Title : La Danse de Sophocle: Poèmes
Author : Jean Cocteau
Release date : December 6, 2019 [eBook #60863]
Language : French
Credits
: Produced by Laura Natal Rodrigues at Free Literature (Images
generously made available by Hathi Trust.)
Dans sa première jeunesse, Sophocle
fut choisi par Athènes pour
danser aux fêtes de Salamine.
ATHÉNÉE
TABLE
LA VISITATION
LES POÈMES DE PARIS
LE DELIRE MATINAL
ENTHOUSIASME D'UN MATIN D'AVRIL
C'EST L'HELLESPONT, LA MER ÉGÉE!
LE DERNIER CHANT DU PRINCE FRIVOLE
LA FLOTTE ENGUIRLANDÉE
HYMNE A LA POÉSIE
LE VOYAGE IMMOBILE
LA DÉPÊCHE AU JARDIN
NOËL
LE FAUNE TROUBLÉ
LA CORBEILLE D'HÉLIOTROPES
LE CŒUR ÉTERNEL
LE PAGE
LES PAPILLONS
LE CRÉPUSCULE
LA PEUR DU SOIR
L'AUTOMNE ET LE DÉSIR
THÉOSOPHIE
LES DEUX LABYRINTHES
DE MON LIT
LE SUBLIME CACHOT
LE DRAPEAU DE VÉRONIQUE
PIROÜS ET LES SIRÈNES
À UNE FUGITIVE
LES VILLES
LA JOIE PANIQUE
L'ORGUEIL
LA MÉDITERRANÉE
LA FAIBLESSE D'ULYSSE
PRIÈRE DU CAP MARTIN
LE VISAGE
LA PALLAS D'HOMÈRE
APRÈS AVOIR RELU DES NOMS DE L'ILIADE
LE SÉJOUR PRÈS DU LAC
TROIS POÈMES
LE SOIR
LE JET D'EAU
LE COUPLE ET LES PARFUMS
LA LAMPE ET LES PHALÈNES
LES SOLITUDES
LE MONOLOGUE DE L'AMOUR
SUR LE VIERGE PAPIER QUE LA BLANCHEUR DÉFEND
LA LIBERTÉ CAPTIVE
L'INSOMNIE AMOUREUSE
LE MIROIR VAINCU
LES RÊVES PROBABLES
LA VRAIE MORT DE NARCISSE
ANTÉNOR A HÉLÈNE OU LES DEUX MANIÈRES
LE SUBTIL JASON AUX CRÉDULES ARGONAUTES
SEPTENTRION_
LE BONHEUR INCOMPLET
LES ARCHERS DE SAINT SÉBASTIEN
LES STANCES DE SEPTEMBRE
À MON LIVRE
Cher livre inachevé qui me jaillis du cœur,
Ton poids fatal, si doux Jamais ne diminue!
Voici le soir, où l'âme est nue
De fiévreuse et d'âpre torpeur.
J'enlace avec amour auprès de la fenêtre
Les mots impétueux qui te composeront,
Et devant le beau jardin rond
Je défaille à te sentir naître.
Comme un chapeau pointu, l'immobile sapin
Cache un tronc séculaire et sur l'herbe repose;
Avant de s'enfuir, chaque chose
Contre ma poitrine se peint.
Douce expiration de la pelouse moite,
Geste perpétuel du pur jet d'eau central...
Et bientôt le grand ciel astral
Avec Cassiopée à droite!
Ah! lorsque tu descends par mon bras et ma main,
Mon livre peu à peu libre et fier d'être libre,
Quel miraculeux équilibre,
Quelle trêve jusqu'à demain!
Lorsque je me réveille et que je vois tes pages
Sur la table où s'augmente et se tait leur troupeau,
Je me les déclame tout haut
Avec quels enfantins tapages!
Alexandre, César, Pallas, Persépolis!
T'en ai-je assez rempli de tous les noms que j'aime,
Pour t'en illuminer, de même
Qu'on éblouit un jeune fils!
Ô mon livre, ce soir combien je te sens vivre!
Un fil ténu retient chaque strophe à ma chair;
Ô mon livre que tu m'es cher,
Plus que n'est jamais cher un livre
Je t'ai chassé de moi comme un immense cri
Dont l'appel enivré s'épuise et se reforme,
Et que je veille ou que je dorme
Ce cri se compose et s'inscrit.
Or, ce soir y je suis sûr de la bonne parole,
La grâce autour de moi prend l'aspect d'un laurier,
Être poète c'est prier,
La foi m'anime et m'auréole.
La Visitation frissonne autour de moi,
La nuit veut supprimer les terrestres limites:
Elles étaient par trop petites,
Pour mon incalculable émoi.
Ô mon Dieu qui ce soir m'envoyez un archange
Et pardonnez si bien que j'adore les Dieux,
Les humains Dieux mélodieux
De l'Adriatique et du Gange;
Mon Dieu, ce livre naît, et par vous et pour vous.
J'ignore la terrestre et folle comédie!...
C'est à vous que je le dédie
Et que je l'offre à deux genoux.
Pensez-vous si Virgile, ou l'aveugle divin,
Renaissaient aujourd'hui, que leur savante main
Négligeât de saisir ces fécondes richesses?
ANDRÉ CHÉNIER.
Comme un tapis divin que pétrira ma danse,
Le jour se déroulant peu à peu sous mes pas,
Offre à l'élan brutal de ma jeune imprudence
Tous les dessins secrets que je ne voyais pas.
Sûr du trésor caché dont je suis le seul garde,
Et sachant que pour vaincre il faut des ennemis,
Je vois sur ce tapis que ma fierté regarde,
Des serpents attentifs et des tigres soumis.
Je sais bien que ce jour bénévole ou farouche
Brûle en me remplissant des cendres du passé,
Qu'il est le beau fuyard que nul appel ne touche
Et qui n'écoute pas le cri qu'on a poussé.
Je sais bien qu'il m'emporte et sans que je m'en doute,
Comme un char sur lequel un vaincu tremble et fuit,
Et ne regarde, au lieu de contempler la route,
Que le fond de ce char qui se sauve avec lui!
Mais quel ample plaisir de laisser dans la chambre
Le fauteuil, les journaux, le livre et l'encrier!
Pour aller se plonger mollement, membre à membre,
Dans ce miraculeux matin de Février.
Tout attend le Printemps! tout s'énerve d'attendre!
Avril s'est insurgé pour paraître plus tôt;
Et mon visage ému sépare en deux l'air tendre
Qu'enfonce avec douceur la bondissante auto.
Le froid gardénia qui se pâme à ma veste
Parfume comme un arbre au centre d'un verger.
Mon chagrin hivernal s'écroule et me déleste.
Je ne suis plus qu'un cœur palpitant et léger.
Si quelque Dieu vermeil laissait tomber un aigle,
Tel un archange obscur, pour s'emparer de moi,
Mon espoir sans limite et mon désir sans règle
N'attendraient pas son vol d'un plus superbe émoi.
Je me sens naître un cœur semblable au fauve avide
Qui tourne et qui bondit, plus fou que courageux.
Lorsqu'on lui cache encor le cirque intense et vide
Pour l'horreur du carnage ou pour l'éclat des jeux.
Quel soleil pathétique aussi devait descendre
Sur le monde éclatant et gai comme un bazar,
Le jour où sur son socle un buste d'Alexandre
Fit couler de regret les larmes de César!
Ô chaleur qui descend! O fraîcheur qui s'élève!
Ce dut être un matin semblable à celui-là,
Où Lamartine vit, sur le lac de Genève,
Byron ganté de clair rentrer dans sa villa.
Je me trouve à la fois si fort et si fragile
Que j'ai peur de mourir à vivre trop d'un coup;
Et, sans bouger, je suis pareil au faon agile
Qui court et qui halète et renverse le cou!
Mais si j'ignore encor mes élans et mes doutes,
Mes espoirs, mes essais, mes larmes et mes cris,
Je sais que le chaos de ces multiples joutes
Aura pour y lutter l'arène de Paris.
Je sais que sous le ciel qui lui pose un rond dôme
Il ne m'est plus besoin de regarder pour voir
Le bassin lumineux de la place Vendôme,
Où la gloire palpite en haut d'un jet d'eau noir!
Je sais que sous l'écran des paupières grisées,
Comme un objet demeure et persiste longtemps,
Je verrai, les yeux clos, les purs Champs-Élysées,
Où les arbres ont l'air des soldats du printemps!
Je sais de quel instinct mon amour capte et jauge,
Vérone si française et seule entre ses murs,
Le carré rose et gris de la place des Vosges,
Avec sa galerie et ses porches obscurs.
Invisible miracle au milieu d'une marche,
Évanouissement par quoi je suis dissous,
Lorsque je passe auprès de l'Arc à la grande arche,
Je sais qu'un peu de moi veut bondir par-dessous!
Et tout cela m'émeut d'un si large vertige,
Ce matin, lorsqu'hier encore il faisait froid,
Laisse en mon corps, flexible et haut comme une tige,
Circuler un tel miel de douceur et d'effroi,
Que je suis Phaéton pendant quelques secondes,
Lorsque vaincu, puni d'un impossible effort,
Son char désattelé tombant entre les mondes,
Il semait son cri droit, comme un sillage d'or!
La ville est un pont de navire
Avec des agrès de rayons;
Appareillons, appareillons,
Vers le grand soir où tout chavire!
Comme il fait clair! Comme il fait beau!
Je ne songe plus au tombeau,
Je désire à chaque boutique,
Je me sens brave et pathétique,
Et soudain parce que je vois,
Chez un fleuriste, une anémone,
J'entends les appels et les voix
Des guerriers de Lacédémone,
Qui marchaient, cette fleur aux dents,
Au milieu des trilles stridents
Et des purs soupirs de la flûte,
Vers la sanglante et sombre lutte!
Et je songe en voyant un ciel
D'où pleut un tiède et pâle miel
Sur ma tête et sur mes épaules,
Qu'il devait enchanter César,
Ivre de risque et de hasard,
Sur le bord d'un marais des Gaules!
Pourquoi des rails, pourquoi des mers,
Le voyage aux départs amers,
Et l'encombrement des valises?
Un autre ciel? un autre sol?
Les roses en rond parasol
Sous lequel Bulbul gonfle un col
Plein de persanes vocalises?
Pourquoi la Sicile où l'on doit
Sentir sur sa tempe le doigt
De l'adorable Théocrite?
À cause d'une phrase écrite
Ou d'une toile de Roussel,
Pourquoi le vif baiser au sel
D'un peu de Méditerranée?
Pourquoi cette peur de l'année?
J'ai bien le temps! J'ai bien le temps!
Voici l'incroyable Printemps
Qui surgit, tournoie et s'étale,
Et rien de tout ce que j'attends
Ne vaut la blanche capitale!
Ô Paris! Paris! cher Paris!
Je t'adore et je te souris
Avec mes yeux et ma mémoire,
Et je ne cesse de te boire
Dans le cristal de la saison
Avec tout mon corps qui s'ébroue
Comme la figure de proue
Qui boit la ligne d'horizon.
Partir! Quelle inutile offense
À cet oiseau qui sur la France
Glorieusement s'est posé!
Seul et perdu sur notre sphère
S'acharner, se mouvoir, oser,
Pour des lieux où rien ne diffère
Malgré les fleuves, les détroits,
Si ce n'est à l'eau d'une source
De voir, au lieu de la Grande Ourse,
Miroiter une grande Croix.
Plus de voyage! Plus de livre!
Ce matin, vivre me rend ivre,
Je ne sais plus ce que je crois,
Et mélange divin, mélange
Où je vois d'un œil ébloui
Mercure voler près d'un Ange,
Pour un culte neuf, inouï!
Assis les uns contre les autres
Au fond du translucide éther,
Je vois Jésus et Jupiter
Et les dieux avec les Apôtres!
C'est l'Hellespont, la mer Égée!
Une aube sur l'archipel grec.
Toute la ville est allégée
D'un parfum d'algue et de varech.
Tout s'efforce, tout recommence,
C'est la salutaire démence;
Le Printemps et la Grèce avec!
Et ses chars et ses édifices....
Pur matin qui trembles et glisses,
Dénouant ton obscur lien
Comme un navire athénien
Vers de ténébreuses délices,
Délivre-moi! Brise le scel
Qui me tient captif et malade!
Emporte-moi vers l'Iliade,
Vers le plaisir universel.
Ô promenade! ô clair voyage,
Où l'on croit respirer le sel
D'une mythologique plage!
Matin calme, net, balancé,
Joyeux comme une flotte à l'ancre,
La cité s'incruste et s'échancre
Sur ton vaste ciel nuancé
Où du bleu à du bleu succède;
Tandis que si haut et si clair,
Un vif aviateur a l'air
De cingler vers une Andromède.
Salubre, suave remède!
Onde qu'on boit en s'y trempant!
Rire inévitable de Pan
Joie ardente, immense, panique,
Où flotte et claque la tunique
Des pâles nymphes s'échappant!
Envahisseur que nul n'empêche...
... Comme un géant filet de pêche
La tour Eiffel à l'azur pend!
Et là-bas c'est l'arche fragile,
Si jeune et si brillante encor
(Vert trajet d'un sauteur agile),
Suspendue à huit ailes d'or.
Beau temps d'Ovide et de Virgile,
Solaire et brusque crescendo
Sur le tapis, sur le rideau,
Paix lumineuse qui circule!
Bouclé, rieur petit Hercule
Étouffant, à peine au berceau,
L'hiver qui succombe et bascule,
Mon cœur s'auréole de toi.
Il est la colombe du toit,
La dentelle de la fenêtre,
Le lys des pays merveilleux
Qui n'existent que par mes yeux,
Que mon humble regard fait naître,
Mais où je sens que tu dois être,
Multiple et seul comme les dieux!
Plus rien dans le soleil n'hésite,
Il est stable, énorme, certain,
Et j'aurai la blonde visite,
À mon réveil demain matin,
Immobile au seuil de la chambre,
De cet archange aux ailes d'ambre,
Avec un regard enfantin.
C'est vous Paris, ma chère Athènes,
Ses intarissables fontaines,
Ses Dieux près du sol et du ciel,
Ses douces collines lointaines,
Ses olives, son lait, son miel,
Ses Pallas debout sur leur socle,
Et c'est ce matin de Printemps
Où le jeune et divin Sophocle,
Parmi les cuivres éclatants
Qu'un soleil oblique illumine,
Pour les vainqueurs de Salamine
Jonglait avec ses dix-sept ans!
L'oisiveté m'emplit d'une aimable fatigue,
Un beau soir violet et bon comme une figue
Mélange la nature et l'artificiel...
Plus de jeux, de nounous ni de têtes frisées,
Car la lune de Mai sur les Champs-Élysées
Pose un blanc nymphéa dans le bol bleu du ciel.
Avec l'orgueil sacré des pigeons de Venise,
Les marronniers pansus que l'heure divinise
Dorment leur sommeil grave et font la haie au bord;
Ils versent en rêvant leurs ruisseaux d'odeurs molles,
Et l'on craint de troubler par le chœur des paroles
Ce troupeau parfumé qui s'aligne et qui dort.
—Une miraculeuse indulgence m'inonde,
Je voudrais être un peu l'ami de tout le monde,
Et déployer mes bras autour des beaux corps nus!
Je berce mille Éros que des regards font naître,
Et je songe aux pays que je voudrais connaître
Et que je m'éteindrai sans même avoir connus.
Je préfère ce bar sans fleurs et sans tziganes
À ces lieux de plaisir aux captieux organes
Où les femmes d'amour, le menton sur la main,
Combinant sous le flot d'un cymbalum qui saute
L'heure de la modiste et l'heure de la faute,
Songent au clair et vide et banal lendemain.
On y voit mal... le bar pourrait être une auberge,
Une auto glisse... il rampe une fraîcheur de berge,
Et l'on dirait que tous ils sont venus s'asseoir
(Car le soir au milieu comme un grand fleuve coule)
Chercher, loin des fracas du luxe et de la foule,
L'oubli du jour actif sur les berges du soir.
—Je t'adore, ô Paris, d'un œil visionnaire!
Sur ton Arc de Triomphe un aigle a fait son aire
Parce qu'un cerf-volant s'étire au bout d'un fil.
Et lorsque le soleil qu'un monument confisque
Va blanchir en Égypte un bleuâtre obélisque
Son adieu roseau tien change la Seine en Nil!
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
—Là-bas mon parc m'oublie, un jet d'eau s'y fracasse,
Sur un perchoir d'émail chante un oiseau cocasse,
Un livre de Hafiz traîne au fond du hamac;
Le silence est peuplé d'un doux jasmin de Perse,
Le noir cyprès le troue et le paon blanc le perce,
Et mon palais sommeille à l'envers dans le lac.
—On ratisse le sable autour d'une pelouse...
La princesse qui doit devenir mon épouse
Ignore le rimmel et la poudre de riz;
Et me griffonne un mot que ce soupir termine:
«Ah! dites-moi pourquoi j'ai si mauvaise mine
Puisque vous m'écrivez qu'on sait tout à Paris.»
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Bien que je laisse en paix les journaux sous leur bande,
Je sais qu'on me reveut ce qu'on me redemande,
La révolution fait place au désarroi!
Mon peuple est un Pylade et je suis son Oreste!
Qu'importe! Il m'a chassé î L'exil me plaît, je reste;
J'ai trop peur de la mort pour vouloir être roi.
—Ma joie augmente au lieu que mon regret empire,
L'avenir pavoisé semble un joyeux empire
Où j'entre en souriant comme un jeune vainqueur.
Je ne suis pas de ceux qu'un grand rêve dévaste,
Le cœur le plus tranquille est le cœur le moins vaste,
Et je porte une rose à la place du cœur.
Le Printemps verse en moi son superbe malaise,
Je préfère à mon ample trône une humble chaise,
Mon parc oriental était un triste enclos!
L'épouvante et l'ennui me détruisaient l'extase!
La plus modeste rose a droit au plus beau vase,
Et Paris est le vase où mon cœur est éclos.
Mes frères de Paris, votre divin royaume
Rayonne tout autour de la place Vendôme
Que vous aimez peut-être avec des yeux ingrats,
À l'heure où vous flânez, silhouettes pareilles,
Votre chapeau trop large entré jusqu'aux oreilles,
Votre œillet rouge, et votre canne sous le bras.
Je connaîtrai le mal d'être loin de vos rues;
Et, prince évocateur des choses disparues,
Je pleurerai la ville où, les nuits de Printemps,
Je pouvais, spectateur que le respect fascine,
Toucher après un bal la maison de Racine,
Et celle où Bonaparte espérait à vingt ans!
—La jeunesse est une chose
charmante; elle part au commencement
de la vie, couronnée de
fleurs comme la flotte athénienne
pour aller conquérir la Sicile et
les délicieuses campagnes d'Enna.
CHATEAUBRIAND.
À l'âge sans désirs, sublime Poésie,
Déjà je t'attendais!
Et maintenant mon cœur, avec sa frénésie,
Palpite sous ton dais.
Ivre de toi, je cours, je titube et je marche
Sous l'invisible toit,
Et veux, puisque David dansait autour de l'arche,
Danser autour de toi!
Lorsque je n'avais pas dans ma chétive gorge,
Ta musique et tes mots;
Que j'ignorais encor la cristalline forge
Où cuisent tes émaux;
Lorsque ta lumineuse et soudaine magie
Ne m'avait pas encor
Appris qu'on peut, le soir, pleurer de nostalgie,
Au choc d'un seul accord!
Que je ne tenais pas l'inépuisable conque
Où l'on souffle en marchant,
Et qui fait d'une phrase ou d'un appel quelconque
Un innombrable chant!
Lorsque je languissais dans ma prison naïve,
Tel un prince captif,
Qui regarde un vaisseau balancé sur la rive
Entre un if et un if...
Sous la lune de Juin qui roule entre les mondes
Son globe abandonné,
Alors je me croyais, avec mes mèches blondes,
Éternellement né.
Je pensais à quelqu'un de vague et de superbe
Qui viendrait un beau soir,
Entrant par la fenêtre avec l'odeur de l'herbe,
Contre mon lit s'asseoir.
À quelqu'un qui serait simple comme un archange
Et pompeux comme un roi,
Et dont, malgré ce trouble et nocturne mélange,
Je n'aurais nul effroi;
C'est alors, Poésie, à travers le doux prisme
Des larmes de mes yeux,
Que je te vis surgir sur le char du lyrisme,
Aux bondissants essieux!
Sur le bouillonnement épanoui des harpes
Je me sentis élu;
J'étais enveloppé d'éclatantes écharpes,
J'avais tout su! tout lu!
Tout vu! tout entendu! L'Histoire et ses tumultes
M'imprégnait jusqu'aux os,
Et j'étais brusquement les Dieux de tous les cultes
Avec tous les Héros!
Je sortais du lotus! Je prêchais sur des plages!
Je frappais un cheval!
Et j'étais étouffé par la cendre des âges,
Jusqu'à m'en trouver mal.
Était-ce un pur poison? Était-ce un vif remède?
J'étais tout, au hasard!
Phaéton et Kritchna, saint Jean et Ganymède!
Bonaparte et César!
C'était toi, Poésie! indispensable et neuve,
Troublant, envahissant,
Pour t'apaiser ensuite et te joindre à son fleuve,
Les sources de mon sang.
... Jusqu'au jour où j'aurai si peur, une peur telle,
Une si froide peur,
Que je n'entendrai plus ta présence immortelle
Affluer à mon cœur!
L'arrosage mouvant sur la pelouse fraîche
Tourne comme un derviche habillé de cristal.
Je suis dans l'herbe molle à côté de ma bêche.
Un nuage échafaude un fort monumental.
Imagination, fille de la paresse,
Empenne-moi le corps, remplis-moi d'air les os!
Et... Dans les marronniers qu'aucun vent ne caresse,
Ah! les secrets divins que chantent les oiseaux!
Voyageur magnifique et toujours immobile
Je ne veux pas savoir ce que les autres font...
Je m'envole à Délos consulter la Sybille!
Et j'enfourche Pégase avec Bellérophon!
Je menais du bétail, un aigle me dérobe;
Je verse l'hydromel à la place d'Hébé;
Thétis saute à la mer, je m'accroche à sa robe,
Et les monstres marins nous regardent tomber!
Que de temples si nets au bord des rouges côtes!
De déserts ennoblis d'un stérile abandon!
Je pars pour la Colchyde avec les Argonautes
Et je fuis le bûcher où va périr Didon.
Quel voyage innombrable au hasard des époques!
Par la terre et la mer aux inlassables flots,
Où les dauphins, luisants comme de petits phoques,
Se poursuivent à l'aube autour des bleus îlots.
Quel auguste départ sans vulgaires fatigues,
Vers l'hymne initial qu'on n'a jamais ouï,
Sous un ciel où Phébus est le beau roi prodigue,
Dispersant tout son or sur son peuple ébloui!
Ô l'ivresse de voir à la même seconde,
L'enfant Dyonysos bercé dans un pressoir,
David choisir au sol des silex pour sa fronde,
Et Pompéï, le soir avant le fameux soir!
Être (y était-on mieux?), être à Lacédémone,
Et vaincre, et regarder après qu'on est vainqueur,
Adonis que Vénus transforme en anémone,
Ariane et le fil enroulé sur son cœur.
Enfin, las de bondir toujours, de date en date,
D'un vol universel et de plus en plus haut,
Descendre, après avoir, sur le globe écarlate,
Vu, par un matin pur, naître Homère à Chio!
Las or est-il à sa dernière danse.
CLÉMENT MAROT.
Il fait chaud. Une rose escamote une abeille,
Comme un pourpre et charmant prestidigateur.
Le bassin arrondit une fraîche corbeille,
D'où jaillirait un lys enivré de hauteur.
On pense à des ruisseaux sur des chemins de marbre
Pour oublier le joug implacable du sol.
Cet oiseau qui s'échappe a l'air d'un cri de l'arbre.
Je suffoque, étendu sous un clair parasol.
Tout ronfle, tout grésille; un courbe bambou pêche,
Les papillons pâmés font d'amoureux paris,
Et voilà que j'apprends, tout à coup, par dépêche,
Qu'un ami de mon âge est mort près de Paris.
Mort ce matin! À l'heure où tout aime et se ligue,
À l'heure où l'arrosoir enivre les pistils,
À l'heure où pour subir l'offre d'un ciel prodigue
Il faut courber la tête et rapprocher les cils.
Mort, tandis que j'ouvrais ma joyeuse fenêtre
Avec des doigts hâtifs et tendrement brutaux,
Pour écouter frémir, chuchoter et renaître,
Le doux peuple ingénu des humbles végétaux.
Il est mort! Un danseur manque à la grande danse!
Et soudain, au milieu de son beau parc d'été,
Il a senti, malgré la joyeuse abondance,
Poindre un bourdonnement étrange et sans gaîté.
Son cœur contre sa main frappait comme une balle,
Et s'arrêtait de battre et reprenait ses heurts,
Et il crut que l'été, nouvel Héliogabale,
Étouffait son plaisir sous un excès des fleurs.
Mais, hélas! l'implacable et muette immortelle
Porte un linceul tissé de célèbres frissons.
Nous demandons souvent:
Comment est-elle? Est-ce elle?
Et quand c'est elle enfin, nous la reconnaissons.
Pourquoi n'est-il pas né dans un peu d'ombre fraîche,
Un jour torride et vert,
L'Enfant dont l'auréole illumina la crèche
Au centre de l'hiver?
De quel cœur plus penchant, plus enivré de joie,
Plus fertile et plus neuf,
Nous eussions adoré son petit corps qui ploie,
Entre l'âne et le bœuf!
Ô réciproque amour, ô merveilleux échanges!
Quel sourire entre nous!
Un ciel d'où neigeraient d'invisibles archanges...
Des fleurs à nos genoux.
Je suis païen sans doute à la façon d'un faune
Qui, triste et grelottant par une nuit d'hiver,
Aurait à Bethléem tout à coup découvert
Le Sauveur endormi dans de la paille jaune.
On chuchote, il fait sombre, un groupe est assemblé,
Joseph aide à mieux voir un valet des Rois Mages,
De beaux pâtres naïfs apportent des fromages...
On ne le chasse pas... et son cœur est troublé.
L'indulgence est en moi. Je plains les misanthropes.
Mon cœur s'emplit d'un sombre miel.
Ma corbeille d'héliotropes
Est un brûle-parfums allumé par le ciel.
Ô miracle subtil d'un estival arôme!
Saurais-je être actif ou méchant
Lorsque vers le sublime dôme
Monte le
Te Deum
d'un innombrable chant?
Le peuple violet bout, s'assemble, grésille,
Sous le droit soleil de midi.
Quel vêtement! Quelle résille!
Quel velours tout autour de mon corps engourdi!
Fermons les yeux; là-bas vers la pleine pelouse
Bombarde un vif géranium...
Je navigue avec La Pérouse
Sur un voilier rempli de vanille et d'opium.
Quel rêve jusqu'à l'heure où le soir va descendre
Éteignant, étouffant, noyant,
Les fleurs en feu sous une cendre
D'héliotropes frais, pâles et tournoyants.
Si nous devons mourir, pourquoi mettre en nos veines
Le philtre merveilleux du désir immortel?
Et pourquoi nous avoir munis d'un orgueil tel,
Si nous sommes vainqueurs après des luttes vaines?
J'ai beau me dire: on meurt, je mourrai, nous mourrons!
Et même en nous cachant, comme le bel Achille,
Nous serions aussitôt découverts entre mille
Pour recevoir le trait qui se cloue à nos fronts!
Je ne peux pas, si fort vibre le chaud vertige,
Croire qu'un jour pareil, bref et illimité,
Un âpre et brusque hiver au centre de l'été
M'annoncera soudain l'incroyable prodige.
Ne plus sentir se fondre et couler sous sa chair
Une sève et un suc de soleil et de gloire,
Et n'avoir même pas l'émouvante mémoire
Du monde abandonné qui nous était si cher!
N'être rien! n'être plus! et, comme avant de naître
On ne sait pas encor qu'on connaîtra les fleurs,
Ne plus se rappeler qu'on vient de les connaître
Et n'avoir même pas l'apaisement des pleurs.
N'être qu'un éphémère et fragile passage
À travers un rayon enveloppé de nuit
Et devoir regarder la jeunesse qui fuit
D'un œil plus attentif, plus secret et plus sage.
J'ai beau me dire: ils sont tous partis avant moi,
Et même l'invincible et divin Alexandre,
Tous ils ont eu mon âge et tous ont vu descendre.
Après leurs clairs émois le ténébreux émoi!
Pour tous l'actif Éros, au fond du carquois vide,
A conservé le dard imprégné de poison;
Ils sont morts n'importe où, dehors, à la maison,
Sur un sol radieux et sous un ciel livide.
Tous! Je crois cependant qu'un miracle se peut,
Par lequel notre orgueil, qui jamais ne s'étonne,
Verrait tous les hivers suivre tous les automnes,
Lui qui devait, hélas, en contempler si peu.
Toujours la nuit et l'aube après le crépuscule!
Ma fabuleuse foi se mêle à la saison;
Et, pareil au marin courbé vers l'horizon,
Ma nef joyeuse avance et l'horizon recule.
Nature, laisse-moi parmi tes cheveux verts,
Être ton jeune amant jusqu'à la fin du monde;
Et que mon cœur alors, rejeté par sa fronde,
Gravite autour de lui comme un rouge univers!
Je n'imagine plus le retour de l'hiver
Aux couleurs rares et suspectes,
Je suis dans l'herbe chaude un joyeux Gulliver
Au milieu d'un peuple d'insectes.
Les nuages, ce sont les chevaux du soleil
Gonflant leur poitrail et leur croupe;
Ils se ressemblent tous, mais pas un n'est pareil,
De leur éblouissante troupe.
Un papillon a l'air, parmi le désarroi
De ses stations incomplètes,
D'un petit peintre ailé qui cherche un bon endroit
Et vole avec ses deux palettes.
Je pense à ce matin où j'écrivais des vers...
Au titre démon prochain livre...
Étendu sur le dos je vois l'arbre à l'envers
Et j'ai l'impression d'être ivre!
Je pense aux lourds rébus que les gens chercheront
Dans ma simple et jeune pensée!...
Une branche supporte un beau petit nid rond,
Ô douce maison balancée!
Alors que je raconte avec un tendre émoi,
Au hasard, sur la blanche page,
Ce que dit la nature en se penchant vers moi,
Comme une reine vers son page.
Grâce au vent imprévu, fantaisiste et adroit,
Ce candide, pâmé sur le col d'un lys droit,
Est un nœud de cravate impeccable et mobile!
Le pavot tortueux tend sa rouge sébille,
Ce jaune s'y fait choir comme un royal cadeau!
Celui-là, dont un phlox ne sent pas le fardeau,
Rapproche étroitement ses deux ailes éteintes...
Il parti L'une sur l'autre a décalqué ses teintes!
Cet autre, à plat sur l'herbe a l'air d'être exposé;
Et ce roux qui sur une rose s'est posé,
Après une amoureuse et céleste querelle,
Est un pastel qui rôde autour d'une aquarelle.
Ce blanc montre, frotté de pollen et d'odeur,
La preuve des larcins dont il est maraudeur;
Et grisé, saturé de grappes de glycine,
Ne sachant pas qu'il porte un nom de médecine,
Rafraîchit sa paresse avec deux éventails!
Ces noirs, des pucerons sont les épouvantails;
Et ce multicolore, au milieu des jacinthes
Bat l'air chaud pour sécher ses ailes fraîches peintes.
Et tous pensent: Dansons! Éblouissons! Pillons!
Nous sommes le troupeau des épars papillons;
Et tandis que les Dieux sont les auteurs superbes
Du chef-d'œuvre qui va de la forêt aux herbes,
L'enfant Éros couché sur le ciel nuageux
Nous invente et nous jette au hasard de ses jeux!
De la plus pauvre fleur nous fûmes les rois mages,
Chargés de poudre d'or, de parfums et d'images;
Aucune à notre luxe encor ne s'égala!
Nous mettons tous les jours nos habits de gala;
Et pour vivre sans crainte au milieu de nos zèles,
Nous avons de gros yeux dessinés sur les ailes!
Notre éclat est celui d'un trésor découvert.
L'homme guette à l'affût avec un filet vert
Nos vols incohérents, éblouis, peu solides
Au sortir du cachot obscur des chrysalides;
Et lorsqu'enfin la nuit, où tout est triste et laid,
Engouffre les jardins sous un sombre filet
Et change nos velours en défroques moroses;
Nous attendons, ayant pour nid le cœur des roses,
L'aube où nous quitterons ces magiques perchoirs
En agitant l'adieu de nos petits mouchoirs.
La nuit vient et le jour déjà s'en est allé;
Il règne comme un roi précaire.
Une abdication l'avait vite installé,
Un avènement clôt son ère.
Le grand chœur des grillons a l'air d'être le bruit
Qu'il fait lorsqu'il tournoie et tombe;
Le jour blond ruisselait comme un énorme fruit,
Il descend comme une colombe.
D'un beau nuage rond, immobile coussin,
Où la lune en montant s'appuie,
Il fait, sans la rider, choir sur l'eau du bassin
Une silencieuse pluie.
Rien ne se soumet plus aux défaillantes lois
De la lumineuse évidence;
Et des nymphes peut-être, en enlaçant leurs doigts,
Lui règlent sa tournante danse.
Et dans les chauds jardins où le jour remuait,
Tous les yeux sont doucement myopes,
Lorsqu'il laisse à travers les feuillages muets
Pleuvoir ses lents héliotropes.
Le soir, dans mon jardin entouré de grillages,
Va se poser comme un pigeon;
Laissons le beau pays de nos tendres voyages,
Quittons la chaise longue en jonc.
Je sais trop que le mauve et tournant crépuscule
Apporte le soir après lui,
Et que le soir placide où rien ne se bouscule
N'est que le héraut de la nuit.
Je sais que la maison, la pelouse et l'allée
Disparaîtront jusqu'à demain,
Et que le souvenir de leur forme en allée
Guidera mon pas et ma main.
Je sais que peu à peu s'évanouit ta jupe,
Ta chemisette et mon complet;
Et qu'enfin notre cœur ne sera plus la dupe
De tout ce luxe qui nous plaît.
Le soir apporte ailleurs l'illusion charmante
Et l'art des voiles inconnus,
Il sait être le masque et l'écharpe et la mante;
Prends garde! Il va nous mettre nus.
Nos yeux caressent trop nos corps jeunes et souples,
Hélas! nous aimons trop nous voir.
Laissons, il n'est que temps, à de plus tristes couples
Le clair bonheur qu'il fasse noir.
Saurions-nous le secret si divin de nous taire?
Dirions-nous ce qu'il ne faut pas?
Sur le muet sommeil de l'herbe et de la terre
C'est déjà trop du bruit des pas.
Je me sens si frivole et le soir est si grave;
Rentrons! Allume tout! J'ai peur!
Le silence est un mur, le souvenir s'y grave,
Et le silence est dans mon cœur.
Nous n'avons pas la foi de ces amants illustres!
Et c'est déjà, sans rêver d'eux,
Sous le soleil du ciel ou sous celui des lustres
Si difficile d'être deux!
Un vieux chêne se penche au-dessus des roseaux;
Le jardin, doucement, jongle avec ses oiseaux;
Chaque géranium qui se dresse ou retombe
Fait aux yeux le fracas d'une petite bombe;
Le jet d'eau vif a l'air d'une offrande au beau temps.
Pitié, Dyonysos! Ne viens pas... Je t'entends...
Je sais l'hymne lascif que ton escorte entonne;
Mon cœur a vendangé tout le sang de l'automne,
Et ce sang me rappelle en qui je suis lié,
La forme de mon corps que j'avais oublié!
Ne viens pas sur ton char traîné par dix panthères,
J'ai peur de tes cils roux où dorment des cratères,
J'ai peur de ton corps souple, impudique et debout,
Dans lequel un feu clair circule, éclate et bout.
J'ai peur de ton front bas casqué de molles grappes,
Des deux cymbales d'or que tu brandis et frappes,
De tes genoux verdis par l'herbe où tu roulas,
De tes rires brutaux, de tes sourires las,
Et de tout ce cortège orgueilleux de te suivre!
Passe, car j'ai déjà, comme un aegipan ivre,
Vu dans mon miroir rond que j'ai peine à saisir
Le visage égaré de l'immortel désir.
Pourquoi veux-tu, ma sœur, que je m'étonne et tremble
Parce que sans appel tu viens t'offrir à moi,
Puisqu'une vaste, grave et décisive loi,
Sur le livre éternel nous inscrivit ensemble?
Ton visage connu jamais ne m'a quitté,
Nous sommes morts et nés et morts et pour renaître;
Mes yeux divers toujours savaient te reconnaître,
Et je t'entends venir depuis l'antiquité!
Ariane éphémère au seuil du labyrinthe,
Vous m'avez bien tendu votre lèvre et le fil;
Mais plus que vous, le monstre était neuf et subtil,
Et j'ai cassé le fil, et je n'ai pas de crainte.
Si, l'oreille attentive et la pelote en main,
Vous guettez mon retour victorieux et tendre,
J'ai peur, hélas, j'ai peur de vous laisser attendre,
Car mon guide inactif traîne sur le chemin.
Vous attendez le soir, et la nuit et l'aurore,
Et le jour, et le soir, et la nuit et les jours!
Peut-être bien, ma sœur, attendrez-vous toujours...
Car je parle de vous avec le Minotaure.
Sous un canal de ciel nous marchons. Il me tend
Les gâteaux et les fruits dont, dit-il, on l'accable.
Il raconte sa paix, le monde inextricable,
Et le monstre immortel qui dans vos yeux m'attend...
Ô chaleur! insomnie! insupportable toile!
Je regarde une étoile et j'écoute un crapaud...
Astre ému, détaché du sidéral troupeau,
Ce chant limpide et seul vient-il pas de l'étoile?
Je pense à tous les chocs dont je n'ai pas souffert.
(Ô mon cœur averti, quel sachet de Pandore!)
L'avenir alterné se dore et se dédore,
Et j'ai peur de finir et j'aspire à l'Enfer.
Tout plutôt que soudain (
courbe-toi fier Sicambre!
)
Recevoir ce hideux baptême de Néant,
Ce droit à devenir l'éternel fainéant,
Cet échange de Rien contre la douce chambre.
Il y en a (le croirait-on?) à qui
la prison devient si chère, qu'ils
craignent d'en être délivrés!
ALFRED DE VIGNY.
Joie intense d'un matin chaud,
Prodigue et sublime cachot!
Merci, Destin qui me le donnes!
D'un néant à l'autre néant,
Ce ciel, cette eau, ces belladones,
Ce sourire de doux géant,
Épanoui sur la nature,
Cette fraîche et nette peinture.
Que mon œil, chaque nouvel an,
Porte sur son limpide écran;
Et même l'hivernale neige!
Comment peut-on, comment pourrai-je.
Destin vague et sans horizon,
Ne pas pleurer cette prison,
Que ton obscur vouloir abrège?
Implacable besoin de créer et d'écrire,
Laisse-moi le repos auquel j'aspirais tant!
Le cher repos de voir, de soupirer, de rire,
D'être un prêtre muet du jardin éclatant!
Vois, j'ai laissé dormir mon travail sur la table,
Tellement le dehors frappait au store écru,
Et voilà que ton choc perfide et délectable
Me fait rasseoir plus tôt que je ne l'avais cru;
Demain je chanterai l'herbe vivante et fine
D'où l'on voit, l'œil mi-clos, couché sur le côté,
Le turbulent matin qui ressemble à
Delphine
Lorsqu'elle déclamait son «Ode à la beauté».
Je chanterai demain l'approche de l'automne,
Qui ne peut plus cacher les gestes nus d'Éros;
Et la fille et le fils que la forte Latone
Mit au monde, au milieu des lauriers de Délos.
Fais grâce! Tu sais bien de quel vaste délire
Je me sens défaillir sous les doigts d'Apollon,
Lorsque je ne suis plus qu'une harpe, une lyre,
Un docile, un sonore el divin violon!
Tu sais que c'est mon sang que le papier recueille,
Mon pauvre sang mortel qui coule par mes doigts,
Et se transforme en encre au contact de la feuille,
Comme s'il ruisselait pour la dernière fois!
Mon âge à tes assauts offre un appui débile,
Peut-être que demain je te servirai plus!
Ne m'abandonne pas, semblable à la Sybille
Après qu'elle a crié:
Deus! Ecce Deus!
Tout le jardin d'odeurs et de couleurs s'encombre,
Et je serai pareil au naïf parasol,
Qui reçoit du soleil et qui donne de l'ombre
Pour qu'on repose un peu sur l'implacable sol.
Laisse-moi, fugitif, enfantin, inutile,
Recevoir sur ma main sans plume et sans crayons,
Les coups universels de ce poing qui rutile
Et supporte le monde au bout de ses rayons.
Caron ne peut toujours et d'un prodige unique
—Insecte radieux sous quel divin chapeau!—
Capturer la nature au lin de Véronique,
Et l'offrir, et le vendre, et s'en faire un drapeau!
ULYSSE
Je n'entends rien. Je n'ai plus peur.
La cire est ferme à mon oreille.
L'horizon de pourpre se raye...
Indéfinissable torpeur!
On m'a dit qu'elles sont des hordes,
Et qu'elles aiment ce climat.
J'appuie à la fraîcheur du mât
Mon torse enveloppé de cordes.
Mes rameurs en ont fait autant
Contre l'harmonieuse attaque.
Je veux revoir la ronde Ithaque,
Ithaque où Pénélope attend!
Le vaisseau penche, monte et penche,
Et remonte et repenche encor;
Quel peut être le divin cor
Suspendu sur leur froide hanche?
Il paraît qu'au lieu de genoux
Elles ont une souple queue,
Une queue écailleuse et bleue,
Des yeux tristes levés sur nous.
Au bord des mouvantes vallées
Sur leurs plages de sable clair,
On m'a conté qu'elles ont l'air
De molles vagues déroulées.
Le mouvement universel
Se répercute et nous balance...
Oh! regarder avec silence
Le domaine onduleux du sel.
Rien d'extérieur ne m'arrive,
Je suis enclos, fixe, engourdi.
Leurs baisers dont on a tant dit
Ne valent pas la bonne rive!
. . . . . . . . . . . . . . . . .
Mais quel est ce jeune marin
Qui surgit d'un paquet de voiles?
Et pourquoi libre? Jusqu'aux moelles
Un malaise nouveau m'étreint.
Piroüs! Je te connais brave,
Mais tous sont braves sur ma nef
Et tous captifs! Et moi, le chef,
Par mon ordre je suis esclave!
Piroüs!... Il ne m'entend pas!
Des larmes roulent sur sa joue;
Il se dirige vers la proue,
D'un exact, d'un terrible pas!
Je veux! Piroüs! Je supplie!
Toi le plus jeune et le plus beau,
Détourne tes regards de l'eau,
De l'eau qui se gonfle et qui plie!
Je comprends! Tu mis nos liens,
Chanvre qui grince et fer qui sonne;
Mais il ne resta plus personne
Pour rouler et nouer les tiens!
Pardonne, Piroüs! Sans doute
Vers leurs inentendables chants,
Il va, parmi les mornes champs,
Se fendre une écumeuse route!
Piroüs...! Au bord du vaisseau
Il se penche! Proche avalanche...
Puis à cheval. Comme il se penche!
Et plus rien après un seul saut.
Plus rien... Si! tout à coup, mirage
Déformé d'un glauque miroir,
(La nuit tombe, il fait presque noir)
La forme de quelqu'un qui nage...
Oh! peu à peu, là-bas, nageant
Avec des bras naïfs et frêles,
Le malheureux tiré vers elles
Par le fil de leur voix d'argent!...
Presque toujours l'espoir pendant la libre course
Se transforme en regret amer.
Et le fleuve emporté reviendrait à sa source
S'il n'était pas bu par la mer!
Apporte-moi, voyage, un superbe repos;
Je meurs d'imaginer tes villes inconnues,
Sur le courbe univers doucement répandues,
Comme un silencieux et célèbre troupeau.
Je les porte si fort au pavois de mon rêve
Que je pourrais toucher leurs arbres et leurs murs:
Et c'est, dans le soleil de leurs accueils futurs,
Que mon vague avenir se précise et s'achève.
J'imagine, en marchant sous le ciel de Paris,
Leurs climats dont le cœur s'accable et se délecte,
Leur tumulte nouveau, leur âpre dialecte,
Leur odeur de maïs, de vanille et de riz.
Elles sont là. Ce sont mille terres promises,
Où notre frais matin entraîne un soir si chaud,
Que, contre leur terrasse aux balustres de chaux,
Les gens sont presque nus sous de molles chemises.
L'une a la mer aux flots pliés et dépliés;
L'autre, le lac épais, torpide et circulaire;
Une autre encor, le fleuve, et toutes pour me plaire
Des palais lumineux et de clairs espaliers.
On y cueille des fruits sans craindre de reproches,
Tellement ce larcin soulage un arbre las;
Et les nombreux parfums aux tendres entrelacs
Sont exacts et brouillés comme un concert de cloches.
Ah! dans ce morne hiver où nous nous surmenons,
Malgré le froid tardif qui s'incruste aux façades,
Combien je fais crouler ces obstacles maussades,
Pour rejoindre ces lieux enguirlandés de noms!
... Sur ce fleuve où s'éloigne un vert ricochet d'iles,
Chateaubriand rêvait d'unir en quelques mots,
Le singe à masque noir, les flexibles rameaux,
Le parfum d'algue et d'ambre autour des crocodiles.
C'est près de ce jet d'eau, bel acteur jaillissant
D'un poème étranger dont le bruit seul me touche,
Que Saadi lâcha la rose de sa bouche,
Pour que Ronsard un jour la reçoive en naissant.
Chacune a son autel où le souvenir fume,
Et brûle un feu divin de respect et d'orgueil,
Lorsqu'on voudrait baiser les trois marches d'un seuil,
Ou mordre un peu de terre, ou boire un peu d'écume.
Palos, David, Calem, Bagdad, Louqsor, Alger!
Mon multiple désir s'élance vers vous toutes,
Semblable à ces pigeons qui découvrent leurs routes,
Lorsqu'un secret instinct les aide à voyager.
Je suis votre support, votre cariatide;
Et, lourd de vos maisons, de vos fruits, de vos fleurs,
De tout votre sommeil, de toutes vos chaleurs,
Entassés, réunis sur mon cœur intrépide!
Je pense à l'avenir où, vous voyant soudain,
Sans que je vous invente, et d'un œil net et large,
Je me délivrerai de l'accablante charge,
Demeure par demeure, et jardin par jardin.
* * *
Je me rappelle un soir dans un parc de Cocagne,
Un parc italien au décor fabuleux,
D'où je voyais au loin, entre les cactus bleus,
Un express noir ourler le bord de la montagne.
Des cèdres de la Chine et des lys de Ceylan
Rapprochaient leur fatigue humide et contournée
Et comme un monstre ému, la Méditerranée,
Ne servait qu'au loisir d'un petit voilier blanc.
Et le ciel à la mer mêlait si bien ses teintes,
On distinguait si mal la ligne d'horizon,
Qu'il s'imposait de faire un effort de raison,
Pour n'y pas voir un ange avec les ailes jointes.
Des roses se pressaient aux crêtes des murs secs
Comme autour de Priam les compagnes d'Hélène,
Et laissaient choir en bas leur suppliante haleine
Vers les durs aloès pareils aux guerriers grecs.
Et moi pâle, épuisé par cette libre serre
Où rien n'était jailli comme un soupir du sol,
J'appelais Robinson et Virginie et Paul,
Et toute mon enfance indigente et sincère!
Et toute mon enfance où, du sable aux genoux,
Lorsqu'un doigt maternel m'indiquait la Grande Ourse,
J'ignorais qu'il existe un terme à notre course
Et des cœurs inconnus toujours en deuil de nous.
Rire inévitable de Pan,
Joie ardente, immense, panique,
Où flotte et claque la tunique
Des pâles nymphes s'échappant...
Orgueil! royal orgueil dont nous nous embrasons,
Jusqu'à porter nos cœurs plus haut que les maisons,
Lorsque le tiède avril régénère la ville;
Bel orgueil, ennemi de la vanité vile,
Que vous étiez en moi dans l'éclat du matin!
Le passé palpitant, si proche et si lointain,
Frémissait à mon dos comme de vastes ailes;
Tandis que l'avenir rempli de futurs zèles,
Jaillissement vermeil de vacarme et d'effort,
Semblait être à ma bouche une trompette d'or!
Grâce à vous, cher orgueil, je portais l'auréole
Offerte par le Dieu charmant de la parole,
Qui fait bondir au bout de ses dix bras jumeaux
Les prismes éternels des innombrables mots!
Ô suprêmes instants! Ô vibrantes minutes!
Grâce à vous, j'ai connu les frénétiques luttes
Où la plume et la feuille et le morne encrier
Sont les liens des vers que l'on voudrait crier,
Que l'on voudrait hurler, chanter, soupirer, rire,
Que leur bousculement nous empêche d'écrire,
Et qu'il faut, lorsqu'ils sont en nous et qu'on le sent,
Les laisser ruisseler comme un superbe sang,
Pour vivre tout le long de la courte journée
Les feux de la Sybille et la ferveur d'Énée!
Orgueil de se savoir porteur d'un trésor tel
Qu'on en est à la fois et le prêtre et l'autel;
Orgueil d'avoir son âge, orgueil de vivre en France,
Comment vous posséder avec indifférence?
J'étais enveloppé de votre large vent,
Je n'étais qu'un bonheur de voler en avant!
Grâce à vous, sur les pieds de mes désirs rapides,
Je faisais le parcours du jeune Philippides;
Et m'arrêtais au soir, exténué, vaincu,
Ivre de ce beau jour que j'avais tant vécu,
Pour la petite mort du sommeil et du rêve,
Et pour, après la courte et noire et calme trêve,
Repartir de nouveau, limpide et palpitant,
Avec le lourd secret que tout un peuple attend!
J'avais dû, grâce à vous, être dans un autre âge,
L'enfant Septentrion qui dansait sur la plage
Et dont on ne sait rien par le trouble passé,
Sinon qu'il se tua pour avoir trop dansé!...
Car de l'aube au couchant vous régliez ma danse;
Au fond de vos replis de corne d'abondance,
Vous me gardiez les fleurs que nul ne connaît plus!
Le bruit chantait en moi des siècles révolus,
Comme l'auguste mer hante un doux coquillage...
Et j'étais un vaisseau plus clair que son sillage.
Mais hélas! loin du sol dont nous étions partis.
Quand le monde à la fois trop vaste et trop petit
Nous était devenu ce que l'arbre est à l'aigle;
Lorsque hors des saisons, du siècle et de la règle,
L'orgueil nous emportait sans crainte de retour
Comme un docile agneau pendu sous un vautour;
Un Dieu volant aussi d'un vol brutal et tendre
Était déjà monté plus haut, pour nous attendre!
Et nous devons alors redescendre avec lui.
Il tourne, il fonce, il joue, il tire, il pousse, il suit!
Depuis longtemps ses mains nous préparaient des chaînes
Et dans le fol espoir de libertés prochaines
Nous tendons nos poignets, pâles et renversés.
Éros, épargne-nous: l'orgueil était assez!
Quel soleil! On dirait une cymbale ronde
Attendant le grand choc d'une cymbale sœur,
Dont le disque inconnu, soudain, envahisseur,
Sonnera contre lui l'auguste fin du monde!
Sous le ciel courbe où seul un astre a fait son nid,
On a l'impression si sublime et si nette
Que la mer, suspendue au flanc de la planète,
Brille et tremble à l'envers sur le gouffre infini.
Le tendre vent qui lisse et qui boucle les vagues,
Agite sur mon front les rameaux de la paix;
Le sol, pareil aux toits, sous un azur épais,
Astreint ma frénésie aux somnolences vagues.
Ô Jouvence! Jouvence, où mon cœur est allé
Se rajeunir d'un mal dont le chagrin me hante;
J'aime ta solitude humide et scintillante,
Où le ciel de midi mire un ciel étoilé!
Je pensais: tout s'achève où cette mer commence!
Quel calme et quel retour à la noble raison,
D'entendre, du rivage au mur de l'horizon,
Son bruit chaud répandu comme un divin silence.
De quel œil altéré de rêve universel
Je verrai le soleil, éblouissant Saint-George,
Transpercer le matin de la queue à la gorge,
Ce dragon du corail, de l'éponge et du sel!
Sur un sable marqué des dix-huit pas des Muses,
Où le flot d'un tel bleu se peint et se repeint,
Je jugerai, couché sous le dôme d'un pin,
Le jeu contraire et joint dont l'air et l'eau s'amusent.
Dans l'éternel décor que rien n'a pu changer,
Des jeunes gens, massifs comme de souples marbres,
Prendront les balles d'or parmi l'odeur des arbres
Et se battront avec, au lieu de les manger.
Ivres de jeune audace et de forces marines,
Sur l'herbe rousse et sèche ils formeront deux camps,
Et riront dans le soir aux souffles suffocants
De s'être fait la guerre avec des mandarines!
Un petit faune roux courra prendre son bain,
Ses sabots claqueront sur le rocher cubique,
Et j'entendrai dans l'air noble et mythologique
Son bêlement de chèvre et ses cris de bambin.
Ce sera comme aux jours où l'humide Andromède
Vit, dans un remous blanc de plume et de métal,
Sur un cheval ailé de conte oriental,
Poindre et grandir l'amant qui volait à son aide!
Ce sera comme aux jours où tout était si beau,
Que les dieux descendaient par les hautes montagnes
Et d'un geste mortel choisissaient des compagnes
Avant de les contraindre au secret du tombeau.
Et peut-être qu'un soir je verrai le mystère,
Ivre d'antique et grave et merveilleuse peur,
Du sol, jaloux de l'eau, secouant sa torpeur,
Pour s'ébranler d'un flux et d'un reflux de terre.
Et je pensais: ici tout est pressé, tissé,
Tassé, rempli; couleur, chaleur, tumulte, arome!
Je ne trouverai pas la place du fantôme
Que déjà le voyage avait rapetissé!
Combien j'étais joyeux du passé qui s'efface!
Quel plaisir de ne plus recevoir comme un coup
L'image de vos traits si hauts sur votre cou.
Votre œil qui de profil a l'air d'être de face...
... C'est alors que surgit le chant de votre voix,
Une impossible voix qui montait sans limite...
Et je compris soudain les sirènes du mythe,
Et je connus l'amour pour la première fois.
Comment un soir pareil le trop charnel Ulysse
Put-il n'avoir rien su, rien vu, rien entendu?
Ma corde est en lambeaux et ma cire a fondu;
J'écoute... Et libre enfin, je retourne au supplice!
Respectueux salut des pins devant la mer,
Immense et bleu baquet d'un sublime Mesmer
Où tout mal se guérit par un brusque miracle;
Mer sans farouche assaut et sans sourde débâcle;
Calme où le ciel fait choir sur les compactes eaux,
Un pur filet tissé de lumineux réseaux,
Celui qui vous créa se perd dans votre gloire!
Son règne qui subsiste au fond de ma mémoire
Se meurt entre vos noms prestigieux et clairs.
Mon Dieu! apparaissez au centre des éclairs,
Pour la foi décevante où mon esprit s'efforce;
Sans cela vous serez, mon Dieu, comme la Corse,
Dont je sais qu'elle est là, dont toute ma raison
M'affirme qu'elle est là, présente à l'horizon,
Sur le tendre versant de la mer ample et ronde,
Bien que je croie encor que c'est le bout du monde.
Quand le masque intangible où l'enfance reluit
S'envolera soudain de mon jeune visage,
La mer pleine de ciel et le chaud paysage
Ne seront plus ceux-là que j'aimais avec lui.
Triste de leur beauté renaissante et rivale,
Vieux avant l'heure auguste où l'on sait être vieux,
Je ne leur tendrai plus que mes yeux envieux,
Moi qui les reflétais dans un miroir ovale.
Vienne le soir lassé si le malin fut beau!
Mais lorsque le matin est trop bref ou trop grave,
Le doux charme en allé fait gémir le plus brave
Et le premier refus est un petit tombeau.
Mais qu'importe! Brûlons! Vers ma divine cendre
Je ferai retourner mon cœur se dispersant,
Ainsi que les soldats du bataillon Persan
S'interrompaient de fuir pour revoir Alexandre.
—On pleure, on rit, on ne sait plus
Quel est le moins touchant passage;
Le plus fou succède au plus sage,
Parmi les vers lus et relus,
Et dans la flotte énumérée
Je connais les chefs par leur nom,
Depuis l'immense Agamemnon
Jusqu'au faible et charmant Nirée.
On ne sait plus! J'étais avec
Le terrible cortège grec
De tout mon désir hors d'haleine;
Mais Hector embrasse son fils,
L'enfant a peur du casque; Hélène
Brode avec de la douce laine
Le profil étroit de Pâris;
Priam, en haut des portes Scées,
Voit les cohortes courroucées
Rouler leurs vagues de métal
Jusqu'à la mer aux molles vagues;
Pâris enlève enfin ses bagues
Pour mieux tenir le cuir brutal
D'un bouclier rond comme un disque;
Et, fier de la beauté qu'il risque,
Court sur le sol brûlant et blanc,
Comme un baigneur un peu tremblant,
Un peu craintif, descend la plage.
J'aime ce séducteur volage,
Priam, Astianax, Hector,
Et tout ce peuple qu'on attaque!
On pleure Ulysse dans Ithaque;
Mais est-ce mal? Mais ai-je tort
De pleurer avec Andromaque?
Ô Jupiter, par quels moyens
Aimer les Grecs et les Troyens?
Car je sens bien que mon cœur ploie,
Sans reconnaître au juste, hélas!
Quelle est sa tristesse ou sa joie,
Autant vers l'âpre Ménélas
Que vers la douloureuse Troie.
Criez, les Grecs, et combattez!
Minerve effleure à vos côtés
Le sol roussi de canicule!
Son grand vol jamais ne recule,
Elle tombe du ciel, circule,
Remonte au ciel voir Jupiter,
Retombe, déchire l'éther
De son éblouissante lance!
L'air chaud que sa double aile bat
Lorsque son vol actif s'élance
À droite, à gauche, en haut, en bas,
Fait couler ses cheveux du casque;
Elle est la superbe bourrasque,
Et l'ouragan clair du combat!
Quels beaux efforts! Quels jeux épiques!
Quel cliquetis ses armes font
Lorsqu'elle est peinte au bleu plafond
Au-dessus d'un tapis de piques!
Elle écarte un fer ou le tord,
Pousse la main de Diomède,
Enfonce un trait, verse un remède,
Prend la forte voix de Stentor;
Et pour mieux leur venir en aide,
Se transfigure tour à tour
En jeune homme, en char, en vautour!
En haut d'une invisible tour
Plante sa gigantesque égide;
Et reparaît, souple et rigide,
Souple et rigide comme un lys
Qu'un bourdon anime et talonne,
Plus indomptable que Bellone
Et plus charmante que Cypris!
Elle blesse Mars, frappe Énée,
Et rapide, folle, acharnée,
Vise Vénus qui le défend!
La délicate main se fend,
Un cri de femme! Du sang tombe!
Vénus quitte son brave enfant
Qu'Apollon ravit à la tombe;
Et tandis que la tendre Hébé
Panse avec soin les tissus roses
On voit fleurir de pourpres roses,
Où le sang divin est tombé.
Pallas! que d'efforts! que de zèles!
Quelles infatigables ailes!
Quelle ardeur à compter les morts!
Quel éclat fourbe en ton œil large
Lorsque tu saisis par leurs mors,
Éton, Lampus, Xante et Podarge,
Pour briser leur quadruple charge
Sous les harnais aux triples ors!
Ah! tu sais bien que dans Athènes
Les seuils, les temples, les fontaines,
Disent ton geste triomphant
Porteur de l'invincible épée,
Depuis ton image en poupée
Qu'embrasse le petit enfant,
Jusqu'à la pierre dure et blanche
Où, tes pieds nus brunis par l'eau,
Tu rêves, la main sur la hanche,
Et le front contre un javelot...
Déesse turbulente et sage
Qui te laisses, tel un fruit mûr,
Choir du haut en bas de l'azur
Où rien ne t'arrête au passage,
Et voltige sur le terrain
Que ton regard rapide embrasse
Comme un faucon casqué d'airain
Tournoie au-dessus d'une chasse
Et plane en aiguisant son bec!
C'est parce que le peuple grec
Veut t'offrir une autre statue
Et s'abandonne entre tes mains,
Que ta colère enflamme et tue
(Ah! que les Dieux sont donc humains!)
Cette Ilion qui s'évertue.
C'est parce que tu veux du miel,
L'encens qui parfume le ciel
Et de blancs troupeaux de génisses,
Que tu vas, viens, tournes et glisses
Comme un sublime ludion
À travers l'air si doux à fendre,
Contre Mars qui cherche à défendre
Les murs menacés d'Ilion!
Et c'est peut-être, et c'est sans doute,
Bien qu'Homère n'en dise rien,
Cette miraculeuse joute,
Tout ce manège aérien
Parce que Diomède trouble
Et enveloppe ton cœur double
D'un étrange et fiévreux lien!
Et que sur son char où se dresse
La surnaturelle tendresse
De tout ton beau vol déplié
Comme une victoire de proue,
Il t'a promis, s'il broie et troue
Et mutile Hector sous sa roue,
Une cuirasse et un collier!
Samos, Glaphyre, Elone, Hyria, Coronée,
Médéon, Haliarte, Orchomène et Daulis,
Je ne verrai jamais vos marbres ni vos lys,
Mais de vos noms divins ma vie est couronnée!
Tu te disais: Plus tard au temps des beaux voyages,
Respirer l'air, soufré par de secrets orages,
Dans les jardins pleins d'ombre et de magnolias.
COMTESSE DE NOAILLES.
Ma paresse au jardin glisse comme un beau cygne,
Le soir est intime et clément;
Vais-je aller retrouver l'ami qui me fait signe
À Clarens sur le lac Léman?
Simple et miraculeuse abondance française...
On naît, on meurt et je suis là.
La fraîcheur du gravier tourne autour de ma chaise,
Ma chaise longue de villa.
Chaque nuage a l'air d'être un tapis de conte,
Où s'envole un jeune vizir!
Plus rien d'extérieur ne subsiste ou ne compte,
Je suis seul avec mon plaisir.
Parce que l'air m'enroule un arôme de roses
Comme une écharpe autour du cou;
J'aime les dieux de l'Inde avec leurs molles poses,
Charmant la rose et le coucou.
J'imagine leurs yeux retroussés vers les tempes,
Lorsqu'au centre d'un chaud bassin
Ils sortent du lotus, qu'on voit sur les estampes
Arrondir son pâle coussin.
Une princesse dort contre un cyprès de Perse...
Un nègre brûle du santal...
Parce qu'un paon rôdeur, dont l'appel me transperce,
Traîne un trésor oriental.
L'héliotrope, avec des chants et des huées,
De l'épinette et du canon,
Fait surgir, bleu troupeau d'orageuses nuées,
Les arbres du grand Trianon.
Tout mon humble jardin suscite, éveille, évoque!
Un murmure apporte un pays;
Un parfum réinvente une lointaine époque,
L'histoire peuple les taillis.
L'heure n'impose plus la contrainte ou la ligne,
Et plus d'esclavage d'amant.
Ma paresse au jardin glisse comme un beau cygne,
Le soir est intime et clément.
Il a cette langueur d'une convalescence
Avec des amis près de soi;
Le vif Éros lassé de trop d'effervescence,
Silencieusement s'assoit.
Et je crains de meurtrir cet impalpable rêve,
Et ce soir doux comme un hamac,
Pour aller à Clarens sur le lac de Genève,
Ce calme lac! Ce traître lac!
Où tant de volupté se mêle à l'eau sournoise,
Que j'ai, plein de troublantes peurs,
Désiré mon jardin naïf de Seine-et-Oise,
À bord de ses petits vapeurs.
Mon rêve, tour à tour, s'échafaude et s'écroule,
Je ne distingue plus dans quel sens l'express roule;
Un bruit sourd, incessant, grondant, régulier,
Me rythme un air connu que j'avais oublié,
Et peu à peu, tandis que je divague encore,
Une immense fraîcheur vient d'annoncer l'aurore!
Le cauchemar se sauve avec ses noirs dragons;
Le sifflet de l'express, sur les toits des wagons,
Est un drapeau qui flotte et ploie et se renverse.
Le cri pur des oiseaux se meurt en sens inverse,
Et derrière les fils d'un grillage incertain,
Tout renaît et sourit comme au dernier matin.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
La douane éveille ceux que la paresse empêche
De voir chaque matin le ciel être une pêche;
Et tout à coup, après cette pénible nuit,
De sommeil maladif et de fiévreux ennui,
Où l'heure ralentit, recule et recommence:
Vallorbe!... Et le glacier comme un sorbet immense!
—On descend des filets les valises de cuir,
On a l'impression de poursuivre et de fuir;
Un bonheur ingénu fleurit les humbles gares.
Voici l'usine rose où l'on fait les cigares,
La vigne où chaque grappe habite un petit sac,
Les mouettes qui sont le leit motiev du lac,
Vevey dont la couleur est si fraîche et si franche
Que tous les jours pour elle ont l'air d'être Dimanche;
Et, sans l'avide espoir d'un nouvel horizon,
Dans le jardin en pente où leur chaude maison
Sous les pétunias bicolores se vautre,
Ces bienheureux Vaudois qui ne savent rien d'autre!
J'ai voulu me contraindre et me mettre à l'ouvrage
Mais l'air est imprégné d'un invisible orage;
Une étrange, croissante et nouvelle torpeur
Me fait voir sans désir passer un blanc vapeur,
Coupant avec le fer de sa mouvante hélice,
Un hôtel à l'envers qui tremble dans l'eau lisse.
Un nuage est au ciel, un grand Pégase las;
Un autre, au flanc du mont où dorment des villas,
Un silène ventru couché parmi les vignes.
Les mouettes ont l'air d'être des petits cygnes,
Et le lac paternel balance leur troupeau.
Le glacier s'attendrit sous un rose chapeau,
Et regarde, étonné d'avoir des cimes roses,
Clarens dont Lord Byron a respiré les roses.
Voyageur immobile au creux du doux hamac
Je vogue! Et tout à coup sur le cirque du lac,
Où son reflet disperse une molle fortune,
C'est le quotidien miracle de la lune!
Son limpide ballon somnole au bout d'un fil;
Et je me crois César alangui par le Nil
Lorsque, don qui s'apporte et qui lui-même s'offre,
De vingt-cinq voiles noirs déroulés dans un coffre
Surgissait, svelte ibis, la reine aux ongles peints!
Au-dessus de Montreux les forêts de sapins
Semblent, sur les rochers, d'envahissantes mousses;
Et je songe à l'express plein de sourdes secousses
Où se dévidera, sur un rythme moqueur,
Le triste fil tendu des pays à mon cœur.
Jam Cytherea choros ducit Venus, imminente luna.
HORACE.
UN NYMPHÉA
Il ne sait plus quel pourpoint mettre.
UN AUTRE
Il en a tant!
LE CRÉPUSCULE
Las de me renverser au miroir de l'étang,
Narcisse épouvanté de sa splendeur morose,
Je me promène en gris avec un feutre rose
Et je porte un manteau de brouillard violet.
LES TUBÉREUSES
Comme il est fier et beau!
LES SOLEILS
Comme il est fat et laid!
LA COLLINE LOINTAINE
Le jour perd l'équilibre à ma crête et bascule...
LE CRÉPUSCULE
Saluez tous! je suis le prince Crépuscule...
UNE GRENOUILLE
Je crois que l'herbe croît.
UN CRAPAUD
Crois-tu? Crois-tu?
LE DERNIER RAYON
Je meurs...
LE CRÉPUSCULE
Je conduis comme un chef d'orchestre des rumeurs;
Universel amant, exact, subtil et tendre,
J'entre dans chaque chambre où l'on rêve à m'attendre,
Avec les souvenirs accrochés après moi.
Je suis l'ordonnateur du calme et de l'émoi,
Je verse tour à tour l'insomnie ou le songe,
J'enseigne aux miroirs francs la beauté du mensonge,
Et lorsqu'Éros, semeur d'inguérissables maux,
Cruel comme un enfant avec les animaux,
Remplit un cœur fané de ses muets tumultes,
Je rappelle à ce cœur l'oubli des autres cultes:
Que d'une Vierge un fils comme à Vénus est né;
Et que s'il est un dieu de roses couronné,
Il en existe un autre auréolé d'épines!
Alors tout le jardin ferme ses aubépines,
Ses gloires de Dijon, ses Maréchal Niel,
Son sérail alangui de parfums, et le ciel
Pour me récompenser de ma pieuse course,
Accroche à mon manteau
l'Ordre de la Grande Ourse!
Je suis le doux voleur aux invisibles mains
Qui dérobe aux œillets, aux lys et aux jasmins
Leur arôme excessif tout le long des allées,
Pour le charme incomplet des pâles azalées!
Je suis bon, je suis pur; rien de beau ne me nuit;
Je suis le fils rêveur du jour et de la nuit,
Et je porte le nom charmant de Crépuscule...
LES TUBÉREUSES
Comme il est radieux!
LES SOLEILS
Comme il est ridicule!
LE CRÉPUSCULE
Qu'aperçois-je? un lecteur encor, dans son hamac?
LE HAMAC
Je suis le lourd filet d'un impalpable lac.
LE CRÉPUSCULE
La rêverie approche avec son équipage.
LA RÊVERIE
Emportons-le!...
LE LECTEUR
Qui donc me parle?
LA RÊVERIE
Emportons-le!...
LE CRÉPUSCULE
J'embrouille doucement les lettres sur sa page.
LE LECTEUR
Entre le livre et moi quel est ce geste bleu?
UNE VOIX
À demain!
LE SILENCE
Chut!...
LE CRÉPUSCULE
Quel est ce long cri?
LE SILENCE
Le tapage,
Comme un aigle blessé qui s'envole... Il se tait.
LE JET D'EAU
Il était une fois... il était... il était...
Il était une fois... tout mon collier s'égraine!
Il s'égraine! il était une reine qui... non!
Taisez-vous!... tout ce bruit!... je m'embrouille!... une reine
Qui... j'ai perdu le fil de l'histoire, son nom
Je ne le connais plus... une reine...
LE BASSIN
Ça traîne.
LE JET D'EAU
Il était...
LE CYPRÈS
Qu'il finisse!
LE JET D'EAU
Il était une fois...
Tout mon collier cassé me roule entre les doigts!
Je cherche, je descends, je monte... il était une...
Une reine...
LE BASSIN
Je suis le lac.
LE REFLET DE LA LUNE
Je suis la lune.
LE JET D'EAU
Il était une fois une reine et un roi...
Il était... Le fil craque encor c'est diabolique!
UNE GOUTTE D'EAU
Il explique au public.
UNE AUTRE
Ça complique.
UNE AUTRE
Il s'applique.
LE JET D'EAU
Autour d'un rayon bleu je mets mon crochet froid.
Tant pis! Je ne sais plus! la lune me traverse!
Je m'élance et me laisse choir à la renverse!
LE REFLET DE LA LUNE
Il va m'étreindre avec sa jacassante averse!
LE NUAGE
Ô toi, dont la blancheur n'est au miroir de l'eau
Qu'un des mille reflets de ce divin falot,
Autour duquel, parmi d'autres falots plus vagues
Nous sommes tour à tour des vaisseaux et des vagues,
Je vais anéantir ton orgueil en passant.
(
Il cache la lune.
)
LES TÉNÈBRES
Nous venons com me un vol de corbeaux gigantesques;
Nous aimons les soupirs, les larmes et le sang,
Et nous peignons sur tous les murs de noires fresques!
Nous sommes...
LE NUAGE
C'est fini. ( Il s'éloigne, la lune réapparaît. )
LE REFLET DE LA LUNE
Je suis la lune!
LE NUAGE
Il ment.
LE BASSIN
Non, puisqu'il fait obscur dès qu'il part.
LE NUAGE
Compliment!
(
Il prend la forme d'une figure rieuse qui s'évapore.
)
LE JET D'EAU
Je jongle, j'exécute une fraîche voltige!
Je suis une fusée, une aigrette, une tige!
Regardez-moi: je n'en peux plus, j'ai le vertige!
LE CYPRÈS
Pitre!
LE JET D'EAU
Je vais, je vais, et tout à coup je sens
Un choc, j'ai rencontré le ciel, je redescends!
J'ai l'air d'un cri silencieux. Je suis superbe!
LE CYPRÈS
Je suis l'obscur jet d'eau jailli d'un bassin d'herbe.
UNE ABEILLE
Adieu! Dans mon miel clair comme une blonde poix,
Je mêlerai ce soir un rien de fleur de pois.
UN BOURDON
Sur mon mât, pour me fuir, chaque rose trémière
Semble vouloir en haut arriver la première.
UNE FUMÉE
Je connais mal ma route et je flâne au détour;
Je déroule un ruban, j'échafaude une tour,
Je fabrique une amphore et je modèle une anse...
Une fois mon travail fini... je recommence.
Je zèbre le ciel net comme un plafond d'onyx.
Chacune de mes sœurs est un petit phénix,
Que le vent éparpille et que la flamme enfante!
Je ne suis pas toujours la fleur du toit en pente,
Et lorsqu'un encensoir m'exhale en encensant,
Je suis le bouquet bleu du vase incandescent.
Je trace, avec le geste doux d'un col de cygne,
Le nom mystérieux que je signe et résigne;
Et lasse d'enrouler, comme on parle tout bas,
Ce même nom toujours qu'on ne déchiffre pas
Et qui s'évanouit loin de ma cheminée,
J'agonise et je meurs sitôt que je suis née.
LES COULEURS
Violentes couleurs! Impondérables tons!
Il faut partir clans l'ombre hostile.
(
Elles disparaissent.
)
LES PARFUMS
Nous restons.
—Tournons, rampons, sautons, dansons autour des couples,
Soyons vifs, nonchalants, impérieux et souples,
Faisons surgir des lieux, des dates et des noms;
Il faut que leur esprit naïf et tendre parte,
Aux pays inconnus qu'ils rêvaient sur la carte,
Errer parmi les parcs lointains d'où nous venons.
On entend quatre pas sur l'invisible sable,
Le jet d'eau fatigué ne cherche plus sa fable;
Sur l'invisible sable on entend quatre pas.
Sautons comme des daims, glissons comme des cygnes
Et remplaçons, à l'heure où s'estompent les lignes,
Les mots qu'ils devraient dire et qu'ils ne disent pas.
Brodons nos fils soyeux sur le célèbre thème,
Faisons un vers exquis du trop banal...
LE COUPLE
Je t'aime!
LES PARFUMS
Et s'ils sont, ces pantins de l'éternel complot,
Bêtes comme un glaïeul ou comme une anémone,
Nous ferons de l'amante Hélène et Desdémone,
Adorant pour un soir Pâris et Othello.
LE PARFUM DES ROSES
Langoureux comme un chat qu'un jeune vizir berce,
Je suis un coussin tiède où le soir vient s'asseoir;
Et chaque rose a l'air d'un petit encensoir
D'où je sors, pour conter comment on conte en Perse.
Je me traîne à pas lents sur un fin tapis d'air,
Un tapis de Bagdad qu'un souffle de vent moire,
Et peu à peu j'éveille au fond de leur mémoire
Aladin, Mariam et les trois Calander.
Dans des flacons fluets qu'un cristal doré bouche,
On veut garder captif mon charme de rôdeur!
Je suis la plus charnelle et la plus tendre odeur
Et je vais parfumer leur bouche...
LE PARFUM DE L'OEILLET
Je suis pressant comme un billet,
J'incite aux pires confidences,
Je pâme à la sueur des danses
Dans le cœur compact de l'œillet.
J'aime les beaux ébats farouches,
Les paumes chaudes sur les seins,
Le désordre mou des coussins
Et les inépuisables couches.
Et je vais, pour de chers accords,
Puisqu'un poivre sucré m'imprègne,
Régner comme un despote règne,
Aux endroits secrets de leurs corps.
LE PARFUM DES LYS
L'entendez-vous monter du troupeau des eunuques,
Le chœur chaste et impur des pâles soprani?
LE POLLEN
Je veux blondir d'un peu d'or blond leurs blondes nuques.
LE PARFUM DES LYS
L'entendez-vous monter vers la nef d'infini,
Loin des sanglots profonds et des douloureux râles,
Le chœur inquiétant des longs soprani pâles?
LE PARFUM DU RÉSÉDA
Moi, je suis à leurs pieds le discret réséda.
LE PARFUM DE L'HÉLIOTROPE
Je peux m'y hasarder puisqu'il s'y hasarda;
Je suis timide...
LE MUSC
Assez! Tout ce mélange empeste!
Ils assaillent sa robe, ils grimpent à sa veste,
J'étouffe! Les voilà tout à coup presque cent!
On ne distingue plus au juste ce qu'on sent!
Chacun avec fierté dit son nom de baptême!
LUI
Ton parfum est exquis!
LE MUSC
C'est moi.
LES PARFUMS
C'est nous.
ELLE
Je t'aime.
LE DÉSIR
Je vole à leur visage et rampe à leurs genoux.
LUI
Quel est-il ton parfum?
ELLE
C'est toi!
LE MUSC
C'est moi.
LES PARFUMS
C'est nous.
L'EXPRESS ( au loin, dont la voix diminue ).
Demain, à leur réveil, ce sera ma surprise
D offrir aux voyageurs un coin de mer qui frise,
Lorsque sur mes carreaux qu'un bras frileux atteint
Ils auront effacé l'haleine du matin.
L'AUTO
Je vois fuir sur la route aux lueurs de mon phare
La chaumière éperdue et l'arbre qui s'effare!
LA BARQUE
Je stagne. Au fond de moi, de l'eau verte croupit.
Je suis le vieux palais d'un crapaud accroupi;
Et, romantique acteur privé de mélodrames,
Je laisse un liseron s'enrouler à mes rames.
UN NYMPHÉA
À chaque nymphéa, sur son petit plateau
Le ciel jette une étoile!
UNE BELLE DE JOUR
Il est tard.
(
Elle se ferme.
)
UNE BELLE DE NUIT
Il est tôt.
(
Elle s'ouvre.
)
LA CHAUVE-SOURIS
La sorcière avait une étrange défroque,
Pour courir au sabbat, et j'en suis une loque;
Et je tournique, avant que je me laisse choir
Contre un volet, comme un hideux petit mouchoir.
LA LAMPE
Viens! J'ai de l'or pour te broder! Je suis prodigue.
Autour de ma clarté tourne une frêle digue;
On craint le gaspillage et l'on prévoit le vol;
Je voudrais enrichir ton terne et sombre vol,
Avec le clair trésor de mes richesses jaunes!
Viens! Je n'ai pas hélas! la voix du roi des Aulnes...
Mais regarde: brodeur à l'éblouissant fil,
J'ourle déjà d'or blond ce virginal profil,
Ce virginal profil penché vers son ouvrage!
LA CHAUVE-SOURIS
Je ne veux pas venir.
L'ÉLECTRICITÉ
C'est bien fait! Elle rage.
LA LAMPE
À ton gré, la fenêtre est grande ouverte, et si
Cela te plaît soudain d'entrer, entre!
LA CHAUVE-SOURIS
Merci.
(
Elle zigzague.
)
UNE PHALÈNE
Quel est ce papillon au fond d'un tube en verre?
LA LAMPE
Mon bec! Viens t'y chauffer!
L'ÉLECTRICITÉ
La goule persévère...
LA LAMPE
Approche...
LA PHALÈNE
Justement je disais à l'iris
Que...
LA LAMPE
J'entends mal... approche!
LA PHALÈNE
Oh!
(
Elle tombe.
)
LA LAMPE
Paf!
L'ÉLECTRICITÉ
De Profundis!
LA LAMPE
Quel bon hasard?...
SECONDE PHALÈNE
Bonjour, lampe!
LA LAMPE
Bonjour, phalène!
SECONDE PHALÈNE
La nuit souffle à cette heure une adorable haleine...
J'ai vu trois papillons de jour, ils sont hideux!
Et...
LA LAMPE
J'entends mal... approche... approche encore...
SECONDE PHALÈNE
Ah!
(
Elle tombe.
)
L'ÉLECTRICITÉ
Deux!
LA LAMPE
Victoire!
(
On la souffle.
)
L'ÉLECTRICITÉ
Trois!... Enfin ils vont pouvoir s'ébattre,
Ces pauvres animaux, et moi luire en paix.
(
On l'éteint.
)
L'OMBRE
Quatre!
Et ce sera mon tour lorsque de coq en coq,
J'entendrai, grelottant sous mon grisâtre froc,
Appel qu'un autre appel précède et accompagne,
Ma condamnation courir par la campagne.
LE SOIR
Je suis le soir! La nuit n'apparaît pas encor,
Mais elle approche et je l'annonce au son du cor...
LES CORS DE CHASSE
Un chevreau baigne à la fontaine.
Son corps blessé d'une centaine de tons;
Chantons notre plainte incertaine,
La forêt est lointaine et nous vous l'apportons...
UN POÈTE
Le soir charmant et flou que la nuit brusque achève,
Est comme un ami mort qu'on revoit dans un rêve;
Un train sème son cri. Le ciel à l'horizon
Semble une pâle, immense et légère cloison,
Où le nuage met sa suave guirlande;
Tant que, si l'on était un bon Saint de Légende,
On partirait avec du pain sec et du miel
Pour le rivage heureux où Ton touche le ciel.
L'herbe jeune et crépue est une brebis verte;
On voit le salon clair par la fenêtre ouverte.
Éros, qui se promène avec des pieds mouillés,
Répare son carquois rempli de fers rouillés,
Et laisse en paix mon cœur meurtri par ses saccages.
Les arbres sont peuplés comme de grandes cages;
Le parfum pleut sur moi d'un vernis de Japon;
La terre a la fraîcheur d'une berge ou d'un pont,
Et je vois, longuement et sans un geste d'ailes,
Ces petits voiliers noirs que sont les hirondelles
Cingler sur un flot pur vers d'invisibles ports.
Émotion divine! Adorables transports!
Mon esprit allégé, pour le rêve appareille!
Cent mille bruits confus me tournent dans l'oreille;
Ma chaise longue est là.—Le Monde est alentour!
Je me sens au sommet d'une impalpable tour
Que n'atteindra jamais la laideur ennemie!
L'air parfumé m'enroule ainsi qu'une momie,
Je sens ses linges fins me coller aux genoux;
Ma main gauche, qui pend parmi les rosiers mous,
Trouve la douceur souple et lourde qu'on remarque
Lorsqu'on laisse traîner son bras hors d'une barque,
Dans le calme chauffé des lacs italiens.
Je ne veux plus ce soir de terrestres liens,
Ma joie est un jet d'eau qui jamais ne retombe!
Un prodige inouï m'évitera la tombe;
On est mort avant moi, mais sait-on si je meurs?
L'avenir plein d'appels, de drapeaux, de rumeurs,
Est un royaume ouvert que mon désir pavoise!
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Ô calme, ô tout petit jardin de Seine-et-Oise...
UN SOLITAIRE
Dans la chambre, un beau soir qu'on remarque et qu'on orne,
Plein de l'espoir fugace et du doute obssesseur,
Recevoir comme un coup le choc de l'ascenseur...
S'évanouir pour une auto qui passe et corne...
Et regarder, honteux d'être son confesseur,
Le bouquet inutile auprès du fauteuil morne.
LA PENDULE
La ville est loin. Ici tu n'attends que la nuit.
Laisse les souvenirs, demeure avec l'ennui,
L'épouvantable Ennui!
LE BOUQUET
Je m'endors dans mon vase...
LE FAUTEUIL
Je tends mes bras de cuir vers une absente extase.
LA VILLE LOINTAINE
On naît, on meurt, on rit, on pleure, on meurt, on naît
Dans toutes mes maisons et dans toutes mes rues...
LA PENDULE
La vie est un roman et l'exil un signet;
Ne te raccroche pas aux heures disparues...
LE SOLITAIRE
Et quelquefois... très rarement! elle venait.
UN ADOLESCENT
Le printemps verse en moi sa délectable gêne
Et je suis seul... et je voudrais être à Paris
Pour sentir dans un restaurant du Bois
Mon cœur trop lourd se fondre aux rythmes des tziganes...
Ou bien encor descendre avec douceur
Les nocturnes Champs-Élysées,
Avec leurs becs de gaz entre leurs marronniers...
Et surtout n'être pas seul!
On voudrait tant quelqu'un pour connaître avec soi
Ces jouissances inexplicables.
Ô Paris si tranquille et si bleu après l'heure,
Où le grand soleil rouge inonde les voitures,
Et joue au passe-boule avec l'Arc-de-Triomphe!
Paris si parfumé de toutes les charrettes,
Où les narcisses, les muguets et les oranges
Ont des odeurs et des couleurs qui se mélangent
Et traînent...
Ou bien je voudrais être à Montmartre, très haut,
Et goûter, en montant les marches de la butte,
Le charme confiant des fenêtres ouvertes,
Lorsqu'on entend, dans les maisons, des voix qui causent.
UN AUTRE ADOLESCENT
Les héros immortels dont le passé rutile,
Vainqueurs du destin orageux,
Ont aimé la douceur de l'effort inutile,
Et le plaisir naïf des jeux.
Bien avant le stylet, le compas ou l'épée,
Ils ont tous connu, comme nous,
Le cheval de carton, la balle et la poupée,
Et le sommeil sur des genoux.
La jeunesse accrochait comme des escarboucles,
Des cœurs au bord de leurs chemins,
Et posait sur leurs fronts sa couronne de boucles,
Avec ses maternelles mains.
Et l'on vit sur le seuil de cet étrange empire,
Des jours encor qu'on n'a pas eus,
Le petit Bonaparte et le petit Shakespeare,
Et le divin petit Jésus.
Tous ils se préparaient pour un effort splendide,
Et d'un désir jamais lassé;
Serez-vous, ô mon avenir obscur et vide,
Un lumineux et lourd passé?
Entendra-t-on ma voix dans l'orchestre trop vaste,
Au milieu du remous des temps?
Moi qui rêve ce soir couché sur mon lit chaste,
Avec des yeux de dix-sept ans.
LE PAON
Le soir que mon cri heurte et déchire et transperce,
A soufflé sur ma traîne un œil... un œil... un œil...
J'avais l'air d'un prince de Perse,
Et je semble une reine en deuil!
J'étalais contre un mur ma traîne en forme d'urne...
Il a, pour mieux voler ce lourd trésor qui pend,
Mis dans un capuchon nocturne,
Mon petit front vert de serpent.
Le jour, dans le jardin dont j'ai formé le temple,
Où j'enseigne aux rosiers qu'il faut être orgueilleux,
Afin que je me recontemple,
Me rendra mes quatre cents yeux!
Mais pour l'instant, meurtri, je l'appelle et je rôde...
Et ma paonne s'approche avec un tendre bond,
Pareille à la claire émeraude,
Devenue un sombre charbon.
UNE FEMME
Un jour interminable, inutile et aride,
S'ajoute aux autres jours. Il ne m'a pas écrit.
Et vers les chauds climats où son cœur se débride,
Je crie... et je voudrais pouvoir suivre mon cri!
Le magique Orient lui verse des extases,
Peut-être il met ses bras autour de beaux corps nus!
Moi j'entends le silence où s'envolaient ses phrases,
Et je vois les objets que ses doigts ont tenus.
Il admire, il remue, il vibre, il se dépense,
Avec des cœurs nouveaux qu'il a trouvés là-bas;
Et moi je reste seule et j'y rêve et j'y pense!
Et je ne pense plus, si je n'y pense pas.
Lorsque j'entends son nom qu'un étranger prononce,
Son cher nom que je cache et qui partout me suit,
Mon regard me démasque et ma voix me dénonce,
Et je voudrais me taire et je parle de lui!
Nous sommes séparés par la mer et par l'âge,
J'ai quarante ans bientôt et il en a dix-neuf!
Et lorsqu'il reviendra du terrible voyage,
Mon cœur sera plus vieux, le sien sera plus neuf.
Mon Dieu s'il doit un jour voir d'un œil pitoyable,
Ma face où le chagrin met son masque mouvant,
Faites que ce départ soit irrémédiable...
Et s'il doit revenir que je m'éteigne avant.
Mais par pitié!... C'est peu de chose! Qu'il écrive!
Je meurs de son silence ainsi qu'on meurt de faim.
Ô mon Dieu, remplacez, lorsque la poste arrive,
Le morne: «pas encor», par le joyeux: «enfin»!
Un pur soleil doit l'éblouir sur des terrasses...
Et le soir cache ici sous ses voiles de deuil,
La sincérité froide et brutale des glaces,
Où s'encadrait jadis son juvénile orgueil!
Il use indolemment, s'il se moque, ou s'il aime,
Des mots que mon amour, un soir lui révéla;
Et portant la fierté de n'être plus le même,
Il court joyeux de ville en ville... Et je suis là.
UN HEUREUX
Un bon repos d'oisif me couvre de sa vague;
Quelqu'un chantonne au piano;
La paresse m'étreint d'un vague
Anneau.
Mes amis sont tous là... je suis doucement ivre;
Le tangage du
rocking-chair
Me fait le chaud bonheur de vivre
Plus cher.
L'amour, ce petit Dieu dont on voit la statue,
N'existe que pour le roman!
On a môme conté qu'il tue!
On ment.
L'AMOUR
C'est moi! Mille pâleurs s'assemblent sur ma joue.
Je suis l'enfant farouche, et qui jamais ne joue
Sur les chemins rugueux et sur les gazons verts!
Je cours, furtif, actif, autour de l'univers;
Et je volette, une aile courte à chaque épaule,
Infatigablement de l'un à l'autre pôle.
J'ai posé mes petits pieds nus sur tous les sols!
Ce soir je suis passé sous tes pins parasols
Et j'ai su que ton cœur était fier d'être libre.
Tu n'interrompras plus le divin équilibre,
Je viens! Personne ici ne sait que je suis là;
Un calme humide et chaud pénètre ta villa...
Une femme déchiffre, on joue, on boit, on fume;
Et moi qui suis le Dieu dont l'haleine parfume,
Je m'avance, invisible et muet et puissant.
Dans tes veines déjà je fais bondir ton sang
Et nul, sauf toi, dont l'œil effrayé me contemple,
Ne sait que ce Samson vient d'entrer dans ce temple
Et qu'il le fait crouler avec ses bras menus!
Vois, je n'ai pas chargé, ce soir, mes membres nus
De mon arc inutile ni de mes vaines flèches;
Ton orgueil est un fort où mes mots font des brèches,
Et mon geste fait fuir les gardes de ce fort!
Naïf, qui te croyais inébranlable et fort,
Regarde les humains des continents du monde,
Affluer vers ma bouche immortelle et profonde!
Reste là! Les express enivrés sur les rails,
Déversent les humains aux caravansérails
Où, libre de mon joug dont la douceur terrasse
On s'aperçoit, soudain, un soir sur la terrasse,
Futur Éden de jours harmonieux et longs,
Que c'est Éros qui chante aux creux des violons;
Que, parmi les massifs, c'est Éros qui s'embusque;
Et qu'il est là, tendant son arc aimable ou brusque,
Contre les tamaris et près des aloès,
Invisible, implacable et beau, comme Gygès!
Alors on ne sait plus! La fuite est impossible;
Le cœur le plus étroit devient sa large cible;
Et l'on trouve où l'on va, si l'on s'en est allé,
Le sourire éternel du beau chasseur ailé!
Prédicateur muet de la furtive étreinte
Il est un minotaure avec son labyrinthe;
Perdu, sans fil, sans voix, on erre, on saute, on court,
Et c'est toujours l'amour ou l'ombre de l'amour!
Si l'on retourne aux lieux des douleurs anciennes,
Il vous attend déjà derrière les persiennes;
Et tandis qu'il remue, et se vautre, et s'assoit,
On a le cœur si fier d'avoir un Dieu chez soi,
Que la maison devient son domaine ou son antre!
On fait de son orgueil un tapis pour qu'il entre!
Au lieu de le chasser comme un enfant maudit
On cherche à retenir les mots sournois qu'il dit!
On l'écoute mentir! On répare ses armes!
On trouve une musique au fond de ses vacarmes!
On boit l'eau de ses yeux où rêve le néant!
On le traîne après soi comme un roi fainéant!
Il vous accroche au cou le collier et la laisse;
Et puis un jour de joie, il s'ennuie, et vous laisse.
Tu te disais: Je suis oublié! Jamais plus
Ne me battra le flux, l'infatigable flux
Qui monte autour de l'homme, et l'étouffe, et le lie!
Je visite au hasard, mais jamais je n'oublie.
Je suis un et multiple et mondial. J'étreins
Tous les cœurs, au départ des bateaux et des trains
Qui creuse une si vive et si molle blessure!
Ma puissance est célèbre, universelle et sûre;
J'ai fait le désespoir et l'éclat des cités,
Par l'ébullition des peuples excités,
Dans l'heure désastreuse ou l'heure triomphale;
Et j'ai fait le miracle adorable d'Omphale.
Pense, toi dont la gorge étouffe un pauvre cri,
Que j'ai senti la robe en lin de Jésus-Christ
Me caresser le front comme un saint Jean plus souple,
Et qu'il n'est pas d'étreinte, et qu'il n'est pas de couple,
Pas de délire intense ou de fragile émoi
Qui ne soit préparé par moi, rien que par moi!
Que l'univers enfin autour de moi gravite;
Et que, globe éperdu, s'il roule et court si vite,
Et s'il y a toujours des matins, des matins,
Et des soirs et des soirs, et toujours des pantins
Pour peupler ce théâtre immense et giratoire,
C'est parce que je règne au sommet de l'histoire;
Et qu'on me voit de l'Occident à l'Orient,
Une rose à l'oreille, et grave, et souriant!
Je viens, comme un guerrier pâle et blond qui bouscule
Le repos émouvant qu'on goûte au crépuscule,
Moi qui n'ai pas connu l'ineffable plaisir
Des larmes de l'enfance et du naïf désir!
Ah! Dans l'été lascif, frénétique et fébrile,
Où le nuage au ciel est une charmante île,
Pouvoir pencher son cœur sur un joyeux jardin
Avec le calme gai d'un enfant de Chardin,
Qui joue à la toupie ou qui gonfle des bulles!
Au matin traversé de conciliabules,
Pouvoir s'être penché sur l'eau d'un bassin rond,
Qui reflète à l'envers vos yeux sous votre front
Sans rien que le plaisir dans ce reflet qui bouge,
De voir comme un fruit froid glisser un poisson rouge.
Ouïr dans un glaïeul au fragile entonnoir
Ou dans la lourde rose un rut de frelon noir,
Et dans ce rut ne rien discerner autre chose
Qu'un frelon, qu'un glaïeul et qu'une rose rose!
Suivre dans l'air, parmi de soleilleux remous,
Les papillons pareils à mille chiffons mous;
Et ne voir dans l'ébat de leurs forces vitales,
Que des mouchoirs qui vont s'embaumer aux pétales!
Supporter sans faiblir l'âpre conseil des lys,
Aimer sa mère, et l'âne, et la charrette et miss,
Et ne pas se sentir chargé de brusques rêves
À la senteur des sucs, des gommes et des sèves!
Et traverser enfin ces ivresses, ces peurs,
Ces bonheurs, ces douceurs, ces rires, ces torpeurs,
Ces danses, ces soupirs, ces vives jouissances,
Ce concert éperdu de couleurs et d'essences,
Ces exemples de fougue et de rébellions,
Comme un petit Daniel au milieu des lions!
Mais moi qui sais pourquoi la naïve colombe
Roule un triste grelot dans sa gorge qui bombe;
Moi qui connais, rempli d'un soin grave et subtil,
Le plus pâle pollen du plus obscur pistil;
Moi qui sais de quel mal invisible est minée
Parmi ses vertes sœurs une humble graminée,
Et pourquoi, comme au bord d'un balcon espagnol,
Module un pathétique et fervent rossignol!
Moi qui sais tous les noms, immense et douce liste,
Des petits auditeurs du nocturne soliste;
Et qui, toujours en marche, écoute sans m'asseoir
Bourdonner le grand chœur des prières du soir...
Moi qui suis supplié par la fleur et la feuille,
Afin de retarder le geste qui les cueille;
Moi qui sais chaque plante et le moindre animal,
Depuis que je suis né sous l'arbre du cher mal,
Et que j'ai pour sacrer ma force qui se lève
Poussé le jeune Adam contre la bouche d'Ève,
Moi qui n'ai pas connu le plaisir sous un toit,
D'être faible et naïf, je suis jaloux de toi!
Donc ne résiste plus! Ne tente pas de lutte,
Que ce soit à l'appel du cuivre ou de la flûte,
Je pille les vaincus et je vaincs les vainqueurs!
Je suis le beau vautour qui dévore les cœurs;
Et, lorsque ta jeunesse à jamais emportée,
L'âge éparpillera tes fers de Prométhée,
Et te refera libre, et tranquille, et normal,
Tu maudiras un bien qui te fera si mal!
Toi qui voulais me fuir, ivre de sourde rage,
Tu tendras ta poitrine au divin labourage;
Et seul, et plein de cris, au flanc du roc pelé,
Tu mourras, de m'avoir tellement appelé!
Sur le vierge papier que la blancheur défend.
S. MALLARMÉ.
Ce matin je sentais un cœur nouveau me naître,
Et voici que soudain scintille à ma fenêtre
Un grillage mouvant qui va du ciel au sol.
Un grillage en biais, implacable, et si mol
Que ma main l'interrompt, le ploie et le traverse.
Je soupire: Je suis encagé par l'averse.
En vain ma volonté soupèse, heurte et crève
Au-dessus de mes draps la molle outre du rêve!
Mon lit est un vaisseau qui ne peut pas partir.
Puis qu'Éros porte ailleurs son adorable tir,
Viens avec tes pavots à mon aide, Morphée!
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Sur un sein pâle et rond sa robe dégrafée!
Il respire à ta paume, écarlate et verni,
Avec son Bulbul nain dont la rose est le nid,
Transformé par son col prodigue en vide-perles,
Dedans, un jeune faon palpite entre deux merles,
Contre un obscur miroir. Quatre merles—deux faons—
Ouvre! et tout cela meurt pour tes cils triomphants.
Chaleur. Le sol crépite. Un troupeau saute et bêle.
Je relis étendu la courte lettre, où Beyle
Raconte comme il vit Lord Byron à vingt ans.
L'air est comblé d'odeurs, de pollens et de taons...
Faisait il du soleil le jour de leur rencontre?
Je vais fermer le cher volume et dormir contre.
« Son étrange folie l'accompagna
jusqu'aux enfers, où il essayait
encore de se regarder dans le
Styx. »
OVIDE.
Dans le miroir nouveau, tendrement découvert,
Sous le divin secret d'un temple, humide et vert,
La nymphe a dérangé, d'un caillou, le mirage;
Et Narcisse interdit de stupeur et de rage,
Soudain défiguré, tortueux et mouvant,
Plonge pour retrouver ce qu'il était avant.
Ménélas étonnait lorsqu'il était debout
Gesticulant, tenant son sceptre par le bout,
Plus haut et plus actif que le prudent Ulysse,
Il bossuait de coups son armure d'or lisse
Et s'exprimait avec des mots durs et concis!
Mais tout cela changeait lorsqu'ils étaient assis.
Ramez! Sculptez l'eau souple avec la lourde nef!
La mer n'emplirait pas le cœur de votre chef!
Car, moins loin que la terre où sont les Amazones,
Mais de plus en plus proche au fond des vastes zones,
But d'or, cible mouvante et seule contre cent,
C'est au poing de Phébus que la Toison descend!
Dans ce coin mémorable où l'eau découpe une anse,
À voir danser la mer il inventa la danse
Qu'on ne connaissait pas sur les plages du Nord,
Fallut-il qu'il dansât pour enfin tomber mort.
Inventeur génial, stérile et solitaire,
Après trois jours de ce qu'il crut être un mystère!
Il fait beau. Je suis fier d'avoir beaucoup écrit.
Mon fraternel silence est plus joyeux qu'un cri!
Je suis le roi content dont ma pelouse est l'île.
L'accord parfait des nerfs était donc si facile:
Boire un jour clairet clos comme un doux bol de lait.
Ô plaisir achevé du bonheur incomplet!
«—Tu es le plus beau des fils
de l'homme,
«La grâce est répandue sur tes
lèvres;
«C'est pourquoi Dieu t'a béni
pour toujours.»
II e livre des Psaumes.
LES ARCHERS
Comme il est beau! Regardez-le!
Son corps, si net sur le ciel bleu,
Sur une hanche penche et ploie;
Sa chevelure en doux métal
Brille sous le soleil brutal
Comme un petit casque de soie.
Il semble, immobile et lié,
Un fruit mûr contre un espalier
Où s'amassent des guêpes fourbes;
Et ces guêpes fourbes c'est nous,
Qui plions nos faibles genoux
Pour mieux tendre nos grands arcs courbes.
On dirait que des jeunes gens,
Vainqueurs cruels et diligents,
Veulent venger toutes leurs larmes;
Et qu'ils ont capturé l'Amour,
Afin de pouvoir, à leur tour,
Le percer de ses propres armes!
Il est là, muet et debout.
Le sol crépite, le ciel bout,
La chaleur s'étire dans l'herbe;
Il va falloir à quelques pas
(Pourvu qu'il ne gémisse pas!)
Tirer sur notre frère imberbe.
Un pâtre chante au fond du val;
Notre chef calme son cheval.
Parmi le tourbillon des mouches.
Son Dieu vaut-il donc tous nos Dieux?
Car nous n'osons lever les yeux
Et la peur fait trembler nos bouches!
Son corps robuste et sans défaut
Tient la place exacte qu'il faut
Dans l'ordre universel du monde.
Nous avons vingt ans tous les vingt,
Mais lui seul est jeune et divin
De ses pieds à sa tête blonde!
Et c'est dans ce beau torse nu,
Que nous avions jadis connu
Si preste aux combats inutiles,
Dans ce torse aux souples attraits
Que nous allons planter nos traits
Pareils à de volants reptiles!
C'est, jaillis hors de cette chair
Et de ce cœur qui nous est cher,
Ce cœur dont sa poitrine bouge,
De ses bras liés sur ses reins,
Que de chauds ruisseaux purpurins
Le ceindront de leurs mailles rouges!
Il le faut, l'Empereur le veut;
Faisons l'épouvantable vœu
De trouver, au signal, la force,
Et de le laisser plein de sang,
Comme un Marsyas innocent,
Cloué contre la rude écorce!
Peut-être il pense à tous nos noms,
Aux provinces d'où nous venons,
À sa puissance avant la geôle!
Au parc, où lorsque le soir naît,
Notre Empereur se promenait
Avec la main sur son épaule...
Peut-être, envahi de douceur,
Il retrouve comme une sœur,
Une époque lointaine et bonne;
Et que, sous l'arbre qui le tient,
Il est le petit Sébastien
Dans une maison de Narbonne.
Voit-il seulement ses bourreaux?
Ses cils lui font de doux barreaux,
Son cœur est ivre de délire!
Au lieu de vingt cruels archers
Aux arcs pareils et rapprochés,
Croit-il voir des porteurs de lyre?
Comme il attend! Comme il attend!
La main de notre chef se tend,
C'est l'ordre fatal qu'il nous crie!
SÉBASTIEN
Jésus!
LE CHEF
Pas de sensible émoi,
Marchez deux par deux; suivez-moi,
Ne vous retournez pas.
SÉBASTIEN
Marie!
LE DERNIER ARCHER
Malgré l'ordre de notre chef,
J'ai regardé, d'un coup d'œil bref,
Et j'ai vu—Je l'ai vu, vous dis-je:
Un collier d'or splendide et rond
Flotter au-dessus de son front,
Par l'effet d'un divin prodige...
Sa tête était penchée ainsi,
Et le beau collier d'or aussi,
Et quelque chose en moi s'éveille!
Et toujours, toujours je le vois,
Et j'entends une étrange voix,
Une voix neuve à mon oreille.
Et la voix me dit:
Il fait pur!
Joue à la balle contre un mur!
Rêve au balcon de la fenêtre!
Danse autour du joyeux bassin!
Tu viens de faire un nouveau saint,
Car saint Sébastien vient de naître!
Cette cage m'est hostile
Car j'ai la voix mélodieuse...
Je veux partir vers les jardins célestes
Puisque je suis un rossignol
Des bosquets du paradis.
HAFIZ.
Bétail silencieux des célestes prairies,
Nuages assemblés!
En route on ne sait pas vers quelles métairies...
Et quels suaves blés...
Je vous regarde au soir dans le ciel de Septembre
Partir en longs troupeaux;
Et vos chemins déserts versent jusqu'à ma chambre
Un pastoral repos.
Le célèbre parfum sort de la noble rose,
Et se déroule autour,
Et tourne dans le soir où le jardin repose,
Après les jeux du jour.
Il raconte: «
Elle est fraîche, elle est penchante et sombre,
Elle aime un rossignol
».
Ainsi mon amour sort de mon cœur qu'il encombre,
Et rampe et prend son vol!
Je pense à vous ce soir, pays de mes voyages,
Terrasse des hôtels,
Violons qui laissez de si fiévreux sillages,
Serments accidentels.
Je revois tous ces halls où notre désir reste,
Ivre de lendemains,
L'express sombre et têtu parmi le calme agreste,
Les quais fleuris de mains...
Cruel désir tendu vers une vaste cible
Aux cercles nuageux,
Comment vous supporter, lorsque mon corps sensible
À la forme des jeux?
Je vous lance, pareil au discobole antique,
Comme une balle d'or,
Qui part et qui revient au bout d'un élastique,
Et qui vous frappe à mort.
Toi qui m'as fait si mal, je ne peux plus me taire;
C'est la chaude saison.
Que fais-tu? Où vis-tu? Sur quel lambeau de terre,
Et dans quelle maison?
Je regarde mes mains où la forme demeure
De tes tièdes genoux;
Et respire en pleurant le mois, le jour et l'heure,
Qui sont pareils pour nous.
Après la mort on ne voit rien qui plaise.
RONSARD.
Chaque instant que je vis marque un pas de ma course,
Vers mon tombeau certain;
Il est court le chemin de la mer à la source,
Et du soir au matin!
Je pense avec horreur à cette porte étroite,
Où rit le bel Archer;
Et je regarde à gauche, et je regarde à droite.
Et n'ose plus marcher!
Dans ces jours sans éclat, ô Byron, je t'envie,
Avec ta jeune mort!
La nef éblouissante où tu voguas ta vie,
Fait oublier ce port.
Qu'importe la terrible et dernière seconde,
Où s'arrête le sang,
Lorsqu'on est reconnu plus beau que tout le monde,
Plus noble et plus puissant!
Et celui-là qui sculpte, et celui-là qui chante,
Et celui-là qui peint,
Je voudrais tous les être à cette heure touchante,
Où sombre le sapin.
Praxitèle! Chopin! Manet! Je vous envie,
Si distants et si beaux...
Et la bercelonnette où me berce la vie,
Penche sur vos tombeaux.
Vous étiez mon reflet, mon double et ma complice,
Mon rocher et mon eau,
Et je vous souriais comme le dur Narcisse,
À la docile Écho.
Vous pensiez: «C'est par moi qu'il est tendre ou lyrique,
Je sais plus qu'il ne sait!»
Mais un jour mon orgueil a dansé la Pyrrhique!
... Vous n'avez pas dansé.
Vingt fois l'été fébrile a précédé l'automne
Que l'hiver a suivi;
Et vingt fois le printemps qui s'éveille et s'étonne,
M'a tendrement ravi.
Combien de fois encor, combien de fois verrai-je,
Ces torpeurs, ces éveils?
Ce pompeux, immuable et célèbre cortège,
Et ses quatre soleils?
Respire à ton matin la rose épanouie,
Au jardin des parents;
Les rosiers de plus tard, au centre de la vie,
Seront moins apparents.
Crédule et chaque fois trompé dans ton délice,
Et chaque fois rôdeur,
Tu trouveras des fleurs... mais jamais ce calice,
Et jamais cette odeur.
Ne sens-tu pas la chute et sa croissante étreinte,
Et son vol vertical?
Ils sont loin maintenant le haineux Labyrinthe,
Et l'azur amical.
Le soleil a déjà fondu tes ailes promptes,
Pour ton échec amer;
Et ce ciel délectable où tu crois que tu montes,
C'est le ciel dans la mer!
Jeunes gens que l'espoir emplit d'un cher malaise,
Jeunes femmes rêvant,
Ô vous, sans rien de vif qui vous peine ou vous plaise,
Rien après... rien avant!
Mon livre tout à coup fera frémir des ailes,
Entre vos doigts nerveux;
Et vous serez émus, et vous rêverez d'elles,
Et vous rêverez d'eux.
Pren mon livre, pren cœur.
RONSARD.
Comme un pâtre qui chante écoute en se penchant
S'évanouir son chant sur la confuse route,
Après l'avoir chanté je me penche, et j'écoute
Sur les chemins confus s'évanouir mon chant.
Des jeunes hommes doux, attentifs et moroses,
Appuyaient leur fatigue aux terrasses du soir;
Et remplis de scrupule, ils n'osaient pas s'asseoir,
Au centre des jardins illuminés de roses.
Moroses, attentifs et doux ils restaient là...
Leurs pauvres yeux ouverts exténués d'attendre;
Et leur rêve unissait dans un mélange tendre
La blanche Virginie et la sombre Atala.
Ils se disaient: «Hélas! À quoi sert d'être jeunes?
Quelle attente nous fait si sombrement nerveux?
Pour quel combat divin ce casque de cheveux?
Pour quel verger futur ces impossibles jeûnes?
Pourquoi sentir en nous frémir nos lendemains,
Comme un fils qui se forme et croît et se secoue?
Pourquoi ce Beethoven que notre mère joue
Vient-il pétrir nos cœurs entre de chaudes mains?
Romanesques, pareils, et loin les uns des autres,
Prenant leurs langes clairs pour de pâles linceuls,
Ils sentaient naître en eux, à force d'être seuls,
L'humble rébellion et l'orgueil des apôtres.
Mon livre, enchaîne-les par leurs faibles poignets;
Attache à ton beau char cet le émouvante escorte;
Traîne-les doucement, ô mon livre, et m'apporte,
Ces captifs éblouis sur lesquels je régnais.
Alors grave, debout, chef qui doute et recule,
J'écouterai leurs pas se rapprocher en chœur;
Comme au jour où Jésus entendit dans son cœur,
Ceux des Samaritains remplir le crépuscule.