The Project Gutenberg eBook of Les caravanes d'un chirurgien d'ambulances pendant le siége de Paris et sous la commune

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Title : Les caravanes d'un chirurgien d'ambulances pendant le siége de Paris et sous la commune

Author : Désiré Joseph Joulin

Release date : March 23, 2021 [eBook #64909]

Language : French

Credits : Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/American Libraries.)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LES CARAVANES D'UN CHIRURGIEN D'AMBULANCES PENDANT LE SIÉGE DE PARIS ET SOUS LA COMMUNE ***

LES CARAVANES
D'UN
CHIRURGIEN
D'AMBULANCES
PENDANT LE SIÉGE DE PARIS
ET SOUS LA COMMUNE

PAR LE
D R JOULIN
PROFESSEUR AGRÉGÉ DE LA FACULTÉ DE MÉDECINE
CHEVALIER DE LA LÉGION D'HONNEUR

PARIS
E. DENTU, LIBRAIRE-ÉDITEUR
PALAIS-ROYAL, 17 ET 19, GALERIE D'ORLÉANS

1871
Tous droits réservés.

PARIS. — IMP. SIMON RAÇON ET COMP., RUE D'ERFURTH, 1

A MONSIEUR
ARMAND DU MESNIL
OFFICIER DE LA LÉGION D'HONNEUR

SOUVENIR AFFECTUEUX

LES CARAVANES
D'UN
CHIRURGIEN
D'AMBULANCES

I

Dans ce tohu-bohu militaire qui fut le siége de Paris, la chirurgie devait malheureusement jouer un grand rôle. Aussi, dès le début, le corps médical organisa les secours avec un dévouement dont je ne lui ferai pas l'injure de le féliciter, car il fait partie de ses traditions, de ses devoirs, de ses habitudes. Le médecin se dévoue aussitôt que surgit un malheur public qu'il peut soulager, et cela sans craindre d'écraser ses contemporains sous un lourd fardeau de reconnaissance, car il sait parfaitement qu'il est sans exemple dans l'histoire que le public ait jamais tenu compte au médecin de son dévouement une fois que le péril est passé.

Les ambulances constituaient la question d'urgence, mais toute l'organisation en fut abandonnée à l'initiative ou à l'inexpérience individuelle. Chacun fit du mieux qu'il put, chercha ses ressources là où il espéra les prendre. Les uns, comme l'Internationale et la Presse, avec leurs puissants moyens d'action, reçurent des capitaux considérables et firent les choses tout à fait en grand ; d'autres, plus modestes, sollicitèrent à domicile des souscriptions et un concours qui firent rarement défaut. Enfin, le zèle de tous accomplit des prodiges de charité.

L'administration supérieure, qui poussa l'incapacité jusqu'au génie, eut le bon goût de s'effacer et de nous laisser faire au début, et c'est une des rares choses dont on lui aurait su gré, si elle avait eu l'intelligence de persister dans cet effacement. Malheureusement le gouvernement possède dans sa collection de rouages inutiles un vieux dieu, sans bras ni jambes, fétiche perclus du cerveau, dur d'oreille et voulant tout engloutir dans ses vastes mâchoires démeublées. Ce dieu vorace et impuissant se nomme l' INTENDANCE .

Aussi longtemps que les ambulances furent en voie de création, l'intendance respecta religieusement cette phase pénible de l'existence des choses nouvelles, mais aussitôt que les ambulances organisées furent en état de rendre des services, l'intendance, escortée de ses riz-pain-sel, se fit porter au milieu de la route pour empêcher les ambulanciers de passer et leur dit en langage administratif, que je traduis ici pour la commodité du lecteur :

« Je suis l'intendance, et j'ai dans mes attributions ce qui concerne les réparations de la peau militaire. Vous voulez me faire une concurrence déloyale puisque vous prétendez faire et bien faire, à vos frais, sans qu'il en coûte un sou à l'État, une besogne pour laquelle l'État me paye très-cher, et que je fais fort mal. Par le foin qui remplit mes bottes! je ne puis vous permettre un pas de plus dans cette voie fatale. Je vous absorbe ou je vous brise ; choisissez entre mes vices et ma colère. Mes vices sont aimables, et ma colère terrible. J'aime mieux priver la société de vos services que de vous voir rendre des services à côté de moi, qui suis habituée à n'en rendre qu'à moi-même. »

Nous verrons plus tard ce qu'il advint des outrecuidantes prétentions de l'intendance.

Les ambulances s'organisaient donc de tous les côtés. Une ambulance qui s'organise se compose de deux éléments assez distincts ; d'abord l'état-major, en général fort disposé à croquer des marrons, ensuite les comparses, dont l'éternelle destinée semble de tirer du feu lesdits marrons. J'aurais pu mettre mon couvert du côté des croqueurs, c'est-à-dire de l'état-major, mais je n'aime ni à tirer, ni à croquer les marrons. Je restai donc un instant à l'écart, examinant comment je pourrais me rendre utile en conservant toute mon indépendance d'action, et en me créant une situation spéciale où je n'aurais ni trop à commander, ni surtout à obéir.

Après avoir avec soin étudié ce terrain nouveau pour moi, j'acquis la conviction que pour rendre la plus grande somme de services possible au combat, un chirurgien, muni d'appareils bien complets, devait diriger seulement deux voitures d'ambulance, l'une pour blessés couchés, l'autre pour blessés assis, lesdites voitures constamment à ses ordres et prêtes à se porter au feu chaque fois qu'il y a bataille.

C'est là le véritable type de l'ambulance volante. Avec deux voitures on passe partout, on a son petit personnel tout entier sous la main, chacun sait d'avance le rôle qu'il doit remplir, les ordres sont rapidement exécutés, et les soins d'autant plus efficaces qu'ils se font moins attendre. On fait le pansement complet et définitif sur place, on charge de suite ses blessés sans leur faire subir une foule de transbordements toujours pénibles et qui durent de longues heures, parfois même plusieurs jours ; puis, les voitures pleines, on revient à Paris et on expédie les malades là où ils trouveront les soins définitifs les plus convenables, selon la gravité de leurs blessures.

Dans cette situation, le chirurgien est absolument indépendant ; il n'obéit qu'à ses inspirations, à sa fantaisie, à son initiative ; il ne subit d'autre contrôle que celui de sa volonté, et lorsqu'il a acquis un peu d'habitude dans le métier d'ambulancier, il ne perd pas sa journée.

Je dis quand il a acquis un peu d'habitude, car il faut encore un certain apprentissage ; il ne suffit pas d'avoir un brillant équipage de chasse pour trouver le gibier, il faut en connaître les us et coutumes. Les trois quarts du temps l'état-major de la place semblait ne pas savoir où on se battait ou même s'il y avait combat ; il vous envoyait parfois au nord quand l'affaire était au sud, et cela de la meilleure foi du monde. Aussi j'ai fait jusqu'à dix ou douze lieues dans une journée sans pouvoir mettre la main sur un blessé, ce qui n'était pas absolument agréable par un froid de huit ou dix degrés.

Donc, pour faire une bonne ambulance volante, outre un chirurgien bien équipé, il faut malheureusement deux voitures et des chevaux. Je dis malheureusement, parce que c'est justement là que gît la difficulté.

Pour la première fois qu'une voiture entre en campagne, cela va encore ; on empaume assez facilement les gens, on leur montre l'expédition exclusivement par son côté pittoresque, en leur cachant avec soin le côté laurier. Aussi le voyage, au départ, se fait avec beaucoup d'entrain et de gaieté ; seulement il peut arriver un moment où il n'est plus temps de feindre, la dissimulation serait absolument inutile : on peut tomber en plein drame militaire. Alors la mine du propriétaire de l'équipage s'allonge ; on entend des : « Ah! si j'avais su! » étouffés, l'œil a des effarements précurseurs d'une fuite, et si vous avez le malheur de quitter vos gens cinq minutes, vous courez la chance de ne plus retrouver personne et de revenir seul, à pied, avec vos instruments sur le dos.

Au retour, la conversation languit, vous sentez des regards hostiles et qui semblent dire : « Si jamais tu m'y repinces! »

Mais à mesure qu'on pénètre dans l'atmosphère de Paris, à mesure qu'on s'écarte du tapage et de la fumée de la bagarre, le courage du néophyte renaît, sa langue se délie, et bientôt il parle avec complaisance des dangers qu'on aurait pu courir, du sang-froid qu'on aurait développé.

Vous croyez votre homme guéri de sa peur et aguerri pour l'avenir! En vérité, je vous le dis, jamais vous ne remonterez dans la voiture de cet homme, jamais son cheval ne fera partie d'une ambulance, jamais sa femme ne vous pardonnera d'avoir conduit à la boucherie son mari, un père de famille, qui n'a échappé que par un véritable miracle à la mort des héros.

Je n'ai pas besoin de dire que neuf fois sur dix on n'a couru aucune espèce de danger, et qu'au retour on s'est simplement montré en famille d'autant plus téméraire que la peur avait été plus grande.

Allez frapper à une autre écurie, celle-là vous est fermée pour toujours.

Après un certain nombre de tentatives dont les résultats présentaient les diverses nuances qui séparent un échec d'une réussite, je finis par mettre la main sur deux voitures fidèles et dévouées qui m'ont servi dans toutes les affaires depuis celle du Moulin-Saquet. Une appartenait à M. Kerckoff, de la galerie d'Orléans ; c'était un petit omnibus de famille, coquet, à six places, traîné par un petit cheval très-fin, très-vigoureux, très-ardent, et qui ne s'effrayait pas du bruit. Pierre, le cocher, complétait l'équipage que je montais ordinairement.

Pierre était un bon type ; il avait ses jours de courage ; mais parfois je le trouvais extrêmement nerveux et impressionnable. Il affectait alors une vraie tendresse pour le petit cheval, dont il ne voulait pas, disait-il, trop exposer la peau.

Mais comme la peau de Pierre était toujours située à une très-faible distance de celle du cheval, je crois sincèrement que, lorsqu'il voulait à tout prix sauver l'une, il pensait surtout à l'autre.

Le jour de l'affaire de Ville-Évrard, Pierre avait ses nerfs. Nous débouchions par la route de Montreuil et nous passions au pied du fort de Rosny, qui faisait un feu d'enfer de tous ses canons. Pierre commença à devenir rétif. Je regardai son nez, c'était le baromètre de son courage : quand il se sentait mal à l'aise, son nez se creusait de petits plis longitudinaux et devenait blanc vers le bout. Le nez de Pierre était, ce jour-là, houleux, et il passait au blanc.

— Monsieur, nous ne pouvons pas aller plus loin.

— Pourquoi cela?

— Le petit cheval va avoir peur.

— Eh bien, il cache son jeu, car on ne s'en aperçoit guère.

— Je le connais, monsieur, il va avoir peur et va nous faire des cascades.

— Vous abusez de ce qu'il ne peut pas s'en défendre ; sans cela il nous dirait que ce n'est pas lui qui a peur, mais que c'est vous.

— Moi!! quand j'étais au siége de Rome, j'en ai bien vu d'autres!

Pendant que Pierre se retrempait dans ses souvenirs belliqueux du siége de Rome, nous avions dépassé le fort, le petit cheval n'avait pas eu peur, et Pierre était rassuré, car il avait entendu que les obus passaient à une vingtaine de pieds au-dessus de notre tête. Il n'y avait véritablement aucune espèce de danger.

Mais la journée avait mal commencé pour lui, et il n'était pas au bout de ses transes. Nous arrivâmes à 1 ou 2 kilomètres de Neuilly-sur-Marne, sur la route qui conduit à Joinville, route absolument découverte. Le plateau d'Avron échangeait une violente canonnade avec les batteries prussiennes situées de l'autre côté de la Marne.

Les projectiles se croisaient au-dessus de la route et l'on cheminait sous un dôme, non pas de verdure, mais d'obus. Le cas se rencontrait assez fréquemment, car les batteries étaient en général placées des deux côtés sur des points culminants. Ce cheminement ne présentait du reste que bien peu de danger pour les voitures d'ambulances quand elles prenaient le soin de ne pas marcher près des soldats en armes. On n'avait guère à redouter que les obus trop pressés qui éclataient en l'air ; mais cela était si rare qu'on n'avait pas à en tenir compte. Avec un peu d'habitude on reconnaissait fort bien à la mélodie de son ronflement si l'obus qui rayait cette voûte de mitraille était à nous ou… aux autres.

II

Les obus ronflaient donc au-dessus de la route, qui était désertée en ce moment par nos troupes ; on y voyait seulement une charrette de cantinier escortée de quelques gardes nationaux. Les Prussiens trouvèrent jovial de tuer ces braves gens. Ils envoyèrent sur la route un seul obus, mais si bien pointé (leur batterie était à moins de 2,000 mètres) qu'ils crevèrent le cheval et éventrèrent deux des gardes nationaux de l'escorte. Je ne pus que constater leur mort ; ils avaient été tués sur le coup.

Je les fis déposer sur le bord du chemin.

Ce spectacle n'était point fait pour calmer les émotions de Pierre ; son nez devint blafard et se creusa de véritables tranchées.

— Monsieur, allons-nous-en, ces brigands vont tuer le petit cheval.

— Eh bien! et nos drapeaux d'ambulances qui sont sur les voitures!

— Ils s'en fichent pas mal des drapeaux! Allons-nous-en, monsieur, allons-nous-en.

Il portait sa peur avec tant de crânerie que je n'insistai pas trop pour le faire marcher en avant. Je craignais de le voir filer sur Paris et nous planter là sans vergogne.

— Puisque vous manquez de courage aujourd'hui, mettez-vous à l'abri, avec les voitures, au bas du remblai de la route ; mettez à terre le brancard et les instruments, et nous irons à pied chercher les blessés.

Pierre ne se le fit pas dire deux fois, et il se jeta en bas du remblai avec tant d'entrain qu'il engagea dans des branches d'arbres le drapeau d'ambulance de la voiture ; il se cassa net. Je croyais le piquer d'honneur, mais il nous regarda impassiblement partir à pied avec les brancardiers. Il avait l'air de dire : Je me suis ramassé assez de gloire au siége de Rome ; laissons-en pour les autres.

Nous arrivâmes à Neuilly-sur-Marne, mais ce n'était pas là que se terminait l'affaire ; il fallait aller toujours à pied jusqu'à Ville-Évrard et faire filer un à un les blessés jusqu'aux voitures ; c'était absolument impraticable. Je priai un des brancardiers d'aller chercher Pierre et de le ramener, n'importe comment, avec les équipages. Pierre n'osa pas refuser ; son émotion était calmée ; mais, en route, il s'aperçut qu'il n'avait plus de drapeau protecteur. Je n'ai pas besoin de dire que le petit cheval fit la route ventre à terre.

De Neuilly à Ville-Évrard, ce fut une nouvelle litanie. Chaque maison qu'on rencontrait sur la route excitait son admiration.

— Ah! monsieur, la charmante maison!

— Ma foi! je la trouve assez laide.

— Ah! monsieur, qu'on serait bien ici.

— Pour y passer ses jours?

— Oh! non, pour se mettre à l'abri des obus.

Je dois, du reste, rendre justice à Pierre : ce fut son dernier jour de faiblesse ; quand les voitures allaient un peu trop loin, son nez pâlissait légèrement, se creusait de quelques rides, mais ses observations sur les chances de longévité du petit cheval étaient simplement mélancoliques, jamais il ne se permit la moindre opposition à mes volontés [1] . L'affaire de la Ville-Évrard lui avait laissé des remords.

[1] Hélas! sous la Commune, Pierre devait ternir ses lauriers. Un beau jour lui et son camarade me plantèrent là, avec une invincible résolution, ils tournèrent sans retour le dos à la gloire.

Mais passons à l'étude de ma seconde voiture.

La seconde voiture était un grand fourgon de la maison Chevet, que tout le monde a rencontré dans Paris, et dans lequel on peut transporter des blessés couchés. Le cheval était vigoureux mais dépourvu d'initiative ; il marchait à la suite et manifestait en toute occasion un profond mépris pour les côtes. Lorsqu'il était forcé de choisir entre un fossé ou une côte, jamais il n'eut un moment d'hésitation, il déposa toujours la voiture dans le fossé et tourna la croupe du côté de la montée.

Il commit, sans pudeur, cette incongruité à Avron, malgré les regards sévères de l'assistance, et sans se laisser toucher par l'exemple de son petit camarade qui enlevait avec vigueur l'autre voiture sur le plateau.

Le cocher de M. Chevet était un solide gaillard, d'une placidité toute philosophique, ne se plaignant jamais, ni de son cheval, ni du froid, ni des Prussiens, et allant tranquillement là où je le menais sans daigner faire une observation.

Mon personnel était complété par un ou deux brancardiers. Pour eux, je n'avais que le choix, c'étaient des négociants, des amis, des clients qui s'inscrivaient chez moi avec beaucoup d'empressement [2] . Il est certain que la curiosité jouait un grand rôle dans leur empressement. Mais je dois dire que pas un seul n'a reculé devant la tâche qu'il avait acceptée et que j'avais toujours soin de bien expliquer au départ.

[2] MM. Hébert, Martin, négociants habitant ma maison, Laboureur, pharmacien, et son fils, M. Gauthier etc., ont fait sous ma direction le pénible service de brancardiers.

Les brancardiers sont souvent indispensables ; surtout lorsque la pluie a détrempé les terres, il est impossible alors d'aller à travers champs jusqu'aux blessés. Les voitures ne pourraient s'en tirer. On va donc recueillir, avec les brancardiers, les hommes tombés ; on les panse et on les ramène aux voitures.

La création des compagnies de brancardiers organisés en corps réguliers était une excellente idée. Pour nous, elle avait cet avantage de ne pas nous obliger à en emmener ; il nous était permis de conserver ainsi plus de places dans nos voitures pour les blessés ; sur le champ de bataille, elle avait l'immense avantage de diminuer la durée de cette période d'angoisse qui sépare pour le soldat le moment où il tombe de celui où il reçoit les premiers soins.

Malheureusement, on organisa les brancardiers vers la fin du siége, et lorsqu'ils furent organisés, on ne sut point les utiliser convenablement.

Il est évident que toute troupe allant au feu devait être accompagnée de ses brancardiers. Je n'ai rien vu de semblable là où je me suis trouvé, ce qui n'est pas une raison pour qu'on ne l'ait pas fait ailleurs, car je ne veux parler que de ce que j'ai constaté par mes yeux, et dans les affaires militaires le champ d'observations est beaucoup plus restreint qu'on ne pourrait le croire. On ne sait jamais ce qui se passe à un kilomètre du point qu'on occupe.

Cependant je puis dire que, le jour de l'affaire de Montretout, je revenais sur Paris vers deux heures, naturellement avec mes voitures pleines ; on se battait depuis le matin et la route de Rueil à Courbevoie était encore émaillée de longues files de brancardiers qui marchaient vers la bataille. C'était un peu tard. Je n'avais point eu à constater leur présence près de l'ennemi, et mes blessés, qui provenaient de l'attaque de la Malmaison, m'étaient apportés par les cacolets.

Parmi les hommes et les choses qui, ce jour-là, n'étaient pas à leur place, je citerai certain grand aumônier barbu monté sur un joli cheval, et qui s'abritait avec soin derrière un pan de mur pendant que je pansais mes blessés. Il avait la mine altérée d'un homme fort mal à son aise.

Je me demandais quels services pouvait bien rendre, en pareilles circonstances, un aumônier à cheval qui s'abrite avec tant de soin derrière un mur. Je ne pouvais pourtant pas lui envoyer mes blessés à confesser ; j'en avais cependant un qui avait une mauvaise balle dans le ventre, et ils auraient pu en causer ensemble.

Je sais que, parmi les aumôniers, un grand nombre ont fait leur devoir ; mais je crois qu'il ne faut pas généraliser outre mesure les éloges. A l'affaire de l'Hay, ils étaient trois qui bavardaient entre eux, sans trop s'occuper du reste ; et cependant les blessés ne manquaient guère. J'en avais un surtout frappé d'une balle dans la poitrine, une de ces plaies qui donnent quelques gouttes de sang, mais qui laissent largement passer la mort. Je n'osais pas le panser ; il fallait le déshabiller et j'avais peur de le voir expirer dans mes mains. Pauvre garçon! il était là, mourant, étendu sur une mauvaise paillasse que les Prussiens nous avaient prêtée. Les brancards manquaient, et les Prussiens me signifiaient qu'ils ne voulaient pas que j'emportasse la paillasse.

— Pansez-moi, docteur, me disait-il d'une voix éteinte.

Il lui semblait que là était le salut.

Je regardai du côté des aumôniers ; ils bavardaient toujours, et cependant c'était bien pour eux le moment de dire quelques petites choses à ce pauvre diable, avant qu'il partît pour un monde où l'on ne se bat pas.

Quand les brancards arrivèrent, le soldat était mort. Les aumôniers causaient toujours.

III

Je vais maintenant exposer avec quelle simplicité de mécanisme l'initiative des médecins avait créé des ambulances, et je prendrai comme exemple celle du I er arrondissement dont j'ai été mieux à même d'apprécier le fonctionnement. On verra ensuite ce qu'il a fallu d'ineptie et d'incapacité à l'Intendance pour arriver à porter le désordre dans une institution qui marchait admirablement.

Aux premiers bruits du siége, les médecins de l'arrondissement furent convoqués sous la présidence du professeur Lasègue. On leur demanda un concours qui fut naturellement accordé sans réserve. Chacun devait fournir, dans la limite de ses moyens, des lits pour les blessés et des secours de toute nature.

On décida d'abord qu'on fonderait un certain nombre d'ambulances dans des locaux spéciaux et où on recevrait les blessés assez gravement atteints, pour que de grandes opérations pussent être faites avec un personnel de chirurgiens habiles, d'internes, d'infirmiers, etc. Ces frais furent couverts par des souscriptions privées, qui s'élevèrent à environ 35,000 francs. D'un autre côté, les médecins devaient solliciter leurs clients les plus aisés de prendre chez eux les blessés légèrement atteints. Ces blessés devaient être nourris, pourvus de toutes les choses nécessaires aux frais de leur hôte et être considérés comme des membres de la famille.

Les médecins se chargeaient naturellement de tous les soins nécessaires. En quelques jours, et de cette façon, le I er arrondissement disposa d'environ huit cent quatre-vingts lits qui ne coûtaient absolument rien à l'État. Il fournissait un blessé, on lui rendait un soldat bien portant. Je crois qu'il a rarement fait un marché aussi avantageux.

Le professeur Lasègue se trouva être un organisateur de premier ordre, qui se dévoua à l'œuvre, lui et toute sa famille, avec une abnégation et un zèle dont personne naturellement n'a songé à leur savoir le moindre gré.

Les dames dirigeaient la lingerie au bureau central de l'ambulance et opéraient les distributions de secours et de vivres.

Le président avait sous ses ordres les bureaux et organisait tous les services à mesure que la nécessité s'en faisait sentir. Le mécanisme du fonctionnement était d'une simplicité élémentaire. Les médecins donnaient le nombre de lits vacants dans le périmètre de leur quartier. Ces lits, centralisés par le bureau, étaient représentés par des bulletins. Le jour d'un combat, à mesure que les blessés étaient amenés au bureau, sans même les faire descendre de voiture, et selon la gravité de leur blessure, ils recevaient un bulletin et étaient dirigés chez l'habitant, où ils trouvaient un bon lit tout prêt à les recevoir, et une famille qui les accueillait avec empressement. On ne renvoyait le blessé que guéri et prêt à être expédié à son corps.

Dans la soirée et la nuit du 30 novembre et du 2 décembre, l'ambulance du I er arrondissement plaça quatre cent cinquante blessés ; à deux heures du matin, les derniers arrivaient, et pas un seul n'attendit l'asile dont ils avaient tous un si grand besoin.

Ici se place un petit fait qui peint bien les intendants. Une partie des blessés tombés aux combats de la Marne étaient ramenés à Paris sur les bateaux omnibus. Pour éviter les retards, on avait réuni sur la berge les moyens de transports, et la distribution des bulletins fonctionnait aussi régulièrement qu'au bureau central. Un bateau de blessés aborde ; il en descend un intendant supérieurement galonné.

— Qui est-ce qui dirige le service ici?

— C'est moi, dit M. Lasègue.

— Combien de lits?

— Quarante-cinq.

— Vous en avez cent.

— Quarante-cinq.

— Je vous dis que vous en avez cent.

M. Lasègue, froissé de la roideur et de l'impertinence de ce monsieur qui ne savait pas un mot de l'état des choses, lui répondit froidement en remettant ses bulletins dans sa poche :

— S'il y a cent lits, cherchez-les. Et il lui tourne le dos en fumant son cigare.

L'intendant appela les brancardiers qui attendaient des ordres.

— Brancardiers, portez vingt blessés au théâtre du Châtelet.

— Il n'y a plus une place.

— Alors, allez à Saint-Merry.

— Tout est plein.

Le monsieur aux galons regarda d'un air furieux le bateau, les brancardiers, planta là les blessés et le bateau, et disparut sans rien dire.

Personne, depuis, n'en entendit oncques parler. Immédiatement, la distribution des bulletins commença, et les trente-cinq blessés (il n'y en avait pas plus sur le bateau) furent placés chez l'habitant.

L'ambulance du I er arrondissement, pendant son fonctionnement, a soigné 2,680 malades ou blessés. Elle trouva dans M. Méline, adjoint au maire, un concours aussi actif qu'intelligent et dévoué ; il débarrassa, dans les limites du possible, cette institution charitable de toutes les entraves administratives qui lui étaient suscitées.

Il est probable que c'est pour la première fois que vous entendez parler des ambulances du I er arrondissement, tandis que vous avez eu les oreilles rebattues des faits et gestes de quelques autres ambulances.

Ne mesurez pas la somme du bien produit à l'intensité du tapage qui se fait autour des choses. Les gens dont je vous parle n'ont vu que le devoir et l'ont accompli noblement, simplement, gratuitement, sans bruit. Ils fuyaient la réclame et eussent été profondément blessés de voir leur conduite célébrée aux sons de la grosse caisse. Avec des sommes véritablement insignifiantes, ils ont accompli des choses énormes. Ceux-là peuvent dévoiler sans crainte au public le mobile de leurs sentiments et surtout leurs livres de comptes. Plus d'un philanthrope et plus d'une ambulance en ce monde ne pourraient pas en faire autant.

Alors surgit l'intendance, qui ne sait guère jouer que le rôle de « bâton dans les roues. » Plus d'une fois les intendants avaient fait leur apparition dans nos bureaux. Mais, à leur sujet, la consigne était générale : ne jamais discuter, trouver parfait et accepter leurs idées trop souvent saugrenues, mais n'en tenir absolument aucun compte.

L'intendant se retirait enchanté, et on ne le revoyait jamais, car c'est une particularité caractéristique de l'histoire naturelle de l'intendant. Il parle, donne des ordres, et croit que cela suffit. Presque jamais il ne vérifie si ses intentions ou ses ordres ont été exécutés : c'est ce qui explique l'admirable chaos, l'ineffable brouillamini, l'inextricable désordre qui caractérisent les actes de cette institution.

L'intendance était au comble de la surprise. Malgré son intervention, l'ambulance du I er arrondissement fonctionnait toujours admirablement. Mais il y avait un citoyen, préfet de la Seine, du nom de Jules Ferry, un vrai préfet des pièces du Châtelet, et que je confonds toujours avec Hurluberlu XIV. Ce magistrat municipal aurait dû comprendre que son premier devoir était de sauvegarder ses administrés du militarisme bouton de guêtre de l'intendance, et que la charité privée n'a rien à gagner à l'intervention d'un corps égoïste, incapable, sans cœur, qui envahit, non pas pour faire mieux que ce qu'il remplace, mais uniquement pour accroître sa puissance, pour affirmer sa domination envahissante.

Mais M. Ferry n'est point homme à se préoccuper de pareils détails. Sans savoir un mot de la question, sans réfléchir à l'absurdité des mesures qu'il prenait, il signa sous la dictée de l'intendance une série de décisions qu'Hurluberlu XIV n'eût point lui-même osé signer, sans réunir trois fois son conseil des ministres.

Il déclara qu'il se souciait assez peu de la charité privée qui nourrissait les blessés ; on n'avait nul besoin de cela. Désormais l'intendance se chargerait de ce soin. Ce qu'il demandait, c'était des lits, beaucoup de lits vides, et le reste le regardait. De plus, les arrondissements furent divisés en lopins appartenant aux secteurs et dépendants de l'hôpital de ces secteurs : il était expressément interdit aux ambulances de prendre des blessés, sinon ceux envoyés par l'hôpital.

Le I er arrondissement, divisé avec une logique particulière, se trouvait dépecé entre trois secteurs et avait pour hôpitaux répartiteurs Beaujon, Lariboisière et l'Hôtel-Dieu.

Voici maintenant le mode de fonctionnement : un blessé était d'abord conduit à l'hôpital, par exemple à Beaujon, puis de là renvoyé à l'ambulance, qui de là l'expédiait à destination. Intelligente complication!

Pour la nourriture, c'était une autre histoire. Chaque jour, l'habitant qui n'avait plus le droit de nourrir son malade à ses frais, était fort empêché pour le nourrir aux frais de l'intendance ; car, en ce temps de réquisition, on n'avait pour son argent des vivres qu'au moyen d'une carte, et les cartes pour blessés étaient supprimées.

Donc, l'habitant charitable du I er arrondissement était obligé d'aller tous les matins à Beaujon ou à Lariboisière, chercher un bon de cent grammes de viande qu'on lui faisait attendre parfois fort longtemps ; puis, muni de ce bon, il continuait son voyage et allait se faire servir, à quelques lieues de là, ses cent grammes de viande, en faisant naturellement une nouvelle queue à la porte de la boucherie de l'intendance.

Il est vrai que ses cent grammes de viande (quand il y avait de la viande) ne lui coûtaient absolument rien — que la perte de sa journée tout entière. Même cérémonie pour le pain et pour tout ce qui était nécessaire aux blessés. Il était du reste absolument défendu à un logeur de blessés de représenter ses voisins ; chacun devait perdre sa propre journée et faire le voyage pour son compte. Hélas! combien de gens donnèrent alors leur démission d'âmes charitables!

Et dire qu'une époque qui a produit dans l'ordre moral tant de flibustiers éminents, a pu produire en même temps dans l'ordre administratif des administrateurs d'une aussi haute capacité, et encore ils n'avaient pas l'excuse d'être hydrocéphales!

Toute la journée c'était une procession de gens qui arrivaient à l'ambulance exaspérés :

« Mais, monsieur, j'ai chez moi quatre ou six, ou dix blessés qui meurent de faim. Je meurs de faim aussi ; avec quoi voulez-vous que je les nourrisse? »

L'intendance, qui laissait nos soldats valides crever de faim et de misère, alors qu'ils avaient encore assez de voix pour faire retentir leur colère, osait prendre la responsabilité de nourrir de malheureux blessés qui ne pouvaient faire entendre leurs souffrances.

Ah! Monsieur Ferry, certaines sottises dans la vie privée ne sont que des sottises, dans la vie publique elles peuvent devenir des crimes.

Peu à peu, et grâce à l'énergie des municipalités, cette organisation stupide fut un peu modifiée et fonctionna d'une façon moins impraticable, mais l'élan de la charité privée était brisé, et il devint fort difficile vers la fin d'y avoir recours.

IV

L'intendance ne se contentait pas de mettre la main sur les ambulances civiles, elle voulait encore appliquer son estampille sur le dos des médecins et s'en faire d'humbles subordonnés. Je n'ai jamais compris pourquoi les grandes ambulances se sont laissé mettre au cou le collier de l'intendance et lui ont prêté serment de vasselage en se faisant un titre d'être ses auxiliaires.

Les grandes ambulances n'avaient nul besoin de l'administration qui, elle, au contraire, ne pouvait se passer d'elles. Il leur était donc facile de conserver une indépendance pleine de dignité.

Parmi les médecins qui se consacraient au soulagement des blessés, un certain nombre se montra absolument réfractaire aux étreintes de l'intendance ; je n'ai pas besoin de dire que j'étais de ces médecins-là.

Pour sortir des portes de Paris, quand il y avait une affaire, il fallait naturellement être muni de certains insignes, tels que : drapeaux aux voitures, brassards estampillés par les maires, cartes d'ambulances et laissez-passer. Il fallait nécessairement, dans l'intérêt du service, qu'on eût recours à des mesures de précaution. Seulement, celles que je viens d'énumérer étaient insuffisantes. Il était facile au premier venu de se procurer tout cela et les routes se trouvaient encombrées de flâneurs, qui en prenaient seulement pour leur plaisir, en se tenant à une distance trop respectueuse de l'affaire.

Leurs voitures rentraient constamment vides de blessés ; ils s'étaient contentés d'admirer les effets du lointain et d'embarrasser la route des ambulanciers sérieux. Rien de plus facile, comme je le dirai tout à l'heure, que d'écarter ces gens-là des routes où ils n'étaient que gênants. Mais l'intendance n'y songeait guère ; elle ne semblait pas tenir absolument à ce qu'on fût utile, elle voulait surtout qu'on portât sa livrée. Aussi, en collaboration de M. Trochu, elle fit publier un arrêté qui lui laissait la faculté de choisir ses élus, c'est-à-dire les gens porteurs de son estampille.

Je ne critique pas l'arrêté d'une manière absolue, mais il ne remédiait nullement à l'abus que j'ai signalé et il devenait une barrière opposée à des médecins qui pouvaient rendre de réels services. Ainsi un fruitier qui aurait désiré faire entendre à sa famille le bruit lointain d'une bataille aurait trouvé devant sa charrette les portes grandes ouvertes, s'il avait pris la simple précaution de demander à l'intendance un visa qu'elle ne refusait à personne, tandis qu'un docteur, fût-il professeur à la Faculté de Médecine, pouvait se voir fermer ladite porte au nez s'il dédaignait de se laisser viser par l'intendance.

Les ambulances régulièrement organisées n'étaient pas non plus, sur ce point, à l'abri de tout reproche. On rencontrait sur les routes des voitures absolument pleines d'ambulanciers. Je me demandais où ils pourraient, au retour, loger leurs blessés? et cela s'est vu jusqu'à la fin de la guerre, c'est-à-dire à une époque où les brancardiers, organisés en escouades, rendaient tout à fait inutile le transport de ce personnel de curieux, qui n'avaient même pas le prétexte de rendre des services.

Pour écarter cette cohue encombrante, il aurait suffi d'interdire le chemin des combats à toute voiture contenant plus d'un ambulancier en dehors du cocher.

On aurait ainsi réservé aux blessés toute la place disponible, et qui se trouvait occupée par des gens qu'une simple curiosité conduisait. Et comme, en général, ces gens-là étaient fort prudents, il en résultait que trop souvent les voitures s'arrêtaient beaucoup trop loin du combat.

Examinons maintenant de quelle façon l'intendance usait de ce monopole tyrannique, et comment elle en remplissait les obligations envers nos pauvres soldats blessés.

Le jour de l'affaire de l'Hay, je me présentai à la porte de Montrouge. L'officier de marine qui commandait le poste vint reconnaître les voitures. Je lui exhibai ma carte de fondateur d'ambulance ; car, en dehors de mon service de voiture, j'avais créé une douzaine de lits où je soignais mes blessés, ce qui me donnait droit à une carte spéciale.

L'officier me rendit ma carte et me dit, avec cette politesse exquise qu'on rencontre toujours chez les officiers de marine :

— Monsieur, je vois sur votre carte la croix rouge, les estampilles municipales, mais je n'y vois pas le visa de l'intendance, et, à mon grand regret, je ne puis vous laisser passer.

— Mais, monsieur, je ne représente pas seulement une voiture de transport. J'appartiens à la science, et mon intervention aura certainement une autre valeur que si j'étais un simple charretier porteur du visa de l'intendance.

— Je le comprends parfaitement, mais ma consigne est formelle et je vous en témoigne tous mes regrets.

— Je suis certain, cependant, que vous allez me laisser passer. Je lui remis alors ma carte personnelle. Il me la rendit en me disant :

— Vous avez raison, monsieur, la voie est libre pour vous, je prends tout sur moi.

Je franchis la porte et je marchai sur Cachan, mais de mauvaise grâce et avec une envie assez accentuée de m'en retourner chez moi. Je me disais : Si l'intendance est si roide, c'est qu'elle a jeté sur ce point une masse de voitures ; le combat semble fini, on n'entend plus le canon, tous les blessés sont probablement enlevés.

J'arrivai à Cachan : la petite place était remplie par une foule de soldats, de mobiles et de gardes nationaux ; j'appris ce qui s'était passé. C'était le jour où nous devions franchir la Marne, et où le passage avait manqué, parce que nos généraux avaient oublié de prendre assez de bateaux pour faire les ponts. L'engagement sur l'Hay devait être une diversion ; comme l'affaire principale sur la Marne ne pouvait avoir lieu, la diversion sur l'Hay devenait absolument inutile ; mais pendant qu'on était en train d' oublier , il n'en coûtait pas davantage d' oublier de prévenir les troupes qu'il ne fallait point faire la sortie. L'Hay fut donc fort inutilement attaqué, puis on oublia d'envoyer des troupes de renfort, de sorte que, maîtres un instant du village, nous en fûmes bientôt repoussés complétement. Notre défaite nous coûtait environ cinq cents hommes, en grande partie restés dans les lignes prussiennes, puisque nous avions été obligés de rentrer chez nous, d'un côté sur Cachan, et de l'autre sur Villejuif.

La longue et unique rue qui de Cachan conduit à l'Hay était, sur toute sa longueur, coupée par des barricades ; de plus, les avancées étaient protégées par des tranchées non interrompues, qui rendaient les abords impraticables aux voitures. Il fallait donc nécessairement faire à pied les deux kilomètres qui séparent les deux localités.

Dans les maisons qui bordent la place, les voitures, peut-être une dizaine en tout, furent remisées, et je remarquai avec une très-vive surprise que pas une seule, mais pas une seule, n'appartenait à l'intendance. Je ne vis là aucun fonctionnaire grand ou petit, aucun employé au service des blessés relevant de cette admirable administration.

Ainsi l'intendance, qui s'était fait adjuger le monopole des ambulances, non-seulement arrêtait aux portes les gens de bonne volonté qui venaient mettre leurs secours au service des blessés, mais encore elle se dispensait de fournir un concours qui était de sa part un devoir absolu.

— Mais, me dira l'intendance, puisque les voitures ne pouvaient sortir de Cachan, pourquoi les nôtres seraient-elles allées y perdre leur temps?

— D'abord, pour ramener de Cachan les blessés à Paris ; ensuite, là où une voiture ne passe pas, un mulet fait sa route, et si vous aviez envoyé une dizaine de mulets avec leurs cacolets, on aurait pu ramener sur-le-champ des blessés que nous avons été obligés de laisser faute de moyens de transport.

— Mes voitures et mes cacolets étaient sur la route de Villejuif.

— Alors il fallait dire aux soldats : Mes enfants, faites-vous tuer ou blesser sur la route de Villejuif, j'irai vous ramasser. Mais prenez soin de ne pas attraper de balles sur la route de Cachan, car j'ai l'intention de n'y pas mettre les pieds.

Je vis aussi sur la place de Cachan un certain nombre de brancardiers appartenant à l'Internationale, baguenaudant sans direction. Leur présence sur ce point était parfaitement inutile ; là, pour eux, il n'y avait absolument rien à faire.

Je partis avec un brancard, portant ma caisse d'ambulance, et je gagnai la campagne, non par la route, elle était coupée, mais à travers des maisons éventrées.

En arrivant à l'Hay, je trouvai à l'entrée du village un cordon formé d'une vingtaine de Prussiens, l'arme au pied, qui barraient le passage. Il n'y avait point d'officiers parmi eux. Ces hommes étaient sales, puants, l'œil atone, l'air abruti. Il existait pour le moment une espèce de trêve tacite qui nous permettait d'approcher sans recevoir des coups de fusil. Cependant, peu d'instants avant mon arrivée, ils avaient eu l'infamie de faire prisonnier et d'emmener un chirurgien militaire dont j'ai oublié le nom, qui s'était avancé sans armes, et sous la protection du brassard, pour panser nos blessés. Cette ignominieuse violation de la convention de Genève s'est reproduite tant de fois pendant la guerre que je me contente de la mentionner.

Quand je voulus pénétrer dans l'Hay, les soldats s'y opposèrent. Ils avaient probablement de leur côté beaucoup de morts à cacher. Je voulus au moins aller relever les hommes que je voyais étendus dans les champs environnants. Quelques-uns pouvaient encore avoir besoin de soins. Même refus. L'un de ces hommes, qui comprenait quelques mots de français, me dit qu'il était absolument défendu de franchir leurs lignes.

— Je suppose que vous avez autre chose à nous que ces cadavres ; vous avez aussi de nos blessés?

— Oui.

— Alors, puisque vous ne voulez pas que j'aille les prendre, faites-moi apporter les blessés et les morts.

Il appela de nouveaux Prussiens ; les uns allèrent chercher les morts ; les autres, rentrés dans le village, en revinrent portant nos pauvres soldats sur des paillasses, sur des volets décrochés aux fenêtres ; eux aussi manquaient de brancards.

Je m'approchai d'abord du tas des morts. Chez ceux-là, il pouvait encore rester un souffle de vie qu'il ne fallait pas laisser éteindre. Quelle horrible corvée, et comme ma main frémissait en interrogeant tous ces cœurs qui ne battaient plus!

A l'aspect de ces morts, de ces misères, de ces souffrances, j'étais secoué par une émotion profonde.

Le chirurgien est endurci seulement contre la souffrance physique, qu'il est habitué à combattre ; sa main ne tremble pas pendant une opération, quelle qu'en soit la gravité ; il ressent une préoccupation en quelque sorte scientifique et passagère. Mais il subit de cruelles émotions en face de cette misère collective qui étreint des masses d'hommes sur un champ de bataille et qui prend des formes si multiples : la faim, le froid, la fatigue, les nuits passées sur un matelas de boue, les blessures, et cette mort laissant l'homme isolé au milieu de la foule, pendant que les camarades vont en avant ; cette mort qui, sur la terre, son unique linceul, le saisit couché, sans un ami pour recueillir son dernier souffle, sa dernière pensée! Tout cela forme un horrible tableau, et le chirurgien, qui ne subit pas l'entraînement de la lutte, a le cœur brisé et saturé des plus navrantes émotions à l'aspect de ces misères.

V

Je commençai le pansement des blessés naturellement au grand air et dans la boue. Mais les moyens de transport manquaient, il n'y avait là que deux brancards. Les soldats les moins atteints se traînaient à pied vers nos lignes en s'appuyant sur des bâtons cassés le long du chemin.

— Attendez un peu, dis-je à un caporal blessé à la jambe : on pourra peut-être vous emporter tout à l'heure.

— J'aimerais mieux m'en aller à quatre pattes, les sauvages seraient capables de changer d'idée et de me retenir prisonnier.

Parmi ces pauvres gens, un certain nombre étaient assez grièvement atteints pour que leur transport sur brancard fût nécessaire. Les Prussiens refusaient de nous laisser emporter les paillasses et les volets sur lesquels les blessés reposaient, et les brancards n'arrivaient point.

Je priai un des trois aumôniers dont j'ai parlé plus haut, et qui négligeaient un peu le salut de nos troupiers, d'aller jusqu'à Cachan, et de nous envoyer du monde ; nous pûmes évacuer alors quelques blessés, mais le temps se passait, et les Prussiens nous signifièrent que nous ayons à nous retirer, car on allait recommencer le feu.

Nous emportâmes ce que nous pûmes, en laissant le reste, qui fut ramené plus tard. Un lignard, qui avait une balle dans la hanche et une autre dans le mollet, voulait à tout prix nous suivre, et nous n'avions plus de moyens de transport.

Je priai un des aumôniers de m'aider à lui servir de véhicule, et tous les trois, clopin clopant, notre homme à moitié soutenu, à moitié porté, nous finîmes par faire nos deux kilomètres et par le ramener avec nous, ce qui n'est pas du tout commode quand on manque de brancards.

En route, l'aumônier m'agaçait ; il chassait sur mes terres et donnait des conseils médicaux à mon lignard : il faut faire ceci, il faut éviter cela ; il eût volontiers raisonné hygiène et régime ; le médecin de l'âme qui venait tout à l'heure de rater sa consultation, se mêlait de faire la mienne. J'avais envie de lui crier : Holà! l'abbé, laissez-moi donc un peu les choses de la terre, je ne touche pas à celles du ciel.

En rentrant à Cachan, je trouvai sur la place des brancardiers qui continuaient à baguenauder, mais il n'existait aucune trace des voitures de l'intendance.

Les difficultés que j'avais éprouvées à la porte de Montrouge, pour sortir ce jour-là, s'étaient déjà rencontrées plus d'une fois et menaçaient de s'accroître dans l'avenir. Pour y mettre un terme, je m'en fus chez le général Schmitz, et lui demandai une carte supérieure en pouvoir à celles de l'intendance. Heureusement que le général se croyait indisposé ce jour-là, je traitai donc de puissance à puissance.

— Je vous donnerai une consultation, mais vous me délivrerez un laissez-passer qui me délivrera de l'intendance.

Ce que fit de très-bonne grâce le général ; il me remit une carte spéciale qui me permettait de sortir de Paris ou d'y rentrer le jour et la nuit avec mes équipages, quand l'atmosphère avait ses nuages de poudre et ses orages de ferraille.

C'était le 3 décembre ; je traversai Joinville de bonne heure, et je marchai tout droit devant moi un peu au hasard, mais très-certain que je rencontrerais bientôt quelque chose. Je cheminais dans une plaine désolée, le sol était piétiné et sillonné par les roues des convois d'artillerie ; on voyait des débris de cartouches, ou des gargousses de mitrailleuses, des affûts de canons brisés, et par places quelques traces de sang. On s'était battu la veille presque toute la journée sur ce point.

On s'imagine, bien à tort, qu'un champ de bataille est partout maculé de larges mares sanglantes. Il n'en est rien ; les blessures en général donnent très-peu de sang, la terre l'absorbe, le piétinement l'efface. Seulement quelques grands délabrements produits par des éclats d'obus sur les hommes et surtout sur les chevaux, laissent des traces moins effaçables.

On ne supposerait donc pas, par l'inspection du sol, le lendemain d'une bataille, quand les blessés et les morts sont enlevés, que là des centaines d'hommes sont tombés la veille, victimes de la guerre.

On parle aussi, bien souvent, d'hommes coupés en deux par un boulet, de cuisses emportées ; tout cela est exagéré. Les gros projectiles broient un membre, mais ne l'enlèvent que lorsque ce membre est très-peu volumineux et que le projectile de gros calibre frappe juste dans son axe.

Plus loin nous traversâmes des agglomérations de troupes campées au grand air, sans tentes, et qui se dégelaient à la fumée de maigres feux ou s'abritaient dans les fossés contre la bise ; car la température était rude.

Où étais-je? Cela est bien triste à avouer ; mais aucun des officiers auxquels je le demandai ne put me le dire, et c'est seulement en rentrant que je reconnus sur la carte de l'état-major, la route de Villiers. Si un simple soldat prussien était passé par là, il m'aurait donné ce renseignement, que nos officiers ne pouvaient me fournir.

Nous arrivâmes aux avant-postes. Le sol semblait remué par la puissante charrue d'un géant ; nous étions au plateau de Villiers. Quatre longues tranchées parallèles, et distantes les unes des autres d'une trentaine de mètres, étaient occupées par nos soldats, qui les avaient creusées la veille dans la soirée, après la bataille. Les Prussiens, à une centaine de mètres, avaient fait le même travail, de sorte que, des deux côtés, ces profonds sillons étaient remplis de troupes cachées derrière les épaulements, et se guettant avec une ardeur réciproque.

En raison de la faible distance qui séparait les combattants d'un côté comme de l'autre, ce qui dépassait un instant l'épaulement de la tranchée était immédiatement abattu. C'était un véritable affût ; chaque homme, abrité par la motte de terre qui lui servait de créneau, le chassepot armé, guettait son homme. Les officiers, à tout moment, recommandaient de ne pas s'exposer inutilement. Mais il y a tant d'imprudente insouciance chez le soldat français, qu'à chaque instant j'avais quelque pansement à faire. En une heure, je remplis mes deux voitures sans compter les morts. Le dernier fut un mobile qui se dressa dans la tranchée ; une seconde après il recevait une balle sous l'épaule. Il ne perdit pas vingt gouttes de sang. A la fin du pansement, il s'éteignait dans une convulsion.

Quelle belle chose que la guerre! voilà un homme qui a mis vingt ans à pousser : un petit lingot de plomb en dix minutes en fait un cadavre.

Ce n'est point chose facile que d'emporter les blessés de ces tranchées improvisées où il est impossible de se tenir debout sans être à découvert. On entraîne les blessés comme on peut : il n'y a pas de place pour les brancards, et c'est péniblement courbé, afin de rester à l'abri des épaulements, qu'on sort du retranchement pour gagner les voitures.

Les tués sont mis de côté, quand la mort est bien constatée ; deux camarades se détachent et vont creuser une fosse, pas bien profonde, dans les vignes, s'il y en a dans le voisinage ; puis, deux hommes l'emportent, disent sur son corps un bout de prière, et les funérailles sont terminées. Pendant ce temps, les camarades se livrent à leurs occupations avec une insouciance qui laisse à peine échapper quelques mots de souvenir pour celui qui n'est plus. La mort qui nous menace à chaque instant nous rend d'une indifférence étonnante pour la mort des autres.

Ici je vais reprendre le cours de mon procès à l'intendance. Et tout d'abord je déclare que je ne suis animé d'aucune pensée systématiquement hostile envers ce corps administratif. Je n'ai jamais eu directement ou indirectement personnellement à m'en plaindre.

Quand l'intendant quitte son képi et sa tunique, il est en général très-homme du monde, charmant, et de relations fort agréables ; mais quand il fonctionne comme administration, son incurie devient un danger pour nos armées, et je constate simplement ce que bien d'autres que moi ont malheureusement constaté. Je l'attaque à titre de danger, et je pose un lampion de plus près de ce gouffre, pour qu'on ne vienne pas à l'avenir s'y casser encore le cou.

La nuit du 3 décembre fut extrêmement froide : quatre ou cinq degrés au-dessous de zéro. Les soldats qui passèrent toute cette longue nuit dans la tranchée n'avaient pas même, grâce à l'incurie de l'intendance, leur couverture pour s'abriter ; afin de les alléger, on avait ordonné de les laisser à Paris, et l'intendance avait oublié de les rapporter.

Aussi ces pauvres gens, qui avaient passé douze heures dans la tranchée sans feu, — aux avant-postes on ne peut pas faire de feu, chaque foyer deviendrait un nid à obus, — sans couvertures, sans vêtements chauds, étaient aux trois quarts morts de froid. Qu'on se figure une pareille nuit passée dans une immobilité absolue et l'œil toujours au guet ; car dans ces positions extrêmes, l'ennemi n'a en quelque sorte qu'à allonger le bras pour vous toucher.

Si on avait oublié les couvertures, on n'avait guère pensé aux vivres, aussi les pauvres gens avaient faim depuis la veille ; quand un cheval tombait, les soldats arrivaient comme une volée de corbeaux, et en dix minutes l'animal n'était plus représenté que par son squelette parfaitement disséqué.

Dans ces lieux de désolation les choses se faisaient vite. En une heure un homme pouvait être frappé, mort et enterré. Un cheval en une heure était tué, écorché, dépecé, cuit, dévoré et même peut-être digéré, tant les estomacs étaient avides de fonctionner.

VI

On ferait un volume en racontant seulement les omissions, les erreurs de direction, les imprévoyances et les balourdises commises par l'état-major, par l'intendance, et qui ont contribué à nos insuccès pendant le siége. Un grand nombre ont brillé d'un si vif éclat qu'elles sont acquises à l'histoire. Je n'en parlerai pas. Je me contenterai d'en signaler quelques-unes qui sont restées dans l'ombre.

Dans un conseil de guerre, il avait été décidé, le 20 décembre, qu'on attaquerait l'ennemi sur des points divers, depuis le mont Valérien jusqu'au Raincy. Je m'étais dirigé vers le fort de Rosny, qui devait former l'extrême droite de l'attaque. Les différents points d'opération avaient donc été étudiés par les commandants, et chacun d'eux connaissait son terrain.

Au moment de monter à cheval, les opérations de la troisième armée, qui formait la droite de la bataille, furent entièrement changées, et les troupes lancées beaucoup plus à droite sur Neuilly-sur-Marne et Ville-Évrard, c'est-à-dire dans une direction qui n'avait point été étudiée.

Il en résulta une confusion de mouvements des plus étranges. Mes voitures furent arrêtées au bas du plateau d'Avron par une batterie de mitrailleuses, qui stationnait sur la route. Les officiers tenaient un petit conseil fort animé sur le chemin à suivre ; personne ne le connaissait, et cependant on n'était pas à deux kilomètres de Neuilly, point de ralliement. Un paysan finit par les tirer d'embarras en leur apprenant qu'ils n'avaient qu'à suivre tout droit.

On avait perdu une demi-heure à délibérer… N'est-ce pas d'un comique navrant de voir des officiers qui ne peuvent se diriger à deux pas de Paris et sur un parcours de sept à huit kilomètres?

L'affaire cependant se termina par un succès : la prise de Neuilly, de Ville-Évrard et de la Maison-Blanche. Mais l'intendance, qui peut-être n'avait point non plus su trouver son chemin, n'avait dirigé sur ce point aucune espèce de moyen de transport. En cela elle fut du reste imitée par les autres ambulances, de sorte que sur le lieu du combat il n'y avait que deux voitures : les miennes. Si j'avais pris une autre direction, si je n'avais pas été là, le général de division Favé, qui commandait l'artillerie de la troisième armée, n'aurait pu recevoir immédiatement un pansement convenable et être ramené en voiture à Paris, quand il fut frappé d'un éclat d'obus.

Il est vrai qu'à notre retour, nous avons trouvé à Neuilly et à Nogent une foule de voitures et d'ambulanciers parfaitement inutiles sur ce point, et qui ne couraient pas de graves dangers à une lieue de la bataille.

En revenant, je rencontrai un joli équipage protégé par deux drapeaux d'ambulance et rempli de beaux messieurs qui n'étaient que des curieux de la dernière heure. Tout était fini depuis longtemps.

— Où en sommes-nous, major? me dit le maître de l'équipage ; se bat-on toujours?

— Oh! ne m'en parlez pas, c'est un vrai massacre.

Le monsieur, tout pâle, tourna bride immédiatement et reprit ventre à terre le chemin de Paris.

Dans la vie civile, un médecin est simplement qualifié de docteur. Dès qu'il touche à l'élément militaire, il est pour tout le monde un major, bien qu'il conserve les vêtements du pékin. Cependant un signe distinctif révélait mon individualité médicale. J'avais autour de ma casquette d'ambulance une bande de velours cramoisi encadrée de deux galons d'or. Cette simple bande suffisait pour me transformer en major, et les braves gens auxquels j'avais affaire étaient remplis pour moi de respect et d'attentions.

C'était à Bondy : il faisait un froid terrible ; j'étais à une batterie d'une dizaine de pièces de marine, des canons de 24, courts, et de 32 en fonte. La batterie était à cheval sur le canal et faisait un feu d'enfer sur Aunay et sur des corps prussiens qu'on voyait au loin.

Il y avait là une vingtaine de mille hommes, s'étendant jusque vers le Bourget et manœuvrant pour se mettre en position en vue d'une attaque qui du reste n'eut pas lieu ce jour-là, j'ignore pourquoi ; mais ces manœuvres inutiles durèrent toute la journée par une température sibérienne. Pour mon compte, j'étais absolument gelé.

A dix pas, à gauche de la batterie, existait une maison isolée ; le toit, les planchers avaient été entièrement défoncés et enlevés par les obus, un large trou, bouché par un débris de porte, faisait communiquer le sol avec la cave. S'il a fait du vent depuis, il ne doit rien en rester, car il suffisait de souffler sur les quatre murs, seuls vestiges encore debout, pour tout renverser par terre.

Je voulus entrer dans cette masure pour m'abriter un peu. Un artilleur m'arrêta au passage.

— Diable! avez-vous peur qu'on emporte les meubles?

— Non, major, c'est que la cave est pleine.

Et il me montra par un soupirail fermé au moyen d'un simple morceau de planche, trente barils de poudre et tous les projectiles pour le service de la batterie!

Notez que nous étions à peine à deux cents mètres de la tranchée, et qu'une attaque des Prussiens, ou même un simple obus ripostant à notre artillerie, pouvaient faire sauter le canal, la batterie, la maison et tout ce qui était dans le voisinage. Il est impossible de pousser plus loin l'incurie.

Un jour du commencement de décembre, j'étais au Moulin-Saquet. Nos troupes faisaient du côté de Choisy une reconnaissance assez meurtrière, car en fort peu de temps mes deux voitures furent pleines, sauf une place pour un blessé couché. On m'apporta alors un malheureux soldat atteint d'une variole excessivement grave et au septième jour. Naturellement, depuis qu'il en était atteint, il était resté sous la tente par un froid assez vif.

Mes blessés avaient une peur affreuse de ce nouveau compagnon et me suppliaient de ne pas le mettre parmi eux, ce dont je n'avais du reste nulle envie. Je m'opposai donc absolument à ce que ce pauvre diable, qui fort probablement est mort quelques jours après, fût mis dans ma voiture.

Alors survint un commandant, jurant, sacrant et m'ordonnant de transporter à l'hôpital ce malheureux. J'avais beau lui représenter qu'il n'était point humain d'exposer des hommes qui venaient de se faire bravement blesser, à contracter une maladie dont ils avaient plus de peur que des balles ; que son varioleux pouvait, par son contact avec mes blessés, faire développer la maladie dans notre ambulance qui n'en avait pas un seul cas. Il n'en voulait point démordre, et je fus obligé de lui tirer ma révérence et lui brûlai la politesse en lui déclarant que je n'avais d'ordre à recevoir que de moi-même.

VII

Ainsi l'intendance et ce diable de commandant, qui se croyait beaucoup plus humain que moi, laissaient depuis sept jours ce malheureux se morfondre sous la tente, au lieu de le faire conduire à l'hôpital de Bicêtre, situé à deux pas du Moulin-Saquet et exclusivement réservé aux varioleux militaires. Combien de fois un pareil fait s'est-il reproduit avec cette admirable intendance, qui n'était jamais là où on avait besoin d'elle?

A propos de variole, l'intendance avait un moyen bien intelligent de propager la maladie. Pendant le siége, on rencontrait souvent dans les rues des voitures de place portant un petit drapeau d'ambulance, et ornées d'un infirmier militaire, assis auprès du cocher. Ces voitures contenaient un ou deux varioleux qu'on conduisait à Bicêtre ; les glaces étaient naturellement parfaitement closes.

Quand le cocher rentrait à Paris à vide, le voyageur qui montait dans cette voiture infectée avait pour ses trente sous le plaisir de faire une petite promenade, et d'attraper par-dessus le marché une variole très-bien conditionnée.

Avec un peu plus d'intelligence et d'humanité, l'intendance aurait consacré à ce service dangereux pour le public des voitures spéciales, mais que voulez-vous? on ne peut pas penser à tout! Cependant je suis bien certain que lorsqu'un intendant prenait une voiture de place, il avait soin de ne pas monter après un varioleux.

Le lendemain de l'affaire de Buzenval, j'allais chercher des blessés. C'était la troisième fois, en trois jours, que je parcourais cette triste route. La veille de l'affaire, j'étais allé avec une seule voiture étudier le terrain où devait se passer le combat, de façon à savoir où je pourrais passer ; car le jour d'une bataille il faut absolument renoncer à obtenir un renseignement sur le point où on se trouve. Les habitants disparaissent, et les combattants n'en savent pas un mot.

Je fis ma seconde excursion le jour de l'affaire, et je ne fus pas long à compléter mon chargement. Enfin mon troisième voyage eut lieu le lendemain de la bataille ; j'allais chercher un regain de blessés que je savais être à la ferme de la Fouilleuse.

En passant à Rueil, je fus arrêté par un intendant qui me jura ses grands dieux qu'il n'y avait pas un blessé à Fouilleuse, et que je ferais tout aussi bien de ne pas aller plus loin : ce qui ne m'empêcha point de continuer ma route.

A un kilomètre de la ferme, je dus m'arrêter ; le terrain était tellement détrempé qu'il était impossible de faire avancer les voitures. Heureusement que je trouvai sur ce point un grand nombre de brancardiers, philosophiquement assis sur le bord de la route, et attendant probablement que les blessés les vinssent chercher.

Un de leurs chefs, auquel je m'adressai, en mit une trentaine sous mes ordres avec leurs brancards. Nous partîmes dans la boue à mi-jambe.

Je trouvai en arrivant un spectacle navrant : deux énormes granges étaient pleines de pauvres blessés, atteints depuis la veille. Ils reposaient sur un peu de paille.

Une vingtaine de mulets, les cacolets repliés, étaient immobiles sous un hangar, pour montrer probablement que l'Intendance existe réellement. Dans un coin, au pied d'un mur, le cadavre d'un soldat fusillé pour avoir tiré sur son capitaine ; ses mains liées derrière le dos indiquaient que sa mort était la punition d'un crime et non la mort d'un brave.

Du reste, partout une confusion complète ; personne ne donnait d'ordres, ou n'imprimait une direction nécessaire. Je distribuai mes hommes et je fis charger les brancards, ralliant autour de moi les blessés atteints aux bras ou dans une région qui leur permettait de me suivre à pied.

Au bout d'un instant, j'étais entouré de gens de bonne volonté qui me demandaient des ordres pour pouvoir se rendre utiles. Je m'en défendis naturellement ; leur bonne volonté ne suffisait pas, il fallait des brancards, et je n'en avais que pour les hommes que j'avais amenés avec moi.

Comme j'allais partir, un pauvre soldat appela d'une voix altérée par la souffrance.

— Major, allez-vous me laisser mourir là sans secours? J'ai la cuisse brisée depuis hier matin, et je n'ai pas encore été pansé.

Vous pouvez croire que celui-là ne fut pas abandonné, et qu'il fit partie de mon cortége.

Ici se place un fait qui mérite d'être noté. En avant de Fouilleuse, je trouvai deux fils télégraphiques recouverts de gutta-percha et simplement posés sur le sol à quelques mètres l'un de l'autre. Mon premier mouvement fut de les détruire, car ils me semblaient bien se diriger vers les points occupés par les Prussiens ; mais comme il se pouvait qu'ils fussent à nous, je n'osai le faire, car c'est une chose grave que d'enlever les fils d'un télégraphe militaire. En rentrant à Rueil, je demandai à un officier si lesdits fils nous appartenaient. Il me répondit qu'il n'y en avait point eu de posés la veille de ce côté.

Ainsi on s'était battu toute la journée sur les fils des Prussiens sans songer à les détruire, et leurs ordres passaient dans les jambes de nos soldats!

Les brancardiers, que j'avais emmenés nonchalants et insouciants, revenaient pleins d'ardeur et d'entrain. Ils se sentaient activement dirigés, et il n'en fallait pas davantage pour stimuler leur nature française. Nous regagnâmes les voitures ; j'avais ramené beaucoup plus de blessés que je n'en pouvais charger, mais je comptais que depuis mon départ d'autres véhicules avaient dû arriver. En effet, j'avisai d'abord deux grandes tapissières vides, très-convenables pour des blessés couchés. J'appelai leurs conducteurs. C'étaient deux espèces de déménageurs à l'air très-canaille, qui venaient beaucoup plus pour flâner que pour se rendre utiles.

— Qu'est-ce qu'il y a?

— Des blessés, que vous allez prendre dans vos voitures.

— Des blessés? Je vais d'abord déjeuner et donner l'avoine aux chevaux ; après ça, nous verrons.

— Mon garçon, on déjeune ici quand les blessés sont soulagés.

— Vous m'embêtez, vous que je ne connais pas ; j'suis ici en société, et je ne prends pas les blessés des autres.

— Brancardiers, enlevez ces deux voitures, chargez-les, et si ces deux polissons font la moindre résistance, flanquez-les-moi dans le fossé.

Il y avait dans le fossé une jolie boue liquide, dont l'aspect donnait à réfléchir.

Mes hommes déposèrent leurs brancards, s'élancèrent à l'assaut des voitures ; en un instant les matelas furent rangés et les blessés en place. Les conducteurs avaient disparu, et en cela ils montrèrent une certaine prudence ; les brancardiers étaient furieux, et il n'est pas sûr que j'eusse pu les empêcher de battre ces drôles.

L'armée s'était retirée depuis la veille, et la ferme de la Fouilleuse, qui contenait encore un si grand nombre de nos blessés, était absolument sans défense ; il n'y avait là que quelques gardes nationaux traînards, débandés ou fatigués. Les Prussiens se tenaient à une très-petite distance, invisibles derrière ce qui restait des murailles crénelées que nous avions eu tant de peine à enlever la veille. Rien ne les eût empêchés de venir enlever nos blessés qui étaient là abandonnés sans protection.

Il est vrai que, de leur côté, ils avaient assez d'hommes hors de combat pour ne pas s'embarrasser des nôtres. Je dois leur rendre cette justice, qu'ils laissèrent passer nos convois sans tirer dessus. Les gardes nationaux débandés, qui s'étaient mêlés à nous, leur en donnaient presque le droit, car les drapeaux de Genève ne protégent les ambulances qu'à la condition de s'écarter des gens armés.

En rentrant à Rueil, je retrouvai ce brave intendant qui croyait la Fouilleuse déserte, et je lui prouvai qu'il y avait encore beaucoup à faire pour vider entièrement ce triste dépôt.

VIII

Laissons pour un instant dans l'ombre le côté lugubre des ambulances ; en cherchant un peu, nous trouverons dans ce sombre tableau quelques rayons de gaieté.

On ne fait jamais en France un vain appel aux sentiments d'humanité ; aussi les ambulances furent créées sous l'influence d'une véritable explosion de sentiments généreux. Cependant, si l'immense majorité des gens qui en firent partie se laissèrent guider par un pur entraînement du cœur, il faut bien avouer que certains faiseurs exploitèrent la situation dans un but tout personnel et placèrent leur dévouement à de gros intérêts. J'ajouterai même que les plus ardents à la réclame ne furent pas toujours les plus empressés quand il fallut payer de sa personne.

On dit que les médecins se dévorent volontiers entre eux ; il est possible que cela soit un peu vrai ; dans tous les cas, nous ne voulons pas que le public assiste à ces repas de famille, et nous gardons pour le huis clos nos exécutions. Ce n'est donc point ici que j'administrerai à quelques confrères (heureusement d'excessivement rares exceptions) la volée de bois vert qu'ils méritent pour avoir tiré deux moutures de leur sac d'ambulance. Je la réserve pour une autre occasion. Je me contenterai de chercher ailleurs le sujet de mes esquisses.

Enfin, chez quelques ambulanciers, le sentiment humanitaire fut escorté d'un besoin de paraître si tapageur, d'une soif de vanité si ardente, que la reconnaissance publique ne leur doit plus grand'chose ; ils se sont payés sur l'admiration de la foule.

Pendant la guerre, de très-dignes serviteurs de Dieu ont, dans les rangs de nos soldats, rempli le rôle d'aumôniers avec un courage, une abnégation, une modestie qu'on ne saurait trop louer et qui leur ont mérité le respect de tous. Cependant, parmi eux, il en est un qui a trouvé le moyen d'horripiler, d'agacer jusqu'à l'exaspération tout ce qui a porté la croix des ambulances. C'est l'abbé Bauër ; jamais on ne vit pareil appétit de réclame et de vaniteux tintamarre ; ce n'était plus de l'appétit, mais une véritable fringale .

L'abbé Bauër n'est point le seul qui ait frisé le ridicule à force d'exhiber sa personne sous forme d'ambulancier. Il y avait quelques autres cavalcadeurs ; de jolis petits jeunes gens, montant de jolis petits chevaux, et qui auraient fait meilleure figure dans les rangs d'un escadron en bataille qu'à passer leur temps à caracoler le long des routes et sur les boulevards.

Je me rappelle surtout l'un d'eux, que j'ai rencontré plusieurs fois, escortant des voitures d'ambulances qui auraient fort bien pu se passer de son escorte. Il s'était composé un costume de fantaisie très-coquet ; son cheval me paraissait avoir reçu une singulière éducation. Quand il rencontrait un tas de boue, il s'y roulait immédiatement les quatre fers en l'air. Son cavalier semblait très au fait de cette habitude ; il mettait lestement pied à terre et remontait froidement sur sa bête quand elle avait fini sa cabriole. Le soir, la bête avait déteint sur le cavalier, et ils se trouvaient l'un et l'autre recouverts d'une couche de boue parfaitement régulière, mais d'un effet désagréable à l'œil.

Un jour je me suis rencontré avec le comte de Montemerli ; celui-là était un ambulancier sérieux et convaincu. On voyait qu'il avait à cœur de payer à la France la dette de reconnaissance contractée envers nous par l'Italie. Je crois bien qu'il a dû fournir un à-compte d'au moins trois francs de reconnaissance sur cette dette d'un milliard. C'est toujours cela. Il ne faut pas décourager les Italiens qui veulent du bien à la France : ils sont tellement nos obligés qu'ils nous détestent de tout leur cœur.

M. de Montemerli était un ambulancier un peu rageur, mais d'aspect sentencieux. Il montait un cheval qui semblait aussi pénétré que son maître de l'importance de sa mission.

Nos relations ont été très-courtes, mais parfaitement désagréables. J'avais coupé ses voitures, qui ne marchaient pas assez vite pour moi ; il était furieux d'une pareille audace, et il voulait à toute force connaître mon nom pour s'en plaindre à son ami Trochu.

— Ah M. Trochu est votre ami!… Alors veuillez donc en même temps lui dire de ma part que… etc.

J'ignore s'il a fait ma commission, mais dans ce cas je crois qu'il a dû être assez mal reçu.

Ce brave Italien le prit de si haut qu'en lui remettant ma carte, j'eus la douleur de l'envoyer un peu promener. Il est certain que ma présence, là où on fabriquait des blessés, était infiniment plus urgente que la sienne. Si j'avais suivi la file des équipages (il y en avait trois ou quatre cents), je serais arrivé le lendemain, tandis qu'en marchant à ma fantaisie, mes voitures arrivèrent en même temps que la tête de file.

J'ai lu pendant le siége et la Commune des récits de certains ambulanciers qui m'auraient fait frissonner pour leurs précieuses personnes, si je n'avais parfaitement su que, dans l'histoire de leurs dangers, il y avait quatre-vingt-quinze pour cent de roman.

Les obus éclataient si souvent à leurs pieds, que j'étais tout surpris qu'ils n'en trouvassent pas de temps en temps quelques éclats dans leurs poches. Les balles sifflaient tout le jour autour de leur tête ; leur cheval fougueux les avait entraînés jusqu'auprès des Prussiens ; ils avaient été presque faits prisonniers, etc.

Il fallait véritablement qu'ils fussent protégés par un charme pour échapper chaque jour à d'aussi terribles dangers, car ils n'attrapaient même pas une bronchite.

Ces ambulanciers vantards étaient heureusement fort peu nombreux, mais ils faisaient un tel bruit qu'on les croyait une légion. Si la guerre avait duré plus longtemps, ils auraient fini par rendre les ambulances tout à fait ridicules.

Eh! messieurs, si vous trouvez que la bataille est un lieu trop dangereux, que la température y est trop élevée pour votre constitution, qui vous force à y aller? Restez chez vous et ne nous étourdissez pas de vos vantardises ; si vous jugez que le danger n'est pas plus grand qu'il ne faut, faites votre devoir simplement, tranquillement, et sans crier vos prétendus exploits du haut de votre tête.

La vérité, c'est que l'ambulancier est infiniment moins exposé que nos soldats, qui ne se prétendent pas des héros parce qu'ils ont vu le feu. Sur les points les plus dangereux, on est encore protégé en général par une ligne de combattants qui servent d'écran.

On peut évidemment se trouver sur la route de quelque projectile qui se trompe d'adresse, comme cela est arrivé à un de mes confrères, dont la tête fut broyée par un obus, à Bagneux ; mais ce sont là de rares exceptions. Évidemment, on a plus de chances de mortalité qu'en restant dans son lit, et on ne va pas là pour cueillir des noisettes. Mais, en résumé, le danger est moins grand qu'on pourrait le croire. Je sais que, pour mon compte, j'ai assisté à presque toutes les affaires, depuis le combat de Bagneux le 13 octobre jusqu'à la fin de la guerre, sans compter mes expéditions sous la Commune. Je n'ai, dans aucun cas, laissé aucune voiture d'ambulance s'avancer plus loin que les miennes, et le général Favé pourrait dire où elles étaient lorsque je l'ai pansé et ramené à Paris, le jour où il a été blessé. Cependant, je le déclare, je n'ai jamais sciemment couru un seul danger assez grand pour qu'il mérite la peine d'être raconté.

Pourtant, un jour j'aurais bien pu brûler une chandelle sur l'autel de la chance ; c'était pendant le bombardement. J'allais au Moulin-Saquet voir s'il n'y avait pas quelques blessés. J'avais descendu cette longue et rude pente qui constitue l'unique rue de Villejuif. Il tombait une petite pluie fine, il n'y avait pas un seul homme dans la rue, les sentinelles étaient sous les portes aussi bien que les chefs et les soldats.

Arrivé au bas de la côte et avant de m'engager dans le mauvais chemin qui conduit de Villejuif au Moulin-Saquet, je demandai à un officier s'il y avait quelque affaire de ce côté, et si la redoute contenait des blessés. Sa réponse fut négative.

— Vous avez donc bien peur de la pluie, que personne par ici ne met le nez hors des portes?

— Ce n'est pas la pluie qui nous gêne.

— Eh! quoi donc, alors?

— C'est que les Prussiens ont une batterie directement en face de la rue, qui leur sert d'enfilade pour tirer sur Paris. Alors, vous comprenez, les obus qui passent nous enlèvent nos hommes, et c'est pour cela que nous les obligeons à ne pas sortir.

— Mais je n'ai pas entendu un seul coup.

— Vous avez de la chance. Après cela il est possible qu'ils soient en train de déjeuner.

— Alors vous pensez qu'il n'est pas prudent d'attendre qu'ils aient pris leur café?

— Je ne vous y engage pas.

Je regardai le nez de maître Pierre ; ce thermomètre si sensible marquait : tempête, et nous reprîmes au grand galop le chemin de Paris.

Quand la batterie prussienne recommença son tir, nous étions hors d'atteinte. En réalité, nous n'avions couru aucun danger, puisque les Prussiens déjeunaient. Dix minutes plus tard, il n'en eût pas été tout à fait de même, et en tenant compte de la persistance que ces nobles ennemis mettaient à tirer sur nos hôpitaux, pendant le bombardement, il est fort probable qu'ils n'auraient point manqué notre voiture, malgré son drapeau.

Les ambulances ont eu des morts, il est vrai, mais proportionnellement en fort petit nombre ; en général d'humbles brancardiers, de dignes frères des écoles. On aurait dit que les projectiles allaient frapper les plus modestes pour que leurs victimes fussent plus vite oubliées.

En effet, qui sait les noms de ces braves serviteurs de l'humanité? peut-être eux-mêmes ne s'en souviennent-ils plus. En quittant la livrée de notre société pour revêtir leur longue robe noire, ils perdent jusqu'à leur nom et l'échangent contre celui d'un patron en général si étrange, si invraisemblable, qu'il y aurait presque de la cruauté à les en poursuivre après leur mort en le gravant sur une tombe.

L'immense majorité des ambulanciers s'est montrée pleine de bravoure et de dévouement modeste. Ils ont supporté les fatigues et le froid avec une constance qui leur a mérité la reconnaissance de nos soldats.

IX

Pendant le temps qui a séparé la paix avec la Prusse du régime de la Commune, les ambulances furent en partie désorganisées. Le service de bataille n'était plus nécessaire, et l'on pensait bien n'en avoir jamais besoin. L'ouverture des hostilités de cette épouvantable guerre civile vint presque nous surprendre.

Faut-il l'avouer? Nous n'y apportions plus les mêmes sentiments. Contre la Prusse, nous étions entraînés par un élan patriotique qui nous conduisait au secours de nos soldats. Les ambulanciers qui revenaient du combat étaient tristes et mornes, même après le succès. Sous la Commune, les visages étaient indifférents ; on y allait par habitude, un peu par curiosité, mais sans entrain.

Je dis par curiosité ; c'est qu'en effet l'aspect d'une bataille est une chose terrible et grandiose qui attire et entraîne comme les grands spectacles de la nature qu'on est rarement appelé à contempler plusieurs fois.

Il faut bien le dire aussi : dans la guerre de la Commune, si le terrible formait le fond du tableau, souvent surgissaient des incidents où le burlesque jouait un rôle important.

Comme dans les pièces de théâtre, le drame avait son comique.


Si l'intendance de l'armée régulière laissait à désirer dans la guerre contre la Prusse, l'intendance de la Commune était bien autrement incapable de rendre des services.

Je suis persuadé que ces gens-là se préoccupaient surtout du profit personnel qu'ils pouvaient faire dans leur nouvelle situation, aussi tout allait à la diable et chacun tirait de son côté.

Les frères May tenaient le sceptre de l'intendance, et l'aîné eut un mot qui peint bien toute cette bande.

Un de mes amis a un fils qui, pendant le siége contre la Prusse, a fait son devoir dans la mobile. Il y avait attrapé des rhumatismes assez sérieux, il chercha à les utiliser pour ne pas servir sous la Commune.

Mon ami connaissait May ; il fut le trouver et le pria d'employer son fils dans les bureaux de l'intendance, lui exposant que son état de santé ne lui permettait pas de faire un service plus actif.

— Votre fils est devenu malade en servant contre les Prussiens? C'est bien fait pour lui. Qu'est-ce qu'il allait f… là?


Quand je voulus reprendre mes caravanes sous la Commune, je me trouvai démonté. Pierre, mon fidèle cocher, qui avait échappé à toutes les mauvaises chances de nos expéditions contre la Prusse, avait eu la maladresse de se faire écraser bourgeoisement par un omnibus qui lui avait fêlé la tête et brisé une côte. Il était encore trop souffrant pour m'accompagner. Je n'avais plus que le cocher de M. Chevet, qui me conduisit dans la voiture Kerckoff que je montais ordinairement.

La première fois que je sortis, c'était à l'affaire du rond-point des Bergères, là où les gardes nationaux ont si bien marché pour aller au feu, et ont tant couru pour en revenir. Ce fut dans cette journée que Flourens eut l'intelligence de se faire tuer. Quelle jolie débandade que cette première sortie des Communeux contre les Versaillais! Le Mont-Valérien tirait dessus sans leur faire grand mal ; mais je crois qu'ils devançaient les obus à la course. C'était à se tordre de rire, de voir quels jarrets la peur donnait à ces ivrognes. Ils fuyaient, se heurtant, se bousculant, cahotant les uns sur les autres, jetant leurs armes pour mieux détaler. Je me souviens surtout d'un lieutenant saoûl et d'un sous-lieutenant tous deux aussi ivres l'un que l'autre, et qui trouvaient le moyen de courir, même quand ils roulaient par terre.

Toute la bande s'enfuit jusqu'à Paris ; les plus braves cependant s'arrêtèrent à Neuilly. Je ne sais plus le numéro de leurs bataillons ; mais je les avais baptisés le bataillon des bidons vides. En effet, leurs bidons ressemblaient à ceux des Danaïdes, il n'y avait jamais rien dedans ; les bouchons, reconnus absolument inutiles, étaient même supprimés.

On se fait à tout, et l'habitude vient peut-être encore plus vite pour le danger que pour le reste. Ces hommes qui avaient fui, en proie à une terrible panique, finirent par s'habituer au feu, et montrèrent plus tard un courage qui a rendu cette abominable guerre si meurtrière.

C'est ce jour-là qu'on cria pour la première fois : « Les Versaillais tirent sur nos ambulances! » C'était la monnaie de ce cri si connu des émeutiers : « On assassine nos frères! » Voilà ce qu'il y eut de vrai dans cette accusation.

Les insurgés, dans leur fuite, avaient abandonné un canon et deux caissons sur le rond-point des Bergères. De jeunes voyous se glissèrent jusqu'à la pièce de canon et finirent par l'emmener. Restaient les deux caissons. Naturellement le Mont-Valérien tirait sur tout ce qui s'avançait pour s'en approcher.

Il y avait beaucoup de blessés du côté de Nanterre, et il fallait passer sur le rond-point des Bergères pour les aller prendre. Cinq voitures de l'ambulance internationale se dirigèrent de ce côté. Arrivés aux dernières maisons près du rond-point, les communards s'abritèrent derrière les voitures pour s'approcher des caissons, et le Mont-Valérien fit feu. Mais comme on était à peine à 1 kilomètre de la forteresse, et que personne ne fut atteint, il est fort probable qu'on tirait à blanc, sans obus, et comme avertissement. Les voitures revinrent sur leurs pas.

Je voulus tenter l'aventure ; mais comme je n'avais pu obtenir des communeux qu'ils me privassent de leur escorte, je reçus le même accueil, et c'était tout naturel. Les voitures d'ambulances ne sont point destinées à servir de passe-port en pareille circonstance.

Je n'insistai pas. Je me contentai de ramasser sur la route les débris de la bousculade qui venait d'avoir lieu. Il n'y avait qu'un seul blessé par coup de feu, les autres étaient des contusionnés et des écloppés, tous plus ou moins ivres naturellement.

Il paraît que la peur est contagieuse. Mon cocher me déclara que je pouvais lui chercher un successeur et qu'il ne remettrait plus les pieds dans ces bagarres.

X

Le 5 avril, le fort d'Issy faisait un tel tapage, que je jugeai qu'il y avait quelque chose à faire de ce côté. Pierre, mon fidèle cocher, se tenait alors à peu près sur ses jambes et consentit à m'accompagner. Je trouvai le fort dans un pitoyable état ; les obus de Versailles achevaient l'œuvre des Prussiens. Les casernes effondrées ne pouvaient guère être utilisées que pour servir d'abri aux voitures derrière ce qui restait de leurs murailles. De rares gardes nationaux se tenaient près la porte d'entrée, un peu moins menacée que le reste. Les autres étaient dans les casemates ; les batteries avaient leur service d'artillerie au complet et ne laissaient pas refroidir leurs pièces, il faut leur rendre cette justice.

C'était chose bien curieuse que les figures qui peuplaient ces ruines. Quelles têtes! quelles physionomies! Comme le vice avait enluminé tous ces visages, en attendant que le crime leur imprimât son dernier cachet! C'étaient des hommes de Belleville. Si on les avait déshabillés de leurs sordides vêtements, on n'aurait pas trouvé deux chemises pour cinq hommes. Dans le nombre quelques figures honnêtes, effarouchées, amenées là de force, faisaient tache sur le reste.

— J'te parie une chopine que je dégotte la maison qui est là-bas, à côté du grand peuplier.

— J'parie que non.

— Ça y est, j'ai touché.

— Ma revanche! A mon tour!

— Ça va pour une chopine.

— J'ai mis dedans.

— Jouons la belle.

Total, quatre coups de canon pour une chopine. Quelles belles journées ils passaient au fort d'Issy!

Un obus versaillais, en éclatant, jeta deux artilleurs à terre ; l'un était tué, l'autre avait la cuisse gauche fortement entamée.

— Allez chercher du monde pour enlever ces hommes, dis-je à un artilleur.

Il alla à une casemate et revint un instant après.

— Y veulent pas venir.

J'allai à mon tour à la casemate. Si je leur avais dit : « Messieurs, veuillez avoir l'obligeance de venir emporter vos camarades, » ils m'auraient ri au nez. Je dus leur parler leur langage pour me faire obéir.

— Ah çà! vous ne voulez pas venir relever vos camarades ; eh bien! quand on vous cassera la g…, qui est-ce qui vous ramassera?

Immédiatement j'eus plus d'hommes qu'il ne m'en fallait. Dix minutes plus tard, j'en avais encore bien davantage. Il y eut un coup de casemate, c'est-à-dire qu'un obus vint éclater dans leur terrier, ce qui me donna assez de besogne, et tous s'empressèrent de déguerpir.


Il était curieux de constater les petits soins et les égards que témoignaient les communeux aux chirurgiens.

— Major, ne passez pas par là ; la place est dangereuse. — Major, venez dans notre casemate ; elle est plus sûre que les autres, etc.

Quand ils nous répondaient, leurs mains montaient jusqu'au képi, et nos ordres étaient exécutés avec un empressement et une ponctualité qui contrastaient fort avec la complète irrévérence qu'ils témoignaient à leurs chefs. Chacun d'eux s'empressait pour nous servir d'aide, et ils s'acquittaient de leur tâche avec beaucoup de zèle.

Je n'ai point l'intention, bien entendu, d'attribuer leur conduite à notre égard à un sentiment des convenances ou à un respect de la hiérarchie sociale. Pas le moins du monde ; pour eux, c'était une affaire d'intérêt. Ils se disaient : « Si on nous casse quelque chose, le major est là ; il faut donc avoir soin de lui et ne pas lui être désagréable ; sans quoi il pourrait bien nous planter là, et alors qui donc aurait soin des fils de nos mères? »

Pendant que j'étais au fort, on vint m'avertir qu'un de mes confrères venait d'être blessé au fond de cette espèce de ravin qui sépare les forts d'Issy et de Vanves, là où le chemin de fer forme un énorme remblai percé en bas d'une voûte où passe la route. Je me rendis près de lui.

En revenant au fort, je fus témoin d'un splendide spectacle. J'étais sur une hauteur dominant les accidents de terrain qui s'étendent jusqu'à Clamart. Il faisait un temps magnifique, et la verdure, qui était encore une nouveauté, fournissait au paysage des contrastes de tons pleins de vigueur. A mes pieds, avait lieu un combat de tirailleurs très-animé. Les tranchées, remplies de combattants, faisaient un feu nourri. Chaque buisson, chaque butte de terre abritaient un ou plusieurs hommes. On fuyait, on revenait à la charge, et de tous côtés des combats partiels étaient engagés.

La grosse voix du canon se mêlait aux pétillements de la fusillade. A ma gauche et un peu en arrière, une pièce de sept, sans épaulement et à peine abritée par un mur, faisait un feu continu, auquel les Versaillais ne daignaient pas répondre. Le principal servant de cette pièce était un gamin d'une quinzaine d'années, qui se démenait comme un diable dans cette fumée.

Puis un peu partout des arbres ébranchés, rompus, tordus par les projectiles ; des canons démontés, des affûts et des caissons brisés, tous ces résidus des batailles étaient épars sur un sol fouillé par les obus.

Je restai là une demi-heure, immobile, absorbé dans une contemplation profonde, analysant ces terribles contrastes d'une nature splendide dorée par le soleil et de cette œuvre de destruction que les hommes accomplissaient avec rage.

Quand je retrouvai Pierre, il n'était pas content ; il paraît qu'un obus était venu tuer deux chevaux auprès de sa voiture, et il prétendait que nos blessés avaient un vif désir de gagner Paris.

En rentrant chez moi, un incident des plus prosaïques me donna une émotion d'un autre genre. Ma famille contemplait avec horreur un volumineux insecte grisâtre qui se prélassait sur mon dos. Il fut immédiatement massacré, et je le regrette ; j'aurais voulu le conserver, embroché d'une épingle, comme un souvenir de ces bons communeux. Il était d'une taille majestueuse ; on comprenait que la longue existence de ce malfaiteur s'était écoulée calme et paisible, et que jamais on n'avait dérangé ses habitudes par d'indiscrètes perquisitions.

J'y pensai pendant huit jours, et, aussitôt qu'une démangeaison me rappelait le monstre, je courais dans ma chambre et je m'empressais de m'assurer si j'avais eu affaire à un misanthrope isolé, fuyant la société de ses semblables, ou s'il avait émigré en famille.

Le 7 avril, Versailles attaqua le pont de Neuilly et s'en empara. L'affaire fut très-meurtrière pour les communeux. Il ne fallait point espérer passer par l'avenue de la Grande-Armée pour arriver sur le lieu du combat. Je pris l'avenue du Roule, que je dus bien vite abandonner. Il était deux heures, et jusqu'à cinq heures je fis d'inutiles tentatives pour me rapprocher du pont.

Les routes transversales étaient aussi impraticables que les chemins directs, les balles tombaient partout. Cela tenait à la nature des clôtures des maisons du parc de Neuilly, qui sont entourées non par des murs, mais par des grilles. Dans une rue, on n'a qu'à se méfier des deux extrémités ; sur les côtés, les maisons vous protégent. Mais, au milieu de ces grillages, les projectiles arrivent de fort loin et de tous les côtés.

Quand le feu se ralentissait, nous allions en avant ; mais, quand il reprenait son intensité, nous étions obligés de battre en retraite, et Pierre ne se faisait pas prier pour cela.

Vers quatre heures, j'avais gagné, près de la Seine, l'extrémité du boulevard Bineau. J'étais abrité derrière une maison et au repos. Trois voitures de l'Internationale vinrent me rejoindre, et, en raison de l'expérience puisée dans mes précédentes tentatives, on me chargea de diriger l'expédition. Pendant une accalmie, nous prîmes le boulevard de la Saussaie parallèle à la Seine, et qui conduit vers le pont. Nous marchions à pied, près des voitures, lorsque, en arrivant aux rues qui avoisinent le pont, une fusillade violente nous coupa la route ; les cochers de l'Internationale poussèrent en avant au galop pour échapper aux balles qui nous arrivaient par le travers ; ils tombèrent au beau milieu des Versaillais, qui débouchaient sur ce point.

Les Versaillais ne faisaient, bien entendu, aucun mal aux ambulanciers qui arrivaient au milieu d'eux, mais ils les utilisaient pour emmener leurs blessés.

On ne manqua pas de clabauder encore ce jour-là que les troupes de Versailles tiraient sur les ambulances ; c'était bien sans le savoir, et la Commune pouvait revendiquer au moins la moitié des projectiles.

J'avais arrêté ma voiture, et tous les ambulanciers de l'Internationale qui étaient avec moi se trouvaient absolument coupés des leurs. Comme je ne voulais point aller coucher à Versailles, malgré le désir que j'avais d'être utile à nos braves soldats, je tournai bride, et cette fois revins à Paris, par la porte des Ternes, absolument à vide de blessés.

Rentrer à vide après un combat qui a duré toute la journée, c'était presque une honte ; aussi, j'allai m'installer à la porte Maillot, dans la maison d'un marchand de vin, qui faisait le coin de l'avenue de la Grande-Armée et du boulevard Pereire. Au bout d'une demi-heure, grâce au bombardement de la Porte-Maillot, qui était l'objectif des obus et des boîtes à balles, j'avais de quoi remplir ma voiture, et je rentrai définitivement et pour la dernière fois, car Pierre me signifia qu'il n'avait plus aucune espèce de goût pour le métier d'ambulancier ; et, le lendemain, pour échapper à mes tentatives de séduction, il se sauvait à la campagne de son maître avec le cheval et la voiture.

J'étais donc démonté de mes chevaux et de mes voitures. Je n'en cherchai pas d'autres, car, je dois l'avouer, j'étais dégoûté des communeux, et s'il est une façon stupide de risquer sa vie, c'est de la risquer pour de pareilles gens.

XI

On éprouva le 22 mai une joie folle en apprenant l'entrée à Paris des troupes de Versailles, mais on sentait que l'acte final serait terrible et que l'agonie du monstre coûterait des flots de sang.

Je prévoyais depuis longtemps que j'aurais, au moment de la crise, un assez mauvais quart d'heure à passer, car j'habite la rue de Rivoli, entre l'Hôtel de Ville et la place Vendôme, c'est-à-dire entre les deux points les plus importants de la résistance. Cette ligne devait certainement devenir le théâtre d'un terrible engagement. Je prévoyais l'envahissement de nos habitations, et, comme conséquence naturelle, le pillage, car les communeux n'ont point l'habitude de sortir les mains vides des appartements qu'ils visitent.

Hélas! en les considérant seulement comme de vulgaires malfaiteurs, j'avais, je l'avoue, de grandes illusions sur leur compte.

Le lundi matin, la fermentation de la populace du quartier était intense ; l'écume révolutionnaire quittait le ruisseau pour prendre le haut du pavé ; des barricades énormes s'élevaient à tous les coins de rue et coupaient en plusieurs endroits la rue de Rivoli. Des mégères, des femmes hors de sexe, s'accrochaient aux passants et les obligeaient à collaborer à leurs barricades. Des dames bien vêtues et qui fuyaient effarouchées, étaient ramenées, la baïonnette au dos, et devaient porter leur pavé. Il leur fallait prendre la pelle et la pioche, emplir des sacs à terre, enfin contribuer à une défense qui eût été leur ruine en cas de victoire.

Pour protéger notre maison, j'avais fait arborer mon drapeau d'ambulance, et je disposai bientôt de moyens de secours pour une trentaine de blessés. Je transformai les locataires de la maison en ambulanciers, et j'obtins d'un officier qu'une sentinelle fût placée à notre porte pour en interdire l'entrée à tout homme armé, ou que je ne voudrais pas admettre. Grâce à ces précautions, nous passâmes la journée du lundi d'une façon assez calme.

Le mardi 23, les tribulations commencèrent. La maison qui touche celle que j'habite est occupée par un grand magasin de confection : la maison Henri IV . Depuis le matin, un fédéré, ancien commis du confectionneur, rôdait autour de la maison, cherchant un moyen de détruire l'établissement dont il avait été renvoyé. Voilà le moyen que cet ingénieux scélérat finit par découvrir. Il voit un vieillard infirme à une fenêtre du cinquième étage. Il crie qu'on vient de tirer sur lui et fait feu lui-même sur le vieillard, qui ferme sa fenêtre en proie à une véritable terreur. J'étais présent ; j'ai suivi toutes les phases de ce guet-apens, et un seul coup de fusil a été tiré : celui du fédéré.

Au bruit de la détonation, au cri du fédéré, les gardes nationaux entourent la maison comme un troupeau de bêtes féroces, en criant : A mort! En un instant la porte est enfoncée et la maison envahie. Le promoteur de cette sauvagerie, au lieu d'aller au cinquième chercher son agresseur imaginaire, se rue sur la devanture de son ancien patron ; elle est bientôt brisée et le magasin mis au pillage. En un instant les différents appartements sont envahis, tous les meubles broyés, saccagés et jetés par les fenêtres. On trouve le pauvre vieillard, ce qui n'était pas bien difficile, on l'entraîne, et, par un miracle que je ne m'explique guère, il ne fut pas massacré.

Les autres locataires étaient absents de la maison, et parmi eux je compte des amis dont je voyais piller les meubles avec un véritable chagrin. Assisté de mon personnel, nous tentâmes auprès des chefs d'impuissants efforts pour leur faire comprendre que personne n'avait tiré par les fenêtres.

Les chefs étaient gris, les soldats ivres, et rien ne pouvait arrêter leur rage. La concierge avait disparu avec ses enfants, et le misérable qui avait organisé le pillage vint la réclamer chez moi morte ou vive. Je fis respecter notre maison et mis dehors les fédérés qui voulaient nous soumettre à leurs perquisitions. Pendant ce temps l'un d'eux était allé à la Commune et rapportait un ordre parfaitement en règle, signé de deux membres de cette bande ; il enjoignait de brûler toute maison dont les habitants feraient opposition à la Commune ou tireraient par les fenêtres sur les gardes nationaux. Cette dernière phrase était d'une autre écriture que le reste de l'arrêté, et ajoutée après coup pour la circonstance. Jusqu'à ce moment il n'y avait eu qu'un seul incendie, celui du ministère des finances, allumé depuis la veille au soir, les fédérés ne s'étaient pas encore accoutumés à brûler nos maisons, ils y mettaient provisoirement des formes.

Je courus à l'homme au papier : un sinistre drôle, simple garde, une face pâle et froidement féroce, encadrée d'une barbe jaune.

— Vous voulez brûler la maison?

— Oui, citoyen, voilà l'ordre.

— Vous ne l'exécuterez pas, je vous en réponds. Ne voyez-vous pas qu'à côté existe une ambulance, et que l'incendie la dévorera inévitablement?

— Déménagez votre ambulance.

— Je ne déménagerai pas, et vous ne brûlerez rien.

— Vous allez voir cela.

Je me mis à la poursuite des chefs et leur démontrai combien il était stupide de brûler une ambulance pour venger un coup de fusil qui n'avait pas été tiré.

Mais le gredin me suivait partout, son papier à la main, et aussitôt qu'il l'avait montré, les chefs les mieux disposés me tournaient le dos en me disant :

— C'est un ordre de la Commune ; que voulez-vous que j'y fasse?

Leur attitude ne m'était pas très-hostile. Ce jour-là on devinait qu'ils ne tenaient pas absolument à voir la maison brûler, mais ils ne se sentaient pas le courage de s'opposer à un ordre de la Commune.

Ils semblaient dire : Tirez-vous de là comme vous pourrez ; ici chacun joue sa peau, défendez la vôtre. Tout ce que nous pouvons faire, c'est de ne pas nous en mêler. Ils craignaient de passer pour suspects et tremblaient devant ce chiffon de papier qui représentait la Commune.

J'avisai alors des gardes nationaux habitant le voisinage ; je leur fis comprendre que l'incendie de cette maison était l'incendie du quartier, et que ce qu'ils possédaient serait naturellement détruit. En effet, la rue du Roule, qui forme encoignure avec le magasin de Henri IV, est formée de vieilles constructions, de maisons petites, enchevêtrées les unes dans les autres et qui auraient brûlé d'autant mieux jusqu'à la dernière qu'il était défendu sous peine de mort de jeter un seau d'eau sur une maison incendiée.

Parmi ces gardes nationaux j'en remarquai deux qui semblaient plus énergiques que les autres. Je les pris à part :

— Alors vous êtes décidés à vous laisser brûler?

— C'est vrai que c'est embêtant ; mais qu'est-ce que vous voulez que nous y fassions?

— Il faut se défendre ; la vie d'un homme aujourd'hui ne pèse pas une once ; vous avez des armes ; envoyez une balle dans la tête ou un coup de baïonnette au premier qui s'avancera pour mettre le feu ; le second réfléchira avant de risquer l'aventure.

Le sinistre gredin qui voulait nous brûler n'osait rien dire. Je sentais qu'il avait peur de perdre la partie et l'enjeu était sérieux. Je profitai de son hésitation ; je montai la tête de mes hommes, et ils finirent par me dire :

— C'est entendu, le premier qui approchera recevra son affaire.

Je les plaçai devant la porte.

— Restez là et ne bougez pas. Tenez seulement un quart d'heure, je me charge du reste.

Je sentais bien que je venais d'obtenir un simple répit. L'incendiaire s'était glissé dans la foule, et j'allais avoir sur les bras le rebut de cette canaille.

Je courus le quartier et je fus assez heureux pour mettre la main sur un commandant d'état-major, homme qui semblait bien élevé et qui n'était point ivre.

— Colonel (il sourit de la façon la plus gracieuse), venez donc me dégager, on veut brûler mon ambulance.

Je me gardai bien de dire que c'était la maison voisine ; en pareil cas on ment avec un aplomb superbe. Du reste j'avais flatté sa vanité en le traitant de colonel ; il était à moi.

— Brûler votre ambulance! c'est absurde ; je ne veux pas de cela.

Je fis venir les officiers et le porteur de l'ordre communeux, qui était en train d'exciter la foule. Appuyé par le commandant qui entrait tout à fait dans mon plan de résistance, je me fis écouter. Je représentai à ces brutes qu'il était odieux de songer à brûler une ambulance renfermant leurs frères, qui avaient versé leur sang pour leur cause, etc.

La vérité, c'est qu'en fait de blessés je n'avais qu'une quarantaine de matelas sauvés du pillage des maisons voisines et un pauvre diable qu'ils avaient entraîné de force et qui s'était dit blessé pour leur échapper.

Je n'ai pas besoin d'ajouter qu'ils ignoraient entièrement cette circonstance, car je n'avais laissé pénétrer personne dans ma maison ; quand la porte s'ouvrait, et Dieu sait combien de fois ils tirèrent la sonnette, j'étais toujours là pour en barrer l'entrée ; et j'avais été assez heureux pour repousser toutes les réquisitions ou perquisitions qu'ils avaient voulu me faire subir depuis la veille.

Le vent tournait de mon côté, j'étais maître de la situation. Dans ces bagarres, un rien suffit pour vous perdre ou vous sauver ; si vous ne dominez pas la foule, elle vous écrase. La majorité était passée de mon côté et j'étais absolument disposé à m'en servir.

Alors l'homme au papier composa et me dit :

— Je consens à ne pas mettre le feu, mais à la condition que tout sera détruit et brisé dans la maison.

— Il y a une heure que vos amis sont là-haut, et vous devez comprendre que sous ce rapport il ne doit plus rien rester à faire.

— Major, ajouta un capitaine, il faut que ces gens-là soient punis (punis de quoi, mon Dieu!). Prenez tout le linge pour votre ambulance, et le vin de la cave pour vos blessés.

— J'accepte avec reconnaissance, seulement pour l'instant j'ai assez du linge qui est sur le trottoir, et comme le vin est dans la cave je sais où j'en pourrai faire prendre si j'en ai besoin. Mais je crois qu'il serait bon, maintenant que nous nous entendons, de faire descendre les hommes qui sont dans la maison.

— Prenez deux gardes et faites évacuer.

Je montai, suivi de deux chenapans qui m'aidèrent à faire déguerpir leurs camarades, et je fermai la porte de la rue. Je fis porter à mon ambulance la literie et le linge qui jonchaient le trottoir. Le tout fut mis en sûreté.

— Maintenant, capitaine, il nous faudrait un piquet autour de la maison. L'homme au papier n'est plus là, mais il pourrait revenir quand je serai parti.

— Combien vous faut-il d'hommes?

— Huit.

— Prenez-en cinq.

J'en ajoutai trois aux deux dont j'étais sûr, et je me permis de donner la consigne. Les officiers me laissaient faire.

— Mes enfants, si vous ne voulez pas que vos familles rôtissent cette nuit, il faut faire feu sur tout individu qui s'approchera pour brûler la maison. S'il a un ordre écrit, envoyez-moi chercher, et nous tâcherons qu'il ne soit pas exécuté.

— Major, soyez tranquille.

Malgré cette assurance, moi et mes ambulanciers, — de braves négociants de ma maison, MM. Morel, Raulin et Schevetzer — nous exerçâmes une surveillance active.

Pour ce jour-là nous étions sauvés.

Un détail assez comique de l'expulsion que je fis des pillards qui occupaient la maison.

Comme je descendais l'escalier, suivi de ces honnêtes citoyens qui venaient de remplir leurs poches, un d'eux, grand drôle ayant une certaine autorité sur la bande, me dit :

— Major, je veux qu'on me fouille. J'ai tout cassé, c'est vrai, c'était pour le bien, mais je ne suis pas un voleur, et je veux qu'on visite mes poches.

— Vous fouiller? vous! je le défends, vous êtes un honnête homme, ces choses-là se peignent sur la figure, et je réponds de votre probité.

Un instant après, comme je faisais enlever et transporter au loin les débris de planches, de meubles et d'enseignes qui jonchaient le trottoir, et dont on aurait pu, au moyen d'une simple allumette, faire un feu de joie dangereux, je vis mon homme au milieu de la rue, dans un cercle de gardes nationaux. Il avait quitté sa vareuse, son gilet, et se disposait à quitter le reste, quand je m'approchai.

— Que faites-vous donc là?

— Je veux qu'on me fouille, me dit-il, avec la ténacité d'un ivrogne.

— Qui donc fait ici à cet homme l'injure de douter de sa probité? Je réponds de lui, c'est un honnête citoyen. Habillez-vous, personne n'oserait vous fouiller.

Au fond je ne l'aurais pas juré, et c'était probablement la première fois qu'on lui rendait un pareil hommage. Mais honnête ou non, je venais de m'attacher un homme dévoué, et pour le moment j'avais besoin de gens dévoués.

O ma bonne casquette d'ambulance, c'est à toi que je devais ce résultat! Grâce au prestige que tu exerces sur des gens qui sentent que dans un instant ils peuvent avoir besoin de chirurgien, j'ai pu me faire entendre de ces brutes avinées, et sauver notre maison et celle de mes amis!

Vers le soir, le misérable qui avait organisé le pillage amena sa femme à l'ambulance, nous priant de lui donner l'hospitalité pour la nuit. Je n'étais pas là, et n'osai ensuite la mettre dehors ; mais je sentis que c'était un espion, chargé de rendre compte de nos sentiments politiques, et de nous faire fusiller si les Versaillais avaient été repoussés. Ces gens-là ne me pardonnaient pas d'avoir fait échouer l'incendie de la maison.

XII

Le mercredi matin 24 mai, un de mes ambulanciers, M. Raulin, était sur la porte vers six heures, lorsque passe un grand vieillard, la barbe grise, l'œil creux, sans uniforme, et portant le képi fédéré.

— Vous ne vous attendiez pas à celle-là, dit-il avec un sourire, en montrant les Tuileries qui flambaient.

— Ma foi, non, répond l'ambulancier ; je n'aurais jamais cru la Commune aussi canaille.

— Aussi canaille! Ah! c'est comme cela, vous allez avoir de mes nouvelles.

On me prévient de ce qui vient de se passer. Je cours après ce vieux sauvage qui retournait à grands pas du côté de l'Hôtel de Ville, et je cherche à savoir ce qu'il appelle « de ses nouvelles. »

— Citoyen, un de vos hommes vient de traiter la Commune de canaille. Voici ma carte, — il me montra une grande carte verte qui lui conférait un grade que je ne me donnai pas la peine de constater ; — je vais à l'Hôtel de Ville, et dans une demi-heure votre maison flambera.

Décidément, j'étais prédestiné à l'auto-da-fé.

— C'est impossible qu'il vous ait dit une pareille chose, vous aurez mal entendu. C'est un bon citoyen, incapable de dire du mal de la Commune.

— J'ai parfaitement entendu, vous êtes des réactionnaires, et on va faire votre affaire.

— Vous ne savez pas ce que vous dites, nous sommes des ambulanciers, et on ne brûle pas une ambulance. — Et je recommençai pour lui mon discours de la veille ; c'était de l'éloquence absolument perdue.

— Je me fiche pas mal des ambulances! dans une demi-heure vous flamberez, voilà mon dernier mot.

Je déployai toutes mes séductions pour apaiser cet atroce vieillard, et c'était difficile, car il appartenait à la catégorie des fanatiques. Après de longs et inutiles pourparlers, je lui dis :

— Sur l'honneur, avez-vous entendu le propos que vous attribuez à mon ambulancier?

— Sur l'honneur, je l'ai entendu.

Quelle belle garantie pour moi que l'honneur de ce vieux misérable! Du reste j'étais bien sûr de sa véracité.

— Alors c'est un traître qui m'a trompé, il faut qu'il soit puni ; fusillons-le.

— A la bonne heure, vous êtes un vrai citoyen, nous pouvons nous entendre ; fusillons-le. — Et son œil gris éteignit ses flammes.

— C'est entendu, il faut le fusiller, mais pas tout de suite, quand tout sera fini ; vous comprenez que j'en ai besoin pour soigner mes blessés.

La contestation recommença de plus belle, et j'eus toutes les peines du monde à obtenir un sursis de vingt-quatre heures. Il l'accorda enfin, c'est tout ce que je demandais, car je me disais tout bas : Mon bon ami, dans vingt-quatre heures, ce n'est plus vous qui fusillerez, ce sera nous.

Du reste, mon parti était pris ; si je n'avais pas pu le dompter, je l'aurais fait entrer chez moi pour exécuter la sentence, je fermais la porte, et il y a gros à parier qu'elle ne se serait jamais ouverte pour lui. Avant tout, je voulais sauver moi et les miens.

Pendant cette algarade, je constatai que le piquet que j'avais fait placer pour garder la maison voisine, avait disparu. Les troupes étaient changées. J'allai trouver un capitaine pour lui demander mon piquet, lui disant les motifs qui nécessitaient sa présence.

— Eh bien, quand on brûlerait la maison, voilà-t-il pas! Vous aurez de la chance si on ne brûle pas tout le quartier. Vous vous êtes si bien conduits dans l'arrondissement!

Je trouvai épique la réponse de ce malfaiteur estimant que c'étaient les honnêtes gens qui se conduisaient mal.

— Très-bien, si vous trouvez bon de brûler vos blessés, je n'ai rien à dire, c'est votre affaire et je ne m'en mêle plus.

La porte de la maison menacée était ouverte, la concierge me dit que les insurgés s'occupaient à la piller ; j'étais consterné. Les laisser faire me semblait extrêmement dangereux, car depuis la veille l'incendie était passé dans leurs habitudes, et ils auraient mis le feu en se retirant ; les faire déguerpir me paraissait assez difficile, je n'avais plus mon escorte de la veille pour me protéger, et ce jour-là les fusils partaient seuls, surtout quand on devenait gênant ou indiscret. Je montai l'escalier et trouvai les misérables en train de faire des paquets des objets à leur convenance. Je pris un air très-affairé et me mis à crier aux différents étages :

— Allons, citoyens, ce n'est pas notre place ici ; les Versaillais arrivent. Descendons, vos frères vous attendent… etc.

Et je descendis l'escalier suivi de toute la bande, que l'annonce des Versaillais impressionnait désagréablement. Je tenais la rampe, le menton sur l'épaule, regardant en arrière si quelque canon de fusil n'était point braqué sur moi. Enfin, lorsque j'eus gagné la rue sain et sauf et que j'eus fermé la porte, je poussai un gros soupir de satisfaction et de soulagement. Mon stratagème avait réussi, c'était un grand danger d'évité.

La plupart de ces bandits emportaient leur butin, et pas un n'eut l'idée, bien entendu, de demander à être fouillé.

Une heure après, une fusillade intense se fit entendre en face de la maison. Les barricades étaient occupées et fonctionnaient avec un tapage infernal.

Tout à coup survient une panique, on frappe à la porte, et je vois apparaître l'homme au pillage de la veille, dont je savais alors le nom : Michel, du 12 e bataillon, demeurant rue Saint-Germain-l'Auxerrois. Je savais également alors qu'il avait appartenu comme commis au magasin de confection.

— On bat en retraite, cachez-moi.

— Je n'admets pas ici d'hommes armés non blessés ; vous avez le temps encore de vous sauver ailleurs, partez. Cependant je vous permets de revenir avec une balle dans le ventre.

Et je le mis à la porte.

— Mais vous ne voyez donc pas, dit-il en s'en allant, que tout brûle?

Alors un spectacle terrible s'offrit à mes yeux. La maison qui fait face à la mienne, le n o 79, commençait à brûler ; les flammes sortaient en hautes gerbes par les neuf fenêtres du premier. Or, comme il était défendu sous peine de mort de lancer un seau d'eau sur le feu, nous calculions combien de temps, à peu près, il faudrait à cette maison, — occupée par un grand magasin de parfumerie et par une maison de deuil, — pour flamber du haut en bas et pour nous jeter sa fournaise en s'écroulant sur nous.

Il paraît que le truc du coup de fusil tiré par les fenêtres a du bon, car c'est encore le prétexte qui fut invoqué dans ce cas. Peut-être que l'homme au papier, qui tenait si fort à nous brûler la veille, avait voulu utiliser son ordre de la Commune.

Voici comment les choses se passèrent après la comédie du coup de fusil. Ils pénétrèrent dans la maison en enfonçant la porte, et montèrent au premier chez un banquier. Ils signifièrent au peu de locataires qui restaient de sortir de suite sans prendre la peine de rien emporter, parce que la maison allait être brûlée.

Ils étaient, m'a-t-on dit, trois gredins ; l'un gardait la porte en bas, les deux autres accomplissaient leur sinistre besogne.

L'un d'eux amassait, au milieu des meubles, les papiers du banquier, disposait méthodiquement ces éléments de combustion et plaçait dessous une allumette. Pendant ce temps, l'autre écoutait avec une parfaite indifférence les supplications des locataires affolés qui le conjuraient, à genoux, de ne pas les ruiner. Pour toute consolation, il leur disait : « Si dans cinq minutes vous n'êtes pas partis, l'escalier sera en feu et vous grillerez tous. »

Il y avait dans la maison une jeune fille phthisique et presque mourante, mademoiselle D…, qui ne pouvait quitter son lit ; sa mère poussait des cris déchirants.

— Mais ma fille ne vous a rien fait, vous ne pouvez pas cependant la brûler vive.

— Je n'y puis rien, il faut que la maison soit brûlée ; cependant il est possible que je sauve la fille, mais à la condition que vous me jurerez que, si je suis pris, vous me ferez obtenir ma grâce pour vous avoir rendu ce service.

Stupide brute, qui croit mériter sa grâce parce qu'il s'arrête à son onzième crime au lieu de compléter la douzaine!

La mère jura, bien entendu, et le misérable partit avec la jeune fille sur son dos, et il exigea que la sœur de la mourante montât la garde, armée de son fusil, à la porte de la rue jusqu'à son retour.

Nous recueillîmes deux des victimes dans notre ambulance. Leur fortune était contenue dans un mouchoir noué par les coins. Les autres n'emportaient que les vêtements qui les couvraient.

Nous étions réunis dans la cour, devisant assez tristement en attendant le moment où l'incendie nous obligerait à nous enfuir par les toits, car par la rue il n'y fallait pas songer : elle était sillonnée par un véritable ouragan de projectiles. Les balles, les obus, les boulets sifflaient, éclataient avec un tapage infernal, heurtaient la porte, crevaient les devantures des magasins, en brisaient les glaces, et cela depuis huit heures du matin jusqu'à cinq heures du soir.

Nous écoutions cette tempête avec une véritable indifférence ; une seule chose nous préoccupait : le feu, car non-seulement nous perdions beaucoup ou même tout par le feu, mais encore il nous fallait exécuter, avec nos femmes et nos enfants, un voyage à travers les toits. Et, malgré les explorations auxquelles nous, les hommes, nous nous étions préalablement livrés, je n'avais vu bien nettement que les dangers du voyage aérien, mais je n'en connaissais véritablement pas l'issue. La seule possible, était une étroite croisée fermée de deux gros barreaux de fer, et nous manquions d'outils pour les faire sauter. Et encore après avoir réussi à ouvrir cette voie, nous ne savions pas du tout où elle aboutissait. Tout le monde avait fui ou se cachait dans les caves.

Chacun de nous avait fait son petit sac contenant ses valeurs et ses objets précieux. Chacun était prêt à se l'attacher aux flancs, à quitter pour toujours son foyer, et à courir sur les toits vers l'inconnu.

Il y a quelque chose de bien profondément mélancolique dans le dernier regard qu'on jette sur les meubles auxquels on dit adieu. A chacun d'eux se rattache un souvenir, une habitude. On les considère en quelque sorte comme des membres de la famille, et l'argent ne peut remplacer les souvenirs.

De temps en temps, l'un de nous montait dans la maison pour surveiller les progrès de l'incendie. On s'approchait des fenêtres en rampant sur les parquets, de peur d'être aperçu des fédérés. J'avais assez de la farce du coup de fusil tiré des fenêtres, je voulais en éviter la troisième édition.

Le feu gagnait toujours ; la maison n'était qu'un immense brasier, alimenté par les pommades et les essences du parfumeur, et qui nous rôtissait à travers la rue.

Comme si nous n'avions pas eu assez de sujets de crainte, nous constations, à droite et à gauche de notre maison, d'énormes panaches de fumée colorée qui annonçaient d'autres incendies, et, comme il nous était impossible de sortir pour nous assurer du point précis où ils étaient allumés, nous redoutions d'être pris entre trois feux.

Enfin, un cri retentit : Vive la ligne! Je ne sais si vous avez jamais fait partie d'un groupe de naufragés ; mais, dans ce cas, rappelez-vous la sensation que vous avez ressentie au cri de : Terre! quand vous avez vu le rivage. C'est exactement avec le même bonheur que nous entendîmes : Vive la ligne! car c'était pour nous le salut, c'était l'extinction de l'incendie, c'était la mort de la Commune, c'était surtout la revanche.

FIN