_Inferno_, IX.) «Comme à Arles où séjourne le Rhône, comme à Pole, aux rives du Quarnaro qui baigne les frontières de l'Italie, on voit une immense quantité de sépultures rendre le sol inégal, de même des tombeaux épars s'offraient à ma vue.» Plus loin, Satan évoque deux démons; c'est encore un souvenir de l'Arlescamps qui se présente à l'idée du poëte: Tratti avanti _Alichino_ e Calcabrina... (_Inferno_, XXI.) «Avancez, _Arlequin_ et Calcabrina[116].» [116] C'est une chose merveilleuse que les extravagances où les commentateurs ont eu recours pour expliquer le sens de ce nom _Alichino_, qu'ils supposent forgé par Dante. Il y en a un qui a découvert qu'_Alichino_ signifie «_qui alios inclinat_, id est, _sodomita_.» Non-seulement les poëtes et les romanciers du moyen âge sont remplis de la _mesnie Hellequin_, mais les écrivains sérieux, les théologiens, les évêques, ne dédaignent pas de s'en occuper. Raoul de Presles, dans son commentaire sur _la Cité de Dieu_, cite la _mesnie Hellequin_; Guillaume de Paris, dans son traité _de Universo_ (part. II, ch. 12), lui consacre un assez long passage. Cette sombre _mesnie_ s'appelle en latin _exercitus_ ou _milites Hellequini_; Pierre de Blois écrit _Herlikini_. C'est dans sa quatorzième épître, où il dit que les ecclésiastiques de son temps courent après la fortune et les honneurs à travers mille périls: «_In quibus gloriam martyrii mererentur, si hæc pro Christi nomine sustinerent. Nunc autem sunt martyres sæculi, mundi professores, discipuli curiæ_, MILITES HERLIKINI.» (Petri Bles., _Opp._, p. 22, col. 2.)--«Si ces prêtres, dit le pieux écrivain, supportaient ces périls pour l'amour de Jésus-Christ, ils mériteraient la gloire du martyre. Au lieu de cela, que sont-ils? Des martyrs du siècle, des professeurs du monde, des élèves de la cour, _des arlequins_.» Par cette dernière expression, Pierre de Blois entend assimiler ces ecclésiastiques vaniteux aux fantômes de la _mesnie Hellequin_, ombres formées de vent et d'un peu de nocturne vapeur. Cependant la _mesnie Hellequin_ ne renferma point ses apparitions dans l'enceinte bornée de l'Elycamps; elle se répandit par toute la France, et même dans l'Europe entière. Partout où _il revenait_, c'étaient des Hellequins. Le grand veneur de Fontainebleau, comme le Freyschutz allemand, ne sont autre chose que la chasse d'Hellequin. Le roi des aulnes, _Erlenkoenig_, est une seconde transformation d'_Herlekin_. Les frères Grimm nous en font connaître une troisième, sous le nom altéré, mais toujours reconnaissable, d'_Hielkin_. Walter Scott nous montre Hellequin en Écosse; Guillaume de Paris témoigne que, de son temps, l'Espagne connaissait, aussi bien que la France, les _milites Hellequini_; enfin, un poëme du cycle carlovingien, en patois flamand ou wallon, nous représente Arlequin orné d'une particule nobiliaire, sous le nom du _comte Van Hellequin_, tenant sa dignité au milieu des plus augustes héros: _van_ Pepin, _van_ Garin, _van_ Fromont, et même _van_ Charlemagne[117]. [117] Manuscrit de la Bibliothèque royale, 184, supp. fr. cité par M. Fr. Michel, dans BENOÎT, t. II, p. 337. Les métamorphoses d'Arlequin feraient un digne pendant aux Métamorphoses d'Ovide. Mais nous ne sommes pas au bout. A la fin du XVe siècle, Hellequin, dont l'origine allait s'effaçant à mesure qu'il grandissait en réputation, Hellequin est devenu Charles V ou Charles-Quint, roi de France. La _Chronique de Normandie_, imprimée à Rouen en 1487, rapporte «_comme le roy Charles le Quint, jadis roy de France, et ses gens avecques luy, s'aparurent après leur mort au duc Richard sans Paour_.» Vous voyez, l'imprimerie est à peine née, et elle s'empresse de s'occuper d'Arlequin. Le chapitre est trop long pour être mis ici dans son entier. En voici le début, qui suffira pour notre propos: «Une aultre moult merveilleuse aventure advint au duc Richard sans Paour. Vray est qu'il estoit en son chasteau de Moulineaux sur Saine; et une fois ainsy comme il se aloit esbattre après souper au bois, luy et ses gens ouyrent une merveilleuse noise et horrible de grant multitude de gens qui estoient ensemble, ce leur sembloit; laquelle noise s'approchoit toujours d'eux. Et si comme le duc et ses gens ouïrent la noise s'approcher, ils se resconserent delez ung arbre, et là le duc Richard envoya de ses gens espier que c'estoit. Et lors ung des escuiers au duc vit que ceux qui faisoient celle noise s'estoient arrestez dessoubs ung arbre, et commença à regarder leur maniere de faire et leur gouvernement, et vit que c'estoit ung roi qui avoit avec luy grant compaignie de toutes gens, _et les apeloit on la mesgnie Hennequin en commun langage; mais c'estoit la mesgnie Charles Quint, qui fut jadis roy de France_.» Qui voudra savoir le reste de l'aventure la trouvera au second tome, p. 337, de la _Chronique des ducs de Normandie_, publiée par M. Francisque Michel. On sent que le chroniqueur, voulant absolument assigner l'origine d'un nom qu'il ne comprenait pas, s'est laissé guider, pour la découvrir, à la dernière syllabe de ce nom. Ce chroniqueur devait être quelque aïeul de Ménage. Ici se termine le rôle héroïque et lugubre d'Arlequin; nous allons le voir entrer dans la période moderne de son existence. C'est encore une métamorphose. L'habitude à la longue diminue la terreur et le respect, et engendre la familiarité, qui finit par conduire au mépris. C'est ce qui est arrivé au diable. Son nom n'a pas été plus ménagé que sa personne; on l'a mis partout: Quel diable!... Au diable!... Cela ne vaut pas le diable!... Cela est fait à la diable!... Le diable est compromis jusque chez les petits enfants. Faut-il s'étonner que la même chose soit arrivée à Hellequin? La _Mesnie Hellequin_ était passée, elle aussi, en commun proverbe, et servait de terme de comparaison fâcheux: les avocats, disait-on au moyen âge, c'est la _Mesnie Hellequin_! Avocas portent grant damage; Pour poi metent lor ame en gage. Lor langue est plaine de venin; Par aus sont perdu heritage, Et desfait maint bon mariage, El mal fait por un pot de vin; Il s'entrepoilent con mastin; _C'est la mesnie Hellequin_. (_Le Mariage des filles au diable_, Mss. de l'Arsenal, nº 175, fol. 292.) Quelle insolence! Mais on ne se borna pas à médire: on alla jusqu'à travestir et contrefaire la _mesnie Hellequin_. C'est une des inconséquences les plus remarquables de l'esprit humain, que ce penchant à railler les objets de son culte ou de sa frayeur; l'esprit d'opposition s'exhale et se soulage ainsi. A quelle époque le diable a-t-il été plus redouté et plus bafoué qu'au moyen âge? Hellequin partagea cette double fortune. Il fut craint comme le diable, et comme lui traduit en farce dans les mascarades et les charivaris. Le roman de _Fauvel_, composé vers la fin du XIIIe siècle, offre un détail curieux d'une arlequinade, ou, comme on disait alors, d'une _hellequinade_. Le héros du poëme vient de se retirer dans sa chambre à coucher; c'est l'instant qu'on attendait pour lui donner le charivari le plus étonnant qui jamais ait assourdi les oreilles humaines: Puis faisoyent une crierie... Jamais telle ne fut ouïe. Li uns monstroit son cul au vent, Li autres rompoit un auvent; L'uns cassoit fenestres et huis, L'autre jetoit le sel au puits; L'un jetoit le bren aux visaiges; Trop par estoient laids et sauvaiges: Es testes orent barboères[118], Avec eux portoient deux bieres. Il y avoit un grant jayant Qui alloit trop forment brayant; Vestu ert de bon broissequin; _Je cuids que c'estoit Hellequin, Et tuit li autre sa mesnie_ Qui le suivent toute enragie. Monté est sur un roncin haut, Si très gras que, par saint Quinault, L'on li peut les costes compter. [118] Masques dont la partie inférieure, la barbe, est un morceau d'étoffe triangulaire. Le mot est encore usité en Picardie. Ces vers n'ont pas besoin de traduction. Nous voyons déjà figurer dans le même cortége les Arlequines: Avec eux avoient _Hellequines_ Qui avoient cointises fines, Et se deduisoient en ce Lay chanter qui commence: «En ce doux tems d'esté, «Au joly mois de may.» Hellequin une fois entré dans le ridicule, ma tâche d'historien est finie, et le reste vous est connu. Le peuple s'est vengé du fantôme par une amère dérision. Le costume d'Arlequin est évidemment parodié de celui d'Hellequin: le harnais militaire est remplacé par un vêtement bariolé comme celui des fous de cour; au lieu du glaive étincelant d'Hellequin, Arlequin brandit un sabre de bois, une latte, dont s'escrime sa malice inoffensive; le heaume de fer est devenu un petit chapeau de feutre risible. En expiation de l'épouvante semée par le seul nom d'Hellequin, Arlequin tremble aujourd'hui devant tout le monde: un enfant, son ombre, un rien, tout lui fait peur. Il a lui-même le caractère d'un enfant, et la grâce folâtre d'un petit chat. De toute son ancienne manière d'être, on ne lui a laissé que son visage noirci par la fumée de l'enfer, comme pour mieux constater son identité et son humiliation. Exemple frappant des vicissitudes de la fortune, Hellequin condamné à faire rire ceux qu'il faisait jadis frissonner! Qu'est-ce que Denys le tyran devenu maître d'école, au prix d'Hellequin changé en Arlequin! Le camarade inséparable d'Arlequin, Pierrot, m'est suspect aussi de n'avoir pas toujours exercé le métier qu'il fait aujourd'hui sur le boulevard du Temple. A sa face blême, à l'espèce de suaire dont il s'habille, à sa malice malfaisante, à sa gravité sournoise, à ce silence funèbre et à ces affreuses grimaces qui, avec une pantomime d'une agilité surnaturelle, lui servent de langage, je crois reconnaître un habitant de l'autre monde; et, puisqu'il faut le dire, je soupçonne fort Pierrot d'avoir en son temps fait partie de la _mesnie Hellequin_. Il tient visiblement du fantôme et du démon: il paraît avoir formé une paire avec Arlequin, l'un représentant le fantôme blanc, l'autre, le fantôme noir. Chacun sait combien le bon roi René était admirable à organiser de belles processions dramatiques. Celle qu'il institua à Aix en 1474, pour le jour de la Fête-Dieu, mettait plusieurs heures à défiler. On y voyait figurer, dans l'attirail le plus fantasque, tous les dieux du paganisme et tous les personnages soit du Vieux, soit du Nouveau Testament; la Mort, la Renommée, des bouffons montés sur des ânes, les Parques et une légion de diables grands et petits, habillés de rouge et de noir, pour signifier les ténèbres de l'autre monde et le feu de l'enfer: «Leur vêtement était noir, mêlé de flammes, et tous avaient le visage caché par des têtières rouges ou noires.» Arlequin et Pierrot sont masqués: «Toutes les divinités de la procession portaient des masques semblables à ceux dont les anciens se servaient au théâtre[119].» Est-il vraisemblable que parmi les légendes fameuses, comme la tarasque ou le dragon de saint George, représentées dans ses processions, le roi René eût négligé la plus célèbre, la _mesnie Hellequin_? La chose ne paraît pas possible. Plus j'y songe, plus je me persuade que c'est le roi René à qui nous sommes redevables d'Arlequin et de Pierrot. Peut-être même a-t-il prétendu guérir ses sujets de leurs craintes superstitieuses par l'habitude d'en railler les objets, et il y aurait réussi. Pourquoi une idée philosophique ne serait-elle pas entrée dans la tête du roi René, bon poëte, grand artiste, qui s'est montré si philosophe dans la pratique? Remarquez que Arles était une des deux capitales du roi René, que l'habit d'Arlequin est précisément rouge et noir, et qu'en Italie, où il n'y avait pas de bon roi René, Arlequin est demeuré vêtu de noir sans mélange. Décidément, Arlequin et Pierrot me paraissent deux échappés de la procession. [119] _Histoire du roi René_, par M. de Villeneuve-Bargemont, II, 255 et 365. On a fait au siècle dernier, sur les masques de la comédie italienne, quelques recherches très-superficielles, qui défrayent encore l'érudition contemporaine. On a répété d'écho en écho que Bergame est la patrie d'Arlequin: je le croirai, quand l'Italie fournira une étymologie satisfaisante du nom d'_Arlichino_. Je consens de bon coeur que Pantalon soit Vénitien[120]; Spavento, Napolitain; le Docteur, Bolonais, _etc._ Mais j'observe que, dans cette facile généalogie, il n'est jamais question de Pierrot; et cependant Pierrot passe avec Arlequin pour le plus ancien masque de la comédie italienne. C'est que leur berceau est ailleurs qu'en Italie. [120] Chaque pays a ses patrons de prédilection: saint Patrice en Irlande; en Angleterre, saint Jean; saint Alexandre (_Sauney_) en Écosse; à Venise, saint Pantaléon, d'où, par antonomase, _un Pantaléon_ pour _un Vénitien_, et, par corruption, _Pantalon_. Si les auteurs du moyen âge redevenaient à la portée de tout le monde, si leurs textes étaient publiés correctement et rentraient dans la circulation, s'ils étaient fouillés par l'intelligence publique au lieu de l'être par la sagacité particulière de quelques érudits, que de secrets se révéleraient, que d'origines seraient mises au jour, qui paraissent aujourd'hui des mystères impénétrables, sur lesquels on écrit de gros livres bien pédants, et qui ne sont au fond que l'histoire d'Arlequin! CHAPITRE II. MALBROU[121]. Est-il Anglais?--Est-ce un héros moderne? [121] Ce morceau a été publié dans une _Revue_. En le réimprimant on n'a pas cru devoir retrancher l'exposition sommaire de quelques points de théorie traités avec plus de développements dans diverses parties de cet ouvrage, auxquelles ce chapitre peut servir de résumé. Un autre personnage parmi le peuple, aussi célèbre qu'Arlequin, c'est _monsieur d' Malbrou_. L'immortalité est un quine à la loterie du temps; il ne faut pas une grosse mise pour y faire fortune: Saint-Aulaire gagna la sienne avec un quatrain, et tous les titres de monsieur de Malbrou sont une chanson. Cette chanson, dont la vogue fut prodigieuse, n'était pas connue du beau monde avant 1783; mais vers cette époque elle fit tout à coup explosion; c'est le mot. Sa fortune, depuis fixée à un cran un peu plus bas, n'a plus varié, et, selon toute apparence, ne variera plus. Monsieur de Malbrou restera populaire jusqu'à la fin du monde; car il est solidement établi, non-seulement en France, mais dans l'Europe entière et par delà: on le chante en Afrique et en Égypte. Je ne serais pas surpris d'apprendre qu'il a pénétré à la suite des jésuites jusqu'à la Chine et aux Indes; le nouveau monde en fait ses délices comme l'ancien. Quelle catastrophe serait donc capable d'anéantir cette chanson? Je ne vois que le jugement dernier: _Si fractus illabatur orbis_. Voici, en peu de mots, l'histoire de sa naissance, ou plutôt de sa renaissance; comme j'espère le faire voir tout à l'heure. Le Dauphin, fils de Louis XVI, avait une nourrice appelée madame Poitrine; qui, vu la convenance de son nom et de son emploi, risque bien d'être prise pour un mythe par les Niebuhrs des siècles à venir. Cette bonne dame, un jour qu'elle berçait le petit prince en chantant pour l'endormir, reçut la visite inopinée de la reine. Or, madame Poitrine chantait justement Malbrou. Marie-Antoinette, excellente musicienne, élève de Gluck, prit en gré cette chanson, et mit à la mode Malbrou, comme un an plus tard elle y mit les _Quesaco_. La cour, à l'exemple de la reine, se passionna pour Malbrou; la ville se modela sur la cour. Malbrou se trouva dans toutes les bouches, sur les écrans, sur les éventails; on en fit des tableaux, des dessus de porte, jusqu'à des poëmes[122]. Les voitures, les habits, les perruques, tout fut à la Malbrou: c'était un engouement universel. Mais vous observerez que tout ce monde allait à gauche, en prenant la chanson de Malbrou au burlesque. Elle n'offre absolument de ridicule que les couplets ajoutés par les courtisans beaux esprits. Le seul Beaumarchais eut le tact assez fin pour sentir que l'air est une des mélodies les plus sentimentales: aussi l'employa-t-il pour la romance que chante Chérubin aux pieds de la belle comtesse. Ce trait d'un homme de goût ne détrompa point le public, le sot public, comme l'appelle Jean-Jacques; et la chanson de Malbrou est restée un type convenu de folle plaisanterie. Et pourquoi? parce qu'on y trouve le nom d'un général anglais qui battit une fois les troupes françaises. Il est clair qu'on ne pouvait chanter la mort de Marlborough que pour s'en moquer. [122] L'anecdote, d'ailleurs bien connue, de madame Poitrine et de la reine, est attestée par un détestable poëme burlesque de _Malbrough_, que Beffroy de Regny publia en 1783, c'est-à-dire, le lendemain du fait. Mais si, par hasard, dans cette pièce le nom de Marlborough était un nom substitué? A quel nom? direz-vous. C'est ce qu'il s'agit de déterminer, et la chose n'est pas facile; toutefois, on peut l'essayer. Il est hors de doute que la chanson de Malbrou n'a pas été composée sur le duc de Marlborough, mort en 1722; car déjà, à la mort du duc de Guise, assassiné par Poltrot le 15 février 1563, les huguenots répandirent une chanson visiblement calquée sur celle qui porte aujourd'hui le nom de Malbrou; or, la copie ne saurait avoir précédé l'original. Mais sur quoi jugez-vous que Malbrou est l'original, plutôt que la complainte du duc de Guise? Je vous le dirai tout à l'heure. Voici, en attendant, pour constater la ressemblance, cette complainte du duc de Guise. Ce morceau est devenu rare. LE CONVOI DU DUC DE GUISE (1563). _Sur un air noté._ Qui veut ouïr chanson? C'est du grand duc de Guise; Et bon, bon, bon, dan di, dan don, C'est du grand duc de Guise, Qui est mort et enterré. Aux quatre coins du poêle, Et bon, bon, bon, etc. Aux quatre coins du poêle Quatr' gentilshomm's y avoit, Quatr' gentilshomm's y avoit, Dont l'un portoit son casque, Et bon, bon, bon, etc. Et l'autre ses pistolets, Et l'autre ses pistolets, Et l'autre son épée, Et bon, bon, bon, etc. Qui tant d'hugu'nots a tués, Qui tant d'hugu'nots a tués. Venoit le quatrieme, Et bon, bon, bon, etc. Qu'estoit le plus dolent, Qu'estoit le plus dolent. Après venoient les pages, Et bon, bon, bon, etc. Et les valets de pied, Et les valets de pied, Avecque de grands crespes, Et bon, bon, bon, etc. Et des souliers cirés, Et des souliers cirés, Et des beaux bas d'estame, Et bon, bon, bon, etc. Et des culottes de piau, Et des culottes de piau. La ceremonie faite, Et bon, bon, bon, etc. Chacun s'alla coucher, Chacun s'alla coucher; Les uns avec leur femme, Et bon, bon, bon, etc. Et les autres tout seuls[123]. [123] Laplace, _Pièces intéressantes_, III, p. 239. Laplace, qui a recueilli cette platitude historique, se demande laquelle des deux chansons est l'aînée. Il n'est pas malaisé de s'en apercevoir: le _Convoi du duc de Guise_ n'est évidemment qu'une fade et grossière parodie de quelque antique romance, encore populaire au XVIe siècle, oubliée au XVIIIe siècle, et que la bonne madame Poitrine apporta du fond de sa province dans le Louvre des rois de France. Le _Convoi du duc de Guise_ affecte de ne point rimer, parce que la chanson de Malbrou ne rime pas; je veux dire qu'elle semble ne pas rimer pour ceux qui ignorent les règles de la poésie au moyen âge. La chanson de Malbrou est en vers de douze syllabes et en couplets monorimes, comme les chansons _de Geste_ du XIIe et du XIIIe siècle. Chaque vers se partageait alors en deux hémistiches bien marqués, dont le premier jouit du privilége aujourd'hui réservé à la finale du vers féminin, c'est-à-dire que l'_e_ muet n'y compte pas. Par exemple: Chy fine le mat_ere_ de Regnaut le baron, Qui tant jour guerroya l'empereour Karlon. Oncques plus vaillant prince ne viesti haubergon, Que fu li bers Regnaut, tant il estoit preudom. (_Les quatre fils Aymon._) «Ici finit l'histoire du baron Renaud (de Montauban), qui guerroya si longtemps l'empereur Charlemagne. Jamais ne vêtit l'haubergeon plus vaillant prince que ne fut le baron Renaud, tant il était brave homme.» Il est sûr que ces vers paraîtront dépourvus de la moitié de leurs rimes, si on les dispose ainsi: Chy fine le matere De Regnaut le baron, Qui tant jour guerroya L'empereour Karlon. Oncques plus vaillant prince Ne vestit haubergon Que fu li bers Regnaut, Tant il estoit preudon. Le même inconvénient se produit pour les alexandrins modernes mis en musique, parce que la phrase musicale ne peut s'étendre assez pour enfermer douze syllabes. Le musicien est réduit à partager le vers. Ainsi Guillard a écrit, dans _OEdipe à Colone_: Elle m'a prodigué sa tendresse et ses soins; Son zèle dans mes maux m'a fait trouver des charmes. Elle les partageait, elle essuyait mes larmes; Son amour attentif prévenait mes besoins. Sacchini a chanté: Elle m'a prodigué Son amour et ses soins; Son zèle dans mes maux M'a fait trouver des charmes. Elle les partageait, Elle essuyait mes larmes; Son amour attentif Prévenait mes besoins. Voilà huit vers qui ne riment que deux fois, et la première rime n'arrive qu'au sixième vers. Cependant l'oreille est satisfaite. Cette expérience justifie pleinement le système de versification de nos aïeux, qui, sauf le droit de la rime, ne se seraient pas fait faute de disposer les hémistiches de la manière suivante: Elle m'a prodigué Son amour et ses soins. Son zèle dans mes maux M'a fait trouver des charm_es_; elle les partageait, Elle essuyait mes larm_es_. Son amour attentif Prévenait mes besoins. L'abbé de la Rue va jusqu'à prétendre que primitivement les rimes étaient placées à l'hémistiche dans l'intérieur des vers, et non à la fin. Je crois qu'il est tout à fait dans l'erreur. Au surplus, ce ne serait là qu'une question de copiste et non une question d'art, comme il paraît le croire. La différence n'existerait que sur le papier, et s'évanouirait à la récitation. Revenons à la chanson de Malbrou. La voici comme on doit l'écrire, avec les consonnes euphoniques intercalaires[124]. [124] J'omets le refrain, qui ne fait point partie de la chanson, et pourrait cependant servir à constater l'origine de l'air. On a prétendu que _Mironton ton ton mirontaine_ était une altération (fort grave) de _Massourah! Massourah!_ C'est une conjecture un peu hardie. Après tout, on voit des faits aussi extraordinaires. Malbrou s'en va_t_ en guerre, ne sais quand reviendra. Il reviendra_t_ à Pasques ou_s_ à la Trinité. La Trinité se passe, Malbrou ne revient pas. Madame à sa tour monte, si haut qu'el peut monter; El voit venir son page tout de noir habillé: --Beau page, mon beau page, quel nouvelle apportez? --Aux nouvelles que j'apporte, vos beaux yeux vont pleurer: * Monsieur d'Malbrouck est mort, est mort et enterré. L'ai vu porter en terre par quatres officiers; L'un portait sa cuirasse, l'autre son bouclier. A l'entour de sa tombe romarin fut planté. Sur la plus haute branche le rossignol chanta.» . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Ici commençait sans doute un couplet monorime en _a_, dont la suite est perdue. Remarquons tout de suite, dans le premier couplet, un vers manifestement et grossièrement refait en 1783: Monsieur d'Malbrouck est mort, est mort et enterré. Le second hémistiche est pillé mot à mot du _Convoi du duc de Guise_; le premier ne va pas sur l'air, parce que seul il ne se termine pas par un _e_ muet. Regardez tous les autres: _guerre_, _Pasques_, _passe_, _monte_, _page_, _apporte_, _terre_, _cuirasse_, _tombe_, _branche_; il n'en est pas un qui se dérobe à cette uniformité; et cette syllabe, qui ferait boiter le vers dans notre système moderne, est indispensable pour le rendre régulier musicalement; si bien que le vers interpolé, juste d'après les lois de la prosodie actuelle, est faux pour le chant, et qu'on est obligé de chanter: «Monsieur Malbrouck est mor_e_.» Les contrefacteurs n'ont pas pris garde à ce détail, si soigneusement observé par le vieux poëte. La particule nobiliaire mise au devant du nom de Malbrouck est une plaisanterie inepte qui trahit encore le faussaire. Les autres vers présentent tous les caractères de la versification du XIIIe siècle; ils ressemblent à ceux qu'on faisait sous saint Louis et sous Philippe-Auguste[125]. [125] Voyez _Des priviléges de l'ancienne versification_, p. 237. Les hiatus dont nous paraît fourmiller la poésie de ces temps reculés n'existaient pas même en prose. Ils étaient prévenus par des consonnes euphoniques qui s'intercalaient dans le langage, mais souvent omises dans l'écriture, surtout à mesure que la date des manuscrits se rapproche de nous. La tradition orale les a maintenues parmi le peuple. Les plus anciens monuments de notre langue, _le livre des Rois_, les sermons de saint Bernard, _la chanson de Roland_, et quelques autres, ne permettent aucun doute à cet égard: «Achitofel parla_d_ à Absalon.--Atalie entra_d_ el temple (_livre des Rois_).--Tu as dous anemins: lo pechie_t_ et la mort.--Chier frere, nos est mestier ke la charitei_t_ aiens. (_Saint Bernard._)» Luisent cis elmes ki a_d_ or sunt gemmés... L'escus li fraint ki est à flurs et a_d_ or... (_Roland_, _passim_.) «Ces casques brillent qui sont émaillés d'or...» (a_t_ or). «Il lui brise son écu, orné de fleurs et d'or...» Le participe passé passif prenait toujours à la fin un _d_ ou un _t_ euphonique, comme les substantifs en _é_, beaute_t_, vanite_t_, nativite_t_; comme les troisièmes personnes en _a_, il a_t_, il va_t_: Un grant mouton cornu_t_ ocis. (_Dolopathos_, p. 255.) Apres iço i est Neimes venu_d_, E dit al rei: Ben l'avez entendu_d_! Guenes li quens ço vus a_d_ respondu_d_... (_Roland_, st. 16.) «Après cela y est venu Naime (le duc de Bavière), et dit au roi: Bien l'avez entendu! le comte Ganelon vous a répondu cela.» Ce _t_ final euphonique est l'origine de la double forme _bénie_ et _bénite_, le masculin étant, selon l'occasion, _béni_ ou _bénit_, avec ou sans _t_[126]. [126] Voyez le chapitre _Des consonnes euphoniques_, p. 89. Ainsi, «Malbrou s'en va_t_ en guerre.--Il reviendra_t_ à Pasques,» sont parfaitement légitimes. Un académicien attendant son confrère pour condamner ces _cuirs_, comme on appelle arrogamment les archaïsmes du peuple, demande: Va_t_ il bientôt venir? A_t_ il oublié l'heure de la séance? Peut-être dîne_t_ il en ville? L'_s_ euphonique n'est pas plus extraordinaire à la fin de _ou_ qu'à la fin de _quatre_; et puisque l'ancienneté de cet usage, autrefois général, a contraint l'Académie elle-même d'autoriser _quatreS yeux_, je ne vois pas pourquoi l'on ferait plus de difficulté pour _quatreS officiers_. _Deux_, qui vient de _Duo_, n'a pas plus de droit à l'_s_ finale: ou dit pourtant _deuX hommes_; la première forme était _dous hommes_. Pourquoi _deux_ a-t-il gardé seul sa finale euphonique? En vertu de quelle logique accorde-t-on à _deux_ ce qu'on refuse à _quatre_? Ils étaient jadis sur le même pied. L'histoire des mots ressemble à celle des hommes, égaux en naissant, inégaux par les hasards de la fortune. Le pronom masculin sonnait _i_:--_i_ viendra,... _i_ dira... qu'_i_ dit... Le pronom féminin, entre _é_ fermé et _ai_:--_é_ sait... _é_ fait... _é_ va... Madame à sa tour monte si haut qu'_é_ peut monter. Mais devant une voyelle, l'_l_ euphonique reparaissait: _il_ ira... _el_ aura. Puis l'usage de faire constamment sonner cette _l_ s'est établi dans les classes soi-disant lettrées: _ile_ va... _ile_ dort. Il en est résulté que le pronom féminin _el_ s'est allongé d'une syllabe sur le papier: _elle_ part, _elle_ donne. Le bon sens, l'analogie auraient voulu qu'on modifiât de même l'autre, et qu'on écrivît _ille_, puisqu'on le prononce maintenant ainsi. Point! _il_ est resté monosyllabe à l'oeil, tandis qu'il a deux syllabes pour l'oreille. Mais enfin, si nous manquons de logique, nos pères n'en sont pas cause; et vraiment ce serait pousser trop loin la fatuité de l'ignorance que de les blâmer d'avoir écrit: _El_ voit venir son page... si haut qu'_el_ peut monter. _Quel_ nouvelle... et non _quelle_ nouvelle. _Quel_, _tel_, étaient invariables pour le genre. Tout adjectif était dans ce cas, venant d'un adjectif latin en _is_, et n'ayant par conséquent qu'une seule terminaison pour le masculin et pour le féminin. De là vient que _mortel_, _royal_, _grand_, etc., n'avaient qu'une forme pour les deux genres: c'est qu'ils dérivent de _mortalis_, _regalis_, _grandis_. Cela vous démontre en passant l'absurdité d'écrire avec une apostrophe, _grand'route_, _grand'messe_, comme s'il y avait une élision de l'_e_ sur une consonne. Cet _e_ n'a jamais existé. Cela vous explique aussi cette locution demeurée technique au palais, _lettres royaux_. M. Chicaneau, dans _les Plaideurs_: J'obtiens _lettres royaux_, et je m'inscris en faux. Ne sais _quel_ chose traïnoient. (_Dolopathos._) Ayez soin surtout de bien prononcer _queu chose_, _queu nouvelle_, comme vous prononcez _queu diable!_ pour _quel diable!_ Vous sentez en effet qu'en faisant sonner l'_l_, vous introduiriez un _e_ muet qui romprait la mesure. Nos aïeux étaient bien autrement que nous attentifs à l'euphonie! ils avaient l'oreille bien autrement délicate que la nôtre par rapport à la musique du langage! Le XIIIe siècle était, à cet égard, incomparablement plus avancé que le XIXe. Cela blesse un peu notre vanité et la doctrine du progrès: j'en suis fâché; mais la vérité est ce qu'elle peut. Nous avons, je crois, passé en revue toutes les fautes de français, c'est-à-dire, tous les vénérables archaïsmes de la chanson de Malbrou. Passons de la forme au fond. Comment a-t-on pu trouver le mot pour rire dans cette romance naïve? Relisez-la donc, dégagé de vos préjugés et de vos habitudes d'enfance, et dites de bonne foi si vous connaissez rien de plus touchant que ces détails empreints de tout le charme et de toute la simplicité antiques? Il n'en est pas un qui ne respire la poésie des temps chevaleresques et ne nous reporte en plein moyen âge. Si madame à sa tour monte, et même _si haut qu'el peut monter_, autant en fait la pauvre femme de Barbe-Bleue, autant en fait Bramidone, la femme du roi Marsile, pour assister à la déconfiture des Sarrasins par l'armée de Charlemagne: En sum la tour est muntee Bramidonie; Ensemble od li ses clers e si canonie. (_Roland_, st. 266.) «Au sommet de la tour est montée Bramidone; ensemble avec elle ses clercs et ses chanoines.» Entendez que ce sont chanoines et clercs de la cathédrale de Mahomet, car le roi Marsile et la reine Bramidone étaient païens. Il faudrait, pour ignorer cela, n'avoir pas lu le vingt-sixième chapitre de la seconde partie de _Don Quichotte_. Et ce page tout de noir habillé, ce dialogue si rapide et si douloureux, ce guerrier tombé sur le champ de bataille, cette tombe entourée de romarin, ce rossignol qui chante sur la plus haute branche: comme toute cette poésie mélancolique convient bien au XVIIIe siècle, et s'adapte merveilleusement à ce vieux Curchill de Marlborough, mort à 72 ans, dans son lit, par suite d'une apoplexie qui l'avait rendu fou! N'est-ce pas là effectivement une agréable et piquante satire? et combien doit-on admirer le jugement de ceux qui, les premiers, ont interprété dans ce sens le chant de Malbrou! Leur bon goût et leur intelligence éclate surtout dans les couplets qu'ils ont ajoutés au fragment de la nourrice: Chacun mit ventre à terre, et puis se releva Pour chanter les victoires que Malbrough remporta. * La ceremonie faite, chacun s'en fut coucher, * Les uns avec leurs femmes et les autres tout seuls[127]. Ce n'est pas qu'il en manque, car j'en connois beaucoup Des blondes et des brunes, et des chataignes aussi. J'n'en dis pas davantage, car en voilà z'assez. [127] Pillé du _Convoi du duc de Guise_. Cela n'a pas plus de raison que de rime. Les continuateurs n'ont pas même soupçonné l'ordonnance de ce qu'ils prétendaient finir. On voit qu'ils ont pillé la parodie de 1563, et n'ont réussi en définitive qu'à être, quand ils se croyaient réjouissants, bêtement plats ou platement bêtes. Aussi le peuple s'est-il bien gardé de consacrer leurs prétendus vers. La première moitié de Malbrou est dans toutes les mémoires; personne ne connaît ou n'a retenu la seconde. L'instinct populaire est infaillible à discerner le faux du vrai; et son arrêt lui seul, sans autre indication, suffirait pour mettre sur la trace de l'imposture. Mais enfin, dira-t-on, si la chanson de Malbrou date du moyen âge, et si, comme il paraît, elle n'a nul rapport à Curchill de Marlborough, qui donc en est le héros? Ah! voilà le grand problème! Ici, nous nous engageons dans des landes inconnues, sur des sables mouvants. Avançons avec précaution. Si nous possédions une leçon authentique du fragment chanté par madame Poitrine; si seulement nous avions le vers qu'on a remplacé par _Monsieur d'Malbrouck est mort_, cela nous aiderait beaucoup et peut-être nous mettrait tout soudain hors de peine; car certainement il y avait un nom dans ce fragment, et il y a dix mille à parier contre un que ce nom n'était pas _Malbrouck_. Mais on peut supposer que c'était quelque nom approchant, et que la ressemblance a conduit à la substitution, surtout si le personnage dépossédé était inconnu à Marie-Antoinette et à ses courtisans. Or, s'agissant d'un héros du XIIe ou du XIIIe siècle, le fait est assez vraisemblable. Je trouve, dans le _Romancero_ de Duran, une très-jolie pièce que je regrette de ne pas voir traduite dans l'excellent recueil de M. Damas-Hinard. A la vérité, don E. de Ochoa, qui a réimprimé à Paris le travail de Duran, ne donne cette pièce qu'en note, et avec la date du XVIIIe siècle. M. Ochoa s'est laissé abuser aussi par la ressemblance d'un nom propre; il a partagé l'erreur commune relativement à la personne de Malbrou, et, sans y regarder de plus près, il a rapporté au temps des guerres de la succession un morceau beaucoup plus ancien. Il donne positivement comme une imitation d'après Juan de Rivera ce qui peut-être a servi à Juan de Rivera de point de départ et de modèle[128]. [128] Voyez, dans le _Tesoro_, la romance _Caballero de lejas tierras_; et dans le _Romancero_ de M. Damas-Hinard, la page 265 du tome second. Les acteurs de ce petit drame sont une épouse inquiète comme celle de la chanson de Malbrou, et un soldat, apparemment un croisé, qui revient de la guerre, et qui a le visage couvert par la visière de son casque. * * * * * --«Écoute, écoute, bon soldat, si tu es tel que tu me sembles: as-tu jamais rencontré mon mari à l'armée? --«Je ne sais, madame. Donnez-m'en quelque signalement. --«Mon époux est bon gentilhomme, bon gentilhomme et très-courtois, et monté sur un poulain blanc, plus léger qu'un cheval anglais. Il porte à l'arçon de sa selle les armoiries de notre roi, et son épée est suspendue avec ceinturon de Morlaix[129]. [129] De toile de Morlaix, en Bretagne. --«L'homme que vous dites, madame, depuis un bon mois il est mort, et par testament vous ordonne de vous marier avec moi. --«Ne permette le Dieu du ciel, ni feu ma sainte mère Ignès, que femme de notre lignage se marie plus d'une fois! De ses trois filles qu'il me laisse, la première je marierai, la seconde prendra le voile; la troisième je garderai, qui me guide et qui m'accompagne, et qui me prépare à manger, et qui par la main me conduise dans la maison du colonel. --«Ne vous affligez pas, madame; dame, ne vous affligez pas. (_Il lève sa visière._) Tenez, regardez mon visage, pour voir si vous me connaissez? --«Ah! vous êtes mon cher _Mambrou_! vous êtes mon mari, mon maître! vous...» Elle chut évanouie dans les bras de son cher trésor, la pauvre dame, défaillante de sentiment et de plaisir. «Puis étant à soi revenue, tous deux s'en furent chez le roi, qui les reçut entre ses bras comme ils se jetaient à ses pieds. «Voilà, messeigneurs, le _Mambrou_ que tout le monde défigure[130], et qu'une Égyptienne chante sur la grand'place d'Aranjuez.» [130] Este es el _Manbrù_ senores Que se canta _del revez_. Ce second vers est obscur, parce que l'expression est impropre, l'auteur ayant été contraint sans doute par la rime d'_Aranjuez_. J'ai choisi le sens qui m'a semblé le seul raisonnable: la gitana accuse d'inexactitude toute version autre que la sienne, et donne son adresse aux amateurs de la véritable complainte de Mambrou. Il est clair qu'au temps où fut composée cette romance, le sujet en était populaire ainsi que le héros. Cette expression _le Mambrou_ le fait assez entendre. _Le Mambrou_ appartenait à tout le monde, mais tout le monde n'en savait pas l'histoire exactement; chacun l'accommodait à sa guise, d'où vient que notre poëte accuse ses rivaux d'infidélité et de chanter _le Mambrou_ tout de travers, _del revez_. Effectivement, on peut voir une de ces versions dans le romancero de M. Damas-Hinard (II, 265). Dans cette dernière, Mambrou n'est point nommé; le récit est visiblement tronqué; il n'est question ni du testament du défunt, ni de ses trois filles, ni de la visite de la veuve au colonel de son mari, ni de la visite au roi. La dame annonce le dessein de se faire religieuse; le soldat lui répond: «Ne vous mettez pas en religion, madame, car votre mari bien-aimé, vous l'avez devant vous;» et tout finit là. De la première narration à cette copie sèche et décharnée, il y a la même distance qu'entre la chanson de Malbrou et celle du duc de Guise; et, par une conformité de destinée vraiment bizarre, dans l'une comme dans l'autre, on a pris, selon moi, l'original pour la copie, et la copie pour l'original. Ce malheureux nom de Malbrou en est la cause; il a tout brouillé. Mais peut-être je saisis un héros de hasard pour étayer une hypothèse caduque? Nullement. Les témoignages sur _Mambrou_ ne sont pas nombreux, mais ils suffisent pour qu'on ne puisse nier et son existence et son antique célébrité. L'auteur d'un livre allemand intitulé _Deux ans chez les Mores_, ou _le Renégat par contrainte_, parlant du goût de ses hôtes pour la musique, dit: «Ces braves gens, dans leur ignorance, se passionnaient pour toute espèce de chant; dans leur répertoire, ils donnaient le premier rôle à la vieille chanson de Malbrough, ou de _Mambrun_, comme on l'appelle en Espagne[131];» et il ajoute en note: «Ce nom de _Mambrun_ a passé dans la légende espagnole; toute pierre monumentale dont on ignore l'origine, on dit aux étrangers que c'est le tombeau de _Mambrun_.» Il cite à cette occasion le premier vers de la chanson de _Mambrun_: [131] Zwei Jahre unter den Mohren, p. 34. _Mambrun_ se fué a la guerra... Par malheur, il s'en tient là, ne supposant pas que le moindre intérêt puisse s'attacher à ce qu'il regarde comme une traduction d'une chanson des rues du XVIIIe siècle, tandis que cette chanson de _Mambrun_ ou de _Mambrou_, car c'est tout un, est peut-être l'original de notre _Malbrou_. Si elle n'en est l'original, elle peut du moins en être contemporaine. Ce qui tendrait à le faire croire, c'est qu'une tradition bien connue, et que M. de Chateaubriand n'a pas jugée indigne d'être recueillie, attribue à l'air de Malbrou une origine arabe. Les soldats de saint Louis l'auraient rapporté d'Afrique; ce serait l'air d'une complainte composée par les Sarrasins sur leur défaite à la Massoure. La complainte des vaincus aura passé dans le camp des vainqueurs; et comme le peuple ne retient guère un air qu'à la faveur des paroles, tout porte à croire qu'une chanson française aura été composée sur la mélodie arabe; cette chanson célébrait l'aventure de _Mambrou_, apparemment un des croisés, et même un croisé français. Quiconque a jeté les yeux sur les chansons de geste de ce temps-là, sait que rien n'y est plus fréquent que l'épithète de _membré_ ou de _membru_, accolée au nom du héros: Non ferai, sire, dit Rolant _li membré_. (_Gerard de Viane_, v. 3260.) Li grans barnages est encontre venus: Mille de Puille et Harnaus _li membrus_. (_Ibid._, v. 3180.) _Le membrou_, c'est-à-dire, le vigoureux, l'homme aux formes athlétiques. Il est important d'observer que le roi de France et le roi d'Aragon partirent l'un et l'autre pour la terre sainte en 1269. Les Espagnols et les Français étaient réunis dans la même cause, en sorte que le chant de _Mambrou_ dut être rapporté en Espagne par les soldats de Jayme Ier, en même temps qu'il arrivait en France par les soldats de Louis IX. Cette circonstance explique la simultanéité de la tradition dans les deux pays. Sur le caractère oriental de la mélodie de Malbrou, nous avons encore le témoignage de l'auteur allemand déjà cité, d'autant moins suspect que cet auteur rapporte un fait en passant, sans y soupçonner aucune conséquence historique: «Au surplus, il ne faut pas s'étonner que cet air plaise tant au peuple espagnol, précisément à cause de sa simplicité, qui le rapproche du style de la musique moresque.» L'air de Malbrou est répandu dans tout l'Orient. Un de mes amis m'a assuré l'avoir entendu en Égypte. Pendant quelques jours il fut dérouté par la manière de chanter particulière au pays. Il se disait, Je connais cela! mais il faisait de vains efforts pour saisir et fixer ce souvenir fugitif. A la fin, il reconnut, à sa grande surprise, que cet air dont on lui rebattait les oreilles n'était que l'air de Malbrou. Il y a là-dessous un autre héros que le Curchill de 1722. Ce n'est pas au XVIIIe siècle que se sont formées les légendes et les traditions populaires; la mémoire du vainqueur de Malplaquet n'aurait pas subitement poussé de si profondes racines en France, en Afrique, et dans le Levant[132]. [132] Ce n'est pas que nous ayons manqué en France de chansonner le duc Curchill de Marlborough. Le recueil manuscrit des chansons historiques en trente et un volumes, qui a passé du cabinet de M. de Maurepas à la Bibliothèque royale, contient vingt-sept chansons sur Marlborough; mais celle qui seule a survécu, et qui devrait par conséquent avoir été la plus célèbre, ne s'y trouve pas; et, parmi les vingt-sept qui s'y trouvent, aucune n'offre le moindre rapport de détail avec la chanson de Malbrou, aucune n'est sur l'air de Malbrou, aucune enfin ne présente le nom de Marlborough autrement qu'en trois syllabes, et écrit ainsi, _Malboroug_. En 1783, il y avait longtemps qu'on ne composait plus de chansons sur Marlborough, mais on se souvenait encore de celles qui avaient été composées. Voilà pourquoi ce nom célèbre a été si leste à se glisser dans une chanson dont le héros était inconnu. Voilà beaucoup de circonstances qui se réunissent en faveur de notre thèse. Mais à moins qu'un bienheureux hasard ne vienne répandre sur cette question un supplément de lumières dont j'avoue qu'elle aurait grand besoin, il ne me paraît pas possible de déterminer avec certitude qui était le héros de notre chanson de Malbrou. Peut-être cette chanson avait-elle, comme dans l'espagnol, un dénoûment heureux et inattendu; peut-être le héros dont on annonce la mort au commencement, reparaissait-il à la fin. Nous saurions sans doute à quoi nous en tenir, si les seigneurs qui entouraient Marie-Antoinette se fussent trouvés aussi zélés archéologues qu'ils étaient empressés courtisans. Plût à Dieu que la chanson de madame Poitrine fût tombée dans quelque oreille, je ne dis pas savante, mais du moins intelligente et attentive, dont le propriétaire eût pris soin de transmettre à ses petits-fils ce singulier morceau de poésie! Par malheur, le seul homme capable de ce procédé, le marquis de Paulmy, terminait alors sa carrière. Il était né précisément en 1722, l'année de la mort de Marlborough; il mourut au moment où Marlborough ressuscitait. En arrivant dans l'autre monde, il aura appris le secret de Malbrou, dont il faut nous passer en celui-ci, au moins jusqu'à nouvel ordre. Toutefois, un point semble mis hors de litige, savoir, que la chanson de Malbrou appartient au moyen âge et aux premières époques de la littérature française. La chanson de Malbrou est peut-être un fragment vivace de quelque vieille chanson de geste; avant de courir les rues, elle a peut-être été chantée dans les castels et dans les palais, devant les hauts barons et les nobles châtelaines, à la table des seigneurs et des rois. C'est une beauté qui a trop longtemps vécu, et que dans sa décrépitude personne ne reconnaît. C'est l'histoire de Marion Delorme, en son printemps maîtresse du cardinal de Richelieu, puis disparue tout à coup de la société, et si oubliée pendant un demi-siècle, que, lorsqu'elle mourut de misère à cent trente-quatre ans, on l'enterra sans se douter qui elle était. Accident bizarre! quand la littérature du moyen âge est morte depuis si longtemps, quand la prononciation de cette langue de Louis IX est devenue par les érudits une espèce d'énigme, l'objet d'une étude presque désespérée, nous avons là, au milieu de nous, une voix mystérieuse, une voix infatigable qui chante encore et retentit obstinément du fond du XIIIe siècle! tout le monde l'entend, et personne n'y prend garde; et les doctes se bouchent les oreilles avec mépris et indignation, pour n'être pas dérangés dans leurs recherches grammaticales. La réalité qu'ils poursuivent dans les nuages, ils la foulent aux pieds sans s'en apercevoir: c'est une grâce d'état. CHAPITRE III. DU DICTIONNAIRE DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE. § Ier. Voici un livre élaboré depuis deux cents ans par la plus illustre compagnie de France. Il est arrivé à la sixième édition; et, en dehors même de la docte assemblée, que de travaux se sont produits, grammaires, vocabulaires, remarques sur la langue, dont l'Académie n'aura pas manqué de tirer le suc pour embellir et corroborer son propre travail! C'est l'oeuvre collective de quarante immortels; on n'en saurait concevoir d'espérances trop hautes. Voyons pourtant si l'ouvrage répond à tout ce qu'on avait droit d'attendre. L'Académie, au mot _soupe_, dit: «SOUPE, _potage_, sorte d'aliment, de mets _ordinairement_ fait de bouillon et de tranches de pain, et qu'on sert au commencement du repas.» L'Académie confond ici le genre et l'espèce. Le potage n'est pas de la soupe; mais la soupe est un potage au pain. Potage vient de _potare_, boire, parce que c'est un aliment liquide. Du Cange le définit: «POTAGIUM, _potio quævis. Nostri potage vocant jus seu jusculum._» Le potage se faisait de légumes ou de riz: «Attendu que cette année-là fut la disette de pois, féves, et autres légumes dont on fait potage... (_Novæ Galliæ christ._ III, _instr. ad ann._ 1351.)» Dans les statuts du monastère de Saint-Claude, _potagium de riz_, _potagium de grus_ (de gruau). (DU CANGE, au mot _Potagium_.) Potage est le terme primitif, et fut longtemps le seul. _Soupe_ est tard venu dans la langue. _Sopa_, en espagnol, est une tranche de pain mince; _soupe_, au XVe siècle, n'avait pas d'autres sens. Le trouvère Cuvelier dit que Duguesclin ne restait à table que le temps nécessaire pour prendre à la hâte un morceau de pain trempé dans du vin: Onques ne just Bertrand ne dormit nullement, Ne a table ne sist por son repastement, Fors _une soupe en vin_ prendre hasteement. (_La Vie vaillant B. Duguesclin_, v. 19707.) Un historien, parlant du cérémonial usité à l'avénement des rois d'Espagne, mentionne la coutume de présenter au nouveau monarque _trois soupes dans un gobelet_. Suivant l'Académie, ce serait donc trois potages? Ouvrez Tallemant des Réaux, tome V, p. 103. C'est l'historiette d'un grand original appelé Vandy. Un jour, ce Vandy s'en va dîner en ville:--«On servit devant lui un _potage_ où il n'y avait que deux pauvres _soupes_ qui couraient l'une après l'autre.»--Vandy s'efforce d'en attraper une; il n'y peut réussir, car elles fuient dans le bouillon. Alors il appelle son laquais, et se fait débotter; on lui demande quel est son dessein:--«Je veux, dit-il, me jeter à la nage dans ce plat, pour voir si je pourrai attraper cette _soupe_.» L'Académie cite quantité de locutions où entre le mot _soupe_, qui toutes démontrent la fausseté de sa définition. _Ivre_, _trempé_, _mouillé comme une soupe_, sont des façons de parler très-justes, si la soupe est la tranche de pain plongée dans le bouillon; _ivre comme un potage_ serait absurde. L'Académie permet de dire «un cheval _soupe de lait_;--un pigeon _soupe de lait_, ou _de plumage soupe de lait_.» Il s'ensuit qu'elle autorise concurremment _soupe_ DE _lait_ et _soupe_ AU _lait_. On peut faire un potage _de lait_, mais la soupe est faite nécessairement de pain, qu'on peut ensuite mettre _au lait_ ou dans du lait. Le moyen âge aurait dit, à couvert de toute équivoque, _soupe_ EN _lait_, comme _soupe_ EN _vin_. La définition de l'Académie semble autoriser _soupe de vermicelle_, _de légumes_, _de semoule_, qui seraient intolérables, puisque dans ce dernier cas la _soupe_ est remplacée par le vermicelle, la semoule, les légumes. Il faut dire alors _potage au vermicelle_. Je suppose que tout cela était exposé bien au long dans un savant ouvrage que l'âge nous a ravi, et qui se voyait encore, du temps de Pantagruel, dans la bibliothèque de l'abbaye Saint-Victor: c'est le beau traité de frère Bricot, _De differentiis souparum_. On ne saurait trop le regretter[133]. [133] Quelques érudits ont pensé que _soupes_, au pluriel, signifiait ici des _potages_, et qu'ainsi ce titre faisait contre notre opinion. On répond que rien n'est moins démontré. Il est certain que de tout temps on a connu des soupes de différentes espèces de pains, de gâteaux, etc. Il n'est pas probable qu'un moine, un victorin, ait confondu des choses aussi diverses que la soupe et le potage; mais enfin, supposé que ce malheur lui fût arrivé, ce qu'il est impossible d'éclaircir, nous nous rejetterions sur l'autorité de Regnier. Voici ses vers (l'épigramme est un peu malpropre, c'est pourquoi nous l'avons cachée dans une note): Cette femme à face de bois En tout tems peut faire _potage_, Car dans sa manche elle a des pois, Et du beurre sur son visage. Faire potage, mais non faire la soupe: les éléments n'y étaient pas. _Tailler_, _tremper la soupe_, sont encore des expressions exclusivement applicables au potage au pain, et qui condamnent l'Académie. On répondra que beaucoup de gens, induits en erreur par l'habitude, entendent par le mot _soupe_ un potage quelconque. Il est vrai; mais l'Académie est-elle instituée pour consacrer ou pour corriger les effets de l'ignorance? Elle est la greffière de l'usage, soit; mais du bon usage. Sa faute en cette occasion est d'autant plus considérable, qu'en terminant son long article, elle met: «_Soupe_ se dit _aussi_ d'une tranche de pain fort mince.» Ainsi voilà l'acception véritable, l'acception unique du mot présentée comme une extension, une exception rare. Il faut espérer que, dans l'édition prochaine du Dictionnaire, cette ligne aura complétement disparu, et que l'erreur régnera sans partage. Il est clair que confondre la soupe et le potage, c'est ignorer le français plus qu'il n'est permis même à l'Académie française; l'Académie a là fait un article que ne voudrait signer la cuisinière d'aucun académicien. Mais en voilà assez sur la soupe et le potage. M. Arago a égayé la chambre des députés en citant les définitions mises par l'Académie aux mots _éclipse_, _marée_, _tirer de but en blanc_. Selon l'Académie, _tirer de but en blanc_, c'est tirer en ligne droite. Sur quoi M. Arago observe que l'Académie a trouvé le moyen de tirer un boulet sans qu'il retombe jamais à terre. M. le secrétaire perpétuel a répondu que c'étaient là _des singularités et des distractions_. En ce cas, l'Académie se permet des singularités bien étranges et des distractions bien fortes. Son article _vaisselle_ en offre un curieux échantillon. L'Académie appelle _vaisselle montée_, la vaisselle «composée de plusieurs pièces _avec de la soudure_; et _vaisselle plate_, celle _où il n'y a point de soudure_.» Il résulte de cette définition que les assiettes de bois sont de la vaisselle plate, car il n'y a point de soudure, non plus qu'à la faïence ni à la porcelaine. Mais attendez! L'Académie a prévu l'objection: «Cela ne se dit que de la vaisselle d'argent ou d'or.» L'expression vaisselle plate n'a jamais pu s'appliquer à la vaisselle d'or, attendu que dans l'espagnol, d'où cette expression est tirée, _plata_ signifie _argent_, et qu'ainsi _vaisselle plate_ veut dire à la lettre _vaisselle-argent_ ou _d'argent_. Comment se fait-il que dans les séances où tous ces articles sont débattus, il ne se soit pas rencontré un seul académicien instruit d'une étymologie si simple! Enfin l'Académie arrive à nous apprendre que vaisselle plate «se dit _aujourd'hui plus particulièrement_ des plats et des assiettes d'argent.» Supprimez le mot aujourd'hui; au lieu de _plus particulièrement_, lisez _exclusivement_, et la phrase sera juste. Du temps de Furetière, si l'Académie n'était pas plus habile, elle semblait du moins plus soucieuse de l'exactitude; elle s'informait, elle cherchait à s'éclairer. «J'ai remarqué, dit Furetière, que toute l'après-dînée du 18 novembre 1684 se passa à examiner ce que c'étoit qu'_avoir la puce à l'oreille_... Après avoir, pendant trois vacations, fait la définition du mot _oreille_, on en employa deux autres à la corriger, et on trouva à la fin que l'oreille étoit l'_organe de l'ouye_. Cette définition coûte deux cents francs au roi.» (_Second factum_, p. 36 et 37.) Si MM. les académiciens de nos jours étaient aussi scrupuleux, certainement ils eussent rencontré dans Paris quelqu'un capable de leur apprendre au juste ce que c'est que la _soupe_, le _potage_ et la _vaisselle plate_. L'Académie, avertie par le malin Furetière, a retranché sa définition de l'oreille, mais elle en a composé depuis d'aussi naïves, en sorte que les amateurs du genre n'y perdent rien. Par exemple, il serait intéressant de savoir combien coûte aux contribuables cette définition du _pavé_, qu'on lit dans l'édition de 1835: «PAVÉ, _morceau de grès qui sert à paver_.» Véritablement, le pavé de bois n'est venu qu'après l'édition de 1835. L'Académie donne _Anspessade_, qui vient de _lancia-spezzata_, sans avertir que c'est mal dit, et que le mot véritable est _lancepessade_. _Lancepessade_ ne se trouve même pas dans le _Dictionnaire de l'Académie_. Elle permet de prononcer _énivrer_, _énorgueillir_, et consacre la ridicule prononciation _dorénavant_; en sorte que les racines semblent être _é-nivrer_, _é-norgueillir_, _doré-navant_. Il est superflu sans doute de remarquer que _dorénavant_ est pour _d'ore_ (_de maintenant_) _en avant_. On disait mieux autrefois, _dores-en-avant_. Voici un article encore plus étrange, et dont l'Académie aurait pu s'épargner les frais, car le mot est du vieux langage, dont elle avait déclaré ne vouloir pas s'occuper. Il s'agit du mot _houser_, qui signifie _botter_. L'Académie ne donne que le participe, qu'elle appelle un adjectif: «HOUSÉ, ÉE, adj.; crotté, mouillé. _Il est arrivé tout housé._ _Crotté_, _housé_. Il est vieux.» Au contraire, il est tout neuf dans ce sens. L'Académie a procédé ici par devinaille et conjecture. Elle paraît avoir cru que _housé_ était pour _bousé_, racine, _boue_; de là son explication. Il est incroyable de combien de détails inutiles, souvent même déplacés, on a surchargé le _Dictionnaire de l'Académie_. Le mot _chien_ remplit trois colonnes; on y énumère toutes les espèces de chiens, avec leurs qualités: chien sage, chien fou, chien traître, qui mord sans aboyer, etc., etc.; on y trouve jusqu'au chien savant, avec l'explication de ce que c'est qu'un chien savant. L'Académie a pris là beaucoup de peine: mais cette peine était-elle bien nécessaire? Furetière élevait déjà contre la première édition du Dictionnaire les plaintes que l'on est obligé de reproduire contre la sixième. Il reproche aux académiciens d'avoir été chercher des exemples saugrenus. La délicatesse du choix paraîtra, dit-il, dans les exemples suivants (je saute six lignes, et pour cause): «_Ils font comme les grands chiens_, _ils veulent pisser contre les murailles_; ou bien: _Ils veulent pisser contre les murailles comme les grands chiens_ (agréable variété), en parlant des petits garçons qui veulent faire comme les grands hommes. _Pendant que le chien pisse, le loup s'enfuit._ Voilà des marques du peu de part qu'ont les prélats et les gens de qualité au travail du Dictionnaire, parce qu'il n'y a pas d'apparence qu'ils eussent souffert qu'on y eût mis ces ordures.» (_Second factum_, p. 42.) L'Académie, notre contemporaine, a conservé textuellement ces deux exemples, sauf qu'elle a substitué, dans le premier, _grandes personnes_ à _grands hommes_, et, dans le second, _s'en va_ à _s'enfuit_. Si, d'ailleurs, on en juge par d'autres exemples trop grossiers pour être rapportés, l'argument de Furetière subsiste dans toute sa force: de tout temps, les prélats et les gens de qualité académiciens ont été fort indifférents au Dictionnaire de l'Académie, car leur intervention n'est pas plus sensible dans la dernière édition que dans la première. Mais ce sont là des bagatelles de détail; passons à quelque chose de plus important, et qui intéresse davantage le fond de la doctrine. Les mots qui servent exclusivement à nier sont très-rares; chaque langue ne possède guère qu'une seule négation, ordinairement un monosyllabe, avec lequel on transforme des mots de sens positif en d'autres mots de sens négatif. Les Grecs avaient [Grec: ou], devant une voyelle, [Grec: ouk]. Les Latins, _non_, qu'ils nous ont transmis. _Nihil_, est une négation artificielle. _Hilum_, était le point noir empreint sur la féve de marais et sur le pois chiche. On l'avait choisi comme le terme de comparaison le plus réduit possible. _Ne hilum_, pas même ce point; et par syncope _nihil_, très-peu de chose, rien. Les Grecs avaient adopté, pour le même usage, l'expression qui signifie une rognure d'ongle, _gry_. «Mon maître, dit un valet dans Aristophane, ne répond rien, absolument rien, pas même _gry_! [Grec: to parapan oude gry].» Chez les Français, le terme de comparaison fut longtemps une miette de pain: _Il n'y en a mie_. Les Italiens du XVIe siècle disaient de même _miga_. _Mie_ est tombé en désuétude. On y a substitué un _pas_, ou un _point_. Mais ces trois mots, _mie_, _pas_, _point_, sont tous trois positifs, et n'acquièrent la vertu négative que par l'adjonction de _ne_, l'unique négation que possède notre langue. * * * * * RIEN (_rem_), chose, quelque chose. Le roi, voyant sa fille guérie par le médecin malgré lui, lui en témoigne sa reconnaissance: Et dist li rois: Or, sachiez bien Que je vos aim sur _tote rien_. (_Du Vilain Mire._) «Que je vous aime sur toute chose.» El chapel sont trestuit entré, Mais il n'ont _nule rien_ trové. (_Le Fabel d'Aloul._) «Quand un soldat, dit Pascal, se plaint de la peine qu'il a, ou un laboureur, etc., qu'on les mette _sans rien faire_.» (_Pensées de Pascal_, p. 219.) C'est-à-dire, qu'on les mette sans faire quelque chose. Beaucoup de gens écriraient aujourd'hui, «_qu'on les mette à rien faire_,» qui exprimerait le contraire; et, ce qu'il y a de pis, c'est que ces gens auraient pour eux l'autorité de l'Académie française, qui, dans sa dernière édition, malgré les réclamations maintes fois élevées à ce sujet, dit encore: «RIEN, néant, nulle chose,» et donne pour exemples à l'appui: _Rien ne_ me plaît davantage; il _n'_y a _rien_ de si fâcheux; je _ne_ demande _rien_; ce _n'_est _rien_, etc., etc. On parlerait correctement, suivant l'Académie, en disant: Je fais _rien_, je demande, je dis _rien_; car puisque _rien_ contient en soi la négation, pourquoi la répéter, _ne... rien_? Il y a beaucoup de cas où _rien_ est effectivement négatif, mais c'est en vertu d'une ellipse: Avez-vous _rien_ vu de plus beau?--_Rien._ Le premier _rien_ est positif: Avez-vous vu quelque chose?--Le second est négatif: _Rien_; c'est-à-dire, je _n'_y ai _rien_ vu. La négation est enfermée dans l'ellipse, c'est ce qui fait illusion, et semble attribuer à _rien_ la force négative. Et comptez-vous pour rien Dieu qui combat pour nous? Ce vers d'_Athalie_ signifie: Comptez-vous pour _quelque chose_, oui ou non? Le mot _rien_ se prête à l'incertitude; mais essayez une réponse, l'homme pieux dira: Je le compte pour _quelque chose_; l'athée: Je _ne_ le compte pour _rien_. Vous voyez que celui qui veut nier est obligé d'introduire la négation. M. J. J. Ampère, dont l'opinion sur ces matières doit toujours être consultée, dit: «Originairement _rien_ voulait dire _quelque chose_.» (_Hist. de la form. de la lang. franç._, p. 275.) Je ne crois pas qu'on puisse le regarder aujourd'hui comme ayant un autre sens[134]. [134] M. Ampère ajoute: «_Rien_ est le cas régime de _res_ (chose), qui était le nominatif latin et provençal. Mais ici, comme bien souvent, la forme du régime l'a emporté sur la forme du nominatif, et on a dit _rien_ dans les deux cas, pour _rem_ et pour _res_.» (_Form. de la lang. franç._, p. 275.) Cette phrase semblerait indiquer qu'on se soit jamais servi de la forme _res_ en français. Assurément ce ne saurait être la pensée de l'auteur. Quant au cas régime _rien_, je n'accorderai pas plus celui-là que les autres. Je crois avoir montré que les substantifs français s'étaient formés, non pas du nominatif, mais de l'accusatif latin (p. 194); _rien_ est donc venu directement de _rem_ par suite de l'usage établi, et nullement par suite d'aucune déclinaison française. Ainsi, j'expliquerai le mot _asne_ par _asinum_, _asine_, et, en contractant, _asne_; et non, comme le veut M. J. J. Ampère (p. 239), par la métamorphose de l'_u_ en _e_ muet. M. Ampère, pour dériver arbre d'_arbor_, est obligé de poser en règle que l'_o_ final se changeait parfois en e muet; pour tirer _utile_ du nominatif _utilis_, il est réduit à opérer une nouvelle métamorphose de l'_i_ en _e_ muet. Cela fait bien des règles, et qui paraissent improvisées pour le besoin du moment. N'est-il pas plus simple de n'en avoir qu'une? _Arborem_ s'est contracté en _arbre_, et _utile_ vient d'_utilem_, par le seul rejet de la consonne finale. On m'opposera l'autorité de Molière. Il semble que Molière ait considéré _rien_ comme un terme négatif. Bélise, expliquant à Martine en quoi consiste le _vice d'oraison_ dont la reprend Philaminte: De _pas_ mis avec _rien_ tu fais la récidive; Et c'est, comme on t'a dit, trop d'une négative. Molière ici s'accommode aux idées reçues. Le discours de Martine, Et tous vos biaux dictons _ne_ servent _pas_ de _rien_, signifie, à la lettre: Et tous vos biaux dictons ne servent pas de _quelque chose_. Ce qui est irréprochable considéré logiquement. Mais au point de vue de l'usage, c'est autre chose: l'usage défend de réunir, dans la même phrase, _ne_, _pas_ et _rien_, ce dernier servant avec _ne_ à composer une négation complète; _pas_ y est donc superflu. Songez que _pas_ est un substantif, comme _rien_. _Ne_, l'unique négation de notre langue, se construit avec l'un ou avec l'autre:--_Ne_ croyez _pas_;--_ne_ dites _rien_;--mais non avec l'un et l'autre en même temps: _Ne dites pas rien_;--_ne servent pas de rien_.--Il y a double emploi, superfétation. Voilà où est la faute de Martine, faute qui blesse l'usage, une convention, mais nullement la logique, je le répète. Et cela est si vrai, que Molière lui-même, plus attentif à la logique et au sens des mots qu'à l'usage, est tombé souvent dans le pléonasme de Martine: CLAUDINE. «Ah! madame, tout est perdu! voilà votre père et votre mère, accompagnés de votre mari. CLITANDRE. «Ah, ciel! ANGÉLIQUE. «_Ne faites pas semblant de rien_, et me laissez faire tous deux.» (_Georges Dandin_, act. II, sc. 10.) «Je _ne_ suis _point_ un homme à _rien_ craindre.» (_L'Avare_, act. V, sc. 5.) «Ce _n'est pas_ mon dessein de _rien_ prétendre à un coeur qui se serait donné.» (_L'Avare_, act. V, sc. 5.) «Il _ne_ faut _pas_ qu'il sache _rien_ de tout ceci.» (_Georges Dandin_, act. I, sc. 2.) «Mon intention _n'est pas_ de vous _rien_ déguiser.» (_Ibid._, act. III, sc. 8.) On en pourrait citer beaucoup d'autres exemples. Il reste à décider si un pléonasme est un solécisme; pour moi, je n'en crois rien. Un solécisme, proprement dit, blesse non-seulement l'usage, mais encore la raison; or, ce n'est pas ici le cas. * * * * * AUCUN était primitivement _alque_ (pour _auque_), contracté d'_aliquem_, et signifie _quelque_. (_Voy._ ALQUE, p. 328.) L'habitude de voir _aucun_ employé dans des tournures négatives, a fait croire qu'il portait en soi la négation, et beaucoup de gens le prennent comme synonyme de son contraire _nul_. Il est fâcheux que l'Académie soit tombée dans ce piége, en disant que _aucun_ signifie _pas un_. On n'est pas surpris de rencontrer de telles erreurs dans le Dictionnaire de M. Napoléon Landais, où elles pleuvent; mais l'Académie se devrait à elle-même d'être un peu plus circonspecte. Comment, sur ces quarante personnes, ne s'en est-il pas trouvé une seule pour faire observer aux autres que, dans les phrases où _aucun_ n'est pas suivi d'une négation, il affirme, comme _aliquis_ en latin, _alcuno_ en italien, et _alguno_ en espagnol? _Aucuns_ ont dit... _aucuns_ ont écrit... C'est _quelques-uns_ ont dit, ont écrit: Aucuns monstres par moi domptés jusqu'aujourd'hui _Ne_ m'ont donné le droit de faillir comme lui. (_Phèdre._) C'est-à-dire, _quelques_ monstres ou _plusieurs_ monstres que j'aurais domptés, _ne_ m'ont donné le droit... * * * * * GUÈRE, JAMAIS, PERSONNE, sont dans le même cas: ce sont mots affirmatifs qui ne servent jamais à nier qu'en vertu d'une négation exprimée ou sous-entendue. _Guère_, c'est-à-dire, _beaucoup_: Avant qu'il soit _guères_, j'entends Qu'en la fin seront mal contens. On les pugnyra, les menteurs! (_Les Langues esmoulues._) L'aigle monta chez elle, et lui dit: Notre mort, Au moins de nos enfants (car c'est tout un aux mères), _Ne_ tardera possible _guères_. (LA FONTAINE.) A-t-on _jamais_ vu?... A-t-on vu _quelquefois_? Y a-t-il quelqu'un?--_Personne._ C'est-à-dire, en ôtant l'ellipse: Il _n'_y a _personne_. Au lieu de _personne_, on pourrait répondre: _Ame qui vive_. Prétendez-vous que _âme qui vive_ soit une négation? On ne passe qu'à M. Landais de nous dire, dans sa grammaire, que l'_adjectif personne_ signifie _absence de personne_, à peu près comme si l'on disait que _blanc_ signifie _noir_. Ouvrez maintenant l'Académie, vous y lirez, comme dans la _Grammaire des grammaires_: RIEN, _néant_, _nulle chose_;--AUCUN, _pas un_;--JAMAIS, _en aucun temps_;--GUÈRE, _pas beaucoup_, _peu_;--PERSONNE, _nul_, _qui que ce soit_[135]. [135] _Qui que ce soit_ donné comme équivalent de _nul_! Ainsi, lorsqu'on dit: Qui que ce soit qui vienne me voir, je n'y suis pas, cela veut dire, selon l'Académie: _Nul_ qui vienne me voir, etc. Évidemment, l'Académie avait en tête une phrase de cette forme: Il _n'_y a qui que ce soit; et elle a encore transporté au mot affirmatif la valeur de la négation. Quelle légèreté pour une Académie! Ces fautes visibles avaient été signalées dans le Dictionnaire de M. Napoléon Landais; il est triste que l'Académie française s'obstine à les reproduire[136]. [136] Ménage dérive _guères_ d'_avarus_; M. Ampère, de l'allemand _gar_, beaucoup. Ce sont là des fautes _de commission_, et je n'ai pris que la fleur du sujet. La liste des péchés _d'omission_ serait bien plus considérable encore. Je reçus, il y a quelques jours, la visite d'un jeune Allemand. «J'entends, me dit-il, répéter chaque jour, et par les littérateurs de toutes les écoles, que Molière est le plus parfait écrivain de votre langue, celui qui en a le mieux connu l'étendue et le génie. Sur les autres, on dispute; sur Molière, tout le monde est d'accord. J'ai donc résolu d'étudier Molière, et j'ai acheté exprès pour cela le _Dictionnaire de l'Académie_. Mais je suis bien embarrassé: je n'ai essayé de lire que les deux premières pièces, et j'y rencontre à chaque pas des difficultés de mots que l'Académie n'a pas levées.» Parlant ainsi, il tira la liste de ces difficultés; en voici un extrait. Dans l'_Étourdi_: Donnez-lui le loisir de se _désattrister_. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . J'ai grand'peur de vous voir comme un géant grandir, Et tout votre visage affreusement _laidir_; Pour Dieu, ne prenez point de vilaine figure! _J'ai prou de ma frayeur_ en cette conjoncture. «On ne trouve ni _désattrister_ ni _laidir_ dans le Dictionnaire; et au mot _prou_, il est dit que ce mot ne s'emploie que dans les locutions _peu ou prou_, _ni peu ni prou_. Trufaldin, ouvrez-leur pour jouer un _momon_. «Qu'est-ce qu'_un momon_, et _jouer un momon_? L'Académie, au mot _jouer_, n'en parle pas, et j'ai vainement cherché _momon_. Il est pourtant assez fréquent dans Molière, car, en ouvrant le _Bourgeois gentilhomme_, je suis tombé sur ces mots: «Ah! mon Dieu, miséricorde! Quelle figure! est-ce un momon que vous allez porter?» Mascarille est un fourbe, et fourbe _fourbissime_. «Qu'est-ce que _fourbissime_? Et bien _à la malheure_ est-il venu d'Espagne, Ce courrier que la foudre et la grêle accompagne! «_A la malheure_ ne se trouve pas dans le _Dictionnaire de l'Académie_; on n'y trouve que _malheur_, substantif masculin. «Ce dictionnaire m'assure que _parmi_ ne se met qu'avec _un pluriel indéfini_; que _dedans_, _dessus_, _davantage_, sont des adverbes; or, je lis dans Molière que les ouvriers d'une maison, _Parmi les fondements_ qu'ils en jettent encor, Auraient fait par hasard rencontre d'un trésor. . . . . . . . . . . . un trésor supposé, Dont _parmi les chemins_ on m'a désabusé. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Mon argent bien-aimé, rentrez _dedans ma poche_. Le bonhomme, tout vieux, chérit fort la lumière, Et ne veut point de jeu _dessus cette matière_. Oui, vous ne pourriez pas lui dire _davantage Que_ ce que je lui dis pour le faire être sage.» L'Académie, lui dis-je, a raison, en ce sens que ces mots, jadis employés comme prépositions et comme adverbes, sont aujourd'hui adverbes exclusivement; mais elle a tort de n'avoir pas averti du changement survenu dans la langue à cet égard.--Sans doute, dit mon jeune Prussien; l'Académie a l'air de déclarer que Molière ne savait pas le français. «Mais voici deux passages terribles que je vous prie de m'expliquer: Et là _premier que lui_, si nous faisons la prise, Il aura fait pour nous les frais de l'entreprise. (_L'Étourdi_, act. III, sc. 7.) _Sans que_ mon bon génie au-devant _m'a_ poussé, Déjà tout mon bonheur eût été renversé. (_Ibid._, act. I, sc. 11.) «Je ne comprends absolument rien à l'un de ces exemples, et il me semble que dans l'autre il y a une faute d'impression, et qu'on doit lire, Sans que mon bon génie au-devant _m'eût poussé_.--C'est ainsi que le veulent toutes les grammaires et le _Dictionnaire de l'Académie_ au mot _Sans_. «--Vous vous trompez. _Sans que_, construit avec l'indicatif, a un sens tout particulier, et les vers de Molière signifient: _Si mon bonheur ne m'eût poussé au-devant_. La Fontaine a dit de même: _Sans que_ je crains de commettre Géronte, Je poserais tantôt un si bon guet... (_La Gageure des trois Commères._) C'est-à-dire: Sans cette circonstance que je crains de commettre Géronte; ou: Si je ne craignais de commettre Géronte. _Premier que lui_ veut dire _avant lui_. Ce sont deux idiotismes aujourd'hui perdus, dont le premier surtout était précieux pour la poésie, car il substituait une tournure brève et rapide à la forme traînante qui emploie le conditionnel. Rien n'est plus commun que ces façons de dire chez les auteurs du commencement du XVIIe siècle. Il a plu à l'Académie de les rayer de son dictionnaire; elles ont péri bientôt dans l'usage. «--Voilà un beau privilége qu'a votre Académie, de prévaloir sur des gens comme la Fontaine et Molière! Il est vrai que Molière ne fut pas académicien. L'Académie peut donc faire que des écrivains qui étaient à la tête de leur siècle, et sont restés la gloire de la France, se trouvent, par un effet rétroactif, n'avoir pas écrit en français? Je ne m'étonne plus de l'obstination de certains auteurs vivants à écrire en baragouin; ils ont la chance de devenir quelque jour, par l'autorité de cette même Académie, des modèles de style; au lieu qu'en écrivant la langue du temps de Louis XIV, ils se verraient en naissant mis au rebut.» Croit-on que les expressions de Molière ne valussent pas la peine d'être recueillies autant, pour le moins, que _carroter_, _carroteur_ et _percer les nuits_, c'est-à-dire, les passer au jeu ou à l'étude? N'eût-il pas mieux valu recueillir des expressions consacrées par les chefs-d'oeuvre du siècle de Louis XIV, que les néologismes barbares inventés par la tribune politique et les journaux? Par exemple, _sous le rapport de_, pour exprimer _par rapport à_. L'Académie a-t-elle jamais rien vu sur ou sous un rapport? Un rapport est une abstraction; comment peut-on être placé dessus ou dessous? Vous me dites que monsieur un tel est un homme très-distingué _sous le rapport de la science_, _sous tous les rapports_. Qu'est-ce que le rapport de la science? qu'est-ce que tous les rapports? rapports à quoi? Comment se figurer quelqu'un distingué sous tous les rapports? Dites-moi qu'il est distingué à tous égards, je vous comprendrai: _égard_ est ici pour _regard_, qu'on employait autrefois dans cette locution: _au regard de_... Un homme distingué à tous les _regards_, sous tous les aspects où on le peut envisager, m'offre une image claire et sensible. Un homme distingué par rapport à la science me satisfait également: je rapproche l'idée de cet homme de l'idée de science, et de ce rapport jaillit une troisième idée, celle de la distinction. Fort bien! Mais _un homme distingué sous tous les rapports_ ne sera jamais, en dépit de l'Académie, qu'une phrase du plus abominable jargon. * * * * * Quel but s'est proposé l'Académie on rédigeant son dictionnaire? D'aider à l'intelligence des bons auteurs? Eh bien! je défie un étranger d'entendre Corneille, Molière, la Fontaine ni Pascal, avec le secours du Dictionnaire de l'Académie. A-t-elle voulu fixer la langue et en consacrer le bon usage? C'est à merveille; mais où prend-elle ses autorités? Ce n'est pas au moins dans nos grands écrivains, car elle les traite avec un visible mépris, omettant la moitié, ou plus, de leurs termes, et frappant de réprobation un bon quart de leurs façons de dire. Il se trouve aujourd'hui que ceux qui ont fait le français n'ont pas su le français, ne parlaient pas français! Et cela n'empêche pas l'Académie de les recommander en toute occasion comme de parfaits modèles; elle les déclare inimitables: c'est apparemment parce qu'elle les trouve inimitables qu'elle défend de les imiter? Tel est ce livre auquel un corps de quarante membres, l'élite de la littérature, travaille depuis deux cents ans, et qui coûte des millions à la France. * * * * * Il n'a pas manqué de gens qui, avec des ressources infiniment moindres, ont essayé de compléter le travail de l'Académie. Malheureusement, en fuyant Charybde, ils se sont engouffrés dans Scylla. L'Académie péchait par indigence, ils périssent accablés sous le luxe. La bégueulerie académique avait repoussé une foule d'expressions de nos meilleurs écrivains; ceux-ci ont recherché jusqu'aux mots les plus bas et les plus honteux de l'argot des voleurs, jusqu'aux barbarismes les plus obscurs à la fois et les plus effrontés. Ils ont eu si peur d'un choix arbitraire, qu'ils ont tout admis indistinctement; comme si un dictionnaire, un livre quelconque, pouvait être fait sans critique, et dispenser l'auteur d'avoir du discernement! La langue française, même prise dans cette étendue, ne leur a pas suffi: ils ont mis à contribution toutes les langues anciennes et modernes, le latin et le grec, l'anglais, l'allemand, l'espagnol, l'italien. On trouve jusqu'à du turc dans M. Landais, dont le dictionnaire français serait mieux intitulé _Dictionnaire de la tour de Babel_. C'est là qu'on apprend à connaître le verbe _diatessaroner_, l'adjectif _acamalos_, et les substantifs _cobale_, _artien_, _fiolant_, _etc., etc._[137]. [137] _Diatessaroner_, c'est, en grec, employer une succession de quartes en musique; _acamatos_, et non _acamalos_, signifie, dans la même langue, _infatigable_. Un _cobale_ est un bouffon; un _artien_, un écolier de philosophie; un _fiolant_, un homme qui fait le brave. L'auteur n'a pas reculé devant les termes de la plus sale débauche. Dans son livre _De l'Instruction publique_, il appelle les études universitaires, qui n'enseignent pas ces belles choses, _des âneries de grec et de latin_; les colléges de l'université, _des cloaques_; et il espérait voir bientôt les professeurs de l'université _mourir de faim_: il n'a pas assez vécu lui-même pour goûter ce plaisir. Le _Complément_, publié par MM. Didot, ne tombe pas précisément dans ces extravagances: c'est, à beaucoup d'égards, un livre précieux et nécessaire; mais on peut encore lui reprocher un plan si vaste qu'il est impossible d'en saisir les limites, et que cela équivaut à l'absence de plan. A quoi bon donner, dans un dictionnaire français, _Puteal_, _Bidental_, _Epulum_, _Lacunar_, _Laquear_, etc.; ramasser dans Homère, Virgile, Ovide, dans toute la grécité et la latinité les épithètes et les noms patronymiques, par exemple: _Lampouris_, surnom d'Ulysse; _Boopis_, surnom de Junon; _Mammosa_, épithète de Cérès; _Bicorniger_, épithète de Bacchus; _Othryadès_, _Pelidès_, _Laertiadès_? A quoi bon dépouiller le _Gradus_ et le dictionnaire latin, surtout lorsqu'on ne doit pas même être complet en ce genre? On a omis _Pallantiadès_ et bien d'autres. Qui est-ce qui s'avisera d'aller demander à un dictionnaire français les titres de tous les ouvrages grecs ou latins? «_Propempticon_, titre de la seconde silve de Stace adressée à Métius Celer.» Voilà un renseignement bien placé! Je trouve les mots _Rudens_, _Mostellaria_, accompagnés de cette explication, _titre d'une comédie de Plaute_, et je cherche vainement _Curculio_ et _Epidicus_; vous inscrivez l'_Aululaire_, et vous passez sous silence l'_Asinaire_: pourquoi cette inconséquence? Dès que vous donniez un de ces titres, vous vous obligiez à les donner tous; à mentionner chaque traité de Sénèque, de Lucien, de Plutarque, d'Aristote et de Platon; chaque discours de Cicéron; chaque poëme d'Ovide; chaque comédie d'Aristophane, de Ménandre, de Térence: on sent où ce détail conduisait! Mais, loin de s'en effrayer, les auteurs du _Complément_ ont encore compliqué la difficulté en s'imposant la tâche de recueillir aussi les noms propres, tâche mal remplie, et qu'il était impossible de remplir bien. Le rédacteur en chef de ce livre se vante, dans son introduction, d'offrir 30,000 mots de plus que tous les dictionnaires connus jusqu'à ce jour, et d'avoir atteint un total de CENT MILLE mots!... Il y a bien de quoi se vanter, en effet! A quel prix est-il arrivé à ce chiffre? Il a été jusqu'à enregistrer le nom baroque forgé par Plaute pour un personnage de comédie! Avouez que c'est un singulier mot français que THÉSAUROCHRYSONICOCHRYSIDÈS! _Catabaucalèse_ n'est guère moins étrange. Catabaucalèse s'appelle la chanson avec laquelle les nourrices grecques endormaient les petits enfants. Les archéologues et les antiquaires n'auront pas besoin de chercher ce mot dans le dictionnaire français, et les autres, qui ne le connaissent pas, ne s'aviseront jamais de le chercher nulle part. A l'article _Alcmanicon_ (devrait-il y avoir un article _Alcmanicon_?), il est dit que c'est une figure familière au poëte Alcman: on en cite un exemple en grec, et l'on ajoute: «Eustathe lui donne l'épithète de _Proépizeuxis_.» Est-il possible d'imaginer de l'érudition plus hors de propos? Mais on voulait arriver à CENT MILLE MOTS! Par l'application du même système, on a été conduit à insérer dans un dictionnaire français, _Niebelungen_, _Heldenbuch_, _Narrenschiff_, _Morgengabe_, etc. Pourquoi donner _pronunciamento_, _estatuto real_, _ayuntamento_, _carcere duro_, _romancero_? Est-ce parce que ces mots se rencontrent quelquefois dans les gazettes et dans quelques livres spéciaux? Sont-ils devenus français pour cela? En ce cas, vous n'avez pas besogne faite! Pourquoi omettez-vous _Abanico_, _Deleytar_, _Vivere_, _Coucaratcha_, dont on a fait des titres de romans? Si vous vous engagiez à expliquer tous les mots étrangers dont la puérile affectation de quelques auteurs enlumine leurs pages, le seul M. Victor Hugo, avec sa seule _Notre-Dame de Paris_, vous met sur-le-champ en défaut. A ne considérer que les titres de ses chapitres, nous l'y voyons parler quatre langues: grec, latin, italien et espagnol. Comment, avec votre dictionnaire, puis-je entendre le fameux _Ananké_ ou _besos para golpes_;--_la creatura bella bianco vestita_;--_lasciate ogni speranza_;--_immanis pecoris custos_;--_abbas beati Martini_? et tout cet allemand répandu à profusion dans _le Rhin_? car M. Victor Hugo est l'écrivain polyglotte par excellence. Je lis dans le _Ruy Blas_: _Ce bois de calembour_ est exquis... Portez cette cassette _en bois de calembour_ A mon père, monsieur l'électeur de Neubourg. J'ai la douleur de ne trouver le bois de calembour ni dans le Dictionnaire de l'Académie, ni dans le _Complément_. Je ne puis croire que M. Hugo ait créé une nouvelle essence de bois, uniquement pour en fabriquer une cassette à l'électeur de Neubourg. Vous me faites perdre là une intention du poëte, et peut-être une des plus profondes. Après les mots étrangers, antiques ou modernes, le _Complément_ a recueilli avec soin les barbarismes à forme française, _ingracieux_, _ingrammatical_, _inamoureux_, _indispot_, _injudideux_, _ingoûté_, _inoisif_, _indulger_ (_traiter avec indulgence_). Cette catégorie féconde a contribué le plus à parfaire le glorieux nombre des CENT MILLE MOTS!... Mais ici ces Messieurs m'arrêtent: nous ne reconnaissons pas de barbarismes. Nous faisons un lexique tout exprès pour y consigner les mots qui ont été, ne fût-ce qu'une fois, écrits ou prononcés. Ainsi, il a plu à M. Nodier de faire _laxité_: _la laxité du style de Cicéron_; il a plu un jour à M. Ch. Pougens de dire _mordillage_, quand il avait à son service _mordillement_; Laujon a créé _redanser_, dont personne n'a fait usage après lui; n'importe: nous nous empressons d'enregistrer _laxité_, _mordillage_ et _redanser_; nous ne cherchons pas ce qui est bien, mais ce qui est, n'importe comment. Autrefois les écrivains suivaient le dictionnaire et la grammaire; sottise! Aujourd'hui les écrivains s'élancent en avant, et le dictionnaire et la grammaire courent à perte d'haleine derrière eux, pour ramasser ce qu'ils laissent tomber avec intention ou par mégarde. Voilà le progrès. Nous aurons dans peu une grammaire et un vocabulaire pour chaque écrivain. On a déjà publié une grammaire d'après les écrits de M. Hugo, grammaire sérieuse, grammaire à part, où l'auteur a enfin _réhabilité l'interjection_, et _restitué à cet oiseau-mouche du langage son rang à la tête des neuf parties du discours_; maintenant nous faisons un dictionnaire d'après l'autorité de quiconque parle ou écrit, et cette oeuvre de tout le monde ne peut manquer d'être bien accueillie par tout le monde. Un dictionnaire rédigé dans cette idée, présente un avantage et un inconvénient essentiels. L'avantage, c'est que le livre doit être complet; l'inconvénient, c'est qu'il ne peut jamais l'être. Il l'était, je suppose, le jour de son apparition; il ne l'est plus le lendemain, car dans l'intervalle on a joué _les Burgraves_, et le _Complément_ ne donne pas le mot _Burgrave_. Le marquis Legendre de Saint-Aubin s'est donné, dans le siècle dernier, beaucoup de mal pour rassembler, dans son _Traité de l'Opinion_, toutes les opinions qui ont régné sur la terre. C'est une compilation très-bien exécutée, qui est tombée à plat et très-légitimement, car l'ouvrage est très-inutile. Il ne s'agit pas, dit à ce propos Voltaire, de savoir tout ce qu'on a pensé, mais ce qu'on a pensé de bien. De même il ne s'agit pas ici de savoir tout ce qu'on a dit, mais ce qu'on a eu raison de dire. On s'est arrêté à ces détails sur le _Complément_, parce qu'il vaudrait la peine d'un examen autant que le _Dictionnaire de l'Académie_; parce que c'est dès aujourd'hui un livre utile, le meilleur en son genre, sans comparaison, et que des améliorations successives doivent l'amener à un point très-satisfaisant. C'est un devoir de dire leurs vérités aux gens susceptibles de s'amender; aux autres, ce serait temps perdu. MM. Charassin et Ferdinand François ont eu l'idée d'un ouvrage remarquable: c'est un _Dictionnaire des racines et dérivés_, où les mots sont rangés par familles. Cet ouvrage, exécuté avec une sobriété judicieuse et pleine de talent, est peut-être ce qu'on saurait faire de mieux pour le matériel de notre langue. C'est là qu'on la voit réduite à ses éléments, et que l'on peut prendre une juste idée de ses procédés et de ses ressources. Combien de mots renferme notre langue? Cette question mène à des calculs assez curieux. MM. François et Charassin en reconnaissent VINGT-DEUX MILLE, tant racines que dérivés, qui suffisent à tout. Le reste n'est que barbarisme et superfétation. L'Académie a découvert VINGT-HUIT MILLE mots; Les auteurs du Dictionnaire de Trévoux, SOIXANTE MILLE (dont trente-huit mille à peine usités); M. Laveaux se borne à CINQUANTE-SEPT MILLE; M. Gattel atteint SOIXANTE-DOUZE MILLE; M. Raymond s'enorgueillit de QUATRE-VINGT MILLE; M. Boiste pousse à CENT DIX MILLE! M. Napoléon Landais triomphe de tout le monde sur un amas de CENT QUARANTE MILLE mots! Encore n'a-t-il pas mis _thésaurochrysonicochrysidès_! § II. Voltaire écrivant à Damilaville lui parle du Dictionnaire de l'Académie: «Les étrangers se plaignent qu'il est sec et décharné, et qu'aucun des doutes qui embarrassent tous ceux qui veulent écrire n'y est éclairci. Il est triste que nous ne puissions parvenir à donner un dictionnaire tel que ceux de la Crusca et de Madrid.» (Du 28 mai 1762.) Le jour même où il fut saisi de la maladie qui l'emporta, Voltaire devait lire à l'Académie le plan d'un dictionnaire. Voici ce plan, tel que M. Beuchot, le modèle des éditeurs, l'a copié sur l'original de la main de Voltaire. PLAN. «On propose de faire un dictionnaire qui puisse tenir lieu d'une grammaire, d'une rhétorique, d'une poétique française. «Chaque académicien se chargera de la composition d'une lettre. «A chaque mot de cette lettre on apportera l'étymologie reçue et l'étymologie probable de ce mot. «Les diverses acceptions de ce mot, les exemples tirés des auteurs approuvés depuis Amyot et Montaigne. «On remarquera ce qui est d'usage et ce qui ne l'est plus; ce que nos voisins ont pris de nous, et ce que nous avons pris d'eux.» * * * * * Lorsque l'Académie voulut, il y a quelques années, s'occuper d'une nouvelle édition de son Dictionnaire, son premier devoir n'était-il pas de consulter le plan de Voltaire et de le suivre, sauf à le compléter, s'il y avait lieu, en raison du progrès des études de linguistique? Mais on n'y songea même pas; et, loin que l'Académie se montre en 1835 en avant du plan tracé en 1778, c'est au contraire ce plan qui se trouve encore aujourd'hui fort en avant de l'Académie. Que dire, par exemple, d'un dictionnaire rédigé au hasard, sans qu'on ait pris la précaution d'en poser les bases, et d'en fonder l'autorité sur une liste d'ouvrages qui auraient servi de _textes de langue_? Et cela quand on avait sous les yeux l'exemple de la Crusca et la recommandation expresse de Voltaire! La primitive Académie avait commencé par arrêter cette liste, que Pellisson nous a conservée; et l'Italie a profité d'une idée française, que la France n'a pas même su reprendre pour en tirer parti à son tour. Voilà comment il se fait que Molière, la Fontaine, Pascal et la Bruyère ne parlent pas français, par arrêt de l'Académie française; et comment les décisions contenues au Dictionnaire de l'Académie doivent avoir force de loi, sur la simple garantie du titre. Le plan de Voltaire est resté jusqu'ici le meilleur, le plus complet, et le seul raisonnable. Seulement, le progrès des études veut que le point de départ, que Voltaire fixait à Montaigne, soit reculé jusqu'à l'origine de la langue, et qu'ainsi l'exécution du travail ait lieu en deux parties. La première comprendrait un vocabulaire de la langue du moyen âge, depuis le XIe siècle, date des plus anciens monuments, jusqu'à l'entrée du XVIe, où la langue se renouvelle: cinq cents ans. La seconde partie irait depuis l'entrée du XVIe siècle jusqu'au milieu du XIXe: deux cent cinquante ans. On aurait ainsi en deux volumes toute la vieille langue et toute la langue moderne. On pourrait, à l'aide de ce dictionnaire, remonter la langue française jusqu'aux sources, ou bien la descendre, en observant les changements survenus sur les rives, et qui ont déterminé les sinuosités du cours. Pour la première partie: dresser un catalogue de textes par ordre chronologique, où ne seraient admis, pour éviter l'erreur, que ceux dont on connaîtrait sûrement l'âge et l'origine. On en ferait ensuite des _index_, d'où l'on tirerait la matière du dictionnaire, ayant soin d'accompagner chaque mot de son étymologie et de nombreux exemples, mais surtout d'exemples datés; en sorte qu'on saisirait chaque mot à son entrée chez nous, et on ne le laisserait aller qu'avec son acte de naissance et son passe-port. Ce travail n'est pas, à beaucoup près, si long ni si difficile qu'il le paraît. Les _index_ y seraient d'un secours rapide et incalculable. Si le gouvernement avait exigé des _index_ aux textes anciens qu'il a fait publier, la besogne, serait aujourd'hui bien préparée. Faute de cette précaution, pourtant bien simple, l'utilité de ces publications se trouve restreinte des trois quarts. Par exemple, un bon index où seraient dépouillés fidèlement la _chanson de Roland_, le _livre des Rois_, le commentaire sur Job et les sermons de saint Bernard, nous fournirait le noyau de la langue française; il n'y aurait plus qu'à guetter les accroissements successifs qui l'ont grossi. Ce n'était pas un grand surcroît de peine à l'éditeur, et c'eût été pour le lecteur studieux une différence prodigieuse. Voltaire voulait les étymologies, avec raison. L'étymologie tient à l'histoire politique et morale de la nation, et renferme le secret de la langue. L'Académie n'en donne aucune, parce que, dit sa préface, c'est un travail qu'il ne faut point essayer à demi. Mais c'est là un tour de rhétorique. La maxime est leste et commode pour se dispenser d'un embarras, ou pallier quelque chose de pis. Comment! parce que sur vingt-huit mille mots il y en aura le quart dont l'étymologie vous échappe, il faut que j'ignore les trois autres quarts[138]? Parce que vous ne pouvez payer la dette entière, vous vous croyez autorisé à me faire banqueroute du tout! Et vous venez de sang-froid me proposer ce beau principe! En vérité, c'est une étrange doctrine pour une Académie! Je doute qu'aucun créancier l'acceptât de son débiteur: Eh! mon ami, paye-moi toujours ce que tu pourras: je t'attendrai pour le reste. [138] Cette proportion est très-exagérée, à dessein; car il ne serait besoin que de l'étymologie des racines. Mon fils n'a pas en lui l'étoffe d'un Jean-Jacques ni d'un Montesquieu; il est donc inutile de lui faire apprendre à lire et à écrire. Que penseriez-vous d'un père qui raisonnerait de la sorte? Il serait hué par les marmots des frères Ignorantins. Mais il faut se garder d'un autre excès. Prenant au pied de la lettre la maxime de l'Académie, M. Napoléon Landais s'est cru tenu de fournir toutes les étymologies, celles même qu'il ignorait. C'est pour remplir cet engagement imaginaire qu'il dérive _croup_ de _roupie_, et _spencer_ de _sphincter_. Il prétend que _spencer_ est un mot corrompu, et veut qu'on dise, sans corruption: _un sphincter bleu_; _voilà un beau sphincter_; _mon sphincter est à raccommoder_. Je doute qu'il obtienne cela des dames. Il vaut mieux s'abstenir que de donner de pareilles étymologies, comme il vaut mieux rester débiteur de quelque chose que de s'acquitter en recourant à la fausse monnaie. * * * * * Le second volume reproduirait exactement le plan du premier. J'y voudrais la même fidélité aux dates de l'apparition des mots, le même zèle et les mêmes scrupules pour l'étymologie, la même abondance d'exemples. Les explications grammaticales ont l'inconvénient d'être diffuses, lourdes et obscures; au lieu que l'esprit le plus ordinaire saisit sans effort une analogie qui le frappe. Ainsi, moins d'explications, et plus d'exemples. La pédanterie n'est bonne qu'à assommer les gens; il faut donc la fuir tant qu'on peut, surtout dans les matières où elle paraît le plus inévitable. Je voudrais qu'un dictionnaire offrît une lecture intéressante par le choix et le rapprochement des citations; que ce fût un livre de littérature et de chronologie, presque autant que de scolastique. Vous me direz que cela entraînerait bien loin. Non; car je me ferais de la place en écartant beaucoup de choses qu'on a fait entrer dans les dictionnaires compilés de nos jours. Il s'agit, avant tout, de savoir ce que nous voulons faire: Une histoire des mots si exacte qu'elle éclaire toutes les époques de la langue. Cela posé, je supprime comme superfétation tout ce qui ne va pas directement à ce but. Je ne mettrai pas au mot _Jésuites_ un long abrégé de leur histoire depuis saint Ignace jusqu'à leur chute; ni au mot _Proposition_ l'histoire des cinq propositions de Jansénius, avec les dates; ni à DANSE un article comme celui-ci: «_Danse d'ours_, composition dans laquelle on cherche à imiter les airs de musette. Dans une _danse d'ours_, les basses ronflent en pédale, tandis qu'un hautbois ou un violon exécute à l'aigu un air villageois. La finale de la seizième symphonie d'Haydn est une _danse d'ours_.» C'est divaguer. De quoi sert au mot _Jésus_ la nomenclature de toutes les institutions religieuses où ce nom se trouve associé? Je n'aurais même pas le mot _Jésus_, ni aucun nom propre, attendu qu'ils ne sont pas plus d'une langue que d'une autre[139]. Cela me dispenserait de résumer sous le mot _Ossian_ toutes les querelles pour et contre l'authenticité des poésies gaëliques. En un mot, je bannirais de mon plan la Géographie, la Mythologie et l'Histoire, dont on a encombré le _Complément du Dictionnaire de l'Académie_. Un dictionnaire n'est pas fait pour tenir lieu d'une bibliothèque. Par cette raison, je ne me piquerais pas d'entasser dans le mien la technologie complète des arts et métiers, les faunes, les flores, la nomenclature chimique, etc., etc. Je me contenterais des termes généraux qu'on est exposé à rencontrer dans les livres ou dans la conversation; le surplus appartient aux vocabulaires spéciaux, et reste en dehors de la langue proprement dite. [139] Un livre infiniment précieux serait un dictionnaire universel des noms propres ramenés tous à des noms communs. Ce serait un trésor pour la linguistique. Les proverbes sont dans le même cas: ils valent la peine d'être recueillis à part. Je ne les voudrais pas exclure lorsqu'ils se présenteraient naturellement et à propos; mais je fuirais la prétention d'être complet sur ce point, d'autant qu'on ne l'est jamais. Il existe une quantité de proverbes niais, bas, ridicules, et peu connus: «Il a mangé des oeufs de fourmis;--il est fait comme quatre oeufs,» et bien d'autres que je trouve dans le _Complément_. Est-ce là la langue française? La plupart des proverbes roulent sur une métaphore. Je tiendrais avant tout à donner le sens propre de chaque mot, d'où l'esprit descend de lui-même au sens figuré, parce qu'il n'y a rien de plus naturel que les figures. Le sens propre, au contraire, n'existant qu'en vertu d'une convention, c'est celui qu'il importe de déterminer et de fixer. Ce principe admis retrancherait encore une foule de détails parasites. J'ai déjà dit que l'article _Chien_ du _Dictionnaire de l'Académie_ avait trois colonnes _in-quarto_; l'article _coeur_ en a cinq. Évidemment, c'est trop: il y a du luxe. J'aurais voulu réduire ce _chien_ des deux tiers, et encore j'y aurais observé que Racine, l'industrieux Racine, comme l'appelle Voltaire, a su faire entrer _chien_ dans le style de la tragédie: Les _chiens_ a qui son bras a livré Jézabel... Dans son sang inhumain les _chiens_ désaltérés... Pour introduire cette remarque, je n'aurais pas hésité de supprimer: «Il est fait à cela comme un chien à aller nu-tête!» En faveur de qui cette citation? Il n'y a là aucune difficulté qui tienne à la langue; il n'y en a d'aucune espèce. Il n'est que trop aisé d'enfler un livre ou un article. En toute chose, le mérite est moins grand d'atteindre au nécessaire que de savoir s'y tenir. Je vous remercie de m'expliquer ce que c'est que le chien d'un pistolet; quant au chien savant, je vous en tiens quitte. Mettez le mot _cul_, puisqu'il est français; mais croyez-vous bien nécessaire d'expliquer, même à un étranger, ce que c'est que _baiser le cul à quelqu'un_, et le sens moral de ce précepte: _Il ne faut pas péter plus haut que le cul_? N'est-ce pas ici le cas de dire, avec la comtesse d'Escarbagnas: Cela s'explique assez de soi? Le _Dictionnaire de l'Académie_ est trop riche de pareilles superfluités, qui sont les immondices du langage. Passons aux définitions. L'Académie, qui a repoussé les étymologies, admet les définitions, et pourtant elle semble professer à l'égard des unes et des autres la même doctrine: qu'il faut ou n'en point donner, ou les donner toutes. C'est une erreur; car comment et à quoi bon définir la lumière, le feu, l'âme, le soleil? _etc._ Le premier tort de pareilles définitions, c'est d'être inutiles; le second, d'être inexactes ou trop naïves. Rien n'est plus difficile qu'une bonne définition. Il ne faut donc pas s'y risquer légèrement; encore moins doit-on s'y étendre au delà du nécessaire. L'Académie définit le _coeur_: «Viscère qui est le principal organe de la circulation du sang, et qui est situé dans la poitrine.» Cela suffisait; mais elle ajoute: «Il consiste en un muscle creux, dont la forme est à peu près celle d'un cône renversé, légèrement aplati de deux côtés, arrondi à la pointe, et ovoïde à la base.» Cette description anatomique est de trop; ce n'était point là sa place. Au contraire, à l'article _Moulin_, je vois _moulin à vent_, _moulin à foulon_, sans aucune explication ni description. Les étrangers qui n'ont pas de ces moulins dans leur pays, auraient été peut-être aussi curieux de les connaître que d'apprendre la structure du coeur. Il est vrai qu'on leur explique ce que c'est qu'un _moulin à paroles_. Au mot _cul_ (pardon, lecteur), l'Académie française définit l'objet; elle en donne même deux définitions à choisir. En bonne foi, n'est-ce pas trop de deux? Passe encore pour le _coeur_. Voltaire, dans son projet, ne mentionne pas les définitions. Sans doute il ne les eût pas rejetées absolument, comme aussi ne s'en fût-il pas fait une loi. Il se fût réservé de juger l'opportunité. Quant à vouloir noter la prononciation, c'est une puérilité qui ne soutient pas l'examen. En vertu de quelle règle y procéderez-vous? En quoi _Kotizâcion_, _Bourguoignie_, _Èlelipece_, sont-ils plus exacts que _Cotisation_, _Bourgogne_ et _Ellipse_? Convention pour convention, j'aurai encore plutôt fait d'apprendre les valeurs de l'orthographe publique, que d'étudier l'orthographe privée de M. Landais, qui ne me dispensera point de l'autre. La critique est la qualité essentielle qui doit présider à la rédaction d'un dictionnaire. Par quelle étrange fatalité a-t-on jusqu'ici commencé toujours par l'exclure? L'opinion publique conserve au _Dictionnaire de l'Académie_ l'autorité nominale dont il est en possession depuis si longtemps. C'est une affaire d'habitude, une religion extérieure; car, dans l'usage, on consulte plus souvent le _Dictionnaire de Boiste_. Un seul mortel a triomphé de quarante immortels: Hercule et Diomède n'en ont pas tant fait. Mais, malgré sa supériorité relative, le _Dictionnaire de Boiste_ n'est pas encore le _Dictionnaire français_. Ce livre reste à faire. Il faudra que ce soit un ouvrage d'érudition solide, claire et piquante; ne péchant ni par le luxe ni par l'indigence; qui institue une comparaison perpétuelle entre la vieille langue et la langue moderne, et relie entre elles toutes les époques de notre littérature depuis son origine. Cet inventaire judicieux de notre passé et de notre présent contiendrait en germe notre avenir, et le placerait sous l'influence et les auspices de tout ce que la France enfanta jamais d'hommes de génie. Ce serait un service considérable rendu non-seulement à la patrie, mais à l'esprit humain. L'Académie, dit-on, s'en occupe: puisse-t-elle y réussir mieux que dans son premier travail! mais l'idée de le lui confier est peut-être dans le projet de Voltaire l'unique point à réformer: Vivite felices, quibus est fortuna peracta. INDEX. A. _A_, s'élidait, 182-184. --de l'infinitif latin remplacé par _e_, en français, 208. --suivi de _l_, sonnait _au_, 54. --élidé, 118. --substitué à l'_e_ dans _guerre_, _pierre_, etc., 291, 292. ABBON, son témoignage sur la suppression de l'_s_, 40. _Abre_ et _mabre_, 22. ACADÉMIE, consacre le barbarisme _mie_, pour _amie_, 343;--et le contre-sens de madame de Sévigné sur _chape-chute_, 344. --se trompe sur _faire à savoir_, 324. --ne se décide qu'après 160 ans à réformer l'orthographe vicieuse des imparfaits, par l'orthographe dite de Voltaire, 305. --commet deux erreurs sur le mot _fonts_, _fonts baptismaux_, 382. --veut que _fort_ soit invariable dans _se faire fort_, ce qui ne saurait se justifier, 370;--a omis le substantif masculin _fleur_, 379;--autorise _de la fleur d'orange_, et même _un bouquet de fleur d'orange_, _Ibid._ --admet dans son Dictionnaire des définitions et des explications inutiles ou fausses, 526, 527. --n'autorise _parmi_ qu'avec un pluriel indéfini: règle arbitraire, 411, 412, 413. --donne pour des négations les mots positifs _rien_, _aucun_, _jamais_, _guère_, _personne_, 505. --contre-sens de l'Académie sur le mot _Houzé_, 498;--l'Académie autorise l'emploi d'accents vicieux, 497. --semble déclarer que Molière, Pascal, la Fontaine, etc., ne parlaient pas français, 508, 509;--repousse les expressions consacrées par les chefs-d'oeuvre du XVIIe siècle et admet d'affreux néologismes, 509. --son erreur sur la _soupe_ et le _potage_, 492 à 495;--définit mal _tirer de but en blanc_, 495;--et _vaisselle plate_, 496;--sa définition d'un _pavé_, 497. --distingue _ou_ pris _dans un sens moral_, 405. --omet _sur peine de_..., 431; et autorise _sous le rapport de_, néologisme détestable, 432. --(du Dictionnaire de l'), 492-528; _Lancepessade_ ne s'y trouve pas, 497. (Voy. _Dictionnaire_.) _Accents_, comment notés dans l'ancienne orthographe, 6. --vicieux chez les modernes, 175, 177, 178 et suiv. --autorisés par l'Académie, 497. _Accusatif latin_, a servi à former nos substantifs français, et non pas le nominatif, 194. _Accusatifs latins_, contractés pour former des substantifs français, 502 (_note_). _Accuser réception d'une lettre_, locution créée par Balzac, 315. _Acte de naissance de chaque mot_, indispensable pour faire un bon dictionnaire français, 308. ADAM, ADANES, ADENES, transformé en _Adenez_, 178. _Adenes_, auteur de _Berte aus grans piez_, 32, 33. _Adjectifs invariables en genre_, 226 et suiv.;--à quelles conditions, 228. _Adverbes_ ou _prépositions_ terminés par _s_ euphonique, 102. _Æ_, sonnait, par diérèse, _a-é_, 131. --sonnait _aï_ dans les premiers temps de la langue latine, 129. _Aé_, _âge_, par apocope d'_ætas_, 131. _Aga_, _agardez_, pour _regarde_, _regardez_, 225. _Age de quelques mots et de quelques locutions_, 308 à 320. --étymologie de ce mot, 310. _AI_, _a-i_, 132, 137. --en quelle occasion sonnait _â_, 148 et suiv. _Aïe_, 332;--_aïer_, aider, 332. _Aigre-doux_, créé par Baïf, 317. _Ail_, substantifs terminés par _ail_: _bail_, _corail_, _émail_, etc., 322, 323. _Ail_, _al_, _au_, _aulx_, 320 et suiv. _Aim (j')_, j'aime, 222. _Aimont (ils)_, 295. _Ain_, terminaison qui marque le cas régime dans les substantifs féminins, selon M. Ampère, 255, 257;--exemples de cette même terminaison au nominatif, _ibidem_. --cette terminaison marque le cas régime dans les noms féminins, selon M. Ampère, 255 et suiv. _Ainsin_, 95. _Ainsis_, 97. _Aiue_, aide, 137, 332. _Ajussiane (l')_, c'est-à-dire _l'Égyzziane_ ou _l'Égyptienne_, 396. _Alches_ ou _alques_, 328. ALES, c'est ainsi qu'on prononçait le nom d'_Arles_, 455, 456. ALESCHANS, 456. ALES-LE-BLANC, ARLES-LE-BLANC, 456 (_note_). _Alesine_, c'est comme on devrait dire, et non pas _lésine_, 390, 391;--compagnie de l'_Alesine_, _ibidem_. _Alexandrins (vers)_, sont nécessairement partagés par la musique en deux petits vers de six syllabes, 475. ALICHINO, étymologie proposée par un commentateur de Dante, 461 (_note_). _Almarie_, armoire, 374. _Alquanz_, 328. _Alques_ ou _auques_, fait aussi l'office d'adverbe traduisant _aliquantum_ ou _aliquando_, 328, 329. _Altération des finales pour le besoin de la rime_, 239, 240 et suiv. _Altisme_ (altissimus), 353. AMPÈRE (M. J. J.), son opinion sur le son primitif de l'_u_, 166, 168. --son opinion sur l'antiquité des formes _al_, _el_, _ol_, 59. --voit dans _amin_ le cas régime d'_ami_, 95. --son opinion sur l'_a_ latin traduit en _ai_, dans _aimer_, _pain_, _main_, 148. --examen de son système sur les prétendues déclinaisons françaises, 251 et suiv.;--explique par l'habitude l'_s_ ou le _t_ final ajouté aux adverbes ou prépositions, 254;--repousse l'idée de l'_s_ euphonique, en affirmant que la vieille langue ne craignait point l'hiatus, 255. --sa proposition sur les noms composés, comme _Fête-Dieu_, _Ferté-Milon_, _Château-Thierry_, _etc._, combattue, 266 à 269;--son argument tiré des noms composés par juxtaposition se retourne contre lui, 268. --explique par la métamorphose des voyelles la formation des mots _âne_, _arbre_, _utile_, 512 (_note_). _Amphore_, voy. _Hydrie_. _Anatolie (l')_, transformée en _la Natolie_, 397. ANDRIEU (saint), André, 178. _Aneme_, syncopé en _anme_, 20. --_anme_, âme (d'_animam_), 196. _Anglais_, peuple remarquable par l'esprit de vagabondage et d'émigration; ne connaissent pas le mot _patrie_, qu'ils remplacent par _contrée_, _country_, 417. _Angle_ (angelum), 197. _Ans-guarde_ ou _enguarde_ (avant-garde), 197. _Anspessade_, on doit dire _lancepessade_, 497. _Ante_ (angl., _aunt_), première forme de _tante_, 342. _AO_, par diérèse, 136-138. _AOI_, 324 et suiv. _Aoi_, _avoi_, 116. _Apocope_, 218. --selon M. J. J. Ampère, marque le cas régime, 269. APOLIN, syncope d'_Apollinem_, 195. _Apostrophe_, absurdité de l'apostrophe dans _grand'messe_, _grand'route_, _etc._, 480. _Appelont, enmenont (ils)_, 295. _Appenser_, mal écrit _à penser_, 324. _Arbre_, formé par contraction d'_arborem_, 502 (_note_). _Ardene_, _Ardane_, 61. _Ardenois_, on prononçait _Adanois_, 396. _Ardre_ et _arder_, 207. _Argent sec_, expression du temps de saint Louis, 319. ARLEQUIN, son origine, ses métamorphoses, 451;--n'est point le _Panniculus_ des mimes romains, 453;--son habit bariolé est moderne, _Ibid._;--est vêtu de noir en Italie, _Ibid._;--nouvelle étymologie qu'on propose de son nom, 454. --est le même que _Hellequin_, 454;--cité dans _la Divine comédie_, 461. --qualifié comte _van Hellequin_ dans un poëme flamand, 462. --son costume parodié de celui d'Hellequin, 466;--Arlequin est le fantôme noir, et Pierrot, le fantôme blanc, 467;--doit avoir figuré dans les processions dramatiques du roi René, 468;--Bergame n'est point sa patrie, et l'Italie ne saurait fournir d'étymologie satisfaisante de son nom, 468, 469. _Arlequins_, prêtres ainsi appelés par Pierre de Blois, 462. ARLES, son magnifique cimetière des _Champs Élysées_, ou _Elyscamps_, 455. ARLESCAMPS (les) ou _Allecans_, fantômes qui revenaient dans le cimetière d'Arles, 460. ARLESCAMPS ou _Arleschamps_, 455 et suiv. Le labarum y apparaît à Constantin, 456;--guerriers de Charlemagne qui y étaient enterrés, 457;--chanson d'Arlescamps, 458. _Arlichino_, l'Italie ne saurait donner d'étymologie satisfaisante de ce nom, 469. (_Voy._ ALICHINO.) _Arpent_, mot employé dans _la chanson de Roland_, 309. _Article (déclinaison de l')_, 269;--invention savante et chimérique, 385-387;--la forme de son datif sing. _à le_, _à la_, _à li_, _à lo_, se réduisant par l'élision à celle-ci, _al'_, a causé une confusion de genres, 386. _Article_ redoublé dans le mot _lierre_ (_l'ière_, _hedra_), 200;--dans _le lendemain_ (_l'endemain_), 199, 397. _Articulation des consonnes chez les modernes_, et conséquences du système actuel, 277 et suiv. _As per se_, et non _percé_; as tout seul, 410. _Asi_ ou _arsi_, participe passé de _ardre_, 24. _Asne_, formé par contraction d'_asinum_, 502 (_note_). _Assavoir_, _assavourer_, _assécher_, 323. _Atapir (s')_, 312. _At-il, at_, 109, 110 et suiv. _AU_, _a-ü_, 132, 133, 135. AUBÉRÉE, s'introduit chez une jeune dame sous prétexte de demander la charité, 240, 241. --son désespoir d'être obligée de payer trente sous, 212. _Aucun_, _alques_, 327;--contracté d'_aliquem_, ne peut être un mot négatif, 504, 328. AUDAIN, au cas régime, 357;--au nominatif, _ibidem_. AUDE, au nominatif, 257;--au cas régime, _ibidem_. _AussiS_, 96. _Avec_, 330;--étymologie de ce mot, 331. _Avec z'un cuir_, 299. _Avenant_, invariable en genre; 229. _Avérai (j')_, futur primitif d'_avoir_, 210, 211. _Avidité_, créé par Ronsard, 317. _Avocats_, comparés à la mesnie Hellequin, 463, 464. _Avoi_, _à voi_, ou _away_, 327. _Avoient_, en trois syllabes, 137. _Avoir la haute main_, expression du XIe siècle, 311. _Avommes (nous)_, 293. _A'vous_, _sa'vous_, 225, 298. _Ay!_ exclamation, faisait toujours deux syllabes, et signifie _secours!_ 333. _Aye_, son étymologie, 331. AYMES ou AYMON, servaient indifféremment pour le nominatif et pour le cas régime, 265. AYMON (LES QUATRE FILS); leur nom prouve contre le système de M. Ampère, 265, 266. _Away_, mot anglais pris du français _aoi_ ou _avoi_, 324 et suiv. B. _B_ final, 44. _Baal_, où le verbe actif requerrait _Baalim_, si le système de M. Ampère était vrai, 387. _Baalim_, 259. _Bailler la cotte verte_, et non _baisser_, comme l'a imprimé le dernier éditeur des _Contes de la Reine de Navarre_, 336, 337. _Baptismaux_, au féminin, 383. _Barbarie prétendue de l'ancien langage français_, 1. _Barboires_, masques à barbe d'étoffe, 466 (_et en note_). _Bargagne_ (angl., _bargain_), barguignage, action de marchander, d'hésiter, 334. _Bargain_, mot anglais pris du vieux français _bargagne_, 333, 334. _Barguigner_, marchander, 333, 334. _Bataille d'Arlescamps_, 457. _Battant_, _tout battant neuf_, expression du XIe siècle, 310. _Beaugency_, _Bois-Gency_, 160. BEAUMARCHAIS, a pris dans le _Petit Jehan de Saintré_ ses personnages de la comtesse Almaviva et de Chérubin, 369. --Juge bien le caractère mélancolique de l'air de Malbrou, 471. BEFFROY DE REGNY, auteur d'un mauvais poëme sur Malbrough, 471 (_note_). BEGONS ou BEGUES, au nominatif, 262, 263. BEGUES DE BELIN.--_Begues_ est au nominatif, 262. _Béjaune_, bec jaune, 44. BELLEAN, BELLIAM, BÉLIANT, sont au cas régime, selon M. Ampère, 258. _Ben_, bien, 154. _Béni_, _bénit_; _bénie_, _bénite_; origine de cette double forme, 479. BÉRAIN, avocat de Rouen, qui propose d'écrire par _ais_ les imparfaits en _ois_, dès 1675, dix-neuf ans avant la naissance de Voltaire, 304. _Berbis_, brebis, 33. _Bergame_, passe à tort pour la patrie d'Arlequin, 468, 469. _Bergier_, _bregier_, 33. _Berlan_, brelan, 33. _Besoin_, _témoin_, se sont prononcés _beson_, _témon_, 162. _Bévu_, participe de _boire_, 144. BÈZE (Théodore de), atteste que, de son temps, on prononçait un _fan_ de biche, et _faonner_, 140. --auteur d'un traité en latin sur la prononciation du français, 8;--son témoignage sur la rapidité de la prononciation, 9, 10. --son témoignage sur le _t_ intercalaire, 107. --veut qu'on aspire l'_h_, 51;--témoigne qu'on prononçait _il ont_, _il avaient_, sans _s_, 82;--se trompe sur l'origine des consonnes muettes, 87. --sur la liaison des mots en français, 42. --autorise _a'vous_, _sav'ous_, pour _avez-vous_, _savez-vous_, 226;--blâme _aga_, pour _regarde_, ibid. --atteste que toute la France prononçait _hûreux_, 171. --son erreur sur la prétendue élision de l'_e_ dans _grand messe_, 230;--ne doit être écouté qu'avec circonspection, _Ibid._ --ne veut pas admettre l'orthographe _fesant_, parce qu'elle change le spondée en ïambe, 305. _Blouque_, 34. _Boeuf_, _boeu_, 47. _Bois_ rimant à _dos_, 159, 160. _Bois-Gency_, _Bos-Gency_, _Beaugency_, 160. BONIFACE (M.), veut qu'on dise _quelque que_, 422;--proscrit _davantage que_, 426. _Bonisme_ pour _bonissime_, 352. _Border_, broder, 36. BOUHOURS (le P.), critique injustement le mot _prosateur_, créé par Ménage, 314. --rejette les mots _calvitie_, _obscénité_, et les locutions: _impatient du joug..._, _bien mériter de..._, _il n'est pas donné de..._, 315. --attaque les mots nouveaux que MM. de Port-Royal s'efforçaient d'introduire, 319. --rejette _insidieux_, 312. --prétend à tort qu'il n'y a point en français de superlatif en _issime_, 351;--écrivain correct et élégant, autorise _davantage que_, 425. _Bouquet d'orange_, dans Corneille, 379. BRAMIDONE, femme du roi Marsile, monte à sa tour, 481, 482. _Bues_, boeufs, 173. _Burgrave_, mot qui manque au _Complément du Dictionnaire de l'Académie_, 516. _Burlesque_, créé par Sarrazin, 318. _By_, employé chez les Anglais comme autrefois _par_ en France, _by himself_; _tout seul_, _tout par lui_, 408. C. _C_ final, 44;--adouci en _g_, 45. --ajouté, marque du cas régime, selon M. Ampère, 253. --transformé devant _t_, 45, 46;--final euphonique, 92;--employé par les Romains, 127. --adouci en _g_ dans _grouiller_, comme dans _gras_, qui viennent de l'italien _crollare_ et du latin _crassus_, 338. _Ca d'Antifé_, 64, 68. _Caiens_, _ça ens_, 389. _Calembour (bois de)_, paraît créé exprès par M. V. Hugo pour en faire une cassette à l'électeur de Neubourg, 515. _Candelabre_, anciennement _candelarbre_, 23. _Care_ (esp., _cara_), tête, 395. _Cas régime_ ou _oblique_; ce que c'est, 251 (_note_);--caractères à quoi on le reconnaît, selon M. Ampère, 251 à 257. --protée insaisissable, tel que le font M. Ampère et Fallot, 269. CATULLE a dit _unda camandri_, 39. _Cavalier_, _cavalièrement_, expression gasconne, introduite au XVIIe siècle, 313. _Céans_, _ça ens_, 389, 390. _Celui_, au féminin, 384. _CH_ avait le son dur du _K_, 52 et suiv. --_chevauchent_ rimant avec _alques_, 328. --sonnait comme le _K_ dans _marche_, d'où la confusion entre l'_Adane-marche_, la marche d'Ardene, et _le Danemark_, 397. _Chair._ Nos pères écrivaient sans _i_, _carn_, apocope de _carnem_, 150. _Chaires publiques_, nécessité d'en fonder où soient expliquées notre vieille langue et notre vieille littérature, _Introd._, XXVII, XXVIII;--nous en avons pour toutes les langues du monde, excepté pour la nôtre, _Ibid._, XXXII. _Chanson de Malbrou_, inconnue du beau monde avant 1783, 470;--connue dans tout l'univers, _Ibid._;--existait bien avant le duc de Marlborough, 472;--comment on doit en écrire les vers, 476;--le refrain ne compte pas, 476 (_note_). --le vers où se trouve le nom de _Malbrough_ est interpolé, 477;--maladresse des contrefacteurs, _Ibid._ _Chanson de Roland_, chantée à la bataille d'Hastings, en 1066, 325.--Age reculé de la copie d'Oxford, _Ibid._;--présente les caractères d'une rédaction inachevée, 326. _Chanson de Roland_, aussi digne que l'Iliade ou l'Énéide d'être publiquement expliquée, et plus intéressante pour nous, _Introd._, XXXIII. _Chape-chute_, c'est _chape tombée_, 343. CHARASSIN et FERDINAND FRANÇOIS (MM.), auteurs d'un _Dictionnaire des racines et dérivés_, 517. CHARLEMAGNE, sa douleur pendant la nuit qui suit la bataille de Roncevaux, 119, 120;--accorde à Ganelon le jugement de Dieu, 121. --livre bataille aux Sarrasins dans le cimetière d'Arles, 457 et suiv. --s'évanouit en trouvant le cadavre de Roland, 446. CHARLES V de France, métamorphosé en Hellequin, 463, 464. _Charn_, chair, de _carnem_, 197. _Chef_, _ché_, 46, 47. _Chen_, chien, 154. _Cherisme_, 353. _Chien_, mot qui occupe trois colonnes du Dictionnaire de l'Académie, 525. _Chinois_ qui prétendrait juger nos grands poëtes, ne connaissant que la langue écrite, _Introd._, XVII. _Choisy-le-Roi_, _Bar-le-Duc_, et composés semblables, ne renferment pas de génitif, contre l'opinion de M. J. J. Ampère, 268. _Chol_, chou, 57. _Chouse_, _j'ouse_, prononciation du temps de François Ier et de Henri III, 291. _Chute_, participe passé féminin de _choir_, 344. _Cicogne_ ou _cigoigne_, 161, 162. _Ciel_, s'est prononcé _cié_, 56. _Cimetière d'Arles_, appelé _Elyscamps_ ou _Arlescamps_, 455 et suiv.;--bénit par Jésus-Christ en personne, 455;--les corps morts s'y rendaient d'eux-mêmes par eau, 457;--fantômes qui y reviennent, 460;--cité par Dante, 461. _Cintième_, origine de cette mauvaise prononciation, 65. _Cit_, cité, 221. _Clergastes_, mauvais clercs, 374 (_note_). _Coeur_, ce mot remplit cinq colonnes du Dictionnaire de l'Académie, 525, 526. _Com_, _con_ (comme), uni à l'adjectif _grand_: _congrant_; ou à l'adverbe _bien_: _combien_, 335. _Combattre (se) à_ ou _contre_ quelqu'un, 444. _Combien_, formé de deux racines françaises _com(me)_, _bien_, 334. _Comédie française (la)_ prononce mal certains monosyllabes, 69. --a supprimé les monosyllabes par sa manière de les prononcer, 283. _Commant (je)_, je recommande, 222. _Comment le faites-vous?_ ancienne formule française de salut que les Anglais n'ont fait que traduire en saxon dans leur _how do you do_, 375. _Comparaison des deux systèmes de prononciation, l'ancien et le moderne, par rapport à la poésie_, 284-287. _Comparatif en_ or, 349, 350. _Complément du Dictionnaire de l'Académie française_, 511;--_Complément_ publié par MM. Didot, le meilleur, sans comparaison, de tous ceux qu'on a tentés, 512, 517;--sur un plan trop vaste, 512, 513, 514, 515;--avantages et inconvénient de cette idée, 516. _Cons (je)_, je conte, 222. _Conseiller (se) à_, 223. _Consonne finale_, à quel mot appartient, 43;--de deux consonnes finales laquelle se détache sur l'initiale suivante, 81, 82. _Consonne finale_ supprimée; marque du cas régime, selon M. Ampère, 253. --la mesure des vers exige qu'on la prononce, 282;--affectation à la faire sonner raillée par Molière, 283. _Consonnes articulées à la moderne_, 277 et suiv. _Consonnes consécutives_, règle qui en gouverne la prononciation, 5. _Consonnes doubles_, initiales, 6;--médiantes, 8. _Consonnes euphoniques intercalaires_, 89;--l'abolition de ces consonnes a bouleversé la physionomie du langage, _Ibid._;--les principales consonnes finales euphoniques sont l'_s_ et le _t_, 91;--résumé du système, 117;--sont un legs des Latins, 125. _Consonnes finales_ dans la chanson de Malbrou, 476. _Consonnes intercalaires_ dans le corps des mots; recherches dont elles pourraient être l'objet, 346, 347. _Consonnes superflues_, leur rôle dans l'ancienne orthographe, 3. _Contraction_ malgré une syllabe intermédiaire, 213, 214 et suiv. _Contractions_, ne sont pas des licences poétiques, mais étaient aussi employées en prose, 243. --marque du cas régime, selon M. Ampère, 255;--la non-contraction le marque aussi, _Ibid._ --de l'accusatif latin pour former le substantif français, 502 (_note_). _Contralier_, forme primitive de _contrarier_, 374 (_note_). _Contrée_, remplace chez les Anglais le mot _patrie_, 417. _Convoi (le) du duc de Guise_, complainte de 1563, calquée sur la chanson de Malbrou, 472, 473. CORNEILLE, fait _sanglier_, _bouclier_, de deux syllabes; pourquoi, 153. --a dit _des bouquets d'orange_, 379;--comment on peut l'en justifier, 380. _Corner_, _les oreilles me cornent_, expression usitée dès le XIe siècle, 311. _Cors_, rimant à _genoux_, 66. _Cotte verte_, 336;--erreur d'un éditeur moderne de la reine de Navarre sur _bailler la cotte verte_, _Ibid._ COUCY, le roman du _châtelain de Coucy_, une des oeuvres les plus remarquables de la littérature du XIIIe siècle, 345. _Coulpe_, pr. coupe, 25. _Critique (la)_, est la première qualité requise dans un dictionnaire, 527. _Crouller_, est le même mot que _grouiller_, 337 et 338;--autrefois verbe actif; l'Académie n'indique que le sens neutre, 338;--_la tête lui grouille_, 339. CRUSCA (le Dictionnaire de la), recommandé comme un modèle par Voltaire, 518, 519. _Crûte_, participe passé féminin de _croître_, 344. _Cue_, queue, 173. _Cui_, _qui_, la prononciation les confondait; c'est pourquoi le premier a disparu de l'écriture, 422 (_note_). _Cuider_ ou _quider_, se prononçait _kider_, 54. _Cure_, cuire, 169. _Curé_ dénoncé pour avoir enterré son âne en terre chrétienne, 223. D. _D_ final euphonique, 92;--employé par les anciens Romains, 125, 126, 127. --supprimé, marque du cas régime, selon M. Ampère, _Ibid._ --ajouté, marque du cas régime, selon M. Ampère, 353. _D_ ou _T_ euphonique: vestiges dans la langue moderne, 339. _D_ intercalé dans _chiedent_ (tombent), 246. DAMAS-HINARD (M.), traducteur du _Romancero_, 484;--donne une des leçons de la romance de Mambrou, 486. _Dame_, _damne_, _dame Dieu_, 347. _Damp_, le même mot que _dame_ (_dominum_), 348. _Danois_, Ogier _le Danois_ est par corruption pour Ogier l'_Adanois_, c'est-à-dire de la Marche ou frontière d'Ardène, 397, 398;--étymologie savante que donne de ce surnom M. Barrois, en recourant au celtique, 398, 399. _Danoise_, _hache danoise_, c'est-à-dire, _adanoise_ (ardennoise), du pays de Liége, célèbre pour ses fabriques d'armes, 398. DANTE, a parlé du cimetière d'Arles et d'Arlequin, 460, 461. DANTON, son mot sur la patrie mis en style parlementaire du jour, 418. _D'aucuns_, 340. _Davantage que_, 425, 426;--dans Molière, 508. _De_, après le comparatif, 354, 355. _Débonnaire_, l'Académie consacre la faute d'y mettre un accent aigu, 175;--étymologie de ce mot, 176. _Débrutaliser_, créé par madame de Rambouillet, 318. _Déclinaisons françaises_, erreur des savants, 249. _Déclinaison de l'article_, n'existe pas plus que celle des substantifs, 383. _Dedans_, comment ce mot s'est formé, 93. --formé de _de-in_, avec deux lettres euphoniques, le _d_ intercalaire et l's finale, 339, 340;--était jadis préposition, et en a tous les droits, 340. _Définitions_, admises par l'Académie, 526. _Degrés de comparaison_, formés comme en latin, 349. _De par le roi_, expression du XIe siècle, 310. _Deputaire_, opposé à _débonnaire_, 176. _Des_, de les, 215. _Désagrément_, mot nouveau en 1675, 312. DESPERRIERS (Bonaventure), sa règle pour le _z_ final des pluriels, 76. --sa règle rimée par l'emploi de l'_s_ ou du _z_ à la fin des pluriels, 76. _Dessus_, _dessous_, employés au moyen âge comme prépositions, avec un régime, 430. _Détails parasites_ dans les dictionnaires, 525, 526. _Deu_, _duesse_, _devesse_, et non _déesse_, 71. _Diable à quatre (faire le)_, 356. _Diableries_, 356;--les plus célèbres étaient celles de Saumur, d'Angers, de Doué, de Mont-Morillon, 358. _Dialectes_, 250, 270 et suiv.;--on peut étudier sans eux la formation du français, 272. (Voyez _Patois_.) _Dictionnaire des racines et dérivés_, par MM. Charassin et Ferd. François, 517. _Dictionnaire de l'Académie_; il est impossible d'entendre avec son secours Corneille, Molière, la Fontaine, ni Pascal, 510;--qu'a prétendu l'Académie en le rédigeant? _Ibid._ (Voyez _Complément_.) --surchargé de détails inutiles, 498;--Furetière y reprend des exemples grossiers, 498, 499. _Dictionnaire de l'Académie_, on n'y trouve pas _désattrister_, _laidir_, _momon_, _fourbissime_, _à la malheure_, etc., 506, 507. _Dictionnaire de la langue moderne_, ce qu'il serait souhaitable d'y trouver, 522, 523. _Dictionnaire des noms propres ramenés à des noms communs_, serait un trésor pour la linguistique, 524 (_note_). _Dictionnaire à faire (plan d'un)_, 520 et suiv. _Dictionnaire français_, livre à faire, 528;--l'Académie ne doit point s'en charger, _Ibid._ _Diérèse_ des participes en _eu_ aujourd'hui en _u_, comme _vu_, _bu_, _reçu_, 32 (_note_). DIETZ (M.), ses travaux sur le vieux français, 249;--invente un système de déclinaisons françaises, 250. _Diminutifs_, firent irruption dans la langue au XVIe siècle, 313. _Diphthongues_, cause de leur introduction et de leur multiplication, 146, 147. --y en avait-il en latin? 129, 130;--inconnues dans l'origine de la langue française, _ibidem_;--diphthongues italiennes, 130. _Dis_, (jour), _midi_, _lundi_, 241. _Disner (se)_, 444. _Docteur (le) de la comédie italienne_, personnage bolonais, 469. _Documents inédits de l'Histoire de France_, collection sans unité, pourrait être beaucoup plus utile, _Introd._, p. XX et suiv. _Does_, deux; erreur de Fallot, qui prend _does_ pour le féminin de _deux_, en dialecte bourguignon, _Introd._, XIV. DOLET (Étienne), sa règle pour l'emploi de l'_s_ ou du _z_ à la fin des pluriels, 76. _Dom_ des bénédictins, 348;--se retrouve dans beaucoup de noms de lieu, _ibidem_. _Don_ des Espagnols, ne se met que devant le nom de baptême, 348. _Donras_, donneras, 213. _Dorenavant_, mal écrit avec un accent aigu, 175. _Dorer_, on a dit primitivement _orer_, 341. _Dormir (se)_, 444. _Drapeau_, 359. _Draps_, 358, 359. _Droit_, comment dérivé de _dexter_, 31. _Dru_, adverbialement, 361. _Du d'or_, 341. _Duel_, deuil, 173. _Dur_, _dru_, _rude_, 360 et 361. _Durandal_, épée de Roland; reliques enfermées dans sa poignée dorée, 341;--Roland à l'agonie lui fait ses adieux, 352. _Durement_, aimer ou pleurer durement, 360. E. _E_, avait naturellement le son muet, 152;--se combinait avec l'_i_ pour être accentué, _Ibid._ --suivi d'une _l_, sonnait _eu_, 54;--muet, finale primitive de la 1re pers. sing. de l'imparfait de l'indicatif, 98. --suivi de _st_, se prononçait avec l'accent aigu, 71;--de même suivi d'un _Z_, 75. --finales en _é_ fermé, prenaient un _t_ euphonique, 111. --finales en _e_ muet, prenaient un _t_ euphonique, 111, 112. _E_ muet final, supprimé dans les temps des verbes au singulier, 222. --muet, surabondant à l'hémistiche, ne comptait pas, 237, 238, 239. --accentué, ne s'élidait pas, 184;--muet, élidé au commencement d'un mot, 184. --de l'infinitif latin remplacé par _i_, ou par _oi_ en français, 208. _Écrire comme l'on parle_; est-ce possible? _Introd._, VII, VIII, IX. _Écriture_, insuffisance de l'écriture à peindre les sons articulés de la voix humaine, _Introd._, VI. --déterminer le rapport de l'écriture à la prononciation doit être le premier soin de qui veut travailler utilement sur notre vieille langue, _Introd._, XII. _Éditeurs des vieux textes_, les falsifient par les accents, 177 et suiv. _Ei_, équivalant à l'_è_ ouvert, 158;--forme normande, selon Fallot, _Ibid._ --par diérèse, _e-ï_, 141. _Ekevos_ ou _eykevos_ (_ecce vobis_), voici, 233. _Élégie_, créé par Baïf, 317. _Élision_, on élidait les cinq voyelles, 182 et suiv. --impossible admise par la _Grammaire des grammaires_, 229. --s'accomplissant malgré une consonne intermédiaire, 192. --d'une voyelle sur elle-même, 191, 192 _Ellipse de la négation_, a induit en erreur sur la valeur réelle et toute positive de certains mots employés souvent à nier, 504, 505. _Élogner_, sans _i_, 161. _Élycamps_, 455. _Em_, _en_, sonnaient _an_, 60. _Emportement_, créé du temps de Bouhours, 315. _Emprunté_, dans le sens métaphorique, expression commune au XIIIe siècle, 311. _En_, composé avec un verbe; on devrait dire _il s'est enallé_, comme _il s'est envolé_, 237. _Enapeler_, 111, 112. _Endemain_ ou _l'endemain_, 199. --véritable forme du mot, et non pas _le lendemain_, 397. _Enfant_, cas régime d'_enfès_ (_sic_), selon M. Ampère, 269. _Enfes_, par apocope d'_enfant_, 179. _Engele_, ange, syncope d'_angelum_, 196. ENNIUS, supprime l'_s_ finale, 39. _Ennuyer_, _je m'ennuie_; la bonne locution est _il m'ennuie_, 429. _Ens_, 96. _Entonnois_, 296. _Épée dorée_, est pour _espeed orée_, 342. _Épervier_, _éprevier_, 35. _Épigramme_, créé par Baïf, 317. _Ere (j')_, imparfait du verbe _être_, tiré d'_eram_, 362. _Eret_ (_erat_), forme primitive de l'imparfait du verbe _être_, 209. _Erlenkoenig_, transformation d'_Herlekin_, 462. _Escrols_, _écreux_, chaussons de lisières, en Picardie, 174. _Esperites_, _espir_, 242. _Espir_, _esprit_, 34, 55. _Esserai (j')_, forme primitive du futur d'_être_, d'où la forme actuelle _je serai_, 210. _Estant_, _en estant_, 362, 366. _Ester_ (_stare_), 362;--prononcé _être_, 366. _Esterai (j')_, futur de _ester_, 363, 364. _Estes-vous_ (voici), conjecture sur l'origine de cette forme bizarre, 233;--exemples, 234. _Estevenne_, _Estene_, _Esteve_, Étienne, 201. ESTIENNE (Henri), son avis sur la prononciation de l'_x_, 73. --son témoignage suspect en matière de philologie française, 230. --jugement sur ses _Dialogues du langage français italianisé_, 290. _Estore_, _estorer_, histoire, historier, 160;--erreur de Trévoux sur ce mot, _Ibid._ _Estrie_, sorcière, 242. _Estu (j')_, _tu estus_, _il estud_, prétérit du verbe _être_, dérivé de _steti_, 365, 366. _Esvous_, voici, souffrait la tmèse, 231, 233. _Être_, ses formes primitives, 361 et suiv. _Étude de l'ancienne langue_, quel en doit être le résultat, 275. _Étymologies_, Voltaire les voulait faire entrer dans le Dictionnaire de l'Académie, 521;--l'Académie les rejette; sous quel prétexte, 521;--ridicules de _croup_ et de _spencer_, données par M. Napoléon Landais, 522. _Eu_, par diérèse, _é-ü_, 143. --sonnait _u_, 171. --notations diverses de ce son, 172. _Euil_ final sonnait _eu_, 58, 59. _Euphonie_, a été avec la logique la principale régulatrice de l'ancienne langue, 4;--loi d'euphonie transmise par les Grecs et les Latins aux Français, 41;--a fait la fortune de la langue française au moyen âge, 89. --nos aïeux y étaient plus attentifs que nous, 481. _Évertuer (s')_, employé dans _la chanson de Roland_, 309. _Évu_, participe passé d'_avoir_, 92, 116, 144. _Exactitude affectée de prononciation_, raillée par Molière, 283. _Exemples_ tirés des auteurs seraient très-utiles dans un dictionnaire français, 523. F. _F_ finale, 46. --marque du cas oblique, selon M. Ampère, 251, 252. _Faible_, anciennement _floible_, de _flebilis_, 31. _Faignant_, 371 à 373;--erreur de M. Crapelet sur ce mot, 372. _Faindre (se)_, 446. _Fainéant_, très-distinct de _faignant_, 373. _Faintise_, distinct de _fainéantise_, 373. _Faire_, se substituant à un verbe déjà exprimé qu'il faudrait répéter, 366 et suiv.;--conservé par les Anglais dans cet emploi, 368;--_le faire_, _comment le faites-vous?_ 375 et 376. _Faire à savoir_, orthographe vicieuse adoptée par l'Académie, 324. _Faire fort (se)_, 369, 370. FALLOT, a supposé l'unité d'orthographe dans une époque où l'on ne savait ce que c'était qu'orthographe, _Introd._, XIII;--s'est égaré sur les pas d'Orell, _Ibid._, XV. --assigne jusqu'à vingt-cinq formes de l'article décliné, 383. --se trompe sur la distinction entre _chol_ et _chou_, 58;--s'imagine que l'_s_ finale de _quatres_ est la marque d'une déclinaison, 106. --a signalé le _t_ final dans les substantifs en _é_ comme marque d'une haute antiquité dans les manuscrits, 113. --signale l'orthographe par _ei_ comme une forme normande, 158. --prend _suer_ et _duel_ pour des formes de dialectes, 173; et _Introd._, XIV. --idée de son travail, 250 --avait entrepris une tâche herculéenne, 270;--a renversé l'ordre naturel des opérations, en cherchant les dialectes du français avant le français, 271;--ne s'était pas fait une idée nette de ce qu'il entendait par _dialectes_, 272;--n'a pas songé à déterminer les rapports de l'écriture à la prononciation, 272; et _Introd._, XIV. --Incertitude des caractères de ses dialectes, 272. _Fauxbourg_, la véritable et primitive orthographe est _forsbourg_, 23. _Favoriser à..._, _prier ou supplier à..._ Exemples de ce latinisme, 165. _Feindre_, _feignant_, 371;--_se feindre_, 373. (Voy. _Faindre_, _faignant_.) _Feint_, _feignant_, 206 (_note_). _Féis (je)_, (_feci_), 142. --prétérit de _fere_, qu'il est impossible de tirer de _faire_, 305. _Féliciter_, créé par Balzac, 318. _Femme_, _fan-me_ et _fame_, 21. _Fere_, orthographe primitive et la véritable du verbe _faire_, 305. _Ferai_, _ferais (je)_, prouvent, avec la prétérit _je féis_, que la bonne et primitive orthographe est _fere_, 305. _Ferté_, de _firmitas_, _freté_, 37. _Ferté_ ou _freté_, 201. _Fesant_, c'est la bonne orthographe, et non _faisant_, 305;--condamné par Th. de Bèze, approuvé par Ménage, _Ibid._ _Festival_, 374. _Fierte_, _fêtre_, de _feretrum_, 35. _Fils_, ancienne prononciation de ce mot, 279;--prononciation moderne, 283, 284. _Finale des pluriels_, 77;--exclut le _t_, 80. --en _ain_, marque du cas régime dans les noms féminins, selon M. Ampère, 255, 256. _Fiz_ (_fixi_), 364. _Fizer_, _frise_, 34. FLAGY (Jean de), compose au XIIe siècle, ou du moins termine le roman de _Garin_, 84. _Flepes_, _aller à flepes_, _efflepé_, 30. FLEURANT (M.), nom d'un apothicaire dans Molière, 378. _Fleur (le)_, 378;--omis par l'Académie, 379. _Fleur d'orange_, c'est comme il faut dire, et non _fleur d'oranger_, 376. _Fleur de coin_, autrement _le flou_, 382. _Fleur d'oranger_, on ne s'est avisé qu'au XIXe siècle de vouloir le substituer à _fleur d'orange_, 378;--Rabelais a dit _fleurs d'orangiers_; en quel sens, 379. _Fleurer_, exhaler une odeur bonne ou mauvaise. M. Fr. Wey prétend mal à propos, contre l'Académie, restreindre le sens de ce verbe, 380. _Fliche_, _flèche de lard_, 242. _Flou_, ancienne prononciation de _fleur_ (_flur_), 381;--_peindre flou_, _pinceau flou_, _Ibid._;--double emploi dans la Bruyère au sujet de ce mot, 382. _Flouet_, de _flou_, 381, 382. _Font_, _fontaine_, 218, 219. --substantif féminin, abrégé de _fontaine_, 382. _For l'évêque_, ou _four l'évêque_, 66. _Forfaire (se)_, 446. _Forment_, fortement, 204. _Fort_, invariable en genre, 227. --invariable, selon l'Académie, dans _se faire fort_; cette opinion combattue, 370, 371. _Fourbissime_, 507. _Fourmis_, 97. _Frai (je)_, le _livre des Rois_ n'emploie que cette forme contractée, 305. _Français (vieux)_. Voy. _Langue_. _France du moyen âge_, était le foyer d'où la lumière rayonnait sur l'Europe civilisée, _Introd._, XXIX. FRANÇOIS Ier, donnait l'exemple d'_italianiser_, et toute sa cour le suivait, 291. _Fransoués (les)_, _les Francés_, les Français, 297, 301. _Fremer_, _fremi_, ancienne prononciation de _fermer_, _fourmi_, 30, 31. _Freté_, _ferté_, fermeté, du latin _firmitas_, _forteresse_, 37, 201. FURETIÈRE, raille l'Académie sur sa définition de l'oreille, 497. --blâme qu'il jette sur le Dictionnaire de l'Académie, 498, 499. _Fus (je)_, primitivement _je fui_ ou _je fuid_, 365. _Futurs syncopés_, 210 et suiv.;--forme primitive du futur, _Ibid._;--les deux formes usitées concurremment, 211, 212. _Futur_ du verbe _être_, _j'esterai_, _j'esserai_, _je serai_, 363 et suiv. _Fuvit_, pour _fuit_, dans Ennius, 39, 115. G. _G_ final, 48;--s'efface devant le _d_, 49;--durci en _c_, 45. GABRIEUS (saint), 178. GANELON, trahit les Français à Roncevaux, 118, 119;--condamné par le jugement de Dieu en la personne de Pinabel, son chevalier, 122. _Garçon_, M. Ampère veut que ce soit un cas oblique de _gars_, 263;--est au nominatif, 264;--augmentatif de _gars_, emportait un sens défavorable, 264. --signifiait un _laquais_, un _écuyer_, 443. GARIN, si c'est un cas régime, 259. _Gars_, avait un sens différent de celui de _garçon_, 263, 264;--le féminin, devenu une grossière injure, n'était jadis que la traduction de _puella_, 265. _Gas_, _gâçon_, 23. _Gerra_, _gésira_, 213. _Gésir (se)_, 444. _GN_, sonnait simplement _N_, 11. _Grammaire_, se prononçait _grand-mère_, 20. --_des grammaires_ (la), admet une élision impossible là où il n'y a qu'un archaïsme, 229. --donne comme des mots négatifs, _rien_, _aucun_, _jamais_, _guères_, _personne_, 505. _Grammaire française d'après les écrits de M. Victor Hugo_, par M. LOUIS DIREY, 516. _Grammairiens_, ne voient jamais que la langue écrite, et ne tiennent nul compte de la langue parlée, 87. --de profession, n'ont qu'un seul procédé, et quel, 426, 427. _Grammairiens_ (ou soi-disant tels), leur insolence envers les grands écrivains; sont une cause de la décadence du français, _Introd._, XXXI. _Gramment_, 203. GRAMMONT, se prononce _Grand-mont_, 21. _Grand_, invariable en genre, 228;--variable quand il suit le substantif ou qu'il en est séparé, 228. _Grand messe_, _grand route_, _grand faim_, 226, 229. _Grandisme_, pour _grandissime_, 352. _Grandissime_, 354. _Grandson_, grand sommet, 221. _Grasseyement_, 22;--_melle_, _paller_, _Challot_, 27. _Grecs_, nous ont transmis par les Latins une loi d'euphonie, 41;--employaient l'_n_ finale euphonique additionnelle, 95. _Greignour_, comparatif de _grand_, 349, 350. GRINGOIRE (Pierre), 393;--a travaillé au _Mystère de la Passion_, _Ibid._ (_note_). _Grouiller_, 337. _Gry_ ([Grec: gry]), une rognure d'ongle, servait en grec de terme de négation, 500. _Guastine_ ou wastine, 195. _Guères_, c'est-à-dire _beaucoup_, mot positif, 505. --Ménage le dérive d'_avarus_, et M. Ampère de l'allemand _gar_, 506 (_note_). GUESSARD (M.), a relevé, d'après M. Ampère, dix-huit formes du cas régime, et n'a pas tout compté, 269. _Guet appens_ ou _appensé_, et non _guet-à-pens_, 324. GUICHARD (M.), son édition du _Petit Jehan de Saintré_ est la seule qu'on puisse lire désormais, 370. GUILLAUME D'ORANGE, oncle ou frère de Vivien, 459 (_note_);--son discours à son cheval, 458;--confesse Vivien à l'agonie, et lui donne du pain bénit, 459. GUISE (le duc de), complainte dont sa mort est le sujet, 472. GUYENNE, mot corrompu pour _Aquitaine_, 150. H. _H_, servait à marquer la diérèse, 49;--aspirée, inconnue dans les mots dérivés du latin, 49 et suiv.;--aspirée dans _haine_, _honte_, etc., 52. _Haltisme_, 353. _Harer les chiens_, 395. _Havet de cuisine_, 357. _Haz (je)_, _je faz_, forme primitive de _je hais_, _je fais_, 148, 149. _Héberger_, _hébreger_, 33. HELLEQUIN, 141. HELLEQUIN, nom formé d'_Élicamps_, 460. --devient le fantôme de Charles V, 462. --devient le nom commun des revenants, 462. _Hellequinade_, description d'une hellequinade dans le roman de _Fauvel_, 465, 466. _Hellequines_, 466. HÉLOÏSE, son vrai nom est _Hélouis_, 165. _Hémistiche_, avait jadis tous les priviléges d'une fin de vers, 237, 238, 239. --règle de l'hémistiche dans la versification du moyen âge, 474. _Her_, _hersoir_, hier, hier soir, 155. _Heuse_, _houser_, _houseau_, 181. _Hiatus_, introduit dans la poésie de la seconde époque par l'oubli des usages de la première, 247;--proscrit de nouveau sous Louis XIII, 248. --nos vers modernes en sont remplis, grâce à la prononciation, 286, 287;--il y en a de très-doux et de très-musicaux, 288;--absurdité de la règle qui les proscrit tous indistinctement, _Ibid._ --n'existait ni en vers ni en prose dans le langage du moyen âge, 477 et suiv. _Hilum_, le point noir empreint sur le pois chiche, 499. _Historiaus_, _Bible historiaus_, 160. HOMÈRE, fait la voyelle brève devant _st_, _sk_, 39. _Hôtel de Rambouillet_, là se tenaient les bureaux de l'administration de la grammaire française, 318. _Housé_, vieux mot qui signifie _botté_; l'Académie le traduit mal par _crotté_, 498. _How do you do_, formule de salut traduite littéralement du français, 375. HUEDES, EUDE, 173. HUES, HUEDES, au nominatif, 261, 262;--à l'accusatif, 262. HUGO (M.), sa distinction subtile et chimérique entre _métal_ et _métail_, 322. --affecte de parler toutes les langues, 515;--grammaire française publiée d'après ses oeuvres, 516. _Huguenots_ (les), font une complainte sur le convoi du duc de Guise (1563), 472. _Huis_, sonnait _hus_, 170. _Huit_ et _uit_, 50. _Hulleu_, _hurleur_, _rue de Hulleu_, 28. HUON DE BORDEAUX: M. Ampère prétend que _Huon_ est au génitif comme _Ciceronis_, 260, 268;--exemples de _Huon_ au nominatif, 260, 261, 262;--au cas régime, _ibidem_. _Hûreux_, 171. _Hydrie_, mauvaise plaisanterie du jésuite Bouhours sur _hydrie_ et _amphore_, 318. I. _I_ élidé, 114, 186, 187. --ajouté à une voyelle, sert à en modifier l'accent, 147 à 160. --long de l'infinitif latin conservé en français, 208. --des mots latins changé en _e_ français, 208;--moyen de reconnaître les mots formés à une bonne époque, _Ibid._ _Ie_, équivalent à _e_ simple, 154, 155;--sert à noter la terminaison des participes passés en _é_, 155, 156. --note la terminaison des substantifs aujourd'hui en _é_, 156, 157. --au milieu d'un mot sonnait _é_, 153, 154, 155. _Ier_, finales en _ier_, 152, 153. _Ierre_ ou _yerre_, vraie forme du mot lierre, 200. _Il_, pronom de la 3e personne, ne changeait jamais de forme, 388;--nous l'avons mal à propos remplacé par la forme du datif _lui_, 388. _Il_, _li_, sont les deux moitiés de _ille_, 383. _Il a_, pour _il y a_, l'_y_ élidé, 185, 186. _Illec_, vient du latin _illuc_, 388, 389. _Impardonnable_, créé par Segrais, 318. _Imparfait en_ oi, 99. --de l'indicatif. La forme en usage est syncopée, 208, 210;--forme primitive de l'imparfait calquée sur le latin, 209. --du verbe _être_, se tirait d'abord des deux imparfaits _eram_ et _stabam_; aujourd'hui dérive tout entier de _stabam_, 362. _Impatient du joug_, 315. _Importer_: _je m'importe_ aussi légitime que _je me souviens_, quant à la logique, 429. _Improbation_, _immodération_, _infatuation_, nés au XVIIe siècle, 313. _In_, _inter_, étaient, traduits par _en_, _entre_;--conservés sous la forme latine comme dans _instruire_, _interdire_, témoignent de la formation moderne des mots, 208. _Index_; on ne fera un bon dictionnaire qu'à l'aide des _index_, 520, 521;--indispensables dans la collection des Documents inédits de l'histoire de France, _Introd._, XX, XXV, XXVI. _Infinitifs terminés en_ er, ir, 41, 42. _Infinitifs à double finale en_ re _et en_ er, 207. _Infinitifs syncopés_, 204, 205 et suiv. _Infinitifs en_ ir _et en_ oir, 207. _Influence italienne dès le temps de S. Louis_, 356. _Insidieux_, mot fait par Malherbe, 312. _Interjection (l')_, réhabilitée et qualifiée _oiseau-mouche du langage_ dans une grammaire dédiée à M. Victor Hugo, 516. _Intolérance_, _inexpérimenté_, _indévot_, _irréligieux_, _impardonnable_, introduits au XVIIIe siècle, 316. J. _J'ais_, 98. _Jamais_, souffrait la tmèse, 231, 232. --c'est-à-dire, _quelquefois_, mot tout positif, 505. _Jardin des olives_, M. F. Wey veut qu'on dise _Jardin des oliviers_; à tort, et pourquoi, 379. _J'avons_, 291. JEAN DE MEUNG, surnommé _le père et inventeur de l'éloquence_; ami de Dante; ses oeuvres en prose, _Introd._, XXIV, XXV. _Jérusalem_, _Jérusalan_, 62. _Jes_, je les, 214. _Je sommes_, 290. _Jésuites_, l'abrégé de leur histoire déplacée dans un dictionnaire, 523. _Joene_, _joenesse_, 174. JOYEUSE, épée de Charlemagne, avait le poignée dorée et ciselée; origine de son nom, 341. JUIFS, _juis_, 47. _June_, _juner_; jeûne, jeûner, 171. _Jussienne (rue de la)_, c'est rue de (Ste.-Marie) _l'Égyptienne_, 396. K. _K_ initial, 52. KARLES ou KARLON, formes du cas régime aussi bien que du nominatif, 265. _K'es_, _ki's_, qui les, 216, 218. L. _L_ finale, 54;--après les voyelles _a_, _e_, _o_, 54, 55 et suiv.;--finale euphonique, 93. --pénultième: ses droits paraissent à jamais prescrits dans le mot _fils_ (_filius_), 279. --supprimée, marque du cas régime; selon M. Ampère, 253. _L_, _M_ et _N_ redoublées, 18. _La_, forme du féminin employée concurremment avec _le_, 386. LA BRUYÈRE, a nommé mal à propos, comme choses distinctes, _le flou_ et _la fleur de coin_, 382. LA FONTAINE, met une _s_ euphonique à _fourmi_, à l'imitation des anciens, 97;--supprime, par archaïsme, l'_s_ finale des premières personnes, 99. --ses prétentions à la noblesse, 15. _Laiens_, _la ens_, 389. LANDAIS (M. Napoléon), son Dictionnaire, 511, 512;--ses injures contre l'Université, 512 (_note_). --son Dictionnaire renferme cent quarante mille mots prétendus français; c'est douze mille de plus que le Dictionnaire de l'Académie, 518. --prétend noter la prononciation exactement par son orthographe particulière, 527. _Langage du peuple_, conserve aujourd'hui les vestiges de notre ancienne langue, _Introd._, XVI. _Langage_ (_étude du vieux_), sera utile pour le langage moderne, _Introd._, XXX, XXXI;--comment aller du langage à l'écriture, _Ibid._, XVI. _Langue française_, fondée avec une logique admirable, et défaite au hasard, _Introd._, XIX. --ses trois périodes, 448;--entraves dont on l'a chargée sous prétexte de progrès; 421 et 422; 424. --n'a point fait de progrès par rapport à l'euphonie, 481. _Langue (notre vieille)_, méprisée par Voltaire sur la foi de l'empereur Julien, _Introd._, X, XI;--il nous faut l'étudier, _Ibid._, XII;--ce n'est qu'en la possédant qu'on possédera la langue moderne, _Ibid._, XXXII;--nous les jugeons par les règles modernes, _Ibid._, XVIII;--réclame d'être enseignée dans des chaires publiques, _Ibid._, XXII;--était déjà au moyen âge la langue universelle, indispensable, _Ibid._, XXIX;--témoignage en sa faveur, _Ibid._, XXX. LA RUE (l'abbé de), son opinion sur la place de la rime au milieu du vers, 476. LAZARON, Lazare, 259. _Le_, aussi féminin que _li_ et _la_, 385, 386. _Léans_, _la ens_, 389, 390. LEBEUF (l'abbé), étymologie qu'il propose du nom de la rue _du Grand-Hurleur_, 29. _Lendemain_, mot qui renferme son article, 199. --mot vicieux; la vraie forme est _endemain_, _l'endemain_, et non, avec deux articles, _le lendemain_, 397. _Lequel_, mot très-rare chez Molière, 403. _Lere_, lire, 243. LEROUX DE LINCY (M.), son édition des _Cent Nouvelles_ citée, 307. _Lerrai (je)_, je laisserai, 213. _Les_, forme constante de l'accusatif pluriel; 336. --commun aux deux genres, 385;--marquait exclusivement l'accusatif pluriel, le nominatif étant _li_, 387. _Lésine_, _alesine_, 390, 391. _Li_, nominatif pluriel de l'article, distinct de l'accusatif _les_, 336. --au féminin aussi bien qu'au masculin, 383, 384, 385;--forme du nominatif pluriel, l'accusatif était _les_, 387. _Li_, prononciation populaire de _lui_, 297. _Liaison_; la plus douce est celle qui se fait sur une liquide, 279. _Liberté_, on prononçait _libreté_, comme de _liberum_, libre, 37. _Libertin_, synonyme d'_esprit fort_, _indévot_, 316;--le sens primitif était favorable, 317. _Libreté_, 37. _Lie_, sonnait _lé_, et _lie_, 176, 177. _Lierre_, mot qui renferme son article, 200. _Lieu_, rimant à _nului_, 172. _Lin_, par apocope, _lignage_, 221. _Linge_, primitivement adjectif, 358. _Liperquam (faire du)_, 415. _Liquide_ transformée ou transposée, 26. --substituée à l'autre dans _almarie_, _armoire_;--_contralier_, _contrarier_, 374 (_note_). _Liquides supprimées_, 22. _Lo_, aussi masculin que _li_, 386. _Loherain_, _Loheraine_, comment doivent se prononcer, 49. LOUIS, ne prend un _u_ que depuis Louis XIII, 166. _Loyaument_, 203. LUCRÈCE, ne tient pas compte de l'_s_, 39, 40. _LuiS_, lui, devant une voyelle, 96. _Lut_, _lute_, participe passé de _lire_, 113, 112, 345. M. _M_ et _N_ finales, 59;--redoublées au milieu d'un mot, étaient réparties entre les deux syllabes adjacentes 20. _M_ finale, marque du cas régime, selon M. Ampère, 258. --figurative de la première personne du pluriel dans les verbes, 293. MACCUS, personnage osque, le même que Polichinelle, 451, 452. MADELAINE (la), tirade élégante qu'elle récite dans le _Mystère de la Passion_, 393. MAIGRET, cité par rapport au _b_ et à l'_f_ muets, 11. --atteste que l'_a_, de son temps, ne sonnait déjà plus dans _saouler_, 140. _Main (je)_, je mène, 222. _Main_, syncope de _matin_, 198. _Mais_, _ma-ïs_, 137. _Maise_, syncope pour _mauvaise_, 202, 244. MALBROU, est-il Anglais? est-ce un héros moderne? 470 et suiv.;--sa vogue prodigieuse, 471. --_s'en vat en guerre_, ce _t_ justifié, 479. MALBROU (chanson de), 106; justifiée, 109. --ineptie des couplets ajoutés au fragment ancien, 482, 483;--qui en est le héros? 483;--paraît se retrouver dans le romancero général de Duran, 484. --est probablement un fragment de quelque chanson de geste, 490. --l'air de Malbrou d'origine arabe, 487, 488, 489;--ne se retrouve à aucune des chansons dont Marlborough a été le sujet, 489 (_note_). MALHERBE, fait réformer l'orthographe du nom propre _Loys_, 163. --prétendait apprendre tout son français des gens du port, _Introd._, XVI. _Malheure (à la)_, 507. MAMBROU. Romance espagnole de Mambrou, 484, 485;--courait défigurée parmi le peuple, 486;--témoignage sur Mambrou ou Mambrun 487;--était peut-être un croisé français, 488. MAMBRUN ou MAMBROU, 487. _Mameluc_, _mamelu_, 45. _Manoeuvrer_ ou _manouvrer_, employé dans la _chanson de Roland_, 309. MARGUERITE, reine de Navarre, n'aspirait point l'_h_ de _haut_, _hautesse_, 51. MARIE-ANTOINETTE, met en vogue la chanson de Malbrou, 471. MARLBOROUGH (le duc de Curchill de), mort à soixante-douze ans dans son lit, ne peut être le héros de la chanson de Malbrou, 482, 489;--chansonné en France, 489 (_note_). MAROT, élide encore l'_a_, 183. --ignorant dans la vieille langue, gâte le _roman de la Rose_ en prétendant le rajeunir, 247. MARTHE, son couplet rempli d'élégance dans le _Mystère de la Passion_, 394, 395. MARTINE, justifiée de _pas_ mis avec _rien_, par Molière lui-même, 502, 503, 504. _Martre_, syncope de _Martyrem_, 201. _Masques de la comédie italienne_, ont été l'objet de recherches superficielles, 468. _Matin_, de _matutine_, par syncope, 199. _Mecine_, médecine, 200. _Mecredi_, bonne prononciation, et non _mercredi_, 25. MEIGRET ou MEYGRET. _Voy._ MAIGRET. _Méisme_, en trois syllabes, syncope de _medesimo_, 103, 142, 201. _Mellor_ (_melior_), 350. _Mellusine_, mère Lusine ou des Lusignan, 29. _Membré_ ou _membru_, épithète fréquente des héros du moyen âge, 488. _Même_, adjectif on adverbe; distinction chimérique: il est toujours adverbe, 103. MEN, mien, 154. MÉNAGE, veut qu'on prononce _un anneau_ pour _un agneau_, 15. --son opinion sur le mot _éprevier_, 36;--sur _for l'évêque_, 67;--son avis sur l'origine de l'_x_ final des pluriels, 75. --veut qu'on dise l'Ile de _Cypre_ et poudre de _Chypre_, 134;--dérive _Pandore_ de _mandore_, 135;--discute si l'on doit dire _aigu_ ou _agu_, 151. --veut qu'on écrive _cicogne_ sans _i_, et _roignons_ avec un _i_, 162. --admet _fesant_ et non _faisant_, parce que c'est la prononciation du peuple parisien, 305;--admet par la même raison _nentilles_ et de la _castonnade_, 306. --veut qu'on prononce _pié à terre_, et qu'on écrive _à tor et à travers_, 278. --son étymologie ridicule d'_Arlequin_, 453;--loué comme versé profondément dans les origines de notre langue, 453. --dérive _trou_ (de chou) de _thyrsus_, 436. _Menour_, comparatif de _petit_, 349. _Menut_ (menu), 346. _Mer_, rimait à _aimer_ très-exactement, 68. _Merlan_, _mellan_, 28. _Mesme_ et _mesmes_, 100, 101 et suiv. _Mesnie Hellequin_, citée dans Raoul de Presles, Pierre de Blois, Guillaume de Paris, 461, 462. --son apparition à Richard sans Peur, 463, 464;--son nom passe en proverbe injurieux, 464, 465. _Mestier_, de _ministerium_, 201. _Métail_, 320 et suiv. _Mi_, milieu, 218. --abrév. de _milieu_, 411;--exemples de _mi_, 411, 412. MICHEL (Jean), désigné par Lacroix du Maine comme l'auteur du _Mystère de la Passion_, ce qui ne peut être, 393 (_note_). MICHIEUS (saint), 178. _Mie_, forme une négation composée avec _ne_, 500. --pour _amie_, mot créé par une erreur d'orthographe, 343. _Milites Hellequini_, 461, 462. MOLIÈRE, le mot _auquel_ ne se rencontre que deux fois à peine dans ses oeuvres, il se sert de _où_, 403. --emploie _parmi_, contrairement à la règle de l'Académie, 413. --a mis souvent _pas_ avec _rien_, 503. --emploie _dedans_, _dessus_, _davantage_, comme adverbes et comme prépositions, 507, 508. _Momon_, jouer, porter un momon, 507. MOMORENCY, 60. _Mont_, _mo_, 59. MONTAIGNE, doit se prononcer sans _i_, aussi bien que _Champaigne_, 152. --cité, 106, 107. MOREVEL, MAUREVEL, 59, 60. _Mosieu_, 59. _Mots_, combien notre langue en contient-elle? 517. MOULINEAUX-SUR-SEINE, château de Richard sans Peur, 463. _Mourir_, verbe actif, 446;--_se mourir_, _Ibid._ _Moustier_, de _monasterium_, 201. _Multiplicité des formes écrites_, quelle en est la cause, _Introd._, XIII;--on ne peut en conclure la multiplicité des formes parlées, _Ibid._, XV. _Multitudine_, 195. _Mutisme complet des consonnes finales démontré par les rimes_, 82, 83, 84, 85, 86, 87. _Mystères_, 392, 495;--le _Mystère de la Passion_ connu dès 1402; retouché successivement: Gringoire y a travaillé, 393 (_note_);--exemples de la versification d'un mystère, 393, 394, 395. N. _N_ finale euphonique, 95. --ajoutée à la fin d'un mot, marque du cas régime, selon M. Ampère, 253. --caractérise la 3e pers. du pluriel dans les verbes, 294. _Négation_, ellipse de la négation. (Voy. _Ellipse_.) _Négations_, rareté des mots qui servent exclusivement à nier, 499;--en grec, en latin, en français, 499, 500. _Nen o ne non_, ni oui ni non, 95. _Nenni_, véritable prononciation de ce mot, 21;--_nennil_, 93. _Nes_, ne les, 214, 215. _Nihil_, négation artificielle composée de _ne_ et de _hilum_, 499, 500. NINIVEN, 259. NODIER, partage l'erreur de Voltaire sur la barbarie prétendue de l'ancien langage, 2;--jugé comme linguiste, 3. --et son école, se sont fourvoyés dans la querelle qu'ils font à Voltaire sur l'orthographe, 307. --comprenait mal la question des imparfaits notés par _oi_ ou par _ai_, 300, 304. _Nombres ordinaux_, 203. _Nominatifs_, deux nominatifs juxtaposés exprimaient le rapport de possession de l'un à l'autre, aujourd'hui marqué par le génitif, 266 et suiv. _Noms propres_ terminés par _en_ ou _an_, 62, 63. --argument sans valeur dans la question des terminaisons, et pourquoi, 258;--diminutifs ou augmentatifs en _in_, en _on_, en _ot_: _Colin_, _Robin_, _Pierron_, _Pierrot_, _etc._, indiqués par M. Ampère comme des cas régimes de _Colas_, _Robert_, _Pierre_, _etc._, 259, 260, 263. --doivent être exclus du dictionnaire de la langue, 524. _Non fait_, 369. _Normands_, prononcent par _è_ ouvert les finales en _é_ fermé, 158. _Nos_, _vos_, _notre_, _votre_, 219, 220. _Notre-Dame de Paris_, roman de M. V. Hugo, 395. _Nous_, _il_, manières modestes de remplacer le _je_, qui est trop orgueilleux, 292. _Nului_ rimant à _lieu_, 172. O. _O_ ou _od_, avec, 330. --suivi de _l_, sonnait _ou_, 57. --naturellement long et fermé, 159. --suivi de _r_, 66. _O_, _od_, avec, 114. --mots terminés en _o_, 189;--_o_ final s'élidait, 190. --suivi d'une autre voyelle, sonnait _ou_, 164. --des substantifs latins changé en _ou_ ou en _eu_ dans les dérivés français, 181. _Obscénité_, mot raillé par Molière, 315. OCHOA (don E. de), s'est laissé induire en erreur sur la date d'une pièce du _Romancero_, 484. _Ode_, créé par Ronsard, 317. _OE_, par diérèse, _o-é_, 145. --servait à noter le son _eu_, 173, 174. _OE_, à la fin des mots, sonnait _oue_, 164. OGIER LE DANOIS, origine de ce surnom, 396-399. _Ogre de Barbarie_, 401. _Ogres_, prononciation primitive de _orgues_, 400. _Ohe_, notation allemande, prononcé _au_ très-long et mouillé, comme dans _Hohenlohe_, 49. _Oi_, par diérèse, _o-ï_, 145. --si l'on doit écrire avec ou sans _i_ les mots _cicogne_, _rognons_, _éloigner_, _témoigner_, etc., 161, 162. --a sonné par diérèse _o-i_, puis _o_ ouvert, puis _oué_, puis _oi_, comme dans _poix_, _François_, 177. --prononcé _oa_ dans _roi_, _moi_, etc., prononciation du temps de Henri III, 291, 297, 298. --dans les imparfaits notés par _ai_ avant la naissance de Voltaire, 300;--le _livre des Rois_ les écrit par _oué_, 303. --sonnait _oué_ très-bref, 301;--_histoire_ rimant à _douaire_; _paroisse_ à _pécheresse_; _étoiles_ à _demoiselles_, 301, 302, 303. _Oïl_, langue d'oïl, 94;--oui, _ou-i_, 94. _Olive_, nom commun autrefois à l'arbre et au fruit, 379, 380;--_Jardin des Olives_, cette locution n'a rien de choquant, 379. _Olivier_, mot de formation récente, 373. _Ondre_, _ongement_, pour _oindre_, _oignement_, 163. _On z'a_, _on z'entra_, 299. _Onze_, _onzième_, aspirés mal à propos, 51. _Orange_, paraît avoir été autrefois le nom commun à l'arbre et au fruit, comme _grenade_, _olive_, 379, 380. _Ordene_, 196. ORELL (M.), ses travaux sur le vieux français, 249. _Orer_, première forme de _dorer_, 341, 342. _Orgenes_, orgues, 196, 400, 401. _Orgue de Barbarie_, David en jouait en dansant devant l'arche, 400. _Orgues_, pourquoi est-il masculin au singulier et féminin au pluriel? 399;--le premier orgue qu'on vit en France, envoyé à Pépin par Constantin Copronyme en 757, était un orgue de Barbarie, 400. _Orine_, pour _origine_, syncope d'_originem_, 195. _Orthographe moderne_, ses vices, 88. --de Voltaire, 300-308;--adoptée par l'Académie en 1835, cent soixante ans après qu'elle avait été proposée par Bérain, 305. --toute orthographe repose sur des conventions, _Introd._, VIII, IX;--conditions d'une bonne orthographe, _Ibid._, IX. --Discordances d'orthographe, servent à constater les lois de la prononciation, _Introd._, XVIII. _Ost (armée)_, primitivement féminin, devenu masculin par l'équivoque de l'article élidé, 386. _Ostiné_, 10. _OU_, par diérèse, _o-ü_, 145. --n'est point une diphthongue en latin, 129. _Ou_ de l'infinitif se change en _eu_ à l'indicatif, 179, 180. _OU_, _EU_, se remplaçant, 179. _Où_, avait jadis un emploi beaucoup plus considérable qu'aujourd'hui, 401 et suiv.;--Molière emploie toujours _où_ pour _auquel_, 403;--_où_ dans un sens moral, selon l'Académie, 405. --remplaçait au XVIIe siècle ces locutions traînantes, _dans lequel_, _par laquelle_, etc., 405;--règle pour l'emploi des trois termes corrélatifs _a_, _y_, _où_, 406;--nécessité de reprendre l'usage ancien de _où_, 405. _Oubli (se mettre en)_, 447. _Oublier (s')_, 447. _Oue_, _oie_, la rue _aux Oues_, comment est devenue la rue _aux Ours_, 65, 66. _Outre-mer_, quand il s'agit d'Ogier, ne signifie que _outre-Meuse_, 398. _Ove_, _oue_, avec, 331. P. _P_ final, 63. --suivi d'un _t_ dans le même mot, s'efface, 64. PANNICULUS, personnage des mimes, dont on a voulu faire le type d'Arlequin, 452, 453. PANTALÉON (saint), patron favori des Vénitiens, 469 (_note_). PANTALON, masque vénitien; origine de son nom, 469. _Par_, sa force en composition, 235, 236;--encore usité en anglais, 237. --joint à un adjectif, _par hardi_, 410;--_par trop_, ibid. --souffrait la tmèse dans un emploi qu'il a perdu, 231, 235, 236. --_parmi_, 407;--_par lui_, _par elle_, 407, 408;--_A_ ou _E par soi_, 409. --_de par le roi_, on devrait écrire avec un _t_: de _part_ le roi, 410;--abréviation de _parmi_, 413. _Parasine_, dans Rabelais; il faut lire _porasine_, 161. _Parhardi_, 144. _Parmi_, règle arbitraire prescrite par l'Académie, 411;--il faut reprendre l'ancien usage de _parmi_, 414. _Parra_, paraîtra, 213. _Par_, _à part_; on devrait écrire sans _t_, _à par_, 408, 409. _Participe passé en_ u, 144, 145. --passif, terminé en _ut_, _ute_, 344, 345. _Par trop_, explication de cette locution, 236. _Pas_, forme une négation composée avec _ne_, 500;--_pas_ mis avec _rien_, 502, 503, 504. _Pasmer (se)_, 445, 446;--Corneille et Molière ont voulu retrancher le pronom réfléchi, 445. _Passionner_ et _se passionner_; Vaugelas rejette le premier dans le sens de _aimer passionnément_, 315. _Patois_, ennoblis sous le titre de dialectes, 270;--l'étude en serait intéressante et profitable, mais elle offre de grandes difficultés; pourquoi, 272. (Voy. _Dialectes_.) _Patois des paysans de comédie_, 289, 300;--n'est que l'ancienne langue populaire, 299. PATRICE (saint), patron des Irlandais, 469 (_note_). _Patrie_, mot expulsé par la politique et remplacé par _le pays_, 417, 418. _Patrons_, chaque pays a ses patrons de prédilection, 469. _Pavé_, comment l'Académie définit un pavé, 497. _Pays_, sens légitime de ce mot, 417. --_pays légal (le)_, locution barbare qui a remplace le mot _patrie_ dans le style parlementaire, 417. _Paysans_, originairement les gens d'un pays, ville ou village, 418. _Pékin_, voy. _Péquin_. PELLETIER (Jacques) du Mans, son témoignage sur le _t_ intercalaire, 107;--son avis sur l'origine de l'_x_ substitué à l'_s_ comme finale des pluriels, 75. --fut le premier qui s'avisa de vouloir conformer l'orthographe à la prononciation, 302, 303. _Peor_ (_pejor_), pire, 350. _Péquin_, 414, 415. _Périodes_, trois périodes en notre langue, 448. _Personne_, c'est-à-dire, _quelqu'un_, mot tout positif, 505. _Pertuis_, sonnait _pertus_, 170. _Pesme_, contraction de _pessime_, 202, 352, 353. _Peu s'en faut que ne_; on disait jadis _à peu_, 418, 419. _Peuple_, sa ténacité à ses vieilles habitudes, 289;--subit à la longue l'influence de la classe supérieure, _Ibid._ PICARDIE, influence de sa prononciation, 33;--prononce le _ch_ dur comme le _k_, avec raison, 53. _Picards_, ont gardé la prononciation primitive du _ch_, 53, 54. _Pièça_, pièce a, en italien, _c'è un pezzo_, 423, 424. PIERRE (S.), se prononçait _S. Père_, 153, 154. PIERROT, doit avoir fait partie de la mesnie Hellequin, 467;--représente le fantôme blanc, et Arlequin le fantôme noir, _Ibid._,--doit avoir figuré dans les processions dramatiques du roi René, 468;--n'est pas d'origine italienne, 469. _Pigeonne_, créé par mademoiselle de Scudéry, 318. _Pindariser_, verbe créé par Ronsard, 317. _Piqueux_, _porteux_, etc., 69. _Pis (je)_;--_je sis_;--_et pis_;--_pisque_;--_de pis_;--_li_; 297. _Pité_, pitié, 156. _Piteable_, pitoyable, 156. _Plan_, pour une collection de textes représentant l'histoire de la langue, _Introd._, XXII et suiv. PLAUTE, élide l'_e_ initial de _est_, 185. _Pléiade des romanciers_ à la cour de Henri II d'Angleterre, _Introd._, XXIII. _Plouviner_, 115. _Plumeux_, créé par Desmarets, 318. _Pluriel_, 3e personne du pluriel aujourd'hui en _ent_, jadis en _ont_: _ils aimont_, _ils lisont_, _etc._, 295. --verbe au pluriel joint à un pronom au singulier, 290;--pronom au pluriel joint à un participe au singulier, 292. --1re personne du pluriel des verbes aujourd'hui en _ons_, jadis en _omes_, 293, 294. _Poeniteor_, se trouve dans S. Jérôme, 429 (_note_). _Poésie_, comment elle s'est appauvrie en se perfectionnant, 248. _Poëtes_, leur influence sur la formation de la langue, 245;--ce qu'il y aurait à faire pour les étudier utilement, _Ibid._ --latins, maintenant la voyelle brève devant _st_, _sp_, _sc_, 70. _Poing_, se prononçait _pong_, 163. _Point_, forme une négation composée avec _ne_, 500. POITRINE (madame), nourrice du Dauphin, chante la chanson de Malbrou, 471. POLICHINELLE, connu des anciens sous le nom de Marcus, 451;--étymologie de son nom moderne, et origine de son bredouillement, _Ibid._ _Politique_, la politique nous gâte notre langue française, 417. _Pooir_, pouvoir, 115. _Porasine_ (_poix raisine_), c'est comme il faut lire au chapitre 13, livre IV de _Pantagruel_, et non, comme portent toutes les éditions, _parasine_, 161. PORT-ROYAL, a fourni son contingent de mots nouveaux, 318, 319. _Potage_, n'est pas la _soupe_, 493. _Pouete_, _pouesie_, ancienne prononciation, 164. _Poultre_ (pullitra), jument non saillie, 356. _Poverté_, _povreté_, 37. _Précieuses_, réformaient ce qu'elles ne comprenaient pas, 3, 4. _Premier que lui_, dans Molière, 508. _PresqueS_, 102. _Prétérits_ syncopés, 210, 365. _Preux_, au féminin, 229. _Prins_, pris, 86. PRISCIEN, son témoignage sur la suppression de l'_s_, 38. _Procession de la Fête-Dieu_, à Aix, instituée par le roi René, 467. _Professeur_, ce mot tend à remplacer le mot _maître_, 415, 416;--distinction entre le _maître_ et le _professeur_, 416. --de canne, 417. _Progrès des modernes dans la versification_, en quoi il consiste, 288. _Pronom de la troisième personne_, substitué à celui de la première pour plus de modestie, 291. _Pronoms_ il, el; comment se prononçaient, 479, 480. _Prononciation_; il y avait deux prononciations, l'une familière et l'autre d'apparat, 282. --c'est une puérilité de prétendre la noter, 527. --ancienne, plus douce que la moderne; pourquoi, 89. --moderne; combien elle est mauvaise et inconséquente, 88. --du peuple; à quelle condition elle peut servir de guide, 305. _Propositions_, l'histoire des cinq propositions n'est pas à sa place dans un dictionnaire, 523. _Prosateur_, créé par Ménage; critique injuste de Bouhours, 314. _Prose_, née au XVe siècle, et rivalisant la poésie, 246. _Prospreté_, _prospérité_, 201. _Prou_, _preu_, profit, 219. _Proussime_ (proximus), 353. _Proverbes_, méritent d'être recueillis dans un dictionnaire spécial, 524. _Prusme_, contraction de _proussime_ (proximus), 253. _Pudeur_, créé par Desportes. Q. _Q_ final muet, 65. _Quatorzième siècle_, époque de malheurs qui bouleversent la littérature française, 246;--substitue dans la littérature la prose à la poésie, _Ibid._ _QuatreS_, 104, 105, 106. --officiers, 479. _Que_, redondant dans _quelque que_, 421. --après _davantage_, 424 et suiv., 508. --après le comparatif, plus ancien que la forme italienne _de_, 355. _Quel_, _queu_, 55;--_qué_, 57. --invariable en genre, 480. _Quelque_, les grammairiens distinguent trois espèces de _quelque_, 421. _Quelque... que_, la vraie locution est _quel... que_, 419, 420, 421. _Quem_, sonnait _kan_, 54. _Queu_, prononciation de _quel_, 172. _Queu diable_, 55. _Quelqu'un_, _queuques uns_, 55, 56. _Quiconque_, son étymologie, 188. _Qui_ et _li_ élidés, 188. _Qui que ce soit qui_, expression barbare, 419;--l'ancienne expression _qui... qui_, ou _qui que_, 422. --donné par l'Académie comme une locution négative, 505 (_note_). _Qui qui_, formule remplacée par _qui_ _que ce soit qui_, 188;--_qui qu'en poist_, 422 et 189. _Quincampoix (rue)_, signification de ce nom, 189. _Quinzième siècle_, n'a pas compris le XIIIe et n'a pas été compris du XVIe, 247. _QuiS a_, 188. R. _R_ pénultième, ses droits peuvent être défendus, comme dans _mor affreuse_, _discour écrit_, 279, 280. --finale muette, 65;--après _a_ et _o_, les modifie en _au_ et _ou_, 66;--tombait par le grasseyement en allongeant la voyelle précédente, 67;--précédée de l'_e_, 67, 68. --transposée, 30. --transposée produit les trois formes _dur_, _dru_, _rude_, 360. --transposée dans le mot _orgues_, 400. RACINE, avait pour armes parlantes un _rat_ et un _cygne_, 16. RABELAIS, déteste les faiseurs de rébus, 56. RAMUS, distingue le _V_ de l'_U_, 71. _Rapport_, _sous le rapport de..._ _sous un certain rapport..._ 509, 510. --_sous le rapport de..._ pour exprimer _par rapport à_, _à l'égard de..._, affreux néologisme consacré par l'Académie, 432. _Rapport du caractère écrit au son_, la nature n'a aucune loi qui serve à le déterminer, _Introd._, VI. RAYNOUARD (M.), a donné trop d'extension à son système de la langue romane, 250;--a trouvé sa célèbre règle de l'_s_ dans une grammaire provençale, 251;--M. Ampère développe jusqu'à l'abus une de ses idées, 250, 251. _Réformateurs de l'orthographe_, _Introd._, VII. _Refrain de la chanson de Malbrou_, 476 (_note_). REGNIER, comme Malherbe se faisait une autorité du langage du peuple, _Introd._, XVI. _Règle pour la prononciation des doubles consonnes finales au singulier et au pluriel_, 278, 279. _Renaissance_, nouveau en 1675, 315. _Renard_, nom propre devenu nom commun; roman de _Renart_, 12 et 13. _Ren_, rien, 154. RENÉ (le roi), institue la procession de la Fête-Dieu, à Aix, en 1474, 467;--nous lui sommes redevables d'Arlequin et de Pierrot, 468. _Rengréger_, 350. _Repens (je me)_, 428, 429. _Repentir (se)_, 445. _Rere guarde_, arrière-garde, 197. _Retrousser_, charger de nouveau, 438. _Rhume_, était jadis du féminin, _la rhume_, 243. _Rian_, _bian_, 296. RICHARD SANS PEUR, rencontre la mesnie Hellequin, 463. _Rien_, _chose_, _quelque chose_, 500, 501;--_Rien_, mis avec _pas_, 502, 503, 504. _Rime_, auxiliaire puissant de nos recherches, _Introd._, XVIII. --riche; on donne souvent ce nom à une rime fausse, 284. --facilité de la rime dans la versification primitive, 123;--raffinements qui ont retiré la versification des mains du peuple, 124. _Rimes_ en _i_, prouvent que les consonnes finales n'avaient point d'action rétrograde sur la voyelle précédente, 81, 83, 84, 85, 86;--le roman de _Garin_ est presque tout entier sur la rime en _i_, 84. --fausses rimes autrefois exactes, 68, 69. ROEDERER (M.), a trop vanté les services de la société polie, 4. ROHAN; la reine de Navarre écrit toujours _Rouhan_, 165. _Rois (le livre des)_, texte mêlé de vers et de prose, 243 (_note_). ROLAND (chanson ou poëme de); extraits, 117 et suiv. --étymologie de ce nom, 205 (_note_);--on devrait prononcer _Roulant_, 206. _Romans des douze pairs_, étaient continuellement retouchés, 396. RONSARD, permet l'_s_ euphonique à la 1re pers. de l'imparfait en _oir_, 99. ROUSSEAU (J. J.), emploie le mot _mie_, barbarisme pour _amie_, 343. _Routine (la)_, procédé naturel de l'esprit humain, _Introd._, VII. _Royal_, invariable en genre, 227. _Ru_, ruisseau, 220. _Rudement_, se dit encore en Picardie pour marquer l'abondance, l'idée du superlatif, 361. _Rue aux Oues_, c'est-à-dire _aux Oies_, comment est devenue la rue _aux Ours_, 65, 66. _Rue de la Jussienne_, ce que signifie ce nom, 396. _Rue du Grand Hurleur_, et non de _hue-le_, 28. _Rue Tiquetonne_, est la rue _Qui qu'entonne_, 189. _Rue Quincampoix_, est la rue _Qui qu'en poist_, 189. S. _S_ finale, 69;--finale euphonique intercalaire, 96, 97 et suiv. --supprimée, 40;--précédée d'une liquide _l_ ou _r_, à la fin des mots, ne sonne pas sur l'initiale suivante, 82. --règle de l'_s_, 97, 250, 251. --finale, comment on la prononce au Théâtre-Français, 280;--était supprimée dans les pluriels à terminaison féminine, 280, 281. --donnée à _que_, par les grammairiens, dans _quelque que_, 421. SACCHINI, comment il a chanté des vers de douze syllabes, 475. _Sagacité_, créé au XVIIe siècle, 313. _Saint Lis_, _saint_ NECTAIRE. _Voy._ SENLIS, SENNETERRE. _Saintissime_, pour _sanctisme_, 352. SAINTRÉ (le PETIT JEHAN DE), a servi de modèle au page du _Mariage de Figaro_, 369, 370. _Sanglier_, _bouclier_, et autres mots en _ier_, pourquoi n'étaient que de deux syllabes, et sans blesser l'oreille, 152, 153. _Sans que_, suivi d'un verbe à l'indicatif dans Molière et dans la Fontaine, 508. _Sarqueu_, ancienne prononciation de _cercueil_, 58. _Saume_, _sautier_, 8. SAUNEY, diminutif d'Alexandre, nom de baptême très-commun en Écosse, 469 (_note_). _Saus_, sous, pour la rime, 240. _Se_, _le_, même devant une consonne, souffrent une espèce d'élision, 216, 217. _Sec_ et _sel_, sonnaient _sé_, 44. _Sedme_, septième, 64. SENLIS, _saint Lis_, 151. SENNETERRE, saint Nectaire, 151. _Senon_, sinon, souffrait la tmèse, 231, 232. _Serai (je)_, pour _j'esserai_ ou _j'esterai_, 365. _Ses_, _se les_ (si les), 216. SÉVIGNÉ (madame de), emploie à contre-sens le mot _chape-chute_, 344. _Séyu_, un sureau, en picard, 143. _Si fait_, 369. _Sigmatisme_, 40 (_note_). _Si's_, si les, 216. _Sommet_, forme antérieure à _som_, 222. _Sonner le mot (ne)_, expression du XIe siècle, 310. _Soupe_, confondue par l'Académie avec le potage, 492;--sens de l'espagnol _sopa_; 493. _Sous_, _sur_, se confondaient jadis à l'oreille, 430, 431. _Sous le rapport de_, néologisme barbare autorisé par l'Académie, 509, 510, 432. (voy. _Rapport_.) _Sous peine de mort_ et _sur peine de mort_, locutions équivalentes; leur origine, 431. _Souvenir (se)_, la bonne locution est _il me souvient_, 427, 428. SPAVENTO, masque napolitain, 469. _Spencer_; M. Nap. Landais veut qu'on dise _sphincter_, 522. _Sublimité_, créé par Chapelain, 314. _Substantifs_ autrefois en _ie_, ont fourni deux classes à la langue moderne, ceux en _é_ et ceux en _ié_, 157. --français, formés, non du nominatif, mais de l'accusatif latin, 194, 502 (_note_). _Suer_, soeur, 173. SULPICE (saint), ou SUPLICE, 32. _Sum_, _som_, _son_, le sommet, 221. _Superlatifs_ en _issime_, 350 et suiv.;--niés par le père Bouhours, 351. _Sur peine de..._, locution omise par l'Académie, 431. _Sus (je)_, pour _je suis_, prononciation picarde, 169. _Syncope_ dans les noms, 193. --dans les verbes, 204. condition qui a déterminé les finales diverses de nos infinitifs, 206. --des infinitifs, 205 et suiv.;--des imparfaits, 208 et suiv.;--des prétérits, 210 et suiv.;--des futurs, _Ibid._ T. _T_ final, toujours effacé, 70;--_T_ précédé d'une _s_, prévaut sur elle, 71;--_T_ final euphonique ajouté aux substantifs et participes en _u_, 118. --ou _D_ euphonique, se suppléant indifféremment, 112. --intercalaire dans _appelle-t-on_, 88, 90, 107, 108, 111;--on a disputé mal à propos sur cette qualification d'_euphonique_, 107;--final intercalaire, n'empêchait pas l'élision, 111, 112. --final ajouté, marque du cas régime, selon M. Ampère, 253, 258. --supprimé par Voltaire dans les pluriels en _ants_, 306. TAILLEFER, chantait la chanson de Roland à la bataille d'Hastings, 364. _Talent_, _faire son talent_, 240. TALMA, sonnait le _c_ et le _t_ de _respect humain_, 279. _Tandis_, accusatif absolu comme _toujours_, 241;--c'est Vaugelas qui s'est avisé d'y joindre le _que_, _Ibid._ _Tant seulement_, 299. _Tante_, formé d'_amita_, 342. _Tapin_, _tapinois (en)_, 312. _Tel quel_, invariables en genre, 227. _Tempest_, pour la rime, tempête, 242. _Terminaisons_ altérées pour le besoin de la rime, 239, 240 et suiv. _Tes_, _te les_, 214. _Testonner_, têtonner, 70. _Teuse_, _touse_, toux, pour la rime, 240, 241. _Textes de langues_, indispensables pour servir de base à un bon dictionnaire, 519; _Introd._, XXVI. THIERRY D'ARDENNE, vainqueur de Pinabel, 122. --ou le Danois (l'_Adanois_), oncle d'Ogier, 397, 398. _Tiquetonne (rue)_, signification de ce nom, 189. _Tmèse (de la)_, 231. _Toujou_, 296. _Tout_ et _tuit_ employés concurremment, 433, 434. _Tozdis_, _toudis_ (toujours), 241. _Tra_, apocope, pour _trahi_, 244. _Traduction orale_, plus fidèle que l'écriture, 128. _Tré_, cherchez par _très_ les mots composés qui commencent ainsi, par exemple, _tréfiler_, _trépas_, etc. _Treizième siècle (le)_, est pour notre vieille littérature ce que le siècle de Louis XIV est pour les temps modernes, _Introd._, XXIV. _Tremper une harpe_, 37. _Très_, en composition, 432 et suiv. --mots où il entre comme racine. 433 à 436. _Tresaller_, 435. _Tresfiler_, _tresfilerie_, 435. _Tresfond_, 434. _Trespas_, 434. _Trespenser_, 435. _Tresprendre_, 435. _Tressaillir_, 434. _Trestourner_, 434. _Trestous_, 433. _Trestrembler_, 435. _Treuve_, 180, 181. TRÉVOUX, donne pour étymologie à _flouet_, _fluxæ_ et non _firmæ sanitatis_, ridiculement, 382. _Triolets_, dans le _Mystère de la Passion_, 392, 393. _Troie_, trois, pour la rime, 240. _Trol_ ou _trox_, voyez _Trou_. _Tronçon_, employé concurremment avec _trou_ (de _truncus_), 437. _Trou de chou_, _de pomme_, 436, 437;--_trou_ vient de _truncus_, et signifie _tronçon_, 437;--_trou de lance_, _Ibid._ _Trousse_, ce dans quoi l'on porte;--vêtement de page, 439, 440. _Troussel_, valise, porte-manteau, 439. _Trousseau de mariée_, _trousseau de clefs_, 439. _Trousser_, mal défini par l'Académie, 438;--signifie _charger_, 438, 439;--_trousser en malle_, _Ibid._;--_trousser bagage_, 439. _Tuit_, employé concurremment avec _tout_, 433, 434. TUROLD, gouverneur de Guillaume le Conquérant, auteur de la _chanson de Roland_, 117. TURPIN (l'archevêque), mourant, pansé par Roland, 215. --sa harangue aux soldats qu'il bénit avant la bataille de Roncevaux, 364. U. _U_, jusqu'au milieu du XVIe siècle n'eut pas de figure distincte du _V_, 71. --voyelle, les éditeurs d'anciens textes ont pris sur eux de le distinguer de l'_u_ consonne (_v_) mal à propos, 71, 294 (_note_). --pourquoi s'élidait rarement, 191;--le peuple l'élide toujours dans _tu as_, _Ibid._ --M. Ampère croit qu'il sonnait autrefois comme aujourd'hui, 166;--sonnait _ou_ dans l'origine, 166, 167, 168. _Ui_, valeur de cette notation, 168 et suiv. ULSTAN (saint), évêque de Vigorgne à la fin du XIe siècle, banni du conseil du roi parce qu'il ignorait le français, _Introd._, XXIX. _Unité du langage_, comment il faut ramener la multiplicité des formes écrites, _Introd._, XV. _Unité de direction_ nécessaire dans la collection des _Documents inédits de l'histoire de France_, _Introd._, XXVI. _UnS_, _uneS_, au singulier, 104. _Urbanité_, nouveau du temps de Balzac, qui n'en est pas le père, 313. V. _V_ euphonique, 114, 115, 116. --commençant deux syllabes consécutives; cause de syncope, 224. _Vaillant_, invariable en genre, 229. _Vais (je)_ ou _je vas_, pourquoi cette double forme, 152. _Vaisselle plate_, 496. _Valet_ ou _varlet_, étymologie de ce mot, 25. --a désigné dans l'origine le fils d'un prince ou d'un gentilhomme, 309. --diminutif de _vassal_, 441, 442;--_valets_, au jeu de cartes, sont les fils des rois, 442;--le sens moderne de _valet_ était exprimé par _garçon_, 443. _Vallot_, pour rimer, au lieu de _valet_, 243. _Vassal_ et _vasselage_, ont signifié _brave_ et _bravoure_, 309. _Vassal_, le sens primitif est _brave_, _courageux_, 440, 441. _Vassalment_ (_vassaument_), vaillamment, 441. _Vasselage_, signifiait _valeur_, _bravoure_, 441. _Vaste_, saint Évremond a fait une dissertation sur ce mot, 317. _Vat (il) en guerre_, justifié, 109. VAUGELAS, motif qu'il assigne de l'aspiration de l'_h_ dans _héros_, 50. --décide qu'il faut dire _je hais_, 133. --veut qu'on prononce _Chypre_ et non _Cypre_, 134. --est le premier qui ait prescrit le _que_ après _tandis_, 241. --rejette _passionner_ dans le sens d'_aimer avec passion_, 315. _Vehue (la)_, la vue, 243. _Veir_ (voir) en deux syllabes, 143. _Veneur (le grand)_ de Fontainebleau, n'est autre que Hellequin, 462. _Verbes_ qui ayant à la forme de l'infinitif _ou_, le changent en _eu_ à l'indicatif, 180. _Verbes réfléchis_, affectionnés de nos pères, 443 à 447. _Vermeu_, ancienne prononciation de _vermeil_, 59. _Vers de Racine_ dans la bouche d'un homme du moyen âge, 285. --estropiés par la prononciation moderne, 284, 285. _Versification_ (ancienne), ses priviléges réduits à deux, 237. --(moderne), pleine d'hiatus, de vers faux et de rimes fausses, 277 et suiv. --à quel degré d'habileté on la voit portée dans un mystère du XVe siècle, 393, 394, 395. _Vert_, invariable en genre, 227. _Verté_, vérité, 201. _Vertu_, _vretu_, 37. _Vestiges de l'ancien langage_, conservés dans la langue moderne, où elles apparaissent comme des bizarreries et des inconséquences, _Introd._, X, XVI. _VestuS ert_, 100. _Vez-ci_, voici, souffrait la tmèse, 231, 232, 234, 235. VIALARDI, auteur d'une satire contre les avares, intitulée _la Compagnia dell' Alesina_, d'où est venu le mot _lésine_, 390, 391. _Vidame_ (vice dominus), comme _viroy_ ou _visroy_, 348. VILLON, emploie indifféremment _mesme_ ou _mesmes_, avec ou sans _s_, 101. --tour qu'il joue au sacristain des cordeliers de Saint-Maixant, 357. VIRGILE, ne tient pas toujours compte de l'_s_, 38. _Virginal_, invariable en genre, 227. _Virgine_, _vierge_, syncope de _virginem_, 194. _Vis_, visage, 218. VIVIEN, _Vivian_, 61. --meurt dans la bataille d'Arlescamps, 459, 460;--frère ou neveu de Guillaume d'Orange, 459 (_note_). _Vocabulaires techniques_, excellents témoins du vieil usage, 69. _Voir_, de _verus_, 36. VOLTAIRE, a traité avec trop de mépris notre vieille langue, sur la foi de l'empereur Julien, _Introd._, X. --son opinion sur la barbarie de l'ancien langage, 1, 87. --se trompe sur la prononciation du _p_ dans _loup_, 63;--blâmé à tort d'avoir supprimé le _p_ de _temps_, 64;--supprime avec raison le _t_ au pluriel dans les terminaisons en _ant_, 81. --attribue aux barbares l'habitude d'abréger les mots, 193. --se trompe au sujet des sons en _oin_, 164. --accusé d'avoir corrompu l'ancienne orthographe en supprimant le _t_ des pluriels, 306;--son instinct s'est rencontré juste avec les créateurs de notre langue, 307. --de l'orthographe de Voltaire, 300, 308;--double erreur de ses adversaires sur la question des _oi_ et des _ai_, 304;--l'orthographe de Voltaire proposée dès 1675 par Bérain, avocat rouennais, 304. --s'est moqué de la formule anglaise, _How do you do?_ sans soupçonner que c'était une ancienne formule française, 376. --rédige pour l'Académie le plan d'un dictionnaire, 518;--ce plan est encore le meilleur et le plus complet, 520;--voulait mettre les étymologies dans le dictionnaire, 518, 521. _Voyelles_, on en prévenait le concours avec autant de soin que celui des consonnes, 90. --simples, 147;--leur valeur individuelle, 148. --françaises substituées aux latines, d'après quelles lois, 208. _Vreté_, _verté_, _vérité_, 201. (Voy. _Freté_.) W. _Wastine_, on _Guastine_, désert, du latin _vastitudinem_, 195;--employé concurremment avec _désert_, _Ibid._ (_note_). WEY (M. Francis), son argument contre un point de l'orthographe de Voltaire, 306. --reprend les expressions _fleur d'orange_, et _Jardin des olives_, à tort, 377 à 381;--blâme l'Académie d'avoir mal défini le mot _fleurer_, à tort, 380;--emploie souvent _sous le rapport de_, 432;--trop prompt à condamner d'incorrection le style de Voltaire, _Ibid._ X. _X_, représente deux _ss_, 72;--précédé d'une voyelle _a_, _o_, _e_, lui donne le son d'une diphtongue, 73;--son origine comme finale des pluriels, 75. Y. _Y_, s'élidait dans _il y a_, 185, 186. _Ydles_, idoles, 203. Z. _Z_, final, donne le son fermé à l'_e_ qui le précède, 75, 76. FIN DE L'INDEX. Note sur la transcription électronique On a conservé à l'identique l'orthographe de l'original, y compris lorsqu'il présentait des variantes (par exemple chancelle/chancèle, Eglise/Église, Abélard/Abeilard/Abailard, etc.). On s'est également abstenu de toute altération des citations, y compris lorsque une même citation est reproduite diversement, comme par exemple: Garcon/Garçon/Garson aiment joiel niant:/noiant, Il aiment/ainment plus/miex le sec argent On a corrigé les errata ainsi que: an > au (--suivi de _l_, sonnait _au_) *** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK DES VARIATIONS DU LANGAGE FRANÇAIS DEPUIS LE XIIE SIÈCLE *** Updated editions will replace the previous one—the old editions will be renamed. Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright law means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. 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It exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from people in all walks of life. Volunteers and financial support to provide volunteers with the assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg™’s goals and ensuring that the Project Gutenberg™ collection will remain freely available for generations to come. In 2001, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure and permanent future for Project Gutenberg™ and future generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org. Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundation’s EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state’s laws. The Foundation’s business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation’s website and official page at www.gutenberg.org/contact Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg™ depends upon and cannot survive without widespread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine-readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. 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