Title : Les amours du chevalier de Faublas, tome 4/5
Author : Jean-Baptiste Louvet de Couvray
Illustrator : Paul Avril
Release date : May 13, 2020 [eBook #62120]
Language : French
Credits
: Produced by Laurent Vogel and the Online Distributed
Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was
produced from images generously made available by The
Internet Archive/Canadian Libraries)
LES AMOURS
DU CHEVALIER
DE FAUBLAS
TOME QUATRIÈME
PARIS, M DCCC LXXXIV
PAR
LOUVET DE COUVRAY
AVEC UNE
PRÉFACE PAR HIPPOLYTE FOURNIER
Dessins de Paul Avril
GRAVÉS A L'EAU-FORTE PAR MONZIÈS
PARIS
LIBRAIRIE DES BIBLIOPHILES
Rue Saint-Honoré, 338
M DCCC LXXXIV
Hélas! je suis à la Bastille.
J'y passai presque tout l'hiver, quatre mois, quatre mois entiers. On l'a mille fois écrit, cependant je me vois forcé de l'écrire encore [1] : tous les chagrins sont rassemblés dans ce séjour funeste, et de tous les chagrins le plus inconsolable, l'ennui, l'ennui terrible, y veille nuit et jour à côté de l'inquiétude et de la douleur. Je crois que la mort l'habiteroit bientôt seule, s'il étoit possible qu'on empêchât l'espérance d'y pénétrer. O mon roi! le jour où, dans ton équité, tu détruiras ces prisons fatales sera pour ton peuple un jour d'allégresse.
[1] C'étoit au mois de juillet 1788 que je mêlois ainsi mes réclamations à celles de tous les citoyens. Comment deviner alors qu'au mois de juillet 89 la Bastille seroit, en moins de trois heures, emportée d'assaut par mes vaillans compatriotes? Comment deviner les rapides progrès de la Révolution qui devoit nous assurer, avec la liberté individuelle, la liberté publique? Grâces te soient rendues, Dieu de ma patrie! Tu as jeté sur elle un regard libérateur; tu lui as donné précisément ensemble tous les hommes et tous les événemens nécessaires à sa régénération si désirable et si difficile.
Le soleil, qui depuis plus de deux heures peut-être éclairoit le reste du monde, commençoit à peine à paroître pour nous, malheureux prisonniers; à peine un de ses plus foibles rayons, obliquement dirigé, frappoit la première moitié de l'étroite et longue lucarne à regret pratiquée dans l'épaisseur d'un énorme mur. Mes yeux, qui depuis longtemps n'avoient plus de larmes, mes yeux appesantis alloient se fermer pour quelques instans. Pour quelques instans je cessois d'appeler Sophie ou la mort; tout à coup j'entends s'ouvrir ma triple porte, et le gouverneur entre, qui me crie: «Liberté, liberté!» Comment un infortuné, détenu seulement depuis quelques jours dans un des moins affreux cachots de la Bastille, peut-il entendre ce mot-là sans expirer de joie? Comment ai-je pu supporter l'excès de la mienne? Je n'en sais rien; mais ce que je sais bien, c'est que j'allois, tout nu, me jeter hors de mon tombeau, quand on me représenta qu'il falloit au moins prendre le temps de m'habiller. Jamais toilette ne me parut plus longue, et pourtant ne se fit plus vite.
Je mis peu de temps à gagner la première porte. Dès qu'elle s'ouvrit, M. de Belcour [2] accourut vers moi. Avec quel transport j'embrassai mon père! avec quel plaisir il me reçut dans ses bras!
[2] On se souviendra peut-être que le baron de Faublas avoit pris le nom de Belcour dans la retraite où nous nous tenions cachés près de Luxembourg.
Après m'avoir adressé les plus doux reproches, après m'avoir rendu les plus tendres caresses, le baron entendit la question délicate que déjà lui répétoit un époux plein d'inquiétude et d'impatience. «Ta Sophie, me dit-il, je voudrois pouvoir te la rendre, mais une femme charmante qui prend l'intérêt le plus vif à tout ce qui te touche…»
Je crus que le baron parloit de la marquise de B…; un soupir m'échappa. Quiconque se rappellera tout ce que la marquise a fait et souffert pour moi me pardonnera ce soupir. J'ignore si mon père avoit été surpris de l'entendre; mais il se tut quelques instans, et me regarda très attentivement; puis il reprit:
«Cette dame, qui prend un vif intérêt à tout ce qui vous touche, m'a dit…—Vous a dit!… Mon père, vous l'avez vue? vous lui avez parlé?—Oui, mon ami.—Vous lui avez parlé, mon père?—Je lui ai parlé, oui.—Eh bien! n'est-il pas vrai qu'elle est… Mais tout à l'heure vous en faisiez la remarque, elle est vraiment charmante!—J'en conviens.—Et vous croyez, mon père, qu'elle s'intéresse toujours beaucoup…—A vous; oui, je le crois.—Mon père, elle vous a dit?…—Que M me de Faublas s'étoit vue forcée de quitter son couvent le lendemain du jour où l'on vous y avoit arrêté. Personne n'a pu découvrir en quel endroit Lovzinski l'a cachée.—O chère épouse! oh! dans quel état elle étoit, lorsque les soldats, m'ayant environné, m'accablèrent de leur nombre. Je la vis tomber… évanouie,… mourante. Ah! si ma Sophie n'est plus, tout est fini pour moi.—Éloignez ces idées funestes, mon fils… Sans doute votre femme n'est pas morte, elle vit pour vous aimer: le jour qu'elle quitta son couvent, elle paroissoit bien désolée, bien inquiète, mais on ne craignoit rien pour sa vie.—Vous me rassurez, vous me consolez, nous la retrouverons.—Je le désire vivement, cependant je n'oserois l'assurer. J'ai fait de grandes recherches, nous en ferons encore; mais je vous avoue que je commence à désespérer du succès.—Quoi! mon père, elle vit, je suis libre, et je ne la retrouverois pas! Ah! je la retrouverai, soyez sûr que je la retrouverai.»
Cependant notre voiture avançoit. Déjà sortis des cours de la Bastille, nous touchions à la porte Saint-Antoine, lorsqu'un domestique à cheval, ayant fait signe à notre cocher d'arrêter, me remit une lettre en me disant: «C'est de la part de mon maître, que voici.» Il me montroit un jeune cavalier qui caracoloit en face de notre carrosse, à l'entrée même du boulevard. Malgré le chapeau rond dont le joli garçon tenoit ses yeux presque couverts, je reconnus le vicomte de Florville. Je reconnus l'élégant frac anglais dont il s'étoit paré dans des temps plus heureux pour venir, jusque dans la chambre du chevalier de Faublas, désabuser un amant trop injuste, et une autre fois, pour conduire M lle Duportail à la petite maison de Saint-Cloud. Je me précipitai à la portière en criant: «C'est elle!» Aussitôt le vicomte m'honora du sourire le plus caressant, me salua de la main, et prit le galop. Enchanté de le revoir et ne pouvant contenir ma joie, je criois toujours: «C'est elle!» Le baron crioit aussi. «Mon ami, vous allez tomber dehors… Vous allez tomber, Monsieur, prenez donc garde!—Mon père, c'est elle!—Qui, elle?—Elle, mon père!… cette femme charmante dont nous parlions tout à l'heure. Regardez.»
J'avois pris ou j'avois cru prendre la main de M. de Belcour; je tirois à moi, et je déchirois sa manchette. «Si vous voulez que je regarde, rangez-vous un peu, me dit-il. Où la voyez-vous donc?—Là-bas, là-bas. Elle est déjà un peu loin; mais vous pouvez encore distinguer son joli cheval et son charmant habit.—Comment! se met-elle en homme quelquefois?—Souvent.—Et elle monte à cheval?—Bien, très bien, avec infiniment de grâce et d'adresse.—Vous êtes mieux instruit que moi, répondit le baron, qui paroissoit avoir un peu d'humeur; je ne savois pas cela.—Mon père, vous permettez que je lise ce qu'elle m'écrit?—Oui, et même tout haut, si cela se peut; vous m'obligerez.»
Je lus tout haut:
Jusqu'à ce que votre malheureux duel soit entièrement oublié, Monsieur, vous ne pouvez pas plus que monsieur votre père, qui a bien fait de garder le nom qu'il avoit pris à Luxembourg, reparoître dans la capitale sous celui de Faublas. Faites-vous appeler le chevalier de Florville, si cela ne vous est pas trop désagréable, et si vous ne trouvez rien de pénible à vous rappeler quelquefois le souvenir d'une amie aux sollicitations de laquelle vous devez enfin votre élargissement.
«Je savois bien qu'elle faisoit des démarches, interrompit le baron; mais elle n'espéroit pas un si prompt succès. Je n'ai reçu que ce matin l'heureuse nouvelle de votre liberté prochaine; encore ne me l'a-t-on mandée que par un écrit d'une main inconnue. Continuez votre lecture, mon ami.»
Ce soir nous pourrons causer ensemble un moment. Ce soir vous recevrez une visite de M me de Montdésir, et vous ferez ce qu'elle vous dira… Brûlez ce billet.
Le baron me demanda vivement quelle étoit cette M me de Montdésir; je répondis que je n'en savois rien. «Il y a toujours, me répliqua-t-il avec impatience, il y a toujours quelque chose de bizarre et d'obscur dans tout ce qui vous arrive. Au reste, j'aurai dès ce soir l'explication de tout cela.—Dès ce soir, mon père?—Oui, dès ce soir, nous irons chez elle remercier cette dame…—Nous irons chez elle?… Mais je ne peux pas m'y présenter, moi.—Pourquoi donc?—Parce que son mari…—Son mari? pourroit-il le trouver mauvais? Mais d'ailleurs il est mort.—Son mari? Il est mort?—Eh! oui, il est mort. Vous qui paroissez être si bien instruit de ce qui la regarde, comment ne savez-vous pas cela?—Demandez-moi plutôt comment je le saurois, mon père… Il est mort! j'en suis vraiment fâché. Pauvre marquis de B…! c'est apparemment des suites de sa blessure: j'aurai toujours cela à me reprocher.»
M. de Belcour ne m'entendoit plus, parce que sa voiture venoit de s'arrêter devant un couvent de la rue Croix-des-Petits-Champs, près la place Vendôme. «Vous allez voir votre sœur, me dit le baron.—Ah! ma chère Adélaïde!—Je l'ai mise ici, continua mon père, pour qu'elle fût plus près de nous; tout à l'heure vous remarquerez sans doute avec plaisir que, des fenêtres de l'hôtel où je loge maintenant, vous pourrez apercevoir votre sœur, lorsqu'aux heures de récréation elle se promènera dans le jardin de son couvent. Vous concevez qu'il étoit impossible que je continuasse à demeurer rue de l'Université, et qu'au contraire il m'a fallu prendre un autre quartier que celui du faubourg Saint-Germain. Suivez-moi, mon ami, nous allons emmener Adélaïde, qui ne sera pas fâchée de dîner avec nous.»
Elle vint d'abord au parloir. Comme elle étoit embellie depuis plus de cinq mois que je ne l'avois vue! Que je la trouvai mieux faite encore et mieux formée, plus grande et plus jolie! O fille tout aimable, si je n'avois pas été ton frère, que n'aurois-je pas fait pour être ton amant!
Je tenois sa main, que je mouillai de mes larmes; ses larmes tomboient sur ma main, et mon père nous prodiguoit à tous deux mille douces caresses. Cependant, c'étoit moi qu'il embrassoit le plus souvent. «N'en sois point jalouse, dit-il à ma sœur, qui en fit la remarque avec l'ingénuité qu'on lui connoît, permets qu'aujourd'hui je l'aime un peu plus que je ne te chéris. Depuis plus de six mois peut-être je souffre et je m'inquiète, et ce n'est pas toi, ma chère fille, ce n'est pas toi qui me donnes du chagrin.» Le baron, pour adoucir cette espèce de reproche, me pressa vingt fois sur son sein.
Du couvent nous nous rendîmes, en moins d'une minute, à notre hôtel, où mon père me mit d'abord en possession de l'appartement qu'il m'avoit destiné. Je fus charmé de retrouver le fidèle Jasmin dans mon antichambre; mais je ne pus, sans beaucoup de chagrin, voir dans ma chambre à coucher, très petite, un seul lit très étroit. «Oh! mon père, vous avez logé le chevalier de Faublas comme s'il devoit longtemps encore gémir dans le veuvage; voici la chambre du célibat.» Pour toute réponse, M. de Belcour m'ouvrit une porte voisine. Après avoir traversé plusieurs pièces très vastes, j'entrai dans une fort belle chambre, où se trouvoient deux alcôves et deux lits. Je fis un saut de joie: «Voici le temple de l'hymen. L'amour y ramènera ma femme pour moi; mon père, je n'habiterai cette chambre qu'avec Sophie et l'amour. Jusqu'à ce que ma femme me soit rendue, j'occuperai cet autre appartement si triste; personne n'entrera dans celui-ci, personne: aucune beauté moins digne de ce lieu ne le profanera par sa présence. Et ce boudoir, qu'il est joli! qu'il est galant!… galant et joli sans doute; mais, quand mon amante y sera venue seulement une fois recevoir mes adorations, le boudoir n'existera plus: ce sera vraiment un temple, un sanctuaire; je n'approcherai de l'autel qu'avec un saint respect…»
L'autel, c'étoit un lit de repos: je lui parlois et je le baisois.
Nul autre que moi ne s'en approchera… Ah! ma sœur, n'entrez pas! n'entre pas, ma chère Adélaïde, je t'en prie… L'accès de ce lieu de délices ne doit être permis qu'à ma femme. Oui, ma Sophie, je le jure par toi, jamais mortelle ne pénétrera dans ce sanctuaire où mes hommages t'attendent; oui, je le jure encore, elle y sera seule adorée, la divinité que mes vœux les plus ardens y vont appeler chaque jour.
Quand il faisoit ce double serment, au moins inutile, le chevalier de Florville étoit loin de soupçonner qu'avant la fin de la journée il arriveroit grand scandale en ce lieu si témérairement consacré.
Mon père me fit voir que, du boudoir, on passoit dans un cabinet de toilette, et, du cabinet de toilette, dans un corridor, au bout duquel on trouvoit un escalier dérobé. Ce ne fut pas sans peine qu'on m'arracha de l'appartement de ma femme; M. de Belcour, avant d'avoir pu me déterminer à passer dans le sien, fut obligé de sourire aux propos tendres, et d'admirer les douces caresses dont j'honorois successivement chacun des petits meubles du charmant boudoir.
Ne me demandez pas comment il se fit que plusieurs heures s'écoulèrent sans que j'eusse pu donner seulement un souvenir à M me de B…, sans que j'eusse trouvé le moment d'interroger encore M. de Belcour sur l'état nouveau de cette veuve qui devoit m'être si chère. Songez qu'Adélaïde me parloit de sa bonne amie; songez que ma sœur pleuroit avec moi l'absence de ma bien-aimée.
Oui, nous pleurions encore lorsque les portes de l'hôtel s'ouvrirent avec fracas. Au bruit d'une voiture qui entroit, mon père courut à la fenêtre; puis il revint à moi: «Mon ami, c'est elle; quoiqu'elle sût très bien que vous étiez ici, je le lui ai fait dire: elle vient apparemment nous demander à dîner.» J'allois me précipiter sur l'escalier, M. de Belcour me retint. «Mon fils, vous ne l'irez pas remercier dans le vestibule; c'est à moi de la recevoir.—Mon père!—Mon ami, restez là; restez avec Adélaïde, je le veux.»
Il descendit et remonta le moment d'après. En vérité, je m'attendois à voir paroître la marquise de B…; ce fut la baronne de Fonrose qui entra. Mon étonnement, déjà très grand, devint extrême lorsque je la vis accompagnée d'une jolie petite brune qui, prompte comme l'éclair, vint tomber dans mes bras. Quand elle m'eut vingt fois serré dans les siens, vingt fois embrassé, vingt fois appelé son cher ami, elle s'aperçut qu'il y avoit là deux personnes qu'elle ne connoissoit pas, et qui, très surprises de son excessive joie, comme de sa vivacité plus excessive encore, la regardoient faire en silence, et sembloient attendre impatiemment qu'elle eût fini. «Pardon, dit-elle à mon père en le saluant, je ne vous avois pas remarqué… Mais ce n'est pas ma faute,… c'est que… c'est qu'il est bon de vous avertir que je suis naturellement un peu prompte»; et sans attendre la réponse de M. de Belcour: «Quelle est cette jeune personne?» me demanda-t-elle en me montrant Adélaïde. Dès que j'eus répondu que c'étoit ma sœur, elle courut l'embrasser en lui disant: «Mademoiselle, je suis bien aise que vous lui soyez parente d'aussi près, car je vous trouve bien jolie.»
Ma chère Adélaïde, extrêmement troublée, ne put répondre un seul mot; mais j'entendis que mon père, à peine revenu de sa première surprise, prioit tout bas M me de Fonrose de lui dire le nom de cette jeune dame, qu'il trouvoit en effet passablement prompte. La baronne répondit tout haut: «C'est l'une de mes plus intimes amies; je crois vous avoir parlé quelquefois de madame la comtesse de Lignolle.» Mon père adressa la parole à la comtesse: «Il me paroît que mon fils a l'honneur d'être connu de madame?—Beaucoup, Monsieur, dit-elle.—Oui, beaucoup, répétoit la baronne, qui rioit: ils ont fait des charades ensemble.»
Chacun s'étoit assis; la comtesse me faisoit signe de venir me placer à côté d'elle; j'y allois; le baron m'arrêta. «Étourdi que vous êtes!» me dit-il; puis, me présentant M me de Fonrose: «Recevez, Madame la baronne, les remerciemens de mon fils.—Il faut convenir qu'il m'en doit, répondit-elle: je lui ai promptement ramené une jolie dame pour laquelle il a sans doute quelque amitié.—Mais, reprit-il, ce n'est pas de cela seulement qu'il s'agit.—Vous avez raison; il m'a encore l'obligation de lui avoir fait lier connoissance avec elle. Aussi me suis-je empressée, ce matin, d'aller chercher la comtesse, dès que j'ai su par vous que le chevalier venoit de sortir de sa prison.—Dès que vous l'avez su par moi! mais vous le saviez, j'espère, avant que je vous l'eusse fait dire?—Non.—Comment, non? vous n'avez point fait de démarches pour obtenir la liberté du chevalier?—J'en ai fait, il est vrai.—Ce n'est pas à vous qu'il doit son élargissement?—D'honneur, je ne le crois pas.—Madame, vous m'étonnez, s'écria-t-il avec un peu d'humeur. Pourquoi vous refuser à la reconnoissance du père, quand vous sollicitez celle du fils?—Quand je sollicite celle du fils! Expliquez-vous, Monsieur.—Eh! oui, Madame, vous me faites un mystère de votre heureux succès, tandis que vous n'avez eu rien de plus pressé que d'en instruire le chevalier.—Dites-moi, Monsieur, répliqua-t-elle avec impatience, comment j'ai pu instruire le chevalier, dont je n'ai…?—Comment, Madame? par une lettre que vous lui avez écrite ce matin.—Une lettre!»
Maintenant il étoit clair pour moi que, pendant toute la matinée, il s'étoit fait entre le chevalier de Faublas et son père un long quiproquo. Il étoit clair que celui-ci avoit toujours entendu parler de M me de Fonrose, tandis que celui-là ne songeoit qu'à M me de B… Frappé de la chaleur que M. de Belcour mettoit dans son explication avec M me de Fonrose, je ne pouvois douter qu'il ne fût très amoureux d'elle et un peu jaloux de moi. Je n'avois qu'un mot à dire pour justifier la baronne, mais il ne falloit pas compromettre la marquise et me faire une querelle avec la comtesse. Quel parti prendre? Pendant que je cherchois un expédient capable de concilier tous les intérêts contraires, Adélaïde paroissoit rêveuse, M me de Lignolle inquiète, M me de Fonrose impatientée, et le baron continuoit.
«Oui, Madame, une lettre qu'on lui a remise de votre part au moment que nous passions à la porte Saint-Antoine; une lettre dans laquelle il vous plaît de lui donner le nom de Florville .—Le nom de Florville!—Et dans laquelle encore vous lui annoncez pour ce soir la visite de je ne sais quelle dame de Montdésir.—Je suis fort aise que vous m'appreniez ce nom-là. Cependant, Monsieur, je vous l'avoue, j'attends avec quelque impatience que vous vouliez bien finir ce trop long badinage.—Il ne tient qu'à vous, Madame; avouez simplement…—Quoi, Monsieur? toutes les rêveries qui vous passent par la tête?—Avouez simplement, continua-t-il d'un ton piqué, avouez que, patiemment postée à l'entrée du boulevard, vous attendiez un regard du chevalier.—Si monsieur le baron ne s'amuse pas, il a perdu la raison.—Avouez, Madame, il n'y a pas de quoi me fâcher. Tout ce qui pourroit m'étonner un peu, c'est que vous ayez cru nécessaire de vous enfuir à toute bride lorsque j'ai voulu mettre la tête à la portière.—A toute bride? l'expression est excellente.—Au galop, au galop, si vous l'aimez mieux.—Celle-ci n'est pas moins bonne.—Eh! sans doute, s'écria-t-il avec une extrême vivacité, à toute bride ou au galop, pourquoi pas, puisque vous étiez à cheval et en habit de cavalier?—Moi, ce matin, sur le boulevard, à cheval et en habit de cavalier? Moi, Monsieur? songez-vous bien à ce que vous dites? Ah! cela est trop fort!…—Madame, on vous a vue comme je vous vois.—Qui, Monsieur?—Mon fils.—Lui?—Lui-même.—Eh bien, je m'en rapporte à ce qu'il va dire.—Parlez, Chevalier, est-ce moi que vous avez vue?» Je répondis: «Non, Madame.—Comment, non? s'écria M. de Belcour. Ne m'avez-vous pas dit…?—Mon père, nous nous sommes mal entendus. Quand vous comptiez qu'il étoit question de Madame, je vous parlois d'une autre personne.—Et de qui donc?—Dispensez-moi…»
La comtesse, se levant alors avec beaucoup de vivacité, me dit: «Je veux le savoir, moi!» J'affectai de rire en répétant: «Vous voulez le savoir?—Oui, reprit-elle, je veux savoir quelle femme si pressée de vous voir vous guettoit ce matin sur votre passage et vous a écrit.—Vous voulez le savoir?—Oui, Monsieur.—Quoi! sérieusement, continuai-je en jouant l'étonnement, vous voulez que je dise…?—Oh! que vous m'impatientez! Oui, je le veux.—Absolument, Madame?—Eh! oui.—Vous l'exigez?—Je l'exige.—Si je vous obéis, vous ne serez pas fâchée?—Non.—Mais, voyez, Madame; faites bien vos réflexions.—Je perds patience.—Ah çà! mais, du moins, je ne le dirai donc qu'à vous, et tout bas?—Quel supplice!… Non, Monsieur, tout haut et à tout le monde.—Vous le permettez?—Apparemment, puisque je l'ordonne.—Vous l'ordonnez?—Eh! oui, oui, oui, cent fois oui!—Allons, c'est que probablement vous avez quelques raisons?…—Sans doute, j'en ai.—A la bonne heure!… je vais le dire. ( Au baron et à la baronne, en montrant la comtesse. ) C'étoit madame.—Cela n'est pas vrai, s'écria-t-elle.—Vous croyez donc que je ne vous ai pas reconnue?—Je vous jure que ce n'étoit pas moi.»
Je lui soutins que c'étoit elle; je le lui soutins avec tant d'assurance et un si grand air de vérité que mon père le crut fermement. La baronne elle-même y fut trompée. «Il est vrai, dit-elle à la comtesse, que vous mettez quelquefois des habits d'homme, et que je ne vous ai pas trouvée ce matin chez vous, quand j'ai été vous y chercher. Je vous ai attendue près d'une heure.» M me de Lignolle, désolée, désolée plus que je ne puis le dire, crioit en vain: «J'étois allée chez ma tante, la marquise d'Armincour; de ma vie je n'ai monté à cheval, je ne savois pas que le chevalier dût aussitôt obtenir sa liberté.» En vain crioit-elle, personne ne paroissoit la croire; et moi, toujours armé d'un imperturbable sang-froid bien propre à redoubler sa vive impatience, je ne cessois de lui répondre tranquillement: «Ah! je vous ai bien reconnue!» Je pense, en vérité, que la comtesse se fût alors jetée par la fenêtre si, cruel au point de lui enlever l'unique amusement dont sa petite fureur pût être un peu calmée, je l'eusse empêchée de me pincer les bras et de me casser son éventail sur les doigts. «Vous vous fâchez, Madame, je l'avois bien dit! voilà ce que je prévoyois quand je résistois. Aussi, pourquoi me forcer de parler?—Quoi! Monsieur, pouvois-je deviner…?—Que je vous nommerois? Ah! voilà ce que c'est! vous ne me pressiez tant qu'afin que je nommasse une autre personne. Comment n'ai-je pas senti cela? J'ai tort en effet, j'ai grand tort! Quelle gaucherie de ma part!» En lui parlant ainsi, j'affectois de baisser la voix, mais en même temps j'avois soin de prononcer assez distinctement pour que chacun m'entendît. Ce dernier coup la mit tout à fait hors d'elle-même; elle m'alloit battre sérieusement, si je ne m'étois enfui.
O ma Sophie! je courus à ton appartement, je courus jusqu'au fond de ton boudoir chercher un asile que je croyois sûr.
Je me trompois: M me de Lignolle y entra presque en même temps que moi. Trop coupable ou trop étourdi, je ne songeai qu'au plaisir de la voir dans un lieu de délices, où je pouvois si promptement faire succéder aux cruelles fureurs de la colère les douces fureurs de l'amour. Je la pris dans mes bras, et du ton le plus tendre: «Puisque vous m'assurez que ce n'étoit pas vous, lui dis-je, il faut bien que je vous croie; cependant j'aurois gagé toute ma fortune que ce matin M me de Lignolle m'avoit rencontré près du boulevard. Jolie comtesse, cette erreur de mes yeux, cette erreur dont vous êtes affligée, que prouve-t-elle? rien autre chose, assurément, sinon qu'en tout temps préoccupé de votre souvenir, l'amant qui vous adore vous voit partout.—Eh bien, voilà une bonne raison, répondit la comtesse aussitôt apaisée; que ne la disiez-vous plus tôt, je ne me serois pas mise en colère.» Elle m'embrassa.
De mes deux sermens, l'un étoit déjà complètement oublié, puisque M me de Lignolle restoit dans le boudoir où je l'avois laissée trop facilement entrer. L'autre, j'en fais en toute humilité l'aveu pénible, l'autre, qu'on ne regardera pas comme le moins essentiel, j'allois aussi peu religieusement et peut-être aussi vite le violer, si M me de Fonrose ne fût tout à coup arrivée pour empêcher que le même instant ne me vît souillé d'un double parjure… Hélas!
«Allons, enfans, dit-elle en ouvrant la porte, que voulez-vous donc faire là? Vous êtes aussi trop étourdis. Le baron se fâche, il ne veut pas que sa fille dîne avec vous. En conscience, a-t-il tort? Allons, revenez avec moi, rentrons.—Voilà, répondit la comtesse, un joli boudoir. Nous y reviendrons, Monsieur de Faublas, Duportail, de Flourvac, de Florville: car vous êtes le jeune homme aux cinquante noms.—Comtesse, vous savez donc tout cela?—Et bien autre chose encore; nous aurons quelque dispute ensemble, je vous en avertis.»
Je fermai l'appartement de ma femme. La comtesse saisit son temps pour me prendre la clef, qu'elle mit dans sa poche. «Vous en avez sans doute une autre, me dit-elle; moi, j'ai besoin de celle-ci.»
Quand ces dames rentrèrent dans le salon, mon père n'y étoit plus. Je courus le rejoindre sur l'escalier, qu'il descendoit avec Adélaïde. Ma chère sœur avoit les larmes aux yeux. «Voilà une dame qui nous fait bien du mal, mon frère. C'est sans doute à cause d'elle que nous ne dînons point ensemble; elle est trop familière et trop vive, cette dame; défiez-vous-en. Tenez, mon frère, je n'aime pas les femmes qui montent à cheval. N'allez pas mettre encore un habit d'amazone pour celle-là, et vous battre avec son mari. Trouveriez-vous donc quelque plaisir à faire du mal à un honnête homme, et à retourner à la Bastille? Mon frère, n'aimez pas cette dame; oh! je vous en prie, ne l'aimez pas. Songez à ma bonne amie; ma bonne amie reviendra; elle vous aime bien, ma bonne amie, et, je vous le dis, cette comtesse lui causeroit autant de chagrin que cette autre marquise qui la faisoit tant pleurer.»
Ainsi, ma chère Adélaïde me donnoit, sans prétention comme sans finesse, d'excellentes leçons. Mais le moyen de goûter sa morale, à présent que la comtesse m'attend là-haut? Le moyen d'entendre la raison, quand le plaisir est là? Un jour viendra, mon aimable sœur, un jour viendra que vous-même, instruite par les passions, vous ne pourrez, sans de grands combats, donner l'exemple avec le précepte. En attendant, prêcheuse innocente, vous perdez vos bonnes paroles; je ne suis touché que de votre douleur, et, pendant que mon père vous reconduit, je vole embrasser ma maîtresse.
M'ama 'l secondo mio , dit M me de Fonrose, qui me voyoit faire. Amo 'l primo mio , reprit-elle pendant que M me de Lignolle me rendoit mon baiser. Mais, après s'être précipitamment jetée entre nous, elle ajouta: «Doucement, chers enfans, je suis désolée de séparer les deux jolies personnes ! cependant, il faut que vous gardiez pour un autre moment la fin de l'heureuse charade.»
A l'application presque aussi heureuse que la baronne en faisoit, je vis bien que la comtesse n'avoit point de secrets pour elle.
Placé entre deux jolies femmes, dont l'une applaudissoit aux tendresses que me prodiguoit l'autre, je devois trouver le temps bien rapide en son cours. Il est vrai que, lorsque mon père revint, je le croyois à peine sorti. Monsieur le baron prit avec la comtesse un ton froidement poli; mais, grâce à M me de Fonrose, le dîner s'égaya. Chaque saillie de M. de Belcour lui valoit un sourire de la baronne, et M. de Belcour paroissoit beaucoup aimer ce sourire. Plus sensible pourtant au plaisir de me revoir à sa table, le baron, souvent et longtemps, reposa sur moi ses regards satisfaits. Souvent il parla d'Adélaïde, et, chaque fois qu'il en parla, le regret de son absence lui coûta plus d'un soupir. Oui, pendant ce dîner trop court, oui, mon père, et je m'en souviendrai toute ma vie, je n'eus besoin que d'une attention légère pour discerner que votre maîtresse pouvoit un instant vous distraire, mais que toujours vous vous attendrissiez pour votre fille, mais que vous étiez heureux par votre fils. Oui, mon père, je ne vous observai qu'un moment, et mon cœur sentit que, malgré les séductions de cet autre amour si puissant, si tyrannique, le seul amour paternel vous donnoit en ce moment les plaisirs que vous vouliez cacher et la joie qu'il vous étoit si doux de laisser paroître.
Un ami commun vint la partager; le vicomte de Valbrun, tout à l'heure instruit de mon élargissement, accouroit m'en féliciter. Il me parut que M me de Fonrose eût désiré qu'il se fût moins pressé. M. de Valbrun prit avec elle le ton orgueilleusement modeste qui semble appartenir à l'amant prédécesseur, et je vis au contraire M. de Belcour affecter les airs supérieurs d'un rival préféré. «Oui, c'est une affaire arrangée, me dit tout bas le vicomte, qui s'aperçut que j'observois curieusement chaque acteur de cette scène pour moi nouvelle, c'est une affaire arrangée, je ne suis plus rien chez la baronne. Hélas! poursuivit-il en riant, j'ai moi-même fait tous mes malheurs. Instruit par moi de votre détention, le baron revient à Paris, je le présente à la baronne, et tout d'un coup l'ingrat me l'enlève. Trop heureux encore si monsieur son fils veut bien me laisser tranquille possesseur de cette petite Justine qui seule occupe en ce moment-ci mon désœuvrement.—Monsieur son fils ne troublera pas vos amours, soyez-en sûr, Vicomte.—Je ne m'y fie pas trop; jurez par Sophie.—De tout mon cœur! je le jure.»
Ce jour n'étoit pas pour moi le jour des sermens heureux: bientôt on saura que je devois encore violer celui-ci.
«Messieurs, comptez-vous finir? dit M me de Lignolle, impatientée de nous voir parler bas. De qui donc vous entretenez-vous avec tant de mystère? de M me de Montdésir?—M me de Montdésir! répéta le vicomte.—C'est, reprit la comtesse d'un ton de dépit mêlé d'ironie, c'est une belle inconnue qui doit faire ce soir une visite à M. le chevalier; ce matin elle l'a prévenu par un billet doux.» M. de Valbrun, d'un air étonné, répéta encore les derniers mots de la comtesse: «Un billet doux!—Oui, répondit-elle; priez monsieur de vous le montrer, vous verrez que c'est très intéressant.—Ah! Chevalier, faites-moi ce plaisir-là.»
Je ne fis aucune difficulté de confier à M. de Valbrun la lettre de la marquise. Il la lut plusieurs fois avec une attention qui me parut mêlée d'inquiétude, puis il me la rendit sans se permettre la moindre réflexion. Mais, un instant après, quand nous sortîmes de table, il me tira sans affectation dans l'embrasure d'une fenêtre. «Cette lettre, me dit-il, je devine de qui elle vient.—Vicomte, vous avez très bien fait de n'en rien dire.—Ah! soyez tranquille. Quant à M me de Montdésir, c'est M me de B… qui…» J'interrompis M. de Valbrun. «Je le crois comme vous: c'est la marquise, c'est elle assurément.» Le vicomte reprit: «Pendant votre détention, qui auroit pu durer très longtemps, Justine m'a dit cent fois que M me de B… ne cessoit de travailler à votre liberté. Elle a peut-être quelque chose de très intéressant à vous apprendre.—Comme vous dites, Vicomte, et c'est là sans doute le motif de la visite qu'elle me rendra ce soir.—Chevalier, je ne suis pas fâché qu'elle vienne chez vous, puisque cette démarche peut vous être utile; mais, du moins, soyez sage, songez à M me de Lignolle, songez à Sophie, n'allez pas…»
La comtesse, qui ne me perdoit pas de vue un moment, vint alors nous joindre, et mit fin à cette conversation, dans laquelle le vicomte et moi nous avions compris, chacun de diverse manière, plusieurs mots susceptibles de plusieurs interprétations. Oui, Lecteur, je vous en demande pardon, c'étoit encore un quiproquo.
Cependant la baronne parloit d'aller à l'Opéra. M. de Belcour, dès qu'il sut que la comtesse n'y accompagnoit point M me de Fonrose, déclara qu'il ne sortiroit pas de chez lui. Celle-ci tenta complaisamment tous les moyens de l'écarter, et, désolée de le trouver inébranlable, finit par dire qu'elle resteroit aussi; d'un autre côté, la comtesse, inquiète, m'assuroit tout bas qu'elle ne me quitteroit pas de la soirée. «Je serai, disoit-elle d'une voix altérée, charmée de connoître cette M me de Montdésir si prompte à vous donner des rendez-vous.» Puis, avec beaucoup de douceur, elle ajouta: «N'avez-vous pas d'ailleurs quelque chose à me dire en particulier?» J'avoue que la jalousie de M me de Lignolle et sa tendre vivacité me jetoient dans une perplexité fort étrange. Sans doute je me livrois avec transport à l'espoir charmant que me donnoit cette question si polie: N'avez-vous pas d'ailleurs quelque chose à me dire en particulier? mais aussi, flatté d'une espérance plus douce encore, persuadé que, sous un nom supposé, M me de B… dans un quart d'heure peut-être seroit dans l'appartement du chevalier de Florville, je me demandois quel intérêt si pressant la ramenoit chez moi si vite, et quelquefois j'osois me dire que l'amour, justement offensé des résolutions violentes qu'elle avoit prises à ce fatal village d'Hollrisse, mettroit sa gloire à me la rendre ici plus foible que jamais. Or, chacun sent dans quel embarras se trouvoit le chevalier de Faublas; brûlant du désir de remercier le plus tôt et le mieux possible la bienfaitrice chérie à laquelle il devoit plus d'une espèce de reconnoissance, mais pas à pas suivi d'un empressé disciple, qui sembloit impatiemment attendre la leçon que son maître eût été bien fâché de lui refuser. Que chacun plaigne donc un malheureux jeune homme obligé d'abord d'écarter de chez lui la jolie comtesse pour y introduire la belle marquise, et ensuite réduit à la dure nécessité de renvoyer sa première maîtresse pour recevoir sa première écolière; qu'en ce moment critique on craigne surtout qu'il ne fasse quelque sottise! Eh! qui n'eût pas, dans une occasion aussi difficile, perdu la tête comme moi?
Je pris un parti que je croyois bon; je saisis, pour m'échapper du salon, un instant où la comtesse causoit avec la baronne; je courus à mon appartement; j'appelai mon domestique. «Écoute, Jasmin, va te mettre en sentinelle à la porte de la rue; une dame viendra bientôt, qui demandera le chevalier de Florville; tu la prieras de te suivre, tu l'en prieras bien poliment, mon ami, car c'est une grande dame; à la faveur de la nuit, vous passerez sans que le suisse vous voie; vous traverserez la cour, et vous monterez par l'escalier dérobé; cette dame voudra bien attendre dans mon appartement; tu l'y laisseras sans lumière, parce qu'il ne faut pas que, des fenêtres du baron, on puisse s'apercevoir qu'il y a quelqu'un chez moi. Tu m'entends bien?—Oui, Monsieur le chevalier.—Attends donc, ce n'est pas tout: au lieu de venir m'avertir chez le baron, tu descendras dans la cour, et tu joueras sur ton méchant violon cet air que tu écorches si bien: Tandis que tout sommeille . Quand tu croiras que j'ai dû t'entendre, tu remonteras ici, où tu attendras mes derniers ordres. As-tu bien compris tout cela?—Oui, Monsieur.—Tu ne veux pas que je répète?—Non, Monsieur, et vous allez être obéi de point en point. Oh! que je suis aise de vous revoir! oh! je le disois bien, que, quand mon jeune maître seroit de retour, l'amour et les plaisirs repasseroient dans mon antichambre.—Tu oubliois les petits profits, Jasmin. Tiens, prends cela, car j'aime les gens qui ont de l'intelligence.»
Je n'avois quitté la comtesse qu'une minute, et déjà pourtant elle demandoit qu'un domestique allât voir où je pouvois être. Il y avoit une bonne heure que j'attendois près d'elle le signal convenu, quand Jasmin le donna. Mon bon Jasmin racloit comme un ménétrier de la foire; mais c'est ici surtout que vous admirerez l'empire de mon imagination sur mes sens: aux premiers crincrins du violon criard, je crus entendre, sous les doigts de mon laquais, résonner la harpe du roi-prophète, ou, vous l'aimerez mieux peut-être, la lyre d'Amphion. Jamais notre Amphion moderne, Viotti , dans ses plus beaux jours, ne tirera de son instrument des sons plus enchanteurs.
Heureusement l'enthousiasme ne me transporta pas au point de me faire oublier l'heureux moment qui m'étoit annoncé. Je me penchai à l'oreille de la comtesse, et d'un air empressé: «Quand donc permettrez-vous que je vous entretienne sans témoins?—Le plus tôt possible, répondit-elle naïvement, il ne s'agit que de trouver un moyen de nous échapper. J'y vais rêver; tâchez aussi d'imaginer quelque expédient… Mais, tenez,… oui, oui, laissez-moi faire. Monsieur, dit-elle à mon père, la baronne m'a dit que vous aimiez le trictrac?—Oui, Madame.—J'y suis passablement forte, Monsieur.—Voulez-vous en faire une partie, Madame?—Volontiers.»
Qui demeura très étonné? ce fut moi. Jouer avec mon père, quand il s'agissoit de me donner un tête-à-tête! Cela me paroissoit une gaucherie, une gaucherie dont je me consolai par réflexion: car, si l'amant de la comtesse en devoit souffrir, l'ami de la marquise en pourroit profiter. Oui, je croyois que j'allois m'évader sans que M me de Lignolle elle-même y prît garde. Mais je me trompois, la petite personne avoit les yeux ouverts sur moi; elle m'appela près d'elle, me força de m'asseoir, et ne me permit, sous aucun prétexte, de quitter ma place.
Il y avoit une demi-heure que cela duroit, je commençois à m'ennuyer fort, et la marquise apparemment s'ennuyoit aussi, puisque Jasmin recommença son solo. Mon cher confident craignoit peut-être que je ne l'eusse pas d'abord entendu, car cette fois il faisoit un tapage d'enfer. On conçoit combien ce pressant carillon devoit augmenter mon impatience; je me sentois comme piqué de cent mille épingles, et voyez quelle ingratitude! la lyre d'Amphion ne me sembloit plus qu'une cornemuse. Le baron, qui dans ce moment faisoit une école, ne trouva pas non plus cette musique fort mélodieuse; il courut à la fenêtre, qu'il ouvrit, et demanda quel étoit le maudit racleur qui lui écorchoit ainsi les oreilles. «C'est moi, répondit aussitôt Jasmin, sensible au compliment; c'est moi.—Ayez la complaisance de ne pas m'étourdir ainsi», lui dit le baron. Et moi, bon fils, par égard pour mon père qui s'enrhumoit et s'époumonnoit à la fenêtre, je criai de toutes mes forces: «Finissez, Jasmin; vous faites un bruit! on vous entend dans le salon comme si vous y étiez: finissez… tout à l'heure,… tout à l'heure, entendez-vous?—Oui, oui, Monsieur; voilà qui est dit. Je vous entends à merveille.»
Touché de mon attention, le baron se remit au jeu d'un air satisfait; l'étourdie comtesse perdit bientôt ses avantages et la partie. Un mal de tête tout à coup survenu lui fournit le prétexte de refuser sa revanche, qu'elle pria la baronne de prendre pour elle. La comtesse, aussitôt que M me de Fonrose se fut mise à sa place, me joignit dans un coin du salon, et me demanda tout bas si l'escalier étoit éclairé. «—Oui, ma jolie petite élève.—En ce cas, partez, je vous suis.—Tout de suite?—Oui, mon cher ami.—Quelle imprudence! Gardez-vous-en bien.—Parce que?—Parce qu'il est impossible que nous quittions la compagnie tous deux en même temps.—Bon!—Impossible: cela seroit remarqué, vous vous perdriez. Je vais monter, on pourra me croire occupé chez moi, et dans une bonne demi-heure…—Une demi-heure? Ah! c'est trop long.—Il le faut absolument.—Quoi! je vais me morfondre ici une demi-heure?—Le temps ne me paroîtra pas plus court qu'à vous, jolie comtesse; mais, en vérité, faire autrement ce seroit nous conduire comme deux enfans. Voyez, le baron s'est déjà retourné plusieurs fois; il nous observe, il s'inquiète.—Le baron! le baron! est-ce que nos affaires le regardent?—Il croit pouvoir se mêler des miennes parce que je suis son fils. Que voulez-vous? presque tous les pères et mères ont cette ridicule prétention-là.»
Jasmin n'osoit plus jouer du violon, mais je l'entendois, comme un chanteur françois, brailler à tue-tête: Tandis que tout sommeille .
«Ma charmante amie, je pars. Je vous attends dans ma chambre à coucher.—Non pas! dans le boudoir.—Pourquoi?—Parce qu'il est plus joli, plus commode…—Cependant…—Dans le boudoir, Monsieur; je veux que ce soit dans le boudoir.—Mais…—Je le veux.—Il faut donc vous obéir. Ah çà! gardez-vous bien de venir avant une demi-heure.—Oui.—Vous me le promettez?—Oui, oui, oui!»
Je m'élançai comme un trait: «Jasmin, sors d'ici, ferme les portes, et va-t'en au bas de l'escalier dérobé attendre cette dame, qui ne tardera pas à redescendre. Tu l'as amenée sans qu'on la vît?—Oui, Monsieur.—Tu la reconduiras avec les mêmes précautions. Où est-elle?—Ah! Monsieur, que vous êtes heureux! la jolie femme!—Dis donc où elle est.—Monsieur, nous sommes entrés dans le cabinet de toilette…—Après?—Vous ne me donnez pas le temps, Monsieur! Elle a vu le boudoir, et n'a pas voulu aller plus loin. Je l'ai laissée sans lumière, comme vous me l'avez dit.—Bon! éteins encore celle-ci, je n'en ai plus besoin; va-t'en et ferme les portes sur toi.»
Ferme les portes sur toi! La belle précaution! étourdi! ne m'être pas souvenu que la comtesse s'étoit emparée de ma seconde clef.
Plein d'une sécurité fatale, je traversai l'appartement de ma femme aussi vite que me le permit la profonde obscurité qui m'environnoit, et j'entrai dans l'heureux boudoir: «Chère maman, tendre amie, c'est donc ici que vous êtes! Le chevalier de Florville a donc le bonheur de vous posséder chez lui!» D'une voix étouffée elle répondit: «Oui.—Que je vous dois de tendresse et de reconnoissance! que je vous aime! que je vous remercie!»
Tout en lui parlant, je la cherchois; deux bras officieux que je rencontrai m'attirèrent; je fus pressé sur un sein doucement agité; une bouche empressée vint chercher la mienne et me rendit ardemment mes ardens baisers. Aussitôt j'osai davantage; loin de m'opposer la moindre résistance, ma belle amie, plus que foible, ne parut attentive qu'à précipiter le succès de mes rapides entreprises. Le lit de repos entraîna sa chute et la mienne; quelques minutes virent plusieurs fois sa défaite et plusieurs fois mon triomphe.
Malheur à qui l'ignore! il y a pour l'homme favorisé d'une imagination brûlante, il y a dans la vie des momens où le sentiment du bonheur, devenu trop vif, absorbe tout autre sentiment; des momens où l'âme, avide d'un objet unique, égarée par le poignant désir de sa possession, le crée, et se l'approprie jusque dans un objet étranger. Le prestige est alors si tout-puissant qu'aucune faculté ne peut plus, pour le détruire, exercer son empire particulier; alors la mémoire ne sait plus se ressouvenir, ni l'esprit réfléchir, ni le jugement comparer. Malheur à qui l'ignore! Cependant, comme on va bientôt le voir, j'eus quelques regrets d'être tombé dans cette extase-là.
«Grands dieux! j'entends du bruit, ma chère maman, sauvez-vous.» Comment se seroit-elle sauvée? Elle se trouvoit sans lumière dans un appartement inconnu, dont les détours m'étoient à moi-même peu familiers. Je voulus favoriser sa fuite, et, la prenant par la main, je tâchai de trouver la porte du cabinet de toilette; je n'en eus pas le temps, l'autre porte du boudoir s'ouvrit trop tôt. Trop favorisée du hasard et de l'amour, qui guidoient dans les ténèbres sa marche rapide, M me de Lignolle atteignit le couple amant que son approche épouvantoit. «Enfin, c'est vous, mon ami!» dit-elle en baisant une main qu'elle venoit de saisir; et ce n'étoit pas ma main qu'elle baisoit. La marquise, tout à coup retenue, n'osoit plus faire un mouvement; et moi, qui concevois sa crainte et son embarras mortels, je me hâtai de me jeter entre elle et M me de Lignolle, et par conséquent de couvrir de mon corps celui dont la comtesse tenoit captif un membre essentiel, qu'elle continuoit de caresser tendrement. «C'est vous, mon ami?» répéta-t-elle. Forcé de lui répondre, je fus, dans mon trouble extrême, assez injuste pour lui faire un crime d'avoir avancé l'instant du rendez-vous. «Pourriez-vous trouver que je suis trop tôt venue? me répondit-elle. J'ai vu le baron très occupé de sa partie, je n'ai pu maîtriser mon impatience, j'ai profité du moment pour m'esquiver.—Et vous avez eu tort, Madame. Il ne falloit pas vous presser, il falloit attendre; je vous en avois priée, vous me l'aviez promis. Mon père va s'apercevoir de votre évasion, mon père va venir…»
Hélas! je ne croyois pas si bien dire: il accouroit dans le moment même. Un cri d'effroi m'échappa: «Ma chère maman, vous êtes perdue!» Le baron, armé d'une bougie fatale, s'arrêta dans l'embrasure de la porte, et quelle scène il éclaira! D'abord lui-même, qui comptoit ne trouver qu'une femme avec son fils, ne fut pas médiocrement étonné d'en voir deux qui se tenoient amicalement par la main. M me de Lignolle ensuite, M me de Lignolle, également indignée, honteuse et surprise, montroit assez sur son visage, où se peignoient les combats de plusieurs passions contraires, qu'elle ne pouvoit ni me pardonner l'infidélité que sans doute je venois de lui faire, ni se pardonner à elle-même les sottes caresses dont, il n'y a qu'un instant, elle accabloit sa rivale, sa rivale, qui, toute droite, plantée contre la muraille, ne donnoit pas signe de vie. Mais vous jugez que, des quatre acteurs de cette étrange scène, je ne fus pas le moins stupéfait, lorsqu'un coup d'œil, furtivement jeté sur l'infortunée statue, m'eut fait reconnoître… Je la regardai trois fois encore avant de me persuader que mes sens eussent pu m'égarer à ce point!… Cette femme, dans les bras de laquelle j'avois cru posséder la plus belle des femmes, ce n'étoit qu'une brunette passablement gentille! celle en qui tout à l'heure j'idolâtrois M me de B…, ce n'étoit que Justine!
Beauté, présent des cieux, fille de la nature et reine de cet univers, souffre qu'un de tes sujets, respectueux, mais sincère, te soumette une réflexion que tes enthousiastes adorateurs appelleront peut-être un blasphème. Puisqu'il est vrai que, tantôt exaltée par les amours, et tantôt par les dégoûts flétrie, l'imagination, toujours active et toujours inconstante, peut, à chaque instant, et dans un instant cent fois, à son gré, te créer et t'anéantir, dis-moi, qu'es-tu donc en toi-même? où donc est ton plus grand charme? où réside ta véritable puissance?
Cette femme dans les bras de laquelle j'avois cru posséder la plus belle des femmes, ce n'étoit qu'une brunette passablement gentille! celle en qui, tout à l'heure, j'idolâtrois M me de B…, ce n'étoit que Justine!
Attendez cependant: c'étoit peut-être quelque chose de mieux que Justine. Cette jolie chaussure, cette robe élégante et riche, ce superbe chapeau surmonté d'une ondoyante aigrette, mille autres pompeux atours, ce rouge surtout, ce rouge de qualité, qui jamais ne colora des joues roturières, qu'est-ce que tout cela, je vous prie? Assurément rien de ce brillant attirail n'appartient ni à la femme de chambre de M me de B…, ni même à la prêtresse de la petite maison du vicomte. O Madame de Montdésir! voyez mon embarras et prenez-en pitié: est-ce sous un nom récemment véritable que vous vous êtes présentée chez moi? Avez-vous, aux dépens de quelque dupe, acquis le noble de qui le précède et dont je m'enorgueillis pour vous? Mais doucement, la peau du lion n'est pas si bien revêtue qu'on ne puisse encore entrevoir un petit bout de l'oreille délatrice. Dans votre parure de femme de cour, il y a je ne sais quelle indécence aussi trop affectée qui trahit la fillette… Allons, tout bien examiné, ce n'étoit que Justine.
Elle s'en aperçut aussi, la maligne comtesse, qui d'un regard méprisant parcouroit de la tête aux pieds son indigne rivale. «Madame est apparemment M me de Montdésir?» lui dit-elle. Justine, qui venoit de se remettre, paya d'effronterie et répondit d'un petit ton moqueur: «A vous servir, Madame.—Madame est peut-être mariée? reprit la comtesse.—Oh! tout ce qu'il y a de plus mariée, Madame.—Que fait le mari de madame?—Hélas! tout ce qu'il peut. Et le vôtre, Madame?—Rien, répliqua la comtesse avec humeur. Vous êtes bien hardie de m'interroger; répondez seulement aux questions dont on veut bien vous honorer. Je vous demande ce que fait votre mari; quel est son état, son métier, ce qu'il est, enfin?—Ce qu'il est?… Mais il est… ce qu'apparemment le vôtre est aussi, Madame.»
J'avoue qu'ici j'eus avec M me de Lignolle un tort nouveau. Cette saillie de Justine étoit amusante sans doute, mais je ne devois pas en rire aux éclats devant la comtesse, comme je le fis. Il est vrai, puisque je suis en train de tout dire, il est vrai que l'impatiente petite personne me punit rigoureusement: elle me donna… Oui, je crois que c'est un soufflet qu'elle me donna.
On devine que mon père ne resta pas paisible spectateur d'une scène aussi scandaleuse; mais il n'est pas superflu de conter comment il y mit fin, comment il vengea mon affront. Au bruit de la sonnette vigoureusement tirée, accourut un domestique à qui M. de Belcour ordonna d'éclairer M me de Montdésir jusqu'à la porte de la rue. Puis il adressa la parole à la comtesse: «Madame, j'ai peut-être trois fois votre âge, je suis père, et vous êtes chez moi. Je me vois donc obligé de vous dire sans détour ce que je pense de votre conduite: elle est tellement inconsidérée, et vous devez, Madame, me remercier de ce que, par un reste de ménagement, je ne me sers pas d'une expression plus forte, elle est tellement inconsidérée que je ne vois d'excuse pour vous que dans votre extrême jeunesse. Si mon fils a des maîtresses, Madame, ce n'est point ici qu'il peut les recevoir; et toute femme qui conservera quelque idée des bienséances ne choisira jamais, pour donner des rendez-vous au chevalier, la maison de son père et l'appartement de sa jeune épouse. Enfin, Madame, une femme bien élevée, une femme de qualité surtout, se gardera bien de traiter son amant, fût-il véritablement très coupable et fût-elle seule avec lui, comme vous n'avez pas craint de traiter le vôtre en ma présence même.»
M me de Lignolle demeura quelque temps interdite; le baron continua d'un ton moins sévère: «Toutes les fois que madame la comtesse, seulement l'amie de M. de Belcour et du chevalier de Florville, voudra bien faire quelques visites à l'un et à l'autre à la fois, elle les honorera tous deux également; mais aujourd'hui vous retenir plus longtemps, Madame, ce seroit, je pense, abuser de l'embarras de votre situation… Mon fils, allez au salon; dites à la baronne que madame la comtesse, qui veut s'en aller tout à l'heure, la prie de la reconduire chez elle et l'attend dans sa voiture… Madame, permettez-moi de vous accompagner jusqu'en bas.» La comtesse, si furieuse qu'elle en perdoit la raison, repoussa la main de mon père et lui dit: «Non, Monsieur, je descendrai bien toute seule. Vous me renvoyez de chez vous, ajouta-t-elle de ce ton impérieux que je lui avois vu prendre avec son mari, mais souvenez-vous-en! venez chez moi quelque jour! venez-y, vous verrez!»
Je n'entendis pas ce que M. de Belcour répondit à cette menace qui dut l'étonner. Jaloux de réparer du moins par ma docilité les étourderies dont je me sentois coupable, jaloux d'apaiser mon père justement irrité, je m'acquittois déjà de sa commission auprès de la baronne, qui, surprise du brusque départ de la comtesse, m'en demanda la cause. Je protestai que M me de Lignolle lui raconteroit mieux que moi, dans tous ses détails, le malheureux événement qui me privoit si tôt du bonheur de la voir. M me de Fonrose prit la main du vicomte et descendit; je l'accompagnai jusque dans le vestibule. De là j'entendis l'impatiente comtesse, pour toute réponse, lui crier sans relâche: «Ah! le perfide! ah! l'ingrat!»
Mon père, resté seul avec moi, remonta dans l'appartement de Sophie, où je le suivis. Il s'arrêta devant la porte du boudoir: «Ce matin nulle mortelle ne devoit pénétrer jusque-là, me dit-il, et ce soir deux femmes y sont entrées! Celle que je ne connois point, ce n'est pas grand'chose, je crois; mais l'autre, cette M me de Lignolle! elle m'épouvante! une femme de cet âge! un enfant! déjà si entreprenante, si peu réservée, si hardie! pourquoi faut-il que, pour votre malheur, elle ait un rang, de l'esprit et de la figure? Mon ami, cette M me de Lignolle m'épouvante! je n'en ai pas vu de plus folle, de plus imprudente, de plus emportée! Craignez-la; vous êtes vous-même trop étourdi, trop vif, elle peut vous mener loin. Voyez comme pendant plusieurs heures elle a déjà su vous faire oublier celle dont je vous ai vu toute la matinée pleurer l'absence! Quoi! les infortunes de Sophie et son sort incertain ne peuvent-ils vous occuper assez? Faut-il absolument que plusieurs objets exercent à la fois l'activité de votre âme et l'inconstance de vos sens? Ne serez-vous jamais sage? L'adversité ne vous a-t-elle encore donné que de trop foibles leçons? Et votre femme, si charmante, si malheureusement séduite, si respectable, j'ose le dire, jusque dans ses foiblesses; votre intéressante femme, si digne d'un fidèle amant, n'aura-t-elle jamais que le plus volage des époux? Ah! Faublas, Faublas!»
Le baron vit couler mes larmes, et me quitta sans ajouter un mot de consolation. Que le reste de la soirée s'écoula lentement! Et, quand le moment de me coucher fut venu, qu'il me parut pénible d'occuper, tout près de l'appartement aux deux grands lits, la chambre qui n'avoit qu'un lit très étroit! Cependant il faut convenir que j'étois là moins mal qu'à la Bastille. Dans ma prison j'appelois la mort, chez moi ce fut le sommeil que j'invoquai.
Viens, Morphée, dieu des maris, viens. Ce que tu fais continuellement pour eux tous, daigne, je t'en prie, le faire pour moi, seulement pendant quelques heures. Écarte de mon lit les tendres sollicitudes, les impatiens désirs, le brûlant amour; recueille-moi dans ton sein paisible, appelle autour de nous l'insouciance et la paresse, les langueurs et l'indifférence, l'abattement et les dégoûts. Surtout fais passer jusqu'au fond de mon âme l'entier oubli de ma chère moitié. Mais, quand le jour voudra chasser la nuit, ne laisse pas le chevalier de Faublas dans un état qui lui est si peu naturel. Ah! je t'en conjure, ordonne aux rêves du matin de venir caresser son imagination reposée, ordonne-leur de lui rapporter une image chérie, permets qu'à l'aurore il se réveille dans les bras de Sophie. Dieu des mensonges, tu ne m'auras donné qu'un rêve; mais serai-je le premier célibataire qu'un rêve aura consolé? Et pour le jouvenceau que tu favorises, comme pour la novice que tu éclaires, tes plus grossières impostures ne deviennent-elles pas de très douces réalités? Oui, dieu bienfaisant, tu m'auras rendu mon courage; plein d'un nouvel espoir, je quitterai ma couche avec toi. J'irai, je m'informerai, je demanderai ma femme à tout l'univers; et, si l'amour me seconde, tu me verras bientôt ramener au temple de l'hymen la beauté la plus capable de t'en chasser.
Hélas! pourquoi la fin de mon invocation étoit-elle aussi maladroite que la harangue fameuse de ce Nestor très radoteur à cet Achille très rancunier? Un dieu peut se piquer comme un héros: mon indigne prière fut rejetée; je n'obtins ni le sommeil réparateur, ni les heureux songes, et pendant toute la nuit il me fallut donner des larmes à l'absence.
Une lettre qui me fut apportée dès le matin me rendit un peu de gaieté; lisez ce qu'on m'écrivoit.
Jamais, Monsieur le chevalier, vous ne laissez à une pauvre femme le temps de se reconnoître. Je devrois être accoutumée à vos manières; mais j'y suis toujours prise, parce que je n'ai pas de mémoire et parce que je perds la tête. Vous, cependant, vous auriez dû vous souvenir de nos anciennes conditions, qui étoient que je commencerois toujours par ma commission.
Hier au soir, vous m'en avez fait oublier une fort importante. Certaine grande dame, dont je n'étois que l'indigne servante quand vous passiez pour son fidèle serviteur, fâchée de ce que je n'ai pas pu vous parler hier comme elle m'en avoit chargée, me prie de vous écrire aujourd'hui qu'elle désire avoir avec vous un court entretien. Elle sera chez moi dans deux heures… Venez plus tôt, si vous voulez qu'en l'attendant nous déjeunions tête à tête. J'en ai, moi, la plus grande envie, car vous aviez de si bonnes façons qu'on n'y peut tenir.
Toute à vous,
De Montdésir.
De Montdésir! Allons, il n'y a plus de doute, Justine s'est anoblie. La prospérité change les mœurs; Justine dédaigne le nom de ses obscurs ancêtres. Le toute à vous me paroît leste; il me semble que la chère enfant prend le ton de la supériorité… Pourquoi pas? Je suis noble, mais elle est gentille. A-t-on décidé cette éternelle question, s'il est plus permis d'être fier du hasard qui donne la naissance et les richesses que de celui qui dispense les grâces et la beauté? Justine, pour les doux combats de Vénus, vaut mieux que bien des duchesses; et moi-même oserois-je me vanter d'être là son égal?… Allons, Faublas, humilie-toi, dépouille une vanité puérile, pardonne un peu d'orgueil à ton vainqueur… Relisons certain passage de sa lettre: Une grande dame, dont je n'étois que l'indigne servante , etc. M me de B…, très certainement! M me de B… veut me voir dans une maison tierce! M me de B… veut me parler en particulier! Dieux! si l'amour me la rendoit aussi tendre… Jasmin!—Monsieur!—Attend-on la réponse?—Oui, Monsieur.—Dites que j'y cours… Ah çà! mais elle n'y sera que dans deux heures… Qu'importe? Je trouverai Justine, je causerai avec cette petite; j'ai du chagrin, cela me dissipera… Oui, Jasmin, oui: dis que je pars, que je pars sur les pas du commissionnaire.»
En effet, j'étois au Palais-Royal presque aussitôt que lui. Ce qui me frappa chez M me de Montdésir, ce fut moins la beauté de son logement, l'élégance de ses meubles, l'air effronté de son petit laquais et de sa laide chambrière, que l'accueil vraiment protecteur dont Justine m'honora. Presque couchée sur une ottomane, elle jouoit avec un angora, quand on lui annonça ma visite. «Ah! ah! dit-elle nonchalamment, eh bien! qu'il entre»; et, sans se déranger, sans abandonner les pattes du joli chat: «C'est vous, Chevalier? Il est de bien bonne heure; mais pourtant vous ne m'incommoderez pas, j'ai mal dormi, je ne suis pas du tout fâchée d'avoir compagnie.» Elle adressa la parole à sa femme de chambre: «Mademoiselle, ne rangerez-vous pas cette toilette? En vérité, je ne sais à quoi vous employez votre temps, mais vous ne finissez rien.» Mon tour revint: «Monsieur, prenez donc un fauteuil, asseyez-vous, nous causerons.» La soubrette attira encore son attention: «Allons, voilà qui est bien; vous m'impatientez, laissez-nous. Si quelqu'un vient, on dira que je n'y suis pas.—Madame, mais vous avez donné parole à votre couturière…—Bon Dieu! Mademoiselle, que vous êtes bête! Quand je vous dis quelqu'un, est-ce que je vous parle de cette femme? Est-ce que c'est quelqu'un, cette couturière? Vous la ferez attendre.—Madame, et si elle n'a pas le temps?—Je vous dis que vous la ferez attendre; elle est faite pour ça, et vous pour vous taire. Allez, partez.»
J'étois d'abord resté muet de surprise; mais enfin je ne pus retenir un grand éclat de rire. «Dis-moi, belle enfant, depuis quand fais-tu la princesse?—Il est bon, me répondit-elle, de garder avec ces gens-là, et devant eux, son quant à soi . Ainsi, ne te fâche pas du ton que…—Comment! Justine me tutoie?—Pourquoi non? puisque tu plais à M me de Montdésir, et puisque tu l'aimes.—Fort bien, ma petite! en vérité, voilà ce que je me suis dit à moi-même, il n'y a pas une demi-heure, en lisant ta familière épître. Cependant, permets une observation: ne m'aimois-tu pas autrefois?—Autrefois? fi donc! je t'aimois, oui, autant que peut aimer une malheureuse femme de chambre.—Et maintenant?—Maintenant je n'ai pas moins de tendresse, et cette tendresse est plus honnête, plus distinguée: car enfin je suis établie, j'ai un état .—En effet, Madame, je vous en fais mon compliment, tout ici respire l'opulence… Conte-moi donc comment tu as fait cette brillante fortune.—Volontiers, mais j'ai auparavant beaucoup de choses plus intéressantes à te dire.»
Je laissai parler Justine, qui s'expliqua merveilleusement bien. Il me parut que cette petite avoit encore prodigieusement acquis depuis trois mois, et je m'étonnai moins de la méprise qui la veille avoit abusé mes sens. Au reste, je n'oserois point assurer qu'il n'y avoit pas là quelque nouveau prestige: un joli déshabillé agit souvent plus puissamment qu'on ne pense; et quiconque ne l'a pas éprouvé ne peut imaginer combien, aux attraits déjà connus d'une jeune personne qui fut longtemps trop négligée dans sa parure, une parure plus élégante ajoute d'attraits nouveaux. Je dirai même ce que peut-être bien des hommes ne savent pas, mais ce qu'à coup sûr aucune femme n'ignore, c'est que mainte fois telle coquette dédaignée ou trahie n'eut besoin, pour soumettre le rebelle et ramener l'inconstant, que d'ajouter à sa chevelure une fleur, une frange à sa ceinture, un falbala à sa jupe. Que voulez-vous? J'en suis fâché moi-même, mais l'amour s'amuse de toutes ces babioles; c'est un enfant auquel il faut des joujoux. Cependant j'espère que vous m'entendrez, j'espère que vous comprendrez de quel amour je vous parle, quand je vous parle de Justine.
Ne croyez pourtant pas que j'oubliai totalement M. de Valbrun. Il est vrai que je me rappelai son souvenir et ma parole assez tard pour que M me de Montdésir ne pût ni s'en étonner ni s'en plaindre; mais ce fut uniquement la faute de ma mémoire, et point du tout celle de ma volonté, car en vérité je vous le dirois tout de même.
Le moment de la confiance et du repos étant arrivé, je priai M me de Montdésir de m'apprendre quelle espèce d'intérêt le vicomte prenoit à son sort; elle m'en fit sans balancer la confidence entière: M. de Valbrun, bientôt dégoûté de sa petite maison, mais chaque jour plus attaché à sa maîtresse, avoit mis Justine dans ses meubles. Il lui donnoit vingt-cinq louis par mois, sans les loyers, qu'il payoit, sans les cadeaux fréquens, sans quelques menues dépenses de maison; et voilà ce que M me de Montdésir appeloit avoir un état . Dès que je sus qu'elle étoit, dans toute la force du terme, une fille entretenue , je la priai très sérieusement de me considérer comme une passade [3] , et je tirai de ma poche quelques louis que je la forçai d'accepter. Or, je ne puis, à cette occasion, m'empêcher de soumettre au lecteur une observation peut-être utile à l'histoire de nos mœurs. Lorsque autrefois Justine, femme de chambre de la marquise et renfermée dans l'obscurité de sa servile condition, se donnoit généreusement, dans ses momens de loisir, à quiconque la trouvoit gentille, je ne me faisois aucun scrupule de l'aimer pour rien; je regardois même comme un pur effet de ma libéralité les petits présens dont parfois je récompensois son ardeur complaisante. Maintenant que, stipendiaire du vicomte, M me de Montdésir trafiquoit de ses appas, je n'aurois pas cru pouvoir les fatiguer gratis à mon profit sans blesser la délicatesse. Tous ceux de nos jeunes gens de qualité qui ont quelques principes se conduisent et raisonnent de même; aussi, pour une jolie fille que ses attraits doivent mener à la fortune, le plus difficile n'est pas de trouver cinquante merveilleux qu'elle puisse intimement persuader de son mérite, mais un honnête homme qui, le premier, s'avise d'y mettre un prix.
[3] Passade. Demandez aux plus jolies nymphes de notre Opéra, elles vous diront que c'est le mot technique.
Quoi qu'il en soit, je payai M me de Montdésir, et j'osai lui demander à déjeuner. Il nous fut apporté par l'effronté laquais. Le drôle étoit d'une jolie figure, et je m'aperçus d'abord que sa maîtresse n'avoit pas pour lui le ton revêche, les airs impertinens dont elle accabloit la pauvre chambrière. Madame de Montdésir, je vous observe, et vous n'y faites pas assez d'attention, et vous négligez de garder avec cet heureux serviteur le fameux quant-à-soi dont vous m'avez parlé! Madame de Montdésir, ou je me trompe fort, ou dans vos grandeurs présentes vous conservez les premiers goûts si désintéressés de votre condition première! Justine, ce petit monsieur-là me rappelle La Jeunesse … Ah! Vicomte, cher Vicomte, prenez garde à vous, ceci vous regarde, et désormais vous regardera seul: car, à compter de ce moment, je promets bien qu'il n'y aura plus rien de commun entre votre maîtresse et moi… Mais ne pensons plus à M me de Montdésir; il me semble que j'entends M me de B…
M me de B… n'arriva pas du côté par où j'étois entré. Je la vis tout à coup paroître au fond de la dernière chambre occupée par M me de Montdésir; je courus me jeter à ses genoux que j'embrassai. La marquise se pencha sur moi, et me donna un baiser; puis, voyant que je me relevois promptement pour le lui rendre, elle recula deux pas et ne me présenta que sa main, encore ce fut d'un air plus poli qu'empressé, de cet air qui, loin de solliciter une caresse, semble commander un hommage. Mais moi, moi charmé de tenir encore une fois dans les miennes cette main depuis si longtemps chérie, je sentis, en lui donnant plusieurs baisers bien vifs, que, toujours digne de l'amour, elle étoit trop jolie pour le respect et pour l'amitié. M me de Montdésir vint faire sa révérence à M me de B…; celle-ci la reçut comme autrefois elle recevoit Justine. «Petite, lui dit-elle, je suis contente du zèle et de l'intelligence que vous avez mis dans la prompte exécution de mes ordres; vous me connoissez, je ne serai point ingrate. Allez, fermez cette porte en sortant, et que personne ne puisse pénétrer jusqu'ici.»
Dès que Justine eut obéi, je tâchai d'exprimer à M me de B… tout l'excès de ma reconnoissance et de ma joie. «Chevalier, répondit la marquise en retirant sa main qu'apparemment je serrois trop fort, vous ne m'entendrez point, jouant ici la délicatesse, affecter de nier ce que mille gens ne tarderoient pas à savoir et viendroient vous certifier: c'est par moi que les portes de la Bastille se sont ouvertes pour vous. Peut-être la petite de Montdésir vous a déjà dit à quel point quatre mois d'assiduités à la cour y ont accru le crédit dont je jouissois, et je vous assure, mon ami, que la considération de vos malheurs qu'il falloit finir ne fut pas la moindre de celles qui m'animèrent et me soutinrent dans la poursuite de mes projets ambitieux. Je suis maintenant au plus haut degré de faveur que puisse atteindre la fortune d'un courtisan; et, si votre liberté, d'abord presque tous les jours inutilement sollicitée, mais enfin obtenue malgré mille obstacles et mille ennemis, n'a pas, aussitôt que je l'aurois voulu, signalé toute l'étendue de mon pouvoir, du moins je puis me glorifier de ce qu'elle en est la preuve la moins équivoque, et je ne crains pas de vous avouer que je vois en elle mon plus doux succès. Ne croyez pas cependant que votre meilleure amie compte borner là ses bons offices. Je sais que, pour vous, la liberté n'est pas le premier des biens; je sais que Faublas, quoique sans cesse caressé de plusieurs amantes, ne peut vivre heureux s'il languit séparé de celle qu'il a toujours préférée. Je prétends la lui rendre, je prétends découvrir la retraite de Duportail, fût-elle au bout de l'univers.—O ma bienfaitrice, m'écriai-je, ô ma généreuse amie!» La marquise retira sa main que je voulois reprendre, et continua: «Et, quand j'aurai pu réunir les deux charmans époux, j'oserai tenter pour leur félicité commune quelque chose de plus hardi. Je tâcherai, si Faublas récompense mes soins de sa confiance et s'il me permet d'aider sa jeunesse de mes conseils, je tâcherai de le prémunir contre les séductions de mon sexe et les égaremens du sien; je tâcherai de lui faire sentir qu'un jeune homme autant que lui favorisé par l'hymen doit trouver son bonheur dans sa félicité. Gardez-vous d'imaginer que je m'aveugle sur les difficultés de cette entreprise. Non, je n'ignore pas que les plus grandes me viendront de vous. Je la connois, votre impatiente vivacité, qui rarement vous laisse le temps de résister aux occasions périlleuses; je la connois, votre imagination bouillante, qui trop souvent vous force à les aller chercher: voilà, Faublas, les ennemis que je crains; voilà ce qui m'effraye plus que les tendres emportemens de votre étourdie comtesse, plus que les adroites instigations de la baronne, son intrigante amie.» J'interrompis M me de B… «Quoi! vous connoissez ces dames?… Mais comment savez-vous…?—M. de Valbrun, me répondit-elle, a peu de secrets pour M me de Montdésir, qui depuis trois mois n'en a plus pour moi.»
L'air dont M me de B… me regardoit en appuyant avec une affectation marquée sur ces mots équivoques: qui depuis trois mois n'en a plus pour moi , ne me permit pas de douter du véritable sens qu'elle vouloit leur donner. Je ne pus m'empêcher de rougir; la marquise vit mon trouble et me dit:
«Laissons Justine, tout à l'heure nous parlerons d'elle; auparavant il est bon que je vous éclaire sur le caractère de M me de Fonrose, et je ne serai pas fâchée que vous sachiez si je connois M me de Lignolle.
«La petite comtesse, vaine de ses appas, qu'elle croit incomparables, de son esprit, qu'on lui dit être original, de sa naissance, dont elle ne sait pas qu'on suspecte la légitimité; fière aussi des richesses qu'elle attend et du rang qu'elle espère, forte du hasard qui lui a donné la plus foible des tantes et le plus imbécile des maris, la petite comtesse imagine qu'on ne lui doit qu'hommages, adorations et respects. Étourdie, impérieuse, obstinée, fantasque et jalouse, elle a tous les défauts d'un enfant gâté. Toujours elle se montrera moins sensible au plaisir de plaire qu'au bonheur de commander; on la trouvera la plus exigeante des maîtresses, comme on la voit la plus impertinente des femmes; elle fera bientôt de son amant son premier valet, comme elle a déjà fait de son mari son dernier esclave. Je vous la garantis également incapable de dissimuler ses extravagantes opinions et de réprimer ses passions désordonnées; ainsi vous l'entendrez sans cesse essayant de justifier par la sottise qu'elle dira la sottise qu'elle aura faite; et j'ose vous prédire qu'avec l'inépuisable fonds d'amour-propre dont on la connoît pourvue, elle s'efforceroit inutilement de corriger en elle les vices réunis de la nature et de l'éducation.
«Quant à la baronne, sa réputation est faite, personne ne l'estime, parce que tout le monde la connoît. Le scandale de ses débuts a fait mourir de chagrin M. de Fonrose, un très galant homme, seulement coupable d'avoir voulu, dans un rang élevé, donner à sa trop noble femme le goût des bourgeoises vertus. Aussi madame , dans ses gaietés, appeloit-elle monsieur le Philosophe de la rue Saint-Denis . A l'époque de la mort de son mari, M me de Fonrose, entièrement libre, s'est hâtée de justifier les brillantes espérances qu'elle avoit données. Nous l'avons vue s'élever au-dessus de toutes les bienséances, éternelles ennemies de son sexe; et, dans toutes les rencontres, elle a stoïquement soutenu son grand caractère. En moins de dix ans le nombre de ses conquêtes s'est tellement multiplié que, craignant enfin d'en oublier quelqu'une, elle vient tout récemment de prendre le très sage parti d'en dresser elle-même l'honorable liste. Dans cet interminable vocabulaire, le nom de monsieur votre père se trouve peut-être le millième, et sera probablement suivi de mille autres noms, sans compter le vôtre. Ce qui rend plus étonnant encore l'invincible courage de cette femme capable de supporter l'affluence perpétuelle de tant de gens, c'est qu'elle accueille tout le monde et ne renvoie jamais personne. Jamais le nouvel arrivant ne fait, chez cette Messaline, aucun tort au premier venu. Elle en gardera trente à la fois, si trente le veulent bien. Celui que cet arrangement n'accommode pas se retire sans esclandre; si l'on s'aperçoit du vide qu'il laisse, on le remplit, mais, dans tous les cas, le déserteur revient-il après six mois d'absence, il est toujours sûr d'être bien reçu. Au reste, ne croyez pas que ces menus détails puissent seuls remplir une tête aussi vaste que celle de la baronne! il faut encore à cet intrigant génie des occupations au dehors; désolée des momens de loisir que ses amours lui laissent, elle ne s'en console qu'en favorisant les amours d'autrui. Allez chez elle un jour qu'elle reçoit, vous la verrez environnée de jolis garçons qu'elle forme et de jeunes femmes qu'elle produit.
«Telles sont les ennemies que je me propose de combattre avec vous; cependant je crois devoir pendant quelque temps leur laisser le plaisir de votre défaite. Grossissez incessamment l'immense liste des heureux que M me de Fonrose a faits; cette femme trop occupée ne pourra retenir plus d'un jour un jeune homme que je connois sensible, et que je crois délicat. Quant à M me de Lignolle, je permets qu'elle vous arrête quelques semaines. Puisque absolument il vous faut un objet de distraction, je préfère à toute autre une enfant capricieuse et légère, qui ne vous inspirera qu'une fantaisie passagère comme la sienne. Soyez donc, en vos jours de désœuvrement, la poupée dont elle raffole; mais songez qu'il faudra, dès que je pourrai vous ramener Sophie, rompre sans retour avec la comtesse.»
J'en pris l'engagement avec la marquise, je la remerciai vivement de l'intérêt qu'elle me témoignoit, je lui promis de n'aimer que ma femme aussitôt que ma femme me seroit rendue. Cependant je n'avois pas entendu sans chagrin M me de B… réclamer ma fidélité pour Sophie, et je me hâte, afin que personne ne soit tenté d'improuver le vif déplaisir qu'involontairement je ressentois, je me hâte d'avertir tout le monde que la marquise étoit alors, plus que jamais, brillante des agrémens de sa jeunesse et de l'éclat de sa beauté. Je trouvois sa peau d'une blancheur plus éblouissante, les roses de son teint me paroissoient avoir plus de fraîcheur, ma mémoire me retraçoit d'autres appas que mon imagination me montroit encore perfectionnés; mais aussi je me sentois forcé de reconnoître quelque chose de plus décent, de plus assuré dans son maintien toujours enchanteur, et, dans toute sa personne, comme autrefois remplie de grâces, je ne sais quel air de dignité qui n'appartient point aux amours: j'étois désespéré! Vingt fois je voulus lui rappeler le souvenir qui m'agitoit, le douloureux souvenir de mon bonheur passé; vingt fois elle m'imposa silence par un geste et par un regard, qui sembloient me dire: «Plaignez mon malheur, et respectez votre amie.»
Il fallut me résoudre à la respecter, il fallut me résoudre à l'écouter quelque temps encore sans l'interrompre. Elle me détailla la foule des moyens qui maintenant étoient en son pouvoir et dont elle comptoit user pour chercher M me de Faublas; et, quand elle me vit bien persuadé que personne au monde ne pouvoit retrouver Sophie si M me de B… ne le pouvoit pas, elle me parla de Justine. «Cette petite, me dit-elle, m'a promis de n'apporter aucun obstacle au projet que j'ai formé de vous rendre sage; mais je la soupçonne peu capable de garder constamment une résolution désespérée; ainsi je vous prie de vouloir bien ne pas mettre son courage à de rudes épreuves. Vous ne pouvez honnêtement, ajouta-t-elle d'un ton plus sérieux, lui continuer la longue affection que vous avez eue pour elle. Une intrigue de cette nature ne vous convient sous aucun rapport: mon ami, vous n'êtes ni assez fou pour avoir l'intention d'enrichir M me de Montdésir, ni assez lâche pour songer à l'aimer gratuitement. Il paroît qu'on est généralement d'accord sur ce point qu'il faut un peu moins mépriser le riche libertin qui va sans cesse marchandant des filles que le freluquet obscur qui fait métier de leur plaire; mais on ne sait pas bien encore s'il est plus ridicule de payer fort cher leurs faveurs, dont on se soucie fort peu, qu'il ne semble honteux de les obtenir par des bassesses quand on n'a pas d'or pour les acheter. Ce qu'il y a de mieux prouvé, c'est que quiconque eut une fois le malheur de trouver quelque plaisir dans la société de ces sortes de femmes doit bientôt, s'il n'y prend garde, y perdre, avec sa fortune ou sa santé, l'estime des honnêtes gens et sa propre estime.»
Pour justifier celle de la marquise, je ne lui dissimulai point que ce matin, et tout à l'heure, M me de Montdésir violoit avec moi sa téméraire promesse, et même je lui contai naïvement quelle douce méprise, pour me donner la veille un des plus fortunés instans de ma vie, avoit dans mes bras embelli Justine de tous les attraits de M me de B… Je vis la marquise plusieurs fois rougir, et plusieurs fois je l'entendis soupirer de mon erreur, sans doute inexcusable. Enhardi par son trouble, j'osai risquer, avec une légère caresse, une insidieuse question: «Et vous, ma chère maman, ne songez-vous donc jamais à moi? jamais un tendre souvenir…» M me de B…, déjà remise, m'interrompit: «Devez-vous demander si je songe à vous? Tout ce que je vous dis ne prouve-t-il pas que votre amie, sans cesse occupée de vos intérêts les plus chers…—Il est donc vrai que vous êtes mon amie?… Hélas! vous n'êtes plus que mon amie!—Faublas, vous devriez m'en féliciter.— Ma chère maman , je ne puis que m'en plaindre.—Mon ami, c'est Madame qu'il faut dire.—Madame, à vous? jamais je ne m'y accoutumerai.—Il le faut cependant, Faublas.—Ma… Madame, on m'appelle Florville.—Tant mieux, je suis sensible à votre déférence.—Ma chère maman, que de bonheur!…—Mon ami, c'est Madame qu'il faut dire.—Que de bonheur ce nom me rappelle!—Laissons cela.—Qu'avec plaisir je me souviens de l'aimable vicomte qui le portoit!—Parlons d'autre chose, mon ami.—Que ne suis-je encore M lle Duportail!—Chevalier, changeons de conversation.—Que n'allons-nous encore ensemble à Saint-Cloud!
—Bon Dieu! déjà midi! s'écria-t-elle en regardant sa montre; Florville, je veux pourtant, avant de vous quitter, vous donner une commission.» Elle tira de son portefeuille un papier qu'elle me remit. «J'ai moi-même sollicité cette lettre du ministre, qui rappelle en France mon plus mortel ennemi. Faites-moi le plaisir de l'adresser au comte de Rosambert, à Bruxelles, où il est maintenant. Annoncez-lui qu'il peut, sous son nom, reparoître dans la capitale, et même à la cour. Je vous permets de lui apprendre que celle qu'il outragea pouvoit d'un mot le priver à jamais de ses biens, de ses emplois, de sa patrie, et vient d'obtenir son retour. Qu'il ne croie pas cependant que je renonce à ma vengeance; mais qu'il sache que je la veux digne de moi. Un lâche châtiment ne sera point le prix d'une lâche injure. Punir avec noblesse un homme indigne de sa naissance, qui ne craignit pas de m'insulter bassement, c'est punir deux fois. Adieu, mon ami.—Adieu, Madame… Serai-je longtemps privé du bonheur de vous revoir?—Non, Florville, je compte revenir ici quelquefois.—Dites souvent.—Souvent, si je puis.—Et bientôt?—Le plus tôt possible,… dans quelques jours… Vous serez averti par Justine. Adieu, mon ami.»
Quand M me de B… fut partie, j'appelai M me de Montdésir. «Dis-moi donc où communique cette porte par laquelle j'ai vu la marquise entrer et sortir?—Chez le bijoutier voisin, que madame a généreusement payé pour cela, me répondit-elle. C'est ici de même qu'au boudoir de la marchande de modes.—Oh! non, Justine, ce n'est pas de même, il s'en faut bien.—Quoi donc! notre maîtresse a-t-elle été cruelle?—Oui, mon enfant.—Peut-être parce que vous êtes marié.—Crois-tu?—Dame! je sens qu'à sa place cela me feroit une peine terrible, je serois d'abord comme un petit démon; mais nous autres femmes, nous ne savons pas garder rancune, je finirois par m'apaiser.—Tu penses donc que la marquise…—S'apaisera! Oui, soyez tranquille; et puis, ajouta-t-elle d'un ton caressant, je sais bien qu'il te reste des consolations.»
M me de Montdésir me paroissoit en effet très disposée à m'en offrir, mais j'eus le courage d'emporter mon chagrin.
Jasmin attendoit impatiemment mon retour. Il me dit que M me de Fonrose venoit d'envoyer quelqu'un pour me prier de passer chez elle. Je commençai par écrire au comte de Rosambert une courte lettre, que je fis porter à la poste, et puis je me rendis chez la baronne.
Quand on lui annonça le chevalier de Florville, M me de Fonrose fit un cri de joie. Elle me conduisit à son cabinet de toilette, m'y plaça devant un miroir, et sonna l'une de ses femmes, qui, moins jolie, mais non moins adroite que Justine, en un instant me fit, avec des rubans et des fleurs, la plus élégante coiffure dont une jeune personne ait jamais pu s'enorgueillir. Ensuite je me vis paré d'une robe de pékin lilas, on me passa le plus décemment possible un jupon pareil, et, pour compléter la métamorphose, mon pied fut enfermé dans un petit soulier du Cadran bleu . M me de Fonrose alors renvoya sa femme de chambre; puis, en me donnant plusieurs baisers, elle voulut bien me dire qu'il y avoit peu de femmes aussi aimables que moi. J'allois imprudemment lui rendre et ses propos flatteurs et ses tendres caresses, quand un secourable laquais s'avisa de crier de la porte: «Monsieur de Belcour.»
La baronne, craignant que mon père ne pénétrât jusqu'au cabinet de toilette, courut le recevoir, et le joignit dans la pièce voisine. «Je viens, lui dit le baron, vous faire des excuses avec des reproches, et vous exprimer mes regrets. Hier, il a fallu nous quitter un peu brusquement. J'en ai beaucoup souffert, et la faute en est tout à fait à vous, Baronne. Vous m'avez amené la plus folle petite personne…—Dites une femme charmante, Monsieur, pleine d'attraits, de vivacité, de gentillesse, d'esprit…—Cela peut être, Madame; mais…—Point de mais», interrompit-elle. Cependant il continua: «Je vous avoue que je ne vois pas sans chagrin mon fils embarqué dans une intrigue nouvelle. Il me seroit trop cruel de penser que sa femme sera toujours absente…—Eh! bon Dieu! tranquillisez-vous, Baron; quand elle reviendra, nous lui rendrons son mari.—Trop tard peut-être, il la chérira moins; et sa Sophie, en vérité, mérite d'être heureuse.—Vous voilà! je vous admire! à vous entendre, on croiroit qu'une femme ne peut trouver son bonheur que dans les perpétuelles adorations de son mari; et vous avez apporté du fond de votre province cette idée de l'autre siècle que tout bon époux doit bourgeoisement assommer sa femme d'un éternel amour. Eh mais! Monsieur, d'où venez-vous? Comment! ignorez-vous encore que maintenant un honnête homme ne se marie qu'afin de se donner une maison, un état, un héritier?—Et c'est pour cela, Madame, que les honnêtes gens dont vous parlez n'ont, après quelques années de mariage, ni état, ni maison, ni enfans qui leur appartiennent.—Vous êtes, répliqua la baronne en riant, l'homme du monde le plus amusant, quand vous en voulez prendre la peine. Qu'on mette les chevaux, dit-elle à un domestique.—Vous ne dînez pas chez vous? s'écria mon père.—Non, vraiment.—Moi qui comptois passer la soirée avec vous!—J'en suis tout à fait désolée, lui répondit-elle d'un ton caressant, mais c'est une chose impossible.—Madame, peut-on, sans indiscrétion, demander où vous dînez?—Chez la petite comtesse.—Y allez-vous seule?—Non.—Avec mon fils, peut-être?—Avec le chevalier? point du tout.—Vous riez, Baronne.—Je vous donne ma parole d'honneur que ce n'est pas monsieur votre fils qui m'accompagne chez la comtesse.—Eh! qui donc?—Une jeune personne dont je ne crois pas que vous ayez entendu parler.—Vous l'appelez?—M lle de Brumont.—De Brumont? non, je ne la connois pas. Vient-elle vous chercher, ou l'allez-vous prendre?—Mais… je ne sais, j'attends.—Restez-vous tard chez M me de Lignolle?—Je comptois rentrer de bonne heure pour souper avec vous.—Vous aviez là, Baronne, une excellente idée.—Et je ferois défendre ma porte, continua-t-elle, si vous ne craigniez pas trop l'ennui du tête-à-tête.—Je crains seulement que le tête-à-tête ne soit trop court», répondit-il en lui baisant la main.
Un domestique vint dire que les chevaux étoient mis. M lle de Brumont, pressée de revoir sa maîtresse, trouvoit que le baron causoit trop longtemps avec la sienne. Oui, ma Sophie, c'est à toi que j'en demande pardon, Faublas rêvoit au moyen d'éconduire promptement son père.
Agathe, cette alerte femme de chambre qui m'avoit coiffé, voulut bien recevoir un louis d'or et prendre pitié de ma peine. Elle me conduisit, par un petit escalier, dans la cour, où je trouvai le carrosse de la baronne; puis elle se chargea d'aller dire à sa maîtresse que M lle de Brumont venoit d'arriver, mais qu'ayant su que M me de Fonrose avoit du monde, et ne voulant voir personne, elle attendoit la baronne dans sa voiture.
Ma commission fut exactement faite; bientôt je vis descendre M me de Fonrose: mon père lui donnoit la main. Il jeta dans la voiture un regard curieux, mais j'eus l'impolitesse de me cacher la figure avec mon éventail.
Nous partîmes. La baronne, qui rioit, me félicita du succès de ma ruse. Elle prit ma main, la serra doucement, m'honora de plusieurs regards bien tendres, et plus d'une fois me répéta que mon père pouvoit passer pour un très aimable homme, mais que j'étois bien la plus charmante femme qu'elle eût jamais vue.
Cependant nous avancions, la conversation changea d'objet. M me de Fonrose daigna m'avertir que la comtesse, sans doute encore très irritée, pourroit d'abord me recevoir assez mal; mais elle ajouta que j'apaiserois cette femme comme on les apaisoit toutes, avec des sermens, des louanges et des caresses.
Monsieur étoit avec madame, quand on nous annonça chez la comtesse. «Oui, ma foi! dit le comte, c'est elle!» M me de Lignolle, emportée par un premier mouvement, se leva d'abord et me tendit les bras; mais tout d'un coup, agitée d'un sentiment contraire, elle se rejeta dans son fauteuil en criant: «Je ne veux pas la voir.» J'allois partir, M me de Fonrose me prévint: «Cependant je vous la ramène bien repentante et bien désolée; je vous assure qu'elle brûle de mériter sa grâce.—Sa grâce, après tant d'ingratitude!—Il est vrai, dit M. de Lignolle, que mademoiselle s'est permis, à notre égard, un étrange procédé. Ne rester ici que deux ou trois jours, et nous planter là sans rien dire! il falloit au moins qu'elle avertît madame quelques jours d'avance.—Qu'elle m'avertît! s'écria la comtesse. Il eût été fort bon qu'elle m'avertît! Monsieur, vous ne savez ce que vous dites; on ne doit pas m'avertir, car on ne doit pas me quitter.—Ah! pourtant, il faut convenir que mademoiselle étoit libre; elle avoit le droit de vous demander son congé, comme vous aviez le droit de la renvoyer. Mais dans ce cas-là, je le répète, on s'avertit mutuellement quelques jours d'avance.—Monsieur, voulez-vous bien me faire grâce de vos réflexions? Dans un autre moment, elles m'amuseroient peut-être, je vous avoue que maintenant elles me fatiguent.» Le comte se tut; je pris la parole: «Madame, je conviens que j'ai quelques torts envers vous; mais les apparences me montrent plus coupable que je ne le suis en effet.—Comment! vous ne m'avez peut-être pas fait une infidélité?—Et une infidélité de quatre mois! interrompit le comte. Quatre mois sans nous donner seulement de vos nouvelles!—Mademoiselle, madame a raison, cela n'est pas bien.—Il faut aussi plaider un peu pour elle, dit M me de Fonrose; je sais de bonne part que cette absence de quatre mois lui a paru fort longue, et que, si l'on avoit voulu lui laisser la liberté de vous venir voir, elle en auroit de bon cœur profité.—Baronne, vous voudriez en vain l'excuser, vous n'ignorez pas qu'elle m'a trahie!—Vraiment, sans doute, reprit M. de Lignolle, c'est une espèce de trahison.—Elle m'a sacrifiée!—Oui, continua l'époux approbateur, elle nous a véritablement sacrifiés, si elle a été s'établir ailleurs.—Justement, Monsieur, s'écria la comtesse, c'est ce qu'elle a fait.—Madame, je me reconnois coupable; mais…—Vous l'entendez, interrompit-elle, en joignant avec transport ses jolies petites mains, qu'elle leva d'abord vers le plafond [4] et dont elle se couvrit les yeux et le front. Vous l'entendez! elle a été s'établir ailleurs, elle-même en convient.—Madame, daignez m'écouter jusqu'à la fin, permettez…—Elle a été s'établir ailleurs! répéta douloureusement la comtesse, qui se mit à pleurer; elle a été s'établir ailleurs!—Chez une femme? demanda le comte.—Eh! sans doute, chez une femme, lui répondit M me de Lignolle avec beaucoup de vivacité. Vous faites des questions!…» Il m'adressa la parole: «Quelle est cette femme chez qui…?—Que vous importe ce qu'elle est? interrompit la comtesse. Qu'importe en quelle qualité? répliqua-t-elle encore.—Est-elle noble, cette femme-là? me demanda-t-il.—Oui! noble, s'écria-t-elle, comme mon palefrenier.—Et que fait-elle?—Ce qu'elle fait! ce qu'elle fait! dit la comtesse, dont la colère alloit toujours croissant à chaque interrogation de son curieux mari, elle fait des sottises et de mauvaises plaisanteries.—Et elle s'appelle?» M me de Lignolle s'écria: «Oh! je le sais comment elle s'appelle; mais je veux que vous le disiez, Mademoiselle.—Madame, dispensez-moi…—Mademoiselle, point de mauvaises excuses, je le veux.—Eh bien, elle s'appelle Montdésir!—Montdésir, j'en étois sûre; Montdésir!… Elle a pu me quitter pour une autre!… Elle a été s'établir chez une madame Montdésir!» Et la comtesse se remit à pleurer. «La voilà qui s'attendrit, me dit la baronne, elle va se calmer, elle va pardonner. Tombez à ses pieds, Mademoiselle, et demandez grâce.» Je me jetai à ses genoux que j'embrassai; et, pendant que M me de Fonrose lui adressoit tout bas quelques mots de consolation, le comte me faisoit, avec de doux reproches, une paternelle remontrance.
[4] Et non vers le ciel, comme ils le disent tous en pareil cas: il faut être exact.
«Vous êtes jeune, Mademoiselle de Brumont, vous avez pour vous toutes les grâces de l'esprit et de la figure; cependant vous ne parviendrez point à réparer l'injustice que la fortune vous a faite d'ailleurs, si vous êtes inconstante dans vos goûts, si vous ne voulez vous attacher à personne, si vous allez vous établissant partout, sans pouvoir vous fixer nulle part. Qui nous avez-vous préféré, je vous prie? Une roturière, une femme de rien, qui est philosophe, je le parierois. N'étiez-vous pas cent fois mieux ici? Je ne crois point avoir manqué d'égards pour une demoiselle que j'estimois vraiment beaucoup, et, quant à ma femme, elle vous aimoit au point d'en être folle. D'ailleurs, sans compter mille autres avantages, vous en aviez chez nous un très grand, qu'on rencontre rarement ailleurs: celui de deviner tous les jours des charades, et d'en faire vous-même tout à votre aise.»
Le chagrin de la comtesse ne put tenir contre les dernières réflexions de son mari. A peine M. de Lignolle finissoit de parler que madame tomba dans les convulsions d'un rire inextinguible. Tout à coup la sombre douleur fit place à la joie folle sur ce charmant visage où je vis les ris et les pleurs ensemble mêlés. Il m'étoit aisé de m'apercevoir que M me de Fonrose auroit, comme moi, donné de l'or pour qu'il lui fût permis de rire aussi haut que la comtesse; mais j'étois, comme elle, retenu par la crainte de donner d'étranges soupçons à ce mari qui nous regardoit, et qui devoit être également surpris du violent chagrin de sa femme et de son excessive gaieté. Le comte, en effet, remarqua ma contrainte, et voici comment il me rassura:
«Vous avez l'air stupéfaite, Mademoiselle; mais il ne faut pas que ceci vous étonne. Aucune affection de l'âme ne m'échappe , à moi: dans votre absence, la belle humeur de madame s'étoit visiblement altérée; j'ai découvert qu'il y avoit un moyen sûr de lui rendre sa gaieté, je lui ai parlé charade: aussitôt voilà madame riant comme une folle. J'ai répété plusieurs fois l'expérience, et toujours avec le même succès. Vous en êtes vous-même témoin, depuis un quart d'heure elle ne cesse! et tenez, voilà un redoublement.»
En effet, la comtesse recommença de plus belle, et M me de Fonrose ne se gêna plus; je fus comme elle entraîné, et M. de Lignolle lui-même ne put voir trois personnes s'égayer de si bon cœur, sans se mettre de la partie. Nos bruyans éclats de rire durent être entendus de tout le voisinage.
Cependant, quoique M lle de Brumont se pâmât de rire, le chevalier de Faublas ne perdoit pas la tête. D'une bouche avide il pressoit les lis d'un bras plus doux que l'ivoire, et d'une main caressante il serroit doucement les plus jolis genoux du monde. «Pardonnez-lui, dit à la comtesse M me de Fonrose, qui, ne s'ennuyant pas de me regarder, ne perdoit aucun détail de cette joyeuse pantomime.—Pardonnez-lui, répéta le mari confident, qui, non content de m'applaudir par des regards et par des signes, se baissa deux fois pour me glisser à l'oreille ces paroles tout à fait encourageantes: «Bon, bon! ne vous lassez pas, tenez ferme, elle est vaincue!—Pardonnez-moi, m'écriai-je à mon tour, d'une voix tendre et d'un ton suppliant; pardonnez-moi, car je me repens et je vous aime.—Et moi aussi, je vous aime, répondit-elle en m'embrassant, et je vous pardonne, ajouta-t-elle en m'embrassant encore, mais à condition que vous ne verrez plus cette madame de Montdésir.—Oh! non.—Et que vous n'irez jamais vous établir ailleurs que chez moi.—Jamais.—En ce cas, je vous pardonne, et je vous aime, et je vous embrasse; et, si vous me tenez parole, je vous aimerai et je vous embrasserai toute ma vie.—Eh bien, s'écria M. de Lignolle, charmé de la joie de sa femme, puisque madame vous aime, vous embrasse et vous pardonne, je veux aussi vous pardonner, vous aimer et vous embrasser.» Il m'honora de plusieurs baisers. «Et moi aussi, dit M me de Fonrose, je vous aime, je vous pardonne et je vous embrasse, car depuis un quart d'heure vous m'avez bien amusée.
—Qu'on dise pourtant que les charades ne sont bonnes à rien! reprit le comte d'un air de triomphe. Voyez comme elles nous ont tous mis de bonne humeur, comme la paix s'est faite aussitôt que…» La comtesse l'interrompit: «A propos de charade, Mademoiselle de Brumont, savez-vous bien que monsieur n'a pas encore pu deviner la nôtre?—Bon! c'est qu'elle n'est pas exacte, répondit-il.—Voilà une bonne raison! s'écria M me de Fonrose. Comment! Mademoiselle, votre charade n'est pas exacte?» Je lui répliquai en montrant la comtesse: «C'est madame qui l'a faite.—Oui, répondit celle-ci; mais c'est vous qui me l'avez fait faire.—N'importe, reprit la baronne, si elle n'est pas exacte, il faut la recommencer.» La comtesse repartit: «C'est notre intention, Madame.—Sans doute, dit M. de Lignolle, il faut la recommencer.—Cela vous fera donc plaisir? lui demanda sa femme.—Assurément, Madame, et beaucoup; je voudrois même pouvoir vous y aider; je voudrois pouvoir vous enseigner…—Je vous rends mille grâces, interrompit-elle; je ne veux plus désormais d'autre précepteur que M lle de Brumont. D'ailleurs, Monsieur, ce seroit peut-être bien inutilement que vous essayeriez de devenir le mien.—Sans doute! j'ai fait dans ma vie, tant en énigmes qu'en charades, plus de cinq cents poèmes: ce seroit un vrai travail pour moi de me remettre aux premiers élémens.—Cependant, Monsieur, lui dis-je, je prendrai la liberté de vous observer que madame la comtesse est jeune, curieuse et pressée d'apprendre.—Eh bien! Mademoiselle, vous n'avez pas besoin d'un second pour lui montrer tout ce qu'il lui importe de connoître; vous êtes, j'en suis sûr, très en état de donner d'excellens principes à votre écolière; et, par exemple, quand une fois vous l'aurez commencée, je m'engage volontiers à la finir.—Non pas, s'il vous plaît: je prétends n'en céder à personne la gloire et le plaisir.—Eh bien, comme vous voudrez; cela ne m'empêchera pas de m'intéresser vivement aux progrès de votre écolière.—Monsieur, ce que vous avez la bonté de me dire est très propre à m'encourager. Je donnerai de bonnes leçons à madame la comtesse, je vous le promets.—Donnez, Mademoiselle, donnez.—Je ferai plus d'une charade avec elle, je vous en réponds!—Faites, Mademoiselle, faites!—Ainsi, Monsieur, dit M me de Lignolle, je puis donc, sans risquer de vous déplaire, m'occuper de ce petit travail-là.—Eh! bon Dieu, Madame, toute la journée, si cela vous amuse.—Bon! reprit-elle, je suis contente. Je m'en faisois quelque scrupule, parce que je craignois de m'arroger un droit que je n'eusse pas; mais, à présent que vous m'en avez donné la permission, me voilà tout à fait à mon aise.—A la bonne heure; mais je vous engage à recommencer celle que vous avez seulement ébauchée ensemble: car sûrement je l'aurois devinée, si elle avoit été bien faite… Allons, Mademoiselle, point de paresse, point de mauvaise honte; recommencez cela, faites-le mieux.—J'y tâcherai, Monsieur.—De votre mieux et le plus tôt possible.—Ah! tout à l'heure, si madame le veut.—Non, interrompit la baronne, dînons, dînons, aussi bien vous aurez le temps. Je compte vous laisser passer ici la quinzaine.» Je crus avoir mal entendu. «Quoi! la quinzaine? lui dis-je.—Vraiment, répondit-elle. Le terme vous paroît court! je le conçois; mais je n'ai pu obtenir qu'il fût plus long.—Obtenir!…—J'ai tenté l'impossible, Mademoiselle: car je savois combien vous désiriez prolonger votre séjour chez la comtesse.—Certainement,… mais…—Mais vos parens sont demeurés inflexibles.—Vous dites, Madame, que mes parens…?—Ils ne vous ont accordé que quinze jours.—Vous dites que mes parens m'ont accordé…—Oui, seulement quinze jours. Rien n'a pu les déterminer à se priver, pour un temps plus long, du bonheur de vous posséder chez eux.—Quinze jours, Madame la baronne! Vous êtes sûre?…—Je suis sûre, Mademoiselle, qu'ils ne vous permettront pas de rester plus longtemps; arrangez-vous d'après cela, dans quinze jours je vous remmène, c'est une chose convenue.—Convenue!—Oui, Mademoiselle, décidée.—Décidée, Madame!—Irrévocablement décidée, Mademoiselle.—Ah! ah!—En attendant, je viendrai vous voir presque tous les jours, comme vous pensez bien.—Oui, Madame.—Et presque tous les jours aussi je les verrai, vos parens.—Oui, Madame.—Ainsi vous aurez perpétuellement de leurs nouvelles.—Oui, Madame.—Et ils recevront continuellement des vôtres.—Oui, Madame.—Tenez, ce soir je soupe avec l'un d'entre eux.—Je le sais; c'est même un de mes grands-parens, celui-là, je crois?—Justement, Mademoiselle, je lui parlerai de vous, de votre absence.—Ah! je vous en serai bien obligée.—Je ne doute pas que d'abord cette séparation de quinze jours ne l'effraye, comme les autres; mais je lui ferai entendre raison là-dessus.—Vous me rendrez un vrai service.—Je vous réponds qu'il ne sera pas fâché.—Madame, je m'en rapporte à vous.»
On conçoit que je demeurai très surpris de la manière artificieuse et hardie dont la baronne venoit de m'établir, pour ainsi dire malgré moi, chez la comtesse. Cependant je n'oserois pas dire que j'en fus bien fâché, car peu de gens me croiroient; mais du moins, ô ma Sophie! j'assurerai qu'à l'instant même je pris intérieurement la ferme résolution de conserver mes relations avec M me de B…, pour être, en cas de besoin, promptement informé de ses découvertes et pour me conduire en conséquence.
Le comte, qui n'avoit rien perdu de mon dialogue avec M me de Fonrose, demanda si mes parens demeuroient maintenant à Paris; la baronne répondit qu'ils y étoient incognito pour des raisons qu'elle savoit, mais qu'elle ne pouvoit dire.
Nous allons nous mettre à table: je fus placé entre le mari et la femme; de temps en temps, la comtesse passoit adroitement sous la nappe une main qui rencontroit toujours la mienne, et mon genou touchoit le sien. Aussi M. de Lignolle se fût-il étonné de nos fréquentes distractions, si M me de Fonrose, toujours attentive et toujours complaisante, n'eût vingt fois relevé la conversation prête à tomber, et vingt fois ne nous eût très habilement avertis de nos imprudences ou tirés de nos rêveries. Au dessert, cependant, il fallut payer de ma personne. La baronne, soit qu'elle voulût me distraire de l'objet dont elle me voyoit trop occupé, soit qu'elle prît quelque plaisir à me tourmenter un peu, la baronne s'avisa de me porter un coup plus difficile à parer que tous les autres. «A propos, dit-elle, vous savez sans doute la grande nouvelle? Le chevalier de Faublas est sorti de la Bastille.—Qui, le chevalier de Faublas? demanda le comte.—Ne vous rappelez-vous pas l'histoire de ce joli garçon qui, sous des habits de femme…—S'est introduit chez le marquis de B…?—Oui, oui.—Et l'on a remis en liberté ce mauvais sujet? Et ce petit garnement ne sera pas claquemuré pour le reste de sa vie?—Comte, vous êtes bien sévère. On dit que c'est un très aimable enfant.—Un fieffé libertin, qu'on auroit dû fouetter en place publique!» La baronne alors m'adressa la parole: «M lle de Brumont ne dit mot; est-elle de l'avis de monsieur?—Non, Madame, pas tout à fait, non… Ce chevalier de Faublas dont vous parlez, je le juge excusable; il est bien jeune encore: à moins qu'il n'ait commis de ces fautes…—Il a fait des horreurs, s'écria M. de Lignolle. Vous ne savez donc pas son histoire, Mademoiselle? Je vais vous la conter. D'abord, il a quitté les habits de son sexe, et, se donnant pour femme, il est entré dans le lit de la marquise de B…, presque sous les yeux de son mari. N'est-ce pas affreux?—Permettez que je vous arrête, Monsieur; ceci ne me paroît pas vraisemblable. Est-il possible qu'un homme ressemble à une femme si bien qu'on s'y méprenne?—Cela n'est pas ordinaire, mais cela s'est vu.—Si vous ne me l'assuriez, je ne le croirois pas, dit la comtesse.—Il faut le croire, répondit-il, car c'est un fait. Au reste, ce marquis de B… n'en est pas moins un imbécile avec ses connoissances physionomiques. C'est la science du cœur humain qu'il faut posséder.» Je l'interrompis: «Il me paroît que, si vous aviez été à la place du malheureux marquis, ce M. de Faublas ne vous eût pas fait sa dupe.—Oh! soyez-en sûre. Je n'ai peut-être pas plus d'esprit qu'un autre; mais je suis observateur, je connois le cœur de l'homme, et nulle affection de l'âme ne m'échappe .—Nous savons cela, dit la baronne; mais, pour revenir à notre mauvais sujet, je vais un peu vous étonner en vous apprenant qu'il a l'obligation de sa liberté à la marquise.—A M me de B…? s'écria le comte.—A M me de B…! s'écria la comtesse avec beaucoup de vivacité.—A M me de B…! m'écriai-je moi-même, en jouant l'étonnement.—A M me de B…, répéta froidement la baronne. Tout le monde l'assure.» La comtesse se leva brusquement et m'adressa la parole: «Quoi! c'est la marquise?…»
Elle parloit si haut et si vite, elle paroissoit tellement surprise, inquiète et fâchée, que, tremblant de l'entendre me faire ou quelque imprudent reproche ou quelque dangereuse question, je me hâtai de l'interrompre: «Adressez-vous à madame la baronne. Qu'allez-vous me demander, à moi qui ne sais pas un mot de toute cette fable?» M. de Lignolle daigna me seconder. «Une fable, comme dit fort bien mademoiselle. En effet, comment imaginer que la marquise ait osé…—Il n'y a rien que de vrai dans ce que j'avance, reprit la baronne. Qu'une fille toute neuve, une vierge pure, sans malice, sans passions et sans reproche, trouve fort scandaleux l'événement que j'annonce, et que, dans l'innocence de son cœur, elle refuse d'y croire, cela me paroît fort naturel. Je ne puis même, en passant, m'empêcher de blâmer la comtesse, qui a déjà quelque usage du monde, d'avoir été tout à l'heure tentée de questionner, sur certaine matière, une personne aussi inexpérimentée que l'est sa demoiselle de compagnie. Mais que M. de Lignolle, homme d'esprit, homme de tête, M. de Lignolle, qui a l'expérience du monde, de la cour, et des femmes surtout, que M. de Lignolle, observateur profond, excellent juge, M. de Lignolle, enfin, appelle fable un fait peu commun sans doute, mais qui n'est pas sans exemple et paroîtra même vraisemblable à quiconque connoît les mœurs de ce siècle de corruption, voilà ce que je ne conçois pas.—Encore, répondit le comte, faudroit-il que j'eusse particulièrement étudié le caractère de M me de B… Je ne la connois que pour avoir entendu quelquefois parler d'elle.—Et moi, malheureusement, pour l'avoir souvent rencontrée dans mon chemin. Je pourrois lui contester les dons naturels et les dons acquis; mais la plupart des jeunes gens de la cour disent qu'elle est belle, et ils le savent bien; mais les vieux courtisans assurent qu'elle est plus qu'eux tous adroite, insinuante, artificieuse et dissimulée: il faut les croire. Ceux-ci lui accordent beaucoup d'esprit, ceux-là lui reconnoissent de grands talens; tous généralement conviennent qu'elle est née pour l'intrigue. Les uns s'étonnent que l'ambition puisse régner avec tant d'empire dans un cœur qu'ils croient fait pour des passions plus douces; les autres, la voyant sans cesse occupée de plus grands intérêts, ne conçoivent pas par quel miracle il lui reste un moment pour l'amour. Ce que chacun ne peut se lasser d'admirer en elle, c'est un continuel mélange de l'audace qui distingue les forts, et de l'astuce qui semble n'appartenir qu'aux foibles. Quelquefois elle étonne ses ennemis et ses rivales par les coups hardis qu'elle frappe; souvent elle les fatigue de sa tranquille patience et de sa persévérance éternelle. Tantôt c'est le tigre irrité qui s'élance sur le chasseur et le terrasse, et tantôt le chat sournois qu'on voit des heures entières tapi près de la retraite de la proie qu'il attend. Tenez, je ne veux pour preuve de sa rare capacité que la manière dont elle s'est relevée plus puissante après sa terrible chute. Quand son affaire avec le chevalier de Faublas fit tant de bruit, nous la crûmes perdue, elle seule eut le courage de ne pas désespérer de sa fortune. Vous dire comment elle persuada à son mari coiffé, battu et mécontent, qu'il n'étoit pas un sot, je ne le saurois: ce qu'il y a de certain, c'est qu'aujourd'hui nous voyons qu'ils vivent très bien ensemble. Au reste, c'est là le moindre des succès qu'elle s'étoit promis: dès qu'elle eut enchanté le bon époux, elle songea à délivrer l'ami charmant. Pour cela, que fait-elle? M. de ***, qui avoit beaucoup de partisans parce qu'il jouissoit d'un léger mérite et d'une fortune considérable, M. de ***, depuis longtemps, étoit vainement amoureux d'elle, et vainement visoit au ministère. La marquise entre dans le parti nombreux qui le porte aux premières places; après quatre mois d'efforts elle culbute le ministre, effraye un des concurrens, trompe l'autre, et l'heureux compétiteur qu'elle sert se voit enfin nanti du fameux portefeuille. Alors sa bienfaitrice ne dédaigne pas de devenir son amante… Vous paraissez étonnée, Mademoiselle de Brumont?… Hélas! oui, la belle victime s'est immolée… Elle a généreusement consommé le grand sacrifice. Ainsi M me de B… retrouve son premier crédit, qu'elle augmente encore. Ainsi le chevalier de Faublas est rendu à la société, pour y faire, si nous n'y prenons garde, quelque nouvelle incartade.»
Enfin, M me de Fonrose se tut, et, puisqu'elle ne vouloit que m'embarrasser, elle eut lieu de s'applaudir de la nouvelle fatale; fatale! car je m'en affligeai beaucoup. En ne m'examinant qu'un peu, je ne trouvois guère probable que l'adorateur de Sophie et l'amant de la comtesse fût encore amoureux de M me de B…; cependant j'entendois s'élever du fond de mon cœur une voix secrète qui me crioit que la marquise auroit dû me laisser en prison. Oui, dans mon déplaisir extrême, j'osois accuser mon amie d'avoir trop fait pour moi. Ils auroient donc raison, les consolans moralistes qui tous les jours impriment que l'homme est naturellement ingrat?
M me de Lignolle, mécontente de mon chagrin, qu'il n'étoit pas malaisé d'apercevoir, fit tout haut cette remarque: «Vous avez l'air bien sérieux, Mademoiselle?—Vraiment oui», dit le comte. Je ne répondis rien à la comtesse parce que la baronne, habile à deviner et prompte à prévenir les imprudences de son amie, déjà s'étoit emparée d'elle, et tout bas lui disoit sans doute ce qu'elle croyoit propre à la retenir et à la calmer; mais je saisis ce moment pour m'approcher de M. de Lignolle et lui confier un grand secret: «Monsieur, si j'ai bonne mémoire, vous m'avez autrefois témoigné le désir qu'il ne fût jamais question d'amourette et de galanterie devant votre jeune épouse.» Il me répondit: «Cela est vrai, mais il est question de ce libertin, je prends de l'humeur, je me laisse entraîner, et j'oublie mes résolutions. Au reste, je vous remercie de l'avis que vous voulez bien me donner, j'en vais profiter, nous allons nous entretenir d'autre chose.» Il me tint cruellement parole; je fus, toute la soirée, obligé de deviner des charades, d'entendre de longues dissertations sur les affaires de l'âme.
A dix heures, la baronne se retira pour aller souper avec celui qu'elle appeloit mon grand-parent. A minuit, M. de Lignolle souhaite à la comtesse une bonne nuit, et un bon sommeil à M lle de Brumont. De ces deux souhaits si contraires, un seul pouvoit être exaucé: la comtesse eut une bonne nuit, justement parce que M lle de Brumont dormit peu.
Ne vous en étonnez pas, vous qui vous souvenez qu'hier au soir, et ce matin, Justine m'a passablement occupé. Songez à ma détention trop longue, songez que l'économique régime du célibat, rigoureusement gardé pendant cent vingt mortels jours, a dû convenablement me préparer aux excès dispendieux de plusieurs nuits heureuses.
Et vous aussi, malheureux amans, qui, pour avoir rencontré la satiété dans les bras de l'amour, ne concevez plus un bonheur trop au-dessus de vos forces, recevez avec mes preuves un avis salutaire, et prenez courage: faites-vous mettre à la Bastille, restez-y quatre mois seulement, et, quand vous en sortirez, vous verrez de quoi vous serez capables, avec quel empressement vous volerez aux genoux de vos maîtresses! Ah! que de fois vous leur direz: «Je vous aime», si elles vous le disent une fois! Ah! que vous les retrouverez jolies, si vous les retrouvez fidèles!
La mienne l'étoit, et jura de l'être toujours. De mon côté, je la rassurai si bien que le lendemain matin son cœur ne conservoit aucun soupçon jaloux. Nous fîmes ensemble un déjeuner charmant, car nous ne fûmes pas gênés par la présence d'un tiers. M. de Lignolle, en partant pour Versailles, où il alloit passer plusieurs jours, m'avoit recommandé de tenir fidèle compagnie à sa femme et d'avoir bien soin d'elle.
Ce fut elle qui prit soin de moi. Ses petites mains arrangèrent mes cheveux, ses petites mains m'habillèrent. Il est vrai que je n'en fus ni mieux coiffé ni mieux vêtu. Il est vrai que, plein de reconnoissance, je lui rendis, maladroitement si l'on veut, mais pourtant fort bien, à ce qu'elle disoit, tous les services que j'avois reçus d'elle. La matinée tout entière, comme un instant, s'écoula dans ces occupations si douces. Nombrez, s'il se peut, les distractions qui prolongèrent nos travaux et les folies qui les interrompirent. M me de Lignolle, naturellement si vive, est devenue plus étourdie de moitié; Faublas, que vous connoissez, seroit-il plus raisonnable qu'elle? Figurez-vous notre enfantine joie, nos comiques tendresses, nos bruyans transports. Imaginez jusqu'à quel point nos caprices peuvent être amusans, et nos espiègleries piquantes. Devinez le babil de nos querelles et le silence de nos combats. Représentez-vous ce que nos bouderies ont de plus intéressant, et nos raccommodemens de plus voluptueux: fille de compagnie peu respectueuse, je viens de faire à ma maîtresse une malice presque impertinente, et, pour m'attirer plus sûrement le châtiment que je mérite, j'ai l'air de vouloir m'y dérober. La comtesse, qui me voit fuir, vole sur mes pas, et sur mes pas se précipite dans la sombre alcôve où je parois chercher à me cacher. Un cri qu'elle pousse annonce que je suis découverte et saisie; mais le vainqueur, tout à coup vaincu, reconnoît trop tard le piège qu'on lui tendoit, il tombe et demande grâce; je reste inexorable, et je donne un baiser. O vous, qui que vous soyez, que ces jeux effarouchent, si dans vos sévérités vous voulez du moins vous montrer équitables, ne nous jugez point selon les rigoureuses lois qui gouvernent les hommes! Je n'ai pas dix-huit ans encore, la comtesse en compte à peine seize; nous sommes deux enfans.
M me de Lignolle n'avoit pas fait défendre sa porte pour tout le monde. Nous reçûmes, dans l'après-dîner, la visite de M me de Fonrose, qui m'apporta des nouvelles de mon père, et celle de la marquise d'Armincour, à qui sa nièce avoit mandé le retour de M lle de Brumont. La bonne tante, enchantée de me revoir, me prodigua les complimens. Pénétrée pour moi de la plus profonde estime, elle n'avoit point oublié que je réunissois, à l'avantage assez commun de tout connoître, le rare talent de tout expliquer, et que, dans une circonstance embarrassante, je l'avois puissamment aidée à donner à son Éléonore [5] des instructions de première nécessité. La vieille marquise m'aimoit tant et me faisoit tant de caresses que je ne pouvois, sans manquer à la reconnoissance, trouver sa visite trop longue. Sur quoi j'observerai que la baronne, qui apparemment me jugeoit ingrat, s'efforça, par toutes sortes de moyens, d'amener la bonne tante souper chez elle. Quand elle vit qu'il étoit impossible de l'y décider, elle prit elle-même le parti de rester avec nous. A minuit, nos deux convives se retirèrent; la même jolie femme de chambre qui m'avoit habillée s'empressa de détruire son ouvrage, et l'amie de la comtesse redevint son amant.
[5] Rappelez-vous que c'étoit le nom de baptême de la comtesse; nous en aurons besoin.
Je dis l'amie de la comtesse, et je dis bien. On savoit chez elle que je n'étois plus sa demoiselle de compagnie. Au reste, je crois que, dans l'occasion, tout bon gentilhomme pourroit, sans déroger, se mettre en condition comme j'y eusse été. Vraiment! le matin présider à la toilette de madame, causer l'après-dîner dans son boudoir, et le soir entrer dans son lit, je ne vois rien là qu'un jeune homme bien né doive trouver pénible et ne puisse faire honorablement. Quant à moi, je sais bien que je remplissois les différens devoirs de ma place avec grand plaisir et sans craindre de compromettre ma noblesse. De toutes manières, je me trouvois chez M me de Lignolle aussi bien que chez moi.
Aussi bien que chez moi!… de temps en temps, mais pas toujours. Non, mon père, non. Quoique deux journées seulement se fussent écoulées depuis notre séparation, je sentois le besoin de vous revoir. O ma Sophie! je brûlois du désir d'aller chez Justine savoir si M me de B… n'avoit rien appris de ton sort, et l'idée de tes infortunes empoisonnoit mon coupable bonheur.
Ce fut pour l'amour de ma femme que j'eus avec ma maîtresse un démêlé sérieux dès que le jour parut. «Je crois que tu pleures, s'écria la comtesse étonnée; qu'as-tu donc?» Lui avouer que je donnois ces larmes à l'absence de Sophie, c'eût été vraiment une cruauté; j'aimai mieux me permettre un officieux mensonge. «Je m'afflige parce qu'il faut, mon Éléonore, que je vous quitte pour quelques heures.—Me quitter! pourquoi faire?—Une visite…—A qui?—Pas à mon père, car il me retiendroit, et je veux revenir; mais à ma sœur.—A ta sœur! mon bon ami, rien ne presse.—Je ne puis m'en dispenser aujourd'hui.—Tu ne le peux?—Non.—Absolument?—Absolument.—Eh bien, j'irai avec toi.—Quelle idée! Nous montrer ensemble dans les rues de Paris! On n'a qu'à me reconnoître.—Nous baisserons les stores.—Oui! ne faut-il pas toujours descendre de voiture et y remonter? Et puis est-il possible que je te mène à ce couvent? à quoi cela ressembleroit-il?—Je t'attendrai à la porte.—Eh! non, non.—Vous ne voulez pas?—Je le voudrois de tout mon cœur; mais…—Vous me trompez.—Ma jolie petite amie, peux-tu le croire?—Je le crois: vous méditez une infidélité.—Éléonore!…—Ce n'est pas chez votre sœur que vous allez, mais chez cette indigne marquise, ou peut-être chez cette petite sotte de Montdésir.—Ma chère Éléonore!…—Mais, si vous avez des rendez-vous, vous les manquerez: car je vous défends de sortir.—Vous me le défendez?—Oui, je vous le défends.—Madame, prenez ce ton avec M. de Lignolle, tant qu'il voudra bien le permettre; quant à moi, je vous déclare que je ne le souffrirai pas, et que je veux sortir tout à l'heure.—Et moi, Monsieur, je vous déclare que vous ne sortirez pas.—Je ne sortirai pas?—Non.—Ah! nous allons voir.»
Je fis un mouvement pour me précipiter hors du lit; de la main droite, elle me retint par les cheveux, et, de la gauche, elle tira le cordon de sa sonnette avec tant de violence qu'elle le cassa. Ses femmes effrayées accoururent à sa porte. Elle leur cria: «Qu'on dise au suisse qu'il tienne l'hôtel exactement fermé et qu'il ne laisse sortir aucune des femmes de ma maison.»
Cette manière de garder un amant me parut si neuve que je fus obligé d'en rire: ma gaieté plut à la comtesse, qui se mit à rire aussi. Quelques minutes se passèrent dans le délire de cette joie; nous nous levâmes ensuite, et, quand je fus habillée, la querelle recommença.
«Éléonore, je m'en vais. Je te donne ma parole d'honneur qu'avant deux heures je serai de retour.—Mademoiselle de Brumont, je te donne ma parole que mon suisse ne te laissera pas sortir.—Quoi! sérieusement, Madame?—Très sérieusement, Monsieur.—Comtesse, je n'essayerai point de forcer le passage, parce qu'ajouter à votre imprudence une imprudence encore, ce seroit visiblement vous compromettre; mais souvenez-vous de la violence que vous me faites, songez que vous n'aurez pas toujours le pouvoir de retenir votre amant chez vous malgré lui, et qu'une fois libre, il pourra tarder longtemps à venir reprendre un joug que vous lui aurez rendu pesant.—Ah! l'indigne! il menace de m'abandonner!… Faublas, quand tu ne reviendras pas, je t'irai chercher… J'irai chez toutes tes maîtresses les unes après les autres: chez cette M me de Montdésir, pour la souffleter; chez la marquise, pour te redemander à son mari; jusque chez ta femme, s'il le faut, pour lui déclarer que je suis ta femme aussi… Oui, ta femme. Ce M. de Lignolle ne s'est marié qu'avec mon bien. C'est toi qui m'as vraiment épousée; c'est toi seul, mon ami, tu le sais bien… Pourquoi veux-tu sortir et m'aller faire une infidélité? Pendant que tu étois à la Bastille, je n'avois de rendez-vous avec personne, moi. Je ne savois que t'appeler, m'impatienter et gémir… Est-ce M me de B… qui t'attend? Avoue-le, je te le pardonne, si tu n'y vas pas… Quel avantage a-t-elle donc sur moi, cette M me de B… que tu me préfères? Est-elle belle? Je suis jolie. A-t-elle des talens? Tu ne connois pas tous les miens: je chante bien, je danse mieux, et je vais tout à l'heure, si tu le veux, te jouer sur mon piano toutes les sonates d'Hedelman et de Clementi. A-t-elle de l'esprit? Je n'en manque pas. Vous aime-t-elle beaucoup? Je vous aime davantage, et je suis plus jeune, plus fraîche, plus aimable. Je te le dis, moi, je le dis… Tu ris, Faublas? Eh bien, oui, ne sors pas, et nous allons rire, causer, jouer ensemble, courir l'un après l'autre, nous caresser, nous battre, nous amuser comme hier. Hier le temps a passé si vite! Reste avec moi, mon bon ami, je te promets que cette journée-ci ne nous paroîtra pas moins courte que celle d'hier.—Tout cela, Madame, est inutile. Vous me retenez de force, mais prenez garde que votre prisonnier ne vous échappe: car, en quittant sa chaîne, il la brisera.—Vous osez répéter encore… Mettez mon courage à cette horrible épreuve, et vous verrez,… perfide! Je vais partout à votre poursuite; je vous surprends chez une rivale, je la tue, je vous tue, je me tue, et, jusque dans mes derniers momens du moins, je vous prouve que je vous adore, ingrat que vous êtes!… Grands dieux! où suis-je? Je ne me connois plus… Faublas, mon ami, ne sois pas fâché, ne sors pas… Tu ne dis mot, tu me repousses… Ah! je t'en prie, pardonne-moi. Tiens, regarde, je pleure, je suis à genoux.»
Je fus attendri, je la relevai, je la consolai, nous entrâmes en pourparler, nous capitulâmes. J'obtins qu'on iroit tout à l'heure lever chez son suisse la défense qui me tenoit aux arrêts chez elle; mais elle obtint que je ne sortirois pas.
Le lendemain cependant je me sentis plus inquiet, et, résolu de voir Justine à quelque prix que ce fût, je parlai de ma sœur à la comtesse. L'interminable dispute alloit s'échauffer, lorsqu'au coup de marteau du maître, les portes de l'hôtel s'ouvrirent avec fracas. M. de Lignolle accourut à l'appartement de sa femme, et, du plus loin qu'il nous vit, il s'écria: «Félicitez-moi, Mesdames, je rapporte de Versailles le brevet d'une pension de deux mille écus.—Pour qui? demanda la comtesse.—Pour moi, répondit-il de l'air du monde le plus satisfait.—Monsieur, j'en suis fort aise, puisque vous en paroissez content; mais qu'est-ce pour vous qu'une pension de 6,000 livres?—Je n'ai pas pu l'obtenir plus forte.—Vous m'entendez mal, reprit-elle d'un ton froid qui contrastoit merveilleusement avec la joie de son mari. Loin de me plaindre que la pension soit trop modique, je m'étonne que vous l'ayez sollicitée; vous, Monsieur, qui possédez plus de douze cent mille livres de biens-fonds, et à qui j'ai apporté près du double en mariage.—Madame, on n'est jamais trop riche.—Eh! Monsieur, tant d'honnêtes gens ne le sont pas assez! Pourquoi ne pas laisser les grâces de la cour se répandre sur ceux qui en ont un véritable besoin?—Il est vrai, dit le comte en se frottant les mains, qu'une foule d'amateurs s'étoient mis sur les rangs; je n'ai pas été seul favorisé. Les brevetés sont: d'Apremont, que vous connoissez…—Une seule de ses terres lui rapporte vingt mille écus!—Et de Verseuil…—Il est lieutenant d'une province!—Et d'Hérival, aussi.—Son oncle, ancien ministre, l'a chargé de richesses qu'il dissipe et d'honneurs dont il est indigne.—Et Flainville, encore.—Il a, par l'agiotage, quadruplé l'opulente succession de ses pères!—Et puis un monsieur de Saint-Prée… Mais non, je me trompe, celui-là n'a rien obtenu.—Ah! le brave homme! m'écriai-je. Quel dommage!—Vous le connoissez? me dit la comtesse.—Oui, Madame. Un vieux officier plein de mérite et de courage! Vous ne verriez pas sans admiration les cicatrices dont il est couvert, et le récit des malheurs qui ont renversé sa fortune vous intéresseroit vivement.—Il est pauvre? s'écria-t-elle.—Très pauvre. On s'est montré du moins assez juste pour recevoir l'aîné de ses garçons à l'École militaire, et sa fille cadette à Saint-Cyr.—Il a beaucoup d'enfans?—Trois autres demeurent encore à sa charge, et, comme lui, languissent dans un village du Languedoc…—Là! dites-moi, n'est-ce pas une chose affreuse que des courtisans qui nagent dans l'opulence enlèvent à cette famille infortunée son honorable et dernière ressource?…» Elle se tourna vers son mari: «N'en êtes-vous pas honteux?—Honteux de quoi? répondit le comte: si ce monsieur est malheureux, qu'il se plaigne; s'il est oublié, qu'il se montre. Que fait-il dans sa province? qu'il vienne à Versailles; qu'il paroisse à l'Œil-de-Bœuf. Est-ce à moi de l'aller chercher? Il a fait de malheureuses campagnes: eh bien! dix mille officiers n'ont-ils pas été blessés comme lui? N'est-il pas guéri comme eux? A la cour, ce ne sont pas des cicatrices qu'il faut montrer. Il ne s'agit que d'avoir des amis, de la patience et de l'importunité. Si rien de tout cela ne manque à M. de Saint-Prée, son tour viendra.» La comtesse repartit avec vivacité: «Mais, sans vous, peut-être son tour étoit venu.» M. de Lignolle, affectant le ton de la supériorité, répliqua: «Que vous êtes enfant! vous n'avez pas la moindre connoissance du monde. Supposons que, pour faire place à ce monsieur, je me fusse bonnement retiré; d'autres, moins délicats, l'auroient écarté. D'ailleurs, si dans la vie on étoit arrêté par la foule des petites considérations particulières, on ne songeroit jamais à soi.» M me de Lignolle rougit, pâlit, frappa des pieds. «Brumont, vous l'entendez! voilà de ces raisons qui me mettent hors de moi. Cela me feroit sauter au ciel!… Monsieur, je ne connois, comme vous le dites bien, ni le monde, ni le cœur humain, ni, Dieu merci! l'art des beaux raisonnemens; mais j'écoute ma conscience: elle me crie qu'aujourd'hui vous avez surpris les ministres, trompé le roi et volé des malheureux.—Madame, l'expression…—Oui, Monsieur, volé!» Son mari voulut sortir, elle le retint, et d'un ton qui paroissoit plus calme elle continua: «Si vous ne trouvez pas moyen, sous quelques jours, de vous démettre de votre pension en faveur de M. de Saint-Prée, je vous déclare que je me chargerai du soin de lui faire passer tous les ans deux mille écus par une voie indirecte et par forme de restitution.—Comme il vous plaira, Madame; vous le pouvez sans vous gêner beaucoup: ce sera tout au plus le tiers de la somme annuelle que vous vous êtes réservée pour votre entretien.—Ne vous en flattez pas, Monsieur, je ne toucherai point à cette portion de mon revenu. Quoique je ne vous en doive aucun compte, je suis bien aise de vous répéter ce que je vous ai déjà dit cent fois: je ne me consolerois pas de dépenser follement vingt mille francs en bagatelles de toilette, lorsqu'il y a dans nos terres des misérables qui manquent de pain. Je ferai de mes économies un emploi selon mon cœur. Quant à la dette que vous venez de contracter envers M. de Saint-Prée, vous l'acquitterez avec les biens qui nous sont communs; si vous m'en laissez le soin, j'engagerai mes diamans; et, quand je les aurai fait mettre au mont-de-piété pour vous, nous verrons si vous ne les retirerez pas.—Non, Madame.—Non? je pense que vous osez dire non! Moi, je vous répète que je le veux, et que cela sera. Monsieur le comte, vivons en paix, croyez-moi, ne me poussez point à bout; j'ai des parens, j'ai des amis, j'ai raison, ma séparation ne seroit pas difficile à obtenir. Vous vous passerez bien de ma personne, je le sais; mais la perte de mon bien pourroit vous laisser des regrets amers… Tiens, Brumont, car je ne puis m'en taire, tu vois l'homme du monde le plus insensible et le plus avare. Il faut que tous les jours je me dispute avec lui pour empêcher des lésineries ou des injustices. Depuis six mois que nous sommes ensemble, je n'ai pas eu la satisfaction de le voir une fois, une seule fois, secourir un malheureux! Son unique bonheur est de thésauriser. Il s'est fait un dieu de son or! Aujourd'hui qu'il vient d'augmenter ses richesses, il ne vit que de l'espérance de les augmenter demain! Et demandez-moi pour qui. Pour des collatéraux: car des pauvres, il ne sait pas s'il en existe; et des enfans, il n'en aura jamais,… à moins qu'une malheureuse charade…»
Depuis un quart d'heure la comtesse étoit fort en colère; tout à coup elle se mit à rire comme une folle. Cependant, après un court moment de réflexion, elle reprit:
«A moins qu'une malheureuse charade… ne lui tienne lieu d'un enfant chéri… Au reste, il a raison de les aimer, car elles ne lui coûtent rien à faire… A propos d'enfans, Monsieur, il me tarde de revoir les miens. L'automne dernier, je désirois aller faire un tour dans le Gâtinois, vous m'avez retenue par des visites de mariage; et j'ai su que depuis vous avez fait à ma terre un voyage que vous vouliez que j'ignorasse: maintenant que je vous connois, cette mystérieuse visite m'alarme pour mes paysans. Monsieur, je prétends qu'on ne change rien à leur condition; je prétends que les vassaux de la marquise d'Armincour n'aient pas à se plaindre d'être devenus ceux de la comtesse de Lignolle. Bonnes gens, ma bonne tante m'éleva parmi vous; elle fit de vos honorables travaux mes premiers plaisirs, et de vos innocens plaisirs mes plus charmantes occupations! Elle vous apprit à me chérir, elle m'apprit à vous respecter, elle m'apprit à être heureuse de votre bonheur, fière de votre amour et riche de vos prospérités. Souvent elle me disoit, je m'en souviens avec délices, elle me disoit: «Éléonore, ne trouves-tu pas bien doux d'avoir, à ton âge, autant d'enfans qu'il y a d'habitans dans ce village?» Oui, ce sont mes enfans. Oui, bonnes gens, je veux vous ramener votre mère. Elle ne vous paroîtra pas trop vieille encore, et j'espère que maintenant, comme lorsqu'elle étoit plus petite, vous la verrez avec attendrissement encourager vos travaux, ordonner vos fêtes, ouvrir vos bals, présider à vos banquets, récompenser vos laborieux garçons, et couronner vos jolies rosières.»
Tout à l'heure la comtesse rioit, maintenant je voyois ses yeux se remplir de larmes.
«Monsieur, reprit-elle aussitôt avec beaucoup d'impétuosité, je pars demain.—Demain! Madame, c'est trop tôt; la saison…—Pardonnez-moi, Monsieur: le printemps, qui s'approche, ramène les beaux jours. Il fait un temps superbe. Demain, je pars pour ma terre du Gâtinois, j'y reste quelques jours, je reviens ensuite chercher ma tante, dont les affaires seront finies, et je vais avec elle passer quelques semaines en Franche-Comté. J'ai aussi des enfans dans ce pays-là.—Mais, Madame…—Monsieur, demain je pars, c'est une chose décidée. J'emmènerai M lle de Brumont. Si vous êtes prêt, vous viendrez avec nous. Avez-vous affaire? Ne vous gênez pas. Je n'ai besoin, ni pour mes travaux, ni pour mes plaisirs, d'un homme également incapable de contribuer au bonheur ou de compatir aux misères de personne.»
A l'instant même elle ordonna qu'on préparât ses malles et sa voiture de campagne. M. de Lignolle s'en alla mécontent et soumis.
Cependant la comtesse versoit quelques larmes; je voyois l'intérêt le plus tendre régner sur son visage, où le feu de la colère venoit de s'éteindre: mon cœur se pénétroit du sentiment délicieux dont le sien paroissoit vivement ému. La sensibilité, fille de la Providence et quelquefois du malheur, sœur de la commisération et mère de la bienfaisance, est, je crois, une de ces vertus qui, pour l'éternelle propagation de notre espèce, nous fut accordée à nous autres hommes, afin que nous pussions être aimés, et à vous, nos douces compagnes, pour que vous eussiez à tout âge et en tout temps un sûr moyen de plaire. Au moins, j'ai toujours vu qu'il n'y a point de si vieille figure que ne puisse rajeunir son expression touchante; et tel est même son admirable pouvoir qu'en embellissant la moins jolie, elle ajoute encore mille agrémens à la plus belle. Jugez donc combien, en ce moment, M me de Lignolle me parut plus brillante de ses attraits piquans et de son extrême jeunesse, et soyez moins étonné d'apprendre qu'une cause en soi digne d'éloges ait produit, par l'occurrence, des effets condamnables.
Quelques minutes après son départ, M. de Lignolle revint à l'appartement de madame. Heureusement j'avois mis les verrous. «Vous vous êtes enfermées? cria-t-il.—Oui, Monsieur, répondit-elle.—Pourquoi donc?—Parce que nous recommençons notre charade.—Est-ce une raison pour que je n'entre pas?—Si c'est une raison! je le crois bien! Je vous ai déjà dit, Monsieur, que je ne voulois pas être dérangée quand je composois. Revenez dans un quart d'heure, la leçon sera peut-être finie.»
Elle ne dura pas si longtemps, la leçon; mais, après l'avoir prise et donnée, l'écolière et le disciple eurent une petite explication qu'il ne falloit pas que tout le monde entendît.
«Éléonore, ma charmante amie, tout à l'heure je t'écoutois avec transport prêcher à ton mari, qui ne les connoît pas, des vertus que j'idolâtre. Tu m'es devenue plus chère, tu me parois plus jolie.—Eh bien, me répondit-elle, c'est ce que ma tante m'a toujours dit, toujours elle m'a répété qu'un air de bonté paroit une figure mieux que tous les chapeaux de M lle Bertin. Elle avoit donc raison, puisque mon amant s'en aperçoit. Oh! que je suis contente! s'écria-t-elle en faisant un saut de joie; que je suis contente d'être bonne, puisqu'en effet cela me rend plus aimable à tes yeux! Tiens, Faublas, je le serai chaque jour davantage; tiens, mon ami, j'ai mes défauts comme tout le monde. Je suis vive, impérieuse, colère; on me croiroit méchante, et dans le fond il n'y a pas de meilleure femme que moi. Je vaux de l'or. Tous les jours tu me découvriras des qualités nouvelles, je te le dis. Tu verras, tu verras!… Demain, je t'emmène à ma terre, en es-tu bien aise?—J'en suis enchanté, ma petite amie.—Pourquoi petite? Pas tant, ce me semble: ne trouves-tu pas que je suis grandie depuis quatre mois?—Au moins d'un pouce.—Ah! je compte grandir encore. Je grandirai, sois-en sûr! Cela te fera plaisir aussi, n'est-il pas vrai?—Grand plaisir, assurément. Pour revenir à la question que tu me faisois tout à l'heure, je suis enchanté d'aller à la campagne avec toi; mais, si tu veux que je parte demain, il faut souffrir que j'aille aujourd'hui chez Adélaïde, et que j'y aille seul.»
Ici recommença notre dispute, qui cette fois se termina tout à mon avantage. J'eus même le bonheur de faire comprendre à la comtesse qu'il ne falloit pas qu'elle me donnât son carrosse. On fit avancer un honnête fiacre, à qui j'indiquai d'abord le couvent d'Adélaïde; mais, à quelques pas de l'hôtel, je priai mon phaéton de me conduire incognito chez Justine.
La paresseuse étoit encore au lit, où M. de Valbrun causoit avec elle. Tous deux pourtant, dès qu'on eut annoncé M lle de Brumont, lui crièrent d'entrer. Je fus reçu comme un ami commun. Je ne sais pas si le vicomte, tout à fait exempt de jalousie, trouvoit, à me voir chez sa maîtresse, autant de plaisir qu'il mit d'affectation à me l'assurer; mais je sais bien que M me de Montdésir faisoit des efforts malheureux pour que M. de Valbrun ne vît pas qu'elle lui préféroit M. de Faublas. La pauvre enfant, encore un peu neuve dans son métier, remplissoit difficilement sa tâche. J'avoue que ce ne fut point pour l'aider à sortir d'embarras que je lui parlai de mes affaires. Elle parut fâchée de m'apprendre qu'elle n'avoit aucune nouvelle à me donner de la part de la marquise, et elle se chargea volontiers de la faire avertir que je partois avec M me de Lignolle pour le château de ***. Le vicomte me promit, de son côté, qu'il ne diroit point à la baronne en quel endroit il m'avoit rencontré.
Du Palais-Royal j'allai rue Croix-des-Petits-Champs, au couvent de ma sœur. Paroître devant elle dans mon nouveau travestissement, c'eût été beaucoup affliger ma chère Adélaïde et commettre une imprudence inutile. Je me contentai de griffonner dans ma voiture, et de faire remettre à la tourière un petit billet, par lequel j'apprenois à M lle de Faublas que son frère alloit passer quelques jours à la campagne.
En effet, le lendemain de bonne heure nous partîmes, M me de Lignolle et moi. Le comte, retenu pour quelques affaires, nous faisoit espérer qu'il lui seroit impossible d'aller nous rejoindre avant huit jours. Je n'entreprendrai pas de vous peindre la folle joie que ressentit ma jeune maîtresse, lorsqu'elle se vit en route avec moi. Je ne vous dirai pas non plus jusqu'à quel point ce voyage m'amusoit; mais vous savez qu'on ne s'ennuie pas de courir la poste avec une femme qu'on aime. Il étoit près de cinq heures lorsque nous arrivâmes à son château, distant de Paris de plus de vingt lieues. Nous n'avions pas dîné; je sentois un vif désir de me mettre à table; mais la comtesse s'occupa d'abord d'un autre soin qu'elle jugeoit plus essentiel. Nous commençâmes par aller visiter l'appartement qu'on lui avoit préparé; elle fit dresser un second lit à côté du sien. Il étoit désormais décidé que M lle de Brumont coucheroit partout où coucheroit M me de Lignolle.
Cependant, la nouvelle de notre arrivée s'étant répandue dans les villages dont la comtesse étoit seigneur, il y eut le soir même grand concours au château. M me de Lignolle ne reçut point la triste et cérémonieuse visite d'un campagnard gentillâtre, fier de son antique inutilité, ni de quelques bourgeois enrichis, plus vains encore de leurs privilèges nouveaux: sa nombreuse cour se composa tout entière de ces hommes presque partout dédaignés et partout respectables, à qui la plupart de nos gens prétendus comme il faut ont persuadé que le premier des arts étoit un vil métier. Moins crédule et plus fortuné, chacun des honnêtes laboureurs que je voyois paroissoit avoir la conscience de ses talens en particulier, et en général le noble orgueil de son état. Tous montroient devant M me de Lignolle une modeste assurance; tous étoient redevenus des hommes, depuis qu'une femme les avoit protégés; tous, en se félicitant du retour de la comtesse, s'affligeoient de ne pas revoir la marquise, et demandoient au Ciel qu'il lui plût de rendre à la nièce les bienfaits dont la tante les avoit comblés. Pressées autour de ma charmante maîtresse, les femmes l'accabloient de remerciemens et d'éloges, les filles la couvroient de fleurs, les enfans se disputoient sa robe pour la baiser. Digne de l'amour qu'elle inspiroit, M me de Lignolle avoit retenu tous les noms, elle adressoit au vieux Thibaut un remerciement affectueux, à la bonne Nicole une obligeante question, un compliment flatteur à la jeune Adèle, une douce caresse au petit Lucas. Elle s'inquiétoit avec intérêt de la situation des affaires communes; en vérité, vous eussiez dit une tendre mère tout à l'heure revenue au sein de son heureuse famille.
«Éléonore, lui dis-je, ma chère Éléonore, vous méritez d'être l'objet de l'allégresse générale, car vous paroissez la sentir vivement.—Très vivement, mon ami, je t'assure, je suis touchée jusqu'aux larmes. Jamais, cet hiver, la plus intéressante tragédie ne m'a si fort émue. Dis-moi donc pourquoi tant de gens opulens, qui, dans leurs terres, ne font de bien à personne, courent à Paris s'attendrir, au théâtre, sur des maux factices?—Ils ne s'y attendrissent pas, mon amie; dans nos salles, ce n'est que le tiers état qui pleure. Les gens prétendus comme il faut ne savent pas même quand l'acteur est là; ils vont à la comédie pour se lorgner dans les loges et se saluer dans les corridors. Vous concevez qu'ils ne s'amusent pas; mais ils s'étourdissent, pendant quelques heures, sur l'ennui qui les dévore.—Tu as raison, j'ai cru moi-même m'en apercevoir quelquefois; aussi j'ai pris mon parti. Je passerai la plus grande partie de l'année dans mes terres; et je veux employer en bonnes œuvres l'argent que me coûteroit une loge à chacun des trois spectacles.—Ah! mon amie, que les journées alors te paroîtront courtes! ah! si tu vas toujours au-devant des malheureux, tu n'auras pas un moment à perdre. Du côté des plaisirs, tu y gagneras beaucoup encore, je crois; les scènes intéressantes viendront te chercher. Et comment ne serois-tu pas continuellement amusée et attendrie, quand tu auras sans cesse des pleurs à essuyer et des transports de joie à contenir?…—Eh bien! s'écria-t-elle, me voilà décidée, je resterai dans mes terres,… pourvu que tu ne me quittes pas, Faublas, pourvu que tu me sois fidèle…—Comment ne le serois-je pas, ma charmante amie? Où trouverois-je, avec plus de vertus, tant…»
Je ne pus en dire davantage. O ma Sophie! un souvenir m'empêcha d'achever.
«Tu m'aimeras donc toujours? reprit tout bas M me de Lignolle.—Toujours.—Tu ne t'occuperas jamais que de moi?—Que de toi… Mais voyez donc, Madame la comtesse, comme ces paysannes sont jolies.—Et comme ces jeunes gens ont bonne mine, me répondit-elle. Vraiment je suis tentée de croire qu'il se fait ici beaucoup d'enfans, et de beaux enfans, parce que les pères sont contens de leur sort.—Non, n'en doutez pas, mon amie. Le commerce, si fatal à l'espèce humaine par les dangereux travaux qu'il occasionne, par les voyages de long cours qu'il commande, par les guerres fréquentes qu'il nécessite, le commerce enlève tous les jours des bras à l'agriculture. Un fléau destructeur qu'il amène avec lui, le luxe, vient encore, dans nos campagnes, décimer les plus beaux hommes, qu'il précipite à jamais dans le vaste abîme des capitales, où s'engloutissent les générations. Que reste-t-il pour cultiver nos champs déserts? Quelques tristes esclaves condamnés à l'oppression des heureux de la terre, qui, par la plus inique des répartitions, ayant gardé pour eux l'oisiveté avec la considération, les exemptions avec les richesses, laissent à leurs vassaux la misère et le mépris, le travail et les impôts. Si la misère avilit l'âme, les chagrins altèrent le corps. Les chagrins rongeurs gravent sur les visages où ils s'attachent d'ineffaçables marques, plus hideuses que les rides de la vieillesse et que les difformités de la laideur; des marques de réprobation, qu'un père malheureux transmet à sa postérité, comme lui vouée à toutes les ignominies. C'est ainsi que l'individu s'abâtardit en même temps que l'espèce diminue. Partout où vous verrez le paysan peu nombreux et bien laid, prononcez hardiment qu'il est bien misérable.»
Tandis que je m'attendrissois avec la comtesse, dans cet entretien qui m'inspiroit pour elle beaucoup d'estime et beaucoup de respect, plus de cent couverts avoient été mis sur une immense table circulairement dressée dans un salon de verdure aussitôt illuminé. Les violons aussi venoient d'arriver; une impatiente jeunesse autour de nous rangée attendoit le signal. M me de Lignolle prit la main d'un joli garçon; je fis de même, et le bal commença.
L'heure du souper vint trop tôt pour les danseuses et pour leurs amans, mais au grand contentement des mamans et des pères, qui sont toujours, en pareil cas, plus pressés de se mettre à table que les enfans. M me de Lignolle voulut que je l'aidasse à faire les honneurs du festin; nous nous retirâmes lorsque après que, tous les convives ayant porté plusieurs santés à leur hôtesse et à sa tante chérie, les vieillards entonnèrent des chansons à Bacchus et les jeunes gens des hymnes à l'amour.
Je vous dirai confidemment qu'un peu fatigué de l'exercice des nuits précédentes, je ne goûtai, durant tout le cours de celle-ci, d'autre plaisir que celui de dormir tranquille auprès d'Éléonore étonnée. M. de Lignolle à ma place n'eût fait ni plus ni moins: aussi, loin de m'en glorifier, je m'en accuse. Mais rassurez-vous pour la comtesse et pour moi; l'amour, toujours juste, avoit décidé que, dans la matinée du lendemain, ma jeune maîtresse obtiendroit un dédommagement.
Il n'étoit pas midi; depuis plusieurs heures l'alerte comtesse me faisoit courir dans son parc; un jardin anglois nous invitoit à goûter quelque repos à l'ombre de ses bocages tortueux. Un frais zéphyr balançoit mollement le feuillage du cèdre et du saule, de l'érable et du mélèze, du platane et de l'acacia. Sur leurs branches mariées et confondues mille oiseaux chantoient le printemps et ses plaisirs; un ruisseau, tout à l'heure rapide, et maintenant ralenti dans son cours, caressoit de son onde argentée les fleurs qui bordoient ses rives. Au fond d'un bosquet sombre que formoient le lilas et le rosier, le chèvrefeuille et l'aubépine ensemble entrelacés, étoit une grotte mystérieuse, dernier asile de l'amour.
Joyeux, je m'avance; et quel est mon étonnement quand je lis à son entrée cette inscription: Grotte des charades ! «Grotte des charades! m'écriai-je.—Grotte des charades! répéta la comtesse; il ne faut pas demander, ajouta-t-elle en riant de toutes ses forces, si monsieur le comte est venu s'exercer ici l'automne dernier»; puis, d'un ton majestueux, elle reprit: « Grotte des charades ! Faublas, oseras-tu y entrer?» Et son œil plein de feu m'invitoit à réparer les torts de la nuit dernière. J'eus l'audace de pénétrer avec elle dans ce lieu de délices; un lit de mousse sembloit y avoir été préparé des mains de Vénus, il reçut deux amans… Pendant quelques minutes nous n'entendîmes plus ni les oiseaux, ni le zéphyr, ni l'onde… L'heureuse grotte venoit de mériter son nom, que, peut-être, nous allions lui confirmer encore, lorsque l'approche d'un profane nous força de suspendre nos transports.
C'étoit encore M. de Lignolle qui nous surprenoit par sa brusque arrivée. «Ah! ah! dit-il, c'est que vous étiez en train de travailler ici?—Oui, Monsieur, ne me l'avez-vous pas permis, de travailler?—Sans doute.—En ce cas, le lieu doit vous être égal.—Parfaitement égal… Mais, Madame, vous avez l'air embarrassée: est-ce que je serois venu mal à propos?—Mal à propos… Non,… non, pas tout à fait… Nous nous occupions de vous.—Quoi! en composant une charade?—Nous n'en faisons jamais que vous n'y soyez pour quelque chose.—Comment cela?—Le comment, je ne puis vous le dire. Au reste, soyez tranquille, il ne s'agit que d'une bagatelle… qui devroit vous concerner un peu, mais qui, dans le fait, ne vous concerne pas du tout.—Par ma foi, Madame, ceci est trop obscur, je n'y comprends plus rien.—C'est ce qu'il faut. Monsieur; mais vous saurez peut-être cela quelque jour… Laissons les charades… Monsieur, vous êtes arrivé bien vite? vous avez bien promptement terminé vos affaires?—Madame, je ne les ai pas faites. Je compte m'en aller après-demain. Je suis venu parce que j'étois pressé… de vous voir d'abord,… et puis de revoir cette terre, qui, depuis nombre d'années, est assez mal gouvernée.—Assez mal! jamais vous ne la gouvernerez mieux. Je ne prétends pas qu'elle le soit autrement.—Il y aura pourtant quelques petites réformes à faire.—Aucune! je vous déclare d'avance que je ne le souffrirai pas… Monsieur, ajouta-t-elle en sortant de la grotte, vous avez peut-être une charade à composer? Nous vous laissons.—Madame, mais que je ne vous chasse pas. Et la vôtre?—La nôtre est faite; nous allions peut-être en commencer une seconde; mais vous arrivez comme un jaloux!—Madame, je vous en prie! c'est à moi de me retirer si la place vous fait plaisir.—Non, non, restez, répondit-elle en riant, ce sera pour un autre moment. Nous n'y perdrons rien, soyez tranquille.»
L'après-dîner, M me de Lignolle me proposa de venir voir ses vassaux; nous entrâmes dans le premier village chez un fermier de la comtesse; elle lui dit: «Bastien, tu n'es pas venu souper avec moi, je viens te demander à goûter. Pourquoi ne t'ai-je pas vu hier avec tes camarades? Est-ce que tu ne m'aimes plus?» L'honnête homme baissa les yeux d'un air embarrassé. Sa femme, moins timide, répondit: «Not' homme a dit comme ça qu'il ne vouloit pas se faire l'honneur de donner à not' dame le plaisir de l'aller voir, parce qu'il ne se soucioit pas un brin de lui fendre le cœur de sa peine; et il assure qu'il est sûr qu'elle ne la sait pas.—C'est justement parce que je ne la sais pas qu'il faut vite me la dire. Voyons, Bastien, conte-moi-la ta peine; nous sommes de vieux amis, mon enfant, viens t'asseoir là, et parle.»
Le bon fermier se fit un peu presser et s'expliqua: «J'ai renouvelé mon bail, votre intendant m'a augmenté.—Augmenté! de combien?—De cent pistoles.—Bastien, dis la vérité: qu'est-ce que tu gagnois avec moi?—Deux mille francs.—Tu n'as donc plus que cent pistoles de bénéfice?—Pas davantage.—Et tu es père de cinq enfans, je crois?—Depuis que nous n'avons vu madame, Dieu m'a fait la grâce de m'en donner un de plus.—Belle grâce pour un pauvre diable qui ne gagneroit que mille francs!» Elle se tourna vers moi: «Le père, la mère, six enfans! Et pour nourrir, loger, habiller tout cela, cent malheureuses pistoles! Je sais qu'à la rigueur ce n'est pas, dans ce pays-ci, la chose impossible; mais ne jamais recevoir un ami, n'avoir jamais la poule au pot, s'interdire sans cesse la plus petite dépense qui ne soit pas exactement nécessaire; et enfin, après des années de travail et de parcimonie, rien pour établir les garçons, rien pour doter les filles! Non, bonnes gens, non, cela ne sera pas… Tiens, Brumont, fais-moi le plaisir de dire à La Fleur qu'il aille tout à l'heure avertir mon homme d'affaires que je l'attends ici.»
Quand je rentrai, la comtesse disoit: «Sois tranquille, Bastien, prends courage, et va me chercher de la crème, car M lle de Brumont l'aime beaucoup, et moi aussi.»
Il en apporta deux pleins saladiers. Je crois que la comtesse se fût donné une indigestion, si l'espièglerie n'eût chez elle combattu la friandise. Elle ne pouvoit se résoudre à avaler de suite trois cuillerées du doux liquide; il falloit qu'à chaque instant elle en barbouillât la figure de sa bonne amie, qui au reste le lui rendoit bien. Nous nous amusions de nos enfantillages, au point d'en rire comme deux écervelées, quand l'homme d'affaires arriva.
Aussitôt le visage de la comtesse redevint sérieux. «Je voudrois bien savoir, Monsieur, pourquoi, sans me consulter, vous avez augmenté le bail de cet honnête homme, en le renouvelant.—Madame, je connois les intentions de monsieur le comte…—J'entends. Mais vous n'avez pas songé que ce moyen de lui faire votre cour étoit celui de me déplaire souverainement. Écoutez, je ne prétends pas discuter cette affaire avec M. de Lignolle; vous avez fait la faute, c'est à vous de la réparer. Si demain, avant midi, vous ne m'apportez un nouveau bail qui remette les choses sur leur ancien pied, vous ne coucherez pas le soir au château.—Madame…—Point de réplique; allez.»
Le mari, la femme et l'aînée des filles se jetèrent aux genoux de la comtesse, et baignèrent ses mains de leurs pleurs; jugez de mon émotion quand je vis M me de Lignolle verser aussi de délicieuses larmes sur les mains qui serroient les siennes! Emporté par le premier mouvement de mon enthousiasme, je me précipitai dans ses bras, je la pressai sur mon sein, je lui donnai plusieurs baisers; je m'écriois: «Adorable enfant, tu vas me devenir chère!—Mes bons amis, dit-elle aux fermiers, c'en est trop, relevez-vous, relevez-vous donc. Si la reconnoissance est une dette, Brumont vient de l'acquitter pour vous. Toutes les richesses de la terre ne sauroient payer le plaisir que je ressens.»
Ils se levèrent, nous partîmes; ce qui restoit encore de la crème fut oublié.
Dût le passage trop rapide d'une scène très intéressante à une scène très gaie vous étonner beaucoup, et même vous fâcher un petit moment, il faut que je vous raconte le comique incident de la nuit suivante, car je n'y puis tenir.
La comtesse n'ignoroit pas que M. de Lignolle venoit de prendre pour lui l'appartement voisin du nôtre; mais l'étourdie n'avoit pas remarqué qu'une simple cloison séparoit son lit du lit où son mari ne dormoit pas encore. Or, devinez, aux questions qu'il fit à sa femme, devinez, dis-je, la cause du bruit qu'il avoit entendu: «Vous êtes incommodée, Madame?—Qui me parle?—Moi.—Que me demandez-vous?—Si vous êtes incommodée.—Incommodée!… Point du tout.—Tout à l'heure je vous entendois vous plaindre.—Me plaindre, moi!… Je ne me plaignois pas, Monsieur, je vous assure; vous avez rêvé cela.—J'ai bien entendu; mais vous-même vous rêviez peut-être… Au reste, j'ai tort de m'alarmer; si vous aviez besoin de quelque chose, vos femmes ne sont pas loin.—Et M lle de Brumont est là, tout près de moi, Monsieur.—Oh! M lle de Brumont s'entendroit-elle à donner des soins à une femme qui…—Mieux que toutes les femmes du monde…—Avez-vous eu occasion d'en essayer, Madame?—Plusieurs fois, Monsieur.—Déjà!—Oui, et je vous certifie que mes femmes et vous-même, Monsieur, vous aussi, vous m'eussiez laissée mourir, faute de pouvoir me donner les secours qu'elle a eu le talent de me prodiguer!—En ce cas, je puis dormir tranquille.—Oui, dormez, dormez.—Je vous souhaite une bonne nuit, Madame.—Grand merci. Elle ne commence pas trop mal.—Bonne nuit, Mademoiselle de Brumont.—Monsieur, j'y tâche.»
Ceci, du moins, fut pour la vive comtesse un avertissement de gémir plus bas, s'il lui arrivoit de gémir encore, et surtout de ne me pas donner d'autre nom que mon nom de fille, soit qu'il lui plût de recevoir quelques nouveaux secours, soit qu'elle crût n'avoir plus que des remerciemens à me faire.
Le jour étoit grand lorsque nous nous réveillâmes. M me de Lignolle me proposa de monter en voiture et d'aller rejoindre son mari, dès le matin parti pour la chasse. J'acceptai. Nous partîmes. A peu près à une demi-lieue du château, nous mîmes pied à terre, parce que la comtesse voulut gravir une colline avec moi. Déjà nous touchions à son sommet, et les gens de M me de Lignolle étoient assez loin derrière nous, quand nous fûmes surpris de voir un cavalier, qui d'abord venoit au galop, arrêter son cheval dès qu'il nous eut atteints, et nous examiner curieusement. «Que veut cet homme? demanda la comtesse.—J'apporte une lettre à M lle de Brumont.—Donne.—Je dois la remettre à M lle de Brumont elle-même.—C'est moi.» Il lui répondit: «Non, ce n'est pas vous. C'est lui , ajouta-t-il en me montrant.—Comment! lui !—Oui, lui .» Il me jeta le billet et repartit aussi vite qu'il étoit venu.
Je décachetai, je lus. «Qu'est-ce donc, Faublas? s'écria-t-elle, tu pâlis.—Rien, rien, mon amie.—Montre-moi ce billet.—Je ne puis. Non.» Avant que j'eusse deviné son dessein, elle m'arracha le maudit papier et le mit dans sa poche.
Nous redescendîmes la colline, nous reprîmes le chemin du château, et, malgré mes vives instances, je ne pus obtenir que la lettre me fût rendue. Rentrée dans son appartement, la comtesse s'y enferma avec moi; puis, s'étant à l'improviste jetée dans un cabinet de toilette [6] , dont la porte se ferma sur elle, rien ne l'empêcha de lire l'épître fatale. C'étoit un cartel ainsi conçu:
[6] Faites attention à ce cabinet de toilette, nous y reviendrons quelque jour; nous y reviendrons plus d'une fois.
( Note de l'Éditeur. )
Tu fus longtemps M lle Duportail, tu es maintenant M lle de Brumont; j'ai toujours vu dans ta physionomie que tu ferois toute ta vie métier de tromper des maris et de séduire des femmes. Il ne tiendroit qu'à moi d'intéresser un second dans ma querelle, en divulguant ton secret; mais tu croirois que j'ai peur. Si tu n'es pas en effet devenu femme, tu te rendras dans trois jours, le 10 du présent mois de mars, dans la forêt de Compiègne, au milieu du second chemin de traverse à gauche. J'y serai depuis cinq jusqu'à sept heures du soir, sans amis, sans domestiques, et je n'aurai d'autre arme que mon épée.
Signé : Le Marquis de B…
Il n'y avoit pas deux minutes que M me de Lignolle avoit disparu, quand elle revint se précipiter dans mes bras. «Il y faut aller, mon ami, me dit-elle, il y faut aller. Je ne suis pas femme à te rien conseiller contre l'honneur. Nous allons dîner et partir, n'est-il pas vrai?—Oui, mon amie.—Le 10! C'est aujourd'hui le 9, tu as près de quarante lieues à faire; il n'y a pas un moment à perdre. Dis?—Oui, mon amie.—Eh bien, nous arriverons cette nuit à Paris. Tu seras demain sur les cinq heures du soir à Compiègne, et avant la fin du jour tu tueras le marquis… Hein?—Oui, mon amie.—Mais ne t'avise pas de le manquer; tue-le, au moins, cela est très essentiel: tue-le, il a notre secret… Tu conçois le danger? Tu conçois?—Oui, mon amie.—Cependant c'est une chose bien cruelle que d'ôter la vie à quelqu'un!… que d'avoir la vie d'un homme à se reprocher!… Non, Faublas, non, ne le tue pas; blesse-le seulement, et tu lui feras donner sa parole d'honneur qu'il ne dira rien… Entends-tu?—Oui, mon amie.—Et tu reviendras tout de suite m'assurer que c'est une affaire finie… Je t'attendrai à Paris… Tu reviendras tout de suite, n'est-il pas vrai?—Oui, mon amie.—Ou bien j'irai avec toi, cela n'est pas impossible. Qu'en penses-tu?—Oui, mon amie.—Eh! mais il dit toujours oui! il me répond sans m'entendre.»
Je l'entendois, mais je ne la comprenois pas. Effrayé des malheurs qui me menaçoient, je songeois avec désespoir qu'un duel alloit une seconde fois me priver de ma patrie, m'enlever à mes amis, à la marquise, à ma sœur, à mon père,… hélas! à ma Sophie,… et, vous le dirai-je? à cette petite M me de Lignolle, que je trouvois chaque jour plus aimable et plus intéressante.
«Faublas, continua-t-elle, dis-moi donc ce qui t'inquiète: est-ce parce qu'il faut me quitter pendant quelques jours que tu t'affliges? Mon ami, comme toi, j'en suis désolée; mais cette absence ne sera pas longue. Je te reverrai après-demain matin, n'est-ce pas?… Parle donc.—Oui, mon amie.—Ce oui, vous le prononcez encore du même ton, Monsieur! Vous ne m'écoutez pas!… Faublas, tu n'écoutes pas ton Éléonore?—Oui, mon amie.—Bon Dieu! dans quel accablement je le vois. Qui peut donc à ce point…? Eh! mais… En effet!… s'il arrivoit un malheur! si c'étoit au contraire M. de B… qui le…; mais non, cela ne se peut pas. Mon amant est le plus adroit et le plus brave des hommes… Faublas! tu le tueras, je te le dis, tu le tueras!… Réponds-moi donc.—Oui, mon amie.—Encore ce oui!… qui m'impatiente!… qui me désespère!… Monsieur! Monsieur!—Ah!… finissez, Éléonore, vous me faites mal!—Parlez-moi donc, parlez-moi… Dis, mon ami, dis ce qui t'inquiète!—Ce qui m'inquiète! tu le demandes!… Éléonore, un duel!—Il a raison! grands dieux!… quitter la France… Mon ami, ne la quitte pas, viens chez moi, tu seras mieux chez moi que dans l'étranger… Et, si on alloit l'arrêter, l'emprisonner encore, nous séparer à jamais!… Ah! Faublas, je t'en prie, ne souffre pas qu'on t'arrête, ne te laisse pas conduire en prison; n'attends pas ceux qui voudroient courir après toi. Reviens vite à Paris. Réfugie-toi chez ton amie… Et, s'ils osent te poursuivre jusque dans ma maison… S'ils l'osent! laisse-moi faire, ils auront affaire à moi et à toi, mon ami: Faublas, je te défendrai, tu me défendras, nous serons deux.»
M me de Lignolle me donna, dans son extrême agitation, mille autres conseils à peu près semblables, dont il étoit difficile que je profitasse. On vint enfin l'interrompre. «Je n'y suis pas, cria-t-elle.—Madame, lui répondit-on, c'est monsieur le curé.—Monsieur le curé? ne le renvoyez pas; qu'il entre.» Elle courut ouvrir la porte: «Digne homme, vous venez bien à propos, j'allois envoyer vous prier de passer ici. Je ne vous demande pas ce que vous avez fait des fonds qu'à son dernier voyage ma tante vous a laissés; je n'ignore pas que votre sagesse égale votre intégrité. D'ailleurs j'ai vu, depuis deux jours seulement que je suis ici, j'ai vu l'aisance dans toutes les habitations et la reconnoissance sur tous les visages: mon cœur est content… Ah! pourtant, je ne vous dissimulerai pas que j'ai deux chagrins: vous savez que madame la marquise n'a jamais souffert qu'il se trouvât dans son domaine un seul homme obligé d'aller en journée pour vivre. J'apprends que le pauvre Antoine est dans ce cas. On assure que c'est un brave garçon, qui n'a jamais mérité les malheurs qui viennent de le réduire à la triste condition de manouvrier.—On dit vrai, Madame la comtesse.—Eh bien! achetons-lui quelques arpens de terre. Que l'honnête homme ait, comme tous mes vassaux, son petit champ à cultiver. Ce qui me fait encore de la peine, c'est qu'hier, en me promenant, j'ai remarqué dans la rue Basse que la quatrième chaumière à main droite tomboit en ruines. Elle appartient, si j'ai bonne mémoire, à Duval, le vigneron.—Vous n'oubliez rien.—Voyez, le bon vieillard n'a peut-être pas de quoi la faire rétablir! C'est l'antique domicile de ses pères: il y a vécu content, je veux qu'il y meure tranquille: nous dépenserons quelques louis pour cela. Quant à cette route de traverse qui conduit à la ville prochaine, et dont ma tante a fait paver le commencement, je n'ai pu l'aller voir; mais je ne crois pas qu'elle soit fort avancée?—Non, Madame.—Hélas! tant pis. Ces pauvres enfans, obligés de voiturer leurs denrées au marché quelque temps qu'il fasse, perdent quelquefois des chevaux dans ce détestable chemin, et ont eux-mêmes de la boue jusqu'à mi-jambe. Cela ruine leurs bourses et leurs santés… Douze cents francs suffiroient-ils pour achever cette route?—Je le crois, Madame la comtesse.—Allons, finissons-la cette année.»
Elle prit une plume, elle écrivit un moment, puis elle revint au respectable ecclésiastique. «Tenez, Monsieur le curé, voilà un bon de quatre mille francs sur mon homme d'affaires. Vous voudrez bien d'abord prélever là-dessus les sommes dont nous venons d'arrêter l'emploi, et le reste vous le distribuerez, suivant la circonstance, aux plus nécessiteux. Je ne m'excuse point de vous laisser tant d'embarras, je sais que mes enfans sont aussi les vôtres: croyez que j'aurois eu bien du plaisir à partager les soins que vous prenez d'eux; mais une affaire indispensable me rappelle à Paris.—Seroit-ce une affaire malheureuse? s'écria le digne homme. Vous avez les yeux rouges, votre figure est altérée… O mon Dieu, soyez juste! n'envoyez à cette généreuse femme que des prospérités; le renversement de sa fortune replongeroit cent familles dans l'indigence. O mon Dieu! pour qui garderiez-vous les richesses, si vous les ôtiez à ceux qui en font le meilleur usage! Et qui donc, sur la terre, pourroit prétendre au bonheur, si tant de vertus ne l'obtenoient pas!»
Quelques heures après le départ du bon prêtre, M. de Lignolle revint de la chasse. Il commença la longue histoire de tous les beaux coups qu'il avoit faits, quand madame lui annonça que nous allions tout à l'heure dîner et partir. Le comte reçut cette nouvelle avec étonnement, mais avec plaisir. Il nous dit que, quoiqu'il se fût proposé de ne retourner à Paris que le lendemain, il avanceroit très volontiers son départ d'un jour pour avoir le plaisir de revenir avec nous. La comtesse, qui eût mieux aimé ne voyager qu'avec moi, fit quelques tentatives pour que son mari se montrât moins poli. Malheureusement il avoit déjà calculé que ce retour commun épargneroit quelques frais de route, et madame, apparemment, ne crut point que ce fût le cas de frapper un coup d'autorité.
Il est vrai qu'une occasion plus utile de dire: Je le veux , ne tarda pas à se présenter. Nous sortions de table lorsque l'homme d'affaires vint, devant sa maîtresse, prier le comte de signer le nouveau bail de Bastien. Monsieur refusa d'abord; madame aussitôt se fâcha. La contestation fut courte, mais vive, et M. de Lignolle, en poussant de profonds soupirs, signa.
Enfin, nous nous mîmes en route. L'air profondément rêveur de M me de Lignolle me disoit assez qu'elle s'occupoit des malheurs qui menaçoient nos amours, et cependant je crois que j'étois encore plus inquiet, plus triste qu'elle. Ce combat, réprouvé par de justes lois, commandé par le tyrannique honneur, ce duel fatal où je courois me tourmentoit horriblement. Je ne sais quel pressentiment doux et cruel m'avertissoit aussi que je touchois au moment de ma vie le plus intéressant; que quelques minutes alloient amener pour moi la situation la plus embarrassante où puisse jamais se trouver un homme trop sensible, en même temps combattu par les événemens et par ses passions.
Nous avions fait deux lieues. De loin je découvrois la ville de Nemours , et près de nous le clocher de Fromonville . Alors M me de Lignolle se sentit incommodée. L'indisposition dont elle se plaignoit me fit en même temps frémir d'inquiétude et de plaisir: c'étoit un grand mal de cœur. Quelle joie et quelle douleur pour moi! mon Éléonore étoit mère!… Elle l'étoit, sans doute!… Mais j'allois la quitter, j'allois me battre! et dans trois jours peut-être je me voyois forcé d'abandonner tout à la fois! tout! maîtresse, enfant, patrie!… Et mon père?… Et ma Sophie?… Sophie que je n'adorois plus seule, mais que j'adorois toujours!
Ainsi mon esprit recueilloit mille pensées diverses; ainsi mon âme éprouvoit mille sentimens contraires; et ce n'étoit qu'un foible prélude des terribles agitations que mon amante alloit partager avec moi.
Son mari, le premier, lui conseilla, et moi-même je la pressai de laisser un moment sa berline et de prendre un peu d'exercice. Elle connoissoit le pays, et nous dit qu'en effet elle se sentoit la force et l'envie de gagner, en se promenant, le pont de Montcour , où elle ordonna à son cocher d'aller nous attendre. Elle ne voulut pas souffrir que ses femmes, qui suivoient dans une calèche, missent pied à terre pour l'accompagner. Nous quittâmes la grande route, nous descendîmes à travers le village de Fromonville , jusqu'à l'écluse de ce nom. La comtesse venoit de refuser le bras de M. de Lignolle, et s'appuyoit sur le mien. Nous marchions lentement sur la verte pelouse qui couvre en cet endroit les bords du canal [7] . Toujours indisposée, ma chère Éléonore penchoit de temps en temps sa tête, qui venoit reposer sur mon épaule, et de temps en temps laissoit échapper, avec un soupir tendre, une douce plainte. Son regard languissant, mais satisfait, sembloit, en m'annonçant qu'elle connoissoit la cause de son mal et qu'elle la chérissoit, sembloit, dis-je, solliciter mon amour plutôt que ma pitié. Et moi, je l'avoue, moins effrayé pour le moment des dangers de son état que ravi du bonheur d'être père, je contemplois avec plus de plaisir que de crainte l'altération de ce joli visage, devenu plus joli par sa pâleur intéressante. Tous deux entièrement occupés l'un de l'autre, nous ne pouvions rien voir du charmant paysage que M. de Lignolle admiroit.
[7] Le canal de Briare, qui commence à la ville de ce nom, et traverse vingt-deux lieues de pays, vient finir à Saint-Mamertz. Le pont de Montcour est jeté sur le canal même, à six milles de son embouchure. On voit le village de Fromonville un quart de lieue plus loin.
Tout à coup, un cri douloureux, un seul cri, parti d'une maison bourgeoise que je n'avois pas même aperçue, frappe mon oreille et vient jusqu'à mon cœur… Dieux!… quelle voix!… Soudain je m'élance. J'aperçois à travers des barreaux qui me retiennent, j'aperçois à l'autre extrémité d'un grand jardin, sous une allée couverte, une jeune personne apparemment évanouie, que deux femmes emportent dans un pavillon assez éloigné, dont la porte aussitôt retombe sur elles. Je n'ai pu distinguer les traits de l'infortunée, mais j'ai vu ses longs cheveux bruns qui tomboient jusqu'à terre! j'ai vu cette taille enchanteresse qui ne peut appartenir qu'à elle! Ce cri de douleur surtout, j'ai cru le reconnoître. Oui, j'ai cru pour la seconde fois entendre ce gémissement du désespoir, ce lamentable accent qu'elle ne put retenir, lorsqu'au couvent du faubourg Saint-Germain de barbares satellites m'empêchèrent de mourir dans ses bras. Cramponné sur la grille bien fermée que j'ébranle, que je voudrois renverser, je ne cesse de crier: «Elle se trouve mal, elle se trouve mal!» et j'entends à peine M me de Lignolle qui me supplie de faire attention qu'elle se trouve mal aussi.
Une paysanne vient à passer, qui, voyant mon inquiétude, me dit: «C'est qu'elle est malade.—Qui?—C'te demoiselle.—Son nom?—Je vous l'dirions ben, Mamselle; mais je ne le savons pas.—Ces femmes, qui sont-elles?—Ah! oui, devine. Jugez donc, Mamselle, qu'elles ne parlent pas comme nous autres, ces femmes.—Comment?—Comment? Dame! je ne le savons pas, comment. Pis que not' curé, qui savont le latin tout comme son livre de messe, n'y comprend' itou ni pu ni moins que ma poche: ça vous dégoise un baragouin que l'diable j'n'y entendrois goutte.—Y a-t-il des hommes dans la maison?—Par-ci, par-là, Mamselle. Quelquefois j'en voyons un qui a l'air du père à tous.—Il est vieux?—Pas vieux, si vous voulez; mais, dame! c'est mûr.—Parle-t-il françois?—Celui-là? Oh! c'est bien pis. Il ne parlont pas du tout. C'est, sous votre respect, un ours, Mamselle. Quand j'approchons de sa tanière , il avont l'air de vouloir nous avaler, et pis y a un domestique aussi, qui n'étiont pas jeune itou, et qui jargonnont l'iroquois comme les autres.—Depuis quand tout ce monde-là demeure-t-il ici?—Dame! y a ben queuque part comme ça trois ou quatre…»
M me de Lignolle, hors d'elle-même, ne la laissa point achever. «Taisez-vous, bavarde, passez votre chemin…; et vous, Mademoiselle, comptez-vous rester là jusqu'au soir?… Jusqu'à ce que nous nous soyons perdus!» Le comte, qui très heureusement ne comprend pas le véritable sens de ces paroles équivoques: Jusqu'à ce que nous nous soyons perdus , lui dit en vain, pour la rassurer, qu'il seroit impossible que nous nous perdissions, même pendant la nuit, par un chemin frayé. Il le lui dit en vain; elle s'inquiète, elle se lamente, elle s'écrie: «Mon ami, ne m'entendez-vous pas?… Cruel, pourriez-vous ainsi m'abandonner? Dans l'état où je suis, sera-ce la pitié des passans qu'il faudra que j'implore?»
Je regardai M me de Lignolle, et je frémis. Ce n'étoit plus cette intéressante figure où le vif plaisir combattoit la foible douleur; chacun de ses traits sembloit renversé. La brûlante colère brilloit dans ses yeux; la pâle terreur décoloroit son front; ses genoux chancelans ne la portoient qu'à peine; elle frémissoit de tous ses membres.
Ce qu'elle vient de me dire et l'état où je la vois rappellent enfin ma raison égarée. Je suis à l'instant frappé de la foule des dangers qui nous environnent dans ce lieu redoutable où je m'obstine à rester. Si mon oreille ne m'a pas trompé, si l'émotion de mon cœur ne m'abuse pas, c'est ma Sophie que tout à l'heure j'ai entendue gémir, c'est elle que je viens de voir mourante. Sans doute elle n'a poussé ce cri de désespoir qu'en reconnoissant, sous des habits perfides, son infidèle époux. Puisque ma femme est dans cette maison, Duportail l'habite avec elle. L'amant déguisé de M me de Lignolle n'échappera point au premier regard de celui qui vit si souvent les métamorphoses de l'amant de M me de B…; et mon inflexible beau-père, s'il m'aperçoit, dès demain va changer de retraite et m'enlever encore mon épouse adorée,… adorée! quoique trahie. M. de Lignolle enfin, qui déjà me demande quel intérêt je prends à ces femmes, qui parle de s'informer quels sont ces étrangers, d'entrer dans cette maison, M. de Lignolle peut, au premier mot d'une explication facile autant que funeste, découvrir le double mystère de mon sexe et de mon nom.
La foule de ces considérations terribles vient à la fois m'épouvanter; et, dans mon subit effroi, je fais, pour m'élancer loin de la grille, un aussi brusque mouvement que celui par lequel je me suis, il n'y a qu'un moment, précipité dessus.
Je presse dans mon bras gauche le bras droit de la comtesse; de la main droite je saisis la main gauche de son curieux mari; et, sans examiner si l'un veut me suivre et si l'autre en a la force, je les entraîne tous deux, d'une haleine, à plus de deux cents pas de la périlleuse maison. Là, je m'arrête. Incertain, je me retourne, et mon triste regard se porte aux lieux que je fuis… Hélas! une forêt de peupliers, peut-être favorable, me cache les murs où je laisse au désespoir ce que j'ai de plus cher au monde! Mon cœur alors se serre, je n'ai plus besoin de cacher mes larmes, car je ne peux plus en verser.
Cependant la comtesse, qui prétend qu'une marche rapide lui fait du bien, me presse de l'aider à reprendre sa course. Il me faut en même temps soutenir ma malheureuse amie, à chaque instant prête à tomber, dissimuler mon trouble extrême, et répondre, d'une manière satisfaisante, à M. de Lignolle, qui se traîne sur nos pas en me questionnant.
Nous arrivons à Montcour. La comtesse, excédée de fatigue, se jette dans son carrosse, et n'ouvre la bouche que pour recommander à son cocher de faire la plus grande diligence jusqu'à Fontainebleau, où nous devons prendre des chevaux de poste. M. de Lignolle, essoufflé, haletant, pour mieux goûter le repos, garde quelque temps le silence. Je puis enfin librement sonder les plaies de mon cœur et me livrer à mes réflexions déchirantes.
Faublas, où t'emporte cette voiture rapide? Cruel, où vas-tu si vite? Qui laisses-tu derrière toi?… Depuis quatre mois, séparée de celui qu'elle idolâtre, elle l'appeloit tous les jours en pleurant; mais du moins les tourmens de l'absence pouvoient être adoucis par cette consolante idée qu'un fidèle époux en gémissoit comme elle. Maintenant, beaucoup plus malheureuse, elle est obligée de se dire que l'ingrat la délaisse et la fuit. Ce matin, sans doute, elle chérissoit l'auteur de ses maux; ce soir, elle doit le haïr… O Sophie! Sophie! quand tu liras dans mon cœur, tu ne pourras que me plaindre, me pardonner et m'adorer encore… Il est vrai que ta rivale est auprès de moi; mais vois la douleur que lui cause l'amour que je t'ai promis, l'amour que je te porte. Elle est auprès de moi; mais dans quel état, grands dieux! Tout à l'heure elle fondoit en larmes! Tout à l'heure, de peur d'éclater en reproches, elle se faisoit cette horrible violence de ne pas m'adresser un mot, un seul mot de plainte… Ses paupières enflammées se sont appesanties, un cruel assoupissement l'accable, l'immobilité de la mort l'a frappée!… Ma chère Éléonore, que je te plains!… que je t'aime!… Qu'ai-je dit? O Sophie, rassurez-vous. Quand le moment sera venu, vous verrez si je balance entre ma femme et ma maîtresse… Éléonore, tu ne pourrois me faire un crime de te quitter pour elle. Plus belle que toi, ma Sophie n'est pas moins jolie… Elle a tes vertus, elle a mes sermens… Éléonore, ne crains pas cependant que ton cruel ami puisse t'abandonner tout à fait. Ton amant seroit-il assez dénaturé pour oublier qu'il t'a faite mère? Non, mon amie, non. Quelquefois je viendrai secrètement pleurer avec toi tes malheurs. Nous ne passerons plus des jours entiers sous le même toit; mais… Quels projets! Oh! qui prendra pitié de ma situation?… qui fixera mes irrésolutions sans cesse renaissantes? Oh! qui empêchera que ma fatale sensibilité ne fasse le perpétuel malheur de deux objets presque également adorables?… Mais où m'égaré-je encore? Malheureux! il ne s'agit pas de me partager entre elles. Je dois les perdre toutes deux. Je ne fais que passer à Paris. Jamais peut-être je ne reverrai Fromonville. L'honneur m'appelle à Compiègne, à Compiègne où je cours chercher… non pas la mort,… je verrois sans terreur le comte et le marquis contre moi réunis pour leur semblable querelle,… non pas la mort, mais l'exil, en ce moment plus affreux qu'elle… Exécrable pouvoir de l'opinion! c'est pour immoler un ennemi justement irrité que je quitte en même temps deux femmes chéries; c'est l'inflexible honneur qui me commande cet odieux sacrifice. La vue des supplices tout prêts n'auroit pu m'y déterminer; un barbare préjugé m'y force!
«Mademoiselle, s'écria tout d'un coup M. de Lignolle, voyons si vous devinerez celle-ci.» Je répondis tout bas: «Que le Ciel extermine la race entière des charades!» et tout haut: «Vous prenez mal votre temps, Monsieur, je suis d'une bêtise amère.—Voilà les femmes! répliqua le comte, je les reconnois. Elles sont poltronnes comme des lièvres. A la moindre égratignure, elles croient voir la mort. Tenez, la comtesse est plus tourmentée de la peur de son mal que de son mal même: car ce n'est pas une maladie qu'elle a, ce n'est au fond qu'une indisposition; effet assez ordinaire de la campagne, du printemps, et, que sait-on? d'un exercice un peu forcé… C'est qu'aussi, Mademoiselle, vous allez avec un train… Ma foi! vous lui ferez mal, je vous en avertis… Peut-être pourtant n'est-ce chez la comtesse qu'un excès de santé, une apoplexie d'humeurs,… d'humeurs propices,… bénignes,… de bonne humeur… Enfin cela devient clair. Vous voyez bien que l'état de ma femme n'est pas alarmant. Cependant elle s'afflige. Pourquoi? parce que c'est son âme qui s'affecte; et son âme s'affecte parce que les âmes des femmes sont comme ça. Or, qui dit femme dit fille; et, comme vous aimez la comtesse, du moins je le crois, et sans vanité je m'y connois, comme vous l'aimez, vous vous chagrinez de son chagrin, au point d'en devenir bête,… à ce que vous dites; mais j'imagine bien qu'il ne faut pas prendre la chose au pied de la lettre. Toujours est-il vrai que vous ne pouvez pas deviner ma charade, parce que votre âme aussi s'affecte; et c'est ainsi que les plus grandes opérations de l'esprit dépendent des plus petites affections de l'âme.—Cela peut être, Monsieur; mais je vous supplie de me laisser à mes rêveries.»
Plus d'une fois je lui répétai la même prière avant que nous fussions à Paris, où nous n'arrivâmes qu'à trois heures du matin. La comtesse, ayant à peine permis à son mari d'entrer dans son appartement, se hâta de renvoyer aussi ses femmes, et, restée seule avec moi, vint tomber dans mes bras. «Faublas, ne mentez pas. N'est-ce pas elle que vous avez retrouvée?—Oui, mon amie, c'est elle.—Que je suis malheureuse!… Répondez: se pourroit-il que vous eussiez le dessein de m'abandonner?—T'abandonner, mon Éléonore? Eh! le moyen de le pouvoir, le moyen d'être aimé de toi sans t'adorer, sans brûler du désir de te revoir!—N'est-il pas vrai, Faublas? C'est précisément ce que je me dis quand je pense à toi; et j'y pense sans cesse… Ainsi, mon bon ami, tu comptes revenir de Compiègne ici, sans t'arrêter nulle part, sans aller ailleurs?—Sans aller ailleurs! et ma femme?—Eh bien, votre femme?—Ma femme, qui depuis si longtemps…!—Il veut l'aller rejoindre!—Ma femme…—Qu'elle est heureuse d'être sa femme, d'avoir des droits légitimes parce qu'elle a dit oui dans une église! car voilà toute la différence. Comme elle, vous m'avez trompée, vous m'avez séduite; j'en suis contente, et je vous idolâtre comme elle… Et ce mal de cœur, croyez-vous que ce ne soit rien? C'est un enfant, un enfant que vous m'avez fait, Monsieur… Je ne m'en plains pas! je ne dis pas que j'en suis fâchée! au contraire… Ma grossesse va me compromettre, m'exposer, me perdre peut-être; je le sais. Mais qu'ils m'enlèvent mon rang et mes richesses, j'y consens de tout mon cœur, pourvu qu'ils me laissent avec ma liberté mon amant… Oui, toute réflexion faite, je suis enchantée d'être mère, c'est un avantage que j'ai sur ta Sophie, d'abord, et puis tu dois me mieux aimer, car je te chéris davantage. Cependant, ingrat que vous êtes! vous osez penser à me quitter dans l'état où je suis!—Mais, mon amie, songez donc que j'ignore moi-même ce que je vais devenir ce soir. Sans doute il ne sera pas question de revenir à Paris, mais de quitter la France…—Vous essayez en vain de me donner le change: c'est à Fromonville que vous espérez trouver un asile!… Monsieur, je vous déclare que, si vous y allez, vous m'y traînerez à votre suite. Je vous déclare que je pars avec vous pour Compiègne, que je vous suis partout, que je m'attache à vos pas comme votre ombre. Perfide! vous n'aurez, je vous le jure, d'autre moyen de vous débarrasser de moi que de m'immoler à côté de votre ennemi.—De grâce, calmez-vous, écoutez…—Je n'écoute rien. Vous voulez m'abandonner, je vous conserverai malgré vous; oui, j'emploierai jusqu'à la violence. Nous allons ensemble à Compiègne, c'est une chose résolue; et, quant à Fromonville, si je ne puis vous empêcher d'y retourner, j'espère que vous ne pourrez pas non plus m'empêcher de vous y suivre. Au reste, vous n'y êtes pas encore! Un bon coup d'épée pourra bien ne pas vous permettre d'y courir si vite, à Fromonville!… Grands dieux! qu'ai-je dit? Non, Faublas, non. Tiens; j'aime encore mieux que tu ne sois pas tué. Mon ami, défends-toi bien, nous verrons après qui de Sophie ou de moi l'emportera; défends-toi de toutes tes forces, ne te laisse pas blesser comme dans ton premier combat. Tue-le plutôt; oh! je t'en prie, tue-le… Mon ami, je serai là, je t'aiderai de mes conseils; je t'encouragerai par mes cris, tu combattras sous mes yeux, devant moi, devant la mère de ton enfant: tu seras invincible… Hein?… réponds-moi, parle-moi donc.—Que voulez-vous que je réponde, quand vous n'écoutez qu'un aveugle emportement, quand vous formez les projets les plus insensés?… Éléonore, ma chère Éléonore, est-il possible, dis-moi, que tu viennes à Compiègne te donner en spectacle?…—Cela est possible, car cela sera.—Mon amie, soyez donc raisonnable. Supposons que tu supportes les fatigues de ce second voyage, et que, par un bonheur inconcevable, personne ne reconnoisse M me de Lignolle courant la poste avec le chevalier de Faublas, puis-je, je te le demande à toi-même, puis-je souffrir que tu sois témoin d'une scène sanglante quand ton état si critique exige tant de ménagemens?—Tant de ménagemens! Sans doute! c'est pour cela que je dois vous suivre à Compiègne, et que vous ne devez point aller à Fromonville. Que deviendrai-je, quand je vous saurai parti pour joindre votre adversaire,… et peut-être mon ennemie? A chaque instant du jour, tourmentée des plus affreuses inquiétudes, je verrai mon amant infidèle ou mourant. Eh! de quelque manière qu'on me le ravisse, si je le perds, que m'importe la vie? Faublas, je t'en supplie, prends pitié de moi, de ton enfant, de toi-même; crains mes fureurs, ne me livre pas à mon désespoir… Faublas, je t'en conjure, promets que demain tu ne verras pas Sophie; promets que ce soir je verrai le marquis avec toi.»
Elle étoit à mes genoux, qu'elle embrassoit, qu'elle inondoit de ses larmes. Le plus insensible des hommes n'eût pu lui résister. Je promis tout ce qu'elle voulut.
Quoique nous dussions partir avec l'aurore, nous ne pûmes nous décider à rester debout jusqu'à son lever. M me de Lignolle avoit besoin de consolations autant que de repos. Nous nous couchâmes: je fis heureusement succéder, aux pénibles agitations d'une journée très longue, les agitations douces d'une trop courte nuit; et la comtesse, exténuée de tant de fatigues, finit par s'endormir profondément. C'étoit là tout ce qu'attendoit son malheureux amant, à qui la tendre pitié venoit d'arracher un mensonge, et que l'impérieuse nécessité forçoit à la perfidie.
Enfin, le jour fatal va luire. A la foible clarté de son premier rayon, je soulève avec précaution le drap qui m'enveloppe; par des mouvemens égaux et mesurés je me glisse jusqu'au bord du lit, qui reste muet; déjà mes pieds touchent le parquet, ou plutôt l'effleurent à peine; la couverture doucement retombe, et sur cette couche, où l'amour heureux soupiroit tout à l'heure et maintenant repose encore, l'amour abandonné va bientôt gémir.
Je me suis habillé lentement, parce qu'il a fallu m'habiller sans bruit. Cependant me voilà déjà prêt, je vais partir… Quel frisson mortel me saisit!… J'entre dans la chambre à coucher de M lle de Brumont, dans cette chambre qui conduit au petit escalier; j'y entre, et je sens mon cœur défaillir. Irrésolu, je m'arrête; inquiet, je me retourne, et je m'éloigne, je reviens, et je veux fuir, et je m'approche… Grands dieux! me suis-je trompé? n'a-t-elle pas dit quelques mots? Ne m'a-t-elle pas nommé?… Écoutons!… Oui, cette fois je l'ai bien entendue. C'est Faublas, c'est son ami que, d'une voix étouffée, douloureusement, elle appelle… Aimable et chère enfant!… Pauvre petite!… un songe l'avertit de mon évasion, un songe affreux l'agite et n'est pas trompeur!… Attendri, désolé, je me penche sur elle; ma bouche lui murmure un adieu; mes lèvres ont presque pressé les siennes; j'ai laissé tomber une larme sur son sein découvert… Hélas! et me voici sur l'escalier dérobé.
Mon malheureux sort voulut que je rencontrasse dans la cour M. de Lignolle, qui déjà montoit en carrosse. «Ah! ah! si matin? me dit-il.—Oui, Monsieur,… je… sors…—Quoi! sans la comtesse?—Elle est fatiguée, elle dort; elle sait que j'ai affaire pour vingt-quatre heures.—Seule, à pied?—Je vais prendre un fiacre.—Non, Mademoiselle, je vous conduirai où vous avez affaire.—Mais, Monsieur, cela va vous déranger; vous êtes pressé.—Qu'importe? Permettez-moi…—Je ne le souffrirai pas.»
Pendant que je conteste avec M. de Lignolle pour échapper à ses cruelles politesses, la comtesse peut se réveiller et faire un éclat terrible: cette réflexion me détermine. Je me jette dans la maudite voiture, M. de Lignolle y monte, et me prie de dire à son cocher où je veux qu'on me mène. Ma première pensée fut pour le couvent de ma sœur; mais, tout bien examiné, je crus qu'il valoit mieux me faire conduire chez M me de Fonrose.
Nous arrivons à la porte de la baronne, je descends de voiture; et, comme j'allois entrer dans l'hôtel, M. de Belcour en sortoit incognito .
Il me reconnoît, il s'écrie: «Enfin, vous voilà donc? Il faut donc que ce soit le hasard…» Tremblant, je l'interromps: «Mon père, monsieur que vous voyez dans son carrosse, j'ai l'honneur de vous le présenter: c'est le comte de Lignolle, le mari de cette jeune dame chez qui…» Le comte, qui nous a entendus, descend à la hâte, se jette au col de mon père, et le félicite d'avoir une fille pleine d'esprit, à qui l'on ne peut donner une charade qu'elle ne devine. Il ajoute: «Nous vous la rendons pour vingt-quatre heures; mais nous espérons que demain vous nous ferez le plaisir de nous la ramener vous-même.» M. de Belcour s'en défend; M. de Lignolle insiste. «Il faut, dit-il, que M lle de Brumont revienne, car ma femme est malade…» Le baron, qui déjà s'impatiente, répond: «J'en suis fâché, mais…—Mais, reprend l'autre, il ne faut pas que cela vous alarme. Ce n'est rien: une indisposition, un mal de cœur; cela vient, je crois, de ce qu'elle a fait tous ces jours-ci trop d'exercice… avec mademoiselle votre fille, tenez, qui est forte, alerte, vigoureusement constituée… La comtesse n'a pas encore le tempérament si formé. Au reste, comme je vous le dis, ce n'est rien. Pourtant, cela deviendroit sérieux si M lle de Brumont ne revenoit pas, parce que ma femme, qui l'aime à la folie, en prendroit du chagrin: son âme s'affecteroit, Monsieur; et, quand l'âme d'une femme s'affecte, votre serviteur, il n'y a plus personne.—Monsieur, je vous répète que je ne puis rien promettre.—Je ne vous quitte pas que vous ne m'ayez donné votre parole.—Mais, de grâce!…—Ah! je vous en supplie, Monsieur de Brumont.»
Le baron, emporté par sa vivacité, s'écria: «Eh! Monsieur! laissez-moi en repos.» Puis il me jeta un regard terrible, et me dit: «N'est-il pas bien affreux que je sois sans cesse compromis?…» Je frémis, je me précipitai dans ses bras: «O mon père! souvenez-vous de la Porte-Maillot.»
Ces mots lui rendirent assez de sang-froid pour qu'aussitôt il s'empressât de faire beaucoup d'excuses et de remerciemens à M. de Lignolle. Cependant celui-ci demeuroit toujours fort étonné de la colère que le prétendu M. de Brumont venoit de laisser paroître. Pour dissiper tous ses soupçons à cet égard, je me crus obligé de lui faire tout bas, et d'un ton très mystérieux, cette insidieuse confidence: «M me de Fonrose vous a dit que certaines affaires de famille forçoient mon père à vivre inconnu dans ce pays-ci; et vous voulez qu'il vienne vous voir! et vous vous avisez de l'appeler tout haut par son nom!—Ah! que je suis fâché de mon étourderie! dit aussitôt le comte au baron.—Et moi, de ma vivacité, répondit celui-ci.—Vous vous moquez, reprit M. de Lignolle, c'est moi qui ai tort… Mais aussi pourquoi refuser de rendre mademoiselle votre fille à ma femme? Allons, puisque vous ne pouvez pas la ramener vous-même, promettez du moins de nous la renvoyer.—Je promets, répliqua M. de Belcour, de faire en sorte que vous n'ayez pas à vous repentir des honnêtetés dont vous me comblez.—Voilà qui est dit. Je pars content… Mais vous n'avez pas de voiture. Voulez-vous que je vous reconduise chez vous?» Ce fut moi qui pris la parole: «Bien obligé; il faut que je parle à la baronne, j'espère que mon père voudra bien rentrer chez elle avec moi; nous avons quelque chose de particulier à lui dire.»
Il partit. Quand sa voiture fut un peu loin, nous nous jetâmes dans un fiacre, qui, nous conduisant de l'extrémité du faubourg Saint-Germain à la place Vendôme, me laissa tout le temps de retomber dans mes rêveries. Uniquement occupé du désespoir où devoit être ma femme hier délaissée, où seroit bientôt ma maîtresse ce matin trahie, j'avois l'air d'écouter attentivement les sages représentations que M. de Belcour en ce moment perdoit. De vains sons frappoient mon oreille; je ne fus tiré de ma léthargie que par ces derniers mots de la longue réprimande: Le malheur de Sophie, que vous oubliez . «Non, je ne l'oublie pas, non… Quant à son malheur, il est grand sans doute; mais il ne durera pas longtemps… Demain, oui, demain… Et vous, mon père, dès aujourd'hui… Ah! pardon. Je ne sais ce que je dis… Mon père, vous descendez ici, vous allez voir Adélaïde?—Oui, Monsieur.—Moi, je ne me présenterai point au parloir dans le costume où je suis. Je vais rentrer à l'hôtel, changer d'habits, et puis,… adieu, mon père. O vous que j'aime autant qu'elle, adieu!—Comment, mon ami! ne vas-tu pas venir me rejoindre?—Vous rejoindre?… Ah! oui, vous rejoindre!… Mon père, embrassez-moi donc, pardonnez-moi tous les chagrins que je vous donne.—De tout mon cœur, mon ami; mais je t'en prie…—En vérité, je désirerois devenir sage, mais je suis entraîné… Vous voulez bien embrasser ma sœur pour moi, n'est-il pas vrai?—Tout à l'heure tu feras ta commission toi-même.—Oui, mon père,… à demain.—Que me dit-il! Deviens-tu fou?—Il est vrai que je parle sans réflexion… Adieu, je suis fâché de vous quitter, adieu!… Dans une heure vous aurez de mes nouvelles.»
J'arrivai à l'hôtel. Jasmin faisoit sentinelle à la porte; le faquin sourit de me voir demoiselle, et me dit que M me de Montdésir a déjà envoyé deux fois ce matin pour s'informer si j'étois revenu de la campagne, et pour recommander qu'on me priât, dès que j'arriverois, de courir chez elle. «Bon! cela s'arrange avec mes projets. Vite, Jasmin, un coup de peigne.—En homme, Mademoiselle?—Oui.»
Ce ne fut pas long.
«Jasmin, une plume, de l'encre, du papier. Promptement!… Bien! Pendant que j'écris, dépêche-toi d'apprêter tout ce qu'il me faut pour m'habiller de la tête aux pieds.—En homme, Mademoiselle?—Eh! sans doute. Ensuite tu prépareras mon cheval de selle et le tien.—J'accompagnerai monsieur?—Oui.—Tant mieux. Je m'en vais me divertir.—Jasmin, tu me donneras mon épée.—Ah! tant pis. Tant pis, si c'est pour nous battre, car nous tuerons quelqu'un. Ce pauvre petit marquis, je crois toujours le voir… là… pan… tomber par terre… Aussi c'est bien sa faute, car nous le ménagions; ça faisoit trembler!… Puisque celui-là n'est pas mort, il falloit qu'il eût l'âme chevillée dans le ventre.—Jasmin, que diable! allez donc! allez donc! nous n'avons pas un moment à perdre… Et surtout ne t'avise pas de jaser.—J'aimerois mieux être pendu, Monsieur, que de vous trahir.»
Cependant j'écrivois à mon père. Je lui donnois, sur la retraite de Sophie, tous les renseignemens nécessaires, et ma lettre finissoit ainsi:
Partez, mon père; ah! je vous en supplie, partez à l'instant pour Fromonville. Que Duportail ne vous échappe pas encore une fois. Quels que soient ses motifs, voyez mon beau-père, parlez-lui, fléchissez-le: qu'il nous rende son adorable fille, emmenez ma chère Adélaïde avec vous; de grâce, emmenez-la. Les deux bonnes amies seront si contentes de se revoir! Que la présence d'Adélaïde annonce à Sophie le retour de Faublas! que les tendres caresses de la sœur la préparent aux transports du frère, du frère qu'elle adore, et dont elle est idolâtrée! On ne sauroit trop ménager l'extrême sensibilité de Sophie. Mon père, daignez ne rien épargner pour qu'elle apprenne sans danger la nouvelle de notre réunion prochaine. Elle est maintenant au désespoir; sa joie la tueroit! Mon père, je remets en vos mains mes plus chers intérêts: je vous recommande ce qu'il y a de plus respectable, de plus beau, de meilleur dans le monde; je vous recommande ma bien-aimée.
Que ne puis-je aussi tout à l'heure voler à Fromonville! Hélas! je vais ailleurs. Ai-je besoin de vous dire qu'une affaire indispensable m'en fait la loi? Cependant ne vous alarmez pas. Demain, avant midi, je serai près de mon père et près de ma femme; je le jure, par elle et par vous.
Je m'habillai, je cachetai ma lettre; un homme fut chargé de la porter au couvent d'Adélaïde, et de la remettre à M. de Belcour. Jasmin reçut l'ordre d'aller m'attendre à la porte Saint-Martin, et je courus chez M me de Montdésir.
Je trouvai, non pas M me de B…, mais le vicomte de Florville. «Enfin, dit-il, le voilà.» Je m'excusai de l'avoir fait attendre, et je remerciai la marquise de m'avoir envoyé chercher au moment même où je m'inquiétois de savoir comment je me procurerois le bonheur de l'entretenir seulement pendant quelques minutes. J'ajoutai que je rapportois de la campagne une grande nouvelle. «Quoi donc?—J'ai vu Sophie.» Elle pâlit, elle s'écria: «Il n'est pas possible!»
En deux mots je lui appris quelle retraite Duportail s'étoit choisie, et comment un heureux hasard me l'avoit fait découvrir. La marquise m'écoutoit d'un air interdit; je la suppliai de vouloir bien envoyer tout à l'heure à Fromonville des gens chargés de veiller sur Duportail, et de le suivre partout: car je tremblois que mon beau-père n'eût encore l'intention et ne trouvât le moyen d'échapper à M. de Belcour. «Comment! me demanda-t-elle d'une voix altérée, n'y allez-vous pas vous-même?—Je ne le puis, une affaire importante m'appelle ailleurs.» Elle reprit d'un air plus calme et d'un ton plus ferme: «Quoi! M me de Lignolle a-t-elle déjà tant d'empire?—Ce n'est pas M me de Lignolle qui m'arrache à Sophie. Un devoir indispensable…—Achevez… Ne puis-je savoir…?—Croyez, ma chère maman, que je ne me console pas d'avoir un secret pour vous.—Chevalier, c'est assez me dire qu'il y auroit de l'indiscrétion de ma part à pousser les questions plus loin. Je veux bien penser que je n'ai point à me plaindre de tant de réserve. Je vais donner les ordres les plus pressans pour que Duportail soit gardé à vue dès ce soir et ne puisse faire un pas dont je ne sois instruite sur-le-champ; moi,… ou la petite Montdésir en mon absence, ajouta-t-elle avec un profond soupir.—En votre absence, maman! Vous quittez Paris?—Tout à l'heure, mon ami.—Quel malheur pour moi! que je suis fâché de vous perdre, dans ce moment surtout où vos conseils eussent été si nécessaires! Où donc allez-vous?—A Versailles, d'abord.—A Versailles, avec cet habit!… Maman, c'est, ce me semble, le frac anglois du charmant vicomte qui m'adonne son nom; ce frac que vous embellissiez le jour que nous fûmes ensemble à Saint-Cloud?—Cela se peut, dit-elle en affectant de n'en être pas sûre. Oui,… je crois qu'oui.—Et de Versailles, vous partez pour…?—Chevalier, je me vois à regret forcée de répéter vos propres expressions: Croyez que je ne me console pas d'être obligée d'avoir un secret pour vous. —Mais encore, ce voyage doit-il être bien long?—Peut-être, mon ami, peut-être, dit-elle d'une voix tremblante; et c'est pour cela qu'avant de l'entreprendre j'ai vivement souhaité de vous faire mes adieux.—Vos adieux! Maman, ma chère maman, vous m'inquiétez: vous paroissez triste… De grâce, confiez-moi…» Elle m'interrompit: «Respectez mon secret: je n'ai point tâché de surprendre le vôtre; je ne veux pas même le deviner, je ne le veux pas. Allez, Faublas, et revenez content, s'il est possible… Je ne puis m'expliquer, je ne puis dire quel événement se prépare,… quelles craintes m'agitent,… quels vœux j'ose former… Mais, mon ami, mon aimable ami, qu'il seroit cruel de ne se plus voir!—Grands dieux! vous gémissez, vous avez les larmes aux yeux!—Adieu, Faublas. Trop cher enfant, adieu. Je ne vous quitte qu'avec douleur; souvenez-vous-en, si quelque grand malheur arrive. N'oubliez pas que la marquise de B… vous perdit par une trahison, et devint elle-même la victime d'un lâche qui se disoit votre ami. N'oubliez pas surtout qu'elle ne cessa de vous conserver l'am… l'amitié la plus tendre,… la plus tendre», répéta-t-elle en me serrant la main.
Elle me donna un baiser, et m'échappa.
Je demeurai confondu de ce que je venois d'entendre; et, dans le premier moment de ma surprise, je répétai quelques-unes des expressions qui venoient d'échapper à M me de B…: Allez, et revenez content… Je ne puis dire quels vœux j'ose former… Qu'il seroit cruel de ne se plus voir! Il n'est plus douteux que M me de B… sait que je vais me battre, et connoît mon ennemi… Quels vœux j'ose former! Ces vœux, elle ne pourroit, sans crime, les expliquer clairement. Mais peut-être suis-je excusable, moi, de chercher à pénétrer le secret de son cœur, sa pensée la plus cachée… Qu'il seroit cruel de ne se plus voir! Vous me reverrez, Madame de B…, vous me reverrez, n'en doutez pas. Je sortirai vainqueur d'un combat dont vous êtes le prix [8] .
Imprudent marquis, quelle audace est la vôtre d'appeler Faublas au champ de l'honneur! Quelle témérité d'attaquer des jours si bien défendus! Les destinées de trois femmes charmantes tiennent à mes destinées.
Justine, qui survint, avoit peut-être aussi l'intention de me donner, à sa manière, quelque encouragement ; mais il étoit déjà si tard que je n'aurois pu l'entendre quand même j'en aurois eu la fantaisie.
A la porte Saint-Martin, je trouvai mon domestique, qui me suivit jusqu'au Bourget; là, je lui ordonnai de ramener mon cheval à Paris, et je pris la poste.
Avant cinq heures du soir je me trouvai dans la forêt de Compiègne, au lieu désigné. Je m'y promenois depuis quelques minutes, lorsque deux hommes tout à coup m'abordèrent et me mirent le pistolet sur la gorge. Ils me demandèrent si j'étois gentilhomme. Je ne balançai point à répondre oui. «En ce cas, me dirent-ils, veuillez, Monsieur, mettre ce masque sur votre visage et demeurer témoin d'un combat que vont se livrer tout à l'heure ici deux personnes de grande qualité. Donnez votre parole de ne pas vous permettre un seul geste, un seul mot pendant l'action, et, quel que soit l'événement, d'en garder un profond secret.—Je ne me vante pas, Monsieur, d'être un homme de grande qualité; mais il est vrai que je possède, avec quelques richesses, un ancien nom. J'ai moi-même rendez-vous ici pour me battre. Peut-être vous trompez-vous, peut-être serai-je l'un des deux acteurs de la scène malheureuse dont vous exigez que je reste spectateur tranquille.—Monsieur, nous saurons bientôt si cela doit être; en attendant, mettez ce masque, et donnez votre parole d'honneur.»
On conçoit que je fis et que je promis tout ce qu'ils voulurent.
Près d'une heure s'étoit passée depuis que je me trouvois dans cette situation, qui commençoit à me paroître inquiétante, quand je crus entendre quelque bruit vers l'extrémité de l'allée qui aboutissoit à la grande route. Un moment après, je vis entrer du même côté, dans le chemin de traverse où j'étois, une chaise de poste environnée de plusieurs hommes armés et masqués. Il me parut que cette troupe, que je crus d'abord toute composée d'assassins, venoit de s'assurer du laquais et du postillon, et forçoit le maître à mettre pied à terre. Tremblant qu'il ne fût massacré devant moi, je voulus, dans le premier mouvement d'un zèle téméraire, m'élancer à son secours: les deux hommes qui veilloient sur moi se contentèrent de me retenir en me disant: «Voici le moment critique, songez à ce que vous avez promis.»
Cependant l'inconnu, toujours entouré, avançoit vers nous d'un pas ferme et d'un air délibéré. Plus il approchoit, plus je croyois reconnoître les traits d'un jeune homme que je n'avois pas vu depuis longtemps. Lorsqu'il fut à très peu de distance, l'un de mes gardiens alla droit à lui, le pria de s'arrêter, et lui dit: «Un homme d'honneur se plaint que vous lui avez fait une mortelle injure, et prétend tout à l'heure en obtenir la réparation. S'il tombe sous vos coups, il promet qu'aucun détail de ce combat ne sera jamais su de personne; s'il ne meurt pas de ses blessures, il s'engage à revenir dans le même lieu, aussitôt qu'il sera guéri, pour y soutenir encore sa querelle qui ne peut être complètement vidée que par la mort de l'un des deux champions. Prenez les mêmes engagemens, Monsieur le comte, et jurez sur votre honneur de les remplir.—Quoi! répondit le jeune homme, milord Barrington se fâche de ce que j'ai quitté l'Angleterre sans faire mes adieux à son auguste épouse? Il faut convenir que ces maris sont partout un singulier peuple! Cet époux d'outre-mer, surtout, me paroît d'une bonne force: vouloit-il que je brûlasse d'une éternelle flamme pour sa langoureuse moitié? D'ailleurs, s'il me gardoit rancune, que ne me l'a-t-il dit dans son pays? Que ne s'est-il ensuite rendu à Bruxelles, où je me suis arrêté longtemps parce qu'on m'a dit qu'il me cherchoit? Pourquoi venir, après six semaines, avec cet épouvantable attirail, m'attaquer dans ma patrie, au moment où j'y rentre… Ah çà! mais j'espère que ce n'est pas à coups de poing que nous nous battrons?»
A sa voix comme à sa figure, à la gaieté de ses discours comme à son sourire moqueur, il ne me fut plus permis de méconnoître Rosambert. Alors seulement je commençai à soupçonner l'étrange vérité. O Madame de B…, ce fut pour vous que mon cœur tressaillit! mais je me gardai bien de montrer par quelques gestes ou d'exprimer par quelques mots ma surprise extrême et ma terreur profonde: j'étois lié par mes sermens.
Déjà pourtant on présentoit à Rosambert un cheval qu'on l'invitoit à monter, et un pistolet qu'on le prioit de charger lui-même. Le comte, aussitôt à cheval, tout en chargeant son arme, dit à ceux qui l'environnoient: «Oui, vous avez raison, voici le combat si cher à messieurs d'Albion… Au pistolet près, je dois de grands remerciemens au magnifique lord; il me rajeunit de plus de mille ans. En vérité, Messieurs de la Table ronde, l'héroïque parade que le prud'homme nous fait jouer ici ressemble tout à fait à une aventure du roi Artus. Comme les preux de son temps, vous arrêtez les passans sur les grands chemins pour les forcer gracieusement à rompre des lances avec vous.» En jetant les yeux sur moi, Rosambert continua: «Ce cavalier si joliment tourné, qui fait bande à part, qui ne dit mot, qui ne se mêle en rien de vos forfanteries, est-ce un gentil damoiseau qu'il faut que je délivre ou quelque grande princesse en homme travestie? Je l'aimerois mieux, moi; et le géant que je dois pourfendre, le fameux géant, où donc est-il?» L'étranger qui avoit jusqu'alors porté la parole dit à Rosambert: «Monsieur le comte, jurez de remplir les conditions prescrites.—Foi de gentilhomme, Messieurs», s'écria-t-il.
L'un de nos gardiens donna le signal par un coup de feu. Nous vîmes aussitôt un cavalier accourir à toute bride, de l'autre extrémité de l'allée. Rosambert l'attendit sans s'ébranler; mais, soit qu'il présumât beaucoup de lui-même, soit qu'il ne conservât pas tout le sang-froid nécessaire en ces occasions, il fît feu de trop loin sur son ennemi, qu'il manqua. L'autre, au contraire, montrant et plus d'adresse et plus d'intrépidité, tira presque aussitôt, mais enfin tira le dernier. La balle siffla aux oreilles de Rosambert, emporta une boucle de ses cheveux, et frappa son chapeau de manière qu'elle le fit sauter. Le comte, en le reprenant, s'écria: «Ceci devient sérieux, c'est à ma cervelle qu'il en veut, le beau masque!»
Son adversaire, en effet, s'étoit, comme moi, couvert le visage d'un mince carton; mais je ne pus m'empêcher de frémir en reconnoissant le frac anglois sous lequel, ce matin même, la marquise avoit paru devant moi chez Justine!
Le vicomte de Florville, car je ne doutois plus que ce ne fût lui, venoit de retourner son cheval, et regagnoit au galop le bout de l'allée d'où tout à l'heure il étoit venu. Rosambert, qui le suivoit des yeux, reprit: «Voilà bien le frac national de milord; mais, de par saint Georges, ce n'est pas là son épaisse encolure. Messieurs, ajouta-t-il d'un ton où perçoient le dépit et l'audace, je n'aurois point osé faire à la nation angloise cette injure de croire que ses braves fussent dans l'usage de se battre par mascarade et par procuration. Au reste, je vais tâcher, m'eût-on prudemment détaché le plus habile arquebusier des trois royaumes, je vais tâcher de faire en sorte qu'un étranger, fût-il le diable, n'ait pas à se glorifier d'avoir remporté sur un François une victoire sans danger… O toi qui ne manquas jamais une hirondelle au vol, mon cher Faublas, où es-tu? Que n'ai-je, pour le châtiment d'un traître et pour l'honneur de la France, que n'ai-je en ce moment ton coup d'œil si prompt et ta main toujours sûre!»
Le comte ayant rechargé son arme, un nouveau signal fut donné. Rosambert, cette fois, ne demeura pas immobile, il poussa vigoureusement son cheval, et les deux adversaires, s'étant rencontrés à peu près au milieu de la lice, se tirèrent à la distance de cinq ou six pas. Le comte ne perça que le collet de l'habit de son ennemi, qui, plus heureux, lui fracassa l'épaule droite et le jeta par terre.
Le vainqueur aussitôt, se démasquant, fit voir au vaincu stupéfait le visage de M me de B… «Tiens, lâche, dit la marquise, regarde, reconnois-moi, meurs de honte. C'est une femme qui t'immole! Tu n'as eu du courage et de l'adresse que pour l'insulter.»
Rosambert parut un moment accablé de la douleur de sa blessure et de l'ignominie de sa défaite; un moment il fixa sur la marquise des yeux égarés. Mais bientôt, reprenant son caractère, il lui adressa, d'une voix éteinte, ces mots entrecoupés: «Quoi! belle dame,… c'est vous… que j'ai… le bonheur de revoir!… Que les temps… sont changés! Cependant… notre dernière… entre…vue… m'amu…sa davantage,… et vous… aussi, friponne,… quoi que… vous en puissiez… dire. Ingrate! est-ce ici, est-ce ainsi… que vous deviez mettre… hors de combat… un bon jeune homme jadis venu… tout exprès de Paris à Lu… à Luxembourg… pour vous procurer… un… doux… passe-temps?—Rosambert, lui répliqua la marquise, tu voudrois en vain dissimuler ta rage et tes douleurs. Le Ciel est juste; je puis m'applaudir d'une double vengeance: ton châtiment, qui déjà commence, n'est pas prêt à s'achever. Souviens-toi de nos conditions; souviens-toi que mon ennemi doit garder mon secret partout et me ramener ici ma victime.»
Le comte, soulevant sa tête avec effort, la tourna de mon côté: «Ce jeune homme, dit-il, c'est sûre…ment le chevalier de Faublas!… Fau…blas!» J'ôtai mon masque, je fus à lui. «Embrassons-nous d'abord, continua-t-il. Elle m'a… vaincu, mon ami,… n'en soyez point étonné:… ce n'est pas la première fois qu'elle… m'abat. Et vous, pendant que j'invoquois… bonnement votre nom, vous étiez là qui… faisiez des vœux… contre moi;… mais je vous le pardonne… Elle est si… aimable! Venez… me voir… à Paris, si je n'y arrive pas… justement pour… m'y faire… enterrer.»
La marquise alors me prit à l'écart et me dit: «Chevalier, pardonnez-moi le mystère que je vous ai fait du péril où j'allois m'exposer, et la ruse dont je me suis servie pour vous en rendre le témoin. Mon amant, hélas!… avoit vu l'outrage; mon ami devoit être présent à la réparation. Faublas, je le sais bien, me gardoit encore tant d'attachement qu'il se fût chargé volontiers d'épouser ma querelle; mais il ne m'eût peut-être point assez estimée pour me juger digne de la soutenir moi-même.
«Cependant, ajouta-t-elle avec une joie mêlée de fierté, je viens de prouver qu'il y a six mois je ne prenois point un engagement au-dessus de mes forces, lorsque, réduite à l'affreuse nécessité de vivre seulement pour ma vengeance, je jurois de vous étonner en l'accomplissant. Maintenant, Faublas, tout ce qu'il y avoit d'équivoque ou d'obscur pour vous dans mes discours de ce matin s'explique de soi-même. Vous sentez de quelle crainte je ne pouvois me défendre quand, les larmes aux yeux, je demandois à mon ami s'il ne seroit pas cruel de ne se voir plus. Vous concevez de quelle espèce d'inquiétude j'ai dû sentir l'atteinte quand l'amant de Sophie m'annonça qu'il venoit de la retrouver. Ah! croyez-moi, j'ai d'abord compris que Duportail avoit pu vous reconnoître sur la route de Montcour, et je serois vraiment désolée que ce voyage de Compiègne eût laissé le temps à votre beau-père de vous enlever encore votre épouse. Faublas, si ce malheur étoit arrivé, n'ayez pas l'injustice d'en accuser votre amie. Dites-vous, pour ma justification, qu'au moment où je vous fis remettre, sous le nom de M. de B…, ce prétendu cartel, rien ne pouvoit me donner à deviner qu'en revenant avec M me de Lignolle vous retrouveriez Sophie; dites-vous qu'il n'étoit plus, ce matin, nécessaire de vous renvoyer à Fromonville, puisqu'il ne vous eût jamais été possible, quelque diligence que vous eussiez faite, d'y arriver avant les émissaires fidèles qu'aussitôt j'y ai dépêchés avec l'ordre exprès de veiller sur les démarches de Duportail, s'il habitoit encore sa retraite, ou de le poursuivre, s'il l'avoit déjà quittée. Maintenant que rien ne vous retient plus, allez et…»
M me de B… fut interrompue par des cris perçans qui sembloient partir de la chaise de poste de Rosambert, restée dans le chemin de traverse, du côté, mais à quelque distance de la grande route. Nous courûmes tous au bruit; il ne resta près du blessé que le chirurgien qui bandoit sa plaie. En approchant, nous vîmes derrière la voiture du comte un cabriolet dans lequel se débattoit une femme, retenue par les mêmes hommes qui s'étoient assurés du laquais et du postillon de Rosambert. «Grands dieux! s'écrioit-elle, des gens masqués! C'en est donc fait! Ils n'auroient pu le vaincre, ils l'ont assassiné!… Ah! dit-elle, en poussant un cri de joie, le voilà! le voilà!» Puis, d'un ton douloureux: «Perfide! il est donc vrai que vous avez eu l'inhumanité de profiter de mon sommeil?…»
La marquise me demanda tout bas si ce n'étoit pas la petite comtesse. Je répondis oui, et je m'élançai dans les bras de ma maîtresse.
«Est-ce fini? me demanda-t-elle. J'ai entendu tirer plusieurs coups. Quels sont ces gens qui m'ont arrêtée? C'étoit à l'épée que vous deviez vous battre! Je suis tremblante,… saisie d'effroi. Ton ennemi, où est-il? Es-tu vainqueur? Il ne devoit amener personne. Pourquoi tout ce monde? ces armes? ces masques?… Mon ami, que je suis contente de te voir!… que j'ai peur!… Cruel!… que je vous en veux de m'avoir lâchement abandonnée!»
Ainsi, M me de Lignolle annonçoit, par le désordre de ses questions, le désordre de ses idées; il me sera plus difficile de peindre celui de sa personne. Dans son regard, tout à l'heure attendri, maintenant terne et bientôt étincelant, vous eussiez vu tour à tour, et presque en même temps, les douces erreurs de l'espérance, les mortelles rêveries de la crainte, l'ivresse de l'amour heureux, les fureurs de l'amour trahi. Vous eussiez vu sur son visage, dont l'étonnante mobilité m'effrayoit, toutes les passions impétueuses se livrer de rapides combats. Chaque muscle sembloit tourmenté d'un mouvement convulsif; l'expression de chaque sentiment passoit comme un éclair.
«Le croirois-tu, continua-t-elle, j'ai pu dormir quand tu n'étois plus là! j'ai pu dormir jusqu'à midi, mais de quel sommeil! grands dieux! quels horribles songes le troubloient! tu m'échappois à chaque instant, et je ne voyois plus auprès de moi que des objets affreux: le marquis, la marquise, ta femme!… Ta femme! c'est moi qui suis ta femme! n'est-il pas vrai, mon ami?… Ne l'oubliez jamais, Monsieur! Et le marquis, l'as-tu tué?—Non, mon amie.—Allons, dit M me de B… que cet entretien sans doute inquiétoit, allons, Florville! à cheval, à cheval! vous n'avez pas de temps à perdre.—Qu'appelez-vous du temps à perdre? s'écria la comtesse en lançant un regard terrible au vicomte de Florville, est-ce qu'il perd son temps quand il est avec moi? Quel est cet impertinent jeune homme? me demanda-t-elle.—Un parent de M. de B…—Tiens, mon ami, tous ces gens-là me font peur… Oh! que je souffre depuis hier! Trembler sans cesse pour moi! pour lui! quel supplice! Perpétuellement m'occuper de cette rivale qui veut me l'enlever! de cet ennemi qui menace ses jours! Tu l'as blessé?—Non, mon amie.—Vous ne l'avez pas blessé, Monsieur?… Regardez! je le lui avois tant recommandé! Mais, comment!… il n'est donc pas encore arrivé, le marquis?—Florville, reprit M me de B…, les heures s'envolent, la nuit s'approche.—Eh! de quoi se mêle donc cet étranger? répliqua la comtesse… Faublas, ne l'écoute pas, reste là… Que je souffre depuis hier! que l'amour devient fatal, dès qu'il cesse d'être heureux! que ses tourmens paroissent insupportables, quand ils ne sont pas partagés!—Que dis-tu, mon Éléonore! mon cœur est navré de tes peines.—Oui? Eh bien, si cela est, me voilà consolée. Je suis contente, allons-nous-en.» Je répétai avec elle: «Allons-nous-en.
—Chevalier, s'écria la marquise, oubliez-vous qu'un devoir pressant vous appelle?—Hélas!—Ce n'est point à Paris que vous êtes attendu.»
Je me dégageai des bras de la comtesse, et du brancard de son cabriolet je sautai sur le cheval que me présentoit la marquise. «Il va se battre, dit M me de Lignolle. Je veux le suivre! je veux être présente à ce combat!» Le vicomte, prompt à la rassurer, lui répondit: «Calmez-vous, il n'y a pas de danger pour lui; ce combat est fini.—Fini! répéta-t-elle douloureusement, fini!… C'est donc à Fromonville?… L'ingrat m'abandonne encore! le barbare me sacrifie!»
Elle voulut s'élancer après moi. Les gens du vicomte la retinrent. Elle poussa des cris d'inquiétude et de fureur; elle tomba sans connoissance au fond de son cabriolet.
Ah! qui n'eût plaint cette enfant trop sensible? qui ne se fût ému de ses douleurs? qui n'eût frémi de son danger? La marquise ne fit aucun effort pour m'empêcher de descendre de cheval et de remonter dans la voiture de la comtesse: je fus même extrêmement touché de voir M me de B… prodiguer ses soins à M me de Lignolle. D'une main elle soutenoit la tête de mon amante, de l'autre elle lui vidoit ses flacons sur le visage; elle essuyoit avec un mouchoir la sueur froide qui couloit sur son front. «Pauvre enfant! disoit-elle, regardez comme ils se sont éteints, ces yeux qui brilloient tout à l'heure du plus vif éclat! Quelle pâleur couvre ces joues que j'ai vues colorées d'un rose si tendre! Pauvre enfant!—Mon Dieu! vous m'alarmez, mon amie! croyez-vous qu'il y ait du danger?—Du danger?… peut-être. La comtesse est d'un caractère violent et paroît vous aimer déjà beaucoup.—Oh! oui, beaucoup. D'ailleurs, elle a depuis hier des indispositions légères, mais fréquentes, des maux de cœur…—Elle seroit déjà enceinte! ah! tant mieux!» s'écria M me de B…, dans l'effusion d'une vive joie; puis tout à coup elle réprima ce premier mouvement, et d'un ton de commisération elle reprit: «Tant mieux… pour vous;… non pour elle!… Pour elle, c'est un événement fâcheux qui l'expose de bien des manières…—Qui l'expose!… Et moi, que je suis à plaindre aussi! Dans quel embarras je me trouve! L'une est ici, qui se meurt de la seule crainte que je ne la quitte! l'autre est là-bas, qui se désespère de ce que je l'ai quittée. Dites-moi donc comment je vais faire. Apprenez-moi quel parti…—Tout à l'heure, interrompit-elle, je vous engageois à partir; j'avoue que maintenant, à votre place, je me trouverois moi-même fort empêchée. Sans doute il faut consulter votre cœur; mais vous devez aussi prendre conseil des circonstances.—Consulter mon cœur? je n'y trouve que des irrésolutions, des combats! Prendre conseil des circonstances? ne sont-elles pas, de l'une et de l'autre part, également inquiétantes, pressantes, impérieuses? O mon amie, je vous en conjure, prenez pitié de ma situation vraiment cruelle, finissez mes perplexités, conseillez-moi.—Que pourrois-je vous dire? S'il ne s'agit que des lois que le devoir vous impose, elles ne sont point équivoques… Il est vrai pourtant qu'il paroît cruel d'abandonner la comtesse dans l'état où la voilà… Elle est très vive,… vous la croyez enceinte,… et la pauvre petite vous aime… comme il faut vous aimer: beaucoup trop!… Partir dans ce moment-ci, c'est certainement la livrer à des agitations qui peuvent lui coûter la vie… Il semble plus probable que Sophie, d'un caractère beaucoup plus doux,… Sophie, accoutumée depuis longtemps à l'absence,… à l'abandon peut-être,… supportera moins impatiemment… Cependant, ce n'est pas une chose que je veuille garantir. Il est tout à fait possible que votre épouse, ne vous voyant pas revenir et se croyant pour toujours délaissée, en soit au désespoir.
—Au désespoir! oui, répéta d'une voix foible M me de Lignolle qui reprenoit enfin l'usage de ses sens, au désespoir!» Elle me reconnut; elle me dit: «C'est vous, Faublas? vous ne m'avez pas quittée? vous avez bien fait; restez là, je le veux, restez là.» Elle dit à la marquise: «Et toi, farouche étranger, laisse-nous. Cruel! mes maux te trouvent insensible! Tu n'as donc jamais eu besoin de la pitié de personne, toi? tu n'as donc jamais aimé?—Si vous saviez à qui vous faites ces reproches, répondit le vicomte en lui prenant la main; si vous saviez que M me de Lignolle, quoique bien malheureuse, est moins à plaindre que l'infortunée qui lui parle! Et moi aussi, j'ai brûlé de cet amour qui vous consume! Et moi aussi, j'ai connu ses passagers délices et ses inconsolables regrets! Comtesse, infortunée comtesse, vous avez encore beaucoup à souffrir, si vous devez souffrir autant que moi!»
Ici mes yeux rencontrèrent ceux de la marquise; ils étoient humides, les siens, et leur regard fit palpiter mon cœur!
«Seroit-il vrai, continua-t-elle avec plus de véhémence, seroit-il vrai qu'une divinité maligne présidât aux humaines destinées, et prît un horrible plaisir à faire de ses dons précieux la plus inégale distribution? seroit-il vrai que, par le raffinement d'un calcul barbare, elle ne se montrât si prodigue envers un très petit nombre d'êtres privilégiés que pour tourmenter plus sûrement la foule immense des autres individus maltraités de son avarice? Quoi! jeune homme trop favorisé, les grâces qui attirent, l'esprit qui séduit, les talens qu'on envie, la beauté qu'on admire, la sensibilité qui plaît aux yeux et charme l'âme; toutes ces qualités et mille autres dont l'assemblage n'a peut-être jamais brillé qu'en toi; quoi donc! un impitoyable dieu ne te les auroit données que pour le désespoir de tes rivaux et le supplice de tes amantes? Et la constance, cette vertu qui seule manque à toutes tes vertus, la constance, il ne te l'auroit refusée, ce dieu jaloux, qu'afin qu'il n'y eût sur la terre, pour aucune femme, l'espoir d'une grande félicité sans un grand mélange de peines, et dans aucun homme un modèle absolu de perfection? Quoi! ceux de ton sexe qui, ne te connoissant pas encore, oseront te disputer le prix de la valeur ou de la tendresse, tous ceux que la nature aura le plus favorablement distingués, doivent-ils nécessairement paroître n'avoir encouru que sa disgrâce, quand le moment sera venu de te les comparer? Quoi! toutes les mortelles qui t'auront vu seront-elles invinciblement contraintes au plus prompt amour, hélas! et forcées au plus long repentir? O destinée!»
La comtesse avoit écouté la marquise avec une attention mêlée d'étonnement. «Qui que vous soyez, lui dit-elle, il vous est bien connu. Vous parlez de lui comme j'en pourrois parler moi-même. Me voilà un peu réconciliée avec vous; mais permettez que nous nous quittions. Allons-nous-en, Faublas, allons-nous-en… Eh bien! vous ne dites mot! vous ne voulez pas?»
Toujours combattu de plusieurs craintes et de plusieurs désirs, je jetai sur la marquise un regard qui lui annonçoit mes irrésolutions et le besoin que j'avois d'être déterminé par ses avis. Le vicomte me comprit et s'expliqua: «Vraiment! je ne balancerois plus, j'irois à Fromonville…—A Fromonville! interrompit la comtesse.—Demain, reprit l'autre; et ce soir je rentrerois dans Paris avec M me de Lignolle.—Voilà ce qu'on appelle un bon conseil, s'écria la comtesse; j'en approuve fort la dernière partie; et toi, Faublas?—Moi aussi, mon Éléonore.»
Dans le transport de sa joie, M me de Lignolle embrassa M me de B…, et, je l'avoue, ce ne fut pas sans un vif plaisir que, pendant quelques minutes, je sentis unies et pressées dans mes heureuses mains les mains de ces deux charmantes femmes.
«Monsieur, reprit la comtesse en s'adressant au vicomte, nous allons vous dire adieu; mais permettez auparavant une question que je vais vous faire, parce que je suis jalouse. Je le suis, je n'en fais pas mystère. Tout à l'heure vous pleuriez presque: vous êtes malheureux en amour, et c'est la faute du chevalier. Rendez-moi le service de m'apprendre près de qui le chevalier vous a supplanté… Monsieur, poursuivit M me de Lignolle, qui ne pouvoit deviner la véritable cause de l'embarras que la marquise laissoit paroître, vous pardonnerez à son amie d'imaginer qu'en effet il méritoit la préférence; mais au moins je crois, et je ne cherche pas à vous faire un compliment, je crois que vous étiez fait pour qu'on balançât quelque temps entre vous et lui… Monsieur, reprit-elle encore, je vous supplie d'achever la confidence que je ne vous demandois pas; ne craignez rien pour votre secret, vous avez le mien.—Madame, répondit le vicomte enfin déterminé sur la réponse qu'il devoit faire à l'embarrassante question, dans un moment de trouble on se plaint de mille choses…—Ah! je vous en prie, dites-moi quelle maîtresse Faublas vous a…—Madame, je suis, comme monsieur vous le disoit tout à l'heure, parent de M. de B… J'adorois sa femme…—Sa femme! ne m'en parlez pas, je la déteste!—Vous êtes donc une ingrate, car elle vous aime.—Qui vous l'a dit?—Elle-même.—Elle me connoît?—Elle a eu le plaisir de vous voir et de vous parler.—Où cela?—Voilà ce que je ne puis vous dire.—Eh bien, oui, elle a tort de m'aimer: car, je vous le répète, je la déteste.—Peut-on vous en demander la raison?—La raison?… c'est une femme dangereuse…—Ses ennemis l'assurent.—Intrigante…—Les courtisans le publient…—Pas assez jolie pour faire tant de bruit.—Les femmes le disent.—Galante d'ailleurs.—Elle ne manque ni d'attraits ni d'esprit… Comment ne lui prêteroit-on pas quelques aventures?—Quelques! Elle en a eu mille!—Désigne-t-on quelqu'un?—Je le crois! Moi qui ne vais pas dans le monde, je lui en connois trois.—Voulez-vous les nommer?—Le comte de Rosambert.—Il est bien fat; et elle l'a toujours nié.—La bonne raison!… Faublas.—Oh! celui-là, je ne conteste pas. Le troisième?—M. de ***.—M. de ***! répéta la marquise, que je vis dans le même moment plusieurs fois rougir et pâlir.—Oui, M. de ***, le nouveau ministre, à qui elle s'est donnée pour obtenir la liberté du chevalier… Ce que je vous dis là vous fait de la peine?—M. de ***! répéta la marquise avec moins de trouble et un étonnement plus marqué.—Cela vous fait de la peine. Je vois que vous êtes encore bien épris.—M. de ***! voici une accusation bien nouvelle.—C'est que l'intrigue n'est pas ancienne.—Mais, au moins, a-t-on quelques preuves?—Comment voulez-vous qu'on en ait? Ils n'ont pas appelé de témoins.—Cependant, Madame, vous osez assurer cela?—Monsieur, parce que tout le monde l'assure.—Tout le monde! Chevalier, vous le saviez donc?—Vicomte,… on me l'a dit, mais je n'y crois pas.—Cela ne fait rien, me répliqua-t-il d'un air mécontent, vous deviez m'en avertir.—Oui, dit la comtesse, c'est rendre service à un galant homme que de l'éclairer sur la conduite d'une coquette qui le trompe. Monsieur, je vous plains sincèrement d'être tombé dans les filets de celle-là, vous paroissez mériter de rencontrer mieux… Mais venons à ce qui me touche. Le chevalier ne vous donne plus d'inquiétude?—Pardonnez-moi, Madame.—Voyez-vous, Monsieur? s'écria la comtesse en me regardant. Il y va donc souvent, chez la marquise? demanda-t-elle au vicomte.—Quelquefois.—Voyez-vous, Monsieur? vous y allez quelquefois!… Il est donc amoureux d'elle encore?—Encore un peu, je crois.—Voyez-vous, Monsieur? vous en êtes amoureux!—Cependant, reprit la marquise, il ne faut pas tout à fait s'en rapporter à moi: j'y suis intéressée, je vois peut-être mal.—Oh! vous voyez bien, Monsieur, vous voyez trop bien!… Faublas, laissez-moi faire, je saurai vous empêcher d'aller chez cette coquette et de l'aimer!… Nous vous quittons, poursuivit-elle en s'adressant à M me de B… Après la scène dont vous venez d'être témoin, je ne vous demande pas le secret, et j'y compte: car tout en vous, Monsieur, prévient favorablement… S'il y avoit une troisième place dans mon cabriolet, je me ferois un vrai plaisir de vous l'offrir… Je vous avoue que je serai charmée de cultiver votre connoissance. Venez me voir à Paris. Le chevalier m'obligera, s'il veut bien vous amener;… ou faites mieux, venez seul: vous n'avez pas besoin d'être présenté par personne. Venez, et je vous promets, si cela vous fait décidément trop de peine, je vous promets de ne jamais vous dire de mal de la marquise, quoique ce soit une méchante femme.»
Nous partîmes. Je donnai quelques louis au postillon, qui nous conduisit à la Croix-Saint-Ouen, où la comtesse l'avoit pris, et qui promit de ne rien dire de tout ce qu'il avoit vu. M me de Lignolle aussi crut devoir acheter la discrétion de son laquais La Fleur, qu'elle s'étoit vue forcée de faire le compagnon de son voyage, et, par conséquent, le confident de nos amours.
Ma jeune amie, cependant, m'accabloit de caresses que je lui rendois, de reproches que je ne méritois plus, et de questions auxquelles il m'étoit impossible de répondre. En vain je lui représentois qu'il devoit lui suffire que son amant ne fût ni mort, ni blessé, ni forcé de la quitter en quittant son pays: elle n'étoit pas contente du secret auquel m'obligeoit cette parole d'honneur que je ne devois pas donner, disoit-elle.
La conversation tomba naturellement sur le vicomte de Florville. «Il est fort aimable, ce jeune homme, s'écria la comtesse, qui paroissoit observer curieusement l'impression que ses discours faisoient sur moi.—Fort aimable.—Il a des grâces!—Beaucoup.—De la tournure!—Vraiment.—Une très jolie figure!—Très jolie.—Une voix douce comme toi!—Oui.—La sienne est un peu trop claire cependant, il y manque quelque chose.—C'est un enfant.—Sans doute; que peut-il avoir? seize ans?—Tout au plus.—N'importe, reprit-elle avec affectation, il est charmant!—Charmant.—Il paroît plein d'esprit et de sensibilité!—Comme tu dis, mon amie.»
Ainsi, je ne parlois que par monosyllabes de peur de trop parler, et j'affectois beaucoup d'indifférence afin d'éloigner toute espèce de soupçon.
«Voulez-vous bien me répondre autrement? s'écria M me de Lignolle.—Qu'y a-t-il donc?—Il y a que votre sang-froid me désespère!—Mon sang-froid?…—Oui, j'ai l'air d'avoir remarqué ce jeune homme, j'en dis beaucoup de bien, tout cela ne vous émeut seulement pas!—Je ne vois pas ce qui pourroit me fâcher…—C'est de quoi je me plains. Vous ne témoignez point la moindre inquiétude!—C'est qu'en vérité, mon amie, je n'en puis prendre aucune, lui répliquai-je en riant.—Pourquoi cela, Monsieur? Pourquoi n'auriez-vous pas un peu de jalousie? J'en ai bien, moi!—Éléonore, je te répète que le vicomte ne peut m'alarmer.—Ne riez pas, Monsieur, je n'aime pas qu'on rie quand je parle raison. Dites-moi, s'il vous plaît, pourquoi le vicomte…—Pourquoi?… Parce que c'est… un enfant.—Et vous? ne diroit-on pas que vous êtes vieux?—Et puis, ma sécurité se fonde sur l'estime que tu m'inspires.—L'estime! l'estime!… Pas tant d'estime, Monsieur, et plus d'amour. Je l'ai souvent entendu dire dans le temps que je n'y comprenois rien; et, maintenant que je m'y connois, je sens que cela est trop vrai: on n'est bien amoureux que lorsqu'on est bien jaloux. Devenez jaloux, si vous voulez me plaire.—Soyez donc contente, Madame: je vous avoue que je n'étois pas tranquille pendant que vous examiniez le vicomte avec une attention…—Voilà, interrompit-elle en m'embrassant, voilà ce que j'appelle parler! Voilà ce qu'il falloit dire tout de suite… Cependant, Faublas, ne t'alarme pas! Va, je n'admirois le vicomte que pour t'admirer davantage! Je me disois: «Il est bien, ce jeune homme, fort bien! mais mon amant est mieux, beaucoup mieux: mon amant n'a pas une figure moins charmante, et sa taille est plus belle! On remarque dans son air, dans son maintien, dans toute sa personne, je ne sais quoi de plus imposant, de plus fier, qui étonne sans effrayer…» Cela ne m'effraye pas, moi! cela me fait plaisir… De l'esprit, de la sensibilité! Pourroit-il en avoir autant que toi, le vicomte? Autant que toi qui toute la journée me fais rire, et de temps en temps me fais pleurer!… C'est alors que je suis bien contente: car tu ne te moques pas, comme les autres hommes, qui rient de nos larmes; au contraire, mon ami, tu me consoles, en te chagrinant avec moi: tu sais pleurer, toi, tu sais pleurer!… Va, sois parfaitement tranquille. Je te reconnois aussi supérieur à ce joli garçon que lui-même me paroît l'être à tous ceux que j'ai vus… Dis-moi, ton père l'aime-t-il, le vicomte?—Beaucoup.—Eh bien, il devroit marier ta sœur avec ce jeune homme-là. Cela feroit un charmant couple.—Voilà une idée qui paroît toute simple, et que pourtant je n'aurois pas eue!—Vraiment, je vois à cela quelque obstacle: le vicomte est engoué de cette marquise. C'est bien dommage… Tiens, sais-tu pourquoi je l'ai engagé à venir chez moi? Je vais te le dire: car le moyen de te rien cacher! Il est jaloux de toi, puisqu'il est amoureux de M me de B…: il me dira si tu vas chez elle.—Fort bien trouvé!—Certainement! je ne suis point la dupe de votre fausse gaieté; ce n'est pas de bon cœur que vous riez. J'ai toujours eu le projet de vous empêcher d'aller chez cette méchante femme, et le hasard vient de m'en offrir un moyen que je ne me consolerois pas d'avoir négligé.»
Cependant nous avancions… du côté de Paris, il est vrai, ma Sophie! mais console-toi, c'étoit aussi du côté de Fromonville. Sophie! j'allois encore chercher dans la maison de ta rivale une de ces nuits que je trouvois si courtes; mais pardonne! Va, je songeois moins aux plaisirs de la nuit prochaine qu'aux délices du jour qui devoit lui succéder, de ce jour où, dans les bras de ma femme, je pourrois goûter enfin le suprême bonheur depuis si longtemps désiré. Réjouis-toi, ma Sophie: il est vrai que, dans ce moment même, je reçois un baiser de M me de Lignolle; il est vrai que cette douce faveur est la récompense d'un soupir qu'Éléonore vient de surprendre; mais, ô ma Sophie! réjouis-toi; ce soupir si tendre, il ne m'étoit pas échappé pour elle.
Nous quittâmes la poste au Bourget, à ce même village où j'avois renvoyé Jasmin: les chevaux de la comtesse y étoient restés dans une auberge; nous les reprîmes; ils nous eurent bientôt ramenés dans Paris. On conçoit que Faublas, maintenant vêtu comme il lui convenoit de l'être toujours, ne pouvoit, sans avoir auparavant changé d'habits, aller chez M me de Lignolle représenter M lle de Brumont: ce fut donc chez M me de Fonrose que nous prîmes le parti de descendre.
«Cruels enfans, dit la baronne, d'où venez-vous donc?—Nous mourons de faim, répondit la comtesse; faites-nous donner à souper.»
Pendant que nous commencions à dépecer la poularde qu'on venoit d'apporter, M me de Fonrose disoit à M me de Lignolle: «Je me suis rendue chez vous à l'heure du dîner. On m'a beaucoup inquiétée en m'apprenant que, désespérée de la fuite de M lle de Brumont, vous veniez de sortir pour l'aller chercher. Il y avoit déjà quelques heures, poursuivit-elle en s'adressant à moi, que M. de Belcour, accompagné de M lle de Faublas, étoit venu me faire une courte visite. Tous deux partoient pour Fromonville, persuadés que vous étiez allé vous battre. Ils n'imaginoient pas qu'un intérêt moins cher que celui de l'honneur pût vous empêcher de courir avec eux vous jeter aux pieds de votre épouse. Tous deux tremblent pour vous; tous deux, je ne puis vous le dissimuler, seront en proie aux plus mortelles inquiétudes, si vous ne les avez pas rejoints avant le milieu du jour, qui va bientôt paroître.»
Déjà la comtesse ne songeoit plus à son repas à peine commencé. Elle interrompit la baronne pour lui déclarer qu'elle ne souffriroit pas que je la quittasse, et elle ajouta qu'il lui paroissoit très étonnant que M me de Fonrose, qui se prétendoit son amie, se permît de donner, en sa présence même, de tels conseils à son amant. La baronne ne fut point embarrassée de se justifier. «Si vous adorez le fils, dit-elle, j'aime le père; M. de Belcour ne me pardonneroit pas d'avoir contribué, dans une circonstance aussi grave, à tenir son fils éloigné de lui. D'ailleurs, ma chère enfant, qu'exigez-vous du chevalier? qu'il viole inutilement toutes les bienséances. Je suis loin de lui conseiller une infamie; je ne lui dis pas de vous abandonner, mais d'aller trouver Sophie, de la ramener, et de faire ensuite comme les gens du monde, comme les meilleurs maris, qui savent concilier l'amour qu'ils ont pour leurs maîtresses et les bons procédés qu'ils doivent à leurs femmes. Se conduire autrement, ce seroit vous perdre. Je vous demande, par exemple, si le chevalier peut continuer à demeurer chez sa maîtresse, lorsque sa femme n'est plus absente? s'il doit ainsi publiquement afficher le désespoir de l'une et les bontés de l'autre? En supposant que vous fussiez assez aveuglée par votre passion pour attendre de lui cette extravagance, et qu'il fût assez foible pour ne vous la point refuser, je demande si tout le monde ne sauroit pas bientôt que M. de Faublas s'est fait demoiselle chez vous parce qu'il s'ennuyoit d'être homme chez lui? Je ne parle pas de M. de Lignolle: espérons que le dieu protecteur des amans fera pour ce mari-là ce qu'il fait communément pour les autres; espérons que ce digne époux sera le dernier de Paris qui apprendra que vous l'en avez rendu la fable; mais sa famille verra-t-elle tranquillement l'ineffaçable ridicule dont chaque jour le couvrira?
—Sa famille! que m'importe sa famille? répondit la comtesse, qui n'avoit opposé jusqu'alors aux prudens avis de la baronne que des cris, des pleurs, et mille exclamations déraisonnables.—Que vous importe? répliqua M me de Fonrose. Eh mais, comptez-vous retenir le chevalier malgré les gémissemens de sa veuve, qui ne manquera pas de le réclamer en criant au scandale; malgré l'intarissable bavardage de votre sempiternelle tante, qui viendra chaque matin vous radoter ses gothiques principes; malgré le fameux capitaine Lignolle, capable de laisser ses flibustiers pour accourir en poste vous épouvanter de sa large moustache et de sa longue épée; malgré le public aussi, le public jaloux, inconséquent, indiscret, qui va sans cesse ébruitant les folies qu'il devroit taire, et ressuscitant les scandales qu'il faudroit ensevelir; le public qui, ne respectant personne et ne se respectant pas lui-même, ridiculise les maris qu'il plaint, protège les femmes qu'il blâme, et condamne sévèrement les fautes dont pourtant il amuse journellement et nourrit sa malignité; enfin, malgré le baron qui…?—Malgré tout l'univers, Madame.—Quelle réponse! Avez-vous perdu l'esprit, ou croyez-vous que j'exagère? M. de Belcour, dont j'allois vous parler, vous ne le connoissez pas! Il est homme, si vous le poussez un peu, à venir reprendre son fils jusque dans votre chambre à coucher!—Et moi, si l'on ne craint pas non plus de me porter aux dernières extrémités…—Que ferez-vous?—Je me tuerai.—La belle ressource! Je vous plains… Je vous plains, puisque vous ne sentez pas qu'il vaut mieux faire un moment le sacrifice d'un bien précieux, pour le retrouver ensuite et le posséder sans obstacle, que de s'exposer, en le gardant quelques jours de trop, à mourir de regret de sa perte.»
M me de Fonrose parloit encore et parloit vainement, quand nous entendîmes un carrosse entrer dans sa cour. Ce ne pouvoit être que celui de M. de Lignolle. J'eus le temps d'embrasser mon amie, de saisir un membre de la volaille et de me sauver dans le cabinet de toilette de la baronne.
Un moment après, j'entendis le comte souhaiter le bonsoir à ces dames. Étonné de ce que sa femme, qui mangeoit rarement en ville, n'étoit pas de retour à trois heures du matin, il avoit deviné qu'elle soupoit chez la baronne, et qu'elle s'y trouvoit indisposée. Il lui demanda si elle avoit pu rejoindre M lle de Brumont dans la journée. «Oui, Monsieur, répondit la comtesse, et j'espère qu'elle reviendra chez moi…—Elle y reviendra certainement! interrompit-il, parce que je l'ai fait promettre à monsieur son père. En attendant, Comtesse, songez qu'il est tard, acceptez une place dans ma voiture, et venez…—Bien obligée, répliqua-t-elle sèchement, je ne compte pas rentrer avant le jour.»
J'aurois pu facilement écouter la fin de cette conversation qui me touchoit d'assez près… Sophie, des intérêts plus chers occupent ma pensée. Un moment la séduction toute-puissante de l'objet présent cesse d'agir immédiatement sur moi; et ce moment décisif peut fixer en ta faveur la victoire trop longtemps incertaine. Ta rivale n'est plus à mes côtés pour me faire oublier tes tourmens par ses peines et ton amour par ses tendresses; sa voix seulement frappe mon oreille et ne va pas jusqu'à mon cœur, plein de ton souvenir! Sophie, je viens de te revoir évanouie, mourante! J'ai contemplé tes charmes et me suis pénétré de ton désespoir! J'ai frémi des maux que tu souffres; l'idée du bonheur qui nous attend m'a fait tressaillir.
Quiconque me lit avec quelque attention doit se souvenir qu'il y a peu de temps une jolie femme de chambre m'a coiffé précisément dans ce cabinet où je me trouve; il doit se souvenir que, pressé ce jour-là du désir de revoir la comtesse et d'échapper au baron, je me suis fait conduire, par un escalier secret, dans la cour de M me de Fonrose. Maintenant, au contraire, pour rejoindre mon père et fuir ma maîtresse, je cherche à tâtons le même chemin, dans cette partie de la maison dont je connois un peu les êtres. Me voilà sur l'escalier dérobé, puis dans la cour, et bientôt dans la rue.
Plein d'une tendre sollicitude, M. de Belcour avoit deviné ce que tout autre qu'un père n'eût pu prévoir. Comme il n'étoit pas impossible, avoit-il dit en partant, que des raisons particulières me forçassent à repasser par la capitale, le suisse devoit veiller toute la nuit pour m'attendre, et mon domestique me tenir une chaise de poste toute prête. On aimoit trop le baron et son fils pour oublier les ordres de l'un et les intérêts de l'autre. En arrivant à l'hôtel, je n'eus qu'à monter en voiture, et mon fidèle Jasmin voulut absolument courir devant moi. Aussi je trouvois à chaque poste des chevaux tout préparés; les postillons, grâce à mes prodigalités, ne se plaignoient pas d'avoir été réveillés trop tôt; ils m'appeloient monseigneur, et nous allions comme si nous eussions eu des ailes.
L'aurore vint, qui me promit le plus beau jour. Voilà cette route si péniblement parcourue la surveille, dans un sens contraire. Quel heureux changement trente-six heures ont apporté dans ma situation! Je ne vais point, sous un ciel étranger, regretter ma patrie; je n'emporte pas le remords d'avoir immolé tel ennemi qui me poursuivoit de sa juste vengeance. C'est à Fromonville que mon père, tout à l'heure rassuré, me pressera sur son sein! C'est là que tout à l'heure ma femme consolée… Nous n'arriverons jamais! Va donc, postillon!… Tout à l'heure je la couvrirai de mes baisers, j'embrasserai ses genoux, je solliciterai le prix de ma tendresse extrême… Il est vrai qu'Adélaïde sera là… Ne pourrons-nous pas la renvoyer, Adélaïde? Quoi! faudroit-il différer jusqu'à la nuit?… Un siècle d'attente!… Mais la nuit! la nuit! Jamais je n'en aurai passé de plus délicieuse!… Que ces rosses me traînent lentement! Postillon, va donc!… Et demain, demain, je serai sur cette route encore! Mais j'aurai Sophie près de moi! je ramènerai ma femme à Paris! je l'établirai dans la maison paternelle! dans la chambre de l'hymen , à côté de celle du célibat , qui sera déserte! à jamais déserte! Je ne sortirai plus de l'appartement de ma femme! j'y passerai mes journées, ma vie! je l'entendrai me faire et me répéter le long récit des maux qui l'ont accablée pendant l'absence! et moi, moi, je lui raconterai cent fois tout ce que j'ai souffert, tous les malheurs qui me sont arrivés… Tous? non. Je ne lui dirai pas combien la marquise est à plaindre, quelle tendre commisération je lui garde: Sophie, naturellement soupçonneuse, pourroit s'inquiéter; et je veux non seulement lui conserver la plus exacte fidélité, mais encore lui épargner les tourmens de la jalousie… Je ne lui parlerai pas non plus de la comtesse… La comtesse! elle est maintenant bien seule, bien étonnée, bien triste! elle pleure, elle se désespère, elle m'accuse de barbarie!… Vraiment, je devois au moins lui dire quelques mots, la prévenir, la préparer… Quel train cet homme me mène! Postillon, tu vas comme le vent! Un moment donc, un moment! Où me conduis-tu si vite? «A Villeneuve-Saint-Georges, mon beau seigneur, répondit-il en retenant ses chevaux, route de Fontainebleau, route de Fromonville.—De Fromonville! bon! Eh bien! quel démon t'arrête?—Dame! n'est-ce pas vous?—Regarde, que de temps perdu! allons, des coups de fouet et va plus vite!—Va plus doucement! va plus vite! accordez-vous. Jusqu'à présent je n'avois pas quitté le grand galop, je ne puis faire mieux.—Tu as raison, mon ami, tu as raison; mais je t'en prie, va plus vite.»
La voiture mille fois maudite roule encore pendant sept mortelles heures. Enfin je vois le pont de Montcour, et, sur la route de Fromonville, deux personnes chéries. Bientôt je reçois leurs embrassemens et je partage leur joie. L'une me demande si je n'ai pas reçu de coups dangereux; l'autre, s'il faut encore sortir de France. «Non, ma chère Adélaïde, je ne suis pas blessé! Non, mon père, nous ne quitterons pas notre patrie… Mais courons, je vous prie. Que je vous dois de remerciemens! vous avez pu la quitter pour aller au-devant de moi… Venez, volons, présentez-lui son époux, soyez témoins… Quoi! mon père, vous baissez les yeux d'un air consterné! Quoi! ma sœur, vous pleurez!… C'en est fait!… Sophie!… l'absence! l'abandon! Elle n'a pu résister, elle n'est plus!—Elle respire, s'écria le baron, mais…—Elle vous aime, interrompt ma sœur, mais…—Je vous entends! c'est donc pour la troisième fois que son tyran me la ravit!»
Tous deux ne me répondent que par leur silence. Tous deux, attentifs à prévenir l'effet d'un premier mouvement, empêchent que mon désespoir ne me coûte la vie. M. de Belcour se saisit de mes pistolets et de mon épée; Adélaïde avance un bras tremblant pour soutenir son frère qu'elle voit pâlir et chanceler. Ma chère amie, tu n'es pas assez forte! Faublas vient de tomber presque mourant sur ce même gazon que, la surveille, il effleuroit à peine quand, poursuivre une maîtresse abandonnée maintenant, il fuyoit d'un pas rapide sa femme, aujourd'hui vainement regrettée!
«Adélaïde! ah! je t'en conjure, prends pitié de ton frère!… Mon père! laissez-moi, laissez-moi mourir!… Elle m'est enlevée! elle me croit coupable! Sophie ne sait pas qui j'abandonne pour elle. Sophie ne sait pas que je donnerois la moitié de ma vie pour qu'il me fût permis de lui consacrer l'autre moitié… Elle m'est enlevée! elle me croit coupable! laissez-moi, laissez-moi mourir!»
Adélaïde cependant me tenoit dans ses bras et me prodiguoit les plus tendres caresses: les larmes que je lui voyois répandre adoucissoient l'amertume de celles que je versois, et mon père calmoit nos douleurs en les partageant. «Enfant trop cher et trop malheureux, disoit-il, les plus ardentes passions ne cesseront-elles point de tourmenter ta jeunesse orageuse, et l'adversité, qui depuis quelque temps s'est chargée du soin de te donner elle-même de cruelles leçons, l'adversité ne veut-elle plus me laisser désormais que le devoir rigoureux de t'offrir des consolations ou trop foibles ou tout à fait impuissantes? O mon fils! je te plains; mais tu me dois aussi quelque pitié.—Mon père, sait-on au moins ce qu'elle est devenue? sait-on sur quelle route son ravisseur la traîne?… Vous ne répondez rien! Il est donc vrai que je l'ai tout à fait perdue, qu'aucun espoir ne me reste!… Maintenant un long intervalle nous sépare; avant-hier, je l'ai vue là-bas!… là-bas, ma sœur… Tiens, regarde, ma chère Adélaïde, regarde, et tes sanglots vont redoubler… D'ici tu peux la voir, cette grille que j'ébranlai d'une main trop foible, cette grille que j'aurois dû briser… Ta bonne amie étoit là! elle étoit là, ma bien-aimée!… Maintenant un long intervalle nous sépare!… Sophie! Sophie! un Dieu persécuteur préside à nos amours. On diroit qu'il te montre quelquefois ton époux, seulement pour te faire plus vivement sentir l'ennui de son absence; on diroit qu'il me permet quelquefois de t'apercevoir, seulement pour réveiller dans mon cœur le désespoir de ta perte: oui, le cruel de temps en temps ne nous rapproche qu'afin de se donner l'affreux plaisir de nous séparer aussitôt… Je fuis à Luxembourg, mon amante m'y suit; peu d'heures après, elle retrouve un père qui, le lendemain, l'arrache à son époux! A travers mille périls je pénètre jusqu'au couvent qui la renferme: il ne m'est permis de l'admirer qu'un moment! Enfin le hasard me conduit près de sa prison nouvelle; un cri douloureux m'avertit que ma femme est là, qu'elle me reconnoît; moi-même je l'entrevois, je l'entrevois mourante, et cependant l'honneur… L'honneur? du moins, je le croyois. Fatale marquise! ce n'est pas la première fois que tu fais tous nos malheurs!… L'honneur impérieux m'entraîne; et, quand je reviens, j'ai tout perdu! le ravisseur de Sophie… Est-il possible qu'un père soit à ce point dénaturé? Le barbare! que reproche-t-il encore à son adorable et malheureuse fille? De quelle faute m'accuse-t-il que n'ait réparée mon hymen? de quel crime que mes revers n'aient expié? Pourquoi veut-il que deux époux amans périssent consumés de leurs vains désirs? Pourquoi veut-il précipiter ses deux enfans dans le même tombeau? O mon père! mon père!
—Cette fois, dit-il, Duportail ne s'est point éloigné de nous sans m'instruire de ses motifs et de ses résolutions. Une lettre qu'il a laissée pour moi…—Une lettre! Voyons, voyons donc.—Mon ami, commençons par gagner le prochain village.»
Nous entrâmes dans une auberge de Montcour. Le baron vouloit lire lui-même la lettre de mon beau-père; mais, obligé de céder à mes instances, il me la confia.
Puisque votre fils vient de découvrir encore ma retraite, puisqu'il s'obstine à poursuivre partout ses victimes, il faut, Monsieur le baron, que je vous instruise enfin de tous les malheurs de ma fille; il faut que je vous apprenne des horreurs.
Vous savez dans quel piège, presque inévitable, Sophie fut attirée; vous n'oublierez jamais en quels lieux et comment l'infortuné Lovzinski retrouva sa Dorliska si désirée, sa Dorliska moins digne de blâme que de pitié, même au sein du crime. Baron, l'enlèvement de cette enfant malheureuse autant que respectable n'étoit pas le plus grand des forfaits de votre indigne fils…
«Le plus grand des forfaits de votre indigne fils! quelles expressions! quel horrible mensonge! vous-même, mon père, vous-même frémissez de cette injure!… Monsieur le baron, je vous proteste qu'elle sera lavée dans le sang du calomniateur… Mais, que dis-je? il est votre ami, il est le père de Sophie… Rassure-toi, ma sœur; mon père, rassurez-vous, excusez le premier transport de la surprise et de la colère. Excusez…—Donnez, me dit le baron, donnez, que je finisse cette lecture.—Oh! non, permettez,… je vous en supplie!»
… Le jour que je lui donnais son amante, à l'instant même où tout se préparoit pour leur réunion, j'entends dans la principale rue de Luxembourg un étranger demander le chevalier de Faublas; et, malgré son travestissement nouveau, je reconnois celle qui la première forma votre fils dans l'art détestable de corrompre des femmes et de tromper des maris. Elle accouroit, comme ils en étoient sans doute convenus ensemble, rejoindre au lieu de son exil le meurtrier de son mari…
«Grands dieux!… Mon père, je vous jure qu'il n'en est rien; j'ignorois que la marquise dût me suivre à Luxembourg; j'ignorois…—J'aime à le penser, mon ami. Je ne puis vous croire capable des noirceurs que Duportail a si promptement supposées. Mais il est père, et père malheureux: nous devons l'excuser, le plaindre, nous efforcer de le retrouver et de le fléchir. Continuez.»
… A cette apparition fatale, je pressens tous les malheurs qui menacent ma Dorliska; je ne vois qu'un moyen de l'arracher au pressant danger d'un opprobre et d'un abandon publics; et cependant j'arrive au temple ne sachant encore si je dois me hâter de prendre un parti qui me semble extrême. Une audacieuse rivale qui ne respecte rien, que rien n'étonne, paroît presque en même temps que nous à l'autel de l'hyménée. La sacrilège qu'elle est! c'est à la face du Dieu qui reçoit les sermens des époux qu'elle vient sommer celui-ci de violer tous les siens!
Cependant qu'espéroit-il, votre cruel fils, le digne élève d'une femme sans pudeur, le lâche suborneur d'une fille sans défense; qu'espéroit-il, quand il arrachoit l'une à la respectable retraite que ses vertus embellissoient, quand il obtenoit de l'autre l'éclatant sacrifice d'un monde corrompu dont elle étoit l'idole? Ce qu'il espéroit! se donner en spectacle à toute l'Europe; s'enivrer de la gloire de traîner, enchaînées au même char, une fille séduite, une femme adultère; associer ses deux maîtresses à de semblables plaisirs, à une ignominie pareille; promener de contrée en contrée M lle de Pontis, partageant un amant banal et le mépris public avec la marquise de B…!
«M lle de Pontis partageant le mépris public avec la marquise de B…! Ah! mon père, quelle imposture! ah! ma sœur, quel blasphème!…»
… Tels étoient ses desseins, que j'ai prévenus, que j'ai renversés. Grâce à ma vigilance, Dorliska fut sauvée; mais les événemens ont d'ailleurs justifié tous mes soupçons. Jamais on n'a su bien précisément ce que la marquise étoit devenue pendant les six semaines que votre fils a passées dans les environs de Luxembourg: sans doute ils y vivoient ensemble…
«Est-ce vrai cela? me dit Adélaïde.—Ma sœur, il est vrai que M mme de B… venoit me voir de temps en temps; mais je ne savois pas que c'étoit elle qui me rendoit visite.—Comment ne le saviez-vous pas, mon frère?—Mon amie,… voilà ce que je ne puis t'expliquer; ce seroit trop long.—Je ne suis pas contente de cette réponse, répliqua-t-elle, je la trouve obscure; ce qui me fâche davantage, c'est que M. Duportail ait quelquefois raison quand il vous fait de tels reproches. Cela prouve que vous avez réellement de grands torts avec ma bonne amie. Je vous impatiente, mon frère? eh bien, voyons, finissez.»
… Chacun la vit effrontément reparoître à la cour quelques jours après le retour de son amant dans la capitale; et, si toutes ses intrigues ne purent empêcher que le chevalier ne fût mis en prison, personne du moins n'ignore que c'est en se prostituant qu'elle vient de l'en faire sortir…
«En se prostituant!… Non, mon père, non, je ne puis me le persuader. Il me seroit trop douloureux de le croire!—Insensé! me répondit-il. Que m'importe, je vous prie, la douleur que vous en pourriez ressentir? Lisez, lisez donc.»
… Quel usage a-t-il fait de la liberté? Sophie ne revenant pas, il a fallu qu'une autre prît sa place. Le chevalier de Faublas n'est pas homme à se contenter d'une seule conquête: deux victimes à la fois, deux victimes au moins lui sont nécessaires. Ce que je ne comprends pas, c'est qu'après avoir tout récemment découvert ma retraite, il ait jugé convenable d'y venir montrer à Sophie la nouvelle rivale qu'il lui préfère.
«Que je lui préfère! tandis que c'est pour Sophie que j'abandonne la comtesse! la comtesse, qui maintenant m'appelle et gémit!… la comtesse! Ah! mon père, si vous saviez combien je lui suis cher! comme elle est sensible! comme elle est aimable! comme…» Le baron m'interrompit: «Monsieur, pensez-vous à ce que vous me dites?—J'ai tort, mon père, j'ai tort… Mais c'est qu'aussi je me trouve dans la position la plus embarrassante… Pardon, cent fois pardon.»
… Cette inconcevable démarche, dont je ne devine point les motifs, renferme apparemment quelque autre mystère d'iniquité que l'avenir découvrira. Quelle est cette jeune personne près de laquelle j'ai reconnu votre fils sous des habits trompeurs? une fille simple que son innocence ne pourra sauver, ou une femme sans expérience dont il va corrompre les vertus naissantes. Quel est cet homme d'un âge mûr qui les accompagnoit? un époux malheureux qu'il couvrira de ridicule et d'opprobre, ou un père confiant dont il trahira l'amitié.
Baron, vous êtes père aussi; mais vous paroissez ne vouloir jamais vous en souvenir. Je ne garderai point avec vous de vains ménagemens, je vous parlerai sans détour: votre indulgence est inexcusable. Mon ami, craignez d'être bientôt réduit à la pleurer en larmes de sang. Craignez que le Ciel, enfin lassé, ne punisse en même temps les désordres du fils et l'excessive foiblesse du père. Craignez qu'un jour, dans sa colère, il n'envoie un vengeur à ma fille, et à la vôtre un séducteur!…
«Un vengeur à sa fille!… Duportail, je le verrai, ce vengeur que vous m'annoncez! Duportail, s'il tarde trop à venir, Faublas l'ira chercher!—Calmez-vous, s'écria le baron; tout à l'heure vous promettiez…—Quoi! Monsieur, non content de me menacer indirectement, il ose encore insulter ma sœur!… Un séducteur à ma chère Adélaïde!—Voyez, mon ami, combien les passions peuvent nous rendre inconséquens et cruels: la seule idée qu'Adélaïde puisse être séduite met son frère en fureur! il ne la pardonne point à celui dont la fille, pleine d'amour pour la vertu, fut entraînée cependant aux plus condamnables excès d'un amour criminel! Faublas, pour un soupçon qu'il trouve injurieux, parle de s'armer contre son beau-père; et pourtant, à Luxembourg, Lovzinski ne songea point à venger sur un étranger ravisseur les égaremens de sa Dorliska!—Permettez, mon père!… que je sache enfin ses résolutions.»
Que mon exemple au moins vous soit un avertissement utile; je contribuai moi-même aux égaremens du chevalier, et, quoique j'en eusse été le complice involontaire, je ne tardai pas à m'en voir puni. Tous les maux qui m'accablent me sont venus de cet ingrat jeune homme et de sa fatale maîtresse, dont je vis tranquillement les criminels amours. Bientôt, engagé dans une injuste querelle, j'eus la douleur d'enfreindre la plus sage loi d'un État hospitalier qui m'avoit rendu des amis et presque une patrie: mes mains, souillées du sang de l'innocent, firent triompher la mauvaise cause [9] ; moi-même enfin, j'escortai ma fille qu'on enlevoit, j'aidai son ravisseur à la déshonorer.
[9] Rappelez-vous qu'à la Porte-Maillot, où je blessai le marquis, Duportail tua son adversaire.
Ah! combien elle est moins à plaindre que moi, l'épouse adorée dont, il y a douze ans, je déplorois la fin tragique! Tranquille, elle repose dans les forêts de la Sula. Une mort prématurée l'a soustraite aux plus cruelles infortunes de sa fille et de son ami.
Grâces cependant te soient rendues, Providence éternelle, dont il faut toujours bénir les décrets! grâces te soient rendues, Divinité miséricordieuse jusque dans tes rigueurs! Tu voulus que Lovzinski survécût à Lodoïska pour offrir un jour à sa fille abusée des secours,… hélas! bien tardifs, pour empêcher du moins sa honte complète, son avilissement prochain, pour sauver à Dorliska les dernières humiliations que lui gardoit son séducteur impitoyable.
Oui, ma fille déshonorée ne fut point avilie. Ma fille peut faire encore la consolation, la joie, l'orgueil de son père…
Ici mes sanglots m'interrompirent un moment. «Oui, m'écriai-je ensuite, l'orgueil de son père, et de sa famille et de son époux!» Puis, en passant un mot qu'un père n'auroit dû jamais écrire, qu'un époux ne devoit pas répéter, je relus cette phrase qui calmoit un peu mes ressentimens et ma douleur, cette phrase en faveur de laquelle l'amant de Sophie pardonnoit à Duportail les horreurs imputées au fils du baron de Faublas. Je relus:
Oui, ma fille ne fut point avilie. Ma fille peut faire encore la consolation, la joie, l'orgueil de son père. Adorable enfant! Son excuse est dans les vertus qui lui restent, dans les regrets qu'elle donne aux vertus qu'elle n'a plus…
«Les regrets qu'elle donne!… quoi! Sophie, se pourroit-il…? des regrets! Hélas! j'aurois cru que l'absence devoit seule les exciter! voici le coup le plus sensible à mon cœur.»
Mes larmes recommencèrent à couler avec plus d'abondance. Adélaïde pleuroit aussi; mais, le baron paroissant vouloir reprendre l'épître fatale, je me fis violence pour achever sa pénible lecture; et, comme tout à l'heure, en répétant une phrase consolatrice, j'eus soin d'en omettre quelques mots qui, selon moi, n'auroient pas dû s'y trouver.
… Son excuse est dans les vertus qui lui restent, dans les…, et le dirai-je? dans la foule des avantages inappréciables dont la nature fut prodigue envers son séducteur, envers cet étonnant jeune homme que nous eussions tous admiré s'il eût tenté pour le bien la moitié des efforts que le mal a dû lui coûter, s'il eût voulu convenablement appliquer à l'exercice de la vertu les rares qualités dont il abusa pour le crime.
Baron, je vous ai rendu compte de mes trop justes motifs, il ne me reste plus qu'à vous apprendre mes résolutions irrévocables.
De l'impénétrable retraite où je me réfugie, j'aurai toujours les yeux ouverts sur mon persécuteur… Ma Dorliska m'est infiniment chère; j'adore en elle la vivante image d'une épouse tous les jours regrettée… Jugez si je ne souhaite pas ardemment son plus grand bonheur… Ah! qu'avec transport j'immolerois à ses plus chers désirs le ressentiment de mes propres injures! Mais celui qui séduisit son amante n'obtiendra sa femme qu'après l'avoir méritée; et quiconque abusa de la jeunesse de Sophie ne trompera pas mon expérience. Que le chevalier n'essaye donc pas de me donner le change. J'ai trop appris à le connaître, j'ai trop appris à redouter son artificieuse maîtresse, pour m'arrêter jamais aux simples apparences. En vain prendroit-il maintenant la peine d'afficher les bonnes mœurs, je ne verrai dans sa conduite que de l'hypocrisie tant que la marquise vivra dans le monde. Baron, je vous en donne ma parole d'honneur, Faublas, parût-il entièrement revenu de ses égaremens, ne reverra Sophie qu'après que le Ciel aura, dans sa justice, ordonné l'emprisonnement ou la mort de M me de B…
Mais je m'arrête à des suppositions qui me flattent sans m'aveugler. Je parle d'un amendement que je n'espère pas. Sans doute un Dieu, trop équitable pour encourager les grands désordres par l'impunité, garde à la marquise une éclatante catastrophe. Mais l'exemple de son châtiment, vînt-il en ce jour même épouvanter toutes celles qui lui ressemblent, seroit donné trop tard pour votre fils. Votre fils, d'abord corrompu, devint aussitôt corrupteur. Il se pervertira de plus en plus dans la société de ses dignes amis, libertins par principes. On le verra méditer froidement avec eux ces basses noirceurs qu'ils ont appelées des roueries . Au défaut des époux et des pères, qui savent rarement venger leurs affronts, l'ennui, les infirmités, les chagrins, attaqueront bientôt son adolescence épuisée. Jeune, il doit vieillir; il doit, s'il n'attente pas lui-même à ses jours, tomber par le fer ennemi; il doit périr avant le temps.
Moi, cependant, j'aurai travaillé sans relâche à guérir ma fille de sa fatale passion. Le même Dieu qui poursuit les méchans veille sur les justes. Sophie, lorsque son persécuteur descendra, déchiré de remords, dans la nuit du tombeau, Sophie, à ses propres yeux réhabilitée, ressuscitera pour une vie nouvelle. Mes soins aussi contribueront à fermer les plaies de son cœur. Après d'affreux orages je verrai de beaux jours renaître pour elle; ma Dorliska reportera sur moi toutes ses affections, moins vives et plus douces. Le moment heureux viendra où sa raison pourra lui confirmer ce que déjà lui dit son excellent naturel: une fille comme elle n'a rien à regretter quand il lui reste un père tel que moi.
Je suis, avec une estime que les torts de votre fils n'ont point altérée, Monsieur le baron, votre ami,
Le comte Lovzinski .
L'étonnement, l'inquiétude, le désespoir même, m'avoient soutenu pendant cette longue et cruelle lecture. Après l'avoir achevée, je recueillis toutes mes forces pour demander à M. de Belcour jusqu'où ma femme avoit été suivie, et, dès qu'il m'eut appris qu'on avoit perdu ses traces à la Croisière [10] , je me trouvai mal.
[10] La Croisière est à quatre lieues au-dessous de Montargis.
Cet évanouissement dura peu. Je me ranimai par les soins de ma sœur; je repris courage à la voix de mon père. Mon père, me flattant d'une espérance que peut-être il n'avoit pas, me pressoit de commencer moi-même, avec ma sœur et lui, des recherches qui seroient, disoit-il, plus heureuses. Tandis qu'il me parloit, un papier tombé presque sous mes pieds, à côté de ma chaise, s'attiroit toute mon attention. C'étoit la lettre de mon beau-père, que le baron, tout occupé de mon état, avoit oublié de prendre. Je songeois à m'en emparer sans qu'il en vît rien: j'y réussis avec assez de bonheur, et je me sentis plus content que si j'eusse acquis le plus rare trésor. Elle étoit affreuse, cette lettre, mais elle étoit injuste: je m'y trouvois bien maltraité, mais à chaque ligne on me parloit de Sophie. Cet écrit si cruel et si cher, je le repris donc. Ah! Faublas! ah! malheureux! où devois-tu le perdre et le retrouver!
Cependant un incident imprévu menaçoit de nous retenir à Montcour. Comme nous venions de monter tous trois en voiture, pour aller du moins jusqu'à ce village de la Croisière, Adélaïde, trop délicate pour supporter en même temps et les fatigues d'une longue route, et les chagrins de son frère, et ses propres agitations, ma chère Adélaïde se sentit fort indisposée.
«Mon père, ces clochers que vous voyez d'ici, je les reconnois, ce sont les clochers de Nemours. Il nous faut tout au plus vingt minutes pour arriver dans cette ville, où nous trouverons tous les secours dont ma sœur peut avoir besoin.»
Nous allâmes y descendre dans une auberge: il y avoit à peine un quart d'heure que nous y donnions nos soins à notre chère Adélaïde, qui paroissoit très incommodée, lorsqu'un courrier vint me demander. Il me remit un billet écrit d'une main inconnue, et conçu en ces termes:
Monsieur le chevalier est averti, de la part du vicomte de Florville, que M. Duportail, qui, sur le soir d'avant-hier, avoit quitté la poste à la Croisière , l'a cependant reprise à Montargis , au milieu de la nuit suivante.
«Venez, mon père, courons! volons…—Votre sœur, me dit-il, est-elle en état de nous suivre, et puis-je laisser dans une auberge ma fille seule et malade?—Vous avez raison… Que je suis moi-même fâché de la quitter!… Cependant, mon père, un intérêt si pressant m'appelle!… permettez-moi de partir sur-le-champ,… que mon domestique seulement m'accompagne… Vous avez mes pistolets et mon épée; donnez-les à Jasmin, défendez-lui de me les confier. Vos ordres seront respectés… Croyez pourtant que cette précaution est bien inutile; rendez-moi mes armes et soyez tranquille: je ne m'en servirai ni contre moi ni contre le père de Sophie. Ne craignez rien de ma vivacité, si je le rencontre; si je ne le rencontre pas, ne craignez rien de mon désespoir… L'époux de Sophie ne l'obtiendra de Duportail que par une prompte justification, par des prières; s'il le faut, par des larmes!… Je renonce à tout autre moyen… Votre fils, soit qu'il ne puisse rejoindre son beau-père, soit qu'il le trouve toujours injuste, toujours inflexible; votre fils, dût-il être à jamais le plus malheureux des amans, vivra du moins pour sa sœur et pour vous, Monsieur le baron. Faublas le promet à son père! le chevalier le jure foi de gentilhomme!»
M. de Belcour, combattu de plusieurs inquiétudes, ne put aussi promptement que je l'aurois désiré se résoudre à prendre un parti. Peut-être il étoit effrayé du danger de livrer à lui-même un jeune homme impétueux, que de nouvelles adversités sembloient devoir éprouver encore; mais sans doute il fut enfin déterminé par la crainte plus grande des excès auxquels pouvoit me porter ma douloureuse impatience, s'il s'obstinoit à me retenir près de lui. Il ne m'accorda néanmoins la permission si vivement sollicitée qu'après m'avoir fait répéter plusieurs fois que, si j'avois le bonheur de faire quelque découverte, je l'en instruirois aussitôt; qu'au contraire je me hâterois de revenir près de lui dès qu'il deviendroit probable que de plus longues recherches seroient inutiles; et qu'enfin, dans tous les cas, je ne laisserois point passer un seul jour sans lui donner de mes nouvelles.
«Adieu, ma sœur, ma chère Adélaïde, adieu. Va! je suis désolé de te laisser dans l'état où je te vois… Mon père, vous aurez la bonté de m'envoyer son bulletin jour par jour, n'est-il pas vrai?»
Lorsque ainsi je m'inquiétois de la santé d'Adélaïde, la mienne n'étoit guère meilleure. Deux journées remplies par de pénibles exercices, près de quatre-vingts lieues faites en moins de trente-six heures; de deux nuits, l'une entièrement perdue dans le travail d'un voyage, l'autre trop bien employée dans les jeux de l'amour; enfin les agitations du cœur, plus accablantes cent fois que les fatigues du corps, tout cela devoit avoir épuisé mes forces: aussi je n'en trouvois plus que dans mon courage et dans mes espérances.
Quelque diligence que nous eussions faite, nous n'arrivâmes qu'à sept heures du soir à Montargis, où nous ne trouvâmes pas un cheval dans les écuries de la poste. Le même malheur venoit de m'arriver à Puy-la-Laude; mais j'avois forcé le postillon de Fontenay à pousser plus loin. Ici, malgré mes offres, mes prières, mes menaces, le paresseux mille fois maudit refusa d'avancer, et, l' ordonnance à la main, il me fit voir que je ne pouvois en aucun cas l'obliger à passer deux relais de suite.
Pendant que mon domestique appeloit tout l'enfer à mon secours, je prenois des informations: le maître de poste me disoit bien qu'en effet un homme d'un âge mûr, une très jeune fille et deux femmes étrangères étoient venus lui demander des chevaux au milieu de l'avant-dernière nuit; mais il ajoutoit qu'ils ne s'étoient fait conduire qu'à une demi-lieue de là, dans un chemin de traverse, où ils avoient mis pied à terre. J'interrogeois le postillon qui les avoit menés: cet homme, ne pouvant m'apprendre ce qu'ils étoient devenus, offrit du moins de me conduire précisément à l'endroit où il les avoit laissés. Il y falloit aller à pied: je m'y déterminai, quoique excédé de fatigue… Hélas! et je pris une inutile peine. Personne n'avoit vu ma Sophie!
Triste et désolé, mais ne pouvant renoncer à mon dernier espoir, je m'efforçai de me persuader que, dans la crainte d'être poursuivi, Duportail, au moyen de quelques relais disposés exprès, avoit pu faire un long détour pour aller reprendre la poste quelques lieues plus loin, sur la même route. J'envoyai donc Jasmin chercher des chevaux à la poste prochaine, et lui recommandai de les amener le plus promptement possible à telle auberge de Montargis que lui indiqua le postillon qui seul alloit m'y conduire.
«Monsieur, me dit la fille de l'hôtellerie, voulez-vous souper?—J'en aurois grand besoin, je n'en ai pas la moindre envie. Je veux une chambre, de la lumière,… et qu'on me laisse tranquille.»
Tranquille! quand l'amour élevoit dans mon sein les plus furieuses tempêtes! quand la fièvre me faisoit déjà transir et brûler! Tranquille!
Où l'irai-je chercher?… Le moment approche qui va détruire ma dernière espérance… Duportail a trente-six heures d'avance sur moi; il paroît n'avoir rien négligé pour échapper à mes poursuites… Je ne la retrouverai pas.
Ils semblent qu'ils se soient tous réunis pour conjurer ma perte… Cet impertinent maître de poste n'avoit pas un cheval dans ses écuries!… Et cet insolent valet qui refuse de crever à mon service quatre détestables rosses que j'offre de lui payer dix fois plus qu'elles ne valent! Mais Jasmin, Jasmin me désespère plus qu'eux tous! le maraud ne reviendra point,… les heures précieuses s'envolent… Je ne la retrouverai pas.
Les événemens aussi combattent contre moi. Il faut que M me de B… se fasse une fâcheuse affaire justement quand j'ai le plus grand besoin de ses secours tout-puissans. Il faut que ma sœur tombe malade au moment où le baron demeuroit mon unique appui. C'en est fait, l'étoile qui veilloit sur mes entreprises m'a retiré son influence. Il est à jamais passé, le temps des succès. La fortune jadis prévenoit mes moindres désirs; maintenant elle se plaît à contrarier mes plus importans desseins: moi, dont chacun eût envié le sort, il n'y a pas un an, je vais devenir incessamment l'objet de la pitié générale.
De la pitié générale! Oui, je suis en effet le plus infortuné des hommes… Je ne la verrai plus… Non content de me l'enlever, il travaille, dit-il, à sa guérison; et c'est en m'imputant mille atrocités… Pourroit-elle un moment penser que j'en fusse capable? croiroit-elle me devoir ses ressentimens,… ou son mépris, pire que sa haine?… Son mépris! le mépris de Sophie! Cette idée me révolte et m'accable.
Quelqu'un eut-il jamais de plus malheureuses amours? Il suffit qu'une femme me distingue et m'intéresse pour qu'aussitôt les hommes, le hasard et le sort lui déclarent une guerre cruelle… M me de B…, qu'ils accusent tous, M me de B…, que poursuit leur implacable inimitié, qu'a-t-elle fait de si répréhensible?… Elle m'a trop aimé. Voilà le crime qu'ils ne lui pardonneront pas; et cette femme déjà trop punie, on m'impose la loi de ne la plus voir! on prétend me forcer à la détester! Ce n'est pas assez que j'aie déshonoré sa jeunesse, flétri ses beaux jours, peut-être avancé leur terme, on veut que je m'en applaudisse! on veut que je lui souhaite une mort prématurée! Quelle barbarie!… Leur jalouse rage attaquera bientôt aussi la comtesse: car elle m'adore et je la chéris… La comtesse! elle est enceinte, la comtesse! O mon enfant!… Mon enfant? Hélas!… non, jamais. Jamais mon père ne l'appellera son fils; ma Sophie ne l'élèvera point, Adélaïde lui refusera ses caresses, il ne portera pas le nom de Faublas!… et sa naissance coûtera peut-être à sa mère l'honneur et la vie!… Mais celle-ci, dieux cruels, dieux persécuteurs, celle-ci, du moins, respectez-la! c'est mon amante légitime! c'est mon épouse idolâtrée! c'est ma Sophie!… En vain je les implore. Contre elle ils arment déjà son propre père, ils ordonnent le parricide!… Je vois l'absence et la calomnie creuser une tombe!… Je vois ma femme y descendre à quinze ans,… et je reconnois mes destins: la plus chère victime devoit être immolée la première!
Ainsi l'amour, qui m'avoit donné les plaisirs et promis le bonheur, l'amour ne me laissera que des regrets amers, des chagrins inconcevables; et, pour comble d'horreur, j'aurai coûté la vie à toutes celles qui m'auront aimé!… Malheureux! vengeons leurs premières douleurs, et prévenons leurs derniers tourmens. Prévenons leur trépas par le mien,… par un suicide!… Oui, ce sera le crime du sort… Immolons Faublas pour sauver ses trois amantes: sauvons-les, en séparant leurs destinées de la mienne!… Du moins je ne périrai pas tout entier. Elles pourront m'oublier et vivre… M'oublier! jamais. Ni Sophie, ni la comtesse, ni la marquise, ni personne! Il restera de moi, pour tout le monde, le souvenir de mon dévouement… Cependant les époux, joyeux du deuil de leurs moitiés, vont s'applaudir de ce que je n'ai pas vécu plus d'un jour. Les pères, effrayés pour leurs fils, ne manqueront pas d'exagérer les fautes de ma vie et les horreurs de ma mort; ils se plairont à remarquer surtout qu'à peine j'ai paru sur la terre. Mais que m'importent le triomphe et la cruelle joie de ceux-là, les terreurs et la fausse pitié de ceux-ci! Que m'importe?… Ah! qu'une fois, une fois seulement, deux amans, dignes de l'être, deux vrais amans, devant ma tombe un instant arrêtés, se rappellent, avec mes courtes erreurs, le trépas glorieux qui les aura toutes expiées; qu'ils m'accordent une plainte, qu'ils me donnent une larme; que, dans le premier mouvement de leur commisération, ils se disent: «Ce généreux jeune homme, il mourut pour plusieurs! N'eût-il pas mérité de pouvoir n'en aimer qu'une et de vivre pour son bonheur?» Que deux amans le disent, qu'Éléonore et Sophie le répètent, mes mânes seront consolés.
Mais mon père, qui le consolera?… Mon père! pourquoi me laisse-t-il à moi-même dans ces momens affreux?… Pourquoi souffre-t-il qu'on m'arrache Sophie?… Duportail, tu me la rendras!… tu me la rendras, ou ton sang… Insensé! tu parles de le soumettre, et tu ne peux pas même le rejoindre! et de sa retraite, qu'il dit impénétrable, Lovzinski brave tes menaces, impuissantes comme tes recherches!… C'est à toi de mourir!
Poignans regrets d'un bien perdu sans ressource, cruel désir d'une vengeance impossible, que vous m'êtes insupportables! Comme vous déchirez un cœur fait pour les passions douces!… Vainement je voudrois me dérober à vos fureurs… Poursuivi d'affreuses pensées,… environné de spectres horribles… Sont-ce les remords?… Sont-ce les furies?… Quels transports m'agitent!… Je me sens des forces extraordinaires! Je me sens une rage égale à mes forces! Cet enfer qu'ils appellent le monde, je puis l'anéantir!… Je puis m'ensevelir sous ses débris! Je le puis! je le veux!… Malheureux! que vas-tu faire?… Arrête!… Éléonore, que tu vas immoler!… et Sophie! Sophie! ton amante, ton enfant, ta femme, la marquise aussi, te supplient de les épargner,… ton père et ta sœur embrassent tes genoux,… ma main tremble, mes forces m'abandonnent… Asseyons-nous… Que j'ai chaud! que j'ai soif! ah! mon Dieu!
La voilà, cette lettre où mon injuste beau-père lui-même annonce ma tragique fin. Je retombe sur le sinistre passage: Il doit, s'il n'attente pas lui-même à ses jours, tomber par le fer ennemi; il doit périr avant le temps! Barbare, tes prédictions sont des ordres, des ordres que je vais accomplir! Mais toi-même, tyran farouche, tu ne pourras me refuser quelque pitié, quand tu verras qu'avant d'exécuter l'arrêt fatal, je l'ai presque effacé par mes pleurs.
Qu'il est triste, ce calme qui règne autour de moi! qu'il est effrayant, ce profond silence!… Un désespoir concentré,… l'image du trépas… Pourquoi suis-je seul ici?… Où donc est ma sœur? Qui peut retenir mon père? Que fait la marquise? Mon Éléonore, qu'est-elle devenue?… Comment ne sont-ils pas réunis pour empêcher qu'il ne me l'arrache encore,… ou pour le forcer à me la rendre?… Mais tous en même temps me délaissent,… toutes les consolations me manquent à la fois… Je n'ai plus de parens, plus d'amantes. Ceux de mes amis qui songent à moi m'évitent; ceux qui ne me fuient pas m'oublient. Me voilà seul, absolument seul dans l'univers!… Eh bien, la mort me reste! La mort est moins affreuse que l'état où je suis.
O mon père! j'oubliois ainsi mes promesses; un des pistolets que vous m'avez rendus venoit d'être posé sur une même table, à côté de la lettre de Duportail. Je trouvois je ne sais quel affreux plaisir à contempler, l'un auprès de l'autre, l'arrêt et l'instrument de ma mort. Plongé dans le dernier accablement du désespoir, je n'éprouvois plus ni combats, ni remords, ni terreur: mon heure, peut-être, étoit venue!
Tout à coup la porte s'ouvre; et qu'on devine qui se précipite vers moi, qu'on devine qui je presse sur mon sein, qui me prodigue ses caresses, qui j'accable de mes remerciemens! «Regarde, me dit-elle, tu me donnes volontairement les plus grands chagrins, et j'accours pour consoler tous les tiens: dès que tu le peux, tu m'échappes, et je ne me lasse pas de venir à toi la première!»
Un moment, peut-être, vous avez espéré que j'embrassois la plus chérie des trois. Hélas! non: Sophie ne m'étoit pas rendue. Mais je retrouvois cette femme presque autant que la mienne jeune, jolie, sensible et malheureuse: je retrouvois M me de Lignolle!
Vous connoissez mes impatiences et mon étourderie, ma prompte ardeur et ses vivacités. Doucement serré dans ses bras, pouvois-je encore songer à m'endormir d'un éternel sommeil? Une autre envie que celle de la destruction faisoit déjà bouillonner mon sang, et la fièvre du désespoir tournoit tout entière au profit de l'amour.
Tout le monde sait en quel mauvais état se trouve ordinairement le meuble principal qui garnit toujours la chambre d'une auberge. Or, qui se chargera d'excuser la comtesse et le chevalier qu'un même désir entraîna sur le grabat le plus misérable? Je pourrois, pour leur justification commune, observer que les lits les plus chers à Morphée ne sont pas les plus agréables à Vénus; mais cette fois je passe condamnation sur un fait que je tiendrois secret si le fil des événemens ne me forçoit à le raconter. Je dirai donc qu'il y eut ici, de la part du ministre et de la victime, une précipitation également condamnable. J'avouerai que celle-ci fut, avec trop d'irrévérence, immolée au pied d'un autel qui n'avoit pas même de rideaux. J'avouerai surtout qu'avant de commencer le sacrifice, Faublas devoit du moins fermer l'entrée du temple aux profanes.
Nous mourions pour la divinité dont tous les feux nous embrasoient, quand on vint nous troubler dans son culte. La porte de la chambre s'ouvrit tout à coup, quelqu'un entra brusquement. Une voix qui me parut avoir le double accent de la surprise et de la douleur, une voix que je crus reconnoître, laissa d'abord échapper cette exclamation toute simple: «Bon Dieu! que vois-je?» Hélas! moi, je ne voyois déjà plus rien; je n'avois pas même la force de faire un mouvement pour essayer de regarder celle qui venoit ainsi déranger deux amans. Soit que les plaintifs accens de cette voix, toujours chère, eussent produit dans tout mon être une trop prompte révolution, ou plutôt, soit que la nature, enfin épuisée par tant de fatigues extraordinaires en si peu de jours accumulées, demeurât trop foible pour supporter le dernier effort de l'amour, je tombai sans connoissance dans les bras de la comtesse, qui, pour le moment plongée dans un évanouissement d'une espèce plus désirable, se trouvoit hors d'état de me secourir.
Le bruit d'une berline et ses cahots rappelèrent mes esprits. Un clair de lune favorable me permit de voir dans tous ses détails la situation où j'étois: je la trouvois, en vérité, plus douce que ma maladie ne me sembloit douloureuse. On m'avoit ôté les habits de mon sexe, on m'avoit rendu mes habits de femme. J'étois presque couché dans la voiture, sur le siège du fond. Du même côté, dans l'encoignure à droite, M me de Lignolle, étroitement resserrée, supportoit la plus grande partie de mon corps, devenu vraiment un fardeau. Ma tête appesantie reposoit sur son sein; ses deux mains couvroient mon front glacé; mon visage, que réchauffoit le sien, recevoit des baisers et des pleurs; le souffle vivifiant d'une amante ranimoit le souffle incertain de ma vie presque éteinte.
En face d'elle et de moi, sur le siège de devant, presque dans le coin de la gauche, un jeune homme, dont la charmante figure offroit des signes certains d'une grande altération, soutenoit mes jambes sur ses genoux, et, se tenant à demi courbé, s'appuyoit légèrement sur les miens. Il essayoit de faire passer la douce chaleur de ses mains dans mes mains arrosées de ses larmes. La plus fatigante des attitudes sembloit ne rien coûter à son courage. Il attendoit avec inquiétude, mais sans impatience, que son ami, rouvrant enfin ses yeux, payât tous ses soins d'un regard.
«Bonsoir, mon Éléonore!… et vous, ma… (je me repris) mon ami, cher vicomte, généreux Florville, bonsoir.»
Toutes deux me répondirent par leurs caresses, par leurs sanglots, par l'expression touchante de leurs alarmes et de leurs espérances. «Vicomte, je ne m'étois donc pas trompé? c'étoit vous qui nous surpreniez?…—C'étoit moi, interrompit-il avec un profond soupir.—Vraiment, j'en suis encore toute honteuse, dit M me de Lignolle… Heureusement que monsieur savoit à peu près… Mais n'importe. Quelle différence!… Monsieur, je vous conjure encore de n'en rien dire à personne, à la marquise de B… surtout; je vous en conjure: car vous me feriez mourir de chagrin.» Il répondit d'un ton pénétré: «Madame la comtesse peut compter sur la plus inviolable discrétion.—C'est monsieur qui d'abord vous a secouru, reprit M me de Lignolle; c'est aussi monsieur qui a bien voulu prendre la peine de vous habiller: car, enfin, la décence ne me permettoit pas…—Le voilà qui rit! interrompit le vicomte.—Ah! tant mieux! dit la comtesse avec un cri de joie; sans doute il souffre moins… Vraiment je l'admire! sa gaieté ne l'abandonne jamais! Faublas rit toujours,… mais quelquefois il pleure aussi! Mon amant sait pleurer!» Le vicomte se contenta de répondre: «A qui dites-vous cela?» M me de Lignolle, après un moment de réflexion, m'embrassa tendrement. «Monsieur, me dit-elle, vous riez de ce que votre amante, surprise dans vos bras, parle de décence; mais pourtant j'ai raison. Une femme, d'ailleurs encore toute confuse, pouvoit-elle vous habiller dans une auberge, et devant une foule de gens accourus au bruit de votre accident? Le vicomte, en se chargeant de ce soin-là, m'a rendu le plus grand service; il nous a tous deux secourus en même temps. Grâce à lui, des étrangers n'ont pas vu mon désordre, les importuns se sont promptement retirés; en un clin d'œil vous avez été de la tête aux pieds revêtu. On ne sauroit trouver un ami plus empressé, plus compatissant, une femme de chambre plus entendue, plus alerte… Vraiment, Monsieur le vicomte, vous possédez au suprême degré l'art de secourir et d'habiller des femmes… Mais admire, mon ami, jusqu'où va sa prévoyance! Dans l'espoir de nous rencontrer ensemble, il s'étoit muni des habits que maintenant tu portes.»
J'écoutois avec un plaisir secret la comtesse faisant l'éloge de la marquise. «Cher vicomte, vous êtes en effet le plus généreux, le plus délicat des amis. Comment vous exprimer ma reconnoissance?—Ménagez-vous, répondit-il, ne parlez pas, craignez toute espèce d'agitation.—Mon domestique vous a-t-il rejoint dans cette auberge?—Non.—Quoi! mon père et ma sœur, sans y avoir été préparés, vont me voir arriver!…—Taisez-vous; je sais qu'ils sont à Nemours: nous les ferons avertir demain dès le matin.—Demain!… Où me conduisez-vous donc?»
J'ignore ce qui me fut répondu: je retombai dans ma léthargie.
Celle-ci, troublée par des rêves affreux, dura plus longtemps que la première; il faisoit grand jour et j'étois bien foible quand je me réveillai.
Je reconnus le château du Gâtinois, l'appartement de M me de Lignolle, son lit, l'heureux lit où l'amant d'Éléonore avoit dernièrement passé deux nuits avec elle. C'étoit là que maintenant M lle de Brumont languissoit accablée des peines du cœur et des douleurs du corps! A genoux dans la ruelle, un mouchoir sur les yeux, les bras étendus vers moi, la tête penchée sur l'extrémité de mon traversin, Florville, au désespoir, gémissoit à ma droite. Je vis à ma gauche un objet non moins digne de pitié: c'étoit mon Éléonore, les cheveux épars, la pâleur sur le front, les yeux levés au ciel, la mort dans les yeux. C'étoit mon Éléonore, qui, plutôt étendue qu'assise sur le bord du lit, disoit en sanglotant: «Le cruel! si du moins il ne parloit que de son épouse! mais il désire ma rivale la plus détestée! mais sans cesse il appelle cette M me de B… dont je ne puis entendre le nom! il l'appelle presque aussi souvent que son Éléonore! Hélas! je croyois n'avoir à combattre que l'amour de Sophie: je n'imaginois pas qu'il eût pour la marquise un véritable attachement!… Mais comment fait-il donc pour aimer ainsi tout le monde? Moi, je ne puis adorer qu'un homme, je ne puis idolâtrer que lui! Quelle femme aurois-je à redouter si l'ingrat vouloit payer mon amour d'un amour égal!—Eh! Madame, il est chez vous, interrompit le vicomte, tout à coup sorti du profond accablement où je l'avois vu plongé. Déjà vous avez sur celles que vous appelez vos rivales l'avantage d'être mère; bientôt vous aurez l'avantage plus grand d'avoir sauvé ses jours. Il est chez vous; n'êtes-vous pas trop heureuse?
—Oui, s'écria-t-elle avec transport, ses jours que sa femme avoit compromis, que la marquise auroit abrégés, je les sauverai, moi! j'aurai le bonheur de les prolonger peut-être, et de les embellir. C'est à moi qu'ils seront consacrés, car c'est à moi qu'ils appartiendront… Oui! sauvons-les. Employons ce nouveau moyen d'être aimée, puisque tous les autres ne suffisent pas; serrons de ce nouveau nœud les liens qui nous unissent; que, dans le cœur de mon ami, la reconnoissance se joigne à l'amour pour m'assurer une préférence d'ailleurs méritée. Sauvons-les… Mais le pourrai-je?… Si le mal fait toujours de nouveaux progrès! si cette fièvre a des redoublemens! si, comme tout à l'heure, dans l'accès d'un transport furieux, il veut quitter son lit, sortir de cet appartement, courir à Sophie, qu'il croit voir, à M me de B…, qu'il croit entendre? Le moyen de le calmer quand il me met au désespoir! Le moyen de le retenir, quand je suis si foible!… Une soirée si pénible! une nuit passée dans les plus vives alarmes! je me sens tout à fait épuisée!… Vous, Monsieur le vicomte, vous avez plus de force et de présence d'esprit que moi; cependant vous paroissez aussi bien abattu, bien accablé… Hélas! son ami, comme son amante, n'auroit-il plus que du courage!… O mon Dieu! donne-nous des forces!… Mais je vous implore pour une passion que vous condamnez! Que vous condamnez? ah! vous n'êtes pas injuste! Voyez mon cœur, et jugez. Jugez! prenez pitié d'une foible mortelle!… Si pourtant mes vœux ne sont pas entendus? si Faublas succombe? S'il succombe, du moins je n'aurai pas sa mort à me reprocher; ce sera sa femme;… non, son indigne maîtresse, la marquise de B…! Le souvenir de Sophie lui cause, en effet, de vives agitations; mais c'est, je le vois bien, celui de M me de B… qui le poursuit, qui le tourmente, qui l'enflamme! C'est celui-là qui brûle son sang! c'est celui-là qui le tue!… Si Faublas succombe, je joindrai cette méchante femme. «Ta passion désordonnée, lui dirai-je, a détruit ce que le Ciel avoit créé de plus parfait. Ton artificieuse rage vient de me priver du mortel que j'idolâtrois. Tiens, reçois le digne prix de tes scélératesses!» Dès que j'aurai dit, je la tuerai; et puis j'irai sur le tombeau de mon amant… J'irai, je ne pleurerai plus! je me poignarderai!»
Ainsi, dans sa douleur, M me de Lignolle m'éclairoit sur le danger de mon état: ce que je prenois pour une léthargie, c'étoit l'assoupissement de la fièvre; ce que j'appelois mes rêves, c'étoit un véritable délire.
Cependant j'étois excessivement las; et, pour me procurer quelque soulagement en changeant de posture, j'essayai de me mettre sur mon séant. Mes deux gardes, au mouvement qu'elles me virent faire, se jetèrent sur moi, me saisirent par les bras, et, réunissant leurs efforts, me retinrent dans la situation qui m'incommodoit. «Pourquoi voulez-vous quitter votre ami? disoit la marquise.—Restez là, crioit la comtesse, restez là, m'entendez-vous?—Éléonore! chère amante! je ne veux pas m'en aller. Sois tranquille.—Ah! dit-elle en m'embrassant, tu me reconnois donc?… Reste là, je t'en prie!… Va, j'aurai bien soin de toi. Va, tu ne manqueras de rien!» J'adressai la parole à M me de B…: «Et vous aussi, prenez courage, ma généreuse amie…—Il est encore dans le délire, interrompit M me de Lignolle.—Au contraire, répondit la marquise, je le crois tout à fait revenu. C'est au vicomte qu'il adresse la parole, et pourtant c'est toujours à la comtesse qu'il parle! C'est moi qu'il regarde, et c'est vous qu'il voit! Plaignez-vous, plaignez-vous donc!—Mon cher Florville, quelle heure est-il?—Midi.—Midi!… Comtesse, avez-vous fait avertir mon père? avez-vous envoyé savoir des nouvelles de ma sœur?—On devroit déjà être revenu», me répondit-elle.
A l'instant même nous entendîmes du bruit dans le corridor: c'étoit La Fleur qui revenoit de Nemours. La comtesse courut lui ouvrir la porte de son appartement, qu'elle referma dès que le domestique fut entré.
Il avoit vu M. de Belcour: ma sœur se portoit beaucoup mieux; mon père viendroit dans la soirée faire une visite à madame la comtesse. «Fort bien, La Fleur, lui dit-elle; mais ne mentez pas. Julien, à qui j'avois ordonné de monter à cheval pour aller à Paris informer M. de Lignolle de notre arrivée ici, Julien est-il parti tout de suite?—Avant deux heures du matin, Madame.—Bon, mon cher, laisse-nous… Écoute donc, La Fleur,… prenez cet argent, soyez discret,… envoie-nous promptement M. Despeisses, qui doit être resté là-bas.»
Ce M. Despeisses ne se fit pas attendre. Il me tâta le pouls, regarda mes yeux, me fit tirer la langue, et prononça hardiment qu'il n'y avoit plus la moindre apparence de danger. Seulement il ajouta que le malade avoit besoin de repos. La comtesse, dans le transport de sa joie, sauta au cou du médecin, qui fut embrassé d'abord, et puis renvoyé.
M me de B…, depuis quelques minutes, paroissoit livrée à de sérieuses réflexions. Elle rompit enfin le silence pour donner à M me de Lignolle un conseil qui n'étoit pas absolument désintéressé. «Heureusement, dit-elle, il n'est plus nécessaire que nous restions tous deux auprès de lui. Madame la comtesse ne feroit-elle pas bien de se jeter tout habillée sur le lit de camp dressé dans le cabinet?—Mais vous-même, Monsieur…—Quant à moi, rien ne presse, interrompit le vicomte, je suis visiblement moins accablé que vous. D'ailleurs, j'aurai tout le temps cette après-dînée. Vous, Madame, il faudra que vous receviez la visite du baron.» La comtesse déclara qu'elle ne me quitteroit point; et je crois que les adroites sollicitations de la marquise auroient été perdues, si je ne les avois appuyées de mes plus vives instances. Encore M me de Lignolle ne nous obéit-elle qu'après nous avoir fait promettre que nous ne la laisserions pas dormir plus de deux heures.
Il y eut quelques momens de silence et de calme; après quoi le vicomte me quitta sans bruit, fit sur la pointe du pied plusieurs tours dans l'appartement, regarda, sous je ne sais quel prétexte, à travers les vitres du cabinet où reposoit la comtesse; puis, revenant prendre au chevet de mon lit sa place accoutumée: «Elle dort», me dit-il à mi-voix. Et, d'un air inquiet, il ajouta: «Chevalier, j'ai mille choses à vous dire; mais gardez-vous de m'interrompre, ne vous fatiguez pas; écoutez seulement.» Ici M me de B…, s'étant un instant recueillie, prit une de mes mains, qu'elle retint dans les siennes, et me regarda tendrement. «Ah! reprit-elle enfin, voyez si je n'ai pas raison d'accuser le sort! moi, qui, depuis six mois, et pour toujours, condamnée au repentir, à l'indifférence, aux regrets, ne voyois plus qu'une consolation possible, celle de contribuer du moins en quelque chose à vos félicités, je viens de faire tous vos malheurs! Je sacrifierois pour mon ami ce que j'ai de plus cher, et c'est par moi qu'il a perdu ce qu'il chérit le plus! Suis-je assez malheureuse? Depuis longtemps vous ne devez plus m'aimer, Faublas, désormais vous allez me haïr!—Ne plus vous aimer!—Parlez donc plus bas, interrompit-elle, ou plutôt, ne parlez pas. Ne parlez pas, mon ami, cela vous agite, cela vous fait mal… Faublas, vous allez me haïr», répéta-t-elle d'une voix tremblante; et, comme elle me vit prêt encore à l'interrompre, elle se hâta d'ajouter: «Mais non, non, vous seriez trop injuste… Faublas, puisque vous ne désirez point me trouver coupable, répétez-vous, pour ma justification, ce que je vous ai dit dans la forêt de Compiègne. Ah! votre amie ne s'en défend point: pour qu'elle se trouve un peu moins à plaindre, il lui importe que vous ne conserviez contre elle aucune espèce de ressentiment.—O vous qui m'êtes toujours chère, croyez-moi, je ne conserve que le souvenir d'une générosité, d'une délicatesse à laquelle on ne peut rien comparer! et, le dirai-je? d'un am…» Je l'aurois dit; mais la marquise craignit apparemment de l'entendre; elle me coupa brusquement la parole: «D'une amitié qui ne finira qu'avec la vie; je comprends; mais ne parlez pas, Faublas; craignez, je vous le répète, toute espèce d'agitation. Laissez-moi parler seule; laissez-moi la douceur de vous apprendre combien je me suis occupée de vous depuis notre séparation dans la forêt. Tourmentée de la crainte de ne pouvoir plus empêcher le cruel événement que je redoutois, je me suis hâtée d'arriver, du moins, assez tôt pour vous offrir les soins de l'amitié…» Elle ajouta d'un ton bien triste: «Il est vrai que je prenois inutile peine. L'amour déjà vous consoloit: une femme plus chérie…—Plus chérie!… n'affirmez pas cela: car, en vérité, je ne sais qu'en penser moi-même.—Quoi! répondit-elle en affectant de prendre le change, vous n'aimez pas M me de Lignolle autant que Sophie?—Autant que Sophie? Non, sans doute. Ni M me de Lignolle, ni…»
Je crois que j'allois dire: «Ni M me de B…» Elle m'en empêcha.
«Mais, Monsieur, ne criez donc pas: faudra-t-il vous le redire cent fois?… Faublas, vous réveillerez la comtesse,… vous vous ferez mal,… mon ami… Je ne sais plus ce que je vous disois.—Que vous vous étiez hâtée de venir pour me consoler.—Pour vous consoler? Je n'ai point dit cela… Pour vous secourir, Chevalier… En effet, dès que M me de Lignolle vous eut emmené, dès que Rosambert…—A propos, qu'est-il devenu?—Je l'ai fait transporter à Compiègne même, dans la maison d'un ami que j'ai là.—D'un de vos amis, à vous?—A moi. Le chirurgien parloit de risquer le transport à Paris: je n'ai point voulu qu'on fît supporter à monsieur le comte les fatigues d'une route, je n'ai point souffert qu'on le mît à l'auberge: il n'y auroit peut-être pas trouvé tous les secours nécessaires; et, dans l'état où il est, le défaut de soins eût pu lui causer la mort. Le lâche l'a méritée; mais c'est de moi qu'il la doit recevoir. Je ne confierai point aux communs accidens de la vie le soin de son châtiment, qui me regarde seule. Au reste, ce que je désire le plus…—Mais, écoutez donc, ne craignez-vous pas les suites de cette affaire? Êtes-vous sûre de la discrétion de tant de gens?…—Allons, mon ami, ne dites plus rien, vous vous fatiguez… Je me suis servie des moyens ordinaires, qui ne sont pas mauvais; j'ai magnifiquement acheté le secret: les promesses et les menaces ont été prodiguées avec l'or.—Ces précautions ne suffisent pas toujours.—Paix donc!… J'en ai pris d'autres, poursuivit-elle d'un air embarrassé… C'est pour cela qu'il m'a fallu rentrer dans la capitale, où j'ai perdu quelques heures… Mais, dès que je me suis vue libre, j'ai volé du côté de Fromonville,… où je croyois arriver avant vous, puisque vous deviez… passer la nuit chez la comtesse. A moitié chemin, j'ai rencontré un de mes émissaires, qui venoit à Paris me rendre compte de ce que ses compagnons avoient découvert à Montcour. Il avoit, sur sa route, attentivement examiné les voyageurs. Par les divers renseignemens qu'il me donna, j'appris, non sans quelque surprise, que vous aviez sur moi beaucoup d'avance, et que M me de Lignolle aussi me précédoit de quelques postes. A cette nouvelle, j'ai redoublé de vitesse, et, si je n'avois pas manqué de chevaux à Puy-la-Laude, j'étois encore à Montargis avant la comtesse.—Oh! oui, mais elle est arrivée la première; et même, à propos de cela, je vous dois bien des remerciemens, bien des pardons surtout… Vous nous avez trouvés… Comment avois-je négligé de fermer cette porte? Comment…—Chevalier, faites-moi grâce des détails; et, tenez, je vous en prie, qu'il ne soit jamais entre nous question de cette rencontre.—Cependant permettez…—Je ne permets rien. Vous ne parlerez plus de cette aventure, si vous conservez pour moi quelque…»
La marquise un moment s'arrêta pour chercher l'expression convenable. Ce fut le mot estime qu'elle prononça d'abord; celui de respect, elle ne le hasarda qu'après, et d'une voix tremblante et d'un air presque humilié.
«Oui, j'ai pour vous beaucoup d'estime, beaucoup de respect, beaucoup d'am…—D'amitié, je vous entends, n'achevez pas… Faublas, me voilà pleinement récompensée; il ne manque plus à ma tranquillité que la certitude de votre entier rétablissement… Vous avez beaucoup trop parlé, reposez-vous; tâchez de dormir,… ne fût-ce qu'un quart d'heure… Je vous en prie,… je le veux.»
Si elle ne m'en avoit pas donné l'ordre, je me serois vu bientôt forcé de lui en demander la permission. Mais le pénible sommeil qui m'accabla ne dura pas longtemps. Je me réveillai si tôt et si brusquement que la marquise en fut déconcertée: je la surpris versant des larmes sur un papier qu'elle se hâta de dérober à ma vue. «Quel est donc, osai-je lui demander, quel est cet écrit fatal qui fait ainsi couler vos pleurs?—Hélas! pourquoi vous le dirois-je? répondit-elle en soupirant.—Sans doute, répliquai-je avec un peu d'amertume, il est passé le temps où votre ami pouvoit n'ignorer aucun de vos secrets.—Des secrets pour vous! dit-elle. Si j'en avois, je n'en aurois qu'un, et celui-là, Faublas, vous le devineriez sans peine; mais alors il faudroit, par commisération autant que par délicatesse, m'aider à le garder.—Commisération! quel mot!—C'est celui qui convient. Mes chagrins…—Je m'efforcerai du moins de les consoler.—Et si maintenant, s'écria-t-elle avec désespoir, si maintenant plus que jamais ils sont inconsolables!… Tenez, mon ami, je vous en conjure, ne m'interrogez pas, ne me demandez rien, laissez-moi seule et tout entière à ma douleur, laissez-moi pleurer… Des plaintes et des larmes! voilà donc ma dernière ressource! et pourtant je me suis estimée capable de soutenir patiemment les dures épreuves réservées aux femmes malheureuses, et à la plus malheureuse des femmes! J'ai eu l'orgueil de me croire à jamais prémunie contre les injustices des hommes et les persécutions du sort. Insensée que j'étois!… Du moins je me suis aujourd'hui, par ma propre expérience, convaincue d'une vérité que j'avois toujours soupçonnée et qui console ma foiblesse: ce courage guerrier dont vous autres hommes vous montrez si fiers est de tous les courages le plus facile, comme le plus commun. Il est aisé d'aller, pour la vengeance ou pour la gloire, un moment exposer sa vie; il ne l'est point de soutenir avec une égale constance plusieurs malheurs inattendus. Tant d'autres revers plus grands encore, aussi peu prévus, aussi peu mérités, ne m'avoient pas tout à fait abattue. Pourquoi celui-ci m'accable-t-il? Je ne sais, mais j'ai sur le cœur un énorme poids; si je n'obtiens un prompt soulagement, je succombe; il faut céder: mon ami, laissez-moi pleurer, laissez-moi gémir.»
Je voulus parler; mais, pour m'en empêcher, elle posa sa main sur ma bouche. Je pris cette main toujours douce et jolie, je la serrai, je la baisai, je la mis sur mon cœur, sur mon cœur vivement ému.
On eût dit que M me de Lignolle attendoit ce moment: elle sortit tout à coup de son cabinet, où je la croyois endormie. Mon premier mouvement fut de repousser la marquise. Celle-ci, toujours étonnante dans les occasions pressantes, conserva plus de présence d'esprit que moi. Persuadée qu'il étoit trop tard, elle ne voulut ni retirer sa main, ni changer de situation. «Vous m'auriez laissée dormir jusqu'à demain», dit la comtesse. Puis, regardant le vicomte, elle ajouta: «Qu'y a-t-il donc?—Une palpitation, répondit-il froidement.—Une palpitation!… Mais vous pleurez! Est-ce que c'est dangereux, une palpitation?—Pas ordinairement, mais dans son état toute agitation peut être nuisible.» La comtesse m'adressa la parole: «Mon ami, vous sentiriez-vous plus mal?—Au contraire, je me sens mieux.—Parce que tu me vois?—Parce que je revois celle qui m'est chère, celle à qui j'ai donné trop de chagrin, celle dont la tendresse inquiète veille sur mes jours…—C'est assez, interrompit M me de B…, qui me serra la main, elle vous comprend; elle est payée de ses soins.—Sans doute, je le comprends, s'écria M me de Lignolle en m'embrassant; mais n'importe, laissez-le dire, il parle si bien!»
Quoique la comtesse témoignât le désir de me faire causer, je gardois le silence. Et qu'aurois-je pu dire encore? je venois de m'expliquer de manière que tout le monde avoit été content.
Personne ne le fut quelques momens après, car M. de Lignolle arriva beaucoup plus tôt qu'on ne l'attendoit: Julien, dépêché vers lui, l'avoit rencontré sur la route. Il demanda de mes nouvelles avec beaucoup d'empressement et d'intérêt; mais l'air dont il regardoit la marquise ne laissa pas de m'alarmer. «Monsieur est un intime ami de M lle de Brumont, lui dit la comtesse, qui s'aperçut comme moi de son inquiétude et de son étonnement.—Un ami?» répéta-t-il. La marquise se hâta de prendre la parole: «Un ami d'enfance.—Monsieur est noble?—Je suis vicomte.—Vicomte de…?—De Florville.—Ce nom-là est nouveau pour moi.—Peut-on savoir tous les noms?—Sans me vanter, il y en a peu que j'ignore.» Il prit un siège, et, regardant la marquise d'un air dédaigneux, il ajouta: «Mais apparemment que votre famille n'est pas ancienne?—Le grand-père de mon bisaïeul a monté dans les carrosses du roi.—Ah! ah!… Monsieur, je suis votre très humble serviteur.» Il s'étoit levé et venoit de saluer la marquise. «Vous paroissez bien jeune? lui dit-il.—Je ne suis point majeur.—Ni prêt à l'être?—Oh! j'y viendrai.—Par quel hasard, demanda-t-il à sa femme, avons-nous le bonheur de posséder monsieur chez nous?—Par quel hasard? Mais c'est que… c'est que…—Voici le fait, interrompit le vicomte qui vit l'embarras de la comtesse.—Eh bien, oui, dites-le, vous, s'écria-t-elle.—Voici le fait, répéta M me de B… Depuis longtemps, mademoiselle me faisoit espérer que j'aurois le plaisir de lui donner à dîner chez moi. Elle avoit jusqu'à présent différé de me tenir parole, parce qu'il y a, pour ainsi dire, un voyage à faire…—Où demeurez-vous donc?—A Fontainebleau. J'y passe huit mois de l'année, j'ai un appartement au château.» M. de Lignolle s'inclina.
Moi, j'écoutois la marquise avec un plaisir mêlé d'étonnement: cette femme, qui tout à l'heure, déplorant je ne sais quel malheur nouveau, paroissoit inutilement vouloir retenir des sanglots, étouffer ses gémissemens et résister à son désespoir, est-ce bien elle que j'ai vue, le moment d'après, donner avec un admirable sang-froid le change à la comtesse? Est-ce bien elle que j'entends maintenant, d'une voix ferme et d'un front tranquille, et du ton de la vérité, faire à M. de Lignolle une fable impromptue, ingénieuse et vraisemblable? O Madame de B…, comme vous savez, au besoin, composer votre figure, assurer votre maintien, sécher vos larmes, dissimuler vos passions, vous rendre enfin tout à fait maîtresse de vous! Oh! comme en un moment vous venez de justifier, d'augmenter la haute opinion que j'avois de vos talens et de votre force!
Elle continuoit: «Hier, pourtant, mademoiselle est venue…—Ah! voilà, s'écria le comte en s'adressant à moi, voilà cette affaire indispensable qui vous forçoit à sortir pour vingt-quatre heures! c'étoit pour une partie de plaisir que vous quittiez la comtesse, retenue au lit par une indisposition assez grave! A sa place je ne le vous pardonnerois pas.»
La marquise reprit: «Elle est venue, et pour comble de bonheur elle m'a amené madame la comtesse…—Quoi! dit M. de Lignolle à sa femme, vous avez dîné chez un jeune homme que vous ne connoissez pas et qui ne vous avoit pas même invitée?—Monsieur, trêve de morale, répondit-elle, écoutez l'histoire jusqu'à la fin.—Vous concevez, ajouta le vicomte, combien la visite de ces dames m'a charmé. Hélas! ma joie n'a pas duré longtemps. Dans l'après-dînée, mademoiselle s'est sentie mal à son aise, nous avons cru que ce ne seroit rien; mais le soir le mal a augmenté. Nous voilà d'abord fort embarrassés, comme vous pensez bien: car il n'y avoit pas moyen qu'une jeune demoiselle malade restât chez un garçon. Heureusement madame la comtesse, qui a beaucoup de présence d'esprit…—Beaucoup moins que vous, Monsieur le vicomte, je vous rends justice…—A pris le parti de faire transporter mademoiselle ici,… où elle a bien voulu me permettre de l'accompagner.—Pourquoi donc ici plutôt qu'à Paris? dit le comte à M me de Lignolle.—Pourquoi?… ma foi, demandez à monsieur le vicomte.» Celui-ci répondit aussitôt: «Parce qu'il y auroit eu quatorze mortelles lieues à faire et que de Fontainebleau ici il n'y en a pas sept.»
Le comte, qui ne trouva pas cette raison mauvaise, garda le silence pendant quelque temps: il paroissoit observer M. de Florville et M lle de Brumont. «Puisque vous êtes l'ami de mademoiselle, dit-il enfin, vous devez savoir deviner des charades?—Oui, Monsieur, répliqua la marquise, mais pas à présent, s'il vous plaît; je ne m'y sens pas du tout disposée.»
Ceci fut pour M. de Lignolle un nouveau trait de lumière: il prit la comtesse à part; mais, curieux de savoir ce qu'il lui disoit, nous écoutâmes attentivement.
«Madame, ce jeune homme-là n'est pas l'ami de votre demoiselle de compagnie.—Que voulez-vous qu'il soit?—Il est son amant, Madame.—Ah! l'excellente idée que vous avez là!—Ne riez pas, Madame, vous savez que je m'y connois.—Je sais que vous le dites.—Et je crois qu'il faut veiller sur M lle de Brumont.—Vraiment, Monsieur?—Il faut y veiller de près.—C'est mon intention.—Ce vicomte est jeune,… a une jolie figure,… ne paroît pas manquer d'esprit… ni d'usage;… je lui trouve je ne sais quoi de très distingué,… et je l'ai vu quelque part… Il a tout l'air d'un séducteur, Madame.—Monsieur, j'admire avec quelle sagacité vous pénétrez les gens en un quart d'heure.—Voilà ce que c'est que de connoître le cœur humain, Comtesse!… Je crains que la petite Brumont ne soit déjà la dupe de ce jeune homme-là.—Bon!—Avant-hier, qu'est-elle devenue?—Elle a passé la journée chez son père.—En êtes-vous sûre?—Oui.—Mais hier, ce dîner à la campagne? cela ressemble furieusement à une partie fine, au moins.—Je ne sais pas ce que c'est qu'une partie fine, Monsieur.—Madame, une partie fine,… c'est une partie… C'étoit une partie fine, allez, je vous le dis.—Expliquez-moi donc…—Je vous l'explique aussi: c'est une partie… une partie à deux.—Nous étions trois.—Aussi je suis persuadé que vous les avez beaucoup dérangés en y allant.—Ai-je mal fait?—Vraiment, vous auriez dû auparavant me consulter.—Passons, Monsieur.—Madame, j'ai déjà plusieurs preuves du penchant que ce jeune homme a pour cette jeune fille.—Voyons! vite!—Ses yeux sont rouges, parce qu'ils ont pleuré; ses yeux ont pleuré, parce que son âme s'est affectée; son âme s'est affectée, parce que sa maîtresse est tombée malade: donc il aime M lle de Brumont.—Votre logique est pressante, Monsieur.—Et il faut que son âme soit profondément affectée, puisqu'il n'a pas voulu deviner mes charades! Ne riez pas, Madame,… ceci est sérieux… Éclairez la conduite de votre demoiselle de compagnie; donnez-lui son congé pour toujours, ou ne la quittez pas une minute.—Monsieur, mon choix est fait; j'aime mieux ne pas la quitter.—Quant à ce jeune homme, je vais le prier poliment de s'en retourner chez lui.—Non pas, Monsieur…—Mais, Madame…—Point de mais! je ne le veux pas.—Tant pis pour vous, Madame: on vous attrape; ces jeunes gens-là vous joueront quelque méchant tour, je vous en avertis.»
Un peu mécontent de sa femme, mais très content de lui, M. de Lignolle sortit de l'appartement. La comtesse alors fit les plus vifs remerciemens au vicomte. «Vous m'avez, lui dit-elle, très habilement tirée de l'embarras extrême où j'étois; vous êtes, après Faublas, le jeune homme du monde le plus spirituel et le plus aimable.» Il lui répondit: «Croyez-moi, ne perdez pas votre temps à me complimenter: vous êtes encore menacée d'un danger prochain auquel il faut songer à vous dérober. Le comte est ici, le baron doit y venir: s'ils se rencontrent, ils peuvent avoir une explication dont vous devez redouter les suites.—Vous avez raison; mais quel parti prendre?—Faire dire à M. de Faublas de ne pas venir.—Ah! je suis bien aise de le voir et de lui parler.—Cependant je prendrai la liberté de vous représenter…—Tenez, Monsieur, toute représentation est inutile: si le baron ne devoit pas venir, je l'enverrois chercher.—En ce cas, trouvez donc quelque moyen d'écarter M. de Lignolle.»
Elle le fit appeler et lui dit qu'elle désiroit quelques pièces de gibier. Charmé de la demande, le comte se hâta de dîner et partit pour la chasse. La marquise alors, tout à fait tranquille, alla prendre, sur le lit de camp du cabinet, la place que M me de Lignolle y occupoit une heure auparavant.
Il n'y avoit pas un quart d'heure que la comtesse et moi goûtions les douceurs du tête-à-tête, quand on vint rudement frapper à la porte. Figurez-vous notre surprise et mes craintes: c'étoit M. de Lignolle, déjà revenu de la chasse! Il crioit: «Ouvrez, ouvrez vite; je vous amène M me de Fonrose… Oui, M me de Fonrose, qui venoit nous voir… Je l'ai rencontrée comme je sortois du parc… Quel bonheur!» La comtesse couroit à la porte.
«Un moment, ma chère Éléonore, un moment. Que je te dise. C'est M me de Fonrose… Ne lui parle pas du vicomte.—Pourquoi?—Parce que… Tiens, mon amie, j'aurois dû t'en prévenir plus tôt; mais j'étois si malade! je n'y ai pas songé. Le vicomte et la baronne sont ennemis jurés. Il paroît que Florville, qui lui a fait sa cour, n'en a pas été maltraité; mais ils se sont fort mal quittés; ils se détestent… Ouvre maintenant, car on frappe encore. Surtout, fais bien attention à ce que tu diras. Ne va pas parler du vicomte!—Non, non, sois tranquille [11] .»
[11] Je puis rapporter ici mot à mot l'une des plus singulières scènes dont j'aie été le témoin et l'acteur: il est bien vrai que la situation où j'étois ne me permit pas d'entendre absolument tout ce qui fut dit de part et d'autre; mais les détails qui m'ont alors échappé, je les ai sus depuis de la bouche même de celle que son imprudence et son mauvais sort réduisirent à y jouer le principal rôle.
Le Comte , en entrant .
Où est donc le vicomte?
La Comtesse.
Chut!
Le Comte.
Plaît-il?
La Comtesse.
Taisez-vous.
La Baronne regarde M me de Lignolle d'un air étonné .
Est-ce que je vous dérange, Comtesse?
La Comtesse.
Point du tout.
La Baronne , à Faublas .
Eh bien! cette chère enfant, comment va-t-elle?
Le Comte.
Ce n'est rien, je vous dis! un peu de fièvre…
Faublas.
J'ai osé me flatter que mon père…
Le Comte.
Monsieur votre père est un homme fort étrange, Mademoiselle.
Faublas.
Vous dites, Monsieur?
Le Comte.
Comment! il m'aperçoit de loin! le voilà qui tout à coup descend de voiture et s'enfuit à travers champs, comme s'il eût vu le diable. On n'est pas sauvage à ce point!
La Baronne.
Nous vous avons déjà dit cent fois que M. de Brumont avoit des affaires secrètes.
Le Comte.
Quoi! dans ma terre?
La Baronne.
Non, mais dans les environs.
Le Comte.
Ah! chez M. de Florville, peut-être?
La Comtesse.
Paix donc!
Faublas , vivement à la baronne, qui regarde M me de Lignolle d'un air étonné .
Par quel hasard madame la baronne est-elle dans ce pays-ci?
La Baronne.
La nuit dernière, un exprès est venu me dire que monsieur votre père avoit le plus pressant besoin de mes services.
Faublas.
Ah oui!… ma chère Adélaïde est-elle mieux?
La Baronne.
Beaucoup mieux.
La Comtesse , à Faublas .
Ne parlez pas trop, ménagez-vous.
La Baronne.
Comme une nuit l'a changée!
Le Comte.
Une nuit! dites plusieurs, Madame! car, ne vous y trompez pas, cette maladie-là vient de loin. Ces deux dames, pendant leur premier voyage ici, n'ont songé qu'à se divertir, et Dieu sait comme on s'en est donné: toute la journée courir dans le parc! revenir essoufflées, hors d'haleine, et recommencer ici! Madame, elles jouoient comme deux enfans! elles se battoient comme deux écoliers! pas un meuble ne pouvoit rester en place; la nuit… Oh! c'étoit bien autre chose la nuit!
La Comtesse , en riant .
Monsieur, comptez-vous apprendre à la baronne quelque chose de nouveau?
Le Comte , sans l'écouter .
La nuit, elles couchoient dans la même chambre,… et croiriez-vous qu'au lieu de dormir, elles ne faisoient que chuchoter? Elles ne faisoient que ça… Ce que je vous dis, Madame, il faut le prendre au pied de la lettre, elles ne faisoient que ça… Je les entendois bien, parce que, voyez-vous, nous ne sommes séparés que par cette cloison… Or, toute personne raisonnable conçoit que faire toute la journée beaucoup d'exercice et se fatiguer encore la nuit, c'est le vrai moyen de se tuer. Aussi la comtesse, en revenant à Paris, s'en est-elle sentie fort incommodée: des migraines, des maux de cœur!
La Baronne.
Des maux de cœur, Comtesse?
La Comtesse.
Bon! ce n'est rien.
La Baronne.
Ah! prenez-y garde!
Le Comte , enchanté .
N'est-il pas vrai qu'il faut qu'elle y prenne garde?… Mademoiselle, plus fortement constituée, a résisté plus longtemps, et peut-être que, si elle se fût reposée chez nous, au lieu d'aller chez ce M. de Florville…
La Comtesse.
Taisez-vous donc.
Faublas , vivement à la baronne, qui paroît encore très étonnée .
Madame la baronne?
La Baronne.
Eh bien?
Faublas.
Un secret… ( Tout bas. ) Vous avez passé par Nemours?
La Baronne , à mi-voix .
C'est là que j'ai trouvé monsieur votre père. J'ai laissé ma femme de chambre auprès d'Adélaïde.
Le Comte reprend .
Oui, je crois que, si elle n'eût pas dîné chez le vicomte…
La Comtesse.
Il ne se taira pas!
La Baronne.
J'entends. Ces dames ne vouloient pas me mettre dans le secret? il faut donc les avertir que j'y suis. Oui, je sais qu'elles ont hier dîné à Fontainebleau; monsieur le comte me l'a dit.
Faublas , faisant à la baronne un signe d'intelligence .
Madame la baronne le connoît, le vicomte?
La Baronne , d'un air fin .
Si je le connois! la bonne question que vous me faites là!… C'est un joli garçon,… qui a de la tournure,… de l'esprit…
La Comtesse , bas à Faublas .
Il me semble qu'elle n'en dit pas trop de mal.
Faublas , bas .
C'est qu'elle dissimule; attendez donc.
La Baronne.
Le grand-père de son bisaïeul a monté dans les carrosses du roi.
La Comtesse , bas .
Tu as raison. Je crois qu'il y a de l'ironie.
Faublas , bas .
Sans doute.
La Baronne .
Avec tout cela, je lui connois un terrible défaut.
La Comtesse .
Ah!
Le Comte .
C'est…
La Baronne .
Au moins j'ai mon garant; c'est encore monsieur le comte qui me l'a dit: «Le pauvre jeune homme n'est pas fort sur l'article des charades.»
La Comtesse , riant aux éclats .
C'est peut-être pour cela que vous lui en voulez?
La Baronne regarde la comtesse et le chevalier .
Est-ce que je lui en veux?
Faublas lui fait un signe d'intelligence .
Certainement! vous êtes brouillés! allez-vous en faire un mystère?
la Baronne , d'un air fin .
Allons, nous sommes brouillés, j'en conviens; mais c'est qu'en vérité il a eu de grands torts avec moi.
Faublas , bas à la comtesse .
Vois-tu… ( Haut, à la baronne. ) Je ne voulois pas qu'on vous parlât de lui; mais, puisque monsieur le comte…
la Baronne.
Oui, nous ne sommes pas amis; ( au comte, après un moment de réflexion ) et franchement, voilà ce qui m'a empêchée hier d'accompagner ces dames, car elles me l'avoient proposé.
Faublas , à mi-voix, à la baronne .
A merveille!
La Comtesse , du même ton .
Ceci n'est pas maladroit! je vous remercie.
le Comte , à la baronne, en se promenant dans l'appartement .
Ces dames!… ces dames auroient bien fait si elles avoient fait comme vous. ( A la comtesse. ) Mais où est-il donc?
La Comtesse.
Il dort.
Le Comte , regardant à travers les vitres du cabinet .
Oui, vraiment, le voilà sur le lit de camp: il s'y est jeté tout habillé.
La Baronne.
Ne le verrai-je pas?
Le Comte.
Si vous le voulez voir, entrez…
Faublas , avec impétuosité .
N'entrez pas!… il est excédé de fatigue, il repose.
La Baronne , un peu étonnée .
Bon Dieu! que de vivacité! Mademoiselle, vous vous ferez mal.
Faublas , avec une tranquillité feinte .
Mais aussi, quelle idée d'aller déranger ce jeune homme qui a passé la nuit!
La Baronne , observant le chevalier .
Est-il impossible d'approcher de lui sans faire de bruit et sans vous faire de la peine?
Faublas , d'une voix altérée .
Il n'est pas question de moi… Mais si vous le réveillez, si…
La Baronne.
Si je le réveille, il se rendormira, voilà tout le mal.
Faublas , embarrassé .
Voilà tout le mal! voilà tout le mal!… c'en est un grand.
La Baronne.
Mademoiselle!… vous direz tout ce que vous voudrez, je suis très curieuse de voir votre intime ami,… l'ami de votre enfance,… que vous craignez si fort qu'on ne dérange. ( Elle se lève. )
La Comtesse , d'un air malin .
A quoi bon? vous le connoissez très bien.
La Baronne.
Ah! je veux savoir s'il n'a pas beaucoup changé depuis que je ne l'ai vu. ( Elle approche du cabinet. )
Faublas , bas à la comtesse .
Arrêtez-la donc.
La Comtesse , bas .
Pourquoi? Elle l'aime peut-être encore, elle veut du moins avoir le plaisir de le regarder; où est l'inconvénient?
Faublas.
Ne connoissez-vous pas la baronne? elle va faire une scène.
La Comtesse.
Eh bien, attends, je vais lui parler. ( Elle court à M me de Fonrose. ) Entrez, regardez, si cela vous fait plaisir; mais ne l'éveillez point, car il doit être las.
Qu'on juge de ma situation; il ne me reste pas une seule objection raisonnable à faire, et ma foiblesse me retient au lit! j'y suis piqué de cent mille épingles! Déjà la baronne est près de la porte vitrée, et j'ai peine à dissimuler mon inquiétude extrême. Quel heureux obstacle tout à coup me rassure! Le vicomte s'est enfermé dans le cabinet! La marquise est donc en sûreté?… Non,… hélas!… non, cette précaution ne la sauvera pas: M me de Lignolle vient de donner à M me de Fonrose un passe-partout.
Dès que la baronne fut entrée, j'entendis ces mots. «Oui, cette figure est assez jolie, mais c'est justement celle que je connois… Non;… oui;… point du tout;… si fait,… c'est cela! c'est cela même… Eh bien! j'osois à peine le soupçonner! L'aventure me paroissoit trop incroyable! Éveillez-vous, charmant jeune homme! venez, Monsieur le vicomte! venez un peu voir la compagnie… Allons! allons donc!… je vais… vous donner la main.»
Ce fut le bras qu'elle lui donna, car M me de B…, dormant tout debout, se soutenoit à peine.
Quiconque, seulement une fois dans sa vie, fut en sursaut tiré d'un sommeil très profond, a bien senti ce que je vais mal décrire. On ne passe pas tout à coup et sans quelques douleurs de cet état de mort à un état de vie: les yeux d'abord s'ouvrent, mais ils demeurent offusqués d'un nuage épais; l'oreille entend, mais elle ne recueille que la moindre partie des mots qu'on lui confie et qu'elle dénature; c'est surtout au cerveau que le trouble est extrême. Le cerveau se trouve en même temps chargé des idées récentes que lui laisse un rêve tout à l'heure interrompu, et des idées souvent contraires que lui transmet un cruel interlocuteur. De ce choc imprévu résulte une confusion totale. C'est dans ce moment de désordre qu'on regarde sans voir, qu'on écoute sans comprendre, qu'on parle sans penser; et n'attendez pas que j'explique quel instinct machinal fait alors mouvoir un corps auquel il manque une âme.
Telle parut M me de B… lorsque, soutenue ou plutôt traînée par M me de Fonrose, elle arriva dans la chambre où nous étions.
La marquise jette d'abord autour d'elle et sur elle un regard stupéfait. Quel objet a frappé sa vue? est-ce un rêve qui la tourmente?… Sa bouche murmure quelques mots sans suite, et, fatigués d'un premier effort, ses yeux se referment. Bientôt, pour la seconde fois, ses mains retombent et se promènent sur ses paupières appesanties qu'elles entr'ouvrent: M me de B… peut de nouveau considérer le fantôme femelle dont la présence l'étonne. Enfin elle a tout à fait repris l'usage de ses sens; un dernier examen plus rapide l'assure qu'il n'est pas question d'un songe, et qu'elle est réellement tombée dans les mains de sa plus mortelle ennemie. Au reste, il étoit moins malaisé de surprendre et d'attaquer M me de B… que de l'intimider et de l'abattre: ce fut elle qui commença le combat; ce fut M me de Fonrose qui reçut le premier coup.
La Marquise.
Quoique j'eusse besoin de repos plus que de visite, je suis, Madame la baronne, enchanté de vous voir.
La Baronne.
Enchanté me paroît fort. Je crois que monsieur le vicomte exagère.
La Marquise.
Madame est si modeste!
La Baronne.
Monsieur est si poli!
La Comtesse , à la baronne .
Vous ne l'êtes pas, vous; pourquoi l'avoir éveillé? Je vous avois priée… Madame, je vous avertis qu'il me déplairoit fort que vous lui fissiez une scène chez moi.
La Baronne , en riant .
Grondez-moi, je vous le conseille!
Cependant la marquise, étonnée de ce que la comtesse venoit de dire, sembloit, par ses regards, m'en demander l'explication. J'allois tout bas la lui donner, la baronne me prévint.
La Baronne , se jetant entre la marquise et Faublas .
Non pas, non pas, s'il vous plaît. Je ne doute pas que vous n'ayez bien des choses à vous dire; mais il faut parler tout haut… Eh bien! cela vous dérange? Allons donc, Monsieur le vicomte, vous qui êtes plus manégé!
La Marquise.
Madame va me le faire croire! personne mieux qu'elle ne s'y connoît, son suffrage en vaut mille; sa longue expérience…
La Baronne , d'une voix altérée .
Longue! Ne diroit-on pas que j'ai cent ans?
La Marquise , jouant l'intérêt .
Ah! pardon, j'ai blessé madame.
La Baronne.
Blessé! point du tout.
La Marquise , d'un ton railleur .
Si fait, madame a reculé; madame a quitté l'attaque pour s'occuper de la défense. Ah! que je suis fâché!
La Baronne.
Ne le soyez guère, car le mal n'est pas grand. ( A Faublas. ) Belle demoiselle, vous ne dites rien?
Faublas.
J'écoute, je souffre, et j'attends.
La Comtesse , vivement .
Et moi aussi, j'attends très impatiemment la fin de tout ceci.
Le Comte.
Jusqu'à présent, moi, je n'entends pas grand'chose à la querelle: ce que je vois, c'est que votre âme à tous est affectée.
La Baronne , à la comtesse et à Faublas .
Ce combat vous fatigue? Prenez courage, il ne durera pas longtemps. ( En montrant le vicomte. ) Je suis persuadée que monsieur voudra bien le finir tout à l'heure, en nous disant adieu.
Le Comte.
Enfin j'y suis. Vous êtes de mon avis, c'est une amourette de la jeune personne?
La Comtesse.
Madame, vous osez, chez moi, traiter de la sorte quelqu'un à qui j'ai les plus grandes obligations!
La Baronne , en riant .
Les plus grandes obligations!
La Comtesse , très étourdiment .
Oui, les plus grandes. Sans lui tout Montargis… ( Elle s'arrête. )
Le Comte , avec curiosité .
Eh bien? tout Montargis?
Faublas , vivement .
C'est tout Fontainebleau que madame veut dire.
La Comtesse , embarrassée .
Oui, oui,… tout Fontainebleau,… tout Fontainebleau…
La Marquise , à la comtesse .
Bon! nous y aurions trouvé des secours pour mademoiselle. Sans doute il valoit mieux quitter cette ville; mais, en vous donnant le conseil d'en sortir, je ne vous ai rendu qu'un très léger service.
La Comtesse , bas à la baronne .
Qu'il a d'esprit!
La Baronne.
Oui; mais moi, Comtesse, je veux, quoi que vous puissiez dire, m'acquérir des droits à votre éternelle reconnoissance: je veux vous débarrasser de monsieur.
La Comtesse.
Voilà un entêtement!…
La Baronne.
Ne vous fâchez pas. Tenez, je m'en rapporte au vicomte; lui-même conviendra…
La Comtesse.
Madame, votre conduite est étrange, inexcusable! et monsieur vous eût-il fait cinquante infidélités…
La Baronne , riant .
Des infidélités, lui?
La Comtesse.
Certainement.
La Baronne.
Des infidélités, à moi, lui?
La Comtesse.
Eh oui! lui, des infidélités, à vous. Croyez-vous que j'ignore qu'il a été votre amant?
La Baronne.
Lui! mon amant?
Le Comte.
Chut! chut! ne parlons pas de ces choses-là. Je n'aime pas ces sortes de conversations.
La Comtesse.
Monsieur, je vous admire! Il est bien question de ce que vous n'aimez pas!
La Baronne.
Lui, mon amant! Ah! voilà une plaisante histoire! ( En riant aux éclats. ) Comtesse, apprenez-moi donc qui vous a dit… La petite Brumont, sans doute? ( A Faublas. ) Rusée demoiselle!… Quoi! vraiment, vous observez si peu les convenances! vous avez eu le courage de me faire un pareil cadeau! Aurez-vous la force de répéter devant moi cette burlesque accusation?
Faublas.
Pourquoi non, si vous m'y obligez?
La Baronne.
Bien répondu!… Et vous, Monsieur le vicomte, oserez-vous aussi me le soutenir? En vérité, pour que l'aventure soit tout à fait comique, il n'y manque que cela.
La Marquise.
Madame, il y a des conquêtes qu'un jeune homme publie par vanité; il y a des bonnes fortunes que par pudeur il n'avoue pas: c'est à vous de décider si je puis être indiscret.
La Baronne.
Vraiment? Je conçois que vous seriez dans un étrange embarras s'il vous falloit avouer toutes vos conquêtes; sans compliment, je les crois déjà nombreuses; vous êtes, à Versailles, en beau chemin…
Le Comte.
Eh! justement! c'est là que je l'aurai vu.
La Baronne.
N'est-ce pas par les femmes que vous avez accès et crédit chez le ministre?
Le Comte , à mi-voix à la baronne .
Oh! oh! mais, s'il a du crédit chez le ministre, il ne faut pas lui parler comme vous faites; il faut le ménager.
La Marquise.
Telle ne croit pas cela qui donne pourtant l'exemple d'y croire… Au reste, madame vient d'éluder ma question; elle n'a pas osé décider si je devois être indiscret.
La Baronne , avec humeur .
Je décide que vous le devez.
La Marquise.
Vous y mettez de la modestie! je vous récuse, je demande qu'on recueille les voix.
La Baronne.
J'y consens. Voyons, Monsieur le comte, parlez d'abord.
La Marquise.
Non, non, vous ne m'entendez pas. Quand il s'agit d'une accusée telle que vous, ce n'est point en petit comité que doit se faire la difficile enquête; il faut, dans ce cas-là, interroger la cour, la ville et les provinces.
La Baronne.
Ceci est trop impertinent!
La Comtesse.
Vous méritez cela. Pourquoi l'avez-vous réveillé? Pourquoi voulez-vous le mettre à ma porte?
La Baronne , à la comtesse .
Au fond, je ne devrois pas me fâcher, car il n'y a que de quoi rire: ce qui pourroit me divertir beaucoup, c'est de voir que vous prenez parti pour eux contre moi… Cependant il faut que cela finisse… Je suis attendue… ( Elle tire sa montre. ) L'heure me presse… Monsieur le vicomte ne s'en iroit pas à pied; il est délicat, je le prie de me donner la main jusqu'à ma voiture,… où il voudra bien accepter une place. Je m'engage à le reconduire jusqu'à Fontainebleau. Est-ce honnête, cela?
La Marquise.
Je suis très sensible aux offres tout à fait obligeantes de madame la baronne; mais, puisque madame la comtesse le permet, je reste ici.
La Comtesse.
Vous avez raison.
La Baronne , à la comtesse .
Il a raison sans doute, et vous faites bien de l'applaudir… ( A la marquise. ) Parlez-vous sérieusement?
La Marquise.
Très sérieusement. Je reste ici tant qu'il y aura du danger pour mademoiselle, et tant que cela ne gênera pas madame.
La Baronne.
Et vous espérez que je vous y laisserai?
La Marquise.
Je ne vois pas du moins comment vous me forcerez d'en sortir.
La Baronne , avec impétuosité .
Quelle audace! Mais songez donc que, pour cela, je n'ai qu'un mot à dire.
La Marquise , tranquillement .
Vous ne le direz pas.
La Baronne.
Qui m'en empêchera?
La Marquise.
Un peu de réflexion. Vous avez mon secret, je le sais bien; mais regardez autour de vous, et dites-moi quel avantage en retireroient ceux à qui vous pourriez le confier.
La Comtesse , bas à Faublas .
Qu'est-ce que cela signifie?
Faublas , bas .
Cela regarde ton mari, je te mettrai au fait.
La Marquise , à la baronne, tout bas, et d'un ton amical .
La comtesse est une étourdie que sa petite fureur trahiroit; je vous demande grâce pour elle.
La Baronne , bas .
Je trouverai moyen d'éloigner M. de Lignolle.
La Marquise , haut .
Je ne le crois pas.
La Baronne , avec la plus grande vivacité, très haut .
Qui m'en empêchera donc?
La Marquise.
Madame, mademoiselle et moi.
La Baronne.
Monsieur le vicomte, sortons ensemble.
La Marquise.
Non.
La Baronne.
Je vais parler.
La Marquise.
Je vous en défie.
La Baronne , étonnée .
J'avois entendu prodigieusement vanter votre incomparable mérite; mais la renommée, qui publie les faits galans dignes de mémoire, et qui ordinairement exagère…
La Marquise , avec ironie .
Ne me flattez pas. Cette renommée-là ne vous a rien dit de moi. Vous savez bien qu'elle n'a plus le temps de parler de personne, depuis que vous vous mêlez de lui donner de l'occupation.
La Baronne , du même ton .
Cependant elle trouve encore quelques momens pour causer de vous. Elle dit qu'après avoir tiré de la foule l'heureux objet de vos affections…
La Marquise.
Tiré de la foule! tant mieux pour ma maîtresse et pour moi. C'est un exemple que je donne à certaines femmes de ma connoissance. Celles-ci, quand elles prennent un amant, ne le tirent pas de la foule, elles l'y confondent.
La Baronne , avec emportement .
Ce n'est pas vous que l'on y confondra jamais; vous qui vous distinguez par tant de talens divers; vous qui, suivant les circonstances, savez si bien changer et de ton, et de caractère, et de conduite, et de nom, et de sé…
La Marquise , vivement .
Chut!… Prenez garde, Madame la baronne, vous n'êtes plus de sang-froid, vous allez dire quelque… ( en regardant la comtesse et Faublas ), vous allez nous compromettre, prenez garde. Il est rarement dangereux de se taire, il y a souvent du péril à parler.
La Baronne , d'un ton plus calme .
Monsieur le comte, deux mots.
La Marquise , à la comtesse .
Croyez-moi, Madame, empêchez cette confidence.
La Comtesse , à M. de Lignolle .
Je ne veux pas que vous lui parliez.
La Baronne , à la comtesse .
Mais…
La Comtesse , à la baronne .
Vous ne lui parlerez pas.
La Baronne , à M. de Lignolle .
En ce cas,… je vous demande pardon,… mais il faut que je vous prie de vouloir bien nous laisser un moment.
La Marquise , à la comtesse .
Ne souffrez pas qu'il s'en aille.
La Comtesse , à M. de Lignolle .
Je ne veux pas que vous vous en alliez.
Le Comte , à mi-voix .
Allez, allez, vous n'avez pas besoin de me le dire, rien ne m'échappe. Je vois bien, quoiqu'elle se contraigne, que la baronne a l'âme affectée; et, quant à ce jeune homme, puisqu'il a du crédit chez le ministre, je sens qu'il ne faut pas qu'il puisse se plaindre d'avoir été maltraité chez nous. Or, je connois le monde: un homme, le maître de la maison surtout, en impose toujours: ( tout haut ) je dois donc rester pour prévenir une scène.
La Marquise.
Oui, restez.
La Comtesse.
Restez.
Faublas.
Restez.
La Baronne.
Puisque tout le monde le veut, restez donc… Ceci devient très plaisant; je serois de trop mauvaise humeur, si je ne m'en amusois pas. ( Elle rit de toutes ses forces. )… Comtesse, donnez-moi la main. Donnez-moi la main, Comtesse: on vous attrape et l'on me joue.
Tous ensemble.
Expliquez-vous.
Le Comte , en se frottant les mains .
Oui, je le soupçonnois confusément, et je le disois à la comtesse: on l'attrape. ( A la baronne. ) Mais je ne serois pas fâché de savoir au juste comment: expliquez-vous.
La Baronne.
Vraiment! on sait très bien que je ne peux pas m'expliquer… Je reconnois qu'il faut temporiser… Allons! de la patience et du courage. ( Elle prend un siège. )
La Marquise.
Madame avoit affaire, ce me semble?
La Baronne.
La remarque n'est pas honnête, Monsieur; cependant, en faveur de votre embarras, je vous pardonne votre impolitesse. J'étois, je l'avoue, pressée de vous emmener avec moi; mais, puisqu'on ne peut se déterminer à vous laisser partir, je demande du moins qu'on me permette d'avoir le bonheur de rester avec vous.
La Comtesse , avec humeur .
Comme il vous plaira.
La Marquise , à M. de Lignolle .
Monsieur ne se tiendra pas debout? ( Elle lui donne un siège. )
La Baronne.
Monsieur de Lignolle ne remarque pas cet excès d'attention.
Le Comte.
Au contraire, j'y suis très sensible. ( Il donne un siège à la marquise. )
Tous prennent place autour de mon lit, et c'est une chose à voir que la contenance de chacun.
La comtesse partage entre la marquise et moi ses soins affectueux; si quelquefois elle paroît se souvenir que M me de Fonrose est là, c'est pour lui marquer son mécontentement par un geste boudeur, ou par un monosyllabe désobligeant. M. de Lignolle néglige absolument la baronne; toute l'attention du courtisan se porte sur M. de Florville, sur ce jeune homme qui a tant de crédit chez le ministre: il s'en empare, il le caresse, il l'importune étrangement. Le vicomte reçoit avec modestie les remerciemens de madame , et presque avec dignité les avances de monsieur . A l'entière sécurité qu'il affecte, on diroit qu'il oublie ses dangers et son adversaire; mais moins il semble y songer, plus je présume qu'il s'en occupe. De temps en temps, Florville jette sur la baronne un coup d'œil fier, impérieux, triomphant; cependant ne seroit-il pas bien inconcevable que la marquise, s'exagérant ses avantages et s'aveuglant sur sa position, regardât comme entièrement battue l'ennemie qui n'a pas encore quitté le champ de bataille? Pour moi, guerrier timide, étonné du premier succès, je redoute le second choc; si le grand courage de mon allié me rassure, l'infatigable opiniâtreté de son ennemie m'intimide; et, baissant devant l'une et l'autre un front humilié, j'espère, je tremble, j'admire, j'observe en silence.
Seule, de son côté, la baronne s'amuse aux dépens de tous. Elle ne punit le comte, qui l'abandonne impoliment, qu'en louant avec enthousiasme tout ce qu'il dit; elle ne se venge de mes perfidies qu'en me lançant à la dérobée un regard à la fois improbateur et caressant, un regard qui semble en même temps m'apporter des félicitations et des reproches. Défendue par le témoignage de sa conscience, à l'injuste courroux de la comtesse elle oppose seulement de longs éclats de rire, et quant au coup d'œil majestueux de sa superbe rivale, c'est par un sourire amer et menaçant qu'elle le repousse.
Enfin, je la vois un instant se recueillir et méditer, puis elle se lève, va dans le corridor, appelle un de ses gens, lui donne quelques ordres, et rentre en disant assez haut: «Que mon cocher se tienne prêt.»
Que son cocher se tienne prêt! L'ai-je bien entendu! O mon bon génie! ô génie protecteur de la marquise, je te rends grâces: la victoire est à nous.
Puisque le comte le désire, et que la baronne le permet, la conversation tombe sur un sujet cent fois rebattu. M. de Lignolle engage Florville à ne pas négliger les charades; il lui fait un magnifique éloge des affections de l'âme, et de l'âme d'un courtisan. Un quart d'heure s'est passé de la sorte; voilà que tout à coup nous entendons un coup de fusil tiré à quelque distance, et dans la cour du château quelqu'un s'écrie: «Aux armes! aux braconniers!» M. de Lignolle, à ce cri de guerre, oublie les charades, le vicomte et la cour; il se lève, il s'élance, il nous fuit. La comtesse, soit pour le calmer, soit pour le retenir, veut courir après; M me de Fonrose l'en empêche, et lui dit:
«Ce n'est rien, rien qu'une ruse tout à l'heure imaginée pour éloigner votre mari malgré vous, et malgré vous chasser votre rivale.»
La Comtesse.
Ma…
La Baronne.
Eh oui! malheureuse enfant que vous êtes! vous vous laissez duper! Regardez donc ce prétendu jeune homme. A sa taille, à ses traits, pouvez-vous méconnoître une femme? A son adresse, à sa perfidie surtout, à son inconcevable audace, pouvez-vous méconnoître…?
La Comtesse.
La marquise de B…! grands dieux!
La Marquise , à Faublas .
Mon ami, je vous quitte à regret; mais je saurai de vos nouvelles. ( A M me de Fonrose, d'un ton menaçant. ) Baronne, comptez sur ma reconnoissance, et cependant respectez mon secret; gardez-vous d'essayer de me compromettre en divulguant cette aventure. ( A M me de Lignolle. ) Adieu, Madame la comtesse; si vous êtes assez raisonnable pour ne garder au vicomte de Florville aucun ressentiment, il vous promet de ne point révéler vos foiblesses à la marquise de B…
Elle sortit, suivie de la baronne.
Pour se faire une idée juste des furieux transports de la comtesse, il ne suffiroit pas d'être aussi violente, aussi emportée qu'elle, il faudroit encore avoir brûlé d'un feu pareil à celui qui la dévoroit. D'abord l'excès de l'étonnement suspendit l'excès de la rage; mais le calme effrayant fut court et l'explosion terrible. Je vis M me de Lignolle frissonner et pâlir; tout son corps parut ensuite agité d'un mouvement convulsif, et soudain le cou se gonfla, les lèvres tremblèrent, l'œil s'enflamma, le visage se colora d'un violet pourpre: la pauvre enfant voulut crier et ne fit entendre que de sourds gémissemens, ses pieds frappèrent le carreau, son foible poignet se meurtrit sur les meubles; elle s'arracha les cheveux, elle osa même, elle osa porter une main sacrilège sur sa figure charmante, d'où le sang s'échappa bientôt par plusieurs égratignures. Quel malheur pour elle et pour moi! Je n'ai pu prévoir ce cruel effet de son désespoir… Épuisé que je suis, je trouve pourtant la force d'abandonner mon lit, j'essaye de me traîner jusque auprès d'elle! l'infortunée ne m'aperçoit seulement pas! elle s'est élancée vers la porte; et, d'une voix étouffée: «Qu'on me la ramène, dit-elle, que je me venge!… que je la déchire!… que je la tue!—Éléonore! ma chère Éléonore!» Elle m'entend, se retourne, et me voit au milieu de l'appartement; hors d'elle-même, elle accourt: «Tu veux la suivre? eh bien, va donc, va, perfide, et que je ne te revoie jamais!… Qui peut te retenir encore? Elle t'attend, elle attend le prix de ses scélératesses. Va jouir avec elle de ma honte, de ton ingratitude et de son infamie. Va, cours, mais songe bien que, si je puis vous trouver ensemble, je vous immole tous deux!»
Elle avoit saisi mon bras, qu'elle secouoit de toutes ses forces; je tombai sur mes genoux et sur mes mains. Un cri lui échappa; ce n'étoit plus un cri de fureur! Déjà la colère avoit fait place à la crainte. «Éléonore, comment peux-tu penser qu'en cet état je songe à la suivre?… Je voulois aller jusqu'à toi, mon amie, je voulois me justifier, te demander pardon, essayer de te consoler… Éléonore, écoutez-moi, calmez-vous, je vous en supplie!… surtout, pour l'amour de moi, pour l'amour de toi-même, épargne tant de charmes, épargne cette peau fine et blanche, et ces petites mains si douces, et cette longue chevelure, et ce visage plein d'attraits! O toi que l'amour fit exprès si jolie, garde-toi d'altérer l'un de ses plus charmans ouvrages! Respecte mille appas formés pour ses caresses et ses délicieux plaisirs.»
Quand on a, par malheur, fâché sa maîtresse, il faut chercher à l'apaiser tout de suite; et quiconque se sent, en cette occurrence, incapable d'agir, doit au moins parler. Il doit, ne pouvant mieux faire, suppléer aux vives caresses par les éloges passionnés, et prêter au discours flatteur toute la chaleur qu'il eût mise dans l'action consolatrice. Voilà ce que l'amour ordinairement conseille, et ce qu'il m'inspira. Que ce fût seulement cela qui calma la comtesse, je ne saurois l'affirmer positivement. Il me paroît aussi très plausible que la crainte, après avoir chassé la colère, amena la compassion, et que ma sensible amie, touchée de ma situation plus que de mes paroles, oublia ses injures en voyant mes dangers. Quoi qu'il en soit, si je doutai de la cause, je ne pus douter de l'effet. M me de Lignolle me releva, me soutint, me fit rentrer dans mon lit; puis, s'étant assise auprès, elle se pencha sur moi et se cacha le visage dans mon sein, qu'elle arrosa de ses larmes.
Au bruit que fit M me de Fonrose en rentrant, la comtesse changea d'attitude. «Eh! bon Dieu! comme la voilà faite!» s'écria son amie; puis, en lui promenant un mouchoir sur la figure, elle ajouta: «Madame, je vous l'ai dit cent fois, une jolie femme peut, dans son désespoir, pleurer, gémir, crier, gronder ses gens, tourmenter ses femmes, quereller son amant et désespérer son mari; mais elle doit toujours, se respectant elle-même, ménager sa personne, et surtout son visage; cependant je l'aurois gagé que dans un premier mouvement vous feriez quelque enfantillage! Je ne pouvois rester près de vous. Cette M me de B…—Qu'est-elle devenue? demanda M me de Lignolle.—Elle a noblement refusé mon carrosse,… dont elle n'avoit pas besoin. Le commode vicomte s'étoit tout à fait établi chez vous; il avoit dans votre office un laquais, sans livrée, bien entendu, et deux chevaux dans votre écurie.—Quelle femme! s'écria la comtesse avec une extrême vivacité; que d'audace dans sa conduite! et dans ses discours que d'impudence! Je la trouve à Compiègne, elle me dit qu'elle est un parent du marquis de B…!… Et vous aussi, Monsieur, vous me l'avez fait accroire! vous m'avez indignement trompée! Qu'y venoit-elle faire, à Compiègne? Répondez… Vous ne dites mot… Vous êtes un traître! allez-vous-en, sortez d'ici, sortez tout à l'heure! J'ai la bonté de les croire! Elle nous poursuit sur la route, elle nous joint à Montargis, elle me trouve… En quel état, grands dieux!… J'en verserai toute ma vie des pleurs de honte et de rage… Ce qui me désespère surtout, c'est d'être obligée de reconnoître que, si je fusse arrivée quelques momens plus tard,… oui, quelques momens plus tard, c'étoit moi qui surprenois mon indigne rivale dans les bras d'un perfide:… car il aime toutes celles qu'il rencontre; ou la marquise, ou la comtesse, que lui importe,… pourvu que ce soit une femme?… Eh! combien vous faut-il de maîtresses?… Vous voulez donc que j'aie plusieurs amans?… N'essayez pas de vous justifier. Vous êtes un homme sans délicatesse, sans probité, sans foi! Sortez tout à l'heure, et que jamais je ne vous revoie!»
M me de Lignolle reprenoit par degrés sa première fureur, et je tremblois que son mari ne revînt. La baronne, à qui je témoignai mes craintes, les dissipa. «Ce prétendu braconnier, me dit-elle, c'est mon coureur, à qui j'ai fait changer d'habit. Il a bonnes jambes et bonne intention. Je l'ai prévenu que monsieur le comte le poursuivroit en personne, et que c'étoit à lui surtout qu'il falloit procurer le plaisir de la promenade. Je vous réponds qu'il lui donnera de l'exercice, et que nous avons du temps à nous.»
M me de Lignolle ne nous écoutoit pas, et poursuivoit: «Elle me surprend! elle a l'air de me plaindre et de me servir! Je lui adresse mille sots complimens, je lui prodigue des remerciemens ridicules, monsieur me laisse dire. Il fait plus, il s'entend avec elle pour se moquer de moi… Et vous, Madame la baronne, pourquoi, dès que vous l'avez reconnue, ne m'avez-vous pas avertie?—Vous vous moquez, répondit-elle. Est-ce que je ne vous connois pas assez pour savoir qu'aucune considération ne vous eût retenue, que vous eussiez éclaté sur l'heure, qu'à la face même de votre mari…—Sans doute! à la face de l'univers entier! j'aurois démasqué l'insolente, je l'aurois confondue, je l'aurois… Tenez, Madame, au lieu de vous amuser à disputer avec elle, vous deviez sonner les gens et la faire jeter par la fenêtre.—Ah! oui, j'avois ce petit moyen tout simple, fort doux, qui n'eût fait ni bruit ni scandale! Mais, dame! on ne s'avise jamais de tout! Je n'y ai pas songé.—L'imposteur! s'écria la comtesse en me regardant, c'est lui qui nous a jouées toutes deux; c'est lui qui m'a dit en confidence que cette femme étoit votre amant… S'il m'eût avoué qu'autrefois vous étiez homme, moi je l'aurois cru,… et pourtant voilà comme il abuse de mon aveugle confiance! Mais il ne me trahira plus. Qu'il sorte, qu'il s'en aille! je le déteste, je ne le veux plus voir!—Comment voulez-vous qu'il s'en aille?…—Quand je pense que cette odieuse marquise est restée là toute la nuit,… avec moi,… près de lui! et encore une grande partie de la journée… ( Elle fit un cri. ) Ah! mon Dieu! je les ai laissés tête à tête!… pendant une heure!… pendant un siècle! Monsieur, dites-moi ce que vous avez fait ensemble… Parlez… Tandis que je dormois, que s'est-il passé?—Rien, mon amie, nous avons causé.—Oui, oui, causé! Ne croyez pas m'en imposer encore… Dites la vérité, dites ce que vous avez fait ensemble, j'exige…—Comtesse, interrompit la baronne en riant, vous le soupçonnez d'un crime dont, sans l'offenser, on peut le juger, depuis plus de vingt-quatre heures, absolument incapable.—Incapable, lui? Jamais!… Monsieur! quand je suis entrée, vous aviez, disoit-elle, une palpitation, et sa main… Elle est bien hardie d'oser la mettre sur votre cœur, sa main! et vous bien bon de le souffrir! C'est à moi qu'il est votre cœur, il n'est à personne qu'à moi… Hélas! que dis-je? l'ingrat! le volage! il se donne à tout le monde… Je suis sûre que pendant mon sommeil… Oui, j'en suis sûre; mais j'en attends l'aveu de votre propre bouche; je l'exige… J'aime mieux ne pouvoir plus douter de mon malheur que de rester dans la plus affreuse des incertitudes… Faublas, dis ce que vous avez fait ensemble. Tiens, si tu l'avoues, je te le pardonne. Convenez-en, Monsieur, convenez-en, ou je vous donne votre congé… Oui, c'est un parti pris, je vous renvoie, je vous chasse.—Pourquoi donc la chasser? dit M. de Lignolle en entrant. Il ne faut pas. Je suis même très fâché d'être sorti: car vous avez renvoyé le vicomte…—Le vicomte! Monsieur, je vous déclare, une fois pour toutes, qu'il ne faut jamais prononcer son nom devant moi.—Eh! mais, Madame, qu'avez-vous donc? Votre visage…—Mon visage est à moi, Monsieur, j'en puis faire tout ce qu'il me plaît; mêlez-vous de vos affaires.—A la bonne heure… Je me repens d'avoir quitté cet appartement, on a profité de mon absence…»
La Baronne.
Elle n'a pas été longue. Le braconnier s'est laissé prendre beaucoup plus tôt que je ne l'espérois.
Le Comte se jette dans un fauteuil .
Oui, prendre! je le donne en vingt-quatre heures au plus habile. Ah! le chien d'homme! puisque ce n'est pas un oiseau, il faut que ce soit le diable. Figurez-vous un cerf qu'on vient de lancer! Madame, il couroit tout comme! il revenoit de même sur ses voies! on le voyoit à la portée du pistolet, et zeste! à cent pas de là. Vous l'auriez cru bien loin, point du tout, il sembloit tout à coup tomber du ciel, presque sur nos épaules: car, il faut le dire, il avoit l'air de narguer mes gens.
La Baronne.
Et vous, Monsieur?
Le Comte.
Moi, c'est autre chose; j'étois toujours le premier sur ses traces. Aussi le drôle s'apercevoit bien à qui il avoit affaire; dès que je le serrois de trop près, il s'éloignoit à toutes jambes: vous vous seriez amusée de la frayeur qu'il avoit de moi, j'ai été dix fois sur le point de l'attraper; mais, malgré cela, j'ai vu que je ne l'attraperois pas; je me suis ressouvenu du vicomte, j'ai quitté la partie. A présent que je n'en suis plus, le pendard a beau jeu; je parie qu'il va mettre tous mes domestiques sur les dents.
La Comtesse , à Faublas .
Pourquoi ne pas l'avouer?
Faublas.
Mais je vous jure qu'il n'en est rien.
La Comtesse.
Convenez-en, ou je vous renvoie!
Le Comte , à Faublas .
Eh bien! convenez-en, donnez à madame cette satisfaction; qu'est-ce que cela vous coûte?
La Baronne , au comte en riant .
Savez-vous de quoi vous voulez que mademoiselle convienne?
Le Comte.
Mais… que le vicomte est un très aimable jeune homme,… apparemment?
La Baronne.
Apparemment! que voulez-vous dire?
Le Comte.
Comment! n'est-ce pas clair? je veux dire qu'apparemment mademoiselle trouve le vicomte fort aimable. ( A la comtesse. ) Et, réflexion faite, il n'y a pas de quoi la renvoyer…
La Comtesse , à son mari .
Pour Dieu, laissez-moi tranquille, ou je dirai quelques sottises!… ( A Faublas. ) Convenez-en.
Le Comte , à Faublas .
Oh! je vous en prie, convenez-en. Tenez, nous en convenons tous. Dites-le de ma part au vicomte, et ne manquez pas d'ajouter que son départ m'a causé bien du regret; assurez-le qu'il nous fera toujours un sensible plaisir quand il voudra bien nous venir voir, soit à Paris, soit…
La Comtesse.
S'il ose jamais se montrer chez moi, je le ferai mettre à ma porte par les valets.
Le Comte.
Je ne vous conçois pas. Tout à l'heure vous épousiez sa querelle avec une chaleur… Soyez au moins d'accord avec vous-même.
La Comtesse.
Mais, vous-même, Monsieur, vous qui parlez, il n'y a pas une heure que vous étiez d'un avis contraire!
Le Comte.
Depuis une heure tout est bien changé.
La Baronne.
Oh! oui.
Le Comte , à la baronne .
N'est-il pas vrai, Madame? Vous avez quelque expérience du monde, vous; et je parie que vous devinez les raisons qui me font voir tout ceci d'un autre œil. ( A mi-voix. ) D'abord, je croyois que ce M. de Florville, quoique d'une assez bonne famille, n'avoit dans le monde, comme la plupart des jeunes gens de son âge, qu'une très petite existence; or, je ne voyois pas à quoi cet attachement de M lle de Brumont pouvoit la conduire. Quant à moi, j'ai pour maxime qu'un homme comme il faut doit être, plus qu'un autre, en garde contre les nouvelles connoissances, afin de n'en former jamais que de profitables. Écoutez bien ceci, Madame: tout homme qui ne peut, en aucun cas, nous être utile, tôt ou tard nous devient doublement à charge, parce que, n'ayant jamais rien à donner, il finit toujours par demander quelque chose; dans la carrière de l'ambition surtout, quiconque ne sert pas à notre marche l'embarrasse, et par conséquent la retarde: voilà pourquoi je ne me souciois pas de me lier avec le vicomte. Mais vous me dites qu'il est, à Versailles, en bonne posture: cela change toutes mes dispositions! Je n'entre point dans vos petits démêlés, je ne me mêle pas de querelles de femme; il ne m'appartient pas même d'examiner si les moyens que ce jeune homme emploie à son avancement sont très délicats; l'essentiel est qu'ils soient très puissans. ( Assez haut. ) Or, il me semble que, de ce côté-là, M. de Florville n'a rien à désirer; il me semble que, favorisé de la nature comme il l'est, et placé de manière à faire valoir ses avantages, il doit aller vite et loin. Voilà donc une connoissance très précieuse pour M lle de Brumont, qui doit songer à créer sa fortune, et pour moi, qui suis pressé d'augmenter la mienne.
La Comtesse , avec emportement .
Monsieur, allez, vous et tous vos calculs, à tous les… Je suis hors de moi!… Monsieur, je vous répète que je ne veux jamais entendre parler de cette…
La Baronne l'interrompt très vite .
Impertinente créature! ( Au comte. ) Voilà comme maintenant elle le traite.
Le Comte , à la baronne .
Vraiment! c'est votre faute, et je me repens bien de m'être absenté… ( A mi-voix. ) Pour revenir à mes projets, vous savez qu'à Versailles il faut aller sans cesse sollicitant…
La Baronne.
Oui, le pis aller, c'est de ne rien obtenir.
Le Comte.
Point du tout! c'est qu'à force d'importunités on arrache toujours quelque chose,… quand on a des amis, bien entendu… Et ce qui le prouve, c'est cette pension que j'ai dernièrement enlevée. Mais M me de Lignolle a exigé que je la cédasse à ce M. de Saint-Prée. Oh! c'est un de mes chagrins, je l'avoue: la comtesse est un enfant qui ne connoît pas du tout le prix de l'argent. Elle imagine qu'avec cinquante mille écus de rente on n'a plus besoin des bienfaits du roi. Vous devriez, Madame, vous qui avez sa confiance, lui faire des représentations là-dessus.
La Comtesse , très haut, à Faublas .
Tout ce que vous pourrez me dire est inutile; je ne suis plus la dupe de tous vos mensonges. Mais je veux que vous conveniez de vos torts. Convenez-en, ou je vous chasse.
Le Comte , assez haut .
Tâchez de lui faire comprendre aussi que, loin de chasser M lle de Brumont, elle doit redoubler d'honnêtetés, d'attentions, d'égards, de tendresse pour elle, et surtout engager M. de Florville à venir le plus souvent possible…
La Comtesse se lève furieuse .
Monsieur, vous avez votre appartement, ayez la bonté de me laisser tranquille dans le mien.
La Baronne , au comte .
Oui, nous sommes mal ici, on nous interrompt à chaque instant; allons ailleurs.
Le Comte.
A la bonne heure, je le veux bien, parce qu'à vous, Madame, on peut vous parler raison;… mais attendez…
La Comtesse , à Faublas .
Convenez-en.
Le Comte , à la comtesse et à Faublas .
Je veux, avant de m'en aller, vous donner à chacune un bon conseil. Vous, Mademoiselle, convenez-en: car, si cela n'est pas, cela doit être, et nous le croyons; et il faudra toujours que vous finissiez par là. Vous, Madame, qu'elle en convienne ou qu'elle n'en convienne pas, ne renvoyez pas votre demoiselle de compagnie: car je connois les affections de votre âme; une heure après, vous en seriez désolée. Quant au vicomte, je ne vous en parlerai plus, mais je m'en charge.
Nous restâmes seuls. M me de Lignolle s'obstinoit toujours à m'arracher l'aveu de ma prétendue faute; et moi, persuadé qu'un mensonge n'étoit ici rien moins que nécessaire, je persistois à soutenir la vérité. Désolé pourtant de voir mes protestations perdues, je fis un dernier effort, que le succès couronna. «Mon amie, je te le répète et je te le jure, rarement je songe à la marquise, depuis que je songe toujours à toi; depuis que tu m'appartiens, M me de B… ne m'appartient plus. Aujourd'hui comme hier, j'étois son ami seulement, et ce sera demain comme aujourd'hui. Dis-moi par quelle erreur entraîné, je pourrois, auprès de toi, m'occuper d'elle? Seroit-il possible que je regrettasse quelques avantages qu'elle a, quand je te vois briller de mille qualités qui lui manquent? Ne doit-elle pas, malgré toutes ses connoissances acquises, t'envier ton esprit naturel? Ne parois-tu pas plus jolie de tes attraits naissans, de tes grâces naïves, de ta piquante étourderie, qu'elle ne se montre belle de son éclatante jeunesse, de ses grandes manières et de son orgueilleuse dignité? A-t-elle surtout, mon Éléonore, a-t-elle une âme, autant que la tienne, compatissante et généreuse? Crois-tu que je puisse oublier la joie de tes vassaux à ton retour, la reconnoissance de tes fermiers, les éloges de ton curé vénérable? Je l'ai vu, mon cœur en a joui. Tu es ici l'objet du culte général, tu es pour la foule de ces bonnes gens une bienfaisante providence, à laquelle il ne faut jamais rien demander et qu'on doit remercier sans cesse. Et ton amant seroit le seul que tes vertus trouveroient insensible, le seul dont tes bontés feroient un ingrat! Ne le crois pas! garde-toi de le croire! Tiens, mon adorable amie, tiens, je voudrois qu'il me fût permis d'aller avec Éléonore, loin de toute autre séduction, passer ma vie dans la chaumière relevée, pour le vieux Duval, par la comtesse de Lignolle. Va, cesse de te plaindre et de me soupçonner, cesse de redouter une trop foible rivale; je l'estime, mais je te respecte; je lui conserve un reste d'amitié, mais je te garde le plus tendre amour; il est vrai qu'autrefois près d'elle j'ai goûté quelques doux instans, mais depuis j'ai trouvé près de toi des jours délicieux; enfin M me de B… maintenant m'offriroit peut-être encore des plaisirs; mais toi, mon Éléonore, tu me donneras le bonheur.»
Le bonheur!… Ainsi préoccupé d'un parallèle difficile entre deux rivales presque également séduisantes, mais à qui la nature avoit très diversement réparti ses dons précieux, j'oubliois une femme encore plus favorisée, qui, réunissant en elle seule toutes les vertus et tous les charmes, étoit infiniment supérieure à tout objet de comparaison. J'oubliois Sophie, et, dans mon égarement, j'allois jusqu'à former des vœux contraires à notre réunion. Ah! je n'ose espérer que l'aveu d'une faute pareille puisse jamais, aux yeux d'autrui comme à mes propres yeux, la réparer suffisamment.
Au reste, plus je me rendois coupable envers ma femme, plus ma maîtresse avoit lieu d'être satisfaite. «Fort bien! dit la comtesse en se jetant à mon cou, voilà comme il falloit parler d'abord, tu m'aurois aussitôt persuadée! Puisque tu m'aimes et que tu ne l'aimes pas, je suis contente; puisque tu ne m'as pas fait avec elle une infidélité, je te pardonne tout le reste.—Et moi, je ne vous le pardonne point, vous n'avez pas ménagé mon bien, le meilleur de mon bien! Vous vous êtes arraché le visage.—Vas-tu pour cela ne pas m'aimer autant? tu aurois tort: je suis moins jolie, mais plus intéressante.—Je ne veux point de cet intérêt-là. Promettez qu'il ne vous arrivera jamais de vous porter à de pareils excès.—Mais toi, Faublas, promets de ne me plus donner aucun sujet de colère.—Ah! sur mon honneur!—Eh bien, dit-elle en riant, vois comme je suis bonne: je m'engage à ne plus me fâcher.»
Le comte en ce moment rentroit; il s'écria: «Dieu soit loué! elle en est convenue!—Elle en est convenue! répéta la baronne avec étonnement.—Point du tout! répondit la comtesse qui frappa ses petites mains l'une contre l'autre et fit un saut de joie.—Comment! reprit M. de Lignolle, et vous êtes de si belle humeur?—Justement parce qu'elle n'en est pas convenue, répliqua l'étourdie.—Voilà, s'écria le profond observateur, une chose qui me passe. J'en déduirai du moins la vérité de ce principe, que l'âme d'une femme est inexplicable dans ses caprices.—Moi, dit M me de Fonrose, je n'en déduirai rien; mais je m'en vais tranquille et contente.»
Le jour d'après, quand elle revint nous voir, M. de Lignolle n'étoit plus au château. Des lettres venues de Versailles, le matin même, l'avoient déterminé à nous quitter sur-le-champ; et, quoique nous n'eussions pas une aussi grande idée que lui des affaires importantes qui le rappeloient à la cour, nous n'avions fait aucun effort pour le retenir. Mais la baronne, au lieu de féliciter son amie, troubla sa joie: mon père avoit chargé M me de Fonrose de me ramener à Nemours, où m'attendoit avec lui ma chère Adélaïde, déjà parfaitement remise de son indisposition et de ses fatigues. Le premier mot de la comtesse fut que désormais nous ne nous quitterions plus; et, quand la baronne l'eut forcée de reconnoître que mon père avoit des droits sur moi, M me de Lignolle, appelant M. Despeisses en témoignage, soutint que ma foiblesse encore extrême ne permettoit pas qu'on me transportât. Elle déclara d'ailleurs que, loin de consentir à me laisser aller tant qu'il y auroit du danger pour ma vie, elle avoit résolu de veiller elle-même sur ma convalescence, et que nulle force humaine ne l'obligeroit à se séparer de son amant avant qu'il fût entièrement rétabli. M me de Fonrose, après avoir employé les prières, les représentations et les menaces, partit assez mécontente de n'avoir pu rien obtenir de plus.
Le lendemain, ce fut mon père lui-même qui vint me chercher. Dès qu'on annonça M. de Brumont, la comtesse renvoya ses domestiques et courut à mon père. «Voyez, lui dit-elle d'un ton joyeux et caressant, approchez, il n'est plus alité, le voilà dans un fauteuil, le voilà!… Nous venons de faire plusieurs fois ensemble le tour de cet appartement,… il a bien dormi, ses forces reviennent, il est mieux, beaucoup mieux! Vous devez sa conservation à ma vigilance, et son rétablissement à mes soins; je l'ai sauvé de son désespoir, je l'ai sauvé de sa maladie; c'est par moi qu'il vit, c'est pour moi qu'il doit vivre,… uniquement pour moi!… et pour vous, Monsieur, j'y consens; mais pour vous seul.» Le baron m'adressa la parole: «A quelle démarche exposez-vous un père qui vous aime? Étoit-ce là ce que vous m'aviez promis? Étoit-ce ici que je devois retrouver mon fils?…» M me de Lignolle l'interrompit vivement: «Cruel! auriez-vous mieux aimé le trouver mort à Montargis? Quand je suis venue l'y rejoindre, il étoit seul, dans le délire, un pistolet à la main… Monsieur, je vous le répète, je l'ai sauvé de son désespoir… Hélas! et ce n'étoit pourtant pas la douleur de ma perte qui troubloit sa raison et déchiroit son cœur.» Mon père s'adressa toujours à moi: «Puisque hier M me de Fonrose n'a pu vous ramener, je viens moi-même aujourd'hui…—Il ne m'écoute seulement pas! s'écria-t-elle; il ne daigne pas m'adresser un mot de remerciement! l'ingrat! pas même une politesse!… Monsieur, si vous refusez à mes services la reconnoissance qui leur est due, ayez du moins pour mon sexe les égards qu'il mérite, et songez que vous n'êtes point ici chez M lle de Brumont.—Pour que je me crusse votre obligé, Madame, il faudroit que, seulement instruit de vos actions, j'ignorasse vos motifs: vous avez tout fait pour ce jeune homme et rien pour moi. Quant à M lle de Brumont, je ne la connois point; je viens chercher ici le chevalier de Faublas et l'époux de Sophie.—De Sophie! Non, Monsieur, le mien! je suis sa femme. Oh! je suis sa femme (elle m'embrassa) et votre fille! ajouta-t-elle en saisissant une de ses mains, qu'elle baisa; pardonnez-moi ce que je viens de vous dire; pardonnez-moi les étourderies que j'ai faites chez vous la dernière fois que j'y suis venue; excusez mon inexpérience et mes vivacités, souvenez-vous seulement que je vous… aime et que je l'idolâtre. Tenez, je brûlois du désir de vous revoir, de vous parler;… je vais tout vous dire: depuis quelques jours il s'est fait un grand changement,… un changement heureux:… les nœuds qui l'attachent à moi sont maintenant indissolubles: avant neuf mois vous aurez un petit-fils… Écoutez-moi, écoutez-moi donc… Oui, ce sera un garçon, un joli garçon, aimable, généreux, sensible, gai, spirituel, intrépide, plein de grâce et de beauté comme son père… Écoutez-moi, n'essayez pas de retirer votre main. Êtes-vous donc fâché que je porte dans mon sein le gage de son amour, ou pourriez-vous penser…? Oh! c'est son enfant; c'est bien le sien, soyez-en sûr; ce n'est pas celui de M. de Lignolle. M. de Lignolle n'a jamais… Je vous proteste que personne ne m'avoit épousée avant Faublas. Demandez-lui, si vous croyez que je mens. Personne avant lui ne m'avoit épousée, et personne après lui ne m'épousera, je vous le jure!—Malheureuse enfant! dit enfin le baron, que sa surprise extrême avoit longtemps réduit au silence, quel transport vous égare? et comment pouvez-vous me faire à moi de pareilles confidences?—C'est justement à vous que je dois les faire, à vous qui ne voyez en moi que la maîtresse de votre fils, à vous qui, ne connoissant de M me de Lignolle que ses légèretés et ses foiblesses, prenez de son caractère l'idée la plus défavorable et la jugez à la rigueur. Il est vrai que je me suis laissé séduire; mais comment et par qui? Regardez-le d'abord, et dites-moi si je ne suis pas excusable. Il est vrai que sa victoire fut l'ouvrage d'un instant; mais voilà précisément ce qui justifie ma défaite. Ma défaite, si je l'avois calculée, eût été moins prompte; et peut-être que je n'aurois pas du tout succombé si j'avois su ce que c'étoit que de combattre. Mais, dans ma profonde ignorance, je n'entendois rien à tout cela, rien, Monsieur! je n'avois d'une jeune mariée que le nom. En doutez-vous? Demandez à Faublas, il vous le dira, il vous dira que ce fut lui qui m'enseigna… l'amour. Et concevez-vous comment une jeune personne toute simple, tout innocente, ignorant de l'hymen jusqu'à ses droits, auroit pu connoître ses devoirs et les respecter? Moi, je pris un amant, comme j'avois pris un époux, sans réflexion, sans curiosité; mais pourtant, je l'avoue, déterminée par le désir de venger le plus tôt possible un affront qu'on me disoit impardonnable; je pris le chevalier, d'abord parce qu'au moment critique il se trouva là, et puis parce que je ne sais quel instinct naturel me le fit juger très aimable. Ainsi, Monsieur, vous le voyez, pour m'être égarée je ne suis pas criminelle. Si dès le premier pas j'ai tombé, c'est la faute de ceux qui, me donnant une nouvelle carrière à parcourir, m'y ont abandonnée dans les ténèbres, au lieu de m'instruire et de m'éclairer. Si jamais je suis malheureuse et déshonorée, ce sera la faute du sort qui m'a sacrifiée, et celle du hasard qui m'a trop tard servie. Ah! que ne s'est-il offert à moi quelques mois plus tôt, celui par qui mon existence devoit commencer! Que n'est-il venu au premier jour de l'autre printemps, dans cette Franche-Comté où, pour la première fois, je m'ennuyois avec ma tante, où je me sentois agitée d'une inquiétude nouvelle, consumée d'une flamme inconnue, dévorée du besoin d'aimer, d'aimer Faublas, de n'aimer que lui! Alors, que n'est-il venu! je lui aurois aussitôt donné ma fortune et ma main, ma personne et mon cœur; et j'eusse été sa légitime épouse! et j'eusse été, pour le reste de ma vie, de toutes les femmes la plus heureuse en même temps et la plus considérée. Hélas! il ne vint pas, lui . Un autre se présenta; et quel autre, grands dieux! On me l'amène, on me dit: «Monsieur veut se marier et te convient; une fille ne peut rester fille, fais-toi femme.» Moi, sans m'informer seulement de quoi il est question, je promets de le devenir; et voilà qu'un soir, au bout de deux mois, je le deviens, mais alors il se trouve que j'ai deux maris: il se trouve que celui qui en a le titre ne peut en remplir les fonctions, et que celui qui en remplit les fonctions ne peut en avoir le titre. Que faire en cette occasion difficile? Demander le divorce avec M. de Lignolle, ou brusquer la rupture avec M lle de Brumont? Le premier de ces deux partis également extrêmes, en me couvrant d'un ridicule ineffaçable, eût troublé mon repos; le second m'eût coûté le bonheur en me réduisant au veuvage pour toute ma vie. Je ne fis donc pas très mal de ne point laisser éclater mon ressentiment contre l'époux indigne, et de témoigner ma satisfaction à l'amant séducteur. Cependant, comment ne pas prendre chaque jour une plus haute opinion de celui-ci? Comment, au fond du cœur, ne pas mésestimer celui-là de plus en plus? Le moyen de chasser le dégoût et les mépris, quand c'est ce M. de Lignolle qui continuellement les appelle? le moyen de rappeler jamais la vertu, quand c'est Faublas qui sans cesse l'écarte? Ainsi, Monsieur le baron, vous voyez que je suis pour toujours obligée à garder le mari que je déteste et l'amant que j'adore. Maintenant que je vous ai présenté le tableau fidèle de ma situation, vous ne conserverez contre moi nulle prévention injuste et fâcheuse. Si jamais, au contraire, il arrive que le public éclaire ma conduite et soit tenté de la condamner, vous ne m'abandonnerez point à la précipitation de ses jugemens. Ah! je vous en prie, défendez alors M me de Lignolle, montrez-la telle qu'elle est, dites bien à tout le monde que ses erreurs ne lui doivent pas être imputées; que sa famille seule en est responsable, et qu'il faut surtout en accuser la fatalité!—Madame, répondit mon père du ton de l'intérêt, je suis flatté de votre confiance, quoique vous me la donniez très étourdiment; je conçois que votre extrême pétulance peut, en certains cas, vous servir d'excuse; et je ne vous dissimulerai même pas que vos aveux m'ont touché par leur imprudente franchise: autrefois j'ai blâmé vos égaremens, je plains aujourd'hui votre passion; mais sûrement vous n'attendez pas que jamais je l'approuve, et ne vous abusez point. Quand j'aurois pour vous cet excès d'indulgence, le public, qui ne tient aux vicieux aucun compte de la protection des foibles, le public ne jugeroit pas vos fautes avec moins de sévérité. Si donc vous comptez son opinion pour quelque chose, si vous êtes jalouse de conserver l'amitié de vos proches, l'estime de vos amis, l'estime de vous-même, le respect des honnêtes gens, le repos d'une bonne conscience, arrêtez-vous sur le penchant de l'abîme, où vous marchez témérairement entre deux guides toujours aveugles et souvent perfides, l'espérance et la sécurité. Arrêtez-vous, s'il en est temps encore! Quant à moi, Comtesse, mon devoir est maintenant d'essayer la douceur pour vous rappeler les vôtres, et, si vous ne m'écoutez pas, d'employer l'autorité pour obliger mon fils à remplir les siens. Vous et lui, Madame, vous avez, au pied des autels, juré d'aimer quelqu'un sans partage, et ce quelqu'un ce n'est ni vous ni lui. L'un et l'autre vous avez promis au même Dieu de ne pas vous aimer. On doit un respect éternel aux sermens: les vôtres, pour avoir été déjà violés, ne sont point anéantis. Faublas ne vous appartient pas plus que vous n'appartenez à Faublas; et, comme l'amour dont vous brûlez pour lui ne peut faire que vous cessiez d'être la femme de M. de Lignolle, de même les fréquentes infidélités dont le chevalier s'est rendu coupable envers Sophie ne feront pas qu'il ne soit plus son époux. M me de Faublas a sa foi, M lle de Pontis a son amour.—Non, Monsieur, non! car il m'adore; il me le disoit encore tout à l'heure… Tenez, écoutez-moi: je veux bien convenir qu'il est l'époux d'une autre; mais aussi, de votre côté, convenez du moins que je suis sa femme,… et la mère de son enfant… Oui, voilà ce qui m'enchante! voilà ce qui me donne sur lui des droits incontestables! C'est un avantage que j'ai sur M me de Faublas… M me de Faublas! que j'envie son sort cependant! combien elle est mieux que moi partagée! Pouvoir s'enorgueillir de l'avoir pour époux! porter son nom, son nom si cher! Ah! cette Sophie trop favorisée, qu'a-t-elle donc fait de si recommandable qui ait pu lui valoir le bonheur d'obtenir Faublas? et la pauvre Éléonore, hélas! qu'avoit-elle fait de si répréhensible qui lui ait dû mériter le tourment d'épouser ce M. de Lignolle?—Croyez-moi, ne reprochez pas vos malheurs à la destinée, n'en accusez que votre foiblesse, et préparez-en la fin par une résolution courageuse. Pour triompher d'une passion fatale, cessez d'en voir l'objet…—Cesser de le voir? Plutôt mourir!—Cessez de le voir, vous le devez; vous devez essayer cet unique moyen d'échapper aux dernières infortunes qui vous menacent.—Plutôt mourir!—Comtesse, je vais vous affliger,… mais enfin il faut vous le dire: la circonstance m'impose aussi des devoirs pénibles. Je dois, quand je vous aurai conseillé le douloureux sacrifice, et que vous vous serez obstinée à ne le point faire, je dois ne rien négliger pour vous forcer de l'accomplir.—Grands dieux!—Tout à l'heure j'emmène le chevalier!…—Non, vous ne l'emmènerez pas! non, vous n'aurez pas cette cruauté!—Je l'emmène, il le faut.—Il ne le faut pas! Qui vous y oblige?—La nécessité de l'arracher à des séductions trop puissantes.—Et vous auriez le courage de me réduire au désespoir?—J'aurai le courage de vous rendre à vous-même.—Voulez-vous priver une femme de son amant?—C'est vous qui voulez priver un père de son fils.—Moi! répondit-elle avec une extrême volubilité, point du tout! ne vous en privez pas. Restez ici; qui vous a dit de vous en aller? Vous l'aurois-je dit? c'eût été sans réflexion. Restez avec nous, cela me fera le plus grand plaisir et à lui aussi, car… je vous aime beaucoup! mais il vous aime encore davantage; restez avec nous. Je vous donnerai un appartement fort commode, fort beau: tenez! celui de mon mari; et, quant à mademoiselle votre fille, j'ai encore une chambre pour elle… Oui, envoyez chercher mademoiselle votre fille, il sera bien aise de voir sa sœur! Qu'elle vienne! et M me de Fonrose aussi! toute la famille… Que toute la famille vienne s'établir chez moi! j'ai de quoi loger toute la famille!… excepté Sophie… Allons! vous, ajouta-t-elle en m'adressant la parole, vous ne dites mot! Joignez-vous donc à moi pour l'engager à rester avec nous.—Mais que dit-elle donc? s'écria mon père. Permettez-vous que je parle à mon tour?—Il n'y a pas besoin de faire de longs discours, reprit-elle encore très vivement; on répond simplement: oui.—Non… Madame…—Non? il faut absolument que le chevalier s'en aille?—Absolument.—Cela est indispensable?—Indispensable.—En ce cas, je m'en vais avec lui. Partons tous trois.—Elle perd tout à fait la tête!—Comment! Monsieur, je perds la tête? pourquoi cela, s'il vous plaît? Je voulois bien vous retenir chez moi: pourquoi refuseriez-vous de me recevoir chez vous? Croiriez-vous me faire trop d'honneur? croiriez-vous…—C'en est fait de sa raison!… Faublas, préparez-vous à me suivre.—Ne vous en avisez point», me dit-elle; puis, revenant à mon père: «Monsieur, vous m'emmènerez ou vous ne l'emmènerez pas!—Comtesse, à quelles extrémités voulez-vous me réduire? Eh quoi! faudra-t-il que j'emploie la force?…—La force! il vous sied bien…! C'est moi qui l'emploierai, la force! Ah! cette fois vous n'êtes pas chez vous! à mon tour j'appellerai mes gens!—Madame, s'il étoit possible que mes résolutions ne fussent pas irrévocablement prises, ce que vous venez de me faire entendre suffiroit pour les déterminer.—Quoi donc! vous aurois-je offensé? c'eût été bien innocemment, je vous jure. Moi, ce qui me vient à l'esprit, je le dis aussitôt. N'imputez qu'à ma vivacité ce qui pourroit vous avoir blessé dans mon discours: en vérité, je n'y mets ni méchanceté ni réflexion. Songez que c'est une femme alarmée qui vous parle, un enfant d'ailleurs,… et un enfant à vous! la femme de votre fils! votre fille!… O vous qu'avec tant de plaisir j'appellerai mon père, ne me retirez pas mon époux,… non, c'est Faublas que je veux dire; je suis convenue qu'il n'étoit point mon époux… N'emmenez pas Faublas. Monsieur le baron, je vous en supplie! Si vous saviez dans quelles angoisses j'ai passé près de son lit vingt-quatre mortelles heures! combien de fois j'ai tremblé pour ses jours!… et, quand mes soins le rendent à la vie, quand je commence à renaître avec lui, vous auriez la barbare ingratitude de nous séparer!… Hélas! moins malheureuse s'il fût mort, il m'eût été permis du moins de le suivre,… à la même heure,… dans le même tombeau. Monsieur le baron, ne l'emmenez pas! bientôt peut-être vous auriez à vous en repentir, et vos regrets seroient inutiles. Je le sens, et je le dis: je pourrois, dans mon désespoir… Vous ne savez pas tout ce que je pourrois! Ne l'emmenez pas, prenez pitié d'une mère; oui, dit-elle en se précipitant à ses genoux qu'elle embrassa, oui, c'est pour mon enfant surtout que je vous implore!—Que faites-vous! répondit-il d'une voix troublée, relevez-vous, Madame!—Ah! mes peines vous ont touché, poursuivit-elle. Pourquoi vous en défendre? pourquoi vouloir me le cacher? ne me repoussez pas, ne détournez pas le visage, dites un mot seulement.»
Mon père, en effet, très ému, ne pouvoit plus parler; mais il me fit un signe, qui soudain arrêta les pleurs de la comtesse et changea son attendrissement en fureur. «Je vous vois! s'écria-t-elle en se relevant; vous paroissez me plaindre, et vous me trahissez, méchant, ingrat que vous êtes!» Le baron, se faisant alors violence, balbutia ces mots: «Mon fils, ne m'avez-vous pas entendu?—Non, lui répondit-elle avec impétuosité, il ne vous entendra pas, parce qu'il n'est pas, comme vous, perfide, impitoyable.—Chevalier, quittez cette chambre.—Garde-toi de le faire!—Faublas, c'est un ami qui vous prie de sortir.—Faublas, c'est une amante qui te conjure de ne pas l'abandonner!» Le baron, qui me vit encore incertain, me dit d'un ton très ferme: «Je vous l'ordonne.» La comtesse, qui ne me trouva pas l'air assez indocile, me cria: «Je te le défends.»
Hélas! à qui des deux me soumettre?… O mon Éléonore! c'est avec désespoir que ton amant te désobéit; mais le moyen qu'un fils résiste aux ordres de son père!… M me de Lignolle, surprise et désolée de voir que je me levois pour me traîner vers la porte, voulut courir à moi, le baron l'arrêta; elle essaya de se jeter sur le cordon de sa sonnette, il la retint; elle espéroit du moins pouvoir appeler, il lui mit une main sur la bouche: aussitôt le fauteuil que je venois de quitter la reçut évanouie.
Je voulois revenir; mon père m'entraîna; mon père me donna le bras, nous descendîmes. Je vis dans notre voiture une femme qui s'y tenoit cachée: c'étoit M me de Fonrose; le baron lui dit: «Il n'y a pas un moment à perdre, courez à votre amie, qui se trouve mal; quant à nous, le temps presse, il est impossible que nous vous attendions. Restez à dîner chez la comtesse, et ce soir vous la prierez de vous renvoyer dans sa berline.»
La baronne aussitôt nous quitta, et sur-le-champ nous partîmes. Mon père resta longtemps plongé dans une rêverie profonde; puis je l'entendis pousser un soupir et murmurer ces mots: «Pauvre enfant! je la plains!» Ensuite il ramena sur moi des regards attendris; et, d'un ton assez ferme, quoique d'une voix encore altérée, il me dit: «Mon fils, je vous défends de revoir M me de Lignolle.»
A Nemours, je trouvai ma chère Adélaïde dont la douleur renouvela toute la mienne. O ma Sophie! je vous avois perdue; et, quoique M me de Lignolle me devînt chaque jour plus chère, vous étiez encore celle que je préférois.
M me de Fonrose nous rejoignit le soir; elle avoit eu beaucoup de peine à tirer la comtesse de son évanouissement, et plus de peine encore à lui persuader qu'il ne falloit pas venir ici nous faire une inutile scène. La baronne, en s'adressant à mon père, ajouta: «Je la crois capable de se porter bientôt à toutes sortes d'extrémités, si, ne prenant en considération ni ses malheurs ni sa jeunesse, vous ne permettez pas que ce jeune homme aille rarement, mais du moins quelquefois, donner à cette enfant les seules consolations qui puissent lui rendre son état un peu supportable.» Mon père, qu'alors j'observois avec attention, ne répondit à ce discours de la baronne par aucun signe d'approbation ou de mécontentement. Je passai, comme il y avoit tout lieu de le craindre, une nuit fort agitée; le lendemain, nous rentrâmes à Paris, où déjà trois lettres m'attendoient. La première me venoit de Justine; mon Éléonore avoit écrit la seconde; et, quant à la troisième, vous ferez comme je fus obligé de faire, vous devinerez de qui elle étoit.
Je sais que monsieur le chevalier va revenir convalescent; je le prie de passer chez moi dès qu'il le pourra. Il voudra bien seulement m'annoncer le jour de sa visite, par un billet qu'il m'adressera la veille.
Votre père est un méchant; souffrez-vous autant que moi des peines qu'il nous cause? Tiens, mon ami, si tu ne veux pas que je succombe à mon chagrin, hâte-toi de reprendre assez de force pour me venir voir. Que je te voie seulement, je serai contente. Depuis deux jours que le cruel nous a séparés, je meurs d'inquiétude, d'impatience, d'amour et d'ennui.
Monsieur le chevalier,
Le pauvre jeune homme s'en va, mais il dit que cela lui fera plaisir s'il vous fait ses adieux, et qu'il a quelque chose d'important à vous dire; mais que, par rancune, vous ne voudrez peut-être pas le venir voir, et il en tremble de peur; voilà pourquoi il me charge de vous le demander. Suivant une coutume de la loi de nature, on supporte à un malade qui se meurt toutes ses fantaisies; et, sous votre respect, vous qui êtes, à ce qu'il dit, muni d'un très joli savoir-vivre envers tout le monde, vous auriez dans le cœur une âme bien dure de refuser si peu de chose à un ami qui n'est pas sans indifférence pour vous. C'est en conséquence de ce que je vous attends pour vous présenter à mon maître, afin que vous lui fassiez passer son envie de parler, et que vous le remontiez un peu sur le ton de rire, lui qui faisoit toujours quelque bonne farce, et qui a maintenant l'air triste comme le bonnet de nuit de feu ma grand'maman Robert, qui est devant Dieu. Par manière d'acquit, vous ferez mieux de lui donner, tout en causant, par-ci, par-là, sans que ça vous dérange, quelques bonnes embrassades bien serrées, puisqu'il s'est mis dans la tête que cela lui feroit du bien. Malgré ça, je dis qu'il faudra avoir l'attention de prendre garde de ne pas l'étouffer, parce qu'il est très foible de tout son corps. Enfin, pour terminer, le temps presse, puisque les chirurgiens contestent que, d'un moment à l'autre, il peut passer dans mes bras comme une chandelle. Voilà la seule raison pourquoi il lui seroit de toute force impossible d'attendre longtemps votre commodité: or, ce qu'il en feroit, ce ne seroit pas du tout par impolitesse, ni par trop grande impatience; mais c'est que, voyez-vous, quand Celui d'en haut nous appelle, il faut, sans tant de façons, quitter la compagnie. Voilà pourquoi, si vous le voulez, je vous enverrai dès demain sa voiture, dont il ne se sert plus depuis qu'il n'a pas sorti de son lit. Au moyen de quoi, je vous attends d'un pied ferme, avec lequel je suis très respectueusement,
Monsieur le chevalier,
Votre très humble et très obéissant serviteur, Robert , son valet de chambre.
J'appelai Jasmin: «Tiens, va-t'en tout à l'heure chez M me de Montdésir…—Ah! ah! celle-là que vous faites toujours attendre: car elle vous fait toujours demander.—Tu la remercieras de son billet, tu lui diras qu'elle présente mes respects à la personne qui le lui a fait écrire, et qu'elle fasse tenir à cette personne la lettre que voici… Remarque qu'elle est signée Robert… Ou plutôt,… je vais la mettre sous enveloppe… Tu me comprends? c'est à M me de Montdésir qu'il faut remettre ceci.—Oui, Monsieur.—De là tu iras chez M me la comtesse de Lignolle…—Ah! cette jolie petite brune si drôle, si alerte, qui l'autre jour dans le boudoir vous a donné ce bon soufflet… Il faut que cette femme-là vous aime bien, Monsieur?—Oui, mais tu as trop de mémoire… Écoute: tu n'entreras pas chez madame, tu demanderas son laquais La Fleur, tu lui diras que j'adore sa maîtresse…—Puisque vous me chargez de le lui dire, c'est qu'il le sait déjà.—Il le sait, tu as raison.—Bon! il est donc nécessaire que M. La Fleur et moi nous soyons bons amis. Monsieur, si je lui proposois un verre de vin?—Propose-lui en deux,… à ma santé… Jasmin, tu m'entends?—Oh! oui. Monsieur, vous êtes le plus aimable et le plus généreux…—Recommande à La Fleur de prévenir M me de Lignolle que je me rendrai chez elle dès que j'aurai pu concerter avec M me de Fonrose les moyens de reprendre mes habits de femme et de sortir d'ici sans que le baron me voie.—Très bonne, cette commission-là, je ne l'oublierai pas.—Enfin, tu iras chez monsieur le comte de Rosambert…—Tant mieux. C'est encore un garçon bien jovial, celui-là! je m'ennuyois de ne le plus voir.—Jasmin, si tu voulois m'écouter!… Tu parleras à Robert, son valet de chambre, tu lui annonceras que, malgré ma foiblesse, j'irai voir son maître dès demain. J'accepte l'offre qu'il me fait de sa voiture. Robert n'a qu'à me l'envoyer à dix heures du matin.—Oui, Monsieur.—Eh bien! tu pars?—Sans doute.—Quoi! Jasmin! chez M me de Lignolle, avec ma livrée?—Vous avez raison. L'habit bourgeois, nigaud que je suis, l'habit bourgeois!—Jasmin, tu diras partout que je n'ai pas répondu par écrit, parce que je me sentois trop fatigué.—Oui, Monsieur.—Attends donc. Si M. de Belcour demande où tu es, je répondrai que je t'ai envoyé chez M. de Rosambert; nous ne lui parlerons pas des deux autres commissions.—Sans doute! Des affaires de femmes, ça ne regarde que vous. Il ne faut pas que monsieur votre père entre là dedans… Ah çà, mais il trouvera que j'ai été longtemps dehors! Il me fera de mauvaises raisons!—Eh bien, mon cher, écoutez patiemment, et surtout ne répondez pas.—Vraiment, voilà ce qui me coûte. Je n'aime pas qu'on me gronde quand je fais mon devoir.—Vous serez défendu par le témoignage de votre conscience, imbécile! et puis, ne veux-tu rien souffrir pour moi?—Pour vous, Monsieur, je gagnerois une fluxion de poitrine, et j'endurerois cent mauvais propos; vous allez voir.»
Mon généreux domestique me tint parole; il revint en nage; et, loin de se permettre seulement un murmure, quand le baron l'accusa de lenteur, il avoua noblement qu'il s'étoit amusé sur sa route. O mon bon Jasmin, que ne donneroient pas quantité de jeunes gens de famille pour avoir un serviteur comme vous!
M. de Belcour, ce soir-là, ne quitta ma chambre que lorsqu'il me vit endormi. Mes chagrins me réveillèrent à la pointe du jour. La marquise eut un soupir; mon Éléonore, plusieurs regrets bien vifs; Sophie, mille souvenirs doux et cruels. Mais quelle fut mon inquiétude lorsque, voulant relire la lettre de son ravisseur, je ne la trouvai plus! Je me fis rapporter mes habits de femme, je fouillai dans toutes les poches: le précieux papier n'y étoit point. Ah! je l'ai sans doute laissé chez M me de Lignolle!… et s'il est tombé dans ses mains! grands dieux!
Les gens de Rosambert me vinrent chercher de très bonne heure. Ce fut Robert qui m'ouvrit la chambre à coucher de son maître. «Vous pouvez lui parler un peu, me dit-il tristement, il n'est pas encore tout à fait mort; mais il ne le portera pas loin, le pauvre jeune homme! il avoit tout à l'heure une fièvre de cheval. Oh! je vous en prie, Monsieur, ne le gênez dans aucune de ses idées, dites tout comme il dira…—A qui parlez-vous ainsi tout bas?» demanda le comte d'une voix presque éteinte. Le valet de chambre répondit: «C'est monsieur le chevalier de Faublas…» Dès qu'il eut entendu mon nom, Rosambert souleva sa tête avec effort, et ce ne fut pas sans peine qu'il balbutia ces mots: «Je vous revois; j'aurai donc la consolation de pouvoir vous confier mes derniers sentimens! Venez, Faublas, approchez-vous… Sans partialité, convenez-en, n'est-elle pas bien sauvage et bien romanesque, cette pointilleuse amazone qui, pour une plaisanterie de société, met au tombeau l'un de ses plus constans adorateurs?»
Ici Rosambert s'anima; sa prononciation, d'abord foible, lente et gênée, devint tout à coup ferme, brève et distincte. «Cette M me de B…, continua-t-il, cette M me de B…, qui connoît si bien le monde et ses usages, la galanterie et son code, les droits de notre sexe et les privilèges du sien, ne pouvoit-elle point, en conscience, calculer que, grâce au succès de mon dernier attentat, nous demeurions, elle et moi, parfaitement quittes l'un envers l'autre? Seulement, punie comme elle avoit offensé, ne pouvoit-elle point s'avouer tout bas que nous nous devions équitablement le mutuel oubli des petites noirceurs dont la première elle avoit égayé le grand œuvre de notre rupture en une soirée consommée, et par lesquelles ensuite, autorisé de son exemple, je m'étois cru permis d'amener notre raccommodement fait et rompu dans la même nuit, dans le même instant? Comment donc se fait-il qu'oubliant la loi générale et ses propres principes, elle ait pris cette étrange résolution de venir comme une folle, au péril de sa vie, si chère aux amours, attaquer la mienne, qui ne leur étoit pas tout à fait indifférente? Qui lui a suggéré ce dessein vraiment infernal? L'honneur? ce n'est pas où j'ai frappé M me de B… qu'elle se seroit jamais avisée de placer le sien; elle possède trop à fond la science très différente des mots et des choses. C'est donc le démon de l'amour-propre! Celui-là, je ne l'ignorois pas, ne rencontra jamais de femme humiliée qui ne fût prête à suivre aveuglément ses plus sots conseils. Cependant je n'aurois pas deviné qu'il eût assez d'empire pour déterminer une belle dame à tuer quiconque pourroit se glorifier d'avoir remporté sur elle quelque avantage dont son petit orgueil se fût trouvé blessé… Mon ami, je n'ai, je vous proteste, par rapport à M me de B…, qu'un regret, celui de lui avoir fait une trop douce injure. Néanmoins je ne prétends pas dire que ma conduite fut, en cette occasion, tout à fait exempte de reproche; mais je soutiens que vous seul aviez le droit de vous en plaindre. Faublas, que voulez-vous! je fus entraîné, je ne vis que le doux plaisir de rejoindre l'artificieuse personne, comme elle m'avoit échappé, par vingt détours plaisamment perfides. Les considérations qui m'auroient pu retenir ne se présentèrent seulement pas à mon esprit, entièrement préoccupé de ses bizarres projets de vengeance; et ce ne fut qu'après avoir repris ma maîtresse que je me reconnus coupable de quelques torts envers mon ami. Quel châtiment terrible a cependant suivi la plus excusable des fautes! quel ennemi s'est chargé de la querelle de Faublas! et comme il l'a vengé! Hélas! Rosambert, pour vous avoir étourdiment donné quelques passagers chagrins, méritoit-il de mourir à vingt-trois ans, et de mourir de la main d'une femme!»
Ces dernières paroles furent prononcées d'une voix si foible que j'eus besoin de toute mon attention pour les entendre. La pitié naturelle au cœur des jeunes gens vint émouvoir mon cœur: «Rosambert, mon cher ami, je vous plains.—Ce n'est pas assez, me répondit-il; il faut que vous me pardonniez…—Oh! de toute mon âme!—Et que vous me rendiez votre amitié première…—Avec bien du plaisir.—Et que vous veniez me voir tous les jours, jusqu'à celui qui doit terminer…—Quelle idée! la nature à votre âge a tant de ressources! espérez…—Vraiment! on espère toujours, interrompit-il; mais cela n'empêche pas qu'il ne faille un beau matin prendre congé de ses amis… Faublas, répétez-moi que vous me pardonnez…—Je vous le répète.—Que vous m'aimez comme autrefois.—Comme autrefois.—Donnez-m'en votre parole d'honneur.—Je vous la donne.—Surtout, promettez-moi que, sans en dire rien à la marquise, vous me viendrez voir exactement jusqu'à mon dernier jour.—Rosambert, je vous le promets.—Foi de gentilhomme?—Foi de gentilhomme.
—Eh bien, s'écria-t-il gaiement, vous me ferez encore plus d'une visite… Allons, Robert, ouvre les volets, tire les rideaux, viens me mettre sur mon séant… Chevalier, vous ne me complimentez pas! Mon valet de chambre n'est-il pas un homme à talent? Que dites-vous de son style? Savez-vous bien que sa lettre m'a coûté dix minutes de méditation profonde? Hier les médecins m'ont annoncé qu'ils répondoient de moi: monsieur Robert tout de suite a pris la plume… Eh bien! Faublas, pourquoi donc cet air sérieux et froid? Seriez-vous fâché d'être sûr que cette fois encore j'en reviendrai? Lorsque aujourd'hui vous me pardonniez, étoit-ce à condition que je me ferois enterrer demain? Trouveriez-vous qu'elle ne m'a pas assez puni, l'héroïque femme qui m'a terrassé? Pour que vous fussiez bien vengé, falloit-il nécessairement qu'elle me tuât? Je ne l'ai pas tuée, moi, lorsque je tenois sa vie dans mes mains. Je l'ai blessée, la délicate personne, doucement blessée, oh! bien doucement! j'étois sûr qu'elle n'en mourroit pas… Mais je suis très fâché qu'elle se soit affligée de son petit malheur au point d'en perdre la tête. Parce que je l'avois une fois vaincue dans son art même, falloit-il que, désespérant à jamais des armes de son sexe, elle prît celles du mien pour m'attaquer? Il est vrai qu'elle vient de s'acquérir l'immortelle gloire d'avoir presque démis l'épaule de M. de Rosambert: il y a sans doute à cela beaucoup d'honneur pour elle; mais du profit, je n'en vois point. Tenez, Faublas, je vous le dis en confidence, et quelque jour peut-être la marquise elle-même daignera vous l'avouer: en changeant la nature de nos combats, M me de B… s'est fait encore plus de mal qu'à moi. L'amour, quand il existe entre deux jeunes gens de différent sexe une vieille querelle, a grand soin de la rajeunir; toujours il la renouvelle, pour ne la terminer jamais. Les deux charmans ennemis, devenus irréconciliables, ne cessent de se poursuivre, de se joindre et de se combattre. Or, tout le monde le sait, dans cette lutte que l'on croiroit inégale, ce n'est pas le plus foible adversaire qui triomphe le moins souvent. Si quelquefois, lassée, la guerrière un instant chancelle, le trop heureux athlète s'épuise au sein de la victoire; et ce n'est pas lui qui peut jamais dissimuler une défaite, ni la pallier de quelques excuses, ni se relever plus redoutable après une chute. Hélas! c'en est fait! je ne dois plus ainsi mesurer mes forces avec M me de B… L'insensée! elle a confié nos intérêts et sa vengeance au cruel dieu de la guerre. Vénus ne nous appellera plus ensemble à ses doux exercices! c'est Mars qui va désormais nous ordonner les combats,… les combats sérieux et sanglans! Nous aurons donc, à la place des Amours, les Furies pour témoins, et pour champ de bataille un grand chemin au lieu d'un boudoir. Et nos armes mêmes, ces armes courtoises dont elle et moi faisions corps à corps un si loyal usage, elles seront échangées contre des pistolets meurtriers, qui de loin vous…—Des pistolets! Comment! vous retournerez à Compiègne?…—Si j'y retournerai! Quelle demande!—Quoi! Rosambert, vous irez vous battre avec une femme!—Vous plaisantez: c'est un grenadier que cette femme-là. D'ailleurs, j'ai promis… J'ai promis , Faublas, il n'importe à quel Dieu .—Quoi! Rosambert, vous irez exposer vos jours, pour menacer…!—Votre avis, Faublas, est donc que je n'y suis point, en conscience, obligé?—Certainement!—Eh bien, rassurez-vous, c'est le mien aussi. J'estime que nos plus scrupuleux casuistes ne me croiroient pas tenu de remplir un engagement ridicule et cruel, arraché par la force et surpris par la ruse; j'aime mieux laisser mon héroïque adversaire se glorifier de ma défaite que d'aller me commettre avec une femme, pour l'envoyer dans l'autre monde et retourner chez l'étranger. Vous le savez d'ailleurs, je n'aime pas le sang, je hais les duels, et je crois, en vérité, que, si j'étois encore obligé de me battre, la mort me sembleroit préférable à l'ennui d'un second exil. Ah! mon ami, qu'ils se sont traînés lentement les jours de notre séparation! Bon Dieu! l'assommant pays que celui d'où je viens! Cette Angleterre si prônée, qu'elle est triste! Allez-y, si vous aimez la philosophie coureuse, la politique babillarde et les papiers menteurs. Allez-y, si vous voulez contempler, dans l'arène du pugilat, des seigneurs avec leurs porteurs de chaises, des farces populaires dans le double sanctuaire [12] de la loi, et des cimetières au théâtre, et des héros à la potence. Courez à Londres, tâchez d'y reconnoître nos manières et nos modes étrangement travesties, ou ridiculement outrées par de maladroits singes et de gauches poupées. Courez, Faublas, et puissiez-vous former leurs petits-maîtres automates! Puissiez-vous animer leurs femmes statues! Si, nouveau Pygmalion, vous y parvenez, qu'alors elles vous rassasieront promptement de plaisirs accordés sans obstacles, goûtés sans art, répétés sans variété! Comme elles vous accableront ensuite de leur reconnoissance sans bornes et de leur tendresse sans fin! Oui, je parie que, dès la seconde nuit, vous trouvez la satiété dans les bras d'une Angloise. Eh! qu'y a-t-il de plus froid que la beauté, quand les grâces ne lui donnent pas le mouvement et la vie? Qu'y a-t-il de plus insipide que l'amour même, lorsqu'un peu d'inconstance et de coquetterie ne l'égayent pas? Cette milady Barington, par exemple, c'est une Vénus; mais… Tenez, je me sens aujourd'hui trop fatigué, demain je vous conterai l'histoire de notre éternelle liaison, qui dureroit encore, si je n'en avois hâté la fin par une plaisanterie neuve et piquante [13] .
[12] La Chambre des communes et des pairs. Que si quelqu'un avoit l'injustice de me reprocher la manière superficielle et tranchante dont le comte de Rosambert juge et dénigre ici la seconde nation de l'Europe, il me sera sans doute permis d'observer, sans offenser personne, que c'est un jeune seigneur françois qui parle en 1784.
[13] Lecteur, vous saurez cette anecdote, s'il m'est jamais permis d'écrire l'histoire de Rosambert. Alors aussi je pourrai probablement vous apprendre les aventures de Dorothée. Maintenant, cela m'est encore défendu. Le temps présent est l'arche du Seigneur.
«Chevalier, poursuivit-il en me tendant la main, j'avois besoin de vous revoir,… et de revoir la France. Mon heureuse patrie, je le vois bien, est l'unique patrie des plaisirs. Nous n'avons pas le droit de juger nos pairs, mais chaque matin nous commençons, à la toilette d'une jolie dame, le procès du roman de la veille et de la pièce du lendemain. Nous ne haranguons point nos parlemens, mais nous allons, le soir, décider au spectacle et trancher dans les cercles; nous ne lisons point des milliers de gazettes au mois; mais la chronique scandaleuse de chaque journée réjouit nos soupers trop courts. Ce n'est pas, je l'avoue, par la noblesse de leur port et la dignité de leur maintien que nos Françoises ordinairement se distinguent; elles ont ce qui se fait admirer moins et rechercher davantage: la taille, la figure, la vivacité des Nymphes, l'abandon, le goût, la légèreté des Grâces; elles ont en naissant l'art de plaire et de nous inspirer à tous le désir de les aimer toutes. Il est vrai qu'on peut leur reprocher d'ignorer, en général, ces grandes passions qui, dans moins de huit jours à Londres, vous mettent une romanesque héroïne au tombeau; mais ce sont elles qui savent comment on doit commencer une intrigue et la finir à temps. Ce sont elles qui savent provoquer par l'étourderie, éluder par la ruse, avancer pour combattre, reculer afin d'attirer, précipiter leur défaite quand il s'agit de l'assurer, la différer lorsqu'il ne faut qu'en augmenter le prix, accorder avec grâce, refuser avec volupté, tantôt donner et tantôt laisser prendre, continuellement exciter le désir, se garder de jamais l'éteindre, souvent retenir un amant par la coquetterie, le ramener quelquefois par l'inconstance, le perdre enfin avec résignation, sinon l'éconduire avec adresse; soit caprice ou désœuvrement, le reprendre, et le reperdre sans humeur, ou sans scandale le quitter encore. Ah! j'avois besoin de revoir mon pays. Oui, chaque jour j'en suis plus convaincu, c'est dans mon pays seulement qu'il me sera donné de retrouver des maîtresses tour à tour volages et tendres, frivoles et raisonnables, emportées et sages, timides et hardies, réservées et foibles; des maîtresses qui, possédant le grand art de se reproduire à chaque instant sous une forme différente, vous font goûter mille fois, au sein de la constance, les plaisirs piquans de l'infidélité; des maîtresses dissimulées, trompeuses, et même un peu perfides; usagées, spirituelles, adorables, comme M me de B… Ce n'est qu'aux heureuses femmes de Versailles et de Paris qu'il est permis de rencontrer des jeunes gens élégans sans prétention, beaux sans fatuité, complaisans sans bassesse, souvent indiscrets, mais par légèreté seulement, inconstans, mais par occasion, séducteurs, mais par instinct; d'ailleurs infatigables avec une figure efféminée; avec un air modeste, entreprenans jusqu'à la témérité; des jeunes gens qui, n'ayant jamais trop présumé ni de leur vive ardeur, ni de l'opportunité des lieux, ni de la facilité des personnes, surprennent celle-ci par les grands sentimens, celle-là par la gaieté, cette autre par l'audace; la défiante et craintive Émilie, dans son salon même où chacun peut entrer à toute heure; la coquette Arsinoé, non loin du lit conjugal où veille le jaloux; l'innocente Zulma, jusqu'au fond de l'étroite alcôve où sa vigilante maman vient de s'assoupir; des jeunes gens qui, favorisés de la sensibilité la plus expansive, peuvent très bien idolâtrer deux ou trois femmes à la fois; des amans enfin, des amans accomplis, comme Faublas, et comme… J'allois, Dieu me pardonne! citer Rosambert, mais je m'arrête; ce seroit, je le sens, profaner deux grands noms que de leur associer mon nom trop peu digne.»
A ce galant tableau, je reconnus le pinceau de Rosambert, et je ne pus m'empêcher de sourire. «Mon ami, ferai-je seul les frais de la conversation? poursuivit-il; allons, asseyez-vous et parlez à votre tour. Dites-moi, la belle Sophie, qu'est-elle devenue?—Hélas!—Malheureux époux, je vous entends… Et de sa rivale, qu'en faites-vous?—De sa rivale,… de sa rivale… Mais…—Bon! s'écria-t-il en riant, il va me demander laquelle! cela doit être. Il entre dans le monde avec tous les moyens de s'y distinguer; et sa première aventure le met encore en évidence! Il faut bien que les femmes se l'arrachent! heureux mortel!… Eh bien, voyons: les rivales de Sophie, combien sont-elles?—Elles sont une, mon ami.—Une! Quoi! la marquise vous retient toujours enchaîné?—La marquise!… Tenez, Monsieur le comte, laissons la marquise; je n'aime point à vous entendre parler d'elle.»
Le ton de ma réponse annonçoit un mouvement d'humeur qui fut bientôt calmé: car j'aimois encore Rosambert, et sa gaieté me séduisoit toujours. Mais en vain me fit-il cent questions pour apprendre ce qui m'étoit arrivé depuis notre séparation. J'eus le courage de lui refuser toute espèce de confidence: la confiance n'étoit pas revenue. «Voilà bien de la discrétion perdue, me dit-il enfin quand il me vit prêt à sortir; songez donc que, sans avoir seulement besoin de le demander, je saurai désormais tout ce que vous faites. Grâce à moi, grâce à la marquise, et surtout grâce à vos mérites, ajouta-t-il en riant, car je ne prétends en rien porter atteinte à votre gloire, grâce à vos mérites, vous voilà maintenant un personnage trop considérable pour que le public ne s'informe pas curieusement de ce que vous devenez. Mais, en attendant qu'il m'ait appris vos bonnes fortunes, Chevalier, je crois devoir vous le répéter: si vous aimez votre épouse, défiez-vous de M me de B… Votre épouse, je le gagerois, n'aura jamais de plus redoutable ennemie… Adieu, Faublas, à demain, car je compte sur votre parole; et la marquise, souvenez-vous-en bien, doit ignorer que votre amitié m'est rendue. Adieu.»
Un billet de M me de Montdésir arriva chez moi comme je venois d'y rentrer. La marquise me faisoit dire que le comte, dont les médecins avoient, dès la surveille, permis le transport, ne devoit pas être aussi mal que me l'annonçoit la prétendue lettre du prétendu valet de chambre. M me de B… me prioit, en conséquence, de vouloir bien ne pas faire à M. de Rosambert la visite sollicitée. «Je… je ne la ferai pas. Dites que je ne la ferai pas.» Telle fut l'insidieuse réponse que remporta le tardif commissionnaire.
Imprimé par Jouaust et Sigaux
POUR LA
PETITE BIBLIOTHÈQUE ARTISTIQUE
M DCCC LXXXIV
PETITE BIBLIOTHÈQUE ARTISTIQUE
Tirage in-16 sur papier de Hollande, plus 25 chine et 25 whatman.—Tirage en GRAND PAPIER (in-8 o ), à 170 pap. de Hollande, 20 chine, 20 whatman.
HEPTAMÉRON de la Reine de Navarre.—DÉCAMÉRON de Boccace, grav. de Flameng . | Épuisés. |
CENT NOUVELLES NOUVELLES, dessins de J. Garnier , grav. par Lalauze ou reprod. par l'héliogravure. 10 fasc. | 50 fr. |
MANON LESCAUT, grav. d' Hédouin . 2 vol. | 25 fr. |
GULLIVER ( Voyages de ), grav. de Lalauze . 4 vol. | 40 fr. |
VOYAGE SENTIMENTAL, grav. d' Hédouin . | 25 fr. |
RABELAIS, les Cinq Livres, grav. de Boilvin . | 60 fr. |
PERRAULT ( Contes de ), grav. de Lalauze . 2 vol. | 30 fr. |
CONTES RÉMOIS, du Comte de Chevigné, dessins de J. Worms , grav. par Rajon . | 20 fr. |
VOYAGE AUTOUR DE MA CHAMBRE, de X. de Maistre, grav. d' Hédouin . | 20 fr. |
ROMANS DE VOLTAIRE, grav. de Laguillermie . 5 fascicules. | 45 fr. |
ROBINSON CRUSOÉ, grav. de Mouilleron . 4 vol. | 40 fr. |
PAUL ET VIRGINIE, grav. de Laguillermie . | 20 fr. |
GIL BLAS, grav. de Los Rios . 4 vol. | 45 fr. |
CHANSONS DE NADAUD, grav. d' Ed. Morin . 3 vol. | 40 fr. |
PHYSIOLOGIE DU GOUT, grav. de Lalauze . 2 vol. | 60 fr. |
LE DIABLE BOITEUX, grav. de Lalauze . 2 vol. | 30 fr. |
ROMAN COMIQUE, grav. de Flameng . 3 vol. | 35 fr. |
CONFESSIONS de Rousseau, grav. d' Hédouin , 4 vol. | 50 fr. |
MILLE ET UNE NUITS, grav. de Lalauze . 10 vol. | 90 fr. |
LES DAMES GALANTES, dessins d' Ed. de Beaumont , gravés par Boilvin . 3 vol. | 40 fr. |
LES FACÉTIEUSES NUITS DE STRAPAROLE, dessins de J. Garnier , gravés par Champollion . 4 vol. | 45 fr. |
BEAUMARCHAIS: Mariage de Figaro , Barbier de Séville . Dessins d' Arcos , gravés par Monziès , 2 vol. | 32 fr. |
DIABLE AMOUREUX, grav. de Lalauze . 1 vol. | 20 fr. |
CONTES D'HOFFMANN, grav. de Lalauze . 2 vol. | 36 fr. |
Nota. — Les prix indiqués sont ceux du format in-16. S'adresser à la librairie pour les autres exemplaires.