The Project Gutenberg eBook of Adolescence

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Title : Adolescence

Author : Claude Anet

Release date : June 9, 2021 [eBook #65578]

Language : French

Credits : Laurent Vogel (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/Canadian Libraries)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK ADOLESCENCE ***

L’ALPHABET DES LETTRES

ADOLESCENCE

PAR
CLAUDE ANET

A

PARIS. A LA CITÉ DES LIVRES

Copyright by Claude Anet, 1925

I

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

J’ai été un adolescent précoce et timide. A l’heure où je goûtais les Géorgiques et où Virgile, avant Lucrèce, donnait une forme antique aux émotions confuses qu’éveillait en moi le spectacle de la nature, je sentis les premières fièvres d’un sang tumultueux. Je ne courais pas après une jeune paysanne, mais je poursuivais Galatée sous les saules. Elle fuyait et me laissait déçu. Plus heureux lorsque je rêvais, je serrais une nymphe dans mes bras et mêlais mes membres maladroits aux siens. J’étais élevé à la campagne, sans camarades. Le moindre lycéen aurait pris en pitié mon inexpérience. Sain et fort jusqu’à l’excès, je courais, je nageais, je montais à cheval ; je me fatiguais sans arriver à calmer l’ardeur qui me dévorait.

Ma mère vivait fort retirée dans sa propriété. Elle ne voyait plus guère que des amies de son âge qui ne faisaient pas grande attention à moi, ni moi à elles. Parfois arrivait de Paris une femme jeune, élégante, parée. Que de désirs elle excitait en ce grand garçon qui restait muet sur sa chaise dans un coin ! Elle causait avec ma mère et cependant, à distance, sans l’écouter, je prenais possession d’elle. Je la dépouillais de ses vêtements, je l’étendais nue sur un divan, je m’agenouillais près d’elle, nos vies se confondaient.

Mais lorsqu’à son départ je l’accompagnais jusqu’à sa voiture, je ne savais que lui dire. La robe dont elle était vêtue la séparait de moi comme une armure magique sur laquelle on ne peut porter la main sans tomber foudroyé. Comment imaginer que je pourrais la lui enlever ? Comment croire que cette personne, amie de ma mère, je la verrais en chemise et en pantalon, que j’entourerais sa taille de mon bras, que ma main inexperte s’approcherait d’un sein délicatement fleuri ? Elle m’adressait la parole. Gêné même dans mes regards, je me détournais ne sachant que répondre. J’avais quatorze ans…

Je me souviens avec terreur de cette époque où la sève montait en moi avec tant de violence que j’en étais ébranlé. Je luttais, j’essayais de me dominer sans y parvenir et ce combat contre nature me laissait irritable, abattu, dégoûté de tout.

Ma mère, si attentive aux moindres variations de ma santé, ne se doutait pas de la crise que je traversais. Elle se faisait mille soucis à mon sujet. Le moindre coup de froid l’alarmait : au plus léger mal de tête, elle voulait mander le médecin. Qu’étaient une migraine ou un rhume auprès de la tempête qui me secouait ?

Il aurait fallu qu’une femme me prît par la main… Aucune d’elles ne fit attention à ce garçon poussé trop tôt, gauche d’allure, à la voix changeante.

Avec les jeunes filles, je ne ressentais pas les mêmes troubles. Auprès d’elles, j’étais libre, empressé, ardent à plaire. La sensualité qui me tourmentait dans mes heures de solitude me laissait la paix lorsque j’étais en leur compagnie. Pourtant nous échangions avec mes amies des caresses charmantes ; c’étaient des serrements de mains, un bras passé sous un autre, parfois des baisers dérobés, mais surtout mille paroles tendres, une sympathie entière, un mouvement vif de l’âme à l’âme. Je garde un souvenir délicieux de ces heures innocentes, fraîcheur d’un bain pur après de lourdes fièvres.

Les jeunes filles, je les voyais surtout dans la belle saison, car nous habitions un pays assez âpre en hiver, mais où l’été amenait des visiteurs. Les maisons du voisinage s’ouvraient ; c’était soudain un bruit bien inattendu de fête.

Ma mère qui aimait la solitude avait pourtant gardé ses relations, moins pour elle que pour moi. Ma mémoire des dates est incertaine, je sais pourtant que je préparais la première partie de mon baccalauréat lorsque nous apprîmes que la propriété la plus voisine de la nôtre, inhabitée depuis longtemps, avait été achetée par des étrangers. Les étrangers, c’étaient pour nous des gens d’une autre province. Ceux-ci venaient du Midi et s’appelaient Maure. Je leur rêvais tout aussitôt une ascendance sarrasine. Grand émoi dans le pays, car on gardait chez nous une méfiance un peu paysanne envers les inconnus. Qu’étaient ces Maure ? Les verrait-on ? On sut bientôt que M. Maure était avocat et qu’il ne passerait jamais beaucoup de temps aux Ormeaux qu’il avait acquis. L’été venu, il y installa sa femme et ses enfants et repartit.

Peu de temps après, madame Maure fit une visite à ma mère. Nous étions tous deux à causer devant la maison sous les lauriers roses et les orangers, lorsque madame Maure et sa fille aînée arrivèrent.

Madame Maure était une femme d’une quarantaine d’années, assez forte, assez commune, mais bonne et simple. Telle je la jugeais au premier jour, telle elle fut lorsque je la connus davantage. Comme on voit, elle ne trompait pas son monde et se livrait tout de suite. C’était une personne sans arrière-pensée, sans calculs, qui évitait de compliquer une vie prise tout entière par son mari, par ses enfants, par les soins du ménage. Derrière elle, sa fille… Par quel miracle apercevons-nous au premier coup d’œil jeté sur un être dont la vie va se mêler, ne serait-ce qu’un instant, à la nôtre, tout ce à quoi nous donnons du prix ? Au moment même où mademoiselle Maure apparaissait sur la première des marches qui descendaient du salon à la terrasse, je savais déjà qu’elle était dans sa taille moyenne parfaitement proportionnée, que les membres s’attachaient souples au corps, que les pieds étaient étroits, les mains allongées, les poignets fins, la tête petite, les dents éblouissantes et les yeux noirs, riants et les plus doux du monde.

Henriette Maure avait seize ans — mon âge — jeune fille déjà, alors que je restais un adolescent mal dégrossi. Elle était aimable et bonne, pareille en cela à sa mère. En elle, rien que de naturel et de simple, même sa coquetterie qui paraissait involontaire et qui l’était, en effet. Il semblerait qu’à vivre dans l’intimité de cette charmante jeune fille — car nous fûmes intimes dès le premier jour — j’aurais dû m’éprendre d’elle et que des sentiments si forts et si longtemps sans objet allaient enfin trouver à qui s’adresser. Mais non, Henriette n’était pour moi qu’une amie, la plus tendre des amies, et dans mes rêves passionnés, ce n’est pas elle qui apparaissait.

La propriété des Maure jouxtait la nôtre ; d’une maison à l’autre à peine dix minutes de chemin. Le sentier qui y conduisait longeait d’abord un champ, puis traversait un petit bois de chênes où coulait la rivière qui séparait nos terres. Je franchissais le pont et j’étais chez nos voisins. La maison était ancienne et sans prétention. Aux heures chaudes je trouvais madame Maure sous les tilleuls de la cour. Un ouvrage à la main, elle surveillait les plus jeunes enfants. Elle me gardait un instant près d’elle, s’informant de la santé de ma mère, des gens du pays. Puis elle me disait :

— Je vous ai assez retenu, Philippe, allez vers la jeunesse. Elle est là-bas.

Là-bas, c’était un bosquet où les bouleaux au tronc blanc mariaient la grâce flexible de leurs branches aux masses lourdes des sapins. J’y retrouvais Henriette, avec quelques cousines ou amies de son âge qui passaient l’été chez les Maure. Et des jeunes gens étaient là. De quoi parlions-nous ? De ce qui occupe les pensées des adolescents. Nos propos étaient parfois d’une singulière hardiesse, mais comme pour la pure Iphigénie « l’innocence habitait dans nos cœurs ». C’était une cour d’amour platonique et sans expérience. Des couples se formaient. Un de nos voisins, un garçon de dix-neuf ans qui préparait l’Ecole polytechnique dans un lycée de Paris, au visage pâle et âpre, était épris d’Henriette qui se moquait de lui.

Pour moi, je ne la quittais guère. Elle m’avait élu son ami. Et de l’ami elle faisait un confident, me contraignant à un rôle que, certes, je n’aurais pas choisi. Mais, par une singulière contradiction, j’entrais comme de moi-même dans le caractère qu’elle me prêtait et je l’outrais. J’affectais d’être supérieur aux faiblesses du cœur ; je feignais de croire et je croyais, en effet, que l’amitié est au-dessus de l’amour, d’essence plus rare ; et qu’entre deux êtres tels que nous, seule elle peut porter d’abondantes moissons. Ainsi je me trompais moi-même.

Cependant l’admiration que je ressentais pour elle avait quelque peine à se concilier avec l’amitié, et si j’avais été plus clairvoyant j’aurais compris que c’était de bien autre chose qu’il s’agissait. Je lui faisais mille compliments, je lui disais ce que j’aimais en elle, je lui prenais les mains… Et je n’avais pas envie de la presser sur mon cœur et de poser mes lèvres sur sa bouche souriante !

Bien mieux, de son consentement, avec son appui et sa complicité, je faisais la cour à une de ses cousines, ravissante fille aux cheveux d’or, au teint plus délicat que la fleur du pêcher. Gertrude était timide et rêveuse, Henriette vive et décidée. Lorsque nous étions tous trois ensemble, Henriette parlait pour nous deux, elle taquinait vivement sa cousine à mon sujet, la menaçant de me dire ce que Gertrude n’osait m’avouer elle-même. Gertrude rougissait et levait sur Henriette ses beaux yeux suppliants.

Une fois, à la fin du jour, nous étions assis sur la mousse au pied d’un sapin, Henriette m’assura que les cheveux dénoués de sa cousine étaient admirables.

— Que ne la voyez-vous, disait-elle, lorsqu’elle s’agenouille pour sa prière le soir en chemise de nuit ?

— Mais, Henriette… soupirait Gertrude.

— Ses cheveux tombent alors jusque sur ses jambes. Elle est baignée de lumière… Il faut que Philippe les voie, ajouta-t-elle vivement et, d’un geste rapide, elle enleva les deux épingles qui soutenaient la masse lourde des cheveux.

Ils s’écroulèrent. Malgré les protestations de Gertrude, Henriette voulut que je les touchasse. J’y plongeai mes deux mains. Je sentis leurs mille caresses subtiles à fleur de peau.

Gertrude maintenant restait immobile, comme engourdie.

— Mais, Philippe, embrassez-la, dit Henriette, je ne vous regarde pas.

Je me penchai vers la jeune fille, cherchant sa bouche. Elle détourna la tête et mes lèvres ne rencontrèrent que sa joue rougissante.

Telle était l’atmosphère dans laquelle nous vivions.

L’automne arriva trop vite. Une à une les maisons du voisinage se fermèrent et les Maure annoncèrent leur départ. Gertrude et sa mère les devançaient de quelques jours. Henriette, feignant de s’attendrir sur le malheur de notre séparation, nous ménagea une dernière entrevue. C’était dans une partie du bois assez écartée où nous aimions à nous réfugier. J’y trouvai Gertrude seule, hésitante, voulant fuir. Je la retins, je la rassurai, je lui demandai si elle m’oublierait vite, s’il y avait pour moi une place dans son cœur, quel souvenir elle garderait des jours que nous avions vécus ensemble.

Par un dédoublement curieux, je m’aperçus, en ce moment où d’autres préoccupations semblaient devoir m’absorber, que ma voix prenait pour prononcer ces mots une douceur persuasive et touchante que je ne lui connaissais pas, une qualité musicale qui m’émut moi-même. Et je parlais autant pour me plaire que pour gagner le cœur de Gertrude.

Celle-ci ne fut pas insensible à l’accent de la mélodie que je lui murmurai et je vis bientôt l’effet produit moins par mes paroles que par le ton sur lequel elles étaient dites. Elle me serra les mains, ses yeux s’emplirent de larmes, elle pencha la tête sur mon épaule.

Je couvris de baisers sa figure humide de pleurs. Je trouvai du charme à ces baisers, mais, faut-il l’avouer ? ces caresses échangées m’émurent à peine. Ma curiosité y était plus intéressée que mes sens. Et mon cœur restait de glace…

Deux jours plus tard, j’allai chercher Henriette pour une dernière promenade. Elle partait le lendemain. Par un besoin de secrète harmonie, nous choisîmes non pas les bois où souvent avaient retenti les éclats de rire de notre bande folle, mais une plaine dénudée au pied d’une colline et qui avait été longtemps un marécage. Aujourd’hui des fossés la traversant en drainaient les eaux. Elle était nue et triste, quelques touffes de ronces épineuses seules y poussaient. Le ciel gris, bas, plein des brumes de l’automne, s’appuyait sur le fin clocher d’une église au sommet du coteau. Dans les champs on brûlait les feuilles et les tiges des pommes de terre. Les fumées traînaient et ne s’élevaient qu’avec peine. Longtemps nous marchâmes sans parler. Enfin Henriette rompit le silence.

— Dire que je regretterai même cette pauvre plaine lorsque je serai à la ville. Je vous envie de rester ici.

Je ne répondis pas. Je venais de comprendre que rien dans ce pays que j’aimais tant n’aurait plus de charme pour moi du jour où Henriette l’aurait quitté. La surprise de ce sentiment nouveau, la pensée de l’isolement où le départ d’Henriette me laisserait me serrèrent le cœur au point que je fus obligé de m’arrêter.

Elle s’arrêta aussi et me regarda. Que lut-elle dans mes yeux ? Il me parut qu’elle pâlissait. Elle se mordit la lèvre, puis, avec un mouvement d’épaules que je ne sus comment interpréter, elle dit :

— Il faut rentrer.

Le lendemain elle partit, me laissant désespéré et fou de joie. J’aimais !

L’ivresse d’un premier amour suffit à remplir une âme moins enflammée que ne l’était la mienne. Le monde transformé s’éclaira à mes yeux d’une lumière inconnue ; je sentis s’agiter en moi la force qui anime la nature ; je fus enfin une parcelle vivante de l’antique et toujours jeune univers. Mes livres participèrent de cet enchantement. Je les avais lus avec les yeux de l’esprit ; ma sensibilité cette fois-ci s’émut. Les romans me racontèrent mon histoire ; les livres de science eux-mêmes me parlaient un langage que je comprenais pour la première fois. C’est alors que mon professeur me mit entre les mains l’ Origine des espèces de Darwin et je n’oublie pas l’émotion que j’en éprouvai. Je crus voir s’ouvrir devant moi les portes longtemps fermées du temple. Les secrets m’étaient révélés de la vie qui palpite, identique en tous les êtres. Et, au même moment, je découvrais que l’amour seul vaut de vivre et qu’il serait désormais mon maître. Mais sa tyrannie, sous laquelle tant d’âmes faibles succombent, ne m’effrayait pas. Elle me donnait, au contraire, un désir plus fort d’agir ; je voulais maintenant exceller en mille choses ; j’entendais dominer. Je me jetai dans l’étude, non pas tant par le désir d’apprendre et de m’enrichir ainsi que pour me prouver à moi-même ma puissance. Au collège où je venais d’entrer, j’obtins cet hiver-là de mémorables succès. Mon professeur s’étonnait de mon ardeur et me prédisait un succès certain au baccalauréat qui, à la fin de l’année, terminerait mes études secondaires.

Mais Henriette ?… Chose étrange, j’étais exalté à ce point que je ne souffrais pas de son absence. Ne lui devais-je pas la magique transformation que j’avais subie ? Sans doute, je désirais la revoir ; je lui parlais comme si elle avait été présente ; son souvenir ennoblissait chaque heure de ma vie. Mais je me créais de si merveilleux bonheurs qu’à la lettre je n’avais pas le temps de pleurer sur notre séparation. L’image que je me faisais de mon amie était si parfaite que peut-être l’Henriette réelle, si elle m’était apparue soudain, n’aurait pas rempli exactement la place et le rôle que je réservais à l’Henriette de mes rêves.

Nous nous écrivions. Mais comment traduire mes sentiments dans des lettres qui pouvaient être lues par d’autres ? Comment lui écrire ce que je ne lui avais pas dit lorsqu’elle était près de moi ? Ses lettres étaient, il faut l’avouer, décevantes, tant ce qu’elles exprimaient était éloigné du langage que je lui prêtais dans ma solitude.

Par ailleurs, je ne souffrais plus autant du malaise mystérieux et redoutable qui m’avait si cruellement accablé depuis deux ans, comme si la fraîcheur de mon amour avait fait disparaître les fièvres malignes de la puberté.

L’hiver, le printemps passèrent ; je ne comptais pas les jours qui me séparaient d’Henriette, je vivais avec elle sous la lampe près du poële, dans les champs durcis par le froid ou sous les vertes frondaisons. L’été la ramènerait près de moi…

Vers le début de juin ma mère tomba malade ; elle fut longtemps retenue à la chambre. Elle y était encore lorsque je partis pour passer mes examens à l’Université voisine. Lorsque j’en revins, elle sortait de convalescence et les médecins l’envoyaient aux eaux. Elle était encore trop faible pour que je pusse songer à l’y laisser aller seule.

Lorsqu’elle me l’apprit, elle pensait que la nouvelle de ce déplacement me serait agréable et qu’il me plairait de quitter, presque pour la première fois, nos campagnes.

Mais je ne songeais qu’à Henriette. Ses yeux riants ne rencontreraient pas les miens lorsqu’elle arriverait dans le pays ! Je lui envoyai une lettre désolée, la plus explicite de toutes celles que je lui avais écrites. J’annonçai mon retour pour le mois d’août, je la suppliai de ne pas m’en vouloir…

II

Aux eaux la nouveauté du spectacle me fut une distraction. Pourtant je ne voulais pas me l’avouer. Lorsque j’étais avec ma mère, je ne cessais de regretter le confort, le calme délicieux de notre demeure, de me plaindre de l’impossibilité d’être seuls dans le va-et-vient du grand hôtel où nous habitions. Cependant je trouvais un charme singulier à ce coudoiement de tant de personnes inconnues, à ces rapides coups d’œil échangés avec des étrangers, à la vie en commun qui mêlait nos plaisirs et nos occupations, aux repas au restaurant, à la danse, le soir. J’avais déclaré vouloir vivre en sauvage. Je n’étais pas à X… depuis quarante-huit heures que je jouais au lawn-tennis , que j’étais de toutes les parties, que je dansais chaque nuit. Je faisais tout avec fièvre comme si j’eusse voulu m’étourdir et oublier. Quoi ?

Je remarquai dès le premier jour une jeune femme qui mangeait à une table voisine de la nôtre. Ses yeux étaient sombres et elle semblait désireuse d’en voiler l’éclat en tenant ses paupières à moitié baissées. Elle me parut avoir une trentaine d’années. Ma mère lui en donnait plus généreusement quarante. Dans son visage pâle d’un ovale allongé ses lèvres plus rouges que celles des femmes que nous avions l’habitude de voir attiraient mes regards. J’eus la curiosité de chercher à connaître son nom. Elle s’appelait la comtesse de Francheret. J’avais lu ce nom dans les journaux mondains de Paris. A X… madame de Francheret ne faisait partie d’aucune des coteries où se groupaient les baigneurs. Ses manières, sa distinction, la solitude où elle vivait, le prestige aussi de la classe sociale à laquelle elle appartenait, voilà des motifs d’intérêt pour un jeune provincial jamais sorti de chez lui. Je me mis donc à l’observer, peut-être avec un peu trop d’insistance. Voulut-elle me faire sentir que je manquais aux convenances ? Deux ou trois fois, elle fixa sur moi un regard qui semblait me pénétrer. L’après-midi, elle venait près du cours de tennis où je jouais. Les spectateurs étaient nombreux qui suivaient nos parties. Elle se tenait à l’écart. Pourtant il était rare, lorsque je levais les yeux sur elle que je ne surprisse pas les siens dirigés vers moi.

Quelques jours passèrent ainsi. J’aurais voulu me rapprocher d’elle, lui parler, mais je ne savais comment m’y prendre. Le hasard vint à mon secours.

Une fin d’après-midi, comme je descendais du tennis pour aller à la douche, je dépassai madame de Francheret. Une écharpe avec laquelle elle jouait glissa sur le chemin. Je la ramassai et la lui tendis.

Elle me remercia, et simplement, comme si nous nous connaissions depuis longtemps, nous continuâmes à causer. La nouveauté de la situation eût pu m’embarrasser. Comme je ne pensais pas à moi et au personnage que j’avais à jouer, mais à elle, je fus simple et ne ressentis aucun embarras. Sa voix avait une certaine gravité qui me plut.

Les jours suivants nous nous rencontrâmes encore. Elle paraissait écouter sans ennui ce que je racontais de moi-même et de notre vie provinciale, de mes plans incertains et magnifiques d’avenir. Elle parlait peu, mais ses paroles, lorsqu’on y réfléchissait, prenaient un sens plus profond que celui qu’elles présentaient tout d’abord. Elle ne causait ni de littérature, ni d’art, mais elle semblait connaître les gens et les choses mieux et plus réellement qu’il n’est accoutumé. Enfin son regard, dont elle était ménagère, ajoutait du poids à ses paroles.

— Que vous êtes jeune ! disait-elle souvent.

Nous ne nous voyions jamais que dans les jardins et, le soir, au salon, où elle s’asseyait près de ma mère.

Un jour, après déjeuner, je me rendis pour la première fois chez elle. Elle était un peu souffrante et m’avait fait demander un livre. Elle occupait, sur la cour d’entrée célèbre par ses arbres centenaires, un appartement composé d’un salon minuscule et d’une chambre. Je la trouvai couchée sur une chaise longue, vêtue d’un blanc peignoir de dentelles. Les ormeaux jetaient leur ombre entre les persiennes à moitié closes ; on entendait le bruit confus des conversations des baigneurs à quelques pieds au-dessous de nous.

— Asseyez-vous là, me dit-elle, montrant un fauteuil à côté d’elle.

Une fois assis, moi qui étais à l’ordinaire si bavard, je ne trouvai rien à dire. Je n’avais aucune idée, aucune volonté. Le silence ne me pesait pas. Un parfum de je ne sais quoi flottait dans l’air. Je regardai madame de Francheret. Elle rêvait, un bras relevé sur le dossier de la chaise longue. Je voyais les chairs pleines et ambrées par où le bras s’attache à la poitrine qui se soulevait lentement à chaque respiration. Sa bouche s’entr’ouvrait comme pour un sourire. Je ne pensais pas que je me trouvais à côté de la comtesse de Francheret. C’était une femme qui était là près de moi. Et nous étions seuls.

Sans plus y réfléchir, je pris sa main et j’eus la hardiesse de la porter à mes lèvres. Elle me laissa faire.

— Que vous êtes jeune ! dit-elle encore. C’est délicieux !

Elle m’attira vers elle ; je sentis l’odeur tiède de sa gorge, et ses deux bras se nouèrent autour de mon cou.

Quand je sortis de sa chambre, une heure plus tard, j’étais un homme.

La joie que j’aurais pu prendre dans les bras de madame de Francheret avait été gâtée par la peur de lui paraître novice. Un jeune homme craint le ridicule. N’eût-il pas été plus simple de lui dire : « Je ne sais rien, je me remets entre vos mains ; soyez vraiment ma maîtresse. » Mais on ne gagne la simplicité que par des chemins longs et difficiles. Je pensais : « Elle s’est aperçue, sans doute, de mon inexpérience. En elle-même, elle se moque de moi ; elle ne voudra plus me voir. Et moi-même, comment la regarderai-je ? »

Mais, en même temps, j’étais gonflé de joie. Je connaissais enfin la réalité de ce monde féminin dont le mystère m’avait longtemps troublé. Ma première impression, la plus forte, celle qui ne devait point s’évanouir, je la traduisis par ces mots de la Bible : « l’œuvre de chair. » J’avais participé à une œuvre de chair, cela et rien de plus. Pour un garçon qui avait vécu dans les livres et dans les plus romanesques enchantements, la nouveauté était grande. Je sentais aussi que l’incomplète joie de cette première rencontre serait transformée bientôt en un bonheur plus complet, qu’il y avait là un point de perfection à atteindre et j’étais bien décidé à y arriver au plus vite.

Pas un instant, je n’eus l’idée que j’avais commis une infidélité envers Henriette. Henriette vivait sur un plan différent. Elle habitait le palais que mon imagination lui avait bâti. Madame de Francheret m’avait invité dans une demeure plus terrestre. Je ne songeais même pas à me demander si j’aimais mon initiatrice. Aimer, c’était penser tendrement à une personne, désirer la voir, lui parler, deviner les moindres nuances de ses sentiments, s’émouvoir à son seul souvenir. Un regard d’elle, c’était assez pour être heureux ; se sentir maître de son âme, y régner sans partage, la félicité suprême.

Avec madame de Francheret, présente ou absente, je ne ressentais aucune de ces émotions. Lorsque je pensais à elle, des images précises se levaient devant mes yeux, et quelles images ! Je sentais avec trouble sa chair contre ma chair et le désir m’agitait de renouveler ces obscures et violentes sensations.

Désormais je passai mes après-midi dans l’appartement de madame de Francheret. Je ne montais au tennis, un peu las, qu’à la fin de la journée. J’eus bientôt perdu la gêne des premiers jours. Déjà je me croyais naïvement un maître…

La seule ombre à mon bonheur, où la chercher ? Dans la trop grande facilité avec laquelle je l’avais gagné. J’étais assez sot pour ne pas estimer à son prix une victoire qui ne m’avait rien coûté. « Je suis l’amant, me disais-je, de cette femme charmante et qui appartient à la meilleure société, mais sans doute a-t-elle l’habitude de satisfaire ses moindres caprices. J’étais là ; elle m’a pris. Moi absent, un autre l’eût possédée. »

La manière d’être de madame de Francheret n’était pas faite pour me donner une trop haute idée de moi-même. Avec elle, on était toujours dans des rapports simples. Personne moins qu’elle ne prenait plaisir à jouer la comédie. Elle n’affecta aucun remords, aucune crainte ; elle ne se crut pas obligée de chercher des excuses à ce que d’autres appellent leur faute ; elle n’essaya pas de me faire croire qu’elle avait cédé à un sentiment irrésistible. Avec une aisance parfaite (seule, pensais-je, une grande dame — Balzac ! — a cette inimitable liberté), elle m’invita à des jeux que j’ignorais et m’en apprit la douceur. Je dois avouer à ma décharge qu’une semaine ne se passa pas sans que je lui avouasse que j’étais arrivé neuf dans ses bras.

Elle sourit.

— Croyez-vous que j’aie pu l’ignorer ? dit-elle.

Elle m’apprit bien d’autres choses encore, et surtout le prix du secret. Hors de sa chambre, elle fut avec moi comme avec un étranger, et je m’émerveillais de cette transformation qui paraissait ne lui rien coûter. Il n’y avait alors entre nous aucune familiarité, pas un mot équivoque, pas un regard trop appuyé. Je la voyais au restaurant ou au salon, le soir, causant avec ma mère, à son aise, libre, distante, et je ne pouvais m’imaginer que cette même femme je l’avais eue quelques heures auparavant nue entre mes bras et que je connaissais les parties les plus secrètes de son corps. Et je l’en admirai davantage.

Nous vécûmes ainsi pendant deux semaines. Puis il fallut nous quitter. Le dernier jour où je la vis chez elle, je lui dis :

— Comment pourrai-je me passer de vous ?

— Bien mieux que vous ne le croyez, me répondit-elle. Ce que je vous ai donné, d’autres vous l’offriront. Elles y mettront plus de façons sans doute et moins de franchise. J’ai été la première, vous ne m’oublierez pas. Peut-être nous reverrons-nous à Paris puisque vos études vous y appellent. Les choses ne seront pas là-bas ce qu’elles ont été ici. Il est des folies délicieuses qu’il faut savoir se refuser. Vous étiez en vacances, moi aussi. Maintenant la vie régulière reprend. Au moment de partir, vous donnerai-je un conseil ? La différence de nos âges me le permet. Défendez-vous en amour des choses vulgaires qui ont vite fait de gâter les jeunes gens. Vous vous plairez toujours dans la société des femmes. Ne croyez pas, comme quelques-uns, qu’il faille être sincère avec elles. Il faut savoir leur mentir, ne serait-ce que pour les amuser. La plupart demandent à être trompées. Il est bon d’y mettre quelques manières. Voilà mon conseil. Et en voici un second : Ne croyez pas à l’irréparable. Il y a, cher ami, fort peu de choses irréparables…

Elle ne m’en avait jamais tant dit. Ainsi me fit-elle participer à sa sagesse humaine au moment où nous nous séparions. Je quittai les eaux avec un beau sujet de méditation devant moi et les souvenirs tout proches d’un passé déjà plein de volupté.

III

J’eus le loisir d’y penser plus longuement que je ne l’aurais voulu. Au lieu de rentrer chez nous, nous allâmes passer quelques semaines au bord de la mer dans le sud de la Bretagne. Les médecins avaient ordonné ce repos à ma mère avant le retour au foyer.

J’en fus moins affligé que je ne l’aurais cru. J’étais encore tout étonné de mon aventure et, malgré mon désir de revoir celle que j’aimais toujours, j’éprouvais le besoin de mettre un peu de temps entre le jour où j’avais quitté madame de Francheret et celui où je retrouverais Henriette. On se plaît à raconter dans les romans qu’une fois séparé d’une femme que l’on a aimée charnellement on découvre peu à peu qu’on lui est attaché par d’autres liens encore. Rien de semblable ne m’arriva. J’aimais Henriette et madame de Francheret m’avait attaqué là où Henriette n’avait jamais régné. Je savais un gré infini à madame de Francheret de m’avoir révélé la nature et l’agrément des rapports entre l’homme et la femme. Je n’oubliais pas les heures passées près d’elle, mais, par un phénomène bizarre, elle m’incitait à penser à Henriette et à voir celle-ci sous un jour nouveau. Grâce à madame de Francheret, mon amour pour Henriette quitta les sphères éthérées où il se mouvait et prit une forme sensuelle. C’était Henriette et non madame de Francheret que je tenais dans mes bras pendant mes rêves. C’était le corps frais et juvénile de mon amie que je pressais à l’heure où le désir suscitait devant moi des images voluptueuses.

Je n’ai gardé de ces semaines aucun autre souvenir. Les gens qui m’entouraient étaient-ils vivants ? Ils allaient et venaient autour de moi comme des ombres. Je faisais de longues promenades sur la plage à l’heure où le soleil couchant borde de nacre le sable humide au long de la mer. Des enfants jouaient, des jeunes femmes passaient vêtues de robes claires. Je ne les voyais pas, je ne voyais, bercée au jeu des vagues molles dont les crêtes d’argent s’irisaient dans les vapeurs du crépuscule, qu’Henriette, et quelle Henriette ! non pas la fille que j’avais connue près de sa mère sous les ombrages de nos campagnes, mais une Vénus adolescente endormie au bord des flots.

Nous nous écrivions. Que dire par lettre à une déesse ? Je ne savais trouver le ton. J’étais grandiloquent et confus. En échange, je recevais quelques cartes postales, assez insignifiantes à la vérité. Henriette paraissait de triste humeur. Pourtant sa maison était pleine d’amis. Le cercle joyeux de l’an dernier s’était reformé. Seul, j’y manquais.

Au début de septembre enfin, nous rentrâmes. A mesure que les heures s’approchaient où je devais revoir Henriette, je m’inquiétais. Je brûlais de devancer les jours, de courir à elle, de me jeter à ses genoux et, au même temps, une douloureuse appréhension me serrait le cœur. Je craignais de cette rencontre je ne sais quel heurt, quelle blessure insupportable. J’aurais voulu retarder encore une minute attendue avec tant de fièvre.

Nous arrivâmes un matin. A la fin de l’après-midi, je me rendis chez nos voisins. De loin je vis madame Maure sous les tilleuls près de la vieille maison. Rien n’avait changé depuis un an. Henriette devait être à quelques pas de là. L’émotion de la sentir si près de moi me fit chanceler. Je m’arrêtai un instant, j’étais essoufflé moins par la rapidité de ma course que par la violence des sentiments qui se heurtaient en moi. Je compris pour la première fois et d’un seul coup — ainsi un éclair illumine dans la nuit les prés et les bois, et les montre au voyageur égaré — que le roman magnifique que j’avais vécu depuis l’automne passé s’était déroulé dans mon imagination, que je l’avais créé à moi seul, qu’Henriette en ignorait encore le premier mot… Un instant, je pensai à retourner sur mes pas, à différer une entrevue si hasardeuse. Mais j’eus honte à l’idée de reculer, je me repris et avançai vers madame Maure.

Elle me fit l’accueil le plus aimable. Après s’être informée longuement de la santé de ma mère, elle me dit :

— Comme vous avez grandi, Philippe. Vous voilà un homme, maintenant. Et cette pointe de moustache ! Qu’allez-vous faire ?

Je parlai de mes projets assez incertains. J’irais à Paris pour continuer mes études, à la Sorbonne sans doute et à l’Ecole de Droit, mais je ne désirais être ni professeur, ni avocat. D’autre part, nos terres n’étaient pas assez grandes pour absorber l’activité d’un jeune homme. En somme, je ne me voyais dans aucun cadre et ne pouvais dire ce que serait ma carrière. Cependant je pensais à Henriette, alternativement avec terreur et joie, à Henriette que je n’apercevais pas.

La bonne dame d’elle-même me renseigna,

— Ma fille est avec sa cousine chez des voisins. Elles ne tarderont pas. Si elles avaient pensé vous voir aujourd’hui, elles seraient déjà là.

Une demi-heure passa, j’entendis un bruit dans l’allée derrière moi.

C’était Henriette et Gertrude, accompagnées par le polytechnicien de l’an dernier.

Henriette me parut plus grande ; elle restait mince, un peu maigre, mais le corsage de sa robe claire se gonflait légèrement et ses hanches se dessinaient plus pleines. Son visage n’avait pas changé, son teint hâlé par l’été faisait paraître les dents plus blanches et je retrouvais dans les yeux riants et doux le feu que j’aimais. Auprès d’elle, magnifique contraste, Gertrude était éblouissante de fraîcheur blonde. Elles étaient toutes deux vêtues de blanc ; elles venaient heureuses et souriantes. Le printemps de ma vie s’avançait au devant de moi.

Gertrude rougit en me voyant. L’accueil que me fit Henriette ne trahit aucun embarras. Elle ne me cacha pas le plaisir qu’elle avait à me revoir et me gronda gentiment de mon retard. Elle me demanda qui j’avais vu aux eaux et au bord de la mer. Rien de plus amical et de plus naturel que cette conversation, mais elle était si éloignée de celles que j’avais tenues avec la même Henriette dans mes promenades solitaires que j’en restai glacé. Je m’efforçais de découvrir dans ses propos un mot à double entente à moi seul destiné. Je ne le trouvai pas. Pourtant il me parut qu’à deux ou trois reprises son regard s’attachait à moi comme si elle y trouvait quelque chose de nouveau. Sur elle-même elle ne dit rien.

Charles-Henri (le polytechnicien) se chargea de faire valoir les amusements de la saison. Rappelant des incidents que j’ignorais, il fit rire les filles en les évoquant et s’arrangea de façon que je me sentisse un étranger parmi eux. Cela me déplut.

Lorsque je pris congé, Henriette et Gertrude décidèrent de m’accompagner. Mais Charles-Henri ne les laissa pas seules et, quand nous nous séparâmes à la lisière du petit bois de chênes, je n’avais pu échanger un mot avec Henriette sans témoins.

Je ne fus pas plus heureux les jours suivants. Je vis Henriette, mais toujours entourée de sa cousine, de Charles-Henri, d’allants et de venants. Elle était le centre d’un cercle ; tout se rapportait à elle. Charles-Henri ne la quittait pas plus que son ombre. Je ne fus pas longtemps avant de comprendre qu’il montait la garde auprès d’elle et qu’il ferait l’impossible pour m’empêcher de la joindre. Gertrude, sans dessein, j’imagine, le secondait. Elle semblait ne vivre que par Henriette, toujours à ses côtés, la main dans la main, le bras passé autour de la taille. Si elle était séparée de sa cousine, ses yeux restaient attachés sur Henriette. Vis-à-vis de moi, elle gardait une certaine réserve ; elle s’effarouchait pour un rien et lorsqu’en plaisantant je voulus reprendre le thème de l’an passé, elle eut un mouvement de retraite.

Malgré Charles-Henri, malgré Gertrude, je pensais arriver tout de même à Henriette, mais, à ma grande surprise, je fus amené à constater que c’était chez Henriette elle-même que je trouverais l’obstacle le plus difficile. Elle évitait tout aparté ; elle apportait une attention toujours égale à ne pas se laisser isoler ; et si, profitant d’un incident heureux, je réussissais à écarter ses deux gardiens, elle m’empêchait avec une incroyable habileté de choisir le thème de la conversation et, d’un mot, la ramenait à des banalités. Après une semaine ou deux de tentatives infructueuses, j’étais exaspéré.

Tour à tour, j’imaginai ou qu’Henriette avait deviné que j’avais fait mon école d’homme et m’en voulait, qu’elle soupçonnait un danger à se lier avec moi et qu’instinctivement elle me fuyait, ou plus simplement, que je lui étais devenu indifférent.

Suivant que j’adoptais l’un ou l’autre de ces partis, je décidais ou de m’imposer à elle ou de la fuir. Je déclarais alors que je ne la reverrais plus, que j’avais été victime de mon imagination, que je me trouvais en face d’une fille incapable d’éprouver les grands sentiments que je lui avais prêtés. Cette farouche résolution ne durait pas l’espace d’un matin. Il n’y eut pas de jour où je ne décidais de rompre ; il n’y en eut pas un qui ne me vît près d’Henriette.

Et cependant le temps coulait et bientôt octobre nous séparerait. J’eus l’idée, empruntée sans doute à mes lectures, d’essayer d’éveiller et de piquer sa jalousie. Je me mis à faire la cour à Gertrude ; j’y déployais beaucoup d’application et, au bout de quelque temps, Gertrude parut y être sensible. Mais sa cousine veillait sur elle et, comme un jour, moitié plaisantant, moitié sérieux, j’adressais à Gertrude quelques propos tendres et lui baisais la main, Henriette intervint assez brusquement disant que les jeux permis naguère ne l’étaient plus aujourd’hui.

Je fus surpris du ton vif sur lequel elle parla et qui était bien éloigné de celui que nous employions. Rentré chez moi et en y réfléchissant, il me parut que cette nouvelle attitude d’Henriette avait quelque chose de flatteur pour mon amour-propre.

Le lendemain, je la trouvai de méchante humeur. Je cessai de flirter avec Gertrude, mais Henriette ne s’apaisa pas. « Peut-elle sérieusement m’en vouloir, me demandai-je, de ce qui n’est qu’un jeu ? » Mais elle ne me laissa pas lui poser la question.

Je devins irritable : elle me contredisait pour un rien.

Nous échangions des propos aigres. Les jours qui fuyaient ajoutaient à mon énervement. Un jour, sur un mot un peu plus piquant de moi, elle eut soudain les yeux pleins de larmes. Bouleversé à cette vue, je me précipitai vers elle. Nous étions seuls, mais, à une douzaine de pas, sa mère brodait sous les tilleuls. Henriette me repoussa vivement et, sans me laisser le temps de m’excuser, rentra dans la maison.

Pendant deux jours je ne la vis point. Lorsque nous nous retrouvâmes, elle ne paraissait pas se souvenir de cette scène pénible.

La première semaine d’octobre commença. Les Maure partaient le 10. Le temps était d’une admirable douceur et la lune dans son second quartier permettait de prolonger encore les soirées sur la terrasse. Un jour, une amie de ma mère s’invita à dîner. Ma mère envoya un mot à madame Maure, pour lui demander de venir avec sa fille et sa nièce. Le soir, je fus surpris de voir arriver madame Maure et Henriette seules. Gertrude un peu souffrante s’était couchée. « Enfin, pensais-je, j’aurai l’explication attendue depuis si longtemps. » Mais après-dîner Henriette refusa de quitter le salon pour s’asseoir avec moi sur la terrasse. A la demande de ma mère elle fit de la musique, puis resta près des dames et je fus obligé de me mettre dans le cercle.

J’étouffais de fureur. En moi-même j’avais déjà rompu avec Henriette, je ne reverrais de ma vie cette fille insensible. Qu’elle parte et le plus tôt possible ! Cependant, je m’absorbais dans un silence farouche.

Vers dix heures, nos visiteurs se levèrent. L’amie de ma mère offrit à madame Maure et à sa fille de les ramener dans son coupé. Madame Maure, fatiguée, accepta. Mais le vieux coupé, très étroit, n’avait que deux places et Henriette, par politesse, se crut obligée de dire :

— Nous allons vous gêner beaucoup, madame.

Alors, par une décision subite inexplicable, je m’avançai, pris la main d’Henriette dans l’ombre et, la lui serrant fortement pour briser toute résistance, je dis à madame Maure :

— Je raccompagnerai Henriette par le bois. Nous arriverons presque aussitôt que vous.

Henriette, stupéfiée par la pression de ma main, hésita avant de parler.

Déjà madame Maure de la voiture me jetait :

— Si cela ne vous ennuie pas, il sera excellent pour elle de marcher un peu. Elle est si paresseuse.

La voiture partit nous laissant seuls sur les marches du perron.

Tout de suite, le long de l’allée qui menait au bois, nous fûmes dans l’ombre fraîche de la nuit.

Nous ne parlions pas, nous allions côte à côte sans nous toucher. Le silence, à se prolonger, pesa sur nous comme une menace. Pour rien au monde, je ne l’aurais rompu. J’étais plein de colère. Il me semblait qu’Henriette me devait des excuses pour son inexplicable conduite depuis ma rentrée. Je marchais la tête droite, les yeux fixés devant moi.

Henriette fut la première à ne pouvoir supporter l’hostilité silencieuse qui était entre nous. A un détour du chemin — nous avions déjà franchi la moitié de la distance qui séparait nos deux maisons — elle se tourna un peu vers moi pour m’interroger du regard. Je vis à la clarté de la lune ses yeux inquiets chercher les miens. Bouleversé par la supplication muette que je lus dans son regard, je glissai mon bras sous le sien. Le contact de ma main sur sa chair suffit à opérer un prodige. L’irritation qui nous avait dressés l’un contre l’autre fondit comme neige d’avril au soleil ; des rapports naturels, confiants, heureux s’établissaient entre nous. Sans que nous eussions échangé une parole, je sentis qu’Henriette, gagnée, m’appartenait. Nous entrions dans le bois de chênes. Je la conduisis jusqu’au banc où cent fois nous nous étions assis au cours de nos promenades. Elle me suivit sans opposer l’ombre de résistance. Je m’assis près d’elle, je la pris dans mes bras, je me penchai sur son visage pâle, je vis ses yeux si beaux m’implorer, et sous la pression de mes lèvres sa bouche s’entrouvrit.


Nous eûmes une semaine entière pour épuiser notre bonheur. Henriette, transformée, montra la bravoure d’une femme. Elle n’essaya pas de cacher ses sentiments. Nous étions ensemble le jour durant. Je la voyais le matin, l’après-midi, le soir même. Elle inventait mille ruses pour se débarrasser de Charles-Henri qui n’était pas de force à lutter avec elle. Quant à Gertrude, elle en fit sa complice, et cela sans hésitation, sans se demander si sa cousine en souffrirait, sans se soucier d’être jugée par elle. Elles sortaient à deux. Dès qu’elles n’avaient retrouvé, Henriette s’éloignait avec moi, la priant de nous attendre. Parfois même, elle l’appelait en riant : Brangaine. Un jour devant Gertrude, elle risqua une caresse hardie. Celle-ci rougit, puis pâlit, mais se tut.

Nous vivions ainsi comme en dehors du temps et de nous-mêmes. La date approchait qui l’emmènerait, elle, à Marseille, moi, à Paris. Nos jours étaient comptés, nous ne les comptions pas. Nous ne parlions, ni de la séparation, ni des moyens de nous retrouver. Jamais il n’y eut gens plus acharnés à se satisfaire du présent. Pas une minute, Henriette ne souffrit à l’idée qu’elle goûtait d’un fruit défendu. Elle m’aimait. Cherche-t-on des excuses à l’amour ? A ses yeux, il n’était pas besoin de se justifier.


La séparation vint. Je vis Henriette disparaître en voiture au détour du chemin, n’essayant pas de cacher ses larmes.

Je restai seul quelques jours encore. Je ne sentais pas mon isolement. Le prix de mon bonheur était-il diminué parce que je l’avais perdu ? J’étais déjà enclin, sans que je pusse en analyser les motifs avec précision à considérer toutes choses par rapport au développement de mon individualité. Plus tard quand mes lectures s’étendirent, je me trouvai d’illustres frères dans la littérature européenne. A ce moment, ce sentiment en moi ne devait rien à l’imitation, j’aurai à en fournir une preuve bien prochaine. Ainsi la séparation me fut adoucie par la joie orgueilleuse de constater que j’étais capable d’éprouver une grande passion et aussi de la faire naître chez autrui. Je n’eus, du reste, pas la plus légère fatuité à voir que j’avais triomphé d’Henriette pas plus que je n’en avais ressenti à éprouver que madame de Francheret avait du goût pour moi. Une obscure, mais juste idée de la fatalité qui nous mène m’empêcha toujours de m’attribuer à mérite ce dont je n’étais redevable qu’à un sort heureux.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Six mois après, j’étais alors un jeune étudiant mal débrouillé dans la vie de Paris, j’appris par une lettre de ma mère qu’Henriette se mariait avec un riche industriel de Marseille, gaillard à tout le poil, grand coureur de filles et de cabarets, six pieds de haut, le verbe fort.

Je ne lus pas cette lettre sans un serrement de cœur. Henriette dans les bras d’un rustre ! La vilaine image !

Je m’efforçais à l’exemple des stoïciens dont les doctrines alors m’enchantaient, à raisonner, pour l’amortir, sur le coup reçu. « Je me suis trompé moi-même, me disais-je. Voilà une expérience salutaire à ton début dans la vie. Ne mets pas à l’avenir les femmes sur un plan trop élevé. Elles ne sont jamais qu’à mi-hauteur et plus près de la terre que du ciel. »

Mais cette leçon de sagesse avait un arrière-goût d’amertume qui fut longtemps à s’effacer.

Ce livre, A de l’alphabet des lettres achevé d’imprimer pour la Cité des Livres, le 15 octobre 1925, par Ducros et Colas, Maîtres-Imprimeurs à Paris, a été tiré à 440 exemplaires : 5 sur papier vélin à la cuve “héliotrope” des papeteries du Marais, numérotés de 1 à 5 ; 10 exemplaires sur japon ancien à la forme, numérotés de 6 à 15 ; 25 exemplaires sur japon impérial, numérotés de 16 à 40 ; 50 exemplaires sur vergé de Hollande, numérotés de 41 à 90 ; et 350 exemplaires sur vergé à la forme d’Arches, numérotés de 91 à 440. Il a été tiré en outre : 25 exemplaires sur madagascar réservés à M. Édouard Champion, marqués alphabétiquement de A à Z et 30 exemplaires hors commerce sur papiers divers, numérotés de I à XXX .