Title : Le crime des riches
Author : Jean Lorrain
Release date : September 26, 2020 [eBook #63303]
Language : French
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: Produced by Clarity, Pierre Lacaze and the Online
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Les Lépillier
, roman. Paris, Giraud, 1885, in-18.
Très Russe
, roman. Paris, Giraud, 1886, in-18.
Dans l'Oratoire
(portraits de gens de lettres). Paris, Dalou, 1888,
in-18.
Sonyeuse.
Paris, E. Fasquelle, 1891, in-18.
Sensations et Souvenirs.
Paris, E. Fasquelle, 1895, in-18.
Un Démoniaque.
Paris, Dentu, 1895, in-18.
Une femme par jour
, illustrations de Mittis. Paris, Borel. 1896,
in-18.
Ames d'Automne
, illustrations d'Heidbrinck. Paris, E. Fasquelle.
1897, in-18.
Heures d'Afrique
(Notes de voyage). Paris, Fasquelle, 1899, in-18.
Madame Baringhel.
Paris, E. Fayard, 1899, in-18.
La Petite Classe
, préface de Barrès.
Histoires de Masques
(Couverture de Henry Bataille).
Monsieur de Phocas
(Couverture de Geo-Dupuis).
Poussières de Paris.
Princesses d'Ivoire et d'Ivresse
(Couverture de Manuel Orazi).
Le Vice Errant
(Couverture de Lorant-Helbron).
Monsieur de Baugrelon.
Propos d'âmes simples
(Couverture de Sem).
Fards et Poisons
(Couverture de Maignien).
L'Ecole des Vieilles Femmes.
La Maison Philibert , roman.
L'Ombre ardente.
Fasquelle, 1897.
Modernités.
Savine, Paris, 1885.
Les Griseries.
Tresse et Stock, 1887.
Le Sang des dieux
, Lemerre, 1882.
La Forêt bleue.
Brocéliande
, 1 acte, joué à l'Œuvre.
Yauthis
, 2 actes joué à l'Odéon.
IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE
DIX EXEMPLAIRES NUMÉROTÉS SUR PAPIER DE HOLLANDE
A vous, mon cher Valdagne qui, dans la Confession de Nicaise, avez si cruellement indiqué l'inique oppression de l'argent, sa tyrannie dissolvante et sa féroce emprise sur la bêtise hypnotisée des foules .
A vous l'évocateur de la petite bourgeoise aux appétits de catin, du mari lâche et complaisant aux frasques lucratives de sa femme, et de l'amant moderne, associé de sa maîtresse et bon conseilleur des faiblesses qui le font vivre et du crime qui l'enrichira, je dédie ce Crime des riches qui pourrait être aussi le Crime d'être riche, car les caprices monstrueux, nés de la veulerie et de l'ennui des millions usurpés, entraînent physiquement et physiologiquement toutes les tares, et, si le Crime des riches échappe à la loi, protégé qu'il est par la lâcheté des gouvernements et des masses, la nature, elle, plus vraie que la société, donne l'exemple de l'anarchie en abandonnant les misérables forçats du capital à la folie et à la honte des pires aberrations.
Trouvez ici toute ma joie d'avoir pu les constater et tout mon orgueil de vous les offrir en hommage d'admiration et d'amitié.
Nice, ce 21 avril 1905.
—Et ce vieux monsieur à cheveux blancs, l'air d'un clergyman, qui se retire avec cette vieille dame engoncée de pelleteries magnifiques vingt-cinq mille francs au moins de perles aux oreilles, la dame? Monsieur votre père les reconduit jusqu'au seuil du salon.
—Les Dombrokine, une des plus belles villas de la côte et une des plus grosses fortunes de la Riviera, mais toute une histoire, le petit-fils de Serge l'Assassin.
—Vous dites?...
—Oui, le petit-fils de Serge l'Assassin. Le grand-père était courrier. Il voyageait avec je ne sais quel grand seigneur et l'aurait expédié dans [Pg 10] une auberge; les Calabres étaient alors discrètes autant que périlleuses. Le Dombrokine était très beau et se mit à visiter les Cours; il réussit à celle de Galice, jusqu'à se faire aimer de la reine ou sinon d'une infante; le portrait de l'amie royale orne la galerie de la villa, je vous y conduirai quand vous voudrez. C'est une fortune toute personnelle et qui ne date pas d'un siècle. Le titre est encore plus récent: grabat d'auberge et alcôve princière, c'est de la noblesse de ciel de lit. Le comte actuel fait de l'usure, c'est la providence des décavés de Monte-Carlo. Quand voulez-vous que nous allions chez lui?
—Nous attendrons, si vous le voulez bien. Et cette grande dame, cette somptueuse vieille dame en fracassante robe de moire mauve, et plus diamantée qu'une vitrine de chez Morgan? Eh! matoche! quel luxe de bagues!
—La marquise de Penafiore, noblesse espagnole. A débuté dans les Flandres en figurant à la Grotte de Calypso d'Anvers, au fameux Rydeck aujourd'hui disparu, possède d'authentiques bibelots, sinon d'authentiques parchemins. Personne n'a jamais vu ni connu le marquis.
D'ailleurs, salon très fermé et pour cause, une vieille habitude que la marquise n'a pas dépouillée en vieillissant, mais si bonne et si généreuse est adorée des pauvres. Voulez-vous que je vous présente? Elle raffole des jeunes gens.
— Non, merci, je la trouve un peu trop blonde.
— Alors laissez-moi vous présenter à Lady Sandrigham. Trois maris véridiques, celle-là, les deux derniers enterrés dans son merveilleux jardin d'Antibes. Elle donne des fêtes superbes, c'est un des clous de la Riviera. Vous admirerez les mausolées des conjoints; le comte Zicco s'est suicidé, lord Sandrigham est mort d'une chute de cheval, c'est une femme à accidents. Elle a marié ses filles selon son cœur (ce sont des ennemis qui l'affirment) et ses gendres vivent à demeure chez elle tous les hivers; c'est la maison la plus hospitalière de la côte, et quelles serres d'orchidées! Elles coûtent bon an mal an près de quarante mille francs d'entretien; il faut absolument aller chez Lady Sandrigham.
— Nous irons donc, mais remettons la présentation, je ne me sens pas en forme aujourd'hui. [Pg 12] Et ce vieux beau, campé comme un cavalier d'Antonio le More, tudieu! Il ne lui manque que la cape et la fraise, et quel regard. Un vrai portrait des Ufizzi. Un prince italien pour le moins?
—Pis, Sicilien. A éviter. Sans fortune, vit d'expédients, est l'homme de toutes les combinaziones et dangereux comme l'aqua-tofana, est soupçonné d'avoir un peu hâté la fin de la vieille comtesse Meningen, une ancienne dame d'honneur de la Cour d'Autriche, qui raffolait du prince Grégorino. Il l'avait emmenée en Sicile pour l'épouser dans la chapelle Palatine, elle n'est jamais revenue de Palerme.
—Et il vit, ce beau prince Ruffiano?
—D'une vieille danseuse, la Merutti de la Scala de Milan, une épave de Nice, qui le tient par les petits plats italiens qu'elle lui confectionne dans son troisième de la rue d'Amérique, là-bas dans le quartier de la Gare; mais il la bat comme plâtre , la povera, et la trompe avec toutes les souillons des brasseries voisines; d'ailleurs spirituel comme Goldoni lui-même et plein d'anecdotes, un charmeur ...
—Nous l'éviterons donc. Et ce jeune homme là-bas, appuyé en cariatide au chambranle de la cheminée, l'air d'une élégie et d'un mal blanc avec ses yeux liquoreux et sa pâleur bouffie?
—Jacopo Amforti, un poète corse, fumeur d'opium pour la galerie, vit en concubinage avec une coiffeuse, professe le dédain de l'argent, des plaisirs et des femmes et se fait nourrir dans les bars: il dirige un petit journal. Condamné deux fois pour diffamation.
—Et vous le recevez?
—Il faut bien, il nous traînerait dans la boue. Nous lui faisons faire par an deux conférences à cinq louis et lui prenons dix abonnements, coût quinze louis. Et l'on dort tranquille.
—Tout un an.
Dans le salon, d'autres femmes évoluaient et d'autres hommes aussi, redingotes et jaquettes du côté mâle, longues pelisses de zibelines ou lourds manteaux bossués de broderies pour le beau sexe. La glace sans tain d'une grande baie vitrée encadrait les groupes d'un mouvant et réel décor: un enchevêtrement de palmiers, de roseaux d'Espagne et de glauques agaves, dominés par les [Pg 14] cimes tournoyantes de hauts cyprès secoués par le mistral; car le mistral faisait rage pendant cette matinée offerte aux hiverneurs de la Riviera dans cette ville de la Pointe Saint-Jean; et sur un ciel froid de bourrasque, se rebroussait, luisante et convulsée, la verdure en émoi d'une forêt d'oliviers.
Oh! ce moutonnement blêmissant et bleuâtre de trois hectares de vergers siciliens! Leurs frissons argentés descendaient en lueurs courtes jusqu'au bleu de la mer. En face, le rocher l'Eze, la cime de la Turbie avançaient leurs éperons dans la turquoise liquide des golfes, et jusqu'à la pointe de l'Italie, délicieusement atténuée et lumineuse, c'était, surplombée par la crête énorme du Carnier, une courbe héroïque de caps et de promontoires. Au fond de la baie, le rivage de Beaulieu s'émaillait de villas.
—Pourquoi me gâtez-vous ce paysage, disais-je au fils de la maison, vous m'attristez avec vos racontars. Avouez-moi que vous vous êtes payé ma tête, d'ailleurs comment ces gens-là seraient-ils chez vous? Votre père ne supporterait pas toutes ces tares.—Des tares! mais cela n'a [Pg 15] aucune importance ici, et puis il est très possible que ce soit des calomnies. La médisance est dans l'air du pays, il y a une poussée de sève et une générosité du sol qui font fleurir les aventures dans le passé des gens, comme, les anémones aux talus et aux noms roturiers des titres de noblesse. La marquise de Penafiore est peut-être une très honnête femme, lady Sandrigham n'a sans doute jamais assassiné aucun mari et il est plus que probable que le grand-père de Dombrokine n'a jamais dévalisé personne; mais cela fait plaisir à tout le monde de rapporter et de colporter ces petites histoires, cela amuse qui les écoute et on a l'air bien informé. Du reste, cela n'empêche personne de les recevoir, au contraire. Cela ajoute au prestige des gens: un passé criminel est une telle auréole. La Riviera est le pays des légendes; jamais mauvaise réputation n'y a nui à personne. On y est curieux de scandales et avide de nouveautés; une presse spéciale y vit aux frais des imbéciles et l'audace y tient lieu de solvabilité et d'orthographe. Les diffamations y ont si peu d'importance, que les tribunaux mêmes ne poursuivent pas. Ce sont propos [Pg 16] de bals masqués; et pour cause, car s'il fut jamais société extravagante et drôlatique à faire pouffer même un mort avancé, c'est bien celle que l'on rencontre ici, de Saint-Raphaël à Menton, en comptant Antibes et le Cap Martin.
Toutes les folles et tous les fous de la terre, tous les déséquilibrés et tous les hystériques se donnent ici rendez-vous, oui, tous en vérité. Il en vient de Russie, il en vient d'Amérique, il en vient du Thibet et de l'Afrique australe; et quel choix de princes et de princesses, de marquises et de ducs, les vrais et les faux, les plus solidement rivés dans l'opinion publique comme les plus notablement compromis! Et que de Majestés, les régnantes et les déchues, les celles en exil, les déposées et celles à la veille de l'être! les rois sans liste civile et les ex-reines encombrées de budgets, les vrais budgets, ceux des économies du règne. Et que sais-je encore! toutes les unions morganatiques, toutes les anciennes maîtresses d'empereurs, tout le stock des ex-favorites! Et des croupiers épousés par de millionnaires Yankees, et des tziganes enlevés par des princesses, et des ex-marmitons devenus secrétaires [Pg 17] de princes, et des pianistes déconcertants pour tous les concerts intimes, Liszt, Franck et Chopin toutes les phtisies roucoulantes de Schumann, des artilleurs aimés par de grandes tendresses, des cochers pour baronnes moscovites et des Alpins pour boyards nihilistes, théosophistes et voyageurs; et là-dessus quel inénarrable lot de vieilles dames! les vieilles dames!!! Et Vanonges scandait les mots: les vieilles dames!
La Riviera est leur patrie imméritée; nulle part vous ne rencontrerez pareille collection de jeunes centenaires et d'autruches pavoisées. Certains matins soleilleux de la Promenade des Anglais valent les fresques d'Orcagna au Campo Santo de Pise. Pas besoin d'aller en Italie, vous avez ici le même ciel et les mêmes ostéologies récrépites à neuf, retapées et fardées. Le climat les prolonge, mais notre œil en souffre. Et certains soirs, à l'Opéra de Nice donc, il y a des entr'actes où la salle apparaît macabre avec tous ces siècles dans les loges entassés. C'est à croire qu'on ne ferme pas les cimetières, la nuit, et que les macchabées s'en échappent; et le maquillage de ces belles ancestrales! Il y en a de si blêmes sous leurs bouclettes [Pg 18] blondes qu'on les croirait poudrées avec de la râclure d'ossements; mais leurs modes sont si charmantes et leurs diamants d'une eau si pure qu'il faut bien leur pardonner. Toutes, du reste, sont nobles: baronnes, vicomtesses, comtesses et marquises. Voyez ici chez mon père, sauf Amforti et vous, nous sommes tous titrés. O Riviera, Riviera, bleu paradis des rastaquouères et des déséquilibrés, les faux nez y fleurissent encore plus que le mimosa, les faux nez et les faux noms et les faux titres. Cela nous vient en traversant le Var, ce Rubicon des Alpes-Maritimes.
A part cela, le pays est divin; il le serait peut-être moins sans cela. C'est l'ombre nécessaire au tableau, bien petites ombres dans l'étincellement de lumière et les immenses nappes de ciel de ce prestigieux climat. Attendez seulement un mois, quand les amandiers seront en fleurs et que le bleu du large s'éclaboussera de floconnements roses qui seront autant de branches de pruniers et de pêchers; c'est alors que vous sentirez monter des golfes et des promontoires la poésie virgilienne de nos vergers d'oliviers. Avril [Pg 19] sur la Riviera! Ah! la silhouette violâtre du rocher d'Ezet et du Carnier, les arabesques d'or de l'Estérel dans le couchant, là-bas, à l'extrémité de la baie des Anges, la nostalgie des voiles latines tachant de rouille l'horizon, et sur le bloc des môles cette eurythmie antique: les pieds nus des pêcheurs! C'est alors que vous les retrouverez à tous les tournants de route, les coins d'Italie, de Sicile et d'idylles dont nous portons en nous le rêve ou le souvenir. Avril, quand les affreux Cooks du carnaval ont disparu, emportés par les derniers trains de plaisir et que les Altesses sont signalées. Avril, quand Édouard VII à Cannes et Léopold à Beaulieu déchaînent à toute vitesse, le long de la Corniche, toutes les courses à l'abîme des grands automobiles.
Martingales et poudres de riz, soda-water et relents de pétrole, cake-walks, gigues et tarentelles, tableaux vivants et premières de Gunsbourg, comptes rendus du Petit Niçois, de l' Éclaireur et du Monde Élégant, annonçant vingt-cinq matinées par jour et, le soir, les cinquante débuts de cinquante chanteuses mondaines toutes étrangères, de Boston, de Milan, de Varsovie [Pg 20] ou de Berlin; réceptions annoncées, clamées et réclamées de toutes les noblesses d'hier, d'aujourd'hui et de demain; soirées privées et bals d'hôtels, prose enchantée du Nice littéraire et du Petit Monégasque célébrant l'arrivée du trust de charbon, du roi du cuivre et de l'empereur du bœuf salé, iris noirs de Suze, iris verts de Menton, œillets du Var et violettes de Parme, c'est alors que toute la Riviera flamboie, rutile, grouille et poudroie dans de la clarté, dans du vacarme, dans des parfums et du mistral.
O les grandes orgues du vent dans les sapins du cap d'Antibes et les élégies de Mme de Montgommery à travers les chines verts du cap Martin!
—Tu n'es pas encore couchée, grand'mère? A ton âge? Tu vas prendre mal.—Les cimetières sont donc ouverts la nuit?—Le service de la voirie est bien mal fait!—Il n'y a pas de police de morts, à Nice?—Un beau domino, mais un fichu corset.—De 1840 au moins? Il date.—Madame est riche.—N'ôte pas ton masque! Comme tu regardes les hommes, mâtin! quels yeux!—Ceux de ton temps étaient mieux, avoue-le.—Combien tu regrettes... Ton temps perdu.—Laissez donc, madame en guette un petit de son âge.»
Les sarcasmes pleuvaient sur le domino réfugié, [Pg 22] cerné, acculé dans un angle du couloir. C'était au dernier veglione de Nice: une bande de joyeux fêtards avait fait cercle autour du camail et de la robe de moire d'un masque hermétiquement clos: deux tours d'Alençon soigneusement ramenés et rabattus sur un loup, dont le satin jaune luisait.
La femme qui se dissimulait sous ce double voile n'était pas, ce soir de mardi gras, en quête d'aventure. Engoncée de soie roide, la taille volontairement volumineuse... et méconnaissable sous les plis d'un domino ample, le masque dévisageait obstinément tous les hommes et d'un œil de policier fouillait les recoins de la salle et des couloirs. L'inconnue allait, uniquement préoccupée de découvrir quelqu'un, et ce quelqu'un, le hasard s'obstinait à ne pas le mettre sur ses pas. Déjà depuis deux heures, le domino jonquille rôdait inquisiteur, en arrêt devant tous les groupes, inventoriant dans un forcené pourchas les consommateurs du buffet, les flirteurs du foyer et les danseurs du bal.
Son manège avait fini par intriguer quelques habits noirs. Indifférente à toutes les attaques, [Pg 23] à la moindre tentative d'emprise la femme se dégageait prestement, glissait comme une anguille entre les mains fureteuses, et, murée dans son silence, poursuivait sa chasse à la porte des loges et dans les plus infimes couloirs.
Piqués au vif, quelques noceurs avaient résolu d'en avoir le cœur net. Ils avaient guetté le domino jaune et, le cernant au bas d'un petit escalier, l'avaient acculé dans un coin. Le domino était devenu cible, on le criblait maintenant de saillies mordantes. La main finement gantée, l'étroitesse du pied moulé dans les jours d'un bas de soie noire avaient trahi une élégante. La femme traquée ne disait pas un mot: à petits coups cinglants d'éventail elle décourageait les mains entreprenantes et tenait en respect les oseurs: mais aux pires hypothèses sur son physique et sur son âge elle opposait un mutisme obstiné. En vain la lâcheté des mâles surexcités l'insultait-elle maintenant à cœur joie; la goujaterie de ses agresseurs ne faisait pas tressaillir un pli du domino. Seulement, parfois, sous les dentelles et le satin du loup deux yeux d'acier flambaient étrangement.
Des gens avaient fini par s'attrouper autour de ce combat d'une femme isolée contre huit hommes, et de Bergues avait fait comme les autres, curiosité ou désœuvrement, dans la tristesse tumultueuse et morne de ce bal.
D'autres dominos s'étaient mis de la partie: «Démasquez-le, braillait une fille à demi-nue dans les velours ciselés et les brocarts déteints d'une dogaresse de louage, c'est un homme! Démasquez-le!» Et chatouillée par deux cavaliers à faux nez, la Vénitienne d'occasion se renversait et s'offrait avec un rire hystérique.
Le domino se taisait toujours, mais les ripostes de son éventail étaient devenues rageuses. Un énervement gagnait l'inconnue, ses coups maintenant faisaient mal.
«Tu te fâches...», mais, bousculant le groupe qui l'emprisonnait, la femme venait de se frayer un brusque passage vers deux dominos de satin blanc, tout à coup surgis à la porte du foyer. Depuis leur apparition, ses étranges yeux clairs ne quittaient plus le couple.
Le domino jonquille allait droit à eux et d'un geste emporté, sans que rien n'eût fait prévoir [Pg 25] une telle violence, en un clin d'œil arrachait aux deux déguisés leurs loups. Démasqués, les deux dominos, un jeune homme et une jeune femme demeuraient figés de stupeur. C'était un tollé général. On huait l'incorrection du domino jonquille.
La femme qui venait de commettre cet acte inqualifiable, balbutiait, tremblante et d'une voix étranglée: «Pardon, pardon, je me suis trompée.» Le couple qu'elle venait d'insulter si gravement n'était pas celui qu'elle cherchait; mais le public n'admettait pas sa méprise. Celle qui venait de s'en rendre coupable était assiégée, insultée, molestée par la foule; on s'ameutait dans les couloirs.
«Démasquez-le, démasquez-le, braillaient des voix devenues peuple, c'est un homme!» Déjà des mains se tendaient vers les dentelles et le loup du masque.
La femme, atterrée, ne se défendait plus. De Bergues, poussé maintenant au premier rang des curieux, lisait dans la pâleur des yeux devinés un tel effroi, une telle détresse qu'il s'en sentait tout remué. Il écartait les agresseurs, et, [Pg 26] s'emparant du bras de la misérable: «Laissez, je connais madame. C'est une malade, une malheureuse malade. De grâce, messieurs, un peu de courtoisie, ne molestez pas une femme... Vous étouffez madame! je vous garantis que c'est une femme...»
L'assurance de son ton, son encolure et sa prestance en imposaient; la voix de de Bergues faisait taire les murmures. De vagues engueulades, des gouailleries de bal masqué s'éteignaient dans une rumeur.
Le domino jaune avait posé son bras sur celui de de Bergues. «Appuyez-vous sur moi, madame, soyez sans crainte. Où dois-je vous conduire?—A ma voiture, répondit moins une voix qu'un râle, le numéro 1.229.
La femme maintenant défaillait: de Bergues devait la soutenir. Il descendait lentement l'escalier, un chasseur hélait le fiacre, le jeune homme mettait le domino en voiture.—Votre nom, votre carte, monsieur, implorait un souffle, que je sache au moins à qui je dois... Merci, merci. Voulez-vous dire au cocher de retourner où il m'a prise, à l'hôtel d'où je viens.»
Et la portière se refermait sur l'inconnue.
De Bergues avait tout à fait oublié cette aventure, quand, à trois semaines de là, le courrier du matin lui apportait une longue enveloppe de bristol résistant et bleuâtre timbrée d'argent mat; l'écriture lui était complètement étrangère.
Le jeune homme faisait sauter le cachet.
La duchesse d'Eberstein-Asmidof serait heureuse de recevoir M. Henri de Bergues à la Pergola. Elle lui serait même reconnaissante de vouloir bien ne pas trop différer sa visite. La duchesse sera chez elle le lundi, le mercredi et le vendredi de la semaine prochaine, de trois à sept. M. Henri de Bergues sera le bien venu. Inutile que M. Henri de Bergues prévienne la duchesse de sa visite. On ose absolument compter sur lui.
Le billet laissait le jeune homme rêveur.
La Pergola, la duchesse d'Eberstein-Asmidof.
De Bergues ne connaissait que trop de réputation la châtelaine de la Pergola. Ses déportements [Pg 28] étaient depuis dix ans la fable et le scandale de la Riviera; le domaine d'Antibes avait lui-même sa légende.
On y montrait la place où le comte Zicco, un des amants de la duchesse, s'était tué dans une chute de cheval, et cela dans une des allées du parc. La monture emballée avait buté contre un cactus géant, et l'homme désarçonné, pris entre sa bête et les dards onglés et coupants de la plante, était mort. La duchesse avait fait enterrer son amant à la place même du désastre. En Riviera on ne refuse rien aux millions et surtout aux millions des personnalités princières, et la duchesse était par sa mère une Scatelberg-Emerfield.
De branche allemande, elle avait épousé à seize ans le duc d'Eberstein-Asmidof qu'on disait impuissant. Les Asmidof n'avaient pas d'enfants. A la cour de Finlande on avait tout d'abord excusé les écarts de la jeune femme, mais le scandale de ses caprices avait pris un tel retentissement, que le grand-duc régnant avait dû prier le jeune ménage d'aller donner ailleurs le spectacle de ses fantaisies.
La Riviera en avait hérité. Depuis dix ans cette Allemande, qui devait avoir maintenant dépassé la quarantaine, trouvait moyen d'étonner la Côte d'Azur; et la côte est pourtant assez blasée sur les excentricités de ses hôtes.
Le duc d'Eberstein n'existait pas pour sa femme. Musicien accompli, piqué même de la folie de la composition et tout acquis à la manière de Wagner, il passait ses journées et une partie de ses nuits à élaborer de pénibles opéras que ne montait pas Monte-Carlo. Sa femme n'existait pas pour lui. Toutes ses préférences étaient pour l'harmonie, le contre-point, la fugue et quelques vagues compositeurs ou musicastres qu'il hébergeait à tour de rôle à la Pergola, jusqu'à concurrence de quelque nouveau favori, car les engouements du duc étaient plutôt brefs.
Ceux de la duchesse avaient plus de durée. Cette Allemande était une passionnée, mais elle avait la main malheureuse et ses amants avaient des fins assez tragiques. Ses amants... c'est-à-dire on en citait deux, le Hongrois, le comte Zicco, mort si malencontreusement à la Pergola dans une promenade matinale, et le beau chevalier [Pg 30] Contaldini, tombé dans une crevasse pendant un séjour du duc et de la duchesse à Saint-Moritz. Le nouvel amant accompagnait, cet été-là, le couple dans les Alpes.
La duchesse était, bien entendu, étrangère à tous ces trépas, et jamais un soupçon ne l'avait effleurée, mais elle en gardait une auréole sinistre. Dans le pays cette exsangue et maigre duchesse Wilhena passait pour avoir le mauvais œil. On lui prêtait d'autres aventures.
Un dimanche de Carnaval, où elle s'était risquée sous le loup dans les rues de Cannes et s'était mêlée au corso populaire, en quête, on le voulait..., d'émotions anonymes, elle aurait été reconnue et démasquée par des pêcheurs. L'intervention de la police l'avait seule préservée de l'insulte.
Qu'y avait-il de vrai dans tout cela? L'amant actuel de la duchesse, un Américain à peau blanche tacheté de son, master Thomas Barret, un roux râblé à mufle de dogue avec, dans les yeux bougeurs, la clarté d'eau de deux étranges prunelles vertes, la désespérait de ses frasques et lui coûtait des sommes. L'Américain était [Pg 31] coureur et joueur. La misérable était folle de cet amant, le dernier peut-être, car la duchesse n'avait jamais été jolie, et maintenant la quarantaine l'alourdissait. Les sports, le surmenage d'une vie sentimentale et nerveuse, ses coups de tête et de cœur avaient brouillé son teint, flétri ses yeux. Elle se cramponnait à cet ultime amour avec l'énergie désespérée d'une femme qui se noie et n'en était plus à se compromettre. Elle avait déjà tout osé, tout commis pour ce beau Saxon au mufle carré et court.
C'est à tout cela et à bien d'autres choses encore que songeait de Bergues dans le rapide de Nice à Cannes. Il le quitterait à Antibes pour se rendre à l'invitation de la duchesse.
Il s'était enfin décidé à tenter le voyage; une certaine appréhension lui étreignait l'estomac et, plus ému qu'il n'eût voulu se l'avouer, le jeune homme se laissait secouer par la trépidation des freins en se demandant qu'est-ce que pouvait bien lui vouloir l'Allemande de la Pergola.
Sa fatuité n'allait pas jusqu'à redouter pour lui un caprice de l'Altesse. Tout enchanté qu'il fût de sa personne, de Bergues était édifié sur [Pg 32] son physique; il n'avait ni l'élégance rare d'un Zicco, ni les yeux admirables d'un Contaldini, ni le rable prometteur d'un Barett... mais tout de même, est-ce qu'on pouvait savoir avec ses créatures! Et décontenancé, de Bergues sentait sourdre en lui des effarements de Joseph.
«Antibes, trois minutes d'arrêt.»
De Bergues traversait une enfilade de vastes salons; les mollets cambrés d'un laquais en bas de soie le précédaient; des escarpins à semelles feutrées glissaient sans bruit sur les parquets luisants, miroités de reflets. Des losanges et des rosaces, bois de rose et bois des îles, aggravaient encore la solitude des pièces. Un valet de pied, debout contre une porte, en ouvrait les battants et introduisait de Bergues dans un fumoir.
C'était une haute salle en rotonde et qu'une immense glace sans tain éclairait toute, une glace incurvée, dont l'épaisseur épousait la courbe de la muraille. Le bleu du ciel et le bleu du large entraient à la fois par la baie, on se serait cru en pleine mer. Cette chambre de bord [Pg 34] était meublée de confortables sièges anglais, divans de cuir et fauteuils de Maple. Il y régnait une atmosphère de maryland, de tabac turc et d'opoponax; des très beaux tapis d'Orient, fond rose et fond vert, et, sur une lourde table d'acajou, d'énormes roses Paul Néron dans une buire de cristal étaient le seul luxe de ce fumoir.
De Bergues le parcourait d'un regard et presque en même temps une porte latérale s'ouvrait à gauche, livrant passage à une femme. Elle entrait d'un pas délibéré, presque masculin et tendait la main au jeune homme: «Merci d'être venu, monsieur, et pardonnez-moi la liberté grande que j'ai prise en vous priant de venir ici; mais je tenais à vous remercier d'une précédente courtoisie. Vous n'êtes pas inconnu pour moi». Et la duchesse, se laissant tomber dans un fauteuil de cuir, invitait de Bergues à s'asseoir.
Tout cela avait été si prompt et si imprévu, qu'il avait à peine eu le temps de l'examiner. La duchesse avait croisé négligemment une jambe sur l'autre dans une pose abandonnée et virile et se prêtait maintenant à l'examen. C'était une [Pg 35] grande femme aux épaules carrées et aux hanches absentes, bâtie comme un uhlan et qui n'avait plus ni fraîcheur ni jeunesse; le teint gâté par le grand air, les paupières meurtries et les lèvres fanées par la fièvre achevaient la disgrâce d'un visage chevalin, mais elle avait des mains admirables, des mains longues et blanches aux doigts fuselés, sans un joyau d'ailleurs...; et ses cheveux, tordus en câble sur une nuque violente, étaient d'un or solide et lourd. Coiffée par eux d'un casque de métal, la duchesse étonnait par le contraste de sa face sombre avec la clarté de cette coruscante toison.
Plus on la regardait, plus on voulait la regarder. Sa laideur n'était qu'apparente. Une souplesse de félin animait et brisait ce corps un peu massif de jeune guerrier; la vivacité de ses gestes, leur brusquerie voulue n'en excluaient pas une langueur passionnée et même dans son attitude garçonnière de sportswoman aux jambes croisées, il y avait comme une ardeur offerte.
Elle était sans grâce, mais non sans charme, inattendue et déconcertante. Ses moindres mouvements [Pg 36] avaient de la race et, si la face ravagée et vieillie accusait plus de quarante ans, d'inoubliables yeux vivaient sous ses paupières lasses, des yeux gris et changeants, couleur de sardoine, cette pierre étrange dont l'éclat s'avive dans l'eau. Il y avait dans les prunelles de la duchesse comme une flamme sourde et, quand elle les posait sur vous, c'était la sensation d'une brûlure sur la peau et d'une cuisson au cœur.
Il y eut un silence. La duchesse avait baissé les yeux pour mieux laisser de Bergues la contempler. Elle les relevait brusquement et, les plantant hardiment dans ceux du jeune homme: «Vous ne me reconnaissez pas?» Et sa voix sifflait un peu ironique. «Il faut croire que j'étais bien masquée. Je ne veux pas laisser plus longtemps d'équivoque entre nous, monsieur, je suis le domino du dernier Veglione, le domino jonquille, que vous avez si spontanément et si généreusement défendu contre la goujaterie du public des couloirs. Vous avez été tout simplement héroïque, monsieur, ne vous défendez pas; car, en vous interposant entre moi et la [Pg 37] foule, vous affrontiez le pire des dangers, le ridicule. J'étais grotesque, je le sais, volontairement grotesque, je ne voulais pas être reconnue et, quand les hommes d'esprit de cette morne fête me traitaient de travesti et de vieille femme, rien ne me rassurait plus que leurs stupides attaques. Elles me prouvaient combien j'étais loin de leur pensée: mon incognito était bien gardé, mais ces deux dominos blancs sont passés, j'ai cru reconnaître le couple pour lequel j'étais venue, j'ai perdu la tête et j'ai risqué ce malheureux geste. Ce geste a déchaîné la foule et sans vous j'étais perdue. J'ai vu le moment où j'allais être démasquée, déshabillée peut-être par des mains féroces de manants et de mufles et j'ai connu le frisson des misérables femmes tombées au pouvoir de l'émeute, les jours de fureur populaire. Quand, fendant le flot des masques, vous m'avez pris le bras pour me tirer de cette impasse, saviez-vous à quoi je songeais, sous mon loup et mes dentelles? C'est fou et c'est ainsi: à la princesse de Lamballe égorgée par les Septembriseurs; oui, dans ce Veglione, c'est la princesse de Lamballe, assommée et [Pg 38] dépecée au seuil de la Force, dont la vision s'imposait obsédante au milieu de toutes ces faces gouailleuses et de ces masques ricaneurs.
«... Et vous, vous êtes venu. Seul entre tous, vous avez deviné mon affreuse détresse, mon angoisse et ma terreur! J'étais si malheureuse ce soir-là, si malheureuse! Et sans me connaître, mais ému de pitié pour l'être douloureux que vous deviniez en moi, vous avez tenu tête à ces brutes, vous avez dit... ce qu'il fallait dire, je ne sais plus quoi et vous m'avez offert votre bras... et le cauchemar s'est dissipé et, vingt minutes après, j'étais à mon hôtel; en sûreté et je pouvais croire que j'avais fait un mauvais rêve... et voilà pourquoi je vous tends mes deux mains, monsieur, en vous disant merci du fond du cœur.»
La duchesse s'était levée et avait pris les mains de de Bergues dans les siennes.
Elle le regardait de haut en bas, le dominant de tout son buste et semblant jouir de sa confusion. «Et nous pourrions en rester là. Vous m'avez sauvée, je vous ai remercié. J'ai tenu à le faire de vive voix et chez moi; le valet de [Pg 39] pied pourrait maintenant vous reconduire et tout serait dit, l'aventure serait terminée. Quand vous m'avez délivrée de toute cette racaille, vous ignoriez que vous preniez la défense de la princesse d'Ebernstein Asmidoff. Votre pitié d'homme et votre courtoisie de galant homme vous ont seules poussé à cet acte... Mais je ne me croirai pas, moi, une Scaterberg-Eberfield, si je m'en tenais là.» Et sur un mouvement irréfléchi de de Bergues. «Vous saurez pourquoi j'étais à ce bal, et d'autres choses encore. Il me plaît de me confesser un peu à vous, je suis protestante et j'ignore la confession. Oh! ce n'est pas que je veuille me justifier. Toute gâchée que soit ma vie, tout ce que j'ai fait, je le referais encore si la chose était à refaire, mais cela me soulagera de causer un peu avec vous; cela débridera l'abcès comme disent les chirurgiens. Si je vous prends comme confident, c'est que dans ma vie déjà longue de femme de quarante ans, vous êtes le premier galant homme et le premier honnête homme peut-être qu'il m'ait été donné de rencontrer, oh! je n'excepte même pas le duc. Avant votre rencontre (j'ai eu des [Pg 40] amants, pourquoi m'en cacherai-je, toute l'Europe le sait, et ceux, que j'ai eus dans ce pays, ont pris soin de le clamer sur la Riviera). Avant votre rencontre, tous ceux que j'ai connus: des poupées, des ruffians ou des goujats... Je suis mal mariée, je ne suis pas jolie, j'ai des millions et je suis née indépendante, le duc me laisse libre de mes actions. Vous jugez de ma vie, moi qui eusse été une épouse et une mère admirables si j'avais eu un mari et des enfants... Le duc n'est qu'un musicien, n'insistez pas. Oui, c'est ainsi. Des cerveaux vides et de gros appétits de plaisir et d'argent, voilà ce que j'ai trouvé toujours autour de moi. Et la présence de tels êtres dans mon ombre est logique: ma naissance et ma situation ont fait de moi une proie...
«Tayaut! En chasse! la meute des bas instincts est accourue, toutes les convoitises allumées me traquent et m'ont traquée, c'est la curée de la duchesse d'Ebernstein Asmidoff. On me dit si follement généreuse, n'est-ce pas, monsieur?»
Et sur un geste de de Bergues: «Ne protestez pas, vous connaissez Thomas Barett, l'Américain que l'on me prête pour amant et qui l'est [Pg 41] en effet. C'est pour lui que j'étais à ce Veglione. On m'avait prévenue qu'il y serait avec une autre femme, et une femme jeune, jolie, et qu'il désire et qu'il aime, car moi... On n'aime pas la duchesse d'Ebernstein, on en est l'amant. Oui, c'est ainsi, je n'ai aucune illusion sur Thomas Barett, je le méprise et je l'adore: c'est de la bassesse, mais c'est aussi de l'amour. Le mépris n'exclut pas la passion, au contraire, et les manuels d'éducation pour jeunes filles établissent seuls qu'on ne peut aimer que ce qu'on estime: leçons de cithare et romances sans paroles de Mendelssohn, cela est du même bateau, comme vous dites dans votre argot français.
«Donc, j'aime Thomas Barett, je l'aime follement, éperdument, avec la frénésie d'une femme qui se meurt, car, après lui, je le sens, je n'aurai plus le courage de renouer une autre intrigue. Les miroirs ne mentent pas, je sais quelle figure m'a faite l'amour de l'amour. Après Barett, que je chéris lâchement pour tout le mal qu'il me fait, je n'aurai plus de liaison et je glisserai froidement au libertinage: ce sera la passade à l'heure ou à la nuit avec les croupiers [Pg 42] de cercle, les musicanti, les cochers de grande remise et les coureurs de vélodromes, clientèle habituelle de toutes les vieilles belles échouées en Riviera.»
Et avec une flamme bleue dans ses prunelles apparues agrandies, toute sa pauvre face transfigurée par la passion: «Aussi, quand le lundi gras, un billet anonyme me prévenait que Thomas Barett, que je croyais à Paris ( il avait pris congé de moi le samedi ) se cachait à Nice avec une jeune maîtresse, qu'ils y suivaient les fêtes du Carnaval et assisteraient le mardi au Veglione de l'Opéra, tout mon sang ne faisait qu'un tour.
«Le billet donnait le détail de leur journée de la veille. Ils avaient été à la Redoute après avoir suivi dans la journée la bataille des confettis. On ne savait où ils étaient descendus, mais une indiscrétion de costumier avait révélé la couleur des dominos qu'ils porteraient au Veglione du mardi. Barett et son amie seraient en satin blanc fleuri d'œillets et de mimosas. La lettre était signée: Une femme qui se venge, car elle l'aimait comme vous .
Cette lettre! le cœur me chavirait sous les côtes en la lisant, et j'avais dans les veines le froid de la mort et la brûlure de la fièvre. Une angoisse m'étouffait, car cette lettre était la preuve de la double trahison.
«Trompée, certes, je savais qu'il me trompait depuis longtemps, mais pas avec cette duplicité et ce cynisme, dans le pays même, à une heure d'Antibes où personne n'ignore que cet homme est mon amant, et puis je le haïssais pour ce dernier mensonge, ce départ prétexté à Paris! Il avait menti comme une fille, lui que je croyais un homme; alors la fureur m'aveuglait; et décidée à tout, avide de scandale, je partais pour Nice, y descendais à l'hôtel et allais à ce Veglione. Vous m'y avez vue rôder, comme une bête blessée, au milieu des quolibets des couloirs; vous avez vu mon geste et vous avez deviné ma détresse, ma honte et ma douleur. Pourquoi reviendrais-je sur cette scène? Vous m'avez secourue, défendue, sauvée; votre bonté vous a averti, vous, et vous avez eu pitié de l'agonie d'âme que je traînais, ce jour-là, au milieu de ces viveurs.
«On m'avait dupée, bafouée, on avait tablé sur ma passion et ma jalousie; quelqu'un avait pris comme hochet et mon angoisse et ma peine. Et l'instigateur de cette abominable comédie, l'auteur de la lettre dénonciatrice, savez-vous où je le découvrais? Chez moi, le lendemain même, à ma table. A sa façon mielleuse de s'informer de ma santé, à son inquiétude affectée à propos de ma pâleur et de la cernure de mes yeux, à la joie mal dissimulée de son regard faux et cruel, je reconnaissais dans mon mari l'affreux mystificateur de la nuit. C'est le duc qui m'avait fait adresser cette lettre, je n'en pouvais plus douter. Le rayonnement de toute sa face de fourbe le trahissait encore plus que son effort d'obséquiosité. Ebernstein avait ajouté cette lâcheté à tant d'autres, car le duc... si vous saviez, si vous saviez...»
«—Le duc! mais il a été le mauvais génie de mon existence. C'est lui qui m'a faite ce que je suis! Son ombre a pesé sur toute ma vie. Si vous saviez, si vous saviez!...» La duchesse s'était levée et, appuyée des deux mains sur la table, regardait éperdument de Bergues dans les yeux, puis elle se laissait retomber sur le divan, le bras gauche posé sur un coussin; de la main droite elle s'appliquait sur la joue une grosse rose prise à la gerbe de la buire de cristal. Elle rafraîchissait ainsi aux pétales la fièvre de ses pommettes; la honte les avait faites brûlantes. Elle continuait de se tamponner le visage avec la fleur; et ce mouvement machinal, le jeune homme se souvenait l'avoir déjà [Pg 46] surpris chez des êtres malades de la poitrine, à l'heure où monte la fièvre du soir.
«Je n'ai pas à me défendre, je ne cherche pas à me justifier, mais pourtant si j'avais eu un autre mari, je ne serais pas descendue où j'en suis... le Duc! Si vous connaissiez l'enfance que j'ai eue dans cette petite cour patriarcale et démodée de Scaterberg, notre éducation et nos jeux de jeunes filles à mes sœurs et moi... Mes sœurs! si vous aviez connu mes sœurs!.., leurs yeux plus grands que l'innocence, leur belle santé d'âme et de corps, leur gaîté de pensionnaires dans ce grand parc d'Emerfield où nous voulait libres et grandies en pleine nature un père imbu des idées de Jean-Jacques et demeuré, en plein XIX e siècle, enthousiaste des Confessions . Et ce domaine d'Emerfield, au cœur du Tyrol autrichien, ses horizons de montagnes et de forêts séculaires, son immense parc aux pentes boisées de sapins, qui descendaient à un petit lac, un lac moiré d'ombre aux eaux bleu paon, comme le Konigsee de Salzbourg, ces paysages de légende et de rêve que célèbrent tous les conteurs allemands, [Pg 47] et les mœurs naïves des cœurs braves et simples que sont restés les montagnards de chez nous!... Dire que c'est dans cette fraîcheur et cet apaisement, parmi ces âmes robustes et saines, dans la gravité calme et souriante d'une vie contemplative que je suis née, que j'ai grandi, moi la duchesse d'Ebernstein-Asmidoff. Et le scandale de ma vie actuelle en Riviera a débuté par une enfance de princesse de conte, dans les parfums de résine et de menthe sauvage d'un parc héréditaire, parmi des reflets de neige et de bois de sapins, dans un pays de bûcherons, de pâtres et de chasseurs d'izards, au milieu du songe des lacs et du fracas des torrents!»
La rose rouge que la duchesse appuyait sur ses joues s'était effeuillée. Elle en avait pris une autre et en promenait avidement les pétales sur son visage brun. On eût dit qu'elle respirait le parfum du passé dans celui de la fleur et demandait à cette amie odorante et muette le courage de poursuivre. La duchesse continuait. «—Mes sœurs étaient autrement jolies que moi, mais je passais bien à tort pour la plus [Pg 48] intelligente. J'avais surtout plus de décision, j'étais l'énergique de la famille. Il y a du sang espagnol dans notre branche, apporté là par une grand'mère, née Toloza-Cœli, et cette goutte de sang et de soleil, j'ai tout lieu de croire que c'est moi qui l'ai dans les veines. Mes sœurs étaient mélancoliques et douces, moi j'étais volontaire et taciturne et, petite fille, j'avais déjà ce teint de bile qui jure si violemment avec le blond de mes cheveux, et ces yeux d'orage qui autrefois furent beaux. J'étais aussi adroite à tous les sports. La décision de mon caractère, l'énergie que l'on me prêtait et ma réputation d'écuyère accomplie fixèrent le choix du duc régnant de Finlande: il demanda ma main à mon père pour son fils.
«Le duc héritier (il a abdiqué depuis en faveur de son frère) était un grand jeune homme blond, régulièrement beau de cette beauté classique qu'ont tous les Ebernstein. Le duc Otto n'avait alors que vingt-cinq ans, moi j'en avais dix-neuf. Le prince de Finlande était assez sauvage; il vivait éloigné des affaires avec une horreur marquée pour les fêtes de la Cour; il [Pg 49] s'occupait passionnément de musique. Très artiste, son indifférence politique faisait craindre en lui une sorte de Louis II de Bavière, et l'assidue présence auprès de lui de Berkestoff, le compositeur russe, n'était pas faite pour endormir les appréhensions des siens. On redoutait fort à Milerschurt l'influence du favori.
«Une femme de tête était nécessaire auprès de ce duc indolent et chimérique et l'on songea à moi. Le duc Otto vint à Emerfield, invité par mon père à la demande du sien; il se présenta en fiancé et j'aimais de suite, moi, de toutes les forces de mon sang et de mon âme ce beau prince mélancolique à la stature de dieu scandinave, au profil grave et fier de héros danois.
«On nous maria...! Ce que furent ce mariage et la nuit de ces noces! L'une et l'autre appartiennent autant au drame qu'à l'opérette, tant le ridicule en fut tragique et déroutant... Le duc n'est pas même un vicieux, c'est pis. C'est un impuissant. Il y a dans le vice une fatalité et une tristesse qui peuvent émouvoir; et dans l'ardeur aveugle de certains aberrés à courir à [Pg 50] leur perte apparaît parfois le grandiose des destinées inévitables, toute la détresse des tares héréditaires, magnifiées dans Euripide et Eschyle. Le duc n'est qu'un frigide, comme on disait au grand siècle, mais compliqué d'un exaspéré misogyne. Il a l'horreur et la haine de la femme, pis, il a horreur et la haine de l'amour et c'est là son crime, car sa tare physique et la lâcheté de son mariage, de ce mariage consenti pour complaire aux siens, je les lui aurais pardonnées si dès le premier jour il ne s'était acharné et complu à semer dans ma vie la ruine et le désespoir.
«Le baiser glacé dont il effleurait mon front, le premier soir au seuil de l'appartement nuptial, il ne le renouvela jamais. Je n'avais fait que changer de nom et de résidence et, de princesse de Scaterberg devenue duchesse d'Ebernstein, je n'en demeurai pas moins implacablement jeune fille. Quoique un peu déconcertée et surprise, je me serais résignée à mon sort, si les yeux moqueurs des autres femmes et les questions perfides des princesses ne m'avaient enfin avertie. J'étais seule, sans défense sur une terre [Pg 51] étrangère, ou ma qualité d'Autrichienne était presque une offense; il ne me fut bientôt plus permis d'ignorer l'hostilité de la Cour.
«Echos de l'opinion populaire, certains journaux s'enhardirent jusqu'à l'insulte. On s'étonna de la stérilité de l'étrangère; le peuple réclama une grossesse. Je me cabrais et, enfin émue après dix mois d'affronts dévorés et subis, un soir je pris mon courage à deux mains et pénétrai chez le duc. Je l'informais de l'attitude des siens vis-à-vis de sa femme, et lui expliquais clairement ce que son peuple réclamait de moi.
«Je me souviendrai toujours de cette soirée. Le duc était dans son cabinet de travail, installé devant une table où il notait une fugue qu'il avait composée quelques jours auparavant. Je vois encore les grandes orgues régnant au fond de la pièce et leurs tuyaux argentés qui montaient jusqu'au plafond. Il ne levait même pas la tête et continuait d'écrire; je posais une main sur une pile de partitions et, pendant que la plume criait sur le parchemin, je lui exposais ma requête. Ma voix me semblait étrangement [Pg 52] changée dans le silence. Le duc daignait enfin lever le front: «Des enfants, mais il ne tient qu'à vous d'en avoir, madame. Arrangez-vous en conséquence. Je vous laisse absolument libre, cela ne me regarde pas.»
«Il s'était mis debout, me faisait un grand salut et, traversant le hall, pénétrait dans sa chambre. Il en poussait le verrou.
«Je demeurai indignée, stupéfaite.
«Et alors... la déchéance commença. Le duc l'avait voulu.
«Ce fut d'abord lente, avec mille précautions et toutes les dérobades de l'hypocrisie, la première chute et le premier amant: un aide de camp de mon mari. Un étrange hasard m'en imposait depuis cinq mois la continuelle présence. Le comte Nurlo n'avait pour lui que sa prestance et sa moustache fine de bel officier. Il m'aima comme aux ordres et j'ai depuis soupçonné le duc de l'avoir posté là sur mes pas avec la consigne de devenir mon amant. Je me lassais vite de ce fantoche, j'étais ardente et volontaire. La révélation de l'homme avait éveillé en moi un tempérament. Après celui-là, [Pg 53] ce fut un autre, je n'avais encore que de la curiosité, mais combien sensuelle; mais d'intrigue en intrigue et d'aventure en aventure, dans cette Cour ennemie et complice, j'aboutissais vite au scandale. Il fut immense, aggravé des rumeurs équivoques qui couraient sur le duc. Il venait d'imposer à l'Opéra de Milerschurt la dernière œuvre de Berkestorff. Une cabale s'était formée contre le favori. A la première représentation de son Néron , des sifflets et des huées accueillirent notre entrée dans la loge ducale. Claude et Messaline furent les noms dont on nous salua; le public avait adopté l'époque du drame. La force armée fit évacuer la salle, ce fut un esclandre européen.
«Le maître de la police fut destitué, mais le duc dut signer son abdication en faveur de son frère, et notre beau-père nous conseilla de voyager. En Finlande, les conseils sont des ordres. Les médecins prescrivaient le Midi pour le duc Otto. Surmené par les veilles et ses travaux de musicien, neurasthénique comme tout artiste, il était menacé de tuberculose et ne se rétablirait que sur la Riviera.
«La Riviera! Le duc accueillait la décision paternelle comme une délivrance; il avait horreur de la Finlande et de la vie grossière et dure de ce pays. Il avait toujours rêvé des ciels de soie et des horizons de golfes et de promontoires du lac méditerranéen.
«La Riviera! Je n'avais jamais pu, moi, prononcer ce nom sans évoquer des vergers d'oliviers, des jardins de cyprès tout foisonnants de lentisques et de palmes. La Riviera et ses bosquets parfumés d'orangers! La Riviera! Nous aurions pu être si heureux là, si mon mari l'avait voulu! La Riviera pour nous, avec notre fortune et la complète indépendance de la couronne abdiquée, mais c'était l'enchantement d'une vie quasi-féérique dans un jardin d'Armide, là devant cette mer fluide de clartés, dans ce décor d'apothéose.»
La duchesse s'était levée et, saisissant la main de de Bergue, l'avait brusquement entraîné devant la glace sans tain de la baie: La Pergola occupe la pointe du cap d'Antibes, et, de l'angle de la pièce où elle l'avait conduite, la masse de l'Estérel ravinée d'améthyste et crêtée d'iris [Pg 55] surgissait, posée à plat sur une mer d'or pâle, avec la précision d'une découpure. Irréelle et chimérique, c'était une montagne d'écran japonais. Un ciel ardent et tendre, d'un rose de fleur de pêcher, flambait derrière l'arabesque violette, imposait dans le crépuscule une vision d'Extrême-Orient et par la glace sans tain, que la duchesse venait d'entr'ouvrir, une odeur vanillée et sucrée de jasmin montait, mêlée à des saveurs de sel; une treille enguirlandée de bégonias et de capucines courait autour de la maison; le soir la faisait fumer comme un immense encensoir: «La Riviera, le duc a trouvé le moyen d'empoisonner ce divin exil?»
«Oui, ce pays est admirable. Ce golfe Juan et cette baie de Cannes dans leur cirque ouvert de montagnes, Alpilles en amphithéâtre aux cimes blanches de neige et groupes boisés de l'Estérel, tout cela vaut en effet la corniche Ligure de Gênes à Livourne, Rappalo, la Spezzia Nervi, les carrières de Carrare; et le golfe de Naples n'est pas plus beau que la baie des Anges, vue des hauteurs du Mont-Baron. Oui, cette Riviera est une côte enchantée malgré son pullulement d'hôtels et de villas, mais son climat est traître et meurtrier, et en vérité je ne sais si je ne dois pas maudire l'énervante douceur de ce ciel d'opéra.» La duchesse, debout dans l'embrasure de la baie, suivait d'un regard [Pg 57] éperdu l'incendie du couchant et l'agonie de nuances, la changeante agonie de la montagne et de la mer. Elle continuait comme se parlant à elle-même:
«Cette Riviera!... C'est de notre arrivée en Riviera que datent mes malheurs. Qu'est-ce que les scandales de Milerschurt et d'Emerfield auprès de la vie que j'ai menée ici! En Finlande le duc était un mari indifférent et hautain. Occupé de choses d'art, à peine daignait-il s'apercevoir que j'existais, mais une fois dans cette terre promise et dangereuse de la Provence, un homme inconnu se révélait en lui, un tyran que je ne soupçonnais pas, un despote ennuyé et cruel, qui fait le mal pour le plaisir du mal et jouit férocement de la souffrance. Un satrape excédé perçait vite sous son masque de musicien épris de contrepoint et de fugue. Et ce furent toutes les lâchetés d'un Tibère, toutes les fourberies, toutes les férocités, toutes les complications bysantines d'une âme d'eunuque amoureuse de pièges et d'intrigues... et il n'était pas ainsi avant notre séjour à Antibes. C'est dans cette villa, à l'ombre découpée [Pg 58] de ces treilles et de ces vergers d'oliviers qu'éclatait sa haine sacrilège de l'amour.
«Certes, la duplicité était en lui, mais ce climat l'exaspéra. C'est la mollesse de ce pays, qui dénoue d'abord la volonté comme une écharpe pour la tendre ensuite comme un arc, dans la sécheresse ardente de son mistral. C'est l'âpreté de ces jours de bourrasque et de poussière, la fièvre permanente bercée dans ces vagues sans flux et sans reflux et, par-dessus tout, ces effluves de caresses et rut éparses dans l'unanime consentement des choses et des êtres à l'amour, c'est toute cette nature complice qui, en exacerbant mes sens, redoublait chez lui la rage de son impuissance; et ce soleil menteur, à la fois brûlant et glacé, qui pompe le cerveau et détraque le système nerveux, voilà le grand coupable et, dans le drame où nous sommes tous deux acteurs, marionnettes aveugles avec des instincts pour fils, c'est le climat de ce pays qui joua le rôle de la fatalité.
«Le duc travaillait mal à Milerschurt. Ici, il cessa complètement de travailler. Il eut beau s'entourer de compositeurs italiens, d'organistes [Pg 59] sans emploi et de vagues maîtres de chapelle, cette mer et ces montagnes annihilaient en lui toute imagination, toute puissance de labeur. Mais ce pays l'avait pris et, captif involontaire de son charme, il ne voulait plus le quitter. De cette incapacité au travail naquit mon infortune.
«Dans son oisiveté il conçut contre moi une effroyable rancune; toute sa veulerie s'aigrit en haine. Il envia mon bonheur, il envia jusqu'à mes amants. Lui, le misogyne et le frigide, à qui la nature a refusé la joie des possessions, il s'ulcéra dans sa solitude d'une hideuse animosité d'eunuque et d'impuissant.
«Moi, j'étais amoureuse et éperdument. Je n'ai connu vraiment la passion que dans ce pays. En Finlande mes aventures n'avaient été que des coups de dépit, des représailles fébriles d'épouse délaissée, des réponses du tic au tac à l'outrageante froideur de mon mari. Ici, seulement, je devins femme. Cette Riviera dont, jeune fille, je ne pouvais pas prononcer le nom sans un frémissement de tout mon être, ne m'avait pas déçu, la vision s'était réalisée, telle [Pg 60] que l'évoquaient mes lointaines songeries d'enfant. La vie, que j'avais vécue jusqu'alors, m'apparut terne et grise, et c'est dans cette Pergola que l'existence commença vraiment pour moi. J'y aimai le comte Zicco et le chevalier Contaldini et ce furent là vraiment les deux grandes passions de ma vie.
«J'ai connu sous ces treilles de jasmin de Virginie et dans ces allées de cyprès d'inoubliables heures. Leur souvenir m'y fixe à jamais. Combien de fois j'y bénis mon exil et la décision du prince à qui je devais tout ce bonheur. J'y connus même la beauté, car, le croiriez-vous, monsieur, transfigurée par la passion, j'étais devenue presque jolie, oui, jolie dans la montée des sèves, la vibration de la lumière et l'épanouissement de tant de fleurs.
«J'avais compté sans la haine du duc. Il ne put supporter le spectacle de ma joie et je payais bientôt chèrement les heures d'ivresse qu'il m'avait permises en somme, puisque lui-même m'avait poussée aux aventures. Le duc me voulait bien mère, mais ne me voulait pas [Pg 61] amante, et c'est l'amante seule qui s'était révélée en moi.
«Je vivais dans un tel éblouissement que je ne remarquais même pas cette animosité et cette envie embusquées et guetteuses. Ce fut, de la part du duc, une haine de prêtre et de vieille femme contre la jeunesse et l'amour, une haine ulcérée de rancœur jalouse qui attend son heure, patiente et épie. Je ne fus pas longtemps sans en ressentir les effets. Le duc savait où me frapper.
«Le comte Zicco était notre hôte. Le duc l'avait attaché à son service, il dirigeait le haras que nous possédions à Saint-Raphaël et dressait les chevaux de mon mari. Il m'accompagnait souvent dans mes promenades et me servait d'écuyer. A Emerfield, j'étais l'amazone de la famille. Le comte Zicco n'avait pas de fortune: le duc lui faisait vingt-quatre mille francs par an et j'en étais arrivée, dans mon amour aveugle, à une sorte de gratitude envers mon mari.
«Le 6 avril 1895, Zicco montait dans le parc un alezan hongrois qui m'était destiné. C'était [Pg 62] une bête assez capricieuse, mais déjà assouplie par la main de Zicco qui la sortait tous les matins, depuis quinze jours. Tout à coup le cheval faisait un brusque écart et, prenant le mors aux dents, allait s'abattre contre une énorme touffe de cactus. On rapporta le comte dans un état lamentable, il avait la poitrine écrasée et mourut le jour même à cinq heures. Le duc assista à son agonie et je n'appris l'horrible événement que le soir, à mon retour de Cannes où je déjeunais ce jour-là. Ce fut le premier malheur abattu sur la Pergola.
«Ma douleur fut immense, j'en porte encore la blessure. Je demeurais un an confinée dans mon deuil. Puis le duc exigeait que je reprisse ma vie mondaine; la maladie que j'avais prétextée avait assez duré. L'Opéra de Nice montait la Transtévérine , du duc d'Ebernstein, et la Pergola devait se rouvrir aux invités pour une série de dîners et de réceptions nécessaires au succès de l'œuvre; je me résignais et m'attelais à la gloire de mon mari... Le soir de la première, le duc amenait dans ma loge le chevalier Contaldini... Six mois après, nous étions, Contaldini, [Pg 63] le duc et moi, à Saint-Moritz. Le duc ne pouvait plus se passer du bel Italien, j'étais devenue sa maîtresse.
«Notre liaison dura plus d'un an. Contaldini habitait Monte-Carlo, nous nous rencontrions à Nice; mais ma santé était demeurée ébranlée de la catastrophe de Zicco et le médecin m'imposa de nouveau l'Engadine. Saint-Moritz nous revit le duc, le chevalier et moi.
«Le duc et Contaldini chassaient souvent dans la montagne. Accompagnés d'une escouade de guides, c'étaient moins des chasses que des excursions qui duraient parfois plusieurs jours. Un soir, le duc rentrait seul. Entraîné à la poursuite d'un chamois, le chevalier avait perdu pied au tournant d'une sente et roulé dans la précipice; le duc rentrait avec les guides pour chercher des échelles et des cordes et tâcher de retrouver le corps. Ils revinrent deux jours après, sans le cadavre. Contaldini avait dû glisser dans quelque ancienne crevasse. Le glacier le gardait. Nous partions le lendemain même pour Bayreuth.
«J'étais anéantie de désespoir, anesthésiée [Pg 64] d'épouvante; ma stupeur était telle que je me laissais emmener; le duc retrouvait là tous les wagnériens des deux mondes accourus pour communier sous les espèces du Maître: on donnait la Tétralogie.
«J'étais tellement ivre de détresse que je suivis le duc au théâtre, j'aimais mieux tout que la solitude. J'assistai d'abord à l' Or du Rhin et le lendemain à la Walkure ... La Walkure , je m'en souviendrai toujours. Malgré l'obscurité de la salle, c'est pendant cet opéra que j'eus tout à coup l'épouvantable conscience de la culpabilité de mon mari.
«C'était pendant le second acte, Sieglinde est pantelante, évanouie sur les rochers; au loin, dans les gorges rocheuses, la meute d'Huding aboie, les cors font rage et sonnent la curée des deux amants; le terrible motif du tueur de loups monte et grandit à travers les vallées, gagne les sommets et, comme une mer, emplit toute la scène. Siegmund s'élance à travers les blocs de granit, brandissant son épée, et répond à l'appel.
«Ce final du deuxième acte de la Walkure , [Pg 65] c'est le triomphe de la vengeance du mari. Je sentais le regard du duc peser sur moi. La salle était bien sombre, mais, sous l'obsession de cet œil opprimant, une étrange clarté se fit soudain en moi; je vis le duc sourire et je compris!
«Je compris quelle main avait précipité la mort de Zicco et de Contaldini; et pourtant le duc n'était pas jaloux, je lui suis indifférente. Si le duc d'Ebernstein a tué mes deux amants, c'est pour le seul plaisir de me faire souffrir et de me voir souffrir... Cette cruauté, les Ebernstein l'ont tous dans le sang et une barbare étiquette la cultive soigneusement dans leur cœur. Oh cette cour de Finlande, où j'ai vu fouetter des pauvres petits enfants du peuple en présence de mes jeunes neveux, en exemple et en punition de peccadilles d'écoliers commises par les princes. Tel est le système d'éducation à la cour de Milerschurt, et je connais assez maintenant mon mari pour être convaincue du plaisir qu'il devait prendre enfant à ces corrections exemplaires.
«Lui seul a suscité les accidents qui m'ont [Pg 66] deux fois atteinte et brisée dans Zicco et Contaldini, et ne croyez pas que mon chagrin m'hallucine! J'en ai eu les preuves depuis.
«Rentrée à Antibes, j'ai fait une enquête aux écuries, j'ai interrogé les palefreniers et les lads, j'ai été jusque dans un garage à Nice interviewer un ancien cocher devenu chauffeur et, à prix d'or, j'ai su, j'ai appris.
«L'alezan que montait Zicco, le matin de la catastrophe, avait été drogué; un mélange d'avoine et de graines de chanvre, trempées de champagne et d'eau-de-vie, avait été donné à la bête. L'homme qui a pu commettre cette infamie est capable de recommencer, n'est-ce pas? la mort de Contaldini le prouve. Néanmoins, le duc maintenant a peur, il se sent deviné, il se sent démasqué car, hors de moi à mon retour de Nice, le soir du jour où j'y appris la vérité, j'osais lui dire: «Arrangez-vous, monsieur, pour que mes amants ne meurent plus de mort subite, autrement je déposerai une plainte au parquet. Arrangez-vous aussi pour que je ne meure pas la première, car j'ai pris mes précautions et vous pourriez avoir des ennuis, et je [Pg 67] le regretterai pour la famille des Ebernstein.»
«Et voilà pourquoi le duc se contente maintenant de fournir des maîtresses jeunes et jolies aux hommes que j'aime, en un mot à me suborner mes favoris et à me mystifier, et me pousser, folle de rage et de désespoir, au scandale dont vous m'avez sauvée, monsieur, la nuit du dernier Veglione.»
Nous revenions de la Mortola, la splendide propriété où lord Hambury dépense quatre-vingt mille francs par an; les quatre-vingt mille francs d'horticulteurs, de fleurs exotiques et d'arbustes rares, qui font de ce ravin sauvage, entre Vintimille et Menton, le plus admirable jardin d'Italie et même d'Afrique que puisse rêver le voyageur; la Mortola, Eden unique surgi entre l'Alpille et la mer à force de volonté et à coups de millions, la Mortola dont la somnolente et soleilleuse mollesse, dans l'engourdissement de tant de parfums et d'essences multiples, éternise aux [Pg 70] pentes de la Riviera la magique vision d'un domaine de fées; la Mortola, jaillissante de tiges et d'ombelles et de palmes et de tant de cyprès échelonnés sur la soie bleue du large; la Mortola aux pelouses étoilées de tant d'anémones et d'iris violâtres, que l'Arioste y eût voulu le jardin d'Armide, et Botticelli le bosquet d'orangers de sa Primavera; la Mortola, immense bouquet de fleurs effeuillé dans la mer.
Nous revenions donc de la Mortola. Nous avions déjà dépassé le restaurant Garibaldi et descendions vers Caravan par la Corniche, et l'ombre avec nous descendait sur la route, creusant de traits profonds le ravinement des roches, au pied des petites maisons inondées de lumière de Grimaldi, le village italien, premier berceau des princes de Monaco. Grimaldi, Monaco! toute une Italie batailleuse et chevaleresque, guerres de partisans, condottieri et pirates, rapines féodales, aventures galantes et sanglantes amours, tout un passé de métal et de soie, retentissant d'armures et bruissant de guitares, s'évoquait et chantait devant nous, figé dans la poussière et l'or du crépuscule, dans le [Pg 71] décor épique et pourtant si sensuel des montagnes de Menton.
Des bruits de charroi traînaient sur les pentes, et, comme dans un tableau de primitif, le vieux Menton, son petit port et son môle se détachaient avec une précision de découpure sur la pâleur moirée d'une mer immobile aux luisances de miroir; et déjà, Caravan commençait. La montagne s'essaimait de villas, la route se bordait de terrasses. Des retombées de géraniums roses, des étoiles bleues de clématites allumaient des clartés dans le vert glauque des cactus et des oliviers du chemin, villas claires, souriantes et coquettes, nichées comme des tourterelles dans la verdure, aux flancs rocailleux de l'Alpille, et toutes roses dans le couchant de l'adieu du soleil.
Un long bâtiment à deux étages, aux persiennes hermétiquement closes, détonnait au milieu de toute cette gaieté. Il s'adossait à la montagne, séparé de la route par trois terrasses superposées, trois terrasses à l'italienne et toutes les trois bordées de cyprès. Ces trois rangs de hautes quenouilles de bronze, échelonnées au [Pg 72] pied de ce logis aveugle, en aggravaient étrangement la tristesse. Le cyprès, symbole de deuil pour les peuples du Nord qui en ornent leurs cimetières, est un symbole de joie pour les races du Midi. La Provence les plante autour de ses mas, et la Riviera en fait des murailles vivantes et vertes pour protéger du vent les roses de ses jardins.
Dans sa solitude et dans son abandon, la maison aux trois terrasses et son escorte de cyprès, n'en prenaient pas moins un glacial aspect de tombe; d'étroits parterres de violettes, étalés en longueur devant chaque balustre, ajoutaient par leur grâce austère et symétrique à l'impression funèbre de ce logis mort.
Même dans la gloire du couchant, la demeure aveugle restait baignée d'ombre. On eût dit que la lumière craignait d'effleurer toutes ces tristesses et tout ce noir.
Et devant le décor médité et voulu de cette villa lugubre un petit frisson me courait sur la peau. Instinctivement je pressais le pas.
—Ralentissons plutôt, me chuchotait Maxence, et saluons même, si vous le voulez bien; car ici veille et se survit à elle-même une profonde et noble douleur.
—Comment! quelqu'un habite cette tombe?
—Oui, et vous l'avez deviné, car vous êtes tout pâle, mon ami. Il y a une vie murée derrière cette façade et ces persiennes closes. Une âme obscure s'y obstine dans le regret et dans le désespoir.
—Alors cette villa a une légende?
—Non, elle l'aura un jour. En ce moment c'est encore de l'histoire et peut-être une des plus navrantes que je sache. Près de douze cent mille francs de rentes dorment au fond de cette demeure; douze cent mille francs qui, à la mort de lady Faringhers, iront alimenter à travers l'Angleterre et les Indes les hôpitaux fondés par Sa Très Gracieuse Majesté en faveur de ses fidèles marins.
—Lady Faringhers! je connais ce nom.
—Parbleu! toute la Riviera le connaît ou plutôt l'a connu. Lady Faringhers, il y a vingt ans, avait la maison la plus ouverte et le salon [Pg 74] le plus recherché de Cannes. La villa des Cyprès, que nous longeons en ce moment, n'était qu'un vide-bouteilles, une fantaisie que lord Faringhers avait eue, un but à donner à ses promenades entre Cannes et Menton. Lady Faringhers l'habite maintenant, hiver comme été. Il y a quinze ans, vous m'entendez, quinze ans que Lady Faringhers n'a quitté cette maison. Elle n'en sort jamais; on n'y reçoit personne. Jamais ces persiennes ne bougent. Nul dans le pays ne peut se vanter de les avoir vues ouvertes.
Comment la recluse, qui s'est enterrée vivante en cet in-pace , volontairement aveugle devant le plus bel horizon du monde, peut-elle vivre dans ces ténèbres et cette cécité? Ceci est un mystère; à vous de mieux le pénétrer. Lady Faringhers n'a auprès d'elle que deux vieux serviteurs, deux vieux Caleb d'une époque et d'une race abolies, qui doivent être royalement payés, car on n'épouse pas la douleur des autres. Lady Faringhers s'est d'elle-même rayée de la vie. Morte à toute ambition, morte à toute espérance, une seule idée, mais immuable survit en elle: imposer son deuil à ce pays de lumière et [Pg 75] de joie, et de l'ombre de ses cyprès, de la sévérité voulue de ses parterres attrister cette route passagère et chantante qui mène en Italie, dans de l'aventure et du soleil. Tout l'orgueil de la race anglo-saxonne se retrouve là, cette fierté du splendide isolement, dont l'Angleterre s'enivre, mais à la condition d'en faire sentir au monde l'oppression et le poids; et c'est là la force de cette race! Elle ne vit et ne se survit que par son instinct dominateur. Lady Faringhers est peut-être la plus malheureuse et la plus douloureuse des femmes. Riche et de quelles richesses, et très belle encore, il y a quinze ans (et rien ne dit que cette beauté ne survive), elle a renoncé au monde, mais elle veut que le monde sente peser sur lui son écrasante douleur. Et cette douleur, elle l'étale au flanc lumineux de cette montagne et le long de ses fûts de cyprès. Tombé de ces terrasses funèbres, c'est comme un manteau de glace et de plomb qui descend sur la route et nous étreint au cœur, vous, comme le roulier dont la charrette nous précède. Inconsciemment, voyez, en longeant ce grand mur, il accélère le pas de ses [Pg 76] chevaux... Les cyprès de Lady Faringhers! ils étaient bien petits quand elle vint s'installer ici, il y a quinze ans. Ma parole! je crois que durant la longueur des nuits elle en écoute croître et pousser sourdement les racines, et, comme eût dit d'Aurevilly, leurs puissantes racines lui poussent dans le cœur.
—Mais, c'est presque une Diabolique que vous me racontez, Maxence. Quel amour inouï, quelle passion violente ont pu tisser les crêpes d'un tel veuvage?
—Il ne s'agit pas d'amour. Je vous ai dit la plus noble des douleurs. Lady Faringhers n'est pas une veuve. C'est une mère.
—Ah!
—Oui, l'emmurée vivante de cette solitude depuis quinze ans n'a pas cessé de regretter un fils.
—Un fils?
—Oui, c'est la plus banale et la plus tragique histoire. Il y a une vingtaine d'années, Lady Faringhers restait veuve avec la fabuleuse fortune que vous savez. Lord Faringhers, Anglais assez maniaque, obsédé de la folie de la bâtisse, [Pg 77] comme en témoigne cet énorme vide-bouteilles (les Faringhers, en dehors de la splendide installation de Cannes, ont de Saint-Raphaël au cap Martin toute une série échelonnée de villas), lord Faringhers, donc, se décidait à mourir. La veuve, sous ses longs crêpes officiels, ne pouvait trop regretter cet original; d'ailleurs, toute l'affection de Lady Faringhers était acquise à son fils. Cette Ecossaise (car Lady Faringhers est d'Edimbourg) avait reporté sur le merveilleux garçon, qu'était lord Herald, toute la tendresse que n'avait pas su lui inspirer son mari. J'ai connu ce lord Herald, qui était un homme admirable. C'était, dans sa splendeur un peu froide, cette beauté parfaitement grecque qu'on est tout étonné de retrouver parfois dans la race anglo-saxonne et de croiser dans une rue de Londres ou de Birmingham, si loin d'Athènes et du Parthénon. A vingt-cinq ans, riche des six cent mille francs de rentes de son père, lord Herald promenait par le monde la stature et le profil d'un bas-relief de Phidias. Lady Faringhers aimait passionnément ce fils. C'était une adoration presque sauvage, exclusive et jalouse, qui [Pg 78] n'admettait aucun partage, adoration où il entrait autant d'orgueil que d'admiration sensuelle, et qu'il faut bien parfois constater chez les femmes les plus honnêtes; espèce de frénésie maternelle où se revanche, on dirait, une sexualité sevrée de caresses par la froideur ou l'inconstance d'un époux. Or, ce fils adoré, comme tous les enfants trop aimés, n'aspirait qu'à secouer le joug obsédant de cette affection. Enragé de sports et grâce à sa fortune, maître de sa fantaisie, il passait huit mois de l'année en mer. Un yacht somptueusement aménagé, un des plus beaux de la côte, le menait, d'escale en escale, dans tous les ports de la Grèce et de l'Asie Mineure. C'étaient des croisières dans les villes mortes de l'Adriatique et les golfes des Archipels, des Baléares à Corfou et des bassins fortifiés de la Valette aux lagunes mortes des petites cités vénitiennes. Comme tous ceux de race normande, lord Herald affectionnait particulièrement la Sicile. Il passait deux mois de ses hivers à Palerme et partageait le troisième en de brefs séjours à Syracuse et à Messine; son port d'attache avait beau être Cannes, c'était de toute la [Pg 79] côte méditerranéenne celui où il résidait le moins. Lord Herald voyageait avec un ami, sir Algernoon Heridge, le fils cadet de lord Scotland. Les deux jeunes gens s'étaient connus à l'Université d'Oxford, s'y étaient liés d'amitié et, quand lord Herald avait fait aux Grandes Indes le voyage traditionnel des fils de grandes maisons, le jeune Faringhers avait exigé comme compagnon son ex-ami de collège. Heridge, comme tous les cadets, était sans fortune. Lord Faringhers vivait encore, il consentait à la fantaisie de son fils; Herald était assez riche pour emmener qui bon lui semblait avec lui, et puis ce petit Heridge était bien né. Lady Faringhers voyait ce voyage d'un moins bon œil. Elle eût préféré n'importe quelle maîtresse à la compagnie de ce jeune homme grave et silencieux. Elle en redoutait instinctivement la bouche aux lèvres minces et le regard aigu, d'une eau violette et violente, sous le battement des longues paupières toujours mi-closes comme pour dérober ce regard.
—Mais quelle influence craignez-vous donc? disait lord Faringhers à sa femme. Il est charmant, ce petit Heridge.
—Oui, charmant comme un chat et souple comme une vipère.
—Comme une vipère, voilà bien une opinion de femme! Vos préventions ne tiennent pas debout. Mais regardez-les donc. Ce petit Heridge a l'air d'une fille à côté de notre beau géant.
—Oui, mais sa bouche ne rit pas et son regard guette.»
Les deux jeunes gens étaient partis.
—Baste! ils reviendront brouillés, avait dit en matière de consolation lord Faringhers.
Les deux voyageurs revenaient plus unis; Herald ne pouvait plus se passer d'Algernoon, les Grandes Indes les avaient formés. Ils faisaient à présent la noce ensemble, ils avaient les mêmes maîtresses, montaient les mêmes chevaux, couraient les mêmes courses, fréquentaient les mêmes clubs: lady Faringhers devait accepter les faits accomplis. Sur ces entrefaites, lord Faringhers était mort et Herald, promu lord, héritait des vingt millions paternels. Il commandait alors, à Douvres, le yacht des grandes croisières et, un an après, inaugurait le Traveller .
Et lady Faringhers, raidie dans une haine muette et grandissante contre le jeune Heridge ne voyait plus à peine que quatre mois par an le plus ingrat et le plus aimé des fils. Les deux amis tenaient toujours la mer. C'est pendant une de ces croisières, en route pour Beyrouth et Damas, que la plus atroce nouvelle venait atteindre et briser la pauvre femme. Son fils était mort: un télégramme daté de Corfou, où le yacht avait fait relâche, lui apprenait que lord Herald s'était empoisonné dans la nuit du 24 janvier.
Sujet à de violentes névralgies faciales, le jeune homme avait recours, pendant ses crises, à une potion calmante, valérianate et chloral, qui endormait ses douleurs. Réveillé au milieu de la nuit fatale par une reprise du mal, le jeune homme s'était trompé de fiole, et au lieu de la potion, avait avalé du sublimé. Il était mort au matin dans d'atroces souffrances. Les soins d'Heridge, accouru de la cabine voisine, n'avaient pu le sauver. Le Traveller cinglait maintenant vers Cannes, ramenant un cadavre. Tel est le coup affreux qui venait frapper lady Faringhers [Pg 82] en plein cœur: c'était l'anéantissement de toute une vie, l'irréparable désastre de toutes ses espérances.
Or, sir Algernoon Heridge ne ramenait pas qu'un mort, il rapportait aussi un testament, et par ce testament olographe lord Herald réservait un legs de dix millions à son ami. Lady Faringhers ne contestait pas une minute les dernières volontés de son fils, elle l'aimait trop de son vivant pour traîner sa mémoire dans les équivoques qu'eût soulevées nécessairement un procès:
—Souple comme une vipère! se contentait-elle de dire, la vipère a mordu.»
Le lendemain des obsèques, lady Faringhers abandonnait Cannes et venait se fixer ici. Voilà quinze ans qu'elle y vit dans la retraite; et vous savez maintenant le pourquoi de votre frisson en longeant, tout à l'heure, la villa des Cyprès.
—Nous venons de voir la villa de la mère. Etes-vous curieux de connaître celle de la veuve? Nous y voici.»
Maxence m'arrêtait devant une grille enguirlandée de chèvrefeuille sous de lourdes retombées de bougainvillias en fleurs. Une allée sablée menait, ocreuse et droite entre deux rangs de palmiers, à une villa toute blanche, plus devinée qu'entrevue derrière un grand rideau de fusains et de bambous.
—La villa des Cyprès s'impose aux passants de la route. Celle de la veuve se dissimule et dérobe aux regards.
—Celle de la veuve?
—Oui; c'est un nouveau chapitre à ajouter au précédent. Lady Faringhers ne serait pas lady Faringhers, si elle n'avait pas trouvé le moyen de contraindre au regret une autre créature, et d'enfermer ici une autre âme dans son deuil.
Le veuvage et la tristesse voulus et imposés par elle lui coûtent près de soixante mille francs par an; mais qu'importe l'argent à cette femme pétrifiée dans une idée fixe, celle d'éterniser le souvenir d'un mort.
L'existence de la jeune femme vouée à la solitude de ce jardin de palmiers, salariée du désespoir en perpétuelle surveillance sous l'œil implacable de l'autre, la mère soupçonneuse et vigilante; la vie de cette pleureuse à gages dans l'atmosphère opprimante d'une tyrannie invisible et guetteuse, qui peut s'en imaginer les affres, les angoisses et les révoltes sourdes, car la Veuve est en pleine jeunesse: trente-deux ans à peine. C'est une fille de ce pays et que doivent tourmenter l'ardeur de ce climat et la chaleur d'un beau sang; et la première des conditions de la rente servie est la chasteté absolue de la vestale. Vestale, en effet, cette jeune femme chargée [Pg 85] d'entretenir le feu sacré du souvenir; et c'est là qu'apparaît toute l'âme despotique et tenace de la race. Une Anglaise seule pouvait concevoir la férocité froide de ce monstrueux marché, la fidélité et l'abstinence, presque la réclusion acceptées et subies par une malheureuse, une condamnée à prix d'or à regretter un mort.
—De plus en plus une Diabolique . Cette aventure-là eût fait hennir de joie Barbey d'Aurevilly.
—En effet, c'est l'atmosphère de ses contes. Mais simplifions; voilà l'histoire:
La mort de lord Herald, si mystérieusement décédé à bord du Traveller , consternait en Riviera une autre femme que sa mère. Pendant ses brefs séjours sur la Côte, le jeune homme habitait surtout Menton. Il se dérobait ainsi à la vie mondaine de Cannes et aux réceptions de la demeure, où il aurait dû sa présence. Entre tant de résidences essaimées de Saint-Raphaël au cap Martin par le caprice de lord Faringhers, le fils préférait, entre toutes, cette villa des Cyprès où tant d'ombre semble s'amasser, descendue des cimes.
Étrange pressentiment peut-être d'un être prédestiné, c'est parmi ces cyprès et le décor un peu lugubre de ces parterres d'iris et de violettes, qu'aimait à s'isoler ce jeune homme guetté par la mort. Cannes possédait la mère, Menton gardait le fils, et ces quelques lieues de golfes et de promontoires, mises entre elle et lui, étaient plus dures à supporter à lady Faringhers que les plus lointaines croisières de son adoré Herald. Et c'est là peut-être une des revanches obscures de la nature, la nature ennemie de tout accaparement et de tout empiètement d'individualité sur les êtres et les choses, que ce jaloux et tyrannique amour maternel déçu dans ses aspirations pourtant si légitimes par l'indépendance oublieuse d'un fils. La vie sportive de lord Herald à Menton, si encombrée qu'elle fût de parties de golf, de tennis et de matches en automobile, ne l'empêchait pas d'y nouer une intrigue. Cette aventure, l'atroce nouvelle télégraphiée de Corfou en anéantissait les rêves et en brisait l'ambition, en admettant toutefois que la maîtresse de lord Herald eût jamais visé le mariage.
Le fils de lady Faringhers était assez beau pour inspirer même aux plus hautaines une folle passion. Si à ce physique triomphant vous ajoutez le prestige des millions, vous conviendrez facilement que le jeune lord anglais devait trouver peu de cruelles; les cœurs sont bien prêts à se rendre, quand l'assaillant marche dans la triple auréole de la fortune, de la jeunesse et de la beauté. Lord Herald était un des plus beaux partis de l'Angleterre, et, dans les salons de Cannes comme dans les grands hôtels de Monte-Carlo, il n'y avait pas un cœur de mère qui ne battît en songeant à lui. Ce millionnaire anglais troublait les mères comme les filles.
En fait de maîtresse, le jeune homme avait fait à Menton un excellent choix; aucune étrangère ne l'avait fixé. Ce n'était ni une de ces Anglaises phtisiques qui, accablées de millions et de tares héréditaires, promènent de Cannes à San-Remo des langueurs apprises aux Ufizzi de Florence, et, moulées dans des tea gones à la Botticelli, viennent mourir en beauté sous le ciel provençal. Ce n'était pas non plus une de ces jeunes Yankees qui, riches d'un [Pg 88] sang jeune et des récents milliards des trusts paternels, s'enfièvrent de polo, de boston et de cake-walk, assaisonnés de flirts hardis avec la jeunesse musclée des grands hôtels. Ce n'était pas davantage une de ces Slaves assoiffées d'inconnu et de sensations rares: princesse nihiliste ou baronne théosophe, qui conquièrent à la bonne cause les sous-lieutenants d'artillerie alpine entre une sonate de Chopin et un sandwich au caviar. Herald était beaucoup trop averti par la vie pour donner dans les embûches des belles joueuses de Monte-Carlo, ces enjôleuses et captivantes créatures, qui, le corsage en offrande et les yeux prometteurs, enchantent de leurs attitudes le spleen congestionné des pontes échoués sur la Riviera. De dix-huit à vingt ans, le jeune lord s'était pris, lui aussi, à l'appeau de leurs chairs veloutées par la douche et le fard; mais le bon sens saxon l'avait vite édifié sur la cote et le taux de leurs caresses. Il savait où ces demoiselles trouvent la dorure de leurs cheveux et dans quelle eau grasse elles pêchent leurs perles. Lord Herald était trop le fils de sa mère pour [Pg 89] s'attarder longtemps dans la glu des amours factices et, en homme pratique, il avait pris comme maîtresse la fille d'un horticulteur de Menton. Isabelle Verani était peut-être la plus jolie fille du pays. De race évidemment sicilienne, elle en avait à la fois la langueur sarrasine et la pureté grecque. C'étaient, dans un visage étroit au teint mat, les lèvres ciselées, le nez frémissant, les narines vibrantes, le menton modelé comme sous un coup de pouce volontaire, ce type, on dirait primordial, qu'on trouve aux statuettes d'Egine, tête de rêve et de précision, auquel le parallélisme de la bouche et des yeux donne un étrange caractère de divinité.
Une eau verdâtre, l'eau d'un bassin de bronze, dormait dans les prunelles de ses yeux. Cette dolente émeraude bleuissait doucement dans l'ombre et se pailletait d'or au soleil. La jeune fille était silencieuse et grave, et, un soir, au tournant d'un chemin, un helléniste allemand saisi de la ressemblance avait dit en la voyant: «Cléopâtre!»
Le père de cette enivrante créature employait à l'année quinze à vingt tâcherons jardiniers à une exploitation de narcisses, de giroflées, de roses et d'œillets. Cette culture faisait vivre toute la famille Verani. Grandie au milieu des fleurs, Isabelle en avait le charme éclatant et muet. Elle avait à peine dix-sept ans, quand lord Herald la connut; l'Anglais la désira et la voulut de suite. Ce type qu'il avait vainement cherché pendant des années sur toutes les côtes de la Méditerranée, il le découvrait dans un petit port de la Riviera.
Elevée sévèrement et gardée de près par trois frères, pendant six mois la jeune fille se refusa; elle aimait pourtant ce bel Anglo-Saxon et ses audaces de pirate. Puis la fortune du soupirant finit par éblouir la famille. Je ne peux pas dire que les siens la poussèrent à la faute, mais du moins, fermèrent-ils les yeux. La sauvagerie des Verani mâles s'adoucit au frottement des millions des Faringhers. Tout Menton s'intéressa à l'idylle des deux jeunes gens; la colonie étrangère fut elle-même indulgente:
—Ils sont si beaux! gloussaient en roulant [Pg 91] un œil automatique les vieilles ladies allumées de porto.
Et l'on ignora presque le scandale, quand Isabelle Verani quitta la maison paternelle pour aller s'installer avec son amant à la villa des Cyprès.
Si épris que fût lord Herald, il était trop Anglais pour s'embarrasser d'une femme à bord. Tous les ans, fin mai, il quittait sa maîtresse et la retrouvait au retour. La Mentonnaise l'attendait, éprise et fidèle, telle une Grecque au gynécée attendait autrefois l'Argonaute voyageur.
C'est cette idylle que venait briser la mort de Herald. C'est un télégramme de Cannes qui annonçait la nouvelle à la jeune femme; la mère, au courant de la liaison de son fils, croyait devoir cette prévenance à la femme qu'il avait aimée. Mais presque en même temps une lettre de l'intendant de lady Faringhers priait la misérable enfant (Isabelle venait d'avoir vingt ans) d'avoir à quitter la villa des Cyprès et de vouloir bien attendre Milady à l'hôtel Manchester, où elle serait défrayée de tous ses frais; et [Pg 92] la lettre priait aussi la jeune femme d'avertir son père et ses frères et de leur demander d'assister à l'entrevue qui lui serait fixée par lettre au même hôtel. L'entrevue eut lieu trois jours avant l'arrivée du Traveller à Cannes.
Que fut cette entrevue? Quelle pression y fut exercée sur une malheureuse enfant anéantie de douleur, et comment furent stipulées les clauses du contrat, de l'odieux contrat, qui tient encore aujourd'hui recluse l'inconsciente qui l'a signé? Là-dessus, toutes les hypothèses sont permises, mais encore ne peut-on émettre que des présomptions, quel rôle y joua la famille? Cette gens des Verani, qui, après avoir poussé la triste enfant à la faute, la décidèrent à enchaîner son avenir?
Toujours est-il qu'un mois après les obsèques, la villa des Cyprès envahie par les ouvriers, le lendemain même du départ de la jeune femme, voyait s'installer entre ses quatre murs la douleur enténébrée de crêpes de lady Faringhers.
Isabelle Verani, elle, se retirait dans la petite villa que nous venons d'entrevoir. Elle vit là, entre deux servantes anglaises choisies par la [Pg 93] terrible mère; elle n'en sort, et toujours accompagnée, que pour aller au cimetière, là-haut, sur la colline où lady Faringhers a fait inhumer son fils. Isabelle Verani ne reçoit personne que sa famille; Isabelle Verani porte toujours le deuil et voilà quinze ans que cela dure.
Jamais la jeune femme ne prend le chemin de la villa des Cyprès, la victime ne voit jamais son bourreau. On prétend dans le pays que lady Faringhers sert peut-être plus à tous les Verani qu'à la pauvre recluse une pension annuelle de deux mille livres; aussi, songez si cette engeance la surveille. Je vous assure que tous les frères sont devenus singulièrement jaloux d'un honneur qui les nourrit, et voilà le drame de passion intime et d'ardeur intense, qui depuis quinze années se joue entre ces deux villas.
Que dites-vous de cette existence d'une jeune et belle créature, sacrifiée au despotique égoïsme d'une mère, de ce veuvage imposé à une enfant de vingt ans par une vieille femme jalouse d'éterniser son désespoir? Ah! ce souvenir d'un mort prolongé au delà du néant et toute cette [Pg 94] jeunesse et cette santé sacrifiées et clouées vivantes à un cadavre, n'est-ce pas affreux et digne des chroniques de l'Inquisition, cette villa qui souffre à côté de cette villa qui guette? Songez quelle femme eût été jadis, au moyen âge ou sous la Renaissance, cette lady Faringhers, qui salarie la désespérance, s'acharne à la maternité emmurée dans une tombe et trouve le moyen d'être une belle-mère au delà de la mort?»
Je me retournai une dernière fois vers la villa des Cyprès. L'ombre de la montagne devenue plus dense la baignait toute; les cônes noirs de ses arbres en faisaient comme un cimetière, et, songeant au deuil tyrannique embusqué là, dans ce pli de ravin, je ne trouvais à répondre à Maxence que ces quelques mots:
—Malheur à qui s'attarde dans le souvenir. Le passé est une charogne qui corrompt le présent et empoisonne l'avenir.
Viens, Poupoule, viens! ... La chanteuse légère faisait la quête autour des tables, elle s'y arrêtait, complaisante, la gélatine poudrérizée de sa poitrine poussée sous le nez des consommateurs. Les hommes, avant de déposer leur obole dans la sébile, s'attardaient à des explorations lentes et tous accueillaient la fille du refrain populaire: Viens, Poupoule, viens!
Maintenant, un faux Polin pleurnichait sur l'estrade. Etranglé dans une veste de dragon, le mouchoir à carreaux sortant du pantalon à basanes, [Pg 96] la trogne enluminée et geignarde, il s'efforçait aux gestes courts et aux dandinements sur place du créateur du genre; les gaucheries du Jocrisse de caserne désopilaient jusqu'au fou rire le public d'alpins et de matelots de ce petit café-concert. L'endroit empestait l'absinthe, le drap mouillé, le tabac et le fard. Nous nous étions échoués là, chassés par la pluie, en attendant l'heure du train. Venus à Antibes pour y voir le Carnaval, nous avions assisté à la débandade des masques dispersés par l'averse, un grouillement d'oripeaux lamentables pataugeant dans la boue, espèce de Retraite de Russie dessinée par un Robida.
Rien de plus triste que ces pays du Midi sous l'ondée. Celle de ce dimanche de mars s'aggravait de rafales. La mer démontée et hurlante battait sans relâche les vieux remparts de la ville, et l'écume y voletait par les rues comme dans un port de l'Ouest.
Nous avions accueilli le petit beuglant et sa devanture lumineuse comme un refuge et comme un havre.
Et, malgré ses relents de tabagie, nous nous [Pg 97] reprenions au bien-être de cette salle bien close et à l'atmosphère de polissonnerie créée là par les cabots du lieu. Un mouvement se produisait tout à coup dans le public: des matelots se levaient, un petit alpin montait sur une table pour mieux voir. Une nouvelle artiste venait d'entrer en scène, mais de taille si exiguë, qu'il nous était impossible de la découvrir par-dessus les épaules d'une assistance mise tout à coup debout.
—Assis! assis! réclamait-on de toutes parts.
—Mince qu'elle est gironde! tonnait une poitrine robuste.
Et, le silence s'étant enfin rétabli, un débit de crécelle, une voix chevrottante et falote, un grincement de girouette, un gargouillis de phonographe attaquait en mesure.
Une salve d'applaudissements couvrait cette inoubliable diction. Voix d'automate et de ventriloque, c'était aussi un hiement de poulie, tant ce soprano aigu s'enrouait par moments et d'aigreurs [Pg 98] et de trous. Une naine à face de petite vieille, un affreux avorton aux grêles bras trop courts, aux petites mains recroquevillées comme des serres d'oiseau; quelque chose de malingre, de flétri et d'innommable évoluait sur la petite scène en somptueuse robe de bal. Plastronné de strass et plâtré de céruse, le pitoyable petit être faisait des mines, jouait de l'éventail et, le cou tendu hors des épaules pointues, faisait songer à quelque marionnette macabre, poupée à tête de tortue ou momie d'enfant affublée d'une défroque de carnaval, et l'étrange gazouillis de perruche aphone continuait:
La naine s'efforçait à la grivoiserie.
Et rien n'était plus effarant dans cette face souffreteuse et friponne, que la lenteur torpide du regard terne et mort. Et matelots et alpins acclamaient cet être de cauchemar.
—Quelle horreur! qu'est-ce que c'est que ça?
—Une célébrité de la rampe, un numéro sensationnel de cirque ou de music-hall, une des [Pg 99] reines les plus applaudies de nos pistes. Elle a fait courir tout Paris chez Franconi. Vous ne reconnaissez pas la princesse Zénobie, la plus petite femme du monde?
—Elle est hallucinante!
—Ce qui ne l'empêche pas d'avoir été aimée... Ne vous récriez pas. Ce monstrillon a inspiré des passions.
—Des aberrations plutôt!
—Cela, je vous l'accorde. Il y a un mois encore, elle était entretenue comme une fille d'Opéra. Elle avait son petit hôtel, un hôtel de Lilliput construit sur mesure, à sa taille, une petite servante à ses ordres, la plus petite qu'on ait pu trouver dans le pays, un petit mobilier de poupée commandé chez Massini, un petit attelage, victoria et coupé, traîné par des chiens, ses petites écuries particulières et sa petite remise, le tout installé et bâti dans le parc d'une des plus belles villas de San-Remo.
—Que me dites-vous là?
—Rien que la vérité. Elle était alors la poupée favorite, le hochet quotidien de Bartholomeo Guiçardi, le vieux banquier de Palerme.
—Non!
—Comme je vous le dis. Par quelle disgrâce la princesse Zénobie est-elle tombée dans ce beuglant de garnison, et par quel concours de circonstances retrouvons-nous la naine aimée du vieux banquier aussi cruellement déchue? C'est toute une histoire, dont je ne sais que des bribes, mais qui établit une fois de plus l'égoïste férocité des vieillards. Vous connaissez Marcus, le chanteur de la Scala, que ses dernières créations ont tant mis en vedette: la Ronde des Pantes , Si tu veux , ma Nine , et le Printemps s'en va !
—Parfaitement, Marcus, l'heureux rival de Mayol.
—Il était, il y a trois mois, à Nice, à la «Jetée Promenade». Un jour, parmi son courrier il trouvait une lettre de San Remo. L'intendant de Bartolomeo Guiçardi lui proposait et lui assurait un cachet de deux cent cinquante francs par soirée, pour chanter durant une semaine à la villa du banquier. La bagatelle de deux mille francs pour amuser, huit jours durant, des joyeusetés de son répertoire l'ennui du vieillard. [Pg 101] Bartolomeo Guiçardi et ses fantaisies de millionnaire sont célèbres dans le monde du café-concert et du music-hall. Marcus acceptait. Il était en plus indemnisé de ses frais de déplacement et de séjour. Le soir même de son arrivée à San Remo, une voiture venait le prendre à son hôtel et le conduisait à la villa des Palombes. Deux valets poudrés le cueillaient à la portière et, à travers de vastes couloirs de marbre, l'emmenaient dans un immense salon éclairé à giorno . Marcus y trouvait toute une troupe de music-hall déjà réunie: un duetto italien de gommeux excentriques, l'homme et la femme; un homme-serpent, une chanteuse tyrolienne, un quadrille nègre et un jongleur indou.
Tous et toutes revêtus de leurs costumes attendaient, sagement assis sur un rang de chaises, le bon plaisir du maître des céans. Un grand rideau de satin cerise coupait le salon en deux, les laquais invitaient Marcus à s'asseoir et, un orchestre invisible ayant attaqué une valse, le rideau s'ouvrait. Et Marcus effaré avait un mouvement de recul.
Installée dans un immense fauteuil de velours [Pg 102] cramoisi surélevé de trois marches, une masse informe trônait et se prélassait, engoncée de plaids et de fourrures malgré la chaleur étouffante de la pièce. Une couverture de zibeline remontée jusqu'à mi-corps, les mains gourdes aux doigts boudinés posées à plat sur les genoux, c'était une sorte de Bouddha obèse, une face à bajoues sérieuse et barbue, à la pâleur jaune de vieil ivoire. Une calotte de velours à gland faisait bouffer aux tempes de longs cheveux crépus. C'était une laideur d'Extrême-Orient, la vieillesse adipeuse et bouffie d'un vieux pirate et d'une idole. Deux petits yeux obliques luisaient, comme deux veilleuses, sous des paupières plissées. Deux laquais en culottes courtes se tenaient debout, derrière, aux ordres de l'homme monstrueux: c'était Bartolomeo Guiçardi.
Tous les artistes s'étaient levés. Le vieillard promenait sur eux un regard atone:
—La princesse Zénobie n'est pas encore là? interrogeait une voix rauque.
—Me voici, me voici.
Et sur une stridence de phonographe l'hallucinant avorton, que vous voyez, se précipitait à [Pg 103] petits pas, trébuchait empêtrée dans le satin de sa robe, car la malheureuse boite. Décolleté à outrance, étincelant de joyaux, le petit être traversait en sautelant toute la salle; il grimpait péniblement les degrés de l'estrade:
—Excusez-moi, mon cer , ma femme de chambre n'en finissait plus.»
Et la voix d'automate se trouait par saccades.
Un des laquais l'avait saisie par la taille et la posait sur les genoux du vieil homme; la naine s'y tenait debout dans les plis de sa traîne, et, tout en tapotant d'un minuscule éventail les bajoues du vieux bonze:
—Mais commençons, mon cer , je suis prête.
Et preste et leste à la fois, elle se tournait vers la troupe.
—Pas de ça, pas celle-là, pas de femmes!
Et du bout de son éventail elle désignait les duettistes italiens, les négresses du quadrille et la chanteuse tyrolienne:
—Je suis jalouse, Bartolomeo!...
Les yeux du banquier s'étaient allumés. Il avait pris dans ses grosses mains la petite patte sèche du monstre et lui baisotait le bout des doigts.
Et la représentation commença: ce furent les ellipses de boules d'or et des poignards du jongleur, les contorsions brillantées de l'homme-serpent et le cake-walk des danseurs nègres; les négresses avaient quitté la place.
Debout sur les genoux du Palermitain, tel un grand perroquet familier, la princesse Zénobie, virait, voletait, ne tenait pas en place, attardant ses petites mains dans la barbe de son maître, lui chatouillant la nuque avec des rires aigus de petite fille hystérique, tandis que lui, les yeux lubrifiés de désirs, promenait lentement sa main des cheveux aux talons de la minuscule Altesse, en insistant à la taille et aux reins, comme sur le dos d'un ara préféré. O le flirt de clins d'yeux et de menus attouchements de ce vieux forban de la banque cosmopolite et de ce phénomène-réclame de cirque forain!
La naine et son vieil amoureux écoutaient maintenant le répertoire de Marcus. Le chanteur avait toutes les peines à ne pas pouffer de rire en regardant à la dérobée les mines et les contremines de cette Altesse de Lilliput.
L'œil émerillonné, le banquier suivait avec [Pg 105] intérêt les polissonneries et les sous-entendus des chansons de Marcus, il les lui redemandait chacune deux fois. Comme l'artiste, qui n'avait emporté que cinq de ses créations, hésitait pour recommencer la troisième fois son répertoire:
—Chantez-lui des cochonneries, crépitait la voix rouillée de la naine. Il aime bien mieux ça. N'est-ce pas, céri ? Des chansons où on dise des gros mots, y a que ça qui l'amuse.»
Et le monstre clignait des petits yeux lubriques.
Et comme Marcus objectait qu'il n'avait pas ça sur lui.
—Eh bien! apportez-en demain, télégraphiez à Gênes ou à Nice.»
Et telle fut la première entrevue du banquier Guiçardi, de la princesse Zénobie et du chanteur Marcus.
—Mais nous allons manquer le train. Si vous voulez rentrer par celui de neuf heures trente à Nice, nous n'avons que le temps.
Nous nous levions, Maxence et moi.
Et, quand nous fûmes installés dans le train, Maxence dans un coin du wagon, moi dans un autre, le vasistas soigneusement relevé contre la pluie battante, tous deux absolument seuls, nous prenions nos aises et, délivrés d'un coup de pouce du carcan de nos faux-cols, nous allumions deux londrès.
—Cette princesse Zénobie, pensait tout haut Maxence, quel Goya et quel Rowlandson, quel Velasquez aussi! Quand on y songe, c'est tout à fait une des naines du tableau des Las Meninas . A bien réfléchir, Velasquez est le seul qui ait senti et rendu le tragique de la laideur grimaçante des nains. Il y a une telle tristesse dans le comique de cette humanité avortée, et cela est si [Pg 107] vrai qu'en me parlant de ces soirées de San-Remo, c'est à la cour d'Espagne que le chanteur Marcus comparait l'intérieur du banquier Guiçardi: et Marcus n'est ni un lettré ni un voyageur. Je ne crois même pas qu'il ait été jamais à Madrid, mais c'est là la force impérieuse du génie, que ce soit celui d'un poète, d'un peintre ou d'un littérateur, voire d'un sculpteur. Il ramène tout à la vision qu'il a eue des êtres et des choses et il impose à l'univers, au delà de l'espace et du temps, la despotique obsession de ses types.
On dit des horizons profonds et bleus des lacs Majeur, Côme et Garda: ce sont des horizons de Léonard , parce que le Vinci mit dans ses tableaux la poésie de leurs cimes et de leurs eaux frissonnantes; et les lacs de la haute Italie existaient depuis des siècles et des siècles, bien avant Léonard. Les fins de dynasties ont, de tout temps et chez tous les peuples, offert des spécimens de dégénérés d'une laideur affinée à la fois hautaine et exsangue; et, depuis les portraits du Prado, nous disons de tous les types d'aristocratie expirante «c'est un Velasquez ou c'est Hasbourg» mais nous voilà loin de princesse [Pg 108] Zénobie, et je vous dois la suite de l'histoire.
Les huit soirées du chanteur Marcus à la villa des Palombes. Leur atmosphère spéciale en avait tellement impressionné le pauvre garçon qu'en en parlant il en devenait littéraire, lui Marcus. Dans l'isolement et le dépaysement de cette petite ville italienne, dont il ne parlait pas la langue, ces soirées présidées par ces deux fantoches, dans le luxe écrasant de cette villa qu'on eût dit déserte, hallucinaient Marcus comme un cauchemar. Tous les soirs, à neuf heures, il se rendait aux Palombes et retrouvait dans le grand salon incendié de lumière ses compagnons de captivité. Le grand rideau de satin cramoisi s'ouvrait comme un voile de sanctuaire et c'était, dans son immobilité d'idole, la masse effondrée du banquier de Palerme, le vieil homme aux yeux morts, adipeux et ventru sous ses fourrures amoncelées avec, sur ses genoux, redressée et cambrée sous la caresse de sa main lente, la naine diamantée, jacassante et trépidante, la princesse Zénobie à la voix de crécelle, à la fébrile agitation de perruche.
C'est son fausset rouillé qui décidait des auditions. [Pg 109] D'un geste bref elle éliminait tel et tel artiste: les femmes étaient congédiées. Marcus avait l'heur de plaire au monstrillon, il fut maintenu pendant toute sa semaine au programme. Le quatrième jour cependant il y eut conflit. Bartolomeo Guiçardi avait eu la curiosité de Musidora Smitson, la danseuse américaine que le snobisme de quelques salons n'a pu imposer au public parisien. Miss Smitson, les jambes nues, le reste aussi sous de triples tuniques de gaze, dansait, une flûte aux lèvres, des bandelettes au front, des sandales aux pieds. Elle tournait longtemps, longtemps, mesurait des guirlandes invisibles, prenait des poses et s'essayait aux attitudes que l'on voit aux nudités peintes sur les vases étrusques; elle y réussissait quelquefois. Elle exigeait comme fond des draperies sur les murs, des écrasements de fleurs sous ses pieds et, comme elle était jeune et vierge et rougissait, et surtout comme elle arrivait de cette Amérique d'où tout arrive et où tout retourne, on essaya de s'en enticher.
Eclos sur la scène improvisée d'un atelier de la Plaine-Monceau, le Tanagra d'exportation [Pg 110] s'épanouit dans quelques salons d'esthètes, mais ne franchit pas le seuil des music-halls. Elle danse figée, avait dit Martin Gale en l'exécutant d'un mot.
Musidora Smitson faisait alors la Côte d'Azur. Une marquise américaine, qui avait un prince tartare à dîner et ne savait que lui servir en guise d'entremets, avait essayé en vain de l'y lancer. Qui avait bien pu parler à ce vieux forban de Bartolomeo Guiçardi du Tanagra de Boston et de ses danses antiques? Toujours est-il que le Levantin de Palerme en avait eu la curiosité. La virginité que l'on prêtait à la jeune artiste et la promesse garantie de sa nudité sous les gazes bleues de sa triple tunique, avaient sans doute affriolé le vieillard. Miss Smitson, sollicitée, signait un engagement de huit jours. Mais les choses n'allèrent pas toutes seules. Quand le rideau cramoisi s'écarta et que la princesse Zénobie aperçut, se silhouettant sur un velum de peluche gris de lin, l'attache au cou, les bras frêles et les arrangements à la grecque de la danseuse yankee: «Pas celle-là, pas celle-là!», râclait et s'étranglait le fausset rageur de la naine [Pg 111] et, crispé, congestionné d'une fureur jalouse, le petit être s'érupait et piétinait sur place, les yeux chavirés dans une crise: «Pas celle-là! Qu'elle s'en aille, pas celle-là!» Mais le vieux banquier allumé ne voulut rien entendre et les danses commencèrent; tous les numéros du programme défilèrent ce soir-là.
Suffoquée, la princesse Zénobie avait prestement glissé le long des jambes de son flirt et, comme un gros perroquet sournois qui boude son maître, elle avait précipitamment, boitillante et courroucée, gagné la porte. Le battant en claquait violemment.
La princesse Zénobie avait disparu. On ne la revoyait pas le lendemain. La princesse offensée s'était retirée chez sa mère. Sa mère ou plutôt la vieille femme qui lui servait de barnum vivait à San-Remo, à l'autre bout du pays, installée en villa avec un autre nain, alors sans engagement, Scœvola ou le plus petit Conscrit de France , qui, dans le hasard des tournées, passait pour le frère ou le mari de Zénobie.
Ces deux avortons se chamaillaient, se disputaient, se battaient et ne pouvaient se passer [Pg 112] l'un de l'autre; c'était de la haine et de l'adoration. Dès qu'elle avait une heure à elle, la naine s'évadait de la villa et, fuyant l'ennui du petit hôtel de poupée édifié pour elle dans le jardin des Palombes, geôle de luxe où l'entretenait le caprice du banquier, elle courait retrouver son barnum et son cher Scœvola. Il n'était pas de matinée ou d'après-midi (cela dépendait de l'heure des siestes du vieillard) où on ne les rencontrât sur les routes, dans quelque victoria de louage, le plus petit Conscrit de France et la princesse paradant dans le fond de la voiture. La mère barnum en vis-à-vis, surveillait le couple.
Le soir, tous les numéros défilèrent encore dans l'ordre annoncé; l'Américaine renouvela ses danses et Marcus et le couple italien durent surveiller leur répertoire, car deux femmes assistaient à la représentation, assises aux côtés de Guiçardi; deux femmes en grand deuil, l'une dans la soixantaine et l'autre âgée de trente ans environ; toutes les deux brunes de cheveux et de teint et d'une grande pureté de profil. Elles restèrent graves et silencieuses, et les drôleries de Marcus ne les déridèrent pas. Elles ne [Pg 113] parurent s'intéresser un peu qu'aux contorsions de l'homme-serpent et au cake-walk du quadrille nègre. «Madame Guiçardi et une de ses filles pas mariée, chuchotait le duettiste italien à Marcus, elles habitent la villa, mais on les voit rarement et jamais quand la Zénobie est là. Elles ont horreur de la naine et pour cause. Le vieux est quasi en enfance, il faut bien qu'on le surveille, mais il leur a gagné assez de millions pour qu'on supporte ses caprices. Cette Zénobie, c'est un joujou. Pauvres femmes, elles n'ont pas l'air gai, il y a de quoi. Que Cruce! elles font beaucoup de bien dans le pays.»
On ne revoyait pas le lendemain ces dames Guiçardi. Malgré les poses tanagréennes de la Smitson, la soirée se traînait dans l'ennui. Mais le quatrième soir (et c'était sa dernière audition), Marcus ne retrouvait pas l'Américaine. Miss Smitson avait été remerciée. Et quand le fameux rideau cramoisi glissait sur sa tringle, la princesse Zénobie était sur les genoux du vieux Guiçardi.
Empanachée d'aigrettes, écrasée sous le poids d'un collier d'émeraudes, elle se cambrait dans [Pg 114] l'ébouriflement d'un boa de plumes blanches et s'érupait comme une perruche, tout à l'orgueil de sa nouvelle parure. La naine était rentrée en grâce. Tout à la joie de son triomphe, elle toisait insolemment les artistes et ne songeait même pas à balayer de son geste les sujets femmes de la troupe; la représentation commençait. La chanteuse tyrolienne égrenait ses derniers laïtou ; un valet de pied venait apporter au banquier une carte sur un plateau. Le vieux forban y jetait à peine les yeux et d'un hochement de tête donnait ordre d'introduire. Et c'était, à pas menus, l'échine ronde et les yeux baissés, l'entrée obséquieuse plus glissée qu'osée et le salut révérence, la demi-génuflexion à jarrets pliés et les mains croisées sous les amples manches d'un capucin quadragénaire aussi chauve que barbu. Le moine baisait la main du banquier, souriait d'un air paterne à la naine et prenait place auprès du couple; les laquais avaient avancé un fauteuil.
—Le Révérend Père Ambrosio, me chuchotait à l'oreille le duettiste italien, le supérieur du couvent de Saint-Pancrace (les Capucins ont leur [Pg 115] monastère à deux lieues d'ici, dans la montagne): un familier de la maison. Il vient souvent passer la soirée et assiste quelquefois au concert. C'est le seul admis, d'ailleurs. Ah! le moine a su prendre le vieux, il a apporté un scapulaire indulgencié à la naine!... Chacune de ses visites lui rapporte de cent à deux cents lires pour les pauvres ou le couvent. Dom Ambrosio ne perd pas son temps. C'est pour le bien de l'Église: la fin justifie les moyens. Rien de plus amusant que leurs entrevues. Ouvrez l'œil et le bon, car vous allez rire.»
Le capucin avait pris place, le temps d'échanger quelques propos avec le Guiçardi. Les numéros du concert se succédaient. Les vocalises de la chanteuse tyrolienne le laissaient aussi froid que les contorsions du cake-walk nègre. Ses yeux obstinément baissés ne cillaient un peu qu'aux gauloiseries de Marcus.
Un flot d'obscénités montait comme une mare de boue dans le silence gêné de tous les assistants. C'étaient des rythmes sautillants de polkas et des refrains de caserne; et cela devenait tragique comme un blasphème et comme un [Pg 116] martyre, ce répertoire de corps de garde dégoisé par ordre, au nez d'un capucin, pour le grand ébaudissement d'une naine de foire et d'un vieux maniaque.
Le moine ne bronchait pas. Il regardait fixement le bout de ses orteils, qui dépassaient un peu sa robe de bure.
—Eh bien! Padre, qu'en dites-vous? Ça vous plaît?
Et d'un coude égrillard le Sicilien interrogeait le Père.
—Répondez donc, Padre?
Et, cette fois, c'était la princesse Zénobie qui de sa petite main sèche avait saisi la longue barbe du moine et le narguait de son affreux sourire d'avorton lubrique et vieillot.
Le Révérend levait au plafond des yeux d'apôtre mis en croix.
—Il Padre n'a pas le goût à la musique, ce soir.
Et, sur cette conclusion de sa chère Zénobie, Bartolomeo congédiait le moine. Il lui glissait une pièce de dix lires dans la main.
Dix lires! Il y avait loin des cent et deux cents [Pg 117] lires accoutumées. Le religieux se retirait à reculons; un laquais le reconduisait.
—Qu'est-ce qu'il y a? interrogeait le banquier, surprenant un colloque entre le moine et le valet.
—Le Padre voudrait deux écus d'argent; il craint de perdre la pièce d'or.
—Les voici, bougonnait le gros homme de Palerme en fouillant dans son gilet.
D'un pas oblique le capucin s'était vivement rapproché. Il s'emparait des deux pièces d'argent, plaçait la pièce d'or entre les deux écus, et les montrant tenues serrées entre son pouce et son index:
—Comme cela, je ne craindrai pas de la perdre. Gracia, signor!
Et il se retirait, la croupe haute, le sourire onctueux, humble et sournois.
— Bene trovato , faisait le Guiçardi amusé.
Telle fut la dernière soirée de Marcus à la villa de San Remo.
—Nous sommes arrivés, me disait Maxence.
Nous arpentions, Maxence et moi, la Promenade des Anglais. C'était l'heure du shopping . Un déjeuner organisé au restaurant Français nous condamnait à piétiner le long de la mer en attendant l'arrivée des invités de Monte-Carlo. Un soleil cru, une mer aveuglante, de plomb fondu sous un ciel de mistral, faisaient cette matinée-là particulièrement désagréable; l'atmosphère hostile du quai bordé de grands hôtels s'aggravait de la laideur spéciale de ses habitués.
Dans aucun pays du monde, en effet, on ne croise dans les promenades élégantes d'aussi fastueux déchets d'humanité. Cette chose triste [Pg 119] et touchante, qu'est la vieillesse partout ailleurs, y devient subitement comique. Nulle part on ne voit pareil assemblage de vieilles misses édentées, bardées de lainages d'Écosse sous l'éternel costume de piqué blanc; nulle part, d'aussi piteuses queues de rat tirebouchonnées sur d'aussi maigres nuques à l'ombre inévitable de minuscules canotiers. Et les vieux ménages d'Asnières, les antiques Chochottes engraissées dans les tables d'hôte de Montmartre et promenant, sanglées et bedonnantes dans des costumes tailleur, leurs bajoues étayées sur des petits cols d'homme, symbole croulant de la gloire de Lesbos: vieux rats morts et vieilles loutes! Et le lot des vieux beaux et des vieux birbes aussi, Agénors émaillés, trempés dans la potasse et poisseux de teinture, ex-préfets de l'Empire, majors de tables d'hôte, princes russes décavés devenus hommes d'affaires, dénicheurs d'objets rares, de villas à bon compte et de gogos à exploiter, indicateurs aussi de mineures et d'usuriers; et des anciens croupiers, valets de cartes transparentes enrichis sur le tard par des justes noces avec quelques tenancières; jolis garçons [Pg 120] épousés en 1870 pour leurs beaux yeux et tenant aujourd'hui en laisse le chien de Madame, que l'on pousse dans une petite voiture; vieux marquis italiens ruinés par le corps de ballet de Milan, philosophes, le soir et, dans le jour, aux gages de quelques comtesses péruviennes ou baronnes Cacatoès, vieux aras des Antilles plus empanachés d'aigrettes, de ruches et de boas encore que d'années et remorquant leur arrière-train coupable aux bras cambrés du sigisbée..., et les Arthémises des hommes célèbres, le bataillon des veuves inconsolées, vieilles gardes de la douleur venues en Riviera cultiver le souvenir des chers défunts qu'a oubliés l'Europe, les politiques et les artistes, la veuve du maëstro, la veuve du grand peintre, la veuve du regretté diplomate, et les demi-veuves, les maîtresses et les belles-sœurs, les petites nièces aussi, leurs Egéries un peu mégères, et leurs interprètes donc! les ex-grandes cantatrices sur le tard épousées, les Altesses de l' ut dièze et les contraltos princiers!
O toutes ces prétentions échouées sur les bancs, le dos tourné à la mer et regardant [Pg 121] curieusement défiler devant elles le pénible cortège des autres vanités!
—Parole, il ne manque que la princesse Zénobie! ne pouvais-je m'empêcher de m'écrier. Mais à propos, interpellai-je Maxence, la fin de l'histoire, tu ne me l'as pas racontée! Tu m'as laissé à cheval entre deux selles et tu ne m'as jamais dit comment la favorite du banquier Guiçardi était retombée de la villa des Palombes aux beuglants de soldats, où nous l'avons retrouvée.
—Zénobie! En effet, c'est toute une histoire et assez compliquée. Je t'ai dit que la naine vivait dans le domaine de San Remo, installée dans un petit hôtel de poupée construit sur les indications de Guiçardi. Une fantaisie sénile du banquier l'y entretenait sur un pied de duchesse: voitures, chevaux et livrée à ses ordres; mais le vieillard ne pouvait se passer de son jouet. A toute heure de jour et de nuit il réclamait et voulait auprès de lui sa poupée favorite. La Zénobie, elle, supportait mal ce fastueux servage, et, dès qu'elle avait une heure à elle, pendant les siestes du Palermitain alourdi [Pg 122] et drogué d'anesthésiants, elle s'évadait des Palombes; et c'était pour elle une joie d'écolière d'aller retrouver au bout du pays la vieille femme, qui lui servait de mère, et son minuscule compagnon, le nain Scœvola.
Les rares moments, que la pygmée dérobait ainsi à son maître, prenaient par la servitude même, où elle était tenue, la haute saveur d'un fruit défendu. Le printemps est assez dangereux en Riviera, les brusques changements de température et la sécheresse du mistral y affectent péniblement les arthritiques et les nerveux; parfois l'influenza s'en mêle. Elle sévissait cette année-là à San Remo. Scœvola, le plus petit conscrit de France, était atteint et devait s'aliter.
Prévenue par sa mère-barnum et priée par elle de ne pas venir au chevet du fiévreux, la naine ne voulait rien entendre. Affolée d'inquiétude, elle courait au logis contaminé; elle voulait s'y installer sans souci du gros cachet des Palombes et de ses intérêts mis en jeu. Le nain trempé de sueur sous ses draps, misérable petit pantin secoué par la fièvre, assistait en claquant [Pg 123] des dents à une scène inouïe entre la princesse et leur mère.
—Mais tu ruines ta famille, tu nous mets sur la paille! Un homme qui t'a couverte d'or et qui ne sait rien te refuser! Tu ne retrouveras jamais ça! Qui est-ce qui paiera le médecin, tes robes et les médicaments? Scœvola peut y rester. Tu es une fille dénaturée, tu n'aimes pas ta mère, j'ai mis au monde un monstre!»
Les objurgations de la vieille femme convainquaient à demi Zénobie. Le petit être fantasque consentait à rentrer à la villa; mais elle déclarait vouloir revenir le lendemain près de son cher Scœvola... et tenait parole.
C'était une grosse partie que jouait là l'avorton.
Entre tant de manies le vieux Guiçardi nourrissait une folle terreur de la maladie et de la mort. Ses soixante-douze ans hoquetaient dans un perpétuel tremblement à l'idée des bronchites, des refroidissements et des mauvaises fièvres qui guettent plus ou moins les vieillards. Il ne vivait qu'entouré de mille et une précautions, sous la surveillance d'un médecin attaché [Pg 124] à sa personne, et, chaque semaine, tout le personnel des Palombes devait subir la visite du docteur. C'était une formalité à laquelle nul ne pouvait se soustraire et qui était stipulée dans les engagements.
Au moindre symptôme d'indisposition, tout domestique était congédié. L'intendant lui payait deux mois de gages en lui intimant l'ordre de ne jamais se représenter, même guéri. Un cordon sanitaire était ainsi établi autour du vieillard.
Dans quels prix on exploitait cette terreur de la maladie, tu le devines aisément! Deux garde-malades se relayaient auprès de lui jour et nuit. Le banquier exigeait toujours une oreille aux écoutes de sa respiration durant son sommeil. Sa peur de mourir était telle que, le précédent hiver, il avait refusé d'entrer dans la chambre de sa fille malade et, pendant les deux mois que dura la bronchite, il pria sa femme de s'abstenir de paraître à table. La baronne Guiçardi, elle, s'était installée près de sa fille et, pendant les trois mois de cet hiver-là, le vieux Levantin haleta dans l'angoisse des microbes et [Pg 125] la fureur de ne pas avoir fait transporter M lle Guiçardi à l'hôpital.
C'est cet effaré trembleur et ce féroce égoïste que la princesse Zénobie quittait trois heures par jour pour aller s'asseoir au chevet d'un nain tuberculeux. La princesse jouait une grosse partie. Elle la perdit.
Le jour où le banquier, réveillé au milieu d'une sieste qui aurait dû durer les trois heures de trois cuillerées de potion, demanda après la naine et apprit que sa poupée était auprès d'un frère malade depuis douze jours d'une fièvre maligne, la colère et la stupeur furent chez ce gros homme d'une telle violence, qu'il faillit étrangler.
—Chez son frère!... Chez un malade! Et elle y va tous les jours! Elle y est encore!»
Et de cramoisi le vieux forban devenait violet. Les yeux chavirés, suffoquant et la gorge sèche au milieu de balbutiements, de mots sans suite et de trépignements de fureur, il arrivait enfin à se faire comprendre et se faisait donner de quoi écrire.
Il ne pouvait parler. Son émotion était trop [Pg 126] forte. Zénobie était chez ce nain malade; elle avait osé lui désobéir. Il écrivait; un tremblement secouait ses mains gonflées. Il parvenait enfin à maîtriser ses nerfs et signait la disgrâce de la favorite. L'intendant recevait respectueusement les ordres; la livrée assistait, effarée, riant sous cape, à l'exécution de la princesse.
Toutes les Palombes détestaient Zénobie.
La naine rencontrait l'intendant à mi-route de la villa. Elle regagnait sa geôle au grand trot d'une victoria de louage. Nabulione—c'était le nom du maître-Jacques des Guiçardi—faisait arrêter la voiture. Nabulione était à pied; il accompagnait une charrette encombrée de valises et de petites malles.
Il signifiait à la naine son congé. La décision de M. Guiçardi était irrévocable. Il ne reverrait jamais la princesse; la villa lui était désormais interdite. Il était tout à fait inutile de s'y présenter, elle y trouverait porte close: il était chargé de lui rapporter sa garde-robe. Ses costumes de théâtre et de ville étaient dans les malles; le petit hôtel était déménagé. Si la princesse voulait bien prendre la peine de [Pg 127] retourner d'où elle venait, il lui réglerait ses huit jours; il avait sur lui la somme.
La naine était devenue verte. Elle vomissait un flot d'injures à l'adresse de l'intendant et de Guiçardi; sa voix de crécelle, crépitante et rouillée, s'exaspérait dans la solitude de la route. Des ouvriers de retour des champs s'étaient arrêtés. Ce monstre de baraque foraine entachait de grotesque la douceur lumineuse de ce crépuscule d'Italie.
— Una pupazza , ricanaient des chuchotements.
L'intendant essayait en vain de lui faire entendre raison: la pupazza ne voulait rien savoir. Elle donnait l'ordre au cocher de la conduire aux Palombes. Elle s'y heurtait à l'hostilité d'une domesticité heureuse d'observer la consigne.
—Le banquier ne recevait pas. M. Guiçardi partait le soir même pour Palerme.»
Et dans l'insolence des regards et des sourires, la princesse Zénobie lisait couramment l'unanime allégresse, son renvoi mettait en fête toute la maison.
Elle devait se résoudre à retourner auprès des siens. Elle y retrouvait l'intendant des Palombes, qui l'attendait entre sa mère effondrée et la stupeur épouvantée du nain. Et ce fut une horrible scène. La mère-barnum, brusquement ramenée au sentiment de la réalité par la vue de Zénobie, se jetait sur le petit être, l'empoignait par la tête et, lui retroussant les jupes, voulait la fouetter. Le nain, recroquevillé d'effroi sous ses draps sales, poussait des piaulements de petit hibou tombé du nid; Zénobie, crispée, rebellée et matée, tapait, griffait, mordait et geignait comme une poulie; la mère poussait des cris d'orfraie, invectivant la fille ingrate, ce fumier d'enfant qui la ruinait ; et l'intendant se croyait tombé dans un repaire de gnomes et de magiciens.
Il intervenait enfin, comptait à la naine les seize cents francs de ses huit jours, en obtenait bon gré mal gré le reçu, mais ne pouvait éviter la formalité de l'ouverture des malles. La surprise qu'elles réservaient faillit tourner au tragique. Le vieux Guiçardi ne renvoyait à Zénobie que ses costumes de théâtre et son pauvre [Pg 129] petit trousseau de phénomène de music-hall, sa lamentable et prétentieuse défroque de principessa de piste et de beuglant; le Levantin avait gardé les somptueuses toilettes des grands faiseurs de Nice et de Monte-Carlo. Il gardait aussi les parures: le collier d'émeraudes offert dans la dernière quinzaine, l'orient fabuleux des perles et l'eau coûteuse des rivières de diamants. Il renvoyait le cheval, mais gardait le harnais. La naine râlait à son tour: une formidable gifle s'abattait sur sa face de monstre et la couchait par terre, évanouie. La mère-barnum s'acharnait sur l'avorton; Scœvola, le plus petit conscrit de France, croyant qu'on égorgeait Zénobie, s'évadait de ses draps moites et se blottissait, tout nu, sous le lit; des voisins accourus mettaient fin à cette tuerie, et l'intendant des Palombes s'échappait de là comme d'un cauchemar.
Cette famille de nains ne se tint pas pour battue. Sur les conseils de sa mère, Zénobie voulut intenter un procès au banquier; mais les faits qu'elle lui imputait étaient si graves que l'affaire criait le chantage; aucun homme [Pg 130] de loi ne voulut instrumenter contre le Guiçardi. La Zénobie ne se rebuta pas: elle se rendit au couvent de Saint-Pancrace, et, une première fois, fit tant et tant qu'elle obtint une audience du Révérend Père Ambrosio, le supérieur; mais les confidences dont elle honora le capucin esbrouffèrent tellement le saint homme qu'il refusa absolument de s'entremettre dans la démarche, que la naine réclamait de lui. Il lui promit une seconde audience, mais se garda bien de la lui donner; le monstrillon en fut pour ses deux lieues de montagne et ses trente lires de victoria. Le saint monastère demeura clos pour lui.
Bref, la questure, dit-on, s'en mêla; on pria ces dames de quitter le pays. Une rumeur voulut qu'un viatique de deux mille lires leur fût fourni par les dames Guiçardi.
Et voilà, mon cher ami, comment l'ex-favorite d'un banquier trente fois millionnaire amuse, à l'heure qu'il est, un public de matelots et de chasseurs alpins dans un petit port de la Riviera.
Moralité: on fait toujours trop sa Zénobie.
—Il y a pis que la peur de mourir: il y a l'horreur de vivre. Vous ne soupçonnez pas quelles agonies tragiques halètent parfois dans le luxe apparent de ces somptueuses villas!
Tout en causant nous étions, Maxence et moi, descendus jusqu'au haut de la promenade des Anglais. Nous avions dépassé le troisième établissement de bains établi presque devant l'avenue Victor-Hugo, et avions atteint le pont Magnan.
Là finit le glorieux alignement des grands hôtels cosmopolites et des villas princières; la promenade des Anglais bifurque et devient, à gauche, une route de banlieue suburbaine bordée de guinguettes et de murs de jardins; à droite, un simple bord de mer longé de cultures maraîchères et planté de cahutes de pêcheurs.
Le paysage est lépreux et hostile, enfariné d'un [Pg 134] perpétuel halo de poussière soulevée par les automobiles, et la courbe harmonieuse de la baie des Anges ne rachète pas l'âpreté du décor. Face en arrière, au contraire, c'est le merveilleux panorama de Nice indolemment couchée au pied de ses montagnes et déroulant, comme une écharpe molle, la ligne de ses toits jusques au Mont-Boron. Par les temps clairs la pointe du cap Ferrat y apparaît, entamant de son éperon verdâtre le bleu moiré du large.
Nous faisions demi-tour et redescendions sur la jetée-promenade.
—Oui, il y a pis que la peur de mourir. Si vous saviez quels drames de chair et d'âmes, quels intérêts et quelles affreuses convoitises dérobent parfois aux regards ces somptueuses façades, quels grotesques désespoirs aussi! Ce Nice est une mine inépuisable d'histoires. Quelques-unes, si bien gardées qu'elles soient par l'épaisseur des murailles, néanmoins transpirent et finissent par tomber dans le domaine public.
Il y a trois ans, c'était le scandale des Blukenstarishaen, le plus effrayant chantage qui ait jamais été organisé contre une personnalité princière: [Pg 135] Le jeune ménage, le mari et la femme menacés et terrorisés à la fois par un couple d'aigrefins: deux «musicantis» cueillis dans une des innombrables Réserves de la Riviera. Les Blukenstarishaen les avaient attachés à leurs personnes pour couper de tarentelles et de «canzone» napolitaines les heures un peu longues des repas... Cette musique de table dégénéra vite en musique de chambre. La princesse, très négligée par son mari, s'éprit violemment d'un des musiciens; elle s'en éprit jusqu'à en devenir grosse et, reconnaissante au bel Italien d'une maternité que le prince ne lui avait jamais donnée, eut la gratitude épistolaire. Elle écrivit. Le violoniste (car il jouait du violon naturellement) appuya sur la chanterelle. Il gagna prudemment la frontière; et de Vintimille, en échange de sa correspondance, demanda la forte somme à la princesse.
Un post-scriptum machiavélique menaçait d'envoyer le paquet de lettres au mari. Le prince, très au courant de la conduite de sa femme, ne répondit pas plus aux offres de Vintimille que ne l'avait fait la princesse. C'est alors que les [Pg 136] deux compères d'Italie s'entendirent. Si la princesse était une amoureuse expansive et reconnaissante, le prince était, de son côté, un ami passionné et, dans les élans d'une ferveur toute platonicienne, avait commis en l'honneur de l'autre musicanti quelques poésies qui, bien que d'inspiration danoise, n'eussent pas déparé les dialogues du Banquet . Les associés de Vintimille prévinrent le jeune ménage que, si un chèque de cent mille lires n'était pas remis avant telle date à la banque Polidori de Milan, les élucubrations du prince et la correspondance de la princesse seraient envoyées sous pli cacheté à la Cour de Thuringe, au grand chancelier même du roi ou à un des principaux journaux de l'opposition. L'inspiration de la dernière heure dicterait leur choix.
Le régime du bon vouloir fonctionne, pour ainsi dire encore intact, dans les petits États allemands. En cas de scandale, si le scandale éclatait, c'était, après l'annulation du mariage en Cour de Rome (la Thuringe est très catholique), la confiscation des biens du jeune couple et la relégation de la princesse dans un couvent; le [Pg 137] prince, lui, serait certainement prié de résider à l'étranger et réduit à la pension stricte. Libre à lui alors de donner cours à ses fantaisies poétiques et se faire professeur de grec.
Les Blukenstarishaen s'affolaient. Le roi de Thuringe avait laissé mourir de faim sa fille aînée, la princesse Thyra qui avait fui la Cour paternelle et le palais conjugal avec un jeune officier de cavalerie. La duchesse de Manheimberg, toute mère qu'elle fût de trois enfants, n'avait pas pu résister au prestige des épaulettes et des éperons. Les amoureux, après avoir promené en Suisse et sur la Riviera le scandale de leur bonheur, s'étaient échoués à Venise. La gêne avait vite étranglé leurs illusions. Harcelés par les usuriers, les bijoux une fois vendus, les misérables étaient de l'hôtel Dancelli descendus à une casa privata du quartier de l' Ospedale . La duchesse de Manheimberg s'y était suicidée. La dureté du roi l'avait acculée à cette horrible fin. Le consulat de Thuringe à Venise n'avait même pas eu pour elle l'aumône qu'il trouve toujours pour ses moindres nationaux en détresse. Deux mois auparavant, le consul de Genève, pour une [Pg 138] visite rendue, à l'hôtel du Lac à la princesse royale, avait été immédiatement révoqué... Toute l'Allemagne avait adopté vis-à-vis des fugitifs l'attitude indiquée par la famille.
C'est auprès de ceux de son sang et de sa race que la malheureuse jeune femme avait trouvé l'accueil le plus insultant et les visages les plus fermés, et, pendant ce douloureux calvaire à travers l'Europe, ce calvaire commencé comme une chimérique chevauchée de ballade et de conte
la triste adultère avait rencontré partout sur son passage l'hostilité menaçante et l'effroyable ostracisme imposés, il y a quelques années, par le kant anglais sur toutes les routes d'exil d'un de ses plus grands poètes. Pour l'infortunée princesse Thyra la lourde Allemagne avait eu les raffinements de cruauté et les ingéniosités de mépris inventés par l'hypocrisie d'outre-Manche vis-à-vis d'Oscar Wilde.
Dévisagée sur les seuils des hôtels, montrée [Pg 139] au doigt, suivie même dans les rues, que dis-je? guettée par la malveillance et la curiosité jusque dans les boutiques de fournisseurs, la duchesse de Mainheimberg avait connu les pires amertumes. Grâce au mot d'ordre donné par la Cour de Thuringe, l'Allemagne en déplacement avait fini par expulser les amants de toutes les villes. Entre temps le roi coupait les vivres, et cela avait été pour le couple romanesque la brève déchéance aggravée de toutes les affres de la gêne. Cette gêne dégénérait bientôt en misère, et la misère en détresse et cela jusqu'au suicide final dans le galetas de Venise.
Rodolphe Ostratten, l'amant de la pitoyable jeune femme, entrait à l'hôpital, à cet Ospedale dont le quartier moisi avait abrité leur fin d'idylle. Il en était extradé le lendemain même de l'exhumation de sa maîtresse; on l'arrachait tout grelottant de son lit de fiévreux pour le jeter dans un fourgon. Une forteresse de Thuringe le retenait maintenant à vie. Il ne fait pas bon en Allemagne de regarder de trop près les princesses.
De cette tragique aventure les Blukenstarishaen n'ignoraient rien. Elle avait éclaté l'année [Pg 140] même de leur mariage. La princesse Elaine s'était jetée en vain aux pieds de son père, implorant sa pitié pour sa sœur; le roi n'avait voulu rien entendre. Ces catholiques de Thuringe sont encore plus intraitables sur la morale que tous les protestants de la Prusse Rhénane, et l'affolé ménage de Nice savait trop ce qui l'attendait, si le scandale de leur conduite en Riviera arrivait jusqu'au roi.
La Riviera! C'est de leur arrivée en ce pays que dataient leur folie et leur malheur. C'est là qu'ils avaient connu ces damnés Italiens et l'enveloppement de leurs œillades câlines, le charme dangereux de leur voix persuasive et de leurs gestes caresseurs.
Deux «musicantis»! Lui, le fils d'un chancelier, elle, une princesse royale, étaient à la merci de ces espèces... Protégés par la frontière, les deux coquins dictaient leurs conditions et commandaient en maîtres. Eux, la première aristocratie du monde, tremblaient aux ordres de deux maîtres chanteurs; et, les yeux brusquement dessillés, arrachés en sursaut de leur rêve, le prince et la princesse rejetés dans les [Pg 141] bras l'un de l'autre par la conscience du même péril s'hypnotisaient sans oser la mesurer devant la profondeur du gouffre où ils avaient roulé, s'hallucinaient dans une stupeur muette devant l'abîme où ils allaient descendre.
Deux enfants! car lui n'avait pas vingt-six ans, et elle en avait juste dix-neuf.
Ah! cette Riviera, cet admirable pays, cette côte enchantée dans la montée des sèves, la vibration de la lumière et l'épanouissement de tant de fleurs, comme ils en maudissaient maintenant la douceur énervante et traîtresse, quelle rancune ils nourrissaient pour ces décors complices de vergers idylliques et de baies siciliennes!... Oh! les mauvais conseils chuchotés dans l'or des crépuscules, dans les bois de cyprès et les clos d'oliviers.
La Riviera! C'est son climat qui les avait perdus... Oh! la mollesse de ce pays qui dénoue la volonté comme une écharpe, pour la tendre ensuite comme un arc dans la sécheresse ardente de son mistral.
C'est l'âpreté de ses jours de poussière et de bourrasques, la fièvre permanente bercée dans [Pg 142] ces vagues sans flux et sans reflux, et, par-dessus tout, ces effluves de rut et de caresses épars dans l'unanime consentement des choses et des êtres à l'amour; c'est toute cette nature aphrodisiaque qui les avait poussés à la chute et à leur perte et les deux égarés n'avaient plus assez de larmes pour pleurer.
Le consul d'Italie tirait le jeune ménage de ce mauvais pas.
Éperdu devant l'impossibilité de se procurer du jour au lendemain les cent mille lires (car la Cour de Thuringe est plutôt serrée), le prince, tout décidé qu'il fût au suicide, avait l'idée d'aller trouver le commissaire central. Le commissaire l'adressait au consul d'Italie. Celui-ci télégraphiait à Gênes, et la questure cueillait à Vintimille les deux coquins et leur correspondance.
Ainsi se termina le chantage. Tout est bien qui finit bien!
Le jeune ménage en fut quitte pour la peur; mais leur villa abrita quelques heures d'agonie. Ce prince et cette princesse passèrent d'assez durs moments, avouez-le. Il y a quelquefois pis que la peur de mourir, il y a aussi l'horreur de vivre.
Nous descendions les pentes de la Mortola. Des touffes de genêts en fleurs incendiaient d'or les éboulis de roches grises; et jusqu'au bleu méditerranéen c'étaient de longues traînées de lumières encore exaspérées par le vert glauque des agaves, le gris épineux des lentisques et argenté des oliviers; toute une végétation bleuâtre, hostile, meurtrière et dardée faisait de ce coin de jardin une petite Afrique. Au loin, c'étaient les montagnes pelées de Vintimille et de San Remo, toute l'aridité de la Rivière de Gênes après la splendeur luxuriante de la Riviera de Nice. Un ciel doux et voilé, presque moite, mélancolisait le paysage; toute la clarté semblait réfugiée dans les fleurs; et dans ce décor à souhait pour [Pg 144] un enlèvement de captive, c'étaient des silhouettes de pirates barbaresques, qui s'imposaient à travers le recul des temps chers à tout imaginatif. Malheureusement des couples d'Allemands et d'Anglais de passage, toute la foule anonyme et laide des Cooks en mal d'excursions, étaient les seuls êtres rencontrés au tournant du domaine féerique.
C'était un lundi, un des deux jours par semaine où lord Hambury permet aux visiteurs l'entrée de la Mortola: la Mortola, c'est-à-dire l'enchantement de ce ravin unique de la côte Ligure, jardins d'Italie et de Sénégal aussi, où Wagner aurait pu rêver l'éclosion des filles-fleurs. La Mortola et la fontaine de la Sirène, la Mortola et sa clairière hantée d'agaves monstrueux, énormes, hérissés et coupants, de toutes les nuances et de toutes les formes, pareils à un cénacle de gigantesques pieuvres végétales; la Mortola et ses bois de palmiers, ses champs d'iris et d'anémones où la vision s'impose d'une ronde de nymphes de Botticelli; la Mortola et sa treille en terrasse au-dessus de la mer; sa treille enguirlandée de roses et de clématites, escortée [Pg 145] de touffes de primevères, d'héliotropes en arbres et de chimériques orchidées, jaillis comme des étoiles entre les retombées de mouvants chèvrefeuilles; la Pergola et le malaise enivrant, délicieux de son trop de calices et de son trop de parfums... Et entre toutes ces corolles, toutes ces feuilles, toutes ces branches, au tournant de tant d'escaliers et le long de tant de terrasses, le nostalgique horizon de la Méditerranée, la soie moirée de sa nappe immobile avec, au bord de la mer, les quenouilles de bronze de son interminable allée de cyprès... Cimetière d'Orient ou jardin de Gabriele d'Annunzio dans le Triomphe de la Mort .
Nous étions arrêtés auprès d'une volière et tout en suivant les mouvements d'automate d'un étrange perroquet, on eût dit, d'émail vert...
—Mais c'est le jardin de Noronsoff! me disait l'ami qui m'accompagnait. Avouez que c'est là que vous avez placé l'agonie de l'écœurant héros de votre Vice Errant .
—Non, répondis-je, le domaine où traîne, se convulse et meurt la pourriture princière de Sacha, bien moins important et moins divers [Pg 146] d'aspect que celui-ci, a peut-être encore dans son abandon plus de grandeurs que la Mortola. Le domaine existe: il est à Nice, à mi-flanc du Mont-Boron. Trois cents mètres de terrasse dominent et la ville et le port. Au crépuscule, quand le ciel est clair, on y découvre jusqu'à l'Estérel. Je vous le ferai visiter, nous irons ensemble, mais nous aurons peut-être quelque mal à y pénétrer: l'accès en est assez défendu. D'ailleurs Noronsoff n'y a jamais habité, le cadre seul m'a tenté; l'outrance de sa végétation, le trop de luxe des fleurs de collections et d'essences rares, qu'un caprice de millionnaire y a accumulées, s'adaptaient si merveilleusement au déséquilibrement de mon héros... je vous dirai plus, c'est dans l'atmosphère de ce jardin de songe que j'ai rêvé et vécu la vie imaginaire de Sacha. Le prince Noronsoff est mort à Paris après sa mère qui, dans le roman, lui survit. Il est mort dans le coma, entouré et guetté par une troupe d'héritiers dont les intrigues de chevet le torturèrent jusqu'à son dernier râle...
—Et cette agonie de Noronsoff, la vraie, quelle fut-elle? me demandait mon compagnon.
—Oh! décevante et dramatique comme la vie même de l'individu. Après la mort de sa mère, l'état de Sacha, empira. Livré à lui-même, c'est-à-dire à ses pires caprices, sans aucun contrôle et plus personne auprès de lui pour le surveiller et le retenir, il eut vite fait de développer la marche de tant de maladies et de précipiter lui-même un dénouement fatal. Le favori d'alors était un pianiste hongrois, un soi-disant élève de Liszt famélique et poitrinaire, mais dont le réel talent et le jeu poignant et douloureux passionnaient, le long des jours et les nuits aussi, les rares minutes lucides du mourant; mais la fin approchait, car les longues syncopes, dans lesquelles il arrivait au prince de tomber, se succédaient de plus en plus fréquentes et maintenant si prolongées et si profondes, qu'il était à craindre, à chaque évanouissement, qu'il ne se réveillât plus.
C'est alors que la vague famille, petits cousins et arrières-petits cousins, que le malade possédait dans la colonie russe et dans le monde de l'Empire, se rapprochaient de l'agonisant. Il y avait vingt ans qu'ils l'ignoraient, justement [Pg 148] effarés de ses frasques et ne se souciant pas d'avouer un parent aussi compromis. Au ban de la société et de sa famille, ce déséquilibré affligé de quatre millions devenait intéressant au moment de mourir. On savait que Sacha n'avait pas fait de testament; il avait bien trop peur de la mort pour songer à ses dispositions dernières; ce perpétuel moribond aimait frénétiquement la vie et s'y cramponnait désespérément.
Superstitieux comme tous ceux de sa race, ce Russe aurait cru attirer sur lui l'ombre de la «Camarde» en dictant n'importe quel testament. Il ne fallait pourtant pas que cette grosse fortune retournât à l'État ou tombât dans les mains de quelques Petits-Russiens, hypothétiques descendants de Noronsoff que les alliés mondains et officiels de Sacha ignoraient, perdus dans quelques villages de l'Ukraine ou quelques faubourgs de Saint-Pétersbourg.
Les intéressés se consultèrent.
Le duc de Praxéli-Plesbourg réunit chez lui les Marfa-Narimoff et les de Beauvimeuse, cousins comme lui au quatrième degré de l'agonisant. [Pg 149] Sa haute situation à l'ambassade, la faveur de Boris, l'aîné des Narimoff, au palais d'Hiver et le rang des Beauvimeuse dans le noble faubourg les mettaient au-dessus de tout soupçon. Il s'agissait de pénétrer auprès du malade, de s'installer à son chevet et lui faire signer un testament; car lui en inspirer ou lui en dicter un, il n'y fallait pas songer. Sacha, malicieux et retors, aurait pris un méchant plaisir à déjouer leur entreprise ou, même pis, les eût fait jeter dehors. Ce parfait dégénéré détestait sa famille. Il aurait dilapidé son bien plutôt que d'en laisser une bribe à l'un des siens. Tels étaient les bons sentiments qui animaient entre eux les membres de cette dynastie. Ce fou consentirait-il seulement à les recevoir? Le duc de Praxéli-Plesbourg se présenta le premier avenue Marceau, Odette de Beauvimeuse l'accompagnait, Noronsoff avait eu jadis un assez violent caprice pour sa cousine et l'on escomptait ce souvenir: le malade ne les reconnut même pas.
Avec l'aplomb que donnent un grand nom et la fortune, le duc de Praxéli s'imposait à la livrée, expédiait le favori, mieux, congédiait les médecins: [Pg 150] il était la famille . Le duc une fois dans la place, les autres s'y installaient; le tout était d'y avoir pénétré.
Par la porte entre-bâillée les de Beauvimeuse et les de Marfa-Narimoff se glissaient un à un dans l'hôtel de l'avenue Marceau, plus un certain M. de Noisynève, arrière-petit cousin du Noronsoff et que l'on ne put écarter. Il s'incrusta au chevet du malade pour surveiller les autres, manifesta vaguement l'intention de prévenir les parents oubliés en Russie et, après quelques discussions assez aigres, on dut l'admettre dans la rédaction du testament; mais la porte demeura fermée désormais à tout autre visiteur; et ce fut la veillée attentive et sinistre d'une bande d'oiseaux de proie à proximité d'un champ de bataille, attendant les cadavres.
Sacha était tombé dans la torpeur; il n'en sortait que pour réclamer d'une voix éteinte de l'extra-dry et du kummel en attachant sur les siens des yeux vides et vitreux, effroyablement ouverts. Sur le conseil du duc de Praxéli Odette de Beauvimeuse dégrafait parfois son corsage et introduisait la main sèche du moribond [Pg 151] dans la tiédeur de ses seins nus; la bouche édentée du neurasthénique alors souriait. Cette absence de lucidité enchantait les héritiers. En Russie la loi n'exige pas que le testament soit écrit de la main du testateur: il suffit qu'il soit dicté en présence de témoins. La signature suffit.
On trouva un notaire. Les intéressés, sous la présidence du duc de Plesbourg, arrêtèrent la rédaction du testament. Sur les quarante millions de Noronsoff le duc s'en préleva quinze. Dix furent dévolus aux Narimoff, dix aux Beauvimeuse et cinq à cet intrus de Noisynève qu'on n'avait pu éviter; mais, entre temps, l'état du malade empirait d'une façon alarmante. Du jour au lendemain il tombait dans le coma, un coma stupéfiant dont rien ne pouvait le tirer. Ils avaient trop attendu, les discussions d'intérêt avaient mangé un temps précieux, le malade et la fortune allaient leur filer entre les doigts; ce fut une consternation. Le duc de Praxéli-Plesbourg relevait les courages abattus, il avait amené avec lui, en remplacement des docteurs congédiés, un petit médecin de quartier, de son quartier [Pg 152] à lui, qui voyait ses gens d'écuries et d'offices et au besoin les chevaux. C'était un pauvre hère sans consistance, sans grand talent aussi, voué à la médiocrité par la médiocrité même de son physique, de ses allures et de ses connaissances. Il était tout à la dévotion des Praxéli-Plesbourg qui l'emmenait, même l'été, à la campagne pour surveiller ses gens. C'est ce pauvre docteur Pasquier que le Praxéli avait établi au chevet de son cousin. C'est lui qu'il amenait, ce matin-là, parmi les autres parents attérés.
—La vérité, docteur? Il est très bas, n'est-ce pas?
—En effet, monsieur le duc, le prince n'en a plus que pour quelques heures. S'il va jusqu'à ce soir, ce sera le bout du monde.
—C'est ce que je me disais. Eh! bien, docteur, nous avons besoin de vous. Il faut, coûte que coûte, que vous suspendiez ce coma. Ce coma, il faut l'en faire sortir. Il nous faut une signature, une signature absolument nécessaire et que lui seul peut nous donner. Ne vous inquiétez pas on lui tiendra la main, j'en fais mon affaire, [Pg 153] vous avez bien un moyen? Voyons, un réactif, que sais-je, une piqûre?
Le médecin se grattait le front, perplexe.
—Vous n'avez rien?
—Si. On peut toujours quelque chose, mais cela est très scabreux, très périlleux même. Dans l'état, où est le prince, un réactif peut le tuer.
—Le tuer, mais puisqu'il est condamné d'avance. Vous me dites qu'il va mourir.
—Mais nous n'avons pas le droit de hâter la mort, même d'un être condamné.
—Mais puisqu'il va mourir...» et Odette de Beauvimeuse s'emparait des mains du médecin.
—Il va mourir! Il va mourir! mais avec la nature on ne sait jamais! C'est invraisemblable, mais...
—Il peut en réchapper, peut-être! Docteur, seriez-vous un imbécile, me serais-je trompé sur vous?
Et de Praxéli-Plesbourg fouillait le misérable de ses petits yeux clairs.
—Voyons, réveillez le prince; il y a cinquante mille francs pour vous. Vous ne me ferez jamais croire que vous n'avez jamais fait d'avortements.
Le docteur baissait la tête, griffonnait en hâte une ordonnance.
—Vite, Alexis, chez le pharmacien en face, au plus près, faisait le duc en remettant le papier à un valet de pied et, sur un signe du duc, Odette de Beauvimeuse et Nadia de Narimoff découvraient le malade et le dressaient un peu sur son séant. Le docteur préparait la seringue.
—Voilà, docteur, faisait Noisynève en prenant le flacon des mains du valet de pied.
—Une soucoupe; très bien... là, dans le gras de la cuisse.
—Dans le maigre, vous voulez dire, pauvre Sacha!
—Bon, relevez la chemise, tenez-le bien, mesdames.
Le docteur enfonçait l'aiguille dans la chair livide et appuyait. Pssst, la caféine fusait dans un crissement bref, le malade ne bougeait pas.
—Il faudrait le piquer plus près du cœur, docteur.
—Ou à l'épaule.
—Ou dans le cou, près du cerveau.
—Vous le voulez? Soit!
Mais cette fois, subitement redressé dans un brusque sursaut, le moribond se levait tout droit sur son lit et, dans la blancheur de sa chemise, tel un spectre dans un linceul, battait l'air de ses mains pâles et puis s'abattait avec un cri, un petit cri d'oiseau qu'on étouffe, immobile et raidi dans sa nudité verte... mort.
Ce fut une stupeur. Rien ne put ranimer le prince Sacha Noronsoff. C'est ainsi que les quarante millions et les merveilleuses terrasses du domaine de Plagosnof, en Crimée, allèrent à la petite comtesse Véra Noreskine qui, la pauvre enfant, ne s'y attendait guère. Et avouez-le, cette agonie-là vaut bien celle que je lui ai prêtée dans la villa du Mont-Boron, à Nice.
Notre voiture rentrait dans les rues de Menton.
Le rideau tombait sur le second acte de Sigefried . Le divin inconscient, qu'est le héros de Wagner, venait de s'enfoncer, extasié et ravi, dans l'enchantement de la forêt; le chant de l'oiseau magique l'avait illuminée..., et parmi la clarté des feuilles, à travers les ténèbres odorantes et vertes des hêtraies, des clairières, des sources et des étangs, tous les murmures, toutes les voix et tous les souffles aussi, dont est tramé le silence des bois, se répercutaient délicieusement en nous, musique élémentale orchestrée [Pg 158] par le génie, qui est aussi une des forces de la Nature.
De Bergues, qui s'était retiré tout au fond de la loge pour mieux sentir, loin de la scène, descendre et couler en lui les ondes sonores du drame, se levait et venait s'asseoir auprès de nous.
—Le fils de Sigemound est parti, mais il n'a pas tué tous les dragons Fafner. Voyez, quelques monstres nous restent: une vraie collection de Muséum. C'est plusieurs opéras de Wagner qu'il faudrait pour assainir cette salle! Les avez-vous comptés? Mais regardez plutôt.
Et, d'un geste horrifié, il embrassait le pourtour des premières et des secondes loges.
A quoi Hector de Grandgirard:
—En effet. Il y a ce soir quelques gargouilles en rupture de cathédrale!
—Et remarquez ce que je vous disais l'autre jour sur cette étonnante société de la Riviera: pas un homme. Convainquez-vous de visu . Voyez-vous un jeune homme dans ces loges? Non, rien que des aïeules et des vieux messieurs, et les vieux messieurs paraissent les plus [Pg 159] jeunes. Ils ne sont, eux, ni maquillés, ni teints.
—Pardon. Dans cette loge, il y a deux jeunes gens.
—Oui, mais il y a une jeune fille, et cette jeune fille représente huit cent mille francs de dot. Aussi c'est la seule loge, où il y ait des moustaches de vingt-cinq ans.
—Conclusion?
—Les temps sont durs, la lutte est âpre et il faut vivre.
—Très jolie, d'ailleurs, la jeune fille!
—Très jolie. La mère est Russe, le père Italien.
—Ah!
—Fleur de Cosmopolis, millionnaire et nihiliste.
Grandgirard avait pris une jumelle; il fouillait attentivement des yeux le premier rang des loges:
—Le fait est qu'il y a des figures extraordinaires—et, tout à coup, arrêtant sa lorgnette dans un geste de stupeur—oh! celle-là admirable! Qu'est-ce que celle-là?
C'était, paradant au milieu de la grande loge [Pg 160] officielle, celle dont l'encorbellement surchargé de guirlandes concentre tous les regards dans le cadre doré de ses hautes colonnes, une étonnante poupée, on aurait dit, surgie d'un conte d'Hoffmann.
La face d'un ovale parfait et d'un ton de pastel s'auréolait de bandeaux de soie floche, d'un blond si invraisemblable et si doux, que les fabriques de Lyon seules avaient pu les fournir.
Coiffée à la jolie femme, cette imprévue beauté émergeait, épaules nues, d'un énorme boa de plumes bleu pâle, mais un boa si impondérable et si flou qu'il parachevait à miracle cette Olympia des brumes. L'élégance des bras minces haut gantés de suède blanc, la longueur d'une nuque pliante et la maigreur de la poitrine en faisaient à la fois un Gavarni de chlorose et le plus vague des Constantin Guys.
Datée comme un dagueréotype, cette aïeule aux langueurs de poitrinaire, mais aux raideurs d'automate, obsédait comme une apparition. Spectre ou poupée?
Son âge? Seize ans peut-être et sûrement plus de soixante-quinze. Avec cela une indéniable [Pg 161] aristocratie, un dédain absolu de toute l'assistance et une façon d'écouter le Wagner, de profil et le buste incliné, oh! très peu, en avant, une impertinence d'attitude, que Balzac eût voulue à la duchesse de Maufrigneuse!
D'ailleurs absolument seule dans cette loge et s'y détachant si vaporeuse sur le rouge assourdi des tentures, si macabre aussi par le bleuissement du boa et le faisandage des chairs, si artistement et prestigieusement spectrale, que nous nous taisions tous dans l'émotion que l'on a devant un chef-d'œuvre.
—En effet, admirable! Quelle illustration pour le roman de d'Aurevilly! Ce qui ne meurt pas.
—Oui, car c'est mieux qu'une nature morte, c'est la Mort qui se prolonge dans la Vie.
—Et non la Vie qui s'attarde dans la Mort. Tu viens de dire, sans t'en douter, Hector, une vérité profonde. Si tu connaissais la vie de cette femme, tu verrais quel prodigieux symbole elle résume dans cette jeunesse immobile et figée. Regarde bien cette fragilité, cette maigreur de phtisique guettée par les courants d'air et par [Pg 162] les mauvaises fièvres, et cette pâleur déjà estompée par l'ombre de la Mort!... Eh bien! cette agonie vivante à la résistance et la solidité d'une tige de fer. Cette moribonde a une telle intensité, un tel désir de vivre qu'elle a enterré tous les siens. Père, mère, frères et sœurs et jusqu'à deux maris, cette apparente faiblesse a usé et limé toutes ces existences. Tous ont passé leur vie à trembler pour la sienne.
Sa santé délicate, sa minceur diaphane, tout, jusqu'à sa frêle poitrine secouée chaque hiver d'une opiniâtre toux, les ont, d'années en années, consumés d'inquiétude, exténués d'alarmes. Ils ont toujours craint de la perdre et, dans l'hypnose de ces grands yeux hallucinants de fièvre, ils ont vécu dans l'angoisse et la transe jusqu'à en mourir; car, vous le savez tous aussi bien que moi, il n'y a que les gens bien portants qui trébuchent dans le gouffre. Les vrais malades ne meurent pas: ils se soignent.
Jusqu'à quarante ans, elle a fait le désespoir de toute une famille intéressée à une beauté qui lui assurait fortune et situation, car cette [Pg 163] beauté pastellisée a été adorablement jolie.
Née pauvre, elle fut successivement poussée par les siens dans de riches alcôves, officines de bien-être et de luxe pour des ribambelles de frères, de sœurs, de neveux et de petits-cousins. Le mariage, d'ailleurs, légitima toujours l'équivoque de ces opérations familiales. M me de Nevermeuse fut une courtisane légale. L'étude de notaire et la sacristie furent invariablement le vestibule de ses chambres d'amour.
Ses deux maris morts et les huit millions réalisés, cette fragilité flottante au-dessus de deux veuvages vit se modifier et changer tout d'un coup les sentiments de son entourage. C'est le triste apanage de l'argent: il corrompt tout. On avait craint de la perdre, on désira la voir mourir.
M me de Nevermeuse, hier encore parente enrichissable, était devenue testamentaire.
Jusque-là elle avait eu des frères, des sœurs et des neveux: elle n'eut plus que des héritiers. Elle devint la tante Nevermeuse, mais une tante décidée à faire longtemps attendre sa succession. Elle fit mieux.
Elle quitta Paris et, prudente, entreprit de [Pg 164] grands voyages. Elle mit des centaines et des centaines de lieues entre elle et les indigestions, suite inévitable des grands dîners de famille, et les accidents de voitures et d'autos des promenades concertées et des parties de campagne. Elle devint nomade; des dames de compagnie embellirent sa vie. Elle se refusa toujours au dévouement des cousines pauvres et des neveux fervents, mais très manégée, en femme avertie par l'expérience, elle se garda bien de rompre avec ses plus lointains arrière-petits-cousins; ceux-là seuls pouvaient la défendre contre ses parents plus proches. Dans les familles unies on a toujours la tentation d'enfermer en d'admirables maisons de santé, pour les contraindre à se soigner enfin! les vieilles parentes fortunées, imprudentes et délicates. M me de Nevermeuse connaissait les siens. De Séville, où elle s'attardait au printemps, et de Venise, où elle passait l'automne, elle ne cessa d'entretenir avec tous une adroite correspondance. Elle y dosait de savantes promesses de testament.
Et, nuancées d'espérances, des lettres intermittentes entretenaient tous ses alliés dans la [Pg 165] haine des uns des autres et la tendresse intéressée de cette bonne tante de Nevermeuse. Tous séparés d'elle par des détroits, des chaînes de montagnes et des mers, cuisaient doucement à distance dans l'illusoire attente des millions à venir, des millions à toucher et qu'ils ne toucheraient jamais, car, écoutez bien ceci, M me de Nevermeuse a tout placé en viager.
Moins pour s'assurer une vieillesse luxueuse en doublant ses rentes que pour éviter de fâcheuses dissensions autour de son cercueil, propriétés et valeurs, elle a tout réalisé, tout vendu à fonds perdu et, son revenu ainsi triplé lui permettant d'être très généreuse et d'envoyer de temps à autre le sensationnel cadeau à qui de droit, était-elle au moins sûre des larmes de regrets. Ah! elle serait pleurée quand elle quitterait ce monde!
On dirait que le hasard a le respect de ceux qui n'ont plus à redouter ses coups.
Vieille, immensément riche, le cœur sec et momifié dans son effrayant égoïsme, telle une conserve inaltérable, elle a vu s'éteindre un à un autour d'elle tous les parents, les proches comme [Pg 166] les éloignés, qu'elle espérait frustrer de ses millions. Une invisible machine pneumatique a fait le vide autour d'elle.
Comme indurée dans son effarante solitude, elle leur survit à tous. Elle est celle qui ne meurt pas.
Consciente des convoitises qu'elle allumait, elle les a tous vus partir sans une larme. C'est une joie féroce chez certains vieillards de constater la mort des autres autour de leur verte sénilité. M me de Nevermeuse est de cette race-là. Heureuse d'être sans enfants, heureuse d'être sans famille, elle a pris plaisir à compter les coups qui décimaient les siens, et croyez que, la nuit, après l'opéra ou l'opérette où elle va tous les soirs, ce lui est une joie en se mettant au lit de songer que sa mort n'enrichira personne et qu'elle, la septuagénaire endurcie, elle est seule, seule échappée à l'hécatombe et qu'elle a enterré les siens.
Elle n'a pas oublié que sa jeunesse sacrifiée a longtemps fait vivre et longtemps entretenu tous ces morts. C'est sur sa beauté, exploitée et poussée dans de riches alcôves conjugales, que tous [Pg 167] ces disparus avaient étayé leur fortune, et c'est la rancune, depuis près de soixante ans amassée en elle-même, qui lui met aux lèvres ce sourire immuable.
Sourire de poupée, mais de poupée macabre figée dans une triomphante survie d'au-delà!
M me de Nevermeuse n'a jamais aimé personne. Instrument docile entre les mains d'une famille cupide, elle a usé deux maris pour en recueillir successivement les millions, puis, veuve, elle a usé dans l'angoisse et l'attente vaine tous les héritiers intéressés à la voir mourir; et c'est ce cœur sans secousse qui lui a fait ce front sans ride..., car dans sa maigreur transparente et le faisandage de ses fards, cette ancestrale poupée est encore jolie, d'une joliesse de morte embaumée et d'automate de grand sculpteur!
Et c'est la sécheresse admirable de cette nature sans sensualité et sans cœur qui la fait si délicieusement vaporeuse, impérieuse et planante.
M me de Nevermeuse surnage, délicate, hautaine et floue, tel un pastel au-dessus de soixante ans de décès et de deuil.»
L'orchestre entamait le prélude du troisième acte; de Bergues regagnait le fond de loge et du même coup nos trois lorgnettes abandonnaient le pastel vivant et l'énorme boa de plumes bleues qu'elles fixaient.
Nous écoutions de nouveau Siegfried .
M me de Nevermeuse, née Alice Mantelot, en premières noces lady Asthiner, était la quatrième fille d'un vague homme de lettres que ni le théâtre ni le journalisme n'avaient fait riche. Six petits Mantelot, quatre filles et deux garçons, pullulaient dans le petit appartement, dont il fallait déménager tous les dix-huit mois parce que devenu trop petit. M me Mantelot donnait tous les ans à son mari un nouvel héritier, et, à chaque déménagement, la famille Mantelot montait d'un étage. Et M me Mantelot mère, aujourd'hui boursouflée de lymphe et déformée par ses maternités généreuses, se lamentait le long des jours: le budget du ménage se grevait d'heure en heure, et, seul, le prix de la copie du [Pg 170] père Mantelot ne montait pas. Elle baissait même, la copie du pauvre homme; elle baissait comme son talent, qui n'avait jamais été supérieur et qui diminuait de jour en jour, usé et étouffé par les tracas d'argent, les criailleries de M me Mantelot et les récriminations de ces demoiselles.
On ne songeait qu'à la robe dans l'intérieur Mantelot, la robe qui, en mettant en valeur la taille de ces demoiselles, leur ferait pêcher le mari bien renté qui remettrait à flot toute la famille. C'était, de l'aube au soir, des discussions sans fin sur la coupe d'un manteau, la forme d'une manche, le retroussis d'une paille, le nœud d'une bride et le mouvement d'une plume; et ce pauvre M. Mantelot ne pouvait pénétrer dans le petit réduit, qu'on lui avait assigné comme cabinet de travail, sans déranger des patrons et des journaux de mode empilés sur sa table, et, au hasard des sièges, des pièces d'étoffes, coupons, échantillons, et des lingeries et des cartons posés dans tous les coins.
Des occasions! Ces dames avaient toujours [Pg 171] trouvé des occasions. Des magasins de nouveautés, où elles passaient leurs journées, elles rapportaient toujours des soldes acquis à des prix invraisemblables, et ces bons marchés-là obéraient d'autant le budget. C'était l'ordinaire du pauvre homme qui en souffrait, sa garde-robe aussi, car depuis plus de trois ans qu'il traînait le même pantalon et la même redingote, ces demoiselles, elles, moulées dans des étoffes si minces qu'on les aurait cru vêtues de papier, promenaient hiver comme été d'extravagants attifages.
Sveltes à souhait, l'estomac déjà délabré par des nourritures étranges et économiques, et condamnant leur pauvre père à des menus de dinettes, elles couraient les matinées, les spectacles gratuits, les bals d'hôtel avec une frénésie digne d'un meilleur sort, menées dans cette tourbillonnante rotation de toupies par l'ardeur inlassable de M me Mantelot.
Et les demoiselles Mantelot ne se mariaient pas.
Tel était l'état d'âme de ces demoiselles et telle était la situation du ménage, quand la famille [Pg 172] Mantelot, changeant d'appartement pour la huitième fois, venait s'installer dans un cinquième au fond de la cour de la rue Pigalle. Les Mantelot quittaient la rue d'Assas. Au dire de Madame, le Luxembourg ne valait rien pour le mariage: on n'y croisait que des étudiants en mal d'aventures ou des rapins pauvres comme Job. Le Parc Monceau et les Champs-Élysées étaient bien plus fertiles en heureuses rencontres: c'était le quartier des millionnaires et des sportsmen, et M. Mantelot, toujours débonnaire, avait accédé au désir de M me Mantelot.
Le pauvre mobilier des Mantelot et les cartons à chapeau de ces demoiselles prenaient donc le chemin de Montmartre; une moyenne voiture de déménagement y suffit.
Alice Mantelot allait sur ses dix-neuf ans; c'était la plus jolie des quatre Mantelot, c'était la plus jeune aussi, et M me Mantelot fondait de grandes espérances sur le physique de sa cadette: «Si celle-là n'épouse pas un prince, c'est que les hommes sont devenus aveugles et qu'il n'y a plus de justice sous la calotte du ciel!» M me Mantelot avait la fâcheuse habitude d'exprimer ses [Pg 173] opinions dans des tours de phrases empruntés à sa concierge. Alice Mantelot était d'une coquetterie et d'une futilité de poupée, encouragée en cela par l'exemple de sa bonne mère.
Ces dames Mantelot adoraient donc les plaisirs gratuits et les occasions de se faire voir; elles n'étaient pas depuis quinze jours dans le quartier qu'on les incitait vivement à aller visiter la chapelle ardente de sir William Asthiner. C'était la curiosité du huitième. On n'avait qu'à se faire inscrire chez le concierge de l'hôtel Asthiner, rue de Berlin, et on se présentait le lendemain dans la matinée, de onze heures à midi, ou dans la journée du dimanche. Tout Paris avait déjà défilé devant le catafalque de lady Asthiner; la chambre ardente et ses quotidiennes folies d'illuminations et de fleurs étaient même notées dans certains guides pour l'étranger, et il n'était pas rare de rencontrer là des trôlées de touristes pilotés par quelques pisteurs d'hôtel.
Ce lord William Asthiner était un vieil Anglais maniaque et millionnaire—oh! combien de fois millionnaire!—qui n'avait jamais pu se résigner à la perte de sa femme. Lady Georgina [Pg 174] Asthiner, avait été, paraît-il, une des plus jolies femmes du Royaume-Uni. D'origine irlandaise et sans fortune, elle avait été épousée, toute jeune fille, par lord Asthiner, déjà vieux et d'autant plus affolé de tant de beauté et de fraîcheur.
De larges yeux de violette dans la pâleur éblouissante d'un visage mat et charnu comme un pétale de camélia, la mobilité passionnée de deux narines vibrantes et délicates, et, sous de lourds bandeaux d'un blond fluide, la bouche la plus puérile dans la stupeur un peu figée des lèvres qui s'écartent. Du reste, lord Asthiner l'avait épousée malgré sa famille, son entourage et tous. Son bonheur avait duré dix ans. Dix ans il avait promené, l'hiver, cette radieuse jeune femme de capitale en capitale, et l'été, de villes d'eaux en villes d'eaux, pour l'installer, l'automne, dans quelques-uns de ses châteaux de Galles ou d'Ecosse, à l'inévitable moment des chasses.
Ça avait été l'ivresse d'une maturité déjà lourde tout à coup fleurie d'un invraisemblable amour; et puis l'épouse adorée était morte, fanée, usée, [Pg 175] flétrie, on eût dit, dans sa jeunesse par cette desséchante passion de vieillard.
Lady Asthiner était morte à Londres, en pleine season , dans la somptueuse demeure qu'ils habitaient dans Piccadilly. Et la douleur de lord Asthiner avait été immense.
Halluciné d'angoisse, en vérité à demi fou, il avait d'abord songé à faire embaumer la morte et à la soustraire à la loi commune de la sépulture; il avait manifesté le désir de garder ce corps idolâtré auprès de lui et de vivre désormais en tête à tête avec ce cadavre. Mais on ne va pas contre l'ordre établi. Dans tous les pays du monde l'homme si puissant, si riche qu'il soit, doit se soumettre au fonctionnement du cérémonial funèbre.
L'obstination de lord Asthiner à conserver la défunte quand même dans son logis avait dû céder devant une intervention de la police: les funérailles eurent lieu, écrasantes de magnificences. Londres se souvient encore de l'apparat déployé aux obsèques de lady Asthiner; mais une sorte de folie funèbre s'était emparée du cerveau du veuf.
Il n'avait pu dérober au tombeau la chair de joies et de regrets de son Irlandaise, il eut la macabre idée d'en garder auprès de lui la presque vivante effigie. Londres n'est pas pour rien la ville du musée Tussaud. Lord Asthiner commandait au cirier le plus en vogue d'alors, à Georges Hennet, la cire grandeur naturelle de la défunte. Le modeleur s'installait auprès du cercueil de lady Asthiner, et dans la chambre mortuaire il cueillait, pour ainsi dire, d'entre les fleurs amoncelées, l'impressionnante et exacte ressemblance du cadavre.
Hennet fit une lady Asthiner étendue, les yeux clos, les longs cils de ses paupières en ombre portés sur l'ivoire transparent des joues, une lady Asthiner moins morte qu'endormie, plus belle encore peut-être dans son sommeil par le caractère grandiose de tous ses traits au repos. Les lourds cheveux de la défunte, coupés par une main hardie, ornèrent le front de la poupée. Lord Asthiner en extase assistait, les mains jointes, à cette lente éclosion d'un fantôme et, le cercueil une fois refermé sur la vraie lady Asthiner, puis descendu dans le [Pg 177] caveau de famille, le vieux maniaque installait la lady Asthiner de cire dans une identique bière, doublée de satin blanc, comme l'autre; et la poupée funèbre prenait la place du cadavre sur le catafalque, laissé tel quel, au milieu des tentures de deuil, des cires allumées et des gerbes de lis, d'iris noirs et d'aromes échafaudés autour.
Et la vieille demeure se changeait en chapelle ardente. Retiré derrière les persiennes closes du logis familial, lord Asthiner y vivait seul, en tête-à-tête avec la poupée. Épris d'un vain simulacre, il se plaisait à prolonger l'illusion de ses regrets dans un décor, tous les jours renouvelé de cierges et de fleurs; et pendant des mois il fit ainsi la veillée à une morte illusoire, atrocement heureux de sentir saigner la plaie de son vieux cœur, comme si l'aimée était morte de la veille; puis, un beau jour, lassé de mener ainsi seul le deuil de sa vie, ce deuil, le vieux fou voulut l'imposer au monde. Il ouvrit toutes grandes les portes de son hôtel, et la curiosité des artistes d'abord, celle de la fashion ensuite et puis l'indifférence amusée [Pg 178] de la rue furent invitées à venir contempler la belle lady Asthiner dans le satin brodé de son linceul, sous les clartés de six cent mille francs de colliers et de perles, dans le cadre effarant et tragique des chandeliers d'église et des monceaux de fleurs.
Et puis, un autre beau matin, le maniaque en eut assez d'étonner ses compatriotes. Il eut la fantaisie d'aller promener en France sa poupée et son deuil; il louait l'hôtel de la rue de Berlin venait y installer son décor funèbre, sa morte de cire, sa peine inconsolable et surtout son orgueil; et tout Paris défila devant le catafalque de lady Asthiner, comme avait défilé dans Piccadilly tout le snobisme de Londres.
C'est ce puffisme à la Charles-Quint qu'allaient visiter un jour ces dames Mantelot. Elles entraient dans l'hôtel du vieil Anglais du même pas dont elles seraient entrées au Musée Grévin; c'était une poupée comme une autre. Pourtant la mère et les filles eurent un coup dès le seuil. La somptuosité des étoffes, la magnificence et la rareté des fleurs, quoique estimées par elles au [Pg 179] plus juste prix, les plongèrent dans une admirante stupeur.
—Il y en avait pour de l'argent! Cet Anglais devait-il être riche!»
Alice Mantelot ne quittait pas des yeux les perles et les diamants de lady Asthiner.
Il n'y a pas loin de la rue Pigalle à la rue de Berlin. Ces dames Mantelot revinrent souvent visiter la chambre ardente. Le luxe de ces fleurs toutes fraîches, de ces cierges toujours renouvelés les ravissait.
Un jour à déjeuner (on était allé le matin voir la poupée de la rue de Berlin), Marguerite, l'aînée des Mantelot, tout en pelant une poire, s'avisait de remarquer une étrange ressemblance.
—Dis donc, maman, regarde donc Alice. Elle ne te rappelle pas quelqu'un?
—Qui ça?
—Moi, ça me saute aux yeux. Cherche.
—Explique-toi. Une devinette! Je déteste ces manières-là, tu sais.
—Mais une personne que nous avons vue ce matin, lady Asthiner, la morte de la rue de Berlin. [Pg 180] Mais c'est tout à fait la même figure. Elle a les mêmes cheveux. Mais ce n'est pas possible, Alice, tu as changé ta coiffure... Ah! ça, mais?»
La cadette des demoiselles Mantelot avait, en effet, changé sa coiffure. Elle avait remarqué qu'une persienne s'entre-bâillait au rez-de-chaussée, chaque fois qu'elle et ses sœurs sortaient de l'hôtel de la rue de Berlin, et, derrière cette persienne, la fine mouche avait très bien distingué une face blême de vieillard. Alice Mantelot portait maintenant ses longs cheveux en bandeaux, comme l'effigie en cire de lady Asthiner.
Le fait est qu'Alice rappelait à s'y méprendre la poupée de la rue de Berlin. Comment M me Mantelot ne s'en était-elle pas avisée plus tôt! La mère et les filles échangeaient un regard complice. Ces dames prirent désormais tous les jours le chemin de l'hôtel Asthiner; on prit même l'habitude d'y laisser Alice agenouillée, en contemplation devant la morte. Elle demeurait là, durant des heures, comme en extase, travaillant une funèbre ressemblance dans la tension de tout son être et de son joli visage offert de profil, [Pg 181] et il n'était pas rare qu'un vieux monsieur ne vint rôder à pas de loup autour de la jeune fervente, fervente d'une beauté dont elle semblait l'héritière. Mais le vieux monsieur, comme épeuré, tournait et tournaillait à pas menus autour de cette ardeur adorante et ne se déclarait pas.
—Comme elle était belle! se hasardait à dire un jour la jeune fille, au moment où elle sentait haleter derrière elle le souffle du vieillard.
Alors, lui, avec un élan brusque:
—Et comme vous lui ressemblez!
—Moi, je lui ressemble! Et à qui?
Et Alice Mantelot jouait l'étonnement.
—Mais à elle! à elle! Je l'ai connue, moi, je suis lord Asthiner.»
Et le vieil homme bégayait, et la jeune fille de dire son culte, son admiration, sa véritable religion pour la morte. Comme elle était belle! Comme elle avait dû être aimée! Et quelle bonté, quelle angélique douceur répandue sur ce visage!
Et le veuf l'écoutait avec ravissement.
—Mais moins belle que vous! moins douce [Pg 182] que vous! C'est elle plus jeune, que je retrouve. Dieu a permis cette ressemblance. Le ciel est bon.»
Et ils se quittaient enchantés l'un de l'autre.
Et ce fut l'idylle sénile, la machiavélique intrigue ourdie autour de ce vieillard. Alice Mantelot revint encore deux ou trois fois, mais toujours accompagnée. Elle avait présenté sa mère et ses sœurs à lord Asthiner, et puis un jour elle ne revint plus. M me Mantelot et ses filles aussi s'abstinrent, et, quand le vieux maniaque allumé et navré de leur disparition vint s'enquérir rue Pigalle de la santé de la jeune fille, c'est M me Mantelot qui le reçut et, la gorge molle dans un peignoir de circonstance, la grosse dame déclarait à l'Anglais stupide qu'on avait remarqué son trouble en parlant à Alice, que ses assiduités auprès d'elle avaient fait jaser dans le quartier, que la réputation d'une jeune fille était chose fragile, qu'ils n'avaient aucune fortune, que lord Asthiner était riche, bref, qu'ils avaient dû cesser toute visite là-bas. M. Mantelot n'admettait pas que l'on pût causer sur son enfant. Lord Asthiner, tout son pauvre corps tremblant [Pg 183] sur deux jambes flageolantes, écoutait, l'œil et la lèvre humides, secoué d'un comique bégaiement.
—Mais je l'épouse, moi, votre fille, je l'épouse. Madame, je vous demande sa main.
—Mais Alice a dix-huit ans, monsieur.
Mais lord Asthiner avait près de dix millions. [Pg 185] Et ce fut le premier mariage de M me de Nevermeuse.
—Ah! si vous avez le goût des histoires funèbres, je puis vous en servir une qui n'est pas piquée des vers.
—Quelle horrible plaisanterie! interrompait de Surville.
—Mais c'est votre faute, à vous aussi, mon cher. Vous avez la folie du macabre. Les catafalques, les cadavres dans les bières, les mortes embaumées exposées dans l'apparat des chambres ardentes, les illuminations de cires allumées et l'agonie odorante des fleurs amoncelées autour des tréteaux de deuil, voilà les décors que vous affectionnez et l'atmosphère où vous vous plaisez à échafauder vos histoires. Vous êtes très [Pg 186] sadique et très Cour d'Espagne à la fois, mon cher Surville.
—Cour d'Espagne du temps de Charles-Quint et même de Philippe II! soulignait de Bergues.
—Oui, reprenait Grandgèrard, Surville porte en lui toute l'ombre de l'Escurial.»
A quoi Mancherolles, qui marchait à côté de nous:
—Les grands voluptueux sont tristes.
—Et ton histoire, demandait Grandgèrard à de Bergues, les aphorismes de Mancherolles ne sont pas une conclusion.»
Nous suivions, Grandgèrard, de Bergues, de Surville, Mancherolles et moi, les parapets du quai Malaquais.
C'était l'heure exquise où Paris, la journée finie, s'anime, un peu fébrile dans l'apaisante complicité du soir.
L'heure entre toutes où il fait bon descendre le long des quais, les quais uniques de la Rive Gauche, d'où l'œil embrasse, entre les Tuileries et Notre-Dame, tant d'histoires et tant de gloires éparses aux frontons sculptés des palais! Il y a comme une délivrance dans l'air: la joie puérile, [Pg 187] on le croirait du moins, de tant de sorties d'ateliers et de bureaux. Les ciels laiteux de nos printemps s'y fardent légèrement de rose, une brève clarté s'allume au faîte des maisons; et dans la monotone uniformité, qu'est la ville d'ardoises et de pierres, la lumineuse agonie du jour éveille un court frisson d'apothéose. Dans l'allégresse du soir nous avions volontairement ralenti le pas, heureux de surprendre, au milieu de tant de flâneries attardées aux étalagistes des quais, la vie si pittoresque de Paris populaire, la vie pépiante et si typique à la tombée de la nuit des rues et des faubourgs.
Une femme nous croisait.
Engoncée dans un long manteau de drap mastic, la face reculée dans l'ombre d'une énorme capote ennuagée de tulle mauve, elle marchait, lente et légère à la fois, d'un pas glissant d'apparition, et c'en était une; car la somptuosité de sa mise, la tache claire allumée dans l'ombre par les nuances infiniment douces, qui la vêtaient, en faisaient dans cette foule anonyme et modeste un être d'une autre race et une rencontre d'exception. Un coupé attelé de deux chevaux la [Pg 188] suivait au pas, un valet de pied marchait derrière elle, prêt à lui servir de garde du corps; car flâneurs et passants se retournaient sur l'étrange promeneuse. Le maquillage éclatant du visage, la coupe inusitée trop élégante des vêtements, tout cela faisait émoi dans le public accoutumé des quais à la tombée du jour.
La bizarre rencontre! Elle semblait d'un autre temps et d'un autre monde. Indifférente, elle allait, suivant les parapets, d'un pas un peu automatique, mais savamment alenti, merveilleusement rythmé; et ce pas, elle le ralentissait parfois pour mieux regarder l'eau couler.
De Bergues s'était aussi retourné sur la promeneuse. Il étouffait presque un cri:
—La comtesse de Mératry! c'est à n'y pas croire... C'est l'histoire que je vous voulais conter, mon histoire même qui marche... Ah! les affinités électives, le jeu compliqué des fluides et des atomes crochus... Voilà qui établirait avec preuves à l'appui les théories de Gœthe... C'est à cette femme que je songeais, et la voici qui surgit devant nous, oui, devant nous, comme évoquée, voulue par ma pensée secrète...; et la [Pg 189] comtesse de Mératry devrait être à Menton! La comtesse à Paris!—et comme se parlant à lui-même,—les Zélusko ont donc quitté la Riviera?
—Quand tu auras fini ton monologue! interrompait Surville.
—Ah! pardon, cher ami...
La jeune femme était remontée en voiture, l'apparition s'était évanouie. Alors, de Bergues:
—Vous avez tous remarqué, comme moi, l'étrange silhouette de cette femme, le faste démodé et daté de sa mise, cette minceur, cette souplesse exagérée de taille et cette allure à la Constantin Guys? L'atmosphère inquiétante émanée de cette inconnue a une explication terrible.
La comtesse de Mératry porte la défroque d'une morte: le luxe des soies, des velours et des moires qu'elle traîne sur ses pas est emprunté au vestiaire d'une parente depuis longtemps défunte; pis, il est cueilli dans l'ombre d'un caveau funéraire. Ce sont les parures de tombeau.
—Tu dis?
—Voilà déjà dix ans que la comtesse de Mératry s'habille et se fournit dans la garde-robe de Véra Zelusko.
—Qu'est-ce que vous nous chantez là, de Bergues?
—L'exacte vérité, pas plus. Vous vous souvenez tous de Véra Zelusko, cette jolie petite Russe nihiliste et quelque peu millionnaire, venue avec tous les siens, père, mère et toute la smala des oncles et des tantes et des cousines aussi, il y a quelque vingt ans, à la conquête de Paris? Véra Zelusko ne doutait de rien, elle voulait faire du théâtre. La gloire de Sarah et les lauriers de Féghine l'attiraient. La petite Tartare avait rêvé d'éblouir et de dominer le monde.
Les Zelusko étaient de gros marchands de Moscou, immensément riches et surtout inopinément enrichis dans le trafic des fourrures. Ils adoraient d'une adoration exaltée et sauvage leur petite Véra, fille et fleur unique éclose un peu tard dans leur vie de parvenus. C'est de sa naissance que dataient leurs plus gros bénéfices. Ces Zelusko étaient des Asiatiques: la dévotion [Pg 191] de leur tendresse pour Véra tenait du fétichisme; ils la vénéraient à la façon d'un icone ...; et cette effrénée latrie, toute la famille la partageait avec eux. Aussi, quand Véra Zelusko, dont la petite âme artiste et vibrante étouffait d'ennui dans ce morne Moscou, déclara qu'elle voulait vivre à Paris, père et mère d'accéder à ce nouveau caprice, et toute la famille d'obéir, Véra le voulait... Le père Zelusko liquidait sa maison, et tous les Zelusko du monde, y compris les sœurs de Madame, suivirent la future étoile à Paris.
Nul d'entre tous ces braves gens ne mettait en doute que Véra ne conquît la ville et tout l'univers: elle était si jolie, si intelligente, si fine, si géniale surtout; et le fait est que cette petite Tartare était délicieuse. De larges yeux d'agate riaient sous des cheveux mordorés fous et flous, et je vois encore la clarté de ces inoubliables prunelles grises dans une face expressive au teint chaud, presque bis.
Et ce fut la luxueuse installation dans l'hôtel de l'avenue du Bois. Nous y avons tous été reçus à notre heure: les Narismof l'habitent aujourd'hui. [Pg 192] Il y défila tout Paris, Paris artiste, Paris littéraire, Paris académique, un peu de Paris politique un moment, mais Paris-cabot surtout. Les Zelusko donnaient des fêtes, recevaient à table ouverte, préparant, arrosant la gloire certaine de leur grande tragédienne. De ces fêtes Véra était l'âme et la joie; elle y récitait d'une voix pénétrée, pénétrante, en s'étreignant des deux mains la poitrine, du Samain, du Baudelaire et jusqu'à du Verlaine, au grand scandale de l'Institut et de la Comédie convoqués et ahuris... Cela se passait il y a quelque vingt ans. Nous nous sommes apprivoisés depuis.
Le matin, un coupé conduisait la jeune élève à ses cours du Conservatoire. Sa cousine Sonia Barisnine, aujourd'hui comtesse de Mératry, celle-là même que nous venons de rencontrer, l'accompagnait...; et la fête, fête qui fut aussi une curée de toutes les convoitises et de tous les appétits, la fête durait jusqu'à la mort du père et alors la débâcle commençait.
Les millions avaient été largement entamés. Paris a les dents longues, surtout le Paris des [Pg 193] réclames offertes, des tapeurs titrés, des grands parasites et de la presse payée... Le deuil arrivait à propos pour fermer l'hôtel.
Les Zélusko connurent l'amertume des abandons, l'humiliation des cartes cornées, des shake-hand hâtifs et des saluts trop brefs. Heureusement, entre temps, Sonia Barisnine avait-elle été mariée. La cousine pauvre, généreusement dotée, était devenue la comtesse de Mératry.
Mais, entre temps aussi, la santé de Véra s'était altérée. La petite Tartare s'était trop donnée, elle avait trop vibré, âme et nerfs, dans ce milieu factice et surchauffé de réclame et de grand art. Elle s'était consumée au feu dévorant du Paris théâtral; la Faculté consultée conseillait le climat de la Riviera. Seule, la douceur endormante des hivers de Menton éteindrait l'éclat fiévreux de ces prunelles, l'ardeur enflammée de ces pommettes, apaiserait les quintes exténuantes de cette mauvaise toux. On pressa le départ. C'est une condamnée qui quittait l'avenue du Bois.
La poitrinaire n'y devait plus revenir. Menton [Pg 194] la posséda trois ans. M me Zélusko, tous les Zélusko, les tantes et les cousines, s'installèrent au chevet de la jeune fille. La fortune des Zélusko, si ébranlée qu'elle fût, n'en était pas où la voulait porter l'opinion publique; il y avait déchéance, mais non ruine.
D'abord descendues à l'hôtel, M me Zélusko et sa fille se fixaient en ville. La comtesse de Mératry venait se réfugier auprès d'elles. Sa dot une fois dilapidée, le comte de Mératry l'avait abandonnée. La jeune femme, enfin libérée par un divorce, se trouvait trop heureuse de venir échouer auprès des siens, et l'agonie de Véra Zélusko s'organisa.
Ce fut d'abord l'ère des interminables promenades en voiture, des promenades au pas, avant le coucher du soleil, sur les routes de Monte-Carlo et de la Mortola; puis vint un moment où l'on ne permit plus à la malade de sortir. Elle vécut désormais dans une atmosphère de serre chaude, cloîtrée derrière les vitres incendiées d'azur et d'une longue véranda; et puis ce furent les étouffements, les crises de toux que rien n'arrête, les angoisses et les spasmes, les yeux [Pg 195] chavirés dans une pauvre face de suppliciée qui suffoque, les hémopthisies meurtrières dans le hoquet et le râle final.
Les Zélusko, atterrés, assistèrent à cela; ce fut une stupeur. C'était l'effondrement de leur rêve, l'anéantissement de tous leurs efforts, et celui aussi de leur ultime et fragile espoir. Leur adorée petite Véra était morte; Véra, leur idole et leur gloire; et elles étaient là, la mère et les tantes et la cousine Sonia, debout, les yeux vides de larmes, autour de ce cadavre, isolées en cette terre étrangère, venues de si loin, si loin, de leur sainte Russie pour la carrière et l'avenir de celle qui gisait là, silencieuse à jamais, devenue une chose inerte et froide, elles qui avaient tout quitté pour cette morte, Moscou, et leur foyer et leur passé et tout; et Véra les abandonnait là!
Et alors l'âme asiatique des Zélusko se réveilla; la douleur ramena toutes ces femmes en deuil à leur antique atavisme... Sur huit millions il en restait deux ou trois à la mère; et cette mère douloureuse, toute frustrée qu'elle fût, sous le coup de la destinée se ressaisit, voulut [Pg 196] à sa morte, à sa Véra chérie, des funérailles et un tombeau de princesse orientale.
Vous connaissez le tombeau du tsarewitch à Nice, au pied du parc Impérial. M me Zélusko voulut à Véra le pareil; elle le voulut plus fastueux et plus coûteux encore. Les carrières de Carrare, les sculpteurs de Gênes, toutes les ressources de l'Italie voisine furent requises par cette mère anéantie, mais redressée dans son orgueil; et tout ce que la folie de vanité d'une dynastie, tout ce que la démence de luxe d'une fin de race peuvent vouloir et inventer pour perpétuer en marbre la mémoire d'un des leurs, pour sa fille M me Zélusko le réalisa. Le cimetière de Menton garde le mausolée. Le Campo-Santo de Gênes n'a rien de pareil. Mais où s'affirma leur vieux sang asiatique, c'est dans l'amoncellement de robes, de fourrures, de dentelles et même de bijoux, que cette mère orgueilleuse entassait dans le caveau de la morte. Toute la garde-robe de Véra, jusqu'à ses moindres accessoires de toilette, ses éventails, ses flacons, ses petits ciseaux d'or, indépendamment des manteaux du soir, des corsages de bal [Pg 197] et de toute la série des chapeaux, décora d'une lamentable défroque les parois de marbre du tombeau: puis, comme exténuée de ce suprême effort, M me Zélusko tombait dans la torpeur. Hypnotisée dans le seul regret de la morte, tout autour d'elle lui devint indifférent. Au lieu de retourner en Russie elle se fixait à Menton, retenue par l'ombre de son cimetière, et toutes les tantes et toutes les sœurs commencèrent avec elle la funèbre veillée de Véra. Veillée qui dure déjà depuis quinze ans, et c'est dans cet Escurial de la côte d'Azur que vit depuis quinze ans M me de Mératry, dans la stupeur et le silence de toutes ces vieilles figées et lentement retombées en enfance. Dans la demeure, où M me Zélusko promène sa douleur hallucinée, le service abandonné à des vieux serviteurs impotents a tourné à l'incurie. M me Zélusko est devenue avare; elle et ses sœurs traînent les mêmes vieilles robes de deuil roussies par l'usure et raidies de taches; personne ne songe à renouveler la garde-robe de M me de Mératry, qui, au bout de cinq ans, a quitté le deuil.
A court d'argent et rivée dans la maison par [Pg 198] l'attente de l'héritage, Sonia Barisnine acculée aux plus dures nécessités s'est un jour enhardie, et au milieu de toutes ces vieilles parentes aveugles; c'est-à-dire aveuglées dans leur gâtisme funèbre, elle est allée rendre visite au tombeau de sa cousine.
—Et nous devinons ce qu'elle a fait, ricanait Surville, elle a pris le musée funéraire pour vestiaire.
—Parfaitement, et voilà dix ans que le troupeau des duègnes n'y voit que du feu. Dix ans que M me de Mératry porte et use consciencieusement la défroque de la morte. Vous vous expliquez maintenant sa silhouette. Je vous avais promis une histoire digne de la Cour d'Espagne, disait modestement de Bergues.
—Et tu as tenu, concluait Grandgirard.
Encore une fête qui s'en va!...
C'était au dernier vernissage, celui de la Société nationale. La cohue grossissante des curieux, des snobs et des belles dames en mal de se faire voir nous avait rabattus, Surville et moi, dans les cryptes de la sculpture.
Dans les salles du premier c'étaient les bousculades de la foule ameutée devant les toiles classées par la critique et devant les portraits à scandale.
Le Whistler, les deux Lavery, le lord Ribblesdale de Sargent, le Barrès de Jacques Blanche, le Jacques Blanche de Simon faisaient prime. Des groupes en quête de racontars d'impressions et de bluff assiégeaient les Boldini; les [Pg 200] La Gandara galvanisaient leur salle; les gens du monde s'abordaient, en se disant: «Avez-vous vu les Carolus?...» les artistes: «Allez donc voir les Guillaume! Une révélation, mon cher!» et les cabots: «Il faudra aller voir les Weber. Il y a un Guitry en robe de chambre rose, dans la fameuse tenue adoptée par Greuling pour lire les œuvres de...—pas de cliché!—Vous savez qui! Allez voir le rose de cette robe de chambre, un rêve!...»
Des D'Anglada, des fleurs délicieusement chimériques d'Henri Dumont, des marines savoureuses de Morrice, des fluides et lointaines Venises d'Irwil, naturellement, il n'était pas question. Ce n'était que de la peinture, et ce n'est pas la peinture que vient voir le monde du vernissage! il y a beau temps que dans cette foire aux vanités chacun vient s'exhiber et toiser de haut son voisin!
Un peu las, un peu curieux aussi, nous rôdions désemparés, Surville et moi, autour du Penseur de Rodin, honoré d'un bref regard par les nouveaux arrivants, parce que Rodin, après tout, avait été quelque peu claironné le matin dans la [Pg 201] presse. Mais tout ce beau monde était, en effet, bien plus désireux d'aller faire des mots devant les Faunes de Latouche, les portraits d'Aman-Jean et même ceux de Bernard.
—Non, ce n'est plus ça du tout, soupirait Surville. Tout s'en va. Vous rappelez-vous quelles fêtes d'élégance et d'esprit et de snobisme aussi étaient ces vernissages au Palais de l'Industrie, et même au Champ-de-Mars?...
«Vous souvenez-vous des triomphantes entrées de «notre Sarah», au milieu de la Légion sacrée, comme les appelait Sarcey? Des mouvements de foule se précipitant au-devant de la tragédienne! Le bruit de sa venue se propageait de groupe en groupe et le public lui faisait cortège. C'était la marche à pas lents, comme d'une Reine au milieu de sa Cour, de la blonde, de la fine, de la souple, de la Divine et de l'Unique, sa petite tête auréolée d'or pâle, ses larges yeux de violette—qui furent, tour à tour, ceux de Cléopâtre et de Théodora—volontairement lointains, imprécis, sans regard?... Et toute cette parade et toute cette renommée et toute cette gloire d'alors, encensées, adulées, [Pg 202] adorées, entourées par tout ce que Paris comptait alors de talents, de réputations, d'esprit, et d'hommes politiques, de diplomates et de sculpteurs?... Les apparitions de Sarah Bernhardt aux vernissages, mais c'est toute une époque, toute une société, aujourd'hui disparue... déjà!
«Elle était l'âme de ces fêtes, la vraie souveraine de ces jours-là. Tout Paris l'y acclamait, Paris artiste et Paris public, tous deux heureux de se trouver de plain-pied avec l'idole. L'idole n'y apparaît même plus maintenant—même incognito. Qu'y viendrait-elle faire? C'est qu'alors il y avait, en France, une autre fièvre d'art.
«La peinture, comme la sculpture, la littérature aussi y étaient moins commerciales, moins réclamières, moins mercantiles. Les marchands n'avaient pas encore envahi le Temple. Mais où sont les neiges d'antan?...»
Et Surville se dirigeait vers les salles des objets d'art, nostalgique et soupirant.
—En effet, il fait moins froid ici, faisais-je enchanté à part moi d'être enfin sorti des ténèbres glacées, où la Société nationale parque ses statues souterraines.
Mais Surville, tout à son idée première:
—Non! Ce n'est plus cela. Le bluff a tué l'enthousiasme et le peu d'illusions demeurées en nous. Quant au snobisme, devenu muffisme, il a effacé—que dis-je?—effarouché et mis en fuite la sincérité et la foi sans lesquelles il ne peut y avoir ni inspiration, ni admiration artiste... Nous avons eu les fanatiques de Burne Jones, qui était un mauvais peintre, mais un grand légendaire...
«Nous avons maintenant les pâmoisons des Américaines du Ritz devant les toiles de Boldini et les conférences cake-walk de M. de Montesquiou!» et Surville plein de tristesse s'absorbait devant les reliures de M me Valgrenne, les yeux captivés par les nuances délicatement morbides de leurs cuirs.
Il demeurait penché sur la vitrine:
—Ceci vous console-t-il de cela? lui chuchotai-je à l'oreille.
Alors lui, mélancolique:
—Non, car je songe à une autre disparue, une figure charmante, elle aussi, et dont la présence me manque cruellement ces jours de vernissage! [Pg 204] Elle était si gaie, si vivante, si Parisienne dans sa silhouette cosmopolite, cette petite Nadège Andramatzi, moitié Russe, moitié Roumaine, sculpteuse et modeleuse de cires, et dont la gloire naissante occupa cinq ans l'indifférence amusée de Paris.
«Nadège Andramatzi! et Surville appuyait longuement sur les syllabes comme s'il les eût voulu retenir dans sa bouche. Il semblait prendre un âpre et délicieux plaisir à presser le nom entre ses lèvres. Nadège Andramatzi! Il y a déjà quinze ans qu'elle est morte et cela ne me rajeunit pas. Morte à vingt-cinq ans! Elle qui aimait tant la vie, morte fauchée en pleine fleur avec cette belle ardeur de vivre, tout cet élan, ce bel enthousiasme, cette foi en soi, ce désir de croire aux autres, cette fièvre de connaître, d'aimer et de jouir de tout ce qui est beau, jeune et vibrant.
«C'est peut-être cette frénésie d'illusions, cette avidité de tout pénétrer et de tout sentir qui l'ont usée et finie si vite. Elle s'est brûlée à sa propre flamme, mais n'est pas ressuscitée de ses cendres, comme l'oiseau Phénix. Elle est [Pg 205] bien morte, et les deux ou trois pâtes de verre, que possède d'elle le musée Galliera perpétuent seules son souvenir.
«Son souvenir? Qu'est-ce que ce nom de Nadège Andramatzi pour le visiteur ennuyé, entré là par hasard et promenant sa veulerie parmi la solitude des salles?
«Nadège Andramatzi! Elle a pourtant remué tout Paris à son heure... Vous l'avez bien connue, mon cher?
—En effet. Comme elle est partie vite! Trois ans ont suffi pour éteindre cette belle ardeur et rendre au néant cette jeune chair et cette jeune âme.
Et la voix tout à coup sombre:
—Vous souvenez-vous de ses entrées en coup de vent les matins du vernissage à la section des objets d'art? Elle débuchait là, escortée de M me Andramatzi mère et du triumvirat des [Pg 206] tantes, les sœurs de M me Andramatzi, dévouées toutes, corps et âme, et corps et biens aussi, à la carrière et à la gloire de Nadège...,; et toute la Roumanie suivait, et toute la Bosnie et toute la Bulgarie embrigadées accourues dans le sillage de la jeune fille, en un mot toute la colonie des étrangères.
«D'une étrangère elle avait les curiosités, et, comme elle était ardente et enthousiaste, ses curiosités, elle les avait vives, impérieuses avec une pointe d'audace un peu gênante chez une jeune fille. Ainsi cette manie d'écrire à tous les hommes célèbres, cette prétention de vouloir pénétrer dans l'âme et la vie intime de quiconque lui avait plu par son style ou par son œuvre, oui, tout cela était un peu outrecuidant de prétention, de présomption aussi et frisait l'impertinence; mais cela était si jeune, si touchant, d'une si belle confiance, si puéril même, et témoignait d'une si vivace personnalité!»
—La culture du soi et l'école de Maurice Barrès! Oui, je sais et sa correspondance avec Louis de Barbarousse, l'orientaliste. La famille après la mort n'a pas su résister au vaniteux plaisir de la publier, cette correspondance! Eh [Pg 207] bien! je l'ai lue et je l'ai trouvée piteuse. Toutes ces lettres se résument à un questionnaire adressé à Barbarousse: « Qu'éprouvez-vous? Que pensez-vous? Que feriez-vous si? Moi, j'éprouve ceci; moi, je pense cela; moi, je ferais ceci. » Et toujours à côté de la question indiscrète, une odieuse affirmation du moi, un égotisme extravagant de petite riche pénétrée de son importance, convaincue de son génie et sûre de ses millions et, dans le fond, une psychologie de professeur de sixième.
—Vous êtes sévère, mon cher, sévère et injuste, mais vous, vous détestez les étrangers et n'admettez pas l'égalité de la femme.
—Sottise! je vois la femme surtout autre que l'homme et chaque sexe dans un rôle bien différent. D'ailleurs, Nadège Andramatzi était une insexuée; aucun charme féminin. Je l'ai connue brune, sèche, un teint d'olive verte. Avec cela, je l'avoue, d'admirables yeux gris—la clarté de ses yeux était la seule joie de ce visage—mais un tempérament d'ambitieuse. Aucune émotion, aucune des sensibilités et même des sensualités particulières où se reconnaît un [Pg 208] sexe, mais un cerveau avide de connaître, de paraître et de dominer: une enfant autoritaire et gâtée, votre petite Roumaine, et puis, je n'aime pas les «oiseaux de passage».
—Oiseaux de passage! Ah! vous êtes encore pour les frontières, frontières de patrie, de religion, de tradition et de passé! Vous êtes de ceux qui veulent éterniser à jamais tous les conflits, les conflits de races et les autres, et retarder ainsi la marche du progrès. La marche du progrès! Comme si on arrêtait les torrents!...
«Oiseaux de passage! Oui, c'était un pauvre petit oiseau d'Asie au plumage vif et bariolé, au vol plus large, au ramage plus brillant que celui des nôtres, de nos oiseaux de plaine et de forêt, un oiseau nomade venu de l'Extrême-Orient, presqu'un oiseau de légende, un peu frère de l'Oiseau qui parle et de l'Oiseau-fleur, un oiseau de passage qui a chanté trois hivers et trois étés dans Paris étonné, amusé et ravi, et puis que Paris a tué.
«Nadège Andramatzi s'est meurtri les ailes et le reste aux durs barreaux de la grande cage. [Pg 209] Nul ne l'a comprise dans la grande ville ardente et morne, morne à l'amour, ardente au plaisir. Avide de scandales et de nouveautés, Paris l'a accueillie, puis bafouée. Paris l'a fêtée, puis calomniée, et Nadège Andramatzi est morte de Paris. Tout cela est beaucoup moins gai que vous ne le croyez, cher ami, et la courte vie de cette petite fille a droit à un peu plus d'indulgence; elle a même droit à un peu de pitié.
«La terre d'exil a gardé l'oiseau de passage et les vieux parents demeurés là-bas, en Roumanie, peuvent dire en songeant à la petite morte enterrée à Hyères:
—Mais vous êtes lugubres, faisait Grandgirard tout à coup surgi derrière nous.
—Tu étais donc là? s'étonnait Surville.
—Mais oui, je vous écoutais. Je vous suis depuis cinq minutes! Ah! vous êtes gais, vous, et vous en effeuillez des couronnes. Nous ne sommes pas le jour des morts, que diable!
A quoi, Surville:
—Non, le jour des disparues et nous remuons quelques souvenirs.
Et Grandgirard concluant:
—Pauvre Nadège Andramatzi, elle a eu le bout de l'an qu'elle eût souhaité. On a parlé d'elle un matin de vernissage.»
—Des histoires de masques! j'en sais de tragiques; j'ai même vu, pas plus tard que cette année, se dénouer une assez mystérieuse aventure. Par le plus grand des hasards j'avais été, l'année précédente, témoin du commencement; si bien que j'ai assisté au premier et au cinquième acte et cela dans le pays le moins fait pour encadrer une action poignante; dans le décor le plus gai et le plus banal, le plus remuant et le plus ensoleillé qui soit au monde; dans la ville même de la folie et de l'opéra bouffe en plein carnaval de Nice.»
Il y eut un silence, Maxence de Vergy, comme tout bon conteur, jouissait de l'étonnement attentif où nous avait plongé le début de son récit.
—Une tragique aventure de bal masqué à Nice! Tu me la coupes, en effet, ricanait l'incorrigible petit Jacques Baudran.
—Oh! ce n'est pas une intrigue de bal masqué, c'est une aventure de plein air! Ça s'est passé dans la rue, en pleine bataille de confetti. Vous connaissez, tous, n'est-ce pas, le carnaval de la Riviera? Trois jours entiers, la joie de sauter et de se déhancher tient tous les quartiers. Nice est une ville de possédés; une folie de mascarade est déchaînée du Vieux-Port aux Baumettes. C'est un cauchemar de farandoles et de carmagnoles, un hourvari de bonds, d'entrechats, de pirouettes et de cris. Il y a des rondes de matelots, il y a des rondes d'alpins et d'artilleurs de forteresse, pêle-mêle avec des pierrots de satinette, des clowns de percale rose et des dominos de serge verte; le chienlit s'en donne à cœur joie. Notez que la chose est plutôt laide et qu'on a la fièvre rien qu'à regarder ces avalanches de capuchons et de camails, engonçant des faces en treillage se ruer et se démener dans l'âcre et corrosive poussière que soulève, le dimanche et le mardi gras, la bataille de confetti. [Pg 213] Ah! ces affreuses dragées de plâtre qu'on puise à la truelle et dont on verse des sacs entiers sur les passants. Il en pleut des balcons, il en pleut des croisées, il en pleut des tribunes élevées, on dirait, pour assommer les gens. Les masques dansant des chars vous en écrasent des seaux entiers sur la tête; vous êtes harcelé, asphyxié, criblé de coups et frappé de toutes parts.
Tous les masques sont assassineurs. S'aventurer dans la rue, ce jour-là, sans domino et sans masque (le masque en treillis de fer renouvelé des casques héraldiques) serait s'exposer à une perte sèche de dix louis de vêtements, sans parler de coups et blessures; mais les Niçois trouvent cela charmant. Cette bataille à sac armé, ce jeu de mains et de vilains activent le commerce et font vivre la ville.
Par une convention tacite et acceptée de tous le masque seul est respecté, ce jour-là. Sous aucun prétexte on n'a le droit de l'enlever au domino ou au clown qui vous attaque et vous houspille. C'est ce masque inviolable et préservateur qui fait la gaieté de la rue, les jours [Pg 214] de corso, dans l'aveuglante poussière qui vous brille les yeux et vous prend à la gorge; mais, quand il y a du soleil, tout ce plâtre dans l'air poudrederize gaiement les balcons et les toits et quelle vision quand, sous la pluie blanche des confetti et dans le bleu du ciel, la soie des costumes, des oriflammes et des étendards grouille, flamboie, rutile, remue et chatoie dans de la lumière et du soleil.
Moi, Maxence de Vergy, je me trouvais donc, l'autre année, au milieu des horions et des bousculades du carnaval et, tout étouffé que je fus par mon masque et en même temps qu'écrasé par la foule, je prenais un certain plaisir à regarder défiler entre deux avalanches de plâtre un char de grenouilles dansantes, une brigade d'agents plongeurs, et, tapée de matelas, assiégée d'oreillers, toute en dégringolades, estocades et farces d'Hanlon-Lees, une étonnante Auberge du Tohu-Bohu .
Singulier plaisir, direz-vous, d'aller se fourrer dans cette cohue?
A dire vrai, je n'y allais pas pour le seul plaisir d'aller voir batailler les masques, j'y suivais...—oh! [Pg 215] en simple curieux, mais en curieux intéressé,—un couple remarqué l'avant-veille à mon hôtel, un ménage toulousain et pas tout jeune; car madame frisait bien la quarantaine, bonne grosse commère réjouie avec, sur la lèvre, un soupçon de moustache, l'œil vif, le corsage en bastion, une vraie délurée de Toulouse venue exprès pour les fêtes, et qui n'entendait pas chômer à ce carnaval. Le mari, guère plus âgé, avec un beau profil classique un peu empâté par la vie de province, quoique encore solide et l'air d'un luron, était d'aspect plus calme.
M me Campalou m'avait de suite charmé par son entrain et son exubérance. Il y avait en elle une telle joie de vivre et une telle naïveté devant la vie, que j'en oubliais sa vulgarité. Depuis l'avant-veille elle ne tenait pas en place; c'étaient des allées et venues pour l'achat du domino, l'achat du masque, du sac de confetti pour le Corso, et le choix du clown de satin mandarine pour la redoute du soir. Elle entendait ne pas manquer une fête et s'en donner à cœur joie. Elle n'avait pas peiné vingt ans dans [Pg 216] leur boutique de la rue d'Alsace-Lorraine pour se priver d'un plaisir, aujourd'hui que leur fortune était faite. M. et M me Campalou s'étaient enrichis dans la passementerie. M. et M me Campalou n'avaient pas d'enfants, aussi seraient-ils bien bons de se gêner, n'est-ce pas? car c'est d'elle-même que je tenais ces détails. M me Campalou les donnait à qui voulait les entendre; c'était une nature expansive et d'élocution facile. Elle n'avait de secrets pour personne; ses confidences ne tarissaient pas. «Ils venaient tous les ans au carnaval de Nice; c'était leurs grandes vacances. Ils prenaient un billet valable pour un mois, mais de première, et descendaient dans les meilleurs hôtels. Qu'est-ce que ça leur faisait de dépenser vingt-cinq francs par jour? Ils n'avaient pas d'enfants! D'abord, son mari était à ses ordres, ils avaient tous deux les mêmes goûts. Ils suivaient ici toutes les fêtes, corsos, redoutes, batailles de fleurs et vegliones; l'année dernière, ils avaient fait la connaissance d'un prince, d'un prince napolitain, qui possédait des solfatares en Sicile. Il leur avait promis de venir les voir à Roquevieille, leur propriété des [Pg 217] environs de Toulouse, mais il n'était pas venu. Si je voulais les honorer d'une visite aux vendanges, je boirais chez eux d'un petit vin dont je leur dirais des nouvelles. Ils avaient des vignes superbes à Roquevieille, un domaine qu'ils avaient eu pour un morceau de pain, etc., etc.» Vous jugez les gens d'après leur antienne.
C'est M. et M me Campalou que je suivais donc dans la foule. L'occasion était trop belle, je sentais le couple fertile en incidents.
—D'abord, si quelqu'un me pince, je le griffe, avait déclaré Eudoxie en se harnachant de son domino de toile grise.
M me Campalou avait de la vertu.
Est-ce cette vertu qui se rebiffait au plus fort de la bataille? ou, surexcitée par le plaisir, les musiques, la lutte et le charivari, M me Campalou ne céda-t-elle pas plutôt à une agressive nervosité de grosse dame? Toujours est-il qu'en pleine avenue de la Gare, au beau milieu d'une pluie de confetti, elle se retournait comme une lionne sur deux grands dominos de satin noir arrêtés derrière elle et, s'agrippant au camail du plus mince des deux:
—Cochon, salop! hurlait-elle, depuis une heure que vous me pelotez!
Et les deux mains à la face du costumé, elle essayait de lui arracher son masque. L'homme résistait, essayait de se débarrasser, mais Eudoxie ne le lâchait pas. Cramponnée aux grosses joues de fer peint et treillagé, elle tirait dessus de toutes ses forces, en proie à une véritable crise d'hystérie. M. Campalou intervenait en vain. Le domino attaqué résistait toujours. Les injures pleuvaient dru sur l'insolent, un vocabulaire de poissarde était remonté aux lèvres de l'ex-passementière; et ce corps-à-corps de trois dominos commençait à amasser la foule, quand tout à coup le masque se brisait entre les mains de la grosse femme, et, triomphante, elle le brandissait sur sa tête, lacéré, en lambeaux et comme rougi par places.
L'homme démasqué avait poussé un effroyable cri. Le treillage de fer, en se déchirant, lui avait labouré le visage. Une rigole rouge coulait de l'œil gauche; le nez, le front n'étaient qu'une éraflure, l'homme avait toute la face en sang. On le poussait dans une pharmacie.
«Le nom, l'adresse de cette femme, râlait l'homme défiguré, laissez-moi, Tomy, attachez-vous à ces gens.» Je me retournai, les deux dominos avaient disparu. «On ne fait pas de ces choses-là, Eudoxie, faisait observer M. Campalou.—Fallait pas qu'y aille, ripostait cette femme charmante, depuis une heure qu'y m'pinçait! Moi, je n'ai pas de remords.»
Le remous de la foule nous emportait plus loin.
Moi, la vision m'obsédait de cet homme défiguré et sanglant. Sa dernière recommandation à son compagnon m'inquiétait surtout. Dans la soirée, l'effervescence de la fête un peu calmée, j'entrais dans la pharmacie où les premiers soins avaient été donnés au blessé. Je m'informais de la gravité des plaies et cherchais en même temps à savoir le nom. «C'est un Américain de l'hôtel West End. On a dû attendre la fin du corso pour le reconduire chez lui, le cas est très grave, on craint beaucoup pour l'œil gauche. La sclérotique est atteinte; ils repartent tous les deux, ce soir, pour Paris.—Tous les deux?—Oui, il y a un autre Américain avec [Pg 220] lui. Une consultation chez un grand oculiste s'impose.»
J'admirais M me Campalou. Crever l'œil d'un homme parce qu'il vous a palpé un peu de près et encore...! L'intransigeante toulousaine était-elle bien sûre de l'identité du coupable?
Cette année, la première quinzaine de février, je retrouvais les Campalou installés à mon hôtel. Ils n'avaient eu garde de manquer les fêtes du Carnaval; ils étaient là depuis le 25 janvier, mais je trouvais à madame moins d'entrain. Les bruits d'épidémie, qu'une presse malveillante s'obstinait à faire courir sur Nice, ne laissaient pas d'inquiéter la grosse dame. Une famille américaine alarmée venait de quitter l'hôtel; c'étaient tous les jours des départs d'hiverneurs pour le Caire ou l'Italie. La saison était menacée.
Je rassurai de mon mieux M me Campalou, mais une angoisse continuait d'étreindre la dame de Toulouse, Eudoxie Campalou craignait pour son joli physique. Entre temps, le Carnaval arrivait.
Le soir même de son entrée dans la bonne ville de Nice, deux Américains débarquaient [Pg 221] dans notre hôtel. On leur donnait justement deux chambres voisines de celles des Campalou. C'étaient deux grands jeunes gens de vingt-cinq à trente ans, à la face rasée et singulièrement énergique; des traits accusés et modelés dans le genre de ceux d'Iwing, l'acteur anglais. Tous deux très graves et très froids, avec, chez le plus jeune, une étrange fixité des yeux. D'ailleurs, nous ne les vîmes pas longtemps car, trois jours après leur arrivée, le plus jeune tombait malade. Il s'alitait et bientôt l'autre cessa de prendre ses repas à la table d'hôte: l'état de son ami empirait. C'était de perpétuelles allées et venues de médecins et de garçons de pharmacie: le maître de l'hôtel interrogé répondait que c'était une fièvre, mais, à son air embarrassé, M me Campalou ne doutât plus que ce ne fût la variole. Elle voulait déménager et harcelait tout le personnel de questions. Mais où aller? la ville regorgeait de monde par cette semaine carnavalesque et il ne fallait pas songer à trouver de place ailleurs. Et puis l'épidémie était partout; c'étaient ces sacrés Anglais qui l'avaient apportée et, la veille du dimanche gras, à une dernière et même question [Pg 222] de M me Campalou à l'hôtelier: «Ne serait-ce pas la petite vérole?—Non, c'est l'autre...» répondait l'homme impatienté, et la réponse, tout en clouant le bec de la dame de Toulouse, la laissait enfin respirer.
Le lendemain, vers trois heures, harnachés de dominos et affublés de masques de combat, nous étions avenue de la Gare en pleine bataille de confetti...
Comme nous nous trouvions devant la pharmacie, théâtre, la précédente année, des exploits de M me Campalou, celle-ci se retournait involontairement sur deux pénitents rouges surgis derrière elle. Une main indiscrète venait de la palper... Interloquée, la grosse dame ébauchait un geste de défense. Un des pénitents la saisissait à bras le corps et M me Campalou, hypnotisée, retenait mal un cri d'épouvante. L'autre pénitent venait de se démasquer.
Une face purulente, toute de croûtes et de sanies, avec, à la place de l'œil gauche, un trou rouge et saigneux, se penchait sur elle: «La petite vérole noire, madame, la variole en personne. Vous l'avez», et, en même temps, une [Pg 223] main glacée lui mettait dans la main un affreux œil de verre.
M me Campalou s'effondrait comme une masse; à son tour on la portait chez le pharmacien.
Elle mourut le soir même, sans avoir repris connaissance, stupide et muette, d'une congestion au cerveau.
Les deux Américains avaient quitté l'hôtel à deux heures. On ne retrouva que leurs valises; les noms inscrits sur les registres n'étaient pas ceux de l'hôtel West End.
N'est-ce pas une belle vengeance de masque?
Faverny s'était levé et, s'arrêtant devant une armoire normande convertie en bibliothèque, bibliothèque provisoire où s'entassaient pêle-mêle les derniers livres parus de l'année et du mois, il en ouvrait les vantaux tendus de vieux brocart olive et en bousculait les rayons.
Il revenait vers nous, un volume à la main et, le feuilletant: «—Psychologie de bal masqué et de veglione de Nice. Avez-vous lu ce roman?» Et il nous en montrait le titre: Vierge faible . «Il y a là quelques pages d'autant plus curieuses qu'une femme en est l'auteur. C'est écrit un peu plus que de visu , jugez-en.» Et, se campant au milieu de l'atelier, Faverny lisait à voix haute:
«Familiarisé avec ces travestis, toujours les mêmes, almées, colombines, Espagnoles, bébés, Xavier reconnaissait les diverses catégories de femmes qui viennent pour se montrer, pour frôler, pour embrasser.
«Pour se montrer, les demi-mondaines somptueusement dévêtues. Pour frôler, ces vieilles femmes qui s'attardent dans les couloirs étroits et sombres. Pour souper, la fille de joie qui, affublée d'un minable locati, songe à la dette grossissante près de sa logeuse, à son amant qui l'a plaquée , à la mauvaise toux qui la secoue. Pour souper, celle qui n'a pas dîné!
«Pour embrasser, les femmes honnêtes qui, négligées par leur mari et n'ayant pas d'amant, regrettent de voir leur jeunesse agoniser tristement inutile, et, furtives, viennent là recueillir les baisers qui y traînent par milliers. Tendres et voluptueux, passionnés et pervers, ils volètent, tels une nuée de papillons, ces baisers qui cherchent des lèvres pour s'y poser; baisers de jeunes gens timides qui n'osent pas, de vieux marcheurs qui ne peuvent plus. Glaneuses de ces baisers anonymes, les femmes honnêtes, un [Pg 227] peu ivres de la brutalité des convoitises, écoutent, à demi-pâmées, le cynisme des propositions. Car les désirs qui les frôlent d'ordinaire, enveloppés de respect, montent vers elles, comme l'encens vers l'idole en les effleurant seulement, et c'est pourquoi au fond de leur âme, un doute persiste. Toute cette vénération ne serait-elle pas de l'indifférence? Mais ce soir de fête libre, où elles ne sont plus que des femmes tout simplement, elles ont une joie de se voir aussi désirables que l'autre, l'ennemie, la femme de joie, qu'on méprise en la jalousant.
«Puis un obscur désir de revanche contre le mari s'y satisfait. Elles ont l'illusion de le trahir un peu, sans risques, avec une féminine lâcheté. Rien n'est plus effrayant et mystérieux que ces transformations de personnalité.»
—La féminine lâcheté même de l'auteur, remarquait assez judicieusement Frantz Heusey. M lle d'Ulmès (c'est bien son nom) a mangé là un peu le morceau, les autres femmes lui sauront gré, elles, de sa sincérité? O l'intense et périlleuse émotion de la trahison! C'est pis qu'un aveu, ce documentaire exposé de la faiblesse des [Pg 228] autres. M lle d'Ulmès a dû prendre un douloureux et certain plaisir à écrire ces pages.
—Elles sont plutôt bien venues, ses pages, déclarait le petit Jacques Baudrant.—C'est où je voulais vous amener. Etant établie l'atmosphère d'aventures, de désirs inavoués et de luxure affichée de ces sortes d'assemblées, je vais vous raconter une histoire de bal masqué, et une histoire tragique et cruellement vraie, celle-là. Elle s'est dénouée à Nice pour ne pas changer de cadre et c'est peut-être une des plus lamentables méprises qu'ait jamais autorisées le masque.
Faverny avait repris sa place sur le divan. Il nous enveloppait d'un lent regard circulaire et, nous jugeant suffisamment allumés:
—Vous souvenez-vous de M lle de Néthisy, cette grande et souple jeune fille blonde, plus que blonde, alezane, que sa mère promenait et exhibait dans tous les endroits où Paris se rencontre.—Si nous nous en souvenons! Nous serions gâteux. L'avons-nous assez vue!—Jolie, hein! vous me l'accordez?—Oh! cela d'emblée, une peau et des cheveux! On n'est pas blonde comme cela... De la soie jaune dans du [Pg 229] soleil, de la neige teintée par l'aube, des fraises dans du lait, de la pulpe de camélia rose, tout le stock des comparaisons clichées était vrai pour elle et en même temps faux à côté de la réalité. C'était une des créatures les plus comestibles que j'aie connues.—En effet elle devait sentir la framboise, et quels beaux cils noirs frémissants et inquiets, lustrés comme des plumes sur ses yeux d'un bleu sombre.—Oui, les yeux étaient bien, mais elle avait besoin de cela, car le visage était plutôt fade: nez régulier, bouche trop petite, menton ovale et sans caractère. Elle avait un peu l'air d'une poupée dont les yeux seuls auraient vécu.—Soit, mais quel éclat, quelle fraîcheur, quelle créature de joie et de lumière! Et avec cela mouvante sous ses robes et d'une arabesque tentante avec cette taille étroite et ses hanches renflées!—En effet, une agréable chute de reins! Si je me souviens de M lle de Néthisy!... mais elle marchait, c'était plus qu'une demi-vierge. On ne rencontrait qu'elle aux Acacias, dans les couloirs des premières et à tous les vernissages. Sa mère, à Nice, la traînait dans tous les bals de cercles, [Pg 230] on la croisait aux veglioni, aux redoutes.—Avec sa mère?—Naturellement, la brocanteuse et le bibelot de prix. La mère aussi était à vendre, mais elles ne faisaient guère leurs affaires, car elles étaient minables, les pauvres, elles ont toujours raté le grand client et je ne leur ai jamais vu qu'une cour de gigolos.—Elle est morte, il y a quatre ans, à Nice, à la suite d'un avortement. Cette hypothèse était, cela va de soi, lancée par Jacques Baudrant.
—C'est ce qui vous trompe, et Faverny scandait lentement tous les mots. M lle de Néthisy est morte empoisonnée. M lle de Néthisy s'est tuée. Bobette, comme on l'appelait ici dans un certain milieu, Bobette était une honnête fille.—Et elle est morte vierge, ricanait la voix pincharde de Jacques.—Elle est morte de ne plus l'être, déclarait Faverny devenu grave, M lle de Néthisy a été violée en plein veglione, dans une loge de cercle. Vous me permettrez de ne pas dire lequel. Trois hommes, dont deux mariés, trois clubmen très connus et dont je tairai les noms, ont à se reprocher la mort de cette enfant. [Pg 231] M lle de Néthisy avait vingt-quatre ans. Oh! la salauderie des mâles! Il est vrai que les trois violeurs croyaient avoir affaire à une fille. Qui d'entre nous aurait pu croire à la vertu de Bobette! M lle de Néthisy ne s'en est pas moins tuée le lendemain de cette nuit-là, et ses meurtriers continuent de faire des femmes et de l'automobile. Il est des crimes que la loi n'atteint pas.
Pour un effet, Faverny avait obtenu un effet; nous nous regardions tous comme des complices. Le silence était devenu gênant.
Le petit Baudrant l'interrompait et, campé, les pouces dans les entournures de son gilet:—Ah ça, Faverny, tu te paies nos têtes! M lle de Néthisy vierge! Bobette honnête!—Tu l'as eue, toi? demandait Faverny.—Moi non, mais d'autres.—Ecoutez. Nous sommes dix hommes ici, et dix viveurs assez tuyautés sur les choses et les femmes de Paris, eh bien! quelqu'un d'entre nous a-t-il été l'amant de M lle de Néthisy? Mieux, quelqu'un a-t-il eu parmi ses amis un homme qui lui ait dit avoir obtenu les faveurs, ce qu'on appelle les faveurs de la jeune fille? Pas de blagues, disons la vérité. Nous [Pg 232] médisons assez des vivantes pour respecter une fois les mortes.
Un silence plus profond encore était la seule réponse à cette question.
Faverny reprenait:
—Nous sommes dix ici, qui comptons bien, chacun, dans nos connaissances cinquante hommes de club et de boudoir, de tables de baccara ou de champs de courses. Cela fait une moyenne de cinq cents connaissances de Monte-Carlo, de Trouville ou d'Ostende, associés d'une heure d'Auteuil ou d'un jour de Maisons-Laffitte. Ces cinq cents mâles-là représentent bien une bonne moitié de Tout-Paris. Eh bien, si M lle de Néthisy avait été la maîtresse d'un de ces gens-là, nous le saurions, n'est-il pas vrai? Or, moi, de mon côté, j'ai fait une enquête et une très minutieuse enquête. M lle de Néthisy était honnête, et la preuve, c'est qu'elle est morte pauvre. Elle aurait eu d'autres robes et d'autres amants, si elle s'était vendue. Le luxe attire le luxe et les imbéciles, et si nous avons eu si souvent un sourire devant ses perles fausses et ses dessous pas toujours frais, c'est que la mère et la [Pg 233] fille avaient juste quinze mille francs de rentes pour mener cette soi-disant grande vie.—Les Néthisy honnêtes, ça ne tient pas debout. Voyons, elles dînaient toujours au cabaret, acceptaient les invitations du premier venu; on se faisait présenter à elles plus facilement qu'à des grues. J'ai vu la fille défiler, au veglione, entre Emilienne d'Alençon et Marguerite de Transes. Elles faisaient l'atrium à Monte-Carlo, elles n'ont jamais payé de leur poche une voiture, elles se faisaient reconduire tout le temps.—Quand on les reconduisait encore! L'année de sa mort, je les ai rencontrées, à dix heures du soir, avenue de la Gare, se rendant à pied au bal de la Méditerranée; c'était la dèche noire. Si la petite s'est tuée, c'est qu'elles n'avaient plus le sou. Une fausse Yvette, M lle de Néthisy.—C'est ce qui vous trompe, messieurs, interrompait Faverny, M me de Néthisy, la mère, n'était pas une madame Obardi. Elle était tout ce qu'il y a de plus veuve et tout ce qu'il y a de plus née. Le père, M. de Néthisy, avait été procureur de la République à Paris même. Il a laissé au Palais la réputation d'un magistrat de haute valeur; [Pg 234] mais M me de Néthisy, une cervelle d'oiseau et une imagination de pensionnaire, avait toujours rêvé le beau mariage pour sa fille. Il leur était si facile de vivre avec leur quinze mille francs de rentes et d'attendre le parti honorable et même le beau parti qui se serait présenté; la petite était si jolie.—Oh! cela, comme un cœur!
Mais voilà, M me de Néthisy avait de la littérature! Elle avait lu dans les romans qu'on peut atteindre à tout avec de la beauté; et avec son inexpérience de la vie, elle alla de l'avant, convaincue qu'elle ferait faire le grand mariage et même le mariage princier à sa jolie Aliette, car c'est Aliette et non Bobette que s'appelait M lle de Néthisy.
Cette mère de Néthisy avait une âme de M me Cardinal, mais d'une M me Cardinal pour le bon motif. Elle tabla sur le physique de sa fille et, persuadée qu'il faut montrer les perles aux clients, elle lança l'enfant à la poursuite des épouseurs, mais en se trompant de porte, comme elle l'eût lancée dans la prostitution.
Leurs crêpes de deuil à peine éclaircis, elles [Pg 235] commencèrent cette vie de retapes et d'exhibitions qui, en moins de quatre ans, les discréditèrent et les démonétisèrent d'Ostende à Nice et de Trouville à Paris; et, avec leur peu de ressources, leur gêne croissante malgré les petits logements et les hôtels de cinquième ordre, cette jolie fille et cette femme bien née eurent bientôt le pitoyable et comique aspect de deux laissés pour compte. A ces existences de représentation et de parade il faut le luxe du cadre, les installations somptueuses, des élégances et des raffinements de toilettes et de décors, la poudre aux yeux jetée à toute volée dans le nez des imbéciles et la demi-prostitution qui, les mauvais jours venus, peut au moins tabler sur la valeur des écrins. Mais vous les avez connues comme moi, se pavanant en gants nettoyés et en robes de l'année précédente (retape et retapages) et se gorgeant avidement, la mère surtout, des consommés et des sandwichs des buffets et des five o'clock tea ; c'était navrant! La dernière année de leur séjour ici, elles n'avaient plus qu'une cour de tout petits jeunes gens; cette jolie fille qui n'accordait rien avait fini [Pg 236] par rebuter les vrais viveurs. Fini le temps des invitations à souper. On ne les priait même plus aux bals des cercles. Les autres femmes détournaient la tête au passage de la mère et de la fille; il fallait être étranger ici pour prendre pour deux aventurières ces deux lamentables attardées de la chasse au mari, perpétuelles candidates refusées. C'est cette méprise qui fut leur perte.
Un grand seigneur russe et deux richissimes Américains de Monte-Carlo, allumés par la beauté de M lle de Néthisy et trompés par ses allures, s'attelèrent à son fiacre. Ce fut une série de parties en mail, de dîners au cabaret et de déjeuners dans les réserves où la jeune fille se laissait emmener, rassurée par la présence de son inévitable mère; les bouquets et les écrins commencèrent à pleuvoir et Bobette n'accordait rien. Cette fille madrée qui se refusait toujours et cette mère qui ne s'en allait jamais finirent pas exaspérer les trois hommes. Ils résolurent de brusquer les choses: le carnaval arrivait avec sa suite de veglioni.
Une bande de filles et de joyeux fêtards fut [Pg 237] enrôlée et mise dans le secret. Tous trouvèrent très drôle de forcer la main à cette mijaurée de Bobette.
Le soir du Mardi Gras, après un dîner fortement arrosé de vin du Rhin et d'Extra-Dry, ces dames de Néthisy faisaient leur entrée à l'Opéra, escortées des trois hommes. On y rencontrait presque aussitôt une bande d'amis et de femmes masquées avec lesquels on fusionnait; l'entente des nouveaux venus activait le train des choses; on sablait le champagne dans les loges et, vers deux heures du matin, après maintes escarmouches de couloir, pendant que M me de Néthisy un peu grise était retenue au buffet, M lle de Néthisy, elle, était entraînée et enfermée dans une loge et là, dans le clair-obscur du petit salon, les écrans relevés et le gaz baissé, dans des froissements de soie et sous l'étouffement du masque, malgré ses pleurs et ses prières et dans l'effroi du scandale, M lle de Néthisy était violentée par trois brutes, fortes de leurs muscles, de leurs millions et de la complicité tumultueuse du bal. Le troisième ne posséda qu'une femme inanimée et froide, pareille à une morte: [Pg 238] M lle de Néthisy s'était évanouie. C'est alors que les trois hommes prirent peur, ils allèrent chercher du secours; on prévint la mère: M lle de Néthisy venait de se trouver mal. Une voiture de remise reconduisait les deux femmes à leur hôtel.
M lle de Néthisy mourait le lendemain soir, à huit heures, d'une imprudente absorption de laudanum. Dans un billet bref, libellé dans les mêmes termes à chaque homme, la victime retournait leurs écrins à ses assassins.
Vous voyez bien qu'il peut y avoir des larmes sous un masque.
Toutes nos joies sont imaginées, nos douleurs seules sont vraies.
—Une histoire de masque! J'en sais une bien plus extraordinaire.
Et Serge Népluskoff, ayant remonté sous sa manchette la gourmette d'or fermée d'un gros saphir, qu'il portait en bracelet, et à laquelle il venait de consulter sa montre.
—Il n'est qu'une heure et demie du matin. J'ai tout le temps de vous la raconter.
Et du ton traînard et chantant de ses compatriotes:
C'était à Vienne, il y a deux ans. Esther Eymann de l'Opéra était en représentations au [Pg 240] Burgh Theater; elle y avait dansé comme une abeille, à ravir les yeux et les cœurs, et nous fêtions le plus souvent possible, c'est-à-dire chaque fois qu'elle le voulait bien, l'harmonieuse et séduisante jeune femme dans les restaurations de la ville. Nous la traitions toujours après le spectacle, et des femmes de la noblesse et de la haute aristocratie même daignaient paraître à ces soupers. La cour chez nous est devenue si triste depuis ces morts affreuses du prince héritier et de l'impératrice.
A un de ces soupers, l'avant-dernier, je crois, offert à la danseuse par les officiers du 3 e hussards blancs et présidé par le prince Égrégori, la conversation roulait sur le suicide d'un jeune lieutenant du 12 e dragons en garnison aussi à Vienne, et qui venait de se tuer dans des circonstances tout à fait romanesques... Ça avait été l'événement de la semaine. Le comte Stéphane Adriani s'était brûlé la cervelle sur la tombe de sa fiancée, un mois, jour pour jour, après la mort de celle-ci; le suicide se compliquait de racontars singuliers, de manifestations d'au-delà et d'apparitions de la morte...
... Pour aller s'entretenir avec sa bien-aimée le comte Adriani escaladait, chaque nuit, le mur du cimetière, dont les portes se fermaient à six heures; et c'est par la plus belle nuit d'étoiles qu'il s'était tiré son coup de revolver. On l'avait trouvé, le matin, affalé contre le grillage de la tombe, sa tunique de drap blanc toute trempée de sang: le comte s'était tué en uniforme, et toute l'aventure exhalait une sentimentale odeur de brume et de vergismeinicht de vieux conte allemand.
—Cela vous étonne un peu, madame, n'est-ce pas? faisait le prince Égrégori à la danseuse appuyée du coude à la table, vaguement attentive et le regard ailleurs, et cela vous change des aventures de votre pays, ces tragiques histoires d'amour et de revenants. A Paris, on hausserait les épaules et l'on dirait ce pauvre Adriani victime d'hallucinations. Ici, non. La petite fleur bleue croît toujours dans notre vieille Allemagne. En France, on se tue quand on n'a plus d'argent; ici, quand on n'a plus de raison de vivre; et notre seule raison de vivre est l'amour. Vous me répondrez que c'est folie d'aimer des fantômes, [Pg 242] et vous nous en offrez, madame, l'argument le plus convaincant.»
La danseuse ne souriait même pas à cette galanterie. Elle était devenue songeuse, son beau front blanc s'était barré d'une ride sous l'ondulation de ses cheveux bruns; elle se taisait, comme rentrée en elle-même, ses larges prunelles bleues devenues sombres et comme phosphorescentes, pourtant.
Elle sortait enfin de son mutisme et d'une voix grave:
—C'est ce qui vous trompe, messieurs. Il y a encore des amoureux en France, et des amoureux fidèles au delà de la mort. Il ne faut pas nous juger sur des chansons de Montmartre et des refrains d'opérette. L'amour peut exister même chez des viveurs; pour ma part, je crois préférer à ceux qui meurent de leur amour ceux qui peuvent en vivre et même se survivre.—Mais vous parlez comme un poète, hasardait le comte Bathianko.—J'en ai connu, souriait la ballerine, montrant cette fois toutes ces dents; et s'adressant au prince Égrégori. Il y a aussi des fantômes en France et des mortes qui [Pg 243] reviennent. Les morts reviennent toujours quand on les évoque. Appelez-les vraiment! ils se manifesteront, et sentant tous les regards posés sur elle. «J'ai assisté, moi, Esther Eymann, à une manifestation d'outre-tombe, et j'ai vu revenir une morte d'amour.—Vous!—Moi et à un souper comme aujourd'hui; mais il y avait moins de monde. Nous étions trois.—Vous avez vu?—Presque. En tout cas, une autre a vu, et je ne mets pas en doute qu'une chose merveilleuse ne se soit passée cette nuit-là. D'ailleurs je vais vous raconter le fait, et avec une malice charmante. Il faut bien payer mon écot.
Il y a huit ans de cela, je n'étais pas encore l'Esther Eymann dont la photographie et les illustrés ont popularisé les attitudes et la silhouette. J'étais simplement Eymann première, comme ma sœur Laure était Eymann seconde. Le Burg-Theater de Vienne, pas plus que le Covent-Garden de Londres, ne nous faisaient de propositions pour venir créer ici un ballet de Strauss et là-bas une œuvre d'Isidore Lara; nous étions dans les quadrilles du fond. Vous [Pg 244] avez tous, à Vienne, trop le culte de la danse pour ignorer la médiocrité de l'emploi. Bref, nous étions encore deux petits rats d'Opéra, mais nous n'étions pas moins, ma sœur et moi, infiniment jolies, beaucoup plus jolies même que maintenant (ne protestez pas, messieurs), car, en toute sincérité, le galbe de ces hanches et l'opulence de ces épaules ne valent ni la gracilité de la nuque ni les seins menus et délicats que nous avions alors; mais notre jeunesse n'avait ni perles, ni diamants et, en dehors de quelques vieux allumés sur nos grâces de fillettes, à peine si les hommes nous regardaient. Gailhard tenait alors à ce que le corps de ballet fît acte de présence aux bals de l'Opéra. L'espoir d'y rencontrer les danseuses applaudies en scène y attirait pas mal d'hommes de clubs; les abonnés y venaient pour nous. Tant de curiosités s'allument autour d'un tutu de ballerine; nous étions presque toutes jolies dans notre promotion, et notre jeunesse animait la salle. Bref, le directeur savait gré à celles qui voulaient bien paraître aux fêtes du Carnaval, et il faut toujours ménager son directeur, et puis Laure et moi, [Pg 245] nous aimions assez les aventures. Nous en avons gardé le goût.
Un samedi gras, que nous rôdions, ma sœur et moi par les couloirs, elle en domino de moire bleu pâle et moi en domino de satin jonquille (nos costumes même du troisième de Don Juan , sous lesquels nous avions gardé nos jupes pailletées de danseuses, très amusées de laisser entrevoir la nudité de nos jambes et le rose de nos maillots); nous nous aperçûmes que nous étions filées et suivies par un vieux à favoris blancs, un vieux très mince et très sec, dont l'insistant regard noir finit par nous être une obsession. Il se postait toujours à dix pas de nous, soit en avant, soit en arrière, et nous dévisageait sans mot dire; et cette poursuite silencieuse nous énervait à la longue plus qu'une attaque brutale. Que nous voulait ce vieil échassier en rupture de marais? Tout à coup, Laure éclatait de rire et se penchant à mon oreille: «Nous sommes folles! Tu ne l'as pas reconnu? C'est le marquis d'Allieuze.—Non! Mais tu as raison, c'est lui. Où avions-nous la tête. Qu'est-ce que nous veut cet oiseau de cimetière? Sais-tu que j'ai presque peur!»
Il faut vous dire que le marquis d'Allieuze était un des plus anciens abonnés de l'Opéra; mais c'était peut-être le plus original de la collection, et Dieu sait si parmi ces messieurs il en est de bizarres! Il ne venait jamais que les soirs d'opéra du vieux répertoire, et encore à l'acte du ballet. Dans ceux de la nouvelle école, les seuls ballets de Delibes le trouvaient assis dans son fauteuil; en revanche on le voyait rarement au foyer, mais quand il venait sur scène, il s'attardait dans les allées et venues des machinistes, embusqué comme un chat-huant derrière quelque portant de décor. Jamais il n'adressait la parole à quelqu'une de nous; il ne s'oubliait même pas à offrir des bonbons aux petites, mais rôdait, prétendait-on, assez obstinément autour d'elles, son œil fixe attaché sur leurs jambes grêles. D'ailleurs râpé comme un vieux clerc d'huissier dans un habit démodé, et cravaté de haut à la façon de l'ancien régime, le marquis d'Allieuze avait toutes les allures d'un avare, et avec cela une fortune énorme, paraît-il, une des plus grosses fortunes foncières de France. Il habitait dans l'île Saint-Louis un vieil hôtel, où il [Pg 247] ne recevait jamais, ne faisait partie d'aucun cercle, ne quittait même pas Paris l'été pour aller dans ses terres. Tout en lui était mystérieux et nous avions toutes à l'Opéra une crainte superstitieuse de ce vieillard équivoque. On lui prêtait des goûts étranges et l'on chuchotait que l'hôtel de Saint-Louis-en-l'Ile en avait vu de raides autrefois. Au foyer, nous appelions ce vieux maniaque l' amant de Fanny Essler , car les aventures de sa jeunesse dataient sûrement de ce temps-là. Le marquis d'Allieuze ne nous quittait pas des yeux. Il nous suivait comme une ombre et nous sentions son regard noir attaché sur nos chevilles et sur nos pieds chaussés de rose. Notre vague appréhension se changeait en malaise et devenait de la terreur folle, quand, se décidant à nous aborder, le vieux libertin nous murmurait dans la nuque: «Mes petits agneaux, vingt-cinq louis pour chacune de vous, un souper fin dans une maison bien close, rien que le souper, pas une caresse, pas un baiser, mais au dessert vous danserez chacune la valse de Giselle . Cela va-t-il? Ma voiture est en bas, vous n'avez qu'à me suivre. [Pg 248] Je vous préviens que l'on soupe chez moi.»
Nous nous étions arrêtées interloquées. Vingt-cinq louis pour chacune de nous, un billet de mille en une nuit, nous qui gagnions cent cinquante francs par mois!
Ma sœur Laure payait d'audace: «Vingt-cinq louis, nous gardons nos masques. Cinquante louis chacune, si nous les ôtons!»
A quoi le marquis d'une voix aigre et rouillée: «Vous êtes deux petites coquines, mais topez-là pour les cent louis. C'est fait. L'important, c'est que vous dansiez et que je voie travailler ces jolies jambes. Vous danserez avec ou sans vos masques, comme il vous plaira. Je vous connais bien, mes petites Eymann, depuis le temps que je vous vois pousser.—Nous aussi, nous vous connaissons bien, monsieur le marquis.—Oui, nous sommes de vieilles connaissances.»
Et voilà comment le marquis d'Allieuze nous emmena souper cette nuit-là. Dire que nous n'avions pas le cœur un peu serré en montant le grand escalier à double rampe de lourde ferronnerie serait mentir! Le souper était servi [Pg 249] au premier, dans un immense salon rocaille, une espèce de galerie aux hautes boiseries sculptées encadrant d'attributs et de fleurs l'étain verdi des glaces. Les appliques d'une grande cheminée et les candélabres de la table éclairaient mal la pièce, des ombres suspectes s'y entassaient dans les angles, et nous nous installions toutes frissonnantes. C'était un souper froid délicatement ordonné: Marennes, consommé, perdreaux sur gelée, chaudfroid de gelinottes et buisson d'écrevisses, le tout arrosé de vin du Rhin et servi dans une ancienne et massive argenterie. Des fruits monstrueux complétaient le menu.
Le marquis nous servait lui-même sans l'aide d'aucun domestique. D'une urbanité exquise, il nous déconcertait par l'élégance, inusitée pour nous, de ses manières de grand seigneur; nous, surexcitées et curieuses, affections une gaieté folle. Nous avions dégrafé nos dominos et posé nos loups sur la nappe. Le marquis, plein de prévenances, semblait s'intéresser autant à nos propos qu'à la jeunesse de nos épaules.
Tout à coup le marquis se levait et, repoussant [Pg 250] son assiette, s'inclinait vers ma sœur: «A vous maintenant, mademoiselle, de tenir parole. Je vous attends. Etes-vous disposée à danser cette valse de Giselle ?—A vos ordres, monsieur le marquis, mais.... la musique?—Qu'à cela ne tienne.» et se dirigeant vers un piano que nous n'avions pas vu, il manœuvrait des boutons et appuyait sur un ressort..., et d'une voix chevrotée et frêle d'épinette l'instrument mécanique égouttait la valse. Nous nous regardions désorientées et ma sœur s'exécutait. Elle avait ôté son domino.
O le côté fantomal et presque funèbre de cette valse de Giselle , cette valse de morte qui revient, dansée par une fillette fragile et demi-nue dans le silence et la solitude de ce grand salon inhabité, ce salon d'ancienne demeure seigneuriale, comme hantée de choses d'autrefois!
Le marquis, affalé dans son fauteuil, suivait passionnément chaque attitude, chaque pas et chaque geste. Chose étrange, je ne reconnaissais pas ma sœur. Il me semblait que c'était une autre qui dansait là, une espèce d'automate en jupe de tulle, poupée de contes d'Hoffmann dont le [Pg 251] côté impersonnel et mécanique était encore accentué par cette musique surannée et fausse. Je regardais le marquis; son regard fixe ne suivait plus ma sœur. Il était ailleurs, plus loin, plus loin, très loin, attaché sur une grande glace qui l'aurait dû refléter toute... et qui ne la reflétait pas!... Les yeux du marquis étaient embués de larmes.
Ou j'étais grise ou j'avais le cauchemar! Je faisais un mouvement qui arrachait notre hôte à sa rêverie. Il se levait à demi et, s'adressant à moi: «A vous, mademoiselle.» Et d'un geste il rappelait ma sœur.
Laure prenait ma place, le motif de Giselle s'égouttait toujours et, comme mue par un ressort, presque hypnotisée, je me mettais à danser.
Je valsais, faisant face au marquis et à ma sœur, mimant les attitudes et les appels de bras de la valse classique avec, au cœur, l'inquiétude de cette grande glace opaque qui ne reflétait pas; et, tout à coup je voyais ma sœur se dresser, béante d'épouvante, les mains crispées au bras de son fauteuil, hallucinée, elle aussi, avec des [Pg 252] yeux fous, comme ceux du marquis, qui regardaient ailleurs et voyaient quelque chose que moi je ne voyais pas.
«Esther?» Ma sœur trouvait enfin un cri. Instinctivement je me jetais dans ses bras. Je me retournais effarée sur la grande glace sombre. Elle stagnait comme une eau morte. Le marquis n'avait pas bougé. Il demeurait assis, le cou tendu, les yeux hallucinés et fixes dans la direction du miroir.
Il dormait!...
—Partons ne restons pas là, sœurette!»
Nous agrafions nos dominos et gagnions précipitamment la porte. Nous descendîmes l'escalier sans rencontrer personne, et le cordon tiré, trouvions dehors le coupé du marquis.
Dans la voiture nous nous aperçûmes que nous avions laissé là-haut, chacune, notre enveloppe de cinquante louis et nos masques. Nous n'eûmes jamais le courage de remonter les chercher dans ce salon lugubre, où dormait ce vieillard.
Le marquis nous les adressait le lendemain avec nos loups.
Qu'est-ce que Laure avait donc vu dans cette glace! Elle ne me le dit qu'un an plus tard. Une forme lui était apparue, une silhouette de danseuse, bien plus grande et plus frêle que moi, et c'était un visage connu, mais sur lequel elle n'avait pu mettre un nom, et cette forme ne pouvait être mon reflet, car elle aussi dansait de face et cette danseuse au visage si blême et aux yeux si caves, cette ballerine spectrale, Laure en avait fait une morte, une morte jadis aimée de notre hôte et qui revenait à son appel.
—Deux heures du matin! Vous avez juste parlé une demi-heure.
Et Maxence de Vergy, avec une demi-inclinaison vers Népluskoff, se levait de son fauteuil.
—Je crois qu'il serait temps de nous retirer.
—Ai-je abusé? demandait le Russe.
—Non pas. Vous contez à miracle, mais nous avons un peu trop mangé de cadavre, ce soir. Sur trois histoires contées: deux de morts violentes et une de revenant! Vous dirai-je, que le pus attire le pus, et les spectres les spectres? J'ai fait un peu de médecine, moi. Nous partons?
—Deux heures du matin! grognait le petit Baudran campé devant un cartel Louis XVI posé [Pg 256] à même une glace, et ce cadran qui marque onze heures et demie. Elle ne marche pas, ta pendule?
—Elle est comme toi, elle est un peu fatiguée. On ne marque pas toujours midi!
—Si c'est des heures pour rentrer chez soi, grommelait Baudran en enfilant son pardessus. Nous avons l'air de sortir de chez des filles et nous n'avons parlé que de mortes. On m'y repincera chez Quinsonnas!
—Le fait est qu'il est plutôt tard, faisait le maître de la maison en écartant la draperie de soie Liberty de la grande baie vitrée du fond, on n'entend plus rouler une voiture.»
Un flot de lumière bleue pénétrait dans l'atelier où blêmissait la clarté des bougies.
—Le jour! s'écriaient quelques voix.
—Non, le clair de lune, et quel clair de lune! Regardez-moi le Sacré-Cœur dans cette magie, si ça se compose! On dirait un fond de tableau de primitif italien:
Décidément il n'y a que Paris!
—Et nous ne trouverons pas un fiacre avant la Trinité. Je connais le quartier, bougonnait Faverny.—A moins de remonter place Blanche.—Merci, pour tomber sur les esthètes du Moulin-Rouge! Autant descendre à pied, il fait un temps splendide.—Si nous allions manger des huîtres aux Halles?—Va pour les huîtres. C'est Népluskoff qui paye. Il est millionnaire, lui!—Mais je ne demande que cela, disait le Russe.—Nous le savons bien, boyard!—En voilà du chichi. Allons, ouste! dérapons! Avec ces bougies nous avons l'air de veiller un mort.—Mon petit Baudran, il faut dire macchabée pour rester dans la note.»
Et nous ébauchions tous un mouvement de sortie vers la porte.
—Mais, il fait noir comme dans un puits. Éclaire-nous, Quinsonnas. Tu vas nous faire casser le cou.
—Attendez, je prends mon bougeoir. Naturellement qu'il fait noir. On éteint à onze heures.»
Nous nous mettions lentement à descendre à la file anglaise; l'ami Quinsonnas habite au cinquième [Pg 258] et, si son atelier est un des plus vastes de Paris, l'escalier est un des plus raides de ce quartier Saint-Georges où les propriétaires ont certainement escompté la jeunesse et la vigueur des jarrets de leurs locataires. Quinsonnas demeuré le dernier, le bougeoir tenu haut au-dessus de la rampe, présidait à notre exode.
—Ne faites pas de bruit, répétait-il, ne réveillez pas la maison.»
Et c'étaient des pouffements de rire dans le silence de la demeure endormie. Les premiers engagés dans l'escalier obscur trébuchaient en faisant crier des allumettes.
—Pas de blagues! Ne poussez pas!—C'est stupide!—Quelle brute que ce Baudran! faut toujours qu'il chahute.
Et c'était mezza voce toute une joie contenue d'écoliers en partie, surexcités par la crainte de se faire prendre.
—Vois-tu que nous rencontrions là M lle de Néthisy!—Ou la maîtresse du marquis d'Alieuze.—Ou le spectre de la variole, l'Américain de la grosse dame de Toulouse.—Elles sont gaies, les soirées chez Quinsonnas!—Moi, au fond, j'ai [Pg 259] horreur de toutes ces histoires-là. Ça vous serre le ventre.—Et ça peuple l'atmosphère de larves. J'en tiens toujours pour ce que j'ai dit: le pus appelle le pus, et les spectres les spectres.—Assez, Maxence, tu te répètes.»
Les premiers de la bande s'engageaient enfin dans l'allée de sortie.
—Arrivez donc, vous autres, et en même temps Baudran buttait dans l'ombre, poussait un cri affreux et s'étalait par terre.
—Tu t'es fait mal?
On l'aidait à se relever tout tremblant, tout ému; on s'empressait autour de lui, les allumettes criaient de nouveau sur les boîtes.
—Non, tu sais, ça n'est pas fort, clamait Baudran à Quinsonnas resté figé, son bougeoir à la main, sur les dernières marches. Si tu crois m'avoir fait peur! mais je pouvais me flanquer une entorse.
Et d'un ton rageur:
—Elle est assez coco ta farce, et bien roman d'Eugène Sue.
—Mais quoi, qu'est-ce que c'est?—Il y a... et Baudran se frottait les genoux..., il y a que [Pg 260] cet imbécile a été coller un mannequin par terre, là, devant la porte et j'ai trébuché dedans.
—Quel mannequin? Qu'est-ce qu'il dit?
Et Quinsonnas se précipitait, nous bousculant.
—Il y a que tu m'as pris pour un autre et que je n'ai pas eu peur de ton macchabée. Qu'est-ce que tu as mis dedans pour qu'il soit froid comme ça? Tâtez, on dirait un cadavre.»
Nous nous penchions tous intrigués.
—Mais je n'ai rien mis! Qu'est que c'est que ça?»
Et Quinsonnas se penchait à son tour.
—Tu n'as rien mis, farceur! Tu lui as même ôté la tête.»
Une nudité de femme s'étalait là, sur le pavé. La chair d'un ton de cire était imitée à s'y méprendre avec la tache violâtre des seins et le bas-ventre ombré d'un fin duvet blond. C'était un corps de femme jeune, aux hanches un peu plates, aux jambes un peu longues, mais aux attaches délicates.
—Un Jean Goujon, faisait Faverny en résumant la beauté du pseudo-cadavre.—Où t'es-tu procuré ça, Quinsonnas?—Mais vous êtes [Pg 261] fous, je vous assure.—Et tu l'as décapitée pour rien, n'est-ce pas? L'homme coupé en morceaux. Pas drôle, cette farce inspirée de la Morgue!»
Vergy, lui, pendant notre discussion s'était agenouillé près du mannequin. Il le palpait curieusement et tout à coup d'une voix changée:
—Messieurs, mes amis, c'est pas une blague. C'est une vraie femme, c'est une morte!»
Une morte! Nous nous étions tous reculés, d'instinct! Une morte! Une femme sans tête, assassinée sûrement et déposée là, sous la porte cochère de la maison, et c'est nous qui venions butter dans ce cadavre... Quelque fille surinée par son souteneur! Dans quelle horreur et quelle sinistre aventure venions-nous patauger là? dans quelle sanie et dans quelle boue?
C'était bien une femme décapitée, et la mort devait être récente, car les membres avaient encore une certaine souplesse. La section du cou avait dû être faite par un homme du métier, un chirurgien ou un boucher, car la plaie, saine et bien nette, ne présentait aucune écharde sanglante et, de plus, cette plaie avait été lavée.
Ces remarques, nous les faisions tous en bien [Pg 262] moins temps que je ne mets à les écrire. Il y eut une seconde de silence, une minute de stupeur et nous nous précipitions chez le concierge. De Vergy et Baudran s'occupaient de Quinsonnas, tout blême et prêt à se trouver mal.
—Dans ma maison... dans ma maison...! répétait-il en passant ses mains sur son front moite.
Nous eûmes toutes les peines à éveiller le concierge: il s'obstinait à tirer machinalement le cordon. Il sortait enfin de sa loge, ahuri, croyait, lui aussi, à une farce de Quinsonnas:
—Si c'est une heure pour réveiller un honnête père de famille! on a beau être des artistes!...
Il n'ouvrit vraiment les yeux que devant le cadavre:
—Qu'est-ce que c'est que ça? c'est vous qu'avez descendu ça? vous allez me faire perdre ma place!»
Et, dans le trouble du demi-sommeil, il ne consentit enfin à comprendre que lorsqu'on lui eût fait palper la chair souple et froide. Alors, il se mit à hurler de terreur: «Au meurtre! Au secours! à l'assassin! au secours!» éveillant [Pg 263] sa femme et ameutant les locataires du premier et du second, un effarement comique emplissait bientôt l'escalier; et puis, c'était l'arrivée de deux sergents de ville qu'avait été requérir Népluskoff.
Une terreur grandissante agitait la maison, tout le monde parlait à la fois: «Bien sûr que ce n'était pas un locataire qui avait fait le coup. Il connaissait ses locataires, il n'y en avait pas un capable de lui causer un tel ennui... Il connaissait leur cœur. Ce cadavre-là venait de dehors: il y avait tant de fripouilles sur cette Butte.» Et, son bonnet grec à la main, suant et geignant, M. Bézuchet se démenait et s'attardait dans des récriminations burlesques. Les bougeoirs des locataires éclairaient cette scène falote et mettaient un grand creux d'ombre entre les seins mûrs de la concierge, apparus dans l'ouverture de sa camisole.
—Avec ça qu'il est si sûr de ses locataires, insinuait la femme de chambre du second, il loge du drôle du monde dans ses mansardes.»
M. Bézuchet se décidait à donner le gaz et, sur ces entrefaites, le commissaire de police arrivait. [Pg 264] Un roulement de voiture, et il entrait en coup de vent, l'air rageur d'un homme qu'on dérange la nuit. Il nous enveloppait tous d'un regard soupçonneux, cherchant des coupables; mais, dès qu'il eut vu le corps, il rectifiait aussitôt son attitude et prenait une physionomie grave.
Il faisait replacer le cadavre dans la position où nous l'avions trouvé quand Baudran avait butté contre, puis se faisait raconter en termes explicites comment nous l'avions trouvé là, notait l'heure exacte de la découverte, scrutait du regard tous les spectateurs et dressait la liste des locataires.
Pour lui, comme pour nous, le cadavre venait de dehors. On l'avait apporté là, et de loin pour dérouter la police, et sûrement en voiture; il prenait le concierge à partie:
—A qui avait-il ouvert cette nuit?
Mais M. Bézuchet ne se souvenait pas. Il tirait machinalement son cordon et passait les nuits dans un demi-sommeil.
—Mais enfin, qui est rentré en voiture?... Puisque tous les locataires sont là, c'est facile de savoir. A partir de onze heures?...»
Les gens du premier avaient été à l'Opéra et étaient rentrés à minuit et quart, et le corps n'était pas encore là.
—La dame du quatrième était allée au bal avec sa fille et était revenue, elle, à une heure et demie, même qu'elle leur avait servi un reste de gigot pour souper. (C'était leur cuisinière qui parlait.)
Le cadavre avait donc dû être introduit et déposé entre une heure et demie et deux heures, et pourtant Quinsonnas, quelques minutes avant de descendre, avait fait cette remarque: «Il doit être tard, on n'entend pas rouler de voitures.»
Bref, l'affaire s'instruisit et poursuivit son cours; nous fûmes tous les dix appelés à l'instruction et dérangés, combien de fois, mon Dieu! Et l'affaire enfin fut classée..., classée, malgré le bluffage de la presse et les fortes primes promises. La morte demeura inconnue, le cadavre demeura exposé près d'un mois à la Morgue, mais personne ne put mettre un nom sur la décapitée; et, pourtant, la trouvaille coïncidait avec quelques disparitions de femmes dans Paris; [Pg 266] mais, des femmes et des hommes, il en disparaît et il s'en retrouve tous les jours.
Un journal du matin alla même jusqu'à insinuer que c'était une maîtresse de Romain Daurignac, qui en savait trop long sur la Rente Viagère , et que le Syndicat Humbert avait cru devoir supprimer. Néanmoins l'opinion des magistrats opta pour une fille galante et une fille d'assez bas étage, car, malgré l'élégance des formes et la taille élancée, si les doigts portaient des traces de bagues, les pieds étaient justes soignés, les ongles n'en étaient ni polis ni poncés, et la chair de la cuisse, au-dessus du genou, portait des marques de jarretières; et la peau d'une fille cotée eût été indemne de par le culte de la jarretelle.
Cette affaire, qui passionna un mois tout Paris, fut finalement classée parmi les basses vengeances et les crimes anonymes de la pègre amoureuse et demeura la plus belle histoire de masques d'une soirée consacrée à parler des méprises, surprises et emprises de déguisements.
—Et dire que la fête de Neuilly bat son plein, que les manèges de cochons font rage, qu'on s'étouffe aux montagnes suisses et qu'entre le théâtre Lisbonne et les fauves de chez Bidel le Tout-Paris des premières se bouscule et s'écrase autour des lutteurs de Marseille, et nous, nous sommes dans cette solitude et ce calme!»
Quoi de plus calme, en effet, que le village de pêcheurs où nous nous trouvions, Charles Huchard et moi? Moins par curiosité que pour éviter la chaleur du jour et couper un peu la monotonie du voyage, nous nous étions arrêtés au Lavandou.
La monotonie et la somnolence de l'endroit nous gagnaient. Tout le Lavandou faisait la sieste; les pianos eux-mêmes respectaient le silence des hôtels. Les pieds nus, une bande de jeunes pêcheurs courait et se poursuivait sur le sable sans pouvoir mettre en train une partie de boules. Un peu à l'écart de la route, une roulotte de saltimbanques dressait ses deux brancards vides dans le bleu nacré du ciel; le cheval devait paître dans quelque pré voisin; mais la roulotte, nette à l'œil et nouvellement peinte, n'éveillait aucune idée de misère. Il y avait des rideaux blancs aux petites fenêtres, des pots de géraniums en fleurs sur le palier d'entrée, et la porte était tout égayée par une cage d'oiseaux accrochée en dehors; le gazouillement de deux canaris y pétillait éperdument sous le soleil.
—La fête de Neuilly du Lavandou, lançait Huchard en me faisant remarquer l'inscription peinte sur la roulotte: Tournée artistique Anatole Sicart .
Et, comme évoqué, on aurait dit, par l'inscription même, un grand gaillard surgissait du [Pg 269] fond de la voiture, mis à la dernière mode, pantalon et souliers blancs, et, presque en même temps que lui, se dressait dans son ombre une assez jolie fille en cheveux, le chignon haut sur la nuque et les seins libres sous un peignoir de percale.
—Anatole Sicart et sa troupe, faisais-je en souriant.
Je ne croyais pas si bien dire, car, l'homme ayant soufflé dans une espèce de trompette, la bande des pêcheurs lâchait la partie de boules et venait faire cercle autour du forain; des indigènes se joignaient à eux, des commères se montraient aux portes. Tout le Lavandou s'animait, et, campé solidement sur ses reins, Anatole Sicart d'une voix de camelot commençait son boniment:
«Ce soir, à huit heures et demie, grande représentation au Café des Bains. M me Eliane de Florespont dans son répertoire. Je tiendrai, moi, Anatole Sicart, l'emploi de Monsieur Marius Pomadour congédié , pantomimes et chansonnettes. Le Million des Chartreux , la dernière création de la Boîte à Fursy, et A bon [Pg 270] chat , bon rat , l' Entôleuse entôlée , du théâtre du Grand-Guigui. Le spectacle est gratuit. Nous nous en remettons à la générosité du public.
«Et toi, Eliane, un coup de trompette.»
Cinq minutes après, nous roulions vers Cavalère.
—Ces chanteurs ambulants, ces comédiens nomades, pensait à voix haute Huchard, quelle existence heureuse est la leur, en cette saison et surtout dans ce pays!
D'ailleurs, vous l'avez vu. Etait-il assez bien vêtu, chaussé, lingé! Et la roulotte fleurie, et cette jolie fille pour maîtresse, et quel aplomb, quelle désinvolture! Ah! le manager de la tournée artistique Sicart sait organiser sa vie! Il couche où ça lui plaît, il part quand il veut; son home voyage avec lui, et il vit au grand air. C'est peut-être nous qui sommes des imbéciles!
Il y eut un silence.
—Oh! pour une jolie fille aujourd'hui rencontrée! Les femmes de ces tournées sont généralement hideuses.
—Dans le Nord, oui, et dans l'Ouest aussi; mais pas dans le Midi.»
Et, élevant tout à coup la voix:
—J'ai couché une nuit dans une roulotte, et c'est un des souvenirs les plus étranges et des plus précis de ma vie de garçon... Oh! pour une nuit troublante, ce fut une nuit troublante. Rien n'y manqua, la volupté et la terreur. C'était sur une petite plage comme celle que nous venons de quitter, mais bien moins pittoresque, à Palavas, Palavas-les-Flots, les bains de mer de Montpellier.
De passage à Montpellier, j'y étais allé dîner pour respirer l'air de la mer; j'y tombais sur une fête foraine, une fin de fête plutôt, car la plupart des baraques étaient déjà démontées, et les représentations d'une ménagerie de fauves agonisaient. C'était en août, et une chaleur atroce, humide, rendait la piqûre des moustiques plus cuisante, et le moustique pullule à Palavas.
J'errais à la dérive dans cette débâcle et cet abandon sans pouvoir plus m'intéresser aux boutiques de loteries et aux œufs dansants d'un misérable tir. Le train qui devait me ramener à Montpellier ne partait qu'à onze heures. De [Pg 272] guerre lasse, je quittai le champ de foire et j'allai promener mon attente au bord de la mer. Elle était noire et luisante, comme du naphte, sous un ciel livide et bas, gros d'orage; mais, à l'autre bout de la grève, la lueur de deux torches fumeuses groupait des silhouettes équivoques dans la nuit: une roulotte de saltimbanques, un baraquement de toile s'y profilait dans un halo rougeâtre... Quel spectacle louche attirait cette foule à l'écart? Je me dirigeai vers les torches; on s'amusait ferme autour de la baraque; des rires et des huées saluaient quelque bon tour. J'écartai une trôlée de gamins et de voyous; une jeune femme, sanglée dans un maillot d'acrobate, remuait sur une table des formes bizarres. Très décolletée et ses robustes bras entièrement nus, elle manœuvrait avec une baguette de fer dans un innommable tas de choses grisâtres et d'ailerons velus. Cela rampait et se traînait sur la table avec une lenteur maladroite; cela tentait de s'enfuir d'une marche oblique et lourde, vite ramenée au milieu de la table par un coup de férule, et, parfois, deux ailes membraneuses, on eût dit de caoutchouc mouillé [Pg 273] tentaient un essor mou; mais de sa baguette de fer la saltimbanque aplatissait vite la bête, car c'étaient des bêtes flasques et velues, hideuses et répugnantes, qu'exhibait la dompteuse. Cela, de temps en temps, sortait des griffes pointues et montrait des rangées de dents blanches; des petits cris hissaient hors de museaux camus. Le public se bousculait, effaré et ravi, et, m'étant tout à fait approché, je reconnaissais dans les horribles bêtes trois couples de vampires, des Vampirus Spectrum , de la famille des Phillosmides , les énormes chauves-souris des Tropiques si friandes du sang humain, et dont les avides suçoirs font sous l'Equateur l'insécurité des nuits.
Maintenant, la belle fille faisait la quête. Solide et musclée, elle cambrait dans une trousse de satin noir des reins de lutteur; le galbe de ses jambes était bien moins celui d'une Vénus que d'un Hermès; mais la gorge droite et dure était d'une femme. Le nez brusque, la mâchoire lourde et la bouche épaisse, elle offrait sous les cheveux ramenés sur le front un type effroyablement canaille et bestial. La nuque [Pg 274] courte, les prunelles quémandeuses et mobiles et le teint mat un peu huileux lui prêtaient un caractère de basse luxure déjà vu dans des eaux-fortes de Félicien Rops.
Comment désirai-je tout à coup cette fille, et comment comprit-elle aussitôt mon désir?
Il est vrai que j'avais mis cent sous dans sa sébile et que j'avais trouvé le moyen de frôler son bras nu. La chair en était ferme et froide: ce contact m'allumait et, prenant un louis, je l'ajustais dans le coin de mon œil comme un monocle d'un nouveau genre; les prunelles de la fille souriaient, ses paupières s'abaissaient consentantes.
Elle remisait ses bêtes dans une espèce de cage, jetait un waterproof sur ses épaules et éteignait les torches; le spectacle était fini.
—Dans une heure, ici, quand tout le monde sera parti, trouvait-elle le moyen de me dire en me frôlant du coude.
—Ici, pourquoi pas à l'hôtel?
—Ici ou nulle part. Je ne peux pas laisser les bêtes seules. Oh! y a pas de danger. Mon amant est à Montpellier, il ne r'vient que demain. [Pg 275] Oh! le lit est bon, il y a une moustiquaire; vous dormirez tranquille. Vous donnerez bien deux louis, j'les vaux.»
Il y avait, en effet, une moustiquaire, des oreillers de crin et un sommier dernier modèle. Miss Andréa, la charmeuse de vampires, avait une anatomie de gymnaste, sa chair était élastique et froide, mais je n'avais pas moins quelque appréhension à cause des vampires. Je sentais les horribles bêtes suceuses de sang remuer dans la cage, auprès de moi.
—N' t'émotionne pas comme ça, me disait la charmeuse. Va, n' crains rien, la cage est fermée. El' n' peuvent pas sortir.»
Si bien qu'après une reprise furieuse de baisers et d'étreintes (miss Andréa justifiait son physique), je m'endormais exténué, anéanti.
Je revenais à moi sous une étrange et insistante caresse. Dans la torpeur d'un demi-sommeil, j'avais d'abord senti comme des lèvres frôleuses qui s'égaraient sur moi. C'était comme une lente et progressive emprise; des baisers s'incrustaient dans ma chair, si obstinés qu'ils semblaient parfois des petites morsures, et la souffrance [Pg 276] en était délicieuse, car l'imprévue caresse me possédait partout à la fois. Comme des mains tièdes me parcouraient, et je me sentais allégé, plus dispos et pourtant engourdi, comme après une piqûre de morphine. Etait-ce un rêve ou quelque pratique savante de miss Andréa? Et je ne bougeais pas, envahi d'un mortel bien-être, quand une douleur aiguë derrière l'oreille me réveillait tout à fait. J'y portais vivement la main et rencontrais une chose tiède, flasque et velue qui me faisait pousser un cri d'horreur. Je me dressais sur mon séant en secouant la chose molle et vivante; la clarté lunaire entrait par une fenêtre ouverte, j'avais les mains pleines de sang. J'avais du sang sur la poitrine et le long de mes reins, j'en avais sur les cuisses et sur le ventre aussi. Trois vampires, trois hideux vampirus spectrum , vrillés à ma peau, pompaient mon sang lentement, sûrement.
Miss Andréa avait disparu. Je voulais me lever, m'enfuir, mais déjà à bout de forces, déjà exsangue, hélas! je restais sans mouvement. Je ne pouvais même pas détacher les trois monstres de mon corps. J'avais pu jeter [Pg 277] sur le plancher celui qui me mordait au cou, j'étais la proie inerte de la ménagerie d'Andréa, et, pendant que je me débattais en vain et si peu, comme un noyé sous l'eau, mes yeux hallucinés voyaient deux autres vampires qui rampaient obliquement vers moi.
La minute fut si atroce que je m'évanouis.
Je revenais à moi entre les bras de miss Andréa. La belle fille étanchait le sang de mes plaies, toute la roulotte empestait l'ammoniaque. La charmeuse pansait les morsures avec de l'eau étendue d'arnica.
—Les satanées bêtes, je les avais si bien enfermées. Comment ont-elles pu se sauver? moi, j'étais allée faire un tour sur la plage et en griller une: il fait si chaud dans cette boîte... Quand je suis rentrée et que j't'ai vu dans c't'état, j'ai cru que Grégory était r'venu et qu'i t'avait fait l'sale tour d'leur ouvrir la porte, pour t'apprendre à coucher avec sa femme.
—Grégory! qui ça, Grégory?
—Mais, mon amant. Il en est bien capable; non pas qu'i' soit jaloux, mais c'est une rosse. I' m'a fait l'coup déjà une ou deux fois. Allons, [Pg 278] t'es pansé. Avale un peu de cognac et décanille. Habille-toi, j'vais t'aider, l'grand air te remettra.»
Et je m'esquivais au plus vite, aidé par les mains expertes d'Andréa.
Je n'ai jamais revu la belle fille. Etait-ce elle qui avait ouvert la cage de ses bêtes ou son amant, revenu à l'improviste? Ces deux êtres étaient-ils complices ou fus-je la victime d'un hasard? Je n'approfondissais pas la chose, heureux de m'en être tiré à si bon compte. Mais de retour à Montpellier, je constatais la disparition de ma montre, de ma chaîne et d'une grosse perle que je portais au petit doigt.
—Qu'est-ce qu'il y a? Vous savez?
—Quel scandale, ma chère! Une foraine, une saltimbanque qui vient de giffler Josepha Baster.
—Josepha, des Folies-Plastiques?
—Elle-même. Vous jugez du foin que cela fait dans la fête! Il y a plus de dix automobiles arrêtées devant la baraque. La circulation est interrompue, tout le monde s'y porte. Inutile d'essayer d'y aller, vous n'y arriveriez pas. Nous avons dû y renoncer. Nous remontons, vous voyez.
—Quelle guigne! Alfred, en prenant par les bas-côtés vous ne pourriez pas gagner là-bas, près de l'attroupement?
A quoi le cocher interpellé, sans même se tourner sur son siège:
—Impossible, madame. Les agents ont établi une file. Nous sommes en dehors, nous voilà là pour une demi-heure au moins?
—Voilà bien ma veine! Et l'incident est arrivé dans quelle baraque?
—Chez Grosbois, à l'avant-dernière baraque des lutteurs, celle où il y a cet homme blond si extraordinaire. C'est la femme d'un de ces messieurs qui a fait le coup.
—La femme d'un lutteur a claqué Josepha? Ah! vous m'affolez, ma chère! On a été chercher la police au moins?
—Naturellement! Mais notre file se met en marche. Adieu! nous nous remontons! Bonsoir! bonsoir! Moi je suis immobilisée. On vous verra demain matin à Armenonville?
—Non, je dîne au Polo! Vous y viendrez?
—Peut-être, vous ne quittez pas encore Paris?
—Oh! pas avant le 14. Moi, je trouve Paris charmant en juillet.
—Moi aussi!... Bonsoir!
—Bonsoir!... Bonne chance!
Une des deux victorias se mettait en marche, remontant vers Paris; l'autre demeurait figée, enlisée dans la file des autos stationnant devant les parades et les manèges de l'avenue de Neuilly.
C'était, dans un remous de foule à chaque seconde renouvelé, un interminable défilé d'habits noirs et de fragiles et claires toilettes de femmes; tous les ébouriffements de batistes et de gazes de soie, de linons pâles et de taffetas changeants dont la mode habillait, ce printemps-là l'ondulante anatomie des femmes; tout cela violemment éclairé, éclaboussé de lumières crues ou lividement blêmi par des lueurs d'acétylène, les verres de couleur des illuminations ou l'incendie tournoyant des cirques de vaches, d'autruches et de cochons. C'était la lente et coutumière promenade du Paris des grands cercles et des grandes alcôves venus, après l'obligatoire dîner à Armenonville ou à Madrid, contempler de près la [Pg 282] misère en oripeaux des saltimbanques et se frotter curieusement aux muscles de la force et de la santé en plein air; et, tandis qu'une partie de ces beaux visiteurs remontait déjà fatiguée vers Paris, ceux qui descendaient vers la Seine, brusquement arrêtés dans leur exode par l'incident de la baraque Grosbois, s'impatientaient et sacraient dans la tôle peinte des autos, comme sur les coussins de drap des voitures, furieux du retard, devenus eux-mêmes des objets de parade dans leur immobilité forcée au milieu de cette foule remuante; la foule goguenarde familière des fêtes des environs de Paris, dont les quolibets et les impertinentes réflexions tombaient dru sur les frêles poupées de luxe arrêtées là, droites sous leurs immenses chapeaux de plumes et de fleurs.
Mario Steinberg qui remontait lentement l'avenue, curieux des belles dames fardées et les dévisageait amusé, surprenait le dialogue échangé entre les deux victorias. Il se retournait et se rendait, en effet, compte de l'embarras et de la circulation interrompue; une triple file d'équipages stationnait devant la dernière baraque des [Pg 283] lutteurs, à trois cents mètres environ. A travers le brouhaha des boniments et des musiques on devinait des huées et des cris: là-bas, la foule ameutée semblait assiéger la baraque, et Mario Steinberg se rappelait, maintenant, le lutteur blond dont avaient parlé les deux femmes. Sa nudité transparente et musclée l'avait frappé, et dans sa mémoire de peintre, hantée de souvenirs de musées, il l'avait immédiatement classé parmi les figures d'Holbein admirées à Bâle. Du fameux Christ cet Allemand avait les pectoraux énormes et le ventre creux, les bras bossués, tout en muscles, et la taille étrangement mince en opposition aux épaules très larges. Il en avait surtout la chair lumineuse et blanche, comme éclairée intérieurement, une chair de corps astral, sans un duvet, et si éclatante qu'elle semblait irréelle. Ce lutteur à torse triangulaire lui était apparu moins comme un être que comme une projection; il s'appelait Wilhem. Le peintre se rappelait maintenant son nom. Holbein, le vieux, Holbein, le jeune, Cranach et les Primitifs allemands avaient peint de ces musculatures. Ce Wilhem se rattachait à une humanité disparue. [Pg 284] Sur ce corps d' Ecce homo de l'Ecole de Bâle se dressait, étroite et longue, une face aux tempes creusées, un nez un peu court, d'une laideur douloureuse et poignante, une face dont les maxillaires ne dépassaient pas le cou, le cou massif et rond comme une colonne et dont le visage semblait le chapiteau.
Cette tête moyennageuse et triste, Mario Steinberg la revoyait tout en jouant des coudes à travers la foule. Cette bouche aux plis tombants, ces yeux clairs et vides profondément enchâssés sous l'arcade sourcilière, tout ce masque de défi et d'amertume, le peintre se souvenait de l'avoir noté et remarqué dans maints Saint-Sébastien et maintes Flagellations .
Il fendait les groupes, le regard en avant, sans voir, tout à la hantise de cette figure hallucinante surgie, on eût dit, de la nuit des temps.
Des éclats de rire, des cris et des propos orduriers l'arrachaient à sa rêverie. Un remous de peuple l'étouffait, des chevaux encensaient de la tête, qu'il était forcé de saisir par la bride pour passer entre les voitures; des cochers juraient sur leurs sièges, des automobiles trépidaient [Pg 285] sous le frein serré par la main des chauffeurs, et, debout dans les landaux, dans les Panhard et les Bouton de Dion, des femmes en longs manteaux de draps blêmes montraient du doigt la baraque. Mario était au centre de l'attroupement.
De misérables tréteaux, une muraille de toile où des quinquets fumeux faisaient osciller de grandes ombres, un fragile escalier de bois pliant dénonçaient au public les arènes. Toute la troupe était en parade: quatre lutteurs, dont deux étiques et deux ventripotents, les gros sanglés et les autres lamentables dans des maillots trop neufs ou déteints. Des trousses frangées d'or leur ballonnaient sur le ventre, des tatouages enlaidissaient encore bouffissures et maigreurs, et, parmi toutes ces tares éclatait le buste transparent et solide de Wilhem. Il était là, nu jusqu'à la ceinture, les bras croisés sur la poitrine.
Les cinq hommes réunis toisaient la foule, indifférents à ce qui se passait autour d'eux. Aucun amateur ne demandait de gant. D'un commun accord professionnel et comtois , attendaient [Pg 286] la fin de l'incident, on reprendrait après séance interrompue.
L'incident, qui tenait toute cette foule haletante, se résumait dans la présence de deux agents debout sur l'escalier et essayant en vain d'imposer silence à une femme. Une grande belle fille au maquillage éclatant, en manteau de drap bleu pâle, la face empâtée et les yeux soulignés de kohl, dénonçant malgré la délicatesse de profil, une imminente quarantaine, s'agitait et se démenait, intercédait, on eût dit, auprès des deux agents. Un détail seul déparait la parfaite élégance de la femme, l'avachissement de son gainsborough au plumage éploré, évidemment écrasé par un coup de poing récent. Cette exquise gravure de mode était coiffée d'un véritable accordéon.
—Il y a eu erreur, je vous assure, messieurs les agents, je n'en veux pas à madame. Madame m'a prise pour une autre. Relâchez cette femme, messieurs les agents!»
Et la demoiselle sifflotait et crachotait en agitant deux mains grasses fleuries de grosses perles. La saltimbanque, elle, ne disait mot. Elle [Pg 287] restait là les dents serrées, la paupière lourde et les yeux méprisants. La demoiselle insistait:
—Voyons, madame, regardez-moi bien. Il est impossible que vous m'ayez déjà vue ici.
—Moi, je suis sûr que c'est elle, chuchotait une voix espiègle à côté de Mario. On la connaît, la grande Josepha!
Et le manteau bleu pâle revenait à la charge:
—Voyons, madame, un effort de mémoire. Dites que ce n'est pas moi.
A quoi la femme avec des yeux de hyène:
—Vous ou une autre, qu'importe, vous êtes toutes les mêmes. Un beau fumier que votre monde, et parce que ça a du linge, ça se dit élégant. Ah! c'est du propre, ce qu'il y a dans votre linge!
—Vous, vous allez vous taire, faisait un des agents, et nous suivre chez le commissaire. Assez causé!
—Hou! hou! les sergots, faisait la foule sympathique à la foraine.
—Laissez-la parler, laissez-la parler, criait-on des voitures.
Des toilettes de cent louis pressentant un [Pg 288] drame, chatouillées ailleurs par le ton menaçant de la foraine, étaient descendues des autos et s'étaient mêlées à la foule; des clubmen aussi frissonnaient voluptueusement:
—Elle est très belle, faisait la duchesse de Melvau-Sonyeuse au petit prince de Cadignan.
—La Baster n'en mène pas large, faisait le marquis de Mondibourt.
Josepha ennuyée à la fin de tous ces yeux fixés sur elle:
—Je m'explique très bien l'erreur de madame; j'ai mon sosie et ce n'est pas la première fois qu'on me prend pour une autre. Je ressemble si étonnamment à la princesse Ivatinof. Elle est folle de sports, elle ne quitte pas cette fête. C'est elle que madame aura vue dans cette baraque.
A quoi la femme impatientée:
—Elle porte aussi vos bagues, cette michetone-là? Ça ne court pas les fêtes, des broquilles comme les vôtres, et ça se reconnaît. Si ce n'est pas dégoûtant pour une gonzesse de porter des perles comme ça, il y a de quoi nourrir une famille pendant des années! Mais je vous ai assez vue. Menez-moi chez le commissaire, monsieur l'agent; [Pg 289] mais madame m'y suivra. Je porterai plainte aussi, madame m'a fait des propositions et de drôles de propositions.
—Madame!
Et les mains de la fille tremblaient, devenues blêmes.
—Il n'y a pas de madame, et puis, si c'est pas vous, vous paierez pour les vôtres, j'en ai assez de la vie que je mène. Ce n'est pas une existence de monter, comme je le fais, la garde autour de mon homme. Il est à moi, cet homme, je n'ai que lui. Qu'est-ce qu'elles ont toutes à venir miauler dans ses jambes. Si c'est pas une honte, depuis que nous sommes ici en parade, il y en a qui viennent le chercher tous les soirs et pas que des typesses à la rigolade, des poupées à diamants, et toutes pour le peindre à les entendre, parce qu'il a une belle gueule. Ça, je le sais, puisque je l'ai pris pour ça. V'là déjà six semaines que ça dure; ça avait déjà commencé aux Invalides. Heureusement qu'on s'aime et que je suis sûre de lui, mais à force de venir l'aguicher, est-ce qu'on sait?
—Mais, madame, moi, vous ne m'avez jamais [Pg 290] vue aux Invalides, pleurait presque Josepha.
—Oui, mais vous m'avez invitée à souper l'autre soir, le soir que vous m'aviez prise pour sa sœur. J'étais assise à côté de vous pendant la séance, vous m'avez sondée habilement. J'ai eu le flair, je ne vous ai pas dit que j'étais sa femme et vous m'avez offert deux louis pour vous amener mon frère à souper... Joli métier!...
—Moi, madame?
—Oui, vous, madame.
—Quand je vous dis que vous m'avez prise pour la princesse Ivatinof. Vous faites erreur.
—Alors, vous lui ressemblez rudement. Tant pis pour vous, vous paierez pour elle.»
Un des agents prenait à part le directeur des arènes:
—Vous savez, monsieur Grosbois, le commissaire vous fera fermer. Des scandales comme ça, il n'en faut pas.»
Le tenancier s'approchait du lutteur. L'Allemand, demeuré impassible, cambrait en silence sa nudité transparente et musclée de saint Sébastien bâlois.
—Wilhem, lui chuchotait-il dans la nuque, [Pg 291] fais taire ta femme. Elle va nous attirer du vilain!»
L'homme, sans se déranger, les bras toujours croisés sur sa poitrine, se mouvait lentement vers sa femme:
—Ferme!
A peine les lèvres avaient-elles remué dans la pâleur figée du visage:
—C'est bon! Je me suis trompée, faisait la saltimbanque.
Et, haussant les épaules:
—Paraît que j'ai fait erreur.»
Le lutteur était allé reprendre sa pose au bout de la parade. La femme, elle, était rentrée dans la baraque. Il restait là lumineusement blême et blond, dominant la foule de toute sa hauteur. Le regard vide, ailleurs, il ne semblait même pas se douter qu'il était le point de mire de tous les yeux; mais ses bras gonflés étreignaient rageusement ses pectoraux et le long de ses joues creuses deux grosses larmes coulaient lentement.
La victoria roulait au trot cadencé des chevaux, elle filait entre les villas endormies et les murs des propriétés en bordure de chaque côté de la route, légère et souple, à peine dénoncée par le bruit alterné des sabots de deux chevaux et par un cliquetis des gourmettes. Un orage éclaté vers les cinq heures faisait la nuit limpide; la terre détrempée amortissait dans un clapotement sourd le bruit des pas et celui des roues; c'était comme un glissement dans du silence à travers le sommeil de la banlieue rajeunie. Des feuillages lourds de pluie et des pâturages humides montait une odeur âcre et verte et, quand la victoria traversait un pont, la fraîcheur nocturne s'aggravait d'un relent de vase, comme [Pg 293] d'une fadeur de marécage. Le fleuve emportant l'immondice de la ville à travers les campagnes décelait sa présence par une senteur plus forte, mais les âmes végétales éparses dans tant de parcs et de jardins dominaient vite l'haleine fétide, et la victoria continuait sa course silencieuse dans l'enchantement magique de la nuit. Elle avait déjà traversé Le Pecq, Croissy et Chatou.
La jeune femme et les deux hommes assis sur les coussins de la voiture se laissaient aller au bien-être du calme et du grand air; ils venaient de dîner à Saint-Germain, au Pavillon Henri-IV et, laissant les autres convives rentrer en automobile par les bords de l'eau, Bougival, Bas-Prunet et Marly, ils avaient pris par le plus court, la route du Pecq à Rueil déjà encombrée de lourdes charrettes de maraîchers gagnant lentement les Halles et roulaient en silence par la banlieue obscure et les villages assoupis. La jeune femme vaguement engourdie songeait, yeux mi-clos, à une coupe de manche et un dessin de corsage remarqués sur une de ses amies; elle essayait d'en préciser les détails pour les [Pg 294] donner le lendemain à sa femme de chambre; les deux hommes, eux, avaient allumé des cigares; une somnolence heureuse les berçait tous les trois.
—Oh! comme ça sent la fraise! s'écriait tout à coup la jeune femme en relevant ses paupières appesanties, on se croirait à Palaiseau, chez ta sœur. Tu ne sens pas, Gontran?» Et elle poussait du genou celui de son mari.
A quoi l'homme assis en face d'elle:
—Tu t'en aperçois maintenant, tu dormais donc? Il y a une demi-heure que nous voyageons escortés de cette odeur. Nous avons déjà dépassé plus de trente charrettes de maraîchers. Tiens, en voici encore une.» Et, lui désignant les bâches grises d'un lourd fardier côtoyé dans l'ombre. «Tiens, cela est rempli de légumes et de fruits, cela va alimenter le Ventre de Paris.
—Mais où sommes-nous donc? demandait la jeune femme.
—Mais nous arrivons à Rueil...
—Et voici la lune qui se lève sur le Mont-Valérien, faisait l'autre homme assis à ses côtés. Il faut croire que vous avez bien dormi.
—En effet. Aïe! ça se gâte, cela sent le fumier, maintenant. Où sont mes roses?
—Les voici, madame. J'avais pris le bouquet pour...
—... M'éviter la migraine. Vous êtes un ami. Rendez-les moi, nous approchons de Paris.»
Elle avait plongé son nez délicat dans la fraîcheur des pétales charnus.
—Mais nous sommes au rond-point des Bergères!... Je croyais que les autres devaient nous attendre!
—En automobile! Ah! vous connaissez bien les chauffeurs! Il y a beau temps qu'ils sont à la fête de Neuilly.
—Nous les rejoignons, Gontran?
—Hum! ils sont un peu bruyants. Tu sais, moi, je trouve le gros Huchard et la petite M me Astorg un peu «ohé! ohé!» N'est-ce pas votre avis, Durtal?
—En effet, ils sont un peu «Grenouillère». Huchard doit être né à Bougival.
—Mais il était convenu qu'on ferait la fête ensemble.»
Et la voix de la jeune femme traînait, soudain boudeuse:
—Gontran, vous m'aviez promis de me mener voir cette fête auvergnate.
—Oh! cela non. Aller voir un âne hermaphrodite et une vache deux fois vache et une fois taureau, non, je ne vous vois pas là-dedans. C'est un spectacle malsain et dangereux.
—Comment, dangereux?
—Mais oui, je ne me vois pas père d'un phénomène. Voyez-vous que cela vous impressionne!
Et se tournant et prenant à témoin son compagnon de route:
—Les femmes d'aujourd'hui ont le goût du monstrueux. Mais, ma chère amie, votre mère et la mienne auraient hurlé, si on leur avait proposé de voir de pareilles horreurs. Je ne comprends pas cette curiosité de la difformité, c'est de la perversion sexuelle. La police devrait empêcher ces exhibitions. Cela déprave le goût du public.»
A quoi la jeune femme, appuyant le bouquet sur la bouche de son mari:
—Ah! tu nous ennuies! Il était convenu qu'on irait à cette fête. Avec toi on ne peut jamais s'amuser.»
Alors, le mari:
—Vous ne comptiez pas, je suppose, monter sur les autruches ou les cochons des manèges?
—Mais, pourquoi pas? les duchesses le font.
—Mais moi, je ne suis pas duc et vous n'êtes pas Américaine, ma chère; je vous demande comme une grâce de renoncer à ce projet, ne serait-ce que pour les domestiques.
La jeune femme respirait bruyamment.
—Parfaitement, reprenait le mari, pour les domestiques. Je ne me soucie pas que vous soyez demain la fable de l'office; et puis, les autruches et les cochons, il faut laisser cela aux enfants. Jacqueline a neuf ans, ne l'oubliez pas.
—Alors, il était tout à fait inutile de revenir par Neuilly.»
La victoria descendait déjà l'avenue de la Défense. Un halo d'incendie, un fourmillement rougeâtre dénonçaient, au delà du pont, les illuminations de la fête. C'était comme une fournaise, la rougeur incandescente d'un métal en [Pg 298] fusion débordant d'une cuve de ténèbres: cela bouillait au pied de l'avenue de Courbevoie et remontait en longs jets de flamme tout le long de l'avenue de Neuilly jusqu'à la porte Maillot, dans la direction de l'Étoile; des dômes et des tours s'estompaient au-dessus, vaguement lumineux dans le bleuissement de la nuit; très haut dans le ciel une lune rouge, barrée par des nuées horizontales, semblait un ballon échappé de la fête. Le spectacle était d'un grandiose si moderne et si imprévu qu'il immobilisait les deux hommes et leur arrachait un cri.
—Mais nous y sommes à la fête! s'exclamait le mari. Quel caprice vous prend! Vous ne voulez plus la traverser, vraiment?
—Si on ne s'arrête nulle part, le beau plaisir!
—Nulle part! comme vous exagérez! Je me suis opposé à cette exhibition de phénomènes auvergnats et à une cavalcade sur les autruches; mais il y a d'autres baraques.
Alors, la jeune femme insinuante:
—Vous me permettez les lutteurs?
—Je m'y attendais. Nous sommes allés déjà trois fois chez Marseille.
—Ce ne sont pas les lutteurs de Marseille que je veux voir—et, scandant chaque syllabe—je veux m'arrêter à la baraque Grosbois, celle où il y a cet homme blond si beau, dont toutes les demoiselles sont folles.
—Parfaitement, cette baraque où il y a eu ce scandale qu'a relaté la presse. Une fille des Acacias a été giflée, je crois, par la maîtresse de ce lutteur.
—La femme, rectifiait l'interpellée, ce Wilhem est marié légitimement.
—Wilhem! Vous savez même son nom! et c'est cet homme ou sa femme qui vous intéresse?
—Les deux.
—Le ménage alors.»
A quoi le voisin de coussin de la jeune femme:
—Mais tu sais bien, Gontran, la baraque où une foraine a si bien engueulé et giflé la grosse Josépha Baster.
A quoi le mari mis en cause:
—Si je sais! Mais depuis huit jours, ma femme et ses amies ne parlent que de ça. Voilà qui les intéresse autrement que les opérations de l'armée japonaise. Une femme amoureuse de [Pg 300] son mari au point d'être jalouse et de caloter une rivale, cela nous change des habitudes de notre monde.
—Alors, vous ne vous étonnez pas, mon cher, que je désire la connaître?
Et lui, amusé du ton agressif:
—Mais comment donc! Je trouve cela très naturel. Antoine, prenez par la fête de Neuilly, allez au pas. Vous nous arrêterez devant la seconde baraque des lutteurs.
—Bien, monsieur.
—Vous êtes contente, ma chère?
Et la jeune femme sans même daigner regarder son mari:
—Et ce Wilhem est-il aussi beau que le prétend Mario Steinberg? demandait-elle à son autre compagnon de route.
—Oh! vous savez, Steinberg, lui, voit avec des yeux de peintre. Il a la hantise des Holbein; il découvre des Christ et des saint Sébastien partout. C'est un bluff comme un autre, et ce bon Mario ne manque pas d'une certaine expérience dans l'art de manier le bluff. Ce Wilhem a posé dans son atelier. Steinberg doit avoir [Pg 301] quelques études de nu à nous sortir d'après ce Wilhem. Il fait trop de foin autour de cette histoire pour ne pas avoir une idée de derrière la tête.
—Quelle rosse vous faites!
—Moi! Non, je connais mes peintres, voilà tout.
—Alors, cet homme n'est pas beau?
—Si. Il est beau, mais sans plus.
—Voyons, es-tu tranquille, ce soir? tu vois bien qu'elle n'est pas revenue.
—La grande! non, elle n'a pas osé rebiffer; mais les autres, tu ne les vois donc pas? Elles te dévorent toutes des yeux.
—La jalousie te rend loufe! Regarde donc s'il y en a une qui me parle, maintenant!
—Oh! ce n'est pas l'envie qui leur manque; je suis dans la foule, je ne perds pas un de leurs mouvements. Elles ont peur, elles me savent là. L'affaire de l'autre soir a fait du bruit.
—Quelle gosse tu fais, la môme!
—Oh! c'est que la première qui rebiffe, je ne la raterai pas, celle-là! Je n'ai pas quitté la [Pg 302] ferme, les vieux et le pays pour qu'on te prenne, mon homme. Tu es bien à moi, comme je suis bien à toi. On m'écraserait plutôt la tête! Je défends mon bien.
—Tu m'amuses. Tu sais bien que je n'aime que toi, Thécla. T'ai-je jamais trompée, depuis que l'on roule les champs de foire ensemble?
—Et que tu as raison, car, si tu me trompais, je ne te raterais pas. Pendant que tu dormirais, là, au cœur, je sais la place.
—Brave nature! Et, tu sais, ne me rate pas, car, si tu me ratais, je ne te raterais pas après.
—Eh! Wilhem, en parade, on commence! faisait une voix.
—On y va, voilà! on y va! A tout à l'heure, la môme.
Et le lutteur, attirant contre lui la femme qui, d'une voix sourde lui parlait et l'adjurait dans l'ombre, l'embrassait longuement sur les lèvres: une brusque étreinte, un baiser de passion éperdue, où la femme frémissante demeurait comme agrafée à la bouche de l'homme, et le lutteur, rajustant son peplum rouge sur la [Pg 303] nudité de son torse, regagnait en deux enjambées les tréteaux de la baraque Grosbois.
—Attends-moi chez le marchand de vins, chérie, au lieu de t'énerver dans la foule. Tu te manges les sangs à regarder toutes ces poupées, et puis, tu sais, Grosbois aime autant qu'on ne te voit pas rôder devant la parade. C'est la dernière séance, chérie. A tout à l'heure.
—Un gant, qui veut un gant, messieurs les amateurs? vociférait avec des gestes de matamore M. Alphonse lui-même, le directeur des Arènes Grosbois.
—Ah! nous étions bien sûres qu'on vous retrouverait ici. Bonsoir, comte. Bonsoir, comtesse!»
Tout un groupe de femmes élégantes, manteaux de drap pâle brodés et rebrodés et volumineux chapeaux de gaze de tulle noir, faisait une ovation bruyante à la comtesse de Farandeuil; toute une escouade d'hommes en habit s'empressait autour de la jeune femme; on secouait la main de Durtal et du comte. La victoria venait de s'arrêter devant la parade de la [Pg 304] baraque Grosbois. Trois automobiles y stationnaient déjà sous pression.
—Il y a longtemps que vous êtes ici?
—Nous! un bon quart d'heure. Nous avons déjà fait la Ferme auvergnate et deux tours de toboggan.
—Pas trop cahotée sur cette route du Pecq, comtesse?
—Mais non, mais non.
—Et quelle fraîcheur délicieuse! Une nuit idéale.
—Enfin, vous voilà, c'est l'important. Nous allons voir cet homme extraordinaire.
—J'ai bien vu le moment où je ne le verrais pas. Le comte ne voulait plus venir.
—Vous me calomniez, ma chère.
—Naturellement. Mais où est-il, cet homme admirable?
—Là; tenez, il sort de la baraque, au coin, à l'autre coin.
—En effet, il est superbe. Et c'est pour lui que Josépha Baster...
—Pour lui-même.
—Steinberg a raison: c'est un Holbein.
—Nous entrons?
—Est-ce bien nécessaire?
—Mais si, mais si, il faut le voir lutter.
Toutes les femmes s'engageaient sur l'escalier.
—Et dire que sa femme est là qui nous guette et souffre dans l'ombre.
—Pauvre créature!
—Comtesse, une idée. Donnez-lui votre bouquet.
—Mon bouquet à cet homme!
—Mais oui, vos roses. Ce serait très crâne: l'hommage du Faubourg à la Beauté.
—Mais vous êtes folles!
—Vous avez peur, comtesse?
—Moi, peur!
—Je parie que vous n'oserez pas lui donner votre bouquet.
—Certainement non.
—C'est le comte qui vous gène?
—Mon mari! Ah! cela non. Gontran, vous permettez que je donne ces roses à ce lutteur?
—Je n'y vois aucun inconvénient, si ces fleurs vous gênent; mais il aimerait mieux cent sous. Vous êtes tout à fait folle, ce soir!
—Ah! je suis tout à fait folle! Tenez, mon ami.
Et la jeune femme, s'avançant vers Wilhem, lui mettait entre les bras sa gerbe de roses.
—A moi! Je suis blessée! A moi!
Et, dans la même seconde, la jeune femme s'affaissait, retenue à temps dans le vide par le bras de son mari.
—Qu'y a-t-il? Qu'y a-t-il? Elle se trouve mal.
Un frisson de stupeur écartait le groupe des mondaines. Alors une femme hagarde, secouant au-dessus de ces visages blêmes une lame ensanglantée:
—Je me suis fait justice. Arrêtez-moi. Il y a trop longtemps que cela durait.
C'était à un souper de centième, il y a quelques mois. On sait trop ce que sont ces sortes de fêtes, c'est toujours le plus beau souper du monde. C'était donc à une de ces somptueuses assemblées de talents parisiens et de notoriétés de tous pays. Il y avait à celui-là les plus jolies femmes de Paris, celles du théâtre et celles d'ailleurs, les diva et les divettes, les comédiennes et les théâtreuses, les gloires et les demi-gloires, et les quarts de gloire aussi; les réputations consacrées et les étoiles de demain, les talents arrivés à l'ancienneté et ceux imposés par les subventions du riche bailleur de fonds ou l'engouement un peu badaud qui est un des traits distinctifs de Paris; et, pêle-mêle avec les diamants des belles épaules épanouies et les Lère-Cathelin des maigreurs [Pg 308] acides de débutantes, excités et surexcités au frôlement de tant de gazes et de moires, de tant de maquillages et de fards, tout ce que le feuilleton dramatique possède de chauves et de demi-chauves, de glabres et de barbus, d'étiques et de bedonnants. Il y avait donc là toutes les myopies, toutes les lunettes, tous les lorgnons, tous les sourires pincés des jeunes maîtres, toutes les lippes bienveillantes des vieux oncles et, avec l'élite du boulevard, nos plus tragiques jeunes premiers, nos plus sémillants comiques, nos plus brillants jeunes directeurs et nos plus solides actionnaires, et c'était, comme l'a écrit un des critiques du Temps, l'esprit et la beauté de toute une civilisation réunis à un souper d'une splendeur telle, que ne connurent certainement pas ni Aspasie ni Cléopâtre (sic).
Eh bien! on ne devinera jamais ce que ces hommes spirituels avaient imaginé pour amuser toutes ces belles personnes du théâtre et des arts. Il y avait alors dans un music-hall, parmi tant d'exhibitions, un pauvre petit chimpanzé, qui opérait entre dix heures et demie et onze heures. Il n'était même pas adulte, il n'avait pas quatre [Pg 309] ans, mais il devait grandir. Ce malheureux petit singe, dont on avait rasé soigneusement les oreilles et le menton pour accentuer une attristante ressemblance humaine, n'était même pas dressé, mais il était, en vérité, merveilleusement intelligent. Affublé d'un habit noir et d'un pantalon de soirée, chemisé comme un clubman et cravaté de blanc, il arrivait à s'asseoir à table, à se servir d'une fourchette et à boire dans un verre, comme un enfant très mal élevé, puis il fumait un cigare de l'air ennuyé des phoques jongleurs et fumeurs des fêtes foraines, marchait tout à coup à quatre pattes (la nature ayant repris le dessus), faisait quelques tours en vélocipède, et triomphe final, se déshabillait en scène et mettait alors en joie toutes les femmes par l'apparition de cuisses plus velues que celles d'un homme ordinaire, entre la blancheur des pans de chemise et la soie rose du caleçon.
C'était en somme un spectacle assez lamentable. Le public y prenait pourtant un certain plaisir: j'estime que chacun y trouvait une ressemblance avec un parent ou un créancier. «Tiens, c'est mon huissier?», s'écriait couramment la petite [Pg 310] dame saisie l'avant-veille. Jean-Hiroux, lui, reconnaissait, et non sans motif, la face du président d'assises qui l'avait condamné jadis; la magistrature possède, en effet, une laideur plutôt simiesque; et les familles, qu'avait déshéritées un oncle d'Amérique, voulaient lui trouver les traits d'un vieux commodore. Pour moi, j'avoue que Consul me rappelait surtout un très gros collectionneur du commerce parisien, il m'en rappelait même deux, que dis-je? trois, tant le physique des vieux messieurs s'achemine diversement vers une laideur unique.
Pauvre Consul!
Le croirait-on? Pour amuser et faire sourire toutes ces jolies femmes de talent, de luxe, de joyaux et de soies, ces messieurs ne trouvèrent rien de mieux que de leur amener ce singe .
Consul, piloté par son barnum, prit donc place à une table entre deux charmantes soupeuses, nullement effarouchées, d'ailleurs, des quelques privautés, plutôt lasses, qu'il se permit à leur endroit. On a dit de Consul qu'il n'aimait pas les femmes, la vérité est qu'il ne les aimait pas encore. Consul n'était pas adulte, il n'était encore [Pg 311] que fraternel pour la belle moitié du genre humain; la misogynie est un degré de sagesse et de civilisation que n'atteignent pas sitôt les chimpanzés, même dressés par un «manager» de Londres.
Consul se montra donc plus qu'indiffèrent. Affalé sur la table, le nez dans son assiette, tel un viveur surmené, il se contenta de boire dans le verre de ses voisines et, d'un geste accablé, de leur caresser quelques fois le menton.
L'œil inattentif et sournois, il parut s'ennuyer sérieusement à cette fête. Uniquement préoccupé des fruits d'un compotier posé devant lui, il fuma machinal et excédé de bruit et de mouvement; bref, il se montra dédaigneux et grossier d'attitude, en cela parfaitement pareil à quelques Yankees milliardaires, tels que l'omnipotent capital les fait tous, pour l'édification des foules; méprisant, familier et méfiant.
Par contre son succès fut énorme: son mépris affiché de forban enthousiasma les hommes et les femmes, les femmes surtout. Elles retrouvèrent là toutes, avec plus de nature, le cynisme insolent des amants. «J'en ai connu de plus laids», déclara [Pg 312] même l'une d'elles, vengeant ainsi d'un mot les sinistres corvées de l'alcôve. Jusqu'à la minute où saoul comme un véritable prince, le pauvre chimpanzé s'étendit sur la table (un homme véritable eût roulé, lui, dessous) et, recroquevillé sur lui-même, les mains jointes et les genoux rapprochés, apparut comme un misérable petit enfant malade oublié par une fille sur la table d'un restaurant de nuit, il eut autour de lui un cercle énamouré, on l'aurait presque dit, de belles bouches fardées, de sourires frais et d'épaules savoureuses. Il fut le «clou» de la soirée et un clou si solidement fiché que la table d'honneur en fut soudain déserte.
Cette table, qui était présidée par les deux plus spirituels auteurs de comédie de l'année... Cette table, pharamineuse entre toutes par la qualité de ses convives et la beauté de ses soupeuses, cessa immédiatement d'être le point de mire de tous. Ce fut à la table de Consul qu'alla et resta l'attention captivée: le succès fut déplacé, il y eut virement dans l'opinion, l'orgueil de quelques cabotins en souffrit.
Que trouvait-on donc à ce singe et qu'avait-il d'extraordinaire?
—Mais la prévision dans le geste! répondit à un tragédien une caricaturiste plus experte que tout autre à discerner le vrai du faux et le naturel du convenu. Consul a cela de merveilleux qu'il ne fait pas un mouvement inutile; il économise sa force et, chaque fois qu'il peut, la remplace par de la souplesse: c'est la grande école de la Mimique. Ne vous y trompez pas, ce singe est une leçon; mieux, il est un livre.
—Que tous les comédiens devraient consulter, n'est-ce pas? goguenarda un jeune comique.
—Peut-être. Regardez-le bien, il a les gestes de Guitry.
Et, les rosseries commençant, les obscénités éclatèrent.
—Tu ne trouves pas qu'il ressemble à mon dernier amant? s'esclaffa la blanche Trois-Étoiles, qui ne croyait pas si bien dire.
A quoi, X.Y..., se vissant son monocle dans l'œil et enveloppant d'un regard circulaire toutes les nuques, les blondes et les brunes, penchées sur Consul:
—Avec laquelle va-t-il partir?
Et de rire d'un rire bien boulevardier sur cette goujaterie.
Les soupers de centième sont des événements si essentiellement parisiens!
Quand la curiosité de chacune fut bien satisfaite et que toutes les gloires eurent assez contemplé ce singe saoul, le barnum s'approcha du pauvre petit être écroulé sur la nappe, le réveilla en lui touchant l'épaule, et Consul, avec des yeux d'effroi pour toute cette foule amusée, jeta ses petits bras velus autour du cou de son manager et se blottit dans sa poitrine, comme un enfant qui eût retrouvé sa mère...
Et ce fut le départ de Consul .
—Consul! mais allez donc le voir chez lui, Hôtel Continental, chambre 22. C'est un véritable personnage. Il a sa chambre à lui, comme un riche étranger. Avec votre carte de journaliste, on vous recevra; mais téléphonez, si vous voulez le trouver. La fois que j'y fus, moi, il était au Bois. Il y va tous les jours, de deux à cinq.
—Non!
—Comme je vous le dis, mon cher, c'est à pouffer. Au bureau de l'hôtel, c'était une trôlée [Pg 315] de fournisseurs: le chapelier de M. Consul; le chemisier de M. Consul; le huit-reflets du chimpanzé, la dernière commande du ouistiti.
—Mais c'est odieux et ridicule.
—Non, c'est très américain. Ah! ces gens la comprennent la réclame.
—Savez-vous la dernière de son manager?
—Dites.
—Je l'ai croisé, hier, sur le boulevard; je m'informai de son pensionnaire.
—Consul, m'était-il répondu, Consul est un peu fatigué, il reçoit un peu trop de visites, ce sont des interviews du matin au soir; j'ai dû éliminer, faire un choix; nous attendons demain Mme de Thèbes, qui veut lui lire les lignes de la main.»
Et, sur la foi des traités, j'allais voir Consul.
Je me cassai le nez au Continental, Consul était déménagé.
Je le trouvai installé dans un hôtel de la rue de Trévise, presque en face des Folies-Bergères. Là, je dénichai l'homme du jour dans une chambre du troisième, tenant à la fois de la ménagerie et du campement bohémien. Consul, à [Pg 316] mon arrivée, dormait dans une sorte de malle grillée, qui lui servait de cage en voyage. On l'en fit sortir pour me le présenter.
Il y avait aussi, dans la chambre, un petit nègre et un chien; le nègre était attaché au service du chimpanzé; le chien lui servait de jouet et de souffre-douleur. Avec quels yeux d'épouvante effarée ce quadrupède regardait ce quadrumane! Il fallait voir Consul torturer et pincer et houspiller ce chien: c'était pis que de la cruauté d'enfant, c'était de la cruauté de singe. Quant au petit nègre, son domestique, Consul partageait à son égard l'opinion des blancs vis-à-vis de la race noire: il ne le commandait que le fouet à la main. Ce singe traitait ce nègre en esclave; Consul était presque digne d'être un homme.
Le manager, Consul, le nègre et le chien cohabitaient dans cette même chambre, tous les quatre; sur une lampe à esprit de vin mijotait et chantait, léchée par la flamme, une potion pour Consul, qui toussait un peu.
Consul avait les bronches délicates; cet enfant des tropiques redoutait notre climat. Irait-il à [Pg 317] Nice, cet hiver? Il en était question. Son manager préférait les Baléares. Et je songeais vaguement à Consul pour une reprise sensationnelle de la Dame aux Camélias; il aurait, certes, lui, des gestes attendrissants de poitrinaire .
Pour me convaincre des talents de son pensionnaire, le barnum, qui m'avait trouvé froid, tendit à l'animal une feuille de papier blanc, qu'il avait froissée avant au préalable; il faut vous dire que Consul, chez lui, était vêtu d'un puyama jaune à carreaux rouges et verts, du plus pur américanisme. Ainsi vêtu, il avait l'air d'un minstrel.
Consul s'empara du feuillet de papier, nous tourna le dos, se passa la feuille au bas des reins, et puis, délicatement, la rendit d'un geste noble à son cher manager; et ce geste m'apparut sublime.
Il résumait, dans une attitude, l'état d'âme de Consul vis-à-vis des foules qui l'admiraient.
Et je fus pénétré de vénération.
Consul mourut dans le courant de l'année de la phtisie gagnée dans nos climats et quelque peu développée par les londres, les soupers de [Pg 318] centième et les exhibitions dans les endroits de plaisir et les pires milieux, bars à la mode, boudoirs cotés et music-halls. Pauvre Consul, des courriéristes bien parisiens comparèrent sa fin précoce à celle de Max Lebaudy.
Quand ils ont tant d'esprit, les enfants vivent peu.
Pauvre Consul!
La Riviera | 1 |
Ame de Femme. | |
I. Suites de Veglione | 21 |
II. Une âme de femme | 33 |
III. Idylle princière | 45 |
IV. Le secret de la duchesse | 56 |
La villa des Cyprès. | |
I. La villa des Cyprès | 69 |
II. La vestale | 83 |
Cour d'Espagne. | |
I. La princesse Zénobie | 95 |
II. Cour d'Espagne | 106 |
III. La peur de mourir | 118 |
Lys d'Allemagne | 133 |
Une agonie | 143 |
Madame de Névermeuse. | |
I. Madame de Névermeuse | 157 |
II. Le masque de beauté | 169 |
Deuil d'Escurial | 185 |
Disparues | 199 |
La vengeance du masque | 211 |
Mademoiselle de Néthisy | 225 |
La valse de Giselle | 239 |
Le dernier masque | 255 |
PAR LES ROUTES | |
Forains | 267 |
La femme a Wilhem. | |
I. La femme à Wilhem | 279 |
II. En revenant de Saint-Germain | 292 |
Consul | 307 |
ÉVREUX, IMPRIMERIE DE CHARLES HÉRISSEY