The Project Gutenberg eBook of Couleurs. Contes nouveaux; suivis de Choses anciennes This ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this ebook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook. Title: Couleurs. Contes nouveaux; suivis de Choses anciennes Author: Remy de Gourmont Release date: November 26, 2020 [eBook #63881] Most recently updated: October 18, 2024 Language: French Credits: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/Canadian Libraries) *** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK COULEURS. CONTES NOUVEAUX; SUIVIS DE CHOSES ANCIENNES *** REMY DE GOURMONT Couleurs CONTES NOUVEAUX SUIVIS DE Choses anciennes NEUVIÈME ÉDITION PARIS MERCVRE DE FRANCE XXVI, RVE DE CONDÉ, XXVI DU MÊME AUTEUR A LA MÊME LIBRAIRIE _Roman, Théâtre, Poèmes_ SIXTINE. LE PÈLERIN DU SILENCE. Le Fantôme. Le Château singulier. Théâtre muet. Le Livre des litanies. Pages retrouvées LES CHEVAUX DE DIOMÈDE. D'UN PAYS LOINTAIN. LE SONGE D'UNE FEMME. LILITH, _suivi_ de THÉODAT. UNE NUIT AU LUXEMBOURG. UN COEUR VIRGINAL. Couverture de G. d'Espagnat. COULEURS, _suivi_ de CHOSES ANCIENNES. HISTOIRES MAGIQUES. LE CHAT DE MISÈRE. _Idées et Paysages._ (Meissein, édit. «Collection des trente».) LETTRES D'UN SATYRE. _Critique_ LE LATIN MYSTIQUE (Etude sur la poésie latine du moyen âge) (G. Crès, édit.). LE LIVRE DES MASQUES (Ier et IIe), gloses et documents sur les écrivains d'hier et d'aujourd'hui, avec 53 portraits par F. Vallotton. LA CULTURE DES IDÉES. LE CHEMIN DE VELOURS. _Nouvelles dissociations d'idées._ LE PROBLÈME DU STYLE. _Questions d'Art, de Littérature et de Grammaire._ PHYSIQUE DE L'AMOUR: _Essai sur l'instinct sexuel._ ÉPILOGUES. _Réflexions sur la vie._ 1895-1898; 1899-1901 (2e série); 1902-1904 (3e série); 1905-1912 (volume complémentaire); 4 vol. DIALOGUES DES AMATEURS SUR LES CHOSES DU TEMPS (_Epilogues_, 4e série, 1905-1907.) NOUVEAUX DIALOGUES DES AMATEURS SUR LES CHOSES DU TEMPS (_Epilogues_, 5e série, 1907-1910). ESTHÉTIQUE DE LA LANGUE FRANÇAISE, édition revue, corrigée et augmentée. PROMENADES LITTÉRAIRES (1re, 2e, 3e, 4e et 5e séries); 5 vol. PROMENADES PHILOSOPHIQUES (1re, 2e et 3e séries); 3 vol. DANTE, BÉATRICE ET LA POÉSIE AMOUREUSE. PENDANT L'ORAGE. PENDANT LA GUERRE. IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE: Trois exemplaires sur Japon impérial, numérotés de 1 à 3; Douze exemplaires sur papier de Hollande, numérotés de 4 à 15. JUSTIFICATION DU TIRAGE: Droits de traduction et de reproduction réservés pour tous pays. C'est une chose que j'ai dite obscurément, il y a déjà bien longtemps (à propos d'un livre de M. d'Annunzio), qu'un roman est un poème et doit être conçu, exécuté comme tel, pour être valable. Je disais donc: «Le roman ne relève pas d'une autre esthétique que le poème; le roman originel fut en vers: c'est l'Odyssée, roman d'aventures, c'est l'Enéide, roman de chevalerie; les premiers romans français étaient, nul ne l'ignore, des poèmes, et ce n'est qu'assez tard qu'on les transposa en prose pour les accommoder à la paresse et à l'ignorance de lecteurs plus nombreux. De cette origine, le roman garde la possibilité d'une certaine noblesse, et tout véritable écrivain, s'il s'en mêle, la lui rendra: à qui voudrait-on faire croire que _Don Quichotte_ n'est pas un poème, que _Pantagruel_ n'est pas un poème, que _Salammbô_ n'est pas un poème? Le roman est un poème; tout roman qui n'est pas un poème n'existe pas.» Flaubert ne m'avait pas encore appris, par les lettres qui racontent la composition douloureuse de _Madame Bovary_, qu'il faut «donner à la prose le rythme du vers (en la laissant prose, très prose) et écrire la vie ordinaire comme on écrit l'histoire ou l'épopée». En méditant cela, j'ai trouvé que Flaubert outrait de peu l'idée qu'il faut avoir de la prose littéraire, dont la beauté ne peut être faite que de mots et de rythme, le rythme étant primordial. La méthode qu'il voulait pour le roman, je la crois bonne aussi pour la comédie, le conte, même qui n'est qu'une anecdote, tout écrit, presque, et le simple article destiné à la matinée d'un journal. Il n'est point d'art inférieur. Un article peut être un poème, dès qu'on lui a assigné le rythme sur lequel il déroulera sa brève pavane. Le rythme trouvé, tout est trouvé, car l'idée s'incorpore à son mouvement, et le peloton de fil ou de soie se forme sans que la conscience d'un travail soit quasi intervenue. Le conte, il me semble, réclame une condition particulière: il faut, pour l'écrire, l'illusion, au moins brève, d'être heureux; une après-midi gaie convient. Et ceci l'apparente plus étroitement au poème que ne saurait faire une théorie raisonnée. Etre heureux, c'est-à-dire avoir joui d'une fleur, de celles que l'on voudra, ou de l'éclat de tels yeux: alors on considère avec intérêt les jeux des autres êtres. En effet, étant heureux, ou presque, on ne peut plus rester chez soi, où on ne vit bien que par le désir. Un conte, c'est une promenade. Presque tous ceux qu'on va lire furent écrits d'une haleine, sauf les retouches et les agrandissements de morceaux trop grêles, les coupures. Aussi, il vient, certaines fois, un moment où la respiration manque. On remet au lendemain, et c'est dommage, parce que les songes troublent les journées. Je ne dis pas tout cela pour instruire d'une méthode le public qui se soucie peu des méthodes. Le jet de ces notes coula un soir en quelques instants sur un papier de hasard. Je l'ai clarifié, pour mon plaisir d'abord, ensuite pour essayer de résoudre un problème. Croyez-vous que ce poète qui se répand maintenant en romans, en feuilletons même, en toutes les menues besognes d'un homme de lettres, le croyez-vous vraiment infidèle à sa muse première? Oui, sans doute, souvent. Pas toujours. Tant que le rythme chante en lui, il est fidèle. La déchéance ne commence qu'au jour où l'harmonie de la phrase est toute sacrifiée à la raison, à ce que les hommes sans au-delà dans l'esprit appellent la vérité. Le vrai poète et le vrai savant savent toujours, comme Goethe, concilier Poésie et Réalité, et d'autant plus facilement que Poésie est fille de Réalité. J'ai vu M. Quinton admirer que Pasteur eût écrit une tragédie. Sans doute, elle était très mauvaise (pas plus que celles où excelle la régence de M. Claretie), mais cet exercice témoigne d'un sens originaire du rythme. Ses belles expériences furent, dans la suite, rythmées comme les poèmes, comme les marbres de ses compatriotes Hugo, Rude, Clésinger. Le _Satyre_ qui gravit la montagne des mystères, la _Bacchante au Thyrse_, qui se jette à la volupté, le jeu des cornues qui prouvent que la vie ne sort que de la vie, ce sont des gestes de génie animés d'un même rythme. On aime que Descartes ait composé un ballet pour plaire à la grande Christine; on aime que Montesquieu ait rythmé les jeux de sa jeune imagination, que Pascal ait composé une symphonie sur les Passions de l'amour, que Nietzsche ait fait résonner dans les forêts le rire surhumain de Zarathoustra, que Flaubert ait rythmé comme des vers homériques les paroles quotidiennes de la Bêtise dont il fut l'Hercule. Le rythme donne de la beauté à la pauvre ballerine qui ne semble drapée que de sa chemise. Qu'il en donne un peu à ces femmes qui, en leurs rapides aventures, dansent trop follement peut-être, chacune dans un des rayons de la lumière décomposée par le prisme naïf de leur désir. R. G. 30 juillet 1908. COULEURS JAUNE Que c'est beau, le jaune! VAN GOGH. C'était entendu. La dernière fois, il lui avait envoyé un long baiser, les yeux clos, comme en extase, et elle avait souri tendrement, en baissant les paupières. Ils ne s'étaient jamais parlé. Elle demeurait là. Il y avait des maisons, le long de la rivière et à mi-côte, bordant la route qui gravissait la colline: il y avait un moulin, une auberge, une saboterie et deux ou trois petites fermes, avec un hangar où dormait une charrette. On entendait un hennissement, le juron d'un roulier, le chant d'un coq, le bruissement de l'eau sous les roues du moulin et son murmure sous le pont de bois. Il demeurait là, lui aussi, mais plus haut, derrière les arbres qui fermaient l'horizon. Le soir, en revenant de la chasse, il s'arrêtait sur le pont, regardait la rivière, les saules, l'herbe, l'étroite vallée, où le soleil, avant de mourir, venait se reposer un instant. C'est de là qu'il l'avait vue. Elle étendait sur l'herbe fraîche des bandes de toile bise. Il pensa qu'elle était la fille du tisserand dont on entendait le métier près de l'auberge, ou une servante. D'autres fois, elle lavait du linge sous le grand coudrier dont les branches retombaient à fleur d'eau, elle l'étendait sur les buissons; puis, avant de s'en retourner, cueillait quelques noisettes, ou des fleurs, ou lançait des cailloux dans la rivière. Quand elle se sentait regardée, elle riait, mais sans se laisser distraire de sa besogne ou de son divertissement. Un jour, cependant, elle resta longtemps à le regarder, mangeant des noisettes qu'elle cassait entre ses dents avec la prestesse d'un écureuil. Alors il vint tous les jours. Elle était là, ou bien elle arrivait lentement, levait la tête. Ils auraient pu se parler, ils se taisaient. Il lui jetait des fleurs, des branchettes, elle n'y faisait pas attention. Il apporta un oeillet jaune: elle le cacha dans son corsage et, sans un geste, disparut. C'est le lendemain que fut conclu leur accord muet. Le jour suivant, après le premier regard échangé, il la vit remonter du côté du bois, s'engager dans le taillis. Il fit un détour, la rejoignit, comme elle franchissait les barres d'une clôture. Sa jupe courte se releva. Elle montra un genou blanc. Cela le décida. Cette petite fraîche paysanne était propre. Le désir le fit un peu trembler. Il la reçut dans ses bras, la serra, baisa ses lèvres, mais elle se dégagea doucement et, courbant les épaules, se glissa sous les branches. C'était un chemin creux abandonné qui menait à une ancienne carrière; elle allait vite, évitant les ronces, frôlant les genêts, les chèvrefeuilles, les digitales qui s'enchevêtraient follement dans ce trou sombre de sable et de pierres, que les branches des hêtres, des frênes et des chênes protégeaient de leur manteau épais et vert. Arrêtée par une ronce qui agrippait ses jambes, il la joignit, s'agenouilla, vainquit la ronce, enserra les jambes. Mais elle ne voulut pas tomber encore. Elle se raidit; elle lui tournait le dos. Il se redressa; ses mains montèrent aux seins qu'elles pressaient; il baisait la nuque; il mordit une oreille. Alors, elle tourna la tête; ses yeux étaient sérieux; elle cessa de se débattre. Appuyée au bras qui entourait sa taille, elle livrait sa bouche aux baisers, son corps aux caresses. Ils tombèrent doucement. Assis maintenant l'un près de l'autre, ils se regardaient du coin de l'oeil, occupés à des gestes analogues. Elle arrangeait ses cheveux, il refaisait le noeud de sa cravate. Elle souriait. Il songeait. Cette bonne fortune l'enchantait. Il en avait rencontré peu d'aussi agréables dans sa carrière de chasseur équivoque. «Mais que les femmes sont difficiles à émouvoir! les transports de cette amoureuse ont été bien faibles. Elle semblait plus honteuse que tendre, ou plus décidée qu'abandonnée, je ne sais.» Lui cependant avait été très heureux, et de quelle douce paix il jouissait! Quel charme dans ce corps jeune, dans ces contours qui ont leur forme première, dans ces organes naïfs! «Elle est lisse comme un tronc de hêtre et sa chair a cédé avec tant d'orgueil, mais tant de simplicité aussi! Comme c'est simple, l'amour!» Il regarda la jeune fille, cherchant des mots à lui dire, mais il n'avait pas l'habitude de la parole, ni surtout de la parole tendre. Elle lui paraissait encore plus jolie, maintenant, plus naturelle. Ce sentiment du naturel, il ne l'avait encore jamais éprouvé. C'est peut-être que le silence le faisait réfléchir. Il parla enfin, disant le charme du moment, la fraîcheur de cette grotte, son bonheur, son repos. Elle tapotait gauchement sa jupe, tournait entre ses doigts une hampe de digitale, souriait, mais ne manifestait aucun contentement. «Il me semble que je l'aimerais presque, si elle me câlinait.» Voulant prendre sa pipe, il se trompa de poche, heurta sa bourse. «Ah!» Il ramena secrètement une pièce d'or, prit la main de l'enfant, referma ses doigts sur la surprise. Elle les rouvrit aussitôt, regarda, rougit; son sein se gonfla, elle poussa un grand soupir, puis s'abattit dans les bras de son ami, toute secouée des sanglots nerveux de la joie. A genoux près de lui, elle lui baisait les yeux, les joues, la barbe, le coin des lèvres. Elle était heureuse. NOIR Le charme inattendu d'un bijou rose et noir. BAUDELAIRE. La plus belle fleur que Duclos avait jamais vue était un dahlia noir. C'était dans le jardin public d'une petite ville de Normandie, un jardin de tulipes, de pâquerettes, de glycines, de charmilles et d'orangers, un jardin où la plante rare, surgie d'entre les plantes connues, semblait vraiment rare, exceptionnelle et belle. Qu'une touffe de violettes blanches ferait bien dans une serre torride, parmi la singularité des orchidées! Qu'une orchidée est agréable et comme elle saisit étrangement les yeux dans un grand jardin de province, où rient trois enfants, où un ecclésiastique, qui vient d'achever son bréviaire, échange des phrases timorées avec deux vieilles dames en noir! Ce jardin était beau et frais, élégant comme une jeune femme qui va peut-être trouver l'amour, car on trouve bien le trèfle à quatre feuilles. Ses plates-bandes et ses corbeilles dosaient avec goût les fleurs de serre qui viennent prendre l'air, et les fleurs rustiques qui couchent dehors, celles qui ferment à la nuit les yeux qu'elles ouvrent au soleil, celles qui ont toujours un nouveau sourire pour remplacer celui qui se meurt et celles qui se donnent toutes, tout d'un coup, d'un seul grand baiser. Il y avait aussi beaucoup d'arbres, et même des frênes, des saules et des osiers rouges, parmi les lilas, les boules de neige et les roses de Jéricho. Il y avait des pelouses, des bassins, des jets d'eau, des poissons rouges et des poissons blancs. Il y avait des fleurs noires. Tout l'été qu'il passa dans cette petite ville, Duclos vint, chaque matin, se promener dans l'allée des dahlias. Il avait l'air d'un inspecteur des fleurs. Il les examinait une à une, accueillant les nouvelles venues, déplorant le destin de celles qui allaient mourir. Il s'arrêtait longtemps devant la touffe des dahlias noirs. Une fleur noire est noire. C'est un morceau de velours noir découpé en forme de fleur, et rien de plus. Les dahlias noirs sont simples ou doubles, comme tous les dahlias. Les dahlias doubles sont des boules tuyautées, raides et qui semblent en métal ou en toile passée à l'empois et bien calamistrée. Les dahlias simples ont la forme d'un soleil ou d'un ostensoir et semblent, du haut de leur tige verte, répandre une bénédiction amicale. Ils ont un oeil, et presque toujours, dans les dahlias noirs, un oeil jaune, un louis d'or insolent posé au centre du soleil de velours noir. Ils font peur, parce qu'ils semblent vivre, et que c'est contraire à la nature des fleurs, qui ne doivent être que des choses, de jolies choses. Cependant les dahlias noirs qui exaltaient Duclos tous les matins, dans le grand jardin solitaire, n'avaient pas d'oeil: des pétales frisés s'entrecroisaient au-dessus du mystère des étamines et des pistils. «Cette fleur n'est qu'une idée, elle est un désir. Est-elle une fleur?» Un jour il eut une surprise. Un petit liseron rose avait glissé sa tige souple entre les pétales d'un grand dahlia, et il venait de s'ouvrir au centre de la fleur, il avait osé mettre parmi cette nuit de velours noir la caresse d'une nacre charnelle. «... Et moi, se disait-il, qui n'avais jamais compris le vers de Baudelaire... Non, c'est impossible... Adieu, fleur innocente qui offenses la paix de mon coeur... Qui vais-je aimer, puisque tu n'es pas une femme et puisque ce pays est un désert d'amour?» Il s'en alla fort mécontent, les yeux baissés, poussant du pied et du bout de sa canne les petits cailloux, méditant sur ces désaccords de la pensée et de l'acte qui rendent si difficiles et si rares les réalisations agréables. «Le désir ne vient presque jamais à propos. On n'a envie que de l'impossible, de l'eau qui fuit, de l'oiseau qui s'envole, de la femme qui rentre et referme brusquement sa porte. La sagesse serait de ne jamais désirer que le morceau de pain que l'on porte à sa bouche. Et encore qui sait si le gosier ne va pas se contracter au passage? Alors, ne désirer que ce qui est accompli, accepter le hasard et revivre les moments qui furent heureux...» Un cri arrêta ses divagations. Il regarda, aperçut, assise sur un banc, devant lui, une jeune femme qui, le bas de la robe un peu relevé, tâtait sa cheville avec inquiétude, au-dessus d'un soulier blanc. Le bas était noir. Duclos n'était pas timide. Pendant qu'il s'inclinait, le chapeau à la main, expliquant la méchanceté des petits cailloux que l'on pousse du pied, il observait la sévérité d'une toilette qui l'enchanta. Tout était noir et blanc, sauf, au cou, la lueur d'un ruban rose, tout pareil, de nuance, au liseron qui s'ouvrait, là-bas, sur le coeur du dahlia noir. Près de la dame, une brochure de théâtre, jaune et un peu salie. Il rapprocha cela d'une grande affiche qu'il avait aperçue le matin, et, ivre encore de sa fleur et de son désir, il murmura, regardant le cou, qui était frais, puis le visage mat et doré, les yeux très sombres: Le charme inattendu d'un bijou rose et noir. Blanc, noir et rose, reprit-il, en souriant. Un sourire un peu forcé lui répondit. Ils parlèrent théâtre. On n'eut point l'air fâché qu'il prît place sur le banc. Cette stupidité! dit la dame, en roulant la brochure. Alors, il lui récita des vers: O musique, musique des arbres, Bercez, bercez-moi. Souffle tiède du vent fraîchi par la rivière Caresse, caresse-moi... Elle le regarda bientôt avec des yeux attendris. De longs sifflements. Le train passa en grondant. --La gare est tout près, dit Duclos. On descend un petit escalier. --Nous avons l'après-midi, murmura la la dame. --Je vous aime! dit le jeune homme. --Pourquoi pas? répondit la dame. --Qui sait? --Qui sait? Ils se levèrent du même accord. En passant devant le grand dahlia noir, noir et rose, maintenant, Duclos s'arrêta, et montrant la fleur: --Je vous aime, parce que j'aime cette fleur noire et rose. Je vous aime, parce que vous êtes les deux soeurs. --Et moi qui ai pleuré ce matin, dit-elle. La méchanceté des hommes... --Tous les hommes ne sont pas méchants. Ils se regardèrent longtemps, puis se prirent les mains. --Etes-vous mon destin? --Peut-être, répondit-elle. Elle ajouta encore, comme la première fois: --Qui sait? --Vite, dit Duclos, voici l'heure. Ils descendirent rapidement le petit escalier de la gare. Ils partirent. Quelquefois Duclos appelait son amie: «Mon Dahlia.» Cela la faisait rire et songer aussi. Dès qu'ils se furent connus charnellement, ils s'aimèrent avec passion. Le dahlia noir au coeur rose fut pour Duclos un réconfort éternel. La grande fleur de velours apaisa son front, son coeur et ses lèvres. Elle faisait un beau mystère sur la blancheur du marbre. BLANC Cet unanime blanc conflit D'une guirlande avec la même. S. MALLARMÉ. Il était une fois deux enfants du même âge, un petit garçon et une petite fille. Ils s'aimaient beaucoup, ne se plaisaient qu'ensemble, et leurs jeux avaient quelque chose de tendre. A cache-cache, quand la petite fille était prise, elle se laissait tomber dans les bras de son ami, elle renversait la tête, baissait les paupières, entr'ouvrait la bouche; et si les baisers ne tombaient pas, elle les réclamait, ou allait les chercher en haussant gracieusement ses lèvres vers les lèvres distraites ou timides. Ils venaient d'avoir dix ans. Un jour qu'il faisait très chaud, ils ôtèrent leurs bas pour patauger dans le ruisseau. Ils se mouillèrent beaucoup et allèrent se sécher dans l'herbe chaude, au soleil. La vue de leurs petites jambes roses, cependant, et de leurs genoux moirés excitait leur curiosité. Ils comparèrent, et le petit garçon eut la sagesse d'avoir la peau moins lisse. «Elle est aussi moins douce», dit-il; et les mains furent d'accord avec les yeux. Ils recommencèrent le lendemain, et chaque jour ils lisaient davantage. Leurs baisers, maintenant, s'accompagnaient de douces caresses qui leur faisaient monter le sang à la tête. Mais l'instant d'après, ils n'y pensaient plus et leur innocence éclatait de rire. Ils étaient heureux. Venus les premiers froids et la pluie, ils transportèrent leurs jeux dans une grande chambre à moitié vide qu'on leur abandonnait. Le petit garçon, qui allait à l'école, venait passer toutes ses récréations chez son amie. La petite fille recevait ses leçons à la maison. A de certains jours très mauvais, le petit garçon les prenait avec elle. Leurs parents, qui considéraient l'avenir, voyaient avec plaisir la tendresse enfantine des deux écoliers. Vers le mois de décembre, un curé vint à la maison, introduit par la mère dans la grande chambre où jouaient les enfants. On lui apporta un fauteuil et un tabouret. Il s'assit, tira sa tabatière, se moucha, aspira une bonne prise et parla du bon Dieu. Ce sujet leur était déjà connu, mais la petite fille devint attentive, quand le prêtre, se tournant vers elle, lui dit: --Mon enfant, vous ferez bientôt, je l'espère, connaissance avec votre créateur. Vous savez combien il vous aime, et vous l'aimez aussi. Les coeurs purs aiment toujours le bon Dieu. Mais le véritable amour exige plus d'intimité et plus d'abandon. Jésus viendra vers vous et vous vous livrerez à lui avec confiance. Vous sentirez les saints embrassements de votre créateur. En un mot, ma chère petite, nous allons vous préparer à votre première communion. --Et moi? demanda le petit garçon. --Ecoutez, dit le prêtre, et faites votre profit de mes paroles. Vous savez, continua-t-il, en revenant à la petite fille, toute l'importance d'un pareil acte. Le catéchisme vous a instruite de la grandeur de ce sacrement. Quel mystère que l'union du créateur et de la créature! Cette union s'opère par la communion eucharistique et elle apporte aux êtres qui savent s'y préparer et s'en rendre dignes les joies ineffables de l'amour divin... Il parla longtemps, et la froideur de son verbe contrastait avec l'exaltation des sentiments qu'il exprimait. A chaque instant, il déployait un grand mouchoir rouge très sale, il ouvrait sa tabatière, prisait, crachait, éternuait. La petite fille ne comprenait rien aux grandes paroles d'amour débitées par ce vieillard machinal; cependant, il parlait d'amour et ce mot, même dans une telle bouche, la charmait et la faisait un peu tressaillir. Son confesseur ne lui avait encore fait aucune question sur le sixième commandement, mais, à l'approche du grand jour, il se départit de sa réserve ou de son indifférence. Ses questions très précises, et d'ailleurs conformes aux manuels de dévotion, intéressèrent beaucoup la petite fille. A la réflexion, elle fut navrée. Ainsi tout cela, c'était des péchés. Ces jeux, ces baisers, ces frôlements, ces caresses, des péchés! Le prêtre ne lui apprit rien, d'ailleurs, sinon qu'elle avait, sans le savoir, cessé d'être innocente. Une après-midi, elle refusa le baiser de son ami et, sans autres explications, alla s'agenouiller dans un coin de la chambre. Ensuite, elle prit un livre et lut: «Soyons fidèles à enlever tous les obstacles qui pourraient s'opposer à la venue de Jésus en nous. Préparons-lui un sanctuaire pur, orné, embrasé d'amour; et quand il sera venu, nous pourrons dire, dans la ferveur de notre joie: Mon bien-aimé est à moi, il a reposé sur mon coeur...» Elle avait prononcé ces derniers mots à haute voix. Le petit garçon les entendit et demanda, tout en larmes: --Ce n'est donc plus moi que tu aimes? --Tu ne peux pas comprendre ces choses-là. Je t'aime comme mon frère et comme mon petit ami; j'ai beaucoup d'affection pour toi, mais mon amour appartient à Jésus. --A Jésus! Il haussait les épaules, rageur dans son chagrin. --Jésus m'aime, comment ne pas l'aimer? Il me fait la cour, comment lui résister? Tu ne sais donc pas qu'il est tout puissant, et qu'il peut nous pulvériser tous les deux, à l'instant même? --C'est vrai? Il réfléchissait, accablé, à cet inconnu si fort et si cruel qui était venu prendre son amie, briser son coeur. --Ah! qu'il me tue, mais qu'il ne t'emporte pas! --Il ne m'emportera pas. Est-ce qu'il a emporté Angèle, Laure, Juliette qu'il a aimées l'année dernière et qui en sont encore tout heureuses? --Alors, il ne t'aimera pas toujours? --Il m'aimera toujours, mais de loin, et moi aussi, je l'aimerai. Mais il n'y a pas que moi sur terre et il faut qu'il entre dans le coeur de toutes les petites filles qui font leur première communion. --Entre-t-il aussi dans le coeur des petits garçons? --Je ne pense pas, dit-elle d'un ton ironique. Il ne peut offrir aux petits garçons qu'une bonne et solide amitié. --Moi, je ne l'aimerai jamais. --Tu seras forcé de l'aimer, quand tu auras le coeur pur, tu verras. --Ah! --Moi, j'ai le coeur pur. J'ai confessé tous mes péchés! --Quels péchés? --Tais-toi, et demande pardon à Dieu. Elle recommença ses prières. Son ami réfléchissait. Les petits garçons, moins avancés, font généralement leur première communion un an après les petites filles de leur âge. C'était un usage; il ne s'en sentait pas humilié. Cependant, il aurait bien voulu participer aux mystères que son amie allait connaître. Il ressentait à la fois de la jalousie et de la peur. «Pourvu, songeait-il, qu'il ne lui fasse point de mal!» Le grand jour arriva. Il vit sa petite amie pâle et jolie dans un nuage de mousseline. Ces deux candeurs étaient charmantes. S'approchant d'elle, il murmura: --Comme je t'aime! Elle baissa les yeux et fit rouler entre ses mains gantées de blanc les grains de son chapelet de nacre. Elle passa sans lui répondre, sans le regarder. Il fut triste pendant toute la cérémonie. La récitation des actes le réveilla un peu, mais il eut le coeur brisé, quand il entendit la voix de son amie: «O mon unique bien, mon trésor, ma vie, mon paradis, mon amour, mon tout, je veux vous recevoir le coeur brûlant d'amour... O mon trésor, je veux vivre et mourir dans une union continuelle avec vous!... Mon bien-aimé s'est donné tout à moi, je me donne aussi toute à lui. O mon Jésus, je ne veux plus m'appartenir, je veux être à vous. Que mes sens soient à vous et qu'ils ne servent plus qu'à vous faire plaisir...» «Ingrate!» songeait-il. Il eut un mouvement de colère. Puis il se remémora les charmantes heures passées avec son amie, leurs jeux, leurs rires, ces lents baisers qui les mettaient hors d'haleine, ces étreintes dont ils sortaient rougissants, la peau brûlante, les yeux humides... «Tous ces plaisirs, c'est un autre qui va les lui donner! Et moi je suis seul... Elle ne m'aime plus...» La petite fille eut l'honneur de parler encore après la communion. Elle revint à sa place, la première de la blanche théorie, s'agenouilla la tête dans ses mains, resta longtemps absorbée. Un sentiment puissant l'écrasait. Elle se sentait dolente et heureuse: «Il est en moi, je le sens dans mon coeur... Mon coeur se gonfle... J'étouffe, mais c'est de bonheur... je suis aimée, je suis aimée... C'est toi, mon amour? Oh! reste dans mes bras, serre-moi bien fort encore, encore! Ah! je me trouve mal... La tête me tourne... Ah! Ah! quelle émotion! Je vais maintenant lui déclarer encore tout haut mon amour, je suis bien contente et bien fière... Tu m'aimes, dis? Il m'aime.» Elle se leva et parla: «O Sauveur tout aimable, je me suis donnée à vous et vous vous êtes donné à moi, je veux vous sacrifier tous les plaisirs de la terre, je vous sacrifie mon corps, mon âme, ma volonté. Je n'ai que cela à vous offrir, hélas! Si j'avais davantage, je vous donnerais davantage, je voudrais mourir pour vous... Enflammez-moi de votre amour! Mais je ne me contente pas d'une étincelle, je veux une flamme, j'en veux mille, je veux un incendie qui détruise à l'instant en moi toute attache aux créatures... Vaines créatures, laissez-moi, vous ne me verrez plus. Ne me demandez plus aucune affection. Mon coeur appartient tout entier à mon bien-aimé...» «Elle ne m'aime plus, songeait-il, elle ne m'aimera plus jamais.» Il pleura. Ses voisins croyaient que c'était par pieuse émotion. Cependant la messe s'accomplissait et on entendait déjà remuer les chaises dans le bas de l'église. La petite fille rénovée par l'amour se sentit également dévorée par la faim. Alors, elle pensa à sa maison, à ses parents, à son ami, à la belle table de cérémonie, brillante de fleurs, de cristaux, d'argenterie; elle pensa à la cuisine, à la cuisinière. Bien sûr qu'une bonne assiette de potage refroidissait déjà pour elle. «Après, je mangerai un petit pâté... Mon ami va être là, attentif à me servir... Je l'aime bien... Nous nous promènerons en attendant les vêpres, nous cueillerons des fleurs, rien que les blanches, blanches comme mon voile, comme mon coeur. Je suis contente!» Le petit garçon avait couru à la maison de son amie, où sa famille ce jour-là déjeunait, il était allé prévenir la cuisinière, et, à l'office, sur un coin de table, on avait préparé deux potages, et deux bouchées à la reine, et deux verres de vin. Quand la petite fille arriva, il lui prit la main et elle se laissa entraîner. A l'aspect de la dînette préparée, son petit coeur de femme fondit de tendresse. Elle se jeta au cou du petit garçon et l'embrassa de toutes ses forces, disant: --Tu sais, Jésus est mon époux mystique, mais cela ne va pas durer longtemps. Pendant qu'il m'aime, dis-moi ce que tu veux, il n'a rien à refuser à sa petite épouse. --Je veux que tu m'aimes comme avant. --Tiens, dit-elle. Elle lui donnait ses lèvres. --Es-tu content? Mangeons, maintenant, j'ai bien faim. BLEU La demoiselle bleue aux bords frais de la source. TH. GAUTIER. Elle était princesse. Soeur de la reine, elle vivait près d'elle et partageait ses honneurs. Mais sa fantaisie aussi lui conseillait des plaisirs moins pompeux et elle voulait bien aller parfois chez une de ses dames d'honneur dont le mari était simple garde du corps et d'ailleurs excellent gentilhomme, jeune, beau, spirituel, tendre. La princesse était mariée dans son pays à un prince qui pouvait devenir roi, si plusieurs générations disparaissaient dans un cataclysme. Ils ne s'étaient jamais aimés. La princesse, d'ailleurs, qui était parfois rieuse et toujours orgueilleuse, passait pour avoir un coeur de fer. Elle avait reçu beaucoup d'hommages, et n'en avait agréé aucun. Tantôt elle se moquait, tantôt elle prenait un ton glacé. Elle n'aimait que la toilette, le jeu et la domination. Ce qui lui plaisait chez le garde du corps, c'est que ses sourires y étaient des ordres; ensuite, elle gagnait toujours au vingt-et-un; ensuite ses robes et ses diamants éclipsaient toutes les autres parures et toutes les autres robes. Le garde du corps ne lui avait jamais témoigné d'autre sentiment qu'un profond respect. Comme elle était blonde, elle aimait les étoffes bleues, les fleurs bleues, les saphyrs, bleus comme ses yeux, si bien qu'on avait fini par l'appeler la Princesse Bleue. Elle s'amusait de ce nom, qui semblait sorti d'un conte de fées. Un jour qu'elle écoutait les propos mélancoliques de sa dame d'honneur, elle se sentit quelque langueur dans la pensée et dans les membres, et elle dit: «Mon âme est un oiseau bleu.» Ce mot, qu'elle répéta plusieurs fois, lui rendit toute sa sérénité, tant il était joli. Alors elle regarda autour d'elle: --Votre mari est donc absent, ma chère? Il me semble qu'il n'est pas venu me saluer. --Mon mari vous paraît absent aujourd'hui, mais ne l'est-il pas tous les jours? --Que voulez-vous dire? --N'est-il pas tous les jours absent de lui-même? --Pauvre amie, cela signifie qu'il vous néglige. --Il ne m'aime plus. --Vraiment, voilà une belle conduite. Mais ce n'est pas possible. D'ailleurs, je ne le permettrai pas. Je ne veux pas que mon amie soit malheureuse. Il va recevoir mes ordres. --Ah! Madame, vous croyez donc que l'on commande aux coeurs? --Mais sans doute. M'a-t-on consultée pour me marier, moi, princesse? On m'a dit d'aimer mon mari, et je l'ai aimé. --Combien de temps? --Mais je l'aurais aimé toujours, s'il avait voulu. Il n'a pas voulu. --Vous voyez bien. --Il ne l'a pas voulu ou peut-être il ne l'a pas pu. Le mariage ne me causait aucun plaisir, il me reprocha ma froideur, et je pleurai. Depuis ce moment, nous ne nous sommes jamais revus sans témoins. D'abord, je me sentis très humiliée, puis j'appréciai le calme des nuits solitaires. Je suis jeune fille avec bonheur. Mais depuis mon expérience, je comprends encore un peu moins les jeux, les drames, les comédies de l'amour... Alors, cela vous amuse, vous, la cérémonie conjugale? La dame d'honneur regarda sa maîtresse avec une respectueuse et triste ironie. Puis elle dit: --J'ai peur que mon mari n'ait quelque amour en tête, ou quelque amourette. --Amourette? dit la princesse. Le mot est joli. Amourette, cela ne doit pas être grave, cela? --Grave? Non, l'amourette passe et l'amour reste. Mais je ne sais. C'est peut-être un véritable amour qui l'éloigne de moi. J'en ai bien peur. --Je ne comprends presque rien à tout cela, dit la princesse, mais je voudrais vous voir heureuse comme je le suis moi-même. A moi, pour cela, il ne faut rien que la vie qui passe et que je respire. A vous, puisqu'il vous faut l'amour, j'essaierai, je vous le répète, de vous secourir. La parole de sa princesse touchera son coeur... Eh! ma bonne amie, c'est peut-être moi qu'il adore? --Peut-être, hélas! --Pourquoi hélas? Si c'est moi, vous êtes sauvée. A ce moment, le garde du corps entra et vint saluer la princesse. --Monsieur, lui dit-elle, je vous recevrai à six heures au palais, en audience particulière. Elle se leva et sortit. Tout le monde imita la princesse et les deux époux restèrent face à face, fort troublés tous les deux. --Madame, dit le mari, vous avez donc déplu à la princesse? C'est encore à vous que je dois cette avanie? --Avanie? Comment, la dame de vos pensées veut bien vous recevoir en particulier et vous vous plaignez? Il ne sut d'abord que répondre, car c'était la première fois que sa femme faisait allusion à des sentiments qu'il croyait tenir bien cachés dans son coeur. --La dame de mes pensées, dit-il brutalement, c'est ma carrière, et vous l'avez sans doute brisée par vos bavardages. --Je ne suis pas bavarde. --Vous êtes sotte. --Ah! laissez-moi, vous ne méritez pas d'être aimé. La dame s'enfuit, ressentant une colère triste. Mais, malgré toute raison, elle espérait que l'intervention de la princesse serait heureuse, et elle passa la fin de sa journée à pleurer doucement. Le garde du corps adorait la princesse en secret et sans espérance. Timide et violent, il gardait ses timidités pour sa divinité, ses violences pour sa femme; mais quand il avait été brutal, il ressentait beaucoup de honte et sa timidité le faisait beaucoup souffrir. Il était presque toujours malheureux. Aussi, depuis quelque temps cherchait-il dans l'ambition un remède à ses maux. Il venait de passer l'après-midi à faire les plus humiliantes commissions pour la maîtresse du roi, inquiétée par les allures d'un amant subalterne qu'elle avait congédié. Le garde du corps devait, en échange d'un billet de trois lignes, recevoir un brevet de capitaine. Il tenait le billet dans son portefeuille et c'est à six heures exactement qu'il devait le remettre à la favorite. L'amour, la curiosité, l'inquiétude l'emportèrent sur l'ambition. Il alla se parer, se parfumer et courut à l'audience, en se disant: «C'est peut-être un rendez-vous.» La princesse, au lieu de se faire attendre, attendait, et non sans impatience. Elle était plus jolie, étant plus pâle, avec des yeux brillants. Sa figure avait la douceur d'une hampe de lilas blanc cachés sous les feuilles, mais les feuilles étaient blondes: sa coiffure, défaite avec beaucoup d'art, laissait pendre jusqu'à ses épaules quelques boucles de cheveux. --Approchez-vous, dit-elle d'une voix dolente, approchez. Mettez-vous ici, près de moi. Je suis souffrante et ne puis parler que très bas. Et puis, c'est l'amie, l'amie de votre femme qui vous reçoit, et non la princesse. Voici donc: je me suis aperçue que vous n'aimiez plus Elisabeth et cela me fait de la peine. Est-ce bien vrai que vous ne l'aimez plus? --Hélas! --Et le sentiment de votre devoir, de votre honneur? --Mon honneur? --Oui, vous lui avez juré, outre la fidélité conjugale, une tendresse éternelle... --Elle l'a cru... je l'ai cru peut-être aussi... --C'est mal de la délaisser, de la tourmenter... Elle pleure en ce moment, j'en suis sûre... --Je ne suis pas méchant pour elle. --Eh bien, promettez-moi de ne plus lui faire de chagrin. --Je ne lui ferai pas de chagrin volontairement. --Bien, mais promettez-moi davantage, promettez-moi... Elle sembla oppressée, et sa voix devint si basse que, pour la percevoir, le garde du corps dut se pencher vers la princesse, jusqu'à presque effleurer ses cheveux. Cet homme, quoique habitué à toutes les dissimulations du courtisan, souffrait affreusement. Aimer la princesse de loin, cela lui avait paru un doux supplice, en comparaison de la torture que lui faisait, en ce moment, subir le désir. Avec toute autre femme, ou il fût tombé à genoux, ou il eût pris la fuite; avec la princesse, il fallait rester, se taire et maintenir l'attitude d'un soldat qui reçoit des ordres. --Promettez-moi, reprit la princesse, d'être bon pour elle, d'être très bon, de l'aimer encore... Le garde du corps resta muet. --Vous le promettez? Il se taisait toujours. --Cela n'est donc plus possible? Tout est donc fini entre vous? Vous avez une faute grave à lui reprocher? --Je n'ai rien à lui reprocher, je ne l'aime plus, voilà tout. --Qu'elle ne s'en aperçoive pas, au moins! --J'espérais qu'elle ne s'en serait jamais aperçue. --On peut donc cesser d'aimer une femme sans qu'elle s'en aperçoive? --C'est difficile, je n'ai pas eu l'adresse nécessaire. Ce qui est facile, hélas! c'est d'aimer une femme sans qu'elle s'en aperçoive. --Oh! croyez-vous? --J'en suis sûr. Celle que j'aime ne s'est jamais doutée de mon amour et ne s'en doutera jamais. --Monsieur le garde du corps, dit la princesse, monsieur le militaire, vous êtes un enfant. Celle que vous aimez connaît votre amour... --Hélas! dit-il, incrédule. --... et elle vous aime, ajouta-t-elle, en lui tendant ses deux mains. Il se jeta sur l'offrande, mais encore indécis, si troublé qu'il haletait. --Embrasse-les, enfant, dit la princesse, embrasse-moi, toi qui m'aimes, toi qui m'as désirée si longtemps dans le secret de ton coeur, embrasse ta princesse bleue, embrasse ton amour. Le lendemain matin, la femme de chambre disait à sa maîtresse: --Oh! Madame a un bleu sur la gorge. --Cela ne m'étonne pas. C'est un signe. Mais si singulier! Il est ici, il est là. Il se montre, il disparaît. Sur la gorge, c'est vrai, sur le coeur... --C'est peut-être pour cela qu'on appelle Madame la princesse bleue? continua l'innocente. --Va voir si ma dame d'honneur est là. La princesse, demeurée un instant seule, considéra avec émotion son signe bleu. «Dieu! que je suis heureuse! songeait-elle Et comme je suis adroite! Et que mon amie est bête! Faire des confidences d'amour! Pauvre Ariane, sans toi, je n'aurais peut-être jamais rien su. Ces regards, que je prenais pour les marques d'un attachement ardent et respectueux, c'était de l'amour!... Mais la voilà...» La dame d'honneur entrait tout agitée. --Ah! princesse! Il m'a fallu l'attendre jusqu'à quatre heures du matin! Je suis folle! Tout est perdu. --Là! Vous ne pouvez donc jamais être raisonnable? Tout est arrangé, au contraire. --Ah! Merci! --Ecoutez-moi. Je l'ai confessé. Cela a été difficile, cela a été long. Enfin, je sais la vérité. C'est une amourette. La personne qui a fait tourner la tête à votre mari est une petite actrice sans conséquence. On les prend, on les laisse, on les reprend. Celle-là a déjà passé par bien des mains, et entre autres par celles de mon mari... Vous voyez, nous sommes en famille... Or voici. Une actrice n'est presque jamais libre dans la journée. Sa liberté commence à l'heure où finit celle des autres femmes, à minuit. J'ai donc décidé que votre mari prendrait son service à mon palais tous les jours de minuit à quatre heures du matin... Naturellement, il aura des compensations, car cela est pénible... Son avenir est assuré et son bonheur... Il est ambitieux? Oui. Très bien. Un titre lui plairait? Une décoration? D'abord je l'attache à ma personne. Dès qu'il aura un grade possible, dans six mois, dans trois mois, il sera mon aide de camp, mon secrétaire. Il ne me quittera que pour aller vous faire la cour, heureuse épouse. Nous le surveillerons à nous deux... --Que vous êtes bonne! --N'est-ce pas? --Vous êtes la bonté même. --Vous êtes belle, vous, et cela vaut mieux. --Belle! Qui est plus belle que vous? --Flatteuse! J'ai trente ans et vous en avez vingt-cinq... Hélas! J'ai renoncé à tout. Vous m'aimerez au moins? --Je vous ai toujours aimée. Je vous adorerai. Ma vie vous appartient. Je vous serai dévouée jusqu'à la mort, et mon mari aussi, je l'espère bien. --Je l'espère aussi. Je l'ai peut-être sauvé d'un grand péril, d'un amour malheureux, car quelles joies trouver dans l'aventure où il s'engageait? --Quand il sera revenu à lui-même, il vous aura bien de la reconnaissance... Hier soir, c'est-à-dire ce matin, il était bien troublé... Quand il est rentré, je l'ai cru ivre. Il me regardait avec des yeux égarés. Sitôt entré dans sa chambre, il a verrouillé la porte, puis je l'ai entendu crier: Ah! Ah! Ah!... --Il n'a pas dit autre chose? --Je ne crois pas. Il n'est pas expansif. --Précieuse qualité. Que diriez-vous d'un mari qui vous ferait d'humiliantes confidences?... Il y en a qui sont ainsi... Le mien, par exemple... --Vous avez été bien malheureuse! --Oui et non. Je ne pense plus à cela. Le présent exalte mon coeur... Faire le bonheur de ceux que l'on aime et qui vous aiment, est-il rien de pareil au monde? --Vous êtes adorable! --Et je suis adorée. --Oh! oui. --Chère amie! Elle laissa prendre sa main, que la dame d'honneur couvrit de baisers. «Ils se superposent, pensait-elle, mais les derniers n'effacent pas les premiers. Vos lèvres, pauvre couple, se rencontrent encore avec ferveur, mais sur ma peau... C'est bien curieux...» --Ah! reprit-elle tout haut, maintenant que vous êtes certaine de retrouver votre bonheur un jour ou l'autre, j'espère que vous serez prudente. D'après les confidences que j'ai reçues, les joies conjugales ont un peu lassé votre mari. Les hommes n'aiment pas qu'on leur fasse des avances... --Oh! entre mari et femme! N'importe, je serai prudente, généreuse amie... --Plus généreuse encore que vous ne croyez! Car, enfin, votre mari est séduisant. Il est jeune, plus jeune que moi, beau, ardent, passionné... --Il le fut. --Il l'est encore, soyez-en sûre, et vous ne tarderez pas à vous en apercevoir. Si je n'avais pas renoncé à tout, si je n'étais pas princesse... A votre place, je serais jalouse. --Ah! Dieu, je connais trop votre coeur. --Alors vous allez rentrer chez vous pleine de confiance? Encore un peu triste? --Encore un peu. --Mais les nuages se dissipent, le ciel commence à redevenir bleu? --Oui. --Bleu comme mon âme, ma tendre amie, bleu comme mon coeur. Et elle enfonçait son doigt dans son sein, à l'endroit de la meurtrissure bleue qui enchantait sa chair amoureuse. VIOLET L'heure violette. LÉO LARGUIER. On l'appelait la vieille fille, et pourtant, si elle était fille et vieille, elle n'avait l'air ni l'un ni l'autre. Son apparence était d'une veuve sur le déclin du bel âge. Elle était toujours vêtue de noir, avec une profusion de broderies, de parements et de rubans violets. Un bouquet de violettes pâles, le plus souvent, ornait son corsage et se répétait, factice, sur son chapeau. L'odeur des violettes emplissait son jardin, sa maison et son coeur: ses yeux doux étaient deux belles violettes. La vieille fille était rieuse et dévote; et les curés ne manquaient pas d'en tirer la preuve que la bonne humeur est l'inséparable compagne de la vertu et de la piété: «Voyez la vieille fille. Le ciel est dans son âme et dans ses yeux.» Ses yeux étaient en effet des plus doux et un sourire, à la fois céleste et puéril, répandait sa grâce sur la plénitude rose de son visage. Elle était, de tous côtés, rebondie, mais sans excès, et l'ensemble avait cette suavité reposante des architectures définitives. Un seul point indiquait son âge, la couleur de ses cheveux. Leur blond très cendré s'était encore décoloré avec la quarantaine, tombant à la nuance de la toile bise que les années, habiles lavandières, blanchissaient, à chaque printemps, un peu. Bref, la vieille fille était une agréable chanoinesse. Vers le temps qu'elle eut à subir la grande crise féminine, sa fortune, par l'établissement d'un chemin de fer qui lui prit une ferme, s'accrut. Alors, se sentant à la tête quelques vapeurs, elle voulut remuer. Elle fit des pèlerinages lointains, mais seule avec une amie et à loisir. Ayant vu des provinces et des figures nouvelles, elle se sentit différente; sa curiosité très assoupie s'éveilla. Un ecclésiastique lettré lui prêta des livres d'histoire. Le roman ne parle que des amours possibles, l'histoire parle des amours réelles que certifient des lettres et des reliques. La vieille fille fut surprise; elle rêva longuement un jour devant l'image d'un beau cardinal mondain qui décorait un livre grave. _Galeotto fu 'l libro e chi lo scrisse._ Elle ne s'était pas mariée par dévotion, ayant, entre les mains d'un prêtre implacable aux joies terrestres, fait voeu de se consacrer au Seigneur. Sa mère, informée de cela, pleura, menaça de mourir; alors, elle différa, remettant ce délaissement du monde au temps où sa mère serait partie. Mais les années, sans amortir sa piété, avaient effacé peu à peu dans son esprit jusqu'au souvenir de ce voeu, et quand elle s'était trouvée libre de l'accomplir, elle n'y avait plus pensé. Le prêtre fanatique était mort. L'heure du mariage aussi était morte. Ayant refusé tous les partis du pays, elle était devenue, sans s'en apercevoir, la vieille fille; et maintenant qu'elle s'en apercevait, il était trop tard. D'ailleurs, elle était heureuse ainsi, et plus heureuse encore depuis qu'elle rêvait. La vieille fille rêvait donc, par un beau soir de la fin de septembre, en écossant des pois dans son jardin, de concert avec sa servante. On voyait, couchée le long de la rivière, comme une paresseuse, la petite ville; un de ses bras à demi nus montait vers la gare; l'autre allait se perdre dans une forêt; sa tête formait l'église; son corps, la cité; et ses jambes, les faubourgs. Tout cela sommeillait et même la gare, entre deux cris. La vieille fille rêvait si bien que sa servante, lasse de n'obtenir aucun assentiment à ses discours, s'était tue; elle rêvait si bien que, la cloche de la porte d'entrée ayant sonné, elle sursauta et se leva à demi, l'air égaré. Ce qui entrait ne correspondait pas à son rêve. Elle reconnut une de ses amies de jeunesse, une pauvre femme qui vivait à la campagne, mariée à un petit notaire et chargée d'enfants. Un garçon d'une douzaine d'années, vêtu d'un triste uniforme gris, suivait cette forme, l'air humble et la casquette à la main. L'accueil fut froid, mais la pauvre femme fut si aimable, elle apportait de si jolies fleurs de village, des prunes si grosses, que la vieille fille retrouva son sourire. On lui présenta l'enfant, qui allait, le lendemain, entrer au collège de la ville comme pensionnaire. Or, les parents, très occupés, et pas riches, ne pourraient venir le voir, il y avait loin, que trois ou quatre fois par an, peut-être. Et ce que l'on demandait, c'est que, parfois, quand cela ne la désobligerait pas trop, elle fît sortir ce gamin qui était bien sage, bien doux, bien respectueux, et bon élève, puisqu'il venait de conquérir une bourse. La vieille fille consentit. Cela lui parut tout d'abord une oeuvre de charité. --Si je ne puis m'en occuper, dit-elle, Rosalie ira le chercher et le surveillera. Elle le mènera à ma ferme des Pins, s'il fait beau. Il boira du lait. Aime-t-il cela? --Oh! dit la mère, beaucoup. Remercie Mademoiselle. --Merci, Mademoiselle. Au son de cette voix douce et déjà presque mâle, la vieille fille regarda le jeune garçon. Ce fut tout. Comme la nuit était venue, on rentra les pois, et la vieille fille, qu'appelait l'angélus, s'en alla à l'église. Rosalie, vers la mi-octobre, se présenta au collège. On lui donna le jeune garçon. Mademoiselle ne rentrerait que le soir. Seul avec une bonne, l'enfant bientôt s'émancipa. Puis, fatigué, il devint sérieux, parla de ses études, de ses projets d'avenir. Quand Mademoiselle arriva à l'improviste, elle trouva un jeune homme qui disait gravement: --Dès que je serai sous-lieutenant, je me marierai; j'y pense déjà. --Et vous savez peut-être avec qui? --Je le sais très bien. La servante riait. Elle aussi savait bien avec qui elle se marierait, dès que cela serait possible. --Mais, il est charmant, cet enfant! dit la vieille fille. Depuis ce premier jour, elle ne manqua jamais de se trouver chez elle les jours de sortie. On causait, on se promenait, on jouait près du feu. Elle le tutoyait, elle l'embrassait, elle tapotait ses vêtements, elle faisait la mère, elle l'aimait. Cependant, l'enfant eut treize ans, puis vinrent les vacances; elle les laissa passer, s'en alla elle-même en voyage. Mais la fin de septembre eut la force d'un anniversaire: elle voulut aller elle-même chercher celui qu'elle appelait son protégé. En attendant la rentrée, il passa chez elle trois jours. Elle fut si prévenante, presque si tendre que Rosalie eut de la jalousie. Les jours de sortie revinrent, tous pareils, tous heureux. C'étaient des heures d'intimité, des heures familiales, mais avec je ne sais quoi d'inquiet, de très doux, d'une douceur aiguë et lassante. Les jours passèrent, et l'enfant eut quatorze ans. L'absence de Rosalie, une après-midi qu'elle était allée à la ferme, les troubla, comme trouble un animal l'ouverture subite de sa cage. D'un commun accord, ils rentrèrent. Il faisait orage et très chaud. --Allons, dit-elle, dans ma chambre, c'est la seule pièce fraîche. Et tout cela était innocent et invincible. Dans la chambre, ils s'approchèrent d'une table où il y avait des albums, ils les regardèrent ensemble, mais sans rien voir. Leurs voix, quand ils parlaient, leur semblaient changées. Leurs genoux se touchèrent, puis leurs mains, puis leurs lèvres, et le reste advint aussi, quoique difficilement. Le saisissement de la chaste vieille fille fut émouvant. Elle pleura. Puis elle se mit à genoux et vénéra, comme un signe sacré, le corps adorable de son petit ami. Le dieu qu'elle avait distraitement cherché, au long de ses pieuses journées, se faisait enfin visible; et le bonheur que lui présageaient les prêtres, elle l'avait enfin senti qui gonflait son coeur. Le jeune garçon était beaucoup moins troublé, car à cet âge le plaisir est sans rayonnement. Il eut des curiosités anatomiques. Il fit le tour de la femme qu'il avait conquise, pareil à l'adolescent qui palpe en tous sens sa première perdrix, et qui lui rebrousse toutes les plumes. --Mon petit Jésus, dit enfin la vieille fille, Rosalie va revenir. Les heures jusqu'au dîner furent des actions de grâces. Elle dîna, comme on entend la messe. Et cela continua pendant quatre ans, de jeudi en jeudi, de vacances en vacances. Le jeune garçon, parfois, eût désiré d'autres amours, mais les toutes petites villes sont peu fécondes en aventures et puis des bras si tenaces le serraient, des jambes si dévouées, des mains si généreuses! Rosalie, qui surprit le secret de sa maîtresse, en profita pour se faire une dot, vu les incertitudes de l'avenir, et le fils adoptif de la «vieille fille» devint un jeune homme fort considéré. Cependant la vieille fille découvrit que, parmi les enfants de son amie, il y avait encore deux petits garçons, l'un de douze ans et l'autre de huit ans. --Je me chargerai, dit-elle, de leurs années de collège. Mais je n'en veux qu'un à la fois. Et ainsi fut-il fait. Ces trois petits amis la menèrent jusque vers la soixantaine. Riche des années de jeunesse qu'elle avait économisées, et sans cesse rafraîchie par de jeunes chairs, cette Ninon innocente continua, jusqu'à un âge avancé, d'être la bienfaitrice des familles honorables et pauvres qui avaient des garçons à placer au collège. Sa piété, devenue aléatoire, donnait des inquiétudes au clergé, mais un des pupilles, dégoûté des oeuvres d'amour, étant entré au grand séminaire, où la vieille fille payait sa pension généreusement, l'église se rassura. Il y a des crises de sécheresse dans les âmes les plus dévotes. Seul le confesseur de la vieille fille, car elle se confessait avec ordre et avec volupté, seul, cet honnête vieux chanoine connaissait toute la vérité. Il baissait les yeux à rencontrer ceux de sa pénitente et fuyait à son approche. L'odeur du secret qui scellait ses lèvres empoisonnait son coeur. Il mourut de tristesse à voir la douce lionne dévorer son septième agneau. Les violettes paraient toujours et parfumaient le corsage et le chapeau, le jardin et le coeur de la vieille fille aux yeux violets. ROUGE Cum vere rubenti candida venit avis. VIRGILE. Elle revenait déjà, les bras tendus par les seaux de lait; ses sabots étaient mouillés de rosée, et le bas de son jupon lui faisait froid. Quand le soleil fut visible, rouge dans la brume du matin, elle songea: «La journée va être belle.» Elle songea cela longtemps, évitant les cailloux du sentier, pour ne pas répandre son lait, et les hautes herbes penchées et pleurantes, car ses jambes nues avaient vraiment froid. «La journée va être belle.» Elle allait toujours, traversant maintenant un champ d'ajoncs, où la sente, plus large, s'allongeait toute droite, faite exprès par les gens de la ferme. La brume avait disparu, enchantée par le soleil, remontée là-haut, sans doute, d'où elle retomberait doucement, rosée sereine, manteau de fraîcheur que les étoiles jettent fraternellement sur les épaules de la terre altérée. Elle songea encore: «Il va faire très chaud.» Puis une tige de sarrasin, perdue là par un oiseau, lui suggéra: «Le sarrasin sera bon à battre.» Cette idée lui fit plaisir, ensuite la tourmenta, car la saison avait été mouillée, et si le sarrasin était bon à battre, sûrement on le battrait. Alors il fallait rentrer vite, vite passer le lait, donner à manger aux poules, et bien des choses, tant de choses qu'elle en eut un serrement de coeur. Comme elle marchait trop vite, une goutte de lait sauta du seau et tomba sur son sabot. Elle s'arrêta, posa les seaux, contente de se reposer un peu, bien qu'elle en eût des remords, levant tout haut, pour les défatiguer, ses beaux bras roses, dorés aussi par le feu du soleil. Soudain, elle sursauta, devenant presque pâle, portant la main à sa poitrine. Elle n'avait pas eu peur. Elle avait seulement été surprise par le premier coup de fusil de l'année. Au même instant, elle vit un flocon de fumée; une plume vola près d'elle; une perdrix blessée tomba au milieu des ajoncs. --Allons, Tom! disait une voix. Cherche! Apporte. Le chien sautait le long du sentier, allait, revenait, affairé, inquiet, mais bien décidé à ne pas pénétrer dans la forêt dangereuse. Comme la voix, plus impérieuse, plus colère, plus rapprochée aussi, répétait le commandement, Tom, la queue basse, vint se réfugier dans les jupes de la jeune fille, qui se baissa pour le caresser, pour l'encourager. --Ne le caressez pas, battez-le! cria la voix. C'était celle d'un jeune homme qui se montrait maintenant, debout dans la haie, parmi les branches. La servante se redressa, regarda, rougit. Elle n'avait pas reconnu, à la voix, si c'était le père ou le fils. Elle croyait que c'était le père; elle le désirait, parce que le mépris du grand jeune homme, qui ne lui avait jamais adressé la parole, lui était très pénible. Elle rougit et se troubla, mais sans pouvoir baisser les yeux. Elle admirait, elle se sentait prête à tomber à genoux. Le commandement fut répété, le chien fit le mort. Alors, nu-jambes et nu-bras, elle entra dans les ajoncs et elle saigna. Elle marchait sans presque chercher son chemin, très vite, retenant ses larmes. Ayant rapporté la perdrix, elle la jeta dans la gueule de Tom. Le jeune homme, toujours debout entre les arbres, au-dessus de la mer des ajoncs cruels, lui fit un signe amical, puis sauta, allant au devant de son chien. Elle, sans répondre, sans avoir vu, peut-être le signe amical qui remerciait la pauvre servante, tendit encore une fois sous le bât ses jeunes épaules, et les seaux de lait, bien en équilibre, pendaient à ses mains rouges. Elle allait, sans plus songer à rien qu'à des choses si obscures et si profondes que son esprit ne pouvait les atteindre. Ses jambes saignaient, sa main saignait, elle avait autour du bras droit une large éraflure qui lui faisait comme un bracelet. «Cela, c'est une ronce.» Les ajoncs piquent, mais ne déchirent pas. Les seaux de lait, cependant, lui paraissaient plus légers. Elle marchait, vite, aussi vite que le permettait son instable fardeau. Un homme, qu'elle croisa près de la ferme, regarda son bras sanglant. Alors, elle rougit. Plus tard, en passant son lait, elle pensa se trouver mal. Le bracelet de pourpre lui serrait le bras, mais c'est au coeur qu'elle ressentait l'étreinte. Tom arrivait vers elle. Elle eut peur. «Est-ce que cela va recommencer?» se disait-elle, toute étourdie par l'émotion. Haletant, mais joyeux, le chien se coucha à ses pieds. Alors, avisant une écuelle, elle lui versa un peu de lait. --Vous le gâtez, dit le jeune homme, qui s'avançait. Je vous l'ai dit, il mériterait plutôt d'être battu. Elle trouva des mots, pour dire: --Battre votre chien? --Ma foi, si j'avais été seul, la perdrix serait restée dans les ajoncs. Vous êtes-vous fait mal? Oh! vous saignez? Elle était si heureuse qu'elle ne sentait plus sa joie. Un autre monde l'entourait. Elle était une femme en face d'un homme. --Montrez! Elle tendit son bras rose et doré, le retira aussitôt, ce qui fit remuer ses seins, sous la grosse toile plissée. Le jeune homme fut tenté, mais il se maîtrisa: --Ne dites rien. Mais je ne veux pas que l'on sache que je vous ai rencontrée près des ajoncs. Il s'en alla, sachant très bien ce qu'il devait faire. Le lendemain matin, comme la rosée se levait et que Tom quêtait après les perdrix de la veille, un cri inattendu, un cri doux et douloureux, monta d'entre les hautes herbes sèches, près du champ des ajoncs, là où commence la bruyère. La servante revint comme la veille, les épaules sous le bât, les mains pendantes, maintenant les seaux de lait. Elle ne s'arrêta pas en chemin, malgré qu'elle fût très lasse et très émue. Elle passa son lait, comme tous les jours, la pensée obscure. Mais, sa besogne finie, elle s'assit sur un escabeau, et elle regarda son bras. Une morsure folle avait mis au bracelet de sang un fermoir rouge. VERT Un regard vert... R. G. Après huit jours de silence, ayant résisté avec dédain aux tortures du secret, aux stratégies de l'interrogatoire, Catherine, accusée d'avoir empoisonné sa maîtresse, la dame W., parla et dit: --Eh bien, oui, c'est moi, et pourtant je ne suis pas coupable. Je vivais seule avec elle et elle avait si mauvais caractère que personne, depuis six mois, n'est resté chez elle plus de deux heures de suite, et le matin seulement. On ne peut donc accuser que moi; j'ai réfléchi et j'ai compris cela. D'abord, j'avais pensé à me sauver en ne disant rien, en restant devant vous et devant tous les juges, muette et comme morte; mais j'ai compris encore que mon silence me condamnerait. C'est seulement ce matin, à mon réveil, que les choses sont devenues claires pour moi; jusque-là, il m'avait semblé vivre dans une nuit lourde et je songeais que peut-être on me laisserait là, qu'on m'oublierait. Quand vous me faisiez venir, j'entendais vos paroles sans les comprendre, mais je souriais, je crois, parce que j'étais contente d'entendre parler. Cette nuit sans doute tout s'est arrangé dans ma tête, à mon insu. Je vais donc vous raconter l'histoire telle qu'elle est. Je ne suis pas coupable. Catherine n'avait de vulgaire que la condition équivoque d'où elle sortait. Son emploi tenait le milieu entre celui de dame de compagnie et celui de servante. Elle avait été institutrice. Ses origines étaient modestes, mais dignes. Elle était grande, pâle sous des cheveux bruns à reflets roux, et ses yeux étaient verts. Quand elle releva la tête, avec un mouvement de défi, le juge considéra ces yeux verts avec un certain effroi. «Des yeux verts, se disait-il, des yeux de chat, des yeux de monstre!» Elle abaissa ses paupières, attendant une réponse; puis les releva, l'air interrogateur. «Des yeux verts, mais d'un beau vert tendre et profond, songeait le juge. Des yeux d'amoureuse... C'est évident, il y a un homme dans cette histoire... Elle veut sauver son amant. Qu'elle aime, ses yeux le disent; qu'elle soit aimée, sa beauté le jure. Quelle misère que la justice et qu'importe au monde la disparition de cette vieille femme, si cela a mis du bonheur dans ces yeux lointains! Qu'ils doivent être beaux, quand ils sont fous!... Ah! mais, c'est moi qui deviens fou...» Il fronça les sourcils, dit simplement: --Je vous écoute. Mais Catherine avait très bien eu conscience de l'effet produit par son attitude de femme, et elle se fit femme encore plus. --Il y a deux ans, j'entrai chez Mme W., en qualité de dame de compagnie, mais je m'aperçus aussitôt que je serais tenue, au moins la plupart du temps, de remplir un office plus humble. Les femmes de chambre demeuraient rarement plus d'une semaine; une querelle, des soupçons, la mauvaise humeur constante décourageaient ces filles. Ayant ma part de ces traitements revêches, je songeai d'abord à quitter la place, moi aussi, quand je m'aperçus qu'elle me craignait un peu et qu'en somme, avec de l'adresse, je pourrais lui tenir tête. Je restai. Dans les derniers temps, je faisais venir une voisine pauvre qui me déchargeait du gros ouvrage et je tenais la maison seule, sans le concours d'aucun domestique. Ainsi, j'obtins quelque paix, finissant même par sourire des propos désobligeants qui m'étaient adressés. Jamais elle ne m'adressait la parole que sur un ton rogue et insolent, mais je ne répondais pas, et cela passait. J'aurais supporté cette vie, en attendant mieux, car je sortais fréquemment... --Vous alliez voir votre amant? --Oui, Monsieur, j'allais voir mon amant tous les jours, et je retournerai le voir tous les jours, quand vous me le permettrez... Les yeux verts s'étaient faits si doux à la fois et si ardents que le juge n'osa en braver l'éclat. Il baissa la tête et dit: --Continuez, je vous prie. Il jouait avec un crayon, dessinait n'importe quoi sur une grande feuille de papier blanc. --J'en étais, reprit tranquillement Catherine, au chapitre des soupçons. La cuisine nous venait du dehors, mais c'est moi qui, naturellement, la disposais; elle passait par mes mains, j'en étais responsable. Comme nous n'avions pas les mêmes goûts, elle tolérait que je fisse pour moi des choix particuliers. C'est ce qui causa mon malheur,--et le sien, ajouta-t-elle, avec cruauté. --Comment cela? --Eh! Parce qu'elle se mit à croire, à croire... --A croire ce qui devait arriver, dit le juge. --Oui, Monsieur, à croire ce qui devait fatalement arriver, ce qu'elle préparait elle-même, non de ses propres mains, mais de ses propres paroles. Tout d'un coup, elle repoussait son assiette, criait: «Catherine, vous avez voulu m'empoisonner?» Je répondais avec calme: «Moi, Madame, je n'ai jamais pensé à cela, vous le savez bien.» Elle reprenait: «Alors, mangez de ceci.» Et je me résignais à puiser un morceau dans l'assiette repoussée. Satisfaite, Mme W. reprenait son repas, en murmurant: «Allons, ce n'est pas encore pour aujourd'hui.» Ces mots, si souvent répétés, agirent sur moi comme un commandement. Je les entendais la nuit, dans mes rêves et parfois même sans dormir. J'aurais dû fuir. Hélas! je restai. Il m'arriva, vers le même temps, les plus graves chagrins. Mon amant tomba malade, dut être éloigné de Paris. Je devins folle, si l'obsession est une folie, et un matin je me pris à répéter, comme une litanie: «C'est pour aujourd'hui! C'est pour aujourd'hui!» Le juge tira sa montre et se leva brusquement. --Tantôt, nous reprendrons tantôt... Calmez-vous... Ne dites plus rien. Deux heures plus tard, seul avec Catherine dans sa cellule, le juge lui disait: --Mon enfant, il n'y a d'autres preuves contre vous que vos aveux possibles. Aussi je ne vous interrogerai plus. Plus tard, vous me direz tout. --Plus tard? dit Catherine. Savez-vous si vous me reverrez? --Je désire vous revoir. N'aurai-je pas été bon pour vous? Mon enfant, je ne dis pas cela pour m'en faire un titre; mais si je ne vous sauve pas de la mort, je vous sauve sans doute de la prison, et certainement de l'infamie. Ne m'en aurez-vous pas de la reconnaissance? --Ma vie, dit Catherine, valait si peu! Et maintenant? La prison me faisait peur, la liberté me fait peur aussi. Elle cacha sa figure dans ses mains et pleura. --Votre amant vous attend, dit le juge, d'une voix qui tremblait un peu. --Pleurerais-je, dit Catherine, si un amant m'attendait? --Je puis donc vous aimer! Voulez-vous que je vous aime? --Puis-je le défendre? --Merci, mais vous, m'aimerez-vous? --Moi, moi?... Je vous aurais aimé, peut-être, si vous m'aviez fait condamner par jalousie pour me séparer d'un amant... --Mais je savais que vous n'aviez plus d'amant. Les juges d'instruction savent beaucoup de choses. --Il est mort, et sa mort m'a appris qu'il me trompait... Laissez-moi, laissez-moi seule... --J'irai vous voir, vous me raconterez la fin de l'histoire. Mais ici, continua-t-il à voix basse, pas un mot de plus. Vous recevrez demain l'adresse de la maison où l'on vous attend. Le juge posséda le sourire de ces yeux qui l'avaient envoûté, et le corps blanc et pur de Catherine avec ses fleurs rouges et ses ombres rousses. Elle fut une maîtresse agréable, mais si rêveuse, parfois, qu'elle semblait devenue la statue du rêve. Réveillée, elle prenait la main qui lui avait touché l'épaule et la baisait. Il ne fut plus jamais question entre eux de la fin de l'histoire. Le juge la connaissait; il savait que le poison avait été versé: il savait que le crime avait été commandé par le mot qu'il ne fallait pas dire. Un jour, il demanda à boire. --Jamais, dit Catherine, vous ne boirez, jamais vous ne mangerez ici. Jamais. --Tu ne m'aimes pas? dit le juge. --Je ne t'aime peut-être pas assez pour croire à ton amour. --Que te faut-il donc, mon enfant? --L'oubli... Veux-tu boire maintenant? Il ne répondit pas. --Tu vois? dit Catherine. ZINZOLIN D'une lumière zinzoline... SCARRON. On parlait couleurs, et les jeunes femmes disaient leurs goûts, qui n'étaient point précieux. L'une aimait le rose et l'autre le bleu; une autre vantait le vert pâle et la quatrième préférait le rouge. --Et vous, Alain? demanda la Bleue. --Oh! moi, dit Alain, je suis, par mon état d'homme, voué aux noirs, aux gris et aux cachous. Je ne rêve pas, comme vous, d'éclatants plumages. Pourtant, s'il m'était permis d'avoir un tel désir, je me voudrais vêtu de zinzolin. Toutes éclatèrent de rire, pour cacher leur ignorance. --Le mot, continua Alain, n'est-il pas joli? On ne répondit pas. Alors, le jeune homme reprit: --Je ne veux pas vous tromper. Le mot est joli, la couleur est affreuse. Figurez-vous un violet rougeâtre, pensez à ces velours violets tout usés et qui montrent une trame d'un rouge douteux. --Vous vous moquez de nous, ce n'est pas bien. --Je ne me moque pas. J'aime ce mot, parce qu'il est joli, peut-être parce qu'il rime avec mon nom, peut-être surtout parce qu'il rime avec le tien, mon Aline zinzoline? Et il embrassa passionnément sa soeur, qui protestait: --Non, je ne suis pas zinzoline, je ne veux pas être zinzoline! --Mais si j'aime le mot, reprit Alain, je n'aime pas la couleur qu'il désigne, et si mon Aline se faisait vraiment zinzoline, je l'aimerais moins. --Vilain! dit Aline. --Pendant quelques instants, dit Alain. Celle qu'on appelait la Bleue était une orpheline. Fille de la plus tendre amie de la mère d'Alain et d'Aline, elle était entrée toute petite dans la maison où elle avait grandi, et pourtant on sentait qu'elle n'était pas tout à fait de la maison. Son caractère la séparait de sa famille adoptive. Elle était sombre, et ils étaient riants; elle semblait craindre la vie, et ils s'y plongeaient avec joie, jeunes et vieux comme dans un tiède océan; ni les uns ni les autres n'avaient beaucoup de volonté. Paule, au contraire (c'était son véritable nom), semblait toujours en état de tension morale, et s'il lui arrivait de rire comme tout le monde, elle s'arrêtait brusquement, dès qu'elle reprenait conscience d'elle-même. Un philosophe eût trouvé dans cette enfant la passion de souffrir que les prêtres ont tant exploitée dans les femmes, où elle n'est pas rare, et que les hommes y aiment presque toujours, parce que leur orgueil en est flatté ou bien, plus simplement, parce qu'ils trouvent cela tout naturel. De telles créatures sont très difficiles à apprivoiser, car elles sont très défiantes et aussi très craintives. Souvent, on les croit méchantes, et elles ne sont que peureuses. Les plus avancées dans l'art de se faire souffrir cherchent à déplaire, comme d'autres cherchent à plaire, mais elles ont toujours un motif secret et, quand on l'a deviné, on devient leur maître. Paule n'était ni laide ni jolie. Si les traits de sa figure un peu ramassée s'éclairaient par hasard d'un sourire, elle devenait agréable; ses yeux auraient parlé, si elle ne leur eût imposé le silence; elle était petite, sans maigreur, assez légère, et ses cheveux, très abondants, étaient châtains, de cette nuance neutre qui est peut-être la plus séduisante, parce qu'elle est la plus mystérieuse, parce qu'elle ne présage rien. Avec les deux jeunes filles, il y avait deux jeunes femmes, et c'était à elles, naturellement, qu'Alain faisait la cour. Il ne savait trop laquelle lui plaisait davantage, ni même si elles lui plaisaient, l'une ou l'autre. Très brunes toutes les deux, elles lui faisaient presque peur, mais comme elles répondaient à ses agaceries, il les agaçait, un peu comme on tourmente des bêtes singulières, pour voir ce qui va se passer. Il se passait que, tout en jouant, elles échangeaient des regards obliques et que chacune, tour à tour, s'épanouissait, quand elle avait reçu une faveur particulière. A l'une, Alain baisa le bout des doigts, et le corsage, où les doigts se réfugièrent vite, se gonfla comme une grosse vague. Il s'approcha de l'autre, en traître, et effleura de ses lèvres le duvet de la nuque: la nuque et toute la femme frissonnèrent longuement. Immobile, le regard vague et l'air dédaigneux, Paule semblait ne rien voir et voyait tout. Elle semblait ne rien sentir et elle souffrait. «Moi, je ne suis rien. Il ne m'a pas regardée une seule fois! Il est vrai que je suis laide, et si mal habillée avec ce bleu qui ne me va pas! Mais cela me convient d'être ainsi. Oh! je voudrais lui déplaire encore plus!» Alain, à ce moment, la remarqua. «C'est elle, tout de même, qui est la plus jolie.» Il lui lança à la tête une rose qu'il venait de voler à l'une des jeunes femmes. --Merci, Zinzolin, dit Paule. Tu ne me fais pas souvent de cadeaux, je garde celui-là. Elle mit la rose à son corsage et reprit son air dédaigneux. «Il a voulu m'humilier, songeait-elle, comment faire pour lui être bien désagréable? Rester ou m'en aller?» Elle regarda les deux jeunes femmes: «Rester.» Elle sentit la rose: «M'en aller.» --Je rentre, dit Aline à ce même moment; viens-tu, Paule? Elle regarda encore une fois les deux jeunes femmes qu'Alain, tourné vers elles, lui cachait à demi. --Non, je reste. Alain tourna la tête vers elle. Sa figure esquissait un sourire. --Oui, je m'en vais aussi, attends-moi. Elle avait songé: «Il m'a regardée d'un air ironique. Il croit que je veux le surveiller, quelle idée! Je me moque bien de lui!» Aline entra au salon. Paule monta à sa chambre. Elle versa de l'eau dans un petit vase de cristal bleu et, avant d'y mettre la rose, elle la respira, elle la regarda longuement, soudain, d'un geste brusque, la porta à ses lèvres. «Mais je suis folle! J'ai honte de moi-même! Que me fait cette fleur? Quelle bêtise! Non, non, non.» Et elle froissa la rose avec une violence passionnée, la jeta brisée sur le tapis, en piétina les pétales, toute gagnée à une colère d'enfant. Revenue à elle, elle balaya avec soin vers la cheminée les débris de sa joie méprisée, mais une crise de revirement la saisit dans cette humble attitude et, le petit balai de foyer dans sa main crispée, l'autre main appuyée au marbre, ridicule et tragique, elle pleura. Paule eut encore une fois la force de réagir. Elle se releva, baigna ses yeux, s'astreignit à lire trois pages du _Trésor des humbles_ et descendit, calme et froide. Tout le monde était rentré. Elle servit le thé, avec Aline, comme d'habitude. Alain, pendant cela, avait continué ses jeux d'adolescent. Alain, qui avait dix-huit ans, était gauche et insolent, mais en toute innocence, car il se croyait très adroit, ayant déjà conquis deux chambrières et une petite fleuriste de la ville voisine; il les avait vues, tour à tour, pâmées de plaisir et de chagrin et il leur avait dit, chaque fois, les paroles que la situation exigeait: il ne se croyait donc pas insolent, mais au contraire bien élevé et même affable. Il était assez grand et svelte, sans barbe et les cheveux ras; sa tête n'avait que deux tons superposés, le rose et le cuivre avec, dans le rose, deux grandes fleurs bleues. Il était singulier et séduisant; les femmes le désiraient, comme elles désirent un bijou éclatant et rare, mais, pensant trop à lui-même, il ne s'apercevait pas de leurs désirs. Les amies de sa mère ou de sa soeur lui semblaient, d'ailleurs, d'imprenables citadelles. Celles-ci, cependant, avaient montré des faiblesses et il commençait à les croire vulnérables. Resté seul avec les deux jeunes femmes, il leur disait gauchement les plus grandes impertinences du monde. --Je vous aime toutes les deux, oui, toutes les deux. --Nous n'avons pas besoin d'être aimées, répliqua vivement la plus jeune. Nous avons nos maris. --Ça aime donc, un mari? --Mais certainement, reprit-elle. --Si vos maris vous aimaient, ils ne seraient pas à la chasse. Ils auraient fait comme moi. Ils auraient eu mal au pied, pour rester près de vous. Et il montrait sa pantoufle. La jeune femme ne voulut pas être battue. Elle dit: --Il y a temps pour tout. Mais elle songeait: «Mon Dieu! c'est pour moi qu'il est resté! Il m'aime.» «Il m'aime donc? songeait l'aînée? Il m'aime!» Comme s'il eût perçu ces pensées secrètes, Alain s'enhardit. --Il n'y a que les amants qui savent aimer. «C'est peut-être vrai? songea l'aînée. Si j'essayais.» «Il a raison, songea la jeune, qui avait de l'expérience. Il m'aimerait bien, lui!» Elles avaient baissé les yeux, pour mieux rêver. --Mesdames, dit Alain, je mets mon coeur à vos pieds. Cette fois, elles rirent: --Quel diable! --Quel petit démon! --Oh! si je pouvais vous parler à l'oreille, à toutes les deux à la fois! --Le vilain! --Le vilain! --Eh bien l'une après l'autre. On va tirer à la courte paille. Elles rirent plus fort. --Je dirai un mot à chacune et je ferai une question. Il faudra me répondre. --Non, je ne veux rien entendre. --Et encore moins répondre. --Mais je ne dirai pas le même mot à toutes les deux, je ne poserai pas la même question. --Vous ne direz que des choses qu'on puisse entendre? --Vous ne ferez que des questions auxquelles on peut répondre? --Naturellement. --Allons, donnez vos pailles, mauvais sujet. --Je ne tiens pas à commencer. --C'est vous, chère Madame. Daignez approcher. Bien: «Je vous aime. Et vous?--Monstre!» A vous maintenant: «Je vous adore. M'aimez-vous?--Chut!» J'ai tenu parole, et vous aussi. Maintenant, allons prendre le thé, avec la satisfaction du devoir accompli. Elles marchaient, songeuses. Alain les suivait, en se demandant: «Par laquelle commencer, et comment m'y prendre?» * * * * * Le jour naissait à peine que Paule était debout. Elle avait fort peu dormi. Avant même de faire sa toilette, elle sortit de sa chambre et se dirigea vers une grande pièce voisine que l'on appelait la lingerie, et qui contenait, outre le linge de la maison, toutes sortes de débris de robes et de chapeaux, de rubans délaissés, dépouilles de plusieurs générations de femmes. Il y avait des soies gorge de pigeon à la mode de l'impératrice Eugénie, il y avait des velours amarante et des satins nacarat: «Ah! voici mon affaire!» C'était un carton de rubans dont la triste couleur semblait bien répondre à la définition du zinzolin, un violet rougeâtre. «Que c'est laid!» Sur son corsage bleu, à son cou blanc, à ses cheveux châtains, elle disposa des noeuds de soie zinzoline. «J'ai l'air d'une sauvagesse, dit-elle, en se regardant dans la glace. Il va se moquer de moi. Peut-être va-t-il se mettre en colère? Si je ne lui déplais pas tout à fait, cette fois, comment faire?» Elle descendit au jardin. Un merle sifflait éperdûment les cinq notes de son appel monotone; le soleil faisait de longues ombres; la rosée veloutait les feuilles et les herbes; elle vit un liseron s'ouvrir vraiment comme un oeil doux; elle mangea une pomme fraîche comme de la glace: Paule ne pensait plus à rien qu'à la joie d'être un chevreuil matinal. Qu'aperçut-elle, tout à coup, au détour des syringas? Alain, assis sur un banc, qui la regardait avec surprise. La vue de cet ennemi fraternel ranima sa rancoeur: --Hein? Tu ne pensais pas à moi? --Non, ma chère Paule, je pensais à moi-même. --Tu te lèves de bonne heure? --Oh! pas tous les jours. --Alors, aujourd'hui? Paule, en pleine lumière, flamboyait de lueurs zinzolines. --Où as-tu trouvé cela? --Quoi donc? --Ces affreux rubans. --Affreux? tu trouves? --Serait-ce en ma faveur, par hasard? --Pourquoi pas? --Si tu as voulu me déplaire, tu as réussi. Mais, dis-moi, je te croyais indifférente à tout, je croyais que rien ne pouvait te remuer le coeur, et voilà que tu t'es levée à cinq heures du matin... --Et toi? --Moi? C'est parce que je suis amoureux. --Pas moi. --... et que tu t'es travestie en bohémienne et que tu cours le jardin pour secouer tes idées... Assieds-toi près de moi, Paule, viens... C'est bien du zinzolin... Quelle idée! Mais tu n'as pas été aussi maladroite que tu croyais et moi je suis moins bête que tu ne penses... --Alors? dit-elle, avec une froideur très mal simulée. --Alors, je suis comme toi, je ne sais que dire. Je voudrais blaguer, et ça ne sort pas... Paule, Paule, sais-tu pourquoi nous nous sommes levés tous les deux avec l'aurore? dis, le sais-tu?... Donne-moi ta main, Paule. Elle laissa prendre sa main, elle laissa le bras d'Alain entourer sa taille, elle permit qu'il la pressât contre sa poitrine. Les arbres, les fleurs, le ciel et la terre, tout se mêlait et tournait. Elle ferma les yeux et sa tête se pencha. --Dis, le sais-tu? continuait Alain. Eh bien, nous nous cherchions et nous nous sommes trouvés. Elle fut la tendre maîtresse d'Alain, pendant toutes les vacances et bien longtemps après, chaque fois qu'il revenait à la maison. Alain lui disait un jour: --Il faudrait nous marier, mais comment faire? Un homme peut-il se marier à dix-huit ans? Attendons. --Ne parlons pas de cela, répondit Paule. Je t'appartiens, tu feras de moi ce que tu voudras. Ainsi elle conciliait son bonheur et l'amour de la souffrance. Elle fut très heureuse pendant plusieurs années. ROSE ... et les roses trop hautes. H. DE RÉGNIER. C'était un enfant. Il n'était plus habillé en garçonnet, mais il ne l'était pas encore en homme. Sa figure était lisse, ses cheveux bouclés; on le voyait grandir; il jouait aux billes, à la saison, et raillait les filles toute l'année. Mais il ne raillait pas Christiane, cependant, parce que Christiane avait dix ans de plus que lui, parce qu'elle paraissait une dame, comme sa mère, une dame plus jeune et sans mari. Il l'aimait, au contraire, parce qu'elle était bonne, câline et rieuse. La vie est une chose qui doit rire, pensent les petits garçons, et quand on ne rit pas, c'est qu'on ne vit pas. Toutes les amies de Christiane étaient mariées ici et là. Elle allait les voir, espérant, ici ou là, trouver un mari, à son tour, mais elle n'avait guère de dot, et c'était difficile. Elle venait souvent chez la mère du petit garçon, parce que leurs maisons étaient voisines et aussi parce que le père du petit garçon, qui collectionnait des estampes, recevait fréquemment la visite de riches amateurs, auxquels il se plaisait à montrer son cabinet. Qui sait? C'était son mot. Elle le répétait à tout moment, avec confiance dans l'avenir. Christiane avait vingt-cinq ans. L'été, les amies de Christiane se réunissaient sur une petite plage bretonne et celle qui avait trouvé la maison la plus large recevait Christiane, dont les parents, vieux et débiles, aimaient à ne pas remuer. Cela faisait l'assemblage le plus gai d'enfances et de jeunesses. Là, le petit garçon devenait encore plus amphibie. Il ne savait plus auquel de ses instincts obéir. Aller dresser contre la mer montante des forteresses de galets, c'était bien tentant; de rester à lire près des jeunes femmes qui cousaient et de Christiane qui brodait, c'était bien tentant aussi. Alors il se partageait et quand il croyait avoir assez fait le jeune homme sérieux, il courait vers les tout petits, patauger avec joie dans le sable mouillé d'écume. Ainsi passait le temps, depuis quelques jours, quand l'amateur d'estampes reçut une lettre mystérieuse: «Monsieur, votre départ que j'ai appris, en me présentant chez vous, jeudi dernier, a contrarié un projet auquel je rêvais depuis quelque temps déjà. Une certaine impatience ne me permet pas d'attendre votre retour. Serais-je indiscret en me permettant d'aller vous déranger pour quelques instants au bord de la mer, où vous fuyez précisément les indiscrets?...» La signature, «Durand, de l'Institut», rappela à l'amateur d'estampes un visiteur qu'il avait reçu deux ou trois fois et qui, à sa dernière visite, paraissait distrait. Il se rappela aussi que Christiane s'était trouvée avec lui, le premier jour, qu'il l'avait saluée avec beaucoup de déférence, qu'il lui avait parlé, doucement, qu'il avait délaissé pour elle le carton des pièces rares. Christiane avait conquis un mari. On n'en douta plus, quand on vit M. Durand s'installer à l'hôtel de la Plage, et, déclarant qu'il finirait là ses vacances, se mêler gravement aux entretiens frivoles des jeunes femmes. Le petit garçon l'avait détesté du premier jour. Il pensait: «Celui-là, ce n'est pas un amateur d'estampes, c'est un amateur de Christiane.» Cette pensée, qui lui revenait souvent, il la laissa même échapper tout haut, devant sa mère, qui le gronda très fort, tout en ayant bien envie de rire. Bientôt, personne ne nomma plus M. Durand que l'amateur de Christiane, et ce nom devait lui rester toute sa vie. Ce fut la seule allusion à un mariage qui se décidait en silence. Vers la fin du mois, quand tout le monde, d'un commun accord, parla des préparatifs du retour, M. Durand attira à l'écart l'amateur d'estampes et lui dit: --Je m'en vais. Ma résolution est arrêtée. Je suis bien décidément «l'amateur de Christiane». --Ah! Vous avez entendu?... --Oui, et avec joie. Cela prouve qu'on m'a compris. --Mais elle? --Je n'ose pas. L'amateur d'estampes prit sur lui de mettre la main de Christiane dans celle de M. Durand. Christiane faisait des yeux étonnés. M. Durand baisa en rougissant la petite main obéissante et Christiane comprit que cet homme l'aimait et désirait son bonheur. Cette pensée la rendait déjà heureuse. Christiane s'arracha aux compliments, aux baisers de ses amies. Elle monta à sa chambre et, assise près de la fenêtre, elle contemplait la mer, qu'elle trouvait naïvement pareille à l'infini de sa vie. Elle rêvait depuis un instant, quand un bruit lui fit remuer la tête. Elle écouta. On eût dit des sanglots. Elle se leva, regarda. A genoux près du lit, et à demi caché par le rideau retombé, le petit garçon pleurait, la tête enfoncée dans les couvertures. Christiane s'approcha et, prenant l'enfant par les épaules, le releva et l'attira vers elle: --Qu'est-ce qu'il y a donc, mon petit? --Christiane! Christiane! --Quoi donc? --Oh! Christiane! --Voyons, assieds-toi près de moi et dis-moi ce que tu as. Elle s'était laissé tomber sur le lit, toute émue par ce gros chagrin. Elle reprit, quand le petit garçon fut près d'elle, la tête appuyée à son épaule: --On t'a grondé? --Non. --Tu souffres? --Oui. --Où cela? --Je ne sais pas. --Voyons, dit-elle un peu brusquement, sois raisonnable, parle. --Oh! Christiane, c'est toi qui me grondes, toi que j'aime tant! Alors, Christiane comprit, et l'enfant lui fit peur. Mais ses paroles l'avaient attendrie aussi, et, pour réparer sa brusquerie, elle le serra contre son sein. --Christiane, il va t'emmener, alors? --Mais non, je resterai avec vous tous, avec toi. --Ce n'est pas vrai! --Mais si, je t'assure. Je viendrai te voir, comme d'habitude, et je t'aimerai toujours, mon petit. --Moi, je t'aime tant! Des mains innocentes et curieuses serraient Christiane et pressaient sa chair. Elle regarda, troublée, les yeux alanguis qui cherchaient ses yeux. Elle regarda aussi la jeune bouche, et la jeune bouche monta vers la sienne et la saisit. Ils restèrent ainsi longtemps, puis se renversèrent pâmés sur le lit. Le petit garçon ouvrit les yeux et l'instinct le jeta sur Christiane. Il ouvrait son corsage, caressait sa chair douce, enfonçait la main sous les épaules. Christiane sursauta, redressa son buste, puis, tout à coup, se voyant dégrafée: --Oui, mon petit, embrasse mon coeur. Tiens, là! Donne-moi mon premier baiser d'amour! Et le petit garçon, pressant à pleines mains le sein gonflé de Christiane, posa ses lèvres heureuses sur la rose pâle qui pointait, près d'éclore. Elle poussa un cri, comme mordue, se leva, rajusta sa toilette et dit: --Eh bien, je suis contente. Tendre petit ami, je t'aimerai toujours. Garde le goût de mon coeur. Qui sait? POURPRE _Qualem purpureis agitatam fluctibus Hellen._ PROPERCE. SIDOINE CLOTILDE MARCELLE SCÈNE PREMIÈRE SIDOINE.--CLOTILDE CLOTILDE.--Un amant? Non, j'aime trop ma liberté. Un amant? Des soupçons, la jalousie, des tourments. Un amant? Non, je veux pouvoir aller et venir dans la vie, selon mon gré. Un amant? Que faisais-tu hier, chérie, au coin de la rue de la Paix? J'attendais. Quoi? Une voiture. Ah! Et il ne croit pas. Toute sa figure dit: C'est bien singulier. Un amant! Non. J'ai bien assez d'un mari. Mon mari est un gardien débonnaire et qui ne craint que le scandale. Me sachant bien élevée, il ne me surveille que de très loin, et puis l'infatuation propre aux maris fait que, même s'il me voyait en conversation suspecte, il n'en croirait pas ses yeux. Mais un amant? SIDOINE.--Votre mari a raison. Soupçonner sa femme, c'est l'injurier, et un galant homme ne saurait injurier sa femme. CLOTILDE.--Si sa femme est honnête, cela va bien. Si elle ne l'est pas, les soupçons deviennent donc légitimes, avant même le commencement de preuve? SIDOINE.--Les soupçons ne sont jamais légitimes. CLOTILDE.--Ne dites pas de bêtises. Les soupçons sont toujours légitimes. Mais on en a ou on n'en a pas, cela dépend des caractères. Je ne sais pas si mon mari m'a jamais soupçonnée; il ne l'a jamais fait paraître. Vous savez pourtant aussi bien que moi, non, pas tout à fait aussi bien, mais enfin vous savez que j'ai eu un amant, puisque vous étiez non seulement son ami, mais notre confident. Alors, avouez que vos belles phrases ne sont que de belles phrases. SIDOINE.--Du tout. Quand on aime, quand on se croit aimé, les soupçons sont infâmes. Je dirais plus, ils sont bêtes. La vie est un acte de confiance. Tromper, c'est se dégrader. Or, peut-on jamais supposer que celle qu'on aime est un être dégradé? CLOTILDE.--Enfin, moi, je sais que les amants sont soupçonneux, et rien ne m'énerve davantage. Votre ami m'a torturée pendant trois ans. J'en ai assez. Les chagrins qu'il m'a causés ne valaient pas les plaisirs qu'il m'a pourtant fort libéralement donnés. Une autre femme aurait été heureuse avec lui, peut-être. Je ne le fus pas. Assez d'une expérience. Je ne dis pas que je ne céderai jamais à un caprice. Oh! Dieu, non! Des caprices, mais j'en cherche et je bénirais le ciel, je ferais une neuvaine à N.-D.-des-Victoires, si cette plante germait dans ma tête. Hélas! voilà des années que je ne sens rien, ma chair ne se lève pour rien ni pour personne. Je suis désolée. Quant à mon coeur, n'en parlons pas. Je l'ai mis à la raison. SIDOINE.--Vous êtes une délicieuse petite égoïste. Ce n'est pas pour cela que je vous aime, mais je vous aime. CLOTILDE.--Vous me l'avez assez dit. Aimez-moi, qui vous en empêche? SIDOINE.--Mais pour aimer il faut être deux. CLOTILDE.--Le beau mérite, alors! Moi, j'ai aimé votre ami pendant six mois, avant qu'il eût seulement daigné jeter les yeux sur moi. SIDOINE.--Mon mérite, si c'en est un, est bien plus grand, puisqu'il y a un an jour pour jour que je vous fais la cour. CLOTILDE.--Il serait double, en effet, si vous m'aimiez vraiment. SIDOINE.--Comment, vous ne croyez même pas à ma sincérité? CLOTILDE.--On ne croit à la sincérité que de ceux qu'on aime, et je ne vous aime pas. SIDOINE.--Me voilà bien! CLOTILDE.--Qu'avez-vous? Vous pâlissez? SIDOINE.--Le coup a été un peu direct. Adieu. CLOTILDE.--Sidoine, ne partez pas sur cette mauvaise impression. SIDOINE.--Ah! vos yeux ne sont plus méchants, merci! je puis donc rester encore un peu? CLOTILDE.--Oui, mais pas assis. SIDOINE.--Je resterai donc debout. CLOTILDE.--Pas debout, à genoux. SIDOINE.--Oui, je vous demande pardon de vous aimer trop. CLOTILDE.--Eh bien, je vous pardonne, et même, voici ma main à baiser. C'est complet, hein? SIDOINE.--On est bien, à vos genoux. CLOTILDE.--Que c'est bête, un homme amoureux. C'en est attendrissant. SIDOINE.--Elle pleure vraiment. Ah! tu m'aimes, Clotilde! CLOTILDE.--Oui. SCÈNE II CLOTILDE.--MARCELLE MARCELLE.--Cela va être très amusant. A quelle heure exactement? CLOTILDE.--Dix heures. MARCELLE.--Nous avons encore dix minutes. Tout est bien prêt? CLOTILDE.--Oui. Sais-tu que tu es charmante ainsi? Tu me ferais perdre la tête, si c'était sérieux. MARCELLE.--Ma chère, j'avais envie de t'en dire autant. Depuis que je suis habillée en homme, je te trouve je ne sais quel charme qui me fait battre le coeur. CLOTILDE.--Tant mieux, tu joueras bien ton rôle. MARCELLE.--A merveille. CLOTILDE.--Non, non, sois sage! Attends le coup de timbre. MARCELLE.--Je suis impatiente. CLOTILDE.--Ah! mais! tu deviens dangereuse! MARCELLE.--Hélas! si peu! CLOTILDE.--Voyons, sois sage, te dis-je. Ah! n'as-tu pas entendu? MARCELLE.--Oui, et voilà un second coup. CLOTILDE.--J'ai donné des ordres. Il entrera au troisième. J'ai peur, maintenant, j'ai peur. MARCELLE.--Moi, je m'amuse énormément. CLOTILDE.--Marcelle! Mais c'est qu'elle... SCÈNE III CLOTILDE.--MARCELLE.--SIDOINE MARCELLE.--Je t'aime, je t'aime! CLOTILDE.--Chéri! Ah!--Ah!--Ah! Marcel! Marcel! Ah! Ah! Ah! Ah!... MARCELLE.--Je t'aime, je... aim... ah-â-â-h! SIDOINE.--Est-ce possible? CLOTILDE.--Marcelle, cache-toi bien la figure, surtout! Ah! Sidoine! Quel bonheur! Je ne vous avais pas entendu entrer. Je sommeillais, je rêvais, peut-être. Il m'arrive de rêver tout haut, quand je m'endors après dîner. SIDOINE.--... CLOTILDE.--Non, par ici. Il y a trop de désordre, sur le divan. SIDOINE.--... CLOTILDE.--Qu'avez-vous? SIDOINE.--... CLOTILDE.--Que cherchez-vous? SIDOINE.--... CLOTILDE.--Vous? Sidoine, je vous en prie! SIDOINE.--... CLOTILDE.--Des soupçons, alors! SIDOINE.--... CLOTILDE.--Comme les autres! SIDOINE.--... CLOTILDE.--Alors, vous croyez? SIDOINE.--... CLOTILDE.--Qu'est-ce que cela prouve? SIDOINE.--... CLOTILDE.--Ah! tu ne m'aimes pas! SIDOINE.--... CLOTILDE.--Bien, je sais ce que j'ai à faire. SIDOINE.--?... CLOTILDE.--Non, tu m'aimes encore, dis, tu ne crois pas? Sidoine? SIDOINE.--... CLOTILDE.--Parlez, à la fin! Vous me détestez? SIDOINE.--... CLOTILDE.--Vous me méprisez? SIDOINE.--... CLOTILDE.--Les soupçons sont infâmes. SIDOINE.--... CLOTILDE.--Je vous présente mon complice. SIDOINE.--Quoi! Marcelle! MARCELLE.--La tragédie est finie. Cela fut bien émouvant. CLOTILDE.--C'est vous qui aviez raison, Sidoine, il ne faut jamais... SIDOINE.--Ah! que tu m'as fait souffrir. Que tu es donc méchante! CLOTILDE.--J'ai voulu te mettre à l'épreuve. SIDOINE.--Cette fois encore, cela fut un peu direct. CLOTILDE.--Ce sont les meilleurs coups. MARCELLE.--Adieu. Je vous laisse ma conquête, mais je la regrette. SIDOINE.--Mais qu'elle est jolie ainsi! CLOTILDE.--Il était temps que tu arrives. SIDOINE.--Eh bien, qu'elle fasse la femme, maintenant, ce sera ma vengeance. MARCELLE.--Non, non! Clotilde, arrête-le! CLOTILDE.--Sidoine! Sidoine! SIDOINE.--Je t'aime! Je t'aime! CLOTILDE.--Quelle horreur! J'en tremble! Je meurs! Marcelle, je t'en conjure! MARCELLE.--Je t'aime, je t'aime! Je... aim... ... Ah!--â--â--h! SIDOINE.--Aâââh! SCÈNE IV CLOTILDE.--SIDOINE SIDOINE.--Je me suis bien vengé. CLOTILDE.--Méchant! Méchant! SIDOINE.--Oui, je suis peut-être allé un peu loin! Mais vous m'aviez donné un si bon exemple. CLOTILDE.--Tu fus plus cruel que moi. SIDOINE.--Non pas. La réalité, c'est ce que nous sentons comme réel. CLOTILDE.--Un simulacre innocent! SIDOINE.--Moi aussi. CLOTILDE.--C'est vrai? Dis? C'est vrai? SIDOINE.--Un simulacre. CLOTILDE.--Est-ce vrai, méchant? Elle criait aussi... SIDOINE.--Eh bien, crie à ton tour. CLOTILDE.--Ah! tu m'aimes, tu m'aimes, toi. MAUVE Quelques mauves, sous les rosiers, Avec des airs humiliés... R. G. Pauline passa au confessionnal une demi-heure fort agréable. A mesure qu'elle détachait les fruits lourds du péché, l'arbre allégé redressait ses branches, reprenait son attitude printanière. «C'est aussi un peu, songeait-elle, comme quand Amélie me lave la tête. A mesure que les ondes fraîches m'inondent, je me sens devenir plus légère, débarrassée d'un voile lourd, du crêpe des soucis.» En songeant cela, elle avait honte, car elle aurait dû être tout entière à la contrition et participer par des élans de repentir aux indulgentes paroles du prêtre. «Mais c'est bien cela! poursuivait-elle en elle-même. Et puis, cette sensation de bien-être que j'éprouve, n'est-ce point la preuve même de l'action du sacrement sur la pécheresse?» Elle avait conté doucement, sans forfanterie, mais sans réticences, toute sa vie depuis deux ans. --J'ai péché contre la chasteté. --Bien. Toute seule? --Non. --Avec votre mari? --Oh! non. --Bien. Continuez. --J'ai péché en pensées, en paroles et en actions. --Un amant d'habitude? Un seul? Plusieurs? --Un seul. --Bien. Vous désiriez ardemment voir votre complice, l'embrasser, vous donner à lui? --Oui. --Souvent? --Toujours. --Bien. Quand vous étiez ensemble, vous échangiez des propos déshonnêtes? --Oh! non. --Des propos déshonnêtes, c'est-à-dire des paroles tendres? --Oui. --Bien. Ensuite, des caresses. Normales? --... --Il vous embrassait sur tout le corps? --Oui. --Longtemps? --Oui. --Et vous? --Moi aussi. --Et c'est ainsi que vous arriviez à la volupté? --Quelquefois. --Bien. C'est très grave. Etait-ce de votre plein gré ou par contrainte? --Oh! --De votre plein gré, alors? --Oui. --C'est affreux. Vous méritez les feux de l'enfer. --Mon père, je me repens beaucoup, beaucoup. --Bien. Continuez. Pas d'autres tentatives habituelles pour éviter la procréation? --... --Vous satisfaisiez votre passion sans songer à autre chose, comme les bêtes, selon la parole de l'apôtre saint Paul? --... --Vous mêliez vos chairs au hasard, sans autre but que le plaisir bestial? --Oh! --Sans jamais un retour sur vous-même, un regret, une pensée pour les enseignements de la Sainte Eglise? --Hélas! --Sans honte? --J'en ai maintenant. --Bien. Continuez. Vous vous mettiez nue, toute nue? --Oui. --Sans rougir? --Hélas! --Vous étiez pareille à un démon. --Oh! --Il n'y a que les démons qui ne rougissent pas de leur nudité. --J'en rougis maintenant. --Avez-vous cédé à l'entraînement d'un tempérament trop ardent? --... --A la passion, alors? --Oui, j'aimais. --Il fallait recourir aux sacrements, aux exercices de piété. --Je le fais, maintenant. --Comment vous avait-il prise? --Je ne sais plus. Par des regards, des sourires, des paroles... --Avez-vous lutté? --Je l'aimais. --C'est fini? --Oui. --Vous ne le verrez plus? --Jamais. --Bien. Continuez. Et on avait passé en revue les autres péchés, la gourmandise, la paresse, le mensonge, et Pauline se souvenait des goûters délicats, après les furieux repas d'amour, des siestes dans les bras de son ami, des histoires compliquées qu'elle inventait pour dépister la curiosité maritale. Ce songe! Car ce n'était plus qu'un songe! Ce songe! Elle pleura. --Puisque votre repentir est véritable, je vais vous donner l'absolution, qu'il aurait été préférable de différer, peut-être, mais les larmes effacent bien des choses. Demandez pardon du fond du coeur à Dieu, que vous avez offensé si gravement. Son attendrissement avait redoublé, pendant que les paroles latines tombaient une à une sur ses cheveux blonds, à travers un délicieux chapeau mauve assorti à la robe, qui était du même ton, mais plus pâle. La cérémonie finie, elle salua, sans aucun embarras, le prêtre qu'elle connaissait. Ils parlèrent un instant de la dernière vente de charité dont les résultats avaient été merveilleux, et le pauvre homme ne pouvait s'empêcher de considérer, sans convoitise, certes, mais avec une certaine complaisance étonnée, cette élégante jeune femme, jolie et fine, qui connaissait sans doute mieux que le plus retors casuiste tous les secrets de la luxure. «La femme! La femme! Celle-ci a deux petits enfants jolis comme des anges, qu'elle conduit elle-même à la messe et au catéchisme. Son mari prêche la guerre sainte et son amant l'a quittée pour Mme de Ruel, qui dit tout haut: «Moi je suis fanatique de Dieu!» La femme! La femme!» Pauline, remontant en voiture, pensa à de délicieuses orchidées qu'une main qu'elle croyait bien deviner avait fait envoyer chez elle, le matin même. «Me voilà pure, sans tache, quel bonheur! Il y en a une, avec sa petite queue rose tirebouchonnée, qui est un amour! C'est lui, assurément, c'est lui. Déjà six heures! Pourvu que je ne le manque pas! Mon Dieu! que la religion est belle! Je suis heureuse.» LILAS Et que l'on touche et que l'on sente les lilas. FRANCIS JAMMES Béatrice, étant princesse, se croyait tenue à beaucoup de sévérité envers ses adorateurs. Princesse, n'est-ce pas un fruit rare et dont la cueillaison mérite quelques tourments? Elle leur imposait des épreuves. L'un, grand fumeur, dut, pendant une partie de campagne, rester tout un jour sans fumer. Un autre, qui aimait la danse, dut se priver des plus agréables bals de la saison. Trois élégantes premières, de suite, furent défendues à un des maîtres de la mode. Celui-là prit la princesse en haine. Lionel, au contraire, accepta tout, même le ridicule. Quand il fut bien humilié, on lui permit quelques baise-main un peu appuyés; il fut favorisé de discrets sourires; on accepta quelques fleurs; on le choisit pour faire un tour aux Salons ou pour aller entendre les conférences de M. Jules Lemaître. Enfin, on daigna l'écouter tête-à-tête dans le petit salon lilas, qui était l'antichambre connue des bonheurs définitifs. Longtemps, assis, debout, à genoux, Lionel prononça sur sa passion des discours galants, spirituels, ou pathétiques. Un jour, après un tendre mouvement d'abandon, Béatrice reprit soudain sa dignité: --Soyons raisonnables, mon ami. Moi, je ne dois pas défaillir, et vous ne devez pas m'induire en tentation. La chair, même celle des princesses, et elle appuyait un peu sur ce mot, est faible. Mais une femme comme moi sait souffrir. Née pour la vertu, je lui reste fidèle. Hélas! je ne vous appartiendrai jamais. Soyez mon ami, Lionel, soyez le complice de mon renoncement et le confident de mes douleurs. Lionel avait ses desseins. Il savait qu'à cette phrase de la comédie on devait se révolter, entrer en désespoir et se briser légèrement la tête contre les panneaux de la petite bibliothèque en vieux chêne; ils étaient fort solides. Alors, pour éviter un plus grand malheur, la princesse, en pleurant, cédait. Elle allait elle-même mettre le verrou, comme dans les estampes galantes de jadis et, telle une grisette, elle se laissait déshabiller très adroitement. Lionel avait ses desseins. Il feignit d'entrer dans les arrangements de la princesse étonnée: --Nous pleurerons ensemble. Je vous aime trop pour oser contrarier une volonté qui m'est si chère. Soyons amis, hélas! Béatrice aimait Lionel. Au moment où il parlait ainsi, elle le désirait de tous les désirs secrets de son âme et de sa chair. Comme il prenait congé, mélancoliquement, elle fut sur le point de serrer très fort et d'attirer vers son coeur la main qui touchait la sienne, mais une pudeur qu'elle n'avait jamais connue contraria son désir. Elle laissa partir Lionel sans trouver autre chose que: --Déjà! La porte refermée, elle se sentit enveloppée de chagrin. C'était lourd, c'était épais, cela lui cachait tous les objets, toute la vie. Enfin la souffrance céda un peu devant cette idée: «Il reviendra demain.» Lionel ne revint pas le lendemain, ni de deux jours, ni de trois jours. Le quatrième, un mot, de Londres: «Chère amie, une affaire inattendue... J'espère demain, à l'heure habituelle, vous présenter les devoirs respectueux de votre ami, Lionel.» A l'heure habituelle, un bleu: «Souffrant...» Réponse de Béatrice: «Je savais bien, cher ami, que l'inattendu seul pouvait vous éloigner de moi. Mais pourquoi m'avoir privée de vos nouvelles pendant si longtemps, trois ou quatre siècles? Enfin, je les ai, ces nouvelles, et voici qu'elles sont mauvaises! Dites, je ne dois pas être inquiète? Béatrice.» Lionel, en lisant cela, dit: «Elle est vaincue. C'est pour demain.» Pendant cette semaine, l'imagination de Béatrice avait fait mille tours, de branche en branche, comme un écureuil. Elle avait passé par la déception, l'espérance, la crainte, l'ennui, le désespoir, la joie, l'inquiétude, et elle en était là, quand Lionel fut introduit. A sa vue, elle s'élança, puis s'arrêta, rougissante. Lionel ouvrit les bras; elle y tomba, fermant les yeux, heureuse, ne pensant plus à rien. Il y eut de longs baisers muets, de tendres caresses, puis ce fut Lionel lui-même qui poussa le verrou. Ainsi, il affirmait, en même temps que son amour, son autorité. Lionel aimait Béatrice, mais il avait contre la princesse une souriante rancune. Tout en satisfaisant son amour, il avançait sa vengeance. Après la grande privauté, ce furent les petites, qui sont indécentes, et les singulières, qui sont excessives. Il osa tout et il exigea tout. Chaque jour ajoutait une strophe au poème luxurieux. Béatrice, cependant, avec l'air de se laisser vaincre par amour, s'exaltait à mesure que passaient entre ses doigts les grains du chapelet, et un jour que Lionel, à bout d'imagination, avait joui naïvement d'un mutuel et simple bonheur, Béatrice, reposée et riante, inventa un enlacement fou. Alors, il s'agenouilla et baisa ses pieds, non comme un amant, mais comme un dévot et il songeait: «O Béatrice, trois fois femme, Béatrice de beauté, Béatrice d'amour, Béatrice de volupté, je te demande tout bas pardon de ma sottise. J'ai voulu t'humilier, à ton exemple, j'ai cru te traiter un peu en odalisque et c'est moi qui ai fait ta volonté; c'est moi l'esclave.» ORANGE Des bouquets de jasmin, de grenade et d'orange. CORNEILLE. Quand le capitaine entra dans la petite salle où elle travaillait avec sa mère, Berthe se sentit comme assommée. Elle ne put se lever qu'en comprimant son coeur. Vite retombée sur sa chaise, elle baissa la tête. Ayant l'air de plier son ouvrage, elle frissonnait, heureuse. La mère se répandait en grâces et en paroles inutiles et vulgaires: «On ne l'attendait pas de si bonne heure. On aurait voulu s'habiller et le recevoir dans le salon. On aurait mis, puisque c'est la mode à Paris, quelques fleurs dans les vases de la cheminée. Et surtout, on eût prié M. Bernard d'être là, car rien n'est plus intimidant pour des pauvres femmes qu'un brillant officier.» Elle avait très peur. L'ordonnance, qui était venue dans l'après-midi, en courrier, visiter la chambre, déballer un porte-manteau de campagne, n'avait pas donné à la vieille domestique une idée très avantageuse du capitaine. --C'est un rude homme, allez, avait-il dit, grand deux fois comme moi et qui mange comme un diable. --Seigneur Jésus, est-ce possible! On va lui faire un bon dîner et un bon lit, à ce bon monsieur. --Ce n'est pas un bon monsieur, c'est un dur à cuire. Il sera là à six heures. Maintenant, salut à la compagnie. Rompez. --Vous allez bien boire un coup tout de même, monsieur le militaire. --Tout de même. Et en buvant, le militaire avait précisé l'idée qu'il se faisait de son capitaine: une belle brute. Aux propos répétés, toute la maison avait tremblé, mais non pas Berthe. M. Bernard était allé inviter à dîner le percepteur, homme avisé, pour n'être pas seul face à face avec un être aussi redoutable. --Nous le griserons, avait-il décidé. Ce sera le moyen d'en venir à bout! Mme Bernard se disait, de son côté: «Je le gâterai. Les sucreries, il n'y a que ça pour amadouer un homme.» Berthe avait songé aussi. Elle avait songé: «Voilà donc un homme! Je verrai enfin un homme. Ah! qu'il y a longtemps!... Peut-être qu'il me fera du mal? Peut-être! Peut-être!» Et elle avait voulu absolument travailler comme tous les jours à sa broderie, pour n'avoir pas l'air de s'émouvoir: «Allons-nous avoir l'air de gens qui ne reçoivent jamais personne?» Et tout en tirant l'aiguille, elle répétait en elle-même: «Est-ce que mon heure est venue, enfin, l'heure définitive?» On parlait des grandes manoeuvres, du pays, de sa fraîcheur, de l'herbe, des arbres. L'officier esquissait des tableaux champêtres, vantait le charme de la petite rivière sous les saules, déplorait d'avoir été obligé de laisser piétiner un coin de pré vert tout fleuri de boutons d'or. Berthe, étonnée, le regardait, déçue de tant de douceur, lorsqu'il accentua son admiration en claquant son genou et en proférant: --N. d. D.! le joli coin de terre! Il y avait une grande fille qui continuait de battre son linge et de temps en temps se levait pour en étaler une pièce sur un têtard. Boufre! si j'avais été seul! Berthe, redevenue heureuse, songea: «S'il avait été seul avec elle, il serait arrivé des choses terribles, c'est évident. Oh! si je pouvais être seule avec lui?» Comme l'officier louait le jardin, qu'il avait entrevu en entrant, Berthe parla pour la première fois: --Il est très simple, mais si vous voulez le voir? --C'est cela, dit la mère, et tu couperas quelques fleurs. Je vous rejoins dans un instant. Au premier rosier, le capitaine voulut prendre le sécateur: --Je couperai celles que vous me direz. Je ne veux pas que vous vous blessiez les doigts devant moi. --Non, non. Me croyez-vous si maladroite? Elle fit semblant de lutter, tout en se laissant prendre l'instrument. Il lui ouvrit les doigts doucement. --Bon augure, dit-il. Avoir touché une si jolie main donne envie de toucher le coeur. Elle ne répondit pas, songeant: --Tout va encore se passer en fadeurs! Alors, elle se fit agressive. Comme le capitaine tendait une rose d'une main toute balafrée: --Du sang? N'en mettez pas sur mes fleurs, au moins. --Mais, c'est beau, le sang. --Non, c'est sale. --Je ne croyais pas que l'on dît jamais cela à un officier qui a eu la tête à moitié fendue d'un coup de sabre. Elle le regarda. «C'est qu'il a vraiment l'air fort en colère. S'il osait, il me battrait. Que lui dire pour l'exciter davantage?» Elle ne trouva rien, et il y eut un long silence. «Encore un, songeait-elle, qui est maître de ses émotions. Je m'étais trompée. Il ne m'attaquera pas. Ah! que je suis lasse!» «En somme, se disait le capitaine, elle m'a insulté. Ce n'est qu'une femme, soit. Elle m'a tout de même insulté. Il me faut une réparation.» Le capitaine regarda autour de lui. Ils étaient dans un endroit écarté, clos par des massifs de verdure. --Le panier est plein, je crois, dit-il, voici le sécateur. Et, comme elle tendait les doigts, un peu inquiète, malgré sa résolution, du changement d'attitude dans l'homme qu'elle observait, elle sentit deux mains s'abattre sur ses épaules et, aussitôt, une bouche s'écraser sur la sienne. Son geste de vengeance achevé, de vengeance ironique, le capitaine lâchait les épaules, et se reculait, quand il éprouva qu'on lui rendait avec passion son rude baiser. De l'épaule, une de ses mains descendit sur le sein gonflé; l'autre bras soutenait la taille qui se ployait. Pose éminemment classique et dont les suites, non loin d'un lit de verdure, sont les maladresses à relever une jupe prise sous le corps affaissé. Il faut le plus souvent que la tendre victime, qui n'a point perdu le sens des plis, vienne délicatement en aide au brutal. --Oui, oui..., murmurait Berthe. Mais, du côté de la maison, une voix appelait: --Berthe, Berthe. En se redressant, elle dit: --Nous avons la nuit. Je viendrai. En attendant, silence, froideur ou galanterie fade. L'officier, au grand étonnement de ses hôtes, mangea et but fort modérément. Il ne fuma que deux cigarettes, mais accepta beaucoup de café. Son attention, toute la soirée, se concentra à deviner les motifs de conversation qui pouvaient déchaîner l'éloquence de ses partenaires. Il fut assez heureux pour les trouver. Pendant qu'ils parlaient, il réfléchissait: «Vierge? Un amant? Des amants? Innocence? Perversité? Curiosité? Bêtise? En tous les cas, c'est grave. D'abord ma conscience? Ensuite, le mariage? Je mettrai le verrou.» L'instant d'après, le mâle songeait à la belle fille qui se livrait: «Pourquoi des scrupules? Quoi, ne pas cueillir la fleur le long du chemin?» Enfin: «Si je ne prends pas, j'aurai des remords pendant deux ans, peut-être toute ma vie.» Il la regarda sans affectation, cependant qu'elle lui versait une tasse de thé, et il osa dire: --Oh! pas tant, il est très fort, vous allez m'empêcher de dormir. Pour toute réponse, elle leva la tête, le regarda et baissa les paupières. Il sentit que sa tête tournait. Certes, ce n'était pas sa première bonne fortune, mais il n'en avait pas encore eu d'une telle qualité. Cette jeune bourgeoise de campagne décidément l'exaltait au plus haut point. Quel était ce sphinx à cheveux roux? Il en humait d'avance la nudité avec un tremblement. Il la voyait toute blanche, pareille aux statues de marbre qu'il avait désirées jadis plutôt qu'admirées. --Vous allez coucher dans la chambre orange, dit Mme Bernard, qui commençait à somnoler. Un caprice de ma fille, qui l'a voulue toute de cette couleur. Mais vous l'avez vue, déjà. J'espère que vous y dormirez bien. Ce dernier mot fut atroce pour l'officier. Cette intervention maternelle le rejetait dans son indécision. Berthe devina peut-être l'impression mauvaise, car elle ajouta: --Orange, c'est ma couleur. Il me semble que je suis moins laide au milieu de cette flamme, où je me fonds. Personne n'y couche jamais, dans cette chambre, mais moi je m'y retire souvent. C'est mon domaine. --Et qu'y fait-elle, je vous le demande? reprit Mme Bernard. Elle lit, elle rêve, car nous sommes un peu rêveuse. Que voulez-vous? Les jeunes filles! J'étais toute pareille à son âge. Mais moi, j'aimais le bleu. --L'orange aussi est une belle couleur. --Dites que c'est la plus belle, affirma Berthe. --C'est la plus belle, dit l'officier. Maintenant, il attendait. Après avoir fait sa toilette, il s'était rhabillé à demi, et il fumait une cigarette en dessinant des arabesques sur les marges d'un journal. Il ne pensait plus à rien. Seulement, son coeur s'arrêtait de battre, à chaque bruit, à celui d'une mouche réveillée. Toutes les dix secondes, il regardait la porte. Il se leva pour aller y coller son oreille. A ce moment, un panneau de tapisserie, près de la cheminée, sembla se décoller. «Suis-je halluciné?» Il alla vers le mystère et il y arriva comme il fallait pour recevoir Berthe dans ses bras. --Ma chambre est là, expliqua-t-elle, après avoir accepté et rendu le baiser d'accueil. Tout simplement un double placard, dont j'ai pu rendre mobile la cloison intérieure. Que de fois, depuis trois ans, je suis venue voir si tu étais là! Personne, toujours personne! Mais enfin te voilà. M'aimeras-tu au moins? Voyant que ces paroles étonnaient son amant, elle reprit: --Celui qui vient est celui qu'on attendait. Tu es venu et je suis à toi. Marchant tout bas, parlant tout bas, ils arrivèrent au bord du lit et s'y assirent. En la serrant contre lui, le capitaine sentait, sous la légère robe la beauté corporelle de la jeune fille. Il fut très ému, mais il eut le courage de dire: --Non, tu es une folle enfant et je n'abuserai pas de toi. Si tu veux m'aimer, nous avons la vie. Vous disiez, imprudente et innocente: «Nous avons la nuit.» Moi je dis: «Nous avons la vie.» Elle laissa tomber sa tête sur la poitrine de l'officier, en serrant très fort le bras qu'elle lui avait passé autour du cou. Puis elle la redressa, sa tête rousse, aux yeux d'or ardents et fous, trouva les lèvres qu'elle mordit, et se renversa, entraînant sur elle l'homme, qui entra. «Aurions-nous, dit-elle plus tard, en se pelotonnant dans le giron de son amant, aurions-nous jamais retrouvé un instant pareil?» Deux mois plus tard, la chambre orange fut la chambre de noce. Ils furent très heureux et parlèrent bien souvent de leur aventure, mais Berthe, je pense, n'avoua jamais à son mari qu'il était le troisième capitaine pour qui elle avait percé les murailles. CHOSES ANCIENNES DISTRACTION MATINALE Afin d'exercer la plus amère méchanceté, Primary, vêtu ainsi qu'un riche cosmopolite, entra. «_Amabilités, la pluie, le beau temps, comme si la faillite ne la menaçait pas! Cette femme serait-elle dissimulatrice? Oh! je verrai dans le clair de ses yeux bleus la joie de la résurrection, et tout de suite après, au coin des paupières, deux larmes que j'aurai su évoquer, sans en avoir l'air. Robe noire de veuve, trois petits enfants. Sont-ils gentils, petits anges! On m'a dit cinquante ou seulement trente mille francs? Trente, mais le plus gros chiffre, qui ne me coûte rien, est une garantie que je dois prendre, dans mon propre intérêt, pour la réussite absolue de l'opération._» --Il me faut, Madame, quelques anneaux, boucles, parures, brimborions, mais je suis assez difficile, n'étant pas amoureux, et disposé, opinant pour autrui, sans nulle commission, entendez-le! à de sérieux marchandages. Je ne dépasserai pas, quelle que soit la qualité des tentations... (_Elle est suspendue à mes lèvres, c'est le mot..._), cinquante... Ce sont vos enfants, trois petites filles!... Je ne dépasserai pas, dis-je, cinquante... Charmantes créatures... mille francs. (_Elle a pâli, elle porte la main à son coeur... Un grand, grand soupir... Nerveusement, elle saisit une des petites filles et la serre contre sa poitrine, l'embrasse, affolée... Elle ouvre la vitrine à double glace, sa main tremble..._) Je n'ai que cette somme sur moi et je paie toujours comptant. --Oh! monsieur, vous êtes de ceux auxquels... la confiance... --Voyons, un dernier calcul... oui, c'est bien cela, cinquante francs et rien de plus. --J'avais cru entendre... Allez-vous-en, mes pauvres petites, allez jouer dans la cour. «_Elle a senti le coup, elle tombe sur sa chaise, elle souffre... oh! cela va trop vite..._»--Ai-je dit autre chose que cinquante mille francs? --Oui, oui, oh! pardon, Monsieur, que je suis sotte... Vous allez choisir... oh! Monsieur, nous nous entendrons facilement... Voici: bagues, boucles d'oreilles, broches, médaillons, parures complètes... oh! que je laisse à bien bon compte... petites breloques... qui seront, si vous le permettez, Monsieur, par-dessus le marché... Ah! mon Dieu... où es-tu?... Petites... Mariette... Ah!... C'est un peu d'étourdissement... «_Elle se remet, bon... très bon... Pourvu qu'elle soit de force à supporter l'expérience... C'est capital... Cela va... Elle sourit, elle est radieuse, empressée... je suis sûr qu'elle me baiserait les mains de bon coeur... Chère petite femme... On peut dire qu'elle nage dans la joie... Elle prononce MONSIEUR, comme une amante le nom de son bien-aimé... Bravo!... Là, je vais faire un petit tas... Je m'y connais... Il y en a pour cinquante mille, juste._» --Je crois, Madame, que cela ne dépassera pas mon prix... --Voyons... Oh! non, Monsieur, au contraire... trente... trente-trois... quarante-huit... Si vous désirez aller jusqu'au chiffre rond... je mettrai encore ce diamant, il est beau et on l'avait marqué jadis, hélas! cinq mille francs... et vous prendrez dans ces menues fantaisies les objets qui vous plairont... --Bien, très bien... nous allons, comme vous dites, nous entendre... Oui, tout cela me plaît... oui... oui... (_Maintenant, tout en jetant un dernier coup d'oeil, tirer son portefeuille et le remettre, cela plusieurs fois de suite... Ah! ah! elle a un frisson... Bon... Un geste qui signifie: Décidément, non... puis se lever brusquement et dire de bonnes paroles..._) Tout réfléchi, je ne suis pas encore bien décidé... Ayez la bonté... je verrai... je repasserai tantôt... oui... tantôt... mettez-les à part, naturellement... car il est probable, plus que probable... (_Elle connaît cela: est-ce qu'on revient jamais? Allons, encore une petite secousse_)... Bah! autant les emporter moi-même!... --Comme vous voudrez, Monsieur... (_Le timbre de la voix a changé, elle va pleurer... Nous y sommes... Ah! vous voilà, larmes! Il y en a deux... joyaux, vrais joyaux, plus précieux que tous les diamants... oh! comme je voudrais vous boire dans un baiser! Ne sont-elles pas à moi? N'est-ce pas à mon commandement qu'elles ont jailli du fond de ton coeur, pauvre petite femme, pauvre petite mère?..._) --Au fait, non, j'ai une course à faire... tantôt... A tantôt, Madame, comptez sur moi... Et en tous cas, mille pardons. (_Elle est brisée... Elle est vraiment brisée!..._) «Ah! me voilà dehors, je respire... Cela finissait par devenir trop émouvant... Il ne faudrait pas abuser de ces distractions matinales.» LA CLOISON Un mois à la campagne. Ce n'est pas dans la montagne,-- Ni au bord de la mer,-- Où l'air est amer. Un mois à la campagne dans un château tout neuf (des vieilles verdures, très bien rapiécées, y font tapisserie). Par la fenêtre, la petite dame Doucin vagabonde: là-bas les boeufs dormants attroupés sous la lune. Pas un ne beugle à la lune, mais quelques-uns ruminent. «Vraiment très satisfaite d'une telle villégiature: son Primary en est, son cher amour de Primary que depuis trois mois elle adore, oh! un vrai Amour! «... Primary, quel amant! Ce qu'elle aime au-dessus de tout, c'est des mots passionnés, spirituels et indécents, susurrés dans l'oreille: cela caresse en même temps l'âme, le coeur et l'autre. Eh bien, pour déverser une pareille jouissance en son petit corps nerveux comme un jet d'épine et ployable comme une branche de saule, Primary est unique: Primary trouve. Ainsi, tenez, hier soir, pendant que minuit sonnait au beffroi blanc et propret de l'église voisine (genre XIIe siècle, au moins), Primary disait: «_Où vais-je baiser ma petite amie pour la réveiller? Sur ses cheveux? Sont dorés, mais ne dorment pas. Sur ses yeux? Sont dorés, mais ne dorment pas. Sur sa toison? Oui, petite amie, sur ta toison, car ta toison dort._» «Ça, ce n'est pas des choses qui s'oublient. «Cette nuit, la toison d'or, la toison dormira seulette, et tout le monde dort, même la petite madame Crocoeur, une autre blondinette qui s'ennuie et donne des coups de tête dans la cloison pour se distraire. «Aucun bruit: adieu les boeufs qui ruminent sous la lune. Je ferme la fenêtre, me couche, souffle... Hé! on parle chez la petite madame Crocoeur... Ah! cette voix... non... lui!... lui! Primary, mon amour? il me trahit et j'entends, et il faut que j'entende... Ah! Don Juan, je sais bien que tu me trompes mais fais-le plus loin... C'est bien lui, c'est sa voix... Il dit... que dit-il? Il dit: «_Où vais-je baiser ma petite amie pour la réveiller? Sur ses cheveux? Sont dorés, mais ne dorment pas. Sur ses yeux? Sont dorés, mais ne dorment pas. Sur sa toison? Oui, petite amie, sur ta toison, car ta toison dort._» La petite madame Doucin crut qu'elle allait pleurer, elle n'en fit que la grimace: les nerfs de sa face révolutionnée se contractaient, elle voulait pleurer, elle n'en faisait que la grimace... * * * * * Premier déjeuner. On descend en toute petite toilette, un à un: des bonjours ensommeillés. Primary est là, qui guette: «Pourvu qu'elle ait entendu! Petite pâlotte, petite langoureuse, petite fondante, tu avais besoin d'un coup de fouet... Hé! elle aura été cinglée... Quelques zébrures, oh! qu'un seul baiser effacera! Je ne suis pas si méchant qu'on le dit, oh! non, puisque je me contente de les faire saigner par métaphore, pauvres anges!» Tout le monde est descendu: on attend la petite madame Doucin. «Elle est si paresseuse, la chère mignonne!» dit la petite madame Crocoeur. Elle vient, la petite madame Doucin, elle vient, en songeant: «Je voudrais pleurer et je n'en fais que la grimace... Et toute la nuit, cette grimace! En dormant, je la sentais qui revenait toujours, toujours... Pourvu que cela se passe! Il va me trouver si laide! Oh! monstre, c'est toi! Et je t'adore...» Elle vient, elle entre, Primary s'avance et la salue. Elle va pleurer? Non, elle n'en fait que la grimace... («Mais, elle a un tic!»)... une si vilaine grimace que tout le monde éclate de rire. LE RÊVE Primary touchait à la cinquantaine, lorsque sa maîtresse lui dit, un matin, avec cet air spécial que prennent les femmes pour annoncer à leur bien-aimé des choses d'un embêtement rare et décisif, mais des choses qui crucifient leur chair, à elles, et qui la flattent, des choses comme seules elles peuvent en dire, des choses représentatives--absolument--de leur sexe: --Tu sais, je suis enceinte. --C'est une fille, Monsieur, dit la sage-femme, des épingles entre les lèvres. Primary, les yeux vagues, regardait, sans le voir, l'être à la peau de crevette cuite, le foetus macéré par les alcools amniotiques: il rêvait: une fille: il la voyait montrant sous sa robe de huit ans, de fluettes jambes de jeune autruche, courant et s'arrêtant de courir à la caresse d'un désir mâle, grimpeuse volontiers vers des genoux agités et chatouilleurs; il la voyait chuchoteuse et sourieuse, les yeux larges et la bouche gourmande, innocente et tentatrice, angélique et sournoise... --Ce sera pour ma vieillesse. --Allez-vous-en, dit la sage-femme, des épingles entre les lèvres. Et quand il fut sorti, elle se pencha vers la mère plus abolie sous les draps que sous la neige une ellébore,--et familièrement, de femme à femme: --Soyez tranquille, pauvre chérie, il l'aimera bien. LE RACHAT DES LAIDES Les capricantes aiguilles de Popp, les Popp, disaient minuit: minuit, les trottoirs et les yeux aigus des femmes blêmes. «Minuit, c'est fait, je puis rentrer.» Tel qu'un peu ivre, il marchait, les jambes lourdes, et des battements de coeur si drus que le sang vers ses tempes rebondissait et bouillonnait. «C'est fait, j'en suis sûr. Je les ai séparément prévenus: «Dîner de fondation et refus inadmissible.» J'ai prévenu ma femme: «Ma toute bien-aimée, à minuit je serai rentré,--sans faute.» Il remontait le boulevard Malesherbes. --«C'est fait. Ah! il le fallait. Elle était si laide! Dix-huit mois de mariage ne m'ont pas habitué à ce nez court, à ces yeux ternes, à ces cheveux durs, à ce teint de métisse, et la taille pas fine, et la gorge, heu! et le reste, vulgaire! «Il le fallait. J'en avais honte. Ah! mon cher Paul, tu l'as rédimée et tu m'as sauvé, mon cher, si cher ami! Quel autre que toi eût agi avec un désintéressement aussi rare,--quoique inconscient? Ah! demain, comme je t'écraserai les mains dans mes mains réjouies! Oui, je t'embrasserai. «Il le fallait. Alors, j'ai commencé de les laisser seuls, après avoir excité Paul par de petites tendresses pour ma femme adorée: Je baisais Juliette dans le cou, un peu longuement, puis ceci, puis ça, et je sais. Une brève course: «Faites donc un peu de musique.» «Il le fallait. Je sortais, je rentrais en faisant du bruit, et dans le silence du petit salon, un subit accord... «Eh bien, on ne s'est pas trop ennuyé?» Elle, presque câline et moins laide déjà: «Non, Paul est si gentil, mais tu abuses de lui!» «C'est fait. Juliette a un amant. Donc, elle n'est pas si affreuse qu'elle en a l'air. C'est fait. Ah! je n'en suis pas fâché! Tout le temps je me disais, ce soir: «Il la dévêt, elle sourit, sérieuse un peu, tout de même, il pose ses lèvres, ici et là, il la prend en ses bras, il la couche, il vient, etc.» Ça fut une pénible soirée. C'est fait.» Les capricantes aiguilles de Popp, les Popp disaient minuit,--et plus: minuit passé, les yeux suraigus des femmes blêmes. Sonner. Monter. Entrer. Elle dormichonnait, agitée. La lampe, pas baissée, illuminait sa gorge et ses bras nus. --Tu dors, chère? Tiens, cette petite tache rose, au sein, là... Tu te serres toujours trop dans ton corset... Ah! mais, tu sais, je te trouve charmante, ce soir! Oh! ce regard m'excite! Attends, petite coquine! Il chantonnait: «C'est fait, c'est fait, c'est fait!» Après un silence, il redit, se rapprochant du lit: «Est-elle jolie, ce soir, la méchante! jolie, jolie, jolie!» Et Juliette souriait, si perversement heureuse, qu'elle était presque jolie,--oui, presque. LA CHÈVRE BLONDE Elle pleurait, la tête sur les genoux de son mari, sa fine peau protégée par un mouchoir de soie, guettant du coin de l'oeil une lettre que M. Pariétal relisait accablé. La main de la petite femme se soulevait, comme à pigeon-vole, prête à un geste vif. --Mais non, ma chérie, elle n'est pas anonyme. Elle est signée, signée illisible, mais signée. --Montre! M. Pariétal inséra la dénonciation dans la poche de son gilet, reboutonna son coin-de-feu, et dit: --Pauvre femme! Mme Pariétal prit le parti de sangloter. --Pauvre femme! répétait M. Pariétal, et la blonde adultère finissait par sangloter sérieusement, n'ayant plus pour se distraire le jeu de pigeon-vole, si captivant! --Ah! c'est indigne! cria tout à coup M. Pariétal en surgissant d'un bond par-dessus sa femme stupéfaite, couchée par le choc, telle qu'une victime. Ainsi, tu as fait ça, toi? Tu m'as trompé? Réponds! Mme Pariétal se relevait. Elle vint vers son mari et lui posant une main sur l'épaule, une main tamponnée de son mouchoir de soie: --Ecoute et comprends! Ce que j'ai fait? Comprends et compare!... C'était si beau, si bien écrit! Ah! je puis le dire, je fus empoignée!... Voyons, tu devines et tu me pardonnes?... Mon ami, j'ai lu _la Chèvre blonde_, voilà tout. --Ah! disait M. Pariétal. --Oui, hélas! je l'ai réalisée, ta chèvre blonde, ta chère petite chèvre... --Ah! Ah! disait M. Pariétal. --J'ai fait ça, oui, mais tu dictais, toi!... (_Spasmes et sanglots._) C'est bien malheureux d'avoir un mari qui écrit des choses si passionnantes!... N'est-ce pas à en perdre la tête? M. PARIÉTAL (_la baisant au front généreusement_).--Ah! c'est _la Chèvre blonde_!... Hein, mes amis, je ne suis pas tout à fait sans influence sur mes contemporains, moi!... Nous sortons, dis, petite?... Ah! c'est ma _Chèvre blonde_!... Dis, petite, vois-tu d'ici le ravage, la désunion des oreillers bourgeois? (_La baisant au front, tendrement._) Ah! c'est _la Chèvre blonde_!... Dis, petite, mets ta robe de dentelle, nous prendrons une voiture. LA TOUR SAINT-JACQUES La Tour Saint-Jacques, solitaire et honteuse de sa beauté démodée, la vieille tour aux bêtes parlantes, aux bêtes de pierre et de rêve... Ils s'adonnaient rapidement, ce jour-là, à une brève et instructive promenade: un Américain de marque (c'est-à-dire semblable à tous les Américains, la distinction étant désormais dans la parité) et notre ami M. Virgile-Austère Méliorat. --Voilà bien, murmurait le voyageur attristé, ces vieux Européens... Garder et entourer de grilles quelques pierres déformées et périmées... Pourquoi? Parce que c'est ancien!... Élevant la voix, il ajouta, l'air négligent, la main dressée vers la vieille tour solitaire et honteuse: --Naturellement, ça ne sert à rien! --Comment, répondit notre ami, d'un ton où se mêlaient les reproches, la colère, la stupeur, à rien? Y songez-vous? Nous prenez-vous pour des enfants? L'heure des jouets n'est plus, Monsieur... Nous avons appris à tirer parti des choses. Cette tour est utile: elle sert, Monsieur, elle sert à la Science. Elle abrite, sous les ridicules symboles de ses moellons déchiquetés: 1º un laboratoire de physique expérimentale; 2º un baromètre à eau (30 mètres de haut), à stylo-traceur électrique... Hein? Vous voyez?... Oh! ce vieux bute, cette antique coquille, ça ne doit pas être un fameux laboratoire, mais c'était tout fait, ça épargne de la maçonnerie... --Avouez-le, répliqua, glacial et goguenard, l'Américain,--vous en êtes encore à respecter ça, ça... --Mais non, cria presque en colère M. Virgile-Austère Méliorat, mais non, je vous jure que non!... Ils passaient vite, hâtant leur instructive promenade, tournant le dos,--enfin!--à la vieille tour solitaire et honteuse de sa beauté démodée, à la vieille tour aux bêtes parlantes, aux bêtes de pierre et de rêve... LES CYGNES Des cygnes nageaient le long du Louvre; deux cygnes plus las que nos coeurs,--et le courant les emportait; deux cygnes plus sauvages que nos désirs,--et des femmes guettaient les naufragés. L'âme de Bonhomet planait sur la Seine. Des femmes élevaient leurs manchons, très haut, très haut, comme un signal de capture; des enfants jetaient des pierres à la drôle de bête; deux mariniers partirent: ils ramaient avec ferveur, et la foule songeait: «En cage, en cage, qu'on les mette en cage, avec une grande baignoire pour se distraire, en cage!» L'âme de Bonhomet planait sur la Seine. Alors, celle qui s'appuyait à mon bras, le serrant très fort, me dit à l'oreille (si joliment!): «Oh! du bouillon de cygne!» Et dans ses yeux de poitrinaire, un peu sinistres!--étincelait le désir fou d'une cuisine blasphématoire. L'âme de Bonhomet planait sur la Seine. PARAPHRASES (_D'après l'anglais._) Brodée d'aurore et de plaisances, comme elle verdoyait jolie, la petite fille aux si blonds cheveux. La vie autour d'elle, pour elle, était gaie et rafraîchissante comme les heures matinales de Mai. Ni bobos, ni chagrins, ni vilains croquemitaines: mais des anges, et des fées, et des joies, des bonbons. «--Maman, maman! Ils m'ont brisé ma poupée!... Sa tête! Sa jolie tête!...» Les heures matinales pleuraient toutes les larmes de leurs yeux. «--Maman! que je suis malheureuse!» «--Pleure pas, mignonne! oh! petit gros coeur, apaise-toi. Voyons, ce n'est rien. Malheureuse? Ah! si tu savais? Pleure pas, tu seras heureuse,--demain!» * * * * * Brodée de soleil pâle, comme elle fuselait et s'adornait de gemmes, fleurs futures, la jolie fillette aux si blonds cheveux. La vie, tout autour d'elle, pour elle, était douce et tiédissante comme les secondes heures des jours de Mai. Ni fiévrettes, ni langueurs, ni vilaines jalousies, mais des jeux et des rires, et des cris, des mamours. «--Maman, maman! Ils m'ont brisé mon ombrelle!... Sa pomme! Sa jolie pomme!...» Les secondes heures pleuraient toute la pluie de leurs nuées. «--Maman! que je suis malheureuse!» «--Pleure pas, mignonne! oh! petit gros coeur, apaise-toi. Voyons, ce n'est rien. Malheureuse? Ah! si tu savais? Pleure pas, tu seras heureuse,--demain!» * * * * * Brodée d'or et de lumière, comme elle fleurissait, comme elle s'épanouissait en odeurs de délectation, la jolie fille aux si blonds cheveux. La vie, tout autour d'elle, pour elle, était folle et violente comme les orages adorables et royaux des tierces heures de Mai. Ni migraines, ni ennuis, ni vilaines envies, mais des roses et des perles, des jacinthes, des parfums. «--Maman, maman! Ils m'ont brisé mon coeur!... Mon coeur! Mon joli coeur!...» Les tierces heures pleuraient toute la grêle de leurs nuages. «--Maman! que je suis malheureuse!» «--Pleure pas, mignonne! oh! petit gros coeur apaise-toi. Voyons, ce n'est rien? Malheureuse? Ah! si tu savais? Pleure pas, tu seras heureuse,--demain!» LA FILLE DE LOTH Le plaisir sortait furieux, tel qu'un jet de fonte ardente et rouge: Loth s'affaissa sur la chair de l'opprimée. L'idée du sang le tourmentait: «Quelle bouche, ou quelle blessure de virginité a revomi sur ma face?» Le flot du vomissement cloîtrait ses yeux, scellait ses lèvres, aveuglait, comme un masque, le torrent de son haleine. «L'Autre: elle avait nom la Mère... Quelle confusion dans les générations!... Avec l'autre, ils allaient au plaisir en des tremblements de saints qui tomberaient à l'impureté,--mais l'Exultation, fantôme exquis né de leurs souffles, planait, le front haut et rayonnant, tout paré de fleurs fraîches. «Celle-ci: quand la mère fut morte, Loth aima sa fille, la fille de Loth; il l'aimait d'une sensualité de prêtre chaste, il se mortifiait... «Vainement! «Elle dormait... C'était tantôt, non, c'était il y a un instant, un seul instant... Elle dormait. Elle ne cria point. Sa mère non plus n'avait pas crié. Ah! c'est ma fille, ma vraie fille,--mais quelle confusion dans les générations futures! «Elle dormait, elle ne dort plus. Évidemment,--et c'est surtout désagréable parce que de quels yeux irrespectueux ne doit-elle pas, en ce moment même, fixer son père, de quels yeux sournois et, qui sait? goguenards, des yeux à cracher dedans... Si elle pleurait, au moins, je la consolerais. J'ai envie de la battre! «Ah! voilà que le masque se recollait sur sa figure, et ses membres ligotés ardaient en un enfer de cohabitation un peu excessif. Sa tête, sous l'imaginaire étau de sang glacé, se brisait comme un os dans une gueule de chien,--et l'Ironie l'épouvantait, comme s'épouvante un assassin qui veut, et ne peut, paralysé, redoubler le coup de grâce...» Il articulait, sans parole extérieure, des chapelets de «pardon, pardon, pardon»: à Dieu, à Elle, à toute la vie, à toutes les choses, au lit creusé tel qu'un tas de sable fuyant vers un abîme, aux cheveux blonds mouillés par la sueur de l'angoisse, aux seins violentés... au Christ de l'alcôve, au Christ de cuivre, qui souriait aux lumières, si amèrement... à tout, à la porte brisée, au gynécée troublé dans son silence, à la bouche écrasée par les morsures... ... A la bouche surtout,--mais la bouche de vierge et maintenant de femme, la bouche d'enfant et maintenant d'amoureuse, la bouche adorable de la fille de Loth s'ouvrit et murmura dans un baiser: «Je t'aime!» PETIT SUPPLÉMENT --Tu m'aimeras? --Je te montrerai de l'amour. --Tu seras fidèle? --Comme une femme qui connaît le prix de la fidélité. --Tu seras tendre? --Une atmosphère de tendresse te circonviendra. --Complaisante? --Serve. --Ah! jolie? Tu t'y engages? --J'ai, selon les saisons, des crèmes assorties, et, pour les intimités, la brise-vespérale, la rosée-lunaire, le petit-lait-du-regard-matinal, la pâte-illusion-des-nuits-blanches. --Auras-tu, chère, des pleurs de jalousie, quand il le faudra! --Je sais pleurer. --Et les rires? Par exemple, le rire-il-m'aime!-décidément!-j'étais-une- sotte-de-me-tourmenter? --Mon rire-il-m'aime!-décidément-j'étais-une-sotte-de-me-tourmenter est une perle. Tu verras. --Et les sourires? Il me faut les sourires. --Je les ai tous, ami: le sourire-plein-de-promesses, le sourire-adorable-de-mutinerie, le sourire-troublant-du-Sphynx, le sourire-voilé-de-larmes... j'ai le sourire-sarcastique, le sourire-sardonique, le sourire-malicieux, le sourire-vainqueur, j'ai le poétique-sourire et le sourire-nuancé-de-mélancolie... je les ai tous, te dis-je. Sans vanité, mon écrin de sourires est très complet. J'ai même le sourire-après, si rare! le sourire-je-t'aimais-bien-avant-mais- comme-je-t'aime-maintenant-il-n'y-a-pas-de-comparaison! Tu vois... --Dis-moi, et les amoureuses pâmoisons? --Oh! je crois bien! A quoi penses-tu? --Nous monterons au ciel, au septième, n'est-ce pas? --Au septième, j'ai des ailes. --Redis-moi encore que tu m'aimeras, ma Bien-Aimée! --Mon amour t'appartient. --Tu m'aimeras passionnément? --Ah! pour cela, mon cher, permettez. Avec un petit supplément, oui. Je sais le rôle. Volontiers, mais que cela soit bien entendu, _la PASSION se paie à part_. LE CRIME DE LA RUE DU CIEL Dire que cela évoluait dans sa rue! Dans sa rue! Le fantomatique feuilleton se créait là. Un sou! Et on avait de quoi rêvasser toute la journée, au bruit de l'aiguille, de quoi enfiévrer les heures mornes! La couture s'en allait brodée d'or et soutachée de sang, et les fièvres du jour émanaient dans la nuit des transes frissonnantes de morgue et d'échafaud. C'était terrible et c'était bon. L'amour sanglotait, le crime riait, les poignards crevaient les bourses et les ventres, ça pantelait, ça ruisselait. Ah! on se sentait vivre! Et le coeur? Etre aimé aussi! Ah! Ah! Ah! L'heure du déjeuner s'évaporait. Un matin les draps sont lourds comme des suaires. Rien de rare: une de ces faiblesses où défaille la chair des filles anémiées aux pâles nourritures; l'aveuglement dès que le pied droit s'avance devant le pied gauche; les menottes qui tremblotent comme la feuille menue. L'hôpital? Ah! bien non, par exemple! Plutôt aller voir tout de suite si le pavé est loin de la fenêtre! Les camarades du quartier défilèrent: --Cette pauvre Adèle, elle a mangé plus de pain qu'elle n'en mangera. --Allez-vous-en vous tuer le corps pour en arriver là! --Elle a des nerfs, elle s'en relèvera. --Il y en a d'autres qu'elle qui passeront par là. Huit jours. Vers la nuit, elle dit à Jeanne qui entrait, à la muette, avec deux sous de lait et le sucre de son café dans un coin de journal: --Je ne dors pas, va! et je ne dormirai plus qu'une fois. Ça galope, pa-ta-tan, pa-ta-tan... Il y en a deux, ma chère, de chevaux! Tiens, ils s'arrêtent... Ah!... Plus personne. Victorine ouvrait la porte. --Retourne! La voilà évanouie! Tâche de ramener un curé. Elle est finie. Une voix lointaine soufflait: --«_Et Paolo, montrant le cadavre, leur dit: Un homme en blouse, entré et sorti par cette fenêtre, a poignardé le comte, emmené l'ouvrière._ LA FIN A DEMAIN.» Ah! je ne veux pas mourir. LA FIN, LA FIN! Mon Dieu! que je vive seulement jusqu'à demain, jusqu'au jour! Dis, Jeanne, tu me feras vivre jusqu'à demain? Jeanne, Jeanne, ma petite chérie, écoute bien! quand ça serait ma dernière heure, ma dernière minute, tu me le lirais, n'est-ce-pas? le feuilleton de LA FIN, comme tu m'as lu tous les autres? Dis, tu me le jures? Dis, dis? LA FIN, LA FIN! --Pensez à votre âme, récita le prêtre, dès la porte, demandez pardon à Dieu de vos fautes, mourez chrétienne. Sa miséricorde infinie n'attend qu'un mot, un signe, une pensée de regret, un acte de foi et de soumission à sa divine volonté pour vous ouvrir ses bras cléments! --LA FIN, LA FIN! Je veux savoir. Non, non, pas mourir encore! --Résignez-vous, mon enfant! Dites seulement: Seigneur pardonnez-moi, parce que j'ai péché! Si vous saviez comme il est bon, comme il aime ses créatures même pécheresses! Bientôt vous le saurez, si le repentir... Vous saurez... --Je saurai, je saurai! Là haut je saurai LA FIN? Elle s'était dressée, les yeux brûlés aux flammes du désir. Le vent d'outre-vie la coucha disant: «Alors, je puis mourir.» PRESCIENCE Elle ouvrit sa fenêtre: C'était un paysage de printemps, jeune, pas fini, un paysage d'aube attardée et de lueurs attendues,--des cieux pâlement fleuris, l'envers d'une soie brochée, une broderie de feuillages en enfance sur du tulle mauve... Il y eut un arrêt, avant l'exaltation certaine des lueurs attendues. Quelque chose de clarifiant allait surgir dans une bénédiction prochaine. L'Étoile mystique accouchait du Soleil d'Amour... Elle referma sa fenêtre, disant: «Et moi, j'attends Celui qui ne viendra jamais.» LES JOIES PRIMITIVES Que me veux-tu, ombre des Joies primitives, et pourquoi reviens-tu m'obséder tous les ans, à la même heure, à la dernière? ... Parfums des résédas épars et des tilleuls, charme des ancolies en deuil, franges des végélias! Fraîcheur des ruisseaux clairs sous les aunes jaloux, menthes où s'est tapie l'angélique grenouille aux yeux doux!... --Tout cela, dit l'Ombre, c'est pour te rappeler aussi l'odeur des ciguës, des suprêmes ciguës coupées dans la verdeur matinale, c'est pour te rappeler la ciguë et son odeur exceptionnelle, et criminelle. CHAMBRE DE PRESBYTÈRE C'était, sous les pommiers amaigris, la languide rousseur d'un gazon mort, enfin décoloré par les gelées: la neige avait fondu qui, la veille encore, jetait sur cette désolation la fadeur naïve de son suaire sentimental. L'hiver grelottait tout nu, et parmi la noire dentelle des arbres en coupelle, un ciel bourbeux dormait, tel que l'eau des mares aux carrefours des chemins creux. Il venait de se lever, de se vêtir vite, car, hors du lit riche en plumes et en laines, cette vaste cellule sans tapis, ni tentures, sans feu, refusait l'offrande du plus humble réconfort. Un hexagonal pavé de briques roses avec des trous qui faisaient hancher les lyres des chaises rempaillées et déniaient tout aplomb à la table de bois blanc, vêtue de toile écrue, où s'érigeait, dans sa cuvette exiguë et carrée, la fleur urcéolée d'un pot de faïence de Rouen; des murs plâtrés peints couleur d'ocre avec l'unique attirance, sur une planchette, de la Vierge au rosaire, porcelaine blanche et souriante, vers qui se penchaient, innocents acolytes, deux tiges de lis, en boutons vierges, fuseaux pareils au pénis immaculé d'un enfant; le lit à colonnettes, à ciel, à rideaux pers écartés des pieds et du chevet par des tringles à soroses d'or: ainsi la chambre où l'hôte, en cette matinée de décembre, songeait. Il laissa sur les vitres verdies retomber la mince cotonnade jaune, de celles qui obstruent les fenêtres des séminaires, et lâchement enfonça sous les draps encore tièdes ses mains glacées. Ce lit, d'une grossière et lourde volupté, lui apparaissait, dans cette salle morne, comme un péché, seul, dans la vie d'un cénobite. L'ENTRÉE DES HOMMES D'ARMES Il regagna les premières maisons du petit bourg féodal, s'engagea dans les étroites rues, passa sous un antique porche où pointaient encore les dents rouillées d'une herse. Franchie cette menaçante voûte, on apercevait de monumentales arcades, des ogives fleuries d'écussons. Dans ces solides ruines, une auberge s'abritait, dominée par le puissant donjon, dont les créneaux émergeaient d'un fouillis de lierres. La cour était vaste, enclose de vieilles murailles, déserte, animée seulement par les cris effarés des corneilles nichées dans les meurtrières. Le donjon, le lierre, les corneilles, les murs anciens, les ogives, toute cette vétusté pleine d'une si noble paix! Il se posa sur un banc, éprouvant une réelle joie, le contentement de vivre, quelques instants, au milieu de pierres qui avaient vu d'autres faces, d'autres gestes, d'autres fêtes que les faces avides, les gestes pressés, les fêtes grossières d'un siècle mercantile. Il déjeuna en plein air, servi par une alerte fille aux yeux bruns, dont la coiffe en mitre arrondie, inclinée vers la nuque, s'accommodait à l'ensemble de la vision. Une pareille péronnelle jadis avait dû capter par ses sourires la maussaderie des soudards anglais, ou arrêter, par un sérieux regard des mêmes yeux bruns et doux, la lourde effervescence des reîtres bourguignons: peut-être que des sabots de cheval allaient retentir sous le porche, des lances cliqueter sur les cuissards d'acier... Il entendit la sonnaille des cottes de mailles, le grincement des solerets; des voix sourdement juraient sous la visière grillée des salades empanachées... NOUVELLES DES ILES INFORTUNÉES C'était un pays doux, triste et vert, comme recueilli dans une infortune ancienne, une vaste plaine affligée et résignée. Je pris un sentier serré entre deux haies d'épines sans fleurs, de lamentables épines qui semblaient pleurer sur la cruauté de leur destination, et, après avoir marché pendant des heures en la prison des lamentables épines, je fus arrêté par une barrière érigée telle qu'une absurde estacade entre moi et l'infini. Les madriers brutalement équarris s'entrecroisaient, délimitant d'étroits losanges de lumière, je regardai et je vis: Un jardin doux, triste et vert, où, fraîches et pommées, tristes, tendres et vertes, des salades poussaient, rien que des salades, rien que des laitues, et parmi ce tendre pâturage, un troupeau de femmes nues. Je ne m'y trompai pas un instant; les descriptions des voyageurs étaient précises; je n'avais jamais vu de femmes: j'en voyais. Elles m'apparurent telles qu'un animal assez gracieux. Comme le cheval, les femmes ont une crinière, noire, baie, alezane, qui leur retombe sur les yeux et traîne jusqu'à terre; leur poil est rare, dru à certaines places, plus clair ou plus foncé que la crinière; elles n'ont pas de queue; pour se gratter, elles relèvent la patte de devant, contrairement à la plupart des autres animaux qui relèvent la patte de derrière; leurs mamelles sont pectorales, tandis que, chez la plupart des mammifères, elles sont inguinales. Elles allaient çà et là, broutant de la tendre et verte laitue, ici une feuille, là une autre feuille, l'air inquiet, l'air quêteur, flairant pendant des minutes une salade qui, moi, m'aurait fort bien satisfait, mais qu'elles dédaignaient pour une autre toute pareille ou même moins appétissante. Malgré leur apparence d'inquiétude, il me sembla qu'elles se courbaient avec plaisir vers la terre, contentes de justifier leurs appétits matériels, car, pendant plus d'une heure que je les examinai, pas une, une fois, ne releva la tête: la salade, la bonne laitue faisait toute leur passion. Jamais en vérité des animaux ne m'avaient intéressé à ce point; j'aurais voulu les voir de près, les toucher: je sifflai, j'appelai, j'imaginai les modulations les plus douces; comme au jardin des plantes, je passai ma main à travers la barrière, faisant des signes d'appel, feignant de détenir en mes doigts de bonnes choses: le troupeau ne fut pas ému. J'étais impatient, je devins colère, je lançai des pierres sur les belles bêtes, mais je visais mal, je n'atteignis aucune croupe et le troupeau ne fut pas ému. Pourtant, je voulais une de ces bêtes! La haie d'épines, la lamentable haie, triste de sa destination, encerclait le jardin d'une inéluctable défense, mais la barrière était franchissable. Je montai à l'assaut de mon désir, je réussis, et la ruse de tomber à quatre pattes me fit approcher inaperçu d'une petite alezane écartée du gros de la troupe. Elle fut saisie, jetée sur mes épaules; je me retrouvai, après une fiévreuse escalade, de l'autre côté de la barrière, sans que la conscience bien nette de ce rapt étrange s'affirmât en mon esprit, et, troublé, affolé, n'ayant repris haleine, ni regardé derrière moi, je m'enfuis, heureux de mon fardeau, de la bonne bête volée,--qui gémissait un peu, mais se laissait faire avec une inertie singulièrement douce. Que se passa-t-il chez moi, dans la petite maison que je m'étais organisée près de la côte, en attendant le navire aux ailes blanches qui devait m'enlever aux Iles Infortunées? Hélas! je ne saurais le dire. Mais, dès que j'eus déposé la femme dans mon enclos, dès que je l'eus flattée, dès que j'eus, par jeu, baisé son agréable crinière, dès que, prenant sa tête entre mes mains, j'eus fixé mes yeux sur ses yeux verts, ses yeux en vérité couleur de fraîche, de tendre, de verte laitue,--oui, à ce moment-là, dès que les yeux verts de la belle bête, ses yeux noyés dans une brume si animalement ingénue, ses yeux profonds comme l'idée du printemps éternel, ses yeux résignés et pleins d'une impérieuse charité, dès que ses yeux, des yeux comme je n'en avais jamais vu, m'eurent imprégné de leurs fluides,--je devins ivre, et peut-être fou. Que se passa-t-il? Rien que je puisse dire, puisque j'étais ivre et peut-être fou. Mais depuis ce moment-là, la bête dressée sur deux pattes, la bête devenue toute pareille à ce que j'étais, me domine et me dompte. Et c'est moi qui broute la salade, la fraîche, la tendre, la verte laitue. Et, je le sais maintenant, nul navire aux ailes blanches ne viendra m'enlever à la prison que je me suis faite, aux Iles Infortunées. LA MAUVAISE FLEUR Comme je passais devant les fleurs, devant la maison où les fleurs se pavanent et se pâment, je sentis une odeur émouvante et cruelle, une si mystérieuse odeur que j'en eus mal au coeur. Alors j'entrai dans la maison des fleurs et je dis: «Madame, je vous en prie, donnez-moi cette fleur unique et triple qui sent les trois odeurs de la rose, de l'héliotrope et du jasmin, cette fleur essentielle et cruelle dont l'odeur absurde et lointaine me fait si mal au coeur. «Monsieur, nous n'avons plus de jasmins, ni de roses, ni d'héliotropes, et si vous parlez d'une fleur nouvelle, dites-moi son nom. Je sais le nom de toutes les fleurs qui veulent mourir sur le sein des femmes ou sur le lit des amants. «Madame, cette fleur, unique et triple, n'est pas une fleur nouvelle; elle était presque aussi vieille que moi, mais je crains qu'elle ne soit morte, un soir d'orage. «Monsieur, nous ne vendons pas de fleurs mortes. Toutes nos fleurs sont fraîches, jeunes et pleines d'amour; elles vivent dans l'eau, parmi la menthe et les roseaux. «Madame, je ne sais si elle est morte ou vivante, mais je sens son odeur, sa douloureuse odeur qui me fait mal au coeur. Oh! dites-moi d'où vient cette odeur de rancoeur? «Monsieur, elle vient peut-être de votre coeur, de votre pauvre coeur malade. Il y a des odeurs de fleurs qu'on sent toute la vie pour les avoir senties un soir d'orage. N'avez-vous pas parlé d'un soir d'orage? «Madame, la fleur est là, donnez-la-moi. J'ai senti son odeur en passant et je suis entré dans la maison des fleurs, appelé par son odeur émouvante et cruelle. Donnez-moi la fleur que je veux, la fleur d'amour et de rancoeur. «Monsieur, cherchez vous-même la fleur entre les fleurs, pendant que je mettrai dans l'eau ces grands iris princiers. «Madame, la voici, je l'ai trouvée. Elle était toute seule, toute écrasée sous une brassée de chèvrefeuilles. Toute seule, car il n'y en a qu'une au monde. Sentez-vous cette odeur d'orage, de larmes et de bonheur? «Monsieur, je ne sens rien qu'une odeur de lande ou de grève. C'est une fleurette de genêt, apportée par le vent dans les vrilles des chèvrefeuilles. Elle est fanée, jaunette et laide. «Madame, elle est vivante, elle est dorée, elle est jolie. Elle a la forme d'un petit coeur innocent ou d'une larme de cierge. Sentez-vous cette odeur de cierge, d'amour et de mort? «Monsieur, je ne sens aucune odeur, mais ne m'avez-vous pas dit rose, héliotrope et jasmin? Une belle couronne discrète et parfumée. Nous mettrons des roses-thé, et, comme feuillage, de la pervenche? «Madame, voici la seule fleur qu'il me faut, cette petite larme, ce petit coeur jaune, mais je vous la paierai, s'il vous plaît, le prix des plus belles couronnes funéraires. «Monsieur, je vous le donne, ce petit coeur jaune, je vous le donne de tout mon coeur. «Madame, je vous remercie de tout mon coeur.» Sur le seuil de la maison des fleurs, et déjà hors de la porte, je me retournai et je dis: «Madame, j'ai eu bien du malheur de passer un tel jour devant la maison des fleurs, un jour où il y avait chez vous de telles odeurs de rancoeur que j'en eus mal au coeur. C'est une bien mauvaise fleur, Madame, que celle que vous m'avez donnée, petit coeur de larmes, d'amour et de mort. Elle m'a dit des choses qu'elle n'aurait pas dû me dire, Madame, cette fleur que j'emporte pour la tuer. Je lui percerai le coeur, Madame, parce que je n'aime pas les souvenirs d'amour, ni les babioles sentimentales, ni les fleurs qu'on trouve dans des vieux livres à images ni celles que le vent cache dans les vrilles des chèvrefeuilles. J'ai des raisons pour cela, Madame, des raisons très justes que je ne vous dirai pas et que je vous prie de ne pas deviner. A l'avenir, surveillez vos chèvrefeuilles, et que je ne sente plus, en passant devant la maison des fleurs, cette insupportable odeur d'amour.» Mais, par prudence, j'évite la maison des fleurs, la maison où les fleurs ironiques d'amour, de jeunesse et de mort se pavanent et se pâment. ITER AD LUXURIAM Grain de raisin choisi à la vigne de la femme, tu vas vivre et tu seras un homme. Né de la luxure, tu aimeras la luxure, et, au jour de ta mort, tu pleureras d'entrer dans le royaume où elle n'entre pas, mais tu laisseras un fils qui répétera tes actes, miroir ressuscité où l'image que tu fus pâlira du même désir éternel. D'abord, tu auras chaud dans les eaux maternelles, et le sang de ta mère te gonflera d'amour: comme tu es bien en cet habitacle aveugle qui te fait participer à une vie charmante! Ta mère est jolie. Tant qu'elle te méconnaîtra, tu seras bercé dans l'orage des valses et des chevauchées; les jeunes filles presseront ingénues, contre toi, leur ventre pur, et le plaisir d'un homme, quand les nuits seront à moitié, viendra jusqu'au seuil de ta grotte choquer ton obscur sommeil de larve. Puis, un mouvement dira ta vie et tu deviendras le centre d'un monde. Des yeux tendres, à travers la terre et l'eau, te toucheront comme des antennes. On te couchera sur des chaises longues. Un jour, un tremblement prendra tes membres et ton coeur. Le lac vidé te laissera à sec, et tu auras si peur que, d'un tour de reins tu sauteras dans la vie. L'air est dur, tu crieras. Puis tu boiras, tu dormiras. Le jour où ta petite bouche rendra à ta mère un de ses dix mille baisers, elle aura des larmes dans les yeux, des larmes toutes pareilles aux larmes que tu arracheras aux yeux des autres femmes, car il n'y a qu'une qualité d'eau pour la diversité des yeux et des coeurs. Sorti de la femme, ton rêve adolescent sera d'y rentrer. Le ciel et la terre ne contiennent pas autre chose pour un jeune mâle. Tu féconderas la vigne dont tu es chu. Le grain enflé crèvera et tu verras l'image de ce que tu fus quand tu n'étais pas. Les vignes se fanent et les hoyaux s'ébrèchent, mais en voici d'autres et d'autres. De luxure en luxure se perpétue la vie. Les yeux devinent sous les robes les beaux triangles. Les ventres s'attirent, aimants, amants. Aimer, c'est ventre à ventre. Le flambeau de la vie, c'est celui que tu levais et qui tombe. Laisse à ceux qui sont sortis de toi le soin de la luxure éternelle. Songe au pauvre chaînon que tu es devenu. Songe aux socs et aux chocs, si tu veux. La charrue, la terre, songe à la terre. C'est là que vient mourir le chemin de la luxure. _Iter ad luxuriam._ TABLE NOTE 5 COULEURS JAUNE 15 NOIR 23 BLANC 33 BLEU 48 VIOLET 68 ROUGE 81 VERT 90 ZINZOLIN 101 ROSE 120 POURPRE 130 MAUVE 143 LILAS 152 ORANGE 159 CHOSES ANCIENNES DISTRACTION MATINALE 177 LA CLOISON 184 LE RÊVE 189 LE RACHAT DES LAIDES 191 LA CHÈVRE BLONDE 195 LA TOUR SAINT-JACQUES 198 LES CYGNES 201 PARAPHRASES 203 LA FILLE DE LOTH 207 PETIT SUPPLÉMENT 211 LE CRIME DE LA RUE DU CIEL 214 PRESCIENCE 219 LES JOIES PRIMITIVES 220 CHAMBRE DE PRESBYTÈRE 221 L'ENTRÉE DES HOMMES D'ARMES 224 NOUVELLES DES ILES INFORTUNÉES 227 LA MAUVAISE FLEUR 233 ITER AD LUXURIAM 239 Poitiers.--Société française d'Imprimerie. *** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK COULEURS. CONTES NOUVEAUX; SUIVIS DE CHOSES ANCIENNES *** Updated editions will replace the previous one—the old editions will be renamed. Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright law means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to copying and distributing Project Gutenberg™ electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG™ concept and trademark. Project Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you charge for an eBook, except by following the terms of the trademark license, including paying royalties for use of the Project Gutenberg trademark. If you do not charge anything for copies of this eBook, complying with the trademark license is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose such as creation of derivative works, reports, performances and research. Project Gutenberg eBooks may be modified and printed and given away—you may do practically ANYTHING in the United States with eBooks not protected by U.S. copyright law. Redistribution is subject to the trademark license, especially commercial redistribution. START: FULL LICENSE THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK To protect the Project Gutenberg™ mission of promoting the free distribution of electronic works, by using or distributing this work (or any other work associated in any way with the phrase “Project Gutenberg”), you agree to comply with all the terms of the Full Project Gutenberg™ License available with this file or online at www.gutenberg.org/license. Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg™ electronic works 1.A. 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It exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from people in all walks of life. Volunteers and financial support to provide volunteers with the assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg™’s goals and ensuring that the Project Gutenberg™ collection will remain freely available for generations to come. In 2001, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure and permanent future for Project Gutenberg™ and future generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org. Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundation’s EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state’s laws. The Foundation’s business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation’s website and official page at www.gutenberg.org/contact Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg™ depends upon and cannot survive without widespread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine-readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. 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