Title : La Mal'aria: Etude Sociale
Author : Henri Rochefort
Release date : December 23, 2020 [eBook #64116]
Language : French
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HENRI ROCHEFORT
ÉTUDE SOCIALE
Cinquième mille
PARIS
LIBRAIRIE MODERNE
7,
RUE SAINT-BENOIT
, 7
1887
Tous droits réservés.
Cet ouvrage a été déposé au Ministère de l'intérieur en mai 1887.
LA MAL'ARIA
Le 17 octobre 188., sur les six heures, six heures et demie du soir, on se cognait dur et on s'injuriait ferme au numéro 70 du boulevard de la Chapelle, dans un de ces établissements qu'on appelle bourgeoisement des « mauvaises maisons », comme si les pierres de taille elles-mêmes étaient responsables de la société qu'on y reçoit. Les escabeaux rebondissaient sur le marbre des tables, rivées au parquet de la pièce du rez-de-chaussée, laquelle portait le nom de café et donnait l'idée d'une espèce de bivouac. Des exclamations hurlantes sortaient d'une macédoine de chopes cassées et d'assiettes de choucroute, qui mêlaient leur graisse aux ruisseaux de liquide dégoulinant sur les pantalons des combattants et les jupons des combattantes. De temps à autre, des silhouettes effarées apparaissaient au bas des marches décrépites conduisant aux chambres ou plutôt aux cabanons, qui donnaient l'idée d'une prison cellulaire : quelque chose comme le Mazas de l'amour.
Puis, à chaque nouvel éclat de vitres et de culs de bouteilles, ces têtes ébouriffées, ces bustes sans corsets rentraient dans l'ombre de l'escalier en colimaçon, qu'il eût été impossible de qualifier autrement, car jamais escargot ne fut plus visqueux, plus poisseux, plus gélatineux et plus suant que les murs de ce couloir qui sentait à la fois la boue et la transpiration.
Au milieu de ce branle-bas, une voix dominait et transperçait toutes les autres : celle d'un gros ara à dos bleu, à ventre jaune et à queue déplumée, qui semblait s'amuser de la scène et répondait aux invectives qui se croisaient dans la fumée des pipes par des obscénités qu'on lui avait apprises.
Une seconde voix, aussi criarde, quoique moins éclatante, perforait également l'air, à intervalles réguliers. C'était celle de M lle Coffard, la concessionnaire et la haute directrice de la maison. Calme et maîtresse d'elle-même, comme une femme qui en a vu bien d'autres, elle restait assise dans son comptoir, où elle additionnait la casse, se contentant de répéter presque mécaniquement :
— Allons, Paquita! Allons, Camélia! Allons, Cora! le premier soin des ouvrières qui s'engagent dans ces sortes d'ateliers étant de se décorer de prénoms en A qui font généralement partie de la défroque du magasin et qu'on leur attribue en même temps que les vêtements des camarades auxquelles elles succèdent. Chaque prénom représente un « congé », suivi bientôt d'un réengagement. On en connaît qui en ont porté jusqu'à dix-sept.
La lutte avait éclaté sur deux points : au fond, des femmes dépoitraillées couvraient de leurs corps une des leurs, une jeune fille toute frêle et toute jeunette qui, quoique pâle à s'évanouir, ouvrait, sur un groupe d'hommes séparés d'elle par quelques tables, d'énormes yeux noirs pleins de défi et de résolution :
— Non! s'obstinait-elle, non! je ne veux pas : celui-là est trop vilain et trop dégoûtant aussi. J'aime mieux faire mon baluchon!
« Faire son baluchon », c'est s'en aller. La Coffard ne s'inquiétait pas outre mesure de ces répugnances, dont l'habitude ou la résignation finit toujours par triompher. Mais le client ainsi repoussé avec perte n'entendait pas subir cet affront. Aidé de sa société, il prétendait obliger la « jeune fille aux yeux noirs » à un sacrifice qu'il se croyait de très bonne foi en droit d'exiger, moyennant un versement débattu à l'avance.
L'aspect de cet homme déjà mûr justifiait amplement d'ailleurs l'invincible répulsion de l'adolescente. Un crâne non pas seulement nu, mais congestionné par des échauboulures malsaines, surmontait un nez enflé, pointé de rougeurs incandescentes près de s'entamer, et qui s'étendaient, comme un eczéma, jusqu'à la naissance des joues. Les immeubles comme celui du n o 70 du boulevard de la Chapelle sont précisément le refuge des crânes comme celui-là, et l'homme qui s'en estimait l'heureux possesseur n'admettait pas qu'on lui disputât sa pitance.
C'est à la suite des « Non! non! » énergiques et réitérés de la petite dégoûtée que ce rubescent étranger et ses amis s'étaient peu à peu exaspérés au point de mettre le rez-de-chaussée à sac. En vertu de ce sentiment de l' habeas corpus qui ne s'oblitère jamais totalement, même dans les âmes les plus assujetties, les compagnes de la jeune opprimée l'avaient prise sous leur protection, soutenant qu'il n'était permis à personne de la violenter et que, d'ailleurs, il y en avait assez d'autres dans le stock en étalage pour que cet indiscret ne s'obstinât pas à s'adresser précisément à celle qui probablement avait ses « raisons » pour se dérober au choix flatteur dont elle était l'objet.
Mais cœur affamé n'a pas d'oreilles. Plusieurs consommateurs ayant pris parti pour celle qu'on appelait la « nouvelle », la bataille devint générale, au point que M lle Coffard, désespérant de reconnaître à quel compte elle devrait inscrire les dégâts, descendit de son comptoir, essayant d'introduire le langage de la bonne société dans ce brouhaha d'anathèmes.
Tout anémique et exiguë qu'elle était, la Coffard savait très habilement refréner son monde, étonné de rencontrer ces expressions distinguées chez une tenancière d'un quartier aussi éloigné du faubourg Saint-Germain.
M lle Coffard, qui avait été autrefois sous-maîtresse, joignait à une dépravation d'esprit quasi hystérique une vive passion pour la littérature. Elle portait presque constamment un livre sous le bras, et avait étudié, au temps de sa vingtième année, pour se présenter au baccalauréat ès lettres. Ses passions l'avaient détournée de la carrière de l'enseignement. Demeurer calfeutrée dans un pensionnat, avec un jour de sortie toutes les deux semaines, constituait pour elle un supplice que son imagination vagabonde ne lui laissa pas supporter longtemps.
Une fois dehors, elle passa son temps à chercher des intrigues, qui ne venaient pas la trouver dans l'état de délabrement physique où elle se trouvait presque toujours, et de caprices en caprices, elle avait fini, grâce à sa belle écriture, par se placer également comme sous-maîtresse dans ce pensionnat qui la changeait des autres et qui lui était resté après le décès de l'ancienne patronne, morte d'un coup de carafe à la tempe droite.
Cependant, malgré le tintouin que lui causait un personnel aussi agité, la Coffard avait conservé de ses anciens travaux des bribes d'érudition qu'elle étalait avec gloriole, afin de bien convaincre le public qu'elle n'était pas née pour « ce métier-là ».
Elle avait même gardé dans sa mémoire des restants de latin dont elle ne manquait pas de régaler les visiteurs. Elle disait volontiers aux bohèmes qui venaient flâner chez elle sans prendre autre chose que l'air du comptoir :
— Nescio vos!
Par contre, elle accueillait les habitués dont elle appréciait les bonnes manières par ce bonjour tout normalien :
— Quomodo vales?
Et elle était aux anges quand quelqu'un lui répondait :
— Optimè!
Toutefois, l'âge n'avait guère affaibli sa maladie nerveuse, et elle était contrainte, pour arriver à dormir, d'absorber des fioles de sirops adoucissants et réparateurs. Elle fit irruption au centre du café entre les deux camps, enveloppée d'une forte odeur de bromure, son dernier remède de prédilection.
— Je vous en prie, messieurs, dit-elle. Puis se retournant, avec un geste de consul romain, vers ses pensionnaires bloquées au fond : — Et vous, mesdemoiselles, je vous l'ordonne : en voilà assez! Le Perroquet bleu n'est pas une arène. Vous! ajouta-t-elle, en désignant la révoltée, vous resterez deux jours dans votre chambre sans descendre au café, pour vous apprendre à vous soustraire à vos devoirs. Je ne vous habille pas, je ne vous loge pas, je ne vous nourris pas pour ne rien faire.
— Oui, interrompit une grosse dondon qui paraissait être sur sa bouche, parlons-en de la nourriture! On ne mange que de la viande de la boucherie hippophagique.
— Et si encore on en avait son comptant! appuya une grande bringue au menton de galoche et aux yeux renfoncés.
— Et avec un travail comme ça! fit remarquer une troisième.
— Oui! firent-elles toutes en chœur, on crève de faim, ici!
— Silence! ou j'appelle la police! tonna la Coffard, faisant subitement trêve à sa distinction native.
Le mot « police » produisit son effet ordinaire, ces ilotes ne se faisant aucune illusion sur le secours qu'elles ont à attendre de surveillants dont « madame » avait tant de moyens d'endormir la surveillance. Toutes se turent, après le grognement sourd des jaguars de ménagerie qui regagnent leur place sans même oser mordiller le bout de la cravache de leur dompteur, qu'ils avaient d'abord fait mine de dévorer.
Elle avait terrorisé ses femmes. Elle se montra supérieure dans l'art d'amadouer les hommes.
— Monsieur, dit-elle en s'approchant de l'individu au crâne bouillonnant, vous êtes trop bien élevé et trop indulgent pour ne pas excuser un moment de folie chez une enfant qui est depuis trois semaines seulement dans la maison et dont, jusqu'ici, je n'avais eu qu'à me louer. Revenez dans quelques jours, vous serez tout étonné de la retrouver aussi docile qu'elle a été rétive. J'en atteste tous ceux qui m'ont jusqu'à présent honorée de leur clientèle : jamais scandale de cette nature ne s'est produit au Perroquet bleu .
C'était, en effet, le sobriquet décerné par les gens du quartier au n o 70 du boulevard de la Chapelle, en l'honneur de l'ara que, les après-midi de soleil, on plaçait sur le trottoir, devant l'établissement, auquel il servait d'enseigne vivante et même parlante. Cet oiseau inconvenant durait rarement plus de six ou huit mois, tant on se faisait un jeu cruel de lui arracher les plumes de la queue.
On le remplaçait alors par un autre d'apparence semblable ; et, depuis dix-neuf ans, le public croyait que c'était toujours le même.
Tout en ciselant ses phrases, la Coffard poussa les mécontents jusqu'à la porte de sortie, par laquelle ils disparurent un à un, sans plus d'objections, et qu'elle referma incontinent sur eux. Ses nerfs reprirent alors le dessus. Elle glissa comme une anguille entre les tables et, passant bravement à travers le paquet d'insurgées qui s'étaient prononcées pour la résistance, elle saisit par le bras la nouvelle dans l'encoignure où elle s'était blottie.
Les trois ou quatre assistants que la bagarre n'avait pas fait fuir virent alors émerger du flot mouvant qui la couvrait une grande fille, si fluette et si osseuse que le regard ne savait au juste sur quel angle s'arrêter. La taille aurait tenu dans la main et les épaules dans les dix doigts. Cette minceur était absorbée par le noir intense des yeux et la blancheur laiteuse des dents, que les lèvres, contractées par le rictus de l'émotion, avaient mises à nu.
Bien que la scène brutale provoquée par son entêtement eût évidemment développé sa pâleur, il était aisé de deviner qu'à l'état normal, elle n'était pas de beaucoup plus colorée. Ses cheveux d'un châtain sombre à fond mordoré, relevés du côté droit de la tête, retombaient sur le côté gauche, où ils étaient retenus par un gros peigne de fausse écaille blonde surmonté d'un véritable jeu de boules, simulant une couronne de vicomtesse. Comme contraste à cet attifement prétentieux, un de ces foulards de soie d'un jaune cru, qu'affichent la plupart des filles des maisons borgnes comme le symbole de leur profession, flottait autour de son cou grêle. Une chemisette à plis fripés s'évasait autour de ses clavicules en saillie.
— Vous allez vous enfermer là-haut, grommela M lle Coffard, en continuant à lui serrer le poignet. Vous vous coucherez sans dîner. Quand on ne travaille pas, on ne mange pas. Ça n'est pas seulement au monde et ça fait déjà la difficile.
— Je m'en moque bien de votre dîner! fit la jeune fille. Je veux faire mon baluchon.
— Votre baluchon? Eh bien! c'est ce qui vous trompe : vous ne le ferez pas, riposta la directrice, dont cette menace accentuait la colère. Il faudra d'abord me payer les trois cents francs que vous me devez.
— Moi! trois cents francs? demanda la prisonnière, qui semblait chercher à quelle dépense pouvait bien s'appliquer cette somme invraisemblable.
— Et vos chemises, vos jupons, vos camisoles de dentelle, vos bas en bourre de soie, est-ce que vous vous imaginez que je vous donnerai ça pour rien? Et vos mules en satin rose? Vous êtes entrée ici avec des souliers de porteur d'eau.
— Trois cents francs! répéta la nouvelle, que ce chiffre stupéfiait. Où voulez-vous que je les trouve?
Elle eut un geste profondément découragé, un geste de princesse de féerie à qui un génie ordonne de débrouiller en une nuit quatre cent cinquante mille écheveaux de fil. Ses camarades, blasées sur ce système de réclamations, ne purent s'empêcher de rire.
— Ce brave monsieur qui sort d'ici vous les aurait peut-être donnés, poursuivit imperturbablement la Coffard, heureuse de laisser supposer que les malheureuses qui venaient s'asseoir à son foyer le quittaient parfois dans un huit-ressorts.
Cependant, elle négligea soigneusement de faire observer que cette munificence, d'ailleurs improbable, eût été inscrite sur son livre à la colonne des bénéfices imprévus, et que la situation de sa débitrice n'en eût été allégée en quoi que ce fût.
Et, pour condenser sa pensée dans un ultimatum accessible à cette intelligence inculte, elle conclut :
— Pas de trois cents francs, pas de baluchon!
Tous les Français sont égaux devant la loi. Le malheur est que la loi ne soit pas égale pour tous les Français. La contrainte par corps, abolie à l'égard des hommes en matière commerciale, n'a jamais cessé d'être appliquée aux femmes, en matière commerciale également. Les public-house de la débauche sont restés ce qu'était jadis la prison de Clichy. Dès son arrivée dans le mauvais lieu, on ouvre un compte à la fille d'amour ; et comme elle ne parvient jamais à le « boucler », c'est elle que la maîtresse boucle, sans que ni celle-ci, ni la détenue, ni la police, ni la magistrature aient encore songé qu'il est interdit de se payer de ses propres mains, notamment par la séquestration de la personne dont on se prétend créancier.
Ces emmurées se regardent très sincèrement comme le gage de leur créance et acceptent traditionnellement ce rôle d'otage, sans qu'aucune d'elles ait jamais eu l'audace ni même la pensée de faire valoir ses imprescriptibles droits à la liberté corporelle.
La recluse, n'ayant pas les trois cents francs, ne tenta pas de se débattre contre la mainmise dont elle était arbitrairement victime. Elle se dirigea d'un pas résigné vers l'escalier en colimaçon. Au moment où elle posait le pied sur la première marche pour s'enfoncer dans cette moisissure, la grosse dondon qui avait essayé de plaider pour elle quelques instants auparavant lui glissa dans l'oreille ces mots maternels :
— Ne te tourmente pas, ma pauvre Mal'aria : après dîner je te monterai un peu de viande de cheval.
Mais cette condamnée à l'inanition temporaire n'avait, à cette heure, aucun souci des récriminations de son estomac. Elle s'enferma d'elle-même dans la chambre banale où elle passait le plus ordinairement la nuit, et s'assit sur une chaise de paille assez basse pour lui permettre de s'accouder sur son lit qui, sans être précisément un galetas, était au moins une galette.
Le jour tombait : elle alluma une chandelle déformée par les courants d'air et qui avait tout ensuiffé le chandelier de cuivre à coulisses dans lequel elle était fichée. La cellule, visiblement découpée dans une pièce beaucoup plus grande, était encadrée d'un papier bleu semé de losanges d'un blanc plâtreux, zébré çà et là par des égratignures qui laissaient voir le sapin des cloisons séparant ce cabinet de celui d'à côté : les deux n'en faisant à peu près qu'un, tant la légèreté des voliges laissait de celui-ci entendre tout ce qui se passait dans celui-là.
Cette fillette, dont l'aspect était celui d'une enfant qui avait grandi trop vite, paraissait, sous le brouillard jaunâtre tombant du luminaire, si chétive, si amaigrie et si pâle, qu'en apercevant cette face blanche, soutenue mollement par un bras exsangue, quelqu'un qui fût entré aurait, malgré lui, cherché des yeux le fourneau allumé qui accompagne si souvent les figures de Tassaërt.
Elle demeura ainsi, à demi assise, à demi couchée, jusqu'à onze heures du soir, sans avoir l'air de percevoir les bruits des descentes et des montées qui ébranlaient perpétuellement l'escalier vermoulu. Quand la dondon lui avait crié, à travers la porte, vers neuf heures :
— Ouvre-moi : j'ai ta viande!
elle avait simplement répondu :
— Merci, je suis dans le pieu : je n'ai pas faim du tout!
Son immobilité rêveuse ne fut pas troublée non plus par les éclats d'une contestation engagée dans le cabinet contigu, à propos d'une pièce de quarante sous que la demoiselle prétendait fausse et que le monsieur soutenait bonne. Sur le coup de minuit et demi, le commencement d'une pluie, qui bientôt devint battante, chassa les bousingots du café où ils ripaillaient avec les femmes inoccupées. La Coffard expulsa les derniers flâneurs et après avoir, de ses mains directoriales, éteint le gaz, qu'elle craignait de retrouver encore allumé le lendemain matin, elle prit, toujours enveloppée dans une atmosphère de bromure, le chemin de l'escalier, afin d'aller demander au sommeil réparation des fatigues de cette journée de tapage et de criailleries.
Quand le chabanais eut complètement cessé, celle qu'une de ses compagnes de captivité avait appelé : « Ma pauvre Mal'aria! » sortit rapidement de sa torpeur. Elle alla coller son oreille à la porte, puis à la cloison ; et après avoir fait jouer avec toutes sortes de précautions l'espagnolette de sa petite fenêtre, elle inspecta les abords du Perroquet bleu par l'entre-bâillement des volets reliés au moyen d'un cadenas destiné à protéger la pudeur publique contre des exhibitions imprévues.
L'eau qui tombait alors à flots avait dispersé les promeneurs. Les sergents de ville, réfugiés contre les portes cochères, attendaient une éclaircie pour s'assurer que tout était tranquille et que les Parisiens dormaient. Les arbres du boulevard de la Chapelle, anémiques comme en général les habitants des quartiers pauvres, montraient seuls leurs maigres échines et tordaient dans la bourrasque leurs plumeaux défrisés. Des tramways bourrés à l'intérieur, dégarnis en haut, et dont l'impériale arrivait presque à la hauteur de la fenêtre, continuaient leur marche régulière avec l'étrange clapotis des pieds de chevaux avançant dans la boue. La jeune fille referma à demi la croisée, se baissa mystérieusement et tira de dessous son lit une petite malle en bois blanc noirci au pinceau, dont le dessus, recouvert de peau de veau rongée par les mites, donnait l'idée d'une tête de teigneux.
Elle n'y prit qu'une robe de stoff, à carreaux blancs et noirs dont le corsage se fronçait sur la poitrine, à col montant et à jupe descendant au ras de la cheville ; une de ces robes honnêtes qui ne sortaient certainement pas des mains retortes de la faiseuse ordinaire du Perroquet bleu .
Elle s'arracha du coup son fichu jaune, remplaça son peigne à couronne par des épingles à cheveux, et après avoir endossé, ajusté et boutonné sa robe au col et aux poignets, elle revint à la fenêtre comme pour y attendre un signal. Ce signal, c'était le passage du dernier tramway, qui imprima un tremblement à la maison, puis se perdit dans les profondeurs du boulevard de la Villette.
Elle plongea alors le bras jusqu'au coude entre son matelas de varech et sa paillasse de maïs et ramena de cette cachette une petite clef dont elle se servit pour ouvrir le cadenas qui retenait les deux volets, lesquels se déployèrent tout grands. Elle se pencha de nouveau presque à mi-corps, sonda l'horizon à droite et à gauche, puis revint encore à son escabeau et, retirant ses mules, enfila de solides souliers de marche alignés au pied de son lit ; enfin, sans autre délibération et de peur sans doute d'être surprise, elle se glissa en dehors de la fenêtre en se pendant par les mains à la chaîne du cadenas resté accroché par l'anse à l'un des volets.
La chambre où elle couchait était située immédiatement au-dessus du café, à l'entresol. En s'allongeant un peu, les pieds de l'évadante arrivaient à peu près à un mètre du trottoir. Le plus gros danger pour elle était de s'érafler contre les aspérités de la salle du bas. Heureusement, ce n'était pas sa gorge qui gênait la maigre enfant. Elle tendit ses deux bras frêles, lâcha tout à coup la chaîne où elle se cramponnait et tomba sur le boulevard de plus haut qu'elle ne l'avait supposé.
A la vive douleur qu'elle ressentit au pied gauche en touchant le sol, elle aurait poussé un cri, si sa situation précaire ne lui eût interdit toute manifestation. Sans chapeau, sans manteau, avec une pièce de vingt sous dans sa poche pour unique ressource, elle tourna à droite, sans savoir — un policier a remarqué que les gens qui se sauvent prennent leur droite dix-neuf fois sur vingt — et se mit à courir tout d'une haleine jusqu'au boulevard de Clichy, où elle souffla un instant en s'appuyant contre le dossier d'un des bancs qui bordent la chaussée.
Quand elle essaya de reprendre sa course, elle constata avec terreur que son pied gauche refusait le service. Misère! s'il allait falloir rester clouée là et réintégrer le Perroquet bleu ! Elle tâta le bas de sa jambe où elle éprouvait des élancements insupportables et sentit une enflure qui semblait augmenter sous les doigts. Elle prit le parti de poursuivre sa route à cloche-pied et elle entra dans la rue Pigalle en sautant sur sa jambe valide, comme une enfant qui joue à la marelle.
Sa robe, transformée en éponge, s'enroulait autour d'elle et l'enserrait comme dans un peplum. Son jupon et sa chemise se collaient à sa peau. Elle commençait à grelotter et à défaillir. Elle avait bien vu des enseignes d'hôtels à bon marché où, pour ses vingt sous, on lui aurait donné, pour passer le reste de la nuit, un cabinet dans le goût de celui qu'elle venait de quitter — à la cloche de bois. Mais elle se dit :
— Merci! On n'aurait qu'à y faire encore une rafle!
Les cheveux dans les yeux, la poitrine rentrée, tantôt traînant son pied malade, tantôt s'accotant le long d'une boutique, elle dépassa la rue Blanche et aborda rue de Berlin. Elle n'avait d'abord eu d'autre projet que la fuite. Elle se recueillait, à cette heure, pour savoir où elle chercherait asile. Son premier mouvement avait été de s'éloigner le plus possible de l'enfer où on voulait la retenir. Maintenant qu'elle n'avait plus à redouter l'autocratie de M lle Coffard, elle se rendait compte de l'intensité de l'inconnu dans lequel elle s'était lancée. Sa situation ressemblait à celle d'Agar dans le désert ; seulement, son désert à elle était émaillé de commissaires de police, et ce n'était pas de la soif qu'elle souffrait, car l'eau lui ruisselait dans le dos.
Voici le plan auquel elle s'arrêta : elle avait vingt sous. Elle marcherait jusqu'au jour. Dès qu'une boulangerie ouvrirait sa corne d'abondance, elle achèterait un petit pain de deux sous tout chaud. — Elle adorait les pains tout chauds. — Elle s'informerait ensuite, auprès de quelque balayeuse, des démarches à faire pour être admise dans les escouades chargées d'enlever les boues sur la voie publique. On ne devait pas exiger de papiers pour ce métier-là.
Malheureusement, elle commençait à grelotter de froid et probablement aussi de fièvre, car son pied enflait au point qu'elle s'assit sur le rebord d'un trottoir, ôta son bas et trempa la partie malade dans le ruisseau qui, gonflé par deux heures d'un déluge continu, inondait toute la rue de Berlin. Cette lotion astringente et glacée insensibilisa un moment le bas de la jambe ; mais lorsqu'elle se redressa pour arpenter de nouveau l'asphalte inhospitalière, elle vit tout tourner devant elle. Les becs de gaz dansaient une sarabande et les flaques d'eau où ils se reflétaient lui faisaient l'effet de métal en fusion. Elle risqua encore deux pas en avant. A travers les bleuettes qui lui emplissaient les paupières, elle crut distinguer une grille avancée protégeant l'entrée d'une maison. Elle s'efforça de gagner les barreaux pour s'y soutenir ; mais l'éblouissement la saisit au moment où elle étendait le bras, et elle s'abattit comme un paquet de linge mouillé sur le soubassement de pierre qui supportait la grille.
Il y avait bien un quart d'heure qu'elle était étendue inerte sous l'eau qui la noyait, quand un de ces coupés de maître à un cheval, qu'on appelle des trois-quarts, fit halte devant la maison. Un vieillard de haute taille, voûté dans le pardessus qui l'emmitouflait, en descendit ; et comme il cherchait sa clef pour ouvrir la porte de la grille, son pied heurta la masse informe que formait le corps de la jeune fille.
— Pierre, fit-il, descendez donc. Je crois qu'il y a un ivrogne qui dort.
Le cocher, resté immobile dans son carrick de toile blanche imperméable, sauta et se pencha sur ce paquet inanimé dont, au premier abord, il n'avait pu déterminer la nature.
— Je crois que c'est le cadavre d'un jeune homme, dit-il.
Il revint au coupé, enleva la bougie d'une des lanternes et, faisant un réflecteur de sa main, il projeta la lumière sur un visage boueux et sanguinolent — car l'évadante s'était, en tombant, fortement cognée sur l'angle du soubassement de pierre.
— C'est une femme, reprit le cocher. Elle a bien l'air d'être morte.
— Vite! il faut appeler au secours. Le pharmacien n'est pas loin ; et pas un sergent de ville! balbutia le vieillard tout ému.
Malgré le tremblement qui l'avait pris devant ce spectacle imprévu, il s'agenouilla presque à côté du corps et posa la main sur le cœur.
— Elle respire encore! Mais il n'y a probablement pas une minute à perdre, murmura-t-il. Et il ajouta plus haut : Nous ne pouvons la laisser là. Pierre, allez chercher Nanette, nous allons toujours porter cette malheureuse dans l'hôtel.
Pendant que le cocher ouvrait vivement la porte de la grille, le vieillard, bravement accroupi dans le bourbier, avait relevé et appuyé sur son genou la tête ballottante de la jeune fille. Il lui lava les joues avec son mouchoir et essaya de lui ouvrir délicatement les yeux avec le pouce ; mais les paupières retombèrent immédiatement.
— Et cette Nanette qui ne vient pas! Vous verrez qu'elle arrivera encore trop tard, grommela-t-il impatiemment : ce qui indiquait que ladite Nanette avait la réputation de ne pas se presser.
La vieille bonne sortit enfin toute tâtonnante et toute déficelée, car elle n'avait pris que le temps de passer un jupon. Le cocher, qui la précédait, l'invita à soulever par les jambes l'enfant, qu'il prit lui-même par les épaules, et le cortège funèbre entra silencieusement dans la maison.
— A la première heure, dit le vieillard, on ira chercher le commissaire de police. Portez cette pauvre créature dans la chambre d'Albert. Vous ferez un grand feu dans la cheminée, après quoi Pierre prendra la voiture et ira sans désemparer chez le médecin.
Jusqu'à l'âge de douze ans et demi, la petite Emmeline Freizel avait été la plus choyée des enfants. Sa mère n'était pas méchante et son père était la tendresse même : car, par suite d'une erreur traditionnelle, entretenue par les poètes, il est convenu qu'à l'égard de sa progéniture le cœur d'une femme est un réservoir de dévouement et d'amour, tandis qu'en réalité, c'est presque toujours l'homme qui se sacrifie pour ses petits.
Il serait facile de l'établir en comparant la quantité de nouveau-nés dont les filles-mères se débarrassent sur l'Assistance publique, avec le nombre de ceux que les « fils-pères » y envoient quotidiennement. Les femmes, dont la franc-maçonnerie est autrement puissante et organisée que celle des hommes, prétendent, il est vrai, que celles d'entre elles qui confient ainsi à la Providence le fruit de leur inconduite y sont contraintes par la misère et l'abandon où les laissent leurs séducteurs. C'est encore là une légende. Beaucoup d'ouvriers élèvent leurs enfants à la sueur de leur front et beaucoup de demoiselles, qui trouvent dans la galanterie le moyen de se commander des robes chez Laferrière et de parier aux courses de fortes sommes, ne croient pas devoir grever leur budget — qui pourtant coûte si peu à équilibrer — des quarante francs par mois qu'exigerait une nourrice.
Plusieurs d'entre elles, il est vrai, consentent à garder leurs fruits ; mais, une grande partie du temps, c'est comme un aimant destiné à attacher et à retenir celui qui a la douce conviction de les avoir mis au monde. La France compte ainsi pas mal de jeunes gens de vingt-deux ans, qui ont reconnu sans sourciller, comme nés de leurs œuvres, des bambins qui en avaient déjà quatorze. Proposez donc à une femme d'accepter comme sien un enfant que vous aurez eu d'une autre : vous serez reçu comme dans un jeu de quilles.
Le papa Freizel, qui était charron avenue de Saint-Ouen, passait tous ses instants disponibles à pousser sa petite Emmeline dans un haquet ou dans une brouette, à moins qu'il ne lui fît apprendre ses lettres, car sa femme ne savait ni lire ni écrire, et cette ignorance rudimentaire le navrait. A huit ans, Emmeline était déjà toute fière de descendre à l'atelier pour lire le journal à son père pendant qu'il travaillait. Il lui avait construit de ses mains une table de bois blanc, sur laquelle elle s'essayait à tracer, en tirant la langue, des pleins et des déliés de grande dimension — tirer la langue, en écrivant, étant chez les tout jeunes élèves un signe infaillible d'application, d'assiduité et de bon vouloir.
A neuf ans, on l'envoya à l'école, où elle ne tarda pas à briller par une orthographe remarquable. Freizel avait toujours dans sa poche et montrait à tout le quartier les dictées de sa fille. Parfois, la règle des « quelque », la plus fastidieuse de la langue française, y souffrait d'un croc-en-jambe ; mais les voisins n'y voyaient que du feu et s'extasiaient de confiance.
Le charron, qui était libre-penseur, ne voulait pas entendre parler de première communion ; mais M me Freizel répétait de très bonne foi qu'il fallait la faire faire à la petite, attendu que, quand on n'a pas fait sa première communion, le gouvernement vous défend de vous marier.
Freizel allait vraisemblablement céder, lorsqu'un jour de novembre, après avoir passé trois heures sous le feu de la forge à raccommoder un essieu brisé, il sortit tout fumant, le cou et les bras nus pour aller prendre un verre au « Pan Coupé », cabaret à cheval sur deux rues, exposé, conséquemment, à toutes les bises et dont précisément les deux portes, qui se faisaient vis-à-vis, étaient grandes ouvertes.
On but peu, mais on causa beaucoup, car des amis étaient venus le rejoindre. Labordère venait de briser son épée et Mac-Mahon de donner sa démission. Il n'en fallait pas tant pour provoquer des discussions interminables. Celle qui s'engagea au « Pan Coupé » se termina par un refroidissement qui saisit Freizel comme dans un étau et le jeta étouffant sur son lit en compagnie d'une fluxion de poitrine. Ce « chaud et froid », comme, à l'avenue de Saint-Ouen, on qualifia ce mal foudroyant, résista à tous les sudorifiques, à toutes les ventouses, ainsi qu'à tous les vésicatoires et aux papiers Fayard dont on l'emplâtra. Le dixième jour, après avoir répété pendant toute l'après-midi :
— Qu'est-ce qu'elle va devenir? Qu'est-ce qu'elle va devenir? il expirait vers quatre heures du soir, en embrassant son Emmeline.
Tout de suite, celle-ci eut la sensation qu'elle était perdue. Sa mère, que son incapacité intellectuelle mettait hors d'état de sauver une situation compromise, tomba dans l'hébétement. Emmeline, qui ne devait entrer en apprentissage qu'après sa première communion, n'avait pas de métier et n'en entrevoyait aucun dans l'avenir. La veuve ne pouvait continuer celui de son mari, le charronnage étant, de tous, le moins praticable pour une femme. Freizel, comptant sur l'éternité de ses biceps, n'avait naturellement rien mis de côté. Il se trouva que, l'actif et le passif de la maison se balançant à peu de chose près, on fut contraint de vendre le matériel de l'atelier pour payer le loyer et boucher quelques trous qui s'ouvrirent subitement sous les pieds de la mère et de la fille ; car, même lorsqu'on est sûr de ne rien devoir, on finit par s'apercevoir qu'on doit quelque chose.
La malheureuse Freizel essaya de se retourner ; pour peu qu'une personne restée sans ressources s'adresse à la commisération privée ou publique, le premier conseil qu'on lui donne est généralement celui-ci :
« Il faut tâcher de vous retourner. »
Ça n'a pas le moindre sens, mais les gens charitables ont ainsi un prétexte pour se laver les mains des misères d'autrui. Ils disent :
— J'avais fortement engagé cette malheureuse à se retourner. Elle ne l'a pas fait : tant pis pour elle!
La veuve Freizel, bien qu'elle n'eût que trente-trois ans, n'était bonne qu'à faire des ménages. Elle en trouva deux à quinze francs par mois l'un. Le bail de l'avenue de Saint-Ouen ayant été rompu par la mort du locataire, elle alla s'engloutir avec sa fille dans un petit cabinet de cent vingt francs par an, situé dans une maison à six étages, rue Lepic, à Montmartre, où il avait jusque-là servi de débarras et qui prenait jour sur un corridor donnant sur une cour. On faisait la cuisine sur le carré ; et comme M me Freizel, qui partait le matin pour rentrer à midi et repartir à une heure, n'avait pas le temps de préparer le déjeuner, Emmeline, obligée de s'en occuper, ne retourna plus à l'école. D'ailleurs, M me Freizel semblait éprouver une sorte d'orgueil maternel à savoir son enfant aussi ignorante qu'elle-même. Le père avait tenu à ce que la petite apprît à lire et à écrire. C'était une affaire faite maintenant. Que diable aurait-elle pu demander de plus?
Ce à quoi on réfléchit peu, c'est que la lumière est, pour les êtres animés, aussi indispensable que l'air respirable. Emmeline, vivant de rogatons, qu'elle accommodait à toutes sortes de sauces piquantes, moins pour en rehausser le goût que pour le dissimuler, grandissait et s'amincissait dans la demi-obscurité de la boîte de dominos où elle végétait, pareille à un cep de vigne poussé le long d'une porte dans l'humidité d'une rue de Paris. Les voisins qui traversaient cette pénombre pour monter aux étages supérieurs ne voyaient de l'orpheline que ses deux grands yeux, lesquels répandaient dans la chambrette le peu de clarté qui la désassombrissait.
Elle les usait à lire debout, dans le couloir, tous les morceaux de journaux qui lui tombaient sous la main, car elle passait à peu près toutes ses journées seule, attendant sa mère, soit pour le repas de midi, soit pour celui de six heures ; vivant, du matin au soir, autour de cette cage, sans travailler et sans penser beaucoup non plus, comme les gardiens de squares qui, pendant huit heures d'horloge, n'ont d'autre occupation que la promenade.
Un jour, M me Freizel ne vint pas déjeuner. La petite crut qu'elle avait fait son premier ménage plus « à fond » qu'à l'ordinaire, et fit revenir jusqu'à une heure et demie, sans oser y toucher, le rata, dont les parfums graisseux emplissaient tout l'escalier. N'y pouvant plus tenir, elle se décida à attaquer ce fricot. Comme elle en achevait la moitié, sa mère parut ; mais elle n'avait pas faim. Elle avait plutôt soif. Elle lampa coup sur coup trois grands verres d'eau ; et sans se rendre compte des motifs de ce changement de physionomie, Emmeline lui trouva l'air tant soit peu égaré.
Pendant trois jours, la bonne femme reprit son train-train habituel ; puis, les irrégularités se reproduisirent. Un soir même, elle ne rentra pas du tout ; et l'enfant, affolée de peur, dut passer la nuit toute seule dans ce cabinet qui fermait à peine et où, d'ailleurs, avec un coup de poing dans un carreau, il eût été si aisé de pénétrer.
A onze heures du matin, personne encore. Enfin, vers midi, Emmeline, penchée sur la rampe de l'escalier, vit poindre sur les premières marches sa mère, portant sous le bras deux bouteilles de vin et suivie d'un grand diable en blouse bleue et en casquette noire. Lui, portait un jambonneau.
Sans autre présentation, on s'installa, dans le cabinet, à la table de sapin, qui en prenait la moitié. On invita gaiement la petite, et, peu de temps après, du jambonneau il ne restait plus que l'os, sur lequel l'invité se mit à sculpter des profils d'hommes et de femmes avec un canif qu'il tira de sa poche.
Emmeline, qui tout d'abord avait été effrayée par les moustaches rousses, les yeux gris cendre, les mains en épaules de mouton et les allures bestiales de ce convive inattendu, finit par se laisser gagner par ses plaisanteries aimables et ses talents de société. A treize ans, on considère facilement comme un homme supérieur celui qui réussit à tailler un rond de serviette dans un manche de gigot.
Le visiteur réitéra ses visites. M me Freizel, qui au début l'avait appelé monsieur Marsouillac, n'avait pas tardé à l'appeler Marsouillac tout court, puis Léon.
Son état ne lui prenait évidemment qu'une faible partie de sa journée, car il arrivait quelquefois bien avant midi et restait à baguenauder jusqu'à près de trois heures. Mais, quel qu'il fût, le métier ne devait pas être mauvais, car on ne se refusait plus rien, et on sirotait parfois si abondamment après les repas que Léon finissait presque toujours par s'étendre sur le lit pour y cuver ses petits verres.
Ce lit unique, où couchaient la mère et la fille depuis la mort du charron, eut bientôt un adjoint : une petite couchette en fer qu'on acheta d'occasion et qu'on parvint à caser contre le panneau le plus obscur du cabinet. Emmeline fut enchantée d'avoir un lit à elle. C'était un commencement de trousseau. Seulement, comme elle s'y était mollement endormie la veille, bercée par des rêves de propriétaire, elle fut toute surprise de distinguer, en se réveillant le lendemain, Marsouillac trottinant par la chambre en manches de chemise, puis demandant tout haut à sa mère :
— Où as-tu mis le cirage?
M me Freizel avait été et pouvait encore passer pour jolie, ne s'étant jamais, du vivant de son mari, qui trimait pour tout le monde, épuisée dans ces travaux qui brûlent le sang, parcheminent la peau et développent les jointures des doigts au point de les transformer en petits échaudés. Tant que Freizel avait vécu, elle ne s'était pas gênée pour lui, bien qu'il lui eût souvent reproché de s'habiller « comme un sac ». C'était d'elle que sa fille tenait ces yeux noirs qui n'en finissaient plus. Depuis l'intrusion de ce Marsouillac dans son existence, la veuve s'était passé le luxe d'un corset, et elle avait été étonnée de la réduction à laquelle une taille de femme peut parvenir au moyen du rapprochement énergique de deux solides baleines.
Quant aux deux ménages à quinze francs par mois, il ne paraissait plus en être question, ce qui ne diminuait en rien le nombre des jambonneaux. Un jour, Emmeline découvrit un pot de rouge dans le tiroir de la table. Sa mère, qui sortait autrefois tous les matins, ne sortait plus que le soir et revenait souvent si tard que, le lendemain, elle restait couchée jusqu'à midi, si bien qu'Emmeline lui servait, ces jours-là, le café dans le lit à elle et à Marsouillac. Les détails de l'organisation de cette vie nouvelle avaient demandé du temps, et la première communion de la petite en avait été retardée de toute une année. Cependant M me Freizel y tenait si obstinément qu'il eût été malséant d'ajourner encore la cérémonie à laquelle elle assista au bras de Marsouillac, qui se moucha à plusieurs reprises pour cacher son attendrissement.
A partir de ce jour béni, le même Marsouillac commença à accorder infiniment plus d'attention à la « mioche », devant laquelle il s'était jusque-là tout permis. Il la servait la première, lui versait des liqueurs à tout propos, et, quand il la trouvait seule, l'embrassait volontiers sur la nuque. Une fois, il lui enveloppa le buste de son bras musculeux et la serra contre lui à la faire crier. Elle eut l'idée de s'en plaindre à sa mère ; mais celle-ci qui, depuis quelques mois, rentrait ivre à peu près tous les soirs, n'aurait attaché aucune importance à ces familiarités.
Emmeline, à qui la connaissance et l'âge étaient venus, finit par déclarer que le cabinet était décidément trop petit pour trois personnes. Elle se mit à la recherche d'un magasin quelconque où on la prendrait « au pair », c'est-à-dire où elle travaillerait énormément pour manger très peu, car c'est là ce que presque tous les patrons nomment le « pair », bien qu'entre les deux termes il n'y ait aucune parité.
Après avoir usé ses semelles à interroger les carrés de papier écrits à la main et subrepticement collés sur les murs ou les monuments publics par les gens en quête de places à occuper ou à offrir, elle se vit agréée, au n o 28 de la rue Notre-Dame-de-Lorette, par une petite marchande de modes, qui la prit comme trottin, pour reporter les chapeaux et, au besoin, pour servir à les essayer, sans autres émoluments que deux repas par jour et un matelas dressé sur une sangle, dans une soupente dont le plancher poussait de petits cris à chaque pas qu'on y risquait.
Ce n'était pas brillant, mais elle y serait seule ; son démêloir, sa cuvette lui appartiendraient, et Marsouillac n'y tremperait pas ses moustaches rousses. Le premier des deux repas consistait en une tasse de bouillon le matin, et le second en un plat de viande, marié à une écuelle de légumes qu'elle dégusterait dans l'arrière-boutique, le soir, à sept heures.
M me Gandoin, la modiste, convenait, avec une certaine loyauté, de ce que ce sous-ordinaire avait de débilitant pour un estomac de quatorze ans passés ; mais ce serait à l'apprentie de se faire assez bien venir des pratiques pour leur soutirer de temps à autre des gratifications qui lui permettraient de corser sa pitance quotidienne.
Comme dans les grands cafés où les maîtres touchent en moyenne soixante-quinze pour cent sur les pourboires des garçons, l'idéal des dames de magasin serait de faire nourrir leurs demoiselles par leurs clientes.
Marsouillac eut un mouvement d'ennui en apprenant de la bouche d'Emmeline sa résolution de se suffire à elle-même. M me Freizel fut enchantée. Seulement, une question d'amour-propre surgit au moment du départ. Emmeline était toujours mise comme une petite fille des rues. Ses bas de coton blanc retombaient d'ordinaire sur ses jambes tout d'une venue. Elle portait six mois la même robe par-dessus une chemise à peine trop fine pour de la toile à voile. Pas l'ombre de cette coquetterie qui rattache la fillette à la jeune fille et la jeune fille à la femme. Aucun soin de ses ongles non plus que de ses dents, dont la blancheur persistait pourtant à travers les morceaux de réglisse et autres saletés dont on s'exerçait à l'obscurcir.
Il fallut bien remplacer ces loques dont la sordidité eût amené un désabonnement général de la part de la clientèle de M me Gandoin. Ce fut Marsouillac qui se chargea de la métamorphose. Il y mit une munificence quasi royale et une bonne grâce exquise. Quand elle quitta toute flambant neuf le cabinet de la rue Lepic, il lui dit en l'embrassant :
— J'espère que tu te souviendras que c'est moi qui t'ai faite belle comme ça.
Le débit du magasin de la rue Notre-Dame-de-Lorette était aussi restreint que le local en était exigu. Cinq ou six chapeaux fichés sur des champignons, où ils étaient devenus des nids à poussière, occupaient toute la devanture. Mais, faute d'être suffisamment renouvelés, ces spécimens se démodaient, et, placés là pour attirer les chalands, ils n'arrivaient guère qu'à les éloigner. La spécialité de M me Gandoin était les toques en plumes de lophophore, qui brillaient comme des casques sur les têtes des femmes de chambre et des cocottes de petite marque, qui alimentaient le commerce de la marchande de modes.
Bien qu'elle eût toutes les défiances et qu'elle prît toutes ses précautions, elle n'osait, en livrant la marchandise à certaines acheteuses, se faire toujours payer sans le moindre délai, et elle apprenait souvent avec désespoir que sa pratique avait changé de quartier sans laisser sa nouvelle adresse. La colonne des non-valeurs s'allongeait tous les jours davantage sous ses yeux désolés ; car, si de nouvelles créances s'y alignaient continuellement, les anciennes ne rentraient jamais.
Deux ouvrières seulement jouaient de l'aiguille dans la boutique, M me Gandoin, une blonde grassouillette, à cheveux teints en fauve, s'étant attribué pour unique mission de recevoir le public, qu'elle appelait « son » public et qu'elle avait la prétention de retourner comme un gant. Emmeline, tout en portant le titre d'apprentie, n'avait, en réalité, d'autre rôle que celui de courrier du magasin. Elle aidait le matin la bonne à le balayer. Elle faisait ensuite les commissions particulières de la patronne : tantôt chez le boucher, tantôt chez la fruitière.
Il est, en effet, d'usage que des filles et garçons, ceux qu'on engage sous la qualification d'apprentis, on en fasse soit des domestiques, soit des commissionnaires, sans songer le moins du monde à leur enseigner la profession pour l'exercice de laquelle ils ont été mis en apprentissage. Aussi les parents sont-ils généralement fort surpris qu'au bout de deux ans leurs enfants n'en sachent pas plus qu'au premier jour, et que quand on les a placés chez un quincaillier ou un graveur sur métaux, ils soient, après ce stage, tout au plus bons à frotter le parquet.
Tous les quinze jours, Emmeline allait dire bonjour à sa mère qu'elle retrouvait chaque fois plus anéantie, plus abrutie et plus avachie. Marsouillac avait commencé à la tromper, puis à la battre et elle lampait des carafons de rhum pour refouler ses amertumes. Un jour qu'elle s'était endormie, le tête sur son bras et son bras sur la table, Marsouillac avait essayé de lutiner si grossièrement Emmeline que celle-ci se décida à secouer définitivement ses bottines sur le seuil maternel.
Elle passait ses dimanches de sortie à lire dans le magasin ou à aider la bonne à faire la cuisine.
Dix-huit mois se passèrent ainsi. Elle s'était développée surtout en hauteur ; car si sa taille était déjà celle d'une femme, son corsage était encore celui d'une fillette. Sa patronne perdait des heures à lui tordre les cheveux derrière la tête, selon la forme des chapeaux qu'elle lui essayait devant les clientes, lesquelles s'imaginaient naïvement qu'ayant un de ces chapeaux-là sur la tête, elles auraient instantanément autant de cheveux qu'Emmeline.
Un jour, le propriétaire de l'immeuble vint prévenir M me Gandoin qu'il aurait peut-être besoin sous peu de son magasin, ainsi que de celui d'à côté, qui servait à une papeterie. Un de ces industriels qui installent un peu partout des brasseries, sur les carreaux desquels on lit : Salvator est arrivé! lui avait proposé la location de tout le rez-de-chaussée. La marchande de modes avait encore quatre ans de bail et son droit était de se refuser à déménager ; mais le sacrifice qu'on lui demandait devant être compensé par une indemnité d'une certaine envergure, c'était à elle de réfléchir.
Les modes allaient cahin-caha. M me Gandoin avait toujours caressé un rêve : se retirer dans son département — celui de Loir-et-Cher — où une dot de quatre ou cinq mille francs lui permettrait soit de dénicher un second mari — car elle était veuve — soit d'entreprendre un commerce moins truculent, mais aussi moins aléatoire : l'épicerie, par exemple. Elle accepta, se mit en campagne pour tâcher de faire acquitter par les retardataires les notes restées en souffrance, et avertit son personnel que, la liquidation terminée, il eût à se pourvoir ailleurs.
Huit jours après cette communication officielle, les ouvriers arrivaient avec leur pioche et, sur un parcours de huit mètres, s'étendait une large bande de toile blanche portant en lettres noires cet avis au public : Prochainement ouverture de la grande Brasserie du Désir. — Bock à trente centimes.
Emmeline fut congédiée avant d'avoir acquis les capacités nécessaires pour rendre des services dans le métier auquel elle avait été si imparfaitement initiée. Il lui fallait revenir, au moins momentanément, habiter avec sa mère. Rentrer dans cette promiscuité constitua pour elle une épreuve atroce. Elle n'avait pas eu le temps de se débrouiller, mais elle se jura de déguerpir de ce milieu, dès qu'elle serait arrivée à se caser, fût-ce chez une charbonnière ou une marchande de pommes de terre frites.
Elle reprit, comme un récidiviste qui retourne à sa prison, le chemin de cette rue Lepic, qu'elle avait si allègrement quittée. Il était neuf heures du soir quand elle revit le cabinet sale où elle était restée si longtemps privée d'air et de jour. Le taudis s'était orné d'un porte-allumettes en porcelaine, d'une petite glace encadrée dans du cuivre estampé et de trois ou quatre figurines, le tout évidemment gagné à la foire. Ni M me Freizel ni Marsouillac n'étaient là, bien que tous deux fussent au courant de son retour. On était en septembre ; il ne faisait pas froid, mais elle frissonna malgré tout, d'abord en se voyant seule, puis en songeant à la compagnie qu'elle attendait.
Les heures coulèrent. La nuit se fit tout à coup dans l'escalier. La concierge venait d'éteindre le gaz. Il était minuit, et personne ne paraissait. Elle dressa elle-même son lit de fer, dont l'armature, repliée sur ses charnières, avait été remisée dans le coin le plus noir. Elle poussa le verrou, tout en laissant à la serrure la clef qu'elle avait prise dans la loge, et elle se coucha pour se réchauffer, bien qu'elle n'eût pas la moindre envie de dormir.
Vers une heure du matin, le bois du palier gémit sous un pas sourd, pareil à celui d'une personne chaussée de pantoufles ; puis, la clef tourna, sans ouvrir la porte retenue par le verrou.
— C'est maman! pensa Emmeline en se jetant en bas du lit. Quel bonheur si elle s'était débarrassée de cet individu!
Puis, courant à la porte, elle demanda :
— Maman! est-ce toi?
Et, sans même attendre la réponse, elle ouvrit le verrou. C'était Marsouillac. Il était en chaussettes et tenait ses souliers à la main.
Elle bondit en arrière et alla s'enfoncer dans ses draps, qu'avec l'instinct particulier aux femmes et aux autruches elle ramena par-dessus sa tête. Marsouillac, qui tenait à avoir les mains libres, posa ses souliers sur une chaise et, serpentant jusqu'au lit d'Emmeline, il lui dit presque gaiement, en la tutoyant comme une camarade :
— Ne t'inquiète de rien. La vieille ne nous dérangera pas. Je l'ai laissée à un kilomètre d'ici, à l'estaminet. Elle ne tient plus sur ses jambes.
Puis, l'enveloppant de ses bras d'athlète, il la souleva comme un oiseau et se mit à la couvrir de ses baisers de brute. Elle essaya de se défendre à tâtons, n'osant crier, de peur d'un esclandre. Elle l'égratigna, le saisit par la moustache, tenta de lui casser les dents de son petit poing. Il la laissa s'épuiser en contorsions ; puis, quand il la sentit à bout, il la rejeta sur le matelas en l'y maintenant sans le moindre effort.
Cette fois elle voulut appeler à l'aide ; mais quand elle ouvrit la bouche pour jeter un « Au secours! » il la saisit à la gorge, lui enfonçant ses doigts dans le cou et, se penchant sur elle, il lui murmura férocement :
— Si tu dis un mot, je t'étrangle!
Elle se tut, en effet, car elle s'évanouit. Quand les idées lui revinrent, Marsouillac était parti. Sans doute, il était retourné à l'estaminet relever M me Freizel de sa faction. L'idée que cet être allait reparaître, soit seul, soit avec sa mère, la jeta dans une démence fébrile. Au hasard, et sans même rallumer la bougie qu'elle avait soufflée en se couchant, elle s'habilla à la hâte et s'élança dehors ; elle descendit l'escalier quatre à quatre.
Sa première pensée fut de se rendre chez le commissaire de police ; mais à quoi bon? C'était fait maintenant ; et puis, sa mère eût été forcément mêlée à ces ignominies. Ne fût-ce que pour son père, il lui était interdit de mettre la justice dans la confidence.
Elle se sentait brisée à toutes les jointures : ses jambes cotonnaient dans ses jupes. Elle avisa boulevard de Clichy, un de ces petits hôtels où on loge à la nuit et quelquefois à l'heure. Au fronton du monument fulgurait cette annonce : Chambres confortables à un franc cinquante et à un franc. Elle portait sur elle les économies de ses dix-huit mois d'apprentissage : quinze francs. Elle sonna, car la porte était fermée. Une servante en camisole vint lui ouvrir. Elle donna d'avance un franc cinquante, puisqu'elle n'avait pas de bagages. On l'introduisit dans une chambre dont elle ne vit à peu près clairement que le lit. Elle se jeta dessus et tomba dans une sorte de léthargie qui tenait le milieu entre le sommeil et la syncope.
Il ne faisait pas encore jour quand un grand tumulte secoua toute la maison. Des cris, des bruits de luttes, des injures, des supplications, des sanglots se croisaient, du rez-de-chaussée au grenier. Elle pensa que c'étaient des ivrognes qui se battaient, et, d'ailleurs, elle n'aurait jamais eu la force de se lever pour s'enquérir. Les éclats de voix et le piétinement se rapprochèrent de sa chambre dont la porte, quoiqu'elle l'eût fermée à double tour, s'ouvrit brusquement : ce qui démontrait que les maîtres de l'hôtel possédaient des doubles clefs.
Deux sergents de ville entrèrent éclairés par la fille en camisole.
— Allons! qu'on se lève, et en route! dit l'un des agents d'une voix de garde-chiourme.
Emmeline avait ouvert tout grands ses yeux hébétés par la stupéfaction et la terreur. Elle crut qu'on se trompait et ne bougea pas.
— Ah çà! va-t-on obéir? réitéra le garde.
— Moi, me lever? Pourquoi me lever? fit la jeune fille, comprenant enfin qu'on s'adressait à elle.
— Parce que nous sommes de battue cette nuit, expliqua l'autre sergent de ville, qui paraissait un peu moins ours que son collègue, et qu'on va vous emmener au poste avec toutes celles de la rafle.
— Comment! la rafle! balbutia Emmeline, que ce mot répugnant fit frémir de la tête aux pieds : mais j'ai donné trente sous pour être ici… N'est-ce pas, mademoiselle, que je vous ai donné trente sous? ajouta-t-elle en invoquant le témoignage de la servante en camisole.
— Il ne s'agit pas de vos trente sous, répliqua l'agent. On veut savoir si vous avez un domicile.
— Mais c'est ici mon domicile, puisque j'ai payé! objecta Emmeline, forte de ce qu'elle croyait être son droit.
En France, pays de tous les arbitraires, on arrête les femmes parce qu'elles sont dans la rue : et, lorsqu'afin de n'y plus être, elles cherchent asile dans un hôtel, on les y arrête aussi. Quand vous entrez chez un marchand de tabac, il vous donne un cigare en échange de votre argent. Quand vous retenez, moyennant un prix fixé, une chambre pour y passer la nuit, vous y êtes chez vous, attendu que vous l'avez achetée et payée pour un temps déterminé. On se casserait la tête contre les murs avant de comprendre pourquoi la police se permet de se faire ouvrir, à toute heure du jour et du soir, la porte de votre chambre, sous prétexte qu'elle a été meublée par un autre que par vous ; tandis que si l'armoire et le lavabo qui la décorent vous appartenaient, votre seuil deviendrait immédiatement sacré et infranchissable.
Notez qu'en vertu des ordonnances policières sur les garnis, tous les voyageurs qui descendent à l'hôtel sont susceptibles d'être saisis dans leurs lits et traînés au Dépôt de la préfecture, et que c'est par pure tolérance que les princes régnants et les héritiers présomptifs qui viennent visiter Paris ne sont pas compris dans les rafles qui s'y opèrent si fréquemment.
Le raisonnement d'Emmeline était donc irréfutable. Aussi le plus moustachu des deux agents ne le réfuta-t-il que par un : « Allons, oust! » qui clôturait la discussion. Il avança sur la jeune fille, qui se cramponna au dossier du lit où elle s'était étendue tout habillée. Elle s'agenouilla sur le matelas, suppliant, se prenant la tête à deux mains :
— Oh! ne m'emmenez pas en prison! mais je n'ai rien fait de mal… bien au contraire… ah! si vous saviez!
Tout ce que le sergent de ville savait, c'est qu'à Paris, quand Saint-Lazare a besoin d'ouvrières, on fait la presse des femmes, comme on fait la presse des matelots dans les ports anglais, quand la Grande-Bretagne a besoin de renforcer sa marine.
Sans plus s'occuper des sanglots d'Emmeline que si c'eût été les aboiements d'un chien, les agents la lancèrent dans l'escalier, qu'elle roula jusqu'à l'entrée de l'hôtel, devant lequel une escouade d'une vingtaine de filles était contenue par six autres policiers. Emmeline fut poussée du poing dans cette tourbe, où elle entra, comme on entre dans le déshonneur, les yeux fermés.
Quand elle les rouvrit, elle se vit marchant au milieu d'un escadron volant composé de vieilles femmes décolletées et têtes nues ; de petites filles, dont deux ou trois n'avaient pas treize ans ; de maritornes en tablier et de quatre ou cinq femmes en robe à traîne et en chapeau, que l'une d'elles avait laissé glisser de son chignon et qu'elle portait dans le dos comme une hotte.
Dans la nuit, à une quinzaine de pas, s'estompaient des silhouettes d'hommes étranges, qui suivaient le cortège et s'arrêtaient quelquefois comme pour se consulter sur la question de savoir s'ils n'attaqueraient pas les agents.
On arriva au poste sans que la bataille se fût engagée. L'attitude des prisonnières était, en général, celle de l'indifférence. Elles avaient l'air de connaître sur le bout du doigt ce qui les attendait et d'avoir d'avance passé aux profits et pertes les quinze jours ou trois semaines qu'il leur faudrait vivre loin du boulevard et des bals publics. La plupart considèrent ces aventures périodiques comme une sorte de tribut féodal, de prestation en nature qu'elles assimileraient presque au service militaire. Une des raflées dit tranquillement à sa camarade de route, en se laissant tomber sur un des lits du poste :
— Ma pauvre vieille, je crois que nous allons encore faire nos vingt-huit jours!
Emmeline resta assise, pliée en deux, la tête entre les genoux, jusqu'à ce qu'on vînt la chercher pour la mener à la Préfecture, au bureau où on interroge et on classe les femmes arrêtées. L'aspect intérieur de la voiture administrative, dont les cellules font l'effet de cercueils rangés debout dans la crypte d'un monastère, la glaça de terreur. Il lui sembla que si elle entrait dans un de ces sarcophages, elle n'en sortirait que morte.
Elle regarda ses compagnes de misère faire allègrement l'ascension du marchepied de l'omnibus cellulaire. Il s'en rencontre encore qui mettent une certaine coquetterie dans cette gymnastique, trouvant moyen de montrer leurs jambes et se hissant jusqu'à l'orifice du gouffre avec un petit coup de ressac plein d'élégance. Elle était si honteuse de se donner ainsi en spectacle à la foule qui s'était massée autour de la voiture que, quand son tour vint, elle s'élança dans le couloir qui sépare les cellules : elle avait hâte de disparaître à tous ces yeux et à tous ces ricanements.
Après un quart d'heure de route, de la boîte où on l'avait jetée on la transvasa à la préfecture, dans l'antichambre du deuxième bureau de la première division. C'est le bureau des mœurs. Cette première pièce, tellement sombre qu'elle est perpétuellement éclairée au gaz, a pour tous meubles des bancs qui en font tout le tour.
Hélas! avant d'être autorisées à s'y asseoir, en attendant leur jugement, les raflées, filles, femmes ou veuves capturées à bon escient ou par erreur dans une razzia, honnêtes ou dévergondées, vierges ou non vierges, sont astreintes à la plus ignoble et à la plus démoralisante des investigations. Cette souillure fut pour Emmeline presque aussi cruelle que l'autre.
Lorsque tout ce qui constituait le butin de la nuit fut prêt à comparaître devant le juge, une porte s'ouvrit. Toutes les prisonnières se levèrent et, comme un troupeau au courant des volontés du molosse qui les garde et les mène paître, elles entrèrent toutes ensemble dans une seconde pièce capitonnée de dossiers, et au milieu de laquelle se dresse un immense bureau, dont les moindres casiers sont bourrés de papiers, comme un canon chargé jusqu'à la gueule.
Le vieillard qui se tenait assis derrière ce rempart, entre les bras d'un fauteuil de style Empire, ne se doutait indubitablement pas de la douloureuse responsabilité sociale qu'il allait assumer sur sa tête. Il se leva et, par-dessus les dossiers qui l'encombraient, fit, d'un regard circulaire et presque jovial, une première inspection du gibier que ses employés rapportaient dans leur carnassière.
Ce fonctionnaire était naturellement gai, et c'était ordinairement d'une voix pleine de bonne humeur qu'il disait à ses clientes :
— Vous en avez pour un mois de Grand-Hôtel.
Le Grand-Hôtel, c'est Saint-Lazare. Il faut bien rire un peu.
Tout de suite il reconnut dans le grouillement de l'escadron deux ou trois habituées de la maison, de celles qu'il appelait ses « juments de retour ».
— Approchez, la grande Fanny, fit-il, en tendant le doigt du côté d'une brune déjà marquée, et aussi haute sur jambe que haute en couleur. Avec vous, ce sera tout de suite bouclé.
Et il écrivit un ordre d'écrou qu'il remit à un garçon de bureau, et qui devait servir de billet d'introduction au Grand-Hôtel. Seulement, il ne donnait plus aux condamnées le chiffre de leurs jours de prison, depuis que l'une d'elles, trouvant probablement la dose trop forte, lui avait envoyé à la tête un encrier de plomb, qui lui avait mis l'oreille droite en capilotade.
— C'est que, monsieur Heurteloup, fit observer la grande Fanny, j'ai ma chatte qui vient de faire des petits? Qu'est-ce que la pauvre bête va devenir?
— Les chattes, ça n'est pas de ma compétence! répondit le chef de bureau. A une autre!
Comme une comparse qui rentre dans le rang après en être sortie un instant pour chanter son couplet, la grande Fanny reprit sa place dans le groupe, et ledit Heurteloup continua à distribuer « à la muette » ses semaines d'emprisonnement administratif ; car, cet employé n'étant pas magistrat, c'était non pas au nom de la justice, mais au nom de « l'administration » qu'il privait arbitrairement et autocratiquement les femmes de leur liberté.
Et ce qui démontre à quel point ses arrêts étaient plus redoutables que ceux de la cour d'assises, c'est que ces derniers peuvent être cassés, tandis que les siens étaient sans recours et que, les eût-il rendus en état d'ivresse, les infortunées sur lesquelles il refermait les verrous n'avaient même pas la ressource, comme la Macédonienne antique, d'en appeler à Philippe à jeun.
— Et celle-là? demanda-t-il tout à coup, en désignant Emmeline.
Elle restait collée au parquet par la stupeur où la plongeaient ces questions et ces réponses, et ce spectacle révoltant d'un homme, quel qu'il fût, parlant ainsi à des femmes, quelles qu'elles fussent. Un brigadier fut obligé de la conduire par le bras jusqu'auprès de ce bureaucrate, rebelle à tout attendrissement, et qui donnait l'idée d'un planteur faisant le décompte et l'appel de ses nègres.
— Comment vous nommez-vous? fit-il avant de l'avoir regardée.
— Emmeline…
Elle s'arrêta, ne pouvant se décider à prononcer le nom de son père dans cette salle déshonorée.
— Vous êtes enfant naturelle?
— Mais non, se récria-t-elle, scandalisée qu'on lui contestât jusqu'à la légitimité de sa naissance.
— Alors, vous avez un nom de famille? insista le chef de bureau, tout en parcourant le procès-verbal d'arrestation qu'un sergent de ville lui avait remis.
— Oui, murmura-t-elle.
— Eh bien! quel est-il?
— Freizel! dit-elle en s'approchant pour que cette confidence fût reçue par lui seul.
— Eh bien, pourquoi couchez-vous dans des hôtels borgnes, et non chez votre père?
— Il est mort.
— Mais votre mère est vivante?
Emmeline s'imagina qu'on allait la ramener dans cette chambre infecte, toute peuplée pour elle de la figure sinistre de Marsouillac lui arrachant l'âme, tout en lui crachant à la figure cette menace furieuse :
— Si tu dis un mot, je t'étrangle!
Retourner à cette horreur et à ce danger, c'était pour elle traverser un bois, la nuit, ou dormir dans un cimetière. Tout plutôt qu'une lutte nouvelle avec ce bandit, dont les moustaches rouges la brûlaient encore. Elle répondit :
— Ma mère? Je ne sais pas ce qu'elle est devenue.
— Bien! voilà déjà les parents à éliminer, poursuivit l'impassible Heurteloup du ton d'un comptable qui pose huit et qui retient trois. Maintenant, avez-vous un état?
— Oui, monsieur, je suis modiste.
— Modiste, à quelle adresse?
— Je travaillais chez M me Gandoin, rue Notre-Dame-de-Lorette, mais elle a vendu son fonds.
— Ce qui signifie que vous ne travaillez pas. Elles sont toutes les mêmes : elles ont un état, seulement elles ne l'exercent jamais.
Et comme ce satrape n'avait pas l'habitude d'accorder une aussi grande latitude à la défense des accusées, il résuma ainsi son interrogatoire :
— En somme, vous n'avez ni père ni mère, ni travail, ni domicile et, par-dessus le marché, vous êtes mineure. Vous avez déclaré à l'agent qui vous a arrêtée que vous aviez dix-sept ans.
Pour le personnel du deuxième bureau de la première division, le fait de n'avoir pas vingt et un ans constitue, de la part d'une femme, une espèce d'attentat à la pudeur. Aussi, cet Heurteloup lui dit-il : « Vous êtes mineure », comme il lui aurait dit : « Vous avez été surprise en flagrant délit de vol aux étalages. » Emmeline n'avait rien à objecter à une inculpation aussi fondée. Atteinte et convaincue du délit de jeunesse, elle ne put que baisser la tête, et le chef de bureau continua d'une voix paternelle :
— Vous êtes donc nécessairement destinée à faire le métier de celles qui n'en ont pas. Mais, pour celui-là comme pour les autres, une patente est indispensable. Nous allons vous en donner une qui sera une garantie pour vous… pour tout le monde, et que vous aurez à nous représenter deux fois par mois, quand vous viendrez… nous voir… Vous n'avez plus de famille… L'administration vous en servira.
Ce n'était pas lui qui allait coucher pour jamais cette mineure sur les registres de la police des mœurs : c'était l'administration, de même que ce n'est pas le jury non plus que le président des assises qui condamne un homme à mort : c'est la société. Il prit dans un casier une plaque de carton jaune, rayée en large pour y inscrire le nom de l'impétrante, en long pour y marquer les jours de visite, et après y avoir apposé un jeu de cachets ainsi que sa signature, il la remit gracieusement à Emmeline, comme s'il lui eût offert une boîte de bonbons.
Puis, il la congédia par un signe de tête dont le sens était :
« Maintenant que je vous tiens, vous êtes libre. »
Emmeline descendit l'escalier, tenant à la main sa contremarque d'infamie, sans se rendre sérieusement compte de la réprobation à laquelle la vouait cette estampille indélébile. Ce fut en lisant dans les escaliers mêmes de la Préfecture les prescriptions formulées au dos du carton jaune qu'elle en entrevit vaguement toute l'atrocité.
— Eh bien, qu'est-ce que tu attends là? lui dit une fille renvoyée indemne et qui avait fait partie de la rafle. Ça y est maintenant, va! Si tu as de l'argent pour te mettre dans tes meubles, tu pourras travailler pour ton compte ; sinon faut vite t'occuper de te trouver une maison!
Emmeline s'imaginait qu'elle avait encore des chances d'entrer dans un magasin pour y gagner honnêtement son pain, et que les formalités dont elle venait d'être l'objet n'étaient que des précautions pour le cas où personne ne consentirait à répondre d'elle. L'autre lui expliqua, avec la crudité de la désillusion, à quelle sujétion et à quelle servitude est réduite la malheureuse tombée dans les filets des chasseurs de femmes. Toutes les portes, excepté celles qui s'ouvrent de jour et de nuit à tout venant, lui étaient désormais fermées. Elle n'était plus bonne seulement à laver la vaisselle ou à garder les oies dans une ferme : elle était condamnée pour la vie à n'être que de la chair à plaisir.
Avec l'empressement que mettent les filles perdues à consommer la perte des autres, celle-ci s'offrit à piloter Emmeline dans le monde spécial où on venait de la faire entrer de force. Si elle voulait, elles seraient amies. Elle lui expliqua alors qu'elle aussi avait essayé de vivre à sa guise, mais qu'elle en avait eu bien vite assez de se faire ramasser continuellement. Il n'y avait rien de tel que de se placer sous l'égide d'une patronne raisonnable, c'est-à-dire pas trop rapace, qui, du moins, vous protégeait contre les exigences et les injustices des agents à qui, pour être tranquilles, il fallait perpétuellement graisser la patte.
La preuve qu'elle ne mentait pas, c'est qu'elle était résolue à rentrer le jour même au Perroquet bleu , où elle avait déjà passé trois mois et qui était tenu par une dame « très comme il faut ». Emmeline, qui tremblait toujours d'être rencontrée et assassinée par Marsouillac, n'avait, avec les dix francs qui lui restaient en poche, d'autre refuge qu'un plongeon dans la Seine ou dans la boue. Elle suivit sa compagne de hasard, lui confiant ainsi sa destinée qu'elle ne se sentait plus la force de diriger elle-même.
Comme elles avaient faim toutes les deux, on commença par « claquer » les dix francs d'Emmeline. La chaleur du cabaret opéra peu à peu sur ce cerveau de dix-sept ans. On causa, on s'exalta ; il est même probable que le « chaperon » versa à sa camarade un peu plus de vin que celle-ci n'en pouvait supporter après un jeûne de près de deux jours ; si bien que, le lendemain matin, presque sans se rappeler comment elle y avait fait son entrée, la fille du charron se réveilla pensionnaire du Perroquet bleu .
Ce fut seulement après huit jours d'une vie machinale et inconsciente qu'Emmeline se sentit pénétrée par un affreux dégoût de sa nouvelle situation. A travers les conversations idiotes qui se tenaient dans ce perpétuel décaméron, elle avait retenu que, parfois, un homme de la haute s'enamourait de l'une d'elles et la retirait du bouge pour l'installer dans des meubles en palissandre et des tapis en moquette. Il est vrai que ces phénomènes se produisaient d'ordinaire dans des établissements un peu mieux tenus que le claque-dents où on les nourrissait de filet de cheval ; mais, dans le domaine de la passion, tout est possible. Il n'y avait donc pas lieu de désespérer complètement.
Emmeline tourna toutes ses facultés vers cet objectif : trouver quelque honnête garçon, riche ou pauvre, ça lui était bien égal, qui l'arracherait de ces bas-fonds et l'emporterait dans ses bras comme un « machabée » qu'on retire de l'eau. Avec quelle joie elle lui servirait de bonne à tout faire, elle lui frotterait son parquet, elle lui ferait sa cuisine, elle lui ravauderait ses chaussettes! Parmi tous les passants qui traversaient la maison, elle cherchait, nuit et jour, cet oiseau rare. A un moment, elle crut même l'avoir trouvé.
Le Perroquet bleu , que l'extrême modicité de ses prix mettait à la portée de tous, n'était guère fréquenté que par une société d'élégance douteuse. Un soir, elle vit s'asseoir à une table de l'estaminet où les femmes venaient pousser les hommes à la consommation, trois jeunes gens qui lui parurent être des étudiants, bien que l'un d'eux eût pour coiffure un chapeau de feutre gris, à bords tourmentés et pour vêtement un costume d'atelier en ratine solitaire à côtes.
Après s'être fait servir un verre de grenadine, qu'il fit semblant de porter à ses lèvres, il promenait ses grands yeux bleus sur les groupes où les filles étaient mêlées aux consommateurs.
— As-tu ton affaire? lui demanda un de ses deux camarades, un petit blond, déjà chauve.
— Non : tout ça ne me va pas, répondit le jeune homme. Richard m'avait pourtant assuré que je trouverais là ce que je cherche.
Trois ou quatre femmes, qui guettaient les arrivants pour les rançonner, s'abattirent immédiatement sur ces visiteurs distingués dont les mains blanches les attiraient. Ce fut un chœur de sollicitations :
— Paye-moi un cassis!
— Paye-moi une cerise!
— Paye-moi un madère!
Et, sans attendre les ordres, le garçon du café apporta les trois breuvages demandés.
Mais le jeune homme au feutre gris continuait son inspection :
— Tiens! Gérald! ce doit être celle-là! fit observer l'autre camarade, un grand diable imberbe, avec de longs cheveux châtains qui ruisselaient le long de ses tempes ; et il indiqua Emmeline debout près de la fenêtre à carreaux dépolis.
— Oui, probablement! fit le jeune homme en lui faisant signe d'approcher.
Elle se fraya un chemin entre plusieurs tables encombrées et, toujours debout, elle attendit qu'on l'utilisât.
— Assieds-toi donc, dit, en lui tendant un escabeau, celui qu'on avait appelé Gérald. Emmeline s'assit, avec le sourire spécifié par la patronne, un sourire qui était dans le contrat.
— Maintenant, que veux-tu prendre? fit le jeune homme.
— Rien! dit-elle, ou bien un peu de sirop.
— Si tu n'es pas dégoûtée, bois dans mon verre, je n'y ai pas touché.
Elle posa le verre devant elle sans y toucher non plus. Le jeune homme la dévisageait, se rejetant en arrière pour mieux l'analyser dans son ensemble.
— Tiens-toi un peu de trois quarts! lui dit-il, en lui inclinant légèrement avec sa main la tête sur l'épaule gauche.
— Est-ce que tu veux la tirer en portrait? demanda une des filles attablées.
— Ce serait bien le type! fit remarquer le jeune homme à ses deux amis. Seulement, vous ne trouvez pas qu'elle ressemble tout à fait, avec ses immenses yeux noirs et son teint pâle, à la malade du tableau d'Hébert : la Mal'aria . On répéterait partout que je l'ai servilement copiée.
— Tu as raison! s'écria le petit blond. Je cherchais qui elle me rappelait : c'est absolument la Mal'aria .
— Tiens! la Mal'aria : c'est un nom que j'aimerais bien, dit bêtement une des buveuses, qui commençait à se fatiguer de celui d'Olga, dont on l'avait affublée à ses débuts sur les planches du Perroquet bleu .
Justement Emmeline n'avait pas encore adopté de sobriquet, et depuis déjà huit jours qu'elle habitait la maison, elle n'était connue que sous celui de la « nouvelle » ou la « petiote ». Dans leur ignorance totale du mouvement artistique, ses camarades de travail prirent ce mot « Mal'aria » pour un diminutif de Maria. Le jeune homme au feutre gris la fit asseoir à sa table et lui expliqua gentiment, sans aucune des expressions ayant cours au Perroquet bleu , qu'il n'y était pas venu pour s'amuser ; qu'il était peintre et qu'ayant dans la tête le plan d'un tableau où il aurait à représenter une jeune fille phtisique étendue dans un fauteuil, il avait cherché un modèle qui eût de grands yeux comme ouverts sur cet inconnu qu'on appelle la mort ; qu'un de ses amis, s'étant un soir passé la fantaisie d'aller rôder dans les établissements bizarres du quartier, l'avait aperçue assise à une table avec son petit air rêveur et ennuyé, et qu'il la lui avait indiquée comme rendant merveilleusement la physionomie dont il avait besoin pour son personnage. Si elle voulait venir poser chez lui, il la payerait cinq francs la séance en échange d'une besogne infiniment moins fatigante que celle à laquelle elle était journellement condamnée.
C'était la première fois, depuis son installation chez la Coffard, qu'on parlait à Emmeline sur ce ton amical. Poser chez un peintre, c'était déjà pour elle presque un relèvement. Elle aurait été bien heureuse de se donner cette distraction. Puis, on ne sait pas : peut-être le hasard serait-il venu à son aide. En changeant de milieu, on trouve parfois à changer de condition. Malheureusement, l'assentiment de la patronne était indispensable et il était éminemment problématique. En effet, quand le peintre, ayant mandé la Coffard à sa table, entama la question d'une après-midi que la Mal'aria viendrait passer dans son atelier, l'ancienne institutrice poussa les hauts cris :
Ah! bien oui! pour qu'on lui détournât sa pensionnaire! Les peintres, elle les connaissait. Ils lui fourreraient dans la cervelle des idées de grandeur. Une fois qu'elle aurait son portrait au Salon, elle se croirait la première moutardière du pape. Il n'y aurait plus moyen de la faire obéir. Non, non : pas de ça, Lisette!
Quand elle avait dit : Pas de ça, Lisette! il n'y avait plus à y revenir. Emmeline fut navrée. Le peintre n'insista pas, et comme il se levait pour partir, elle tira de sa poche sa photographie, qu'un « artiste » des alentours était venu l'avant-veille lui faire à elle comme aux autres, dans le café même, un matin que le jour se tamisait favorablement à travers les carreaux dépolis. Naturellement, la patronne, qui avait sa remise, avait marqué au compte de chaque femme un prix triple de celui que le photographe avait demandé. Mais toutes s'étaient jetées avec un tel empressement sur cet adorateur du soleil, qu'il y aurait eu, de la part de la dame du lieu, par trop de naïveté à ne pas exploiter cet enthousiasme.
Emmeline, les larmes aux yeux, remit, accompagnée d'une dédicace, son image au jeune peintre, puisqu'il ne lui était pas permis de lui prêter sa personne. Celui-ci partit. Pendant toute une semaine elle espéra le revoir ; mais il ne revint pas, et cette aventure assombrit encore pour elle un avenir déjà si nébuleux.
Alors, le spleen l'envahit. Ses joues se creusèrent, ses yeux s'agrandirent démesurément. L'atmosphère de liqueurs fortes et de fumée de tabac où elle avait été transplantée la serrait à la gorge, au point d'arrêter les bouchées au passage. Elle tombait en langueur et le fantôme libérateur du suicide commençait à flotter devant elle.
C'est à ce moment que l'apparition de l'être chenu et eczemateux, aux exigences duquel on voulait la soumettre, avait déterminé une crise de dégoût à laquelle elle avait, à tous risques, mis fin par une évasion.
Après s'être abattue sur l'angle de soutènement de l'hôtel de la rue de Berlin, Emmeline était restée figée dans un froid cataleptique, qui ne lui enlevait qu'une partie de ses facultés. Ses bras étaient inertes et ses lèvres ne pouvaient plus s'ouvrir pour laisser passer les sons, mais elle se rendait un certain compte du remue-ménage dont elle était l'objet. Cependant, elle crut à une hallucination, lorsqu'en rouvrant les yeux elle se vit au chaud dans un grand lit dressé de champ dans une chambre à coucher de style Louis XVI dont tous les meubles, peints en blanc avec filet d'or, donnaient à la pièce un aspect tout à fait virginal.
Autour d'elle délibéraient un homme d'âge en robe de chambre de laine bleue, un monsieur vêtu de noir, cravaté de blanc et sur la boutonnière duquel saillissait une rondelle d'officier de la Légion d'honneur. Une grosse femme dont un bonnet de linge enserrait le dépeignage s'actionnait avec une serviette mouillée à détacher du cuir chevelu de la jeune fille des caillots de sang empâtés dans des caillots de boue. C'était cette opération qui, vraisemblablement, l'avait réveillée ou plutôt désévanouie.
Elle avait ouvert les yeux, elle les referma comme pour continuer son rêve ; mais le monsieur à la rondelle rouge lui souleva les paupières d'un doigt énergique ; ce qui la força à se secouer.
— Êtes-vous en état de parler? lui demanda-t-il.
Elle roula la tête sur l'oreiller pour faire signe que non. Peu à peu, cependant, les objets et les gens qui l'entouraient prenaient pour elle une forme plus précise.
Bien que coupés par de nombreuses solutions de continuité, ses souvenirs lui revenaient. Elle se rappela sa fuite par la fenêtre de la maison du boulevard de la Chapelle, et par induction en conclut qu'elle avait été recueillie : car il était invraisemblable que ce coquet ameublement fût celui d'une casemate de prison.
— Je vais lui faire du thé! répétait la vieille femme, en renouant sous son menton son bonnet de linge, dont ses cheveux gris avaient rompu les digues.
— Un peu de bouillon vaudrait mieux, fit l'homme décoré, que la malade jugea être un médecin, pour en avoir déjà vu, dans des endroits moins somptueux, pour des constatations d'une autre nature.
Dans cet échange de propos entre ceux qui la veillaient, elle comprit qu'elle était depuis deux jours dans cette léthargie d'où elle venait de sortir. Elle ne connaissait aucune des personnes qui lui avaient ouvert leur maison, et personne de la maison ne la connaissait. Quand son cerveau eut à peu près repris son assiette, ce mot du docteur : « Êtes-vous en état de parler? » lui revint le premier à la mémoire. Si elle s'avisait de dire :
« Maintenant, interrogez-moi! »
à sa première réponse, on la rejetterait sans plus d'informations sur le trottoir où on l'avait ramassée sanglante et transie. Si elle voulait rester, il fallait bien mentir. Aussi, même quand elle eut la force de répondre à des questions, elle continua à faire la muette, se réservant, selon la tournure que prendrait l'événement, soit de tout dire, soit de tout cacher.
Les couvertures qu'on avait accumulées et les boules d'eau chaude qu'on lui remettait incessamment aux pieds l'avaient désengourdie. Sa blessure de la tête, amortie par la chevelure, n'aurait offert de gravité qu'en cas de lésion interne. Elle n'en résolut pas moins de prolonger jusqu'au lendemain matin son mutisme affecté, afin de se garder la nuit pour demander secours à son imagination.
Ce n'était pas qu'elle préméditât de tromper la confiance de ces inconnus, qui avaient l'air si bon ; mais elle serait morte de honte plutôt que de leur faire cette déclaration déchirante :
« Celle que vous avez sauvée de la police et probablement de la mort est une malheureuse qui venait de s'échapper du Perroquet bleu . »
Voici, conséquemment, à quel parti elle s'arrêta : tout en mettant en avant une imposture quelconque, elle attendrait qu'elle fût matériellement capable de faire un pas pour guetter une porte ouverte et prendre sa volée. De cette façon, les habitants de l'hôtel de la rue de Berlin ignoreraient toujours à quelle abandonnée ils avaient prodigué leurs soins. Elle s'excuserait auprès d'eux par une petite lettre signée d'un nom en l'air et ils n'entendraient plus parler d'elle. C'était là une façon bien cavalière de leur témoigner sa gratitude. Mais les circonstances ne lui en permettaient pas d'autre.
Il n'était guère plus de sept heures du matin quand la vieille Annette vint, sur la pointe de ses pantoufles, savoir de ses nouvelles. Emmeline, étendue sur le dos, dans le lit, combinait, les yeux tout ouverts.
— Eh bien! on dirait que ça va mieux! demanda la bonne.
— Bien mieux, et je vous remercie mille fois, dit-elle, devinant qu'un plus long silence deviendrait suspect.
— Ah! tant mieux! fit Annette ; M. Dalombre et M. Albert vont être joliment contents.
Emmeline profita des dispositions loquaces de la servante pour interroger la première.
— Chez qui suis-je donc? dit-elle.
Annette, tout en changeant la boule qui s'était refroidie, se fit un plaisir de lui apprendre, avec toute sorte de parenthèses, où elle introduisait des personnages inutiles au récit, que M. Dalombre, le vieux en robe de chambre qui assistait à la consultation du médecin, était l'oncle de M. Albert, un jeune homme qui logeait de « l'autre côté de l'eau », car il faisait son droit, mais qui dînait presque tous les jours rue de Berlin, où il avait sa chambre, dans laquelle elle avait été transportée provisoirement le soir où on l'avait trouvée comme morte.
Puis, s'interrompant, Annette demanda, avec l'empressement d'une femme qui tient à être renseignée avant tout le monde :
— Où diable alliez-vous à une heure pareille, ma chère demoiselle, et qui vous a mise dans cet état-là?
Il fallait vaincre ou mourir. Emmeline répondit :
— Je revenais de mon travail. Nous avions veillé très tard pour de l'ouvrage pressé… J'ai été attaquée dans la rue par un homme qui m'a lancée contre la grille de l'hôtel, après m'avoir arraché mon chapeau et pris mon porte-monnaie.
— Ah! pauvre petite! Comme vos parents doivent être inquiets depuis deux jours! Nous allons vite aller les avertir.
— Je suis orpheline, répliqua vivement Emmeline. Mon père et ma mère sont morts depuis déjà longtemps.
— Comment! à votre âge, vous logez toute seule?
— Non! je couchais chez ma patronne.
— En ce cas, fit judicieusement observer Annette, pourquoi étiez-vous ainsi dehors à une heure indue?… et il pleuvait!
— Oui, balbutia Emmeline près de défaillir, car elle commençait à patauger dans ses mensonges, j'avais reconduit avec un parapluie une petite ouvrière qui n'avait qu'une petite robe de toile et qui aurait été trempée jusqu'aux os.
— Y avait de quoi lui faire attraper une fluxion de poitrine, appuya la vieille bonne.
— Et puis, insista Emmeline, cette petite avait peur si tard dans les rues, et c'est quand je revenais de la mettre à sa porte — vous pensez si je courais pour regagner le magasin — que j'ai été attaquée et dévalisée par un grand diable! ah! haut comme d'ici au plafond… Il me semble que je le vois encore.
— Alors, reprit l'impitoyable Annette, il faut que Pierre aille tout de suite rassurer votre patronne qui doit être dans un joli tourment. Où demeure-t-elle?… qu'on y coure!
— Nous avons un peu trop causé. Je crois que je vais me trouver mal, murmura Emmeline, n'ayant d'autre ressource qu'une syncope pour clore le chapitre de ces révélations fantaisistes.
— Ah! mon Dieu! en effet, comme elle est pâle! s'exclama la bonne. Attendez! je vais vous faire respirer un peu de vinaigre.
Et elle courut à la cuisine, pendant que la blessée se disait, dans un découragement mortel :
« A quoi servent ces inventions puisqu'avant une heure, tous, ici, sauront la vérité? »
A fin de tenir ce calice éloigné d'elle le plus longtemps possible, elle feignit de retomber dans une sorte de coma, que M. Dalombre reprocha durement à Annette d'avoir provoqué par sa curiosité fatigante. Cette saboulade retint la langue de la vieille bonne jusqu'à cinq heures du soir. Elle se présenta alors de nouveau, un bol de bouillon à la main, au chevet d'Emmeline, dont l'estomac commençait à crier la faim.
Comme elle s'était remise sur son séant pour absorber ce consommé réconfortant, le médecin entra. L'entaille de la tête se refermait déjà. La pleurésie semblait évitée. Il lui demanda si elle souffrait de quelque douleur interne, à la suite des coups portés par l'agresseur. Emmeline indiqua son pied, dont l'enflure avait échappé à l'examen du docteur. Il lui mania pendant plusieurs minutes le bas de la jambe à la faire crier ; puis, aidé d'Annette qu'il prit comme aide-major, il opéra sur les muscles la pression nécessaire pour les remettre en place.
Une foulure n'étant pas de beaucoup moins difficile à réduire qu'une fracture, c'était au moins quinze nouveaux jours de repos imposés à la patiente. Elle avait espéré pouvoir détaler avant les révélations suprêmes. Or il était invraisemblable que le voile qui obscurcissait encore son passé ne tombât pas en quinze jours. Elle se verrait pendant ces deux semaines sous le coup d'avanies auxquelles il ne lui serait même pas permis de se dérober. Avoir été accueillie comme une naufragée et devenir ensuite un objet de dégoût pour ce vieillard qui l'avait installée avec tant de bonté dans une chambre toute reluisante, pour cette vieille servante qui croyait si candidement porter du thé et du bouillon à la victime d'un malfaiteur! Non : elle ne supporterait pas un pareil déchirement. Elle allait demander à son hôte de la faire immédiatement transporter à l'hôpital le plus voisin.
Elle ouvrait la bouche pour formuler cette proposition quand le domestique annonça :
« M. le commissaire de police! »
Son sang ne fit qu'un tour, selon l'expression usitée au Perroquet bleu , pour exprimer le comble de l'épouvante. Il n'y avait pas à en douter : la Coffard avait dénoncé sa fuite à ses bons amis les agents, qui s'étaient mis en chasse et l'avaient dépistée. A ce mot « police », si redouté là-bas, elle vit danser devant ses yeux la salle du bureau des mœurs avec sa rangée de bancs éclopés, la face gouailleuse du chef de bureau Heurteloup, et elle eut sur son front l'impression d'un fer rouge qui y aurait marqué l'ignominieux état civil dont elle s'était dépouillée à tous risques.
Elle se planta désespérément les doigts dans les cheveux, convaincue que ce magistrat de l'ordre policier allait se jeter sur elle, la tirer par le bras et la précipiter à bas de son lit en lui criant :
« Allons! sale créature, suis-moi à Saint-Lazare, où tu seras enfermée d'abord comme prostituée en rupture de ban, ensuite comme voleuse! »
Car, dans l'inconscience de ses devoirs et de ses droits, elle se croyait très sincèrement, pour s'être évadée du Perroquet bleu , coupable d'avoir frustré la Coffard de la seule garantie qui restât à celle-ci des prétendus trois cents francs que lui devait son ex-pensionnaire.
Subitement à l'entrée du personnage officiel suivi de son secrétaire, et qui, étant venu plusieurs fois pour interroger la malade, sans savoir si elle était interrogeable, négligea d'enfiler son écharpe, elle prit la résolution de ne pas répondre un mot sous l'avalanche de mépris et d'injures qu'elle sentait déjà tourbillonner autour d'elle.
Elle tomba dans un ébahissement, qu'on prit pour un restant de délire, en entendant ce dignitaire tout en abdomen et en calvitie lui dire avec mansuétude :
— Maintenant que vous voilà revenue à vous, mademoiselle, seriez-vous assez bonne pour vouloir bien fournir à la justice quelques éclaircissements sur l'agression à laquelle vous avez failli succomber? Rassemblez vos esprits. Rappelez vos souvenirs, si faire se peut. Nous recueillerons votre déposition avec tout l'intérêt qu'elle comporte.
Sa langue s'était épaissie dans sa bouche séchée par la peur. Elle resta deux bonnes minutes sans pouvoir articuler un mot. Le secrétaire du commissaire de police attendait, son carnet d'une main et son crayon de l'autre, prêt à inscrire les renseignements qui devaient aider à la capture de l'agresseur. Avant d'entamer la série de ses questions, le magistrat laissa au témoin le temps de faire appel à sa mémoire ; après quoi, il lui demanda :
— Reconnaîtriez-vous celui qui vous a attaquée?
— … Je crois que oui, balbutia Emmeline. Il était grand, très grand… vous comprenez : il faisait tellement nuit.
— Puis, sans doute, continua le commissaire, il vous a mis la main sur les yeux, pendant qu'il vous dévalisait.
— Justement! fit-elle, enchantée de n'avoir pas à achever ce portrait de pure imagination.
L'interrogateur, se tournant vers son commis, lui transmit cette observation :
— C'en est sans doute un de la bande de Clichy. C'est ainsi qu'ils opèrent ; ils se ruent sur les passants attardés — les femmes surtout — et leur bouchent la vue pour rendre ensuite plus incertains les résultats de la confrontation.
— Quels gredins! s'exclama Annette.
En voyant ses impostures marcher ainsi comme sur des roulettes, Emmeline sentit passer dans ses veines un frisson d'espoir. Ma foi, tant pis! puisqu'on lui tendait la perche, elle serait bien bête de ne pas la saisir. Elle irait maintenant jusqu'au bout. Au pis aller, si le pot aux roses se découvrait, on ne pourrait pas lui faire un grand crime d'avoir essayé de cacher ce qu'elle était. Après tout, elle n'était pas forcée de l'avouer devant tout le monde.
— Le médecin, continua le commissaire, croit-il que la plaie du crâne ait été produite par un instrument contondant ou simplement par la chute de la victime, dont la tête aurait rencontré un corps dur?
— Il ne s'est pas encore prononcé à cet égard, répondit le vieillard, qui suivait avec un intérêt attendri toutes les phases du récit du crime. Il croit cependant que la blessure doit avoir été faite par un coup-de-poing américain.
— C'est leur arme ordinaire, fit observer le magistrat qui, évidemment, s'acharnait sur une piste. Et, poursuivit-il, revenant à Emmeline, dans quel sens alliez-vous : montiez-vous vers le boulevard extérieur ou descendiez-vous dans la ville?
— Je retournais chez moi, dit Emmeline, sans plus de détails.
— Chez vous? chez vos parents?
Là était le nœud de l'interrogatoire. Au moment où Emmeline allait reprendre, en la complétant, la fable dont elle avait déjà servi le prologue à la vieille Annette, celle-ci, que sa loquacité démangeait, intervint subitement :
— La pauvre demoiselle n'a plus de parents, dit-elle. Elle retournait chez sa patronne, une bonne dame qui l'avait comme adoptée…
Elle aurait continué à broder sur le peu de renseignements qu'elle tenait de la jeune fille, si le commissaire n'eût mis Emmeline au pied du mur par cette question dont la précision n'entre-bâillait la porte à aucune échappatoire :
— Et votre patronne, mademoiselle, où demeure-t-elle, que nous la fassions immédiatement prévenir?
Sa première pensée fut de retarder l'explosion inévitable en donnant un nom et une adresse de fantaisie. Ce faux témoignage ne la mènerait pas loin ; mais, dans les moments suprêmes, tout le monde est disposé, comme la Du Barry, à implorer du bourreau « encore une petite minute ». Cependant la bourde eût été si grossière et si facilement établie qu'elle aima mieux jouer son va-tout. Elle nomma M me Gandoin et raconta que sa patronne était sur le point de quitter la rue Notre-Dame-de-Lorette, son fonds ayant été vendu depuis quelques jours. Peut-être était-elle déjà déménagée ; peut-être était-elle encore là. Elle ne savait pas.
Elle savait, au contraire, que le magasin de modes n'existait plus, puisqu'elle avait vu de ses yeux les pioches et les truelles des maçons faire leur œuvre. Toutefois, ce n'était là qu'un demi-mensonge : ce qui lui laissait une demi-chance de se tirer du pas terrible où elle était engagée jusqu'aux épaules.
— Et, conclut le commissaire, vos noms et prénoms : nous avons besoin de les enregistrer exactement pour l'enquête que nous allons ouvrir.
Emmeline crut entendre s'écrouler avec fracas tout l'échafaudage qu'elle venait d'édifier si laborieusement. A l'énoncé des désignations qu'on lui avait arrachées entre les murs sales du bureau des mœurs, le délégué de la préfecture devant lequel elle comparaissait ne pouvait manquer de sauter en l'air. Car elle croyait bonnement que tous les fonctionnaires de la redoutable maison savaient par cœur tous les noms de celles qui y avaient leur livret. Elle murmura, avec un bredouillement prémédité et très vite, de façon que les deux mots n'en fissent qu'un :
« Emmeline Freizel! »
En effet, le magistrat ne comprit pas et elle dut répéter, en égrenant lettre par lettre, le chapelet de sa honte. Le commissaire répétait tout haut chaque syllabe, et le secrétaire écrivait.
La réunion des syllabes s'opéra sans produire le moindre changement dans la physionomie bienveillante de l'homme de police, qui ferma sa serviette de moleskine, la mit sous son bras, et avant de sortir pour aller chercher d'autres éléments de l'enquête, dit en revenant auprès du lit d'Emmeline :
— C'est bien 12, rue Notre-Dame-de-Lorette, que demeure M lle Gandoin, n'est-ce pas, mademoiselle?
— Oui, monsieur, répondit-elle, en s'efforçant d'accompagner cette confirmation d'un sourire.
— Nous allons y passer, mon secrétaire et moi, reprit-il. C'est pour empêcher que les recherches ne s'égarent.
— Pierre, fit le vieillard que la servante avait dit à Emmeline s'appeler M. Dalombre, accompagnez ces messieurs. Vous aurez soin d'assurer la patronne de mademoiselle que cette pauvre enfant ne manque de rien et qu'elle est bien soignée ici ; qu'en outre, M lle Freizel est maintenant en état de la recevoir et qu'elle accueillerait bien volontiers sa visite.
« Quel brave homme! pensa Emmeline. On disait bien là-bas qu'il n'y avait que les vieux pour être gentils. »
— A présent, ajouta M. Dalombre, en reconduisant le commissaire, il faut laisser reposer la demoiselle, que cette séance a probablement fatiguée. Surtout, vous, Annette, ne la faites pas causer.
Le cœur serré par l'anxiété — car c'était contre elle que l'enquête finirait par se faire — l'échappée du Perroquet bleu se retournait dans son lit comme une anguille. Il y avait déjà près d'un mois qu'elle avait définitivement quitté le magasin de la rue Notre-Dame-de-Lorette, puisqu'elle était restée trois longues semaines boulevard de la Chapelle, et qu'elle était depuis quatre jours déjà réfugiée dans l'hôtel de la rue de Berlin. Avec la finesse professionnelle qu'elle lui accordait de confiance, il était impossible que le commissaire de police ne lui demandât pas compte du laps écoulé entre sa sortie chez M lle Gandoin et son entrée chez M. Dalombre. Elle aurait donné avec joie vingt ans de sa vie pour avoir la faculté de supprimer ces trois maudites semaines-là. Elle ne réfléchissait pas que c'était précisément aux catastrophes dont elles avaient été remplies qu'elle devait d'être obligée de les passer sous silence.
Il y avait à peine un quart d'heure qu'elle se tordait dans les affres de l'inquiétude, quand l'incorrigible Annette se glissa de nouveau dans la chambre. Elle ne s'expliquait pas par suite de quelle discrétion ou de quelle insouciance ridicule la jeune malade ne l'avait pas déjà questionnée vingt fois sur les tenants et les aboutissants de la maison. Aussi grillait-elle de la mettre au courant des mœurs, coutumes, habitudes, âges, professions et aventures des habitants de l'hôtel.
Pendant qu'Emmeline supputait mentalement les probabilités qui s'offraient à elle de sortir de ce drame à son honneur ou à sa honte, la vieille bonne prenait une chaise et commençait sa narration, que la seule et unique personne dont se composait son auditoire écoutait par bribes. A quoi devaient lui servir ces informations fournies sur des gens qui, dans quelques instants sans doute, allaient la chasser comme indigne, non sans brûler ensuite du sucre dans la chambre à coucher où elle avait passé quatre nuits?
Mais Annette ignorait cet état d'esprit, comme les motifs qui l'avaient fait naître ; et elle les eût connus que, peut-être, sa langue ne s'en fût pas arrêtée. Elle apprit ou plutôt elle crut apprendre à Emmeline que M. Dalombre, qui paraissait avoir au moins soixante-dix ans, n'en avait, en réalité, pas plus de soixante. Mais il avait eu tant de malheurs! En voilà un qui en avait eu, des malheurs! Il avait été riche, riche, avait appuyé Annette, croyant doubler la fortune en pesant deux fois sur le mot. Il était, il n'y a pas encore bien longtemps, grand armateur à Nantes. Oh! à cette époque-là, on logeait dans un palais, avec un jardin et des plantes grasses qui chauffaient dans des serres. Elle avait connu tout ça, elle qui était chez eux depuis vingt-sept ans. Elle avait connu aussi M me Dalombre, une petite femme brune, un peu grasse, mais qui était active et qui menait toute la maison.
Et puis, M. Ferdinand, le frère et l'associé de M. Dalombre ; puis, surtout, M lle Léonie. Ah! mais, par exemple, ça c'était trop triste, elle aimait mieux passer là-dessus.
Et tandis qu'elle jacassait, Emmeline ouvrait l'oreille au moindre bruit de porte ou au plus imperceptible tintement de sonnette. C'était lui, c'était le commissaire qui revenait, non seulement pour la confondre, mais pour l'emmener.
Annette n'avait feint de reculer devant la suite de ses confidences que pour se la faire imposer par la curiosité d'Emmeline ; mais Emmeline paraissait si peu curieuse qu'il n'y avait pas à compter sur son insistance. La bonne reprit donc son récit, fort triste en effet. M lle Léonie était une belle jeune fille de dix-huit ans, unique enfant de M. Dalombre qui, naturellement, l'idolâtrait. Elle avait déjà refusé « les plus beaux partis de la ville », car beaucoup de gens mesurent la beauté et la situation d'une femme au nombre de soupirants qu'elle refuse.
Un jour, toute la famille était réunie sur le port pour le lancement d'un joli trois-mâts-barque, Léonie , à qui M. Dalombre avait donné le nom de sa fille. La cérémonie avait été superbe. Le navire, pavoisé du haut en bas, était entré dans l'eau « comme dans du beurre ». M lle Léonie voulut, puisqu'il portait son nom, l'essayer la première dans une petite promenade. M. Ferdinand y monta avec elle…
— Est-ce qu'on n'a pas sonné? interrompit Emmeline en se dressant sur son séant, la tête tournée vers la porte.
— Je n'ai rien entendu, dit Annette, d'ailleurs quelque peu sourde. Elle reprit : mais au moment où ils franchissaient la passe pour sortir de la rade, v'lan! un transatlantique qui y entrait a abordé la Léonie par le travers. Le trois-mâts a été coupé en deux. Il a tournoyé pendant deux secondes sur lui-même, puis il a coulé à pic avec M. Ferdinand et notre pauvre demoiselle.
Et, à ce souvenir douloureux, la vieille servante épongea, avec son mouchoir à carreaux, ses yeux qui se gonflaient de larmes.
M me Dalombre, qui était tombée atteinte de folie en voyant, de la jetée, la collision et l'engloutissement, traîna encore à peu près dix mois et mourut. Elle, du moins, fut enterrée, tandis que jamais on ne retrouva les corps des naufragés de la Léonie , qui étaient au nombre de quinze, deux matelots seulement ayant pu réussir à s'accrocher à une épave jusqu'à ce qu'on vînt à leur aide.
— M. Ferdinand, qui était veuf, laissait un fils, M. Albert, que vous ne connaissez pas, fit remarquer la bonne, car il est entré dans votre chambre quand vous étiez encore en léthargie. M. Dalombre, qui avait perdu, en un tour de main, sa femme, sa fille et son navire, ne voulut pas rester un jour de plus à Nantes, tant ce malheur-là lui avait porté un coup. Il vendit son établissement et vint s'installer à Paris avec son neveu. Mais il n'a jamais pu se remettre. M. Albert, qui fait son droit, a son logement au quartier latin. Seulement, il vient dîner très souvent ici, et il y a sa chambre que vous occupez maintenant.
— Oh! je la lui rendrai bientôt, fit Emmeline, touchée du malheur de ces braves gens qui avaient encore trouvé le moyen de s'occuper d'elle avec tant de bonté.
— Ce n'est pas pressé du tout, répliqua la servante, monsieur a l'air de bien s'intéresser à vous. Le soir où on vous a ramassée dans l'eau devant la grille, j'ai eu la bêtise de dire en vous portant sur le lit : « On jurerait une noyée! » Ce mot « noyée » lui a rappelé sa fille, et quand il vous a sue bien chaudement dans le lit de M. Albert, il est monté dans sa chambre et il a sangloté toute la nuit.
— Si je lui ai rappelé sa fille, je ne la lui rappellerai pas longtemps, pensa l'autre naufragée, qui regrettait de ne pas avoir, à son tour, péri dans son naufrage.
Un fracas de portes qui s'ouvraient et se fermaient, et le bruit des pas de M. Dalombre descendant l'escalier qui aboutissait aux pièces du rez-de-chaussée, coupèrent court aux réflexions d'Emmeline et au bavardage d'Annette. Ce remue-ménage annonçait l'arrivée de Pierre qui rentrait bruyamment.
— Ah! le scélérat, criait-il tout fier des nouvelles qu'il apportait aux autres domestiques, vouloir assassiner une pauvre jeune fille si douce et si méritante!
Annette, à cette voix connue, s'était précipitée au-devant du cocher pour ne rien perdre des nouvelles qu'il apportait.
— Ah! nous en avons fait des pas et des démarches! continua-t-il en s'essuyant le front.
— Vous avez vu la dame chez qui travaillait M lle Freizel? demanda M. Dalombre en se mêlant familièrement au groupe.
— Non, monsieur, parce qu'elle est retournée, ces jours derniers, dans son pays, dans l'Eure-et-Loir ou Loir-et-Cher, on ne sait pas au juste dans le quartier. Elle a vendu son magasin, mais si vous aviez vu tous les voisins comme ils ont poussé des cris quand je leur ai raconté qu'un brigand avait failli tuer la pauvre demoiselle! Ils ne savaient pas ce qu'elle était devenue. Le boucher, le charcutier étaient dans un état! La mercière chez qui elle allait toujours chercher son fil l'aimait énormément. Faut-il qu'il y ait des bandits sur la terre, faut-il qu'il y en ait!
— Et a-t-on arrêté l'assassin? interrogea Annette au comble de la surexcitation.
— Non, riposta le cocher, mais le commissaire croit bien le connaître. Oh! j'irai le voir guillotiner, la canaille!
— Ainsi, vous n'avez recueilli sur cette jeune fille que de bons renseignements? demanda M. Dalombre, pressé de s'assurer s'il avait bien placé sa sollicitude.
— Oh! monsieur, on ne peut pas meilleurs : pour en donner une idée à monsieur, au lieu d'aller se promener, elle passait ses dimanches de sortie à lire toute la journée dans son magasin.
Sept fois sur dix, c'est ainsi que sont menées les enquêtes judiciaires ou autres. Les voisins, pris à témoin, avaient mal compris les questions du commissaire. Plusieurs d'entre eux avaient fait remonter la prétendue tentative d'assassinat au jour même où ils avaient cessé de revoir Emmeline. Les seules dépositions concordantes portaient sur la gentillesse, la bonne conduite, la douceur et l'assiduité de l'apprentie. Or, comme c'était elle la victime, c'était principalement sur son agresseur qu'il était important de rassembler des notes.
— Chère enfant! chère enfant! répétait le vieillard, pendant les amplifications de son cocher. Quand nous l'avons relevée le long de la grille, elle était comme morte. Une heure plus tard nous ne l'aurions pas sauvée.
La vieille servante, en courant pour arriver aux renseignements bonne première, avait laissé entr'ouverte la porte derrière laquelle s'agitait ce colloque. Emmeline le savoura du premier mot au dernier, et les bonnes choses qu'elle entendit produisirent chez elle une détente de joie ineffable qui lui sembla une résurrection. Elle ne quitterait donc pas ce foyer charitable sous la botte du mépris public. C'était, pour le moment, tout ce qu'elle réclamait de la destinée.
Aussi avait-elle hâte de voir son pied fonctionner de nouveau, car il ne serait jamais assez leste pour la conduire loin de ses sauveurs à qui elle tenait par-dessus tout à transmettre d'elle un souvenir non défloré.
Le lendemain, grâce à l'activité de certains reporters, qui, le soir, vont puiser leurs faits divers dans les commissariats, presque tous les journaux contenaient, plus ou moins habilement démarquée, l'information suivante :
ENCORE UNE ATTAQUE NOCTURNE.
Quelques-uns, plus accentués, l'avaient présentée sous ce titre :
Paris coupe-gorge. — Décidément, MM. les escarpes nous ramènent au bon vieux temps du couvre-feu, où il n'était plus permis de circuler dans les rues passé huit heures. Il y a quelques jours, une jeune ouvrière en modes, M lle Emmeline F…, qui rentrait paisiblement chez elle, vers les onze heures, a été assaillie, rue de Berlin, par un misérable qui, après l'avoir dépouillée des quelques francs qu'elle possédait, lui a porté derrière l'occiput un coup terrible qui a mis à nu une partie de la boîte osseuse.
A l'aide des renseignements qu'a pu donner la victime, il y a lieu de compter que l'assassin sera avant peu entre les mains de la justice. Il faut en finir. Cet abominable attentat a causé une vive émotion dans le quartier, où la jeune ouvrière est très aimée.
Le cocher Pierre, fier comme un paon de se trouver indirectement mêlé à un drame judiciaire, avec l'espoir d'être appelé à déposer en cour d'assises, brandit comme un trophée aux yeux d'Emmeline une liasse de gazettes de tous formats, où était relaté l'événement. Mais les réclames intempestives dont on lui avait fait honneur n'eurent d'autre effet que de la troubler profondément. Si toutes ces constatations et toute cette publicité allaient attirer trop scrupuleusement l'attention sur elle! Jusque-là, on n'avait imprimé que ses initiales ; mais son nom tout entier et qui sait? sa biographie ne tarderaient peut-être pas à y passer.
A la lecture des lignes palpitantes que Pierre lui distillait en présence des autres domestiques — car tout le monde était entré dans sa chambre et faisait cercle autour de son lit — elle dit d'une voix suppliante à M. Dalombre :
— Oh! monsieur, tâchez que mon nom de famille ne soit pas dans les journaux!
Le vieillard ne vit dans cette prière particulièrement intéressée que le cri de la modestie en révolte et n'en conçut que plus d'estime pour celle qui l'avait ainsi instinctivement poussé.
Emmeline eut une dernière souleur : un journal, dans ses « Événements parisiens », renchérit en ces termes sur ses confrères :
L'assassin de la rue de Berlin a été arrêté hier soir. C'est un nommé B…, récidiviste des plus dangereux. Il portait encore sur lui le porte-monnaie volé à M lle F… Il a fait des aveux complets.
Elle trembla à l'idée d'une confrontation possible avec ce B…, évidemment innocent ; mais rien ne vint et l'affaire, définitivement classée, disparut dans les oubliettes préfectorales.
Son pied désenflé lui permit enfin quelques pas, d'abord dans la chambre à coucher, puis jusque dans la salle à manger. Pendant toute sa période d'inquiétudes, elle s'était sustentée avec des bribes de nourriture : des potages et des œufs à la coque, dont elle laissait la moitié. L'appétit lui revint avec la confiance. Presque toujours, elle restait, par ordre du plus prudent des médecins, dans un fauteuil, la jambe étendue et le pied surélevé. Un soir que M. Dalombre dînait seul, il pria Annette de rouler le fauteuil jusqu'à la table afin d'obliger la petite malade à se refaire enfin par quelque repas sérieux.
Elle ne voulait pas, mais il l'y força ; et comme au dessert il dépliait ses journaux et cherchait vainement son binocle, elle lui offrit de lui faire la lecture. Il écoutait par à peu près et la contemplait de temps en temps d'un regard qui semblait se refléter en dedans de lui-même. Emmeline connaissait à fond l'histoire du naufrage de la Léonie , qu'Annette lui avait narrée vingt fois. A deux ou trois reprises, à propos d'un fait divers dont le récit l'avait impressionné, le vieillard ouvrit la bouche comme pour raconter aussi quelque sombre aventure ; puis il la referma, comme si l'énergie lui manquait pour entamer cette confidence, ou peut-être parce qu'il tenait à ne pas la verser dans une oreille encore indifférente.
Emmeline se sentait maintenant trop assurée de laisser chez les Dalombre un bon et sain souvenir pour attendre qu'il se gâtât. Elle ne retrouverait jamais un moment plus propice pour faire ses paquets. Avant de partir, elle mettrait aux pieds de son sauveur toute sa gratitude ; mais la reconnaissance est souvent d'autant difficile à exprimer qu'elle est plus sincère. Elle retarda de deux jours ses adieux, faute de trouver, pour les faire, des mots correspondant à l'énormité du service rendu.
Elle fit appel à l'énergie dont elle avait déjà su faire preuve dans une situation autrement préoccupante, et, violentant sa timidité — car elle n'avait pas eu le temps, pendant son court passage dans la débauche, de contracter le vice d'effronterie — elle fit demander à M. Dalombre s'il consentait à la recevoir.
Il était précisément en tête-à-tête avec son neveu, ce M. Albert dont la vieille Annette avait constamment le nom dans la bouche et qu'Emmeline ne connaissait pas de vue. Elle fut tout interloquée de se trouver en tiers avec ce grand garçon aux cheveux blonds collés sur les tempes, au front bombé du travailleur, aux joues un peu creuses, encadrées dans un duvet destiné à devenir plus tard des favoris.
Elle avait remis la petite robe dans laquelle elle avait été recueillie, la tête fendue et la cheville enflée sur le trottoir qui bordait l'hôtel. Ce qu'on avait eu de peine à faire sécher et à débarbouiller cette mince pelure, Annette seule le savait. Emmeline, ainsi harnachée pour un départ dont les suites étaient pleines d'aléa, se tint sur le seuil de la pièce que le vieillard appelait son cabinet de travail, bien qu'il n'y travaillât guère.
— Mon neveu! dit immédiatement le vieillard en désignant Albert, comme pour lui indiquer qu'elle était en famille et qu'elle pouvait parler.
Le jeune homme salua tout en inspectant Emmeline du regard, avec cette curiosité qu'inspire l'héroïne d'une aventure dont la presse s'est emparée.
— Monsieur, débuta-t-elle d'une voix tremblante, j'ai trop abusé de votre bonté. Je ne veux pas vous être plus longtemps à charge. Je vais vous débarrasser de moi.
— Me débarrasser! fit M. Dalombre, mais vous ne m'embarrassez pas du tout, ma chère enfant. Est-ce possible! vous voudriez nous quitter?
— Voilà près de quinze jours que je prive monsieur de sa chambre! répondit-elle naïvement en s'adressant au neveu autant qu'à l'oncle. Il faut bien que je la lui rende.
— Oh! si c'est pour moi que vous vous en faites, dit en riant le jeune homme, vous n'avez pas à vous gêner. Je ne suis pas pressé de la reprendre. D'ailleurs, j'en ai une autre toute prête à côté de celle de mon oncle. Elle n'est pas peinte en blanc comme l'autre, qui est, en réalité, une chambre de demoiselle, et qui vous convient bien mieux qu'à moi.
— Voyons! interrogea M. Dalombre, essayant d'obliger Emmeline à compléter sa pensée, vous avez donc reçu des offres bien brillantes que vous insistez pour vous en aller, comme ça, tout de suite?
— Ah! par exemple, quelles offres pourrait-on me faire? s'exclama-t-elle. Je ne connais personne au monde.
— Cependant, fit remarquer Albert, il faut bien que vous alliez quelque part en sortant d'ici.
— Naturellement, mais je n'ai encore trouvé aucune place. Je verrai, je chercherai… balbutia-t-elle.
— Et si vous ne trouvez pas? dit le vieillard.
— Dame! je m'arrangerai comme je pourrai. Mais je serais vraiment honteuse de me faire héberger chez vous sans rien faire.
— Sans rien faire? répéta M. Dalombre. Est-ce que vous ne me lisez pas les journaux presque tous les jours? Car si tu savais, mon pauvre Albert, je m'aperçois de plus en plus que mes pauvres yeux ne vont pas mieux que le reste.
Cette obstination à exagérer les minces services que lui avait spontanément rendus Emmeline ne parvint pas à la convaincre. Non seulement elle refusait de rester dans la maison à l'état de bouche inutile, mais si quelque révélation déshonorante venait tout à coup à éclairer les Dalombre sur leur protégée, elle tenait à ne pas être témoin de leur surprise et de leur désenchantement.
Lorsqu'il crut avoir la certitude qu'en réclamant son exeat , Emmeline ne s'était laissé guider par aucun sentiment de lucre ou d'intérêt personnel, et qu'elle obéissait uniquement à la crainte de devenir une gêne, l'ancien armateur, touché de cette générosité native chez cette fille du peuple, lui posa cette question, avec une familiarité à la fois brusque et cordiale :
— Eh bien! pourquoi vous donneriez-vous tant de peine à chercher une place, puisque vous en avez une toute trouvée?
Elle ouvrit la bouche pour répondre ; il ne le lui permit pas :
— Albert ne peut pas toujours être avec son pauvre vieil oncle, continua-t-il ; il y a trop loin de la rue de Berlin à l'École de droit et aux cafés d'alentour, ajouta-t-il avec une pointe d'ironie. Moi, je suis maintenant comme ces bonnes femmes qui ont besoin d'une demoiselle de compagnie pour leur faire la lecture le soir, mettre en ordre leur correspondance et les tenir par le bras quand elles sortent, pour les empêcher d'être écrasées. Ce n'est pas un métier trop gai, je le sais parfaitement ; mais, chez nous, vous n'aurez pas à vous créer de tourments, et vous serez toujours sûre du lendemain. Ça vous va-t-il? Dites oui ou non!
— Oh! monsieur, je serais trop heureuse avec des personnes comme toutes celles qui m'ont soignée ici, dit Emmeline tout attendrie ; mais ce que vous en faites, c'est par pitié : je ne suis bonne à rien… qu'à faire des chapeaux, se reprit-elle, car il aurait pu lui demander : « Si vous n'êtes bonne à rien, que faisiez-vous donc avant votre arrivée ici?… »
— Mais non, je vous assure, appuya le vieillard, vous me serez très utile avec vos yeux de dix-sept ans. Allons! allons! voilà une affaire réglée. Il ne s'agit plus que de s'entendre sur la question d'appointements.
— Des appointements! bondit Emmeline. Moi, recevoir de l'argent de vous, qui m'avez sauvée, à qui je dois tout, oui, tout! Et, s'emballant dans son élan d'effusion, elle alla jusqu'à souligner sa gratitude par ces mots suspects : « Oh! si vous saviez! »
— Pourtant, interrompit le jeune Albert, il vous faut de l'argent pour vivre.
— Puisque monsieur votre oncle m'offre la nourriture…
— Et vos toilettes, comment les payerez-vous?
— De quoi ai-je besoin? supputa Emmeline : d'une robe tous les six mois, et encore! je ne sors jamais. M lle Annette se chargera de me les acheter.
— Vous sortirez si vous voulez, fit remarquer M. Dalombre. Vous ne serez pas en prison, ici.
Ce mot « prison », la fit frissonner. C'était justement pour n'y pas aller qu'elle se promettait de rester chez elle.
Sans le moindre calcul, Emmeline s'était différenciée de tous les autres habitants de la maison. Il eût été malséant de traiter en gagiste celle qui ne voulait pas de gages. Elle continua ainsi à jouer, malgré elle, le rôle de l'orpheline qu'on a adoptée et que tout le monde appelle « l'enfant de la maison ».
La vie y était d'ailleurs claustrale, monacale et murale. Si l'on avait demandé au triste Dalombre ce qu'il avait fait depuis la mort tragique de sa fille, il aurait vraisemblablement répondu :
« Je ne sais pas! »
Ce grand vieillard tout courbé et tout muet — car, lorsqu'il parlait, il parlait tout seul — était comme un château légendaire hanté par les esprits. Il traînait silencieusement ses pantoufles dans les chambres et dans les couloirs, comme s'il avait peur de réveiller ses morts. Paris n'est pas une ville où on essaye longtemps de consoler les inconsolables. Le vide s'était bien vite accentué autour de ce provincial, qui arrivait dans la ville Lumière avec sa douleur pour tout bagage.
Même le jeune Albert, chez qui l'impression des catastrophes familiales s'était peu à peu atténuée, n'allait dîner chez son oncle, à la table duquel son couvert était en permanence, qu'une ou deux fois par semaine. Albert était un piocheur ; mais quand il remisait un instant sa pioche, c'était pour des distractions généralement moins lugubres que la contemplation discrète de ce vieillard accablé.
La seule visite un peu assidue qui rompît la ligne uniforme de cette existence concentrée était celle de l'ancienne propriétaire à qui M. Dalombre avait acheté, sans marchandage et presque sans examen, la maison qu'il habitait. M me Humbertot, avec ses instincts de femme économe, avait tout de suite supputé les petits avantages qu'on pouvait espérer de la fréquentation d'un homme aussi inhabile à discuter ses intérêts. Les natures un peu âpres ne peuvent se retenir d'un mouvement de curiosité mêlé d'ironie et d'admiration devant un acquéreur qui paye cent quatre-vingt mille francs ce qu'il lui eût été aisé d'avoir pour cent cinquante mille.
Tout de suite, même sans projet arrêté ni intention préconçue, certaines gens voient dans cette facilité à la détente matière à exploitation.
M me Humbertot était donc retournée de temps à autre à son ancien domicile, où elle avait été « si heureuse » avec son notaire de mari, qui était mort quand leur fille Brigitte était encore enfant. La veuve Humbertot avait donné des conseils aux tapissiers pour l'agencement et l'ornementation des pièces qu'elle connaissait intimement pour les avoir époussetées quotidiennement pendant quinze années consécutives.
C'était elle, notamment, qui avait présidé à l'installation de la chambre à coucher de M. Albert, dont elle avait tenu, disait-elle, à faire une « bonbonnière », comme si elle avait déjà entrevu à travers les brumes de l'avenir la possibilité d'en reprendre plus ou moins directement possession.
En effet, presque en même temps que les Dalombre entraient dans leur hôtel, M lle Brigitte Humbertot sortait du couvent des « Dames Anglaises », maison d'éducation tellement à cheval sur les mœurs et la bonne tenue que les professeurs y font leurs cours à travers des grillages, par les interstices desquels les élèves passent leurs devoirs, qu'on leur rend par le même chemin, tout corrigés.
Cette aversion exagérée que la règle de l'établissement inspire aux jeunes filles pour le sexe auquel elles n'appartiennent pas n'a probablement d'autre résultat que d'intriguer fortement les pensionnaires de l'institution, qui d'ailleurs retrouvent chez leurs parents, les dimanches de sortie, ces êtres mystérieux dont on leur interdit avec cette rigueur le contact pendant la semaine.
Ces précautions constituent donc, en fait, un encouragement à l'hypocrisie et au machiavélisme. M lle Brigitte, confite pendant sept ans dans de feintes répulsions et de fausses terreurs, en avait nécessairement gardé le pli. Elle poussait des cris et s'enfuyait au fond de son cabinet de toilette, si elle n'était encore qu'en robe de chambre, quand le garçon boucher se présentait, un aloyau dans sa manne.
A chaque expression susceptible de prêter à un double sens, elle pinçait les lèvres et roulait des regards au plafond qui signifiaient manifestement :
« Vous savez, je n'ai pas compris. »
Ce manque d'intelligence n'allait cependant pas jusqu'à méconnaître le côté avantageux d'une relation plus étroite avec cet oncle, qui avait toutes les chances de ne plus aller longtemps, et ce neveu qui, à la suite de tant de décès successifs, s'en trouvait l'unique héritier. Malgré les pertes subies et la hâte mise à la vente de ses navires, la fortune de M. Dalombre était encore excessivement respectable. En outre, ce mot « armateur » éveille dans les imaginations travaillées par l' auri sacra fames des visions de cargaisons de trois mille tonnes et d'inépuisables galions de Vigo.
M me Humbertot, qui ne jouissait que d'une aisance relative et avait mis sa fille aux « Dames Anglaises » surtout pour lui créer plus tard des amitiés aristocratiques, suivait donc son petit bonhomme de chemin côte à côte avec la jeune Brigitte, qu'elle ne craignit pas d'amener un jour chez M. Dalombre — un homme seul — et qui, par extraordinaire et pour cette fois seulement, voulut bien ne pas repousser comme un attentat à la pudeur la main que lui tendit le vieillard.
Tous les mercredis, à heure fixe, ces visites se renouvelèrent avec une périodicité indiquant qu'on allait là par devoir, comme pour signer une feuille de présence. Il n'y avait encore rien de nettement dessiné dans les aspirations des deux femmes, et leurs prétentions ne se traduisaient guère que par ce mot sibyllin : « On ne peut pas savoir ». Néanmoins on opérait comme si l'on savait déjà quelque chose.
Deux ou trois de ces démarches régulièrement espacées avaient eu lieu en présence d'Albert, qui avait coupé la conversation en entrant à l'improviste. M lle Brigitte s'était alors redressée comme sous l'effet d'une pile électrique, arrangeant vivement ses cheveux et abaissant subitement ses paupières, dont l'auvent protecteur ne laissait toutefois rien perdre de ce qui se passait sous les yeux qu'elles abritaient de leurs cils.
Les aptitudes physiques de M lle Humbertot ne cadraient guère avec cette componction perpétuelle. Elle était petite avec des cheveux d'un noir menaçant, le teint olivâtre, des yeux qu'on aurait trouvés grands s'ils n'avaient été aussi constamment baissés et au-dessus desquels se rejoignaient deux sourcils noirs et proéminents comme de petites sangsues qui viennent de prendre leur repas.
On sentait qu'il y avait lutte entre son éducation et son tempérament et qu'elle n'était arrivée que grâce à son énergie à amalgamer ces deux extrêmes. D'ailleurs, absence complète de timidité ; car dans les couvents-pensionnats, à force d'habituer les élèves à raconter le plus littérairement possible leurs péchés à un prêtre qui s'en tient les côtes derrière les barreaux d'un confessionnal, on fait de ces jeunes pénitentes des effrontées doucereuses et patelines, infiniment plus difficiles à démonter que celles dont le bonnet incline parfois sur l'oreille.
Albert, qui avait vingt-trois ans et une très jolie maîtresse au quartier latin — laquelle le trompait, du reste, avec tous les garçons coiffeurs d'alentour — ne prêtait pas la plus légère attention aux tortillements de buste et aux attitudes composées dont il était l'objet. Il s'était contenté de dire à son oncle :
— Qu'est-ce que c'est que cette demoiselle-là? Elle a l'air d'un pruneau.
Brigitte ne s'abusait probablement pas sur l'état dans lequel elle avait mis le cœur de M. Dalombre neveu. Mais ce que le congréganisme enseigne tout d'abord, c'est la patience et l'art de ne jamais s'avouer vaincu. M. Albert ne l'appréciait pas parce qu'il ne l'avait pas suffisamment regardée. Le jour où une circonstance encore à naître ferait jaillir l'étincelle, elle était sûre de le tenir ; et, quand elle le tiendrait, elle était résolue à ne pas le lâcher.
Si seulement elle avait trouvé le moyen de rester, fût-ce dix minutes, en tête-à-tête avec lui! Malheureusement, ce jeune homme semblait être d'un naturel peu sédentaire. Quand il avait salué ces dames et embrassé son oncle, il pirouettait sur ses talons et prenait le large avec une désolante rapidité.
Cependant, avec cette persévérance qui a donné son nom à un catéchisme, M me et M lle Humbertot creusèrent peu à peu leur trou dans la maison. La mère rappela si souvent, avec des chevrotements d'émotion, les douces soirées qu'elle avait passées dans la salle à manger, autour de la table, en compagnie de feu Humbertot, que l'ancien armateur se vit acculé à l'obligation de les inviter de temps en temps à dîner.
Au moins le fugace Albert serait astreint à se tenir sur sa chaise pendant un temps moral qui lui permettrait de se créer une opinion sur ses voisines. Mais, comme par un arrêt d'en haut, il ne se trouvait jamais là pour assister à ces petites fêtes, où l'on s'ennuyait à plaisir, car on n'y était que trois, et Brillat-Savarin a dit :
« A dîner ne soyez jamais moins de quatre et jamais plus de huit. »
L'étonnement des deux dames Humbertot fut grand de s'apercevoir, en s'asseyant, un soir, devant le potage auquel les conviait M. Dalombre, qu'on était, en effet, non plus trois, mais quatre dans la salle à manger. Seulement, le quatrième n'était pas Albert : c'était Emmeline qui, entrée en fonctions depuis un peu moins d'une semaine, venait prendre sa place ordinaire en face du maître de la maison.
Les Humbertot avaient été, comme tout le monde, au courant de la tentative dont s'était si heureusement tirée la jeune ouvrière ; mais elles étaient très loin de supposer que les secours portés à une victime en danger de mort eussent été suivis d'une pareille prise de possession.
Tant de sollicitude déplut à M lle Brigitte, dont les yeux plongèrent avidement dans ceux de cette intruse, qui, pour surcroît d'impertinence, les avait d'une dimension révoltante. Que faisait-elle ici ; et puisqu'elle était sur pied, ne se ressentant en rien de la secousse qu'elle avait subie, pourquoi n'était-elle pas retournée là d'où elle venait, ou pourquoi, tout au moins, ne dînait-elle pas dans sa chambre ou à la cuisine?
Comme il est toujours bon de garder son rang, M me Humbertot, assise à la droite et M lle Brigitte à la gauche de M. Dalombre, rapprochèrent leurs chaises de celles de l'amphitryon, de telle sorte qu'Emmeline resta, pendant tout le repas, séparée des convives par un espace assez vaste, faisant de l'autre côté de la table une sorte de cavalier seul.
Elle fut très prévenante envers ces dames, se leva deux fois pour changer leurs assiettes, la domestique ne venant pas assez vite, et il fallut que M. Dalombre lui adressât à itératives fois le reproche de manger comme un oiseau, pour qu'elle se décidât à s'occuper un peu de son estomac.
Il aggrava ses torts en présentant d'abord M lle Emmeline Freizel aux deux Humbertot, puis les Humbertot à Emmeline : ce qui les mettait toutes les trois sur un pied d'égalité complète. L'orpheline tenait tant à se faire petite que le vieillard ne perdait jamais l'occasion de la rehausser. Il était manifeste qu'il s'occupait d'elle beaucoup plus attentivement que de ses deux invitées. Il répéta à deux ou trois reprises, comme pour s'excuser :
« C'est notre fille adoptive! »
Cette adoption sonna horriblement mal aux oreilles de M me Humbertot. Quand on a une fille, adoptive ou non, on lui amasse une dot et on la couche sur son testament, au moins pour la part disponible. Si M. Dalombre était ainsi possédé de cette manie d'adoption, est-ce que Brigitte n'était pas là pour lui donner pleine et entière satisfaction à cet égard?
Brigitte, elle, ne pensait ni à la dot ni à l'héritage. Elle était froissée parce que cette étrangère avait sur elle, entre autres supériorités, l'avantage d'être toujours là, tandis que sa mère et elle ne pourraient lui disputer que les mercredis, de trois heures à cinq, les bonnes grâces des habitants de la maison.
Elle espéra un instant que la haine des domestiques contre la nouvelle venue, qu'ils se voyaient obligés de servir, arriverait à lui aliéner les sympathies de ses protecteurs. Elle dut renoncer à cette illusion en entendant la vieille Annette dire à Emmeline sur le coup de dix heures :
— Quand notre demoiselle voudra se coucher, sa couverture est prête.
Si, étant déjà la demoiselle de M. Dalombre, elle était encore celle des autres, il n'y avait plus à compter sur rien.
A partir de ce moment, Emmeline devint l'ennemie. Le cerveau, ordinairement inoccupé, de l'ancienne pensionnaire des bonnes sœurs du couvent des Dames Anglaises, se peupla de combinaisons machiavéliques, dont la construction, malheureusement, péchait toujours par quelque côté. Exaspérée de tant d'avortements successifs, elle eut un jour envie de voler n'importe quoi, un couvert, un couteau d'argent, une petite salière en vermeil, afin de laisser planer sur l'inconnue un soupçon, sinon une certitude d'indélicatesse.
Mais, c'était précisément Emmeline qui, tous les soirs, serrait l'argenterie, après l'avoir scrupuleusement comptée. En constatant la disparition d'une des pièces dont elle avait la garde, elle n'eût pas manqué d'en faire part au maître de la maison et de tout remuer pour la retrouver. Or il est rare qu'on se dénonce ainsi soi-même, d'autant que l'objet volé ne vaudrait probablement guère plus d'une cinquantaine de francs et que les Humbertot savaient par M. Dalombre que la petite avait expressément exigé, sous menace de départ immédiat, qu'il ne fût jamais question entre elle et lui de rémunération pécuniaire.
Il fallait, conséquemment, chercher autre chose. Elle tenta de triompher d'Emmeline en l'écrasant de son luxe. L'ancienne apprentie de la rue Notre-Dame-de-Lorette et autres lieux restait corporellement confinée dans une petite robe de laine demi-deuil, à carreaux noirs et blancs ; car le maître, depuis la catastrophe qui lui avait pris sa fille, n'avait cessé de porter un crêpe à son chapeau.
M lle Humbertot se fit confectionner une robe de soirée en faille d'un rose que son teint foncé rendait plus vif, à moins que ce ne fût le rose qui rendît le teint plus foncé ; puis, elle attendit l'occasion de démasquer cette batterie.
Elle eut un sourire mystérieux en recevant enfin, de la bouche de M. Dalombre, l'invitation en vue de laquelle elle avait préparé son armement. Bien que les réceptions du bonhomme fussent sans le moindre apprêt, elle se mit sur son trente et un, avec aigrette dans les cheveux, manches courtes et le corsage de la robe décolleté en pointe jusqu'au creux de l'estomac ; si bien que sa peau luisait sous le cold-cream comme la lame d'un poignard.
M me Humbertot avait également fait voir le jour à une toilette en soie vert bouteille, émaillée de garnitures en dentelle noire, indicatrice de quelque projet encore inavoué.
M. Dalombre et son neveu, qui était venu ce jour-là réclamer sa place à table, se récrièrent sur ce cérémonial inusité. Brigitte, avec la plus parfaite bonhomie, s'excusa de son luxe qui, en effet, eût été ridicule si sa mère et elle n'avaient dû aller, après le dîner, — oh! tard, très tard, sur les neuf ou dix heures, — achever leur soirée à l'Opéra, dans la loge d'une dame de leurs amies qui l'avait mise à leur disposition. Elles s'y rendraient seulement un instant pour ne pas la contrarier.
Ce mensonge ne souleva aucune objection, et M lle Humbertot se donna le plaisir de trôner avec son aigrette, dont elle secouait les brindilles sur la robe laine et coton où se moulait la taille d'Emmeline.
Comme si la perspective d'une fin de soirée à l'Opéra eût développé ses aptitudes artistiques, Brigitte se mit à parler orchestration, mélodie, symphonie, fugue et contrepoint. Elle lança contre Wagner et les wagnériens deux ou trois plaisanteries de haut goût, qui charmèrent par leur profondeur la naïve Emmeline. On eût dit que cette robe de faille rose, développée en poignard, était, pour l'ancienne élève des bonnes sœurs du couvent des Dames Anglaises, une robe de Nessus qui eût mis le feu à son imagination et à sa langue ordinairement peu frétillante.
Weber, Meyerbeer, Verdi, Gounod, furent passés en revue, comme s'il avait dépendu de cette jeune personne de les faire entrer à l'Institut. Rossini eut son paquet. M me Humbertot scandait ses appréciations par cette ritournelle en ut mineur :
— Brigitte est si musicienne!
Pendant près d'une heure, sa fille tint le dé de la conversation, espérant, sans doute, de la part de ses auditeurs et surtout de la part d'Emmeline, quelque objection dont elle eût triomphalement fait justice. Mais Emmeline se bornait à écouter, cherchant à s'instruire, car, en fait d'art musical, elle ne connaissait guère que les romances sentimentales ou les chansons ordurières qui forment généralement le répertoire des habitués des mauvais lieux. Ce fut donc en vain que M lle Brigitte provoqua l'orpheline à une discussion qu'elle eût été ravie de faire dégénérer en tournoi, sa victoire lui paraissant assurée. Emmeline répondit d'un ton dont la simplicité éveilla un sourire de dédain sur les lèvres de sa partenaire :
— J'aime beaucoup la musique, mais je ne suis jamais allée au théâtre. Je sais seulement les morceaux d'opéra que j'ai entendus sur les orgues.
L'innocente se jetait de gaieté de cœur dans la gueule du loup. La jeune Humbertot reprit avec plus d'élan ses dissertations, avec l'intention et la prétention évidentes d'enfoncer des clous inarrachables dans le cœur de l'insouciant Albert, qui, s'il n'était pas le dernier des oisons, ne pouvait manquer de constater l'immensité de la différence qui existe entre une simple « grue » et une femme supérieure.
Le fait est que, dix heures ayant sonné, Albert, qui était attendu au quartier latin, fit observer à ces dames qu'elles n'auraient plus guère le temps que d'assister au quatrième acte de Guillaume Tell .
— Ah! c'est vrai, comme il est tard! s'écria Brigitte, feignant d'être surprise par la marche de la pendule. Puis, elle ajouta : — Ma foi! ça ne vaut vraiment pas la peine de se déranger pour si peu. Nous nous excuserons auprès de cette dame, n'est-ce pas, maman? et nous remettrons la partie à un autre soir.
M me Humbertot acquiesça d'un signe de tête, et sa fille put ainsi prolonger, jusqu'à près de onze heures, ses effets d'éloquence et de toilette. Lorsqu'enfin elles se décidèrent à démarrer, M. Dalombre reconduisit les deux femmes jusqu'à l'antichambre et aida la jeune fille à endosser sa visite de peluche Bismarck, dans laquelle elle entra au salon pour y chercher ses gants, qu'elle avait fait semblant d'oublier sur une table. Après avoir eu un succès de décolletage, elle tenait à avoir un succès de tournure.
Restée seule un instant avec Albert, Emmeline lui dit avec une candeur admirative :
— Comme cette demoiselle est instruite pour son âge!
— Elle est peut-être instruite, se contenta de riposter le jeune homme ; mais elle peut se vanter d'être rudement poseuse!
M lle Brigitte avait eu beau mettre toutes voiles dehors, elle s'était finalement aperçue que le vent ne soufflait pas dedans. Mais, de même qu'un auteur cherche toujours à la chute de sa pièce un motif étranger à son manque de talent, une femme n'admet guère qu'elle ait laissé, par sa faute ou celle de son physique, une impression défavorable sur la société où elle se produit.
Elle se tortura donc le cerveau pour découvrir la cause secrète de la froideur humiliante que M. Dalombre neveu s'était borné à mettre à ses pieds. Les conversations du couvent portant uniquement sur ces êtres shocking dont on leur interdisait jusqu'à la vue, elle avait, théoriquement au moins, sondé tous les arcanes du cœur masculin. Elle supposait bien que ce M. Albert ne vivait pas perpétuellement en état de grâce, dans le milieu d'étudiants où il évoluait. Il y avait nécessairement dans son existence une ou même plusieurs fillasses plus ou moins échevelées. Mais l'erreur des femmes que leur condition sociale range parmi les honnêtes, c'est de s'imaginer que celles qui ne le sont pas représentent, pour les hommes qui les fréquentent, de simples amusettes.
Les demoiselles du monde refusent de croire à une passion sérieuse pour une femme qui appartient à la plèbe. Aussi n'accordent-elles qu'une très médiocre importance à des liaisons qui, parfois cependant, dégénèrent en une chaîne dont les anneaux s'épaississent et se resserrent tous les jours.
Non : ce ne pouvait être une servante de brasserie ou une figurante de café-concert qui fermait ainsi les yeux du jeune homme aux qualités à la fois si gracieuses et si rares dont elle était ornée.
Alors, quoi! Est-ce que, par hasard, l'obstacle qui se dressait devant elle, ce serait cette insignifiante et maigre créature, qu'un accident comme il en arrive tous les jours par dizaines avait fait entrer dans la maison ainsi qu'on entre chez le pharmacien?
Elle n'avait relevé entre elle et lui aucun signe symptomatique. Cette orpheline et cet orphelin paraissaient, à premier examen, parfaitement étrangers l'un à l'autre. Toutefois, cette admission à la table des maîtres d'une inconnue ramassée à la porte était tout à fait inusitée.
Du reste, si le neveu cachait son jeu, l'oncle y mettait moins de réserve. C'était des « ma chère enfant! » par-ci, et des « vous ne mangez rien! » par-là. Il s'était beaucoup moins inquiété de savoir si ses invitées faisaient honneur à son dîner. Il n'y avait pas jusqu'à la pseudo-humilité de cette Emmeline qui n'eût un caractère suspect. On ne s'efface pas ainsi quand on n'a pas la certitude de pouvoir reprendre à volonté la place qu'on a su se choisir.
En tout cas, si le danger n'était encore que latent, mieux valait pour y remédier la méthode préventive que la curative. En mettant l'oncle et le neveu entre leur réputation de galants hommes et l'obligation de se séparer de cette gêneuse, on s'assurerait du degré d'affection qu'ils lui portaient. Ils avaient obéi à leur bon cœur en la recueillant, puisqu'elle était sans asile. Ces sentiments généreux et humanitaires ne tiendraient presque certainement pas devant l'ennui que causent toujours des racontars ayant trait à des intimités dont on cause. C'est spécialement pour ourdir ces petites trames que la lettre anonyme a été inventée.
Elle s'assit devant son petit bureau en bois de rose, et, après avoir prudemment déchiré la page blanche d'une lettre qu'elle venait de recevoir, afin que la confrontation entre le papier où elle écrivait ordinairement et celui où elle allait écrire ne pût donner de résultat, elle s'étudia à déguiser sa calligraphie, bien que celle-ci fût inconnue rue de Berlin.
Ce qu'elle ne déguisa pas, en revanche, ce fut sa pensée qui, sans circonlocutions ni périphrases, se traduisit par ces lignes dont la crudité devait écarter tout soupçon :
Monsieur,
On se demande avec curiosité, dans le quartier, si la demoiselle connue sous le nom d'Emmeline F… est la maîtresse du neveu ou de l'oncle. A moins qu'elle ne le soit de tous les deux : ce qu'affirment des personnes certainement mal renseignées.
Un vieux et un jeune — et sans sortir de la famille — mais c'est le bonheur sur la terre. Le jeune est pour l'agréable et le vieux pour l'utile. Et voilà comment une demoiselle qu'on héberge, qu'on habille et qu'on nourrit à ne rien faire, peut néanmoins être très fatiguée, en se couchant le soir et même en se levant le matin.
Le quartier ajoute, tant on y est mauvaise langue, que la jeune fille est actuellement dans une position qui commande l'intérêt. Qui se dénoncera comme le père? That is the question.
UNE ANCIENNE AMIE.
Il eût fallu au destinataire considérablement plus de perversité que n'en recelait l'honnête M. Dalombre pour deviner dans ce billet comminatoire le style d'une jeune personne fraîchement débarquée de son pensionnat.
Sa dénonciation à la main, elle se jeta dans une voiture, passa les ponts et ne fit halte qu'au fond de Vaugirard, devant le moins achalandé des bureaux de poste. La lettre une fois dans la boîte, elle rentra rapidement chez elle et attendit.
Le mercredi, jour de visite quasi réglementaire aux Dalombre, elle arriva fringante au bras de sa mère, qu'elle n'avait pas cru devoir encore mettre dans la confidence. Elle jugea, à la figure bouleversée du vieillard, que le coup avait porté. Il les reçut toutes deux comme un homme qu'on dérange et accueillit distraitement leurs salamalecs. Brigitte eut la férocité de s'informer de l'état de santé de cette jeune fille avec laquelle elles avaient dîné, et que, pour sa part, elle trouvait charmante ; pas jolie : oh! ça non, mais tout à fait bonne, modeste, et sachant parfaitement se tenir à sa place.
L'armateur balbutia : elle se portait toujours bien, la pauvre enfant… et, comme le dialogue languissait, il se leva et dit à M me Humbertot en se dirigeant vers son cabinet de travail :
— Seriez-vous assez aimable pour venir un instant? J'aurais quelque chose à vous communiquer.
Brigitte facilita l'entrevue en se levant pour examiner de près une gravure qu'elle avait vue vingt fois et qui représentait les Bergers d'Arcadie d'après le Poussin. Elle courut ensuite coller son oreille à la porte qui s'était refermée sur M. Dalombre et sa mère ; mais tout ce qu'elle put saisir de la conversation, ce furent ces exclamations :
« Quelle infamie! » Puis : « idée infernale! » Et enfin : « elle, si honnête! »
Le vieux Dalombre n'avait évidemment pas eu la force de garder sur le cœur l'imputation calomnieuse dont on essayait de les salir, lui, son neveu et Emmeline. Aussi, fort de son innocence, s'empressait-il de mettre M me Humbertot dans le secret de cette basse méchanceté.
Il n'avait pas osé, dans sa pudibonderie provinciale, montrer le spectacle de son indignation à la jeune fille, à qui de pareilles souillures devaient rester inconnues. Il y a ainsi nombre de bonnes gens qui se font scrupule de prononcer certains mots et d'aborder certains sujets devant des gens plus jeunes, qui en savent cent fois plus long qu'on ne leur en cache.
— En effet, c'est odieux! disait M me Humbertot en rentrant au salon où Brigitte, immobile entre les bras d'un fauteuil, lisait attentivement dans la Revue des Deux Mondes un article de soixante-douze pages sur l'avenir de la presqu'île des Balkans.
Elle avait hâte de s'en aller, car elle brûlait de tout savoir. Sa mère lui expliqua l'affaire de la lettre, qu'elle lui récita en ayant soin d'en éloigner les passages libertins, et lui détailla l'exaspération de M. Dalombre qui, au reçu de cette ordure, avait failli tomber d'un coup de sang. Il paraît que, justement, cet obus avait éclaté sur la maison en présence de M. Albert, qui se trouvait par hasard chez son oncle. Tous deux s'étaient exténués à découvrir l'auteur de cette lâcheté ; mais ils n'avaient aucun indice.
— Et la jeune fille, sait-elle comment on la traite dans le quartier? demanda Brigitte.
— Ils se sont bien gardés de lui montrer cette lettre anonyme. Elle aurait fait ses paquets tout de suite.
— En effet, fit observer M lle Humbertot, le seul moyen de faire taire la calomnie, c'était de s'en aller. Et tu crois que M. Dalombre la gardera quand même?
— C'est ce qu'il m'a affirmé, répliqua M me Humbertot. Il dit que cette demoiselle Emmeline est un ange et qu'il n'est pas homme à céder aux scélérats qui la poursuivent ainsi de leur haine, sans autre motif que de faire le mal ; car, à son âge, ne sortant jamais et ne connaissant personne, il est impossible qu'elle ait des ennemis.
Brigitte s'aperçut qu'elle avait frappé à côté. Du moment où les Dalombre ne se croyaient pas assez compromis pour se débarrasser d'Emmeline, la combinaison échouait : attendu que mieux que personne, ils étaient sûrs que leur protégée n'avait perdu aucun droit au respect de tous. La lettre était maladroite. Brigitte réfléchit qu'elle aurait dû raconter aux maîtres que cette orpheline, pour laquelle ils ne trouvaient pas de piédestaux assez élevés, avait une intrigue avec quelque domestique de la maison : Pierre, le cocher, par exemple. Ces insinuations-là sont toujours bonnes, étant aussi difficiles à démentir qu'à prouver.
Maintenant, il était trop tard. Une seconde lettre, soit au vieillard, soit au jeune homme, n'aurait plus la moindre portée. Il ne restait même pas la ressource de la carte postale, qui passe de main en main et que tout le monde peut lire, depuis le facteur qui la remet à la concierge jusqu'à la concierge qui la remet au locataire, après l'avoir promenée sous les yeux de toutes les bonnes d'alentour, de l'épicier, de la blanchisseuse et même de la propriétaire.
L'hôtel n'était habité que par l'ancien armateur. Le facteur jetait la correspondance dans une boîte extérieure clouée à la porte, et qu'Annette vidait tous les matins et tous les soirs. Or elle ne savait pas lire.
Brigitte se mordit les lèvres, comprenant qu'elle n'était parvenue, en réalité, qu'à redoubler la sympathie des Dalombre pour Emmeline, qui, déjà victime d'une tentative d'assassinat, était aujourd'hui assassinée dans son honneur.
Tout à coup, elle se frappa le front : Mon Dieu! qu'elle était bête! Il fallait qu'elle eût perdu tout sang-froid pour ne pas avoir deviné sur-le-champ la marche à suivre! Ce n'était ni à l'oncle ni au neveu : c'était à Emmeline même qu'il était indispensable d'écrire. Puisque sa délicatesse était telle qu'à l'énoncé des soupçons qui pesaient sur elle, cette magnanime jeune fille ne resterait pas une heure de plus dans l'hôtel, on allait la mettre à l'épreuve.
Sa mère n'avait pas encore fini de lui dérouler les impressions qu'avait éprouvées le vieux Dalombre à la lecture de cette accusation révoltante, qu'elle combinait déjà sa nouvelle lettre, y entassant les blessures les plus cruelles pour l'amour-propre d'une jeune fille.
Sans désemparer, elle alla à son petit bureau et y traça le brouillon suivant, se réservant, s'il y avait lieu, de le modifier en le mettant au net :
Mademoiselle,
Il est inutile de vous trémousser comme vous le faites pour plaire à un homme qui ne veut de vous à aucun prix. M. Albert Dalombre aime les femmes grasses ; et tant que vous serez plate comme une latte, avec des bras comme deux aunes de boudin blanc, vous n'aurez rien à espérer.
Du reste, il disait dernièrement devant moi à plusieurs de ses amies : « A-t-elle l'air godiche, cette pauvre Emmeline, avec ses deux grands yeux noirs, qu'elle ouvre continuellement comme des portes cochères! Elle crève d'envie de m'avoir, mais elle ne m'aura pas. » A bon entendeur, salut!
S… de G…
Cette fois, l'écriture, qu'elle avait penchée en arrière pour M. Dalombre, fut penchée en avant, et le papier où elle recopia ce gracieux avertissement fut acheté chez le fournisseur de plusieurs têtes couronnées. M lle Humbertot calcula que si Emmeline diagnostiquait la main d'une femme dans ces impertinences, ce monogramme « S… de G… » lui laisserait l'idée d'une grande et riche cocotte, contre laquelle toute lutte eût été ridiculement téméraire de la part d'une pauvresse sans feu ni lieu autres que ceux dont elle bénéficiait, grâce à la charité d'un vieillard.
Elle confia, cette fois, son petit carré de papier à un bureau de poste du faubourg Saint-Honoré. Elle avait un moment projeté de le faire remettre en mains propres par quelque domestique en grande livrée, qui serait descendu d'un landau qu'elle aurait loué spécialement chez Brion. Mais cette complication avait des côtés périlleux. Elle se résigna à y renoncer.
— Ça devait arriver : il y avait déjà trop longtemps que j'étais heureuse, se dit Emmeline après avoir comme avalé d'un coup d'œil cette lettre fielleuse. Comment la persécution était-elle venue l'assaillir au fond de cette retraite, où elle avait tant de raisons de se croire complètement ignorée? Elle ne pouvait le comprendre ; mais elle accepta cette nouvelle mésaventure comme un événement fatal toujours suspendu sur sa tête et dont le fil qui le retenait s'était rompu tout à coup.
Elle ne tenta pas de regimber. A quoi lui eût servi de se débattre dans l'étau qui l'étouffait? Ou, en effet, M. Albert avait d'elle cette opinion déplorable qu'elle tournait autour de lui ; et comme elle n'y avait jamais songé le moins du monde, c'était à la détestable éducation qu'elle avait reçue et aux milieux ignobles où elle avait traîné qu'elle devait les mauvaises manières qui avaient trompé M. Albert sur ses intentions. Ou l'auteur de la lettre anonyme mentait grossièrement, et il n'avait pas forgé aussi minutieusement cette perfidie pour abandonner la proie contre laquelle elle était dirigée. Du moment où quelqu'un s'accrochait ainsi à elle, son passé serait bien vite percé à jour ; car, dans son trouble, elle s'imaginait lire entre les lignes des menaces de révélations qui ne s'y trouvaient pas.
En tout cas, c'était fini. Elle ne reparaîtrait de sa vie devant le neveu et elle ne reverrait l'oncle que pour lui adresser ses adieux et ses remerciements. Mais elle commençait si bien à s'accoutumer à cette existence paisible et à cette maison où elle n'avait à répondre qu'à de bonnes paroles! Elle eut un déchirement et, tout en arpentant sa chambre dans toute sa longueur, elle ne put retenir ce cri, qui ressemblait à une invocation à ses tortionnaires inconnus :
« Non! c'est trop! c'est trop! »
L'heure du dîner avait sonné. Le potage était sur la table. Annette vint chercher Emmeline, qui avait perdu toute notion du temps. Elle s'excusa sur une violente migraine et fit prier M. Dalombre de vouloir bien dîner sans elle. Mais le vieillard ne crut pas à ce mal de tête dont elle n'avait aucun symptôme une heure auparavant. Il entra précipitamment dans la chambre et, surprenant Emmeline tout en larmes, il se planta devant elle et la regarda fixement entre les yeux :
— Vous avez fouillé dans mes tiroirs et lu la lettre que je ne sais quel misérable m'a écrite à votre sujet? dit-il d'un ton impérieux qu'elle ne lui connaissait guère.
— Moi! fit-elle, je vous jure que non, monsieur. Est-il possible : on vous a donc écrit aussi?
Cet « aussi » indiquait suffisamment que l'attaque s'était produite des deux côtés.
— Répondez-moi, mon enfant, insista le vieillard. Vous savez à quel point nous vous aimons. Moi, je vais vous parler à cœur ouvert : j'ai reçu, en présence d'Albert, un papier ignoble où vous et nous étions pris salement à partie. Le saviez-vous?
— Non! dit Emmeline.
— Alors, pourquoi pleurez-vous? Il vous est donc arrivé également quelque chose?
— Oui, répondit-elle. J'ai reçu à mon tour une lettre abominable, où l'on m'accuse de choses si vilaines que je ne peux plus rester un instant de plus chez vous. Je pleurais parce qu'il faut que je m'en aille et que je ne peux pas m'habituer à cette idée-là.
— Donnez-moi la lettre! dit M. Dalombre.
— Non, je vous en prie, fit Emmeline. D'ailleurs, elle n'insulte que moi. Il n'y est pas question de vous.
Mais il tenait à comparer les écritures. Pour la première fois, il lui ordonna d'obéir. Elle allait s'exécuter — car, en somme, pour elle, ce vieillard était un père à qui elle était presque tenue de tout confier — quand un violent coup de sonnette retentit. C'était Albert qui était en retard et qui arrivait au galop pour dîner. La salle à manger était déserte, et au milieu de la table un potage déjà froid mettait aux parois de la soupière des plaques de graisse figée.
Il poussa la porte, derrière laquelle il entendait discuter et se trouva dans la chambre d'Emmeline qui se tenait la tête basse devant M. Dalombre interloqué et tremblant.
— Ah çà! que se passe-t-il donc? demanda le jeune homme.
— Ce qui se passe? répondit M. Dalombre ; le voici : Emmeline a reçu, comme nous, sa petite lettre anonyme. Je ne sais pas ce qu'on y a mis ; mais elle refuse de me la montrer.
— Le drôle qui a écrit ces ordures ne mérite guère qu'on lise sa prose, en effet, répliqua Albert. Que M lle Emmeline jette au feu ces ignominies. Nous en ferons autant de notre côté, et le polisson en sera pour ses frais de calomnie.
— Tu es dans le vrai, appuya le vieillard. Nous sommes bien bons de nous occuper de ces saletés, qui sont encore plus bêtes que méchantes! Tiens! voilà ce que j'aurais dû en faire tout de suite.
Et, tirant de la poche de sa longue houppelande la « composition » de M lle Humbertot, il la déchira en seize morceaux qu'il froissa dans sa main et jeta dans la cheminée.
— Allons, faites-en autant! dit Albert à Emmeline.
Elle avait maintenant la certitude que ses protecteurs ne s'étaient en rien prêtés à cette machination, puisqu'eux-mêmes avaient été visés par le calomniateur anonyme.
— Vous avez raison! dit-elle. Et, remettant la lettre à M. Dalombre, elle ajouta : Tenez, déchirez-la vous-même.
C'était donner au vieillard l'autorisation de la lire. Il n'en profita pas, et, la roulant fiévreusement en boule, il envoya la seconde dénonciation rejoindre la première.
Non seulement il ne pouvait plus être question de séparation, mais l'absurde calomnie dans laquelle on les avait enserrés tous les trois créait entre eux une sorte de solidarité dans un but de défense mutuelle. Cependant, de quel serpent sortait cette bave? Après s'être promenés sur diverses têtes, les soupçons s'arrêtèrent sur une jeune ouvrière en couture qui était venue deux ou trois fois procéder à l'essayage d'une robe commandée pour Emmeline.
L'innocente créature, à qui l'aventure de l'attaque nocturne avait été racontée, s'était simplement laissée aller à dire, tout en épinglant une manche trop large :
— Vous avez eu joliment de la chance de tomber sur d'aussi bonnes gens!
On supposa que la jalousie était pour quelque chose dans ce compliment : on partit de là. Le style des deux lettres n'était pas celui d'une couturière, il est vrai. On en conclut qu'elle avait chargé un de ses amoureux de cette vilaine besogne : ce qui faisait d'elle à la fois une diffamatrice et une coureuse.
M me Humbertot connut seule et cette histoire et son dénouement, qu'elle transmit, mot pour mot, à sa fille, sans oublier de mentionner les preuves morales qui planaient sur la petite ouvrière.
— Ça ne m'étonne pas, conclut négligemment Brigitte ; ces filles du peuple sont dévorées par l'envie!
Cet incident jeta un peu de contrainte entre Albert et Emmeline. En revanche, il développa la pitié du vieux Dalombre pour cette pauvre enfant que les haines humaines poursuivaient déjà. Il constata avec admiration le peu de rancune qu'elle montrait contre l'auteur de la vilenie à la suite de laquelle elle avait été sur le point de quitter la maison. Il tenait d'autant plus à la société de cette jeune fille si inoffensive que des fauteurs de machinations et de mensonges avaient essayé de l'éloigner de lui.
Elle l'aidait aussi à oublier, ou plutôt à se remémorer sa Léonie, qu'il retrouvait parfois en elle, en vertu du principe de l'éternel féminin. Le soir, il la priait de lui lire ses journaux, moins pour savoir ce qui s'était passé à la Chambre ou dans les conseils de l'Élysée, dont le résultat l'intéressait peu, que pour entendre sa voix jeune et regarder s'agiter ses lèvres sur ses dents blanches et fraîches comme des sorbets.
Élevé dans le rigorisme vendéen et bas-breton, le vieux Nantais s'était reproché à plusieurs reprises d'avoir laissé les yeux de cette vierge s'égarer sur des faits divers et des chroniques de tribunaux, dont la teneur pouvait jeter dans son esprit les ferments d'une curiosité inavouable. C'est pourquoi il avait pris l'habitude de ne pas la laisser aller plus loin que la première page, généralement consacrée à la politique. Il avait trié, pour elle, dans sa bibliothèque, une série de livres plus ou moins couronnés par l'Académie. Il avait longtemps hésité à y comprendre deux volumes de Jules Sandeau : Mademoiselle de la Seiglière et Sacs et Parchemins . Ce qui l'avait déterminé à les y insérer, c'était cette réflexion :
« Si elle y rencontre une phrase scabreuse, elle ne la comprendra pas. »
Car, par un phénomène particulier, Emmeline, qui des choses de l'amour ne connaissait que les corvées les plus répugnantes, éprouvait pour ce qui fait d'ordinaire le fond des conversations un dégoût presque invincible. Elle admettait tout au plus Paul et Virginie , chez qui la tendresse a des apparences de fraternité.
Jamais les sentiments n'étaient assez édulcorés pour elle. Aussi, même sans parti pris de jouer l'ignorance auprès de son hôte, elle éloignait instinctivement de ses causeries tout ce qui était de nature à lui rappeler ce qu'elle aurait tant voulu extirper radicalement de sa mémoire. De là un langage dont la chasteté imposait le respect, même à M lle Humbertot, qui aurait donné tout au monde pour parvenir à jouer aussi merveilleusement l'indifférence en matière masculine.
L'ancien armateur, qui depuis quelques semaines avait grand'peine à marcher, se réveilla, un matin, les jambes molles comme du caoutchouc. Il gagna le plus vivement possible un fauteuil, s'y affaissa et ne s'en releva plus. La paralysie s'était abattue sur lui et le tenait du genou à la cheville.
Les médecins s'épuisèrent en révulsifs et en réactifs : tout ce qu'ils obtinrent, ce fut, selon eux, d'enrayer le mal ; car, lorsque la science n'a pu détourner de vous une fièvre typhoïde, elle prétend que si vous ne l'aviez pas à temps appelée à votre secours, vous n'évitiez certainement pas une fluxion de poitrine.
Emmeline trouva là l'occasion de rendre à son sauveur tout ce qu'elle lui devait. Elle s'installa garde-malade, ne le quittant plus le jour, se relevant la nuit et aidant à le porter dans son lit quand il avait passé quelques heures dans son fauteuil.
L'esprit du vieillard était resté lucide, quoiqu'il parlât de moins en moins. Seulement, ses yeux la cherchaient toujours, et il n'aurait pas mangé un morceau de pain qu'elle ne lui eût coupé.
Elle s'efforçait de le remonter en lui répétant du matin au soir :
— Ce sont des rhumatismes. Les rhumatismes, c'est très drôle : ça change de place, ça voyage. Aujourd'hui, vous les avez dans les jambes ; demain, vous les aurez dans les bras, puis dans les épaules ; enfin, un beau jour, ils s'en iront tout à fait.
Mais ces rhumatismes ne changeaient pas de place, et le malade ne pouvait pas en changer non plus. Elle lui demandait de temps en temps :
— Souffrez-vous?
S'il disait : oui, elle répondait :
— Tant mieux, c'est une preuve que vos jambes ne sont pas mortes!
S'il disait : non, elle s'écriait joyeusement :
— Vous voyez bien que vous allez mieux, puisque les douleurs ont cessé!
Mais bientôt le bonhomme ne se « sentit plus », comme on dit vulgairement. Les cuisses et ensuite le ventre lui-même devinrent inertes. Ses mains se mirent à trembler. Elle fut contrainte de le laver et de l'éponger comme un enfant, un gros enfant qui pesait lourd, car elle était quelquefois réduite à le soulever de son fauteuil, à la force de ses petits bras. Elle appelait alors à son aide la Bretonne, qui les trouva un jour tous les deux les quatre fers en l'air, Emmeline ayant glissé sur le parquet avec son fardeau.
Annette, avec la dureté non pas de cœur, mais de sensations particulières aux femmes de la campagne, n'avait retenu de cette chute que le côté pittoresque, et elle la raconta presque en riant à M. Albert, qui venait maintenant tous les jours s'informer du degré d'affaissement où était tombé son pauvre oncle.
Emmeline était toute gênée de ce récit, humiliant pour sa dignité.
— Ne vous défendez pas, mademoiselle, dit le jeune homme d'une voix pénétrée. C'est à votre admirable dévouement que vous êtes redevable de tous ces ennuis-là. Je me demande comment vous pouvez y tenir.
— Bien sûr! fit-elle simplement, je n'irai pas abandonner votre oncle dans l'état où il est. D'abord, il ne connaît que moi. Ah! il ferait une belle vie, si on lui donnait une autre personne pour le soigner!
Les Humbertot, prévoyant une fin prochaine et comprenant que, le propriétaire mort, la propriété se fermerait définitivement pour elles, n'envoyaient plus que de loin en loin prendre des nouvelles du paralytique. Elles avaient, au début de la crise, risqué deux ou trois visites ; mais M lle Brigitte avait déclaré que la vue de ce vieillard — presque tombé en enfance — lui faisait trop de mal ; qu'elle n'avait pas la force de supporter ces spectacles-là, et elle avait déconseillé à sa mère de revenir.
En réalité, la seule vue qui l'eût froissée, c'était celle d'Emmeline, assise au chevet du vieil armateur, qui n'avait de regards que pour elle et se cramponnait à cette frêle jeune fille, comme on se cramponne à l'espoir de vivre.
— En voilà une qui tourne autour des héritages! avait dit Brigitte en sortant de la maison de la rue de Berlin où, de ce jour-là, elle résolut de ne plus mettre les pieds.
Le lit du malade était à « deux faces », expression impropre, qui signifie qu'un lit est à deux côtés, avançant droit dans la chambre. Albert s'asseyait parfois, une demi-heure durant, du côté opposé à celui qu'avait adopté Emmeline, et tous deux regardaient soit dormir, soit respirer le vieillard, qui leur souriait de son mieux, tantôt à droite, tantôt à gauche.
Un jour, il murmura à l'oreille de son neveu, en lui désignant son infirmière occupée à rattacher les embrasses des rideaux :
— Je t'avais bien dit que c'était un ange!
Ce qui bouleversait toutes les idées que ses fréquentations du quartier latin avaient implantées dans la tête d'Albert, c'était le manque absolu de coquetterie qui distinguait Emmeline, non pas seulement des jeunes, mais même des vieilles femmes. A la plus légère plainte partie de la chambre à coucher du patient, elle sautait à bas de son lit et prenait juste le temps d'enfiler ses pantoufles. Elle se présentait à tous et à tout moment les cheveux dans les yeux, son chignon de travers, en camisole et en jupon, sans songer à rectifier ce désordre en passant devant la glace de la cheminée.
Que le neveu fût là, qu'il n'y fût pas, elle remplissait auprès de l'oncle tous les devoirs dont elle avait pris la charge, préparant des sinapismes destinés à faire descendre aux pieds glacés du vieillard le sang qui n'y descendait pas ; elle posait de ses mains ces emplâtres, prête à tout, dégoûtée de rien, courant à la cuisine, grimpant quatre à quatre l'escalier, sans voir personne et sans savoir si on la regardait.
Ce détachement des êtres et des objets extérieurs doublait le prix de ces soins que les femmes refusent rarement à ceux qui les réclament, mais dans lesquels elles mettent presque toujours un fond de prétention qui en dénature le but et en amoindrit la portée. Beaucoup de mondaines se font faire des toilettes pour veiller les malades, comme elles en ont pour aller à une soirée dansante. Au lieu d'être décolletés, leurs corsages sont montants et elles remplacent à leurs oreilles les boutons de diamants par des parures en jais noir.
Presque tous les soirs, elle priait Annette de lui servir son dîner dans la pièce même où somnolait M. Dalombre, et elle plaçait bravement son assiette sur le marbre de la table de nuit, mangeant dans la buée de cataplasmes, de chloroforme, d'eau sédative et d'éther au milieu de laquelle elle s'était accoutumée à respirer.
Albert, quoiqu'il aimât tendrement son oncle, qui n'avait cessé d'être pour lui le meilleur des pères, n'avait pas le courage de rester plus de vingt minutes dans cette atmosphère d'odeurs aussi écœurantes que multiples. Or il y avait déjà quinze grands jours et autant de nuits — lesquelles comptaient double — que la jeune fille s'était clouée volontairement à l'acajou de ce lit, qu'elle ne quittait même plus pour aller prendre ses repas.
Cette claustration durait depuis trois mois quand le vieillard, tout fier d'avoir pu sucer un os de côtelette, tira son bras hors du lit et l'étendit jusqu'à Emmeline, dont il saisit la main droite comme pour être sûr qu'elle ne lui échapperait pas :
— Je ne suis pas un imbécile, lui dit-il d'un ton très calme, mais très décisif, je sais bien que je serai mort avant peu.
— Mais non! mais c'est absurde! s'écria-t-elle ; vous voyez bien que les forces vous reviennent, puisque vous parlez et que vous gesticulez comme un jeune homme.
— Enfin! reprit M. Dalombre, supposons que je disparaisse demain, que deviendriez-vous?
Emmeline retira sa main avec colère, comme s'il ne lui posait cette question que pour la contrarier. Elle répliqua, en haussant les épaules :
— En voilà une idée! On dirait que nous n'avons pas le temps de penser à tout cela. Il ne s'agit pas de moi, il s'agit de vous. Bien sûr que vous disparaîtrez un jour, mais moi aussi je disparaîtrai. Nous disparaîtrons tous.
— Répondez, continua-t-il, et répondez sérieusement. Admettons que demain je vende cette maison ; où iriez-vous?
— Je ne me le suis jamais demandé, fit-elle. J'irais n'importe où. Je trouverais toujours bien à me placer.
— Et si vous ne trouviez pas de place, car vous n'avez pas un sou vaillant?
— Bien sûr que je ne suis pas riche ; mais je ne suis pas bien exigeante non plus. D'ailleurs, insista-t-elle, je ne suis pas près de quitter d'ici, car vous aurez encore longtemps besoin de moi, même quand vous serez en convalescence.
Elle ne songeait dans ces réponses qu'à éloigner de l'esprit du vieillard l'idée de la mort. Mais ce dérivatif n'empêchait pas celui-ci de revenir à son questionnaire, et elle dut finir par avouer que, lui parti, elle retomberait sur le pavé sans argent, sans famille et sans appui ; car, naturellement, la première chose qu'elle ferait serait de sortir de l'hôtel où elle n'aurait plus rien à faire.
— C'est bien! conclut-il, je saurai bien m'arranger pour que vous n'en sortiez pas.
Elle ne prêta aucune attention à cette dernière phrase et lui ferma la bouche en lui faisant observer qu'il se fatiguait en conversations inutiles. Il ferait bien mieux de dormir que de s'amuser à se faire des monstres des moindres choses. Si on se croyait mort chaque fois qu'on a des douleurs dans les genoux, on ne serait pas tranquille un instant.
C'était par la brusquerie qu'elle prenait maintenant son malade, car le médecin lui avait soigneusement recommandé de ne pas le laisser se démoraliser. Il ne se démoralisait pas, mais il tenait à ne pas se laisser surprendre par la catastrophe. Un matin, il demanda un notaire, pria Emmeline de les enfermer en tête-à-tête et d'aller elle-même s'étendre sur son lit, pendant une heure ou deux ; car, la nuit précédente, elle n'avait pas fermé l'œil.
Cet homme noir, à la mine plaintive, apparut à l'ignorante jeune fille comme l'ange de la mort : un ange décoré avec des favoris grisonnants. Il resta longtemps avec le vieux Dalombre, qui le fit reconduire par Emmeline et la rappela ensuite à son chevet, comme s'il avait plus que jamais besoin de l'avoir auprès de lui.
— Ça va mieux, dit-il, quand elle lui revint, mais je n'ai encore fait que la moitié de ma besogne.
De quelle besogne parlait-il, et en quoi consistait cette autre moitié qui lui restait à accomplir? Elle ne s'en doutait même pas et ne cherchait pas autrement à s'en enquérir. Elle se disait que les valétudinaires ont des lubies, et elle lui passait ses notaires, comme elle lui eût passé le caprice d'un fruit ou d'un gâteau dont il eût exprimé l'envie.
Cependant, Albert, averti par les docteurs qui avaient été appelés en consultation, n'osait presque plus s'éloigner ; car, afin de se donner de la marge et de ne pas être trop brusquement démentis par l'événement, ils avaient pronostiqué que le vieillard pouvait aussi bien vivre encore six mois que mourir d'un instant à l'autre. Cette prophétie peu compromettante avait néanmoins suffi pour tenir constamment la maison en alerte. Le jeune homme élut presque définitivement domicile dans la chambre du premier, qui avait remplacé pour lui celle où Emmeline était installée et qu'il lui avait officiellement abandonnée.
On craignait que la paralysie ne montât tout à coup à la gorge ; et, pour ne pas tuer la jeune fille, qui quelquefois dormait debout ou assise, il la relayait dans ses veilles nocturnes. Souvent aussi ils veillaient ensemble, car elle avait toujours cette appréhension qu'il ne sût pas s'y prendre pour retourner le moribond sur son matelas.
L'hiver était venu. Ils se réfugiaient tous deux chacun dans un angle de la cheminée, s'enfonçant presque dans l'âtre pour se réchauffer, car rien ne donne aussi froid que le sommeil. Ils causaient alors tout bas pour ne pas réveiller le paralytique, qui de temps en temps leur disait du fond de son oreiller :
— Parlez plus haut : ça me distrait!
Il se défendait énergiquement, le vieil homme. Un soir, on se répétait : C'est fini! et le lendemain matin on était tout étonné de le retrouver plus gaillard que la veille. C'est pourquoi Annette répétait invariablement à tous ceux du quartier qui lui demandaient des nouvelles :
— Il a des hauts et des bas.
Comme il était en hausse, il profita d'un moment où Emmeline était allée dans sa chambre se passer un linge mouillé sur la figure, pour prier Albert d'aller mettre le verrou afin qu'elle n'entendît rien de ce qui allait se dire.
Le jeune homme devina que quelque chose de grave se préparait. Il alla fermer le verrou, puis revint auprès de son oncle.
— Veux-tu que je meure content? demanda alors celui-ci.
— Oh! mon oncle, mon bon oncle, s'écria Albert, pourquoi parles-tu toujours de mourir?
— Veux-tu que je meure content? réitéra le vieux Dalombre. Oui, tu le veux, n'est-ce pas? Eh bien, écoute-moi :
« Je te laisse toute ma fortune, peut-être plus considérable que tu ne la supposes ; mais j'ai tenu à léguer à Emmeline cette maison, qui est devenue la sienne et dont nous n'avons pas le droit de la chasser. Qu'en penses-tu, Albert?
— Je te remercie pour elle et pour moi, mon cher oncle, dit le jeune homme avec effusion. Cette donation règle tout, car ce qu'elle acceptera de ta main, elle ne l'aurait certainement pas accepté de la mienne. Tu sais comme elle est fière! Elle a toujours peur qu'on ne la prenne pour une accapareuse.
— C'est précisément ce qui m'inquiète, poursuivit le vieillard. Elle est capable, le jour de ma mort, de faire sa malle et de s'enfuir, sous prétexte qu'il ne lui serait pas permis de vivre sous le même toit qu'un garçon de ton âge. En outre, elle refusera sans doute de te priver d'une partie de ce qu'elle considérera comme t'appartenant.
— Ça, c'est bien possible! appuya Albert.
— T'imagines-tu, reprit M. Dalombre, la pauvre petite retournant dans un magasin, à trimer douze heures par jour, pour toute récompense de l'admirable dévouement qu'elle m'a montré depuis tant de mois déjà. Non, je n'emporterai pas ce remords-là.
— Je te comprends, dit le jeune homme. Si tu lui faisais tout de suite cadeau de la maison?
— Après les lettres infâmes que sa présence ici a déjà provoquées, ce serait du beau! Toute la rue crierait qu'elle est ta maîtresse… ou la mienne, ajouta-t-il avec un sourire pénible.
— Que faire alors? demanda Albert.
— Une chose à laquelle j'ai pensé depuis quelque temps déjà, mon enfant. As-tu jamais rencontré sur ta route une créature plus désintéressée, plus aimante, plus simple et plus douce?
— Non, bien sûr.
— En ce cas, pourquoi chercher ailleurs? Elle a bientôt dix-huit ans, tu en as bientôt vingt-quatre. Ce n'est pas une fille sans dot, puisqu'elle apportera à son mari un immeuble qui m'a parbleu bien coûté près de deux cent mille francs. Me comprends-tu, Albert? Ce serait une bonne façon de faire cesser les cancans et les injures anonymes.
Albert, qui n'avait jamais pensé à se marier, n'avait pu songer à épouser Emmeline. Il ressentait pour elle un profond attachement. Elle l'avait tant de fois remplacé auprès de son pauvre oncle! Il est certain qu'elle avait des yeux extraordinaires, des dents de perles et que si, avec le repos et le sommeil qu'elle s'était refusés jusque-là, elle prenait le parti d'engraisser un peu, elle ferait une femme charmante. Toutefois, la proposition que soumettait ainsi à brûle-pourpoint le moribond l'avait complètement ahuri.
— Tu me prends tout à fait à l'improviste, dit-il ; tout ce que je peux t'affirmer, c'est que je suis prêt à tout pour te faire plaisir.
— C'est cela ; réfléchis, mon cher Albert, je ne t'impose rien ; seulement, j'aurais été on ne peut plus heureux de l'appeler ma nièce.
A ce moment, Emmeline secoua le bouton de la porte qu'elle était loin de croire fermée au verrou. Elle s'escrimait sur la serrure, dans laquelle elle tournait et retournait la clef. Albert alla ouvrir discrètement, comme si ce bruit eût troublé la somnolence du bonhomme. Elle rentra alors sur la pointe du pied et pencha sa tête sur celle du vieillard ; elle le regarda, convaincue qu'il dormait ; car, à sa vue, il avait vite fermé les yeux, comme un enfant pris en flagrant délit de désobéissance.
Le jeune homme, extrêmement gêné, prétexta une visite et sortit d'un trait. Quinze jours se passèrent sans qu'il eût soufflé mot à son oncle du plan que celui-ci avait démasqué. Après ces deux semaines, probablement consacrées aux plus sérieuses méditations, il s'approcha du vieux malade et lui dit résolument :
— Tu as raison : je ne trouverai jamais mieux, et puisque tu le désires, j'accepte!
M. Dalombre eut un sursaut de joie, tant il avait conscience de faire à la fois le bonheur des deux seuls êtres qui lui restassent à aimer.
— Le sait-elle? demanda-t-il.
— Non, répondit Albert. C'est à toi de lui répéter ce que tu m'as dit. D'abord, qui prouve qu'elle voudra de moi?
— Tu plaisantes, fit le vieillard redevenu presque gai. On refuse de l'argent, mais on ne refuse pas un mari.
— Alors, charge-toi de me faire agréer. Mais, franchement, elle a jusqu'à présent fait si peu attention à moi qu'elle ne doit guère savoir, à cette heure, si je lui plais ou si je ne lui plais pas.
— Oh! sois tranquille. Je suis sûr d'avance qu'elle ne demandera pas quinze jours de réflexion.
Le neveu quitta son oncle sur ces mots. Il se croisa en sortant avec Emmeline qui commençait à remarquer chez le jeune homme un certain embarras, dont elle était à cent lieues de pressentir les motifs. Les apartés entre lui et M. Dalombre lui semblaient aussi depuis quelque temps tant soit peu mystérieux. Mais ils étaient vraisemblablement nécessités par des affaires de famille qui ne la regardaient pas et auxquelles se rattachait sans doute l'apparition de ce notaire qui l'avait si fort effrayée.
Comme elle n'était pas dans le complot, elle continuait son métier aussi discrètement et simplement que par le passé. Albert l'observait avec l'intention secrète de la surprendre en état de coquetterie ou simplement de distraction féminine. Le paralytique, après les préoccupations qui venaient de l'assaillir, était retombé plus bas que jamais, et n'avait pas encore retrouvé la force nécessaire pour soutenir l'assaut d'une discussion comme celle qu'il avait résolu d'engager avec Emmeline. Albert avait promis à son oncle d'obéir à ses volontés, qu'on pouvait, vu son état, considérer comme les dernières. Mais de cette décision était née l'impatience de connaître l'accueil que ferait Emmeline à une proposition aussi inattendue pour elle. Il se tenait à l'écart sans oser lui adresser la parole, ni même la regarder en face.
Il était si froid et si embarrassé devant elle qu'Emmeline s'imagina l'avoir fâché, soit par un mot dit plus haut que l'autre, soit par un manquement à ce qu'elle regardait comme son service obligatoire. Elle se reprochait déjà les deux heures de sommeil qu'elle prélevait sur chaque nuit, lorsqu'Albert lui demanda d'une voix un peu tremblante :
— Si vous voulez, mademoiselle, je veillerai ce soir avec vous, pour vous relayer s'il le faut, car vous vous exténuez. Vous allez tomber malade à votre tour.
— Oh! répondit-elle, je ne suis pas fatiguée du tout. Je dors dans un fauteuil aussi bien que dans un lit, et au moins, quand M. Dalombre a besoin de moi, je suis toute prête.
— Enfin, permettez-vous que je vous tienne un peu compagnie? Nous causerons, souligna-t-il.
— Mais, monsieur, dit-elle sans défiance aucune, j'en serai très contente. Je vais prier Annette de faire un bon feu.
Le jeune homme ne doutait pas qu'elle ne sautât avec la plus vive reconnaissance sur ce projet d'union qui allait lui tomber du ciel. Peut-être eût-il opposé aux vœux de son oncle mourant une résistance un peu plus vive, s'il n'avait été lui-même, depuis quelque temps, en proie à une mélancolie d'ailleurs suffisamment motivée. Sa jolie petite maîtresse, que les façons distinguées de M. Dalombre neveu avaient d'abord séduite, avait fini par s'en lasser. Elle était habituée à recevoir, au moins deux fois par semaine, des assiettes à la tête, et ce manque de vaisselle cassée lui pesait. Aussi venait-elle de quitter brusquement le domicile illégitime pour demander à un garçon tailleur aux jambes tordues et au nez écrasé ces satisfactions dont elle était sevrée.
En trouvant un beau jour le nid vide, Albert avait eu un mouvement comme pour s'arracher les cheveux, ne pouvant arracher ceux de l'évadée. Puis, il avait réfléchi que plus ou moins de cheveux qui lui resteraient ne rendrait pas les femmes plus fidèles. Alors, dans l'espèce de désorientement qui suit d'ordinaire ces mésaventures si fréquentes dans la vie des jeunes gens, comme aussi et peut-être davantage dans celle des hommes âgés, il avait embrassé comme une suprême consolation l'idée du mariage avec une jeune fille dont l'honnêteté le dédommagerait des trahisons perpétuelles contre lesquelles il saisissait l'occasion de réagir.
Mais il ne se pressait pas outre mesure de prendre ce grand parti, se disant qu'Emmeline serait toujours là et qu'elle ne pouvait lui échapper.
Aussi est-ce avec une certaine désinvolture, dans la certitude où il était d'être accueilli par des larmes de joie, qu'après un moment de silence, il lui dit, après s'être assis en face d'elle, dans le coin de cheminée qu'il avait adopté :
— Mademoiselle Emmeline, est-ce que vous n'avez jamais pensé à vous marier?
Si elle n'avait pas eu peur de jeter dans cette pièce silencieuse une note trop bruyamment gaie, elle aurait certainement éclaté de rire.
— Moi, me marier, fit-elle ; et avec qui? A moins que ce ne soit avec Moricaud!
Moricaud était un gros chat noir qui avait pris Emmeline en affection et aimait à faire sur ses genoux des sommes prolongés.
— Vous riez de cela comme si vous étiez une enfant, reprit Albert. Mais vous avez dix-huit ans bientôt, et on arrive si vite à dix-neuf et à vingt qu'il faudrait peut-être vous occuper un peu de votre avenir. Bien entendu, nous ne vous abandonnerons pas ; mais enfin, vous n'avez pas l'intention de coiffer sainte Catherine, je suppose, ajouta-t-il du même ton enjoué qu'elle paraissait avoir adopté au début de cette conversation dont, évidemment, la gravité lui échappait.
Elle retomba pourtant dans son sérieux habituel et dit comme pour briser là :
— J'ai bien d'autres choses à faire qu'à m'occuper de ces niaiseries. Du reste, ce serait joli de ma part d'abandonner votre pauvre oncle dans ce moment-ci.
Albert attrapa au bond cette balle inespérée.
— Mais, dit-il, j'ai la conviction que mon oncle serait le premier à vous conseiller de chercher une situation qui vous mît à l'abri des ennuis qu'une jeune fille seule est exposée à rencontrer constamment dans son chemin.
— Votre oncle? interrogea-t-elle avec inquiétude. Il a donc assez de moi qu'il voudrait me voir quitter cette maison-ci pour une autre?
— Dieu! répliqua Albert en riant à son tour, comme vous êtes farouche! Mon oncle vous aime comme… tout le monde vous aime ici, et c'est précisément pour que nous ne nous quittions jamais ni les uns ni les autres qu'il serait on ne peut plus heureux de vous savoir irrévocablement casée.
Emmeline ouvrit les yeux d'une femme qui n'a pas compris ; car, lorsque les femmes ne comprennent pas, elles ouvrent les yeux : ce qui ne leur fait généralement pas comprendre davantage.
— Eh bien! oui, reprit Albert. Si mon oncle m'aime comme son neveu, il vous aime comme sa fille : ce qui fait que vous êtes ma cousine. Or entre cousine et cousin la loi ne défend pas le mariage.
Emmeline se leva brusquement, puis elle retomba assise. Pourquoi cette plaisanterie, et à quel propos M. Albert prenait-il avec elle ce ton subitement blessant? Car ce mot : « entre cousine et cousin la loi ne défend pas le mariage », lui sonna dans l'oreille comme une proposition libertine, qui la glaça des pieds à la tête. Aurait-il donc appris par hasard quelque chose, et se croyait-il en droit de ne plus se gêner avec elle? Ces colloques mystérieux avec le vieux Dalombre, ces moments de gêne faisant place tout à coup à des familiarités aussi déplacées qu'inattendues : oui, c'était cela. Il savait tout. A moins que cette attaque hardie ne fût qu'une épreuve destinée à éclaircir des soupçons encore indéterminés.
En tout cas, si c'était un piège, elle se garderait d'y tomber. Le froid qui lui était monté au cœur se refléta sur sa figure, au point qu'Albert resta bloqué dans sa chaise, ne sachant s'il devait battre en retraite ou continuer à avancer.
Emmeline, très inquiète et profondément intriguée par ce brusque changement d'allures, voulut en avoir le cœur net. Elle se rappela les fausses candeurs de M lle Brigitte lorsque quelqu'un jetait dans la conversation une phrase à double entente, et, tout en faisant de son mieux pour les imiter, elle demanda :
— Dans quel but me dites-vous ces choses-là, monsieur? Je sais que votre bon oncle a un peu d'attachement pour moi. Je le lui rends bien, allez! Mais je suis sûre que son amitié vient de ce qu'il me croit une fille sérieuse et non une diseuse de bêtises.
— Mais moi non plus, je ne suis pas un diseur de bêtises, repartit Albert, et c'est parce que je vous ai toujours considérée aussi comme très sérieuse que je vous ai parlé sérieusement.
— Alors, fit-elle en essayant de rire, c'est sérieusement que vous m'appelez votre cousine?
— Je vous ai donné ce titre-là parce que je tenais à vous convaincre que nous vous regardons, mon oncle et moi, comme étant déjà de la famille, fit observer le jeune homme, n'osant pas encore mettre les points sur les i .
— Comment, déjà? Qu'entendez-vous par déjà? interrogea-t-elle.
Il jugea qu'il avait assez louvoyé et, se levant à son tour, il marcha droit au lit du malade qui, la tête haussée sur ses oreillers dressés presque verticalement, se tenait allongé sous ses draps, comme une statue étendue sur une tombe, dans son suaire de marbre. M. Dalombre, bien qu'ayant les yeux grands ouverts, semblait n'avoir rien vu ni rien entendu.
— Mon oncle, lui cria Albert, je t'en prie, répète-lui, à cette méchante fille, que c'est ta volonté expresse qu'elle soit ma femme ; sans quoi elle affectera toujours de ne pas savoir ce qu'on lui veut.
— Oui, Emmeline, dit le vieillard, dont les lèvres seules se décidèrent à bouger, oui, c'est mon désir le plus cher avant de mourir. Le hasard a bien fait les choses ; il a amené chez nous une femme qui n'a peut-être pas sa pareille au monde. J'espère que vous n'allez pas attrister mes derniers jours par un refus.
Elle fut prise d'un tremblement et s'empourpra d'une rougeur qui lui monta jusqu'à la racine des cheveux. Elle eut, sous les paroles du brave homme qui l'avait sauvée et qui complétait ainsi son sauvetage, la sensation d'une voleuse prise, aux magasins du Louvre, en flagrant délit de soustraction d'un coupon d'étoffe. Elle, épouser M. Albert Dalombre, pour remercier l'oncle de l'avoir arrachée de l'ignominie! Acquitter de cette monnaie la dette de reconnaissance qu'elle avait contractée envers cet homme intègre, qui s'imaginait, en mourant, ne lui léguer que le bien-être et qui lui léguait l'honneur et la réhabilitation! Et elle le laisserait, en retour, léguer inconsciemment à son neveu une honte qui n'aurait plus de fin : oh! ça, non, par exemple! Elle aimerait mieux aller chercher au bureau de M. Heurteloup un duplicata de sa carte et la clouer elle-même à la porte de l'hôtel.
Le coup droit sous lequel elle avait bondi lui était entré si avant dans le cœur, le danger était si pressant et si terrible qu'elle n'éprouva pas le plus petit chatouillement d'amour-propre à la pensée de l'impression qu'elle avait produite sur ce jeune homme riche, intelligent, probablement plein d'avenir et qui l'avait ainsi distinguée dans sa camisole de garde-malade et dans son emploi de fabricante de potions. Elle ne vit de cette aventure que le côté fatal. On l'invitait à verser à boire à un ami, quand elle savait que le vin était empoisonné. Eh bien! non : on l'accuserait d'avoir été tout ce qu'on voudra, mais elle ne serait jamais une empoisonneuse.
Elle s'approcha du vieillard, lui saisit la main droite, sur laquelle elle inclina son front après l'avoir tenue longtemps collée sur ses lèvres. Enfin, la tempête intérieure qui la bouleversait se fondit en larmes qui tombèrent toutes chaudes sur la main moite du paralysé. Quand elle eut bien pleuré et bien sangloté, elle releva sa tête toute balafrée par les ruisseaux qui lui tombaient des yeux et ne dit que ces mots, scandés par de gros soupirs qui lui soulevaient la poitrine et lui tordaient la bouche :
— Monsieur Albert, voulez-vous achever de veiller votre oncle, cette nuit? Je serais bien heureuse si vous me permettiez de rentrer dans ma chambre.
Et, sans attendre cette permission qu'elle sollicitait, elle gagna la porte d'un pas hâtif et disparut dans l'ombre du corridor, laissant l'oncle et le neveu tout remués par cette scène de tendresse qui se terminait par une scène de larmes.
Ils se consultèrent du regard ; puis Albert vint coller son oreille à la serrure de la chambre où Emmeline était allée se tapir. Au bout de quelques minutes, il revint auprès du lit.
— Elle pleure encore, dit-il.
— Attendons! répondit le vieillard. La pauvre enfant est tellement nerveuse qu'elle n'a pu supporter la commotion.
Le lendemain, elle reparut au chevet de son malade. Elle semblait très abattue et les boursouflures de ses paupières étaient telles que ses yeux en avaient comme diminué de moitié.
Vers midi, quand Albert descendit de sa chambre pour embrasser son oncle, Emmeline crut devoir prévenir toute nouvelle tentative.
— Je ne suis ici que pour le soigner, fit-elle en le lui montrant. Promettez-moi de ne penser à personne autre que lui tant qu'il ne sera pas sur pied.
C'était assez habilement renvoyer à une date indéfinie la réalisation des projets énoncés la veille, car ni l'un ni l'autre n'ignoraient que le vieux Dalombre ne se remettrait jamais.
Le jeune homme fut moins blessé que surpris de ce parti pris de l'éliminer. Il n'était pas assez amoureux pour ne pas apprécier en plein sang-froid la situation qui lui était faite. Emmeline n'était rien : pas même une ouvrière : une apprentie. Elle ne se doutait évidemment pas qu'elle hériterait sous peu, hélas! d'une maison où elle était entrée mourante et dénuée de tout. A supposer qu'elle fût obligée de la quitter, étant restée près d'un an sans travailler de son état de modiste, elle tombait dans une misère dont il était impossible de prévoir le dénouement.
Eh bien! malgré cette affreuse perspective à laquelle il avait opposé la plus brillante sécurité pour l'avenir, un nom, des relations qu'elle avait le droit de rêver aussi étendues et aussi distinguées que possible ; une fortune qui l'autoriserait à la satisfaction de toutes ces fantaisies qui sont aux besoins réels des femmes ce que l'argent de poche est au budget des hommes, elle répondait par un refus qu'elle noyait dans des pleurs, mais à la signification duquel il n'était pas assez bête pour se tromper.
Lui, le jeune homme du monde, avec ses vingt-quatre ans, ses yeux bleus et ses cheveux blonds ; lui surtout l'unique héritier d'un oncle à forte succession, il était blackboulé par une modiste de dix-sept ans et demi, qui, en tout cas, avait dû, selon toutes probabilités, accorder à la reconnaissance ce qu'elle eût hésité à accepter pour le compte de son cœur.
Il n'y aurait eu à ces dédains incompréhensibles qu'une explication logique : l'amour d'Emmeline pour un autre. Dans ce cas fréquent, toutes les boutades se justifient d'elles-mêmes. Une marchande de légumes aime un mitron. Un jeune étranger, beau, noble et millionnaire, la demande en mariage ; elle l'envoie promener et épouse son mitron deux mois plus tard. On ne peut que s'incliner devant ces dénouements, produits par un hypnotisme spécial. Mais Emmeline n'aimait personne. Une femme, si en possession qu'elle soit d'elle-même, ne garde pas son secret dix mois sans que rien, absolument rien, en transpire. Elle n'était sortie que trois fois depuis son arrivée dans l'hôtel et elle n'était pas restée dehors un quart d'heure chaque fois.
Jamais elle n'avait reçu de lettres, sauf la missive anonyme dont on n'avait pu déterminer nettement la provenance. Sa résolution de ne pas s'appeler M me Dalombre aurait eu une base dans l'antipathie qu'il lui inspirait peut-être. Mais, au contraire, il s'était, dès leurs premières entrevues, établi entre eux ce courant sympathique et cet échange de familiarités qu'en dehors des couches sociales d'où ils sortent la jeunesse détermine chez deux êtres qui se retrouvent à la même table et au même foyer.
Si, au lieu de l'oncle, c'eût été lui, le malade, il était sûr qu'elle se fût dévouée avec la même persévérance. A quel sentiment quintessencié, à quel sublimé de délicatesse fallait-il donc attribuer une décision qui démolissait tous les plans posthumes du vieux Dalombre et chagrinait, jusque dans la mort, cet homme de bien qu'elle entourait de tant de sollicitude?
Trois ou quatre problèmes se superposaient ainsi dans l'esprit d'Albert. Elle ne prenait pas ces airs de reine, afin d'étreindre plus irrésistiblement un cœur qu'elle ne croyait pas posséder assez complètement. D'abord, elle n'avait jamais fait montre de la moindre combinaison de coquetterie. En second lieu, il aurait été obligé de supposer à cette adolescente, qui avait fait son éducation toute seule une dose de rouerie à décontenancer Catherine II en personne.
Car, puisqu'il lui demandait formellement sa main, elle n'avait qu'à la lui tendre, tandis qu'elle risquait, en la retirant, de se heurter à l'orgueil blessé d'un jeune homme qui irait chercher fortune ailleurs.
Il choisit un de ces moments d'accalmie, de plus en plus rares chez son oncle, et lui soumit ces diverses questions. Mais le vieillard, pour qui Emmeline était la perfection, tenait à ne voir dans son refus qu'un excès de réserve et de dévouement. Elle ne voulait pas qu'on pût la suspecter d'avoir sacrifié le repos de ses jours et de ses nuits à l'arrière-pensée d'une récompense qu'elle regardait comme hors de toute proportion avec les services qu'elle rendait si simplement.
— Et pourtant, répétait-il, je lui dois d'être encore vivant. Sans elle, il y a longtemps que je serais mort. Ah! si j'avais la force, je saurais bien la chapitrer, la chère âme. Mais voilà : quand j'ai parlé dix minutes de suite, il me semble que je vais passer.
Toutefois, il tenta de la raisonner ; et comme elle lui retapait son oreiller, qui s'était aplati en lui glissant sous les reins, il lui dit à l'oreille :
— Voyons! pourquoi ne voulez-vous pas d'Albert pour mari?
Il lui avait murmuré ces mots d'une voix tellement humble et suppliante qu'Emmeline sentit toute sa force lui échapper. Il s'en fallut d'un moment d'égarement qu'elle ne lui criât, à lui et à toute la maison :
— Pourquoi? Envoyez-le demander au deuxième bureau de la première division de la préfecture de police!
Mais elle se retint à temps et se contenta de lui objecter ce motif essentiellement féminin :
— Parce que!
— J'avais prévu ce qui arrive, pensa le vieillard. Elle n'acceptera pas plus la maison après ma mort qu'elle n'accepte aujourd'hui de devenir la femme d'Albert. Elle retombera ainsi sans pain et sans asile et ce sera de notre faute.
Car, dans sa droiture, il n'admettait pas un instant que sa protégée, dont il avait rêvé de faire sa nièce, pût demander des secours à autre chose qu'au travail.
Albert, à deux ou trois reprises, essaya encore d'arracher son secret à cette fille bizarre ; mais elle l'arrêta irrévocablement dans ses expériences par cette déclaration sans réplique :
— Ce n'est pas bien de me tourmenter ainsi, monsieur Albert! Vous savez que je ne pourrais vous répondre qu'en m'en allant, et tant que votre oncle sera souffrant, j'aimerais mieux tout supporter que de le quitter.
Il lui offrait son nom et elle appelait ça : « tout supporter ». Il n'y avait décidément rien à faire. Il renonça à la « tourmenter », comme elle disait elle-même sans paraître se douter de la férocité du mot :
— C'est bien, fit-il, je ne parlerai plus de rien!
Il tint parole et affecta même de ne faire porter les conversations que sur des sujets d'une futilité invraisemblable. Mais, par une contradiction fréquente, après s'être résigné, par obéissance envers son oncle mourant, à s'attacher, pour le restant de ses jours, à cette jeune fille qu'il n'avait eu le temps ni d'étudier ni de connaître, il sentit tout à coup son cœur regimber devant l'obstacle qu'il prévoyait si peu. La valeur d'une femme dépend presque toujours du prix auquel elle semble s'estimer, même quand ce prix est tout moral.
La curiosité que sa résistance formelle — et évidemment si peu calculée — avait éveillée tourna peu à peu en intérêt. Entre autres suppositions, il se demanda si elle n'était pas enfant naturelle et si la crainte de voir rendue publique l'illégitimité de sa naissance n'avait pas exagéré ses scrupules. Elle les avait souvent entretenus du souvenir de son père, qui était si bon et qui lui fabriquait de petites brouettes tout exprès pour la traîner dedans ; mais on aime tout autant que les autres les petits êtres qu'on a eus en dehors du mariage — quelquefois plus.
En revanche, elle n'avait jamais ou presque jamais fait allusion à sa mère. Il y avait là un point noir qu'il résolut d'éclaircir ; car, pour lui comme pour son oncle, cette tache originelle n'eût été qu'un impedimentum secondaire. Il lui eût, au contraire, su encore plus de gré de la rectitude de sa conduite.
Un soir donc, comme pour ne pas laisser tomber la causerie, il lui posa cette question :
— Est-ce que votre père était dévot?
— Oh! répondit-elle sans défiance, pas du tout. Il détestait les prêtres. Ce qu'il a eu de scènes parce qu'on voulait me faire faire ma première communion!
— Des scènes, avec qui?
— Eh bien! avec… maman, dit-elle, non sans quelque embarras ; car le nom seul de sa mère évoquait pour elle le fantôme de Marsouillac.
— Alors, poursuivit Albert, ils se sont sans doute mariés civilement?
— Papa y tenait, expliqua-t-elle ; mais il paraît que maman a dit qu'elle ne se marierait plutôt pas. Alors, il a cédé. Il était si bon!
— Ce qui ne l'a pas empêché de se marier civilement tout de même, insista le jeune homme. Vous savez bien qu'en France le mariage religieux ne compte pas et que si l'on n'a pas passé par la mairie, il n'y a rien de fait.
Cette explication ne tenait pas debout, l'Église n'ayant le droit d'enregistrer que les mariages déjà consacrés par l'officier de l'état civil. Mais Albert s'y prenait comme il pouvait pour obtenir des aveux.
— Bien entendu! répliqua Emmeline. Papa avait son acte de mariage et son acte de naissance dans un petit coffre. Je les ai retrouvés tous les deux après sa mort.
— Et où sont-ils maintenant?
— Ma foi, je ne sais plus trop, repartit la jeune fille, qui, en effet, aurait dû les avoir en sa possession, puisqu'elle s'était donnée comme orpheline de père et de mère. Elle ajouta : « Je crois qu'ils sont restés chez M me Gandoin, ma patronne. Mais on peut toujours s'en faire délivrer une copie à la mairie du vingtième arrondissement. »
Si sa venue au monde avait été accompagnée de la moindre irrégularité, Emmeline n'aurait pas indiqué avec cette placidité l'endroit où il était si facile d'en acquérir la certitude. Là n'était donc pas la clef du mystère.
Force fut au jeune homme de s'occuper continuellement de cette petite sauvage, dans la maison de laquelle il vivait et qui le faisait marcher d'étonnement en étonnement. Elle reprit son train-train, sans paraître avoir prêté une importance trop considérable aux propositions dont elle venait d'être l'objet ou plutôt la victime et qu'elle sembla oublier au bout de quelques jours.
Ce fut alors qu'Albert, sevré d'amour par la fugue de sa petite et se voyant dédaigné par la femme honnête, après avoir été radicalement trompé par celle qui ne l'était pas, engendra une sorte de mélancolie à travers laquelle l'image d'Emmeline, qu'il voyait à chaque instant, se mit à tournoyer, même quand il ne la voyait pas.
Lorsqu'elle passait devant lui, en baissant ses grands yeux, dont le velours l'enveloppait tout entier, il la comparait à cette Milanaise cabalistique connue en peinture sous le nom de la Joconde. Sa taille, dont il s'était jusque-là borné à remarquer la finesse, lui paraissait maintenant serpentine et ondulante. Cette fille le troublait positivement. Quelle puissance de fée possédait-elle donc pour se permettre de se jouer d'un jeune homme qui aurait dû représenter pour elle ce que les princes des contes d'enfants représentent pour une gardeuse de moutons qu'ils rencontrent dans une forêt?
C'était la première fois qu'il la trouvait « désirable ». Il attribua d'abord à un dépit irraisonné les modifications que subissaient peu à peu les jugements qu'il avait jusque-là portés sur elle. Bien qu'il eût son dernier examen de droit à passer, presque toujours son travail commencé s'achevait en rêveries ; et comme il dessinait un peu, il se surprenait constamment à esquisser à la plume le profil d'Emmeline sur les marges de ses cahiers.
Il se disait :
— C'est Peau-d'Ane. Elle va se transfigurer un jour et nous apparaître les cheveux constellés de pierreries, en riant de la crédulité des naïfs qui l'avaient prise pour une pauvresse.
La tasse de bouillon que, sur le midi, elle apportait tous les jours à l'oncle faisait au neveu, qui la lui regardait verser, l'effet d'une boisson divine, et il comprenait à peine que la paralysie du malade n'y cédât pas instantanément.
Elle lui avait, selon le langage des étudiants, si inexorablement « remisé son fiacre » que lui reparler amour eût été piteux. Cependant, il conservait des doutes sur la sincérité de ses échappatoires. Il resta huit jours entiers sans livrer un pouce de fer, affectant des airs d'homme qui pense à tout excepté à ce vague projet de mariage. Il criait très haut, du corridor dans la cuisine :
— Vous savez, Annette, je ne viendrai pas dîner ce soir : je suis invité!
Il sortait à six heures, en cravate blanche, allait s'attabler tout seul dans un restaurant quelconque et rentrait vers les neuf heures et demie comme pour s'informer de l'état de son oncle. Il n'aurait pas mieux demandé que de s'asseoir à côté d'elle et de deviser comme naguère d'incidents plus ou moins futiles ; mais il n'osait plus. Elle aurait cru qu'il faiblissait et il avait fait serment de mourir debout.
Un matin, cependant, il l'entendit appeler : « Monsieur Albert! monsieur Albert! » D'un bond il fut dans la chambre de son oncle, qui venait d'avoir une syncope. Emmeline le soutenait par les épaules et en courant à lui avait perdu son peigne, dont la chute avait ouvert les écluses à une cascade de cheveux châtain palissandre rebondissant un peu partout autour de sa tête et formant au-dessus de ses yeux noirs un bandeau avancé, dans l'ombre duquel ils fulguraient comme deux pointes d'acier.
Le vieux Dalombre revint à lui, et un œuf à la coque qu'il avala d'un trait lui rendit un peu des forces qu'il épuisait chaque jour davantage par sa persistance à refuser à peu près toute nourriture.
Une heure après cette souleur, Emmeline était encore auprès de lui se contentant d'écarter de la main ses cheveux, quand ils la gênaient trop dans son service.
Albert la trouva si nature dans ce dévergondage de toilette qu'il lui dit au moment où, après avoir ramassé son peigne, elle levait les bras pour ramasser aussi sa chevelure :
— Ne vous recoiffez pas encore, voulez-vous? J'aimerais à vous dessiner comme vous êtes là.
— Je veux bien, fit Emmeline en s'asseyant et en cherchant d'elle-même une pose. Justement, j'ai toujours eu envie d'avoir mon portrait, mais un vrai portrait. On ne m'a jamais fait qu'une fois ma photographie.
— Et chez qui vous l'a-t-on faite? demanda Albert, qui rêvait déjà de s'en procurer une épreuve.
Mais Emmeline, à qui ce mot imprudent venait d'échapper, se rappela subitement dans quelles circonstances, dans quel atelier et en quelle compagnie elle avait offert sa tête à l'objectif. Elle se hâta de glisser sur cet épisode de sa vie, en laissant tomber négligemment cette phrase :
— Oh! c'était à la fête de Saint-Cloud, je crois. J'étais toute petite. Papa m'avait fait entrer chez un de ces photographes ambulants : vous savez.
Albert n'avait choisi le prétexte d'un portrait à essayer que pour être autorisé à rester en face d'elle un laps de temps appréciable. Il tailla plusieurs crayons, prit ses mesures, se leva pour lui replacer lui-même le bras dont l'attitude était forcée. Elle y allait bon jeu, bon argent, lui demandant toutes les deux minutes :
— Suis-je bien comme ça? Faut-il me placer plus de trois quarts?
Lui, la voyant tout à son personnage, plus familière et meilleure enfant que de coutume, se décida subitement à frapper un coup suprême. Tout en crayonnant avec une feinte attention, tantôt dardant les yeux sur elle, tantôt les fixant sur son papier, il lui dit du ton le moins apprêté et comme il lui aurait annoncé qu'il venait d'acheter un chapeau neuf :
— A propos : vous savez que je vais me marier!
Elle rompit sa pose et se mit à sauter sur sa chaise en battant des mains :
— Oh! quel bonheur! fit-elle.
Ce « oh! quel bonheur! » signifiait pour elle : Enfin, je n'aurai plus aux offres de M. Dalombre et de M. Albert à opposer des refus, qu'elle avait dû renoncer à justifier, tant ils étaient incompréhensibles. Elle fêtait ainsi sa délivrance et reprenait possession d'elle-même.
Mais cette exclamation prenait pour Albert, qui l'avait provoquée, un tout autre sens. Il n'y découvrait que celui-ci :
« Enfin, vous allez donc me laisser un peu tranquille! »
Il n'avait certes pas compté sur un évanouissement ou quelque scène de désespoir. Il ne s'était pas attendu à ce qu'elle s'écriât en se tordant les bras :
« Mais vous n'avez donc pas deviné que je vous aime et vous ne voyez pas que vous me percez le cœur! »
Néanmoins, cette explosion de joie lui parut passer la mesure. Il se contint pourtant et continua sans lâcher son crayon :
— Oui, j'épouse M lle Humbertot.
— Comme vous faites bien! dit Emmeline. Elle est si gentille et si distinguée, et, avec ça, instruite et si bonne musicienne! C'est moi qui voudrais jouer du piano comme elle!
Albert n'eut pas la force d'en entendre davantage. Il se leva violemment, lança au milieu de la chambre le carton qui soutenait le papier sur lequel il dessinait, et sans avoir égard à son oncle, dont cette sortie pouvait interrompre le sommeil, il dit d'une voix rageuse à Emmeline stupéfaite :
— Vous n'avez ni cœur, ni âme, ni intelligence. Je ne me marie ni avec M lle Humbertot ni avec personne. Je tenais à m'assurer du degré d'a…mitié qui vous attachait à mon oncle et à moi. Je suis fixé maintenant. Bonsoir!
Il saisit son chapeau d'une main tremblante et sortit comme un homme qui, ayant pris une résolution, n'attendait que l'occasion de l'exécuter. Le fait est qu'il n'avait rien résolu du tout et que, ne sachant quelle attitude garder après cet éclat, il éprouvait simplement le besoin d'aller respirer dehors.
Emmeline, toute confuse d'avoir donné dans ce grossier panneau, eut le pressentiment que l'heure des complications allait sonner. Il lui devenait excessivement difficile de se retrouver en face de ce jeune homme, qui lui avait répété sous toutes les formes : « Je vous aime! » et à qui elle avait en définitive répondu :
« Dieu! quel plaisir que vous me feriez si vous en épousiez une autre! »
Quitter la maison, elle ne le pouvait plus, puisque c'eût été tuer le pauvre paralytique, en tout et pour tout coupable d'attachement pour elle ; rester, c'était s'exposer, de la part d'Albert, à des manifestations réitérées devant lesquelles elle finirait peut-être par perdre son sang-froid et défiler le chapelet des impossibilités auxquelles se heurtaient les plans formés par M. Dalombre et par lui.
Oui, plutôt que de lui apporter en ménage la tare qui faisait d'elle une pestiférée, elle avouerait tout et, au besoin, retournerait là d'où elle venait. Il n'avait pu l'avoir contre ses quarante ou cinquante mille livres de rentes, il l'aurait pour cent sous ; mais il constaterait au moins qu'elle avait mieux aimé replonger dans la boue que de l'éclabousser, lui et son oncle, avec celle dont elle était déjà couverte.
C'était pour éviter cette effrayante alternative qu'elle se décida au compromis suivant : quand Albert serait là, elle resterait dans sa chambre, sans risquer même un pas dans les couloirs. Quand il n'y serait pas, elle irait occuper son poste auprès du malade.
Elle n'eut pas à expérimenter cette résolution, car Albert ne reparut pas le lendemain, non plus que le surlendemain, non plus que les quatre jours qui suivirent. Il se bornait à envoyer tous les matins chercher par un commissionnaire des nouvelles de son oncle.
Au bout de la semaine, comme s'il n'avait pu amasser que pour sept jours d'énergie, il fit sa rentrée rue de Berlin. Mais il était changé à ne pas le reconnaître. Annette, qui ne se piquait pas d'être physionomiste, s'écria pourtant malgré elle :
— Oh! comme M. Albert a les traits tirés!
L'amour est la plus fréquente et, certainement, la plus cruelle des maladies, puisqu'elle pousse à des transports au cerveau qui aboutissent quelquefois à l'assassinat ou au suicide. Et, pour comble d'infortune, c'est à qui rira le plus volontiers de ceux qui en sont atteints. Albert, de peur que ses camarades de l'École de droit ne devinassent son état morbide, s'était, d'un dimanche à l'autre, enfoui dans une petite chambre d'hôtel qu'il avait louée à la quinzaine, pensant vaguement qu'il ne l'habiterait pas plus longtemps et d'où il n'était guère sorti que pour aller prendre des repas infinitésimaux dans un obscur café.
Il ne mangeait pas et parlait tout seul, si bien que les garçons qui le servaient le regardaient en silence tenir des discours à son assiette presque toujours vide. Ce régime débilitant lui avait assez promptement creusé les joues pour qu'au retour de ce neveu non prodigue — car il n'avait jamais aussi peu dépensé de sa vie — tout le personnel de l'hôtel s'exclamât sur sa mauvaise mine.
Comme tout le monde, elle fut frappée de ses airs décomposés.
— C'était donc vrai? se dit-elle. Il m'aimait pour de bon. Ah! le malheureux!
Cette fois, il n'essaya de la prendre ni par les sentiments ni par la violence. Il se contentait de se promener de chambre en chambre, dans sa pâleur spectrale, l'évitant avec le même soin qu'il la poursuivait autrefois. C'était elle, maintenant, qui semblait le rechercher, comme pour lui faire comprendre qu'elle ne lui gardait pas rancune et qu'en dehors d'une question absolument spéciale, elle lui était toute dévouée.
Il s'enfermait souvent pendant des heures avec son oncle, et ressortait les yeux rouges.
Son appétit était tombé tellement au-dessous de rien qu'Annette était obligée de se fâcher pour lui faire avaler un potage. Emmeline avait recommandé à la Bretonne de lui fabriquer des consommés composés des ingrédients les plus nourrissants ; et encore, pour en profiter, fallait-il qu'il les absorbât d'un trait comme une potion d'huile de foie de morue. S'il avait l'imprudence de s'interrompre dans sa dégustation, il reposait le bol à moitié plein et n'y touchait plus.
Ce qui affligea profondément Emmeline, ce fut le changement qu'elle ne tarda pas à remarquer dans l'attitude de M. Dalombre à son égard. Il se laissait passivement soigner, sans aucun de ces remerciements ou de ces sourires dont il était ordinairement si prodigue. Quand elle approchait du lit, il baissait ou détournait les yeux et affectait d'ignorer qu'elle fût là.
Elle avait tant soit peu compté sur le vieillard pour rappeler le jeune homme à la raison. Elle fut navrée de voir que ce dernier appui lui manquait. Jamais elle n'avait aimé et se faisait de l'amour l'image la plus saugrenue. Elle ne s'expliquait donc en rien ce que pouvait ressentir ce fils de famille, à qui il était si facile d'aller se distraire avec des amis, et qui se confinait dans une chambre contiguë à celle de son oncle, comme un prisonnier sur parole.
Elle plaignait Albert, comme on plaint un infortuné dont la tête déménage ; mais elle s'étonnait vivement de la part de responsabilité que M. Dalombre, en possession, lui, de tout son bon sens, lui attribuait à elle dans ce dérangement cérébral. Est-ce que c'était de sa faute si Albert s'était ainsi toqué d'elle? le mot « toqué » lui paraissant le seul qui convînt pour qualifier un pareil état mental.
Cependant, les mines rébarbatives qui l'entouraient finirent par lui mettre au cœur un certain remords. On ne l'aurait pas traitée en coupable si, dans cette affaire, elle n'avait rien eu à se reprocher. Un jour que le vieux Dalombre, en recevant d'elle une tasse de tisane, lui avait lancé un regard dur aussitôt abaissé, elle lui entoura le cou de ses deux bras et lui dit toute en larmes :
— Monsieur Dalombre, ne me faites pas cette figure-là! Je vous jure que je ne suis pas une mauvaise fille.
— En attendant, répondit-il sèchement, vous êtes cause que ce pauvre Albert va tomber malade. On croirait vraiment que vous nous avez jeté un sort à tous.
Cette allusion, essentiellement bretonne, aux pratiques de la sorcellerie du moyen âge troubla considérablement Emmeline, qui craignit, en effet, d'avoir, par sa seule présence, endiablé cette honnête maison.
— Si cela est, dit-elle, je n'ai plus qu'à m'en aller.
— Ce serait inutile, Albert vous suivrait! riposta le paralytique. A cette heure, il n'y a plus qu'à laisser aller les choses.
— Mais, monsieur Dalombre, demanda-t-elle avec une candeur qui eût fait sourire tout autre qu'un homme aussi inquiet, comment expliquez-vous qu'il se soit imaginé de m'aimer comme ça, sans motif? Nous avons vécu ensemble ici près d'un an sans qu'il ait seulement fait attention à moi. Je ne suis pas plus belle que je n'étais l'année passée. Ce serait plutôt le contraire.
— Ces phénomènes-là ne s'expliquent pas, fit le vieillard. C'est moi qui ai eu tort de lui parler de vous si obstinément. Votre entêtement a fait le reste. Il ne vous aimait pas ; il vous aime. Voilà tout.
Et il tourna la tête du côté du mur pour mettre fin à une conversation qui lui était évidemment des plus pénibles.
— Je ne peux pourtant pas devenir leur mauvais génie, pensa-t-elle. Eh bien! tant pis!
Voici à quel projet elle s'arrêta : puisqu'Albert l'aimait à ce point qu'il était incapable de vivre sans elle ; que cet amour, enfin, prenait tous les caractères de l'aliénation mentale, elle ne serait pas sa femme, elle se résignerait à être sa maîtresse. Au moins, ce qu'elle en ferait, ce serait pour le bien, non pour le mal. Un de plus, un de moins, est-ce que ça comptait pour elle? D'ailleurs, elle leur devait bien ce sacrifice-là. Seulement, elle le supplierait de n'en pas souffler mot à son oncle. Non : aux yeux de ce brave et digne homme, elle tenait à rester une honnête fille. Avec les moindres précautions, il n'y verrait que du feu, puisqu'il ne quittait pas son lit et que, selon toute apparence il ne le quitterait que pour entrer dans un autre d'où, alors, il ne sortirait plus.
Est-ce que, du reste, M. Albert n'était pas un garçon des plus distingués? Elle aurait été trop heureuse là-bas de n'être en rapport qu'avec des jeunes gens comme celui-là. Il serait étrange qu'elle se montrât maintenant si difficile.
Elle se rabaissait ainsi volontairement, afin de se donner le courage d'arracher tout à coup le manteau d'honorabilité qui la couvrait et qui faisait tout son bonheur, en même temps qu'il avait fait son salut. Elle retournait d'elle-même au bagne d'où elle s'était évadée, car, dans l'amour, elle ne distinguait nettement que la prostitution, et celle à laquelle elle se contraignait, pour être clandestine, n'en était pas moins honteuse.
— Oh! se dit-elle, c'est horrible! si je ne veux pas être une ingrate et une coquine, il faut que je redevienne une salope!
Et la preuve de dévouement qu'elle se décidait à donner à ses sauveurs était d'autant plus cruelle que, certainement, personne ne lui en saurait gré.
Après avoir creusé, mûri, travaillé et passé au crible cette solution, elle reconnut qu'elle n'en avait aucune autre à opposer. Elle dit : « Allons! » comme quelqu'un qui se prépare à sauter un fossé sans savoir s'il atteindra l'autre bord ou s'il tombera au beau milieu du bourbier.
De même que Judith avait revêtu ses plus riches vêtements pour se rendre au camp d'Holopherne, elle pressa l'achèvement d'une petite robe à raies blanches et mauves, dont le corsage à revers s'évasait à la Charlotte Corday. L'encolure, échancrée jusqu'aux premières blancheurs du dos, lui dégageait le derrière de la tête, que surplombait le réseau massif de ses cheveux.
Elle avait toujours été trop occupée auprès de son malade pour trouver le temps nécessaire à l'essayage. Elle envoya chercher la couturière et lui demanda instamment de lui apporter sa robe neuve le surlendemain. Au jour convenu, vers les cinq heures du soir, elle était sous les armes. Elle attendit qu'Albert descendît dans la salle à manger, où son couvert était solitairement mis.
Lorsqu'il fut à table, prêt à expédier une aile de poulet afin de se soustraire le plus tôt possible à cet isolement, elle ouvrit brusquement la porte et, comme étonnée de le voir dans la salle à manger, elle poussa un petit cri :
— Ah! pardon!
— Entrez, mademoiselle, j'ai fini, dit Albert en se levant.
— Mais, restez donc, au contraire, fit-elle d'un air souriant. Je n'ai pas dîné non plus. Votre oncle dort. Si vous me le permettez, je vais m'asseoir à votre table. Je ne vous ennuierai pas longtemps. En deux bouchées, ce sera fait.
Il y avait au moins huit jours qu'elle ne lui en avait débité autant. Albert leva les yeux sur elle presque avec reconnaissance. Elle lui parut charmante dans sa petite toilette première révolution. Il ne répondit pas et changea son couvert de place, l'invitant ainsi à prendre celle qu'il lui abandonnait.
Elle s'y assit gaiement, avec une sorte de coquetterie familière dont il s'étonna :
— Voulez-vous me donner un peu de poulet? réclama-t-elle en lui tendant son assiette.
Albert, tout désarçonné, coupa et servit en tremblant le morceau demandé.
— Mangez donc! vous ne mangez pas! reprit-elle. Vous devez pourtant avoir besoin de vous refaire, car vous avez joliment maigri depuis quelque temps.
— Ah! vous trouvez! C'est possible, murmura-t-il.
Elle se pencha de côté comme pour se rapprocher de lui et, lui dardant au plus profond des yeux des regards fixes et troublants :
— Voyons, monsieur Albert, dit-elle, pourquoi vous faites-vous du chagrin? Il faut être raisonnable.
Il eût été en droit de lui répondre :
— Je ne me fais pas de chagrin, attendu que le chagrin se fait tout seul ; et si je ne suis pas raisonnable, c'est parce que j'ai perdu la raison.
Mais l'amour n'a pas cette logique. Il fut tellement ravi de ces bonnes paroles, sur lesquelles il ne comptait plus, qu'il la regarda à son tour, non pas fixement, mais tendrement et languissamment, comme un noyé à qui une médication énergique vient de faire entr'ouvrir les paupières.
— Et puis, ce qu'il y a de plus grave, insista-t-elle, c'est que vous causez beaucoup de peine à votre oncle.
Cette fois il eut un petit mouvement de révolte :
— Si quelqu'un lui cause de la peine, fit-il légitimement observer, ce n'est pas moi, c'est vous!
— Moi! se récria Emmeline, poussant la mauvaise foi à ses dernières limites, de quoi suis-je coupable?
— Vous n'êtes coupable que de ne pas m'aimer, soupira-t-il. Ce n'est pas un crime, je le sais. C'est seulement un grand malheur, contre lequel ni mon oncle ni moi ne sommes de force à lutter.
— Mais, dit-elle en jouant l'étonnement, je vous aime de tout mon cœur lui et vous.
— C'est clair! fit Albert avec découragement, vous n'avez aucune raison de nous en vouloir. Vous m'aimez de tout votre cœur, comme on aime son parrain ou son père nourricier. Je préférerais un peu de haine, ma parole d'honneur! Ce serait moins cruel.
— Non, je vous assure, monsieur Albert, j'ai une grande, une très grande affection pour vous.
Elle allait continuer : mais il l'interrompit sur le mode ironique :
— Ah! parlons-en, de votre affection, vous m'en avez donné de belles preuves! J'étais désespéré. Je comprenais l'impossibilité de vivre plus longtemps en tête-à-tête avec une femme qui m'avait repoussé comme un chien. Je suis resté hors de la maison pendant huit jours. Eh bien! vous n'avez pas même cherché à savoir ce que j'étais devenu et si j'étais mort ou vivant.
— Vous vous trompez, dit-elle. Demandez à Annette combien de fois j'ai pleuré pendant votre absence.
Si ce n'était pas précisément là un aveu, c'était tout au moins une tentative de réconciliation. Le jeune homme l'accueillit avec transport, l'amour n'étant généralement pas fier. Il décrivit son supplice comme s'il s'y complaisait, oubliant parfois que celle à qui il le détaillait en était précisément la cause.
Quand il eut fini l'addition et présenté ainsi la note de ses souffrances, elle y ajouta ce paraphe :
— Eh bien! et moi, croyez-vous donc que j'étais plus heureuse que vous?
— Est-ce possible! répliqua Albert stupéfié, vous étiez malheureuse aussi.
Elle se tut et baissa la tête dans l'attitude d'une innocente qui a failli laisser échapper le secret de sa vie. Il lui saisit la main et, la lui serrant entre les deux siennes, il lui dit gravement :
— Répétez-moi que vous aussi, vous étiez malheureuse!
— Oui, très malheureuse, dit-elle, continuant son rôle de provocatrice.
— Vous ne m'exécrez donc pas?
— Mais non!
— Vous m'aimiez donc un peu?
— Mais oui!
Albert fondit sur la main qu'il tenait et la couvrit de baisers, qu'elle laissa prendre passivement. Quand il en eut son compte, il lui demanda, les yeux tout à fait dans les yeux, car il s'était visiblement rapproché d'elle :
— Alors pourquoi me repoussiez-vous?
Elle sentit qu'elle ne pouvait se dispenser d'ajouter quelque chose à son « parce que » ordinaire. Elle hésita un moment, puis elle dit en appuyant la tête sur l'épaule du jeune homme :
— Parce que je ne croyais pas qu'un fils de bonne famille comme vous était capable d'aimer sérieusement une pauvre fille comme moi.
— Ah! par exemple! fit Albert radieux, vous avez une bien triste opinion de moi. Y a-t-il au monde une femme qui, comme honnêteté, comme désintéressement, comme cœur, soutiendrait la comparaison avec vous? D'ailleurs, est-ce que l'amour n'est pas au-dessus de ces niaiseries sociales?
Il était tout à fait à ses côtés, son bras s'était coulé entre elle et le dossier du fauteuil ; si bien qu'il la tenait et n'avait qu'un mouvement à faire pour la ramener jusque sur sa poitrine. Il approcha sa bouche de l'oreille d'Emmeline et lui murmura :
— Ainsi vous n'êtes plus fâchée du tout?
— Plus du tout!
— Vous êtes bien sûre maintenant que j'étais sincère?
— Sans cela, est-ce que je serais ici comme ça, tout près de vous? répondit-elle, en se câlinant contre lui et mêlant ses cheveux bruns à ses cheveux blonds.
— Alors, dit-il, après l'avoir presque attirée sur ses genoux, vous consentez à être à moi?
— Oui!
Elle attendait ce mot : « vous consentez à être à moi », et la netteté de sa réponse prononcée à travers les baisers dont il la saturait lui paraissait le prélude immédiat de sa défaite voulue. Elle fut donc des plus surprises de voir Albert, après une dernière et plus convulsive étreinte, se lever brusquement et courir comme un fou à la chambre du malade, à qui il cria avant même d'avoir ouvert la porte :
— Mon oncle! Elle a dit : oui! Elle veut bien être ma femme, ah! que je suis heureux!
— Emmeline, mon enfant!… ma chère nièce! Venez m'embrasser… ah! je savais bien que vous ne nous feriez pas mourir de chagrin tous les deux, dit le vieillard tout secoué par l'annonce de ce grand événement.
Emmeline s'aperçut qu'elle était prise. Les avances qu'elle avait faites à Albert, il les avait acceptées comme un acquiescement définitif à ce mariage, auquel elle s'était si longtemps dérobée. Il avait cru qu'elle ne livrait d'elle que son cœur et sa main et il avait loyalement remis le reste après la cérémonie. Elle se résignait à faire de lui son amant et elle venait d'en faire son mari.
Il était pourtant difficile à Emmeline d'expliquer à Albert qu'il y avait maldonne et que si le oui par elle prononcé comptait pour l'amour, il ne comptait pas pour le mariage.
— Comment me dégager maintenant? pensa-t-elle. C'est la fatalité qui nous a tous menés là.
D'ailleurs, le neveu, pas plus que l'oncle, ne lui accorda le temps de reprendre sa parole. Le vieux Dalombre était pressé, sentant la mort venir, et eût été fort déconfit que l'enterrement précédât la noce. Il était absolument inutile de prendre ces ajournements que les pudeurs sociales imposent presque toujours. Les futurs se connaissaient suffisamment, puisque depuis un an ils couchaient dans la même maison : elle, au rez-de-chaussée, lui, au premier étage, et que ce n'était certainement pas de la faute d'Albert s'ils n'avaient pas toujours dîné à la même table.
Du moment où les accordailles étaient publiques, mieux valait brusquer le dénouement, ne fût-ce que pour arrêter au passage les nouvelles lettres anonymes que des ennemis inconnus préparaient peut-être dans l'ombre.
— A présent, il ne s'agit pas de s'amuser! fit observer le malade. Je tiens à être de la fête. Dès demain, nous allons procéder aux publications. Il faut que dans douze ou quinze jours tout soit terminé.
Il manda Emmeline auprès de son lit et lui dit d'une voix débordante d'attendrissement :
— Depuis que vous avez mis votre petit pied ici, je vous ai toujours regardée comme ma fille. Vous seule m'avez remplacé l'autre. Un père qui marie sa fille est obligé de la doter. Cette maison vous appartient, vous l'apportez en mariage à Albert. C'est nous, maintenant, qui sommes chez vous, et, ajouta-t-il en souriant d'un bon sourire, quand votre vieil infirme de père vous gênera trop, vous aurez le droit de le mettre à la porte.
Emportée par ce tourbillon d'événements presque féeriques, elle finit par accepter les dédommagements que la destinée lui offrait.
— Je le rendrai si heureux, se disait-elle, qu'il n'aura pas à se repentir d'avoir fait de moi une honnête femme.
Albert exultait. On n'aime invinciblement que les femmes par lesquelles on a souffert.
Quand son oncle lui avait, un beau matin, mis en tête la possibilité de cette union, il avait demandé à réfléchir, n'éprouvant aucune tendance à rompre avec le célibat. C'est seulement à partir du jour où Emmeline l'avait éconduit, presque en le rudoyant, que la pointe du poignard avait commencé à lui chatouiller le cœur. A cette heure, il lui semblait qu'il l'avait aimée, qu'elle l'avait repoussé toute sa vie, et qu'il venait enfin d'atteindre le but qu'il poursuivait depuis trois semaines et qu'il s'imaginait très réellement poursuivre depuis des années.
Après les deux jours qu'Emmeline avait réclamés pour se reconnaître, Albert lui dit, un soir, devant M. Dalombre :
— Mon intention est d'aller demain à la mairie pour faire publier les bans. Hélas! ma chère Emmeline, nous n'aurons à notre mariage ni nos pères ni nos mères. C'est notre bon oncle qui nous en tiendra lieu à lui tout seul.
— Et encore! soupira le vieil alité. Je ne serai même pas en état d'offrir mon bras à la mariée.
— Qui sait? dit Emmeline, à qui l'espérance ne coûtait rien.
— Voyons! reprit le jeune homme, revenant aux questions pratiques : il nous faut nos actes de naissance, les actes de naissance de nos parents et leurs actes de mariage. Avez-vous tout cela? demanda-t-il à Emmeline.
— Non, répondit-elle ; mais rien n'est plus facile que de se les faire délivrer dans les mairies où ils ont été déclarés et où ils se sont mariés.
— Bien! Maintenant, l'acte de décès de votre père et celui de votre mère?…
Elle devint d'une pâleur qu'Albert eût certainement remarquée, si l'abat-jour de la lampe n'eût interposé entre la lumière et elle une forte épaisseur de carton. L'acte de décès de son père, il était aisé de se le procurer ; mais celui de sa mère, qu'elle avait déclarée morte et qui ne l'était pas? Une sueur froide lui mouilla les tempes. Que faire?
— Est-ce que l'acte de décès est indispensable aussi? demanda-t-elle, pour gagner du temps.
— Absolument, n'est-ce pas, mon oncle? dit Albert.
— Sans doute, fit le vieillard, puisque, si l'acte de décès des parents n'est pas fourni, il faut leur consentement écrit.
Les yeux d'Emmeline s'emplirent d'épouvante. Il lui était impossible de revenir sur son premier mensonge ; et, quand elle eût osé tenter cette rectification ridicule : « J'avais cru que ma mère était morte, mais je me rappelle maintenant qu'elle est vivante », la mettre en scène, c'était l'étalage au grand jour de toutes les mystérieuses horreurs du passé. Puis, cette femme, toujours entre deux vins, et Marsouillac brochant sur le tout, quelle société à présenter à la rigidité de ces Bretons, qui avaient fait d'elle une madone! Renoncer au mariage n'était rien, mais leur dire : « Voilà ma famille! » plutôt s'évader de l'hôtel et retourner au Perroquet bleu .
— Nous nous occuperons de toute cette paperasserie demain matin, dit-elle. Ce soir, je suis tellement lasse que je ne serais même pas capable de me rappeler les arrondissements où nous aurons affaire. Adieu, monsieur Dalombre, adieu, Albert!
Elle ouvrit la porte de sa chambre et, après l'avoir refermée au verrou, tomba en tournoyant sur son lit. Dès le premier pas qu'elle risquait hors de l'ombre où elle s'était confinée, le terrain lui manquait. Déchirée, affolée, se voyant acculée à une imposture dont il ne lui était plus permis de sortir, elle en arrivait à se dire :
— Dieu! pourquoi n'est-ce pas ma mère qui est morte à la place de mon pauvre père?
Il est vrai que si l'ordre des décès s'était trouvé interverti, elle n'aurait pas eu à échapper aux étreintes de Marsouillac ; elle ne serait pas tombée dans les mains de la Coffard et n'aurait conséquemment pas plus connu M. Dalombre que son neveu. Mais, sans s'arrêter à cet enchaînement des choses humaines, elle s'agitait dans l'impasse où elle cherchait inutilement une issue et contre les murailles de laquelle elle aurait voulu se briser la tête.
Eh bien, puisque le malheur était sur elle et qu'elle n'avait, cette fois, aucune chance d'y échapper, elle aurait de nouveau recours à la seule ressource qui lui restât toujours : la fuite. Elle se sauverait, cette nuit même, emportant les quelques petits bijoux qu'elle avait été forcée d'accepter, au jour de l'an et à sa fête, de la main paternelle du vieux Dalombre.
Elle les engagerait au premier mont-de-piété et, d'un cabinet de restaurant où elle s'installerait pour une demi-journée — elle avait trop peur des garnis — elle écrirait à ceux qu'elle aurait quittés depuis quelques heures une lettre où elle leur demanderait de vouloir bien lui prêter cinq cents francs, qui lui serviraient à louer une chambre dans une maison respectable et à acheter quelques meubles dont elle serait la légitime propriétaire ; ce qui la mettrait à l'abri des coups de main de la police.
Elle les aimait trop pour hésiter à accepter d'eux ce subside. D'ailleurs, s'ils apprenaient jamais qu'elle était, faute de quelques sous, retombée dans le cloaque, ils ne se le pardonneraient et ne le lui pardonneraient pas.
Sans autre explication, elle les préviendrait qu'un mariage entre elle et Albert était impossible, le mot impossible renfermant toutes les suppositions auxquelles elle les laisserait libres de se livrer.
Comme elle prévoyait pour elle une nuit complètement blanche, une nuit qu'elle comparait déjà à celle qu'elle avait en partie passée aux écoutes derrière les volets du Perroquet bleu , elle résolut de composer là le brouillon de sa lettre de démission.
Elle s'assit à son petit bureau, devant une feuille blanche, et, pour s'affermir dans son projet, traça d'une main rapide ces mots qui, en fait, ne l'engageaient à rien :
Monsieur Albert,
Mais, aussitôt, les larmes qui lui montaient aux yeux les lui obscurcirent à tel point qu'elle vit les lettres danser sur le papier. Elle cessa d'écrire et resta accoudée sur la planchette de velours du bureau, se révoltant presque de se voir ainsi toujours forcée comme une bête qui revient constamment à son point de départ. Si elle partait comme ça tout de suite, après leur avoir donné à tous de si bonnes espérances, le pauvre vieillard mourrait, elle seule sachant ce qu'il lui fallait de soins et de précautions. De son nouveau domicile elle verrait peut-être passer l'enterrement auquel elle se serait retiré le droit d'assister.
M. Albert, aussi, pleurerait beaucoup. Il l'oublierait bien sûr. Seulement, ce ne serait pas sans lutte. Pour la première et, probablement la seule fois de sa vie, un jeune homme plein de cœur et de loyauté avait fait attention à elle. Il l'aimait au point de la prendre pour femme et elle était contrainte non seulement de dire non, mais de s'enfuir comme une voleuse : tout cela parce que la loi exigeait l'acte de décès de sa mère et que, ne pouvant pas montrer sa mère, elle avait dû en faire une morte.
Échouer ainsi devant un obstacle représenté par un mauvais morceau de papier timbré, c'était aussi trop de misère. Elle eût été pourtant bien heureuse de porter ce nom de Dalombre, qu'elle avait depuis un an appris à tant vénérer. Du jour où il lui avait été permis de se mêler à la vie de M. Albert, auquel elle n'aurait jamais eu l'impudence de songer la première, elle l'avait trouvé très gentil et elle avait pensé souvent qu'il était singulièrement flatteur d'avoir été choisie par un jeune homme de cette valeur, qui deviendrait un jour un avocat distingué : car les personnes qui devant elle avaient parlé d'un avocat n'avaient jamais manqué d'ajouter qu'il était distingué.
Oh! cet acte de décès, si on pouvait l'avoir, bien qu'il n'existât pas! Cette préoccupation finit par l'obséder. Elle le voyait avec ses timbres, ses signatures et ses mots rayés nuls, comme celui du père d'Albert, que celui-ci avait un jour tiré devant elle d'un petit coffre où l'on serrait les papiers de famille. Il lui semblait qu'il lui suffirait d'étendre la main pour le saisir et l'apporter toute triomphante à cet insupportable maire qui le réclamait si impitoyablement. C'était peu de chose : mais, ce peu de chose, où le prendre et de quelle trappe mystérieuse le faire jaillir?
Alors, en battant le rappel de tous ses souvenirs et, à force de tendre sa volonté vers ce talisman de Tantale, elle entrevit vaguement, dans la brume d'un passé qui lui apparaissait déjà comme si lointain, un être affreux, aux dents sales, aux cheveux tombants, dont la graisse se mêlait à celle du collet de son paletot. Ce type, qui frisait, ou plutôt défrisait la cinquantaine, se coiffait, hiver comme été, d'un de ces chapeaux plus ou moins péruviens en paille brune tressée et qu'on décore, afin de leur donner du cachet, du nom de « Guayaquils ».
Boulevard de la Chapelle, on l'appelait Gustave. Il avait été et était peut-être encore du dernier bien avec M lle Coffard. Malheureusement, leurs amours avaient été interrompues par une condamnation à cinq ans de réclusion, que l'homme au Guayaquil avait subie à Poissy, à la suite d'une fausse police d'assurance qu'il avait fabriquée de ses mains expertes et qu'il était allé, en se donnant comme employé de la Compagnie, toucher chez un particulier.
Depuis sa libération, Gustave avait renoncé à son industrie périlleuse ; mais l'art de l'imitation était tellement inné chez lui qu'il l'avait transporté du papier sur les toiles et qu'il s'était définitivement adonné à l'application de signatures modernes sur des tableaux anciens.
Lorsqu'on parle à certains collectionneurs d'un Rubens ou d'un Claude Lorrain, la première question qu'ils vous posent est celle-ci :
— Est-il signé?
C'est afin de se mettre en mesure de répondre par l'affirmative que nombre de marchands venaient prier Gustave de leur prêter le concours de sa connaissance des monogrammes, qu'il avait étudiés avec la patience d'un élève de l'École des chartes. Il savait que Salvator Rosa enlaçait, dans le coin à gauche de ses tableaux, un R et un S ; qu'Hobbema traçait au bas de ses paysages, à égale distance des côtés, son prénom de Minderout , et que Lucas de Cranach avait un serpent pour signature.
Cette science coupable lui offrait l'énorme avantage d'être sans aucun péril : car si vous falsifiez le nom d'un banquier au bas d'un effet de commerce, il dépose une plainte et vous fait arrêter ; tandis que, si vous ajoutez sur une toile peinte par Tribouillard la signature de Van Dyck, celui-ci n'en continue pas moins à dormir tranquillement du dernier sommeil.
Cette indulgence de la justice pour les faux qui s'appliquent aux œuvres des peintres morts s'étend même aux œuvres des peintres vivants. Il se vend, bon an mal an, une trentaine de Vollon, de Feyen-Perrin et de Robert-Fleury, dont les signataires seraient continuellement en police correctionnelle, si la magistrature montrait aux artistes le quart de la sollicitude qu'elle témoigne aux notaires.
Mais comme il est convenu que si on court les plus grands risques à plagier le paraphe de M. de Rothschild, on peut impunément apposer un faux monogramme sur un tableau qui n'est pas plus vrai, le nommé Gustave avait fini par se considérer lui-même comme exerçant une profession libérale. Aussi avait-il laissé pousser ses cheveux et donnait-il à son guayaquil l'air casseur que les rapins impriment à leurs chapeaux mous.
Après avoir payé sa dette à la société et tout en se réservant d'en contracter d'autres si la nécessité l'exigeait, Gustave était revenu rôder autour de M lle Coffard dans l'estime de laquelle il avait considérablement perdu. Elle le reçut au retour plus que froidement. Un voleur, ce n'était pas du tout son affaire.
— Tout ce qu'on voudra, lui avait-elle dit, mais pas ça!
Étant donné le métier dont elle vivait, « tout ce qu'on voudra » autorisait déjà bien des choses. Cependant, sa « tolérance » s'arrêtait au guichet de la maison centrale.
Gustave n'en venait pas moins de temps à autre au Perroquet bleu en étrangler deux ou trois autres — des verts — qu'il oubliait de payer en sortant et dont M lle Coffard négligeait de lui présenter la note.
Emmeline avait aperçu quatre ou cinq fois dans le café, raide entre deux absinthes, cet « invité » dont on lui avait raconté les malheurs et qui était regardé là presque comme une victime politique, le faux constituant, aux yeux de ces femmes qui, pour la plupart, ne savaient ni lire ni écrire, un méfait particulièrement relevé.
Dans son ignorance des qualifications du code, elle avait partagé l'espèce de considération qui s'attachait dans la maison à un homme aussi instruit, et ce fut son image, celle de ses cheveux gras et sa coiffure en paille brune qui s'imposèrent à ses recherches méditatives. Dans tous les cas, elle ne risquerait rien en allant le consulter. Plein de ressources comme il était, il ne donnerait que de bons conseils.
Mais où le retrouver et comment le rejoindre? Si elle l'abordait avec cette déclaration :
« Je vais épouser M. Dalombre qui a quarante mille livres de rente, et j'ai besoin d'un faux acte de décès qui me manque pour la publication des bans », il verrait dans cette supplique une admirable mine de chantage à exploiter. Ce n'était donc pas en sa qualité de fiancée d'Albert qu'elle devait d'abord se présenter. Elle aurait à imaginer pour sa démarche un tout autre motif.
En outre, aller le demander à l'établissement du boulevard de la Chapelle, c'était retomber entre les mains de la Coffard, c'est-à-dire de la police, sans compter qu'elle-même ne sortait presque jamais, que ni Albert ni son oncle ne la laisseraient courir seule les rues, fût-ce en voiture, et qu'il lui était interdit de confier à personne cette mission fantastique.
Et, d'ailleurs, le temps manquait, puisque Albert l'avait avertie qu'on s'occuperait le lendemain de rassembler les pièces nécessaires. Elle se rendit compte de l'inanité de sa combinaison et retomba dans le chaos. Elle regarda à sa pendule. Il était minuit trente-cinq. Tout le monde dormait dans la maison, car on s'y couchait de bonne heure. Elle se leva et monta tout doucettement dans la chambre du paralytique qui ouvrit les yeux en reconnaissant son pas et lui dit d'une voix attendrie :
— Comment! vous êtes encore debout à cette heure-ci? Allez vite dans votre lit. Si j'ai besoin de quelqu'un, je sonnerai Pierre.
Alors, tout à coup, comme si une batterie électrique l'avait secouée, elle pensa :
« Ce doit être encore ouvert chez la Coffard. Gustave y est peut-être. Allons-y! »
Avec la lucidité que donnent parfois les grands périls, elle comprit que si elle se montrait au faussaire dans la toilette d'une demoiselle, il aurait, au point de vue pécuniaire, des exigences insoutenables. Elle rentra chez elle aussi silencieusement qu'elle en était sortie, endossa une robe grise toute fanée, qui avait perdu trois ou quatre boutons de son corsage, se campa sur le chignon un petit bonnet de linge dont elle laissa pendre les rubans derrière le cou ; et, quand elle se fut trouvée dans sa glace l'air suffisamment « fille », elle alla décrocher au mur de la cuisine la clef de l'hôtel et celle de la grille qu'Annette y pendait tous les soirs.
Elle logeait au rez-de-chaussée, ce qui lui permettait de sortir sans réveiller les domestiques qui habitaient les mansardes. Si M. Dalombre entendait le bruit de la clef dans la serrure, il croirait à quelque escapade nocturne de Pierre. D'ailleurs, il soupçonnerait tout plutôt que l'expédition qu'elle se préparait à entreprendre.
Bien que depuis ses fiançailles elle eût le droit de prendre à même, réglant les comptes et payant les notes des fournisseurs, elle avait rarement plus de quelques francs sur elle, ayant gardé pour l'argent qu'elle avait tenu de la générosité ou de la parcimonie des clients de la Coffard une horreur presque invincible.
Elle ramassa, traînant dans son tiroir, à peu près l'effectif d'une pièce de cent sous, glissa comme un lièvre sur le palier et, après avoir mis plus de cinq minutes à entr'ouvrir la porte de la rue, tant elle serrait la clef dans ses doigts pour l'empêcher de crier, elle s'enfila de profil par l'entre-bâillement, se bornant, une fois dehors, à rapprocher un battant de l'autre assez hermétiquement pour que la maison, protégée par une première grille, semblât, en apparence, complètement fermée.
Dès qu'elle atteignit la rue de Berlin, elle se prit à courir jusqu'à ce qu'elle eût rencontré une voiture vide, où elle monta sans même donner au cheval le temps de ralentir son pas.
— Vite! boulevard de la Chapelle, 66! cria-t-elle.
— Payez-moi d'avance, fit le cocher défiant, ou alors descendez.
— Tenez, voici déjà quarante sous, dit-elle en lui passant la monnaie par la portière. Mais, vous savez, c'est à l'heure.
Elle avait donné comme point d'arrivée le numéro 66, afin que l'arrêt d'une voiture devant le 70 n'amenât pas parmi les consommateurs et les consommatrices du café un élan dangereux de curiosités malsaines.
Il était une heure quand elle aperçut les lumières du Perroquet bleu se jouant sur les arabesques des carreaux dépolis. Cependant, le café se vidait, et elle voyait à chaque instant les gens en sortir comme d'un théâtre où le spectacle va finir.
Elle descendit de son fiacre, dévisageant ceux qui passaient près d'elle, et commençant à se reprocher amèrement son extravagance. Depuis un an, Gustave était peut-être mort ou bloqué de nouveau pour un laps de temps déterminé. Tout à coup, elle le reconnut de loin à son flamboyant guayaquil. Il venait précisément à elle, et bien qu'elle eût la quasi-conviction qu'il ne se la rappellerait pas, au moins physiquement, l'ayant à peine vue et ne lui ayant jamais parlé, elle regrimpa dans sa voiture, se contentant d'en tenir la portière ouverte.
Elle le happa au passage par ces mots :
— Monsieur Gustave! monsieur Gustave!
Il jeta dans la voiture un regard oblique. Une femme! Que lui voulait-elle? Il y avait déjà plusieurs années que les femmes ne lui voulaient plus rien. Il hésitait donc à répondre à une invite dont il n'était pas bien sûr d'être le héros ; mais Emmeline lui souffla de nouveau :
— Montez! monsieur Gustave, j'ai à vous parler.
Il s'enfourna dans le fiacre qu'elle referma soigneusement.
— Voilà! dit-elle sans préambule, je suis blanchisseuse, je viens de faire un petit héritage ; mais pour le toucher, il faut que je présente l'acte de décès de ma mère, et je ne l'ai pas.
— Eh bien, dit Gustave, allez le chercher.
— Je ne l'ai pas, reprit-elle, parce que je ne sais pas ce que ma mère est devenue. Elle m'a plantée là il y a quatre ans. Peut-être est-elle morte, mais peut-être ne l'est-elle pas ; et si je veux toucher mon héritage, je suis obligée d'attendre encore six ans. Alors, on dressera un acte de notoriété publique, comme ça se fait toujours, et j'aurai droit à mon argent. Mais, en attendant, il faut que je trime comme une malheureuse, tandis que j'ai là de bons billets de mille qui m'attendent.
— Et, questionna Gustave, est-il pas mal gros, cet héritage?
— Oh! non, quatre mille francs à peu près ; mais, tiens! avec ça, on se met dans ses meubles.
— Oui, je comprends, fit l'ancien reclusionnaire, entrant tout de suite dans les plans de la jeune fille : vous voudriez avoir l'acte de décès en supprimant les six années qui restent à courir.
— Précisément, appuya Emmeline, devant qui Albert avait un jour expliqué le chapitre des successions, qu'il étudiait alors en vue d'un prochain examen.
— Et pourquoi vous adressez-vous à moi, comme ça? Vous me connaissez donc?
— Non, dit-elle, c'est une de mes amies du Perroquet qui m'a raconté que vous n'aviez pas votre pareil pour imiter des signatures de peintres.
— C'est vrai, répondit Gustave, flatté que sa notoriété eût pénétré jusqu'aux blanchisseuses ; mais il ne s'agit pas de peinture, ici.
— C'est la même chose, fit observer Emmeline, c'est même bien plus facile. Il ne vous faudra qu'une plume et un morceau de papier.
— Eh bien! et le cachet de la mairie, est-ce que je l'ai? Et la signature du maire, est-ce que je la connais? Tout cela me donnerait un mal inouï, repartit Gustave, songeant déjà à faire mousser sa marchandise.
Emmeline n'avait pas pensé, en effet, au cachet de la mairie. Elle n'en continua pas moins :
— Bah! est-ce qu'un homme comme vous est jamais embarrassé?
— Et, poursuivit Gustave, s'enfonçant dans son calcul, croyez-vous qu'un travail comme celui-là se fasse pour des prunes? Est-ce que par hasard, ma petite, tu te serais mis dans le coco que je vais risquer les assises pour tes beaux yeux?
— Mais je vous payerais, oh! je vous payerais! se récria-t-elle, sans s'offusquer du tutoiement de l'artiste en faux.
— Tu me payerais? Avec quoi?
— Eh bien! avec de l'argent donc. Un de mes oncles, qui a hérité aussi, m'en a remis un peu, à compte sur ce qui doit me revenir.
— Combien?
— D'abord, combien demanderiez-vous?
— Pas moins d'un billet de cinq.
— Cinq cents francs. C'est convenu. Quand me donnerez-vous le papier?
Gustave fut surpris de tant d'ignorance! Mais, pour fabriquer l'acte de décès, il était indispensable d'avoir l'acte de naissance. Et quand elle le lui aurait remis, qui lui prouverait que, la besogne terminée, elle lui verserait les cinq cents francs. Il fallait au moins fournir des arrhes. Deux cents francs tout de suite et trois cents francs après.
— C'est cela, ratifia Emmeline, prête à toutes les promesses et à toutes les concessions. Donnez-moi votre adresse. Je vous enverrai sous enveloppe, par la poste, les deux billets de cent francs et l'acte de naissance de maman. De plus, je vous indiquerai sous quel nom vous m'enverrez l'autre acte à un bureau de poste restante que je marquerai dans ma lettre. Tout sera, du reste, expliqué d'un bout à l'autre. Vous n'aurez qu'à suivre mes renseignements. Voyons! quand serez-vous prêt?
— Après-demain, est-ce trop tard?
— Va pour après-demain! Et où dois-je écrire?
— A mon atelier, 37, rue Viollet-le-Duc, fit Gustave, qui décorait de ce titre artistique une chambre mansardée, où le jour venait d'en haut.
— Mais, fit remarquer Emmeline, vous avez bien un autre nom que Gustave?
— Oui… certainement, dit celui-ci, comme s'il n'en était pas bien sûr. Seulement, on ne me connaît que sous celui-là.
Au moment de la séparation, il fit à Emmeline cette proposition finale :
— Descendons-nous prendre un verre?
— Non, merci! fit-elle. J'ai tellement bu aujourd'hui! D'ailleurs, il faut que je rentre.
— Et puis, ajouta-t-il, ce ne sont pas des affaires dont on peut causer devant le comptoir. Alors, adieu!
— Et pas un mot à âme qui vive, n'est-ce pas?
Gustave, qui était déjà sur le marchepied, se retourna vivement :
— Parbleu! Je ne suis pas assez bête pour me vendre moi-même!
37, rue Viollet-le-Duc! 37, rue Viollet-le-Duc! 37, rue Viollet-le-Duc! répétait Emmeline pendant tout le parcours, en retournant rue de Berlin. Elle ne se rendait qu'un compte très approximatif de la gravité de la situation dans laquelle elle se mettait. Le faux dont elle allait devenir complice ne faisait, en réalité, de tort à personne, et il sauvait l'avenir de tant de gens, elle comprise. Au surplus, il n'y avait pas à barguigner : c'était tout l'un ou tout l'autre. Elle était acculée à cette alternative : s'enfuir ou tricher.
La satisfaction d'avoir si heureusement réussi lui cachait, du reste, les périls du méfait. Elle n'avait pas plus d'une heure de voiture et retrouva la porte dans l'état d'entre-bâillement où elle l'avait laissée. Aucun accroc ne s'était produit. Elle arracha son bonnet de linge, se déshabilla ensuite en un tour de main et se glissa dans le lit, toute joyeuse de son succès et, dans une certaine mesure, fière du bon tour qu'elle venait de jouer à M. le maire.
Le lendemain, au déjeuner, qu'on avait servi dans la chambre du malade, elle fut gaie et bonne enfant comme jamais. Albert devait, dans la journée, commencer les démarches relatives aux publications.
— Figurez-vous, dit-elle, que je ne me rappelle plus du tout dans quel quartier nous habitions quand ma pauvre mère est morte. Vous pensez : je n'avais pas cinq ans. Je sais seulement que nous avons déménagé, huit jours après son enterrement, pour aller avenue de Saint-Ouen. Oh! ça, par exemple, c'est comme si j'y étais. Mais la mémoire va me revenir. Nous irons d'abord chercher les autres papiers et nous nous occuperons en dernier de retrouver l'acte de décès de ma mère.
— D'autant qu'en promettant à l'employé aux mariages de l'apporter dans le délai voulu, il ne retardera pas les publications pour si peu, appuya Albert.
Emmeline amena ensuite la conversation sur la question du trousseau. Un trousseau, de quoi ça se composait-il? Il paraît qu'on ne pouvait pas se marier quand on n'avait pas de trousseau. Voilà une chose dont elle se moquait, par exemple!
— N'importe! fit observer le vieux Dalombre. Vous ne pouvez pas entrer en ménage avec trois jupons et huit paires de bas. D'ailleurs, c'était lui qui le lui devait, ce fameux trousseau, puisqu'elle était sa fille. Malheureusement, il était hors d'état de l'accompagner pour faire les achats. Elle devrait se résigner à y aller avec Annette. Elle n'avait qu'à puiser dans le secrétaire l'argent dont elle avait besoin, d'autant plus qu'elle était très en retard pour ses acquisitions.
Elle se fit forcer la main pour y prendre deux billets de mille francs, qu'elle serra avec un soin méticuleux, et il fut convenu que, le jour même, elle irait au Louvre s'approvisionner de ce que les femmes appellent des riens, de peur qu'on ne s'aperçoive que ces riens sont tout.
Distraire deux cents francs de cette somme qui lui appartenait, et qu'elle avait le droit de renouveler à son gré, était plus que facile. Vers deux heures, elle commanda le coupé et, sous la protection de Pierre qui la conduisait, elle partit, flanquée de la Bretonne, pour visiter les magasins.
Après deux ou trois emplettes sur le choix desquelles elle se montra des plus accommodantes, elle cingla vers la mairie du dix-huitième arrondissement, sur le territoire duquel était née Madeleine Jougla, sa mère, et demanda une copie de l'acte de naissance, qu'elle supplia le commis préposé aux déclarations et à la vérification des sexes de lui délivrer séance tenante. Elle s'assiérait dans le bureau et attendrait. C'était urgent. Il s'agissait d'un mariage.
Le commis, très galant, réveilla spécialement pour cette besogne un jeune expéditionnaire, assoupi dans des rêves d'avenir ; et, au bout d'un quart d'heure, Emmeline eut son acte signé, estampillé et bon pour le service.
Sans désemparer, elle remonta dans la voiture qu'elle fit arrêter chez un papetier, où elle demanda un paquet d'enveloppes dans une desquelles elle fourra pêle-mêle l'acte de naissance et les deux billets de cent francs promis comme entrée de jeu. Elle allait la refermer, quand elle réfléchit qu'elle n'avait pas encore livré à Gustave ce nom de Freizel qui, ébruité, pouvait la faire reconnaître et remettre la police sur sa trace, depuis longtemps perdue.
Cependant, pour dresser l'acte, il était indispensable qu'elle donnât à l'artiste falsificateur le nom de fille de sa mère, et en même temps le nom de femme sous lequel elle était soi-disant décédée. Comme elle était résolue à ne pas rentrer à l'hôtel sans avoir liquidé cette terrible affaire, elle demanda à la papetière l'autorisation d'écrire chez elle deux mots, en la priant aussi de lui vendre un cachet pour charger le pli.
Elle acheta également le bâton de cire nécessaire à l'opération, choisit dans la vitrine un sceau gravé d'un L et écrivit simplement cette mention : « Jean-Louis Freizel, époux légitime de Madeleine Jougla », puis cet avis discret : Répondre à M lle Léontine B. X. Poste restante, rue Milton.
Quand le tout fut dûment à l'abri sous la garantie de cinq cachets rouges, elle se fit conduire au plus prochain bureau de poste et, après une attente assez longue pour le chargement, elle arriva enfin à jeter dans la boîte la majestueuse enveloppe, sur le glacé de laquelle resplendissait cette suscription :
Monsieur
Gustave
, artiste peintre,
37, rue Viollet-le-Duc.
Paris.
Les complicités coupables ne peuvent guère vivre que de confiance mutuelle, laquelle est, presque toujours, peu justifiée. Quelle garantie avait Emmeline de l'exécution du contrat passé entre elle et ce Gustave, qui avait, en réalité, tout intérêt à empocher les deux cents premiers francs et à abandonner les trois cents autres pour lesquels il avait tant de risques à courir?
D'autant qu'il n'était pas plus sûr d'elle qu'elle n'était sûre de lui. Il était obligé de s'en remettre absolument, pour l'envoi du reste de la somme, à une femme qu'il ne connaissait pas et qui, à en juger par la proposition qu'elle lui avait faite et qu'il avait, du reste, acceptée, ne devait pas être particulièrement scrupuleuse.
Quand elle aurait l'acte entre les mains, l'honnêteté seule pouvait l'empêcher de garder les trois cents francs. Elle supposait que ces réflexions allaient envahir le cerveau du vieux monogrammiste et qu'elle en serait pour son argent. Elle attendit jusqu'à l'après-midi du lendemain avant de demander la voiture pour se rendre au bureau de la rue Milton. Si elle n'y trouvait rien au nom de M lle Léontine B. X…, elle y retournerait le jour suivant ; mais la bizarrerie de ces atermoiements finirait par faire perdre patience à Albert et, une fois ses soupçons éveillés, tout le chapelet des révélations s'égrénerait de lui-même.
Gustave, avec son œil expérimenté, avait sans doute deviné, dans son inconnue, une femme sincère et incapable d'abuser un artiste dans le besoin ; car lorsqu'elle se présenta au guichet de la poste restante, l'employé lui remit une enveloppe qui l'attendait à son rang de réception. Sa joie fut vive, mais pas complète : le faussaire lui renvoyait peut-être l'acte de naissance de sa mère, en s'excusant de n'y pas joindre l'acte de décès. Ce fut seulement dans la voiture, où elle remonta d'un bond, qu'elle eut, en déchirant l'enveloppe, la preuve du respect que l'ex-chevalier de la Coffard professait pour la foi jurée.
Le document demandé y était plié en quatre. Elle l'ouvrit. Il était revêtu d'un timbre de la mairie du neuvième arrondissement. C'était un acte déjà un peu ancien dont, au moyen d'une composition chimique, on avait fait disparaître les noms pour les remplacer par d'autres, et sur lequel Gustave avait passé un ton uniforme.
Emmeline apprit dans cette précieuse pièce que Madeleine Jougla, épouse de Jean-Louis Freizel, était décédée dans son domicile, 3, rue de la Tour-d'Auvergne. Afin de ne pas être prise au dépourvu, elle s'y fit conduire et la longea après avoir stationné devant le numéro 3 assez longtemps pour être en mesure de décrire au besoin la façade de la maison qui le portait.
Elle rentra alors rue de Berlin ; il était environ quatre heures.
— Que j'étais bête! dit-elle en montrant l'acte tout ouvert à M. Dalombre, à ce moment étendu dans la chaise-longue où on l'avait transporté pendant qu'Annette retapait son lit ; je me suis rappelé tout à coup que nous avions demeuré rue de la Tour-d'Auvergne. C'est là que ma mère est morte. Je me souviens maintenant de la maison, comme si c'était hier : un vieux bâtiment tout noir et penchant de côté, car vous ne savez peut-être pas comme cette rue-là fait le dos d'âne.
Pendant tout le dîner, elle ne tarit pas en détails sur l'immeuble où sa mère avait rendu le dernier soupir. Comment avait-elle pu en oublier l'adresse? Dès qu'elle lui était revenue, elle avait couru à la mairie du neuvième arrondissement, où on lui en avait tout de suite délivré une copie. Les employés étaient vraiment tout à fait aimables dans cette mairie-là.
— Maintenant, fit Albert, les papiers sont au complet. Nous n'avons plus qu'à marcher.
Un nouvel embargo attendait Emmeline. Elle n'avait jamais été instruite du but exact de la publication des bans et en quoi elle consistait au juste. Elle se renseigna à cet égard auprès d'Albert.
— C'est bien simple, lui expliqua celui-ci ; on fait afficher derrière le grillage de la mairie et annoncer dans les journaux qu'il y a promesse de mariage entre M. Albert Dalombre et M lle Emmeline Freizel, afin que ceux qui auraient un motif plausible de s'opposer à notre union aient la faculté de le faire. Par exemple, supposons que je sois déjà marié et que je vous aie trompée en affirmant que j'étais garçon : la loi veut que la première femme que j'aurais épousée soit avertie de mon intention de convoler de nouveau. On a pris cette précaution afin d'empêcher les fraudes.
— Alors, demanda-t-elle un peu troublée, tout le monde saura que nous devons nous marier tel jour, à telle heure?
— Tout le monde sera au moins censé le savoir.
— Et ces publications durent?
— Quinze jours, légalement, à moins qu'on ne s'arrange pour obtenir la suppression du dernier ban. C'est ce que nous tâcherons de faire.
Ce qu'Albert prenait pour une légitime et flatteuse impatience n'était, chez Emmeline, que de la terreur. Tous les jours, pendant deux semaines, son nom, accolé à celui de son futur mari, sous les yeux des passants et, comme complément de publicité, inscrit dans les journaux à une colonne spéciale où, sinon sa mère qui ne savait pas lire, Marsouillac ne manquerait pas de le découvrir, et après lui M lle Coffard, et après elle l'horrible Heurteloup du bureau des inscriptions à la préfecture : c'était presque inévitablement plonger dans les gueules de plusieurs loups et n'échapper à l'un que pour être saisie par l'autre.
Retarder le mariage équivalait à reculer pour mieux sauter. Maintenant qu'elle avait remis à son fiancé le faux acte de décès, fruit de l'ingénieux travail de Gustave, elle aurait tout donné pour le reprendre. En effet, il ne s'agissait plus seulement pour elle de sa position manquée. Si M me Freizel, avertie par la rumeur publique, ou simplement par les racontars de son voisinage, de la brillante destinée de sa fille, venait tout à coup briguer l'honneur de la conduire devant M. le maire, la présence de cette ressuscitée entraînait fatalement l'intervention de la justice, placée entre une femme vivante et un acte officiel qui la déclarait morte.
La noce se terminerait ainsi par une arrestation, suivie d'une comparution en cour d'assises et d'une condamnation calquée sur celle dont Gustave avait gardé un si cuisant souvenir. Elle aurait beau exposer devant les jurés sensibles, mais justes, les misères de sa vie ; l'horrible attentat qui l'avait contrainte à dire un éternel adieu au domicile maternel ; la capture dont elle avait été victime dans la maison meublée où elle croyait avoir trouvé un refuge ; l'inexorable nécessité qui l'avait poussée par les épaules chez la Coffard ; le mouvement de dégoût qui l'avait entraînée à une évasion, qui avait bien tourné, mais qui aurait pu si mal finir ; enfin, le concours de circonstances qui lui avait rendu ce faux presque obligatoire ; ce système de défense serait accepté comme un ramassis d'imaginations dont l'invraisemblance ne méritait même pas d'être réfutée.
Elle avait indignement trompé deux honnêtes gens par ses mensonges d'abord, et enfin par une falsification prévue et punie par le Code : il n'y avait pas à le nier. Et dans quel but avait-elle accumulé des inventions aussi diaboliques? Justement pour prendre dans la société, que l'aveu de son passé lui eût impitoyablement fermée, la place qu'une femme pure et recommandable y aurait occupée.
Quand elle lut de ses yeux ses nom et prénoms dans un journal, elle dut faire des efforts surhumains pour ne pas s'évanouir. Il lui semblait que tout le reste de la rédaction s'était subitement effacé devant cette mention effrayante et que les yeux des lecteurs n'étaient fixés que là-dessus.
Comme lorsqu'elle se supposait, dans les premiers jours de son séjour à l'hôtel de la rue de Berlin, recherchée par des escouades d'agents, chaque fois qu'on sonnait — et on sonnait beaucoup depuis les apprêts du mariage — elle était convaincue que c'était pour sa mère — probablement flanquée de Marsouillac — que la porte allait s'ouvrir.
Pour sa mère, ou pour la Coffard, ou pour tous les limiers qu'elle avait dépistés, et qui se présenteraient réclamant leur proie.
Elle eut la pensée d'envoyer à la pseudo-défunte deux, trois, quatre mille francs, avec ces simples mots :
— Ne dis rien!
Mais l'expression de cette inquiétude était un appel au chantage ; et, si ce n'était pas M me Freizel, ce serait l'autre qui jouerait de ce secret toujours menaçant.
Un jour, on lui annonça un monsieur brun, ganté et très bien mis, qui lui demandait un entretien particulier :
— Toute défense est inutile, se dit-elle. Aux premiers mots de cet homme, qui est sans doute un magistrat, je monte sur le toit de la maison et je me jette sur le pavé.
Elle donna l'ordre de faire entrer l'inconnu. C'était un commis du Bon Marché , qui venait lui offrir, dans des prix extrêmement raisonnables, une magnifique toilette de mariée, qui lui serait livrée moins d'une semaine après la commande.
Chaque jour écoulé sans encombre lui remettait au cœur une espérance que la moindre réflexion faisait envoler. Enfin, d'agitations en crise de nerfs, elle atteignit la fin du douzième jour, terme assigné aux publications par la complaisance de la municipalité. La cérémonie fut fixée au surlendemain. Elle ne laissa pas un instant de repos à Albert qu'il ne lui eût promis de faire une noce dénuée de toute espèce d'éclat. On se baserait, pour ce mariage incognito, sur la maladie de M. Dalombre. Quatre témoins, et c'était tout. Le jeune homme serait assisté de deux de ses amis de l'École de droit. Le président et le vice-président d'une Société maritime nantaise, ayant une succursale à Paris et amis de l'ancien armateur, serviraient à la fois de pères et de répondants à la jeune fille ; on déjeunerait en revenant et tout serait dit.
— Vous n'avez jamais eu, je pense, répétait-elle, l'idée d'avoir des invités et de les faire danser dans la maison, quand notre pauvre oncle est étendu sur son lit sans avoir seulement la force de bouger. D'ailleurs, nous ne connaissons presque personne et notre bal serait par trop maigre. Dans ces cas-là, c'est tout ou rien.
— Quoi! fit observer Albert, pas même les Humbertot?
— Pas même les Humbertot. D'abord, depuis que vous m'avez raconté, un jour, que vous alliez épouser M lle Brigitte, ça me fait tout drôle quand je la vois.
— Oh! ce que je vous en disais, répliqua Albert, c'était pour vous bien plus que pour moi. Je sais que les jeunes filles aiment généralement donner à leur noce le plus de relief possible. Moi, je ne me marie pas pour aller au bal.
— Et moi donc! fit, en riant, Emmeline. J'ai bien autre chose en tête, je vous assure.
« Décidément, pensa le jeune homme, j'ai gagné un quine à la loterie. Elle n'est même pas affligée de ces petites vanités féminines qui, pour avoir parfois leur charme, n'en constituent pas moins une infériorité. Quelle différence avec tant d'autres! »
Le mariage à la mairie, où elle était perdue au milieu de trois autres noces, ne causa à Emmeline que peu d'inquiétudes. Ce fut en franchissant le porche de l'église Notre-Dame-de-Lorette et pendant toute la durée de la messe qu'elle se sentit vingt fois près de défaillir. Elle lançait tout autour d'elle des regards sournois, s'attendant constamment à voir surgir de derrière un pilier quelque apparition sinistre.
La cérémonie s'acheva sans trouble. Elle ne fut réellement rassurée qu'en rentrant à l'hôtel avec les quatre témoins, et quand le pauvre malade, qui attendait le retour des époux dans son grand lit, au chevet duquel on avait attaché un bouquet de fleurs d'oranger, lui dit, en la prenant par la tête de ses deux mains tremblotantes :
— Allons! embrassez-moi, madame Dalombre!
L'imminence du danger, l'instinct de la conservation personnelle avaient en partie caché à Emmeline l'odieux de la comédie qu'elle avait jouée pendant un an, comédie compliquée de drame ; car l'imposture était allée jusqu'au faux en écriture publique. Il fallait vaincre à tout prix et, conséquemment, sans discussion sur le choix des moyens. Depuis que la sécurité lui était revenue, elle commençait à raisonner ses méfaits. C'était précisément devant ceux qu'elle aimait qu'elle s'était mise à mentir. Et le jour n'arriverait jamais où elle aurait la faculté de dire à son mari :
« Maintenant je vais tout vous conter. »
Elle était condamnée à perpétuité à la falsification et à l'hypocrisie. Quelque dévouement qu'elle fût prête à offrir à son Albert, il serait éternellement sa dupe, et tout l'amour qu'elle lui témoignerait n'arriverait pas à modifier leurs situations respectives.
C'est pourquoi sa tendresse pour lui se fortifia d'une sorte de pitié. Elle l'aimait tous les jours davantage et elle le plaignait davantage, tous les jours, de la confiance à la fois aveugle et absolue qu'il avait placée en elle. La nuit de noces s'était soldée pour elle par une série de remords, et sa rougeur du lendemain reflétait surtout la honte d'avoir trompé sans vergogne et dès la première heure celui à qui elle venait de promettre obéissance et sincérité.
Elle se répétait, en le regardant la combler de soins et de douceurs :
« Pauvre Albert! il ne sait même pas à quel point il est bon. »
Bien qu'il crût la connaître depuis le temps qu'il l'étudiait, il était surpris de la constater aussi peu mondaine, car elle craignait perpétuellement une rencontre et elle refusait presque toujours d'aller au spectacle, sauf dans des baignoires particulièrement ombreuses.
Une après-midi, la roue de sa voiture avait frôlé sa mère, qui titubait sur la chaussée du boulevard de Clichy. La rue de Berlin ne lui semblait pas non plus suffisamment éloignée d'un autre boulevard : celui de la Chapelle, dont les souvenirs emplissaient son cerveau et où un hasard pouvait la remettre nez à nez avec Gustave, que l'appât de cinq cents nouveaux francs aurait certainement excité à des recherches pleines de périls.
Il est vrai qu'il ne l'avait que très imparfaitement dévisagée, dans la nuit d'une voiture de place ; mais, bien que vraisemblablement très modifié depuis qu'elle n'en faisait plus partie, il restait sans doute encore assez de l'ancien personnel de la Coffard pour provoquer des reconnaissances écrasantes.
Aussi ne sortait-elle jamais à pied et tenait-elle systématiquement sa tête enfoncée dans les capitons du coupé. En outre, elle avait feint de contracter l'habitude du voile qui, prétendait-elle, empêchait sa peau de se gercer.
Ainsi blindée contre les rencontres compromettantes, elle voyait avec espoir les jours passer sans amener la catastrophe attendue, et qui devenait de moins en moins redoutable. Comme s'il n'avait tenu à vivre que jusqu'à l'établissement définitif de son neveu et de celle qu'il traitait comme sa fille, le vieux Dalombre baissa, baissa avec une rapidité vertigineuse. La paralysie avait, tous les matins, remonté d'un certain nombre de centimètres, au point que le médecin, se basant sur le calcul des probabilités, crut pouvoir prédire le moment où elle atteindrait le cœur.
Elle l'atteignit un samedi, vers huit heures du soir. L'œil s'ouvrit démesurément, comme pour absorber tout ce qui flottait encore d'existence autour de lui. Le moribond remua la bouche pour appeler, mais les cordes vocales ne frémissaient déjà plus. Un léger soubresaut agita son grand corps, qui sembla se soulever de lui-même pour entrer dans le cercueil. Une écume d'un brun fauve monta aux lèvres ; puis, sous les yeux d'Emmeline et d'Albert affolés, les ailes du nez se resserrèrent, les lèvres blanchirent et il expira.
Au plus fort de sa douleur, Emmeline ne pouvait se soustraire à cette réflexion consolante :
« Il est mort avant de rien savoir. »
Elle s'imputa comme un nouveau crime l'espèce de soulagement qu'elle éprouvait à cette certitude d'être demeurée intacte dans l'âme du vieillard. Quoi qu'il arrivât maintenant, elle resterait sa fille bien-aimée. D'ailleurs, elle n'avait rien à se reprocher à son égard, l'ayant entouré, jusqu'à sa dernière minute, de la plus constante sollicitude :
— Il a emporté mon image comme celle d'un ange, se disait-elle, et, à cette heure, ni moi ni personne ne peut le détromper!
Ce digne homme avait été son sauveur, son protecteur et son égide. Pendant tout un mois, elle se rendit presque tous les deux jours au cimetière Montmartre, sur sa tombe, se tenant, pendant des demi-heures, debout devant la grille du caveau, comme occupée à raconter à ce mort tout ce qu'elle n'avait jamais eu le courage de lui confier pendant qu'il était vivant.
Elle méditait silencieusement ces pèlerinages. Un matin, Albert la suivit, intrigué par ces absences subites. Il la vit entrer au cimetière et la regarda de loin s'accoter contre le monument, où elle demeura longtemps la tête basse et les genoux à demi ployés.
— Pauvre chère créature! se répétait-il, furieux contre lui-même d'avoir ressenti non pas l'atteinte, mais l'effleurement d'un soupçon ; comme mon pauvre oncle avait raison de l'aimer!
Un point non pas absolument noir, mais tant soit peu gris, pourtant tachait l'existence si douce qu'elle lui avait faite. L'amour revêtait chez elle des formes d'une sévérité qui parfois côtoyait la froideur. Jamais il ne l'avait surprise dans un de ces élans où la chair s'épanche en même temps que le cœur et où l'on crie des « mots inconnus ». Elle y mettait si peu du sien qu'il ne savait parfois comment s'y prendre pour l'associer à ses entraînements.
Ah! par exemple, il eût été injuste de l'accuser d'être exigeante! Elle accordait un baiser, mais elle ne le sollicitait jamais. Les frémissements d'épiderme lui semblaient totalement inconnus et l'expression matrimoniale « accomplir son devoir » paraissait avoir été créée pour cette femme, cependant si tendre dans tous les autres actes de la vie. Il se disait souvent :
— Elle est si jeune et si candide! Elle s'échauffera.
Bien qu'elle lui eût répété à deux ou trois reprises : « Je suis convaincue que je n'aurai jamais d'enfant », elle eut un matin la quasi-certitude qu'elle était enceinte. L'immense joie qu'elle ressentit de cette aventure, qui la classait définitivement parmi les femmes utiles et respectables, fut traversée d'une profonde mélancolie. Le nom qu'elle laisserait à cet être, garçon ou fille, serait-il honoré ou flétri? Avait-elle le droit de transmettre à sa progéniture une partie des dangers qu'elle courait elle-même?
En admettant qu'on ne découvrît rien pendant sa vie, le scandale pouvait éclater après sa mort. Ce serait alors son enfant qui hériterait de sa honte. On a beau rabâcher que les fils ne sont pas responsables des fautes de leurs parents, il n'en était pas moins probable que les prétendants se détourneraient en toute hâte si on leur fournissait ce renseignement :
— Cette jolie jeune fille aura une dot sérieuse. Seulement sa mère a été autrefois pensionnaire du Perroquet bleu .
Sa grossesse lui procura, momentanément au moins, un prétexte pour s'abstenir d'aller dans le monde, où Albert aurait désiré l'introduire. Deux ou trois de ses camarades d'études s'étaient mariés comme lui, et les invitations commençaient à venir. Emmeline avait maintenant, pour s'y dérober, des motifs qu'elle ne se faisait pas faute de mettre en avant. Quand elle serait relevée, neuf mois auraient encore passé sur sa tête en y apportant des changements de nature à la rendre méconnaissable. Si ses forces le lui permettaient, elle nourrirait son enfant, et le métier de nourrice donne généralement à celle qui l'exerce un aspect plantureux qui serait pour elle, jusque-là si frêle et si ténue, une véritable transfiguration.
Quand elle mit au monde l'être attendu, qui se trouva être une fille, elle dut, par ordre de son accoucheur, prendre une allaiteuse de la campagne, les tendances à l'anémie que manifestait la mère ayant donné au docteur des inquiétudes pour le nourrisson.
Elle avait, depuis quelque temps déjà, ruminé un projet qui la mettrait à l'abri de toutes les revendications sociales : c'était de quitter Paris pour un temps indéterminé, sinon pour toujours, après avoir vendu l'hôtel. L'arrivée de la petite Albertine dans le ménage — on l'avait appelée Albertine, parce que le père s'appelait Albert — permettait d'attribuer ce changement d'air et de milieu à la sollicitude maternelle. Emmeline ferait dire au médecin que l'atmosphère des montagnes de l'Auvergne donnerait aux poumons de la nouveau-née l'élasticité qui leur manquait.
Elle-même prendrait, au besoin, les attitudes langoureuses d'une femme qui a besoin de respirer. Elle insinuerait à son mari qu'elle avait toujours rêvé le rôle de châtelaine, au milieu de braves paysans qui lui rendraient en dévouement les bienfaits qu'ils recevraient d'elle.
Elle se rappela une conversation où Albert, qui n'avait pas poussé jusqu'au doctorat ses études de droit, se plaignait presque des quarante mille livres de rente qu'il tenait de la succession de son oncle. Il ne se sentait plus la patience de terminer la série de ses examens, et cependant il aurait bien aimé être quelque chose. C'était réellement honteux de traîner inutilement sa vie.
Malheureusement, il était trop riche pour travailler, s'il ne l'était pas assez pour risquer des sommes dans ces entreprises grandioses, mais dangereuses, qui offrent des chances de faillite au moins autant que de succès.
Elle aurait été heureuse de développer chez lui une ambition politique ou autre qui nécessitât soit un séjour, soit au moins des tournées en province. En tout cas, elle aspirait à prendre le train pour une destination quelconque. Elle avait droit à un voyage de noce que l'état maladif du vieux Dalombre avait ajourné, puisqu'il eût été impossible de le laisser seul. On emmènerait Pierre, la nourrice et la petite, qui ne pouvait que se trouver bien de cette locomotion.
Enfant de la capitale, d'où elle n'était jamais sortie, Emmeline fut ainsi obstinément prise de l'envie de s'éloigner de cette souricière. L'été était venu, amenant un mois de juin superbe. Un soir, on s'engouffra presque à l'improviste dans un sleeping-car en partance pour Genève. Quand une femme n'a pas encore voyagé, ce qu'elle demande à voir tout d'abord, c'est la Suisse.
Les premiers sifflements du train l'inondèrent d'une joie sans mélange. Enfin, elle allait donc pouvoir marcher à pied et à visage découvert. Pour elle, qui avait à peine franchi la ligne des fortifications, Genève était une ville lointaine où le plus grand des hasards pouvait seul faire rencontrer deux Parisiennes.
Le lac Léman l'enthousiasma. Dès sept heures du matin elle était debout, ne demandant que fatigues et escapades. Elle qui, rue de Berlin, mettait si rarement le nez dehors et ne sortait qu'en voiture, se révéla, aux yeux surpris d'Albert, comme une marcheuse intrépide. Naguère si discrète et si enfermée, elle devint causeuse et expansive. Le vent des Alpes semblait avoir balayé sa mélancolie native. Elle adorait dîner en plein air sur la terrasse de quelque restaurant dominant le Rhône. Elle se montrait, s'exhibait presque, comme toute fière de porter ce défi aux passants :
— Regardez-moi tant qu'il vous plaira : vous ne verrez en moi que M me Dalombre.
Elle aurait tout donné, y compris la maison que lui avait laissée le défunt, pour se fixer sur ces coteaux où aucune inquiétude ne serait venue la troubler. La perspective d'une rentrée dans Paris, avec les chances d'y rencontrer Gustave ou des gens de son monde, lui saignait le cœur. Cependant, Albert n'avait aucun motif plausible pour se faire naturaliser citoyen des vingt-deux cantons, et le lui proposer eût été provoquer chez lui une surprise à lui casser bras et jambes.
Un jour, en parcourant les annonces du Journal de Genève , elle lut celle-ci :
Pour cause de départ, à vendre, dans des conditions exceptionnelles, un beau château, aux portes de Nantua (département de l'Ain), avec soixante hectares de bois ; à proximité du territoire suisse. Pour tous renseignements, s'adresser à M e Plantaz, notaire à Genève, rue du Rhône, 27.
Quoique le mot « conditions exceptionnelles » n'indiquât pas si le prix de ce domaine était exceptionnellement bas ou exceptionnellement élevé, elle se sentit comme hypnotisée par cette offre imprimée. Au déjeuner elle en persécuta son mari. Soixante hectares de forêts. Dieu! que ce devrait être agréable de s'y promener! Elle ignorait au juste et même approximativement ce que ces soixante hectares représentaient comme étendue, mais elle y tenait d'autant plus. Dans l'après-midi, elle entraîna, malgré sa résistance, Albert chez le notaire Plantaz. On ne risquait rien de s'informer. Soixante hectares, c'est cela qui serait bon pour Albertine! Si, une fois rentrés à Paris, l'enfant venait à tomber malade, peut-être à mourir, elle ne se pardonnerait jamais d'avoir négligé ainsi de lui sauver la vie.
— Quel remords! hein! quel remords! répétait-elle à Albert, comme s'il n'y avait plus qu'à choisir pour leur fille entre la mort et l'acquisition de ce château.
Son mari ne s'était pas résigné au voyage de Suisse pour la contrarier. On se rendit chez M e Plantaz, qui fit passer les plans sous leurs yeux avec l'empressement d'un homme qui a depuis longtemps un château sur les bras ; mais il fallait nécessairement le visiter autrement que sur des lavis d'architecte. C'était un grand bâtiment Louis XVI…
— Tiens! comme ta chambre où l'on m'a mise après mon accident! fit observer Emmeline.
Avec de vastes écuries et un magnifique jardin qui précédait les bois. Le tout adossé à des montagnes qui vous abritaient merveilleusement du vent d'est.
L'énumération des vertus spéciales à cette propriété — qui attendait son acheteur depuis neuf ans — enchanta la jeune femme. Du moment où on y était abrité du vent d'est, il n'y avait pas à hésiter. Elle manifesta si hautement son intention de trouver tout à son goût qu'avant même d'y avoir mené ses clients inespérés, le notaire avait déjà haussé ses prix.
Emmeline perdant toute patience, il fit attacher son cheval à la voiture, une de ces étranges guimbardes qu'on ne voit qu'à Genève, et qui ne contiennent qu'une ouverture pratiquée de côté, dans le cuir de la capote, laquelle enveloppe toute l'armature du véhicule, sans doute pour abriter aussi les voyageurs du vent d'est.
Quelques heures après, on entrait dans le château, qui verdissait poétiquement dans de vieux arbres dont la fraîcheur enchanta M me Dalombre.
— Jamais nous ne trouverons mieux que ça, dit-elle tout bas à son mari pour l'engager à profiter de l'occasion. Le fait est que la première mise de fonds n'était pas ruineuse, le propriétaire — pour cause d'un départ qu'il retardait depuis neuf ans, et étant donnée la baisse considérable que les terres avaient subie depuis qu'on avait à peu près complètement renoncé à les cultiver — se décidant à laisser le bâtiment d'habitation et les soixante hectares de terrain pour la somme ridicule de cinquante mille francs.
— Oh! c'est réellement pour rien! eut l'imprudence de s'exclamer Emmeline. Et, sans attendre la décision de son mari, elle se mit à faire la distribution des chambres. La nourrice coucherait là avec Albertine. Annette aurait une pièce superbe pour elle toute seule.
Pierre habiterait dans les communs tout un logement d'où il surveillerait les chevaux.
La question de l'ameublement serait tout de suite tranchée, le département de l'Ain, assurait le notaire, abondant en vieux bahuts Louis XIII à colonnes torses, en crédences, en tables à pieds tournés et en quantités d'antiquailles que leurs possesseurs céderaient pour un morceau de pain. Emmeline jura qu'elle adorait cette chasse aux vieux bibelots. Elle prétendit même s'y connaître et se fit une fête de procéder elle-même à l'installation de toutes les curiosités qui allaient lui tomber sous la main.
D'ailleurs, l'hôtel de la rue de Berlin contenait déjà en linge, literie et ustensiles de tout ordre, un matériel plus que suffisant pour une installation provisoire.
— Et, une fois que l'hôtel sera vide, qu'en feras-tu? fit observer Albert.
— Nous le vendrons, répliqua-t-elle. Depuis que ton oncle y est mort, je m'y sens toute triste. Nous louerons un appartement à Paris, dans un autre quartier. Un pied-à-terre nous suffira ; car, lorsque nous serons établis ici, je suis sûre que nous y passerons les trois quarts de l'année.
Elle exposait ses combinaisons avec une telle volubilité qu'Albert se laissa emporter dans le tourbillon. En outre, elle se montrait si pressée de jouir de son domaine que le voyage en fut interrompu. On retourna à Paris ; et comme M me Humbertot avait manifesté dans presque toutes ses visites à M. Dalombre ses regrets d'avoir consenti à céder la maison où son mari l'avait rendue « si heureuse », Emmeline lui en proposa le rachat : ce à quoi elle se décida assez promptement, après avoir spécifié que, l'ayant vendue cent quatre-vingt mille francs à l'ancien armateur, elle la reprendrait pour cent vingt-cinq mille ; les bâtisses étant menacées du krach qui avait récemment si fort éprouvé les valeurs de la Bourse.
La jeune M me Dalombre n'avait pas laissé à son mari le temps de respirer. Il se trouva, un beau matin, aux portes de la Suisse, comme si Aladin lui-même s'était chargé du transport. Il ne s'en plaignit pas, l'activité déployée par sa femme lui paraissant, en somme, le meilleur stimulant contre la langueur à laquelle elle cédait d'ordinaire si facilement.
Nantua est une ville agreste, plantée sur toute une chaîne de montagnes tellement boisées que la taille des planches de sapin est devenue la principale industrie du canton. Toute l'atmosphère est saturée de parfums de goudron et les trois mille habitants qui peuplent ce chef-lieu d'arrondissement ont l'air de camper dans quelque pli de la Forêt-Noire.
A une demi-lieue de la ville se développe sur deux kilomètres de long et quatre ou cinq cents mètres de large un lac cristallin, où l'on aperçoit les truites aller et venir à une profondeur que la limpidité de l'eau empêche de déterminer, si bien qu'on peut choisir celles qu'on veut y pêcher.
Un lac avec des truites, les arbres du bois comme rideau de fond ; ceux du verger comme premier plan, le calme, la sérénité de la vie, et cette sorte de résurrection due à une absolue sécurité, tout ce que les déshérités voient au loin à travers leur détresse et qu'elle avait elle-même évoqué si souvent dans son bouge, à la description de quelque paysage de roman, elle le possédait et non pas temporairement comme ces malheureuses qui passent quelques heures dans la chambre à coucher d'un étranger pour retomber ensuite dans la rue, mais pour toujours, puisqu'elle était femme et mère également légitime.
Elle n'avait que la crainte de voir Albert se fatiguer bientôt de cet isolement, n'ayant pas les mêmes raisons qu'elle pour le rechercher. Bourg, le chef-lieu du département, était à près de huit lieues de Nantua, où la société des raboteurs de planches ne le retiendrait pas longtemps. Le seul moyen de l'attacher au pays, c'était de tâcher qu'il s'y créât des intérêts. Mais lesquels? Albertine, grâce au lait de sa puissante nourrice, s'arrondissait tous les jours, et il eût été par trop déloyal de continuer à prétendre que sa santé était menacée.
Emmeline avait la main large et entre ses doigts l'argent coulait comme de l'eau. Les prix de Nantua étant généralement à ceux de Paris comme un est à cinq, elle ne lésinait guère avec ses fournisseurs, toujours prête à s'extasier sur le bon marché de leurs fournitures. Dans une contrée où un sou vaut cinq centimes, cette facilité dans les rapports pécuniaires lui avait tout de suite assuré des sympathies, intéressées sans doute, mais nombreuses. On volait un peu la « jeune dame » et on lui savait gré de la bonne grâce avec laquelle elle se laissait faire.
Un charpentier qui, paraît-il, disposait d'un fort chiffre d'électeurs et tenait plusieurs villages sous sa coupe, dit un jour en sortant du château, ses billets de banque à la main :
— Voilà ce qu'on peut appeler des bonnes gens. Est-ce un malheur que ce brave M. Dalombre ne soit pas notre député!
Emmeline, à qui on rapporta le propos, en tomba toute rêveuse. Albert venait d'atteindre ses vingt-six ans, c'est-à-dire plus que l'âge exigé pour être apte à représenter ses concitoyens. Il n'était que depuis trois mois dans le pays, mais c'est surtout en fait de popularité que le temps ne fait rien à l'affaire.
L'arrondissement de Nantua était composé en partie d'ouvriers et en partie de vieux nobles. C'était au point qu'Emmeline avait reçu du curé, renseigné sur sa générosité, un appel portant cette suscription :
A madame d'Alombre.
avec une apostrophe, appel qui, ayant été couronné de succès, fut à peu de temps de là suivi d'un autre enfermé dans une enveloppe ainsi libellée :
Madame
La baronne d'Alombre
— Allons! bon! je suis maintenant passée baronne! se dit-elle. C'est à se tordre.
Les élections générales approchaient. Le scrutin de liste, d'abord adopté par la Chambre, venait d'être rejeté par le Sénat : ce qui permettait aux aspirants députés de travailler les circonscriptions presque électeur par électeur. Un chef de groupe peut enlever un arrondissement électoral avec de l'activité et de l'entregent. Un département tout entier échappe aux influences locales.
Le charpentier, qui s'appelait Pachot et s'était « fait lui-même », n'ayant jamais connu d'autres parents que l'hospice des Enfants-Trouvés, jouissait de l'autorité que lui donnait sa double qualité de patron et d'ancien prolétaire. Si, grâce au concours de ce robuste personnage, Albert arrivait à se créer dans le pays une situation politique, il y serait fatalement retenu par les doux nœuds de la députation. Il habiterait Paris pendant les sessions, c'est-à-dire juste assez pour ne pas trop se provincialiser ; mais, en fait, son nid serait à Nantua et cet asile leur resterait toujours ouvert.
Il s'agissait pour Emmeline de persuader à Pachot, devenu l'arbitre de sa destinée, que M. Dalombre, qu'on anoblissait à tort, était aussi démocrate que lui, quitte, en présence des couches supérieures, à ne pas trop regimber devant l'apostrophe et même la baronnie qu'on accordait volontiers aux nouveaux propriétaires du château.
Cette tactique, qui n'était pas neuve, réussit une fois de plus. Choyé, gâté, traité d'égal à égal par les Dalombre, Pachot se mit à leur service corps et âme. On l'invitait à déjeuner, on lui donnait l'enfant à embrasser, on se montrait avec lui en public et, à la première réunion qui se tint tout au début de la période électorale, le tout-puissant Pachot, pour départager les voix qui se portaient, les unes sur un ancien président de chambre, réactionnaire et bondieusard, les autres sur un ancien déporté, à propos duquel les monarchistes répandaient les bruits les plus sinistres, proposa la candidature d'un jeune homme qui donnerait à la population la garantie de sa jeunesse, de sa droiture et de son énergie. Quoique nouveau venu dans l'arène, il saurait revendiquer éloquemment à la Chambre les réformes auxquelles tous les gens sensés aspiraient dans l'arrondissement, lui qui s'était constamment montré le meilleur ami de l'ouvrier, bien qu'il ne le fût pas lui-même.
— Ce merle non pas blanc, mais tricolore, c'était M. Albert Dalombre, acheva Pachot, d'un ton tellement triomphal que, s'il avait vu la Belle Hélène , il aurait probablement ajouté :
L'orateur populaire avait habilement aposté dans la salle deux laveuses de lin, qui vinrent témoigner de la bonté angélique de M me Dalombre, laquelle leur avait envoyé de nombreuses paires de bas pour leurs enfants et, pendant un moment de chômage, tous les jours, des légumes frais. Comme les idées naturellement généreuses d'Albert ne s'étaient jamais condensées dans une formule précise, on fit de lui un candidat de sentiment.
Il refusa d'abord de se présenter ; mais Emmeline lui fit observer avec tant d'insistance qu'ayant étudié pour être avocat, il aurait à la Chambre de magnifiques occasions de mettre en relief ses qualités oratoires, qu'il finit par se laisser promener de bourg en bourg, léguant à sa femme la responsabilité de l'échec comme l'honneur du succès.
L'avoué bondieusard eut tout de suite conscience de sa défaite et n'osa pas, dans les réunions électorales, attaquer de front son rival, dont la candidature mixte avait été si adroitement posée. L'ex-déporté était pauvre et hors d'état de lutter, pour le nombre et la dimension des affiches, avec ses deux adversaires. Le curé alla jusqu'à affirmer en chaire que cet homme de désordre avait commandé le feu à l'exécution de l'archevêque pendant la Semaine sanglante. On a accusé tant de gens d'avoir commandé ce feu qu'il était très difficile au candidat de s'en défendre.
Il commit la maladresse de protester dans la Sentinelle de Nantua . Cette précaution lui aliéna pas mal d'ouvriers avancés, qui lui reprochèrent de renier ses actes, et ne fit pas remonter ses actions auprès des modérés. Trois membres de son comité passèrent à celui d'Albert, dont cette débandade assura l'élection. Emmeline, haletante, avait envoyé, pendant le dépouillement, des émissaires à toutes les sections de vote. A mesure qu'elle recevait les résultats, elle les additionnait fiévreusement avec les précédents. Qui l'eût surprise dans ce travail peu féminin l'eût évidemment cataloguée parmi ces jolies ambitieuses qui projettent d'avoir un salon politique, de faire nommer des préfets et d'intervenir, un jour, dans les crises ministérielles. Elle n'y songeait guère.
Ce à quoi elle tenait uniquement, c'était à clouer pour jamais son mari au sol de cette contrée d'adoption, où, plus tard, elle marierait sa fille, richement peut-être, à coup sûr honorablement, et qui, par son éloignement du théâtre de ses premières misères, déblayerait pour toujours le terrain mouvant qu'elle craignait continuellement de voir s'effondrer sous ses pieds.
Elle avait, par la fabrication du faux acte de décès de sa mère, chargé son dossier d'un méfait qui pouvait la mener autrement loin que boulevard de la Chapelle. Après des coups de cette gravité, les coquins prudents partent pour l'Amérique. Elle s'était contentée de partir pour le département de l'Ain, et il lui semblait que si son mari y conquérait une situation prépondérante, les soupçons et les recherches s'en égareraient d'autant.
Aussi sa joie frisa-t-elle l'extase quand les derniers chiffres apprirent, à elle et à toute la ville, que décidément M. Albert Dalombre était élu au premier tour avec quinze cents voix de majorité.
— Ça, par exemple, c'est bien à toi que je le dois, s'écria Albert en embrassant sa femme à l'annonce de cette victoire. Le diable m'emporte si, il y a seulement trois mois, je pensais à devenir jamais député!
Quelques jours avant l'ouverture des Chambres, le ménage Dalombre loua, rue de l'Université, à quarante pas du palais Bourbon un appartement au premier, d'où Albert serait en mesure de surveiller les travaux législatifs. Comme la plupart des gens qui n'ont encore rien fait, il prit tout à coup au sérieux ce mandat qu'il avait conquis un peu par raccroc. Il tenait sans doute à prouver à ses électeurs à quel point il était digne de la confiance qu'ils lui avaient prématurément accordée.
Avant de se risquer à la tribune, il parla dans les bureaux et accepta dans les commissions la rédaction de ces rapports d'affaires qui ennuient autant ceux qui les écoutent que ceux qui les composent.
Il semblait vouloir se faire pardonner par son assiduité son manque de passé politique. Deux ou trois fois, un peu humilié de sa situation de Mirabeau en chambre, il se promit de gravir les terribles gradins qui mènent à l'impassible verre d'eau sucrée. Mais le cœur lui manqua et ce fut seulement après six mois de couloirs et d'hémicycle qu'il osa, un jour, aborder les rostres pour y soutenir un projet de réforme pénitentiaire qu'il avait signé en compagnie de plusieurs membres de la gauche radicale.
Cette proposition, qui avait pour but d'empêcher les voleurs d'être volés par ceux qui les gardent et qui sont censés les nourrir, fut renvoyée, avec les honneurs de la journée, à une commission spéciale. Le député Dalombre, en descendant de la tribune, reçut, assura l' Officiel du lendemain, les félicitations d'un grand nombre de ses collègues ; et quand il alla attendre dans la cour, pour la ramener à leur domicile, Emmeline qui avait assisté à la séance, elle lui glissa dans l'oreille en lui prenant le bras :
— Tu seras ministre!
Cette étoile qui affecte la forme d'un portefeuille, et sur laquelle la plupart des élus du suffrage universel ont les yeux fixés, ne pouvait toutefois luire avant longtemps pour un homme aussi jeune que l'était Albert, la valeur de nos principaux politiciens étant surtout basée sur leur expérience, bien qu'il soit démontré depuis des siècles que l'expérience politique n'a jamais servi à personne. Trois ans se passèrent donc sans amener le déménagement obligatoire du député qui s'installe dans un ministère.
Albertine grandissait avec l'élégance et les grands yeux de sa mère qui, elle, avait un peu perdu de sa ténuité et dont le corsage s'était capitonné, en même temps que ses joues s'étaient remplies. Elle était devenue une femme charmante et passait pour telle. Quand elle se montrait à la Chambre, où elle espérait toujours assister à quelque triomphe imprévu de son mari, les lorgnettes parlementaires convergeaient aussitôt sur elle. Dalombre avait invité plusieurs fois à dîner ses collaborateurs des commissions, et Emmeline les avait reçus avec une cordialité qui avait doublé leur sympathie pour son mari. Elle était si fière d'avoir à sa table des messieurs décorés, qui causaient familièrement devant elle des affaires de l'État, de la chute possible du cabinet et qui confectionnaient parfois sous ses yeux des listes ministérielles!
Grâce aux facultés d'assimilation si rares chez le sexe masculin et si fréquentes chez l'autre, elle s'était en moins de dix-huit mois transformée en femme du meilleur monde. Albert était émerveillé en constatant la facilité avec laquelle la petite ouvrière d'autrefois lui faisait maintenant honneur.
— J'aurais épousé la petite-fille d'un pair de France qu'elle n'aurait pas plus de tenue et de distinction, se disait-il.
Il l'obligea à prendre des leçons de danse afin que, jeune comme elle était, elle figurât autrement que comme tapisserie dans les nombreux bals où on les conviait et où presque toujours elle se dispensait d'aller. Quand elle se considéra comme suffisamment forte sur l' avant-deux et sur la chaîne des dames , elle n'hésita plus à produire de temps en temps ses épaules dans les salons diplomatiques, où les dames se montrent, sous la lumière du gaz, décolletées, sans aucune diplomatie, jusqu'à la naissance d'une foule de choses.
Cette vie nouvelle, insoupçonnée jusque-là, avait surtout pour elle ce précieux avantage de la faire pénétrer dans un monde qui l'éloignait de plus en plus de l'autre. Qui donc aurait désormais l'audace de confronter Gustave et son guayaquil avec une dame toute diamantée faisant vis-à-vis à un ministre plénipotentiaire?
L'ambassadeur de Suède ayant, à l'occasion de la naissance du fils de son roi, organisé une soirée dansante agrémentée d'un concert, Albert reçut une invitation sur laquelle Emmeline se jeta avec enthousiasme, le mot « ambassadeur » exerçant un attrait presque magique sur la vanité féminine.
En outre, on devait y représenter une comédie de salon, où les rôles seraient tous tenus par les représentants les plus connus du high-life . La comtesse de la Meynardière ferait une demi-mondaine, et le duc de San-Stefano lui donnerait la réplique dans un costume de jockey. De plus, un marquis, célèbre par l'importance de ses parties de baccara, réciterait un monologue emprunté au riche répertoire de Coquelin cadet.
Emmeline se commanda, pour cette fête de l'art et de l'intelligence, une robe de satin crème, dont la nuance légèrement éteinte relevait encore l'éclat de ses yeux de créole. Le corsage ne tenait à l'épaule que par une agrafe de roses rouge sang qui se déroulaient en torsades jusqu'au bas de la jupe. Elle ne voulut ajouter ni un bracelet, ni un collier, ni un diamant, ni une perle à cette toilette tropicale, et campa seulement de côté sur ses cheveux châtain foncé une petite couronne des mêmes roses rouges, comme un rappel de la couleur dominante.
La pièce, dialoguée par un amateur, l'étonna moins par les mots, qui n'y abondaient pas, que par l'aplomb avec lequel la comtesse de la Meynardière entra dans la peau de son personnage. Fallait-il qu'elle eût reçu une brillante éducation pour être sûre d'elle à ce point-là!
Elle désespéra d'arriver jamais à une pareille audace et n'hésita pas à attribuer cette impuissance à son obscure origine. Aussi applaudissait-elle avec entrain. Quand le duc de San-Stefano entra, dans son costume de jockey : toque groseille et casaque arlequin, elle rit aux larmes de très bonne foi, bien que ce déguisement ne fût que médiocrement comique. Les spectateurs étaient assis devant l'estrade ; des chaises espacées sur une dizaine de rangs de profondeur avaient été déposées à leur intention. A côté d'Emmeline, un jeune homme, qu'elle ne voyait que de profil perdu, suivait le jeu des scènes, sans donner aucune marque d'approbation ni d'improbation.
Il se leva tout à coup, fit le tour de l'assistance, passa par derrière l'estrade qui servait de théâtre, et revint quelques instants après reprendre à côté d'Emmeline la place qu'un ami lui avait gardée.
— Je suis allé recommander au duc de mettre sa toque plus en arrière : la visière empêche qu'on lui voie les yeux! dit-il en se rasseyant.
— C'est que, dans le dessin que tu lui as donné, tu l'avais placée en avant, lui fit observer l'ami.
— C'est bien possible, repartit le jeune homme. J'aime mieux chercher trois tableaux que de composer un costume.
Elle comprit que son voisin avait été chargé de dessiner les toilettes et, probablement, de peindre les décors. Malgré elle, elle leva les yeux sur cet artiste sans doute improvisé, comme le proverbe auquel il avait ainsi collaboré ; et, obstinément, comme si un magnétisme irrésistible et irraisonné clouait sur lui ses regards, elle les fixa à deux ou trois reprises sur le visage du jeune homme, qui continuait à causer avec son ami, sans prêter attention à cet examen.
— Est-ce curieux! se demandait-elle, où ai-je vu ce monsieur? C'est peut-être dans une tribune de la Chambre? Non, pourtant. D'ailleurs, les peintres ne vont pas dans ces endroits-là. Et c'est un peintre, puisqu'il a été chargé de peindre les costumes. A moins que ce ne soit aussi un homme du monde, comme le duc et la comtesse.
A partir de ce moment, elle n'écouta plus la pièce et ne se préoccupa que de démasquer la personnalité de ce grand garçon brun, élégant, mais dont les allures et jusqu'à la coupe des cheveux indiquaient un homme appartenant à un autre monde que celui de la jeunesse gommeuse.
— Comme toutes ces toilettes sont amusantes! dit-elle en ayant l'air de s'adresser à Albert assis à sa gauche.
— Madame, vous me flattez! fit le jeune homme. Elles sont de moi.
— Ah! vraiment! répliqua-t-elle ; c'est étonnant. On jurerait qu'un peintre de profession a passé par là.
— Mais, madame, je suis peintre, en effet, dit-il. Je parierais même qu'il n'y a ici que moi qui ne sois pas député ou secrétaire d'ambassade.
Comme la figure lui semblait déjà vue, la voix lui sembla déjà entendue. La toile tomba, une toile également peinte par le voisin d'Emmeline. Il se leva alors et, se redressant de toute sa taille il rejeta en arrière ses longs cheveux par un mouvement qu'elle retrouva subitement dans son cerveau : ce peintre égaré dans les salons de l'ambassadeur de Suède, c'était celui qui, au Perroquet bleu , lui avait offert cinq francs par séance pour aller poser dans son atelier.
Son premier mouvement fut de fuir. Elle allait, vis-à-vis d'Albert, prétexter une migraine instantanée ou un invincible instinct maternel qui la poussait à aller constater en personne qu'Albertine, laissée seule avec la femme de chambre, dormait d'un bon sommeil. Puis, elle réfléchit qu'on ne se paye pas une robe de quinze cents francs pour quitter à dix heures et demie la soirée en l'honneur de laquelle on l'a fait faire. Ce départ, que rien ne faisait prévoir un instant auparavant, provoquerait peut-être de la part de son mari des réflexions auxquelles elle aurait peine à répondre.
En outre, Albert venait d'entamer avec un sous-secrétaire d'État une conversation qu'il aurait sans doute été fâché d'interrompre. Enfin, si le moindre soupçon avait pu germer dans la tête du jeune peintre, cette retraite immédiate ne pouvait que les confirmer.
D'ailleurs, elle l'avait rencontré : elle le rencontrerait probablement encore. Avoir l'air de s'éloigner de lui, c'était l'inviter à courir après elle. Le procédé le plus hardi, mais le plus sûr, était donc de faire tête au hasard qui les rapprochait, après cinq ans, dans des salons si différents de ceux où ils s'étaient vus pour la première fois.
Comme un voleur qui, pendant une perquisition domiciliaire, ne quitte pas des yeux la cachette où il a serré l'argent volé, elle suivait du regard tous les mouvements du jeune homme, pour tâcher de surprendre soit dans un geste, soit dans un jeu de physionomie, un indice sur lequel elle pût baser une tactique quelconque. Il ne l'avait pas reconnue : elle en avait la presque certitude ; cependant, pourquoi lui avait-il adressé la parole? Était-ce pour éclaircir un doute? Les hommes, qui sont quelquefois si bêtes, sont souvent si roués. Elle avait cru deviner qu'il allait continuer ses amabilités quand il l'avait vue se tourner du côté d'Albert.
Son imagination commençait à travailler. Il y avait certainement plus de deux cents personnes à cette soirée. Il était donc bien extraordinaire que le seul individu dont elle eût à redouter la présence se fût précisément trouvé placé à côté d'elle.
Oui, c'était bien lui : elle ne se trompait pas. Pourtant, elle tint à s'en assurer encore en tâchant d'entendre son nom qu'elle ne se rappelait pas, mais qui lui reviendrait tout de suite en mémoire si quelqu'un le prononçait devant elle. On avait enlevé les chaises et déblayé la salle pour le bal. A l'installation de l'orchestre sur l'estrade, il se produisit un brouhaha d'inviteurs allant retenir leurs dames et d'invitées allant au-devant de leurs cavaliers. Elle en profita pour se glisser entre le peintre et son ami, qui lui dit tout à coup :
— Tu ne danses pas, Gérald?
Gérald, c'était certainement par ce nom-là qu'on l'avait interpellé boulevard de la Chapelle. L'identité était dûment établie.
Comme elle le regardait sans cesse malgré elle, il la regarda aussi, et pensant naïvement qu'elle cherchait un danseur pour le premier quadrille, il se crut suffisamment autorisé par leur bout de causette à lui demander l'honneur de son bras.
Cette démarche la terrorisa. Dans la façon dont il lui dit :
— Madame voudrait-elle bien m'accepter pour cette contredanse?
Elle distingua un fond d'ironie qui la glaça de la tête aux pieds. Pourquoi ne la reconnaîtrait-il pas, puisqu'elle l'avait tout de suite reconnu? Elle ne l'avait pas oublié, bien qu'il vînt au Perroquet bleu beaucoup plus d'hommes qu'il ne venait sans doute de femmes dans son atelier. D'abord, il lui avait examiné la figure dans tous les sens, avant de décider si elle était assez bien pour lui servir de modèle. Naturellement, un homme convenable, qui revoyait dans les conditions actuelles une femme qu'il avait connue sous une livrée inavouable, n'allait pas se mettre à pousser les hauts cris et à la tutoyer devant tout le monde. Un sourire, une intonation tant soit peu gouailleuse, c'était assez pour lui donner à comprendre qu'elle ne pouvait plus avoir de secrets pour lui.
En posant son bras sur la manche de son habit noir pour aller rejoindre leur vis-à-vis, elle tremblait si fort qu'il lui demanda si elle avait froid.
— Non, dit-elle, essayant de débrouiller une allusion dans chaque mot du jeune homme.
Assez inhabile dans l'art de quadriller, ce M. Gérald, tout en riant de ses maladresses, se laissait conduire par sa danseuse, qui mettait une grâce extrême à le ramener dans le bon chemin. Elle se montrait aux petits soins envers lui, comme pour acheter son silence. Gérald, qui certainement était le plus pauvre et le plus inconnu de tous ces étrangers dont les poitrines resplendissaient de décorations et de crachats, était très flatté d'être pris ainsi sous la protection d'une des femmes les plus jolies et les plus élégantes parmi les plus saluées. Il était tout ébloui par ces énormes yeux noirs et l'attache du cou le ravissait.
D'ailleurs, il ne connaissait pas une âme dans l'hôtel de l'ambassade. Son ami lui avait apporté à composer les costumes de la pièce ; et comme il avait refusé toute rémunération pour les cinq ou six croquis dont il s'était chargé, il avait été prié à ce bal où il était allé par pur désœuvrement en empruntant un habit noir, et uniquement pour « jouir du coup d'œil ».
Son intention était de partir sur le coup de onze heures ; mais comme il n'y a guère, en somme, d'attrait plus puissant qu'un commencement de relations avec une jolie femme, il se dit après le quadrille :
— Tant pis! je reste.
Emmeline, qu'il reconduisit à sa place, y retomba accablée. Dans la foule qui la circonvenait, elle ne distinguait plus que cet ennemi. Elle aspirait au plus prompt départ ; mais si elle le laissait là, qui prouvait qu'il ne se hâterait pas de faire part à cinquante personnes de cette extraordinaire aventure. Elle aimait encore mieux s'accrocher à lui pour le surveiller et, au besoin, lui arracher le serment de rester muet.
Elle s'était gardée de lui apprendre le nom de son mari, la médisance qui porte sur un député ayant une saveur toute spéciale. Albert, qui considérait cette soirée moins comme dansante que comme politique, y traitait avec des diplomates du Nord des questions de commerce, de libre-échange et de construction de ports. Une fois, Emmeline s'étant trouvée sur son passage, il lui demanda :
— T'amuses-tu, ma chérie?
Elle répondit :
— Oh! beaucoup!
Après quoi, il regagna un groupe où, à en juger par la calvitie de la plupart de ceux qui le formaient, on devait triturer des sujets de haute portée européenne.
L'amour-propre humain permet difficilement, fût-ce à la personne la plus modeste, d'admettre que son image ait disparu complètement de la mémoire ou, tout au moins, du rayon visuel d'une autre personne. Combien de gens dont les traits se sont, pour vous, absolument effacés, vous abordent dans la rue en vous tendant amicalement une main que vous ne vous rappelez pas avoir jamais serrée! Ce sentiment instinctif dominait Emmeline, au point qu'elle avait à priori supposé que le jeune peintre n'avait pu s'égarer à son sujet.
Toutefois, il avait gardé vis-à-vis d'elle une attitude si discrète qu'elle ne savait sur quel pied danser, et cette incertitude même redoublait son trouble. Rien n'était bouleversant pour elle, qui avait tant de choses à cacher, comme de se dire à chaque minute :
« Sait-il ou ne sait-il pas que la femme de là-bas et celle d'ici n'en font qu'une seule? »
Or il n'y avait pas à hésiter : dès qu'elle aurait la preuve que sa vie n'aurait plus de mystère pour ce jeune homme, il fallait en finir immédiatement avec lui. La sueur lui perlait sur le front, à la pensée qu'un mot lâché dans la foule serait l'écroulement de l'échafaudage qu'elle avait construit avec tant de patience et au milieu de tant de périls. Ce n'était pas la peine d'avoir échappé si heureusement à l'enquête pratiquée à propos de son prétendu assassinat, d'avoir doublé sans naufrage le cap de la publication des bans, d'avoir acquis, dans un département-frontière, une situation tellement brillante qu'il en était résulté l'entrée de son mari à la Chambre, pour échouer misérablement sous les racontars d'un rapin!
Et encore, lorsqu'elle tremblait à l'arrivée du commissaire de police et qu'elle attendait constamment, pendant les douze jours qui avaient précédé son mariage, le coup de sonnette de sa mère, elle était seule, s'appelait tout bonnement M lle Freizel et ne possédait pas, comme maintenant, un nom et une enfant, dont elle avait à sauvegarder l'honneur. La catastrophe atteindrait, cette fois, toute une maison ; son mari la jetterait dans la rue et plus tard, quand Albertine lui demanderait ce qu'était devenue sa mère, Albert lui répondrait :
« Ta mère était une… »
Non, elle n'avait pas mérité une aussi effroyable condamnation sociale. Cet homme, cet inconnu — car l'avoir coudoyé une fois dans un bouge, ce n'était pas le connaître — qui se dressait ainsi entre elle et le bonheur qu'elle croyait si bien s'être assuré, elle aurait voulu le supprimer, fût-ce au prix d'un crime. Au surplus, l'horrible angoisse qui l'étreignait ne durerait pas longtemps. Il était impossible que la soirée s'achevât sans qu'elle fût fixée sur l'étendue du danger qu'elle courait… Sans trop se rendre compte de la valeur du raisonnement qu'elle ressassa dans sa tête égarée, elle adopta ce criterium :
— Si, après m'avoir invitée pour le premier quadrille, il me laisse tranquille pour aller s'adresser à d'autres, c'est que, décidément, il ne m'a pas reconnue. Si, au contraire, il commet l'inconvenance de me faire danser de nouveau — ce qui ne se fait jamais, de la part d'un homme bien élevé, à l'égard d'une dame qu'il rencontre pour la première fois — je saurai à quoi m'en tenir. Évidemment, il s'imposera comme un homme sûr que je n'oserai rien lui refuser. Peut-être même aura-t-il l'impudence de me parler du passé. Oh! ce serait atroce!
Elle en était là de ses réflexions quand Gérald s'approcha d'elle, un peu gauchement, mais résolument. Il avait, aussitôt le quadrille fini, recueilli des renseignements sur sa jolie danseuse ; et, ma foi, tout glorieux d'avoir été redressé dans ses maladresses chorégraphiques par la femme d'un élu du suffrage universel, il ne demandait qu'à lui confier la suite de son éducation mondaine.
Il est en effet d'usage d'éviter de compromettre ou de gêner une dame en l'invitant successivement pour plusieurs danses. Mais Gérald, qui n'allait jamais au bal, qui était seul dans celui-là et qui voyait M me Dalombre disposée également à s'isoler, sauta par-dessus ces convenances et lui offrit sa compagnie pour la valse, comme il la lui avait offerte pour la contredanse.
— Monsieur, répondit-elle toute blêmissante, vous voudrez bien m'excuser ; j'ai déjà refusé deux invitations.
— Je n'en serai que plus fier si vous acceptez la mienne, dit Gérald. Vous avez été si indulgente pour moi tout à l'heure. Je voudrais pouvoir me vanter d'être votre élève.
— Oh! monsieur, fit-elle avec un sourire contraint ou plutôt contracté, je danse moi-même très mal et je vous donnerais de bien mauvaises leçons.
— Meilleures et surtout plus agréables que celles que mes parents me faisaient donner, quand j'étais petit, à cinq francs le cachet, répliqua pour dire quelque chose le peintre qui n'osait pas encore risquer une galanterie accentuée.
Ce mot « cinq francs le cachet » glaça Emmeline jusqu'aux os. C'étaient ces cinq francs-là qu'il lui avait proposés autrefois pour lui prêter sa tête. Aujourd'hui, elle lui prêtait ses jambes. L'allusion était directe, et le coup de poignard formait plaie pénétrante. Elle fut sur le point de lui glisser cette prière dans l'oreille :
— Taisez-vous! on peut vous entendre.
Elle se contenta de lui poser ce point d'interrogation :
— Que voulez-vous dire?
— Rien! répliqua Gérald, supposant qu'elle avait mal compris sa phrase.
Ce « rien » parut à Emmeline dissimuler tant de choses qu'elle en perdit toute envie de lutter de nouveau contre la destinée. Tant pis, elle en avait assez, il arriverait ce qu'il pourrait. Si ce jeune homme était un lâche ou simplement un imbécile, elle était perdue ; si c'était un garçon de cœur ou seulement de quelque intelligence, il se tairait. Mais allez donc compter sur le silence d'un jeune homme pour qui la possession d'un secret à la fois aussi cruel et aussi amusant valait toutes les bonnes fortunes de la terre!
Elle s'abandonna donc à ces chances diverses, se réservant de s'orienter selon le côté d'où soufflerait le vent de malheur qui s'abattait sur elle. Pendant la valse à laquelle elle se résigna dans ce bal des victimes, elle crut constater que, deux ou trois fois, il la serrait d'un peu plus près que ne le nécessitait le mouvement de gravitation indiqué par l'orchestre. Elle n'osa pas se plaindre ni même se dégager, tant elle redoutait quelque manque de respect, bien autrement significatif.
Enhardi par cette passivité, Gérald acheva le dernier tour en la tenant collée à sa poitrine comme s'il ne formait avec elle qu'un bloc tournoyant. Sa tête d'artiste commençait à déménager. Jamais il n'aurait supposé une femme du monde aussi peu récalcitrante. Il voulut savoir au juste jusqu'où irait sa docilité :
— Madame, lui dit-il, je vais réclamer de vous une grâce qui rayonnera sur toute ma vie, si vous me l'accordez. Promettez-moi de ne pas danser de la soirée avec un autre qu'avec moi.
— A quoi pensez-vous, monsieur? répondit-elle ; vous tenez donc bien à me faire remarquer?
— Laissez-moi au moins vous mener au buffet, reprit-il. Il fait ici une telle chaleur!…
Et, sans attendre son autorisation, il traversa avec elle deux salons qui conduisaient à un troisième où se dressait un grand comptoir autour duquel avaient été placées des tables malheureusement à peu près toutes prises d'assaut.
Enfin, Gérald en dénicha une dont les locataires s'éloignaient et où traînaient encore des soucoupes imprégnées de glace fondue. Il y installa sa danseuse, qui s'assit en face de lui dans la posture de l'inquiétude et de l'obéissance. Était-ce cet endroit qu'il avait choisi pour y causer plus à l'aise de leur première rencontre? Persisterait-il à feindre, tout en continuant à lui larder le cœur d'insinuations plus ou moins déguisées? Elle attendait, prête à tout ou, à vrai dire, prête à rien, car elle ignorait s'il l'attaquerait par la douceur ou par la brutalité, bien que ce rappel des « cinq francs le cachet » indiquât un homme peu ménager de ses expressions.
Le peintre, qui avait demandé deux sorbets au marasquin à des domestiques très affairés et qui ne voyait rien venir, se mit à frapper impatiemment sur la table avec une petite cuillère abandonnée dans une des soucoupes. Emmeline commençait à se sentir choquée de ces allures d'estaminet, qu'il n'aurait certainement pas affectées ainsi avec toute autre, quand Gérald, dans le but louable de lui témoigner la hâte qu'il avait de la désaltérer, lui dit moitié sourire, moitié colère :
— C'est insupportable! On n'est pas servi plus vite ici qu'au café!
Instantanément elle se rappela qu'à celui du Perroquet bleu , il avait de la même façon appelé, à coups de soucoupe sur la table, les garçons qui lui faisaient attendre sa consommation. La corrélation était trop évidente pour que la grossièreté ne fût pas préméditée.
— Ah! monsieur! fit-elle en se levant brusquement, c'est indigne!
Et, ramassant aussitôt son éventail, qu'elle avait posé sur le marbre, elle tourna les talons, laissant son cavalier ahuri, sa petite cuillère à la main.
— Que diable ai-je fait qui ait pu la blesser à ce point-là? se demanda-t-il tout penaud. Pourquoi aussi vais-je lui dire que c'est ici comme au café? Est-ce qu'on parle de café à une femme de ce monde-là? Voilà ce que c'est que d'essayer de marivauder quand on n'est bon qu'à broyer des couleurs! J'ai été pas mal inconvenant, mais c'est égal : ces provinciales sont de rudes chipies.
Après ce four monumental, il ne lui restait qu'à tirer ses grègues. Il passa, pour aller reprendre son paletot au vestiaire, tout près de M me Dalombre qui avait lié conversation avec une dame et, pour se donner une contenance, riait à gorge déployée de choses qui vraisemblablement n'avaient rien de comique. Il plongea ses yeux bien avant dans ceux de son ex-danseuse, comme pour s'assurer s'il n'y avait aucun moyen de renouer le fil que son inconvenance avait brisé. Emmeline se contenta de le regarder d'un air de défi, puis tourna dédaigneusement la tête. Mais cet effort pour combattre une attaque de nerfs qui la gagnait la désarma totalement. Elle glissa sur ses souliers de satin jusqu'à son mari et lui dit en haletant :
— Partons! Albert, j'étouffe ici. J'ai peur de me trouver mal.
Et elle le remorqua par la main jusqu'à l'antichambre, endossa sa pelisse et s'enfourna dans sa voiture où elle se blottit, la tête dans sa fourrure, comme une femme qui choisit la place la plus commode pour s'évanouir.
Cependant, elle n'en fit rien et employa à méditer sur la situation nouvelle qui lui était faite le silence qu'elle garda pendant toute la route.
— Quel coup d'œil mauvais et menaçant il m'a lancé en partant! se répétait-elle. Comme il disait clairement : « Ah! tu m'as bravée! Eh bien! tu sauras ce que ton audace te coûtera! » Et pourtant, raisonnait-elle, il m'était impossible de me laisser souffleter ainsi en plein bal par mon passé. Si je ne m'étais pas révoltée à la fin, jusqu'où serait-il allé? Ah! le misérable! c'est ignoble! c'est ignoble! Comme s'il lui eût été difficile de paraître me voir ce soir pour la première fois! Mais non : il est tout fier de m'avoir connue. Il n'y a pourtant pas de quoi se vanter!
En tout cas, ce n'était pas dans le bal même qu'il répandrait la nouvelle, puisqu'il l'avait quitté quelques instants avant eux. Mais il devenait très imprudent d'attendre seulement un jour. Contre les obstacles qui s'étaient déjà et si souvent dressés devant elle, elle s'était toujours trouvée bien de sa promptitude à les renverser. L'hésitation, c'était l'écroulement pour elle. Comme elle ne possédait, malheureusement, aucune arme pour se défendre, attendu qu'on n'en raconterait jamais plus ni même autant qu'il y en avait, elle n'avait d'autre parti à prendre que celui de l'attaque.
Tant pis pour ce monsieur qui s'était trouvé là et qui n'avait pas eu le bon goût ou la prudence de rester muet! Lui rappeler le « café » où il l'avait aperçue pour la première fois — car, en somme, il n'avait fait que l'apercevoir — c'était là un défaut de générosité qui autorisait toutes les représailles. Elle n'avait pas à son actif que sa vie de débauche : elle avait aussi ce faux acte de décès qui la mènerait droit en cour d'assises. Or, une fois les soupçons du monde concentrés sur elle, le chapelet de ses iniquités s'égrènerait jusqu'au bout. Laisser à sa fille le nom d'une prostituée, c'était horrible ; mais lui transmettre, en outre, celui d'une condamnée, cette perspective était absolument intolérable.
Supprimer ce révélateur, voilà ce qui était urgent. Mais par quels procédés? Elle n'irait pas se mettre bénévolement à sa discrétion : ce qui ferait d'elle son esclave et sa chose. D'autant qu'un moment vient presque inévitablement où les complices « mangent le morceau ». Elle n'irait pas jusqu'à lui tendre un piège ou le faire tomber dans quelque guet-apens, les associés qu'elle serait obligée de s'adjoindre devant être au moins aussi dangereux que lui. Pourtant, elle ne pouvait permettre à ce peintre de continuer à circuler dans Paris pour y semer la diffamation. Désormais, elle n'oserait plus se présenter dans aucune maison de peur qu'on ne lui demandât des nouvelles de l'établissement du boulevard de la Chapelle.
Le lendemain matin elle essaya de retrouver son sang-froid. Elle n'y réussit pas. Ses tremblements d'autrefois l'avaient reprise. Elle décacheta la première toutes les lettres adressées à son mari, dans la crainte qu'il ne lui en tombât dans les mains quelqu'une qui le mettrait au courant des exploits de la jeune fille qu'il avait épousée pour sa vertu, bien plus que pour sa beauté, beauté qui ne lui était venue que plus tard.
Elle interrogeait les moindres jeux de physionomie d'Albert, s'attendant à chaque minute à quelque explosion. Elle se dit qu'elle ne passerait pas une seconde journée comme celle qui s'acheva pour elle, au milieu de terreurs folles, accompagnées d'horribles serrements d'estomac. Elle comprit qu'il fallait agir. Pendant qu'Albert s'installait dans son bureau, pour y rédiger la maquette d'un rapport, elle s'enferma dans sa chambre et y brouillonna, d'une plume hâtive, ces mots pleins de promesses :
J'ai besoin de vous voir. Il y aura beaucoup d'argent à gagner.
Léonie.
Toujours poste restante, rue Milton.
Elle brocha sur le tout l'adresse de Gustave, restée burinée dans son cerveau, et dès le lendemain courut au guichet.
Je vous attendrai demain et après-demain toute la journée dans mon atelier, rue Viollet-le-Duc.
répondait Gustave, qui, ayant reconnu l'écriture, avait flairé de nouveau une combinaison pécuniaire. Sans attendre et pour couler immédiatement à fond le dénouement du drame qui s'ouvrait si menaçant, elle se fit conduire rue Viollet-le-Duc, chez le seul être de qui il lui fût permis de prendre conseil.
Elle monta tout d'une haleine les six étages qui séparaient du niveau de la rue l'artiste en fausses signatures et frappa d'un doigt agité contre la porte bâtarde que lui avait décrite la portière de la maison. Gustave, sa pipe aux lèvres et un vieux béret d'un bleu crasseux fiché de travers sur ses cheveux longs, mais rares, l'introduisit galamment dans la pièce mansardée qu'il qualifiait audacieusement d'atelier, sous prétexte que le jour y venait d'en haut.
Il lui présenta un fauteuil en reps vert effrangé, où elle tomba émue autant qu'essoufflée. Elle fut saisie par une odeur de poussière et d'essence de térébenthine qui lui arracha une légère quinte de toux. Pour tout mobilier un lit de fer, dissimulé dans l'ombre du toit bâti en biais, deux chevalets dressés pour recevoir les tableaux anciens qui auraient besoin d'un coup de torchon, et au mur une palette mouchetée de reliefs de couleurs durcies : ce qui indiquait suffisamment un déplorable état de morte saison.
— Eh bien! ma petite mère, qu'y a-t-il encore pour votre service? fit Gustave en prenant place sur une vieille malle qui lui servait d'escabeau.
— Oh! rien, dit-elle, comme pour enlever de l'importance à sa démarche. Je viens simplement vous consulter.
Avant de lui répondre, le vieux faussaire détaillait curieusement sa toilette et paraissait fort alléché par l'examen du superbe manteau de loutre dont Emmeline s'était enveloppée pour sortir, car cette fois elle avait, dans sa précipitation, complètement négligé de se déguiser en blanchisseuse.
— Nom d'un chien, que vous êtes bien mise! fit-il observer. Jamais de la vie je n'aurais pensé que c'était vous.
— Oui, répondit-elle, c'est depuis l'héritage de mon oncle, vous savez. J'ai quitté l'état, et, vous voyez, ça m'a réussi.
— Je vous crois! répliqua-t-il, et puis c'est pas pour vous flatter — d'abord, je n'avais vu que le bout de votre nez, le soir, dans la voiture… il y a six ans, mais il me semble que vous êtes devenue crânement jolie.
— Dame! fit-elle avec une candeur affectée, je me nourris mieux maintenant. Alors, j'ai un peu engraissé.
Puis, pour couper court à ces observations oiseuses, elle reprit :
— Voilà : il y a un monsieur qui m'embête… Il a appris, je ne sais comment, que l'acte de décès de ma mère avait été confectionné ailleurs qu'à la mairie, et il veut me faire chanter. Vous comprenez comme ce serait gai si la police allait fourrer son nez dans nos affaires. Je ne vous dénoncerais pas, certainement ; mais on penserait bien qu'une femme n'a pas fabriqué ce papier-là toute seule, et, de fil en aiguille, on arriverait à vous pincer aussi.
— Elle serait mauvaise! fit observer Gustave.
— Aussi, ai-je pensé que vous et moi, nous avions toute sorte de motifs pour nous débarrasser de cet individu, continua-t-elle.
Un nuage de rêverie obscurcit pour un instant les yeux du vieux falsificateur.
— Je le crois comme vous, dit-il ; mais moi, je ne manie que le pinceau. Autre chose, non ; ça coûte par trop gros.
Elle comprit que, par « autre chose », il entendait quelque embuscade dans laquelle resterait le gênant personnage. Elle le rassura tout de suite sur la portée qu'il fallait donner à ses paroles.
— Il ne s'agit pas de s'en défaire violemment, expliqua-t-elle. Seulement, si on pouvait le forcer à se taire, soit par des menaces, soit par des promesses ; enfin, je ne sais pas, moi. Si je savais, je ne m'adresserais pas à vous.
Elle avait trouvé bon de confondre les intérêts de Gustave avec les siens, en lui faisant supposer que le peintre était au courant de leur complicité dans l'affaire du faux. Elle s'épargnait ainsi la honte et surtout l'inconvénient d'avouer à Gustave son séjour chez la Coffard, qui, aussitôt instruite, se serait fait une douce joie de partir sur la piste de son ancienne pensionnaire.
— Des promesses! des promesses! répétait Gustave, n'y songez pas. C'est nous mettre tous les deux pieds et poings liés dans les griffes de quelque maître-chanteur. Je connais ces types-là. Ils commencent par vous demander cent sous et ils finissent par exiger vingt mille francs.
— Alors, que faire?
— C'est à voir, conclut-il. D'abord, comment s'appelle-t-il, cet oiseau-là?
— Je ne le connais que sous son nom de Gérald, répondit-elle. Mais ce doit être un simple prénom.
— Comme Gustave, appuya-t-il. Et vous dites qu'il est?…
— Peintre. Il a même sans doute un certain talent, car il a déjà travaillé pour de bonnes maisons.
— Un confrère! dit le monogrammiste. Je dois le connaître… au moins de vue. Est-ce qu'il a déjà exposé?
— Ah! ça, je l'ignore, dit Emmeline.
— C'est que j'ai là le livret du Salon et, s'il y avait eu un tableau, j'aurais tout de suite ses tenants et ses aboutissants. Au reste, laissez-moi faire, je le retrouverai bien.
— Mais c'est que nous n'avons pas le temps d'attendre! se récriait-elle. Demain peut-être il sera trop tard.
Il prit, sans doute pour se donner une importance sérieuse aux yeux d'Emmeline, une attitude réfléchie et méditative ; puis, comme un homme qui tient son scenario, il lui posa cette question, probablement de beaucoup la plus grave pour lui :
— Mais qu'est-ce qu'on donnerait pour mettre ce joli monsieur dans l'impossibilité de nuire? Rien que pour le retrouver, il va falloir se mettre en quatre.
Elle le rassura tout de suite :
— Ne vous préoccupez pas de ça, dit-elle. Otez cet homme-là de notre chemin et je serai encore trop contente de vous payer ce service-là dix mille francs.
— Je vois que vous êtes raisonnable, repartit Gustave, en se léchant les lèvres. Il y a si peu de gens qui le sont… raisonnables.
— Ainsi, appuya-t-elle, vous ne risquez rien d'aller de l'avant. Vous me direz ce que j'ai à faire et vous me trouverez prête à tout. Tenez, voilà toujours mille francs pour vos premiers dérangements.
Et, tirant du creux de sa main gantée un magnifique billet d'un bleu céleste, elle le tendit à Gustave, qui le sentit trembler entre ses doigts, tant l'impression lui en parut douce et émotionnante.
— Nous disons Gérald? demanda-t-il. Un jeune?
— Vingt-sept ou vingt-huit ans.
— Petit? blond? gras? maigre?
— Un grand brun avec une forêt de cheveux qu'il rejette continuellement en arrière.
— L'essentiel, fit-il judicieusement remarquer, c'est d'abord de mettre la main dessus. Nous examinerons ensuite par quel côté il vaut mieux l'attaquer. Il n'a pas de fortune, au moins?
— Un peintre! où l'aurait-il prise? demanda-t-elle naïvement.
— On ne sait pas, il y a des bonhommes à manies qui font de la peinture pour s'amuser. S'il est pauvre, tout ira bien ; sinon, ce sera bien plus dur. Avec de l'argent, on se défend toujours.
Emmeline lui fournit encore toutes les explications qu'elle crut de nature à l'aider dans un plan qu'elle entrevoyait vaguement sans que les lignes en fussent arrêtées dans sa tête, pas plus qu'elles ne l'étaient pas sans doute dans celle de l'ex-réclusionnaire.
Elle lui tendit la main en lui répétant à cinq ou six reprises d'agir en toute hâte. Il y allait de leur salut à tous deux. L'alternative qui se présentait, spécialement pour Gustave, était celle-ci : ou un magot de dix billets comme celui qu'il venait d'empocher avec une joie ineffable ; ou dix bonnes années de travaux forcés qui, pour un récidiviste aussi remarquable, monteraient vraisemblablement au double.
On se quitta sur cette expectative, Emmeline attendant tout de l'ingéniosité de Gustave ; Gustave remuant déjà des idées sans s'être encore arrêté à aucune d'elles. La peur enlevait à M me Dalombre toute pitié en même temps que tout sens moral. On lui aurait appris tout à coup que son obstiné cavalier du bal de l'ambassade de Suède était tombé sous un camion dont la roue lui avait passé sur le corps, qu'elle aurait commencé par remercier la Providence du secours inespéré qu'elle lui apportait.
Son collaborateur Gustave ne donna pas, du reste, au remords le temps d'intervenir. Le lendemain même de leur entrevue dans la mansarde de la rue Viollet-le-Duc, Emmeline trouva au bureau habituel ces deux lignes, qui n'admettaient ni atermoiement ni discussion :
« Gérald retrouvé. Tout va bien. Venez! »
Elle s'envola de nouveau vers les six étages au sommet desquels l'artiste en toute sorte d'arts se plaisait à braver les foudres de la loi. Sa première surprise fut d'être reçue dans l'atelier par un monsieur aux habits flambants neufs : jaquette luisante d'un tout autre lustre que celui de la crasse ; pantalon gris perle ; moustache cirée ; cheveux à la malcontent. Ce Gustave d'aujourd'hui n'avait aucun rapport avec celui d'hier : on le lui avait changé contre un autre qui ne le rappelait que de très loin.
L'inconnu qui lui tendait une main aux ongles irréprochables la tira immédiatement de son incertitude. C'était bien le même Gustave, mais il avait cru devoir, aussitôt après leur conversation de la veille, sauter dans le tramway qui mène à la Belle Jardinière et s'y acheter un complet séance tenante. Non, comme elle aurait quelque raison de le supposer, pour jeter un dernier éclat sur ce boulevard de la Chapelle si souvent témoin de sa misère, mais parce que cette respectabilité dans la tenue constituait un des décors indispensables de la comédie dont il allait lui dérouler l'action.
Il la renseigna tout d'abord sur ce Gérald, qui de son nom de famille s'appelait Péronaud, qui habitait la rue Condorcet, c'est-à-dire le quartier même ; que tout le monde connaissait et qu'on lui avait désigné tout de suite. C'était un garçon travailleur, qui aurait pu gagner de l'argent, s'il n'avait pas commis la faute de verser tant soit peu dans l'impressionnisme. Monsieur n'avait pas voulu faire de concessions aux bourgeois, et les bourgeois se vengeaient en refusant de l'acheter.
— Est-ce que vous l'avez vu? Est-ce qu'il vous a parlé de moi? interrompit Emmeline, que les digressions de Gustave énervaient.
— Le voir! Pas si bête! répondit-il. Il est de la plus haute importance qu'il ne se doute jamais d'où lui viendront les coups qu'il va recevoir. Maintenant, causons! Avez-vous des obligations de chemins de fer?
Emmeline fut sur le point de répondre :
« Mon mari en a ».
Mais elle tenait à ne pas éveiller outre mesure la curiosité de son associé, qui la croyait demoiselle.
— Des obligations de chemins de fer, ou des actions de n'importe quoi, du Crédit foncier, du Canal de Suez, enfin des valeurs cotées sur la place.
— Non, fit-elle ; mais on peut toujours en acheter.
— Eh bien! nous en achèterons, car il nous est impossible de nous en passer, expliqua-t-il. Vous allez voir si je sais me débrouiller : Gérald Péronaud est peintre. Il a donc besoin de modèles.
— Naturellement, appuya Emmeline, qui le savait mieux que personne, puisqu'elle avait failli lui en servir, et que c'était de lui qu'elle tenait son surnom de la Mal'aria .
— Eh bien! poursuivit Gustave, vous me remettrez cinq ou six actions de la Ville — ne perdez pas le fil, je vous en prie, parce que c'est un peu compliqué. Je connais un jeune Italien de vingt ans nommé Lilio, qui a posé pour moi, fit-il en se rengorgeant. Ce Lilio, qui est venu en France parce qu'il a eu quelques petites histoires dans son pays, ne demandera pas mieux que de gagner un peu de braise. Je lui passe le paquet d'obligations. Vous y êtes?
— Oui. Allez! allez!
— Il vient se proposer à Gérald, qui l'accepte ou qui le renvoie.
— Oui.
— S'il est accepté, il profite d'un moment où notre ennemi a le dos tourné pour glisser dans un meuble les obligations qu'il aura apportées avec lui ; s'il est refusé, il trouvera bien, quand le diable y serait, une seconde pour jeter le paquet sous une commode ou sous un lit. Le reste me regarde.
— Le reste! quel reste? interrogea Emmeline, qui ne devinait pas du tout ce que sa sécurité pourrait gagner à ce qu'on introduisît des obligations de la Ville dans un meuble appartenant à Gérald.
— Quand je vous répète que vous serez contente de moi, insista le faussaire. Vous comprenez que j'ai dans l'affaire encore plus d'intérêt que vous, attendu que vous savez qui je suis et que j'ignore qui vous êtes. Si un malheur arrivait, vous pourriez toujours me dénoncer, tandis que je serais on ne peut plus embarrassé pour vous mettre la main dessus, puisque vous me forcez à vous écrire poste restante.
Cet appel à la confiance ne désarma pas Emmeline, dont l'incognito faisait la force. Si elle payait, c'était à la condition d'être, pour son argent, servie à sa guise. Elle assura Gustave qu'il serait également content d'elle. Il voyait : elle ne discutait pas. Il voulait six obligations de la Ville : elle les lui enverrait sans marchander, bien qu'elle ignorât absolument ce qu'elles valaient en ce moment.
— A peu près quatre cents francs, répondit-il, comme s'il consultait tous les soirs les cours de la Bourse.
C'était donc pour elle une affaire de deux mille quatre cents francs. Mais les obligations lui reviendraient.
Emmeline eut un geste désintéressé qui semblait dire :
— Je ne tiens guère à ce qu'on me les rende.
Elle devait environ trois mille francs à sa couturière. Elle les demanda à son mari comme pour acquitter une note dont le payement était urgent, et elle les employa immédiatement à l'achat, chez un changeur de la rue de Richelieu, des six obligations exigées par Gustave. Rien n'eût été plus facile à celui-ci que de les revendre et d'en manger le produit en noces et festins ; mais comme elle n'avait aucun moyen de contrôle sur l'emploi de ses fonds, elle était bien obligée de se fier à la probité d'un mercenaire qui avait pour toute recommandation cinq ans de prison à son actif.
Quatre, cinq, six, sept jours se passèrent sans qu'elle entendît parler de Gustave. Elle n'osait plus mettre un pied dehors, redoutant constamment de se retrouver nez à nez avec ce Gérald, qui la regarderait encore avec son mauvais sourire dont le sens était, il n'y avait pas à s'y tromper :
— Va, je te tiens, ma petite, et je te ferai marcher quand je voudrai.
Enfin, le huitième jour, elle perdit patience et, après avoir vainement exploré le bureau restant de la rue Milton, elle prit sa course vers la rue Viollet-le-Duc.
— Comme ça se trouve! dit Gustave en l'introduisant presque cérémonieusement dans ses appartements, j'allais vous écrire.
— Eh bien! où en sommes-nous? demanda-t-elle.
— Ça y est, fit-il, en clignant de l'œil, il est à Mazas depuis hier soir, cinq heures.
— A Mazas! Pourquoi à Mazas? Il a donc commis un crime? dit-elle toute bouleversée.
— Il en a commis un sans en commettre, répondit Gustave, encore tout rayonnant du succès de sa combinaison. Je vous avais bien dit que vous seriez contente de moi.
Il s'assit alors sur sa malle, ce qui était pour elle une invite à s'asseoir sur le seul siège garnissant et meublant la mansarde. Ce qu'il avait à lui raconter était si extraordinairement intéressant qu'il eût été malséant de rester debout pour l'entendre.
Il lui détailla alors ses manœuvres, dont le résultat avait dépassé ses plus brillantes espérances. Une fois en possession des six obligations de la Ville, il avait envoyé Lilio se faire embaucher par le peintre. Il était absent quand l'Italien s'était présenté, mais celui-ci avait été reçu par une vieille femme de ménage occupée à balayer l'atelier de Gérald. Lilio, tout en lui apprenant qu'il posait les « saint Jean-Baptiste », fouillait avec ses yeux tous les coins et recoins de la pièce et, ayant avisé un grand bahut à deux corps, avait jeté le paquet sur une planche dans le corps du haut, dont la porte était entr'ouverte.
La vieille n'y avait vu que du feu et avait continué à balayer. Dès que Lilio était venu lui faire part du succès de sa visite, lui, Gustave, était allé « presto subito » se poster, rue Condorcet, devant la porte du jeune homme, qu'il avait attendu jusqu'à une heure de l'après-midi. Il l'avait alors vu rentrer, vêtu de sa vareuse et coiffé d'un chapeau noir en feutre mou. Il l'avait immédiatement reconnu à ses grands cheveux tombants.
Sans désemparer, il avait couru tout d'un trait jusqu'au bureau du commissaire de police de la rue Bochard-de-Saron et avait fait sa déposition.
— Quelle déposition? demanda Emmeline, qui sur ce prologue n'arrivait pas à asseoir un dénouement.
— J'avais eu soin de me ganter de frais, poursuivit Gustave. Le commissaire, que j'avais fait prévenir qu'il s'agissait d'une affaire urgente, m'a reçu avec une extrême gracieuseté. Je lui ai donné le nom sous lequel j'ai loué rue Viollet-le-Duc et qui n'est pas le mien, comme bien vous pensez. Je lui ai montré la dernière quittance de mon loyer, que j'ai payé grâce à vous, et je lui ai raconté avec un naturel épatant — vous auriez ri! — que je sortais de chez moi portant à la main six obligations de la Ville de Paris que j'avais achetées la veille et sur lesquelles j'avais l'intention d'aller emprunter un millier de francs au Comptoir d'escompte ; quand un monsieur m'ayant bousculé en passant sur le trottoir de la rue Condorcet, le paquet, qui formait un rouleau attaché par une ficelle rouge, m'échappa et tomba sur le trottoir. Je me baissais pour le ramasser, lorsqu'un grand jeune homme brun, vêtu d'une vareuse en ratine et coiffé d'un chapeau mou à bords très évasés, me devança par un mouvement rapide, saisit le rouleau et disparut sous une porte cochère.
— Oh! ça, c'est trop fort! fit Emmeline.
— Le commissaire, continua Gustave sans relever l'exclamation, me demanda si j'avais bien remarqué le numéro de la maison où était entré l'individu. Je lui expliquai que c'était au n o 33, lui décrivant la porte et m'offrant à l'y conduire lui ou son secrétaire. Il s'excusa de ne pouvoir m'y accompagner à l'instant, ayant quelques affaires à expédier, mais il m'invita à revenir à quatre heures le prendre à son bureau.
C'était bien tard et j'avais toujours peur que notre Gérald ne découvrît le rouleau, qu'il aurait sans doute soit porté au même commissaire, soit fait annoncer dans les Petites Affiches comme ne lui appartenant pas, car il paraît que c'est un très honnête garçon.
Après cet hommage rendu à la droiture de sa victime, Gustave continua :
— Vous pensez si à quatre heures précises je me trouvai chez le commissaire. Il mit son écharpe sous son paletot, et bien que le 33 de la rue Condorcet soit à deux pas de son bureau, il envoya chercher une grande voiture, où il monta avec deux agents, plus un troisième à côté du cocher. Figurez-vous que le malheureux Gérald, quand on est entré chez lui, avait séance avec un modèle, une petite blonde qui posait aux trois quarts nue. C'est le secrétaire qui m'a conté la scène, parce que, moi, je n'avais pas le droit d'assister à la perquisition.
A la vue du commissaire, qui a exhibé ses insignes, la pauvre petite a cru que c'était elle qu'on venait arrêter. Elle restait là, atterrée avec ses appas au vent. Il paraît qu'il y avait de quoi crever de rire. Elle s'est remise en apprenant qu'il s'agissait de l'autre. Le commissaire lui a demandé s'il n'avait pas ramassé dans la rue un paquet contenant six obligations de la Ville. Il a répondu, avec le plus grand calme, qu'il y avait évidemment erreur et que le commissaire serait bien aimable de ne pas troubler plus longtemps sa séance.
Comme celui-ci insistait, lui précisant les choses, décrivant la longueur du rouleau, son aspect, et jusqu'à la couleur de la ficelle dont je l'avais entouré, Gérald s'impatienta, le menaça de le flanquer à la porte et finit par lui demander en vertu de quel mandat il envahissait ainsi son domicile.
Le commissaire répliqua que l'affaire s'étant passée il y avait trois heures à peine, il l'avait considérée comme un cas de flagrant délit et qu'il la poursuivait sous sa responsabilité. Sur un signe, les deux agents qui se tenaient à la porte firent irruption dans l'atelier, regardant partout, derrière les toiles, dans les matelas du petit cabinet où couche Gérald et jusque dans ses bottines. Le rouleau qui était dans le meuble, sur la planchette du haut, ne tarda pas à leur tomber sous la main. Le commissaire, avant d'en prendre connaissance, fit observer qu'il était entouré d'une ficelle rouge nouée par une rosette. — J'y avais fait une rosette, mais j'avais eu soin d'avertir le commissaire que j'y avais fait un nœud, afin d'établir que Gérald avait feuilleté le rouleau d'obligations avant de le serrer dans le bahut. Hein! est-ce fort, ma petite?
Emmeline restait muette de saisissement. Elle suivait, sans en rien perdre, toutes les phases de la machination dont le but se dégageait plus visible à chaque complément d'explication. Elle répétait seulement de temps à autre :
— Est-ce possible! Est-ce possible!
— Il paraît, poursuivit Gustave, qu'il a fait un bond pour arracher le paquet des mains du commissaire. C'était sans doute pour voir ce qu'il pouvait bien contenir. Les agents ont cru que c'était pour détruire le corps du délit. Ce geste si naturel l'a perdu. On a déroulé le paquet et on a constaté qu'il contenait les six obligations avec leurs numéros, que j'avais pris la précaution de transcrire et de désigner au bureau de police. Le secrétaire du commissariat m'a ajouté que le Gérald était devenu pâle comme un mort. Au surplus, il n'y avait pas moyen de nier. Il a seulement répété à trois reprises :
— C'est incroyable! c'est à devenir fou!
— En attendant qu'il le devienne, ce qui serait encore le meilleur atout que nous aurions dans notre jeu, on l'a emmené au Dépôt, où le juge d'instruction, après un interrogatoire sommaire, l'a dirigé sur Mazas.
Et le faussaire conclut par cette addition rapide :
— Six mois de prévention ; dix-huit mois de maison centrale. Vous voilà toujours sûre de ne pas entendre parler de lui avant deux bonnes années ; sans compter qu'il sera coulé pour le restant de ses jours et qu'il ira probablement, son temps fini, transporter ses pénates à l'étranger.
Emmeline se dressa violemment en se cotissant le front avec la paume des mains :
— Vous avez fait… nous avons fait là une chose monstrueuse, dit-elle. Si vous m'aviez expliqué d'avance vos intentions, jamais je n'aurais consenti à vous aider. Accuser un innocent, quelle horreur!… Ah! si j'avais su, je suis une misérable! une misérable! une misérable!
Et elle retomba assise, en roulant désespérément son visage dans son mouchoir.
— Pardon, fit remarquer Gustave, est-ce que vous ne m'avez pas demandé de faire mettre à l'ombre, par n'importe quel moyen, ce monsieur qui savait comment vous étiez entrée en possession de votre héritage et qui, en bavardant, nous envoyait inévitablement où il est lui-même à cette heure, c'est-à-dire en prison? Croyez-vous pas que j'allais le prendre par la persuasion? On ne fait pas d'omelettes sans casser des œufs, ma petite.
— D'ailleurs, reprit-elle, rien ne lui sera plus facile que de se disculper. Quand on n'a pas commis le crime dont on vous accuse, on peut toujours le prouver et nous en serons pour notre dénonciation calomnieuse.
— Allons donc! fit le vieux cheval de retour. La cause est déjà entendue. On va me confronter avec lui, je le reconnaîtrai sans hésiter, tant à sa figure qu'à son costume et à son chapeau. Je l'aurai vu ramasser mes obligations. Il aura beau se démener : tout sera inutile, puisqu'on les a trouvées à son domicile dans un de ses meubles. C'est clair comme de l'eau de roche.
— Raison de plus, reprit-elle résolument. Le ruiner, le déshonorer à tout jamais! Oh! non, c'est par trop odieux. Vous auriez mieux fait de le tuer tout de suite d'un coup de poignard.
— Vous savez bien que je ne joue pas de ces instruments-là! répliqua Gustave. Puis, se levant à son tour, il se planta devant Emmeline en croisant les bras et lui dit, d'une voix qui s'irritait peu à peu :
— Ah çà! voyons! Qu'est-ce que vous réclamez maintenant? C'est fait, n'est-ce pas? Vous ne vous mettez pas dans le toupet que je vais aller trouver de nouveau le commissaire de police pour lui expliquer que je lui ai monté ce coup-là, de complicité avec une petite dame de mes amies. Ce serait le bon moyen d'aller, séance tenante, prendre la place de l'autre.
Le dilemme était effectivement sans issue. Retirer du gouffre l'innocent Gérald, c'était s'y précipiter soi-même. Or, Emmeline y entraînait trois personnes avec elle : Gustave, à qui elle présentait une cellule à Poissy ou à Melun, aux lieu et place des dix mille francs qu'elle lui avait promis ; puis, son mari et sa fille, qui devenaient ainsi acteurs malgré eux dans le plus effroyable scandale qui eût jamais défrayé la chronique parisienne.
Le vin était tiré, il fallait le boire, quelque empoisonné qu'il fût et, par-dessus le marché, le boire en silence ; car le moindre haut-le-cœur, la plus petite grimace mettaient en question et sa vie à elle et l'honneur d'Albert avec et y compris l'avenir d'Albertine.
Trois mois après l'arrestation de Gérald, l'instruction n'était pas terminée. Sa famille, désespérée, était accourue des plaines de la Touraine pour enrayer autant que possible la publicité que devait provoquer cette déplorable affaire. La presse, sollicitée par une mère en pleurs, n'avait mis sur le récit des faits que les initiales des personnages. Devant l'honorabilité des parents, la parfaite virginité du casier judiciaire du prévenu, ses dénégations, non seulement énergiques, mais indignées, le magistrat instructeur hésitait encore à signer l'ordonnance du renvoi devant la police correctionnelle.
D'autre part, ce M. Gustave Bachelin (il s'appelait Bachelin sur ses quittances de loyer) semblait être un très honnête homme, et ses dépositions, d'ailleurs empreintes de la plus grande modération, étaient absolument concluantes. Artiste lui-même, il n'avait aucun motif de contribuer à vilipender la corporation des peintres dont il faisait partie. En outre, la matérialité du délit n'était pas discutable. Toutefois, ces scrupules se traduisaient pour Gérald par une prolongation de prévention cellulaire qui l'exaspérait au point qu'il aurait mieux aimé en finir de façon ou d'autre avec ce cauchemar dans lequel il s'agitait comme un lion en cage.
Un jour, Emmeline, devenue plus attentive à la lecture des journaux, avisa à l'article « Tribunaux » cette note, qui la jeta dans un trouble nerveux d'où elle ne put sortir de toute la journée :
« C'est dans quelques jours que vient à la huitième chambre l'affaire du jeune G. P…, accusé de ce vol d'actions dont nous avons déjà entretenu nos lecteurs. On avait d'abord cru à une ordonnance de non-lieu ; mais, en présence des nouvelles charges qui se sont élevées contre l'accusé, le juge d'instruction a décidé que l'affaire suivrait son cours. »
— Que doit penser ce malheureux? se demanda-t-elle. S'il se doutait le moins du monde que je sois pour tout dans l'affreuse condamnation qui va sans doute le frapper! Mais il ne s'en doute pas : sans quoi, il aurait déjà fait part de ses soupçons aux juges qui l'ont interrogé.
Cette idée qu'il se réservait peut-être de la mettre en cause à l'audience même la saisit tout à coup. Dieu! s'il allait la faire citer comme témoin et lui poser en plein prétoire des questions auxquelles le président lui ordonnerait de répondre.
Elle n'avait pas entendu parler du prisonnier depuis des mois ; elle ignorait donc quel était son état d'esprit et s'il n'avait pas fait, dans l'intérêt de son innocence, des recherches et des découvertes qu'il avait l'intention de faire valoir devant les magistrats!
Elle fut subitement prise d'une peur galopante. Que faire pour se mettre au courant du dossier de l'affaire? Aller trouver l'avocat du détenu, c'était ouvrir une voie dans laquelle Gérald ne demandait qu'à entrer. Une femme de son monde ne s'intéresse pas ainsi sans cause sérieuse à un peintre qu'elle connaissait peu ou prou. Tout à coup, elle se rappela que son mari lui avait appris deux jours auparavant qu'il avait été nommé à l'unanimité vice-président de la commission chargée de l'enquête relative au système pénitentiaire. Il était déjà allé visiter la Roquette. Rien ne l'empêchait d'aller visiter Mazas pour s'assurer de la façon dont le règlement des prisons y était appliqué.
Elle insista auprès d'Albert pour qu'il se rendît compte par lui-même du régime alimentaire auquel étaient soumis les détenus. C'était son devoir de goûter la soupe et de s'assurer que le pain était mangeable. A la Chambre ils étaient tous pareils ; ils discouraient, pendant des heures, sur des sujets que ni les orateurs ni les auditeurs ne connaissaient.
D'abord, ce devait être bien intéressant de voir l'intérieur d'une prison. S'il était bien gentil, il se rendrait dès le lendemain à celle de Mazas, et elle l'accompagnerait. On ne refuserait pas de les laisser entrer, puisqu'il avait précisément la mission d'examiner le fonctionnement de l'administration, sans prévenir personne d'avance — afin qu'on ne modifiât pas l'ordinaire exprès pour lui.
Albert lui fit remarquer qu'on n'entrait pas dans une prison comme dans un moulin ; que si lui avait qualité pour visiter les détenus, au besoin, causer avec eux, interroger l'économe et expertiser les aliments, il ne lui serait pas permis, à elle, d'assister à cette enquête et que, quoi qu'en ait dit Victor Hugo dans Notre-Dame de Paris , il n'est guère intéressant de rester devant un mur derrière lequel il se passe quelque chose.
Elle répliqua : Si elle n'avait pas l'autorisation de pénétrer dans les cellules des détenus, elle resterait dans le cabinet du directeur à attendre qu'Albert eût terminé ses visites aux prisonniers. Elle s'amuserait à examiner le bâtiment. On lui avait assuré que c'était si curieux!
Enfin, elle le circonvint avec une telle ténacité qu'il céda : et comme il faisait beau, qu'il n'était pas plus de deux heures de l'après-midi et que la Chambre s'était donné congé ce jour-là, il fit atteler et mit le cap, en compagnie d'Emmeline, sur les steppes du boulevard Mazas.
Il montra sa médaille au greffe et demanda à parler à M. le directeur. L'aspect de cette roue énorme, dont les rais sont figurés par des murs de séparation et le moyeu par un belvédère d'où l'œil du guetteur embrasse tout l'ensemble de ce phalanstère d'État, troubla M me Dalombre, comme si les portes qui venaient de s'ouvrir allaient se refermer pour jamais sur elle.
Le malheureux! c'était dans ce caveau — un caveau de famille — qu'il suait son agonie. Être accusé, lorsque l'on est coupable, on sait au moins quel crime on expie ; mais innocent! On l'avait jeté dans cette fosse sans transition et presque sans explication. Elle serait certainement punie un jour de ce crime, le seul qu'elle eût encore commis : car la fabrication du faux acte de décès dont elle avait eu besoin pour son mariage tenait à la série de coups et de contrecoups qu'elle avait essuyés au début.
Mais ce crime, elle n'en perpétrerait jamais de plus impardonnable. Et pourtant il lui était interdit de le réparer. Ce jeune homme dont Gustave lui-même avait constaté la probité allait échouer sur le banc des voleurs. Il serait inévitablement condamné ; et, si elle en avait la moindre envie, elle assisterait à ce jugement inique, sans qu'il lui fût permis de crier :
— Mais vous ne voyez donc pas qu'il est innocent!
Et, rappelant ses souvenirs d'enfance, elle comparait la situation de Gérald à celle de Lesurques, se répétant que c'était absolument l'affaire du « Courrier de Lyon ».
Le directeur entra dans le greffe en chaussons de lisières : — le chausson de lisière est usuel dans les prisons, même dans celles où on n'en fabrique pas : il semble qu'on ait peur de réveiller les prisonniers qui, pourtant, ont du temps de reste pour dormir. Albert lui exposa l'objet de sa mission ; à quoi le fonctionnaire répondit par des « monsieur le député » réitérés.
— Je vous demande mille fois pardon, monsieur le directeur, dit Albert ; M me Dalombre a peut-être eu peur qu'on me gardât, et elle a absolument tenu à m'accompagner ici. Si vous n'y voyez pas d'inconvénient, elle restera au greffe pendant que vous et moi irons inspecter l'établissement.
Et se tournant vers Emmeline, qui regardait mélancoliquement à travers les carreaux de la salle :
— Ma chère amie, fit-il, ne t'ennuie pas trop, bien qu'on ne soit pas dans une prison pour s'amuser. Je n'en ai certainement pas pour longtemps. Toi qui aimes les histoires de voleurs, tu pourras demander à M. le greffier de vouloir bien t'en raconter.
Et il sortit avec le directeur.
Le greffier, un petit déjà sur l'âge et qui rêvait ce que rêvent tous les greffiers : une direction de maison centrale, se montra plus qu'obséquieux à l'égard d'Emmeline, femme d'un député dont l'influence se manifestait surtout dans les questions pénitentiaires. Il lui avança une chaise sur laquelle s'étaient vraisemblablement déjà assis bon nombre de maltôtiers, escarpes ou assassins, pour y subir l'interrogatoire d'écrou.
Elle promenait les yeux tout autour de cette pièce poussiéreuse, qui lui rappelait le bureau du terrible Heurteloup à la préfecture de police. Elle avait tant entendu parler de prison, de clou, de bloc et de « Grand-Hôtel » par ses camarades d'autrefois, que son passage — même d'un quart d'heure — dans une de ces géhennes l'étreignait comme dans un étau. Elle finit par rassembler le sang-froid dont elle allait avoir besoin pour conduire sa barque dans les écueils qu'elle était venue affronter. Elle commença par s'informer de la nature des délits qui amenaient le plus de coupables entre les mains de la justice.
— C'est le vol ou plutôt l'escroquerie. Nous avons aussi l'abus de confiance, puis l'attentat à la pudeur, répondit le greffier, tout à son métier.
— Mais, interrogea Emmeline avec une feinte naïveté, parmi ceux qu'on vous amène, il s'en trouve quelquefois d'innocents.
— Quelquefois, oui, madame ; mais ceux-là, nous les reconnaissons immédiatement. Quand on a été, comme moi, trente ans dans les maisons de détention, on ne s'y trompe guère.
— Est-ce possible! Vous savez comme ça, tout de suite, si un homme est coupable ou non?
— Mais oui, madame. C'est une question de coup d'œil. Celui qu'on accuse d'un crime qu'il n'a pas commis n'a ni la même attitude, ni le même regard, ni le même système de défense que s'il l'avait commis en effet. Il y a toujours dans chaque pénitencier sept ou huit innocents que tout le monde connaît comme tels, et en faveur desquels on ne peut malheureusement rien.
— Ainsi, s'obstina Emmeline, vous avez ici de pauvres gens que les tribunaux condamneront, bien qu'à vos yeux leur culpabilité soit plus que problématique?
— Certainement, madame, fit l'employé avec un soupir philosophique. Souvent les preuves s'accumulent contre un individu avec un tel ensemble qu'il lui est impossible de lutter contre elles.
Ayant amené la conversation sur le terrain favorable à ses plans, elle profita du peu de temps qui lui restait pour se renseigner suffisamment avant le retour de son mari.
— C'est épouvantable! s'écria-t-elle. Mais quand on sait que les condamnés ne méritaient pas leur condamnation, on doit les traiter avec plus d'égards dans les prisons où ils font leur peine?
— Sans doute, madame, répondit le greffier avec le même soupir d'autant plus résigné qu'il le poussait pour les autres. Par malheur, il y a les règlements qu'il est bien difficile de faire fléchir, à moins de très grandes protections.
— Je vous demande tous ces détails, reprit-elle d'un ton insouciant, précisément parce qu'on m'avait parlé d'un jeune homme, un peintre, un garçon d'assez bonne famille, à ce qu'il paraît, et qui allait passer en police correctionnelle pour avoir dérobé des titres de rente, des actions, je ne sais quoi, enfin ; comment donc? un monsieur Gérard, Girard…
— Parfaitement, c'est le n o 1118, le nommé Péronaud, dit Gérald. Hier encore, il est allé à l'instruction.
— Eh bien! insista Emmeline, croiriez-vous, monsieur, que deux personnes m'ont affirmé qu'il était innocent, et voilà trois mois qu'il est à Mazas! Vous, monsieur, qui avez l'habitude, pensez-vous qu'il le soit… innocent?
— M. le directeur et moi, nous en sommes convaincus, dit le greffier en baissant la voix, comme si tenter d'arracher un prévenu des mains des juges constituait un acte d'opposition au gouvernement.
— Il est innocent! Alors, il sera acquitté? demanda-t-elle chaleureusement.
— Il sera inévitablement condamné, madame. C'est là encore un des exemples de ce concours de circonstances inexplicables sur lequel j'avais l'honneur d'appeler votre attention. Ce jeune homme n'a aucun passé judiciaire ; il est tout à fait distingué de manières ; il affirme, avec une énergie indomptable, ignorer absolument qui a pu, par erreur ou préméditation, introduire dans un de ses meubles un paquet d'obligations de la Ville de Paris, et, d'autre part, un monsieur très recommandable, qui n'a aucun motif d'en vouloir au détenu Péronaud, qu'il ne connaît pas, assure avec non moins d'énergie l'avoir vu ramasser, sur le trottoir, le rouleau d'obligations dont il nous donne les numéros et le bordereau d'achat.
Et le narrateur ajouta :
— A moins qu'il n'y ait là-dessous quelque vengeance féminine, c'est à n'y rien comprendre.
— Et, demanda-t-elle, ce M. Girald…, Gérald… Péronaud… enfin cet accusé ne soupçonne personne de quelque machination dressée contre lui?
— Nous l'avons souvent interrogé là-dessus, M. le directeur et moi, mais il a toujours répondu qu'il ne se croyait aucun ennemi. D'ailleurs, la matérialité des faits n'est pas niable. Un jury même le condamnerait, à plus forte raison un tribunal.
Rassurée du côté d'une investigation possible où son nom et son souvenir auraient été mêlés, elle se sentit envahie par une grande pitié. Elle n'en était pas moins un peu surprise que Gérald n'eût pas songé, fût-ce un instant, à rattacher son aventure à celle du bal de l'ambassade de Suède. La condamnation, maintenant certaine, du seul homme dont elle eût à craindre les bavardages, en rendant à Emmeline toute sa sécurité, lui avait rendu toute sa commisération. Puisqu'il n'avait rien raconté de sa rencontre avec elle, c'est qu'il était homme d'honneur. Elle aurait donc agi à la fois loyalement et prudemment en se confiant entièrement à lui. La peur est décidément bien mauvaise conseillère.
A cette heure, il était trop tard et elle en était réduite à laisser aller les choses qu'il eût été si facile d'arrêter au début.
— Ainsi, dit-elle au greffier, vous voyez de temps à autre cet infortuné? Est-il profondément abattu?
— Il s'attriste à mesure que son emprisonnement se prolonge. Dans les premiers jours, il n'était que stupéfait. Nous le voyons quelquefois, soit dans sa cellule, soit au greffe, quand il revient de l'instruction.
— Pauvre jeune homme! si j'avais seulement pu l'apercevoir un instant! fit Emmeline, dévorée du désir de contempler sa victime, afin de constater les ravages que trois mois de la plus dure comme de la plus injuste détention avaient exercés sur sa santé et sur son physique.
— Si vous voulez, madame, je vais le faire demander au greffe, se hâta d'offrir l'employé, heureux de se signaler par ses prévenances.
— Oh! non! jamais! monsieur, se récria-t-elle, toute bouleversée à la pensée de se retrouver nez à nez avec un artiste pour qui sa présence au greffe de Mazas serait toute une révélation. Et, pour atténuer dans l'esprit du greffier la violence de son refus, elle ajouta :
— Vous comprenez ce qu'il y aurait d'humiliant pour lui à mettre une femme dans la confidence de sa situation. Je ne l'aurais regardé que si j'avais été bien sûre qu'il ne me vît pas.
Alors, avec le même empressement, le greffier, qui devinait son envie folle d'assister à la représentation d'une scène d'interrogatoire, lui proposa d'entrer dans la salle de l'économat contiguë à celle du greffe et d'où il lui serait loisible de voir, d'entendre et de juger le prisonnier auquel elle paraissait s'intéresser.
— Vous apprécierez vous-même, madame, conclut-il, à quel point la parole d'un innocent ressemble peu à celle d'un coupable.
Et, sonnant immédiatement un gardien, il lui donna l'ordre d'aller chercher et d'amener le 1118.
Emmeline s'était jetée dans la pièce que lui avait ouverte le greffier et que l'économe venait de quitter, étant allé, en compagnie du directeur, présider à la dégustation de la soupe pénitentiaire.
La cachette était suffisamment aménagée pour que M me Dalombre pût, à travers la porte entre-bâillée, ne rien perdre de ce qui allait se dire, tout en restant elle-même à l'abri de quelque regard hasardeux. Même si son mari survenait pendant l'entretien commencé entre l'employé et le détenu, il ne s'étonnerait en rien qu'elle eût ainsi sauvé l'amour-propre d'un malheureux qu'elle avait rencontré par hasard au bal et qui avait déjà bu assez de honte comme ça.
Elle était à l'affût depuis cinq minutes quand Gérald entra aux côtés du gardien. Emmeline s'attendait à surprendre sur le visage de ce calomnié les signes d'un abattement extraordinaire. Il lui parut un peu plus maigre et plus exsangue, mais elle fut surprise de la fierté de son allure.
— Est-ce que vous m'avez fait venir pour me signifier ma mise en liberté? demanda-t-il.
— Malheureusement non, fit le greffier sans se lever. Je crois même que M. le juge d'instruction se dispose à signer l'ordonnance de renvoi devant la police correctionnelle. C'est pourquoi je tenais à vous avertir pour que d'ici là vous tâchiez de recruter des témoins, n'importe lesquels. Ça fait toujours bien.
— Des témoins! dit amèrement le prévenu. Où en prendrai-je? Tous les témoignages du monde n'empêcheront pas qu'on ait saisi chez moi des obligations qui y étaient, bien que je ne les y eusse certainement pas mises.
Le greffier se tourna tout d'une pièce vers lui :
— C'est précisément parce que vous ne les y avez pas mises, dit-il, que vous devriez tâcher de découvrir qui avait intérêt à les y mettre.
— Il est certain que si j'avais la liberté de mes mouvements, répondit-il, je finirais par trouver la clef du mystère ; mais on commence par me calfeutrer dans une cellule de trois pieds de long et on m'engage ensuite à courir après les preuves de mon innocence. On m'a confronté avec un monsieur qui m'a formellement reconnu, quoique je ne le connaisse pas. J'aurai beau me démener et crier par-dessus les toits que je ne sais pas ce qu'on me veut, je ne convaincrai évidemment personne. Il m'est tombé une tuile qui m'a fendu la tête. Comment prévoir des accidents pareils?
— Mais, reprit le greffier, si vous n'avez pas les moyens d'établir votre non-culpabilité, vous avez bien dans votre monde quelques protecteurs plus ou moins haut placés, qu'il vous serait facile de faire agir. Vous êtes là, vous ne vous remuez pas ; ce n'est pas ainsi qu'on se tire d'un mauvais pas.
Gérald eut un mouvement de révolte qui pénétra jusqu'au cœur d'Emmeline :
— Pour faire agir quelqu'un en ma faveur, dit-il, il faudrait d'abord qu'il fût persuadé que je n'ai pas commis le vol pour lequel je suis ici. Or, jusqu'à présent, tous les magistrats devant lesquels j'ai passé me croient coupable. Ce serait donc en suppliant que je me poserais devant ceux mêmes qui me voudraient le plus de bien. Et je n'ai à supplier personne puisqu'il n'y a aucun reproche à m'adresser. D'ailleurs, je ne vois guère par qui je me ferais recommander.
— De quel pays êtes-vous? insista le greffier. On a toujours son député ou son sénateur à qui, faute de mieux, il est permis de s'adresser.
— Je suis de la Touraine, mais je suis venu à Paris très jeune pour mes études de peinture, et je ne vote pas. En fait de député, je n'en ai jamais vu qu'un — pas même lui — sa femme, avec qui j'ai dansé dans un bal. Je ne vais pas, bien sûr, écrire à cette dame une lettre datée de Mazas.
Emmeline rougit derrière sa porte, comme s'il avait su qu'elle était là, qu'elle l'entendait et refusait de lui tendre la main, qu'il implorait ou plutôt qu'un geôlier, plus généreux qu'elle, implorait pour lui.
— Pourquoi donc ne vous adresseriez-vous pas à cette dame? repartit le greffier. Elle se montrera peut-être toute disposée à vous rendre service.
— Oh! fit-il avec un sourire douloureux ; ce serait beau. Lui envoyer cette flatteuse missive : « Madame, vous vous rappelez sans doute votre danseur du bal de l'ambassade de Suède? Eh bien! il est à Mazas et il va passer en police correctionnelle pour filouterie. » Elle, qui est charmante et distinguée au possible, serait fière d'avoir eu pendant deux contredanses consécutives un cavalier de cet acabit.
— C'est trop fort! se disait Emmeline du fond de sa cachette, voici en quels termes il parle de moi! On lui propose de faire appel à ma protection, et il ne saute pas sur cette idée! Il sait pourtant qu'il me serait impossible de ne pas la lui accorder. Et, au contraire, il parle de ma distinction et de la honte qu'il éprouverait à m'avouer sa situation actuelle! Je n'y comprends vraiment rien.
Elle ne commença à comprendre qu'en entendant de la bouche du détenu cette réflexion, qu'il n'avait certainement ni préparée ni méditée, puisqu'il se croyait seul avec l'employé de la prison :
— Au reste, on lui apprendrait que je suis sur le point d'être jugé pour indélicatesse qu'elle s'en étonnerait médiocrement, car j'ai trouvé moyen de me l'aliéner totalement par mon manque de savoir-vivre, et c'est ce qu'une femme du monde pardonne le moins. Je ne l'ai vue que pendant une soirée, et elle m'a quitté fâchée, sans que j'aie jamais pu deviner au juste pourquoi. Probablement j'aurais été inconvenant sans m'en douter. Nous autres, peintres, nous ne savons pas toujours peser nos expressions.
— Comment! comment! se dit-elle en s'accrochant à la porte pour ne pas défaillir, est-ce que je me serais trompée? Est-ce qu'il ne m'aurait pas reconnue? Est-ce que j'aurais commis une infamie inutile? Oh! ce serait pis que tout au monde, et mon ignominie serait complète.
Gérald ayant terminé ses doléances, le greffier pensa que la curiosité de la femme de « monsieur le député » était suffisamment satisfaite. Le gardien attendait l'ordre de réintégrer le 1118 dans sa cellule. Alors Emmeline, se refusant à admettre qu'elle eût provoqué par erreur l'épouvantable catastrophe qui allait fondre sur ce jeune homme qui supportait si dignement un malheur devenu sans motif et sans but, si, en effet, il n'avait pas retrouvé dans M me Dalombre la femme qu'il avait assise un soir sur ses genoux dans un claque-dents des boulevards extérieurs, perdit complètement la tête.
Elle s'élança à tout hasard dans le greffe comme si elle sortait de l'économat et se dirigea vers la porte ; mais, s'arrêtant à mi-chemin, elle eut l'air de remarquer tout à coup le prisonnier et lui dit d'une voix mêlée de douceur et d'étonnement :
— Mais je ne me trompe pas. C'est bien vous, monsieur, avec qui j'ai dansé à l'ambassade de Suède?
Gérald fit un pas en arrière. Par quel incroyable imprévu M me Dalombre, dont il venait de parler cinq minutes auparavant, se trouvait-elle dans le greffe de Mazas en même temps que lui? Elle lui en fournit immédiatement l'explication :
— Mon mari est chargé par la Chambre de visiter les établissements pénitentiaires, dit-elle. J'ai tenu à l'accompagner. On n'a pas toujours l'occasion de voir une prison.
Et comme si elle était à cent lieues de soupçonner l'aventure de Gérald, elle ajouta :
— Mais vous-même, monsieur, par quel hasard êtes-vous ici?
— Demandez à monsieur, répondit-il, en désignant le greffier.
Et le greffier se taisant, puisqu'il avait déjà mis la visiteuse au courant, le prisonnier reprit :
— Je suis ici, accusé de vol. Oui, madame… vous riez. Vous ne le croyez pas… Et, frappant un grand coup de poing sur le bureau de l'employé, il grommela entre ses dents serrées :
— Moi non plus, je ne pouvais pas le croire.
Emmeline affecta de prendre très légèrement cette confidence.
— Ah çà! voyons, fit-elle, c'est une plaisanterie. D'ailleurs, vous êtes assurément innocent. Vous n'avez donc rien à craindre.
— J'ai si bien tout à craindre que je serai presque certainement condamné. C'est ma vie perdue. Et sans que je sache pourquoi, répliqua-t-il rageusement. Est-ce horrible! me présenter ainsi devant vous, madame, avec un gardien à mes côtés, devant vous qui aviez daigné danser avec moi… sans me connaître.
— Mais oui, j'ai dansé avec vous, et j'en suis fière, et j'espère bien y danser encore, répondit-elle. Car cette accusation n'a aucun sens. N'est-ce pas, monsieur, que ce n'est pas sérieux? dit-elle en s'adressant au greffier.
— Malheureusement, tout ce qui se passe ici est sérieux, riposta celui-ci. Et si le détenu… si M. Gérald n'a pas quelque protecteur bien influent qui puisse répondre de lui et même faire des démarches en sa faveur… Mais il ne veut pas, il a honte. Il dit : « Je suis innocent! » et il s'imagine que ça suffit.
C'était clair. Gérald n'avait pas eu un mot qui pût passer pour une allusion. Cependant, elle ne voulut pas prendre de résolution avant d'avoir des certitudes.
Elle le regarda bien en face comme pour le provoquer à une indiscrétion, à une explosion plutôt. Il prit cette invite comme un simple encouragement à accepter les services qu'elle semblait lui offrir et y répondit d'une voix triste :
— Souscrire à des démarches en ma faveur auprès des juges, ce serait presque avouer ma culpabilité. Être acquitté par complaisance, il ne me manquerait plus que cette dernière abjection! Je vous donne ici ma parole, madame, que les obligations qu'on a trouvées chez moi, j'ignore absolument comment elles y sont venues. Croyez-moi, c'est tout ce que je réclame, et vous serez encore trop bonne de me croire, car vous paraissez avoir emporté un bien mauvais souvenir de moi, en quittant ce bal où j'ai eu le grand honneur d'être un instant votre cavalier.
— Oui, c'est vrai, dit-elle, vous me rappelez là mes torts ; mais vous m'avez excusée, j'en suis sûre. Je suis, depuis quelques années, atteinte d'une maladie nerveuse et je sortais d'une crise… Du reste, vous avez dû vous rendre compte de mon malaise. A trois ou quatre reprises, j'ai été sur le point de m'évanouir.
— C'est moi, madame, répondit Gérald, qui me suis au contraire amèrement reproché de vous avoir sans doute froissée par mon sans-façon, et c'est de moi seul que doivent venir les excuses. Quant à user de votre influence pour me sauver, je vous conjure de n'en rien faire. Nous verrons bientôt si la fatalité doit me poursuivre jusqu'au bout.
Il salua profondément M me Dalombre et sortit par la porte que lui ouvrit le gardien et qui donnait sur le couloir. Emmeline pétrissait son mouchoir d'une main crispée, décidée à tout pour soustraire ce malheureux au guet-apens dans lequel elle l'avait attiré. Dans sa dignité restée toujours debout, il refusait les services qu'elle lui offrait ; mais elle était bien résolue à ne tenir aucun compte de cette exagération de délicatesse et d'orgueil. Aussi, à peine son mari fut-il de retour de son excursion à travers les cuisines, les cellules simples et les cellules doubles, qu'elle se hâta de lui faire cette communication :
— Te rappelles-tu, Albert, ce jeune homme avec qui j'ai dansé à l'ambassade de Suède? Un peintre… Tu ne l'as peut-être pas remarqué. Eh bien! il est à Mazas… c'est horrible… accusé de vol et d'un vol qu'il n'a pas commis. On l'a pris pour un autre. Il faut absolument qu'en sortant d'ici tu ailles parler au ministre de la justice. Tu es député, tu ne peux pas laisser condamner un innocent, n'est-ce pas, monsieur le directeur? ajouta-t-elle en prenant à témoin ce rigide fonctionnaire.
— Malheureusement, madame, répliqua-t-il, si M. Dalombre est député, ce sont les juges qui condamnent. J'ai comme vous de fortes raisons de supposer que ce jeune homme a été victime d'un malentendu. Il y a dans son accent une sincérité bien difficile à feindre, mais les magistrats ne jugent pas sur des impressions.
— En outre, objecta Albert, il me semble difficile d'aller demander comme un service personnel à un président de chambre d'acquitter un accusé, s'il le croit coupable.
— Mais il ne l'est pas, je suis sûre qu'il ne l'est pas, répéta Emmeline avec emportement. Si tu ne veux rien faire pour ce pauvre et honnête garçon, eh bien! c'est moi qui me charge de le tirer d'affaire.
Et d'un pas résolu elle gagna la porte devant laquelle les attendait la voiture. Son parti était pris. Elle devait une réparation à cette victime. Elle s'acquitterait coûte que coûte.
A peine rentrée chez elle, elle ressortit, sauta dans un fiacre et se fit mener d'un train d'enfer, en promettant des pourboires extravagants, chez le vieux Gustave, lequel attendait dans une douce quiétude la décision judiciaire qui allait le mettre pour longtemps à l'abri d'indiscrétions redoutables.
— Je m'étais trompée, dit Emmeline, en entrant impétueusement dans l'atelier, que l'artiste en faux avait sinon embelli, du moins rapproprié depuis que la manne y avait pénétré par la fenêtre à tabatière. Il parlait même de déménager.
— En quoi vous étiez-vous trompée? demanda-t-il.
— Ce M. Gérald ne sait rien du faux acte que nous avons machiné. J'avais pris la mouche sur un mot que j'avais mal compris. C'était déjà assez vilain de l'envoyer en prison, même quand nous n'avions pas le choix. Aujourd'hui que sa condamnation ne nous profiterait en rien, ce serait abominable. Vite! il n'y a pas une minute à perdre. Il faut lui faire rendre immédiatement sa liberté.
Gustave sauta en l'air.
— Comment! lui faire rendre sa liberté? En voilà une forte! Est-ce que je le peux maintenant? Vous vous figurez donc que j'ai la clef de Mazas dans ma poche?
— Que vous l'ayez ou non, je vous dis qu'il le faut, insista-t-elle violemment. Je comprends qu'il sera malaisé de vous rétracter devant les juges. Vous allez être obligé de mentir de nouveau ; mais soyez tranquille, je vous en tiendrai compte. Quand je devrais vendre jusqu'à mon dernier bijou, je trouverai bien encore cinq mille francs à vous donner pour le sauver.
— Après m'en avoir donné dix mille pour le perdre! fit remarquer Gustave en haussant les épaules d'un air bon enfant, cette perspective de cinq nouveaux mille francs ayant déjà aplani une partie des difficultés qu'il signalait.
— Oui, rien n'est plus simple, fit-elle, en renversant en imagination tous les obstacles. Il est incroyable que moi, une femme, je sois obligée de vous indiquer la marche à suivre. Vous allez trouver le juge d'instruction et vous lui déclarez que, toute réflexion faite, vous n'êtes pas bien sûr que le prévenu soit l'homme que vous avez vu ramassant vos obligations. Vous ajoutez que l'autre était plus grand, autrement vêtu, enfin tout ce que vous voudrez.
— Ma parole d'honneur, on n'est pas enfant à ce point-là! s'exclama-t-il. Puisque le paquet a été saisi chez lui dans un meuble, avec les numéros des titres qu'on a confrontés. Il n'y a pas à aller contre l'évidence.
— Ah! mon Dieu! mon Dieu! que devenir? répétait Emmeline en joignant les mains au-dessus de sa tête. Tant que ce pauvre jeune homme sera en prison, je ne vivrai pas.
— Au commencement, c'était parce qu'il n'y était pas que vous ne pouviez pas vivre. Les femmes, vraiment, c'est à pouffer de rire!
Mais Emmeline n'était pas d'humeur à savourer ses réflexions. Elle ne lui permit pas le moindre répit :
— Voyons, voyons, trouvez quelque chose! fit-elle.
Le vieux pandour prit une attitude résignée qui semblait dire :
— Il faut bien trouver quelque chose, en effet, puisque vous l'exigez absolument.
Il se recueillit quelque temps, couvrant ses yeux de sa main droite, comme pour empêcher qu'on ne vît le travail qui s'opérait dans son cerveau fécond ; et, après une méditation assez longue pour laisser supposer à Emmeline qu'il allait lui en donner pour cinq mille francs, il développa ce projet :
— Il n'y a guère qu'un moyen d'arrêter les frais auprès du juge d'instruction : c'est de substituer Lilio à notre Gérald. Nous achèterons à l'Italien un chapeau dans le genre de celui du peintre, nous lui mettrons sur le dos une vareuse à peu près pareille à celle dans laquelle le pauvre diable a été arrêté ; on les placera l'un à côté de l'autre, et je déclarerai alors ne plus savoir lequel j'ai vu ramasser le rouleau d'obligations que j'avais laissé tomber.
— Votre idée n'a pas le sens commun, lui fit brutalement observer Emmeline, qui, pour son argent, s'accordait le droit de s'exprimer en toute franchise. Si on relâche M. Gérald, ce sera pour incarcérer à sa place votre Italien. Or il ne se laissera pas arrêter comme ça sans crier. Il racontera tout et nous serons bien obligés d'expliquer dans quel but nous avons tendu ce traquenard à un homme que nous ne connaissions pas et contre lequel nous ne devions avoir aucun motif d'animosité.
— Mais laissez-moi donc faire! insista Gustave, en haussant les épaules. Lilio ne racontera rien : d'abord, parce que nous le payerons pour se taire, et, en second lieu, parce que lui ne pourra être accusé d'un délit quelconque. Voici quelle sera sa déposition devant le juge instructeur :
« Je suis modèle de mon état ; je cherchais des poses et j'avais aperçu de la rue les fenêtres d'un atelier de peintre. Au moment où je me dirigeais vers la maison pour monter chez M. Gérald, mon pied a donné dans un rouleau de papier que j'ai pris pour du papier à dessin. Je l'ai ramassé sans y attacher la moindre importance ; et la preuve, c'est que je l'ai déposé machinalement sur une table dans l'atelier de M. Gérald, qui n'était pas chez lui en ce moment. C'est sans doute la femme de ménage qui, sans y faire attention, aura serré ce paquet dans le meuble où on l'a découvert ; et comme il renfermait des obligations de la Ville, on aura supposé que ces valeurs avaient été ramassées rue Condorcet non par moi, mais par Gérald lui-même : d'autant plus que le propriétaire des obligations a affirmé l'avoir reconnu pour l'homme au pied de qui il les avait laissées tomber. »
L'erreur semblera évidente, ajouta le vieux faussaire, d'autant que je justifierai la confusion que j'ai faite par la ressemblance des costumes de Lilio et de Gérald, qui, bruns tous deux et à peu près de même taille, peuvent, en somme, être facilement pris l'un pour l'autre. Hein! qu'avez-vous à répondre?
— C'est, en effet, très ingénieux, ne put s'empêcher d'avouer Emmeline.
— Notez, continua-t-il, que si on interroge la femme de ménage qui balayait l'atelier quand Lilio y est monté, elle abondera forcément dans notre combinaison. Et Gérald ne saura même pas qu'il vous doit la clef des champs : ce qui, à mon avis, est de première importance.
Ce Gustave était décidément plein de ressources. Nul doute qu'avec son aplomb, il ne fît accepter par la justice cette version nouvelle, d'ailleurs très vraisemblable et même en grande partie vraie, puisque effectivement le jeune modèle était monté chez Gérald pour y déposer subrepticement le rouleau dénonciateur. Du moment où le possesseur légitime des obligations proclamait lui-même le quiproquo et se désistait de sa plainte, la réhabilitation et l'élargissement immédiat du détenu ne souffriraient aucune difficulté.
Emmeline descendit allègrement les innombrables étages de la maison de la rue Viollet-le-Duc. Elle était soulagée de ce poids intolérable qu'elle craignait d'avoir à porter toute sa vie. Le madré Lilio se fit une tête d'imbécile pour aller demander à être entendu par le juge d'instruction dans l'affaire Péronaud. Il expliqua comment, étant retourné à l'atelier de la rue Condorcet pour y demander si on avait besoin de lui, il avait appris que l'artiste qui le louait était accusé d'avoir volé des papiers qu'on avait retrouvés chez lui, mais que personne, dans la maison, ne le croyait coupable, parce qu'il avait toujours parfaitement payé son terme et qu'il passait pour un très honnête garçon.
Alors, il s'était rappelé être monté un jour chez ce pauvre M. Gérald, après avoir ramassé presque à sa porte un rouleau de papiers qu'il avait dû déposer quelque part, attendu qu'il n'avait jamais su où il était passé. Lui, il était Italien et ne savait pas lire le français. Ce papier ne pouvait lui servir à rien. Il l'avait probablement jeté sur une table et jamais il ne se serait souvenu de cette histoire-là, sans le malheur qui était arrivé à M. Gérald. On lui avait conseillé d'aller tout de suite prévenir M. le juge d'instruction. Il y venait, et voilà.
Le magistrat, un peu désappointé de voir lui échapper un prévenu auquel il avait à plusieurs reprises irréfutablement démontré qu'il était coupable, objecta à ce témoin gênant que le détenu Gérald avait été formellement reconnu par l'honorable propriétaire des obligations comme l'individu qui les avait escamotées sous ses yeux.
— Oui, mais peut-être que ce monsieur a la vue basse! fit observer le modèle en jouant le jocrisse.
Bien que les hommes ne croient guère au hasard non plus qu'aux coïncidences, celui devant lequel venait spontanément témoigner cet Italien, qui bredouillait à peine la langue française, fut bien obligé de constater que le costume de Lilio concordait singulièrement avec celui du prévenu Gérald. Il espérait cependant encore que, mis en leur présence à tous deux, le plaignant persisterait dans ses affirmations. Il eût été trop cruel pour ce magistrat de perdre ainsi le bénéfice d'une affaire qu'il avait si bien menée. Décidément, la police n'avait pas de chance depuis quelque temps. Les coupables lui échappaient à qui mieux mieux ; et quand, par aventure, elle en arrêtait un, il se trouvait qu'il était innocent.
Le juge s'exécuta pourtant et, après avoir envoyé chercher Gérald à Mazas, il fit demander à Gustave de vouloir bien se rendre au Palais de Justice. Gérald entra le premier dans le cabinet du juge d'instruction, où se tenait Lilio, assis dans un coin. Avant de se décider à la comparaison entre le prévenu et le témoin, le magistrat risqua une dernière tentative :
— Vous feriez cent fois mieux d'avouer, dit-il presque tendrement à Gérald. Le tribunal vous saura gré de votre franchise, tandis que votre obstination vous coûtera probablement très cher.
— J'ai fait tous les aveux dont j'étais capable, répondit le peintre. J'ai avoué mon innocence. Je ne puis rien de plus.
— C'est bien! fit le juge. Nous allons procéder à une nouvelle confrontation entre vous et M. Bachelin qui vous accuse de lui avoir dérobé les valeurs que vous savez. Ce sera la dernière, et elle sera décisive.
Gustave, qui avait attendu sa convocation toute la matinée, arriva comme un homme très surpris qu'on l'eût dérangé de nouveau.
— Il est heureux qu'on m'ait trouvé chez moi, j'allais sortir. Est-ce que nous en avons pour longtemps, monsieur le juge d'instruction? dit-il. Tout ce que j'avais à dire, il me semble que je l'ai dit.
— Connaissez-vous monsieur? demanda l'instructeur à Gustave en lui désignant Lilio, auquel il avait fait signe de se lever.
— Non, monsieur le juge d'instruction, je ne connais pas monsieur, répondit-il nettement.
— Maintenant, dit le magistrat à Lilio, veuillez vous tenir debout, le chapeau sur la tête, à côté du prévenu, qui se coiffera également du chapeau qu'il tient à la main et qui est bien, n'est-ce pas? celui qu'il portait le jour où le délit a été commis?
Gérald et Lilio se placèrent côte à côte ; et bien que le dernier fût un peu moins grand que l'autre, l'aspect général, grâce à l'identité du costume et de la coiffure, était tellement similaire que le juge d'instruction jeta à son greffier un regard désolé.
Le vêtement et le chapeau du jeune modèle s'appareillaient d'autant plus à ceux du peintre que Gustave les lui avait achetés, l'avant-veille, aussi ressemblants que possible.
— Je dois vous apprendre à présent, reprit le juge, à quoi tend cette mise en scène. Monsieur, qui est Italien, prétend être la personne qui a ramassé les obligations rue Condorcet, qui les a portées jusque chez le prévenu et qui les y a oubliées. Si bien qu'abusé par une sorte de ressemblance dans la tournure, dans l'habillement et dans la physionomie, vous auriez pris celui-ci pour celui-là.
Gustave, comme écrasé par la stupeur, prolongea son ébahissement quelques instants encore.
— En effet, balbutia-t-il, jamais je n'ai vu une personne en rappeler aussi exactement une autre. Si je m'y suis trompé, convenez, monsieur le juge d'instruction, que vous auriez fait de même. C'est vraiment incroyable!
— Monsieur ne parlant qu'assez incorrectement le français, dit le juge, je vais vous reconstituer la déposition qu'il vient de faire devant moi et dont je vous prie de vouloir bien relever les contradictions ou les erreurs.
Et il raconta bénévolement à Gustave tout ce que ce dernier avait inventé trois jours auparavant, et qu'il feignit d'écouter avec la plus scrupuleuse attention.
— Mais, fit-il observer, du ton d'un homme qui, pour être fortement ébranlé, n'est pas absolument convaincu, si ce jeune modèle est monté chez M. Gérald, il a été reçu par quelqu'un, un domestique, une bonne, un concierge.
— Oui, fit Lilio, en continuant à exagérer son accent étranger, il y avait là une vieille femme qui balayait.
— Quelle est cette femme? demanda le magistrat à Gérald.
— Ma femme de ménage, répondit-il.
— Et qu'est-elle devenue?
— Je l'ignore. Voici plus de trois mois que je suis en prison.
— Toute la question est de la retrouver, insista Gustave. Il est clair que si ce jeune Italien lui a parlé et qu'elle le reconnaisse, c'est que j'aurai été dupe d'une illusion que je regretterai profondément, mais qu'explique suffisamment le plus étrange concours de circonstances. Errare humanum est! conclut-il, pour faire montre de son érudition.
Car la loi, l'impassible loi, vous tient coffré pendant des mois, après quoi elle vous ouvre la porte de votre cellule en vous disant pour tous dommages-intérêts :
— Nous nous sommes trompés. Mais aussi, c'est de votre faute. Si vous n'aviez pas ressemblé comme deux gouttes d'eau à un autre pour lequel on vous a pris, ce désagrément ne vous serait pas arrivé.
L'essentiel était de retrouver et de faire comparaître la femme de ménage. Le vieux Gustave, qui avait pris des informations et savait parfaitement où aller la chercher, affecta un profond désespoir de l'erreur dont il était responsable. Il s'offrit à entreprendre toutes les démarches nécessaires à la découverte de cette fameuse vérité qu'on feint toujours de poursuivre et qu'on lâche si facilement quand on peut mettre la main dessus.
— Monsieur, dit-il en serrant à demi Gérald dans ses bras, si j'ai eu envers vous des torts involontaires, soyez sûr que je ne goûterai de repos qu'après les avoir réparés. Je vais me jeter sur la piste de cette femme et je ne m'arrêterai qu'après l'avoir amenée ici morte ou vive.
Cependant pour la vraisemblance, il ajouta :
— Je voudrais seulement savoir son nom.
— On l'appelait M me Basile, répondit le peintre. Elle ne venait chez moi que depuis un mois, tous les jours, de dix heures à deux.
— M me Basile, fit Gustave, en inscrivant sur un carnet d'homme sérieux ce nom qu'il connaissait depuis trois jours. Laissez-moi faire, monsieur le juge d'instruction : je m'engage à vous la conduire demain matin, à l'heure que vous voudrez bien fixer vous-même.
Les magistrats instructeurs sont ainsi faits : quand ils voient qu'un prévenu est manifestement innocent et que toute leur mauvaise foi ne réussirait pas à mettre debout l'accusation qu'ils ont tenté d'échafauder contre lui, ils deviennent aussi polis qu'ils ont été brutaux, et aussi bienveillants qu'ils étaient impitoyables. Comme homme, celui qui avait été chargé de suivre l'affaire entamée contre le jeune artiste avait puisé dans les interrogatoires auxquels il l'avait soumis la certitude de la non-culpabilité de ce prévenu, dont il n'avait même pu tirer l'apparence d'un aveu ou d'une contradiction, bien qu'il l'eût retourné dans tous les sens.
Comme magistrat, il se donnait une peine extraordinaire pour obtenir contre cet être récalcitrant quinze jolis mois de prison. Mais les nouvelles déclarations de l'insoupçonnable M. Bachelin, la similitude indiscutable entre la tournure, la coiffure, l'équipement du prévenu et ceux du jeune Italien qui, d'ailleurs, reconnaissait avoir ramassé sur le trottoir les papiers formant les seules pièces à conviction du procès, mettaient l'accusation à néant, au point qu'en insistant, le juge risquait simplement de se faire attraper par les journaux.
Il n'hésita donc pas à tourner bride ; et, tout en faisant ramener Gérald à sa prison en voiture cellulaire, il le réconforta par ces paroles d'espoir :
— Demain, monsieur, j'aurai l'honneur de faire parvenir au greffe de la prison la décision que j'aurai prise. Je n'ai pas besoin de vous répéter que je serais heureux qu'elle vous fût favorable.
Le lendemain, Lilio, convoqué de nouveau, fut confronté avec la femme de ménage, qui le désigna immédiatement comme l'italien qui était venu, environ une demi-heure avant la rentrée de M. Gérald, se proposer comme modèle. Avait-il ou n'avait-il pas un rouleau de papier à la main ; l'avait-il posé sur une table et l'avait-elle serré dans le bahut : voilà ce qu'elle était hors d'état d'affirmer ; toutefois, puisque le jeune homme le déclarait lui-même, elle n'avait aucune base de démenti à lui opposer.
— Ah! que je suis content! s'écria Gustave en respirant à pleins poumons. Le remords d'avoir fait condamner cette victime innocente m'aurait poursuivi jusqu'à la fin de mes jours.
Séance tenante, afin de donner devant témoins la mesure de son intégrité, le juge instructeur signa une ordonnance de non-lieu qu'il fit porter, accompagnée d'un ordre de mise en liberté, par un express auquel — toujours devant témoins — il recommanda la plus grande célérité.
Ce qui compléta la joie dont Gustave faisait parade, c'est qu'on lui rendit en même temps ses obligations, ou plutôt celles d'Emmeline, lesquelles étaient, depuis trois mois, restées dans le dossier. Il en donna décharge, se promettant tacitement de négliger le récit de ce dernier épisode, quand il raconterait à sa complice le dénouement du drame qu'ils avaient perpétré en collaboration.
Il salua profondément le juge d'instruction, puis Lilio, qu'il était censé avoir vu la veille pour la première fois, bien qu'il lui eût glissé ces mots pendant que le juge rédigeait l' exeat de Gérald :
— Je t'attendrai sur le quai, en face du Dispensaire.
Quoique parfaitement éclairé sur le malentendu qui avait coûté trois mois de cellule à son pensionnaire, le directeur de Mazas ne douta pas un instant que l'intervention de M. le député et de M me son épouse n'eût été pour tout dans la libération de Gérald.
Au reçu de l'ordre signé du juge, le greffier de la prison se précipita dans la cellule du détenu qui, à la main chaleureuse que l'employé lui tendit, devina l'objet de tant d'empressement.
Quand on a de si belles connaissances, on est toujours à ménager. Aussi, afin de lui épargner la compagnie d'un gardien, le sous-fonctionnaire le conduisit-il lui-même au greffe pour la cérémonie de la levée de l'écrou, et Gérald prit congé sur cette prière qu'il lui adressa tout bas :
— Si vous vouliez être bien aimable, vous parleriez de moi à votre ami le député pour une direction en province.
L'horreur de ce régime humiliant qu'on pourrait appeler l'assaisonnement de la prison, la voix dure des gardiens, le froissement des menottes sur les poignets de ceux qu'on mène à l'instruction, les interrogatoires dont chaque mot semble vous dire : « Vous mentez! » avaient à la fois tellement indigné et assombri Gérald qu'il en garda l'écœurement longtemps après avoir reconquis sa liberté.
Il lui était en outre extrêmement difficile d'expliquer à chacun des locataires de sa maison qu'il avait été incarcéré à la suite d'une méprise sinistre dont tout autre aurait pu tomber victime à sa place. Ses trois mois de prison pèseraient sur toute sa vie. Il convenait d'ailleurs que tout le monde se serait trompé à la similitude de son costume et de celui du jeune modèle italien, et il ne gardait pas rancune à ce M. Bachelin, auquel il était à cent lieues de supposer la moindre arrière-pensée.
Ce qui le préoccupait surtout, c'était de revoir tous ses amis, pour leur expliquer qu'il n'était pas un voleur. Heureusement pour sa réhabilitation, Lilio était assez connu chez les peintres qui l'employaient et auxquels il présenta volontiers l'aventure sous le jour dont Gustave avait jugé à propos de l'éclairer ; si bien que Gérald reprit sa place dans le monde des artistes, sans autre accroc à sa réputation.
Mais il tenait particulièrement à faire part de l'issue de l'affaire à cette jolie M me Dalombre que, par le plus invraisemblable des hasards, il avait rencontrée dans le greffe même de Mazas. Elle n'était évidemment pour rien dans sa délivrance, pensait-il, puisque c'était le plaignant lui-même qui avait spontanément reconnu le malentendu ; mais elle lui avait témoigné un intérêt si sincère, alors qu'elle pouvait, qu'elle devait même le supposer coupable, qu'il avait hâte de lui faire savoir qu'elle avait eu raison de qualifier de plaisanterie l'accusation échafaudée contre lui.
Contrairement aux habitudes mondaines, il avait dansé avec elle sans lui avoir été présenté ; mais les circonstances inusitées qui les avaient rapprochés permettaient quelque sans-façon. D'ailleurs, il avait eu également l'honneur d'adresser la parole à M. Dalombre en présence des autorités de la prison, et c'était son droit de se faire reconnaître de lui pour autre chose qu'un habitué de maison d'arrêt.
Un samedi, sur les quatre heures, il se fit annoncer rue de l'Université. Emmeline était seule, la séance de la Chambre battant encore son plein. Elle eut un sursaut d'inquiétude, malgré la certitude où elle était qu'il n'avait pas l'ombre d'un soupçon contre elle.
A son air riant, elle fut tout de suite rassurée.
— Votre visite m'a porté bonheur, lui dit-il en la saluant très bas. On a eu enfin les preuves de ma parfaite ignorance des délits stupides dont on m'accusait et, depuis huit jours déjà, je suis rendu à notre belle et intelligente société.
Elle feignit d'apprendre de sa bouche même cette bonne nouvelle, dont elle avait été instruite avant lui. Elle le força à s'asseoir et à lui détailler toutes les phases par lesquelles avait passé l'instruction avant d'échouer dans une ordonnance de non-lieu.
Il exposa naïvement tout le plan qu'elle avait dressé en société avec Gustave et qui avait si complètement réussi, tant pour l'incarcération que pour la libération du candide Gérald. Pendant qu'il dépeignait la surprise du plaignant, un certain M. Bachelin, en reconnaissant définitivement Lilio pour l'individu qui avait ramassé le rouleau d'obligations sous ses yeux ; les aveux de Lilio lui-même et la rétractation formelle dudit Bachelin ; pendant qu'il précisait chaque témoignage pour lui faire entrer ces explications dans la tête, elle le contemplait avec un mélange de pitié pour lui et de mépris pour elle-même.
— Dieu! se répétait-elle, s'il avait seulement la plus légère intuition de la vérité ; s'il se doutait, l'espace d'un éclair, que Bachelin, Lilio et moi ne faisons qu'un ; que je suis le véritable auteur de toutes ses angoisses, de ses tortures morales et physiques, de son emprisonnement, de sa mise en liberté ; enfin, de tous les événements qui ont fondu sur lui depuis trois mois, il se demanderait s'il est devenu fou et si on ne l'a pas extrait de Mazas pour le conduire à l'asile Sainte-Anne.
Et elle pensait :
— Pauvre jeune homme! il me remercie encore, au lieu de m'étrangler de ses mains, comme il en aurait si bien le droit. Quand on songe, dit-elle, que, sans la présence d'esprit et la loyauté de ce modèle italien, vous auriez peut-être été condamné. Quelle chose épouvantable!
— Oui, c'est affreux! murmura-t-il. On prétend qu'on est bien fort quand on a pour soi sa conscience. Je vous assure que j'avais là-bas des moments de rage où je regrettais presque de n'être pas réellement coupable.
Comme pour chasser ces souvenirs lugubres, elle donna peu à peu un tour presque gai à la conversation, lui demandant s'il avait quelque toile en train ; s'il comptait exposer cette année ; quel genre de peinture il préférait.
— Par tempérament, répondait-il, je suis impressionniste ; malheureusement mes confrères en impressionnisme ignorent presque tous ce dont se compose une figure ; et ceux qui le savent finissent, à peu d'exceptions près, par sombrer dans la platitude comme les Cabanel et autres prix de Rome. Les Parisiennes comme vous, madame, ne peuvent pas se douter des différences qui distinguent la peinture sincère de celle qui ne l'est pas.
— Mais je ne suis pas Parisienne! se récria Emmeline, profitant de cette occasion pour égarer encore un peu plus Gérald sur son identité. Je suis née près de Genève, dans le département que représente mon mari.
— Quoi! vraiment, madame, vous n'êtes pas Parisienne, repartit le peintre. Voyez pourtant comme on s'abuse! A ce bal où j'ai eu l'honneur de danser un ou deux quadrilles avec vous, à première vue je me suis dit : Il n'y a qu'une Parisienne pour porter la toilette avec cette élégance.
— Eh bien! vous vous trompiez, répliqua Emmeline, qui se hâta de parler d'autre chose.
La visite de reconnaissance était rendue, et Gérald, avant de saluer M me Dalombre, la remerciait de sa bonne et cordiale réception, quand Albert fit son entrée, retour de la Chambre, qui, ayant épuisé son ordre du jour, s'était séparée de bonne heure.
— Reconnais-tu monsieur? demanda Emmeline.
— Il me semble avoir déjà eu le plaisir d'apercevoir monsieur, mais je ne saurais trop dire où, répondit-il.
— C'est moi que vous avez vu flanqué d'un gardien dans le greffe de Mazas, fit Gérald.
— Et bien que sa complète innocence ait éclaté sans le secours, ni la protection de personne, reprit Emmeline, il a été assez aimable pour venir nous remercier de l'intérêt, du reste bien sincère, que nous lui portions.
Il fallut encore recommencer pour Albert la narration que sa femme connaissait si bien.
— Ce qui est abominable, conclut le jeune député, c'est que la loi n'ait prévu aucune réparation pour les victimes d'aussi terribles erreurs. Et dire que si la fatalité avait voulu que ce Napolitain retournât dans son pays ou simplement qu'il changeât de clientèle, vous subiriez, à cette heure, la plus infâme des flétrissures.
— Oh! en ce cas, nous aurions su agir, fit remarquer Emmeline. Quand j'aurais dû aller trouver moi-même le président de la République…
— Mais la grâce n'est pas une réhabilitation, ma bonne amie ; au contraire. Que sont six mois ou un an de prison, en comparaison du déshonneur éternel qui en découle? Je sais que tu es excellente et que, toute Parisienne que tu es, tu as plus de force de volonté que moi, tout Breton que je suis, mais…
— Ah! vous voyez, madame, interrompit étourdiment Gérald, vous êtes Parisienne, je l'avais bien deviné.
En moins d'une minute, les joues d'Emmeline passèrent et repassèrent d'une rougeur écarlate à une pâleur presque cadavérique.
— Qu'a-t-elle donc? se demanda Gérald. On croirait qu'elle va s'évanouir comme au bal de l'ambassade.
Puis, il se fit cette réflexion :
— Pourquoi diable m'a-t-elle conté qu'elle était née dans le département de l'Ain, puisqu'elle est née dans le département de la Seine?
A partir de ce moment, il remarqua l'embarras croissant de M me Dalombre, qui ne se mêla plus à la conversation que par ces mots heurtés et par ces interjections qu'on lance quand l'esprit est ailleurs. Il surprit même chez elle deux ou trois mouvements d'impatience lorsque Albert s'était mis à entamer avec lui la question d'art.
Elle, si affable un instant auparavant, est-ce qu'elle allait recommencer à souffrir des nerfs, toujours comme au bal de l'ambassade?
— Moi aussi, dit tout à coup M. Dalombre, j'avais autrefois rêvé de m'adonner à la peinture. Je dessinais du matin au soir. J'ai encore là un album plein de mes croquis. Vous allez juger : je n'étais pas trop maladroit.
Et, ouvrant un petit meuble en écaille de Hollande, il en tira un grand livre, composé de feuilles de papier bristol qu'il avait couvertes de figures, de paysages, d'études de femmes, vêtues ou non. Gérald s'extasia naturellement sur les dispositions réelles dont témoignaient ces ébauches et regretta poliment que la politique en eût enlevé l'auteur à une vocation déclarée.
Tout en feuilletant l'album, on tomba sur une feuille séparée, encastrée entre deux pages, et sur laquelle se détachait un joli portrait de jeune fille, trituré aux deux crayons et beaucoup plus achevé que les autres dessins.
— Qui est-ce? demanda Albert à Gérald.
— Attendez! attendez! dit celui-ci. Cette tête ne m'est pas inconnue. Où ai-je donc vu ces grands yeux-là?
Emmeline, toujours inquiète, s'était approchée. Elle ne put retenir un cri en reconnaissant le portrait qu'Albert avait fait d'elle dans la chambre où le vieil armateur était déjà sous le coup de la mort. Elle était maigre alors et passablement différente de la femme de vingt-cinq ans, brillante de santé et d'épanouissement, qu'elle représentait à l'heure actuelle.
Elle arracha presque l'album des mains de son mari :
— Pourquoi montres-tu ça à monsieur? fit-elle brusquement. Tu sais bien comme j'étais laide à cette époque-là.
— Mais je ne trouve pas, répliqua Albert ; et la preuve, c'est que c'est sous cet aspect que je t'ai aimée. Dame! pense donc! Tu avais dix-sept ans et demi, tu n'étais pas mère de famille comme à présent.
Emmeline, sans rien répondre, ferma le livre et voulut le rejeter dans le petit meuble. Mais, dans son amour-propre de portraitiste, son mari l'y ressaisit et, l'ouvrant de nouveau sous les yeux de Gérald, il lui dit comme pour le prendre à témoin :
— Franchement, est-ce que vous ne retrouvez pas les yeux, la ligne du nez, l'attache du col? J'aurais pensé que vous l'auriez reconnue tout de suite.
— En effet, s'excusa Gérald, je ne sais pas pourquoi le visage, l'attitude, et jusqu'à la forme des bras m'ont rappelé une tout autre personne que madame. C'est ce qui m'a dérouté. Mais, maintenant que je compare, je saisis parfaitement la ressemblance.
Les yeux du jeune peintre allaient du dessin au visage d'Emmeline, et cet examen la jetait dans un trouble que ses efforts pour le cacher rendaient plus évident.
— Ah çà! pensait Gérald, je ne peux donc pas adresser la parole à cette charmante dame sans la bouleverser! Je ne me suis pourtant jamais aperçu que j'exerçais sur les gens une influence magnétique.
Et, par une espèce de choc en retour, l'inspection de ce dessin l'interloquait aussi. Il éprouvait la sensation vague d'avoir déjà vu non pas le modèle à l'âge tendre où il était représenté, mais le portrait même dans la même pose, c'est-à-dire dans le même trois quarts, avec les mêmes mains croisées ; il retrouvait ces épaules étroites et tombantes ; ces mèches terre de sienne brûlée luisant aux tempes. Pourtant, s'il était sûr d'une chose, c'était d'avoir pour la première fois sous les yeux l'album de M. Dalombre, dans l'appartement de qui il n'avait jamais pénétré.
En jetant sur Emmeline un dernier regard de comparaison, il la surprit si haletante et si manifestement inquiète, qu'il se hâta, pour mettre fin au supplice de la jeune femme, de rendre le livre à M. Dalombre et de prendre congé.
Le soupir de soulagement qui, à son dernier salut, glissa entre les lèvres de M me Dalombre ne pouvait guère lui échapper non plus. Elle lui adressa un signe de tête dénué de toute effusion, comme à quelqu'un à qui on veut faire comprendre qu'on n'a en quoi que ce soit l'intention de continuer des relations que le hasard a fait naître.
Cette froideur finale, après les marques de sympathie prodiguées au début de la visite, tenait peut-être, il est vrai, à la difficulté pour une dame du monde de présenter à ses amis et connaissances un monsieur qui, bien qu'aussi honnête que n'importe qui, n'en était pas moins tout frais débarqué de Mazas. Mais non : il y avait une autre préoccupation dans ce subit et singulier changement d'attitude.
Sa maladie nerveuse, qu'elle invoquait à tout bout de champ, était une simple échappatoire. D'abord, quand une femme souffre des nerfs, elle l'ignore ou elle ne l'avoue pas. En second lieu, pourquoi cette crise avait-elle éclaté juste au moment où M. Dalombre avait exhibé le portrait? Et enfin, pourquoi ce dessin l'avait-il frappé lui-même comme quelque chose de déjà vu?
Cette jolie petite dame qui se disait née sur la frontière suisse quand elle était, en réalité, de Paris, commençait à jouer dans son existence un rôle par trop fantaisiste. Il remonta, tout pensif, l'escalier qui menait à son atelier, en se répétant à chaque minute :
— Où diable ai-je déjà vu ce portrait?
Arrivé au milieu de ses toiles, il alluma une bougie, car il était près de six heures du soir et la nuit était venue. Puis, après avoir constaté qu'il ne s'était rien produit de nouveau chez lui pendant son absence, il avait déjà remis son chapeau et se disposait à aller dîner à la table d'hôte où il retrouvait tous les soirs ses amis, quand, instinctivement, et dans le but de se débarrasser d'une obsession qui l'envahissait, il ralluma la bougie qu'il venait de souffler, et, allant rechercher derrière son grand bahut ses cartons à dessin, le long du mur où ils se superposaient depuis déjà plusieurs années, il se mit à les consulter, feuille par feuille, les uns après les autres.
Il se demandait, en effet, s'il n'avait pas travaillé autrefois à quelque étude qui ressemblait à celle que le député-dessinateur lui avait montrée.
Il avait déjà passé en revue trois cartons sans être tombé sur rien d'approchant, quand ses doigts, qui glissaient vivement sur les feuilles, saisirent un carré long d'une épaisseur et d'un format inusités au milieu des morceaux de papier bleuâtre auquel il confiait ses coups de crayon.
C'était une de ces photographies dites portraits-albums par lesquels on a aujourd'hui généralement remplacé les portraits-cartes.
— Allons donc! se dit-il, après avoir, sous la lumière directe de la bougie, jeté les yeux sur cette épreuve. J'étais bien sûr que mes souvenirs étaient exacts.
En effet, l'agencement du portrait et la pose du modèle étaient presque exactement les mêmes que dans le dessin qui avait ainsi sollicité sa mémoire. Les mains croisées, les épaules tombantes, les cheveux brillantés, avec cette unique différence que la robe esquissée par M. Dalombre était, sur la photographie, représentée par une chemisette à col tuyauté et refermée sur la poitrine par un seul bouton.
— De qui diable puis-je bien tenir ce cadeau-là? réfléchit Gérald, qui depuis si longtemps n'avait pas ouvert le carton où il venait de fouiller.
Il regarda alors au verso du portrait-album, espérant y trouver quelque renseignement. Et, effectivement, il en trouva un : cette dédicace, qui le reporta à bon nombre d'années en arrière :
A mon parrain
sa petite
Malaria .
Ce fut un éclair ou plutôt tout un feu d'artifice dans la nuit. Les épisodes lui revinrent en foule dans la tête. Il se rappela comme il avait ri en s'apercevant, par l'orthographe qu'elle avait donnée au mot Mal'aria , qu'elle avait pris ce sobriquet pour un simple nom de femme. Cette fille mince, au grand œil triste, qu'il avait désaltérée à la table d'un de ces estaminets à carreaux dépolis qui foisonnent sur toute la ligne des boulevards extérieurs, il la reconstituait maintenant tout entière sur cette épreuve photographique. Et c'était bien aussi la femme du portrait aux deux crayons que le député Dalombre venait de lui montrer comme étant celui de sa femme aimée et légitime.
Indubitablement, c'était la même qui avait gardé, pour le dessin, la pose qu'elle avait prise pour la photographie, croyant sans doute qu'elle n'imaginerait jamais de meilleure attitude. Comment! cette jeune pensionnaire d'un établissement macabre, c'était la dame si jolie et si réservée qu'il avait sans s'en douter retrouvée à l'ambassade de Suède, parée de tant de distinction, de tant de diamants et d'un nom que le compte rendu des débats de la Chambre avait relaté nombre de fois!
Voyons! c'était par trop fantastique. Il y avait là quelque malentendu comme celui dont lui-même avait été victime. Et cependant, tout s'enchaînait dans cette aventure : l'agitation de M me Dalombre, le soir où elle l'avait revu et évidemment reconnu au bal ; les spasmes qu'elle essayait de combattre quand il la promenait à son bras dans les salons ; le mouvement fiévreux dont elle avait rejeté au fond du carton le portrait qu'en avait tiré son mari : tout, jusqu'à cette maladie nerveuse qu'elle invoquait si volontiers, dénotait chez elle une surexcitation mentale, dont les causes devaient être terribles.
Par quel chemin étrange était-elle arrivée du boulevard de la Chapelle à la rue de l'Université en passant, s'il vous plaît, par le palais Bourbon? Il l'ignorait ; mais elle n'était certainement pas la seule qui fût partie des bas-fonds pour s'installer sur les sommets. D'ailleurs, il était bien sûr d'en avoir le cœur net quand il voudrait. Avec une femme aussi peu maîtresse d'elle-même, il n'aurait qu'à lui faire passer sous les yeux la photographie avec la dédicace y annexée pour obtenir d'elle les aveux les plus complets.
Il considérait qu'elle avait eu grand tort de ne pas se faire reconnaître à lui dès la première entrevue. Il était honnête homme. Elle n'aurait eu qu'à lui demander sa parole d'honneur d'enfermer dans ses cartons à dessins cet épouvantable mystère, et il se serait fait couper la langue plutôt que de parler.
Mais voilà : les femmes se défient toujours, et elles ont souvent raison. Il est si amusant pour un oisif de pouvoir dire à ses amis :
« Vous voyez bien cette belle brune qui passe dans cette voiture découverte : c'est la femme d'un député qui deviendra peut-être ministre. Eh bien, elle a bu dans mon verre au Perroquet bleu . »
Elle n'était pas forcée de le savoir incapable de perdre une femme de laquelle il n'avait jamais eu à se plaindre. Ce qui l'intriguait le plus, c'était cette question : le mari était-il ou n'était-il pas au courant des débuts de madame son épouse? Ce qui donnait à penser qu'il les ignorait, c'est la candeur avec laquelle il avait répété publiquement qu'elle était Parisienne, bien que quelques instants auparavant elle se fût donnée comme native du département de l'Ain.
D'autre part, ce qui laissait supposer qu'il était renseigné, c'était, pour un fantaisiste décidé à prendre femme dans un milieu aussi compromettant, la nécessité presque absolue de la faire préalablement rayer des contrôles où elle était immatriculée.
Pourtant, ce M. Dalombre, qui semblait tout à fait gentleman , était en apparence bien plus fier que honteux de celle à qui il avait enchaîné sa vie. Il s'était empressé de montrer à lui, étranger, le portrait qu'il avait d'elle autrefois, c'est-à-dire quand elle sortait à peine d'une vie de débauche, dont il aurait eu un si puissant intérêt à éloigner le souvenir.
— Ma foi, tant pis! se dit-il, c'est trop drôle. Je découvrirai bien un moyen de la revoir seule à seule. Je lui rappellerai discrètement cette petite soirée où elle me suppliait de lui permettre de venir poser dans mon atelier pour le prix que je fixerais moi-même.
Puis, il réfléchit :
— Non : ce serait vilain. J'aurais l'air d'un maître chanteur. Dans des cas pareils qui, en somme, doivent se présenter quelquefois, un galant homme reste muet, même pour celle dont il a le secret. La faire souffrir aussi cruellement, en échange de l'intérêt qu'elle m'a témoigné quand j'étais sous le coup d'une accusation infamante : décidément, non!
Mais à mesure qu'il creusait le problème de l'existence de cette femme ainsi emportée par la destinée, il s'accumulait devant lui des points d'interrogation auxquels il ne savait plus que répondre. Le souvenir qu'il venait précisément d'évoquer de M me Dalombre se rendant à Mazas, où elle n'avait vraisemblablement rien à faire, et se rencontrant dans le greffe, juste avec lui qu'on était allé quérir dans sa cellule sans raison plausible, tout cela sentait furieusement la préméditation, de pareilles coïncidences ne s'établissant guère que dans les mélodrames de l'ancienne école.
Il y avait donc une relation quelconque entre cette visite et sa mise en liberté? Car, du moment où elle l'avait reconnu pour le jeune homme qui s'était intéressé à elle quand elle croupissait dans la maison du boulevard de la Chapelle, il était tout simple qu'elle s'intéressât à lui, lorsqu'il moisissait à son tour dans une prison non moins ignominieuse.
Il s'installa tout seul dans un coin pour dîner, afin de ruminer à son aise toutes les étrangetés de cette aventure. A force de conclusions, de déductions et d'interprétations, il finit par reconstruire presque pièce par pièce la vie d'Emmeline. Quand il arriva à cette soirée où, à propos de l'exclamation qu'il s'était permise au buffet du bal de l'ambassade de Suède : « On n'est pas mieux servi ici qu'au café », il la revit à la fois humiliée et presque furieuse, lui jetant ces mots qui l'avaient laissé ébaubi et qu'il s'était remémorés bien souvent :
— Oh! monsieur, c'est indigne!
Donc elle s'était supposée reconnue et elle lui reprochait violemment ce qu'elle croyait être une allusion à ce passé qu'elle aurait voulu enfouir dans le plus profond oubli. Mais puisqu'elle était impuissante à le supprimer, elle pouvait tout au moins essayer de se débarrasser de celui qui en avait sondé les arcanes. Et, en menant le raisonnement jusqu'au bout, il était frappé à la fois de la nécessité pour elle de faire disparaître le possesseur de son secret et de l'accusation stupéfiante, suivie d'arrestation immédiate, dont il était tombé victime, justement trois ou quatre jours après la scène, alors incompréhensible pour lui, qui s'était produite au bal de l'ambassade.
Tous ces faits, qui tantôt se contredisaient, tantôt s'enchevêtraient, grouillèrent d'abord confusément dans sa tête ; après quoi, ils s'y classèrent peu à peu. Toutefois, la tuile qui lui était tombée sur la tête n'avait certainement pas été lancée par une main ennemie. Ce M. Bachelin avait tout l'air d'un parfait honnête homme et il avait avoué son erreur les larmes aux yeux et des sanglots dans le gosier. Pourtant Gérald avait appris, quelque temps après sa sortie de Mazas, que ce persécuteur malgré lui avait déménagé sans donner sa nouvelle adresse.
Cependant, par suite de quelles ramifications cet inconnu, qui se disait peintre et dont d'ailleurs on n'avait jamais vu la peinture, fût-il entré en rapport avec M me Dalombre, femme quasi politique? En outre, Lilio, le jeune modèle, qu'il eût été ridicule de soupçonner de complicité dans une machination aussi invraisemblable, n'était-il pas venu spontanément déclarer que c'était lui qui avait ramassé, puis déposé sur une table de l'atelier le rouleau d'obligations dont la découverte lui avait valu à lui, Gérald, trois mois des plus affreuses angoisses?
Au reste, il était bien bon de se martyriser ainsi le cerveau en recherches qui n'avaient aucune chance d'aboutir. Ce Lilio était à sa disposition comme à celle de tous les peintres du quartier. Il suffisait de le demander pour une pose et de l'interroger adroitement, de l'effrayer au besoin. On aurait tout de suite le fin mot de son intervention de la dernière heure auprès du juge d'instruction.
Uniquement pour ne rien négliger de ce qui était susceptible de faire la lumière sur des événements dans l'obscurité desquels il se perdait, il envoya à Lilio, quoiqu'il fût à peu près sûr de n'en rien tirer, une carte-télégramme le convoquant pour le lendemain, dix heures du matin. L'erreur où était tombé M. Bachelin, le propriétaire des obligations, était si plausible qu'il n'y avait rien à espérer des réponses que ferait Lilio aux questions qu'il se déciderait à lui poser. Mais, dans les actions criminelles — et celle-ci en était une — il est prudent de ne négliger aucune piste.
Il eut beau se répéter que son imagination d'artiste l'avait entraîné trop loin, les vérités dont il était dépositaire étant déjà suffisamment passionnantes, il lui fut impossible de fermer l'œil de la nuit. Quand il s'assoupissait l'espace de cinq minutes, il revoyait la Mal'aria , valsant avec lui autour des tables du café du Perroquet bleu . Seulement, elle était couverte de bijoux, et l'établissement de M lle Coffard était converti en une immense salle de bal, au fond de laquelle était dressé un vaste buffet où l'on consommait pour rien : ce qui devait lui indiquer nettement qu'il était la proie d'un cauchemar.
Il disposa une toile et apprêta ses pinceaux et sa palette comme un homme qui a prémédité une séance prolongée. Au coup de dix heures, l'Italien se présenta et, comme s'il prévoyait quelque algarade, il semblait avoir remis son air bête complètement à neuf.
L'artiste affecta de lui chercher une attitude. Il s'agissait soi-disant d'un pâtre rencontré par des taureaux romains et se jetant entre les barrières qui émaillent, comme autant de refuges, la campagne du Transtévère. Lilio se prêtait à tout, ne disant mot ; et Gérald, qui suivait tous les jeux de sa physionomie, crut remarquer un certain embarras dans ses regards.
Le peintre prit un fusain et traça sur la toile qui le cachait des hachures quelconques. Après un quart d'heure de cette gymnastique, il adressa à brûle-pourpoint cette question à son modèle :
— A quel endroit avez-vous donc placé le rouleau que vous aviez ramassé à ma porte?
— Là! fit Lilio en indiquant une table Louis XIII à pieds tournés qui s'harmonisait avec le bahut auquel elle faisait face.
— Mais, objecta Gérald d'un ton indifférent et tout en continuant son pseudo-travail, la femme de ménage ne se rappelle que très vaguement avoir vu sur cette table le paquet ficelé que la police a retrouvé plus tard dans le bahut.
Lilio répondit à cette remarque précise dans un italien de cuisine dont il eût été difficile au plus fort linguiste de préciser le sens.
— D'où diable sort ce charabia? fit le peintre d'un ton surpris. Quand vous avez déposé au palais de Justice, vous parliez le français presque aussi bien que moi. Répétez un peu ce que vous venez de baragouiner. Je n'en ai pas compris un mot.
Le jeune modèle refit son récit en affectant de chercher ses phrases ; sur quoi Gérald lui demanda :
— Pourquoi donc avez-vous attendu si longtemps pour aller trouver la justice? Mon arrestation a fait assez de bruit dans le quartier. Il est étonnant que vous n'en ayez été instruit qu'au bout de trois mois.
— C'est par hasard que je l'ai apprise en venant vous demander si vous aviez besoin de moi, répliqua-t-il en se mordant les lèvres.
— Vous l'avez appris, par qui?
— Par tout le monde.
— Qui ça, tout le monde? La concierge, les voisins?
— Oui, par les voisins.
— Lesquels? Vous avez donc sonné à une porte.
— Oui… c'est-à-dire que comme je sonnais chez vous, le voisin d'au-dessous m'a raconté ce qui vous était arrivé.
— Et, insista Gérald, ce voisin d'au-dessous, comment est-il. Jeune, vieux? Grand, petit?
— C'est… répondit Lilio, ayant l'air de chercher… je ne me rappelle plus.
— Pourtant, fit remarquer le peintre, vous avez dû causer longtemps avec ce monsieur pour qu'il vous ait mis ainsi au courant de ma mésaventure. Vous avez eu tout le loisir de le remarquer.
— C'était, je crois, balbutia le modèle, perdant tout à coup la majeure partie de son accent, c'était un monsieur assez gros, petit.
— Avec des moustaches?
— Oui, avec des moustaches.
— Il est fâcheux, repartit Gérald, que le voisin d'en dessous soit une vieille maîtresse de piano, qui habite seule avec sa bonne.
— Ah! oui, je me souviens, maintenant, fit-il triomphalement, comme si la mémoire lui revenait subitement : c'était une vieille dame. Seulement, comme il faisait un peu noir dans l'escalier…
— Très bien! reprit Gérald ; nous allons descendre tous les deux chez elle afin de savoir si elle se rappellera également la conversation que vous avez eue ensemble. Il y a à peine quinze jours que la chose s'est passée. Il est impossible qu'elle ait oublié ce qu'elle vous a dit et ce que vous lui avez répondu.
Et, se levant, il alla prendre Lilio par le bras, en lui répétant :
— Allons! allons! Venez!
— Pourquoi faire? demanda-t-il tout interloqué.
— Parce que, riposta Gérald, je suis convaincu que vous me contez des mensonges depuis un quart d'heure et que je suis curieux de les tirer au clair.
— Mais, monsieur…
— Et si vous me mentez à moi, vous avez sans doute menti de même au juge d'instruction, ce qui vous enverrait préalablement me remplacer à Mazas.
Le sang-froid de l'Italien fondit sous cette menace.
— Ce n'est pas moi! monsieur, ce n'est pas moi! s'écria-t-il en joignant les mains et en invoquant à plusieurs reprises la Madone, qui n'avait rien à faire dans ce débat. Je ne vous voulais pas de mal. J'ai dit ce qu'on m'a forcé à dire.
— Et qui vous y a forcé?
— M. Gustave!
Ce nom de Gustave n'apprenait rien à l'ex-détenu, qui ne connaissait le fabricant de monogrammes que sous le nom de Bachelin. Lilio, entré dans la voie des aveux, lui apprit que ce prénom et ce nom de famille s'appliquaient à une seule et unique personne. Et comme Gérald, pour qui les voiles se déchiraient enfin, le poussait toujours davantage, il lui déroula sous tous ses aspects le complot qui avait commencé par le dépôt du paquet d'obligations dans le bahut où lui, Lilio, l'avait furtivement introduit, jusqu'à leur confrontation dans le cabinet du juge. Il lui confessa même l'achat opéré par le prétendu Bachelin d'une vareuse et d'un chapeau dont la comparaison avec ceux de Gérald ne pouvait laisser subsister aucun doute dans l'esprit du magistrat.
— Mais, fit remarquer le peintre essayant de garder son calme, d'où vient qu'après avoir porté chez moi ces obligations qu'on m'a ensuite accusé d'avoir détournées à mon profit, vous vous êtes rétracté au bout de trois mois, en vous dénonçant comme les ayant ramassées dans la rue, par mégarde. Si vous aviez intérêt à me faire arrêter et condamner, quel intérêt avez-vous eu ensuite à me faire relâcher?
— Ça, je ne sais pas, monsieur ; je vous jure que je ne sais pas. C'est Gustave qui m'a payé d'abord pour apporter le rouleau chez vous, et qui m'a payé encore plus cher pour révéler la vérité au juge, c'est-à-dire pas la vérité précisément…
— Il est donc bien riche, ce M. Gustave? interrogea Gérald.
— Je l'ai toujours connu sans un sou.
— Alors, vous pensez que si vous travailliez pour lui, il travaillait pour un autre.
— Bien sûr que je l'ai pensé.
— Et où l'avez-vous connu, pour qu'il vous ait ainsi chargé de l'exécution de ses plans?
— Au Perroquet bleu où j'ai une maîtresse. Lui, c'est l'ancien amant de la patronne.
Il devenait inutile de poursuivre l'enquête. Il mit dix francs dans la main de l'Italien et le renvoya.
— Est-ce que vous me ferez arrêter? dit celui-ci en prenant la rampe de l'escalier.
— Si vous bronchez, oui, certainement, répondit Gérald. Actuellement, j'ai une besogne plus pressée.
Il ressortait, en effet, des révélations de ce Lilio qu'il avait été l'instrument d'une conspiration dont le chef avait trouvé jusque-là moyen de se dérober. Or, ce chef, ce ne pouvait être que M me Dalombre. Elle l'avait fait emprisonner parce qu'elle le supposait possesseur de son secret, et elle l'avait fait relâcher quand elle avait acquis la certitude qu'il ne le possédait pas.
Malheureusement, ce second mouvement qui, par extraordinaire, avait été le bon, n'innocentait pas le premier. Cette femme ignoble, pensa-t-il, qui avait trompé tout le monde et évidemment plus que tout le monde son infortuné mari, n'avait même pas, après son élévation si inespérée et son incroyable changement de condition, rompu complètement avec la jolie société qui hantait le bouge où elle avait fait ses premières armes.
Probablement, quand l'excellent législateur Dalombre faisait des effets de torse à la tribune, elle retournait subrepticement rendre visite à ses anciennes et à ses anciens amis, comme Messaline quittait le palais de l'empereur Claude pour aller ribauder avec les mariniers du Tibre.
C'était au milieu des chopes et les coudes sur les tables du Perroquet bleu que s'était ébauché le plan de la dénonciation calomnieuse à laquelle il devait trois longs mois de honte, d'humiliations et de désespoirs. Être une catin, tromper jusqu'à la bride le mari que le hasard lui a donné, se rouler dans tous les ruisseaux : c'est, pour une femme, perdre jusqu'à son sexe ; cependant, n'est-il pas mille fois moins criminel de se vautrer dans la boue, dont on est seul à recevoir les éclaboussures, que de combiner avec cette lâcheté et ce sang-froid le déshonneur, c'est-à-dire la mort d'un homme qu'on sait honnête et sur lequel on marche sans pitié?
Ah! la sale gredine! Fallait-il qu'elle fût née comédienne pour jouer ainsi ce double rôle : grande dame dans les bals d'ambassades, collaboratrice des souteneurs Gustave et Lilio dans les bouges! Au lieu de s'adresser à sa discrétion, elle avait trouvé plus commode et plus sûr de le faire jeter par des argousins dans un cul de basse-fosse. Elle avait rétabli les oubliettes à son profit. Et ces imbéciles de magistrats n'avaient pas seulement soupçonné la machination! Décidément, si les femmes étaient bien infâmes, les hommes étaient cruellement bêtes.
Quant à lui, afin d'arracher à ses amis le dernier soupçon qui leur restait peut-être sur sa culpabilité, il n'avait d'autre ressource que celle-ci : donner à l'odieuse intrigue, sous laquelle il avait failli succomber, la plus large publicité possible. Cette gouine avait essayé de le perdre pour se sauver ; pour se réhabiliter, il la perdrait.
En attendant le jour où il la traînerait devant les tribunaux, elle et ses répugnants complices, il allait s'offrir la douce joie d'éclairer le pauvre Dalombre sur la valeur morale de sa charmante compagne. Si celui-ci avait l'aplomb de chercher à la défendre, eh bien! ce serait à lui qu'il demanderait réparation des trois mois d'outrages qu'il avait subis dans les greffes et dans les chiourmes. Il ne serait pas fâché de porter l'affaire sur un terrain un peu moins malpropre.
Tout fumant de l'idée de la vengeance, il s'assit à sa table et traça en lettres magistrales, à l'adresse de M. Dalombre, député de l'Ain, ce petit mot poli, mais impératif :
Monsieur,
Il y a urgence à ce que je vous voie pour une affaire qui dépasse en gravité tout ce que vous pourriez supposer. Il s'agit de vous et de moi, mais de vous beaucoup plus encore que de moi.
Si vous voulez bien me fixer un rendez-vous, j'ai lieu de croire que vous me remercierez de ne pas y avoir manqué.
Recevez, monsieur, l'expression de mes sentiments les plus distingués.
Gérald.
Il ajouta son adresse et porta lui-même cet avertissement à la poste, afin de le voir de ses yeux s'engloutir dans la boîte. Il était onze heures et demie du matin. Il pensa :
— C'est seulement à son retour de la Chambre qu'on lui remettra cette invite. Je ne le verrai donc pas avant demain. Toutefois, ma lettre est assez inquiétante pour qu'il se hâte de chercher à en éclaircir le sens.
Puis, comme il se sentait hors d'état de travailler, qu'il n'avait pas faim et qu'il avait passé une nuit à peu près blanche, il s'étendit sur le grand lit, sans rideau, dressé dans un cabinet contigu à l'atelier, et, vanné par les secousses qui, depuis la veille, avaient agité son cerveau, il finit par s'endormir.
Au bout d'un nombre d'heures dont la perception lui échappa, il fut tiré des profondeurs de son sommeil par trois ou quatre coups d'une violence qui lui fit croire que plusieurs personnes demandaient à entrer.
— Est-ce que ce serait encore la police? pensa-t-il.
Il sauta de son lit en s'écarquillant les yeux, plongea les pieds dans ses pantoufles et courut ouvrir. C'était M me Dalombre. Elle était seule, mais elle avait probablement frappé à la porte de ses deux poings à la fois.
Sa toilette était celle d'une femme qui va au bain. Par-dessus une robe de chambre bleu ciel un manteau d'hiver dont la fourrure lui enfouissait la moitié du visage, l'autre moitié en étant cachée par les bords d'un chapeau de feutre Henri II empanaché d'une plume grise. La main droite seule était gantée et tenait l'autre gant qu'elle n'avait pas pris le temps d'ouvrir pour la main gauche.
— Tiens! c'est vous! s'écria gouailleusement le peintre que cette apparition réveilla tout à fait. C'était votre mari que j'attendais.
— Oui, je sais. J'ai ouvert la lettre, haleta Emmeline en entrant comme si elle était poursuivie. Je vous en prie, fermez bien la porte.
— Au fait, j'aime autant que ce soit vous, fit Gérald. Nous avons tant de choses à nous dire depuis le soir où vous m'avez dédié cette photographie.
Et il lui fit passer sous les yeux celle dont elle lui avait fait autrefois hommage. Il la lui montrait cependant à une certaine distance, de peur que, scélérate comme il la supposait, elle ne lui arrachât et n'anéantît, en la mettant en morceaux, la meilleure de ses pièces à conviction.
Mais elle ne la regarda seulement pas.
— Inutile de discuter, c'est bien moi, dit-elle. Du reste, ce n'est pas de cela qu'il s'agit.
— Ce dont il s'agit, en effet, s'écria Gérald s'exaltant à la vue de sa dénonciatrice, c'est de me suivre immédiatement chez le commissaire de police pour qu'il reçoive ma déposition. Je ne mentirai pas, moi. Je ne dirai que la vérité, et vous serez bien obligée de la dire aussi ; ça te changera, salope!
— Monsieur, monsieur! je vous en conjure, ne criez pas si haut. Dieu! si l'on entendait!
— Mais oui, parbleu! je veux qu'on entende, fit-il en haussant encore le ton. J'ai envie de t'étrangler pour que tu cries aussi et qu'on vienne. Il est vrai que ça me priverait du plaisir de te voir assise entre ces deux marlous, tes complices sur le banc de la police correctionnelle, où tu t'étais promis de me faire échouer.
Elle ouvrit les bras comme pour lui indiquer qu'elle était prête au martyre et qu'elle ne se défendrait pas. Cette résignation n'attendrit pas du tout son bourreau.
— Pas si bête! se récria-t-il. Vous seriez trop contente si je vous assommais. J'en aurais le droit, mais je n'en userai pas. D'abord, qu'est-ce que vous venez faire chez moi? Je ne te connais pas. Je ne t'ai même jamais touchée du bout du doigt quand tu étais dans ton claque-dent. Tu me dégoûtais bien trop.
Et le souvenir de ses trois mois de souffrances le faisant presque divaguer, il continua dans un rire furibond :
— Non, ce que ce sera amusant de voir la tête de son serin de mari quand on lui débitera ce chapelet d'horreurs! Où diable as-tu déniché cet oiseau-là? On ne peut pas dire autre chose : voilà un paroissien qui a de la chance!
Cette suprême insulte abattit Emmeline, qui tomba comme écrasée par un quartier de rocher. Pendant la fraction de seconde qu'elle mit à tournoyer avant de s'aplatir sur le plancher de l'atelier, elle se vit, entre deux gendarmes, narrant sa vie au président, sous les yeux d'Albert, foudroyé ; Lilio à droite, Gustave à gauche et le faux acte de décès de M me Freizel entre les mains du tribunal. Elle pensa :
— En sortant d'ici, je vais me jeter dans la cour, par la fenêtre de l'escalier.
En la voyant rouler par terre, Gérald haussa les épaules, croyant à la suite de la comédie ; mais l'image de sa fille s'étant subitement mêlée à toutes celles qui déjà emplissaient d'épouvante le cerveau d'Emmeline, elle se prit à se tordre les bras, à s'arracher les cheveux par poignées, à se déchirer les lèvres au point que sa bouche s'emplit de sang. Elle répétait dans une sorte de râle :
— Albertine! mon Albertine!
Ça, ce n'était évidemment pas une fausse attaque de nerfs. Une femme pose la main sur son cœur. Elle fait des serments sur la tête de sa mère. Elle crie à tue-tête :
— Je veux mourir! Tuez-moi, je vous en conjure, tuez-moi!
Mais elle ne se traîne pas dans la poussière et surtout ne se décoiffe pas avec cet abandon. Elle ne se frappe pas non plus la face contre le parquet, au risque de se briser les dents. Gérald, un peu calmé par le spectacle de cette espèce d'agonie, eut tout de même pitié :
— Ces filles-là, c'est élevé dans le crime ; ça ne connaît pas autre chose, réfléchit-il.
Il la transporta sur son lit pour qu'elle ne se fendît pas le crâne aux angles des meubles, tira du bahut une bouteille de vinaigre qu'il vida en partie sur une serviette de table et lui en bassina énergiquement et itérativement les tempes.
Ce bassinage dura une demi-heure ; et sans la peur instinctive qu'il avait du scandale, il eût été chercher un médecin. Enfin, elle rouvrit les yeux dont les prunelles étaient remontées sous les paupières, d'où elles mirent encore un bon quart d'heure à redescendre. Quand elle reprit quelque peu conscience et de l'état où elle s'était mise elle-même et de l'objet de sa visite, elle fut reprise d'un tremblement, à la vue de l'implacable Gérald dont le regard dur suivait tous ses mouvements.
— Ah! monsieur, dit-elle, pardonnez-moi. Si vous saviez!
Cette crise d'un instant avait tellement décomposé les traits de la jeune femme que le peintre eut peur de provoquer une seconde attaque de nerfs en renouvelant ses injures. Il se contenta de répondre :
— Si je savais! Mais je sais parfaitement. Vous aviez besoin de mon silence, et vous n'avez rien trouvé de mieux que de me couper la langue, c'est-à-dire de me faire enfermer préalablement pour m'empêcher de parler. Vous ne vous êtes pas demandé si l'ignominie qui rejaillirait sur mon nom ne me tuerait pas, moi aussi. Vous avez tranquillement rejeté votre honte sur moi, qui ne vous avais rien fait, qui ne vous avais même pas reconnue. Je pouvais vous gêner plus tard : alors, vous m'avez sacrifié tout de suite, comme vous auriez égorgé un pigeon.
— Tout cela est vrai, tout cela est vrai! disait-elle en essayant de tordre derrière sa tête son chignon dénoué. Elle se dressa assise sur le lit, car elle se sentait brisée et n'aurait certainement pu rester debout. Puis, comme il se tenait auprès d'elle, remué malgré tout et tout rêveur en songeant aux étamines par où avait passé cette femme aujourd'hui reçue et honorée partout, elle lui plongea dans les yeux un regard douloureux, auquel elle ajouta tristement ces mots :
— Oui, j'ai essayé de me débarrasser de vous, bien que j'aie bien amèrement regretté mon crime et que j'aie ensuite tout fait pour le réparer. Vous avez le droit de me traiter comme une gouine et comme une voleuse. Eh bien! vous allez rire : je vous jure que j'ai toujours été une honnête fille.
Ce mot « honnête fille », dans la bouche d'une femme qui avait débuté dans la vie en faisant le trottoir, atteignait les plus hauts sommets du paradoxe. Pourtant, il y avait, dans les tremblements de cette voix brisée, un accent tellement empreint de cette vérité qui plane au-dessus des niaiseries dont se composent les conventions dites sociales qu'il ne fut pas choqué de l'énormité de cette assertion.
— Qu'appelez-vous une honnête fille? demanda-t-il simplement, pensant bien qu'elle ne prenait pas l'expression dans son sens étroit et traditionnel.
Alors, elle lui livra sa vie, année par année, presque jour par jour, sans en évincer un épisode. Elle se rappela — car elle parlait presque autant pour elle que pour lui — les tendresses caressantes de son digne père, le charron Freizel ; sa mort, qui l'avait laissée aux mains d'une mère, que se disputaient l'ignorance et le manque de sens moral. Elle relata, avec l'horreur dans les yeux et dans la gorge, le viol qui l'avait jetée saignante et presque nu-pieds sur le pavé ; la rafle qui l'avait précipitée, sans défense, dans la prostitution ; les dégoûts qui avaient provoqué son évasion de la maison Coffard ; les inquiétudes qui, pendant de longs jours, l'avaient agitée dans cet hôtel de la rue de Berlin, lequel, en lui ouvrant sa porte, lui avait ouvert celle d'une vie nouvelle.
— Est-ce ma faute, s'écria-t-elle tout à coup, si le neveu de M. Dalombre m'a aimée ; s'il a demandé ma main, que je lui ai refusée pendant bien longtemps : il vous le dirait, s'il pouvait être dans ces confidences ; mais tout le monde s'en est mêlé. L'excellent M. Dalombre lui-même m'a forcée à obéir. Avais-je le droit de faire le malheur de ceux qui m'avaient tirée de la fange, où, sans eux, j'aurais continué à croupir?
Vous me reprochez la dénonciation calomnieuse imaginée, à ma sollicitation, par ce Gustave, pour vous rayer du nombre des hommes que je pouvais désormais rencontrer sur ma route? Ah! j'ai fait mieux que cela, monsieur Gérald, j'ai commis un faux, de complicité avec lui : nous avons fabriqué l'acte de décès de ma mère, qui est encore vivante probablement, bien que depuis plusieurs années je n'aie eu d'elle aucune nouvelle.
Tout m'avait réussi, les bonnes actions comme les mauvaises. Dans le but de faire perdre complètement ma trace, je fais acheter, sur la frontière française de Suisse, un château à mon mari ; nous nous y installons, et le malheur veut qu'il se fasse nommer député. J'en étais heureuse et fière pour lui. Ah! quelle faute, quelle faute! Mais sept ans avaient passé sur moi. Je n'étais plus la grande fille aux bras maigres que vous et tant d'autres ont connue. Je me croyais hors de toute atteinte, et pourtant j'avais constamment l'œil au guet, tremblant malgré moi à chaque coup de sonnette et lisant toujours la première les lettres adressées à mon mari. C'est ainsi que la vôtre m'est tombée sous les yeux.
C'est cette peur perpétuelle d'être rencontrée et démasquée qui m'a égarée. Il a suffi des deux ou trois phrases à double entente que vous m'avez adressées au bal de l'ambassade pour que je ne doutasse pas une minute que j'étais redevenue pour vous cette Mal'aria que vous aviez baptisée sans y prendre garde.
Aussitôt la folie m'a prise. Je me suis vue perdue ; j'ai vu surtout mon mari, mon Albert que j'aime, n'ayant jamais aimé que lui, je l'ai vu écrasé, anéanti, ridiculisé à jamais, obligé de donner sa démission de député, forcé de fuir après m'avoir lancé à la figure toute la boue et tous les crachats que je méritais. Ce n'est pas tout, monsieur Gérald : j'ai une fille, une fille que j'adore, et pour qui je donnerais tout mon sang et tout celui des autres. Pour elle, je suis une sainte. La voyez-vous apprenant plus tard que sa mère a bu avec des souteneurs et appelé les hommes par la fenêtre! Non : n'est-ce pas? c'était trop atroce. J'ai été bien infâme et bien misérable envers vous, j'en conviens. Mais est-ce qu'à ma place tout autre n'aurait pas également perdu la tête? Quand on se croit sous le coup immédiat d'une catastrophe pareille, est-ce qu'il n'est pas presque permis de tout essayer pour y échapper?
A mesure qu'Emmeline parlait, la corde de la colère se détendait chez Gérald, qui mordillait ses moustaches en signe d'émotion et de désarmement. Cependant, il ne disait rien, ne sachant que dire et au moyen de quelle transition revenir sur ses menaces. Elle prit cette attitude silencieuse pour la résolution arrêtée de la part du peintre de poursuivre sa vengeance jusqu'au bout. Alors, elle s'affola de nouveau :
— Monsieur, monsieur, supplia-t-elle, ne me dénoncez pas! Pour moi, j'accepterais tout : je me tuerais et ce serait fini ; mais ce serait affreux pour Albertine… la pauvre petite! Elle a sept ans depuis deux mois… Elle est si gentille… je vous assure : je ne suis pas méchante. Vous êtes la seule personne au monde à qui j'aie jamais fait du mal… Et c'est parce que j'y étais absolument forcée. Je comprends que vous me haïssiez… Quelle réparation exigez-vous? Tenez : si vous voulez, je quitterai ma maison, je me sauverai en Suisse où je changerai de nom pour qu'on ne me retrouve pas. Je ne verrai plus mon mari ni ma fille ; mais au moins ni lui ni elle ne devineront jamais pourquoi je les ai quittés… Il me semble que c'est une punition suffisante, car je les aime bien… C'est de peur de passer à leurs yeux pour… ce que je suis que j'ai été si mauvaise envers vous.
Et, comme une enfant qui implore, elle ajouta, en joignant les mains :
— Mais je vous demande pardon. Ma position était si horrible! Comprenez-vous une femme qui, parce que la fatalité l'a jetée toute jeune dans le ruisseau, n'a plus jamais le droit d'aimer son mari et sa fille!
La perspective de cette expiation éternelle, dont l'injustice était flagrante, la plongea de nouveau dans une désolation qui se traduisait par des cris et des sanglots et remuait l'artiste jusqu'au plus profond de l'âme. En la voyant se débattre, comme si le spectre de son passé lui apparaissait prêt à l'emporter, il se pencha sur elle et lui saisit les deux bras, tout en lui répétant :
— Ne pleurez pas! ne pleurez pas! J'ai voulu vous effrayer. Je suis un misérable de vous avoir traitée avec cette dureté. Je m'en repens. Pauvre femme! oui, je le reconnais, vous méritiez d'être heureuse. Mais vous le serez. Mes menaces n'étaient que de mauvaises plaisanteries. Personne au monde ne saura de moi rien de ce qui vous est arrivé autrefois. Ne parlons plus du mal que vous m'avez fait. A votre place il est probable que j'aurais agi de même. D'ailleurs, sans vous, il est à peu près certain que je serais encore en prison, non sur une simple accusation, mais avec une condamnation infamante sur le dos.
Il la rassurait avec cette insistance, parce que, d'abord, elle n'avait pas paru se rendre compte de toute l'étendue de l'absolution qu'il lui accordait. Il tira son mouchoir, lui essuya les larmes qui coulaient le long de ses joues, dans la prostration qui avait suivi la crise. Il lui ramena sur le haut du front et derrière les oreilles ses beaux cheveux qui s'évadaient de toutes parts autour de sa tête. Et, comme les sanglots qui lui secouaient la poitrine allaient jusqu'à lui couper la respiration, il prit l'énergique parti de lui dégrafer sa robe de chambre et de couper les lacets de son corset à l'aide du canif dont il se servait pour la taille de ses fusains.
— Respirez-vous mieux? lui demandait-il. N'allez pas étouffer au moins.
Tandis qu'il essayait de faire passer par l'ouverture de la robe le corset dénoué, Emmeline, toujours assise sur le lit, appuyait sa tête sur l'épaule du jeune homme, dont le cou et le visage se trouvaient comme enveloppés par la chaleur des soupirs précipités de la jeune femme. Elle collait inconsciemment sa riche poitrine contre celle de Gérald, sans paraître se soucier de l'étrange déshabillé où il l'avait réduite. L'attendrissement qui l'avait gagné commençait à s'emplir de charme. Le contact de ce sein mouvementé et de ces joues brûlantes l'incendia à son tour.
— Ne pleurez plus! vous me navrez! lui dit-il en l'entourant de ses bras et en l'embrassant sur les paupières comme pour les sécher d'un baiser.
Elle n'osa pas le repousser, sans doute pour ne pas paraître attacher d'importance à cette manifestation consolatrice. Mais lui s'emballa et, tout en la pressant contre son cœur palpitant, il se mit à la dévorer de caresses. Il ne les accompagnait d'aucune arrière-pensée et ne songeait guère à profiter de la situation si cruelle qui la remettait pantelante entre ses mains.
Il n'usa en quoi que ce fût d'autorité ou de violence et n'eut pas à se demander si le peu de résistance qu'elle lui opposa ne tenait pas à la sujétion presque absolue où elle était tombée vis-à-vis de lui. Il put croire que le remords des souffrances dont elle était cause, la reconnaissance du pardon qu'il venait de lui octroyer s'étaient mêlés à cette sorte de délire qui s'excuse chez une femme à moitié dévêtue, étendue sur un lit à côté d'un jeune homme qui la serre de près.
Elle se fût obstinée à se dégager qu'il eût tenu avec tout autant de rigidité la promesse qu'il lui avait souscrite de garder un silence inviolable. Mais après s'être moralement livrée tout entière à la discrétion de ce jeune homme, envers qui ses torts étaient si impardonnables, comment aurait-elle fait pour le prier de lui rattacher son corset et de l'aider à effacer de ses yeux et de ses joues les traces de larmes?
Elle céda, parce qu'il est des pièges qu'on se tend à soi-même et d'où l'on ne parvient pas à sortir sans y laisser un peu de sa chair.
— Ainsi, se répétait-elle dans la voiture qui la ramenait rue de l'Université, je n'avais jamais songé à tromper mon mari ; et voilà que, non contente de l'avoir trompé avant, je le trompe après. Ma vie ne sera donc qu'un perpétuel supplice!
Gérald, ne se rendant qu'un compte approximatif des sentiments compliqués qui la lui avaient jetée dans les bras, lui avait donné rendez-vous pour le surlendemain. Il gardait d'elle un souvenir délicieux, et passant l'éponge sur les années disparues, il ne la voyait plus que sous les traits et l'état civil de M me Dalombre, femme d'un député très écouté à la Chambre. Pour un artiste qui logeait aussi haut et ne vendait ses toiles que par intermittence, une telle conquête était quasi glorieuse. En outre, il était impressionné par l'existence romanesque de cette séduisante créature, dont les splendeurs et les misères visaient tout un côté de la question sociale, dont s'occupent ceux mêmes qui prétendent qu'elle n'existe pas.
Enfin et surtout, il l'avait tenue dans ses bras, cette grande dame, dont les yeux l'avaient si fort troublé pendant les quadrilles du bal de l'ambassade de Suède. Elle était à lui : il n'y avait pas à dire. Peut-être était-ce plutôt un holocauste qu'un adultère ; mais, ma foi, la passion ne connaît pas ces distinctions psychologiques.
Pendant les deux jours qui le séparaient d'une nouvelle entrevue, il resta incapable de prendre une palette. Il eut cependant l'idée de la portraiturer, mais il se dit orgueilleusement :
— J'aime bien mieux la peindre d'après nature.
Elle avait promis ou semblé promettre qu'elle serait chez lui le jeudi, à deux heures. Dès midi, il avait donné à son atelier un air particulièrement décoratif. On touchait alors au printemps, et il avait inondé ses meubles de fleurs nouvelles qui, ayant besoin de jour et de soleil, duraient d'ordinaire très longtemps sous le vitrail clair et chaud où il travaillait son « plein air ».
Deux heures sonnèrent, elle ne vint pas. A trois heures, il commença à s'éponger le front qui ruisselait d'inquiétude. Vers trois heures et demie, il n'y tint plus. Il dégringola jusque chez son concierge, à qui il laissa sa clef en lui recommandant de la remettre à une dame qui descendrait de voiture et, selon toute vraisemblance, aurait le bas du visage enfoncé dans le collet d'un grand manteau de fourrure. Il lui confierait la clef en la priant de l'attendre.
Il traita avec un cocher pour une course vertigineuse de la rue Condorcet à la rue de l'Université et, un quart d'heure plus tard, il atterrit devant la seule maison où pouvait être Emmeline, puisqu'elle n'était pas chez lui. Il se promena sur le trottoir faisant face à la porte cochère, tantôt marchant vite pour donner le change, tantôt allant à pas comptés ou s'arrêtant comme pour lire un journal, mais lançant constamment de bas en haut un œil scrutateur.
Une des fenêtres de l'appartement des Dalombre était précisément ouverte. Il réfléchit :
— Elle aura eu des visites. Justement, je crois me rappeler qu'elle reçoit le jeudi. Pourtant elle ne m'aurait pas donné rendez-vous ce jour-là si elle avait été d'avance absolument sûre d'y manquer.
La désillusion et le doute faisaient déjà leur petite trouée dans son cœur lorsqu'il aperçut Emmeline qui, s'approchant de la croisée comme par mégarde, jeta un regard rapide des deux côtés de la rue.
En passant du côté droit au côté gauche, elle distingua Gérald, qui se tenait au milieu. Elle avait exprès manqué l'heure afin de s'assurer si elle était quitte avec une seule demi-journée d'égarement ou si le contrat tenait toujours.
L'appel muet, mais désespéré que lui lança Gérald la convainquit qu'elle était loin d'en avoir fini avec lui. Elle pensa :
— Il est là. Il n'a qu'à monter, tout raconter, et je suis perdue!
Elle lui fit donc un signe de tête qui signifiait :
— Je suis à vous. Patientez seulement quelques minutes.
Il comprit, car elle le vit remonter dans la voiture et repartir à fond de train. Il n'y avait plus à s'y tromper : c'était une intrigue qu'elle avait nouée, dont les liens se resserreraient sans doute plus étroitement tous les jours et qu'il deviendrait à peu près impossible de rompre. A l'encontre de la plupart des femmes, mariées ou non, qui se font spécialement belles pour aller voir leur amant, elle coiffa le premier chapeau venu, endossa son manteau dissimulateur et se jeta à son tour dans une voiture qui, sans qu'elle eût rien fait pour en hâter la marche, la déposa rue Condorcet.
La chaîne était désormais rivée. Deux et souvent trois fois par semaine, elle se rendait aux ordres, sans élan, sans amour, même sans coquetterie, presque comme une demoiselle de magasin va à son comptoir. La tendresse, parfois délirante, que lui témoignait Gérald lui inspirait tout au plus une certaine curiosité. Elle lui savait un gré infini d'avoir si vite oublié ses projets de vengeance et de lui payer ainsi en dévouement et en caresses le mal dont il avait souffert par elle. Il en était arrivé à l'adorer, à ne vivre que d'elle, pour elle, et elle avait à peine suivi de ses yeux surpris les progrès de cet envahissement de tout un être.
De temps en temps il avait comme un soupçon de l'abîme qui séparait cette docilité de l'amour qu'il rêvait ; mais comme il était pris jusqu'aux moelles, il lui était impossible de s'imaginer que l'atmosphère céleste dans laquelle il vivait ne l'eût pas pénétrée un peu, elle aussi.
Cependant, il lui soumit un jour cette proposition :
— Si je savais que tu vinsses à nos rendez-vous par peur d'une dénonciation ou d'un scandale de ma part, j'aimerais mieux me tuer tout de suite. De cette façon, tu n'auras plus rien à craindre de moi.
Elle lui répondit en l'embrassant : ce qui la dispensa de toute autre explication.
Mais chaque fois qu'elle revenait au domicile légal, elle enlevait sa robe comme une tunique de Déjanire et revêtait un peignoir dont la fraîcheur la purifiait. Elle se jetait alors sur la petite Albertine et l'enlevait dans ses bras, comme si ce talisman eût le pouvoir de la protéger.
Au retour de son mari, elle se multipliait pour qu'il trouvât, après ses prétendues fatigues oratoires, de bonnes pantoufles bien chaudes, son fauteuil tout avancé devant le feu, ou près de la fenêtre, selon les variations du thermomètre.
Parfois, elle lui posait sa tête sur l'épaule — comme à l'autre — et le dorlotait dans ses bras comme pour lui faire comprendre qu'elle n'était, en réalité, qu'à lui et qu'entre les deux son cœur n'avait jamais balancé.
Elle savait cent fois plus gré à Albert d'un froid baiser sur le front qu'à Gérald de tous les emportements de frénésie amoureuse qu'il lui prodiguait sans compter. Celui qui a monté sur les planches, fût-ce une fois dans sa vie, garde éternellement, quoi qu'il fasse, l'estampille du cabotinage. Celle qui a été courtisane attitrée, fût-ce l'espace d'une semaine, conserve de l'amour une formule spéciale qu'aucune circonstance ne peut modifier. Gérald était et restait l'homme à qui elle se livrait par nécessité, presque par état. Albert était celui à qui elle se donnait librement et à qui elle avait toujours le droit de se refuser, car elle le savait trop généreux pour la contraindre.
D'ordinaire, c'est pour son amant qu'une adultère conserve les élans qui l'ont poussée au mal. C'était à son mari que celle-là les réservait, de sorte qu'elle trompait moins Albert avec Gérald que Gérald avec Albert.
Cette aberration du cœur et des sens dura quatre longs mois. On aurait dit au peintre que la passion aveuglait :
« Cette femme qui apparaît toujours à l'heure convenue et qui, pour ne pas retarder le moment du rendez-vous, conte à ses domestiques les histoires les plus invraisemblables : eh bien! elle ne vous a jamais aimé une minute », qu'il aurait souri en haussant les épaules et en retroussant sa moustache. Il se reposait sur l'attachement de sa belle maîtresse, dont les manières et le langage s'étaient si bien identifiés avec ceux du plus grand monde. Il n'était presque plus sûr que cette M me Dalombre, dont il avait fait peu à peu son idole, fût réellement la même que cette petite fillette effarouchée qu'il avait aperçue dans les bas-fonds d'un mauvais lieu. Il n'y avait pourtant aucun doute, puisqu'il ne l'aurait pas tenue ainsi à sa discrétion chez lui, si elle n'avait pas été préalablement chez les autres ; mais l'optique de l'amour est pleine de ces aveuglements.
Un jour que la Chambre venait d'apprendre la mort subite d'un parlementaire célèbre, la séance avait été levée en signe de deuil. Albert rentra chez lui, heureux, non de ce décès imprévu, mais du congé que ce douloureux événement lui procurait. On était en juillet, et il venait chercher Emmeline pour une promenade au Bois. Elle était déjà sortie, quoiqu'il fût à peine trois heures et qu'elle lui racontât volontiers qu'elle mettait un temps infini à sa toilette si bien qu'elle n'était jamais prête avant quatre heures, quatre heures et demie.
Cette absence le contraria sans que l'aile noire du soupçon effleurât le moins du monde sa quiétude ; mais, par un de ces hasards que la destinée semble tirer tout exprès de son sac, il trouva, dans le courrier que le valet de chambre venait de déposer sur sa table de travail, une lettre dont l'écriture contournée le frappa à première vue.
Ce billet était court, mais catégorique :
Monsieur le député,
Serait-il possible que l'ambition fût plus forte que l'amour? Vos yeux sont tellement occupés à suivre les divers portefeuilles auxquels vous aspirez que vous oubliez de regarder ce qui se passe chez vous. Il est vrai que c'est surtout quand le loup n'y est pas qu'on se promène dans le bois.
Dès que vous avez tourné les talons, monsieur et cher député, la jolie M me Dalombre se jette non dans sa voiture, mais dans une voiture et, par une de ces intuitions dont les femmes sont généralement douées, elle rentre au logis quelques instants avant que vous y rentriez vous-même. Revenez donc un jour un peu plus tôt que d'habitude, et demandez-lui d'où elle sort. Mieux encore : faites-la suivre ou suivez-la vous-même. Je vous assure que vous en aurez pour votre argent.
Comme de juste, aucune signature. Malgré d'évidents efforts calligraphiques pour dérouter le destinataire, Albert démêla un air de famille entre la forme des majuscules de cet avertissement et celle des deux dénonciations anonymes reçues autrefois, à l'hôtel de la rue de Berlin, quelque temps après qu'Emmeline y avait été admise comme l'enfant de la maison.
Rien ne reste dans la tête comme l'aspect d'une lettre qui nous a préoccupé. Albert se sentit tout à fait rassuré en constatant que celle qu'il venait de recevoir provenait certainement de la main qui avait écrit les deux premières.
— Décidément, pensa-t-il, cette pauvre Emmeline a quelque part une ennemie qui ne la lâche pas. Et il faut qu'on n'ait pas grand'chose à lui reprocher pour que, depuis plus de huit ans, cet avis soit le seul qu'on ait cru devoir m'adresser.
Il venait de rejeter le papier sur la table lorsque sa femme rentra.
— Il n'est venu personne? demanda-t-elle à la servante qui lui ouvrit la porte, car Emmeline était toujours en arrêt.
— Non, madame, mais monsieur est là.
— Depuis longtemps.
— Depuis une demi-heure. Il paraît que la séance a été levée tout de suite.
Elle pénétra délibérément dans le cabinet de travail d'Albert et lui dit, comme tout étonnée de l'y trouver :
— Tiens, tu es là! Figure-toi que je viens de passer à la Chambre pour te prendre ; j'ai trouvé visage de bois. On m'a dit que la séance avait été levée un quart d'heure après qu'elle avait été ouverte. Je revenais du Bon Marché , où je suis restée une heure à fouiller dans les dentelles. Rien de meilleur marché, en effet. C'était tout un solde de Chantilly.
— J'étais précisément revenu au galop pour t'emmener faire un tour! répondit Albert en l'embrassant.
— Il n'est que quatre heures et demie, fit-elle. Nous avons encore le temps. Prends ton chapeau. Je vais seulement changer de robe. Celle-là est d'un lourd!
— Non, à cette heure-ci, il y a trop de monde au Bois, répondit Albert. Et, reprenant le papier, il ajouta : « Lis-moi un peu la bête de lettre que je viens de recevoir. »
Emmeline la dévora d'un seul coup d'œil. Elle aussi reconnut tout de suite l'écriture, mais elle eut l'air de l'étudier quelques minutes pour se donner le loisir de se remettre.
— Est-ce que cette infamie-là ne te fait pas l'effet de venir de la même source que les autres? dit-elle simplement.
— C'est ce que j'ai pensé immédiatement, répliqua-t-il. Mais qui diable peut te poursuivre encore après tant d'années? Nous n'habitons plus le même quartier. Nous menons une tout autre existence.
— Il y a des gens si désœuvrés et si méchants! fit observer Emmeline. D'autant que, huit fois sur dix, quand je sors sans toi, j'emmène Albertine. L'individu qui a écrit ces niaiseries ne connaît même pas notre façon de vivre. D'ailleurs, s'il sait si bien où je vais, pourquoi ne te l'indique-t-il pas? Il me semble qu'il serait bien plus ingénieux d'attendre que j'y sois pour t'inviter à aller m'y surprendre.
— Si cet imbécile a cru me mettre la puce à l'oreille, il s'est bien trompé! riposta Albert, en haussant les épaules. Et il déchira la lettre en une douzaine de morceaux, qu'il lança dans sa corbeille aux papiers inutiles.
Emmeline avait triomphé momentanément de la terrible commotion qu'elle avait ressentie à la vue de ce document inattendu. C'était par son sang-froid qu'elle s'était sauvée ; mais elle avait instantanément compris que les révélations encore incomplètes arrivées jusqu'à son mari mettaient fin pour jamais aux promenades sur les hauteurs cythéréennes de la rue Condorcet.
Du moment où elle était surveillée, elle était prise, et toute la confiance dont elle avait saturé Albert n'empêcherait pas le fait brutal de s'imposer un jour irréfutablement.
Elle était encore relativement heureuse que la lettre anonyme n'eût pas donné d'adresse précise ni fourni de ces détails qu'on n'invente pas et qui ouvrent une voie aux plus incrédules. Si même son mari prenait la peine de commencer une enquête, il acquerrait bien vite la preuve qu'elle n'emmenait jamais Albertine avec elle dans ses sorties, et que c'était avec la femme de chambre que la petite allait s'amuser sous les arbres des Tuileries ou dans la voiture à chèvres de l'avenue des Champs-Élysées.
Mais le péril, d'autant plus inquiétant qu'il lui était impossible d'en mesurer l'étendue, résidait dans ce coefficient inconnu qui s'appelait l'amour de Gérald. Combien de temps l'attendrait-il sans se manifester plus ou moins violemment en constatant qu'elle s'obstinait à ne pas revenir? Il l'adorait : elle n'en doutait guère. Mourrait-il de chagrin ou provoquerait-il un scandale? La première hypothèse était certainement douloureuse. Elle la préférait cependant à la seconde. Car, si l'auteur encore ignoré de la lettre que lui avait lue en souriant le candide Albert possédait le quart ou même la moitié d'un des secrets de sa vie, Gérald les tenait tous, et sa passion exaspérée les laisserait peut-être échapper les uns après les autres.
Puis d'où provenait cette dénonciation, qui différait des précédentes en ce qu'elle était parfaitement exacte? Elle avait cru remarquer les tournures de phrases ironiques et les déguisements dans l'écriture qui l'avaient déjà frappée autrefois : mais elle n'était pourtant pas tout à fait sûre que les trois lettres partissent d'une seule et même personne.
Ce ne pouvait être de Gustave qui, heureux et maintenant presque riche, avait déserté son ancien quartier et n'avait aucun intérêt à troubler par quelque algarade le repos qu'il s'était acquis à force d'intelligence et de docilité.
Toutes ses questions, restées sans réponse, lui torturaient le cerveau, lui serraient l'estomac et la prédisposaient peu à peu à cette maladie nerveuse, dont elle s'était vantée vis-à-vis de Gérald pour excuser l'étrange attitude qu'elle avait prise à son égard dans les salons de l'ambassade de Suède.
Au premier rendez-vous qu'elle manqua, elle passa la moitié de son après-midi l'œil aux carreaux de la rue, tremblant de voir se profiler sur le trottoir la silhouette de Gérald affolé. Elle songea à lui écrire, mais c'était l'inviter à répondre ; et si une déposition orale est compromettante, l'exhibition d'une correspondance l'est cent fois plus.
Peut-être y avait-il pour elle avantage à lui laisser supposer qu'elle avait assez de lui ; qu'elle lui en préférait un autre. L'indignation et le mépris finiraient par le dégoûter d'elle. Lui annoncer qu'Albert savait tout ou était sur le point de tout savoir, rien ne pouvait être plus dangereux. Il l'aurait immédiatement clouée par cette proposition magnanime :
— Partons ensemble pour l'étranger!
Or, comme elle n'avait aucune envie de quitter ceux qu'elle aimait pour cet amant qu'elle n'aimait pas, elle lui opposerait un « non! » accentué, qui le pousserait probablement aux dernières catastrophes.
M lle Brigitte Humbertot avait appris sans étonnement la nouvelle du mariage de M. Albert avec la jeune fille que son oncle avait recueillie dans des circonstances si romanesques. Dans ses petits calculs de dévote, elle avait décidé que cette étrangère était tout bonnement le fruit de quelque faute inavouée du vieil armateur et que, conséquemment, M. Albert épousait sa cousine.
Elle avait suivi jour par jour les publications et, le matin de la noce, avait envoyé sa bonne se mêler à la foule afin de voir sortir la mariée de l'hôtel de la rue de Berlin pour se rendre à la mairie avec les témoins. La persévérante élève du couvent des Dames Anglaises avait, jusqu'à la dernière minute, espéré qu'un incident imprévu démolirait cette union qui traversait d'outre en outre des projets depuis si longtemps médités.
Elle s'était organisé tout un avenir entre l'oncle, qui avait peu de chances de vivre longtemps, et le neveu, que son existence sédentaire, aux côtés de son vieux parent, devait prédisposer à se laisser circonvenir par la première femme tant soit peu supérieure qui se mêlerait à sa vie. Cette supériorité, elle se croyait en droit d'y prétendre, et elle attendait tranquillement, dans le salon de madame sa mère, qu'une demande officielle vînt la solliciter.
Cette demande, c'était cette petite sauvage qui l'avait reçue. M lle Brigitte se considérait donc comme frustrée d'un bien qui lui appartenait, et n'avait été que peu éloignée de poursuivre Emmeline devant les tribunaux pour rapt d'un fiancé avec violence, fausses clefs et escalade.
La teinte de bas bleuisme qui l'incitait à écrire des lettres anonymes plutôt que de renoncer à se manifester littérairement s'était foncée d'ambition quasi politique ; et lorsque M. Albert Dalombre était revenu à Paris membre de l'Assemblée nationale, elle se dit, en dévorant ses regrets qui avaient tant de peine à passer :
— Moi, j'aurais fait de lui un président de la République!
Et elle se voyait, en remontant le cours de ses rêves déçus, recevant les ambassadeurs des puissances étrangères, lançant des invitations sur la ville étonnée de son luxe, et laissant raconter discrètement par les journaux qu'elle était l'Égérie de son mari, lequel ne signait même pas la grâce d'un condamné à mort sans l'avoir consultée ; enfin, qu'elle était plus présidente que lui n'était président.
Ce monument de gloire auquel elle ajoutait tous les jours un étage s'était écroulé, non dans un cataclysme imprévu et grandiose, mais sous le souffle d'une enfant, de l'ex-apprentie d'une petite maison de modes. Ah! pourquoi le malfaiteur qui l'avait jetée d'un coup-de-poing américain le long de la grille de la maison Dalombre ne l'avait-il pas assommée sans rémission? Au lieu de la supprimer, il l'avait simplement rendue intéressante. Il avait cru la tuer, et il l'avait mise au pinacle.
La haine de la demoiselle Humbertot pour Emmeline s'était alimentée de ses succès de jolie femme. Quand Brigitte lisait à sa mère des extraits des journaux mondains où on qualifiait la femme du député de l'Ain de « la belle M me Dalombre », avec l'énoncé descriptif de ses toilettes, les deux femmes verdissaient de jalousie. Emmeline était l'objectif constant de tous les agissements, de toutes les réflexions, de toutes les coquetteries de Brigitte. Elle n'étrennait pas un chapeau sans se dire, en minaudant devant sa glace :
— Maintenant, à nous deux, la « belle M me Dalombre »!
Elle était allée souvent à la Chambre où, dans les premiers mois après l'élection de son mari, Emmeline manquait rarement une séance. Les Humbertot avaient connu des premières la naissance d'Albertine ; l'achat du château en province et le retour des deux époux dans la capitale, où ils allaient occuper désormais une place en vue.
Mais les années qui avaient embelli et arrondi sa rivale avaient encore noirci et séché Brigitte. Il lui était venu des moustaches. Son nez s'était pincé, ses sourcils dégénéraient en broussailles et, un beau matin, la vieille fille était apparue avec son cortège de frimas.
Naturellement, elle avait cherché et trouvé dans le Bottin l'adresse du député Dalombre ; et, pour se donner l'amère satisfaction de passer de temps en temps sous les fenêtres de l'appartement où il respirait à côté d'une autre, elle allait quelquefois assister à la messe ou aux vêpres de Sainte-Clotilde. A deux reprises, elle avait croisé dans sa voiture Emmeline qui, sortie à pied de chez elle, prenait à cent cinquante pas plus loin le premier fiacre qu'elle rencontrait et qui la conduisait à l'atelier de Gérald.
Elle à pied, marchant vite, et se retournant de temps à autre comme pour regarder si elle n'était pas suivie : c'était plus qu'il n'en fallait pour surexciter une curiosité pour qui la surexcitation était l'aliment principal.
Les femmes qui ont subi les humiliations et les regrets d'un mariage manqué ont la rancune tenace. Pendant quatre jours, elle passa ses après-midi à vingt-cinq pas de la maison qu'habitaient les Dalombre, blottie au fond d'un fiacre et l'œil fixé par la lucarne du fond sur la porte cochère d'où elle comptait bien voir sortir Emmeline.
En effet, Emmeline très enveloppée et très rapide, s'était élancée dans la rue et avait tourné tout à coup à droite en se dirigeant vers le quai.
— Suivez cette dame! dit M lle Humbertot à son cocher, en lui désignant la jeune femme qui montait vivement dans une des voitures rangées le long de la station.
Mais, probablement encouragé par l'appât d'une forte prime, le cocher d'Emmeline prit une telle avance sur celui de Brigitte que la poursuite s'arrêta, faute d'indices suffisants pour la continuer.
Cependant la dévote ne s'en crut pas moins assez renseignée pour donner au mari un de ces bons petits avertissements anonymes qui, s'ils ne font pas de mal, ne peuvent pas faire de bien et aident quelquefois, d'une façon plus ou moins directe, à la désunion d'un ménage.
Avec un peu plus de patience et un peu moins d'acrimonie, elle eût assez facilement connu le mot du rébus ; et il est probable que si elle avait cru à la culpabilité de son ennemie, elle eût poussé l'enquête à fond. Mais elle n'avait aucune base d'accusation sérieuse et n'espérait guère que troubler l'eau en jetant une pierre dedans.
D'ailleurs, la plume lui démangeait. Elle ne résista pas à l'envie de blesser tout de suite, tant dans son amour que dans son amour-propre, celui qui avait eu l'impertinence de la dédaigner, et elle écrivit la lettre qui avait fait hausser les épaules à Albert et qui avait écrasé Emmeline.
Le martyre interrompu par huit années de bonheur et de quiétude relative recommença plus aigu que jamais. Pour comble de complication, les vacances de la Chambre s'ouvrirent plus tôt qu'on ne l'avait supposé, et son mari la laissait bien rarement seule. Il y avait donc impossibilité pour elle à retourner chez Gérald ; mais rien ne l'empêchait, lui, d'apparaître subitement chez elle.
Elle ne mangeait plus, elle ne dormait plus. Trois fois, de sa fenêtre, elle le vit passer devant la maison. Il était tout pâle et tout changé. Elle se contenta de joindre les mains en geste de supplication, pour le conjurer de s'éloigner.
Il avait, en effet, de quoi pâlir. Son estomac aussi restait fermé et ses yeux, comme ceux d'Emmeline, demeuraient perpétuellement ouverts. Ses journées et ses nuits se passaient dans l'attente de ces visites, qui avaient cessé subitement, sans aucun motif avoué, ni avertissement préalable. Elle n'était plus revenue, et voilà! Pas une lettre ne l'avait prévenu des résolutions nouvelles qu'elle avait prises. Rien! La rupture sèche d'une branche qui se casse et tombe.
Tout dévoré qu'il était par la passion, il n'eut pas un instant le soupçon d'une trahison de femme qui, du jour au lendemain, vous quitte pour un autre. Il avait ce sentiment qu'elle ne s'était pas donnée par dépravation ou par plaisir, et il la devinait peu disposée à courir les hasards d'une nouvelle intrigue.
Il s'était alors décidé à aller lui-même aux informations, et, sur les vingt pérégrinations qu'il avait risquées de la rue Condorcet à la rue de l'Université, il avait eu la chance d'apercevoir deux fois les beaux yeux d'Emmeline brillant derrière les carreaux de sa fenêtre fermée.
Leurs deux pâleurs les avaient mutuellement frappés, et le geste désespéré qu'elle avait esquissé chaque fois avait convaincu Gérald qu'un grave événement les avait ainsi momentanément séparés. Qui savait si son mari ne l'avait pas surprise au moment où elle écrivait une lettre pour contremander le dernier rendez-vous? C'était ce silence qui le désarçonnait. Il aurait préféré quatre pages, qui lui apprissent que tout était fini, à ce mutisme qui sentait la mort.
De son côté, il lui avait brouillonné dix lettres qu'il s'écrivait à lui-même plutôt qu'à elle et qu'il déchirait successivement, n'osant les confier ni à la poste ni à un commissionnaire. Il s'était imaginé qu'il la posséderait toujours et il ne savait même pas pourquoi il l'avait perdue. Avec toute autre femme, il aurait tenté quelque démarche directe, interrogé des concierges, payé des domestiques ; mais les secrets terrifiants dont elle l'avait fait dépositaire lui imposaient une prudence et une réserve qu'il se serait fait un crime de transgresser. Une indiscrétion, un mot compromettant qui auraient soulevé un coin du voile étaient susceptibles de le déchirer du haut en bas. Il ne se considérait seulement pas comme un amant : il se croyait encore son complice, bien qu'en réalité il eût été surtout sa victime.
Il s'ingéniait, du matin au soir, à chercher par quelle voie il arriverait à recevoir de ses nouvelles. Il eut la pensée de déménager et de venir s'installer près d'elle ; au besoin dans la même maison, où il trouverait bien un logement. Par malheur, M. Dalombre le connaissait de vue, puisque c'est le dessin que ce député-artiste lui avait montré qui avait si fort contribué à lui faire reconnaître sa femme. Il serait donc tenu de le saluer dans l'escalier, et ce voisinage paraîtrait des plus suspects.
Il prit alors la résolution que prennent généralement ceux que l'amour éprouve : il se décida à voyager pour oublier : ce qui est le plus immanquable moyen de continuer à se souvenir.
Il n'y a pas comme les déboires de l'amour pour inviter un homme à se retremper dans les joies de la famille. Il fit ses malles ou plus exactement sa valise pour la Touraine. Il irait embrasser sa mère et se répandrait dans la campagne, flanqué d'un chevalet portatif et d'une boîte à couleurs. Ce serait au travail qu'il demanderait secours. Tous les artistes vraiment forts s'étaient vengés par quelque chef-d'œuvre des trahisons ou des dédains. Il montrerait qu'il n'était pas plus faible qu'un autre.
Plein de ces projets virils, il ne fit qu'un bond de chez lui au guichet de la gare d'Orléans, où il prit un ticket pour Tours. Il avait déjà choisi son wagon et attendait au bas du marchepied le moment d'y monter quand un des hommes du train, ayant crié pour la troisième et dernière fois :
« Allons, messieurs, en voiture! » l'idée qu'il allait volontairement dérouler tant de kilomètres entre lui et elle lui fit perdre absolument contenance. Il ressaisit, dans le filet du compartiment, le sac qu'il y avait déjà déposé et, sans chercher à replacer son billet, fût-ce à moitié prix, il franchit la grille de la cour du départ et rentra dans Paris, qui ne lui avait jamais paru plus attractif et plus séduisant. Il avait voulu savoir au juste s'il aurait l'énergie de s'éloigner d'elle. Il était sûr maintenant que cette énergie lui manquait. Inutile de continuer l'épreuve.
Et puisqu'il avait, cette fois, pris le parti définitif de ne pas s'éloigner d'elle, il ne lui restait désormais qu'à essayer de s'en approcher. Comme pour se punir d'avoir commis cette tentative de séparation, il s'imposa la douce tâche d'aller faire sous ses fenêtres une station discrète, mais prolongée. Il ne quitterait son poste que quand il l'aurait aperçue glissant le long de la croisée du salon d'où peut-être elle l'apercevrait à son tour. Il était environ deux heures de l'après-midi. Jusqu'à six heures du soir, il y avait quelque chance pour qu'il récoltât cette bonne fortune. Payer un coup d'œil par quatre heures d'attente, c'était le comble du bon marché.
Mais les rideaux restaient immobiles et ne révélaient rien de ce qu'ils abritaient sous leurs lambrequins.
— Je ne la reverrai donc plus? répétait-il presque tout haut, en s'abritant dans un angle de porte qu'il avait adopté et qui lui servait de niche.
Tout à coup il vit sortir d'un pied alerte une petite femme de chambre qu'il crut reconnaître pour celle qui lui avait ouvert la porte lors de sa visite de remerciement après sa mise en liberté. A tout hasard, il la suivit, presque décidé à lui demander des nouvelles de sa maîtresse. Elle lui en donnerait ou ne lui en donnerait pas. Mais parler l'espace de deux minutes et demie à une personne qui voyait Emmeline tous les jours et couchait sous les mêmes plafonds qu'elle, c'était là un bonheur trop intense pour qu'il le laissât échapper.
Au moment où il était sur le point de la rattraper, car il avait allongé le pas, la servante entra chez un pharmacien, devant lequel, à travers les vitres, il la vit déployer un papier qui ne pouvait être qu'une ordonnance.
« Est-ce qu'elle serait malade? » pensa-t-il, sans songer qu'elle n'était pas seule dans l'appartement et qu'on va chez le pharmacien pour acheter du vin de quinquina ou de la poudre dentifrice encore plus souvent que pour commander une potion.
Mais ce mot : elle est malade! expliquait toute sa conduite. Il entra dans la boutique presque immédiatement à la suite de la jeune fille, et demanda un petit flacon d'arnica pour un enfant qui venait de se couper le doigt assez profondément.
Tandis que le pharmacien appelait un de ses élèves, ne pouvant faire face à deux clients qui semblaient également pressés, Gérald eut l'air de remarquer subitement la présence de la femme de chambre :
— Ah! mademoiselle, fit-il, comme cédant à un mouvement de curiosité sympathique, n'êtes-vous pas chez M. Dalombre, le député?
— Oui, monsieur, fit la jeune fille.
— Est-ce qu'il serait souffrant? reprit-il. Cette ordonnance m'effraye.
— Ce n'est pas pour monsieur, c'est pour madame, répondit-elle.
— Est-ce possible! Sa charmante femme est malade. Mais ce n'est rien probablement, balbutia-t-il en se retenant au comptoir pour ne pas faiblir.
— Oui, elle ne dort plus du tout, mais plus du tout. Et, toutes les nuits, elle a une fièvre! Alors, le médecin est bien obligé de lui faire prendre de l'opium. Ça la fait dormir, seulement ça lui donne des cauchemars atroces, expliqua la domestique.
— Mais… rebalbutia Gérald, le mal n'a rien de sérieux? Elle n'est pas alitée, au moins?
— Non, il lui est impossible de tenir dans son lit. Elle passe maintenant toutes ses nuits assise auprès de la petite.
— Ah!… et elle va bien, la petite Albertine? insista Gérald pour bien montrer à la fille qu'il n'était pas un étranger pour les Dalombre.
— Très bien! Elle pousse comme un chêne.
Il paya sa petite bouteille d'arnica, fit à la femme de chambre un bonjour de la tête et reprit à pied le chemin de la rue Condorcet, navré de savoir son Emmeline ainsi atteinte, quelque peu consolé cependant en songeant que c'était à cette maladie qu'il devait attribuer l'interruption des visites qu'elle lui rendait naguère si régulièrement.
Comment serait-elle venue le voir puisqu'elle ne bougeait pas de chez elle? Mais, dès qu'elle irait mieux, il était sûr que sa première sortie serait pour lui.
Il est certaines inquiétudes et certains supplices par lesquels les forces humaines se refusent à passer deux fois, comme certains voyageurs s'avouent enchantés d'avoir fait le tour du monde, mais déclarent qu'ils ne le referaient pas. Quand Emmeline s'était vue sur le point de recommencer la vie d'angoisse, de tourment perpétuel et de tremblement continu à laquelle elle avait été soumise jusqu'à la minute même qui avait précédé son mariage, le courage lui manqua pour l'affronter de nouveau.
Le dégoût la prit d'une existence toute de terreur et de sueurs froides. Maintenant ce n'était plus sa mère qui, bien que morte, comme le constatait un acte de décès en apparence parfaitement régulier, pouvait, d'une minute à l'autre, se faire annoncer chez son gendre : c'était ce Gérald, plus préoccupant avec son amour que d'autres l'avaient été pour elle avec leur haine et leur jalousie. La persécution avait changé d'objet, mais elle n'en était peut-être que plus dangereuse et plus insupportable.
Quand elle l'apercevait faisant l'ours sous ses fenêtres, elle se disait, en serrant les poings :
— Il est impossible qu'on ne finisse pas par le remarquer. Le malheureux veut donc me perdre!
Quand elle n'avait pas vu la tête pâle de Gérald et ses yeux qui se creusaient tous les jours, levés vers la fenêtre derrière laquelle elle le guettait :
— Que machine-t-il en ce moment, se demandait-elle et pourquoi n'est-il pas à son poste comme il y était hier?
Elle finit par tomber en proie à cette espèce de fièvre qui s'empare du condamné à mort, le tord comme un arbuste déraciné, le mine, le dessèche et le tuerait fatalement si la grâce ou l'échafaud ne venait le fixer un matin sur son sort. Emmeline, elle, n'avait même pas la ressource de calculer les jours qui lui restaient à espérer ou à craindre. L'éclat qu'elle redoutait pouvait se produire aussi bien dans un an que dans huit jours, que demain, que tout à l'heure.
D'autant qu'il n'y a pas plus d'heure pour les amants que pour les braves et qu'il n'y aurait eu rien de surprenant à ce que Gérald surgît dans la journée, le soir ou même au milieu de la nuit. Elle en était arrivée à écouter et à essayer de reconnaître les pas de ceux qui marchaient dans l'antichambre.
Cette incessante tension des nerfs du cerveau l'abattit un jour comme d'un coup de masse. Son pouls se mit à battre la chamade, et elle n'osait donner l'essor aux trépidations de son cœur, comme si leur impétuosité constituait de sa part un demi-aveu.
Elle s'alitait, puis se levait, puis restait des journées affalée dans un fauteuil, d'où elle sortait subitement pour se promener pendant des demi-heures à travers la salle à manger, les chambres à coucher et le salon. Elle cherchait le sommeil par ce système ambulatoire et ne trouvait que la fatigue. Elle maigrit au point que ses yeux reprirent et au delà les dimensions démesurées qui avaient tant étonné Gérald lors de leur première rencontre.
Tout ce que ses études médicales permirent au docteur qu'Albert, sérieusement effrayé, appela en consultation, ce fut de constater que la malade avait la fièvre qui augmentait au prorata des nuits passées sans dormir. On eut alors recours à l'opium, sans songer que le pseudo-repos qu'il procure n'est qu'une variété de l'agitation. C'était pour la préparation d'une de ces potions soi-disant calmantes que la femme de chambre avait couru chez le pharmacien où le peintre l'avait interrogée.
A son retour auprès de sa maîtresse, la jeune fille ne manqua pas de lui faire part de la rencontre qu'elle venait de faire d'un grand monsieur qui lui avait demandé tout à fait gentiment des nouvelles de Monsieur et de Madame. Il avait paru bien affligé en apprenant que Madame était souffrante, et il était sorti tout triste de chez le pharmacien.
Ce racontar fit perdre à peu près complètement la tête à Emmeline, en ce moment sous le coup d'un accès intermittent qui faisait son apparition tous les deux jours vers les quatre heures :
— Que je sois malade ou non, en quoi ça le regarde-t-il? s'écria-t-elle d'une voix qui épouvanta sa femme de chambre.
Et aussitôt, revenant au calme, elle demanda si ce monsieur n'était pas le jeune homme brun, avec des cheveux très longs, qui était venu leur rendre visite, il y avait déjà bien longtemps : sept ou huit mois peut-être ; un peintre, à qui elle avait eu un instant l'intention de commander son portrait.
— Parfaitement! fit la fille, je le reconnais maintenant. C'est moi qui lui ai ouvert. Je me disais aussi, tout à l'heure : cet homme-là ne peut être qu'un artiste.
— Il suit mes domestiques dans les magasins, pensa Emmeline : il doit être résolu à tout tenter pour me revoir. Il faut m'attendre à tous les scandales.
Et, dans sa surexcitation maladive, elle crut plusieurs fois entendre la porte de sa chambre à coucher s'ouvrir et le voir entrer en se dirigeant vers elle, un sourire de défi sur les lèvres.
La nuit qui suivit fut un long délire. Toute la maison resta debout de minuit à six heures du matin. Emmeline poussait des cris en réclamant Albertine, qui dormait de tout son cœur et qu'on n'osait pas réveiller. A un moment, Albert fut obligé de tenir les bras à sa femme qui les projetait contre le mur, au risque de se les briser.
Sans demander l'assistance de personne, elle sautait précipitamment de son lit sur le parquet et allait coller son front aux carreaux.
— C'est une fièvre chaude! dit le médecin. Ne la laissez pas ouvrir une fenêtre. Elle serait capable de se précipiter dans la rue.
La prostration qui suivit cet orage n'était guère moins effrayante, son organisation cérébrale pouvant céder sous la pression qui semblait l'écraser.
— Pourvu qu'elle ne devienne pas folle, se disait Albert, qui la regardait passer d'une exaltation inexplicable à un affaissement tout aussi peu motivé. Puis, elle soulevait de ces questions comme n'en posent que les moribonds. Elle lui prenait tout à coup la main entre les deux siennes et lui demandait :
— N'est-ce pas que tu ne m'en veux point? N'est-ce pas que tu n'as jamais eu à te plaindre de moi?
Il lui répondit invariablement :
— Mais non! Mais tu sais bien que tu es le bonheur de ma vie. Où aurais-je pu rencontrer une femme plus douce, plus aimante et plus fidèle?
Alors, c'étaient des ruisseaux de larmes qu'elle ne prenait même plus la peine d'essuyer et qui coulaient de ses yeux, tous les jours plus creux et tous les jours plus grands.
Le moindre bruit lui causait des tressautements tels qu'on fut obligé d'arrêter les pendules. Elle ne toussait pas : le mal ne venait donc pas de la poitrine. Aucun organe ne paraissait lésé sérieusement, et pourtant l'affaiblissement progressait presque d'heure en heure. Le reportage de la petite femme de chambre semblait avoir achevé l'œuvre de destruction. Cinq docteurs se réunirent, comme une sorte de commission des grâces, pour statuer sur le sort de celle dont on leur soumettait le dossier. L'un conclut à l'anémie poussée à ses extrêmes limites ; un autre parla de consomption. Mais comme pour l'anémie, on ordonne des biftecks saignants et que M me Dalombre en était à repousser même un œuf à la coque ; comme, d'autre part, la consomption est une affection toute morale, et que les médecins ont déjà la plus grande peine à se débrouiller dans les affections physiques, l'échange d'idées qui s'opéra entre ces cinq lumières aboutit au néant.
Un des savants consultés donna cependant le conseil de faire changer d'air à la malade. Elle adopta volontiers le projet d'aller s'installer dans leur château des environs de Nantua. Elle se remettrait à force de promenades dans les bois et d'excursions dans les montagnes. Seulement, quand les malles furent faites et qu'elle essaya de se tenir debout l'espace d'un quart d'heure, pour passer une robe et coiffer un chapeau, ses jambes et sa tête la trahirent, si bien qu'elle s'évanouit dans les bras de sa femme de chambre et qu'on dut tout décommander.
Un matin, le médecin de la maison constata que le pouls battait moins violemment. Il crut d'abord que la fièvre diminuait, mais il s'aperçut bientôt que ce qui diminuait, c'étaient les forces. Il prit sur lui d'avertir le mari :
— M me Dalombre est certainement en danger, lui avoua-t-il, j'ai peur que d'un jour à l'autre elle ne me passe entre les mains.
Et, après avoir rédigé des ordonnances pour la faire dormir, il en composait maintenant pour la tenir éveillée. Le pharmacien, dont le magasin était à quelques pas de la maison des Dalombre était ainsi tenu au courant de la marche du mal ; et Gérald, qui, ne sachant à quels renseignements se vouer, avait fini par se lier tant soit peu avec lui au point de lui proposer de lui faire son portrait, venait tous les jours et même deux fois par jour aux informations.
Il pouvait juger de l'état du malade d'après la potion prescrite.
— Est-ce que ça empire? demandait-il.
— Ça va de plus en plus mal, répondait le patron.
Gérald essayait alors de deviser un instant de choses et d'autres ; puis il sortait et courait s'enfermer dans son atelier pour sangloter à son aise.
— Ah çà! est-ce qu'elle va mourir sans que je l'aie revue? se disait-il. Je suis une brute. Il y a déjà longtemps que j'aurais dû imaginer un moyen de me rapprocher d'elle.
Et il cherchait, rêvant de se présenter sous le premier prétexte qui, du moins, lui servirait à l'entrevoir un instant. Malheureusement, une femme alitée ne se montre pas à tout le monde. En outre, il était connu de M. Dalombre ainsi que des gens de la maison, puisqu'il y était déjà venu. Tout ce que les convenances lui permettaient, c'était de prendre chez le concierge des nouvelles de sa locataire. Car, à moins de s'habiller en ramoneur pour dissimuler son identité, il n'avait aucun motif plausible pour se mêler d'une façon quelconque à la vie ou même à la mort de gens avec lesquels il n'avait eu que des rapports si courts et si momentanés.
Lui qui, pendant plus de six mois, avait eu à sa discrétion cette femme charmante, il était le dernier à savoir jusqu'où on pouvait espérer. Il lui fallait pour attraper au vol un mot rassurant ou malheureux, rôder dans la rue pendant des demi-journées, interroger les fournisseurs, lui qui aurait tout donné pour être autorisé à passer les nuits à son chevet, à la soigner à genoux, à lui servir d'esclave et de garde-malade.
— Je suis sûr que je la sauverais! pensait-il.
Un jour, vers trois heures, il remarqua, en passant sous les fenêtres, un grand mouvement d'allées et venues dans l'appartement ; et comme il s'était arrêté pour tâcher de découvrir les motifs de cette agitation, il se rencontra avec la petite femme de chambre qui, tout en courant, lui jeta ces mots :
— Je vais chercher le médecin, Madame se meurt!
A ce cri funèbre, il se jeta furieusement dans l'escalier de la maison, sans se demander ce qu'il allait y faire, mais résolu à la revoir vivante ou morte et décidé, au prix des plus gros mensonges, à pénétrer jusqu'à elle. Une morte ou une mourante n'est plus ni à sa famille ni à son mari : elle est à tous ceux que la pitié et le respect invitent à venir la saluer. Il entrerait. Il raconterait tout ce qui lui passerait par la tête, après quoi on verrait bien.
Sur le palier, il hésita ; puis, au lieu d'un coup de sonnette timide, il en fit retentir un formidable et impérieux : celui de quelqu'un dont les communications réclament l'urgence.
Sans adresser la parole au domestique qui lui ouvrit la porte, il traversa la salle à manger, puis le salon désert et ne s'arrêta que dans la chambre à coucher même où il eut un mouvement de recul devant la face jaunâtre, estompée de bistre, dont la blancheur des oreillers faisait ressortir les tons de cire.
Quoi! c'était là cette femme hier encore ruisselante de fraîcheur et de santé! Tout le personnel de la maison était rangé en demi-cercle autour du lit de la mourante qu'Albert, les deux mains retombant l'une sur l'autre, regardait avec un désespoir effaré. Il tourna à peine la tête à l'entrée de Gérald, qu'il parut d'abord ne pas reconnaître :
— J'ai rencontré la femme de chambre, dit le peintre. Elle m'a prié de venir vous dire tout de suite que si le docteur était absent, elle en ramènerait un autre ; vous m'avez rendu, madame Dalombre et vous, monsieur, un service qui m'autorise peut-être à venir vous offrir mon aide dans cette circonstance si douloureuse. Disposez de moi, monsieur, je vous en prie. Que puis-je faire pour vous?
— Rien, car il n'y a plus rien à faire maintenant! répondit Albert avec des sanglots et en lui montrant sa femme qui regardait tout ce monde d'un œil déjà vitrifié par la mort.
Ce regard décoloré s'arrêta un instant sur Gérald, qui suffoquait et serrait les dents pour arrêter au passage l'explosion de sa douleur. Il s'approcha d'elle et lui saisit presque brusquement la main, qui sortait longue et fluette de la manche de sa camisole de batiste.
— Le pouls est encore vigoureux, fit-il, en pressant, dans un suprême adieu, ce bras où il avait si souvent promené ses baisers du poignet à l'épaule. Et il ajouta, comme s'il s'était agi d'une simple constatation : « Il y a encore de l'espoir ».
Elle répondit à ces marques d'une tendresse désormais sans danger par un long soupir, qu'il prit pour l'expression d'un regret et qui n'était peut-être qu'un soupir de soulagement.
— Et ce médecin qui n'arrive pas! répétait Albert.
— Voulez-vous que j'aille le chercher moi-même? proposa Gérald, tout prêt d'éclater, et saisissant cette occasion de dérober les déchirements de son cœur aux commentaires qu'ils auraient probablement provoqués.
Mais comme il gagnait la porte de la chambre à coucher, il s'y rencontra avec le docteur qui accourait sur un mot laissé par la femme de chambre et qu'il avait trouvé en rentrant chez lui.
Il saisit, comme l'avait fait Gérald, la main de sa cliente ; mais son diagnostic fut tout autre :
— La vie s'en va à chaque pulsation, dit-il tout bas à Albert. Donnez-lui son enfant à embrasser. Il n'est que temps.
On souleva la petite Albertine à la hauteur de sa mère, sur laquelle on la pencha. Emmeline, ayant reçu son baiser, eut encore la force de le lui rendre. Elle eut même un sourire qui semblait dire à l'enfant tout en larmes :
— Console-toi. Je suis, en somme, moins malheureuse qu'on ne le suppose.
— Mais, s'écria Albert en s'arrachant les cheveux, c'est épouvantable! Perdre cette créature adorable et ne pas seulement savoir de quelle maladie elle meurt!
— Elle succombe, essaya d'expliquer le médecin, à une de ces fièvres lentes qu'elle aura sans doute contractée au bord de quelque marécage ou de quelque lac malsain. C'est ce que nous appelons généralement la fièvre paludéenne ou des Marais-Pontins, et qui, à certaines époques, fait tant de victimes dans la campagne romaine.
— Oui, oui, murmura Emmeline, qui sembla se réveiller : c'est la mal'aria .
Gérald, seul, entendit et comprit le mot qui fut le dernier. A partir de ce moment, elle tomba en syncope et n'en sortit que pour entrer en agonie. Vers trois heures du matin, le coup de sonnette du médecin, qui revenait pour la huitième fois, sembla la tirer de sa torpeur. Elle eut l'air d'écouter en levant tant soit peu la tête. Puis, elle la laissa retomber lourdement sur le traversin et expira presque aussitôt.
Gérald réclama d'Albert l'honneur de passer avec lui le reste de la nuit à veiller la morte. Les domestiques, exténués depuis ces huit derniers jours, allèrent se coucher les uns après les autres, et les deux hommes restés seuls échangèrent leurs tristesses. Gérald, de peur de montrer à quel point il était inconsolable, essayait de consoler Albert.
— Oui, je sais, ripostait celui-ci, s'efforçant de se « faire une raison » ; je suis jeune, j'ai une situation politique, je rencontrerai probablement beaucoup de femmes qui ne demanderont pas mieux que de me faire oublier ma pauvre et chère Emmeline. Mais où en trouverai-je une que je pourrai jamais comparer à cet ange, dont la vie a été toute de chasteté, de sincérité, de droiture et de dévouement? Ah! monsieur, c'est presque un malheur d'avoir connu ainsi la perfection.
FIN
Pages.
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I. | Au Perroquet bleu | |
II. | La Maison sans père | |
III. | L'Amant de la mère | |
IV. | A tout venant | |
V. | L'Enquête | |
VI. | Les premiers jours de bonheur | |
VII. | Élève des congréganistes | |
VIII. | Manœuvres à l'intérieur | |
IX. | Le Paralysé | |
X. | La Fiancée récalcitrante | |
XI. | La Famille de la mariée | |
XII. | Anxiétés | |
XIII. | La Mère | |
XIV. | Le Fantôme | |
XV. | Le Complot | |
XVI. | A la prison | |
XVII. | Constatation | |
XVIII. | La Libératrice | |
XIX. | En Liberté | |
XX. | Bonheur de se revoir | |
XXI. | La Maîtresse sans amour | |
XXII. | La Vieille Fille | |
XXIII. | Spectres et Fantômes | |
XXIV. | Le Dernier Mot |
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