Title : Lèvres closes
Author : Daniel Lesueur
Release date : December 23, 2020 [eBook #64119]
Language : French
Credits : Clarity and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/Canadian Libraries)
DANIEL LESUEUR
PARIS
ALPHONSE LEMERRE, ÉDITEUR
23-31,
PASSAGE CHOISEUL
, 23-31
M DCCC XCVIII
ŒUVRES
DE
DANIEL LESUEUR
POÉSIE
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Fleurs d'Avril, ouvrage couronné par l'Académie française. 1 vol. | 3 » |
Sursum Corda , pièce de vers ayant remporté le grand prix de poésie à l'Académie française. 1 vol. | » 75 |
Un Mystérieux Amour. 1 vol. | 3 50 |
Rêves et Visions, ouvrage couronné par l'Académie française, 1 vol. | 3 » |
Pour les Pauvres. 1 vol. in-4 o , papier vergé. | 3 » |
Poésies, édition elzévirienne. 1 vol. | 6 » |
ROMAN
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Le Mariage de Gabrielle, ouvrage couronné par l'Académie française. 1 vol. | 3 50 |
L'Amant de Geneviève, 1 vol. | 3 50 |
Marcelle. 1 vol. | 3 50 |
Amour d'Aujourd'hui. 1 vol. | 3 50 |
Névrosée. 1 vol. | 3 50 |
Une Vie tragique. 1 vol. | 3 50 |
Passion Slave. 1 vol. | 3 50 |
Justice de Femme. 1 vol. | 3 50 |
Haine d'Amour. 1 vol. | 3 50 |
A force d'aimer. 1 vol. | 3 50 |
Invincible Charme. 1 vol. | 3 50 |
L'Auberge des Saules, illustré par Jeanne Lemerre et Henri Pille. 1 vol. | 9 » |
THÉATRE
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Fiancée, drame en quatre actes, en prose, représenté au Théâtre de l'Odéon. | 1 vol. |
Hors du Mariage, pièce en trois actes, en prose, représentée par le Théâtre-Féministe. | 1 vol. |
TRADUCTION
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Lord Byron. Œuvres complètes. (Traduction couronnée par l'Académie française.) Tome I. (Heures d'Oisiveté, Childe Harold), précédé d'un Essai sur Lord Byron. 1 vol. in-12, papier vélin, orné d'un portrait de Lord Byron. | 6 » |
Tome II. (Le Giaour, La Fiancée d'Abydos, Le Corsaire, Lara, etc.) 1 vol. | 6 » |
Tome III. (Manfred, Parisina, Le Siège de Corinthe, Mazeppa, etc.) | 1 vol. |
Sterne. Voyage sentimental (sous presse) | 1 vol. |
POUR PARAITRE PROCHAINEMENT
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Comédienne, roman . | 1 vol. |
Tous droits de reproduction et de traduction réservés pour tous les pays, y compris la Suède et la Norvège.
Lèvres closes
Vers une extrémité de la longue galerie qui, dans cet appartement tout moderne, remplaçait l'antichambre, un domestique disposait la petite table pour prendre le café.
Deux tasses seulement, avec la courte cafetière anglaise, et, sur la tablette inférieure, le cabaret à liqueurs, menu chef-d'œuvre de verrerie signé Gallé, que la sobriété des maîtres de la maison rendait inutile lorsqu'ils étaient seuls.
Le valet de chambre approcha la bergère préférée de Monsieur et le rocking-chair de Madame, — non pas une de ces disgracieuses balançoires en bois courbé, unique effort en ce genre de l'ébénisterie française, mais un rocking-chair américain en acajou sombre, délicatement sculpté, avec coussins de soie ancienne, dont la solide élégance avait, même au repos, comme une grâce de mouvement, une ondulation de nacelle.
Puis l'homme ouvrit un panneau du vitrail, pour qu'à travers la glace sans tain de la vaste baie on eût l'illusion de l'air extérieur, par cet après-midi de décembre, où traînait un peu de soleil rose, diffus, brisé par le moindre obstacle.
La température égale du calorifère s'accordait avec cette caresse de clarté, avec ce simulacre de rayons, qui, au dehors, imprégnait la brume froide sans parvenir à la disperser.
Là-bas, sur l'espace grisâtre, des cimes d'arbres se dessinaient, noires silhouettes aux attitudes découragées et lointaines.
Un coin du parc Monceau se découvrait d'ici, de ce côté de la maison, dont la façade regardait la rue Rembrandt.
Et, dans toute la longue galerie, par l'accord des harmonieuses nuances, par la disposition des bibelots disparates, des meubles curieux, — le grand poêle en faïence de Delft, le confessionnal gothique aux adorables sculptures, la châsse florentine en cuivre niellé, les émaux de Limoges, les vases de Satzuma, les tapisseries éteintes, les tableaux de maîtres aux coloris sourds et profonds, — par tout cet ensemble de si sensuelle intelligence, une hauteur de vie humaine s'affirmait. Ce luxe avait une âme. On le sentait combiné pour les besoins du rêve plus que pour l'orgueil des yeux. Quelqu'un vivait là qui devait savoir chercher aux contours de ces belles choses la trace frémissante des mains de l'artiste, et s'émouvoir du tourment sacré qui les avait conçues. Sans doute, quand ce quelqu'un paraissait, un unisson devait se produire, les détails se complétaient, s'expliquaient. Le décor devenait alors un cadre.
C'est ce qui arriva.
Une porte s'ouvrit. Marcienne de Sélys pénétra dans la galerie.
Elle la préférait à toutes les pièces de l'appartement, parce qu'elle l'avait arrangée à son goût, qu'elle y avait entassé ses trésors ; tandis qu'ailleurs les préjugés artistiques de M. de Sélys faisaient triompher, sans une fantaisie personnelle, sans une faute heureuse, l'impeccabilité des styles spéciaux : style Louis XV dans le grand salon, Louis XVI dans le petit, style anglais dans la salle à manger, et Henri II dans la chambre conjugale, — chambre qu'il abandonnait d'ailleurs à Marcienne, dormant lui-même le plus souvent sur un divan qui se transformait le soir en lit, dans le fumoir voisin de son cabinet de travail.
Édouard de Sélys était un avocat célèbre, dont l'éloquence, aux jours de grandes plaidoiries, transformait le prétoire en un milieu mondain d'admiration, d'émotion frissonnantes.
Ses ancêtres appartenaient à la noblesse de robe. Mais les générations qui l'avaient immédiatement précédé, ruinées par des spéculations au moment du système de Law, puis accablées par la Révolution, s'effaçaient dans une ombre de médiocrité matérielle et morale. C'est lui, c'est sa forte personnalité d'orateur, qui avait relevé la famille, rétabli le prestige de ce nom de Sélys, fameux autrefois dans les parlements.
Son mariage avec Marcienne, fille d'un duc de Thouars et veuve d'un Verdun-Lautrec, l'avait replacé, voici dix ans, dans ce vieux monde aristocratique, dont l'atmosphère chargée d'orgueil et de souvenirs, bien que secouée de plus en plus par des souffles de démocratie, semble encore, pour la fierté de certaines âmes, un refuge contre la vulgarité moderne.
Marcienne, de seize ans plus jeune que lui, — elle l'avait épousé à vingt-huit ans quand il en avait quarante-quatre, — lui avait accordé sa main dans un entraînement d'enthousiasme, après un triomphe de barreau qui, en sauvant l'auteur d'un meurtre passionnel, retentissait dans toute l'Europe, bouleversait les consciences et les cœurs, ouvrait la source de toutes les pitiés, de toutes les larmes, par des aperçus tragiques sur les fatalités, les douleurs, les irrésistibles vertiges de l'amour.
M me de Verdun-Lautrec, veuve depuis deux ans et alors dans tout l'éclat de sa beauté, se trouvait à l'audience. Préoccupée de l'inclination qui la portait vers Édouard de Sélys, elle était allée l'entendre. Elle fut conquise. Bientôt après elle devenait sa femme.
Dix années avaient passé depuis.
Y songeait-elle? Se rappelait-elle le trouble éperdu, profond, dont elle tremblait et pâlissait malgré son élégante impassibilité extérieure, dans cette salle des assises, où elle avait vécu en quelques heures toutes les splendeurs de la vie, tous les éblouissements du bonheur et toutes les angoisses du mystère, sous le prestige d'une parole dominatrice, ensorceleuse, foudroyante?
Est-ce à cela que pensait Marcienne de Sélys lorsque, après avoir versé le café dans les deux tasses, elle se balançait au mouvement imperceptible du rocking-chair , les yeux perdus au dehors, vers la mort des grands arbres enlinceulés de brume, en attendant que, dans la salle à manger, son mari eût fini de répondre à quelque question d'un secrétaire?
A trente-huit ans, elle était moins éclatante peut-être, mais plus séduisante qu'à vingt-huit, d'un charme plus vivant, plus tentateur, plus subtil, accru de tout ce que les sensations et la pensée, goûtées avec réflexion et ardeur, peuvent ajouter de vertigineux aux prunelles et aux lèvres d'une femme.
Elle gardait beaucoup de jeunesse dans la démarche et dans la taille, — le corps assoupli par les sports auxquels se plaisaient son activité physique, sa hardiesse, passionnée qu'elle était pour le grand air et l'espace comme une hirondelle sauvage.
Elle montait à cheval presque journellement, même à Paris. Les claires gelées l'attiraient au Cercle des Patineurs, où elle traçait avec une grâce aisée des arabesques sur la glace. Elle n'avouait guère la bicyclette ; mais les allées de son parc, à la campagne, et les routes de la forêt voisine la voyaient souvent passer, agile et furtive, dans l'éclair de ses deux roues.
Son beau visage, malgré la fraîcheur des yeux, aux larges iris verts cerclés de noir, trahissait davantage l'effleurement des années : mais plutôt par une intensité mélancolique d'expression que par aucune trace de déclin. Son front, ses tempes restaient purs de toute ride sous le retroussis audacieux des cheveux châtains. Et M me de Sélys, quand elle daignait rire, gardait le rire de ses vingt ans, d'une sonorité de cristal dans la blancheur lumineuse des dents étincelantes.
Elle ne riait pas, en ce moment. Elle portait même, dans ses prunelles sombres, sur sa bouche fléchissante, un tel indice de tristesse que M. de Sélys en fit la remarque.
Il venait de s'asseoir en face d'elle, et se disposait à prendre hâtivement son café, prêt à retourner à son cabinet de travail.
Des clients, il le savait, encombraient son salon d'attente.
Leur coup de sonnette ne se percevait pas dans cette partie de l'appartement. Les seuls visiteurs de la famille entraient du grand escalier dans la galerie, et ils étaient annoncés d'en bas par un timbre, car la maison, comprenant peu de locataires, avait des façons d'hôtel particulier.
Mais tout le mouvement d'affaires de l'avocat se passait dans une autre aile ayant son entrée particulière et son escalier spécial.
Avant de s'y rendre, Édouard de Sélys s'attardait, contre sa coutume, retenu par l'inquiétude de cette ombre douloureuse sur le visage de sa femme.
— « Qu'est-ce que vous avez, Marcienne? J'espère n'avoir rien dit, tout à l'heure en déjeunant, qui vous ait ennuyée.
— Au contraire, » dit-elle, en dardant vers lui la tendre lumière de ses yeux.
— « Comment, au contraire?
— Vous étiez bon, ce matin. Vous étiez confiant, expansif, différent de vous-même.
— Et c'est cela qui vous chagrine?
— Cela m'émeut. »
Elle ne précisa pas le sens de cette émotion. Mais lui, habitué à la juger trop sentimentale, ne se soucia pas d'entrer dans des subtilités de cœur.
Il se leva. Et, comme ils étaient seuls, le domestique parti, un paravent déployé autour d'eux, il s'approcha pour embrasser Marcienne.
Elle tendit une joue sans chaleur ; puis, comme Édouard penchait la tête davantage pour rencontrer sa bouche, elle eut un léger recul devant le rude favori grisâtre, l'oreille déjà vieille, décolorée, hérissée de poils blancs, tandis qu'au-dessus la calvitie dénudait le puissant crâne.
Édouard de Sélys, à moins de cinquante-cinq ans, paraissait un vieillard. Vieillesse magnifique, sans doute, imposante par la haute taille, par la flamme des yeux, animée de toute la fougue du talent, transfigurée quand la voix surgissait, la voix d'un timbre éternellement jeune, d'une véhémence qui emportait les âmes : mais la vieillesse enfin, prématurée chez ce lutteur intellectuel, la cruelle usure humaine, l'abominable déchiqueture de l'être sous les griffes sournoises et les becs furtifs de ces oiseaux de passage que sont les rapides minutes.
En même temps qu'une brusque répulsion physique, un attendrissement, venu de cette répulsion même, de cette inconsciente méchanceté de sa chair, envahit Marcienne.
Cet homme, elle l'avait aimé d'amour, — amour d'enthousiasme plutôt que de sens, mais où sa ferveur d'admiration lui faisait trouver un prix inestimable au désir du mari et une joie orgueilleuse à le combler en l'enivrant.
Elle se rappelait la force de ce sentiment exclusif qui, pendant des années, au milieu des hommages, l'avait laissée aussi froide et inattaquable à l'assaut des ardeurs masculines que si elle eût vécu parmi des êtres d'une espèce différente de la sienne, et qu'il n'eût existé qu'un homme au monde, celui qu'elle adorait.
Et maintenant!…
Ah! pourquoi changeait-on? Pourquoi, si l'on changeait, gardait-on le passé d'un poids si lourd au fond de l'âme?
Qui parle de la douceur des souvenirs? Les souvenirs n'enchantent qu'à l'âge où l'on n'en a pas encore.
Chaque souvenir est un bonheur mort, ou une douleur éteinte. Et, dans le cimetière que nous portons en nous, celles-ci seulement soulèvent avec une force vive la pierre de leur tombe. Elles sont toujours mal enterrées, les douleurs. Mais il n'est pas de résurrection pour les joies.
« Moi aussi je vieillirai bientôt, » songea Marcienne.
Un frisson la traversa, à la pensée de l'imminente déchéance physique, et de ce que cette déchéance allait lui ravir…
Elle se dressa, posa ses mains sur les épaules de son mari, s'appuya contre ce cœur qui lui appartenait autant qu'autrefois, qui lui gardait sa place d'idole.
— « La vie est affreuse… » murmura-t-elle.
— « Je ne trouve pas, » dit tranquillement M. de Sélys. « La vie est pleine de devoirs et d'intérêts sans cesse renaissants. Ce qui est admirable, c'est qu'elle ne nous laisse jamais manquer ni de travail ni d'espérance. Une tâche à accomplir, un but vers lequel marcher, c'est toute la grandeur et tout le bonheur dont nous sommes capables. Et cela se trouve à la portée du plus dénué, du plus humble.
— Vous en parlez à votre aise, Édouard, vous dont l'œuvre est si belle, si glorieuse!…
— Mais vous, Marcienne, vous avez votre art. »
Elle eut un sourire, moins d'amertume que d'ironie spirituelle, de gentille moquerie d'elle-même :
— « Mon art!… Lequel? J'en ai trois. Je fais de mauvais vers, de la musique médiocre et de la peinture détestable. Ah! croyez-le, mon ami, tout cela n'existe pas, ne signifie rien. La vie, c'est d'être jeune, d'être beau et d'aimer.
— Il n'y faudrait pas des facultés bien rares, » dit M. de Sélys avec dédain.
Marcienne redressa la tête, soudain blessée du ton de son mari. Comment pouvait-il répondre par des généralités glaciales, par des contradictions tranchantes, alors qu'il aurait dû s'enquérir du malaise d'âme qui la faisait parler d'une façon dont elle n'avait guère coutume?
Ce malaise, elle ne se souciait pas, certes, de le lui expliquer, mais elle s'irritait qu'il n'en eût pas le soupçon, l'inquiétude.
— « Vous êtes bien toujours le même, » reprit-elle. « Vous qui débordez de tendresse, de pitié pour vos criminels, qui faites verser des larmes, qui en répandez parfois vous-même sur des douleurs qui ne vous touchent pas, vous êtes l'homme le plus fermé aux choses de la passion et du sentiment. Vous êtes un artiste en émotions, un virtuose qui sait jouer sur toutes les cordes du cœur ; mais, au fond, vous méprisez comme des nervosités un peu morbides ces frissons de détresse et d'amour, si aigus parfois que nous en défaillons. »
Édouard de Sélys regarda plus attentivement sa femme. Ce n'était pas la première fois qu'elle lui reprochait une froideur de caractère en contraste avec la chaleur de son talent oratoire. Et elle avait raison de reconnaître qu'il mettait son orgueil d'intellectuel à la discipline de ses mouvements impulsifs, à une parade d'impassibilité pour tout ce qui le concernait personnellement. Mais, depuis peu, elle semblait creuser avec un acharnement douloureux et bizarre cette discordance entre leurs deux natures.
Il en avait eu déjà, fugitivement, l'impression pénible. Une révolte contre l'injustice féminine le contracta intérieurement. Car il sentait, au contraire, sa tendresse pour Marcienne s'imprégner de plus de douceur, d'abandon. Son amour ne pesait plus sur elle avec cette sorte d'âpreté passionnée dont autrefois, par moments, il l'avait meurtrie. Pourquoi semblait-elle changer à l'inverse de lui-même, devenant moins tolérante à mesure qu'il oubliait de la dominer pour s'appliquer davantage à lui plaire?
A cette minute même, il n'eut pas seulement l'impulsion — lui si vite cabré jadis — de riposter par quelqu'une de ses phrases hautaines qui faisaient tomber l'attaque ainsi qu'un bouclier sur lequel une flèche s'émousse, et ne laissaient pas à l'audacieuse la satisfaction de soupçonner une blessure.
Avec une petite lâcheté sentimentale bien éloignée de l'impassibilité qu'on lui reprochait, M. de Sélys eut un rire sans malice et cette réponse d'affectueux enjouement :
— « Ah! voilà votre grand reproche!… Je ne suis pas aussi éloquent près de vous qu'à la barre. Mais pourquoi le serais-je? Quelle cause plaiderais-je ici?… puisque vous m'aimez, Marcienne. »
A ces mots, à cet accent, M me de Sélys devint très pâle. Toute droite devant son mari, elle le contemplait. Quelque chose d'insondable approfondissait les magnifiques prunelles. Mais lui les trouva seulement plus attirantes, plus expressives ; et il allait, cet époux vieilli, prononcer une parole d'amant, lorsqu'un coup de timbre, vibrant dans la cour, dispersa les émotions différentes de leurs deux âmes.
La double sonnerie annonçait une visite de famille.
— « A cette heure-ci, ce ne peut être que Charlotte, » murmura M me de Sélys.
— « Alors je reste, » fit l'avocat après un premier mouvement de retraite.
Un valet traversa l'autre extrémité de la galerie, ouvrit la porte extérieure.
Et, parmi l'ancienneté précieuse des choses d'art, le concert assourdi des nuances, les songes immobilisés des jours lointains, une vision de printemps s'avança.
Charlotte Fromentel, à vingt-neuf ans, conservait, dans sa silhouette vive et gracile, ses gestes menus, son teint de lait où seraient tombés des pétales de rose, dans l'étonnement de ses purs yeux clairs sous le désordre joli de ses frisons d'or pâle, un délicieux air d'enfance, cette fraîcheur exquise d'âme et de chair qui fait dire de certains petits êtres qu'ils sont « à croquer ».
Nature plus intuitive, plus réfléchie que ne laissait soupçonner l'allure de fillette, mais qu'on ne devinait guère autour d'elle, chacun ne songeant qu'à la gâter, à s'égayer de sa drôlerie de poupée espiègle.
Elle s'avança, dans un sérieux inaccoutumé de son minois de candeur. Le pétillement des traits, des yeux, s'éteignait sous une ombre de gravité.
Marchant droit à M. de Sélys, elle lui mit les bras au cou, l'étreignit d'un grand baiser silencieux, sans répondre au : « Bonjour Lolotte », gaiement lancé par Marcienne.
— « Eh bien, eh bien, petite? » dit l'avocat, la détachant de lui, — mais dans une câlinerie de geste et de voix imprégnée de tendresse profonde.
On l'eût crue sa fille. Elle était sa demi-sœur. Une enfant naturelle que son père avait eue d'une liaison tardive, dans un de ces amours poignants de la cinquantaine, où toute la splendeur de la vie enivre l'homme, l'affole, avant de le laisser défaillant sur le chemin crépusculaire de la mort.
La naissance de Charlotte avait coûté la vie à sa mère, — une honnête fille.
Georges de Sélys, le père d'Édouard, était venu trouver son fils, qui, à vingt-six ans, comptait déjà des succès de barreau. Il lui avait révélé l'existence de l'enfant, et son intention de l'élever.
— « La reconnaîtras-tu? » demanda le fils.
— « Je ne l'aurais pas fait à cause de toi. »
Un désir craintif surgissait dans les yeux du père. Cette petite créature vagissante rayonnait dans sa pensée, dans son cœur, dans l'orgueil de sa chair. L'affirmer sienne, la hausser sur sa main paternelle vers le sommet social… Certes, il l'eût souhaité. Mais il n'était pas seul détenteur du beau nom qu'il portait. En face de ce grand garçon, brusque et fier, dont la personnalité jaillissait si forte du vieux tronc ancestral, Georges de Sélys éprouvait la timidité de sa vie inutile et finissante, dans l'espoir et le respect d'un avenir supérieur. Il ne voulait ni engager ni embarrasser cet avenir. Il ne s'en croyait pas le droit.
— « C'est à cause de moi que tu ne reconnaîtrais pas ta fille? » répéta Édouard.
— « Oui.
— Eh bien, à cause de moi donne-lui notre nom. Crois-tu que j'aimerais moins ma sœur, cher père, pour l'avoir attendue pendant vingt-six ans? »
Éclair d'âme, éblouissement de joie. Douceur, fierté, générosité, dans la mâle étreinte des deux hommes. Dès cette minute, Édouard adopta Charlotte. Ce fut lui le vrai père. L'autre, vieillissant, d'une tendresse pleine de regrets et d'alarmes, devint de plus en plus l'aïeul. Il mourut douze ans après.
Ses dernières paroles allèrent à sa fille, entrèrent dans le cœur de l'enfant, n'en sortirent plus, parce qu'elles se confondaient avec tous les souvenirs, toutes les suggestions délicates, toutes les douceurs des années d'aurore :
— « Je te donne à Édouard. Tu lui dois plus que la vie. Tu comprendras cela plus tard. Et je donne Édouard à toi, à ta reconnaissance, à ta tendresse. Si grand, si fort qu'il soit, ta petite main pourra peut-être un jour écarter de lui une souffrance. Je lui laisse ton affection comme un talisman, une sauvegarde. »
Fraternité paternelle d'un côté, filiale de l'autre. Union de charme complexe et rare. L'âge du frère se haussant de force, d'autorité, par le prestige et le caractère ; l'adolescence de la sœur prolongeant les puérilités, la soumission, l'adoration superstitieuse de la petite fille. Ces différences, que tout accentuait, qui pouvaient s'élargir en abîme, rendaient au contraire ces deux êtres plus nécessaires l'un à l'autre.
Édouard ne songeait pas à se marier, dans l'ensoleillement de cette jeunesse blonde et rieuse, illuminant toutes les heures que n'absorbaient pas l'acharné travail et le souci de la gloire.
Quand Charlotte atteignit l'âge où les prétendants commencèrent à se présenter, Édouard connut l'égoïste désir de la garder toujours, l'angoisse du départ inévitable, l'inconsciente jalousie envers l'homme que, fatalement, elle lui préférerait, toutes les détresses de la paternité dont le rôle s'achève.
Une appréhension se mêlait à ces sentiments. Ne devrait-il pas révéler à Charlotte, et à celui qu'elle agréerait, le secret de la naissance irrégulière?
Le moment vint. M lle de Sélys s'éprit du peintre Jacques Fromentel, — garçon de fière allure, de fortune presque nulle mais de réel talent. Lui-même l'aima, et sincèrement, bien qu'elle fût pour lui le « beau parti ». Les confidences d'Édouard, loin de le décourager, lui donnèrent la joie de prouver sa ferveur quand même. Et ce furent les fiançailles.
La veille de son mariage civil, Charlotte apprit de son frère que jamais sa mère, à elle, n'avait porté le nom de leur père. De ce mystère qui l'humiliait, elle ne comprit pas tout. Mais elle entrevit, dans la longue sollicitude d'Édouard, quelque chose de plus providentiel, de plus hautement bon. Elle se redit tout bas les paroles paternelles : « Tu lui dois plus que la vie. » Une clarté confuse lui fit pressentir le rôle généreux qu'il avait joué. Dans l'obscurité de silencieuse souffrance où la jetait une révélation qu'elle n'osait approfondir, elle trouva une consolation à exalter la grandeur d'âme de celui qui, pour elle, avait été jusqu'à ce jour tout au monde.
Désormais son affection pour Édouard prit une nuance de vénération religieuse. Elle eut le culte de son caractère, de son talent, de sa renommée. Lorsque sevré d'elle, veuf de ce rayon de grâce et d'enfance, isolé dans une hauteur aride, il eut le loisir d'aimer, Charlotte à son tour prit peur de la femme inconnue qui marcherait vers lui du fond du destin, avec un leurre de félicité dans les yeux.
Mais quand son frère la présenta à Marcienne de Verdun-Lautrec, ses craintes s'évanouirent. Une magie d'attirance lui capta le cœur. Elle fut éblouie par la grâce fière, qui, de s'incliner en soumission amoureuse devant Édouard de Sélys, lui parut divinement émouvante. Et son instinct d'enfance, de petite animalité tendre, prompte à démêler la caresse sincère, sentit chez sa future belle-sœur la nature profonde, aux droites avenues sans détour, les lointaines harmonies de l'âme avec le paysage extérieur des gestes, des regards, avec les frissons de la voix. Elle eut confiance. Et nulle jalousie. Partager l'affection du grand frère, du grand homme, avec une créature si riche de sentiments qu'elle multipliait alentour l'abondance des cœurs, semblait à Charlotte un accroissement au lieu d'une perte.
Des années d'intimité charmante s'écoulèrent.
Le ménage riant de Jacques et de Charlotte, auquel une éclosion rose et blonde de petits êtres donna bientôt un frais rayonnement de nichée heureuse, s'abritait en une sécurité d'adoration dans le bonheur large, hautain, tranquille, d'Édouard et de Marcienne.
Le prestige d'art, l'élégance mondaine, la dignité inattaquable dont M me de Sélys ornait la vie privée de l'avocat, remplissaient Charlotte d'admiration. Une seule ombre pour la douce petite sœur. Elle, toujours si filialement docile auprès de cet aîné, qui, maintenant, devenait un vieillard, ne comprenait pas chez Marcienne certaines révoltes d'orgueil, de sensibilité cabrée. Mais c'étaient des nuances de désaccord, insensibles pour des yeux moins attentifs que les siens, incapables d'éclater jamais en surface, hors des limites où les maintenaient le respect réciproque, la fierté, le bon ton.
Dans ce jour de décembre, — jour qui devait compter redoutablement au souvenir des deux belles-sœurs, — Marcienne, surprise que Charlotte ne lui eût pas encore rendu sa bienvenue gentille, et la voyant s'attarder d'une câlinerie si grave au cou de l'avocat, se rappela certaines bouderies de la petite quand elle-même s'était raidie en orgueil ou en volonté contre Édouard.
Mais, récemment, Charlotte n'avait rien pu remarquer de ce genre. Et, si intuitive, elle ne l'était pas au point d'avoir pressenti de l'escalier l'acidité des paroles qu'ils échangeaient tout à l'heure.
— « Tu ne me dis pas bonjour, Lolotte?
— Mais si. »
Un froid éclair des yeux diaphanes, et nul mouvement vers Marcienne pour l'embrasser comme d'habitude.
— « Les mioches… comment vont-ils? » demanda M. de Sélys, indifférent à ces manèges de femmes.
— « Ce sont des diables, » fit-elle avec le ravissement de cette constatation chez les jeunes mères. « Crois-tu que Georges et André ont voulu grimper sur la bicyclette de leur père? Elle est remisée dans l'atelier. Ces deux petits monstres l'ont fait rouler contre un chevalet. Tu te figures la dégringolade! Heureusement, c'était le portrait de la duchesse… Quatre-vingts ans, et elle trouve que Jacques l'a vieillie!… Il devait retoucher. C'est fait. Je t'assure qu'on ne voit plus ses rides, ni son menton poilu. Elle est ratissée proprement. »
Charlotte riait. Un rire faux. Nervosité de la bouche, navrement des prunelles, tout le joli visage contracté, douloureux. Et cette obstination de ne s'adresser qu'à Édouard! Un lancinement d'inquiétude traversa M me de Sélys. De l'ombre intime et lointaine tassée aux cavernes de la personnalité mystérieuse, une vapeur d'angoisse monta. Serait-il possible que Lolotte?… Absurde pensée! L'évidence même ne convaincrait pas cette chère petite naïve. Or, d'évidence, il n'en existait pas.
Cependant le malaise pesait. Marcienne voulut forcer Charlotte à lui répondre :
— « Eh bien… A propos de bicyclette… Ma jupe… Ta femme de chambre pourra-t-elle la copier?
— Ta jupe de bicyclette!… »
De quel ton sonnèrent ces mots! Mots alertes et allègres, tout à coup sombrés en une lourdeur de mort. Ils roulèrent au fond de Marcienne comme des pierres dans un abîme. Un écho s'éveilla. Puis ce fut une clameur, un roulement de foudre dont ses fibres tremblèrent. Elle se souvenait… La dernière lettre de Philippe… Celle qu'elle n'avait pas encore brûlée avec lui comme toutes les autres… N'était-ce pas dans cette poche?…
Elle sentit les yeux de Charlotte boire sa pâleur. Dressant un front calme, elle prononça :
— « Un tailleur de Londres me l'a faite… C'est une coupe spéciale… Je serais bien étonnée…
— Vous parlez chiffons… Je vous laisse, » dit M. de Sélys.
Il fit deux pas, puis se retournant :
— « Vous dînez tous deux avec nous, ce soir, Lolotte? »
Elle rougit.
— « Mais… Je voulais justement te dire… C'est ennuyeux…
— Comment?… »
Il prit l'air contrarié.
— « Tu sais bien, Charlotte, que nous aurons le ministre… Et pour la croix de ton mari, au premier janvier…
— Oh! Édouard… » murmura-t-elle.
Une grande détresse apparut sur son transparent visage, aux traits d'enfance. Elle eut l'air près de pleurer.
— « Comme tu es bon!… Tu t'occupes de cela?
— Certes, je m'en occupe.
— Tu n'en disais rien.
— Ah! tu sais, moi, je ne suis pas l'homme des phrases. Si je t'en parle maintenant, c'est que je crois la chose à peu près sûre. D'ailleurs Jacques a plus de talent qu'il n'en faut.
— Oh! que tu es bon!… que tu es bon!… » répétait Charlotte.
— « Petite bébête… Quand il s'agit de toi… Où est le mérite?… Demande à Marcienne si elle me trouve bon. »
Un rayon farouche, à travers l'attendrissement d'une larme, jaillit des yeux de Charlotte vers sa belle-sœur. Celle-ci prononça, — et la densité de signification dépassait les mots :
— « Vous êtes bon, mon ami, foncièrement bon. Je le crois et je vous le dis de tout mon cœur.
— Oh! oh!…
— Votre bonté, » reprit M me de Sélys, « est une bonté active, qui se met en mouvement pour le bien d'autrui. Elle n'est pas la bonté sensitive qui s'émeut, qui sympathise, qui comprend.
— Et qui se prodigue en belles paroles, » reprit Édouard avec ironie.
— « Les paroles ont une grâce agissante, » dit vivement Marcienne. « Comment pouvez-vous les dédaigner dans le domaine sentimental, vous qui connaissez leur puissance de conviction, vous, un grand orateur?… »
Elle s'interrompit, surprise par un écho strident :
— « Le domaine sentimental!… » répétait Charlotte, avec un ricanement aigu.
Cependant l'avocat regardait sa montre :
— « Sapristi! »
En deux enjambées gagnant la porte, il cria encore :
— « A ce soir, c'est entendu.
— J'enverrai Jacques, » dit Charlotte. « Moi, réellement, je ne peux pas. »
Il n'entendait plus. Une portière retomba. Les deux belles-sœurs restèrent en face l'une de l'autre.
— « Marcienne, j'ai à te parler, » dit Charlotte.
— « Viens. »
Toutes deux traversèrent des pièces, gagnèrent un salon que M me de Sélys appelait son atelier.
Quelques chevalets, des moulages, un mannequin drapé d'étoffes, des toiles sans cadre accrochées aux murs justifiaient ce titre.
Mais le grand piano à queue, et surtout, dans un angle, le bureau de bois mat aux incrustations d'étain, chargé de papiers, de livres, disaient les occupations favorites.
Marcienne composait des mélodies dont elle rimait les paroles. De son talent, qu'on vantait sans le connaître, et qui méritait mieux, elle tirait des jouissances purement personnelles. La fierté lui rendait la modestie sincère. Il ne lui plaisait pas de soumettre au jugement des autres ce qui surgissait en vibrations plus ou moins expressives de ses enchantements ou de ses nostalgies. La griserie qu'elle en éprouvait se serait évaporée, croyait-elle, devant l'incompréhension, l'indifférence, ou — pis encore — les compliments prodigués à faux. C'était, chez elle, une pudeur d'âme invincible. L'horreur du cabotinage mondain aggravait cette réserve. Et l'asile même de ses méditations artistiques restait sacré. Quelques intimes seuls, quelques élus de sa sympathie, connaissaient l'atelier. Ils étaient moins nombreux encore ceux qui avaient entendu la maîtresse de la maison chanter ou lire ses vers, de sa voix aux modulations pénétrantes.
Dans ce sanctuaire, Marcienne se sentit à la fois plus vulnérable et plus forte. L'accablement d'une immense misère confuse lui fit appréhender l'horreur de souffrir. Mais en même temps toutes les ailes de ses rêves s'ouvrirent à l'horizon lointain de son être. Le grand vol sombre et doux la souleva. Un souffle gonfla sa poitrine. Et, magnifiquement, l'ardeur et le droit de vivre illuminèrent ses larges prunelles.
Droite, la tête légèrement renversée en arrière, de toute sa fierté raidie elle écrasait la timidité de Charlotte.
Celle-ci, blanche et comme mourante, les lèvres tirées par un frémissement, les jambes amollies, dut s'asseoir. Elle défaillait.
Il y eut un silence, une minute de grâce au bord du gouffre. Puis un geste de Charlotte. Deux pauvres petites mains qui cherchaient, s'égaraient, tremblantes. La blancheur d'un papier tendu. Et une voix inégale qui semblait traverser au fond de la gorge du sang ou des larmes en suspens.
— « Dans ta jupe de bicyclette… Heureusement j'ai ouvert le paquet moi-même. Ma femme de chambre aurait pu trouver cela… »
Marcienne reconnut le pli de la feuille, l'écriture trapue, toute en largeur, les écrasements passionnés de la plume.
Elle avait eu la folie d'emporter cette lettre dans une excursion — pour l'avoir tout un jour contre elle, dans la courte jupe collante, près de sa chair. Par quel inconcevable oubli avait-elle pu la laisser là?… Elle aurait juré l'avoir reprise, l'avoir emportée au nid de mystère où se dérobait, au delà du monde, au-dessus du monde, dans les régions de l'absolu, la fatale merveille de sa passion.
— « Prenez donc, » dit nerveusement Charlotte.
Son geste de dégoût!… Et, sur ce papier qu'elle écartait comme une chose immonde, toute la splendeur d'amour que la Destinée fait surgir parfois, en des rencontres exceptionnelles, pour l'éblouissement, la transfiguration de l'être humain!
Contraste dont s'épouvanta Marcienne. Un accablement l'anéantit devant les remparts infrangibles, l'isolement des âmes dans les taillis de l'inconcevable, les forêts sans bornes des sentiments, où résonnent, au long des sentiers qui nulle part ne se croisent, la foule des pas que nous ne rencontrons jamais.
M me de Sélys prit la lettre, et regarda cette petite sœur blonde qu'elle chérissait d'une si vraie tendresse, qui, en ce moment, souffrait tant à cause d'elle, et qui n'aurait même pas l'apaisement de comprendre. Elle murmura :
— « Pauvre… pauvre Lolotte! »
Devant cette pitié inattendue, les yeux bleus, les yeux enfantins s'indignèrent.
— « Lisez cette lettre… Dites-moi si c'est bien à vous, à vous… la femme de mon frère, qu'on l'a écrite. »
Oh! ce « vous » de justicière! Ce « vous » dont Lolotte avait eu peine à perdre l'habitude dans le respect, l'admiration, et qui lui revenait aux lèvres dans l'amertume, l'hostilité, le mépris! Marcienne fléchit sous le désastre que représentait cette syllabe.
Elle s'assit à son tour.
Instinctivement elle prit refuge près de son petit bureau, dans l'angle du paravent, forteresse de soie et de cristal où veillait l'armée de ses chimères.
Elle posa la lettre sur son buvard. Ses yeux s'y fixèrent sans la relire. A quoi bon? Elle en savait les phrases par cœur. Mentalement elle se les redit, mesurant le sillon d'affreuse lumière tracé par chacune dans l'âme de Charlotte.
Voici quelle était cette lettre :
« Ma noble et tendre Marcienne,
« Oui, certes, j'avais pris pour moi le Premier Adieu , mais je voulais douter pour me faire du mal, me rappelant ce que tu m'as dit au début de notre immortel amour : « Rien n'est meilleur que la souffrance dans la vie et dans l'amour. » Parole horriblement fausse et atrocement vraie en même temps. Mais voici que tu m'as envoyé tes vers. Si tu voyais ce que j'ai fait de ce sonnet! Il est dans un état lamentable de vétusté, car il roule d'une poche à l'autre, tant je l'ai lu souvent, tant je l'ai embrassé, comme un grand fou, comme un grand enfant que je suis depuis que je t'aime, c'est-à-dire depuis que je te connais, depuis que je t'ai vue.
« Oh! te rappelles-tu comme j'ai saisi ta main ce jour-là, comme je t'ai regardée tout de suite dans les yeux!… Déjà je te voulais… Que dis-je? Je t'avais déjà prise, et même si tu n'avais pas été si entièrement à moi depuis, ose dire que tu ne le fus pas, ce jour-là, au delà de toute séparation possible.
« Cela a été soudain comme la flamme et comme la tempête… Et c'est une tempête qui souffle en nous depuis des semaines, des mois, — déjà! — et c'est une flamme qui nous consume, à moins qu'elle ne nous donne des forces nouvelles… Qui sait?
« Pour ma part, je ne me savais pas si riche de passion ardente, de fierté, de sensibilité, de vaillance fougueuse. Ne prends pas cette phrase dans un sens orgueilleux. Il n'y a pas de quoi, au fond. Si je suis tel, c'est par toi, pour toi, à cause de toi uniquement. C'est Toi qui m'as voulu ainsi, qui m'as fait ainsi. C'est ton corps divin surtout, et c'est aussi ton âme adorable, et tes yeux… C'est Toi qui as voulu cela, et l'amour infini dont tu es digne m'a illuminé parce que tu m'as élu, me fait l'égal des plus illustres, des plus fortunés, des plus grands.
« Je suis fou. Me comprends-tu? Je t'aime, Marcienne, je t'aime!… J'ai peur de le crier tout haut. J'ai peur d'être entendu de toutes choses. On doit le lire dans mes yeux. Quand on touche ma main on doit la sentir trembler d'amour. C'est fou… C'est fou! Où allons-nous? Qu'importe, pourvu que je t'aie, que je te tienne dans mes bras, sous mes lèvres, tu sais… tu sais…
« Ah! m'amour, que je t'aime!
« Donne ta bouche… Laisse-moi t'étreindre, — de loin, hélas! — passionnément, follement, dans l'attente des extases les plus exquises et les plus surhumaines qui soient.
« Ton
« Philippe. »
— « Marcienne, » murmura Charlotte, « est-ce possible?
— Plus que possible… Inévitable.
— Vous osez dire?… »
Elles se considéraient, haletantes.
— « Être la femme d'Édouard de Sélys, et le tromper!… Être VOUS , Marcienne, et descendre si bas!… »
Un sourire, les sourcils levés. Mais M me de Sélys se tut.
— « Parlez… Défendez-vous, par pitié! » supplia Charlotte.
— « De quoi me défendrais-je? » dit hautainement Marcienne. « Tu as surpris la vérité. Je ne nie rien.
— Et… cela dure toujours? Et vous continuerez?…
— Oui.
— Si je ne m'oppose pas à cette infamie!
— Tu as plusieurs moyens d'empêcher, en effet, ce que tu juges ainsi, sans discernement.
— Sans discernement!… Mon frère!… Une injure pareille à mon frère, au plus noble des hommes!… Et pour qui?…
— Arrête!
— Ce Philippe, qui signe cette odieuse lettre, c'est bien Philippe d'Orlhac, n'est-ce pas?
— C'est lui.
— Il a vingt-sept ou vingt-huit ans?
— Pas davantage.
— Et vous en avez près de quarante. »
Un léger sursaut du buste, le palpitement des longues paupières, la pâleur accrue : tels furent les signes, presque imperceptibles, de souffrance.
— « Mais ce garçon n'a rien d'extraordinaire! » s'écria Charlotte. « Il est entré dans la diplomatie parce que c'est une carrière de parade. Et il reste au ministère pour ne pas quitter Paris, où il s'amuse. Voilà le rival que vous donnez à Édouard!…
— Ma pauvre enfant!… Si tu soupçonnais ta naïveté!…
— Ma naïveté… Elle est morte!… Vous l'avez tuée, Marcienne. Vous étiez mon culte, mon adoration, mon modèle… Maintenant, je ne verrai plus que des abominations et des trahisons dans la vie. »
Les paroles vibrèrent dans un frémissement de douloureuse sincérité. Jusqu'à présent, Charlotte, par la gaucherie de ses questions, la raideur où elle forçait son angoisse de petite fille prête à fondre en larmes, manquait totalement du prestige que réclamait son rôle.
Mais soudain, elle fut elle-même. Elle eut l'accent de sa propre catastrophe morale. Son cri cessa d'être conforme à son attitude de surface. Il jaillit des profondeurs. Une intense émotion troubla Marcienne.
— « Ah! Charlotte… ma petite sœur!… Ah! quelle fatalité!
— Ne m'appelle plus ta sœur, Marcienne!… Je ne la suis plus. Je suis la sœur d'Édouard, de cet admirable grand homme, que, maintenant, ton existence même outrage!… »
L'impétuosité des mots, le tumulte des sentiments, les sanglots éclatèrent. Et le tutoiement revenait, parmi les lambeaux sanglants de tendresse déchirée. Car ce n'était plus la sage petite M me Fromentel, guindée jusqu'à l'accomplissement d'un effarant devoir : c'était Lolotte, éperdue de détresse, jetée dans une situation trop forte, et ne comprenant plus, ne voyant plus clair même dans sa propre conscience, à sentir qu'en face de la belle-sœur coupable, elle ne parvenait pas à la haïr, qu'elle subissait toujours son charme tendre, sa domination d'altière douceur, et qu'une tentation lui venait d'aller pleurer sur son épaule.
— « Comment as-tu pu faire une chose pareille… toi, Marcienne? Et tu ne t'en repens pas… Tu ne le regrettes pas!… Tu n'as pas l'air d'en souffrir…
— J'en souffre devant tes larmes, Charlotte. Je sacrifierais, — non pas mon amour, — mais ma vie, pour que tu n'aies pas lu cette lettre.
— Ton amour!… C'est à moi que tu dis cela!… Tu me donnes à entendre que ce misérable amour t'est plus précieux que l'existence, que ma sécurité morale, ma confiance en toi!…
— S'il ne m'était pas cher au delà de tout, je serais pire que tu ne me supposes.
— Cher au delà de tout!… Mais tu blasphèmes! Tu préfères un Philippe d'Orlhac à Édouard?
— Je ne les compare pas.
— Que t'a fait mon frère? Réponds-moi franchement. A-t-il eu envers toi des torts que j'ignore?
— Aucun.
— Sa froideur n'est qu'apparente, tu le sais bien, Marcienne. Il ne débite pas des fadaises sentimentales… Mais quel grand cœur que le sien! Et il t'aime, Marcienne, il t'aime!… d'une façon à laquelle je ne songerai plus sans épouvante.
— Ma tendresse pour lui, je te l'assure, Charlotte, est immense.
— Tais-toi. Tu n'as pas le droit de parler de ta tendresse pour lui.
— Je ne puis pas t'en vouloir de t'exprimer de la sorte. J'aurais sans doute dit des paroles semblables, en jugeant une situation telle que la mienne, il y a seulement quelques mois.
— Ah?… Et le crime que tu aurais condamné, maintenant que tu l'as commis, te semble justifiable?
— Bien mieux : je ne puis même pas me persuader que cette révélation nouvelle, profonde, foudroyante, de la vie, comporte quelque chose de criminel. »
Charlotte écarquilla les paupières, ouvrit toutes grandes les claires fenêtres de ses yeux. Mais rien n'y entra des sombres lueurs dont fulgurait l'âme de Marcienne.
La petite belle-sœur eut un mot de violence :
— « Les assassins tiennent aussi des raisonnements pareils.
— Oui, peut-être… » dit rêveusement M me de Sélys. « Ceux qui raisonnent, du moins. Et les autres, inconsciemment. C'est la réflexion que je me suis faite, dans l'étonnement du mystère que j'ai découvert en moi.
— Ce mystère n'est pourtant pas compliqué, » murmura Charlotte.
Ses pleurs s'étaient taris. La contraction des nerfs faisait par instants tressauter les muscles délicats de son visage. Un sourire avisé, furtif, d'un dédain qui s'appliquait, vint soulever la lèvre, puis se fondit dans le gercement d'un frisson.
— « Qu'est-ce que tu veux dire? » demanda Marcienne.
Elle avançait la tête, un peu inquiète, mais sans aucun redressement défensif contre l'offense probable. Plutôt avec une espèce de sollicitude pour les tourments baroques dont la naïveté de sa belle-sœur devait aggraver la tristesse logique de leur situation.
— « Qu'est-ce que tu veux dire… que ce mystère n'est pas compliqué?
— Oh! ne me force pas à m'avouer à moi-même ce que je devine… ce qui m'écœure!… »
Le mot heurta le calme de Marcienne comme une pierre la surface unie d'un étang. Un tressaillement passa, en ondes vives, puis apaisées, et qui, soudain, moururent.
— « Va, parle… Parle, Charlotte, de ce que tu ignores… Comme je le ferais moi-même à ta place, comme nous le faisons tous quand nous nous jugeons les uns les autres. Ce n'est pas de moi qu'il s'agit, mais de la douleur que j'ai mise en toi. Crie-la, cette douleur, ma pauvre enfant. Qu'importe si tu me blesses! »
Quel secret de dignité était en cette hautaine créature? Comment, dans un si tragique défilé, se maintenait-elle sur les sommets, d'une démarche noble et sûre, tandis qu'elle aurait dû se débattre d'horreur au fond du précipice? Nulle arrogance d'ailleurs dans son accent, nulle vibration d'orgueil. Une certitude singulière, une mélancolie profonde, et une émouvante pitié. Mais pitié pour qui?… Pour Charlotte sans doute… Pour Édouard?… Qui sait? Et pour toutes les misères des cœurs, auxquelles sa passion la rendait compréhensive… Pour tout ce qu'il y a de mesquin, de fatal et d'amer dans la poursuite impérieuse du bonheur.
Charlotte cependant, étreinte par cette supériorité, se taisait. Marcienne insista. Et la jeune femme, balbutiante, finit par dire :
— « Ah! cette idée qui me remplit de honte pour toi, pour moi, pour nous tous… qui me fait prendre en dégoût l'amour, le monde entier, tout ce qui existe!
— Quelle idée?
— Édouard a cinquante-cinq ans. M. d'Orlhac n'en a pas trente. Et ce n'est pas de platonisme qu'il te parle dans son odieuse lettre… Toi, Marcienne, toi!… C'est pour cela que tu trompes l'homme admirable qu'est mon frère… que tu exposes son honneur… sa vie peut-être… Car tu sais bien qu'il en mourrait. »
Sur le beau visage de M me de Sélys, depuis le cou jusqu'aux racines des cheveux relevés, la marée rose du sang surgit d'un flot brusque, s'étendit, resta.
Elle s'accouda, les doigts au front, les paupières closes.
Et elle ne dit rien.
Charlotte l'épia, déconcertée.
C'était l'accusation suprême qu'elle avait lancée là, et même avec un scrupule de la formuler, cette petite épouse gentille, tendre et froide, qui se croyait éprise de son mari et lui avait donné trois enfants, tout en conservant une indifférence physique et une antipathie morale pour les manifestations sensuelles de l'amour. Ces manifestations, il faut le dire, avaient été bornées, de la part de Jacques Fromentel, par le principe qu'il professait et exprimait suivant la formule classique : « On ne traite pas sa femme comme une maîtresse. »
Et, de fait, sans trop savoir comment on peut traiter une maîtresse, Charlotte envisageait vaguement, dans le désir trop ardent de l'homme, dans ses caresses trop vives, quelque chose de dégradant pour la femme. Elle entrevoyait ce domaine obscur avec l'intolérance rendue plus rigide par la curiosité inavouée, le dépit inconscient, qui pince les lèvres et aigrit la voix des vierges vieillies et des épouses trop chastes.
Douée d'une joliesse exquise, à qui l'on faisait fête, et d'une mansuétude charmante, Charlotte hérissait d'aussi peu d'angles que possible le petit glaçon de sa vertu. Toutefois elle gardait, pour les coupables amoureuses, ce « Comment peuvent-elles? » qui plisse de dégoût les lèvres que n'ont jamais affolées les baisers.
Et c'était Marcienne, — cette Marcienne tant admirée, toujours vue si haut planante, cette femme qui portait le nom illustre de son frère, dépositaire d'un repos si précieux, d'un honneur si sacré, c'était cette sœur aînée, maternelle à sa jeunesse, qui glissait au plus vil péché, dans les bras d'un homme de dix ans moins âgé qu'elle!
Pourquoi ne repoussait-elle pas au moins l'imputation de folie charnelle? Pourquoi n'avait-elle pas une protestation, pas un geste pour se soustraire au bas soupçon dont Charlotte eût voulu écarter l'horreur? Que n'invoquait-elle quelque chimère de compassion, de dévouement, un entraînement romanesque?… Mais cette rougeur d'aveu!… Et maintenant ce silence… Ces paupières abaissées, voilant un abominable rêve…
Marcienne songeait au miracle de la volupté magnifique… à l'extraordinaire unisson de deux êtres de chair dont les fibres et les nerfs s'attirent de l'attraction irrésistible qui rend foudroyantes les grandes forces de l'univers. Elle songeait que les ardents nuages magnétiques, — lorsque, du fond le plus lointain de l'espace, le vent les jette l'un vers l'autre, — ne peuvent pas se soustraire à l'union prodigieuse dont toute l'immensité s'illumine. Et qu'ainsi deux créatures humaines, qui marchaient calmes et inconscientes de leur puissance passionnelle avant de se rencontrer, sentent, quand leurs yeux se croisent enfin, quand leurs mains se touchent, que la fatalité d'un bonheur formidable est sur eux. L'étreinte leur devient inévitable, comme l'éclair aux nuées.
Tout disparaît devant la loi despotique de leur amour. Quelque chose d'infini passe dans leurs joies, comme si la Nature y condensait tous les secrets de la vie et de la mort. Car le couple élu pour cette rare félicité de la chair rentre dans l'ordre parfait, réalise le phénomène essentiel, résume dans un baiser de feu l'harmonie des mondes. Auprès d'une union pareille tous les autres mariages, légitimes ou illégitimes, ne sont que des ébauches d'amour, des essais plus ou moins durables, des erreurs plus ou moins douces de l'imagination et des sens.
Marcienne, le front sur sa main, sous l'ombre de ses paupières, vit les yeux de son amant, sa bouche… Elle sentit autour d'elle les bras d'adoration et de caresse qui l'avaient emportée dans les régions divines, sur les sommets de lumière, dans les au-delà fabuleux qu'elle eût ignorés toujours…
Comment le regret et le repentir seraient-ils venus? Elle n'avait au cœur, à côté de sa passion, qu'un grand désir de la mort, un désir qui, brusquement, l'avait saisie le jour où elle s'était éblouie devant la beauté de son amour. Toute sa vie n'avait été qu'une marche à tâtons vers la minute resplendissante. Redescendrait-elle dans la nuit les chemins qu'elle avait montés vers l'aurore? Que pouvaient être les lendemains d'une félicité pareille?
Si elle l'eût goûtée à vingt ans, peut-être eût-elle imaginé qu'un si complet bonheur était le pain quotidien de l'existence, qu'il devait être éternel ou qu'il se renouvellerait à l'infini.
Mais elle en avait trente-huit. Elle avait sondé les choses et les êtres, les joies et les douleurs, par toutes les forces intuitives de sa nature d'intelligence et de sensibilité. Il y a quelques semaines seulement, n'aurait-elle pas juré qu'elle connaissait la mesure de tout, ayant au moins tout imaginé de ce qu'elle n'avait pas ressenti?
Aujourd'hui, elle en arrivait à se demander comment, avant de connaître Philippe, elle concevait l'amour. Et elle n'y parvenait pas. Elle prenait en pitié son ignorance antérieure.
Du moins elle en savait assez pour connaître que rien ne dure, pour observer l'affreuse rapidité des jours, pour compter les heures de grâce accordées à sa jeunesse finissante.
Et voilà pourquoi Marcienne souhaitait d'un âpre vœu quelque mort soudaine et douce.
N'est-ce pas la seule éternité qui pouvait être accordée à son rêve? Des siècles n'y ajouteraient rien. Il suffirait pour qu'il fût impérissable qu'elle ne le vît pas finir.
La voix de Charlotte la tira de sa rêverie.
M me de Sélys regarda cette enfant.
Comment lui faire comprendre ce qu'elle-même, Marcienne, malgré ses années en plus, sa supériorité d'organisation, sa curiosité de la vie, n'eût pas compris quelques mois auparavant, n'eût jamais compris peut-être sans le piège de lumière et de folie où l'avait prise le destin?
On lui avait tant fait la cour! Elle se sentait naguère encore si sûre d'elle-même, dans sa méfiance amusée des protestations que le désir met aux lèvres des hommes. Elle se serait condamnée d'avance sur la simple vision de sa conduite actuelle. Comment Charlotte ne la condamnerait-elle pas?
— « Ainsi, » disait la jeune femme, « tu te renfermes dans ton silence, Marcienne? Tu ne daignes me donner aucune explication, tu ne veux prendre aucun engagement?…
— A quoi bon? Corrige-t-on la fatalité par des paroles?
— Je la corrigerai par des actes.
— Que feras-tu?
— J'avertirai mon frère.
— Malheureuse enfant! Ne vaudrait-il pas mieux que tu prisses une arme pour le tuer?
— Je cesserai de te voir en tous les cas, Marcienne. Je n'entrerai plus dans cette maison où ton mensonge habite.
— Ce serait tout révéler à Édouard.
— Tu ne veux pas que je joue un rôle dans ta comédie, que je devienne ta complice?
— Je ne veux que sauver de la douleur celui que j'offense malgré moi. C'est bien assez du mal que je t'ai fait, ma pauvre Lolotte.
— Pourquoi n'as-tu pas le courage de ta folie, ne divorces-tu pas?
— Parce que ni Édouard ni moi nous ne pourrions vivre l'un sans l'autre. »
A cette étonnante réponse, Charlotte eut un moment de stupeur. Puis, affolée d'incompréhension, d'impuissance, elle s'écria :
— « Eh bien, j'irai trouver M. d'Orlhac. Je le supplierai ou je le menacerai. Si c'est un homme d'honneur, il renoncera à toi. »
Marcienne, sans répondre, posa sur Charlotte un long regard indéfinissable.
Il y eut un silence. Toutes deux maintenant se tenaient debout, face à face. Et, brusquement, dans cette confrontation, le sentiment de ce qui les divisait sombra en elles, tomba au second plan de leurs âmes, subit comme une courte éclipse. La douceur intime et ancienne de leur amitié ressurgit. Un long flot de tendresse monta, dans une horreur étonnée de la lutte. Pouvaient-elles se traiter en ennemies? Mais que s'était-il donc passé? Pourquoi n'avaient-elles pas prononcé le mot qui les aurait fait se comprendre? Il devait exister, ce mot. Rien n'était irréparable. La triste chose pouvait finir, s'oublier, s'effacer comme un mauvais rêve.
Charlotte surtout, si longtemps pliée à l'influence de cette sœur qu'elle admirait, et dominée à cette minute même par le mystère, par le calme d'une nature vraiment supérieure, — plus enfant aussi, plus crédule aux miracles des revirements et des réparations, — admit soudain et sans cause la possibilité d'un remède.
— « Marcienne… j'avais tant de chagrin!… Pardon si je t'ai blessée… Je ne te juge pas, je t'implore… Dis, tu ne voudras pas notre malheur à tous!… »
Des larmes noyèrent les yeux de M me de Sélys.
— « Lolotte!… Chère petite Lolotte!…
— Marcienne… j'en mourrai!
— Tais-toi, oh! tais-toi!… »
Elles s'étaient rapprochées. Elles s'étreignaient à présent, frémissantes de sympathie, d'angoisse. La tête blonde s'appuyait sur l'épaule plus haute. L'aînée entourait la cadette de ses bras, avec un bercement imperceptible, comme pour une petite fille que l'on console.
— « Pourquoi as-tu fait cela, Marcienne?
— Je ne puis pas te le dire.
— Je t'aimais tant!… Et maintenant… de t'embrasser ainsi, il me semble que je trahis mon frère.
— Ne crois pas une pareille chose.
— J'ai eu des idées affreuses. J'en aurai encore. Comment vivre entre vous deux désormais?
— Hélas! pauvre enfant, ce n'est pas moi qui peux te le dire. Toute sollicitation de ma part pour assurer son repos, à lui, aurait l'air de réclamer ta complicité.
— Comment!… Ta fierté ne me demande rien! Tu me laisses libre d'agir?
— Absolument libre.
— Mais je ne sais pas ce que je dois faire. Et quoi que je fasse ou non, je deviendrai folle de douleur.
— Tu as tes enfants, Charlotte. Oublie le reste et ne pense qu'à eux.
— Je suis l'enfant de mon frère. Il m'a élevée. Je lui dois tout. Voilà ce que je n'oublierai jamais. »
Un retour d'hostilité sur cette parole. Un recul.
— « A toi de voir, » dit Marcienne, « si, en l'éclairant, tu lui rendrais le bien qu'il t'a fait. »
Ce fut le seul effort où condescendit l'orgueil de M me de Sélys, pour inciter sa belle-sœur au silence.
— « Et… tu es décidée, Marcienne?… Tu reverras M. d'Orlhac?
— Sur ceci, je n'ai pas à te répondre. »
Les fronts et les cœurs de nouveau redressés. Les yeux durcis. Une désolation d'espace entre les âmes.
— « Adieu, Marcienne.
— Au revoir, Charlotte. »
Et comme la jeune femme soulevait la portière :
— « Ne viendras-tu pas dîner ce soir?
— Je ne le peux pas. Adieu. »
Marcienne descendit du fiacre au coin de la rue Mozart.
Elle paya le cocher, lui donna plus qu'elle ne devait, par manque d'habitude, car, n'ayant jamais, jusqu'à cette époque de sa vie, pratiqué les courses mystérieuses, elle ne connaissait guère que sa propre voiture.
Puis elle s'engagea dans la rue Ribéra.
Quel sens avaient pris pour elle les trois syllabes du nom de ce maître espagnol! Quel sens plus pénétrant, le singulier décor de cette rue lointaine d'Auteuil, dont la pente, généralement déserte, descend entre d'anciens jardins, le long de clôtures par-dessus lesquelles pendent des branches.
Ces arbres enfermés représentent les débris des bois qui, naguère encore, résistaient à la lente conquête de la ville, à la marche en bon ordre de l'armée formidable des maisons. Ilots de verdure, transformés en petits parcs autour de villas particulières, ils disparaissent l'un après l'autre. La valeur des terrains augmente à l'ouest. L'emplacement d'une charmille est un capital perdu. On déracine pour bâtir. Déjà, vers le haut de cette pittoresque et verdoyante rue Ribéra, des constructions dressent leurs sept étages, dans l'horreur accrue des façades prétentieuses, des encorbellements lourds, des ferrures peintes en bleu pâle et des petits bandeaux de faïence aux tons criards.
Marcienne franchit vite cette région de modernité vulgaire.
Au delà, tout de suite, l'impression de dépaysement, d'existence lointaine.
Les secs trottoirs d'hiver sous la retombée des branches. Les nobles et tristes formes des grands arbres dépouillés. La vie mystérieuse des demeures entrevues dans le cadre des grilles, et qui semblent abriter des sensations fortes et lentes. La ouate basse du ciel de décembre déchiquetée aux ramilles noires. Et le parfum âcre, brumeux, qui monte des terreaux, des racines, des chrysanthèmes morts, des lierres vivaces.
Une impression morne et recueillie de province, une haleine de solitude forestière, avec une pointe aiguë de réminiscence nostalgique.
Marcienne aspirait ces choses, leur ouvrait toute son âme, déjà grisée de rêve, les yeux alanguis, les narines palpitantes.
Elle entrait dans son univers passionné. Elle était au seuil du merveilleux abîme, de l'au-delà, du surhumain.
Elle s'arrêta devant une grille étroite, murée à l'intérieur par des volets pleins, qui ne laissaient rien voir.
Elle l'ouvrit, la franchit et la referma, furtive et preste.
Dans le jardin, elle s'arrêta, la main à sa poitrine gonflée, où le cœur bondissait follement.
Une joie douloureuse l'oppressait. Dès cette première minute, tout ce qu'il y avait dans son amour de voluptueux et de tragique, tout ce qui en faisait l'ivresse et l'amertume, se précipitait en elle, y jetait cette exaltation douce et en même temps terrible, qui semblait à Marcienne la saveur suprême de la vie.
Son amour… Il était là, partout, dans cet asile secret et cher. Il se levait passionnément de toutes choses : de la pelouse étroite, où le gazon se poudrait d'une poussière de brouillard ; des corbeilles, où la sollicitude entêtée de l'amant voulait maintenir des fleurs en plein décembre ; de l'allée tournante, où le gravier criait une discrète bienvenue ; du petit porche à colonnettes, au fronton duquel s'échevelaient des ramuscules morts de glycine.
Les yeux de Marcienne effleuraient chaque trait du blême jardinet d'hiver, chaque détail de la façade, avec une caresse attendrie. Stables images des heures miraculeuses et fugitives. Apparences qui subsisteraient en elle à travers tout l'avenir obscur, jusqu'aux portes de la mort… Oui, toujours, toujours, elle les verrait. Et c'était le seul « toujours » dont la certitude fût permise à sa jeunesse déclinante.
Une pâleur à la joue, M me de Sélys entra.
Il était à peine trois heures et demie. Philippe ne serait pas encore là. Elle le savait.
Le jeune homme n'habitait pas cette villa, louée uniquement pour leurs rendez-vous.
Il demeurait avec sa mère, dans un superbe appartement de la place Vendôme.
C'était pour ne pas quitter M me d'Orlhac, et non, comme l'avait insinué Charlotte, pour mener à Paris une vie de plaisirs, que le jeune diplomate s'était fait donner un poste au ministère des Affaires Étrangères, plutôt de d'accepter le secrétariat d'ambassade auquel il avait droit.
Philippe, sous certaines apparences de futilité mondaine, et avec ce scepticisme d'attitude qui est le costume d'élégance morale de rigueur à notre époque, était un être de tendresse, de chimère, de vive sensibilité.
Un courant d'idées, une mode d'opinion, en façonnant les gestes de tous, laisse intact le caractère de quelques-uns. Vers 1830, il y a eu des romantiques au cœur sec ; et, pour un petit nombre qui s'exaltaient sincèrement, combien restaient glacés tout en pinçant de la guitare lyrique.
Aujourd'hui, il faut être féroce. Mais les larmes qu'on n'étale plus au dehors ne laissent pas que de couler en dedans. L'égoïsme, la négation, la « blague », sont pour certains les traits du visage véritable. Mais pour d'autres ce n'est qu'un masque retenu par la fierté.
Jusqu'à vingt-huit ans, Philippe d'Orlhac avait essayé d'être de son époque. Il avait eu des maîtresses, et se vantait de ne leur avoir jamais dit : « Je vous aime. » Il cachait comme une faiblesse inavouable son culte pour sa mère, la soumission où il restait volontairement vis-à-vis d'elle, plus troublé de lui causer un chagrin que, dans son enfance, de subir une de ses gronderies. Il se défendait d'un enthousiasme ou d'une admiration autant que d'une impulsion basse. Il affectait de goûter dans l'art l'intellectualité seule et de mépriser le sentiment.
De bonne foi, il se composait une tenue morale en contradiction avec sa nature secrète. Il en subissait le malaise sans se l'expliquer. C'était un enfant. Il ne se connaissait pas.
Mais il rencontra Marcienne de Sélys.
Et ce fut, dans ce cœur neuf, intact, — prisonnier dont on ouvrait le cachot et qui découvrait la splendeur du soleil, — un éblouissement de passion ; chez cet être jeune, ardent, crédule, qui se croyait vieux de tous les siècles de pensée humaine, qui se jugeait indifférent, sceptique, une éclosion de miracle, une apothéose de chair et d'âme à illuminer toute l'existence.
Lui qui se renfermait dans l'artificielle forteresse de son MOI , qui s'appliquait à cette culture taciturne et altière de sa personnalité, il se donna avec confiance, avec fougue, avec une tendre prodigalité de tout son être. Et il éprouva un bonheur extraordinaire à se donner ainsi. Il eut l'émerveillement de ce qu'il croyait un miracle, alors qu'il rentrait seulement dans la véritable ordonnance de sa nature. Il attribua ce miracle à la grâce unique, incomparable de Marcienne. Il adora cette femme avec l'illusion d'un amant à son premier amour, — l'illusion qu'elle seule aurait pu lui ouvrir les portes du ciel inconnu, et que, s'il la perdait, ces portes se refermeraient pour toujours. Il eut la reconnaissance agenouillée d'un adolescent, avec la fierté ombrageuse, le prestige de volonté et d'intelligence, l'entente des choses sensuelles, qui sont le fait de l'homme.
Marcienne songeait à la beauté, à la spontanéité de ce jeune amour, tandis qu'assise dans le petit salon de la rue Ribéra elle attendait Philippe.
Tous les jours, vers cinq heures, en sortant du ministère, il courait à Auteuil. Il s'enfermait dans leur chère maison, sans jamais être sûr que M me de Sélys pourrait l'y rejoindre, car n'était-elle pas entourée de toutes les barrières de la prudence et des nécessités mondaines? Il écrivait ou lisait jusqu'au moment — tardif par bonheur aujourd'hui — des dîners en ville.
Il s'habillait là, sans valet de chambre, et partait, morose ou enivré, suivant que Marcienne était ou non venue.
Le domestique sûr, réservé au service de la villa, ne paraissait que le matin. L'horreur des curiosités serviles, plus que le danger, faisait écarter par les amants toute présence mercenaire.
Mais, par les ordres de M. d'Orlhac, tout, dans le nid étroit, si soigneusement paré, était prêt à partir de midi pour une arrivée inopinée de M me de Sélys. Un caprice de nostalgie ou de rêve y amenait parfois la jeune femme, comme en cet après-midi où elle accourait se réfugier là, toute meurtrie de son entretien avec Charlotte.
La tête au dossier de la bergère, dans le silence passionné, dans l'arome des fleurs dont s'imprégnait la tiède atmosphère, Marcienne réfléchissait.
Un sourire de tendresse mélancolique flottait à ses lèvres. Elle regardait au fond d'elle-même, dans l'arrière-plan de détresse obscure qui se creuse sous une passion telle que la sienne, et elle trouvait une volupté étrange à la secrète souffrance qu'elle éprouvait seule, que seule elle connaissait. Tout à l'heure, quand l'adoré viendrait, avec quelle joie triomphante elle lui ouvrirait ses bras, elle lui tendrait sa bouche! Comment se douterait-il des ombres que mettent au cœur d'une femme de cet âge, et qui aime, les lointains déjà profonds de la vie? Elle-même y penserait-elle encore dans l'étourdissement de l'ivresse? Sous les baisers de Philippe, ne trouvait-elle pas la sensation d'existence indomptable et éternelle qui doit être la respiration des dieux? Et quand, tremblante et mortelle, Marcienne retombait sur la terre, tout le tragique des hiers et des lendemains, qu'ignoraient les vingt-huit ans de Philippe, ne devenait-il pas une source de volupté sombre? Aurait-elle renoncé, même pour l'insouciance de la jeunesse, qui ne sait pas goûter la vie, à l'intense, à l'amère saveur de ses joies formidables et précaires?
Ah! ce qui la faisait si grande!… La mort en soi de l'égoïsme, l'acceptation du destin, la tendresse non point seulement pour l'amant d'aujourd'hui, pour l'amant éperdu de passion, mais pour le fatalement infidèle de bientôt, pour celui qui s'écarterait de son chemin, pour l'être qui portait en lui-même, sans le savoir et sans le croire — mais elle savait, elle! — l'infinie douleur des jours à venir.
Elle l'aimait!… Comme elle l'aimait pour l'enchantement des heures présentes, et pour le martyre que, malgré lui, malgré son adorable cœur, il ne pourrait pas ne pas lui infliger plus tard.
Capable de savourer, d'approfondir des émotions pareilles, M me de Sélys ne se croyait pas tenue d'y renoncer, même pour son mari, même pour Charlotte. Elle eût protesté devant Dieu même de son droit de vivre un tel rêve.
Extase de mélancolie, de sacrifice tendre, merveilleux frissons de la chair : c'était la cime de son destin qu'elle atteignait. Qui donc l'eut empêchée d'y monter?
Un grincement de la grille — si léger, mais qu'elle entendit — la souleva vers une fenêtre, dont elle écarta le rideau.
A travers l'ombre complètement tombée, elle devina plutôt qu'elle n'aperçut Philippe.
Elle toucha le commutateur électrique. Des lueurs jaillirent. Les gerbes de roses, de lilas, dans les vases aux formes bizarres, surgirent triomphalement de la nuit. Elle reconnut la certitude de l'amour… les pas dans le vestibule…
Oh! son cœur qui bondit! Et, dans ses veines, le grand flot de suavité tumultueuse…
Le voici, l'amant. Il entre :
— « Tu es là!… J'ai vu la lumière… Ah! que je suis heureux! »
Tout de suite leurs bras se sont noués aux bustes, leurs lèvres se prennent.
Les subtilités de leurs âmes s'évanouissent dans l'attraction impérieuse des corps. Et c'est la commotion bouleversante, la défaillance, toujours nouvelle et comme imprévue, de la première caresse. Cet homme jeune et ardent, cette femme aux nerfs fougueux et délicats, s'aiment avant tout de tous leurs sens.
L'appel réciproque de leurs fibres vivantes est si net, si violent, qu'ils en souffrent, — palpitants, écrasés, — dans le coup de foudre de chaque rencontre. Ils délirent, tremblent et s'émerveillent tout d'abord de s'effleurer.
Puis ce désordre s'apaise. Les vœux de la chair se précisent. Ils retrouvent le discernement des baisers.
— « Viens… » murmure à Marcienne la voix altérée de Philippe. « Viens… je t'aime… je te veux… à moi… toute. »
Elle marche, enivrée, dans son étreinte.
Elle se laisse entraîner vers les demi-ténèbres de leur chambre.
Ni résistance calculée, ni coquetterie. Ils sont tous deux dans la grande passion dévorante, qui n'a pas besoin de subterfuges, d'aiguillons.
Ils ont l'un de l'autre une soif égale. Et cette soif ne ressemble pas aux fièvres d'imagination qu'ils ont pu connaître — lui, dans des aventures sans sincérité ; elle, dans deux mariages : le premier, de virginale ignorance, le second, d'enthousiasme intellectuel.
Ils découvrent ensemble le paradis de leur amour. Chacun est pour l'autre l'initiateur involontaire, par la seule ingéniosité de sa tendresse.
Leurs baisers se façonnent à leurs lèvres, parce que ce sont leurs lèvres, sans qu'aucune science perverse, aucune furtive réminiscence, n'émousse la saveur violente, aiguë et neuve de leurs caresses, l'émerveillement de leurs audaces dans le mystère des voluptés.
Et maintenant ce sont les premiers mots de la causerie qui suit l'extase : cette causerie chuchotée des âmes blotties l'une contre l'autre comme le sont les corps heureux ; ces paroles qui, dans leur folle et câline douceur, gardent des frôlements, des soubresauts de chair frémissante.
— « Alors… tu m'aimes?
— Oh!… si je t'aime!…
— Tu as pensé à moi depuis avant-hier?
— Tout le temps, ma chérie. Je ne pense que trop à toi, mon Dieu!…
— Pourquoi, trop? »
Il ne répond pas tout de suite. Un reflet de souffrance passe dans ses yeux, que l'ombre et la passion remplissent d'une splendeur obscure. Et Marcienne y distingue le mal de jalousie dont il souffre, parfois jusqu'à l'injustice, jusqu'à la fureur. Elle regrette sa question. Mais dans la pression soudain plus étroite dont elle l'enserre, Philippe se domine, refoule en lui-même l'élan cruel, cherche sa réponse à la surface des impressions troubles.
— « J'ai tellement ton nom dans le cœur, dans la pensée, sur les lèvres, que je crains toujours qu'il ne m'échappe. Par moments… figure-toi… je sursaute… je crois l'avoir prononcé distinctement… Comme ces gens qui s'endorment à l'église, et qui se réveillent effarés, qui regardent leurs voisins avec inquiétude, croyant avoir parlé tout haut. »
Elle sourit, — moins effrayée d'une imprudence possible que d'une minute d'indifférence chez le jeune homme. Mais il est bien à elle. Il est sincère. Elle le contemple sous l'estompe de la fine obscurité. Cette belle tête, rayonnante de virile jeunesse, lui appartient. Cette chair, ce cœur, sont tout vibrants d'elle. Oh! la magnificence de la possession d'amour… Elle s'en extasie, Marcienne. Car, ce qui l'a fait souffrir dans le seul homme qu'elle ait aimé auparavant, dans son mari Édouard de Sélys, c'est la résistance latente de cet intellectuel, qui, sans cesse, et pourtant très épris, se défendait contre le sentiment.
L'orgueil d'Édouard n'admettait pas l'abandon complet à une femme, même à la femme qu'il adorait. Et celui-ci, ce Philippe, qui se livrait, qui se donnait, qui ne savait pas comment se donner assez, dût-il en souffrir!… Quel ravissement, quel attendrissement de tenir entre ses mains le bonheur d'un être si cher! Comme elle l'aimait pour sa confiance, pour la noble témérité qui consiste à ne rien garder par devers soi en amour. L'immensité tendre qu'elle sentait en elle-même était si bien faite pour accueillir le don merveilleux, pour abriter chaudement, profondément, le cœur candide et désarmé!
Elle glisse sa bouche contre l'oreille de Philippe. Elle murmure, — par un jeu où se plaît leur passion :
— « Qu'est-ce que je suis pour toi?
— Tu es mon idole adorée. »
Elle secoue la tête, — cette tête dont la fierté grave se disperse en mutinerie amoureuse, et qui, les cheveux défaits, paraît si jeune dans le désordre des dentelles.
— « Qu'est-ce que je suis?
— Ma passion… mon bien… mon tout.
— Non… Non… Dis vite. »
Alors il prononce le mot qu'elle attend, — ce mot que le respect de l'homme n'eût pas avoué d'abord à lui-même, mais que Marcienne a transfiguré, dont elle a fait un suprême symbole d'étreinte, de communion sensuelle, de périlleuse et divine folie.
— « Tu es ma maîtresse.
— Oui… Je suis ta maîtresse… TA MAÎTRESSE !… »
Elle serre les dents, pâle de la signification ardente. Les étoiles de ses yeux scintillent et sombrent entre le voile des cils. Elle fait répéter à Philippe, elle répète elle-même les syllabes dont la hardiesse d'aveu, dont même la sonorité nerveuse et crissante la grisent. Puis elle ajoute, la voix mollie en un roucoulement de rêve :
— « Tu es mon amant… mon amant!… »
Pour le lui redire, le jeune homme se met à genoux, délirant d'adoration :
— « Je suis TON AMANT !… »
N'est-ce pas leur destinée? L'exaltation de leurs sens et de leurs âmes, les puissances inconnues de vivre qui s'éveillent en eux, et dont eux-mêmes restent éblouis, ne leur crient-elles pas que tout au monde doit être erreur, excepté de telles indications, si hautement souveraines, de la Nature et de leur conscience, — non pas de la conscience artificielle que leur ont façonnée les morales humaines, mais du sentiment irrésistible, primordial, qui crée l'harmonie de leurs deux êtres.
Jusqu'à ce jour, Marcienne le croyait. Elle ne se découvrait aucun remords. Plusieurs fois, d'ailleurs, elle s'était dit : « Il n'est qu'une seule vertu absolue, la bonté. Ne pas faire souffrir, tout est là. » Et elle se plaisait à résumer la philosophie de son généreux cœur par cette phrase, — à propos de laquelle on la taquinait dans l'intimité :
« Mieux vaut commettre une grande faute que de causer une petite douleur. »
Mais aujourd'hui, dans l'enivrement du plus excessif bonheur, elle tressaille… Au fond d'elle-même, tout à coup, un sourd murmure de larmes… Elle revoit la petite figure blonde, crispée d'angoisse :
« Charlotte! »
Marcienne n'a pas prononcé le nom tout haut. Elle ne veut pas parler à Philippe d'une pareille tristesse, et dont la divulgation les mettrait tous trois dans une situation si délicate.
Mais il a senti leur splendeur d'amour s'assombrir, — comme, les paupières fermées, on devine le passage d'une nuée sur le soleil.
— « Marcienne, promets-moi que tu m'aimeras toujours!… »
Elle le regarde sans répondre, et il s'épouvante de l'amertume de son sourire.
— « Oh! chérie, pas ces yeux-là… Ils me font mal. »
Elle ne les éclaire pas. Elle les détourne.
Une violence monte au cœur de l'amant.
Il est sujet à des crises farouches lorsqu'il se heurte à l'inaccessible dans l'âme et dans l'existence de cette femme.
— « Ah! je sais bien que tu appartiens à un autre… »
Un silence.
— « Et tu l'as aimé!… »
Elle a un geste qui implore, mais qui ne proteste pas.
Philippe s'affole.
— « N'as-tu aimé que lui?… Que sais-je de toi pendant toutes les années où je ne t'ai pas connue?… Oh! ton passé… Oh! toutes tes paroles… tous tes pas… Oh! tout toi que je n'ai pas possédée… que je ne peux plus prendre… que tu ne pourrais plus me donner toi-même si tu le voulais!… »
La fauve douleur est déchaînée. Elle bondit dans sa prison de chair ; elle se plaint… et tout à l'heure elle va rugir aux barreaux de la cage, à la barrière des dents serrées.
En face d'elle, chez Marcienne, l'orgueil et le mystère se dressent. Toutefois, dans le silence de fierté, une clameur de passion retentit. Elle n'accordera pas une explication à la colère de son amant, mais elle se jette d'un élan sur cette poitrine orageuse.
— « Philippe… Tais-toi! Je t'adore!…
— Tu m'adores?… Et quand je te demande : « Toujours?… » tu hésites… Ce mot-là te fait peur! »
Peur!… Il ne sait pas si bien dire. Il ne connaît pas l'effroi des deux syllabes, — pour lui si longues, pleines d'éternité, — pour elle si courtes!
Qu'est-ce que le « toujours » de l'amour en l'espoir de cette femme si proche de quarante ans?… Elle frémit jusqu'au fond de son être d'une intolérable épouvante.
Et le reproche insensé du jeune amant l'accable. Lui expliquera-t-elle?… Oh! plutôt mourir. Il ne saura que trop vite! Elle songe au bourreau qu'il sera, et le noble pardon qu'elle lui accorde d'avance l'emplit d'une ivresse d'abdication, d'un attendrissement infini.
— « Oui… mon Philippe… je t'aimerai toujours. »
Trop tard. Il a mesuré, — dans un autre sens qu'elle, — tout ce que les fatalités de la vie ont mis de distance entre eux.
C'est la coutumière torture, — sourde et confuse, — mais qu'un geste, un mot, une nuance d'intonation suffit à rendre aiguë.
Oh! ce quelque chose en elle d'impénétrable, d'insaisissable, — ce quelque chose tissé par les années, par les acquisitions de l'intelligence et du cœur, par les souvenirs, le long de tous les chemins fleuris de sensations où elle a marché sans lui!… Comme il s'en exaspère, comme il en souffre!…
— « Si tu m'aimais, tu divorcerais. Nous serions complètement l'un à l'autre.
— L'un à l'autre?… Mon Philippe… Nous ne pouvons pas l'être plus que nous ne sommes. »
Et c'est vrai. Ils ne peuvent pas. L'obstacle suprême est en eux et non en dehors d'eux. L'épouserait-elle — si elle était libre — cet homme de dix ans plus jeune qu'elle? Ce serait une faiblesse dont sa haute nature est incapable, et dont sa prévision clairvoyante aperçoit trop bien les conséquences. D'ailleurs elle n'infligera pas à Édouard cet effroyable désastre.
Elle garde le silence. Les lèvres inertes, les yeux mi-clos, elle goûte l'âcreté secrète, le parfum de ciguë qui mêle à sa passion une saveur si tragique. C'est la grandeur et la rédemption de sa faute. C'est aussi le brûlant aiguillon qui la précipite éperdue aux profondeurs des précaires béatitudes.
Dans un délire d'âme et de sens, Philippe se penche vers elle. Une soif de meurtre et d'amour éclate aux prunelles passionnées. Marcienne connaît cette lueur trouble. Elle s'y enivre. Elle la brave.
— « Tue-moi, Philippe… Tue-moi!
— Ah! tu le voudrais… dit-il. Oui… mourons, mourons!… C'est le seul moyen de nous appartenir tout à fait. »
Elle jette un cri de volupté, de surhumaine délivrance :
— « Ah! mourir, mourir de ta main!… »
Leur exaltation est indicible. Au cou délicat de Marcienne, Philippe crispe ses doigts nerveux. Elle perd le souffle. L'extase de ses yeux va vers l'amant et vers la mort.
Mais, tout à coup, le jeune homme se rejette en arrière, passe la main sur son front.
— « Je suis fou… Je suis fou! »
Sur leur désordre une stupeur s'abat. Un instant après, ils sont aux bras l'un de l'autre.
— « Que s'est-il passé? Qu'avions-nous?
— Ah! Philippe… Ton hésitation… Quel dommage!… Ce serait fini… Je dormirais dans mon rêve.
— Tu l'as souhaité?
— Follement.
— J'ai vraiment voulu te tuer, Marcienne.
— Qui t'a retenu?
— La pensée que je n'avais pas une arme pour me frapper immédiatement après et tomber là, près de toi, sur ton corps. Un revolver, un couteau à portée de ma main… c'eût été l'affolement complet, la démence irrésistible. Mais la seule préoccupation du moyen matériel m'a rappelé à moi-même. Puis, ensuite…
— Quoi donc?
— Une autre idée… qui m'est venue en second, celle-là… en second seulement, je l'avoue.
— C'est?…
— Le souci de ton honneur de femme. »
Elle ne répond pas. Elle l'avait oublié. Maintenant elle frémit. Elle voit la scène. Les deux cadavres trouvés là, demain. Quel scandale! Édouard… Charlotte. L'injustice, l'abomination d'un tel crime contre eux… Et pourtant?… Ah!… De quel soupir au bord des lèvres vaguement souriantes, de quels yeux noyés de regret, Marcienne suit dans le néant la minute fuyante, la minute irréfléchie et terrible où la vie, l'amour et la mort fulguraient en apothéose, — la minute unique, et qui aurait dû être la dernière, car, sans doute, elle ne reviendra jamais.
— « Oh! » s'écrie Philippe. (Il écartait les dentelles sur la poitrine fraîche, aux contours délicieux.)… « Comme je t'ai marquée mienne! Ah! il te faudra cacher ta gorge… De quelques jours, au moins, personne autre ne la verra. »
Une ironie, une férocité encore. Mais la frénésie se condense en volupté furieuse. Il couvre de baisers qui sanglotent, qui mordent, cette peau blanche, si tendre et fine, où toute empreinte s'exagère, et sur laquelle ses ongles ont laissé leur net et tragique dessin.
Marcienne ouvre ses bras et les referme éperdument. N'est-ce pas le Bonheur qu'elle étreint sous la forme jeune, impétueuse et belle, de cet amant selon sa chimère et selon son désir, de cet amant dont la ferveur atteint l'extravagance altière de ses propres songes? Elle est à lui dans un emportement de sensations, — qu'il sait exalter encore. Car Philippe, malgré le tumulte de son cerveau et de son sang, s'attarde aux lenteurs dévotieuses, aux errances et aux flâneries de caresses, qui retiennent longtemps la bien-aimée dans les sentiers de leur brûlant paradis…
Cette soirée, ils se haussèrent jusqu'à la cime suprême de leur amour.
Le lendemain matin, dans son cabinet de toilette, au moment de prendre sa douche, M me de Sélys éloigna sa femme de chambre.
Une fois seule, elle s'approcha du paravent de glaces, entr'ouvrit son peignoir, et tressaillit.
Devant les stigmates de colère et d'amour, violente prise de possession de sa chair, tentative désespérée d'étreindre son âme, — elle éprouva une joie orgueilleuse mêlée étrangement de soumission ; puis une aiguë réminiscence des délices ; et, par-dessus tout, un sentiment de fatalité sombre et forte, une impression de mystère.
Ce qui la ravit, ce furent moins les traces meurtrières des doigts sur la rondeur délicate, élancée du cou, qu'un signe farouche écartelé au-dessus du sein gauche.
Trois fines meurtrissures de pourpre violacée s'effilaient, se divisaient en s'éloignant d'un centre plus large, semblaient l'empreinte d'une patte griffue d'oiseau, ou bien une éclaboussure de sang, si rudement projetée là, qu'elle se serait incrustée sous la peau transparente.
Sur la poitrine pleine, lisse et neigeuse, cela éclatait comme un hiéroglyphe passionné.
Marcienne contemplait avec un singulier transport ce visible témoignage… C'était Philippe lui-même, toute sa jeune ardeur ombrageuse, qu'elle portait là, dans sa chair.
Lentement, elle appuya son doigt sur la place meurtrie pour y éveiller une douleur. Et il lui plut d'en souffrir un peu.
Cet enfantillage de passion devait la charmer pendant plusieurs jours. Elle, pourtant si peu perverse, goûta vivement les petites ruses qu'elle dut inventer pour éviter le décolletage des dîners officiels, l'intrusion de son mari dans sa chambre, l'empressement de sa camériste. Marcienne eût voulu rester ainsi à perpétuité, tellement stigmatisée d'amour que nuls regards autres que ceux de l'amant ne pussent, au péril de son redoutable secret, effleurer sa personne. C'était souhaiter le pire danger. Mais le danger même, en cette période affolée, la grisait.
Pour peindre l'état d'exaltation amoureuse où vivait M me de Sélys, on ne saurait mieux faire que de transcrire la lettre en vers qu'elle écrivit à Philippe d'Orlhac, au lendemain de cette soirée où peu s'en était fallu qu'ils ne mourussent ensemble, sans autre cause d'une si criminelle folie que l'excès même de leurs sensations.
La pauvre femme si coupable, et qui allait tellement en souffrir, a mérité, — ne fût-ce que par la sincérité de sa nature et son noble besoin de sacrifice en amour, — la divulgation (qui, si ce n'était pour la justifier en une certaine mesure, serait une trahison) de la page où elle exhala son cri de passion et son vœu de mort. L'appréhension, la mélancolie qui lui inspiraient ce vœu, sauvent la hardiesse de la confession sensuelle. Et l'accent de fatalité donne à penser qu'un tel amour échappait peut-être au contrôle de la volonté humaine, et doit, par conséquent, rester soustrait à la condamnation des jugements humains.
Voici les strophes que reçut Philippe, dans la petite maison de la rue Ribéra : — strophes qui le jetèrent dans le plus délicieux enivrement du cœur et des sens, — vers de flamme et de caresse auxquels il dut l'heure la plus merveilleuse de sa vie, et que pourtant, par l'inconséquence des passions humaines, il allait transformer bientôt en un instrument de torture morale, — le plus atrocement cruel, — pour la femme adorée qui les lui adressait.
A PHILIPPE
Après l'explication qui avait eu lieu entre les deux belles-sœurs, M me de Sélys ne revit pas Charlotte de quelques jours.
Celle-ci se disait souffrante, s'enfermait.
Son mari vint rue Rembrandt, parut dans des réunions mondaines où les deux couples devaient se rencontrer. Elle l'y laissa aller seul.
Aux questions inquiètes d'Édouard, le peintre répondit en plaisantant : « Lolotte n'est pas plus malade que moi. C'est un caprice.
— Elle n'est pourtant pas fantasque, » fit observer M. de Sélys. « J'espère bien qu'elle n'a pas quelque contrariété. »
Marcienne écoutait, le cœur étreint.
— « Oh! pas par ma faute, » répliqua vivement Jacques Fromentel.
La franchise de sa voix et de son regard dissipa chez Édouard une légère anxiété. Il savait sa sœur heureuse en ménage. Mais il n'ignorait pas que ce bonheur nécessitait un peu d'aveuglement. Le peintre était sujet à de courtes infidélités, — de ces fantaisies de nerfs ou d'imagination, plus irrésistibles pour un artiste que pour tout autre, qui, aux yeux des hommes, ne comptent pas, et qui cependant suffisent parfois à briser le cœur d'une femme, surtout d'une femme aussi ingénue que Lolotte.
— « Vous savez, Jacques, » dit l'avocat, rassuré et riant un peu, « si quelque étourderie de votre part faisait du mal à cette enfant-là, je ne vous le pardonnerais pas.
— Je ne me le pardonnerais pas à moi-même, » déclara Fromentel, soudain sérieux.
Il ajouta :
— « Ne craignez rien. Je n'ai jamais été pour Lolotte un meilleur mari qu'en ce moment. Ce qu'elle a ne me préoccupe pas, puisqu'il s'agit d'un malaise qui n'a pas de cause. Moral ou physique, il sera passé bientôt.
— Tu n'as pas vu Charlotte, Marcienne? Pourquoi n'y es-tu pas allée? » demanda M. de Sélys en se tournant vers sa femme.
Celle-ci se troublait à constater la mâle sollicitude des deux hommes pour l'aimable et fragile créature si profondément atteinte par sa faute.
Ainsi Lolotte, malgré sa puérilité, son besoin de consolation et de confiance, n'avait pas trahi la douloureuse gravité de son secret. Qu'elle eût un poids terrible sur le cœur, le mari même ne le soupçonnait pas. Non seulement elle gardait les lèvres closes, mais elle ne laissait échapper aucun symptôme involontaire de ce qui devait la tourmenter si cruellement.
Marcienne en ressentit une émotion où la gratitude et la pitié se mêlaient d'impatience. Son orgueil eût préféré la lutte. Et peut-être, dans l'exaltation d'amour qui lui rendait impossible tout retour à l'existence normale, aussi dans l'antipathie du perpétuel mensonge, souhaitait-elle vaguement une catastrophe qui l'eût libérée des contraintes, qui l'eût autorisée à mourir en plein rêve.
Elle entendit Jacques Fromentel lui dire :
— « Oui, ma chère Marcienne, venez donc voir Lolotte. Un mot de vous la guérira. Vous la confesserez. Elle doit avoir quelque petite folie en tête. Et vous êtes son modèle, son bon ange. Ah! elle apprécie sa chance de posséder une sœur comme vous.
— J'irai voir Charlotte aujourd'hui même, » dit Marcienne.
Elle y alla.
Dans l'ascenseur l'emportant vers l'étage élevé qu'habitait le ménage du peintre, M me de Sélys sentit son cœur battre de timidité comme cela ne lui était pas arrivé depuis qu'elle était une petite fille. Si hautaine et brave quand Charlotte l'accusait, quand elle s'était crue en face d'une hostilité et d'un péril, elle tremblait maintenant devant la générosité muette, la souffrance résignée de cette enfant. Quel rôle pour elle-même! Toutes les attitudes où l'on s'expose et où l'on attaque, Marcienne les avait prévues, son audace altière les risquait. Mais cela!… Cette dissimulation qu'elle imposait et dont elle profitait ; cette humiliation d'obligée et cette œuvre secrète de bourreau ; cette dépravation partielle d'une âme dont elle avait un peu la charge… Et quel reproche dans les yeux clairs dont elle goûtait jadis si fort la tendre admiration!
De tous ces sentiments, trop compacts, touffus et oppressants pour qu'elle les analysât, une confuse angoisse montait.
Pour y résister, Marcienne évoqua l'image de Philippe.
Chose singulière, elle le revit avec une expression de visage qui lui avait déplu.
A propos d'un ami commun qui faisait la cour à M me de Sélys, le jeune homme avait exprimé quelque mécontentement, — et non pas avec cet emportement jaloux qui la brutalisait et la grisait, car elle y trouvait de l'âpreté et de la grandeur, — mais avec des façons gourmées et boudeuses, où elle avait découvert de la mesquinerie, sinon de l'impertinence.
Querelle d'amoureux vite dissipée, mais dont le souvenir froissait M me de Sélys par un peu de banalité, de petitesse.
Brusquement elle se sentit toute froide. Un sursaut atroce lui fit bondir le cœur, comme lorsqu'on rêve de chute et qu'on s'éveille avec la sensation de rouler dans le vide. Pendant quelques secondes, toute la magnificence de son amour s'écroula, sombra vers une platitude d'aventure vulgaire.
Qu'est-ce qui distinguait son roman d'un vilain petit adultère bourgeois?
A le raconter, qui donc y verrait des splendeurs et des abîmes?
Elle trompait son mari avec un très jeune homme, de forte complexion amoureuse ; elle s'affolait dans la nouveauté, l'intensité des caresses ; et elle s'épeurait devant les années hâtives qui bientôt lui enlèveraient ces plaisirs.
C'était l'aventure ordinaire et médiocre des femmes de son âge. Où donc les mystères d'une volupté divine, l'enchantement d'une communion surhumaine, la beauté du sacrifice, la noblesse de la mélancolie?
Était-elle sûre seulement que Philippe se souciât de ces choses, eût l'ardeur de les créer avec elle?
Ah! minute amère, vision à rebours, piège affreux de la réalité, — qui n'est pas la vie, car notre vie à chacun est tissée par nous-mêmes au-dessus ou au-dessous de la réalité.
Et Marcienne, en cet instant, à travers le tissu resplendissant que son âme déroulait si haut par-dessus les prétextes matériels, venait d'entrevoir la fiction dépoétisante par laquelle la grossière majorité humaine interprète l'univers mystérieux des sentiments.
M me de Sélys s'était arrêtée en sortant de l'ascenseur. Elle s'accoudait à la rampe, dans le silence de l'escalier, incapable d'un mouvement, et toute frissonnante de l'éclipse intérieure, de l'ombre glacée qui, brusquement, tombait en elle.
Ce n'était pas la première fois. Elle connaissait ces expiations abominables. Elle n'y découvrait qu'un remède : les sources ouvertes de sa tendresse, la pitié pour les autres, qui, pas plus qu'elle, ne réalisaient leur rêve.
Pauvre cher Philippe! Ne le mesurait-elle pas tout à l'heure à la mesure de son orgueilleuse chimère? Prétention insensée! Puisqu'il lui avait donné des baisers sincères et de vraies larmes, que lui demanderait-elle de plus?
Cher, cher Philippe… si doucement appuyé contre son cœur, là-bas, dans leur asile, dans leur retraite d'amour à jamais inoubliable… Cher être, qu'elle aurait voulu garder dans ses bras contre toute douleur, et qu'elle avait déjà fait souffrir, volontairement ou non. Son amant?… Oui… Mais aussi son frère, son enfant, tout ce qu'on aime, tout ce qu'on voudrait protéger contre la vie méchante.
Ah! s'il pouvait guérir d'elle, être heureux autrement… (Marcienne osa murmurer ce vœu amer), elle aurait le courage de provoquer la rupture, pour rendre la paix à Charlotte.
Cette pensée, M me de Sélys l'accueillit comme une délivrance des hideuses ondes noires qui, un moment, avaient submergé son rêve. Elle ne la scruta pas. Il lui suffisait de l'entrevoir. Elle se disait seulement : « Si Philippe m'aimait moins… », sachant combien Philippe l'aimait, et qu'il ne se laisserait pas détacher d'elle. Mais c'était déjà un effort moral considérable, qui la redressait, lui permettait d'aborder Charlotte sans trop de honte.
Elle toucha le bouton électrique. Un domestique l'introduisit. Puis la femme de chambre vint la chercher pour la conduire auprès de M me Fromentel.
Charlotte se trouvait dans son cabinet de toilette, étendue sur une chaise longue.
— « Souffres-tu vraiment? » demanda M me de Sélys.
— « Je ne suis pas physiquement malade, Marcienne. Tu t'en doutes, n'est-ce pas? Mais il faut que je simule cette indisposition. Et, comme cela ne peut pas toujours durer, j'ai peur. »
Elle parlait d'une voix naturelle, un peu triste, mais sans intention d'emphase. Et l'air d'enfance dont s'imprégnaient ses joues fines et rondes, ses traits menus, devenait plus sensible par la claire gravité des yeux.
— « De quoi as-tu peur? » interrogea Marcienne.
— « De me retrouver entre vous. Je suis résolue à me taire, à faire comme si je ne savais rien, à cause d'Édouard. Mais je sens que je ne pourrai pas, que je me trahirai… »
Marcienne garda le silence.
— « J'ai songé à partir, » reprit Charlotte, « à me faire envoyer dans le Midi avec les enfants. Eh bien, je n'ai pas non plus le courage de perdre Jacques. Et ce serait le perdre. Il m'aime, je le sais. Mais il m'aimerait moins si je n'étais pas là. Il est un peu léger… »
M me de Sélys fit un mouvement.
— « Oh! » se hâta de reprendre Charlotte, « je suis sûre de lui, sûre de sa fidélité, — du moins jusqu'à présent. Pourtant si je m'éloignais, je ne répondrais pas… Les hommes se croient autorisés à tant de choses! Et Jacques aurait d'autant moins de scrupules qu'il me serait impossible de justifier sérieusement mon départ. »
Cette naïveté, cette confiance, cette gentille jalousie touchèrent M me de Sélys. Son orgueil abdiqua.
— « Chère petite Lolotte, » dit-elle, « comme tu dois me trouver coupable! »
Les grands yeux bleus se tournèrent, la regardèrent en face, sans dureté.
— « Oh! oui… bien coupable!
— Penserais-tu que ma mort fût une solution?
— Es-tu folle?… » s'écria Lolotte avec un soubresaut et un regard dont l'anxiété toucha vivement Marcienne.
— « Tu ne voudrais pas me voir mourir?
— Moi, te voir mourir?… Le vouloir?… Dis-moi, Marcienne, est-ce qu'une mauvaise passion détraque donc tous les autres sentiments? As-tu cessé de m'aimer, toi?
— Oh! ma petite sœur…
— Imagines-tu que j'aie pu anéantir tout à coup dans mon cœur ma tendresse pour toi? Elle est déchirée, cette tendresse… Elle souffre… elle s'indigne… elle se révolte… Mais si tu mourais!… Oh!… D'ailleurs puis-je souhaiter pour Édouard ce qui serait le plus grand des malheurs? Veux-tu que je te dise, Marcienne? Eh bien, je crois qu'Édouard préférerait te savoir vivante et criminelle envers lui plutôt qu'innocente et morte. Tu ne sais pas comme il est bon, tu ne sais pas comme il t'aime!… »
Elle fondit en larmes.
— « Ah! » murmura Marcienne, « ce qui est abominable, c'est que je le sais.
— Tiens, » reprit Charlotte, « l'autre jour je t'ai parlé de divorce. Je n'avais pas réfléchi, j'étais bouleversée, je disais n'importe quoi pour t'arracher une résolution, une promesse… Mais un divorce,… et qui te donnerait à un autre!… Mon Dieu!… Ce serait la fin pour mon frère… la fin de son ambition, de son talent, de son courage à vivre, de son bonheur… »
Elle s'arrêta un instant, haletante, puis continua, gémit tout son chagrin, l'effroi qui la torturait, qui ne la quitterait plus :
— « Quand je pense que cette catastrophe est suspendue sur lui, sur sa chère tête, sur toute sa vie glorieuse… Qu'une indiscrétion, un hasard, une imprudence comme celle de cette lettre peut le foudroyer d'une minute à l'autre… Quand je pense que, dans un tel malheur, il deviendrait la risée du monde… Lui si grand, un objet de moquerie pour les sots!…
— Cela, » dit Marcienne, « je donnerais mon sang pour le lui épargner.
— Ton sang!… Et tu oublieras un chiffon de papier dans une poche. Tu l'as fait. Est-ce que toutes les résolutions, toutes les précautions de la terre peuvent empêcher un absurde accident comme celui-là?
— Écoute, Charlotte, » reprit Marcienne, « tais-toi. Il est impossible que nous parlions de ces choses ensemble. Elles sont entre nous… Et c'est effroyable! Mais les paroles n'y changeront rien, et nous abaisseront. Tais-toi, je t'en prie, tais-toi.
— Me taire! » s'écria Charlotte, « Ah! n'attends pas cela de moi. Ce ne sont pas des reproches que je t'adresserai, vois-tu. J'ai réfléchi. Puisqu'une créature si vraiment loyale et noble que toi peut faillir, c'est qu'il y a sans doute des tentations au-dessus des forces humaines. Je ne te jugerai pas, je ne t'accuserai pas… Mais tu ne m'empêcheras pas de te supplier, de te poursuivre de mes prières… »
Elle se coula en bas de la chaise longue, glissa à terre, posa ses mains jointes sur les genoux de sa belle-sœur.
— « Aie pitié de nous, Marcienne! Aie pitié de toi-même! Où vas-tu? Vers quels affreux déboires? Toi si sensible, si tendre, qui as dû mettre tout ton cœur, toute ta fierté dans ton amour!… »
Cette parole instinctive et sublime, cette sympathie si inattendue pour ses condamnables douleurs, cette confiance quand même dans son caractère, émurent Marcienne au delà de tout.
Elle se leva, toute pâle, agitée d'un tremblement.
— « Ne te mets pas à genoux devant moi, Charlotte.
— J'y resterai… je te supplierai… Essaie de guérir… Pars avec moi… Si c'est pour t'emmener, j'aurai la force de quitter Jacques… Et je t'entourerai… Je te consolerai…
— Lolotte!… »
Le petit nom de tendresse palpita dans un sanglot. M me de Sélys prit sa belle-sœur entre ses bras, la releva, la força de s'étendre à nouveau sur la chaise longue. Puis, s'asseyant sur le tapis, posant sa tête à côté de la douce tête blonde, l'orgueilleuse Marcienne pleura.
— « Chérie… Ma pauvre chérie… » murmurait Charlotte, apitoyée mais intimidée aussi par le miracle de ces larmes, qu'elle n'osait pas considérer comme une victoire.
— « Ah! la misère de la vie!… » soupira M me de Sélys.
— « La vie… elle était si belle pour toi, Marcienne!
— Je ne pense pas à moi.
— A qui donc?
— A toi, mignonne… A ce que tu endures par ma faute, sans que je le veuille, sans que j'y puisse rien.
— Sans que tu y puisses rien?… » répéta Charlotte, qui se rejeta en arrière, consternée.
— « Ne t'écarte pas de moi, chère petite. Entends-moi. Tu as prononcé tout à l'heure des paroles belles à éblouir les cœurs et à désarmer le Destin. Tu ne sais pas ce que tu as dit, parce que tu l'as dit dans ta candeur. Tu ne connais rien de l'existence… rien des passions. Ne m'interromps pas… Je sais… Tu as vingt-neuf ans, tu es mère, tu aimes ton mari, tu lis des romans et l'on t'a raconté qu'il y a des cocottes. Alors tu crois que le monde n'a plus de secrets pour toi. Mais tu es innocente comme ton dernier-né, ma chérie! Et tu as conservé jusqu'à ce jour toute la sévérité intransigeante que cette innocence comporte. C'est pour cela que j'ai pleuré d'admiration devant ta générosité. Toi qui ne comprends pas la faute, tu en as compris la douleur. Toi qui pourrais maudire mon amour coupable, tu as offert de m'aider à l'immoler en risquant ton amour légitime, en m'offrant de quitter ton mari…
— C'est pour Édouard, » interrompit Lolotte.
— « Oui, je sais que c'est pour Édouard… Mais n'as-tu pas prononcé ce mot merveilleux : que tu me « consolerais »?
— Je voudrais avoir à te consoler maintenant, ma pauvre Marcienne. Plus tard je ne pourrai plus. Je ne sais si tu nous auras fait plus de mal qu'aujourd'hui, mais le mal que tu te seras fait à toi-même sera inguérissable. »
Cette phrase, prononcée d'un ton légèrement péremptoire, émanée de la réflexion, et non plus, comme les autres, d'une spontanée tendresse, aida M me de Sélys à se reprendre, à recouvrer son sang-froid, et même un peu de son habituelle hauteur.
Cependant elle ne nia pas le nouveau devoir que lui créait la magnanimité de Charlotte.
— « J'ai une dette envers toi désormais, » lui dit-elle. « Une dette de sacrifice, car tu accomplirais, j'en suis sûre, celui que tu m'as proposé. Je te jure, Charlotte, je te jure solennellement, que si je puis m'acquitter envers toi et t'ôter ta peine en ne faisant souffrir que moi, je m'arracherai le cœur pour remettre la paix et la joie dans ta vie.
— Mais, » dit gentiment Charlotte, « si tu consentais à partir avec moi, je n'hésiterais pas à faire souffrir Jacques. Que deviendrait-il, moi absente? Pourtant je ne te marchanderais pas son chagrin. Dois-tu avoir plus de ménagements pour un autre?… Un autre… qui n'est pas ton mari… et qui ne peut pas t'aimer plus que Jacques ne m'aime. »
M me de Sélys l'embrassa pour dissimuler un sourire.
Tandis que se prolonge le bruit des applaudissements, des bravos, le rideau descend devant le geste incliné des acteurs, le sourire de l'actrice, tous trois debout, les mains unies, dans le joli décor de fraîche modernité, — étoffes souples et pâles, laques légères, vraies plantes verdoyantes et vivantes dans les potiches de prix, sous l'éclat blanc des tulipes électriques.
Cette répétition générale, dès le premier acte, s'annonce comme un succès. Le rideau retombé, on acclame encore, on applaudit encore. Une troisième fois la scène se découvre, pour un salut plus expressif, plus reconnaissant, des interprètes masculins, un sourire plus radieux de l'étoile qu'ils encadrent.
Et tout le grand théâtre frémit, secoué de la base au faîte par le retentissement des passions que viennent d'exprimer ces trois êtres. Un accent de vérité humaine, d'angoisse humaine, a vibré sur la foule. Des centaines de cœurs ont tressailli ; des centaines de mémoires, chargées de souvenirs, ont ressuscité des noms, des images… Toutes ces femmes, tous ces hommes, songent à quelque analogie de joie ou de douleur, cachent quelque triomphe ou quelque plaie d'amour, derrière le masque d'approbation littéraire, le détachement intellectuel des appréciations.
— « Bien mené, ce premier acte. Une exposition claire, une situation, du mouvement…
— Elle est intéressante, la petite femme… Un peu bécasse…
— Une bécasse qui deviendra une grue.
— Croyez-vous?
— Voyons!… Si l'auteur la fait à ce point vertueuse, c'est pour qu'elle s'en repente plus tard.
— Pourtant cette crânerie d'avouer la tentation… de réclamer l'appui moral de son mari…
— Il s'en fiche bien, son mari, de l'appuyer moralement. Il va souffrir comme un fat de ce qu'elle a été effleurée par le rêve d'un autre amour. Il ne lui pardonnera jamais sa franchise.
— Ça, c'est vrai. Tous les maris déclarent qu'il n'y a pas de femme fidèle, mais chacun haïrait la sienne s'il pouvait croire avec certitude qu'elle a désiré pendant une minute les lèvres d'un autre homme.
— Aussi, pourquoi avoue-t-elle, cette petite dinde?
— C'est une gaffe. On pourrait appeler la pièce : La Femme qui fait des Gaffes . »
Dans la loge d'avant-scène où se trouvaient les deux couples de Sélys et Fromentel, une voix, — une petite voix flûtée et douce, — s'éleva lorsque la chute définitive du rideau cacha le trio des acteurs :
— « Le mari, la femme et l'amant. C'est la famille moderne. Car, pour ce qui est de l'enfant, — quand il existe, — il compte si peu!… »
Trois regards stupéfaits, douloureux ou mécontents, se dirigèrent vers Charlotte.
— « Eh bien!… » murmura son frère.
— « Ce n'est pas toi qui parles, Lolotte. Où as-tu lu cette phrase? » grogna le peintre.
Marcienne posait sur sa belle-sœur des yeux d'inquiétude et de supplication.
C'était le châtiment que, sans préméditation ou calcul, la petite maintenant lui infligeait. La gêne qu'imposait à Charlotte une contrainte morale, l'angoisse du secret, la crainte de le trahir, le tremblement intérieur d'indignation ou d'inquiétude qu'un rien suffisait à éveiller, lui donnaient une gaucherie qu'elle essayait de dissimuler sous des fanfaronnades. Désorientée brusquement dans sa conception des choses, elle se montrait plus naïve que jamais par sa façon de se lancer à un autre extrême.
Des mots amers, des constatations cyniques, une perception de la vie changée, sceptique, soupçonneuse, la bravade d'une philosophie perverse, derrière laquelle sanglotait la révolte d'une âme tendre et blessée, voilà par quelle attitude Charlotte reprenait le train de l'existence courante, cachait l'exaspérant secret, trompait la hantise de l'idée fixe.
N'était-ce qu'une attitude? Quels ravages inconnus la goutte corrosive de poison n'exerçait-elle pas sur le fond candide de cette nature sans défense?
Était-il possible que ce cœur si frais s'altérât, se corrompît, fût menacé par la dissolution des croyances éteintes, de l'idéal ébranlé, de la foi morte?
Serait-ce elle, M me de Sélys, qui aurait accompli cette œuvre d'assassinat moral, de dévastation?
Elle examinait Lolotte et la trouvait changée, même de visage. Quelque chose d'arrêté, de durci dans les traits. Ce n'était plus le flou enfantin, la fleur de chair toujours pétrie de sourires et creusée de fossettes. L'azur des yeux ne pétillait plus comme une source au soleil, mais s'immobilisait, s'assombrissait en surface d'abîme.
L'inquiète attention de sa belle-sœur sembla surexciter les velléités audacieuses de M me Fromentel.
— « Eh bien, quoi donc?… Vous avez l'air scandalisés tous les trois. Je ne dis rien d'extraordinaire.
— Tu dis : le mari, la femme et l'amant, » fit observer le peintre, — que ce dernier mot sur les lèvres de sa Lolotte gênait comme l'eût gêné une tache sur la robe délicate. — « Mais ce n'est pas juste. La faute n'a pas été commise. Cette petite imprudente, — comment s'appelle-t-elle? — s'est reprise à temps!… Et c'est très touchant, l'aveu à son mari.
— C'est très touchant? Tu veux dire que c'est très bête… Quand elle pourrait avoir des rendez-vous si amusants, sans que personne en sache rien, le mari moins que tout autre. Ah! elle a bien tort de conserver des scrupules. Mais ça lui passera avant le quatrième acte. Espérons-le. »
M. de Sélys ouvrait la bouche pour répondre à sa sœur ; mais il remarqua une lueur de colère dans les yeux de Jacques Fromentel, et il se tut.
Marcienne, pressentant aussi l'irritation du peintre, essaya de détourner son attention.
— « Regardez donc, Jacques, quel type étrange, cette femme brune, là-bas, à gauche, au balcon. Elle me rappelle votre Dalila… Vous vous souvenez?… votre prix de Rome. »
Il avança le buste, et distraitement :
— « Tiens, c'est vrai. »
Charlotte se penchait à son tour :
— « C'est peut-être ton ancien modèle, Jacques. Elle aura fait son chemin. Ça m'a l'air d'une cocotte calée. »
Fromentel se tourna, le geste nerveux, la voix âpre :
— « Fais-moi le plaisir de te taire. Je te défends ces expressions. Tu as déjà trop parlé pour ce soir. »
Lolotte essaya de ricaner :
— « Je ne suis plus une enfant. »
Puis elle eut une brusque retraite vers le fond de la loge. Un picotement de larmes lui rougissait les paupières. Elle murmura :
— « Si la vie est répugnante, ce n'est pas ma faute. Je n'ai pas demandé à la voir. »
Édouard de Sélys regarda son beau-frère avec une interrogation soucieuse :
— « Qu'est-ce qu'elle a?
— Ah! je n'en sais rien, » dit brusquement le peintre. Il ajouta entre ses dents :
— « Je n'aime pas les énigmes. Je commence à en avoir assez.
— Jacques!… » murmura la voix suppliante de Marcienne.
Ils ne parlèrent plus. Le rideau se levait. Charlotte revint à sa place. Une lourdeur de malaise tomba entre ces quatre personnes, jadis étroitement unies dans une confiance et une communauté de bonheur vraiment rares.
Les yeux vers la scène, ils demeuraient maintenant inattentifs aux passions fictives, repliés chacun vers sa préoccupation intérieure, avec l'inquiétude des âmes proches et mystérieuses, des âmes si chères dans lesquelles, réciproquement, ils ne lisaient plus.
Marcienne, un moment, baissa les paupières, en proie à une détresse indicible.
L'après-midi, elle avait été rue Ribéra.
Sur sa chair glissait encore le frisson des caresses. Elle était comme imprégnée de baisers. Mais pourquoi la volupté demeurait-elle maintenant en elle-même à fleur de nerfs, sans éveiller comme autrefois les échos profonds de sa personnalité intérieure, sans la jeter dans cet état d'ivresse morale qui complétait et prolongeait l'ivresse physique?
Ce n'était ni lassitude ni insuffisance de cœur. Jamais sa tendresse et son désir n'avaient volé plus ardemment vers Philippe. Jamais elle n'avait plus souffert de le quitter qu'à leurs récents adieux. Si, dans le bonheur, il lui eût été possible de mettre en doute la force de sa propre passion, c'est à la souffrance accrue des départs, à l'anxiété plus vive de vouloir être toujours éperdument idolâtrée, qu'elle en eût reconnu la tyrannie.
Mais voilà… Tandis que cet amour lui devenait plus nécessaire, il lui apparaissait comme d'une essence moins précieuse, d'une beauté moins exceptionnelle. A mesure que ses sens et son cœur se prenaient davantage, sa souveraine et exigeante imagination se désintéressait, se détachait, cessait d'excuser, de parer, de diviniser les joies.
La crise qu'elle avait subie un jour en montant l'escalier de Charlotte revenait fréquemment, moins aiguë, moins extrême, et par conséquent plus durable. Il s'y mêlait une pitié pour sa belle-sœur, puis maintenant la crainte de voir se détraquer le jeune ménage par le déséquilibre où elle avait jeté cette pauvre petite âme.
Et peut-être l'ensemble de tous ces sentiments formait-il chez M me de Sélys ce qu'on nomme le remords, — disposition complexe et plus variable d'un individu à l'autre qu'aucune manifestation de la personnalité morale.
Ce soir, au théâtre, sur toutes ces vagues intérieures de mélancolie qui gémissaient en elle, un souffle passa, une voix plus déconcertante : « Philippe m'aime-t-il?… M'aimerait-il encore s'il avait la vision amère de tout ce qui s'agite en moi?… Il ne connaît que la sérénité de ma tendresse. Son cœur serait-il assez fort pour ne pas reculer devant mes doutes, mes regrets, la tyrannie de mes chimères, les dénigrements de ma raison?… Me devine-t-il? Aime-t-il vraiment la pauvre femme orgueilleuse et tourmentée que je suis… ou seulement la maîtresse qui l'enivre, la donneuse de sensations, l'amante qui lui sourit, qui lui sourira toujours et quand même?… »
Elle frissonna. Aujourd'hui un léger malentendu s'était produit entre eux… une petite querelle sans commencement ni fin, et surtout sans cause. Mais la folle sensibilité de Marcienne avait cru sentir le différend de leurs âmes s'élargir au delà des paroles. Et c'était affreux, cette impression d'éloignement, d'étrangeté, de distance, qui, pour un motif insignifiant, pouvait tout à coup survenir entre deux êtres qu'unissait le plus ardent des liens.
Philippe n'avait pas frémi comme elle devant cette espèce de sacrilège. C'était un homme impatient et jeune. Il n'avait vu que le futile sujet du débat, n'avait pas compris l'émotion exagérée de Marcienne. Pour un rien, dans sa susceptibilité sentimentale, n'avait-elle pas failli mettre leur amour en cause? A cette heure sûrement il lui en voulait de la condescendance hautaine par laquelle, sans daigner trahir le tremblement de son cœur, elle avait soudain coupé court.
A présent, où était-il par la pensée? Dans quelle région lointaine, un peu hostile peut-être? Ah! douleur… Avec la misère de cette attitude absurde de Charlotte, l'étranglement de leur malaise à tous quatre dans cette loge!… Mais, après tout, n'était-ce pas mieux que tant de pointes cruelles la déchirassent à la fois? Le courage d'en finir… N'y trouverait-elle pas le courage d'en finir?… Si Philippe lui gardait rancune… s'il la boudait à leur prochaine rencontre… (elle devint toute froide à se l'imaginer), c'est qu'il ne l'aimait pas autant qu'elle avait cru, c'est qu'il pouvait endurer une séparation, — fût-ce passagèrement, — séparation morale plus tranchante que la séparation physique… Et alors… la promesse faite, l'engagement pris de s'arracher, si elle souffrait seule, ou du moins, — ce qu'il fallait interpréter, — si elle souffrait le plus…
Un torrent glacé submergea son âme. Au fond des livides profondeurs, Marcienne entendait des phrases dont le sens et l'accent lui parvenaient confus et assourdis, comme de très loin.
C'était le drame qui continuait à se dérouler sur la scène. Un cri poignant de passion s'éleva, qui lui fit monter des larmes dans les yeux, bien qu'elle n'eût rien suivi des péripéties d'où il jaillissait. Mais il lui sembla que son propre cœur avait crié.
Puis elle cessa de réfléchir. Elle imaginait le visage de Philippe tendu et fermé pour toujours, dans l'éloignement, l'indifférence. Et ce fut une douleur insoutenable.
Alors, tout à coup, sur ses nerfs à vif, l'effleurement d'un bruit léger. Une porte retombait, en un choc étouffé de capitonnage. L'indication murmurée par une ouvreuse soulevait quelques « chut! » à l'orchestre.
Marcienne jugea absurde l'impulsion qui lui faisait se dire : « Si c'était lui!… » Elle s'interdit de se retourner. Mais l'attraction fut trop forte. Un mouvement, un coup d'œil vers le passage obscur entre les baignoires… Et elle aperçut M. d'Orlhac.
Il commettait la chose interdite. Présenté récemment à M. de Sélys par le plus intime ami du père qu'il avait perdu, accueilli avec une chaude bienveillance en souvenir de ce même père, que l'avocat avait connu et estimé, Philippe ne pouvait éviter sa poignée de main partout où il le rencontrait. Aussi, pour sa maîtresse comme pour lui-même, le jeune homme esquivait cette nécessité, dont tous deux également sentaient la gêne, la duplicité humiliante.
La grande différence d'âge entre lui et M. de Sélys permettait qu'il réduisît leurs rapports à la plus étroite limite. Donc il était convenu que Philippe ne se trouverait avec le mari de Marcienne que lorsqu'il ne pourrait faire autrement. Même, quand les amants se racontaient d'avance l'emploi de leurs soirées, c'était autant pour prévenir une coïncidence de ce genre que pour le plaisir de mêler leurs existences et de se suivre au loin par l'imagination. C'était perdre les mille rapprochements que les occasions mondaines et des relations officielles faciles à resserrer, leur eussent offerts. Mais leur délicatesse préférait cette privation.
« D'ailleurs, » disait Philippe à son amie, « c'est pour moi une joie trop douloureuse de te voir là où tu n'es pas mienne. »
Elle avait beau répondre : « Je suis tienne partout, » c'était la plus sûre cause de son courage d'abstention, à lui, le bouillonnement exaspéré de sa jalousie, l'exacerbation de ce mal terrible qu'il avait dans le sang, dans le cœur, dans la tête, et dont il s'affolait en contemplant Marcienne à côté de l'époux.
Ce soir donc il s'imposait une discipline cruelle et il manquait à un engagement sérieux.
Pourquoi?
M me de Sélys ne se posa pas la question. Philippe était là. Il ne pouvait pas ne pas y être. Ne venait-il pas effacer par un échange de regards l'ombre si légère et pourtant si intolérable entre eux? A peine loin d'elle, comme elle à peine loin de lui, ils avaient souffert du même tourment. Cette futile brouille… un peu de reproche, un peu de tristesse dans leurs yeux, un peu de froideur dans leurs paroles, avaient-ils pu, l'un ou l'autre, supporter cela?
Elle s'en torturait tout à l'heure, et elle se torturait surtout de croire qu'il n'en avait pas autant qu'elle-même le cœur broyé. Pauvre folle! qui cherchait dans cette assurance l'énergie d'affronter le pire,… l'effroyable supplice d'un définitif adieu.
Un adieu… Mais y avait-il, entre elle et lui, un adieu possible?… Elle le fuirait au bout du monde que, tout à coup, il apparaîtrait, il la regarderait, comme maintenant… Et tout le reste s'anéantirait, s'effacerait, emporté par un souffle immense de joie, comme à cette minute, où le cœur triomphant de Marcienne volait à sa lèvre invinciblement souriante, et où tous les deux, Philippe et elle, par-dessus la foule qui remplissait ce théâtre, par-dessus les conventions, par-dessus les catastrophes possibles, accueillaient et s'envoyaient dans un ravissement l'invisible essaim des baisers.
— « Marcienne! » dit la voix de Charlotte.
L'amoureuse extasiée tressaillit. Elle oubliait sa belle-sœur. Et celle-ci avait vu. M me de Sélys rougit profondément, tandis qu'elle se tournait de nouveau vers la scène.
Les deux hommes, placés en arrière dans la loge, n'avaient pu remarquer ni l'entrée de Philippe d'Orlhac, ni l'échange si prompt, si dangereux, des passionnés regards.
En entendant l'exclamation de sa sœur, M. de Sélys se pencha vers elle, sans songer même à observer sa femme.
C'était Lolotte qui le préoccupait. D'où venait la nervosité, si fréquente maintenant, de la pauvre petite? Son mari avait été un peu rude avec elle tout à l'heure. N'avait-elle pas le cœur gros?
— « Qu'est-ce que c'est, mignonne? » interrogea-t-il à voix basse.
— Je disais à Marcienne d'écouter. Elle regardait dans la salle. Elle perdait le plus intéressant.
— Le plus intéressant!… oh!… » murmura l'avocat, — que les drames des tribunaux civils, encore plus peut-être que ceux de la cour d'assises, rendaient rétif aux psychologies artificielles. — « Enfin tu t'amuses, c'est le principal, ma chérie. »
Il lui avait soufflé cette douce parole tout près de l'oreille, pour ne pas troubler le silence dans lequel s'immobilisait un public garrotté d'émotion. Charlotte, le cou un peu tordu en arrière, leva sur lui des yeux de reconnaissance, de douleur voilée, de filial enthousiasme.
— « Que tu es bon et grand, Édouard!… Je ne connais pas de plus grand cœur que le tien. »
Comment eût-il soupçonné l'horrible chose contre laquelle protestait cette phrase? Il se renfonça dans sa chaise, attendri, heureux, enveloppant d'une fierté souriante les deux têtes au charme si différent, le profil intense et fin de Marcienne, la nuque blonde de Lolotte, ce double rayonnement de grâce illuminant sa vie. Il se dit que, dans une assemblée d'élite comme celle de cette répétition générale, on se les montrait parce qu'elles étaient belles, et on le désignait, lui, parce qu'il était illustre. Il goûta la hauteur de son destin, qu'il trouva naturelle et juste. Alors, en sa force tranquille de puissant travailleur intellectuel, il recommença de prêter une attention encore plus ironique aux subtilités de sentiment qui se quintessenciaient de l'autre côté de la rampe, à tous ces ingénieux tourments du cœur ou des sens, qui lui paraissaient des maladies bizarres de nerveux et d'oisifs.
Quand l'acte finit, M. de Sélys se leva.
— « Viens te promener un peu avec moi, Lolotte. Tous ces détraqués-là m'ont donné la courbature.
— Oh! ne sortons pas, » dit vivement Marcienne.
— « Pourquoi non?
— Le théâtre est plein de gens que nous connaissons. Nous serons arrêtés à chaque pas. Je déteste tenir salon dans les couloirs.
— Reste avec Jacques, » fit Charlotte sèchement. « Moi je sors avec Édouard. »
« Elle attend sans doute, » pensait la petite, « que son Philippe vienne la voir dans sa loge. »
Et Marcienne se disait :
« Je suis sûre qu'ici le pauvre cher garçon n'osera pas venir. Mais il va rôder du côté du foyer. Il ne se doute pas que Charlotte sait tout. Je ne veux pas le rencontrer. Ma situation entre eux trois serait trop abominable. »
Elle insista encore pour demeurer dans le refuge du petit salon contigu à l'avant-scène. Mais Fromentel insista, lui aussi, pour prendre l'air. Elle dut céder, aimant mieux les suivre, après tout, dans la crainte que l'énervement où elle voyait sa belle-sœur ne poussât celle-ci à quelque incartade.
Dans les couloirs, ils furent, comme elle l'avait prévu, arrêtés à chaque pas. Parmi le « Tout-Paris » qui vient aux répétitions générales déguster les pièces en primeur, M. et M me de Sélys, le peintre Jacques Fromentel et sa jolie femme étaient des gens que tous les autres connaissaient ou voulaient connaître. Et ils étaient entourés, assaillis, plutôt par ceux qui désiraient se vanter le lendemain de leur avoir parlé que par les personnes de leurs relations habituelles, qui toujours auraient le loisir d'échanger avec eux des impressions.
— « On a encore plus chaud ici que dans la salle. Rentrons, » murmura Marcienne.
Mais un dégagement se produisit. Ils arrivaient devant une des larges baies ouvrant sur le foyer. Charlotte, par un mouvement hâtif vers l'atmosphère moins dense de la grande galerie, entraîna son frère, et ils se trouvèrent tous deux en avant de l'autre couple.
Dans cette solitude relative, M. de Sélys risqua de sonder l'état d'esprit qui l'inquiétait chez sa sœur.
— « Dis-moi, Lolotte, ça ne marche donc pas, entre Jacques et toi?
— Mais si.
— Autrefois tu me l'aurais affirmé plus chaudement.
— Autrefois je ne savais rien. On pouvait tout me faire croire. Maintenant c'est le contraire.
— Comment, le contraire?
— Oui… J'avais confiance en mon mari. Mais j'ai appris à voir les choses sous un autre jour. J'ai des soupçons à propos de tout.
— Depuis quand? »
Elle hésita.
— « Depuis que j'ai découvert la tromperie et le mensonge dans ce que je croyais honnête et pur par-dessus tout. »
Il répéta : « Ce que tu croyais honnête et pur par-dessus tout, » d'un tel accent d'étonnement, d'inquiétude, qu'elle trembla de la tête aux pieds, craignant de lui avoir donné l'éveil.
Mais Édouard était trop loin d'appliquer à Marcienne une allusion de ce genre. Seulement sa crainte qu'une frasque moins discrète de Jacques n'eût blessé le tendre cœur de sa Lolotte, prenait, aux termes employés par la jeune femme, une gravité inattendue. S'agirait-il d'une écervelée de leur monde, de quelque amie intime dont elle eût deviné ou surpris la trahison?
— « Voyons, que me dis-tu là?… Quel roman te fabriques-tu?… Tu te seras monté l'imagination sur une apparence. D'ailleurs, si quelqu'un est dans son tort, — fût-ce ton mari, — ce n'est pas une raison pour t'y mettre à ton tour.
— Moi?… dans mon tort?…
— Sans doute, ma mignonne. Tu nous as tous peinés, il y a un moment… Allons, tu sais bien que cela ne te va pas, que tu n'es plus toi du tout quand tu affectes ces petits airs de cynisme… »
Il s'interrompit. La main de Charlotte se crispait sur son bras. Édouard regarda sa sœur et fut effrayé par l'altération de son visage.
Ce qui se passa ensuite fut si soudain, d'une signification si équivoque, si singulière, qu'il en demeura abasourdi.
Devant lui, une silhouette aimable, un beau garçon, élégant, qui s'inclinait. Un nom traversant en éclair la vive mémoire de l'avocat : « Philippe d'Orlhac. » Puis, comme il tendait la main, plein de cordialité, un élan sauvage de Charlotte, l'interposition frémissante de la jeune femme entre les deux hommes, une secousse détournant sa main ouverte, et l'accent rauque, farouche, de sa sœur, qui répétait avec une sorte d'égarement :
— « Allons-nous-en… Allons-nous-en… Viens… »
Inconsciemment M. de Sélys fit volte-face. Le désarroi de sa pensée ne lui laissait pas une impression nette. Mais quelque chose d'aigu lui perça le cœur, sans qu'il sût pourquoi, devant la pâleur effrayante de Marcienne, qui les rejoignait.
Des mots vagues, qui n'expliquaient rien, qui sonnaient faux, s'échangèrent.
— « Qu'est-ce qui lui a pris?
— Est-ce que tu as perdu la tête, Charlotte?
— Je ne comprends pas… J'allais saluer M. d'Orlhac… Elle m'a tiré le bras…
— Où a-t-il passé, M. d'Orlhac? » demanda Jacques.
Le jeune diplomate avait disparu. Des personnes s'arrêtaient, regardaient curieusement. La sonnerie électrique rappelait le public dans la salle. M. de Sélys entraîna son groupe vers la loge.
Il ne questionnait pas Charlotte, saisi par le sens de gravité qui planait sur leur petite aventure. D'ailleurs il la sentait brusquement alanguie sur son bras, comme accablée par quelque fardeau trop lourd. Elle se traînait d'une démarche raide, les yeux élargis, la bouche entr'ouverte et tremblante. Il entendit le choc léger de ses mâchoires qui se heurtaient.
Qu'avait-elle? Philippe d'Orlhac s'était-il permis de lui faire la cour? Il n'y avait pas de quoi la mettre dans un état pareil. A moins que… (mais qu'allait-il supposer là?) à moins qu'elle-même ne craignît de l'aimer.
Cependant Charlotte frémissait de regret et d'effroi. Pourquoi avait-elle agi comme elle venait de le faire? Quelle force l'avait poussée? Comment l'expliquerait-elle, et quelles en seraient les conséquences? Elle revivait la courte scène, dans la stupéfaction de voir une créature inconsciente, qui était elle-même, accomplir des gestes que lui eût interdits une demi-seconde de réflexion. Oh! cet air accueillant d'Édouard, cette main loyalement tendue… Elle n'avait pas pu supporter cela… Mais quelle folie risquerait-elle demain si ses impulsions la trahissaient de la sorte? Car enfin son devoir était de cacher l'affreux secret, de couvrir par son silence la faute qui menaçait le repos, l'honneur et peut-être la vie de son frère, de son noble et cher Édouard… Et elle ne pourrait pas… Elle sentait, après l'affolement de tout à l'heure, qu'elle ne pourrait pas. A quoi bon garder les lèvres closes si toute son attitude, ses réflexions, ses actes spontanés, équivalaient à des fragments de révélation?… Un jour ou l'autre, le principal intéressé réunirait ces fragments… Ou bien, simplement soupçonneux, il l'interrogerait directement… Que deviendrait-elle si Édouard se décidait à lui arracher la vérité?… Jamais, tout enfant ou plus tard, elle n'avait su lui mentir. Il serait le plus fort, et elle le savait bien.
L'ouvreuse crochetait la porte de leur avant-scène. Charlotte pénétra dans le salon de la loge, marcha en chancelant jusqu'au divan qui s'y trouvait, se laissa glisser, et perdit connaissance.
On la ranima vite. Marcienne avait son flacon de sels. Un verre d'eau fut apporté du buffet. La sœur de M. de Sélys, en revenant à elle, eut la présence d'esprit de dire :
— « C'est la chaleur… J'avais senti cela au foyer, quand je me suis bêtement cramponnée au bras d'Édouard… Je ne voyais plus clair… J'ai dû commettre quelque gaffe…
— Si tu n'en commettais que quand tu ne vois pas clair… » grommela son mari.
Il était le seul pourtant qui prît à peu près le change.
— « Allons, je vais l'emmener, cette petite entrave… Je ne sais quel tour elle nous jouerait encore ce soir.
— Si elle se sent assez bien pour rester, » dit Édouard avec une sévérité glaciale, « je lui demanderai d'en faire l'effort. J'ai horreur des manifestations en public. Charlotte nous a suffisamment donnés en spectacle. Si maintenant on voit notre loge à moitié vide, on inventera quelque drame. Celui qui se joue sur la scène est assez absurde pour que nous n'en fournissions pas une variante dans la vie réelle. »
Ce n'était plus le frère aîné, aux gâteries tendres, aux sollicitudes de maman vite alarmée. C'était le chef de famille, résolu à ne tolérer autour de lui, — même de la puérile sœur, chérie avec tant d'indulgence, — aucune irrégularité morale, surtout aucune équivoque dans les paroles ou dans l'allure.
Les deux femmes, Jacques lui-même, en furent impressionnés, quoique de façons très diverses.
Tous reprirent leurs places. Et, de la salle, l'admiration, le dénigrement ou l'envie flottèrent de nouveau vers eux, sans autre justification que l'aveugle instinct des cœurs appuyé sur le mensonge des apparences.
Marcienne, furtivement, regarda vers le fond de l'orchestre.
Philippe était encore là. Mais il n'osait lever les yeux.
Chère tête brune et charmante, unique royalement parmi le troupeau confus des autres têtes. Cher front couronné d'amour, cher visage, en ce moment si bien masqué d'indifférence, si sagement recueilli vers le rideau qui se levait, mais dont les yeux et les lèvres cachaient la vision et la saveur passionnées d'elle-même.
Oh! comme elle savait bien à quoi il pensait, sous son air d'attention tranquille. Elle était là-bas, tout entière, dans ce cœur, visible pour elle seule sous la glaçure neigeuse du plastron ; dans ce regard, — ce beau regard, éclatant et sombre, — qui se retenait de la chercher, mais qui, sûrement, ne voyait qu'elle ; dans le frémissement de cette bouche, dont elle évoquait la douceur bien connue parmi l'ombre de la moustache et de la barbe fine…
« Philippe… Philippe… que ma vie se brise… Du moins tu m'auras aimée!… »
Charlotte, j'ai eu le tort… (nous avons tous, ton mari et ma chère Marcienne aussi, tous eu le tort) de te traiter trop longtemps en enfant. Tu comptes peut-être là-dessus pour faire passer en espièglerie ta singulière action d'hier soir. Mais il n'est plus temps, parce que cette action n'est pas isolée. Elle complète toutes les bizarreries dont tu nous attristes depuis quelques semaines. Non, tu n'es plus une enfant, et ce n'est pas en enfant que tu te conduis. Tes paroles sont d'une femme, tes attitudes d'une femme, et c'est le mystère d'un sentiment de femme qui t'a jetée entre d'Orlhac et moi. Aujourd'hui, tu vas m'expliquer ce que cela signifie. Tu vas me tirer de l'inquiétude qui m'étouffe. Je n'ai pas fermé l'œil cette nuit, Lolotte, en songeant à toi. Si je n'en ai rien dit à Marcienne, c'est que je ne voulais pas lui faire partager mon angoisse. D'ailleurs, si tu as un secret, je te promets de le garder même à son égard. Tu peux tout me dire, à moi. Je suis plus que ton frère aîné. J'ai été, depuis que tu es au monde, ton père, ta mère, ton guide… Ce qu'on ne dit pas à son mari, on le dit à sa mère, à son confesseur… Je suis tout cela pour toi. Je suis tout ce qui peut te conseiller, t'appuyer, t'aider, te comprendre… Dis-moi ce qui te trouble, te transforme ainsi depuis quelque temps. Est-ce un danger?… un regret?… une faute?… Aie confiance. Parle à ton vieux frère, ma chérie… Tu me fais peur… Oui, tu m'as fait peur, hier au soir. »
Ce discours, commencé avec une fermeté un peu âpre, et qui se terminait en tendresse, fut interrompu quelquefois par l'espoir d'une réponse. Comme Charlotte se taisait, M. de Sélys alla jusqu'au bout.
Dès neuf heures du matin, — laissant de côté tous ses travaux, et, en particulier, la préparation d'une plaidoirie dans un procès d'avance fameux, qui mettait en cause de graves intérêts sociaux, — Édouard s'était rendu auprès de sa sœur.
La petite se leva pour le recevoir, et lui apparut en peignoir clair, tout neigeux de dentelles. Déshabillé qui lui seyait d'habitude, mais qui aujourd'hui soulignait sa pâleur, lui donnait un air plus brisé, plus las. Car elle n'avait pas dormi non plus. Et peut-être avait-elle pleuré. Cela se devinait aux meurtrissures de ses paupières, cerclant de rose l'iris élargi et fiévreux, dans la délicatesse un peu brouillée du visage.
Elle emmena son frère vers la retraite intime de son cabinet de toilette, qu'un paravent transformait en boudoir.
Le peintre travaillait dans son atelier, situé au dernier étage de la maison, et relié à l'appartement par un escalier intérieur.
M. de Sélys enjoignit au domestique de ne pas le prévenir qu'il était là.
L'explication entre le frère et la sœur allait donc se dérouler dans le tête-à-tête le plus confidentiel. L'avocat ne doutait guère qu'elle n'aboutît à quelque confession dont il n'était pas sans appréhender la nature.
Il avait débuté sur une note un peu rude, mais devant la pauvre figure blêmissante de Lolotte et son silence effaré, il s'adoucit.
Quand il lui rappela leur longue intimité sans nuage, et sa tendresse, et la confiance qu'elle avait toujours eue en lui, la jeune femme vint se jeter dans ses bras.
— « Oh! » dit-elle, « Édouard, quoi que tu penses de moi, je t'en prie, ne doute jamais que tu sois ce que j'admire et ce que j'aime le plus au monde. »
Il l'écarta de lui.
— « J'en douterai si tu ne me donnes pas l'explication que je te demande.
— A propos de… d'hier, au théâtre?
— Oui, tu le sais bien. Finissons-en. Quelle raison avais-tu pour m'empêcher de donner la main à Philippe d'Orlhac? »
Elle tressaillit.
Ce nom sur les lèvres d'Édouard… prononcé tranquillement, sans défiance… Ce nom qu'il eût craché, s'il avait su!
— « Bah! tenais-tu tant que ça à lui donner la main?
— Il ne s'agit pas de savoir si j'y tenais.
— C'était bien de l'honneur pour ce petit monsieur. Toi, le célèbre Édouard de Sélys, pourquoi traiter en ami le premier venu, un garçon sans conséquence?
— J'estimais son père… Je l'estime lui-même. Il a de la valeur, et le montrera… Mais, encore une fois, il ne s'agit…
— Tu l'estimes!… Ah! tout ce que tu voudras, Édouard, mais pas ce mot-là… Ton estime!… Ne vaut-elle pas qu'on la mérite? Elle irait… de toi… de la hauteur où tu es, à ce viveur, à ce mannequin de salon!… »
L'avocat saisit presque brutalement le bras de sa sœur.
— « Charlotte!… Qu'y a-t-il entre cet homme et toi? »
Elle éclata d'un rire nerveux.
— « Oh! rien, rien du tout… Je ne lui ai pas parlé trois fois depuis que, par malheur, on nous l'a présenté. »
« Par malheur… » Le mot avait été involontaire, aussi involontaire que l'élan insensé de la veille.
Il frappa Édouard comme le choc d'une balle.
M. de Sélys recula, contemplant sa sœur avec des yeux si farouches qu'elle haleta, le cœur crispé.
— « Assez, Charlotte!… Je ne t'interroge plus. Je te défends même d'ajouter un mot.
— Édouard!… Quoi donc?
— Voilà ce qui m'avait traversé l'esprit. Mais je trouvais cela trop monstrueux… De toi, Charlotte, un soupçon, une insinuation sur ELLE !…
— Tu ne veux pas dire?…
— Ah! tu savais bien le sens de ton geste, malheureuse enfant!… Pour écarter ma main de celle d'un autre homme, tu ne peux avoir que deux motifs : une pensée indigne entre cet homme et toi… Ou bien une imagination plus indigne encore… la supposition que Marcienne… »
Elle cria, les mains projetées, comme dans la terreur d'un écroulement :
— « Moi! Jamais, jamais!… Moi, j'aurais accusé Marcienne!… Est-ce que c'est possible, voyons?… Ta femme… ô mon Dieu!…
— L'accuser?… » répéta-t-il. (Et Charlotte le voyait avec une expression de physionomie nouvelle, inattendue, froidement redoutable.) « Mais si tu osais l'accuser, toi, je te rejetterais comme un petit reptile venimeux! L'accuser!… C'est déjà trop que tu te sois forgé quelque vilain scrupule romanesque… Ah! M. d'Orlhac te semble inquiétant pour mon honneur, et tu prétends me mettre sur mes gardes!… Tu défendrais par tes manèges inconvenants la vertu de ta belle-sœur et la dignité de mon foyer!… Ta belle-sœur!… qui doubla mon affection pour la petite fille que tu es, qui t'ouvrit son cœur au large, qui t'abrite de toute la hauteur de son caractère… Mais tu ne peux pas avoir assez de respect, assez d'adoration pour elle! »
Elle râla :
— « Édouard, tu te trompes… Je te jure que tu te trompes… Quelle abominable idée! »
Il marcha vers elle, et ses yeux aigus de sondeur de consciences enfoncèrent des vrilles d'acier dans les diaphanes prunelles bleues :
— « Alors, dis-moi, Charlotte, pourquoi la scène absurde d'hier au soir? Pourquoi, ce matin, le mot de « malheur » en parlant de mon amitié pour Philippe d'Orlhac?
— J'étais nerveuse… j'étais folle… je ne sais plus…
— Allons donc! »
Une inspiration la souleva :
— « Et si tu avais d'abord deviné juste? Si j'avais craint… de… de… penser… un peu trop à M. d'Orlhac?… »
Elle ne savait pas comment exprimer cette chose. Les mots ne venaient pas, ou venaient dans une sécheresse, avec des heurts, au lieu de la trouble douceur où ils eussent coulé si elle avait dit vrai.
Son frère l'examina avec un clignement d'ironie.
— « Tu mens. »
Elle lui tendit les bras, défaillante.
— « Édouard… Jamais tu ne m'as parlé ainsi… Jamais tu ne m'as regardée ainsi… Je mourrai de ton mécontentement… Ne peux-tu pas oublier une minute d'inconséquence… me pardonner? »
Il répliqua durement :
— « Je n'oublierai pas, je ne te pardonnerai pas, parce que tu n'as pas été VRAIE . Depuis quelque temps tu joues une comédie dont le but m'échappe, mais dont le dernier acte, je l'espère bien, a été représenté hier. »
Charlotte se tordait les doigts autour d'un mouchoir tout humide de ses larmes. Elle ne protesta pas contre ce mot de « comédie ». Si elle eût gémi sa sincérité, la réelle torture morale qui l'avait détraquée, jetée à des extravagances de paroles et de démarches, elle eût trouvé des accents trop persuasifs. Son frère aurait vu clair en elle, mais clair aussi autour d'elle, dans l'affreuse région de mystère… Oh! n'avait-il pas déjà marché, au cours de son inquisition tâtonnante, dans la direction de son malheur? Dût-il l'écraser dans sa colère, elle le détournerait de ce chemin, au moins par son silence, puisque toutes ses paroles étaient si maladroites. Elle lui barrerait la voie de ses bras ouverts, de ses lèvres closes, de son cœur qu'il déchirait.
Blottie sur sa chaise longue, où se bousculait le désordre des coussins, effondrée de sanglots, Charlotte ne prononçait plus que de vagues exclamations de prière et de douleur.
Édouard de Sélys fut implacable. Nulle faute découverte ou avouée de sa jeune sœur ne l'eût monté à ce degré d'indignation. Mais il s'exaspérait devant l'équivoque, les protestations qui n'expliquaient rien, l'inconnu de cette âme, naguère limpide et chantante comme une eau de source, et où jamais il n'avait distingué l'ombre d'un secret ou d'une pensée douteuse. Puis, par-dessus tout, l'offense d'un soupçon effleurant Marcienne le jetait hors de lui. Et c'était cela qu'il ne pouvait s'empêcher de lire dans le mutisme de Charlotte ; c'était cela qui, pour la première fois, le glaçait contre elle d'hostilité, cela qui le transformait un peu en bourreau. Car il broyait cette faiblesse sous sa rudoyante autorité.
Heureusement il n'alla pas jusqu'au bout de ses velléités de représailles, de châtiment. Il n'énonça pas l'affreuse réflexion qui le traversa : « Ah! elle n'est une des nôtres que par mon père. C'est le sang louche de sa mère qui se trahit en elle par cette basse pensée de calomnie et d'intrigue. » Ces mots meurtriers, il ne les prononça pas. Mais leur suggestion mit une âpreté plus décisive dans ses paroles d'adieu : ils en furent le sourd commentaire.
— « Je vais partir sans avoir obtenu l'éclaircissement auquel j'ai droit, Charlotte. Garde ton secret. Je suis fixé. Tu me laisses un doute. C'est me donner une certitude. Jamais tu n'effaceras de mon esprit ce que ton étrange attitude y a fait naître ce matin. Tu n'es plus l'enfant que j'ai aimée. Tu es autre. J'habituerai sans doute mon affection à ton nouveau visage. Mais ce ne sera plus la même chose. »
Il sortit sans voir la frêle silhouette qui se dressait, puis retombait. Il n'avait nulle pitié pour Charlotte. En ce moment, par une pénible évocation, ce qu'il apercevait en elle, c'était ce qu'il avait oublié pendant près de trente ans : le ténébreux fantôme maternel, la créature inconnue de lui dont l'hérédité médiocre devait, à certaines heures, dans cette personnalité frêle, triompher de l'âme des Sélys.
Le contraste s'imposait dans sa pensée avec Marcienne, fleur d'une sève si franche, éclose à des rameaux intacts de toute greffe obscure. La noble femme! Elle lui paraissait plus altièrement pure et plus précieuse que jamais. Et il en voulait à Charlotte d'être l'enfant inconsciente qui, dans quelque trouble région d'une vulgaire origine, aurait ramassé des parcelles de boue pour en éclabousser la robe de lumière.
Lorsqu'il rentra, M me de Sélys fut frappée du respect tendre avec lequel son mari l'abordait. Un malaise la prenait quand il trahissait ainsi la sourde chaleur de ses sentiments pour elle. Que ne se renfermait-il toujours dans la barrière habituelle de son humeur un peu rêche, de ses absorbantes préoccupations d'esprit! Quel châtiment de constater la force latente de sa sûre affection, et de subir sa confiance!
— « Je viens d'avoir une explication avec Charlotte, » dit M. de Sélys.
Marcienne tressaillit. Elle n'avait pas prévu cela.
— « Une explication… A propos de quoi? Parce que la pauvre petite était un peu nerveuse hier?
— Elle ne sera plus nerveuse, » prononça l'avocat, d'une voix sèche d'autorité. « Elle n'a pas le droit de l'être. Je le lui ai fait comprendre.
— Que s'est-il passé entre vous?
— Rien… Mais je ne vous cache pas qu'elle m'a fait de la peine, beaucoup de peine. Pour la première fois aujourd'hui j'ai songé que cette enfant n'est que ma demi-sœur. C'est une idée, figurez-vous, qui ne m'était jamais venue, du moins avec cette impression de distance morale, d'éloignement…
— Oh! d'éloignement… » supplia Marcienne.
Le mot sonna en elle avec un accent lugubre, un accent d'irrémédiable. Une responsabilité de désastre l'écrasa.
Elle eut l'épouvante du voyageur qui, pour se réchauffer et se réjouir, allume dans la forêt une flambée de bois mort, puis, sa route reprise, du haut de la colline, voit une fumée sinistre et des sursauts rouges de flamme s'élancer des futaies séculaires. Il a déchaîné la catastrophe. Il regarde avec horreur ses mains involontairement criminelles. Et son désespoir ne peut plus rien pour entraver le malheur dont il est cause.
Est-il possible qu'elle ait accompli cette sombre action, elle, Marcienne?… qu'elle ait contraint ces deux êtres à se faire réciproquement du mal?… Cette admirable tendresse du frère et de la sœur, — née d'un rare dévouement et d'une reconnaissance non moins rare, — cette belle chose unique… est-ce bien elle qui vient de l'empoisonner, qui la transforme en une source de défiance et de douleur?
Tant d'années témoin et confidente de leur affection, de la paternelle fraternité comme de la filiale idolâtrie, le cœur sans cesse ému par ce duo profond, d'un accord si parfait, elle a rompu le charme et brisé l'harmonie.
Elle… elle… LEUR Marcienne!
Où donc son orgueilleuse assurance de s'exposer seule à souffrir, et d'en avoir le droit? Elle ne croyait risquer que la mort… Elle l'affrontait, la souhaitait. Bravade absurde et stérile! Ce n'est rien, la mort. Voici ce qui pouvait lui arriver de pire, étant donnée sa nature : faire des victimes, voir son châtiment tomber sur d'autres, susciter hors de son amour les malentendus néfastes, les déchirements secrets, toutes les tortures sournoises où s'émiette et se défigure la beauté des ententes.
Et dans quel terrain sacré ses folles mains, ses mains pleines de caresses coupables, n'ont-elles pas jeté les graines amères?…
Édouard lui parle de Charlotte d'un ton qui grince sur son âme comme une scie de chirurgien sur un os dont on entame la moelle. M me de Sélys ne peut imaginer le sens exact de la scène entre le frère et la sœur. Son mari se garde bien de le lui indiquer. Elle comprend seulement que la chère enfant n'a rien dit et qu'elle a expié son silence.
Cette pensée n'est-elle pas assez affreuse?
Mais voici plus encore… voici ce qui la fait trembler et pâlir…
Une détente se produit dans la rigidité de l'homme fort. Son confus récit s'entrecoupe… Sa voix, sa ferme voix d'orateur, se brise… Il murmure : « Ah! Lolotte…, » détourne la tête. Et Marcienne, sur ce visage qui se dérobe, sur ce visage dont elle accusa souvent l'impassibilité, devine deux larmes… qu'elle ne voit pas.
Rue Ribéra, dans la retraite d'amour, dans le petit salon où maintenant les roses de Nice, les mimosas, les œillets et les bluets de la Côte d'azur annoncent, en cette fin d'hiver parisien, le printemps méridional, Philippe est seul.
Marcienne viendra-t-elle aujourd'hui?
Le jeune homme marche de long en large, nerveusement, plein d'inquiétude pour l'amie qui traverse en ce moment une cruelle épreuve, mais aussi, — il faut bien le dire, — tendu par une sourde colère contre l'amante qui peut mettre une préoccupation quelconque en balance avec leur passion.
Oui… c'est vrai… il le sait bien, cette ennuyeuse petite M me Fromentel est très malade. Et Marcienne assure que c'est à cause d'eux. Une fièvre cérébrale survenue à la suite d'une scène avec M. de Sélys, où la jeune belle-sœur, qui avait surpris leur secret, se serait laissé malmener, accuser d'on ne sait quoi, plutôt que de les trahir.
C'est très gentil, certainement. Et quand la chère Marcienne en parle, avec l'exaltation de sa sensibilité, Philippe est bien forcé de s'attendrir. Toutefois c'est pure complaisance envers les délicatesses, — un peu compliquées pour sa simplicité masculine, — où se subtilise l'âme charmante mais tourmentée de sa maîtresse.
Après l'incident du théâtre, dont M. d'Orlhac avait vaguement perçu la signification, M me de Sélys n'avait pu lui cacher le rôle de Charlotte, — ce rôle fait de maladresse autant que de générosité. Dès lors, avec la pensée de cette intervention épieuse, de cette présence, invisible mais si gênante, glissée dans leur tête-à-tête, l'intimité des amants ne pouvait plus demeurer si exclusive, si profonde, si loin de la vie. Leur amour devait compter avec une personnalité autre que leurs deux êtres confondus en une communion d'extase.
Maintenant ils se préoccupaient ensemble de quelqu'un qui n'était pas eux-mêmes. Leur duo d'enchantement s'interrompait quelquefois pour tomber à un récitatif un peu pénible. Et sur un mode autre que l'allegro brûlant de leur tendresse, ils sentaient avec une angoisse vague qu'ils ne se trouvaient plus à l'unisson.
La maladie de Charlotte accentua l'impression, d'abord si légère. Ce premier événement grave assombrissant leur aventure, leur apparut de points de vue différents, situa leurs deux cœurs dans des domaines d'émotion distincts, d'où ils ne revenaient l'un à l'autre qu'avec un conscient effort.
Poignant indice qu'ils n'osaient pas s'avouer mutuellement.
Mais comment ne pas frissonner au frêle souffle d'abîme durant les premières minutes de chaque rendez-vous?
Quand leurs yeux se rencontraient, quand leurs lèvres se touchaient, il y avait encore entre leurs âmes toute la distance de leurs préoccupations récentes.
Philippe venait de s'énerver d'attente dans une fièvre d'amour, les sens en émoi, l'imagination pleine de souvenirs ardents, les lèvres chargées d'appels fous, de prières, de baisers, mais l'esprit inquiet aussi, la jalousie en éveil, prêt à voir dans toute circonstance un piège qui lui volerait un peu de la bien-aimée, en suspicion constante contre les êtres et contre les choses à qui elle donnait trop d'elle-même, fût-ce pour obéir au plus formel devoir et par la plus pure abnégation.
Marcienne quittait le chevet douloureux de Charlotte. Elle sortait d'une atmosphère anxieuse, l'âme oppressée de scrupules, les yeux las d'avoir refoulé des larmes, les mains meurtries des pressions désespérées où les avaient retenues le mari, le frère, qui lui disaient ainsi leur terreur, n'osant l'exprimer tout haut.
Un soir, malgré toute sa force de volonté, elle éclata en sanglots sur la poitrine de Philippe.
Et lui, sans être cruel, ni même indifférent, il éprouva la révolte égoïste, furieuse, dont nous nous insurgeons contre les douleurs qui gâchent notre joie sans nous toucher en rien le cœur.
Il restait sympathique et tendre, mais la contrainte lui parut intolérable.
— « Voyons, » répétait-il, se jugeant pitoyable de banalité, de froideur, « ce ne peut pas être aussi grave que cela. A l'âge de ta belle-sœur… »
Il prodigua encore quelques phrases dépourvues de sens, dont seule la câlinerie d'accent pouvait être apaisante. Mais au fond il n'entendit en lui-même que le cri de sa passion désappointée. Marcienne, aujourd'hui comme la dernière fois, se refuserait encore…
S'appliquerait-il à respecter, comme il l'avait fait, même en son for intérieur, la subtilité de conscience qui les sevrait tous deux des chères caresses? Ah! certes, il le devait, car Marcienne avait cette suprême délicatesse de ne pas aborder avec lui le chapitre des remords. Elle n'accusait pas leur amour du crime involontaire. Et comme il l'admirait de dédaigner la facile expiation des phrases! Mais ce vaillant et libre esprit de femme pouvait-il admettre que leurs baisers aggraveraient la tragique situation? Elle n'était ni assez superstitieuse pour craindre de porter malheur à Charlotte, ni assez imbue de traditions chrétiennes pour s'imposer un acte de pénitence. Alors?…
— « Marcienne, mon adorée… Ne pleure pas si tu veux que je sois sage. Tu ne sais pas comme tes larmes me troublent… »
La voix changée du jeune homme trembla de douceur et de désir. Ce n'était plus l'intonation tendue d'une impuissante consolation. Une pitié plus ardente naissait en l'espoir de la volupté victorieuse. Comme il comprendrait mieux le chagrin de Marcienne, comme il saurait le partager, s'il s'assurait que ce chagrin n'était pas l'ennemi de leur amour!
— « Ma chérie… ne me laisse pas croire que tu es moins à moi parce que tu souffres… Maîtresse aimée… donne ta bouche à ton amant… »
Elle frémit toute à reconnaître le visage de passion, cette flamme brûlante et pâle qui dévore le bistre léger des traits, blêmit l'ovale fin des joues jusqu'à l'onde soyeuse de la barbe, et s'éteint aux prunelles en une défaillante fumée. Oh! ce visage d'amour… cette pâleur… et ces yeux!…
Rien ne brise et n'enivre Marcienne comme cette transfiguration de vertige, où la tête charmante et adorée s'altère divinement. Tous les souvenirs des joies profondes, toutes les ententes mystérieuses de leur chair, sont sur ces lèvres, dans ce regard… Vers eux, vers leur appel presque douloureux d'intensité, son être, à elle, crie et palpite…
Pourtant, elle se recule, elle se raidit, elle murmure :
— « Non, Philippe… Non… Tu ne sais pas… Je ne t'ai pas dit… Elle est très mal!…
— Nos baisers ne rendront pas son état plus grave…
— Ce sont nos baisers qui la tuent. »
Le jeune homme s'écarte, frappé par le mot qu'elle lui avait épargné jusqu'ici, qu'il espérait ne jamais entendre. Comment n'a-t-elle pas frémi de le prononcer? Ne sent-elle pas que l'expression de cette chose cruelle y ajoute une force d'obstacle que n'avait pas la réalité même?
— « Ne dis pas cela, mon amour. Il faut faire la part de la fatalité.
— Philippe… mon Philippe… J'ai voulu porter seule le poids de cette affreuse pensée. Mais il faut que tu saches… Il faut que tu m'aides à prendre une résolution… Si Charlotte meurt, je te dis que nous serons ses assassins.
— Si Charlotte meurt?… Ses assassins? Tu t'exprimes comme si nous y pouvions encore quelque chose.
— Nous pouvons beaucoup.
— Quoi donc?
— Nous séparer. »
Il la regarde avec accablement, stupéfait du chemin terrible qu'ils ont franchi en deux ou trois courtes phrases. En sont-ils là? Y a-t-elle songé véritablement?
Une douleur indignée le soulève.
— « C'est moi que tu sacrifierais pour elle?
— Non, Philippe, ce n'est pas toi… O mon ami tant aimé, je ne ferai que hâter l'immolation que tu me demanderas toi-même un jour… »
Elle frémit d'angoisse. Une sincérité absolue ouvre son cœur saignant. Mais il ne la comprend pas du tout. Et, ce qu'il y a de tragique, c'est que plus il est vrai lui-même, moins il peut la deviner, la suivre. Car sa propre jeunesse imprévoyante n'envisage pas le futur travail des années. Il ne saurait imaginer sa chère maîtresse moins exquise, ni sa passion à lui moins ardente. Comment admettre ce raisonnement dont elle s'aiguillonne au sacrifice : « Puisqu'il n'est pas d'avenir pour notre bonheur, puisque c'est un condamné, un mourant, ce délicieux et fragile amour que nous berçons dans l'incertitude, ayons le courage de l'ensevelir, quand le salut d'une créature innocente nous le commande, et avant qu'il se flétrisse? »
— « Ainsi, » prononce Philippe, « parce que tu supposes, en dehors de toute vraisemblance, que j'aimerai le moins longtemps de nous deux, ton orgueil, Marcienne, exige que tu te retires la première?… Oh! ne m'interromps pas… Je sens bien que depuis longtemps cela te préoccupe… Je ne nie pas que les circonstances ne te fournissent un prétexte spécieux…
— Un prétexte!… L'existence d'une jeune femme, d'une mère?…
— Tu ne lui dois pas la vérité. Je dirai plus : tu lui devais l'apaisement d'une illusion. Pourquoi lui avouer que nous continuons à nous voir? »
Marcienne ne répondit pas tout de suite. Elle réfléchissait. Pourquoi, en effet, l'idée ne lui était-elle pas même venue du charitable mensonge? Mais qu'importait une inutile analyse de sa conduite? Elle avait suivi la loi de sa nature, jusque dans les contradictions qu'elle ne s'expliquait pas. Ce n'est pas de vaines raisons trouvées après coup qui rapprocheraient de sa pensée la pensée de Philippe quand leurs façons de voir apparaissaient si différentes.
— « Pourquoi? » répéta le jeune homme. « Car enfin, en la trompant pour son repos, tu restais fidèle à ton programme : « Mieux vaut commettre une grande faute que de causer une petite douleur ».
Un gémissement monta aux lèvres de Marcienne. Ce fut comme un coup de hache brisant quelque chose en elle, cette froide phrase. Pourtant nulle ironie ne l'avait soulignée. Mais, pour la prononcer, comme il fallait que Philippe fût loin d'elle! Y a-t-il rien de plus meurtrier pour les sentiments que la logique? Le cœur qui bat des mêmes battements qu'un autre cœur ne déduit pas d'un syllogisme la mesure plus ou moins rapide de ses palpitations. Comment ne comprenait-il pas que le mensonge verbal lui était impossible, que devant la plus simple question posée ouvertement, elle dirait toujours la vérité, même à son mari, sans qu'elle pût invoquer cette nécessité de franchise, puisque, hélas! s'y opposait la duplicité de ses actes.
— « Je t'ai fait de la peine, ma chérie, » reprit Philippe, inquiet de son douloureux silence. « Je ne l'ai pas voulu… pardonne-moi. Je t'aime trop pour te perdre sans lutte. »
La lutte… Ressource dangereuse. Même livrée pour l'amour, elle soulève des forces d'antagonisme parmi lesquelles c'est ce même amour qui reçoit les plus meurtrières atteintes.
Il ne fallut pas beaucoup de paroles encore pour que Philippe dise à Marcienne — avec l'inconsciente hypocrisie d'un renoncement qui ne s'attend pas à être pris au mot :
— « Si je suis de trop dans ton existence et dans l'existence des tiens, je partirai. Tu n'as qu'un signe à faire. On me propose un poste à l'étranger, un poste brillant dans une grande ambassade… »
Elle crut s'évanouir. Elle balbutia :
— « Partir… Mais… ta mère?
— Elle en serait très heureuse.
— Vraiment?… Je croyais que vous ne pourriez pas vous quitter.
— Nous le pensions aussi, » reprit Philippe. « Mais les circonstances ont changé. Tu invoques, pour briser notre amour, tes ennuis de famille. Moi, je ne t'ai jamais parlé des miens. J'en ai aussi pourtant, et de graves. Ma mère se doute qu'il y a une femme dans ma vie. Mon caractère, mes habitudes, se sont modifiés trop profondément pour qu'elle ne s'en soit pas aperçue. Avec cette antipathie de toutes les mères pour une liaison sérieuse de leur fils, elle en est arrivée à souhaiter mon départ de Paris. Nos amis assurent que si je veux parvenir à la haute situation diplomatique de mon père, il n'est que temps pour moi d'entrer dans la carrière active. Son ambition s'est éveillée avec ses inquiétudes. Elle a même fait des démarches. Ces démarches ont abouti.
— Ainsi, » dit Marcienne après un silence, « ton avenir est en jeu?
— Oh! mon avenir… »
Il prenait peur devant la sombre décision des beaux yeux dont il aimait tant les ombres glauques de vague mouvante. Il avait parlé dans l'exaspération où elle le jetait avec ses idées insensées de séparation, de sacrifice. N'était-elle pas capable de se hausser à quelque coup de tête, soutenue par cet orgueil dont il l'accusait, qu'il imaginait formidable, et par ses chimères de dévouement? Mais quand elle se trouverait en face d'un projet déterminé, réalisable, d'un adieu qui les séparerait à toujours, — car, pour lui, un pied dans la carrière, c'était l'engrenage des situations de plus en plus élevées et la fatalité du mariage prochain, — quand elle envisagerait cela, Marcienne reculerait, l'envelopperait de ses bras, le retiendrait contre son cœur.
Philippe avait donc commis cette bravade, et maintenant il s'en repentait, parce qu'il s'apercevait trop tard qu'il lui suggérait une raison héroïque de plus, mettant en cause son propre intérêt, auquel lui-même n'avait pas un instant songé.
— « Mon avenir, Marcienne aimée, il est ici, près de toi, dans la douceur de notre amour… »
La séparation entrevue les désarmait tous deux. Ils se rapprochèrent. Et le silence qui suivit, leur frissonnante façon de se blottir l'un contre l'autre, tout à coup, sans qu'un accord de pensée eût dénoué le débat, ces involontaires symptômes leur démontrèrent l'œuvre affreuse à laquelle ils venaient de travailler.
Était-ce possible?… Se dire adieu!… Est-ce qu'ils avaient supposé cela?… Était-ce de cet arrachement abominable qu'ils avaient parlé? Leurs lèvres en tremblaient encore, — leurs imprudentes lèvres qui, en formulant ce que leurs cœurs n'osaient prévoir, prêtaient déjà une apparence d'accomplissement à leur destin.
— « Marcienne, écoute… Nous sommes deux grands fous… Qu'est-ce que nous faisons là à nous torturer? Je t'aime… Et je sais bien que, toi aussi, tu m'aimes… Ah! tu m'aimes… Tiens, je le sens… Tu frémis tout entière dès que je te touche. Mais regarde-moi donc! Est-ce que tu pourrais cesser d'être mienne?… N'es-tu plus ma maîtresse?… Ote-toi de mes bras, des bras de ton amant, si tu en as le courage… »
Il murmure tout cela… puis d'autres mots plus troublants, — leurs mots, à eux, leur brûlant vocabulaire de caresse ; — il les murmure contre son oreille, sa joue, sa bouche… Leurs yeux se rencontrent, se pénètrent à d'infinies profondeurs, éternisent la communion de leurs regards.
Ah! comme ils auront été amants par les yeux! Comme ils auront souvent, et jusqu'au vertige, goûté cette prise de possession ineffable, où la sensualité s'aiguise par le contact passionné des âmes!
Leurs yeux!… Marcienne et Philippe les ont également beaux, d'une magie extraordinaire d'expression, dans une mobile intensité de reflets et de nuances. Tous les frissons de leur pensée et de leur chair y passent en ondes subtiles. Et la splendeur de franchise avec laquelle ces deux êtres se sont donnés l'un à l'autre alimente la soif délicieuse de leurs prunelles, qui ne sont jamais craintives de s'attirer ni lasses de se confondre.
Comme ils auront été amants par les yeux!… Ah! la vie peut dénouer l'étreinte de leurs corps, les malentendus creuser des gouffres entre leurs âmes… Jamais il n'oubliera, lui, la suavité des chers astres d'amour, couleur de mer et de ciel, qui l'ont ébloui de leur tendresse et qui mouraient sous ses baisers… Et elle, jamais elle ne cessera d'évoquer les iris d'or cerclés de noir, qui se rouillaient si étrangement dans la volupté, comme un métal mordu par une fumée trop ardente.
— « Philippe… Mon bien-aimé!… Mon bien-aimé!… »
Le doux cri jaillit éperdument. Quelle étreinte de passion angoissée!… Oh! cet être chéri qu'elle serre contre son sein, ce buste souple où palpite l'adorable cœur, ces bras de caresse autour de ses épaules, la tête virile et fine… Lui, c'est lui!… Elle le retient, elle l'embrasse, elle le presse… Et, malgré l'enlacement farouche, elle croit déjà sentir les mains voleuses de la Destinée qui viennent le lui prendre, qui l'écartent d'elle et qui le lui arrachent!
Philippe s'enivre de ce délire, dont il ne perçoit pas la tristesse. Il rugit de triomphe. Il a retrouvé l'amante. Elle ne se refuse plus, elle subit la contrainte victorieuse des baisers. La voici gémissante d'extase, affolée, à sa discrétion. Sur ce beau corps qui vibre, il fait voltiger les ailes frissonnantes de toutes les délices. Il boit au calice des lèvres les sanglots de reconnaissance, le doux souffle haletant. Tous deux goûtent de nouveau les immobiles minutes, où, perdus l'un dans l'autre, ils se contemplent, écrasés de joie, suspendant, sur la limite de l'extrême bonheur, l'essor déchaîné de leurs sensations. Puis enfin ils s'appartiennent dans une fulgurance d'éclair, soulevés ensemble jusqu'au ciel par la prodigieuse force qui éternise les mondes.
— « Tu vois bien, » dit Philippe après un long silence, « tu vois bien que rien ne peut prévaloir contre notre amour. Il est à part de tout, au-dessus de tout. Ah! comme je t'aime pour lui avoir immolé jusqu'à ton inquiétude et à ton chagrin! J'étais jaloux même de ce qui te faisait souffrir, ma chérie. J'aurais eu de la peine à te pardonner ta douleur si tu lui avais donné un peu trop de toi, de ce toi qui est à moi. »
L'âme de Marcienne cueille cet aveu d'égoïsme comme une fleur violente exhalant tous les parfums et tous les poisons de l'amour. Cette cruauté de passion, c'est la passion même.
Peut-elle souhaiter sincèrement que le désir de Philippe abdique parce que, là-bas, dans la chambre douloureuse dont le souvenir la hante, quelqu'un se meurt, quelqu'un qui, pour lui, n'est qu'une passante de la vie, une silhouette indifférente dans l'immense foule humaine?
Peut-elle lui crier ce que sa conscience, à elle, crie devant la physionomie ravagée d'Édouard de Sélys : « Je prends tout à ce mari qui m'aime dans une confiance si haute. Je lui vole mon cœur et ma chair, et j'assassine la sœur qu'il chérit!… »
Elle a si bien épargné à son amant le spectacle de sa détresse intérieure qu'elle doit renoncer à la lui faire jamais comprendre.
A l'instant même, en sortant de ses bras, quand elle tressaille tout entière de cette détresse retrouvée, elle n'a pas le triste courage de lui en rappeler seulement l'obsession. Il est si heureux de l'avoir reconquise!…
Quand il l'accompagne jusqu'au seuil du jardin, pour l'installer dans la voiture qu'il est allé chercher comme d'habitude, elle le retient avec des mots de ravissement dans le trop court sentier, elle s'attarde à ces quelques pas comme en la douceur déchirante d'une promenade suprême.
Cette soirée de février est d'un profond calme tiède. Les jours ont rallongé déjà. Une dernière lueur traîne dans le ciel, faussée par la réverbération de Paris qui s'allume.
Avec une ardeur toute pleine de pressentiments, Marcienne saisit du regard les moindres détails du discret et cher décor.
Sous un berceau, défeuillé en cette saison, se trouve un banc de pierre. Toujours, même par les plus froids crépuscules, elle et son amant, avant de se quitter, s'y sont assis pour y échanger le baiser d'adieu, si aigu, et dont les lèvres ne peuvent se déprendre. Ils restent fidèles à cette manie, qui les fait rire l'un de l'autre, suivant que lui ou elle y entraîne la lenteur attendrie de leurs derniers pas.
Petit pèlerinage de dévotion amoureuse, où les incitaient naguère les magnifiques déclins des après-midi d'été, puis les rouges couchants d'automne, et qu'une superstition leur a fait ensuite accomplir parmi les craquements du givre, sous les étoiles glacées de décembre.
Prétexte à taquineries câlines. Combien de fois ne sont-ils pas arrivés jusqu'à la grille avec chacun l'intention amusée de décevoir l'espoir de l'autre? Mais les résolutions ne tenaient pas contre le désir de gagner encore quelques minutes, ni contre le puéril remords de ne pas manifester la ferveur coutumière.
— « Allons, viens… Tu meurs d'envie de m'y emmener.
— Où donc?
— Sur notre banc.
— Moi?… Je n'y pensais plus.
— Hou! que c'est vilain de mentir.
— Avoue que c'est toi, maniaque chéri, qui tiens à ton reposoir d'amour.
— Non.
— Avoue.
— Non.
— Alors je m'en vais. »
Elle tournait le bouton de la grille.
— « Adieu, petite maîtresse. »
Elle le regardait, gentiment sournoise. Il ne bronchait pas.
— « Oh! méchant. Tu serais bien fâché si je te prenais au mot. J'ai pitié de toi… Viens-y sur ce fameux banc… »
C'était encore un demi-tour d'allée, quelques parcelles de bonheur, les dernières miettes du festin de volupté, que leur simulacre de querelle rendait plus savoureuses. Et, après une longue, une profonde communion de leurs lèvres, ils se quittaient dans la soudaine gravité qu'ont les adieux de ceux qui s'aiment, alors même qu'ils doivent se revoir demain, quand jusqu'à demain c'est toute la vie qui les sépare.
Encore une fois, dans ce jour mourant de février, Marcienne et Philippe sont assis sur le banc de pierre, encore une fois leurs bras s'étreignent, encore une fois leurs bouches, si bien faites l'une pour l'autre, s'effleurent en un baiser d'une finesse divine…
Sur leurs têtes, le treillis du berceau découpe de pâles petits losanges de ciel. Autour d'eux l'ombre s'épaissit mystérieusement. Une clarté veille dans leur muette maison d'amour. Des souffles passent, chargés d'un parfum de branches vivantes.
Le silence est profond sur les jardins noirs. Mais un léger tintement d'acier sonne à l'oreille des amants la minute qui s'efface… Devant la porte, dans le désert de la rue, c'est le cheval du fiacre dont les mâchoires lasses secouent le mors et font cliqueter la gourmette.
Le lendemain, à l'heure où Philippe commençait à espérer la venue de Marcienne, une grande anxiété saisit tout à coup le jeune homme.
Il ne devait guère compter sur la visite de sa maîtresse. Elle avait pu s'échapper la veille pour accourir vers lui, mais, depuis la maladie de Charlotte, de tels moments se faisaient de plus en plus rares. Comment les retrouver si la situation empirait? Et quel affreux intervalle de deuil ne faudrait-il pas subir s'il arrivait malheur à cette pauvre jeune femme!
Ah! la malencontreuse personne que cette petite M me Fromentel! Quel besoin avait-elle eu de découvrir leur secret, de se mêler de leurs affaires, de tomber dans une espèce de crise de nerfs en l'apercevant au théâtre devant M. de Sélys, et finalement de tout bouleverser avec sa fièvre cérébrale, — une maladie faite exprès, qu'on ne pouvait pas mettre au compte de quelque microbe, et où Marcienne, sans qu'il pût l'en dissuader, verrait toujours l'effet du chagrin?
Marcienne, la chère maîtresse trop sensible, l'adorable aimée au cœur inquiet, qu'il devait sans cesse disputer à force d'amour aux suggestions tourmenteuses de tout ce qui s'opposait à leur bonheur, de tout ce qui, en elle-même et hors d'elle-même, chuchotait le doute, l'appréhension ou le remords dès qu'elle était sortie de ses bras.
Mon Dieu, comme elle allait souffrir si sa belle-sœur mourait!
Pourvu qu'elle lui apportât cette souffrance! Pourvu qu'elle ne s'en nourrît pas loin de lui comme d'un poison!
Mais ce n'est pas avec lui, Philippe, qu'elle viendrait la partager. A peine connaissait-il Charlotte Fromentel. Comment la regretter avec quelque vraisemblance, l'évoquer par le souvenir? Tandis qu'un autre homme existait à qui cette jeune femme était précieuse infiniment : Édouard de Sélys!… C'est lui, c'est le mari qui goûterait jusqu'au fond l'amère communion de douleur. Leurs larmes, ils les verseraient ensemble… Quel rapprochement n'amènerait pas peut-être cette identique blessure où se mêleraient les lambeaux saignants de leurs deux cœurs?
Ingénieuse jalousie de Philippe! Le voilà pâle de fureur et d'angoisse parce qu'il se figure leurs mains enlacées sur un cercueil.
Mais quoi! Hier déjà n'avait-il pas pressenti par l'attitude de Marcienne des influences, des attendrissements hostiles à son amour? Si elle se refusait, n'était-ce pas un peu parce qu'auprès du lit de Charlotte, elle venait de pleurer contre l'épaule d'Édouard?…
En ce moment, elle est à côté de son mari, elle l'encourage, elle le console, elle lui prodigue les phrases caressantes dont elle a le secret. Il occupe sa pensée, il l'intéresse. Oh! elle ne viendra pas rue Ribéra. Outre la sincérité de son chagrin, n'y a-t-il pas, pour cette femme si tragiquement curieuse de toutes les sensations, une espèce d'ivresse sombre dans la stupeur du désespoir et le silence des agonies?
Qu'est-il aujourd'hui, lui, Philippe, dans son existence? Elle évite sans doute d'évoquer leur amour devant de trop solennelles perspectives. Les larmes qu'on répand autour d'elle sont autrement poignantes que leurs baisers.
Non, elle ne viendra pas. N'est-il pas fou de l'attendre?
Il va partir. Il prend son pardessus, son chapeau, énervé d'espoir déçu, incapable de rester là plus longtemps à prêter l'oreille dans la morne immobilité des choses.
Une rage le soulève contre la rivalité du malheur, de la mort. C'est leur prestige lugubre qui lui enlèvera Marcienne. Aucune autre séduction ne l'aurait détachée de lui. Et le mari profitera de ces entremetteurs formidables.
Philippe ricane : « Ah! l'avocat… les grandes phrases… La hautaine sérénité dans la douleur… Comme elle va le plaindre et l'admirer!… Au fond cet homme la tient toujours. Il a mis une trop forte empreinte sur son âme. Toutes les ardeurs de ma passion, les caresses désespérées de mes dents et de mes ongles, n'ont fait qu'effleurer sa chair, la marquer de traces fugitives… »
Dans cette âpreté de sentiments, la rêverie de Philippe se prolonge. Malgré sa décision de partir, il reste encore. Mais chaque minute qui passe aggrave le bouillonnement des sources amères.
Il y a une lie d'égoïsme, de rancune, de méfiance, dans le flot de sa jeune énergie dominatrice, qui, devant l'obstacle, s'insurge et dévaste tout.
C'est la vitalité indomptable de son âge qui en est cause. La passion batailleuse écume dans ses veines. Ainsi tranquille d'apparence, élégant, la tête droite sous le haut-de-forme bien lustré, il est, dans le domaine de l'amour, le jeune fauve bondissant des forêts nocturnes, qui se rue, le front bas, contre tout ce qui semble vouloir lui soustraire l'espérance de sa volupté.
Et voici que sur le tumulte de son cœur, dans la lourde paix du quartier désert, un fracas de voiture s'éveille, roule en tonnerre grossissant, bondit rudement aux pavés de la rue, puis, d'un arrêt brusque, s'éteint devant la porte, subitement étouffé de silence.
Est-ce Marcienne? Par prudence, elle ne se fait jamais amener jusque-là, — comme, au retour, elle quitte avant d'arriver chez elle le fiacre pris à Auteuil. Serait-ce possible?…
Mais oui, c'est elle… La grille cède sous sa clef. Philippe s'élance dans le jardin.
— « Enfin, enfin!… Toi… Toi!… Je désespérais. »
Qu'a-t-elle donc? Sous la voilette blanche aux dessins brouillés, il ne peut voir comme elle est pâle. Mais il s'étonne de son silence, de sa démarche saccadée, de la pression convulsive de sa main.
Elle entre avec lui dans la maison. Il détache lui-même la dentelle qui lui couvre le visage.
— « Marcienne!… »
C'est le cri de son amour épouvanté. Oh! le désastre que présagent cette physionomie défaite, ces traits plombés et soudain vieillis, ces blêmes lèvres frémissantes, la terrible fixité de ces yeux.
— « Philippe, ne me fais pas de reproches… ne me parle pas… aie pitié… Je me meurs! »
Puis tout à coup, dans une clameur déchirante :
— « Ou plutôt si… Tue-moi!… Tue-moi!… Ah! c'est au-dessus de mes forces! »
Il reste pétrifié, anéanti… Nulle question, aucune hâte de savoir… Il voudrait maintenant ne rien entendre… Elle va prononcer l'irrévocable.
— « Mon Philippe… Mon amant… ô bien-aimé!… Pourquoi ne m'as-tu pas tuée, le jour… tu sais… où nous avons été si heureux!… Il ne serait rien arrivé de pire que ce qui arrive… Et je ne vivrais pas cette heure affreuse!… »
Elle râle et divague comme une amante involontairement parjure. Elle se lamente, se maudit, comme si quelque viol brutal venait de voler son corps à l'homme adoré, comme si quelque ravisseur sinistre avait, d'un embrassement détestable, aboli pour jamais la douceur de leurs étreintes.
Et lui, dans une clairvoyance d'indignation, d'épouvante, il songe à ce qui l'affolait lui-même tout à l'heure, à cette rivalité irrésistible, la rivalité de la Mort… Il se demande avec quel spectre Marcienne a pu trahir leur amour!…
Sombrement, sans apitoiement sur elle, il prononce, la voix sifflante d'angoisse :
— « Si tu m'as sacrifié… exécute-moi… Et que ce soit fini! »
Elle tombe à ses pieds :
— « Je t'aime… Je t'adore… Pardon! »
Ce prosternement d'une fierté si ombrageuse ne l'attendrit pas. N'est-ce pas un indice de plus que la suprême épreuve est imminente?
Il ricane, d'un ricanement qui sanglote :
— « Tu m'aimes?… Eh bien, je t'appartenais… Mais nous posséder tout simplement, c'était trop banal pour ta soif de sensations, de drames… Quelle chimère vas-tu placer entre nous?… Parle… Crains-tu de ne pas me trouver résigné… docile?… Rassure-toi : je ne plaide pas les causes perdues. Je ne possède ni les facultés oratoires ni le don de la mise en scène. »
L'allusion pleine de méchanceté douloureuse redresse Marcienne. A son tour elle s'arme sur sa propre souffrance. Pourquoi ne veut-il pas comprendre qu'elle s'immole plus qu'elle ne l'immole lui-même? Glacée par l'injustice et l'ironie, elle croit y puiser le détachement, le calme. Elle prononce d'une voix morne :
— « Juge-moi selon ton cœur, Philippe. S'il me méconnaît et me calomnie, ce sera sa faute, non la mienne. Voici ce que je suis venue te dire : Charlotte n'a plus que quelques heures à vivre. Elle m'a demandé un serment…
— Quel serment?…
— Celui… »
Elle fait un geste de désespoir. La factice tranquillité croule. Les paroles désordonnées s'échappent avec des gémissements :
— « Tu n'as pas vu… Tu ne peux pas savoir… Ah! tu me l'aurais ordonné toi-même… Philippe, ne me blâme pas. Essaie de comprendre… Aimons-nous jusque dans l'horreur du sacrifice… mon adoré… Mourante… je te répète qu'elle est mourante!… Elle a dit adieu à ses enfants devant moi… Puis elle m'a demandé… pour les quitter sans un déchirement trop abominable… qu'au moins sa pauvre vie perdue effaçât… rachetât… »
Les syllabes, hachées de larmes, s'enchevêtrent, hésitent. C'est le bonheur d'Édouard qui fut disputé, défendu, reconquis, dans la scène inoubliable, par la vaillance de la jeune sœur, sous sa sueur d'agonisante. Marcienne peut-elle expliquer cela?… Elle balbutie, le corps plié, abattu sur le divan, la tête enfouie dans ses mains qui tremblent :
— « J'ai juré… j'ai juré…
— Quoi?… »
Elle ne répond que par une torsion d'atroce souffrance.
Philippe se penche vers elle :
— « Tu as juré de ne plus me voir?… »
Il comprend trop la plainte surhumaine de sa douloureuse maîtresse. Mais il veut qu'elle parle. Il lui saisit le bras, la rudoie presque :
— « Réponds!… »
Elle gémit :
— « Oui. »
Il recule de deux pas. Le coup qu'il attendait depuis un moment ne tombe pas moins cruellement pour avoir été prévu. L'âme et la chair torturées s'insurgent, se ruent à la sauvagerie des représailles. Il souffre trop, il lui en veut trop follement, à elle. Et il se maîtrise jusqu'à l'impassibilité extérieure, qui va la martyriser plus sûrement. D'un ton qu'il trouve moyen de poser, d'affermir, il lui réplique :
— « Tu as juré de ne plus me voir. Alors pourquoi es-tu ici? »
Stupéfaite, Marcienne soulève son visage meurtri, ses yeux de détresse.
— « Oui, » reprend Philippe, « pourquoi es-tu ici? Tu pouvais m'écrire, m'envoyer un mot d'adieu. Il doit t'être pénible de manquer si vite à ton serment. Mais nous n'avons plus rien à nous dire… Et je ne te retiens pas. »
Elle se lève. Elle se dresse devant lui, lente et muette. Tous deux se regardent. Oh! la désolation des prunelles qui ne peuvent plus se verser l'ivresse comme des calices trop chargés d'amour…
Rayons de reproche et d'immortelle tristesse… Rayons de colère saignante, de volonté dure, de douleur trop âpre, trop empoisonnée de doute… Est-ce là ce qu'ils échangent, les yeux encore éblouis des ineffables contacts?… Ne vont-ils pas défaillir et se fondre de se rencontrer en se résistant?
Ah! l'effort est intolérable… Ils vacillent… se troublent… Mais, tout à coup, dans l'âme de Philippe, un obscur tourbillon se déchaîne. L'ombre ternit le métal fin des iris d'or, où bientôt s'aiguise un déchirant éclair.
Le jeune homme étend les mains, comme pour contenir l'élan de tendresse désespérée qui va jeter Marcienne sur sa poitrine.
— « Tu as juré de te reprendre à moi. Et… sans doute… n'est-ce pas?… tu as juré aussi de rendre ton cœur et ta chair à un autre… On t'a demandé ce serment-là… Tu l'as prononcé… avoue-le donc! Tu te consacreras désormais au bonheur de ton mari!… »
Marcienne se tait… Elle ne pleure même plus. Elle souffre au delà des larmes… Debout, le corps et la face rigides, elle a seulement, au bout de ses bras tombés, un léger mouvement de crispation des doigts. Et l'indicible reproche de son regard continue à se fixer sur Philippe.
Il ne le voit pas, ce reproche, ou il ne veut pas le comprendre. Pourquoi épargnerait-il celle qui a trouvé la force de le rejeter?
Elle a voulu cette souffrance. Et, ce qui est pire, elle a voulu la sienne, à lui. Si elle avait eu plus d'amour que d'orgueil, elle se serait humiliée jusqu'au mensonge envers Charlotte vivante, et elle se damnerait moralement jusqu'au parjure envers la morte. Mais non!… Elle veut planer à la hauteur de son devoir accompli, s'applaudir sur la délicatesse de ses scrupules, voir osciller à sa main la palme du martyre.
D'ailleurs… N'est-ce que cela? Peut-être a-t-elle usé, a-t-elle brûlé déjà, aux flammes de son imagination, le charme du rêve qui l'attachait à lui. Peut-être a-t-elle besoin d'autre chose, fût-ce des affres de leur commune douleur, pour vivre toute l'intensité de sa vie. Peut-être même — suggestion plus âcre que toutes les autres — a-t-elle puisé dans la fraîcheur d'un trop jeune amour, dans la candeur d'une passion qui ne veut s'alimenter que d'elle-même, une recrudescence d'admiration pour l'homme d'intelligence, d'autorité, de prestige, dont elle porte le nom, — pour cet Édouard de Sélys, dont la vieillesse éclatante a, plus que ses vingt-huit ans à lui, ses vingt-huit ans infructueux, des séductions conformes à la fierté d'une telle femme.
Voilà ce que Philippe se dit. Voilà ce qu'il jette, par phrases déchiquetées et bouillonnantes comme des lames fouettées du vent, à cette muette suppliciée, qui chancelle d'horreur, malgré le raidissement de tout son corps, malgré l'agrippement convulsif de ses doigts, crispés dans le vide, sur un support imaginaire.
A la fin, elle ne peut plus l'entendre. Elle ne peut plus supporter cela. Mais que dirait-elle?… C'est dans l'écartèlement de leur amour qu'est le malentendu. Si Philippe s'emporte jusqu'à la plus atroce injustice, ne sent-elle pas, de son côté, qu'elle ne lui pardonnerait pas s'il se résignait à la séparation? Ils s'aiment trop pour se quitter sans se haïr. En la fureur de sa propre torture, Marcienne craint de puiser des paroles plus dévastatrices que celles de son amant. Elle se tait dans l'héroïque espoir de sauver quelque lambeau de leur tendresse. Pourtant son courage est à bout. Des lueurs de folie passent dans ses larges prunelles immobiles. Une tentation de mort va la jeter, le front en avant, contre un angle de muraille…
Mais elle se reprend par un sursaut de volonté. Une vision soudaine lui montre la maison de deuil d'où elle s'est échappée, où l'effarement des cœurs la cherche, — car c'est elle qui les soutient et les raffermit. Que fait-elle ici, malheureuse, à souffrir sa propre douleur, sa coupable et vaine douleur?… Ah! elle y songera demain quand elle aura fermé les pauvres yeux qui, près de s'éteindre, guettent la porte par où elle va revenir… Oui, elle aura le temps de pleurer ses propres larmes… Que d'années… que d'années pour les répandre!… Que de jours qui ne les tariront pas!…
Elle jette un grand cri :
— « Philippe, je t'aime… Je t'aime… Adieu!… »
Et elle s'échappe. Elle court à travers le jardin, soutenue par la fièvre affreuse de sa résolution, par la peur, — pleine d'un lâche désir, — qu'il ne la suive, qu'il ne la saisisse… Oh! que ferait-elle?… sinon mourir sur son cœur!…
Mais elle a le temps d'ouvrir la grille, de sauter dans la voiture qui attendait, de jeter une adresse…
Philippe ne s'est-il pas élancé après elle?…
Déjà le fiacre est parti, mais d'un essor modéré. La pente montante de la chaussée empêche d'avancer bien vite.
Marcienne abaisse une vitre, regarde en tremblant par la portière. N'a-t-elle pas entendu un appel?… des pas précipités sur le trottoir?…
Oh! l'ardeur insensée de son regret… Le flot suffocant de son espérance… Des images tumultueuses… Les accueils de naguère… Un rire d'enfant sous la moustache brune… Les fines dents luisent, appellent ses lèvres… Et voici la tête chérie appuyée entre ses seins… Puis, — quelle palpitation de tout son être! — le banc où ils se disaient : « Au revoir. » Comment?… Jamais!… plus jamais!…
Philippe ne l'a pas suivie… La rue déjà sombre est d'une solitude poignante entre les estompes vaporeuses des branchages.
M me de Sélys avance le buste hors de la voiture. Elle va enjoindre au cocher de retourner.
Mais, tout à coup, l'écrasement d'une infinie désolation la rabat sur les tristes coussins du fiacre. Elle ne prononce pas l'ordre qui lui sautait du cœur aux lèvres. Qu'allait-elle faire? Revenir… Jeter dès le seuil le cri de son amour éperdu, tomber entre les bras qui l'écartaient tout à l'heure dans la colère, et qui se refermeraient sur elle dans un délire de passion… Quel sacrilège n'accomplirait pas leur folie?…
Et voici que la reprennent les flots de la vie implacable, cet océan de tout ce qui n'est pas son amour, les lourdes houles qui, lame après lame, l'ont emportée loin de l'île heureuse.
Des préoccupations terribles l'assiègent. Va-t-elle trouver Charlotte encore vivante? Ne vient-elle pas, par son absence follement prolongée, d'ajouter une angoisse aux angoisses de cette agonie? Elle s'accuse… N'est-ce pas abominable de sangloter sur des voluptés perdues, alors que là-bas, dans la chambre assourdie et lugubre, on arrache trois petits orphelins de demain aux lèvres mourantes de leur mère?… Auprès d'un pareil drame, qu'est le désastre de son coupable cœur, de sa chair dévastée d'amour?…
Ah! Marcienne peut tendre l'effort de son énergie morale, de sa raison, de sa pitié. Elle peut se raidir, se condamner, se contraindre. Rien ne prévaudra contre la douceur désespérée de ce qu'elle étouffe et broie au fond d'elle-même.
Croit-elle vraiment que tous les rayons de joie ou toutes les larmes de l'univers arrêteraient pour une minute le retour obstiné de sa pensée vers la rue lointaine, la grille close, le jardin mort, la croisée, — encore éclairée peut-être, — de la chambre?…
Philippe y est-il? Et que fait-il?… Oh! le mystère de ce qu'il éprouve en ce moment… Lire dans son cœur, ne serait-ce pas pour elle plus inestimable que de découvrir le secret des mondes?
Machinalement, par les vitres du fiacre, elle voit défiler le piétinement de la foule, papilloter les lumières aux étalages des magasins ou dans les vestibules des maisons. Elle songe à l'inconnu de toutes ces portes presque pareilles, qui laissent voir, dans la clarté vive du gaz, la netteté d'un tapis, le miroitement du stucage, et au delà desquelles on devine la spirale de l'escalier montant vers le secret des existences. Il y a quelque chose d'un peu inquiétant dans la multitude de ces allées vides et claires que l'immense ville ouvre toutes larges sur l'obscurité des trottoirs.
Elles sont si paisibles : elles n'ont pas l'air de se creuser vers le gouffre des vies profondes. Elles se ressemblent : et ne trahissent rien des passions qui les traversent.
Leur fascination sur Marcienne s'exerce malgré l'espèce d'engourdissement où elle essaie de s'anéantir. Toutes ces portes… Toutes ces portes!… Que d'amants les ont franchies dans l'angoisse atroce d'un déchirement tel que le sien!…
Elle frissonne… Elle ferme les yeux pour ne plus les voir… L'horreur des séparations lui semble inscrite sur tous les seuils.
Charlotte Fromentel ne mourut pas. Elle fut sauvée par ce qu'on est convenu d'appeler un miracle, et ce qui n'est que l'enchaînement d'effets très apparents à des causes très secrètes, sans aucune dérogation aux lois naturelles.
Certains esprits fervents croient que l'extrême-onction opère parfois des guérisons extraordinaires. Charlotte assura Marcienne que c'était son serment qui l'avait retenue au bord du tombeau. La reconnaissance qu'elle témoigna à sa belle-sœur, la foi absolue qu'elle montra dans la parole si solennellement donnée étaient de ces liens capables d'engager davantage une femme du caractère de M me de Sélys.
Pourtant il fallut plus encore pour que l'amante, affolée de douleur, ne manquât pas à la promesse jurée.
Il fallut toutes les frêles contingences matérielles et morales qui, même plus ténues que des fils de la Vierge, forment la chaîne infrangible du Destin.
Ce furent, pendant les premiers jours, les alternatives qui tinrent Charlotte littéralement suspendue entre la vie et la mort.
Puis, sitôt qu'un réel espoir s'annonça, la nécessité d'emmener la convalescente, de la soustraire à l'aigre printemps de Paris, de la conduire vers le soleil, vers le Midi, où elle pourrait reprendre ses forces au grand air, dans les brises vivifiantes de la Méditerranée.
Il paraissait tout simple que Marcienne l'accompagnât, car Jacques Fromentel se trouvait retenu à Paris par l'achèvement de deux toiles destinées au Salon.
Mais surtout Charlotte le voulait. Sa victoire définitive était à ce prix. Elle serait retombée malade d'inquiétude si elle avait dû rester seule, au loin, durant de longues semaines, laissant Marcienne exposée au dangereux vertige, et la sécurité de son frère au péril d'une défaillance.
Et si Marcienne, elle aussi, souhaita ce départ, c'est qu'elle se sentait à bout de force dans le glacial silence de Philippe.
Le jeune homme pouvait lui écrire. Jamais M. de Sélys n'ouvrait les lettres de sa femme. D'ailleurs, par une convention prudente, celles de l'amant étaient toujours enfermées dans une seconde enveloppe, portant un nom imaginaire, avec prière à M me de Sélys d'y ajouter l'adresse. En cas d'accident, c'était une double barrière, et la possibilité d'une plausible explication. Une correspondance de ce genre comporte toujours, il est vrai, un danger. La catastrophe du billet trouvé par Charlotte en était la preuve. Mais comment ne pas y recourir quand leurs deux pauvres cœurs séparés n'avaient plus que cette ressource pour se parler encore, pour s'assurer de leur impérissable tendresse, pour s'illusionner peut-être dans la complicité d'une espérance?
Cependant les courriers, l'un après l'autre, apportaient les messages des relations mondaines, les enveloppes chargées d'écritures indifférentes. (Avec quelle exécration Marcienne les reconnaît et les écarte, comme si leur banalité eût exprès déçu la tremblante ardeur de son désir!…) Pas un mot de M. d'Orlhac.
Est-ce une tactique pour la reprendre?… Une cruauté pour la punir? Peut-il vraiment croire qu'elle manque d'amour? N'imagine-t-il pas ce qu'elle endure? Se la figure-t-il, pendant les longues heures d'immobilité dans cette chambre de malade, avec les tristesses qui l'entourent et la dévorante torture intérieure? N'est-ce pas à devenir folle ou à mourir? Quoi! pas un mot de pitié, d'encouragement, pas même un reproche! Car un élan, fût-ce de violence et d'injustice, serait préférable à cette résignation qui ressemble à du dédain… à de l'oubli!
Elle attend, sans écrire elle-même, — moins par orgueil que pour ne pas se priver du spontané retour d'une affection qu'elle veut croire distincte de la volupté, mais dont la plus faible marque réveillerait l'enivrement des caresses.
Au bout d'une semaine pourtant, elle n'y tient plus. Elle adresse à Philippe quatre pages qui ne sont qu'un long gémissement. Et voici la réponse qu'elle reçoit :
« Chère Marcienne,
« Ta douce et triste lettre me fait presque penser que tu m'aimes encore.
« Je t'attends chaque jour. Je t'attendrai jusqu'à ce que tu m'écrives d'abandonner notre nid d'amour, de le fermer comme un tombeau, de ne plus m'asseoir sur notre banc, les yeux attachés à la porte, dans l'espoir de te voir paraître.
« N'aie pas la démence de croire qu'il y ait deux façons dont nous puissions nous aimer. Songe à mes yeux au fond de tes yeux… Songe à ma bouche contre la tienne…
« Viens, ma Maîtresse, viens… Oh! bientôt, dis?… Est-ce demain que tu m'apporteras tes lèvres?…
« Je t'aime, je t'aime…
« Ton amant,
« Philippe. »
Appel brûlant de la chair… Indifférence de l'âme.
Marcienne ne se dit pas que cette indifférence pouvait être feinte. A dessein, le jeune homme évitait la discussion des devoirs, la sympathie pour les luttes épuisantes, la considération des scrupules.
Il l'attendait… O tentation!… Il l'attendait… Voilà tout. La tombe ouverte, le remords qui déchire, les serments qu'on foule, la délicatesse qu'on bafoue, tout ce qui labourait cette conscience de femme, il voulait l'ignorer… Il ouvrait les bras, il évoquait les baisers, il sollicitait l'union de leurs bouches… Vertige!
Il l'attendait… Demain, à l'heure coutumière, il serait là-bas, sur leur banc…
Oh! dans Marcienne l'idée de l'action possible, le geste de sa main sur la serrure… La grille qu'elle entr'ouvre… et le voici, LUI , l'éternellement aimé!…
Pendant tout le jour, au chevet de Charlotte, pendant la nuit, où elle veut remplacer la garde, dans un acharnement à se dépenser, à se briser, étendue tout habillée sur un divan, les yeux au cercle de la veilleuse qui palpite là-haut sur la pâleur du plafond, Marcienne accomplit la répétition imaginaire d'une scène qui peut-être ne se représentera plus jamais.
Qu'en sait-elle?… Demain décidera… Ah! du moins pour aujourd'hui l'illusion, l'image… La pente de la rue, la petite porte… sa clef qui tourne, — oh! les battements dans sa poitrine! — le gravier qui crie sous ses pas… l'odeur froide du gazon d'hiver… le baiser de Philippe!…
Le lendemain eut lieu la dernière crise qui faillit emporter Charlotte. A certains instants, on crut qu'elle avait cessé de vivre. M me de Sélys ne la quitta pas.
Elle décrivit, dans une lettre à Philippe, les détails de ces terribles heures. Sans la gravité de la situation, aurait-elle résisté à l'entraînement de tout son être vers celui qui l'attendait? Elle ne pouvait le dire, et elle le laissa lui-même dans le doute. Mais, accablée jusqu'à une espèce de fatalisme par l'excès de ses émotions, elle montra une mélancolique acceptation du destin qui parut glacée à la fièvre de l'amant.
Il crut à la raison et à l'orgueil de cette femme, à qui cependant la moindre évocation de lui-même ôtait toute raison et tout orgueil. Il la supposa presque guérie, alors qu'elle agonisait du désir de sa présence. Une démarche, un mot de lui à certaines heures, et le torrent de leur amour eût tout emporté. Mais, dans son obstination amère, il s'abstint d'accomplir cette démarche, de formuler ce mot, il se renferma dans son silence, — ce silence dont Marcienne, de son côté, n'imaginait guère la détresse.
Et ce qu'il y avait de mutuellement impénétrable dans leurs cœurs s'éleva entre eux brusquement, comme un mur, dès que l'intimité profonde des caresses ne leur donna plus l'illusion de se comprendre.
Quand Marcienne eut décidé de partir pour le Midi, elle écrivit à Philippe :
« Tu m'as dit, mon bien-aimé, de t'avertir quand tu ne devrais plus m'attendre, dans notre jardin, sur notre banc…
« O Philippe, c'est moi, ta maîtresse, ta Marcienne, qui ne vivais que pour la douceur de tes baisers, c'est moi qui viens t'adresser cette affreuse prière.
« Et pourtant je t'aime, cher être adoré!… Je t'aime comme aux jours où tu m'as enivrée le plus follement. Je t'aime de tout mon cœur, de tout mon corps, avec des regrets qui me déchirent, avec des sanglots atroces et le désir incessant de tes baisers.
« Je t'aime, Philippe… Je t'aimerai toujours.
« Ce « toujours » que tu me demandais, qui me faisait peur parce que dans si peu de temps je deviendrai pour toi une vieille femme, crois-tu que j'aie un instant cessé de l'avoir dans le cœur depuis que tu m'as serrée dans tes bras, que tu as pris mes lèvres?
« Mais pouvais-je te le dire, avec mes dix ans de plus que toi, qui, au fond, nous ont séparés plus que tout le reste?
« Tu vois, je te parle de mon âge, moi qui faisais semblant de l'oublier pour que tu n'y penses jamais. Je ne suis plus coquette… Je voudrais que tu puisses apercevoir mes rides… Oui, les rides qui me viennent autour des yeux à force de t'avoir pleuré.
« Peut-être comprendrais-tu la fatalité des choses. Tu ne m'accuserais plus de prendre tout au tragique, parce que tu pressentirais, mon cher enfant de vingt-huit ans, que je n'ai plus le droit de partager la folie adorable de ta jeunesse. Tu me regretterais moins aussi. Car tu me regrettes, — ne dis pas non, mon amour! — malgré ton cruel silence.
« Il m'en coûte de te montrer ma misère, ma faiblesse. Il m'en coûte de t'avouer que, même loin de toi, il me sera douloureux, à cause de toi, de perdre ma beauté, que tu aimais.
« Je voudrais toujours retrouver dans mon miroir, avec tout ce qui te plaisait en eux, ces yeux qui reflétaient les tiens, ces cheveux que tu dénouais, ces lèvres où tu ne te lassais pas de poser les tiennes.
« A mesure que mes traits se flétriront, il me semble que je te perdrai davantage, petit à petit, chaque jour. Oserai-je évoquer tes caresses devant un visage auquel tu ne te soucierais plus de les donner?…
« O mon adoré, si tu souffres… plains-moi quand même. Tu ne peux pas imaginer ce qu'est ma souffrance!…
« En songeant que ceci est un adieu, de moi à toi, Philippe… de moi à toi!… je me sens convulsée d'épouvante… Comment subir?… Ah! je ne puis achever… Mon cœur éclate… Les larmes m'aveuglent…
« Je te donne mes lèvres… Je me donne toute à toi, en pensée, follement, une dernière fois… Ne doute pas de mon amour… Mais l'heure devait venir… Elle est venue trop tôt, hélas!… Pourtant, ce serait folie de ne pas l'entendre sonner.
« Adieu, Philippe… Je pleure… Je t'aime… Et je suis encore
« Ta Marcienne . »
Lorsque Philippe lut cette lettre, il lui sembla qu'un gouffre immense s'ouvrait entre Marcienne et lui. Il la voyait, sur l'autre rive, tout à coup étrangère, inaccessible, lointaine.
Jusque-là il avait espéré. Surtout en apprenant la convalescence de Charlotte. Maintenant il découvrait que les cœurs, une fois écartés l'un de l'autre, ne se rejoignent plus. Leur amour vivait encore, d'une vie déchirante, infiniment douloureuse, mais la saveur ineffable en était morte. Jamais, quand ils le voudraient tous les deux, ils ne ressusciteraient les jours d'autrefois. Lorsque les lèvres ont pu prononcer l'adieu, quelque chose se détache et se brise, que rien ne saurait renouer.
Mais comment M me de Sélys imaginait-elle que la passion fougueuse de son amant s'amollirait jusqu'à la bienfaisance des larmes, de la résignation, de la mutuelle pitié?
Le lendemain même du jour où elle lui avait écrit sa lettre d'atroce héroïsme, — mais où il ne voulut voir que l'orgueil de la femme incapable d'attendre les atteintes des années qui lui enlèveront son jeune amant, — M. d'Orlhac, poussé par on ne sait quel âpre besoin de haïr et de souffrir, se rendit au Palais pour entendre plaider Édouard de Sélys.
C'était dans un procès politique qui forme désormais une page de l'histoire de ce siècle.
Le grand avocat y remporta un extraordinaire triomphe.
Et le matin suivant, comme Philippe revenait du Bois à cheval, après n'avoir rencontré que des gens occupés de ce succès incomparable de barreau, le hasard voulut qu'il croisât la voiture découverte où, dans la douceur d'un air de printemps, M me de Sélys faisait faire à sa belle-sœur une première promenade.
De loin il aperçut Marcienne, qui riait.
Il ne se dit pas que ce rire était peut-être une inconsciente crispation nerveuse, ou quelque effort pour égayer la malade, si faible encore, si amaigrie, si pâle.
Il mit son cheval au petit galop, salua, passa…
Six semaines plus tard, à Nice, au moment même où Marcienne venait de lire dans un journal la nomination de M. Philippe d'Orlhac au poste de deuxième secrétaire dans une ambassade éloignée, elle reçut une enveloppe sur laquelle, avec un émoi indicible, elle reconnut la chère écriture.
Elle l'ouvrit.
Un papier apparut, dont l'aspect la transperça plus que ne l'eût fait un couteau enfoncé jusqu'à son cœur.
C'étaient les vers de flamme et de caresse adressés par elle à son amant au lendemain de leur plus inoubliable soir. Il les lui renvoyait!…
Défaillante d'une angoisse que rien ne peut peindre, Marcienne reconnut d'abord les dernières lignes, que Philippe, en la férocité de son chagrin, avait entourées farouchement d'un trait d'encre :
Achevé d'imprimer
le dix-sept février mil huit cent quatre-vingt-dix-huit
PAR
ALPHONSE LEMERRE
6,
RUE DES BERGERS
, 6
A PARIS