Title : L'âme enchantée II: L'été
Author : Romain Rolland
Release date : November 10, 2019 [eBook #60666]
Language : French
Credits
: Produced by Laura Natal Rodrigues at Free Literature (Images
generously made available by Hathi Trust.)
TABLE DE MATIÈRES
PREMIÈRE PARTIE
DEUXIÈME PARTIE
TROISIÈME PARTIE
To strive, to seek, not to find, and not yield
Dans le demi-jour de la chambre aux volets tirés, assise sur son lit, d'un peignoir blanc vêtue, Annette souriait. Sa chevelure défaite, qu'elle venait de laver, lui couvrait les épaules. Par la fenêtre ouverte, s'étalait immobile la chaleur d'or d'un après-midi d'août; sans le voir, on sentait au dehors la torpeur du jardin de Boulogne, dormant sous le soleil. Annette participait à cette béatitude. Elle pouvait rester des heures, étendue, sans bouger, sans penser, sans besoin de penser. Il lui suffisait de savoir qu'elle était deux; et elle ne faisait même pas l'effort de causer avec le «tout-petit» qui était en elle, parce qu'(elle en était sûre) il sentait ce qu'elle sentait, ils s'entendaient sans parler. Des ondes de tendresse passaient dans la somnolence heureuse de son corps. Et puis, elle replongeait dans le sourire endormi.
Mais si l'esprit était assoupi, les sens avaient gardé une merveilleuse clairvoyance, ils suivaient au fil des instants les plus fines vibrations de l'air et de la lumière... Une suave odeur de fraise dans le jardin... Elle s'en délectait, du nez et de la langue. Son oreille amusée goûtait les moindres bruits, les feuilles frôlées par un souffle, le sable foulé par un pas, une voix dans la rue, une cloche qui sonnait vêpres. Et le grondement qui monte de la grande fourmilière: Paris en 1900... L'été de l'Exposition. Dans la cuve du Champ de Mars, fermentaient au soleil des milliers de grappes humaines... Assez loin, assez près du monstrueux bouillonnement pour sentir sa présence et pour être protégée, Annette jouissait, par contraste, de l'ombre et de la paix du nid. Vaines agitations! La vérité habite en moi...
Son ouïe, subtile, et distraite, comme celle d'un chat, happait l'un après l'autre tous les bruits qui passaient, et paresseusement les laissait retomber; elle saisit, à l'étage au-dessous, le timbre de la porte d'entrée, et reconnut les petits pas de Sylvie, toujours courante. Annette eût mieux aimé rester seule. Mais elle était si solidement installée dans sa félicité que, n'importe qui viendrait, rien ne pourrait la troubler.
Il y avait huit jours seulement que Sylvie était avertie. Depuis le printemps dernier, elle était restée sans nouvelles de sa sœur. Une aventure personnelle, sans beaucoup l'émouvoir, l'avait assez occupée pour ne pas lui laisser remarquer la longueur du silence. Mais quand, l'affaire liquidée, elle s'était retrouvé l'esprit libre et le temps d'y songer, elle commença de s'inquiéter. Elle vint aux nouvelles, chez la tante de Boulogne. Elle fut bien surprise d'apprendre qu'Annette était revenue, et depuis si longtemps. Elle se disposait à rabrouer l'oublieuse; mais Annette lui ménageait d'autres sujets d'étonnement: avec une émotion voilée, elle lui avait conté tout uniment l'histoire. Sylvie eut grand-peine à l'écouter jusqu'au bout. Qu'Annette, la sage Annette, eût fait cette folie et qu'elle se refusât ensuite au mariage, non, ça, c'était inouï, elle ne le tolérerait pas!... Cette petite Lucrèce était scandalisée. Elle s'emporta contre Annette, elle la traita d'insensée. Annette restait paisible. Il était évident que rien ne la ferait changer. Sylvie sentait qu'elle n'avait aucune prise sur cette entêtée: elle l'aurait bien battue!... Mais le moyen d'en vouloir à cette chère figure, qui vous écoutait dire, avec un sourire désarmant! Et puis, le charme secret de cette maternité... Sylvie la maudissait, comme une mauvaise chance. Mais elle était trop femme pour n'en pas être attendrie...
Et aujourd'hui encore, elle venait, décidée à bousculer Annette, à avoir enfin raison de sa stupide résistance, à l'obliger à demander le mariage,—sinon... «sinon, je me fâche!...» Elle entra, en coup de vent. Elle sentait la poudre de riz et de bataille. Et, pour se mettre en train, avant de dire bonjour, elle grondait contre cette folie de passer ses journées, enfermée dans le noir. Mais aussitôt qu'elle vit les yeux heureux d'Annette, qui lui tendait les bras, elle courut à elle et elle l'embrassa. Elle continuait de gronder:
—Folle! La folle! Archi-folle!... Avec ses grands cheveux sur son long peignoir blanc, elle se donne l'air d'un ange... Hein! comme on serait trompé!... Sainte-nitouche! Petit chenapan!...
Elle la secouait. Annette se laissait faire, d'un air las et content. Sylvie s'arrêta au milieu de sa chanson, lui prit le front entre les mains, lui écarta les cheveux:
—Elle est fraîche, elle est rose, jamais je ne lui ai vu d'aussi belles couleurs. Et cette mine triomphante! Il y a de quoi! Tu n'as pas honte?
—Pas la moindre! fit Annette. Je suis heureuse, comme je ne l'ai jamais été. Et si forte, si bien! Pour la première fois de ma vie, je me sens complète, je ne cherche plus rien. Ce désir d'un enfant qui va être rempli date de si loin dans ma vie! Depuis que j'étais enfant moi-même... oui, je n'avais pas sept ans... j'en rêvais déjà.
—Tu es une menteuse, dit Sylvie. Il n'y a pas six mois, tu me disais que jamais tu n'avais connu la vocation de la maternité.
—Tu crois? J'ai dit cela, vraiment? fit Annette, déconcertée. C'est vrai, j'ai dit cela. Je n'ai pourtant pas menti, ni maintenant, ni alors... Comment expliquer? Je n'invente pas. Je me souviens très bien.
—Je connais cela, dit Sylvie. Quand j'ai une toquade, je me souviens aussitôt que depuis que je suis née, je n'ai jamais voulu que ça.
Mais Annette faisait une moue mécontente:
—Non, tu ne comprends pas. C'est ma vraie nature, celle que je sens aujourd'hui, elle a toujours été; mais je n'osais pas me l'avouer, avant que l'heure fût venue; j'avais peur d'être déçue. Maintenant... ah! maintenant, je vois que c'est encore plus beau que ce que j'espérais... Et c'est moi tout entière. Je ne veux rien de plus...
—Quand tu voulais Roger, ou Tullio, dit Sylvie malignement, tu ne voulais rien de plus...
—Ah! tu ne comprends rien!... Est-ce que cela peut se comparer? Quand j'aimais—(ce que vous appelez: «aimer»),—ce n'est pas moi qui voulais, j'étais forcée... Comme j'ai souffert de cette force qui me tenait, sans que je pusse résister! Combien de fois j'ai prié, pour en être délivrée!... Et voilà que, justement, lui, lui, mon tout-petit, il est venu à mon secours, lorsque je me débattais dans les liens de cette souffrance que l'on appelle: amour, il est venu, il m'a sauvée... Mon petit libérateur!...
Sylvie se mit à rire. Elle n'avait rien compris aux raisons de sa sœur. Mais elle n'avait pas besoin de raisons pour comprendre son instinct maternel: là-dessus, les deux sœurs seraient toujours d'accord. Elles entamèrent un tendre bavardage sur le petit inconnu—(serait-il homme ou femme?)—et sur les mille riens, graves et futiles, qui ont trait à sa venue, et dont une femme n'est jamais lasse de babiller.
Elles causaient ainsi depuis longtemps, quand Sylvie se souvint qu'elle était venue pour faire la leçon, et non pour chanter un duo. Elle dit:
—Annette, assez de folies! Il y a temps pour tout. Roger te doit le mariage. Et tu dois l'exiger.
Annette fit un geste lassé.
—Pourquoi revenir là-dessus? Je t'ai dit que Roger me l'a offert, et que j'ai refusé.
—Eh bien, quand on a été sot, il faut savoir le reconnaître et changer.
—Je n'ai aucune envie de changer.
—Pourquoi ne veux-tu pas? Cet homme, tu l'aimais. Je suis sûre que tu l'aimes encore. Qu'est-ce qui s'est passé?
Annette ne voulait pas répondre. Sylvie insistait, cherchant indiscrètement au désaccord des raisons d'ordre intime. Annette eut un mouvement violent. Sylvie la regarda, et fut stupéfiée. Annette avait la bouche méchante, le sourcil froncé, l'œil irrité.
—Qu'est-ce que tu as?
—Rien, fit Annette, se détournant avec emportement.
Sylvie venait de réveiller une blessure, qu'elle voulait oublier. Par une contradiction, qu'elle n'aurait pu expliquer, et qui sortait du fond de la nature, elle qui se réjouissait de la venue de l'enfant, elle en voulait à l'homme qui le lui avait donné, elle ne se pardonnait pas la surprise de ses sens et l'émotion qui l'avait ainsi livrée,—elle ne les pardonnait pas à celui qui en avait profité. Cette révolte de l'instinct avait été la vraie raison cachée—(à elle comme aux autres)—de sa fuite loin de Roger, et de son refus de le revoir. Au fond, elle le haïssait. Elle le haïssait de ce qu'elle l'avait aimé. Mais comme son intelligence était loyale, elle refoulait ces instincts qu'elle jugeait mauvais. Pourquoi Sylvie la forçait-elle à en prendre conscience?...
Sylvie la regardait, et elle n'insista point. Annette, reprenant son calme, honteuse de ce qu'elle avait laissé voir, vu elle-même, et, tâchant de se donner le change, dit d'une voix tranquille:
—Je ne veux pas me marier. Je ne suis pas faite pour ces liens exclusifs. Tu me diras que des millions de femmes s'en accommodent, que je m'en exagère le sérieux. Mais je suis ainsi, je prends tout au sérieux. Si je me donne, je me donne trop; et alors, j'étouffe; il me semble que je me noie, avec une pierre au cou. Peut-être que je ne suis pas assez forte! Ma personnalité n'est pas affermie. Des liens trop intimes—des lianes—me sucent mon énergie; et il ne m'en reste plus assez pour moi. Je m'évertue à plaire à «l'autre», à ressembler à l'image de ce qu'il voudrait que je fusse; et cela finit mal: car à trop renoncer à sa nature, on perd le respect de soi, et l'on ne peut plus vivre; ou bien, on se révolte, et on fait souffrir... Non, je suis une égoïste, Sylvie. Je suis faite pour vivre seule.
(Mais bien qu'elle ne mentît point, elle ne disait que les prétextes qui lui masquaient la vérité.)
—Tu m'amuses, dit Sylvie. Tu es la femme la moins faite pour te passer d'amour.
—Je le hais, dit Annette. Mais il ne m'atteindra plus, maintenant. Je suis à l'abri.
—Bel abri! fit Sylvie. Il ne t'abritera de rien du tout; et c'est toi qui devras l'abriter. Toi qui ne veux pas te lier, est-ce que tu as réfléchi à l'entrave qu'il sera pour toi, ce petit paquet?
—Le bonheur! Avoir les bras remplis, ces bras si longtemps vides!
—Tu parles, avant de savoir. Qui l'élèvera?
—Moi.
—Et le père? Il a des droits sur son enfant.
Une nouvelle vague irritée passa sous les sourcils... Des droits! Des droits sur son enfant!... Son enfant! L'enfant de cet homme, de cette minute aveugle, qu'il a déjà oubliée, et qui me lie pour la vie!... Jamais!... Mon enfant, à moi!... Elle dit:
—Mon fils n'est qu'à moi.
—Il sera à qui il lui plaira.
—Oh! je sais qu'il lui plaira...
—Séductrice!... Et si pourtant, un jour, il te reprochait de l'avoir privé d'un père!
—Je remplirai son cœur si bien qu'il n'y restera pas la plus minime place pour les regrets d'un autre.
—Tu es un monstre d'égoïsme.
—Je l'ai dit.
—Tu seras punie.
—Eh bien, tant pis pour moi, si je ne m'en fais pas aimer! Rien ne pourra empêcher que je ne l'aime et qu'il ne soit moi.
—Si tu l'aimes vraiment, tu dois penser d'abord à son avenir. Bien d'autres se sont obligées, dans l'intérêt de l'enfant, à subir un mariage déplaisant...
—Tu me révoltes, dit Annette, en me vantant ces femmes qui se condamnent à un mariage de mensonge, et quelquefois de haine, par amour pour l'enfant. Tu me rappelles cette mère qui disait à sa fille qu'elle avait subi pour elle un enfer, en restant mariée. La fille lui répondit: «Pensais-tu que l'enfer fût un bon foyer pour un enfant?»
—L'enfant a besoin d'un père.
—Comment font-ils donc, les milliers qui s'en passent? Combien ne l'ont pas connu! Combien, l'ayant perdu dans leur petite enfance, ont été élevés seulement par leur mère! Sont-ils inférieurs aux autres? L'enfant a besoin d'un amour qui le couve. Pourquoi le mien ne suffirait-il pas?
—Tu préjuges de tes forces. Sais-tu ce qui t'attend?
—Je le sais, je le sais! Autour de mon cou, les petits bras d'un enfant.
—Et sais-tu de quel prix le monde te le fera payer? Il vaudrait mieux pour toi être une femme mariée quatre fois adultère que ce qu'ils flétrissent du nom de fille-mère. Oser assumer les peines et les charges de la maternité, sans avoir, au préalable, subi l'estampille de leur mariage officiel, mais cela ne se pardonne pas à une femme de leur classe!... Passe pour moi! Ce que nous faisons, nous autres, de notre corps, n'est pas de conséquence. Et même, ils y trouvent leur compte, tes bourgeois; aussi, les voit-on prêts à célébrer, comme dans Louise , l'amour libre, chez les filles du peuple. Mais une fille bourgeoise est une chasse réservée. Tu es leur propriété. On peut bien t'acheter par contrat, devant notaire; tu ne peux pas te donner, à la face du ciel, et dire: «C'est mon droit.» Où irions-nous, grand Dieu! si la propriété se révoltait contre son maître, et disait: «Je suis libre. Vienne qui plante!...»
Car, même indignée, Sylvie ne pouvait parler sérieusement.
Annette sourit, et dit:
—Les mœurs sont faites par l'homme. Je sais. Il condamne la femme qui ose avoir ses enfants, en dehors du mariage, sans se vouer pour la vie au père de ses enfants. Et pour beaucoup de femmes, c'est là un esclavage, car elles n'aiment pas leur mari. Beaucoup resteraient libres et seules avec leurs petits, si elles étaient braves. Je tâcherai de l'être.
Sylvie dit avec pitié:
—Pauvre innocente! Tu as vécu protégée des duretés de la vie par les doubles fenêtres de cette bourgeoisie qui t'enferme, avec ses préjugés, mais avec ses privilèges. Du jour où tu en sortiras, elle ne te laissera plus rentrer. Et tu verras un peu ce que c'est que la vie!
—Eh bien, Sylvie, c'est juste; tu dis vrai, j'ai été une privilégiée; il est bon que j'aie ma part, à mon tour, de ce que vous souffrez.
—Trop tard! Il faut apprendre, dès l'enfance. À ton âge, on ne peut plus... Heureusement, tu es riche, tu ne connaîtras jamais la peine matérielle. Mais l'autre, la peine morale... Ton clan te rejettera, l'opinion te condamnera, chaque jour tu souffriras de petites avanies... Tu as le cœur tendre et fier. Il saignera.
—Il saignera. On jouit mieux d'un bonheur, quand il faut l'acheter. Je ne veux rien que de sain et d'honnête. L'opinion ne m'effraie pas.
—Et si ton petit en souffre?
—Ils oseraient?... Eh bien, nous lutterons ensemble contre ces lâches!
Redressée sur son lit, elle secouait sa chevelure, comme un lion.
Sylvie la considéra, voulut garder sa mine sévère, ne put, rit, haussa les épaules, soupira:
—Pauvre petite folle!...
Annette, câlinement, lui demandait:
—Tu nous aideras?
Sylvie l'embrassa furieusement. Et elle montra le poing au mur:
—Gare à qui te touche!
Elle partit. Annette, fatiguée de la discussion, retomba dans son rêve. Cette fois, avec sa sœur, la partie était gagnée! Mais de la conversation, une inquiétude restait, un mot dit par Sylvie... Est-ce que l'enfant, un jour, pourrait lui reprocher?...
Sur le dos étendue, et ses mains sur son ventre croisées, elle écoutait en elle. En elle, le tout petit commençait à remuer. Annette lui parlait, bouche close, comme souvent. Elle lui demandait si elle faisait bien de le garder pour elle seule; elle le priait instamment de lui dire si elle avait raison, et s'il était content: car elle ne voulait rien faire, dont il pût la blâmer.—Alors, le tout petit, naturellement, répondit qu'elle faisait bien, et qu'il était content. Il dit qu'il la voulait â lui, à lui seul, et que, pour se vouer à lui, elle devait être libre et vivre seule avec lui. Elle et lui...
Annette rit de bonheur. Son cœur était si plein que la parole se tut. Et, la tête alourdie et grise de sa joie, lasse, elle s'endormit...
Dès que l'état d'Annette commença d'être visible, Sylvie obligea sa sœur à s'éloigner de Paris. C'était le début de l'automne; les amis en vacances ne tarderaient pas à rentrer. Contrairement à ce qu'on pouvait craindre, Annette n'opposa point de résistance. Elle n'avait pas peur de l'opinion; mais toute cause de dissentiment, à cette heure, lui eût été intolérable: que rien ne troublât son harmonie!
Elle se laissa conduire par Sylvie à une station de la Côte d'Azur; mais elle n'y resta point. Elle n'y trouvait pas le recueillement. Le voisinage de la mer lui causait un malaise. Annette était une terrienne; elle pouvait admirer l'océan, mais elle ne pouvait vivre en familiarité avec lui; elle subissait la fascination violente de son souffle; mais ce souffle ne lui était pas bienfaisant: il réveillait en elle trop de troubles cachés, il en faisait surgir qu'elle ne voulait pas connaître... Pas encore! Pas maintenant!... Il est des êtres qu'on n'aime pas, dit-on, parce qu'on craint de les aimer—(et donc, parce qu'on les aime?)—Annette se défendait contre la mer, parce qu'elle se défendait contre elle-même, contre une Annette dangereuse, qu'elle tenait à éviter...
Elle remonta vers le nord, près des lacs de Savoie; et dans une petite ville, au pied des monts, elle prit ses quartiers d'hiver. Sylvie ne fut avertie qu'après installation. Retenue à Paris par son métier, elle ne pouvait faire, de loin en loin, que de brèves visites; et elle s'inquiéta de savoir Annette seule, dans cet endroit perdu. Mais Annette, en ce temps, ne pouvait se trouver assez seule, ni l'endroit assez perdu. Elle se fût délectée d'un ermitage. Plus sa vie intérieure était riche, plus elle avait besoin d'une atmosphère limpide et sans bruit. Elle ne souffrait pas, comme en jugeait Sylvie, d'être, dans son état, abandonnée à des mains étrangères. D'abord, elle avait tant d'affection à dépenser que nul ne lui semblait étranger; et comme la sympathie attire la sympathie, à nul elle ne restait une étrangère longtemps. Ce n'était pas que les gens du pays, peu curieux, s'inquiétassent de la connaître. On se saluait, on échangeait, en passant, quelques paroles cordiales, sur le seuil de la porte, ou par-dessus la haie. On se voulait du bien. Sans doute, en cas de besoin, il n'eût pas fallu trop compter sur cette bonne volonté. Mais c'est déjà beaucoup, dans les jours ordinaires: les jours en sont plus légers. Annette s'accommodait mieux de cette bienveillance indifférente de bonnes gens inconnus qui la laissaient en repos, que des soins tyranniques des parents, des amis, qui s'arrogent sur nous des droits de tutelle pesante...
Mi-novembre... Assise près de la fenêtre, elle regardait, en cousant, la neige nouvelle sur les prés et les arbres emperruqués. Mais ses regards revenaient sur une lettre de faire-part... Mariage de Roger Brissot avec une jeune fille du monde politique de Paris: (Annette la connaissait)... Roger n'avait pas perdu de temps. Mesdames Brissot, vexées de la fuite d'Annette, s'étaient hâtées de conclure un autre hymen, avant que la déconvenue de leur fils pût être ébruitée. Et Roger, par dépit, avait ratifié leur choix. Annette ne pouvait s'étonner, ni se plaindre. Elle s'efforçait même de penser qu'elle en était bien aise, pour ce pauvre Roger. Mais la nouvelle la remuait plus qu'elle n'eût voulu. Tant de souvenirs frémissaient dans l'âme et dans la chair! Et là, dans cette chair, cette vie éveillée par lui... Au fond de l'ombre, les troubles d'autrefois s'agitaient... Non, non, Annette ne permet pas qu'ils ressortent! Elle éprouve une aversion pour ses fièvres passées. Tout ce qui est sensuel la fatigue... Dégoût, révolte... Et cette animosité...—(Cette fois, elle l'a reconnue!...)—Écho de la haine ancestrale de la femelle contre le mâle qui l'a fécondée...
Elle cousait, elle cousait, elle voulait oublier. Souvent, lorsque, nerveuse, elle voyait venir à l'horizon une dangereuse nuée, elle recourait au moulin à prières: le travail. Elle cousait; et ses pensées se rangeaient en bon ordre, comme il fallait...
Et ce jour-là encore, elles se rangèrent. Après une demi-heure d'application muette, le souci s'effaça, reparut le sourire; Annette, relevant son front penché sur l'ouvrage, montra ses yeux apaisés. Et elle dit:
—Qu'il en soit ainsi!
Le soleil riait sur la neige. Annette laissa le travail et s'habilla pour sortir. Elle avait les chevilles et les pieds un peu gonflés; mais il fallait se forcer à marcher; et une fois qu'elle était dehors, elle y trouvait plaisir. Car elle promenait avec elle son petit compagnon. Maintenant, il affirmait sa présence. Le soir surtout, il prenait les dimensions du nid, il tâtonnait partout...
—Dieu! que c'est étroit! semblait-il dire. Est-ce que cela ne va jamais finir?...
Et il se rendormait. Le jour, en promenade, il se tenait sage. Mais on eût dit qu'il regardât par les yeux de sa mère. Car à ces yeux, tout semblait neuf. Ô les fraîches couleurs! La nature venait de les poser sur la toile. Annette en avait aussi de belles sur les joues. Son cœur battait plus fort, et son sang affleurait. Elle jouissait des odeurs, des saveurs; quand on ne pouvait la voir, elle mangeait un peu de neige, sur le chemin... Délicieux!... Elle se rappelait qu'enfant, elle faisait de même, aussitôt que la bonne ne regardait pas... Elle suçait aussi des tiges de roseaux, humides et gelées: elle en avait, tout le long du gosier, un frisson de gourmandise pâmée; comme l'étoile de neige sur sa langue, elle fondait de volupté...
Après qu'elle avait, une heure ou deux, marché dans la campagne, sur les routes de neige, seule et double, seule et toute, sous le dais gris du ciel d'hiver, écoutant ramager son petit printemps, elle revenait vers la ville, les joues fouettées par la bise, rouges, les yeux brillants. Elle ne résistait pas, devant la pâtisserie, à l'attrait de quelque friandise, du chocolat, du miel:—(Ce que le petit était gourmand!)—Puis, elle allait s'asseoir, à la tombée du jour, dans l'église, devant un autel, qui était comme le miel, sombre et d'or. Et elle qui ne pratiquait point, elle qui ne croyait point,—(qui croyait ne point croire)—elle restait, jusqu'à ce qu'on fermât les portes, à rêver, prier, aimer. La nuit tombait, les lampes de l'autel, faiblement balancées, attiraient dans le noir les derniers points de lumière. Annette s'engourdissait, frileuse, un peu transie dans sa houppelande de laine, se réchauffant à son soleil. Le calme saint était en elle. Elle rêvait pour l'enfant d'une vie enveloppée de douceur, de silence—et de ses bras d'amour.
Dans les premiers jours de l'année, l'enfant naquit. Un fils. Sylvie arriva juste à temps pour le cueillir. Malgré ses douleurs, qui lui arrachaient parfois un gémissement, mais sans larmes, Annette, intéressée, attentive, un peu déçue, s'étonnait d'assister à l'événement, plus que de le produire. La grande émotion qu'elle attendait n'était pas apparue.—Dès le commencement du travail, on est prise dans un piège. Aucun moyen d'échapper: il faut aller jusqu'au bout. Alors, on se résigne, et on tend toutes ses forces pour y arriver au plus tôt. L'esprit net, mais ses énergies occupées entièrement à soutenir les douleurs. On ne pense guère à l'enfant. Point de place pour les sentiments tendres ou exaltés. Ceux qui remplissaient le cœur, avant, se sont éclipsés. C'est vraiment «le travail», dur, étroit, travail de chair et de muscles, exclusivement physique, sans rien de beau et de bienfaisant... Jusqu'à l'instant libérateur, où l'on sent de son corps glisser le petit corps... Enfin!...
Aussitôt, la joie se rallume. Annette, claquant des dents, épuisée, près de sombrer au fond d'un océan Arctique, tendait ses mains glacées pour saisir et serrer sur ses membres brisés son fruit vivant,—le bien-aimé!
Et maintenant, elle est dédoublée. Non plus deux en un, comme avant. Mais un fragment de soi, détaché dans l'espace, comme un petit satellite, gravitant autour d'un astre, une minuscule valeur additionnelle dont l'effet est immense dans l'atmosphère psychique. Chose étrange que, dans ce nouveau couple formé par la segmentation d'un être, le grand s'appuie sur le petit, plus encore que le petit sur le grand. Ce vagissement était, par sa faiblesse, une force pour Annette. Ô la richesse que donne un aimé qui ne peut se passer de nous!... Annette aux seins durcis, que suçait avidement le petit animal, avidement versait dans le corps de son fils le flot de lait et d'espérance, dont sa poitrine était gonflée.
Alors se déroula le premier cycle émouvant de la vita nuova , cette découverte du monde, qui est vieille comme le monde, et que refait chaque mère, penchée sur le berceau. La veilleuse inlassable guette, le cœur battant, l'éveil de son Bel-au-bois-dormant. Dans ses yeux de saphir,—ces violettes foncées,—Annette se mirait, tant ils étaient brillants. Que voyait-il, ce regard, imprécis et sans bornes, comme le grand œil du ciel, dont on ne peut savoir s'il est vide ou profond; mais dans la clarté bleue de son cercle, tient le monde... Et quelles ombres subites projettent sur ce pur miroir des nuées de souffrances, des fureurs invisibles, des passions inconnues, venues on ne sait d'où? Est-ce de mon passé, ou de ton avenir? L'avers, ou le revers de la même médaille. «Tu es ce que j'ai été. Je suis ce que tu seras. Que seras-tu? Que suis-je?...» Annette s'interrogeait dans les yeux de son sphinx. Et regardant cette conscience, d'heure en heure, qui montait de l'abîme, elle revivait, sans le savoir, en cet homuncunlus , la naissance de l'humanité.
Une à une, le petit Marc ouvrait ses fenêtres sur le monde. Commencèrent à passer sur la surface égale du liquide regard des lueurs plus précises, ainsi qu'un vol d'oiseaux qui cherchent où se poser. Après quelques semaines, sur l'arbuste vivant parut la fleur du sourire. Et puis, dans le buisson, les oiseaux installés se mirent à ramager... Oublié, le cauchemar tragique des premiers jours! Oubliés, l'épouvante de la terre inconnue, les hurlements de l'être brutalement arraché de l'écorce maternelle, projeté nu et meurtri dans la lumière cruelle!... Le petit homme, rassuré, avait pris possession de la vie. Et il la trouvait bonne. Il l'explorait, palpait et goûtait goulûment de la bouche, des yeux, des pieds, des mains, des reins. Il célébrait sa proie, en jouant émerveillé avec les sons qui sortaient de son flûteau. Une proie de plus: sa voix! Il s'écoutait chanter. Mais il ne jouissait pas de son chant avec plus de délices que sa mère. Annette s'en grisait. Cette petite voix de ruisseau lui faisait fondre le cœur. Même les cris suraigus où montait l'instrument, lui perçaient le tympan d'une exquise volupté:
—Crie bien fort, mon chéri! Oui, affirme ta vie!
Il l'affirmait avec une énergie qui n'avait pas besoin d'encouragements. Joie, colère, caprices, il en criait de toutes les couleurs. Annette, maman novice et déplorable éducatrice, trouvait tout charmant; elle n'avait pas la force de résister aux appels tyranniques. Elle se fût levée dix fois, la nuit, plutôt que de l'entendre pleurer. Et, du matin au soir, elle se laissait sucer par l'avide sangsue. L'enfant ne s'en portait pas mieux; et elle, s'en porta fort mal.
Sylvie, quand elle revit sa sœur, au printemps, la trouva amaigrie; et elle s'inquiéta. Annette manifestait toujours le même bonheur; mais l'expression en était devenue un peu fébrile; les larmes lui montaient aux yeux, pour un mot affectueux. Elle convint qu'elle ne dormait pas assez, qu'elle ne savait pas se faire servir, et que devant les difficultés pratiques qui se présentaient pour les soins à donner ou la santé de l'enfant, elle se sentait démunie. Elle le disait, en affectant de rire de sa pusillanimité; mais sa belle assurance du début était tombée. Elle était frappée de voir qu'elle n'était pas aussi robuste qu'elle avait pensé; n'ayant jamais été malade, elle n'avait pas connu les limites de ses forces, et elle croyait qu'elle en pouvait user sans compter; elle s'apercevait que ces limites étaient étroites et qu'on ne les dépassait pas impunément... La vie, quelle chose fragile! À d'autres moments, cette constatation ne l'eût pas affectée. Mais à présent que sa vie était double, et que sur cette chose fragile une autre reposait, encore plus fragile... Dieu! que se passerait-il, si elle disparaissait? Dans ses nuits sans sommeil, Annette avait bien des fois remâché cette crainte....Elle écoutait le sommeil de l'enfant; et le moindre changement dans sa respiration, un souffle un peu plus vif, une plainte, ou le silence, arrêtaient les battements de son cœur. Et dès que l'inquiétude fut entrée, elle prit logement. Annette ne connut plus le calme auguste et léger des heures de la nuit, où le corps sans mouvement et l'âme sans pensée, qui rêvent sans dormir, flottent comme des fleurs d'eau, immobiles, sur l'étang nocturne. Elyséenne quiétude, dont la grâce accordée n'est sentie par le cœur qu'après qu'il l'a perdue... Désormais, chaque moment tient en méfiance l'âme aux aguets. Dans le plus sûr se dissimule un tremblement...
Sylvie ne s'y trompa point. Sous le sourire vaillant d'Annette, plaisantant sa faiblesse, elle perçut le désarroi physique et le besoin animal de se rapprocher du troupeau. Elle décida qu'Annette devait quitter sa retraite et revenir s'installer, à quelques heures de Paris, dans une maison de campagne, où Sylvie pourrait la voir presque chaque jour, sans que le bruit de son retour se répandît. Annette ne fit pas de difficultés pour revenir, mais franchement, dans sa maison, à Paris. Elle n'admit aucune objection. En vain, Sylvie lui remontra que ce n'était point sage, que sa tranquillité risquait d'être troublée. Annette s'entêta. Son orgueil ne supportait pas de paraître fuir devant l'opinion. Pendant l'année heureuse où elle couvait l'enfant, elle ne songeait pas à l'opinion. Elle vivait avec le bonheur en tête à tête; point de place pour un tiers. Depuis quelques mois, son bonheur n'était pas moindre; mais elle eût désiré en faire part au monde; et il lui était pénible de se dire qu'elle devait le cacher. À force d'y penser, elle en fut blessée. Quoi! ce joyau qui faisait son orgueil, elle le dissimulait comme une chose honteuse! Elle avait l'air de le renier!...
—«Te renier! mon trésor!»... (Elle l'embrassait passionnément)... «Je n'aurais pas dû fuir, j'aurais dû t'imposer, dès le premier jour. Mais plus de cachotteries! Je dirai, en te montrant: a Voyez mon bel enfant! Vous n'avez pas le pareil, dites, les autres mamans?...»
Elle rentra dans Paris, et elle s'y installa. La fille de Raoul Rivière savait bien qu'il ne serait pas si facile de faire accepter sa situation! Mais le sentiment dédaigneux qu'elle tenait de son père, à l'égard du monde, n'avait pas appris de son père à se plier en apparence aux préjugés du monde, pour mieux s'y dérober: elle prétendait y tenir tête et en avoir raison.
Sa première expérience fut assez favorable. La vieille tante Victorine, en l'absence d'Annette, était restée gardienne de la maison, comme c'était son emploi depuis de longues années. Cette petite personne de soixante ans passés avait le teint frais, les joues sans rides, et des boucles en papillotes bien serrées sur les joues. Calme, douce, inoffensive, excessivement timorée, elle avait su se conserver à l'abri de tout ce qui peut troubler. Annette, dès l'enfance, avait toujours vu dans la maison la tante Trotte-menu, qui la déchargeait des ennuis du ménage et veillait à la propreté, au confort, à la cuisine, (car elle était gourmande), jouant le rôle de vieille bonne familière, devant qui on ne se gêne pas, parce qu'elle est un meuble de la maison: son avis ne compte pas; et d'ailleurs, elle n'en a pas. Au cours des trente années qu'elle avait passées chez son frère, la tante Victorine avait pu voir et entendre des choses étranges. Mais elle n'avait rien vu, rien entendu. Pour qu'elle vît ce qu'elle ne tenait pas à voir, il eût fallu l'y contraindre. Raoul n'avait garde! Dans son cercle d'intimes, il la nommait sa sourde-muette du sérail. Il se moquait d'elle à sa barbe, la blaguait, la bourrait, l'appelait: «grosse cruche!» la faisait pleurnicher, et puis, la cajolait, la bichait avec bruit sur les deux joues, et se faisait dorloter par elle, comme un vieux gamin. Elle avait gardé de lui le souvenir d'un cœur d'or,—qui plus est, d'un saint homme:—ce qui l'eût bien amusé dans sa tombe,—si, pour un Raoul Rivière, amateur non lassé du dessus de la terre, le dessous n'eût été une sacrée affaire!
Il n'eût pas été difficile pour Annette d'imprimer dans les yeux de tante Victorine une image de sa personne aussi avantageuse. Elle avait hérité, en même temps que de la maison, du culte que le vieux chat du foyer rendait au propriétaire. Il ne s'agissait que de ne pas contrarier ses illusions. Annette recula longtemps avant de s'y décider. Elle avait tenu la tante dans l'ignorance de son aventure. À son éloignement de Paris elle avait donné pour prétexte des raisons de santé, le désir de voyager. Si peu vraisemblable que ce fût, la tante avait paru le croire; elle n'était pas curieuse, et craignait les nouvelles qui pouvaient l'agiter. Il fallut bien pourtant qu'elle les apprît, à la fin. Sylvie se chargea, après la naissance de l'enfant, de la lui annoncer. La pauvre femme en fut «sidérée». Elle eut beaucoup de peine à comprendre la situation; elle n'en avait jamais envisagé de telle. Elle écrivit à Annette des lettres affolées, si obscures qu'Annette aurait pu croire—(cet âge est sans pitié!)—que c'était tante Victorine qui venait d'accoucher. Elle la consola, de son mieux. Sylvie était convaincue que la vieille dame partirait de la maison. Mais partir de la maison était la dernière pensée qui pût venir à tante Victorine. Pour le reste, son esprit s'agitait dans un désordre inextricable. Elle était bien incapable de donner un conseil! Il lui en eût fallu pour elle. Elle ne savait que se lamenter. Mais on ne vit pas de lamentations; et comme on doit vivre pourtant, elle finit par découvrir dans le malheur d'Annette une épreuve du ciel. Elle commençait à s'y habituer, en l'absence de sa nièce, dont l'éloignement maintenait à distance le fâcheux événement, quand Annette annonça son retour.
Annette était émue, en rentrant au logis. Sylvie avait été la chercher à la gare. Tante Victorine ne put s'y résoudre; et quand elle entendit s'ouvrir la porte de la maison, elle remonta précipitamment l'escalier dont elle avait descendu la moitié, et courut s'enfermer dans sa chambre. Annette l'y trouva en larmes; la tante, en l'embrassant, répétait:
—Ma pauvre enfant!... Mais comment?... Mais comment?...
Annette, plus troublée qu'elle ne voulait le paraître, jouait l'assurance, et disait, d'un ton brusque et riant:
—On aura le temps de raconter!... Maintenant, allons dîner!
La vieille dame se laissa entraîner. Elle continuait de larmoyer; Annette lui faisait:
—Chut! Chut! ma bonne tante... Il ne faut pas pleurer...
La tante cherchait à retrouver ce qu'elle aurait voulu dire; elle en avait un tas: lamentations, semonces, questions, interjections... Mais de ce tas, elle ne pouvait rien tirer; il ne sortait que de gros soupirs. Annette, brusquement, la mit en présence de l'enfant qui dormait comme un bienheureux, de tout son petit corps souple et dodu, la tête chavirée: elle tomba en extase, elle joignit les mains; et son vieux cœur de servante sur-le-champ contracta un nouveau louage avec le chef nouveau de la maison. De cette heure, elle s'attela, rajeunie, au chariot du petit dieu.—Par instants, la mémoire lui revenait qu'il était tout de même un objet scandaleux. Elle se retrouvait dans le désarroi. Annette, qui causait avec une insouciance affectée, guettait du coin de l'œil la bonne vieille figure qui s'allongeait:
—Allons, qu'est-ce que c'est donc? demandait-elle, il faut se faire une raison!
La tante entamait, une fois de plus, ses confuses lamentations.
—Mais oui, disait Annette, lui tapotant les mains, mais oui!... Mais enfin, qu'est-ce que tu voudrais donc? Que nous perdions notre cher petit garçon?
(Elle savait bien ce qu'elle faisait, en appuyant, câline, sur le « notre »!)
La tante, superstitieuse, protestait, bouleversée:
—Annette, ne dis pas cela! C'est dangereux... Non, comment peux-tu dire?...
—Alors, n'aie pas cette mine! Puisque notre petit est là, puisqu'il nous est venu, qu'est-ce qu'on peut faire maintenant? Qu'est-ce qu'on peut faire de mieux que de l'aimer et d'être heureux?
La tante aurait pu répondre:
—Oui, mais pourquoi est-il venu?
Elle n'avait plus la force de le souhaiter. La morale l'eût voulu, pourtant. Le monde et la religion. La dignité et la tranquillité. Peut-être la tranquillité surtout. La plus intime pensée, tout au fond, tout au fond, qu'elle ne s'avouait pas, était:
—Mon Dieu! si, au moins, cette malheureuse enfant ne m'en avait rien dit!...
Enfin, dans l'impossibilité d'accorder tant de pensées contradictoires, tante Victorine finit par renoncer à penser. Et, s'abandonnant à l'instinct, elle fut la vieille poule, qui a passé sa vie à élever les poussins des autres. Elle accepta.
Mais Annette n'eut pas trop à s'en féliciter. Il est des annexions qui rapportent plus d'ennuis que d'avantages. Par la tante, ne tarda pas à s'introduire chez Annette le trouble du dehors. Madame Victorine était bavarde; et elle prêtait l'oreille à ce que le voisinage disait du retour de sa nièce. Elle revenait, tout courant, larmoyant, le redire à Annette. Annette la rudoyait affectueusement, mais elle ne laissait pas d'être affectée de ces sots commérages. Lorsque rentrait la vieille, elle se demandait maintenant, avec un frémissement:
—Que va-t-elle encore me raconter?
Elle lui interdit de parler. Mais quand la tante se tut, ce fut bien pis, avec ses réticences, ses soupirs, et ses airs navrés. Et Annette amassait un dépit irrité contre cette opinion venimeuse, qu'elle affectait d'ignorer.
Si elle eût été sage, elle eût évité du moins l'occasion de s'y frotter. Mais elle était trop vivante pour être sage. On n'est sage qu'après qu'il en a cuit de ne pas l'être. La nature humaine est ainsi faite qu'Annette, qui dédaigneusement tournait le dos aux jugements du monde, brûlait de connaître ce qui se disait derrière son dos. Et, tremblant, chaque matin, que le jour ne passât point sans lui apporter l'écho de paroles déplaisantes, les jours où ces paroles ne venaient pas la trouver, elle était prête à les aller chercher. Elles lui épargnèrent cette peine. Elle reçut de la famille, de cousins, de cousines, avec qui elle n'entretenait que des rapports lointains de parenté, des lettres scandalisées, des leçons intolérables. Leur prétention de s'ériger en juges de sa conduite et en champions contre elle de l'honneur de la famille, aurait dû paraître moins irritante que grotesque à qui savait, comme Annette, trop instruite par son père de la chronique secrète, ce que valait l'aune de ces Aristarques. Mais Annette ne riait pas; elle sautait sur sa plume, et décochait une réplique mordante, qui ajoutait la rancune aux autres motifs de condamnation, et rendait celle-ci implacable.
Encore ces censeurs austères pouvaient-ils invoquer, pour leur intervention, les droits, certes abusifs, mais coutumiers, de la parenté. Mais quels droits de lui tenir rigueur avaient des étrangers, à qui ne faisait point tort qu'elle usât d'elle comme elle l'entendait? Rencontrant dans la rue une aimable mondaine, dont le salon naguère l'accueillait, elle s'arrêtait pour échanger quelques mots de courtoisie. Mais l'autre, l'examinant de son regard curieux, la laissait parler, à peine répondait, et s'éloignait avec une froide politesse. Une autre, à qui Annette écrivait pour demander un renseignement, ne lui répondait pas. Poursuivant son enquête, elle s'adressait à une amie de sa mère, une vieille dame qu'elle respectait et qui lui témoignait des sentiments affectueux; elle offrait d'aller la voir. En retour, lui venait une lettre embarrassée, exprimant le regret de ne pas la recevoir: on s'absentait de Paris... Ces petites blessures répétées rendaient la sensibilité inquiète. Annette avait peur d'autres affronts; mais l'étrange était que cette peur la poussait nerveusement à les provoquer.
Ainsi en advint-il avec son amie Lucile Cordier. Les deux jeunes femmes se connaissaient depuis longtemps. Dans le monde qu'elles fréquentaient, Lucile était la préférée d'Annette; et sans être fort intimes, elles avaient plaisir à se voir. Annette apprit par sa tante que la sœur de Lucile venait de se marier. Elle n'en avait reçu aucun avis de Lucile. Elle lui écrivit pour la féliciter. Lucile garda le silence. Annette en savait assez, pour ne pas insister. Elle insista pourtant, par un besoin singulier d'être sûre,—de souffrir.
Elle se rendit chez Lucile. Dans le salon, un bruit de voix. C'était le jour de visites. Elle se le rappela, au moment d'entrer. Trop tard pour reculer... La conversation était animée. Une douzaine de personnes, presque toutes, connues d'Annette. À son apparition, les voix s'arrêtèrent net. Quelques secondes seulement. Annette, émue, mais sentant qu'elle livrait un combat, entra, le sourire aux lèvres, et, sans regarder à droite ni à gauche, elle alla à Lucile. Lucile se leva, gênée. Petite blonde, aux yeux plissés, caressants, doux et fins, minois fripé, museau de souris, les dents un peu avancées. Spirituelle, indifférente aux gens et aux idées, tout en se donnant l'air de se passionner pour celles-ci, de s'attacher à ceux-là, elle était prudente, pas très franche, faible, aimant à plaire, ne cherchant rien tant qu'à ne se brouiller avec personne et à tout ménager. La conduite d'Annette ne l'avait, pour son compte, aucunement troublée. Son curieux nez pointu, à l'affût, s'amusait du scandale. L'aventure, qu'elle jugeait absurde, l'eût seulement divertie, si, du point de vue mondain, ce ne l'eût embarrassée. Quand Annette Lui écrivit qu'elle était de retour, Lucile avait pensé:
—Quelle tuile! Qu'est-ce que je vais lui répondre? Elle ne voulait pas blesser Annette. Elle ne voulait pas non plus risquer de se faire mal juger. Faute de trouver la réponse, elle la remit de journée en journée. Elle se proposait de revoir Annette, mais plus tard—(ce n'était pas pressé!)—sans que le monde le sût. Cela n'empêchait pas de dauber sur Annette et de prendre avec le monde des airs scandalisés...
Mais voici que la brusque apparition d'Annette la mettait—(«C'est trop fort!»...)—dans l'obligation, sur-le-champ, de choisir! Lucile en voulut beaucoup plus à Annette de lui jouer ce mauvais tour que de s'être fait faire un enfant... («Et même deux, s'il lui plaît, mais qu'elle me fiche la paix!...»)
Une petite lueur rageuse aux yeux, vite éteinte, elle prit la main qu'Annette lui tendait, répondant au sourire par ce sourire de miel qu'Annette lui connaissait: (on ne résistait pas à sa tendre séduction). Cela ne dura guère. Les yeux en mouvement, les oreilles aux aguets, Lucile perçut instantanément l'ironie de l'assistance. Instantanément, son expression se glaça; après quelques mots d'accueil, elle reprit avec affectation l'entretien interrompu; et, d'un secret accord, tous se remirent à causer.
Annette, laissée en dehors de la conversation, se sentit rejetée. Mais elle ne l'accepta point. Elle connaissait la faiblesse de caractère de Lucile. Armée de son fier sourire, assise au milieu d'un groupe qui, sans paraître la voir, semblait très occupé par l'échange de propos aussi vains qu'animés, elle faisait, de ses yeux tranquilles, le tour de l'assistance. Les regards, à sa rencontre, cillaient pour l'éviter. Une paire d'yeux, cependant, n'eurent pas le temps de se garer. Ils restèrent accrochés, avec un dépit irrité. Annette reconnut la large face poupine de Marie-Louise de Baudru, fille d'un riche notaire, mariée avec un magistrat, dont le cercle de parentage était avec les Rivière dans de vieilles relations de cordialité sociale et d'antipathie foncière. Marie-Louise de Baudru incarnait en sa forte personne les plus solides attributs de sa classe grand-bourgeoise: l'ordre, la probité, l'incuriosité, le manque de charité de cœur et surtout d'esprit, toutes les vertus légales, une ferme foi verbale, vidée, comme sur l'étal, de doutes et de pensée, et le culte religieux de la Propriété: toutes les propriétés: sa famille, son bien, sa patrie, sa religion, sa morale, sa tradition, et ses négations. Enfin, le moi massif et compact, comme un bloc qui bouche le soleil. Point de place, à côté, pour le tonneau de Diogène! Rien ne répugnait aux Baudru autant que l'indépendance, quelle qu'elle fût: religieuse, morale, intellectuelle, politique ou sociale. Aversion, de nature! Ils en confondaient toutes les formes sous la commune injure d'«anarchisme». Cet anarchisme, ils l'avaient toujours flairé chez les Rivière. Et, d'instinct, Marie-Louise, comme les siens, tenait en suspicion Annette. Elle ne lui pardonnait pas la liberté dont Annette avait joui dans son éducation et sa vie de jeune fille. Peut-être qu'un grain d'envie n'était pas absent de ces jugements désobligeants. Une seule considération en retenait l'expression: la fortune des Rivière. La richesse commande l'estime, elle est une des colonnes—la plus ferme—de l'ordre social. Mais c'est à condition qu'on n'ébranle point sa base: la famille légale. Les soutiens de la société y veillent; il ne fait pas bon s'y frotter. Annette avait porté atteinte aux principes cardinaux. Le chien de garde était réveillé. Il se taisait pourtant. Il n'aboie pas dans le monde. Mais son regard parlait pour lui. Annette lut dans celui de Marie-Louise de Baudru un mépris courroucé. Ses yeux se posèrent tranquillement sur ceux de la justicière joufflue; et, lui adressant de la tête un petit salut familier, elle la força d'y répondre. Marie-Louise, suffoquant de ne pouvoir résister à l'injonction, salua, en se vengeant par son regard le plus dur. Annette, indifférente, l'avait déjà laissée; et ses yeux qui faisaient le tour du salon, revinrent à Lucile.
Sans aucun embarras, elle s'introduisit dans l'entretien commencé, elle coupa d'une réflexion le récit de Lucile, l'obligea à une réplique. Il fallut bien lui faire place. On ne pouvait se dispenser de l'écouter poliment, curieusement, et même non sans agrément: car elle avait de l'esprit. Mais on ne répondait pas, on était distrait, on parlait d'autre chose. La conversation s'éteignait, se rallumait par petits feux, en sautant de sujets. Annette s'entendit, dans le silence, discourant sur un ton dégagé; et elle écoutait sa voix, comme celle d'une étrangère: en vraie femme qu'elle était, fine, sensible et fière, elle ne perdait rien des petites humiliations. Habituée dès l'enfance à lire et à manier le langage menteur des salons, elle savait déchiffrer sous le voile des inattentions voulues, des sourires équivoques, des politesses sans franchise, les intentions blessantes. Elle souffrait, mais elle riait; et elle continuait de parler. On pensait:
—Quel aplomb, cette petite!
Lucile profita du départ d'une visiteuse pour l'accompagner à la porte et s'écarter d'Annette. Celle-ci se trouva abandonnée, dans un groupe bien décidé à l'ignorer. Renonçant à prolonger l'épreuve, elle allait se lever pour partir à son tour, quand, traversant le salon, Marcel Franck vint à elle. Il était entré depuis quelque temps, sans qu'elle l'eût aperçu, toute son attention prise par son effort pour ne pas céder au découragement qui la gagnait. Et lui, la regardant parler, avec une pitié gouailleuse, admirait sa crânerie. Il se disait:
—Qu'est-ce qui l'obligeait à venir braver ces mufles? ... Petite toquée!... C'est tordant...
Il se décida à lui tendre la perche. Il la salua gentiment. Les yeux reconnaissants d'Annette s'éclairèrent. On se taisait autour d'eux: toutes ces figures fermées, qui épiaient... Il dit:
—Enfin, grande voyageuse, vous voilà revenue! L'avez-vous assez « contemplé son azur, ô Méditerranée? »...
Il voulait l'aiguiller sur un sujet inoffensif. Mais elle—(quel démon la poussa? orgueil, instinct de bravade, ou simplement franchise)—elle répondit gaiement:
—En fait d'azur, je n'ai guère contemplé, depuis des mois, que les yeux de mon enfant.
Un petit vent d'ironie passa sur l'assistance. Il y eut des sourires, des coups d'œil discrètement échangés. Mais Marie-Louise de Baudru se leva indignée; et, rouge, sa grasse poitrine gonflée de mépris colérique à faire craquer le fourreau, elle repoussa sa chaise et, sans saluer personne, elle alla vers la porte, et partit. La température du salon tomba de quelques degrés. Annette resta isolée dans son coin avec Marcel Franck. Il la regardait, compatissant, narquois, et murmura:
—Imprudente!
—Quelle imprudence? demanda-t-elle, d'une voix claire.
Elle sembla chercher du regard, à ses pieds. Puis, elle se leva sans hâte, et froidement saluant et saluée, elle sortit.
Qui l'eût vue dans la rue, marchant de son pas bien rythmé, la tête droite, l'air froide, correcte, indifférente, ne se fût pas douté de la bourrasque de dédain qui faisait bondir son cœur blessé. Mais rentrée à Boulogne, quand elle put s'enfermer dans sa chambre avec l'enfant, elle l'étreignit, avec des larmes amères. Et elle rit de défi.
Il ne manquait pas à Paris de milieux intelligents où Annette eût été honorablement accueillie,—et particulièrement dans un monde qui aurait dû être familier à la fille de l'architecte Rivière:—parmi ces artistes qui vivent en marge du philistinisme social, et qui, dotés pourtant de l'esprit de famille le plus traditionnel, sont dénués de préjugés, et jusque dans l'union libre portent des vertus bourgeoises. Mais Annette frayait peu avec les femmes d'artistes. D'esprit très ordonné, de manières réservées, aucunement bohème, elle goûtait médiocrement leurs façons et leur conversation, tout en rendant hommage à leurs grandes qualités: courage, bonhomie, endurance. Il faut bien le dire: dans la vie ordinaire, les relations se fondent beaucoup moins sur l'estime que sur une communauté d'instincts et d'habitudes.—Au reste, Raoul Rivière avait, depuis longtemps, semé en route ses anciens compagnons. Aussitôt que ses succès lui avaient permis d'atteindre au monde de la richesse et des honneurs officiels, cet homme aux forts appétits avait rompu avec la haud aurea mediocritas. Trop intelligent pour ne pas apprécier la société des hommes de travail plus que celle des salons et des cercles parisiens, qu'il jugeait entre intimes avec une cruelle ironie, il s'était installé dans la seconde, parce qu'il y pouvait largement pâturer. Il s'était ménagé des échappées secrètes dans d'autres mondes fort mêlés, où il trouvait à satisfaire sa passion du plaisir et son besoin d'indépendance effrénée: car il menait double ou triple vie. Mais peu en étaient avertis; et sa fille n'avait connu de lui que la vie de parade et d'affaires.
Le cercle de société d'Annette était à peu près limité à cette grande bourgeoisie, riche, assez distinguée, qui, nouvelle classe régnante, à force d'application a fini par se créer une ombre de tradition,—qui s'est, avec les autres attributs du pouvoir, acheté des lueurs de tout,—mais des lueurs de lampe avec un abat-jour, et qui ne craint rien tant que d'élargir le rond de lumière sur la table ou de le déplacer: car le moindre changement risquerait d'ébranler ses certitudes. Annette qui, d'instinct, aimait la lumière, l'avait cherchée où elle pouvait: en ces études d'université, qu'on avait, dans son monde, jugées prétentieuses; mais la lumière qu'elle y trouva était bien tamisée: lumière de salles de cours et de bibliothèques; jamais directe, réfractée. Annette y avait acquis cette hardiesse de pensée, tout abstraite, qui n'excluait pas, chez les meilleurs de ses camarades, une timidité pratique et un complet désarroi devant la réalité.—Un autre vélum s'interposait entre ses yeux et le jour du dehors: sa fortune. En dépit qu'elle en eût, cette barrière la séparait de la grande communauté. Annette ne savait même pas à quel point elle se trouvait parquée. Revers de la richesse: enclos privilégié, mais enclos, pâtis emmuré.
Et ce n'était point tout: maintenant qu'il fallait en sortir, Annette qui, depuis longtemps, en avait envisagé sans crainte l'éventualité, Annette ne le voulait plus. La condamne qui réprouve le manque de logique! L'homme—la femme encore moins—n'est pas tout d'une pièce, surtout aux âges de transition où les instincts de révolte et de rénovation se mêlent aux habitudes conservatrices qui les paralysent. Du premier coup, l'on ne se dégage pas des préjugés de son milieu et des besoins appris. Même les âmes les plus libres. On a des regrets, des doutes, on ne voudrait rien perdre, on voudrait tout avoir. La sincère Annette, qui avait besoin d'aimer, qui avait besoin d'être libre, qui ne voulait pas mentir, n'aurait pas voulu pourtant sacrifier les avantages acquis. Elle consentait à se séparer de son monde social. Elle ne supportait pas d'en être rejetée. Elle n'acceptait pas de déchoir. Et son jeune orgueil, à qui la vie n'avait pas encore fait baisser la crête, se refusait à chercher asile dans un autre milieu, socialement plus modeste, même si elle l'estimait plus. C'eût été, aux yeux du monde, se déclarer vaincue. Mieux valait rester isolée que déclassée.
Si médiocre que fût cette préoccupation, elle n'était pas dénuée de toute raison. Dans la lutte engagée entre les conventions d'une classe et l'un de ses membres révoltés qui les brave, la classe qui fait bloc contre l'imprudent et le rejette hors de ses frontières, le provoque à émigrer et guette ses défaillances pour justifier le ban.
Et, dans la bonne Nature, aussitôt qu'apparaît un symptôme de faiblesse, ou qu'une proie semble s'offrir à découvert, se tendent autour d'elle les toiles d'araignées. En cela, rien de tortueux, d'ailleurs, rien de sournois! C'est la bonne Nature. Elle est toujours en chasse. Et chacun, à son heure, est chasseur, ou gibier.—Annette était gibier.
Les chasseurs se montrèrent. En toute simplicité. Annette reçut la visite de l'ami Marcel Franck.
Elle était seule au logis. L'enfant était sorti, pour la promenade journalière: la tante l'accompagnait. Annette, un peu fatiguée, était restée dans sa chambre; elle ne pensait voir personne; mais quand on lui présenta la carte de Marcel, joyeuse, elle le fit entrer. Elle lui savait gré d'avoir pris son parti, chez Lucile. Certes, sans se compromettre! Mais elle n'en demandait pas tant!
Elle le reçut en vieil ami, sans façons, étendue sur sa chaise longue. Elle était encore en négligé du matin. Depuis qu'elle était maman, elle n'avait plus sa dévotion de l'ordre et de la correction minutieuse que Sylvie plaisantait. Marcel ne s'en plaignit point. Il la trouvait embellie, un doux et frais embonpoint, une tendre langueur, l'humide éclat d'un regard détendu par le bonheur. Annette parlait avec abandon; elle avait plaisir à retrouver le confident perspicace de ses hésitations; elle aimait son intelligence, son tact de pensée; il lui inspirait confiance. Franck se montrait, comme toujours, finement compréhensif, cordial, mais, dès le début de l'entretien, avec une nuance de familiarité nouvelle, qui la frappa.
Ils se rappelaient leur dernière rencontre avant la fâcheuse villégiature d'Annette, en Bourgogne, chez les Brissot; et Annette convenait que Marcel avait trop bien vu ce qui devait arriver. Elle ne voulait parler que de l'impossibilité de son mariage avec Roger; mais une rougeur lui vint, en pensant que Marcel l'entendait autrement et qu'il le trouvait plaisant. Marcel, malicieusement, disait:
—Vous le voyiez aussi bien que moi.
Et il riait du tour qu'avait pris l'aventure. Il avait l'air d'en être un peu complice. Annette éprouvait une confusion, qu'elle cachait sous l'ironie. Marcel surenchérit:
—Vous le voyiez beaucoup mieux que moi. Nous autres hommes, nous avons le ridicule de croire que nous pouvons dispenser aux femmes notre précieuse sagesse; et nous nous laissons prendre, quand de leur voix insidieuse, avec leurs beaux grands yeux, elles nous demandent anxieusement ce qu'elles doivent faire. Elles le savent fort bien. Elles flattent notre manie: nous aimons à professer. Elles pourraient nous donner des leçons! Quand je pronostiquais qu'on ne vous attraperait point, au filet des Brissot, je ne me doutais pourtant pas que vous sortiriez des mailles, d'une façon aussi magistrale. C'est d'une belle crânerie. À la bonne heure!... Hé! quand vous vous y mettez!... Je vous fais mes compliments de votre intrépidité...
Annette l'écoutait avec gêne. Comme c'était singulier! Elle prétendait revendiquer son droit d'agir ainsi qu'elle avait fait; l'autre jour, chez Lucile, elle était prête à l'affirmer contre l'univers entier. Et elle avait un malaise à l'entendre louer, sur ce ton, par Marcel! Elle souffrait dans sa pudeur et dans sa dignité. Elle dit:
—Ne me complimentez pas! Je suis moins audacieuse que vous ne pensez. Je ne voulais pas d'avance ce qui est arrivé. Je ne le prévoyais pas...
Puis, prise d'un scrupule et trop fière pour mentir, elle reprit:
—Je me trompe. Si, j'y avais pensé. Mais c'était pour le craindre, et non pour le vouloir. Et c'est là ce qui me reste incompréhensible: comment ce que je craignais, ce que je ne voulais point, suis-je allée au-devant?
—C'est naturel, dit Marcel. Ce qu'on craint hypnotise. Au fond, il n'est pas dit que ce qu'on craint, on ne le désire. Mais oser ce qu'on craint, tous n'en sont pas capables. Vous, vous avez osé. Vous avez osé vous tromper. Il faut se tromper dans la vie. Se tromper, c'est connaître. Il faut connaître... Seulement, tout en osant, je trouve, ma pauvre amie, que vous auriez pu prendre certaines précautions; votre partenaire me paraît bien coupable de vous avoir laissé cette charge à porter.
Annette, un peu choquée, dit:
—Pour moi, ce n'est pas une charge.
Marcel pensa qu'Annette, généreusement, voulait excuser Roger, et dit:
—Vous l'aimez encore?
—Qui? demanda Annette.
—Bon! fit Marcel, en riant. Vous ne l'aimez donc plus.
—J'aime mon enfant, dit Annette. Le reste est du passé. Et le passé, on ne sait plus si cela a jamais été. On ne le comprend plus. C'est triste.
—Cela aussi a son charme, fît Marcel.
—Je ne le goûte point, dit Annette. Je ne suis pas une dilettante. Mais mon fils, c'est le présent, et le présent qui durera aussi longtemps que moi.
—Le présent qui nous refoule, celui pour qui vous serez, un jour, à votre tour, du passé.
—Tant pis pour moi! dit Annette. Ce sera encore bon d'être foulé par ses petits pieds.
Marcel riait de cette passionnée. Annette dit:
—Vous ne pouvez pas me comprendre. Vous ne l'avez pas vu, mon Marc, mon petit chef-d'œuvre. Et même si vous le voyiez, vous ne sauriez pas le voir. Vous êtes bon pour juger de tableaux, de statues, de joujoux inutiles. Vous ne pouvez pas juger de l'unique merveille: le corps d'un petit enfant. Cela ne servirait à rien que je vous le décrive...
Elle le décrivit tout de même, longuement, amoureusement. Elle riait de ses expressions ardentes, exagérées, mais elle y était prise. Elle s'interrompit devant le regard indulgent et narquois de Marcel.
—Je vous ennuie... Pardon!... vous ne me comprenez pas?
Mais si! Marcel comprenait. Marcel comprenait tout. Chacun a son plaisir. Il ne le discutait pas...
—Enfin, pour résumer, dit-il, vous avez fait la maternité buissonnière. Vous voilà en contravention à l'ordre et à la famille légale. Et, loin de le regretter, vous défiez l'autorité.
—Quelle autorité? demanda Annette. Je ne défie rien du tout.
—Eh bien donc, l'opinion, la tradition, le code Napoléon.
—Je ne m'occupe point de tous ces gens-là!
—C'est le pire défi, celui qu'ils ne pardonnent point... Mais soit! Tout est rompu, vous vous êtes affranchie du clan: qu'allez-vous faire maintenant?
—Ce que je faisais avant.
Marcel eut l'air sceptique.
—Quoi! est-ce que vous croyez que je ne puis vivre comme avant?
—Ce ne serait guère la peine!... Et puis...
Marcel avait la partie belle à rappeler la visite chez Lucile: à vouloir reprendre dans le monde sa place de naguère, Annette aurait peu de succès. Elle le savait, sans qu'on vînt le lui dire, et sa fierté blessée n'avait aucune envie de renouveler l'expérience. Mais elle s'étonnait de l'insistance de Marcel à le lui démontrer; d'ordinaire, il était plus discret. Elle dit:
—Peu importe, d'ailleurs, maintenant que j'ai mon enfant!
—Vous ne pouvez pourtant pas réduire à lui votre existence.
—Je ne pense pas que ce soit la réduire, mais l'élargir. Je vois un monde en lui, un monde qui va grandir. Je grandirai avec lui.
Marcel, avec beaucoup de soin et non moins d'ironie, s'appliqua à lui prouver que ce monde ne pouvait suffire à une nature avide et exigeante, comme la sienne. Annette l'écoutait, les sourcils froncés, une pinçure au cœur. Mentalement, elle protestait, irritée:
—Non! Non!
Elle n'était pourtant pas sans trouble, en se rappelant qu'une fois déjà Marcel avait bien vu. Mais pourquoi donc s'acharnait-il à l'en convaincre? Pourquoi se donnait-il tant de peine pour lui démontrer qu'elle devait profiter de sa liberté conquise, ne pas craindre de vivre en marge de la société—(il disait: «en dehors et au-dessus des conventions bourgeoises»)?...
Il y avait en Annette deux ou trois Annettes, qui toujours se tenaient compagnie. D'habitude, une seule parlait; les autres écoutaient. En ce moment, elles étaient deux qui parlaient à la fois: l'Annette passionnée, sentimentale, livrée à ses impressions, et volontiers leur dupe. Et une autre, qui observait et s'amusait des ressorts cachés des cœurs. Elle avait de bons yeux. Elle voyait en Marcel! Les rôles étaient changés. Naguère, c'était lui qui lisait ses secrètes pensées.—Aujourd'hui... Aujourd'hui, était venue à Annette (depuis?... Oui, exactement depuis sa «métamorphose»...) une lucidité des âmes et de leurs mouvements secrets, dont la nouveauté, à vrai dire intermittente, l'étonnait et la divertissait, au milieu de ses préoccupations...
Étendue sur sa chaise, la tête renversée, les bras derrière la nuque, et la bouche entr'ouverte, elle regardait le plafond; mais du coin de ses yeux mi-clos, elle voyait Marcel parler. Elle aurait pu dire d'avance les mots qu'il allait dire, elle aurait pu jurer de ce qui allait se passer. Elle le laissait aller, avec un amusement de curiosité un petit peu sarcastique, qu'elle se reprochait...
(—Mais il faut voir et savoir, comme il a dit tout à l'heure, il faut connaître... connaître...)
Elle apprenait à connaître un ami...
(—Mais oui, je te comprends!... Une Annette tombée de l'arbre serait bonne à ramasser. Il secouait doucement l'arbre, pour achever de la détacher. Il spéculait sur le désarroi d'Annette. Et pourtant, il l'aimait... Justement, il l'aimait... Pas brillant, le frère homme!... Il fait sa voix câline. Là, voilà qu'il s'attendrit!... Et maintenant... attention!... Je parie qu'il va se pencher...)
Elle vit, quelques secondes avant, la barbe blonde de Marcel qui s'inclinait vers elle, et la bouche caressante qui allait se poser. Elle voulut lui épargner l'humiliation... Et juste, au moment précis, elle se releva, et, les mains en avant, repoussant doucement les épaules de Marcel, elle dit:
—Adieu, mon ami.
Marcel regarda ces yeux perspicaces, qui le scrutaient, une malice au fond. Il sourit. Il était déçu. Mais c'était de bonne guerre. Il ne se dissimulait pas que, le plus tranquillement du monde, on venait de lui signifier son congé. Pourtant, il en était sûr, il n'était pas indifférent à Annette. Comprenne qui pourra! L'étrange fille lui échappait.
Marcel ne reparut point; et Annette ne fit rien pour le rappeler. Ils demeuraient amis; mais tous deux, ils s'en voulaient. Précisément parce que Marcel ne lui était pas indifférent, Annette était sensible à ce qu'elle avait lu en lui. Elle ne s'en offensait pas: l'histoire était banale... Elle l'était trop!... Non, Annette n'en faisait pas grief à Marcel. Seulement... Seulement, elle ne l'oublierait pas!... Il est ainsi des pardons accordés par l'esprit, que le cœur ne ratifie point... Dans sa rancune secrète, peut-être entrait la peine d'être forcée de reconnaître, par la tentative trop libre de Marcel, plus encore que par l'accueil revêche du salon de Lucile, que sa situation était changée. Elle ne se sentait plus protégée par les égards conventionnels, que la société accorde à ceux de ses membres qui se montrent soumis, en apparence, à ses conventions. Il lui fallait se défendre seule. Elle était exposée.
Elle condamna sa porte. Elle se garda de raconter à Sylvie les expériences qu'elle venait de faire; Sylvie les lui avait prédites, et en eût triomphé. Elle en conserva le secret, et s'enferma avec son enfant. Elle avait décidé de ne plus vivre que pour lui.
Quand le petit Marc revint de promenade, le soir, après la visite de Marcel, elle l'accueillit par des transports. Il rit en la voyant, et il tendait vers elle ses quatre pattes qui gigotaient. Elle le saisit comme une proie, jouant la louve affamée; elle le mangea de baisers; elle faisait mine de dévorer tous les morceaux de son corps; elle entrait les petons dans sa bouche; et, le déshabillant, elle le chatouillait de ses lèvres, du haut en bas...
—Hhamm! je te croque!...—Et ce sot! s'exclama-t-elle, le prenant à témoin, ce sot qui a le toupet de me dire que tu ne me suffis pas! Voyez-vous l'insolent!... Il ne me suffirait pas, mon roi, mon petit bon Dieu?... Dis que tu es mon bon Dieu...! Et moi, que suis-je alors? La maman du bon Dieu!... À nous le monde! Tout ce qu'on va faire ensemble!... Tout voir, tout avoir, tout essayer, tout goûter, tout créer!...
Ils créaient tout, vraiment! Découvrir ou créer, n'est-ce pas même chose? Inventer, c'est trouver, en bon français. On trouve ce qu'on invente, on découvre ce qu'on crée, ce qu'on rêve, ce qu'on pêche dans le vivier du songe. C'était l'heure pour tous deux, pour la mère et l'enfant, des grandes découvertes. Les premiers mots du petit, les jeux explorateurs, où l'on prend de ses membres la mesure du monde. Chaque matin, Annette, avec son fils, partait à la conquête. Elle en jouissait autant que lui, et peut-être davantage. Il lui semblait revivre sa propre enfance, mais avec pleine conscience, donc avec pleine joie. De joie, il ne manquait pas non plus, le gaillard! Il était bel enfant, bien portant, joufflu de toutes parts, un petit cochon rose, bon à mettre à la broche,—(Sylvie disait: «Qu'est-ce qu'on attend?»)—Il avait dans son corps élastique et dodu un trop plein de force comprimée, comme une balle en caoutchouc qui demande à rebondir. Chacun de ses contacts nouveaux avec la vie le jetait en de bruyantes allégresses. L'énorme pouvoir de rêve, qui est en tout enfant, amplifiait ses trouvailles et prolongeait les vibrations de joie en carillons. Annette ne lui cédait en rien: on eût dit un concours, à qui serait le plus heureux et ferait le plus de bruit. Sylvie disait qu'Annette était folle; mais elle en eût fait autant.—Et, après ce vacarme, tous deux avaient leurs heures de silence absolu, délicieux, épuisé. Le petit, recru de mouvement, dormait anéanti. Annette tombait de fatigue; mais elle s'obstinait longtemps à ne pas dormir, pour jouir du sommeil de l'autre; et le feu de son amour, refoulé dans son cœur, masqué comme une lueur de bougie derrière la main, afin de ne pas réveiller le petit dormeur, brûlait d'une longue flamme silencieuse, qui montait vers le ciel. Elle priait... Marie à la crèche... Elle priait l'enfant...
Ce furent encore de beaux mois rayonnants.—Pourtant pas aussi purs que ceux de l'année précédente. Moins limpides. D'une joie plus exaltée, excessive, un peu exagérée.
Une nature vigoureuse et saine, comme celle d'Annette, doit créer, perpétuellement créer, créer de tout son être, du corps et de l'esprit. Créer, ou bien couver la création à venir. C'est une nécessité; et le bonheur n'est que dans son assouvissement. Chaque période créatrice a son champ limité; et sa force ascensionnelle suit une trajectoire, qui forcément retombe. Annette avait dépassé le sommet de la courbe.—Cependant, l'élan créateur persiste chez la mère, encore assez longtemps après l'enfantement. L'allaitement prolonge la transfusion du sang; et des liens invisibles maintiennent les deux corps en communication. L'abondance créatrice de l'âme de l'enfant compense l'appauvrissement de l'âme de la mère. La rivière qui décroît cherche à s'alimenter du ruisseau qui déborde. Elle se fait torrentueuse, pour n'être qu'un avec le petit torrent. Mais celui-ci la dépasse, et elle reste en arrière. L'enfant déjà s'éloigne. Annette avait peine à le suivre.
Il ne savait pas encore bâtir avec sa langue une phrase tout entière que déjà il avait ses cachettes de pensée, ses tiroirs dont il gardait la clef. Dieu sait ce qu'il y enfouissait! Ses réflexions sur les gens, des bribes de raisonnements, un bric-à-brac d'images, de sensations, de mots joujoux, dont le son l'amuse, sans qu'il sache ce qu'ils disent, un monologue chantonnant, qui n'a ni suite, ni fin, ni commencement. Il avait parfaitement conscience, peut-être pas de ce qu'il cachait, mais qu'il cachait quelque chose. Car plus on cherchait à savoir ce qu'il pensait, plus il mettait de malice à ne pas le laisser savoir. Même, il s'amusait parfois à égarer les recherches; de sa petite langue, gourde comme ses mains, qui barbotait dans les syllabes, il s'essayait déjà à mentir, pour mystifier les gens. Plaisir de prouver aux autres et à soi son importance, en se moquant de ceux qui veulent pénétrer dans sa propriété. Ce bout d'être, à peine né, avait l'instinct fondamental du mien, qui n'est pas tien,—du « J'ai du bon tabac, tu n'en auras pas! » Il n'avait pour tout bien que des tronçons de pensées: il élevait des murailles, pour les cacher aux regards de sa mère.—Et elle, dans son imprévoyance, commune à toutes les mères, était fière qu'il sût si bien dire «Non!», qu'il manifestât de si bonne heure sa personnalité. Elle proclamait avec orgueil:
—Il a une volonté de fer!
Elle pensait que, ce fer, elle l'avait forgé.—Mais contre qui?
Contre elle, pour commencer: car, aux yeux de ce petit moi, elle était le non-moi, le monde extérieur: certes, un monde extérieur habitable, tiède, moelleux et laiteux, qu'on pouvait exploiter, qu'on voulait dominer. Mais extérieur à moi. Je ne le suis point. Je l'ai.—Et lui, il ne m'a point!...
Non, elle ne l'avait point! Elle commençait à le sentir: ce Lilliputien entendait n'appartenir qu'à lui. Il avait besoin d'elle, mais elle avait besoin de lui: l'instinct du petit le lui disait. Il est probable même que cet instinct, flanqué de son égocentrisme, lui disait qu'elle avait beaucoup plus besoin de lui, et que c'était donc justice qu'il en abusât.—Et, mon Dieu, c'était vrai: elle avait beaucoup plus besoin de lui...
—Eh bien, justice ou non, abuse, petit monstre! Tout de même, tu as beau faire, tu ne peux pas, de longtemps, tu ne peux pas te passer de moi. Je te tiens. Là, je te plonge dans ton bain. Proteste, carpillon!... Il a l'air indigné, il a la bouche ouverte, comme si, dans sa dignité, ce petit personnage suffoquait de se voir manier comme un paquet... Et je te tourne, et je te retourne!... Bon Dieu! quelle musique!... Tu seras chanteur, mon fils. Allons, pousse ton ut! ... Bravo! c'est toi qui chantes; mais c'est moi qui te fais danser... Est-ce que ce n'est pas affreux qu'on abuse ainsi de ta faiblesse? Oh! la lâche, cette maman!... Pauvre mioche!... Va, tu te vengeras d'elle, lorsque tu seras grand... En attendant, proteste! Malgré ta dignité, tiens, je t'embrasse tes petites fesses!...
Il ruait. Elle riait. Mais elle avait beau le tenir, elle ne tenait que la carapace. L'animal qui était dedans filait dans son terrier. Chaque jour, il devenait plus difficile à saisir. C'était une chasse amoureuse, une lutte passionnante. Mais une lutte, une chasse. Il fallait rester en haleine.
Les mille petits soins réguliers qu'exige un enfant remplissent les journées. Si simples, si monotones, ils ne permettent pourtant pas de songer à autre chose. Hors lui , toujours lui , l'esprit est morcelé. La plus rapide pensée est interrompue dix fois. L'enfant envahit tout; cette petite masse de chair bloque votre horizon. Annette ne s'en plaignait pas. Elle n'avait même pas le temps de le regretter. Elle vivait dans une plénitude de fatigue occupée, qui lui fut un bien-être, d'abord,—qui devint, d'heure en heure, une obscure lassitude. Les forces s'usent, et l'âme chemine; elle ne demeure point où nous l'avons laissée. D'un pas de somnambule, elle s'en va sur la route; et quand elle s'éveille, elle ne sait plus son chemin.—Annette s'éveilla, un jour, avec la conscience du monceau de fatigues accumulées depuis des mois; et une ombre indéfinissable se mêlait à la joie qui l'habitait.
Elle ne voulut l'attribuer qu'à l'épuisement physique; et, pour se prouver qu'à son bonheur rien n'était changé, elle le manifesta par des effusions plus bruyantes qu'il n'était nécessaire. Surtout devant témoins: comme si elle avait eu peur qu'ils ne découvrissent en elle ce qu'elle n'y voulait pas voir. Cette gaieté outrée amenait ensuite, quand elle était seule, une dépression. Tristesse? Non. Malaise obscur, vague inquiétude, le sentiment, qu'on refoule, d'une partielle insatisfaction: non qu'on attende rien du dehors (on se passe de lui, encore), mais on souffre de l'inemploi d'une partie de sa nature. Certaines forces de l'esprit chômaient depuis longtemps; l'économie de l'être en subissait un trouble. Annette, privée de société, réduite à elle seule, et sentant poindre une nostalgie qu'elle voulait étouffer, essayait de recourir à la compagnie des livres. Mais les volumes restaient ouverts à la même page; le cerveau s'était déshabitué de l'effort de suivre la chaîne des mots déroulés; les continuelles brisures que faisait à la pensée la préoccupation constante de l'enfant disloquaient l'attention, la secouaient somnolente, énervée, comme Une barque attachée qui danse sur le courant, sans pouvoir avancer ni se fixer. Au lieu de réagir, Annette restait enfermée, rêvassant assoupie devant le livre ouvert; ou bien, elle s'étourdissait en un flux de paroles fougueuses et bêtifiantes avec l'enfant. Sylvie disait, la voyant qui n'arrivait point à dépenser avec son petit sa multiple énergie:
—Tu devrais sortir davantage, prendre de l'exercice, marcher comme autrefois.
Annette, pour avoir la paix, disait qu'elle sortirait; et elle ne bougeait pas. Elle avait une raison, qu'elle gardait pour elle: elle craignait de rencontrer ses anciennes connaissances et de s'exposer à quelque marque blessante de froid éloignement. Raison de surface qu'elle se donnait! En d'autres temps, elle eût négligé ces mesquines offenses. Elle avait maintenant une tendance neurasthénique à fuir tous les contacts. Alors, pourquoi ne pas quitter Paris et vivre à la campagne, comme le conseillait Sylvie? Elle ne refusait point; mais elle n'en ferait rien: c'était une décision à prendre; et elle ne voulait pas sortir de son engourdissement.
Elle laissait donc flotter ses journées immobiles, sans houle, comme une mer étale, qui s'apprête à baisser. Entr'acte, arrêt apparent dans le rythme éternel de respiration: le souffle est suspendu. Sur la pointe des pieds, la joie s'en va. La peine, à pas feutrés, s'approche. La peine n'est point encore là. Mais un nescio quid avertit: «Ne remue pas!...» Elle est derrière la porte.
Elle entra. Mais elle n'était point celle qu'on attendait. On a beau prévoir le bonheur et la peine. Leur visage, quand ils viennent, n'est jamais le visage prévu.
Une nuit qu'Annette, suspendue entre ciel et mer, aux confins du bonheur et de la mélancolie, longeait le cap du sommeil, sans savoir si elle était en deçà ou au delà, elle perçut un danger. Avant de savoir d'où il venait, quel il était, elle banda ses forces, pour courir au secours de l'enfant couché près d'elle. Car déjà sa conscience, qui jamais ne dormait plus que d'une oreille, avait reconnu qu'il était menacé. Elle se força au réveil, et écouta anxieuse. Elle ne s'était pas trompée. Même au fond du sommeil, la plus légère altération dans le souffle du petit bien-aimé l'atteignait. La respiration de l'enfant était précipitée; par une mystérieuse osmose, Annette sentit l'oppression en sa propre poitrine. Elle alluma et se pencha sur le berceau. Le petit n'était pas réveillé; il s'agitait en dormant; sa face n'était pas rouge, ce qui parut à la mère un symptôme rassurant; elle tâta son corps, et trouva la peau sèche, les extrémités froides; elle le recouvrit plus chaudement. Il semblait s'apaiser. Elle l'observa quelques minutes, puis éteignit, cherchant à se persuader que l'alerte n'aurait pas de suites. Mais, après un bref répit, le halètement reprit. Annette se mentait le plus longtemps possible:
—Non, il ne respire pas plus fort, pas plus vite, c'est moi qui m'agite...
Comme si sa volonté pouvait s'imposer à l'enfant, elle se forçait à rester immobile. Mais il n'y eut plus moyen de douter. L'oppression montait, le souffle s'accélérait. Et, dans une quinte de toux, l'enfant s'éveillant, pleura. Annette sauta du lit. Elle prit l'enfant dans ses bras. Il brûlait; sa face était pâle, ses lèvres violacées. Annette s'affola. Tante Victorine, appelée, ajouta son émoi. Précisément ce jour-là, le téléphone était interrompu, pour des réparations; et l'on ne pouvait communiquer avec le médecin. Pas de pharmacie aux environs. La maison de Boulogne était isolée; la domestique se montrait peu disposée à courir, par les rues désertes, à cette heure de la nuit. On devait attendre au matin. Et le mal s'accentuait. Il y avait de quoi perdre la tête! Annette en était bien près. Mais comme il ne le fallait point, elle ne la perdit point. La tante, geignante, tournait comme une mouche sous un globe de lampe. Annette lui dit durement:
—Cela ne sert à rien de gémir! Aide-moi! Ou si tu n'es bonne à rien, va dormir et laisse-moi! Seule, je le sauverai.
Et la tante, médusée, retrouva son sang-froid; sa vieille expérience, observant le malade, écarta des appréhensions d'Annette la plus terrible: celle du croup. Annette gardait un doute; peut-être, la tante aussi. On peut toujours se tromper. Et si ce n'est le croup, il est tant d'autres mortelles étreintes! De ne pas les connaître ajoute encore à l'effroi... Mais que le cœur d'Annette fût ou non glacé de terreur, ses mouvements étaient calmes et juste ce qu'ils devaient être. Sans savoir, mue par le seul instinct maternel, elle faisait exactement le meilleur pour l'enfant: (le médecin le lui dit, le lendemain); elle ne le laissait pas étendu longtemps, elle le changeait de place, elle combattait les suffocations. Ce que ni l'expérience ni la science ne pouvait lui enseigner, son amour le lui dictait: car elle souffrait ce qu'il souffrait. Elle en souffrait davantage. Elle s'en regardait responsable...
Responsable! La tension d'une épreuve, surtout d'une maladie frappante un être aimé, provoque souvent un état d'esprit superstitieux, où l'on a le besoin de s'accuser de la souffrance de l'innocent. Annette non seulement se reprochait de n'avoir pas assez veillé sur l'enfant, d'avoir commis des imprudences; mais elle se découvrait de criminelles arrière-pensées: une lassitude (passagère) de l'enfant, l'ombre d'un regret inavoué que sa vie fût noyée en lui... Était-il bien sûr que ce regret, cette lassitude, elle les eût véritablement sentis et refoulés? Sans doute, puisqu'ils ressortaient en ce moment. Mais qui sait si elle ne les inventait pas, par ce besoin qu'on a, lorsqu'on est impuissant à agir matériellement, d'agir par la pensée, fût-ce en tournant contre soi ses forces désespérées!...
Elle les tournait aussi contre le grand Ennemi: contre le Dieu inconnu. Quand elle voyait le petit visage tuméfié,—en lui soufflant son souffle, en le soulevant doucement dans ses mains aux gestes précis,—elle lui demandait passionnément pardon de l'avoir mis au monde, arraché à la paix, jeté dans cette vie en proie aux souffrances, aux hasards, aux caprices méchants d'on ne sait quel maître aveugle! Et, la chair hérissée, comme une bête à l'entrée de son terrier, elle grondait, elle flairait l'approche des grands dieux meurtriers; elle s'apprêtait à leur disputer son petit, et elle montrait les dents. Ainsi que toute mère, quand le fils est menacé, elle était l'éternelle Niobé qui, pour détourner sur elle le trait mortel, jette son furieux défi à l'Assassin...
Mais de ceux qui étaient près d'Annette, aucun ne devina cette bataille muette.
Au jour, le docteur vint; il la complimenta pour sa présence d'esprit et les premiers soins donnés,—au lieu que souvent une inquiète affection nuit par sa maladresse. Mais elle ne retint de ses paroles que ce qu'il dit des épidémies de grippes et de rougeoles, qui sévissaient à Paris, et de la possibilité que son fils y eût pris les germes d'une broncho-pneumonie. En se refusant à quitter Paris, comme on l'y avait engagée, elle avait donc été coupable envers l'enfant! Elle se jugea impitoyablement. Cet arrêt eut du moins l'avantage de limiter le champ de sa responsabilité, en écartant les autres remords.
À la première nouvelle, Sylvie était accourue, et le petit malade ne manquait pas de soins. Mais Annette, refusant de laisser sa place, prenait à peine de repos et resta sur la brèche, pendant des jours, des nuits, des jours... Les sueurs du petit corps et ses étouffements brûlaient, mouillaient sa chair. Le mal les pétrissait tous deux en une pâte. L'enfant semblait s'en rendre compte: car aux instants où la peur de l'accès de toux contractait ses flancs, son regard se posait, lourd de reproches et d'appel, sur le regard de la mère; il avait l'air de dire:
—Il va me faire mal encore! Voilà qu'il revient! Sauve-moi!
Et elle lui répondait, en le serrant contre elle;
—Oui, je te sauverai! N'aie pas peur! Il ne te prendra pas.
L'accès venait cependant; et l'enfant s'étranglait. Mais il n'était pas seul, elle se crispait avec lui, pour briser le lacet; il sentait qu'elle luttait, qu'elle ne l'abandonnerait pas, la grande protectrice; et le son assuré de sa douce voix, et la pression de ses doigts, lui donnaient confiance, lui disaient:
—Je suis là.
Pleurant et frappant l'air de ses petits bras, il savait:
—Elle le battra.
Et elle le battit, l'innommable. Le mal cédait. Le lacet se desserrait. Et l'enfant, palpitant, de son petit corps d'oiseau, s'abandonnait aux mains qui l'avaient sauvé. Qu'il faisait bon respirer, tous deux, après cette plongée! Le flot d'air qui coulait par la bouche de l'enfant baignait la gorge de la mère et gonflait ses deux seins de volupté glacée.
Ces répits étaient de courte durée. La lutte se prolongea, avec des alternatives épuisantes. L'état s'améliorait, quand le petit eut une brusque rechute, dont la cause échappait. Ses fidèles veilleuses ne manquèrent pas d'aggraver leur tourment, en s'accusant chacune d'un instant d'oubli, qui avait pu compromettre la guérison. Annette se disait:
—S'il meurt, je me tuerai.
Depuis des nuits, elle s'était déshabituée de dormir; elle tenait bon, tant que l'enfant avait besoin de son aide; mais aux heures où le sommeil venait pour lui, et où l'esprit, plus tranquille, aurait dû en profiter pour se détendre, l'esprit était le plus trépidant. Il vibrait, comme aux vents un réseau télégraphique. Impossible de fermer les yeux: on ne pouvait sans danger rester en face du cerveau affolé. Annette rallumait sa lampe et tâchait de fixer une suite de pensées, pour échapper au vertige. Mais alors, c'était pour discuter avec soi des idées superstitieuses, enfantines, extravagantes,—du moins, qui paraissaient telles à son esprit habitué aux méthodes rationalistes. Elle se disait que si le malheur était suspendu sur elle, c'est qu'elle avait été trop complètement heureuse; et il lui semblait que, pour que son fils fût guéri, il faudrait qu'elle fût frappée, sur quelque autre point. Croyance obscure et puissante, de dure compensation, qui remonte aux lointains de l'espèce! Mais les peuples primitifs, pour se rendre favorable le farouche Dieu marchand qui ne donne rien pour rien et vend contre paiement, livraient le premier-né: ils achetaient de cette prime l'assurance du reste de leur bien. Et Annette eût, de sa vie et de son bien entiers, racheté son premier-né!
Elle disait:
—Prends-moi tout! Mais qu'il vive!
Aussitôt, elle pensait:
—C'est stupide! Personne ne m'entend...
N'importe! le vieil instinct atavique continuait de renifler, autour, la présence du Dieu jaloux. Et, tenace, marchandant âprement, elle disait:
—Signons! Je paye comptant. L'enfant est à moi. Fais ton choix dans le reste!
Comme pour justifier la superstition, l'événement prit Annette au mot. Un matin que tante Victorine était allée chez le notaire, pour toucher une somme, que depuis un certain temps il aurait dû verser, elle revint éplorée. Annette avait le bonheur, ce matin-là, d'être enfin rassurée sur la santé de son fils. Le médecin venait de sortir: il avait, cette fois, annoncé la pleine convalescence. Annette, transportée de joie, mais encore tremblante, n'osait se fier entièrement à ce bonheur nouveau. À cette minute, elle vit la porte qui s'ouvrait et, du premier coup d'œil, la mine défaite de la tante; son cœur battit, elle pensa:
—Quel autre malheur va entrer?
La vieille dame pouvait à peine parler. Enfin, elle dit:
—L'étude est fermée. M e Grenu a disparu.
Toute la fortune d'Annette était chez lui. Annette fut, un instant, avant de comprendre; puis... (Explique, si tu peux!)... son visage s'éclaira. Elle était soulagée. Elle pensait:
—Ce n'est que ça!...
Le voilà donc, le malheur qui sauve! L'Ennemi avait pris sa part...
Après, de sa bêtise elle haussa les épaules. Mais, malgré son ironie, elle continuait de lui dire:
—Est-ce assez? Es-tu content? Maintenant, j'ai payé. Je ne te dois plus rien.
Elle souriait... La pauvre humanité, qui s'agrippe à son lopin de bonheur, et qui le voit, sans cesse, sans cesse lui échapper, essaie de conclure un pacte avec l'aveugle nature, qu'elle fait à son image...
—À mon image?... Cette nature envieuse, rapace, cruelle... Est-ce que je lui ressemble?... Qui sait? Qui peut dire: «Je ne suis pas cela»?...
Annette était ruinée. Elle ne pouvait encore se représenter l'étendue de sa ruine. Mais, le premier moment d'aberration passé, lorsqu'elle examina froidement la situation, elle put se rendre cette justice qu'elle l'avait bien méritée.
Elle était capable de s'occuper d'affaires: elle avait, comme son père, la tête bonne et solide; les chiffres ne l'intimidaient pas. Quand on vient d'une lignée de paysans et de petits bourgeois actifs et avisés, il faut le vouloir bien pour perdre son aplomb dans les questions pratiques. Mais tout souci matériel lui avait été épargné, tant que vécut son père; et, depuis, elle traversait une longue crise, où le travail intérieur de sa vie passionnelle la tenait captivée. Dans cet état un peu anormal, qu'entretenait son oisiveté fortunée, elle éprouvait un dégoût, qui n'était pas très sain, à s'occuper de ses biens. Il faut oser le dire: car l'idéalisme de la vie intérieure, qui méprise l'argent comme un parasitisme, oublie qu'il n'en a le droit que s'il y a renoncé; mais l'idéalisme qui pousse sur un terreau argenté et prétend s'en désintéresser, est le pire parasitisme.
Pour se décharger de l'ennui d'administrer sa fortune, elle en avait remis la gestion entière à l'excellent M e Grenu, son notaire. Vieil ami de la famille, homme considéré, d'une valeur professionnelle et d'une honorabilité reconnues, M e Grenu avait, depuis trente ans, vu passer dans son étude toutes les affaires Rivière. Il est vrai que Raoul n'abandonnait à personne le soin de les traiter sans lui. Quelque confiance qu'il eût en son tabellion, il ne laissait aucun acte, sans en avoir révisé les points et les virgules. Mais il avait confiance, toutes précautions prises; et pour qu'un homme de son flair eût confiance en un autre, il fallait que cet autre la méritât. M e Grenu la méritait. Autant qu'homme au monde... (toutes précautions prises)...
Le rôle de confesseur laïque, que le notaire est appelé à tenir dans les familles, avait mis M e Grenu dans la confidence de bien des secrets domestiques des Rivière. Il n'avait pas ignoré grand'chose des frasques de Raoul et des chagrins de M me Rivière. À l'une il avait su prêter une oreille compatissante; à l'autre, complaisante. Conseiller de la femme, il appréciait ses vertus; compagnon de Raoul, il appréciait ses vices—(c'étaient aussi des vertus, gauloises);—et l'on disait qu'il ne boudait pas ses parties fines. M e Grenu était un petit homme grisonnant, qui avait la soixantaine, l'apparence délicate, le teint frais, une correction recherchée; malicieux et disert, brave homme, bon comédien, il aimait à conter et, pour qu'on l'écoutât mieux, commençait d'une voix basse, exténuée, un souffle qui va s'éteindre, puis, quand il avait obtenu de l'auditoire un silence apitoyé, déployait peu à peu un volume sonore qu'une grande clarinette aurait pu lui envier, et ne lâchait plus l'anche qu'il n'eût, jusqu'au trait final, débité sa chanson. Notaire à l'ancienne mode, mais faible, et attiré par les modes nouvelles, bon paterfamilias , vieux bourgeois, glorieux de compter parmi sa clientèle des actrices, des viveurs et de belles poulettes, sa manie était de se dire vieux et même de jouer le vieux avec exagération; mais il avait grand'peur qu'on ne le crût sur parole, et il s'appliquait ardemment, en cachette, à montrer qu'il était plus malin que tous les jeunes gens, et qu'il les mettait dedans.
Il connaissait Annette depuis l'enfance, et très sincèrement il avait pris à cœur ses affaires. Il trouva naturel qu'elle les lui confiât, après la mort des parents. Par correction professionnelle, d'abord, il la tint au courant, scrupuleusement; il ne voulait rien faire sans son assentiment: cela ennuya Annette. Alors, il se fit donner procuration spéciale pour telle ou telle affaire, dont Annette écoutait (n'écoutait guère) un très vague exposé. Et puis, il fut entendu qu'Annette s'absentant de Paris, souvent sans laisser d'adresse, Me Grenu agirait au mieux de ses intérêts, sans qu'il fût nécessaire de la consulter. Tout allait bien ainsi: le notaire se chargeait de tout, il touchait les rentes d'Annette et lui fournissait l'argent, à mesure des besoins. Finalement, il s'avisa, pour régulariser la situation, de lui faire signer une procuration générale... L'eau passa sous les ponts... Il y avait plus d'un an qu'Annette n'avait revu M e Grenu, qui lui versait ponctuellement, au début de chaque trimestre, les sommes convenues. Vivant seule, en dehors des cercles parisiens, ne lisant plus de journaux, elle n'apprit l'événement qu'assez longtemps après qu'il était arrivé. Le vieux M e Grenu voulut être trop malin. Sans esprit de lucre personnel, il s'était laissé prendre par le goût de la spéculation; pour mieux faire valoir les fonds de ses clients, il les engagea dans des entreprises risquées, où ils chavirèrent. Afin de les rattraper, il acheva de les couler; sans avertir Annette, non seulement il avait disposé de tout l'argent liquide et des effets mobiliers dont il avait la charge; mais, par certains subterfuges que permettait la rédaction élastique de la procuration, il avait hypothéqué ses maisons de Boulogne et de Bourgogne. Quand tout fut perdu, il se sauva, devant le ridicule de s'être laissé rouler, qui lui était peut-être plus cuisant encore que le déshonneur.
Pour comble de malchance, Annette, prise entièrement par la maladie de l'enfant, n'ouvrait plus sa correspondance depuis plusieurs semaines. Aux lettres des créanciers hypothécaires, à la sommation d'huissier qui suivit, elle ne répondit pas. C'était aux jours de la rechute du petit, Annette avait la tête perdue. Ne comprenant pas qu'on s'adressât à elle, et non à son mandataire, elle fit envoyer les papiers, sans les lire, au notaire, qui ne les lut pas davantage; et pour cause! « Il courait encore... » Lorsque enfin la guérison de son fils lui laissa l'esprit assez libre pour examiner la situation, la procédure judiciaire était si avancée que, faute pour Annette d'avoir satisfait aux demandes des créanciers, ceux-ci avaient obtenu le droit de faire mettre en vente les immeubles hypothéqués. Annette, réveillée de son engourdissement, fit face à ce coup foudroyant; son énergie, en un instant retrouvée, et l'intelligence pratique, héritée de son père, suppléant à son inexpérience, elle lutta avec une vigueur et une clarté d'esprit, que le juge admira, tout en lui donnant tort: car son bon droit n'empêchait pas qu'en droit, sa cause ne fût mauvaise. Annette elle-même vit promptement qu'elle était perdue d'avance; mais son instinct de combat, qui admettait de sang-froid la défaite, même injuste, ne l'admettait pas sans résistance. Il s'agissait d'ailleurs, maintenant, du bien de son enfant. Elle le défendit, pied à pied, avec la ténacité d'une rude et fine paysanne qui, plantée des deux jambes à l'entrée de son champ, barre le chemin aux intrus, et même sachant qu'ils entreront, cherche à gagner du temps. Mais que pouvait-elle? Dans l'incapacité de payer la dette exigible, et ne voulant pas demander l'aide de parents ou d'anciens amis qui, très probablement, la lui eussent refusée, d'une façon humiliante, elle ne pouvait faire opposition à la vente. Toute son énergie ingénieuse et opiniâtre ne réussit qu'à obtenir la suspension, pour un temps limité, de la poursuite en expropriation, sans aucun espoir d'en empêcher l'effet, au bout du bref délai.
Annette, eût été excusable de se montrer abattue par cette catastrophe. Sylvie, qui n'était pas personnellement atteinte, tantôt se répandait en lamentations, tantôt ne décolérait pas, et parlait de faire des procès, des procès, des procès... On eût dit au contraire que, grâce à l'événement, Annette eût recouvré son équilibre. L'épreuve renouvelait l'air. La molle atmosphère sentimentale, qui depuis deux ou trois ans affadissait son cœur, se dissipa. Quand Annette fut certaine que la situation ne pouvait être changée, elle l'accepta. Sans récriminations inutiles. Elle ne trouvait pas un soulagement à mettre en cause M e Grenu, comme Sylvie, qui versait sur la tête du notaire de vertes malédictions. Le vieil homme était à l'eau. Elle aussi. Mais elle, avait ses bras jeunes, et elle savait nager. Peut-être même tout n'était-il pas déplaisir pour elle en cette pensée. Si étrange qu'il paraisse, à côté de l'ennui de sa ruine, il y avait, au fond, une curiosité du risque et même un secret plaisir de mettre à l'épreuve ses forces inactives. Raoul l'eût comprise, lui qui, en plein succès, sentait des velléités de démolir l'œuvre de sa vie, pour avoir l'agrément de la rebâtir.
Elle se disposa donc à quitter la maison de Boulogne. Déjà, la propriété de Bourgogne avait été vendue hâtivement, à des conditions dérisoires. Il était sûr que la vente totale couvrirait à peine la dette et les frais, et que s'il restait un surplus disponible, il ne suffirait pas à l'entretien d'Annette et des siens; il faudrait qu'elle cherchât des ressources nouvelles. Pour l'instant, il s'agissait de réduire les dépenses et de se refaire une installation très modeste. Annette se mit en quête d'un appartement. Sylvie lui en trouva un au quatrième étage de sa propre maison: (elle habitait l'entresol). Les chambres étaient petites et donnaient sur la cour, mais propres et sans bruit. Il n'était pas question d'y transporter tous les meubles de Boulogne. Annette ne voulait garder que le strict nécessaire. Mais tante Victorine suppliait, en pleurant, Annette de tout conserver. Annette remontrait qu'il n'était pas raisonnable, dans la situation actuelle, d'assumer les dépenses d'un garde-meubles. Il fallait faire un choix; et la tante implorait pour chaque objet. Annette, fermement, choisit; en dehors du mobilier qui devait la suivre dans le nouvel appartement, elle réserva quelques meubles particulièrement chers à la vieille dame; et elle fit vendre les autres.
Sylvie était frappée de l'insensibilité d'Annette. Il ne fallait pourtant pas croire que la courageuse fille n'éprouvât point de mélancolie. Elle aimait cette maison, qu'elle devait quitter... Tant de souvenirs! tant de rêves! Mais elle les refoulait. Elle savait bien qu'elle ne pouvait leur faire impunément leur part! Ils étaient trop, ils auraient tout pris; elle avait besoin de toute sa force, en ce moment.
Une seule fois, elle céda à leur assaut, par surprise. C'était une après-midi, peu avant le déménagement. La tante était à l'église, et Marc chez Sylvie. Annette, seule dans la maison de Boulogne, où tout sentait les approches du départ, à genoux sur un tapis à demi roulé, pliait une tenture déclouée. Tout occupée de sa tâche, tandis que ses mains actives allaient et venaient, sa tête faisait des calculs pour les arrangements nouveaux. Mais sans doute il restait de la place pour le rêve: car son regard qui, depuis un instant, flottait loin de la vision présente, fixa, parmi sa brume, un dessin de la tenture que les mains enroulaient; et il le reconnut. Un motif de fleurs pâles, presque effacées: ailes de papillons, pétales détachés? Peu importait; mais les yeux d'Annette enfant s'y étaient posés, et sur ce canevas, ils avaient brodé la tapisserie des jours enfuis. Et cette tapisserie, brusquement, ressortait de la nuit... Les mains d'Annette cessèrent de ranger, son cerveau un moment encore s'obstina à répéter les chiffres, dont il avait perdu le fil, puis se tut. Et Annette, se laissant couler sur le plancher, le front sur le rouleau de tapis, le visage dans ses mains, étendue, les genoux repliés, s'abandonnant au vent et au flot, fit voile... Elle ne voyageait pas dans une contrée précise... Une telle masse de souvenirs—(vécus? rêvés?)—comment les distinguer?... Vertigineuse symphonie d'une minute de silence! Elle contient beaucoup plus que la substance d'une vie. Dans la pensée active, quand la conscience croit prendre possession de notre monde intérieur, elle ne saisit que la crête de la vague, à l'instant où le rayon la dore. La rêverie seule perçoit l'abîme mouvant et son rythme torrentiel, ces graines innombrables charriées par le vent des siècles, semences de pensées des êtres d'où nous sortons et qui de nous sortiront, ce formidable chœur d'espoirs et de regrets, dont les mains frémissantes se tendent vers le passé ou bien vers l'avenir... Indéfinissable harmonie, qui forme le tissu d'une seconde illuminée, et qu'il suffit parfois d'un choc pour éveiller... Un bouquet de fleurs pâles venait de l'évoquer dans Annette...
Quand elle s'y arracha, après un long silence, elle se releva précipitamment, et, de ses mains devenues gauches, brusques, tremblantes, elle acheva, sans regarder, de plier la tenture commencée. Elle n'acheva même pas, elle la jeta dans un coffre, incomplètement roulée; et elle fuit de la pièce... Non, elle ne voulait pas rester avec ces pensées! Il valait mieux les écarter. Plus tard, elle aurait le temps de regretter le passé, quand elle serait elle-même du passé... plus tard, au crépuscule de sa vie. Pour l'instant, elle était trop chargée d'avenir, elle devait le porter. Ses rêves étaient devant... «Ce qui est derrière moi, je ne veux pas le savoir; il ne faut pas me retourner...»
Elle marchait dans la rue, pressant le pas, raidie, regardant droit au loin... les années, les années... la vie qui monte... celle de son enfant, la sienne, la vie nouvelle... l'Annette de demain.
Elle avait cette vision dans les yeux, le soir de son installation dans la maison de Sylvie. Sylvie, son magasin fermé, se hâta de monter chez sa sœur, afin de la distraire des regrets qu'elle lui supposait. Elle la trouva, allant et venant dans son étroit enclos, nullement fatiguée de l'exténuante journée, s'efforçant de faire tenir dans des placards trop petits son linge et ses vêtements; et, n'y parvenant pas, perchée sur un escabeau, les bras chargés de draps, regardant les rayons pleins, méditant un autre plan, elle sifflait comme un garçon—(une fanfare wagnérienne que, sans trop y penser, elle travestissait d'une façon burlesque).—Sylvie la considéra, et dit:
—Annette, je t'admire.
(Elle ne le pensait pas tout à fait).
—Pourquoi? demanda Annette.
—Si j'étais à ta place, ce que je ragerais!
Annette se mit à rire, et, toute à son affaire, lui fît signe de se taire.
—Je crois que j'ai trouvé... dit-elle.
Elle enfonça la tête et les bras dans le placard, rangea, dérangea, fourragea.
—Quand je le disais!... fit-elle... Je l'ai eu! ...
(Elle s'adressait au placard bondé, rangé, soumis).
Elle descendit, victorieuse, de l'escabeau.
—Sylvie, dit-elle, rageoir! (elle lui tenait le menton), quand on était enfant, on jouait à bâtir une maison avec les dominos. Quand la maison tombait, est-ce que tu rageais?
—Je fichais les dominos par terre, dit Sylvie.
—Moi, je disais: Patatras! je vais en refaire une autre!...
—Dis tout de suite que tu secouais la table!...
—Eh! je n'en jurerais pas! fit Annette.
Sylvie l'appela:
—Anarchiste!
—Tiens! dit Annette, tu ne l'es donc pas?
Sylvie ne l'était pas. Elle entendait bien se fiche, s'il lui plaisait, de l'ordre et de l'autorité; mais il lui fallait un ordre et une autorité. Quand ce ne serait que pour les autres! Pour elle aussi, d'ailleurs: il n'y a de plaisir à se révolter que s'il y a une autorité. Et quant à l'ordre, Sylvie en était pourvue; elle ne chicanait l'ordre établi que parce qu'il n'était pas le sien. Mais qu'il fût établi , elle ne le lui reprochait pas. Un ordre doit être établi. Depuis qu'elle était, elle aussi, établie , patronne, et dirigeant pour son compte ses affaires, elle était pour l'ordre stable. Annette en fit la découverte, avec surprise.—Ce ne fut pas la seule. On ne connaît bien un autre que quand on le voit dans l'action journalière, qui bande les ressorts et montre au naturel ses mouvements et ses gestes. Annette n'avait vu Sylvie qu'à ses périodes oisives de détente flâneuse. Qui peut juger d'une chatte alanguie sur un coussin moelleux? Il faut la voir en chasse, les reins cambrés en arc, et le feu vert de ses yeux.
Annette vit Sylvie sur son terrain, le lopin qu'elle s'était taillé dans la jungle parisienne. La petite patronne avait pris le métier au sérieux, et elle ne le cédait à personne dans l'art de gérer ses affaires. Annette put l'observer à loisir, et de près: car, pendant les premières semaines qui suivirent l'emménagement, elle prenait ses repas chez Sylvie; il avait été convenu qu'on ferait ménage ensemble, jusqu'à ce que l'installation fût tout à fait terminée. Annette, de son côté, cherchait à se rendre utile, en participant à certains travaux de l'atelier. Elle voyait donc Sylvie, à toutes les heures du jour, soit avec les clientes, soit avec les ouvrières, soit seule en tête à tête; et elle remarquait en sa sœur des traits qu'elle ne connaissait pas, ou qui s'étaient accentués depuis deux ou trois ans.
La caressante Sylvie, sous son charmant sourire, ne cachait plus aux yeux pénétrants d'Annette une nature un peu sèche, qui, même dans ses emballements, savait où elle allait. Elle avait un petit personnel d'ouvrières, qu'elle menait supérieurement. Avec sa finesse d'observation et son air enjôleur, elle s'était choisi et attaché des dévouements en disponibilité. Telle sa première, Olympe, beaucoup plus âgée qu'elle, plus experte au métier, excellente travailleuse, mais dépourvue d'idées, incapable de se défendre; venue de sa province et perdue à Paris, grugée, bernée par les hommes, par les femmes, par les maîtres et par les camarades, elle ne manquait pourtant pas d'intelligence pour le voir, mais de force pour résister, et cherchait qui, sans la duper, profitât de son travail et la déchargeât de la peine de se diriger. Sylvie n'eut aucun effort à faire pour se l'asservir. Il fallait seulement veiller à la bonne entente parmi les dévouements rivaux qu'elle avait suscités dans son personnel, user adroitement de leur antagonisme pour stimuler leur zèle, et fonder, à l'instar d'un sage gouvernement, l'union des rivales sur le patriotisme du travail en commun. L'orgueil du petit atelier et le désir de se signaler aux yeux de la jeune patronne, les livraient à sa domination astucieuse qui, souvent, les faisait travailler jusqu'à épuisement. Elle donnait l'exemple; et l'on ne se plaignait pas. Une affectueuse bourrade, une moqueuse drôlerie, dont elles riaient aux éclats, relevait l'attelage fourbu, le faisait tenir jusqu'au bout. Fières de la patronne, elles l'aimaient jalousement.—Et elle, qui entretenait leur feu, restait indifférente. Le soir, après leur départ, elle parlait d'elles à sa sœur, d'un ton de froid détachement, qui choquait Annette. Au reste, serviable en cas de besoin, et, si elle les voyait souffrantes ou dans la peine, ne les laissant pas sans aide. Mais, souffrantes ou non, si elle ne les voyait pas, elle les oubliait. Elle n'avait pas le temps de penser aux absents. Elle n'avait pas le temps d'aimer longtemps. Une activité perpétuelle, tous ses instants occupés: toilette, ménage, manger, métier, essayages, bavardages, amours, amusements. Et tout,—jusqu'aux (jamais très longs) silences où, entre le mouvement du jour et le sommeil de la nuit, elle se trouvait seule, en face de soi,—tout avait un caractère précis. Pas un coin pour le rêve. Quand elle s'observait, elle restait l'œil clair et curieux qui épie les autres et qui se regarde comme un passant. Un minimum de vie intérieure: tout projeté en actes et en paroles. Le besoin qu'avait Annette de confession morale ne trouvait point là son compte. Elle était gênée dans ce plein jour perpétuel. Aucune ombre. Ou, s'il en existait—(il en existe en toute âme)—la porte était fermée dessus. Sylvie ne s'intéressait pas à ce qu'il y avait derrière la porte. Il s'agissait d'administrer exactement son petit domaine: jouir de tout, de son travail et de ses plaisirs, mais le tout à son temps, afin de n'en rien perdre, par conséquent sans passions, sans grands excès, parce que cette activité et ce «passage» perpétuels ne s'y prêtent pas, et même en suppriment la possibilité, d'avance. Pas de danger que ses amants lui fissent perdre la tête!
En vérité, elle n'aimait bien, elle n'aimait tout à fait qu'un seul être: Annette... Et comme c'était curieux! Pourquoi est-ce qu'elle l'aimait, cette grande fille, qui ne lui ressemblait en rien,—en presque rien?
Ah! ce «presque rien», c'était beaucoup, c'était (qui sait?) le plus important: le sang... Cela ne compte pas toujours entre gens de même lignée. Mais quand cela compte, quelle force secrète! C'est une voix qui nous souffle:
—Cet autre, c'est encore moi. Coulé en une autre forme, la substance est la même. Je me reconnais, mais autre, et possédé par une âme étrangère...
Et l'on veut se reconquérir sur cet usurpateur... Double attrait. Triple attrait: attrait de la ressemblance, attrait de l'opposition, et la guerre de conquête, qui n'est pas le moindre des trois...
Que de forces communes entre Annette et Sylvie! L'orgueil, l'indépendance, l'ordre, la volonté, la vie sensuelle! Mais de ces deux esprits, l'un tourné vers le dedans, l'autre vers le dehors,—les deux hémisphères de l'âme. Elles étaient constituées presque des mêmes éléments; mais chacune, pour des raisons obscures et profondes, qui tenaient à l'essence de la personnalité, en refoulait une moitié, n'en voulait voir qu'une seule,—celle qui émergeait, ou celle qui était submergée. Le rapprochement des deux sœurs dans une vie commune inquiétait la conscience habituelle que chacune avait de soi. Leur affection mutuelle se teintait d'hostilité. Et plus l'affection était vive, plus vive l'hostilité cachée: car elles se sentaient irréductibles l'une à l'autre. Annette, plus experte à lire dans ses arrière-pensées, et aussi plus sincère, était capable de les juger et de les réprimer: le temps était passé, où elle voulait absorber Sylvie dans son impérieux amour. Mais Sylvie gardait toujours un secret désir de dominer son aînée; et elle n'était pas fâchée que les événements lui eussent fourni le moyen d'affirmer sa supériorité. Revanche des inégalités du sort pendant la jeunesse des deux sœurs! Ce sentiment inavoué et sa tendresse réelle lui faisaient goûter une satisfaction, qu'elle dissimulait, à voir Annette travailler, sous sa direction, à l'atelier. Elle eût voulu l'enrôler. Elle la chargeait de recevoir ses clientes, de dessiner au fusain des garnitures de broderie; elle tâchait de lui persuader qu'elle pourrait s'assurer un emploi important, et même s'associer à elle, plus tard, dans son commerce.
Annette, qui percevait les raisons de Sylvie, ne tenait nullement à s'assujettir. Elle laissait tomber l'invite, ou, pressée par Sylvie, répondait qu'elle n'était pas bien faite pour ce métier. Sur quoi, Sylvie lui demandait ironiquement pour quel métier elle était donc faite? Ce lui était sensible. Quand on n'a jamais eu besoin de travailler pour vivre, et que la nécessité vient vous y forcer, il est pénible de ne pas savoir à quel travail on est bon, ni même si, malgré son instruction, on est bon à quelque travail. Il le fallait pourtant. Annette ne voulait pas rester à la charge de Sylvie. Certes, Sylvie ne l'eût pas montré: elle avait plaisir à aider sa sœur. Mais si elle était heureuse de dépenser pour Annette, elle savait ce qu'elle dépensait; sa main droite n'ignorait jamais ce que donnait la gauche. Annette l'ignorait encore moins. Elle ne pouvait supporter la pensée que Sylvie, faisant sa caisse, l'inscrivît (mentalement) à son débit... Diable soit de l'argent! Entre deux cœurs qui s'aiment, est-ce qu'il devrait compter? Il ne comptait pas dans les cœurs d'Annette et de Sylvie. Mais il comptait dans leur vie. On ne vit pas que d'amour. On vit aussi d'argent.
C'était là une vérité qu'Annette avait un peu trop méconnue. Elle ne fut pas lente à l'apprendre.
Elle se mit en quête d'une place, sans en parler à Sylvie. Et sa première idée fut d'aller trouver la directrice du collège de jeunes filles où elle avait fait ses études. Élève intelligente, riche, fille d'un père influent, elle avait été dans les faveurs de M me Abraham, et se tenait assurée de sa sympathie. Cette femme remarquable, une des premières qui eût organisé l'enseignement féminin en France, avait de rares qualités d'énergie et de jugement, complétées—ou palliées (cela dépendait des cas)—d'un sens politique très froid, que bien des hommes auraient pu lui envier. Désintéressée pour elle même, elle ne l'était point pour son collège. Elle était libre-penseuse et même, sans l'afficher, ne cachait point un certain dédain anticlérical, qui ne pouvait nuire auprès de sa clientèle de filles de la bourgeoisie radicale et de jeunes israélites. Mais à la place des dogmes rejetés, on avait instauré une morale civique qui, pour manquer de base et de certitude, n'en était pas moins étroite et impérative. (Elle ne l'en était que davantage: car plus une règle est arbitraire, plus elle se fait rigide). Annette, grâce à sa situation mondaine, était intime avec la directrice et avait son franc parler; elle s'amusait à taquiner la fameuse morale officielle; et M me Abraham, sceptique de nature, ne faisait pas de difficultés pour sourire de ces boutades de l'irrespectueuse gamine. Elle en souriait, oui bien, quand elles causaient à huis-clos. Mais aussitôt que la porte était ouverte et que M me Abraham réintégrait son titre et son rang officiel, elle croyait, dur comme fer, aux Tables de la Loi laïque, qu'avait élaborées la moralité raisonnante de quelques pédagogues républicains. C'était assez dire que si sa conscience nue était indifférente à la morale conventionnelle, sa conscience habillée—sa conscience usuelle—blâmait sévèrement la conduite d'Annette. Car elle la connaissait: l'aventure avait fait le tour de la société.
Mais elle ne connaissait pas encore sa ruine. Et quand Annette se fit annoncer, elle n'eut garde de lui manifester ses pensées; il fallait d'abord savoir les motifs de la visite, et si le collège n'en retirerait pas quelque avantage. Elle lui montra donc bon visage, quoique un peu réservé. Mais à peine sut-elle qu'Annette venait en quémandeuse, elle se souvint du scandale, son sourire se figea. On peut bien accepter de l'argent d'une personne qu'on n'approuve point; mais on ne peut pas, décemment, lui en donner. Il ne fut pas difficile à Mme Abraham de trouver des raisons péremptoires pour écarter la candidature indiscrète. Point de place au collège. Et comme Annette demandait qu'elle la recommandât à d'autres institutions, M me Abraham ne prit pas la peine de la payer de promesses vagues. Très diplomate, quand elle avait affaire à ceux que portait la roue de la fortune, elle cessait sur-le-champ de l'être, quand la roue les jetait en bas. Grave faute de diplomatie! Car il se peut que ceux qui sont en bas aujourd'hui, demain se retrouvent en haut; et le bon diplomate ménage l'avenir. M me Abraham ne tenait compte que du présent. À présent, Annette se noyait: c'était regrettable, mais M me Abraham n'avait pas l'habitude de repêcher ceux qui étaient à l'eau. Elle ne déguisa point la sécheresse de ses sentiments; et Annette n'abandonnant pas son ton de tranquille aisance et d'égalité (désormais) déplacée, Mme Abraham, afin de la ramener à une appréciation plus exacte des distances, déclara qu'elle ne pouvait, en conscience, la recommander. Annette, brûlante d'indignation, fut sur le point de la manifester; un éclair de colère passa: il s'éteignit; le dédain l'emporta; elle fut prise d'une de ces gamineries un peu diaboliques de jadis, un prurit de persifler. Elle dit, en se levant:
—Enfin, pensez à moi, si vous fondez un cours de morale nouvelle!
M me Abraham la regarda, interloquée: l'impertinence était visible. Elle répliqua sèchement:
—L'ancienne nous suffit.
—Cela ne ferait pourtant pas de mal, de l'élargir un peu!
—Qu'y feriez-vous entrer?
—Un rien, dit Annette, tranquillement: la franchise, et l'humanité.
M me Abraham, blessée, dit:
—Le droit à l'amour, sans doute?
—Non, répondit Annette, le droit à l'enfant.
Quand elle fut sortie, elle haussa les épaules, de sa bravade inutile... Stupide!... À quoi bon s'être fait une ennemie?... Elle rit, tout de même, de l'air vexé de son antagoniste. Une femme ne résiste pas au plaisir de rendre à une autre un affront. Bah! la femme Abraham ne resterait son ennemie que jusqu'au jour où Annette aurait reconquis son rang. On le reconquerrait!
Annette vit d'autres institutions; mais les places manquaient. Il n'y en avait pas pour les femmes. Les démocraties latines ne sont faites que pour les hommes; elles mettent parfois le féminisme sur leurs programmes; mais elles s'en méfient; elles n'ont point hâte de fournir des armes à celle qui demeure encore, à l'aurore du XXe siècle, la rivale asservie, mais qui ne le sera plus longtemps, grâce à la ténacité de la femme nordique. Pour qu'elles accueillent, en rechignant, la femme qui travaille et veut exercer ses droits, il faut que fasse pression l'opinion du reste du monde.
Annette aurait pu cependant être admise dans deux ou trois postes, si sa susceptibilité ne les lui eût fait manquer. On eût consenti à fermer les yeux sur sa situation irrégulière, si elle-même eût consenti à en donner une explication spécieuse: veuvage, divorce, à son choix; mais elle mit absurdement son orgueil, lorsqu'on l'interrogeait, à dire les choses comme elles étaient. Après deux ou trois échecs, elle ne s'adressa plus à des institutions, ni à l'Université; dans celle-ci, pourtant, elle avait laissé des sympathies: elle y eût trouvé des esprits assez larges pour l'aider sans blâme. Mais elle craignait d'être froissée. Elle était neuve encore au pays de misère. Sa fierté n'avait pas eu le temps de se faire des cals aux mains...
Elle chercha des leçons particulières. Elle ne voulait pas en quêter chez ses connaissances bourgeoises; elle préférait leur cacher ses démarches. Elle s'adressa à ces agences de placement—d'exploitation—clandestines, qui existaient alors à Paris. Elle n'eut pas l'habileté de s'y faire bien voir. Elle était dédaigneuse. On lui en voulait de se montrer difficile: elle prétendait choisir, au lieu d'accepter quoi que ce fût, comme tant de malheureuses, qui, munies de fort peu de titres, enseignent tout ce qu'on leur demande, à des prix de famine, en travaillant du matin au soir.
Enfin, elle trouva quelques étrangères, par l'entremise des clientes de Sylvie. Elle donna des leçons de conversation à des Américaines, qui la traitait aimablement, lui proposaient, à l'occasion, une promenade dans leur voiture, mais lui offraient un salaire dérisoire, et n'avaient même pas l'idée qu'on dût payer plus cher. Elles n'hésitaient pas à donner cent francs pour une paire de bottines; mais pour une heure de français, elles payaient un franc. (Il n'était pas impossible, en ces temps, de trouver vendeuse de leçons à cinquante centimes!)... Annette, qui n'avait pourtant pas le droit d'être exigeante, rejeta ces honteux traitements. Mais après avoir beaucoup cherché, elle ne découvrit guère mieux. La bourgeoisie aisée qui, pour l'éducation de ses enfants, consent à dépenser, sous l'œil de l'opinion, ce qu'exige l'enseignement quand l'enseignement est public, exploite sordidement les maîtres à domicile. Ici, nul ne vous voit. Et l'on a affaire à trop humble pour résister: un qui refuse, dix qui vous supplient de les accepter!...
Isolée, sans expérience, Annette était dans de mauvaises conditions pour se défendre; mais elle avait l'instinct pratique des Rivière, et aussi sa fierté, qui n'admettait point les humiliants salaires auxquels d'autres se pliaient. Elle n'était pas de l'espèce bêlante, qui gémit et consent. Elle ne gémissait pas, et elle ne consentait pas. Et contre toute attente, cette attitude lui réussit. L'espèce humaine est lâche; Annette avait une façon calme, un peu hautaine, de dire: non, qui coupait court aux marchandages; on n'osait pas la traiter comme on eût fait des autres; et elle obtint des conditions un peu moins misérables. Ce n'était guère. Il fallait bien des fatigues pour gagner ce qu'elle dépensait par jour. Ses élèves étaient disséminées dans des quartiers éloignés; et l'on n'avait encore à Paris ni autobus, ni métro. Quand elle rentrait le soir, ses pieds étaient douloureux, et ses bottines s'usaient. Mais elle était robuste, et elle goûtait une satisfaction à connaître la vie de travail pour le pain quotidien. Gagner son pain, c'était pour Annette une aventure nouvelle! Quand elle avait réussi, dans un de ces petits duels de volonté avec ses exploiteurs, elle était aussi contente de sa journée que ces joueurs qui, dans le plaisir de la partie gagnée, oublient l'insignifiance de l'enjeu. Elle apprenait à mieux voir les hommes. Ce n'était pas toujours beau. Mais tout vaut d'être connu. Elle entrait en contact avec le monde du labeur obscur. Contacts insuffisants toutefois, sans profondeur! Car si la richesse isole, la pauvreté n'isole pas moins. Chacun est pris par sa peine et par son effort. Et chacun voit dans l'autre, moins un frère de misère qu'un rival, dont la part est coupée aux dépens de la sienne...
Annette lut ce sentiment chez les femmes, avec qui elle se trouva en concurrence; et elle le comprit: car elle était, parmi elles, une privilégiée. Si elle travaillait pour ne pas être à charge à sa sœur, sa sœur n'en était pas moins là: elle était préservée des risques de la misère. Elle ne connaissait pas l'incertitude fébrile du lendemain. Elle jouissait de son enfant; nul ne prétendait le lui arracher. Comment comparer son sort à celui de cette femme, dont elle avait appris l'histoire,—une institutrice révoquée, parce qu'elle avait eu, comme Annette, l'audace d'être mère!—À vrai dire, elle avait été d'abord tolérée dans l'enseignement, à condition de dissimuler sa maternité. Exilée dans un poste de disgrâce, au fond d'une campagne, elle avait dû éloigner d'elle l'être de sa chair. Mais elle ne put s'empêcher de courir à lui, quand il était malade. Le secret fut divulgué, et la vertueuse campagne férocement s'égaya. L'autorité universitaire, bien entendu, sanctionna la justice populaire, en jetant sur le pavé les deux insoumis au Code. Et c'était à eux qu'Annette venait disputer leur maigre nourriture! Elle évitait de se présenter aux places que l'autre postulait. Mais on la préférait. Justement parce qu'elle les recherchait moins âprement, parce qu'elle en avait moins besoin. On n'estime pas ceux qui ont faim.—Aussi, les malheureuses qu'elle supplantait la traitaient en intruse qui les volait. Elles se savaient injustes; mais l'injustice soulage, quand on est victime de l'injustice. Annette découvrit la plus grande guerre,—la guerre des travailleurs, non pas contre la nature ou contre les circonstances,—non pas contre les riches, pour leur arracher le pain,—la guerre des travailleurs contre les travailleurs, pour s'arracher le pain, les miettes tombées de la table des riches ou du Crésus ladre, l'État... C'est la grande misère. Plus sensible chez les femmes. Surtout chez celles de ce temps. Car elles se montraient incapables encore de s'organiser. Elles en restaient à l'état de la guerre primitive, un contre un; au lieu d'associer leurs peines, elles les multipliaient...
Annette, se raidissant, avec le cœur qui saignait et, malgré tout, aux yeux une flamme de joie, marchait, soutenue dans son ingrate tâche, par la nouveauté de la tâche, la force à dépenser,—et la pensée de son petit, qui l'illuminait, tout le jour.
Marc passait le jour dans l'atelier de Sylvie. La tante Victorine s'était éteinte, peu après l'installation. Elle n'avait pu survivre à la perte du vieux foyer, des vieux meubles, des habitudes d'un demi-siècle quiet. Annette étant tenue, jusqu'au soir, hors du logis, Sylvie prenait l'enfant chez elle. Il était le chat de l'atelier, choyé par les clientes et par les ouvrières, furetant à quatre pattes, assis sous une table, ramassant des agrafes et des bouts de chiffons, dévidant des écheveaux, enroulant des pelotons, bourré de sucreries et beurré de baisers. C'était un petit garçon de trois à quatre ans, châtain doré comme Annette, resté un peu pâlot depuis sa maladie. La vie était pour lui un spectacle perpétuel. Sylvie aurait pu se souvenir de ses premières expériences, quand, assise sous le comptoir de sa mère, elle écoutait les clients. Mais les grandes personnes, du haut de leurs échasses, ont un champ de vision beaucoup trop différent pour savoir ce qu'agrippent les yeux d'un enfant. Et ses oreilles roses... Elles avaient de quoi s'occuper, dans l'atelier! Les langues s'en donnaient, rieuses, hardies, effrontées. La pruderie n'était point le péché de Sylvie et de son troupeau. Bien rire, bien médire, fait l'aiguille courir... On ne songeait pas au petit. Est-ce qu'il pouvait comprendre?... Il ne comprenait pas (c'était plus que probable), mais il prenait, il ne laissait rien perdre. L'enfant ramasse tout, tâte tout, goûte à tout. Gare à ce qui traîne! Vautré sous une chaise, il mettait dans sa bouche tout ce qui tombait de là-haut, les miettes de biscuit, des boutons, des noyaux; et il mettait aussi les mots. Sans savoir. Justement! Pour savoir! Et il les mâchonnait, chantonnait.....
—Petit cochon!...
C'était une apprentie qui lui arrachait des doigts un ruban qu'il suçait, ou bien, pour essayer, qu'il s'enfonçait dans le nez. Mais on ne lui arrachait pas les propos avalés. Il n'en faisait rien, pour l'instant; il n'avait rien à en faire. Mais ce n'était pas perdu.
Extirpé des dessous de meubles et de jupes, où il se livrait à de curieuses études sur les pieds qui frétillent et leurs doigts prisonniers qui se crispent dans les bottines, ramené aux usages et à la position normale dans le monde des grands, il restait immobile et sagement assis, sur un tabouret bas, entre les jambes de Sylvie. Ou bien, parce que la tante rarement demeurait en repos, d'une autre enjuponnée. Il appuyait sa joue contre l'étoffe chaude et, la tête renversée, il regardait, le nez en l'air, ces figures penchées, yeux plissés, aux prunelles mobiles, vifs, brillants, ces bouches qui mordent le fil, et l'on voit la salive, et la lèvre du bas (elle paraît en haut) qui est sucée par les dents, et le dessous des narines, qui a des filets rouges et se trémousse en parlant; et ces doigts qui couraient avec leur aiguillon; et brusquement, une main lui chatouillait le menton: il y avait un dé au bout, qui lui faisait froid dans le cou... Ici, comme tout à l'heure, rien n'était perdu pour lui: ces chauds et frais contacts, cette tiédeur duveteuse, ces lumières qui rougissent et ces ombres qui ambrent des morceaux de chair vivante, et cette odeur de femmes... Il n'en avait certes pas conscience, lui; mais sa multiple conscience, cette conscience à facettes qui est éparpillée à la périphérie de l'être d'un enfant, enregistrait au passage les empreintes sur son rouleau... Ces femmes ne se doutaient pas que, des pieds à la tête, leur image s'imprimait sur cette petite plaque sensible. Seulement, il ne les voyait que par morceaux; et des morceaux manquaient: ainsi que dans un puzzle, dont les pièces sont mêlées. De là, ses bizarres et fugaces préférences, aussi vives que variées, qui semblaient capricieuses, et qui étaient moins inconstantes que partielles. Bien malin eût pu dire ce qui en chacune de ces femmes l'attirait! En vrai chat du foyer, c'était la douceur des mains plus que la personne entière qu'il aimait. Et c'était l'ensemble de ces douceurs, le foyer, l'atelier. Il était égoïste, avec candeur. (Et bon droit: le petit constructeur avait d'abord à rassembler son moi). Égoïste sincèrement, jusque dans ses caresses. Car il était caressant, parce qu'il voulait plaire, et parce qu'il y trouvait plaisir. Aussi ne l'était-il qu'avec celles qu'il avait élues.
Sa grande favorite fut, dès les premiers temps, Sylvie. Son instinct d'animal domestique avait tout de suite perçu qu'elle était le dieu du foyer, le maître qui dispense le manger, les baisers, la couleur de la journée, et qu'il est bon de courtiser. Mais le meilleur encore est d'en être courtisé. Et le petit avait su remarquer que ce privilège lui était attribué. Il ne doutait point d'ailleurs que ce ne fût mérité. Il recevait donc, sans surprise, mais avec satisfaction, l'hommage agréable et flatteur qui lui était rendu par la souveraine de l'atelier. Sylvie le gâtait, l'adulait, s'extasiait sur ses gestes, sur ses pas, sur ses mots, son esprit, sa beauté, sa bouche, ses yeux, son nez; elle l'offrait à l'admiration de ses clientes et se pavanait de lui, comme si elle l'eût pondu. À la vérité, elle l'appelait aussi:
—Petit voyou! Serin guinos!
Et d'aventure, elle le mouchait, torchait, claquait. Mais d'elle, il ne le trouvait pas blessant, et même, (quoiqu'il protestât hautement), pas trop désagréable. N'est pas fessé qui veut, par la main de la reine! D'une autre, «Dieu de Dieu!» (une de ses miettes d'atelier), il ne l'eût pas admis!... Et puis, même sans son sceptre, Sylvie avait pour lui un charme. Dans son puzzle féminin, fait des unes et des autres, elle lui avait fourni le plus grand nombre des morceaux; il aimait à se serrer dans sa robe, la tête contre son ventre, à écouter sa voix, (il l'entendait rire, au travers de son corps); ou bien à grimper après ses hanches, jusqu'à ce qu'il arrivât au haut; et alors, des deux bras, noué autour de son cou, il se frottait le nez, les lèvres et les yeux, le long de la joue douce, et là, près de l'oreille, dans ces petits frisons, très blonds, qui sentent bon. Ce qu'est l'œil pour l'esprit des grands, le toucher l'est pour celui des enfants. Il est le talisman qui permet de voir hors du mur, et de tisser au dedans le rêve des choses qu'on a cru voir, l'illusion de la vie. L'enfant filait sa toile. Et sans savoir ce qu'étaient ces frisons blonds, cette joue, cette voix, ce rire, cette Sylvie, et ce qu'il était, «moi», il pensait:
—C'est à moi.
Annette revenait, le soir. Elle était affamée. Tout le jour, elle avait marché dans un désert sans eau, un monde sans amour. Tout le jour, elle avait marché, les yeux tournés vers la source que, le soir, elle retrouverait. Elle l'entendait chanter; par avance, elle y baignait ses lèvres; et il aurait pu se faire qu'un passant dans la rue s'attribuât le sourire que cette belle femme pressée adressait à l'image de son enfant. Comme le cheval qui sent l'avoine, son pas s'accélérait, à mesure qu'elle se rapprochait de la maison de Sylvie; et lorsque enfin elle rentrait, riant d'amour avide, si harassée qu'elle fût, elle remontait en courant l'escalier. La porte s'ouvrait; elle faisait irruption et fondait sur le petit; elle l'enlevait dans ses serres, l'étreignait, le becquetait furieusement sur un œil, sur le nez, sous le nez, n'importe où ça se trouvait, tout ce qu'elle attrapait; et sa joie impétueuse s'exprimait à grand bruit. Lui, qui était en train de jouer, ou, confortablement installé sur un pouf rembourré, s'amusait gravement à faire des raies avec la craie, ou bien à emmêler des fils de toutes les couleurs, il n'était pas content de cette invasion. Cette grande femme brusque, qui entrait sans crier gare, qui l'empoignait, le tripotait, lui braillait dans l'oreille, qui l'étouffait de baisers,... il n'aimait pas cela! Qu'on disposât de lui sans sa permission, non, c'était indignant! Il ne l'admettait point. Il se débattait, maussade; mais elle n'en était que plus enragée à le secouer, à le bicher; et de rire, et de crier!... Tout lui déplaisait en elle: ce manque d'égards, ce bruit, cette violence... Il comprenait très bien qu'elle l'aimât, l'admirât, et même qu'elle le baisât. Mais il faut plus de manières! D'où est-ce qu'elle sortait? Sylvie et ses demoiselles étaient plus distinguées. Lorsqu'elles jouaient avec lui, même quand elles riaient, criaient, ce n'étaient pas ces clameurs et cette brutalité de vous prendre et de vous embrasser! Il s'étonnait que Sylvie, qui savait si bien laver la tête à ses sujettes, ne donnât pas une leçon de maintien à cette mal-élevée, et qu'elle ne le défendît pas contre de telles privautés. Mais Sylvie au contraire prenait avec Annette un ton d'égalité affectueuse qu'elle n'avait pas pour les autres, et elle disait à Marc:
—Allons, sois plus gentil! Embrasse ta maman!
Sa maman! Sans doute, il le savait. Mais ça n'est pas une raison! Oui, elle était aussi une puissance domestique. Il était encore trop près de la chaleur du sein, pour ne pas avoir gardé dans sa bouche gourmande le goût sucré du lait, et dans son corps d'oiseau l'ombre dorée de l'aile qui l'abritait. Plus près encore, dans les nuits de maladie, où l'invisible ennemi serrait le cou de l'oiselet, la tête penchée sur lui de la grande protectrice... Sans doute, sans doute! Mais, pour l'instant, il n'en avait plus besoin. S'il gardait ces souvenirs, et cent autres, dans son grenier, il n'en avait pas l'emploi maintenant. Plus tard, peut-être, on verrait... Maintenant, chaque instant lui apportait une manne nouvelle; il avait assez à faire de la recueillir, toute. L'enfant est ingrat, par nature. Mens momentanea... Si vous croyez qu'il a le temps de se rappeler ce qui fut bon hier! Ce qui est bon pour lui, c'est ce qui est bon aujourd'hui.—Aujourd'hui, Annette avait le grand tort de se laisser éclipser par d'autres plus agréables et même plus profitables, aux yeux de Marc. Au lieu d'aller se promener Dieu sait où! et de faire, le soir, des apparitions déplacées, que ne restait-elle, comme Sylvie et les autres, tout le jour occupées de Marc et lui faisant la cour! C'était tant pis pour elle.—Donc, il condescendait tout juste à subir les effusions d'Annette, à répondre à la pluie de folles questions amoureuses quelques oui, non, bonjour, bonsoir, ennuyés et distants; et puis, fuyant l'averse et s'essuyant la joue, il retournait à ses jeux ou aux genoux de Sylvie.
Annette ne pouvait pas ne pas voir que Marc lui préférait Sylvie. Sylvie le voyait mieux encore. Elles en riaient toutes deux; toutes deux semblaient n'y pas attacher une ombre d'importance. Mais dans le fond, Sylvie était flattée, et Annette jalouse. Elles se gardaient bien de se l'avouer. Bonne fille, Sylvie obligeait l'enfant mal gracieux à embrasser Annette. Annette avait peu de joie de ces embrassements obligés; Sylvie en avait davantage. Elle ne se disait pas qu'elle volait le jardin du pauvre, et qu'après, elle en offrait royalement quelques fruits. Mais ce qu'on ne dit point, afin de ne pas se charger de scrupules fâcheux, on ne le savoure que mieux, à bouche close. Et sans malice aucune, Sylvie goûtait plus de plaisir à se faire cajoler par le petit et pensait davantage à afficher son pouvoir sur lui, quand Annette était là. Annette, affectant de plaisanter, disait, d'un ton dégagé:
—Loin des yeux, loin du cœur.
Mais son cœur ne le prenait pas en plaisantant. Il manquait d'ironie. Annette n'avait d'humour que dans son intelligence. Elle aimait comme une bête, bêtement. C'est pénible d'être femme parmi les femmes, et de devoir se cacher. On ferait rire de soi, en montrant son pauvre cœur affamé. Annette, devant les autres, jouait l'amour blasé, causait de sa journée, des gens qu'elle avait vus, de ce qu'elle avait appris, dit, ou fait,—bref, de tout ce qui lui était indifférent, (oh! tellement!...)
Mais la nuit, rentrée chez elle, dans son appartement, seule avec son enfant, elle pouvait s'en donner tout son soûl, du tourment! De là joie, aussi, de la passion, par torrents. Plus de précautions à prendre. Personne de qui se cacher. Elle l'avait, à elle seule, son fils, elle le tenait tout entier. Elle en abusait un peu; elle le fatiguait de sa tendresse folle. Comme ici, loin de Sylvie, il n'était pas le plus fort, le petit politique ne manifestait pas son dépit: jusqu'au lendemain matin, il devait ménager cette mère extravagante. Il usait de tactique: il feignait de tomber de sommeil. Il n'avait pas beaucoup à feindre; le sommeil venait vite, après les journées remplies. Tout de même il n'était pas encore venu, quand, aux bras de sa mère, livré comme un agneau, les yeux clos, Marc semblait anéanti. Il fallait bien qu'Annette, interrompant son ramage, le portât au lit; et le petit farceur, dans le demi-sommeil, d'où de degré en degré, (ou plutôt, sur la rampe), il se laissait glisser jusqu'au bas de l'escalier, riait sous cape de voir entre ses cils la crédule maman qui, muette, l'adorait. Il avait le sentiment de sa supériorité, il lui en savait gré; et même il arrivait que, dans un élan, il jetât ses petits bras autour du cou de l'agenouillée. Par une telle surprise, Annette était payée de ses peines. Mais l'enfant, économe, ne la renouvelait pas souvent. Et Annette devait s'endormir sur sa faim. Ce n'était pas avant de s'être retournée dans son lit, bien des fois, écoutant respirer le petit et remuant ses pensées enfiévrées... Il ne l'avait pas bien embrassée... Elle se disait:
—Il ne m'aime pas...
Son cœur se serrait. Mais elle se reprenait aussitôt:
—Qu'est-ce que je vais inventer?...
Il fallait refouler sur-le-champ cette idée. Comment est-ce qu'on vivrait, avec? Non, ce n'était pas vrai... Bon petit, qu'elle accusait!... Elle se hâtait de rechercher, parmi ses souvenirs, ce qu'elle avait de meilleur, les gentillesses de l'enfant et ses câlineries. À des images évoquées, elle l'eût bien arraché de son lit pour l'embrasser... Mais chut! ne le réveillons pas!... Ce délicieux petit souffle!... Mon trésor!... Comme ce sera bon, plus tard!...
Car Annette—(le présent étant décidément un peu maigre)—se créait, pour le compléter, un avenir d'intimité maternelle avec un fils, conforme à ses désirs. Elle avait besoin de l'idole, pour absorber les forces de sa nature, qui depuis quelque temps, de nouveau, l'inquiétaient.
Ce n'était plus la mélancolie inquiète, cette dépression neurasthénique, qui avait précédé la maladie de l'enfant, et que la maladie de l'enfant avait dérivée,—ces jours de la vie qui chôme, où elle se sentait vidée de forces et d'intérêt: la mer étale, avant le reflux...
C'était le retour du flux océanique. Il s'annonçait par un grondement de flots, un resurgissement nocturne. La maternité avait, pour un temps, assouvi les éléments passionnés. La fatigue matérielle d'une vie de travail leur opposait un barrage. Mais, dans l'ombre amassés, ils battaient contre le rocher. L'âme, dont la croissance monte en serpentant le long des cercles de la vie, se trouvait revenue dans un état voisin de celui où elle avait passé, quatre ou cinq ans avant, entre l'été brûlant de l'hôtel des Grisons et le printemps d'amour avec Roger Brissot. Voisin, mais pas le même. On revient en tournant au-dessus du passé; on n'y redescend plus. L'être d'Annette avait mûri. Son trouble n'avait plus l'aveugle candeur de la jeune fille. Elle était femme; ses désirs étaient aigus et clairs. Elle savait où ils la menaient. Et si elle ne voulait pas le savoir, c'était précisément qu'elle le savait. Sa volonté n'avait pas moins mûri que sa chair. Tout était devenu plus riche. Et tout avait pris un accent passionné.
Aussi, la réapparition de ces démons familiers,—redoutés,—fut un midi orageux qui s'amasse. Pesant silence, silence gros des tumultes à venir. Il succédait à l'insouciante joie, aux chagrins insouciants de la jeune matinée. Les ombres, jusqu'alors, sur le visage d'Annette, glissaient sans s'arrêter. Maintenant, elle était tendue. Quand elle ne s'observait pas, en société, ou qu'elle n'était pas distraite par la présence de l'enfant, elle tombait dans le mutisme, une barre entre les sourcils. Si elle s'en apercevait, elle s'éclipsait sans bruit. Qui se fût inquiété d'elle l'eût trouvée dans sa chambre, rangeant, faisant son lit, retournant le matelas, frottant les meubles ou les carreaux, dépensant plus de mouvement qu'il n'était nécessaire, et ne parvenant pas à étouffer l'esprit, qui bruissait. Elle s'arrêtait, au milieu d'un geste, debout sur une chaise, un chiffon à la main, ou penchée sur l'appui de la fenêtre. Alors, elle oubliait tout, non seulement le passé, mais aussi le présent, les morts et les vivants, et jusqu'à son enfant. Elle voyait sans voir, elle entendait sans entendre, elle pensait sans penser. Une flamme qui brûle dans l'espace nu. Une voile au vent du large. Elle sentait le grand souffle qui passait dans ses membres; et le navire vibrait, de toute sa mâture... Puis, de l'illimité ressortait le visage des choses qui l'entouraient. De la cour de maison sur laquelle Annette était penchée, montaient des bruits familiers; elle reconnaissait la voix de l'enfant au parler chantant. Mais son rêve ne s'interrompait pas; il prenait un autre cours... C'était un chant d'oiseau dans une après-midi d'été... Ô cœur ensoleillé, quelle somme d'amour tu as encore à donner! Prendre à pleins bras le monde!... Trop lourd butin... La conscience lâchait prise; elle retombait dans le gouffre incandescent, où n'était plus ni chant, ni voix d'enfant, ni Annette... rien qu'une vibration puissante de soleil...
Annette se réveillait, accoudée sur l'appui de la fenêtre.
Mais la nuit, les rêves obsédants, disparus depuis la naissance de Marc, avaient repris possession du logis. Ils venaient par groupes de trois ou quatre, qui se succédaient sans arrêt. Annette roulait de l'un à l'autre, étage par étage. Elle se levait, le matin, brisée, brûlée, dix nuits en une. Et elle ne voulait pas se rappeler ce qu'elle avait rêvé....
Ceux qui entouraient Annette avaient remarqué son front soucieux et ses yeux absorbés; ils ne comprenaient pas ce brusque changement, mais ils ne s'en inquiétaient point; ils l'attribuaient à des causes extérieures, aux difficultés matérielles. Pour Annette, ces périodes de trouble étaient une saison de profond renouvellement. Elle ne leur rendait pas justice, car elle en portait le poids de gestation, plus angoissant que celui de la maternité. C'était aussi une maternité: celle de l'âme cachée. L'être est enfoui comme un grain au fond de la substance, dans l'amalgame d'humus et de glaise humains, où les générations ont laissé leurs débris. Le travail d'une grande vie est de l'en dégager. Il faut la vie entière pour cet enfantement. Et souvent, l'accoucheuse est la mort.
Annette avait l'angoisse secrète de l'être inconnu qui sortirait d'elle, un jour, en la déchirant. Prise de honte par accès, elle s'enfermait dans une retraite tumultueuse, en tête à tête avec l'Être immanent; et leurs rapports étaient hostiles. L'air était saturé d'électricité; des souffles se levaient et retombaient dans l'immobilité. Elle savait le danger. Sa conscience avait beau laisser dans l'ombre ce qui la gênait. «Dans l'ombre», c'était encore elle, c'était dans son logis. Et de savoir son logis peuplé, du haut en bas, d'êtres qu'on ne connaît pas, n'était point rassurant...
—Tout cela... Je suis tout cela... Mais qu'est-ce que cela veut de moi?... Qu'est-ce que je veux, moi?
Elle se répondait:
—Tu n'as plus rien à vouloir. Tu as.
Sa volonté raidie tournait toute sa violence d'amour vers l'enfant. Ces retours de passion maternelle n'étaient pas très heureux. Anormale, excessive, maladive,—(car cette passion procédait d'un essai impossible d'aiguillage sur une voie, qui n'était pas la leur, d'instincts fort différents qui ne se laissaient pas tromper)—elle ne pouvait mener qu'à des déceptions. Elle écartait l'enfant. Marc se rebellait contre cet accaparement. Il ne cachait plus sa maussaderie à sa mère. Il la trouvait «tannante»; et il le lui disait, en de petits monologues courroucés, qu'heureusement Annette n'entendait pas, mais que Sylvie surprit un jour, et dont elle le gronda, en riant aux éclats. Marc, dans un coin de porte, causant avec le mur, disait, en faisant de petits gestes péremptoires:
—J'en ai marre, de cette femme-là!...
On écrit toujours l'histoire des événements d'une vie. On y croit voir la vie. Ce n'est que son vêtement. La vie est intérieure. Les événements n'agissent sur elle qu'autant qu'elle les a choisis, on serait tenté de dire: produits; et dans bien des cas, c'est l'exacte vérité. Vingt événements passent, chaque mois, à notre portée; ils ne comptent pas pour nous, parce que nous n'en avons que faire. Mais qu'un d'eux nous atteigne, il y a gros à parier que nous lui avons épargné la moitié du chemin: nous allions au devant. Et si le choc déclenche en nous un ressort, ce ressort était bandé, il attendait le choc.
Vers la fin de 1904, la tension morale d'Annette tomba, et les transformations qui s'opérèrent en elle parurent coïncider avec certains changements qui, au même moment, s'effectuaient autour d'elle.
Sylvie se mariait. Elle avait vingt-six ans, elle avait suffisamment goûté des joies de la liberté; elle jugeait le moment venu de goûter de celles du ménage. Elle ne se pressait pas de choisir. L'étoffe d'un amant n'a pas besoin de durer, il suffit qu'elle plaise. Mais un bon mari doit être en bon drap résistant. Certes, Sylvie entendait qu'il fût aussi plaisant. Mais il y a plaire et plaire. Pour choisir le mari, il ne s'agit pas d'emballement. Sylvie consultait la raison, et même la raison sociale. Son commerce allait bien. Sa maison— Sylvie : ( Robes et manteaux )—s'était acquis, auprès d'une clientèle select de la moyenne bourgeoisie, une réputation justifiée d'élégance et de style, à des prix modérés. Elle en était arrivée à un point de ses affaires, qu'elle ne pouvait dépasser seule. Pour atteindre au delà, il lui fallait s'associer d'autres forces, joindre à son atelier de couture féminine un atelier de tailleur, qui lui permît d'élargir le cercle de ses opérations.
Elle chercha autour d'elle, sans rien confier à personne, celui qui pourrait le mieux répondre à ses desseins. Elle fit posément son choix; et le choix fait, elle décida d'épouser. L'amour viendrait après. Il aurait aussi sa place: Sylvie n'eût pas épousé un homme qu'elle n'eût pu aimer. Mais l'amour faisait l'appoint. Les affaires, en premier.
L'objet du choix se nommait Selve (Léopold); et du premier coup d'œil, la petite patronne avait décidé le titre, le nom-fanal de la nouvelle maison:— Selve et Sylvie. —Mais bien que le nom ne soit jamais, pour une femme, de médiocre importance, Sylvie n'était pas si folle que de se contenter d'un nom; et Selve (Léopold) était un parti sérieux. Plus très jeune, trente-cinq ans bien marqués, assez bel homme, comme on dit en style populaire,—ce qui veut dire, en somme: assez laid, mais solidement bâti,—d'un blond roux, le teint fleuri, il était premier coupeur chez un grand tailleur, habile dans son métier, gagnant bien, rangé, pas noceur: Sylvie avait pris ses informations; l'affaire était conclue... Dans la tête de Sylvie. Elle n'avait pas consulté Selve. Mais l'assentiment de l'élu était le cadet de ses soucis. Elle se chargeait de l'obtenir.
Selve ne l'eût point cherchée. Ami de son bien-être et de ses habitudes, bon homme, point ambitieux, et assez égoïste, il était résolu à rester célibataire, et il ne songeait pas à quitter sa place secondaire, mais lucrative et sans responsabilité, chez un patron qui savait son prix. Sylvie eut bientôt fait de bouleverser ses projets et sa tranquillité. Elle le rencontra—elle se fit rencontrer—à une exposition d'automne, où elle était venue, comme lui, pour étudier les modes qu'ils contribuaient à lancer. Elle était entourée, et, sans prêter attention à Selve, elle commença par distribuer ses sourires et ses malicieuses reparties à trois ou quatre jeunes hommes très épris. Puis, après qu'il eut amèrement dégusté cette grâce et cet esprit qui n'étaient pas pour lui, il s'aperçut brusquement qu'il était devenu l'objet de ses faveurs: elle ne parlait plus qu'à son adresse; les autres ne comptaient plus. Il fut d'autant plus touché de ce revirement soudain qu'il l'attribua à son mérite personnel. De ce coup, il fut pris. Adieu ses résolutions!
À quelque temps de là, Sylvie pria Annette de lui tenir compagnie, le soir, après dîner, à l'heure où il n'y avait personne à l'atelier.
—Je t'ai demandé de venir, dit-elle, parce que j'attends quelqu'un.
Annette s'étonna:
—Eh! qu'as-tu besoin de moi? Ne peux-tu le recevoir seule?
Sylvie, gravement, dit:
—Je trouve que c'est plus convenable.
—Voilà un accès de convenances qui a mis le temps à venir!
—Mieux vaut tard que jamais, dit Sylvie, pince-sans-rire.
—Tu me contes des balivernes. À d'autres!
Sylvie dit:
—Justement.
Annette la menaça du doigt:
—C'est à d'autres que tu en as? Eh bien, qui est cet autre?
—Le voilà.
Selve (Léopold) sonna. Il parut dépité de ne pas trouver Sylvie seule; mais il fit bonne figure, en homme bien élevé. Il n'était pas facile de se montrer à son avantage, seul en face de deux jeunes commères, passablement inquiétantes, et qui étaient d'entente. Il se sentait guetté par ces deux paires d'yeux. Après quelques galanteries un peu lourdes, dont Annette, par politesse, eut son lot, il parla des affaires, du métier, de sa vie occupée. Annette, charitablement, lui posait des questions, d'un air intéressé. Il devint plus confiant, et conta les difficultés de sa carrière, ses déboires, ses succès; et il ne manquait aucune occasion de se faire valoir. Il semblait simple, cordial, suffisant; il jouait cartes sur table. Plus prudente, Sylvie, avant de jouer, regardait dans le jeu de l'autre. Annette, bientôt reléguée à l'arrière-plan, et suivant la partie, s'étonnait moins de l'habileté de sa sœur que de la modestie de son choix. Sylvie n'eût pas eu de peine à trouver un parti plus reluisant. Elle ne le voulait point. Elle se méfiait des hommes trop beaux et trop brillants. Elle n'eût pas pris (cela va de soi) un magot, ni un sot. In medio... Elle entendait se choisir un second avisé, et non pas un premier. Elle savait que chacun, dans le mariage, doit donner et veut prendre: c'est l'offre et la demande. Sa demande à elle était de rester la maîtresse chez soi.—Et quelle était sa demande, à lui?—Ah, le pauvre garçon! C'était d'être aimé, pour lui, pour ses beaux yeux... Il ne s'en faisait pourtant pas accroire, il savait qu'il n'était ni beau ni attrayant. Mais sa faiblesse était de vouloir être épousé par amour... Ridicule, n'est-ce pas? Il en haussait les épaules, car il n'était pas sot, ce gros naïf, averti par la vie, et sceptique à l'égard des femmes, comme le sont les trois quarts des Français. Mais le besoin du cœur est si fort! Ce stupide besoin!... «Et pourquoi ne serais-je pas aimé? J'en vaux d'autres qui le sont!...» Ainsi, il était, tour à tour, presque humble, et presque fat. Toujours quêtant. Ce n'était pas adroit... Et qu'il le laissât voir! Car elle l'avait bien vu, la fine mouche. Et à ces gros yeux bleus au globe un peu saillant, qui demandaient:
—M'aimez-vous?... elle faisait les yeux doux, qui ne disaient pas non, qui ne disaient pas oui,—parce que l'incertitude alimente l'amour.
Quand les sœurs se retrouvèrent seules, Annette dit à Sylvie:
—Ne joue pas trop avec lui!
—Pourquoi pas? dit Sylvie, se mirant. L'enjeu en vaut la peine.
—Alors, c'est sérieux?
—Très sérieux.
—Je ne te vois pas mariée.
—Bon! je compte que tu me verras encore deux ou trois fois...
—Je n'aime pas que tu ries avec ces choses.
—Et de quoi rirait-on? Espèce d'Armée du Salut! Allons, Madame Booth,—(elle prononçait: «Botte»)—ne fronce pas tes beaux sourcils! Je ne songe pas à changer, avant d'avoir essayé. Je me marie, pour que ça dure. Mais si ça ne durait pas, il faut savoir se résigner.
—Je ne suis pas inquiète pour toi, dit Annette.
—Vraiment? Merci pour l'autre! Il a fait ta conquête?
—Il ne te vaut pas, Sylvie. Mais je ne voudrais pas que ce brave homme, un jour, tu le fisses souffrir.
Sylvie souriait, montrant les dents à son miroir:
—Souffrir! Chacun fait souffrir l'autre, ce n'est pas une affaire! Bien sûr qu'il souffrira!... Le pauvre homme! Je voudrais être à sa place... Allons, ne t'inquiète pas de lui! Crois-tu que je ne sache pas sa valeur, à mon Adonis? Elle n'est pas éclatante, mais elle est de bon poids. Je m'y connais. Je n'irai pas le lui dire, parce qu'il ne faut jamais gâter les hommes: ce serait leur laisser croire qu'ils ont des droits sur nous. Mais pour moi, j'en tiens compte. Je n'aurais pas la sottise de me faire du tort, en lui faisant du tort. Et si je ne réponds pas de ne pas le faire enrager—(ce sera excellent pour qu'il maigrisse un peu)—je ne le mettrai sur le gril qu'autant qu'il sera nécessaire. Bien entendu, à condition que je n'aie pas à m'en plaindre! Autrement, ce serait pain bénit de lui rendre son dû. Et je paye comptant. Je suis honnête marchande: je ne trompe mes clients que juste ce qu'il faut pour vivre. A moins qu'ils n'aient la prétention de me mettre dedans. Alors, je les y mets. Et comment!
—Dire, s'exclama Annette, qu'on ne pourra jamais obtenir qu'elle parle sérieusement!
—La vie ne serait pas tenable, fit Sylvie, si l'on devait dire les choses sérieuses sérieusement!
Léopold ne tarda pas à revenir; et Sylvie ne le laissa pas languir. Elle eut vite fait le tour des positions de l'ennemi et reconnu, derrière ses travaux de défense, ses armes et bagages et ses approvisionnements, avant de se rendre à bon escient. Elle l'amena sans peine à ses propres projets. Jusqu'à son dernier jour, Léopold conserva l'illusion que c'était lui qui avait conçu l'idée de fonder la grande maison de couture:— Selve et Sylvie. —
Le mariage fut fixé au milieu de janvier, époque où le travail est un peu ralenti. Les semaines qui précédèrent furent un joyeux temps pour l'atelier. Léopold, radieux, régalait toute la bande, les emmenait au théâtre, ou au cinéma. Elles avaient toutes un tel besoin de rire! Quand l'une d'elles se marie, c'est comme si elle amenait le mariage dans la maison. Et chacune des autres accueille le visiteur, en lui chuchotant:
—N'oublie pas! La prochaine fois, c'est mon tour...
Annette fut gagnée par la joie générale. Au lieu d'en sentir plus vivement sa vie manquée, elle se demandait ce que ses peines étaient devenues. Elles avaient glissé, comme le long des hanches une chemise. Ô jeune corps! Le chagrin ne te tient pas à la peau... Ce n'était pourtant pas que ce mariage l'enchantât. Elle avait aimé trop tendrement sa sœur, pour qu'il n'y eût pas quelque mélancolie à la voir s'éloigner davantage. Et ce n'était pas un spectacle agréable, cette jolie fille qui se donnait à cet homme un peu vulgaire... Annette avait eu pour Sylvie d'autres rêves. Mais de nos rêves, les autres n'ont que faire. Leur façon d'être heureux est la leur, non la nôtre. Ils ont raison...
Sylvie était satisfaite. L'affection de Léopold, l'admiration qu'il lui témoignait, touchaient sa vanité et, peu à peu, son cœur. Comme elle l'avait dit à sa sœur, elle appréciait le sérieux caractère de celui qu'elle avait choisi. Il serait un compagnon solide, pas gênant; bien qu'elle n'eût pas l'intention d'abuser—(mais on ne sait jamais!)—elle était assurée de ne s'être point donné un comptable de sa conduite trop vétilleux. Léopold ne tenait pas à connaître Je passé de Sylvie; il lui faisait confiance; et elle lui en savait gré. L'expérience de la vie n'avait pas laissé à Léopold beaucoup d'illusions, ni surtout d'intransigeance; elle l'inclinait à prendre pour son usage et à accepter pour celui d'autrui, comme règle de conduite, un égoïsme cordial d'honnête homme sceptique, affectueux, pas exigeant, qui ne demande pas aux autres plus que lui-même ne peut donner.
Sylvie se trouvait, en somme, bien plus proche de lui que d'Annette. Elle aimait davantage Annette. Mais Annette homme—(elle le lui dit en riant)—elle ne l'eût pas épousée! Non, non, ça aurait mal tourné!...
Selve lui inspirait toute sécurité. Cette impression reposante la dispensait de songer à lui: elle songeait à la noce, à la toilette qu'elle se ferait, à son futur ménage, aux grands projets de commerce. Et c'était un parfait contentement.
La noce eut lieu, un jour d'hiver rayonnant. Selve emmena tout son monde dans le bois de Vincennes. De joyeuses parties s'organisèrent. Annette s'y mêla gaiement. En d'autres temps, le côté bruyant et un peu vulgaire de ces réjouissances lui eût été sensible. Il ne le lui fut pas, en ce moment. Elle riait avec ces braves garçons et ces vaillantes filles qui se donnaient cette journée de liesse entre leurs jours de labeur. Elle prit part à leurs jeux, et elle enchanta tout le monde par son entrain. Sylvie, qui l'avait connue froide et dédaigneuse, la regardait courir et s'amuser franchement. La voilà qui jouait au colin-maillard, les yeux sous le bandeau, rouge d'animation, bouche ouverte et riant, et le menton levé, on eût dit pour attraper au vol la lumière, les bras tendus en avant et les mains comme des ailes, marchant à grands pas, buttant, riant de plus belle!... Le beau corps vigoureux d'aveugle passionnée, qui va-t-il prendre? qui le prendra?... Plus d'un qui la regardait dut avoir cette pensée. Mais Annette ne semblait penser qu'à son jeu... Qu'avait-elle fait des préoccupations qui pesaient sur elle, hier? et de son air soucieux, tendu, absorbé?... Elle en avait, du ressort!... Sylvie s'attribuait le bienfait d'avoir réussi à distraire Annette de ses soucis, et elle s'en réjouissait. Mais Annette savait bien que la cause venait de plus loin. Elle n'était pas allégée de ses soucis, parce qu'elle riait à la noce. Elle riait à la noce, parce qu'elle était allégée...
Que s'était-il passé?—C'était une chose étrange, et qui n'était pas l'œuvre d'un jour, bien qu'en un certain jour elle fût apparue.
Il y avait de cela quelques semaines, un matin de dimanche. Elle était assise, à demi dévêtue devant sa table de toilette. Elle faisait sa toilette longuement le dimanche, étant forcée, les autres jours, de sortir de bonne heure. Elle était lasse de la fatigue accumulée pendant la semaine. L'enfant, à peine levé, s'était glissé hors de la chambre, pour aller chez la tante. Il était fort intéressé par le mariage, et il amusait Sylvie par les réflexions qu'il exprimait, à ce sujet, en homme d'expérience. Léopold le cajolait; pour faire la cour à Sylvie, il la faisait à son petit chien. Aussi Marc, adulé et fier de son importance, passait tout son temps dans l'appartement du bas, et il ne restait plus chez sa mère qu'à contre-cœur. Annette en ressentait un amer découragement. Mais ce matin, la lassitude l'emportait sur le chagrin, et même il s'y mêlait un sentiment secret qui l'éclairait. Elle soupira pourtant, par habitude. Elle goûtait cette fatigue et cette jouissance confuses de savoir qu'on pourra, Dieu bon! s'étendre tout de son long sur cette journée de dimanche, sans avoir à remuer... Dimanche! Autrefois, Annette ne se doutait pas de son prix...
—«On est las, on est las! C'est bon de ne pas bouger!... On dormirait mille ans... Mal assise, accoudée dans une pose incommode, on ne ferait pas un mouvement... Il y a un charme qui vous tient. On a peur de le rompre. Ne remuons pas! On est bien!...»
Elle regardait par la fenêtre, sur le toit d'en face, une fumée qui sortait de la cheminée du boulanger: elle fuyait sous le vent, en volutes, claire et gaie, s'allongeait, s'enroulait, et courait en dansant, sur le ciel bleu. Les yeux d'Annette riaient, et son esprit dansait, dans les prairies de l'air,—entraîné à la suite des folles arabesques. Tout le poids de la terre avait glissé en bas. L'esprit se sentait nu, dans le vent et le soleil. Annette chantait à mi-voix...—Et soudain, lui apparurent les yeux ravis d'un jeune homme, qui la regardait hier en omnibus. Elle ne le connaissait pas, et elle ne le reverrait sans doute jamais. Mais ce regard, qu'elle avait surpris en tournant la tête brusquement, (car il ne croyait pas être vu), avouait si naïvement son attrait que, depuis, elle en gardait une joie fraîche, au cœur... Elle affectait de n'en pas savoir la cause.... Mais comme son miroir lui renvoyait l'image de son sourire, elle se vit avec les yeux de celui qui l'aimerait un jour.... Où êtes-vous, soucis?....On les entendait encore qui bourdonnaient, au loin, très loin, par bouffées....
—«Assez! assez! À quoi bon!... Il faut se faire une raison!»
Qu'Annette se le dît, ce n'était pas nouveau. Vingt fois elle l'avait dit. Mais qu'elle fît comme elle avait dit, on ne s'y attendait point! Il ne fallait pas en attribuer le succès à la raison. La raison est bonne conseillère; mais les conseilleurs ne sont pas les payeurs. Et le cœur n'est convaincu que par les raisons du cœur.
Elles ne manquaient pas maintenant. Maintenant, Annette consentait à voir l'absurdité de ses exigences d'amour maternel. Mais si elle y consentait, c'était que d'autres aspirations, étouffées, avaient ressuscité. Elle ne pouvait plus les nier, elle ne le voulait plus. Et cet acquiescement tacite une fois donné, Annette se sentit délivrée. La voix de sa jeunesse, réveillée, lui disait:
—Rien n'est perdu. Tu as encore droit au bonheur. Ta vie commence....
Le monde se ranima. Tout reprit une saveur. Même dans les jours ternes, il se fit de lumineuses échappées. Annette ne formait aucun plan d'avenir. Elle s'abandonnait au bonheur, quel qu'il fût, de l'avenir reconquis.... Oui, oui, elle était jeune, jeune comme la jeune année.... Toute une vie devant soi...Il n'y en aurait jamais assez!
Un de ces jolis mois de février précoce, qui ont tant de charme à Paris. Le printemps n'est encore que dans le ciel et dans le cœur, mais tout pur, pure lumière, joie limpide d'enfant qui s'éveille. La belle journée de l'an recommence; et devant que les oiseaux aient reparu, on les entend venir; comme de la cime d'une tour perdue dans le ciel clair, on les voit, nuages d'ailes, les essaims d'hirondelles: ils viennent, ils passent les mers! Et déjà, on les a qui chantent dans mon cœur...
Ainsi que tout être bien portant, Annette aimait toutes les saisons. En s'adaptant à elles, elle participait à leurs forces secrètes. Celles du renouveau l'exaltaient.
Elle allait, heureuse de marcher, heureuse de travailler, rapportant au foyer une bonne fatigue et un fort appétit, s'intéressant à tout, reprise d'une curiosité nouvelle pour les choses de l'esprit, qu'elle avait depuis quatre ans délaissées, pour les livres, la musique; et quelquefois, le soir, bien qu'à demi fourbue, elle sortait et courait à l'autre bout de Paris, profitant d'un billet de concert. Sylvie l'enviait, car sa grossesse commençante ne lui réussissait pas.
Dans ses courses du soir, Annette plus d'une fois était suivie. Elle ne le remarquait pas, distraite, rêvant, amusée, brusquement arrêtée au milieu de son soliloque par le sentiment qu'elle traînait quelque chose à ses talons. Elle se réveillait, regardait curieusement la chose qui chuchotait, elle haussait les épaules, ou bien faisait la moue, et repartait bon train, en disant:
—Quel vieux sot!
Le sot était souvent jeune; et Annette pensait:
—Dans une douzaine d'années, Marc pourrait être ainsi.
Elle s'arrêtait indignée. Le faux Marc recevait le courroux de ses yeux qui s'adressait à l'autre; et il n'insistait pas. Les yeux se remettaient à rire. Cette idée de voir Marc à cette place, grand garçon, beau garçon, malgré tout l'amusait. L'amour-propre maternel, quand même, y trouvait son compte. Elle en faisait la remarque et elle se tançait... Non, bien mieux! c'était Marc qu'elle tançait.
—Polisson! grondait-elle. En rentrant, je lui tirerai les oreilles.
(Elle les lui tirait).
Ces petites aventures l'égayaient... Oui, les premières fois. Mais quand cela se prolongeait...
—Ah! zut! c'est assommant! Est-ce qu'il n'est plus permis de se promener tranquille? Parce qu'on regarde à droite, à gauche, simplement, gentiment, parce qu'on rit en marchant, il faut qu'on vous soupçonne de penser à l'amour! L'amour, je le connais, je l'ai assez vu! Les sots qui croient que l'on ne peut se passer d'eux! Ils n'imaginent pas qu'on soit heureux sans eux, heureux tout uniment, de ceci qu'il fait beau, on est jeune, on a le peu qu'il vous faut!... Qu'ils pensent ce qu'ils veulent! Est-ce que je pense à eux?... À eux!... Non, mais ils ne se sont donc jamais regardés?
Elle les regardait, elle; et comme elle était en état de grâce (c'est-à-dire de gaye liberté), elle ne les idéalisait pas. Certes! Elle se demandait comment on peut bien s'amouracher de l'homme! Ce n'est vraiment pas un bel animal! Il faut avoir perdu la tête, pour le trouver séduisant... Et la fille de Rivière, qui était une bonne Française, de la forte espèce classique, lisant Rabelais et Molière, se répétait le mot de Dorine à Tartuffe.
Elle se moquait de l'amour... (Ah! comme elle se mentait!...) Elle le provoquait, et elle le portait dans son cœur. L'air endormi, sournois. Il attendait son heure. Ces petites escarmouches préparaient la véritable attaque. L'ennemi venait. L'ami...
Mais comment eût-il été possible de se méfier? Tous les autres, si l'on veut! Mais lui , quelle plaisanterie!
Julien Dumont avait à peu près l'âge d'Annette, de vingt-neuf à trente ans. De taille moyenne, légèrement voûté, une figure un peu triste et qui eût paru ingrate, sans des yeux assez beaux, bruns, doux, sérieux, humblement caressants, quand on les apprivoisait; le front osseux, avec un pli au milieu, le nez gros, les joues d'ossature forte, une courte barbe noire, la bouche affectueuse qui se dissimulait sous la moustache trop longue—(c'était, chez Julien, comme un parti pris de cacher ce qu'il avait de moins laid),—le teint mat, vieil ivoire, d'un homme qui est nourri de plus de livres que de soleil. Une physionomie qui ne manquait ni d'intelligence ni de bonté, mais un peu morne, engourdie, et que la vie, les passions, n'avaient pas encore pétrie. Dans l'ensemble, quelque chose de butté et de découragé.
Il était plus naïf et plus neuf qu'Annette, qui l'était encore beaucoup. Car, malgré sa courte expérience, plus violente qu'étendue, elle ne savait pas grand'chose du monde de l'amour. Il est vrai que l'intuition qu'elle tenait de son père et les entretiens de Sylvie, qui valaient bien parfois ceux de la reine de Navarre, ne lui avaient rien laissé ignorer. Mais la leçon est mal sue, que le cœur n'a pas étudiée, à ses frais. Les mots ne sont pas de même étoffe que la réalité. Et il arrive que, retrouvant dans la vie ce qu'on vient de lire, on ne le reconnaisse pas. Annette, très bien instruite, avait presque tout à apprendre. Mais Julien avait tout.
Il avait vécu en dehors de l'amour. On craint trop en France de parler de cette sorte d'«innocents»: ils excitent les plaisanteries faciles d'un peuple spirituel, mais qui ne varie pas beaucoup les formes de son esprit. Ces «innocents» sont nombreux. Soit scrupules religieux, soit puritanisme moral, soit timidité foncière, quelquefois maladive, soit (et c'est le plus fréquent) travail écrasant qui absorbe les années de jeunesse, vie pauvre, âpre labeur, répulsion des amours vulgaires, et respect de l'avenir, de celle qui viendra—(qui ne viendra pas);—dans tous les cas, sans doute, froideur du sang, lenteur nordique du cœur à s'éveiller, qui ne préjuge rien de la force des passions futures, mais qui plutôt les amasse et les tient en réserve... Ils sont nombreux; et la jeunesse heureuse qui passe ne se soucie point d'eux. Aux innocents les mains vides! Ils restent à l'écart. Julien ne connaissait presque rien de la vie que par l'intelligence.
D'une famille bourgeoise, pauvre, laborieuse, restreinte strictement aux deux parents,—le père, petit professeur, qui s'était tué à la tâche,—la mère, qui se dévouait au fils, et à qui le fils se dévouait,—un fond religieux, catholique pratiquant, croyant, d'idées libérales,—une vie de travail continu, monotone, éclairée froidement par une joie sévère de conscience et d'habitudes,—nul intérêt à la politique, le dégoût de l'action publique, le culte de la vie cachée, intérieure, domestique:—une âme vraiment honnête, modeste, sachant le prix des humbles et fortes vertus. Et, dans le fond du cœur, une fleur de poésie.
Il était professeur agrégé des sciences dans un lycée. Il avait connu Annette jadis à la Faculté, quand ils avaient vingt ans. Dès le premier jour, il fut attiré. Mais Annette, alors riche, fêtée, rayonnante de jeunesse et d'égoïsme heureux, distraitement distante, intimidait Julien. Ses camarades, plus hardis, s'emparaient, auprès d'elle, de la place qu'il eût voulu prendre. Il les enviait, mais il n'essayait pas de rivaliser; il se jugeait inférieur, laid, gauche, mal habillé, ne pouvant s'exprimer, donnant une fausse idée de son intelligence et de sa sincérité. Le sentiment de sa disgrâce physique le paralysait d'autant plus qu'il était sensible à la beauté; et celle d'Annette lui inspirait un émoi silencieux. Car il la voyait belle; il n'avait pas la liberté d'esprit, comme ses compagnons qui lui faisaient la cour, de juger cavalièrement, en même temps que de ses attraits, de ses imperfections, des forts sourcils, des yeux bombés, ou du nez court. Il ne voyait pas les détails. Mais seul de ces jeunes hommes, il saisissait l'harmonie de cette forme vivante; et seul, il la lisait: car toute forme exprime un sens intérieur, mais la plupart s'arrêtent au dessin des signes. Julien ne séparait point des yeux, du front, des forts sourcils d'Annette l'énergie de caractère et la vigueur d'esprit. Il la voyait de loin, d'une vue simple et sommaire. Il voyait juste, plus juste, de ce premier regard, que lorsque, s'approchant, il tâcha de la mieux connaître. Il était de ces esprits presbytes, qui sont gênés, de près. Ils ont parfois du génie, et buttent à chaque pas.
Julien et Annette se revirent, un matin, dans le grand hall vitré, au premier étage de la Bibliothèque Sainte-Geneviève. Il y avait près de dix ans qu'ils ne s'étaient rencontrés; et Julien, sagement, avait écarté de sa pensée l'image, qui ressurgit, ce jour-là, devant lui. Il levait les yeux de son livre. De l'autre côté de la table, à quelques pas, il l'aperçut, lisant. Sur ses beaux cheveux châtains, une toque de fourrure; son manteau rejeté par-dessus ses épaules:—(c'était encore l'hiver, les approches de Pâques; et le hall, où s'infiltrait par les grandes fenêtres l'air glacé de la place, ne se réchauffait pas; Julien avait gardé son col de pardessus relevé; mais, elle, le cou dégagé, ne sentait pas le froid).—Un coude sur la table, et la joue appuyée sur le revers de sa main, elle avait l'attitude familière qu'il lui avait vue jadis, le front penché en avant, les blonds sourcils froncés, et les yeux qui couraient sur la page, tandis qu'elle mordillait le bout de son crayon. Il retrouva l'émotion de ses vingt ans. Mais l'idée ne lui serait pas venue de se lever, pour lui parler.
Quelque ardeur qu'elle mît à lire, comme elle en mettait à tout, l'esprit d'Annette chassait toujours plus d'une seule pensée. Les idées qu'elle était venue chercher dans un livre et qui vraiment l'attachaient, se présentaient rarement sans un cortège d'images, qui n'avaient avec elles pas grand'chose de commun. Elle les reléguait dehors; mais, de moment en moment, les images indiscrètes revenaient frapper à la porte. La femme la plus intellectuelle ne s'oublie jamais complètement dans ce qu'elle lit: le flot intérieur est trop fort. Annette interrompait sa lecture, pour ouvrir un instant l'écluse.
Et comme elle s'arrêtait ainsi, promenant autour d'elle son regard un peu trouble, son regard rencontra celui de Julien, qui la contemplait. L'image de Julien lui sembla faire partie encore de celles qui se promenaient en elle. Puis, sur-le-champ réveillée,—comme lorsque, le matin, sur l'oreiller, elle se retrouvait d'un bond au milieu de la vie,—elle se leva, joyeuse, et, par-dessus la table, elle lui tendit la main.
Julien, confus, vint s'asseoir gauchement auprès d'elle. Ils se mirent à causer. Julien ne causait guère. Il était étourdi d'un bonheur aussi inattendu. Annette faisait tous les frais. Elle avait de la joie: un heureux passé reparaissait. Julien y jouait un rôle fort effacé; il était un anneau banal de la chaîne; la farandole se déroulait, Julien était déjà loin... Mais il croyait se voir toujours dans les yeux riants d'Annette; et, troublé, il ne savait trop ce qu'il répondait. Il s'appliquait, (le maladroit!) à cacher l'admiration qu'elle lui causait. Il la retrouvait belle, plus belle encore, mais plus proche, plus humaine,—quelque chose de nouveau... Quoi? Il ne savait rien d'elle; il en était resté, de six ans en arrière, à la mort du père d'Annette; il n'avait rien appris, il vivait à l'écart, les potins de Paris ne l'allaient pas chercher... Il demanda si Annette habitait toujours à Boulogne.
—Comment! vous ne savez pas? Il y a beau temps que j'ai déguerpi... Oui, on m'a mise dehors...
Il ne comprenait pas. Elle expliqua, en courant, d'un air allègre, qu'elle était ruinée par sa faute, son indifférence aux affaires...
—C'est bien fait! ajouta-t-elle.
Et elle parla d'autre chose. Pas un mot sur sa vie. Non qu'elle voulût cacher; mais cela ne regardait pas les autres. Si Julien eût insisté pourtant, posé quelque question, elle eût répondu l'exacte vérité. Mais il ne demanda rien, il n'aurait pas osé; et il avait la tête perdue dans cette unique pensée: elle était pauvre, pauvre comme lui... Déjà, le vent brûlant de l'espérance était entré.
Pour déguiser son émotion, il se pencha, avec une camaraderie bourrue, sur la brochure qu'elle venait de quitter:
—Qu'est-ce que vous lisez là?
Il feuilleta. Une revue de sciences. Il y en avait une liasse.
—Oui, dit Annette, je tâche de me remettre au courant. Ce n'est pas facile. J'ai perdu pied depuis cinq ans; il me faut gagner ma vie, donner des leçons, je n'ai pas le temps. Je profite de Pâques, plus de leçons, je chôme. J'essaie de réparer le temps perdu, je fais les bouchées doubles, vous voyez!—(elle montra les revues ouvertes qui l'entouraient)—je voudrais tout avaler. Mais c'est trop, je n'arrive pas, j'ai tout à réapprendre; il y a quantité de choses qui se sont passées, depuis que je n'étais plus là; on fait des allusions à des travaux que je ne connais pas... Dieu! comme on marche vite!... Mais je les rattraperai! Je le jure, je ne veux pas rester en arrière, sur le chemin, comme une éclopée. Il y a de belles choses à voir, là-bas. Je veux les voir...
Julien buvait ses paroles. De tout ce qu'elle disait, il retenait ceci: elle gagnait sa vie, avec peine; et elle riait... Elle montait dans son admiration, à des hauteurs que l'ancienne Annette n'avait jamais atteintes. Et elle l'y entraînait. Car cette joie, qu'il n'avait pas, elle la lui apportait.
Ils sortirent ensemble. Julien était fier de se trouver en compagnie de cette belle femme; et il n'en revenait pas qu'elle se souvînt si bien de lui. Au temps jadis, à peine si elle paraissait remarquer son existence. Et voici qu'elle lui rappelait de petits faits oubliés, qui le concernaient! Elle s'informa de la mère de Julien. Il en fut si touché que sa gêne se fondit; à son tour, il commença à se raconter; mais il n'allait pas vite, les mots étaient gelés. Annette l'écoutait, gentiment ironique; et elle avait envie de lui souffler. Il était encore au début, et l'assurance lui venait, lorsqu'elle lui tendit la main, pour le quitter. Il eut juste le temps de lui demander si elle retournerait à la bibliothèque, et la joie de lui entendre dire: «Demain».
Julien rentra chez lui, confondu. Il était honteux de lui; mais demain, il réparerait. Il ne voulait aujourd'hui songer qu'au miracle de cette amitié. De son côté, Annette, qui s'enlisait dans le milieu de Sylvie, avait plaisir à retrouver un camarade de ses années intellectuelles. Ce n'était pas qu'il fût très vivant,—non, vraiment!—mais sérieux, sympathique, brave garçon... Quel glaçon!...
Elle n'eut pas lieu le lendemain, de changer d'opinion. Julien ne dégelait que seul, à la maison. Dès qu'il revit Annette, la glace aussitôt reprit. Il en fut consterné. Il avait préparé beaucoup de choses à dire—(il préparait, comme un cours, une conversation):—devant les yeux d'Annette, il n'en resta plus rien. Du récit intérieur, trop de fois réchauffé, un extrait insipide... Il s'ennuyait lui-même, à se l'entendre ânonner. Il ne reprenait son aplomb que sur le terrain des sciences, quand il ne s'agissait pas de lui. Là, il était précis, clair, et même il s'animait. Annette n'en demandait pas plus. Avide de s'instruire, elle le pressait de questions, qui amusaient Julien par leur intelligence, prompte à imaginer, devinant faux souvent, mais—(il suffisait d'un mot)—se retrouvant au point juste où on voulait l'amener... Il aimait ce visage attentif, dont les yeux plongeaient en lui pour atteindre plus vite sa pensée, et soudain rayonnaient... Elle avait compris! La joie de la pensée partagée, de ce soleil invisible et de l'immense perspective qu'illumine sa clarté, la joie de s'en aller ensemble, à la découverte, par les chemins nouveaux où il était son guide! C'était délicieux de causer ainsi, dans le recueillement de cette halle aux livres, cette église de l'esprit!
Délicieux pour lui, mais non pour les voisins! Car il causait tout haut; il avait oublié qu'il existât des voisins. Annette le fit taire en souriant, et se leva pour partir. Il la suivit. Mais n'ayant plus devant lui sa table et ses livres, il redevint dans la rue le même impotent qu'Annette avait vu la veille. Elle essaya de le faire parler de lui; peine perdue! Et il ne pouvait se décider à la quitter; il voulait la reconduire, jusqu'à la porte de sa maison: avec cela, guindé, crispé, brusque, par gaucherie; par moments, sans le vouloir, même pas très poli... Il était assommant! Annette, un peu agacée, pensait:
—Où diable pourrai-je le semer?
Julien aperçut, au coin de la bouche qui se taisait, le pli moqueur. Il s'arrêta brusquement, et dit, d'un ton navré:
—Oh! pardon, je vous ennuie!... Si, je le sais, je le sais! Je suis si ennuyeux!... Je ne sais pas parler. Je suis déshabitué. Je vis seul. Ma mère est bonne, très bonne; mais je ne puis lui parler de mes pensées. Beaucoup l'inquiéteraient; elle ne les comprendrait pas... Et je n'ai jamais su trouver personne qui s'y intéressât... Je ne le demande point... Vous avez été bonne de m'écouter avec indulgence. Je me suis laissé aller à vouloir vous raconter... Mais ce n'est pas possible. On ne peut pas raconter, on doit garder pour soi... Ce n'a pas d'intérêt, et ce n'est pas viril... Vivre et se taire... Je vous demande pardon de vous avoir ennuyée.
Annette fut touchée. Il y avait dans ces paroles une réelle émotion; ce mélange de modestie et de triste fierté la frappa; elle sentit sous la gaine de froideur beaucoup de déceptions et de tendresse blessée. Dans un de ces élans du cœur, auxquels elle ne résistait pas, elle se prit pour Julien d'une affectueuse pitié. Elle dit avec chaleur:
—Non, non, ne regrettez rien! Je vous remercie, vous avez bien fait de parler... (Elle corrigea, avec une pointe moqueuse, qui, cette fois, n'avait rien de cuisant)... d'essayer de parler... Oui... ce n'est pas facile, vous n'êtes pas habitué... Eh bien, cela me fait plaisir que vous ne soyez pas habitué!... Assez d'autres le sont!... Mais il n'est pas défendu d'espérer que moi, je vous habituerai... Voulez-vous? Puisque vous n'avez personne avec qui causer!...
Julien était trop ému pour répondre; mais son regard exprimait une reconnaissance, encore effarouchée. Bien que l'heure de rentrer fût passée, Annette revint sur ses pas, afin de se promener encore quelques minutes ensemble; et elle lui parlait, en bonne camarade maternelle, sur un ton simple et cordial, qui lui était une main fraîche sur son front endolori. Oui, il était meurtri, ce grand garçon; avec son air bourru, il avait besoin d'être manié très doucement... Maintenant, il reprenait vie... Tout de même, il fallait rentrer!... Annette lui proposa de se revoir, de temps en temps. Et ils s'avouèrent que, pour le travail qu'ils avaient fait à la bibliothèque, ils auraient aussi bien pu le faire au Luxembourg, ou...
—Ou... Pourquoi pas chez moi?
Et Annette, l'invitant pour un des prochains dimanches, s'éclipsa sans attendre la réponse...
Ah! qu'il eût bien parlé, maintenant qu'elle n'était plus là!... Il repassa toute la scène; il savourait la bonté d'Annette. Et comme cet homme, pondéré dans l'exercice de son intelligence, était incapable de garder la mesure dans les choses du cœur, il glissa sans transition de la pensée que son sentiment était destiné à rester sans retour, à celle que, peut-être...
Annette n'avait pas le moindre soupçon de ce qui se passait en Julien. Le physique ingrat de son nouveau compagnon la garantissait si bien contre l'amour que, d'une façon comique, elle pensait qu'il en devait garantir aussi Julien. Elle l'estimait. Elle le plaignait. D'être plaint, le rendait sympathique. C'était agréable de se dire qu'elle pouvait lui faire du bien; et il lui en devenait plus sympathique. Mais elle n'aurait pas eu l'idée de se méfier de lui, et moins encore d'elle.
Elle avait oublié son invitation, quand, le dimanche suivant, il vint la lui rappeler; et le joyeux étonnement qu'elle lui témoigna n'était pas joué. Mais Julien qui, depuis une semaine, ne songeait qu'à cette heure, ne vit pas l'étonnement et vit seulement la joie; la sienne s'en accrut. Le temps était très mauvais. Annette ne pensait pas à sortir, de l'après-midi. Comme elle n'attendait personne, elle était en négligé, l'appartement aussi. Le petit avait passé par là. On a beau, comme Annette, avoir le goût de l'ordre: les enfants se chargent de vous y faire renoncer, comme à tant de beaux projets qu'on a formés sans eux. Mais Julien, ramenant tout à lui, vit dans «ce beau désordre»—non certes «un effet de l'art»,—mais une marque de l'intimité qu'on voulait lui accorder. Il arrivait, le cœur battant, mais décidé, cette fois, à se montrer sous un jour avantageux; il jouait l'assurance. Cela ne lui seyait guère. Et Annette, vexée d'être surprise en ce fouillis, en voulut à l'intrus de son manque de façons. Elle se fit aussitôt froide; et en un instant, la superbe dé Julien fut brisée. Ils restaient là maintenant, aussi raides l'un que l'autre, l'un n'osant plus parler, l'autre attendant, d'un air de hauteur malicieuse...
—Si tu crois, mon bonhomme, qu'aujourd'hui, je vais t'aider!...
Et puis, elle saisit le comique de la situation, elle vit du coin de l'œil la mine piteuse du conquérant, et elle rit tout haut. Subitement détendue, elle reprit le ton de camaraderie. Julien n'y comprit rien; interloqué, mais soulagé, il revint, lui aussi, au naturel; et une conversation amicale enfin s'engagea.
Annette lui parlait de sa vie de travail; et ils se confessèrent l'un à l'autre qu'ils n'étaient guère faits pour leur métier. Julien se fût passionné pour la science qu'il enseignait; mais...
—...Ils ne peuvent pas suivre! Ils sont là qui vous fixent, avec des yeux mornes, clignotant de sommeil; à peine deux ou trois, dans le regard de qui on voit passer une lueur; le reste, une lourde masse d'ennui, qu'en suant sang et eau, on arrive (pas toujours) à remuer, un moment, et qui retombe dans l'étang. Allez l'y repêcher! Un métier de puisatier!... Aussi, ce n'est pas leur faute, à ces malheureux gosses! Ils sont, comme nous, victimes de la manie démocratique, qui prétend que tous les esprits absorbent également la même somme de connaissances, et cela, avant l'âge normal, où ils pourraient commencer à comprendre! Ensuite, il y a les examens, ces concours agricoles, où l'on pèse nos produits, gavés d'une mixture de mots estropiés et de notions informes, que la plupart se hâtent de dégorger immédiatement après, et qui les dégoûte d'apprendre, pour le reste de leur vie.
—Moi, dit Annette, en riant, j'aime bien les enfants, oui, même les plus ingrats, il n'y en a pas un qui me soit indifférent. Je voudrais les avoir tous, je voudrais tous les étreindre... Mais il faut se borner! N'est-ce pas? C'est assez d'un...
(Elle montrait la chambre en désordre, mais il ne comprit pas et sourit bêtement.)
—...Dommage! Quand j'en vois un qui me plaît, je voudrais le voler. Et ils me plaisent tous. Il y a même chez les plus laids quelque chose de frais, un espoir infini... Mais qu'est-ce que je puis en faire! Et qu'est-ce qu'on m'en fait? Je les vois en courant. On me les confie, une heure. Et puis, je cours à d'autres. Et mes petites, elles aussi, elles courent de main en main. Ce qu'une main a fait, une autre le défait. Il ne reste plus rien. Des petites âmes sans forme, des petites formes sans âme, qui dansent le boston ou bien le pas de quatre. On court. Tout le monde court. Cette vie est un champ de courses. Jamais aucun arrêt. Ils meurent, ils sont des morts, ah! les malheureux, qui jamais ne s'accordent un jour de recueillement! Et ils ne l'accordent pas plus à nous qui le voudrions...
Julien la comprenait! Ce n'était pas à lui qu'il était besoin d'apprendre le prix de la retraite et l'horreur du tumulte. Et leur entente s'accrut, lorsque Annette dit qu'heureusement on avait encore, au milieu de l'inondation, quelques îlots où se réfugier, les beaux livres des poètes, et surtout la musique. Les poètes avaient pour Julien peu d'attrait; leur langue lui échappait; il avait pour elle cette méfiance bizarre, commune à beaucoup d'esprits qui aiment la pensée, qui souvent ont leur poésie à eux, mais qui ne perçoivent pas les vibrations profondes de la musique des mots. L'autre musique, en revanche, le langage des sons, leur est plus accessible. Julien l'aimait. Malheureusement, le temps et les moyens lui manquaient d'en aller entendre.
—Ils me manquent aussi, dit Annette. J'y vais pourtant.
Julien n'avait pas cette vitalité. Après sa journée de travail, il restait seul chez lui, enfermé. Et il ne savait pas jouer.—Il vit un piano dans la chambre.
—Vous jouez?
—Ah! ce n'est pas commode! dit Annette en riant, il ne me le permet pas!
Julien demandait, surpris, vaguement inquiet, qui pouvait bien l'empêcher. Annette, l'oreille aux aguets, écoutait de petits pieds qui tapaient en montant les marches de l'escalier. Elle courut leur ouvrir:
—Tenez, le voilà, le monstre!
Elle ramena Marc, qui revenait de chez sa tante.
Julien ne comprenait toujours pas.
—Mon petit garçon... Marc, veux-tu dire bonjour!
Julien fut atterré. Annette ne songeait même pas qu'il pût s'en étonner. Elle continua gaiement, en retenant Marc, qui voulait s'échapper:
—Vous voyez, je n'ai tout de même pas perdu mon temps.
Julien n'eut pas l'esprit de répondre; son attention était occupée à déguiser son trouble. Il esquissa un sourire assez niais. Marc avait réussi à glisser des mains de sa mère, sans avoir dit bonjour,—(il trouvait ridicule cette cérémonie, et il l'esquivait, laissant sa mère parler, «parler pour ne rien dire», sachant bien que, l'instant d'après, elle aurait oublié, pour parler d'autre chose... «les femmes n'ont aucune suite...»)—À quatre pas de Julien, dans les plis d'un rideau, dont il tortillait l'embrasse, Marc dévisageait l'étranger, avec des yeux sévères; et il avait très vite, à sa façon d'enfant, (qui n'était pas si fausse), jugé la situation. Décision sans appel: il n'aimait pas Julien. L'affaire était tranchée.
Julien, dont ce regard d'enfant accroissait l'embarras, essayait de reprendre le fil de l'entretien, tout en suivant le fil de ses propres pensées. Mais il ne parvenait ainsi qu'à les embrouiller ensemble. Il se rassurait pourtant. Faiblement. L'assurance d'Annette ne lui permettait pas de douter qu'elle ne fût mariée: c'était hors de question. Mais le mari, où était-il? Vivant ou mort? Annette n'était pas en deuil... Non, il ne se rassurait pas... Qu'était-il devenu, cet homme? Julien n'osait le demander directement. Après bien des détours, il se risqua enfin (il se crut très habile) à glisser négligemment:
—Il y a longtemps que vous êtes seule?
Annette dit:
—D'abord, je ne suis pas seule, en montrant son enfant.
Il n'en sut rien de plus. Mais, puisqu'elle admettait ainsi, implicitement, qu'elle était seule (avec l'enfant), et qu'elle le prenait gaiement, c'était que son deuil était loin, très loin, et qu'on n'y pensait plus. La logique intéressée de Julien conclut victorieusement:
—«Monsieur Malbrough est mort...»
Bon voyage au mari! Il n'était plus inquiétant. Julien jeta dessus encore une pelletée, et se tournant vers l'enfant, il lui grimaça un sourire. Marc lui devenait sympathique.
Mais il ne le devenait pas à Marc. Il était plus familier avec la constitution des corps atomiques qu'avec celle d'un esprit d'enfant. Marc sentit parfaitement que cette démonstration d'amabilité n'était pas naturelle; et le résultat fut qu'il tourna le dos, grognant:
—Je lui défends de me rire au nez!
Annette, qui s'amusait des efforts inutiles de Julien pour amadouer l'enfant, crut devoir réparer l'accueil malgracieux de Marc. Elle questionna Julien sur sa vie solitaire, avec un intérêt un peu distrait d'abord, mais qui cessa bientôt de l'être. Julien, plus sûr de lui, toujours, quand il était assis dans le clair-obscur d'une chambre, se raconta, cette fois, ingénument. Il était simple; il ne posait jamais,—presque jamais,—malgré son désir de plaire. En sa sincérité, il montrait une candeur qu'on n'est pas accoutumé de rencontrer à Paris, chez un homme de son âge. Il avait, en touchant aux sujets qui lui étaient chers, une délicatesse qui voilait son émotion contenue. À ces moments d'abandon où, dans le silence affectueux d'Annette qui l'encourageait, sa vraie nature intime paraissait affleurer, un reflet de beauté morale animait son visage. Annette le regardait, attentive; et ce n'était déjà plus l'aimable indifférence qu'elle ressentait pour lui.
Ils se virent, dès lors, régulièrement le dimanche, et un peu plus souvent dans les semaines, où ils avaient congé. Julien prenait le prétexte des livres qu'il prêtait; il fallait bien qu'il y joignît quelques explications, pour qu'Annette eût moins de peine à comprendre. Il apportait à Marc des cadeaux assez chers, mal choisis, dont le petit ennemi ne lui avait aucune gratitude: car il les trouvait enfantins et au-dessous de sa dignité. Mais rien ne pouvait ébranler la bonne volonté de Julien, fermement décidé à ne pas voir ce qui le gênait. Comme tous les esprits solitaires qui se méfient du monde,—dès l'instant qu'ils renoncent à la méfiance en faveur d'un élu, ils ne savent plus discerner, ils ne veulent plus: ils sont livrés. L'esprit de Julien, ingénieux à se duper, arrangeait à sa satisfaction les souvenirs qu'il rapportait de chacune de ses visites, tout ce qu'Annette avait dit, et tout ce qui l'environnait. (Lui-même, sans y penser, s'embellissait, par ricochet!) Les inattentions d'Annette, ses réponses distraites, jusqu'aux silences d'ennui que parfois il lui causait, tout la lui rendait plus belle et plus touchante. Et comme, à chaque fois, il découvrait pourtant de petits traits nouveaux, qui ne s'accordaient pas avec le portrait qu'il s'était fait, il refaisait le portrait, il le refit dix fois; et quoique le portrait changeât et ne ressemblât presque plus à celui du début, Julien ne douta jamais qu'il ne lui restât fidèle: il était prêt à changer son idéal d'amour, autant de fois que l'objet aimé changerait.
Annette avait saisi l'amour qu'il avait pour elle. Elle en fut amusée d'abord, puis touchée, re connaissante un peu, beaucoup, malgré tout,—( «Le moins beau garçon du monde ne peut donner que ce qu'il a... Merci, mon bon Julien!...»)—puis, un peu troublée. Elle se dit honnêtement qu'elle ne devait pas le laisser s'engager sur cette pente... Mais ça lui faisait tant de plaisir, à ce garçon! Et à elle, ça ne faisait point de peine... Annette était sensible à l'affection; elle l'était aux douces cajoleries, aux flatteries de la tendresse. Trop, peut-être. Elle l'avouait. L'amour, l'admiration qu'elle lisait dans les yeux lui étaient une caresse, qu'elle aimait à renouveler... Oui, elle en convenait, ce n'est peut-être pas très bien. Mais c'est si naturel! Il lui fallait faire un petit effort pour s'en priver. Elle le fit. Mais elle n'eut pas de chance: tout ce qu'elle dit pour écarter Julien—(dit-elle tout, vraiment?)—l'attira davantage... C'est Une fatalité! Il faut se résigner à la fatalité... Elle riait de soi, tandis que Julien, inquiet, se demandait si ce n'était pas de lui...
—«Hypocrite! hypocrite! Est-ce que tu n'as pas honte?...»
Elle n'avait pas honte. Peut-on résister au plaisir d'un cœur qui vous est tout livré? Cela éclaire vos journées. Et quel tort cela fait-il? Quel danger? Du moment qu'on est tranquille, maître de soi, et qu'on ne veut que le bien, le bien de l'autre!
Elle ne savait pas qu'un des chemins insinuants par où l'amour se glisse, est la tendre vanité de croire qu'on est nécessaire,—ce sentiment si fort au cœur d'une vraie femme, et où se satisfait son double besoin de bonté, qu'elle avoue, et d'orgueil, qu'elle n'avoue pas,—si fort qu'elle préfère souvent, quand elle a l'âme bien née, à celui qu'elle préfère, mais qui peut se passer d'elle, celui qu'elle aime moins, mais qu'elle peut protéger. Et n'est-ce pas l'essence de la maternité? Si le grand fils, toute sa vie, restait le petit poussin!... La femme au cœur de mère, comme l'était Annette, prête volontiers à l'homme, dont l'affection l'implore, un charme qu'il n'a point; son instinct la dispose à n'être plus attentive en lui qu'aux qualités. Julien n'en manquait point. Annette se réjouissait de voir sa timidité se fondre et sa nature vraie, comprimée, s'ouvrir au jour, avec un bonheur attendri de convalescent. Elle se disait que, jusqu'ici, nul ne connaissait cet homme, pas même cette mère, dont il parlait toujours, et qu'elle commençait à jalouser. Lui-même, le pauvre Julien, il ne se connaissait pas... Qui se fût douté que sous cette écorce rêche, il y eût une âme tendre, délicate... (elle exagérait!) Il lui fallait la confiance, et il en avait manqué: la confiance en les autres, la confiance en soi. Pour croire en lui, il avait besoin qu'un autre crût. Eh bien, elle croyait! Elle croyait en Julien, pour le compte de Julien, si bien qu'elle finit par y croire, aussi pour le sien!... Il s'épanouissait à vue d'œil, comme une plante au soleil. Et c'est bon d'être pour un autre le soleil... «Épanouis-toi, mon cœur!...» Était-ce du cœur de Julien, ou du sien qu'elle parlait? Elle ne savait déjà plus. Car du bien qu'elle faisait, elle s'épanouissait aussi. Une nature abondante meurt de ne pas nourrir de soi les affamés... «Me donner!»...
Annette donnait trop. Elle était irrésistible. La passion de Julien ne se dissimula plus. Et Annette—un peu tard—reconnut qu'elle n'était pas à l'abri...
Quand elle vit l'amour près de venir en elle, elle esquissa une faible défense; elle tâcha de ne pas prendre au sérieux les sentiments de Julien. Mais elle ne se croyait pas elle-même, et elle ne fit que rendre Julien plus pressant: il devint pathétique...
Alors, elle prit peur; elle le supplia de ne pas l'aimer, de rester bons amis...
—Pourquoi? demandait-il, pourquoi?
Elle ne voulait pas dire... Elle avait la crainte instinctive de l'amour; elle gardait le souvenir de ce qu'elle en avait souffert; et une intuition l'avertissait de ce qu'elle en souffrirait encore. Elle l'appelait et le chassait; elle le voulait et le fuyait. Aux instances de Julien, elle résistait sincèrement; et dans le fond du cœur, elle faisait des vœux pour que son adversaire vainquît sa résistance...
Le combat se fût prolongé, sans un événement qui vint en hâter l'issue.
Annette avait avec le mari de sa sœur de francs rapports d'amitié. Ce brave homme, un peu vulgaire, ne manquait ni de droiture, ni de qualités de cœur. Annette l'estimait; et Léopold lui témoignait une considération un peu cérémonieuse. Dès leurs premières rencontres, il l'avait jugée d'une autre espèce que lui et que Sylvie: elle l'intimidait. Il n'en eut que plus de gratitude, pour la bienveillance qu'elle lui montra. Au temps où il faisait sa cour à Sylvie, elle fut son alliée; plus d'une fois, elle vint à son secours, quand il était en butte aux turlupinades de sa fiancée, trop sûre de son pouvoir pour ne pas en abuser. Elle s'était même interposée, depuis, discrètement, dans les malentendus de ménage, ou les brusques caprices, lubies et diableries, auxquelles Sylvie se livrait, par accès, pour se désennuyer, en ennuyant le mari. Léopold, qui n'y comprenait rien, venait conter ses peines à Annette, qui se chargeait de ramener Sylvie à la raison. Il en était arrivé à confier à sa belle-sœur plus d'une chose qu'il ne disait pas à sa femme. Sylvie ne l'ignorait point, et elle plaisantait Annette, qui le prenait gaiement. Rien que de naturel et de franc entre les trois. Léopold ne s'était jamais plaint de la place que tenaient à son foyer la sœur de sa femme et le petit garçon, souvent assez encombrant; il eût trouvé plutôt que Sylvie ne faisait pas assez pour aider Annette, dont il admirait la vaillance; et il gâtait l'enfant. Annette, qui savait par Sylvie ce que pensait Léopold, lui en était reconnaissante.
La période de grossesse de Sylvie ne fut pas pour ceux qui l'entouraient, surtout pour le mari, un temps de félicité. De fréquents désaccords écartèrent Léopold de sa compagne. Non pas que Sylvie prétendît se passer de lui. Elle avait peu de ménagements pour sa maternité, et ne voulait rien changer à sa manière de vivre. Mal lui en prit. Ces longs mois de gésine furent loin d'être pour elle ce qu'ils avaient été pour Annette: un rêve interminable, et trop vite fini, de bonheur engourdi. Sylvie n'était pas faite pour couver des rêves. Elle s'impatientait, et n'entendait renoncer à aucun de ses devoirs, de ses droits, et de ses plaisirs: elle se surmena. Sa santé se ressentit de son état nerveux, et son caractère n'y gagna point. Quand on est tourmentée, on est volontiers tourmenteuse. Sylvie, étant à la peine, trouvait indigne que son mari n'y fût pas; et elle s'en chargea. Elle le harcelait de son humeur taquine, maligne, perpétuellement changeante, et même—(c'était inattendu!)—jalousement amoureuse: ce qui ne l'empêchait point de lui chanter pouilles! Certains jours, il ne savait à quel saint se vouer.
Annette se trouvait là, pour recevoir ses doléances. Il montait geindre à son étage; elle l'écoutait patiemment, et elle trouvait moyen de le faire rire de ses petites infortunes. Ces conciliabules, en se renouvelant, établissaient entre eux une complicité de secrets communs. Et parfois, devant Sylvie, ils échangeaient un coup d'œil malicieux. Honnêtes tous les deux, ils ne prenaient aucune précaution et s'abandonnaient à une familiarité qui, si elle était innocente, n'était pas inoffensive. Annette n'avait pas idée d'un risque, et elle s'amusait à d'amicales agaceries. Léopold s'y laissa prendre: il ne demandait qu'à l'être; il l'était, depuis longtemps, par le rayonnement de cette force de joie, qui se dégageait d'elle. Annette était toute alors à la découverte de l'amour de Julien, qui la troublait délicieusement. Le reste du monde était dans la brume. Quand elle venait de voir Julien et que Léopold lui parlait, elle écoutait Léopold, et même elle lui répondait; mais c'était à Julien qu'elle souriait. L'autre ne pouvait le deviner.
Il savait ce qu'il voulait. Il résistait, en brave homme. Mais un brave homme est un homme. Il ne doit pas jouer avec le feu.
Un dimanche de mai, ils allèrent tous les quatre, Sylvie, Annette, Léopold et le petit Marc, en promenade du côté de Sceaux. Après une heure de marche, Sylvie, un peu fatiguée, s'assit au bas d'un coteau, et dit:
—Allez, jeunesses, grimpez si vous voulez! Vous nous retrouverez ici.
Elle resta avec le petit. Annette et Léopold continuèrent allègrement. Annette, animée, joyeuse, bon garçon... Léopold la reposait, par sa bonhomie, de la tension morale où la tenaient l'amour de Julien et ses entretiens intellectuels. Le sentier sinuait entre un long mur de grande propriété et un talus vêtu de buissons fleuris. Par les trous dans les haies, on voyait, en montant, les pentes des vergers, avec leurs touffes de neige et de rose. Ciel fantasque, où, sur le fin bleu pers les nuages affairés couraient. Le vent rieur mordait par boutades, comme un jeune chien. Annette allait devant, cueillant des fleurs, chantant. Léopold la suivait à la piste; il la regardait courbée, et son torse robuste sous l'étoffe tendue, ses mains nues, son cou nu, rougis par l'air cinglant, et dans les cheveux en mousse le rouge coquillage de l'oreille, dont le bout paraissait une goutte de sang. Le talus se relevait à droite, et le chemin formait un couloir d'où le vent engouffré leur dévalait au nez. Annette, sans se retourner, interpella son compagnon. Il ne répondit pas. Elle continua, penchée, de cueillir et de parler. Et comme elle plaisantait Léopold qui se taisait, soudain elle perçut le danger de ce silence. Elle laissa tomber ses fleurs... Elle s'était redressée, mais n'avait pas eu le temps de se retourner, quand... Elle faillit tomber... Il l'avait étreinte. Brutalement empoignée, elle sentit sur sa nuque un souffle haletant, et une bouche avide lui baisait le cou, les joues. Raidie instantanément, s'arcboutant, toutes ses forces inconnues de combat ramassées, du torse et de l'échine elle secoua avec fureur l'homme qui l'avait saisie; elle brisa l'étreinte, et elle se retrouva face à face avec l'agresseur. Ses yeux flambaient de colère. Lui, ne lâchait point prise. Ils eurent une lutte rude de bêtes qui se haïssent. Rude et brève. Annette (l'instinct révolté lui prêtait une vigueur accrue) repoussa violemment l'homme, qui trébucha. Il resta devant elle, doublement humilié, soufflant, congestionné; et ils s'observaient, le courroux dans les yeux. Pas un mot ne fut dit... Brusquement, Annette grimpa la pente du talus, par une brèche de la haie se coula de l'autre côté, et s'enfuit. Léopold, dégrisé, l'appelait. Elle se tint à vingt pas, et ne le laissa point approcher. Ils redescendirent le coteau, des deux côtés de la haie, conservant leurs distances, méfiants, hostiles, et honteux. Léopold, d'une voix altérée, suppliait Annette de revenir, lui demandait pardon. Annette faisait la sourde oreille; elle entendait pourtant: la confusion de cette voix l'atteignait, à travers la barrière de sa rancune; elle ralentit le pas...
—Annette! suppliait-il, Annette! ne vous sauvez pas!... Je ne veux pas vous poursuivre... Voyez, je reste ici, je ne m'approcherai pas... J'ai agi comme une brute. Je suis honteux, honteux... Injuriez-moi! mais ne vous sauvez pas! Je ne vous toucherai plus, même du bout du doigt... Je me dégoûte... Pardon, à genoux!
Il s'agenouilla gauchement sur les cailloux; il avait l'air malheureux; et il était ridicule.
Annette, qui l'écoutait durement, immobile, de profil, sans le regarder, jeta un coup d'œil de côté, vit cet homme humilié; et elle fut pénétrée de cette humiliation: son cœur chaud avait la faculté de s'ouvrir aux émotions des autres, comme si elles étaient siennes; et de la honte de Léopold, elle rougit. Elle fit un mouvement vers lui, et dit:
—Levez-vous!
Il se releva; et elle, instinctivement, recula de quelques pas. Il dit:
—Vous avez peur encore. Vous ne me pardonnerez jamais.
Elle dit, sèchement:
—Ne parlons plus. C'est fini.
Ils redescendirent le chemin. Annette, muette et glacée. Il avait peine à garder le silence. Il était mortifié, et il cherchait à se justifier. Mais il n'était pas très éloquent, le cher homme! Il n'avait pas le style noble. Il répétait, avec colère:
—Je suis un saligaud!
Annette, encore bouleversée, réprimait un sourire. Son esprit en tumulte avait peine à se calmer. Elle ressentait à la fois l'écœurement et le burlesque de la scène. Elle n'avait pas pardonné, et elle était près de plaindre l'homme qui s'accusait piteusement à ses côtés. Il continuait de patauger. Elle l'écoutait avec rancune, compassion, ironie. Il s'évertuait à expliquer «cette saleté de folie, qui vous passe par le corps»... Oui, cette folie, elle la connaissait... Mais il n'était pas utile qu'elle le lui dît. Et il avait l'air si malheureux que, malgré elle, elle lui dit:
—Je sais. On est fou, parfois. Ce qui est fait est fait.
Ils continuèrent leur route, sans parler, le cœur lourd, tristes et gênés. Sur le point d'arriver au lieu où ils avaient laissé Sylvie, Annette fit un geste comme pour tendre la main à Léopold; mais elle ne la tendit pas, et dit:
—J'ai oublié.
Il était soulagé, inquiet encore. Il demanda, comme un gosse pris en faute:
—Vous ne direz rien?
Annette eut un petit sourire de pitié.
Non, elle ne dit rien. Mais, du premier coup d'œil, le regard aigu de Sylvie avait lu. Elle ne posa aucune question. Ils parlèrent d'autres choses; et tandis que tous trois, pour masquer leurs préoccupations, faisaient montre de paroles bruyantes, pendant tout le retour, Sylvie observa les deux autres.
À partir de ce jour, Annette et Léopold ne furent plus seuls ensembles. La jalouse veillait. Annette aussi se gardait. Elle laissait, malgré elle, percer une méfiance. Et Léopold, blessé, couvait sa rancune inavouée.
Les yeux d'Annette s'étaient ouverts. Il ne lui était plus permis de rester sans méfiance des autres et d'elle-même. Il ne lui était plus permis de passer en riant, comme elle faisait avant, insoucieuse des désirs qu'elle pouvait faire naître, puisqu'elle ne les cherchait pas. Dans l'actuelle société, avec les mœurs actuelles, sa situation de femme seule, jeune, et libre, non seulement l'exposait aux poursuites, mais les légitimait. Personne ne comprenait qu'elle se fût affranchie, d'audacieuse façon, pour s'enfermer après, dans un veuvage, dont la constance était sans objet. Elle-même se donnait le change avec la maternité. Et la maternité, sans doute, était une grande flamme; mais une autre flamme brûlait toujours en elle. Elle tâchait de l'oublier, parce qu'elle en avait la crainte; et elle s'imaginait que nul ne la voyait. Mais non! le feu d'amour, malgré elle, se faisait jour. Et d'autres, sinon elle, risquaient d'en être victimes. L'aventure de Léopold venait de le lui montrer. Elle la trouvait hideuse. Elle en était révoltée. L'acte d'amour paraît, aux yeux sans mirage de celui qui n'aime point, une bestialité grotesque ou dégoûtante. La tentative de Léopold était l'une et l'autre aux yeux d'Annette. Mais Annette n'avait pas la conscience tranquille. Elle avait attisé ces désirs. Elle se rappelait ses coquetteries irréfléchies, ses jeux aguichants, ses ruses... Qui l'y avait poussée? Cette force refoulée, ce feu intérieur, qu'il faut nourrir, ou étouffer. Étouffer, on ne peut pas, on ne doit pas! C'est le soleil de la vie. Sans lui, tout est plongé dans l'ombre. Mais au moins, qu'il ne consume point ce qu'il doit animer, comme le char livré aux mains de Phaéton! Qu'il suive dans le ciel sa route régulière!... Le mariage alors? Après l'avoir si longtemps écarté, la perception des dangers qui la menaçaient l'amenait à se dire qu'un mariage d'affection et d'estime, de calme sympathie, lui serait une digue contre les démons du cœur, et une protection contre les poursuites du dehors. À mesure qu'elle s'en convainquait—(tout conspirait à l'en convaincre: sa sécurité matérielle et morale, l'attrait du foyer, et les sollicitations de son cœur),—elle opposait moins de résistance aux supplications de Julien. Elle se donnait, pour y céder, toutes les raisons de l'aimer. Mais elle n'avait pas attendu de les avoir, pour l'aimer. Déjà avait commencé le travail de construction de l'esprit, qui de l'élu crée une vision exaltée. Julien l'y avait devancée. Comme elle était plus riche et plus passionnée, elle l'eut tôt dépassé.
Ne se surveillant plus, se livrant à la fougue de sa franche nature, elle n'usa point de ces artifices, dont une femme plus habile masque sa défaite, lorsque son cœur est pris, et qu'elle laisse croire qu'elle en demeure maîtresse. Annette avait fait don du sien. Elle le dit à Julien.—Et, de cet instant précis, Julien commença de s'inquiéter.
Il connaissait mal les femmes. Elles le fascinaient et le déconcertaient. Plutôt que de les connaître, il préférait les juger. Il idéalisait les unes, il condamnait les autres. Quant à celles qui ne rentraient dans aucune des deux catégories, il s'en désintéressait. Les très jeunes hommes—(et Julien l'était resté, par son peu d'expérience)—sont, dans leurs jugements, toujours pressés. Comme ils sont pleins d'eux-mêmes et de leurs désirs, ils ne cherchent dans les autres que ce qu'ils en voudraient. Soit du côté moral, soit du côté charnel, les naïfs comme les roués, quand ils aiment, c'est toujours à eux qu'ils pensent, ce n'est jamais à la femme; ils se refusent à voir qu'elle existe en dehors d'eux. L'amour est justement l'épreuve qui pourrait le leur apprendre:—il l'apprend au petit nombre de ceux qui sont capables d'apprendre,—mais, en général, à leurs dépens et à ceux de leur partenaire: car lorsque enfin ils savent, il est trop tard. Le naïf étonnement des siècles, gémissant de la dualité irréductible, qui est le fruit amer de l'amour, ce rêve d'unité, déçu, est caractéristique de la méconnaissance initiale. Car, que veut dire: «aimer», si ce n'est: «aimer un autre »? Sans posséder l'égoïsme de Roger Brissot, Julien, par ignorance, n'avait pas moins de peine à sortir de soi; et il avait une vue encore plus bornée de l'univers féminin. Il eût fallu l'y guider prudemment par la main.
Annette n'était rien moins que prudente, de nature. Et l'amour ne le lui enseignait pas. Il lui donnait un besoin de confiance généreuse. Maintenant qu'elle était sûre d'aimer et d'être aimée, elle ne cachait rien. Rien de celui qu'elle aimait n'aurait pu l'éloigner; pourquoi eût-elle songé à se farder? Saine de cœur, elle ne rougissait pas d'être ce qu'elle était. Que celui qui l'aimait la vît comme elle était! Elle avait bien remarqué sa naïveté, son incompréhension, ses effarouchements. Elle y trouvait un plaisir tendre et malicieux. Elle aimait à lui révéler, la première, une âme féminine.
Elle alla le surprendre, un jour, dans son appartement. Ce fut la mère qui ouvrit. Une vieille dame, aux cheveux gris bien tirés, au front calme, qu'éclairait la lumière attentive des yeux sévères. Avec une politesse méfiante, elle inspecta Annette, et elle la fit entrer dans un petit salon, propre et froid, où les meubles avaient des housses.
De ternes photographies de famille et de musées achevaient de glacer l'atmosphère de la pièce. Annette attendit seule. Après un chuchotement dans les chambres voisines, Julien entra précipitamment. Il avait de la joie, et il était intimidé; il ne savait que dire; il répondait à côté. Ils étaient assis dans des sièges inconfortables, au dossier raide, qui entrave tout geste familier. Entre eux, une de ces tables de salon, sur quoi on ne peut s'appuyer; et on se heurte les genoux à ses aspérités. Le froid luisant du plancher sans tapis et des figures mortes sous verre, comme des plantes d'herbier, figeait les mots sur les lèvres, faisait baisser la voix. Ce salon gelait Annette, décidément. Est-ce que Julien l'y laisserait, tout le temps de sa visite? Elle lui demanda s'il ne voulait pas lui montrer la chambre où il travaillait. Il ne pouvait refuser; et même il le souhaitait; mais il avait l'air si hésitant qu'elle dit:
—Cela vous ennuie?
Il protesta, s'excusant du désordre, et il la fit entrer. De désordre, il y en avait beaucoup moins que chez elle, à la première visite de Julien. Mais celui de Julien était sans gaieté. La pièce servait de cabinet de travail et de chambre à coucher. Des livres, une gravure connue qui représentait Pasteur, des papiers sur les chaises, une pipe sur la table, un lit d'étudiant. Elle remarqua au-dessus un petit crucifix, avec un rameau de buis. Installée dans le fauteuil mal rembourré, elle tâchait de mettre son hôte à l'aise, en lui rappelant gaiement leurs souvenirs d'étudiants. Elle parlait sans pruderie de ce qu'ils savaient tous deux. Mais il était distrait, gêné de sa présence et de son libre-parler; il semblait préoccupé de ce qui se passait dans la chambre à côté. Annette, gênée par contagion, tint bon et réussit à lui faire oublier le «qu'en pensera-t-on?» Il finit par s'animer, et ils rirent de bon cœur. Il retrouva sa gêne, au départ, en la reconduisant; dans le couloir, ils passèrent devant la chambre de la mère; la porte était entr'ouverte; M me Dumont affecta de ne pas les voir, par discrétion, ou pour ne pas saluer l'étrangère. Les deux femmes n'avaient échangé qu'un regard; et déjà, elles étaient ennemies. M me Dumont mère était choquée de la visite de cette fille hardie, de ses façons libres, de sa voix claire, de ses rires, de sa vie: elle flairait le danger. Et Annette qui, pendant la visite, avait perçu entre Julien et elle cette présence invisible, en gardait une animosité; passant devant la chambre de la vieille dame qui lui tournait le dos, elle parla et rit plus haut. Et jalouse, elle pensait:
—Je te le prendrai.
Une semaine après, Julien vint à son tour, le soir, après dîner. Il avait eu, au sujet d'Annette, sa première discussion avec sa mère; et il voulait affirmer sa volonté. Ils étaient seuls. Léopold avait emmené au cirque le petit Marc. Quand Julien la quitta, un peu avant onze heures, Annette lui proposa de le reconduire à pied, pour le plaisir de respirer ensemble l'air frais de la nuit. Mais, arrivés à sa porte, Julien s'inquiéta de laisser Annette rentrer seule. Elle s'amusa de sa crainte. Il n'en voulut pas moins la reconduire à son tour; et elle se garda de protester: elle l'aurait plus longtemps! Ils refirent donc le chemin, par le plus long; et ils se trouvèrent sur une berge de la Seine, sans trop savoir comment. C'était une nuit de juin. Ils s'assirent sur un banc. Les peupliers bruissaient au-dessus de l'eau sombre, où s'étiraient les lueurs rouges et jaunes des fanaux sur les ponts. Le ciel était lointain, les étoiles exsangues, comme si la ventouse de la ville les eût sucées. La nuit était en haut, et la lumière en bas. Ils se taisaient. Les paroles ne pouvaient plus exprimer leurs pensées. Mais, sans se regarder, chacun lisait celles de l'autre. Le désir de Julien brûlait le cœur d'Annette; mais sa timidité l'enchaînait immobile, et il n'osait même pas lever les yeux vers elle. Elle, sans tourner la tête, souriait, regardant les reflets rouges sur la rivière, et elle le voyait: il ne se déciderait pas!... Alors, elle se pencha vers lui, et l'embrassa...
Il revint, enivré d'amour et de reconnaissance, et l'insidieuse pointe d'une sourde inquiétude fichée dans la pensée... Une mauvaise parole de sa mère:
—«Ces filles pauvres et hardies, qui cherchent à se faire épouser...»
Il l'avait arrachée tout à l'heure avec colère; mais le bout de l'aiguillon sous la peau était resté. Il eut honte. Il demanda pardon mentalement à Annette. Il savait qu'était faux l'injurieux soupçon. Il croyait en elle religieusement. Mais il était troublé. Et chaque nouvelle visite le troublait davantage. La liberté d'Annette, sa liberté de manières, sa liberté d'idées, ses libres opinions sur n'importe quel sujet,—surtout en morale sociale—son absence tranquille de préjugés, l'effaraient. Il était étriqué dans ses façons de penser, comme de s'habiller, un peu chagrin d'idées, enclin à la sévérité. Elle, au contraire, largement indulgente et riante. Il ne concevait pas qu'elle pût être aussi puritaine que lui, en ce qui la concernait, mais qu'aux autres elle appliquât une autre mesure, la leur, avec une tolérance ironique. Tolérance et ironie le décontenançaient. Elle s'en apercevait; et quand sur une question, il s'exprimait avec un rigorisme injuste et excessif, elle n'essayait pas d'y opposer sa manière de voir; elle souriait de cette naïve intransigeance, qui ne lui déplaisait pas. Son sourire inquiétait Julien plus encore que ses paroles. Il avait l'impression qu'elle en savait plus que lui. C'était vrai. Mais combien plus? Et que savait-elle, au juste? Quelle expérience avait-elle eue?...
À son tour, comme sa mère,—(et certaines observations malveillantes de sa mère y avaient contribué)—cet homme de vitalité fine, mais appauvrie, était vaguement alarmé de l'éclatante santé, du rayonnement de cette femme. Il en avait le désir ardent, et il en avait peur. Dans les promenades qu'ils firent ensemble, il se sentait chétif. La parfaite aisance d'Annette, en quelque milieu qu'elle se trouvât, ajoutait à sa gêne. Et bien que cette gêne, si elle l'eût remarquée, elle l'aurait aimée, il en était humilié. Mais elle ne la remarquait pas. Elle était toute à son chant intérieur. Le tort d'Annette était qu'elle ne songeât point que ce chant, nul ne l'entendait qu'elle; et elle ne voyait pas le regard anxieux de Julien, qui se demandait:
—À qui, à quoi rit-elle?...
Elle semblait si loin!...
Il ne cessait pas de voir—il voyait mieux que jamais—ses grandes vertus d'esprit, son énergie morale. Et en même temps, elle lui restait une énigme dangereuse. Il était partagé entre deux sentiments opposés: attraction invincible, et méfiance obscure: comme un reste de cet instinct primitif qui rappelle à l'homme et à la femme d'aujourd'hui l'inimitié originelle des sexes, pour qui l'union charnelle était une forme de combat. Cet instinct soupçonneux de défense est peut-être plus fort chez l'homme, à la fois, comme Julien, d'intelligence aiguë, mais pauvre en expériences. Comme il lui est impossible de voir exactement la femme, il la voit tantôt trop simple, et tantôt remplie d'embûches.
Annette prêtait à ces oscillations de pensée par ses alternatives de tout dire et de tout taire, de tout montrer et de tout cacher, ses mouvements d'expansion passionnée et ses silences hermétiques, quelquefois pendant une moitié de la promenade... Ces terribles silences—(quel homme n'en a souffert?)—pendant lesquels la vie de la compagne qui marche à vos côtés s'en va dans des régions qu'on ne connaîtra jamais!... Ce n'est pas qu'à l'ordinaire, ils recouvrent des secrets bien profonds! Il en est où, si l'on y entrait, la nappe ne monterait pas au-dessus du talon... Mais quelle qu'en soit l'épaisseur, la nappe de silence est opaque: l'œil n'y pénètre pas. Et l'esprit tortureur de l'homme a beau jeu pour se forger des mystères alarmants. L'idée ne viendrait jamais à un Julien qu'il en pût être l'auteur, et que si la femme se tait, c'est souvent qu'elle sent combien l'homme la comprend mal. Le silence d'Annette, certains jours, ironique, un peu las, tolérait une interprétation fausse de ses sentiments par celui qui l'aimait, puisqu'elle savait que c'était la fausse qu'il aimait, et qu'il n'aimerait pas la vraie...
—«Si tu veux... Comme tu veux!... C'est entendu. Je ne suis pas comme je suis. Je suis comme tu me vois...»
Mais ces silences d'acquiescement n'eurent qu'un temps. Du jour où Annette s'aperçut qu'il y aurait peut-être danger à de franches explications,—(car Julien n'était pas en état de les comprendre)—et qu'il serait plus politique de se taire, elle parla. Se taire, pour éviter à Julien un tracas inutile, oui. Mais pour l'abuser, non. Et s'il y avait danger à parler, justement! C'est alors qu'on ne pouvait plus se dispenser de le faire. Plus le risque était grand, plus grand était l'orgueil qui voulait l'affronter. Cette épreuve de l'amour faisait battre son cœur. Si l'épreuve réussissait, elle en aimerait Julien davantage. Et si elle ne réussissait pas?... Elle réussirait. Julien ne l'aimait-il point?... Advienne que pourra!
Elle jouait loyalement. Mais il est des hommes qui préféreraient que leur partenaire trichât. Sylvie, mise au courant de l'amour de Julien et du projet de mariage, avait chapitré Annette: qu'elle ne s'avisât point, bon Dieu! de dire toute la vérité! Certes, il fallait bien qu'il en apprît une partie. Ne fût-ce qu'en se mariant, les actes de l'état civil se chargeraient de l'en instruire. Mais il y a toujours moyen d'accommoder le vrai. Puisque ce garçon l'aimait, il fermerait les yeux. Qu'elle ne les lui ouvrît pas! Ce serait vraiment trop bête! Plus tard, ils auraient le temps de tout se raconter... Sylvie parlait en honnête expérience. Elle voulait le bien de sa sœur;—(elle voulait le sien aussi, et n'eût pas été fâchée de l'éloigner au plus tôt de son logis);—elle pensait qu'on ne doit pas la vérité à tous, surtout à son fiancé: c'est assez de l'aimer! La vérité d'Annette, certes, était innocente; mais les hommes sont débiles. Ils ne peuvent supporter aucune vérité. Il faut la leur doser...
Annette écoutait Sylvie tranquillement, et parlait d'autre chose. Inutile de répondre: elle n'en ferait qu'à sa tête. La morale de Sylvie n'était pas la sienne. Et elle préférait ne pas dire ce qu'elle en pensait. Sylvie était Sylvie. Elle l'aimait... Mais de quel regard elle eût toisé tout autre qui lui eût ainsi parlé!
—Cette pauvre Sylvie!... Elle juge des hommes d'après ceux qu'elle a connus. Mon Julien est d'une autre espèce. Il m'aime comme je suis. Il m'aimera comme je fus. Je n'ai rien à lui cacher. Jamais je ne lui fis tort. S'il y eut un tort commis, je ne l'ai fait qu'à moi-même...
Décidée à parler, envisageant les risques, mais faisant crédit au grand cœur de Julien, elle mit l'entretien sur sa vie passée. D'une commune pudeur, ils avaient toujours évité ce sujet. Mais plus d'une fois, Annette avait lu dans les yeux de Julien ce qu'il brûlait et tremblait de demander, ce qu'il eût voulu savoir et ignorer.
Elle mit tendrement la main sur la main de Julien et dit:
—Mon ami, vous avez toujours été avec moi d'une discrétion si chère!... Je vous remercie. Je vous aime... Mais je dois vous parler enfin de ce que vous ne savez pas de moi et de ce que j'ai été. Il faut que vous me connaissiez. Je ne suis pas sans reproches.
Il fit un geste craintif, qui protestait contre ce qu'elle allait dire, qui peut-être aurait voulu l'empêcher. Elle sourit:
—N'ayez pas peur! Je n'ai pas de grands crimes. Il me semble, du moins. Mais peut-être que je suis trop indulgente pour moi. Car le monde en juge autrement. C'est à vous d'apprécier. Je crois en votre arrêt. Je suis ce que vous déciderez.
Elle commença de raconter. Plus intimidée qu'elle ne voulait le paraître, elle avait préparé à l'avance ce qu'elle devait dire. Mais bien qu'à son jugement ce fût tout simple à dire, cela lui coûtait. Pour vaincre cette contrainte, elle sembla plus détachée d'émotion qu'elle n'était. Elle montrait même, par moments, une pointe d'ironie, qui s'adressait à elle, et qui ne répondait pas au trouble que ce récit remuait: elle s'en aidait pour se défendre... Julien ne comprit point. Il vit dans cette attitude une légèreté choquante, une inconscience.
Elle dit d'abord qu'elle n'était pas mariée. Julien en avait la crainte. Et même, pour être vrai, la muette certitude. Mais il espérait toujours qu'on lui prouverait le contraire. Et qu'Annette le lui dît, qu'il n'y eût plus de doute possible, il en fut consterné. Très catholique au fond, sous son libéralisme de surface, il n'était pas dégagé de l'idée de péché. Sur-le-champ, il pensa à sa mère: elle n'accepterait jamais! Et il prévit les luttes. Il était très épris. Malgré le chagrin que lui faisait l'aveu d'Annette et malgré la réelle déchéance que signifiait pour lui la faiblesse passée, la «faute» de celle qu'il aimait, il l'aimait, il était prêt, pour l'avoir, à lutter contre l'opposition de sa mère. Mais il fallait qu'on l'aidât, qu'Annette le secondât. Il était faible; pour soutenir le combat, il avait besoin de faire appel à toutes ses forces, dont la moindre n'était pas la force d'illusion. Il avait besoin d'idéaliser Annette; et si Annette eût été habile, elle s'y fût prêtée.
Elle vit le chagrin que produisaient ses paroles. Elle s'y attendait; elle en était attristée; mais elle ne pouvait le lui épargner: puisqu'ils vivraient ensemble, chacun devait prendre sa part des épreuves et même des erreurs de l'autre. Mais elle ne se doutait pas du conflit engagé en lui; et si elle l'eût pensé, elle fût restée confiante en la victoire de l'amour.
—Mon pauvre Julien, dit-elle, je vous fais de la peine! Pardonnez-moi. J'en ai aussi... Vous me croyiez meilleure. Vous me mettiez plus haut, trop haut dans votre esprit... Je suis femme. Je suis faible... Du moins, si je me suis trompée, je n'ai jamais trompé. J'étais de bonne foi. Je l'ai toujours été...
—Oui, dit-il hâtivement, j'en suis sûr, n'est-ce pas? Il vous a abusée?
—Qui? demanda Annette.
—Ce misérable... Pardon!... Cet homme qui vous a laissée...
—Non, ne l'accusez pas! dit-elle. C'est moi qui suis coupable.
Elle n'attachait à ce mot de «coupable» que le sens d'un affectueux regret de la peine qu'elle lui faisait; mais il s'en saisit avidement. Il voulait, dans son désarroi, se rattraper à l'idée qu'Annette était une victime séduite, et qu'elle se repentait... Il avait un extrême besoin de cette notion de «repentir»: ce lui était une sorte de compensation pour le dommage qui lui était causé, un baume sur la blessure, qui ne la guérissait pas, mais qui la rendait supportable; ce lui attribuait sur Annette une supériorité morale, dont—pour être juste—il n'eût pas fait emploi. Et enfin, comme il n'avait pas de doute sur le péché d'Annette, il n'en avait pas non plus sur l'obligation du repentir. De l'un et de l'autre sa nature chrétienne était imbue. Les plus libres chrétiens ne s'en délivrent jamais.
Mais Annette était issue d'une autre race d'âme. Les Rivière pouvaient être purs ou impurs, au sens que la morale chrétienne assigne à ce mot; mais s'ils étaient purs, ce n'était pas par obéissance à un Dieu invisible ou à ses représentants trop visibles et à leurs Tables de la Loi; c'est parce qu'ils aimaient la pureté comme une propreté morale, comme une beauté. Et s'ils étaient impurs, ils estimaient que c'était là une affaire entre eux et leur conscience, non la conscience des autres. Annette ne se reconnaissait de comptes à rendre envers personne. Si elle se confessait à Julien, c'était un don d'amour qu'elle lui faisait. Elle ne lui devait, honnêtement, que l'exposé de sa vie. Mais sa vie intérieure, elle ne la lui devait point. Elle la lui livrait volontairement. Elle voyait maintenant que Julien eût préféré qu'elle embellît la vérité. Mais elle était trop fière pour profiter d'une excuse mensongère, dont elle ne sentait nullement le besoin. Elle s'appliqua, au contraire, quand elle comprit ce qu'il voulait lui faire dire, à ce qu'il sût que c'était elle qui s'était donnée à l'amant.
Julien, atterré, ne voulait pas entendre.
—Non, non, je ne vous crois pas, disait-il. Vous êtes trop généreuse! Pour défendre cet homme, qui ne mérite que le mépris, ne vous accusez pas!
—Mais je n'accuse personne, dit-elle, avec simplicité.
Le mot le frappa dans sa conscience; mais il se refusa à comprendre.
—Vous tâchez de le disculper.
—Je n'ai pas à disculper. Il n'y a pas de coupable.
Julien se débattait.
—Annette, je vous en conjure, ne parlez pas ainsi!
—Pourquoi?
—Vous savez bien que c'est mal!
—Mais non, je ne le sais pas.
—Quoi? Vous ne regrettez rien?
—Je regrette de vous attrister. Mais, mon ami, je ne vous connaissais pas alors; j'étais libre de moi, je n'avais de devoirs qu'envers moi.
Il pensait:
—N'est-ce rien?
Il n'osa point le lui dire.
Mais vous le regrettez pourtant? fit-il avec instance. Vous reconnaissez bien que vous vous êtes trompée?
Il ne voulait pas l'accuser. Mais il eût tant voulu qu'elle, elle s'accusât!
—Peut-être, dit-elle.
—Peut-être? reprit-il, accablé.
—Je ne sais pas, dit Annette.
Elle voyait où Julien voulait la faire venir... Peut-être elle s'était trompée, si c'était se tromper que céder à un élan d'amour et de pitié sincères. Peut-être. Oui... «Mais si je puis regretter, dans mon cœur, une erreur sincère, je n'ai pas à m'en excuser. Mon cœur est resté seul avec sa douleur, seul à s'entretenir avec elle, dans le silence. C'est à lui seul, maintenant, de s'entretenir avec ses regrets. Ils ne regardent personne.... Ses regrets?... Soyons vraie jusqu'au bout! Point de regrets!...» Après avoir réfléchi, elle dit:
—Je ne crois pas.
Peut-être exagérait-elle, par réaction contre le pharisaïsme inconscient de Julien.. (Pauvre Julien!...) Mais même aux instants où elle l'aimait le plus, elle ne parvint pas à dire ce mot de regret, qu'il attendait.... «Je voudrais tant le dire!.. Mais je ne peux pas. Ce n'est pas vrai...» Regretter quoi? Elle avait agi, non seulement selon son droit, mais selon son bonheur. Car, si cher qu'elle l'eût acheté, elle l'avait eu: l'enfant. Et elle savait (elle seule) que ce don de l'enfant, loin d'être déshonorant, comme le veut une stupide opinion publique, l'avait purifiée, délivrée pour longtemps de ses troubles, qu'il avait mis en elle l'ordre et la paix... Non, elle ne commettrait jamais la vilenie, pour assurer l'amour futur, de calomnier l'amour passé. Elle gardait même, maintenant, une reconnaissance à ce Roger, qui n'avait été qu'un agent de sa destinée, si inférieur à l'amour et à la flamme de vie qu'il avait allumés...
Julien le sentit jalousement.
—Ah, cet homme, dit-il, vous l'aimez toujours!
—Non, mon ami.
—Mais vous ne lui en voulez pas!
—Pourquoi lui en voudrais-je?
—Et vous pensez à lui?
—Je pense à vous, Julien!
—Mais vous ne l'oubliez pas!
—Je ne sais pas oublier ce qui fut bon pour moi, même s'il cessa de l'être. Ne me le reprochez pas, vous qui m'êtes le meilleur!
Julien avait assez de droiture pour estimer la franchise d'Annette et pour en reconnaître secrètement la noblesse. C'était pour lui un spectacle inattendu, dont la dignité inusitée lui révélait un Nouveau Monde,—la femme nouvelle.—Mais une autre partie de sa nature se révoltait. Il était blessé dans ses instincts de mâle. Il était horrifié dans ses préjugés catholiques et bourgeois. L'idée qu'il avait, qu'il continuait d'avoir d'Annette, était empoisonnée de soupçons dégradants. Au lieu d'être plus sûr d'une femme qui lui livrait son secret avec une entière loyauté, il était moins sûr d'une femme dont la faiblesse passée lui était révélée. Il doutait de sa fidélité à venir. Il pensait à cet autre homme vivant, qui l'avait eue, dont il aurait l'enfant. Il avait peur d'être dupe. Il avait peur d'être ridicule. Il était mortifié, et ne pouvait pardonner.
Dès qu'Annette se rendit compte du dangereux combat qui se livrait dans l'esprit de Julien et qu'elle vit menacé l'espoir qu'elle avait formé, elle trembla. Elle était prise à fond par l'amour qu'elle avait amorcé. Toute sa force d'aimer, toute sa capacité de bonheur, elle les avait placés sur ce Julien. Et en vérité, elle se trompait à moitié. Mais elle ne se trompait qu'à moitié. Julien n'était pas indigne d'elle, ses qualités étaient réelles, elles méritaient l'amour. Si différents qu'ils fussent, ils auraient pu vivre ensemble, avec un peu d'efforts mutuels pour se comprendre et pour se tolérer,—sans doute en souffrant un peu; mais était-ce trop payer de ce peu de souffrance une solide tendresse? Annette lui eût fait du bien, elle l'eût revigoré, elle eût été le grand souffle de confiance en la vie, qui eût gonflé ses voiles, et qui l'aurait poussé où jamais il n'aborderait sans elle. Et la tendresse délicate de Julien, son respect pour la femme, sa pureté morale, même cette candide foi religieuse, qu'Annette ne partageait pas, lui eussent été sains, ils eussent mis dans sa nature passionnée un fond de sécurité, la paix du home et de l'âme dont on est sûr...
Ah! misère des cœurs qui, par un malentendu que leur passion exagère, gâchent leur destinée, et le savent, et se le reprochent, et se le reprocheront toujours, mais ne céderont jamais sur ce qui les sépare: justement parce qu'ils s'aiment trop pour se faire une concession morale, que dédaigneusement ils consentiraient à des indifférents!...
Annette se tourmentait maintenant des inquiétudes qu'elle avait fait lever dans l'esprit de Julien. Julien avait-il raison?... Elle n'était pas infatuée de son propre jugement. Elle cherchait à comprendre les autres façons de juger. Son caractère n'était pas tout à fait formé; son instinct moral était fort, mais ses idées pas encore fixées; elle s'accordait le droit de les réviser. Toute jeune, elle avait reconnu factice la morale de son entourage; et elle n'avait trouvé rien sur quoi s'appuyer, rien que sa raison, qui l'avait souvent abusée. Elle cherchait toujours; elle cherchait d'autres pensées, où elle pût respirer. Et quand elle rencontrait une conscience sincère, comme celle de Julien, elle la scrutait avidement: cette voix répondrait-elle à l'appel de son cœur? Elle aspirait à croire, la révoltée! Elle cherchait, elle cherchait sa patrie morale.. Qu'elle eût souhaité d'entrer dans celle de Julien, de souscrire à ses lois, même si elles la condamnaient! Mais il ne suffit pas de souhaiter. Elle ne le pouvait pas. Ce que voulait Julien, non, ce n'était pas humain!
Elle lui dit tendrement:
—Je comprends que vous me jugiez, comme jugerait le monde. Je ne vous le reproche pas. J'admire les forces conservatrices et le rigorisme de leurs lois. Elles ont leur place dans l'ensemble, et, je le sais, leurs racines sont profondes dans votre race. Il est naturel que vous y obéissiez. Je les respecte en vous... Mais je ne saurais, mon ami, par tous les efforts de ma volonté, renier une action, même blâmée par tous, qui m'a donné mon enfant.... Cher Julien, comment renier ce qui fut ma seule consolation, la joie la plus pure, peut-être, que le ciel m'accordera, de ma vie?... Ne cherchez pas à la flétrir, mais plutôt, si vous m'aimez, partagez mon bonheur! Il n'a rien qui vous fasse injure!...
Elle sentait, en parlant, qu'il ne comprenait pas; elle l'irritait davantage. Et elle était navrée. Que faire cependant? Lui mentir? C'était trop déjà qu'elle eût examiné cette ressource humiliante.... Mais laisser la lézarde s'élargir dans l'affection si chère?... C'était comme si la déchirure s'étendait dans son cœur.—Elle était dans les transes, chaque fois qu'elle se retrouvait en face de Julien: qu'allait-elle aujourd'hui lire sur son visage?...
Et lui, avec cette lâcheté des hommes qui sont certains d'être aimés, il en abusait; il savait qu'il lui faisait du mal, et il le lui faisait. À son tour, il éprouvait son pouvoir. Et il tenait moins à elle, maintenant qu'il était sûr qu'elle tenait à lui...
Tout, elle comprenait tout! Elle se désolait d'avoir livré sa faiblesse. Et elle continuait. Elle s'abandonnait à un sentiment superstitieux: si le destin voulait qu'elle fût la femme de Julien, elle le serait, quoi qu'elle dît; quoi qu'elle dît, elle le perdrait, si c'était son destin...
Mais secrètement, elle voulait croire qu'en échange de sa soumission, le destin la favoriserait, Julien serait touché...
—Je me mets dans tes mains. Pour cela, m'aimeras-tu moins?...
Il se faisait un travail singulier dans l'esprit de Julien. Il l'aimait—non, il la désirait toujours autant,—et qui sait?... (Mais il ne voulait pas savoir...)—Bref, il la voulait toujours. Mais il était sûr maintenant que non seulement sa mère ne consentirait jamais à ce qu'il l'épousât, mais que lui-même ne s'y résoudrait pas. Pour beaucoup de raisons: rancune, vanité blessée, blâme moral, qu'en-dira-t-on, répulsion jalouse... Toutefois, il préférait ne pas insister sur ces raisons... «C'est bon, on vous connaît! Mais ne vous montrez pas!...» Son esprit arrangeait des expédients pour satisfaire à la fois ses raisons cachées et ses désirs....—Annette, dans le passé, s'était affirmée, en amour, femme libre. Il ne l'approuvait pas. Non; mais enfin, puisqu'elle était ainsi, pourquoi ne le serait-elle pas encore, avec lui qu'elle aimait?
Il ne le lui dit pas aussi crûment. Il allégua les impossibilités du mariage—(il en naissait de nouvelles, à mesure qu'elle les réfutait):—obstacles insurmontables, opposition de sa mère, nécessité de vivre avec sa mère, sa situation gênée, Annette habituée à la richesse, au monde... (La pauvre Annette, réduite depuis deux ans à courir le cachet!...) la différence d'esprit et de tempérament... (Ce dernier argument surgit tout à la fin, à l'effroi découragé d'Annette, quand elle croyait avoir surmonté les autres...) Avec une mauvaise foi obstinée, Julien se dépréciait, pour mieux se différencier. Il y avait de quoi rire et pleurer! C'était pitoyable, de le voir chercher tous les mauvais prétextes pour s'esquiver; et elle, oubliant sa fierté, feignait de ne pas comprendre, s'épuisait à trouver des réponses, luttait fiévreusement pour qu'il ne s'éloignât pas.
Il ne s'éloignait pas. Il ne refusait pas de prendre. Il refusait de donner...
Lorsque Annette aperçut le but de ses travaux de contrevallations et ce qu'il voulait d'elle, elle en eut moins de révolte encore que d'abattement. Il ne lui restait plus la force de s'indigner. Lutter, ce n'est plus la peine... Voilà ce qu'il voulait!... Lui!... Le malheureux!...Il ne se connaissait donc pas? Il ne savait donc pas ce qu'il représentait à ses yeux? S'il était l'aimé, c'était pour son sérieux moral. Cela ne lui allait pas du tout, mais pas du tout, de faire le don Juan, le coureur d'amour, l'amant libre! (Car, malgré son chagrin, l'esprit d'Annette gardait sa clarté ironique, et il n'oubliait pas de saisir le comique mêlé au tragique de la vie).
—Mon ami, pensait-elle, avec tendresse, pitié, dégoût, je t'aimais mieux, lorsque tu me condamnais. Ton idée, un peu étroite, mais haute, de l'amour t'en donnait le droit. Tu ne l'as plus, maintenant. Qu'ai-je à faire de ce moindre amour que tu me proposes aujourd'hui, de cet amour sans confiance? Si la confiance manque, il n'y a plus rien entre nous....
Chaque amour a son essence: où l'un fleurit, l'autre se flétrit. L'amour charnel se passe d'estime. L'amour d'estime ne peut se ravaler à la simple jouissance.
—Mais, s'écriait dans son cœur Annette, soulevée de révolte, je serais plutôt la maîtresse du premier passant qui me plaise, que de toi, de toi que j'aime!...
Car, de lui, c'eût été dégradant. Tout ou rien!
Aux suggestions de Julien, elle opposa donc un refus tendre et ferme, qui le froissa. Ils continuaient cependant de s'aimer, en se jugeant sévèrement; et aucun des deux ne pouvait se résigner à la perte du bonheur. Ils étaient Là, s'appelant, se désirant, s'offrant même,—incapables de prononcer la parole qui réunit:—l'un par faiblesse intime, cette débilité morale, qui, à de rares exceptions, (qu'un homme ose le dire!) est le propre de l'homme, et qu'il ne reconnaît pas,—l'autre, par cet orgueil foncier, qui est le propre de la femme, et qu'elle n'avoue pas davantage: car les deux sexes ont été tellement déformés par les conventions morales d'une société bâtie sur la victoire de l'homme qu'ils ont tous deux oublié leur vrai caractère. Le plus faible des deux n'est pas toujours dans la nature celui qu'on nomme ainsi. La femme est bien plus riche en forces de la terre; et si elle est sous les rets que l'homme a jetés sur elle, elle demeure une captive, qui n'a pas renoncé...
Julien entrevoyait les justes raisons d'Annette, et il n'avait aucun doute sur leur droiture; mais il ne pouvait pas faire violence à sa timidité de cœur; il suivait l'opinion du monde, qu'il estimait moins qu'Annette. Seul, il eût accepté le passé d'Annette; mais il ne l'acceptait pas, sous le regard du monde; et il se persuadait que c'était sous le regard de sa conscience. Il n'avait pas la bravoure de prendre pour femme celle qu'il voulait; et il nommait dignité sa pusillanimité. Il n'arrivait pas à se faire complètement illusion; et il en voulait à Annette de ce qu'il ne lui en faisait pas non plus. Du moins, il aurait dû rompre; mais il n'y consentait point. Et lorsque Annette parlait de s'éloigner, il la retenait, hésitait, souffrait, faisait souffrir. Il ne voulait pas plus accepter que renoncer. Il jouait le jeu cruel d'entretenir l'espoir, qu'ensuite il faisait saigner. Il se dérobait, quand elle était le plus aimante, et se faisait plus aimant, quand elle se résignait. Annette avait des cris douloureux de tendresse blessée. Elle se rongeait. Sylvie s'en aperçut et finit par lui arracher la vérité. Elle avait vu Julien, et elle l'avait jugé:
—Il est de ceux qui ne se décident que lorsqu'on les y force. Les moyens ne manquent pas: prends-lui son consentement! Il t'en saura gré, plus tard.
Mais Annette eût trop souffert de la pensée que Julien pût un jour lui reprocher (même s'il ne le disait pas) de l'avoir épousée. Quand il ne lui fut plus possible de ne pas voir la faiblesse irrémédiable du caractère de cet homme et l'inutile espoir d'une décision durable sur laquelle cet esprit inquiet ne cherchât plus à revenir, elle trancha dans le vif. Elle écrivit à Julien de ne plus prolonger un stérile tourment. Elle souffrait, il souffrait; et il leur fallait vivre. Elle devait travailler pour son enfant; et lui, avait sa tâche. Elle l'en avait trop longtemps détourné. Ils s'étaient pris, l'un à l'autre, leurs forces. Ils n'en avaient pas de trop! Puisqu'ils ne pouvaient pas se faire le bien qu'ils avaient souhaité, qu'ils ne se fassent pas de mal! Qu'ils ne se revoient plus! Elle le remerciait de tout ce qu'il avait été.
Julien ne répondit pas.—Et ce fut le silence...
Au fond, se débattaient la rancune, le regret, et la passion blessée...
Leur amour n'était resté un secret pour aucun de ceux qui les entouraient. Léopold l'avait remarqué, avec une irritation qu'il n'avait pu dissimuler à Sylvie. Le souvenir pénible qu'il gardait de sa peu reluisante aventure avait laissé en lui un ressentiment involontaire, qui ne devint pas moins vif, quelques mois après: au contraire! Car il pouvait feindre avec lui qu'il en avait oublié les motifs. Sylvie, déjà en éveil, fut frappée de ses allures bizarres: elle l'observa, et elle ne douta plus: il était jaloux. Selon la logique admirable du cœur, ce fut contre Annette qu'elle en eut: elle la prit en grippe. Son état de santé expliquait, dans une certaine mesure, ces réactions excessives. Mais le malheur est que leur retentissement se prolonge au delà de l'état qui les a causées.
Sylvie accoucha, en octobre, d'une petite fille. Joie pour tous. Annette se montra aussi passionnée pour l'enfant que s'il était le sien. Sylvie n'avait aucun plaisir à le lui voir dans les mains; et son hostilité, jusque-là comprimée, n'essaya plus de se voiler. Annette qui, depuis quelques semaines, avait eu de sa sœur des mots blessants, mais qui les attribuait au malaise passager, n'eut plus moyen de douter de la désaffection de Sylvie. Elle se tut, évitant toute occasion de la contrarier. Elle espérait un retour de l'ancienne tendresse.
Sylvie se rétablit. Les rapports entre les deux sœurs restaient apparemment les mêmes; et un indifférent n'y eût rien trouvé de changé. Mais Annette distinguait en Sylvie une froideur hostile, qui lui faisait mal. Elle eût voulu lui prendre les mains, lui demander:
—Qu'est-ce que tu as? Qu'est-ce que tu as contre moi? Ma chérie, dis-le-moi!
Mais le regard de Sylvie la glaçait. Elle n'osait pas. Elle avait l'intuition que Sylvie, si elle parlait, ce serait pour dire des choses irréparables. Mieux valait se taire. Annette sentait chez sa sœur une volonté d'injustice, contre laquelle on ne pouvait rien.
Un jour, Sylvie dit à Annette qu'elle voulait avoir un entretien avec elle. Annette, le cœur battant, se demandait:
—Que va-t-elle me dire?
Sylvie ne dit rien qui pût offenser Annette, pas un mot de ses griefs. Elle lui parla de mariage.
Annette, doucement, écarta le sujet. Mais Sylvie, insistant, proposait un parti: un ami de Léopold, une sorte de courtier d'affaires, vaguement journaliste, qui avait un certain chic, des manières d'homme du monde, des ressources variées, (trop variées), qui vendait des autos et de la publicité, servait d'intermédiaire entre des industriels et la clientèle des cercles et des salons, et touchait des commissions des deux côtés. Il fallait que Sylvie eût bien changé à l'égard de sa sœur, pour lui offrir un tel choix; et Annette fut sensible au manque d'affection que marquait cette méconnaissance voulue. Elle arrêta d'un geste l'exposé de la candidature. Sylvie le prit mal, demandant si Annette trouvait le parti au-dessous de ses prétentions. Annette dit qu'elle ne prétendait à rien qu'à vivre seule. Sylvie répliqua que c'est facile à dire; mais quand on veut vivre seule, il faut d'abord le pouvoir.
—Est-ce que je ne le puis pas?
—Toi! je t'en défie bien!
—Tu es injuste. Je puis gagner ma vie!
—Avec le secours des autres!
Il y avait dans le ton, plus encore que dans les mots, une intention blessante. Annette rougit, mais elle ne la releva pas; elle ne voulait pas en venir à la brouille.
Dans les semaines suivantes, la mauvaise humeur de Sylvie s'afficha: tous les prétextes lui étaient bons, le moindre désaccord dans la conversation, un détail d'habillement, un retard d'Annette au dîner, le bruit que faisait le petit Marc dans l'escalier. Plus de sorties ensemble. Si l'on avait convenu d'une promenade pour le dimanche, elle partait, sans prévenir, avec Léopold, prétextant l'inexactitude d'Annette. Ou, au dernier moment, elle décommandait la réunion projetée.
Annette voyait que sa présence était à charge. Elle parla timidement de chercher un logement dans un autre quartier, moins éloigné de ses leçons. Elle espérait qu'on allait se récrier, la prier de rester. On fit semblant de ne pas avoir entendu.
Elle fut lâche, elle resta. Elle s'accrochait à cette affection, qu'elle sentait lui échapper. Ce n'était pas seulement Sylvie qu'elle ne voulait point quitter. Elle s'était attachée à la petite Odette. Elle supporta plus d'un froissement pénible, sans paraître les remarquer. Elle espaça ses visites.
C'était encore trop souvent pour Sylvie. Elle n'était certes pas revenue à son état normal. Une jalousie maladive la travaillait. Une fois qu'Annette innocemment jouait avec Odette, sans tenir compte d'un sec avertissement, que Sylvie lui avait intimé de cesser, Sylvie se leva irritée et lui arracha des bras la fillette. Et elle dit:
—Va-t'en!
Il y avait dans ses yeux une telle animosité qu'Annette, saisie, lui dit:
—Enfin, qu'est-ce que je t'ai fait? Ne me regarde pas ainsi! je ne peux pas le supporter. Tu veux que je m'en aille? Tu veux que je ne revienne plus?
—Tu as fini par comprendre, dit Sylvie, méchamment.
Annette pâlit. Elle cria:
—Sylvie!
Avec une rage froide, Sylvie continua:
—Tu vis à mes dépens. C'est bien. C'est bien, mais c'est assez. Mon mari et ma fille sont à moi. Bas les mains!
Annette, les lèvres blanches, répétait:
—Sylvie!... Sylvie!... d'un accent angoissé.
Puis soudain, elle aussi, un emportement la prit. Elle cria:
—Malheureuse! Tu ne me reverras jamais!
Elle courut à la porte, et partit.
Honteuse de sa violence, Sylvie affectait de ricaner:
—On la reverra, ce soir.
Annette sortit de l'appartement de Sylvie, avec la volonté de n'y plus jamais rentrer. Elle pleurait. Elle brûlait de honte et de colère. Ces deux natures passionnées ne pouvaient cesser de s'aimer, sans approcher de la haine.
Impossible pour Annette de rester sous le même toit! Si elle en eût eu les moyens, elle eût déménagé le lendemain. Heureusement pour elle, il fallait se plier aux nécessités pratiques: donner congé, chercher un nouvel appartement. Dans sa première fureur, elle eût plutôt mis ses meubles au dépôt et campé à l'hôtel. Mais ce n'était pas le moment de gaspiller son argent. Elle en avait fort peu mis de côté; ce qu'elle gagnait était à mesure dépensé; même sans recourir à l'aide de sa sœur, le sentiment d'y pouvoir faire appel, en cas de besoin, lui donnait une sécurité qui la dispensait des soucis trop criants d'avenir. Lorsqu'elle voulut établir maintenant le compte de ce qu'il lui faudrait pour vivre, elle dut, à sa mortification, reconnaître que, livrée à ses seules ressources, son travail actuel n'eût pas suffi à son entretien. Les dépenses étaient allégées par le voisinage des deux sœurs et la communauté d'une partie des repas. Les habillements du petit étaient des cadeaux de Sylvie; et pour les robes d'Annette, elle ne faisait payer que le prix de l'étoffe. Sans parler des objets empruntés, de tout ce qui étant à l'une pouvait servir aux deux, des menus présents, des promenades du dimanche, de ce modeste superflu qui éclaire l'uniformité quotidienne. Et puis, le crédit dont sa sœur jouissait dans le quartier faisait bénéficier Annette d'une certaine latitude de payement. À présent, il fallait calculer toutes les dépenses payées comptant. Les débuts seraient rudes. Déménagement, arrhes, frais d'installation. Et la grosse question: la surveillance de l'enfant. Question contradictoire: car il faut gagner pour l'enfant; pour gagner, il faut sortir de chez soi; et qui veillera sur l'enfant? Annette se rendait compte qu'elle ne serait jamais venue à bout de telles difficultés, si elles s'étaient posées plus tôt, quand Marc était tout petit. Comment faisaient les autres femmes? Annette plaignait les malheureuses, et elle était humiliée.
Mettre l'enfant en pension? Il était maintenant d'âge à aller au lycée. Mais elle se refusait à l'enfermer dans ces ménageries. Ce qu'elle avait entendu dire des collèges anciens—(les choses se sont un peu améliorées, depuis)—ce que son instinct flairait de cette promiscuité physique et morale, lui faisait regarder comme un crime d'y jeter son enfant. Elle voulait croire que le petit en eut souffert... Qui sait? Peut-être qu'il en eût été bien aise, pour lui échapper, à elle! Mais quelle mère peut imaginer qu'elle pèse à son enfant?... Elle ne consentit même pas à le mettre en demi-pension. Elle se donnait pour raison la santé délicate de Marc: il avait besoin d'une nourriture spéciale; elle devait surveiller ses repas. Mais pour être de retour à l'heure des repas, quand ses leçons l'obligeaient quelquefois à courir à l'autre bout de Paris, c'étaient de grosses fatigues. Aller, venir, toujours en mouvement. Et les leçons ne suffisaient pas. Il se présentait toujours quelque dépense urgente, sur quoi l'on ne comptait pas. Le petit grandissait beaucoup; et Annette regrettait qu'il ne fût pas comme les petits haricots, qui ne s'allongent jamais plus vite que leur pelure. Il fallait le vêtir. Annette ne pouvait non plus se permettre de négliger sa toilette: à défaut de sa fierté, son métier l'eût obligée. Elle devait donc trouver des ressources nouvelles. De la copie en chambre, un travail d'étrangère ou une traduction à revoir: (tâche ingrate, peu payée); quelque secrétariat d'œuvre, un ou deux matins par semaine: (mal rétribué aussi); mais le tout, mis ensemble, devenait suffisant. Gagner par tous les moyens! Annette cumulait. Elle se fit détester des concurrentes affamées, auxquelles elle se heurta de nouveau, dans sa chasse au pain. Mais cette fois, tant pis! Plus de sentimentalité! Il lui fallait passer. On ne se retournait pas pour ramasser ceux qui étaient tombés. Elle avait bien parfois la vision au passage de quelque figure crispée, qui la dévisageait avec des yeux hostiles, quelque rivale évincée, à qui elle eût volontiers porté aide, en d'autres jours. Tant pis! On n'a pas le temps. Il s'agissait d'arriver la première. Elle savait maintenant où trouver le travail, et par le plus court chemin. Ses diplômes, sa licence, lui assuraient une supériorité. Et elle n'ignorait pas qu'elle en avait une autre: sa cote personnelle, ses yeux, sa voix, sa mise, l'art de dompter les clients. Entre elle et d'autres postulantes, on hésitait rarement. Les sacrifiées ne le lui pardonnaient point.
Sa vie nouvelle s'ordonnait sur un plan d'une saine rigueur. Pas un vide pour les pensées inutiles. Au jour le jour. Chaque jour était plein comme une noix, plein et dur. Après le tremblement des premières semaines, où elle ne savait pas si elle arriverait à vivre et faire vivre son fils, elle s'habitua, se rassura, elle finit même par éprouver un plaisir de la difficulté vaincue. Sans doute, aux rares instants où la nécessité d'agir ne tenait plus son esprit tendu, quand, le soir, elle posait sa tête sur l'oreiller, elle avait des minutes, avant de s'endormir, où se pressaient les calculs, les préoccupations de budget... Si elle tombait en route?... Malade?... Je ne veux pas!... Paix, il faut dormir... Heureusement, elle était lasse; le sommeil ne se faisait pas attendre. Et quand revenait le jour, il n'y avait plus de place pour les « si » et les appréhensions. Plus da place pour ce qui énerve, alanguit, dissout l'âme. La gêne et le travail mettaient chaque chose à son rang. Ce qui est nécessaire. Et ce qui est de luxe...
Ce qui est nécessaire: le pain quotidien. Ce qui est de luxe: les problèmes du cœur... L'eût-elle imaginé! Ils lui paraissaient, maintenant, secondaires... Bon pour ceux qui ont trop de temps! Elle n'en avait ni trop, ni trop peu. Juste assez. Une pensée par action, et pas une de plus. Alors, en pleine force, elle se sentait comme une barque bien calée, qui est lancée sur les flots.
Elle était dans sa trente-troisième année; et rien n'avait encore usé ses énergies. Elle s'apercevait que, non seulement elle n'avait pas besoin de tutelle, mais qu'elle était plus forte, sans appui. La dureté de vivre la revigorait. Et le premier bienfait fut de la débarrasser de l'obsession de Julien, de la nostalgie de l'amour, qui, sourde ou violente, empoisonnait toutes ses années passées. Elle découvrait combien elle avait été affadie de rêves sentimentaux, de douceur, de tendresse, de sensualité hypocrite: et d'y penser seulement lui répugnait. Avoir affaire aux rudesses de la vie, subir son contact blessant, devoir être dure soi-même,—c'est bon, c'est vivifiant. Toute une partie d'elle-même, la meilleure peut-être, à coup sûr la plus saine, renaissait.
Elle ne rêvait plus. Elle ne se tourmentait plus. Même plus de la santé de son enfant. Quand il était souffrant, elle faisait ce qu'il y avait à faire. Elle n'y pensait pas, avant. Elle n'y pensait plus, indéfiniment, après. Elle était prête à tout, elle avait confiance. Et c'était la meilleure médecine. En ces premières années de labeur acharné, elle ne fut pas malade, un jour; et le petit ne lui causa aucune vraie inquiétude.
Sa vie intellectuelle n'était pas moins réduite que sa vie sentimentale. Elle n'avait presque plus le temps de lire. Elle aurait dû en souffrir... Point! l'esprit y suppléait par ses propres ressources. Il avait assez à faire de classer ses nouvelles découvertes. Car, en ces premiers mois, elle découvrit beaucoup; elle découvrit tout.—Pourtant, qu'y avait-il de changé? Le travail, elle le connaissait: (elle croyait le connaître). Et cette ville, ces gens étaient les mêmes, aujourd'hui qu'hier...
Mais du jour au lendemain, tout fut changé. De l'heure où elle commença de chercher son pain, ce fut la vraie découverte. L'amour ne l'avait pas été. Même pas la maternité. Elle les portait en elle. Et sa vie n'en avait exprimé qu'une faible partie. Mais à peine eut-elle passé dans le camp de la pauvreté, elle découvrit le monde.
Le monde est autre, selon qu'on le regarde d'en haut ou d'en bas. Annette était maintenant dans la rue, entre les rangées de maisons qui s'allongent: on voit l'asphalte, la boue, la menace des autos et le flot des passants. On voit le ciel là-haut—(rarement lumineux)—là-haut, quand on a le temps! L'entre-deux disparaît: tout ce qui faisait l'objet de la vie d'avant, la société, les entretiens, les théâtres, les livres, le luxe du plaisir et de l'intelligence. On sait bien qu'il est là, on l'aimerait peut-être; mais autre chose à penser!... Regarder à ses pieds, devant soi, se garer, aller vite... Tous ces gens, comme ils courent!... D'en haut, on ne voyait que la flânerie de la rivière; elle paraît calme, et l'on n'aperçoit pas la violence du courant. La course, la course au pain...
Mille fois, Annette avait pensé à l'état où elle se trouvait aujourd'hui, au monde du travail et de la gêne. Mais ce qu'elle pensait alors ne ressemblait en rien à ce qu'elle pensait maintenant qu'elle en faisait partie...
Hier, elle croyait à l'axiome démocratique des Droits de l'humanité; et l'injustice lui semblait que la masse en pût être frustrée.—Aujourd'hui, l'injustice,—(s'il était encore question de juste et d'injuste)—c'était qu'il y eût des droits pour des privilégiés. Il n'y a pas de Droits. L'homme n'a droit à rien. Rien ne lui appartient. Il faut qu'il conquière chaque chose, à nouveau, chaque jour. C'est la Loi: « Tu gagneras ion pain, à la sueur de ton front. » Les Droits sont une fourbe invention du combattant fourbu, pour sanctionner le butin de sa victoire passée. Les Droits ne sont que la force d'hier, qui thésaurise.—Mais le droit vivant, l'unique, c'est le travail. La conquête de chaque jour... Quelle vision soudaine du champ de bataille humain! Elle n'effrayait point Annette. La vaillante admettait ce combat, comme une nécessité; et elle la trouvait juste, parce qu'elle était «en forme», jeune et robuste. Si elle vainquait, tant mieux! Si elle était vaincue, tant pis! (Elle ne serait pas vaincue...) Elle n'avait pas renoncé à la pitié. Mais elle avait renoncé à la faiblesse. Le premier des devoirs: «Ne sois pas pusillanime!»
À la lumière nouvelle de cette loi du travail, tout s'éclairait pour elle. Les anciennes croyances étaient mises à l'épreuve. Et une nouvelle morale, sur les ruines de l'ancienne, s'élevait cimentée sur cette base héroïque. Morale de la franchise, morale de la force, non du pharisaïsme et de la débilité... Et, posant sous ce jour les doutes qui la travaillaient, celui surtout qui lui tenait au plus profond du cœur:—«Ai-je eu le droit à mon enfant?»—elle se répondit:
—Oui, si je puis le faire vivre, si je sais en faire un homme. Si je le puis, c'est bien. Si je ne puis pas, c'est mal. C'est la seule morale, toute autre est hypocrite...
Cet arrêt inflexible redoubla sa vigueur et sa joie à lutter...
Elle méditait ainsi, le jour, tandis que dans Paris elle marchait, allant d'une tâche à l'autre. La marche excitait sa pensée. Maintenant que l'action quotidienne était méthodiquement réglée, le rêve reprenait ses droits. Mais le rêve éveillé, clair, précis, le rêve sans brouillard. Plus le temps lui était mesuré, plus il profitait des moindres interstices; comme un lierre, il montait, tapissant les murailles des jours. Annette confrontait à ses conceptions élargies de la vraie morale humaine les expériences de sa journée. Travail et pauvreté lui dessillaient les yeux. Elle perçait d'un regard neuf le mensonge de la vie moderne, qu'elle n'avait pas remarqué lorsqu'elle y était engluée. La monstrueuse inutilité de cette vie—des neuf dixièmes de cette vie—particulièrement pour les femmes... Manger, dormir, procréer... Oui, c'est le dixième utile. Mais le reste?... Cette «civilisation?» Ce qu'on appelle: «penser»?... L'homme—( vulgus umbrarum )—est-il vraiment fait pour penser? Il veut se le persuader, il s'en est suggéré l'attitude, et il s'y croit tenu, comme à des gestes consacrés. Mais il ne pense point. Il ne pense point devant son journal, ni devant son bureau, devant la roue qui tourne des actes quotidiens. La roue tourne avec lui, tourne à vide. Pensent-elles, ces jeunes filles, qu'Annette est chargée d'instruire? Qu'entendent-elles des mots qu'elles écoutent, lisent, disent? À quoi se réduit leur vie? Quelques instincts énormes et mornes, qui couvent dans la torpeur, sous des amas de fanfreluches. Désir et jouir... La pensée est aussi une de leurs fanfreluches. Qui trompe-t-on?—Soi... La robe de cette civilisation, son luxe, son art, son mouvement et son bruit,—(ce bruit! un de ses masques, pour se faire croire qu'elle court à un but! Quel but? Elle court, pour s'étourdir...)—qu'y a-t-il là-dessous? Le vide. Ils s'en font gloire. Ils se font gloire de leurs oripeaux, de leurs mots, de leurs grelots. Comme ils sont rares, les hommes où se manifeste l'éclair de la Nécessité!... Mais la Bête millénaire ne comprend rien à la voix de ses dieux et de ses sages: ce n'est pour elle qu'un grelot de plus. Elle ne sort pas du cercle du désir et de l'ennui... Oh! que la société humaine, que l'Homme est une construction factice! Elle tient par l'habitude. Elle croulera, d'un coup...
De tragiques pensées. Elles n'assombrissaient pas l'ardente Annette. C'est le souffle intérieur qui fait joie ou tristesse, ce ne sont pas les idées. Sous un ciel non troublé, une âme anémique périt de mélancolie. Une âme vigoureuse, exposée aux rafales, s'enveloppe allègrement des ombres comme du soleil. Elle sait bien qu'ils alternent.—Annette rentrait parfois accablée de fatigue, et l'avenir sans lumière. Elle se couchait, dormait; au milieu de la nuit, une bouffonnerie de rêve l'éveillait en riant. Ou bien, le soir, elle veillait, le front penché sur l'ouvrage; les doigts allaient leur chemin; le cerveau allait le sien, et brusquement sur la route cueillait une pensée burlesque: la voilà égayée! Elle doit faire attention à ne pas rire trop haut, pour ne pas éveiller Marc. Elle dit: «Je suis idiote!» en s'essuyant les yeux. Mais elle est allégée. Ces détentes puériles, ces soudaines réactions: héritage salutaire, qui lui vient de sa race. Quand le cœur est plein de nuages, la bise de la joie se lève. Et les chasse.
Non, il n'était pas besoin de distractions, de livres! Annette avait assez à lire en elle. Et le plus passionnant des livres: son fils.
Il était près de sa septième année. Il avait subi le changement de milieu, bien plus aisément qu'on n'eût imaginé. Désagréable ou non, c'était un changement. Lui-même alors muait, comme un petit serpent.... Ingrate enfance! Toutes les gâteries de Sylvie et toutes ses cajoleries—(elle était si certaine de son pouvoir sur lui!)—il s'en passa parfaitement. Après quarante-huit heures, il n'y pensait même plus.
Ce n'est jamais ce qu'on croit qui plaît ou déplaît à l'enfant. Marc apprécia d'abord, dans sa vie nouvelle, le lycée, où sa mère l'envoyait en le plaignant,—et les heures de solitude, où personne ne pouvait s'occuper de lui.
Annette s'était installée dans un petit cinquième, sur la populeuse rue Monge. Escalier raide, logement exigu, bruit au dehors; mais de l'espace par-dessus les toits: ce lui était nécessaire; le bruit ne la gênait pas: elle était Parisienne, habituée au mouvement, elle en avait presque besoin; et elle rêvait d'autant mieux, en plein tohubohu. Peut-être sa nature s'était-elle aussi transformée, avec la maturité; la plénitude de vie physique et le travail régulier lui avaient donné un aplomb, une solidité nerveuse, qu'elle n'avait pas toujours connus et qui ne dureraient pas toujours.
Le logement se composait, sur la rue, de la chambre d'Annette, qui servait de salon (le lit formait divan), de la petite chambre de Marc, et d'un étroit réduit, en retrait d'angle, avançant entre deux rues. De l'autre côté du couloir, obscur en plein midi, la salle à manger sur la cour, et une cuisine où le fourneau et l'évier prenaient presque toute la place.
Entre la chambre de la mère et celle de l'enfant, la porte restait ouverte; et Marc était trop petit pour protester. Il se trouvait à cet âge indécis qui flotte entre la première enfance asexuée et le premier éveil incertain du petit homme. Il n'était plus dans l'une, et pas encore dans l'autre. Il lui arrivait encore de courir de son lit dans celui de sa mère, le matin du dimanche; et il se laissait, aux grands jours, faire la toilette par elle, des pieds à la tête. À d'autres jours, il avait des effarouchements pudibonds. Aussi, des curiosités. Et surtout, des accès de cachotterie, qui ne voulait pas être troublée. Il fermait sournoisement sa porte. Annette la rouvrait. Il ne pouvait faire un mouvement, sans qu'elle l'entendît. C'était assommant! Mais il pouvait aussi ne faire aucun mouvement. Alors, elle l'oubliait, pendant un peu de temps. Pas longtemps!...
Heureusement, Annette n'était pas toujours là. Elle devait sortir. Marc allait à son lycée, qui n'était pas éloigné. Annette l'y conduisait, le matin, et, quand elle était libre,—(rarement)—l'après-midi. Mais elle ne pouvait l'y reprendre, pour le ramener au logis: car c'était l'heure de ses leçons. Il devait rentrer seul, et elle s'inquiétait. Elle avait tâché de s'entendre avec une famille voisine, pour que la domestique, en ramenant l'autre enfant, prît Marc. Mais cela ne faisait pas l'affaire de Marc; et il filait, avant. Alors, fier et craintif, il revenait seul, et seul il s'enfermait dans l'appartement. Jusqu'au retour de sa mère, il avait de bons moments! Annette le grondait de son indépendance. Mais elle n'était pas trop fâchée—(elle ne s'avouait pas ce mauvais sentiment)—qu'il se passât de camarade. Elle se méfiait des camarades. Elle ne voulait pas qu'on pût lui gâter son fils... Son fils! Elle est donc bien sûre qu'il est à elle? Certes, elle fait effort pour comprimer son amour égoïste. Ce n'est plus, comme au temps où il était tout petit, le besoin aveugle et glouton d'absorber le petit être dans sa passion. Elle voit en lui maintenant une personnalité. Mais cette personnalité, elle se persuade qu'elle en a la clef, qu'elle sait mieux que lui ses lois et son bonheur; elle veut la sculpter à l'image de son Dieu caché. Comme la plupart des mères, se jugeant incapable de créer par elle seule ce qu'elle veut, elle rêve de le créer par celui qu'elle a fait de son sang: (le rêve éternel, éternellement déçu, de Wotan!.)
Mais pour le façonner, il faudrait le saisir. Ne pas le laisser échapper!... Elle fait tout pour l'envelopper. Trop. Chaque jour, il échappe davantage. Elle a l'impression décourageante qu'elle le connaît moins, chaque jour. Elle connaît bien une chose: son corps, sa santé physique, ses maladies, les moindres symptômes; elle a une intuition qui ne la trompe pas. Elle le tient devant elle, le lavant, le palpant, le soignant,... ce cher corps fragile de petit androgyne... On le dirait transparent... Mais qu'est-ce qu'il y a dedans? Elle le mange des yeux, des mains, il lui est tout livré...
—Dieu! que je t'aime, petit monstre! Et toi, est-ce que tu m'aimes?
Il répond poliment:
—Oui, maman.
Mais qu'est-ce qu'il pense, au fond?
Marc n'avait, à sept ans, presque aucun trait de famille. Annette avait beau l'explorer, quêter une ressemblance, tâcher de se l'inventer... Non, il ne lui ressemblait pas, ni la forme du front, ni des yeux, ni des lèvres, cette sorte de gonflure caractéristique des Rivière, et spécialement d'Annette,—comme si la volonté, l'ardeur intérieure, faisaient lever la pâte.—Tout au plus, la couleur de l'iris, mais perdue dans un monde étranger... Quel monde? Celui du père? Les Brissot? Non plus! Du moins, pas encore. Annette, jalousement, disait:
—Jamais!
Pourtant, lui eût-il tant déplu de retrouver dans les traits de son fils quelque trace de Roger? N'en aurait-elle pas éprouvé une jouissance obscure? Elle avait maintenant pour le souvenir de celui à qui elle s'était donnée un mélange de rancune et d'attrait inconfessés,—attrait qui s'adressait moins au vrai Roger qu'à celui qu'elle avait rêvé,—et en somme c'était à ce rêve qu'elle s'était donnée. Si elle l'eût revu dans l'image de son fils, elle en eût ressenti une étrange victoire, le sentiment de lui avoir arraché cette forme qu'elle avait aimée, pour la peupler de son âme à elle. Oui, les traits de Roger, elle les eût accordés à Marc, pourvu que l'esprit lui ressemblât, à elle.
Mais il ne ressemblait ni à lui, ni à elle. La physionomie de Roger, qui manquait de l'accent original des Rivière, avait une beauté de lignes, simples, régulières: c'était un livre facile à déchiffrer.—Mais ce visage d'enfant, le sens de cette figure... Comment dire? Il fuyait...
De jolis traits fins, mais pas proportionnés, front étroit, menton efféminé, les yeux un peu bridés, le nez... (À qui ressemblait-il, ce nez effilé aux arêtes minces, et long?)... et cette bouche grande et maigre aux lèvres pâles, qui couraient un peu de travers?... Même quand il était immobile, sol mouvant; l'air incertain, changeant... Sans doute, il cherchait sa forme; il oscillait encore; mais dans quelle direction allait-il se décider? Ou sa décision serait-elle de n'en avoir point?
Il était, depuis sa grave maladie, un enfant qu'au premier regard on eût dit nerveux et impressionnable, (qui, peut-être, l'était), mais qui, lorsqu'on l'observait, déconcertait par ses manières tranquilles, son air indifférent, son expression fermée. Pas désagréable, pas maussade, ne disant pas non...
—Oui, maman...
Mais on s'apercevait ensuite qu'il ne tenait aucun compte de ce qu'on avait dit: il n'avait pas écouté... Il n'avait pas écouté? Difficile à savoir!... Et il la regardait, pour voir ce qui allait se passer. Et elle le regardait... Ce petit sphinx!... D'autant plus sphinx qu'il ne savait pas qu'il l'était. Il ne se connaissait pas plus qu'Annette ne le connaissait. C'était le cadet de ses soucis! À sept ans, on ne cherche plus et pas encore à se connaître, soi. Mais, en revanche, il cherchait à la connaître, elle, sa maîtresse et servante. Et il avait du temps pour cela, puisqu'elle l'enfermait avec elle, pendant des jours. Ils s'observaient mutuellement. Mais elle n'était pas de force!
Annette se trompait, en pensant qu'il ne ressemblait à personne de sa connaissance. Il avait dans l'esprit des analogies étonnantes avec le grand-père Rivière. Mais Annette, quoi qu'elle crût, avait fort mal connu son père. Il l'avait trop séduite pour qu'elle eût jamais vu le vrai Raoul Rivière. À peine quelques soupçons, surtout depuis la lecture de la fameuse correspondance. Elle n'avait pas voulu s'y arrêter. Elle préférait garder—même en les replâtrant—ses souvenirs pieux et tendres, un moment ébranlés. Et puis, elle n'avait connu que le Raoul dernière manière. Mais si le vieux Rivière avait pu revenir pour inspecter, comme il savait faire, le petit bâtard, il eût dit:
—Je recommence.
Il ne recommençait pas. Rien ne recommence jamais. Il revenait, en détail...
Jeux malicieux du sang! Par-dessus la tête d'Annette, ils se donnaient la main, les deux compères. Et l'un des caractères les plus frappants que la franche Annette avait transmis du grand-père au petit-fils, était une aptitude remarquable à dissimuler! Non par besoin de mensonge. Un Raoul Rivière avait assez de mépris bonhomme pour ses contemporains et se sentait assez fort, pour qu'il n'eût jamais craint, s'il lui avait plu, de se montrer tout nu. (Il lui avait plu souvent, et l'on citait de lui des mots féroces, qui emportaient le morceau).... Mais non! C'était plaisir gratuit, humour burlesque, une vocation de théâtre, le goût malicieux de se grimer moralement, afin de mystifier les gens. Le petit en avait hérité, certes innocemment. Son âme inconsistante encore et très hétérogène, nullement bouffonne au fond, s'était glissée en naissant dans ce sac à malices; et elle usait des organes que Nature lui avait faits. De même que si elle fût entrée dans le corps d'une bête à poil ou à plumes, elle eût essayé son bec, ses griffes ou ses ailes,—habillée d'un pan de la défroque du vieux Rivière, elle retrouvait d'instinct les ruses du grand-père.
Il se tenait sur ses gardes devant les grandes personnes, et il savait lire en elles ce qui le concernait: son génie d'attention était aiguillé de ce côté. Alors, quand il voyait ce qu'ils s'imaginaient qu'il était, il l'était. À moins qu'il ne lui prît fantaisie de les contrarier, parce qu'ils l'agaçaient, ou bien pour s'amuser.
Une de ses occupations était de démonter le mécanisme de ces jouets vivants, de chercher leurs ressorts cachés, leurs points faibles, de les tâter, d'en jouer, de les faire «marcher». Ce n'est pas très difficile: ils sont assez grossiers, et ils ne se méfient pas.—En premier lieu, sa mère.
Elle l'intriguait. Il y avait de l'énigme en elle. Il avait entendu des allusions à son sujet, dans l'atelier de Sylvie, alors qu'il était assis aux pieds des ouvrières, sans qu'on pensât à lui. Il n'y comprenait pas grand'-chose. Mais cela ajoutait au mystère; et il interprétait. Deviner, inventer... Dans ce corps de furet aux aguets, immobile, les yeux brillants, l'esprit toujours en mouvement.
Maintenant qu'enfermé avec elle, souvent pendant des jours; à cause de sa mauvaise santé, de ses rhumes d'hiver, et de l'avide affection de sa mère, elle était sa principale ressource, il l'épiait curieusement, chantonnant, bricolant, poursuivant ses autres occupations—car l'esprit de l'enfant est, comme ses guibolles, agile et bondissant, il a beau vous tourner le dos, il vous regarde avec des yeux derrière la tête, et ses oreilles de chat comme des girouettes girent aux sons de voix. Si cette attention à feux tournants chasse trois ou quatre lièvres à la fois, il ne perd jamais la piste, il s'amuse, il sait bien que demain il recommencera... Le lièvre se laissait prendre. Expansive, emportée, prodigue dans ses sentiments, Annette ne lésinait point: elle se dépensait sans compter.
Tantôt elle lui parlait, comme è un tout petit:—et elle le blessait, il la trouvait ridicule. Tantôt elle lui parlait, comme à un camarade de pensée, trop âgé:—et elle l'ennuyait, il la trouvait rasante. Tantôt elle se laissait aller à penser tout haut, monologuer devant lui, comme s'il ne pouvait comprendre:—et il la jugeait baroque, il l'observait sévèrement, moqueusement. Il ne la comprenait pas; mais ne pas comprendre n'a jamais dispensé de juger.
Il avait adopté une attitude factice, qui lui était commode, car elle pouvait s'appliquer à tous les cas: la politesse impertinente et distraite d'un enfant bien élevé, qui fait semblant d'écouter, parce qu'il y est obligé, mais que cela n'intéresse nullement: il a ses affaires, et quand vous lui parlez, attend que vous ayez fini.—À d'autres moments, il s'amusait à jouer le caressant, pour lui faire plaisir. Il savait que sa mère ne manquerait pas d'exploser de bonheur. La bonne femme y allait de tout son cœur. Quand elle tombait dans ses panneaux, il avait pour elle un peu de mépris affectueux. Quand elle agissait d'une façon qu'il n'avait pas prévue, il était irrité, mais il l'estimait davantage.
Il n'était pas capable de tenir un rôle longtemps. Un enfant est trop souple et toujours sautillant. Une minute après qu'il avait fait le joli cœur et qu'il la ravissait par ses effusions, il ne se gênait pas pour trahir crûment son indifférence. Annette était déconcertée.
Il arrivait qu'elle n'y tînt plus de déception, d'agacement, surtout aux rares moments où un vague soupçon l'avertissait que Marc s'obstinait dans un rôle. Alors, avec sa violence,—(nous en demandons pardon aux pédagogues modernes)—elle le claquait nerveusement... Vraiment, elle allait contre tous les bons principes et la dignité de l'enfant! Aux yeux d'une Anglo-Saxonne, la pauvre Annette se déshonore à jamais. Mais entre vieux Français, nous n'en sommes plus à un de ces déshonneurs près... « Qui bene amat... » L'adage fleurit toujours dans les familles bourgeoises, qui ont conservé quelque teinture du latin. Nous avons tous été « bien aimés ». Et nous jugions, au fond, comme le fils d'Annette, que les trois quarts du temps nous ne l'avions pas volé. Mais si, comme lui, nous n'en aimions pas moins celle qui nous claquait, les claques lui faisaient perdre, c'est vrai, un peu de son prestige. Avouons-le, c'était peut-être pour cela que nous—Marc et nous—les provoquions!...
Il avait beau jeu, après, pour faire la victime brutalisée. Et Annette se reprochait son abus de force. Elle se sentait fautive. Il lui fallait chercher à rentrer en grâce. Il l'attendait venir...
Triomphe de la faiblesse! C'est une arme que les femmes sont expertes à manier. Mais la plus femme des deux était ici l'enfant. Cette jeune chair, encore toute baignée du lait maternel, est plus qu'à demi féminine. Et elle a de la fille les ruses et les roueries. Annette était désarmée. Auprès du petit fripon, elle était le sexe fort. Le stupide sexe fort, qui est honteux de sa force et cherche à se la faire pardonner. La partie n'était pas égale. Le petit la bernait.
Il n'était pourtant pas un rusé comédien, qui s'amuse. Il avait plus d'une nature, ainsi que le grand-père. Bien peu avaient pu voir celle qui se cachait sous le masque moqueur du vieux Rivière. Le drame que recouvrent parfois le cynisme bouffon et l'appétit jouisseur de certains conquérants. Raoul avait eu ses sombres abîmes, qu'il ne montrait pas. Il y en a plus souvent qu'on ne croit sous le rire gaulois. On les garde pour soi. Annette, qui avait les siens, n'en avait jamais livré le secret à son père; et elle n'avait pas plus connu ceux de son père qu'elle ne connaîtrait ceux de son fils. Chacun restait muré dans sa vie intérieure. Une étrange pudeur. On rougirait moins d'étaler ses vices et ses appétits—(Raoul en faisait parade)—que le tragique de l'âme.
Marc en avait sa part. Un enfant qui vit seul, sans frère et sans compagnon, a du temps pour errer dans ces caves de la vie. Elles étaient bien profondes et bien vastes, les caves des Rivière. La mère et l'enfant auraient pu s'y rencontrer. Mais ils ne se voyaient pas; ils passèrent l'un près de l'autre, plus d'une fois, en se croyant très loin. Tous deux, les yeux bandés, Annette par le démon de passion qui toujours la tenait, l'enfant par l'égoïsme naturel à son âge: tous deux dans les ténèbres. Mais Marc n'était encore qu'à l'entrée du caveau et il ne cherchait pas l'issue, en se heurtant aux murs, comme Annette; il demeurait blotti sur une des premières marches, et il rêvait l'avenir. Incapable de se l'expliquer, il se fabriquait la vie.
Il n'avait pas eu loin à aller pour trouver le redoutable mur, devant lequel le moi épouvanté se cabre. La mort. Le mur se dressait de tous les côtés. La maladie le côtoyait, comme un chemin de ceinture. On eût cherché vainement un passage au travers. Le mur était massif et n'avait pas une brèche. Personne n'avait eu besoin de dire à Marc que le mur était là. Tout de suite, dans l'ombre, il avait renâclé, comme un cheval, le crin hérissé. Il n'en parlait à personne. Personne ne lui en parlait. Tout le monde était d'accord.
Annette, comme les jeunes femmes d'aujourd'hui, était une mauvaise pédagogue, qui, lorsqu'elle était fille, avait beaucoup entendu parler de pédagogie, en parlait volontiers, avec componction, attachait à la façon d'élever les enfants beaucoup plus d'importance que les mères d'autrefois qui y allaient à l'aveuglette;—mais, l'enfant venu, elle se trouvait démunie devant les mille et une surprises de la vie, incapable de prendre parti, faisant des théories qu'elle n'appliquait pas, ou qu'elle abandonnait dès les premiers essais;—et finalement, elle laissait tout aller, s'en remettant à l'instinct.
Le problème religieux était de ceux qui l'avaient préoccupée, sans qu'elle fût arrivée à une solution pratique pour l'enfant. Ses amies de jeunesse, dans la bourgeoisie riche et républicaine, étaient, pour la plupart, élevées avec religion par leur mère, sans religion par leur père; et elles ne sentaient même pas le heurt des deux conceptions:—(les deux s'accordent dans le monde, comme bien d'autres contradictoires, car aucun sentiment n'y a la troisième dimension).—Elle-même était allée à l'église, comme au lycée; elle avait pris sa première communion, comme son bachot, consciencieusement, sans émotion. Les cérémonies où elle assistait dans sa riche paroisse lui semblaient d'ordre mondain. Elle s'était dégagée d'elles, en se dégageant du monde.
La société moderne—(et l'Église en est un des piliers)—a si bien réussi à dénaturer en les affadissant les grandes forces humaines qu'Annette, qui portait en elle plus de richesse de foi qu'il n'y en a en un cent de dévotes, croyait qu'elle n'était pas religieuse: car elle confondait la religion avec le moulin à prières et ces cérémonies d'un exotisme désuet, luxe d'âme pour les riches, leurre des yeux et du cœur consolant pour les pauvres, qui assure les fondations de leur misère et de la société.
Depuis qu'elle avait cessé les pratiques religieuses, elle n'en avait jamais senti le besoin. Elle ne s'apercevait pas que lorsqu'elle avait ses fougueux élans de conscience, ses monologues passionnés, elle se disait la messe.
Elle ne songea pas à donner à son fils ce dont elle se passait. Peut-être même la question ne se fût pas posée pour elle, si—(paradoxe!)—Sylvie ne l'eût posée. Sylvie, qui n'avait pas plus de religion qu'un moineau de Paris, ne se serait pas crue mariée, sans le concours de l'Église. Et elle trouvait indécent qu'Annette ne fît pas baptiser son fils. Annette n'y pensait pas. Elle le fît pourtant, afin que Sylvie fût marraine. Puis, elle n'y pensa plus; et les choses en restèrent là, jusqu'à l'arrivée de Julien. Que Julien eût la foi pratiquante ne la donnait pas à Annette, mais la lui rendait digne de respect et ramena son attention sur le problème qu'elle avait négligé: que devait-elle faire pour Marc? L'envoyer à l'église? lui apprendre une religion à laquelle elle ne croyait pas? Elle le demanda à Julien, qui fut scandalisé: il affirma avec énergie la nécessité pour l'enfant d'être instruit des divines vérités.
—Mais si ce ne sont pas des vérités pour moi? Il faudra donc que je mente, quand Marc m'interrogera?
—Non pas mentir, mais laisser croire, si c'est dans son intérêt.
—Non, il ne peut être dans son intérêt que je le trompe. Et quelle autorité aurai-je, quand il le découvrira? Ne sera-t-il pas en droit de me le reprocher? Il ne croira plus en moi. Et que sais-je si cette foi apprise ne gênera pas plus tard son vrai développement?...
Ici, Julien s'assombrissait; et Annette se hâtait de changer de sujet. Comment agir, pourtant? Elle n'allait pas, comme le lui conseillaient des amis protestants, faire à son fils un cours de toutes les religions et le laisser choisir quand il aurait seize ans!... Annette éclatait de rire. Quelle étrange conception de la religion, comme d'une matière d'examen!...
En fin de compte, Annette n'avait rien fait. Elle se promenait avec Marc, entrait dans les églises, s'asseyait dans un coin, admirant avec lui la forêt jaillissante de ces hauts troncs de pierre, les lueurs de sous-bois qui filtraient des verrières, goûtant l'envol des voûtes, la lointaine psalmodie, les nappes blanches de l'orgue. C'était un bain de rêve et de recueillement...
Marc ne détestait pas d'être ainsi, la main dans la main de sa mère, écoutant, chuchotant. C'était doux, c'était chaud, assez voluptueux... Oui, mais à condition que ça ne durât pas trop longtemps! Cette somnolence sentimentale l'ennuyait. Il avait besoin de remuer et de penser des choses précises. Sa petite tête travaillait, observait, remarquait, cette foule qui prie, sa mère qui ne priait pas. Et, sans les exprimer, il faisait ses réflexions. Il questionnait rarement, beaucoup moins que la plupart des enfants: car il avait un fort amour-propre et craignait de dire des naïvetés.
Il demanda pourtant:
—Maman, qu'est-ce que c'est que Dieu?
Elle répondit:
—Mon chéri, je ne sais pas.
—Qu'est-ce que tu sais, alors?
Elle sourit, et le pressa contre elle:
—Je sais que je t'aime.
Oui, cela, c'était banal. Il le savait. Mais ce n'était pas la peine de venir à l'église, pour cela!...
Il n'était pas très tendre et il n'avait aucun goût pour le vague de l'âme, où «ces femmes» se complaisent. Annette, quand elle avait son petit à côté d'elle, pas trop de préoccupations matérielles, une heure de relâche gagnée au milieu des tâches qui la talonnaient, était heureuse; et elle n'avait pas à chercher Dieu bien loin: il était dans son cœur. Mais Marc eût trouvé que, dans son cœur, il y avait lui, Marc, et que tout le reste était des bêtises. Il faut être clair. Qu'est-ce que c'était que Dieu, au juste? L'homme là-bas, devant l'autel, avec sa jupe de fille et sa carapace dorée? Le suisse avec sa canne et ses mollets? Ces images peinturlurées,—une par chapelle,—qui grimaçaient des sourires fondants, comme les dames embrasseuses, qu'il n'aimait point?...
—Maman, allons-nous-en!
—Est-ce que ce n'est pas beau?
—Oui, c'est assez beau. Rentrons!
...Qu'est-ce que c'était que Dieu?... Il n'avait plus insisté pour le demander à sa mère. Quand les grands avouent qu'ils ne savent pas une chose, c'est qu'elle ne les intéresse pas... Il continua seul son enquête sommaire. Des prières entendues, « Notre Père qui êtes aux cieux »,—(une localisation qui excitait le scepticisme des plus éveillés parmi ces gamins modernes, pour qui les cieux étaient en train de devenir un nouveau champ de sport),—la Bible feuilletée, comme les autres vieilles histoires, avec une curiosité ennuyée,—quelques questions posées, quelques réponses happées, de-ci de-là, d'un air négligent,—«Dieu, quelqu'un d'invisible, qui avait créé le monde...»—On dit ça!... C'est trop loin. Et pas clair. Il était comme sa mère: Dieu ne l'intéressait pas. Un roi de plus ou de moins!...
Mais ce qui l'intéressait, c'était son existence à lui, et ce qui la menaçait, et ce qu'il y avait après. De stupides entretiens devant lui, chez Sylvie, avaient d'assez bonne heure éveillé son attention. Le plaisir de petit frisson, qu'ont ces filles à parler d'accidents, de morts subites, de maladies, d'enterrements, et de jacasser de plus belle!... La mort les excitait. L'instinct animal du petit se hérissait, à ce nom. Là-dessus, il eût bien voulu interroger sa mère. Mais Annette, très saine, ne parlait jamais de la mort et ne s'en préoccupait jamais, à cette époque de sa vie. Elle avait bien autre chose à faire! Gagner la vie de son petit gars. Quand, du matin au soir, il faut songer à l'en deçà, l'au-delà paraît un luxe. Il ne devient l'essentiel que lorsque ceux qu'on aime ont passé de l'autre côté. Son fils était ici. Au reste, si elle l'eût perdu, ni la vie ni la mort n'aurait eu de prix pour elle. Elle était trop passionnée pour se satisfaire d'un monde immatériel, d'un monde sans le corps aimé!
Marc la voyait vigoureuse, intrépide, occupée, insoucieuse de ses craintes; et il aurait eu honte de trahir sa faiblesse. Il lui fallait donc s'aider seul. Ce n'était pas commode. Mais on peut croire que le petit ne s'embarrassait pas de problèmes de pensée compliqués! Il ramenait la question à ses dimensions propres. La mort, c'étaient les autres qui disparaissaient. Qu'ils disparussent, c'était leur affaire! Mais moi, est-ce que je puis disparaître?
Sylvie, une fois, dit devant lui:
—Hé quoi! nous mourrons tous!...
Il avait demandé:
—Et moi?
Elle rit:
—Oh! toi, tu as le temps!
—Combien?
—Jusqu'à ce que tu sois vieux.
Mais il savait très bien qu'on enterrait aussi des enfants. Et puis, même vieux, il serait encore lui. Un jour, Marc mourrait... Il était terrifié. Est-ce qu'il n'y avait pas un moyen d'échapper? Il devait se trouver, quelque part, comme un clou dans un mur, une chose où s'accrocher, une main qu'on saisit... Je ne veux pas disparaître...
Le besoin de cette main aurait pu, justement, le ramener comme tant d'autres, à Dieu, la main tendue, que l'angoisse des hommes projette dans la nuit. Mais que sa mère ne semblât point chercher cet appui, suffisait à en écarter sa pensée. Même en critiquant Annette, il subissait l'influence de son attitude. Qu'en dépit de ce qui l'attendait, elle pût rester tranquille, ne le rassurait point, mais l'obligeait à se tenir droit, comme elle. On a beau être un petit garçon nerveux, chétif, un peu froussard, on n'est pas pour rien le fils d'Annette. Puisqu'elle, une femme n'a pas peur, je ne dois pas avoir peur.
Seulement, il ne lui était pas donné, comme à ces grands, de n'y pas penser. La pensée vient et va, on ne peut pas l'empêcher, surtout la nuit, quand on ne dort pas... Eh bien, alors, il fallait y penser et ne pas avoir peur: «Comment est-on, quand on meurt?»...
Naturellement, il n'avait aucun moyen de le savoir. On lui avait épargné tout spectacle funèbre. Quelques images de musée. Raidi dans son petit lit, il tâtait les parois de son corps... Comment voir?...—Une parole imprudente lui révéla, tout près, une fenêtre qui s'ouvrait sur le gouffre qu'il brûlait de regarder.
Un jour d'été, il musardait à la fenêtre; il attrapait des mouches et leur arrachait les ailes. Il trouvait amusant de les voir gigoter. Il ne pensait pas leur faire mal; il leur faisait une farce. C'étaient des jouets vivants, que ça ne coûtait rien de casser... Sa mère le surprit dans cette occupation. Avec sa violence qu'elle ne savait pas réprimer, elle le prit par les épaules et le secoua, en criant qu'il était un dégoûtant petit lâche...
—Qu'est-ce que tu dirais, si on te cassait les bras? Tu ne sais donc pas que ces bêtes souffrent comme toi?...
Il feignit de rire, mais il était saisi. Il n'y avait pas réfléchi. Ces bêtes étaient comme lui!... Il ne s'apitoyait pas, il n'en avait aucune envie. Mais il les regardait maintenant avec d'autres yeux, inquiets, attentifs, hostiles... Un cheval tombé dans la rue... Un chien écrasé qui crie... Il épiait... Le besoin de savoir était trop fort, pour que la pitié s'éveillât...
À Pâques, le petit étant étiolé d'un hiver sans froid et sans soleil, gris, humide, avec des grippes bénignes et insidieuses qui lui avaient sucé toute la couleur des joues, Annette loua pour une quinzaine une chambre de paysan, dans la vallée de Bièvres. Il n'y avait qu'un grand lit pour elle et pour l'enfant. Il n'aimait pas beaucoup cela; mais on ne lui demandait pas son avis. Heureusement, le jour, il était seul; Annette retournait à Paris, pour ses affaires; et elle le laissait sous la garde de ses hôtes, qui ne le gardaient guère. Marc avait tôt fait de s'éclipser dans les champs. Il regardait, furetait, il tâchait d'attraper, dans les bêtes et les choses, quelque secret qui le concernât: car tout, dans la nature, il le rapportait à lui. Il errait dans les bois. Il entendit brailler, à distance, des gamins. Il ne cherchait pas la société des autres garçons, parce qu'il n'était pas assez fort, et qu'il aurait voulu dominer; mais tout de même, il était attiré. Il s'approcha et vit qu'ils étaient cinq ou six, faisant cercle autour d'un chat blessé. La bête avait l'échine brisée; et les petits s'amusaient à le remuer, harceler, piquer du bout de leurs bâtons. Marc, sans réfléchir, se jeta sur la troupe et lança des coups de poing. La surprise passée, la bande le rossa et le hua. Il fit retraite; mais il restait à quelques pas, caché derrière les arbres, et il se bouchait les oreilles. Il ne pouvait se décider à partir... Il revint. Les galopins le hélèrent en raillant:
—Hé! la quille! Tu as peur? Viens un peu le voir crever!
Il vint. Il ne voulait pas sembler une poule mouillée. Et puis, il voulait voir. La bête, l'œil gluant, à demi arraché, était couchée sur le côté, l'arrière-train rigide, mort déjà; le flanc soufflait, et la tête tâchait de se soulever, en grondant de détresse. Elle ne pouvait pas mourir. Les enfants se tordaient. Marc regardait, pétrifié. Et brusquement, il saisit un caillou et se mit à taper furieusement sur la tête. Un cri rauque le perça. Il tapa, tapa plus fort, comme un enragé. Il tapait encore, quand c'était fini...
Les gamins le regardaient, gênés. Un d'eux essaya de blaguer. Du sang aux doigts crispés encore sur la pierre, Marc les fixait, blême, sourcils froncés, le regard mauvais et la lèvre tremblante. Ils partirent. Il les entendit rire au loin et chanter. Serrant les dents, il rentra. Et chez lui, il ne dit rien. Mais la nuit, dans le lit, il cria. Annette le prit dans ses bras. Le tendre corps tremblait...
—Quel est ce vilain rêve? Mon ange, ce n'est rien...
Et lui, pensait:
—Je l'ai tué. Je sais ce que c'est que la mort.
Orgueil affreux de savoir, d'avoir vu et détruit! Et un autre sentiment, qu'il ne peut pas comprendre, d'horreur et d'attirance... L'étrange lien qui unit le tueur et le tué, les doigts englués de sang et la tête broyée... À qui des deux est le sang?... La bête ne souffrait plus. Il conservait encore ses dernières angoisses...
Heureusement, à cet âge, l'esprit ne peut se tenir longtemps à la même pensée. Celle-là était dangereuse, s'il l'avait dû fixer. D'autres images passèrent, leur courant rafraîchit le cerveau. Mais l'idée resta au fond: sa présence se trahissait, de loin en loin, par de sombres luisances, de lourdes bulles d'air, qui montaient de la vase du ruisseau. Sous la croûte molle de l'être, un dur noyau caché: la mort, la force qui tue... On me tue, et je tue... Je ne veux pas me laisser tuer... Au plus fort! Je combats...
Orgueil, orgueil obscur, qui soutient sa faiblesse, ainsi qu'une armature... D'où lui vient cet acier, sinon de cette mère, qu'il dédaigne pourtant à cause de ses effusions, et parce qu'il en joue? Il ne l'ignore pas. Même au temps où ses préférences allaient à Sylvie qui le cajolait, il saisissait la supériorité d'Annette. Et peut-être, il l'imite. Mais il lui faut se défendre contre l'envahissement de cette personnalité qui l'aime trop, qui l'encombre, et qui menace sa vie. Il reste armé contre elle, et la tient à distance. Elle aussi est l'ennemi.
Sylvie avait disparu de l'horizon. Les premiers mois de ressentiment passés, il lui venait une pointe de remords, à la pensée des difficultés où se débattait sa sœur. Elle attendait qu'Annette vînt lui demander son aide: elle ne l'eût pas refusée, mais elle ne l'eût pas offerte. Et plutôt que de la demander, Annette se fût saignée aux quatre membres. Les deux sœurs étaient buttées. Elles s'étaient aperçues dans la rue, et elles s'étaient évitées. Mais Annette, une fois qu'elle avait rencontré la petite Odette avec une ouvrière, ne résista pas à un élan de tendresse; elle prit l'enfant dans ses bras et la mangea de baisers. Sylvie, de son côté, voyant un jour passer Marc qui rentrait de l'école,—(il n'avait pas l'air de la voir)—l'arrêta, disant:
—Eh bien, tu ne me reconnais plus?
Croirait-on que ce petit animal prit un air raide, pour dire:
—Bonjour, ma tante.
Il avait fait tout seul ses petites réflexions; et, juste ou injuste, il avait jugé bon de s'identifier avec la cause de sa mère... « My country, right or wrong... » Sylvie fut suffoquée. Elle demanda:
—Et alors, ça va bien?
Il répondit froidement:
—Tout va très bien.
Elle le regarda s'éloigner, l'air gourmé, rougissant de l'effort imposé. Il était bien tenu, gentiment babillé... Morveux!... «Tout va très bien...» Elle l'eût calotté!...
Qu'Annette pût, sans elle, se tirer d'affaire, augmentait ses griefs. Mais elle ne perdait pas une occasion d'en entendre parler; et elle ne renonçait pas à l'idée de la régenter. Si elle ne pouvait en fait, tout au moins en pensée! Elle n'ignorait point la vie austère que menait sa sœur; et elle ne comprenait pas qu'Annette s'y condamnât. Elle la connaissait assez pour savoir qu'une femme de sa sorte n'était pas faite pour cette contrainte morale, ce dénuement de joie. Comment pouvait-on ainsi forcer sa nature? Qui l'obligeait au veuvage? À défaut de mari, il ne manquait pas d'amis qui eussent été heureux d'alléger sa peine. D'y consentir, Sylvie eût peut-être moins estimé sa sœur; mais elle l'eût sentie plus proche.
Elle n'était pas la seule à ne pas comprendre Annette. Annette ne comprenait guère mieux les raisons de sa vie monastique, cette sorte de peur farouche qui la faisait se rejeter en arrière, quand s'offrait non pas même la possibilité, mais l'idée d'une de ces joies naturelles qu'aucune loi religieuse ou sociale ne pouvait lui défendre: (elle ne croyait pas à une morale d'église; et n'était-elle pas maîtresse d'elle-même?)...
—De quoi ai-je peur?
—De moi...
Son instinct ne la trompe pas. Pour une telle nature, chargée de passions, de désirs, d'aveugle sensualité, il n'est pas de volupté innocente, pas de jeux sans conséquence: le moindre choc peut la livrer à des forces, dont elle ne serait plus maîtresse. Déjà, elle a reconnu l'ébranlement moral causé par ses brèves rencontres passées avec l'amour. Le danger serait bien autre, aujourd'hui! Elle n'y résisterait pas. Si elle se donnait au plaisir, elle serait emportée tout entière, il ne lui resterait plus la foi dont elle a besoin... Quelle foi? La foi en soi. Orgueil? Non. Foi en cet inexplicable, ce divin qui est en elle et qu'elle veut transmettre, non souillé, à son fils. Une femme comme elle n'a le choix, en dehors de la stricte discipline du mariage, qu'entre une contrainte morale absolue, et l'abandon consenti aux instincts passionnés. Tout ou rien... Rien!
Et cependant, par bouffées,—malgré ses élans de ferveur fière,—depuis quelques mois, la prend à la gorge cette angoisse:
—Je perds ma vie...
Marcel Franck reparut. Le hasard le mit sur le chemin d'Annette; il ne songeait plus à elle, mais il ne l'avait pas oubliée. Il avait fait pas mal d'expériences amoureuses. Sur son souple cœur elles n'avaient pas trop marqué: comme de fins coups d'ongle, autour des yeux malins quelques plis légers. Mais une certaine fatigue, un affectueux dédain pour ses faciles conquêtes et pour le conquérant. À peine eut-il revu Annette, il retrouva la sensation d'antan—fraîcheur et certitude—qui attirait curieusement ce sceptique et blasé. Il l'explorait des yeux: elle aussi, avait vu du pays! Il y avait au fond du regard des lueurs englouties, des sillages, des naufrages. Mais elle paraissait plus calme et plus assurée. Et le regret lui revint de cette saine compagne, qui, par deux fois déjà, lui avait échappé. Il n'était pas trop tard! Jamais ils n'avaient semblé plus près de s'entendre.
Il sut, sans l'interroger, se rendre compte discrètement de ses ressources et de ses occupations. Peu de temps après, il lui fit offrir un travail assez bien rétribué: il s'agissait d'un classement de fiches pour le catalogue d'une collection particulière d'ouvrages d'art, dont il était chargé. Un motif naturel pour passer avec elle quelques heures par semaine. Ils savaient à la fois travailler et causer. L'intimité de naguère fut vite rétablie.
Marcel ne questionnait jamais Annette sur sa vie; mais il se racontait:—c'était le meilleur moyen de connaître ce qu'elle pensait. Les plaisantes expériences de sa vie amoureuse offraient des sujets variés, où il se complaisait. Il aimait à prendre Annette pour confidente amusée, qui le grondait un peu; il était le premier à se moquer de lui, comme il se moquait de tout; et elle écoutait en riant ses libres confessions, étant libre d'esprit pour tout ce qui ne la touchait point. Il le comprenait autrement; et il avait plaisir à lui voir cette gaie intelligence, indulgente à la vie. Il ne trouvait plus trace de ce pédantisme moral, de cette intolérance de jeune fille, un peu bornée par vertu. Tandis qu'ils échangeaient leurs réflexions ironiques, il pensait que ce serait charmant de s'attacher cette spirituelle amie, de partager avec elle l'aventure de la vie... Comment? Comme elle voudrait! Maîtresse, épouse, à son gré! Il n'avait pas de préjugés. Pas plus qu'il n'avait attaché d'importance à la «maternité buissonnière» d'Annette, il ne se préoccupait des rencontres qu'elle avait pu faire, depuis. Il ne la tourmenterait pas de sa surveillance exigeante; il n'était pas curieux de sa vie secrète: à chacun ses secrets et sa part de liberté! Il ne lui demandait que, dans la vie commune, d'être riante et sensée, une bonne associée d'intérêts et de plaisir: (et dans le plaisir, il comprenait tout: l'intelligence, l'affection, et le reste).
Il y pensa si bien qu'il le lui dit, un soir que dans la bibliothèque où ils achevaient leur travail, le soleil, au travers des arbres d'un vieux jardin, dorait les fauves reliures. Annette fut bien étonnée!... Comment! il y revenait, ce n'était pas fini?... Elle dit:
—Oh! mon ami, que vous êtes gentil! Mais il n'y faut plus penser.
—Mais si, il faut y penser, dit-il. Pourquoi ne faudrait-il pas?
—«Oui, en effet, pourquoi pas?» se disait Annette. «Je suis contente de causer avec lui, de le voir... Mais non, c'est impossible! Cela ne se discute même pas...»
Franck est en face d'elle, assis de l'autre côté de la table, sa barbe blonde au soleil. Les deux bras sur la table, il prend les mains d'Annette, et dit:
—Pensez-y cinq minutes!... Là!... Je ne dirai rien... Nous nous connaissons, depuis combien d'années?... Douze?... Quinze?... Je n'ai pas besoin de m'expliquer. Tout ce que je dirais, vous le savez.
Elle ne cherche pas à dégager ses mains, elle sourit et le regarde, elle le regarde, de ses yeux clairs qui le fixent, mais que lui n'arrive pas à fixer, car ils sont déjà partis bien au delà de lui. C'est en elle qu'elle regarde. Elle pense:
—«Cela ne se discute même pas?... Tout doit se discuter! Pourquoi est-ce impossible?... Il ne me déplaît pas... Il est joli garçon, séduisant, assez bon, intelligent, agréable... Que la vie serait facile!... Mais moi, je ne pourrais pas vivre de sa vie, avec lui... Il plaît, et tout lui plaît. Mais il n'estime rien: ni les hommes ni les femmes, ni l'amour, ni Annette...» (C'est elle-même qui parle, car elle se voit du dehors) «Certes, il n'est pas avare d'attentions délicates et de respect mondain, il m'en fait bonne mesure. Et peut-être qu'il m'accorde un traitement de faveur... Mais, ô le bon sceptique! que prend-il au sérieux? Il se délecte de son manque de foi total en la nature humaine. Il en escompte les faiblesses avec une curiosité complaisante et complice. Je crois qu'il serait déçu, le jour qu'il se verrait contraint de l'estimer... Bon garçon! Oui, la vie serait facile avec lui,—si facile que je n'aurais plus aucune raison de vivre...» Et puis, elle n'a plus de mots, même pour penser. Mais la pensée poursuit, et sa résolution se fixe.
Franck lui a lâché les mains. Il sent la partie perdue. Il s'est levé, il va vers la fenêtre, et, adossé au chambranle, philosophiquement, il allume une cigarette. Il est derrière Annette, il la voit immobile, les bras toujours allongés sur la table? connue s'il était encore devant elle. Sa belle nuque blonde et ses rondes épaules... Perdues!... Pour qui, pour quoi se réserve-t-elle? Quelque nouvelle «Brissotise»?... Non, il sait que le cœur d'Annette est libre... Alors?... Elle n'est pas pourtant frigide! Elle a besoin d'être aimée et d'aimer...
—Elle a surtout besoin de croire... Croire en ce, que l'on fait, en ce que l'on veut, en ce qu'on cherche ou ce qu'on rêve, croire en ce que l'on est, malgré tous les dégoûts et les désillusions, croire en soi et en la vie!... Franck détruit l'estime. Annette supporterait plus volontiers de n'être pas estimée, que de perdre l'estime—la sienne—dans la vie. Car c'est la source d'énergie. Et sans la force d'agir, Annette ne serait rien. La passivité du bonheur, pour elle, c'est la mort. La distinction essentielle entre les êtres est en ceci: qu'ils sont, les uns actifs, les autres passifs. Et de toutes les passivités, la plus mortelle pour Annette serait celle de l'esprit, tranquillement établi, comme celui d'un Franck, dans le confort d'un doute qui ne connaît même plus le doute, mais voluptueusement se livre au cours indifférent du Rien... Un suicide!... Non! Elle refuse... Que pense-t-elle donc que sera sa vie?—Peut-être rien d'heureux ou de complet. Un ratage, peut-être. Mais, ratée ou non, un élan vers un but... Inconnu? Illusoire? Peut-être. N'importe! L'élan n'est pas illusoire. Et que je tombe en chemin, pourvu que je tombe sur mon chemin!...
Elle s'aperçoit du long silence, et que Franck n'est plus là. Elle se retourne, le voit, sourit, se lève et dit:
—Pardon, mon ami! Restons comme nous sommes! On est si bien, amis!
—Et pas mieux, autrement?
Elle secoue la tête: («Non!»).
—Allons! fait-il, me voilà blackboulé au troisième examen!
Elle rit et, venant à lui, elle dit avec malice:
—Voulez-vous, au moins, ce que je vous ai refusé, au second examen?
Et, lui passant les bras autour du cou, elle l'embrasse... Un affectueux baiser. Mais il n'y a pas à s'y tromper: un baiser d'ami...
Franck ne s'y trompe pas. Il dit:
—Eh bien, il y a espoir que dans une vingtaine d'années, je sois reçu au troisième.
—Non, dit Annette en riant, limite d'âge! Mariez-vous, mon ami! Vous n'avez qu'à choisir: toutes les femmes vous attendent.
—Mais pas vous.
—Moi, je reste vieux garçon.
—Vous verrez, vous verrez, pour votre punition, vous vous marierez, passé la cinquantaine.
—« Frère, il faut mourir »... D'ici là!...
—D'ici là, vie de nonne...
—Vous n'en connaissez pas les délectations.
Annette faisait la fanfaronne. Tout n'était pas délectation. Sa vie claustrée la gênait souvent aux entournures. Elle était de cette espèce de nonnes, qui n'auraient pas trop d'une abbaye à gouverner et d'un Dieu à aimer. L'abbaye se réduisait au logement du cinquième, et le Dieu à son enfant. C'était infime et immense. Son compte n'y était pas; mais elle le parfaisait: un virement de rêves. De cette monnaie-là, elle était bien pourvue. Si sa vie quotidienne était apparemment puritaine et mesquine, elle prenait sa revanche dans sa vie imaginaire. Là, sans heurt et sans bruit, continuait de couler «l'Enchantement» éternel.
Mais comment s'introduire, à sa suite, dans ces retraites de l'âme? Le rêve intérieur n'est point tissé de mots. Et, pour se faire comprendre, pour se comprendre soi-même, il faut user de mots... Cette pâte lourde et gluante, qui sèche au bout des doigts!...—Annette éprouve aussi le besoin, pour s'expliquer à soi, de fixer parfois son rêve en des récits à voix basse. Mais ces récits ne sont pas des transcriptions fidèles—une transmutation, à peine,—ils se substituent au rêve, mais ils ne lui ressemblent pas. Faute de pouvoir saisir l'esprit dans son essor, le cerveau se fabrique des contes qui l'occupent et le trompent sur la grande féerie ou le drame intérieur...
Une immense plaine liquide, une vallée diluvienne qui coule à pleins bords, fleuve sans rives, de feu, d'eau, et de nuées; tous les éléments y sont encore mêlés; mille courants s'enchevêtrent, ainsi qu'une chevelure; mais une force unique fait rouler en volutes leurs longues boucles sombres, pailletées de lueurs. C'est l'Esprit innombrable et son troupeau de rêves, que mène aux pâturages ténébreux de l'Espoir le berger silencieux: Désir, le roi des mondes. La gravitation impérieuse les pousse sur la pente avide qui, tantôt insidieuse et tantôt abrupte, les aspire.
Annette sent couler la rivière enchantée, elle enroule et déroule à son fuseau la tresse des courants annelés, elle s'y abandonne, et joue avec la force féline qui l'emporte... Mais quand l'esprit de raison, brusquement réveillé, veut contrôler le jeu, il ne trouve qu'Annette, arrachée de son rêve, qui en cherche un autre où rentrer. Alors, elle en invente, sagement, avec les éléments contrôlés de ses journées, avec ses souvenirs, les figures du passé, le roman de la vie qu'on a déjà vécue, ou qu'on vivra peut-être... Et Annette feint de croire que le grand rêve se poursuit. Mais elle sait qu'il a fui. Elle n'est pas inquiète. Ainsi que l'Époux de l'Évangile, il reviendra, à l'heure où l'on ne compte plus sur lui.
Que d'âmes féminines, dont le génie caché s'exprime, comme le sien, en ce fleuve intérieur! Qui pourrait lire au fond y trouverait souvent sombres passions, extases, visions de l'abîme.—Et dans le va-et-vient tranquille des journées, c'est la bourgeoise correcte, qui vaque à ses affaires, froide et sensée, maîtresse d'elle et même, par réaction, parfois avec excès, comme Annette, affichant vis-à-vis de ses élèves ou de son fils—(mais lui, ne s'y laisse pas prendre)—une apparence de raison froide et moralisante...
Non, elle ne l'abuse pas, le petit! Il voit loin. Il sait lire sous les mots. Et il sait, lui aussi, ce que c'est que rêver. Chaque jour, il a ses heures où il est comme un roi, tout seul avec ses rêves, seul dans l'appartement. Annette, toujours imprudente, laisse, sans y penser, à la disposition de l'enfant, une quantité de livres, épaves du naufrage de sa bibliothèque et de celle du grand-père. Il en est de tout poil. Depuis plusieurs années, elle n'a plus le loisir d'y faire des battues. Le petit s'en charge. Chaque jour, au retour du lycée, quand sa mère n'est point là, il part en chasse. Il lit confusément. De bonne heure, il a appris à lire vite, très vite, il galope sur la pente des pages, poursuivant le gibier. Son travail d'écolier en souffre, il est classé comme un mauvais élève, distrait, qui ne sait jamais ses leçons et qui broche ses devoirs. Le maître serait bien surpris, si le petit braconnier récitait ce que ses yeux ont attrapé dans la chasse réservée. Il y prend aussi des «classiques» au collet; mais de quel autre fumet! Tout ce qu'il cueille librement ainsi, dans l'inconnu, a pour lui une saveur de beau fruit défendu. Rien qui puisse le souiller encore, dans ces rencontres, ou même l'éclairer avec brutalité. Aux tournants dangereux, ses yeux s'égaient et passent, sans avoir éventé, au piège, l'appât charnel. Mais heureux, insouciant, il reçoit au visage le souffle de la vie chaude; dans cette forêt de livres, ses narines aspirent l'aventure et la lutte éternelle, l'amour...
L'amour, qu'est-ce que l'amour, pour un enfant de dix ans? Tout le bonheur qu'on n'a pas,—qu'on aura: on le prendra... Comment sera sa figure?... Des lambeaux de ce qu'il a vu et lu, il tâche de la construire. Il ne voit rien. Il voit tout. Il veut tout. Tout avoir. Tout aimer. (Être aimé! Pour lui, c'est le vrai sens d'aimer... «Je m'aime. On doit m'aimer... Mais qui?...»)—Ses souvenirs ne l'aident point. Ils sont trop près de lui, pour qu'il puisse les bien voir. À son âge, il n'y a point (ou si peu!) de passé. C'est le présent qui est le thème aux mille variations...
Le présent? L'enfant lève les yeux, et il voit sa mère. Autour de la table ronde, sous la chaude lumière de la lampe à pétrole, ils sont assis tous deux. Le soir, après dîner. Marc apprend—(il est censé apprendre)—ses leçons pour le lendemain; Annette reprise une robe. Ni l'un ni l'autre ne pense à ce qu'il fait. Ils s'en remettent à leur machine, le serviteur complaisant. Le rêve coule. Annette suit le courant. L'enfant l'observe rêvant... Voilà un spectacle intéressant, plus que les leçons répétées par ses lèvres!...
Marc semblait n'avoir rien vu de ce qui, dans ces années, se passait autour de lui; il n'eût rien su expliquer de ce qui occupait sa mère. Et rien ne lui échappait! L'amour de Julien. L'amour pour Julien. Obscurément, il en avait été averti. Et une jalousie, dont il ne prenait pas conscience, s'était réjouie de la finale déconvenue, comme un petit cannibale qui danse autour du poteau. Sa mère restait à lui. Son bien! Il y tenait donc? Il ne l'appréciait que du jour où un autre avait voulu le lui prendre. Il la regardait,—ces yeux, cette bouche, ces mains. Il s'attachait à chacun de ses traits, à la façon des enfants qui se perdent en un détail comme en un monde... (Ce n'est pas toujours faux!...) Une ombre de la paupière, un retroussis de la lèvre, sont de mystérieux et vastes paysages. Ils fascinaient l'esprit de l'enfant. Cette abeille!... Son regard voletait, tout le long de la bouche entr'ouverte... La porte rouge... Il s'engouffrait au fond, ressortait... À force de la scruter, il oubliait ce qu'il regardait, la femme... Caressante torpeur... Il s'en réveillait, pour se rappeler (Pouah!) la classe du lendemain, un camarade méprisé, une mauvaise place qu'il avait cachée à sa mère... Et puis, il était repris par la lueur de la lampe dans l'ombre de la pièce, par le silence de la chambre dans le grondement de Paris,—cette sensation d'îlot, de barque sur la mer, et l'attente des rivages, de ce qu'il va trouver, et de ce qu'il emportera sur son bateau chargé de ses biens, de ses espoirs, de ce qu'il aura conquis des dépouilles de la vie. Il y mettait sa mère, ses beaux cheveux blonds et ses sourcils arqués... Le petit Viking! Comme il l'aimait soudain! Avec l'ardeur d'un amant, mais qui aurait gardé le don de la divine ignorance!... Et la nuit, ne dormant pas, il l'écoutait respirer... Toute cette vie mystérieuse le troublait, l'absorbait...
Ainsi, tous les deux rêvent; mais elle est en pleine mer, et habituée au long voyage. Lui, en est au départ; et tout lui est découverte. Aussi, tout lui étant neuf, il regarde mieux et, souvent, il aperçoit plus loin. Il a des moments de sérieux étonnant! Ils ne durent point. Il est comme les animaux: brusquement, ce regard pénétrant vacille: plus personne!... Mais aux minutes où il fixe sur sa compagne-mère sa jeune force nouvelle, d'attention et d'amour, enfermé avec elle dans un silence ardent, tout son être s'imprègne de l'odeur de cette âme; il en devine sans comprendre les moindres tressaillements; et, par éclairs, il touche aux secrets du cœur.
Bientôt, il en perdra la clef. Il ne s'y intéressera plus. Il ne saura plus voir. Il y a deux êtres en lui: la lumière du dedans, et l'ombre du dehors. Quand le corps de l'enfant se développe, l'ombre grandit avec lui, et elle couvre la lumière. À mesure qu'il monte, il tourne le dos au soleil; il paraît plus enfant, quand il est moins enfant; et lorsqu'il est en haut, sa vue est plus bornée. Pour l'instant, Marc jouit encore de la clairvoyance magique, dont il ne se doute point. Jamais il ne fut plus près d'Annette, jamais il ne le sera, avant bien des années.
Vers la fin de cette période, l'attrait devint en lui plus fort que la méfiance. Il ne résistait plus à l'élan qui le jetait brusquement, le visage, yeux et bouche, appuyé sur le sein de sa mère. Annette, avec transport, découvrit que son enfant l'aimait. Elle ne l'espérait plus...
Quelques mois s'écoulèrent, aussi délicieux qu'un jeune amour partagé. Lune de miel de l'union de l'enfant et de la mère. Ravissante pureté de cet amour de chair, comme tous les amours, mais d'une chair sans péché. Rose vivante...
Elle passe.—Elle passa, l'heure unique. Elles passèrent, ces années d'étroite intimité, de sévère discipline, de vie serrée. Ces riches années... Annette, dans toute sa force, intacte, non entamée. L'enfant, dans toute la fleur de son petit univers...
Mais cette harmonie d'âmes, une vibration de l'air suffit à l'ébranler. La porte est-elle fermée?...
Une matinée de dimanche. Annette était seule chez elle. Marc faisait avec un camarade une partie de balle au Luxembourg. Annette ne faisait rien; elle jouissait de pouvoir rester sans parler, sans remuer, assise dans son fauteuil, en cette journée de congé; le flot de sa pensée décrivait des méandres; elle s'y laissait porter, un peu courbaturée. On frappa. Elle hésita à ouvrir. Troubler cette heure de silence?... Elle ne bougea point. On frappa de nouveau, on sonna avec insistance. Elle se leva à regret. Elle ouvrit... Sylvie! Des mois, qu'elles ne s'étaient vues!... Le premier mouvement fut de joie, chez Annette; et à son expression cordiale celle de Sylvie répondit. Puis, la mémoire revint des griefs, des relations tendues. Et elles furent gênées. Elles échangèrent des questions de politesse, des réponses de santés. Elles se tutoyaient; et, questions ou réponses, les formes du langage étaient familières; mais le cœur restait guindé. Annette pensait: «Qu'est-ce qu'elle est venue faire?» Et Sylvie, si elle le savait, ne semblait pas pressée de le dire. Tout en parlant de ceci, de cela, elle se montrait préoccupée d'une pensée, qu'elle tâchait de retarder, mais qui, à la fin, sortirait. Et, à la fin, en effet, brusquement, elle dit:
—Annette, finissons-en! Il y a eu des torts, des deux côtés.
Annette, orgueilleuse, n'en admettait pas du sien. Forte—trop forte—de son droit, et n'oubliant pas l'injustice, elle dit:
—De mon côté, il n'y a rien.
Sylvie n'aimait pas à faire la moitié du chemin, et qu'on ne vînt pas au-devant. Elle dit, d'un ton vexé:
—Quand on a eu des torts, il faut avoir au moins le courage de les reconnaître.
—Je reconnais les tiens, dit Annette, obstinée.
Sylvie, se fâchant, déballa les vieux reproches amassés. Annette répliquait avec hauteur. Elles allaient se dire les plus dures vérités. Sylvie, qui n'était pas patiente, fit le mouvement de se lever pour partir; mais elle se rassit, en disant:
—Tête de bois! Il n'y aura jamais moyen de la faire convenir qu'elle n'avait pas raison!
—Lorsque ce n'est pas vrai! fît l'autre, intransigeante.
—Au moins, par politesse, pour que je n'aie pas tort toute seule!
Elles rirent.
Elles se regardaient maintenant avec des yeux apaisés et railleurs. Sylvie fit la grimace à Annette. Annette lui cligna de l'œil. Elles ne désarmaient pourtant pas.
—Diablesse! dit Sylvie.
—Je n'accepte point... fit Annette. C'est toi qui...
—Bon, ne recommençons pas!... Écoute, je suis franche: tort ou raison, je ne serais pas revenue ici, toute seule. Je n'oublie pas, moi non plus...
Elle recommença tout de même, malgré ce qu'elle venait de dire, à rappeler jalousement, mi-bouffe, mi-sérieuse, avec un mélange de rancune et de blague, qu'Annette avait voulu tourner la tête à son mari. Annette haussa les épaules.
—Enfin, conclut Sylvie, tu peux être certaine que s'il n'y avait que moi, je ne serais pas revenue!
Annette l'interrogeait curieusement du regard. L'autre dit:
—C'est Odette qui m'envoie.
—Odette?
—Oui. Elle demande pourquoi on ne voit plus tante Annette.
—Comment! Elle pense à moi? fit Annette étonnée. Qui l'en a fait souvenir?
—Je ne sais pas. Elle a vu ta photo chez moi. Et puis, il faut croire que tu lui as fait impression, quand elle t'a rencontrée, je ne sais où, dans la rue, ou bien à la maison... Intrigante! avec tes airs de n'y pas toucher, tes manières réservées, tu t'y entends à vous rafler les cœurs!
(Elle ne plaisantait qu'à moitié).
Annette se souvint du tendre petit corps, attrapé au passage, au hasard d'une rencontre, enlevé dans ses bras, de la petite bouche humide, qui se collait à sa joue. Sylvie continuait:
—Enfin, je lui ai dit que nous étions fâchés. Elle demandait pourquoi. Je lui ai répondu: «Zut!» Ce matin, dans son lit, quand je suis venue l'embrasser, elle m'a dit: «Maman, je voudrais qu'on ne soit pas fâchés avec la tante Annette.»—J'ai dit: «Fiche-moi la paix!» Mais elle avait de la peine. Alors, je l'ai embrassée, et je lui ai demandé: «Tu y tiens tant que ça, à cette tante? Qu'est-ce que ça peut bien te faire? En voilà, une idée!... Eh bien, si tu y tiens, on ne sera plus fâchés.» Elle a tapé des mains et dit: «Quand elle viendra?»—«Quand il lui plaira.»—«Non, je voudrais que tu ailles tout de suite lui dire de venir.»... Je suis allée... Petite drogue!... Elle fait de moi ce qu'elle veut... Maintenant, tu vas venir. On t'attend pour dîner.
Annette, les yeux baissés, ne disait ni oui ni non. Sylvie fut indignée:
—J'espère bien que tu n'auras pas le cœur de te faire prier!
—Non, dit Annette, montrant ses yeux rayonnants, où il y avait une larme.
Elles s'embrassèrent passionnément. Par jeu d'amour et de colère, Sylvie mordit l'oreille d'Annette. Annette se récria:
—Toi, toi, tu mords maintenant? Si encore, c'était moi, qu'on traite de toquée! Mais toi! tu es enragée?
—Oui, je le suis, dit Sylvie. Comment veux-tu que je ne te haïsse pas? Tu me voles tout ce que j'ai, mon mari, ma fille...
Annette éclata de rire:
—Eh! garde-le, ton mari! Je n'y tiens pas.
—Moi non plus, fît Sylvie. Mais il est à moi. Je défends qu'on y touche.
—Mets-y un écriteau!
—C'est à toi que je le mettrais... Grand laideron! Qu'est-ce que tu as qui les attire? Ils t'aiment tous.
—Mais non.
—Mais si. Tous, Odette, Léopold, ce nigaud... Les autres... Tous.—Et moi aussi!... Je te déteste. On veut se défaire de toi. On ne peut pas. Pas moyen! Tu vous tiens!...
Elles se tenaient les mains, et riaient, en se regardant, cette fois, fraternellement.
—Ma petite vieille!
—Tu ne crois pas si bien dire!
C'est vrai, elles avaient vieilli toutes deux. Toutes deux le remarquaient. Sylvie montra, en cachette, une dent fausse, qu'elle s'était fait remettre, sans que personne y eût rien vu. Et Annette avait sur les tempes une touffe de cheveux blancs. Mais elle ne la cachait pas. Sylvie l'appela:
—Poseuse!
Les voilà redevenues intimes, comme autrefois!... Et dire que, sans cette petite, on ne se serait jamais revues!...
Le soir, Annette, avec Marc, vint dîner. Odette s'était cachée; on ne pouvait la trouver. Annette se mit à sa recherche; elle la découvrit derrière un grand rideau. Se baissant pour la prendre, accroupie sur ses talons, disant des mots mignons, elle lui tendit les bras. La petite détournait la tête, et ne voulait pas regarder; puis, ce fut une explosion: elle se jeta au cou d'Annette. À table, où elle avait le bonheur d'être placée à côté de la tante, sa langue resta liée: l'événement la suffoquait. À la fin seulement, elle s'intéressa au dessert. On but à l'amitié retrouvée; et, par plaisanterie, Léopold trinqua au futur mariage de Marc avec Odette. Marc en fut vexé: ses ambitions visaient plus haut. Odette le prit au sérieux. Après dîner, les deux enfants essayèrent de jouer, mais ils ne s'entendirent pas. Marc était dédaigneux, Odette fut mortifiée. Les parents qui causaient entendirent des claques et des pleurs. On sépara les combattants. Ils boudaient tous les deux. Odette était énervée par les émotions de la journée. Il fallut la coucher. Elle s'y refusait, maussade. Mais Annette lui proposa de l'emporter dans ses bras, et l'enfant se laissa prendre. Annette la déshabilla et la mit dans son lit, en baissant ses petites jambes grassouillettes. Odette était dans l'extase. Annette resta près d'elle, jusqu'à ce qu'elle fût endormie, —(ce qui ne tarda point)—et, retrouvant Marc sur les genoux de Sylvie, elle dit à sa sœur:
—Veux-tu que nous changions?
—Tope! fit Sylvie.
Mais, dans le fond du cœur, aucune n'aurait changé. Et pourtant Marc eût peut-être mieux convenu à Sylvie, et Odette à Annette. Mais ce n'était pas le «mien»!
Les enfants s'accommodaient beaucoup mieux du changement. En ayant entendu parler par jeu, ils le réclamèrent. Pour leur faire plaisir, on le leur accorda. Le troc avait lieu le samedi soir entre les deux mères. Odette chez Annette et Marc chez Sylvie passaient la nuit de Samedi et la journée de dimanche; le dimanche Soir, on les rendait à leurs propriétaires. Dans l'interrègne, on les gâtait indignement. Et, comme il est naturel, ils revenaient grognons, à la maison. Ce qu'ils avaient de plus tendre, ils le réservaient à celle qui n'était pas la mère de tous les jours.
Odette ravissait Annette par ses câlineries, ses petites confidences et ses longs babillages. Annette en était sevrée. Marc avait le tempérament passionné de sa mère, mais il savait mieux le comprimer; il n'aimait pas à se livrer, et surtout aux plus proches, parce qu'ils en abusent:—aux étrangers, c'est moins dangereux: ils entendent de travers...—Odette était, comme Sylvie, caressante, expansive, mais de cœur très aimant; elle exprimait tout haut ce qu'Annette souhaitait d'entendre: la petite futée, qui s'en apercevait, lui en doublait la dose; elle éveillait l'écho de ce qu'Annette avait pensé, enfant. Annette se l'imaginait, du moins; et elle l'aimait, en partie, pour cette suggestion; en l'écoutant, elle rêvait à ses premières années, qu'elle faussait inconsciemment: car elle y projetait les brûlantes clartés de ses pensées d'aujourd'hui...
Chères matinées de dimanche! La petite était dans le grand lit: (c'était pour elle une fête de passer la nuit nichée dans les bras de sa tante, qui recevait ses coups de pied sans broncher et craignait de respirer, pour ne pas la réveiller...) Elle regardait Annette, qui s'habillait, et elle jasait, comme un moineau. Seule maîtresse du lit et, afin d'affirmer sa prise de possession, étendue en travers, elle faisait des folies, quand la tante lui tournait le dos. Mais Annette, qui se coiffait devant son miroir, riait d'y trouver au fond les guibolles nues en l'air et la brune tête ébouriffée sur l'oreiller. Cela n'empêchait pas Odette de suivre chacun de ses gestes et de faire sur la toilette de comiques observations. Elle avait, au milieu de son babil, de graves réflexions, inattendues, lointaines, qui faisaient dresser l'oreille à Annette:
—Qu'est-ce que tu as dit? Répète!
Elle ne se souvenait pas... Alors, elle en inventait d'autres, qui ne valaient pas les premières. Ou bien, elle était prise de brusques élans de tendresse.
—Tante Annette! Tante Annette!
—Eh bien, qu'est-ce qu'il y a?
—Je t'amoure... Oh! Dieu, comme je t'amoure!
Annette riait de l'énergie qu'elle y mettait.
—Pas possible!
—Oh! je t'aime, à la folie!
(Car, en étant sincère, elle était aussi comédienne, de nature).
—Bah!... J'aime mieux, sans folie.
—Tante Annette! Je veux t'embrasser.
—Tout à l'heure.
—Tout de suite. Je veux. Viens, viens!
—Oui.
Elle finissait tranquillement de se peigner.
Odette se retournait dans le lit, dépitée, en rejetant les draps de tous les côtés.
—Ah! cette femme n'a pas de cœur.
Annette, éclatant de rire, laissait tomber son peigne, courait au lit.
—Petit masque, ou as-tu été pêcher cela?
Odette l'embrassait avec furie.
—Allons, allons... tu m'étouffes... bon! me voilà décoiffée!... jamais je n'arriverai à m'habiller aujourd'hui... Monstre, je ne veux plus de toi!
La voix de la petite se faisait anxieuse, prête à pleurer.
—Tante Annette! aime-moi!... Je veux que tu m'aimes... Je t'en prie... aime-moi!
Annette la serrait dans ses bras.
—Ah! faisait Odette, d'un accent pathétique, je donnerais mon sang pour toi!
(Une phrase de roman-feuilleton, qu'elle avait entendu lire, à l'atelier.)
Marc, quand il était le témoin de ces effusions, avait sa lippe dédaigneuse et, les mains dans ses poches, les épaules remontées, il s'en allait, prenant un air supérieur. Il méprisait ce bavardage, cette sentimentalité de femmes qui disent tout. Comme il le déclarait à un petit camarade:
—Ces femmes sont insipides...
Au fond, il était vexé des marques de tendresse que sa mère prodiguait à Odette: quand il en était l'objet, il les repoussait; mais il ne lui plaisait pas qu'une autre en profitât.
Sans doute, il avait sa tante, avec qui il pouvait prendre sa revanche; et en effet, il la prenait: pour punir l'ingratitude de sa mère, il se montrait avec Sylvie dix fois plus aimable qu'Annette ne l'avait jamais vu. Mais il faut en convenir: bien que Sylvie le choyât, il était déçu. Sylvie le traitait en enfant; et il ne le supportait point. Il n'aimait pas qu'elle crût lui faire plaisir, en le menant, chaque dimanche, à la pâtisserie: assurément il n'était pas indifférent à la pâtisserie; mais il n'aimait pas qu'on lui fit l'injure de croire qu'il y attachât quelque importance. Et puis, il sentait trop que la tante le regardait comme un personnage sans conséquence: elle ne se gênait pas devant lui; et la curiosité de Marc y trouvait peut-être son compte, mais non son amour-propre: car il percevait la nuance. Oui, il lui aurait plu que Sylvie se montrât à lui dans son intimité, mais comme à un vrai homme, non pas comme à un gosse. Enfin... (mais ceci, il ne se l'avouait pas volontiers), à voir de près Sylvie, il avait perdu des illusions. L'insouciante fille ne se méfiait pas de tout ce qui s'éveille dans le cerveau pur et trouble d'un garçonnet de dix ans, de l'image fabuleuse qu'il s'est fabriquée de la femme, et de la meurtrissure des premières découvertes. Sylvie ne surveillait pas beaucoup plus devant lui ses gestes et ses propos que devant un animal familier... (Rien ne nous dit, après tout, que l'animal familier n'en soit pas souvent choqué!)... Par instinct de défense contre les déceptions que lui causait son idole écornée, se développaient fâcheusement en lui certaines idées précoces, très naïvement cyniques, sur lesquelles il vaut mieux ne pas insister. Il s'efforçait de paraître—(à ses yeux: il ne songeait pas, pour le moment, aux autres)—un homme blasé. Mais de tous ses sens aveugles d'enfant avide et innocent, il humait, inquiet, le charme énigmatique et l'animalité de l'être féminin. Il éprouvait pour la femme une attraction dégoûtée.
Attraction. Répulsion. Tout vrai homme la connaît. À cette heure de la vie, celui des deux sentiments qui dominait chez Marc était la répulsion. Mais cette répulsion même avait une saveur âcre qui lui faisait trouver fades les autres sentiments et les êtres de son âge. Il dédaignait Odette, et jugeait cette petite fille au-dessous de sa dignité.
Très petite fille, en effet; et pourtant, femme, étrangement. En dépit des théories de ces illustres pédagogues, qui divisent l'enfance en compartiments cloisonnés, un pour chaque faculté,—tout est déjà dans l'enfance, dès la petite enfance, tout ce qu'on est et sera, le double Être du présent et de l'avenir (pour ne rien dire du Passé, immense, impénétrable, qui commande l'un et l'autre).—Seulement, pour l'entrevoir, il faut être aux aguets. Dans le crépuscule matutinal, il n'apparaît que par lueurs.
Ces lueurs étaient, chez Odette, plus fréquentes que dans la moyenne des enfants. Fruit précoce. Très saine physiquement, elle portait un petit monde passionnel, qui dépassait ses dimensions... D'où venait-il? Des au-delà d'Annette et de Sylvie? Annette s'y reconnaissait, quand elle avait l'âge d'Odette. Mais elle se trompait, car elle avait été beaucoup moins précoce; et lorsque, d'après Odette, elle reconstituait des passions de sa propre enfance, oubliées, de bonne foi elle antidatait des sentiments qui appartenaient à ses quatorze ou quinze ans.
Odette était une volière peuplée d'un bruit d'ailes fiévreuses. De petits amours, invisibles, passaient: leur vol faisait glisser des ombres et des lumières. Elle était tour à tour contente et énervée, elle avait sans raison des envies de sangloter, puis d'éclater de rire, puis, une lassitude, une indifférence à tout, puis, on ne savait pourquoi, pour un mot, pour un geste, interprété à sa guise, elle était de nouveau heureuse, mais heureuse!... Écrasée de bonheur, ou bien ivre, comme une grive qui s'est gorgée de raisins; elle parlait, elle parlait... Et prrrt!... Elle disparaissait, on ne savait plus ce qu'elle était devenue, on la retrouvait dans un recoin du cabinet de débarras, se cachant, savourant son bonheur inconnu, qu'elle eût été bien en peine de comprendre. Cette bande d'oiseaux de l'âme allaient, venaient, se succédaient à tire-d'aile...
On ne sait jamais jusqu'à quel point les enfants sont tout à fait sincères dans leurs émotions: comme elles leur viennent de loin, de beaucoup plus loin qu'eux, ils en sont, les premiers, des témoins étonnés, et ils en deviennent les acteurs qui les jouent, pour les expérimenter. Ce pouvoir de dédoublement inconscient leur est un procédé instinctif de préservation, qui leur permet de supporter une charge, sans cela, écrasante pour leurs frêles épaules.
Odette avait, pour l'un, pour l'autre,—et quelquefois pour personne—des transports de passion, auxquels spontanément elle donnait une expression théâtrale, pas toujours à voix haute, mais tout bas, en monologue, pour son propre soulagement; en mimant le sentiment, elle en amortissait le choc. Ces élans s'adressaient le plus fréquemment à Annette, ou à Marc,—aux deux mêlés;—et elle disait souvent: Annette, quand c'était Marc; parce que Marc se moquait d'elle, Marc la dédaignait, et elle le détestait. Alors, elle avait des accès de souffrance humiliée et jalouse, un désir de vengeance... Comment? Quel mal lui faire? Le plus mal! Où l'atteindre?... Hélas! elle n'avait que ses griffes d'enfant! Désolant!... Puisqu'elle ne pouvait rien (pour l'instant), elle feignait l'indifférence... Mais c'était dur de ne pouvoir rien; et c'était dur aussi de faire l'indifférente, quand on avait toujours envie de rire, ou de pleurer. Une telle contrainte était contre nature: Odette en était abattue; elle tombait dans une prostration, jusqu'à ce que brusquement un réveil impérieux de sa gaieté d'enfant et un besoin de mouvement la rejetassent dans ses jeux.
Annette contemplait, devinait—inventait un peu—ces désespoirs en miniature, et elle se souvenait avec pitié des siens. Qu'elle en avait dépensé, elle aussi, de fièvre à aimer, désirer, se ronger, et pour qui, et pour quoi? À quoi cela sert-il? Une telle disproportion avec l'objet borné de la nature! La gaspilleuse de forces! Et ces forces d'aimer, elle les distribue au hasard! Les uns ont trop, les autres pas assez. Annette se rangeait avec Odette parmi celles qui ont trop, et son fils parmi ceux qui n'ont pas assez. C'était lui le plus heureux. Pauvre petit!...
Il n'était pas si pauvre! Il n'avait pas une vie du cœur moins riche que celle d'Odette, ni un débat de pensées moins vif—(mais il ne les disait pas!)—ni des sentiments moins violents—(mais leur fougue se portait vers une autre direction). Oui, il était indifférent à ce qui occupait ces femmes. Mais son esprit était agité de tout autres passions. Plus riche cérébralement et beaucoup moins absorbé par la vie plus tardive de ses sens, ce petit homme, qui sentait monter la marée obscure du Désir, en tournait les énergies, en vrai homme, vers l'action et la domination. Il rêvait de telles conquêtes que celle d'un cœur féminin lui eût paru bien pauvre—si seulement, à cette heure de l'enfance, il y eût pensé! Les garçons des générations précédentes rêvaient de soldats, de sauvages, de pirates, de Napoléon, d'aventures océaniques. Marc rêvait d'avions, et d'autos, et de sans-fil. Autour de lui, la pensée du monde dansait une ronde vertigineuse; un délire de mouvement faisait vibrer la planète; tout courait et volait, fendait l'air et les eaux, tournait, tourbillonnait. Une magie d'inventions démente transmuait les éléments. Plus de limites au pouvoir, et donc plus au vouloir! L'espace et le temps... (« Passez, muscade! »)... se volatilisaient, escamotés par la vitesse. Ils ne comptaient plus. Et les hommes, encore moins. Ce qui comptait: Vouloir, Vouloir illimité! Marc connaissait à peine les rudiments de la science moderne. Il lisait, sans comprendre, une revue scientifique que recevait sa mère; mais il était, sans comprendre, baigné, depuis sa naissance, dans le miracle de la science. Annette ne le remarquait pas, car elle avait appris la science par la voie scolastique; elle ne l'avait pas respirée, en vivant. Elle voyait des figures à la craie et des chiffres sur le tableau, des raisonnements. Marc imaginait des forces fabuleuses. Justement parce qu'il n'était pas gêné par sa raison, il était emporté par un lyrisme aussi vague et brûlant que celui qui gonflait les voiles des Argonautes. Il concevait d'extraordinaires exploits: percer le globe d'un tunnel, de part en part; s'élever sans moteur dans l'air, relier Mars à la Terre, en pressant un bouton faire sauter l'Allemagne,—ou bien un autre État (il n'avait pas de préférence!)—Sous les mots mystérieux de volts, d'ampères, de radium, de carburateur, qu'il employait avec aplomb, à tort et à travers, il évoquait des contes des Mille-et-une-Nuits. Comment diable sa pensée se fût-elle abaissée de si haut vers une stupide petite fille?
Mais le corps et la pensée sont deux frères jumeaux, qui ne vont point du même pas. Dans leur double croissance, il y a toujours l'un des deux—(ce n'est pas toujours le même)—qui s'attarde sur la route, et l'autre galope en avant. Le corps de Marc restait celui d'un enfant; et tandis que l'esprit vagabondait là-haut, un fil le tenait par la patte et le ramenait en bas, où il fait bon jouer. Alors, faute de mieux, il condescendait à jouer,—ou même, sans condescendance, il jouait de tout son cœur avec la stupide petite fille. C'étaient d'heureux entr'actes.
Ils ne duraient pas longtemps. Trop d'inégalités entre les deux enfants. Non pas seulement leur âge, ni qu'elle fût une fille. Mais leur tempérament était trop différent. Odette, pas jolie, tenant plutôt du père, avec les yeux d'Annette, une bonne figure ronde, joufflue, camusette, était une enfant robuste, bien portante, dont l'ardeur de sentiment ne troublait pas l'équilibre physique, mais semblait la dépense naturelle de l'abondance vitale. Elle avait échappé à tous les petits maux d'enfance. Marc était, au contraire, marqué par sa maladie de la première année; et quoique, par la suite, sa bonne constitution dût reprendre le dessus, cette lutte de l'organisme, où il était souvent vaincu, lui gâta une partie de son enfance; il restait exposé aux moindres refroidissements, fréquemment arrêté par de petits retours de bronchite ou de fièvre. Il en souffrait dans son amour-propre: car tous ses instincts étaient d'orgueil et de force.
Vers la fin de 1911, un an après le raccommodement entre les deux sœurs, Marc eut une de ces maladies d'hiver, compliquée d'influenza, qui inspira de brèves inquiétudes. Odette vint à son chevet. On le lui avait défendu, par crainte de la contagion; mais elle avait trouvé moyen de se glisser dans la chambre, un soir que les deux mères étaient occupées dans la pièce à côté. Elle fut compatissante; et Marc, un peu fiévreux, se livra comme il n'avait jamais fait. Il était inquiet.
—Qu'est-ce qu'elles disent, Odette?
(Il s'imaginait qu'on lui dissimulait la gravité de son mal).
—Je ne sais pas. Elles ne disent rien.
—Qu'est-ce que le médecin a dit?
—Il a dit que ce ne serait rien.
Il fut un peu soulagé, mais il restait méfiant.
—C'est vrai? Non, ce n'est pas vrai. On me cache... Je sais bien ce que j'ai, moi...
—Qu'est-ce que tu as?
Il se taisait.
—Marc, qu'est-ce que tu as?
Il se renfermait dans un silence orgueilleux et hostile. Odette était angoissée. Elle finit par croire qu'il était très malade. Et son inquiétude se communiqua à Marc. Avec son exagération passionnée, qui prenait des formes mélodramatiques, elle joignit les mains:
—Ô Marc, je t'en prie, ne sois pas si malade! Je ne veux pas que tu meures!
Il n'en avait pas la moindre envie. Il aimait à être plaint, mais il n'en demandait pas tant! À s'entendre dire ce qu'il craignait, il fut glacé de peur. Il ne voulait pas le montrer. Tout de même, il le montra:
—Tu vois, tu me cachais!... Tu sais... Je suis très malade?
—Non, non, je ne veux pas, je ne sais pas, je ne veux pas que tu sois très malade... Ô Marc, ne meurs pas! Si tu meurs, je veux mourir avec toi!
Elle se jeta à son cou, en pleurant. Il était très ému, et il pleurait aussi, il ne savait pas si c'était à cause d'elle ou de lui. Au bruit, les mamans accoururent et, grondant, les séparèrent. Ils s'étaient sentis bien proches, en cet instant...
Mais le matin suivant, Marc avait réfléchi. Il n'était plus inquiet; et même,—(pour effacer ses craintes, on s'était moqué de lui)—il était vexé de s'être montré capon; il s'en prenait à Odette de l'avoir amené, par sa sotte inquiétude, à ces marques de faiblesse. Et puis... (il l'entendait rire, et il la voyait passer, débordante de. santé)... il lui en voulait de cette santé. Elle en avait trop. Il l'enviait, et il était humilié.
Après qu'il fut guéri, il garda longtemps la mortification de s'être trahi aux yeux de sa cousine. Il en était d'autant plus irrité qu'il avait eu peur vraiment. Et elle l'avait vu. Son émotion passée, Odette en conservait un malin souvenir. Elle l'avait aperçu sans échasses, peureux, petit garçon. Elle ne l'en aimait que mieux. Il ne le lui pardonnait point.
Marc était guéri. Odette était florissante. Elle avait, toute glorieuse, fait, l'été précédent, sa première communion. (C'était à cette époque où l'Église, comme Joconde, en quête de l'innocence, avait, de son grand nez méfiant, qui humait l'air du temps, jugé qu'il n'en était plus, après l'âge de sept ans). Odette se croyait femme et s'efforçait de le paraître, en modérant son impétuosité de chevreau tenu en laisse; mais d'une cabriole, le petit cornu vous échappe des mains... Sylvie était heureuse, les affaires allaient bien. Et Annette, qui trouvait au foyer de sa sœur un aliment au besoin d'affection que l'âge et l'épreuve avaient un peu assagi, semblait avoir atteint une zone apaisée. Tout était confiant.
Une chaude après-midi... entre trois et quatre heures, fin d'octobre... un de ces jours radieux, où la lumière sans voiles semble, ainsi que les arbres dévêtus, toute nue. Les fenêtres étaient ouvertes pour laisser entrer les rayons du soleil d'automne, qui sont doux et dorés comme ceux du miel. C'était le lendemain l'anniversaire des huit ans d'Odette. Annette était chez Sylvie. Dans la chambre sur la cour, elles regardaient ensemble et tâtaient des étoffes, bavardes et occupées gravement de leur examen. Odette était, de l'autre côté du couloir, dans la chambre du fond qui donnait sur la rue. Tout à l'heure, la curieuse était venue fourrer son nez par la porte entre-bâillée, pour voir ce qu'on faisait. On l'avait renvoyée, en prenant la voix grondeuse, terminer un petit travail, avant de goûter ensemble. Marc était au lycée; on l'attendait après sa classe, dans une demi-heure.
Le temps coulait uni, sans un pli, sans une ride, sans hâte, comme s'il eût dû ainsi durer toute la vie. On se sentait bien, mais on ne songeait même pas à en jouir: c'était naturel! Au lierre du mur, dans la cour, les moineaux heureux pépiaient. Les dernières mouches de l'automne bourdonnaient leur contentement de chauffer aux derniers jours de soleil leurs ailes engourdies...
Elles n'entendirent rien... Rien. Pourtant, elles s'étaient tues, au même instant, toutes deux, comme si le fil fragile qui tenait suspendu leur bonheur, s'était rompu...
On sonna à la porte.
—Marc, déjà? Non, c'est trop tôt.
On sonna, on frappa de nouveau... Il y a des gens bien pressés!... On y va!...
Sylvie alla ouvrir, et Annette, derrière elle, à quelques pas, suivit.
À la porte, la concierge, hors d'haleine, criait, agitait les bras. D'abord, elles ne comprirent pas...
—Madame ne sait pas... le malheur qui est arrivé... La petite demoiselle...
—Qui?
—Mademoiselle Odette... Cette pauvre mignonne...
—Quoi! Quoi!
—Elle est tombée...
—Tombée!
—Elle est en bas.
Sylvie hurla. Elle avait repoussé la concierge et dégringola l'escalier. Annette voulut la suivre; mais les jambes lui manquèrent; elle dut attendre que son cœur lui permît de marcher. Elle était encore en haut, et penchée sur la rampe, quand de la rue lui vinrent les cris sauvages de Sylvie...
Que s'était-il passé? Probablement Odette, qui ne travaillait pas volontiers, musardant, furetant, était allée regarder par la fenêtre si Marc ne venait pas, et elle s'était penchée... La pauvre petite n'avait même pas eu le temps de comprendre...—Quand Annette, chancelante, fut enfin dans la rue, elle vit un attroupement, Sylvie comme une démente et, dans ses bras, le petit corps disloqué, jambes et tête pendantes, comme un agneau égorgé. La brune toison voilait le crâne fracturé; on voyait seulement un peu de sang au nez; les yeux encore ouverts semblaient interroger... La mort avait répondu.
Annette se fût jetée par terre, en criant d'horreur, si la fureur sauvage de Sylvie n'eût pris toute la douleur du monde. Elle était tombée à genoux, sur le pavé, presque couchée sur l'enfant, qu'elle soulevait, qu'elle secouait, avec des cris enragés. Elle l'appelait, elle l'appelait, elle insultait... Qui? Quoi? Le ciel, la terre... Elle écumait de désespoir et de haine...
Et, pour la première fois, Annette vit dans sa sœur les passions forcenées, que Sylvie portait sans le savoir au fond de sa nature, et dont la vie lui avait jusqu'alors épargné l'emploi. Et elle les reconnut, comme étant de son sang.
L'excès de cette souffrance ne lui permettait pas de s'abandonner à la sienne. Il fallait qu'elle fût, par réaction, forte et calme. Elle le fut. Elle prit Sylvie par les épaules. La vocifératrice se débattait; mais Annette, penchée sur elle, la souleva; et Sylvie, subissant cette impérieuse douceur, se tut, releva la tête, vit le cercle autour d'elle, jeta un regard farouche et, l'enfant dans ses bras, sans un mot, elle rentra.
Elle venait de passer le seuil de la maison. Annette rentrait à sa suite, quand au coin de la rue elle aperçut Marc qui arrivait. Et malgré son amour déchiré pour la pauvre petite, son cœur bondit dans sa poitrine:
—Quel bonheur que ce ne soit pas lui!
Elle courut à Marc, pour l'empêcher de voir. Marc, aux premiers mots, blêmit, serra les dents. Loin de la scène elle l'emmena; elle lui dit qu'Odette était gravement blessée; mais lui, avec l'intuition méfiante de l'enfant, savait qu'elle était morte; et il cherchait, les poings crispés, à repousser cette terrible pensée. Malgré son trouble, il restait préoccupé de lui, de son attitude et des gens qui passaient; il remarquait que sa mère marchait tête nue, près de lui, dans la rue, et qu'on les regardait: il en était gêné. Cette contrariété contribua à le calmer. Annette, le voyant plus ferme, lui dit, à mi-chemin, de rentrer seul chez lui. Elle revint en hâte, vers Sylvie, prostrée, assise comme écroulée dans un coin, près du lit de la petite morte, sans entendre ni comprendre, respirant bruyamment, ainsi qu'un animal blessé. Ses ouvrières s'occupaient de l'enfant. Annette lava le petit corps, le revêtit de linge blanc, le coucha dans le lit, ainsi qu'aux soirs lointains,—hier,—éternellement lointains, où elle venait entendre les confidences à voix basse de l'enfant. Lorsque ce fut fini, elle alla vers Sylvie et elle lui prit la main. Moite et froide, la main s'abandonna. Annette serrait ces doigts, d'où la vie semblait s'être retirée; et elle n'avait pas le courage de chuchoter une parole de tendresse, qui n'eût point traversé le mur du désespoir. Le seul contact fraternel de leurs corps pouvait faire pénétrer au dedans lentement sa pitié. Elle l'enlaça, le front appuyé contre la joue de Sylvie; et ses larmes gouttaient sur le cou de sa sœur, comme pour fondre le gel qui lui enveloppait le cœur. Sylvie, muette, ne bougeait pas; mais ses doigts, faiblement, commençaient à répondre à la main fraternelle, quand arriva le mari. Annette la quitta.
Elle rentra près de Marc et dit la vérité. Elle ne la lui apprenait pas. Il ne parut pas ému; il avait peur de son émotion et voulait garder l'air assuré; mais il n'eût pas fallu qu'il fût obligé de parler: dès qu'il ouvrit la bouche, sa voix se mit à trembler; il courut se cacher dans sa chambre, pour pleurer. Annette qui sentit, avec la divination maternelle, l'angoisse pour ce cœur d'enfant de la première rencontre avec la mort, évita de parler du sujet redoutable, mais le prit sur ses genoux, comme quand il était petit. Et lui, ne songea pas à se plaindre qu'on le traitât en petit, et il se réfugia dans la chaleur du sein. Après qu'ils se furent apaisés l'un et l'autre, en berçant leur peur et sentant qu'ils étaient deux pour se défendre, elle le fit coucher et le pria d'être un brave petit homme, de ne pas s'effrayer si elle devait ressortir, le laisser seul une partie de la nuit. Il comprit et promit.
Elle reprit, dans la nuit, le chemin de la maison tragique. Elle voulait veiller la petite morte. Sylvie était sortie de sa morne insensibilité. Elle n'était pas revenue au furieux désespoir du début. Mais le spectacle n'était pas moins pénible. Sa tête s'était troublée. Annette lui vit, sur les lèvres, un sourire. Sylvie leva les yeux, en l'entendant entrer, la regarda, vint à elle, et dit:
—Elle dort.
Elle la prit par la main, et la mena devant le lit:
—Regarde comme elle est belle!
Son visage rayonnait; mais Annette vit passer sur le front une ombre d'inquiétude; et quand, après un moment, Sylvie répéta, à mi-voix:
—Elle dort bien, n'est-ce pas?...
Annette rencontra son regard fiévreux, qui attendait qu'elle dît:
—Elle dort. Oui.
Elle le dit.
Elles allèrent s'asseoir dans la chambre à côté. Le mari était là, avec une ouvrière. Ils se forçaient à causer, pour occuper son attention. Mais la pensée blessée de Sylvie, qui se fuyait, sautait d'un sujet à l'autre, sans s'arrêter. Elle avait pris un ouvrage, qu'à tout instant elle jetait, elle prenait, elle jetait, pour écouter la chambre au sommeil. Elle redisait:
—Comme elle dort!... en promenant son regard sur les autres, pour les... pour se persuader. Une fois, elle retourna près du petit lit, et penchée sur l'enfant, lui dit des mots mignons. Ce fut atroce pour Annette. Elle voulait que Sylvie se tût. Le mari, à voix basse, la supplia de ne pas toucher à l'illusion.
L'illusion tomba seule. Sylvie, revenue à sa place, avait repris son ouvrage, et elle ne parlait plus. Les autres parlaient autour d'elle, mais elle n'écoutait plus. À leur tour, ils se turent. Le sombre silence plana... Soudain, Sylvie cria. Sans mots. Un long cri. Abattue sur la table, elle y heurtait sa tête. On écarta précipitamment les aiguilles et les ciseaux. Quand la parole lui revint, ce fut pour insulter Dieu: elle ne croyait pas en lui; mais il faut bien avoir quelqu'un contre qui se venger! Elle avait les yeux torves; et de basses injures elle le souffletait...
L'épuisement vint. On la porta sur son lit. Elle ne remuait plus. Annette resta près d'elle, jusqu'à ce qu'elle fût assoupie.
Alors, elle rentra brisée. Les rues blêmes, au petit jour... Marc ne dormait pas. Elle se coucha en grelottant. Mais au moment de se mettre au lit—(c'était trop, tout ce que depuis douze heures elle avait dû souffrir et maîtriser!)—elle courut en chemise et pieds nus dans la chambre de son fils, et passionnément elle lui baisa la bouche, les yeux, les oreilles, le cou, les bras, les mains. Et elle disait:
—Mon petit, mon cher petit... Toi, tu ne me quitteras pas?...
Il était très ému, gêné et effrayé. Il pleura avec elle, plus sur lui que sur les autres. Sur les autres, aussi. À présent, il sentait ce qu'il avait perdu, il pleurait cette affection, dont il n'avait point voulu. Il se rappela le soir où il était malade, et Odette auprès de lui. Il était pénétré de tendresse et de tristesse. Et il pensa:
—Tout de même, c'est moi qui vis!...
Annette tremblait de recommencer une pareille journée. Ses forces n'y eussent pas suffi. Mais ce qui suivit n'eut pas la terrifiante violence des heures précédentes. La souffrance humaine, quand elle atteint au faîte, il faut qu'elle redescende. On meurt, ou on s'habitue.
Sylvie avait repris possession d'elle. Elle était livide, marquée au coin des narines et des lèvres d'un trait dur, qui depuis, laissa, en s'atténuant, sa flétrissure. Mais calme, active, occupée, avec ses ouvrières, à couper et à coudre les vêtements de deuil. Elle donnait des ordres, surveillait, travaillait; et ses mains étaient sûres et précises, comme son regard. Elle fit l'essayage de la robe d'Annette. Annette craignait de prononcer un mot qui rappelât l'enterrement. Mais Sylvie en parla, froidement. Elle ne laissait à personne le soin de s'occuper des détails. Elle régla tout. Elle conserva ce calme tendu jusqu'à la fin de la cérémonie. Seulement, avec une rage froide et concentrée, elle s'opposa à tout service religieux. Elle ne pardonnait pas!... Jusqu'alors, elle avait été vaguement incroyante, insouciante, non hostile; et, tout en riant un peu, elle était, sans l'avouer, émue, le jour qu'elle avait vu sa belle petite fille en blanche communiante... Justement! Elle avait été dupée... Le lâche!... Elle ne pardonna jamais.
Annette s'attendait à ce que la contrainte inhumaine que s'imposait Sylvie fût payée d'une nouvelle crise, au retour dans la maison. Mais il ne lui fut pas permis de rester auprès de sa sœur. Sylvie le lui interdit durement. La présence d'Annette lui était intolérable... Annette avait son fils!...
Le jour suivant, le mari inquiet vint raconter à Annette que Sylvie ne s'était pas couchée. Elle ne pleurait pas, elle ne se plaignait pas, elle se rongeait en silence. Elle reprit impitoyablement son travail d'atelier: c'était un devoir mécanique, plus impérieux que la vie. On ne s'apercevait de son état qu'à certains accidents: des erreurs qui, avant, ne lui arrivaient jamais: une robe coupée de travers, qu'après elle détruisit, sans un mot; elle se blessa aussi les doigts avec ses ciseaux. On la décida à se coucher la nuit. Mais elle restait assise dans le lit, sans dormir, et elle ne répondait pas à ce qu'on lui disait.
Et chaque matin, avant de paraître à l'atelier, elle faisait visite au cimetière.
Cela dura quinze jours. Puis, elle disparut. Au milieu de l'après-midi. Des clientes vinrent, attendirent. À l'heure du souper, elle n'était point là. Dix heures, onze heures passèrent. Le mari redoutait un acte désespéré. Vers une heure, elle rentra; et, cette nuit, elle dormit. On ne put rien savoir d'elle. Mais le lendemain soir, de nouveau, elle s'éclipsa. Et le surlendemain, elle recommença. Maintenant, elle causait, elle semblait détendue. Mais elle ne disait pas où elle était allée. Les ouvrières jasaient. Le brave mari haussait les épaules avec pitié, et disait à Annette:
—Si elle me trompe, je ne peux pas lui en vouloir; elle a trop souffert... Et même, si cela peut l'arracher à son obsession,... eh bien, soit!...
Annette réussit à saisir Sylvie au passage; elle lui fit entendre discrètement l'inquiétude, les soupçons, et la peine que causaient ses sorties. Sylvie, qui d'abord ne voulait pas s'arrêter, parut indifférente à ce qu'on pouvait penser, mais elle fut touchée de la bonté du mari, et prise d'un besoin subit de se confier, elle emmena Annette dans sa chambre, dont elle ferma la porte; elle s'assit tout près d'elle, et mystérieusement, à mi-voix, les yeux brillants, elle révéla qu'elle allait, tous les soirs, dans un cercle d'initiés, réunis autour d'une table, causer avec sa petite fille. Annette, horrifiée, écoutait, sans oser trahir ses sentiments, Sylvie qui racontait, d'une voix attendrie, les réponses de l'enfant. Il n'était plus besoin de l'engager à parler: elle goûtait une joie à se redire tout haut les paroles puériles, où elle avait transfusé tout le sang de son cœur. Annette ne pouvait détruire une illusion qui faisait vivre sa sœur. Léopold était près de l'encourager: pour son gros bon sens, celle-là valait toute autre religion. Annette prit conseil du médecin, qui dit de laisser la douleur s'épuiser.
Maintenant, Sylvie rayonnait. Annette se demandait si elle n'eût pas préféré le désespoir sacré à cette joie dérisoire, qui profane la mort. À l'atelier, Sylvie ne dissimulait plus ses relations d'outre-tombe; ses ouvrières lui faisaient raconter ses séances; elles y goûtaient un frisson amusé de roman-feuilleton. Lorsque Annette arrivait, elle les entendait mêler leurs réflexions animées au récit de la dernière conversation que Sylvie avait eue avec Odette; une apprentie se moquait derrière une étoffe qu'elle pliait; et Sylvie, experte naguère à manier l'ironie, ne s'apercevait de rien, bavarde et absorbée dans sa fantasmagorie.
Elle n'en resta point là. Un soir, sans avertir Annette, elle emmena Marc. Elle s'était reprise pour lui d'une affection exaltée. Dès qu'elle le voyait, sa figure s'éclairait. Annette, ne trouvant plus Marc à la maison, devina ce qui s'était passé. Mais elle se garda de le lui faire raconter, quand il rentra, fort tard, oppressé, énervé. L'enfant cria, dans ses rêves. Annette se leva, le calma, lui caressa la tête avec ses tendres mains.
Au matin, elle eut une explication sévère avec Sylvie. Son fils était en cause, elle ne ménageait plus rien. Elle ne cacha pas, cette fois, son aversion écœurée pour les dangereuses folies, et elle intima violemment à sa sœur la défense d'y mêler le petit. Sylvie qui, en d'autres temps, eût répliqué sur le même ton, baissa le front, avec un sourire équivoque, évitant de rencontrer le regard courroucé d'Annette; son instinct ne se sentait pas assez sûr de ses révélations, pour les exposer à la critique passionnée de sa sœur. Elle ne discuta rien, elle ne promit rien: d'une câlinerie sournoise, comme une chatte semoncée, qui n'en fera qu'à sa tête.
Elle ne se risqua pourtant plus à emmener Marc. Mais elle le prenait pour confident de ce qu'elle avait entendu dans ses séances; et il était bien difficile d'empêcher leurs conciliabules, sur lesquels Marc gardait un secret aussi méfiant que sa tante. Sylvie disait à Marc qu'Odette parlait de lui. C'était ce qui l'attachait au jeune garçon: Odette le lui avait légué. Elle transmettait les messages entre les deux enfants. Marc n'y croyait pas vraiment; le sens critique du grand-père le défendait contre ces absurdités; mais son imagination était émue. Il écoutait, intéressé, répugné. Tout en se prêtant à ce jeu malsain, il jugeait sévèrement Sylvie; et il étendait sa condamnation aux femmes en général. Mais cette atmosphère de tombeaux était insalubre pour un garçon de cet âge. L'horrible bouffonnerie de la vie et de la mort le hantait précocement. Il se sentait entouré d'une odeur de viande pourrie. Des minutes suffocantes. Et comme sa pensée n'était pas assez forte encore pour le défendre, sa vitalité fiévreuse de préadolescence eut recours, pour réagir, aux plus troubles instincts, qui vaguaient, comme des bêtes dans la nuit. Redoutable troupeau! On dirait que, par une sorte d'embryogénie, l'organisme psychique, en son évolution, passe par toute la série des formes animales, et qu'il lui faille franchir l'étape des plus brutales, avant de s'élever à leur sublimation par l'intelligence et la volonté humaine. Par bonheur, il est bref, ce rappel des sauvages origines: un passage de spectres. Le mieux est qu'on les laisse au plus vite passer, et qu'on se range de côté, sans rien faire qui éveille leur conscience ténébreuse. Mais l'heure n'est pas sans dangers, et la plus tendre vigilance n'en peut défendre l'enfant. Car ce petit Macbeth est seul à voir les spectres: pour les autres—les plus proches—reste vide la place de Banquo; ils distinguent la voix fraîche, les traits purs de l'enfant; et ils n'aperçoivent pas les redoutables ombres qui courent au fond des yeux limpides. À peine les distingue-t-il lui-même, spectateur curieux. Comment les connaîtrait-il, s'ils proviennent d'un monde où il n'était pas né, ces instincts de possession, de violence, et... même de crime! Aucune pensée perverse qui ne l'effleure en ces jours, qu'il ne tâte du bout de sa langue.—Ni l'une ni l'autre des deux femmes qui choyaient Marc ne se doutait du petit monstre, qu'à certaines minutes elles tenaient près de leurs jupes...
Peu à peu, cependant, Sylvie s'apaisait. Les récits de ses séances n'avaient plus de caractère mystérieux; elle en parlait sans émotion, d'un ton pressé; elle ne tenait pas à insister. Bientôt même, elle n'en parla plus qu'avec contrainte. Et brusquement, elle cessa d'en parler; elle ne répondit plus aux questions... Avait-elle eu une déception, dont elle ne voulait pas convenir? Ou s'était-elle lassée? Elle ne le dit à personne. Mais dans les longs entretiens qu'elle continuait d'avoir avec Marc, le monde occulte tint de moins en moins de place, et finit par disparaître. Elle paraissait avoir recouvré son équilibre. Le passage de l'épreuve ne se marquait plus, aux yeux de l'entourage, que par un changement d'âge, une expression nullement plus affinée par la douleur, mais au contraire plus matérielle, des traits un peu alourdis et des formes plus pleines, la même grâce toujours, et plus d'éclat. De forts besoins de revivre se revanchaient de l'agonie endurée. Et les nouvelles peines et les nouveaux plaisirs, les feuilles des jours qui tombent, la poussière de la route, recouvrirent peu à peu la fosse ouvert au cœur.
Mensongère apparence...
La vie reprit dans la maison Rivière. Mais la catastrophe avait fait une brèche aux âmes.
C'est un bien petit événement dans l'ordre général que la disparition d'un enfant. On est environné de mort, elle ne devrait pas surprendre; dès qu'on commence à regarder, on la voit qui travaille et l'on s'y habitue. On croit qu'on s'habitue. On sait qu'elle viendra un jour travailler chez nous, et l'on prévoit la peine. Mais il y a bien plus que la peine! Que chacun s'interroge! Peu qui ne reconnaîtront la révolution qu'une mort a produite dans toute leur existence! C'est un changement d'ère... « Ante, Post Mortem... » Un être a disparu. La vie tout entière est atteinte, tout le royaume des êtres, hier royaume du jour, et aujourd'hui, de l'Ombre... Ô Dieu! si cette petite pierre, cette seule pierre tombe de la voûte, toute la voûte tombe! Le rien est sans mesure. Si ce petit moi n'est rien, aucun moi n'est rien. Si ce que j'aime n'est rien, moi qui aime, je ne suis rien. Car je ne suis que par ce que j'aime... L'irréalité de tout ce qui respire est soudain apparue. Et tous en prennent conscience, mais non de la même façon, chacun avec ses organes—instinct ou intelligence, en face, le regard droit, ou fuyant, et les yeux clignant de côté.
Sur l'arbre de la famille, d'où avait été brisé le petit rameau d'Odette, les autres branches continuèrent à pousser. Mais trois au moins sur quatre furent modifiés dans leur développement.
Le moins touché fut le père. Le jour de l'enterrement, son chagrin faisait mal, haletant de la gorge et des flancs, comme un cheval écroulé. Mais quinze jours après, il était repris déjà par ses affaires et par les fortes exigences de sa vie physique, il travailla, mangea double, voyagea, oublia.
Des deux femmes, Annette paraissait la vraie mère. Elle ne se consolait pas. Son deuil devint plus âpre, à mesure que s'effaçait le sillage de la petite fille. Odette lui était comme une enfant élue, l'enfant créée non de sa chair, mais de son besoin de tendresse, plus à elle qu'à Sylvie, plus elle que son fils. Elle s'accusait de ne pas l'avoir assez aimée, de lui avoir marchandé les caresses, dont ce petit cœur avide n'avait jamais assez. Et elle se persuadait qu'elle était seule à conserver la mémoire de l'enfant, que les autres trahissaient.
Sylvie montrait maintenant une étrange gaieté, affairée, agitée. Elle avait le verbe haut, un flux de paroles fatigant, avec des saillies burlesques, une verdeur de propos, qui faisaient rire aux éclats son petit peuple ouvrier, et que Marc dégustait sournoisement, quand il se trouvait là pour les gober au passage. Lui aussi se dissipait, travaillait moins, flânait, polissonnait, à l'affût des occasions de ne rien faire et de rire: l'organisme se défendait contre l'effroi intérieur... Qui s'en doute, au dehors? On est impénétrable les uns aux autres, on semble indifférent, on voudrait se confier, on ne peut pas... «Il n'est pas de communion possible dans la souffrance...»
Mais Annette, que sa passion pour la morte rendait injuste pour les vivants, ne voyait que leur égoïsme qui, par tous les moyens, se reprenait à la vie, laissant tomber au fond la pierre du souvenir; et elle leur en voulait.
Or, un jour,—un dimanche que Marc était allé avec Léopold, à un match de sport,—Annette, venant chez Sylvie, trouva la porte de l'appartement ouverte. Elle entra et entendit une plainte pesante qui se traînait. Sylvie, seule dans sa chambre fermée, parlait et gémissait. Annette se retira sur la pointe des pieds; elle referma la porte sur le palier, et sonna. Sylvie vint ouvrir; elle avait les yeux rouges; elle dit que c'était le rhume, et causa avec un entrain bruyant et vulgaire. Elle se mit à raconter une de ses éternelles histoires scabreuses, dont elle était approvisionnée. Annette avait le cœur serré. Se pouvait-il qu'elle jouât!—Elle ne jouait qu'à moitié. Beaucoup plus que les autres, c'était elle qu'elle voulait tromper. Un désespoir foncier, sans jour et sans issue, l'avait amenée à une sorte de mépris bouffon de la vie. Si elle ne voulait pas tomber, nulle autre alternative que l'oubli et ce masque d'insouciance cynique, qui finissait par se substituer aux traits du vrai visage. Tout n'est rien. Rien ne vaut la peine. Honnêteté, honneur, des blagues!... Ne rien prendre au sérieux. Rire de la vie. En jouir. Le travail seul subsiste, parce que c'est un besoin et qu'on ne peut s'en passer...
Bien d'autres choses subsistaient sous ces destructions. L'instinct était chez Sylvie plus solide que la pensée. Et quand elle rejetait tout, Annette et le fils d'Annette lui restaient incrustés sous la peau. Ils ne formaient qu'un, eux trois! Mais cet amour d'instinct, presque matériel, n'empêchait pas les mauvais sentiments. Sylvie, qui n'était pas tendre pour elle, ne l'était pas non plus pour Annette. Elle se montrait agressive et railleuse à l'égard de sa sœur, dont le sérieux moral, la tristesse taciturne, lourde de souvenirs, l'irritait, comme un reproche muet.
Un reproche, en effet. Annette n'avait pas la charité de le lui épargner. Elle voyait bien pourtant que Sylvie fuyait la peine, comme un gibier le chien; et elle la plaignait. Elle plaignait la misère de la nature humaine, mais en la méprisant de chercher son salut aux dépens de ses trésors les plus chers et d'être toujours prête à trahir ses affections sacrées, pour tromper la poursuite féroce de la douleur. Elle en était ulcérée; car dans son propre cœur elle entendait rappel de cette lâcheté de vivre; et elle, la châtiait.
De là qu'elle s'imposa, en ces mois qui suivirent le malheur, une austère discipline du cœur, un rigorisme moral, pessimiste et hautain, qui cachait sa tendresse blessée...
Après le sombre hiver, Pâques étaient revenues. Annette errait dans Paris, le matin du dimanche:—le ciel refleurissait, l'air était immobile;—l'âme enveloppée de son deuil, elle écoutait les appels nostalgiques des cloches; et leur filet sonore l'enserrait de ses mailles, la tirait hors du flot du siècle insouciant sur la grève où gisait le Dieu mort. Elle entra dans une église; et, dès les premiers pas, elle fut suffoquée par ses pleurs; depuis longtemps refoulés, ils refluaient. Dans le coin d'une chapelle, agenouillée, elle les laissa couler, tête basse. Jamais elle n'avait senti comme à cette heure le tragique de ce jour. Elle entendait ces orgues, ces chants, ces chants de joie... Cette joie!... Sylvie qui riait... Et l'âme pleure, au fond... Ah! elle le savait bien, aujourd'hui: Le pauvre mort n'est pas ressuscité! Et l'amour désespéré des siens, l'amour des siècles, s'épuise à nier sa mort... Cette poignante vérité, combien elle est plus grande et plus religieuse que l'illusoire résurrection! Duperie passionnée, navrante duperie du cœur, qui ne peut consentir à perdre son bien-aimé!...
Elle ne pouvait avec personne partager ses pensées. Et renfermée en elle, avec la petite morte, elle la défendait contre la seconde mort, la plus terrible: l'oubli. Elle réagissait durement contre elle et contre les autres. Et comme toute réaction contre un milieu de pensée, par le choc en retour amène une réaction contraire, son attitude de blâme provoqua ceux qui se sentaient atteints à exagérer la leur. Et le malentendu s'élargit.
Il devint presque complet entre le fils et la mère. Marc de plus en plus se détachait d'Annette. Depuis des années, l'antagonisme s'annonçait. Mais jusqu'à ces derniers temps, il était resté, de la part de l'enfant, voilé, sournois, prudent. Pendant la longue période où il avait vécu en tête à tête avec Annette, il se serait bien gardé d'entrer en discussion; la partie n'était pas égale; avant tout, avoir la paix! Il laissait parler sa mère. Ainsi, elle lui livrait, une à une, ses faiblesses; et lui, ne livrait rien.—Mais maintenant qu'il avait trouvé en sa tante une alliée, il ne cacha plus son jeu. Naguère, que de fois sa mère, impatientée de ce petit mollusque, qui rentrait sa pensée dans sa coquille, dès qu'on y voulait toucher, lui avait dit:
—Allons, sors de ton trou! Montre un peu cette caboche! Ne sais-tu pas parler?
Il savait. Annette pouvait être satisfaite! Il parlait maintenant... Il eût mieux fait de continuer à se taire!... Quel petit discuteur! Ah! il ne fuyait plus la contradiction. Il ne laissait rien passer de la bouche de sa mère, sans ergoter obstinément. Et de quel ton impertinent!
C'était venu tout d'un coup; et, sans doute, Sylvie y avait sa part de responsabilité, en encourageant malignement cette fronde. Mais la vraie cause était plus intime. Ce changement d'attitude répondait au changement de nature, aux approches de la crise de puberté. L'enfant se transformait: en quelques mois, il avait pris un autre caractère, des manières quinteuses, brutales, entrecoupées de «revenez-y» de son vieux mutisme; mais ce n'était plus le silence poli, conciliant, un peu fourbe, de l'enfant qui voulait plaire; on le sentait maintenant hostile et hérissé... Sa brusquerie de façons, son impolitesse grossière, l'âpreté inexplicable avec laquelle il répondait aux affectueuses avances, faisaient saigner la sensibilité d'Annette. Assez armée contre le monde, elle ne l'était point contre ceux qu'elle aimait; un mot rude de son fils la blessait aux larmes. Elle ne le montrait point; mais il n'en ignorait rien. Il continuait: on eût dit qu'il cherchât ce qui pouvait déplaire à sa mère.
Il eût rougi de se conduire ainsi avec des indifférents. Mais elle, ne lui était pas, certes, indifférente! Il tenait à elle,—et comment! Comme le fruit vivant qui, quand l'heure est venue, s'arrache au ventre de la mère. Il est fait de sa chair; et pour la faire sienne, cette chair, il la déchire.
Marc avait bien des éléments qui appartenaient à la nature d'une autre race que la race maternelle. Mais l'étrange! ce n'était pas par ces éléments différents qu'il entrait le plus en conflit avec sa mère, c'était par ceux qui lui étaient communs avec elle. Car son désir jaloux d'indépendance ne possédait pas encore une personnalité qui lui appartînt en propre; et toute ressemblance avec sa mère lui semblait un danger d'annexion. Alors, pour se défendre, il se faisait différent. Quoi qu'elle dît, quoi qu'elle fît, il était le contraire. Parce qu'elle était aimante, il se faisait insensible; confiante, renfermé; passionnée, froid et tranchant. Et tout ce qu'elle combattait, tout ce qui répugnait à la nature d'Annette—(ah! comme il le connaissait!)—lui devenait attrayant; et il se dépêchait de le faire savoir à Annette. Puisqu'elle se piquait de morale, ce moutard trouva élégant de se croire amoraliste, et surtout de le proclamer:
—La morale, c'est une invention... avait-il déclaré à sa mère. Et la crédule Annette l'avait pris au sérieux. Elle l'attribuait à l'influence déplorable de Sylvie, qui s'amusait à jeter le trouble dans le petit cerveau sagement cultivé... Vlan dans les platebandes! une poignée de graines folles! Et le peigne à rebrousse-poil sur les allées ratissées!... Elle ne manquait pas de bonnes raisons pour se persuader qu'elle agissait dans l'intérêt de l'enfant... «Ce pauvre petit, mis en serre, comprimé dans une caisse!... Nous allons le dépoter!...» Mais, tout en aimant sa sœur, elle avait un vif et cruel plaisir à lui voler ce cœur qui était sa bouture.
La finesse intéressée de l'enfant pour tout ce qui le concerne avait saisi le duel engagé entre les deux sœurs; et, naturellement, il l'exploitait. Par ruse maligne, il réservait ses faveurs à Sylvie; et il était bien aise de la jalousie qu'il excitait chez sa mère. Annette ne la cachait plus. Elle la justifiait, avec plus de raison que Sylvie, par l'intérêt de Marc. Sylvie aimait l'enfant et elle ne manquait pas de bon sens. Sa sagesse poids légers en valait bien une autre plus pesante; mais elle n'était pas faite pour un garçon de treize ans; et le profit qu'il retirait en était périlleux: si elle aiguisait en lui l'appétit de la vie, elle ne lui en donnait pas le respect; et quand, de trop bonne heure, le respect a fichu le camp, gare à la casse! Sylvie n'était pas faite non plus pour former le goût de Marc, sinon pour la toilette. Elle le menait à de stupides cinémas, à des music-halls, d'où il rapportait des refrains effarants et des images qui laissaient peu de place aux pensées sérieuses: son travail s'en ressentit. Annette se fâcha et défendit à Sylvie d'emmener Marc. C'était le bon moyen de sceller l'alliance du neveu et de la tante. Marc se jugea persécuté; il découvrit que, de nos jours, le métier de peuple opprimé est rémunérateur; et Annette apprit, à ses dépens, que celui de peuple oppresseur n'est pas de tout repos.
Maintenant, Marc lui faisait sentir, à toute occasion, qu'il était une victime et qu'elle abusait de sa force. Eh bien, soit! elle en abusait, pour le faire marcher au pas! Elle ne toléra plus ses légèretés de langage, ces habitudes inconvenantes qu'il avait prises de gouailler tout, cette blague impertinente. Pour le réduire, elle lui opposa une sévérité de principes. Il avait la partie belle pour répondre! Depuis longtemps, il guettait l'occasion.
Un jour qu'il s'appuyait, contre une interdiction de sa mère, sur des paroles de la tante, Annette, impatientée, lui dit que Sylvie avait le droit de dire et de faire ce qu'elle voulait: on n'avait pas à la juger; mais ce qui était bon pour elle ne l'était pas pour lui; il n'avait pas à la prendre pour modèle: «Tout n'est pas à imiter chez elle...»
Marc écouta la tirade, et dit négligemment:
—Oui, mais elle, elle a un mari.
Annette ne put répondre d'abord: elle ne voulait pas comprendre... Qu'avait-il dit? Non, ce n'était pas possible!... Et puis, une rougeur lui monta au front. Assise, les mains immobiles sur l'ouvrage, elle ne bougeait point. Il ne faisait non plus aucun mouvement. Il n'était pas très fier de ce qu'il avait dit, de ce qui allait venir... Le silence se prolongeait! Un flot de colère soulevait le cœur violent d'Annette. Elle le laissa passer. La pitié, l'ironie prirent la place. Elle eut un sourire méprisant:
—Petit malheureux! pensait-elle. Et finalement, elle dit, ses doigts ayant repris leur tâche:
—Et tu trouves sans doute qu'une femme sans mari, qui travaille pour nourrir son enfant, est moins digne de respect?
Marc perdit son aplomb. Il ne répondit rien. Il ne s'excusa point. Il était mortifié.
Annette ne dormit pas, cette nuit... Ainsi, c'était en vain qu'elle s'était sacrifiée! Que le monde la blâmât, c'était dans l'ordre. Mais lui, à qui elle avait tout donné! Comment avait-il su? Qui lui avait soufflé cette pensée?... Elle ne pouvait lui en vouloir; mais elle était accablée.
Marc dormit en paix. Il n'était pas sans remords; mais le sommeil était plus fort que les remords. Une bonne nuit passée, il les eût oubliés, s'il ne les avait retrouvés dans le regard soucieux de sa mère. Il lui déplut que sa mère n'oubliât pas comme lui. Il avait des regrets; mais il ne pouvait se résoudre à les exprimer; et comme il en était ennuyé, selon la logique de l'enfant, il en voulut à sa mère.
Ils ne refirent pas allusion à la scène. Mais depuis, ils en furent plus ce qu'ils étaient, avant. Il y avait une contrainte dans leurs embrassements. Annette ne le traita plus tout à fait en enfant...
Comment avait-il su? Des conversations de lycée l'avaient fait réfléchir sur le nom qu'il portait, et qui était celui de sa mère. Des allusions anciennes, attrapées au passage, naguère, à l'atelier, et qu'il n'avait pas comprises, s'éclairaient maintenant. Certains mots imprudents de Sylvie à sa sœur, devant l'enfant... Et l'énigme qu'était pour lui cette mère, qui l'irritait, mais qui le fascinait, par l'aura de passions que, sans pouvoir discerner, son flair de jeune chien avait subodorées... Sur le tout, il avait bâti de vagues et baroques histoires, qui n'arrivaient pas à se tenir d'une façon liée. Sa naissance l'intriguait. Comment savoir?... La réponse blessante à sa mère était en partie un piège qu'il lui tendait... Dans son cœur, se mêlaient curiosité et rancune à l'égard de ce qui s'était passé et qu'il ne savait pas. Jamais il n'osa faire là-dessus une question à Sylvie: car il avait sa fierté pour sa mère, et il soupçonnait qu'elle avait eu des torts. Mais il se croyait en droit de lui en vouloir, pour le grave secret qu'elle lui cachait. Ce secret était entre elle et lui comme un étranger.
Un étranger, vraiment. Marc ne se doutait guère qu'à des instants, il le faisait surgir aux yeux d'Annette, l'étranger ,—son père—bien pis, les Brissot! Car, dans le sourd combat qui se poursuivait désormais entre la mère et le jeune garçon, celui-ci faisait, d'instinct, arme de tout ce qu'il trouvait, dans sa propre nature, d'opposé à Annette. Ainsi, sans le savoir, il déterrait parfois et employait contre elle des traits empruntés au fonds Brissot: le fameux sourire condescendant, cette satisfaction de soi, ce philistinisme badin, dont rien ne pourra ébranler la certitude hostile! Une ombre, un reflet sur l'eau. Annette les reconnaissait, et pensait:
—Ils me l'ont pris!...
Un étranger, vraiment?—Non, il ne l'était pas. L'arme, les traits empruntés, oui; mais la main qui les tenait était de la substance d'Annette. Et cette main révoltée se crispait dans l'opposition entre deux êtres trop parents et trop proches, qui n'est qu'un des mille jeux de l'Amour et du Destin.
Il n'avait pas d'ami. Ce garçon de treize ans, qui se trouvait, matin et soir, dans une classe, avec une trentaine d'enfants, restait séparé de ses camarades. Plus petit, il aimait à bavarder, jouer, courir, crier. Depuis un an ou deux, il avait des accès de mutisme, des fringales d'isolement. Cela ne signifiait point qu'il n'eût plus besoin de compagnons. Il en avait peut-être plus besoin qu'avant. Justement! C'était trop: il avait trop à demander et à donner... Et partout des épines, dans ce buisson de printemps! Un amour-propre hérissé. Un rien le froissait, et il avait peur d'être froissé, et surtout de le montrer: car c'est une faiblesse, et il faut se garder de donner prise à l'ennemi: (il y en a un dans tout ami).
Ce qu'il avait saisi, ou plutôt imaginé de son état-civil, du passé de sa mère, le tenait dans une gêne absurde, ridicule, sourcilleuse. Ses lectures aidant, il s'était convaincu qu'il était un enfant «naturel». (Ses livres romantiques l'appelaient d'un nom plus dru). Il trouvait moyen de s'en faire un sujet de fierté. Il n'était même pas loin de renifler dans l'archaïque injure un fauve relent de noblesse. Il se jugeait intéressant, à part des autres, solitaire, un peu damné. Il ne lui eût pas déplu de se ranger parmi les bâtards sataniques de Schiller et de Shakespeare. Cela lui donnait le droit de mépriser le monde, en tirades hautaines,— in pello.
Mais quand il se retrouvait dans «le monde»,—dans sa classe de lycée, parmi les camarades, il était intimidé, alourdi de son secret, soupçonneux qu'on pût le deviner. Ses façons bizarres, son air fatal, sa voix fluette qui commençait de muer, son minois de petite demoiselle, rougissant, insolent comme un cochelet, éveillaient l'attention, la malice de ses compagnons; et même il fut en butte aux avances honteuses d'un de ces petits chenapans, qui le persécutait de ses propositions, mi-bouffes, mi-sérieuses. Il en fut bouleversé; la nuit, il était malade de révolte et de dégoût; il ne voulait plus retourner au lycée, mais il ne pouvait en avouer les raisons à sa mère; il devait seul se faire respecter; il se disait:
—Je le tuerai.
Sa pensée tumultueuse était soulevée par des lames de fond.
Il était à l'heure où s'éveillent les forces génésiques. Elles le fascinaient et elles l'épouvantaient. L'étrange innocence de sa mère passait à côté, sans voir et sans savoir. Il serait mort de honte, si elle avait su et vu. Et seul, se méprisant, il se livrait, affolé, aux terribles sollicitations de l'instinct dégradant... Mais que peut faire l'enfant, un pauvre enfant livré à ces forces démentes! Cette monstrueuse nature met dans un corps de treize ans le brutal incendie, qui faute d'aliment le dévore! Il ne peut se sauver, s'il est de bonne race, qu'en se jetant tout entier, par un excès contraire, dans une exaltation ascétique de l'esprit, qui souvent ruine le corps. La jeunesse de ce temps, plus heureuse que ses aînées, commençait de pratiquer la discipline virile de l'athlétisme. Marc n'eût pas demandé mieux que de faire comme elle. Mais là encore, la nature était contre lui. Il n'avait pas la force. Ah! qu'il enviait les forts! Qu'il aimait, jalousement, leur beauté!... Jusqu'à la haine!... Jamais il ne serait comme eux!...
Désirs, tous les désirs, purs, impurs, un chaos!... tous les démons ennemis!... Il serait le jouet du hasard—(Nul ne peut rien pour lui!)—sans un fond de santé morale, d'honnêteté,—mieux, de grandeur qui s'ignore, ce je ne sais quoi de divin, fruit des peines, de la vaillance et de la longue patience des meilleurs de la race,—qui ne supportera pas la honte des souillures, l'affront de la déchéance,—qui a le flair inquiet de ce qui est vil et lâche,—qui le traque au dedans, jusque dans les replis de ses pensées,—qui n'échappe point toujours aux salissures,—mais qui ne manque jamais de les juger, de se juger, de se flétrir et de se châtier...
L'orgueil!... Loué soit-il! Sanctus!... Chez de telles natures d'enfant, l'orgueil est la santé. Il est l'affirmation du divin dans la boue, le principe du salut. Qui, dans la solitude sans amour, qui lutterait, sans orgueil? Pourquoi lutter, si l'on ne croyait pas que l'on a des biens suprêmes à défendre, et que pour eux, il faut vaincre ou mourir!...
Marc veut vaincre! Vaincre ce qu'il comprend et ce qu'il ne comprend pas. Vaincre ce qu'il ignore, et ce qui lui répugne. Vaincre l'énigme du monde et vaincre sa bassesse... Ah! ici comme ailleurs, sans cesse il est vaincu! Dans son effort de travail, de lecture, de concentration, il s'échappe à lui-même, il se sent débordé. Toujours la force qui lui manque... Elle est là, cependant, mais à peine formée, inférieure à la tâche et à sa volonté. Il est rongé de désirs et de curiosités, saines, malsaines, qui le tiraillent de tous les côtés, ou baigné de torpeur, incapable de rien faire et de rien fixer. Il perd son temps; et il est trop pressé. Déjà le préoccupe son avenir, le choix de la carrière: car il sait qu'il lui faudra se décider de bonne heure; et il n'a aucune raison de se décider: il flotte entre tout, avec le même degré d'intérêt et d'indifférence, d'attrait et de dégoût. Il veut et ne veut pas, il n'est même pas capable de vouloir ou de ne pas vouloir. La machine n'est pas réglée. Il se lance et s'arrête en panne, ou butte, et se retrouve au fond.
Alors, il scrute ce fond. Et cet enfant qui souffre et se ronge, est plus apte qu'un autre à percevoir le vide et l'ennui d'un temps qui s'achemine à la destruction. Il a le sentiment aigu de l'abîme...
Mais sa mère n'en voit rien. Elle voit un garçon maussade, prétentieux, révolté, puéril, maladivement susceptible, grandiloquent et faiseur d'embarras, qui aime parfois à tenir des propos graveleux, et qu'à d'autres moments un mot libre effarouche. Surtout, elle s'irrite de son ricanement. Elle n'en soupçonne point le sens amer, encore moins le défi à la mauvaise chance. Il ressent cruellement l'injustice qui lui est faite: il est (ou se juge) sans force, sans beauté, sans talent, sans valeur; il achève de s'accabler, en ajoutant à ses défaites réelles d'autres qu'il imagine; il conspire avec toutes les apparences, qui peuvent l'humilier... Ces deux petites ouvrières, qui passent à côté de lui en riant, il croit qu'elles rient de lui, il ne se doute pas qu'elles rient pour l'aguicher, et qu'elles ne trouvent pas si laid son minois rougissant de fille effarouchée... Il croit lire dans les yeux de ses professeurs la dédaigneuse pitié pour sa médiocrité... Il croit que ses camarades plus robustes méprisent sa faiblesse et démasquent sa lâcheté: car, nerveux à l'excès, il a ses moments de pusillanimité; et, comme il est sincère, il se les avoue, il se juge déshonoré; pour se punir, il s'oblige secrètement à des imprudences dangereuses, qui lui mettent la sueur froide au front et le réhabilitent un peu—si peu!—à ses propres yeux... Ce petit Nicodème, c'est de lui qu'il ricane, souvent, et de ses défaites! Mais il en veut au monde qu'il l'a fait comme il est—et, d'abord, à sa mère.
Elle ne comprend pas son air hostile... Comme il est égoïste! Il ne pense qu'à lui...
Il ne pense qu'à lui?... Qu'est-ce qu'il deviendrait, s'il ne pensait à lui? S'il ne se défendait, qui le défendrait?...
Ils restent seuls et murés, l'un en face de l'autre. L'heure des effusions n'est plus. Annette commence à répéter la lamentation des mères:
—Comme il était plus aimant, lorsqu'il était plus enfant!
Et lui, se dit que les mères n'aiment leurs enfants que pour leur amusement. Chacun n'aime que soi...
Non, chacun voulait aimer l'autre. Mais quand on est en danger, on doit penser à soi. On pensera à l'autre, après. Comment sauverait-on l'autre, si on ne se sauvait, soi? Et comment se sauverait-on, si on laissait à son cou accroché l'autre?
Rejetée par son fils, Annette se durcit comme lui. Le cœur volontairement fermé à l'amour, l'esprit d'autant plus libre, en l'absence d'objet qui nourrît sa tendresse, il lui fallait occuper sa faim intellectuelle et son besoin d'agir. Elle travaillait tout le jour, lisait le soir, la nuit, dormait solidement. Marc, rancunier, enviait et méprisait la santé de cette femme vigoureuse, le pouvoir qu'elle avait, semblait-il, de ne pas se tourmenter.
Annette, cependant, souffrait de la privation de ne pouvoir partager sa pensée avec un compagnon. Elle remplissait le vide par le travail, l'oubli actif... Mais le travail pour le travail est lui-même si vide!... Et ces forces qu'on sent en soi, inutiles, où les sacrifier?
Sacrifier!... Ce besoin de sacrifice!... Annette le trouvait autour d'elle, partout, pitoyable souvent, et quelquefois absurde!... Car, bonne observatrice, elle ne cessait d'explorer les visages et les âmes tout au long de ses journées; elle se distrayait de ses peines en plongeant dans celles des autres. Peut-être la curiosité l'emportait-elle sur la pitié, dans cette période où son cœur s'était pétrifié (elle le prétendait), au spectacle des souffrances, et surtout des défaites et des abdications.
Parmi les femmes, comme elle aux prises avec la société pour lui arracher les moyens d'exister, combien étaient broyées, bien moins encore par la rudesse des choses que par leur propre faiblesse et leur renoncement! Presque toutes étaient exploitées par une affection, et ne pouvaient se passer d'être exploitées. On eût dit que c'était leur seule raison de vivre,—dont elles meurent...
L'une se sacrifiait à une vieille mère ou à un père égoïste. L'autre à un mari vulgaire ou à un homme qui la trompe. L'autre... (L'autre, c'est moi!)... à un enfant qui ne l'aime point, qui l'oubliera, qui peut-être demain, la trahira...Eh! qu'importe? Si je trouve une joie à être trahie par lui, trompée, oubliée!... « S'il me plaît d'être battue! »... Ah! dérision, duperie!... Et les autres vous envient, celles qui n'ont personne à qui se sacrifier! Elles épousent un chien, un chat, un oiseau!... À chacune son idole! S'il en faut à tout prix, le bon Dieu valait mieux! Au moins, il était de race... Et moi aussi, j'ai le mien, mon Dieu, mon Dieu inconnu, ma vérité cachée, et cette passion qui me pousse à le chercher... Duperie peut-être aussi! Mais je ne le saurai que lorsque je serai arrivée. Et si c'est duperie, du moins celle-là est haute, et elle vaut la peine...
Annette se révoltait contre le non-sens de certains sacrifices. Non, la nature ne veut pas que le meilleur se sacrifie au plus indigne! Et si elle le voulait, pourquoi me soumettrais-je?... Mais elle ne le veut pas! Elle veut qu'on se sacrifie au meilleur, au plus grand, au plus fort...
Le sacrifice à tout prix, au pire comme au meilleur, peut-être même au pire, de préférence, parce que le sacrifice est ainsi plus complet, le sacrifice pour le sacrifice,—oui, c'est assez conforme à l'idée qu'ils se font de Dieu!... Credo quia absurdum... Tel maître, tels valets!... Ce Dieu est bien celui qui, le Septième Jour, se reposa, trouvant que ce qu'il avait fait était bien fait. Si on l'eût écouté, le chariot de l'homme, au premier tour de roue, se serait arrêté. Chaque progrès du monde se fait, contre sa volonté... Fiat! Nous pousserons le chariot. Et s'il doit nous écraser, je veux au moins qu'il marche.
Une tragique rencontre accrut l'aversion d'Annette pour ces immolations sans raison—(qu'en sait-elle?)—de ceux qui valent plus à ceux qui valent moins.
Elle s'était naguère trouvée en compétition, pour un cours d'étrangères dans une institution de Neuilly, avec une jeune femme, dont le visage rustique et volontaire l'avait attirée. Elle essaya de lier conversation. Mais l'autre, méfiante, ne songeait qu'à l'évincer. En ce temps-là, Annette, peu habituée encore à ces luttes qui lui répugnaient, s'était mal défendue; et même, par désir de se faire une amie, elle s'était effacée devant la concurrente. Celle-ci ne lui en avait eu aucune reconnaissance. Rien ne comptait pour elle que son gain. Une fourmi qui se hâte, avide d'amasser... Annette ne l'intéressait point.
Annette l'avait perdue de vue; et quand, six ans après, le hasard de nouveau les mit en présence, l'une et l'autre avaient change. Annette n'était plus disposée à faire la généreuse, ou bien la dégoûtée... La vie est comme elle est. Je n'ai pas les moyens de la modifier; je veux vivre: tu passeras après...
Le heurt se produisit. Il ne fut pas long. Dès la première passe, la concurrente était knock out... Comme elle avait vieilli! Annette fut frappée du ravage. Elle avait gardé le souvenir d'une brunette aux joues colorées, semées de deux ou trois petits grains noirs, comme un pain aux raisins, solide paysanne, de taille courte, ramassée, le visage dessiné d'un trait fin et sec, qui n'eût pas manqué d'un certain agrément sans un air de maussaderie,—le front obstiné, les mouvements brusques, toujours pressée. Elle retrouvait une figure maigre et crispée, le regard dur, la bouche amère, les joues creusées, jeune et flétrie comme une herbe brûlée.
Le poste disputé était un secrétariat chez un ingénieur: il n'exigeait que deux matinées de présence par semaine, pour dépouiller la correspondance d'affaires et recevoir les visiteurs. Annette rencontra Ruth Guillon dans l'antichambre, et leurs yeux hostiles se croisèrent. Ruth Guillon dit:
—Vous venez pour cette place. Elle m'a été promise.
Annette dit:
—Elle ne m'a pas été promise. Mais je viens pour cette place.
—C'est inutile, puisqu'elle sera à moi.
—Utile ou non, je viens. Elle sera à qui l'aura.
Après un instant, Annette fut appelée dans le cabinet de l'ingénieur, et choisie. Elle était connue pour une travailleuse exacte et intelligente.
En sortant, elle se heurta à Ruth, et passa froidement. Ruth l'arrêta, demandant:
—Vous l'avez?
—Je l'ai.
Elle vit le front de l'autre rougir étrangement. Elle s'attendait à une parole violente. Mais Ruth ne dit rien. Annette continua son chemin; et l'autre la suivit. Elles descendirent l'escalier. Arrivée dans la rue, Annette, se retournant, jeta un regard rapide sur sa rivale défaite; et l'air abattu de Ruth la remua. Malgré ses résolutions d'être dure, elle revint, et lui dit:
—Je regrette. Il faut vivre.
—Oh, je sais bien, dit l'autre. Aux uns la chance! Moi, je n'en ai jamais.
Le ton était tout autre. Abattement sans animosité. Annette fit un geste pour lui prendre la main; mais Ruth retira la sienne.
—Voyons, ne vous affectez pas! Un jour, c'est l'une qui perd; un autre jour, c'est l'autre.
—Moi, c'est tous les jours.
Annette lui rappela leur première rencontre, où Ruth avait pris la place. Ruth ne répondit pas et cheminait, l'air morne, à côté d'Annette.
—Est-ce que je ne peux pas vous aider? dit Annette.
La rougeur de nouveau se montra au front. Fierté blessée, émotion? Ruth dit sèchement:
—Non!
Annette insista:
—Je le ferais avec plaisir.
Et, d'un geste familier, elle lui saisit le bras. Ruth, surprise, serra nerveusement la main d'Annette sous son bras; et, détournant la tête, elle se mordit la lèvre; puis, elle s'arracha, irritée, et partit.
Annette la laissa s'éloigner, en la suivant des yeux. Elle la comprenait: oui, on n'a pas le droit de faire don de sa pitié à qui ne vous la demande pas...
Quelques jours après, entrant chez un laitier, elle vit Ruth qui faisait des emplettes. Elle lui tendit la main. Cette fois, Ruth la prit, mais d'un air glacé. Elle faisait effort cependant pour paraître moins maussade; elle dit quelques paroles banales; et Annette, contente de cette pauvre avance, y repartit. Les deux femmes s'entretinrent du prix de ce qu'elles achetaient. Annette s'étonna, sans le montrer, que Ruth dépensât plus qu'elle en œufs frais et lait cacheté. Ruth mettait de l'ostentation à payer devant elle. En sortant, Annette dit:
—Comme c'est cher, de vivre!
Et elle s'excusait presque des œufs qu'elle avait pris, disant:
—C'est pour mon petit.
Et Ruth se rengorgeant:
—Moi, c'est pour mon mari.
Annette ignorait tout de sa vie. Elle demanda:
—Est-ce qu'il est souffrant?
—Non, mais il est très délicat.
Elle parla avec fierté des soins que réclamait cette santé. Annette, avertie de la susceptibilité de Ruth, ne lui posait pas de questions, attendant qu'elle parlât. Ruth ne disait plus rien, elles allaient se séparer, quand Annette se souvint... Elle offrit à Ruth une tâche—la révision d'un travail d'étrangère—qui lui était commandée et dont elle n'avait pas le temps de se charger. Ruth témoigna aussitôt une vive gratitude: l'argent jouait pour elle un rôle capital. Annette lui demanda son adresse, pour le cas où elle aurait d'autres commandes à lui transmettre. Ruth hésita, répondit évasivement. Annette, impatientée, dit:
—C'est pour vous être utile. En tout cas, moi, j'habite...
Et elle dit son adresse. Ruth donna la sienne, à contre-cœur. Annette, rebutée, décida de ne plus s'occuper d'elle.
Mais Ruth vint la trouver, quelques semaines après. Elle s'excusa d'avoir manqué d'amabilité. Et cette fois, elle confia un peu (pas beaucoup) de sa vie. D'une famille de riches cultivateurs, elle s'était brouillée avec son père, parce qu'elle avait voulu venir à Paris et s'y faire professeur. Le père l'ayant blessée dans son amour-propre, elle avait juré de ne jamais rien accepter de lui. Elle voulut gagner sa vie seule. Elle s'y épuisa. Malgré son énergie, la pensée lui était une fatigue; elle peinait sur les livres comme une bête au labour; le sang lui gonflait les tempes: il lui fallait s'arrêter, congestionnée. Un commencement de neurasthénie la contraignit de renoncer aux examens qu'elle devait passer. Elle se rabattit sur les leçons particulières. Elle arrivait à gagner, péniblement, sa vie, quand elle s'éprit d'un homme qu'elle épousa, et qui n'était pour elle qu'un fardeau de plus.—Mais ceci, elle ne le dit point: Annette le sut par ailleurs. Elle était assez fine pour entrevoir déjà une partie de la vérité, au cours des; questions discrètes qu'elle posa à sa nouvelle amie. Elle vit que le mari n'avait aucun métier: il était un «intellectuel», os «artiste», un «écrivain». Et elle ne parvint pas très bien à savoir ce qu'il écrivait. Des vers?... En fait de poésie, Ruth n'avait pas plus de goût qu'une petite bourgeoise de province. Mais la poésie lui en imposait.
Elle n'était point pressée de faire connaître son «artiste». Elle le chambrait. Mais, à partir de ce moment, elle vit Annette plus souvent,—trop souvent. Elle finit par l'accabler de témoignages d'amitié, des fleurs, des attentions, rarement bien inspirées, qui agaçaient Annette. Pas de milieu! Rien ou tout, avec cette passionnée! Jamais elle n'avait eu d'amie. Jamais elle ne s'était confiée. De l'instant qu'elle décida d'aimer Annette, elle l'accapara. Annette, assommée de cette affection, comprenait que le mari ne la trouvât point légère.
À la fin, elle réussit à contempler, par surprise, l'oiseau précieux: un homme fade, insignifiant, aux yeux bleus vagues, qui lui fit l'impression d'être un dévot secret de l'absinthe. Très vain, et très peu sûr de lui, parfaitement médiocre, il était inquiet de l'opinion d'Annette. Il n'aimait point sa femme, mais il trouvait commode de se faire choyer, il prenait des airs languissants, dolents, et amers, à propos de sa santé, des talents méconnus, de l'envie des confrères... Annette le transperçait de ses | yeux clairs. Il fut prudent avec elle, et modéra ses jérémiades, que guettait l'ironie silencieuse de l'auditrice. Mais Ruth était bouche bée, incapable de juger, fière comme Artaban... «Laissons-lui ses illusions! Elle a besoin de quelqu'un à aimer, d'un homme à protéger. Elle a une âme de domestique passionnée. Elle se coucherait sous ses pieds...»—Il arrivait aussi qu'elle le querellât durement. Une fois, en montant l'escalier, Annette entendit les intonations criardes du «poète», qui geignait: Ruth giflait son mari.
Annette ne doutait plus que la meilleure partie de l'argent de Ruth ne passât aux flâneries et absinthes de José. Il jouait aux courses. Ruth ne se plaignait jamais: elle s'acharnait à économiser assez pour qu'il pût éditer un volume de ses poèmes. Mais il n'était pas pressé de les écrire. Et quand, un jour, elle fit son compte, elle découvrit qu'il avait dérobé les trois quarts de l'argent: il s'était volé lui-même!
Ce jour-là, toute fierté brisée, elle avoua à Annette sa misère. Elle n'en eût point parlé, s'il ne s'était agi que d'elle. Mais depuis des années, elle s'épuisait pour lui—(elle dit: «pour sa gloire»!)—Et c'est lui qui la détruit!...
Une confidence en amène une autre. Annette finit par savoir presque tout des souffrances de Ruth. Sa santé était détruite; Ruth, chaque jour, plus faible, savait moins renfermer ses pensées. Et, la mort approchant, ses yeux se dessillaient; elle discernait l'inanité de cet homme et son manque d'affection. José n'était presque plus jamais à la maison. Il s'esquivait, trouvant désagréable la société d'une femme malade et chagrine.
Quand vinrent ses derniers jours, Ruth n'avait plus d'illusion. Elle affirma pourtant, avec un orgueil sincère, qu'elle ne regrettait rien, qu'elle recommencerait...
— Cela m'a tuée. Mais j'ai vécu de cela.
Elle ne croyait à rien, elle n'attendait rien, ni dans ce monde, ni dans l'autre...
Annette était seule auprès d'elle, à son lit d'agonie. Une congestion cérébrale l'avait terrassée...
José, qui avait fui les approches de la mort, montra sa face peureuse, quelques instants après. Il eut une brève émotion. Après avoir larmoyé, son premier mot fut:
—Mais, nom de Dieu! Qu'est-ce que je vais devenir?
Annette dit:
—Vous en trouverez une autre pour vous nourrir...
Il lui jeta un regard haineux.
Mais il laissa Annette payer les frais de l'enterrement.
Annette, au chevet de la morte, pensait:
—Voilà!... Elle fut une force d'orgueil, de volonté, d'ascétique dévouement... À quoi a-t-elle servi? Quel gâchage! Ce don de soi à un chien!... La pauvre Ruth était dure... Elle ne l'était pas assez. Il faut se durcir encore...
Réaction contre les duperies du cœur,—mon cœur maudit, qui n'est là que pour me leurrer!... Ma tête et mes sens veulent et savent. Mon cœur est un aveugle À moi, de le mener!... Réaction contre l'amour, et contre le sacrifice, et contre la bonté...
Il y a dans la vie de chacun, comme dans la vie sociale, des modes de sentiment, qui se succèdent sans se ressembler. Et même, leur première loi est de ne pas se ressembler. Pendant qu'une mode règne, chacun y participe avec un sérieux entier, n'ayant plus que dédain pour le ridicule des modes périmées, et convaincu que sa mode est, sera toujours la meilleure... Annette passait alors par une mode de dureté...
Mais quel que soit l'habit, l'être humain reste le même. Il ne peut se passer des autres. Le plus fier a besoin de sa part d'affection; et plus les circonstances l'obligent à se renfermer, plus sa pensée traîtresse conspire à le livrer.
Annette se sentait bien forte. Forte de son expérience et de son intelligence, ferme, pratique, désabusée. Elle était sûre maintenant de vivre à sa volonté, certes, en travaillant; mais le travail aussi était sa volonté. Elle ne craignait point d'en manquer. Elle n'avait besoin du secours de personne. Et elle ne s'inquiétait point de plaire ou de déplaire.
Elle se trouvait aux prises, depuis peu, avec une nouvelle espèce de concurrents: les hommes. Elle donnait des leçons aux garçons, pour la préparation aux lycées et aux examens. Elle réussissait; mais avec le succès croissait l'animosité de ceux à qui elle était préférée. Ils se considéraient comme frustrés. Il n'était plus question de galanterie! Les moins dénués d'égard n'étaient pas les hommes mariés; leurs femmes les excitaient. On calomniait Annette: que n'insinuait-on pas sur les moyens qui lui valaient d'enlever les meilleures places?—Annette, son sourire dur et attrayant aux lèvres, allait droit son chemin, méprisant l'opinion.
Au fond, pourtant, se marquait—invisible—l'usure de ces longues années de labeur sans merci. La quarantaine approchait. La vie avait passé, sans qu'on y eût pris garde. Et une révolte obscure se levait... Toute cette vie perdue, cette vie sans amour, sans action, sans luxe, sans joie puissante... Et tout cela qui lui manque, elle était si bien faite pour en jouir!...
À quoi bon y penser? Il est trop tard maintenant!
Trop tard?...
Solange avait une petite figure ronde et rustique do madone gothique: l'air vieillotte, enfantine, les yeux riants et plissés, le nez mignon, la bouche mignarde, le menton un peu lourd, la peau fine et le teint coloré. Elle aimait à parler de sérieuses pensées, sur un ton sérieux, très sérieux, contrastant d'une façon comique avec son bon visage rieur, qui s'appliquait sagement à ne pas l'être; mais sa parole se hâtait, de peur de perdre le fil de ses graves idées; et il arrivait qu'en effet, elle s'arrêtât au milieu, un vide dans la tête:
—Qu'est-ce que je voulais dire?...
Rarement, ses auditeurs lui soufflaient la réponse, car ils n'écoutaient guère. Mais ils ne lui en voulaient pas. Solange n'était pas de ces péroreuses, qu'il faut suivre dans leurs discours insipides. Elle était sans orgueil et prête affectueusement à s'excuser de vous avoir ennuyé. Mais, de nature, incapable de suivre une pensée, elle avait une aspiration naïve à penser et une immense bonne volonté. Il n'en sortait pas grand'chose: les pensées restaient en route; les graves livres ouverts, Platon, Guyau, Fouillée, bâillaient, à la même page, des semaines ou des mois; et les beaux grands projets, idéalistes, altruistes,—œuvres d'assistance sociale, ou systèmes nouveaux d'éducation—étaient des joujoux d'esprit, qu'elle ne tardait pas à oublier dans les coins, sous les meubles, jusqu'au prochain hasard qui les lui faisait retrouver. Bonne petite bourgeoise, douce, aimable, jolie, raisonnable, pondérée, un tantinet pédant, pas gênante, plaisante, qui, sans pose, s'imaginait qu'elle avait des besoins intellectuels, et qui n'avait besoin, en somme, que de parler d'idéal et de beaucoup d'autres choses, le tout sur le même plan, tranquille, propret, bien tenu, honnête, pur, et nul.
Plus jeune qu'Annette de trois ou quatre ans, elle avait subi autrefois pour Annette une de ces attractions paradoxales, que ressentent pour les natures dangereuses les natures sans danger. Il est vrai que ces phénomènes se produisent d'ordinaire, à distance. En fait, elle avait peu approché Annette, au lycée, où elles étaient dans des classes différentes. C'était seulement pour l'avoir vue au passage et pour avoir cueilli quelques échos des grandes que la petite Solange avait conçu pour son aînée une fascination intimidée. Annette ne s'en était pas doutée. Solange l'avait parfaitement oubliée, depuis. Elle s'était mariée, et elle était heureuse. Pour qu'elle ne le fût pas, il eût fallu que son mari fût un monstre,—ou un homme passionné. Victor Mouton-Chevallier n'était, grâce à Dieu, ni l'un ni l'autre! Sculpteur de son métier, l'inspiration ne le tourmentait pas, car il avait des rentes et une riche flemme. Il ne manquait pas de goût; mais il n'éprouvait aucun besoin pressant de traduire dans son art autre chose, ni autrement que ne l'avaient déjà fait celui-ci, celui-là, ou cet autre de ses illustres confrères de tous les temps. Et comme il ignorait l'ambition, comme il était dénué de sentiments mesquins, (peut-être aussi des autres), il goûtait une satisfaction sans mélange à se retrouver si bien, si complètement exprimé—(du moins, il s'en flattait)—par Michel-Ange, par Rodin, par Bourdelle, ou par de plus petits messieurs: car il était éclectique, et prenait partout son bien. Dans cet heureux état, ce n'eût vraiment pas été la peine de se fatiguer à produire soi-même, si ce n'eût ajouté au plaisir une saveur de plus: la flatteuse illusion qu'il était de la famille. Il prenait volontiers polir lui le respect attendri qu'il se croyait tenu de témoigner pour les héros de l'art et pour leurs infortunes; il participait à celles-ci,—de loin; et sa figure réjouie s'obligeait à des mines d'austère mélancolie, en écoutant sa femme pianoter sagement la Sonate Pathétique: (car Beethoven aussi était de la famille).—Solange avait pleinement répondu à ses besoins domestiques. Une affection tranquille, une bonté facile, une humeur douce, égale, complaisante, un idéalisme en chambre, qui ne se risque pas dehors quand il fait vent ou crotte, une propension à admirer, qui rend la vie tellement plus commode!—enfin, d'un mot qui dit tout: la sécurité ,—leur vrai idéal inavoué... Leurs moyens de fortune et de cœur le leur permettaient: ils étaient à l'abri des préoccupations matérielles; et il n'était pas à craindre qu'ils introduisissent dans leur home, le souci.
Ils y introduisirent pourtant Annette. S'ils avaient pu se douter des éléments de trouble que portait en elle cette Frau Sorge , ils eussent été diantrement mal à l'aise. Mais ils ne le surent jamais. Ils étaient de ces innocents qui jouent avec un explosif; ils auraient une attaque de nerfs, s'ils savaient ce qu'ils tiennent dans la main. Mais n'en connaissant rien, après avoir bien joué, ils vont, sans penser à mal, le déposer gentiment dans le jardin d'un ami.—Ils déposèrent Annette dans le jardin des Villard.
Quand Solange avait retrouvé Annette, elle retrouva, du même coup, le vieux sentiment qu'elle avait eu pour elle: elle s'en éprit. Elle savait, comme tout le monde, la vie «irrégulière» d'Annette. Mais bonne—sans profondeur, aussi sans pruderie—elle ne la jugeait point mal. Il faut dire qu'elle ne la comprenait pas bien. Avec son penchant à l'indulgence, qui était le côté le plus sympathique de son aimable nature, elle pensait que sans doute Annette avait été une victime, ou bien qu'elle avait eu ses raisons sérieuses pour agir comme elle avait fait, et qu'en tout cas, cela ne regardait qu'elle; et elle s'indigna contre l'opinion. Après avoir revu l'amie, elle s'était informée, elle apprit son courage et son abnégation; elle conçut pour elle une admiration enflammée. Ce fut un de ces emballements périodiques, qui ne lui laissaient, pour un temps, plus de place pour aucun autre sentiment. Son mari, qu'elle alimentait de ses enthousiasmes, trouva dans celui-ci une occasion de plus de s'attendrir, sur la noblesse de cœur d'Annette, et aussi de sa femme, et aussi sur la sienne. (Est-il rien qui nous fasse mieux déguster notre beauté morale que de nous émouvoir sur celle du prochain?) Entre les deux époux, il y eut, à l'égard d'Annette, surenchère de nobles intentions. On ne pouvait laisser seule, dénuée de sympathies, cette pauvre femme, victime de l'injustice sociale! Les Mouton-Chevallier allèrent trouver Annette, au haut de ses cinq étages. Ils la surprirent en train de faire son ménage. Ils ne l'en trouvèrent que plus touchante; et sa froideur leur parut d'une admirable dignité. Ils ne la quittèrent point qu'ils n'eussent emporté la promesse qu'Annette avec son gamin viendraient dîner, un soir prochain, en toute intimité.
Annette eut peu de plaisir à cette amitié renouée. Elle en distinguait la fadeur. Les années de solitude morale lui avaient donné un flair sauvage. Il ne fait pas bon s'écarter trop du monde: on a peine à y rentrer; on est devenu sensible à son odeur de cadavre sous les fleurs. Dans le quiet intérieur des Mouton-Chevallier, Annette ne se trouvait pas à l'aise; leur bonheur conjugal ne lui faisait pas envie... «Bénin, bénin, bénin...», comme on dit dans Molière... Non, merci! Pas pour moi!... Elle était à une heure où elle avait besoin d'âpres souffles de vie...
Eh bien, qu'elle soit satisfaite! La bénigne Solange va les lui procurer...
Annette s'habillait pour aller au dîner. Elle devait, ce soir-là, rencontrer chez les Mouton-Chevallier ces amis dont Solange lui rebattait les oreilles, le docteur Villard—un chirurgien à la mode, d'une illustration tapageuse,—et sa brillante jeune femme. Elle était soucieuse... «Si je n'y allais pas?...» Elle eût été capable d'envoyer un mot pour s'excuser. Mais Marc, qu'ennuyaient les tête-à-tête avec sa mère, se réjouissait de tout prétexte de sortir. Annette ne voulut pas le priver de cette distraction. D'ailleurs, elle se trouvait absurde... «Quoi? Qu'est-ce qui te trouble?»... C'était comme un mauvais pressentiment... Inepte! L'esprit rationaliste, qui cohabitait en elle avec les instincts qui n'en tenaient point compte, lui fît hausser les épaules. Elle acheva sa toilette, et, son fils à son bras, elle alla chez Solange.
L'instinct superstitieux n'attendit pas longtemps pour prendre sa revanche. En fait, ce n'est pas miracle qu'un pressentiment se réalise. Un pressentiment est une prédisposition à ce qu'on craint de ressentir. Par conséquent, s'il l'annonce, il n'est point sorcier. Pour jouer sur les mots, il serait plutôt sourcier: en s'approchant de la source, un frisson l'avertit que le flot ronge l'écorce.
Sur le seuil du salon, Annette eut l'avertissement; mais elle fronça les sourcils, et dès qu'elle fut entrée, elle se rassura. Avant même que Solange le lui eût présenté, elle avait d'un regard jugé Philippe Villard: il lui fut antipathique. Elle en eut du soulagement.
Philippe n'était point beau. Il était petit, trapu, le front renflé au-dessus des yeux, de forts maxillaires, une courte barbe en pointe, un regard bleu d'acier. Très maître de lui, il avait une froideur courtoise et impérieuse. Assis à côté d'Annette à table, il suivait deux conversations: l'entretien général que Solange menait à sa manière décousue, et celui que, dans l'intervalle, il tenait avec sa voisine. Dans les deux, il avait le même parler bref, précis, et tranchant. Jamais une hésitation, ni dans le mot, ni dans l'idée. Plus Annette l'entendait, plus elle avait pour lui une hostilité. Elle répondait, masquée sous une indifférence un peu sèche et distante. Il ne semblait pas attacher grand prix à ce qu'elle disait. Sans doute, la jugeait-il d'après les éloges insipides que lui en avait faits Solange. Il était à peine poli. Cela n'étonnait point. On était habitué à ses façons brusques. Mais Annette les supportait avec irritation. Elle l'observait, de côté, sans avoir l'air de voir, trait par trait; et elle n'en trouvait aucun qui lui plût. Mais l'impression totale n'était point le total des impressions de détail; et quand elle arrivait, sans trouble, à la fin de son examen, elle retrouvait le trouble. Un mouvement, de la main, un plissement du visage... Elle le craignait. Et elle pensait: «Surtout, qu'il ne me voie pas!»...
Solange parlait d'un auteur qui avait, disait-elle, le don des larmes.
—Un joli don! dit Philippe. Les larmes dans la vie, déjà, ne valent pas cher. Mais dans l'art, je ne connais rien de plus dégoûtant que de les mettre en bouteille.
Les dames se récrièrent. Madame Villard disait que les larmes étaient un des plaisirs de la vie, et Solange une parure de l'âme.
—Eh bien, et vous, vous ne protestez pas? demanda-t-il à Annette. Vous approvisionnez-vous aussi chez le fournisseur?
—J'ai assez des miennes, dit-elle, je n'ai pas besoin de celles des autres.
—Vous vivez sur votre fonds?
—Si vous avez un moyen de m'en débarrasser?
—Soyez dure!
—J'apprends! répondit-elle.
Il lui jeta un bref regard de côté.
Les autres continuaient de s'épancher.
—Tenez, dit Philippe à Annette, voilà un bonhomme à qui il faudra l'apprendre!
(Il lui montrait, du coin de l'œil, Marc, dont le visage mobile trahissait naïvement les émotions diverses que lui causait la jolie madame Villard, assise à côté de lui).
—Je crains, dit Annette, qu'il n'ait déjà que trop de dispositions.
—Tant mieux!
—Tant mieux pour ceux qui sont sur le passage?
—Qu'il marche dessus!
—Vous en parlez à votre aise!
—Vous n'avez qu'à vous écarter.
—Ce serait contre nature.
—Mais non, ce qui est contre nature, c'est de trop aimer.
—Son enfant?
—Qui que ce soit, et surtout son enfant.
—Il a besoin de moi.
—Regardez-le! Est-ce qu'il pense à vous? Il vous renierait, pour une miette mangée dans la main de ma femme.
Les doigts d'Annette sur la nappe se crispèrent... Ah! comme elle le haïssait!... Il avait vu ses doigts...
—Je ne l'ai point fait, pour renoncer à lui, dit-elle.
—Vous ne l'avez point fait, répondit-il. C'est la nature qui l'a fait. Elle s'est servie de vous, et vous rejette après.
—Je ne me laisse pas rejeter.
—Bataille, alors?
—Bataille!
Il la regarda en face.
—Vous serez battue, dit-il.
—Je le sais, on l'est toujours. Mais n'importe! On se bat.
Sous son masque de froideur, ses yeux souriaient de défi. Mais le regard bleu de l'autre les traversa, d'un coup. Elle s'était trahie.
Philippe était un violent. La violence était une part de son génie. Il la portait aussi bien à sa clinique, dans ses diagnostics foudroyants et la sûreté de sa main, à la salle d'opération, que dans les actes de sa vie et dans ses décisions. Habitué à lire, d'un regard, au fond des corps, il saisit sur-le-champ Annette tout entière,—Annette, ses passions, son orgueil et ses troubles, et son tempérament et sa puissante nature. Et Annette se sentit saisie. Le casque aussitôt retombé, la visière baissée, enragée de dépit, elle ne livra plus aux yeux de son adversaire que l'armure glacée. À l'étreinte de son cœur, elle savait maintenant que l'ennemi était là. L'ennemi? Oui, l'amour... (Ah! le mot fade, si loin de la force cruelle!...) Au brusque éveil d'intérêt qu'elle avait perçu en lui, elle opposa une raideur ironique, qui voilait mal son animosité. C'était achever de se trahir. Elle était trop vraie, trop passionnée. Elle ne pouvait pas feindre. Son animosité même la montrait jusqu'en ses profondeurs.—Philippe était seul à voir. Il n'essaya plus de ranimer l'entretien; il en savait assez; et, l'air détaché, racontant à la société une de ces histoires amères et plaisantes, marquées de sa rude expérience, il mesurait du regard celle qu'il allait prendre.
Aucun des assistants n'avait rien observé. Les Mouton-Chevallier constataient à regret qu'Annette et Philippe ne sympathisaient point: entre les deux caractères, il n'y avait rien de commun. Au reste, en réunissant Annette avec les Villard, ils n'avaient songé qu'à rapprocher Annette et M me Villard: «elles étaient faites l'une pour l'autre»; et de ce côté, ils eurent le plaisir de voir qu'ils ne s'étaient pas trompés.
Noémi Villard était une délicieuse créole, os menus, chair dodue et dorée de pigeon rôti, des yeux de biche, un nez fin, des joues maigres, avec une gueulette qui avançait pour happer; de jeunes seins ronds et purs, montrés généreusement, les bras frêles, la taille mince, le pied petit, les membres délicats. Elle jouait la femme-enfant, avec des emballements, des langueurs, des élans, des rires et des larmes et des mots zézayants. Elle paraissait une créature fragile, expansive, sensible, pas très intelligente. Elle était tout le contraire. Cérébrale et sensuelle, sèche et passionnée, observant tout, calculant tout, inlassable, incassable, fragile, oui, comme un osier qui plie et—bing!—qui cingle, faite à chaux et à sable sous le friable émail: (elle seule eût pu dire ce que coûte d'énergie ce délicat vernis).—Quant à l'intelligence, elle aurait pu en revendre: elle en avait en banque; mais elle ne l'utilisait qu'au seul objet qui l'intéressât: son mari, qu'elle possédait jalousement. Ç'avait été, des deux parts, un mariage de passion, de la tête et des sens,—volupté, vanité.—La décision de Noémi avait de beaucoup devancé le choix de Philippe, et même son attention. Cet homme qui, à l'exemple d'illustres confrères parisiens, menait avec une égale fougue son écrasante activité professionnelle et une vie mondaine sans arrêt, avait trouvé le temps de «faire», comme on dit, de nombreuses passions. Sa réputation victorieuse n'avait pas été pour peu dans le fol amour et le désir décidé que conçut Noémi de le prendre, mais pour elle seule, et de le garder. Philippe ne se souciait pas de l'intelligence chez les femmes. Il les voulait bien faites, bien portantes, élégantes, et sottes. Il affectait de dire qu'une femme n'est jamais assez sotte. Noémi ne l'était point; mais qu'à cela ne tînt! Une femme qui veut un homme se fait, devant son miroir, l'esprit comme les yeux qu'il veut. Elle grisa Philippe de sa jeune chair, et de son idolâtrie. Elle l'absorba goulûment.
Mais ce n'est pas une sinécure que la carrière d'amante. Il y faut dépenser une espèce de génie. Et jamais de repos! Philippe, après une longue période de mutuelle servitude amoureuse, commençait à se lasser. Noémi, merveilleusement prompte à saisir dans le cœur de son mari-amant les moindres indices d'une saute de vent, ne dormait que d'un œil; sans que Philippe y prît garde, toujours en éveil jaloux, elle savait d'un coup de patte détourner le danger et, par l'appât des sens et son esprit rusé, reprendre au piège l'homme prêt à lui échapper. C'était un jeu d'abord. Ce ne le fut pas longtemps. Encore plus que Philippe, il fallait se surveiller, soi, être toujours attentive, toujours prête à parer aux dégâts imprévus des minutes perfides, aux dégâts infaillibles des jours et des années. Noémi n'avait plus toute sa prime fraîcheur; le teint était brouillé; la finesse du visage devenait sécheresse, la gorge s'empâtait, et les pures attaches du cou étaient menacées. L'art volait au secours du chef-d'œuvre en danger, et même y ajoutait quelques charmes de plus. Mais quelle tension, toujours! Le moindre instant d'abandon eût livré le secret à l'œil aigu du maître, qui n'eût plus oublié. Ne jamais se laisser surprendre, au dépourvu!... Quelle tragédie, un matin qu'une des petites incisives du haut s'était brisée! Noémi était restée, la moitié du jour, invisible, disparue, chez le dentiste,—sans qu'en la voyant, au retour, exhiber son sourire impeccable, Philippe eût d'autres soupçons que ceux de la jalousie... (Mais cela, c'est moins terrible qu'une dent cassée!...)—Il fallait jouer serré. Philippe n'était pas un de ces maris qu'on pût aisément tromper sur la marchandise. Il était du métier. Noémi avait toujours un petit battement de cœur, quand il posait sur elle un de ces regards «Rayons X» (ainsi qu'elle les appelait, en riant, pour se donner le change), qui lui faisaient passer la visite d'inspection. Elle se demandait: «Voit-il?...» Il voyait; mais il ne le montrait pas. L'art chez Noémi lui semblait une partie de la nature; et pourvu que l'effet lui plût, tout allait bien. Mais gare au jour où l'effet serait manqué!... Elle ne pouvait pas deux nuits dormir sur ses lauriers. Elle devait les gagner à nouveau, chaque demain. Et il lui était interdit de se montrer soucieuse. Pour plaire au maître, il fallait toujours paraître gaie, jeune, rayonnante. C'était parfois accablant! À des moments de lassitude, quand elle savait n'être pas vue, elle s'affalait dans le creux d'un divan, un pli dur entre les yeux, un sourire crispé, saignant de ses lèvres carminées... Mais l'accès de faiblesse ne durait jamais plus d'une minute ou deux. Il fallait repartir. Et elle repartait. Jeune, gaie, rayonnante... pourquoi pas? Elle l'était. Elle l'avait. Elle ne le lâcherait pas... Et puis, contre un tyran, dont on ne peut se passer, et qui abuse, il y a des vengeances... Suffit! Elle a ses secrets... Nous en reparlerons tout à l'heure, s'il lui plaît... Pour l'instant, elle rit, pas seulement des dents, elle est satisfaite, d'elle et de lui, elle est sûre, elle le tient!—Et naturellement, c'est l'heure où il lui échappe... En vain, tout son talent! Toute cette peine, en vain! Toujours un moment vient où l'attention se relâche. Argus même a dormi. Et l'animal en cage, le cœur de l'amant chambré, reprend sa liberté.
Par une de ces aberrations, dont la nature est coutumière—(la bonne entremetteuse y trouve son avantage)—Noémi, pour une fois, vit sans défiance une femme. Et cette femme fut Annette.
Elle vivait sur la trompeuse assurance que Philippe abhorrait les femmes intellectuelles. Annette était la dernière qui l'aurait inquiétée. D'après le portrait physique de ses rivales passées et d'après le sien propre, Noémi s'était fait une image de celle qui pourrait lui voler son mari. Elle la voyait petite, comme elle, plutôt brune, sûrement jolie, fine, coquette, sachant tirer parti de ses avantages. Philippe professait l'opinion humoristique que la femme, étant exclusivement faite pour l'usage de l'homme, devait, dans la vie moderne, être un bibelot d'appartement extrêmement soigné, mais facile à manier, qui, sans tenir trop de place, meublât agréablement le salon et la chambre à coucher. Il n'aimait pas les grandes femmes et faisait plus de cas de la grâce que de la beauté. Quant aux qualités d'esprit, il disait que, quand il en avait besoin, il les trouvait chez les hommes, et que le seul esprit qu'il demandât à la femme était «l'esprit de corps». Noémi n'y contredisait point: elle répondait au portrait.—Annette n'y répondait point. Grande et forte, d'une beauté lourde, au repos, lorsque rien ne l'animait, et (quand elle ne le voulait pas) sans grâce, Junon-génisse qui somnole dans un pré,—Noémi la jugea rassurante; et le fait qu'Annette se montrât glaciale avec Philippe lui prêta des attraits. De son côté, Annette, très sensible au joli chez les femmes, et portée à aimer ce qui ne lui ressemblait pas, fut séduite par Noémi; en causant avec elle, elle montra qu'elle avait aussi, quand il lui plaisait, un sourire enchanteur. Philippe n'en perdit rien; et son feu naissant se prit pour l'Annette aux deux masques, dont l'un n'était pas pour lui... (N'était-il pas pour lui?... L'amour que l'on repousse a de si savantes malices, pour rentrer dans la place d'où on l'a expulsé!...) Dans le même temps qu'Annette interdisait à Philippe de scruter sa pensée et se retranchait derrière la plus ingrate de ses apparences, elle n'était pas fâchée qu'il vit, par-dessus le mur, son visage le plus captivant... Oui, il avait bien vu. De l'autre coin du salon, exposant à ses hôtes une récente expérience, il observait sa femme, qui travaillait pour lui. Annette et Noémi se prodiguaient toutes les câlineries, dont Noémi n'était jamais à court, et qu'inspirait à Annette un sentiment complexe, d'où le souci de Philippe n'était pas absent. Et son oreille suivait, à l'autre coin du salon, la voix tranchante, qui se savait écoutée....
Elle le haïssait, elle le haïssait... Il était le plus profond de sa nature refoulée,—qu'elle voulait refouler,—le mauvais et le fort: le dur orgueil impérieux, le besoin de dominer, les exigences de la volonté, celles de l'intelligence, aussi du corps sensuel et violent, la passion sans amour, plus forte que l'amour. Et comme cette faune de l'âme, elle la haïssait en elle, elle la haïssait en lui. Mais c'était engager un combat inégal. Ils étaient deux contre elle:—lui et elle.
Philippe Villard était de basse bourgeoisie franc-comtoise. Le père, imprimeur dans une petite ville, actif, remuant, audacieux, avait à la fois l'énergie et le manque de scrupules qu'il fallait pour réussir sur un plus vaste théâtre; mais il ne réussit point, parce que, pour réussir, il y a une ligne d'audace qu'il faut savoir atteindre et ne pas dépasser, et qu'il la dépassait toujours. Gérant d'un canard local, qui nageait sur les eaux troubles de la politique, républicain gambettiste, anti-clérical à tous crins, grand brasseur d'élections, une fois il força la note des diffamations et chantages autorisés par la loi, (non! l'usage) et, condamné, lâché par ceux qu'il avait servis, malade par surcroît, il se vit ruiné, son matériel vendu, toutes les haines locales démuselées maintenant qu'il n'avait plus les moyens de se faire utiliser ou craindre. Alors, il se débattit furieusement, comme un loup, contre la maladie, la misère et la méchanceté; et l'exaspération empirant son état, il creva, exhalant jusqu'à son dernier souffle sa rancune implacable contre la trahison de ses anciens compagnons. Le petit avait dix ans; et rien ne fut perdu pour lui de ces imprécations.
Sa mère, fière paysanne des plateaux jurassiens, habitués à lutter avec le sol ingrat que le vent âpre mord, servit comme femme de journée, lessiveuse au canal, fit les plus rudes travaux, solide comme une jument du Perche, abattant la besogne avec ses quatre membres et sa carcasse de fer, âpre au gain, mais exacte, probe, dure pour elle et serrée; elle était crainte et recherchée: une langue redoutable, qu'elle tenait attachée; on la savait maîtresse, par le mari mort, de bien des secrets de maison; elle n'en usait point, mais elle les avait: il était plus prudent de payer ses services que de s'en passer. Sans scrupules d'esprit et d'action rigoureuse, un feu sombre,—(dans cette race, l'Espagne a laissé de son sang)—une passion d'énergie sans limites qui, mêlée au désabusement gaulois, ne croit à rien et agit comme si le salut et la damnation étaient au bout. Elle n'aimait que son fils. Farouche façon d'aimer! Elle ne lui cachait rien de ce qu'aux autres elle taisait: elle le traitait en associé. Ambitieuse pour lui seul: elle se sacrifiait, et il devait se sacrifier—à qui? À sa revanche ( Sa? Oui, la sienne, celle du fils, celle de la mère, c'est la même!) Pas de tendresse, point de gâteries, ni surtout de plaignotteries!... «Prive-toi! Tu te pourlécheras plus tard...» Quand il revenait de classe,—(Dieu sait par quels efforts de travail et de diplomatie elle lui obtint une bourse au collège de la ville, puis au lycée du chef-lieu!)—quand il revenait battu et humilié par les petits bourgeois, héritiers imprudents de la malveillance cachée des pères, elle lui disait:
—Sois plus fort qu'eux, plus tard! Ils te baiseront les pieds.
Elle disait:
—Compte sur toi! Ne compte sur personne!
Il ne compta sur personne, et bientôt il fit voir qu'on aurait à compter avec lui. Elle réussit à se tenir accrochée à la vie, jusqu'à ce que les études du fils brillamment terminées, il eût pris à Paris ses premières inscriptions de médecine. Il était dans un examen, quand elle s'alita, avec une fluxion de poitrine. Elle ne voulut pas le troubler, avant qu'il eût fini. Elle mourut sans lui. De sa rude écriture, tordue comme les griffes de la vigne au printemps, tous les points et accents bien marqués en leur place, elle mit sur une feuille blanche soigneusement coupée à une lettre du fils peu ménager de papier:
—«Je m'en vas. Mon garçon, tiens-toi ferme, ne lâche point!»
Il n'avait point lâché. Revenu au pays pour enterrer sa mère, il trouva une petite somme, amassée jour par jour, qui lui permit de payer son entretien encore pendant une année. Puis, réduit à lui-même, il passa la moitié de ses journées et quelquefois de ses nuits à gagner ce que l'autre moitié exigeait pour subsister. Nulle tâche ne le rebuta. Il fit de la naturalisation chez un empailleur, il fut modèle chez un sculpteur, garçon extra le dimanche dans des cafés de banlieue, ou le samedi soir dans des restaurants de noces; il lui arriva même, l'hiver, un matin de famine, de se faire engager par le service de voirie dans une équipe de balayeurs de neige. Il n'hésita point à recourir aux quémandages impudents, aux secours, aux prêts humiliants, qu'on ne pourra point rendre, et qui donnent le droit à des faquins, pour une pièce de cent sous, de vous traiter sans ménagements... (Bougre! Ils ne s'y risquaient pas deux fois, sous son regard! Mais alors, ne pouvant plus se payer en mépris, ils se payaient en haine, prudente, derrière son dos: ils le vilipendaient.)—Il alla jusqu'à prendre, durant quelques mois de travail acharné, l'argent que lui offrait une fille du quartier. Il n'en rougissait point: car ce n'était pas pour lui, (il se tuait de privations), c'était pour le succès. Des besoins, certes, il en avait! il eût voulu tout prendre; mais il les jugulait. Plus tard! Vaincre d'abord. Et pour vaincre, il faut vivre. Vivre par tous les moyens. La victoire lave tout. Et elle lui était due. Il se sentait du génie.
Il frappait l'attention des maîtres, des camarades. On lui confiait des travaux, qu'après un semblant de retouches signaient des hommes arrivés. Il se laissait exploiter, pour se créer des droits sur ceux qui barraient la porte aux arrivants. Ils n'étaient pas très pressés de le laisser entrer. Ils l'estimaient. L'estime est une monnaie qui dispense des autres. On l'appréciait, ouida! Ce prix ne l'engraissait point. Malgré sa solidité jurassienne, il était, de fatigue et de sous-nutrition, en train de succomber, quand Solange le rencontra. C'était à une de ces nombreuses œuvres qu'elle patronnait, avec une générosité sincère et intermittente, de cœur et d'argent: une clinique d'enfants. Solange y vit Philippe se dévouer, avec rage,—cette rage qu'il avait de vaincre, partout où restait une chance,—au chevet de petits malades qui semblaient condamnés; il y passait des nuits et sortait de ces combats; l'air hâve et exténué, mais les yeux qui flambaient de fièvre et de génie. Quand il avait vaincu, il était presque beau et semblait plus que bon, auprès du petit patient qu'il venait de sauver. L'aimait-il? C'est possible; pas certain... Mais avec le mal il avait eu le dernier mot!
Solange, quand elle connut la situation de Philippe, passa par une de ces crises de «pathétisme» périodique, où tout son horizon était bloqué par un unique objet. Si l'on en voulait profiter, il ne fallait point perdre de temps. Philippe ne le perdait jamais. Cet homme qui se noyait s'empara de la main qui lui était tendue. Il prit même le bras avec, et il eût pris le reste, s'il ne s'était aperçu que Solange, dans ses emballements, ne concevait pas l'idée de rapports amoureux. Elle aimait à s'exalter, mais cela ne dérangeait en rien sa tranquillité. Philippe n'avait jamais vu encore une femme s'intéresser à lui, sans y chercher son intérêt. La bonne Solange trouvait son plaisir en elle. Elle ne demandait aux autres que de ne pas la contrarier dans l'image qu'elle s'en faisait. Au fond, elle ne tenait pas à les connaître. Elle écartait de sa vue tout ce qui, chez un autre, aurait pu lui déplaire, sous prétexte que ce n'était pas «sa vraie nature»; et elle ne gardait comme vraie que ce qui lui ressemblait. Elle en arrivait ainsi à se faire un univers tout pétri de braves gens anodins, comme elle. Philippe se laissa faire, avec un peu de mépris et un peu de respect. Il n'aimait pas les sots; et il estimait tels ceux qui ne voyaient pas le monde comme il était; mais une bonté qui fait le bien dont elle parle n'était pas pour lui un spectacle commun. Quelles que soient les valeurs, morales ou immorales, l'essentiel est qu'elles vaillent. La bonté de Solange n'était pas fictive. Dès qu'elle sut le dénuement et le labeur de Philippe, elle le pensionna, jusqu'à ce qu'il fût sorti des années d'examens, elle lui procura le répit de travailler en paix. Elle fit plus: elle usa de ses relations étendues pour intéresser à lui un des maîtres influents de la Faculté, ou—(car cet homme avisé n'était pas sans avoir remarqué la valeur inquiétante du louveteau affamé)—pour faire que son intérêt ne demeurât point confiné intus et in cute , mais se montrât au jour. Enfin, ce fut elle qui, le mettant en rapports avec un roi des huiles américain, désireux de s'immortaliser par procuration, lui ouvrit les chemins rapides de la renommée, que d'abord il fonda, au delà de l'Océan, sur ses audacieuses prouesses dans un Palace-hôpital du pharaon.
Au reste, il arriva, au cours des années d'épreuves, que Solange oubliât totalement son protégé pendant des mois, et que la pension promise cessât, par distraction. Toute leur bonne volonté ne fait pas que les riches puissent comprendre qu'il faille toujours penser à l'argent. L'argent, c'est une préoccupation de pauvres. Solange envoyait à Philippe des billets de concert. Pour rappeler à cette charmante femme, dans sa loge de théâtre, la pension arriérée, il fallait avoir toute honte bue. Philippe la buvait. C'était parfois le seul aliment qu'il eût pris de la journée. Solange faisait alors de grands yeux étonnés:
—Quoi donc?... Ah! cher ami, que je suis donc étourdie!... Dès que je serai rentrée...
Elle promettait, oubliait encore un jour ou deux, et envoyait enfin, s'excusant le plus gentiment du monde. Philippe, enragé d'attente et d'humiliation, se jurait que la prochaine fois il crèverait plutôt que de redemander. Mais crever, c'est bon pour ceux qui n'ont pas besoin de vivre! Et lui, il avait besoin... Il redemanderait, autant de fois qu'il faudrait... Solange ne lui en voulait point. Si elle oubliait souvent,—(«Elle avait tant à penser!»...)—quand on le lui rappelait, elle avait toujours le même plaisir à donner...
Quels singuliers rapports que ceux de cet homme, jeune, ardent, affamé de tous les biens de la terre, avec cette femme, à peine plus âgée que lui, élégante, jolie, douce, bonne à manger, qui se voyaient seul à seule, souvent, pendant des années, sans que rien d'équivoque s'insinuât dans leur amitié! La tranquille Solange conseillait maternellement Philippe sur la toilette, sur les petits problèmes du monde et de la vie pratique. L'orgueil de Philippe n'avait point honte de recevoir, de demander conseil, et même de se confier, de conter ses ambitions et ses déceptions. Il le pouvait sans crainte. Solange n'entendait rien, rien de mal, rien de réel. Qu'importe! Elle écoutait, et elle disait, après, avec son bon sourire:
—Vous voulez m'effrayer. Mais je ne vous crois pas.
Car elle ne croyait que ce qui n'était pas vrai.
Et cet homme, impitoyable pour toutes les médiocrités, ne fit qu'une exception dans la vie: pour Solange. Il s'abstenait de la juger.
Précédé d'une réputation, à l'américaine, tapageuse, mais solide et basée sur des réalités indiscutables, il était revenu à Paris, depuis sept à huit ans. L'appui de son cornac, remorquant à la suite des dollars insolents les protections officielles, lui avait frayé passage, en dépit des triples barrières entassées par la routine, la jalousie, et par les justes droits de ceux qui depuis longtemps attendaient leur tour d'entrer. Justes ou non, il leur passa sur le ventre, à tous. Philippe n'eût point souffert des honneurs ou des avantages qui ne fussent pas mérités; mais, les sachant mérités, il ne s'embarrassait point des moyens pour les décrocher. Il méprisait trop les hommes pour ne pas leur emprunter, quand c'était nécessaire, leurs méprisables armes, afin de les enfoncer. Il ne négligea point une réclame de presse, qui perçait les oreilles, à la façon des cuivres accompagnant jadis, sur les tréteaux de villages, les arracheurs de dents. Il fut l'homme des exhibitions mondaines, des avant-premières, des vernissages, des galas officiels. Il se prêta aux interviews sensationnelles. Lui-même il écrivit—(on n'est jamais mieux servi que par soi)—et, par un ou deux exemples, il montra aux contradicteurs qu'il maniait la plume aussi bien que le bistouri. Avis aux amateurs!... Point d'équivoque! Sa façon de tendre la main voulait dire: «Alliance, ou guerre?» Il ne laissait aucun moyen d'échapper par la neutralité.
En même temps, un travail acharné, nul ménagement pour soi, pas plus que pour les autres, l'indifférence aux risques, des résultats éclatants, impossibles à nier, qui lui faisaient de ses internes, dans l'hôpital qu'il dirigeait, d'enthousiastes partisans; des communications téméraires à l'Académie, qui soulevaient l'incrédulité exaspérée des esprits bien assis, n'aimant pas à être bousculés; des joutes homériques, d'où il sortait presque toujours avec le mot décisif, toujours avec le dernier.
Il épouvantait les timidités. Point d'égards aux individus, quand l'intérêt de la science ou de l'humanité lui semblait en jeu! Il eût voulu expérimenter sur les criminels, supprimer les monstres, châtrer les anormaux, faire des essais héroïques sur la chair vivante. Il haïssait la sentimentalité. Il ne s'apitoyait pas sur ses patients, et il ne leur permettait pas les apitoiements. Leurs geignements ne l'intéressaient pas. Mais où il pouvait sauver, il sauvait,—rudement; il tranchait dans le vif, pour guérir le vivant. Dur de cœur, mais les mains douces. Ils le craignaient, et ils le recherchaient. Il rançonnait les riches et ne demandait rien aux pauvres.
Il vivait largement, ayant pris le goût du luxe,—que d'ailleurs il eût pu, sans regrets, d'un jour à l'autre, rejeter entièrement;—mais cette vie, puisqu'on l'a, autant la prendre toute! Sa femme faisait partie de son luxe. Il jouissait de l'une et de l'autre, et il ne leur demandait pas ce qu'ils ne pouvaient donner. Il ne demandait pas à Noémi de partager sa pensée, et il ne le lui offrait pas. Noémi n'y tenait point: si elle avait le reste, elle gardait, jugeait-elle, la bonne part. Lui, avait décidé qu'en tout cas c'était la seule qu'on dût aux femmes. Une femme qui pense est un meuble encombrant.
Pourquoi donc fut-il pris sur-le-champ par Annette?
Par ce qui lui ressemblait.
Par ce qui lui ressemblait dans l'Annette de ce temps, et que lui seul pouvait lire. Au croisement de lames de leurs premiers regards, au battement des premières répliques, fer contre fer, il se dit:
—Elle voit ces gens comme moi. Elle est de ma race.
De sa race? Il ne semblait guère, à en juger par les faits: Annette était tombée de la sphère sociale, où Philippe s'était hissé, à la force du poignet; et il se rencontraient, à un échelon de passage.—Mais, à ce moment précis, ils étaient de plain-pied; ils se sentaient tous deux étrangers à ce monde, adversaires de ce monde, tous deux comme d'une autre race, jadis maîtresse du sol, maintenant dépossédée, dispersée sur la terre, à peu près disparue. Et qui sait, après tout, les mystères des races et leurs vicissitudes, cette mêlée millénaire où, semble-t-il, l'humanité s'achemine au triomphe final de la médiocrité?... Mais il y a des ressauts; et parfois, l'ancien maître du sol, pour un jour, reprend son bien. Son bien ou non, Philippe revendiquait le sien. Et comme tel, il venait de s'adjuger Annette.
Quand Annette fut rentrée au logis, baissant la tête, le front pesant, elle se coucha sans parler. Elle faisait le vide en elle. Mais elle ne s'endormit pas. Il lui fallait guetter, pour écarter une image: dès qu'elle s'engourdissait, l'image se présentait à l'entrée. Pour l'oublier, elle essaya de ses préoccupations journalières: elles ne l'intéressèrent point. Alors, elle fit appel, contre l'invasion menaçante, à un allié qu'elle craignait habituellement d'évoquer, car il risquait de remuer trop de troubles passés: Julien, et le monde de pensées qu'autour du nom aimé, plus fictif que réel, le regret et le rêve avaient groupées. Ils reparurent un moment, et retombèrent glacés. Elle s'obstina à les ressaisir de force. Elle ne tenait dans ses bras qu'une gerbe fanée. Un coup de soleil avait bu la sève. À vouloir les ranimer, Annette, avec ses mains fiévreuses, achevait de les brûler. Elle s'agitait, tournant et retournant l'oreiller. Il fallait pourtant dormir, pour le travail du lendemain. Elle prit un cachet, et tomba dans l'oubli. Mais quand, après trois ou quatre heures, elle se réveilla, le souci était là; et il lui sembla que, même pendant le sommeil, il ne l'avait pas quittée.
Le lendemain et les jours qui suivirent, son trouble persista. Elle allait, elle venait, elle donnait ses leçons, elle causait, elle riait, ainsi que d'habitude. La machine, bien montée, continue d'elle-même. Mais l'âme était inquiète.
Une journée grise, en traversant Paris, soudain tout s'éclaira... De l'autre côté de la rue, Philippe Villard passait... Elle rentra, baignée de joie.
Quand elle se décida à comprendre les raisons de cette joie, elle fut atterrée. Comme si elle eût reconnu en sa chair un cancer!... Ainsi, encore une fois, elle était prise au piège! L'amour? L'amour pour un homme qui serait pour elle encore une cause d'inutiles souffrances, un homme qu'elle ne connaissait pas, mais qu'elle savait dangereux, sans bonté, un homme qui ne lui appartenait pas, qui appartenait à une autre, un homme qu'elle n'aimait pas, puisqu'elle en aimait un autre! Un autre? Oui, Julien, elle l'aimait toujours. Eh bien, si elle l'aimait, est-ce qu'elle pouvait aimer un autre?—Elle l'aimait... Mais comment, mais comment le cœur pouvait-il se donner à deux êtres à la fois? Se donner tout entier, à chacun, sans partage! Car lorsqu'il se donnait, le cœur d'Annette se donnait tout... Elle avait le sentiment de se prostituer. Certes, livrer son corps lui eût paru moins honteux que livrer son cœur à deux amours à la fois. N'était-elle pas sincère, loyale avec elle-même?—Justement. Elle ne savait pas qu'elle avait plus d'un cœur, qu'elle était plus d'un être. Dans la forêt d'une âme coexistent des futaies de pensées, des fourrés de désirs, vingt essences différentes. On ne les distingue point, à l'ordinaire: elles dorment. Mais quand passe le vent, leurs rameaux s'entre-choquent... Le choc des passions avait depuis longtemps déjà réveillé dans Annette sa multiplicité. Elle était à la fois la femme de devoir et d'orgueil passionné, la mère passionnée, l'amante passionnée—l'amante? les amantes... la forêt sous la houle et ses bras jaillissants vers tous les points du ciel... Mais Annette, humiliée jusqu'à l'accablement de cette force qui disposait d'elle sans son adhésion, pensait:
—À quoi bon vouloir et lutter, des années, s'il suffit d'un instant pour tout ruiner? D'où vient-elle donc, cette force?
Car elle la répudiait, avec fureur, comme étrangère. Ne reconnaissait-elle pas sa propre substance? Ah! c'était le plus accablant. Comment s'évader de soi-même?
Elle n'était pas femme à plier passivement sous une fatalité intérieure, qu'elle méprisait. Elle décida d'étouffer un sentiment qui la mortifiait. Et, son labeur aidant, elle y eût réussi, sans Noémi.
Elle reçut une lettre de la grande écriture de la petite personne, qui en avait étudié l'élégance mondaine, sans pouvoir en déguiser la sèche décision. Quelques lignes aimables la priant à dîner. Annette s'excusa sur ses occupations. Noémi redoubla, exprimant cette fois le désir chaleureux qu'elle avait de la revoir et lui laissant le choix de la soirée. Annette, résolue à ne plus affronter un danger qu'elle avait éventé, déclina de nouveau l'invitation, prétextant son extrême fatigue, à la fin de ses journées. Elle s'en croyait quitte; mais le petit Pandarus, qui est, à ses heures d'ennui et de malice, une des mille formes de l'Amour, ne laissa plus Noémi en repos qu'elle n'eût introduit Annette dans sa bergerie. Et Annette, un soir que, rentrant de ses leçons, elle préparait le dîner—(c'est toujours l'heure que choisissent, pour faire leurs visites, les désœuvrés)—vit paraître Noémi, gazouillante, qui l'assura d'une amitié éternelle. Annette, gênée de se montrer à son désavantage, malgré elle séduite par les tendresses de celle en qui, à son insu, elle aimait un reflet de «l'autre», tint bon, malgré les instances, et refusa tout dîner; mais elle ne put faire moins que de promettre sa visite, s'informant prudemment des heures où elle serait sûre de trouver Noémi seule. Noémi remarqua le souci que prenait Annette d'éviter Philippe; elle l'interpréta par la timidité et le manque de sympathie. La sienne en augmenta. Revenue au logis, elle eut l'imprudence bavarde de raconter sa visite à Philippe, insistant, avec la perfidie charmante des excellentes amies, sur tout ce qui, à son sens, pouvait achever de déprécier une femme aux yeux de Philippe: le dénuement, le désordre, l'odeur d'encre et de cuisine, bref, l'Annette au fourneau. Philippe, qui connaissait la vaillante histoire d'Annette, et qui connaissait encore mieux l'odeur de la pauvreté, fit d'autres réflexions que celles qu'on escomptait; mais il les garda pour lui.
Ce ne fut pas tout à fait le hasard qui fit que, peu de jours après, Annette, sortant de chez Noémi, rencontra dans la rue Philippe qui rentrait. Ne l'ayant point cherché, elle se crut permis de ne pas combattre la joie secrète qu'elle en éprouva. Ils échangèrent quelques paroles. Pendant qu'ils étaient arrêtés, à causer, une jeune femme passa, que Philippe salua, et qu'Annette reconnut. C'était l'intelligente actrice, qui jouait alors la Maslowa. Annette avait de l'attrait pour elle; et sa sympathie se lut dans son regard. Philippe lui demanda:
—Vous la connaissez?
—Je l'ai vue, dit-elle, dans Résurrection.
—Ah! fit-il, avec un pli de la bouche dédaigneux.
Annette s'étonna:
—Vous n'aimez pas son jeu?
—Son jeu n'est pas en cause.
—C'est la pièce, alors? Vous ne l'aimez pas?
—Non, dit Philippe.
Et il ajouta, voyant Annette curieuse de savoir ses raisons:
—Faisons quelques pas ensemble, voulez-vous? C'est un peu sans façons. Mais les façons ne sont pas faites pour nous.
Ils cheminèrent ensemble. Annette, gênée et flattée. Philippe parlait de la pièce, avec un mélange d'animosité et d'humour, comme Tolstoy lui-même (juste retour des choses!) en usait souvent avec ceux qu'il n'aimait point. Il s'interrompit, amusé de sa sévérité:
—Je ne suis pas juste... Quand je vois une œuvre, je vois ceux qui la voient, je la vois sous leurs méninges; et le spectacle n'est pas beau.
—Il l'est chez quelques-uns, dit Annette.
—Oui, ils sont quelques-uns qui ont le don d'embellir la misère du monde. Cela les dispense d'y remédier. Ces bons idéalistes se ménagent de douces heures avec l'infortune des autres, qui leur est un sujet d'émotions artistiques ou charitables de tout repos; mais ils en ménagent de meilleures encore aux forbans qui l'exploitent. Leur sentimentalité couvre de son pavillon les Ligues patriotiques ou de repopulation, les lancements d'émissions, les guerres coloniales et autres philanthropies... L'époque de la larme à l'œil!... Il n'en est pas de plus sèche et de plus intéressée... L'époque du bon patron (vous avez lu Pierre Hamp?) qui bâtit près de l'usine l'église, l'assommoir, l'hôpital et le bordel.. Ils font deux parts de leur vie: l'une en discours de civilisation, progrès, démocratie; l'autre en exploitation et destruction sordide de tout l'avenir du monde, empoisonnement de la race, anéantissement des autres races de l'Asie et de l'Afrique... Après quoi, ils vont s'attendrir sur la Maslowa et faire leur sieste sur les moelleuses harmonies de Debussy... Gare au réveil! Les haines féroces s'amassent. La catastrophe vient... Tant mieux! Leur sale médecine ne cherche qu'à entretenir les maladies. Il faudra toujours en venir à la chirurgie.
—Est-ce que le malade en réchappera?
—J'enlève le mal. Tant pis pour le malade!
Une boutade. Annette sourit. Philippe lui jeta un coup d'œil de côté:
—Cela ne vous fait pas peur?
—Je ne suis pas malade, dit Annette.
Il s'arrêta pour la regarder:
—Non, vous ne l'êtes pas. On respire avec vous une odeur de santé... Cela me change de mes infections physiques et morales! Les dernières sont les pires... Pardon de ma diatribe! Mais je sors d'une séance, d'une dispute avec une bande de tartuffes de l'entretien officiel des maladies, c'est-à-dire de l'Hygiène; j'étais plein de colère et de dégoût à étouffer; et quand je vous ai vue, vos yeux clairs, votre franche démarche, tout en vous fier et sain, j'ai pris égoïstement une bouffée de votre air. Voilà! cela va mieux. Merci.
—Me voici promue médecin! Après ce que vous venez d'en dire?
—Médecin, non pas. Médecine. Oxygène.
—Vous avez une façon de traiter les gens!
—C'est ainsi que je les classe: inspiration, expiration: ceux qui renouvellent, et ceux qui tuent, ceux qu'il faut tuer.
—Qui voulez-vous tuer encore?
— Encore! releva-t-il. Vous trouvez que j'ai assez de mes malades?
—Non, non, c'est malgré moi, dit Annette en riant. C'est le vieux sang classique.... Mais puis-je vous demander, quand je vous ai rencontré, à qui vous en aviez?
—J'aimerais autant l'oublier, maintenant que je suis avec vous. En deux mots, il s'agit d'un îlot de maisons insalubres, où depuis le Roi malpropre, Henry de la poule-au-pot, on cultive le cancer et la tuberculose. Rendement perfectionné: dans les vingt derniers ans, du 80%. J'avais saisi de l'affaire le comité d'hygiène, exigé des mesures radicales: l'expropriation et la démolition. On paraissait d'accord, et l'on m'avait demandé de rédiger un rapport. Le rapport fait, j'arrive, et je trouve les oracles retournés... «Rapport impressionnant, cher éminent collègue, beau document, il faut voir, nous verrons, ces morts sont morts, vraiment, sont morts dans leurs maisons, mais sont-ils morts vraiment par le fait de leurs maisons?...» L'un me sort des certificats—(confectionnés comment?)—établissant, avec la complicité de familles achetées par le propriétaire, que le défunt avait déjà pris son billet de cimetière, quand il vint s'installer dans la salle d'attente, ou bien que la tumeur est suite d'un accident. Un autre combat l'idée que les vieilles maisons soient moins saines que les neuves, et dit qu'elles sont plus vastes et mieux aérées; il donne en exemple la sienne.... Assainir, non détruire, il ne faut d'excès en rien; un bon lavage suffit; le propriétaire s'engage à faire désinfecter... D'ailleurs, nous sommes pauvres, rien dans les poches, point d'argent pour une expropriation.... Ah! s'il s'était agi de construire un nouveau canon!.... Mais, après tout, le cancer tue mieux que le canon... Pour achever la farce, enfin un des augures a parlé de la beauté. Il paraît que ces masures, datant du Vert-Cochon, doivent être conservées pour l'art et pour l'histoire!... J'aime l'art, moi aussi, et je vous montrerai chez moi d'assez belles peintures, des vieilles et des nouvelles; mais la vieillesse ne m'est pas—(à moins qu'il ne s'agisse de la belle Madame une Telle)—la marque de la beauté; et, beau ou non, je n'admets pas que le passé empoisonne le présent. De toutes les hypocrisies, l'hypocrisie d'esthète me répugne le plus, car de sa sécheresse elle veut faire une noblesse. Aussi, sur ce chapitre, j'en ai dit d'assez raides... Au milieu du débat, un collègue me fait signe, m'attire à l'écart, me dit: «Vous ne savez donc pas? L'insecte, la nécrobie qui se nourrit des cadavres de ses locataires, il est l'ami intime du président de ce grand comité du commerce et de l'alimentation qui fait les élections et les coalitions, une de ces Éminences grises qui règnent dans les convents et les banquets démocratiques, l'homme invisible dont la goujaterie maçonne—franc-maçonne—l'édifice branlant de notre République. Et cet ami du peuple ne veut pas qu'on déloge le peuple de son tombeau...» Car, écoutez le plus beau! C'est par philanthropie... On me sert à la fin une pétition des locataires, bien stylés, protestant contre la prétention de les charger de logement!—Que vouliez-vous que je fisse contre tous? Les augures rient, dit-on. Donc, j'ai ri. Mais j'ai dit qu'une bonne plaisanterie ne se gardait pas pour soi, que je ne suis pas égoïste, et que je me proposais d'en faire part, dès le lendemain, au public du Matin. Ils se sont récriés. Mais je ferai comme j'ai dit. Je sais ce qui m'attend: une levée des truelles. Et ceux de l'Hippocratie que j'ai naguère étrillés ne perdront pas l'occasion. Ils ont de quoi m'atteindre. Mais, comme vous dites: bataille! Madame la guerroyeuse!.... Hé! l'autre soir, chez Solange?... Cela semble vous amuser?
—Oui, c'est beau, j'aime cela, lutter contre l'injustice. J'aurais voulu être homme!
—Il n'y a pas besoin d'être homme. Vous en avez eu votre part....
—Jamais je ne me suis plainte de ma part de combat, mais de l'étouffement. Combattre dans une cave, c'est notre lot, à nous. Mais vous, c'est au grand air, sur le sommet d'une montagne.
—Hein! ce battement de narines! Un cheval qui respire la poudre. Je le connais déjà. Je l'ai remarqué, l'autre soir.
—Vous vous êtes moqué de moi, l'autre soir.
—Non, certes. Cela me ressemble trop, pour que je me moque.
—Vous me harceliez. Vous m'avez fait marcher!
—Oui, j'avais vu tout de suite... Je ne me suis pas trompé.
—Tout de même, au début, vous étiez assez dédaigneux.
—Du diable si je m'attendais à vous trouver—à trouver vous , chez Solange!
—Eh bien, dites donc, et vous? Pourquoi vous y trouviez-vous?
—Moi, c'est autre chose:
—C'est par amour pour la sentimentalité?
—À votre tour de railler... Pauvre Solange!.... Non, ne parlons pas d'elle! Je sais tout ce qu'on peut dire. Mais Solange, c'est tabou!
Elle ne le questionna point, mais elle le regardait.
—Une autre fois, je vous dirai... Oui, je lui dois beaucoup....
Ils s'étaient arrêtés. Ils allaient se quitter. Annette souriait:
—Vous n'êtes pas si mauvais que vous en avez l'air.
—Et vous, peut-être pas si bonne!
—Ça fait une moyenne.
Il la regarda dans les yeux:
—Voulez-vous?
Il ne plaisantait plus. Un flot de sang monta aux joues d'Annette. Elle ne put trouver une parole à répondre. Le regard de Philippe la tenait et ne la lâchait point. Dit-il? Ne dit-il point? Sur ses lèvres elle lut: «Je vous veux»....
Il s'inclina et partit.
Annette resta seule, dans un torrent de feu. Elle allait droit devant elle. Elle se retrouva, dix minutes après, à l'endroit qu'elle venait de quitter. Elle avait, en marchant, sans le savoir, fait le tour de la grille du Luxembourg. Elle se réveilla brûlée, les trois mots de flamme gravés sur fond noir. Elle fît effort pour les effacer.... Les avait-il dits?... Elle revoyait le visage impassible. Elle essaya de douter. Mais l'empreinte était là. Et sa résistance faiblit, et brusquement céda... C'est bien... C'était écrit... Elle le savait d'avance... Au lieu de se révolter, comme elle l'eût pensé, une heure auparavant, elle était soulagée. Le sort en était jeté....
Elle rentra, le cerveau lucide, sans fièvre, décidée.
Elle savait que ce que Philippe voulait, il le ferait. Et ce que Philippe voulait, elle le voulait aussi. Elle était libre. Rien ne la retenait... La pensée de Noémi? Elle né lui devait rien qu'une chose: la vérité. Elle ne mentirait point. Elle reprendrait son bien.... Son bien? Le mari de l'autre... Mais l'aveugle passion lui soufflait que Noémi le lui avait volé.
Elle ne fît rien pour presser l'inévitable. Elle était sûre que Philippe viendrait. Elle attendit.
Il vint. Il avait choisi l'heure où il la savait seule. Quand elle alla ouvrir, elle fut prise de terreur. Mais cela devait être ainsi. Elle ouvrit. Elle ne montra rien de son émotion, si ce n'était sa pâleur. Il entra dans la chambre. Ils restaient l'un devant l'autre, à quelques pas, debout, le front un peu baissé; et il la regardait, avec ses yeux sérieux. Après un silence, il dit:
—Je vous aime, Rivière.
Et ce nom de Rivière, dans sa bouche, évoquait un cours d'eau.
Annette, frémissante, immobile, répondit:
—Je ne sais pas si je vous aime, je ne crois pas, mais je sais que je suis vôtre.
La lueur d'un sourire passa sur le grave visage de Philippe.
—C'est bien. Vous ne mentez pas, dit-il... Ni moi.
Il fit un pas vers elle. Elle recula, d'instinct, et se trouva adossée à la paroi de la chambre, sans défense, la paume de ses deux mains appuyée contre le mur; et ses jambes fléchissaient. Il s'était arrêté, et il la contemplait.
—Ne craignez point! dit-il.
Et, dans son dur regard, il y avait de la tendresse. Elle dit, comme une vaincue qui accepte, avec calme et une ombre de mépris:
—Que voulez-vous de moi? C'est mon corps que vous voulez? Je ne vous le dispute point. Ce n'est que lui que vous voulez?
Il fit encore un pas et s'assit sur un siège bas, à ses pieds. Sa joue frôlait la robe. Il prit la main d'Annette, qu'elle lui abandonna, inerte. Il la respira, promena ses lèvres sur les ongles et, s'inclinant, la posa sur sa tête, sur ses yeux.
—Voilà ce que je veux.
Annette sentait, sous ses doigts, les rudes cheveux en brosse, la gonflure du front, et la tempe qui battait. Cet homme impérieux se mettait sous sa garde... Elle se pencha vers lui. Il releva la face. Ce fut leur premier baiser.
Ses bras enserraient Annette, tombée à genoux près de lui, et ne résistant plus, comme vidée de son souffle. Et le violent Philippe ne songeait pas à user de sa victoire. Il disait:
—Je veux tout. Je vous veux toute: maîtresse, amie, compagne,—ma femme tout entière.
Annette se dégagea. L'image de Noémi avait surgi. Tout à l'heure, c'était elle qui l'avait rayée de sa pensée. Mais que Philippe fît de même, elle en fut presque blessée. Blessée dans cette franc-maçonnerie instinctive des femmes, même ennemies, qui se retrouvent liguées contre l'offense de l'homme,—commune,—faite à l'une...
Annette dit:
—Vous ne le pouvez pas. Une autre vous a.
Il haussa les épaules:
—Elle n'a rien.
—Votre nom et votre foi.
—Que vous importe le nom? Vous avez le reste.
—Je ne tiens pas au nom, mais il me faut la foi: je la donne, et je la demande.
—Je suis prêt à vous la donner.
Mais Annette, qui la demandait, quand il la lui offrit se révolta:
—Non, non! Vous la reprendriez à celle qui partage votre vie depuis des années, pour la donner à moi que vous voyez pour la troisième fois?
—Je n'ai pas eu besoin de trois fois pour vous voir.
—Vous ne me connaissez pas.
—Je vous connais. J'ai appris à voir vite, dans la vie. La vie passe; et jamais un moment ne reparaît deux fois. Il faut vouloir sur-le-champ, ou ne vouloir jamais. Vous passez, Rivière; et si je ne vous prends, je vous perds. Je vous prends.
—Vous vous trompez, peut-être.
—Peut-être. Je le sais, en voulant, on se trompe souvent. Mais en ne voulant pas, on se trompe toujours. Je ne me pardonnerais jamais l'erreur de vous avoir vue et de ne pas vous avoir voulue.
—Que savez-vous de moi?
—Plus que vous ne pensez. Je sais que vous avez été riche, et que vous êtes pauvre, que vous avez eu une jeunesse comblée des joies de la fortune et que vous avez été ruinée, rejetée de votre monde, et que vous n'avez pas faibli, que vous avez lutté. Et je sais quelle est votre lutte, car je l'ai soutenue, trente ans de ma vie, tous les jours, corps à corps; et j'ai été vingt fois sur le point de succomber. Vous avez tenu bon. Moi, j'étais habitué, j'ai connu la misère abjecte, dès le berceau. Vous, vous aviez la peau tendre, et vous étiez choyée, adulée. Vous n'avez point cédé. Vous n'avez accepté aucun lâche compromis. Vous n'avez pas cherché à vous évader du combat par vos moyens de femme, la séduction, ou l'honnête expédient d'un mariage d'intérêt.
—Croyez-vous qu'on me l'ait tant de fois proposé?
—C'est qu'ils sentent trop bien, même les plus bornés, que vous n'êtes pas de celles qu'on achète par contrat.
—Inaliénable, oui.
—Je sais qu'ayant aimé et ayant enfanté, vous avez refusé d'être la femme du père de votre enfant. Et je n'ai pas à connaître les raisons de votre cœur. Mais je sais que vous avez osé revendiquer, en face d'une lâche société, non pas le droit au plaisir, mais le droit à la peine, le droit d'avoir un fils, et, dans votre pauvreté, de l'élever, vous seule. Ce droit, ce n'était rien de le revendiquer: vous l'avez exercé, vous seule, depuis treize ans. Et, par mon expérience, sachant ce que représentent ces treize ans de peine et de soucis quotidiens, je vous vois, devant moi, intacte, droite, fière, sans une trace d'usure. Vous avez échappé aux deux défaites: celle de la prostration, et celle de l'amertume... (De celle-ci, je n'ai pas, moi, évité la marque...) Je suis un connaisseur de la bataille de la vie. Je sais ce que vaut la trempe d'une nature comme la vôtre. Ce sourire sérieux, ces yeux clairs, la ligne calme de ces sourcils, la loyauté de ces mains, cette tranquille harmonie,—et dessous, le feu qui brûle, le frémissement joyeux du combat, même si l'on est battue.... («N'importe! L'on se bat...») Croyez-vous qu'un homme comme moi ne connaisse pas le prix d'une femme comme vous? Et, que, le connaissant, il ne soit pas prêt à tout pour la conquérir?... Rivière, je vous veux. J'ai besoin de vous. Écoutez! Je ne cherche pas à vous tromper. Bien que je veuille votre bien, ce n'est pas pour votre bien que je vous veux, c'est pour le mien. Ce ne sont pas des avantages que je vous offre. Ce sont des épreuves de plus... Vous ne connaissez pas ma vie.... Mettez-vous là près de moi, ma belle de sourcils!...
Assise sur le plancher, elle levait les yeux vers lui. Il lui tenait les deux mains, et ne les lâcha point, tandis qu'il lui parlait:
—J'ai un nom, j'ai le succès, j'ai l'argent, et ce qu'il peut donner. Mais vous ignorez comment je les ai eus et je les garde. Je les ai arrachés par la force, et je les tiens par la force. J'ai forcé mon destin, s'il y a un destin. Je suis arrivé malgré les choses et malgré les hommes. Et je n'ai jamais su (ni voulu) me faire pardonner ma réussite, en pansant les amours-propres blessés et les intérêts foulés sous mon passage. Les chers collègues comptaient que du moins le succès aurait sur moi son effet de narcotique. Il n'en a rien été. Ils ont eu beau tâcher de m'amadouer, ils sentent que je ne suis pas et ne serai jamais des leurs. Je ne puis pas oublier ce que j'ai vu, de l'autre côté de la barrière: la masse des friponneries et des iniquités. J'ai eu le temps de méditer sur les mensonges sociaux, dont la caste intellectuelle (en dépit de ce qu'elle prétend et de ce qu'on en attend) a toujours été le meilleur chien de garde. À part quelques habiles, qui, dans l'intimité de leur art et de leur pensée, passent pour ne respecter rien mais qui, sortis de leur jardin, tirent bien poliment leur chapeau à la sottise régnante. J'ai l'insigne folie de ne pas lui faire la cour. Je prétends même en ce moment m'attaquer à certaines de ses impostures sacrées, qui ajoutent leur poids à celui de la misère et condamnent des milliers d'êtres à un malheur sans fin. Je vais faire aboyer les trois gueules de Cerbère, les trois hypocrisies, de la morale, de la patrie, et de la religion. Je vous conterai cela plus tard. Moi aussi, je serai battu, je le sais, et je me bats quand même, pour la joie—pour la peine—et parce qu'il le faut... Vous comprenez pourquoi vos paroles de l'autre soir m'ont porté un message que vous ne prévoyiez pas! Vos paroles sont à moi. La bouche doit être à moi.
Annette la lui livra. Il lui prit tendrement les tempes et les joues entre ses fortes mains:
—Rivière, j'ai besoin de vous. Je ne pensais pas vous trouver. Maintenant que je vous ai, je vous tiens.
—Tenez-moi bien! J'ai peur de m'échapper.
—Je sais comment vous lier. Je vous offre ma vie rude, mes ennemis, mes dangers.
—Oui, vous me connaissez... Mais rien de cela ne peut être à moi. Vous ne pouvez en disposer. C'est à votre Noémi.
—Qu'en ferait-elle? Elle n'en veut rien connaître. Elle élimine de la vie la vérité et la peine.
Annette regardait Philippe; et il lut dans ses yeux la question qu'elle retenait.
—Vous pensez: «Pourquoi donc l'a-t-il épousée?»... Cette femme ment, oui, je le sais, elle a le mensonge dans le corps, de la racine des cheveux jusqu'à la pointe des ongles... Eh bien, le plus fort, c'est que je l'ai prise pour cela. Je l'aime presque pour cela... Quand le mensonge est un art aussi parfait, il vaut du beau théâtre... (Est-ce qu'on ne sait pas que le théâtre, que presque tout l'art ment, quelques originaux exceptés qui déroutent les confrères: alors, les confrères disent que ceux-là ne sont pas artistes, ils gâtent le métier)... Si le monde est mensonge, au moins nous avons le droit d'exiger que le mensonge soit plaisant. À tout prendre, je préfère, pour ma satisfaction et pour ma société, ceux qui mentent joliment. Ils ne m'abusent point. Je vois. La grâce de Noémi est aussi fabriquée que ses sentiments. Mais l'œuvre est réussie. Elle me fait honneur. Je m'en délecte, le soir, quand je rentre, le regard sali, de ma boucherie de viande gâtée. Elle est une eau riante. Je m'y lave. Qu'elle mente! Cela n'a aucune importance. Si elle disait vrai, elle n'aurait rien à dire.
—Vous êtes dur. Elle vous aime.
—Sans doute. Moi aussi.
—Si vous l'aimez, qu'avez-vous besoin de moi?
—Je l'aime, à sa façon.
—C'est beaucoup.
—Beaucoup pour elle, peut-être. Ce n'est pas beaucoup pour moi.
—Mais ce qu'elle vous donne, pourrais-je vous le donner?
—Vous, vous n'êtes pas un jeu.
—Je voudrais aussi être un jeu. La vie est un jeu.
—Oui, mais vous y croyez. Vous êtes de ces joueurs qui prennent la partie au sérieux.
—Vous, de même.
—Parce que je le veux.
—Qui vous dit que ce ne soit pas aussi parce que je le veux?
—Eh bien! Voulons ensemble!
—Je ne veux pas d'un bonheur qui soit bâti sur des ruines. J'ai souffert. Je ne veux pas faire souffrir.
—Tout dans la vie s'achète par la souffrance. Chaque bonheur dans la nature est bâti sur des ruines. Tout est ruines, à la fin. Au moins, qu'on ait bâti!
—Je ne puis pas me décider à sacrifier une autre. Pauvre petite Noémi!
—Elle aurait moins de pitié, si elle vous tenait sous ses pieds.
—Je le crois. Mais elle vous aime. Et pour moi, c'est un crime, de tuer un amour.
—Que vous le vouliez ou non, c'est fait maintenant. Votre présence l'a tué.
—Vous ne pensez qu'à vous.
—On ne pense qu'à soi, en amour.
—Non, non, ce n'est point vrai! Je pense à moi, à vous, à celle qui vous aime, à tout ce que vous aimez, et à tout ce que j'aime. Je voudrais que mon amour fût bon et joyeux pour tous.
—L'amour est un duel. Si l'on regarde à droite, à gauche, on est perdu. Regardez droit dans les yeux de l'adversaire, qui est là devant vous!
—L'adversaire?
—Moi.
—Vous, en effet. Je ne le crains pas. Mais elle, Noémi, n'est pas mon adversaire. Elle ne m'a point fait de mal. Puis-je venir dans sa vie pour la détruire?
—Vaut-il mieux lui mentir?
—La tromper?... Plutôt encore la détruire!... Ou me détruire. Renoncer.
—Vous ne renoncerez pas.
—Qu'en savez-vous?
—La femme que vous êtes ne renonce point par faiblesse.
—Pourquoi ne serait-ce pas par force?
—Je ne reconnais point de force à abdiquer. Je vous aime et vous m'aimez. Je vous défie de renoncer.
—Ne me défiez point!
—Vous m'aimez.
—Je vous aime.
—Alors?...
—Alors... vous dites vrai, je ne puis pas, je ne puis pas renoncer.
—Alors?
—Alors, qu'il en soit ainsi!...
Ils n'avaient encore rien dit à «l'autre».
Annette s'était juré de ne pas être à Philippe, avant qu'il n'eût parlé à Noémi. Mais la force de la passion avait devancé sa résolution. On ne fixe pas à la passion son heure. Elle la prend.—Et maintenant, c'était Annette qui retenait Philippe. Elle craignait son implacabilité.
Philippe n'eût eu aucun scrupule à laisser Noémi dans l'ignorance. Il ne l'estimait pas assez, pour croire qu'il lui dût la vérité. Mais s'il devait la dire, il la dirait sans ménagements. Il était un homme terrible, terriblement sans bonté, quand une passion le tenait. Le reste n'existait plus. L'amour qu'il avait eu pour Noémi était celui d'un maître pour une esclave de prix; et elle n'avait été pour lui, en somme, rien de plus. Comme nombre de femmes, elle s'en accommodait: quand l'esclave tient le maître, rien n'égale son pouvoir. Elle est tout,—jusqu'au jour où elle n'est plus rien. Noémi le savait; mais elle se sentait sûre de sa jeunesse et de son charme, pendant bien des années. Après nous, le déluge!... Et puis, elle veillait. Elle avait connu des infidélités passagères de Philippe. Elle n'y attachait pas trop d'importance, car elle les avait bien jugées: sans lendemain. Elle se payait seulement le luxe de petites vengeances, qu'elle ne lui disait pas. Elle l'avait trompé rageusement une fois, une seule fois que l'infidélité de Philippe lui avait été plus cuisante. Elle y avait eu peu de plaisir, et même un peu de dégoût; n'importe! Elle était quitte. Après, elle s'était montrée au mari plus caressante qu'avant; elle éprouvait une jouissance à se dire, tandis qu'elle l'embrassait:
—Mon chéri, je te mens. Ça t'apprendra! Tu l'es!...
La crainte qu'elle avait de Philippe, s'il l'eût appris, ajoutait à l'intérêt. Philippe ne savait rien de précis, aucun fait: mais il lisait dans ses yeux le mensonge. Que Noémi l'eût ou non trompé, il savait qu'elle y pensait. Et elle voyait passer dans son regard un éclair: ses mains l'eussent broyée. Mais il ne savait rien, il ne saurait jamais rien: elle fermait les yeux, d'un air langoureux de colombe. Il disait brutalement:
—Regarde-moi!
Elle avait le temps de se composer un regard de candeur. Il savait que c'était faux,—et il n'y résistait point.
Il ne lui en voulait pas, quoique, s'il l'eût prise sur le fait, il lui eût cassé les reins. Il n'attendait pas d'elle ce qu'elle ne pouvait lui donner: la franchise et la fidélité. Puisqu'elle lui plaisait, et tant qu'elle lui plairait, tout: était bien. Mais il se jugeait libre de rompre, quand elle ne lui plairait plus!
Annette avait plus de scrupules. Elle était femme, elle savait mieux ce qui se passait dans le cœur de Noémi. Noémi pouvait être fausse, vaine, et tromper Philippe: elle l'aimait. Non, ce n'était pas un jeu pour elle, ainsi qu'il avait dit. Elle tenait à lui, comme un morceau de sa chair. Non seulement par le clou de feu de la volupté. Mais par le fond du cœur, bon ou mauvais. Bon et mauvais. En amour, rien ne compte que la force d'amour, cet aimant impérieux qui incruste, âme et chair, un être dans un être. Elle tenait à lui, comme au but de sa vie, à ce qu'elle avait voulu, voulu, voulu, pendant des années. Une femme ne sait pas toujours pourquoi elle s'est éprise. Mais parce qu'elle s'est éprise, elle ne peut plus se déprendre. Elle y a trop dépensé de ses forces et de son désir, pour pouvoir les reporter sur un nouvel objet. Elle vit comme un parasité sur l'être qu'elle a choisi. Pour l'arracher de l'autre, il faut trancher dans les deux.
Le soupçon commençait à mordre Noémi. Un presque rien, d'abord. Un grignotement de souris. Rien de changé dans la vie. Philippe, comme à l'ordinaire, rude, toujours pressé, peu désireux de parler, l'écoutait sans l'entendre, absorbé, une flamme aux yeux. Il était pris en ce moment dans une assez désagréable affaire qu'il s'était attirée, une polémique sans ménagements: Noémi le savait et elle ne désirait pas être tenue au courant de ces ennuis. Quand il était là dedans, il ne pensait à rien autre, et il la négligeait: il n'y avait qu'à attendre, en le laissant jeûner: il lui revenait après, avec plus d'appétit.—Tout de même, il jeûnait trop! Les autres fois, elle s'amusait à des agaceries qui provoquaient les rebuffades de Philippe, irrité d'être distrait de ses préoccupations; et tout en se récriant très fort de sa discourtoisie, elle n'en était pas fâchée: elle était comme un enfant qui joue avec un pétard; plus cela fait de bruit, et plus cela divertit... Mais cette fois (catastrophe!) le pétard n'avait pas pris... Les agaceries de Noémi tombèrent dans l'indifférence. Philippe ne les remarqua même point... La souris du soupçon passa, repassa, s'installa. À force de ronger, elle atteignit la chair.—Un jour, Noémi cria...
Ils étaient tous les deux, un matin, côte à côte, couchés... Il avait les yeux ouverts. Elle venait de s'éveiller, mais elle feignait de dormir, et elle l'observait. Elle eut l'instinct que sur ce visage passait le reflet d'un autre. (Car l'enveloppe de la pensée est, à notre insu, modelée par l'image qui l'habite). Sur-le-champ, sa jalouse attention en arrêt, la vrille de son regard sous ses cils le perçant, immobile, poursuivant le rythme régulier de son souffle endormi, elle inspecta âprement cet homme si loin, si près, cet homme qui était à elle, l'éternel étranger, dont la cuisse touchait la sienne, et dont la séparait un monde infranchissable... Non, elle ne se trompait pas, il avait d'autres soucis que ceux de ses idées... Des soucis? Elle le vit sourire... Il pensait à une autre!... Pour le reprendre à ce fantôme, ou pour faire l'épreuve de son pouvoir, elle gémit comme en rêve et s'enroula à lui. Il se dégagea froidement du corps qui le quêtait, s'assura qu'elle dormait, il se leva sans bruit, s'habilla, et sortit. Elle n'avait point bougé... Mais la porte n'était pas refermée que Noémi se soulevait, le visage décomposé. Et elle se battait les seins avec ses deux petits poings, en étouffant un cri d'angoisse et de colère.
À partir de ce moment, elle fut en chasse. Tendue et frémissante, elle épiait, elle flairait, ses ongles lui faisaient mal: elle brûlait de déchirer l'ennemie... Oh! sans bruit, en douceur... Lui égratigner le cœur!... Mais elle ne le trouva pas, ce cœur. Où se cachait-il?... Elle battit la forêt, explorant avec une minutie fiévreuse le cercle de ses connaissances, son jeune sourire fardé cachant ses dents aiguës, ne perdant pas de vue les moindres plissements du visage de Philippe en présence des femelles, guettant les yeux, les mains, les inflexions de voix de chacune, et portant dans son cœur des chiens qui halenaient... Mais la piste était fausse. Et la bête échappait...
L'étrange aberration qui lui avait fait, d'emblée, écarter Annette du champ de ses soupçons, persistait. Elle l'avait oubliée, depuis des semaines. Annette ne se montrait point. Elle se sentait coupable; et, bien loin d'être fière, elle eût été humiliée devant Noémi de sa victoire cachée, de sa victoire volée. Elle évitait de reparaître dans la maison des Villard; les prétextes ne lui manquaient pas, si Noémi eût manifesté le désir de la revoir. Mais Noémi n'en manifesta point; elle avait trop de tourments pour se souvenir d'Annette.
En vain avait-elle tâché de se persuader que le caprice de Philippe passerait. Les symptômes reconnus de sa désaffection ne passaient point, s'accentuaient: froideur inattentive aux paroles et aux mines, à la présence même de la petite épouse, totale indifférence, bien plus, à des moments, lorsque Noémi voulait lui rappeler de force son existence, ennui lassé et—mal dissimulé—dégoût qui évite un contact importun... Elle en tremblait de fureur et d'amour dédaigné!... Elle ne pouvait plus se dissimuler la gravité du mal. Elle s'affola. Mais il fallait toujours s'efforcer de ne pas le montrer... Toujours, toujours être gaie, sûre d'elle et de lui, toujours lui tendre l'hameçon,—qu'il ne regardait même pas! Elle se consumait... Et cette insaisissable ennemie, contre qui montait en elle une haine enragée!... De ne pouvoir l'agripper, elle se serait cogné la tête contre les murs... Toutes, elle les avait toutes épiées, vainement, toutes,—sauf Annette. Annette fut la dernière à qui elle pensa.
Et ce fut Annette elle-même qui se livra.
Elle allait dans la rue, quand à une vingtaine de pas elle aperçut Noémi qui venait. Noémi ne la voyait pas, elle marchait, les yeux vagues, front baissé, et son joli visage était blême et vieilli de soucis. Elle ne s'observait plus en ce moment, et elle n'observait rien autour; elle était, depuis des jours, comme une monomane qui tourne la meule de l'idée fixe, avec une rage accablée. Annette en fut saisie. Elle aurait pu passer près d'elle sans être remarquée, ou rebrousser chemin. Dans sa hâte maladroite, elle quitta le trottoir et traversa la rue. Ce mouvement qui rompait le flot continu des passants attira machinalement le regard de Noémi. Elle reconnut Annette, qui cherchait à l'éviter. Et, la suivant des yeux, elle la vit, de l'autre trottoir, lui jeter un regard furtif et détourner la tête. Une lueur aveuglante se fit... C'était elle!...
Elle s'arrêta, suffoquée, ses ongles contre ses paumes, serrant les dents, hérissée comme une chatte qui se met en boule; et le meurtre fut dans ses yeux. Le regard d'un passant lui rappela qu'elle était dans le monde où l'on ment, et que, pour une fois, elle en était sortie. Elle y rentra. Mais dix pas après, elle rit cruellement. Elle la tenait...
Annette avait été bouleversée par la vue de Noémi. Depuis qu'elle s'était donnée, le remords la travaillait. Non qu'elle se jugeât en faute d'aimer celui qui l'aimait: leur amour était vrai, était sain, était fort. Il n'avait pas besoin d'excuse, ni de feinte. Nulle convention sociale ne prévalait contre lui. Et, dans sa fièvre de passion, elle n'admettait même pas qu'elle eût des devoirs envers Noémi: elle était la vraie femme de Philippe, elle ne reconnaissait pas l'autre, qui n'avait pas su partager ses travaux et ses luttes, lui donner le bonheur.—Mais toute cette assurance n'empêchait pas qu'une autre ne fût la rançon de ce bonheur, qu'elle ne tuât le bonheur d'une autre. Elle s'était efforcée de croire que Noémi était trop futile pour souffrir beaucoup et qu'elle se détacherait. Mais elle savait le contraire; et tout ce qu'elle pouvait faire, c'était d'écarter Noémi de sa pensée. L'égoïsme des premiers jours de possession le lui permit.
Depuis la rencontre avec Noémi, ce ne fut plus possible. Annette avait le don malheureux de sortir de soi, en dépit de ses passions, d'être aspirée par les passions des autres, surtout par leurs souffrances, qu'un regard lui révélait...
Elle rentra chez elle, presque aussi obsédée que Noémi du mal qui la rongeait. Elle ne pouvait se payer de mots, s'armer des droits de l'amour. Noémi aussi aimait. Et Noémi souffrait. Est-ce que l'amour qui souffre a moins de droits que celui qui fait souffrir!... Il n'y a point de droits! Il faut que l'une des deux souffre. Elle ou moi!...
Elle!... La passion d'Annette ne lui laissait pas le choix...—Mais ce n'était point gai...
Au moins, que cette souffrance ne soit pas aggravée! Il est coupable de la prolonger, comme ils font, de laisser mûrir la blessure sans y porter une main ferme, pour trancher et panser. Esquiver l'aveu franc, s'en remettre à Noémi du soin de découvrir son infortune, c'est lâche et c'est cruel. Annette avait, dès le premier jour, déclaré à Philippe:
—Je ne veux point me cacher.
Comment donc s'était-elle laissée, de jour en jour, glisser à cette situation sans dignité?... Toujours sa faiblesse de cœur... Elle disait à Philippe:
—Il faut parler.
Mais dès que Philippe voulait parler, elle l'empêchait, elle avait peur de sa brutale franchise. Il rejetait ce qu'il n'aimait plus, comme un citron pressé. Ses vieux liens le gênaient. Il disait:
—Allons! Finissons-en!
Et Annette:
—Non, non, pas aujourd'hui!
Elle voyait le mal qu'il allait faire.—Dieu! que c'est pénible d'assassiner un cœur!
Philippe avait bien autre chose à penser! Ses jours étaient remplis par une lutte acharnée contre l'opinion et la presse ameutées. Ce n'était pas le moment, pour Annette, de le fatiguer de ses propres soucis. Il s'était engagé dans une campagne dangereuse. Il avait pris l'initiative d'une ligue pour la restriction de la natalité. Il abhorrait l'hypocrisie impudente de la bourgeoisie régnante, qui, nullement soucieuse d'améliorer l'hygiène, d'alléger l'indigence des classes travailleuses, ne s'intéresse qu'à leur pullulement, afin de ne point manquer de chair à usine et à canon. Elle se garde, pour son compte, de diminuer son bien-être et de compliquer sa vie, en faisant trop d'enfants! Mais elle ne s'inquiète point si une natalité mal réglée perpétue dans le peuple la misère, la maladie, et l'asservissement. Elle en fait un devoir national et religieux. Philippe ne doutait pas des fureurs qu'il soulèverait. Mais jamais un danger ne l'avait arrêté. Il fonça droit dessus. Elles dépassèrent son attente.
Il s'était fait haïr par une multitude: ses collègues d'abord, les pontifes lésés dans leur amour-propre, leur doctrine et leurs intérêts, les rivaux supplantés, nombre de ses partisans mêmes à qui il ne ménageait pas la vérité,—car il n'était pas homme à faire avec ceux qui le louaient marché de compliments, et le moindre de ses défauts était la reconnaissance: il prenait ce qui lui était dû, et il ne rendait que ce qu'il jugeait mérité: il ne rendait pas grand'chose! Solange seule exceptée, la qualité de bienfaiteur ne lui en imposait guère. Point de traitement de faveur! Il pouvait donc s'attendre à être bien attaqué et mal défendu. Il gênait les manœuvres des profiteurs de l'idéal. Chaque fois que s'organisait une noble flibusterie philanthropique, on était sûr de le voir se mettre à la traverse; il avait un plaisir scandaleux à ficher le nez des gens vertueux dans leurs trigauderies. Aussi s'était-il fait, dans les milieux respectables, une réputation ( sotto voce ) de très mauvais esprit, destructeur, anarchiste. Ces chuchotements ne s'étaient pas encore risqués jusqu'à l'oreille publique,—la monstrueuse oreille du Pasquino : la presse à calomnie. Ils attendaient le moment. Eccolo! La belle occasion!... Ce fut une explosion de colère patriotique. Tous les journaux s'en mêlèrent. L'écho de l'indignation publique parvint au Parlement, où d'immortelles paroles furent prononcées pour revendiquer les droits des pauvres à une famille copieuse. Quelques exaltés déposèrent une proposition de loi qui sévît contre toute propagande incitante, d'une façon directe ou indirecte, à la dépopulation. Les exagérations d'une presse libertaire, où l'égoïsme du plaisir prenait le pas sur les raisons humanitaires, fournirent des arguments pour discréditer la cause. Philippe trouvait ses partisans chez les ennemis de la société. Il répondait lui-même dans un grand journal, carrément, à toute volée. Mais cette tribune risquait de lui manquer: car au journal les lettres de protestation affluaient. Il fit des conférences, il parla dans des meetings tumultueux. Sa violence égalait celle de ses contradicteurs. Ils épiaient une imprudence de langage, dont ils pussent l'assommer. Mais le rude jouteur restait maître de ses emportements, et il ne se laissait pas entraîner d'une ligne au delà de ce qu'il voulait dire. Il se fit une popularité énorme d'emballements, de dérision, et de haine. Dans la poussière du combat, il respirait à l'aise.
Mais au milieu de cette tempête, que comptait Noémi?
Noémi se hâtait de rentrer. Elle se remémorait les premières rencontres de Philippe avec Annette, dont elle avait été le témoin, sa bêtise et leur trahison. Elle était enragée. À peine se retrouva-t-elle entre les murs de son appartement qu'elle se livra à la fureur. Ce fut comme une trombe. En un clin d'œil, tout fut dévasté. Qui l'eût vue, pleurante et convulsée, l'eût à peine reconnue, son joli visage grimaçant de colère, mordant et lacérant son mouchoir, saccageant les papiers sur le bureau de son mari, se vengeant de sa souffrance sur le petit chien qui venait la caresser et sur un perroquet qu'elle faillit étrangler... Mais elle avait eu soin de s'enfermer à clef. Certes, le rôle de Furie voulait être joué à huis-clos. Il n'embellissait pas. Elle paraissait dure, vieillie et fripée. Mais de se voir dans la glace, sang témoins, laide et méchante, ne lui déplaisait point, presque la soulageait: c'était aussi une vengeance.—Puis, elle s'apitoya sur elle, sur son visage et, distraite de sa violence par cette compassion, elle se roula sur le tapis et sanglota bruyamment... Cela ne peut durer toujours, Philippe va rentrer, il faut donc se dépêcher, faire les bouchées doubles, pleurer vite, pleurer fort... Elle continuait à bruire; mais le gros de la tempête déjà était passé. Le petit chien sans rancune vint lui lécher l'oreille. Elle l'embrassa en se plaignant; et, assise sur le tapis, caressant un de ses pieds, elle se tut. Elle pensait.—Soudain, son parti pris, elle se remit sur pattes, releva ses cheveux qui lui couvraient les yeux, ramassa les objets éparpillés dans la chambre, rétablit dans leur ordre les papiers dispersés, refit très soigneusement sa figure, sa vêture.—Et elle attendit.
Philippe la trouva tranquille et caressante. Elle essaya d'abord des armes les plus simples. Au cours de l'entretien, elle sut innocemment glisser des vilenies sur la rivale exécrée. Elle dit, d'une voix douce, deux ou trois atrocités d'Annette,—de son physique, bien entendu! le moral est secondaire; même quand c'est l'esprit qu'on aime, c'est le corps qui fait l'amour. Noémi excellait à trouver dans la beauté d'une femme les traits qui la font voir laide, et qu'après avoir vus on ne peut plus oublier. Cette fois, elle se surpassa. Empoisonner l'image d'une rivale dans le regard d'un amant est une tâche inspirante.—Philippe ne broncha point.
Elle changea ses batteries. Elle défendit Annette contre certains propos, elle loua ses vertus:—(l'éloge est sans conséquence!)—Elle cherchait à le faire parler, se démasquer, s'engager sur le terrain où elle l'attendait. —Mais au bien comme au mal, Philippe resta indifférent.
Elle mit en œuvre ses agaceries amoureuses. Elle essaya de piquer la jalousie de Philippe, elle le menaça en riant, si jamais il la trompait, de lui en faire voir, non de toutes les couleurs, mais de toutes les nuances d'une même couleur.—Il ne sourit même pas et, alléguant une affaire, il se disposa à sortir.
Alors, la colère la reprit. Elle cria qu'elle savait tout, qu'il était l'amant d'Annette. Elle le menaça, l'injuria, elle le supplia, elle parla de se tuer. Il haussa les épaules et, lui tournant le dos, sans un mot, se dirigea vers la porte.—Elle courut après lui, le saisit par les bras, le força à se retourner, et, visage contre visage, d'une voix, altérée, elle lui dit:
—Philippe!... Tu ne m'aimes plus...
Il la regarda en face, lui dit:
—Non!
Et sortit.
Si Noémi était folle, elle devint possédée. Pendant quelques heures, sa tête extravagua de fureur insensée. Elle cherchait tous les moyens, absurdes, féroces, de se venger. Tuer Philippe. Tuer Annette. Se tuer. Déshonorer Philippe. Diffamer Annette. Faire souffrir Annette. Vitrioler Annette... Jouissance! La défigurer... L'atteindre dans son honneur. L'atteindre dans son enfant. Écrire, envoyer des lettres anonymes... Elle griffonna fiévreusement quelques lignes, déchira, recommença, déchira... Elle eût tout aussi bien mis le feu à la maison...
Mais elle ne le mit pas; se calmant peu à peu, ses forces se ramassèrent. Et son vrai génie de femme amoureuse entra en jeu.
Elle s'était rendu compte qu'elle ne pouvait rien sur Philippe, directement... Il le lui paierait, un jour!... Mais pour l'instant, il était inaccessible. Donc, agir sur Annette.—Elle se rendit chez Annette.
Elle ne savait pas ce qu'elle allait faire. Elle était prête à tout. Elle avait mis son revolver dans son sac-à-main. Chemin faisant, elle jouait, dans sa tête, des scènes qu'elle éliminait ensuite. Car son instinct lui faisait entendre les réponses d'Annette et corriger son plan, à mesure. Et même au dernier moment, elle changea tout. Un flot de rage la soulevait, en montant l'escalier, courant presque, haletante; et elle serrait à travers l'étoffe l'arme dans sa main crispée.—Mais quand, la porte ouverte, elle se trouva devant Annette, d'un regard elle comprit... Un geste, un mot de violence; et Annette irritée n'en serait que plus implacable à suivre sa passion.
La colère de Noémi instantanément s'éclipsa. Et rouge, comme essoufflée d'avoir monté trop vite, elle se jeta en riant au cou d'Annette. Surprise de cette irruption, gênée de ces embrassades, Annette gardait sa réserve. Mais l'autre, déjà entrée, pénétrait sans façons dans la chambre à coucher, rapidement s'assurait que Philippe n'était point là; elle se posa sur le bras d'un fauteuil, disant de petits mots tendres à Annette, debout près d'elle et guindée. Et même, tout en causant, elle passait un de ses bras autour de la taille d'Annette et jouait avec sa collerette. Soudain, elle fondit en larmes... Annette, au premier moment, crut qu'elle jouait encore... Mais non! C'était sérieux, de vraies larmes...
—Noémi!... Qu'est-ce que vous avez?
Elle ne répondait pas, le visage appuyé contre le sein d'Annette, et continuait de pleurer. Annette, penchée sur ce gros chagrin, tâchait de le calmer. Enfin, Noémi, relevant la tête, au milieu de ses sanglots, gémit:
—Rendez-le-moi!
—Qui? demanda Annette, saisie.
—Vous savez!
—Mais...
—Vous savez, vous savez! Et je sais que vous l'aimez. Et je sais qu'il vous aime... Pourquoi me l'avez-vous pris?
Nouveaux pleurs. Annette, le cœur serré, entendait Noémi plaintivement rappeler la confiance, l'affection qu'elle lui avait donnée; et elle ne pouvait répondre, car elle-même s'accusait; et ces reproches douloureux, dénués de violence, frappaient juste. Cependant, comme Noémi disait avec amertume qu'Annette avait abusé de son amitié pour la tromper, elle essaya de se disculper, disant comment l'amour était venu malgré elle et l'avait subjuguée. Noémi, pour qui ces aveux étaient sans charme, chercha à les détourner; et, feignant d'aider Annette à se justifier, elle parut croire que Philippe était le principal coupable; elle en parla outrageusement. C'était soulager sa rancune, et tâcher de le rendre odieux, au moins suspect, à Annette. Mais celle-ci prit sa défense. Elle n'admettait point qu'on accusât Philippe de l'avoir provoquée. Il avait été franc. Elle, elle seule avait commis la faute de l'empêcher de parler. Et Noémi, haineuse, redoublant ses accusations, Annette lui tint tête. Le débat se fit âpre. On eût dit que des deux la vraie femme de Philippe fût Annette. Et brusquement, Noémi sans doute en prit conscience: elle perdit toute prudence et, reprise de rage, cria:
—Je vous défends de parler de lui! Je vous défends!... Il est à moi.
Annette, haussant les épaules, dit:
—Il n'est ni à vous, ni à moi. Il est à lui.
Avec emportement, Noémi répéta:
—Il est à moi!
Et elle revendiqua ses droits.
Annette dit durement:
—En amour, il n'y a pas de droits.
Noémi, de nouveau, cria:
—Je l'ai, et je le tiens.
Annette répliqua:
—Il m'a. Vous ne tenez rien.
Les deux femmes se fixaient avec inimitié. Annette, cuirassée d'égoïsme et de dureté. Noémi, brûlante de souffleter Annette. Elle la haïssait toute, de la tête aux pieds. Elle fut près d'insulter sa laideur, de la flageller des mots les plus cruels, des mots irrémédiables. C'eût été une jouissance... Mais elle s'arrêta net: elle y eût trop perdu!...
Et se baissant vivement pour ramasser son sac tombé à ses pieds, elle en arracha le revolver et elle le dirigea... contre qui?... Elle ne savait pas encore... Contre elle-même!... C'était d'abord une feinte; mais Annette s'étant précipitée pour lui saisir le bras, elle se prit à son jeu. Les deux femmes luttaient, Noémi tombée à genoux, Annette courbée sur elle. Il n'était pas facile de maintenir la petite désespérée. Elle voulait vraiment se tuer, à présent... Quoique si l'arme eût effleuré la poitrine d'Annette, avec quelle volupté elle eût tiré!... Mais Annette fit dévier le poignet, le coup partit, logeant la balle dans le mur. Et Noémi ne sut jamais qui des deux elle avait visée...
Elle avait lâché l'arme, et elle ne luttait plus. La réaction nerveuse était venue. Elle s'abandonnait maintenant, sanglotante et prostrée, aux pieds d'Annette; elle eut une crise de nerfs. L'intuitive Annette avait eu le soupçon, au début, que Noémi jouait la comédie... jusqu'à un certain point—(mais sait-on jamais jusqu'à quel point?)—Et elle s'irritait sourdement de ce chantage au suicide... Mais le moyen de douter de la souffrance de cette pauvre petite chose effondrée! Elle s'efforça de rester dure, se détourna, ne put, elle eut honte de ses soupçons, et, le cœur plein de pitié, elle s'agenouilla auprès de Noémi, lui soutenant la tête, tâchant de la consoler, disant maternellement:
—Ma petite... Allons! allons!...
Elle la prit dans ses robustes bras, et elle la souleva. Elle sentait ce jeune corps, secoué par les sanglots, qui se livrait sans défense, et elle pensait:
—Est-ce possible que ce soit moi qui cause cette souffrance?
Une autre voix lui disait:
—N'achèterais-tu pas ton amour, au prix de toutes les souffrances?
—Des miennes, oui.
—Des tiennes et des autres. Pourquoi les autres seraient-elles privilégiées?
Elle regarda Noémi, qu'elle portait à demi évanouie... Si peu lourde!... Un oiseau!... Il lui sembla que c'était sa fille; et sans le vouloir, elle la serra dans ses bras. Noémi rouvrit les yeux, et Annette pensa:
—Si elle était à ma place, est-ce qu'elle m'épargnerait?
Mais Noémi tournait vers elle un regard brisé. Annette l'étendit sur sa chaise longue; et, debout près d'elle, lui posant sur la tête sa main—(Noémi frémit du contact odieux, mais elle ne le montra pas)—elle lui demanda, comme à un enfant qui pleure:
—Vous l'aimez donc bien?
—Je n'aime que lui!
—Moi aussi, je l'aime.
Noémi ressauta de jalousie:
—Oui, fît-elle âprement, mais moi, je suis jeune. Vous, vous êtes... (elle s'arrêta)... vous avez eu votre vie, vous pouvez vous passer de lui.
Annette se répétait avec amertume le mot qu'elle n'avait pas dit:
—C'est parce que je serai bientôt vieille que cette dernière heure de jeunesse, cette lumière suprême, j'y tiens, je ne la lâcherai point... Ah! si, comme toi, j'avais devant moi le trésor de la jeunesse!...
Elle ajouta tristement:
—Je le gâcherais sans doute, une seconde fois.
Mais Noémi, qui avait vu le regard d'Annette s'assombrir, s'inquiétait d'avoir compromis les faibles avantages qu'elle venait de gagner, et elle dit hâtivement:
—Je sais bien qu'il vous aime, que vous êtes belle...
(Annette pensait: «Menteuse!»)
...que vous m'êtes supérieure en tant de choses qu'il aime. Et je ne puis même pas vous en vouloir, parce que, malgré tout, je vous aime...
(«Menteuse! Menteuse!» répétait Annette.)
—...La partie n'est pas égale. Ce n'est pas juste! Non... Je ne suis qu'une pauvre femme qui pleure. Je ne suis rien. Je le sais... Mais je l'aime, je l'aime, je ne peux pas me passer de lui. Que voulez-vous que je devienne, si vous me l'enlevez! Pourquoi m'a-t-il aimée alors, si c'est pour m'abandonner? Je ne peux pas! Il est toute ma vie, tout le reste ne m'est rien...
Le ton ne mentait pas ici, et Annette, de nouveau, eut pitié. Elle était insensible aux droits que Noémi invoquait sur son mari: elle ne croyait pas aux droits d'un être sur un autre, à ces contrats de propriété mutuelle qu'on signe pour la vie. Mais elle souffrait des jeux de la cruelle nature qui, lorsqu'elle sépare deux cœurs qui se sont aimés, n'arrache jamais l'amour des deux cœurs à la fois, mais a soin que l'un des deux cesse d'aimer avant l'autre, afin que le plus aimant soit toujours sacrifié. Et il lui était odieux de servir aux plans de la grande tortureuse.—«La vie est aux plus forts. Oui. L'amour n'hésite point. Pour atteindre son but, il foule aux pieds le reste. Malheur aux faibles!... Pourquoi donc est-ce que moi, je ne puis pas le dire? Je le voudrais, mais les mots me restent dans la gorge. Je ne puis pas. Cela me répugne... Est-ce que je n'aime plus assez? Je suis vieille , comme elle dit. Je suis du côté des faibles... Non! Non! Non! Duperie!... De quel droit vient-elle se mettre entre le bonheur et moi? Je ne lui céderai pas mon morceau de bonheur!... Ses larmes, que me font ses larmes?... Je marcherai sur elle!...
Mais, comme elle regardait méchamment Noémi étendue, Noémi qui la guettait au travers de ses pleurs lui prit la main, le bras, qui pendaient près du dossier de la chaise, les colla contre sa joue, et supplia:
—Laissez-le-moi!
Annette chercha à se dégager. Noémi tenait bien. Soulevée sur la chaise, elle remontait des deux mains le long du bras d'Annette, la forçant à s'incliner et à la regarder:
—Laissez-le-moi!
Annette s'arracha aux doigts qui l'agrippaient, et se rebella:
—Non! Non!... Je ne veux pas. Il a besoin de moi.
Noémi, amèrement, dit:
—Il n'a besoin de rien, que de lui. Il n'aime que lui. Il trouve son plaisir en vous, comme il l'a trouvé en moi. Il vous laissera comme moi. Il ne s'attache à rien.
Et elle le jugea durement, profondément. Annette était frappée de son intelligence. Cette petite créature qu'on eût dite frivole, inattentive, avec quelle acuité de rancune et de souffrance elle avait lu en lui! Certaines remarques terribles ne répondaient que trop aux appréhensions que ses propres expériences avaient éveillées chez Annette. Elle dit:
—Et pourtant, vous l'aimez!
—Je l'aime. Il n'a pas besoin de moi. C'est moi qui ai besoin de lui... Ah! croyez-vous que je ne souffre pas d'avoir besoin de lui, de lui qui n'a pas besoin de moi, de lui qui me méprise, de lui que je méprise?... Je le méprise, je le méprise! Mais je ne puis me passer de lui... Pourquoi l'ai-je connu? C'est moi qui l'ai voulu. Je l'ai voulu, je l'ai pris... Et c'est moi qui suis prise... Si je pouvais, si je pouvais ne l'avoir jamais connu!... Ah! je ne le voudrais pas!... La force me manque. Je suis trop prise. Il me tient par les entrailles. Je le hais. Je hais l'amour. Pourquoi, pourquoi aime-t-on?
Elle se tut, épuisée, avec des yeux traqués, qui vacillaient, cherchant à droite, à gauche, une issue pour échapper. Elles haïssaient le front, les deux femmes, asservies sous le joug de la force sauvage.
Et Noémi reprit son refrain, d'un ton morne et pressant:
—Laissez-le-moi!
Annette sentait une volonté tenace et gluante de pieuvre, qui se collait à ses membres avec des bras garnis de ventouses. Elle s'y arracha encore, et cria:
—Je ne veux pas!
Noémi eut, dans les yeux, une lueur de colère, et ses doigts se crispèrent. Puis, elle dit, d'une voix douce et plaintive:
—Aimez-le! Qu'il vous aime! Mais ne me l'enlevez pas! Gardons-le, vous et moi!
Annette fit un geste de répulsion.
La rage de Noémi rebondit:
—Croyez-vous que cela ne me dégoûte pas? Vous me répugnez! Je vous déteste. Mais je ne veux pas le perdre...
Annette s'écarta de Noémi et dit:
—Je ne vous déteste pas. Vous souffrez, et je souffre. Mais c'est une lâcheté de partager, en amour! Une lâcheté d'amour, Et je veux bien être victime. Je veux bien être bourreau. Je ne veux pas être lâche. Pour sauver ce que j'aime, je n'en cède pas la moitié. Je donne tout. Je veux tout. Ou bien je ne veux rien.
Noémi, serrant les dents, criait au fond du cœur:
—Rien!
(Même en offrant le partage, elle comptait reprendre tout.)
Mais d'un élan, se levant de sa chaise, elle courut vers Annette, debout, et glissant à ses genoux, elle lui enlaça les jambes:
—Pardon!... Est-ce que je sais, est-ce que je sais ce que je demande? Est-ce que je sais ce que je veux?...
Mais je suis malheureuse, je ne puis pas le supporter... Qu'est-ce que je puis faire? Dites-le-moi! Aidez-moi!
—Vous aider! Moi? dit Annette.
—Vous. À qui puis-je m'adresser, pour avoir un secours?... Je suis seule. Seule avec cet homme qui, même quand il aime, on ne l'intéresse pas, on ne peut pas se confier... Et avant lui, une mère qui n'était occupée que d'elle, de ses plaisirs... Personne pour me conseiller... Je n'ai pas une amie... Lorsque je vous ai vue, j'ai pensé que vous le seriez. Et vous avez été la pire de mes ennemies... Pourquoi me faites-vous du mal?
Annette, bouleversée:
—Ma pauvre enfant, ce n'est pas ma faute! Je ne le voulais pas...
Noémi se jeta sur ce mot de pitié:
—Votre enfant, vous avez dit... Oui! Soyez pour moi une mère, une sœur aînée! Ne me faites pas de mal! Conseillez-moi! Dites-moi ce qu'il faut que je fasse! Je ne veux pas le perdre... Dites-moi, dites-moi... Je ferai tout ce que vous me direz...
Elle ne mentait qu'à moitié. Elle était si habituée à feindre ce qu'elle sentait qu'elle sentait ce qu'elle feignait. Et son amour, sa douleur, le besoin qu'elle avait d'Annette, l'espoir de la toucher, en tout cas étaient réels. Jusqu'à cette confiance qu'elle lui témoignait: sa dernière carte au jeu! Elle la jouait avec une passion désespérée. Et tout en se confiant, elle ne perdait pas de vue le trouble, que le visage d'Annette ne pouvait déguiser. Annette faiblissait. L'abandon de Noémi la désarmait. Elle ne trouvait plus la force de répondre. Pourtant, elle ne s'y trompait pas. Le ton doucereux de certaines inflexions l'éclairait sur la fausseté de son adversaire. Elle la laissait parler. Elle lisait au fond. Elle pensait: «Que vais-je faire? Me sacrifier? Quelle duperie! Je ne veux pas. Je ne l'aime pas, cette femme. Elle ment, elle me hait. Mais elle souffre...» Et elle caressait la tête de l'ennemie agenouillée, qui continuait de gémir et de la guetter, qui suivait sa volonté vacillante, comme un gibier, avec un frémissement de peur et de joie aiguë, haletante,—sanglante,—et qui, le moment venu, appuyant sur sa bouche ces mains qu'elle aurait bien mordues, inlassable, redit:
—Laissez-le-moi!
Annette, fronçant les sourcils, voulut la repousser. Elle vit dans ces yeux la ruse et la douleur, le mensonge et l'amour, une attente éperdue... Elle sourit avec lassitude, pitié, dégoût d'elle—d'elles deux—de tout—et détournant la tête, dans un instant de faiblesse, elle dit:
—Gardez-le!
Elle ne l'avait pas dit qu'elle voulait le reprendre.
Mais Noémi, relevée d'un bond, embrassait Annette, avec des protestations éperdues... (Jamais elle ne l'avait tant haïe! Elle la tenait enfin... La tenait-elle?...) Annette disait déjà:
—Non! Non!...
Noémi faisait semblant de ne pas entendre. Elle l'appelait sa chérie, et sa meilleure amie, elle lui vouait une reconnaissance, un amour éternels. Elle riait et elle pleurait. Mais elle ne perdait pas son temps en vaines effusions. Elle voulait savoir ce qu'Annette ferait pour écarter Philippe. Annette se révoltait:
—Je n'ai rien dit!
—Vous avez dit, vous avez dit, vous me l'avez promis!...
—Une parole échappée...
—Une parole? Votre parole!
—Vous me l'avez arrachée, par surprise...
—Non, vous n'en avez qu'une, vous ne pouvez la reprendre. Vous avez dit: «Gardez-le!» Vous l'avez dit, Annette. Dites que vous l'avez dit! Vous ne pouvez pas le nier...
—Laissez-moi! Laissez-moi! fit Annette, épuisée. Ne me tourmentez pas! Je ne peux pas, je ne peux pas...
Elle s'assit, brisée; et Noémi, debout près d'elle, continuait de la harceler. Les rôles étaient changés. Annette se refusait à renoncer: son amour était enraciné. Noémi ne s'en souciait guère: Annette pouvait bien garder son amour, pourvu qu'elle ne gardât point Philippe! Elle voulait qu'Annette rompît. Tout de suite, sans attendre. Et des moyens de rompre, elle en pouvait suggérer, elle en avait plein la tête. Elle la pressait, flattait, suppliait, violentait, embrassait, elle l'étourdissait du flot de ses paroles, elle faisait appel à son cœur magnanime, elle priait, adjurait, exigeait, elle dictait les réponses...
Annette, rigide et glacée, ne disait plus un mot. Elle ne cherchait même pas à arrêter ce torrent. Lèvres serrées, yeux mornes... Enfin, Noémi se tut, devant cette immobilité. Elle lui prit les mains, froides, moites. Elle dit:
—Répondez! Répondez!
Annette, sans la regarder, murmura:
—Laissez-moi!... (si bas que Noémi le lut sur ses lèvres, plus qu'elle ne l'entendit). Elle reprit:
—Vous voulez que je parte?
Annette fit signe que oui.
—Je m'en vais. Mais vous avez promis?
Annette répéta, lassée:
—Laissez-moi, laissez-moi... J'ai besoin d'être seule...
Noémi, prestement, rétablit sa coiffure devant le miroir, et, se dirigeant vers la porte, elle dit:
—Adieu... Vous avez promis...
Annette fit un dernier geste de protestation:
—Non! Je n'ai rien promis...
Noémi sentit la colère la reprendre... Après tant d'efforts!... Mais son instinct lui dit qu'il ne fallait pas aller trop vite, ne pas trop tendre la corde... Tout de même, le coup était porté!
Elle se retira.
Elle avait reconnu la faiblesse de l'ennemie. Elle la piétinerait.
Annette resta quelque temps encore, sans bouger de la place où Noémi l'avait laissée. De cette longue scène, elle était courbaturée. Elle eût mieux réagi, si l'assaut ne l'eût surprise déjà rongée par la double usure de la passion et de la tâche incessante, la fièvre continue, la participation aux combats de Philippe, à son âme orageuse, et, dans cet épuisement du corps et de la pensée, ses remords refoulés, ses tourments renfermés. Cette défaillance faisait la force de Noémi. Celle-ci trouvait le terrain préparé et une alliée dans son adversaire.
La personne même de Noémi comptait peu dans les soucis d'Annette. Comme femme, elle ne l'aimait guère. Comme rivale, elle ne l'aimait point. Elle la jugeait fausse, perfide, sans bonté. Et jalousement injuste, elle niait maintenant son charme, que d'abord elle avait goûté; tout lui semblait truqué en elle, tout, sauf la douleur. Et qu'elle soit Noémi ou une autre, peu importe! Elle est une chair qui souffre, que moi, je fais souffrir... Et une étrange pitié minait le cœur d'Annette.
Cette disposition s'était développée, dans les dernières années, au spectacle des misères, au contact des deux morts, celles d'Odette et de Ruth. Il lui en était resté un obscur ébranlement. Une faiblesse. Elle la nommait maladive. Et peut-être, ce l'était. On ne pourrait plus vivre, si l'on devait s'arrêter aux souffrances du monde! Chaque bonheur se repaît de la souffrance d'un autre être. La vie ronge la vie, comme les larves pondues dans une proie vivante. Et chacun boit le sang de tous.
—Annette le buvait naguère, sans y penser. Et dans son corps, ce sang lui faisait chaud et joie. Tant qu'elle fut jeune, elle ne songeait pas aux victimes. Du jour où, y pensant, elle se dit: «Il faut être dure», c'est qu'elle commençait à faiblir. Elle le sentait maintenant: elle ne pouvait plus être dure, que par intermittences. Elle vieillissait. Le mal qu'elle faisait à Noémi, dix ans plus tôt elle l'eût fait sans un instant de doute... «Mon bonheur est mon droit. Malheur à qui le touche!...» Elle n'avait pas besoin de chercher des prétextes.—Maintenant, pour arracher sa part de bonheur à la vie, il lui fallait trouver d'autres raisons que son bonheur. Elle ne se suffisait plus. Elle avait trouvé la force d'évincer sans scrupule les concurrentes moins heureuses dans la chasse au pain: ce pain était celui de son fils; elle était soutenue par l'instinct animal qui fait se hérisser la bête pour défendre ses petits et qui les nourrirait de la chair du prochain. Mais l'autre instinct animal, l'amour de soi,—prendre et garder pour soi,—s'épuisait, il ne s'affirmait plus que par saccades. La maternité même, en usurpant sa place, l'avait partiellement détruit.
Or, dans la crise présente, son fils ne lui était d'aucun secours. Tant s'en faut! Il lui était une inquiétude et un remords de plus. Annette ne pouvait se mentir: sa passion ne tenait pas compte de son fils. Elle se sentait coupable à son égard, et elle avait pris soin de lui dissimuler tout. Elle connaissait le petit, elle avait perçu, dans le passé, les sentiments jaloux qui lui faisaient pointer ses griffes contre ceux qu'elle aimait. Elle ne le lui reprochait pas, elle était heureuse qu'il voulût être seul à l'aimer... Mais aujourd'hui, elle défendait son bien, contre qui?... Contre son bien! Passion contre passion. Elle ne voulait sacrifier aucune des deux. Et comme les deux étaient jalouses, entières, impérieuses, elle devait à chacune dérober le secret de l'autre. Y avait-elle réussi? Marc détestait «l'autre». Pourtant, il ne savait rien—(elle en était sûre);—mais sans savoir, son flair ne l'avait-il pas averti? Elle avait honte de se cacher, et davantage elle avait honte qu'il pût soupçonner... Non, il ne soupçonnait rien, c'était pour d'autres motifs qu'il haïssait Philippe...
Quant à Philippe, il ne faisait pas à Marc l'honneur de se soucier de lui. En épousant Annette, il aurait bien pris, par-dessus le marché, deux ou trois mioches de plus; ni sentimentalement ni financièrement, cela ne comptait pour lui; il ne fallait pas lui en savoir gré. Il voyait Marc sans déplaisir, il le trouvait pas trop bête, paresseux, peu dégourdi; il l'eût sans doute rudement mis au pas; mais il n'avait point de motif de s'attacher à lui, et il ne le cachait point. Il avait une façon de parler du petit,—de parler au petit,—une brutale bonhomie qui blessait au vif Annette. Habitué aux grossièretés de la vie, il n'avait nulle idée des égards que réclame une nature fine et fière, et de ses pudeurs offensées. À l'enfant, devant la mère, il donnait, en termes crus, de rudes avertissements, des conseils médicaux, qui faisaient rougir l'enfant et la mère. La mère, plus que l'enfant. La théorie de Philippe était qu'il ne faut rien cacher à l'enfant. C'était celle aussi d'Annette. Aussi, celle de Marc. Mais il y a la manière! Annette souffrait dans sa chair. Marc, humilié, amassait la rancune. Entre lui et Philippe, il ne pouvait y avoir jamais que mésentente. Leurs deux tempéraments étaient trop différents. Annette pouvait prévoir les heurts, le désaccord sans fin. Pensée terrible pour elle, amante et mère passionnée!
Aucun appui à attendre d'aucun, pour se déterminer. Elle devait décider seule, égoïstement. Eh bien, n'avait-elle pas le droit de penser aussi à soi?—Le droit ne suffit pas, si l'on ne tient pas assez à son droit. Y tenait-elle?... Oui, par instants, comme une lionne, quand elle voyait le bonheur, la jeunesse, et la vie, qui allaient s'engouffrer... Le bonheur?... Pas question de bonheur dans l'union avec un homme de l'espèce de Philippe! Mais de moins et de plus, d'incomparablement plus pour une femme comme Annette: une vie pleine, intelligente, hardie, non point vie de repos, qui s'endort sur sa sécurité, mais de grands vents, d'orages, d'action, de combats—avec le monde—avec lui—vie de fatigues et de peines—mais à deux,—mais la vie,—la vie digne d'être vécue et de mourir à la fin, harassée et heureuse de quitter les jours durs et féconds, et de les avoir eus... C'était beau! Mais il fallait avoir la force... Elle l'avait, assez pour porter jusqu'au bout, tête droite, le fardeau bien posé. Mais pour le poser? Elle avait besoin d'être aidée, et même un peu forcée. Que Philippe lui posât le fardeau sur la tête, et qu'il le lui imposât! Qu'il lui dît: «Porte-le! Pour moi! Tu m'es nécessaire...» Ce mot lui aurait fait franchir tous les remords... Nécessaire, l'était-elle à Philippe? Il le lui avait dit, aux premiers jours, quand il voulait la conquérir. Il ne le redisait plus. Et Annette eût voulu l'entendre encore, encore, pour se convaincre. Elle le voyait plein de lui, habitué à travailler seul, à lutter seul, à se débrouiller seul, y mettant son orgueil; il se serait cru humilié, s'il s'était fait aider. Alors, elle se disait: «À quoi suis-je bonne?» Le bienfait de l'amour n'est pas seulement de nous donner la foi en un autre, mais de nous rendre la foi en nous. Qu'il nous soit charitable!—C'était un sentiment dont Philippe faisait peu d'usage. Ce grand docteur du corps, comme la plupart de ses pareils, ne se souciait pas des maladies de l'âme. Il ne songeait guère aux doutes qui rongeaient la femme, dont le corps était couché à ses côtés. Il n'aurait pas dû lui laisser le temps de s'interroger. En finir, l'épouser! Annette lui soufflait, tout bas: «Partons ensemble! Que je ne puisse plus me reprendre!»
Mais Philippe, maintenant, n'était plus pressé. Il était passionné, oui, mais par bien d'autres passions, et qui lui importaient davantage; ses idées, ses combats, la polémique qui l'absorbait, au moment où Annette eût voulu qu'il ne pensât qu'à elle. Il n'entendait pas provoquer un scandale conjugal et s'embarrasser d'une affaire de divorce retentissant, avant d'être sorti du feu de la bataille actuelle. Il était décidé à tenir ses engagements. Mais plus tard! Qu'Annette patientât! Il patientait bien, lui! Il jouissait d'elle. Il se serait accommodé de prolonger la situation. Il se flattait d'imposer à Noémi la même longanimité. Il se flattait beaucoup! Il ne voulait pas voir ce qu'une pareille attente avait d'intolérable pour les deux femmes...
—Naturellement! pensait Annette. Un homme—un homme digne que nous l'aimions,—ne nous aimera jamais autant que ses idées, sa science, son art, sa politique. Naïf égoïsme, qui se croit désintéressé, parce qu'il s'incarne en des idées! L'égoïsme du cerveau, plus meurtrier que celui du cœur. Que de cœurs il a brisés!...
Elle ne s'en étonnait pas, elle connaissait la vie; mais elle en souffrait. Elle l'eût pourtant accepté, s'il ne s'était agi que de souffrir, et peut-être même avec cette volupté secrète du sacrifice, qui est familière aux femmes, et qui volontiers leur semble une rançon de l'amour. Mais non pas au point de sacrifier le respect de soi et l'honneur de son fils dans une situation humiliante. Que Philippe ne le sentît pas, lui était pénible. Certes, il n'était point délicat. Elle savait ce qu'il pensait de la femme et de l'amour. Il devait penser ainsi: ainsi, l'avaient façonné son éducation et ses rudes expériences; et c'était ainsi qu'elle l'avait aimé. Mais elle se flattait de l'espoir qu'elle le modifierait. Or, elle s'apercevait que, de jour en jour, elle perdait de son pouvoir sur lui.
Et le pire: sur elle-même. Annette se sentait envahie par le démon sensuel, de jour en jour moins maîtresse de sa volonté, plus asservie. Le duel de la passion ne conserve sa noblesse qu'aussi longtemps qu'il y a égalité entre les combattants; dès qu'il y a un vaincu, l'autre abuse, et le vaincu s'avilit. Annette était à la minute poignante qui précède et décide la défaite: elle le savait, ses forces ne la soutiendraient plus longtemps. Philippe le savait aussi. Et son attitude le montrait. Il avait beau tenir autant à Annette (peut-être plus), il avait moins d'égards, il usait brutalement de ce qui lui appartenait, il la traitait en province conquise. Toutes ses journées prises par sa vie de travail ordonnée et tumultueuse, et ses nuits par Noémi (car il voulait ménager l'apparence), il ne voyait Annette que pour des rencontres brèves et brûlantes, des étreintes. Aucune intimité de cœur. Il affectait de dire, cyniquement, qu'elle avait la meilleure part.
Elle voulut s'arracher à cet avilissement, dont ses sens étaient complices. Mais ils devenaient, chaque jour, plus impérieux. Et une fois qu'elle voulut se soustraire à leur tyrannie, ils lui infligèrent un démenti, dont la violence la terrassa. Une femme de cette vigueur ardente, dont la rude discipline a tenu enfermées, dix ans, ses passions, et qui leur ouvre la cage, à l'heure la plus embrasée de l'orageux été, risque d'être anéantie.
Annette ne pouvait se sauver qu'en imposant à Philippe le respect pour l'épouse qu'elle voulait être,—l'associée « rei humanæ alque diuinæ »,—l'égale. Elle demanda à Philippe, elle le supplia, angoissée, de renoncer à elle, jusqu'au temps où ils pourraient au grand jour s'aimer et s'épouser. Philippe refusa: il ne voulait pas plus être gêné dans ses passions que dans sa politique; il ne voulait ni se passer d'Annette, ni l'épouser à une heure qui n'était pas la sienne. Il affecta de voir dans l'effort d'Annette pour se reprendre une tactique assez dégradante pour l'attacher à elle. Il savait pourtant le don qu'elle faisait de soi, sans arrière-pensée! Elle fut souffletée de ce soupçon outrageant, et de nouveau elle se livra, avec un désespoir de passion et de dégoût. Mais lui, ne voulait rien voir; il revenait, exigeant ses droits égoïstes d'amant, sans penser que chacune de ces victoires charnelles laisse dans l'autre, même consentante, une flétrissure.
Annette se vit dégradée. Elle ne se donnait plus, elle se prostituait à l'amour. Si elle ne se jetait hors de la pente où son corps possédé roulait, elle était perdue...
Une après-midi, elle fuit. Elle alla chez Sylvie, et la pria de prendre chez elle, quelques jours, son enfant; elle prétexta la nécessité d'une absence. Sylvie ne demanda aucune explication; un regard lui suffit. Cette femme, d'une curiosité souvent indiscrète, et par tant de côtés si incompréhensifs des pensées de sa sœur, avait l'instinct de l'amour et de ses jeux tragiques. Pas plus qu'elle n'avait confié, aux heures de l'ancienne intimité avec Annette, les secrets de sa vie passionnelle,—(elle ne parlait que de l'amusement),—elle n'attendait qu'Annette lui confiât les siens. Elle savait que toute femme a droit à ses heures de silence, ses grandes heures. Et nul ne peut l'y aider. Il faut seule se sauver, ou périr seule. Elle offrit à sa sœur l'abri d'une petite maison qu'elle avait aux environs, près de Jouy-en-Josas. Annette, touchée, l'embrassa, accepta.
Dans le logis rustique, à la lisière des bois, quinze jours elle s'enferma. Elle n'avait même pas dit à Marc où elle allait. Sa retraite n'était connue que de Sylvie.
À peine eut-elle quitté Paris, le cercle ensorcelé, qu'elle vit et qu'elle jugea son égarement des dernières semaines: elle en fut terrifiée. Elle, cette insensée, cette misérable esclave ivre de sa servitude! Passion, meurtre de l'âme!... L'étreinte se desserrait. Elle respirait, ce soir, elle revoyait les prés, les bois, le calme de la terre. Depuis deux mois, un voile opaque, rouge, lui cachait le monde vivant. Même les plus proches,—son fils,—étaient devenus lointains... En arrivant dans la maison des champs, le voile se déchira, aux rayons du soleil couchant; elle entendit les cloches, les oiseaux, les voix des paysans: elle pleura de soulagement... Mais, au milieu de la nuit,—(elle dormait, brisée)—elle se réveilla subitement. Une angoisse l'étreignait. Elle sentait à sa gorge les anneaux du serpent.
Elle passa des jours dans une alternative d'humiliantes tortures, d'aveugles poussées, et de soudaine, d'aiguë, d'absolue clairvoyance, perçant la grande tromperie. Elle avait un sentiment perpétuel d'insécurité. Même avertie, armée, il suffisait d'un rien pour qu'elle retombât. Elle prolongea l'absence.
Ce n'était pas sans risques pour sa situation. Cette subite éclipse lui fit perdre des leçons. La petite clientèle qu'elle avait eu tant de peine à rassembler passait à d'autres mains. Sylvie transmettait à sa sœur les lettres et les informations, mais elle n'y ajoutait rien que de bonnes nouvelles de la santé du petit, elle évitait de conseiller: Annette était seule juge.
Annette savait bien qu'elle devait rentrer; mais elle retardait toujours... Elle avait beau rester, elle ne pouvait défendre à sa pensée de retourner vers Philippe: que faisait-il? ne la cherchait-il point?... De lui, rien n'était venu. Elle redoutait ses nouvelles, et elle les appelait. Elle l'écartait de son esprit, elle s'en croyait dégagée. Mais il ne la quittait point. Et subitement, il surgit.
Un soir, sous la charmille qui longeait le mur bas du jardin, elle errait, désœuvrée et hantée; elle vit, entre les branches, au loin, sur la route blanche, une auto qui venait. Et elle pensa: «C'est lui!...» Elle se rejeta en arrière. L'auto fila le long du mur, au bout de la petite propriété. Annette, le cœur serré, écoutait le grondement, l'entendit se ralentir. À trente pas plus loin, le chemin bifurquait, et l'auto hésita. Annette, derrière le rideau de feuilles, se risquant à regarder, vit de dos l'homme indécis, qui se tournait, explorant l'horizon. Et elle le reconnut. Une terreur la prit: elle courut se jeter derrière une haie de buis, et s'affaissa par terre, ses ongles grattant le sol; elle baissait la tête, un flot de sang aux joues, pensant: «Il va me reprendre!» Et elle voulait dire: «Non!» Et son sang criait: «Oui!» Elle sentait sous ses doigts s'écraser les mottes sèches, et, la figure enfouie dans l'odeur amère du buis au soleil, elle tâchait d'arrêter le bruissement du sang dans ses oreilles, pour écouter les pas de l'autre côté du mur. Elle entendit l'auto qui repartait. Elle courut à l'angle du jardin, sur la route; et elle cria:
—Philippe!...
La voiture, au tournant, disparut...
Annette repartit, le lendemain, pour Paris. Savait-elle ce qu'elle voulait, ce qu'elle allait faire?—Sylvie la regarda avec pitié, dit:
—Ça ne va pas mieux... et ne l'interrogea point. Annette, reconnaissante, restait, le corps brisé, assise, sans parler, dans un coin de la chambre de sa sœur, cherchant un apaisement dans cette chaude présence. Sylvie allait et venait, la laissait reprendre pied dans son silence. Annette se leva enfin, pour rentrer au logis. Quand elle fut pour partir, Sylvie, lui mettant les deux mains autour des tempes, la regarda encore, longuement, hocha la tête, et dit:
—Si tu ne peux autrement, soumets-toi, ne lutte plus! Ça passera. Tout passe. Le mal, le bien, et nous... Pour le peu que ça vaut!...
Mais pour Annette, cela valait beaucoup. La question n'était pas seulement entre Philippe et elle. La question était entre elle et elle. Retourner à Philippe, s'avouer vaincue par lui, elle y eût trouvé une âpre jouissance. Mais ce qui l'épouvantait, c'était une défaite plus profonde, plus intime, qui n'avait d'autre témoin qu'elle-même. Elle portait en soi, son mortel adversaire. Jamais depuis des années, elle ne l'avait ignoré, quoiqu'il lui plût, par orgueil, et peut-être par prudence, de ne pas y penser. Ce gouffre du désir et de la volupté, qu'une vie précédente—(le père?)—avait creusé... Tout ce qui faisait sa force et sa fierté de vivre, sa volonté, son âme saine, ce souffle libre et pur qui baignait ses poumons, y était aspiré. Mors animae... Mais Annette, dont la raison peut-être ne croyait pas à l'âme, Annette ne voulait pas que son âme mourût.
Ramenée à Paris vers Philippe, comme sur les bas-reliefs assyriens un captif, la corde au cou, elle ne vit pas Philippe à Paris: elle le fuit.
Philippe, aussi possédé d'Annette qu'Annette l'était de lui, était venu heurter à sa porte, en son absence. Il s'indigna de ce départ subit. Il n'admettait point qu'elle lui échappât. Il voulut son adresse. Il eut celle de Sylvie, et il alla chez elle. Dès le premier regard, la guerre fut déclarée. Sylvie avait compris. Armée de méfiance rancunière, elle jugea Philippe, avec ses yeux à elle, et non pas ceux d'Annette: l'homme dangereux comme ennemi, plus dangereux comme amant, l'homme qui broie ce qu'il aime. Elle connaissait l'espèce, et ne la pratiquait point. Aux questions impérieuses de Philippe, s'informant où était Annette, elle répondit froidement qu'elle n'en savait rien, en ayant soin qu'il vît qu'elle n'en ignorait rien. Philippe fit effort pour dissimuler son irritation. Il essaya d'enjôler. Sylvie resta de bois. Il partit, enragé.
Il ne s'acharna point à battre les buissons, et jamais n'eut l'idée de ramasser en auto la poussière des routes de Jouy-en-Josas. Il ne chercha point Annette. Il n'entendait pas sacrifier ses journées à une poursuite vaine. Il était sûr qu'Annette reviendrait. Mais qu'elle lui manquât, qu'elle se permît de le troubler, en un moment pareil, il ne le pardonnait pas. Et son ressentiment, non moins qu'un furieux besoin de diversion, le rejeta vers sa femme. Rapprochement provisoire et assez humiliant pour la remplaçante! Car c'était faute de mieux; et il attendait l'autre.
Mais Noémi savait n'être point fière, quand son avantage le réclamait. Elle ne perdit pas son temps. L'épreuve, lui avait révélé ses erreurs passées. Elle avait reconnu que, pour tenir un homme, il ne suffit pas de le prendre à par l'amour, il faut flatter son orgueil et ses manies d'esprit. Philippe fut étonné de l'intérêt qu'elle témoigna pour sa campagne actuelle, et même qu'elle eût pris la peine de s'en instruire. Il en soupçonna les motifs. Mais que l'intérêt de Noémi fût réel ou non, il y trouvait son plaisir. Il découvrit agréablement l'intelligence de Noémi. Elle ne la cachait plus. C'était par là qu'Annette l'avait évincée. Elle se servit des armes, et elle les perfectionna. Elle ne se mêla point, comme Annette, de juger le fond du débat. Elle en laissait le soin à son époux et maître. Elle bornait son rôle à lui suggérer la tactique la plus adroite pour qu'il eût la victoire. Philippe admira son ingéniosité.
La violence de la polémique alors était extrême. Noémi, surmontant la répugnance et l'ennui que lui causaient ces disputes d'hommes, comprit qu'elle devait résolument se jeter dans la lice. Elle se mit, dans les salons, à soutenir, avec une spirituelle effronterie, les thèses audacieuses que son mari avait lancées. Sa grâce, son humour, sa passion qui riait, un esprit de gavroche et un sérieux ardent, scandalisaient un peu, mais amusaient beaucoup. Elle gagna à sa cause un certain nombre de jeunes femmes, ravies de s'affirmer libres des préjugés sociaux. L'adroite Noémi n'avait garde de rompre avec les préjugés. Tout en leur décochant d'irrespectueuses nasardes, elle se ménageait des indulgences dans le camp de la morale et des honnêtes gens. Elle professait gravement que le droit des pauvres à n'avoir point d'enfants avait sa contre-partie dans le devoir des riches d'en approvisionner l'État et la Société. Il fallait, pour le dire, ne pas manquer d'aplomb: car, de remplir ce devoir, en sept ans de mariage, elle n'avait pas trouvé le temps.—Mais elle fut héroïque: elle le trouva, maintenant.
Philippe ne tarda pas à apprendre qu'Annette était rentrée. Il essaya de la joindre chez elle, aux heures où il la savait seule. Mais Annette se méfiait. Il trouva porte fermée. En dépit de sa rancune et des diversions, sa passion n'était pas amortie. La résistance d'Annette l'exaspéra. Il n'était pas homme à se laisser éconduire...
Annette l'aperçut, à quelques pas, dans la rue. Elle pâlit, mais elle ne l'évita point. Ils allèrent l'un à l'autre. Il décida:
—Vous rentrez. Je vais avec vous.
—Non, dit-elle.
Elle entra avec lui dans un square exigu, adossé à une église; un arbre poussiéreux les masquait à peine au flot des passants dans la rue. Ils devaient se contraindre. Il dit avec âpreté:
—Vous avez peur de moi.
—Non, dit-elle. De moi.
Philippe brûlait de passion et de ressentiment. Mais quand son dur regard rencontra celui d'Annette qui ne l'évitait pas, il y lut une souffrance fermement contenue; sa colère fondit; et ce fut d'une voix radoucie qu'il demanda:
—Pourquoi avez-vous fui?
—Parce que vous me tuez.
—Ne savez-vous point ce que c'est qu'aimer?
—Je le sais; et c'est pourquoi je fuis. J'ai peur de vous haïr.
—Eh! haïssez-moi, s'il vous plaît! Haïr, c'est encore aimer.
—Pas pour moi, dit-elle. Je ne peux pas le supporter.
—Vous n'êtes pas si faible que vous ne puissiez porter et le bien et le mal de l'amour tout entier.
—Je ne suis pas si faible, Philippe. Je veux l'amour tout entier. Corps et âme. Je ne veux pas de la moitié.
—L'âme est une foutaise, dit-il.
—À quoi avez-vous donc voué votre énergie? À quoi vous sacrifiez-vous, depuis que vous êtes né, sinon à votre Idée?
Il haussa les épaules, et dit:
—Duperie!
—Elle vous fait vivre. Moi aussi, j'ai la mienne. Ne la faites pas mourir!
—Qu'est-ce que vous voulez?
—Je veux que jusqu'au jour où nous aurons décidé d'unir ou non nos vies, nous évitions de nous voir.
—Pourquoi?
—Parce que je ne veux plus, je ne veux plus me cacher, je ne veux plus de partage, je ne veux plus, je ne veux plus...
Mais elle ne dit pas la plus secrète raison:
—(«Si j'acceptais encore, il ne me resterait plus bientôt même la volonté de vouloir autrement; je ne m'appartiendrais plus; je serais un jouet qu'on brise, après l'avoir sali.»)
Lui, qui était incapable de comprendre cette révolte de l'instinct contre l'asservissement à ses désirs mortels, il ne voulait toujours voir là qu'une méfiance et une ruse de femme, afin de le dominer. S'il ne le dit point, il ne le cacha point. Quand elle le lut en lui, Annette impétueusement fit le mouvement de partir. Philippe, frémissant d'impatience et de l'effort qu'il faisait pour ne point la trahir aux regards des passants, saisit le bras d'Annette, et le serrant, il dit d'une voix qui tâchait d'assourdir ses accents emportés:
—Et moi, je ne veux pas, je ne veux pas renoncer, je veux te voir...Tais-toi! ne réponds pas. On ne peut parler ici... Je viendrai, ce soir, chez toi.
Elle dit:
—Non! Non!
Il répéta:
—Je viendrai. Je ne puis me passer de toi. Ni toi de moi.
Elle se révolta:
—Je le puis.
—Tu mens.
Ils luttaient, sans gestes, à voix basse et violente, à coups d'âme. Leurs regards se mesuraient. Celui de Philippe plia. Il implora:
—Annette!...
Mais elle gardait aux joues la brûlure du brutal démenti et la honte de penser qu'en effet, elle mentait. Elle se raidit, se dégagea de la main qui la tenait, et partit.
Le soir, Philippe vint. Tout le reste du jour s'était passé pour elle dans la terreur de cet instant et qu'elle n'eût pas la force de tenir sa porte fermée. Car elle ne voulait plus se retrouver en face de cette passion sans pitié. Elle s'était convaincue de l'impossibilité de vivre avec cette torche attachée à son sein. Il fallait l'arracher, tandis qu'elle avait encore un reste d'énergie. En restait-il assez? Elle l'aimait. Elle aimait la brûlure qui la consumait. Demain, elle eût aimé la honte et les outrages. Elle rougissait de se l'avouer: jusque dans sa révolte contre lui, ce matin, il y avait un fond de volupté...
Elle reconnut ses pas qui montaient l'escalier. Elle l'entendit sonner et ne bougea pas de sa chaise. Il sonna de nouveau, frappa. Annette, les bras pendants et le buste en arrière, se répétait:
—Non, non...
Même si elle eût voulu se lever pour ouvrir, le souffle lui eût manqué...
Elle n'entendit plus rien. Est-ce qu'il était parti?... Elle fut debout, avant de l'avoir résolu. Elle se glissa vers la porte, chancelante, à pas assourdis. Une planche du parquet craqua. Annette s'arrêta. Quelques secondes passèrent: rien ne remua. Mais elle avait perçu, derrière la porte, la présence de Philippe qui guettait. Et Philippe savait qu'Annette écoutait, de l'autre côté... Lourd silence. Ils s'épient... La voix de Philippe, collé contre la porte, dit:
—Annette, vous êtes là. Ouvrez!
Annette, appuyée au mur, sent son cœur défaillir. Elle ne répond pas.
—Je sais que vous êtes là. N'essayez pas de vous cacher!.... Annette! ouvrez! Il faut que je vous parle!...
Il étouffait sa voix, pour ne pas être entendu de l'escalier; mais un flot de passions mêlées montait en lui: il était près de secouer la porte.
—Il faut que je vous voie... Que vous le vouliez ou non, j'entrerai....
Silence.
—Annette, je vous ai blessée, ce matin. Pardonnez!... Je vous veux. Que voulez-vous de moi? Dites-le-moi, je le ferai...
Silence. Silence.
Philippe serrait les poings. Il l'aurait étranglée.
Il gronde, la bouche contre la porte:
—Vous êtes à moi. Vous n'avez plus le droit de vous reprendre.
Il dit:
—Pensez-y bien! Si vous n'ouvrez, c'est fini pour jamais.
Il dit:
—Annette, mon Annette!
Il dit, il s'emporte:
—Lâche! Tu crains de me voir. Tu n'es forte que derrière une porte fermée.
Une voix derrière la porte dit:
—Pourquoi me torturez-vous?
Philippe, saisi, se tait.
La voix, lasse, reprend:
—Ami, vous me déchirez.
Philippe est ému; mais son orgueil blessé ne veut pas le montrer. Il dit:
—Que demandez-vous?
Elle répond:
—Pitié.
Le ton de la voix le touche; mais il ne comprend pas.
—Qu'en avez-vous besoin?
Elle dit:
—Laissez-moi!
Sa colère rejaillit:
—Vous me chassez? fait-il.
—J'implore de vous le repos.... Le repos!... Laissez-moi seule, pendant quelques semaines!
—Ainsi, vous ne m'aimez plus?
—Je défends mon amour.
—Contre quoi? contre qui?
—Contre vous.
—Folie!... Tu m'ouvriras.
—Non!
—Je le veux. Je te veux.
—Je ne suis pas ta proie.
Droite et fière, elle se tenait, frémissante; et son regard le défiait, au travers de la porte. Quoiqu'il ne pût la voir, ce regard l'atteignit. Il lui cria:
—Adieu!
Elle l'entendit partir, et son sang se glaça. Il ne pardonnerait pas.
Il ne pardonna point. Philippe ne revint plus.
Annette se répétait:
—Il le fallait, il le fallait....
Mais elle n'acceptait pas. Elle eût voulu revoir encore une fois Philippe, lui faire comprendre doucement—(pourquoi s'était-elle emportée?)—qu'elle ne se retirait pas de lui, qu'elle défendait jalousement son amour, leur amour et leur fierté commune, qu'avec une inconscience brutale il saccageait. Elle voulait qu'il leur fût donné à tous deux de se recueillir, de se ressaisir au milieu du torrent de passion qui les roulait avec sa boue et son écume, de juger, de décider en claire liberté. Et s'il devait la choisir, qu'il respectât en elle sa femme et lui....
Mais Philippe ne pardonnait point qu'une femme qu'il aimait opposât une barrière à sa volonté. D'une autre classe sociale, il l'eût violentée. Tenu en cage dans la sienne, contraint de ménager ce monde qu'il voulait dominer, sa passion offensée se mua en une négation irritée de sa passion: à défaut de la femme, détruire le sentiment qu'il avait pour elle! C'était aussi l'atteindre—il le savait—au cœur. Car son instinct lui disait qu'Annette, malgré tout, l'aimait....
Après trois mois de brûlante solitude, de colloques avec elle amers et tourmentés, de renoncement et d'espoir, de fierté, de bassesses, de reproches intérieurs, après trois mois d'attente incurable et stérile, Annette apprit, un jour, par Solange, ravie, le bonheur qui comblait les vœux du ménage Villard: Noémi était enceinte.
Annette aurait voulu se réfugier auprès de son enfant, cacher sa tête douloureuse sous l'aile de l'amour qui ne trompe pas, dit-on—celui du fils pour la mère. Hélas! il trompe comme les autres. Annette ne pouvait attendre de Marc aucun signe de tendresse, ni même d'intérêt. Jamais le jeune garçon n'avait paru plus froid, plus sec, plus indifférent. Des tourments qui ravageaient sa mère, il ne remarquait rien. Certes, elle s'efforçait de les lui dissimuler. Mais elle les dissimulait si mal! Il aurait pu les lire dans ses yeux que creusait l'insomnie, sur son visage blêmi, sur ses mains amaigries, sur tout son corps miné par la passion cruelle. Il ne lisait rien. Il ne la regardait même pas. Il n'était occupé que de lui. Et ce qui se passait en lui, il le gardait pour lui. On ne le voyait qu'aux heures des repas, où il ne disait pas un mot; les efforts que faisait Annette pour causer le rendaient plus obstiné à son mutisme. C'est à peine si elle obtenait de lui qu'au début et à la fin de la journée, il dît bonjour, bonsoir: car il avait décidé que c'étaient des simagrées; et il n'y consentait—(pas tous les jours!)—que pour avoir la paix. Il présentait hâtivement aux lèvres de sa mère un front ennuyé, et quand il ne sortait pas pour son lycée ou pour ses affaires personnelles,—(il n'était pas facile de lui en faire rendre compte)—il s'enfermait dans son cabinet de travail, un cabinet de débarras, grand comme une armoire, coincé entre la salle à manger et sa chambre à coucher; et là, il ne faisait pas bon aller le troubler. À table ou au foyer, il avait l'air d'un étranger. Annette se disait amèrement:
—Si je mourais, il ne pleurerait même pas.
Et elle songeait au rêve qu'elle avait conçu jadis du cher petit compagnon, fabriqué de son sang, et blotti auprès d'elle, sans parler, devinant, partageant tous les secrets de son cœur. Qu'il manquait de tendresse! Pourquoi était-il si dur? On eût dit, par moments, qu'il lui en; voulait. De quoi? De trop l'aimer?
—«Oui, c'est ma maladie, aimer trop! On ne doit pas trop aimer. Les gens n'en ont pas besoin. Cela les gêne... Mon fils ne m'aime pas! Il brûle de me quitter... Mon fils, si peu mon fils! Il ne sent rien de ce que je sens! Il ne sent rien!....»
En ces mêmes journées, le cœur du petit Marc était illuminé d'amour et de poésie. Il s'était follement épris de Noémi. C'était un de ces amours d'enfant, absurdes et dévorants. Il sait à peine ce qu'il veut de la femme: est-ce la voir, la sentir, la toucher, la goûter? Et certes, il ne se doute point de ce qu'est la possession; c'est lui qui est possédé. Marc défaillait presque, quand sur la petite main que Noémi lui tendait, il appliquait ses lèvres et le bout de son nez, ce nez gourmand de jeune chien qui humait, sur la frêle fleur du poignet, le mystère enivrant du souef corps féminin. Elle était tout entière pour lui une fleur et un fruit vivants. Il mourait du désir d'y imprimer—très doucement—ses dents, et de la terreur d'y céder. Et une fois, (ô honte!) il y céda... Qu'allait-il se passer? Rouge et tremblant, il attendait les pires infortunes: l'humiliation publique, des paroles indignées, et qu'on le chassât outrageusement. Mais elle rit aux éclats; elle l'appela:
—Petit chien! elle lui donna une tape sur l'oreille, et lui frotta le nez une fois, deux fois, trois fois, sur la morsure, disant:
—Demande pardon!.. Vilain!
Et, depuis ce moment, elle s'avisa de jouer avec le jeune animal. Elle ne pensait pas à mal. Elle ne pensait pas à bien. Elle jouait à agacer le petit amoureux. Cela n'avait, pour elle, pas la moindre importance. Elle n'en imaginait aucunement le sérieux pour l'enfant. Mais lui—(Qu'il était donc, malgré les apparences, le fils authentique d'Annette!)—il le prit au tragique.
Dès la première fois, qu'il l'avait vue, elle avait été pour lui le Paradis défendu, ce merveilleux mirage de la femme apparaissant aux regards qui s'éveillent d'un enfant innocent. Autant que de ce qui est, la fascinante image est faite de ce qui n'est pas, autant que de ce qu'il voit, de ce qu'il ne voit pas, de ce qu'il ne sait pas, de ce qu'il craint et désire, de ce qu'il veut et ne veut pas, de l'effrayant attrait qui tend le corps adolescent à l'appel extatique et brutal de la nature. Des traits de Noémi il ne voyait peut-être pas un seul, exactement. Mais chacun de ses traits et chacun de ses mouvements, et les plis de sa robe et les boucles de ses cheveux, sa voix et son parfum, et les lueurs de ses yeux, tout faisait follement surgir du corps et du cœur qui désirent des vagues bondissantes de joie et d'espérance, et des cris de bonheur, et le besoin de pleurer.
Ce même jour où Annette navrée le voyait dur, hostile, glacé, et où la maladroite insistance pour en savoir la cause, pour arracher de lui un mot, un seul mot de tendresse, s'était attiré une réponse blessante,—ce jour précisément, le petit adolescent avait sa plus émouvante révélation du rêve enchanté. Depuis huit jours, il vivait dans une griserie. Noémi, qu'il continuait de voir, à l'insu de sa mère, et qui se servait de lui, comme d'un petit espion qui la renseignait innocemment sur tous les mouvements, au camp de l'ennemi,—Noémi, qu'il avait surprise une fois dans son salon, tout en causant, se mirant dans une glace minuscule dissimulée au fond de son mouchoir, s'était amusée à lui barbouiller les lèvres pâles avec son bâtonnet de rouge. Il avait eu dans la bouche le goût de la bouche aimée. Et depuis, il l'emportait sur sa langue qu'il suçait, il en était imprégné. Cette rouge grenade, cette bouche toujours ouverte, à la lèvre retroussée, trop courte ou trop remuante pour rejoindre l'autre lèvre charnue comme une cerise, il la voyait partout, en cette matinée où, sortant de chez sa mère, en faisant claquer la porte brutalement, il avait décidé de «sécher» le lycée, pour aller se promener: elle fleurissait dans le verger de nuages du beau ciel de juillet, dans les petits plis folâtres de l'eau d'une fontaine, dans le sourire distrait des femmes qui passaient. Elle lui mangeait l'esprit.
Il allait au hasard, sa blonde tête au vent d'été. Mais si distrait qu'il fût et si plein de ses folies, il sut, de ses yeux de lynx, reconnaître là-bas, sur l'autre trottoir, tante Sylvie qui venait. Il se hâta de sauter dans une rue latérale. Il ne tenait pas du tout à la rencontrer. Non qu'il craignît d'être pincé par elle en école buissonnière: elle serait bien plutôt disposée à en rire. Mais quand il avait un secret, avec elle—(ce n'était pas comme avec sa mère!)—il n'était jamais rassuré. Son instinct lui disait que les secrets de ce genre, tante Sylvie était experte à les lire...
Elle ne l'avait point vu. Il respira, soulagé. Il pourrait savourer son amour, toute la matinée. Sa démarche flâneuse, que l'amour n'empêchait pas de s'arrêter aux devantures pour regarder une cravate, une badine, un journal illustré, le menait, sans qu'il le sût, directement au but,—comme ces pigeons de Paris, qui vont, chaque matin, par-dessus les amas de maisons poussiéreuses, chercher les grands jardins et les vieux arbres frais. L'enfant les cherchait aussi. Il lui fallait leur ombre et leur roucoulement.
Il dévala tout droit de la Montagne Sainte-Geneviève, et se trouva, au sortir des antiques rues populeuses, dans les espaces clairs du calme Jardin des Plantes, avant de s'être aperçu que c'était là qu'il voulait aller.
Peu de monde, à cette heure. Quelques promeneurs clairsemés. Paris bourdonnant au loin, comme un frelon. La vibration bleue d'un beau matin d'été. L'enfant chercha un banc caché au pied d'un groupe d'arbres; et il ferma les yeux sur son trésor. Ses longues mains fiévreuses d'adolescent, pressées contre sa poitrine, semblaient vouloir abriter son cœur des regards indiscrets. Qu'y cachait-il de si précieux qu'à peine osait-il y songer?—Une parole de Noémi, dont il avait fait un monde, et qu'elle avait dite sans y penser....Ce dernier jour qu'il l'avait vue, prenant à peine garde à la présence du gamin, elle lui jetait au hasard un sourire, tandis que son attention était absorbée par les grands événements—(Philippe reconquis, l'humiliation d'Annette, victoire définitive!....«Mais on ne sait jamais! rien n'est définitif. Contentons-nous d'aujourd'hui!...»)—Elle soupira, de fatigue, d'énervement et de plaisir. Marc lui demanda pourquoi. Distraite par le regard alarmé et naïf de l'enfant, elle dit, pour l'intriguer:
—C'est un secret... en soupirant de plus belle. Il demanda:
—Quel secret?
Une pensée malicieuse passant par sa cervelle, Noémi répliqua:
—Je ne puis pas le dire. À toi de deviner!
Palpitant d'émotion, il dit:
—Je ne sais pas. Dites-le-moi!
Elle battait des paupières sur des yeux langoureux:
—Non, non, non...
Rougissant, balbutiant, il avait peur de savoir. Pour faire durer le jeu, elle prit un air mystérieux et dit:
—Tu le veux?...
Dans son émotion, il était près de crier:
—Non!
—Eh bien.. Non, pas aujourd'hui!... Je te le dirai, une autre fois.
—Quand?
—Bientôt.
—Bientôt quand?
—Bientôt... La semaine prochaine, quand tu viendras dîner.
La semaine était passée. C'était ce soir, pensait Marc, qu'il devait la revoir. Il ne vivait plus que dans l'attente de cet instant. Il l'avait bien vécu, par avance, vingt fois! Il n'osait jamais aller jusqu'au terme de l'histoire. C'était trop angoissant.... Mais de rester en chemin, était d'une telle douceur! Sur le banc du jardin, il succombait de langueur. Une cloche tinta midi. Derrière le rideau d'arbres, le sable d'une allée au soleil grésillait sous le pas d'une petite fille qui chantait. Des oiseaux exotiques plus loin, dans une volière, pépiaient en un langage étrange et émouvant. Sur la Seine, très loin, hululait lentement la sirène d'un remorqueur. Et sans le voir, sans bruit, passèrent longuement devant lui, enlacés en marchant, deux amants, une grande fille brune, un jeune ouvrier pâle, qui se baisaient la bouche et se mangeaient des yeux. Et l'enfant, retenant son souffle, les suivit du regard jusqu'au détour de l'allée, et lorsqu'ils disparurent, sanglota de bonheur. Du bonheur qui avait passé. Du bonheur qui viendrait. Du bonheur qui était en eux, dans tout ce qui l'entourait, dans ce midi de juillet, et dans son cœur brûlant qui les embrassait tous.
Il rentra, auréolé de cette minute d'extase. Elle dépassait infiniment l'image féminine qui l'avait provoquée: l'ombre de Noémi se fondait dans un bain d'or; et pour la voir encore, il fallait le vouloir. Marc le voulait, mais elle lui échappait: il trichait, affectant de la reconnaître sous le visage de ce bonheur, si intense qu'il était douloureux, dans tout ce qui le remplissait, ces espoirs infinis, ces résolutions héroïques, cette force et cette bonté qui le portaient comme des ailes, tandis qu'il remontait quatre à quatre l'escalier. Mais à peine eut-il vu le regard sévère de sa mère—(il s'était mis de trois quarts d'heure en retard pour le déjeuner)—que l'auréole s'éteignit; et il rentra sous le nuage maussade du silence.
Annette ne cherchait pas à lui parler. Elle avait son fardeau de peines, qu'elle ne pouvait partager. Son fils, en face d'elle, assis à table, lui paraissait égoïste et lointain. Il mangeait voracement. Il avait appétit et hâte d'avoir, fini, pour se replonger dans sa fantasmagorie. Annette pensait:
—Je ne lui suis rien de plus que celle qui le nourrit.
Elle n'avait même plus le courage de protester. Elle était abandonnée. Vers la fin du repas, il s'aperçut qu'il n'avait point parlé; il eut un vague remords; mais s'il disait un mot, il craignait qu'elle ne commençât à l'interroger. Il enfonça sa serviette mal pliée dans son rond, précipitamment se leva et, prenant bien garde de ne pas accrocher au vol le regard de sa mère, il sortit... il allait sortir, quand une brusque impulsion... Il demanda—(il en était sûr, puisque Noémi le lui avait dit, mais il avait besoin de se faire confirmer ce qu'il savait):
—C'est ce soir que nous dînons chez les Villard?
Annette, restée assise, dans une immobilité morne, sans le regarder, dit:
—Il n'y a pas de dîner.
Sur le pas de la porte, Marc s'arrêta, saisi:
—Comment! On me l'a dit!...
—Qui te l'a dit?
L'enfant, embarrassé, ne répondit pas: sa mère ignorait ses visites chez Noémi. Il se hâta de détourner la demande par une autre demande:
—Mais pour quel jour, alors? interrogeait-il, déçu.
Annette haussa les épaules. Il n'était plus question de dîner chez les Villard! Noémi avait dit, par jeu: «la semaine prochaine», comme elle eût dit: «l'an quarante!»...
Marc lâcha le bouton de la porte, et revint, anxieux. Annette le regarda, lut sa déception, et dit:
—Je ne sais pas.
—Comment! Tu ne sais pas?
Annette dit:
—Les Villard sont partis.
Marc cria:
—Non!
Elle ne sembla pas l'entendre. Marc mit une main impatiente sur les bras de sa mère étendus sur la table, et supplia:
—Ce n'est pas vrai?
Annette, se réveillant de sa torpeur, se leva et commença de desservir.
—Mais où? Mais où? criait Marc, atterré.
—Je ne sais pas, dit Annette.
Elle enleva les couverts, et sortit.
Marc resta, hagard, devant son rêve écroulé. Il ne comprenait pas... Ce départ soudain, sans prévenir... Impossible!... Il fit un mouvement pour suivre sa mère et pour lui arracher une explication... Mais non!.. Il s'arrêta... Non, ce n'était pas vrai! Il comprenait maintenant... Annette s'était aperçue de son amour. Elle voulait les séparer. Elle mentait, elle mentait! Noémi n'était point partie... Et il haït sa mère.
Il se glissa hors de l'appartement, il dégringola l'escalier, il alla, il courut, le cœur battant, chez les Villard. Il voulait s'assurer qu'ils n'étaient pas partis.—Et en effet, ils étaient là. Le valet dit que Monsieur venait de sortir; Madame était fatiguée, elle ne recevait pas. Marc fit demander pourtant qu'on voulût bien lui accorder une minute d'entretien. Le domestique revint: «Madame regrettait, mais c'était impossible.» L'enfant insista fiévreusement: «Il fallait qu'il la vît, seulement un moment, il avait à lui dire des choses tout à fait importantes...» En attendant, il disait des choses incohérentes, d'une voix qui muait, bredouillante et étranglée, avec des gestes maladroits, rougissant, près de pleurer. L'œil curieux er railleur du valet impassible lui faisait perdre le fil de ses idées. On le poussait vers la porte; il se rebiffa sottement, criant qu'il défendait qu'on le touchât: le domestique lui dit de filer, et que s'il ne se taisait pas, on téléphonerait au concierge de le faire descendre... La porte se referma sur son dos. Honteux et furieux, il restait sur le seuil, ne pouvant se décider à partir. Et comme, machinalement, il s'appuyait sur le vantail, il sentit que la porte était mal fermée et cédait. Il poussa le battant et rentra. Il voulait à tout prix parvenir jusqu'à Noémi. Le vestibule était vide. Il savait où était la chambre, il s'insinua dans le couloir. Il entendit à l'intérieur la voix de Noémi. Elle disait au valet:
—Zut et zut! Il m'embête!... Vous avez bien fait de le moucher, ce serin!...
Il se retrouva sur le palier. Il fuyait. Il pleurait, il grinçait des dents, il était égaré. Sur une marche de l'escalier il s'assit, suffoquant. Il ne voulait pas, dans la rue, qu'on le vît pleurer. Ses larmes essuyées, se composant un calme qui recouvrait une douleur enragée, il reprit sans le savoir le chemin de sa maison. Il était désespéré... Mourir, il voulait mourir! La vie n'était plus possible. Elle était trop laide, trop basse, elle mentait, tout mentait!... Il ne pouvait plus respirer. En traversant la Seine, il songea à s'y jeter. Mais un autre malheureux l'avait déjà devancé. Les berges étaient comme noires de mouches. Un millier de personnes—hommes, femmes, enfants,—penchés sur le parapet, regardaient avidement retirer un noyé. Quels sentiments les poussaient? Très peu, le frisson sadique. Assez peu, la pitié. L'énorme majorité, l'attrait du fait-divers, curiosité désœuvrée. Un bon nombre, peut-être, un retour sur soi-même: voir comment on souffre («comment je pourrais souffrir»), voir comment on meurt («comment je mourrai».)—Marc ne distingua que la curiosité basse; et elle lui fit horreur. Se tuer: oui, mais pas dehors! Il était comme Annette: il avait sa pudeur d'orgueil farouche, il ne voulait pas se donner en spectacle à cette canaille, être tripoté par leurs mains, violé dans sa nudité par leurs sales regards.—Il serra les dents, et rentra vite, plus vite, décidé à se tuer.
Il avait, au cours des fouilles qu'en l'absence de sa mère il avait minutieusement faites dans tout l'appartement, trouvé un revolver. C'était celui de Noémi, qu'Annette avait ramassé, après le départ de celle-ci, et, trop insoucieusement, placé dans un tiroir. Il se l'était approprié, et il l'avait caché. Sa résolution fut prise. Et comme chez l'enfant, quand l'acte est sous sa main, il suit de près la pensée, Marc voulut aussitôt le mettre à exécution. Rentré dans l'appartement, sans bruit, comme il en était sorti, enfermé dans sa chambre, il arma le revolver, ainsi qu'il avait vu faire à un camarade de lycée, à peine plus âgé, qui promenait dans sa poche un de ces dangereux joujoux et, à une classe de grec, dans le creux de sa serviette, pendante entre ses jambes, en expliquait le maniement aux voisins attentifs. Maintenant, l'arme était prête. Marc s'apprêta à tirer... Où se mettrait-il? Il ne fallait pas se manquer. Là, debout, devant son miroir... Mais ensuite, pour tomber?... Ici, plutôt, assis, accoudé devant sa table, et le miroir en face... Il décrocha le miroir, le posa sur la table, l'étaya d'un dictionnaire... Ainsi. Il se voyait bien. Il prit le revolver et l'appuya... Où? Sur la tempe, on dit que c'est le meilleur... Cela ferait-il bien mal?... Il n'avait pas une pensée pour sa mère. Sa passion, sa souffrance et les préparatifs occupaient tout... Ses yeux, dans le miroir, l'émurent... Pauvre Marc!... Il éprouva le besoin de dire, de faire savoir, avant de disparaître, ce qu'il avait souffert du monde, et comme il le méprisait... Besoin de se venger, de laisser des regrets, de frapper l'admiration... Il chercha une grande feuille de papier écolier, la plia de travers—(il était pressé)—et, de son écriture mal assurée d'enfant qui s'appliquait, il écrivit:
« Je ne peux plus vivre, parce qu'elle m'a trahi. Tout le monde est mauvais. Je n'aime plus rien, alors j'aime mieux mourir. Toutes les femmes sont menteuses. Elles sont lâches. Elles ne savent pas aimer. Je la méprise. Je demande, quand on m'enterre, qu'on mette sur moi ce papier: «Je meurs pour Noémi. »
À ce nom chéri, il pleura; il appuyait son mouchoir sur sa bouche, pour ne pas faire de bruit. Il essuya ses larmes, il relut ses lignes, et pensa gravement:
—Je ne dois pas la compromettre.
Alors, il déchira la page, et il recommença. Ses lignes désespérées, malgré lui, s'envolaient en fusée. Arrivé à la phrase:
—« Elles ne savent pas aimer ,» il continua:
« Moi j'ai su, et je meurs. »
Il fut, dans sa douleur, très satisfait de sa phrase; elle le consola presque. Cela le disposa à la bonté pour ceux qui restaient; et, généreusement, il termina:
—« Je vous pardonne à tous. »
Il mit sa signature. Quelques secondes encore, et tout serait fini; il serait délivré; et il voyait d'avance le bel effet produit!
Mais comme il s'appliquait à repasser la plume sur le paraphe puéril, où l'encre avait manqué, la porte du petit cabinet s'ouvrit brusquement derrière lui. Il eut juste le temps de cacher sous ses bras l'arme et les papiers. Annette ne vit que la glace posée sur le dictionnaire, et crut que Marc était en train de s'admirer. Elle ne fît pas de remarque. Elle semblait terriblement lasse, et dit, d'une voix basse, comme épuisée, qu'elle avait oublié d'acheter du lait pour le dîner et que Marc serait bien gentil s'il voulait lui épargner la peine de descendre et remonter les quatre étages, en allant le chercher. Lui, qui n'avait qu'une pensée: qu'elle ne vît pas ce que ses bras recouvraient, il ne voulait pas bouger; il répondit avec brusquerie qu'il n'avait pas le temps: il était occupé.—Annette, avec un sourire triste, referma la porte et sortit.
Il l'entendit descendre lentement l'escalier—(elle avait l'air brisée).—Il fut pris de remords. Il gardait dans le cœur l'expression du visage et du ton fatigués... Il jeta rapidement le revolver dans un tiroir, enfouit sous un amas de livres les « Adieux à la vie », et se précipita hors de l'appartement. Il bouscula sa mère dans l'escalier, et lui cria d'un ton bourru qu'il allait faire la course. Annette remonta, le cœur un peu allégé. Elle pensait que l'enfant était moins mauvais qu'il ne paraissait; mais elle souffrait de sa rudesse, de ses aspérités. Dieu! qu'il était peu tendre!... Tant mieux pour lui! Pauvre petit, il souffrira moins de la vie...
Lorsque Marc rentra, il avait tout à fait oublié sa volonté de suicide. Il n'eut aucun plaisir à retrouver sur sa table, imparfaitement caché, le fameux « Testament ». Il se hâta de le faire disparaître tout à fait au fond d'un carton. Il écartait l'oppressante idée. Il sentait maintenant quelle lâcheté cruelle c'eût été à l'égard de sa mère, dont la santé l'inquiétait.—Mais il traduisit maladroitement son souci; il ne sut pas lui demander, et elle ne sut pas lui répondre. Par amour-propre déplacé, il ne voulut pas montrer sa réelle émotion; il eut l'air de s'acquitter, maussade, d'un devoir de politesse. Et elle, aussi fière que lui, ne voulut pas le troubler et détourna l'entretien. Alors, ils retombèrent tous deux dans leur mutisme. Déchargé d'inquiétude, Marc se crut le droit maintenant d'en vouloir à sa mère, puisqu'il lui avait fait le sacrifice de son suicide... Il savait bien qu'il n'en avait plus la moindre envie; mais il avait besoin de se venger de ce qu'il avait souffert. Quand on ne peut sur les autres, on se venge sur sa mère: elle est toujours là, sous votre main; et elle ne réplique pas.
Ainsi, ils restaient murés, chacun pris par sa peine. Et Marc, à qui sa tristesse commençait à peser, sentait croître son animosité contre celle d'Annette. Il fut soulagé, en entendant le timbre de la porte annoncer—(il reconnut sa façon de sonner)—tante Sylvie. Elle venait, pour l'emmener à un spectacle d'Isadora: car elle s'était brusquement emballée pour la danse. En dépit du devoir, auquel il se jugeait astreint, de garder dans son âme, et aussi sur son visage,—(et d'abord sur son visage)—la fatale empreinte de l'épreuve qu'il avait traversée, il ne put déguiser sa joie de s'échapper. Il courut s'habiller, laissant la porte ouverte, pour ne rien perdre des gais propos de la tante, qui, à peine arrivée, entamait une histoire frivole. Et Annette qui se forçait à sourire, quand elle était navrée, pensait:
—Se peut-il que ce soit la même femme qui hurlait, il y a un an, sur le corps de son enfant? Est-ce qu'elle a oublié?
Et elle n'enviait pas cette élasticité. Mais le rire de son fils qui, de l'autre chambre, répondait aux saillies de Sylvie, n'attestait pas un moindre don d'oubli. Et Annette, qui en souffrait comme d'une absence de cœur, ignorait qu'elle possédait aussi ce don merveilleux et cruel. Quand Marc reparut, rayonnant, prêt à partir, elle ne put commander assez à son visage pour qu'il ne marquât point une dure désapprobation. Marc en fut blessé, plus que d'une parole de blâme. Il se vengea, en outrant sa gaieté. Il se montra bruyant et si pressé de partir qu'il oublia de dire bonsoir à sa mère. Il y songea, une fois sorti. Retournerait-il? Tant pis pour elle! Il bouda. Il était soulagé de laisser derrière lui ce visage de reproche, et surtout cette tristesse, l'atmosphère déprimante qu'il sentait dans la maison, et la trace gênante de ses troubles de la journée... Cette immense journée!... Tout un monde!... En quelques heures, plusieurs vies, le faite de la joie et le fond du désespoir... Sous cette charge d'émotions il aurait dû être écrasé. Mais sur le souple adolescent cela ne pesait pas plus qu'un oiseau sur la branche. L'oiseau s'envole, la branche se redresse et danse au vent. Envolées, joies et peines de la journée passée! Il n'en reste qu'un rêve. Pour jouir des peines et des joies nouvelles, il se hâte de l'effacer.
Mais Annette, qui ne pouvait savoir ce qui se passait en lui, Annette, qui était, comme lui, une passionnée, ramenait tout à elle; et, écoutant son rire qui s'éloignait dans l'escalier, elle était frappée au cœur de sa joie à la quitter. Elle pensait qu'il la haïssait. Car sa passion exagérait toujours, et dans tous les sens... Elle lui était à charge. Oui, c'était évident. Il aspirait à en être débarrassé. Quand elle serait morte, il serait plus heureux... Plus heureux!... Elle aussi. Elle était transpercée par cette absurde idée que son fils, son petit, pouvait souhaiter sa mort... (Absurde? Qui peut savoir? Dans son for intérieur, dans le délire d'un moment, quel enfant n'a souhaité la mort de sa mère?...) L'effroi de cette intuition, frappant Annette, à l'heure où elle ne tenait plus que d'une main défaillante à la vie, lui fut le coup mortel.
Tout le jour, elle avait été dévastée par le retour furieux de la passion. Maintenant que, la décision prise et exécutée, l'irréparable consommé, elle avait accompli son devoir de volonté, il ne lui restait plus de force pour soutenir l'assaut de l'ennemi intérieur. Et l'ennemi s'était rué, comme un flot.
Elle était sa complice. Elle lui avait ouvert les portes. Lorsque tout est perdu, on a bien le droit au moins de jouir de son désespoir! Ma souffrance ne regarde que moi. Que je l'aie tout entière! Saigne, saigne, mon cœur! Que je te poignarde, en t'obligeant à revoir tout ce que tu as perdu! Philippe... Il était là, devant elle... L'évocation était si forte qu'elle le voyait, elle lui parlait, elle le touchait... Lui, tout ce qu'elle aimait en lui, l'attrait de ce qui ressemble et de ce qui s'oppose, l'union antagonique, brûlant du double feu de l'amour et du combat. Étreinte et lutte: c'est le même. Et cette étreinte illusoire avait une telle violence charnelle que la possédée d'amour ployait, comme Léda sous le cygne. Le torrent de passion refluait avec désespoir.—Alors, ce furent les affres que connaît toute vie féminine, qui est faite pour aimer, et à qui sa part d'aimer a été refusée,—vers ce tournant de l'âge où, quand meurt un amour, elle pense que meurt l'amour. En cette nuit où Annette, seule dans sa chambre, abandonnée de son fils, avec sa passion mutilée, agonisait dans le dénuement du cœur, la hantise de cette pensée, de l'amour perdu pour toujours, de la vie perdue sans amour, la tenait à la gorge; elle ne lui laissait pas une minute de répit; chassée, elle retournait. Annette essayait en vain d'occuper son esprit, elle prenait un ouvrage, le jetait, se levait, s'asseyait; la tête sur la table, elle se tordait les mains. L'idée fixe l'affolait. Elle était à ce point de souffrance où la femme, pour échapper à soi, est prête aux pires aberrations. Annette, qui se sentait près de perdre la raison, vit passer dans le délire une poussée sauvage, l'affreux désir de descendre dans la rue, et, dans la rage d'avilir, de détruire son corps et son cœur torturés, de se prostituer au premier homme venu. Quand elle prit conscience de cette bestiale pensée, elle en cria d'horreur; et cette horreur fit que l'idée infâme ne voulut plus la lâcher. Alors, comme son fils, elle songea à se tuer. Elle savait qu'elle ne serait plus maîtresse de sa hantise...
Elle s'était levée et allait vers la porte; mais avant de l'atteindre, elle devait passer près de la fenêtre ouverte: elle décida, quand elle serait là, de se jeter dehors!... L'étrange instinct de pureté, qui voulait sauver son âme de la souillure! Cette âme illusoire! Sa raison n'était point dupe de la morale ordinaire. Mais l'instinct était plus fort; et il voyait plus juste... Toute à sa double obsession,—la porte et la fenêtre,—elle ne regardait pas près d'elle. En marchant vers la fenêtre, elle se heurta au ventre, violemment, contre l'angle aigu du buffet. La douleur fut si vive qu'elle en eut le souffle coupé. Courbée sur elle-même, ses mains sur l'endroit blessé, elle goûtait une âpre vengeance à ce que le ventre fût frappé. Elle eût voulu broyer dans son corps le maître aveugle et ivre, le dieu-tigre... Puis, la réaction vint. Affaissée sur un siège bas encastré entre le buffet et la fenêtre, les forces lui manquèrent. Ses mains étaient glacées, et son visage en sueur; les battements de son cœur désordonné fléchirent. Près de couler dans l'abîme, elle n'avait qu'une pensée:
—Plus vite! Plus vite!...
Elle s'évanouit.
Lorsqu'elle rouvrit les yeux,—(Quand était-ce? Quelques secondes?... Un gouffre...)—elle avait la tête renversée en arrière, comme sur un billot, le cou posé sur l'appui de la fenêtre; le corps était resté enclavé dans l'angle étroit du mur. Et en rouvrant les yeux, elle vit, au-dessus des toits sombres dans la nuit de juillet, les étoiles... L'une la transperçait de son divin regard...
Un silence inouï, immense comme une plaine... Les voitures cependant roulaient en bas, dans la rue; des verres dans le buffet vibraient... Elle n'entendait pas... Suspendue entre ciel et terre... « Un vol sans bruit... »... « Elle n'achevait pas de se réveiller... »
Elle retardait le moment. Elle avait peur de retrouver ce qu'elle avait laissé—l'horrible lassitude, le tourment, le piège d'aimer: amour, maternité, l'égoïsme acharné,—celui de la nature, qui se soucie bien de mes peines! qui me guette, au réveil, pour me broyer le cœur... Ne plus me réveiller!...
Elle se réveilla pourtant.—Et elle vit que l'ennemi n'était plus là. Le désespoir n'était plus... N'était plus?... Si, il était encore. Mais n'était plus en elle. Elle le voyait, du dehors. Elle l'entendait bruire... Ô magie!... Une musique terrible, qui ouvrait des espaces inconnus.... Paralysée, Annette écoutait chanter—comme si, dans la chambre, une invisible main les eût évoqués—les sanglots, le Fatum d'un Prélude de Chopin. Son cœur était inondé d'une joie jamais goûtée. Rien de commun que le nom, entre la pauvre joie de la vie quotidienne, qui a peur de la douleur, qui n'est que parce qu'elle la nie, et cette vaste joie, qui est aussi douleur... Annette, les yeux fermés, écoutait. La voix se tut. Il se fit un silence d'attente. Et soudain, prit son vol de l'âme déchirée un cri de délivrance, sauvage, à tire d'aile... Diamant sur le verre, son sillage rayait la voûte de la nuit... Annette aux flancs brisés, sur le dur oreiller, au seuil de la nuit de douleur, accouchait d'une âme nouvelle...
Le cri silencieux s'éloigna en tournant, disparut dans l'abîme de la pensée. Annette demeura muette, immobile. Longtemps.—Enfin, elle se releva. Le cou rompu, les membres courbaturés. Mais l'âme était délivrée.
Une force irrésistible la poussait vers sa table. Elle ne savait pas ce qu'elle allait faire. Son cœur lui remplissait la poitrine. Elle ne pouvait le garder pour elle seule. Elle prit une plume et, dans un tourbillon de passion sans mesure, d'un rythme cahotant et heurté, d'une seule masse, elle versa le fleuve de douleur...
Tu es venu, ta main me prend,—je baise ta main.
Avec amour, avec effroi,—je baise ta main.
Tu es venu pour me détruire, Amour, je sais bien.
Mes genoux tremblent, viens! détruis!—Je baise ta main.
Tu mords le fruit et tu le jettes: mords mon cœur tien!
Bénie la plaie que font tes dents!—Je baise ta main.
Tu me veux toute: quand tu as tout, tu n'en fais rien,
Tu ne laisses que des ruines.—Je baise ta main.
Ta main qui me caresse, va me tuer demain.
J'attends, en la baisant, le coup mortel de ta main.
Tue-moi! Frappe! Quand tu me fais mal, tu me fais bien,
Tu me délivres, destructeur.—Je baise ta main.
Chacun des coups qui m'ensanglante rompt un lien,
Tu arraches chair et chaîne.—Je baise ta main.
Tu brises la prison de mon corps, mon assassin,
Et par la brèche fuit ma vie.—Je baise ta main.
Je suis la terre blessée où lèvera le grain
De la douleur que tu semas.—Je baise ta main.
Sème la douleur sainte! Que mûrisse en mon sein
Toute la douleur du monde!—Je baise ta main.
Je baise ta main...
Tempête, lames marines brisées contre le rocher, âme chargée d'embruns et de lueurs électriques, en poussière écumante de passions et de pleurs projetée vers le ciel...
Et sur le dernier cri des sauvages oiseaux, l'âme retomba d'un coup. Et Annette, épuisée, se jetant sur son lit, s'endormit.
Quand revint le matin, des peines de la veille ne restait qu'une neige qui fondait au soleil...
Cosi la neve al sol si disigilla...
et la douceur endolorie du corps qui a lutté et sait qu'il a vaincu.
Elle se sentait repue, repue de sa douleur. La douleur est comme la passion. Pour s'en délivrer, il faut l'assouvir, toute. Mais peu en ont l'audace. Ils entretiennent sa faim, chien hargneux, des miettes de leur tablé. Seuls vainquent la douleur ceux qui osent embrasser l'excès de la douleur, lui dire:
—Je te prends. Tu enfanteras par moi.
Cette puissante étreinte de l'âme créatrice, qui est brutale et féconde comme la possession...
Annette retrouva sur la table ce qu'elle avait écrit. Elle le déchira. Ces paroles déréglées lui étaient devenues insupportables, comme les sentiments qu'elles exprimaient. Elle ne voulait pas troubler le bien-être qui la baignait. Elle avait une impression d'allégement, comme d'un lien desserré, d'un maillon de la chaîne qui vient de se briser... Et d'un éclair, elle eut la vision de cette chaîne de servitudes, dont l'âme se déleste lentement, une à une, à travers la série des existences, des siennes, de celles des autres (C'est la même)... Et elle se demanda:
—Pourquoi, pourquoi cet attachement éternel, cet arrachement éternel? Vers quelle libération me pousse la marche sanglante du désir?...
Ce ne fut qu'un instant. Pourquoi s'inquiéter de ce qui viendra? Il passera, ainsi que ce qui est venu. Nous savons bien que, quoi qui survienne, nous percerons au-delà. Comme dit l'adage populaire, le vieux mot héroïque de prière et de défi: « Que Dieu ne nous jette pas seulement sur les épaules autant d'épreuves que nous en pouvons porter!... »
Elle avait porté la sienne, celle d'un jour. Au jour le jour!... Elle était soulagée, de corps et de cœur...
To strive, to seek, not to find, and not to yield...
«C'est bien. C'est bien... Je n'ai pas perdu ma journée... La suite à demain!...»
Elle se levait. Elle était nue. Et, par-dessus les toits, le soleil matinal, le grand soleil d'août baignait son corps et la chambre... Elle était heureuse... Oui, quand même!
Tout ce qui l'entourait était le même qu'hier: la terre et le ciel, le passé et l'avenir. Mais tout ce qui accablait, hier,—aujourd'hui, rayonnait.
Marc était rentré très tard, dans la nuit. Maintenant qu'il avait pris du plaisir sans sa mère, il éprouvait un remords de l'avoir laissée seule et de l'avoir fait veiller. Car il savait qu'Annette ne se couchait pas avant qu'il fût rentré; et il s'attendait à un accueil glacé. Quoiqu'il fût dans son tort,—précisément pour cela—il apprêtait, en montant, une attitude de défi. Un sourire insolent sur les lèvres, pas sûr de lui, au fond, il ramassa la clef sous le paillasson, et ouvrit. Rien ne remua. Accrochant son manteau dans le vestibule, il attendit. Silence. Sur la pointe des pieds, il se glissa dans sa chambre, et se coucha sans bruit. Il était allégé. À demain les affaires sérieuses! Mais il n'était pas encore tout à fait déshabillé qu'une anxiété le traversa. Cette immobilité n'était pas naturelle... Il avait, comme sa mère, l'imagination vive, et prompte à s'inquiéter... Que s'était-il passé?... Il était à mille lieues de se douter des mortelles tempêtes qui avaient, cette nuit, fait rage dans la chambre à côté. Mais sa mère lui était inexplicable, inquiétante; il ne savait jamais ce qu'elle pensait... Pris d'alarme, en chemise et pieds nus, il alla coller son oreille contre la porte d'Annette. Il se rassura. Elle était là. Elle dormait, d'un souffle fort et heurté. Il entr'ouvrit la porte, craignant qu'elle ne fût malade, il s'approcha du lit. À la lueur de la rue, il la vit étendue sur le dos et prostrée, les cheveux sur les joues, cette figure tragique qui, dans les nuits de jadis, intriguait sa compagne Sylvie; une respiration rude, violente, oppressée, soulevait la poitrine et retombait, brisée. Marc fut pris de peur et de pitié pour ce qu'il devinait en ce corps de fatigues et de peines. Penché sur l'oreiller, à voix basse et tremblante, il murmura:
—Maman...
Comme si, dans le lointain du sommeil, elle eût perçu l'appel, elle fit un effort pour se dégager, et gémit. L'enfant s'éloigna, effrayé. Elle retomba dans son immobilité. Marc alla se coucher. L'insouciance de son âge, l'épuisement de la journée, eurent raison de son trouble. Il dormit jusqu'au jour, d'un seul trait.
En se levant, lui revinrent les images et les craintes de la veille. Il s'étonnait de n'avoir pas encore vu sa mère: d'ordinaire, (il s'en irritait), elle entrait dans sa chambre, le matin, pour lui dire bonjour et l'embrasser dans son lit. Elle n'entra pas, ce matin. Mais, dans la chambre voisine, il l'entendait aller et venir. Il ouvrit la porte. Agenouillée sur le parquet, elle essuyait les meubles, et ne se retourna pas. Marc lui dit bonjour: elle leva sur lui ses yeux qui sourirent, dit:
—Bonjour, mon petit, et reprit son travail, sans s'occuper de lui. Il s'attendait à ce qu'elle le questionnât sur sa soirée; il détestait ces questions; mais qu'elle ne lui en fît pas, il fut vexé. Elle allait maintenant dans la chambre, rangeait, achevait de s'habiller: c'était l'heure de ses cours; elle se préparait à sortir. Il la vit dans la glace, se regardant, une cernure aux paupières, les traits encore fatigués, mais dans les yeux, une lumière!... et la bouche qui riait. Il en fut stupéfait. Il comptait retrouver une figure attristée; et même il était prêt, dans son cœur, à la plaindre: cela dérangea ses plans. La logique de ce petit d'homme en était agacée...
Mais Annette avait la sienne. «Le cœur a ses raisons...», qu'une raison plus haute que la raison connaît. De ce que les autres pouvaient penser, Annette ne s'inquiétait plus. Elle savait maintenant qu'il ne faut pas demander aux autres de vous comprendre. S'ils vous aiment, c'est les yeux fermés. Ils ne les ferment pas souvent!... «Qu'ils soient comme il leur plaît! Quels qu'ils soient, je les aime. Je ne puis me passer d'aimer. Et si eux, ne m'aiment point, j'ai dans mon cœur assez d'amour et pour moi et pour eux...»
Dans le miroir, elle souriait, bien au delà de ses yeux, au feu dont ils étaient une goutte, à l'éternel Amour. Elle laissa retomber ses bras qui la coiffaient, se retourna vers son fils, vit la mine soucieuse du petit, se souvint de la soirée, lui prit le bout du menton et, détachant les syllabes, elle lui dit gaiement:
—Vous dansiez, j'en suis fort aise! Eh bien, chantez, maintenant!
Elle rit, en voyant son expression ébahie, le caressa des yeux, l'embrassa sur le museau, et, ramassant sur la table son sac, elle partit, en disant:
—Au revoir, mon grillon!
Dans l'antichambre, il l'entendit siffler une insouciante chanson: (un talent qu'il lui enviait, en le méprisant: car elle sifflait beaucoup mieux que lui...)
Il était indigné! Cette indécente gaieté, après les soucis de la veille!... Elle lui échappait. Il accusait, comme il avait entendu faire, les éternels caprices, le manque de sérieux des femmes... « la donna mobile... »
Il allait sortir, lorsque dans la corbeille une feuille de papier attira son regard. Sur un lambeau de page déchirée, quelques mots déchiffrés, de loin, sans y penser, par ses yeux fureteurs et aigus de petit rapace... Il tomba en arrêt... Ces mots... L'écriture de sa mère... Il les ramassa. Fiévreusement, il lut... d'abord par morceaux au hasard, un à un... Ces mots de flamme!... D'être taillés en pièces, interrompus au milieu de leur élan, l'émotion suggérée était plus fascinante... Puis, il les rassembla, il fouilla la corbeille; jusqu'aux plus petits fragments, il prit tout, et il eut la patience de tout reconstituer. Ses mains tremblaient sur le secret surpris. Quand tout fut rétabli et qu'il put embrasser le poème dans son ensemble, il fut bouleversé. Il ne comprenait pas bien; mais la sauvage ardeur de ce chant solitaire lui révélait des sources ignorées de passion et de douleur, l'exaltait, le terrassait. Se pouvait-il que ces cris dans la tempête fussent sortis de la poitrine de sa mère?... Non, non, cela ne se pouvait pas! Il ne le voulait pas. Il se disait qu'elle avait copié dans un livre... Mais où?... Il ne pouvait le lui demander... Et si pourtant ce n'était pas dans un livre?... Les larmes lui venaient, un besoin de crier son émoi, son amour, une passion de se jeter dans les bras de sa mère, à ses pieds, de lui ouvrir son cœur, de lire dans le sien... Mais il ne le pouvait pas...
Et quand revint sa mère, à midi, pour le déjeuner, l'enfant, qui avait passé toute la matinée à relire, à recopier les fragments déchirés, et qui les avait enfouis dans une enveloppe sur sa poitrine, l'enfant ne lui dit rien; et même, assis à sa table, il évita de se lever et de tourner la tête vers elle, lorsqu'elle entra. Plus brûlant son désir de savoir, plus raide la contrainte qui lui fît dissimuler son trouble sous un masque d'insensibilité... Si, d'ailleurs, ces paroles tragiques n'étaient point d'Annette! Le doute lui revenait devant le visage tranquille de sa mère... Mais tout de même, l'autre doute, bouleversant, persistait... Si pourtant c'était elle?... Cette femme, ma mère?... À table, en face de lui... Il n'osait pas la regarder... Mais quand, le dos tourné, elle allait dans la pièce, cherchant, portant un plat, il l'inspectait avidement, d'un œil inquisiteur, qui demandait:
—Qui es-tu?
Il ne pouvait mettre au clair son impression trouble, fascinée, inquiète. Et Annette ne remarqua rien, toute pleine de sa vie nouvelle.
Dans l'après-midi ils sortirent, chacun de son côté. Marc regardait sa mère s'éloigner. Il était partagé entre des sentiments contraires: il l'admirait, irrité... La femme lui échappait! La femme: toute femme. À des moments, si proche! À d'autres, si lointaine! Une race étrangère... Rien n'y est pareil à nous. On ne sait pas ce qui s'y passe, ni pourquoi elle rit, ni pourquoi elle pleure. Ilia dédaigne, il la méprise, il la déteste,—et il en a besoin, et il languit après! Il lui en veut, de cette obsession. Il l'aurait bien mordue,—cette nuque de trottin qui passait,—comme il avait mordu le poignet de Noémi, (comme il aurait voulu le mordre: jusqu'au sang!)—À ce brusque souvenir, son cœur surpris bondit. Il s'arrêta, tout pâle, et cracha de dégoût.
Il traversait le Luxembourg, où de jeunes hommes jouaient. Il les regarda, envieux. Le meilleur de lui-même, de ses secrets désirs, allait vers l'action virile, l'action sans amour, sans femmes, le sport, les jeux héroïques. Mais il était débile: l'injuste sort, sa maladie d'enfance, l'avaient mis, en face de sa génération, dans un état d'infériorité. Et la vie sédentaire, les livres, les rêveries, la société de ces femmes—(les deux sœurs)—l'avaient empoisonné de ce venin d'amour, communiqué par sa mère, par sa tante, par le grand-père, tout ce sang des Rivière. Il eût voulu le faire couler, ce sang, s'ouvrir les veines! Ah! comme il les jalousait, ces jeunes hommes aux beaux membres, vides de pensée, pleins de lumière!
Toutes les richesses qui étaient siennes, il les méprisait. Il ne pensait qu'à celles dont il était frustré. Les jeux et les combats des corps harmonieux. Et dans son injustice, il ne voyait pas l'autre combat que livrait auprès de lui sa mère...
Elle marchait. L'été sur la ville épanchait ses flots splendides. Le regard bleu du ciel baignait les cimes des maisons... Il eût fait bon être loin des villes, dans les champs!... Il n'y fallait pas compter. Annette n'avait pas les moyens de quitter Paris. Marc irait sans doute passer avec sa tante quelques semaines sur une plage de Normandie; Annette n'irait point: sa fierté ne voulait pas être à la charge de sa sœur; et, d'ailleurs, elle gardait, du temps où elle les avait vus avec son père, l'aversion de ces champs de foire où s'entassent les ennuis et les flirts des curieux désœuvrés. Elle resterait seule. Elle n'en souffrirait pas. Elle portait en elle et la mer et le ciel, et les couchers de soleil derrière les coteaux, et les brouillards laiteux, et les champs étendus sous le linceul de lune, et la sereine mort des nuits. Dans l'après-midi d'août, respirant l'air ardent, le vacarme des rues, parmi les flots humains, Annette traversait Paris de son pas alerte et sûr, l'allègre pas d'autrefois, bien rythmé,—voyant tout au passage, et cependant très loin... Au milieu de la chaussée poussiéreuse, ébranlée par les roues des lourds autobus, elle errait en pensée sous les dômes des bois, dans ce pays de Bourgogne où elle avait passé les jours de son enfance heureuse; et ses narines buvaient l'odeur des mousses et des écorces. Sur les feuilles écroulées de l'automne, elle marchait; entre les branches dépouillées le vent de pluie passait, en lui frôlant la joue de son aile mouillée; un chant d'oiseau coulait, magique, dans le silence; le vent de pluie passait... Et dans ces bois aussi passait la jeune Annette et son amant pleurant, et la haie d'aubépine, et les abeilles autour de la maison abandonnée... Joies et peines... Si loin!... Elle souriait à sa jeune image, neuve encore à souffrir... «Attends, ma pauvre Annette! tu n'en es qu'au début...»
—Ne regrettes-tu rien?
—Rien.
—Ni ce que tu as fait, ni ce que tu n'as pas fait?
—Rien. Esprit trompeur! Tu guettais mes regrets? Tu en seras pour tes peines! Je prends tout, tout ce que j'ai eu, et tout ce que je n'ai pas eu, tout mon lot, sage et fou. Tout fut vrai, sage et fou. On se trompe, c'est la vie... Mais ce n'est jamais se tromper tout à fait que d'aimer... Malgré l'âge qui vient, je garde un cœur sans rides... et, quoi qu'il ait souffert, heureux d'avoir aimé...
Et sa pensée reconnaissante adressa un sourire à ceux qu'elle avait aimés.
Il y avait dans ce sourire, avec beaucoup de tendresse, pas mal d'ironie française. Annette voyait, curieusement, en même temps que l'émouvant, le ridicule de tous ces tourments, des siens, de ceux des autres... cette pitoyable fièvre de désir et d'attente! Qu'est-ce qu'elle attendait?... Fini d'aimer, pour moi!—À vous! À votre tour!...
Elle aperçut les autres, son fils aux mains brûlantes, frémissant de saisir l'incertain avenir; Philippe insatisfait du médiocre aliment qu'offrait la société à sa faim dévorante; Sylvie qui s'étourdit et guette l'événement qui vienne remplir le vide béant au cœur; ce peuple de petites gens qui bâillent l'ennui de leur vie; et cette jeunesse inquiète, qui erre et qui attend... Qu'est-ce qu'elle attend? Vers quoi ces mains tendues?
Déchargée de soi-même, elle contemple l'ensemble de ces porte-fardeaux, elle voit le troupeau, cette foule des rues, qui court, qui se précipite, chacun ignorant les autres, chacun comme poussé par les chiens du berger,—sous l'apparent désordre le rythme souverain—tous croyant se diriger, tous dirigés... Vers où? Où est-ce qu'il les mène, le pasteur invisible? Le bon pasteur? Non! Au delà de la bonté...
Elle donna ses leçons, ainsi qu'à l'ordinaire, patiente et attentive, écoutant gentiment, expliquant clairement, sans se tromper. Le rêve, tout en parlant, continuait de l'envelopper. À qui en a pris l'habitude, il est aisé de vivre les deux vies à la fois, celle d'au ras du sol avec les autres hommes, et celle des profondeurs dans le songe que baigne le soleil intérieur. On n'en néglige aucune. On les lit toutes deux d'un regard, comme une partition qu'embrasse l'œil du musicien. La vie est symphonie: chaque moment de vie chante à plusieurs parties. La réverbération de cette chaude harmonie rosait le visage d'Annette. Ses élèves, ce jour-là, s'étonnaient de son air de jeunesse, et conçurent pour elle un de ces attraits si forts, que les adolescentes éprouvent pour leurs aînées, pour les Annonciatrices, et qu'elles n'osent leur avouer. Annette ne sut rien du sillage d'amour que laissa, ce jour-là, son passage dans le cœur de ceux qu'elle approcha.
Elle revint, vers le soir, dans le même état aérien, sans poids, l'âme allégée... Elle n'aurait su l'expliquer. Puissante énigme d'une femme, qu'enveloppe son rayonnement, sa joie sans raison apparente, et même contre raison! Tout ce qui l'environne, tout le monde extérieur ne lui est, à ces moments, qu'un thème à libres inventions où se joue la fantaisie passionnée de son rêve.
Dans les rues, elle croisait des attroupements soucieux. Des vendeurs de journaux couraient, criant des nouvelles que les passants commentaient. Elle n'y prenait point garde. D'un tramway qu'elle croisa, quelqu'un lui cria quelque chose; elle le reconnut, après: c'était le mari de Sylvie. Sans avoir entendu, elle lui répondit, d'un signe de main, gaiement... Comme ils s'agitaient tous!... De nouveau, elle eut l'intuition brève du courant vertigineux qui s'engouffre, comme la matière stellaire s'écoule et fuit, par une fente de la voûte, vers l'abîme qui l'aspire... Quel abîme?...
Elle remonta à son appartement. Sur le seuil l'attendaient Marc, les yeux brillants; et, derrière lui, Sylvie, très excitée. Ils étaient pressés de lui apprendre la nouvelle... Quoi donc? Tous deux parlaient à la fois; chacun voulait être le premier...
—Mais qu'est-ce que vous chantez? demanda-t-elle, en riant.
Elle distingua un mot:
—La guerre...
—La guerre? Quelle guerre?
Mais elle ne s'étonna point... L'abîme...
—C'était donc toi? Il y a longtemps que je sentais ton souffle qui nous suce...
Ils continuaient de crier. Pour leur faire plaisir, elle s'éveilla—à peine—de son état de somnambule...
—La guerre? Eh bien, soit! La guerre, la paix, tout est la vie, tout est son jeu... J'y vais du jeu!...
Elle était belle joueuse, l'âme enchantée!
—Je défie Dieu!