The Project Gutenberg eBook of Femmes nouvelles

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Title : Femmes nouvelles

Author : Paul Margueritte

V. Margueritte

Release date : December 27, 2020 [eBook #64144]

Language : French

Credits : Clarity and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/Canadian Libraries)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK FEMMES NOUVELLES ***

PAUL ET VICTOR MARGUERITTE

FEMMES
NOUVELLES

PARIS
LIBRAIRIE PLON
PLON-NOURRIT ET C ie , IMPRIMEURS-ÉDITEURS
8, RUE GARANCIÈRE — 6 e

Tous droits réservés

ŒUVRES

De PAUL MARGUERITTE

ROMANS

NOUVELLES

IMPRESSIONS ET SOUVENIRS

De PAUL et VICTOR MARGUERITTE

UNE ÉPOQUE

De VICTOR MARGUERITTE

Les auteurs et les éditeurs déclarent réserver leurs droits de reproduction et de traduction en France et dans tous les pays étrangers.

PARIS. TYP. PLON-NOURRIT ET C ie , 8, RUE GARANCIÈRE. — 19614.

A

M. FERDINAND BRUNETIÈRE

Hommage affectueux.

P. et V. M.

FEMMES NOUVELLES

PREMIÈRE PARTIE

I

Le rapide de Dieppe-Paris filait à toute vapeur. On approchait de Rouen. A travers le cadre des portières, Hélène et Minna regardaient fuir, coupé par la secousse brusque des poteaux télégraphiques, un paysage plat : de grandes prairies, des lignes basses de pommiers, des ondulations de collines sur l'azur vaporeux.

Avec sa jeunesse réfléchie, son ardent désir d'une existence utile et noble, l'énergie qu'elle sentait fermenter en elle, Hélène Dugast songeait à l'inconnu de l'avenir. Elle revit en une seconde son enfance heureuse et choyée, et l'éveil lent de ses idées à travers le mensonge des conventions, la contrainte du monde, puis, à partir de dix-huit ans, dès son premier séjour à Brighton, chez sa tante Édith, cette éclosion brusque d'aspirations et de sentiments qui, petit à petit, de désaccord tacite en lutte ouverte, l'avait mise en conflit perpétuel avec ses parents. Tant s'aimer et si peu se comprendre!

La trépidation du wagon, le roulis causé par la vitesse accélérée lui rappelèrent la désagréable sensation du paquebot. Comme elle était loin déjà du quai de New-Haven, — le soleil sur la mer brasillante, l'odeur chaude de goudron et de suie, — loin du quai de Dieppe! Elle se crut encore caressée par l'air vif, toute à l'émoi des adieux. Tante Édith l'étreignait ; les bouches fraîches des enfants lui mettaient aux joues une pluie de baisers. Elle sourit au souvenir du shake-hand silencieux d'Hopkins. Quel beau ménage! Sous ces dehors un peu frustes de gentleman-farmer , le grand éleveur cachait un cœur loyal, l'esprit le plus sain, le plus franc. Unis dans une conscience égale, un absolu respect de leur liberté, ils formaient à eux deux un être complet. Là était le vrai, le seul chemin! Mais toutes, malheureusement, n'y pouvaient marcher…

Une ombre glissa sur son visage fier et charmant, si mobile que toute sensation forte, tout choc d'idées l'animaient d'une attention brusque, d'une vie intense. Le soleil d'août, dont la splendeur encore haute baignait de feu les chaumes et les prés, atteignait maintenant le coin du wagon. La lumière nimbait les cheveux blonds de la jeune fille, la broussaille fine de sa nuque ; un trait d'or accusait le contour du profil au nez droit, aux lèvres sinueuses. Elle portait dans ses yeux l'orgueil de ses vingt et un ans, pleins d'espérance et de foi. Son buste souple s'élançait, gonflant la blouse de soie bleue, à col d'homme ; tout elle, ce mélange de hardiesse virile et de grâce féminine.

Minna Herkaërt la regardait avec tendresse. Sous un front haut et large, modelé par la pensée et le rêve, ses yeux froids, d'admirables yeux d'un gris d'acier, luisaient. Leur éclat perçant, la barre des sourcils noirs, le nez en bec d'aigle, le menton carré révélaient une volonté tenace, un âpre besoin d'action. Et le corps dessinait, sous un costume tailleur de rude drap violet, sa forte ligne, encore belle. Elle fit craquer ses doigts osseux, qui avaient manié la plume et l'outil.

— Vous songez à demain, chère petite?

— Oui, dit Hélène avec un redressement de tête joyeux qui secouait le passé, défiait l'avenir, — demain, je serai majeure et libre!

— Oh! libre!… fit Minna, en hochant le menton, de ce hochement particulier où tenaient, dans un silence, tant d'opinions douloureuses, d'espoirs déçus, toute la fatigue encore vaillante qui pâlissait son visage, sous ses cheveux gris.

Hélène se récriait :

— On est libre, lorsqu'on le veut! Est-ce que votre vie n'est pas le plus bel exemple d'indépendance et de courage, cette vie qui a fait de vous l'apôtre des femmes nouvelles?

Minna, pour toute réponse, sourit d'un air las. Hélène remarqua l'expression de mélancolie et de doute qui faisait tomber le coin de la bouche, soulignait les rides du teint fané. Quel exemple pourtant qu'une vie pareille! Une enfance souffreteuse à Londres, au milieu de frères et de sœurs criant la faim, la brutalité d'un père ivrogne, la servitude hébétée de la mère, la férocité dédaigneuse de la grande ville hurlant autour de l'âtre froid ; pas un regard ami, pas une main secourable. Minna fuyait cette geôle, entrait bravement en service et, d'une place à l'autre, harassée par la dureté des maîtres, elle trouvait enfin, à dix-sept ans, une protection dans une excellente vieille femme, qui la recueillait. Là, encouragée, soutenue par une incroyable bonté, elle commençait cette éducation qui, à force de zèle patient, de labeur acharné, devait faire d'elle une femme supérieure, l'égale des penseurs et des écrivains les plus distingués. Mistress Welvart lui laissait en mourant six mille francs de rente ; et Minna, à qui pas un homme n'avait jusque-là songé, se voyait entourée soudain d'amis, d'épouseurs. Écœurée, elle se jurait de rester indépendante. Avec ses ressources accrues par le travail, elle vivrait à sa guise, soulagerait des malheureux. Tour à tour conférencière applaudie, insultée, à Londres, Paris, Berlin, agitatrice en Irlande, infirmière à Plewna, elle allait pour la seconde fois, lors de l'exposition de Chicago, porter la bonne parole aux femmes américaines ; elle publiait sa fameuse lettre : Le Droit des femmes ; elle était une des inspiratrices du Congrès féministe de Paris en 1896. A présent son journal, l' Avenir , absorbait tous ses soins.

— Ne m'avez-vous pas toujours dit, reprit Hélène avec chaleur, qu'une femme respectueuse de ses devoirs peut revendiquer le front haut la conquête de ses droits?

— Certes, ma pauvre enfant! Mais combien le peuvent? dit Minna. N'oubliez pas que vous êtes une privilégiée. Malgré les idées arriérées de vos parents, grâce à votre tante…

— Et grâce à vous! interrompit Hélène

— … Votre éducation, faussée au début comme celle de tant de jeunes filles que des préjugés séculaires confinent dans l'ignorance et la frivolité, s'est peu à peu développée, élargie ; vous avez mieux qu'une simple vanité de brevets, vous avez une instruction forte, intelligente ; vous prenez chaque jour davantage conscience de vous-même. De plus, votre fortune personnelle va vous rendre indépendante. Bonnes conditions pour engager la lutte. Mais combien, oui, combien sont dans votre cas? Que de jeunes filles, que de femmes vaincues d'avance, aux prises avec le dédain de l'opinion, le dur fonctionnement de l'impitoyable société, courbées sous la loi de l'homme! Songez aux milliers de malheureuses pour qui le mariage est un refuge incertain, aux centaines de milliers pour qui le célibat, le travail ou le plaisir forcés sont des bagnes à perpétuité?

— Hélas! dit Hélène.

— Vous-même, vous ne vous êtes heurtée jusqu'ici qu'à l'opposition sourde des vôtres ; vous n'avez souffert que de vous sentir en tutelle et de vous voir toujours préférer votre frère, dont cependant vous vous jugez l'égale. Il va falloir maintenant compter avec le monde, avec sa sévérité pour qui fronde les idées reçues. Vous vous marierez : car telle doit être la vraie fonction de la femme. Il vous faudra compter avec votre mari. Sans doute, vous n'êtes pas de ces niaises que, par un faux sentiment de pudeur, leurs mères élèvent dans l'absurde ignorance des lois naturelles. Vous connaissez d'avance la grandeur et les difficultés du rôle de la femme et de la mère. Mais sur qui tomberez-vous? La loi vous livre pieds et poings liés. Choisissez votre maître.

— Ça, je vous en réponds, dit Hélène d'un ton si décidé que Minna sourit encore.

— Ce n'est pas si facile! D'abord, on choisira pour vous. Est-ce que vos parents ne songent pas au vicomte de Vernières?

Hélène eut un joli geste de protestation :

— On me fera l'honneur de me consulter, j'imagine.

— Dans leur désir légitime de caser leurs enfants, bien des parents s'aveuglent sur les mérites du prétendant, les chances probables de l'union. Vous ne soupçonnez pas ce qu'un mariage suppose de complicités, d'accords tacites. De très honnêtes gens s'entremettent pour faire miroiter tel avantage, pour dissimuler tel inconvénient. Sous couleur de bienséance, on vous cachera tout ce qui n'est pas avouable, les défauts, les erreurs, les péchés de jeunesse, jusqu'aux vices parfois. Un homme se présente toujours avec un passé. Lequel? Vous avez le droit de le savoir. Le pourrez-vous?

— Je ne me marierai pas à la légère, dit Hélène. Je veux connaître celui qui m'aimera, savoir ce qu'il vaut, ce qu'il pense.

— Lui aussi, repartit Minna, sera trop intéressé à se montrer sous un jour favorable. Vous croirez voir son visage, vous ne verrez souvent qu'un masque. Vos goûts, vos idées, vos sentiments, il les reflétera, par désir de plaire, au point que vous en serez peut-être dupe. Méfiez-vous des autres, vous disais-je, méfiez-vous de lui ; et enfin, chérie, méfiez-vous de vous-même.

— De moi?

Hélène rougit, tandis que Minna lui prenait la main :

— Oui, de vous, de vos instincts généreux, de votre besoin d'amour et de foi. Mais peut-être vous souviendrez-vous un jour de mes paroles. Songez alors que vous avez en moi une amie, qui tâchera de vous aider de sa vieille expérience.

— Chère Minna! fit Hélène en l'embrassant.

Elle songeait :

« Sans doute, sa vie intime a été aussi noire que sa vie publique éclatante! Que de fois elle a dû être trahie, abandonnée! » Elle en eut au cœur un afflux de tendresse, une pitié filiale. Cette femme, si absorbée de soucis, toujours en proie aux mille détails de sa mission, comme elle avait été bonne! Comme elle s'était intéressée au développement de sa pensée! Jamais Hélène n'oublierait les chères causeries où Minna, touchée de sa jeune ferveur, lui avait, en mots de flamme, tracé le rôle de la femme nouvelle. Entretiens passionnants : le monde, à la voix révélatrice, lui était apparu dans sa lente évolution, marche à tâtons vers le progrès, avenir lumineux auquel on s'élève par des chemins obscurs, tout le piétinement de l'imparfaite humanité dans l'égoïsme, dans l'injustice.

Cette petite maison de Brighton, ce home de passage où Minna venait se reposer l'été, après les dures campagnes d'hiver, avec quel plaisir Hélène allait y frapper depuis trois ans, à chacun de ses séjours chez les Hopkins! Les retours de la vie ont leurs surprises. Miss Herkaërt, — que ses parents avaient connue jadis, lorsque M. Dugast était consul à Boston, et qu'ils admiraient tout en la voyant rarement, à cause de sa vie libre, — avait retrouvé en Angleterre tante Édith. Les deux femmes s'étaient liées. Hélène ne pouvait les séparer dans sa reconnaissance. Elle trouvait chez tante Édith le seul milieu qui lui convînt, un foyer de large discussion, d'idées généreuses, si différent de la maison paternelle, affectueuse il est vrai, mais fermée aux tendances nouvelles, toute au culte du passé. Elle avait trouvé en sa tante celle qui avait vraiment fécondé son esprit. Elle lui devait, comme à Minna, un idéal plus haut que celui d'une existence coquette et vaine. Elle saurait, grâce à elles, se créer une âme libre, elle ne serait victime ni des préjugés stériles, ni des conventions hypocrites.

Aux calmes champs de la terre normande succédaient maintenant les petites maisons à toits rouges et les toits de verre de quartiers ouvriers. On devinait, aux files de locomotives, aux approvisionnements de charbon sous les hangars, la proximité de la ville. Le train longea les murs nus d'une grande fabrique, où d'énormes lettres noires proclamaient un nom, une raison sociale. La banlieue de Rouen apparut, avec son décor brumeux d'usines, de docks, de magasins ; un enchevêtrement lointain de vergues et de mâts suscita l'agitation commerciale des quais, la vie marinière du fleuve ; de hautes cheminées fumaient dans l'azur. Minna les désigna d'un geste attristé :

— La femme bourgeoise et ses droits, certes, toute une conquête à poursuivre! Mais qui affranchira les femmes ouvrières? Ou du moins, puisque la cruauté des lois économiques les forcent par troupeaux à s'emprisonner sous le plafond bas des ateliers, des salles d'usine, qui adoucira leur servage? Pour gagner leur pain à la sueur de leur front, elles peinent douze heures par jour. Que reste-t-il pour le foyer? Si encore elles rapportaient de quoi vivre!… Et elle répéta, avec un accent amer : — Tout le monde a le droit de vivre!

Hélène regardait fuir les cheminées fumantes.

— Vous avez vu cela de près, dit-elle, touchant d'une caresse la cicatrice que Minna portait à la main gauche.

L'Anglaise en effet, tenant à se rendre compte par elle-même, s'était fait jadis embaucher dans une des industries où le labeur physique est le plus rude ; elle avait travaillé trois mois dans une raffinerie, et gardait, d'un accident, la trace d'une forte brûlure.

Le rapide entrait en gare.

— Déjà! fit Hélène.

Minna était debout, tirant du filet le nécessaire de la jeune fille qui, pour descendre à la station de Mantes, devait changer de train. Une tristesse furtive assombrit leurs visages.

— Au revoir, ma chérie, dit Minna en l'étreignant.

Et comme elle voyait passer dans les yeux d'Hélène une inquiétude, à l'idée de la vie de famille qu'il fallait reprendre, de la lutte inévitable :

— Bon courage, dit-elle, patience et fermeté. On obtient plus avec du calme qu'avec de brèves colères. Adieu.

II

Hélène, en traversant le quai, emportait la persistante caresse du regard limpide et courageux, presque maternel, qui la suivait. Elle en gardait encore le réconfort dans le wagon, où, assise entre une grosse dame et un prêtre qui lisait son bréviaire, elle regardait l'éternel défilé des grandes prairies, des pommiers bas.

Comment allait-elle retrouver les siens? Ce père bon et tendre qui avait accueilli avec indulgence ses idées agressives, ses révoltes, continuerait-il cependant à la sacrifier à son frère, comme si André, unique représentant de la famille, avait seul droit à une vie libre et supérieure, que tous devaient préparer, faciliter, servir? Dans la bonhomie de M. Dugast, amusé par ce qu'il considérait comme des boutades d'enfant gâtée, que de dédain au fond pour la condition même de la femme! Cet homme, qui adorait sa fille et vouait à sa compagne un véritable culte, cachait, sous les câlineries du père et les égards du mari, un mépris informulé, une pitié protectrice pour le sexe…

Sa mère, en qui elle admirait une créature de devoir, d'abnégation, esclave heureuse dans le mariage, sa mère, qui écoutait religieusement chaque parole tombée de la bouche de son mari ou de son fils, allait-elle essayer de remettre sur elle une main-mise tenace, méconnaissant ses intentions, critiquant ses actes, avec la douceur d'un reproche déguisé, la maladresse d'une femme qui a l'esprit moins large que le cœur?

Sans la tante Édith, sans Minna, pourtant, quelle éducation insuffisante ces deux braves et chers êtres lui auraient donnée! « A quoi bon une instruction d'élite? Elle ne comptait pas se faire professeur? Riche et mariée, elle en saurait toujours assez! » Comme si le but de la vie était de devenir une poupée, toute aux futiles pratiques du monde, ou une ménagère bornée aux soins de la maison! Elle se réjouit de ne pas ressembler à ses cousines Germaine et Yvonne, jolies perruches, plumage et ramage (leur mère était morte depuis quinze ans), ni à leur chaperon, la tante Portier, confite en recettes de cuisine, en maximes arriérées!

Et son frère! cet André qu'elle chérissait pourtant, malgré ses habitudes de sécheresse courtoise, d'égoïsme discret… Elle avait souffert dans sa tendresse, sinon repoussée, du moins sans cesse remise à sa place ; elle avait souffert dans son orgueil. Pourtant elle lui rendait justice, reconnaissait ses qualités : décision, volonté, force de travail. L'oncle Marcel avait trouvé en lui le plus précieux des collaborateurs. L'usine, sans le jeune ingénieur, eût-elle rapporté ses énormes bénéfices?

Quant à l'oncle, sans doute elle respectait en en lui le frère de son père, l'aîné des Dugast. Mais c'était une affection due, sans tendresse spontanée. Chez elle, une contrainte visible ; chez lui, une morgue dominatrice, volontiers taquine. Il était à ses yeux le pharisien qui prône bien haut le mensonge social sous toutes ses formes, moins par conviction que par intérêt. Les principes tout faits, les grands mots de morale, d'autorité, de progrès, sonnaient dans sa bouche avec affectation. Toujours du côté du manche ; au mieux avec les députés, journalistes, financiers. Enrichi par un labeur incessant, il n'eût pas fait tort d'un centime au dernier de ses ouvriers, mais son despotisme comme sa philanthropie, — car il pratiquait le bien — par système, avait quelque chose d'antipathique et d'absolu.

Hélène avec satisfaction se répéta :

« Vingt et un ans, demain. Majeure, et libre! »

Elle supputa la fortune en possession de laquelle elle allait entrer, sa dot, héritage de sa marraine, la vieille cousine Émilie Pierron, — deux cent mille francs que son père avait placés dans la filature, les intérêts à 7 et 8 pour 100 accumulés depuis cinq ans… Et le projet longuement mûri, la stupeur des siens, — coup de tête, folie! diraient-ils, — l'irritation de l'oncle Marcel, lui donnèrent d'avance une délicieuse petite fièvre.

Le train ralentissait. Elle reconnut les abords de la gare de Mantes. Déjà elle était à la portière ; un petit choc d'arrêt, et, sautant sur le quai, elle fut surprise de voir, à côté de son frère, Jacques Du Marty, le mari de Germaine. Snob au possible, avec son haut de forme gris et son complet bleu-paon d'une élégance recherchée, son monocle vissé à l'œil, ses longues moustaches de chat, il tenait à la main une valise d'un cuir éblouissant. Derrière eux, Germaine guettait les voyageuses qui descendaient de wagon. Son visage rose, ses yeux d'un marron lumineux, sa bouche rouge comme une framboise riaient, sous la voilette blanche. Elle donnait une impression de fleur, mince et souple dans sa robe mauve à volants de dentelle. Ce fut Jacques qui le premier aperçut Hélène. Il se précipita :

— Ah! ma cousine, désolé de partir quand vous arrivez… Forcé d'aller à Paris ; un rendez-vous. C'est stupide!

— Comme tu as bonne mine, fit André en baisant sa sœur sur les deux joues.

Elle était maintenant dans les bras de Germaine. Après la virile accolade de son frère, un peu sèche, elle éprouvait une seconde petite déception à l'étreinte molle et parfumée de la jeune femme ; elle la sentait si différente.

— Et père, s'inquiéta-t-elle, et maman?

— Ils arrivent, répondit André. Cette vieille bête de Junon s'est mise à boiter en route. Une pierre dans le sabot.

Germaine souriait, satisfaite :

— Nous sommes venus en automobile.

— Teuf! Teuf! Ça va plus vite, dit Jacques.

— Le progrès, mesdames! conclut André.

Du Marty s'assurait d'un coin. Debout sur le marche-pied, comme l'employé criait : — En voiture! il prit congé, avec son urbanité exquise qui fatiguait, à la longue. Et d'un geste théâtral au comique voulu, désignant sa femme, il dit à Hélène et à André :

— Je vous la confie!

Germaine se récriait, André eut un petit rire ; le train partait. Dehors, sur le trottoir, ils durent attendre un moment, près de l'automobile trépidant au milieu d'un cercle de gamins. Hélène s'informa de la santé de l'oncle Marcel.

— Papa va bien, dit Germaine.

— Yvonne?

— Bien aussi. Elle désole tante Portier. Tu connais ses grandes maximes?… Elle imita la voix nasillarde : — « Qui se lève matin conserve son teint! » Yvonne, depuis qu'elle est sortie du couvent, dort jusqu'à midi. Il est vrai qu'elle se couche à deux heures. Il y a toujours du monde à la maison, on chante, on danse. Les Bourrel sont à Changy. Nous avons le beau Dormoy, le cousin Simonin et le petit Schmet… Elle eut une pause, un sourire intentionnels : — Vernières est chez sa tante, à la Roche-Guyon… Ah! la voiture! — et elle agita son ombrelle.

Avec un sourire attendri, Hélène voyait s'avancer le landau de famille, au trot pacifique des deux carrossiers ; c'est vrai, Junon boitait. Le vieux Pierre, digne sous sa livrée noire, souriait respectueusement ; il souleva son chapeau. Déjà M. Dugast ouvrait la portière. Hélène aidait sa mère à descendre ; elles s'embrassèrent. M. Dugast attendait son tour. Puis, tenant Hélène aux épaules, il la regarda longuement :

— Nous sommes embellie, fit-il avec un bon rire. Monte vite, on prendra tes bagages. Et tante Édith?

Il la forçait à s'asseoir près de sa mère. Devant eux l'automobile se mettait en marche, avec un petit bruit saccadé, une désagréable odeur de machine. On vit peu à peu la voiture accélérer sa course, et, dans un geste ironique d'adieu, Germaine retournée sourire, sous son chapeau fleuri, tandis qu'immobile, dos raide, la raie correcte de ses cheveux blonds surmontée de la casquette du chauffeur, André maintenait la direction. Bientôt ils disparurent.

Le landau roulait, d'un trot égal. Sa marche lente, son aspect bourgeois, les épaules tassées de Pierre, les visages fatigués des vieux parents formaient un contraste si vif qu'Hélène en fut frappée. Elle se retrouvait en plein passé. M. Dugast, en face d'elle, souriait dans sa barbe blanche ; sa mère, calme comme à son ordinaire, avait un regard paisible. La sérénité de leurs traits disait clairement : rien n'a changé. Les plis du front, des joues, l'expression des yeux gardaient l'empreinte ineffaçable ; ils demeuraient ce que la vie les avaient faits, avec leurs manières d'être, leurs habitudes prises, leurs idées.

— Nous avons bien souffert de la chaleur, dit M. Dugast. Les fleurs sèchent dans le jardin. Mes beaux œillets dépérissent.

Hélène compatit. Une des petites manies de son père, la collection d'œillets!

— J'avais beau faire arroser devant les fenêtres, tenir tout fermé ; c'était affreux, ajouta Mme Dugast.

Ah! oui, la surveillance méticuleuse des volets!… Combien de fois Hélène avait entendu ces phrases, prononcées avec le même accent, soulignées de la même façon! Vibrante d'enthousiasme, elle s'étonna de cette immutabilité. Le passé, le passé… sensation d'un charme mélancolique. Ils échangèrent les propos coutumiers : était-elle satisfaite de son séjour? Que devenait sa grande amitié pour Minna? Tante Édith avait-elle déchiffré une nouvelle partition de Wagner? Et ses fameuses lectures philosophiques?

Elle perçut l'ironie, la rancune que sa mère gardait contre l'influence de sa sœur, ses idées libres, ce milieu différent d'où chaque fois sa fille revenait plus indépendante, plus raisonneuse. M. Dugast eut beau rendre justice à l'intelligence, à la grâce d'Édith, il y eut un silence. Hélène sentit cette gêne qui, souvent, lorsqu'on se retrouve après une longue séparation, paralyse l'élan, ralentit les paroles entre les personnes qui s'aiment le plus.

On avait dépassé le village d'Angy, on gravissait la côte de Sainte-Flaive. Sur le damier des champs, sur l'ondulation des coteaux, le soleil couchant suspendait une brume dorée, frappait de ses rayons obliques des toits bruns au loin. Au sommet de la côte, Hélène revit avec plaisir le paysage familier, la plaine vaste qui s'élargissait, demi-cercle de bois et de labours bordé de falaises crayeuses, au pied desquelles la Seine recourbait sa boucle luisante. Le landau suivait la berge. De l'autre côté de la rive, sur le ciel pourpre, les hautes cheminées, les hangars de la filature Dugast, les toits nets de Moranges se découpèrent. A la vue du petit village ouvrier où malgré le zèle, les secours de son oncle et d'André, de si cruelles misères se perpétuaient, le cœur d'Hélène se serra.

Dans son éclat suprême, le jour resplendissait. Sur l'eau glacée de rose et d'argent, le bac noir traversait lentement. Les premières maisons de la Neuville apparurent. On distingua les murs du jardin, les grands marronniers sombres du Vert-Logis ; et plus loin, derrière les toits de tuile de leur vieille maison, les tourelles d'ardoises neuves de la Chesnaye, le château de l'oncle.

Lorsqu'au bout de l'avenue de tilleuls, — comme leur odeur était douce! — ils descendirent devant les marches anciennes du perron, ils ne se parlaient plus, depuis un grand moment déjà.

III

Hélène s'éveilla tard. La soirée de la veille lui laissait une impression confuse ; à peine le temps d'aller embrasser à la Chesnaye l'oncle Marcel, Yvonne, tante Portier ; Germaine lui avait montré une robe nouvelle en crêpe de chine rose, dont elle paraissait ravie… Et le grand-père Pierron, la grand'mère Pierron, pas changés non plus! Elle, avec son long visage fermé de sourde, sous un tour de cheveux gris ; lui, sec et glacial, avec ses favoris d'ancien procureur général, ses quatre-vingt-cinq ans gourmés. Comme d'habitude chaque année, ils étaient venus passer deux mois chez leur fille.

Elle courut à la fenêtre. Éclatante de soleil, d'air vif, de parfums, la matinée entra. Sous un ciel bleu, au-dessus des bassins verdis, de la petite rivière à l'étroit méandre, un frémissement agitait les feuilles blanches des trembles ; de grands vernis du Japon dressaient leurs bouquets de rouille. En avant de la charmille, le faune de marbre découpait la grâce surannée de sa danse immobile ; et là-bas, entre les marronniers, la Seine paisible miroitait.

« Quel temps! » se dit-elle. Elle savoura jusqu'au fond de l'être cette splendeur, la joie de vivre. Vingt et un ans aujourd'hui! Elle se sentait affranchie, vaillante — et le clair avenir devant elle. Elle eut vite fait de s'habiller, de descendre. Au détour d'une allée, devant un plant d'œillets nouveaux, M. Dugast était en conférence avec son jardinier.

— Te voilà, petite. Tu sais que nous avons à causer. Es-tu libre, ce matin?

Hélène hésita une seconde, M. Dugast sourit :

— Je vois ce que c'est ; nous allons visiter nos clients, de l'autre côté de l'eau. Si après cela on ne t'aime pas, à Moranges!

Et comme elle rougissait, il ajouta :

— Va, ma fille, va, nous causerons cet après-midi.

Elle prit par la charmille, longea des espaliers. Un murmure d'eaux tombantes, une fraîcheur annoncèrent le vivier ; dans une écume blanche, la petite rivière y croulait en cascade, d'une bouche de rochers et de lierre ; sa nappe glauque, au moyen d'une vanne, communiquait à la Seine par un ponceau, sous le chemin de halage. La petite porte ouverte, Hélène fut éblouie par l'immense courbe du fleuve, d'un bleu moiré sous l'azur intense, au pied des falaises rousses saturées de lumière. Un peintre, sous son parasol blanc, travaillait sur la berge, près du petit port aux bateaux. Elle reconnut Dormoy.

Penché sur la toile, son profil rougeoyait, dans l'ampleur d'une magnifique barbe blonde. Dormoy posait une touche, une autre. Dans un recul appréciateur, un rapprochement brusque, le va-et-vient de sa barbe rutilante exprimait une satisfaction, décernait au talent de l'artiste des compliments flatteurs. Surpris, il se dressa, le geste arrondi :

— Déjà debout, mademoiselle, après ce voyage?…

Sa voix avait une franchise cavalière ; il était grand, désinvolte ; la simplicité de sa blouse de travail faisait un contraste voulu avec l'élégance de son pantalon à la houzarde et ses souliers vernis. Il dosait avec art la correction de l'homme du monde et le débraillé de l'artiste. Possesseur, disait-on, de vingt mille livres de rentes, il s'était découvert une irrésistible vocation, et, sans plus de raisons que tant d'autres, mettant en pratique le mot du Corrège : « Et moi aussi, je suis peintre! » il s'était, depuis quelques années, assimilé ce faire habile et médiocre qui est une des marques de la peinture contemporaine. Il exposait régulièrement, toujours sur la cimaise, — « Un si bon garçon! » — et n'avait qu'une ambition au monde, mais à laquelle il eût tout sacrifié, le ruban rouge.

Hélène ne savait de lui que ses succès mondains et l'estime en laquelle le tenait l'oncle. Le peintre ne lui déplaisait pas. Il était si cordial, si galant! Un peu fat, mais avec tant de bonne grâce! Comment deviner, à certaine sécheresse du regard, du sourire, à l'imperceptible patte d'oie, que Dormoy, pétri de vanité, rongé d'envie, faisait parade d'une fausse jeunesse, d'une fausse bonhomie, d'un faux talent?

Elle avait sauté dans une norwégienne, disposait les rames.

— Vous n'avez pas besoin d'un batelier? fit-il avec son assurance habituelle.

— Merci, je traverse seulement.

Et tandis que, debout près de son chevalet, il l'enveloppait d'un regard charmé, elle s'éloigna, ramant à longues brassées, dans une inclinaison souple, un harmonieux cambrement du buste, ses cheveux blonds en nimbe d'or sous le canotier blanc. Sa barque rangée auprès de bachots plats, dont la lourdeur contrastait avec un joli canot d'acajou, — tiens! l'oncle devait être là, — elle suivit une piste sur la berge aride.

De grands amas de charbon sous des hangars, et que des péniches débarquaient à même, s'étendaient, sans cesse éventrés, renouvelés. Sur la terre rase, sans un arbre, auprès des bâtiments massifs et des vastes toits de l'usine dressant comme deux phares ses hautes cheminées, se groupaient les maisons basses du village ouvrier, tristes et noires, au milieu d'une zone d'herbe pelée. Les plus vieilles, vestiges de l'ancien hameau paysan, avec leurs murs en pisé, leurs toits de chaume, montraient des intérieurs obscurs et sordides. Alignées au cordeau, des maisonnettes en briques, édifiées par les soins de Marcel Dugast, ouvraient sur des jardinets chétifs leurs façades symétriques, où deux fenêtres à volets peints distribuaient le jour à la misère organisée. De loin en loin, au pauvre luxe d'un pot de géranium, d'une boule de verre étamé, on distinguait l'habitation d'un contre-maître. Les rues étaient vides ; les maisons semblaient l'être. Un silence de solitude pesait. Toute vie était concentrée dans l'énorme ruche. Parmi le grondement des machines, l'atmosphère étouffante, cinq cents femmes et trois cents hommes y travaillaient, de l'aube au soir.

Au coin d'une petite place, une enfant, courbée sur un puits, hissait péniblement une corde au bout de laquelle apparut un énorme seau ruisselant, plus gros qu'elle. Hélène l'aida à le décrocher. Des gouttes fraîches lui couvrirent les doigts. Quel dommage que cette eau si claire fût malsaine, empoisonnée dans tous les puits par les infiltrations de la Seine! Les déversoirs d'Achères, drainant la bourbe des égouts de Paris, ne suffisaient pas à purifier le fleuve. Et chaque année, la fièvre typhoïde sévissait à Moranges, tandis que la Neuville restait indemne, grâce aux sources vives issues des falaises. L'oncle parlait toujours de la possibilité d'un puits artésien, mais reculait devant la dépense, persuadé aussi que la Seine se nettoierait peu à peu. Hélène perçut, derrière des vitres, des regards hostiles qui l'épiaient. Elle pressa le pas. Ses pauvres devaient l'attendre.

Ses pauvres! Le triste mot. Pourquoi y avait-il des pauvres, tant de pauvres que ni ses charités modestes, ni aucune charité, si libérale fût-elle, ni la sollicitude de l'oncle Marcel, ni la prévoyance de mille industriels comme lui ne pouvaient rassasier leurs bouches inassouvies, habiller leurs détresses en loques, soulager, même dans une mesure infime, le morne végétement de leurs vies! Et cette usine était une filature modèle! Ateliers spacieux, outillage perfectionné, propreté méticuleuse, du carrelage sans cesse balayé, arrosé d'antiseptiques, au parquet luisant de la chambre des machines. Des caisses de retraites, de secours, des assurances ; tout ce qui protège et remédie. Et pourtant, de ce vaste organisme en mouvement, où chaque jour des milliers de balles de coton, venues du fond de la Géorgie et de la Louisiane, s'engouffraient dans les batteurs, se démêlaient aux cardes, aux peigneuses, s'étiraient et se tordaient dans les bancs-à-broches et les métiers à filer, où des centaines de mains agiles, de regards tendus surveillaient les bobines tournantes, de cet infatigable travail d'acier et de cette harassante activité humaine, et, par-dessus tout, de ce formidable roulement d'argent, dont le produit s'empilait dans le coffre-fort de l'oncle, à peine s'il restait aux malheureux de quoi les empêcher de mourir de faim!

Et les femmes, qu'elles étaient à plaindre! Labeur égal, salaire moindre. Seules, comment vivre? Mariées, c'était le foyer à l'abandon, la terreur de l'enfant qui naît… Problème terrible, sans solution. Quel moyen d'empêcher l'inique accroissement du capital, en face de la misère croissante? Oui, comment empêcher les uns de gagner trop, permettre aux autres de gagner plus?

Au seuil d'un des pavillons, une très vieille femme épluchait des pommes de terre. Elle se leva avec effort.

— Bonjour, mère Flénu, ça va chez vous?

La vieille branla le menton, une amertume révoltée dans ses yeux clairs.

— Non, ma bonne demoiselle. Mon fils, depuis votre départ, s'est cassé le bras ; la gangrène s'y est mise… A fallu le couper. Deux mois qu'il est infirme!… Si encore, ça lui était arrivé à l'usine, il aurait eu de l'argent, ben sûr. Mais, v'là notre chance! il est tombé chez nous, dans l'escalier.

Une sympathie douloureuse attendrit le regard d'Hélène. Quel malheur! Elle estimait cet honnête garçon dont le visage intelligent, l'extérieur plus distingué que celui de ses pareils l'intéressaient. Pourquoi était-ce cette existence besogneuse, subsistant au jour le jour, que venait frapper l'accident stupide?

La vieille continuait :

— C'est pas tout. Ma bru est accouchée hier soir, sur la route, en rentrant de l'usine. Pas le moyen de manquer une journée, faut manger! Et voulait-elle pas se relever ce matin? Avec sa fièvre!

Déjà Hélène traversait la cuisine, dont le dénuement, la propreté humble lui firent pitié. Elle grimpait l'escalier, entrait dans la chambre. Sur un lit de fer, blanche comme cire, Marthe Flénu somnolait. Près d'elle, dans une corbeille, un petit paquet de chair, informe et rougeaud, dormait aussi. Anxieux, le père assis les contemplait. Il se leva devant Hélène qui s'effraya de le voir si changé : pommettes creuses, barbe longue, sa manche vide repliée sur le moignon.

— Le médecin est-il venu? dit-elle.

Il répondit :

— Pas encore.

Elle s'approcha du lit, prit la main de Marthe ; elle touchait du feu. La face blême bougea, les yeux s'ouvrirent, profonds comme des puits de souffrance. Secouée de frissons, Marthe prononçait des paroles confuses :

— La cloche a sonné, j'te dis, je vais être en retard!

Hélène et l'ouvrier se regardèrent ; il voulut sourire, mais des larmes vinrent à ses paupières. Il y eut un instant de malaise. La grand'mère arrangeait le berceau. Hélène se pencha sur le petit corps congestionné où palpitait le souffle imperceptible. Et devant le mystère de la vie, de cette pauvre vie éclose en cette heure de misère, ils restèrent silencieux, pensant à l'avenir.

La voix de Marthe s'éleva, saccadée :

— Donnez-le-moi.

Elle le reçut des mains d'Hélène, qu'elle ne parut pas reconnaître, le serra fébrilement :

— Qu'il est beau, mon petit!

Son air d'adoration fit place à une terreur subite ; elle eut une expression de bête traquée, repoussa l'enfant :

— Qui va le nourrir? il aura faim.

Elle porta la main à ses tempes bourdonnantes :

— La cloche! Faut que je parte! Nous sommes quatre maintenant. Y a du travail, Flénu.

Elle retombait, épuisée, tandis que la vieille bordait l'enfant. Hélène dit à voix basse, en mettant de l'argent sur l'angle de la cheminée :

— Je vous envoie le médecin, je reviendrai.

Dehors, inquiète, elle appela un gamin :

— Cours à la Neuville, et ramène le docteur Hulin pour Marthe Flénu. Tu diras que c'est moi qui l'appelle.

Elle avait d'autres misères à soulager. L'affreux début! Une vaillante, cette petite femme!… La vieille, l'homme, elle les faisait vivre. Dire que tout reposait sur sa frêle santé, sur son acharné travail! Elle entra chez les Lepillier. C'était navrant.

La fille, Berthe, une paralytique de seize ans, gisait sur un grabat. Un corps de larve, une figure émaciée, des yeux trop grands où toute la vie affluait. Une horreur les dilatait. Dès qu'elle reconnut Hélène :

— Oh! mademoiselle, sauvez-nous, sauvez maman!

Et cramponnée aux mains de la jeune fille, elle raconta en sanglotant la scène odieuse qui venait de se passer ; c'était tous les quinze jours la même chose ; sa mère gagnant le pain à l'usine, son père vivant à Hautneuil, avec des gueuses, n'apparaissant, ivre, que les lendemains de paye, pour rafler les trois quarts du salaire, vider la huche, piller tout. Il était venu ce matin, l'avait bousculée, voulant lui faire dire s'il n'y avait pas une pièce de cent sous cachée. Il avait emporté, pour la vendre, une bonne couverture donnée par Hélène.

Cette tyrannie du mâle, frémissante, elle l'exécra. Comment de pareilles monstruosités étaient-elles encore tolérées, mieux, protégées par la loi! Ainsi, cette brute pouvait à sa guise s'affranchir de tout devoir, voler ces malheureuses, boire en alcools infects les misérables sommes qui pour elles étaient le remède, la vie! Ah! ce maudit Hautneuil, attaché comme un ulcère au voisinage de Moranges, ce village de cabarets et de bouges, où les mauvais sujets et les drôlesses de l'usine allaient sans cesse faire ripaille! Son chagrin fut d'autant plus vif qu'elle admirait l'honnêteté, le courage de « l'Abeille », comme on surnommait la Lepillier.

Quelques bonnes paroles, l'offrande habituelle, — l'éternelle impuissance à soulager vraiment! Hélène passait à la veuve Lefèvre. Elle n'entrait jamais là sans une espèce de répulsion. Elle retrouva la masure fétide, où, dans l'unique pièce au sol défoncé, aux murs graisseux, à travers un jour de cave, le grand-père gardait ses trois petits-enfants en l'absence de la mère. De ses yeux sans regards, il suivait leurs jeux de bêtes ; l'aîné, cinq ans, avait renversé son frère hurlant, et à grands coups de pied dans le ventre, tentait de lui arracher un trognon de pomme verte. Dans le lit, un mioche était en train de s'étouffer, déjà violacé. Hélène relevait le traversin, séparait les garnements, puis elle écouta les doléances du vieux : sa fille se tuait à l'usine, tandis que lui croupissait, achevant de mourir. Sa voix se cassa, tremblante ; il désignait les galopins immobiles… « Pas de répit avec eux! Ils s'ingéniaient à le tourmenter. Tout à l'heure encore, ils venaient de lui remplir ses sabots de terre. » Hélène s'éloignait, revoyant la main noueuse avidement refermée sur l'argent, dans la crainte d'une méchante farce des petits.

Elle prenait au plus court, pour rejoindre la berge. Jamais elle n'avait été émue à ce point. Elle revit le pâle visage de Marthe Flénu, évoqua les deux autres malheureuses rivées aux cylindres d'acier, devant la rotation des bobines. Elles résumaient la somme des maux qui accablent la femme ouvrière, lorsque l'homme disparu, infirme ou indigne, laisse retomber sur elle le poids écrasant de la vie. Comme elle passait devant l'usine, un groupe qui stationnait en face se tut à son approche. A l'entrée de la vaste cour, André sortait justement du bureau, en écoutant d'un air maussade le rapport d'un vieux contremaître. Il aperçut Hélène :

— Tiens! qu'est-ce que tu fais là?

— Je rentrais. Que se passe-t-il?

— Rien, Dulac m'apprend que les bobineuses ne veulent pas démordre de leur augmentation.

Et il eut un léger haussement d'épaules, tandis que Dulac, après avoir soulevé sa casquette, se reculait avec un sourire qu'Hélène jugea ironique. Le regard du vieux lui déplut aussi, trop direct, trop admiratif. Elle avait de l'antipathie pour cet homme courtaud, sanguin sous ses cheveux gris, dont les yeux quêteurs, la lippe sensuelle justifiaient la mauvaise réputation. Toutes les filles le redoutaient.

— Ah! voilà l'oncle, dit André, je te quitte.

A l'angle du bâtiment, Marcel Dugast, suivi du sous-directeur, débouchait en coup de vent. Très haut, le cou dans les épaules, le poil dru et blanc, il fonçait devant lui avec une force d'énergie tenace, d'autorité bourrue. A la vue d'Hélène, il tourna la tête, car il n'aimait pas la voir à l'usine. André s'élança pour le rejoindre.

Elle se sentit très seule, et tandis qu'elle regagnait sa barque, traversait l'eau, le poids des misères coudoyées retomba sur elle en tristesse que peu à peu dissipaient le recueillement du jardin, l'aspect cordial de la vieille maison. Sa mère lui ouvrait les bras : — « Chère grande fille! » M. Dugast la regardait plus tendrement que de coutume ; jusqu'aux mains froides du grand-père Pierron qui eurent un serrement affectueux. Une corbeille d'œillets magnifiques, le cristal luisant des coupes à champagne donnaient un petit air de fête à la salle à manger. La grand'mère Zoé, souffrant de sa sciatique, gardait la chambre ; Hélène courut l'embrasser. André avait prévenu qu'on ne l'attendît pas, il déjeunerait sans doute à la Chesnaye.

A table, comme son père la taquinait amicalement, avec sa philosophie souriante d'ancien diplomate qui avait séjourné longuement dans des pays divers et vu de près, sous la différence des mœurs, l'humanité toujours pareille, elle ne put taire davantage sa révolte, l'injustice criante de la société. Sur trois de ses protégées, l'une, épuisée de fatigue, avec son mari infirme, se trouvait sans ressources, parce qu'elle devenait mère ; la seconde était livrée aux rapines de son mari ; la dernière, veuve, s'exténuait pour faire vivre son père impotent et ses petits. N'était-il pas honteux qu'aucune loi, en France, ne secourût l'ouvrière qui enfante, la femme abandonnée, l'invalide du travail?

La voix sèche de M. Pierron s'éleva avec un peu de cette gravité solennelle qu'il mettait naguère, inflexible interprète du Code, à requérir l'application des lois. Les lois! C'était son domaine, son bien, sa vie. Nul ne connaissait comme lui l'inextricable dédale, les coins obscurs pleins de traquenards et de précipices, le fourré, les sentiers sinueux ou les chemins battus de cette forêt séculaire, immense. Le hérissement des textes, les sables mouvants de la jurisprudence n'avaient point de secret pour lui. Il s'y promenait à l'aise, avec une joie de chasseur, un orgueil de propriétaire. Son père n'était-il pas ce fameux Onésime Pierron, le farouche conventionnel mort dans l'habit brodé d'un pair de Louis-Philippe, qui, avec Tronchet, Portalis, Bigot de Préameneu, avait, sous le dur regard de Napoléon, contribué le plus à défricher, à replanter l'antique forêt du droit?

— La loi, fit-il choqué de la liberté d'Hélène, ne peut pourtant pas devenir sage-femme ou nourrice. Tu veux peut-être que les patrons fassent des rentes à tous les enfants de leurs ouvriers? Leur fortune n'y suffirait pas. Quand on n'est pas en situation, comme dit Émile Augier, de se payer le luxe d'un garçon, c'est une imprévoyance coupable, que dis-je, c'est un crime d'en avoir!

M. Dugast sourit, Pierron allait un peu loin. Hélène secouait la tête sans répondre, un beau mépris sur son visage.

— Quant à ta femme abandonnée que le mari gruge, c'est malheureux, mais c'est comme ça. Et depuis des siècles! C'est une des conséquences du vieux texte : Feminis propter sexus infirmitatem … D'ailleurs, ajouta-t-il dédaigneux, — il avait pour les lois nouvelles une méfiance instinctive depuis qu'il n'était plus chargé de les appliquer, — tranquillise-toi, il y a dans les cartons du Sénat une proposition à l'étude, qui a pour but de garantir le salaire de l'épouse, et l'autorise, en certains cas, à saisir-arrêter celui du mari.

— Je sais, répondit-elle, la proposition Jourdan-Goirand. Voilà plus de huit ans que, grâce à l'initiative d'une vaillante, Mme Schmahl…

— Mais, dit M. Dugast, la Chambre a émis un vote favorable.

— Reste le Sénat, fit Hélène. Et avec ironie :

— Depuis des mois et des mois, ces messieurs de la commission y réfléchissent.

M. Pierron répliqua :

— Les lois ne se font pas comme ces crêpes, en un tour de main.

Il en roulait soigneusement une, dans son assiette, en la saupoudrant de sucre. Il ajouta :

— Il y a temps pour tout.

— Et cependant, les malheureux souffrent!

M. Pierron, avec flegme, déclara entre deux bouchées :

— C'est leur lot, ma fille ; et tous les socialismes auront beau faire, il y aura toujours des pauvres.

— Voyez-vous, dit malicieusement M. Dugast, cette petite qui veut changer le train du monde!

Mme Dugast, qui ne se mêlait jamais aux discussions, approuva d'un signe de tête. Qu'y faire? C'était ainsi. Le bruit discret du champagne qu'on débouchait fit diversion ; on but aux vingt et un ans d'Hélène.

IV

Tout l'après-midi, nerveuse, elle attendit, avec une appréhension mêlée du désir de l'affronter, l'entretien qu'elle devait avoir avec son père. Vers quatre heures, comme le docteur Hulin s'en allait, après une courte visite à la grand'mère Pierron, — (Et Marthe? — La pauvre femme, qu'il s'était empressé d'aller voir, avait le délire, était bien bas), — M. Dugast, du pas de la porte de son cabinet de travail, ouverte à deux battants sur le jardin, l'appelait :

— Hélène!

Elle entra dans la pièce claire, où des bibliothèques à hauteur d'appui, surmontées de vieilles faïences, étalaient la gaieté de leurs reliures. Mme Dugast, assise au coin de la large table Louis XV, attendait, une broderie à la main. Prévenant, il avança un fauteuil, prit place avec lenteur derrière son bureau. Il sourit à sa femme, dont le visage s'éclaira, du même bon sourire où tenait l'affection de leur vie. Et après avoir feuilleté quelques papiers, posé son binocle, il commença :

— Te voilà majeure, ma chère petite, et bien que nous t'ayons laissé le plus de liberté possible, facilité de notre mieux ton éducation, tu vas jouir dorénavant d'une indépendance plus complète encore, que limiteront seuls ta confiance en nous, ton attachement filial. Réglons tout de suite, si tu le veux bien, la question de ta fortune personnelle, de ta dot. En t'avantageant aux dépens de ton frère, la cousine Émilie t'a constitué un capital de deux cent mille francs, que j'ai naturellement placés chez ton oncle. En y joignant les intérêts accumulés depuis cinq ans, tu possèdes aujourd'hui une somme de deux cent quatre-vingt-sept mille cent vingt-cinq francs quatre-vingt-sept centimes. Tu ne t'étonneras pas que, dans ces conditions, nous ayons eu la pensée bien légitime de rétablir l'équilibre, en reportant sur la tête de ton frère ce que nous avions d'abord projeté d'affecter à ta dot. De la sorte, André a pu mettre, dans les affaires de ton oncle, une somme équivalente au chiffre de ton legs. Donc, balance exacte, tu le vois. Malgré tes petites révoltes féminines, tes aspirations d'égalité, tu as trop le sentiment des principes de la famille, de ce que tu dois à ton frère aîné qui en sera le chef, pour ne pas souscrire de bon cœur à cette répartition. Cela te paraît équitable, n'est-ce pas?

Il fit une pause en la regardant. Elle acquiesça, d'un geste de détachement, trop fière pour soulever la moindre objection, assez pratique pour sentir que cet arrangement prouvait une fois de plus la préférence constante des siens, avouée ou non, à l'égard d'André. Où cet argent pour elle demeurait un capital mort, simple amorce au prétendant, il représentait pour son frère, grâce à son énergie d'homme, aux carrières ouvertes devant lui, une force supérieure, un capital vivace dont l'abandon la frustrait quand même. N'importe, elle serait assez riche!

M. Dugast reprit :

— J'imagine, comme tu ne peux avoir de meilleur placement, que tu seras enchantée de laisser ton argent où il est. L'affaire est magnifique.

Hélène pâlit, son cœur battit plus fort ; le moment était venu, il fallait parler. Une émotion altéra sa voix ferme :

— Permettez que je vous arrête à ce mot « d'affaire ». Il y a bien longtemps que je songe à vous entretenir de tout ceci. Surtout, ne voyez pas dans mes paroles une volonté irréfléchie, le premier acte de liberté d'une petite fille qui s'émancipe. C'est dans une profonde pitié pour les souffrances de pauvres femmes, qui, toutes misérables qu'elles soient, sont pourtant mes sœurs, dans le dégoût de spéculer sur leur travail, leurs maigres gains, dans l'horreur de tout ce qui est exploitation humaine, souci de lucre, que j'ai puisé ma résolution. Si philanthrope que soit mon oncle, l'argent qui fructifie chez lui m'est odieux. J'ai beau être sûre de son honnêteté, me dire que c'est fatal, qu'il subit aussi bien que ses ouvriers la nécessité d'une loi sociale, c'est plus fort que moi, ces billets, cet or me semblent mal acquis. Mon intention est de retirer ma fortune des mains de mon oncle, et de l'employer selon mon cœur, après avoir versé à la caisse des ouvriers de la filature une partie de ces intérêts accumulés, trop lourds pour mes scrupules.

A mesure qu'elle parlait, en possession vite reconquise d'elle-même, une attention d'abord surprise, puis anxieuse, se peignait sur le visage de M. Dugast ; sa femme, au début immobile de stupeur, s'agitait sur sa chaise avec une indignation qui avait peine à se contenir. Elle s'écria :

— Mais tu es folle? Qu'est-ce qui te prend? Nous aussi avons de l'argent là. Nous ne sommes pas des malfaiteurs!

— As-tu bien réfléchi? dit presque simultanément M. Dugast.

Et sa femme, plus haut encore :

— Voilà les belles idées que tu as rapportées d'Angleterre? Je reconnais les utopies d'Édith! mais c'est fou, fou!

— Et ton oncle? ajoutait le père, tu as songé à quel point tu allais le blesser? Voyons, ce n'est pas sérieux, tu plaisantes?

Hélène secoua la tête. Elle s'attendait à cet orage, ce n'est pas d'hier qu'elle s'y préparait. Depuis qu'en elle s'étaient éveillées, avec l'observation des choses, une conscience plus large, des idées de justice et de pitié, elle nourrissait ce double désir, de préserver sa fortune des sources malsaines, et de l'utiliser de façon à lui faire rendre tout le bien possible.

— Tante Édith n'y est pour rien, dit-elle avec calme. Moi seule ai tout décidé.

— Jamais tu ne retrouveras de placement pareil, gémit Mme Dugast.

— Tant mieux, répliqua Hélène.

M. Dugast, attristé, dit d'un ton grave :

— En admettant la part de noblesse que ton projet comporte, que ferais-tu de ta fortune? La convertir en titres de rentes, en obligations? Tu sais pourtant que jamais l'argent ne rapporte que grâce à une exploitation quelconque. Actions de chemins de fer, valeurs minières, sous ces chiffons de papier, il y a, si tu veux bien y songer, du travail et de la souffrance aussi. Avec de telles idées, aucune société n'est possible. Il y aura toujours des pauvres, te disait ton grand-père à déjeuner. Tu t'ingénies en vain, il y aura toujours des riches. Sois donc logique, donne tout ton bien, prend le bâton, la besace et, pieds nus, prêche d'exemple… Il eut un fin sourire : — Tu n'en es pas encore là, j'espère?

— Il y a manière de se rendre utile, répondit Hélène un peu vexée ; et, dans son esprit, elle songeait à divers emplois : subventionner le courageux journal de Minna, commanditer une œuvre de propagande ouvrière.

— Allons, dit M. Dugast soucieux, tu es libre, tu réfléchiras.

— C'est tout réfléchi, fit Hélène.

Il y eut un instant de silence et de gêne. Lèvres closes, les yeux rivés sur sa broderie, Mme Dugast, outrée, tirait point sur point.

M. Dugast, qui n'avait cessé de regarder sa fille avec une insistance pensive, lui dit paternellement :

— N'oublie pas que cet argent représente ta dot, c'est-à-dire moins ta sécurité en cas de non-mariage, — jolie comme tu es, j'écarte cette hypothèse, — que ta garantie mondaine et sociale, tes chances de devenir prochainement une bonne et honnête femme comme ta mère, de fonder à ton tour une famille.

— Je sais, dit Hélène avec vivacité. En France, on ne se marie que contre remboursement. Pas de dot, pas de fiancé! La question d'argent prime tout. On unit deux intérêts, rarement deux affections.

Mme Dugast releva la tête :

— Hélène, comme si tu ne savais pas que ton père m'a épousée pauvre!

— Oh! vous! protesta-t-elle dans un élan de cœur, vous êtes à part. La bonté de père, sa générosité, ton dévouement! Combien y a-t-il de ménages comme le vôtre? Vous êtes l'exception, vous confirmez la règle.

M. Dugast dit avec douceur :

— Que veux-tu? c'est la vie. Toujours les femmes ont payé cette rançon. Et puis, pourquoi voir un intéressé dans le brave garçon qui t'épousera? Vous mettrez en commun votre effort, vos biens. Plus tu apporteras, mieux tu auras servi tes intérêts véritables. Car tu es bien de cet avis, n'est-ce pas, les jeunes filles sont faites pour se marier, surtout quand elles te ressemblent?

Tous deux la regardaient avec une nuance de malice. Elle devina le sous-entendu : Vernières?…

— Que tu aies refusé jusqu'ici les partis qui se sont offerts, notre désir égoïste de te garder plus longtemps ne s'en est pas autrement inquiété, mais maintenant il nous serait doux de te confier à quelque sûr compagnon de route. Nous vieillissons. Nous voudrions te voir heureuse et caresser nos petits-enfants, avant de partir.

— Ah! cher père! dit Hélène émue.

Une communion d'âme les rassembla tous trois dans une seule pensée d'affection. Trouble délicieux, sensation obscure, plus douce que des larmes. Hélène les regardait, lui tout blanc, elle grise, avec leurs bons visages fatigués. Séparés d'elle par la table, ils lui parurent distants, comme à travers le recul du passé, tels des voyageurs las qui, parvenus au terme, regardent ceux qui s'éloignent, assis de l'autre côté du versant. Ils étaient un des types de cette vieille famille française, respectueuse des traditions, où la bonhomie, la droiture, la simplicité étaient le côté souriant des vertus du foyer. Elle était l'avenir, avec sa fièvre d'indépendance, son désir d'une vie autre, plus volontaire, plus efficace, semences nouvelles, moissons inconnues.

— A coup sûr, tu es libre, dit M. Dugast. Et, malicieusement :

— Plus que jamais, tu vas pouvoir réaliser ton fameux rêve, choisir parmi la foule des prétendants celui qui aura l'insigne honneur de te donner son nom. Eh bien! quelqu'un nous a parlé de toi ces jours-ci… Tu ne devines pas?

Elle s'enquit du regard, souriante.

— Quelqu'un de charmant, ma foi, et dont le titre, la situation, la famille ne laissent rien à reprendre.

— Et vous, maman, vous n'ajoutez rien?

Mme Dugast piquée déclara :

— C'est un homme du meilleur monde, parfaitement élevé, joli garçon. J'aurais cru même à certains signes qu'il ne te déplaisait pas et que tu l'aurais plus vite reconnu.

Hélène rougit un peu :

— M. de Vernières ne me déplaît pas, mais ce n'est pas une raison pour que je me décide à l'épouser. Que fait-il au juste? — Elle le savait oisif, riche, vaguement occupé d'affaires de Bourse. — Il faudrait d'abord le connaître. Récapitulons, il m'a vue quatre ou cinq fois.

— Qu'est-ce que cela prouve? dit Mme Dugast. Je n'ai eu, moi, que deux entrevues avec ton père. Tels étaient les mariages d'autrefois. On s'en remettait à ses parents du choix de son fiancé ; ils appréciaient les avantages, les convenances, les relations.

— Est-ce que ça réussissait toujours? fit Hélène.

M. Dugast lui-même sourit ; Mme Dugast répliqua, très digne :

— Regarde ta cousine Germaine, c'est moi qui ai fait ce mariage, qu'as-tu à lui reprocher? Du Marty est un vrai gentleman, Germaine est très heureuse.

— C'est possible, concéda Hélène, je n'en sais rien. Pour moi, je ne voudrais pas d'un mariage si rapidement conclu. Un tel acte, qui transforme une vie, ne doit pas être accompli à la légère. Je veux savoir qui j'épouse, l'étudier. Son passé, son présent, peuvent-ils me répondre de l'avenir? Pourquoi les hommes seuls jouissent-ils d'un pareil privilège? Pourquoi les femmes seraient-elles moins soucieuses d'une connaissance d'où dépend le bonheur de leur vie?

— Mon enfant! s'écria Mme Dugast alarmée.

— Je sais, dit Hélène, une fierté dans ses yeux purs. Je ne demande pas l'impossible. Une jeune fille a cependant le droit de vouloir estimer, avant d'aimer. En France, avant ses fiançailles, on ne peut parler librement à un homme, le rencontrer, sortir seule avec lui, sans qu'aussitôt on ne soit compromise, perdue. C'est absurde! En Angleterre, en Allemagne, en Amérique, la jeune fille est autrement libre. Son honneur s'en trouve-t-il plus mal? Nous sommes à la merci de conventions barbares. Voyons, père, vous qui êtes si juste, toi, maman, ça ne te révolte pas? Moi, une telle inégalité m'indigne. Rien ne me paraît plus beau que le mariage, l'union de deux êtres pour la richesse et la pauvreté, la maladie et la santé, la vie et la mort. Encore faut-il un partage identique, une confiance réciproque, absolue. La femme a, comme l'homme, des droits sacrés à l'amour.

M. Dugast hochait la tête :

— Tout cela est bel et bien, ma chérie, mais sois prudente. On est si vite mal jugé! Il y a, tu le reconnaîtras, dans tes paroles, de quoi inquiéter tes vieux parents. J'aurais bien à dire, nous recauserons de tout cela.

— Ah! Brighton! Brighton! soupira Mme Dugast, Édith est bien coupable!

M. Dugast s'était levé :

— Embrasse-nous, mademoiselle, il faut te faire belle, puisque nous dînons à la Chesnaye.


« Ouf! pensait Hélène en s'habillant. Ça s'est bien passé! » Et devant sa glace, elle prit plaisir à se piquer une rose dans les cheveux, à nouer à son cou qui émergeait, souple et blanc, du corsage de tulle, un rang de perles fermé d'une turquoise. Une dentelle, ses gants, son mouchoir, et, poussant jusqu'à la cuisine, elle recommanda en passant à la vieille Anna, extasiée à sa vue, de faire porter de suite aux Flénu, à Moranges, du bouillon, du bordeaux. Qu'on prît des nouvelles…

On l'attendait sur le perron, et, longeant l'allée des fusains, tous trois gagnèrent la petite porte par où les deux jardins communiquaient. André était parti en avant avec M. Pierron. Les pelouses de la Chesnaye, semées de corbeilles savantes, les allées au gravier net, aux bordures neuves, les grands massifs exotiques contrastaient par leur opulence, leur entretien méticuleux, avec le vieux jardin du Vert-Logis, plus ombragé, plus intime. On arrivait au petit pavillon où les Du Marty passaient l'été, moins assujettis, prétendaient-ils, qu'au château, — loin des communs, il est vrai. Mme Dugast s'en étonnait toujours, elle ne pourrait rester là sans domestiques. Mais avec l'électricité, disait Germaine, c'était si vite fait : « Crac, un bouton!… » Les fenêtres étaient noires. Plus personne. Un sous-bois de sapins et de chênes, et l'on apercevait dans le crépuscule la masse carrée du château, avec ses ailes de pierre et de briques, ses haut toits d'ardoises. Une lumière blanche tombait en nappe des portes-fenêtres du salon, ouvertes sur la terrasse descendant à la pelouse par un degré.

Dans un coin de la vaste pièce, autour d'une table à jeu, où Germaine et Yvonne, décolletées bas, caquetaient bruyamment, le vicomte de Vernières, André, le beau Dormoy, le petit Schmet, groupaient leurs plastrons blancs, leurs habits noirs. Debout devant la cheminée, M. Pierron semblait rendre un arrêt, qu'écoutait avec recueillement la tante Portier, enfoncée dans une bergère. Sous une dentelle noire, sa grosse tête ronde exprimait une niaiserie béate. L'oncle Dugast, chambré dans une embrasure par Simonin, écoutait d'un air à demi convaincu ses affirmations pressantes. L'homme à tête de brochet y mettait toute son ardeur de Parisien retors, d'aventurier aux abois. « Diable! le cousin, pensa Hélène, manigance quelque emprunt! » De quel métier vivait-il à présent? Il les avait fait tous ; agent d'assurances, journaliste, coulissier… Comment ce chenapan, spirituel d'ailleurs, était-il adoré d'une gentille petite femme, si bonne, si tendre? Pauvre Denise!

Il y eut dans le coin de Germaine et d'Yvonne un éclat soudain de rires et d'exclamations.

— Parfaitement, répétait Yvonne en donnant un coup d'éventail sur la main de Schmet, moi je suis bien décidée à n'épouser qu'un vieux.

Les portes de la salle à manger glissèrent. Du Marty (d'où sortait-il?) prenait le bras d'Hélène. Des lustres, des torchères, dardée à travers des étincellements de cristal, une éblouissante clarté convergeait sur la nappe raide, aux argenteries lourdes, aux surtouts d'orchidées.

Vernières était à sa gauche. De sa voix caressante, il s'informait d'elle, de son voyage. Dans ses yeux noirs, d'une flamme veloutée, elle crut lire une admiration contenue, plus d'émotion qu'on n'en laissait voir. Il avait des mains blanches et nerveuses, une maigreur de race. Oui, élégance parfaite, dehors séduisants ; que recouvraient-ils?

On servait, après de petites timbales de soles, des canards à la moscovite ; Simonin jeta très haut :

— Avez-vous lu les Débats ? la grève de Roubaix prend mauvaise tournure. Quatre escadrons viennent de quitter Lille.

L'hôte souriant, affable, qu'était l'oncle Marcel rentré chez lui, le rentier satisfait qui tout à l'heure à travers la table racontait avec complaisance à Dormoy sa dernière trouvaille, un Largillière découvert dans un grenier, redevint l'autoritaire, le tranchant possesseur d'usine :

— Les compagnies ne peuvent céder, les ouvriers en demandent trop. Demain d'ailleurs, ce serait à recommencer!

Trop? Hélène revit les intérieurs sordides du matin, et, devant les tapisseries de haute lice, la cheminée de bois monumentale, compara. Simonin renchérissait, en plongeant sa petite cuiller de vermeil dans un spoom au kirsch. — « Dire, songea-t-elle, que sa femme et ses petits sont peut-être en train de manger des pommes de terre à l'eau! » Marcel Dugast continuait :

— Comme toujours, les syndicats ouvriers sont à la tête du mouvement. Leur minorité tapageuse entraîne la masse docile. Notre devoir est de résister. Si j'en croyais mes bobineuses!…

M. Pierron proclama du haut de sa cravate :

— La loi du 27 décembre 1892 sur la conciliation et l'arbitrage facultatifs en matière de différends…

Un petit rire, à l'autre bout, coupait avec irrévérence la voix sentencieuse. C'était Yvonne, à qui le petit Schmet parlait bas. Tous les regards s'arrêtèrent sur la jeune fille, qui, rose et blonde, relevant ses grands yeux bleus de poupée, fit front avec un air d'innocence suprême, tandis que Schmet, gêné, penchait sur son assiette sa barbe frisottante et son nez crochu. La tante Portier eut un coup d'œil sévère. M. Pierron, plus solennel, reprenait :

— La loi du 27 décembre…

Une salade japonaise succédait à des chaud-froid de grives. Parmi le brouhaha des voix, l'odeur des mets et des chemins de fleurs, Hélène, fatiguée, eût voulu voir finir ce dîner dont le luxe lui pesait ce soir. Près d'elle, Du Marty, ayant épuisé avec Dormoy les rares idées qu'il possédait, sur la peinture en particulier, parlait courses. Sportsman fervent, le Stud-Book n'avait pas de secret pour lui. Son unique cheval avait gagné le mois dernier un prix de consolation. Comme Dormoy lui en faisait compliment, il loucha, avec une fatuité sereine, sur ses moustaches frisées. Mais, d'un clin de paupières imperceptible, tante Portier lui jetait le signal : elle se levait de table.

Au bras de Vernières, Hélène traversait le salon. Une glace lui renvoya leur image ; ils formaient un joli couple, lui, mince, taille cambrée dans le frac, un visage d'une pâleur mate, d'une grâce volontaire ; elle, grande et bien faite, toute de charme simple et d'éclat. Vernières s'inclinait, et dans l'admiration, le respect de son salut, elle perçut l'étendue de l'hommage. Il la retrouvait sur la terrasse, où, par groupes, on venait jouir de la fraîcheur de la nuit. Sous l'immense ciel criblé d'étoiles, une douceur infinie s'élevait des parterres, avec l'âme des roses et des héliotropes, et le silence s'approfondissait de l'immobilité du vaste parc, étageant ses cimes noires dans l'ombre. La pointe de feu des cigares éclairait le bas des figures. Simonin, courant un autre lièvre, tentait auprès de M. Dugast une persuasive manœuvre. « Allons, bon! c'est père maintenant! » se dit Hélène. Elle était en train de causer avec le beau Dormoy. Marcel Dugast, tenant Vernières sous le bras, les rejoignait. On entendit une fin de phrase : — « Alors, mon cher, placement sûr? Je m'en remets à vous? —  » Il s'agissait d'un achat considérable d'actions sur de nouvelles mines d'or, au Klondyke. Vernières, grâce à ses relations, à son habileté, négociait pour un agent de change d'importantes affaires, touchait la forte remise. — « C'est de tout repos » fit-il. Et, satisfait, il secoua la cendre de son cigare L'oncle taquinait Hélène sur sa visite à Moranges :

— Ah! petite masque, c'est toi qui excites mes bobineuses avec tes libéralités!

Cabrée, elle ripostait : Il tombait mal! Et elle entamait l'histoire de Marthe.

— Je sais, interrompit-il. J'ai donné des ordres. Qu'est-ce que tu veux? Quinze jours de repos et le demi-salaire, ça n'est pas mal. La plupart n'en accordent pas autant. Les soins gratis du médecin, c'est tout. Est-ce ma faute, si ces malheureuses déguisent leur état, travaillent jusqu'à la dernière minute?

Vernières et Dormoy, mus par une pitié trop subite pour être sincère, s'indignèrent : comment la société ne songeait-elle pas à protéger par une loi secourable la mère, l'enfant, c'est-à-dire la race même?… Par les portes-fenêtres ouvertes, des accords de piano, sous les doigts d'Yvonne, résonnèrent. On distinguait le profil assidu de Schmet, prêt à tourner la page. Hélène s'avança jusqu'au degré. Accoudés contre un vase, elle reconnut à l'écart André et Germaine ; ils causaient d'un air absorbé. Elle les vit tressaillir, une ombre s'approchait d'eux.

— Ah! c'est vous, Bréjean, fit André, vous nous avez fait peur.

Des paroles à voix basse. Le sous-directeur apportait des nouvelles, les bobineuses… la grève… Puis une ouvrière, Marthe Flénu, venait de mourir.

Un léger cri d'Hélène ; les groupes s'approchèrent, on s'enquit.

— Qu'est-ce? demanda l'oncle.

— Rien, dit André, une ouvrière qui est morte.

Et il ajouta :

— Bonne nouvelle, les bobineuses se soumettent.

Un court silence, un souffle faible à travers les feuillages, et, tandis que les conversations reprenaient, Hélène bouleversée entendait, sous les doigts d'Yvonne, le piano résonner de plus belle, les notes joyeuses s'égrener dans la nuit.

V

— Tu viens aussi? fit André sans entrain.

Hélène descendait le perron, très en beauté dans sa robe simple de foulard à pois blancs ; son teint frais sous le chapeau bergère avait un rayonnement.

— Bien sûr, fit-elle, c'est très amusant!

André et Vernières devaient donner ce matin à Germaine sa première leçon de bicyclette. Et de concert ils prirent l'allée des fusains, pour gagner la grande terrasse du bord de l'eau, au bas des pelouses de la Chesnaye. Ils marchaient côte à côte, à cent lieues l'un de l'autre. André ne lui pardonnait pas son coup de tête ; deux jours avant, elle avait prévenu leur oncle. Ah! bien, à sa place, il l'aurait autrement reçue! Et leur père, on n'avait pas idée d'une faiblesse pareille! Il en ressentait une colère froide. Il ne pouvait comprendre les mobiles d'Hélène, jugeait absurde qu'on l'écoutât. Une enfant encore ; que savait-elle de la vie? Si on laissait faire les femmes, maintenant!…

Hélène, elle, savourait l'excitation de la lutte et le plaisir de sa victoire. Aussi fut-ce gentiment qu'elle demanda :

— Dis-moi. André, est-il vraiment impossible d'employer le pauvre Flénu à la filature? Il est bien à plaindre depuis quinze jours.

André saisit avec satisfaction l'occasion d'épancher sa bile. Comment, elle réclamait des faveurs, par-dessus le marché? elle allait voir.

— Tout à fait impossible! dit-il sèchement. Une usine n'est pas un hôpital. C'est un foyer de production ; nous sommes forcés d'exiger le maximum d'effort. Flénu est manchot. Nous ne pouvons nous payer le luxe d'être sensibles ; bon à toi!

Elle riposta, touchée au vif :

— Merci du conseil, je sais ce que j'ai à faire.

André reprit :

— A ce propos, je suis bien heureux de te dire ce que je pense… Et avec ironie : — Tu es majeure, tu es libre, c'est entendu. Cela n'empêche que ta conduite n'a pas le sens commun : c'est de la folie pure. Tu te permets de juger? Tu en sais plus que les tiens, que ta mère? Contente-toi donc de l'imiter. Imagines-tu que tu vas rénover la société? C'est à se tordre! En attendant, tu n'as fait que me nuire. Parfaitement. Mes intérêts sont dans la main de notre oncle. Tu n'aurais pas dû l'oublier ; la famille d'abord. Une jeune fille ne doit pas sortir de son rôle. Tu n'es ni sœur de charité, ni médecin. Et laisse-moi te le dire, tu t'occupes depuis quelque temps de choses qui ne conviennent pas à une personne de ton monde et de ton éducation. Tu as des amies qui te troublent la cervelle. Borne-toi à plaire, cherche un mari!

Le sang au visage, Hélène se contint :

— Tu as fini?

— J'ai fini, dit André, soulagé ; mais au détour d'un massif, il aperçut de loin Germaine et Vernières sur la terrasse, et affectant un visage souriant : — Parlons d'autre chose, fit-il.

Hélène le regarda :

— Mon pauvre André, nous ne nous entendrons jamais.

Germaine les reconnut, poussa un Eho! joyeux. On vit alors Yvonne assise sous un grand tilleul, dans une pose savante, et près d'elle Dormoy courbé sur son chevalet. Ils se levaient, venaient tous quatre au-devant d'eux.

— Ça va? dit André, avec un regard de dédain aux fines bicyclettes. Il n'admettait que le motocycle. — Et Du Marty?

— A Paris, dépêche d'affaires. Rendez-vous au haras de Vaucresson : un nouveau cheval…

« Encore? pensa Hélène ; il s'absentait bien souvent. Très absorbant, ce métier-là. »

André prenait en main la bicyclette de Germaine, et sans façons :

— Tu dois être fatigué, Henri? Je te relaye.

Il n'attendait pas la réponse, aidait la jeune femme à se mettre en selle. Des petits cris, des rires, ils s'éloignaient.

Yvonne, impatiente, reprit la pose. Dormoy, perplexe entre deux galanteries, jetait sur Vernières un léger regard d'envie, et se remettait au travail avec un enchantement bien joué.

Hélène se dirigeait avec Vernières du côté de Germaine, pour suivre la leçon. Le mot blessant d'André : « Cherche un mari! » lui tintait encore à l'oreille. Énervée, presque colère, elle se tenait sur la défensive. Vernières le devina. Et charmant, spirituel, il sut la distraire, l'amuser. Puis la voyant moins préoccupée, il s'enquit avec une chaleur discrète : quelqu'un l'avait-il peinée, quelque chose lui avait-il déplu? Il s'en attristait, s'en indignait. Il fit habilement ressortir qu'avec lui jamais femme n'aurait sujet de plainte ; il n'avait pas de plus cher désir que de rendre à celle qui voudrait bien ne pas repousser son humble amour la vie libre, facile, heureuse. Tout cela dit sans y toucher, à petits mots simples, délicats, qui tombaient, amollissaient comme une pluie de douceur.

Hélène souriait, détendue, sinon conquise.

Mrs Edith Hopkins, White-House,
Kirby, Devonshire.

« Le Vert-Logis, 8 octobre.

« Ma chère tante,

« Votre Hélène est bien en retard avec vous. Quinze jours depuis ma dernière lettre, et tant de petits événements! Il faudrait s'écrire au jour le jour, sinon le fil casse. Adieu tout ce qui fait le charme de la communion amicale, nos bonnes causeries de Brighton, les yeux dans les yeux.

« Vous savez avec quel accès de mauvaise humeur, quelle morgue bourrue, mon oncle avait accueilli ma détermination de déplacer cette fameuse somme qui constitue désormais ma dot. « Petite sotte, qui se permet de blâmer toute une vie de volonté et de labeur! Il était bien récompensé de sa philanthropie! » Enfin il s'est rendu compte que mon « coup de tête » passait au-dessus de lui, visait un « ordre de choses fermement établi, une loi fatale, » bref, qu'il aurait tort de paraître vexé plus longtemps. Je dis paraître, car au fond il l'est, terriblement. Il a beau affecter une courtoisie parfaite, l'ironie perce. Samedi dernier, il m'a jeté d'un air négligent : « Et ton argent, petite, veux-tu que je le passe à ton notaire, — car tu as aussi un notaire, maintenant? — ou préfères-tu que je te signe un chèque? » Sur mon geste évasif, il a pris son carnet, sa plume, et tout au long a libellé le Payez au porteur la somme de deux cent quatre-vingt-sept mille cent et quelques francs, sans oublier les centimes. Son dur paraphe… et avec un sourire, un salut narquois, il m'a tendu le chèque, en ajoutant : — « De deux à cinq, payable au Crédit Lyonnais. »

« Comme le léger papier m'a paru lourd! La peur absurde de le perdre ; l'idée qu'il représentait tant de souffrances, de misères, tant de charités possibles ou de joies égoïstes ; l'idée aussi que c'était là ma dot, ma rançon de femme, le Sésame, ouvre-toi de ma vie nouvelle. Depuis en effet que, grâce aux boutades d'André, — il a pris la chose encore plus à cœur que mon oncle, — le bruit de mon « extravagance » s'est répandu, je ne vois plus que visages attentifs. Le beau Dormoy se montre sous ses plus belles couleurs. Schmet, distrait de son flirt avec Yvonne, a des empressements subits. Quant à M. de Vernières, l'histoire du chèque, tout en me rehaussant d'un certain lustre, a semblé ne l'enthousiasmer qu'à demi. Il s'est discrètement inquiété des tracas qu'allaient m'infliger le maniement de cette fortune, le choix des placements ; comme il a des amis à la Bourse, si un bon conseil… Singulier garçon, d'un tact si sûr, d'une souplesse d'esprit qui se modèle à tout, et séduisant, et distingué! Avec cela, quelque chose d'indéfinissable qui arrête, une impression de volonté secrète, de préoccupation qu'il dissimule.

« Je le vois presque chaque jour ; il se déclare. Si je ne faisais la sourde oreille, il ne tiendrait qu'à moi de m'appeler bientôt Mme de Vernières. Mais, à dire vrai, il me plaît et il me déplaît. Auprès de lui, je me sens troublée ; est-il absent, je me ressaisis. Il est charmant, pourtant. Qu'il y a loin d'un homme comme lui, comme Dormoy même, à cet étrange Pierre Arden, si sauvage, dont les convictions tranchantes, la brusquerie m'ont tant choquée chez vous, ce soir de juin, où master Willy avait, — fi! le gourmand! — soustrait d'avance tous les raisins du cake ! Cet Arden montrait d'ailleurs une belle flamme d'énergie en parlant de ses travaux, du chemin de fer construit par lui au Caucase. Ce qui me déconcerte en Vernières, c'est sa vie inactive, toute de façade, les heures qu'il passe à la Bourse. Il est remisier, m'a-t-il dit ; ce n'est pas une carrière! Je préférerais un moyen plus fier, plus net, de gagner sa vie. Il gagne de l'argent, voilà ce que je sais ; il a besoin d'augmenter ses revenus, des terres dans la Dordogne où sa mère habite. C'est toujours un étonnement pour moi, cette habitude de borner l'existence aux soins futiles, aux conventions du monde, ce dédain de l'action où l'on s'enlize en France, dès qu'un titre de rente, des appointements fixes garantissent la sécurité matérielle. Nous ne sommes curieux de rien, ni de voyages, ni de progrès ; nous manquons d'expansion créatrice… Mais, pour Vernières, ne craignez rien, je suivrai votre conseil : je l'étudierai longuement.

« Papa commence à se faire à cette idée : qu'une jeune fille qui se respecte ne se discrédite pas forcément pour tenter de connaître ceux qui prétendent à elle. Maman reste intraitable ; chaque fois que je cause avec Vernières, son regard nous surveille. Comme si les flirts d'Yvonne n'étaient pas autrement compromettants! Et quand je pense au mariage de Germaine, bâclé en trois semaines! Quelle confiance avoir? Elle frivole, lui nul. S'aiment-ils seulement? Il y a des jours où je ne suis pas tranquille.

« Ah! chère tante, moi qui m'imaginais voir tout changer en moi, autour de moi, du fait seul que, devenue majeure, j'allais accomplir un acte décisif, médité depuis longtemps! Quel monstre je me faisais de cette résolution! Hélas, rien n'a bougé, la terre continue de tourner. Grand-père, après avoir prononcé un jugement sévère, — où allait-on? Finis Familiæ! Ah! si une de ses filles s'était jadis conduite de la sorte!… — s'est remis à édicter comme auparavant ses immuables opinions. Grand'mère, elle, n'a rien compris ; elle ne sort pas de ses patiences ; sa surdité croît chaque jour. Et mes parents! Je m'attendais à une si belle résistance! Ils ont été assez vite résignés, maman reprise à sa chère surveillance du ménage, père tout entier à ses livres et à ses fleurs, tous deux bien calmes. Pauvre père, après ces quatre mois de séparation, il m'a semblé pacifique, vieilli. Si vous saviez comme il a été bon! Il est un peu souffrant en ce moment, il se plaint d'étouffements. De retour à Paris, il faudra que je le décide à consulter.

« Pour en revenir au précieux chèque, qu'est-ce que je vais en faire, vous demandez-vous? chut! Là-dessus j'ai encore des projets, de grands projets. En attendant, père a fait pour moi le nécessaire, André ne voulant entendre parler de rien ; vous voyez d'ici son geste?… Et j'ai reçu à mon tour, du Crédit Lyonnais où l'argent est à mon nom, tout un carnet de petits chèques. Moi aussi je vais pouvoir en signer! Mon premier soin a été de verser, à la caisse des ouvriers de la filature, quinze mille francs destinés à servir de secours aux femmes qui deviennent mères, et de prendre vingt livrets de caisse d'épargne de 250 francs chacun, pour les employées les plus malheureuses. Ainsi, je restitue aux pauvres gens le surplus de ces odieux intérêts, accumulés par leur labeur.

« L'oncle a froncé les sourcils, rentré sa colère et remercié, avec son meilleur sourire. Je vous passe les vrais remerciements : délégation du personnel, discours et bouquet. Mais quel faible soulagement pour tant de misères effroyables! Ces femmes dont je vous ai parlé, la Lefèvre, la Lepillier, je ne puis même pas les mettre entièrement à l'abri. Et pour d'autres, je n'ai rien pu, rien! Je reverrai toujours la pâleur effrayante et le délire de Marthe Flénu…

« Du moins, j'ai eu la triste consolation de trouver un emploi pour son mari, l'infirme. Minna l'a pris à son journal, comme garçon de bureau. La grand'mère va pouvoir élever le petit, mon filleul, s'il vous plaît. D'où voyages à Paris, visites à Minna, achats de layettes… Vous n'imaginez pas comme je suis aguerrie, maintenant. Me voilà loin de ma première sortie seule, des terreurs de maman, des recommandations de tante Portier. Je brave tous les dangers, j'affronte avec un mépris serein les œillades des imbéciles et les chuchotements des goujats. J'irais au bout du monde comme cela!

« Mais que je vous dise vite les amitiés de notre chère Minna. Vous suivez, n'est-ce pas, sa campagne dans l' Avenir ! Avez-vous lu son article : « Protection des gains de la femme mariée? » — Elle y répond vertement à diverses chroniques hostiles. A quoi bon une loi? raillaient les bons journalistes. La femme, jouissant librement de son salaire, ira bien vite le dépenser aux étalages. Y a-t-il d'ailleurs tant de mauvais maris, ivrognes, cupides?… etc. — Et moi qui ai sous les yeux l'exemple de cette brute de Lepillier, le martyre de la petite paralytique et de sa mère, je songe combien de victimes pareilles la loi attendue sauverait! Et puis, pourquoi y aurait-il plus de mauvaises femmes que de mauvais maris? Les bons ménages resteront toujours de bons ménages… Ah! comme Minna sait dire tout cela en paroles vibrantes, pleines de bons sens et de pitié!

« L'amusant est qu'au moment où nous en causions ensemble, dans le petit bureau de l' Avenir , Mme Morchesne, la présidente de la Ligue pour l'émancipation des femmes, est entrée. Vous ne connaissez pas Mme Morchesne? C'est un type! Courte sur jambes, rouge, trapue, une figure hommasse, une ombre de moustache, elle est le porte-étendard du féminisme intolérant. Vous haïssez comme moi ces zèles maladroits qui ont beau, selon ces dames, cacher une tactique profonde : crier fort pour qu'on écoute! Elles font plus de mal que de bien, épouvantent l'opinion qui est lente à s'émouvoir, prompte à se gendarmer. D'une voix caverneuse, elle a reproché à Minna sa modération. « Sus à l'ennemi! au tyran! » Or elle a le mari le plus doux, un esclave, d'un dévouement, d'une patience angéliques. Il accourt au premier mot, tremble au moindre geste.

« J'ai vu encore au journal pas mal d'autres silhouettes singulières de bas-bleus. Sophie Grœtz, Viennoise prétentieuse et sensible ; une Américaine, Miss Pelboom, jeune, sèche et plate personne, sans poitrine ni hanches, col droit et feutre d'homme : le troisième sexe dans toute son horreur. Spécialité : la chronique des sports dans l' Athlétisme et le Cycle Journal . Mais je bavarde!… Et Louise Guilbert que j'allais oublier! Nous avons eu une vraie joie à nous retrouver. Le brave, le savant, le gentil médecin! Comment ne pas avoir confiance en cette main si sûre, ce regard si droit? Elle commence à se faire une clientèle, au prix de quels efforts, de quelles difficultés par exemple! Tout ce qu'il a fallu d'énergie pour conquérir cette place modeste, mais sûre, de médecin aux Enfants-Indigents! Je l'aime et l'admire pour toute sa petite personne frêle et vaillante, pour le courage obscur de ses débuts. Elle m'a parlé de vous avec bien de la sympathie. Elle m'a promis de venir dimanche prochain.

« Quel journal! Vous voyez que je rattrape le temps perdu! Et je ne vous ai parlé que de moi!… Faites-en autant de vous, chère tante, quand vous m'écrirez. Que je sache si la croissance fatigue encore ma petite Bertha, si Fred, de ses menottes, déchiffre avec maëstria les sonates de Mozart, et si Master Willy chevauche toujours aussi brillamment bicyclette et poney.

« J'espère que Georges se porte bien, et je vous envoie comme à lui, chère tante, puisque vous ne faites qu'un, le même tendre et fervent souvenir. Affectionate love to both of you.

« Hélène. »

VI

Sur l'étroit tablier du pont, dont le plancher suspendu tremblait aux pas des chevaux, — devant elles, le landau roulait paisible, — Hélène et Louise Guilbert, dans la haute charrette anglaise, causaient.

— Regardez! dit Hélène en désignant du fouet le vaste paysage ensoleillé, maisons blanches de la Roche-Guyon, fleuve d'azur moiré d'argent, bois déjà roux, sous le ciel vif d'octobre.

Elles sourirent, heureuses des bonnes heures qu'elles avaient encore à passer ensemble, du petit plaisir imprévu causé par ce pique-nique, au rendez-vous de chasse des Bourrel. Les chasseurs étaient partis à l'aube : l'oncle Marcel, André, Dormoy. Germaine les accompagnait ; quant à Du Marty, un service militaire de treize jours le retenait à Orléans. Le visage boudeur d'Yvonne les égaya ; elle était assise à côté de M. Dugast, sur la banquette de devant du landau ; elles entrevoyaient sa moue silencieuse, à travers l'inclinaison du chapeau de tante Portier et l'ombrelle de Mme Dugast.

— Comme c'est gentil à vous d'être venue! répéta Hélène.

— Cela me repose, dit Louise, des Enfants-Indigents. Si vous saviez comme c'est triste, le spectacle de la souffrance précoce, les tares de ces pauvres petits, empoisonnés de maladies organiques, seul héritage de leurs parents!

Hélène dit quelques mots de sa protégée, la paralytique. Sans doute, mieux soignée, son état pourrait s'améliorer. Peut-être qu'à l'hospice… si Louise voulait s'en occuper…

Elles parlaient maintenant de leurs amies, rappelaient leurs souvenirs du lycée Racine où elles s'étaient liées : Louise, déjà vaillante, tout en nerfs avec ses seize ans frêles, guère plus grande qu'aujourd'hui ; Hélène, de cinq ans plus jeune, petit mouton frisé. Louise la prenait en affection pour sa ressemblance avec une sœur à elle, dont elle vivait séparée, à la suite du divorce de leurs parents. Confiée à son père, docteur connu, et désireuse de se créer une vie indépendante, elle était dès lors résolue à poursuivre ses études, à essayer de devenir médecin, elle aussi. Et la grosse Oudot? Et Julie Delahaye, l'asperge? Disparues! mariées au loin, mortes? De ces camaraderies, elles n'avaient gardé qu'une ou deux affections durables : Gabrielle Duval qui, sortie cette année de l'école de Sèvres, attendait sa nomination de professeur, et la pauvre Denise Simonin, si gaie dans ce temps-là. Fini de rire, aujourd'hui ; son mari toujours dehors avec ses affaires louches, trois enfants à élever, souvent le plat vide, dettes et protêts.

— Sa dot n'a pas traîné, dit Louise. Simonin a la dent longue. Le mariage dans ces conditions-là, merci. Je préfère rester garçon!

Elles rirent ; un vent sec bruissait à travers les taillis, des feuilles jaunes voletèrent. Le landau tournait : une clairière, et sous de hauts peupliers d'Italie, dont les cimes grises se fonçaient de rouille, le rendez-vous de chasse, un pavillon Louis XIII, apparut. Des cris, des rires, quelques mesures de fanfares auxquelles des abois répondirent ; le groupe de chasseurs s'avançait en saluant. Paul Ythier-Bourrel se multiplia. Beau-fils du richissime maître de forges, il faisait, en l'absence de M. Bourrel, les honneurs de la réunion. Fortes moustaches brunes, l'œil hardi, il gardait, dans sa distinction de clubman , le délibéré du lieutenant de hussards. Il présenta son cousin, le comte Soulier, qui s'inclinait avec componction, figure madrée, crâne chauve et favoris teints. Le lieutenant de Céry, camarade d'Ythier-Bourrel, vint présenter ses respects à Hélène, et derrière lui Vernières, le sourire en éveil. Fouetté de grand air, ravi de sa chasse, elle lui trouva bonne mine, entendit avec plaisir les quelques mots banals qu'il prononçait d'une voix tendre et respectueuse.

On pénétrait dans la cour intérieure. Paul Ythier-Bourrel précédait Germaine, affriolante avec sa jupe courte plissée, ses guêtres soulignant le mollet, sa toque campée sur ses cheveux fous. Mme Dugast et tante Portier admirèrent le tableau disposé sur un mur, trophée savant de poils et de plumes refroidies, çà et là englués de sang. Deux gardes et des valets de pied allaient et venaient, enlevant du coffre des voitures dételées les dernières provisions. Les chevaux hennirent dans leurs boxes, les chiens à l'attache regardaient de leurs yeux parlants, en remuant la queue.

— Joli motif! s'écria Dormoy, esquissant du pouce un vague dessin.

— Ces artistes, fit André, un rien les inspire!

Il se souciait peu des joies esthétiques, ne prenait jamais aux choses que l'intérêt qu'elles lui rapportaient.

A table, dans une vaste pièce à boiseries grises, où des guirlandes de bruyères et de feuillages couraient, sous des rangées de bois de cerf, Hélène s'amusa de la gaieté du service, pêle-mêle, sur la nappe blanche, de pièces froides, de pâtés et de fruits, parmi les bouteilles poudreuses à cire rouge, à col d'or. L'atmosphère chaude, cette animation, ces rires qui ne pensaient à rien, l'enveloppaient. Elle sentit un bien-être, jouit de cette minute ; Vernières, à la dérobée, lui jetait des regards d'admiration pénétrée ; elle en surprit un, tourna la tête, sans s'avouer son plaisir. Elle éprouvait obscurément cette sorte d'attrait qu'exerce sur tout être humain la séduction physique. Chaque mouvement de Vernières en était plein. Allait-elle l'aimer?

En face d'elle, Louise Guilbert, entre Marcel Dugast et Dormoy, tenait tête avec sa franchise sereine, sa grâce décidée, aux madrigaux du peintre, plus coloré que d'ordinaire. Décidément il renonçait à lutter contre Vernières, il affectait vis-à-vis d'Hélène une camaraderie résignée, un détachement chevaleresque. Quant à l'oncle, il était conquis, trouvait Louise charmante. Il débitait des petites phrases, d'un air bonhomme : où étaient les grands principes et les mots ronflants? Comme Yvonne se tenait mal! Sans doute la joie de retrouver son flirt numéro deux. Distancé, Schmet! De Céry tenait la corde. Ils y allaient grand train, plaisantant haut, avec des sous-entendus à eux, souvenirs de bals, débinages d'amis.

Les yeux trop familiers du lieutenant, le regard en coulisse du comte Soulier, qui, après avoir successivement observé chacune des femmes, s'arrêtait avec une complaisance évidente sur la gaminerie d'Yvonne, choquèrent Hélène. Sous le convenu des sourires, elle percevait le désir insolent, le mépris secret du jeune officier, du vieux beau. Ythier-Bourrel voulait à tout prix verser du champagne à Germaine très lancée. — (Tiens, comme André avait l'air maussade!) Dormoy devenait élégiaque ; tous avaient au visage la même expression ; Vernières lui-même, quand il la contemplait tout à l'heure… « Ah! l'éloignement, l'énigme des pensées! Qu'y avait-il sous ce front mat, derrière ces prunelles d'une douceur ardente? Tout près de se comprendre, l'inconnu en lui, l'inconnu en elle… L'aimait-il vraiment? »

Elle vit alors que ses parents regardaient Vernières, puis elle ; ils paraissaient heureux, rajeunis au spectacle de cette gaieté. Tante Portier seule conservait une majesté réprobatrice devant les éclats de rire. Le café, les liqueurs étaient servis dehors, sur de petites tables ; on organisait des jeux, un tir dans la clairière. De Céry chargeait les carabines légères, les passait aux dames. Le comte Soulier marquait les points.

— Eh bien, sœurette, fit André, qui avait pris Hélène sous le bras, — on ne se décide pas? Nous sommes donc aussi coquette que les autres? Voilà deux mois que, sous prétexte d'étudier ce pauvre Vernières, tu le laisses brûler à petit feu.

— Il t'a fait ses confidences? demanda Hélène, moqueuse.

— Ce matin. Il t'adore. Songes-y! Le parti en vaut la peine. Et voilà ma commission faite.

Il pirouetta, n'aimant pas s'attarder aux mots inutiles ; il était déjà loin, recevait la carabine des mains d'Yvonne qui, ravie, criait : Mouche! On s'empressait, on changeait de cible. Hélène songeuse était à l'autre bout de la clairière, où des canards ridaient l'eau couleur de feuille morte, un coin de ciel et d'arbres renversés. Une phrase murmurée la fit tressaillir.

— N'est-ce pas, mademoiselle? splendeur et mélancolie, c'est tout l'automne.

Elle se retourna. Vernières était derrière elle, embrassant d'un geste la frondaison immobile sous le ciel bleu, lourdes verdures décolorées, hêtres pourpres et bouleaux jaunes. Il reprit :

— Ne trouvez-vous pas ces journées d'autant plus belles qu'elles sont parées du charme suprême de ce qui va finir?

D'un regard il précisait l'allusion, évoquait le départ proche, la rentrée d'Hélène à Paris. Elle sentit la ferveur cachée de sa prière.

— Bientôt ce sera la vie dispersée du monde, continuait-il. On ne s'appartient plus. Retrouverai-je jamais ces heures de confiance, presque d'intimité? Ah! mademoiselle, ne prononcerez-vous pas le mot qui fixera pour moi ces souvenirs, le mot qui éterniserait cette minute divine?

Il subit sans broncher l'interrogation muette d'Hélène, son beau regard sagace, planté droit. « Diable de fille! pensait-il, est-elle jolie! » De la deviner si maîtresse d'elle-même, quoique émue, il en conçut une rancune, se dit : « Toi, que je t'épouse, je te materai. » Puis, du ton le plus suave :

— Ne me connaissez-vous pas, maintenant? Je ne vous ai rien caché de mes défauts. Vous savez le peu que je suis, le peu que je vaux. Mais vous savez aussi que personne au monde ne se dévouerait pour vous de meilleur cœur, que je donnerais tout pour une promesse, un encouragement…

Il parlait avec une humilité contenue, une chaleur communicative. Et à part lui, soupesant la beauté d'Hélène, ses relations, la dot, les espérances, puis en balance les raisons pressantes qu'il avait de se marier, désir d'un train de maison, faire figure, recevoir (de la sorte il pourrait élargir, assurer ses opérations à la Bourse), Vernières songeait : « Impossible de trouver de nouvelles hypothèques sur le château et les fermes! maman là-bas qui vit de rien… Odette me coûte très cher ; une maîtresse et des dettes, on s'en fatigue à la longue. Il faut faire une fin. »

Après un silence, avec une gravité charmante, cette sincérité profonde, qui donnait tant d'âme à sa beauté, Hélène reprit doucement :

— Voilà des mots bien graves. L'acte l'est encore plus. Songez qu'il engage la vie entière. A quoi bon se presser? Donnez-moi encore quelques semaines de réflexion.

D'un geste chagrin, il cassait une brindille morte ; et persuasif :

— Pourquoi tant réfléchir? Moi, dès que je vous ai vue, mon cœur était pris. Je vis sous le charme. Comment rêver une autre compagne que vous? Vous n'êtes pas seulement la beauté, la grâce. Vous êtes la raison, l'intelligence. Aucune autre jeune fille ne vous ressemble.

Une émotion réelle faisait trembler sa voix : « C'est vrai, elle ne ressemblait à personne ». Et à le reconnaître, à subir cet ascendant, il s'irritait. Tout à sa vie occupée et oisive de remisier mondain, camarade d'André, il n'avait vu d'abord en elle qu'une riche, une jolie personne. A la mieux connaître, il avait été à la fois séduit et déconcerté : il faudrait compter avec elle. L'histoire du chèque, qu'il jugeait parfaitement ridicule, ces charités excessives (il y mettrait le hola!) dénotaient un caractère. Et piqué au jeu, lui qui se jugeait un homme fort, incapable de tout entraînement sentimental, il avait vu croître son désir, d'autant plus vif qu'il était tenu en bride.

Flattée, mais sans le vouloir paraître, Hélène répliquait : Si différente vraiment? Qu'il n'en crût rien! Il y avait bien d'autres jeunes filles comme elle : — Tenez, Louise Guilbert! — Toutes n'étaient pas forcément des poupées. Elles le seraient de moins en moins.

Avec cette instinctive facilité de chacun à dire une chose et à en penser une autre, — par goût, il n'aimait la femme que serve et futile, — il protesta, renchérit :

— Ah! Mademoiselle, ne me parlez pas de ces évaporées! Je ne conçois la femme qu'avec une valeur, un esprit, des droits égaux!… « Cela ne m'engage à rien! »… Souvent même ne nous êtes-vous pas supérieures par votre tendresse et votre puissance de dévouement, votre délicatesse infinie? Nul plus que moi n'a le respect et l'admiration de vos pareilles, lorsqu'elles portent aussi haut le sentiment de leur conscience, de leur responsabilité!… « Et va toujours! »

On appelait :

— Vernières, Vernières, c'est à vous!

Ils revinrent vers le groupe. De Céry agitait une carabine.

— Me laisserez-vous partir ainsi? supplia-t-il. Un mot d'espoir! Vous ne m'encouragez guère…

Elle le regardait de nouveau, bien en face :

— Je ne vous ai pas découragé.


Les adieux, le retour. Dans le landau à la place d'Yvonne, Louise Guilbert à son côté, Hélène revoyait, impressionnée, l'étrange scène surprise au départ : Ythier-Bourrel prenant congé de Germaine avec une galanterie insistante ; André sautant dans la charrette anglaise, s'en emparant au moment où Louise et elle s'approchaient, et disant d'un ton sec :

— Vous venez, Germaine? Ces demoiselles rentrent avec père!

Cela, sans un mot d'explication, d'excuse. Et la bizarrerie du ton, le geste nerveux, un regard jaloux, presque furieux! Germaine, docile, s'asseyait auprès de lui… Incident si bref, que personne, sauf Louise, n'avait dû le remarquer. Hélène en gardait une impression indéfinissable.

Le mail de l'oncle et la charrette avaient pris les devants. Elle secoua l'obsession, sourit machinalement au bon visage de Louise et des chers parents. M. et Mme Dugast, fatigués par la partie un peu longue, se laissaient aller au roulement doux de la voiture. En silence, on retraversait le pont ; le soleil à son déclin baignait d'un or froid les lignes nettes du paysage, glaçait l'azur du fleuve. La Roche-Guyon, le mail arrêté devant un porche ancien ; on reconnut Vernières qui disait adieu de la main, prêt à rentrer chez sa tante. Il se tourna vers le landau, détacha un grand salut.

— Tu vois, Hélène? dit Mme Dugast.

— J'ai vu, fit-elle, et concentrée, elle s'enferma dans un nouveau silence.

Le mail repartait au grand trot ; Dormoy, Yvonne et tante Portier leur jetèrent des signaux d'amitié. Le vent fraîchit.

— Vous n'avez pas froid, père? demanda Hélène.

Un malaise fugitif, une souffrance venaient de tirailler le visage de M. Dugast.

— Non, non, répondit-il, une douleur là. C'est passé.

Malgré sa résistance, Hélène lui relevait le col de son pardessus.

— Père souffre du cœur depuis quelque temps, expliqua-t-elle. Mais voilà, il ne veut pas en parler au docteur Hulin… Elle prit la main de Louise : — Voyons père, si nous profitions du gentil médecin que nous avons là?

M. Dugast se défendit : à vieux malade, vieux docteur. Laurent lui suffisait. Il le verrait à Paris. Et devant la bonne grâce, la simplicité de Louise, il admirait en elle une forme heureuse du progrès, louait cette carrière nouvelle où les plus belles qualités de la femme trouveraient à s'exercer si naturellement. Il rappela les débuts de la première femme médecin en Amérique, la courageuse Élisabeth Blackwell. Quand elle passait dans la rue, les boutiquiers se groupaient sur leur seuil, les promeneurs s'arrêtaient, les petits garçons lui faisaient des pieds de nez, lui jetaient des pierres.

— Je l'ai connue à New-York, en 1852. On en était encore à refuser de lui louer un appartement ; cela aurait nui à la réputation de la maison.

— Depuis, nous avons marché, dit Louise gaiement.

Du sommet de la côte, on aperçut Hautneuil. Des ritournelles de chevaux de bois, le son rauque d'un orchestre de campagne accentuaient l'habituelle gaieté des dimanches, toutes les basses réjouissances du petit village, infecté de luxure et d'alcool. C'était la fête du pays. L'orbe rouge du soleil allait disparaître, éclairant le fleuve et les falaises d'un reflet rose. De l'autre côté de l'eau, dans leur désert d'herbe pelée, les hautes cheminées de la filature, les pauvres maisons de Moranges se découpaient en noir sur le ciel vif. Quel contraste avec cette fraîche oasis d'Hautneuil, couchée dans la verdure le long de la berge, sous les peupliers bruissants! Invite constante, avec ses fossés pleins d'herbe épaisse, ses tonnelles de clématite, ses salles basses de cabaret. Après les lourdes journées d'été, par les soirs rudes d'hiver, s'y précipitaient, empilées dans les bachots plats, des bandes bruyantes d'ouvriers et d'ouvrières. Ils y venaient assouvir leurs mornes fatigues, leur soif d'oubli. « L'eau de Moranges était pourrie! Fallait bien boire du vin. » L'oncle Dugast, maire de la Neuville, avait tout fait pour détourner son personnel du hameau de perdition : la tentation était trop forte.

Aux premières maisons, M. Dugast ordonna :

— Prenez à gauche, Pierre!

On évitait ainsi le bord de l'eau, les baraques de la fête. On n'en croisa pas moins des groupes de filles en cheveux, l'air insolent, au bras d'hommes avinés. Elles riaient, prises à la taille, agitant des balais de papier multicolores. Des vieux titubaient. Des chants sortaient de tous les cabarets, portes et fenêtres ouvertes. Au passage, on reconnut Dulac, le contremaître, qui penaud se dissimula, les yeux brillants, le teint rouge, derrière deux femmes. Le landau faisait sensation, il y eut des saluts gauches, quelques gamins lancèrent des poignées de confettis. Au coin d'une ruelle, un fort gaillard d'une veulerie canaille, qui fumait sa pipe, les pieds dans des pantoufles de tapisserie, la casquette en arrière, dévisagea Hélène, et donnant un coup de coude à la grande rousse qui l'accompagnait, tous deux ricanèrent. C'était cette brute de Lepillier. Plus loin, une de leurs anciennes protégées, retombée au vice incurable, détourna la tête. Hélène crut reconnaître, parmi d'autres passantes en goguette, quelques titulaires des livrets de caisse d'épargne.

— Soyez donc généreuse! fit Mme Dugast, à qui ce spectacle faisait horreur.

Elle secoua un confetti resté sur sa manche. Née honnête bourgeoise, riche aujourd'hui, elle ne pouvait comprendre cet attrait sombre du vin, du mal, la part fatale des circonstances, de l'hérédité. — Pourquoi s'intéresser à de si vilaines gens? — M. Dugast parut l'approuver de son silence.

Et cependant, ils étaient charitables.


Maintenant Hélène, le front contre la vitre, la nuit froide à ses tempes, contemplait le jardin silencieux, l'allée fuyante des fusains, toute blanche sous la lune. La pâle lumière bleue baignait de sa pureté féerique les arbres noirs, les bassins luisants et, là-bas, la danse immobile du faune. Derrière elle, la chambre familière, le lit préparé. Elle restait là, sans envie de se coucher, d'allumer sa bougie. Chacun était rentré chez soi, la maison s'endormait. Malgré ses instances, Louise était partie depuis une heure ; il fallait qu'elle fût à son poste demain matin. La courageuse, l'excellente amie! La journée avait été trop courte, à peine si elles avaient eu le temps d'être ensemble. Tout ce qu'elles auraient eu à se dire, tout ce qu'elles ne s'étaient pas dit! car jamais on n'exprime toute sa pensée ; le voudrait-on, les mots mêmes trahissent, déforment. Pourtant elle avait bien senti le regard de Louise se poser sur elle, la suivre, quand elle causait avec Vernières ; elle l'avait senti se détourner, par délicatesse, après la petite incartade d'André. Quelle idée en avait-elle emportée? Mais quelle idée au juste devait-on s'en faire? Hélène y revenait toujours, se défendant mal contre une anxiété qu'elle ne s'expliquait pas. Entre Germaine et André, elle avait bien remarqué jusqu'ici une familiarité un peu libre ; elle savait sa cousine légère, uniquement éprise de plaisirs, bornée au culte de sa jolie personne. Dans le mariage, Germaine n'avait vu que les cadeaux, l'entretien luxueux de son mari ; son humeur dépendait de la robe et du bijou nouveaux. Pour une bague, elle devenait enjôleuse, câline… Son ivresse à la signature du contrat! La répugnance qu'Hélène avait éprouvée devant l'étalage du trousseau, les jupons clairs, les pantalons brodés… Mais tout cela ne signifiait pas grand'chose : éducation négligée, le père distrait, la mère morte ; tante Portier n'avait d'autorité qu'à l'office. Oui, insouciance, légèreté, des façons que Du Marty ne devrait pas tolérer ; le danger, mais rien de plus… Pas de choses honteuses! non, non, pas cela! André est un honnête homme!… Et malgré elle, certains détails la poursuivaient : sur le quai, le petit rire de son frère au « Je vous la confie! » de Du Marty, leur tressaillement de surprise dans l'ombre, le soir de la mort de Marthe Flénu ; aujourd'hui encore, au déjeuner, l'air maussade d'André, et son regard jaloux, furieux, dans la charrette.

Elle se débattait avec l'odieux soupçon, le front toujours appuyé à la vitre, lorsque, dans l'allée des fusains éclairée par la lune, elle vit une forme s'engager, prudente. A pas de loup, l'homme s'éloignait, suivant la bordure d'arbustes. La démarche, les vêtements… elle hésitait ; il se retourna : André! Comme un éclair, cette idée : où va-t-il? Puis brusque, aveuglante, la certitude. L'allée des fusains ne conduisait qu'à la petite porte de la Chesnaye… le pavillon… Germaine! Elle revit le chalet sombre, à l'écart du château, des communs. Et Du Marty qui était absent! Distinctement elle s'imagina une lampe à la fenêtre, Germaine aux écoutes… Elle eut un soulèvement de tout l'être, faillit crier. C'était donc vrai, c'était possible! son frère commettant cette infamie… et hier encore il serrait la main de Du Marty! Pouah!… Et torturée, elle demeurait là sans force, comme hypnotisée, dans un cauchemar de révolte et de dégoût, un désarroi sans nom.

Du temps coula ; avec le jardin lunaire et les choses inertes sa pensée ne fit qu'un. Une torpeur l'envahissait. Soudain, dans une chambre voisine, un bruit étouffé de chute : des piétinements, une porte qui bat ; et aussitôt des appels déchirants, des cris. Hélène éperdue s'élançait à la voix de sa mère.

— Le médecin, le médecin! Cours vite, sonne. Ah! mon Dieu!

Et tandis que, rentrant hors d'elle dans la chambre de son mari, elle se jetait sur le corps de M. Dugast étendu, le soulevait dans ses bras, Hélène avec une stupeur, une épouvante indicibles, voyait retomber sur l'épaule la tête lourde, aux yeux ouverts.

— Père, père, m'entendez-vous?

Un silence tragique… Rupture d'anévrisme? Mme Dugast balbutia :

— Il s'est levé en disant : Je ne respire plus ; puis il a porté la main à son cœur, en faisant :

— Ah! mon Dieu!… et il est tombé.

Ah! ces étouffements des derniers jours…

— André! Appelle André, criait Mme Dugast, vite! le médecin!

Comme une folle, Hélène courait. André?… On allait s'apercevoir de son absence, le chercher, tout découvrir… Emportée par une force aveugle, elle se jetait dans l'allée des fusains, trouvait ouverte la porte de communication, et le cœur battant à se rompre, arrivait au pavillon, frappait à grands coups.

— André! André!

Un volet s'entre-bâillait, Germaine en chemise se pencha :

— Quoi, qu'arrive-t-il?

Elle répéta son cri farouche :

— André! André!

— A quoi penses-tu? Il n'est pas là! dit Germaine tremblante.

Alors, durement, Hélène commanda :

— Dis-lui que son père se meurt! Vite, un médecin!

Deux exclamations, un mouvement dans la chambre, et de nouveau elle reprenait sa course, dans un égarement tel qu'elle ne savait plus… réalité, rêve horrible?

La maison en tumulte, domestiques effarés, toutes les portes ouvertes ; dans sa chambre, grand'mère Zoé sur son séant, écoute de tout son sang terrifié de sourde. Hélène, dans le corridor, sent ses jambes fléchir. M. Pierron lui ouvre les bras, lui barre le passage ; — et du seuil, elle voit sa mère qui sanglote, son père étendu sur le lit, son père rigide de l'affreuse immobilité de la mort.

DEUXIÈME PARTIE

I

Hélène pressait le pas. Une clarté blonde vibrait dans l'air léger ; le feuillage printanier, d'un vert intense et frais, sur le large trottoir de l'avenue d'Antin agitait sa dentelle d'ombre et d'or. Le fronton grêle de Saint-Philippe-du-Roule s'enlevait, lumineux, sur l'azur d'avril.

Des enfants qui jouaient autour d'un banc, le sourire heureux d'une jolie passante, doucement appuyée au bras d'un jeune homme, redoublèrent sa mélancolie. Elle perçut plus amèrement le désaccord de la belle journée avec le cours douloureux de ses pensées : comme le temps marchait! six mois déjà. Pauvre, cher bon père!… Et pour la millième fois cette affreuse sensation de vide, du trou béant depuis la disparition de l'être aimé. Quelle place il tenait pourtant dans leur vie, cet homme d'une douceur si réservée, d'habitudes si calmes! Dire qu'elle ne s'en était aperçue qu'après… On vit côte à côte, on ne se comprend pas toujours ; souvent l'on dispute ; d'être si près empêche de se bien voir. Viennent le coup de foudre de la mort et le recul du souvenir, on se rend compte, on mesure alors toute l'étendue de la perte. Hélène voyait nettement ce que son père avait été pour elle, l'ami sûr, le guide parfois effarouché, mais si tendre, si patient. Elle se reprocha d'anciennes vivacités… Ah! si l'on songeait davantage au précaire, à l'incertain de la vie, comme on s'éviterait tant de menus sujets de froissements, de peine!

Elle pensa à sa mère, dans un vif rapprochement de tendresse, se promit d'être plus conciliante, plus affectueuse. A elle, dans les petits heurts involontaires, les divergences d'idées inévitables, d'avoir tout le sang-froid, la volonté, puisque Mme Dugast, depuis l'horrible événement, demeurait frappée, désemparée. Son existence rompue, le changement d'habitudes la laissaient, après tant d'années d'une union parfaite, dans une solitude irrésolue. Après sa longue obéissance, son effacement, elle se trouvait aux prises avec les responsabilités de la vie : initiative nulle, velléités courtes. Soumise à l'influence de son beau-frère, de son fils, subissant le nouveau joug sans se l'avouer, elle réservait pour sa sœur, pour sa fille, ses manifestations inopportunes d'indépendance, d'autorité… Chère tante Édith! avait-elle montré assez de dévouement, de sûre intelligence. Accourue à la Neuville au lendemain du malheur, elle revenait pour la seconde fois, avec Willy, ces six mois passés, préoccupée par les dernières lettres d'Hélène. Quelle bonne quinzaine elles allaient vivre ensemble!

Hier déjà, la réconfortante soirée, malgré l'aveu qui lui avait tant coûté à faire, le récit de cette nuit de cauchemar où, éperdue, elle avait couru jusqu'au pavillon, surpris André chez Germaine. Jamais elle n'aurait confié, même à sa tante, un secret qu'elle jugeait odieux ; mais le temps pressait : Du Marty, croyait-elle, allait s'apercevoir de tout ; elle redoutait une catastrophe. D'abord, à la suite de l'explication qu'elle avait eue avec son frère, une scène très pénible que suivait une fêlure d'affection, — douleur de l'aimer encore, de l'estimer moins, — André avait semblé tenir sa promesse, renoncer à sa liaison coupable. Mais non, il avait menti. Elle le voyait bien. Tout devait continuer comme par le passé ; son attitude peu à peu redevenue la même, la contrainte peureuse, sournoise de Germaine, ce sentiment d'irréparable qui pesait sur eux trois dans leurs paroles ou leurs silences… Et tout ce dont elle n'avait pas encore parlé, les soucis causés par l'emploi de sa fortune, ses doutes, presque son inquiétude au sujet de Vernières!

Elle avait gravi l'escalier, poussait la porte de l'appartement ; elle entrait au salon. Près d'une petite table à ouvrage, dans l'embrasure de la fenêtre, Mme Dugast et tante Édith causaient. Les deux sœurs avaient la même taille, tournure pareille ; mais où Mme Dugast penchait sur sa broderie un visage las, dans une détente de tout son corps vêtu de noir, Édith plus jeune la regardait, une franchise vaillante dans ses yeux clairs, avec un redressement du buste. Hélène les embrassa.

— Comme tu rentres tard! dit Mme Dugast en relevant son front blanchi. Elle avait les paupières gonflées de quelqu'un qui depuis longtemps a beaucoup pleuré.

— C'est Denise qui m'a retenue.

Et poussée par l'air soudain méfiant, presque hostile de sa mère, autant que par la vive expression de sympathie d'Édith, elle reprenait :

— Quel intérieur! La misère, et la misère d'autant plus navrante qu'elle se cache sous un air de bien-être. Simonin sortait, pardessus neuf et bottines vernies ; il dînait dehors. Au cinquième, le petit Louis claquait la fièvre entre ses draps troués. Et dans le garde-manger, pas ça!

— Je vois, dit Mme Dugast avec une ironie amère, que tes cinq mille francs n'ont pas fait long feu.

Hélène répondit :

— Ce n'est pas la faute de Denise, elle fait tout dans son ménage. Peu de femmes auraient sa résignation angélique.

— Il faut avouer, dit Édith, que le cousin est une jolie canaille. La dot de Denise nettoyée en deux ans ; ses dentelles, ses derniers bijoux, l'argenterie, et jusqu'aux meilleurs meubles, tout passant aux lettres de change inattendues, au perpétuel argent de poche. Monsieur a dû s'engager pour un ami, c'est sacré! Monsieur a une affaire merveilleuse en train, il faut traiter Un tel au restaurant… Heureux, quand ce n'est pas Une telle! Et la malheureuse qui croit tout, se prête à tout!

— Ah! fit Hélène, l'homme chef de la famille, guide et soutien des siens, quelle dérision dans ce cas-là! Moi je mets un bandit élégant comme Simonin bien au-dessous d'une brute du peuple comme ce Lepillier qui vit aussi de sa femme, au lieu de la faire vivre.

— Si encore, ajouta Mme Dugast en poursuivant son idée, cela te servait de leçon! Mais non, je te connais, tu donneras encore. Aujourd'hui même peut-être… Et sur un geste de sa fille :

— Oh! tu es libre, certes, tu es libre!

Mais un blâme ulcéré démentait ses paroles. Hélène répliqua :

— Denise a du cœur ; la preuve, c'est qu'elle cherche un emploi.

— La pauvre petite, fit Mme Dugast, de quoi est-elle capable? Ce n'est pas son brevet supérieur qui la nourrira. Courir le cachet? Ce n'est pas bien relevé, tu en conviendras, pour une femme de notre monde. Elle ferait mieux de rester chez elle.

— Et vivre, ma bonne? objecta Édith. Penses-tu que ce soit pour leur plaisir que tant de femmes aujourd'hui quittent leur foyer, vont chercher le pain au dehors?

— C'est à leurs maris de les nourrir, dit Mme Dugast avec une conviction inébranlable.

— Persuade Simonin, railla Hélène.

— Et celles qui restent filles? demanda Édith, car plus nous allons, plus l'homme hésite, recule devant les charges, les responsabilités de l'union.

— C'est bien, fit Mme Dugast, je n'ai plus rien à dire, je me tais.

Et reprenant sa broderie, elle se mit du bout de son crochet à compter les points avec une attention qui signifiait : « Il suffit que je pense une chose pour que vous en souteniez une autre ; vous vous mettez à deux, comme toujours! » Et dans ce petit silence tenaient des années de rancune.

— J'ai vu aussi Louise Guilbert, dit Hélène pour faire diversion. Elle m'a donné des nouvelles de ma paralytique. On va l'envoyer à Berck-sur-Mer, le grand air salin la fortifiera.

Muette, Mme Dugast hochait la tête. Très gentille, Louise Guilbert, mais ce n'est pas à elle qu'elle se confierait si elle était malade. Seul, un homme pouvait exercer cet art austère et mystérieux. Toute la médecine tenait pour elle dans la cravate empesée, le ton sentencieux du vieux docteur Laurent.

On apportait une carte.

— Le notaire, soupira-t-elle.

Elle porta la main à ses tempes, se souvint qu'elle avait une migraine affreuse, gagnée le matin à faire ses comptes, et avec cet effroi que lui causait chaque décision, elle gémit dans un désarroi subit :

— Ah! mon Dieu! jamais de repos. Faites entrer dans le cabinet de travail.

Et tournée vers Édith :

— Cela me serre le cœur, chaque fois que je rentre dans cette pièce…

Assise sur un tabouret bas, auprès de sa tante dont elle tenait la main, Hélène répondait à ses questions… Oui, elle avait eu bien des tracas aussi avec cette bête préoccupation d'argent. La succession d'abord, longue à débrouiller, et dont le règlement, avec toutes ces lenteurs de notaire, n'était pas encore terminé. Sa mère, en attendant, touchait une pension viagère, M. Dugast étant mort sans testament ; elle fit allusion à la sécheresse d'André, réclamant un partage strict, leur mère réduite au quart de l'usufruit… Quant à l'emploi de sa fortune personnelle, que d'hésitations, que de difficultés, avant d'en trouver un placement conforme à ses idées! D'abord, elle avait offert à Minna de commanditer son journal ; elle eût participé volontiers à cette courageuse campagne d'amélioration sociale, à cette bataille pour le progrès que livrait l' Avenir en faveur des droits de la femme. Mais Minna aux premiers mots l'avait arrêtée, refusant avec une délicatesse affectueuse de l'associer aux risques de l'entreprise. Qu'elle conservât sa dot! Hélas, elle en aurait besoin.

Enfin, après bien des recherches, grâce aux indications de leur amie, elle avait consacré la somme presque entière au développement d'une vaste exploitation agricole, les fermes de Rosay, dans le Maine-et-Loire. Cette œuvre, sorte de colonie où ne travaillaient presque exclusivement que des femmes, créée sous l'Empire par le baron Sassy, le célèbre philanthrope, avait pour but d'arracher à la misère un certain nombre de déshéritées. Après une période de plein succès, la mort du fondateur avait ralenti l'élan ; une transformation des modes de culture, un renouvellement du matériel allaient assurer de nouveau, avec un précieux résultat moral, une part d'intérêts modeste à coup sûr, mais qu'Hélène jugeait suffisante, malgré le haussement d'épaules, le ricanement d'André : « Deux et demi pour cent! »… Lui, conseillé par Vernières venait de faire un placement superbe, des mines de pétrole, en Transylvanie.

— Il a beau avoir le cœur pris, fit Édith cinglante, la tête reste libre!

— Heureusement! Il n'a pas trop de toute sa présence d'esprit pour parer à ses besoins! Car, j'en ai l'impression, — Hélène baissa la voix, eut une moue de mépris, — Germaine les complique.

— Oh! protesta Édith indignée, crois-tu vraiment? Vénale?

— Non, non! Elle ne se rend pas compte, évidemment. Mais de quoi se rend-elle compte, avec sa petite cervelle d'oiseau? Ni religion, ni morale ; son éducation absurde, toute de vanité, porte ses fruits. Pour son mari comme pour André, elle n'est qu'une poupée. Toujours des robes, des bijoux ; il faut qu'elle achète, mais payer? Voilà comment Du Marty a fini par s'apercevoir qu'il y avait du louche. Je suis horriblement inquiète, ils sont à la merci d'une imprudence. Moi, je ne puis plus rien, après ma scène avec André. Vous peut-être, chère tante, si vous parliez à Germaine, peut-être prendriez-vous sur elle quelque influence ; votre douceur, votre autorité…

Édith lui serra la main, la baisa au front :

— Je tâcherai.

Et après un silence :

— Occupons-nous de toi, fit-elle.

De ses bons yeux francs dont Hélène sentait descendre jusqu'au fond d'elle-même l'interrogation tendre, elle la dévisageait :

— Oui, où en sommes-nous?

— Vrai, je ne sais pas, — elle vit l'étonnement attentif d'Édith, — ou plutôt, je ne sais plus… D'abord son charme m'a conquise, cette grâce élégante qui vous a séduite vous-même, il y a six mois. Il a été si prévenant, si délicat depuis la mort de père. Il me semble qu'il m'aime réellement.

— Mais toi, chérie?

— Ah! moi!… Certains jours je crois l'aimer, puis je suis prise de doutes, d'anxiété. Sa personne me plaît ; il y a des coins de son esprit où je pénètre, il y en a d'autres qui me restent fermés. Je n'éprouve pas cette communion de sentiments et d'idées qui existe, n'est-ce pas, dans le véritable amour? Quelque chose demeure entre nous. Maman, elle, me presse ; je ne trouverai pas mieux, dit-elle. Elle est subjuguée.

Une sonnerie de timbre, un bruit de porte, des voix ; Hélène se dressa, elle ne put s'empêcher de rougir. Et derrière André, qui, froid, tiré à quatre épingles, allait saluer Mme Hopkins, Vernières, fin, svelte, charmant, apparaissait, la boutonnière fleurie. Il semblait un peu fatigué. Le cerne léger des yeux soulignait sa pâleur mate, vraie mine d'amoureux, — ou d'homme qui a passé la nuit précédente en aimable compagnie. Ils revenaient de l'exposition d'Horticulture, avaient assisté au départ du Président : foule, chaleur, orchidées admirables. A la dérobée, les yeux perçants d'Édith examinaient André, contraint. Une gêne naissait, en dépit de la verve, des plaisanteries de Vernières. Ces dames iraient-elles visiter les fleurs demain, avant qu'elles ne fussent fanées? Il serait heureux de les diriger… Il y avait surtout une petite bruyère mauve, toute simple, une merveille!

Une bonne frappait : le courrier. Une enveloppe carrée, timbrée d'Angleterre, à l'écriture ferme…

— Des nouvelles de ton mari, dit Hélène. Et sans les ouvrir, elle-même jetait un coup d'œil aux deux lettres qu'elle venait de prendre sur le plateau. Tiens! l'une était de Gabrielle Duval, maintenant professeur au lycée Fénelon, l'autre… Elle la retourna, un papier sale, des jambages grossiers… Les deux hommes se levaient, prenaient congé. Et tandis que Mme Hopkins, près de la fenêtre, à la lumière du jour décroissant décachetait sa lettre, la parcourait bien vite, Hélène lentement ouvrait la sienne. Qu'est-ce que lui voulait ce vilain billet, avec son écriture inconnue? Elle le lut une première fois, sans bien comprendre ; elle le relisait encore, dans une stupeur de dégoût, d'angoisse, dont la voix d'Édith la tira comme d'un mauvais rêve.

— Qu'as-tu, mais qu'as-tu donc, mon enfant?

Et devant le visage effrayé de sa tante, Hélène sans un mot, brusquement, lui tendit du bout des doigts la chose immonde, la délation anonyme. Mme Hopkins, bouleversée, lut à son tour :

« Mademoiselle,

« Si je vous écrit, s'est à seule fin que vous vous méfiai du moncieu qui vous fait la cour. Il ne vaut pas tant qu'il paret. Et si je vous écrit, s'est pour vous dire que s'est vos écus qu'il veu. Mes il fau vou maifier tou de même, car moncieu le viconte ne se gène pa pour abandonner une femme et l'enfant avec. Ça n'est pas beau. Demandé-lui donc des nouvelles d'Henriette Leroy. »

— Qu'est-ce que ça prouve? dit Édith. Brûle vite, ça sent mauvais.

— Non, donnez… Et Hélène, grave, replia soigneusement le papier.

— Comment croire une infamie pareille? s'écria Mme Hopkins.

Hélène dit :

— C'est impossible.

Mais toutes deux, sous l'apparente sérénité, conservaient au fond d'elles-mêmes une inquiétude inavouée, un sentiment indéfinissable qui se mêlait à la tristesse du crépuscule, insensiblement venu.

Soudain, la porte s'ouvrit ; un garçonnet de dix ans, courts cheveux blonds et grands yeux hardis, fit irruption, tout animé de sa course. C'était master Willy, la peau fraîche, le verbe haut :

Good evening, dear mother, good evening, aunty!

Et la voix claire, la vivacité joyeuse de l'enfant dissipaient, de leur lumineuse candeur, l'ombre honteuse, la pensée noire.

II

— Mais comment, comment est-ce arrivé? répétait Hélène d'une voix altérée.

Toute sa personne criait le besoin de savoir. Elle était si émue qu'elle ne songeait pas encore à s'indigner. Ses tempes bourdonnaient : quelle surprise, quel affolement! Après ces quinze jours tourmentés, malgré leur apparence tranquille, — tante Édith, en effet, lui redonnait du courage en l'absence de Vernières appelé subitement en Dordogne par la santé de sa mère, — cette catastrophe d'hier soir avait éclaté comme une bombe! Tout découvert par Du Marty, Germaine après une scène terrible s'enfuyant chez son père, auprès de tante Portier ; et les contre-coups : Mme Dugast au désespoir, l'oncle furieux contre tout le monde, désolé pour ses affaires ; demain le scandale!

André, rageur, haussa les épaules. Un air de méchanceté tiraillait son visage. Il jetait sur la petite chambre de sa sœur un regard hostile d'homme pris au piège. Allons! il n'y aurait pas moyen d'éviter la scène, il avait eu tort de venir.

— Comment? fit-il. C'est bien simple. Du Marty pendant l'absence de Germaine a fourragé ses papiers, comme un goujat. Il a eu l'aplomb de forcer son bureau, et dans le buvard il a trouvé une lettre qu'elle m'écrivait…

— Et cette lettre? demanda Hélène.

Il eut un mauvais sourire :

— Pas de doute.

Il ajouta sur un geste révolté de sa sœur :

— Et vois le malheur! La vertu n'est jamais récompensée. Germaine, tout au long des quatre pages, me signifiait justement son intention de rompre. Elle en avait assez de ces inquiétudes, de ces mensonges, de toute cette complication de vie.

— Elle a mis le temps à s'en apercevoir!

Et pâle de colère :

— Ce qui m'étonne, c'est qu'elle ait fini par où, après l'affreuse nuit de la Neuville, elle aurait dû commencer.

André voulut parler, elle le toisa :

— Inconsciente comme elle est, elle aurait pu longtemps continuer de la sorte! Alors, elle a fini par comprendre? Elle s'est ressaisie, c'est bien. Mais toi qui avais l'intelligence, le raisonnement, la force, comment as-tu osé l'entraîner, lui faire commettre le mal? Et si ton lâche orgueil d'homme proteste, — je te vois sourire! — si c'est elle qui s'est jetée à ton cou, pourquoi ne lui as-tu pas dénoué les bras, pourquoi n'as-tu pas essayé de lui faire comprendre ce qu'élevée autrement elle n'aurait jamais oublié, le respect d'elle-même, de ses devoirs? Comment as-tu pu faire aussi bon marché de tout cela, piétiner ta conscience? Si tous deux vous avez cédé à l'égarement d'une minute, à un élan irrésistible, au moins tu as eu le temps de réfléchir, de reculer!

Au souvenir de la nuit de la Neuville, une horreur la bouleversa ; l'indignation précipitait ses paroles, elle devint très rouge, une flamme de révolte dans ses beaux yeux :

— Comment, après cette heure affreuse où notre père mourait, où je t'ai épargné la honte d'une surprise, votre amour n'a-t-il pas été tué du coup? Comment a-t-il pu survivre à cette minute de désarroi, de remords, au sortir de laquelle tout honnête homme se serait repris? Mais non, vous avez continué, par bravade, par perversité, que sais-je? Tes promesses mêmes ne t'ont pas arrêté. Tu m'avais juré de rompre, tu as menti, menti chaque jour depuis six mois.

André, qui d'un doigt sec pianotait à la vitre, se retourna, et tranchant :

— Tu es folle! Est-ce à toi de me faire la leçon? Peux-tu juger de mes intentions, lire au fond de mon cœur? Sais-tu seulement ce que c'est que d'aimer? Tu parles de ce que tu ne connais pas. L'amour excuse tout.

Elle eut un rire de sarcasme :

— Jolis principes! Je suis curieuse de savoir ce qu'en pense Du Marty. Tu sens le besoin de pallier ta faute, voilà tout. Tu te poses en héros de roman. Non certes, je ne sais pas ce que c'est que l'amour, mais ce n'est pas ainsi que je me l'imagine. S'il y a des sentiments assez forts pour excuser l'oubli des règles, de ces coups de folie qui élèvent les cœurs au-dessus d'eux-mêmes, au-dessus du reste du monde, est-ce que votre passion est de celles-là? Réponds! Toi-même, si tu es franc, peux-tu voir en ta conduite autre chose que l'adultère le plus bas, le plus médiocre, sans aucune excuse de poésie, de souffrance, de sacrifice? Tu as trouvé là un plaisir facile, à portée de la main. Cela ne t'a coûté que du mensonge ; mais de cette monnaie-là, vous êtes prodigues! On parle toujours de la fausseté des femmes ; qu'est-elle auprès du mensonge des hommes? Le mensonge partout! Mensonge tacite, quand il ne suinte pas à travers les paroles… On se meut dans le mensonge!

Un doute la déchira, elle songeait à Vernières. Sans répondre André la regardait d'un air insolent. Elle reprit :

— Alors, ça ne vous prenait donc pas à la gorge, chaque fois que vous jouiez votre comédie? Et toi, tu jugeais bon d'empocher les dividendes du père, en compromettant l'honneur de la fille? Tu n'éprouvais pas une gêne, chaque fois que tu paraissais devant l'oncle Marcel? Et Du Marty, ton camarade, ton ami? Aucune répulsion ne t'empêchait de serrer la main de cet homme, à qui tu n'aurais pas pris dix sous, et à qui tu volais sa femme?

— Assez! dit André vivement.

Mais Hélène était montée, elle continua :

— Tu ne songeais pas aux conséquences! Il faut les envisager, maintenant. Germaine du jour au lendemain déshonorée, aux yeux de ce monde qui pardonne tout, sauf le scandale ; Du Marty fort de son droit, et qui peut-être va te demander raison…

— Qu'il vienne! dit André du ton tranquille d'un homme sûr de son fait, à l'épée comme au pistolet.

— Crois-tu que cela répare quelque chose? Vous voilà bien, avec votre façon d'entendre l'honneur! En être restés au duel absurde, — même pas le Jugement de Dieu , — la sanction du hasard, de l'adresse peut-être! Si tu le blesses ou si tu le tues, ce sera complet. Je dis, moi, que cela ne lave rien, n'efface rien. Germaine n'en est pas moins abandonnée, déchue. Car que comptes-tu faire pour elle à présent?

André eut un geste vague, impuissant.

— Oui, tu es dans l'impasse! Peut-être pourras-tu en sortir sain et sauf, sans accroc même à ton amour-propre… Est-ce que cela suffit? Tu n'en as pas moins vilainement agi. Père te le dirait. Il n'y a pas deux façons de penser, quand on porte dans le cœur le moindre sentiment de droiture, de justice.

André lui mit la main sur l'épaule, et froidement :

— C'est tout? Allons, tant mieux. Mais, ma pauvre petite, tu te payes toi aussi de grands mots. Sois tranquille, la vie n'est pas si compliquée. Tout s'arrange. Au revoir, je repasserai quand tu seras plus calme.

Il prit son chapeau, sa canne qu'il avait posés sur le lit et sortit avec sa mine cassante et délibérée, plus préoccupé qu'il n'en avait l'air. Hélène le laissait s'éloigner sans adieu ; avec une étrange ironie, elle se répétait : « Tout s'arrange! » Et la pauvre existence gâchée, salie de Germaine? Certes, elle n'avait que ce qu'elle méritait. N'importe, la part d'expiation n'était pas égale…

Mme Dugast entra brusquement, les yeux pleins d'angoisse, ses bandeaux gris un peu défaits.

— André n'est pas là? demanda-t-elle. La femme de chambre m'avait pourtant dit… Comment! parti sans me voir, sans m'embrasser? Et tante Portier qui vient d'arriver, avec des nouvelles!… Elle leva les bras au ciel. — Il faut pourtant qu'il sache… Mais viens, tante te dira… Ah! quel malheur, il me semble que je rêve…

Dans le cabinet de travail, toujours cette impression d'une pièce froide, inhabitée, malgré les meubles et les objets familiers demeurés en place, le buste de M. Dugast à la place d'honneur sur la cheminée, — la tante Portier, écroulée sur un fauteuil, jambes étendues, la tête de côté sous son chapeau à fleurs, gémissait en s'éventant de son mouchoir. Elle était aussi rouge que Mme Dugast était pâle. A la vue d'Hélène, son agitation la reprit :

— Ah! ma pauvre enfant, c'est affreux. Qu'est-ce que nous allons devenir? Ton frère peut se vanter de nous mettre dans une jolie situation! Il est donc fou?

Mme Dugast, qui condamnait intérieurement son fils, ne put souffrir qu'on dît tout haut ce qu'elle pensait tout bas. Par une contradiction naturelle aux mères, par aveugle tendresse aussi, elle avait beau être au désespoir des événements, elle ne leur en cherchait pas moins des excuses.

— Comme s'il était le seul coupable?… Crois-tu que Germaine n'ait rien à se reprocher? Si cette petite malheureuse…

Elle jetait sans se l'avouer la faute entière sur sa nièce… ses coquetteries, ses libertés ; si elle n'avait pas commencé… Sa rancœur se mêlait à une jalousie inconsciente, à la révélation subite de cette liaison qu'elle ne soupçonnait pas, de cette aventure où le cœur d'André, à son insu, était devenu la possession d'une autre. Mais par-dessus tout, le bouleversement de sa vieille honnêteté, l'horreur du mal, joints à une terreur bourgeoise de l'opinion.

Tante Portier, cruellement atteinte dans sa dignité de chaperon, révoltée aussi par l'injustice de Mme Dugast, protestait avec amertume :

— Une jeune fille si bien élevée! Dis ce que tu voudras, elle a pu, bien malgré moi, avoir quelques légèretés d'attitude, des inconséquences de langage, mais le fond! quel bon naturel, quelle franchise! — Elle se rengorgea. — Tous mes conseils n'étaient pas perdus. André est le seul coupable!

Hélène, pour couper court à l'inévitable discussion des deux femmes, aux froissements qui allaient s'ensuivre, ramena les choses au point.

— Le mal est fait, dit-elle d'une voix brève. Où en sommes-nous, tante?

L'indignation de Mme Portier, amassée jusque-là sur André, fondit brusquement sur Du Marty. Au fond, c'était lui le vrai coupable ; jamais occupé de Germaine, la laissant seule, trop libre, ne voyant en elle qu'un compagnon de parade, un objet de luxe. Tout à son écurie, ses courses, ses paris! Et faux, avec cela! Comme il les avait toutes trompées! Il n'y a pas une heure, cet homme d'une urbanité exquise l'avait envoyée promener avec la dernière grossièreté.

— C'est une brute, fit-elle, un véritable palefrenier. La pauvre petite, à la maison, ne fait que pleurer, elle n'aura bientôt plus de larmes. Je suis partie laissant Édith pour la garder. J'avais mon idée : je voulais lui faire entendre raison à cet homme, essayer de l'attendrir. Il avait toujours été si poli, si aimable avec moi. J'arrive, d'abord il refuse de me recevoir ; j'insiste, on m'introduit dans le salon. Ça m'a serré le cœur ; chaque chose était à sa place, la miniature de Germaine sur la petite table, les fleurs arrangées par elle, — elle a tant de goût! — encore toutes fraîches dans le cornet de Chine. La porte claque, ce monsieur entre, le chapeau sur la tête ; il me demande d'un air furieux : « Qu'est-ce que vous venez f… ici? Ne me parlez pas de cette créature! » Et alors avec des mots comme je n'en ai jamais entendu de ma vie, il s'est répandu en menaces terribles. Jamais je n'aurais cru qu'on pouvait jurer de la sorte.

— Il veut se battre? dit Hélène.

— Se battre? Ah bien oui! Il n'a pas envie d'attraper un mauvais coup! Le déshonneur de Germaine lui suffit. Elle a voulu le scandale, criait-il, elle l'aura! Et en voilà assez! J'ai la loi pour moi. La prison d'abord, le divorce ensuite!

— La prison? se récria Hélène suffoquée, tandis que Mme Dugast, un peu rassurée puisqu'il n'était pas question de se battre, et ne voyant plus que l'horreur pour Germaine du châtiment disproportionné, protestait :

— Est-ce possible? Quelle canaille!

Une stupeur dominait leur consternation. La prison? Mais la loi sur le divorce ne l'avait-elle pas abolie? Une coutume aussi barbare pouvait-elle subsister dans le Code? Le mari outragé avait-il vraiment le droit de se venger de la sorte? Tante Portier se moucha bruyamment après s'être tamponné les yeux :

— Il paraissait bien sûr de son fait, criait : « Oui, la prison! » Et il tapait sur la table. « Quant à son complice… »

Un coup sec à la porte. Solennel dans son long pardessus noir, le col très haut, cravaté de blanc, M. Pierron parut, plus austère que jamais. Son visage blême, entre les favoris de neige, avait la sévérité des grands jours ; un réquisitoire indigné semblait prêt à jaillir de ses lèvres minces. Mme Dugast, à la vue de son père, sentit redoubler son chagrin. Tante Portier eut un soupir de soulagement : un oracle venait d'entrer, l'intervention de M. Pierron était providentielle.

— Ah! mon père, sanglota Mme Dugast, n'est-ce pas que c'est impossible! Cet affreux homme veut traîner la pauvre Germaine en prison! Est-ce qu'une pareille infamie est permise?

— Ce serait monstrueux! dit Hélène.

M. Pierron, qui s'était assis avec lenteur, la considéra d'un air de pitié ironique.

— Tu trouves? fit-il. Eh bien! ma petite, c'est tout ce qu'il y a de plus légitime.

Hélène eut un cri de révolte :

— Légitime!

— Mettons légal, si tu y tiens, mettons légal.

Et devant les trois femmes confondues, majestueux, il se leva et, traversant la pièce, alla prendre un lourd in-octavo dans le coin de la bibliothèque où les livres de jurisprudence alignaient toujours en bel ordre, comme du vivant de M. Dugast, leurs reliures sombres. Il se rassit, et d'un doigt sûr ayant feuilleté les pages, il déploya le livre tout grand, parut du plat de la main étaler la sentence ; puis de sa voix blanche :

— « Code pénal, article 337. La femme convaincue d'adultère subira la peine de l'emprisonnement pendant trois mois au moins et deux ans au plus. »

Elles gardaient toutes trois un silence morne. Hélène mal résignée frémissait.

Il arrêta sur elle son regard glacé, où la rigidité de la justice se mêlait dans un reflet fugace à une dignité souffrante. Il avait beau se raidir, la faute de son petit-fils l'humiliait dans sa vieille et hautaine probité, son orgueil de magistrat intègre chargé pendant si longtemps de faire prévaloir l'inflexibilité des lois. Il poursuivit :

— « Article 338. Le complice de la femme adultère sera puni de l'emprisonnement pendant le même espace de temps, et, en outre, d'une amende de cent francs à deux mille francs. »

— André! s'écria Mme Dugast.

— Parfaitement, dit M. Pierron ; aux termes stricts de la loi, Du Marty peut faire incarcérer André tout aussi bien que Germaine. D'habitude pourtant, le complice n'est frappé que de l'amende.

Hélène n'y put tenir :

— Ce n'est qu'une injustice de plus! En quoi l'homme est-il moins coupable que la femme?

M. Pierron haussa légèrement les épaules. Il n'entrait pas dans cet ordre de considérations. La loi est la loi.

— Voyons, grand-père, mais c'est odieux, tout simplement! Comment, une malheureuse a été entraînée, et le complice, l'auteur, oui, l'auteur de la faute sera moins châtié qu'elle? C'est absurde! C'est le responsable qu'on épargne, c'est la victime qu'on écrase. Comment, vous donnez à la femme une éducation telle, qu'elle ne peut pas toujours trouver en elle la force de résistance ; vous-même vous lui avez façonné une âme incomplète et futile, vous vous êtes depuis des siècles bornés à en faire un être de séduction, une compagne de plaisir ; et en même temps vous exigez d'elle les vertus les plus élevées, les plus constantes, abnégation, dévouement, pureté! Cette femme, trop souvent inconsciente, c'est votre œuvre : quelque chose ne proteste-t-il pas en vous quand vous la frappez? Et ce n'est pas seulement parce que Germaine est ma cousine, parce que je condamne André, Du Marty même ; — est-ce que cet imbécile n'aurait pas mieux fait de s'occuper de sa femme que de ses chevaux? — Non, j'ai toujours été profondément révoltée de cette iniquité : s'agit-il de nos intérêts et de nos droits, ah! nous sommes des mineures ; mais dès que par malheur nous lésons les vôtres, nous voilà majeures, vite vous nous punissez! Germaine en prison! Une barbarie pareille! Comment a-t-elle pu rester dans nos lois, dans nos mœurs? Même pas un châtiment, une vengeance, et la plus dérisoire, la plus lâche! Est-ce qu'entre deux êtres humains, liés par un contrat librement accepté, librement consenti, le divorce ne suffit pas? De quels droits cette tyrannie brutale, exercée sur le plus faible?

M. Pierron interrompit :

— Il me déplaît de discuter de tels sujets avec toi, tu me forces cependant à te dire que la faute de la femme peut avoir des conséquences si graves…

— Raison de plus pour se séparer bien vite, dignement. Je trouve, moi, la trahison de l'homme déshonorante, d'autant plus déshonorante qu'il est le chef de la famille, le gardien de l'honneur commun. Pourquoi cette éternelle inégalité? Il fait bon naître homme.

D'un coup sec, M. Pierron claqua les feuillets du Code en les refermant comme d'inexorables tenailles.

— Causons sérieusement, fit-il.

Ce furent de nouvelles lamentations de Mme Dugast et de la tante Portier, récriminations vaines, résolutions subites aussitôt abandonnées. M. Pierron, supplié par Hélène de s'entremettre, de tenter une démarche auprès de Du Marty, refusa net : égoïsme de vieillard? réserve d'ancien magistrat? Peut-être aussi cette conviction ancrée chez les gens de justice que le temps arrange tout : les événements d'eux-mêmes se modifient, la colère s'use, on réfléchit. Il partait enfin ; la tante Portier, dont le coupé attendait en bas, se leva en même temps, elle le mettrait chez lui en passant ; sitôt rentrée, elle renverrait Édith. On n'avait rien décidé.

Restées seules, Hélène et sa mère se contemplèrent, dans un silence d'effondrement. Comment tout cela tournerait-il? Mme Dugast joignit les mains, douloureusement :

— Qui aurait jamais supposé?… Un mariage que j'ai fait moi-même! Situation, fortune assorties… Tout avait l'air de marcher si bien!

Hélène eut aux lèvres un reproche facile. Que de fois sa mère lui avait cité en exemple cette brillante union, si vite, si heureusement conclue! « La convenance des relations, l'excellence des renseignements! A quoi bon tant hésiter, avant de prononcer le oui définitif?… » Elle se rappela mainte discussion, une notamment à la Neuville, le jour de sa majorité. M. Dugast souriait, séparé d'elle par la table, tandis que sa mère, pour lancer ses arguments, quittait, reprenait avec fièvre sa broderie… L'événement, hélas! s'était chargé de répondre. Mais le triomphe cette fois, loin de la réjouir, l'emplissait de chagrin. Silencieuse, elle s'approcha de sa mère, l'embrassa tendrement, tandis que la pauvre femme soupirait, avec une partialité ingénue :

— Ah! mes pauvres enfants, que de mal vous nous faites sans le vouloir!…

III

— Germaine veut te voir, avait dit tante Édith en rentrant. Et plus émue qu'elle ne le voulait paraître, elle répondait, à l'interrogation anxieuse d'Hélène : — Elle t'en supplie.

L'oncle Dugast occupait un somptueux entresol, boulevard Haussmann. Le lendemain Hélène, qui n'avait pu fermer l'œil de la nuit, montait très vite l'escalier, — le temps de surprendre le regard curieux, averti du concierge ; elle sonnait, et passant devant le salut du grand laquais en habit, — lui aussi devait savoir, — elle pénétrait de son air décidé dans le salon. Deux personnes y chuchotaient familièrement : Yvonne et un vieux monsieur au crâne luisant. Elle ne le reconnut pas tout de suite, tant il avait rajeuni ; c'était le comte Soulier, complet gris perle et guêtres blanches, un assidu de la maison, depuis le déjeuner au pavillon des Bourrel.

— Toi, quelle bonne surprise! s'écria Yvonne levée en sursaut, et rougissant (Tiens, pourquoi donc?)… — Germaine va être bien contente. Vous permettez, comte?

M. Soulier non seulement permit, mais supplia, d'un geste ravi. Yvonne, précédant Hélène en silence, — qu'eussent-elles dit, à présent? — traversa un couloir, poussa la porte de la chambre de Germaine. Une odeur d'éther s'en exhalait ; les rideaux tirés laissaient à peine voir dans le demi-jour le lit où gisait une forme blanche. On entendit un ou deux petits gémissements.

— Qui est là? demanda une voix faible.

Yvonne se retirait sans répondre, fermait la porte sur Hélène.

— C'est toi, Yvonne? reprit la voix tandis qu'un visage pâle se tournait sur l'oreiller.

Hélène chercha la main de la malade, une pauvre main brûlante, et dit très bas :

— C'est moi, Hélène.

— Toi! dit Germaine, et elle se souleva d'un air effrayé, sans lâcher la main pitoyable, qu'elle serrait désespérément ; et tout à coup Hélène sentit une pluie chaude qui lui tombait sur les doigts, Germaine sanglotait :

— Oh! mon Dieu! mon Dieu!

Hélène en venant s'était raidie ; des sentiments contraires l'agitaient, mépris, indignation, douleur. Toute sa fierté, sa pureté protestaient contre une chute dont elle mesurait la profondeur sans pouvoir comprendre par quelle pente insensible la malheureuse avait glissé ; elle éprouvait une sorte d'horreur physique pour ce qu'un pareil entraînement comportait à ses yeux d'inavouable, de mystérieuse honte ; mais, quand elle fut en face d'une si grande détresse, la pitié l'emporta. Elle ne vit plus, dans cette femme au désespoir, qu'une sœur infortunée, victime d'une éducation et de mœurs absurdes. La pauvre Germaine était moins responsable que son complice ; l'inégalité de l'expiation la révolta. Les reproches que sa conscience lui dictait, elle manqua de courage pour les faire ; ses yeux s'emplirent de larmes.

Germaine éperdue répétait comme une enfant :

— C'est affreux, affreux, je ne veux pas aller en prison, j'aime mieux mourir! — Elle baissa la voix : — J'ai essayé hier soir, oui, j'ai voulu boire du laudanum, et puis au dernier moment je n'ai pas pu. N'est-ce pas que je n'irai pas en prison? C'est à devenir folle!

— Calme-toi, dit Hélène, ton mari réfléchira, on lui fera comprendre…

— Un homme si bien, je le croyais du moins, déshonorer une femme, et sa femme encore! Conçoit-on cela? Pourquoi s'acharne-t-il après moi? Que lui ai-je fait? On a plus d'égards envers une femme qu'on a aimée! Excepté ma faute, je n'ai rien à me reprocher.

Elle parlait avec une sincérité si convaincue, une inconscience si déroutante, qu'Hélène en fut blessée ; sa loyauté se révolta. Elle fut franche :

— Crois-tu donc que ta faute ne soit rien?

Germaine la contempla avec étonnement, comme si elle ne saisissait pas tout de suite ; puis désolée :

— Oh! si, si! je me repens amèrement. Mais tu ne comprends pas, tu ne peux pas comprendre, toi. Je n'étais pas libre, je ne m'appartenais pas…

A son tour, Hélène fut déconcertée.

— Tu ne t'appartenais pas! prononça-t-elle avec un sourire incrédule, presque méprisant.

Bien bas, Germaine murmura :

— Non, André… — et sans la regarder : — je te jure, je ne sais pas comment j'en suis venue là… André l'a voulu! — D'un ton pleurard elle ajouta : — Je me défendais, j'ai résisté longtemps…

— Oh! comme tu es lâche! fit Hélène. Tu n'as même pas le courage de ta mauvaise action. C'est André, dis-tu?… Et toi, est-ce que tu n'avais pas une volonté, une âme libre, pour te respecter et respecter les autres?

Et en même temps, cette faiblesse un peu vile la ramenait de la colère à la pitié. Elle revoyait Germaine en jupe courte, mollets bien pris dans les guêtres le jour de la partie de chasse, ses yeux brillants de champagne, puis la docilité avec laquelle elle s'était assise à côté d'André dans la charrette. Une grande tristesse la pénétra. Elle sentait tout cela si petit, si mesquin, si douloureux à voir! Elle étouffait dans la pièce sombre, ou le linge de corps de Germaine gisait sur des meubles, en désordre.

— Ça manque d'air, fit-elle. C'est malsain de s'engourdir dans le noir. Voyons, du courage. Lève-toi!

Mais Germaine gémissait :

— Je n'en aurai pas la force. Hier, j'étais si résolue à en finir! J'avais versé tout un flacon de laudanum dans un verre. Si je l'avais bu, pourtant… C'est affreux, affreux!

Hélène eut un sourire, et bien que parfaitement rassurée :

— Tu l'as jeté, j'espère!

— Oh! oui… Ah! si le courage ne m'avait pas manqué! Et puis l'idée que je serais trop laide, une fois morte.

Relevant à deux mains sa broussaille de cheveux fous, elle demanda timidement :

— Quelle heure est-il, ma bonne Hélène? Comment, si tard? — Et surprenant un mouvement de curiosité chez sa cousine : — C'est parce que… je n'ai rien pris depuis hier matin.

— Veux-tu une tasse de bouillon, du chocolat?

Germaine hésita pour la forme :

— Un peu de chocolat, oui.

— Avec du pain?

— Non, sans…

Hélène avait une forte envie de rire, de pleurer aussi. Elle se reconnaissait impuissante. La consoler? Allons, ce serait vite fait. La sermonner? Elle ne comprendrait pas. Il était bien temps d'ailleurs! Qu'elle lui laissât du moins un bon souvenir de grande sœur, un de ces sourires qui mettent du baume sur la plaie. Elle ouvrit les rideaux, sonna la femme de chambre, retapa les oreillers de Germaine, puis lui servit son chocolat, la fit manger. Pauvre petite, aux dernières cuillerées, de grosses larmes se remettaient à couler, intarissablement, sur ses joues rondes aux fossettes creusées pour le sourire. Remords? Non, regrets. Tant d'ennuis à subir, tout ce que l'on dirait!…

Hélène, en rentrant, éprouvait une vraie colère contre André. Son monstrueux égoïsme d'homme! Elle se sentait atteinte par l'humiliation, la dégradation de sa cousine, elle s'en voulait d'être une femme. Les hommes, en vérité, avaient trop beau jeu. Séduire, c'est charmant : quant aux suites!… Le cuisant soupçon, la brûlure au cœur lui revinrent… Vernières! elle se serait crue plus forte. Un petit papier sale pouvait-il lui gâter ainsi la vie? En vain elle repoussait l'outrage, elle y pensait sans cesse. La bourrasque des derniers événements, en la chassant d'elle-même pour l'occuper d'autrui, avait laissé intactes sa tristesse et ses craintes. Elle y revenait, à chaque minute de suspens. C'était plus fort qu'elle. Qui avait pu lui écrire cela? Pourquoi lui aurait-on écrit un mensonge? Ce nom, Henriette Leroy, la poursuivait. Elle en marquait un visage, se représentait la femme. Où la trouver? Cherche! Le monde est grand. Le mépris de la lettre anonyme… Oui, elle méprisait, mais cela ne l'empêchait pas de souffrir. Cette idée que quelqu'un d'obscur, de caché, lui en voulait, avait quelque chose d'odieux. Si encore elle savait tout ; mais où, comment vérifier? Ah! le poison était dosé à souhait. Dans le jour, durant ces deux semaines, l'occupation, les courses en amortissaient l'effet ; il reprenait sa force lente, aux heures d'insomnie.

Si c'était vrai! Un secret pareil expliquerait ce qui persistait d'indéfinissable en Vernières, sa correction glacée, maîtrise et réserve. Certaines façons d'épier les gens à la dérobée, de scruter les intentions du regard, de la voix. Mais aussitôt, elle se disait : « Allons, c'est insensé! Un acte aussi monstrueux? Impossible! On ne rejette pas sans miséricorde une femme qui s'est donnée entièrement à vous ; et puis l'enfant, on ne renie pas son enfant, voyons, on ne l'expose pas à la faim, au froid, au vice, à la mort! »

Le départ subit de Vernières, en Dordogne, son absence prolongeaient ce cauchemar. S'il avait été là, seulement!… Aussi quel battement de cœur, quelle surprise lorsque, avant le déjeuner, — sa mère et tante Édith sorties depuis le matin n'étaient pas encore rentrées, — la bonne vint la prévenir que M. de Vernières attendait au salon. Une joie qui lui fit mal, un espoir avec des élancements de crainte. Puis, ce franc courage qui était la marque de sa nature l'emporta : savoir la vérité coûte que coûte, ne pas subir une minute de plus l'angoisse du doute et l'horreur du mensonge.

Vernières avait sa fine pâleur habituelle, son beau regard cerné ; il avait maigri. Son charme, cette fois tout de mélancolie, émut Hélène. Il avait été très inquiet, avait dû veiller plusieurs nuits au chevet de sa mère. Il donnait des détails avec discrétion, simplicité. Elle se sentit à mille lieues de la lettre anonyme. Une pudeur aussi la retenait. Devina-t-il son malaise? La conversation s'arrêta. Il se levait, allait prendre congé. Elle eut honte de le laisser partir, sans avoir affronté le danger :

— Tenez, dit-elle tout à coup, lisez donc cela!

Elle lui tendit la lettre. Elle vit sa surprise, son trouble… Mais, n'était-ce pas bien naturel? Que devait-il croire, que pouvait-il penser d'une démarche en apparence aussi simple, si contraire au fond à l'usage, aux convenances? Elle rougit, tandis qu'avec une attention prudente, les traits contractés à mesure, il lisait, relisait l'étrange papier. Puis il releva les yeux, — comme ils étaient purs! — il sourit, — quelle hautaine ironie!

— Eh bien? demanda-t-elle.

Il avait replié la lettre, la déposait sur la table avec une moue méprisante, un retrait du geste. La tête rejetée en arrière, son visage fermé, l'attitude entière criaient l'indignation, le dédain muet de son innocence blessée.

Il se taisait toujours.

— Voyons, reprit-elle, ne me direz-vous pas un mot? Je vous crois d'avance. Une parole suffit.

Alors, avec une supériorité amère, et balayant d'un revers de main l'imaginaire suspicion :

— Est-ce qu'on se défend contre de pareilles attaques?

Puis sa voix se mouilla, tremblante d'une vraie douleur :

— Vous ne me demandez qu'un mot, vous doutez donc? Comme si vous ne voyiez pas qu'une telle question, quand on aime, est la plus sanglante des injures!

Elle sentit douloureusement le reproche ; un élan de confiance et d'affection lui réchauffa le cœur ; et bien en face :

— Oui, jurez-moi que j'étais folle, que vous me pardonnez!

Les beaux yeux de Vernières eurent un éclair de mansuétude et de triomphe :

— Je vous le jure, dit-il gravement.

— Vous ne connaissez pas cette femme?

— Puisque je vous le dis.

D'un mouvement prompt, Hélène froissait et déchirait le papier abject en mille menus morceaux, et dans la gracieuseté de son acte, il y avait du dégoût et de la joie.

Ils se mirent à causer, rapprochés, fondus dans un besoin de communion, de tendresse. Du péril côtoyé, de la douleur évanouie, il leur restait une loquacité un peu fébrile qui, par moments, tombait en silences où ils essayaient de se pénétrer. Clair comme le jour, Vernières démontra l'ignominie de tels procédés, l'inanité de ces basses manœuvres, fruits de la plus lâche envie. Il s'étonnait toujours qu'on pût traîner derrière soi des rancunes inconnues. Un sourire attristé souligna son indifférence devant ces haines injustifiées. Qui sait d'où cela pouvait venir, de quel arrière-fond d'antichambre ou de boutique? Pauvre Hélène, avoir souffert de cela… Il l'en plaignit, avec des mots câlins et mesurés.

— Nous n'en parlerons jamais plus, dit-elle.

Elle ressentait un soulagement inexprimable, une honte confuse de ses soupçons. Sensation douce, qui, après son départ, se changea en angoisse sourde. Elle gardait au cœur une invisible meurtrissure.


Le lendemain, rue du Croissant, Hélène et Mme Hopkins gravissaient le vaste escalier boueux d'une de ces grandes maisons à six étages, ruches énormes pleines d'un va-et-vient de portefaix et de camelots, dans un claquement de portes battantes, une rumeur de voix, un ronflement ininterrompu de machines. Deux journaux du soir avec leurs bureaux de rédaction et leurs imprimeries, une fabrique d'abat-jour en gros, des ateliers de fournitures pour modes y mélangeaient leur vie fiévreuse : coudoiement de typos alertes, de journalistes à monocle, d'ouvrières en cheveux. Les deux femmes se signalaient d'un regard leurs mines souffreteuses et chiffonnées, pâles maigreurs, teints bouffis, où quelque chose de joli persistait à fleurir. De lourds cylindres de papier à l'odeur fade encombraient le passage. Au troisième une plaque de cuivre à lettres noires, une porte ouverte : L' Avenir .

Elles longèrent un couloir vitré. Derrière son comptoir, un garçon de bureau attentif se levait :

— Ces dames désirent?

Puis reconnaissant Hélène, il s'exclamait d'une voix émue :

— Ah! mademoiselle!

Une expression de dévouement infini éclaira son visage. Avec son bras en écharpe et sa tenue décente, Flénu, par sa résignation, son air d'incurable tristesse, inspirait la compassion.

— Mon filleul va bien? demanda Hélène en souriant.

Et à travers les remerciements balbutiés du malheureux, elle revoyait la figure brûlante et blême, les yeux de souffrance de Marthe.

Une portière se souleva. Grande et forte, le front haut sous les cheveux gris, son regard clair lancé droit, Minna Herkaërt parut sur le seuil de son bureau. Empanachée d'un chapeau à plumes, une femme à bandeaux blonds et chair de cire prenait congé. Hélène d'un coup de coude la désignait à tante Édith : c'était Sophie Grœtz, la Viennoise prétentieuse et sensible qui harcelait tous les journaux féministes et l' Avenir en particulier de manuscrits souvent refusés, chroniques, romans et contes, où les hommes étaient invariablement des scélérats, les femmes des martyres. Mais déjà les trois amies étaient dans la petite pièce, Minna tenant la main d'Hélène et questionnant affectueusement du regard Mme Hopkins.

— J'ai reçu votre lettre, ma chérie, dit-elle à la jeune fille. Eh bien! je pense qu'il faut éviter le scandale à tout prix. Croyez-vous vraiment ce pauvre snob de Du Marty capable d'une vengeance pareille, si contraire aux habitudes? Et l'opinion?

Hélène hocha la tête : Un imbécile est capable de tout! Minna haussait les épaules :

— Mais il faudrait être une canaille fieffée! Il n'a donc rien à se reprocher, lui? Soyez tranquille, jamais il n'osera. J'ameuterai plutôt la presse.

A peine Mme Hopkins, heureuse de se réchauffer à la sympathie virile de Minna, avait-elle le temps de dire en quelques phrases fortes l'amer chagrin, les soucis que lui apportaient depuis un an ses voyages en France, — Ah! la calme maison blanche du Devonshire, les grands prés où les bœufs ruminaient par bandes, le frais brouillard de la rivière, sous les peupliers! — la porte s'ouvrait en coup de vent. Mme Morchesne fit irruption. Un corsage sang de bœuf et des gants trop clairs soulignaient sa redoutable laideur. Un plat canotier d'homme élargissait sa figure rougeaude et rapetissait sa personne trapue. De sa voix caverneuse, la présidente de la Ligue pour l'émancipation des femmes décerna quelques louanges enthousiastes à Minna à propos de son dernier article : « Éducation de la jeune fille. » Hélène et Mme Hopkins eurent leur part de compliments. On était entre défenseurs d'une même cause. « Sus au tyran! »

— M. Morchesne va bien? s'enquit Hélène malicieusement.

— Merci, gronda l'organe ronflant. Il doit revenir me reprendre. Je l'ai envoyé après déjeuner à Passy, s'entendre avec le directeur de la salle Desbordes-Valmore pour ma conférence. Une bonne heure pour aller, autant pour revenir, à pied bien entendu. C'est excellent pour ses rhumatismes. Je suis étonnée de ne pas le trouver ici.

Mme Hopkins s'informa de la date. L'émancipatrice tira de son calepin des cartes d'invitation où se lisait en grosses lettres : « Mme MORCHESNE. Droits politiques des femmes » et les distribua avec profusion. Puis, tournée vers Minna :

— Mais, chère grande amie, dit-elle en faisant vibrer les rr , ne nous ferez-vous pas l'honneur de venir dire aussi quelques mots. Olympie Farnel doit prononcer une petite allocution. Si vous consentiez à donner à votre tour? Rien que quelques mots! vous développeriez par exemple votre admirable article…

Minna haïssait la fougue maladroite et le zèle intolérant de Mme Morchesne ; elle s'excusa sur sa santé. La grosse femme, qui ne tenait pas au fond à une concurrence redoutable, n'eut garde d'insister. Elle se répandit en un dithyrambe nouveau. Une seule chose l'avait taquinée parmi toutes les belles idées de Minna : pourquoi confier à l'homme, du mari à la femme, du père à la fille, le soin d'améliorer, de transformer peu à peu l'éducation des jeunes filles futures? Aux femmes de se libérer seules. Pas de composition avec l'ennemi!

En quelques phrases incisives, dédaigneuses presque, Minna répondait : « Cette lente modification, la femme seule n'en viendrait pas facilement à bout. Avec l'âme que des siècles de soumission, la longue habitude d'être protégée lui ont faite, comment s'affranchir du jour au lendemain? Cette idée que pour un meilleur avenir des enfants, de la race, la femme doit s'élever à être vraiment l'égale de l'homme dans la responsabilité et l'effort communs, il faut petit à petit que les hommes s'en pénètrent d'abord : qu'ils nous aident, dans leur propre intérêt, à développer en nous, leurs filles, leurs femmes, ce sentiment de notre conscience et de notre mission. Ce qui manque à tant de femmes, — aussi bien à celles, moins nombreuses chaque jour, qui trouvent dans le mariage un abri, qu'à la foule toujours croissante de celles qui doivent faire leur vie elles-mêmes, — ce qui nous manque, à presque toutes, c'est une âme pondérée, volontaire. On ne l'acquiert pas en un jour. Il nous faut compter sur l'évolution de l'opinion, des mœurs. Commençons par vivifier l'éducation étroite et bornée de nos couvents, de la plupart des écoles. Du soleil, de l'air, ouvrons les fenêtres sur la vie! Que la jeune fille cesse d'être jetée, pleine d'illusions, dans une société qu'elle ignore. Leçons de choses, écoles professionnelles ; qu'élevée davantage en compagnie de l'homme, elle devienne moins romanesque, moins accessible à la séduction de l'inconnu. Qu'elle prenne conscience de ses droits, de ses devoirs. Qu'elle soit capable de gagner son pain. » Et concluant, Minna jetait avec une conviction chaleureuse :

— Je sais bien, moi, que loin de perdre à ce changement, comme les hommes le proclament d'avance, nous ne pouvons qu'y trouver avantage. On ne nous en aimera pas moins ; on nous respectera plus. Si nous savons nous développer avec calme, avec sagesse, jamais nous n'abdiquerons, — vous êtes là pour le prouver, ma petite Hélène, — ce qui fait notre charme propre, la grâce et la pudeur natives.

Mme Morchesne, intraitable, allait se remettre à tonner contre l'oppresseur héréditaire ; mais on frappait à la porte, Miss Pelboom entra, plus sèche et plus anguleuse que jamais. C'était bien, dans son veston et sa culotte de cycliste, le plus maigre petit garçon que l'on pût voir, torse plat et hanches droites. Cette jeune personne, mise au fait, regretta seulement que l'éminente directrice eût, à son avis, fait une part insuffisante, dans l'éducation de la jeune fille, aux sports athlétiques, à ces exercices violents et libres qui affranchissent l'esprit, fortifient la volonté, en durcissant les muscles.

Mais un grattement timide se faisait entendre.

— Je suis sûre que c'est mon mari, dit Mme Morchesne, de sa voix de basse.

Et en effet M. Morchesne, longue et douce tête de mouton sur un buste mince et de hautes jambes pliantes, s'encadra dans l'ouverture de la porte. Il avait de gros paquets à la main, — commissions de la prévoyante et inexorable Mme Morchesne, et semblait mort de fatigue. Il s'assit péniblement et, mal convaincu de l'efficacité des longues marches, résigné d'ailleurs, donna des nouvelles de ses rhumatismes.

D'autres gens venaient encore : le vieux philosophe Dureau, l'intelligente et belle Andrée Vergnes, dont les paysages avaient été très remarqués au dernier Salon. Hélène et Mme Hopkins se levèrent. Minna leur disait d'un regard son regret de n'avoir pu causer vraiment, elles n'avaient pas échangé dix paroles. Mais il y a des jours comme cela : le cœur voudrait se confier ; tout s'y oppose. Pourtant Hélène eût bien souhaité parler à sa vieille, à sa chère amie, de la lettre anonyme déchirée en morceaux, de la petite souffrance obscure… Henriette Leroy!

Au bas de l'escalier, elles voyaient descendre, d'un fiacre qui s'arrêtait juste devant la maison, le beau Dormoy, portière claquante. Un long pardessus clair, le chapeau à huit reflets, des gants neufs, l'allure dégagée. Il les reconnut, se prit à rougir, visiblement gêné. Saluts, présentation ; il allait porter un article de critique à l' Écho du soir , il se hâta de prendre congé. Comme elles tournaient l'angle, elles s'étonnèrent de voir, penchée à la vitre du fiacre et les suivant avec une curiosité malveillante, presque jalouse, une femme grosse et déjà vieille, à cheveux roux, paupières lourdes et joues trop roses, relevées de fard. Son masque empâté disait la fille sur le retour. Une même impression traversa leur silence. Qu'avaient de commun de Dormoy et cette vilaine femme?

IV

Après quelques secondes d'attente essoufflée sur le palier des Simonin, au cinquième, où Master Willy venait de tirer énergiquement le bouton de sonnette à demi détraqué, Hélène et Mme Hopkins pénétraient dans une antichambre sombre, sans reconnaître de suite l'humble silhouette effacée qui venait d'ouvrir : la cousine Denise. Elle s'excusa, gênée ; la femme de ménage était justement sortie. Toujours sortie, la femme de ménage! Hélène eut un éclair de compassion. Pauvre Denise, avec ses continuels petits mensonges d'orgueil souffrant!

— Comme vous arrivez bien! dit gentiment la jeune femme. Louise et Gabrielle sont là.

— Et ton mari?

— Non, pas encore rentré. Marthe et Jean sont à l'école.

Et prenant les mains de Mme Hopkins.

— C'est gentil à vous d'amener Willy. Loulou va être si content!

— Comment va-t-il? demanda Hélène.

Le petit Louis, qui sortait d'une fièvre muqueuse, était, depuis quelques jours à peine, en convalescence.

— Beaucoup mieux! fit Denise. Un sourire heureux illumina pour une seconde son triste visage maternel, si jeune encore et déjà flétri. D'admirables cheveux cendrés, des yeux d'une grâce délicate et fière paraient en vain cette figure où les misères de la vie, la lutte quotidienne avaient creusé leurs rides fines, gonflé les paupières, tiré les traits. Corps frêle, rondes épaules devenues maigres dans la robe grise élimée, décente encore. Elle poussait bien vite la porte du salon-salle à manger, où Louise Guilbert et Gabrielle Duval s'exclamaient joyeuses. Mais on menait Willy près de son cousin.

Dans la chambre du malade, étendu sur une chaise longue formée d'un vieux fauteuil et d'un tabouret, un châle sur les genoux, Denise, penchée, retapait bien vite l'oreiller, tandis que Loulou, sa face pâle minée de fièvre toute transfigurée de plaisir, se redressait, fermant précipitamment le beau livre de contes illustrés que Gabrielle Duval lui avait apporté. Willy, dont les huit ans débordant d'assurance et de santé faisaient un vrai petit homme, lui donna un shake-hand d'une vigueur toute britannique. Loulou, demeuré plus enfant, avec ses dix ans débiles, le regardait affectueusement, plein d'admiration pour ce cousin lointain, si différent de lui.

— Nous vous laissons causer, dit Mme Hopkins.

Rentrées au salon, Hélène demandait à Louise Guilbert des nouvelles de la petite paralytique, sa protégée. Le mois dernier, elle avait réussi à faire accorder l'assistance judiciaire à la mère Lepillier ; celle-ci était sur le point d'obtenir le divorce contre son ignoble brute de mari. Gabrielle Duval, au bout d'une minute, voulait prendre congé, après avoir parlé de son nouveau poste au lycée Fénelon, rappelé leurs souvenirs d'écolière! — c'était le bon temps! semblait dire le rire rajeuni de Denise.

— Mais tu ne t'en vas pas, fit-elle vivement. Reste! Nous allons prendre le thé.

Gabrielle se rassit. Elle était brune comme une taupe, laide, l'air intelligent, les yeux doux. Joyeuse de secouer un instant ses chagrins, Denise s'empressait, tirait du dessus vitré du buffet la théière, les tasses en grosse porcelaine fendillées, usées. Elle se faisait une fête de leur réunion d'amies, de ce pauvre semblant de réception. Hélène s'offrait à l'aider :

— Les petites cuillers?

— Dans le tiroir, dit Denise occupée à remplir le sucrier. Et comme Hélène ouvrait le tiroir de gauche, elle s'élança :

— Non, non, pas celui-là, l'autre!

Trop tard! Hélène repoussait bien vite le tiroir, mais elle y avait vu, épinglés dans un coin, un tas de papiers timbrés avec des reconnaissances du Mont-de-Piété. Denise devint pourpre, son petit plaisir s'envola dans l'humiliation amère qu'elle éprouvait, l'éternelle humiliation. Elle fut longue à revenir de la cuisine, — sans doute l'eau qui ne chauffait pas ; ses yeux étaient rouges.

On prit le thé sans entrain. Gabrielle, qui parlait toujours de sa voix d'enseignement, une voix blanche et comme impersonnelle, fut prise, en reposant sa tasse, d'une quinte de toux sèche ; ses pommettes brûlaient. Hélène, pour la première fois, remarqua la taille voûtée un peu, les yeux fatigués de son amie. Gabrielle embrassait Denise, elle partait :

— Voilà Louis tiré d'affaire, courage, ma chérie.

La porte refermée, Mme Hopkins faisait la moue, questionnait Louise.

— Elle se surmène, répondait celle-ci. La nécessité de travailler toujours, d'être en tête. On n'arrive pas à de telles places, à son âge, sans une dépense terrible de travail, de volonté. Avec cela un mauvais régime, elle ne veut pas se soigner, elle a tort.

Denise plaignait maintenant Hélène, lui disait sa surprise en apprenant… Son mari avait rencontré Du Marty la veille, rue Taitbout, sortant de chez son avoué. Il paraissait furieux, décidé à tout. Louise, qui n'était pas au courant, apprit sans étonnement le malheur de Germaine. Incrédule, puis indignée devant les résolutions de Du Marty, elle ne put contenir sa révolte :

— Quel aplomb! Non, c'est trop fort!

Elle eut aux yeux, aux lèvres un élan subit, on eût dit qu'une confidence involontaire allait lui échapper. Mais non, elle réfléchit, s'arrêta court, et frémissante elle répétait :

— Vraiment, c'est trop fort tout de même!

Un silence tomba. Denise, qui gardait maintenant un mutisme éploré, songeait à part elle qu'il y avait pourtant une obscure justice. Cette Germaine si insouciante, si égoïste, elle en avait pris bien à son aise. D'un air absorbé, Louise, la tête basse, tapotait à petits coups d'ombrelle la pointe de sa bottine.

Des éclats de rire partant de la chambre voisine firent diversion. Elles écoutèrent ; Loulou, de sa voix faible, — elles durent prêter l'oreille pour l'entendre, — tentait de convaincre Willy.

— Non, je t'assure, répétait-il, les revenants existent. Cette histoire est très vraie! C'était un grand fantôme tout blanc ; il toucha du doigt le front de la reine…

— Et qu'est-ce qu'elle fit la reine? demanda dédaigneusement Willy.

— Elle s'évanouit de peur.

— Eh bien! moi, déclara le petit Anglais, regarde comme je l'aurais reçu. Voilà comment on boxe!

— Tu es brave, toi. Moi, si je voyais un revenant, je me cacherais sous mes couvertures.

Willy affirma :

— Rien ne me fait peur. Ni un tigre, ni un boa, ni un requin, ni un éléphant. Je n'aurais même pas peur des grandes bêtes dont j'ai vu les morceaux d'os au musée de Newhaven, le mosasaure qui avait une tête de crocodile sur un corps de serpent, le dinosaure qui était haut comme une maison à sept étages.

— Est-ce qu'ils ont existé? s'enquérait Loulou avec stupeur.

— Certainement, trancha Willy, mon professeur, M. Mowfles me l'a bien expliqué. C'était à l'époque secondaire, lorsque la terre a pris forme et qu'il y avait de grandes forêts de fougères, avec des océans qui n'en finissaient pas.

Les voix arrivaient distinctes. On entendit Loulou se remuer sur sa chaise longue, le tabouret tomba. Denise inquiète se précipitait.

Alors, comme si elle venait de prendre son parti, Louise, attirant Hélène et Mme Hopkins dans le coin opposé du salon, près d'un canapé barrant une porte close, se mit à parler bas, très vite :

— Écoutez, j'hésite depuis cinq minutes, c'est absurde. Le secret professionnel ne me lie en rien. Dans une maison où je donne des soins, 36, rue d'Amsterdam, j'ai plusieurs fois rencontré Du Marty, col de pardessus relevé, chapeau sur les yeux, comme s'il avait peur d'être vu. Heureusement il ne me connaît pas. Il sonnait au second.

— Eh bien? dit Hélène.

— L'appartement est occupé par une jeune femme seule, jolie ma foi ; des cheveux blonds, très blanche ; Mlle Nini Bleuet, m'a-t-on dit. Je l'ai aperçue dimanche dernier, un affreux chien sous le bras.

— Oh! fit Hélène, qui se rappela soudain les absences fréquentes, voyages à Paris, rendez-vous sportifs de Du Marty… Et il ose parler de prison!…

— Oui, dit Mme Hopkins, il y a peut-être là quelque chose.

Il y eut un craquement suspect derrière la porte, — elle donnait dans la chambre de Simonin, — mais toutes deux, sans y prêter attention, remerciaient chaleureusement Louise, qui se sauvait.

Presque aussitôt Simonin parut, jaquette grise pincée à la taille, pantalon de coupe irréprochable, — comment faisait-il pour trouver toujours des tailleurs, et du crédit?

— Vous étiez donc là? demanda Hélène.

— J'arrive, dit-il, et je repars ; les affaires… Ah! ma cousine, que je vous dise bien vite toute la part que je prends…

Il eut le tact de ne pas remarquer la froideur d'Hélène, — une pimbêche, cette petite! — il avait d'ailleurs bien autre chose en tête ; cette confidence surprise derrière la porte, l'oreille collée au bois, — mon Dieu oui, une curiosité bien naturelle! — c'était, s'il savait en jouer, une fortune, tout simplement : quelque bon prêt, un coup d'épaule… L'oncle Dugast saurait se montrer reconnaissant d'un tel avis. Mais il fallait arriver bon premier. Il se hâta de présenter ses devoirs, et sans même songer à embrasser son fils, comme sa femme apparaissait à une porte, il disparut par l'autre.

Alors, avant qu'Hélène et Mme Hopkins s'en allassent à leur tour, c'était un brusque flux de sanglots et de plaintes, où Denise laissait crever son chagrin. Elle ne pouvait plus vivre ainsi : la lutte vaine pour joindre les deux bouts, sa misère toujours déguisée, toujours révélée ; pas d'argent au terme depuis six mois, souvent le plat vide. Il fallait à tout prix que ce supplice eût une fin! Si elle trouvait seulement du travail… et à mots fiévreux elle conjurait Hélène en lui pressant les mains de s'occuper d'elle, elle demandait si peu de chose, le plus humble emploi! L'oncle Dugast ne pourrait-il lui procurer des écritures? Elle avait aussi songé à l'administration des chemins de fer. Hélène promettait, partait le cœur gros, tandis que, devant elles, master Willy descendait l'escalier d'un pas ferme, les deux mains dans les poches de son petit pardessus.


Place Possoz, devant l'entrée de la salle Desbordes-Valmore, la conférence de Mme Morchesne attirait, avec bon nombre de désœuvrés et quelques reporters, le ban et l'arrière-ban des troupes féministes. Des élégantes descendaient de voitures de maître ; on voyait de vieilles dames seules, avec des manteaux surannés et des chapeaux touchants, sortir précautionneusement de fiacres sans cesse renouvelés. Le vieux philosophe Dureau, dont les longs cheveux blancs bouclaient sous un chapeau à bords plats, arrivait à pied, donnant le bras à l'antique Mme Fourmy-Coste, une des trois présidentes de la réunion, avec Olympie Farnel et Mme Morchesne. Bas-bleu d'une nullité fielleuse, d'une avarice crasse et d'une fausseté sans égale, le seul titre de Mme Fourmy-Coste à la notoriété était d'avoir connu jadis feu Geoffroy Saint-Hilaire. Personne n'avait jamais entendu parler de M. Fourmy-Coste. Elle n'avait à la bouche que vertu, morale, prêchait le relèvement et l'émancipation de la femme et n'avait en réalité d'autre plaisir que de savourer, de déguster solitairement des petits ris de veau bien cuits, de bons petits verres d'un bordeaux qu'elle tenait sous clef.

Hélène, Édith et Minna débouchaient de la rue Cortambert, stationnaient un instant parmi les curieux avant d'entrer. Peu d'hommes, à l'exception de quelques parents et amis, l'air résigné, et des journalistes visiblement narquois. L'arrivée de la marquise Krobanya fit sensation. Cosmopolite et morphinomane, elle avait patronné tout ce que la folie des inventeurs avait découvert de plus chimérique ; ses salons étaient toujours pleins de figures hétéroclites, artistes, conférenciers et cabots.

Dans la salle, brouhaha, saluts, petits rires, agitation de chapeaux à plumes. M. Morchesne, exsangue et aphone, — tant de courses, tant de compliments, — se multipliait, inclinant de tous côtés sa bonne et longue tête de mouton. Ce n'était pas une sinécure que d'être le mari de la présidente! Le court veston droit de miss Pelboom voisinait avec la criarde jaquette beige de Sophie Grœtz. Quelques rédactrices de l' Avenir et de la Fronde parlaient haut, au milieu de groupes. Elles se rangèrent au passage de Minna.

On continuait à venir la saluer dans sa loge. Une dame lui demanda la permission de lui présenter son père, énorme colonel de cavalerie en retraite, au cou sanguin, aux moustaches tombantes, un féministe convaincu. Que venait-il faire dans cette galère? se demanda Hélène. Mais elle-même? Malgré la chère présence de Minna et d'Édith, elle se sentit soudain dépaysée. Ces gens, leurs papotages, leurs idées… Y avait-il quelque chose de commun entre elle et tout cela? Les droits politiques de la femme, sujet de la conférence, — à cette heure où de cruels événements de famille lui tenaient au cœur, où une préoccupation secrète, le son de la voix de Vernières la poursuivaient, — comme elle s'en souciait peu!

Mais des applaudissements discrets saluaient l'entrée de Mme Fourmy-Coste, d'Olympie Farnel et de Mme Morchesne. Elles prenaient place sur l'estrade. Mme Morchesne, très rouge, sanglée à éclater dans une robe noire, couvait la salle d'un regard majestueux et familier, cependant que d'une voix cassée et menue, — Dureau pour l'entendre arrondissait sa main en cornet, — Mme Fourmy-Coste, dans une petite allocution, chantait les mérites de la conférencière, et, « comme me le disait mon grand ami Geoffroy Saint-Hilaire, la haute portée des conférences… » Puis elle se rassit : déjà Mme Morchesne était debout et de sa voix tonitruante faisait retentir la salle…

« Tout ou rien! Certes elle rendait hommage à ses devancières, mais n'étant pas de ces réformatrices modérées qui essayent en vain par la douceur et la persuasion d'arracher à l'égoïsme des hommes d'insignifiantes libertés, elle allait droit au but. Pas d'hésitations, pas de demi-mesures. Il fallait s'attaquer au principe même. Puisque c'est de la loi seule qu'on peut attendre toute amélioration, faisons les lois! La femme électeur! La femme député!… »

Ces convictions, Hélène ne les jugeait pas déraisonnables en soi, elle en estimait seulement la réalisation prématurée : les droits politiques ne pouvaient être que le couronnement de la lente évolution qu'elle appelait de tous ses vœux. Sur le fait même, nul doute ; puisque la femme est soumise aux lois, paye les impôts et répond de ses délits, la justice voulait qu'elle eût part au vote. L'histoire est pleine de femmes illustres ; il y a de grands pays gouvernés par des reines ; aucune d'elles en France ne pourrait même être électeur, privilège réservé au dernier des ivrognes.

Derrière la table, Mme Morchesne gesticulait de manière à inquiéter Mme Fourmy-Coste, accumulait les arguments ; sa verve s'enflait, roulait, en périodes sonores : — « Et je réponds à nos ennemis : Vous prétendez nous exclure de l'électorat sous prétexte que vous payez un impôt que nous ne payons pas, l'impôt du sang? Mais chaque année des centaines de milliers de femmes meurent par le monde, victimes de la maternité. Et c'est en récompense que vous nous déniez le droit le plus sacré, celui de pourvoir à nos propres intérêts!… » Un sanglot d'émotion, savamment préparé, rendit ridicule ce que pouvait avoir de juste sa pensée. Elle était de ces femmes, naturellement maladroites, qui gâtent les meilleures causes.

— Et pourquoi d'ailleurs, reprenait-elle avec exaltation, ne pourrions-nous être soldats, nous aussi? Nos sœurs d'Amérique, pendant la dernière guerre, en formant un bataillon d'amazones…

Hélène n'y tenait plus, et faisant signe à Mme Hopkins aussi agacée qu'elle, elles serraient la main de Minna, s'échappaient silencieusement. Un fracas de bravos s'élevait, saluant la fin de la phrase, et, tandis qu'elles refermaient la porte de la loge, elles aperçurent miss Pelboom battant frénétiquement des mains, à côté du gros colonel apoplectique, béant d'enthousiasme.

De retour à la maison, comme elles poussaient la grande porte vitrée de l'escalier, la concierge s'empressa, une lettre à la main :

— Ça vient d'arriver, mademoiselle.

Et d'un air où il y avait de la curiosité mêlée à ce faux respect des subalternes, elle tendait une enveloppe de papier commun. Du premier coup d'œil, Hélène reconnaissait la grosse écriture incorrecte, recevait au cœur le coup anonyme.

— Merci, fit-elle.

Elles gravissaient les marches en silence, avec une attente d'angoisse. Et tandis qu'Édith, devinant le malheur, lui disait d'un signe de tête : — « J'ai compris » — Hélène, sans l'ouvrir, tournait et retournait la lettre inconnue, sûre d'avance de ce qu'elle allait y trouver. Dans le salon, elle la décachetait d'un mouvement fébrile et, tante Édith penchée par-dessus son épaule, toutes deux lurent, avec une affreuse amertume dans le cœur :

« Mademoiselle,

« Si vou n'avai pas cru que je vou disait la vairité, vou avai tort. La preuve, c'est que ce beau moncieu est venu nous offrir cent francs pour qu'on se taise. Allai 5 impasse des Termopiles. Demandai Henriette Leroy, comme sa vou pourrai voir. »

V

Au sortir de la rue de Plaisance, grouillante de peuple, l'impasse des Thermopyles, avec ses maisons basses, ses jardinets de misère, semblait aux trois femmes désespérée et morne. On s'y sentait à mille lieues de la vie, à force de silence, d'immobilité croupie. D'humbles métiers devant les portes, établis de menuisiers, baquets de teinture, étalaient en vain leurs pauvres emblèmes. Nulle activité, nul éclat de voix, une atmosphère lourde de détresse et d'abandon. Minna s'enquérait : — Henriette Leroy? Et, avec des regards curieux, on lui désignait tout au fond une haute et noire maison dont les six étages écrasaient l'étroit cul-de-sac.

Le cœur serré, elles entraient dans une cour fétide ; l'herbe y croissait entre les pavés, du linge séchait sur des cordes. Les quatre faces intérieures de la bâtisse ouvraient leurs fenêtres pour la plupart sans vitres, pareilles à des yeux crevés ou couverts d'une taie de papier blanchâtre. Les gouttières, les conduites des eaux sales, depuis longtemps disjointes, laissaient couler, de leurs tuyaux en zig-zag, d'ignobles traînées sur les murs. Elles entrèrent par un cintre béant dans une grande cage nue, s'engagèrent dans un des quatre escaliers sombres. Elles relevaient leur robe, évitaient de frôler la paroi lépreuse, la rampe grasse. Des portes entrebâillées d'où s'échappaient des hurlements de mioches et de vieilles toux obstinées, des corridors traversés par des ombres furtives. Toute cette misère de Paris, qui se décomposait sur place, dans la sanie du ruisseau, sans autre horizon que les toits et les murs, parut à Hélène plus sinistre encore que la misère de la Neuville ou d'Hautneuil, étalée au moins dans l'air pur, le soleil et les arbres. Elle éprouvait une angoisse inconnue : l'humiliation d'être là, d'en souffrir. Elle comprenait à cette minute par quels liens invisibles, tissés peu à peu, lui tenait au cœur cet homme que peut-être elle allait perdre. Si elle se trompait pourtant? Si elle lui faisait injure? Mais un douloureux pressentiment l'assaillait toujours. Édith et Minna eussent préféré faire seules cette enquête ; courageusement Hélène avait voulu se rendre compte elle-même.

Au quatrième, hésitant devant une rangée de portes, elles s'adressaient à un vieillard chassieux, qui répondait d'une voix alcoolique :

— Ah! oui! Henriette Leroy? La fille à la Cagnarde. C'est dans l'autre couloir. Tenez, v'là justement son petit qui sort! Georges! Georges!… y vous conduira.

Les trois femmes se retournaient et voyaient sur le seuil obscur se détacher un maigre gamin en loques, balançant à bout de bras une boîte à lait sans couvercle. Mais elles ne contemplaient que la figure, une maigre et souffreteuse figure où Hélène reconnaissait avec horreur les traits frappants de Vernières. C'étaient ses yeux de velours, sa bouche fine, le même ovale du visage pâle. Une ressemblance à crier, et dont Édith et Minna restaient stupéfaites, tandis qu'Hélène avec une amère répulsion comparait, retrouvant jusque dans les tares, dans l'encanaillement faubourien de tout l'être, un peu de la distinction native, l'empreinte atténuée, mais indéniable, de la race.

— Ta maman est là? dit Minna.

Le gosse, flairant des dames charitables, s'offrit, obséquieux, à leur montrer le chemin.

— C'est là, m'dame, la quatrième porte. Maman est couchée. Même qu'elle est bien malade.

Il les précédait, tournait le loquet, dévisageant les visiteuses à mesure qu'elles passaient. Hélène rencontra son regard qui la poursuivait encore, entrée dans la chambre ; et ce regard plein d'admiration lui fit mal, tant il était pareil à un autre regard, plein d'admiration aussi, et de cette astuce, de ces arrière-pensées qui luisaient dans les yeux de l'enfant.

— Des dames pour toi, m'man.

Et il allait s'asseoir, curieux, au pied du lit où la malade somnolait, quand une femme à cheveux blancs, qui ravaudait un bas devant la lucarne, se leva bien vite, et après avoir salué en lançant un regard sondeur et oblique, le prenait par l'oreille, le conduisait à la porte en disant :

— Va voir chez le crémier si j'y suis!

Puis, tirant la jambe, la Cagnarde alla se pencher sur le grabat :

— Henriette, Henriette! glapit-elle, réveille-toi, c'est des dames qui viennent te voir!

Et disposant les deux chaises, le tabouret boiteux qui constituaient avec une table et un buffet tout le mobilier, elle souriait d'un air doucereux, où perçait une ruse sauvage ; elle n'avait d'yeux que pour Hélène et, dans ces attentions équivoques, celle-ci devinait une préoccupation sournoise, une espèce de contentement haineux. La malade sortait de sa torpeur, elle se redressait en soupirant, contemplait tout ce monde d'un air veule.

— On nous a dit que vous étiez très malheureuse, dit Mme Hopkins, qu'est-ce qu'on peut faire pour vous?

La Cagnarde donna précipitamment des explications :

— C'est que ma fille a bien souffert, avec sa pléritonite. Nous n'avons pas toujours été dans cette misère…

— Vraiment? fit Minna.

— Sûr que non! reprit-elle. Ma fille a eu des robes à se mettre sur le dos, et des belles. C'est pas sa faute si elle est tombée là.

Elle joignit les mains, sembla prendre le ciel, puis Hélène à témoin :

— Ah! si chacun était traité selon ses mérites. Mais il y a bien de la canaille dans le monde!

Tandis que la vieille parlait, Hélène, torturée, lisait sur le visage ruiné d'Henriette Leroy une désolation passive, un abattement sans espoir. Cette malheureuse pouvait avoir une trentaine d'années, elle en paraissait quarante.

— A quoi bon parler de cela? dit-elle d'une voix lasse où restait pourtant un charme. Tu ennuies ces dames.

Mais âprement la vieille reprenait, avec une telle rancœur de souffrance et d'ironie, qu'Hélène eut l'intuition nette que si, de ces deux femmes, l'une avait écrit les lettres anonymes, c'était à coup sûr la vieille, et à l'insu de l'autre.

— Et pourquoi que je ne le dirais pas, quand il faudrait plutôt le crier sur les toits? C'est avec ta douceur que les choses ont tourné comme ça. Si c'est pas honteux! Ah! si tu m'avais écouté il y a huit ans, quand ce beau mirliflore te faisait la cour… Car, mes bonnes dames, elle a beau être fille de concierge, c'était tout de même une femme de chambre bien instruite, et distinguée! Elle avait d'abord servi chez Mme la marquise de Tallemont-Granval, à Périgueux. Puis par malheur qu'elle est entrée ensuite chez sa comtesse à la campagne, et alors m'sieu le vicomte lui a conté ses belles histoires! Mais après, ni vu ni connu, je t'embrouille. Et pourtant c'est quelqu'un du grand monde, un noble, vous le connaissez peut-être…

A la dérobée, elle jetait un regard incisif sur Hélène, qui cette fois n'eut plus de doute. Cette vieille depuis longtemps avait dû la suivre, l'épier. Absorbée et muette, Henriette Leroy de son lit suivait avec attention, à travers le récit de sa mère, l'histoire si cruellement vécue, si souvent ressassée. Elle eut un geste de crainte, supplia :

— Tais-toi, mère!

Mais la Cagnarde était lancée :

— Oui, vous le connaissez peut-être? Vernières qui s'appelle… C'est un nom de gredin, il mérite d'être su! Pendant quelques mois jusqu'à la naissance du petit, ça a bien marché. On avait renvoyé ma fille du château, mais il venait encore la voir en cachette, à Périgueux ; il lui donnait quelques sous. Puis le petit est né, alors les visites ont cessé. Et pour l'argent qu'il devait envoyer tous les mois, vas-y voir! Au bout de six semaines, plus personne. Et pourtant pas moyen de renier l'enfant. Tout son portrait. On le sait bien, à Périgueux! Mais si vous le connaissez, ajouta-t-elle sans faire semblant d'y toucher, peut-être bien que vous l'avez remarqué? Maintenant, m'sieu le vicomte habite Paris. Alors, nous l'avons suivi pour le relancer, pour lui faire honte. Mais les riches font ce qu'ils veulent! Ils se moquent des pauvres gens ; ce qu'il lui aurait fallu, c'est une balle dans la peau!

Les trois femmes, groupées autour du lit de douleur, regardaient la malade avec une commisération plus forte que leur méfiance. Une pensée grave assombrissait le beau visage réfléchi de Minna, habituée, mais non résignée à la souffrance humaine ; Mme Hopkins frémissait de révolte, tandis qu'Hélène, soulevée de dégoût contre le misérable qu'elle avait cru aimer, sentait à la vue de cette sœur lamentable une compassion infinie lui jaillir du cœur.

Henriette, devinant obscurément peut-être leur sympathie trouble, se mettait à parler, à parler de sa voix traînante, intarissablement. Abandon, solitude, privations, tous ses chagrins anciens, toute sa misère présente lui remontaient aux lèvres en paroles monotones, d'un insondable découragement :

— Ah! sans le petit!… Mais il est si beau, si intelligent… Si vous saviez tout ce que j'ai supporté. Ça n'est pas drôle, la vie! Jamais on ne croirait qu'il y a des hommes aussi lâches. Abandonner sa chair, un enfant qui est son image! Le laisser avoir faim, avoir froid. Tromper une pauvre femme, puis, quand on l'a mise dans le malheur, tourner le dos, mentir. Au bout de trois mois, quand j'ai vu que je ne recevais plus rien, je lui ai écrit, je l'ai prié, menacé. Pour toute réponse, le commissaire de police. Mme la comtesse est venue avec son fils, elle m'a reproché d'être la cause du scandale ; c'est moi qui avais été chercher cet innocent, et n'a-t-elle pas eu le front de me dire : « Et cet enfant! sait-on seulement de qui il est? » C'est beau, n'est-ce pas, pour une grande dame? Alors comme je n'avais pas de preuves, le commissaire m'a dit de me taire. Je ne savais pas, moi ; la recherche de la paternité est défendue. Il m'a dit que si je voulais faire du chantage, on me mettrait en prison. J'ai pris mon mal en patience, j'ai travaillé, pour nourrir le petit. Comme j'étais trop faible, pas moyen de me remettre domestique. J'ai essayé de faire de la couture, je gagnais dix sous par jour, maman m'a aidée. Et puis les maladies sont arrivées. Un soir que je n'avais rien mangé depuis deux jours, j'ai suivi cet homme en lui demandant du pain. Il a appelé un sergent de ville. J'ai crié. Il a fallu encore aller chez le commissaire de police. Il y est venu tout seul cette fois, il avait de beaux habits, son air fier. On ne m'a pas seulement laissé parler. Si je recommençais, mon affaire était faite : Saint Lazare! Tout le monde contre les faibles. Ah! quand les riches n'ont pas de cœur! Qu'est-ce que vous voulez, on est sans force, il n'y a plus qu'à mourir.

Son bras retomba comme un ressort brisé ; elle se laissa aller sur le traversin, anéantie. La Cagnarde gémit avec rage : — Ah! mon Dieu, si c'est possible! tandis que Mme Hopkins tournée vers Henriette disait charitablement :

— Prenez courage. Si votre histoire est vraie, nous ne vous abandonnerons pas.

Vraie, l'histoire? Hélène certes n'en doutait pas. Rien qu'à ce qu'elle éprouvait, à cette émotion profonde, où tant d'indignation se joignait à tant de mépris, elle savait bien que ces femmes n'avaient pas menti ; d'ailleurs, le visage de la Cagnarde parlait, avec son expression d'amer chagrin, de vengeance satisfaite. Sans doute elle se réjouissait à la fois du tort qu'elle causait à leur bourreau et de la peine qu'elle devinait sous l'air impassible d'Hélène, de cette belle et riche demoiselle qui volait la place de sa fille… « Celle-là, au moins, tu ne l'épouseras pas! Et toi, ma petite, tu peux souffrir! »… Oui, Hélène souffrait ; elle souffrait d'avoir été trompée, d'avoir failli l'être davantage ; mais elle souffrait avec courage, avec un obscur et indicible soulagement aussi, à l'idée que cette douleur faisait justice en elle de la basse manœuvre de Vernières, justice surtout de son infâme conduite à l'égard de ces malheureuses.

Comme elles allaient partir, Minna, à qui Hélène venait de parler à l'oreille, attira avec Mme Hopkins la vieille sur le palier ; il y eut une courte explication ; la Cagnarde montra des lettres, une photographie de Vernières, ornée d'une dédicace probante. Puis, ayant empoché quelque argent, elle se rangea humblement : Hélène sortait. Alors, au passage, la jeune fille la regardant dans les yeux, lui dit à voix basse, ce seul mot où tenaient tant de choses amères : — Merci!

Elles avaient hâte de fuir, descendaient l'escalier noir, et avec délivrance respiraient âprement l'air étouffé de la cour.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

— Pour nous résumer, dit Simonin, — il insérait un large billet de banque plié en quatre dans son joli calepin et boutonnait avec détachement sa jaquette par-dessus, — il est bien avéré aujourd'hui que votre gendre se rend tous les lundis, mercredis et samedis, chez Mlle Nini Bleuet, de 2 à 4.

Marcel Dugast arpentait de long en large son vaste cabinet tendu de cuir de Cordoue ; des panoplies d'armes italiennes y alternaient avec de précieux cabinets Renaissance. Il s'assit devant le bureau monumental où un élégant téléphone voisinait avec une lampe électrique, parmi des monceaux de lettres et de dossiers. Il regardait Simonin du coin de l'œil. Le cousin à tête de brochet reprit, avec une réserve de galant homme :

— Voilà ma mission terminée.

L'oncle Dugast fronçant les sourcils, bien vite il ajouta :

— En vous donnant les renseignements qu'un hasard m'a livrés, en procédant moi-même à cette petite enquête, j'ai été trop heureux de vous rendre un service d'ami. Il vous faut maintenant un homme sûr, un bon professionnel, qui ne lâche pas Du Marty d'une semelle. Je puis, si cela vous est agréable, vous mettre en rapport avec un gaillard des plus intelligents. Au bout de huit jours, vous aurez votre constat.

— C'est entendu, fit M. Dugast, déguisant sous son flegme une joie concentrée… A demain matin, huit heures.

Il goûtait un des plus vifs plaisirs qu'il eût éprouvés. Pauvre Germaine! Il tenait sa revanche. Avait-on jamais vu! ce polisson, ce drôle, qui se mêlait de faire le justicier!… Simonin prenait congé au seuil du cabinet de travail ; il recevait son paletot des mains du grand laquais, dont le mépris solennel, quoique respectueux, l'amusa… « Tu n'as pas mille francs dans la poche, mon bonhomme! » — puis, l'âme en fête et la conscience en repos, leste, il dégringola les marches, trouvant la vie bonne, l'air doux et toutes les femmes jolies.

— Eh bien, nous le tenons! disait, rentré au salon, Marcel Dugast à la tante Portier.

La bonne dame laissa échapper le roman sentimental dont elle nourrissait ses vieilles illusions.

— Il y a une providence! soupira-t-elle, les yeux au ciel.

Yvonne qui devant la fenêtre semblait guetter impatiemment quelque venue, flirt n o 1, 2 ou 3, se retournait, en sautant de joie :

— Oh! papa, comme ça va être drôle!

Marcel Dugast hocha la tête. Certes, il y avait une justice… Trois semaines auparavant, lorsqu'il avait appris la catastrophe, une violente colère l'avait transporté contre Germaine, contre André. Cette faute, qu'il jugeait sévèrement, — la Morale! — dérangeait tous ses plans, allait bouleverser ses habitudes. On n'avait pas idée d'être aussi maladroits! Le moyen de garder André à la tête de l'usine, après cet esclandre? Comment, d'autre part, se passer de ses services? Toute sa rancune s'était déversée bien vite sur Du Marty : ce snob, cet imbécile, incapable de garder sa femme, de la protéger, de la rendre heureuse… Une haine violente l'agitait encore à l'idée de la prison, — ce misérable qui, de gaîté de cœur, aurait déshonoré sa fille! Ah! oui, vraiment, ce serait drôle! A leur tour de rire.

Germaine venait d'entrer, pâlie encore, mais comme ressuscitée depuis la miraculeuse nouvelle apportée l'avant-veille par Simonin. Son père l'embrassa gravement sur le front, Yvonne lui prenait les mains, essayait de l'entraîner dans une ronde soudaine.

— Qu'est-ce qu'il y a? dit Germaine.

Et devant le sourire sarcastique de son père, devant le récit entrecoupé de sa sœur et de tante Portier, en proie à une émotion délicieuse, mordue aussi par une instinctive jalousie, elle s'écriait avec conviction :

— Quelle canaille!


Huit jours après, Hélène attendait Vernières ; Mme Dugast l'avait prié la veille, par un petit bleu, de passer chez elle. Malheureusement ses affreuses névralgies, réveillées par ce nouveau chagrin, la condamnaient tout à coup, fenêtres closes, au repos et à l'immobilité de la chambre. Tante Édith la remplacerait, pour cette entrevue pénible, puisque Hélène exigeait une explication franche. Mme Dugast songeait, en se tamponnant les tempes d'eau de Cologne, aux malheurs injustes qui l'assaillaient : la rupture de ce mariage concerté par elle, après le krack des Du Marty, — une union dont elle était si fière!… Décidément, un mauvais sort la poursuivait. Et elle était partagée entre ses regrets de la scène imminente et le soulagement de ne pouvoir y assister.

Dans le salon, Hélène pâle, mais résolue, était assise sur sa chaise basse, aux pieds de Mme Hopkins. Elles gardaient le silence ; à peine un mot de loin en loin, en réponse à la communion de leurs pensées. Une courte enquête, faite en Dordogne par les soins de Minna, était venue confirmer l'absolue certitude. Et s'élevant au-dessus de la blessure d'amour-propre, elles s'insurgeaient contre cette iniquité monstrueuse qui rejette sur la femme, c'est-à-dire sur l'être le plus faible, la responsabilité d'une faute commise à deux, et fait peser sur l'enfant, c'est-à-dire sur un innocent, des châtiments immérités. Pourquoi la recherche de la paternité était-elle encore interdite en France, se demandait Mme Hopkins avec son bon sens anglais, quand presque tous les autres pays d'Europe et du monde avaient admis ce principe d'élémentaire justice? Comme s'il était plus difficile de retrouver le père d'un enfant abandonné que de découvrir un voleur ou un assassin! Un tel misérable, à vrai dire, n'était pas autre chose.

La sonnerie du timbre leur tinta au cœur. Hélène était debout. La femme de chambre annonça :

— M. de Vernières.

Il s'approchait galamment, voulut baiser la main de Mme Hopkins qui la retira ; il se tournait vers Hélène, elle lui désignait un siège. Vernières comprit qu'il touchait à l'une des heures décisives de sa vie. Il devina l'orage ; son joli sourire se glaça sur ses lèvres ; il conservait un air gracieux, mais l'attente lui durcissait le visage.

— Vous souvenez-vous encore, dit Hélène, de la lettre anonyme que je vous ai montrée l'autre jour?

— Je ne l'ai pas plus oublié que vous, mademoiselle, répondit-il de cette voix martelée qui donnait aux mots toute leur valeur.

Hélène prit sur une petite table la seconde lettre de la Cagnarde, et la lui tendant :

— Que dites-vous de celle-ci?

Vernières la reçut avec dégoût, la parcourut à peine.

— Ce nom ne vous rappelle rien?

Il lui darda son regard aigu. Que savait-elle? Le visage d'Hélène restait fermé. Jamais il ne l'avait trouvée aussi séduisante. Que répondre? Être franc : pardonnerait-elle? Il se sentit lié par son premier mensonge. Nier était plus sûr ; quelle preuve pourrait le confondre, s'il payait d'audace? Il parut chercher dans ses souvenirs et du ton le plus naturel du monde :

— Rien, fit-il dans un étonnement bien joué.

Hélène le contemplait avec une ironie souveraine, qui le perçait à jour :

— Cherchez bien!

— Je ne trouve pas…

— Vous avez donc la mémoire aussi légère que le cœur?

Il se leva sous l'insulte : elle savait! Il sentit qu'il la haïssait avec autant de force qu'il l'aimait : car il l'aimait à sa manière. Son affection se concentrait tout entière dans cette minute où il la perdait. Essayer de la convaincre? Trop tard! Il sourit avec une tristesse amère. Puis, de haut :

— On m'a calomnié, je le vois. Mais il ne saurait y avoir d'amour sans confiance. Adieu, mademoiselle.

Tant d'impudence eût ébranlé Hélène si elle n'avait pas vu, de ses yeux vu, le mensonge vivant, le témoin irrécusable : l'enfant. Il saluait très bas, gagnait la porte.

— Un mot! dit-elle.

Il s'arrêta, fit tête, comme un homme d'honneur méconnu, résigné à subir d'injustes reproches. Elle continuait, vibrante :

— Que vous m'ayez menti, quand je vous interrogeais en toute confiance, que vous n'ayez pas trouvé de plus touchante preuve d'amour que de vouloir me rendre complice de votre infamie, c'est assez écœurant déjà! Et faites-moi la grâce de croire que je ne me plains ni de ma confiance trahie, ni de mon affection outragée!… Il eut un geste de protestation. — Oui, vous m'aimez, c'est entendu! A mon tour de vous dire qu'il n'y a pas d'amour sans loyauté. Mais ce n'est plus de moi qu'il s'agit! Il s'agit d'Henriette Leroy, de cette malheureuse que vous avez honteusement abandonnée quand vous en avez été las ; il s'agit de votre fils, ce triste petit être qui ne demandait pas à vivre ; il s'agit de ces deux victimes de votre égoïsme et de votre lâcheté! Ah! vous ne connaissez pas Henriette et Georges Leroy? Vous ne connaissez pas l'impasse des Thermopyles? Eh bien, faites comme moi, allez voir! Ou plutôt, retournez-y! Et si le cœur ne vous lève pas, si vous n'éprouvez pas une pitié dans vos entrailles de père, c'est que vous êtes encore plus vil que je ne vous suppose. Plus vil que les gens dont les prisons sont pleines, et qui ne sont pas plus coupables que vous! Mais puisque de pareilles actions restent impunies, puisqu'il n'y a pour les flétrir que le mépris des honnêtes gens, c'est bien, soyez sûr du nôtre. Et maintenant, monsieur de Vernières, vous pouvez sortir.

Il voulut parler ; une rage cuisante, une atroce humiliation l'en empêchèrent. Il perçut, dans un obscur remords, la lointaine portée, le contre-coup fatal et inattendu de chacun de nos actes. Incapable d'affronter plus longtemps l'austère mépris de Mme Hopkins, la rayonnante indignation d'Hélène, il essaya de ricaner ; une pâleur terreuse lui décomposa subitement les traits et, pour la première fois, son âme véritable apparut, sur ce visage de boue. Puis il sortit, pour toujours.

La porte refermée derrière lui, Hélène détendue se mit à pleurer à petits sanglots ; mais courageusement elle répondait aux caresses affectueuses de Mme Hopkins :

— C'est nerveux! ce ne sera rien…

Et de sa bonne voix, tante Édith reprenait :

— Ma pauvre chérie, il faut avoir souffert, souffert de sa propre souffrance et de celle des autres pour s'élever jusqu'à valoir quelque chose. Il n'y a d'âmes vraiment supérieures que celles qui se sont purifiées, à travers la douleur…

TROISIÈME PARTIE

I

La route bordée de noyers atteignait le sommet du plateau. La vallée de Rosay apparut, toute lumineuse et fraîche dans la belle matinée de mai. A l'écart du village, dont le clocher d'ardoises se découpait sur l'azur, les bâtiments de la colonie, entourés de vignes et de bois, dressaient leurs constructions grises ; des hangars neufs faisaient tache blanche.

Hélène contemplait avec une sorte d'apaisement la ligne molle des collines, les grandes prairies humides où les vaches pâturaient et cette douce légèreté de l'air qui baigne les ciels limpides de Touraine. Elle se retourna vers son amie Mme Sassy, la directrice, forte et rude femme au visage d'énergie et de bonté.

— Il fait bon vivre ici!

Elles côtoyaient un champ ; les pensionnaires de Rosay, cottes et blouses brunes, courbées en deux sur les sillons, buttaient des pommes de terre. Comme on était loin de Paris, loin de cette vie factice et fiévreuse où chacun poursuivait âprement la curée de ses égoïsmes, à travers le mensonge tour à tour bienveillant ou implacable de la société! Hélène, toute meurtrie encore, un cerne de fatigue autour de ses beaux yeux, éprouvait, en songeant à l'homme, une amère rancœur. Elle n'évoquait que visage de haine, de convoitise, de sécheresse et de ruse.

Ah non! certes, l'homme n'était pas beau lorsque, sous le masque arraché des habitudes et des convenances, son âme cachée, cette âme que la vie quotidienne dissimule, se dévoilait dans sa laideur. On parlait toujours de l'éducation de la femme! Comme si celle de l'homme n'était pas d'abord à modifier tout entière. Mais renoncerait-il jamais, avec son individualisme féroce, à chercher dans sa compagne une serve de plaisir, et de son bon plaisir? Lui imposerait-il toujours, en s'en libérant lui-même, une rançon d'argent, de dévouement, de soins et de devoirs? Quand cesserait-il de vouloir primer dans la lutte séculaire, faite d'amour et de haine?… Parmi l'escorte des visages qui hantaient son désenchantement, elle revoyait l'expression dédaigneuse et dure d'André, le jour de leur grande explication après l'éclat de Du Marty. Elle avait toujours souffert par lui ; dès l'enfance, il l'avait écrasée jusque dans leurs jeux de sa supériorité tyrannique, de ses taquineries malveillantes ; plus tard, c'était l'antagonisme sourd de leurs intelligences en éveil, ses sentiments de femme toujours rappelés à la soumission ; enfin la lutte ouverte des caractères, des intérêts méconnus, son légitime désir d'égalité toujours froissé, refréné. A coup sûr, elle le savait personnel, volontaire, bornant à lui tout l'horizon ; mais jamais elle n'aurait cru que ce laborieux, dont elle estimait la soi-disant droiture et la décision, s'abaissât à d'aussi viles satisfactions, à un pareil manque de conscience et d'honnêteté. Depuis, à peine l'avait-elle revu une ou deux fois en quinze jours, et à l'attitude glaciale d'André, à sa propre froideur, elle avait senti l'irréparable.

Du Marty? La face correcte, le sourire sur les lèvres comme le monocle dans l'œil, ce vernis de politesse et d'élégance, cela s'écaillait, tombait, faisait place à l'odieuse violence d'un palefrenier, à un inconcevable mélange de bêtise et de canaillerie. L'inflexible indifférence du grand-père Pierron, figé dans son respect de la loi et son culte tenace du passé, l'égoïsme avisé de l'oncle Marcel, grand défenseur des principes pourvu qu'ils se conciliassent avec ses intérêts, tout contribuait à augmenter son isolement, sa tristesse. D'autres souvenirs la harcelaient : le museau de brochet de Simonin, sans cesse prêt à s'ouvrir pour happer une proie, et, dans ces éclairs qui à certains moments illuminent on ne sait pourquoi les coins sombres de la mémoire, tels traits épars dans le paysage de Moranges et d'Hautneuil, la trogne libertine du vieux contremaître rougeaud, le mufle veule de Lepillier, la sordide silhouette du père Lefèvre avec ses yeux morts d'aveugle…

Mais par-dessus tout, elle revenait malgré elle au visage de Vernières, tel qu'elle l'avait vu la dernière fois, à ce visage d'une pâleur terreuse où était apparue brusquement l'âme de boue. Elle ressentait encore le cruel déchirement, la douleur d'avoir si mal placé son affection, et de la découvrir à l'épreuve plus sincère qu'elle n'avait supposé. Du moins, c'était bien fini, mais l'orgueil de cette constatation lui laissait une blessure, l'impression endolorie d'un grand vide. A peine le silence et l'éloignement qu'elle était venue chercher à Rosay, commençaient à lui rendre par moments un peu de calme, sinon d'oubli. La duplicité de Vernières, son infamie découverte, voilà, sans qu'elle s'en rendît compte, ce qui lui faisait haïr aujourd'hui tous les hommes. Sous la grâce et la distinction qui l'avaient séduite, elle ne voyait plus que l'universelle vilenie, le déchaînement irrésistible des instincts bas et méchants.

Triste vie, où les meilleurs sont les dupes des pires, où les faibles sont fatalement victimes des habiles et des rapaces, de la foule brutale des sans-scrupules et des sans-cœur. Et dans une angoisse douloureuse, elle cherchait en elle-même le secours des visages amis. Entre les bons sourires d'Édith et de Minna, l'image fortifiante de son père surgit. Émue, elle reconnaissait les yeux graves et doux, la fine bonhomie, les traits chers. Comme il lui manquait, ce guide patient et sûr, qui l'avait quittée au tournant du chemin ; elle se rappela l'air de lassitude, le tendre regard fatigué du vieillard, dans son cabinet de travail de la Neuville, lorsque, assis derrière la table, il la contemplait, séparé d'elle par tant d'années de vie, à la fois si près et si loin. Des mots de naguère lui revinrent avec l'inflexion connue : « Nous voudrions te confier à quelque brave compagnon de route… » Pauvre père!

Elle avait beau chercher autour d'elle, personne. Parmi les jeunes gens qu'elle connaissait, ou qu'elle avait entrevus, aucun qui ne lui fût indifférent ou dont l'affection lui parût mériter de tenir une place dans sa vie ; et des profils se précisèrent : les lieutenants Ythier-Bourrel et de Céry dans l'or roux des bois de la Roche-Guyon? grandes moustaches et petites cervelles… Schmet, avec son nez crochu et ses cheveux frisés?… Dormoy? oui, de l'allure, une espèce de charme cavalier, une belle franchise ; mais non, il devait être comme les autres?… Ce bourru d'Arden, avec sa laideur intelligente?… Rien ne se détachait du fond sombre de ses pensées ; elle était encore trop près de sa peine pour se tourner vers l'avenir.

Mme Sassy, qui était pleine de délicatesse, respectait ce silence. Sous sa capeline noire, ses cheveux gris en broussaille découvraient un haut front rêveur ; seule la courbe prononcée du nez, du menton, décelait la volonté forte. Nature disparate, où de vastes conceptions théoriques neutralisaient souvent les énergies de l'application, Mme Sassy, depuis la mort de son mari, neveu du célèbre philanthrope et lui-même agronome distingué, avait assumé la tâche de diriger seule les établissements de Rosay. Toujours la première debout, la dernière couchée, promenant partout ses robes courtes et sa fameuse capeline noire, de l'étable au rucher, de la laiterie aux champs, elle dépensait en mille détails de surveillance son infatigable activité, sa pitié bourrue. L'asile aujourd'hui n'employait plus que cent cinquante pensionnaires. Ces femmes, de misères identiques et de provenances diverses, pour un bon nombre sortant de maisons de correction, ou bien filles repenties, filles-mères abandonnées, n'apportaient à Rosay que des corps las, des cœurs malades, toute une variété de déchéances physiques et de plaies morales. Personnel ombrageux, difficile à manier, qui, dans la fatigue salutaire du travail, gardait une redoutable vivacité d'instincts, exigeait de la part des sous-maîtresses autant d'activité que de tact. Entreprise onéreuse, où les admirables qualités de Mme Sassy ne parvenaient pas à contrebalancer ses défauts, tendance à voir trop grand, engouement de méthodes nouvelles de culture, achats sans compter d'outils perfectionnés. Les sommes affectées à la fondation par le baron Sassy étaient, comme sa propre fortune et les deux cent soixante-cinq mille francs d'Hélène, aventurés dans cette exploitation trop lourde pour les bras qui la mettaient en œuvre. De mauvaises récoltes depuis deux ans, l'hostilité du pays entier, des petits propriétaires atteints dans leur commerce par la concurrence à meilleur marché, un incendie qui avait détruit les hangars de réserve reconstruits depuis à grands frais, tout avait ajouté au médiocre état des affaires.

Hélène s'était arrêtée, le long du chemin, devant une pièce de terre où une dizaine de femmes étaient en train de repiquer un immense carré de choux. L'air de santé d'un gamin aux joues rouges, aux yeux vifs, qui poussait une brouette chargée de plants, lui fit penser à la maigre figure souffreteuse du petit Georges. Elle eut un tressaillement de colère méprisante : Georges Leroy? non, Georges Vernières! Ah! combien il serait mieux ici, le petit malheureux, à l'air libre, au soleil, que dans la corruption du ruisseau de Paris!

Mme Sassy, qui la voyait souffrir, et qui, depuis son arrivée, s'efforçait de la distraire sans l'interroger, lui proposa d'abréger la promenade. Elles rentreraient par un sous-bois, dont elle désigna un peu plus loin la verdure jeune, taillis de chênes bas tout frémissants d'un feuillage nouveau, tachés de place en place par des arbustes roux gardant encore leur dépouille d'automne.


Peu à peu, l'existence rustique menée par Hélène la détendait, la pacifiait. Toute la semaine, elle avait accompagné Mme Sassy dans ses tournées quotidiennes. Elle avait toujours aimé, mais n'avait jamais à ce point reconnu le bienfait d'une vie mêlée à la grande vie de la terre, des animaux et des choses. C'était moins le plaisir d'en goûter la beauté sereine, le spectacle magnifique et simple, que de participer à l'immense effort invisible, à la lente et féconde transformation.

D'humbles détails, nouveaux pour elle, l'intéressaient. Mises en relief par le recul de Paris et l'oubli de son agitation stérile, leur raison d'être, leur utilité lui apparaissaient pour la première fois dans leur modeste grandeur. Elle sut qu'avec Mai se modèrent, puis cessent les irrigations des prairies, se terminent les dernières semailles, colza de printemps, chanvre et maïs ; elle s'étonna de rester toute une matinée au grand air, dans les prés où, d'un geste large, des faucheuses récoltaient le trèfle incarnat, en chargeaient à la fourche de lourds chariots. Avec joie, elle respirait l'odeur fraîche et sucrée de l'herbe fleurie ; et cette expression de force saine, presque allègre, elle la surprenait aussi sur le visage bruni et dans les mouvements rythmés de ces femmes, à qui leur labeur était en train de refaire une âme. Elle se passionna pour la lutte intelligente, chaque jour, dans les vignes, contre le ravage obscur du mildiou ; elle vit, dans le soufrage soigneux des ceps, le patient emblème de toutes les guérisons.

Mme Sassy ne lui faisait grâce de rien : explications et projets. Elles visitèrent longuement la basse-cour, le rucher, les étables. On commençait à mettre les animaux au régime du vert. Plus loin, quelques femmes, trop délicates pour les travaux des champs, jetaient de leurs tabliers gonflés les grains à poignées au milieu des cercles de dindons et de poules, renouvelaient constamment la boisson des poussins. Hélène s'amusait aussi à voir placer, pour faciliter l'essaimage, des ruches en paille en vue du rucher ; c'était l'époque de la grande miellée. Le soir, elle se couchait rompue, mais l'âme tranquille ; elle retrouvait des sommeils d'enfant.

Plus encore peut-être que l'œuvre apaisante de la nature, elle admirait les soins constants de Mme Sassy, la cure journalière poursuivie par elle sur ces déshéritées. Don merveilleux de convaincre, d'émouvoir, puissance irrésistible de la charité! Ah! si chacun, dans la mesure de ses forces et la limite de son intelligence, se consacrait à cet apostolat, au moins la misère humaine serait soulagée, puisqu'il est impossible de la supprimer vraiment. Mais l'on pensait à soi d'abord! Combien l'exemple d'abnégation que Mme Sassy donnait depuis vingt ans tranchait avec l'égoïsme d'André, dont l'ambition se limitait à des jouissances de fortune et d'orgueil, avec la bassesse et la cruauté d'un Du Marty, d'un de Vernières… Vernières? Elle y pensait maintenant presque avec indifférence. Le mépris avait tué la douleur. Et cependant de tels hommes représentaient une part de l'élite de la classe dirigeante ; ils n'en étaient que plus coupables.

Oui, cette œuvre était réellement belle. A côté du labeur physique, des cours élémentaires achevaient par les longs soirs d'hiver le relèvement progressif. Jamais d'insoumises ; de se sentir libres, elles travaillaient mieux ; les portes ouvertes par charité ne retenaient personne de force. Depuis la fondation, plus de huit cents jeunes filles ou femmes à qui leur séjour à la colonie avait permis de se constituer un petit trousseau, une réserve d'économies, s'étaient mariées honorablement, avaient pu se refaire une humble mais durable position. Les gages de chaque employée étaient versés tous les mois à leur nom dans une caisse qu'alimentaient encore certains dons. Ainsi elles retrouvaient à leur sortie le fruit de leur travail, sous une forme tangible. La plupart demeuraient reconnaissantes, écrivaient à Mme Sassy, revenaient la voir. Elle citait trois de ses anciennes pensionnaires devenues sous-maîtresses à force de travail et d'honnêteté. Elle recevait de la société des épaves, elle lui rendait des êtres conscients, capables d'une vie nouvelle.

Un matin, ces deux lettres pour Hélène :

White-House , 17 mai.

« Darling ,

« Moi qui t'avais promis de t'écrire longuement aussitôt débarquée! Mais impossible de trouver une minute. A peine ai-je le temps de t'embrasser aujourd'hui. A bientôt une vraie lettre. Te savoir à Rosay me rassure un peu. Je te vois allant, venant, avec la bonne Mme Sassy ; j'ai foi en cet air si doux, si pur de la Touraine, consolant comme une caresse. Pour moi, avec quel soulagement j'ai retrouvé ma vieille maison, mes prés, le brouillard matinal sur la rivière. Tu te doutes si on était heureux de me revoir! Georges, je ne t'en parle même pas, tu connais sa chère affection ; mais les petits, Fred et Bertha! Rien d'amusant comme de voir master Willy faire le Parisien, leur débiter mille contes… Ce mot seulement, chère Hélène, pour te dire que je t'aime et que je pense à toi.

« Édith. »

Hélène décachetait la seconde lettre où elle avait reconnu l'écriture de sa mère. Les lignes descendaient, signe de dépression. Les derniers événements avaient porté au comble l'abattement de Mme Dugast. Elle avait eu pendant si longtemps l'habitude du bonheur! L'apprentissage des mauvais jours, à soixante ans, c'était dur… Et avec moins d'empressement qu'elle n'en avait mis à parcourir les nouvelles d'Angleterre, Hélène commençait à lire celles de Paris.

18 mai.

« Ma chère fille

« Pourquoi répondre des billets si courts à mes lettres détaillées? Je m'efforce de te donner une impression fidèle de mes occupations, de mes tracas, et toi, tu résumes dans un bulletin de quelques lignes tes longues journées de campagne. Pas grand'chose de nouveau depuis avant-hier, où le dîner chez ton grand-père s'est bien passé. Il ne va pas mal, quoique nos chagrins lui aient été plus pénibles qu'il ne le laisse voir. Ce qui m'inquiète, c'est l'affaiblissement de ta pauvre grand'mère. Pas moyen de lui faire comprendre un mot de ce qui nous préoccupe. Elle est aussi sourde d'esprit que d'oreille. Elle demeure, quoi qu'on lui dise, engouée de Du Marty dont elle interprète toutes les actions à rebours.

« Hier matin, je suis allée chez ton oncle, j'ai trouvé la maison sens dessus dessous. Crac! au moment où on espérait pincer ce vilain monsieur, le voilà parti aux courses de Pau ; la surprise était organisée pour l'après-midi et voilà huit jours de perdus. Cela n'empêche que tout le monde était en joie, ton oncle conserve le meilleur espoir. Germaine, outrée de la conduite de son mari, — et vraiment il y a de quoi! — s'apprêtait à sortir avec Yvonne pour faire quelques achats au Louvre. Tante Portier m'a chargée de ses amitiés pour toi, elle a retrouvé toute sa sérénité, elle est bien heureuse!

« Puis, déjeuner triste à la maison, toute seule dans la grande salle à manger. Je crois que j'aurais passé une après-midi funèbre si je n'avais reçu à deux heures une belle visite. Devine qui? Dormoy, qui venait nous apporter des cartes pour son exposition ; elle a lieu dans quinze jours, chez Petit. Il a paru surpris de ne pas te trouver, a bien répété combien nous lui ferions de plaisir en allant toutes deux à l'ouverture. Le Figaro en parlait ce matin et vantait son talent. On dit qu'il sera décoré au 14 juillet. C'est un homme charmant et bien distingué, avec ses façons d'artiste.

« Voilà, ma chère fille, le bavardage d'aujourd'hui. Toujours pas de nouvelles d'André! Cinq jours que je ne l'ai vu. Mais je m'inquiète sans doute à tort, il va bien, car Dormoy l'avait aperçu lundi à la première du Vaudeville.

« Au revoir, ma chérie, prends exemple sur moi, écris longuement. Songe que c'est le seul plaisir des vieilles mamans sacrifiées.

« Ta mère qui t'aime. »

En se levant de table, le lendemain, Mme Sassy achevait d'exposer à Hélène la situation nette de leurs affaires : elle le devait à la jeune fille qui lui avait apporté si spontanément l'aide puissante de ses capitaux. Depuis qu'Hélène était là, ce besoin de confiance, de franchise, tourmentait l'excellente femme. Les recettes des dernières années, celles que faisait prévoir l'année en cours restaient à ce point au-dessous des dépenses qu'elle se faisait un scrupule de ne pas l'en prévenir. Elle désira savoir au juste de quoi se composait sa fortune. Elle savait Marcel Dugast immensément riche, elle savait qu'aux 265.000 francs d'Hélène s'était ajouté l'héritage de son père. N'allait-elle pas avoir besoin de revenus plus considérables? A peine si Rosay donnerait cette année deux pour cent.

Hélène s'expliqua simplement. Sa part de succession s'élevait à 200.000 francs placés dans l'usine Dugast : produit net, sept pour cent. Elle avait, par déférence aux supplications, aux instances de sa mère consenti à ne pas déplacer la somme. C'était bien le moins que la différence de Rosay rétablît l'équilibre! Ce qu'elle n'ajoutait pas, c'est qu'indignée de voir sa mère réduite par la volonté d'André au quart de l'usufruit, elle l'avait priée de conserver l'entière direction des 200.000 francs, en lui laissant en plus la jouissance du Vert-Logis, indivis entre son frère et elle. Elle remerciait chaleureusement Mme Sassy, elle était heureuse de s'associer au moins par l'argent, puisqu'elle ne pouvait lui apporter d'autre concours, à son œuvre admirable. Elle eût voulu l'aider de sa personne, se dévouer comme elle ; mais son devoir filial la réclamait.

Une servante frappait à la porte. Un petit vieillard desséché et propret, blouse bleue et pantalon de velours rapiécé, — l'exprès du télégraphe, s'avança une dépêche à la main : — « Hélène Dugast. Rosay, Maine-et-Loire. »

— Rien de grave, j'espère? demanda Mme Sassy.

— C'est de maman, fit Hélène qui lut d'un regard, puis lui tendit le papier bleu : « André veut partir Russie d'Asie. Désespérée. Reviens vite pour joindre remontrances aux miennes. »

II

Elle sautait légèrement du wagon, sur le quai blafard où les facteurs s'empressaient ; les hautes lampes électriques déversaient ce jour factice qui donne aux choses un aspect lunaire. Dans un tohu-bohu de valises et de sacs où des bouquets de lilas frais cueillis faisaient éclater tout le printemps de la campagne, le flot des voyageurs se ruait vers la sortie, encombrait l'étroite chaussée entre les deux trains. Dans la salle d'attente des bagages, Hélène contre la porte close s'impatientait, en maudissant la dédaigneuse lenteur des employés. Un monsieur devant elle se retourna brusquement, la coudoya par mégarde. Leurs regards, furieux de la pose prolongée, se rencontraient, hésitaient un moment à se reconnaître. Ce fut Hélène qui la première s'écria :

— Tiens! monsieur Arden!

Il n'avait pas changé ; toujours cette mine un peu sauvage, rentrée en elle-même, ces yeux intelligents et fiers, cette expression railleuse. Évidemment il était plutôt laid, avec son nez camus, sa barbe courte et dure. Mais la physionomie avait un bel air de volonté ; le corps trapu, souple dans ses vêtements libres, disait la santé, la force. Il parut surpris, rougit, et, avec cette espèce de gaucherie qu'ont parfois les hommes d'action :

— Mademoiselle Dugast?… nous sommes sans doute venus par le même train.

Il s'enquit avec intérêt de Mme Hopkins, eut un mot discret et sincère sur le grand chagrin d'Hélène : la mort de son père. Il l'avait apprise en Allemagne, d'où il était revenu depuis un mois. Il parlait de ses travaux en cours lorsque enfin la porte s'ouvrit. Une poussée les faisait pénétrer dans la salle des bagages. Il se hâtait de prendre congé, saluait avec un empressement de timide. « Quel ours! se dit Hélène, amusée, comme il s'éloignait, la laissant se débrouiller seule… Pas galant! » Et néanmoins, par un sûr instinct de femme, elle devinait que la rencontre n'avait pas été indifférente à Arden.

Elle songeait aussi : « Drôle de chose que la vie! on voyage côte à côte, sans se voir, sans s'en douter. Un beau jour on se rencontre, puis on se quitte. Pourquoi? Tout n'est qu'imprévu, mystère. A moins, objecta-t-elle aussitôt, que ce ne soit la chose la plus naturelle du monde. » Cependant elle sentait, sans même se le formuler, qu'elle avait trouvé Pierre Arden plus sympathique ce soir que la première fois.


A la maison, sans s'inquiéter autrement des détails du séjour à Rosay, sa mère qui l'attendait se répandit en récits interminables, en lamentations. Elle avait appris à l'improviste par tante Portier le projet d'André. Tout était machiné depuis quelques jours entre Marcel et lui. Comprenait-on un coup de tête pareil : s'expatrier? Elle se moquait bien des intérêts de l'usine, des bonnes raisons données par l'oncle! était-ce sa faute, à elle, si la folie de Germaine rendait difficile le maintien d'André à la tête des établissements de Moranges? Qu'est-ce que cela pouvait lui faire qu'il y eût des cotons en Géorgie? quel besoin d'aller y créer une filature nouvelle? Si encore la passion aveuglait André au point de rendre sa présence à Paris dangereuse! Alors certes elle eût été la première à souscrire à un départ, à l'exiger! Mais non, il était trop sage, trop raisonnable pour cela. Il n'avait également plus rien à redouter de Du Marty ; cet individu n'avait pas la moindre envie de se battre… Et dans son égoïsme maternel, — vraiment la situation était assez pénible comme cela, — elle ne voyait que l'éloignement définitif d'André, la rupture d'un des derniers, d'un des plus solides liens qui la rattachassent au passé.

Hélène, qui la plaignait du fond de l'âme, l'écoutait pourtant avec impatience : une fois de plus elle balança entre le désir de parler en toute sincérité et la certitude de ne pas être comprise. L'amour de la vérité l'emporta :

— Voyons, maman, André ne partira pas pour toujours. Avec l'Orient-Express, on va vite. Ne dirait-on pas que tu dois ne jamais le revoir? Je ne suis pas du tout de ton avis. Cette idée d'aller fonder au loin une succursale, ce n'est pas d'hier. Tu sais bien qu'il y a des années qu'on en parle. Pour moi, André ne peut pas mieux faire. Impossible de rester à Moranges, c'est une question d'honnêteté, de dignité… Jamais il ne trouvera de plus utile emploi de ses qualités d'organisation, de ténacité! C'est une belle chose, en principe, que de porter au loin l'énergie de notre race, de créer des foyers nouveaux de travail et de production.

Mme Dugast, butée, la regardait d'un air triste.

— Tu en parles à ton aise! on voit bien que tu n'as jamais aimé ton frère. Tu ne souffriras pas de son absence.

Hélène n'essayait même pas de se disculper, de démontrer à sa mère combien il était naturel que, tout en gardant à leurs parents une affection tendre, les enfants cherchassent à se faire leur vie. Et tandis que Mme Dugast, après un silencieux baiser mêlé de reproche, allait se coucher, Hélène regrettait l'éternel malentendu, et, entre les êtres qui s'aiment le plus, ces inévitables dissonances de l'esprit et du cœur.

Trois jours sans nouvelles d'André, retourné à Moranges. Puis, coup sur coup, dans une même après-midi, visite de Germaine, — c'était la première fois que depuis le scandale elle remontait l'escalier de sa tante, — visite de Mme Portier, toutes deux surexcitées au dernier point par le grand événement du lendemain. Grâce à l'aimable concours de Simonin, toutes les mesures étaient prises, la commission rogatoire signée, le commissaire de police prévenu : on devait, de deux à trois, surprendre « Monsieur Du Marty. » Avec des chuchotements mystérieux, elles mettaient Mme Dugast au fait, la suppliaient de venir boulevard Haussmann avant dîner : on lui raconterait tout… Enfin la nuit s'écoula, l'heure convenue arrivait, et Mme Dugast, qui n'avait pu fermer l'œil, s'en alla au rendez-vous. Sa curiosité première avait tourné à une sorte de malaise ; il y avait dans tout cela quelque chose d'un peu louche, de déplaisant, qui lui causait un trouble. Il était convenu qu'Hélène la reprendrait en revenant de chez son amie Gabrielle Duval, souffrante depuis une semaine, et dont Louise Guilbert venait de lui écrire l'état assez inquiétant.

A quatre heures précises, Mme Dugast sonnait à l'entresol. En vain essaya-t-elle de discerner quelque chose sur le visage impassible du grand laquais : il recevait de ses larges mains gantées de blanc le mince parapluie aiguille, ouvrait avec componction la porte du salon. Germaine, tante Portier et Yvonne se levèrent en sursaut avec des visages crispés d'émotion, aussitôt déçus.

— Nous croyions que c'était père, dit Yvonne.

Mme Dugast s'était trop pressée.

Une attente interminable commença, coupée de suppositions absurdes, de fausses alertes à l'arrêt d'un fiacre, à des bruits de portes. Plus jolie que jamais, Germaine, la taille moulée par une robe tailleur de léger drap beige, redressait à chaque minute son buste charmant, dans une immobilité attentive. Puis elle repartait en un babil fiévreux, fouettée par le plaisir de la vengeance, l'étrangeté d'une sensation inconnue. C'est étonnant comme elle avait refleuri, depuis le renversement soudain des rôles. Son inconscience, oublieuse de ses propres torts, s'exaltait dans une indignation dont, par une singulière déviation morale, personne dans la maison, sauf pourtant Mme Dugast, ne semblait percevoir le comique attristant. Les dix-huit ans avertis d'Yvonne ne pouvaient tenir en place. Elle allait de la pendule à la fenêtre, les yeux brillants d'une curiosité aiguë ; son imagination à demi instruite, directement mêlée depuis quelque temps à tant d'événements au-dessus de son âge, déformait, grossissait. A cette inquiétude ardente de toutes les jeunes filles, qui cherchent à pénétrer le sens encore mystérieux de la vie, se joignait l'éveil précoce de son éducation particulière, toute de primesaut et de liberté, en dépit des belles maximes de la tante Portier.

Celle-ci, plongée dans un confortable fauteuil à oreillettes, s'efforçait avec Mme Dugast de tuer le temps, en échangeant de courts propos de circonstance. Sa mine papelarde et béate savourait le triomphe prochain, souriait à certains détails du constat, dont elle se retraçait l'image avec cette complaisance inavouée qu'ont parfois les vieilles prudes.

Enfin à six heures, des portes battantes, des pas. Cette fois, c'était bien Marcel Dugast, suivi de Simonin. Ils entrèrent avec une gravité rayonnante.

— C'est fait, dit l'oncle.

Il se laissa tomber sur une chaise. Où étaient ses beaux principes de morale? Son visage exprimait maintenant la revanche haineuse, le plaisir de la vengeance satisfaite. Simonin se rengorgeait avec modestie. On faisait cercle, on les pressait de questions.

— Yvonne, dit M. Dugast revenu au sentiment des convenances, fais-moi le plaisir de nous laisser seuls une minute.

— Oh! protesta-t-elle suffoquée. J'en ai entendu bien d'autres!

Tante Portier, atteinte au vif, lui lança un regard scandalisé.

— Laisse-moi, si tu veux bien, le soin d'être juge en cette matière, prononça M. Dugast, avec une autorité prudhommesque.

Germaine, qui trépignait d'impatience, poussa Yvonne vers la porte, en lui glissant dans un baiser :

— Va, mais va donc! Je te raconterai tout.

— Eh bien? fit tante Portier.

— Nous sortons de chez le commissaire, commença M. Dugast. C'est un homme des plus intelligents. Il a conduit cela avec un tact! — A deux heures et demie, l'agent déniché par Simonin, — il se tourna vers celui-ci, — un oiseau rare! est arrivé tout joyeux nous prévenir. Pas une minute à perdre, monsieur mon gendre termine d'habitude ses visites à quatre heures moins le quart. Nous sautons en fiacre, avec le commissaire, deux agents dans la seconde voiture. Maudit fiacre! Un cheval qui ne marchait pas. Le commissaire avait beau me répéter, pour calmer mon inquiétude : « Croyez-en mon expérience, il vaut mieux ne pas arriver trop tôt. » Bref, nous voilà rue d'Amsterdam. Non, cette demi-heure passée à attendre dans le fiacre avec Simonin! Enfin, à quatre heures, notre monde descend. Ah! mes enfants! Quand j'ai vu l'air épanoui du commissaire, les figures amusées des deux agents, je me suis dit : « Dieu soit loué, il y a donc une justice! Les honnêtes gens finissent toujours par triompher. »

— Alors, reprit Mme Portier, dans un transport de rancune qui enfiella subitement sa ronde et grasse figure, nous allons lui apprendre à vivre, à ce malotru?

Elle n'avait pas encore digéré les grossières injures, la colère violente de Du Marty, ce fameux soir où elle avait tenté de s'entremettre. M. Dugast se frottait les mains avec vigueur. Cette fois, le geste familier en disait long : « Ah! mon gaillard, il va falloir compter! » Germaine demeurait silencieuse, les yeux fixes, perdue dans on ne savait quelles réflexions. Elle semblait ne pas comprendre encore l'entière portée du récit de son père. L'espérance et l'excitation des jours précédents, devant le fait réalisé, avaient fait place à une sorte de stupeur. Mme Dugast gardait dans ses voiles de deuil une réprobation compatissante ; elle n'eût pas demandé mieux que de savoir les détails ; mais déjà tante Portier s'enquérait, tournée, curieuse, vers Simonin.

Avec l'apparente discrétion d'un gentilhomme, pleine d'une rosserie détachée, le cousin résuma la scène. Une petite bonne était venue ouvrir. Devant l'écharpe du commissaire, elle poussait des cris. Au bruit des voix, Mlle Bleuet, avertie, se verrouillait… — Ils ont mis cinq minutes à ouvrir. Non! la tête de ce pauvre Du Marty, il paraît que c'était à mourir de rire! un air sournois et furieux, la rage d'être pris au piège… Oh! très correct, habillé des pieds à la tête. Par malheur, une superbe paire de bretelles mauves traînait sur un fauteuil. Quant à Mlle Bleuet, elle était charmante, dans une robe japonaise endossée en hâte, tous ses jupons au pied du lit…

— Quelle horreur! s'écria la tante Portier.

— Pas moyen de nier, reprit Simonin. Cette femme, qui d'abord était entrée dans la plus violente colère, criant à l'outrage, violation de domicile! s'est tout à coup avisée, en regardant Du Marty, que c'était la chose la plus drôle du monde. Elle pouffait à chaque question du commissaire, tandis que notre ami, le visage long d'une aune, les yeux en dessous, répondait par monosyllabes, avec une maussaderie hargneuse.

A ce moment Germaine, suspendue aux paroles de Simonin, n'y put tenir ; elle éclata en sanglots. Silence, stupéfaction générale. Tous la regardèrent.

— Comment, grosse bête, te voilà vengée ; tu as un bon constat, et tu pleures? s'écria M. Dugast.

Mais Mme Portier, — les hommes ne comprennent rien au cœur féminin! — s'élançait, prenait les mains de Germaine… Pauvre petite chérie! Elle souffrait d'avoir un mari pareil. Trahie pour une gourgandine!… Germaine convulsivement se levait, un mouchoir aux lèvres. Par une contradiction bien humaine, elle avait moins souffert des idées que de l'acte. Une image l'émouvait plus que des sentiments. Ce qui depuis quelques jours fermentait en elle d'inexplicable jalousie, d'amour-propre blessé, comme aussi de remords obscur, éclatait dans cette brusque détente nerveuse, se résolvait en larmes. Elle faisait inconsciemment appel à cette raison suprême, dernière ressource de tant de pauvres organismes pareils au sien, lorsqu'ils sont à bout de souffrance et de pensée. Et refusant les services de tante Portier, elle se sauva, secouant désespérément la tête, sans vouloir rien entendre.

On la plaignait. Il semblait que la faute de Du Marty eût effacé la sienne. On couvrait cette erreur déplorable d'un oubli, presque d'un pardon tacite. A quoi bon les reproches inutiles? Seule, Mme Dugast gardait quelque réserve ; elle avait beau se réjouir, l'honnêteté des vieux Pierron protestait en elle. Le bon sens de Marcel Dugast reprenait d'ailleurs bien vite le dessus : c'était une question réglée, les procès-verbaux étant aussi précis que possible. Aux avoués de marcher, maintenant… Hélène, qui venait chercher sa mère, entra, comme Simonin se retirait, tout guilleret de sa bonne journée. On entendit alors brusquement dans la pièce voisine une longue volée d'éclats de rire, et, dans leurs gammes confondues, où se mêlaient les voix bavardes de Germaine et d'Yvonne, sonnaient une si joyeuse insouciance, une telle légèreté, que tous un moment en demeurèrent surpris, un peu gênés.


Le soir même, après dîner, dans le salon raide et glacé des Pierron, Mme Dugast racontait leurs impressions de la journée. Une solennité planait au-dessus de la console et des fauteuils d'acajou, du canapé dur, de la cheminée close par un devant en papier rayé et surmontée d'une sèche pendule mythologique. M. Pierron, un bonnet à la grecque sur ses rares cheveux blancs, debout derrière une chaise, écoutait sa fille d'un air austère et mécontent. A sa petite table, son jeu de patiences étalé devant elle, grand'mère Zoé tendait, entre deux flambeaux, à abat-jour verts, son visage de sourde où les yeux vivaient seuls. Grâce à un écran acoustique qu'elle appliquait contre la mâchoire supérieure de son râtelier, elle essayait, mais en vain, de percevoir quelques bribes de conversation. Alors, d'une voix cassée, elle prononçait de courtes phrases, dénuées vraiment d'actualité, comme :

— Du Marty, charmant garçon!

ou :

— Germaine est bien heureuse.

Puis, satisfaite d'avoir placé son mot, elle tirait de sa poche une vieille bonbonnière d'écaille, s'offrait une pastille à la violette et revenait, sereine, à ses patiences.

— Ce qu'il faut espérer maintenant, dit M. Pierron avec netteté, et ce que je vais de toute mon autorité conseiller à Marcel, c'est que les choses en restent là. Germaine est bien coupable. Du Marty ne l'est pas moins. Que gagneraient ces deux malheureux à des procès d'adultère et de divorce aussi odieux que ridicules? Il faut laver son linge sale en famille.

Mme Dugast acquiesçait de tout cœur. Certes, tous les arrangements étaient préférables à ce double scandale.

— Car, ajoutait M. Pierron, il ne faut pas se dissimuler que les torts les plus graves sont, malgré tout, du côté de Germaine. Et cela, tant en l'espèce qu'en vertu de ce juste principe qu'en cette matière la femme est toujours plus coupable que l'homme. Telle est non seulement la lettre, mais encore l'esprit de la loi.

Hélène eut son petit relèvement de tête batailleur, et ce sourire qui avait le don d'irriter son grand-père.

— Ainsi, dit-elle, pas de prison pour les Du Marty? C'est une galanterie que le Code réserve à la femme!

M. Pierron, atteint dans ce qu'il avait de plus cher, dans l'œuvre sacro-sainte de son père, le grand Onésime, trancha d'un ton sec :

— Le mari peut être frappé d'une amende variant, dit l'article 339, de cent francs à deux mille francs.

— Comment donc! c'est pour rien, fit-elle.

— Encore faut-il, rectifia M. Pierron, que le préjudice ait été durable, et constaté dans la maison conjugale même.

— De mieux en mieux!

— Je reconnais d'ailleurs que les prescriptions du Code pénal sont, avec une certaine apparence de raison, abandonnées pour celles du Code civil, depuis la nouvelle loi sur le divorce.

— Supposez pourtant, objecta Hélène, qu'un heureux hasard n'ait pas permis de confondre Du Marty, cet individu faisait enfermer votre nièce, grâce à la loi, tout coupable qu'il était lui-même!

Mais avec cette sécheresse obstinée, cette étroitesse de vues qu'entretient, chez quelques magistrats, l'aveugle exercice de la justice, l'ancien procureur général répliquait :

— La loi est la loi. Où irions-nous si nous nous mettions à la discuter, nous, ses inflexibles exécuteurs? Il n'y a pas de société sans lois.

— Il pourrait y avoir des lois meilleures! conclut en se levant Hélène, à l'exaspération contenue de M. Pierron, au grand soulagement de Mme Dugast, à qui de pareilles discussions étaient pénibles, dans son culte invétéré des choses établies.

Grand'mère Zoé s'arrachait aux charmes d'une patience interminable et pleine de difficultés ; elle reçut d'un air placide les baisers de sa fille et de sa petite-fille, et, avec cet égoïsme souverain des vieillards, pour qui la digestion est le plus important des problèmes, elle prononça gravement, dans un soupir :

— Le poulet n'était vraiment pas assez cuit, ce soir…

III

C'était, dans le vaste hall de la galerie Petit, sous le jour tamisé qui tombait des hautes baies donnant sur la rue Godot-de-Mauroy, une atmosphère surchauffée où le vernis des tableaux se mêlait aux parfums des robes, un brouhaha discret, un va-et-vient de messieurs à belles guêtres et à chapeaux luisants, de femmes très élégantes. Les visages roses souriaient sous les voilettes claires ; froufrous et caquets, flirts et débinages ; on s'abordait, on se saluait, comme dans un salon.

Tout ce monde semblait venu là pour le plaisir de se rencontrer, de potiner dans les coins ; cependant l'œuvre complète de Dormoy couvrait les murs d'un disparate assemblage de cadres trop beaux tout battant d'or neuf et de peintures variées, d'un faire habile et médiocre. Toiles de toutes tailles, où s'accusait la dispersion prétentieuse d'un effort asservi à la mode, d'un talent en quête de succès faciles. Un Chilpéric barbu, expirant aux pieds de Frédégonde, voisinait avec des artilleurs jouant au bouchon ; une énorme vache laitière, dans un pré, semblait hypnotisée par le portrait de Mme la marquise de K… sur fond rouge de tenture blasonnée. Mais un grand tableau surtout faisait sensation : une académie de jeune femme vue de dos, offrant au regard des rondeurs exagérées, d'un rose de fraises écrasées dans de la crème.

Au milieu des groupes se démenait le jeune maître en personne, barbe rutilante sur une cravate prune de Monsieur, Dormoy lui-même, avec sa courtoisie cavalière, sa fausse modestie suant un vaniteux désir de plaire. Il abandonna précipitamment trois dames pour s'élancer au-devant du secrétaire particulier du ministre de l'instruction publique et des Beaux-Arts, un jeune homme à l'air actif, aux yeux intelligents. Dormoy entourait d'une déférence marquée ce puissant du jour, le guidait soigneusement vers les pièces capitales de son exposition. Dans son désir ardent, son prurit du ruban rouge, il oublia de reconnaître un noble peintre vieux et pauvre qui l'avait obligé autrefois ; mais apercevant l'illustre dessinateur Prigent, il en fit immédiatement les honneurs au jeune secrétaire.

Un flot d'arrivants poussait sans relâche la grande porte vitrée, tout ce qu'à force de dîners, de présentations, de visites, Dormoy avait pu racoler de curiosités banales et de camaraderies envieuses. Un chapeau noir et deux chapeaux en tulle blanc garnis d'œillets apparurent : tante Portier, Germaine et Yvonne. La vieille dame était un peu gênée de sa personne, elle eût préféré ne pas s'exhiber avec ses nièces, au moment où chacun, lui semblait-il, commentait l'histoire de Germaine ; mais le sentiment du devoir l'avait emporté : Yvonne, joyeuse de vivre, cambrait son buste charmant, son corps jeune, dans une toilette de drap glycine. Quant à Germaine, plus jolie que jamais, elle arborait une longue tunique souple de cachemire vert-Nil à dessins effacés. Sa sérénité était sans égale. On chuchotait à leur passage. Des face-à-main se braquèrent. Une dame au nez impertinent ne put réprimer un : « Quel aplomb! » Germaine affrontait tranquillement cette curiosité, soutenue autant par son inconscience naturelle que par le sentiment qu'il faut avant tout, dans le monde, tenir tête, ne jamais paraître atteint.

Elles allaient droit au portrait d'Yvonne ; la jeune fille examinait du coin de l'œil l'image flatteuse, assise sous les tilleuls de la Chesnaye, dans une pose savante. Elle se retourna d'une pièce ; quelqu'un venait de lui murmurer à l'oreille :

— Comme ça pâlit près du modèle!

C'était la voix du petit Schmet, flirt n o 1. Il pérorait un moment, plein d'assurance dans sa barbe frisée ; mais son prestige s'évanouissait soudain… Flirt n o 2, le lieutenant de Céry venait de surgir. Il avait, bien que de semaine, déserté Saint-Germain ; le pansage se ferait sans lui ; et, lissant d'un air galant sa longue moustache, il mettait légèrement aux pieds d'Yvonne l'hommage de son indiscipline. Un troisième personnage, au déplaisir visible des deux premiers, renforçait le groupe : le comte Soulier, flirt n o 3. Il avait encore rajeuni. Ses favoris d'un noir d'encre s'enlevaient sur des joues raffermies ; des sourcils noirs, le crâne rose et frais. Toute sa personne disait l'amoureux sur le retour, le vieillard cramponné à la volonté de séduire. Une jalousie inquiète perçait sous son extrême amabilité, — crainte superflue, l'immense fortune du comte lui donnant sur ses deux concurrents une avance considérable. Il y parut à la faveur marquée d'Yvonne, à la subite maussaderie des flirts 1 et 2.

Dormoy les aperçut, s'empressa, comme s'il n'eût rien voulu perdre des compliments qui lui étaient dus. Tous le félicitaient à l'envi, et, gonflé de plaisir, il désignait tour à tour, d'un air négligent, cette toile, cette autre, puis cette autre encore. Il passa rapidement devant la « femme vue de dos », par une discrétion dont la tante Portier, choquée à l'étalage de tant d'appas, sut apprécier la délicatesse. Puis, s'excusant, il les lâcha pour aller faire sa cour à un critique en arrêt, dont il apercevait les cheveux gris entre le portrait de la vache laitière et celui de Mme la marquise de K…

A l'autre bout de la salle, Hélène et Mme Dugast, qui venaient d'arriver, commençaient consciencieusement leur examen. Mais, à chaque pas, elles étaient dérangées, abordées par des figures nouvelles. D'abord Mme Morchesne, dont le chapeau rouge balançait tout un champ de pavots. Derrière elle, le doux M. Morchesne saluait avec timidité. Elle déclarait, de sa voix tonnante qui fit retourner quelques personnes :

— C'est mon mari qui m'a traînée de force ici! Je préparais un article pour le journal de notre grande Minna.

Et prise d'un brusque enthousiasme, elle s'écriait :

— Mon Dieu, chère petite, comme vous êtes jolie aujourd'hui!

Cette admiration, Hélène l'avait déjà lue, muette, sur plusieurs visages ; et de fait elle était plus que jolie, belle, avec ses cheveux dorés et son teint pur, son regard droit, sa libre et fière démarche. Mme Morchesne tombait en extase devant le geste viril de Frédégonde, bravant l'agonie du pauvre Chilpéric.

— Robert, dit-elle, prenez note : n o 53.

Docile, malgré un mal de tête fou, M. Morchesne griffonna sur son calepin, tandis qu'elle expliquait :

— J'ai promis quelques lignes de compte rendu à M. Dormoy.

Heureusement la marquise Krobanya, escortée d'un poète chevelu et d'un comédien glabre, accaparait la grosse femme. Hélène et sa mère, horripilée, en profitèrent pour fuir. Andrée Vergnes les arrêtait ; noble et gracieuse figure, joignant une modestie d'élite à son talent de peintre connu. En quelques remarques fines, en quelques traits justes, elle appréciait l'œuvre de Dormoy, pas assez au gré de Mme Dugast, que la fraîcheur molle des couleurs et l'éclat des cadres impressionnaient. Andrée Vergnes, qu'une sympathie poussait vers Hélène, l'invita à venir la voir à son atelier.

— Elle a peut-être beaucoup de talent, dit Mme Dugast quand elles l'eurent quittée, mais tu ne m'enlèveras pas de l'idée que le succès de Dormoy la taquine. Regarde toutes ces étiquettes : Vendu, Vendu, Vendu.

La petite ruse de Dormoy, rehaussant ainsi certaines croûtes invendables d'un semblant d'acquéreurs, excitait justement le rictus de deux jeunes rapins à grand feutre, visiblement agacés par la réussite mondaine et les rentes du camarade.

— Tu vois, reprit Mme Dugast, c'est le propre des vrais talents d'être ainsi jalousés… Oh! l'amour d'enfant!

Elle s'extasiait devant un marmot joufflu, agaçant un chat. Plus loin, des gens du monde, sans doute compétents, stationnaient devant un paysage ; ils parlaient haut, laissant tomber des termes techniques : pâte, glacis, rehauts, ponctués de coups de pouce dans le vide. La considération de Mme Dugast s'en accrut d'autant. Elles se heurtaient enfin à la tante Portier et à Germaine.

— Où est donc Dormoy? fut le premier mot de Mme Dugast.

Germaine le montra causant, plein de respect, avec un membre de l'Institut, dont il semblait humer les jugements amicaux. Puis, prenant Hélène sous le bras, elle lui racontait avec animation tous les tracas que lui avait causés sa robe, livrée au dernier moment. Tante Portier pendant ce temps, mettait Mme Dugast au courant : pas de nouvelles de Du Marty, il devait réfléchir. Évidemment il ne pouvait plus avoir l'audace de songer au procès d'adultère, il se rabattrait sans doute sur une instance en divorce, mais, grâce aux bons soins de leur avoué, Germaine tenait toute prête une demande reconventionnelle. Peut-être d'ailleurs cela se passerait-il à l'amiable, sans plaidoiries, sur accord des avocats ; elle appelait de tous ces vœux cette solution. Tout d'un coup elle s'inquiéta.

— Qu'est devenue Yvonne?

Elle la découvrait au bout d'une seconde dans une travée conversant familièrement avec le comte Soulier, dont les petits yeux pétillaient.

— Cette enfant me fera mourir, soupira-t-elle.

Mais sa face parut brusquement se pétrifier : elle avait vu la tête de Méduse ; Du Marty, hautain et pimpant, venait d'entrer. Le sang de Germaine ne fit qu'un tour ; elle serrait en pâlissant le bras d'Hélène qui elle-même s'émut, en reconnaissant, côte à côte avec du Marty, Vernières. Ils paraissaient au mieux, comme s'ils avaient fondu leurs rancunes personnelles dans un même sentiment de bravade et d'hostilité. Les deux groupes s'aperçurent de loin et se dévisagèrent ; Du Marty et Vernières tournaient lentement la tête, d'un air dédaigneux. Mme Portier, couvant Germaine du regard, rappelait Yvonne d'un ton bref, et toutes trois se dirigeaient avec dignité vers la sortie, gagnaient la porte.

— Si nous en faisions autant, fit Mme Dugast, mal à l'aise à l'idée d'André, je ne me soucie pas de me casser le nez sur ces messieurs.

Somme toute, elles avaient assez lorgné de tableaux. Hélène s'étonna que la présence de Vernières lui causât si peu de trouble ; du dégoût, simplement. Sans se presser, — manifestement d'ailleurs, les deux hommes, perdus parmi les visiteurs, ne souhaitaient pas plus qu'elles une rencontre, — Mme Dugast et Hélène se retiraient, quand Dormoy, empêché jusque-là et qui ne les avait pas quittées de l'œil, s'élança sur leur trace. L'échec de Vernières, dont il connaissait l'éclat sans en soupçonner la cause, avait ravivé ses espérances. Il ne s'était pas sans regrets effacé depuis six mois devant l'assiduité déclarée de celui-ci ; le charme d'Hélène le poursuivait d'un souvenir durable : peu de femmes lui semblaient aussi désirables. L'auréole d'une solide fortune, d'une position brillante n'était pas pour nuire, au contraire, au persistant espoir de ses sentiments. Quand elle était entrée, simple et charmante, dans le rayonnement de sa beauté blonde, il avait senti refleurir en lui des impressions vivaces, il l'avait revue, éblouissante de fraîcheur, sur la berge de la Neuville : elle sautait dans la barque d'un mouvement vif, puis à lentes brassées s'éloignait, ramant dans le soleil matinal, dont les diamants étincelaient aux gouttes des avirons…

Il salua Mme Dugast jusqu'à terre et, lançant à Hélène un regard d'admiration bien senti, se confondit en remerciements :

— Ah! mesdames, que vous êtes aimables d'être venues! Ma journée sans vous n'eût pas été complète. Vous savez quel prix j'attache à votre suffrage.

Il en profita pour leur faire remarquer deux ou trois petites toiles, insinua que le secrétaire particulier du ministre avait apporté les regrets de « son patron » empêché. D'ailleurs tous les critiques dont l'opinion compte étaient venus.

On était devant la porte ; il s'inclinait de nouveau, serrait avec une effusion respectueuse les mains de ces dames.

— J'irai, si vous le permettez, vous remercier de nouveau dans quelques jours.

Autre regard à l'adresse d'Hélène qui, dans l'escalier, revoyait encore, amusée, la prestance hardie, la barbe soyeuse du peintre.

— Ce Dormoy est charmant, confessait tout haut Mme Dugast.

Une forte dame, qui montait en sens inverse, leur jeta à ces mots un coup d'œil venimeux… Ce magnifique chapeau voyant, ce teint bouffi et fardé, ces cheveux roux, où donc Hélène avait-elle déjà rencontré ça?

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

— Vous êtes sûre, chère madame! s'écria Mme Dugast en joignant les mains. Ah! quelle horreur!

La dame en visite contempla d'un air assuré le grand salon intime où, dans la douceur du jour mourant, les vieilles soies des meubles, la petite table à thé sous la nappe rouge, les verres luisants, tout donnait une impression de confort et de calme. Puis se tournant vers Hélène et Mme Simonin qui paraissaient incrédules, elle affirma :

— Parfaitement! Il a reçu trois cent cinquante mille francs. Je tiens le renseignement d'une personne bien informée. Aujourd'hui, tout se traite comme cela. Quelle époque!

Il s'agissait d'un député connu. Hélène admira cette incroyable facilité avec laquelle on accueille, on colporte dans le monde les soupçons les plus injustifiés, les pires calomnies… Après tout, c'était vrai peut-être, tant depuis quelques années l'argent délétère avait corrompu les mœurs.

Là-dessus la grosse dame s'en allait, avec une importance de dinde grasse. Bien vite Denise saisissait cette minute propice, pour conter ses peines. Mme Dugast l'écoutait, non sans une compassion platonique. A force de démarches, elle avait pu se procurer des copies, travail lent et peu payé. Elle insistait encore pour qu'Hélène l'aidât à trouver l'emploi modeste, mais sûr, qui lui permettrait de joindre les deux bouts. Son mari, il est vrai, pouvait à chaque instant trouver une affaire magnifique, mais il fallait compter avec tant d'aléas ; depuis un an une véritable guigne le poursuivait, il n'avait pu toucher un sou.

« Eh bien? pensa Hélène, et les mille francs que l'oncle lui avait prêtés , en échange de ses derniers services? La pauvre Denise ne devait y avoir vu que du feu. » Elle promit de tout cœur, elle prit en elle-même l'engagement de s'entremettre de son mieux ; le temps jusqu'ici lui avait manqué. Denise, remontée, partait à son tour ; elle conservait, à force de grâce personnelle, un reste d'élégance dans la dignité pauvre de son petit collet, de ses gants nettoyés. A peine sortie, comme Mme Dugast, passant les mains sur ses tempes, disait : « Ouf! j'espère qu'il ne viendra plus personne. » — Alors, je m'en vais? répondait une voix jeune et brève qui les faisait tressaillir toutes deux.

— C'est toi! s'écria Mme Dugast.

André, de son pas vif, était déjà près d'elle ; il baisait sa mère au front, effleurait à peine les cheveux d'Hélène. Il semblait aussi à l'aise que si rien ne se fût jamais passé.

— Je suis arrivé de Moranges, ce matin. Tout est convenu, je pars le 15 juin.

Mme Dugast eut les yeux pleins de larmes.

— Tu es dur, fit-elle. Tu me dis cela brutalement, sans un mot de préparation, de regret. As-tu bien réfléchi?

André haussa légèrement les épaules. « Pauvre maman, songeait Hélène, tu perds ton temps ; André ne perd pas le sien, va! Droit au but… » D'ailleurs elle l'approuvait ; un départ s'indiquait, à tous les points de vue. Mais que pouvait-il penser, au fond? Vraiment, ne gardait-il pas une gêne intérieure?… Cela, ne fût-ce que par orgueil, jamais il ne le montrerait.

— Au moins, supplia Mme Dugast d'une voix plaintive, tu ne t'en vas pas tout de suite? Je te verrai chaque jour? Reste à dîner!

André promit. Il entamait maintenant une conversation d'affaires, réclamait à sa mère certains papiers ; elle lui offrit de venir les chercher lui-même, dans le cabinet de travail.

— Six heures et demie, fit-elle, en regardant la pendule. Je crois qu'on peut lever la séance.

Hélène, demeurée seule, ouvrait la fenêtre ; les bruits de la rue entrèrent. Elle s'accoudait à la barre, regardait, songeuse, une petite charrette de fleurs poussée par une vieille marchande. Tout le jardin de la Neuville et les champs de Rosay s'étendirent. Au bout d'un instant, le bruit d'une porte refermée, le sentiment d'une présence la tiraient de sa courte rêverie. Elle se retourna : Dormoy… Et de sa voix mondaine, où il y avait pourtant toujours une sincérité, elle s'exclamait, main tendue :

— C'est vraiment bien aimable à vous d'être venu.

— Je tenais à vous apporter, dit le peintre avec ses inflexions les plus suaves, tous mes remerciements ainsi qu'à madame votre mère pour votre gracieuse visite à mon exposition.

Peu de compliments, ajoutait-il, lui tenaient aussi à cœur que les siens. Il savait tout ce que Mlle Dugast avait d'élévation, de sens critique, de véritable goût… Mais n'aurait-il pas l'honneur de saluer Mme Dugast?

— Ma mère va venir, dit-elle ; elle termine une affaire avec André.

Alors Dormoy, profitant de cette heureuse absence, s'embarqua dans de petites histoires spirituelles où des allusions habiles en revenaient toujours aux mérites, à la grâce, à la beauté d'Hélène. Une ironie atténuait le sens trop direct, nuançait le madrigal d'une teinte de fantaisie ; seul, le regard incisif parlait clair et de temps à autre, aux brefs silences, continuait la prière. Hélène l'écoutait sans déplaisir, grâce à son bagout d'artiste, son charme franc de reître chevaleresque, si bien que, lorsque André rentrait avec sa mère, — était-ce la pénétrante douceur du soir tiède, une disposition particulière? — elle sentait, sous les paroles banales de Dormoy, courir une flamme sourde qui distrayait ses soucis, l'étonnait presque.

IV

Dans les derniers jours de mai, Hélène, mettant à exécution un projet qu'elle caressait depuis longtemps, se rendit, à travers les avenues désertes qui s'étendent derrière les Invalides et la gare Montparnasse, aux Enfants-Indigents où elle était sûre de trouver Louise Guilbert, aussitôt après l'heure de sa visite. Elle verrait également sa protégée, la petite Lepillier, qu'un état d'anémie profonde clouait encore sur son lit d'hôpital, en attendant qu'on pût l'envoyer à l'annexe de Berck-sur-Mer. Elle avait à lui annoncer une nouvelle ; le tribunal de Mantes venait de prononcer le divorce contre son père. De la sorte, les gains de « l'Abeille » seraient désormais à l'abri. L'Abeille, ce nom évoqua en elle la vision douloureuse de Moranges, les tristes petites maisons ouvrières groupant autour de l'usine leurs misères sordides. Tandis qu'elle vivait sa vie, qu'autour d'elle s'agitait un monde d'ambitieux, d'oisifs et d'incapables, là-bas la dure existence quotidienne courbait sur leur tâche, à la poursuite harassante du pain, des malheureuses par centaines. En dépit de ce qu'elle avait fait pour leur venir en aide, leur souvenir l'obsédait souvent comme un reproche ; elle sentait palpiter en elle une puissance inemployée de tendresse et de dévouement.

Moranges! En même temps elle revoyait le saisissant contraste du village d'en face, les pelouses vertes, les somptueux salons de la Chesnaye : le visage et le masque du mensonge social. Pourtant, malgré l'affreux rappel de la mort de son père, elle conservait de ce pays des impressions heureuses. Elle aimait son vieux Vert-Logis avec l'ombre de ses marronniers et le murmure de sa petite rivière ; elle suivait la berge inondée de soleil, le tournant du fleuve au pied des falaises rousses. Entre tant d'images, celle de Dormoy, — pourquoi la sienne plutôt qu'une autre? — lui revint : il ébauchait le portrait d'Yvonne, sous les tilleuls de la terrasse. Que de choses s'étaient passées depuis!… Elle admira ce rythme caché des événements, qui éloignent, qui rapprochent, selon la courbe mystérieuse du hasard. Dormoy, trois semaines auparavant, lui était aussi indifférent que Vernières aujourd'hui. On l'eût bien étonné alors si on lui avait dit l'accueil familier qu'elle-même réserverait au peintre et la sympathie marquée qu'il trouverait chez Mme Dugast. De fait, depuis quelques jours, depuis cette belle invention de portrait, — car il avait eu, pour se rapprocher d'Hélène, l'ingénieuse idée de commencer le pastel de sa mère, — il ne bougeait plus de la maison.

Avec cette force naturelle du sentiment, si active chez l'être jeune que tourmente l'irrésistible instinct d'aimer et d'être aimée, Hélène assistait sans déplaisir aux longues séances de pose. Déçue si cruellement dans cet instinct, elle n'en éprouvait que plus vivement, à son insu, la satisfaction toute féminine de plaire. Penchant naturel du cœur qui, blessé dans son besoin d'affection, est aussi prêt de haïr l'amour que de souhaiter le ressentir encore. Non qu'elle aimât, ni même qu'elle fût prête à aimer Dormoy, dont elle ignorait totalement d'ailleurs le véritable caractère si habilement déguisé sous de fausses apparences de franchise, de bonhomie, de talent. Mais à ses magnifiques dons d'intelligence, à sa réserve de dévouement et de tendresse se joignait peut-être aussi, — elle était très femme, — une inconsciente coquetterie.

Machinalement, elle était arrivée devant la grande grille à volets pleins de l'hospice. Elle sonnait à une petite porte, et longeait, après la loge du concierge, des arcades où traînaient des odeurs de pharmacie et de cuisine. Il fallait, pour atteindre le service de Louise Guilbert, traverser une vaste cour aux allées bitumées, aux maigres plates-bandes, entre de hauts bâtiments lépreux et mornes. Quelques figures hâves écrasaient aux vitres l'ennui de l'heure interminable. D'autres arcades encore, un jardin chétif, trois bancs parmi le gravier sous les lilas, et la lente promenade des enfants rachitiques en capote grise, en savates jaunes, qui, pareils à de petits vieux, montraient sous le bonnet de coton toutes les faces de la misère et de la décrépitude.

Hélène pénétrait dans un bâtiment neuf, aux larges baies répandant le jour. Des couloirs spacieux, peints d'un vert frais, portes ouvertes, laissaient voir des salles où les lits alignaient leur symétrie blanche. Une infirmière, tablier épinglé sur le corsage, fausses manches en calicot, sortit d'un bureau où Louise Guilbert était en train de signer des papiers. A la vue d'Hélène, son sérieux petit visage officiel s'éclaira :

— Asseyez-vous là, dit-elle, j'ai fini.

Une autre infirmière emportait les registres.

— Causons maintenant.

En mots simples, elle disait l'intérêt triste de son métier, l'absorbante recherche de ce qui soulage et de ce qui console. Elle avait beau toucher à tant de souffrances, elle n'en était pas encore blasée. Elle aimait tous ses malades, les connaissait ; ils étaient comme une famille qu'elle s'efforçait de défendre, elle eût voulu les arracher tous aux infirmités terribles, à la mort. Hier un pauvre gamin coxalgique s'était éteint doucement ; elle en parlait avec des larmes dans les yeux. Puis aussitôt, reprise à son amour de la science, à sa foi dans le progrès, elle dominait cette sensibilité, elle en faisait de l'énergie, prête à lutter de nouveau contre les ravages obscurs de l'invisible ennemie.

Elles causaient maintenant de Gabrielle Duval. Leur amie n'allait pas mieux ; elle avait été forcée de demander un congé. Sa pneumonie, l'état aigu passé, gardait une mauvaise tournure. Il lui faudrait des mois de soleil et de repos, — des mois, insistait Louise, en hochant la tête. Hélène se reprocha de n'être pas retournée chez elle ; demain sans faute…

— Vous voulez sans doute voir Berthe Lepillier? Dépêchons-nous, avant qu'on ne sonne le déjeuner.

Louise se lavait les mains, retrouvait dans la façon de mettre son chapeau, cambrée devant la glace, cette grâce décidée qui lui était propre ; plus de médecin, mais une jeune et gentille femme.

Dans la salle n o 4, au sixième lit, la paralytique, ses mains blanches sur le drap, les regardait venir. Hélène, dans cette atmosphère de silence où planait de la douleur, s'avançait à pas légers, gênée par ces regards de corps étendus, qui, de chaque lit, convergeaient sur elle ; elle était presque honteuse de sa santé, de sa vigueur. Une vénération tendre illumina les yeux trop grands de Berthe. Son effroyable anémie, où achevait de se corrompre le sang épuisé d'une famille de serfs, lui faisait un visage diaphane, d'un affinement extraordinaire, sous les beaux cheveux bien peignés. Elle écoutait avec une expression lasse et brisée les bonnes nouvelles de Moranges, comme si elle eût dépensé toute sa force dans le sourire d'accueil. Elle ne prêtait même pas attention à l'entrée des infirmières portant les grands plateaux du déjeuner, la corbeille de pain, à ce qui pour la faiblesse et le désœuvrement de ses compagnes était une minute attendue de distraction, de volupté réconfortante. Elle n'avait jamais faim.


Après le déjeuner, pendant que sa mère revêtait la robe du pastel, — il y avait séance à trois heures, — Hélène dans le salon ne parvenait pas à finir le livre commencé depuis un mois, les Essais d'Emerson , ouverts sur ses genoux. Sa pensée s'enfuyait, revenait toujours aux réflexions qu'avait réveillées en elle sa visite du matin.

Quels admirables enseignements, ces modestes vies de travail de Louise Guilbert, de Gabrielle Duval ; l'une, vouée à la conquête perpétuelle de la vie, au combat pied à pied contre les forces malfaisantes ; l'autre s'usant à faire pénétrer dans les jeunes cervelles la clarté des lettres, le sens et l'amour du beau, à commenter avec son âme la leçon des chefs-d'œuvre où se perpétue, dans le corps des mots, le génie de la patrie. Leur pauvre amie succombait à la peine ; elle payait ainsi les longues années de préparation acharnée, le surmenage des examens constants. Dure besogne, nouvelle encore, trop rude pour la plupart d'entre elles. Car, Hélène ne pouvait se le dissimuler, la femme, telle qu'elle avait été élevée jusqu'ici, n'était pas encore tout à fait prête à ces labeurs pénibles, entraînée suffisamment à la lutte pour l'existence, qui se doublait le plus souvent de la lutte contre les hommes. Il faudrait des années de transformation physique et d'amélioration morale.

Et cependant l'heure pressait, chaque jour accroissait le nombre de celles qui ne se mariaient pas. En France, dans la classe bourgeoise, la question de la dot entachait, viciait presque tous les mariages. Même désintéressé, ce qui était rare, l'homme le plus souvent hésitait, retardait, effrayé par les charges que les conditions économiques, l'amour du confort, la diffusion du luxe à bon marché faisaient de plus en plus lourdes. Il redoutait de partager ses maigres ressources avec une compagne chez qui l'éducation avait développé des goûts plus dispendieux peut-être que les siens. Dans les classes ouvrières, les promiscuités qui dégradent, les difficultés et les contraintes dont la loi entourait le mariage, le rendaient moins fréquent encore ; on s'acheminait vers l'union libre.

Elle sentait pourtant bien que le vrai rôle de la femme, sa fonction, comme disait Minna, est d'être l'épouse, la mère. Elle voyait dans le mariage la base éternelle de la famille et de la société ; il fallait seulement vivifier cette grande institution qui était en train de s'étioler, lui rendre du sang nouveau! Oui, aux riches, leur insuffler une âme plus haute, des conceptions plus humaines, plus larges ; qu'au lieu de rester pour eux une association de convenances et d'intérêt, le mariage devînt vraiment ce qu'il y a de plus noble au monde, l'union de deux libres volontés pour la vie et la mort, pour la création surtout du nouvel être où le meilleur d'eux-mêmes fructifierait! Aux pauvres, tenter de rendre leur sort moins dur, en sorte que toute la richesse ne fût pas d'un côté, toute la misère de l'autre ; qu'ils pussent trouver dans le mariage rendu plus facile la possibilité de vivre et le respect d'eux-mêmes! Aux uns comme aux autres, ayant retrouvé une conscience plus élevée de leurs devoirs, que la loi ouvrît néanmoins toutes grandes les portes du divorce, afin que le mariage ne pût jamais être l'impasse boueuse, mais la grand'route où l'on marche à deux, en vertu du contrat joyeusement consenti, comme de loyaux compagnons, non comme des forçats rivés à la chaîne. — Et cela, bien entendu, dans l'intérêt vital des enfants, car Hélène avait trop vu ce qu'ils souffraient, dans des ménages en discorde. Mieux vaut le remède brutal que la plaie gangrenée.

En attendant, il fallait que la femme isolée pût vivre! Pour toutes, quelle difficulté, aussi bien pour les humbles à qui leurs bas métiers n'apportent même pas, au prix de tant de peines, le pain quotidien, que pour les privilégiées qui peuvent aborder les carrières libérales! Partout, elles se heurtaient à l'exploitation, à la concurrence féroce de l'homme. Que de professions encore fermées, que de préjugés et de barrières! Et songeant à cette nécessité qui poussait hors du foyer tant de femmes que l'homme ne protégeait plus, Hélène comprenait alors, même en ce qu'elles pouvaient avoir de ridicule, les aspirations, les revendications de toutes, même des plus intransigeantes. C'est à de pareilles minutes qu'elle s'expliquait, avec une espèce de sympathie, les sensibleries amères d'une Sophie Grœtz, les programmes spéciaux d'une miss Pelboom. Il y avait au fond de ces outrances une raison d'être, une part de vérité. Jamais une hygiène d'âme, un endurcissement du corps aux fatigues, à la marche, ne donnerait à la jeune fille française des nerfs assez équilibrés, des muscles assez forts pour les souffrances de la vie et les épreuves de la maternité. Toute une éducation à faire, et, ce qui est plus difficile, à refaire.

Pourquoi une si juste cause était-elle gâtée par tant de zèles maladroits? Une Mme Morchesne suffisait à neutraliser l'effort patient d'une Minna. Si la femme voulait devenir vraiment l'égale de l'homme, que ce ne fût pas par une imitation servile ; qu'elle restât femme avant tout, sans rien abdiquer de son charme intime. Que loin de prétendre à n'être qu'un garçon manqué, la femme nouvelle s'efforçât de ressembler, par bien des côtés, à l'ancienne! Hélène pensait avec Minna qu'il fallait poursuivre ardemment tout ce qui est conforme à la justice, se garder soigneusement de ce qui est contraire à la nature. Il fallait que les femmes se créassent, non une forme, mais une âme nouvelle.

Puis, en un retour sur elle-même, songeant à son propre sort, à l'épreuve qu'avait été l'aventure de Vernières, elle se demandait comment régler sa vie, utiliser ce qu'elle sentait fermenter en elle de sève féconde. L'exemple de Mme Sassy, de Minna l'enthousiasmait ; elle saluait en elles de véritables apôtres. Mais au profond de son être une voix lui cria qu'elle n'était pas de taille pour cette œuvre de sacrifice et d'abnégation purs ; dans ses veines bouillonna l'instinct inavoué qui la tourmentait ce matin, l'irrésistible besoin d'aimer et d'être aimée, l'idée aussi qu'elle pouvait, en créant un foyer, remplir la tâche pour laquelle elle était vraiment faite, puisqu'elle avait ce bonheur d'être riche, de pouvoir se marier selon son goût, — une obscure et noble tâche.

Le bruissement d'une robe de soie lui faisait lever la tête. Mme Dugast allait et venait par la pièce, redressant un bouquet, déplaçant un fauteuil.

— Là, tout est bien. Dormoy peut venir.

L'offre gracieuse du peintre, son insistance à entreprendre un portrait de sa vieille figure, — Hélène pourrait ainsi conserver d'elle un portrait ressemblant, — flattaient vivement Mme Dugast. Elle trouvait le peintre un véritable homme du monde, lui découvrait chaque jour des qualités nouvelles ; la perspective prochaine du ruban rouge augmentait encore son estime.

— Sais-tu, dit-elle, qu'il a des relations étonnantes. Il connaît le ciel et la terre.

Mme Dugast, inconsciemment, depuis quelques jours lançait à tout propos des phrases de ce genre. Elle obéissait à sa redoutable manie, toujours en quête innocente d'un gendre. Son échec pour Vernières ne l'avait en rien découragée. Elle s'étonna de n'avoir pas pensé plutôt à Dormoy ; il gagnait à être fréquenté. Le succès de son exposition venait de le mettre en valeur, et puis, s'il fallait en croire les échos, il avait de la fortune ; — elle le tenait de bonne source.

— Ce que j'aime en lui, reprit-elle, c'est sa franchise. Il a une façon de vous regarder bien en face… Un homme comme cela ne doit pas savoir mentir.

La remarque, cette fois, tombait juste : ce qui plaisait précisément à Hélène, c'était cette cordiale liberté d'accent, cette netteté d'allures.

On annonça :

— M. Dormoy.

Il était en retard, il s'excusa. Le grand-duc Thadée, à qui il avait eu l'honneur d'être présenté avant-hier, au five o'clock du Figaro , l'avait rencontré avenue d'Antin et retenu quelques minutes à causer sur le trottoir. En un tour de main, il disposait son chevalet, ses crayons, rectifiait la pose de Mme Dugast, arrangeait un pli de rideau derrière elle ; puis, courbé sur son travail, à coups légers, il posait une touche, captait d'un regard la ressemblance, jetait un mot.

Hélène avait repris son livre, essayait de s'intéresser à la grave et profonde méditation d'Emerson. La voix métallique du peintre, avec ses inflexions caressantes, l'en empêcha. Il parlait avec éloquence de l'art exquis du pastel, citait des toiles de maîtres. Hélène, à travers ses paroles, revoyait des œuvres qui lui étaient aussi chères que des personnes, les admirables Latour où frémit dans sa grâce légère l'intense vie féminine d'un siècle, qui a été le siècle même de la Femme. Dormoy trouvait des phrases d'amoureux pour célébrer cette magie du crayon dont la poussière garde une fleur de chair si douce, un si frêle duvet.

Hélène l'écoutait avec intérêt ; et lui, devinant la minute favorable, continuait, disant sur son métier de ces choses justes que les plus dénués de talent, pour peu qu'ils aient lu et retenu, sont capables de répéter, et qui, d'être seulement formulées, acquièrent, si la voix est convaincue, du relief et de l'élégance.

Mme Dugast était conquise, Hélène souriait.

V

— Ma place est retenue, conclut André ; un bon coin, pour avoir au moins une idée des pays que je traverse. Aujourd'hui et demain, les achats ; et après-demain, adieu Paris.

Il regarda sa montre.

— Notre mère ne rentre pas. Mes instants sont comptés.

Impatient, il jetait un coup d'œil sur le salon, les murs familiers ; visiblement l'idée de quitter tout cela le laissait froid. Hélène le regardait avec une attention profonde, comme étonnée de sentir qu'on pût être du même sang et si différents l'un de l'autre : sur le visage d'André, il semblait que les derniers événements eussent glissé sans altérer en rien le calme, la sèche volonté. Il partait pour sa vie nouvelle, pour ce pays lointain, comme s'il eût pris le train d'Asnières. Il ne se souciait guère de ce qu'il avait semé derrière lui, tant de complications et de chagrins.

— Tu ne regrettes rien? dit-elle.

Elle pensait à Germaine, à cette vie bouleversée avec une si coupable légèreté. A son tour d'être étonné, il la regardait, ayant l'air de dire : « Qu'est-ce qui lui prend? Que veut-elle que je regrette? » Il avait aperçu Germaine un moment hier, boulevard Haussmann ; évidemment cette courte entrevue lui avait été désagréable : chez elle un malaise, chez lui l'impression que c'était chose lointaine, oubliée déjà ; chez tous deux la surprise un peu pénible de se retrouver, après leur liaison, des camarades, presque des étrangers, n'eût été la longue habitude de parenté, d'affection. Par exemple, il avait appris avec plaisir qu'on ne désespérait pas d'amener Du Marty à un accord des plus honorables pour Germaine. Les avoués, d'une entente commune, s'y efforçaient. Redevenu galant homme à force de conseils et de prières, il consentirait peut-être à assumer tous les torts en laissant prononcer un divorce contre lui. Après cela, André pouvait partir, la conscience tranquille.

— Oui, reprit Hélène, les choses s'arrangeront probablement. Germaine va bientôt redevenir libre.

Un court silence, où André devina une interrogation.

— Eh bien, dit-il, tant mieux pour elle.

— Sans doute, insista Hélène, tu as songé à ce que le devoir te dicte? Tu vas pouvoir réparer le mal que tu as fait, puisque, ajoutait-elle amèrement, si par malheur le mari que tu as trompé s'était entêté dans son procès de vengeance, tu eusses été, de par l'absurdité de la loi, le seul homme qui n'eût pu, ayant déshonoré Germaine, lui rendre la situation que toi-même lui avais enlevée.

André dont les sourcils s'étaient froncés, rougit malgré son empire sur lui-même.

— Nous avons le temps d'en reparler, fit-il.

Mais à son embarras, à son attitude rêche, Hélène comprit avec tristesse qu'il n'avait jamais songé à une réparation quelconque, tandis qu'à part lui André se disait : « Il faut qu'elle soit folle! A quoi songe-t-elle?… Germaine, une maîtresse charmante, — mais une femme, ma femme, ah! non, par exemple! »

— Décidément, déclara-t-il, impossible de rester davantage. Je viendrai dîner demain.

Il prenait son chapeau, tombait en arrêt devant le pastel de Dormoy :

— Pas mal! murmura-t-il.

Et se tournant, railleur :

— Un de perdu, un de retrouvé.

— Tu es bête, dit Hélène vexée.

Et elle tentait d'analyser ce petit trouble. L'insinuation d'André était absurde… Et pourtant! Mais un élan de curiosité, un besoin d'explication la poussait, droite, devant son frère. Bien que désintéressée aujourd'hui de Vernières, elle voulait lui demander cela depuis longtemps… Avait-il su? N'y avait-il pas eu de la complicité dans son silence? Elle tenait à en avoir le cœur net.

— Écoute! quand tu as appris que j'avais chassé M. de Vernières, tu as paru le regretter. Ignorais-tu vraiment le passé de ton ami? Son abandon plus lâche qu'un crime?

— Ma pauvre petite, répondit André, pourquoi veux-tu qu'on révèle ces choses-là? Vernières ne me les a jamais confiées. Et puis d'ailleurs tu connais là-dessus ma façon de penser : — c'est fâcheux. Après?

D'un geste vague, il indiquait que ces choses-là malheureusement arrivent. De l'argent eût arrangé tout.

— Allons, fit-il, je me sauve. J'ai rendez-vous avec un homme précieux. Mais tu le connais? Pierre Arden…

— Oui, dit Hélène, je l'ai rencontré à Brighton.

— Il est de première force. Notre oncle, qui l'a en grande estime, lui a demandé tous les plans pour la filature que je vais créer là-bas. Il connaît d'ailleurs admirablement ces pays de la Géorgie et du Caucase, où il a construit un chemin de fer magnifique.

— Je sais.

— Adieu cette fois. Embrasse maman.


Hélène, à deux heures, mandée par un petit bleu, passait à l' Avenir . Un bonjour amical à Flénu qui l'introduisait avec empressement. Minna, à la vue d'Hélène, se levait bien vite derrière son bureau encombré de papiers, l'attirait sur le canapé.

— Je suis contente de vous voir.

Elle était dans un de ces mauvais jours où le poids de sa tâche, l'indifférence et la dureté des choses l'accablaient d'une lassitude amère. Ces jours-là, rares à vrai dire, car elle était la vaillance même, Hélène les reconnaissait rien qu'au teint fané, aux traits plus creusés de son amie… Il est difficile de faire le bien.

— Qu'êtes-vous devenue depuis huit jours? demanda Minna. On ne vous voit plus.

Hélène répondait :

— Depuis huit jours? Pas grand'chose… Le pastel que Dormoy faisait de sa mère avait été terminé lundi ; mardi, elle avait été voir Denise ; elle espérait, grâce à l'appui de son oncle très lié avec un directeur de grande compagnie, la faire entrer aux chemins de fer. Et depuis mercredi, elle allait chaque jour prendre des nouvelles de Gabrielle Duval, passer une heure à son chevet.

— Écoutez, ma chérie, dit Minna, une tendresse sincère dans sa voix émue, Dormoy vous fait la cour, n'est-ce pas?

Hélène la questionna de ses beaux yeux, puis, avec un malicieux sourire :

— Admettons! Pourquoi?

— Bon, fit Minna rassurée, je puis parler. Figurez-vous que j'ai reçu une lettre de Mme Sassy. Savez-vous ce qu'est devenu votre soupirant depuis lundi?

— Je ne m'en souciais plus, dit Hélène. Dites toujours.

— Il est allé tout bonnement à Rosay faire sa petite enquête. Il sait sans doute que vous y avez mis de l'argent, beaucoup, et que le placement n'est pas des meilleurs. Sous couleur de paysages il a battu le pays, pris des renseignements. Jeudi Mme Sassy l'a découvert près de la porte de l'hospice d'où il peignait le village et l'église ; il était en train de faire parler une sous-maîtresse. Ce n'est pas tout. Elle a également appris du notaire de Fontevrault, à qui elle confie quelques-uns de ses intérêts, que Dormoy, rencontré au café, l'avait sondé sur la situation financière de la colonie. Je sais de mon côté qu'il a dit à diverses personnes vous trouver charmante. Ne trouvez-vous pas que son admiration jure un peu, ou s'accommode trop, avec tant de sens pratique? Ce galant chevalier, qui déploie d'habitude une si noble insouciance, me semble bien intéressé.

Hélène lui prit les mains.

— Chère Minna, que vous êtes bonne.

Dans un élan de reconnaissance s'évanouissait ce qu'elle pouvait éprouver d'amour-propre froissé, — car Dormoy, à cette minute incertaine qu'elle traversait, crépuscule douloureux de l'amour d'où l'amour pouvait renaître, lui était apparu presque sympathique. Et devant le teint fané, les traits creusés, une vénération l'attendrissait. Dans la démarche spontanée, la franche confidence, elle sentait une pitié fraternelle qui la touchait aux larmes. Minna, qui avait dû tant souffrir d'amitiés trahies, d'affections mal placées, cherchait à la préserver des mêmes douleurs, à la protéger de son expérience.

— Je ne vous ai pas fait de peine, au moins? Mais voyez-vous, je suis payée pour être méfiante. A mon âge, on doute de bien des choses.

Pour toute réponse, Hélène lui serra chaudement les mains :

— Je vais, dit-elle, chez Andrée Vergnes. Voulez-vous m'accompagner?

Mais Minna désignait d'un haussement d'épaules la masse, sur son bureau, des manuscrits, des épreuves.

— Hélas! non. J'ai ma besogne.

Rue de Prony, l'atelier d'Andrée Vergnes, une claire et vaste pièce, donnait à Hélène, avec ses murs tendus d'étoffe bise que rehaussaient la blancheur nue des moulages et les tons vifs des toiles, une sensation reposante de recueillement, d'heureux labeur. Andrée Vergnes, les cheveux ébouriffés, le corps à l'aise dans une blouse ample, déposait sa palette en s'écriant :

— Comme vous êtes gentille!

— Je vous dérange? dit Hélène, montrant le tableau en train.

— Non, j'avais fini.

L'excitation du travail lui mettait aux joues une flamme rose, elle avait de bons yeux d'un vert lumineux, un grand air de jeunesse et de loyauté. Hélène, penchée sur l'œuvre où l'éclatante couleur était encore humide, admirait ce faire savant et dégagé, cette sincérité de rendu qui avaient valu à la jeune femme tant de sympathies et de dénigrements. Et comme elle louait d'autres études, Andrée Vergnes disait gaiement :

— Le tour du propriétaire, alors?

Modestement, elle indiquait quelques dessins, une ou deux toiles dont elle n'était pas mécontente. Devant un pastel de vieille femme, d'une vie intense, Hélène soupira :

— Quel malheur que ce ne soit pas vous qui ayez fait le portrait de ma mère!

Elle expliquait : oui, une offre aimable de Dormoy… il était pourtant réussi, son pastel. Mais quelle différence d'un talent purement habile à cet art magistral, dont l'émotion forte et la simplicité faisaient mieux paraître l'artificielle médiocrité de l'autre. Andrée Vergnes avait laissé tomber la remarque. Hélène se rappela la réserve avec laquelle celle-ci, à l'Exposition du peintre, avait jugé son œuvre.

— Vous n'avez pas l'air d'aimer Dormoy? dit-elle.

— Parlons d'autre chose, fit Andrée. Je déteste débiner les camarades.

Mais devant la contenance d'Hélène qui lui laissait deviner une arrière-pensée, elle obéissait à un brusque besoin de confiance, cédait à la sympathie chaleureuse qui, dès le premier jour, l'avait attirée.

— Que voulez-vous! Passez-moi ce mot d'argot : j'ai horreur des muffes. Dormoy a des familiarités qui me déplaisent.

Sans remarquer le petit haut-le-corps d'Hélène, elle continuait :

— Le pauvre garçon est à plaindre, c'est certain, avec le vieil hippopotame qu'il traîne depuis quinze ans. Ce n'est pas une raison, vous m'avouerez, pour déverser à tort et à travers le trop-plein de ses tendresses.

Elle riait d'un rire sonore d'enfant :

— Mon Dieu, oui, un modèle engraissé, frais du temps de Courbet, et qui faisait en 72 la joie des lorgnettes dans les petits théâtres. Hein, ça vous choque?

Hélène revoyait la forte dame à chapeau excentrique, si vieille sous son fard, avec ses paupières bouffies et ses cheveux trop roux. Elle répondit gravement :

— Non, ça m'attriste. Qu'on vive avec une personne qu'on aime, je l'admets encore. Mais qu'un homme jeune et presque beau s'asservisse à une créature inférieure et tarée dont il pourrait être le fils… Pouah!

Andrée Vergnes la regardait avec une amitié admirative :

— Ah! bien, ma pauvre petite!

Puis, la prenant par la taille, elle l'embrassa tendrement :

— Je vois que nous serons amies!

Elle racontait maintenant, dans le laisser aller des confidences, quelques petites histoires assez vilaines qui montraient Dormoy sous un triste jour. Aux yeux d'Hélène le masque séduisant tombait, découvrant un autre homme tout différent de celui qu'elle croyait connaître. Elle éprouvait une tristesse, — déception du cœur? non, déception de l'esprit qui s'affligeait de cette insécurité perpétuelle, de ces humiliantes méprises. Ah! le mensonge dans lequel on vit, le mensonge de chacun à soi-même et de chacun à tous! Sa nature profondément sincère, si délicate, en avait horreur. Certains regards de Dormoy, dont la hardiesse l'avait presque embarrassée alors, sans lui déplaire, elle en comprenait seulement la dissimulation, le sens caché, cette convoitise trop libre qui à présent lui causait une confusion désagréable, la blessait.

Dans la rue, tout en prenant la direction du parc Monceau qu'elle comptait traverser pour aller aux nouvelles, chez son oncle, boulevard Haussmann, elle pensait, avec un sourire méprisant, au côté honteux des révélations de Minna, confirmées par celles d'Andrée Vergnes. Cette préoccupation de lucre, cette course à la dot, c'est ce qui l'écœurait le plus. Ainsi pour Dormoy, pour tant d'autres, le meilleur d'elle était sa fortune, ce par quoi elle valait vraiment! Sa pensée droite, son caractère, personne ne s'en souciait. Sa séduction même, — et rien que cette idée déjà lui répugnait, — eût compté pour peu de chose, si l'argent ne l'avait rehaussée de son prestige. Et comme elle avait le défaut d'être fière, son orgueil souffrait.

Puis elle songeait à sa conversation du matin avec son frère. Sans doute il savait, lui aussi! Il connaissait le pesant et malpropre fardeau que Dormoy traînait depuis tant d'années ; peut-être connaissait-il également le passé de Vernières. Et plein de secrète indulgence, — « C'est fâcheux ; après? Avec de l'argent tout s'arrange, » — il avait couvert cela d'un silence complice, lié par cette franc-maçonnerie des hommes qui avant tout cherchent à sauvegarder leur égoïste suprématie. André en demeurait diminué encore dans son estime.

Elle était entrée dans le parc Monceau, suivait une des grandes allées carrossables. Des enfants en train de jouer, babys roses aux cheveux dorés, une adorable fillette qui aplatissait avec sa pelle des petits pâtés de sable donnèrent un autre cours à sa rêverie. Un sentiment de maternité obscure l'emplit d'une émotion douce. Cette stupide Germaine qui déclarait en se mariant ne pas vouloir d'enfants, préférer jouir de sa jeunesse! Et Yvonne, avec son idée de n'épouser qu'un vieux!… Au coin d'une avenue, elle se heurtait presque à un promeneur tout flambant neuf, qui aussitôt s'exclamait, saluait d'un geste large : Dormoy! Un minuscule œillet rouge simulait à sa boutonnière le ruban de ses rêves. Il eut l'air ravi de la rencontre, tourna galamment un madrigal. Il allait justement du même côté, il aurait l'honneur de lui tenir compagnie un moment, si elle voulait bien le lui permettre. Elle accepta, curieuse de le voir dresser ses batteries, jouer jusqu'au bout son rôle. Le peintre, malgré sa feinte désinvolture, semblait préoccupé.

Potins d'usage, racontars et rosseries, ponctués de regrets. Il n'avait pu, toute cette semaine, venir rendre ses devoirs à Mme Dugast, ayant dû s'absenter pour aller peindre un Touraine, les panneaux d'un salon, au château de Fontevrault. Une fantaisie de millionnaire… Habilement il en venait à décrire son existence d'artiste, si solitaire, si triste souvent, malgré tant de relations et de camaraderies. Avec toute sorte de détours et de finesses, il essayait de faire parler Hélène sur ses goûts, ses revenus, la façon dont elle aimerait à vivre. Il fit allusion à Rosay, qu'il avait précisément visité, — quelle belle œuvre, mais une mauvaise affaire? — à la propriété charmante de la Neuville, ce Vert-Logis, dont les grands arbres faisaient une véritable merveille.

— Riche et indépendante comme vous êtes, continuait-il…

Elle l'interrompit, et d'un air candide :

— Voilà bien le monde! Mais, mon pauvre ami, on me fait plus riche que je ne suis, vous savez! Ne parlons pas de Rosay comme placement, n'est-ce pas? — Elle le regarda dans les yeux. — Reste les deux cent mille francs laissés par mon père. De quoi vivre, maman et moi, voilà tout. Car après le départ d'André, nous allons nous débarrasser de notre appartement, trop lourd pour nous seules, et vivre tranquillement au Vert-Logis, une merveille en effet, mais dont il faut payer le coûteux entretien. Que dites-vous de mon indépendance?

Elle savourait âprement l'imperceptible ironie, suivait sur le visage de Dormoy l'immédiat effet de ses paroles. Le peintre était tout oreilles, son éternel sourire de commande aux lèvres. Mais un désenchantement visible pinçait le coin de la bouche, allongeait sa mine. Il se lança dans un dithyrambe sur les bienfaits de la campagne, le charme d'une vie simple. Il n'en eût point voulu mener d'autre. Malheureusement, sauf de trop rares fugues, comme ce récent voyage en Touraine, l'affreux métier, hélas! le clouait à Paris, avec cette nécessité du travail constant. Un peintre de portraits était l'esclave de ses modèles… « Un peintre comme moi, traduisait clairement Hélène, ne peut décemment épouser qu'un sac d'or. » Puis, tout à coup, la grille de l'avenue de Messine dépassée, il prétextait un rendez-vous oublié, rue de Lisbonne, prenait congé presque cérémonieusement, une légère, oh! bien légère froideur dans sa voix tout à l'heure si caressante.

Hélène, seule, avait envie de rire aux éclats. Joli monsieur! Bah! ni plus ni moins que les autres, — un homme, simplement. Cette leçon, qui l'eût franchement amusée, si elle n'avait succédé à de cruelles désillusions, ravivait sa méfiance. Elle ne souffrait du fait de personne, ni de Vernières, — ni de Dormoy, certes! Elle souffrait de tout, et de tous. Elle avait trop vu ces derniers temps la dureté, la sécheresse, la vilenie de l'homme ; elle ne voyait plus que cela, meurtrie dans son amour profond, son culte religieux de la vie.

Elle était arrivée boulevard Haussmann, pénétrait au salon. Personne. Si, pourtant! Près de la fenêtre, quelqu'un qui se tenait debout, regardant la rue, se retourna. Elle reconnut Pierre Arden. Il s'était avancé très vite, il s'arrêta surpris.

— Je vous fais peur? dit-elle.

— Pardon, mademoiselle. J'attendais monsieur votre oncle.

Il n'aperçut pas de suite la main qu'elle lui tendait, la rattrapa gauchement. Il y eut une courte gêne. Elle vit rougir son visage maussade, où s'anima de la bonté. Et, songeuse, elle le trouva moins laid qu'à leur dernière rencontre.

QUATRIÈME PARTIE

I

Deux mois et demi s'étaient écoulés. Après une saison d'eaux à Vichy, où Mme Dugast, sur le conseil du docteur Laurent, avait été soigner une légère maladie de foie, suite naturelle de tant de soucis, Hélène et sa mère rentraient à la Neuville, pour y passer la fin de l'été et l'automne. Les Pierron devaient selon leur habitude venir les y rejoindre en septembre. Elles avaient retrouvé le Vert-Logis bien vide, la maison devenue trop grande, le jardin silencieux, désert presque, sous les grands marronniers et les trembles. Tout faisait sentir la disparition de l'être aimé, chaque souvenir creusait l'absence, et le voisinage bruyant de la Chesnaye, le mouvement de vie joyeuse qui emplissait le château rendaient le contraste plus sensible, plus douloureux encore.

Hélène gardait de sa visite de la veille une impression maussade ; l'oncle Marcel, d'ailleurs harcelé par les innombrables soins de l'usine qu'il dirigeait seul maintenant, était tout à son ambition nouvelle ; briguant aux élections le titre de conseiller général, il recevait à dîner le soir même une vingtaine de personnes dont l'influence pouvait lui être utile ; tante Portier, affairée, attendait avec anxiété l'arrivée de petits fours, commandés à Mantes. Yvonne et Germaine, avec de grands éclats de rire, faisaient le long des pelouses une moisson de roses dont elles chargeaient à brassées toute une escorte de jeunes gens, parmi lesquels le comte Soulier se démenait avec une ardeur d'adolescent. Il se déclarait de plus en plus, chaque jour fouetté davantage dans sa convoitise sénile. Ainsi chacun, sans souci de ce que pouvait éprouver le voisin, tournait dans son cercle d'occupations et de plaisirs. Elle ouvrit toute grande la fenêtre, se souvenant de cet autre matin de l'année passée où, le lendemain de son arrivée, si fière de se sentir majeure et libre, elle avait, devant l'éblouissante matinée de parfums et de soleil, aspiré longuement cette splendeur, la joie de vivre. Le clair avenir s'ouvrait alors devant elle. Depuis, que de tristesses! La mort de son père, l'existence jour à jour dévoilée dans sa petitesse et sa laideur, ses illusions mutilées… Elle mesurait la distance qu'il y a du rêve à la réalité : ses grands désirs s'étaient limités à de petites actions. A peine quelques charités, le concours de sa fortune à une œuvre bienfaisante, et toujours cette force déconcertante des événements qui la rappelait au peu qu'elle était, au peu qu'elle pouvait. Elle comprenait maintenant l'ironie du sourire fatigué de Minna quand, au retour de Brighton, devant sa vieille amie, elle laissait éclater ses aspirations crédules.

Et pourtant, malgré tant de chagrins et de déceptions, elle conservait une foi obscure et ardente dans la destinée, elle participait à la magnificence robuste de la terre, des arbres, de l'eau, sous l'éclat radieux de la lumière. Son cœur battait à l'unisson du cœur invisible des choses : elle faisait corps avec le reste du monde, atome si humble, s'avouait-elle, mais atome conscient, où, de frémir imperceptiblement à cette seconde, la vie immortelle palpitait.

Comme naguère, les feuilles blanches des trembles reflétaient leur agitation dans les bassins glauques ; les grands vernis du Japon, au-dessus de la petite rivière, dressaient leurs bouquets de rouille et, là-bas, en avant de la charmille se découpait la danse immobile du faune. Entre les marronniers, la Seine paisible miroitait. Le temps avait eu beau passer sur tout cela, ajouter une lèpre au marbre de la statue, épaissir l'eau verdie avec les feuilles brunes de l'automne ; on eût dit que rien n'avait changé. Dans le jardin solitaire, le bruit d'un râteau s'élevait derrière un massif. Hélène s'attendit presque à voir M. Dugast surgir avec son chapeau de paille et, d'un pas flâneur, gagner, sécateur en main, son cher plant d'œillets, plus beau que jamais. Alors elle éprouva cruellement qu'elle seule avait changé, et, par un mensonge pieux, elle voulut au moins revivre les heures évanouies, dans une sorte de pèlerinage à travers ce passé dont, impatiente, elle n'avait connu jadis que les ennuis, et dont elle ne percevait plus que la triste, la lointaine douceur.

Descendue, elle trouvait déjà Mme Dugast dans le salon, fermant elle-même les volets ; à peine arrivée, elle en avait repris le maniement méticuleux.

— Impossible d'obtenir cela des bonnes, soupira-t-elle, c'est déjà plein de mouches.

Les meubles, sous les suaires des housses, avaient dans cette obscurité une raideur mélancolique. Les deux femmes se contemplèrent en silence : Hélène vit aux yeux de sa mère la même impression de dépaysement et de peine. Mme Dugast avait pleuré, elle reprit :

— Je laisse ouvert au contraire le cabinet de travail. Il y a quelques traces d'humidité. Allons, je me sauve. J'ai de quoi m'occuper ce matin.

Hélène pénétrait seule dans la haute pièce du rez-de-chaussée où, malgré le jour et l'air rentrant à flot par les portes-fenêtres, planaient sur les bibliothèques à hauteur d'appui, sur le bureau Louis XV désormais vide et nu, la désolation et le froid de la mort. Elle revoyait son père à cette table même, son bon regard si tendre et si grave, entendait la voix affectueuse. Qu'il eût été là, qu'il eût parlé, souri, et que maintenant plus rien n'existât! L'absence, le néant!… Tout ce qu'il y avait en elle de force jeune et de tendresse se révolta plus amèrement que jamais contre cette affreuse loi, ce mystère insondable. Et de nouveau la sensation du temps écoulé, les résultats imprévus, les tournants du sort… C'est à cette place qu'il avait écouté avec indulgence sa première résolution de femme, admis l'acte qui pour elle était le signal d'une ère nouvelle, cet emploi de sa fortune jugé par tous imprudent et absurde ; à cette place qu'ils avaient causé de l'avenir figuré alors par la possibilité d'un mariage avec Vernières… Comme il aurait compris depuis, l'excellent ami, tout ce qu'elle avait souffert, son soulèvement de dégoût et de tristesse ; sans doute, il aurait été le premier à reconnaître combien elle avait raison de se méfier, à regretter la légèreté avec laquelle il avait accueilli sans contrôle suffisant les avances de Vernières. Comme son honnêteté se fût indignée! Comme il eût fait justice des insinuations perfides dont le malheureux essayait de la salir aujourd'hui, par rage d'avoir été découvert, chassé! Car ce drôle avait prudemment attendu le départ et l'éloignement d'André, avant de couvrir son échec de prétextes malveillants. Rien, à vrai dire, qui touchât l'honneur… « Il s'était seulement désintéressé de Mlle Dugast à cause de ses idées trop libres, de son éducation avancée. Il désirait avant tout une femme qui s'occupât de son foyer au lieu de courir de dangereuses chimères… » Hélène avait appris avec moins d'étonnement que de dédain que, parmi leurs relations, ces racontars avaient trouvé créance près d'un certain nombre de mères ayant filles à marier et de vieilles dames jalouses. Elles s'en souciait peu d'ailleurs ; c'était le train du monde.

Maintenant, elle achevait son tour de maison par une brève visite à la fidèle Anna, heureuse d'avoir retrouvé ses fourneaux ; si attachée qu'elle fût à ses maîtres, elle n'avait pas de préoccupations plus grandes que de fourbir et polir sa cuisine. Elle aussi vivait dans son cercle étroit. Hélène passait devant les communs où Pierre, — hier dans la voiture qui les ramenait de la gare de Mantes, elle l'avait trouvé vieilli encore, dos tassé, — faisait à coups lents d'étrille le pansage de Junon, campée, lasse, sur trois pattes…

Elle longeait la pelouse où s'espaçaient dans un éclat rose et blanc les corbeilles odorantes d'œillets, gagnait d'un pas machinal l'allée droite des fusains. Une ombre fantômale traversa sa mémoire : André sous le clair de lune blême… A petits pas, elle suivait ce chemin qu'elle avait parcouru dans un élan tragique. Elle arrivait à la porte de séparation des deux jardins, apercevait, par-dessus le mur, le toit du pavillon où cette nuit-là Germaine à son appel s'était penchée, éperdue, à la fenêtre, tandis que là-bas M. Dugast gisait inerte, frappé du coup terrible. La fenêtre était close ; le pavillon, volets fermés, semblait garder son secret. La vie marche! André maintenant consacrait, au fond de la Russie, toute son activité à la création de l'usine nouvelle. Germaine, comme si rien ne se fût passé, avait repris une vie de distractions et de plaisir. Du Marty, vite lassé, paraissait reculer devant le scandale et la durée d'un procès où lui-même avait tant d'ennuis en perspective. Les choses en étaient restées là, aucune assignation n'ayant été signifiée de part et d'autre. L'oncle Dugast, revenu à une politique plus sage, n'était pas éloigné de souhaiter à présent une solution conforme aux convenances. A quoi bon se séparer avec éclat quand on pouvait le faire sans bruit? Chacun de la sorte, reprenant sa liberté d'action, ne pouvait-il, sous l'égide du nom commun, conserver la dignité des apparences? Ils auraient ainsi l'avantage de demeurer aux yeux du monde M. et Mme Du Marty, sinon un ménage uni, du moins une fort honorable association d'intérêts, sauvegardant les principes et la morale. De toute sa force, l'austère M. Pierron poussait à cette solution, estimant dans son aveugle conviction de juriste octogénaire qu'un détestable mariage vaut mieux qu'un bon divorce.

Elle longea les espaliers, redescendit par la charmille. Le murmure des eaux tombantes, une fraîcheur annoncèrent le vivier. Un instant elle s'amusa, penchée sur le treillage, à regarder la bouche de rochers et de lierre, la cascade croulant dans un remous d'écume. Puis elle ouvrit la petite porte de la berge, retrouva devant la courbe étincelante du fleuve, sous l'azur intense, l'aveuglement de ses souvenirs. Une clarté vibrante dorait les falaises rousses. A l'endroit où sous un parasol blanc Dormoy peignait près du port aux bateaux, un petit garçon faisait des ricochets sur la nappe d'eau lisse. Le peintre avait disparu du paysage comme de sa mémoire. Elle sautait dans sa barque, gagnait le bord opposé à coups rythmés d'avirons qui secouèrent leur pluie de diamants au soleil.

La berge aride, et, sous les hangars, l'amoncellement toujours pareil des charbons que des péniches débarquaient. A Moranges, plus encore qu'à la Neuville, rien de changé. Autour des bâtiments massifs et des vastes toits de l'usine, sur la terre rase et sans un arbre, se groupaient les maisons basses du village ouvrier, lamentables et noires, parmi la zone d'herbe pelée. Hélène retrouva l'identique amas des sordides masures paysannes, des maisonnettes symétriques aux briques déjà noircies, aux jardinets chétifs. Comme naguère, elles semblaient vides. L'usine en travail absorbait, dans son bourdonnement d'énorme ruche, la vie entière du misérable hameau, du pays à la ronde. Çà et là, derrière une vitre, un visage de malade ou de vieille.

Hélène, sérieuse, reprit son éternelle tournée. En même temps que ses anciens pauvres, elle avait d'autres misères à soulager. Et, de nouveau, le sentiment de son impuissance l'envahit. Tandis que loin de ce morne entassement de souffrances elle avait vécu pour son compte, l'effrayant labeur avait continué, courbant hommes et femmes sous la meule d'acier. Des enfants étaient nés, des vieux étaient morts ; accidents et misères perpétuaient leur recommencement sans fin, et toujours, venues du fond de la Géorgie et de la Louisiane, les balles de coton s'engouffraient par milliers dans les batteurs, se démêlaient aux cardes, aux peigneuses, s'étiraient et se tordaient dans les bancs à broche et les métiers à filer. Mouvements agiles, regards tendus s'hypnotisaient aux bobines tournantes ; et de l'infatigable travail des machines, de l'épuisante activité humaine qui mettaient cependant un tel roulement d'or en branle, rien, presque rien ne demeurait aux mains déformées et durcies de ces ouvriers, de ces ouvrières, instruments vivants de la colossale fortune qui leur coulait entre les doigts.

Elle passa devant le logis vide de l'Abeille — la petite paralytique à Berck-sur-Mer, Lepillier devenu, depuis le divorce, un étranger. Hautneuil l'avait pris tout entier ; il y tenait une guinguette louche, dans une ruelle au bord du fleuve. Hélène entrait chez le père Lefèvre. Grâce au livret de caisse d'épargne, où sa fille puisait, de temps à autre, à des secours fréquents, le bouge était moins fétide. Les deux garnements à l'école, l'aveugle vivait seul en compagnie du petit, tandis que la mère trimait à l'usine. Le sol était balayé : un pot-au-feu ronronnait dans l'âtre.

Elle dut essuyer quand même les jérémiades de l'ancêtre, chaque jour plié davantage vers la terre, rapproché de la fosse. Encore un intérieur de misère, un autre. Elle n'éprouvait un peu de soulagement qu'en arrivant chez la grand'mère Flénu, où dans la cuisine humble, mais propre, son filleul, courts cheveux de soie frisant sous le bourrelet, gigotait heureux sur les genoux de la vieille. En quelques mots discrets, l'image évoquée de Marthe s'éleva du passé. Attendrie, Hélène se penchait sur le petit corps emmailloté, baisait les joues molles et fraîches. La mère Flénu demanda des nouvelles de son gas, contente de le savoir casé à Paris, peinée pourtant de ne jamais le voir. Elle raconta les histoires du pays, et dans sa voix caustique et résignée, toute la comédie, tout le drame quotidien, défilèrent. Une telle avait épousé son amoureux ; un beau mariage : la faim et la soif! La mère Quillebœuf, la barbière, était morte. Et puis ce verrat de Dulac avait encore fait des siennes. Les filles à Grellou avaient bien sujet de le réclamer comme père de leurs petits, deux messieurs nés à trois mois de distance. Ils pouvaient se vanter d'être signés, ceux-là! Ça n'empêchait pas le contre-maître de se défendre comme un beau diable : A d'autres!… Hélène revit le groin rougeaud, les yeux aigus. On ne le mettrait donc jamais à la porte, cet horrible Dulac?

— M. le Directeur, vot' oncle, l'a bien fait appeler dans son bureau. Mais bast! le gueux en est sorti plus fier qu'avant. Faut croire qu'il est utile. En attendant ses gosses peuvent claquer du bec. Ils seront pas les derniers. C'est comme ça chez nous…

Invinciblement, la pensée de Georges Leroy, avec sa ressemblance criante, l'étreignit. Celui-là au moins ne mourrait pas de faim. Un mois après leur visite impasse des Thermopyles, Minna, devant la détresse accrue des deux femmes, le père ne donnant toujours pas signe de vie, avait indiqué à Mme Sassy cette bonne œuvre à faire. Et depuis quelques semaines, le triste enfant, admis à Rosay avec sa mère, reprenait sous le ciel limpide de Touraine un peu de santé, à défaut de bonheur.

Elle gagnait au plus court pour rejoindre la berge. Comme elle approchait de l'usine, elle reconnut l'automobile de l'oncle, devant la grande porte. Et presque aussitôt, Marcel Dugast apparut sur le seuil, causant avec Pierre Arden. Ce dernier depuis cinq semaines vivait à la Chesnaye. Au commencement de l'été, l'oncle, que le projet de doter Moranges d'une eau potable préoccupait plus que jamais, — quelques cas de fièvre typhoïde venaient comme chaque année d'éclater encore, — avait résolu de mettre à exécution l'entreprise méditée de longue date. Le forage d'un puits artésien, dans une terre qu'il possédait à deux kilomètres de Moranges, permettrait de remédier au danger constant que présentaient l'impureté de la Seine et celle des puits riverains contaminés par l'infiltration. Sa philanthropie orgueilleuse trouvait d'ailleurs, dans la réalisation de cette œuvre, divers avantages pratiques dont profiterait, en même temps que l'usinier, le candidat aux élections du conseil général. L'engouement dont il s'était récemment pris pour Arden, — engouement justifié et au delà par la perfection des plans que l'ingénieur avait tracés pour l'établissement de la filature russe, — l'avait décidé à mettre les travaux en train, aussitôt les études préliminaires terminées.

— Tiens, s'écria l'oncle, voilà mademoiselle de la Bienfaisance! Je t'y prends, à venir encore prêcher l'anarchie chez moi…

Il était de bonne humeur, il se frotta les mains, la regarda de côté, de son air d'ironie bienveillante.

— Nous allons voir les travaux. Est-ce qu'on t'emmène?

Hélène sans façon acceptait.

— Monte-là, dit M. Dugast. Je me mettrai derrière.

Elle s'assit à côté d'Arden. Ils avaient échangé un « bonjour » cordial, lui tout à ses idées, sans la moindre nuance de galanterie, elle avec un franc plaisir, où elle oubliait d'être femme et coquette. Même, à la réflexion, elle trouva qu'il aurait bien pu l'honorer d'un regard, car elle se sentait jolie, aujourd'hui, avec son instinctive joie de vivre et le reflet lumineux de la belle matinée au visage. L'automobile se mettait en marche. Elle examinait l'ingénieur, dans son vêtement sobre, penché sur les appareils. D'une main nerveuse et brune, il assurait le levier, réglait de l'autre une manette. Il regardait devant lui, bien droit. Autour d'eux la plaine inondée de soleil étendait la terre sèche des chaumes ras et des prés ; un petit nuage blanc flottait très haut, dans l'azur. La grande route étala son ruban gris. Hélène sentait à son front, à ses joues, dans ses cheveux, le vent tiède de la course, un souffle sain et fort.

II

Trois lettres reçues dans le courant de la semaine, la première de Minna l'invitant à déjeuner avec promesse de nouvelles, les autres de Louise Guilbert et de Denise, entrée depuis quinze jours aux chemins de fer, décidaient Hélène à secouer la paresse qui invariablement la retenait à la Neuville, sitôt reprise au charme de de cette vie reposante.

Le roulement doux de la voiture, l'intime beauté du paysage élargissant son cercle de bois et de labours jusqu'à l'horizon des falaises où le fleuve recourbait sa boucle d'or, l'enveloppaient d'une caresse fluide. Ce fut seulement au sommet de la côte de Sainte-Flaive qu'elle eut d'avance la fatigue de la dure journée, en pleine fournaise. Paris devait être odieux, par cette chaleur ; sans parler des commissions dont sa mère l'avait abondamment chargée… Elle se reprocha sa légère mauvaise humeur : Denise, Minna, Louise, toutes seraient contentes de la voir. Elle saurait aussi ce que devenait Gabrielle Duval partie pour se soigner à la campagne chez des cousins, près de Sens.

Au sortir de la gare Saint-Lazare, des figures de provinciaux et d'étrangers, les volets clos des appartements, les chaussées poudreuses aux arbres déjà roux et grillés donnaient à Paris sa déplaisante physionomie d'été. Quelques courses, et à onze heures, elle trouvait Minna au rendez-vous, déjà installée à la petite table d'une brasserie, rue Montmartre, où son amie prenait ses repas quand elle ne se les faisait pas monter à l' Avenir . Sa vie était en effet des plus simples, bornée à la location d'un modeste appartement meublé. Elle-même, par principe, faisait son lit, sa chambre ; elle mettait son amour-propre et sa dignité à se suffire ; presque tous ses revenus passaient à des charités secrètes.

Minna, en l'apercevant, ferma le livre qu'elle lisait, joyeusement la fit asseoir en face d'elle. Sans prêter attention au public spécial du restaurant, gens d'affaires et de journaux, qui dépêchaient un déjeuner sommaire, les deux femmes se racontaient, à demi-mot, tout ce qui les intéressait. Hélène eut vite fait.

— A vous, maintenant, dit-elle curieuse.

Un garçon chauve, glissant avec une vélocité d'acrobate, apportait à bout de bras un échafaudage de portions en équilibre. Par enchantement les assiettes étaient changées. Dans des petits plats de métal, un demi-poulet, des tomates farcies s'abattirent.

— Oh! moi, dit Minna, c'est très simple. Je cesse la publication de l' Avenir .

Hélène sursauta, un reproche dans ses yeux amis. Minna comprit :

— Non, ma petite, je n'avais aucun motif d'accepter votre argent. Le journal a vécu trois ans tant bien que mal sans nuire aux intérêts de personne, — et soyez sûre que je ne me suis pas ruinée. J'ai dit ce que j'avais à dire. Dans la famille, comme dans la société, il y a tout à attendre, tout à espérer de la femme, dès qu'elle cessera d'être une esclave, endormie dans le sentiment de son irresponsabilité. Qu'on l'instruise et qu'on l'affranchisse! Peut-être mes paroles n'auront pas été entièrement perdues, il y a tant à faire en France…

— Quel dommage! répétait Hélène, sincèrement peinée. Personne ne redira comme vous ces vérités-là. Vous les exprimiez avec un tel bon sens, une raison si patiente et si haute…

La nouvelle ne la surprenait qu'à demi. Elle savait bien qu'emportée par son caractère aventureux, son vaste amour de l'humanité, Minna ne pouvait consacrer toute son existence à labourer le même sillon. Elle jetait la bonne semence en passant, elle ne pouvait attendre de la voir lever. Mais Hélène, voyant combien le champ était vaste et la besogne ingrate, regrettait qu'elle ne pût continuer encore. Il fallait dans un pays aussi léger que le nôtre, toujours diverti par des préoccupations nouvelles, une propagande têtue, infatigable. Les courants d'opinion n'y avaient chance de durer que soutenus par un effort constant.

— Bah! reprit Minna, vous êtes un peuple généreux. Il suffisait de donner le branle… Partout le mouvement s'accentue ; on a beau être en retard en France, vous n'échapperez pas à la loi fatale du progrès.

Muette maintenant, la noble femme rêvait à ce développement universel des idées féministes, qui de l'Angleterre et de l'Amérique gagnaient la plupart des États d'Europe, partout où les conditions économiques ont renversé ou rétréci l'antique foyer, chassé la femme hors de la maison à la poursuite hasardeuse du pain. Elle avait foi malgré tout dans l'avenir, se réjouissait à la pensée du bien qu'ici et là il lui restait à faire. Hélène la questionna sur ses projets. Minna comptait à la fin de novembre aller donner une série de conférences en Australie ; comme d'ailleurs on la payait bien, ses pauvres n'y perdraient pas. Hélène une minute l'envia : cette courageuse indépendance, ce beau voyage… Puis elle lui fit promettre de venir passer avant son départ une bonne semaine à la Neuville. En attendant il fallait songer à caser Flénu. Elles se quittaient rue du Croissant.

Maintenant un bref bonjour à Louise Guilbert, rue de Lübeck, avant l'heure de la consultation. Hélène la trouvait déjà dans son cabinet de travail, une pièce claire dont quelques bibelots d'art égayaient la sévérité professionnelle. Louise aussitôt lui parlait en termes attristés de leur amie Gabrielle, à qui la campagne, après un mieux marqué, n'apportait aucun soulagement. La pauvre fille s'en allait doucement, ayant dépensé à la lutte passée tout ce qu'elle avait d'énergie. Et de sa voix nette, le joli médecin la disait condamnée, victime de la concurrence, du travail forcé. Elles écartaient d'un silence ce pénible sujet, sautaient à d'autres propos.

— Et Mlle Bleuet? s'écria Louise. Vous savez que Du Marty s'est rangé. On ne le voit plus chez la dame. Un gros monsieur, père de famille, lui a succédé! Et voilà les mœurs. Où en sont les affaires de votre cousine?

— Ne m'en parlez pas, dit Hélène. Mon grand-père fait tout pour qu'un pardon réciproque intervienne, — une belle réconciliation, apparente sinon réelle, qui couvre leur double faute aux yeux du monde. Toujours le mensonge! La maison est en ruines, on recrépit la façade. Il paraît que c'est plus moral!

Un rire ironique les mettait d'accord.

— Je me sauve. J'ai des tas de commissions, et puis, avant mon train, il faut que j'embrasse Denise…

Vers cinq heures, à l'administration centrale des Chemins de fer Réunis, elle pénétrait dans la loge fastueuse d'un concierge galonné.

— Mme Simonin?

Le gros homme consulta une pancarte, et avec importance :

— Au fond de la cour, escalier B, cinquième étage. Bureau des Comptes de route.

A l'endroit désigné, un garçon de bureau alla chercher Denise qui, à la vue d'Hélène, rougit et sourit. La jeune femme avait encore quelques minutes de service à faire. Arrivée à 10 heures, elle devait fournir sept heures de travail d'affilée. Elle déjeunait chez elle le matin, puis conduisait ses enfants à la pension, munis d'un humble panier à provisions. Elle-même emportait dans un petit sac de quoi goûter ; car il y avait loin de son premier repas au dîner. Elle avait préféré cet arrangement plutôt que de venir dès huit heures et demie, et de prélever, comme plusieurs de ses compagnes, deux heures pour le déjeuner. De la sorte, elle pouvait donner plus longtemps à son ménage. Simonin lui, mangeait à midi au restaurant. Aussi embarrassée de recevoir Hélène dans le couloir devant le garçon de bureau que de la faire entrer dans la salle où elle travaillait avec quinze employées, Denise se décidait pour ce dernier parti, montrait le chemin à son amie. Hélène lui trouva dans sa pauvre robe noire à col et poignets blancs un air de pensionnaire malheureuse, éternellement vouée à de durs pensums.

Elles entraient dans la grande pièce où régnait une odeur chaude. Des têtes curieuses se levèrent au-dessus des registres ; des regards suivirent jalousement Hélène jusqu'au bureau où Denise lui donna sa chaise, elle restant debout.

— Je ne t'empêche pas de travailler?

— Non, non, j'ai fini, répondit Denise à demi voix, en rangeant une liasse de papiers.

Elle expliqua sa besogne : une vérification d'additions perpétuelles, ou bien encore le pointage des feuilles d'expédition et d'arrivée, — occupation machinale qui, à la longue, l'accablait d'une stupeur. Ce qu'elle ne disait pas, c'est qu'elle allait encore emporter ce soir, chez elle, du travail supplémentaire pour ajouter par ce maigre gain, payé dix sous l'heure, quelque chose au dérisoire traitement qu'elle touchait : 3 francs par jour, à peine 72 francs par mois. Et elle n'avait pu entrer dans ce bagne que sur de puissantes recommandations! Les cadres regorgeaient. Des centaines et des centaines de demandes d'admission continuaient à s'empiler…

Hélène jetait un long regard sur ces femmes pour la plupart de condition médiocre, où la distinction de Denise tranchait : de grosses mères communes, quelques vieilles filles. Une figure fine et douloureuse attira son attention : c'était une jeune fille à diplômes, une de ces innombrables déclassées à qui leur enseignement supérieur n'assure même pas de quoi vivre. Une autre, blonde à l'air pimpant de grisette, était en train de se mettre de la poudre de riz devant une glace de poche. Leur journée à peu près finie, toutes rangeaient lentement leurs affaires, fermaient à clef leurs tiroirs, serraient, dans les cartons qui leur servaient d'armoires, l'une un reste de charcuterie, l'autre deux œufs destinés à son déjeuner du lendemain. On avait mis à la disposition de celles qui désiraient manger au bureau, expliqua Denise, un fourneau à gaz dans le passage des cabinets. Elles allaient à tour de rôle y faire cuire ou réchauffer leur maigre pitance. Denise prit dans un verre deux roses chétives qui y trempaient, don d'une camarade habitant la banlieue. Presque toutes avaient devant elles une fleur, un brin de feuillage qui leur rappelaient le chez soi, le grand air dont elles ne jouissaient que le dimanche. Cinq heures sonnèrent.

— Nous pouvons partir, dit Denise.

Elles se trouvaient dans l'escalier au milieu d'un flot d'employées dont le visage morne s'éclairait à mesure, semblait secouer la fatigue et le poids de la journée. Dans la rue, toutes respiraient joyeusement, redevenaient elles-mêmes. Denise accompagnait Hélène à la gare, dissimulant de son mieux combien cette vie nouvelle lui était dure. Ah! sans les petits… En la quittant, Hélène la sentit plus démontée que jamais, retenant courageusement ses larmes. Et dans le wagon, dans la voiture qui la ramenait de Mantes à la Neuville, elle pensait, le long de la route embaumée de la bonne odeur de la terre, à cette misère en habits décents, à ce servage de tant de femmes de la classe bourgeoise, aussi cruel relativement que le servage des prolétaires. Sur l'usine à paperasses comme sur la filature, la même rigueur administrative pesait, la même loi terrible du pain à gagner, l'écrasement de la tyrannie sociale. Denise, affinée, en souffrait plus qu'une autre ; et renversée contre le dossier du landau, Hélène trouva presque à charge sa vie confortable et facile ; une amertume lui gâta la beauté du soir, le rayonnement tiède de l'heure sur les champs dorés et sur le fleuve où coulaient d'éclatants reflets roses.

Le lendemain, en se mettant à table, Mme Dugast qui avait été passer la matinée à la Chesnaye et qui en était revenue avec un air mystérieux, offrait en silence les hors-d'œuvre à sa fille, avec des yeux si bavards, une telle envie aux lèvres de lâcher son secret, qu'Hélène intriguée demanda :

— Il y a donc du nouveau?

Mme Dugast hocha la tête.

— Devine!

Et ne pouvant contenir plus longtemps son émoi :

— Yvonne se marie.

— Et avec qui? s'écria Hélène à mille lieues de pressentir la vérité.

Mme Dugast, si persuadée qu'elle fût qu'un mariage était toujours un événement heureux, ne put s'empêcher de rougir un peu.

— Comment? tu ne devines pas… Mais le comte Soulier, naturellement.

Hélène eut un silence éloquent.

— Oui, je sais ce que tu vas me dire. La différence d'âge? Mais, ma bonne petite, qu'est-ce que cela, quand le cœur est jeune? Le comte est si bon, il aime tant Yvonne! Et puis un homme d'expérience est souvent un meilleur guide. Il est moins exposé lui-même aux tentations, il n'a plus besoin que du calme, du repos de la famille.

— Pourquoi pas un invalide, alors?

Mme Dugast se récria :

— Tu exagères toujours! Le comte est encore très bien. Je le regardais hier, je n'étais pas prévenue… Eh bien, il est étonnant, je te jure! Je le voyais de dos, il a l'air d'un jeune homme.

— Mais de face?

— Voyons, ma chère, tu le calomnies. Il paraît à peine quarante ans. Tante Portier m'a confié qu'il était question de l'affaire depuis un mois déjà. La seule chose qui retînt un peu le comte, c'étaient ces tristes histoires de Germaine et de Du Marty. Mais aujourd'hui où il faut espérer que tout se dénouera pacifiquement, il n'a pu modérer davantage sa passion. Yvonne, dès le premier jour, l'a considéré comme un excellent parti ; tout était déjà convenu entre eux. Il ne restait plus qu'à faire les premières ouvertures à l'oncle. Rien n'est encore décidé pour la date ; on s'est seulement mis d'accord en principe. Le comte Soulier est tellement riche, tellement généreux, qu'il me paraît impossible, tout à fait impossible, qu'Yvonne ne soit pas très heureuse. Intelligente comme elle est, elle fera de son mari ce qu'elle voudra.

— C'est bien ce qui m'inquiète, dit gravement Hélène, je n'ai pas les mêmes idées que toi sur le mariage, ni sur le caractère d'Yvonne.

Ces mots tombèrent d'un ton si net que l'enthousiasme de sa mère en fut refroidi. Mme Dugast prévit une discussion et préféra se taire, tandis qu'Hélène, une petite moue de dégoût au coin de la bouche, s'ingéniait elle-même à trouver d'autres sujets de conversation.

Trois jours après, les Pierron arrivaient. Mme Dugast seule avait été les chercher à la gare. Hélène, rentrant d'une visite projetée depuis quelque temps aux travaux du puits artésien, — les explications d'Arden l'intéressaient vivement, — survenait à point pour les voir descendre de voiture. Elle les trouva encore vieillis, lui plus desséché que jamais, elle appesantie, les paupières lourdes ; sa vue aussi baissait. La surdité complète de grand'mère Zoé, la rigidité glacée de M. Pierron, semblaient les séparer de plus en plus de la vie, couple momifié où ne subsistait que le mécanisme des habitudes, si étrangers à tout qu'ils ne jouissaient même pas de la campagne. Dès le lendemain, ils reprenaient leurs manies, tous deux confinés dans la maison, redoutant l'humidité des arbres et de l'eau. Les heures s'usaient pour l'une en interminables patiences, pour l'autre en l'annotation d'ouvrages spéciaux, toujours relatifs à l'éternel problème des lois. Cependant M. Pierron poursuivait son espoir, il allait chaque jour à la Chesnaye ; on le voyait en conciliabule avec l'oncle dont la déférence le flattait, en entretiens avec Germaine qu'il sermonnait. S'il n'eût dépendu que de lui, la réconciliation eût été faite demain ; mais il fallait achever d'y amener délicatement Du Marty. Le sportsman , fatigué de la prolongation des pourparlers, de l'insistance de ses conseils, avait fini par consentir à ce que le divorce fût prononcé contre lui. Que lui voulait-on encore? Le comte Soulier, stylé par M. Pierron et Marcel Dugast, stimulé surtout par son propre désir de voir aplanies toutes les difficultés de la famille où il allait entrer, s'était entremis de son mieux. Il s'efforçait de convaincre Du Marty que son intérêt le plus évident (pas de procès ennuyeux, pas de complication d'affaires!) était de reprendre officiellement la vie commune, chacun conservant sa liberté personnelle. Il agirait en galant homme, assurerait son repos, sa situation. Et lui, Soulier, lui demandait cela comme un service personnel ; sa reconnaissance serait toujours aux ordres de son beau-frère… Habilement, il flattait la marotte de Du Marty, parlait courses, laissait entrevoir la fondation d'une grande écurie. Et, de guerre lasse, le sportsman , sans avoir dit encore le oui formel, laissait espérer une solution favorable où les commodités de chacun trouveraient leur compte.

Septembre était venu, avec son air plus vif, son ciel plus pâle, l'insensible décoloration des verdures. Les Pierron étaient là depuis une quinzaine, lorsqu'un après-midi le facteur apportait une lettre dont Hélène reconnut l'écriture, aperçue déjà sur un album d'Yvonne. Les superbes armoiries du comte Soulier cachetaient l'enveloppe. Elle la remettait elle-même à son grand-père. M. Pierron ne put dissimuler sa satisfaction. C'était la bonne nouvelle.

— Soulier annonce qu'il viendra dîner samedi à la Chesnaye, avec le réfractaire. Allons vite au château ; il faut prévenir ton oncle.

— Et Germaine! fit Hélène avec une nuance d'irrespect.

— C'est une idée, petite. Tu n'as qu'à m'accompagner. Tu sauras, mieux que moi, la préparer à ce grand bonheur qu'elle ne mérite pas.

— Vous êtes trop bon, continuait-elle.

Mais sa répugnance à tremper le moins du monde dans une négociation pareille cédait à la curiosité de savoir ce que sa cousine pouvait penser au juste. Elle suivit M. Pierron, ravi de l'heureux succès de sa diplomatie. Il avait conscience d'appliquer une fois de plus les infaillibles règles de la Morale mondaine. Qu'une telle conclusion fût tout bonnement l'adultère légalisé, l'idée ne lui en venait même pas une minute. Il s'en tenait à la convention des apparences, satisfait, avec le monde dans lequel il vivait, du mensonge de cet accord tacite, mille fois plus immoral pourtant qu'une franche rupture.

Mais Yvonne et Germaine étaient parties en yole. Ils ne trouvèrent que Pierre Arden qui conférait avec M. Dugast. L'ingénieur se levait justement, et comme Hélène, peu soucieuse d'assister à l'entretien de son grand-père et de son oncle, manifestait l'intention d'aller à la rencontre de ses cousines, au bord de l'eau, Arden, qui rejoignait le bac, fit route un instant avec elle. Ils longeaient les grandes pelouses, atteignaient la terrasse aux tilleuls. On apercevait de là la fuite du fleuve vers la Roche-Guyon, une ou deux petites îles dont le rideau d'arbres cachait en partie Moranges, et plus loin, dans la lumière claire, l'oasis verte d'Hautneuil, au pied de la falaise.

Leurs paroles bientôt tombèrent ; un silence qui ne leur causait pas de gêne, au lieu d'éloigner leurs pensées, les rapprochait.

Arden, au bout d'une minute, reprit :

— J'ai reçu hier des nouvelles de votre frère. Il va bien. L'usine est à moitié construite : elle fonctionnera bientôt.

Il parla de ses plans, du pays où vivait André. Il en connaissait les ressources, les beautés. Son sens pratique n'excluait pas un vif sentiment de la nature, qui perçait sous les mots simples de l'homme d'action. Il ne disait que des choses indifférentes, mais une sympathie s'en dégageait. Hélène, avec l'intérêt d'un camarade, le questionna sur son œuvre de là-bas, ce chemin de fer dont il parlait avec tant d'enthousiasme, à Brighton. Alors il trouva des phrases vivantes, où, sous une modestie vraie, éclataient l'amour du péril vaincu, la beauté de l'effort. Hélène avait appris par d'autres que cette entreprise lointaine égalait, surpassait les travaux d'art les plus étonnants, la percée du Gothard même et du Simplon. Arden dépeignit, à traits précis qui entraient dans le souvenir, la pittoresque horreur de cette gorge de Darial, les Portes Sarmates des Anciens. Il avait vécu là pendant des années, tantôt cramponné au roc, à une altitude vertigineuse, sans autre jour qu'une étroite bande de ciel, tantôt plongé dans la nuit de tunnels sans fin. Une part de sa vie s'était écoulée ainsi. Maintenant il rêvait d'une expédition nouvelle. Il construirait l'année prochaine un viaduc dans les Cévennes. Et puis il eût voulu se remettre en route, prétendant qu'on respirait mieux dans une solitude inexplorée. Il avait cet orgueil légitime du pionnier obscur qui croit son œuvre utile, se voue entier à la cause sainte du Progrès. Madagascar le tentait.

Soudain, sentant l'attention d'Hélène suspendue à ses paroles, il s'arrêta. La flamme de ses yeux s'éteignit, et gauche, il s'en voulut, étonné — lui qui se livrait si peu — de sa loquacité subite. Heureusement, derrière l'île, la yole apparaissait, lancée en flèche ; Yvonne à l'arrière les reconnut. Germaine poussa son Eho! joyeux. Hélène agita son ombrelle, descendit en silence avec Arden jusqu'à la berge. Là, comme le bac chargé d'une voiture de foin allait démarrer, il la quitta si brusquement qu'elle en fut presque décontenancée…

« Curieuse nature, se dit-elle, si sauvage, et pourtant d'une si jeune, d'une si belle sincérité! » Le bac s'éloignait avec lenteur, sans que ni l'un ni l'autre, pensifs, songeassent à se faire signe, à se regarder seulement. Mais un bruissement d'herbes couchées se fit entendre, la yole abordait.

— Eh bien, cria Yvonne, quoi de neuf?

— Grand-père a reçu une lettre du comte, dit Hélène. C'est toi qu'elle concerne Germaine.

La jeune femme, toute rose de mouvement, devint blanche.

— Mon mari consent?

Et sur ses yeux triomphants, passa, dans un éclair de mépris, toute sa rancune vengée. Yvonne lui sautait au cou, esquissait un pas de danse :

— Ah! ma chérie, comme nous allons être heureuses!

III

Toutes les hautes portes-fenêtres du rez-de-chaussée ouvertes sur la rayonnante après-midi d'octobre, la Chesnaye, de la terrasse et des pelouses en grande toilette aux salons emplis de fleurs, n'était qu'agitation joyeuse, va-et-vient de robes claires, rumeurs et dispersion d'invités. On était depuis une demi-heure revenu de l'église où avaient été célébrées les noces pompeuses du comte et de la comtesse Soulier. L'évêque de Mantes officiait, des chanteurs et des musiciens de l'Opéra et de l'Opéra-Comique avaient fait retentir l'humble vaisseau rustique du tonnerre des orgues et de l'allégresse des voix. On avait également apprécié la fine allocution de Monseigneur, son allusion discrète aux mérites des deux familles, aux avantages sociaux de cette heureuse union.

Près de trois cents personnes, — noblesse des environs, personnel administratif du département, officiers de Paris et de Rouen égayant l'assemblée de l'éclat de leurs uniformes, — toutes les relations industrielles et mondaines des Dugast étaient répandues dans les vastes pièces du rez-de-chaussée et les jardins. Le lunch était servi sur la terrasse où s'allongeait une table immense abritée d'un velum. Félicitations et vœux s'empressaient autour des jeunes mariés et de Marcel Dugast.

Aussitôt le rapprochement opéré entre Germaine et Du Marty, le comte Soulier n'avait eu cesse que la date de son mariage fût arrêtée, et dans les préparatifs fiévreux, trousseau, ameublements, le 15 octobre était arrivé vite. Journée splendide où s'accomplissait, sous les yeux bienveillants de l'élite convoquée, cette double fête de famille, l'union d'Yvonne et du comte, la réunion de Germaine et de Du Marty.

Svelte dans sa redingote grise, l'heureux sexagénaire justifiait la bonne opinion de Mme Dugast. Les favoris noirs et le teint frais, il recevait avec fatuité les compliments, et tout guilleret il n'avait d'yeux que pour Yvonne qui, très élégante dans sa robe de mariée, point d'Alençon sur moire blanche, s'efforçait de s'arroger un maintien digne que démentaient ses yeux brillants, sa bouche rieuse, ses cheveux fous sous le piquet de fleurs d'oranger.

Gourmé d'autre part sur un haut col luisant, Du Marty arborait un visage affable et correct. Ses moustaches de chat, son monocle provocant semblaient vouloir tenir toute allusion à distance. Il mangeait avec appétit d'un aspic de foie gras, en homme qui se sait le maître, résolu à tirer tout le parti possible de la situation. Germaine cependant, délicieuse dans un corsage rose, minaudait et caquetait avec une insouciance et une sérénité parfaites. Leur froideur des premiers jours s'était fondue en une politesse charmante, bornée à quelques paroles ; ils n'avaient désormais de commun que le nom, échangeaient à peine à table quelques idées banales, vivaient chacun de leur côté. On eût dit à les voir que rien ne se fût passé. Leur entente paraissait au beau fixe.

Le mensonge mondain, épanoui autour des deux couples, apportait au premier, en révérences, en poignées de main, en protestations de dévouement et d'amitié, l'encens frelaté qui est l'accompagnement habituel de tout mariage riche. Une discrétion souriante, une plate approbation s'inclinaient devant le second, avec cette complaisance qui, le dos tourné, crève en sarcasmes et en fiel.

La tante Portier, dont la dignité était incomparable, faisait les honneurs, vêtue d'une magnifique robe de brocard violet. Un coiffeur venu de Paris pour onduler les cheveux d'Yvonne avait échafaudé avec art le chignon majestueux de la vieille dame. Elle promenait d'un groupe à l'autre son visage béat, fleuri d'une onction satisfaite. Une telle journée était l'apothéose de ses désirs, le couronnement de la belle éducation qu'elle avait, avec tant de patience et de peine, inculquée à ses deux nièces. Et songeant avec une orgueilleuse modestie à l'heureux avenir ouvert devant Yvonne, rouvert devant Germaine, elle envisageait avec un réel soulagement la perspective de se reposer enfin sur ses lauriers. Ses fonctions de chaperon prenaient fin brillamment. Elle conservait pourtant un ressentiment féroce, dissimulé sous la plus sereine amabilité, à l'endroit de Du Marty dont l'urbanité nouvelle ne parviendrait jamais à lui faire oublier ses grossièretés passées.

Quant à l'oncle, il portait beau, trouvant moyen de distribuer à chacun sa part d'attentions et de remerciements, tour à tour déférent, familier, protecteur, galant. Il allait d'une vieille dame au préfet, du préfet à l'évêque, de l'évêque au colonel de chasseurs. Lui aussi voyait dans ce grand jour la récompense de ses efforts, la sanction de son succès. Il jouissait du solide établissement de ses filles, enveloppait d'un égal sentiment d'affable supériorité l'amour sénile de Soulier et la capitulation de Du Marty. Un des premiers industriels de la province, conseiller général depuis huit jours, fort de sa valeur sociale et de sa philanthropie, il voyait dans ces événements la glorification de ses principes. Jamais les mots d'Autorité, de Morale, de Progrès n'avaient sonné dans sa bouche avec une ampleur plus convaincue. Tout était bien, tout était beau.

— Eh bien? petite mère, dit Hélène à Mme Dugast qui, penchée contre la balustrade de la terrasse, regardait les pelouses en pente où se mêlaient les ombrelles vives, les épaulettes d'argent et d'or, la tache rouge des garances… Tu n'es pas trop fatiguée?

Mme Dugast affirma que non. Mais son air las la démentait. Au milieu de ce tumulte et de cette fête, elle se sentait triste, déplacée. Elle songeait aux absents, son mari, son fils… Hélène la comprit, l'embrassa gentiment. Elle aussi avait le cœur serré, jugeant dans son honnêteté que telle n'était pas la véritable vie, révoltée au fond d'elle-même par cette tolérance et cette hypocrisie.

D'un regard circulaire elle embrassa le spectacle. Assise à l'un des bouts de la table, grand'mère Zoé cueillait d'un geste gourmand des cerises au sucre dans leur corolle de papier plissé. Elle les dégustait avec une volupté lente, comme si toutes les joies du monde eussent été concentrées là. Grand-père Pierron causait avec un président de tribunal. Il laissait tomber, sur le front chauve de son interlocuteur, ses paroles une à une, confit dans son sacerdoce de juriste qu'auréolaient encore le souvenir et l'autorité du grand Onésime Pierron.

Plus loin, le beau Dormoy, toujours aussi à l'aise, — il l'avait saluée avant l'église avec une assurance tranquille, une courtoisie dont elle avait cette fois perçu l'absolue indifférence, — faisait des grâces auprès de la richissime Rose Ythier, une cousine des Bourrel. A demi-bossue malgré l'adresse du couturier, la laide jeune personne avait beau sourire, elle ne parvenait pas à le regarder en même temps des deux yeux, étant bigle. Mais quel parti magnifique!

Des voix au-dessous d'elle lui firent tourner la tête. Les lieutenants Ythier-Bourrel et de Céry passaient sans la voir le long de la terrasse. Avec cet air goguenard des gens qui ne se croient pas observés, ils exerçaient, l'un sa rosserie désœuvrée, l'autre sa rancune amère de prétendant évincé!

— Oui, mon cher, disait de Céry. Ce matin, en arrivant, la vieille marquise de Traverset à qui on présentait le bel époux s'est écriée, trompée par l'âge, — tu sais si elle est distraite!… « Comme votre fils doit être heureux… Une si jolie femme! » Elle l'avait pris pour le beau-père.

Hélène blessée, moins encore du ton que de la justesse de la remarque, s'éloigna. Pas une figure qui ne lui fût antipathique. Elle cherchait en vain des yeux francs, un visage cordial, elle ne savait qui. Un groupe qu'elle croisa se tut maladroitement à son passage… Un écho sans doute des insinuations de Vernières?… Bah! elle ne s'en troublait guère… La maussaderie de Schmet, aperçu soudain contre un des grands vases de marbre, la divertit. Il tortillait d'un air détaché sa barbe frisottante, dardait à la dérobée sur Yvonne un regard rageur et sournois. L'expression de convoitise et de ruse en était telle qu'Hélène y lut clairement le vil espoir d'une revanche, l'attente de l'occasion propice. Et tel quel, avec son nez crochu, ses yeux de proie, il était vraiment bien laid à voir.

Son dégoût s'accentua ; elle contemplait Simonin, en tête-à-tête amical avec Du Marty. Un air d'admirable loyauté illuminait les traits animés du cousin. Sans doute il offrait au sportsman de s'entremettre pour un achat délicat, quelque pouliche à grandes espérances… car ses capacités, son savoir-faire touchaient à tout. Du Marty, séduit, l'écoutait avec un sourire. Mais l'oncle l'appelait d'un signe pour le présenter à un vieux sénateur congestionné… « Nous en recauserons, » sembla-t-il dire avec un geste bon enfant… S'il avait su! pensa Hélène. Mais au front imperturbable, aux courbettes empressées de Simonin, comment deviner que le même homme, quelques mois plus tôt, l'avait traîtreusement vendu pour un billet de banque?

Maintenant, abandonné à lui-même, l'aimable écumeur sifflait une coupe de champagne, et constatant une fois de plus que la marque était bonne, il s'en faisait reverser négligemment par un maître d'hôtel. Ne sachant jamais quel dîner il ferait le soir, il avait la sage habitude, chaque fois que la bonne aubaine d'un lunch semblable se présentait, d'y faire largement honneur. Et devant la façon recueillie dont il humait la mousse légère, Hélène invinciblement pensa à la maigre tartine de pain rassis que Denise avait emportée dans son sac. Elle la revit, à cette minute où Simonin paradait et se rassasiait, courbée sur les pages d'un registre, épluchant les colonnes noires de chiffres, s'usant à la peine, perdant chaque jour un peu plus de grâce et de fraîcheur, tout cela pour que son mari trouvât en rentrant la nappe claire et le couvert mis.

Alors, dans cette cohue où sous le masque des compliments et des fadaises se pressaient, se cachaient tant de passions en jeu, où elle ne distinguait que des visages tendus par la cupidité, l'ambition, l'envie, tout le bas élan de la nature humaine, Hélène étouffa. Elle respirait un air vicié ; elle ne put supporter davantage à ce moment cette atmosphère spéciale de fausseté, d'entente complice que développent invariablement le coudoiement et le choc des égoïsmes, lorsqu'ils sont aux prises dans la mêlée sociale.

A l'exception de sa mère, pas un de ces êtres sur qui elle eût pu se reposer ; pas un à qui confier ce qu'elle éprouvait. Le sentiment d'une solitude affreuse lui serra le cœur. Elle descendit dans les jardins, traversa le sous-bois de sapins et de chênes. Les volets clos du pavillon inhabité la frappèrent comme une ironie ; Germaine avait repris au château sa chambre de jeune fille, on avait aménagé pour Du Marty un des appartements d'amis. Sa détresse intime était si grande qu'elle avait une envie absurde de pleurer, une de ces envies irrésistibles que souvent rien de précis ne motive. La vue d'Arden au détour d'une allée lui fut un soulagement. Il lui sembla qu'elle retrouvait celui qu'elle avait en vain cherché parmi tant de visages hostiles ou indifférents. Elle eut plaisir à contempler ses yeux francs, son air cordial ; car depuis quelques jours la sauvagerie d'Arden s'apprivoisait. Près d'elle, il se laissait aller à présent à causer en camarade, très réservé d'ailleurs sur sa vie intime, mais plus expansif à mesure sur ses projets, ses goûts, ses ambitions. Sans doute il ressentait la même bonne surprise, il s'avança d'un air de confiance joyeuse.

— Où étiez-vous donc? demanda Hélène. On ne vous a pas vu depuis ce matin.

Il s'excusa sur une migraine prise à l'église. La chaleur, les parfums… Il avait toujours eu horreur de ces fêtes-là. Il n'aimait pas le monde.

— Je comprends ça, dit Hélène.

— Je me suis défilé après les compliments d'usage. Votre cousine était charmante pourtant, dans sa robe blanche…

Sceptique, elle sourit :

— Vous êtes comme ce vieux général italien qui répondait aux reproches de ses amis : « De quoi vous plaignez-vous? Je vous ai bien dit la vérité, si je ne vous ai pas dit toute la vérité. »

Arden rougit. Il dut avouer qu'il trouvait Mme Yvonne trop jeune.

— Une façon délicate d'insinuer que son mari est trop vieux? reprit Hélène.

Arden la regarda bien en face.

— Franchement, vous qui connaissez votre cousine, comment expliquez-vous un mariage pareil? Elle est riche, elle est jolie. Qui la forçait de prendre un tel Céladon?

Elle réfléchit un instant, ne put trouver d'autre raison qu'une idée préconçue chez Yvonne de n'épouser qu'un homme assez âgé pour être sûre d'en rester aimée, assez docile pour le soumettre à toutes ses fantaisies. Craignant de trouver un maître, elle s'était assurée d'un esclave. Calcul bien peu digne d'une jeune fille, mais calcul trop fréquent aujourd'hui où le mariage n'est le plus souvent qu'une affaire… Elle secoua la tête, avouant de la sorte que si elle pouvait à la rigueur trouver une explication, elle ne pouvait pas trouver d'excuse. Arden par délicatesse n'insistait pas ; mais elle vit bien qu'il la comprenait ; ils firent quelques pas en silence, leurs pensées se pénétraient. Hélène devina qu'il interprétait comme elle et l'union disproportionnée d'Yvonne et ce qu'il y avait de honteux dans la réconciliation officielle de Germaine, ainsi que dans la souriante acceptation de tous.

Ils arrivaient sans s'en être aperçus à la terrasse de la berge où des employés de Ruggieri dressaient les différentes pièces du feu d'artifice. Les squelettes géométriques découpaient leurs lignes hérissées de fusées, sur le ciel clair. Le dessin du bouquet figurait une locomotive à roues de soleils tournants, symbolisant sans doute le progrès ; de la cheminée devait jaillir une gerbe de flammes, où dans une apothéose de feux de bengale on lirait, en lettres éblouissantes : « Vive la mariée! »

De Moranges le peuple de l'usine prendrait ainsi sa part des réjouissances, s'émerveillerait à la féerie multicolore. Marcel Dugast avait d'ailleurs voulu que la fête fût partagée par une partie de son personnel. Un banquet de quatre-vingts couverts devait réunir à six heures dans la cour du château les contremaîtres et les plus vieux et les meilleurs parmi les ouvriers et les ouvrières. Des gratifications avaient été distribuées à tous les autres, et, de même que pour le mariage de Germaine, une forte somme versée à la caisse des secours. Il estimait que de pareils exemples étaient salutaires, servaient les intérêts de la Morale publique autant que les siens propres.

Comme Hélène et Arden allaient regagner les pelouses, ils virent entrer, par la grande grille dorée du bord de l'eau, le docteur Hulin. Il sautait de son cabriolet, jetait les guides au petit paysan qui lui servait de groom, et d'un pas leste il se hâtait vers le château, en homme pressé de rattraper le temps perdu.

— D'où venez-vous si tard, mon bon docteur? jeta Hélène, au moment où ils se rejoignaient.

Il expliqua qu'on était venu l'appeler avant la fin de la messe, deux ivrognes d'Hautneuil s'étant grièvement blessés à coups de bouteille. Il avait dû panser à l'un une balafre horrible du front, à l'autre une coupure béante au poignet. Il mourait de faim… « Quels sauvages!… » Chemin faisant, il raconta aux jeunes gens que la noce ne se limitait pas à la Neuville, vidait Moranges au profit d'Hautneuil. Tous les cabarets étaient pleins, les rues bondées de filles et de pochards, on eût dit la fête du pays… Il s'excusait, pressait le pas vers le lunch .

Hélène seule, — Arden retrouvant un ami venait de la quitter, — songeait à cet envers sinistre de la comédie qui depuis le matin se jouait sous ses yeux, au noir, au lamentable drame de toutes ces misères ruées au vice… Les charités officielles auraient beau faire ; ni les banquets, ni les dons d'argent, célébrés ensuite à grand orchestre par les journaux, n'allégeraient en rien les incurables souffrances de tant d'êtres voués à l'asservissement et à la déchéance. Dans l'alcool, dans les pires dégradations continuaient à se corrompre tant de forces qui auraient pu, qui auraient dû être mieux employées. Part faite des tares héréditaires, restaient-ils entièrement coupables, ces malheureux harcelés par leur vie si bornée et si dure, leur âpre soif d'oubli? Est-ce qu'une telle question resterait toujours insoluble?

Le départ du nouveau ménage pour l'Italie, — Florence, Rome, Naples, — celui de Du Marty pour Spa, — ils avaient jugé de bon goût ce petit déplacement, — n'étaient pas faits pour y remédier sensiblement.

IV

Mrs Edith Hopkins, White-House,
Kirby, Devonshire.

Samedi, 29 octobre.

« Chère tante,

« Votre lettre reçue ce matin m'a fait du bien. J'étais triste, ayant appris hier, par un mot de Louise Guilbert, la mort de la pauvre Gabrielle Duval en même temps que son enterrement. Le faire-part a couru après moi. Vous vous rappelez comme elle toussait le jour où nous avons été chez Denise avec Willy. Elle ne s'était jamais bien rétablie. Une phtisie galopante vient de l'emporter. Elle vous avait plu, n'est-ce pas? Je suis sûre que sa perte ne vous laissera pas indifférente. Elle était si modeste et si simple qu'il fallait la connaître pour l'apprécier. Et courageuse avec cela, ne se plaignant jamais de rien!… Oui, c'est une belle et bonne petite âme qui s'en va. Aussi vos excellentes nouvelles, le plaisir de vous savoir tous heureux, bien portants, m'ont rendu un peu de joie. Comme White-House doit être paisible avec ses grandes prairies vaporeuses, sous les hêtres pourpres. Ici, c'est toujours la même tiédeur depuis lundi, ces journées qui sont éclatantes et rousses comme de beaux fruits près de leur chute. Le dernier rayonnement de l'automne… J'en suis comme étourdie, un peu lasse.

« La Neuville est au calme plat, ce calme qui suit les grandes agitations. Tout le monde est encore fatigué de la fête, la Chesnaye est devenue presque aussi silencieuse que le Vert-Logis. L'oncle à l'usine, notre ami Arden à ses travaux, le château paraît vide. On a de courtes lettres d'Italie, les tourtereaux ont en huit jours visité Gênes, Lucques, Pise, Sienne et Florence ; ils partaient pour Rome. De ce train, ils seront vite de retour. Faire un pareil voyage à la vapeur, c'est bien d'Yvonne! Autant lire un Bædeker au coin du feu. De Spa, toujours rien. Je pense que c'est le cas d'appliquer le proverbe : les gens heureux n'ont pas d'histoire. Que dites-vous d'un attelage qui s'impose le même joug pour tirer ensuite chacun de son côté? Moi, ça me passe. Vous le voyez, rien de saillant. Les heures se suivent et se ressemblent!

« Nous vivons beaucoup au jardin. Maman, depuis trois jours, surveille la cueillette de ses raisins. Nous avons vendangé le petit clos que mon père aimait tant, au-dessus de la route. Vous savez quelle jolie vue on a de cet endroit, la plaine basse jusqu'à Bonnières, la boucle du fleuve… Tout le monde fait sa récolte, il y aura beaucoup de vin aigrelet. Comme nous rentrions, nous avons vu passer Flénu, l'air content sous sa casquette neuve. Vous ai-je dit que j'avais réussi à le faire nommer garde-champêtre? L'oncle, satisfait de paraître protéger encore un de ses anciens ouvriers, m'a aidée gentiment… Le brave homme avait tout à fait bonne mine, je vous jure, malgré sa manche repliée sur la poitrine. Ça lui donne, avec sa plaque, un air militaire qui convient à ses fonctions. Nous avons fait quelques pas ensemble, il ne trouvait pas de mots pour me remercier ; sa mère et monsieur mon filleul habitent à présent la Neuville avec lui ; une petite maison proprette… Voilà leur vie arrangée, maintenant que Marthe n'est plus là pour en jouir.

« De temps à autre, je vais aussi visiter les travaux du puits. Je suis devenue d'une force étonnante sur la nature et la perméabilité des terrains : silex, gault et sables verts! La nappe aquifère, le niveau hydrostatique n'ont plus de secrets pour moi. Sérieusement, les conversations d'Arden m'intéressent. Voilà un homme qui ne craint pas le ridicule, bien parisien, de se passionner pour son métier. Il aime vraiment la science, mais sans sécheresse et sans morgue. C'est un esprit sérieux et simple, avec lequel on a toujours à apprendre. Je sais d'ailleurs sur lui un détail qui l'honore. Comment se fait-il que vous ne m'en ayez jamais rien dit? C'est Minna qui m'a raconté la chose, et par ce temps de veulerie générale et de Struggle for life , je la trouve belle. Il paraît que pendant de longues années il a consacré tous ses gains à la liquidation d'une ancienne faillite qui avait atteint un frère de sa mère. Rien ne l'y forçait en somme, qu'une haute idée de l'honneur de famille. C'est aussi par Minna que j'ai su son âge, 35 ans. On ne les lui donnerait jamais.

« Quoi d'autre. Rien, si ce n'est avant-hier, une visite inattendue… J'étais en train de donner à manger à mes poules de Houdan, — me voilà une vraie fermière depuis mon séjour à Rosay, où entre parenthèses les vendanges sont déplorables, — lorsque le jardinier accourt effaré… Deux dames me demandaient… Il m'annonce cela d'un drôle d'air, que je me suis expliqué en apercevant Mme Morchesne et miss Pelboom, attendant près de leurs bicyclettes. Elles étaient à peindre. Miss Pelboom blanche de poussière, sèche comme un petit coq plumé ; la Présidente rouge et suante, éclatant dans son boléro court et sa culotte de zouave, avec des mollets de lutteur et des bottines jaunes. Un quart d'heure après est arrivé M. Morchesne, complètement fourbu. Nous les avons gardés à dîner ; je vous jure que j'ai trouvé le temps long. Les gens, à la campagne, se montrent souvent tout autres qu'on ne les voit à travers les brèves apparitions de Paris. Miss Pelboom, elle, n'a qu'une corde. Mais Mme Morchesne, en qui on salue d'habitude la féministe d'avant-garde, s'est tout bonnement révélée comme une grosse bourgeoise, entêtée dans ses habitudes de confort, de tyrannie et d'égoïsme. Il n'y a pas de pire conservatrice. N'a-t-elle pas passé deux heures à geindre et à maudire, à propos de ses malheureuses bonnes dont elle change tous les huit jours… « La race des vrais domestiques se perd!… » Elle ne leur demande pas autre chose que de se lever à cinq heures, de se coucher à onze, laver, repasser, cuisiner, nettoyer, frotter, coudre — le tout pour vingt-cinq francs par mois!… « Et la poussière, Madame, je suis forcée chaque jour, de me mettre à quatre pattes pour regarder sous les lits… » Voyez un peu cette amie des femmes! Et à part moi, je pensais au nombre de ses pareilles, aux exigences féroces qui pèsent sur l'incroyable quantité de ces pauvres filles, réduites au plus astreignant des servages, à une sujétion de toutes les minutes. Personne hélas ne songe aux isolées, à toutes celles qui peinent quinze et seize heures par jour, domestiques, filles de magasin, ouvrières en atelier, à la foule des labeurs individuels et des souffrances anonymes.

« Enfin ils sont partis, malgré notre offre d'hospitalité que M. Morchesne, je crois, eût été bien aise d'accepter, car il dormait debout. Mais sa terrible moitié avait des rendez-vous le lendemain matin. Il a fallu se mettre en route dans la nuit. Nous avons été forcées de leur donner des lanternes vénitiennes, retrouvées au grenier, et c'était comique comme tout, le départ dansant de ces trois petites lueurs.

« Voilà, chère tante, nos grands et petits événements. Maman envoie à ses neveux et à miss Bertha son plus tendre souvenir. Vous savez avec quelle ferveur j'unis Georges et vous dans la même pensée d'affection. Écrivez vite.

« Votre Hélène . »

Ce matin là, un des premiers jours de novembre, — il avait gelé blanc, et le ciel d'une pureté froide annonçait une de ces belles journées illuminées, où l'hiver déjà frissonne dans le tournoiement des dernières feuilles et la pâleur de l'air, — Hélène et Mme Dugast prenaient l'allée des fusains, gagnaient la Chesnaye ; tante Portier devait avoir reçu des nouvelles des voyageurs. Un matin pareil à tant d'autres, avec sa brume légère sur le fleuve, ses feuillages de rouille et d'or tremblant au bout des branchettes noires. Hélène pourtant devait s'en souvenir toute sa vie.

Elles causaient toutes trois sur la terrasse, essayant de se réchauffer au soleil, lorsqu'elles virent, accourant du côté de la berge, Pierre Arden se diriger vers elles.

— M. Dugast est-il là?

Il avait l'air joyeux d'un homme qui vient de remporter un succès. Non. M. Dugast était justement parti pour Paris à la première heure ; il ne rentrerait pas avant ce soir.

— Ah! fit l'ingénieur déçu.

— Vous aviez à lui parler? s'enquit Mme Portier avec une importance aimable.

— Oui, reprit Arden. Une bonne nouvelle. Le trou de sonde vient d'aboutir. Nous avons un débit magnifique. Il n'y a plus qu'à régler la hauteur de la colonne de tubes. Moranges sera dorénavant pourvu d'une eau excellente.

Mme Dugast et la tante manifestaient un intérêt poli. Au fond, elles ne se souciaient guère de cette entreprise dont l'exécution savante leur demeurait étrangère et dont le but ne les touchait pas directement. Mme Portier affirma que M. Dugast serait ravi d'apprendre cet heureux événement à son retour ; mais elle eut un haut-le-corps frileux. Si l'on rentrait au salon, où un bon feu flambait déjà? Mme Dugast emboîtait le pas après l'invite muette d'un clin d'œil vers Hélène. Elle n'aimait pas à laisser sa fille seule avec M. Arden ; car, chose curieuse, bien qu'elle n'eût rien à lui reprocher de précis, elle avait autant de répugnance à voir Hélène amicale avec lui, qu'elle avait eu d'empressement lorsqu'il s'agissait de Vernières ou de Dormoy. Peut-être une obscure jalousie que, n'osant s'avouer à elle-même, elle mettait sur le compte de la brusquerie et le manque d'attentions de l'ingénieur. Elle était extrêmement sensible aux petits égards, et comme beaucoup de mères, évaluait le mérite d'un gendre moins à l'impression qu'il pouvait produire sur sa fille que sur elle-même.

Hélène était toute au plaisir qu'éprouvait Arden, elle partageait l'orgueil de la réussite comme elle avait partagé l'émoi de la recherche. Ils marchaient de long en large sans voir le vaste découvert en pente des pelouses, où les corbeilles de chrysanthèmes plaquaient leurs taches d'orange, de neige et de mauve, la barre fauve des tilleuls au loin, surplombant la berge. Ils respiraient avec allégresse l'âpre pureté du jour.

Comment en vinrent-ils à parler de choses que rien ne motivait, à leur façon de comprendre certains actes de la vie et les devoirs qu'elle entraîne? Ni l'un ni l'autre, en y réfléchissant le lendemain, n'eût pu le dire. Ils obéissaient sans doute au lent et mystérieux travail qui depuis des mois, — leur première conversation à Brighton? — avait peu à peu transformé leurs âmes, et, de contact en contact, autant par l'attrait des contrastes que par la découverte des ressemblances, avait rapproché, harmonisé leurs caractères. Eux-mêmes, au fur et à mesure, s'étonnaient d'entendre à travers leurs paroles, un accent nouveau qui en élargissait la portée, leur donnait un sens immédiat plus intime et plus profond. Ils ne s'entretenaient pourtant pas d'eux-mêmes, évitaient jalousement tout ce qui eût pu avoir l'air d'une personnalité. Leur causerie se bornait à une discussion d'idées où tour à tour défilèrent les problèmes si simples, si compliqués qui agitent l'existence humaine.

Arden reconnaissait comme elle que la femme est, au même titre que l'homme, un être conscient et libre. Parallèlement à lui elle avait le droit et le devoir de se développer, d'affirmer chaque jour davantage ce qui était sa vertu propre : ses facultés spéciales de pensée et d'action. Ni inférieure, ni supérieure à son éternel compagnon, ni son image servile. Mais un organisme aussi complet, une âme égale, tous deux formant l'être par excellence. Il faisait la part du long asservissement auquel des créatures comme Yvonne et Germaine, par exemple, étaient redevables de leur coquetterie et de leur frivolité. Si trop souvent l'on jugeait encore avec raison la femme inapte à la mission dont cependant elle était digne, c'est que, par une contradiction et une injustice criantes, on lui reprochait des défauts nés de son esclavage même et soigneusement entretenus par ses maîtres depuis des siècles.

Il appelait de tous ses vœux le moment où des lois plus équitables répartiraient aux uns et aux autres la possibilité de vivre, le libre exercice des vocations. Il était inique que certaines carrières restassent fermées aux femmes. C'était un principe sacré que chacun pût, selon ses aptitudes et son mérite, se faire place. Les hommes n'avaient pas à redouter d'ailleurs l'envahissement ; une élimination naturelle s'opérerait toujours. En attendant, que chaque fleur pût éclore!

Hélène l'écoutait ardemment. Tout cela, c'était ses longues rêveries prenant corps, le plus secret et le meilleur d'elle-même vivifié. D'un geste, elle désigna en face d'eux, de l'autre côté de la Seine, une fumée qui se dissipait, grise, au-dessus des hautes cheminées de la filature. Elle dit son crève-cœur constant, sa tristesse à la pensée des infortunes ouvrières. Elle ne voyait que Moranges, elle évoquait des centaines d'usines où le travail était plus pénible, moins rétribué encore. La France était couverte de ces agglomérations de misères. Là encore Arden, plus touché qu'il ne le laissait voir, trouva des mots consolants. Pour la première fois son cœur apparut sous la rude écorce ; sa voix réchauffait Hélène, il avait vu de près toutes ces souffrances, pis encore : l'horreur des grèves. Le temps seul soulagerait le mal ; la formation de syndicats professionnels, l'union, le groupement des ouvriers et des ouvrières, pourraient à la longue améliorer leur sort et les conditions de leur travail. Aux femmes des autres classes, aux privilégiées de l'intelligence et de l'argent de s'employer pour leurs sœurs qui peinent et qui souffrent. De l'accord de tous dépendait en partie la réforme des lois.

Ils passaient à la condition de la femme dans le mariage. L'habituelle subordination y tournait à l'esclavage le plus absolu. A demi libre la veille, elle devenait du jour au lendemain une véritable serve, elle jurait obéissance, elle abdiquait son nom, sa nationalité. Interdiction de gagner, d'économiser pour elle ; interdiction d'acheter, de vendre, d'ester, de donner, de recevoir! Pas un acte de sa vie civile qui n'exigeât l'autorisation du chef. Riche, à moins qu'un contrat spécial ne préservât ses biens, tout tombait à ce pouvoir discrétionnaire.

Arden, à ce propos, rappela la belle lettre de Stuart Mill sur l' Assujettissement des Femmes , le désintéressement avec lequel le philosophe anglais repousse la communauté de biens, si naturelle quand les sentiments sont d'accord, révoltante autrement. Quoi de plus légitime que chacun des époux conservât l'administration de ses biens propres?

— Je n'ai aucun goût, reprit-il, citant de mémoire, pour la doctrine « en vertu de laquelle ce qui est à toi est à moi, sans que ce qui est à toi soit à moi. Je ne voudrais d'un traité semblable avec personne, dût-il se faire à mon profit. »

Il ajouta d'un ton bourru :

— Cette vilaine question d'argent, c'est une des hontes du mariage français. Je ne connais rien de plus écœurant qu'une de ces lectures de contrat où se débattent les intérêts réciproques. On ne devrait avoir qu'un régime légal, celui de la séparation des biens.

Il achevait intérieurement : « Pour moi, à moins d'épouser une jeune fille pauvre, je ne me marierai pas autrement. » Certes, en se faisant cette déclaration de principes, il était loin de songer à Hélène. Un autre visage lui apparaissait, celui d'une jeune étrangère qu'il avait aimée et qui était morte. Les parents lui avaient refusé sa main, car elle était sans fortune, et lui se privait de tout pour éteindre les engagements de la dette qu'il avait si généreusement contractée. Longtemps l'espoir du bonheur possible avait adouci les heures de travail acharné. Puis, la fiancée de son rêve emportée par une maladie soudaine, il avait conservé l'affreuse douleur de cet arrachement ; des années avaient passé sur le culte pieux, la fidélité jalouse qu'il vouait au tendre et amer souvenir.

Peu à peu cependant, la plaie se cicatrisait ; son existence aventureuse l'avait promené d'un bout à l'autre du monde, toute sa force de sentiment dérivée en volonté d'action, en sauvagerie méfiante vis-à-vis de l'amour. Et bien que depuis il n'eût jamais songé à refaire sa vie, il gardait l'idéal du mariage, y voyait avec une conviction religieuse l'union la plus noble, la plus réconfortante qui fût, l'association par excellence d'énergie et de bonne volonté. Il eût souhaité que chacun se mariât jeune, l'homme en pleine sève, apportant un passé presque intact, un cœur que des amours faciles n'auraient pas encore dilapidé ; mais il fallait une vraie femme, ennoblie par une conscience plus haute, une amie aimante dont chaque acte fût le don réfléchi, volontaire d'elle-même, non une de ces innombrables compagnes de soumission et de plaisir.

Jamais ses regards ne s'étaient arrêtés de nouveau sur une jeune fille, avec l'idée qu'elle pût devenir cette femme là ; jamais il n'eût retrouvé l'exquise âme perdue. Hélène était la première dont la franchise et l'intelligence le frappaient. Inconsciemment, il subissait le charme de ces yeux loyaux, de cette beauté si spontanée, si harmonieuse. L'inattendu et la portée de leur conversation, — il ne s'attendait guère, en arrivant tout joyeux, à cet échange de pensées graves, — lui causaient à la réflexion une espèce de trouble. Il eût été embarrassé pour l'analyser.

Ils se taisaient maintenant, regardaient, comme s'ils les voyaient pour la première fois, le ciel radieux et froid, le découvert en pente des pelouses, les chrysanthèmes d'automne, la barre rousse des tilleuls. Leur silence prolongeait leurs paroles, chacun d'eux sentant que ce langage informulé, où souvent les âmes s'entendent mieux, donnait au fond de leurs cœurs un sens personnel à la valeur générale des mots. Ils le constataient avec un étonnement très pur, mais où tous deux trouvaient une étrange douceur : ce qu'ils avaient dit répondait à leurs aspirations réciproques. Ils n'avaient pas cru parler d'eux, et, par une force invisible, ils n'avaient pas cessé d'en parler. De s'en apercevoir, voilà qu'ils éprouvaient maintenant une gêne à côté l'un de l'autre, presque une pudeur.

La voix de Mme Dugast appelant sèchement : « Hélène! » la tira de son rêve. Et, tout d'un coup, elle rougit. Sa mère s'avançait vers eux, suivie de Mme Portier. Alors ils ressentirent comme un soulagement qui, chez l'un et chez l'autre, se nuança d'un regret. Arden prenait congé.

— J'ai cru que tu ne finirais jamais, dit Mme Dugast avec un reproche. Tu ne m'as pas aperçue, chaque fois que je te faisais signe par la fenêtre?

Tante Portier souriait avec une malice bienveillante :

— Vous disiez donc des choses bien intéressantes?

Mme Dugast reprit :

— Je suis sûre que ta grand'mère, qui est si exacte, doit s'impatienter à nous attendre. Nous serons à peine rentrées pour le déjeuner.

Elles se hâtèrent. Mme Dugast, obscurément jalouse, gardait un mutisme mécontent, qu'Hélène rêveuse ne songeait pas à rompre.

V

On avait atteint le milieu de novembre. Après les premiers froids, les journées plus molles se succédaient qui semblaient éterniser l'été, dans le reversement des saisons. Les Pierron en profitaient pour prolonger leur séjour, non qu'ils fussent devenus sensibles aux beautés particulières de la campagne, mais les rhumatismes croissants de tante Zoé la clouaient à son fauteuil. Entre Mme Dugast et sa fille, subsistait encore le léger malentendu de l'autre jour. L'excellente vieille femme, voyant Hélène parfois préoccupée et devinant la cause, ne pouvait s'empêcher d'en souffrir ; une explication franche eût tout évité, tandis que la maladresse de ses allusions constantes allait à l'inverse de ses désirs. Plus d'une fois, elle avait ainsi poussé aux rêveries de sa fille.

Mais, depuis la veille, l'arrivée de Minna, qui tenait sa promesse de venir passer huit jours au Vert-Logis avant son grand départ, changeait la face des choses. Mme Dugast, devant la séparation prochaine, oubliait de voir en elle l'amie subversive, la complice des idées néfastes de tante Édith. Et en bonne maîtresse de maison, elle s'efforçait de rendre le séjour agréable à cette miss Herkaërt, dont la notoriété indéniable rachetait à ses yeux la trop grande originalité. De telles vies étaient pour elles un mystère. En femme qui avait été heureuse toute sa vie et dont l'altruisme ne dépassait pas le cercle étroit des siens, elle ne comprenait pas qu'on pût se dévouer de la sorte à des idées qu'elle jugeait sinon dangereuses, du moins chimériques. Inconsciemment, et bien qu'elle ait eu aussi ses pauvres, mais des pauvres triés sur le volet, soigneusement choisis par monsieur le Curé, elle eût volontiers appliqué à la foule anonyme des crève-la-faim cet éternel mot des puissants et des riches : « Que ne mangent-ils de la brioche? »

Dans le vieux jardin, parmi le tapis bruissant des feuilles sèches, Hélène et Minna, avant le déjeuner, se promenaient à petits pas sous la charmille. Elles échangeaient leurs nouvelles, l'arriéré de cette quinzaine. André avait écrit la semaine dernière ; dans trois mois, la filature serait achevée ; il paraissait ravi. La conception hardie des plans, cette structure toute moderne de fer et de verre se réalisait à merveille.

— Nous ne lui manquons guère, dit Hélène en riant.

Et dans cette constatation tenait pourtant le regret d'une affection qui n'eût demandé qu'à prendre racine, et que la sécheresse de son frère, sa dure ligne de conduite à travers la vie, avaient coupée. Mme Dugast, au contraire, ne se consolait pas de son absence, créait des fantômes, une maladie, des dangers… Elle était toujours dans l'attente des lettres, supputait la date d'un voyage : André avait promis de revenir pour l'Exposition.

Pour l'Exposition! Hélène songeait à un détail touchant que lui avait raconté Louise Guilbert. Durant les deux mois que la pauvre Gabrielle Duval avait passés à Sens, avant de mourir, elle disait toujours, avec ce besoin d'organiser l'avenir, ces illusions qu'ont les malades : « L'année de l'Exposition, je ferai telle chose, j'irai m'installer à Passy, je recevrai ma mère, je… »

Justement Minna avait rencontré Louise Guilbert récemment. Ses affaires marchaient. Elle se faisait une clientèle sûre.

— J'ai aussi rencontré votre cousine Denise, rue de Penthièvre. Elle ne m'a pas vue ; elle marchait vite sur l'autre trottoir, l'air bien triste et fatigué.

— Ça ne m'étonne pas, dit Hélène.

Elle apprit à Minna que la courageuse petite femme était venue, sur ses instances, déjeuner l'autre dimanche au Vert-Logis avec ses enfants ; Simonin était en villégiature à Fontainebleau, chez un riche marchand d'antiquités ; il s'occupait à présent de placer des objets d'art.

— Vous ne vous douteriez jamais de la canaillerie de cet homme. Vous connaissez la patience et le dévouement de sa femme, se privant de tout, usant ses robes jusqu'à la corde? Sept heures par jour, elle vit pliée sur une besogne abêtissante, pour gagner quoi? Soixante-douze francs!… Eh! bien, la première fois qu'elle est rentrée à la maison, toute fière avec l'argent de son mois en poche, Simonin, comme par hasard, a eu un besoin subit, absolu, de cette misérable somme. Oui, une dette d'honneur! Denise était sa providence, ces quelques louis tombaient du ciel… Elle s'est résignée, heureuse presque. Mais, le mois dernier, même comédie. Cette fois, elle a essayé de tenir bon. Peine perdue… Et ces maigres gains — tant de labeur, de vaillance! s'en sont allés rejoindre les autres… Et cette exploitation-là va continuer! Car, n'est-ce pas, le mari est le maître. Sept heures par jour, elle achèvera de s'user pour lui gagner son argent de poche.

Minna haussait les épaules sans répondre, et dans son furieux hochement de tête tenait toute sa révolte jamais lasse devant l'inégalité tyrannique et l'incurie des lois.

L'infortune de Denise lui fit songer à d'autres victimes et, par une association d'idées qui ne devait pas surprendre Hélène, elle lui jeta à brûle pourpoint :

— Simonin, Vernières!… Il y a des espèces d'assassinats qui ne relèvent pas des tribunaux.

Il y eut un court silence. Elle reprit :

— Je sais par madame Sassy que le petit Georges Leroy se conduit mal, à Rosay. Ses mauvais instincts dépaysés au début apparaissent. Il a volé diverses petites choses… Et voilà les fruits d'une enfance au ruisseau! Redressera-t-on jamais cette âme faussée?

Ni l'une ni l'autre n'avaient plus entendu parler de Vernières.

— Et Dormoy? demanda Minna. Que devient le galant chevalier? Andrée Vergnes m'a raconté à son sujet une bien bonne histoire. Les fameuses vingt mille livres de rente, ses allures de peintre riche, tout cela, c'est du vent. Il vivote de cinq cents francs par mois, son ménage tenu avec une féroce économie par cette horrible grosse femme, qui est à la fois son tourment et sa providence domestiques. L'argent des tableaux, d'ailleurs modique, file aux cravates flambantes et aux souliers vernis : tenue de rigueur pour opérer dans le monde.

— Vraiment? dit Hélène amusée.

— Oui, mais le torchon brûle. Il paraît que depuis le 14 juillet, Dormoy, cruellement déçu en voyant le ruban rouge lui échapper encore une fois, reproche à son crampon de lui avoir fait rater cette récompense « bien due!… Elle obstrue sa vie, elle tient trop de place!… » Et, tout sourire au dehors, le beau sire n'est chez lui que brutalité et furie.

— Je m'explique maintenant, dit Hélène, la cour avisée qu'il fait aux yeux bigles et au dos bossu de Rose Ythier. Elle est si riche! On parle d'un mariage prochain.

— Bien du bonheur! souhaita Minna… Et railleuse, elle s'enquit :

— A propos de mariages, comment vont vos cousines?

Hélène, avec une moue qui en disait long, répondit :

— Yvonne, excédée de l'Italie, rentre à la fin de la semaine, brûlant Naples et la Sicile. Vous la verrez. Quant à Germaine, par de brefs billets, elle tient la tante Portier au fait. Ils sont toujours à Spa, elle ne quitte pas le casino ; les petits chevaux sont sa grande passion, en attendant mieux. Du Marty est parfait, d'une discrétion qu'elle imite. Les voilà les gens les plus heureux de la terre, maintenant qu'ils ont leurs coudées franches. Il suffisait de s'entendre!

— Comment donc! jeta Minna, tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes.

Elles se turent de nouveau. Sous la charmille déserte, des feuilles sans bruit détachées, bien qu'il n'y eût pas un souffle, tournoyaient devant elles. Elles les écoutaient tomber à terre parmi les autres feuilles sèches, avec un froissement imperceptible. Hélène s'absorbait dans une méditation : l'oublieuse légèreté de Germaine lui fit songer à l'oublieux éloignement d'André ; l'enfance flétrie du petit Georges évoqua la figure distante de Vernières ; la mort de Gabrielle, le martyre obscur de Denise, le juste succès de Louise, tout cela, c'était sa propre jeunesse, entrée avec cette année dans une phase nouvelle. Et sur cette constatation mélancolique plana l'image disparue de son père. Oui, tout cela, c'était en quelques mots le bilan de l'année écoulée, ce que chaque heure avait emporté ou laissé, l'insensible transformation en elle comme autour d'elle… Depuis le premier jour de sa majorité, que de changements, que d'événements divers, et pourtant comme l'existence se ressemblait, creusant, comblant les trous, égalisant l'imprévu des jours sous son flot monotone et lent! Elle eut, plus fortement que jamais, conscience de son existence personnelle, soulevée par l'irrésistible instinct de l'énergie latente, un besoin d'agir, d'aimer, de vivre.

Alors elle s'avoua qu'elle n'avait, dans cette conversation, envisagé que ce qui était autour d'elle, et non réellement en elle… De la chose qui lui tenait le plus à cœur, elle n'avait rien dit. Pourtant elle ne voulut pas mêler à cet entretien épars un sentiment où le meilleur de son âme, rêveries, espoirs, noble conception de l'avenir se concentrait. Elle se promit de s'en ouvrir le soir même à sa vieille, à sa sûre amie, comme elle eût fait pour tante Édith, si elle avait été là. Elle lui raconterait, avec cette douce confiance de l'affection partagée, comment Arden dont la brusquerie d'abord lui avait déplu, — qui lui aurait prophétisé qu'un jour elle aimerait avec cette brusquerie même? — peu à peu, sans galanterie d'une part ni coquetterie de l'autre, rien que par la force de la simplicité, de la franchise, l'avait intéressée, émue, conquise. Elle éprouvait une sympathie, une attraction inéprouvées encore. Aucun doute, aucune de ces méfiances qui l'avaient trouvée naguère, mais un calme de certitude qui naissait du mystère même de sa puissance.

La cloche du déjeuner tinta joyeuse. Elles levèrent la tête, se regardèrent tendrement.

— Avez-vous faim? dit Hélène.

— Toujours, déclara Minna avec la décision tranquille de sa nature bien équilibrée.


Trois jours après, vers une heure, — Yvonne et son mari de retour dans la matinée, — Minna, Hélène et Mme Dugast s'apprêtaient à se rendre à la Chesnaye, lorsqu'un caprice de grand'mère Zoé, roulée avec son fauteuil au coin de la cheminée du salon, devant une flambée, força sa fille à rester auprès d'elle. M. Pierron s'était comme d'habitude retiré dans le cabinet de travail. Mme Dugast, résignée, chargeait Hélène d'embrasser Yvonne et, docilement, ouvrait la petite table aux patiences, étalait un jeu. Elle s'assit sur un tabouret, près de l'aïeule, dont le visage bouffi exprima une satisfaction sans mélange au toucher des cartes. Hélène, malgré les cheveux gris de sa mère, lui trouvait une soumission d'enfant, comme une apparence de petite fille revenue à des amusements puérils, au respect timoré de ses parents. A la pensée qu'elle était unie par les mêmes liens à celle-ci que Mme Dugast à grand'mère Zoé, une sensation étrange l'étonna. Certes, elle aimait ces deux femmes qui étaient de sa race, le même sang et la même chair ; mais elle était séparée d'elles par une barrière invisible. Bien peu d'idées, de façon de sentir leur étaient communes ; à peine en partageait-elle encore quelques-unes avec Mme Dugast, grand'mère Zoé lui était presque étrangère. L'une et l'autre lui représentaient le passé. Elle eut, en leur disant au revoir, cette intuition nette : le passé… le passé.

A la Chesnaye, on achevait de prendre le café, Yvonne et tante Portier sur un canapé, les trois hommes — l'oncle, Arden et le comte Soulier — causant et fumant dans une embrasure. Yvonne embrassait Hélène, reprenait le récit de son voyage. Elle avait un air d'assurance et de belle santé, élégamment prise dans une jolie robe, la main lourde de bagues. Elle les faisait admirer : celle-ci, la turquoise, venait de Florence, et cette autre, la perle noire, de Rome. C'était son meilleur souvenir de l'Italie, qu'elle jugeait surfaite. Des maisons froides, des rues sales. Quant aux tableaux, mon Dieu, c'était peut-être très beau, mais c'était bien ennuyeux!… Elle jeta, d'un ton despotique :

— N'est-ce pas, Henri?

Le comte Soulier, qu'Hélène avait mal vu, à contre-jour, lorsqu'il l'avait saluée, s'approcha vivement. Était-ce le même homme? Il était parti plus jeune, il revenait plus décrépit que son âge. Seuls les favoris noirs essayaient de faire illusion. Ses paupières rougies, son teint flasque, son regard atone disaient irrémédiablement le vieillard. La flamme était éteinte, le pantin cassé.

Yvonne n'attendait même pas son acquiescement, le renvoyait d'un petit geste. Et devant tante Portier béate et charmée, elle continuait son bavardage, tandis que l'oncle, flatté de faire la connaissance de Minna dont les journaux venaient d'annoncer le prochain départ pour l'Australie, se mettait en frais d'accueil. Il expliquait, avec une modestie qui lui gonflait les joues, le fonctionnement philanthropique de l'usine : soins et secours aux accouchées, aux malades, caisses de prévoyance et de retraite, etc., etc…

Mais le comte Soulier, qui manifestement dormait debout, prétexta le légitime besoin de prendre quelques instants de repos, après ces quarante-huit heures de chemin de fer.

— Allez, allez, mon ami, dit Yvonne avec une pitié affable.

Arden, lui, avait un tour à faire au puits dont les travaux tiraient à leur fin.

— Vous m'excuserez, mon cher ami? fit M. Dugast. J'ai plus de vingt lettres en retard.

Et laissant l'oncle à ses affaires, la tante Portier aux confidences d'Yvonne, Minna, Hélène et Arden sortaient ensemble.

— Vous prenez le bac? demanda Hélène.

— Oui, dit Arden, j'ai ma bicyclette à Moranges.

— Nous vous accompagnons jusqu'à la berge, décida Minna.

Ils descendaient silencieusement le long des pelouses, atteignaient la terrasse. Hélène, dont le visage, tout à l'heure indifférent, s'était éclairé d'une secrète joie, marchait à côté d'Arden. Ils allaient du même pas, dans une communauté d'entente, un rythme aisé. Minna, que les aveux d'Hélène avaient réjouie, car elle appréciait les hautes qualités d'Arden, les regardait de ses beaux yeux gris, d'un éclat perspicace. Elle-même était gagnée à leur émotion sourde.

Trouble sans nom de l'amour qui se devine et s'ignore, appel indicible des cœurs, minute divine où la flamme va jaillir!

Hélène la première, rompit le charme :

— Dans quinze jours, n'est-ce pas, le puits sera terminé?

Il fit signe que oui, sans plaisir. Les voyages lointains, son rêve nostalgique en ce moment le fascinaient moins. Ce petit coin de la Neuville lui était devenu cher, il ne pensait pas sans regrets à le quitter déjà. Pourtant il avait accompli des travaux auprès desquels celui-ci n'était qu'un jeu d'enfant. Mais aucun ne lui avait encore procuré semblable satisfaction. Et tourné vers Minna, il dit avec mélancolie :

— C'est vrai, tout le monde s'en va! Vous pour l'Australie, moi pour mon coin perdu des Cévennes.

— C'est moins loin, fit Minna avec une bonhomie malicieuse.

— Bah! reprit Arden soudain presque triste, croyez-vous? Là, je serai aussi solitaire, aussi oublié, que si je n'existais plus. La ville la plus proche est à six lieues. Point de hameaux dans la montagne. Je vivrai en ours, au fond d'une gorge, comme à Darial.

Il sentait sur lui le regard lumineux d'Hélène. Il n'osait lever les yeux, en proie à un singulier combat. Mélange de timidité farouche, d'orgueil souffrant, — la crainte douloureuse qu'elle ne l'aimât pas… S'il s'était mépris? Si elle n'avait pour lui qu'une camaraderie d'estime? Il n'était pas beau, il le savait ; ses manières souvent devaient lui nuire… Et pourtant le même sentiment, qui peu à peu s'était emparé d'Hélène, avait à son insu modifié profondément son âme. Depuis leur rencontre dans la salle d'attente, devant la porte des bagages, puis dans le salon du boulevard Haussmann, il avait subi chaque jour davantage, en s'en défendant d'abord par respect pour le cher souvenir, la grâce altière, le pur prestige de la jeune fille. Sa droiture, sa bonté, son intelligence lui faisaient voir en elle l'amie possible, la compagne d'énergie et de bonne volonté. Avec elle il concevait la réalisation de son idéal, le mariage dans ce qu'il a de simple et de grand… Hélène le regardait toujours. Il leva les yeux.

Leurs pensées se pénétrèrent. Comme en de clairs miroirs ils s'aperçurent jusqu'au fond d'eux-mêmes. La certitude les éblouit.

Minna vit pâlir Arden.

— Eh! mon bon ami, dit-elle, vous ne partirez seul que si vous le voulez bien!

Hélène souriait, avec une acceptation grave. Une voix chère résonnait à son souvenir : elle avait trouvé le sûr compagnon de route que souhaitait son père. Tous trois, appuyés à la balustrade au-dessus de la berge, ils contemplaient la courbe du fleuve, roulant son flot monotone et lent, Moranges dont les hautes cheminées fumaient sous l'azur, et là-bas, au pied de la falaise, la mauvaise oasis, Hautneuil. La vie qui continuait, travail, souffrance et vices, la vie qui commençait, joyeux et patient effort vers le but lointain, le progrès toujours fuyant. Toute une marche à deux sur une route de joies et de chagrins, une longue étape où il faudrait s'épauler souvent, se fortifier l'un l'autre…

Alors, comme pour sceller leurs fiançailles, Arden à son tour la regarda longuement, bien en face, pour la première fois. « Vous consentez? » implorait son interrogation muette. Et, abaissant ses paupières, Hélène rougit, délicieusement.

FIN

PARIS
TYPOGRAPHIE PLON-NOURRIT ET C ie
Rue Garancière, 8