Title : Le Calvaire des Femmes
Author : M.-L. Gagneur
Release date : August 11, 2021 [eBook #66035]
Language : French
Credits : Laura Natal Rodrigues at Free Literature (Images generously made available by Gallica, Bibliothèque nationale de France.)
CHAPITRE
I
CHAPITRE
II
CHAPITRE
III
CHAPITRE
IV
CHAPITRE
V
CHAPITRE
VI
CHAPITRE
VII
CHAPITRE
VIII
CHAPITRE
IX
CHAPITRE
X
CHAPITRE
XI
CHAPITRE
XII
CHAPITRE
XIII
CHAPITRE
XIV
CHAPITRE
XV
CHAPITRE
XVI
CHAPITRE
XVII
CHAPITRE
XVIII
CHAPITRE
XIX
CHAPITRE
XX
CHAPITRE
XXI
CHAPITRE
XXII
CHAPITRE
XXIII
CHAPITRE
XXIV
CHAPITRE
XXV
CHAPITRE
XXVI
CHAPITRE
XXVII
CHAPITRE
XXVIII
CHAPITRE
XXIX
CHAPITRE
XXX
CHAPITRE
XXXI
CHAPITRE
XXXII
CHAPITRE
XXXIII
«La classe ouvrière est comme un peuple d'ilotes au milieu d'un peuple de sybarites; il faut lui donner une place dans la société.... Elle est sans organisation et sans lien, sans droits et sans avenir; faut lui donner des droits et un avenir, et la relever à ses propres yeux par l'association, l'éducation, la discipline.
«Aujourd'hui la rétribution du travail est abandonnée au hasard ou à la violence; c'est le maître qui opprime ou l'ouvrier qui se révolte.
«La pauvreté ne sera plus séditieuse lorsque l'opulence ne sera plus oppressive.»
L.N. Bonaparte.
( Extinction du paupérisme. )
Le 25 janvier 1844, il se passait dans une chaumière de Monestier, l'un des plus pauvres villages de l'infertile et montagneuse Ardèche, un drame intime et poignant.
C'était vers le soir. Le vent soufflait avec violence dans les châtaigneraies et ébranlait la masure. La neige, tombant à flocons pressés, hâtait la nuit.
Une chambre unique servait de cuisine, de dortoir, de cave, de grenier et d'étable à la famille qui l'habitait. La seule richesse de ces malheureux, c'était une chèvre efflanquée couchée dans un coin.
Un feu de bois mort glané la veille dans la forêt, un feu parcimonieux, jetait une clarté rougeâtre qui rendait encore plus triste le jour blafard.
Dans leurs châssis vermoulus, les vitres tremblaient, laissant passer le vent. Deux carreaux cassés étaient masqués par des haillons.
Cet antre, dont on ne saurait peindre la couleur sombre et la misère sordide, était habité par Jacques Bordier, sa femme et ses cinq enfants, cinq filles, dont l'aînée n'avait pas neuf ans.
L'enfance, si gracieuse avec ses joues roses, ses rires naïfs et ses yeux candides, qui laissent voir l'âme à fleur du regard, se présentait là repoussante, presque hideuse. Ces enfants, c'étaient des animaux humains grouillant dans l'immondice. Et cependant de ces visages barbouillés et comme hébétés il jaillissait parfois des éclairs d'intelligence; on devinait, sous cette couche de malpropreté, des formes qui peut-être eussent été exquises, si déjà la souffrance ne les eût flétries.
Jacques Bordier, accoudé sur une table, était pensif. Sa figure énergique, presque sauvage, exprimait à la fois l'amertume et l'abattement.
Une bouteille était devant lui. Fréquemment il emplissait son verre et buvait une gorgée de genièvre.
Sa femme, étendue sur un misérable grabat, de temps à autre faisait retentir la cabane de cris déchirants.
Une voisine, remplissant les fonctions de garde, rôdait dans cet intérieur lugubre, attisait le feu, secourait la malade.
Un des enfants dit tout à coup:
«J'ai faim.»
Et les autres répétèrent:
«J'ai faim».
La vieille ouvrit un bahut, en tira un morceau de pain noir qu'elle partagea entre les cinq enfants.
La petite Marie, qui était l'aînée, voyant les portions si minces, refusa la sienne pour la distribuer aux autres.
Elle alla s'asseoir devant le feu, qu'elle contempla tristement, et à la dérobée elle jetait un regard avide sur ses sœurs qui mangeaient.
Jacques Bordier se détourna pour ne pas voir.
La voisine, ayant examiné la malade, dit à Marie:
«Dépêche-toi, ma fille, de coucher les enfants.»
Il n'y avait qu'un lit pour les cinq petites. C'était un cadre de bois qui contenait une paillasse recouverte de guenilles.
Marie plaça les trois plus grandes au pied, coucha la plus jeune à la tête et s'étendit à côté d'elle.
Bientôt les enfants s'endormirent, excepté Marie, qui, chaque fois que sa mère faisait entendre un nouveau cri de douleur, soulevait sa tête, effrayée et curieuse, et, les yeux pleins de larmes, regardait.
«Si c'est encore une fille, dit Jacques d'une voix sourde, dès demain je pars.
—Vous ne ferez pas cela, répondit la mère Michu. Le bon Dieu ne vous abandonnera pas.»
Jacques hocha la tête.
«Le bon Dieu!
—J'ai fait prévenir hier Mlle Borel de votre malheureuse position. Elle vous viendra en aide; car ce sont de braves gens, ces Borel.
—Si j'allais à la messe, à la bonne heure; mais Mme Borel est dure pour ceux qui ne fréquentent pas l'Église. Moi, faire des momeries, jamais!
—Mme Borel, je ne dis pas; mais sa belle-sœur, Mlle Bathilde, n'est guère dévote; c'est à elle que j'ai fait parler. Elle viendra, vous verrez.
—Ah! c'est toujours l'aumône, l'humiliation.... J'ai du courage cependant, et deux bras pour travailler. Mais voilà vingt jours que la neige nous ôte le pain! Et cinq filles à nourrir! Si cela continue, il faudra bien faire comme les autres, partir et aller mendier. Mendier [1] !!!»
Il se cacha la tête dans les mains.
La malade écoutait, le regard fixe. La souffrance physique et l'excès du désespoir semblaient avoir pétrifié son visage dont les lignes, dans cette immobilité, revêtaient une distinction peu commune.
Cependant la douleur grandissait. On l'entendait aux vibrations de plus en plus stridentes de la voix.
Enfin un cri suprême annonça la fin de la crise.
Un enfant était né.
«Eh bien! demanda Jacques en se soulevant avec anxiété.
—C'est une fille, répondit à demi-voix la voisine.
—Encore une fille!»
Et il se laissa retomber avec accablement. Puis, l'instant d'après, il se redressa, la colère au visage. Il saisit la bouteille, la brandit avec menace, comme s'il voulait la lancer au nouveau-né, et la brisa contre terre en proférant une horrible malédiction.
Après avoir maudit l'enfant, il invectiva la mère.
La pauvre femme sanglotait.
L'enfant criait de froid; car rien n'était préparé pour la recevoir.
Marie se souleva et tendit les bras.
«Donnez-la-moi, mère Michu, je la réchaufferai.»
En cet instant entra Mlle Borel, accompagnée d'un domestique qui portait un paquet.
Mlle Borel pouvait avoir vingt ans. Bien qu'elle fût petite, ses traits étaient grands, nobles et sérieux. L'œil, profond et ferme, au premier abord semblait un peu sévère; mais cette sévérité était tempérée par l'aménité du sourire et la douceur de la voix.
À son arrivée, Jacques Bordier releva la tête. Des larmes brillaient dans son regard farouche.
D'un coup d'œil, Mlle Borel vit ces larmes et toute cette misère. Elle se sentit navrée, mais elle réprima vite la compassion qui se peignit sur son visage. Elle savait que la pitié blesse les âmes fières. Elle pensait que ce n'est pas seulement la misère qui dégrade, mais que c'est plutôt l'aumône qui place le pauvre dans une humiliante infériorité. Or, la pitié, n'est-ce point l'aumône du cœur?
«J'ai appris, dit-elle, que Françoise devait accoucher plus tôt qu'elle ne l'avait pensé, et j'apporte du linge pour le nouveau-né, une couverture et du vin pour la malade.
—Ah! mademoiselle, que vous êtes bonne!» soupira Françoise.
Jacques essuyait ses larmes à la dérobée, et son visage trahissait l'embarras.
«Voyez, mademoiselle, dit la mère Michu, qui venait d'envelopper l'enfant dans des langes propres, la belle petite fille! Et Jacques qui se désespère!
—Combien donc avez-vous d'enfants? demanda Mlle Borel en se tournant vers Bordier.
—Je n'ai pas d'enfants, je n'ai que des filles.»
Mlle Borel ne releva point cette singulière réponse, qui ne parut pas même la surprendre.
Le paysan, en effet, ne considère que la force. Comme il n'a d'autre richesse que ses bras, la naissance d'un garçon qui pourra l'aider dans ses travaux, c'est dans l'avenir une augmentation de bien-être; mais la naissance d'une fille, c'est plutôt, en perspective, un accroissement de pauvreté.
«J'ai maintenant six filles, reprit-il avec un rire sardonique. Six filles! Et cette baraque est toute ma fortune. On pioche, n'est-ce pas, comme des galériens tout le long du jour: les galériens, eux, sont nourris; pour nous, il n'y a pas toujours du pain noir sur la planche. Jamais de vin, ni de pitance; à peine buvons-nous de mauvaise genevrette [2] . Nous couchons sur la paille comme des animaux; pour vêtements, nous avons des guenilles. Mais encore j'ai beau suer à la peine, je ne puis gagner pour sept, pour huit maintenant. D'ailleurs il faut trouver de l'ouvrage. Si la neige, la pluie, la glace, la maladie suspendent la besogne, que devenir? Ah! le malheur s'acharne après moi. Un garçon serait venu, ça m'eût donné du courage. Je me serais dit: «Eh bien! si tu le nourris maintenant, plus tard il te nourrira.» Mais des filles, que voulez-vous que j'en fasse? Les envoyer à Lyon ou à Saint-Étienne? Ah! on sait ce qu'elles deviennent là-bas.... La honte, quoi! ou la misère, et plus souvent encore toutes les deux à la fois. Ça, c'est l'avenir. Pour le moment, si ce temps-là se prolonge, il faudra que je parte avec mon aînée, une besace sur le dos. Moi, Jacques le terrassier, qui ai toujours gagné mon pain et porté la tête haute, j'irais frapper à toutes les portes, essuyer les rebuffades et le mépris, et peut-être m'entendre traiter de paresseux! Est-ce bien possible? Il le faut, pourtant. Les petites ont mangé ce soir le dernier morceau de pain. Ah! tous les riches ne vous ressemblent pas, mademoiselle! Vous me croyez, vous, parce que vous avez bon cœur; mais combien penseront que je les trompe pour avoir quelques sous!»
Mlle Borel écoutait Jacques avec une émotion grave et contenue.
«Mon ami, dit-elle simplement, voulez-vous me confier votre dernière fille? je l'adopterai. Je ne yeux point vous faire l'aumône. Venez demain à la maison, je vous donnerai du travail.
—Oh! merci, mademoiselle! s'écria Françoise en pleurant.
—Vous ne me devez aucune reconnaissance, repartit la jeune fille. J'ai un travail très-pressant à faire exécuter dans la serre, et Jacques m'obligera au contraire de vouloir bien s'en charger.
—J'irai demain, mademoiselle, dit le terrassier, si ému que sa voix tremblait.
—Eh bien! me donnez-vous la petite?
—Dès qu'elle pourra marcher,» répondit la mère. Mlle Borel prit l'enfant, la regarda longtemps, et, à mesure qu'elle la regardait, son visage aux lignes si graves s'attendrissait. Il avait un rayonnement qui ressemblait à la joie maternelle.
«Ma chère petite Madeleine, dit-elle, que tu seras belle!»
Elle la baisa pieusement et sortit.
[1] D'après M. de Watteville, il est des localités dans la partie montagneuse de l'Ardèche dont presque tous les habitants quittent leur domicile pendant l'hiver pour se livrer à la mendicité, soit dans les communes de ce département, soit dans celles du Dauphiné, où la température est moins rigoureuse.
[2] Boisson qu'on fait dans les montagnes avec le genièvre.
Dix-neuf ans se sont écoulés.
En 1863, M. Borel, fabricant de soieries, jouissait sur la place de Lyon d'une réputation qu'il devait autant à la supériorité de ses produits qu'à l'étendue de ses relations commerciales.
Il occupait à la Croix-Rousse près de trois mille métiers; il faisait l'exportation sur une grande échelle, principalement en Amérique. Paris recherchait ses velours et ses façonnés; la Prusse et l'Angleterre copiaient ses dessins.
M. Borel était en outre un industriel intègre, justement considéré. À Lyon, d'ailleurs, ce proverbe: «Que le bien mal acquis ne profite pas,» est passé à l'état d'axiome et presque de croyance superstitieuse. Une fortune consolidée est une fortune légitimée dont on ne doit pas chercher à vérifier la source. Fortune entraîne donc essentiellement considération.
M. Borel possédait à un haut degré l'intelligence des affaires et une aptitude particulière pour l'industrie de la soierie, qui est surtout une industrie de détails. Incapable d'embrasser une idée d'ensemble, une idée de quelque élévation, il passait cependant pour un homme supérieur; et, grâce à l'importance que lui donnaient ses millions, il exerçait au conseil municipal, dont il faisait partie depuis 1848, une influence non contestée.
Il se disait libéral, entièrement dévoué aux intérêts de la classe ouvrière. C'était, il est vrai, un cœur généreux. Survenait-il une crise commerciale, il était le premier à organiser des quêtes auxquelles il souscrivait largement. À Lyon, les sociétés de bienfaisance sont innombrables. M. Borel en fonda une nouvelle sous le patronage d'un saint quelconque: car, à Lyon, la charité ne va point sans la superstition. Cette société avait pour but de secourir les ouvriers sans travail.
Toutefois, M. Borel n'admettait que l'aumône pour remédier au paupérisme, qu'il regardait comme un mal fatal, nécessaire même à l'équilibre social.
Il dépensait chaque année à soulager les ouvriers nécessiteux une somme considérable; mais il n'eût pas augmenté d'un centime leur salaire. Quoiqu'il mit son orgueil et qu'il éprouvât une satisfaction véritable à faire le bien, il voulait aussi que le bien lui profitât, soit en considération, soit en influence. Peut-être pratiquait-il un peu, à son insu, ce système de bienfaisance calculée qui consiste à placer l'obligé dans la dépendance du bienfaiteur.
Ainsi, comme il arrive souvent, l'esprit de conservation étouffait parfois en lui le sentiment de la bienveillance et de la justice.
M. Borel avait environ soixante ans. Il était grand, d'un blond grisonnant. Il possédait l'embonpoint qui sied à un homme de cet âge et de cette importance. Sur sa figure douce se lisaient les vertus domestiques. Tout en se targuant de libéralisme, il se disait chrétien; car il regardait la religion comme un frein nécessaire. Il allait aux offices les jours de grande fête. Ses deux filles avaient été élevées au Sacré-Cœur, et son fils au collège des Jésuites.
Mme Borel était une nature passive, religieuse jusqu'à la superstition. Elle était dame patronnesse d'une foule d'associations pieuses, et chaque année elle faisait quelque vœu à Notre-Dame de Fourvières.
Professant au plus haut degré le respect pour le sexe fort, elle admirait toutes les idées de son mari sans chercher à les comprendre; mais en revanche elle critiquait avec âpreté, sans les comprendre davantage, les opinions généreuses et avancées de Mlle Bathilde sa belle-sœur.
Il y avait entre Mlle Borel et son frère une complète dissemblance de pensée et de caractère.
Indifférente aux questions de détail, son intelligence élevée ne se plaisait qu'aux vastes synthèses. C'était non-seulement un esprit supérieur, mais un grand caractère, passionné pour la justice, inaccessible aux préoccupations égoïstes.
On lui refusait la tendresse; on l'accusait parfois d'insensibilité; mais elle avait au suprême degré cette bonté réfléchie qui excuse toutes les faiblesses parce qu'elle tient compte des luttes entre les organisations et les milieux où ces organisations se développent, parce qu'elle tient compte surtout des déviations causées par la contrainte qu'imposent souvent à nos penchants les lois morales ou sociales.
Dans sa jeunesse, Mlle Borel avait, elle aussi, pratiqué la charité chrétienne, c'est-à-dire l'aumône; mais elle eut bien vite reconnu l'impuissance de ces secours isolés. Son esprit avait mûri, et son cœur s'était ouvert à de plus larges sentiments. Une souffrance individuelle l'affectait sans doute, mais surtout comme symptôme social. Le dévouement à l'individu lui paraissant stérile, elle fut entraînée vers les études et les spéculations qui remontent aux causes mêmes du mal afin de les détruire.
Ainsi préoccupée d'intérêts généraux, elle n'avait jamais pensé au mariage. Sa supériorité et ses idées indépendantes très-connues avaient aussi effrayé les prétendants que sa fortune eût pu attirer. Elle était assez forte pour supporter l'isolement, et les affections intimes ne lui étaient point indispensables. D'ailleurs l'adoption de Madeleine Bordier, le soin qu'elle avait pris de l'éducation de cette enfant, avaient occupé son cœur. Cette maternité élective satisfaisait son caractère élevé mieux que ne l'eût fait peut-être la maternité du sang.
Mlle Bathilde montrait une grande indulgence pour l'infériorité intellectuelle des personnes qui l'entouraient. Cependant la fermeté qu'elle mettait à défendre ses opinions, faisait dire parfois que, semblable à toutes les vieilles filles, elle tournait à l'aigreur. Elle était respectée, mais non point aimée de son neveu et de ses nièces, dont elle critiquait l'éducation ultra-catholique.
Mlles Laure et Béatrix, au sortir du couvent, avaient une tenue modeste, c'est-à-dire compassée, parlaient à demi-voix, connaissaient un peu d'arithmétique, de géographie, un peu d'histoire profane d'après le père Loriquet, beaucoup d'histoire sainte et de catéchisme, tapotaient un quadrille, solfiaient un cantique, brodaient admirablement une chasuble, possédaient en un mot de ces petits talents dits d'agrément juste ce qu'il en faut pour obtenir dans le monde la réputation de jeunes personnes accomplies.
Lorsque Mlle Bathilde s'élevait contre cet enseignement, Mme Borel lui répondait d'un ton sec:
«Croyez-vous que je veuille faire de mes filles des voltairiennes ou des socialistes?»
M. Borel aurait désiré que son fils Maxime continuât son industrie et profitât du capital de considération que lui-même s'était acquis parmi ses concitoyens. Mais Maxime, au collège des Jésuites, s'était lié avec des jeunes gens de famille noble qui lui avaient communiqué des idées de grandeur. Il voulut entrer dans la diplomatie; il obtint donc d'aller à Paris pour y faire des études spéciales.
À Paris, Maxime, au lieu de viser au ministère des affaires étrangères, se fit admettre dans les clubs de la fashion; au lieu d'étudier les langues orientales, il ne cultiva guère que cette sorte d'argot qui est la langue du quartier Bréda.
Comme la pension fournie par son père ne lui suffisait pas, il emprunta. Mme Borel, confiante dans l'éducation religieuse qu'avait reçue Maxime, croyait à la vertu de son fils comme à un article de foi. Quand elle acquit la preuve qu'il avait dépensé trois cent mille francs en cinq ans, et perdu son innocence baptismale avec des Coralies, des Madelons et des Rigolboches, elle faillit en mourir de douleur.
Elle obtint de M. Borel d'aller avec ses filles passer dorénavant l'hiver à Paris, afin d'y surveiller la conduite et les études de Maxime.
Au mois de mars 1863, la famille Borel se trouvait réunie au grand complet dans le luxueux appartement qu'elle occupait rue de la Chaussée-d'Antin. C'était une soirée tout à fait intime. Il n'y avait là que la famille Daubré de Lomas.
M. Daubré était un riche manufacturier de Lille. Sa femme, fort coquette, habitait Paris pendant la saison des bals.
Elle s'était éprise de Maxime, et, pour le rencontrer, elle venait chez les Borel, qu'en sa qualité de Lomas elle trouvait pourtant bien bourgeois.
M. Borel, arrivé de Lyon la veille, transmettait à M. Daubré les nouvelles commerciales. Ils devisaient ensemble sur les probabilités d'une guerre civile aux États-Unis. Ces bruits de guerre alarmaient également les deux industriels. En effet, un conflit en Amérique fermerait le principal débouché de l'industrie lyonnaise, et amènerait nécessairement pour la fabrication lilloise la hausse des cotons.
Mlle Bathilde causait en aparté avec un tout jeune homme, le frère de M. Daubré.
Mme Daubré coquetait avec Maxime.
Mme Borel les observait attentivement. Elle avait fait un vœu à Notre-Dame de Fourvières pour la conversion de son fils, et elle s'étonnait que tant de vœux et de neuvaines eussent encore produit si peu de résultats.
Laure feuilletait un album, et Béatrix, au piano, déchiffrait une romance à demi-voix. À côté d'elle se tenait le frère de Mme Daubré, Lionel de Lomas, un gandin de la seconde jeunesse, qui lui débitait des fadeurs en veloutant son regard. Lionel était pauvre et Béatrix aurait un million de dot. Mais, à la dérobée, il contemplait Madeleine Bordier avec une expression singulière.
Madeleine brodait une tapisserie, et, plus rapprochée de la lampe que les autres personnages, elle se trouvait en pleine lumière. Parfois elle relevait la tête. Cette tête, resplendissante de vie, de réelle jeunesse, jetait comme un rayonnement sur cette société plus ou moins guindée et factice.
«Ces crises commerciales qui nous sont si funestes, disait M. Borel, ont cependant leur utilité, car elles matent la classe laborieuse. Depuis la guerre d'Italie, il s'est produit à Lyon, parmi les anciens voraces , je ne sais quelle sourde fermentation qui ne laisse pas que d'être inquiétante. On dit que la misère seule pousse le peuple à l'insurrection; mais trop de bien-être a aussi son danger: il développe chez l'ouvrier l'esprit d'indépendance et des idées ambitieuses; plus l'ouvrier possède, plus il devient difficile à gouverner; enfin, quand il a devant lui quelque avance, il n'hésite point à se mettre en grève pour obtenir une augmentation de salaire. Chez vous les grèves sont-elles fréquentes?
—Nous en avons eu une en 49, répondit M. Daubré.
—Et vous avez cédé?
—Il le fallait bien alors. D'ailleurs, dans nos filatures, nous ne pouvons laisser chômer, sans une perte considérable, un matériel qui représente un capital énorme.
—Quand je devrais y perdre jusqu'à mon dernier sou, reprit avec force M. Borel, moi, je ne céderais jamais.
—Mais votre industrie n'offre pas les mêmes inconvénients que la nôtre.
—C'est vrai, nous avons moins à redouter que vous les grèves et les crises industrielles. La soierie se tisse dans des ateliers avec un outillage qui n'appartient pas au fabricant. Quand une crise se manifeste, nous suspendons nos commandes, et, n'ayant aucun capital engagé, nous perdons seulement l'argent que nous ne gagnons pas. Mais aussi le mauvais côté de cette organisation, c'est que, ne demandant que de faibles capitaux, elle permet à une foule de petits industriels de nous faire concurrence. Pour se soutenir, ils fabriquent à tous prix et fabriquent mal, gâtent les ouvriers et compromettent la haute considération dont la fabrique lyonnaise jouissait naguère. Beaucoup même ont adopté l'aune droite au lieu de l'ancienne aune à crochet. C'est depuis longtemps un grave sujet de conflit entre l'ouvrier et le fabricant.
—Et l'ouvrier a raison, dit Mlle Borel d'un ton cassant.
—«L'ouvrier a tort; l'usage fait loi,» répliqua sur le même ton M. Borel.
Béatrix avait cessé de chanter, et Lionel était venu s'asseoir à côté de Madeleine.
Madeleine, qui écoutait la conversation, avait interrompu son travail.
«Comment, mademoiselle, dit Lionel, d'un ton à demi railleur, vous vous intéressez à de pareilles questions?
—Monsieur, répondit Madeleine avec quelque émotion, ma sœur aînée est ouvrière en velours, et c'est elle qui nourrit ma mère.
—C'est-à-dire, reprit Mlle Borel en s'animant, que l'ouvrier subit la loi du plus fort. L'ouvrier a droit à une mesure plus équitable. Or, votre aune à crochet n'est pas équitable, puisqu'elle le prive d'une partie de son salaire.
—Ma chère Bathilde, sur ce sujet nous ne nous entendrons jamais. Rompons donc là cette discussion. Vous êtes toujours dans la théorie pure; moi, je reste dans la pratique, par conséquent dans le vrai.
—Ma théorie, c'est le droit; votre pratique, c'est l'abus, repartit avec fermeté Mlle Borel.
—Ah! que ces utopistes nous font de mal! soupira M. Borel. Avec ces grands mots de droit, d'abus, d'exploitation, de privilège, ont-ils assez perverti le sens moral de la classe ouvrière, qui n'en est certes pas plus heureuse!
—Assurément, appuya M. Daubré, si Mlle Borel venait à Lille, elle verrait ce que produit l'augmentation des salaires. Chez nous un bon ouvrier peut gagner aisément quatre francs par jour, et une habile tisseuse deux et trois francs. Il y a peu de chômages. Et que voit-on chez nous? Une population abâtardie, livrée à la débauche. L'ouvrier est imprévoyant. S'il gagne au delà de ses besoins réels, il dépense son salaire au cabaret, et la famille n'en est que plus pauvre. Quant aux femmes employées dans nos manufactures, elles sont pour la plupart perverties dès l'âge de quinze ans, et leur gain se gaspille en colifichets.
—Monsieur, répondit Mlle Borel, il y a à cela d'autres causes que l'augmentation des salaires. C'est l'organisation même du travail manufacturier, c'est-à-dire la dispersion de la famille dans les manufactures, l'extrême division du travail; puis aussi le défaut d'éducation, l'exiguïté et l'insalubrité des logements; mais par-dessus tout, le sentiment de l'impuissance où sont les ouvriers d'améliorer leur position. Comment voulez-vous que cette femme qui, dès l'âge de huit ans, est réduite à l'état de machine, dont on n'a jamais cherché à développer le cœur ni l'intelligence, ait des instincts affectifs bien élevés, qu'elle exerce sur l'ouvrier une influence bienfaisante et sache le retenir dans des liens sérieux? Tant qu'on ne changera pas la condition de l'ouvrière, il n'y aura pas de salut possible pour l'ouvrier.
—Oui, ajouta le jeune Daubré d'un ton rêveur. En cela, l'idée chrétienne est juste: c'est la femme qui sauvera l'humanité.
—Enfin, ma sœur, c'est là votre dada!» repartit M. Borel avec humeur.
Madeleine regarda anxieusement Mlle Borel, qui ne répondit pas.
«L'ouvrier, l'ouvrière, la femme! dit Mme Daubré en se drapant coquettement dans la gaze qui l'enveloppait. Tous nos écrivains aujourd'hui se croient une mission sociale. À les lire, on dirait vraiment que l'ouvrier est une invention toute moderne, et qu'ils viennent de découvrir la femme.
—Ils la cherchent sans la trouver, répondit gravement Mlle Borel, ainsi que Diogène cherchait un homme. La femme n'existe pas encore.
—En vérité? Mais alors, ma tante, que sommes-nous donc?» demanda, en raillant, Béatrix qui visait à l'esprit.
—Des poupées dont les ressorts sont plus ou moins perfectionnés, selon l'habileté de vos institutrices; des poupées plus ou moins bien vêtues, selon votre bourse et le génie de vos modistes. Vous a-t-on jamais appris à occuper utilement votre intelligence? A-t-on jamais ouvert votre cœur aux idées grandes, généreuses? Mais tandis que la frivolité et l'oisiveté perdent la femme des classes supérieures, l'excès du travail et l'insuffisance des salaires avilissent l'ouvrière. En haut comme en bas, le défaut d'éducation est le plus grand mal. Quelle instruction lui donne-t-on à cette femme qui doit élever ses enfants? On ne connaîtra la femme que lorsqu'elle pourra développer ses facultés et s'affranchir, en gagnant honnêtement sa vie, de la dépendance matérielle de l'homme, dépendance qui l'annihile et la dégrade. Jusque-là, elle passera pour un être inférieur, frivole, corrompu ou corruptible.
—Ma chère Bathilde, interrompit M. Borel, vous n'êtes pas Française. Vous êtes digne d'être quakeresse et de prêcher en Amérique.
—En France comme en Amérique, et pour la femme comme pour l'homme, il n'y a de dignité possible qu'avec la liberté. La femme ne doit point être placée sous la tutelle absolue de l'homme. On doit surtout assurer, à celle qui travaille, l'indépendance qu'elle gagne à la sueur de son front.»
Madeleine, en écoutant Mlle Borel, avait rougi et pâli tour à tour. Elle abaissa les yeux sur sa tapisserie, et l'on vit au bord de ses cils trembler une larme.
«C'est à l'homme à travailler pour la femme,» objecta M. Borel.
«Non, jamais, dit Maxime en lançant une œillade à Mme Daubré, nous n'habituerons nos Françaises à ces idées d'indépendance. Elles n'ont que faire de la liberté. Ce sont des autocrates qui veulent régner à tout prix. Ravissantes hypocrites, elles acceptent leur esclavage afin de mieux assurer leur empire.
—Je suis de votre avis, reprit Mme Daubré en minaudant: je trouve que nos bas-bleus sont injustes. Les hommes ne sont pas si ogres que certaines femmes, vieilles et laides, veulent bien nous les représenter. Et quand on sait les prendre....
—Pardon, madame, si je vous interromps, dit Mlle Bathilde. Quand on sait les prendre, dites-vous? Par ces mots seuls ne reconnaissez-vous pas une dépendance? Vous parlez pour la petite exception des femmes, jeunes et jolies, qui sont au-dessus du besoin, et qui ont le temps d'être coquettes. Moi, je parle pour le grand nombre: je parle de l'ouvrière, de celle qui n'a que ses yeux et ses doigts pour toute fortune, et qui se demande souvent, le soir, comment ses enfants mangeront le lendemain. Sans doute, madame, vous n'avez jamais pénétré dans ces bouges immondes où habitent la misère et le vice; vous y auriez rencontré souvent, bien souvent, hélas! des femmes battues par leurs maris ivrognes, privées de tout jusqu'à leur propre gain, par celui-là même qui devrait pourvoir à leur existence; vous les auriez vues désespérées en face de leurs enfants pleurant de faim. Toutefois, sont-ce les hommes qu'il faut condamner? non, ce sont les causes mêmes du mal. Vous dites que c'est à l'homme de travailler pour la femme; mais d'abord savez-vous ce que c'est que travailler du matin au soir à une besogne souvent répugnante? Vous faites-vous une idée de la souffrance morale et physique qu'il faut endurer pour gagner son pain? Vous qui passez votre vie dans l'insouciance, dans le plaisir, vous blâmez, n'est-ce-pas, sans miséricorde, le malheureux qui, un jour sur sept, va au cabaret, se laisse entraîner et dissipe son gain de la semaine? Assurément cet homme est égoïste, qui, par une coupable imprévoyance, laisse une famille dans la détresse; mais représentez-vous donc cette nature vigoureuse qui réclame, elle aussi, ses heures de liberté, d'expansion, de plaisir. Sans doute l'ivrognerie et la paresse engendrent de grands malheurs; sans doute il faut les combattre par tous les moyens; mais ce n'est pas à nous, oisifs, qui ne savons rien des tortures du travail et de la misère, de les condamner sans pitié, ces martyrs.
—Euh! euh! fit M. Daubré, voilà des maximes qui mèneraient loin!
—Moi, avec mes nerfs, dit Mme Daubré, je ne puis songer à ces choses-là. Comme on ne saurait y remédier, le mieux est d'y penser le moins possible.
—Mais ma sœur y remédie, repartit M. Borel avec raillerie. L'augmentation des salaires est au bout de ses tirades. De nos capitaux engagés, de nos risques, elle ne tient aucun compte.
—L'augmentation des salaires est un moyen insuffisant, répliqua Mlle Borel.
—Alors, voyons ta panacée.
—Je n'en ai pas. Je crois seulement qu'il est très utile de poser ces formidables problèmes, et d'appeler sur eux, dans l'intérêt de la classe riche, l'attention des législateurs. Je crois aussi au progrès de toute science; je crois qu'après des tâtonnements nécessaires, on trouvera cette panacée, et qu'on arrivera à régler, d'une manière plus équitable, les conditions du travail. Au siècle dernier, le Contrat social de Jean-Jacques était une théorie audacieuse. Quel est aujourd'hui l'homme de bon sens qui croie au droit divin? Il viendra un temps, qui n'est pas éloigné, sans doute, où l'on reconnaîtra à tout homme et à toute femme son droit à une existence proportionnelle à ses besoins et en rapport avec ses facultés.»
Madeleine et le jeune Daubré écoutaient Mlle Borel avec admiration, tandis qu'un sourire ironique effleurait les lèvres des autres auditeurs.
«Eh bien! mademoiselle, dit tout bas Lionel à Madeleine, auriez-vous envie de devenir aussi économiste et bas-bleu? Ce serait dommage. Vous êtes si jolie et vous brodez si bien!»
Madeleine rougit et reprit sa broderie.
Béatrix observait le jeu de Lionel, et Lionel remarqua l'inquiétude de Béatrix.
«Elle est jalouse, pensa Lionel, c'est bon à savoir: je tiens la dot.»
Il se pencha de nouveau vers Madeleine.
«Je gage, lui dit-il toujours à voix basse, que vous aimez la toilette?
—J'aime tout ce qui est beau, répondit-elle: les belles robes, comme les belles et généreuses pensées.
—J'avoue, moi, dit Béatrix en se rapprochant, que je n'entends rien à tous les beaux discours de ma tante. Mais, par exemple, j'adore les chiffons.
—Et moi les chevaux, ajouta Laure. Maxime, comment va Mademoiselle Lucie?»
Maxime possédait une jument qu'il appelait Mademoiselle Lucie; mais, en revanche, sa maîtresse se nommait Pouliche.
«Mademoiselle Lucie avait aujourd'hui ses nerfs, exactement comme une jolie femme, répondit Maxime. Les beaux chevaux et les jolies femmes, voilà mes passions. Ah! par ma foi! s'il est vrai que l'horizon soit chargé de nuages, jouissons toujours, et après nous le déluge! Louis XV était un philosophe qui valait bien Jean-Jacques. Vos idées d'amélioration, ma tante, me semblent impraticables. Si toutes les femmes allaient devenir indépendantes, dignes, quakeresses, ce serait la mort de notre société qui vit de luxe, d'oisiveté, de raffinement, j'oserai même dire de galanterie. J'espère que nos adorables Françaises y regarderont à deux fois avant de se laisser endoctriner. Ne faut-il pas que de mauvais sujets comme moi, qui ne saurions être autre chose, trouvent aussi une existence en rapport avec leurs facultés?
—Vous déraisonnez, Maxime, interrompit sévèrement Mme Borel, jusque-là silencieuse. Sans doute il y aura toujours des privilégiés et toujours des malheureux; non pas afin que vous puissiez satisfaire vos mauvais penchants, mais parce que Jésus-Christ a dit: «Il y aura toujours des pauvres parmi vous.»
—C'est évident, s'écria Mme Daubré. S'il n'y avait plus de pauvres, nous n'aurions plus de domestiques. Qui laverait ma vaisselle? Qui brosserait mes souliers? Je ne puis cependant pas brosser mes souliers.»
Elle agitait, pour la faire admirer, sa main blanche et effilée.
«Et, reprit Maxime avec ironie, quels moyens, nous, riches, aurions-nous de faire notre salut? Nous n'avons que l'aumône pour racheter nos péchés. À chacun son lot: les pauvres se sauvent par la souffrance; nous nous sauvons, nous, par le plaisir de faire le bien. Dieu est juste, tout est pour le mieux.
—Ne plaisantez pas avec ces choses-là, Maxime, dit encore Mme Borel.
—Il est certain, reprit hypocritement Mme Daubré, qui voulait gagner la mère de Maxime, que l'aumône est sainte, et que la charité chrétienne a plus avancé le progrès que tous les discours des philosophes.
—C'est ce que je nie, repartit Mlle Borel. Avec l'aumône, peut-être sauve-t-on son âme; mais, à coup sûr, on perpétue le paupérisme.
—Et cependant sans l'aumône, se récria vivement M. Borel, que deviendraient toutes ces familles qu'une maladie, un chômage, la mort de leur chef réduisent à la dernière misère?
—À Lyon, répliqua Bathilde, vous avez au moins quatre-vingts associations charitables, qui toutes fonctionnent admirablement. Quand l'industrie est prospère, elles suffisent à peine; mais vienne une crise commerciale, et vous voyez combien le charité privée est impuissante contre un tel flot de misères. Sans doute, l'aumône est louable au point de vue de l'intention; mais, comme tous les palliatifs, elle entretient le mal au lieu de le guérir. Je pense comme M. Wolowski, que «l'aumône est une sorte de régime protecteur de la misère.» Elle avilit les âmes et développe la paresse. Loin de resserrer les intérêts des classes, comme vous paraissez le croire, elle inspire le mépris chez celui qui donne et la haine chez celui qui reçoit. La doctrine religieuse de l'aumône et de la résignation a produit beaucoup de mal. Voyez le moyen âge et aujourd'hui l'Espagne avec ses légions de mendiants!
—Je vous en prie, Bathilde, s'écria avec indignation Mme Borel, ne dites pas devant mes filles des choses semblables!
—Vos filles sont aujourd'hui des femmes, et pourquoi ne seraient-elles pas initiées à des problèmes qui préoccupent tous les esprits?»
Mme Borel haussa les épaules. Le front placide de M. Borel s'assombrit. Madeleine, émue, regardait Mlle Bathilde d'un air suppliant. M. et Mme Daubré avaient l'attitude embarrassée de gens qui vont assister à une scène de famille; car tous connaissaient le caractère entier de Mlle Borel.
Mais la porte du salon s'ouvrit; un domestique entra fort à propos et remit à M. Daubré une large enveloppe cachetée. C'était une dépêche télégraphique ainsi conçue:
«Agitation parmi les ouvriers. Tentative de coalition. Prompt retour.»
M. Daubré pâlit et tendit la dépêche à sa femme.
«Voilà, s'écria-t-elle, le résultat des discours de nos utopistes.»
Il était tard. Comme M. Daubré devait partir de bonne heure le lendemain, il désira se retirer.
Le jeune Daubré serra affectueusement la main de Mlle Borel, et lui exprima avec chaleur ses sympathies. Il salua respectueusement Madeleine.
«À propos, dit Mme Daubré en partant, j'ai besoin d'une institutrice pour Jeanne. Je voudrais trouver une jeune fille douce et bien élevée. Jeanne est déjà un peu grandelette, et il faut commencer son éducation.
—Nous nous informerons, répondirent Mlles Borel; et si, parmi nos connaissances, nous découvrons un phénix, nous vous l'adresserons.»
Lille est la cité industrielle la plus importante du nord de la France. Là, comme dans tous les centres de grande industrie, l'économiste est frappé du contraste choquant que présente l'opulence et l'excès de la misère.
C'est une triste, mais inévitable conséquence de notre ère de féodalité industrielle. L'application des forces mécaniques à l'industrie, dont le résultat ultérieur sera certainement pour l'homme l'affranchissement de tout travail dégradant ou pénible, le place aujourd'hui dans un esclavage plus douloureux qu'autrefois le travail isolé.
L'homme, confondu pour, ainsi dire avec la machine, qu'il sert en instrument plutôt passif qu'intelligent, ne prenant à son travail, ordinairement divisé à l'extrême, qu'un intérêt secondaire, s'atrophie peu à peu, et ses instincts moraux s'affaiblissent d'autant plus aisément que son intelligence est plus annihilée.
Dans la manufacture l'homme perd sa liberté. Il est caserné en quelque sorte, et placé jusqu'à un certain point sous l'autorité arbitraire du patron.
Sans doute cette féodalité n'a pas à beaucoup près des résultats aussi abusifs, aussi désastreux que jadis la féodalité territoriale; mais elle produit cependant ce que produisent toutes les oppressions, des essors subversifs de liberté, autrement dit une profonde démoralisation engendrant une ignoble misère; et vice versa , cette misère engendrant la corruption.
Cependant, en face des conquêtes de la civilisation, qui pourrait nier le progrès moderne, même au point de vue moral? et qui songerait à confondre ces deux époques dans une même réprobation?
Aujourd'hui, à la place des tours orgueilleuses du château féodal, à la place de ces engins stériles ou plutôt destructeurs, s'élèvent les murailles pacifiques de l'usine; de l'usine, avec ses machines puissantes, fécondes, avec son armée de travailleurs. À la place de ce seigneur oisif, ignorant, hautain, toujours prêt à abuser de sa force, c'est le patron intelligent, actif; c'est même assez souvent un ancien ouvrier presque toujours bienveillant pour l'ouvrier.
Mais l'époque que nous traversons est transitoire, et comme toutes les transitions, douloureuse. Les abus mêmes de cette féodalité nouvelle suscitent déjà et susciteront de plus en plus des tentatives d'affranchissement. Le perfectionnement des machines et de nos systèmes économiques amènera certainement pour l'ouvrier, qui sera un jour associé et non plus simplement salarié, une ère de liberté, de dignité moralisatrice et de bonheur relatif.
Aujourd'hui, un certain nombre de grands industriels comprennent les devoirs de la richesse, et se préoccupent incessamment d'améliorer les conditions hygiéniques de leurs établissements, aussi bien que le sort des travailleurs.
Mais, à côté de ceux-là, il en est d'autres que domine l'esprit du temps, et qui veulent s'enrichir vite et à tout prix. Leurs capitaux, disent-ils, ne peuvent dormir; et, par conséquent, pas de repos pour le travailleur. Ceux-là entassent les ouvriers dans des établissements insalubres, leur mesurant avec parcimonie l'air et l'espace. Ils exigent plus de travail et ils payent moins.
Ainsi se montrait M. Daubré. C'était pourtant un homme compatissant, qui s'intéressait au bonheur de ses ouvriers. Mais il était pressé par la nécessité. Les goûts aristocratiques et luxueux de sa femme l'entraînaient à des dépenses excessives qu'il fallait couvrir.
Il possédait deux filatures, l'une dans le quartier Saint-Sauveur, et l'autre en dehors de la ville. Il y avait joint tout récemment un tissage mécanique.
Quiconque n'a pas traversé les courettes de Lille, quiconque n'a pas visité ces caves malsaines et nauséabondes où croupissaient, il y a quelques années, les ouvriers de cette ville, la plus riche de la Flandre, celui-là n'a point vu la misère dans toute sa hideur, celui-là ne peut se représenter l'état de dégradation morale et physique où elle fait descendre l'être humain.
On se souvient encore de l'émotion produite par les révélations navrantes d'un illustre économiste; on n'a pas oublié le sombre tableau qu'il traça de ces logements souterrains.
Aujourd'hui la plupart de ces caves ont été détruites; mais en 1863 un assez grand nombre existaient encore.
Vers le milieu de la rue des Étaques, rendue célèbre par la description qu'en a faite Blanqui, se trouvait un de ces bouges. Il était habité par un fileur du nom de Gendoux.
Un soupirail fermé par une trappe servait à la fois de fenêtre et de porte. Il n'y avait d'autre escalier qu'une mauvaise échelle appuyée contre l'entrée. Ce jour parcimonieux, arrivant d'en haut, rendait plus lugubres encore des murs noircis par le temps et la malpropreté. Le mobilier était sordide.
Cependant, quelques objets de luxe à bon marché, un miroir sur un bahut entre deux vases dorés, des fleurs en papier, des images encadrées, attestaient qu'une jeune fille avait paré naguère ce triste intérieur. Maintenant il y régnait ce désordre et cette incurie qui accusent l'abandon bien plus encore que la misère.
Une femme déjà vieille, Thérèse Gendoux, était assise au-dessous du soupirail. Elle cousait un sarrau. À peine recevait-elle un jour suffisant pour ce travail grossier. Deux enfants étiolés, au visage blafard et boursouflé, aux membres amaigris, se tenaient à côté d'elle.
Le plus jeune était âgé de quatre ans; mais on lui en eût donné deux au plus. Il se traînait à terre et fouillait dans les immondices qui couvraient le sol. L'autre, une fille de sept ans, ourlait un carré de grosse toile. À ce travail, elle gagnait environ deux sous par jour.
Ces enfants appartenaient, non pas à Thérèse, mais à une ouvrière de fabrique qui s'absentait tout le jour et habitait la même cave.
En effet, dans le fond de cette cave, déjà si sombre, se trouvait encore un réduit, et celui-là était tout à fait obscur. Il y avait place à peine pour un lit, une table et deux chaises.
L'humidité suintait le long des murs, dont la couleur primitive avait entièrement disparu. On devinait, à l'entassement indescriptible de vêtements ou plutôt de haillons, d'ustensiles brisés, de débris informes, qu'on n'entrait là que pour passer la nuit. C'était plus triste et plus horrible qu'une prison; car on se disait: «Dans cet air putride vivent des êtres libres, qui n'ont commis aucun crime, qui ont droit à l'air, à l'espace, au soleil; c'est la misère seule qui les a relégués dans ce cachot infect.»
En pénétrant là, on avait le cœur serré par l'angoisse, et la poitrine oppressée par une atmosphère méphitique. Un petit enfant s'y trouvait couché. Il dormait. Son visage livide ressemblait à celui d'un vieillard avec ses traits étirés, ses orbites creusées, ses lèvres décolorées. C'était effrayant à voir.
Depuis quand dormait-il? Depuis le matin, depuis que sa mère était partie pour la fabrique, et maintenant il était cinq heures!
Sa mère lui avait fait prendre un dormant [3] qui devait le plonger dans le sommeil jusqu'au soir.
Cet enfant avait deux ans. Peut-être n'avait-il jamais respiré le grand air. Peut-être jamais ses pauvres petits membres n'avaient-ils senti la chaleur vivifiante du soleil. Et l'on se demandait tout d'abord s'il était bien possible qu'il y eût une mère assez cruelle pour condamner son enfant à ce sommeil, à cette réclusion.
Hélas! cette femme avait trois autres enfants, et son mari ne revenait au logis que lorsque son gain de la quinzaine était épuisé. Elle emmenait avec elle à la fabrique son fils aîné qui avait huit ans. À eux deux, ils gagnaient un franc cinquante par jour. Avec ces trente sous, elle devait loger, nourrir et vêtir cinq personnes.
Le soir, ces cinq êtres, semblables à des animaux, dévoraient quelque nourriture indigeste, car le feu ne s'allumait jamais; puis ils s'étendaient sur la paille humide qui leur servait de lit [4] . La mère Gendoux avait pitié d'eux. Quelquefois elle leur faisait de la soupe ou donnait aux enfants un peu de bière. Elle avait pris de l'affection pour ces petits qui demeuraient avec elle tout le jour, et elle devait chercher l'affection, car sur son visage triste et austère, plein de bonté pourtant, se lisait une douleur profonde. De temps à autre, un soupir s'échappait de ses lèvres, elle essuyait une larme et murmurait:
«Pauvre Geneviève! que fait-elle? Mon Dieu! qu'est-elle devenue?»
Quand la nuit fut close, la mère Gendoux alluma la lampe, monta l'échelle vermoulue, ferma la trappe, puis alluma le feu et prépara le souper pour Gendoux qui allait venir.
L'enfant cessa de coudre et joua avec son petit frère.
La mère Gendoux, inquiète, prêtait l'oreille à tous les bruits. Enfin elle entendit battre la retraite.
«C'est bientôt l'heure; ils vont arriver,» pensa-t-elle.
Elle mit un peu d'ordre dans ce souterrain. On ne tarda pas à frapper au soupirail. La trappe s'entr'ouvrit.
C'était un homme de soixante ans environ. Encore robuste, il marchait cependant avec quelque difficulté; et sa taille était un peu déviée. Depuis longtemps il était fileur. Or, avant l'invention du renvideur mécanique, ce travail très-fatigant produisait souvent des déformations corporelles. Cet homme avait néanmoins dans le maintien et dans la démarche une distinction qu'on trouve rarement chez l'ouvrier, courbé toute sa vie sur le même travail.
«C'est bon, tout est prêt. Thérèse, sers-moi la soupe, dit Gendoux d'une voix brève, car ils vont venir.»
Il s'accouda sur la table, et parut préoccupé.
La vieille femme servit le repas, et resta debout, les deux mains sur les hanches, baissant la tête dans une attitude inquiète, en face de Gendoux, qui ne la regardait point.
«Ils vont venir? répéta-t-elle d'un ton interrogatif.
—Oui, va chercher les tabourets de la voisine, car ils seront bien une trentaine.
—Une trentaine! s'écria-t-elle effrayée. Ah! Gendoux, prends bien garde à ce que tu vas faire! Si on allait te mettre en prison! Es-tu sûr au moins de tous ceux que tu attends?
—Je suis sûr de tous les camarades. Ce sont des mécontents. Il y va d'ailleurs de leur intérêt comme du mien.
—Mais tous n'ont pas les mêmes motifs, murmura Thérèse.
—Sans doute, pas tous les mêmes; mais pourtant, combien auraient à se plaindre comme moi. Si ce ne sont pas les maîtres, ce sont les contre-maîtres qui, les premiers, corrompent nos filles et nos femmes; car ces manufactures, c'est trop souvent pour elles l'infamie.
—Au moins, reprit encore la femme de Gendoux, ne parle pas de Geneviève; c'est bien assez qu'elle nous ait quittés. Il ne faut pas qu'on sache tout notre malheur.
—Ah! tu crois qu'on l'ignore! répliqua le fileur dont le visage devint pourpre. Geneviève était la plus belle fille de la fabrique. Tout le monde la connaissait, et tout le monde savait bien que ce libertin de Lomas ne venait visiter la carderie que pour la voir. Depuis longtemps ses amies, et les hommes aussi, enrageaient contre elle parce qu'elle était sage. À la fabrique, un air modeste c'est un scandale! Aussi maintenant que ne dit-on pas? Parfois, il m'en arrive des bruits jusqu'aux oreilles, et elles me tintent à m'étourdir; le sang me monte aux yeux; je vois tout rouge, et je voudrais tuer quelqu'un. Mais il y a une meilleure vengeance. Je la tiens.»
Thérèse s'était assise, et elle essuyait avec le coin de son tablier les larmes qui roulaient sur ses joues.
«Ah! je te le disais bien, Gendoux, il ne fallait pas l'envoyer dans ce gouffre. Si elle était restée dentellière!
—Tu ne te souviens donc pas? J'étais malade; mon genou m'empêchait de travailler. Comme sarrautière tu gagnais douze sous, et Geneviève un franc avec sa dentelle. Encore lui fallait-il passer une partie de la nuit. Et quand je la voyais pâle, les yeux fatigués, toujours courbée sur son carreau, avec cette petite toux qui m'inquiétait, je me disais: «À la fabrique, elle peut gagner trente sous sans trop de peine; les couleurs lui reviendront aux joues.» Il y avait une place chez M. Daubré, à l'atelier des préparations, comme soigneuse de carderie, un métier propre et sain. Et puis elle était si fière! Qui aurait pu se douter jamais que ce Lomas aurait raison de cette vertu-là!
—Et tu es sûr que c'est lui qui a fait partir Geneviève?
—Je n'ai pas de preuves, malheureusement; mais j'en suis sûr, oui, sûr.
—Au moins il ne la laissera pas mourir de faim. Pauvre petite, que fait-elle là-bas? Ah! si seulement je savais son adresse! j'irais, vois-tu, et je la ramènerais. Car je ne dors plus, je ne mange plus, je n'ai de cœur à rien. Une enfant qui ne nous avait jamais quittés! Gendoux, si elle ne revient pas, je crois que j'en mourrai.»
En cet instant, la trappe se souleva.
«Ce sont eux! s'écria Thérèse avec effroi.
—Non, c'est la Bourgeat et son petit,» dit Gendoux.
En effet, c'était leur locataire. Ses enfants la regardèrent entrer avec cet air morne et hébété, cette immobilité torpide que donne l'appauvrissement excessif de la constitution.
Cette femme avait le type des ouvrières lilloises: blondes, maigres, au teint hâve. Elle était encore jeune, mais des rides nombreuses annonçaient une vieillesse hâtée par le travail et les privations. Ses vêtements ou plutôt ses haillons étaient malpropres, et recouverts, aussi bien que ses cheveux, de fragments d'étoupes; car elle était employée à l'atelier d'épluchage d'une filature de lin.
Elle vivait donc tout le jour les pieds dans l'eau, au milieu d'une poussière épaisse et malsaine, dans une atmosphère empestée et chauffée à vingt-cinq degrés. Après une journée de treize heures, elle rentrait dans son réduit sombre, où il n'y avait pas de feu, où elle trouvait quatre enfants qui avaient faim.
Quel courage, quel amour maternel ou quelle inertie lui fallait-il pour accepter une pareille existence?
«Vous viendrez tout de suite, qu'on vous trempe la soupe, lui dit Thérèse. Nous aurons du monde ce soir. Si vous entendez parler un peu tard, il ne faudra pas vous en étonner.
—Ah! que je vous remercie, madame Thérèse. Et les petits ont été sages?
—Oui, bien sages. Et l'autre n'a pas bougé.»
L'ouvrière sourit avec tendresse à ses deux enfants. Puis elle alluma sa lampe à celle des Gendoux et passa dans le réduit que nous avons décrit.
L'enfant dormait toujours. Elle le prit et le baisa. Mais son corps était roidi et son front glacé.
À ce contact, elle éprouva un horrible frémissement. Elle poussa un cri, et, l'œil dilaté, la figure contractée par l'épouvante, elle se précipita chez les Gendoux.
Elle tenait son enfant dans ses bras et le serrait convulsivement sur son sein. Elle ne put qu'articuler un gémissement rauque, et elle s'affaissa sur une chaise.
Gendoux et sa femme n'osaient questionner.
«Mais voyez donc, voyez donc! s'écria-t-elle enfin d'une voix déchirante. Il est mort, mon Dieu! il est mort! Et c'est moi, c'est moi peut-être qui l'ai tué! Je suis allée ce matin chez le pharmacien.... Hier, la dose n'était pas assez forte, et aujourd'hui....»
Sa tête se renversa et elle s'évanouit.
En cet instant, trois ouvriers entraient et descendaient l'escalier de bois. L'un d'eux alla chercher le médecin, et les autres aidèrent les Gendoux à transporter l'ouvrière sur son lit.
Le médecin déclara que l'enfant n'avait pas succombé à l'ingestion d'une dose trop forte de thériaque, mais que la vie s'était éteinte par manque de soins, d'air et de nourriture suffisante.
«Pourquoi donc, demanda-t-il à la mère, ne portiez-vous pas cet enfant à la crèche?
—Quand j'y suis allée, il n'y avait pas de place, et tant d'autres étaient inscrits avant le mien! Enfin, là comme ailleurs, il faut des protections, et je n'en avais pas.»
Les trois enfants entouraient le grabat de leur mère, toujours mornes et impassibles. Qui donc aurait éveillé la sensibilité chez ces jeunes cœurs?
La mère aussi était calme maintenant. Tout à l'heure, à la vue de son enfant inanimé, l'instinct maternel s'était soulevé.
Dans son désespoir, il y avait eu peut-être plus d'effroi que de douleur réelle. À présent elle pouvait penser, et elle faisait ce raisonnement horrible de la part d'une mère: «N'est-il pas heureux pour lui comme pour nous qu'il soit mort?»
Devant tant de misères, le médecin était à peine ému. D'ailleurs, que pouvait-il? Chaque jour il rencontrait des malheurs semblables.
Les amis de Gendoux continuaient d'arriver. Ils étaient déjà nombreux. Le médecin les regarda avec surprise.
«Voyons, dit-il, il faut se cotiser.»
Les ouvriers, avec un élan unanime, portèrent la main au gousset, et remirent leur petite offrande à la pauvre femme.
Cependant cette scène avait vivement impressionné tous les assistants.
Quand la réunion fut au complet, les ouvriers se comptèrent. Ils étaient trente. Chacune des principales filatures de Lille avait un représentant.
Gendoux se leva.
Sa tête rejetée en arrière n'avait point le flegme des gens du Nord. Elle accusait au contraire une rare énergie. Un feu méridional éclatait dans ses yeux noirs et perçants.
En 1848, membre d'un club, il s'était acquis une réputation d'orateur. Dans toutes les circonstances où s'agitaient les intérêts des ouvriers, c'était lui qui portait la parole. Il passait pour un esprit turbulent, dangereux.
C'était un homme juste, intelligent, aimé et respecté de ses camarades. On l'écoutait avec déférence. Il possédait réellement quelques talents oratoires. Sa parole, vive, expressive, frappait juste et fort. Il avait de la mise en scène, un geste abrupt, éloquent.
Son discours fut à la fois une revendication énergique des droits du travail et un exposé douloureux et sévère des misères morales de la manufacture.
Ce discours, qui rappelait un peu trop les déclamations révolutionnaires de 1848, fut cependant ce qu'il pouvait être de la part de cet ancien clubiste, de ce père mortellement offensé dans ses plus chères affections. Sans doute il ne prit guère de précautions oratoires pour stigmatiser l'injustice de certaines conventions, de certains privilèges. Il fut acerbe dans sa critique, et se montra d'une exigence relativement excessive dans ses réclamations.
Se basant sur les prétentions de quelques corporations ouvrières d'Amérique qui réduisaient à huit heures par jour le temps du travail, il émit des propositions qu'il savait être inadmissibles; car, disait-il, il fallait demander des concessions exagérées pour en obtenir de moindres. Enfin, rappelant l'incident douloureux qui avait ému l'assemblée quelques instants auparavant, il réclamait pour les femmes, qu'il voulait attirer aussi dans la coalition, deux heures au milieu du jour pour préparer le repas de la famille et soigner leurs enfants.
Il termina par ces paroles, qui impressionnèrent vivement les assistants:
«Ah! s'écria-t-il, ils nous refusent l'augmentation des salaires et la diminution des heures de travail, sous prétexte que ce temps et cet argent nous les dépenserions au cabaret à nous enivrer. Mais comment emploient-ils, eux aussi, leur temps et leurs richesses, si ce n'est à satisfaire leurs vices?
«Nous, il est vrai, quand nous sommes ivres, nous tombons dans le ruisseau, on nous ramasse et l'on nous jette au violon; c'est un scandale. Mais, eux, quand ils sont ivres, ils roulent sur des tapis, et leurs laquais les emportent dans leurs carrosses: personne ne les a vus.
«Ils parlent de nos débauches, de nos désordres! D'où nous vient l'exemple? d'où nous vient la corruption? Que font-ils de nos filles?»
À cette dernière phrase, répétée deux fois avec un regard sombre et une voix vibrante de colère, il sembla voir courir un frisson dans l'auditoire, car tous connaissaient le malheur de Gendoux.
Ce discours, qui flattait adroitement les instincts populaires, fut vivement applaudi.
Quelques autres ouvriers, grisés par l'éloquence de Gendoux, prirent la parole pour appuyer ses conclusions, et la grève fut décidée à l'unanimité. Dès le lendemain, chacun de son côté opérerait dans ce sens. Tous étaient des compagnons influents, qui disposaient d'un groupe plus ou moins nombreux.
Comme ils allaient se retirer, trois grands coups frappés contre la trappe retentirent sous la voûte et firent tressaillir les assistants.
Thérèse devint livide.
«Chut! fit Gendoux, qui pâlit aussi. Pas un mot, nous sommes vendus!»
Un profond silence régna.
En ce moment, onze heures sonnaient à l'église voisine.
«Au nom de la loi, cria-t-on du dehors, ouvrez!»
Il était inutile de résister.
Gendoux monta à l'échelle et se présenta.
«C'est vous, Gendoux, le fileur?
—Oui, c'est moi.»
Le commissaire de police se montra, accompagné de deux gendarmes. Il observa pendant quelques instants la réunion, comme s'il en comptait les membres.
«Allons, dit-il à Gendoux, suivez-nous. Nous vous arrêtons pour avoir enfreint les articles 414, 415 et 416 du Code, prohibant les coalitions, et l'article 291 du Code pénal, défendant toute réunion au-dessus de vingt personnes. Or, vous êtes trente ici.»
Gendoux atterré suivit le commissaire.
Lorsque Thérèse vit disparaître son mari entre les gendarmes, elle poussa un cri, voulut s'élancer, mais ses jambes faiblirent, et elle retomba privée de sentiment.
C'était cette scène, si brièvement relatée dans la dépêche télégraphique, qui rappelait à Lille M. Daubré.
[3] Potion composée de thériaque, que les ouvrières des manufactures donnent trop souvent à leurs enfants pour les assoupir.
[4] Les ouvrages de MM. Blanqui, Villermé, Jules Simon, etc., abondent de tableaux plus effroyables encore que celui-ci. En peignant toute la réalité, nous craindrions d'être accusé d'exagération ou d'invraisemblance; nous craindrions surtout de tomber dans un réalisme par trop abject. Nous reproduirons seulement ce passage que Jules Simon emprunte à Blanqui: «Le foyer domestique des malheureux habitants de ces réduits se compose d'une litière effondrée, sans draps ni couvertures; et leur vaisselle consiste en un pot de bois ou de grès écorné qui sert à tous les usages. Les enfants les plus jeunes couchent sur un sac de cendres; le reste de la famille se plonge pêle-mêle, père et enfants, frères et sœurs, dans cette litière indescriptible, comme les mystères qu'elle recouvre. Il faut que personne n'ignore qu'il existe des milliers d'hommes parmi nous dans une situation pire que l'état sauvage....» «Ce tableau est encore vrai, ajoute Jules Simon. «On a fait de grands efforts, mais le nombre des pauvres croit dans une proportion effrayante.
Après la retraite si brusque de la famille Daubré et la discussion un peu orageuse de la soirée, les Borel se séparèrent avec quelque froideur.
Mlle Borel se trouvait blessée par l'attitude railleuse de sa famille.
Maxime appréhendait l'éloignement de Mme Daubré. Béatrix, jalouse de Madeleine, affecta de ne pas lui souhaiter le bonsoir. Madeleine se retira triste et pensive. Elle se répétait avec amertume ces paroles de Mlle Borel: «Il n'y a pas de dignité possible sans l'indépendance matérielle.»
C'était une nature fière et fortement trempée que cette fille d'ouvriers; et Mlle Borel s'était appliquée à développer chez elle la dignité et la force de caractère, qui sont la meilleure sauvegarde pour une femme.
«En effet, se disait Madeleine, que suis-je ici? Une enfant recueillie par charité. Mlle Bathilde est trop généreuse sans doute pour me faire jamais sentir ma position dépendante; mais le langage et les regards parfois méprisants et protecteurs de Laure et de Béatrix me rappellent trop que je suis une étrangère dans la maison. Mme Borel aussi ne me témoigne plus la même bienveillance. Enfin il me semble que parfois Maxime me parle avec une légèreté....»
À cette pensée, une rougeur brûlante lui monta au visage. Elle s'assit sur son lit.
«Malgré l'affection que me porte Mlle Borel, peut-il oublier que je suis la fille du père Bordier, de la pauvre Françoise, la sœur de Marie la veloutière? Je suis folle de penser si souvent à lui. Mme Daubré l'aime, c'est certain. Comment serait-il insensible à cet amour qui flatte toutes ses vanités! Elle est belle, spirituelle.... Non, elle n'est pas belle, elle n'a pas d'esprit, et elle n'a pas de cœur; ce n'est qu'une coquette.... Mais c'est une grande dame, riche, élégante, et Maxime aime tant le luxe! Ah! mon Dieu! comme je souffre!»
Elle cacha sa tête dans ses mains et pleura.
Tout à coup elle se redressa.
«Est-ce que je suis jalouse, moi? Et de qui? De Maxime qui ne m'aime pas, qui ne peut m'aimer? Allons, je suis vile. Non, je ne penserai plus à lui, je ne le veux pas.»
Elle se leva, alluma sa bougie et passa un peignoir. Elle se trouvait devant une psyché. Artiste, elle ne put s'empêcher d'admirer son image.
La passion éclatait dans ses yeux, animait ses joues. De son bonnet dénoué par l'agitation ruisselait une magnifique chevelure. Son petit pied cambré aux veines bleues, au talon rose, que la fièvre brûlait aussi, reposait nu sur le parquet sans en ressentir le froid.
Madeleine possédait une très-riche et très-complète organisation. Sans doute l'éducation est transmissible, puisqu'à la longue elle modifie et améliore les races. Pourtant on voit assez souvent parmi les demi-sauvages de nos campagnes surgir des êtres susceptibles d'un très-grand perfectionnement artistique et intellectuel.
Quoique née de parents incultes, Madeleine était douée d'aptitudes très-variées et fort étendues. Cette intelligence, à la fois prime-sautière et cultivée, se reflétait dans sa beauté, qui frappait bien plus par l'originalité que par la parfaite correction des lignes.
Sa peau brune, ses grands yeux de gazelle, un peu sauvages, le carmin éblouissant des lèvres, les frémissements voluptueux de la narine, sa taille cambrée et souple dénotaient la vigueur des races primitives; mais on trouvait aussi chez elle les caractères distinctifs des générations raffinées: un profil droit, le fini des modelés, la petitesse des mains et surtout l'expression méditative du regard.
Ces contrastes, qui se heurtaient dans son visage, causaient au premier abord une sorte d'inquiétude. Sa figure paraissait étrange, et cependant elle attirait. Songeuse, elle semblait dure; mais le sourire l'illuminait et lui prêtait une grâce, une douceur captivantes.
Les femmes délicates et nerveuses la déclaraient laide, car il y avait entre ce type et le leur une trop complète dissemblance. Mais les hommes, les hommes blasés surtout, à première vue en tombaient épris.
Après s'être admirée, elle se détourna du miroir avec impatience.
«Que ne suis-je blonde, maigre et riche comme Mme Daubré? soupira-t-elle.... Mais je serai célèbre, riche peut-être, et alors....»
Et, faisant un effort, elle se mit à travailler.
Sa bouche devint sérieuse, sa narine se souleva, son œil humide prit soudain de la fixité et de la profondeur. On l'eût dite inspirée.
À quoi donc travaillait-elle? La pauvre enfant écrivait un poëme, et sur ce poëme elle basait ses espérances de fortune.
Elle avait entendu parler cependant des difficultés de parvenir par la littérature, soit à la célébrité, soit à la richesse. Mais ces difficultés, tous les poëtes les connaissent, les uns par ouï-dire, les autres par expérience; et ils conservent quand même la foi au succès. C'est cette foi, ou plutôt cet orgueil sublime qui fait les grandes personnalités.
Madeleine était brave, parce qu'elle avait vingt ans.
Comme elle sentait la vie puissante en elle, elle ne pensait pas que son courage pût faiblir. Enfin, ayant un grand amour de l'art, elle ne soupçonnait rien des dégoûts du travail; et son imagination se formait sur le monde des artistes les plus chimériques illusions. Ainsi, elle se refusait à croire que les déboires d'amitié, les injustices, les critiques jalouses fussent ordinairement le dot du talent.
Elle ignorait également que, si cette carrière est difficile pour l'homme le plus intrépide, elle est presque impossible à la femme; car elle a de plus à lutter contre l'ironie masculine et contre le préjugé qui veut limiter ses facultés à l'art de plaire, à la science du ménage.
Élevée par Mlle Borel, qui réclamait hautement pour la femme son droit au développement et à l'exercice complet de son intelligence et de son activité, elle ne tenait aucun compte du préjugé. Elle ne prévoyait pas ce que la société inflige de tortures à quiconque veut lutter contre elle. Si, pour une femme riche, ces luttes peuvent être indifférentes, pour une femme pauvre, elles sont souvent mortelles. Aussi devant la confiance et la bravoure de cette enfant, on se sentait pris d'une immense pitié.
Elle se disait: En attendant que j'obtienne le succès littéraire, je ferai de la peinture pour gagner ma vie, car elle était peintre aussi. Elle possédait cette mémoire de l'image et de la couleur, cette vivacité d'impressions, ce sentiment énergique de la réalité et cette force créatrice qui font les peintres comme les poëtes.
Cependant était-il certain qu'elle eût du talent? Assurément elle avait le jet de l'inspiration; mais c'est là le diamant brut que le travail taille et polit. Il lui manquait cet autre génie plus sage, plus robuste qui, selon Buffon, s'acquiert avec la patience, et qui s'affine au creuset de la critique.
Quelques succès de salon l'avaient enivrée. On avait admiré ses vers et ses tableaux, qui surprenaient en raison de sa jeunesse. Mais comme elle trouvait ses essais encore imparfaits, comme elle sentait en elle tout un monde d'ébauches vagues et d'idées incomplètes, elle pensait: «Si je parviens à débrouiller ce chaos, à condenser mon inspiration, à fixer mon rêve, j'arriverai certainement à produire un jour des chefs-d'œuvre.»
Et, forte de cette espérance, elle croyait pouvoir surmonter toutes les entraves.
Elle travailla jusqu'au jour sans ressentir ni froid, ni fatigue; car elle éprouvait cette excitation cérébrale, cette fièvre brûlante de la composition qui est bien véritablement le feu sacré.
Cependant, de temps à autre, elle s'arrêtait d'écrire. Son beau corps s'alanguissait; ses yeux se fermaient à demi; elle restait immobile et rêveuse; puis tout à coup elle se redressait, écartait le bras comme pour chasser une image importune.
«Oh! laissez-moi travailler!» murmurait-elle.
C'était le souvenir de Maxime qui l'obsédait.
Lorsque les premiers rayons du jour firent pâlir sa bougie, elle se glissa dans son lit pour se réchauffer, et, brisée de fatigue, s'endormit.
Madeleine s'éveilla fort tard et descendit vers la fin du déjeuner.
Mme Borel lui en témoigna une mauvaise humeur qui la bouleversa et surtout l'humilia.
«Il paraît, lui dit Béatrix d'un ton aigre-doux, que vous veillez toute la nuit. J'ai entendu du bruit dans votre chambre jusqu'à six heures.»
Madeleine rougit, car elle travaillait en secret à son poëme.
«Pourquoi donc rougissez-vous? remarqua Laure étourdiment. Lisiez-vous de mauvais livres?
—Je me suis relevée parce que je ne pouvais dormir, balbutia Madeleine encore plus confuse.
—Étiez-vous souffrante, mon enfant? demanda Mlle Borel.
—Un peu de fièvre, je crois; mais, ce matin, je suis mieux.»
En cet instant, on apporta une lettre à Madeleine. En lisant la suscription elle parut émue, prit un prétexté et se retira.
«Je trouve, dit Béatrix d'un ton sec, que Madeleine a d'étranges allures depuis quelque temps. Elle se couche à des heures indues, s'enferme toute la journée dans sa chambre. Enfin c'est une existence tout à fait mystérieuse.
—Il faut convenir, Bathilde, appuya Mme Borel, que vous donnez à cette jeune fille une singulière éducation. Vous l'autorisez à sortir seule, à lire des romans et des livres contre la religion, vous lui permettez de recevoir des lettres et d'en écrire sans vous les soumettre.
—Pourquoi n'ajoutez-vous pas de penser toute seule? Il faut juger un système d'éducation d'après les résultats qu'il produit. Qu'avez-vous à reprocher à Madeleine? N'est-elle pas parfaitement sincère, bonne et modeste?
—Oui, c'est vrai, confirma M. Borel.
—Cependant, ma tante, ajouta Maxime, laissez-moi vous dire que si je rencontrais dans la rue, se promenant seule, une fille avec ces yeux-là qui vous attirent comme l'aimant, avec des lèvres aux tons violents, avec cette démarche d'une réserve si provocante, j'en tomberais éperdument amoureux. Elle est horriblement séduisante, votre petite Madeleine, et si ce n'était la vénération que je vous dois....
—Taisez-vous, Maxime, interrompit vivement Mme Borel. N'oubliez pas devant qui vous parlez.
—Je l'observais hier au soir, insinua Béatrix, qui ne pardonnait pas à Madeleine le sentiment de jalousie qu'elle lui avait inspiré la veille, je crois que sous sa simplicité elle cache beaucoup de prétentions et d'orgueil.
—Et sur quoi appuyez-vous votre jugement? repartit sévèrement Mlle Borel.
—Moi, je la crois bonne fille, dit Laure; mais elle m'agace avec ses airs de muse.
—Je vous assure, Bathilde, reprit encore Mme Borel avec un peu d'aigreur dans la voix, que je ne suis pas sans inquiétude à l'égard de votre protégée. S'il lui arrivait quelque aventure, mes filles, qui la traitent presque en amie, pourraient s'en trouver compromises. Avec cette imagination, ces idées d'indépendance....
—Vous jugez la femme, ma chère sœur, interrompit Mlle Borel, telle que l'ont faite les préjugés et une éducation fausse, incomplète. Vous ne songez pas à critiquer une femme mariée qui sort seule, n'eût-elle que seize ans.
—Une femme mariée a son mari pour la protéger, pour l'avertir des dangers qu'elle doit craindre.
—C'est cela, comme la femme pauvre a son mari pour la nourrir, répliqua Bathilde. Mais quand le mari ne remplit pas son devoir, et combien le remplissent? que devient cette femme habituée à la protection et tout à coup privée d'appui? Si Madeleine était restée dans la condition d'où je l'ai tirée, elle sortirait seule, n'est-ce pas? et personne ne songerait à la blâmer.
«Or, je ne veux pas faire de Madeleine une de ces femmes s'étiolant dans l'inertie, dans une vie dépendante, futile, pleine de souffrances intimes, souffrances de cœur, souffrances d'imagination, souffrances physiques même, et qui sont le produit de l'oisiveté.
«Le moment est venu où l'éducation et la destinée des femmes doivent se modifier. Dans nos sociétés libres modernes, les femmes ne peuvent plus être tenues en lisière, ni exclusivement enfermées dans le gynécée. Elles doivent avoir leur part dans l'activité sociale, selon la mesure de leurs facultés; mais elles sont d'abord et avant tout appelées au gouvernement d'elles-mêmes, ce qui est leur vraie, leur unique émancipation.
«Il faut qu'elles sortent seules, agissent seules, pensent et se déterminent seules; que leur libre arbitre et leur moralité personnelle les soutiennent, les fortifient, les conduisent dans la vie. Il faut davantage: elles doivent pourvoir à leur existence, préparer leur avenir, au lieu de l'attendre de la vente de leur personne au plus offrant par des liaisons honteuses ou des mariages intéressés.
«En développant chez elles ces sentiments de dignité, on leur donne une tout autre attitude en présence des hommes. Au lieu de les élever dans une ignorance systématique du monde, montrez-leur les pièges qu'on leur tend, les précipices où l'on cherche à les attirer. Elles sauront, ne serait-ce que par un intérêt bien entendu, résister aux séductions. Or, c'est dans ces principes que j'ai élevé Madeleine, et je réponds d'elle.
—Assurément, repartit Mme Borel avec l'opiniâtreté irraisonnée d'une bonne catholique, s'il ne s'agissait de la compagne de mes filles, je me fusse abstenue de toute observation; car je sais que sur ce terrain nous ne nous entendrons jamais. Moi, je veux faire de mes filles des femmes du monde, vivant selon le monde, comme tout le monde; tandis que vous élevez Madeleine pour une société qui n'existe pas.
—Eh bien! Euphémie, puisque nous sommes sur ce chapitre, soyez tout à fait sincère. La présence de Madeleine vous importune, n'est-ce pas? la mienne aussi peut-être? Vous craignez sans doute que, à la longue, mes idées voltairiennes, comme vous les appelez, ne compromettent le salut de vos enfants, et peut-être craignez-vous encore que la beauté de Madeleine ne nuise à leur établissement dans ce monde. Aussi bien j'ai des projets de voyage. Quant à Madeleine, je la caserai convenablement.
—Voyons, voyons, ma chère Bathilde, interrompit M. Borel qui pâlit un peu, il ne s'agit pas de cela. Euphémie est allée trop loin. Tu sais que, malgré nos dissentiments, nous avons pour toi un attachement profond. Tout le monde ici est heureux de ta présence, et nous serions désolés si tu nous quittais pour quelques discussions sans importance.»
Il se tut; mais ni les deux jeunes filles, ni Mme Borel, ni Maxime lui-même, qui pensait en ce moment à Mme Daubré, ou à Pouliche ou à Mademoiselle Lucie, ou peut-être à toutes les trois à la fois, n'appuyèrent les paroles conciliatrices de M. Borel.
«Mon cher Théodore, répondit Bathilde, je te remercie de ces bons sentiments; mais je t'assure que je parle sans colère. Je suis fort indulgente, tu le sais, pour les opinions d'autrui; je comprends donc que vous combattiez les miennes. Seulement à quoi bon ces luttes qui fatiguent sans profit pour personne? Quand on ne peut s'entendre, ne vaut-il pas mieux se séparer?»
Elle se leva et sortit. Mais elle avait prononcé ces derniers mots avec un léger tremblement dans la voix.
«Vous faites des sottises, Euphémie, dit M. Borel fort ému. Puisque Bathilde ne surveille pas Madeleine, ne pouviez-vous la surveiller vous-même sans faire tant de tapage? Vous savez que j'aime beaucoup ma sœur, malgré ses extravagances. Enfin, s'il faut vous le dire, la plus grande partie de sa fortune est engagée dans mon industrie. En ce moment-ci, une rupture entre nous pourrait me gêner beaucoup.»
Toute la famille demeura interdite.
Cependant Madeleine était remontée dans sa chambre, et, toute tremblante, elle lisait la lettre qu'elle venait de recevoir.
Cette lettre était de sa seconde sœur, Amélie, institutrice dans l'Ardèche. En voici le contenu:
«Lyon, mars 1863.
«Ma chère Madeleine,
«J'ai un grand malheur à t'apprendre: notre mère est aveugle. Elle en est inconsolable. Elle appelle la mort. Elle ne peut se résoudre à tomber entièrement à notre charge et à devenir pour nous un surcroît de misère. Bien que sa vue fût depuis longtemps affaiblie, cependant elle pouvait encore gagner quelques sous en cousant des sacs; maintenant, elle ne peut plus enfiler son aiguille.
«Ce n'est pas tout; Marie est au lit, Marie, la Providence de la maison. Comme veloutière, elle gagnait de bonnes journées; mais c'est un métier au-dessus de ses forces. Tu sais que les veloutiers doivent avoir l'estomac appuyé sur la barre. Or, depuis quelque temps elle éprouve de si grandes douleurs d'estomac qu'elle ne peut continuer son travail.
«J'ai obtenu de venir passer deux jours à Lyon pour consoler un peu ces pauvres désolées. Hier, j'ai conduit notre mère au médecin. Il ne nous adonné aucun espoir de guérison. Les yeux sont usés par le travail à la lumière et par les larmes. En effet, elle a tant pleuré, cette martyre! Mon père lui a causé tant de chagrins!
«Il y a assez longtemps qu'il n'est venu la tourmenter. Sans doute il est malheureux, lui aussi; je le plains et je l'excuse dans mon cœur; car c'est le découragement qui l'a poussé d'abord à s'enivrer; mais n'est-il pas affreux de penser que ce vice ait étouffé en lui l'amour paternel, et que ses enfants se réjouissent de son absence!
«Enfin un autre malheur nous menace. Notre belle Claudine s'est éprise d'un canut du nom de Jaclard. C'est un dissipateur qui s'enivre aussi, et qui joue tout ce qu'il gagne. Elle veut absolument l'épouser. Mais notre mère s'y oppose. Elle a tant souffert avec notre père qu'elle tremble de voir Claudine tomber dans un malheur pareil. Épouser un ivrogne, un débauché, ma mère aimerait autant la voir morte!
«Il n'y aurait, pensons-nous, qu'un moyen de la sauver, ce serait de l'éloigner. Autrefois, elle avait désiré aller à Paris; car son métier de remetteuse ne lui a jamais plu: il a trop de chômages. Penses-tu qu'à Paris elle trouverait facilement de l'occupation? Tu sais qu'elle coud parfaitement, qu'elle est adroite et intelligente. Mais comment trouver de l'argent pour son voyage?
«C'est à toi, chère Madeleine, que nous recourons pour nous tirer de cette douloureuse situation. Nous savons combien ta position chez les Borel est délicate; et tu as déjà tant fait pour nous! Cependant ne pourrais-tu encore obtenir de M. ou de Mlle Borel une avance de cent francs pour payer le voyage de Claudine? Nous nous engagerions, Marie et moi, à les rembourser dans un an.
«Il n'y a vraiment que ce moyen de sauver notre chère Claudine, qui est comme ensorcelée par ce mauvais sujet.
«Nous connaissons ton cœur, ma bonne Madeleine; nous savons que tu feras peut-être l'impossible pour nous tirer toutes de la désolation. Mes appointements d'institutrice sont si minimes que je puis fort peu par moi-même, et j'ai bien, moi aussi, mes tracas.
«Il n'est pas certain que je conserve longtemps cette place qui me donne à peine du pain. Je te conterai cela une autre fois. Pour le moment, je ne m'inquiète que du sort si malheureux de ces chères affligées.
«À bientôt de tes nouvelles, bien aimée sœur. Nous t'embrassons comme nous t'aimons, de tout cœur.
«AMÉLIE BORDIER.»
Bien que Madeleine connût peu ses parents, elle éprouvait pour eux une très-vive affection. Comme le sort l'avait privilégiée, elle croyait aussi devoir à sa famille restée pauvre plus de dévouement.
Cette lettre, empreinte du calme et de la résignation que donne l'habitude de souffrir, accusait pourtant une situation si douloureuse que plusieurs fois, en la lisant, Madeleine eut le cœur serré, et ses yeux s'emplirent de larmes.
Ayant achevé cette lecture:
«Que puis-je, dit-elle avec accablement. Mon Dieu! que puis-je? M'adresser à Mlle Borel, qui a déjà tant fait pour nous; je n'oserais pas. Demander à M. Borel une avance pour Marie, ce serait lui demander un secours. Je ne puis cependant me résoudre à mendier, quand j'ai de l'éducation, de l'intelligence et des bras, quand je puis travailler en un mot.
«Pauvre Marie! pauvre mère! bonnes et chères âmes, qui souffrez depuis que vous êtes au monde, et qui avez encore la force d'aimer et de vous dévouer. Oui, il faut sauver Claudine d'un malheur certain et pire que la mort.
«Voyons, dois-je mettre un sentiment d'orgueil au-dessus d'un intérêt si cher; et, pour rendre un peu de bonheur à toute cette famille désolée, ne dois-je point abaisser ma fierté? Oui, sans doute, si je ne trouve pas d'autre ressource.
«Et cependant, après l'investigation si peu bienveillante dont je viens d'être l'objet, puis-je croire qu'on me regarde encore ici comme l'enfant de la maison? Et qu'ai-je fait pour démériter? Mme Borel aurait-elle découvert mon secret? ou Maxime lui-même.... Je ne sais pourquoi, lorsqu'il me regarde, j'éprouve un si grand trouble. Tout à l'heure, il m'a semblé que lui aussi.... Non, il ne pense pas à moi. Il faut que je sorte d'ici. Mais songeons au plus pressé. Comment me procurer l'argent nécessaire au voyage de Claudine?»
Elle se leva, prit dans un tiroir les quelques bijoux qu'elle possédait.
Puis elle retourna une toile qui était encore sur le chevalet, et elle la regarda longtemps.
C'était un petit tableau de genre. Il y avait de la naïveté sans doute dans cette composition, et peut-être quelques fautes de dessin. Mais c'était plein de lumière, de poésie, d'expression.
La veille, Madeleine avait beaucoup admiré son tableau. Elle avait mis sur cette toile, comme dans son poëme, son âme d'artiste. Maintenant elle doutait. C'est que l'heure présente était un moment décisif. Jusqu'alors elle n'avait eu que des juges bienveillants. Elle allait savoir ce que valait au juste son talent; car elle pensait à vendre cette peinture.
Elle s'habilla modestement, dissimula sa toile sous son manteau et sortit.
C'était par une froide journée de mars, brumeuse et sombre, que Madeleine descendit des hauteurs de ses rêves pour aborder le monde réel.
Arrivée sur le boulevard, elle avisa un magasin où, dans une riche devanture, brillaient des tableaux anciens et modernes, fraîchement vernis, encadrés de dorures éclatantes.
Au moment d'entrer, elle s'arrêta. Elle n'osait point; son cœur battait violemment. Mais, ayant jeté un coup d'œil sur sa toile, elle s'enhardit et entra.
«Je voudrais vendre cette toile,» dit-elle d'une voix si faible qu'on lui demanda de nouveau ce qu'elle désirait.
Le commis prit le tableau et le porta au marchand, occupé alors avec d'autres personnes, et qui répondit d'un ton rude: «Faites attendre.»
Au bout d'un quart d'heure, il s'approcha de Madeleine, regarda attentivement son tableau, mais sans proférer une parole.
Madeleine l'observait avec autant d'anxiété que s'il eût dû prononcer un arrêt de vie ou de mort. Mais le marchand demeurait impassible.
«De qui est cette peinture? dit-il enfin.
—Elle est de moi,» répondit Madeleine en rougissant beaucoup.
Le marchand lui rendit sa toile.
«J'en suis fâché mademoiselle; mais nous n'achetons pas ces sortes de tableaux. Cela manque de manière; ce n'est d'aucune école.»
À ces paroles, qui détruisaient toutes ses espérances, Madeleine éprouva comme une défaillance.
Elle se disposait à sortir.
«Je vous en donne dix francs, fit le marchand, qui la rappela.
—Non, répondit-elle.
—Eh bien, vingt, et je vous assure que personne ne vous les offrira.»
Madeleine s'éloigna, navrée.
«C'est donc bien mauvais, pensait-elle, qu'on m'en offre si peu! Et c'est là-dessus que je comptais pour soutenir ma famille, pour me créer une position, pour....»
Elle allait au hasard, perdue dans ses tristes pensées, accablée par le découragement.
Elle descendit la rue de Choiseul, puis la rue Neuve-des-Petits-Champs, et se trouva dans la rue Saint-Roch. Elle se souvenait y avoir vu un grand nombre de marchands de bric-à-brac. Peut-être trouverait-elle à vendre là ses bijoux et son tableau.
Elle entra dans plusieurs boutiques, ou du tableau et des bijoux on ne lui offrit pas au delà de quarante francs. Elle était désespérée.
Enfin elle aperçut une devanture de chétive apparence dans laquelle s'étalaient d'anciennes peintures, de vieux bijoux et des dentelles surannées.
Elle se hasarda sur le seuil de la porte, où pendaient des robes fanées à falbalas, et elle pénétra dans une boutique sombre, encombrée des mille et un trésors, des mille et une misères du bric-à-brac, tristes épaves d'un luxe éphémère, d'existences brisées. Que de drames dans ces monceaux de chiffons malpropres! Cette paire de bottines, cette robe modeste étaient peut-être la dernière richesse d'une pauvre fille qui mourait de faim. Et ces dentelles, et ces bijoux, quels bouleversements de fortune les ont amenés là!... Et jusqu'à ce bois de lit, jusqu'à ce poêle rouillé qui racontent d'horribles misères!
En entrant là, Madeleine se sentit oppressée, comme si elle s'était fourvoyée dans un mauvais lieu.
Au comptoir se tenait un petit vieillard occupé à examiner avec une loupe quelque bijou microscopique. Il s'harmonisait si parfaitement avec tout ce qui l'entourait, il s'était si bien approprié les teintes, les formes concassées et tremblotantes des objets antiques dont il était environné, qu'on l'eût pris volontiers pour une curiosité automatique ou pour, quelque vieux portrait de l'école flamande.
Quand Madeleine lui présenta son tableau tout frais verni, aux couleurs vives et lumineuses, la vue du petit homme parut singulièrement offensée de cet éclat. Aussi s'empressa-t-il de le rendre à Madeleine.
Alors elle lui proposa ses bijoux de jeune fille.
«Ah! ceci c'est autre chose,» dit-il.
Il prit les bijoux. Mais il regarda aussi celle qui les lui offrait. Après un examen attentif qui inquiétait Madeleine, le petit vieillard alla au fond de la boutique et appela:
«Anastasie!
—On y va! répondit de l'entresol une voix éraillée.
—Ma femme, dit-il à Madeleine, vous dira mieux que moi ce que cela vaut. Nous sommes d'honnêtes gens, voyez-vous. Le premier marchand venu vous pèserait cela et vous donnerait juste le poids de l'or. Mais nous, nous estimons le travail du bijou. Votre bracelet, qui est très léger, n'a guère que cette valeur.»
Anastasie entra; et Madeleine à sa vue éprouva une impression si désagréable qu'elle fut tentée de reprendre ses bijoux et de sortir.
Cette femme pouvait avoir cinquante-cinq ans. Son menton avancé, son nez crochu, ses yeux petits et perçants, relevés vers les tempes, le ton violacé de son visage large à la base, étroit au sommet, exprimaient la rapacité et l'astuce.
Elle examina Madeleine comme l'avait examinée le vieillard. Cette inspection embarrassait la jeune fille, qui dit un peu sèchement:
«Combien, madame, estimez-vous ce bijou?
—Ah! c'est vous, ma petite mère, qui voulez vendre cela?» fit-elle en affectant la bonhomie.
Madeleine fut choquée de ce ton de familiarité.
«Oui, madame, répondit-elle avec quelque hauteur.
—Quel prix faites-vous cela? demanda le petit vieillard.
—Cent francs.
—Ça ne les vaut pas, mon cher cœur, repartit vivement la mégère.
—Je vous donnerais également le tableau», hasarda Madeleine.
Les deux époux parurent se consulter du regard.
«Voyons, mademoiselle, reprit la vieille un peu interdite par le ton et les manières de Madeleine, vous vous trouvez, à ce qu'il paraît, dans un mauvais moment? Vous êtes donc seule, puisque vous venez vous-même vendre ces bijoux, ou bien y a-t-il là-dessous une petite affaire de cœur?»
Madeleine répugnait à confier à cette femme sa situation. Cependant, craignant de perdre par trop de fierté une occasion peut-être unique, elle répondit:
«Il y a en effet une affaire de cœur. Ma mère et ma sœur sont malades loin d'ici, et je tiens à leur envoyer immédiatement un secours.
—Ah! vous n'êtes pas de Paris! Où demeurez-vous? Car nous sommes obligés de prendre le nom et l'adresse des personnes qui nous offrent des objets de prix. C'est une mesure de police, vous comprenez.»
Madeleine donna son nom et son adresse.
«Ah! vous n'êtes pas chez vous? Vous êtes chez des amis.
—Chez des amis, répondit-elle froidement.
—Si je vous fais toutes ces questions, reprit Anastasie, c'est que vous êtes si jolie, et puis vous avez bon cœur. Voilà pourquoi nous voudrions faire quelque chose pour vous. Nous nous intéressons à nos pratiques. Ah! bien sûr, on ne fait pas ses affaires de cette manière-là. Aussi, vous le voyez, nous sommes restés pauvres.
—Ce tableau n'est pas signé, dit le petit vieux qui examinait la toile.
—Il est d'un artiste inconnu.
—De vous, peut-être?»
Madeleine ne répondit pas.
«Je suis un peu connaisseur. Dans notre métier, nous ne pouvons guère payer cela beaucoup plus cher que la valeur du châssis. Mais, voyons, si jamais vous avez quelques autres petites affaires à traiter, donnez-nous la préférence. Si nous perdons avec vous aujourd'hui, nous gagnerons une autre fois.»
Il compta cent francs à Madeleine et lui remit son adresse.
Madeleine lut:
M. Pinsard, rue Saint-Roch, marchand de bric-à-brac, et Mme Pinsard, marchande à la toilette.
Quand elle fut sortie:
«C'est de l'or en barre, cette fille-là, dit le vieillard à Anastasie.
—Oui, mais c'est bien élevé, c'est honnête. Sa mise décente prouve qu'elle a de l'ordre. La débine commence seulement. Les bijoux, c'est la première chose qu'on vend.
—Elle avait l'air bien triste, bien abattu.
—Quelque chagrin d'amour.
—Tu verras qu'elle nous reviendra.
—J'en doute; car c'est fier.
—Euh! euh, la misère. Et puis elle est peintre. On sait ce que vaut la vertu d'une artiste.
—C'est égal, je crois que tu as fait un mauvais marché.
—Non, te dis-je. Le travail seul du bracelet a coûté deux cents francs. Nous le revendrons au moins quatre-vingt. Quant à ce tableau, en le faisant vieillir, on pourrait le donner pour une ancienne copie du Corrège.»
Pendant que les deux vieillards devisaient ainsi, Madeleine revenait bien triste, en effet, bien découragée. Maintenant elle doutait de son talent, elle doutait de l'avenir. Elle pensait aussi à la détresse de sa famille, et elle ne possédait que cent francs pour la soulager. Dans son ignorance des choses, elle avait compté que son tableau et ses bijoux lui rapporteraient au moins trois cents francs.
Il lui restait encore son poëme. Mais il n'était pas terminé. D'ailleurs, où le porter? Comment l'accueillerait-on? Après la rude déception qu'elle venait d'éprouver, elle sentait faiblir son courage, et s'évanouir ses illusions.
En réfléchissant ainsi, elle était arrivée rue Louis-le-Grand. En face du n° 31, elle s'arrêta, frappée d'une idée subite.
C'était là que demeurait Mme Daubré.
Madeleine venait de se rappeler que Mme Daubré avait demandé la veille une institutrice pour sa fille.
«Elle me connaît, se dit Madeleine, elle m'agréera; mais me présenter seule ainsi? Ne conviendrait-il pas d'en parler d'abord à Mlle Borel? Non. Par affection peut-être, elle voudrait me retenir auprès d'elle, et je ne pourrais lui dire ce que je souffre des dédains de Laure et de Béatrix, des critiques blessantes de leur mère. Je n'oserais non plus lui parler de Maxime. Si je lui raconte les misères de ma famille, elle m'offrira de la secourir. D'ailleurs, ne m'a-t-elle pas enseigné à me conduire seule? Quand il s'agit d'aider ma mère et mes sœurs, de sauvegarder ma dignité, pourrait-elle m'en vouloir de n'avoir écouté que ma fierté et mon cœur?»
Au moment où elle allait entrer, elle hésita. Habiter comme subalterne chez cette femme qu'elle n'aimait pas, être témoin de son amour pour Maxime, lui semblait une souffrance au-dessus de ses forces. Mais le souvenir de ses deux chères malades lui revint, et elle s'indigna qu'il y eût place dans son cœur pour une autre douleur, pour une autre affection.
Elle s'engagea résolument sous la porte cochère.
Au même instant, une jeune fille modestement vêtue et portant un paquet, ce qui révélait sa condition d'ouvrière, entrait dans la loge du concierge et demandait M. de Lomas.
Ainsi que Madeleine, elle semblait fort perplexe. Elle était pâle, chancelante et s'appuyait à la rampe de l'escalier.
Madeleine la vit serrer ses mains contre sa poitrine, comme pour y comprimer une angoisse, puis fermer ses beaux yeux d'un bleu sombre et les élever ensuite en un regard douloureux.
Évidemment cette jeune fille était aussi en proie à une torture morale, et Madeleine se disait:
«C'est encore une martyre.»
Elle se sentait émue de pitié et de sympathie.
Toutes deux, elles montaient côte à côte.
De temps à autre, la jeune ouvrière jetait dans l'escalier un regard à la fois honteux et effrayé.
Madeleine semblait plus calme. Cependant, à mesure qu'elle avançait, son cœur se serrait.
Comment Mme Daubré allait-elle l'accueillir? Sa démarche ne lui paraîtrait-elle pas inconsidérée?
Elle sonna.
Sa compagne monta un étage plus haut.
Madeleine entra et demanda Mme Daubré.
Mme Daubré était encore au lit. Son mari avait voulu l'emmener à Lille, et, pour rester à Paris, elle avait prétexté une indisposition subite.
Madeleine s'étant annoncée comme une institutrice, on l'introduisit dans l'antichambre.
Mme Daubré, subitement rétablie depuis le départ de son mari, fit répondre qu'elle allait se lever.
Pendant que Madeleine attend, nous suivrons la jeune ouvrière à l'étage supérieur.
Ce fut Lionel qui vint lui ouvrir.
«Comment, c'est vous, Geneviève?» s'écria-t-il.
Ce vous , l'étonnement désagréable qu'exprimait le visage de Lionel, bouleversèrent la pauvre fille.
Il l'introduisit dans un appartement de garçon fort coquet: panoplies, objets d'art, riches tentures, meubles de prix, tout était disposé avec goût et sobriété.
Il offrit une chaise à la jeune fille, qui s'assit avec embarras; car elle sentait que sa pauvre robe faisait tache au milieu de toutes ces élégances.
Lui, Lionel, reprit son fauteuil au coin du feu, posa ses pieds sur le marbre de la cheminée, ralluma sa cigarette, et attachant ses yeux sur la corniche du plafond, par son attitude il semblait dire: Voyons, parlez, je vous écoute avec résignation.
Lionel de Lomas était un homme du meilleur monde, élégant, spirituel, fort intrigant, pour ne pas dire fort corrompu. Son type régulier offrait beaucoup de distinction et de finesse. Ses yeux bleus, ordinairement froids comme l'acier, savaient prendre, selon la circonstance, une expression rêveuse ou lascive. Grâce à de réelles bonnes fortunes, à quelques indiscrétions habiles, à quelques extravagances calculées, il s'était acquis une réputation d'homme irrésistible.
Il affectait encore le ton et les allures d'un jeune homme. Cependant, aux rides qui commençaient à cerner ses paupières, on devinait aisément qu'il approchait de la quarantaine.
Il était vêtu, comme une femmelette, d'un gracieux costume du matin, veste et pantalon de drap blanc avec agréments bleu ciel. Ce vêtement seyait aux lignes féminines de son visage, à son teint pâle, à sa jolie chevelure blonde.
La jeune fille demeura interdite devant ce luxe qu'elle ne soupçonnait point. Honteuse d'abord de sa pauvreté, elle se remit pourtant et s'écria avec un accent de reproche, presque d'indignation:
«Oui, c'est moi, moi que vous abandonnez. Oui, je viens, quoique vous me l'ayez défendu, car je meurs d'inquiétude, de chagrin et de misère aussi. Enfin, puisque je ne vous vois plus, il faut bien que je vienne, moi, pour vous dire.... pour vous apprendre....»
Elle éclata en sanglots.
Lionel avait toujours traité l'amour assez légèrement, et n'avait guère aimé que des femmes légères.
Cette explosion de douleur le surprit et le déconcerta. Il jeta sa cigarette avec impatience.
«Il faut que je la calme et que je la renvoie,» pensa-t-il.
Il approcha son fauteuil de Geneviève, et lui prenant les mains:
«Voyons, voyons, mon enfant, dit-il avec un ton de caresse, pourquoi ce chagrin, pourquoi douter de mon affection? Si vous saviez combien vous occupez ma pensée, et combien je suis privé moi-même de ne plus vous voir! Ne vous avais-je pas prévenue que mes affaires me retiendraient pendant quelque temps éloigné de vous? Mais, vilaine enfant gâtée, vous ne tenez aucun compte des affaires.»
Geneviève releva vers lui son visage encore humide, mais rasséréné.
«Vous m'aimez encore! Bien vrai? dit-elle avec un sourire attendri. Et moi qui vous accusais! Ah! sans doute, j'avais tort de m'inquiéter, car vous êtes bon. C'est que je suis seule, voyez-vous, toute seule, sans autre distraction que votre amour; et tout le jour, et toute la nuit, je pense à vous. Et c'est bien long, bien long, quinze jours sans vous voir.»
Lionel jugea qu'il l'avait trop consolée. Il retira son fauteuil, reprit sa première attitude et dit:
«Maintenant, mon enfant, causons raisonnablement. Je vous parlais de mes affaires. Je vais vous donner une grande preuve de confiance, à condition toutefois que vous me garderez le secret. Vous me croyez riche parce que vous me voyez dans un riche appartement avec une mise élégante. Eh bien! ma chère enfant, ce luxe couvre une profonde misère. J'ai cent mille francs de dettes, et parfois j'éprouve de très-graves embarras. Car j'ai un rang à soutenir, une position à me créer. Vous le voyez bien, il n'y a pas de ma faute si je ne vais pas vous voir. Vous êtes jeune, vous aimez la gaieté. Je craindrais de vous apporter un visage fatigué et morose.
—Oh! mon Lionel, s'écria Geneviève en tombant à ses genoux et en l'entourant de ses bras, je vous aime assez pour partager vos ennuis, vos inquiétudes. Et si vous êtes pauvre, tant mieux, cela vous rapproche de moi. Oh! que je vous aime mieux ainsi! Je me disais souvent que, riche et beau, jamais vous ne pourriez aimer comme elle vous aime, la fille de Gendoux le fileur; mais aujourd'hui j'ai un peu d'espoir. Quelle bonne nouvelle vous me donnez là!
—Décidément, pensa Lionel, c'est un vrai crampon, cette fille-là.
—Petite égoïste, va, fit-il à haute voix en frappant à petits coups sur la tête de Geneviève.
—Oui, c'est vrai, je suis égoïste de te vouloir pour moi seule.
—Je ne vous ai pas encore tout dit, reprit Lionel. J'ai souscrit des lettres de change, et je suis menacé de la prison. Mes créanciers me poursuivent, et voilà pourquoi je ne puis sortir.
—De la prison! s'écria Geneviève, qui pâlit. Ah! alors, que ne venez-vous chez moi; je vous cacherais, et personne ne viendrait jamais vous y chercher.
—Tu es charmante, mon enfant, mais c'est impossible, répondit-il d'un ton qui n'admettait pas l'insistance. Voyons, raconte-moi maintenant ce que tu fais. Qu'est-ce que ce paquet?
—C'est de l'ouvrage que je reporte à l'atelier.
—Comment, pauvre Geneviève, dit le gandin devenu sentimental, tu travailles? Ah! que je regrette d'être sans argent!
—J'aime à travailler, reprit simplement Geneviève. Ainsi, ne vous inquiétez pas. D'ailleurs, loin de vous, que deviendrais-je sans occupation?
—Combien gagnes-tu par jour? Peux-tu vivre, au moins?
—Oh! je suis riche, va! À la rigueur même, je pourrais faire des économies. Je gagne vingt-cinq sous par jour et trente sous quand l'ouvrage donne; mais il faut passer une partie de la nuit. Seulement, ajouta-t-elle en tâchant de rire, il y a des jours où forcément c'est fête chômée.
—Avec cela tu peux te nourrir?
—Oui; je fais ménage avec Fossette, tu sais, cette jolie ouvrière que tu as rencontrée une fois dans l'escalier. Ah! quelle bonne fille! et toujours si gaie, même quand elle n'a pas mangé depuis vingt-quatre heures. Sans doute, nous ne faisons pas bombance; mais, de temps à autre, quand il faut veiller tard, par exemple, nous nous payons un petit noir.
—Un petit noir?
—Oui, c'est la petite tasse de café de deux sous que les ouvrières appellent comme cela.»
Dans son égoïsme, Lionel ne devina point les mensonges héroïques de cette enfant. Il ne devina pas des souffrances matérielles d'autant plus horribles qu'elles étaient accompagnées des souffrances du cœur. Lui qui dépensait peut-être cent francs par jour, il crut, parce qu'il avait intérêt à le croire, qu'une pauvre fille pouvait vivre avec un franc. Et il se disait, la conscience calme, sans chercher à sonder cette énigme: Sont-ils heureux, ces gens-là, d'avoir si peu de besoins et si peu de désirs!
Satisfait d'être délivré d'un remords qui parfois lui pesait, il devint plus tendre.
«Eh bien! maintenant, apprends-moi ce que tu voulais me dire en arrivant, explique-moi tes sanglots.»
Geneviève rougit. Puis elle se mit à rire; mais c'était un rire nerveux, un rire forcé qui faisait mal.
«Non, pas aujourd'hui, j'ai tant de joie de vous revoir et d'apprendre que vous ne m'avez pas oubliée. Et d'ailleurs, j'espère encore..., peut-être me suis-je trompée!...»
Lionel tenait ses yeux opiniâtrement fixés sur la pendule, et Geneviève remarqua qu'il l'écoutait à peine.
«Mon Dieu! je vous gêne sans doute, peut-être attendez-vous quelqu'un?
—Non, pas immédiatement, mais tout à l'heure. Reste encore un instant, ma chère enfant.
—Comment! il est déjà si tard! il faut aussi que je parte; car on m'attend à deux heures. Au revoir, dit-elle; jurez-moi que vous viendrez bientôt.»
Lionel jura. Mais il lui fit promettre aussi de ne plus revenir. Les domestiques de M. Daubré pouvaient la rencontrer dans l'escalier. Elle se trouverait compromise.
Geneviève sortit presque heureuse.
«Ouf! s'écria Lionel, la voilà partie. Pauvre enfant; elle serait charmante si elle était moins ennuyeuse. Que n'ai-je le temps et la fortune! Ce serait une femme à former et à lancer. Elle est assez belle pour éclipser Pouliche et Fleur-de-Botte. Elle a de la distinction, de jolies mains. Dans un équipage à là Daumont, avec un chapeau à la dernière mode, elle ferait sensation; mais pour cela il faudrait cent mille francs de rente.
«Il faudrait aussi l'aimer un peu. Et, ma foi! depuis quelque temps elle est si larmoyante.... Non, elle n'aura jamais l'esprit et la désinvolture de ces femmes-là. Elle a trop de cœur. Elle prend l'amour au sérieux. Je sais bien qu'on pourrait la corriger de cela. C'est charmant l'amour quand on le partage; mais quand on n'aime plus, brrrr.... que c'est assommant! Et puis les parents qui sont par derrière, s'ils allaient apprendre que c'est moi.... Il faut rompre au plus tôt. D'ailleurs, dans ma position critique, je n'ai plus qu'une ressource, me marier.
«Béatrix n'est pas, certes, l'idéal de mes rêves. C'est un peu sec, guindé, puéril, une élève du Sacré-Cœur confite en bigoterie. Ah! si elle avait seulement les yeux de Madeleine! Qu'y a-t-il donc dans ces yeux-là qu'ils vous prennent ainsi! Quel regard caressant et fier, ouvert et profond! Quel magnétisme il projette! Comme il vous enveloppe, comme il vous saisit! il semble qu'on s'y abîme. Est-ce que Maxime.... Je saurai cela. Allons, allons, à quoi vais-je penser? Béatrix aura un million de dot, et pour le moment cela doit me suffire.
«Ah çà! que fait donc Lucrèce? il est deux heures et demie, dit-il en arrangeant ses cheveux devant la glace. Lucrèce!... ajouta-t-il avec une expression de fatigue. Il faut que je me marie, ne serait-ce que pour me délivrer de cette servitude. Mais si je lui recommandais Geneviève! Elle la placerait peut-être chez sa couturière. Oui, mais elle est jalouse.... Nous verrons.»
Mme Daubré, née de Lomas, était une Lilloise blonde et frêle, avec de grands yeux vert de mer, un peu rêveurs et couverts; des yeux perfides, des yeux félins en un mot. La figure fine, allongée, le nez aquilin, d'une courbe délicate, la narine nerveuse et transparente, des mains diaphanes, blanches et effilées, en faisaient un type vraiment aristocratique. Tout cet ensemble accusait une impressionnabilité presque maladive, jointe à une grande sécheresse de cœur, résultats ordinaires d'une vie oisive et du développement excessif de la personnalité.
Mme Daubré posait en vaporeuse, ce qui, malgré les tendances ultra-réalistes de notre époque, est encore bien porté, dans certaines provinces du moins. Elle affectait donc de s'envelopper de gaze, de tulle et d'étoffe légère. Ce goût pour le nuage tenait-il à la disposition poétique de son esprit? Non, elle était maigre et cherchait à fondre des lignes un peu trop anguleuses.
Cette femme n'était ni bonne, ni mauvaise, ni vieille, ni jeune, ni laide, ni jolie, ni sotte, ni spirituelle. Et cependant, à force d'artifices, de poudre, de cold-cream et de mots appris, elle réussissait à passer pour une jeune et jolie femme de beaucoup d'esprit.
Mme Daubré avait trente-huit ans, et, sentant que son règne allait bientôt finir, elle redoublait de soins et de coquetterie pour le maintenir quelques années encore. Son amour pour Maxime, le dernier peut-être, était devenu presque une passion. Cependant elle avait adopté cette devise, que pour conserver sa beauté, il ne faut aimer, pleurer et rire qu'à moitié, trois choses, ajoutait-elle, qui plissent horriblement.
Comme son frère, nature très-mobile, elle portait la même ardeur dans la coquetterie, et montrait la même dureté de cœur quand l'amour s'éteignait. C'était le même goût pour le luxe et la même morgue aristocratique.
À Lille, il y a fort peu d'aristocratie. Elle est pauvre et d'autant plus entichée de ses titres de noblesse. Malgré son horreur pour la roture, à trente ans, Mlle de Lomas avait épousé M. Daubré. En philosophe elle avait jugé qu'un million vaut bien une particule.
Mme Daubré se montrait à Lille fort exigeante pour la composition de son salon; mais à Paris elle prenait plus de latitude et allait dans toutes les maisons où elle pouvait trouver des admirateurs.
Elle avait rencontré dans le monde Maxime Borel, et par l'attrait des contrastes sans doute, elle s'était éprise de ce bouillant jeune homme, dont l'esprit sceptique et les façons de sportsman l'avaient subjuguée.
Coquette même devant sa femme de chambre, Mme Daubré n'avait pas voulu paraître aux yeux de Madeleine sans avoir fait un bout de toilette.
Madeleine attendait anxieusement. C'était la première fois qu'elle se présentait en solliciteuse. Elle éprouvait au cœur cette angoisse qui rend les mains moites, dessèche les lèvres et contracte si douloureusement l'organisme.
Au bout d'un quart d'heure, on l'introduisit au salon.
Albert Daubré, le jeune admirateur de Mlle Borel, s'y trouvait assis, plongé dans une rêverie si profonde qu'il ne s'aperçut pas de l'arrivée de la jeune fille.
Madeleine prit un fauteuil, et comme Albert, qu'elle n'avait vu qu'une fois, gardait le silence, elle s'approcha de la table pour feuilleter un album.
À ce mouvement, M. Daubré sortit de sa méditation, tourna la tête, et voyant Madeleine debout devant lui, il demeura stupéfait.
La jeune fille s'excusa de l'avoir dérangé.
«Mademoiselle, balbutia-t-il, vous me voyez interdit. Je croyais faire un rêve. C'est bien vous que j'ai rencontrée hier chez M. Borel?
—C'est bien moi, répondit Madeleine en souriant.
—Excusez, je vous en prie, mon impolitesse. C'est que, voyez-vous, je suis un rêveur. Élevé en Allemagne, j'ai pris du caractère allemand, les manières gauches, la timidité et jusqu'à l'esprit nuageux. Or, à l'instant même, je pensais à Mlle Borel, dont l'intelligence remarquable et les idées généreuses m'ont vivement impressionné. Je pensais.... Mais pourquoi ne l'avouerais-je pas? je pensais à vous aussi qui aviez le courage de l'applaudir.
—Ah! monsieur, quel courage faut-il pour approuver ce qui est noble et juste?» interrompit Madeleine.
Albert la contempla un instant avec respect, puis il ajouta:
«Donc, mademoiselle, je pensais à vous, et, comme un Allemand superstitieux que je suis, j'ai cru, en vous voyant, que ma pensée avait évoqué votre fantôme. Mais, puisque vous n'êtes pas un pur esprit, fit-il gaiement, veuillez donc vous asseoir, je vous en prie.»
En ce moment, on vint prévenir Madeleine que Mme Daubré était levée et l'attendait dans sa chambre à coucher.
La coquette, enveloppée d'une élégante robe de chambre, se tenait sur une chaise longue, dans une attitude languissante. Une guipure était jetée négligemment sur ses cheveux blonds et crêpés, qui formaient autour de son front comme une auréole.
Les rideaux de mousseline, abaissés, ne laissaient arriver qu'un demi-jour propre à adoucir les angles, à dissimuler les rides ou les taches de la peau.
En pénétrant dans ce sanctuaire parfumé, en voyant cette femme vraiment belle alors et séduisante, Madeleine ressentit un mouvement de jalousie qui lui fit monter le rouge au visage.
Elle pensait à Maxime.
«Comment ne l'aimerait-il pas! se dit-elle.
—C'est vous, mademoiselle? fit Mme Daubré d'une voix dolente; pardonnez-moi de vous avoir fait attendre. Ma femme de chambre s'était mal expliquée d'abord, et l'on vous a reçue dans l'antichambre.»
Madeleine lui exposa sommairement sa requête.
Un instant, Mme Daubré resta pensive, inquiète même; elle observait Madeleine.
Avec sa finesse, son instinct de femme jalouse, elle avait cru deviner le penchant de Madeleine pour Maxime.
«Pourquoi cette étrange détermination, se demandait-elle? Serait-ce pour me surveiller?»
Elle la questionna adroitement sur les motifs de sa démarche.
Madeleine lui exposa avec tant de candeur et de simplicité sa position délicate, la situation précaire de sa famille, son désir de la soulager, que Mme Daubré ne conserva aucune défiance.
Toutefois, elle hésitait encore: Madeleine si jolie, si jeune surtout, lui paraissait une dangereuse rivale. D'un autre côté, en la laissant chez les Borel, elle craignait que Maxime, qui la voyait chaque jour, à toute heure, n'en tombât amoureux.
Cette dernière considération l'emporta.
«Je serai très-flattée, mademoiselle, dit-elle avec une grâce charmante, que vous veuillez bien m'accorder vos bons soins pour l'éducation de mon enfant; mais c'est à la condition que Mlle Borel y consentira.
—C'est ainsi que je l'entends,» repartit Madeleine qui prit congé de Mme Daubré.
Depuis une heure qu'elle était là, le temps avait changé. Il faisait une de ces tempêtes passagères si fréquentes en mars, et elle retrouva sous la porte cochère Geneviève, qui attendait la fin de la bourrasque.
Madeleine prit aussi le parti d'attendre.
Elles étaient là toutes deux regardant tomber la grêle que fouettait le vent.
Mais si le ciel s'était assombri, leurs cœurs comme leurs visages s'étaient rassérénés. Elles semblaient maintenant soulagées, presque heureuses.
Madeleine se souvint que sa sœur lui recommandait de chercher du travail pour Claudine. À qui s'adresser? Elle ne connaissait personne à Paris capable de la renseigner. Elle glissa son regard dans le paquet que portait Geneviève. Il contenait du linge neuf. Ce devait être une ouvrière. Elle engagea donc la conversation.
Geneviève, qui était une nature confiante, s'abandonna à la sympathie que lui inspirait Madeleine. Elle la renseigna sur son travail et sur sa manière de vivre.
«Au surplus, mademoiselle, ajouta-t-elle, il y a de la place dans notre garni, et si la personne à laquelle vous vous intéressez veut y descendre, mon amie et moi nous la traiterons en voisine.
—Veuillez alors me donner votre adresse.
—Rue de Venise, n° 37, répondit Geneviève. Ce n'est pas une belle rue, tant s'en faut; mais elle est située dans le quartier Saint-Merry, à deux pas de la rue de Rivoli. C'est central, et les logements n'y sont pas chers.»
Au moment où les deux jeunes filles se séparaient en se saluant amicalement, un élégant coupé s'arrêtait devant la porte. Une femme encore belle en descendit. Son embonpoint, modéré il est vrai, accusait une jeunesse problématique. Elle était mise avec cette recherche coûteuse qui dénote presque toujours des mœurs galantes.
En passant, elle donna un regard aux deux jeunes filles, et parut frappée de leur beauté, car elle se retourna pour les regarder encore.
Cette femme monta rapidement l'escalier.
C'était la Lucrèce qu'attendait M. de Lomas.
«Quelles jolies créatures je viens de rencontrer sous votre porte cochère! exclama-t-elle en entrant. Une blonde ravissante et une brune avec des yeux grands comme ça qui jettent des rayons. Je me suis dit tout de suite: Cela sort de chez de Lomas; mais où a-t-il déniché ces oiseaux rares?
—Vous vous trompez, ma chère enfant,» dit Lionel.
En raison de ses quarante-cinq printemps, Lucrèce aimait à s'entendre appeler «ma chère enfant.»
«Ah! attendez, reprit-il; cette blonde portait un paquet. Je viens en effet de rencontrer tout à l'heure, chez M. Daubré, une de ses anciennes ouvrières qui est maintenant à Paris, et à laquelle ma sœur porte quelque intérêt.
—Et à laquelle vous n'êtes pas non plus tout à fait indifférent, ajouta vivement Lucrèce.
—Que vous êtes sceptique et prompte à vous alarmer!
—Je vous assure, Lionel, que je ne m'alarme pas. Ah ça! voyons! Croyez-vous donc que je me fasse illusion? Je connais trop le cœur masculin en général et le cœur de mon Lionel en particulier pour m'abuser sur sa fidélité. Je ne suis plus une ingénue. Si je vous disais que j'ai vingt-neuf ans, vous souririez, n'est-ce pas? et dans votre for intérieur vous m'en donneriez au moins trente-neuf. J'ai donc encore du bénéfice à être sincère, puisque je n'en ai que trente-sept. Or, à trente-sept ans, on a quelque expérience, et l'on sait ce qu'il faut croire de toutes ces comédies sentimentales entre amants qui depuis trois ans déjà se jurent une fidélité éternelle.
—Où veut-elle en venir? se demandait Lionel avec perplexité. Ménage-t-elle une rupture? Non, puisqu'elle n'accuse que trente-sept ans. Voudrait-elle m'éprouver? Tenons-nous ferme.
—L'amour n'a pas d'âge, répliqua-t-il. C'est toujours un enfant. Mais c'est à tort qu'on le représente avec un bandeau sur les yeux. L'amour est très-clairvoyant au contraire, puisqu'il découvre dans l'être aimé des perfections inaperçues par le vulgaire.
—Tiens! c'est assez joli ce que vous dites là.
—À voir cette petite main potelée, reprit-il en la baisant, d'une blancheur nacrée et rose en dedans comme une coquille, à voir ces yeux toujours si lumineux et si tendres, et ces dents éclatantes, et vos lèvres vermeilles, qui peut songer à s'inquiéter de votre âge? Et celui qui a eu le bonheur d'être distingué par vous, peut-il se demander depuis combien de temps il vous aime? Auriez-vous donc découvert quelque langueur dans mon amour? Et tenez, tout à l'heure encore, j'éprouvais toutes les fièvres de l'attente. Avez-vous jamais eu un fervent plus soumis, plus respectueux? Car je vous respecte, Lucrèce.»
Lucrèce écoutait Lionel, le regard attaché sur les arabesques de la tapisserie. À ces mots: «Je vous respecte,» ses paupières eurent une légère contraction.
«Bon! je fais fausse route, elle ne tient pas au respect, pensa Lionel, qui aperçut le mouvement des yeux. Je respecte en vous, reprit-il, un esprit vraiment supérieur, mais j'adore la femme. Que parlez-vous de jeunes filles? Est-ce assez fade? assez ennuyeux? Une jeune fille peut-elle avoir la saveur d'une femme de trente ans, qui connaît tous les raffinements de la coquetterie, et qui possède, comme vous l'avez au suprême degré, le génie de l'amour?
—Ouf! s'écria Lucrèce en riant d'un rire juvénile, dites ouf! je le veux, vous l'avez bien gagné. En voilà une tartine! Lionel, regardez-moi en face. Vous avez reçu ce matin du papier timbré, n'est-ce pas? Vous avez, je le sais, le créancier très-sentimental. Mais, pour le moment, trêve de sentiment et parlons raison. Je rêve de ces deux charmantes filles que j'ai rencontrées tout à l'heure sous votre porte cochère. Il nous faudrait quelques belles femmes comme celles-là pour ramener dans mon salon la vogue qui s'en va, qui s'en va! Lionel, nous ne pouvons nous faire illusion. La baronne de Villarès retenait bien quelques habitués indécis; car elle avait de l'esprit comme un démon: un prince russe nous l'enlève. Ah! la Russie nous fait bien du mal. Elle ensevelit dans ses glaces nos plus jolies fleurs. Le boyard est à la hausse. Aujourd'hui une femme à la mode regarde l'existence comme incomplète, tant qu'elle n'a pas traversé la Bérésina. Si elle ne reste pas ensevelie dans les glaces, elle revient pauvre et fanée, sans compter qu'elle a couru le risque d'avoir le nez gelé. Tandis qu'à Paris, avec un peu de conduite, elle aurait pu amasser des lingots.
—Vous avez raison, dit Lionel; pour une jolie femme, il n'y a que Paris.
—La beauté, reprit Lucrèce, ne suffit pas pour réussir. Il faut avoir de l'esprit et rester maîtresse de son cœur. Moi, à dix-huit ans, après la mort de mon père, un vieux commandant de la vieille, au sortir d'un pensionnat où j'avais reçu une éducation brillante, peu en rapport avec mes moyens d'existence, je me trouvai sur le pavé de Paris sans un sou vaillant. J'aurais pu sans doute épouser vertueusement un employé à quinze cents francs qui m'adorait; j'aurais pu encore obtenir, dans le fond d'une province, un bureau de poste où je ne serais pas tout à fait morte de faim; mais, pourvue de quelque intelligence, je fis ce raisonnement: deux voies me sont ouvertes, celle du vice et celle de la vertu. Que me rapportera la vertu? quinze cents francs de rente, au maximum, c'est-à-dire la médiocrité, pire pour moi que la misère; une vie terne, effacée, douloureuse, pour moi pire que la mort; les petits tracas, les humiliations de la pauvreté, toutes mes aspirations refoulées. Il est vrai que je jouirais de l'estime du petit monde au milieu duquel je serais condamnée à vivre. Mais quel monde! j'aimais autant ses dédains. D'un autre côté, c'était le vice, c'est-à-dire l'aventure, l'inconnu, la possibilité d'épouser un prince et de gagner des millions; c'était la vie enfin, la vie brillante et joyeuse; c'était un monde élégant, artiste, spirituel. Ah! je savais bien que cette vie-là peut avoir aussi ses revers. Les moralistes nous montrent la courtisane vieillie avec une hotte et un crochet. Voilà ce que j'éviterai, me dis-je. J'étais ambitieuse. Étant données les exigences de mon organisation, je ne pouvais me résoudre à passer ma vie dans une condition inférieure. Il fallait un aliment à mon activité et à mon intelligence. Il me fallait une position élevée, la richesse surtout qui est aujourd'hui la seule puissance.
«Or, dites-moi, quelle carrière honnête notre société ouvre-t-elle à l'ambition d'une femme pauvre? Il n'y en a qu'une, absolument qu'une, le trafic de ses charmes, soit par contrat indissoluble, soit par engagement temporaire. De quel côté se trouve réellement la vertu, c'est-à-dire la sincérité dans la qualité de la marchandise? Bien habile serait celui qui pourrait résoudre ce problème.
«Je savais que j'allais divorcer avec une partie de la société; mais je m'appliquerais à gagner l'estime de l'autre. Je calculai qu'on ne peut vivre complètement à Paris dans ce monde-là à moins de cent mille francs de rente. Je gagnerais donc cent mille francs de rente; après quoi je me retirerais des affaires.»
Elle fit une pause.
«Eh bien! dit Lionel, qui ne comprenait pas où Lucrèce voulait en venir avec ce long préambule.
—Eh bien! ce but n'est pas encore atteint. J'ai éprouvé des pertes, j'ai eu des déboires. J'ai failli, vous le savez, épouser le prince Dorowski. J'ai consacré à gagner sa confiance et son affection une partie de ma jeunesse. C'eût été une grande position; mais le prince est mort au moment même où le mariage allait se conclure. Il m'a fallu recommencer le travail de ma fortune. C'est alors que j'ai ouvert un salon qui a obtenu une grande vogue et m'a donné une véritable notoriété. Mais aujourd'hui nos actions baissent, et je n'ai pas encore mes cent mille francs. Lionel, vous ne m'aimez plus. Vous jouez la comédie,» ajouta-t-elle en changeant brusquement de conversation.
Lionel, à cette apostrophe, fit un soubresaut, et, avec un air de dignité offensée:
«Madame, je ne vous comprends pas.
—Bon! tout à l'heure c'était le sentiment, maintenant c'est la révolte. Voilà le second acte. Mon pauvre Lionel, je les connais toutes, vos petites ficelles. Ne prenez donc pas tant de peine. Après cela, est-ce beaucoup de peine? Vous devez le savoir par cœur?
—Quoi?
—Le rôle. Eh bien! moi aussi. Causons donc là gentiment, en vieux camarades. Lionel, je trouve que vous vieillissez.»
M. de Lomas eut un haut-le-corps.
«Oui, mon cher, vous vieillissez: vous répétez vos mots, vous n'inventez plus rien. Autrefois les femmes raffolaient de vous; maintenant, ah! maintenant, je veux être sincère, elles vous.... recherchent un peu moins. Je crois, entre nous, que votre profession d'homme à la mode vous fatigue; enfin je ne m'étonnerais pas si l'on m'apprenait que vous songez à vous marier.
—Nous y voilà, pensa Lionel; elle aura su par Pouliche, à qui Maxime l'aura dit en confidence, que j'avais des vues sur Béatrix Borel.
—Eh bien! qu'avez-vous donc? reprit la courtisane, vous semblez interloqué.
—En effet, je suis ahuri. Je cherche à vous comprendre. Je vois bien qu'il y a dans vos regards, dans votre ton une animosité contre moi; mais je ne me l'explique pas.»
Ils s'observaient tous deux avec défiance.
Le visage de la courtisane avait en cet instant une expression sévère, presque vindicative.
Placée dans un autre milieu, avec son intelligence, ses passions ambitieuses, ses facultés complexes, Lucrèce de Courcy, autrement dite Catherine Lemoine, eût été vraiment une femme remarquable. Sur un trône, elle eût fait peut-être une Catherine de Russie ou une Élisabeth.
Sa beauté était incontestable. Un profil de camée, un menton sensuel et proéminent, de grands yeux fermes ou tendres, secs ou veloutés, sagaces ou naïfs, selon les sentiments qu'elle voulait exprimer, une bouche fine et caustique, des épaules superbes, un buste antique et une attitude pleine de noblesse, c'était plus qu'il n'en fallait pour lui faire parmi les plus belles une célébrité.
Son esprit sceptique, moqueur devenait au besoin sérieux ou sentimental. Il savait prendre, ainsi que son visage, tous les masques et tous les tons.
Positive comme un agent de change, elle était cependant susceptible d'enthousiasme et de générosité. Elle disait avoir eu quelques faiblesses et de réelles amours.
Dévoyée, cette femme devait produire autant de mal qu'elle eût pu produire de bien en se développant dans des circonstances favorables. Car souvent ces puissantes organisations destinées à agir dans une large sphère, quand elles sont resserrées dans d'étroits milieux, ne s'ouvrent des issues qu'en produisant d'effroyables malheurs.
Intrigante, véritable diplomate, possédant une grande connaissance du monde, elle avait entrepris de régner dans une certaine société. Son salon, en effet, avait acquis une notoriété artistique et même littéraire. Quelques-uns de ses admirateurs l'avaient appelée Ninon II. Les plus fanatiques l'acclamaient Lucrèce I re.
Mais en vieillissant, elle avait vu diminuer le nombre de ses assidus. Alors, pour retenir son monde, elle avait fait jouer; et, ne comptant plus guère sur ses propres charmes, elle recourait aux attraits de plus jeunes. Elle avait produit de la sorte deux ou trois femmes qui obtinrent une renommée passagère dans ce monde interlope.
À quarante-deux ans, elle s'était liée avec M. de Lomas, un homme taré de cœur comme de conscience. Cette fange morale l'avait attirée. Quoique sans fortune, il était bien posé parmi l'aristocratie jeune et élégante. Elle espérait le faire servir à son ambition; car elle le tenait dans une véritable dépendance par des services que ses besoins de luxe et ses embarras d'argent le forçaient d'accepter.
«Songerait-il réellement à se marier? pensa Lucrèce. J'éclaircirai cela; mais ce n'est pas le moment. Voyons, cher, reprit-elle avec un accent de tendresse, vous dites que vous m'aimez; je veux bien vous croire, mais alors prouvez-le-moi en montrant un peu plus de ferveur dans mon service.
—Parlez; je suis, comme toujours, à vos ordres.
—Eh bien! Mme de Beausire a juré qu'elle ferait tomber mon salon. D'abord elle a pris mes jours. Elle est intrigante, adroite. Par haine contre moi, M. de Barnolf la soutient à outrance. M. de Saint-Julien, Mme de Saint-Ange m'ont déjà fait infidélité. Le duc de Cerny vient de lui acheter un magnifique hôtel rue de la Madeleine. Elle a des salons superbes. On y joue un jeu d'enfer.
—Reçoit-elle des artistes, des littérateurs?
—Ah bien oui! vous savez qu'elle est ignorante comme une grue. Ce sont ses cheveux rouges qui l'ont mise à la mode, et ses yeux brun clair qui l'ont fait surnommer, comme une héroïne de Balzac, la Fille aux yeux d'or. Mais elle n'a ni esprit ni distinction; ce n'est qu'une fille, et du plus mauvais genre. Sa mère, marchande à la toilette, rue Saint-Roch, a été autrefois écaillère à la halle. Sa bouche molle, son regard inexpressif et son teint blafard lui donnent en effet quelque chose du mollusque que sa mère a passé sa jeunesse à contempler. Comme elle est massive et sans grâce, ses admirateurs la comparent à une femme de Rubens. Comme elle a des pieds énormes, j'entendais dire l'autre jour à l'un de ses fervents que la beauté réside dans la proportion, et que rien n'est plus laid qu'un pied trop petit. Voilà ce que c'est que la vogue. Si elle était boiteuse, on la comparerait à Mlle de la Vallière. On prétend qu'elle reçoit les plus jolies femmes de Paris, et ne me laisse que les rebuts, les rossignols. À ce propos, M. de Barnolf disait hier que mon salon ressemble à une galerie de figures de cire, tellement les femmes sont badigeonnées; ou bien encore à une exposition de fossiles, et qu'il demanderait à l'Académie la permission de me présenter au prochain concours paléontologique. Eh bien! Lionel, cela ne vous indigne pas? Vous m'écoutez avec un calme....
Lionel prit un air de courroux concentré.
—Ce Barnolf!... soyez tranquille, j'en fais mon affaire.
—Vous battre avec lui ce serait bête; car il est très-fort à l'escrime. Mais il a dans quelque coin une femme qu'il cache, m'a-t-on dit. Je vous charge de me découvrir cela. Nous nous vengerons sur la belle mystérieuse. Enfin il me faut des femmes jeunes et des hommes jeunes. Ce que je veux surtout, c'est une femme plus jeune, plus belle que la Beausire, une femme enfin capable de l'éclipser. Je la désirerais blonde comme elle, avec plus de distinction et de tenue. J'ai un duc fort riche qui se chargerait de la lancer. Voyez donc; il me semble que cette petite Lilloise que je viens d'entrevoir et que vous connaissez ferait notre affaire. N'est-ce pas vous déjà qui avez inventé Fleur-de-Botte et Pouliche?
—Je les ai découvertes, c'est vrai; mais je les ai ramassées dans le ruisseau; c'était déjà gangrené jusqu'à la moelle; tandis que Geneviève Gendoux est une très-honnête fille.
—Vous aurait-elle résisté?
—Depuis que je vous connais, Lucrèce, les autres femmes n'existent pas pour moi.
—J'en suis persuadée, mon cher, fit Lucrèce avec un sourire ironique; cependant, s'il le fallait absolument, je vous permettrais.... un semblant d'infidélité.
—C'est difficile, vous dis-je. Elle a été élevée par des parents qui passent pour les plus braves gens de Lille.
—Mais elle est pauvre, seule à Paris, et ne m'avez-vous pas dit qu'elle cherche à s'occuper?
—Oui.
—Eh bien! envoyez-la chez ma couturière, Mme Thomassin, à qui je vais la recommander chaudement. Là, en un mois, au contact de toutes ces petites ouvrières, elle sera vite dégourdie.
—J'essayerai.
—Il faut réussir.
—Alors je réussirai,» répondit-il en baisant la main de la courtisane.
Elle se leva.
«À ce soir, dit-elle. Le lansquenet sera très-animé. Nous aurons des Brésiliens riches comme.... des Brésiliens. Je vous les recommande. M. de Vaumal sera là.»
S'arrêtant:
«Et comme homme, ne m'amènerez-vous personne?»
Lionel cherchant:
«Si! je tâcherai de vous amener le beau-frère de ma sœur, un jeune homme à former.
—Et vous n'y pensiez pas! Vous voyez bien que vous me négligez.
—C'est naïf, candide, sentimental.
—Vous ne connaissez plus que des gens comme cela. Je ne désespère pas de vous voir entrer à la Chartreuse. Ce jeune bipède a-t-il au moins des plumes?
—Albert sera plus riche que M. Daubré, car il héritera d'une tante allemande qui l'a élevé et qui raffole de lui.
—Oh! avec nous, les espérances.... Il nous faut du comptant, espèces sonnantes et ayant cours: Combien a-t-il à dépenser par an?
—Soixante mille.
—Il a de quoi vivre, voilà tout. Est-il rangé?
—C'est une demoiselle.
—On connaît cela: une eau dormante, des passions qui couvent sous la cendre. Est-il joli garçon?
—Joli comme une jolie femme: des yeux tendres et pensifs et le sourire d'un enfant qui rêve; une barbe et des cheveux châtains.
—Amenez-le-moi donc; c'est une trouvaille, ce garçon-là. Il amusera, ou peut-être fera-t-il des passions. À propos, que devient Maxime?
—Maxime est amoureux de ma sœur.
—Comment! vous êtes au cœur de la place et vous tolérez cela? Maxime amoureux en dehors de notre monde est un homme perdu pour nous. J'aimerais autant apprendre qu'il se marie. Vous savez bien que je tiens à Maxime. Il a de l'esprit, de l'entrain, il est beau joueur, il amuse enfin. Comment n'y avez-vous pas songé? Vous voyez bien que vous oubliez tout à fait mes intérêts, qui cependant sont un peu les vôtres. Adieu! rappelez-vous toutes mes instructions; ce soir, je compte sur vous pour un éreintement complet de la Beausire. Je rédige un petit bout d'article bien pimenté, que j'espère faire passer dans un petit journal. Il faut qu'avant l'hiver prochain elle ait quitté la place.
—Soyez tranquille, ma belle Lucrèce, nous écraserons votre ou plutôt notre rivale; car je ne saurais souffrir qu'on eût la prétention d'éclipser mon étoile.»
Au moment de sortir, Lucrèce se retourna.
«Sachez donc aussi à qui appartiennent les beaux yeux noirs que j'ai vus tout à l'heure. La blonde parlait à la brune: elles doivent se connaître.
—Je tâcherai.
—À propos, ajouta la courtisane, votre affaire avec Pinsard est-elle en règle?
—Pas encore.
—Ne vous en occupez pas, je chargerai mon homme d'affaires de terminer cela.»
Après le départ de Mme de Courcy, Lionel descendit chez sa sœur, et là il apprit la visite de Madeleine Bordier.
«C'est elle que Lucrèce a rencontrée, pensa-t-il. Le sort en est jeté: l'occasion est trop belle, je serai amoureux de cette fille-là.
Et il engagea fortement Mme Daubré à aller le soir même chez Mme Borel retenir Madeleine comme institutrice de sa fille.
Madeleine rentra chez elle, non pas complètement heureuse, mais sûre du moins de pouvoir gagner honorablement sa vie.
Cependant, à la pensée de quitter cette famille au milieu de laquelle s'était écoulée son enfance, à la pensée surtout de se séparer de Mlle Borel, elle sentait chanceler sa résolution et son cœur se serrer douloureusement.
Pour sortir plus vite de cette inquiétude, elle résolut d'aller raconter immédiatement à Mlle Bathilde son entrevue avec Mme Daubré.
Comme elle montait, encore hésitante, dans la chambre de sa mère adoptive, elle rencontra Béatrix, qu'elle salua amicalement. Mais Béatrix évita de lui rendre son salut.
Cette froideur lui donna du courage.
L'absence aussi prolongée de Madeleine avait causé dans la maison un véritable scandale. La famille s'était réunie et avait décidé qu'elle s'interdirait de faire de nouvelles observations à Mlle Borel; mais que Laure et Béatrix s'abstiendraient dorénavant de toute relation intime avec Madeleine.
Madeleine trouva Mlle Borel dans son cabinet de travail, compulsant divers livres épars sur son pupitre.
Elle écrivait un ouvrage sur la destinée de la femme dans le passé, le présent et l'avenir. Elle croyait le moment venu de revendiquer pour les femmes la liberté qui est reconnue aujourd'hui, par tout esprit logique et avancé, comme la base légitime et nécessaire des sociétés. Dans l'après-midi, elle avait demandé plusieurs fois Madeleine, qui l'aidait ordinairement dans ses recherches, et elle s'étonnait aussi de ne pas la voir rentrer.
Elle accueillit Madeleine avec cet air de gravité affectueuse qui lui était habituel.
«D'où venez-vous donc, mon enfant?» lui demanda-t-elle, non pas d'un ton inquisiteur, mais avec l'accent d'une curiosité tout amicale.
Mlle Borel avait un esprit si sérieux, une âme tellement inaccessible aux petits intérêts et aux préoccupations mesquines, elle avait des principes si austères, en un mot, elle planait dans des sphères si vastes et si hautes que, malgré sa bonté, Madeleine avait toujours eu pour elle un respect poussé jusqu'à la crainte.
En outre, Mlle Borel, dans ses affections, n'était nullement démonstrative. Comme elle les témoignait par des actes, il lui semblait superflu de les exprimer par des caresses. Sa fille adoptive ne se rappelait point qu'elle l'eût jamais embrassée.
Madeleine lui raconta donc avec quelque timidité sa visite à Mme Daubré.
«Vous m'avez donné, ajouta-t-elle, une éducation et une force morale que j'étais impatiente d'employer. L'oisiveté, l'inutilité de ma vie m'étaient devenues insupportables.
«Comme vous le disiez encore hier au soir: «Il n'y a pas de dignité ni de liberté possibles sans l'indépendance matérielle.» Je le sais, mademoiselle, vous n'êtes pas généreuse à demi. Jamais vous ne m'avez fait sentir le poids du bienfait. Pour moi, le plus grand bonheur eût été de passer ma vie à vos côtés. Une telle dépendance m'eût relevée à mes yeux, au lieu de m'humilier; mais il me semble que, depuis quelque temps, Laure et Béatrix ne m'aiment plus et supportent impatiemment ma présence. D'un autre côté, je voudrais arriver à soutenir ma mère et épargner ce soin à mes sœurs qui gagnent à peine de quoi se nourrir. Ah! dites-moi que vous me pardonnez d'avoir pris une semblable résolution sans vous consulter?»
Elle était tombée aux genoux de Mlle Borel.
Mlle Bathilde ne répondait pas; mais elle serrait contre son cœur les mains de Madeleine. L'héroïsme de cette enfant lui cassait un attendrissement qu'elle ne pouvait dominer. Elle pleurait. C'était la première fois que Madeleine surprenait une émotion chez ce cœur qu'elle croyait impassible, qu'elle aussi avait accusé parfois d'insensibilité.
À la vue de ses larmes, elle se jeta à son cou par un élan irrésistible; et, pendant un instant, ces deux nobles âmes se confondirent dans une sainte effusion.
«Oh! mademoiselle, s'écria Madeleine, je suis à vous, je suis votre chose, car c'est vous qui m'avez tirée du néant. Si mon départ doit vous causer la moindre peine, parlez, je vous obéirai, vous le savez bien.
—Ce sont, ma fille, les plus douces larmes que j'aie versées en ma vie. Je suis fière d'avoir formé ton cœur. Tu es bien réellement ma fille, la fille de mon âme. Mais, tu le sais, mon enfant, les affections individuelles ne peuvent m'absorber entièrement. Ma vie et ma fortune ne m'appartiennent plus. Je les ai consacrées au triomphe d'une idée.
«Je veux entreprendre une nouvelle croisade, la croisade des femmes contre les préjugés qui les oppriment, et contre cette injustice qui place la femme pauvre, l'ouvrière, dans cette alternative effroyable: l'ignominie ou la misère. Il faut que la femme puisse conquérir la liberté par son travail. Il ne s'agit pas encore pour elle, tu le conçois, de droits politiques; il faut avant tout la tirer de cet esclavage quotidien qui la livre à une révoltante exploitation; et, pour atteindre ce but, nous ne devons plus nous borner à des protestations stériles. Il faut agir, il faut fonder des institutions qui garantissent la femme contre toutes les oppressions: la misère, la concurrence masculine, et surtout la corruption. C'est à cette grande œuvre, mon enfant, que je me suis vouée. Je veux d'abord publier cet ouvrage où j'expose toute ma pensée: la critique et l'organisation. Mais avant de le terminer, il faut que je fasse un long voyage pour étudier dans les principaux pays d'Europe et d'Amérique la situation de l'ouvrière. Or, je ne voudrais pas te faire partager les fatigues et peut-être les périls de cette entreprise.
«J'avais pensé déjà à te placer, avant mon départ, soit dans une maison honorable, soit dans un pensionnat. Je n'aperçois donc aucun inconvénient à ce que tu entres chez Mme Daubré. Je vois avec plaisir, au contraire, que tu sentes le besoin du travail, et que tu te formes à la rude expérience de la vie. Car les individus subissent les mêmes nécessités que les sociétés. On n'est grand, on n'est fort qu'à la condition d'avoir souffert, qu'à la condition d'avoir travaillé. Je vais maintenant hâter mon départ. Quand je reviendrai, j'aurai besoin de ta jeune activité.»
Madeleine avait écouté Mlle Borel avec une religieuse admiration.
«Alors, comme aujourd'hui, mademoiselle, lui dit-elle, je serai fière d'être l'humble instrument de votre grande pensée.
—Cependant, mon enfant, ajouta Mlle Borel, je ne veux pas te laisser dans l'inquiétude relativement à ta famille. J'ai cherché à la tirer de la misère en donnant à tes sœurs des professions. J'ai cherché aussi à guérir ton père de son malheureux penchant en lui procurant de l'ouvrage. Il était trop tard. Puisque ta mère et tes sœurs sont encore dans une position si précaire, je te remettrai mille francs pour elles, afin que Claudine puisse venir à Paris, afin que Marie et ta pauvre mère reçoivent les soins que réclame leur état.
—J'accepte, mademoiselle, ce dernier bienfait. J'irai leur porter cette somme moi-même. En partant demain pour Lyon, je pourrai être de retour au commencement de la semaine prochaine. Je ramènerai Claudine.»
Mlle Borel applaudit à cette pensée affectueuse, et le voyage de Madeleine fut décidé.
Le soir même, Mme Daubré vint chez les Borel.
Madeleine fut définitivement engagée comme institutrice de Jeanne.
Incitée par Maxime, Béatrix s'était réellement éprise de M. de Lomas. Aussi, dès qu'elle apprit que Madeleine, dont elle redoutait déjà la rivalité, allait justement s'établir chez M. Daubré et se trouver en relations intimes et journalières avec M. de Lomas, éprouva-t-elle un vif désappointement et un ressentiment même qu'elle ne put dissimuler.
Quand Madeleine et Mlle Borel se furent retirées:
«Oh! je sais bien, insinua Béatrix à Mme Daubré, pourquoi Mlle Bordier tient à entrer chez vous.
—Pourquoi donc?
—La charité m'ordonne de me taire; et cependant, depuis que M. de Lomas vient à la maison, il est assez facile de voir....
—Comment! vous croyez? interrompit Mme Daubré. Soyez tranquille, je la surveillerai, et si je m'apercevais de quelque intrigue de ce genre....
—Ah! je ne vais pas aussi loin que cela, reprit Béatrix d'un ton jésuitique, et je craindrais vraiment de vous avoir donné une mauvaise opinion de Madeleine, qui est une très-bonne fille.
—C'est égal, j'y veillerai, dans son intérêt comme dans celui de mon frère. Je vous remercie d'avoir appelé mon attention sur ce danger-là.
—Certainement, reprit Mme Borel, Madeleine est une charmante fille que nous aimons beaucoup; et c'est pourquoi je vous engage à veiller sur elle un peu plus que ne l'a fait Bathilde jusqu'à présent. Je ne la crois pas légère, mais elle est jolie, et elle a peu de piété. Elle serait donc plus exposée qu'une autre.
—Ah! par exemple, reprit Béatrix, je ne sais trop si elle supportera aisément les observations et pourra se soumettre aux exigences de sa position nouvelle.
—Je suis moi-même si facile à vivre; et j'ai si peu d'exigences vis-à-vis de mes domestiques,» dit en minaudant Mme Daubré, qui déjà assimilait Madeleine à sa femme de chambre.
Béatrix s'abstint de rien ajouter à ces dernières paroles, car elle savait bien que Madeleine, ne resterait pas longtemps dans une maison où elle serait traitée à l'égale d'une domestique.
Le lendemain soir, à huit heures, Madeleine partait pour Lyon. Il y avait affluence de voyageurs. Comme elle n'avait pas trouvé de place dans le compartiment réservé aux dames, elle cherchait un wagon qui lui offrit à peu près la même sécurité, quand elle s'entendit appeler par une voix qui la fit tressaillir.
«Eh! mais, c'est bien vous, Madeleine, je ne me trompe pas.»
C'était Maxime, qui, un sac de voyage à la main, se disposait à monter dans le même compartiment.
Madeleine, bouleversée de cette rencontre inattendue, restait immobile, indécise, quand un employé vint la presser de monter. Elle entra dans le wagon, et Maxime la suivit.
Maxime, sorti depuis la veille, ne connaissait ni le changement de situation de Madeleine, ni son projet de voyage à Lyon.
Naturellement Madeleine ignorait aussi le départ de Maxime.
En quelques mots elle lui apprit ses nouvelles fonctions d'institutrice.
«Comment! vous nous quittez! dit Maxime avec une tristesse réelle. Ah! c'est bien mal d'avoir pensé que vous étiez de trop parmi nous. Moi qui croyais que vous aviez du cœur et que vous nous aimiez! Je gage que cette belle idée vient de la tante Bathilde avec ses fameuses théories de dignité, d'indépendance, de travail. Ma tante est un pur esprit, un esprit systématique qui peut avoir sa grandeur, mais qui n'est pas divertissant du tout. Comment, vous qui êtes artiste, c'est-à-dire un être vibrant, tout nerfs et tout cœur, vous êtes-vous laissé séduire par ces doctrines arides et desséchantes?»
Quoique fort émue de ces affectueux reproches, Madeleine sut néanmoins conserver un air calme.
«Pourquoi, répondit-elle avec un triste sourire, jugez-vous aussi légèrement des idées que vous n'avez jamais cherché à comprendre? C'est là un travers tout français qu'il m'est toujours très-pénible de rencontrer chez mes amis.
—Allons! c'est décidément une petite quakeresse, pensa Maxime. Quel dommage, avec ces yeux-là!
—Eh bien! reprit-il, puisque vous attaquez mes travers, permettez-moi aussi, chère petite sœur, de me moquer un peu des vôtres. Une personne faite comme vous ne devrait songer qu'à plaire, et laisser aux femmes vieilles et laides les prétentions à la littérature et à la philosophie transcendante. Voyez-vous, nous ne pouvons souffrir les femmes qui veulent empiéter sur notre domaine.
—Mais alors, monsieur Maxime, soyez assez bon pour tracer une ligne de démarcation bien nette autour de vos terres, afin qu'il ne nous prenne point la fantaisie d'y aller braconner. Je croyais que la puissante jeunesse française, la jeunesse masculine, n'avait aujourd'hui d'autre domaine que le sport et le jockey-club. Quant à la philosophie transcendante, quant à la poésie, elle ne s'en soucie guère. Faut-il donc nous en vouloir si nous osons défricher quelques pauvres petits coins de ce domaine abandonné par son seigneur?
—À tort ou à raison, de tout temps nous nous sommes adjugé le monopole des travaux de l'intelligence.
—C'est cela! vous vous êtes dit par exemple: «Moi homme, je suis le roi de la création; à ce titre, je me réserve le domaine le plus élevé, le plus noble, celui de la pensée. Si la femme, cet être inférieur que j'ai longtemps dominé par la seule force physique, veut empiéter sur mes attributions, veut développer son intelligence, exercer ses facultés, qui ont bien, il est vrai, quelque rapport avec les miennes, si surtout elle veut se soustraire à sa destinée qui est de me servir et de m'amuser, je la couvrirai de ridicule, je l'accablerai de mon mépris; et, pour la réduire à l'obéissance, je lui dirai ces mots sans réplique: «Dès lors vous cessez de me plaire.» Mais si aujourd'hui la femme, plus dégagée de ces préjugés antiques, faisait à son tour ce petit raisonnement et disait: «Je suis la reine de la création, et à ce titre, j'ai droit de faire ce que bon me semble. J'ai des facultés que je sens puissantes et que je veux développer. Quelles que soient les prétentions du sexe fort, je ferai de la poésie parce que je suis poëte, de la peinture parce que je suis peintre, de la philosophie parce que je suis philosophe. Et si l'homme, cet être orgueilleux et brutal, que j'ai si longtemps dominé par la seule force de ma beauté, le trouve mauvais, je lui dirai ces mots sans réplique: «Dorénavant vous cessez de me plaire.» Si un beau jour toutes les femmes raisonnaient de la sorte, je serais curieuse de savoir qui le premier se rendrait, du roi ou de la reine.»
Pendant que Madeleine parlait ainsi, son visage avait pris une expression que Maxime ne lui connaissait pas. Ses yeux pétillaient d'une douce malice, et sur sa bouche se dessinait un sourire fin et moqueur qui faisait paraître ses lèvres plus rouges et ses dents plus éclatantes.
«Ah! je suis bien obligé de le confesser, s'écria Maxime, ce serait le roi!»
Mais il répondit avec un regard et un ton de galanterie qui déplurent à Madeleine. Elle conçut quelque inquiétude et voulut savoir les causes du départ de Maxime.
«Aujourd'hui à dîner, lui dit-elle, Mme Borel exprimait sa surprise de ne vous avoir pas vu depuis hier. Le domestique interrogé a répondu que vous n'étiez pas rentré cette nuit. Vous vous êtes donc décidé bien promptement à partir? En avez-vous du moins prévenu votre mère?
—Je lui ai écrit que j'allais passer quelques jours chez un de mes amis; mais j'ai intérêt à cacher ce voyage, à mes parents surtout. Je vous prierai donc de n'en parler à personne, pas même à Mme Daubré.
—Comme vous devenez mystérieux! Alors, il ne s'agit pas d'un pèlerinage à Notre-Dame de Fourvières?
—Pas précisément. Vous êtes intriguée, n'est-ce pas? dit Maxime qui devina l'appréhension de Madeleine. Je vais vous confier mon secret afin que vous en compreniez l'importance et ne me trahissiez pas. Il s'agit d'une affaire d'argent.
—Encore! Il y a trois ans vous avez déjà causé tant d'inquiétude à M. Borel!
—Voyons, soyez raisonnable: est-ce une modique pension de trente mille francs qui peut me permettre de vivre à Paris?
—Trente mille francs! Mais il me semble que c'est beaucoup d'argent. Pour tant de malheureux ce capital serait la richesse.
—C'est possible; mais moi je ne puis vivre à bon marché. Il y a telles dépenses que vous ne soupçonnez pas et qui sont considérables. Mon écurie seule me coûte ces trente mille francs. Enfin, ce que mon père ignore, c'est que j'ai un train de maison à soutenir.
—Un train de maison! s'écria Madeleine qui allait de surprise en surprise.
—Ce n'est pas que je sois précisément marié. Vous qui êtes une femme forte, vous devez me comprendre.»
Madeleine eut froid entre les épaules.
«Eh bien! ma maison me coûte environ 80 000 francs par an. Maintenant, il y a mes dépenses personnelles. Vous voyez que je suis un homme d'ordre et que je tiens régulièrement mes comptes. Or, depuis trois ans que mon père m'a mis à la portion congrue de 30 000 francs, j'ai emprunté 280 000 francs, avec lesquels j'ai pu vivre à force d'économies. Mais, comme je les ai empruntés à des usuriers, je dois près de 450 000 francs. Il y a des lettres de change protestées et prise de corps. J'ai à mes trousses un certain Renardet qui a, je crois, une vengeance particulière à exercer; car il me poursuit avec une âpreté qui ne me laisse ni repos ni trêve. Je vais à Lyon, où ma famille est connue et où j'espère trouver ces 450 000 francs à des conditions plus douces, car il faut absolument que je me tire de là.
—Pauvre monsieur Maxime! fit Madeleine avec une réelle pitié. Vous êtes bien malheureux de vous créer ainsi des besoins factices que vous ne pouvez satisfaire qu'au prix de mille tracas. Et songez-vous au mécontentement de votre père et de votre mère?
—J'y pense sans doute; mais ils se conduisent à mon égard avec tant de lésinerie! Mon père a 400 000 francs de rentes, je le sais pertinemment, et il me laisse végéter dans une misère relative, on ne peut plus humiliante.
—N'est-ce pas pour vous qu'il conserve cette fortune?
—Mais si je ne profite pas de cette fortune pendant ma jeunesse, quel besoin en aurai-je lorsque je serai vieux, cacochyme, édenté, perclus de rhumatismes, racorni au moral comme au physique?
—Ce sont là des lieux communs que vous vous plaisez à répéter, parce qu'ils flattent vos passions.
—C'est possible. Mais j'ai pris à Paris une position que je ne puis abandonner. C'est presque une question d'honneur.
—Oh! ne vous trompez-vous pas sur les mots? Dites plutôt de vanité.
—Je le veux bien. Mais la vanité, n'est-elle pas le plus impérieux de nos mobiles? N'est-ce pas la vanité qui, vous aussi, vous pousse à écrire?
—Non, c'est autre chose.
—L'amour de l'art? Et moi ne pourrais-je dire également: C'est l'amour de l'art? Car l'amour du luxe n'est pas autre chose. Mais je suis plus sincère; Oui, c'est la vanité. Une fois lancé dans un certain monde où l'on a obtenu des succès, on ne peut pas plus renoncer à ces satisfactions, qu'un poëte parvenu à la célébrité ne peut renoncer aux émotions de la gloire.
—On le peut; il s'agit seulement de le vouloir.
—Je forme de bonnes résolutions, je vous assure.
—Permettez-moi de vous donner un conseil, dit Madeleine avec une onction partie du cœur. Vous le savez, nous nous sommes toujours traités comme frère et sœur. Vous avez bientôt vingt-huit ans, vous n'êtes donc plus un enfant. Renoncez à ces jouissances puériles, malsaines, indignes d'un esprit qui pourrait aspirer à des satisfactions d'un ordre plus élevé. Vous allez au gouffre, et peut-être y entraînerez-vous des êtres que vous devez chérir. Enfin, dans cette oisiveté ruineuse, vous laissez s'étioler votre intelligence.
—Il faut travailler, n'est-ce pas? interrompit gaiement Maxime. Je connais cette guitare. Je crois entendre la tante Bathilde. De grâce, Madeleine, ne prêchez pas. Cela me gâte le plaisir très-vif et très-réel que j'éprouve à vous avoir pour compagne de voyage. Pas plus que la tante Borel et Notre-Dame de Fourvières, vous ne réussirez à me convertir. Je suis un endurci. Écoutez, ma chère petite Madeleine, ajouta-t-il en lui prenant la main avec affection; savez-vous ce que je pense en ce moment?
—Non.»
Ils n'étaient plus que trois dans le compartiment. Mais le troisième voyageur était tellement enveloppé de manteaux, de foulards et de couvertures, qu'on ne pouvait même distinguer à quel sexe il appartenait. Enfin il semblait si profondément endormi que Maxime et Madeleine parlaient avec autant de liberté que s'ils eussent été seuls.
«Eh bien! je pense que vous êtes charmante, dit Maxime, plus charmante que je ne m'en serais douté. Je vous voyais trop facilement pour vous apprécier à votre valeur. Je vous croyais un peu sèche et pédante, comme la tante Bathilde, tandis que vous me paraissez au contraire simple et bonne enfant. Peut-être aussi cette rencontre, ce demi-mystère sont-ils pour quelque chose dans l'impression que j'éprouve. Plusieurs fois déjà, depuis que nous causons, je me suis senti le cœur vraiment touché.»
Madeleine retira doucement sa main qui frémissait dans celle de Maxime. Elle appuya sa tête dans l'angle de la voiture, et, pour dominer l'émotion qui l'envahissait, elle ferma les yeux.
«Ne vous fâchez pas, Madeleine, laissez-moi achever. Jamais peut-être nous ne nous retrouverons ainsi. Eh bien! je pense que pour un cœur jeune et honnête, le bonheur suprême serait d'être aimée de vous. Pour mon châtiment, je vous le confesserai: tout à l'heure l'occasion se présentait si favorable; j'ai songé un instant à vous faire la cour. Nous sommes si pervers! Mais depuis j'ai réfléchi. Maintenant je crois qu'un homme ne pourrait pas vous aimer à demi, et que si l'on était aimé de vous, il faudrait vous consacrer sa vie. Eh bien! même avec un tel bonheur en perspective, il me serait impossible de renoncer à mes habitudes de dissipation. Je suis déjà la proie du gouffre; ma vie ne m'appartient plus; elle appartient à mon tyran, le monde, c'est-à-dire le cercle, le sport et les courtisanes. Je ne pourrais plus vous aimer comme vous le méritez. Je vous ferais souffrir sans être heureux moi-même. Alors je me suis dit: «Je serai honnête une fois en ma vie, je ne troublerai pas cette candeur.» Et cependant, croyez-le, Madeleine, je fais un sacrifice, un sacrifice dont je me croyais incapable, et je vous remercie, ma charmante petite sœur, de me l'avoir inspiré.»
Madeleine, les yeux toujours fermés, les lèvres émues, ne répondit pas.
«Eh bien!» reprit Maxime en posant sa main sur celle de la jeune fille.
À ce contact elle éprouva comme un frémissement électrique.
«Je.... je.... vous disiez.... Je crois que je rêvais! s'écria-t-elle avec un rire nerveux. Oui, je m'endormais.»
Et elle retomba, presque défaillante, dans l'angle de la voiture.
«Ah çà! pensa Maxime piqué au vif, serait-elle coquette! C'est un peu fort! S'endormir au milieu d'une déclaration si respectueuse! Ah!... elle s'endormait!...» répétait-il profondément blessé dans son amour-propre.
Maintenant il attachait sur Madeleine un regard de dépit et de convoitise. Il mordillait sa moustache et souriait avec une expression sarcastique.
«Où sommes-nous donc? fit Madeleine, qui, cherchant à lutter contre son émotion, se pencha à la portière.
—C'est décidément une coquette, pensa de nouveau Maxime. Et je ne m'en étais pas aperçu! Ah çà! serais-je sérieusement amoureux? Soyez donc vertueux avec les femmes! La meilleure.... Comme elle évite de me regarder! Elle s'amuse à me faire poser. Je me sens ridicule. Mais nous allons voir tout à l'heure.
—Dites-moi, Madeleine, avez-vous déjà écrit des vers sur l'amour? C'est là le thème éternel de toute poésie.
—Oui. Pourquoi?
—Parce qu'il doit être assez curieux de voir comment une jeune fille de vingt ans, qui est censée ignorer ce sentiment, peut en parler en vers. Voyons, traitez-moi en camarade et récitez-m'en quelques-uns. Je ne supporte pas la poésie, mais la vôtre m'intéressera. Faites-moi la charité d'une petite strophe.
—Non! répondit gravement Madeleine.
—Remarquez bien que dans ce moment-ci nous parlons raison et faisons une étude psychologique. Voilà encore un de ces mots barbares dont abuse la tante Borel, et qui doivent vous êtes familiers. Je voudrais savoir comment aime une jeune fille pour la première fois. C'est un véritable service que je vous demande, car un homme ne peut être certain de la justesse de ses propres études, attendu qu'il n'est jamais sûr d'être le premier. Voilà pourquoi sans doute nous préférons à ces prétendues ingénues des femmes qui ont du moins le courage du vice et le mérite de la sincérité. Vous comprenez: être le trentième ou le troisième, il n'y a pas une si grande différence que l'on croit.
—Je désire que nous changions de conversation, dit Madeleine offusquée du ton léger que prenait Maxime.
—De quoi voulez-vous donc que parlent un homme et une femme qui n'ont pas soixante ans, si ce n'est d'amour?
—Restons sur votre domaine et parlons philosophie.
—Je préfère la littérature qui fait aussi partie de nos possessions. Or, la littérature de nos jours ne pivote-t-elle pas uniquement sur l'amour?
—Soit! je vous laisse parler, fit Madeleine avec quelque sévérité. J'ai sommeil, et, si vous le permettez, je vais dormir.
—Dormons donc,» repartit ironiquement Maxime;
Et il se rejeta dans un coin de la voiture. Il pensait qu'en affectant l'indifférence, il l'amènerait à renouer elle-même la conversation.
«Ah! quel supplice!» se disait Madeleine.
Elle se sentait faiblir sous le choc d'émotions aussi diverses et aussi prolongées.
Maxime, de temps à autre, entrouvrait les paupières et regardait Madeleine. Madeleine aussi l'observait à la dérobée.
Maxime passait pour joli garçon. Il n'avait cependant ni cette régularité ni ce poli qui constituent ordinairement la beauté. Sa figure même n'offrait pas de caractère bien accusé. Elle séduisait plutôt par une expression à la fois mobile et passionnée.
Ses yeux gris-bleu prenaient au soleil des reflets verdâtres, et paraissaient noirs aux lumières. Quand un sentiment violent les animait, ils projetaient un éclat puissant, et la colère les faisait étinceler comme l'acier. Ce regard lumineux, plein d'acuité, aux tons changeants, révélait sa nature véhémente et par-dessus tout fantaisiste, s'abandonnant à tous ses caprices et poussant le caprice jusqu'à la passion.
Sa bouche au sourire sceptique, son nez trop grand, sa peau très-brune et pourtant d'un grain délicat, ses cheveux noirs, fins et soyeux; son geste ample, élégant; des mains de femme, nerveuses et molles, tout cet ensemble séduisait le physionomiste, qui découvrait en lui une de ces organisations pleines de contrastes et de spontanéité: un caractère généreux, mais sans énergie; une intelligence vive, sans profondeur; des goûts artistiques, un certain idéal, mais des penchants voluptueux qui rendent peu susceptibles d'une grande élévation dans l'amour; en un mot c'était une nature mixte qui tenait à la fois de la femme et du lion.
Madeleine était fort pâle, et ses paupières entourées d'ombre donnaient à sa tête penchée en arrière une expression si singulière de volupté et de douleur, que Maxime se sentait en réalité plus ému qu'il ne se l'avouait à lui-même.
«Il n'y a qu'une coquette endiablée, se disait-il, qui ait pu trouver une attitude aussi provocante.»
Et cependant les lèvres contractées de Madeleine trahissaient tant de tristesse, il y avait tant de pureté sur ce front et dans les contours de ce visage, que Maxime restait incertain.
«Ah bien oui! reprenait-il, de la pureté chez une femme qui lit les philosophes, qui écrit des poëmes, des romans peut-être! Est-ce que cette petite fille réussirait à m'en imposer avec ses airs de madone endormie?»
La fièvre l'empoignait, l'incertitude même aiguisait son caprice.
«Ah çà, Madeleine, s'écria-t-il tout à coup d'une voix émue et vibrante qui fit tressaillir la jeune fille, j'ai été franc tout à l'heure, je le serai jusqu'au bout. Eh bien! maintenant je crois que vous vous moquez de moi. Depuis bientôt huit heures que nous sommes en tête à tête, vous m'avez fait passer par toutes les émotions possibles, depuis la chaste tendresse de l'amitié jusqu'à l'amour le plus véhément. À présent, je suis amoureux de vous, mais amoureux jusqu'à la folie. Que vous disais-je tout à l'heure? Je n'en sais plus rien. Je cherchais à m'abuser sur le sentiment violent que vous m'inspirez. Je le sens, je vous aime, non pas d'aujourd'hui, mais depuis longtemps. Depuis longtemps votre regard m'attirait. Je résistais à cet attrait qui me semblait une impiété, parce que je vous avais connue toute petite, et qu'on m'avait habitué à vous traiter en sœur. Mais aujourd'hui, aujourd'hui que je vais vous perdre, mon cœur se déchire, et je sens combien je vous aimais. Que disais-je donc tout à l'heure? Ah! je m'en souviens: je disais que je ne pourrais sacrifier le monde à votre amour. Madeleine, ce n'est plus le monde que je veux vous sacrifier, c'est ma vie entière. Dites, ordonnez. Que faut-il faire pour vous plaire, pour vous obtenir? Pourquoi cet air si grave et cet effroi que je lis dans vos yeux, ma belle Madeleine? Mon amour vous fait peur? Oh! pardonnez, je vous en supplie, à l'explosion d'une passion trop longtemps contenue. Si vous repoussiez mon affection, je crois que j'en deviendrais fou.»
Maxime avait joué son rôle en comédien convaincu. Sa voix réellement attendrie, son regard passionné pouvaient persuader à Madeleine qu'il ressentait réellement ce qu'il disait. Bien qu'elle n'eût aucune expérience dans les choses du cœur, son instinct de femme l'avertissait cependant que cet amour si brusque n'était pas tout à fait sincère. Il lui semblait qu'un homme vraiment épris eût mieux su dominer un entraînement qu'il ne savait point être partagé. Mais, dans le premier moment, elle fut tellement bouleversée par cette violence d'expressions qu'elle ne songea pas à retirer ses mains que Maxime couvrait de baisers.
«Oh! dites, m'aimez-vous? Pourrez-vous m'aimer? suppliait-il.
—Laissez-moi, laissez-moi!» s'écria-t-elle enfin. Elle éclata en sanglots.
Et puis, relevant bientôt son visage digne et attristé:
«Vous oubliez, monsieur Maxime, dit-elle, que je suis une pauvre fille, et qu'à ce titre du moins j'ai droit à votre respect.»
On arrivait à Mâcon. Le jour commençait à paraître.
«Dix minutes d'arrêt,» cria l'employé.
Madeleine mit son chapeau, rejoignit ses effets, et se disposait à quitter le wagon.
Maxime était bon. Il aimait réellement cette jeune fille, et il éprouvait un vif regret de l'avoir offensée.
«Restez, je vous en prie, Madeleine, c'est moi qui descendrai.»
Madeleine ne l'écoutait pas.
«Du moins, avant de me quitter, dites-moi que vous me pardonnez, et adressez-moi un adieu fraternel.»
Il lui saisit la main. Madeleine répondit à son étreinte; mais elle descendit sans lui adresser une parole ni un regard.
En la voyant toute chancelante, le visage encore humide de pleurs, Maxime sentit aussi les larmes lui monter aux yeux.
«Je suis un lâche, se disait-il; comment avais-je pu supposer que cette brave fille s'occupait d'un libertin comme moi?
Le voyageur si bien emmailloté; qui jusqu'alors s'était tenu immobile dans son coin, se remua. Il fit tomber le foulard qui lui cachait entièrement le visage, et Maxime, découvrant ses traits, demeura comme frappé de stupeur.
Cet homme, c'était Renardet, celui-là même qu'il fuyait.
M. Renardet était un petit homme maigre qui tenait à la fois du renard et de la fouine. Son nez long et pointu, ses lèvres minces et rentrantes, ses cheveux d'un ton fauve, ses doigts crochus, ses yeux, petits et couverts, dont la prunelle pâle et avide se fixait parfois avec une acuité terrifiante, l'eussent fait prendre pour un usurier ou un limier de police. Il n'était pourtant ni l'un ni l'autre, bien qu'il tînt de tous les deux. M. Renardet était simplement agent d'affaires, rue Richer, 53.
Agent d'affaires! Quelles affaires? Toutes les affaires possibles et impossibles, difficiles et véreuses. De la finesse poussée jusqu'à l'astuce; une persistance opiniâtre; une activité incessante; un manque absolu de conscience ou de sentiments généreux, telles étaient les qualités qui faisaient de M. Renardet un précieux serviteur du vice, un fripon accompli.
Maxime à sa vue était devenu pâle. Évidemment ce n'était point le hasard qui avait conduit Renardet dans le même compartiment; et un pareil homme n'avait pas dû s'endormir. Il avait donc entendu toute sa conversation avec Madeleine, il savait maintenant que son père était fort riche et ne le laisserait pas en prison.
«Je suis pincé, se dit Maxime, il faut prendre mon parti en brave.
—Eh bien! monsieur Renardet, je vous félicite, vous avez admirablement tendu vos filets. Nous venons de traverser la dernière station. Vous avez sans doute vos gardes du commerce dans le compartiment voisin, ou ils m'attendent à la gare; je suis donc un homme coffré, et à Lyon encore, où mon incarcération fera scandale. Ma foi! vous êtes artiste, et, quoique victime de votre talent, je suis forcé de reconnaître que voilà un coup de génie.
—Eh! eh! fit le Renardet avec un rire sec qui découvrait de petites dents aiguës et espacées comme celles d'un limier. N'est-ce pas, c'est adroit?
—Je ne me répète pas, monsieur Renardet, repartit Maxime avec un ton méprisant; je vous ai offert mes compliments une fois, c'est assez.
—Je vois, monsieur Borel, que vous me jugez mal. Je suis moins terrible que vous ne le pensez. Quoique je sois depuis longtemps dans les affaires, on a des entrailles. Tenez, vous me croirez si vous voulez, mais j'ai de la sympathie pour les mauvais sujets et les beaux garçons comme vous. Attrait de contraste sans doute. Hi! hi! hi! (Il tira sa tabatière et offrit une prise à Maxime qui refusa.) Eh bien! ce que je suis venu faire, ce n'est point vous coffrer, mais vous proposer un traité de paix.
—Un traité de paix! fit Maxime qui observait Renardet avec défiance.
—Cela vous surprend, n'est-ce pas? Vous allez ce matin de surprise en surprise; car tout à l'heure cette petite femme, elle aussi, vous a bien étonné. Pauvre, et vous résister! Savez-vous que, si j'avais vingt-cinq ans de moins, je m'intéresserais à cette vertu phénoménale. Il serait peu à souhaiter toutefois qu'il y en eût beaucoup ainsi.
«Qu'est-ce qui fait aller les affaires? c'est le vice. Supprimez le vice, supprimez les jolies petites femmes qui l'entretiennent, et voilà une foule d'industries ruinées, complètement ruinées. Sans doute, il en faut quelques-uns de ces petits dragons de vertu pour mieux nous faire sentir le prix du vice et nous apprendre aussi que la vertu n'est pas un vain mot. Mais il n'en faudrait pas beaucoup, sapristi! ou Renardet n'aurait plus qu'à fermer boutique. Je suis également agent d'affaires dans la spécialité; et j'ai pu faire des études qui, ma foi! ne sont pas à l'honneur de la morale. Tenez, dernièrement, j'avais été chargé de porter des consolations, c'est-à-dire l'offre d'un cœur, d'un mobilier en noyer et de douze cents francs de rente à une pauvre ouvrière qui n'avait rien mangé depuis quarante-huit heures. Une belle créature! et pas vingt ans. Tout d'abord elle refusa. Quand j'ai vu cela, moi, Renardet, j'en avais les larmes aux yeux. J'ai su depuis qu'elle avait un amoureux. C'est égal, cette fidélité, c'est encore très-beau.
—Mais a-t-elle fini par accepter?
—Parbleu! que vouliez-vous qu'elle fît? Sur le théâtre on dirait: «Qu'elle mourût.» Vous voyez qu'on sait ses auteurs. Sur le théâtre, bon! Mais dans la vie réelle on ne se laisse pas mourir comme cela. Elle a fait des façons; heureusement j'ai de l'éloquence.
—Et quand on jeûne depuis quarante-huit heures, ajouta Maxime, on est peu difficile sur les métaphores.
—Monsieur Borel, je mets mon éloquence à votre service, si jamais vous en aviez besoin.
—Oh! ces sortes d'affaires, je les traite moi-même.
Vous avez tort; soi-même on n'ose pas marchander, tandis qu'un tiers....
—Je ne marchande jamais.
—Mais enfin, vous les manquez quelquefois vos affaires, témoin cette petite femme de tout à l'heure. Ainsi, règle générale....
—Monsieur Renardet, le traité, le traité que vous vouliez me proposer tout à l'heure! interrompit Maxime avec impatience.
—Laissez-moi achever: règle générale, quand une femme résiste à un joli garçon qui l'aime et qui lui déclare son amour, il y a une raison pour cela. Cette raison, ce n'est pas toujours la vertu, c'est souvent l'occupation de la place par un autre amoureux. Ah! on connaît un peu son cœur féminin. Ça vous étonne, n'est-ce pas? J'entends rabâcher sans cesse: «Le cœur de la femme, quelle énigme!» Savez-vous pourquoi on ne conçoit rien à la femme? C'est que, la plupart du temps, ceux qui font ces sortes d'études ont un intérêt d'amour-propre à ne pas voir clair. Ainsi vous êtes resté convaincu que cette demoiselle était parfaitement incorruptible parce que vous-même n'aviez pu la corrompre. Cependant, mettez un instant de côté votre amour-propre et cherchez bien. N'en aimerait-elle pas un autre?»
Maxime contemplait Renardet avec stupéfaction.
«Dans son genre, se disait-il, cet être ignoble n'est pas sans quelque valeur.»
Mais, à cette dernière supposition, il sentit le rouge lui monter au visage. Si réellement elle avait joué la comédie de la vertu, et s'il avait été dupe! Il éprouvait, non pas de la jalousie, mais une vive souffrance de vanité. Néanmoins il ne se fut pas abaissé à faire des confidences à Renardet.
«Peu m'importe!» répondit-il froidement.
Mais Renardet ne fut pas dupe de cette feinte indifférence.
«Voyons, ajouta-t-il, vous faut-il des renseignements positifs sur la jeune personne?
—Non, merci, je ne l'aime pas. Mais laissons cela; mon cœur est pourvu pour le moment, trop pourvu, car cela me coûte horriblement cher, plus cher même que vous ne le supposez, puisque cela m'oblige à écouter le verbiage d'une fouie de gens qui ne m'amusent pas du tout.
—Bon! voilà une parole qui lui coûtera deux mille francs,» pensa l'agent d'affaires.
Et son regard devint si aigu que Maxime en eût été effrayé, s'il l'eût observé en ce moment.
«Voyons le traité de paix,» reprit-il avec insistance.
M. Renardet renouvela l'air de ses poumons ainsi que le tabac dont il se bourrait les narines. Il frappa plusieurs coups sur sa tabatière, comme si le préambule l'embarrassait, et il commença ainsi:
«Je serai bref et explicite; vous êtes un homme d'esprit, vous me comprendrez. Le sieur Pinsard, qui m'a chargé de vous poursuivre, ne m'alloue que cinq mille francs d'honoraires si j'obtiens le payement intégral des cent quatre-vingt mille francs que vous lui devez. C'est assez maigre, convenez-en, pour toute la peine que vous m'avez déjà donnée. Ce Pinsard, vous le connaissez?
—Beaucoup trop.
—Un usurier de la pire espèce, qui ne se contente pas de gros bénéfices, et qui tondrait sur un œuf. Vous êtes de cet avis?
—Entièrement. Toutefois, vous vous assimilez à un œuf; je ne saisis pas bien l'analogie.
—C'est une métaphore pour exprimer ma pauvreté. Quand on est honnête et qu'on a du cœur, on reste pauvre. C'est ce qui m'arrive. Eh bien! je parie qu'il vous gruge, ce Pinsard, d'une manière révoltante. Combien vous a-t-il pris pour ces cent quatre-vingt mille francs?
—Soixante mille.
—C'est une indignité; prêter aussi cher avec une presque certitude de remboursement! Vous voyez bien! si vous aviez un homme d'affaires, on ne vous exploiterait pas ainsi. Moi, par exemple, je vous aurais trouvé cette somme à 20 pour 100. Je sais bien que vos parents peuvent vous faire interdire; mais c'est là une extrémité à laquelle on ne recourt pas souvent, et vos parents vous aiment.
—Mes parents m'adorent.
—Je le sais, Pinsard le sait aussi, le coquin. Mais c'est un madré compère, malheur à ceux qu'il tient entre ses pinces de vautour!
—Eh bien! voyons! quelles autres griffes me proposez-vous? demanda Maxime, qui jeta involontairement un regard sur les mains crochues de Renardet.
—Là n'est pas encore la question. Faisons d'abord nos conventions personnelles. Je veux être coulant avec vous et vous prouver que je ne cherche pas à vous exploiter. Voulez-vous m'allouer dix mille francs par an, et je ferai toutes vos affaires. D'abord, pour cette somme, je mets dedans le Pinsard; je vous préserve des gardes du commerce, qui en effet voyagent dans le compartiment voisin; je vous trouve de l'argent au vingt pour payer toutes vos dettes. Et par-dessus le marché, avant un mois, je vous saurai le nom du mortel heureux que vous préfère votre jolie petite cruelle.»
Entre la prison, ou Renardet pour homme d'affaires, Maxime n'avait pas le choix.
«J'accepte vos conditions, dit-il; mais je ne veux pas d'espionnage vis-à-vis de cette jeune fille.
—Je travaillerai donc pour ma propre satisfaction; car je fais quelquefois de l'art pour l'art. Elle demeure....
—Vous ne saurez rien de moi.
—Ah! ah! vous êtes chevaleresque. Eh bien! revenons au traité; c'est conclu?
—Conclu, répondit Maxime.
—Oui, mais il faut payer un semestre d'avance.
—Dès ce soir, vous viendrez place Bellecour, n° 7, je vous remettrai cinq mille francs.
—C'est entendu.»
En cet instant, le train arrivait à la gare de Perrache. Les deux voyageurs se séparèrent.
Lyon est la seconde ville de France. Elle a une population considérable, de belles rues, des quais spacieux, des édifices somptueux, un bois de Boulogne en miniature, une situation admirable au confluent de deux grandes rivières. Comme Paris, Lyon s'est annexé ses faubourgs qui étaient des villes. Cependant Lyon ne plaît pas aux touristes. Que lui manque-t-il donc? Ce qui manque à ces belles femmes qu'on admire et qui ne charment pas: la physionomie, le pimpant, le coquet, le je ne sais quoi. Lyon ressemble à Londres, par l'impression qu'il cause. On y sent l'influence prépondérante et desséchante du commerce; et, comme Londres, c'est une ville de brouillards.
Enfin Lyon est à la fois grande ville et province. Le cancan s'y colporte comme dans le moindre village, et la corruption lyonnaise n'a rien à envier à la corruption parisienne. Mais elle est plus couverte, plus hypocrite; elle coûte aussi moins cher, ce qui la rend plus laide. Cette corruption s'allie d'ailleurs assez bien avec l'excessive bigoterie de la population.
Lyon possède de nombreuses bibliothèques, des musées remarquables, une école des beaux-arts, quelques journalistes de talent, quelques poëtes classiques, romantiques, réalistes. À Lyon, la musique est représentée par trois mille exécutants ou professeurs vivant de cet art; et pourtant l'esprit lyonnais n'est ni artistique, ni littéraire, il est essentiellement mercantile.
Or, l'activité commerciale paralyse nécessairement l'élan de la pensée vers l'idéal. Aussi Lyon a-t-il beau prêcher la décentralisation littéraire et artistique, Paris sera toujours sans rival. Là seulement se produisent ces larges courants électriques que dégage l'agglomération des intelligences et qui font jaillir l'inspiration.
Paris sera toujours aussi la première par ses femmes, qui, elles aussi, naissent artistes; car elles possèdent au suprême degré le génie de la coquetterie. La coquetterie, c'est l'art de la futile Parisienne, c'est sa poésie. Cependant les Lyonnaises ont de l'esprit, de la vivacité, de la grâce même, comme toutes les femmes qui veulent plaire; mais elles n'ont pas cette sorte de distinction, ni cet entrain humoristique, moitié railleur, moitié sentimental, qui sont les plus grands charmes de la Parisienne.
Où Lyon est seulement incomparable, c'est dans la fabrication des étoffes de soie façonnée. Toujours son commerce s'est relevé avec honneur des crises terribles qui, à diverses époques, l'ont paralysé. Malgré les causes graves et nombreuses qui aujourd'hui le menacent de ruine, longtemps encore Lyon tiendra le premier rang dans cette fabrication, qui est sans contredit l'une des plus intéressantes de l'industrie française.
Jadis le succès de la soierie lyonnaise jeta la plus grande partie de la population dans cette industrie, qui occupait toute une armée d'ouvriers et surtout d'ouvrières. Là, comme partout ailleurs, les hommes ont fait aux femmes une rude concurrence. Il est toutefois certaines branches de la fabrication de la soie, réclamant une très-grande souplesse de la main, et dans lesquelles les hommes n'ont pu encore les supplanter.
La soie, en effet, ne semble-t-elle pas être le domaine exclusif de la femme? Ces métiers si propres, ces belles étoffes si souples et si brillantes, lui offrent une occupation aussi attrayante pour les yeux que pour la main. Elle y trouve du travail, depuis la feuille de mûrier sur laquelle on élève le ver, jusqu'à l'atelier où l'on façonne la robe et le chapeau.
Que de mains occupées sur ce frêle brin de soie! Les femmes du monde seraient bien surprises si on leur apprenait quelle variété de travaux, que de soins minutieux il a fallu pour leur tisser les plus simples robes! Mais où l'homme véritablement excelle et surpasse la femme, c'est dans le dessin. Le dessinateur lyonnais est un véritable artiste. Dans les autres pays on copie ses modèles. Mais pour le goût, l'habileté, l'invention, on ne peut l'égaler.
La Croix-Rousse, un ancien faubourg maintenant annexé, est particulièrement le quartier des canuts.
Avant d'arriver à Lyon, le touriste se figure cet antique Lugdunum avec une figure sombre, austère, tourmentée, et la Croix-Rousse comme un faubourg immonde et délabré, aux rues étroites et tortueuses. Il existe encore quelques parties du vieux Lyon et de l'ancienne Croix-Rousse; mais ces quartiers ont presque entièrement disparu pour faire place à des quartiers neufs, largement ouverts et régulièrement bâtis, trop régulièrement même, car ils donnent à Lyon l'aspect d'une ville de châteaux de cartes.
En effet, toutes ces maisons sont semblables; tous les étages ont à peu près la même hauteur, et toutes les fenêtres sont également rapprochées. Le caprice n'a point présidé à leur construction. L'architecte n'a obéi qu'à une nécessité, l'installation des métiers. C'est surtout à la Croix-Rousse que cette régularité est choquante, car dans toutes les maisons et à tous les étages se trouvent des ateliers.
En arrivant à la Croix-Rousse, on remarque d'abord avec surprise le peu d'animation qui règne dans les rues. En effet, toute la vie est dans l'intérieur des maisons. On entend du dehors le bruit étourdissant que font des milliers de métiers et de mécaniques qui battent, frappent, glissent, tournent, roulent mille fois à la minute sous les mains et sous les pieds des ouvriers.
C'est un bruit confus, sourd, merveilleux. Il semble que ce fracas, ce soit la grande voix du travail, de l'industrie, du génie et de la gloire de Lyon. C'est la vie, toute la vie de la Croix-Rousse. C'est sa prospérité, sa richesse. Le silence, c'est l'inaction, le chômage, la misère.
La Croix-Rousse contient à elle seule près de trente mille métiers.
Deux sœurs de Madeleine, ouvrières en soierie, Marie et Claudine, travaillaient à la Croix-Rousse, chez M. et Mme Bonfilon, chefs d'atelier.
Les Bonfilon logeaient au cinquième étage, et pour y arriver, il fallait gravir un long escalier étroit et mal-propre, avec balcon à chaque étage. Ces escaliers à balcons, communs à Lyon, empruntés peut-être à l'architecture italienne, sont d'un aspect fort gracieux, lorsqu'ils n'ouvrent pas toutefois, comme celui des Bonfilon, sur une cour sombre et infecte.
Les Bonfilon avaient un atelier prospère. Ils possédaient six métiers à tisser, un ourdissoir et deux dévidoirs.
Mme Bonfilon était une maîtresse femme, un peu grondeuse, bonne toutefois pour le compagnon. Ces chefs d'atelier n'avaient pas entièrement oublié les anciennes traditions.
Autrefois, il y a quelque trente ans, le patron logeait et nourrissait le compagnon, le traitait pour ainsi dire comme un membre de la famille. C'était encore l'époque du labeur résigné. On s'attachait au patron, on se mettait de bonne heure au travail, on le quittait tard. Aujourd'hui, le canut est un ouvrier nomade, qui va où la besogne se présente la plus lucrative. Logé loin de l'atelier, prenant ses repas au dehors, il rencontre, dans ses sorties fréquentes, des occasions de distractions et souvent de débauche. C'est là une des principales causes de la décroissance qu'on observe dans la prospérité de l'industrie lyonnaise.
Cependant Mme Bonfilon, âpre au gain comme toutes les Lyonnaises, se montrait fort exigeante à l'égard des apprenties.
La maison Borel lui donnait de l'ouvrage et la favorisait en lui confiant des pièces à longue chaîne, d'un montage facile, et se montrait envers elle moins sévère pour la rendue des pièces. On lui faisait ces avantages en considération de Madeleine. Aussi les Bonfilon traitaient-ils les filles Bordier avec un peu plus de déférence que de simples ouvrières [5] .
Il était huit heures du matin. C'était un lundi. L'atelier de Mme Bonfilon, qui chômait rarement, offrait cependant l'aspect du plus complet désarroi. Mais si les bistanclacs [6] se taisaient, Mme Bonfilon faisait retentir le vaste atelier de sa voix aigre et forte.
«Il est huit heures et personne n'est encore arrivé! Je sais bien que Marie Bordier est malade; mais Claudine, pourquoi ne vient-elle pas? Et Jaclard? Et Grangoire?
—Présent! dit une voix qui fit retourner Mme Bonfilon. Bonjour, patronne! vous maugréez contre les paresseux?
—Eh! ne faut-il pas que les métiers marchent! Quand ils s'arrêtent, c'est de l'argent qui dort. Et puis il y a des pièces qui sont pressées; il faut que votre façonné soit rendu demain; Jaclard aussi devrait avoir terminé cet échantillon qu'on attend depuis huit jours.
—Oh! pour lui, n'y comptez pas; il fait le lundi.
—Et Claudine qui avait promis de venir de bonne heure nous rattacher cette pièce!
—Claudine Bordier, n'est-ce pas cette belle fille qui a donné dans l'œil à Jaclard? dit Grangoire encore nouveau à l'atelier. Ce Jaclard, avec son air moribond, a autant de bonnes fortunes qu'un bourgeois.
—Oui! ça vous a une langue dorée, et c'est si corrompu!
—Est-ce qu'il vous aurait manqué, madame Bonfilon!
—À moi, il aurait fallu voir! Monsieur Bonfilon! Ah çà, Bonfilon, vous en mettez du temps à manger la soupe; vous donnez le mauvais exemple.
—Voilà, voilà, patronne, dit M. Bonfilon, qui apporta sa figure ronde et réjouie dans l'entrebâillement de la porte.
—Allons, un peu plus vite que ça, hein! Si nous ne travaillons pas, nous, qui est-ce qui travaillera? Vous voyez que je suis à mon ourdissoir [7] depuis six heures. Adrienne, attention! je vois deux canettes qui ne marchent pas. Dieu! que cette petite me donne de tracas! Il faut toujours avoir les yeux sur ses canettes. Et puis, c'est mou, c'est mou!»
Ces paroles, prononcées d'une voix rude, s'adressaient à une jeune apprentie canetière occupée silencieusement devant un de ces petits métiers qui prennent la soie déjà enroulée sur de longues bobines, pour la placer sur les canettes, bobines plus petites qui s'attachent à la navette du tisseur.
Cette apprentie n'avait pas quatorze ans. C'était une jolie Arlésienne au visage d'enfant, au corps de jeune fille. Sa figure pâlie, son regard doux et tendre, son sourire attristé inspiraient la sympathie et l'intérêt. Elle travaillait depuis six heures du matin jusqu'à huit heures du soir, sans autre distraction que les causeries de l'atelier, sans autre exercice que le mouvement du pied faisant tourner les canettes et le mouvement des doigts qui rattachaient les fils rompus.
Elle restait pendant treize heures attentive, inquiète, avec cette appréhension terrible d'entendre la voix acariâtre de Mme Bonfilon [8] .
Marie Bordier entra.
«Comment! vous voilà, Marie? Ça va donc un peu mieux?
—Pas beaucoup mieux; mais si l'on s'écoutait....
—Cependant, il ne faut pas vous forcer, mademoiselle Marie, dit Grangoire en arrêtant son métier. On sait bien que vous êtes courageuse, et qu'il y a force majeure quand vous ne venez pas.
—Mais aujourd'hui, répondit Marie avec un sourire navrant, il y a force majeure. La mère est au lit, il faut bien manger, et nous avons un terme à payer dans huit jours.
—Pourquoi, fit Mme Bonfilon, n'avez-vous pas écrit à votre sœur qui est chez les Borel?
—Nous avons écrit. Nous attendions une lettre d'elle ce matin; mais nous n'avons rien reçu. Il lui sera arrivé quelque chose; car Madeleine nous aime bien, quoique elle soit riche.
—Cependant, Marie, ce n'est pas une raison pour vous rendre malade. Vous savez bien que nous ne regardons pas à faire une avance à une ouvrière courageuse et rangée comme vous.
—Je le sais, madame Bonfilon, mais les avances, voyez-vous....
—Ça, c'est vrai, interrompit Grangoire, il n'y a rien qui mette en retard comme ça.
—Mais Claudine, comment n'est-elle pas encore ici! s'écria Marie avec inquiétude. Il y a plus d'une heure qu'elle s'est mise en route pour venir.
—Elle aura rencontré quelque connaissance, dit Bonfilon.
—Pourvu que ce soit une bonne connaissance! soupira Marie. Je crains plutôt qu'elle n'en ait rencontré une mauvaise; car Jaclard n'est pas ici non plus.
—Ça, mademoiselle Marie, objecta Grangoire, vous êtes donc bien sage, vous, que vous ne voulez pas permettre à votre sœur la plus petite amourette?
—Ah! on sait bien où ça conduit, et ma pauvre sœur est ensorcelée.»
Marie s'était installée à son métier, voisin de celui de Grangoire. Ils travaillaient ainsi côte à côte. Depuis huit jours seulement, Grangoire venait à l'atelier. Il connaissait donc fort peu Marie; mais, d'après les récits de Mme Bonfilon, il avait appris à estimer cette vaillante fille, qui, quatorze heures par jour courbée sur la barre, lançait et relançait la navette, sans repos ni trêve, pour nourrir sa vieille mère infirme.
Ce n'est guère que dans les classes laborieuses, endurcies à la souffrance, qu'on rencontre cette abnégation, ce dévouement de toutes les heures, cet héroïsme qui dure toute la vie, héroïsme aussi modeste qu'il est sublime.
Marie Bordier était une de ces natures admirables, plaçant toute leur religion dans un sentiment élevé du devoir. Elle s'était de bonne heure consacrée à sa famille. Sans consulter ses forces, car elle était assez chétive, elle avait choisi le pénible état de veloutière, comme plus lucratif. Avec ses trois francs par jour, elle payait le loyer et soutenait sa vieille mère; souvent même elle aidait Claudine, que son métier de remetteuse exposait à de fréquents chômages.
Elle avait près de trente ans. Ses traits fatigués, ses yeux noirs voilés, accusaient aussi bien les luttes morales que la souffrance physique.
«Mais l'amour peut conduire au mariage, mademoiselle Marie, reprit Grangoire.
—Croyez-vous donc que le mariage soit toujours le bonheur pour une femme? S'il s'agissait d'un honnête homme, rangé, laborieux, je ne dis pas.
—Et si vous en rencontriez un comme cela, vous marieriez-vous?
—Moi, d'abord, je suis trop vieille, répondit Marie avec dignité: et puis mes sœurs, ce sont mes enfants. Enfin tous les mariages que je vois autour de moi ne m'en donnent guère envie. Mon père n'est pas un mauvais homme. Il était fier, il avait du cœur; mais la misère, voyez-vous, ça change le caractère. D'abord il a bu du genièvre pour s'étourdir et aussi pour tromper la faim. Maintenant, c'est irrémédiable, et jusqu'à son dernier jour il boira toutes les ressources de la famille. Vous autres hommes, vous n'avez pas notre patience. Et puis vous ne savez pas aimer comme nous. C'est pourquoi nous pouvons résister au vice, tandis que vous, vous ne le pouvez pas. Mon père nous a toutes rendues très-malheureuses. Les hommes sont maîtres de tout dans la maison, et c'est une grande injustice; car une femme peut être dépouillée par son mari sans avoir seulement le droit de réclamer. Un jour, mon père, pour payer des dettes de cabaret, a vendu tout notre pauvre mobilier qui nous avait coûté tant de peines, tant de sueurs, et il nous a laissées sur la paille. Comment une femme peut-elle se mettre de gaieté de cœur dans un pareil esclavage?
—Ça, mademoiselle, c'est l'exception.
—Ah! il y en a trop comme cela. Précisément, Jaclard est paresseux, débauché. Si ma sœur l'épouse, elle mourra à l'hôpital.
—C'est vrai, dit à son tour Mme Bonfilon; Jaclard n'est pas un marieur sérieux; il a de l'esprit; c'est même un très-bon ouvrier quand il s'y met; mais ça aime la bouteille et la goguette; et puis ça veut faire le monsieur.
—Voilà ce qui flatte Claudine; elle est fière de se promener à son bras le dimanche, au parc de la Tête-d'Or, quand il a mis sa redingote et son pantalon de drap noir.
En cet instant la porte s'ouvrit, et Claudine parut.
«Sapristi! le beau brin de fille tout de même! s'écria Grangoire. Faut avouer que le bon Dieu est un fier canut, et qu'il travaille joliment dans le satin! Quel teint et quels yeux!... Il n'est pas difficile, Jaclard!
—Allons! allons! s'écria Mme Bonfilon, n'arrêtez pas le métier. Faut pas qu'un tisseur regarde tant que ça les demoiselles.»
Claudine entreprit de raconter à sa sœur quelque odyssée impossible pour expliquer son retard.
«C'est bon! c'est bon! interrompit Marie; tu as rencontré Jaclard. Il est bien temps que cette vie-là finisse, car la mère en mourrait, vois-tu.»
Claudine rougit.
«Quand j'aurais rencontré Jaclard? répondit-elle avec humeur. Je ne suis plus une enfant, et je sais me conduire.
À cette réponse, la bonne Marie eut des larmes dans les yeux.
Claudine se mit au travail.
Elle était à la fois tordeuse et remetteuse, c'est-à-dire qu'elle posait une nouvelle chaîne sur le métier dès qu'une pièce d'étoffe était terminée; ou, si la pièce nouvelle était de même largeur, elle se bornait à la rattacher sur la même lisse.
À voir Claudine manier ces fils si ténus avec une agilité prestigieuse, on se rappelait involontairement cette ancienne métaphore: elle a des doigts de fée.
Le silence s'était rétabli. On n'entendait plus que le fracas des métiers, et de temps à autre la voix sévère de la patronne criant a la petite Arlésienne:
«Un fil, deux fils cassés! Voyons! plus vite que ça.»
Enfin Jaclard parut.
Claudine et lui s'adressèrent un regard d'intelligence.
«Comme vous venez tard, Jaclard! dit Mme Bonfilon.
—Je n'ai pu venir plus tôt. Le lundi, tout le monde flâne un peu. Un camarade par ci, un petit verre par là. Quatre ou cinq heures sont bientôt passées. Je louerai une chambre plus près d'ici; lorsque la route est longue, on rencontre trop de pierres d'achoppement.
—Vous avez raison, Jaclard, car si vous continuez à ne faire que des demi-journées, cela ne peut durer; il faut que le métier rapporte.
—La patronne a raison, appuya M. Bonfilon, qui était ordinairement l'écho de sa femme; il faut que le métier rapporte.
—Tiens, tiens, vous êtes profond aujourd'hui, notre patron, et rapace donc! Comment l'idée ne vous est-elle pas encore poussée de le faire marcher la nuit? Il rapporterait bien davantage. Maintenant que vous voilà sur le chemin de la fortune, ce n'est pas le moment d'avoir du cœur. Il faut amasser, amasser. L'argent appelle l'argent. Et plus on en a, plus on est dur au pauvre monde. Et cependant, quoique vous bougonniez toujours, je fais vos affaires sans que vous vous en doutiez.
—Je vois ce que c'est, vous vous êtes encore fourré dans quelque mauvaise société. Ah! mon garçon, je vous le prédis, cela ne vous fera pas rouler carrosse. Vous risquez plutôt d'attraper des horions.
—Nous ne nous occupons pas de politique pour le moment. Nous voulons encore porter plainte au tribunal des prud'hommes contre l'aune à crochet, et demander pour les veloutiers l'augmentation des salaires. Si nous gagnons notre procès, vous y gagnerez vous aussi, madame Bonfilon, puisque vous prélevez la moitié de notre gain.
—Peuh! mauvaise affaire!
—Nous avons pour nous la justice.
—Je ne vous trouve pas justes, au contraire, dit Marie. On connaît bien les fabricants qui se servent de l'aune à crochet. On est bien libre d'accepter ou de refuser leur ouvrage.
—Oui, Mme Bonfilon est libre parce qu'elle a du pain sur la planche; mais nous, compagnons, nous sommes libres d'accepter ou de mourir de faim.
—Ah! vous me faites souffrir avec cette scie-là, s'écria la patronne. Sont-ce deux ou trois sous par jour de plus ou de moins qui pourraient vous empêcher de mourir de faim?
—Je crois bien que vous n'y regardez pas de si près, vous, madame Bonfilon, car vous avez d'autres petits bénéfices. Un peu de piquage d'once par ci... [9] .
—Ah! prenez garde, monsieur Jaclard, dit sévèrement Mme Bonfilon, je ne permets pas ces plaisanteries-là.
—Je ne trouve pas si grand mal à cela, madame Bonfilon. Le fabricant, lui, ne se gêne guère pour faire le piquage d'once vis-à-vis des commerçants. Mais lui, c'est en grand. Alors il n'y a rien à dire.
—Comment! Supposez-vous, par exemple! que M. Borel ait jamais trompé quelqu'un? fit Marie indignée.
—Je ne dis pas lui, mais tant d'autres!... Sans doute, aussi, ce n'est pas précisément tromper que de prélever sur notre travail un gain qui dépasse deux ou trois fois notre salaire.
—Et l'intérêt de leur argent? objecta Mme Bonfilon.
—Je le mets au quinze pour cent, et je soutiens que si les Borel n'avaient jamais gagné que le quinze, ils n'auraient pas aujourd'hui tant de millions.
—Osez-vous bien attaquer les Borel? s'écria Marie. Eux qui font tant de charités!
—Ce n'est pas la charité que nous voulons, c'est le prix équitable de notre travail. Je viens de rencontrer tout à l'heure le fils Borel dans une voiture à deux chevaux. Croyez-vous que ça donne du cœur à l'ouvrage et que ça m'amuse de me dire: «Voyons, Jaclard, lance la navette encore... et encore! Il est vrai que tu parviens à manger de la soupe et à acheter des souliers; mais tu as une mission plus noble: tu entretiens les chevaux de ce jeune mirliflore.» Si nous ne gagnons pas notre cause, nous nous mettrons plutôt en grève.
—Ah! la grève! voilà une jolie trouvaille! grommela la patronne.
—Je suis de l'avis de la patronne, reprit Grangoire, le grève est un mauvais moyen. Et vous n'empêcherez jamais, Jaclard, avec tous vos beaux discours, que l'argent ne soit maître, puisqu'on ne peut se passer de lui. D'ailleurs, le fabricant court de grands risques. Pour un qui s'enrichit, combien se ruinent! Ce qu'il faudrait, il en avait été question en 1848, ce serait que les ouvriers et chefs d'atelier pussent s'entendre, se cotiser pour acheter eux-mêmes la soie. De cette façon, nous recevrions tout le prix de notre travail. Au lieu d'aller le jouer et le boire, Jaclard, vous verseriez votre cotisation comme un autre, et vous deviendriez propriétaire [10] .
—Ah! les braves gens comme nous, reprit M. Bonfilon, ne font pas tant de raisonnements, et ils arrivent tout de même au bout de leur carrière. Faut pas tant se tourmenter la bile.
—Êtes-vous bien sûr, demanda Marie à Jaclard, d'avoir vu ce matin M. Maxime?
—Oui, de mes yeux vu. Tout à l'heure il descendait la rue Impériale et traversait la place des Terreaux.
—Mais alors les Borel seraient revenus, et Madeleine....»
Au même instant la porte de l'atelier s'ouvrit. Madeleine parut, Madeleine pâle, émue, presque défaillante, qui conduisait sa mère aveugle.
Lorsqu'elles entrèrent, au cri que poussa Marie, les trois métiers s'arrêtèrent. Marie s'élança, et les deux sœurs, les deux nobles filles, s'embrassèrent avec effusion.
Claudine montra un peu moins d'empressement. Elle pressentait que l'arrivée de sa sœur la séparerait de Jaclard.
Mme et M. Bonfilon firent à Madeleine et à la mère Bordier un accueil empressé.
Cependant Claudine ne pouvait quitter l'atelier avant d'avoir terminé son travail. Madeleine prit place à côté de son métier.
«Eh bien! Claudine, lui dit-elle, je viens te chercher, je t'ai trouvé de l'occupation à Paris. Il ne convient vraiment pas qu'une jeune fille soit remetteuse et coure ainsi d'atelier en atelier. Enfin, si tu gagnes parfois de bonnes journées, il y a aussi de fréquents chômages. À Paris, adroite comme tu l'es, tu pourras gagner davantage.
—Je ne m'en soucie pas,» fit Claudine qui leva les yeux sur Jaclard.
Jaclard avait entendu. La surprise autant que la colère lui faisaient monter le sang au visage. Pourtant il n'osa rien témoigner. La présence de la mère Bordier lui imposait silence. Et puis cette belle Madeleine aux formes élégantes, au langage choisi, inspirait à cet ouvrier, dont l'intelligence n'était pas sans culture, un respect involontaire. Cependant, de temps à autre, il levait sur elle un regard où se lisait une sorte de défi.
Madeleine ne connaissait pas Jaclard. Elle ignorait qu'elle avait devant elle l'amoureux de sa sœur. Toutefois ce visage déjà tourmenté par les passions sollicitait son examen de poëte et d'artiste. Et puis elle, lui trouvait avec Maxime une vague ressemblance.
Cet ouvrier, en effet, c'était tout un poëme.
Armand Jaclard était le type de l'ouvrier cultivé, indépendant et révolté, de la seconde moitié du dix-neuvième siècle. Il n'avait pas trente ans, et cependant il semblait déjà fatigué. L'orgie avait laissé ses traces sur ce jeune visage. Il avait le regard voilé et profond, la bouche large et sensuelle, un teint délicat, mais plombé, les paupières assombries par les veilles. Ses cheveux, rejetés en arrière à la manière des artistes, découvraient un front puissant, traversé par une veine saillante qui se gonflait à tous les orages du cœur, à toutes les fièvres du désir ou de la colère.
Une certaine instruction avait développé en lui des aspirations légitimes sans doute, mais dangereuses dans un milieu où elles n'ont aucune chance d'être satisfaites. Cette éducation incomplète lui avait donné non-seulement des aspirations, mais des besoins réels, sans lui procurer les moyens d'arriver à la richesse. Le grand vice de l'éducation actuelle, dans la classe ouvrière comme dans toutes les classes de la société, c'est d'égarer l'esprit, de fausser le jugement par des notions plus métaphysiques que positives; c'est de développer le côté intellectuel sans développer suffisamment le côté moral, c'est-à-dire la dignité et le sentiment de la solidarité.
Jaclard possédait sans doute une intelligence exceptionnelle. Il lui manquait toutefois cette énergie de caractère, et surtout cet esprit de suite qui font les hommes puissants ou seulement ces hommes de fer qu'on appelle les parvenus de la fortune, capables, pour arriver au but, de surmonter tous les obstacles.
Il y avait en effet entre lui et Maxime Borel une certaine ressemblance aussi bien morale que physique. Comme Maxime, il avait de la spontanéité; de l'enthousiasme; comme lui, il n'offrait aucune résistance aux entraînements des sens, et se laissait entièrement dominer par la fantaisie. Mais il existait entre eux cette énorme différence: Maxime était en haut de l'échelle sociale et Armand Jaclard se trouvait en bas. Le vice chez tous les deux était produit par les mêmes causes, des causes inhérentes à leur caractère. Seulement chez l'un le vice était élégant, presque séduisant, parce qu'il se parait de tous les prestiges du luxe; chez l'autre, grâce à la jeunesse, il n'était encore que triste; mais à coup sûr il deviendrait ignoble.
De leur nature faible et capricieuse devait résulter inévitablement le malheur des femmes qui s'attacheraient à eux.
Le regard observateur de Madeleine à la longue embarrassait Jaclard. Il quitta son métier et sortit.
Madeleine alors se leva et alla voir l'étoffe qu'il tissait.
C'était un magnifique velours façonné, une étoffe nouvelle qui réclamait de l'attention et de l'intelligence. Jaclard, dans sa spécialité, était presque un artiste. Il avait plusieurs fois composé des échantillons qui avaient eu de la vogue et qu'on lui avait payés fort cher.
«Voyez, mademoiselle, dit Mme Bonfilon, quelle étoffe superbe! Ce Jaclard est un excellent ouvrier. S'il avait un peu plus de conduite, il gagnerait tout ce qu'il voudrait. Le dernier échantillon qu'il a composé lui a été payé deux cents francs par la maison Borel.
—Oui, reprit Marie, mais au bout de huit jours il ne lui restait pas un centime. Il ne revient à l'atelier que lorsqu'il a épuisé toutes ses ressources. Jamais il n'aura d'avance.»
Madeleine vit des larmes dans les yeux de Claudine. Elle fit à Marie un signe interrogatif auquel la veloutière répondit affirmativement.
C'était donc là l'homme indigne qu'aimait Claudine. Elle compatit profondément à son chagrin; car elle souffrait d'une douleur à peu près semblable.
Lorsqu'elles sortirent toutes ensemble, la mère Bordier voulut faire avec Madeleine quelques visites à ses amies. Les Lyonnais sont pleins de cordialité. Partout la pauvre aveugle et ses filles reçurent un accueil empressé. Elles ne revinrent donc que fort tard à la rue Terraille, une rue étroite et malpropre où se trouvait le taudis des ouvrières.
La mère Bordier, après avoir soigneusement caché dans un bas qui lui servait de bourse l'argent apporté par Madeleine, et avoir enseveli son trésor dans sa paillasse, avait laissé aux voisins la clef de sa chambre, car elle attendait aussi Amélie, l'institutrice de l'Ardèche, à laquelle Madeleine avait écrit de venir la rejoindre.
Amélie n'était pas arrivée; mais il était venu un autre visiteur, un visiteur que l'on n'attendait pas; c'était le père Bordier.
Lorsque la voisine lui annonça cette visite, la pauvre aveugle éprouva une véritable terreur: elle pensa à son argent.
«Est-il resté longtemps? demanda Marie d'une voix altérée.
—Oui; quand il a appris que Mlle Madeleine était ici, il a voulu l'attendre, et nous l'avons laissé entrer.»
Les quatre femmes pénétrèrent dans cette sombre mansarde, en proie à une affreuse appréhension; car ces mille francs, c'était pour elles un bonheur inespéré, le bien-être, l'insouciance pour plusieurs années.
«Va voir, Marie, dit la pauvre mère toute tremblante; tu sais bien, toujours au même endroit.»
Marie y courut
Hélas! il n'y avait plus rien. Elle souleva la paillasse, la secoua, la remua en tous sens, et puis toutes fiévreusement la vidèrent, et brin à brin éparpillèrent la paille. Leur père avait enlevé leur unique, leur suprême ressource.
Les yeux éteints de la vieille mère retrouvèrent des larmes pour pleurer cette nouvelle infortune. Marie et Claudine pleuraient aussi. Madeleine, elle, ne pleurait point; car elle ne connaissait pas encore la valeur de l'argent pour celui qui le gagne sou à sou à la sueur de son front.
Bien qu'elle n'eût cessé de vivre par le cœur au milieu de sa famille, il était cependant une foule de privations, d'angoisses, de tortures, d'humiliations journalières causées par la misère, et qu'elle n'avait pu deviner. Aussi la douleur si grande de sa mère et de ses sœurs lui paraissait presque enfantine. Il lui semblait que les larmes devaient couler seulement pour les souffrances du cœur. Mais la misère ne nous fait-elle pas souffrir à toute heure dans nos affections les plus chères?
«Allons trouver le père, proposa Madeleine, et tâchons de l'amener à nous rendre cet argent.
—Mais nous ne savons pas son adresse, répondit Marie avec accablement; car voilà plus de trois mois que nous ne l'avons vu.
—Quand il a de l'argent, reprit l'aveugle, il va d'ordinaire chez son ami Tribouillard, un mauvais sujet qui a achevé de le perdre. C'est là qu'on le trouvera très-probablement. Mais les Tribouillard demeurent à la Guillotière; et comme les jeunes filles ne peuvent s'aventurer la nuit dans ce quartier-là, je vais vous accompagner.
—Non, mère, repartit Marie; en vous voyant, le père se défierait. Il n'est que sept heures; à neuf heures, nous serons de retour, et ce n'est guère qu'à dix que sortent les mauvais sujets.
—Allez donc, mes enfants, et que le bon Dieu vous conduise!»
Madeleine et Marie se mirent en route.
Claudine paraissait moins atterrée que ses sœurs, car elle pensait: si nous n'avons pas d'argent, je ne pourrai pas partir.
[5] Il y a dans l'industrie de la soierie trois classes bien distinctes: le fabricant, le chef d'atelier et le compagnon. Le fabricant, c'est-à-dire le capitaliste, achète la matière première, la donne à tisser au chef d'atelier et lui paye le tissage à tant le mètre. Le chef d'atelier, c'est-à-dire le propriétaire des métiers, paye aux compagnons ou simples ouvriers la moitié du prix alloué par le fabricant, se réservant l'autre moitié pour la location des métiers et du local. Le chef d'atelier est presque toujours lui-même un ouvrier.
[6] Nom imitatif donné par les canuts à leurs métiers.
[7] L'ourdissoir est le plus joli métier employé dans la fabrication de la soie. Il compte et dispose les fils de la chaîne.
[8] L'apprentissage du métier de tisseuse dure quatre ans. Ce temps est tout à fait disproportionné, car on apprend ce métier facilement en un an.
[9] Le piquage d'once est un dol très-usité dans les diverses branches de l'industrie de la soierie. Le fabricant pèse la soie avant de la livrer. Comme on peut augmenter artificiellement le poids de la soie, il est facile d'en soustraire de petites quantités.
[10] Après la grève des veloutiers de Saint-Étienne, si longue et si désastreuse pour les fabricants et les chefs d'atelier, il vient de se former entre ouvriers veloutiers une société coopérative de production. Enfin, tout récemment, les ouvriers lyonnais ont reconnu que le remède le plus efficace à la crise actuelle serait la fondation de sociétés coopératives pour la fabrication de la soie, et ces sociétés sont dès aujourd'hui en voie de réalisation.
Si la Croix-Rousse est le faubourg de la population ouvrière, du travail honnête, la Guillotière est en général le refuge des existences tout à fait déclassées, des ouvriers paresseux et débauchés, des gens suspects et des forçats libérés. C'est la misère hideuse, le vice ignoble. La Guillotière! ce mot seul n'a-t-il pas quelque chose de sinistre?
Au lieu de maisons élevées, propres, régulières, ce sont pour la plupart des sortes de cabanes, des masures à un seul étage. Presque à toutes les portes on voit des cabarets ou des étalages de fripier, véritables musées de la misère. Ce sont des pots ébréchés, des haillons sordides, des chaussures déformées; et ces objets de première nécessité ont dû être vendus pour un morceau de pain ou pour un verre d'alcool.
Madeleine et Marie arrivèrent sans encombre à la rue de la Vierge, qu'habitaient les Tribouillard.
Le quartier était sombre, désert. Derrière les vitres éclairées se dessinaient des visages effrayants; et en passant devant les cabarets elles entendaient les verres s'entre-choquer et des voix rauques proférer des paroles obscènes.
Avisant un enfant qui jouait dans la rue:
«Pourrais-tu nous dire, lui demanda Marie, où demeure M. Tribouillard?
—Pardine, si je puis vous le dire: c'est papa. Il est au lit et vient de recevoir l'extrême-onction,» ajouta l'enfant d'une voix dolente.
Les deux jeunes filles se regardèrent consternées. Elles n'osaient demander à entrer.
«Et votre maman? hasarda Madeleine.
—Elle est là-haut, qui soigne papa.
—Pourrait-on lui parler?
—Je ne sais pas trop. Je vais voir, car papa est bien, bien malade.
—Dites-moi, mon petit ami, vous connaissez le père Bordier, n'est-ce pas?
—Pardine, si je le connais! il est chez nous à cette heure; il est venu voir papa.
—Eh bien! comme nous ne voulons pas déranger M. Tribouillard, qui est si malade, veuillez aller dire au père Bordier que ses filles désirent le voir.
—Pardine! s'écria le petit, qui changea de ton. Si vous êtes les filles au père Bordier, vous pouvez bien monter; papa n'est pas si malade que ça pour les amis. Venez, je vais vous conduire.»
Madeleine et Marie suivirent l'enfant, qui les introduisit dans un corridor étroit et sombre.
«Tenez, leur dit-il, c'est là-haut à droite. Moi, il faut que je reste dans la rue pour attendre les visites.»
Arrivées au haut d'un escalier obscur et à demi effondré, elles frappèrent à la porte. À l'instant même, elles entendirent un grand bouleversement dans la chambre, des pas précipités et des chocs de verres et de bouteilles.
Au bout de quelques minutes, une femme vint leur ouvrir.
Une odeur infecte s'échappait de cette chambre étroite et basse de plafond, qu'une lampe posée sur la table éclairait à peine.
Sur cette table souillée se voyait encore la trace humide des verres et des bouteilles qu'on venait d'enlever sans doute.
Tribouillard, étendu sur son grabat et recouvert de haillons, fermait les yeux; sa bouche ouverte faisait paraître ses joues plus creuses, et laissait échapper une respiration rauque, oppressée. On eût dit réellement un moribond.
Mme Tribouillard était une petite femme chétive, à la figure écrasée, au masque astucieux.
«Pardon, mesdames, dit-elle d'une voix douloureuse, de vous avoir fait attendre. Ah! je croyais que mon pauvre homme rendait le dernier soupir; on vient de l'administrer.»
Avec un coin de son tablier elle fit mine de s'essuyer les yeux.
«M. Bordier n'est-il pas ici?» demanda Marie.
En entendant cette voix connue, le père Bordier, accoudé sur la table, leva la tête:
«Tiens! c'est toi, Marie! Dieu vous damne! s'écria-t-il avec humeur. Nous avez-vous fait peur!»
Madeleine s'avança.
«Mon père, dit-elle, comme je sais que vous m'avez attendue, et comme je dois partir demain matin, j'ai tenu à vous voir, et c'est pourquoi je viens si tard.»
Le père Bordier était déjà fort aviné, mais pas cependant tout à fait ivre.
«Allons! c'est vrai, fit-il, c'est pas ta faute. Nous n'avons pas ici, comme chez M. Borel, de grands faignants qui se tiennent à la porte pour annoncer ceux qui se présentent. Dis donc, Tribouillard, tâche de te procurer aussi des laquais pour annoncer le beau monde qui vient, te rendre visite; car c'est embêtant de se bousculer comme ça. À quoi donc, Mme Tribouillard, dressez-vous votre mauvais petit gêne [11] ?
—Je l'avais chargé de faire le guet dans la rue; mais je parie qu'il est allé chez le voisin. Il aura une bonne frottée tout à l'heure. Il est assez alerte pourtant, et il commence à pleurnicher pas trop mal.
—C'est tout de même une fière éducation que vous lui donnez là, dit le père Bordier.
—Ça vaut mieux qu'un état, ça rapporte plus et ça donne moins de mal [12] .
Voyons, Tribouillard, cria Bordier, relève-toi, mon vieux, et viens dire bonjour à ces colombes. Assez de singeries comme ça. D'ailleurs, ce ne sont pas des richardes, et tu ne gagnerais rien à jouer ta comédie. Vite, rapportez-nous les verres et les bouteilles....
—Voilà aussi des verres pour ces demoiselles, fît Mme Tribouillard. La récolte a été bonne, il faut que tout le monde en profite.
—Vous entendez, reprit Bordier en avalant un grand verre d'eau-de-vie, Tribouillard est propriétaire, il fait ses récoltes.
—Ah! exclama Madeleine, qui essaya de sourire.
—Eh bien! Madeleine, tu ne bois donc pas? fit observer Bordier. Serais-tu devenue fière à Paris?»
Madeleine, pensive, regardait cet intérieur lugubre ou plutôt effrayant.
Ces visages ternes, grimaçants, qui annonçaient une profonde dégradation morale, tout dans ce bouge suait le crime. Elle éprouvait une vague terreur et se demandait: comment ressaisir la somme volée, comment sortir ensuite de ce repaire?
«Fière! dit-elle en faisant un effort pour paraître gaie, je veux vous prouver le contraire.»
Et elle trempa ses lèvres dans le liquide brûlant.
«Madame Tribouillard, cria Bordier à la mégère, qui se disposait à sortir avec des bouteilles, vous savez le marchand du coin: il a un petit bleu qui vous râpe le gosier, mais là, bien gentiment!... et n'oubliez pas le genièvre! Vois-tu, Madeleine, c'est toujours le genièvre qui a toutes mes affections: ça me rappelle la montagne, la jeunesse, l'amour, le bonheur.
—Bon! le voilà qui va pleurer,» fit Tribouillard d'une voix caverneuse.
Madeleine regarda cet homme qui venait de s'asseoir à côté d'elle. Sa figure était réellement celle d'un moribond: un teint verdâtre, des yeux enfoncés, des orbites saillantes, des pommettes osseuses, un front déprimé lui donnaient un aspect sinistre. Évidemment, dans notre civilisation, cette nature inférieure, à demi sauvage, ne pouvait faire qu'un bandit.
«Oui, Tribouillard, j'ai été heureux pendant quelques années: tout me réussissait; mais j'ai eu six filles. Que veux-tu qu'on fasse avec six filles? Il n'y a plus qu'à piquer une tête dans le Rhône.
—Au lieu de la piquer dans l'eau, tu l'as piquée dans le genièvre; ma foi, je comprends ça, répondit Tribouillard. T'as pas eu la chance d'avoir une femme comme la mienne. Six filles! Elle les aurait, fait rapporter autant qu'un domaine de cent mille balles. Nous qui n'avons que quatre gônes, et des garçons encore, nous vivons comme des bourgeois, sans rien faire, en exploitant la bêtise humaine. Mais des filles! Quel parti elle en eût tiré,» ajouta-t-il avec un horrible clignement d'yeux qui donna le frisson à Madeleine.
Mme Tribouillard revint bientôt avec son gône. Tous deux étaient chargés d'une provision de bouteilles.
«Que vous êtes belle, madame Tribouillard, ornée de toutes ces fioles! Arche d'alliance! maison d'or! tour d'ivoire! rose mystique! santé des infirmes! Je voudrais pouvoir vous réciter toutes les litanies.
—Ah! ah! ah! s'écria avec un rire aigu Mme Tribouillard, qu'ils étaient donc drôles tout à l'heure, qu'ils étaient donc drôles avec leurs litanies et toute la rocambole! Ce petit abbé, avec ses onguents, comme il frottait ce pauvre Tribouillard; et qu'il ne riait pas du tout, Tribouillard. Il continuait si bien à contrefaire le trépassé!
—Voyons, mon vieux, dit Bordier en lui versant un plein verre, avale-moi ça. Ça ferait revenir un mort pour tout de bon, à plus forte raison un mort pour de rire.»
Madeleine et Marie, que cette gaieté lugubre terrifiait, ne pouvaient sourire. De temps à autre, elles échangeaient des regards où se peignait leur inquiétude. Ces deux jeunes filles aux traits si purs, aux yeux candides et sur le front desquelles se lisaient l'élévation de l'esprit, la noblesse des sentiments, contrastaient d'une manière saisissante avec ces êtres avilis dont les visages tourmentés, les regards obliques, les rides prématurées, hideuses, révélaient toutes les passions basses, des douleurs méritées, et des existences à jamais flétries.
«On voit bien, fit observer aigrement Mme Tribouillard, que ces demoiselles sont de trop belles dames pour notre société.
—Ah çà, dit Bordier, en se versant une nouvelle rasade, si vous êtes venues pour nous mépriser, fallait plutôt rester chez vous. Voyons, Madeleine, trinque donc un peu avec cette brave Mme Tribouillard qui soigne ton pauvre père quand tout le monde l'abandonne.»
Surmontant de nouveau leur dégoût, les deux sœurs firent un effort pour goûter à cette boisson bleuâtre.
Cependant les bouteilles se vidaient et l'ivresse augmentait.
Tribouillard, d'une constitution débile, commençait à chanceler sur sa chaise. Ses yeux caves prenaient une fixité horrible à voir et semblaient s'arrondir sous l'impression d'une terreur secrète. Était-ce le souvenir de quelque crime qu'évoquait sa pensée troublée? Étaient-ce les fantômes du remords? Il devenait plus pâle, et sa main qui saisissait le verre pour le porter à sa bouche, paraissait n'obéir qu'à un mouvement machinal.
Quant à Bordier, plus robuste, habitué à s'enivrer avec des liqueurs alcooliques, il résistait mieux. Bien que l'ivrognerie eût à la longue déformé ses traits énergiques, cependant l'étincelle de l'intelligence n'était pas complètement amortie. De temps à autre il portait sa main sur sa poche. Se défiait-il de ses filles ou de ses amis?
Mais ce qui était bien autrement douloureux, c'était de voir le petit Tribouillard, un enfant de sept ans, qui buvait aussi. Son visage eût pu être beau et pur; mais on y découvrait une dégradation précoce. Le sourire comme le regard avaient perdu la candeur de l'enfance. Sa tête commençait à osciller et ses yeux étaient mornes.
Mme Tribouillard, à moitié ivre, devenait bavarde et cynique.
«Vous ne savez pas, dit-elle, ce que c'est que la récolte à Tribouillard. Je vais vous raconter ça, parce que vous êtes les filles à Bordier, et qu'un jour ça pourra vous servir. J'ai là, dans mon buffet, un vieux certificat qu'un médecin m'a fait, une fois que Tribouillard était malade pour tout de bon. Ah! le brave homme de médecin! Que je boive à sa santé! Puis il m'a donné plusieurs adresses de personnes charitables qui pourraient m'aider. Comme il y a dans la ville des sociétés de toute espèce, avec le certificat je les visite à tour de rôle. Elles ne donnent pas souvent d'argent, mais on revend les bons; puis, tous les six mois, Tribouillard se met au lit. J'arrange la chambre comme vous voyez: je défonce une marche de l'escalier, je mets sur la paillasse une vieille robe rapiécée en guise de drap et de couverture, je descends le poêle à la cave, et je commence ma tournée; je sais dire, je pleure à volonté; j'amène les gens voir Tribouillard. Ce sont surtout les cagots qui donnent là dedans, mais à la condition qu'on administrera Tribouillard, et l'on administre Tribouillard. S'il ne va pas au ciel tout droit, personne n'ira. Il a déjà bien reçu dix fois l'extrême onction. C'est pourquoi j'envoie le gône guetter dans la rue, afin qu'il vienne nous prévenir aussitôt qu'il entend quelqu'un demander Tribouillard. Et tous les ans nous déménageons, car on ne pourrait pas recommencer souvent dans le même quartier, ça ne prendrait plus. Voilà ce que nous appelons faire la récolte. Avec ça nous pouvons traiter de temps en temps les amis. Tenez, dans ce moment, nous buvons l'argent de son cercueil. Ça ne vaut-il pas mieux, dites, que d'être verrier comme l'était autrefois ce pauvre Tribouillard qui se brûlait le corps et risquait de mourir à la besogne? Au lieu de ça, tous les six mois, il se met au lit, et je le dorlote. Pas vrai, Tribouillard, que ça vaut mieux?»
Tribouillard se pencha en avant avec son regard toujours fixe.
«Tenez, s'écria avec un rire atroce Mme Tribouillard, si on ne dirait pas un vrai mort. À force de faire le mort, il finira par avoir l'air d'un revenant.»
Madeleine et Marie étaient de plus en plus terrifiées. Cette femme qui jouait ainsi avec la mort, avec la religion, avec la charité, avec tout ce qu'on a l'habitude de respecter et de craindre, leur semblait une véritable monstruosité.
Madeleine regardait Marie d'un air anxieux et interrogatif.
Marie, qui observait son père, répondit par un signe d'intelligence qui voulait dire:
«Il faut attendre encore.»
«Moi, je vous assure, madame Tribouillard, dit Bordier avec une voix déjà chevrotante, que vous finirez par vous faire pincer comme escrocs.
—Ah! bien, oui! ils sont si bêtes ces bourgeois! Ils croient qu'en faisant l'aumône ils iront d'emblée au paradis. Ce n'est pas tant qu'ils aient pitié du monde, c'est pour racheter leurs péchés. Faut-il qu'ils en aient commis, des péchés, pour avoir tant à racheter que ça. On n'a qu'à leur dire qu'on va à la messe, et qu'on priera bien pour eux, jamais ils ne refusent.
—Pas moins, répondit Bordier, qu'un jour vous vous êtes joliment mis dedans avec la messe. Un curé demande à Mme Tribouillard si elle va à la messe: «Ah! oui, monsieur le curé, matin et soir.» Il vous a dit votre compte, monsieur le curé!
—Dans tous les métiers, il faut faire des écoles.
—Eh bien! c'est égal, les opinions sont libres. Mais moi, Bordier, tout Bordier que je sois, c'est-à-dire un ivrogne, un pas grand'chose, jamais je ne voudrais jouer cette comédie-là.
—Toi, Bordier, tu deviendras cafard, je l'ai toujours dit, fit Tribouillard qui parlait comme dans un rêve.
—Tout au contraire! reprit Bordier; c'est l'hypocrisie qui ne me va pas. J'aimerais mieux rester huit jours sans boire une pauvre goutte.
—Vous avez raison, mon père, essaya de dire Madeleine; mais ce qui vaudrait mieux encore, ce serait de travailler un peu plus et de boire un peu moins.»
Bordier irrité brandit la bouteille.
«Est-ce que tu viens ici pour faire la morale à papa?
—N'avez-vous pas dit, mon père, répondit Madeleine avec un calme imposant, n'avez-vous pas dit: les opinions sont libres?
—Travailler, repartit à son tour Mme Tribouillard. À quoi ça mène-t-il? À crever sur la paille, ni plus ni moins que les Tribouillard, qui, eux, du moins, auront eu du bon temps. Je vois les voisins qui travaillent: la femme coud du matin au soir; l'homme est employé sur les quais. Eh bien! ça mange, c'est vrai; les enfants vont à l'école; c'est encore vrai; mais est-ce une vie de n'avoir jamais un moment de repos, ni une bouteille de bon vin pour se refaire un peu? Autant les galères. Pas vrai, Tribouillard?
—Pas vrai, Tribouillard? répétait machinalement l'homme lugubre.
—Allons! fit l'horrible femme, Tribouillard en a assez; il va rouler sous la table. Vous, Bordier, ça ne va pas mal non pins; il n'y a que moi...» ajouta-t-elle avec un hoquet qui l'empêcha d'achever sa phrase.
Le gône s'était endormi.
Il était neuf heures. On entendit du bruit dans l'escalier.
«Tiens! voilà déjà les enfants,» s'écria Mme Tribouillard, qui se versait encore un verre de vin.
La porte s'ouvrit, et trois enfants entrèrent. Ils étaient transis de froid.
«Comment, déjà, petits faignants que vous êtes? Voyons ce que vous apportez. Gare si vous n'avez pas bien travaillé. Montre tes crayons,» dit-elle à l'aîné, qui s'avança tout tremblant.
Elle compta les crayons.
«Et tes sous?»
Elle compta les sous. Puis d'un air courroucé:
«Comment, malheureux! sur dix sous que tu devrais me rapporter il en manque quatre?»
L'enfant essaya de se disculper. Elle le frappa violemment.
«Tu iras te coucher sans souper.»
Le second mendiait; il n'avait que cinq sous.
«Qu'as-tu donc fait? Tu as regardé les boutiques au lieu de courir après les passants? Il fallait pleurer et dire que ton papa était à l'agonie. Je t'avais fait ta leçon, ce matin, et voilà ce que tu me rapportes, petit gueux! Je gage que tu as acheté un sucre d'orge.»
Il reçut aussi une correction; mais il eut un morceau de pain.
Quant au troisième, il avait à peine cinq ans. Sa longue blouse, ses cheveux frisés, sa figure fine lui donnaient l'air d'une petite fille. Il tenait à la main quelques bouquets de violette fanée. Sa mère l'avait dressé à présenter ces bouquets aux passants. Il rapportait les violettes; mais il rapportait aussi quinze sous que lui avait valus son joli visage.
La mère le prit sur ses genoux, le caressa et lui fit boire un verre de vin.
«En voilà un, dit-elle, qui vaut son pesant d'or.»
Madeleine regardait cet enfant avec une pitié profonde. Elle pensait:
«On punit de mort le père qui tue son enfant. Et il n'y a aucune loi pour soustraire une âme saine et pure à la gangrène morale que lui communiquent des parents corrompus. N'est-ce donc pas pour la société un mal plus redoutable, puisqu'il est contagieux, que le plus monstrueux infanticide!»
Mme Tribouillard fit coucher ses enfants. L'ivresse la rendait hideuse. Ses yeux saillants paraissaient sortir de leurs orbites. Un rire stupide s'était stéréotypé sur ses lèvres, et, d'une voix rauque, elle chantait des refrains obscènes. De temps à autre elle se levait furieuse pour frapper ses enfants, mais elle retombait lourdement sur sa chaise. Elle était plus effrayante que ces deux hommes. D'après cette loi, que les extrêmes se touchent, la femme, d'une nature plus élevée et plus tendre que l'homme, doit, une fois dégradée, se montrer plus féroce et plus astucieuse.
Madeleine et Marie s'adressaient des regards d'effroi.
Onze heures allaient sonner.
«Il faut partir, dit tout bas Madeleine, et prier notre père de sortir avec nous; autrement nous n'atteindrons pas notre but.
—Non, dans un quart d'heure,» Marie qui observait toujours sou père, et qui savait comment se manifestaient en lui tous les degrés de l'ivresse.
Tribouillard peu à peu glissa sous la table.
Sa femme se leva pour aller se coucher; mais, ne pouvant atteindre son lit, elle s'étendit à terre, chanta encore quelques instants et s'endormit.
Seul, le père Bordier luttait toujours. Il marmottait des phrases sans suite, injuriait ses filles et recommençait à boire.
Sa langue s'embarrassait de plus en plus.
Marie jugea le moment propice.
«Mon père, lui dit-elle avec intention, je pense comme Madeleine, qu'il vaudrait mieux travailler que de dépouiller votre femme et vos filles.
—Moi! dépouiller? J'ai dépouillé? Qu'est-ce qui dit cela? s'écria l'ivrogne qui se redressa et parut avoir recouvré son intelligence.
—C'est trop tôt, dit Marie. Attendons encore.»
Bordier vida de nouveau son verre et retomba dans sa somnolence.
«Le bas plein d'or qui était dans la paillasse, où l'avez-vous mis? interrogea-t-elle alors avec fermeté. Il faut nous le rendre, ou nous allons déposer une plainte en justice.
—Ah! ah! la justice! Elle est pour moi la justice. Tout ce que vous avez m'appartient. Ah! c'est donc ça que vous venez chercher? Eh bien! vous ne l'aurez pas.»
Et il sortit l'argent de sa poche. Il se leva d'un air terrible; mais ses jambes chancelèrent; en retombant, il faillit renverser la lampe. Il appuya ses deux bras sur la table; il serrait l'argent dans ses mains crispées.
Mme Tribouillard s'était éveillée et recommençait à chanter.
Madeleine et Marie tremblaient; leur courage défaillait.
Mais bientôt le silence se fit de nouveau. On n'entendait plus que la respiration calme et régulière des enfants, le hoquet effrayant de leur mère, les ronflements embarrassés de Tribouillard, et les mots entrecoupés que proférait Bordier dans le rêve de l'ivresse.
Peu à peu les doigts qui tenaient le bas rempli d'or se détendaient.
Alors Marie, suspendant sa respiration, se pencha sur lui, et doucement retira la bourse.
Elles avaient l'argent.
Marie se dirigea en toute hâte vers la porte.
«Attends, dit Madeleine, nous ne pouvons le laisser sans un sou.
—Il peut s'éveiller, fuyons.»
Mais Madeleine, n'écoutant que son cœur, ouvrit la bourse, en tira deux pièces d'or, et rendit le sac à Marie.
«Va, maintenant, hâte-toi et attends-moi en bas.»
Elle mit les deux pièces dans son porte-monnaie et le glissa dans la poche de son père.
Il s'éveilla en sentant une main plonger dans sa poche.
«À moi! au voleur! cria-t-il. Ah! c'est toi....»
Et il proféra une horrible injure.
Madeleine put conserver sa présence d'esprit.
«Vous voyez bien, dit-elle; je remets votre bourse dans votre poche, de crainte qu'on ne vous vole.»
Et, pendant que son père ouvrait le porte-monnaie, elle s'esquiva.
À peine eut-elle franchi le seuil, qu'elle entendit le bruit d'une table qu'on renversait, les cris répétés: «Au voleur!» et la voix glapissante de Mme Tribouillard; et puis des chaises qui roulaient à terre et des corps qui tombaient.
Dans la rue, elle retrouva sa sœur, et, serrées l'une contre l'autre pour se soutenir, car elles chancelaient, elles traversèrent de nouveau la Guillotière. Mais alors, le faubourg présentait un tout autre aspect: les rues étaient moins solitaires. Elles rencontrèrent des hommes d'allures sinistres et cauteleuses qui se glissaient le long des murailles, ou des hommes ivres et trébuchants qui chantaient, et des filles en haillons qu'on insultait.
Enfin, tremblantes, brisées d'émotions, elles parvinrent au pont de la Guillotière; puis, ayant traversé le Rhône et longé la courte rue de la Barre, elles se trouvèrent place Bellecour.
Le Rhône est la seule limite qui sépare le quartier le plus somptueux de Lyon de son faubourg le plus misérable.
Elles étaient sauvées!
Quand elles arrivèrent rapportant le trésor de la famille, elles trouvèrent Claudine et sa mère pleurant d'inquiétude.
Depuis quarante-huit heures, Madeleine n'avait dormi. Plus brisée encore par le découragement et les émotions que par la fatigue, en s'étendant à côté de Marie sur une pauvre paillasse, elle se disait: «Voilà donc le lit de repos qu'accorde notre civilisation libérale à l'ouvrière honnête et courageuse qui consume sa vie dans un labeur souvent au-dessus de ses forces! Est-il étonnant qu'un si grand nombre se rebutent à cette existence de privations et de dévouement sans récompense.»
En regardant Claudine qui se déshabillait, en admirant les formes splendides et la complexion éblouissante de la belle ouvrière, elle pensait: «Emmener à Paris cette superbe fille, déjà révoltée, n'est-ce pas la conduire à sa perte? Ne vaut-il pas autant qu'elle épouse Jaclard?»
C'est ainsi que, préoccupée du sort de ses sœurs, elle oubliait ses propres infortunes. Pourtant le souvenir de Maxime lui revint. L'aimait-il réellement, ou avait-il voulu l'offenser? Cette perplexité lui donnait la fièvre.
«En tous cas, se dit-elle, je suis pauvre. Les Borel doivent désirer pour leur fils un grand mariage.» Et, se rappelant les scènes horribles auxquelles elle venait d'assister, «Jamais, ajouta-t-elle, les Borel, quelque désintéressés qu'ils fussent, ne consentiraient au mariage de leur fils avec la fille du père Bordier.»
Pour échapper à toutes ces angoisses, elle appela le sommeil, cette mort momentanée qui apporte l'oubli.
Le lendemain matin, comme Claudine descendait pour aller chercher le déjeuner, elle rencontra Jaclard qui la guettait.
«J'y ai bien songé depuis hier, lui dit-il, et mon parti est pris: si vous allez à Paris, je vous y suivrai; car depuis longtemps le métier de canut m'est insupportable.
—Que ferez vous à Paris? demanda Claudine.
—J'ai de l'instruction. Je me placerai dans un magasin. N'est-il pas bien pénible d'être un simple ouvrier quand on se sent assez d'intelligence pour exercer une profession plus élevée, plus lucrative? C'est là ce qui me décourage et me rend paresseux. Si j'avais un état mieux approprié à mes goûts, je deviendrais, j'en suis sûr, exact au travail, et je perdrais l'habitude du cabaret.
—Moi aussi, dit à son tour Claudine, je pourrais mieux faire, je le sens bien, que de passer ma vie à rattacher des fils de soie.
—Eh bien! donc, partez, puisque votre famille le veut. À Paris, d'ailleurs, vous serez libre; nous n'aurons plus de surveillants incommodes. On croit nous séparer; on prend au contraire le moyen de nous réunir. J'aurai bientôt amassé la somme nécessaire à mon voyage, dussé-je travailler la nuit, et j'irai vous rejoindre. Mais gardez le secret sur nos intentions.»
Les deux jeunes gens se séparèrent avec les plus tendres protestations.
En voyant sa sœur si bien disposée à partir, Madeleine crut à quelque déception de cœur, et elle n'hésita plus à l'emmener à Paris.
Amélie, l'institutrice, ne put se rendre à l'invitation de Madeleine.
Elle écrivit:
«Moi aussi, chère sœur, j'ai mes tracas. Je ne suis pas riche. Mes faibles appointements de 400 francs suffisent à peine pour me nourrir et me vêtir décemment. J'eusse bien désiré me procurer le bonheur d'aller t'embrasser. Je me fusse privée plutôt de manger à ma faim, et j'eusse raccommodé un peu plus mes vieilles nippes; mais, tu le sais, nous avons un curé qui depuis longtemps pétitionne pour mettre une religieuse à ma place. Il me surveille de près. À la moindre infraction au règlement, si par exemple je m'absentais deux fois en quinze jours, mon compte serait bientôt fait.
«Mon sort sans doute serait peu regrettable. Cependant je tiens à ma position. J'aime les enfants; et puis j'ai une très-haute idée de l'enseignement, quoique on le paye si peu. Je renoncerais difficilement à une carrière que je trouve noble et honorable entre toutes, pour redescendre à la condition de simple ouvrière. Hélas! c'est cependant ce qui m'attend. Il faudra bien que je m'y résigne, mais le plus tard possible.
«Combien je te félicite; ma chère Madeleine, de ta belle et généreuse résolution! Inutile de te dire que, si tu me trouvais à Paris, dans l'instruction, une place convenable, je quitterais avec bonheur mon pauvre village de l'Ardèche où l'on me fait tant de misères. Si je n'étais forte de mon droit et de la pureté de ma conduite, je ne pourrais résister à toutes ces petites persécutions.
«Adieu, benne Madeleine; mon affection peut seule égaler l'admiration que j'ai pour toi.
«Dis à la mère et à mes sœurs que je ne vis que pour elles, et qu'il me tarde bien de leur témoigner autrement que par des paroles le dévouement de mon cœur.
«AMÉLIE BORDIER.»
Le lendemain Madeleine et Claudine partirent pour Paris.
Huit jours après leur arrivée, Madeleine était installée chez Mme Daubré comme institutrice de Jeanne, et Claudine, dans une petite chambre d'un pauvre garni de la rue de Venise.
[11] Nom populaire à Lyon pour désigner les enfants.
[12] Chez un grand nombre de familles, dit M. de Watteville dans son rapport général sur la situation du paupérisme, la mendicité est considérée comme une profession, et l'état d'indigent est héréditaire.
Derrière l'église Saint-Merry, parallèlement à la rue de Rivoli, s'étend un quartier hideux, dont on ne pourrait soupçonner l'existence au centre même du beau Paris. Il y a là un flot de maisons presque en ruines, et de rues si étroites qu'une voiture n'y pourrait passer, et si sombres que le pavé y est fangeux en toutes saisons.
Les rues Maubué, du Poirier, Pierre-au-Lard, Brise-miche, Taille-Pain, de Venise, Beaubourg, etc., peuvent rivaliser, sous le rapport du délabrement et de l'insalubrité, avec les courettes de Lille et les parties les plus misérables de la Guillotière.
Les maisons se pressent les unes contre les autres comme des pauvres qui grelottent. Quelques-unes se penchant sur la rue semblent vouloir se rejoindre au faîte; d'autres se bombent au milieu comme si elles allaient s'éventrer. Aux fenêtres, la plupart dégradées, on voit suspendus des langes ou des lambeaux de linge qui s'essorent.
En bas sont des boutiques sordides où s'étalent les rebuts de la consommation parisienne.
À l'intérieur, les escaliers s'effondrent, les planchers pourrissent. Il pleut dans les mansardes; et, dans les charpentes courbées sous le poids des tuiles, la bise gémit et tousse comme un phtisique agonisant. Les murailles disjointes laissent écouler une sorte d'humidité purulente. Les conduits suintent. Les eaux ménagères forment des mares putrides dans les cours.
Il est telle cage de poutres lépreuses et de plâtras infects où l'on ne voudrait pas compromettre la santé d'une ménagerie. En comparaison de ces affreuses demeures, les hôpitaux sont des résidences de rois.
Faut-il s'étonner si, dans ces habitations nauséabondes, la fièvre, le rachitisme, la phtisie, le typhus, se disputent les malades?
Et personne ne se plaint! Les malheureux qui habitent ces maisons ne sont pas exigeants, quoiqu'ils payent encore fort cher; mais ils demeurent là à la nuit, à la semaine, au mois, et, locataires de passage, ils ne peuvent imposer leurs réclamations. D'ailleurs, quelque dégradées que soient ces maisons, il y a toujours assez de misérables qui s'estiment heureux d'y trouver un abri.
Cependant la commission des logements insalubres surveille ces cloaques avec un zèle incessant. Sans doute elle a produit quelques bons résultats; elle aura fait fermer quelques caves ou quelques soupentes privées de jour; mais elle n'a pas pouvoir d'ordonner la reconstruction des maisons, l'élargissement des rues pour y faire circuler l'air et la lumière.
On tourne toujours dans le cercle vicieux de la misère. Peut-être la classe laborieuse qui remplit ces bouges, regarde-t-elle comme un plus grand mal d'être reléguée au loin que d'habiter un quartier insalubre, mais du moins central.
Vers l'extrémité de la rue de Venise est un hôtel garni où, dit l'enseigne, on loue à la nuit ou au mois des chambres meublées bourgeoisement.
Geneviève Gendoux et son amie Fossette habitaient au cinquième de pauvres mansardes froides et désolées; et, pour y arriver, il fallait gravir un étroit escalier à rampe humide et que des jours de souffrance éclairaient d'une lueur fausse. Sur chaque palier six ou huit portes pour autant de cellules se pressaient dans un maigre corridor. À tous les étages, dans ces trente ou quarante prisons où l'air manquait, des vagissements de marmots, des chants mêlés d'invectives et de pleurs faisaient tressaillir les frêles cloisons. L'âme et les sens étaient également révoltés par ce chaos d'existences à la fois cloîtrées et confuses, qui se coudoyaient à travers toutes sortes d'émanations putrides.
Cet hôtel était pourtant l'un des plus luxueux du quartier.
Geneviève, à peu près abandonnée par M. de Lomas, s'était réfugiée dans ce garni que Fossette habitait depuis quelques mois déjà.
Rien ne rapproche comme l'infortune. Au bout de huit jours, les deux jeunes ouvrières s'étaient liées d'une étroite amitié.
Elles avaient accueilli comme une ancienne connaissance la belle Claudine Bordier.
Madeleine d'abord, en gravissant ce sombre escalier, avait reculé d'horreur. Mais partout ailleurs Claudine ne pouvait obtenir un trou sous les combles à moins de douze à quinze francs par mois; et là, moyennant huit francs, elle aurait assez d'air pour respirer, assez de jour pour travailler. Enfin elle ne serait pas isolée. Elle aurait une compagne obligeante qui paraissait honnête et qui promettait de lui procurer immédiatement de l'ouvrage.
D'ailleurs, entre la rue de Venise à Paris et la rue Terraille à Lyon, il y avait certes peu de différence.
Depuis huit jours, Claudine était donc installée dans sa position nouvelle. Elle avait obtenu de l'ouvrage du magasin de lingerie qui occupait Geneviève. En faisant deux chemises par jour, elle pouvait gagner un franc cinquante centimes; mais il fallait travailler depuis six heures du matin jusqu'à dix heures du soir, et soigner l'ouvrage, ce qui fatiguait les yeux.
Comme remetteuse, Claudine n'était point habituée à un travail très-régulier: aussi l'état de lingère lui parut-il d'abord pénible.
Une femme du monde qui prend une broderie ou un ouvrage de tapisserie, et qui brode en causant, à points interrompus, douillettement étendue dans un fauteuil, ne peut comprendre combien cette besogne est rude, triste et ingrate, pour l'ouvrière qui coud tout le jour, qui coud sans relâche. Cette aiguille, qui le matin paraît si légère, devient bien pesante à la fin de la journée, et c'est à peine si, le soir, la main roidie et gonflée peut la tenir.
L'ouvrière a la tête lourde, le cou s'endolorit, ses yeux rougissent, et, à la longue, l'estomac et la poitrine se resserrent.
Hélas! souvent c'est la faim qui la pousse, cette aiguille. Si seulement elle donnait toujours du pain à la pauvre fille!
Ce qui soutenait Claudine dans son nouvel état, c'était l'espoir de voir bientôt arriver Jaclard. Elle avait écrit pour lui donner son adresse, et, comme il ne répondait pas, elle pensait qu'il ne pouvait tarder à venir.
Par une belle journée de mars, elles étaient toutes trois réunies dans la chambre de Fossette, la plus spacieuse, et qui avait l'avantage de recevoir à midi quelques rayons de soleil.
Elles travaillaient et causaient.
Fossette avait la passion des fleurs: c'était son luxe; sa mansarde en était pleine. Une humble touffe de primevères s'abritait modestement sous un superbe camélia. La jacinthe et la violette mêlaient leurs senteurs.
Ces parfums, ces fraîches corolles, ces trois belles filles, leur babil plus allègre que le chant des moineaux francs qui sautillaient sur les toits, répandaient dans cette mansarde pauvre et glacée comme une chaude lumière, comme un air de fête, un air de printemps.
Fossette était artiste, elle aimait tout ce qui est vraiment beau. De l'artiste elle avait aussi la mobilité, la gaieté, l'insouciance.
Quelle rieuse que Fossette! Le rire, un rire, franc et mutin, creusait, dans ses joues pâlies parle travail et les privations, de gracieuses fossettes. Ces fossettes, c'était toute la physionomie de cette charmante fille, qui semblait faite uniquement pour le bonheur. Elle avait encore une fossette profonde au menton, ce qui est un signe de bonté. Et aux coudes comme aux épaules se modelaient aussi de petits trous rieurs.
Voilà donc ce qui avait valu à cette jolie fille le surnom de Fossette. D'ailleurs, enfant perdue ou abandonnée, elle se rappelait vaguement ses jeunes années, et ignorait son vrai nom.
Fossette avait vingt ans. Quel avait été son passé? Celui de toutes ces pauvres filles jetées sur le pavé de Paris, sans direction, sans principes, n'ayant sous les yeux que l'exemple du vice. Bien que son existence eût été fort tourmentée, si elle avait souffert, sa gaie philosophie l'avait du moins préservée des grandes douleurs.
Une certaine fierté naturelle et sans doute une triste expérience l'avaient aidée à sortir du désordre, et à ne demander qu'à son travail le pain de chaque jour.
Sa beauté n'était pas de celles qui attirent l'attention dans la rue: c'était le minois chiffonné, mais un peu terne de la Parisienne. Tout le charme de ce visage résidait dans le jeu de la physionomie, dans l'expression de ces yeux gris, frangés de cils bruns, et qui pétillaient d'une douce malice; dans ce nez coquettement retroussé, aux narines moqueuses, et dans ces lèvres d'un rose pâle, aux coins relevés, au sourire si fin, si vraiment gai et à la fois si bon.
Elle était de taille moyenne et elle avait l'allure vive et pimpante de la grisette parisienne. Tous ses mouvements avaient une grâce naturelle, exempte de prétentions. Coquette et femme de goût, elle eût porté la soie, les plumes et le cachemire avec autant de distinction qu'une grande dame; mais n'ayant ni robes de soie, ni plumes, ni cachemire pour se parer, c'était elle qui parait ses chiffons. Toutefois, comme elle ne pouvait se passer de luxe, elle s'achetait des fleurs; et souvent pour son dîner elle ne mangeait qu'un petit pain d'un sou.
Un connaisseur, un fin connaisseur, un homme d'esprit, pouvait seul apprécier les qualités féminines de Fossette.
C'était un gracieux tableau que ces trois jolies ouvrières cousant et babillant à travers un rayon de soleil.
Entre elles le contraste était si frappant!
Geneviève était la blonde fille du Nord, à la figure gravé et douce, aux yeux bleus, au regard tendre, avec une magnifique chevelure à reflets d'or; elle était grande et frêle, un peu languissante. Depuis quelque temps son visage avait perdu sa placidité flamande. Dans ses traits amaigris on remarquait une expression inquiète, fiévreuse. Ses yeux brillants, d'un bleu plus sombre, souvent se fixaient dans le vague. Et son teint, autrefois si pur, offrait en plusieurs endroits des marbrures maladives.
Quant à Claudine, c'était la beauté plastique dans toute sa splendeur. Elle était grande et bien développée. Son corps présentait des proportions sculpturales.
De visage, elle ressemblait à Madeleine. Beaucoup, l'eussent jugée plus belle. C'étaient ses traits, avec des lignes moins nobles peut-être, mais plus correctes. Ils n'étaient pas empreints de cette intelligence à la fois puissante et raffinée, qui caractérisait la figure originale de Madeleine. Ses yeux noirs exprimaient plus de volupté que de profondeur. Son front bas, comme celui des statues antiques, était large et bien dessiné. Le front élevé de Madeleine appartenait à l'art moderne plus idéalisé. Claudine avait une chevelure opulente, mais un peu massive. Le menton, quoique très-régulier, était trop matériel.
Elle avait plus de fierté que de dignité réelle. Son geste et son attitude avaient l'abandon des femmes élevées dans un milieu où l'on reconnaît, en fait, sinon en principe, la liberté des relations amoureuses.
Toutes trois portaient dans l'amour la différence qui se remarquait dans leur organisation.
Chez Geneviève, ce qui dominait, c'était la tendresse, une tendresse un peu romanesque, mais exclusive et dévouée. On devinait que l'amour absorberait sa vie.
Claudine était une méridionale passionnée, impétueuse, révoltée contre les entraves.
Fossette, elle, c'était la femme de la fantaisie; frêle, mais nerveuse. Il y avait dans cette mièvre créature des ressorts inouïs; soit pour lutter contre un obstacle, soit pour satisfaire un caprice, soit pour se consoler des revers de l'amour.
Que disaient-elles, là, toutes trois? Ce que peuvent dire des jeunes filles amoureuses; elles s'entretenaient de leurs amoureux.
Malgré ses promesses, M. de Lomas n'était pas revenu. Geneviève était triste; et, en parlant de lui, des larmes tremblaient au bord de ses cils.
«Voyons, Geneviève, disait Fossette, faites la risette, et plus vite que ça. Si tu continues à pleurer ainsi, on ne pourra plus rester dans ton voisinage. C'est affreusement contagieux, la tristesse. Et moi, si j'étais deux jours sans rire, j'en ferais une maladie. Est-ce qu'on se laisse abattre pour un homme qui vous plante là!
—Vous avez raison, appuya Claudine; si Jaclard ne m'aimait plus, je l'aurais bientôt oublié. Mais, je crois que je le tuerais d'abord.
—Dieu! mesdemoiselles, cria une voix mâle de l'autre côté de la cloison, vous bavardez que la langue m'en démange.
—Monsieur Robiquet, repartit Fossette, nous vous prions de respecter notre intérieur.
—Puisque vous me refusez de participer à votre aimable conversation, dit la voix, je vais chanter.
—Accordé, monsieur Robiquet; vous danserez ensuite si le cœur vous en dit.»
Robiquet chanta en fausset:
«À part mon idole, reprit Fossette, et ce brave Robiquet, tous les hommes sont des infâmes, et ils se prétendent honnêtes! Peut-être ne tromperaient-ils pas un homme; mais ils trompent une femme sans la moindre vergogne, et une femme qui les aime encore! Ils n'ont pas de cœur, mais seulement de la gloriole. Ils n'aiment réellement une femme que si elle flatte leur vanité. Savez-vous pourquoi ils osent nous tromper ainsi? c'est qu'ils savent que nous avons intérêt à nous taire, et que nous n'oserons pas révéler leurs infamies. Non seulement ils nous trompent, mais encore ils nous exploitent. À quatorze ans, je servais un vieil écrivassier qui portait perruque, et qui, sous prétexte que la servante de je ne sais quel grand homme écoutait ses vers et lui donnait des conseils, me faisait asseoir devant lui pendant des heures entières pour me lire ses tragédies. Comme je n'y comprenais goutte, il me maltraitait, et, pour me venger, quand il ne me regardait pas, je lui tirais la langue. Un jour, il y avait plus de quatre heures que je me tenais droite sur une chaise à l'écouter; j'en avais des crampes. Tout à coup il me demande: «Eh bien! comment trouves-tu cela?—Quoi cela? Votre frimousse ou votre perruque? L'une portant l'autre, je les trouve affreuses.» Il devint furieux et me souffleta. Depuis ce moment, je le détestai. Mais je ne savais que devenir. Et puis il me promettait toujours de me mener au spectacle quand il aurait une pièce représentée; et je désirais tant voir un théâtre! Cette pièce ne s'est pas jouée, et jamais ce ladre ne m'a conduite au spectacle. Je l'ai quitté pour servir un peintre qui faisait des tableaux. Celui-là était plus gai que l'autre; mais comme les modèles coûtaient fort cher, il me drapait avec des morceaux d'étoffe et me faisait rester des journées entières dans la même position. Avec cela, jaloux comme un tigre, quand il sortait, il m'enfermait. Toute mon ambition alors était de porter des bottines. Il m'en promettait toujours et ne m'en dormait jamais. Les arts ne m'ayant pas réussi, je me jetai dans, le populaire. Je me disais: «C'est là seulement que je trouverai du cœur, de la franche et bonne gaieté.» J'aimai un serrurier. Ah! j'en ai vu de belles avec celui-là! Il était ivrogne et paresseux. Il me battait plus souvent que son enclume, et me forçait à travailler pour me voler mon gain et le dépenser au cabaret. Voilà donc les hommes! Des hypocrites qui font de belles phrases pour séduire les femmes; des brutaux qui les battent quand ils les ont séduites: en somme, des égoïstes qui ne songent qu'à satisfaire leurs vices. Après le serrurier, je me mis en garni à mon compte, jurant de ne plus aimer que les fleurs, et de ne plus habiter qu'avec elles.
—Et ton aristo , cependant? demanda Claudine.
—Je l'aime, c'est vrai, mais je reste libre, c'est convenu. J'ai fait serment de ne jamais le revoir s'il entreprenait d'attenter à ma liberté.
—Vous ne voulez donc pas vous marier? demanda Claudine.
—Me marier! mais ce serait bien pis. Se lier pour toujours, autant les galères, à perpétuité.
—Robiquet est pourtant un brave garçon, fit observer Geneviève.
—Sans doute. Mais impossible devine décider. Monsieur Robiquet, cria-t-elle de nouveau, assez de musique comme cela! Veuillez maintenant montrer à la société votre galant museau.»
Robiquet ne se fit pas prier. Il entra aussitôt, le sourire sur les lèvres; avec l'air gracieux d'un homme qui veut plaire.
«Monsieur Robiquet, ne confondez pas. Je vous ai dit de vous montrer; mais non pas d'entrer. Mlle Claudine avait oublié que vous avez le nez en trompette. Maintenant; merci; monsieur Robiquet, vous pouvez vous retirer.
—Ah! mais non! on ne met pas comme cela un honnête homme à la porte. Tant pis! Vous m'avez appelé; je m'assieds.
—Vous avez tort, monsieur Robiquet; dit Fossette avec un fin sourire. Je vais continuer mon histoire, et vous n'y êtes pas flatté. Donc, ma chère Claudine, vous avez vu cet excellent Robiquet. Depuis près d'un an, il me harcèle pour que je devienne son épouse devant Dieu et devant les hommes; comme disait dans ses drames le vieux monsieur à perruque. Oui, Robiquet est aussi simple que cela; il s'imagine qu'on se marie par complaisance. Monsieur Robiquet, je vais vous apprendre mon secret tout entier, et vous satires alors pourquoi je refuse l'honneur de m'appeler Mme Robiquet. Depuis que j'ai l'âge de raison, je me suis juré à moi-même de ne jamais épouser un instrument de musique.
—Mes chants vous déplairaient-ils, mademoiselle Fossette? dit anxieusement Robiquet.
—Non, c'est votre nez en trompette.
—Ah! mademoiselle Fossette, vous regardez mon nez avec des yeux mal disposés; car on m'a toujours dit: «Avec ton coquin de nez, Robiquet, tu as tout l'air d'un mauvais sujet.»
—Comme les nez sont trompeurs! reprit Fossette en riant.
—Allons bon! voilà que vous me reprochez ma vertu, à présent?
—Vraiment, j'ai peur que la présence ici d'un pareil mauvais sujet ne nous compromette, monsieur Robiquet.
—Mais qu'avez-vous donc, Geneviève? s'écria Claudine; comme vous pâlissez!
—Moi; dit Geneviève qui passa la main sur son front. Oh! ce n'est rien, un spasme. C'est fini.
—Ce sera vous, monsieur Robiquet, qui l'aurez bouleversée avec vos airs conquérants.
—Allons, mademoiselle Fossette, je retourne à mes chapeaux; mais, puisque vous êtes si méchante, je ne ferai plus vos commissions.
—Ah! une idée, monsieur Robiquet, si vous alliez nous chercher des sucres d'orge, cela remettrait Geneviève. Tenez, voilà trois sous.
—Gardez votre argent, mademoiselle. Vous me permettrez bien de vous faire ce petit cadeau.
—Vous savez, monsieur Robiquet, repartit Fossette en affectant un air sévère, que je n'accepte jamais rien des hommes.
—Jamais rien! murmura Robiquet en se dirigeant vers la porte. Et ces belles fleurs-là que vous apporte tous les huit jours un commissionnaire....
—Comme tu tourmentes ce pauvre garçon, Fossette, dit Geneviève, quand Robiquet fut dehors.
—Si je ne le tourmentais pas un peu, il est si bon, qu'il engraisserait.»
«Comment avez-vous fait la connaissance de votre aristo? demanda Claudine à Fossette.
—Sur la place de la Madeleine, au marché aux fleurs. Je contemplais un magnifique pot d'azalées, et j'en demandais le prix.—C'est trop cher pour moi, dis-je avec un soupir. Lui, il était là qui me regardait tout surpris, et il me pria d'accepter le pot d'azalées.
—Monsieur, lui répondis-je fièrement, comme tout à l'heure à Robiquet, je n'accepte jamais rien des hommes.
—Pourquoi donc, mademoiselle?
—Parce que je les méprise.»
Là-dessus, la conversation s'engagea. Il tenait, disait-il, à me faire changer d'opinion, et il me demanda la permission de venir me voir. Je la lui accordai. Il me traita non pas comme une ouvrière, mais comme une femme de son rang. Je le trouvai original, car il prit la peine de me faire la cour. Ce procédé m'est allé au cœur, et je l'aime tout de bon. C'est bien réellement mon premier amour. Il y a six mois que cela dure. Bon! voilà que moi aussi je deviens triste. Décidément, Geneviève, tu engendres la mélancolie.
—Est-il beau? demanda encore Claudine.
—Non, mais il a de l'esprit. Et pas un défaut, c'est-à-dire qu'il n'est ni peintre, ni écrivassier, ni ivrogne.
—Et pas jaloux?
—Peut-être le serait-il; mais j'ai posé mes conditions. Nous avons passé un contrat sous seing privé. Je vais vous le montrer.»
Elle alla chercher le papier dans son armoire et lut:
«Nous, soussignés, Fossette et Léopold de Barnolf, unis par le caprice, ne croyant ni l'un ni l'autre aux amours éternels, et posant en principe que l'inconstance est aussi involontaire que l'amour, que le cœur se moque des serments aussi bien que de la raison.
«Arrêtons d'un commun accord ce qui suit:
«1° Ne jamais jurer de nous aimer toujours;
«2° Respecter notre liberté mutuelle;
«3° Éviter toute scène de jalousie;
«4° Nous abstenir de tout reproche quand la tiédeur viendra;
«5° Ne jamais habiter ensemble;
«6° Rompre comme nous nous sommes unis, c'est-à-dire en riant;
«7° Rester quand même les meilleurs amis du monde.
«Léopold s'engage en outre à ne jamais offrir d'argent à Fossette, et Fossette à ne jamais broder de pantoufles à Léopold.
«FOSSETTE. LÉOPOLD DE BARNOLF.»
«Eh bien! il n'y a que la liberté pour faire durer l'amour. Elle seule nous enchaîne. Nous nous cramponnons à notre bonheur, comme si chaque jour il allait nous échapper. Il y a des amours, n'est-ce pas? qui s'en vont tout de suite; le nôtre augmente au contraire, au point que cela m'effraye. Le dernière fois que je l'ai vu, j'étais si émue que je ne pouvais plus rire.
—Est-il riche? demanda aussi Claudine, que ce roman intéressait vivement, et qui commençait, au récit de cette aventure et de cette liaison originale, à trouver un peu terne son amour pour Jaclard.
—Je crois que oui; mais je ne m'en inquiète guère. Je n'ai jamais rien accepté de lui que des fleurs. Il m'étonne de mon désintéressement. Chez moi, c'est de la rouerie: si j'acceptais ses présents, il ne m'estimerait plus, et il m'aimerait moins.»
Robiquet entrant:
«Voilà, charmantes tourterelles. Quelqu'un m'a demandé de vos nouvelles. Gare à vos cheveux! ajouta-t-il d'une voix sinistre. On a essayé de me corrompre pour vous en voler à chacune une mèche.
—Qui donc? demandèrent-elles avec une vive curiosité.
—Je pourrais vous faire languir, mesdemoiselles, et me venger ainsi de vos malices; mais Robiquet n'a pas de rancune. C'est.... c'est.... Vous croyez que ce sont des amoureux, hein! Eh bien non! c'est le perruquier du n° 15. Il a des cheveux à rassortir, une commande importante. Il payerait bien.
—Comprenez-vous, s'écria Fossette, qu'on puisse faire ce métier-là, d'acheter les cheveux des pauvres filles pour les mettre sur la tête des femmes riches? Nous qui n'avons déjà que nos cheveux pour toute parure, la parure du bon Dieu!
—Je crois que M. Gorju viendra lui-même vous faire visite.
—J'aimerais autant voir Dumolard en personne, dit Fossette. Celui-là du moins rendait service à ces malheureuses en les débarrassant de la vie. On défend le trafic des nègres et on permet le commerce des cheveux. Des cheveux, n'est-ce pas aussi de la chair humaine? Qu'il vienne, votre M. Gorju, c'est moi qui le recevrai!
—Comme je lui parlais, un homme à museau de fouine, est entré dans sa boutique. Il est aussi maigre que Gorju est gras, mais il est encore plus laid. Il m'a regardé avec des yeux qui m'ont fait froid dans le dos. À eux deux, ils doivent comploter de mauvais coups.
—En effet, monsieur Robiquet, dit Fossette, vous avez l'air tout drôle. À moins que ce ne soit ce beau chapeau neuf qui vous donne cette singulière physionomie.»
Le chapeau de Robiquet, trop grand pour sa tête, lui cachait les sourcils.
«Si vous m'aimez, monsieur Robiquet, dit encore Fossette, vous ôterez ce chapeau, car vous me feriez croire que Gorju vous a enlevé la peau de la tête, comme un sauvage qu'il est, et j'en aurais cette nuit des cauchemars.»
Robiquet posa son chapeau.
«Qu'est-ce qu'il a donc, ce chapeau? n'est-il pas à la dernière mode, et retapé dans le meilleur goût? On nous paye si peu, comme tournuriers-retapeurs, que je veux au moins avoir l'étrenne des chapeaux que je bichonne. Si cela les fane un peu, tant pis pour le fabricant! il gagne assez, lui, en revendant un vieux chapeau tout retapé sept, huit, jusqu'à dix francs. Et pour l'ouvrière en casquettes, c'est encore pis. Elle est payée à raison de un franc cinquante centimes la douzaine pour poser les doublures et les visières. On parle de se mettre en grève; mais moi, ça ne me va pas, la grève. On s'expose à mourir de faim, et, le plus souvent, c'est tout ce qu'on y gagne.
—Tiens, à propos, dit Fossette, si toutes les femmes se mettaient en grève et refusaient de se marier jusqu'à ce que les hommes leur fissent de meilleures conditions!
—Il y aurait toujours, fit observer Claudine, les vieilles et les laides qui profiteraient de la grève pour trouver des maris.
—Et puis les femmes sont trop bêtes, reprit Fossette. Elles ont si bien l'habitude d'être exploitées, qu'elles ne s'en aperçoivent seulement pas.
—Ce n'est pas vous, du moins, mademoiselle Fossette, qui vous laisseriez exploiter, remarqua Robiquet.
—Moi comme les autres, et c'est bien par force. Tenez, monsieur Robiquet, vous qui vous plaignez de votre salaire, comptez un peu les points qu'il nous faut tirer pour gagner dix-huit sous. L'entrepreneuse de lingerie qui nous donne de l'ouvrage est une grande dame à falbalas. Elle ne fait pas autre chose que de recevoir ses amants et ses pratiques. Y compris la broderie, elle dépense cinq francs pour établir une chemise comme celle-ci, et elle la vend douze ou quinze francs. Elle se dorlote dans la moire et le salin. Tandis que nous autres, à quoi arrivons-nous en restant tout le jour et une partie de la nuit courbées sur le travail? à ne pas mourir tout à fait de faim.
—Il y a au quatrième, juste au-dessous de moi, dit Robiquet, une mauvaise tête, un socialiste. Il dit là-dessus bien des choses qui paraissent avoir de la raison. Il est cordonnier de son état, et se plaint aussi de son salaire. Il a cinq enfants et une femme toujours malade à nourrir. Vous pouvez croire qu'ils ne mangent pas toujours à leur faim. Ce malheureux a quelquefois des yeux qui font peur: on dirait qu'il veut dévorer quelqu'un.
—C'est Brisemur? demanda Fossette.
—Oui.
—Pauvres gens! Quand je rencontre ces enfants si déguenillés avec leurs figures de squelette, j'en ai le cœur serré, et je ne puis pas dîner.
—Ne reçoivent-ils pas des secours de la paroisse et de la mairie?
—Oh! qu'est-ce que cela? De temps en temps, pour six, un secours de dix francs ou bien quelques bons de pain. Et puis il est fier, Brisemur. Quand il faut aller au bureau, il dit à sa femme: «J'aime mieux passer deux nuits au travail que de mendier un secours.» C'est sa femme qui y va quand elle peut sortir. Ce qui l'ennuie surtout, ce sont certaines dames de charité qui se croient obligées de leur donner des conseils, et qui veulent mettre le nez dans toutes leurs affaires. Il faut entendre aussi comme il arrange tous ces grands blagueurs qui veulent faire le bonheur des ouvriers sans les consulter, et qui n'ont pas d'autre but que de parader et de poser devant le public. Lui, Brisemur, il a une idée magnifique qui rendrait riches tous les ouvriers.
—Est-ce que les femmes en sont? demanda Fossette.
—Oui, tout le monde.
—Eh bien! parlez, pourvu que ce ne soit pas de la politique.
—Oh! il n'est pas question de politique. Il dit tout bonnement qu'il faudrait, au lieu de travailler pour un entrepreneur, se réunir, former une société, se cotiser pour acheter les outils et les cuirs, avoir un agent qui vendrait les produits et empocherait les bénéfices au profit de tous les associés.
—Tiens! mais au fait! dit Fossette, si nous trois, mesdemoiselles, nous formions une société?»
Geneviève s'était arrêtée de coudre. Elle était fort pâle. Ses yeux fixes, qui semblaient agrandis, avaient une expression singulière. C'était connue une anxiété, suivie tout aussitôt d'un abattement profond.
«Mon Dieu! Geneviève, qu'as-tu donc? s'écria Fossette.
—Vous souffrez, c'est sûr,» dit à son tour Robiquet tout effrayé.
Geneviève ferma les paupières et se renversa sur sa chaise.
«Je suis perdue! murmura-t-elle; il ne vient pas, lui, il m'abandonne!»
Elle avait entendu un pas rapide dans l'escalier. Depuis quinze jours elle attendait vainement Lionel. La veille encore elle lui avait écrit, et il ne venait pas. Cette dernière déception achevait de la briser.
«Elle s'évanouit!» cria Claudine, qui la soutint dans ses bras.
En effet, elle avait perdu connaissance.
On la transporta sur le lit:
«Monsieur Robiquet, courez chercher du vinaigre.»
Robiquet effaré se précipita dehors. Il faillit se heurter dans le corridor avec une dame qui lui demanda si Mlle Claudine Bordier était sortie.
«Non, au fond, la porte à droite,» répondit Robiquet qui poursuivit sa course.
C'était Madeleine qui venait voir sa sœur. Elle la trouva, ainsi que Fossette, en grand émoi auprès du lit où reposait Geneviève.
Madeleine, qui avait plus de sang-froid que les jeunes ouvrières, bassina les tempes de la malade avec de l'eau fraîche et lui frappa dans les mains.
Geneviève recouvra ses sens. Elle ne remarqua pas d'abord la présence de Madeleine.
«Que ne m'avez-vous laissée mourir! s'écria-t-elle en fondant en larmes! Au moins, je ne souffrirais plus. Me délaisser dans un moment pareil! Ô mon père, ma mère, si je vous ai fait souffrir, vous êtes bien vengés!»
Madeleine interrogeait du regard.
«C'est son amant qui l'a abandonnée,» lui dit Claudine à voix basse.
Tout à coup Geneviève se dressa sur son lit.
«Ah! mais.... c'est ma faute s'il n'est pas venu.... Hier, dans ma lettre, j'ai oublié peut-être de lui donner mon adresse. Et je l'accusais!»
Elle riait maintenant d'un rire nerveux qui faisait mal.
«Je t'en prie, Fossette, écris-lui bien vite, et dis-lui que je vais mourir s'il ne vient pas. Tu sais: M. de Lomas, 31, rue Louis-le-Grand.
—M. de Lomas!» s'écria Madeleine stupéfaite.
Et son visage se couvrit de rougeur; ses sourcils se froncèrent.
Quel sentiment l'émouvait?
À cette exclamation, Geneviève regarda Madeleine, et l'ayant reconnue, elle retomba sur son lit, honteuse qu'une étrangère eût surpris son secret.
Fossette cherchait une plume et du papier, lorsqu'on entendit des sanglots dans l'escalier; Robiquet entra tout essoufflé en rapportant du vinaigre.
«Encore une autre histoire! dit-il; vous entendez bien pleurer? C'est la petite danseuse du sixième. Les sergents de ville viennent d'arrêter sa mère, parce qu'ils l'ont surprise qui mendiait dans la rue Quincampoix.»
Fossette courut dans l'escalier et fit entrer celle que Robiquet appelait la petite danseuse du sixième. C'était presque une enfant; elle avait quinze ans à peine. Sa figure brune et pâle rappelait un peu le type passionné de la bohémienne. Ses grands yeux noirs, animés par l'indignation, avaient une vivacité, un éclat sauvages. Elle portait sur sa chevelure épaisse, un peu crépue, une résille de chenille rouge.
Sa taille souple, cambrée, était à la fois énergique et voluptueuse, comme celle de ces filles vagabondes, de sang mauresque, dont les passions brûlantes n'admettent pas d'entraves.
Elle s'appelait Christine Ferrandès. Elle était Espagnole par son père, mais Française par sa mère.
«Mon Dieu! mon Dieu! criait-elle, que va devenir grand'mère et la poverinette? Ah! c'est la petite, surtout!»
Cette douleur était si expansive, si vraie, que tous les cœurs étaient touchés. Geneviève elle-même oubliait sa propre souffrance, et Madeleine avait des larmes plein les yeux.
Elle questionna Christine sur sa position.
Dans un récit entrecoupé de sanglots, la petite danseuse raconta qu'elles étaient quatre là-haut dans un grenier: une enfant de six ans, une aïeule paralytique, elle, qui apprenait à danser, sa mère enfin qui était blanchisseuse et qu'un commencement de phtisie empêchait de laver pendant l'hiver. Le jour, la pauvre femme cousait des chemises de soldat à six sous la pièce, et, vers le soir, en effet, elle allait mendier; car son mince salaire ne pouvait suffire à nourrir quatre personnes.
«Elle est si jolie, ma petite Rita! ajouta Christine avec passion. Sa mère est morte, et on l'avait mise aux Enfants-Trouvés, dans cette grande maison si triste. J'étais allée la voir. Elle demandait toujours sa mère; elle se pendait après moi pour me suivre; et je l'ai emmenée, la pauvre petite. Sans doute elle n'est pas aussi bien nourrie, mais elle a notre amour. Ah! nous l'aimons bien! Si vous voyiez, c'est elle qui est toujours la plus belle. Je travaille aussi, je fais des bonnets. En passant la nuit, je puis gagner trente sous. Là-dessus il faut payer mes leçons de danse; c'est ce qui nous ruine. Mais quand je serai célèbre, ajouta-t-elle en se redressant, j'aurai beaucoup d'argent et nous serons toutes heureuses. Maman!... Ah!... maman!... croyez-vous qu'on me la rendra?»
Et elle se reprit à sangloter.
Madeleine remit à cette enfant son porte-monnaie qui contenait sa dernière pièce de vingt francs.
«Tenez, lui dit-elle, quand voué serez riche, vous me la rendrez.»
Christine remercia avec, une effusion toute méridionale et courut rejoindre sa grand'mère qui ne connaissait pas encore la catastrophe.
Madeleine ne pouvait rester davantage, car Mme Daubré l'attendait aux Tuileries.
Robiquet partit derrière elle, portant le message de Geneviève à M. de Lomas.
«Je ne sais pas trop, fit observer Madeleine à Claudine, s'il convient que tu restes dans cette société-là?
—Comment, se récria-t-elle surprise. Fossette et Geneviève ont des amants, c'est vrai; mais ce sont de très-braves filles; elles ne se vendent pas.
—Ma chère amie, quand on est dans cette voie-là, et qu'on est pauvre....
—D'où sors-tu, Madeleine? interrompit Claudine. À Paris comme à Lyon, une ouvrière sage est une exception. On ne peut pas demander non plus aux ouvrières des grandes villes la même vertu qu'à ces petites demoiselles qui n'ont jamais quitté la robe de leurs mamans. L'amour n'est-il pas leur seul bonheur?
—Tu m'effrayes, Claudine, dit Madeleine émue; comment peux-tu excuser de pareilles mœurs?
—Oh! ne crains rien pour moi. J'ai bien résisté à l'amour de Jaclard. Je saurai donc me garder, malgré tous les conseils et tous les exemples. Et puis je penserai à toi, à Marie, à notre pauvre mère, qui toutes trois auriez tant de chagrin si je me conduisais mal.»
Madeleine, un peu rassurée, embrassa sa sœur en la suppliant de ne jamais manquer à cette bonne résolution. D'ailleurs, dans quelle maison placer Claudine où elle n'aurait pas à courir des dangers peut-être pires?
Commée les deux sœurs s'embrassaient justement en face du n° 15, il y avait sur la porte du perruquier deux hommes qui les observaient attentivement. C'étaient Gorju, le trafiquant de chevelures, et Renardet que Madeleine ne connaissait pas, mais qui, lui, la connaissait depuis le voyage de Lyon.
Renardet était l'homme d'affaires du principal propriétaire de la rue de Venise. Il venait toucher les loyers. Il était en outre en relations suivies et mystérieuses avec Gorju.
«Comment! elle ici? s'écria-t-il.
—Ah! fit Gorju, il y a de jolies filles et de bien beaux cheveux pour le moment dans le garni du 37.
—Je serais curieux d'admirer ces merveilles, monsieur Gorju; mais un autre jour, car pour le moment il faut que je sache où se rend cette beauté, d'un pied si léger,» dit Renardet avec un rire qui découvrait ses dents aiguës, ses dents de carnassier.
Il était cinq heures. Il y avait foule aux Tuileries. Les rayons dorés du soleil couchant se jouaient dans les bourgeons des marronniers. Ils se réfractaient en brillants arcs-en-ciel dans la pluie fine des jets d'eau et faisaient resplendir les belles toilettes des promeneuses et les visages roses des enfants.
C'étaient une vie, une gaieté, un bruit de caquets, de cris, de rires, de voix fraîches et de chants d'oiseaux. Le printemps n'est pas seulement le rajeunissement de la nature; il se manifeste aussi en nous par un redoublement de vie et par des langueurs, des ivresses, des besoins d'aimer, des joies sans cause, des activités sans but.
C'est la sève qui tressaille, qui monte, qui envahit tous les êtres, depuis le brin d'herbe jusqu'à l'homme, depuis le robuste paysan jusqu'à l'habitant étiolé des villes.
Madeleine chercha des yeux Mme Daubré, et ne la trouva point; mais elle vit à sa place le jeune Albert. Il paraissait plongé dans une de ses rêveries qui lui étaient habituelles. Il tenait à la main un livre qu'il avait laissé tomber sur ses genoux. Ses yeux étaient fixés sur le sommet d'un marronnier, que pourtant il ne regardait point. Quand Madeleine s'approcha de lui, il tressaillit, et pendant quelques secondes il ne put répondre à cette simple question:
«Où trouverai-je Mme Daubré?»
Albert avait l'imagination aussi poétique qu'impressionnable. Madeleine, enveloppée par la lumière du soleil, lui apparaissait alors comme au milieu d'une gloire. Elle avait marché vite. Ses joues étaient animées; ses bandeaux soulevés par la course, dessinaient de petites ondes autour de son front resplendissant. À travers les longs cils de ses paupières à demi fermées par l'éclat du soleil, jaillissaient des rayons à la fois doux et pénétrants.
Depuis huit jours que Madeleine était entrée chez Mme Daubré, Albert avait senti grandir la sympathie qu'elle lui avait inspirée lors de leur première rencontre chez les Borel.
«Ma belle-sœur est allée avec Maxime Borel faire une promenade au bois, répondit-il enfin. Ils ont emmené Jeanne. Vous êtes donc libre, mademoiselle. Je suis venu vous prévenir de ne pas attendre Mme Daubré.
—Combien je vous remercie, monsieur! fit-elle, réellement touchée de cette attention.
—Oh! ne me remerciez pas, j'avais envie de sortir; et, vous voyez, je lisais mon auteur favori.»
C'étaient les poésies d'Henri Heine.
«Je puis donc rentrer,» dit Madeleine, heureuse d'avoir quelques heures de liberté; car depuis huit jours elle n'avait pas trouvé un moment pour se recueillir et travailler.
Elle cumulait en effet chez Mme Daubré les emplois de lectrice, de demoiselle de compagnie et d'institutrice. Que d'exigences n'avait-elle pas, cette coquette désœuvrée et surtout ennuyée!
«Oh! mademoiselle, rentrer déjà? Voyez, il fait si beau! supplia Albert. Votre vie nouvelle paraît vous fatiguer un peu. Je vous trouve pâlie, et vous perdez chaque jour de votre gaieté.
—C'est que maintenant, répondit Madeleine avec un sourire forcé, j'ai de graves fonctions à remplir; Si je riais comme autrefois, Jeanne n'aurait plus de considération pour moi.
—Est-ce bien là la vraie cause de votre air sérieux? demanda Albert avec une émotion dans la voix. Nous serions bien malheureux si vous ne vous plaisiez pas avec nous. Ma belle-sœur vous aime déjà beaucoup, et Jeanne aussi!»
Madeleine lui répondit avec une gravité triste:
«Sans doute, monsieur, je regrette Mlle Borel; mais certes je me trouve heureuse de ma nouvelle position; je suis très-sensible surtout à l'affection que vous me témoignez tous.»
Madeleine, en prononçant ce petit mensonge bienveillant, avait le cœur un peu gros. Elle était loin d'être heureuse chez Mme Daubré, comme elle le disait. Cette position subalterne vis-à-vis d'une femme capricieuse dont elle ne pouvait estimer le caractère, et qui lui était de beaucoup inférieure sous le rapport de l'intelligence, la blessait dans son amour-propre aussi bien que dans sa dignité. Et puis son esprit sérieux et méditatif ne se prêtait qu'avec de pénibles efforts à ces fonctions de surveillante attentive et sévère. Elle ne pouvait s'indigner avec conviction des fautes puériles de Jeanne. Elle sentait qu'elle remplirait mal ses devoirs d'institutrice.
Doué d'une excessive délicatesse de cœur, Albert comprit à l'accent un peu contraint de Madeleine qu'elle n'était pas tout à fait sincère et qu'elle souffrait. Il se tut, car il souffrait aussi.
Albert s'était levé à l'arrivée de Madeleine, et maintenant ils marchaient l'un à côté de l'autre, au milieu d'un massif de marronniers.
«Dans ce moment, reprit-il après un silence, vous paraissez péniblement affectée. Peut-être est-ce moi qui vous ai déplu en venant à votre rencontre. J'ai été élevé au fond de la Bohème, dans un château isolé, entre une vieille tante et un vieux précepteur. Je ne sais donc rien des usages français. Dites-moi, je vous en prie, que je n'ai commis à votre égard aucune inconvenance.
—Oh! monsieur, répondit vivement Madeleine, j'ai toute confiance en votre loyauté; et, pour vous le prouver, je ferai avec vous un tour de promenade.»
Madeleine était très-pure et par cela même très-audacieuse. Mlle Borel lui avait appris d'ailleurs à ne pas se préoccuper des convenances lorsqu'elles gênaient la liberté sans profit pour la morale.
«Je vous remercie, mademoiselle, de cette preuve d'estime, dit Albert un peu troublé.
—En effet, je suis triste, reprit Madeleine. Je viens d'assister à une scène si pénible et si émouvante, que vraiment j'ai besoin pour me remettre de grand air et de distraction.»
Elle conta avec un accent pénétré et plein de chaleur l'histoire de Christine Ferrandès et de la pauvre phtisique qu'on avait arrêtée parce qu'elle mendiait.
«Et vous les croyez en tous points dignes d'intérêt? demanda Albert.
—Je ne les connais pas; mais quelle que soit leur conduite, des femmes aussi malheureuses sont toujours dignes d'intérêt. L'inconduite en pareil cas est la conséquence de la misère.
—Vous avez raison, mademoiselle; et quoique je partage entièrement l'avis de Mlle Borel au sujet de l'aumône, cependant, en face de tels malheurs, comment rester impassible dans ce système et ne pas les secourir! Je ferai donc ce que vous voudrez bien me dicter.
—Merci pour elles, dit Madeleine.
—En ma qualité d'Allemand, je suis un vrai songe-creux. Je crois à la métempsycose. J'ai dû être femme dans une précédente existence, et j'ai dû souffrir beaucoup; car je ressens les souffrances des femmes comme si je les avais éprouvées.»
Madeleine sourit.
«Ces réminiscences ne seraient-elles pas plutôt l'effet de l'imagination que celui du souvenir?
—Peut-être avez-vous raison. Mais c'est là un sujet bien triste. Vous restez ici pour vous distraire et je vous entretiens de pensées douloureuses. La nature pourtant est si gaie! Comme ce jour est pur et ce coucher de soleil resplendissant! L'air est embaumé et il enveloppe comme une caresse. On voudrait, n'est-il pas vrai? s'enfuir au fond des bois, on se baigner dans la rosée des prés. On éprouve le besoin de chanter comme les oiseaux ou encore de faire des vers pour décrire toutes ces ivresses, toutes ces splendeurs.
—Vous faites des vers? interrogea Madeleine.
—Oui, répondit le jeune homme en rougissant. Mais c'est un secret; car je ne veux les montrer à personne. Je les trouve bien beaux mes vers, cependant; mais il me semble qu'aussitôt que je les aurai lus, ils me paraîtront affreux. Et puis maintenant, qui s'intéresse à la poésie?
—Moi, dit Madeleine.
—Vous? Ah! quel bonheur! s'écria Albert avec une naïveté toute germanique. Et vous aussi, vous écrivez en vers?
—Hélas! j'ai aussi ce défaut!» fit-elle en riant.
Et puis tout à coup elle devint grave; son œil inspiré s'arrêta fixe et profond sur le ciel bleu. Elle soupira; car la poésie était maintenant tout son espoir.
«Je vais peut-être vous faire une proposition indiscrète, reprit Albert; mais alors regardez-la comme non avenue. Si vous voulez me lire vos vers, je vous lirai les miens.
—J'y consens, répondit Madeleine en souriant. Puisque nous voilà confrères en littérature, nous nous critiquerons mutuellement. D'abord je serai franche, je vous en préviens. Tant pis si vos vers sont mauvais ou si vous avez de l'amour-propre. Toutefois il faudrait me promettre la même sincérité.
—Sans doute; mais vous, vous ne pouvez faire que de belles choses. Ce soir, ma belle-sœur doit aller au bal; elle m'a prié de l'accompagner. J'ai promis avec regret; car je hais ce qu'on appelle le monde; je n'aime que la lecture, l'étude, la poésie. Je tâcherai de décider Lionel à l'accompagner. Ce soir donc, si vous le voulez bien, nous nous réunirons au salon; je vous soumettrai quelques passages de ma traduction de Heine, et je vous raconterai mes projets pour l'avenir. J'ai de grands projets: je crois qu'il y a une réforme à opérer dans l'art comme dans les mœurs, et qu'il faut remplacer notre charlatanisme littéraire et notre hypocrisie morale par la vérité et la simplicité. La littérature est-elle le miroir des mœurs, ou les mœurs sont-elles le reflet de la littérature? L'une et l'autre proposition peuvent se soutenir. Mais il est certain que les artistes, ces êtres passionnés, à imagination vibrante, arrivent par le sentiment, plutôt que les philosophes par la raison pure, aux grandes intuitions de l'avenir; car leurs aspirations incessantes vers l'idéal leur font concevoir une beauté, une harmonie, une perfection qui doivent être la destinée nécessaire de l'homme dans la carrière immense du progrès.»
En parlant, Albert s'animait; Madeleine l'écoutait sérieuse, et Renardet, qui n'avait cessé de les observer, se disait avec un sourire sardonique:
«Évidemment ce sont deux amoureux. Voilà bien la vertu des femmes!»
Lionel les rencontra comme ils rentraient ensemble; il leur jeta un de ses regards froids et perspicaces. La joie naïve qui éclatait sur le visage d'Albert ne put lui échapper. Il ne s'arrêta pas toutefois à les observer, car il avait hâte de se rendre chez Geneviève, dont Robiquet venait de lui remettre le message.
Geneviève reposait encore sur le lit de Fossette. Elle éprouvait une si violente anxiété que cette douleur morale absorbait toutes ses forces physiques. Viendrait-il? Ne viendrait-il pas? Elle ne donnait point, mais elle paraissait assoupie. Le moindre bruit la faisait tressaillir et lui serrait le cœur.
Fossette et Claudine continuaient à travailler silencieusement.
Robiquet ne précéda M. de Lomas que de quelques minutes.
Quand Geneviève vit entrer Lionel, elle se souleva, poussa un cri de bonheur et lui tendit les bras.
«Que les femmes sont lâches!» dit Fossette à l'oreille de Claudine, comme les deux ouvrières se retiraient par discrétion dans la pièce voisine.
Geneviève était si reconnaissante de la visite de M. de Lomas, qu'elle ne lui adressa pas un reproche, pas un mot amer. C'était de joie qu'elle pleurait en serrant les mains de son ami.
Ces derniers bonheurs d'une union qui se brise sont souvent plus âpres, plus véhéments, que les félicités d'un amour à son début.
«Calmez-vous, mon amie, lui dit Lionel. Comme vous l'avez pensé, sans mon étourderie qui m'a fait oublier de vous demander votre adresse, je serais venu plus tôt; mais j'ai beaucoup, beaucoup pensé à vous. Je me suis même occupé, ne pouvant vous aider de ma bourse, à vous trouver une meilleure position.
—Oh! que vous êtes bon de songer à moi! Mais ce que je veux de vous surtout, c'est votre affection. Qu'ai-je besoin de luxe? Je gagne à peu près ma vie. Je ne souffre que de votre oubli, de votre froideur.»
Elle se remit à pleurer.
«Voyons! ma Ginevra, tu es une enfant; ne pleure pas. Je ne veux pas que ces beaux yeux soient rouges, entends-tu! Ne vois-tu pas que je t'aime?
—Je ne sais pourquoi, quand je pense à vous, j'ai le cœur serré; et puis, je sens, je devine.... j'ai peur.... Il me semble que le bonheur m'échappe et que.... je vais rester toute ma vie seule avec le remords, avec cette pensée horrible que j'ai torturé le cœur de mes pauvres parents qui m'aimaient tant. Ma mère encore me pardonnerait; mais mon père?...»
Elle se souleva sût son coude.
«Lionel, connaissez-vous Gendoux?
—Oui, j'en ai entendu parler, répondit M. de Lomas en baissant les yeux et la voix.
—Je crois qu'il me tuerait et vous aussi, s'il apprenait... s'il savait...
—Oh! ma chère enfant, on s'habitue à ces douleurs-là.
—Mon père s'habituer à la honte, jamais!
—Quand tu auras ici une position lucrative, tu lui écriras que tu as quitté Lille, parce que cette vie de travail et de pauvreté sans perspective d'amélioration possible t'a rebutée, et que tu es venue chercher à Paris une existence plus conforme à tes goûts. Enfin, dans quelques mois, tu seras majeure et libre par conséquent. Tes parents ne pourront pas s'opposer à tes volontés.
—Il faudra bien me résoudre à leur donner ce grand chagrin, dit Geneviève en soupirant; car je ne puis plus retourner auprès d'eux dans la position où je me trouve. Vous me comprenez, Lionel; il y a quelque temps j'espérais encore me tromper, mais maintenant je ne puis plus douter.»
Elle fondit en larmes.
M. de Lomas ne s'attendait pas à une semblable révélation. Et comme il n'aimait plus Geneviève, il ne chercha pas beaucoup à dissimuler la vive contrariété qu'il en éprouva. Il quitta soudain le ton presque tendre et le tutoiement qu'il venait d'employer, et lui adressa quelques froides consolations.
Il savait bien que Geneviève n'aimait que lui. Mais comme tous les hommes sans conscience, plus coupables cependant que la femme séduite, il voulait douter, afin de rejeter sur Geneviève seule la conséquence de leur faute commune. Il pouvait du moins feindre des soupçons qui donneraient un prétexte à son abandon.
«Quel est ce jeune ouvrier, demanda-t-il, qui vient de me remettre votre lettre?»
Geneviève était si candide dans son amour, que, ne pouvant deviner la pensée injurieuse qui traversait l'esprit de M. de Lomas, elle répondit naïvement à sa question. Elle attribua son refroidissement subit à toute autre cause et regretta presque de lui avoir fait cette révélation.
«Monsieur de Lomas, dit-elle avec dignité, mais avec une émotion concentrée, lorsque vous m'avez arrachée à ma famille, vous m'aviez laissé entrevoir la possibilité d'un mariage. Je ne vous rappellerai pas les subterfuges que vous avez employés pour me séduire. Je vous ai pardonné depuis longtemps, parce que je vous aime. Si j'ai pu croire un moment que vous m'épouseriez après la mort de votre mère, maintenant que j'ai un peu plus d'expérience, j'ai complètement perdu cet espoir. Je sais bien qu'un homme de votre classe, de votre éducation, ne consentira jamais à épouser une pauvre ouvrière, et à la présenter comme son égale dans le monde et dans une famille qui la repousserait. Non, tout ce que j'espère, c'est que ce lien vous attachera à moi, que vous continuerez à m'aimer, à penser quelquefois au milieu de vos plaisirs à la pauvre fille qui vous a donné toute sa vie. Oh! dites, promettez-le moi.»
Lionel prit dans sa main sèche et froide la main fiévreuse que lui tendait la jeune fille.
«Sans doute... sans doute... dit-il avec embarras. Je vous aime, et d'ailleurs je vous le prouverai.
—Oh! Lionel, reprit Geneviève un peu rassurée, quand je pense que je vais avoir un enfant qui sera le vôtre aussi, j'oublie tout mon malheur... j'oublie la honte, et je l'aime déjà, cet enfant qui vous ressemblera. Vraiment, je crois que je vous en aime aussi davantage.»
L'accent plaintif dont elle prononça ces tendres paroles, son regard ému, voilé par les larmes, la rendaient si touchante et si séduisante même que Lionel eût pu en être attendri; mais il était alors trop préoccupé de chercher une combinaison qui lui permît de se débarrasser de Geneviève avec honneur.
«Je suis bien sensible, mon enfant, dit-il, à votre affection. Il faut songer à vous créer une position; et c'est à quoi je vais mettre tous mes soins.»
Il était si éloigné de penser à un mariage qu'il ne s'excusa pas même auprès de Geneviève de manquer à ses promesses.
«Une dame, une amie de ma sœur, poursuivit-il, à qui j'ai parlé de votre position comme ouvrière, m'a promis de s'occuper de vous. En attendant, elle vous a recommandé à sa couturière, qui vous donnera du travail et qui vous procurera une chambre dans sa maison même. C'est un grand atelier et une couturière en vogue. Vous y apprendrez cet état qui, à Paris, avec des protections, peut devenir très-lucratif.
—Quitter mes amies, s'écria Geneviève, Fossette qui est si bonne pour moi?
—Il le faut, mon enfant; d'ailleurs Mme Thomassin demeure rue Neuve-Saint-Augustin, tout à côté de la rue Louis-le-Grand. Nous pourrons ainsi nous voir plus souvent.»
Ce dernier argument décida Geneviève.
«Je vais vous donner l'adresse en question, ajouta Lionel; vous pourrez vous y présenter de la part de Mme de Courcy.
Apercevant sur la table l'encrier et la plume dont Fossette s'était servie, il s'en approcha pour écrire cette adresse.
Il n'y avait qu'une feuille de papier, mais elle était écrite au verso.
Lionel y jeta les yeux et lut avec un vif étonnement.
C'était le contrat de Fossette et de M. de Barnolf.
Il posa le papier sans rien témoigner de sa surprise.
«Mlle Fossette a-t-elle aussi un amant? demanda Lionel.
—Oui, un monsieur fort riche qui l'adore. Mais c'est une singulière fille, cette Fossette, et très-honnête, quoiqu'elle soit très-pauvre.
—Ils se voient souvent?
—Tous les jeudis.
—Ah!
—Ces belles fleurs que vous voyez sont les seuls cadeaux qu'elle lui permette.
—Il ne vient jamais la voir?
—Jamais.»
Voilà donc ce secret qui intrigue si fort Lucrèce, pensa Lionel.
Il ajouta tout haut:
«Votre amie est vraiment une étrange créature. Depuis quand la connaissez-vous?
—Depuis que je suis ici, c'est-à-dire depuis un mois... mais je l'aime, comme si nous nous étions toujours connues. Oh! vraiment, Lionel, si vous pouviez aussi vous intéresser à elle et lui obtenir de l'ouvrage chez la couturière de Mme de Courcy...
—C'est possible, nous verrons cela.
—Elle est très-bonne ouvrière. Elle a quelque instruction et surtout beaucoup de goût. Elle sait s'habiller gentiment avec des loques. L'état de fleuriste lui plairait mieux que la couture et la passementerie; car elle est passementière; mais elle n'a pas d'avances pour faire un apprentissage. Enfin, Lionel, je vous en prie, pensez à elle aussi; car j'aurais un très-grand chagrin de m'en séparer.
—Je vous promets d'en parler, répondit Lionel. Vous irez donc demain sans faute chez Mme Thomassin.»
Geneviève promit.
«Lucrèce sera contente de moi, pensa Lionel en descendant l'humide et sombre escalier du n° 37. Dire que des êtres humains vivent là-dedans! Pouah!»
Et il s'éloigna en fredonnant un air d'opéra.
Lucrèce de Courcy, nous l'avons vu, était une courtisane de la haute école, la courtisane prévoyante de la seconde moitié du dix-neuvième siècle. Ce n'était pas seulement une femme, belle, spirituelle, entraînante; c'était surtout un homme d'affaires.
Elle voyait s'approcher le moment où elle devrait renoncer à la vie qu'elle s'était faite; et comme elle ne voulait se retirer du monde qu'avec une fortune considérable, elle jouait à la bourse et plaçait son argent à très-gros intérêts.
Renardet était son factotum; mais elle n'exerçait l'usure qu'avec une extrême circonspection.
Du reste, dans ce milieu de désordre et de luxueuse galanterie, il lui était facile d'épier le moment où un fils de famille commence à descendre la pente de la ruine et peut encore présenter des garanties. Elle lui offrait alors de le mettre en relations soit avec Renardet, soit avec Pinsard, dont elle se servait comme prête-nom, ce même Pinsard, dont la femme était, rue Saint-Roch, marchande à la toilette.
Il était onze heures du matin. La belle Lucrèce était encore au lit. Sa chambre à coucher, fraîche et coquette comme celle d'une jeune mariée, avait des tentures de soie rose recouvertes de guipure; mais peut-être ces draperies aux reflets suaves faisaient-elles un peu trop deviner la femme déjà mûre qui s'entoure de couleurs tendres pour se donner un air de jeunesse.
La beauté de Lucrèce avait encore assez d'éclat pour légitimer cette prétention. Grâce à un demi-jour habilement ménagé, elle pouvait assez bien faire illusion. Cette lumière rosée répandait des teintes exquises sur son visage d'une pâleur mate, et atténuait les lignes qui commençaient à s'accentuer avec trop de vigueur.
La fine dentelle qui encadrait, son ovale, dissimulait des tempes un peu évidées, et les contours déjà massifs du menton. Elle tenait hors du lit ses bras et ses épaules encore admirables comme lignes et comme modelés. Ses yeux à demi clos, exercés aux séductions, brillants d'un certain feu de jeunesse, exprimaient en même temps une voluptueuse langueur.
À voir cette pose, ces teintes, ces ombres et ces reflets artistement étudiés, on eût dit une femme entièrement occupée de plaire. Qui eût supposé que cette créature si féminine, si coquettement enveloppée de ces frais nuages de soie et de dentelles, cachait, sous des apparences aussi gracieuses, une ambition effrénée, une rapacité d'oiseau de proie, une corruption, une sécheresse de cœur enfin qu'on ne rencontre guère que chez ces femmes habituées à simuler tous les sentiments et à exploiter l'amour!
Un homme, aussi répulsif que Lucrèce était attrayante, se tenait assis devant elle. C'était Renardet qui faisait tache dans ce luxe avec son petit habit râpé à manches collantes et ses souliers à clous.
«Décidément, Renardet, disait Lucrèce, je vous proclame un homme de génie. Vous êtes certainement un des produits les plus remarquables de notre civilisation en décadence.»
Renardet, qui commençait à s'incliner, coupa à ce dernier mot son salut par le milieu.
Il se contenta de sourire aussi agréablement que le lui permettaient ses lèvres plates et ses dents pointues.
«Ne vous offensez pas, car, moi aussi, je m'intitule hautement la dernière Française de la décadence. Il n'y a plus de Françaises aujourd'hui, mon pauvre Renardet; on ne voit que de petites écervelées, sans esprit, sans grâce. Il n'y a plus que des jockeys mâles et femelles qui mènent l'amour à coups de cravache et ne comprennent rien à la galanterie. À l'heure qu'il est, je fais type. Et dire que cette Beausire.... Mais laissons cela et parlons d'affaires. Je disais donc que vous êtes un homme de génie. Oui, vous seul savez trouver de semblables combinaisons; vous feriez un héros de drame. Parole d'honneur! c'est du haut comique. Devenir l'homme d'affaires, l'homme de confiance de celui que vous avez pour mission délicate de conduire à la ruine, c'est très-fort. Je m'avoue vaincue: je n'aurais pas trouvé celle-là. Vous croyez donc qu'il n'aurait pas renouvelé les cent quatre-vingt mille francs pour deux cent cinquante mille, comme je l'espérais.
—Non, il aurait trouvé facilement à Lyon au 15 pour 100 les cent quatre-vingt mille francs qu'il vous doit; car il venait de dire à la petite femme qui l'accompagnait que son père avait plus de huit millions de fortune. Enfin, à mon arrivée à Lyon, j'ai pris des informations. Elles sont des plus rassurantes. La maison Borel est bâtie sur le roc; elle fait des affaires colossales avec tous les pays, et il faudrait des faillites dans tous les coins du monde pour ébranler son crédit. Le chiffre exact de sa fortune n'est pas connu; mais certainement il dépasse huit millions. En Amérique seulement, ils exportent pour plusieurs millions chaque année; ils occupent, tant à Lyon que dans la banlieue, près de trois mille métiers à velours et à soierie.
—Mais enfin, avez-vous vérifié par vous-même, visité leur fabrique?
—Oui, selon vos recommandations, j'ai voulu voir par mes yeux, et, sous un prétexte, j'ai pénétré dans les bureaux. Toutes les fabriques de soieries sont concentrées dans le quartier des Terreaux; et à voir ces rues si calmes, on ne pourrait soupçonner que là s'est réfugiée toute l'activité commerciale de Lyon. J'ai été stupéfait en entrant dans la fabrique des Borel. Je croyais trouver de vastes bureaux, un personnel considérable, tout cet appareil dispendieux que supposent d'aussi vastes affaires. Mais non; seulement quelques commis silencieux qui montrent des échantillons; quelques caissiers chargés de la correspondance, un atelier de dessin où travaillent en causant une dizaine de dessinateurs, voilà ce que présente aux regards la puissante maison Borel. J'ai visité d'autres grandes fabriques, et c'est partout de même.
—Mais alors vous êtes sûr?...
—La maison Borel est connue à Lyon comme l'est ici la maison Rothschild. Si vous avez un million, vous pouvez le placer en toute sécurité entre les mains de M. Maxime Borel. Au vingt, c'est déjà assez gentil.
—Je n'ai pas tout de suite deux cent soixante-dix mille francs qu'il doit à ses autres créanciers; mais j'ai donné ordre à mon agent de change de vendre mes Saragosse dès que la plus petite hausse se produira. D'ailleurs, puisque c'est moi qui, sous un nom supposé, le poursuis, je saurai me faire attendre. Assurez-le que dans quelques jours vous lui présenterez les quittances de tous ses créanciers. N'a-t-il pas besoin aussi de quelque argent de poche?
—Oui, il m'a demandé de lui trouver en outre soixante mille francs aux mêmes conditions.
—Une idée! s'écria Mme de Courcy, si je lui vendais pour trois cent mille francs mon petit hôtel de la rue Blanche? Il m'en a coûté cent cinquante mille; ce serait une bonne affaire, car il n'est loué que dix mille francs. Il faut que nous lui trouvions une femme qui ait envie de cet hôtel. Décidément ce jeune homme m'intéresse. Pour le fils d'un fabricant de province, il n'a rien de bourgeois. Il a de l'esprit, il est artiste, il m'amuse. Je veux contribuer à son bonheur.
—En le ruinant, fit Renardet avec son rire satanique.
—Bah! quand je le pousserais à dépenser un ou deux millions pour jouir dans le bel âge, ne lui en restera-t-il pas toujours assez pour grignoter le plaisir quand il n'aura plus de dents? Je veux l'aider à se poser sur un grand pied. Je veux en faire un héros de la haute fashion. Vous savez que je suis un peu artiste en ce genre.
—Je l'ai toujours dit, fit Renardet avec componction, malgré votre réputation de femme d'esprit, vous êtes encore méconnue.
—Voyons, Renardet, il faut découvrir à ce jeune homme quelque beauté capable de produire une vive sensation dans notre monde, ne serait-ce que pour faire sécher un peu la Beausire. Non pas seulement de la beauté, mais de l'esprit, mais du neuf qui étonne; une production de votre invention, quelque chose d'un haut ragoût. Maxime ne peut se contenter d'une femme vulgaire. Il a d'ailleurs sa réputation à soutenir; il a lancé successivement trois femmes qui ont eu quelque célébrité: Colombine, Manon et Pouliche. Lionel m'a dit que Maxime était sur le point d'entamer une intrigue avec Mme Daubré. Voilà ce qu'il faut empêcher; car Maxime aimant sérieusement une femme honnête n'aurait plus besoin d'argent. Eh bien! apercevez-vous une merveille qui pourrait le détourner de cet attachement? Cette jeune fille dont vous me parliez tout à l'heure et qu'il a rencontrée en wagon...
—Oh! affaire de passer le temps en voyage, caprice d'un moment. D'ailleurs elle est pourvue, je l'ai rencontrée hier aux Tuileries en rendez-vous avec un tout jeune homme qui paraissait fort épris.
—Bon! comme je vais intriguer Maxime; sachez-moi le nom du jeune homme!
—Nous le saurons.
—Et la position sociale de la jeune fille?
—Elle a été élevée dans la famille Borel qui l'avait recueillie par charité. Elle est maintenant institutrice chez Mme Daubré.
—Ah! chez Mme Daubré, institutrice? fît Lucrèce, qui resta un moment songeuse.
—Mais cette jolie personne, reprit Renardet, a une sœur qui est une bien belle créature. C'est une simple ouvrière; c'est un peu massif; ce serait à dégrossir.
—Elle est à Paris?
—Oui, rue de Venise. À propos, j'ai vu hier mon ami Gorju. Il y aurait aussi, dans un garni de la même rue, une petite danseuse de quinze ans qui a un cachet extraordinaire, paraît-il. Vous savez que ce pleutre de Gorju s'y connaît.
—Quinze ans, dit Lucrèce, c'est trop jeune pour Maxime, qui n'a pas le temps de s'amuser à faire l'éducation d'une femme.
—Il m'a parlé encore d'une petite grisette très-piquante, et d'une blonde, une Flamande très-jolie.
—La grisette nous irait peut-être. Il faudrait voir cela. Cependant cherchez encore. Vous n'avez pas oublié non plus M. de Barnolf. Avez-vous pu arriver jusqu'à lui? On le dit dans la gêne. En voilà un que j'aurais du plaisir à mettre sur la paille.
—Je me suis informé. Il reçoit très-exactement sa pension et dépense peu. Il a une maîtresse qui ne lui coûte rien.
—Je sais cela. Il me faut à tout prix le nom de cette femme mystérieuse. Voyons, dépistez-moi cela en vrai renard que vous êtes.
—Si c'est possible, c'est fait; si c'est impossible, cela se fera, répondit Renardet en répétant un mot célèbre. Jamais ministre fut-il plus désireux que moi de plaire à sa souveraine?
—Il me semble que vous devenez galant: cela m'inquiète, monsieur Renardet. L'amour nuit aux affaires. J'ai idée qu'en secret vous sacrifiez aux Grâces.
—Euh; euh! on n'est pas tout à fait de bronze. Mais soyez tranquille, l'amour ne me fera jamais commettre de sottise.
—Vous m'assurez que M. de Lomas songe à se marier?
—Avec l'aînée des demoiselles Borel. Je le tiens de M. Maxime lui-même.»
Lucrèce, loin d'en paraître offensée, eut sur les lèvres un sourire de satisfaction.
Au même instant une femme de chambre annonça M. de Lomas.
«Vite, Renardet, passez par ici, dit-elle d'une voix basse et rapide, en lui désignant une autre issue. Descendez par l'escalier de service et sortez par la rue d'Anjou.»
Pendant son entretien avec Renardet, Lucrèce avait quitté son attitude languissante, mais, lorsque M. de Lomas entra, elle se hâta de reprendre une pose de petite maîtresse.
«Bonjour, cher, dit elle, en laissant tomber nonchalamment sa main mignonne et parfumée dans celle de Lionel. Quel heureux événement vous amène si matin?
—L'impatience de vous voir ne suffit-elle pas?
—Toujours charmant, toujours semblable à vous-même! Ce qui vous manque, Lionel, c'est un peu d'imprévu. La passion vraie ne se sert pas d'expressions aussi polies, aussi gracieuses. Me trompé-je? Hélas! je ne demande qu'à me tromper.
—Enfant! vous savez bien ce qu'est pour vous, au fond du cœur, votre Lionel. Vous savez bien que vous occupez sans cesse ma pensée; que toujours je maudis l'instant qui nous sépare, et que, loin de vous, je n'aspire qu'à celui qui doit nous réunir.
—Tiens! s'écria Lucrèce avec un éclat de rire mutin aussi frais que celui d'une jeune fille, voilà une musique qui aujourd'hui se trouve dans mes cordes. J'ai mal dormi. Je suis éveillée depuis plus d'une heure. Devineriez-vous à quoi je rêvais quand vous êtes entré?
—Ce n'était pas à moi, je le crains.
—Non, je le confesse. Je composais une idylle, une églogue, tout ce qu'on peut imaginer de plus sentimental, de plus champêtre. Mais je m'aperçois que je me meurs de faim. Permettez-moi de manger d'abord, car voilà mon chocolat qui attend. Ah! mon ami, que cette vie me fatigue! Je rêvais.... comme vous allez rire!... je rêvais de me marier vertueusement et de me retirer à la campagne, dans quelque coin ignoré de la France. J'achèterais une grande propriété et je ferais de l'agriculture. Je me livrerais à l'élevage des races ovine, porcine et bovine, à l'engraissage des gallinacés. Car j'ai appris par une dure expérience que les bêtes valent mieux que les hommes. J'exposerais aux concours régionaux, et je ferais dans ma localité la pluie et le beau temps. J'ai toujours eu, vous le savez, des goûts de domination, et je pense, comme César, qu'il vaut mieux être le premier dans son village que le second à Rome. Enfin je veux quitter le monde avant que le monde me quitte. Comme je ne puis plus espérer de régner à Paris, je n'aspire maintenant qu'à gouverner une basse-cour et qu'à goûter les plaisirs innocents de la campagne.
—En effet, ma chère Lucrèce, un changement aussi imprévu dans vos goûts et vos idées m'amuserait, s'il ne m'inquiétait plus encore. Auriez-vous eu la fièvre cette nuit? Quelque cauchemar aurait-il jeté du noir dans votre esprit? J'aime mieux croire cependant que c'est le printemps qui infuse dans votre cœur cet amour des champs et de la vertu.
—Vous l'avez dit, de la vertu. J'éprouve le besoin de me rendre utile à la société. Je fonderai peut-être un hospice, ou bien je deviendrai dame patronnesse d'un bureau de bienfaisance.
—N'avez-vous pas rêvé aussi de couronner des rosières?
—Il se peut.
—Et de doter les jeunes filles de bonne conduite, afin qu'elles trouvent des maris?
—Pas encore; mais cela viendra.
—Enfin, dit Lionel en riant, il faut expliquer toutes les bizarreries des femmes par cet impérieux besoin de changement que je regarde moins comme un défaut que comme une richesse de leur nature, et qui les jette en un moment d'un extrême à l'autre. Et vous épouseriez?
—J'avais d'abord pensé à vous, Lionel; mais je crois que nous nous connaissons trop. Il faut un peu d'inconnu dans l'amour: car je rêve un mariage d'inclination. Je rêve.... vous allez rire encore!... je rêve l'amour dans le mariage; je rêve une lune de miel.
—Mais il me semble que ce ne serait pas la première, et que vous en pourriez compter un certain nombre.
—Toutes manquées, mon cher. J'ai été adorée, je n'ai jamais été aimée. Ah! c'est bien rare, l'amour! Ne sait pas aimer qui veut. L'amour tel que je le conçois est aussi rare que le génie. Il me semble que le bonheur suprême se trouve dans cette union complète, exclusive, indissoluble, que consacre le mariage. Vrai, je ne voudrais pas mourir avant d'avoir été aimée ainsi.
—Tout ce que vous me dites là est peu flatteur pour moi.
—Allons donc! Convenez-en, Lionel, vous êtes trop sceptique pour être jamais sérieusement amoureux. L'amour vrai comporte une jeunesse de cœur, une sincérité, une naïveté d'impressions et en même temps une élévation d'âme, une générosité, qu'on ne peut rencontrer chez des gens comme nous, plus ou moins blasés, qui connaissons à fond le cœur humain et toutes ses petitesses.
—Croyez-vous donc pouvoir trouver le bonheur dans un amour que vous vous reconnaissez incapable de partager?
—Ah! mon cher, j'étais née tendre, avec des sentiments élevés. Mais quel caractère, si fortement trempé qu'il soit, peut résister à ce dissolvant, la misère! Maintenant que je suis riche, je me sens encore le cœur assez jeune pour lui refaire, par l'amour vrai et désintéressé, une virginité.
—Eh bien! ce phénix l'avez-vous déjà rencontré?
—Je le cherche. Savez-vous que ce jeune Daubré est fort bien?
—Ah! ah! fit Lionel avec un sourire contraint. Réaliserait-il votre idéal? Pour de la candeur, il en a, je vous en réponds.
—Quand j'aimerai, je vous le dirai, mon ami. Nous ne devons pas gêner nos inclinations. D'ailleurs, pendant trois ans, nous nous sommes suffisamment prouvé l'estime que nous avions l'un pour l'autre.
—Est-ce mon congé que vous me signifiez?
—Non, ne voyez exactement dans mes paroles que ce qu'elles disent; n'y cherchez aucune arrière-pensée. Avec vous, je suis d'une simplicité antique. Je joue toujours cartes sur table. Je n'ai, certes, aucune raison pour vous ménager, puisque je viens d'apprendre que vous m'avez trompée pour une ouvrière. Vous voyez que je suis bien informée, et que j'y mets de la mansuétude. Je vous pardonne, car on la dit très-jolie. Ah! si vous m'aviez fait une infidélité pour une beauté médiocre, je me montrerais plus sévère!
—Vous me voyez stupéfait de cette accusation! exclama Lionel qui simula fort bien la surprise. Mais je m'explique l'erreur où votre espion sera tombé. Ne m'avez-vous pas ordonné d'envoyer chez votre couturière la petite blonde que vous avez rencontrée, il y a quinze jours, sortant de chez Mme Daubré? Eh bien! j'ai à peu près réussi dans ma négociation. Elle se présentera demain chez Mme Thomassin. Je vous apporte une autre nouvelle qui vous fera également plaisir: j'ai découvert la maîtresse de Barnolf. Me reprocherez-vous encore de manquer de zèle?
—La maîtresse de Barnolf! s'écria Lucrèce qui s'était soulevée sur son coude pour écouter plus attentivement Lionel. Son nom? où demeure-t-elle?»
M. de Lomas lui raconta tout ce qu'il savait de Fossette.
«Et vous dites, demanda Mme de Courcy, qu'elle désire entrer aussi chez Mme Thomassin?
—Non, pas elle; je ne lui ai pas parlé; mais Geneviève, très-probablement, la déciderait. Seulement, avec son amour et ce caractère original, peut-être refuserait-elle toute dépendance.
—Elle gagne, dites-vous?...
—Vingt-cinq sous par jour.
—Oh! alors elle ne refusera pas. Mme Thomassin lui donnera deux francs, quand je devrais même payer de ma bourse. Je veux la voir, lui parler, je jugerai alors de quelle manière me venger de ce Barnolf, qui, avant-hier encore, appelait mon salon un «infâme tripot.»
Lucrèce ajouta, comme se parlant à elle-même:
«Quelque instruction, du goût, de l'esprit, piquante et fantaisiste? Cette Fossette plairait peut-être à Maxime. J'y songerai.
—Maxime! Et Pouliche?
—Il a de cette péronnelle par-dessus les yeux. J'ai mes projets sur Maxime. Veillez à ce que votre sœur ne les entrave pas. À propos, vous venez ce soir. Renardet m'a parlé de votre affaire; elle s'arrangera. Ne manquez pas d'amener M. Daubré.
—Un rival! repartit Lionel avec un accent jaloux. C'est de l'héroïsme que vous me demandez là.
—Lionel, dit Mme de Courcy en souriant finement, je connais votre projet de mariage avec l'aînée des demoiselles Borel. Je vous promets de ne rien faire pour l'entraver.»
M. de Lomas voulut protester.
«Oh! mon cher ami, un homme comme vous, exempt de tout préjugé, c'est si rare! Et puis réfléchissez-y: nous nous tenons réciproquement par la crainte de l'indiscrétion. Nous ne pouvons donc pas nous brouiller. Ce que nous avons de mieux à faire, l'amour s'éteignant, c'est de rester amis. Servez-moi comme je vous servirai à l'occasion.
—Moi, Lucrèce, je vous aimerai toujours; mais je vous montrerai que je sais pratiquer la générosité.
—À propos,... cet Albert Daubré?...
—Votre futur mari?... fit Lionel en souriant.
—On ne peut pas savoir, répondit Lucrèce... Quel homme est-ce?
—C'est une nature tendre, un peu féminine...
—Tant mieux! Seuls ces êtres-là savent aimer d'un amour frais, pur, exclusif. Mon cher ami, je suis dans mes jours d'expansion, je vous ferai toutes mes confidences; je suis altérée de platonisme. Riez maintenant à belles dents, si vous voulez!
—Décidément vous êtes amoureuse d'Albert, car l'amour seul a pouvoir de nous transformer ainsi.
—Je n'en sais rien, c'est possible.
—Mais alors je vais vous percer le cœur.... Oui, vraiment, j'hésite à vous faire cette révélation.
—Quoi! il aimerait?
—Je le crois.
—Qui?
—C'est une supposition: l'institutrice de ma nièce, Madeleine Bordier. Or, l'institutrice de ma nièce, ce sont précisément ces beaux yeux noirs que vous avez un jour rencontrés sous ma porte cochère.»
Lucrèce ferma à demi les paupières; ses lèvres se contractèrent avec dépit; elle pâlit légèrement. Se rappelant soudain les révélations de Renardet, elle venait de faire ce rapprochement: c'est Albert Daubré que Renardet a surpris aux Tuileries avec l'institutrice.
«Ah!... cette Madeleine est très-jeune? demanda-t-elle?
—Vingt ans.
—Vous la trouvez belle?
—Fort belle.
—Spirituelle?
—Plus que cela: c'est une intelligence remarquable.
—Je vous permets de lui faire la cour.
—Je proteste.
—Je l'exige.»
Lionel eut un demi-sourire que ne remarqua point Mme de Courcy, et qui sans doute signifiait: Je n'ai pas attendu votre permission pour dresser mon plan d'attaque.
«Vous êtes séduisant, Lionel.
—Vous êtes bien bonne, fit-il en s'inclinant
—Et puis vous avez peu de scrupules. Lorsque vous voulez plaire, vous avez du feu, sans vous départir de votre diplomatie, vous avez à la fois de la passion et du calcul. Elle vous aimera, je vous le prédis.
—Euh! euh! ces femmes philosophes chez qui la tête domine, c'est de la glace.
—De la glace qui fondra sous l'influence de votre magnétisme. Elle est artiste aussi; et d'ailleurs, avec ces yeux-là...
—C'est très-pur.
—Mais vous l'êtes si peu!
—Très-désintéressé.
—Parce qu'elle n'a jamais souffert.
—Non, vrai, je la crois incorruptible. Vous, savez pourtant que je n'ai pas trop bonne opinion des femmes. Mlle Borel, qui l'a élevée, est un roc de vertu.
—Oui; mais à l'école de votre sœur, qui est coquette....
—Je crois deviner qu'elle n'a pour ma sœur ni admiration, ni sympathie.
—Elle a donc beaucoup de préjugés?
—Elle a plutôt de la fierté.
—Peuh! laissez donc! elle est fière, donc elle a conscience de sa valeur. Elle aura peine à supporter cette demi-servitude. Comme artiste, elle doit aimer le luxe. Elle se fatiguera de sa pauvreté. Libre et entourée de séductions de toutes sortes, comment voulez-vous qu'elle résiste? Elle tombera, c'est dans la force des choses.
—Elle a reçu une éducation à l'américaine.
—Raison de plus.
—Non, car elle pense que les femmes doivent se créer une position indépendante par le travail.
—C'est bon en théorie; mais, dans la pratique, c'est impossible.
—Enfin elle base sa morale, non pas sur des dogmes ou des principes sujets à controverse, mais sur la dignité pure.
—Oh! oh! il est des accommodements avec toutes les morales comme avec le ciel. Et puis, quand le cœur parle, la raison se tait. Dites-moi donc, Lionel, ajouta Lucrèce en attachant sur lui un regard scrutateur, il me semble que vous connaissez déjà beaucoup Mlle Madeleine, et qu'elle vous rend bien pusillanime, tout Don Juan que vous êtes. En seriez-vous amoureux?
—Ah çà! vous me croyez donc amoureux des onze mille vierges? répliqua-t-il avec un rire forcé.
—Au surplus, ce que je veux, reprit coquettement la courtisane, ce n'est point que vous me fassiez une infidélité sérieuse.
—Alors j'essayerai pour vous obéir.
—Il faut d'abord réussir à la compromettre gravement aux yeux de votre sœur et d'Albert; ensuite nous verrons,» ajouta-t-elle en mettant un doigt sur ses lèvres, comme pour souligner ses paroles.
Mlle Borel, depuis que Madeleine l'avait quittée, s'occupait de ses préparatifs de départ. Son frère avait essayé vainement de la retenir. Croyant à la fusion inévitable des peuples, et plaçant l'amour universel au-dessus du nationalisme, elle pensait qu'une œuvre sociale ne peut être vraiment grande et généreuse que si elle embrasse tous les pays du globe. Elle avait toujours critiqué ce travers qu'ont les Français de se renfermer dans la contemplation d'eux-mêmes, sans tenir compte de l'expérience des autres peuples. Afin de ne pas tomber dans ce ridicule qu'elle déplorait, elle voulut voir par elle-même, profiter des progrès accomplis, et juger ceux qu'il serait possible d'accomplir encore.
Sans doute le sort de la Française l'intéressait plus vivement que celui de l'Indienne; car la vivacité des sensations, l'intensité de la souffrance sont en raison directe du développement de l'être, de son raffinement moral et nerveux. Certes, une femme primitive, fortement musclée, ne souffre pas comme une petite maîtresse étiolée au physique, à l'imagination impressionnable; et, parmi les ouvrières la robuste campagnarde est moins à plaindre que la citadine, toujours un peu maladive.
Enfin, si Mlle Borel avait quelques prédilections pour la Française, c'était que le peuple français, nonobstant sa réputation de galanterie, est, en réalité, un des moins libéraux envers la femme. Après la société musulmane, la société française est peut-être celle qui lui accorde le moins de garanties, la traitant, comme on l'a dit, «en mineure pour ses biens, et en majeure pour ses fautes.» N'est-ce pas aussi en France, dans un synode catholique siégeant à Mâcon, que s'agita cette incroyable question: «La femme a-t-elle une âme?» Tel était alors le libéralisme français et chrétien envers les femmes. Depuis lors a-t-il fait beaucoup de progrès? Le moyen âge du moins entourait la femme de vénération et lui adressait un culte. Aujourd'hui les restrictions à sa liberté sont les mêmes, et le respect n'existe plus.
Mlle Borel rêvait l'anéantissement des préjugés locaux, des morales contradictoires, des croyances ennemies, par la science et par un sentiment élevé de la dignité humaine et de la justice. Elle voulait apporter sa pierre à ce vaste édifice qui sera l'œuvre des siècles; elle voulait mettre en présence, à propos de la femme, cette dernière esclave de nos sociétés modernes, les coutumes despotiques, les opinions empreintes encore de barbarie que l'habitude nous empêche d'apercevoir chez nous, mais qui nous révoltent chez notre voisin.
Son livre était surtout adressé aux femmes. Son but était de les instruire de leurs droits, de les relier entre elles, ces martyres de toutes les nations. Ce qu'elle entreprendrait surtout, ce serait l'histoire de la prolétaire dans tous les pays, l'histoire de la majorité enfin. Tel était l'objet de ses études et le motif de ce grand voyage auquel elle comptait consacrer plusieurs années.
Aucune affection personnelle, pas plus son frère que Madeleine, ne pouvait la retenir; et d'ailleurs Madeleine paraissait satisfaite de sa position chez Mme Daubré. Mlle Borel était donc sans inquiétude de ce côté.
Madeleine en effet, par délicatesse, lui avait dissimulé les dégoûts de sa nouvelle position. Certes Mme Daubré était pour elle remplie d'égards, elle lui parlait en amie plutôt qu'en supérieure.
Ainsi elle lui disait avec sa voix la plus mielleuse:
«Ma chère Madeleine, n'êtes-vous pas fatiguée? serait-ce abuser de votre obligeance que de vous prier de me lire quelques chapitres de ce roman que j'ai commencé hier?»
Madeleine ne pouvait refuser; et pendant plusieurs heures qu'elle eût pu consacrer à son travail, elle s'appliquait à lire un mauvais livre, dépourvu pour elle de tout intérêt.
Ou bien encore:
«Madeleine, un peu de musique, s'il vous plaît. Cela me calmerait les nerfs que j'ai très-malades.»
Et Madeleine obéissait.
Ou:
«Si je ne craignais vraiment de vous ennuyer beaucoup, je vous prierais en grâce d'emmener les babies aux Tuileries avec Jeanne; car leur bonne est en course: il serait vraiment cruel de les priver de ce beau soleil.»
Et Madeleine, convertie en bonne d'enfants, emmenait les babies.
Une autre fois, il lui fallait habiller Jeanne. Et puis que de caprices à satisfaire! Jeanne était une enfant gâtée. Si l'institutrice se refusât à tourner la corde, à lui montrer les gravures, à jouer à cache-cache, c'étaient des cris, des trépignements qui donnaient la migraine à Mme Daubré.
Toutefois les exigences de Jeanne étaient loin d'égaler les volontés fantasques qui passaient parfois dans l'esprit de cette coquette désoeuvrée.
Si Maxime n'arrivait pas à l'heure, que d'impatiences comprimées à demi, que de brusques réprimandes faites à l'écolière, mais qui s'adressaient en réalité à l'institutrice! Madeleine souffrait dans son amour-propre et dans sa dignité.
Cependant sa situation chez Mme Daubré offrait d'autres inconvénients plus graves. Albert avait pour elle des attentions, des prévenances exquises; mais ces témoignages naïfs d'un amour naissant embarrassaient Madeleine.
Quant à M. de Lomas, sa conduite envers elle l'inquiétait plus encore: si, devant le monde, il lui montrait une froideur affectée; lorsqu'ils se rencontraient seuls, il attachait sur elle des regards passionnés qui la faisaient rougir. Il lui inspirait plus que de l'antipathie, plus que du mépris, une sorte d'effroi. Elle pressentait que c'était un homme dangereux.
Toutefois, lorsque les regards de M. de Lomas devenaient trop expressifs et trop persistants, elle faisait un effort et levait sur lui ses yeux candides, fermes, imposants. Alors c'était au tour de M. de Lomas de baisser les siens.
Le lendemain de son entretien avec Lucrèce, Lionel entra au salon comme Madeleine s'y trouvait occupée à remplir de fleurs les vases et les jardinières.
Elle s'acquittait de ce soin avec tant de goût! disait Mme Daubré.
Ce jour-là, Madeleine était heureuse. La veille, Albert avait réussi à se débarrasser des instances de Lionel qui voulait le conduire chez Lucrèce, et Mme Daubré avait trouvé un autre patito pour l'accompagner au bal. Il avait passé avec Madeleine une soirée charmante. Il lui avait lu quelques passages de sa traduction de Heine. Ces fragments reproduisaient si heureusement l'esprit tout français et la sentimentalité germanique du poëte allemand, que Madeleine lui avait chaudement exprimé le plaisir très-réel qu'ils lui causaient. À son tour elle avait lu à Albert les passages les plus saillants de son œuvre, et obtenu un succès de larmes et d'enthousiasme. Cette sympathie artistique lui aiderait à supporter les dégoûts de sa situation actuelle et lui donnerait en son talent cette confiance qui parfois l'abandonnait.
Lionel savait par la femme de chambre que Madeleine avait passé toute la soirée en tête-à-tête avec Albert. Sa jalousie, ou plutôt son émulation,—car il n'était pas encore assez épris pour être jaloux,—se trouvait, ainsi que sa curiosité, vivement excitée.
Quand il entra, comme Madeleine répondit froidement à son salut, il s'assit près de la table et prit un journal.
«Il y a courses aujourd'hui, fit-il après un moment de silence. Y viendrez-vous, mademoiselle? Maxime fera courir.
—J'irai si Mme Daubré désire que je l'accompagne.
—Nous allons ce soir aux Italiens. J'espère que vous serez des nôtres.
—Si Mme Daubré le permet, je préférerais rester; car j'ai beaucoup à travailler ce soir.
—Ah! je gage qu'hier Albert vous aura lu ses élucubrations poético-allemandes. Je crains, si vous daignez l'écouter, qu'il n'abuse de votre obligeance et ne vous fasse prendre cette maison en grippe. Les auteurs manquent de discrétion. Il a la manie écrivassière, ce pauvre garçon. Il a toujours Henri Heine à la main, et un manuscrit dans sa poche. Est-ce que vous trouvez cela amusant?
—M. Albert m'a lu en effet, hier au soir, quelques-unes de ses poésies, répondit gravement Madeleine. Je vous assure qu'elles m'ont vivement intéressée.
—Vous vous repentirez de votre indulgence, je vous le prédis.
—Mais alors il pourrait bien également se repentir de la sienne; car je lui ai fait subir aussi la lecture de mes propres poésies.
—Pardonnez-moi, mademoiselle, dit Lionel en riant. Je ne savais pas que, vous aussi, vous sacrifiiez aux Muses. Jusqu'alors je n'avais rien imaginé de plus comique que deux auteurs se lisant mutuellement leurs œuvres, ne s'écoutant ni l'un ni l'autre, où se trouvant réciproquement détestables, et ne se cassant pas moins l'encensoir sur le nez. «Passe-moi les dragées à la rose, je te passerai les pralines à la violette.» Mais lorsque l'un d'eux est une jolie femme, j'avoue que je trouve la situation fort attrayante et point du tout grotesque. Mademoiselle, si vous voulez m'aider de vos conseils, je renonce au monde, je me fais poëte et en outre votre admirateur à la vie, à la mort.»
Ce compliment, fait d'un ton plaisant et gracieux, n'avait rien qui pût déplaire à Madeleine. Elle sentait pourtant que, sous cette légèreté, M. de Lomas cachait une intention plus sérieuse. Toutefois, elle pensa qu'elle aurait mauvaise grâce de paraître offensée.
«Mais, monsieur, répliqua-t-elle gaiement, n'est pas poëte qui veut. C'est comme si ce camélia, enviant le parfum de la rose, disait: «Il est fort agréable d'être rose; je veux être rose.» J'aurais beau vous conseiller; si vous n'êtes pas né poëte, vous ne ferez jamais autre chose que de la prose en vers.
—C'est bien décourageant, ce que vous dites là. Moi, je ne partage pas votre avis. Je crois que l'être le plus prosaïque devient poëte dans certaines situations, et lorsque s'épanouissent certains sentiments, certaines passions qui développent en lui l'enthousiasme et les aspirations vers l'idéal.»
Et prenant un ton sérieux, il ajouta:
«Hier, j'ai passé la journée au bois de Boulogne, non pas dans cette partie correctement dessinée qui est le rendez-vous du monde élégant, mais dans les endroits les plus sauvages, les moins fréquentés, et j'avais un âpre plaisir à aspirer le parfum de la sève, à contempler ces frêles bourgeons que baignait amoureusement la lumière du soleil. Les gaies chansons des oiseaux, qui autrefois m'étaient insupportables, me semblaient maintenant une délicieuse harmonie. Je me sentais ému de toutes ces splendeurs, que j'admirais pour la première fois. Et cependant mon cœur souffrait.... Ah mais! s'écria-t-il tout à coup en changeant de ton, il est temps que je m'arrête, car je m'aperçois que je divague. Et moi qui me moquais d'Albert! Non, vous avez raison, je ne suis pas né poëte. Mais le camélia ne peut-il du moins, en restant dans le voisinage de la rose, s'imprégner de son parfum?
—Je dirai à M. Albert, reprit Madeleine avec une gravité qui voulait être comprise, que vous le comparez à une rose; il en sera flatté.»
Lionel laissa tomber le journal qu'il tenait à la main, et se renversa sur son fauteuil, comme s'il venait de recevoir un coup en pleine poitrine. Il resta un instant dans cette attitude de découragement. Ses yeux fermés le faisaient paraître plus pâle; ses cils dessinaient au-dessous des paupières une ombre maladive. Ce visage était empreint de fatigue et de chagrin, et la pose semblait si naturelle! Puis Madeleine ne soupçonnait pas l'existence de ces comédiens qui se font un jeu du sentiment et s'appliquent à le feindre. Et d'ailleurs, pour quel motif chercherait-il à la tromper? Dans son inexpérience, elle crut que M. de Lomas souffrait réellement. Mais aussitôt elle se souvint de Geneviève. Comment osait-il lui laisser entendre qu'il désirait lui plaire, puisqu'il aimait cette ouvrière! Cependant, pour rompre un silence embarrassant, elle dit fort naturellement:
«Est-ce Mademoiselle Lucie que fait courir aujourd'hui M. Maxime?»
Lionel se releva en sursaut.
«Pardon, mademoiselle, plus rien au monde ne m'intéresse. Je traverse une de ces crises qui décident de l'existence. D'un côté, tout est clarté, bonheur; de l'autre, c'est la nuit, c'est le désespoir. Que m'importe que Maxime fasse courir Mademoiselle Lucie, Trente-un ou Majesty!»
Il débita cette phrase avec une telle correction de jeu, d'attitude, de regards, qu'une femme plus expérimentée eût deviné là un rôle appris et souvent répété.
Elle ne savait que répondre à cette étrange confidence, lorsqu'on annonça Mlles Borel, Laure et Béatrix.
Mme Daubré les avait invitées à déjeuner; car elles devaient assister ensemble aux courses.
Laure, avec sa pétulance habituelle, courut se jeter au cou de Madeleine et l'embrassa cordialement. Mais Béatrix, la trouvant seule avec M. de Lomas, se montra envers elle plus que froide, presque dédaigneuse.
À la vue de Béatrix, Lionel changea soudain d'attitude. Il fut galant, empressé, et déploya dans la conversation beaucoup de gaieté et de présence d'esprit. Il n'eut plus un seul regard pour Madeleine; mais il prodiguait à Béatrix toutes ces délicates prévenances dont les femmes et les jeunes filles surtout sont si flattées. Laissait-elle tomber un gant, il se précipitait pour le ramasser; il avança un coussin pour ses pieds, un guéridon pour feuilleter un livre de gravures. Et comme elle admirait les fleurs de la jardinière, il dérangea l'harmonie de la corbeille si artistement composée par Madeleine, pour lui former un bouquet des plus jolies fleurs et des plus parfumées.
«Évidemment je me suis trompée. Ce n'est pas moi qu'il aime, pensa Madeleine, c'est Béatrix. Peut-être voulait-il seulement me gagner à sa cause et me disposer à la plaider. Mais Geneviève?»
Elle demeurait très-perplexe, très-embarrassée de se former une opinion sur le compte de M. de Lomas.
Lorsque Maxime arriva, Mme Daubré n'était pas encore prête.
Madeleine ne l'avait pas revu depuis leur rencontre en chemin de fer. Pourtant Mme Daubré recevait souvent Maxime; mais, ces jours-là, elle envoyait l'institutrice conduire les enfants aux Tuileries.
Maxime avait réellement dans le caractère un côté chevaleresque. Il pardonnait aisément à une femme de repousser son amour. D'ailleurs il comptait tant d'autres succès qui rassuraient son amour-propre! Il ne comprenait pas qu'un homme eût la prétention de plaire à toutes les femmes et s'irritât d'un échec comme d'une injure. Il se reconnaissait au contraire des torts vis-à-vis de Madeleine, et il avait à cœur de les réparer. Il la salua avec déférence, en implorant du regard son pardon.
Elle lui tendît la main; mais ses yeux troublés n'osèrent se lever sur lui.
Ce jeu muet, quoique très-rapide, ne put échapper aux regards intéressés et observateurs de M. de Lomas.
«Allons! pensa-t-il, ce n'est pas Albert qui est mon rival le plus redoutable. Si j'échoue, voilà un nœud tout trouvé pour la petite intrigue que Lucrèce m'a si instamment recommandé de mener à bien. Le jour où je le désirerai, Madeleine sera congédiée.»
M. de Lomas, on le voit, n'avait pas la générosité de Maxime. Il ne pardonnait pas aisément une blessure faite à sa vanité. Lui aussi pourtant, il avait obtenu de nombreuses bonnes fortunes; mais, à quarante ans, un échec est beaucoup plus sensible qu'à vingt-cinq.
À quarante ans, un homme se croit et se sent réellement encore jeune. Cependant il a besoin que l'amour même le rassure sur cette jeunesse au déclin. Aussi, comme la femme de trente ans, est-il plus passionné, plus persistant dans ses tentatives de séduction, et, par cela même, plus dangereux.
Mme Daubré arriva enfin. Elle était éblouissante; mais cette femme était une fiction: du rouge aux lèvres et sur les joues, du blanc autour des paupières, un nuage de bleu aux tempes, et aux sourcils trop blonds un peu d'ombre, lui composaient un visage qui, à vingt pas, faisait illusion, mais qui de près ressemblait à une peinture. Des cheveux d'emprunt, flottant en boucles par derrière, dissimulaient son cou trop maigre. Sa toilette, du reste, était aussi simple que celle de Béatrix était chargée: Mme Daubré voulait se rajeunir, Béatrix aspirait au contraire à se donner un ou deux ans de plus. Maxime déclara la simplicité de Mme Daubré adorable, tandis que M. de Lomas s'extasia sur les falbalas de Béatrix. Quant aux femmes, elles s'adressèrent réciproquement sur leurs toilettes des compliments qu'elles ne pensaient pas.
«Comment, chères belles, minauda la coquette, voilà huit grands jours que je ne vous ai vues! Samedi j'ai passé chez vous espérant vous emmener dans ma voiture; vous étiez au sermon.
—Oh! pendant la semaine sainte, nous ne sortons que pour aller à l'église, dit Béatrix; nous nous mettons en retraite.
—Oui, c'était l'habitude au couvent, ajouta Laure; ce n'est pas amusant, mais il faut bien gagner le ciel.
—Avez-vous assisté aux conférences du père X...? demanda Lionel. Elles étaient fort intéressantes; je n'en ai pas manqué une.
—Et moi donc! reprit Maxime en riant... Tiens! maman n'est pas là. C'est inutile de mentir. Comment! mon pauvre diable de Lionel, vous seriez déjà ermite à ce point-là? Vous me faites de la peine.
—Mon cher, il faut être jeune, au contraire, pour sentir toute la poésie et toute la grandeur du culte catholique.
—Oui, en effet, très-jeune ou très-vieux.
—Vous nous scandalisez, monsieur Maxime, fit Mme Daubré avec coquetterie.
—Ce père X..., reprit Lionel, a un esprit si séduisant! Il prêche dans une petite chapelle de la rue de Provence. Les femmes du monde y affluent. Tenez, comment trouvez-vous cela? Peut-on démontrer par une comparaison plus juste, plus attrayante, la nécessité de prier beaucoup, de prier toujours? Il disait: «Quelques esprits sceptiques tournent en ridicule nos plus saintes pratiques, celle du rosaire, par exemple, où 180 fois de suite nous adressons à Marie la même prière. Une maîtresse de maison qui donne une soirée se lasse-t-elle jamais de s'entendre dire par deux ou trois cents personnes: Madame, votre soirée est charmante?»
—Ah! mon cher! qu'il a d'esprit, votre prédicateur! s'écria Maxime en riant aux éclats. Il parle de deux ou trois cents personnes différentes, très-bien! Mais si ces deux ou trois cents personnes se mettaient à dire toutes ensemble deux ou trois cents fois de suite: «Madame, votre soirée est charmante, «cela pourrait devenir plus assourdissant que flatteur.»
Madeleine sourit.
Béatrix prit un air sévère.
«Maxime, dit-elle, nous ne devons pas permettre devant nous des discours qui offensent la religion. Je vous remercie, monsieur de Lomas, de nous avoir indiqué cette chapelle; nous irons habituellement y faire nos prières, car nous assistons chaque matin à la messe de huit heures.»
M. de Lomas comprit qu'on lui donnait indirectement rendez-vous. Et il maudit son zèle religieux, qui allait l'obliger à se lever tous les matins à sept heures.
L'arrivée de M. et de Mme Borel coupa l'entretien.
M. Borel fut assez affable pour Madeleine. Mais Mme Borel affecta vis-à-vis d'elle une réserve un peu dédaigneuse.
Ce changement d'attitude de la part d'une famille qui l'avait si longtemps traitée sur le pied de l'égalité serra péniblement le cœur de l'institutrice. Mais elle se dit confiante dans l'avenir, que la carrière des arts ou des lettres la soustrairait bientôt à cette servitude.
Pendant le repas, elle fut triste, mais personne autre qu'Albert n'y fit attention.
Aussitôt après le déjeuner, on monta en voiture. Jeanne insista pour suivre sa mère. Comme Mme Daubré ne demanda pas à Madeleine si elle désirait les accompagner, l'institutrice resta seule, oubliée. Elle refoula les larmes qui lui vinrent aux yeux. Pourtant elle se consola vite. Elle allait du moins pouvoir se recueillir un moment et travailler un peu.
En passant au salon pour prendre un livre qu'elle y avait oublié, elle fut très-surprise d'y trouver M. Albert Daubré.
«Vous n'êtes pas aux courses? demanda-t-elle avec inquiétude.
—Non, je préfère rester à travailler; et vous-même?
—Moi, répondit-elle froidement, je vais aller voir ma sœur.
—Je n'ose vous demander de vous accompagner, dit Albert tout ému du ton de Madeleine.
—En effet, cela ne se peut pas, monsieur Albert, reprit-elle d'un ton plus doux; ce serait tout à fait contraire à nos coutumes françaises, et Mme Daubré pourrait le trouver mauvais.
—Alors puis-je vous prier de remettre mon aumône à la jeune fille si malheureuse dont vous m'avez parlé avant-hier?
—Volontiers, dit Madeleine.
—Voici deux cents francs; et veuillez lui donner mon adresse, afin qu'elle recoure à moi dans les moments difficiles.»
Madeleine se retira.
Mais cette courte entrevue n'avait pas échappé à une femme de chambre chargée par M. de Lomas de la surveiller.
Madeleine allait trouver en grand désarroi le cinquième étage du n° 37 de la rue de Venise.
Geneviève était convenue la veille avec Mme Thomassin qu'elle irait travailler à l'atelier et s'installait dans sa maison.
Elle déménageait. Comme elle était souffrante, Fossette faisait la malle, et Robiquet regardait tristement plier les robes, envelopper les bottines et ranger les bonnets dans un petit carton.
Fossette ne se décidait pis encore à suivre son amie. Elle préférait à l'état de couturière celui de passementière comme plus lucratif. Sans doute ce métier subissait, selon les caprices de la mode, de fréquents et longs chômages; mais c'était un joli travail qui demandait un certain goût. C'était aussi moins monotone que d'aligner sans cesse des points sur un morceau de toile. Enfin, quand elle avait amassé un petit pécule, elle pouvait rester quelque temps sans rien faire, acheter de belles fleurs et de jolis bonnets. Mais la couture c'était la vie au jour le jour, sans distraction, sans luxe, sans poésie; c'était du pain à manger, et encore pas toujours à sa faim.
Geneviève avait reçu dans la matinée une lettre de M. de Lomas qui lui faisait espérer l'admission de Fossette, grâce à son instruction, comme ouvrière privilégiée chez Mme Thomassin.
Mais avant d'accepter ces offres avantageuses, Fossette désirait faire une tournée chez les fabricants de passementerie qui lui donnaient habituellement de l'ouvrage, et, selon leur réponse, elle prendrait un parti.
«Je t'en prie, ma chère Fossette, disait Geneviève, décide-toi. Je m'effraye beaucoup d'entrer seule chez cette couturière, qui a des façons de grande dame, et de me trouver au milieu d'une vingtaine d'ouvrières, habillées comme des princesses, et qui regardaient avec mépris ma pauvre robe de mérinos. Avec toi, je serais plus brave. Si elles se moquaient de nous, tu les remettrais d'un seul mot à leur place; tandis que moi, je ne saurai que rougir, ce qui les fera rire encore davantage.
—Eh bien! et moi donc! s'écria Robiquet. Si Mlle Fossette part aussi, que voulez-vous que je devienne? Tuez-moi tout de suite, ce sera plus tôt fait.
—C'est vrai, Geneviève, tu es par trop égoïste. Est-ce que je puis abandonner ainsi cet amour de voisin, qui, pour me plaire, change de chapeau 365 fois par an, et qui, 365 fois par jour, me serine son grand air d'opéra:
Je suis habituée à cette scie. Je l'aime, cette scie , et je ne pourrais plus m'endormir s'il ne me berçait pas avec son grand'air. Voyons, ineffable Robiquet ( battant la mesure ), une, deux, trois.»
Geneviève s'efforçait de rire des plaisanteries de Fossette, mais elle ne pouvait vaincre sa tristesse.
«Reste avec nous, dit Fossette.
—C'est cela, mademoiselle, restez avec nous, répéta Robiquet. Mlle Fossette m'a volé cette idée-là. Voilà plus d'une heure que je la rumine sans oser vous la dire. Vous êtes un peu malade, nous aurons bien soin de vous. Il n'y a que les pauvres, voyez-vous, pour s'aimer et s'aider entre eux. Là-bas, tout ce beau monde vous laisserait mourir sans vous offrir seulement un bol de tisane. Et puis nous sommes si malheureux de votre départ!»
Geneviève restait rêveuse, indécise; Claudine, Fossette et Robiquet insistaient.
«C'est impossible, mes bons amis, dit-elle enfin. Les personnes qui s'intéressent à moi me retireraient leur protection, et.... Je ne puis tout vous dire, mais je suis bien à plaindre!»
Elle continuait à chercher dans tous les coins pour s'assurer qu'elle n'oubliait rien, lorsqu'elle découvrit au fond de l'armoire, à demi enseveli sous la poussière, son ancien carreau de dentellière.
Ce carreau lui rappelait sa jeunesse heureuse, pleine de tendresse et de rêves dorés. Il lui rappelait les beaux soirs d'été où, assise devant la porte, elle répondait, tout en jetant ses fuseaux, aux amicales salutations des passants; puis encore les longues veillées d'hiver où sa mère cousait à ses côtés, où son père, si grave et si bon, lisait en face d'elle et la contemplait avec des yeux pleins d'orgueil.
Il n'était pas jusqu'à cette cave sombre qui ne lui parût pleine de soleil, parce qu'alors le bonheur l'habitait, ce bonheur que donnent l'affection et la jeunesse. En quelques secondes tous ces tableaux passèrent devant ses yeux. À tous ces souvenirs, son cœur se gonfla et ses larmes coulèrent abondamment. Ses amis s'empressèrent autour d'elle pour la consoler.
Madeleine arriva au milieu de ce petit drame, comme Geneviève et Robiquet descendaient ensemble la malle et les paquets. Ils étaient tous deux arrêtés devant une sombre ouverture pratiquée dans l'épaisseur de l'escalier, et qui n'avait ni porte ni fenêtre.
«Madame Blancheton!» criait Robiquet.
Mais celle qu'on appelait ainsi ne put répondre tout d'abord. Un accès de toux l'empêchait de parler. Quand elle eut cessé de tousser, elle avança sa tête à l'ouverture. Et Madeleine, que l'encombrement de l'escalier empêchait de passer, vit une de ces figures blafardes, malpropres, hideuses, véritables créations de la nuit et de la misère.
«Qu'y a-t-il? fit une voix rauque, éraillée.
—Croyez-vous, madame Blancheton, que le maraîcher du n° 16 de la rue Maubuée voudra nous prêter votre charrette pour conduire ces effets?
—Prêter! Ah bien oui! Il faudra payer, mes enfants. Le père Crochard est un gredin d'usurier qui ne prête jamais, mais qui loue fort cher.
—Allons toujours voir,» dit Geneviève.
En se retournant, elle reconnut Madeleine.
Madeleine lui demanda si elle trouverait Claudine en haut.
«Oui; elle est dans la chambre de Fossette.»
La mère Blancheton, en apercevant Madeleine, était rentrée dans son antre, semblable à un oiseau de nuit qu'eût effrayé la lumière. Elle avait pris Madeleine pour une dame de charité. Elle se trouvait là en contravention. Le propriétaire du garni ne lui louait ce trou que quatre francs par mois; mais il ne fallait pas se laisser surprendre par la commission des logements insalubres.
En passant devant cette ouverture, d'où s'échappait une odeur nauséabonde, Madeleine eut le temps de jeter un regard dans ce bouge. Un grabat se trouvait à droite du trou, mais on ne pouvait s'y asseoir sans toucher la poutre de l'escalier; sur ce lit, on entrevoyait un amas de guenilles.
Quand Madeleine arriva auprès de sa sœur, elle était fort émue, et elle demanda ce qu'était cette mère Blancheton.
«La mère Blancheton, lui dit Fossette, est une malheureuse, qui, toute sa vie, a sué au travail et n'a pu faire un sou d'épargne. Elle a toujours été dans le guignon; et, comme la pierre va toujours au tas, la misère amène toujours la misère. Comment sortir de la pauvreté, quand on n'a pas un sou d'avance? On est forcément exploité par celui qui a l'argent. Ainsi l'usurier Crochard lui loue sa charrette un franc par jour; c'est une infamie; cela lui fait trois cent soixante-cinq francs par an pour une charrette qui coûte au plus cinquante francs. Comment voulez-vous qu'elle s'en tire, la pauvre femme, après avoir tout le jour roulé sa charrette, et tout le jour crié: «Un sou les radis! un sou la botte!» ou «Deux sous les oranges! deux sous!» Il ne lui reste quelquefois pas cinq sous de bénéfice quand elle a payé Crochard.
—Elle n'a donc jamais eu cinquante francs pour acheter une charrette?
—Il n'y a pas longtemps qu'elle fait ce métier-là. Elle avait un fils qu'elle destinait à l'état de graveur; elle a dépensé beaucoup d'argent pour lui, mais, dès que son apprentissage a été terminé, il s'est engagé comme soldat. Elle en a fait une maladie qui l'a retenue longtemps à l'hôpital. En sortant de l'hôpital, à moitié guérie, elle est venue s'installer ici. Tout le monde a des bontés pour elle. Mais au n° 37 de la rue de Venise il n'y a pas de Crésus. Quand elle ne peut se lever, je lui porte du lait chaud ou je lui fais de la tisane de réglisse. Et encore je me reproche de la soigner, car certainement elle serait plus heureuse, comme elle dit, à dix pieds sous terre. Mais comment voir cette malheureuse, et l'entendre tousser surtout, sans avoir le cœur déchiré? C'est comme les Brisemur: j'ai passé toute la nuit à veiller la femme, qui est à l'agonie, au milieu de cinq enfants dont le plus jeune a trois mois. Il n'y a pas un sou dans ce pauvre ménage. On voudrait être riche; mais pour un qu'on tire de la peine on en voit cent à côté qui meurent, non pas de faim peut-être, mais d'affreuses maladies occasionnées par les privations de toutes sortes.
—Il est certain, remarqua Claudine, qu'on ne voit pas à Lyon de misères pareilles.
—On en voit moins peut-être, repartit Madeleine, parce que Lyon est moins grand et qu'on y est moins isolé.»
Puis, s'adressant à Fossette:
«Seriez-vous assez bonne, mademoiselle, pour me conduire chez la jeune Christine Ferrandès? J'ai deux cents francs à lui remettre; mais je compte partager entre elle, les Brisemur et la mère Blancheton.
—Voulez-vous venir voir d'abord ces pauvres Brisemur? demanda Fossette. Brisemur est intelligent. Il a beaucoup lu les journaux en 48. Il parle politique comme un ministre. Et puis ses pauvres petits vous intéresseront aussi. Enfin Brisemur est un bon ouvrier et un honnête homme, ce qui est bien méritoire, allez, quand on est si malheureux.»
Madeleine redescendit au quatrième étage avec Fossette.
En pénétrant chez les Brisemur, elle eut le cœur serré. On devinait une de ces pauvretés, si complètes qu'elles ôtent à l'être humain tout respect et tout souci de sa personne. Lorsque au milieu du plus grand dénûment, on voit les malheureux conserver quelque soin de leur habitation et de leurs vêtements, c'est qu'ils n'ont pas perdu tout espoir; ils ont encore à descendre; ils n'appartiennent pas encore tout entiers à l'affreuse misère.
Chez les Brisemur, on n'apercevait plus trace de propreté. Le plancher était recouvert de cendres, de charbons épars, de débris de vêtements. Quatre enfants en bas âge rampaient dans cette fange. On comprenait que ces malheureux n'avaient plus d'autre ambition que celle de vivre.
Depuis huit jours la femme était au lit.
«Je vous amène une belle visite, monsieur Brisemur,» dit Fossette.
Brisemur leva sur Madeleine ses yeux sombres, et puis sans parler continua son ouvrage.
«Ce n'est pas une dame de charité, monsieur Brisemur, c'est la sœur de Claudine.
—Ah!» fit le pauvre homme en soupirant.
Il essaya de se lever, mais il retomba comme si ses jambes refusaient de le soutenir. Ses joues creuses, ses yeux enfoncés et brillants, donnaient à son visage quelque chose de sinistre.
«Mademoiselle, à qui j'ai parlé de votre désir de fonder une société pour la cordonnerie, croit qu'elle vous trouverait une somme suffisante.
—J'en suis presque certaine, monsieur, dit Madeleine; si vous vouliez seulement m'expliquer de quelle manière vous compteriez opérer?
—Oh! c'est bien simple, répondit-il. Il y a eu déjà en 1848 plusieurs fondations de ce genre, notamment pour la cordonnerie. Mais la plupart n'ont pu se soutenir, soit par inexpérience, défaut de gestion ou insuffisance du capital, soit à cause de la stagnation des affaires ou de la dispersion des membres lors des événements politiques. En outre, les six fondations pour la cordonnerie avaient eu le tort d'adopter le système de répartition égalitaire qui dominait alors. Il s'agit aujourd'hui de réunir un certain nombre d'ouvriers cordonniers, laborieux et honnêtes, pouvant apporter chacun une centaine de francs. Nous achèterions nous-mêmes la matière première, et nous ouvririons un magasin commun pour vendre nos produits directement aux consommateurs. Cent ouvriers à cent francs chacun forment un capital de dix mille francs. C'est suffisant pour commencer. Voilà ce que je prêche dans toutes nos réunions. Un grand nombre déjà ont compris l'avantage de cette combinaison; mais un plus grand nombre n'ont pas cent francs disponibles. Quant à moi, je ne les aurai jamais, ces cent francs, qui, pour un oisif, n'ont qu'une valeur insignifiante; ces cent francs qui pourraient me tirer moi et ma famille de cette horrible misère.
—Les voici,» dit Madeleine, qui remit entre les mains du malheureux cinq pièces d'or.
Brisemur regarda cet or sans oser y toucher. Jamais peut-être il n'avait tenu entre ses mains une somme aussi forte. Il ne pouvait croire à un changement de fortune aussi subit.
«Je vous les prête au nom de M. Daubré, reprit Madeleine, jusqu'à ce que vous puissiez les lui rendre.»
Le pauvre Brisemur prit la somme, et son émotion avait été si grande que ses yeux s'emplirent de larmes.
«Enfants, les enfants, dites merci à cette dame. Ah! je puis vous dire cela maintenant, ces pauvres petits n'ont pas mangé d'aujourd'hui, ni moi depuis hier matin.»
Madeleine s'approcha du lit où la malade était endormie de ce sommeil de la fièvre profond et agité. À côté d'elle gisait, plutôt qu'il n'était couché, non un enfant, mais un squelette; de temps à autre sa petite figure décharnée se contractait comme s'il voulait crier. Mais aucun son ne sortait de ses lèvres décolorées, étirées déjà comme celles des moribonds.
«Il faut qu'il meure, dit Brisemur avec une sombre résignation, puisque depuis huit jours sa mère ne peut le nourrir.
—Ô mon Dieu, c'est affreux! s'écria Madeleine. Je vous en prie, monsieur, n'épargnez rien pour sauver cet enfant.
—Le médecin des pauvres est venu hier et l'a condamné.
—Et la mère?
—La mère vivra, puisque je vais pouvoir la soigner.
—Et alors vous vous étiez résignés?
—Oh! chez nous la résignation est facile. Qu'avons-nous à regretter? c'est le seul instinct de la conservation qui nous soutient. Ne vaut-il pas mieux, par exemple, que cet enfant meure avant d'avoir conscience de la vie, que de vivre comme nous vivons?
—M. Daubré s'intéressera, je n'en doute pas, à la fondation de votre société. Voici mon adresse, monsieur Brisemur: Mlle Bordier, chez Mme Daubré, 31, rue Louis-le-Grand.»
Et elle sortit.
«Chez Mme Daubré! dit vivement Fossette en remontant l'escalier; vous demeurez chez la sœur de M. de Lomas. Mais Geneviève sait-elle?... Vous connaissez M. de Lomas?
—Sans doute, fit Madeleine.
—Eh bien! si vous en trouvez l'occasion, dites-lui que c'est un indigne scélérat, et qu'il fera certainement mourir de chagrin cette pauvre Geneviève.»
Madeleine questionna Fossette, qui lui raconta l'histoire de la fille de Gendoux.
À ce récit, l'indignation contractait le visage de Madeleine.
«Dans ma position, fit-elle observer, je ne puis parler de cela à M. de Lomas. Mais peut-être un peu plus tard....
—C'est lui qui la force à nous quitter, je ne sais pourquoi: pour la faire mourir plus vite sans doute, parce qu'elle l'embarrasse.»
Madeleine et Fossette montèrent alors chez Christine. Là, un autre tableau non moins navrant les attendait.
La mansarde était petite, mais propre, quoique misérable. L'air et le soleil y pénétraient par la lucarne entrouverte, lucarne si étroite pourtant qu'une partie de la mansarde se trouvait plongée dans l'ombre. Quatre personnes vivaient habituellement dans ce réduit. Une fillette au doux regard, vêtue avec goût, presque avec recherche, assise sur un tabouret, tenait à la main une poupée de deux sous.
Christine, installée sous la lucarne, cousait des bonnets.
L'aïeule, paralysée du côté droit, se tenait dans un fauteuil de paille, les mains croisées et baissant la tête avec stupeur.
De temps à autre, Christine levait sur l'enfant des yeux rougis par les veilles et le chagrin, et poussait un soupir. Aux coquettes agaceries que lui faisait la fillette, elle ne pouvait répondre que par des larmes. On devenait toutefois à ses regards si tendres que cette enfant était sa passion.
Dès que la jeune danseuse aperçut Madeleine, elle se précipita à sa rencontre.
«Je viens, lui annonça l'institutrice, vous remettre une offrande de la part d'une personne qui s'est beaucoup intéressée à votre sort.»
Christine remercia avec une sorte de véhémence.
«Mademoiselle, lui dit-elle, je ne puis rien faire aujourd'hui pour vous témoigner ma reconnaissance; mais rappelez-vous que vous avez une amie qui se jetterait à la Seine pour vous rendre service. Ah! si ma pauvre maman, reprit Christine, était du moins ici pour vous remercier avec moi! Mais nous vous reverrons, n'est-ce pas?
—Et quand pensez-vous que votre mère vous sera rendue?
—Je suis allée hier à la préfecture de police. On ne m'a rien répondu de positif mais j'ai pu voir maman. Ah! pauvre, pauvre maman! Si vous saviez avec quelles femmes elle se trouve! Et puis être en prison, c'est affreux. Elle avait tant de chagrin qu'elle voulait mourir. Je l'ai consolée de mon mieux: mais pouvais-je lui donner courage, puisque moi-même j'étais désespérée?
—Combien gagnait-elle dans son état de blanchisseuse?
—Cinquante sous par jour. Cela suffisait pour nous faire vivre toutes. Mais, comme elle a une mauvaise toux, le médecin lui a défendu d'aller laver pendant l'hiver sous peine d'en mourir. On ne peut cependant pas, pour vivre, s'exposer à la mort. Moi, je ne gagne que vingt-cinq sous avec mes bonnets, quelquefois un peu plus, quand je réussis un modèle.»
Fossette prit un bonnet que venait d'achever Christine.
«Voyez donc, dit-elle, comme celui-là est coquet! Un chou de veloutine dans la garniture à droite, ce serait un petit chef-d'œuvre.
—Je suis un peu artiste, fit Christine avec un orgueil enfantin. Mais les ouvrières de Picardie, d'Arras surtout, nous font une si rude concurrence! C'est mal fait, sans goût; mais c'est si bon marché! On leur paye onze sous de façon pour un bonnet, et nous ne pouvons en établir un semblable au-dessous de dix-huit sous. Sans doute nous travaillons mieux; mais les femmes qui achètent cela ne font aucune différence. Heureusement j'espère avoir l'année prochaine un engagement dans un théâtre de province, et alors... Peut-être même dans un théâtre de Paris.
—Ne gagne-t-on pas fort peu dans ces premiers engagement objecta Madeleine.
—Oh! sans doute, répondit Christine avec une très-grande naïveté. Le théâtre rapporte fort peu. Mais, comme je suis gentille, peut-être trouverai-je un homme riche qui mimera et nous rendra toutes heureuses; et, comme je suis sage, peut être m'épousera-t-il. Alors je serai une grande dame.»
Madeleine était stupéfaite, presque indignée. Elle regarda l'aïeule; mais l'aïeule, sourde et paralytique, restait dans la même immobilité.
«Ne vaudrait-il pas mieux, mademoiselle, reprit Madeleine d'un ton sévère, chercher à vous tirer d'affaire d'une manière plus honorable?
—Plus honorable! repartit Christine très-surprise. Mais c'est impossible. Je vous assure que je suis très-honnête; je n'ai jamais eu d'amants.
—À votre âge on peut le croire, fit en souriant Fossette.
—Je prends des leçons avec plusieurs demoiselles, de mon âge à peu près. Elles ont toutes des amants, et même elles se moquent beaucoup de moi parce que je n'en ai pas. Mais la dernière fois je leur ai répondu de façon à les écraser: «Mesdemoiselles, leur ai-je dit, une femme qui se respecte et qui a de la conduite ne doit pas donner son cœur pour rien. Moi, je serai plus exigeante, parce que je m'estime beaucoup.» Elles n'ont su que répondre.
—C'est une singulière morale,» dit Fossette en souriant.
Madeleine ne riait pas. Elle était navrée d'entendre cette enfant de quinze ans, qui lui avait paru si candide, parler avec une telle impudence et se vanter ainsi de sa vénalité. Elle regretta presque de s'être aussi vivement intéressée à une famille qui maintenant lui semblait le mériter si peu.
Fossette devina se qui se passait en elle, et dit:
«Chacun comprend la vertu comme il peut: chez les riches, les jeunes filles se marient généralement sans amour à des hommes qui ne les aiment pas non plus. C'est une affaire d'argent pure et simple. On trouve cela très-moral, parce qu'on est convenu depuis longtemps de le trouver ainsi. On a dit à Christine qu'il fallait se vendre cher ou ne pas se vendre du tout. On ne lui a jamais enseigné autre chose; et, comme elle assurerait ainsi le sort de toute sa famille, elle croit bien faire. Et puis elle n'a jamais aimé. Elle verra bien plus tard. Car, au fond, c'est une bonne et honnête fille.
—Moi aimer un homme, jamais! dit-elle en se redressant fièrement. Maman et grand-mère prétendent qu'ils sont tous méchants. Papa était jaloux, buvait et battait maman tous les jours. Il lui prenait tout ce qu'elle gagnait. Grand-mère ne s'est pas mariée, mais elle a été tout aussi malheureuse. Enfin, d'après tout ce que je vois, je ne me marierai jamais avec un homme pauvre. Avec un riche, je ne dis pas; car, s'il me maltraitait, au moins j'aurais de belles robes, du pain à manger, et quelque chose avec. Maman dit qu'elle a eu assez de misères comme cela, et que, si sa vie était à recommencer, elle s'y prendrait autrement. Elle veut au moins que son expérience me profite.
—Évidemment, se dit Madeleine, certains principes de morale ne varient pas seulement selon les peuples et selon les temps, mais encore au milieu du même peuple, selon les conditions sociales. La pratique de la morale chez une grande dame n'est pas toujours la même que chez une bourgeoise; la morale d'une ouvrière qui peut gagner sa vie ne ressemble pas toujours à celle d'une malheureuse, incapable de subvenir à son existence. C'est désolant, mais presque inévitable! Le malheur abaisse le niveau moral de l'individu, et les sentiments élevés disparaissent devant l'impérieux instinct de la conservation. Il faut vivre! telle est trop souvent la loi unique de celui qui est la proie de la misère. Chez cette enfant, l'affection, le dévouement palliaient au moins une perversité précoce. En lui donnant de bons conseils, en lui indiquant un moyen honnête de gagner sa vie, peut-être était-il temps encore de la sauver de la dégradation. Madeleine voulut le tenter.
—Voyons, mon enfant, dit-elle après un moment de réflexion, si l'on vous procurait une place, soit dans un magasin, soit dans un atelier de modiste, cela ne vaudrait-il pas mieux que d'être danseuse et que de vendre votre affection, comme une marchandise?
—Maman a pensé à tout cela; mais elle désire que je sois riche. Et moi aussi je veux être riche; je veux être heureuse; je veux une voiture doublée de soie pour me promener avec Bichette et grand-mère; je veux que Bichette ait des robes superbes et des poupées aussi grandes qu'elle, et ma pauvre maman une bonne chambre, avec d'épais rideaux et un grand feu qui flambe. Et puis abandonner mon art! Je l'aime, mon art! Renoncer aux applaudissements du théâtre; car je serai applaudie, je ne le puis pas, je ne le veux pas! L'autre jour, Gorju, le perruquier, disait à quelqu'un, comme je passais: «Voilà une fille qui vaut son pesant d'or.» Vous voulez que j'aille m'enterrer dans un atelier quand je peux, rien qu'en me montrant, gagner tant d'argent! D'ailleurs, maman ne voudrait pas.
—Mais c'est mal, mon enfant.
—C'est mal? répéta-t-elle surprise, c'est mal de vouloir le bonheur de toutes celles que j'aime?»
Madeleine se retira navrée.
En lui laissant cinquante francs, elle chargea Fossette de remettre les cinquante francs qui restaient à Mme Blancheton pour acheter une charrette.
Elle trouva Claudine un peu triste; mais elle ne put deviner la cause de cette tristesse. Sa sœur regrettait-elle Lyon ou bien pensait-elle à Jaclard?
«Je ne suis pas encore habituée à la couture, et je ne sais pas vraiment si je pourrai me faire à ce travail, dit Claudine en se renversant en arrière, en étendant les bras comme pour les déroidir; je n'aurais jamais cru qu'il fût aussi pénible de coudre tout le jour.
—On s'y fait, repartit Fossette, c'est un pli à prendre. Mais ce qui fatigue toujours et fait mal aux yeux, c'est le travail du soir.»
Claudine poussa un soupir qui gonfla sa poitrine, et son œil ardent se fixa dans le vague. Un seul espoir pouvait la soutenir dans son rude labeur, cette fille voluptueuse, cette fille de luxe et d'amour, c'était de revoir bientôt celui qu'elle aimait. Mais le matin une lettre de Jaclard lui annonçait l'ajournement de son départ. Telle était la cause de son découragement.
Madeleine quitta ce misérable garni, l'âme abattue par la vue de tant de malheurs. En traversant ce quartier immonde, en longeant ces maisons noires d'où s'échappaient des exhalaisons fétides, elle se disait:
«Il n'y a peut-être pas une de ces croisées qui n'éclaire des douleurs pareilles à celles que je viens de voir. Et cet ulcère est bien petit en comparaison de la lèpre immense du paupérisme. Que peut, en effet, l'organisation actuelle de l'assistance privée et publique, organisation purement palliative, pour guérir un mal aussi étendu, aussi profondément enraciné! Comme le dit Mlle Borel, l'aumône sera toujours impuissante, si l'on ne transforme les conditions mêmes du travail.»
Mme Thomassin occupait, au premier étage d'une maison de la rue Neuve-Saint-Augustin, un appartement somptueusement meublé.
Cette femme n'était plus jeune, mais elle avait été fort belle et avait obtenu naguère quelque réputation dans le demi-monde. La fréquentation d'hommes distingués lui avait communiqué un certain vernis de bonne société.
C'était en outre une femme de tête. Elle tenait sa maison sur un grand pied, occupait une trentaine d'ouvrières. Fréquemment, elle donnait des soirées où le monde le plus mêlé se trouvait réuni. Elle avait de l'esprit, beaucoup d'intrigue; et, comme elle se tenait fort au courant de la chronique scandaleuse, ses anciens amis continuaient à la voir. D'ailleurs elle avait toujours de fort jolies ouvrières, et les amateurs du beau venaient de temps à autre admirer de charmantes figures dans ce sérail mobile, c'est-à-dire souvent renouvelé.
Mme Thomassin jouissait d'une certaine considération dans le quartier. Son concierge toujours grassement payé, les notes des fournisseurs très-régulièrement acquittées, une clientèle très-nombreuse de dames à équipage, lui attiraient le respect de ses voisins.
Depuis quinze ans, cette célèbre couturière habitait la même maison et le même numéro; et jamais son crédit ne s'était démenti. Elle possédait une maison de campagne à Montmorency, où, tous les dimanches, pendant l'été, elle se rendait avec ses enfants, car Mme Thomassin était mariée; mais son mari était un mythe. On ne l'avait jamais entrevu. Quoi qu'il en fût, ce qui achevait de poser Mme Thomassin dans l'esprit de tous les épiciers et merciers du quartier, comme une femme de mérite, c'est qu'elle recevait quelquefois des ecclésiastiques, qu'elle était membre de plusieurs confréries et quêtait à l'église.
Les ouvrières de Mme Thomassin travaillaient dans un vaste atelier situé à l'entresol, fort bas de plafond et un peu sombre, ce qui rendait le travail pénible et malsain.
Ces demoiselles se divisaient en deux catégories: les ouvrières du dehors et celles de la maison. Pour être admises parmi ces dernières, il fallait être jeune, avoir de bonnes manières et parler à peu près le français.
Les ouvrières du dehors étaient là, comme partout ailleurs, de pauvres filles d'une conduite douteuse, qui venaient travailler à l'atelier pendant douze heures par jour pour gagner trente sous. Il y en avait de tout âge: de très-jeunes, presque des enfants, et des vieilles, de très-vieilles, ridées, édentées, portant des lunettes. Quelques-unes étaient jolies, ou plutôt avaient dû l'être, car à vingt ans leur visage avait déjà perdu la fraîcheur, et leurs yeux, l'éclat de la jeunesse. Le travail, l'inconduite, la veillée à l'atelier ou la veillée au bal, avaient marbré leur teint.
Les vêtements n'offraient pas moins de variété: les unes portaient des falbalas, les autres des robes d'une simplicité qui touchait à la misère. Celles-ci étaient reléguées près de la porte, et cousaient pour ainsi dire avec les yeux de la foi. Les élégantes s'établissaient près des croisées et écrasaient les plus pauvres de leur luxe. C'est dans le monde des petits comme dans le monde des grands: les femmes entre elles ne cherchent et ne reconnaissent qu'une sorte de supériorité, celle que donnent les chiffons.
Dans toute réunion de femmes la préoccupation exclusive c'est la rivalité de la toilette. Là est tout le mal. Cette émulation dans la futilité devient une véritable passion. Les hommes, qui aujourd'hui crient si fort contre le luxe effréné des femmes, et qui en sont les premières victimes, ne sont-ils pas aussi les premiers coupables?
De tout temps, aujourd'hui comme au siècle de Molière, ils ont ridiculisé les aspirations de certaines femmes vers les occupations intellectuelles. Les moralistes, les dramaturges ont déployé beaucoup plus de verve satirique contre les femmes fortes que contre les femmes futiles. Le futile, voilà selon eux, au contraire, le véritable domaine de la femme. Mais n'est-ce pas toujours le même mobile qui pousse les unes vers les études abstraites, les autres vers les excentricités de la toilette?
Ce mobile, c'est l'ambition de briller, d'attirer les regards à quelque titre que ce soit. Est-ce à dire qu'il faille supprimer le mobile? On ne peut ainsi supprimer les passions humaines. Le seul but de la morale doit être de les diriger. Il s'agit donc de placer sur un autre terrain toutes ces rivalités féminines, en donnant aux femmes une éducation plus sérieuse, plus positive, plus complète, en leur inculquant un sentiment plus élevé de leurs devoirs et de leur destinée.
Peut-être l'excès du mal, contre lequel tonnent aujourd'hui nos moralistes, était-il nécessaire; peut-être les hommes reconnaîtront-ils enfin qu'ils ont eu tort d'encourager les femmes dans l'essor de leur ambition vers la frivolité.
Il est temps aussi que la femme, mieux instruite de sa mission, comprenant mieux sa véritable dignité, cherche ailleurs que dans le culte du chiffon un aliment à son intelligence, à son activité, à ses goûts véritablement artistiques.
Sans doute nous ne prétendons pas que la majorité des femmes soit apte à l'abstraction et aux fortes études; car il faut une certaine vigueur nerveuse pour une longue et profonde concentration de la pensée. Cependant il y a dans l'un et dans l'autre sexe des êtres de transition, des hommes avec un esprit et des goûts tout féminins, et des femmes avec une intelligence et une fermeté entièrement viriles.
Ces natures mixtes, plus nombreuses qu'on ne pense, sont en général plus riches, plus complètes; car souvent elles possèdent les facultés opposées des deux sexes. Presque tous les poëtes et les artistes de génie ont réuni la puissance créatrice qui appartient à l'homme et l'impressionnabilité nerveuse ordinaire chez la femme; comme aussi toutes les femmes qui se sont distinguées dans les arts et dans les lettres joignaient aux qualités de leur sexe cette force de cerveau qui, le plus ordinairement, est l'attribut de l'homme.
Loin de chercher à comprimer ces organisations en les stigmatisant par le ridicule, on devrait les encourager, et favoriser ainsi leur développement normal. Car tout ce qui est dans la nature est dans l'ordre.
Ce n'est donc pas à dire que toutes les femmes doivent être reçues bachelières; mais toutes ont droit à l'éducation que comporte la nature de leur intelligence.
Aujourd'hui, cette idée, dégagée des théories exagérées qui prétendaient établir l'identité absolue de l'intelligence des deux sexes, cette idée, disons-nous, qui rend à la femme son véritable rang, a fait de grands progrès; mais il s'en faut qu'elle soit devenue populaire. Hommes et femmes doivent la propager; les uns, dans l'intérêt de leur fortune et de leur bonheur intime menacés par la frivolité ruineuse des femmes; les autres, dans l'intérêt de leur dignité, de leurs droits moraux et sociaux.
Il n'est pas question seulement de la classe éclairée; c'est parmi les femmes des classes laborieuses surtout qu'il faut porter la réforme en cultivant leur esprit et leurs aptitudes particulières par l'enseignement professionnel.
Possédant ainsi des moyens honnêtes de gagner sa vie et de satisfaire dans une mesure convenable ses goûts de luxe, l'ouvrière acquerra plus de moralité; les notions générales qu'elle aura reçues lui permettront d'apprendre avec plus de facilité un état supplémentaire, afin de parer aux conséquences désastreuses des chômages. Elle pourra aussi faire concurrence à l'homme dans plus d'une profession, comme l'homme aujourd'hui la supplante dans une foule de travaux qui, par leur nature, n'appartiennent qu'à la femme. La formidable armée des ouvrières en couture serait diminuée d'autant et les salaires deviendraient plus rémunérateurs.
Sans doute il est facile de prêcher la morale; mais avant de dire à ces pauvres filles: «Soyez vertueuses,» il faudrait leur procurer un travail qui leur assurât la satisfaction de leurs besoins légitimes.
Geneviève, pour se présenter chez Mme Thomassin, avait mis sa plus belle robe, celle qu'elle portait à Lille dans les solennités; mais encore cette robe, bien qu'elle fût de mérinos, n'avait pas la coupe distinguée qui donnait un cachet aux vêtements de ces demoiselles. Et puis, au lieu d'une résille coquettement posée sur la tête, un simple bonnet enfermait entièrement sa belle chevelure blonde.
Quand elle entra dans l'atelier, les babils s'interrompirent. On regarda la nouvelle venue. À la vue de son modeste bonnet, de la coupe arriérée de sa robe, de son air endimanché surtout, les élégantes sourirent; les autres éprouvèrent pour elle de la sympathie et se dérangèrent pour lui faire une place.
«Tiens! dit tout haut une princesse en robe de soie, elle serait gentille si elle était un peu mieux ficelée. »
Geneviève rougit beaucoup à cette remarque.
«D'où venez-vous? demanda une seconde péronnelle; de Carpentras ou de Quimper-Corentin?
—Je suis de Lille, répondit modestement Geneviève.
—Dans ce pays-là, on porte encore des manches pagodes?
—Où donc est située cette ville? en Chine? ajouta une autre ouvrière qui portait un repentir derrière l'oreille.
—Non, c'est encore plus loin que Pontoise.
—À Lille! Est-ce l'Isle-Adam ou une île en Amérique.
—Non, répondit Geneviève, c'est Lille, dans le département du Nord.
—Elle a de la géographie, la petite.
—C'est égal, reprit une autre, je retiens la coupe de ses pointes.
—Il y a de fameuses couturières dans votre pays!
—Y porte-t-on des crinolines?
C'est un pays froid, puisqu'il est dans le nord. On n'y porte, comme en Russie, que des peaux de bêtes.
—Voyons, mesdemoiselles, un peu de charité,» recommanda la première , qui taillait et préparait l'ouvrage sur une grande table placée devant les fenêtres.
Mais on ne l'écouta point, et les épigrammes ne se croisèrent qu'avec plus de vivacité.
Ces railleries, ces rires malins, ces regards espiègles causaient à la pauvre Geneviève comme des éblouissements, comme des tintements dans les oreilles; elle perdait contenance, elle se sentait ridicule, et son embarras augmentait.
Les ouvrières dans les ateliers, comme les écolières dans les pensionnats, se montrent sans pitié pour les nouvelles venues, surtout quand celles-ci prêtent le flanc au ridicule, par un si petit côté que ce soit. Il s'en trouve toujours de réellement méchantes qui ouvrent le feu, et d'autres qui, excitées par le rire, renvoient la balle. Plus celle que l'on persifle est douce et timide, plus on la malmène. D'un mot Fossette eût fait passer les rieuses de son côté, par une riposte bien lancée; mais Geneviève ne savait que rougir.
L'arrivée de Mme Thomassin mit fin à sa torture. Elle lui adressa un regard amical.
«Eh bien! ma chère enfant, vous voilà des nôtres. Heloïse, donnez-lui quelque chose à faire. Mais peut-être est-ce un peu tard pour vous mettre à l'ouvrage. Allez ranger votre malle.
—Tiens! dirent tout bas ces demoiselles, elle sera de la maison!
—Joséphine, menez-la dans la chambre voisine de la vôtre.
—Avec plaisir, dit Joséphine. Voilà enfin une nouvelle! Ce ne sera plus moi qui balaierai l'atelier tous les matins.»
Joséphine la conduisit dans une mansarde située sous les combles, et dont la lucarne avait vue sur les toits. Ce réduit était au moins aussi désolé que celui de la rue de Venise.
Restée seule, Geneviève s'assit sur sa malle au lieu de l'ouvrir, et se mit à pleurer. Combien la vie lui parut alors triste et sombre! Elle pensa qu'elle ne s'habituerait jamais à vivre au milieu de toutes ces pécores, et elle ne rangea point ses effets.
Quand elle redescendit, plus personne ne fit attention à elle. Toutes ces ouvrières étaient de vraies Parisiennes; elles en avaient la mobilité caractéristique.
En ce moment, un autre sujet de distraction les occupait. Une de ces demoiselles racontait sa soirée de la veille.
Elle avait fait la connaissance d'un monsieur très bien , qui l'avait conduite à Valentino. La soirée avait été charmante. Elle avait bu du champagne avec des femmes très-distinguées, que connaissait beaucoup son monsieur très-bien, des dames du plus grand chic. Puis suivait la description minutieuse des toilettes.
«Et tout cela ne leur coûtait rien ou presque rien, fit observer l'une d'elles. Nous, pour gagner une robe un peu propre, il faut piocher pendant des mois. A-t-on jamais compté combien de points il faut tirer pour attraper une malheureuse pièce de quarante sous! Ah! si seulement j'avais le nez un peu moins en pied de marmite et les bras un peu moins maigres, je pourrais faire des caprices aussi bien qu'une autre.
—Et tes cheveux rouges?
—Il y a maintenant une dame qui fait fureur et qui a les cheveux rouges.
—Et les petites rides que tu as sous les yeux?
—Oh! cela, avec un peu de peinture... La mode est au plâtre pour le moment.»
Mme Thomassin était absente et la première en course.
La première est l'ouvrière chargée de bâtir et de distribuer l'ouvrage. Elle fait partie de la maison et reçoit un bon traitement, c'est-à-dire de mille à douze cents francs par an. Elle dîne avec madame quand madame est seule.
Dans tous les ateliers, la maîtresse s'appelle madame.
On redoute la première presque autant que madame. En leur présence, tous les yeux sont baissés, et, bien qu'on parle, l'aiguille marche toujours. On chante quelquefois, on chante beaucoup même. L'ouvrière a la passion de la romance sentimentale et de la chanson grivoise. Madame le permet et même quelquefois mêle sa voix au refrain. Mais il faut coudre, coudre sans relâche.
Dès que les surveillantes ont disparu, comme les esclaves prennent leur revanche! Les aiguilles s'arrêtent, les langues s'aiguisent, les historiettes et les propos lestes circulent gaillardement. Presque toutes ont de l'esprit, de l'esprit vif, du véritable esprit gaulois; et que de malices se débitent sur la première, sur madame, ses pratiques et ses habitués!
Malheur surtout aux ouvrières laides ou contrefaites! Ce sont de véritables martyres de la gaieté satirique de ces demoiselles.
La jeune fille la plus pure, après avoir passé quinze jours dans l'un de ces ateliers parisiens, est perdue d'imagination, et bientôt sans doute elle le sera de fait. Là s'érige en principe la vénalité dans l'amour, là règne un cynisme dans la corruption qui altérerait même le caractère le plus fortement trempé.
Au ton dont madame avait parlé à Geneviève, toutes avaient deviné que ce serait une favorite; car madame, ainsi que la première, ont des favorites à qui elles donnent l'ouvrage facile, et dont elles se montrent toujours satisfaites.
Geneviève, tristement assise au milieu de ces groupes divers, occupée à sa besogne et écoutant sans intérêt les anecdotes scabreuses qui se racontaient autour d'elle, se disait avec désespoir: «En effet, comment m'aimerait-il, puisque je suis si ridicule?»
Un groom, le groom de madame, vint l'appeler.
«Mademoiselle Geneviève Gendoux, on vous demande au salon.
—Moi?» dit-elle stupéfaite.
Tous les visages se tournèrent de son côté: c'était un événement.
«Eh bien! elle a une jolie toilette pour se présenter devant la pratique!
—Dis donc, Joseph, qui est-ce qui demande cette petite mijaurée? dit la demoiselle à repentirs.
—Mme de Courcy, répondit Joseph.
—Une amie de madame, ajouta la première qui rentrait.
—Cette dame a sans doute besoin d'une femme de chambre,» insinua une autre d'un ton persifleur, comme Geneviève fermait la porte et suivait Joseph au salon.
Mme de Courcy avait hâte de voir Geneviève. Malgré les dénégations de Lionel, elle conservait des soupçons qu'elle voulait éclaircir. Il lui tardait aussi de connaître cette Fossette, la mystérieuse maîtresse de son ennemi déclaré.
Dans l'après-midi, elle avait assisté aux courses. Elle y avait vu Mme de Beausire, sa rivale, dans un équipage à la Daumont, entourée par la jeunesse la plus brillante, tandis qu'elle, la célèbre Lucrèce, n'avait produit aucune sensation. De Lomas lui-même l'avait délaissée pour s'occuper exclusivement de Béatrix. Elle venait donc, la rage au cœur, chercher un moyen de se venger.
Elle regarda Geneviève assez longuement, de cet air observateur qui ne craint ni d'intimider, ni d'offenser.
La pauvre ouvrière rougit et perdit toute contenance.
«Mon enfant, dit-elle, satisfaite sans doute de son examen, M. de Lomas m'a parlé de vous en termes si flatteurs, que je vous ai très-chaudement recommandée à Mme Thomassin. Elle m'a promis d'avoir pour vous des égards. Je vous en prie encore, madame Thomassin, gâtez un peu cette jolie fille. Elle a l'air souffrant: ménagez-la. Ne lui faites pas coudre des étoffes trop dures, cela lui gâterait la main qu'elle a si fine. Vous savez, cela grossit les jointures. Il conviendra aussi de renvoyer quelquefois en courses pour prendre de l'exercice; car il faut conserver votre fraîcheur, mon enfant: la beauté et la santé sont des dons précieux qu'on n'estime a leur juste valeur que lorsqu'on les a perdus. Êtes-vous malade? vous avez les traits un peu fatigués.»
Geneviève rougit encore davantage.
«Non, madame, répondit-elle; j'ai pleuré tout à l'heure en me séparant de mes amies.
—Mlle Fossette, n'est-ce pas! Et elle n'a pas voulu vous accompagner?
—Elle a préféré rester libre.
—Ah! fit Lucrèce avec quelque dépit. Voyons, reprit-elle plus doucereuse, venez-vous asseoir à côté de moi. Regardez donc, madame Thomassin, cette jolie veine bleue qui traverse la tempe. Et quel profit de Niobé! Comme c'est pur de lignes, et quelle douceur dans le regard! Savez-vous, Geneviève, que vous êtes très-jolie?
—Oh! madame, vous êtes bien bonne, dit Geneviève avec un accent de reconnaissance; vous me voyez intimidée, et vous me louez pour me donner un peu de courage.
—Vous, avez bien fait de venir à Paris, poursuivit Lucrèce, car une fille comme vous doit y faire sa fortune. Depuis quand avez-vous quitté Lille?
—Depuis décembre dernier.»
L'époque du retour de Lionel, pensa Mme de Courcy.
«Et comment y êtes-vous venue?»
Geneviève rougit de nouveau, mais elle ne voulait pas mentir à cette dame qui lui montrait tant de bonté.
Sur un signe de Lucrèce, Mme Thomassin disparut.
«Ayez confiance en moi, reprit Lucrèce, car je vous affectionne déjà. Racontez-moi votre histoire. Vous fais-je peur?
—Oh! non, madame; mais, en vérité, je ne le puis pas, car ce secret n'est pas le mien seulement; il appartient à un autre.
—Je comprends. Votre histoire est celle de toutes les pauvres filles qui gagnent si péniblement leur vie, et ne sont pas toujours assez fortes pour résister aux tentations que les séducteurs étalent à leurs yeux.
—Oh! madame! s'écria Geneviève avec une fierté révoltée; vous vous trompez. Ce n'était pas l'argent qui pouvait me faire abandonner mon pays et ma famille: j'aimais....
—Et il vous a délaissée?
—Non, car il est généreux; pourtant je sens bien qu'il ne m'aime plus comme autrefois.
—Pauvre petite! Mais peut-être, si c'est un homme de votre condition, l'amènerait-on à vous épouser.
—Il n'est pas de ma condition.
—Est-il riche?
—Non, au contraire; mais sa famille, son éducation, tout le sépare de moi.
—Vous vous exagérez sans doute la distance qui existe entre vous. Si je le connaissais, je suis sûre que je le déciderais à vous épouser; vous êtes si charmante!»
Geneviève regarda Lucrèce avec quelque défiance, et crut deviner qu'elle ne la flattait ainsi que pour obtenir le nom de son séducteur.
Mme de Courcy entrevit ce soupçon.
«Eh bien! non, remettez à plus tard vos confidences, dit-elle avec bonhomie. Vous m'intéressez beaucoup. Je viendrai vous voir quelquefois; et..., lorsque vous me connaîtrez mieux...
—Oh! madame, interrompit l'ouvrière avec élan, je voudrais vous prouver ma reconnaissance en m'ouvrant entièrement à vous. Mais il faut que je sache s'il approuve cette confidence.
—C'est inutile, mon enfant, répondit avec quelque froideur Mme de Courcy. Je désire, au contraire, que vous ne parliez pas de tout ceci à M. de Lomas. Vous voyez que j'ai deviné votre secret.»
En disant ces derniers mots, elle observait attentivement Geneviève, qui ne put soutenir son regard scrutateur et baissa les yeux.
«En effet, poursuivit Lucrèce, il y aura beaucoup à faire pour convertir ce mauvais sujet. Toutefois, je ne désespère pas d'en venir à bout. Par exemple, il faudrait être un peu plus coquette, et faire valoir les charmes de votre personne.
—Je suis très-pauvre, balbutia Geneviève avec confusion.
—Je le sais; mais une résille vous coûterait moins cher qu'un bonnet. Ôtez-moi donc cet affreux bonnet!»
Geneviève obéit. Mme de Courcy lui enleva son peigne, et un flot d'or se répandit sur ses épaules.
«Mon Dieu! que c'est beau! fit Lucrèce, qui admirait en artiste les teintes riches et soyeuses de cette magnifique chevelure. Et elle pensait:—Quel fin connaisseur que ce Lomas! Cette fille est à cent piqués au-dessus de la Beausire. Elle la supplanterait.
«Mon enfant, dit-elle, il est impossible, belle comme vous êtes, que M. de Lomas vous ait déjà abandonnée. Laissez-moi faire. Il vous manque trois choses pour lui plaire tout à fait: de la toilette, de l'éducation et les manières du monde. Je me charge de vous procurer tout cela.
—Oh! madame, que vous êtes bonne! Je ne sais si je rêve.
—Je parlerai de vous à un respectable monsieur, fort riche, qui a eu dans sa jeunesse une grande peine de cœur. Il aimait une jeune fille pauvre qui l'aimait aussi. Ses parents s'opposaient à leur mariage, et la jeune fille en mourut de chagrin. Vous voyez que cette histoire offre quelque analogie avec, la vôtre. Ce monsieur, qui est le duc de Lormond, en a été inconsolable, et il consacre chaque année une partie de son revenu à établir des jeunes filles sans fortune.»
Comme Geneviève la regardait avec quelque hésitation, elle ajouta:
«Il y a, à Paris, une foule de personnes bienfaisantes qui s'occupent de secourir et d'instruire la jeunesse. Voilà pourquoi je vous disais tout à l'heure: vous avez bien fait de venir à Paris, vous y ferez fortune.»
Geneviève ne conserva plus la moindre arrière-pensée.
Mme Thomassin rentrait en ce moment, apportant une robe de bal de moire cerise, recouverte d'un volant en point d'Angleterre.
«Que c'est beau ce que vous nous apportez là, madame Thomassin, et que ce corsage est coquet! Combien cette merveille?
—Très-bon marché. Avec les volants, 1800 francs.
—L'effet aux lumières doit être splendide; et comme c'est simple! Je voudrais voir cette robe à notre belle Geneviève. Faites donc allumer les bougies, que nous la lui essayions.»
Geneviève voulut s'en défendre.
«C'est une grâce que je vous demande.»
Toute rougissante, l'ouvrière se déshabilla.
Ses épaules et ses bras étaient un peu maigres, mais les lignes en étaient sculpturales. Mme Thomassin lui releva les cheveux de façon à découvrir ses tempes si pures, et lui fit deux grosses coques qui retombaient sur le cou. Puis on passa la robe.
Geneviève se trouvait devant une psyché. En se voyant si belle, elle ne put retenir un cri d'admiration; et elle regarda derrière elle si elle n'apercevait pas l'autre Geneviève Gendoux, la pauvre ouvrière de Lille.
«C'est bien moi,» dit-elle avec un rire frais et coquet, le rire d'un enfant qui n'aurait jamais souffert.
Depuis si longtemps elle n'avait ri ainsi, qu'elle en fut toute soulagée; et son visage, maintenant rasséréné et tout rose de plaisir, de vanité peut-être était si gracieux, si jeune, si suave qu'on lui eût donné quinze ans au plus.
Mme Thomassin et Mme de Courcy étaient émerveillées, presque jalouses de leur création.
«Quelle jolie femme Lomas aurait là pourtant! fit Lucrèce.
—C'est vraiment bien beau, la toilette!» dit Geneviève.
Et elle pensa avec orgueil; «Si ces demoiselles de l'atelier me voyaient ainsi, elles ne me railleraient plus.»
Quand il fallut remettre sa pauvre robe de mérinos qu'elle trouvait si belle autrefois, elle en éprouva une véritable honte. Et maintenant elle cherchait à retrouver sous ce vêtement modeste la Geneviève qui l'avait tout à l'heure éblouie.
Geneviève n'avait jamais été coquette; jamais elle n'avait désiré d'être vêtue avec plus de luxe que ne le lui permettait sa position d'ouvrière. Mais le venin si habilement préparé par Mme de Courcy commençait à s'infiltrer en elle.
«Aimez-vous la toilette? lui demanda Lucrèce.
—Sans doute, madame; mais je ne porterai jamais une robe pareille.
—Savez-vous ce qu'était la personne à qui cette robe est destinée? reprit la couturière. Une piqueuse de bottines qui, il y a six mois, gagnait vingt-cinq sous par jour.
—Elle est mariée? fit Geneviève.
—De la main gauche....
—Elle est belle? interrogea Lucrèce à son tour.
—Pas si belle que cette enfant.
—Madame Thomassin, reprit Mme de Courcy, je vous recommande de nouveau ma protégée. Faites-lui une jolie robe grisaille que vous porterez sur mon mémoire. Et vous, Geneviève, achetez une résille et apprenez à vous coiffer autrement. Quand vous serez présentable, je vous enverrai mon vieux duc; et je suis sure que, dès qu'il vous verra, il s'intéressera à vous. Pour vos heures de leçons, nous nous arrangerons avec Mme Thomassin.»
Elle se leva comme si elle voulait partir, puis elle se rassit.
«Ah! dites-moi donc, ma belle enfant, j'ai, moi aussi, un service à vous demander. M. de Lomas m'a recommandé également votre amie Fossette; donnez-moi donc quelques renseignements sur elle, sur ses fréquentations, sur sa manière de vivre. Elle est, paraît-il, fort intéressante.»
Geneviève, qui croyait servir son amie, raconta tout ce qu'elle savait: la liaison de Fossette avec M. de Barnolf, la passion aussi qu'elle avait inspirée à son voisin, M. Robiquet, ouvrier chapelier, et l'intimité amicale qui était résultée du voisinage.
Mme de Courcy se rappela avoir vu aux courses M. de Barnolf dans la voiture de Mme de Beausire. Ce fut un trait de lumière. Elle entrevit immédiatement le moyen de se venger.
«Je veux connaître cette charmante fille, dont vous dites tant de bien. Il faut qu'elle ait du mérite pour inspirer de telles amitiés. Dès demain j'irai la voir.»
Et Geneviève lui donna l'adresse de Fossette.
M. de Barnolf habitait la rue d'Isly. Son appartement était à la fois élégant et sévère. Les meubles étaient de chêne sculpté, et les tentures de velours bleu clair, avec des bandes à fond noir, recouvert d'arabesques d'or. Des panoplies d'armes anciennes ou étrangères, des tableaux, appartenant à l'école espagnole ou hollandaise, achevaient de donner à cet appartement un cachet artistique.
M. de Barnolf s'harmonisait avec ce cadre un peu sombre.
Il était Hongrois par son père et avait le type énergique de la race magyare. Son teint était bronzé; sa barbe et ses cheveux, épais et noirs, se roulaient sur eux-mêmes en boucles serrées et vigoureuses. Ses yeux bleus éclairaient d'une expression douce et tendre cette figure un peu farouche, presque dure. Souvent même son regard avait de la finesse; mais quand la colère l'animait, il devenait terrible: la prunelle pâlissait.
M. de Barnolf était petit, maigre et nerveux. Il tenait de son père un caractère violent et passionné; de sa mère, qui était Française, un esprit vif, sceptique et mobile. On le disait fort riche. Sa beauté étrange, son éducation soignée, ses manières très-aristocratiques, sa générosité, son esprit, lui avaient valu de nombreuses bonnes fortunes. Il avait acquis le titre d'homme à la mode, aussi bien dans le faubourg Saint-Germain que dans le demi-monde.
C'était un jeudi. Il attendait Fossette, et Fossette était en retard.
Il parcourait sa chambre avec une agitation singulière. À chaque minute il jetait les yeux sur la pendule.
Pourtant il n'était que onze heures un quart, et Fossette n'arrivait jamais avant onze heures. Quelquefois même elle avait tardé davantage.
Pour se calmer, Léopold prit un livre, essaya de lire; mais les mots dansaient sous ses yeux et n'avaient pas de sens.
«Pourquoi ne vient-elle pas? Cette lettre.... serait-elle vraie?»
Et le sang lui montait au visage, et ses mains brûlantes et moites se crispaient d'impatience.
Puis tout à coup il se mettait à rire.
«Ah çà! voyons, j'aime à ce point-là, qui? Une petite ouvrière sans éducation, sans manières, une grisette enfin, qui me fait attendre, qui me fait souffrir ainsi. Tu es fou, mon pauvre Barnolf.»
Midi sonna.
L'angoisse lui tordit les nerfs. Il alluma un cigare, le mâcha entre ses dents, puis le lança au feu avec colère.
«Si elle vient maintenant, je la jette à la porte.»
Au même instant la sonnette retentit dans l'antichambre.
Son émotion fut si violente qu'il se laissa tomber dans un fauteuil, et, renversant la tête, il ferma les yeux.
Mais dès qu'il entendit la voix fraîche de Fossette, il courut à elle, l'enlaça et tomba à ses pieds.
Fossette, elle aussi, en entrant chez M. de Barnolf était grave et émue.
«Tu m'aimes donc, mon Léo? dit-elle.
—Fossette! ma Fossette, pourquoi viens-tu si tard? Un quart d'heure de plus, je serais mort.»
Deux petits trous moqueurs se dessinèrent dans les joues de la jeune fille.
«Tu ne me crois pas, méchante? J'ai bien souffert, je te le jure. Je croyais ne plus te voir. Je sais maintenant combien je t'aime, combien je suis lié à toi.»
Fossette regardait Barnolf avec un sourire sceptique et un regard scrutateur.
Elle se demandait: «Est-il sincère? Soupçonne-t-il que j'ai pu savoir?... Joue-t-il la comédie? Mais pourquoi me tromperait-il? Cependant, cette lettre....»
«Je le vois dans votre regard, s'écria Léopold, vous ne m'aimez plus.
—Vous avez bien douté de moi tout à l'heure, monsieur de Barnolf, repartit Fossette avec dignité. Au surplus, ajouta-t-elle avec son sourire mutin, nous violons notre contrat. Il me semble que nous sommes bien près de nous faire une scène. Voyons, reprit-elle en se débarrassant de son chapeau et de son manteau, revenons à la confiance et à la gaieté.»
M. de Barnolf ne riait point. Il continuait à se promener dans sa chambre, et sa lèvre frémissait.
Fossette se rapprocha, et, tendant son visage aux lèvres de Léopold:
«Léo, ne boude pas. Une autre fois je viendrai plus tôt. Comment! tu aurais un vilain caractère? Avec quels yeux méchants tu me regardes, moi, ta Fossette qui t'aime, qui t'aime tant qu'elle ne peut plus rire. Autrefois, quand j'étais insouciante, je riais toujours, je riais follement; et maintenant, quand je pense à vous, quand je vous vois, Léo, mon cœur est si plein qu'il étouffe, et je comprends qu'on puisse pleurer par excès de bonheur. Je vous aime bien, Léo!»
Et, en parlant ainsi, elle attachait sur lui un regard extatique. Sa voix avait des vibrations émues qu'on n'aurait pu feindre, et sa bouche sérieuse exprimait une si véritable tendresse que Barnolf vaincu rejeta tout soupçon.
Il la fit asseoir, et s'assit à côté d'elle. Il prenait sa petite main dans les siennes et la baisait respectueusement, comme un amoureux qui ne s'est pas encore déclaré.
La fièvre était calmée.
«Voyez un peu, disait Fossette, ce que produit la liberté. Nous nous aimons d'autant plus que nous sommes moins engagés vis-à-vis l'un de l'autre.»
Barnolf soupira.
«Soyez sincère, Léo; vous n'êtes donc pas heureux? vous me cachez quelque chose? C'est bien mal d'avoir des secrets à vous tout seul.
—Non, mon amie, je ne suis pas heureux. J'ai quelque chose sur le cœur. Je suis un grand coupable. Si je te dis ma faute, me la pardonneras-tu?
—Je vous pardonne d'avance.
—Je n'ose pas, devine.
—Auriez-vous laissé faner mon dernier bouquet?
—Non.
—Ah! j'y suis! vous avez oublié, monsieur, dépenser à moi tous les soirs, à l'heure convenue.
—Non.
—Vous ne vous êtes pas informé de ce beau géranium rose, comme je vous en avais prié?
—C'est plus grave encore.
—Alors vous avez....»
Elle voulut sourire, mais ses lèvres tremblèrent, son gosier se serra.
«Vous ne m'avez pas trompée, puisque vous ne m'avez rien promis. Mais c'est donc vrai, vous aimez une autre femme?»
Elle était maintenant toute pâle, et ses mains étaient froides, comme si soudain la vie l'abandonnait.
«Non, non, ma Fossette, ce n'est pas cela; c'est encore plus mal. Je doute de toi, je suis jaloux.
—Vrai? bien vrai? Alors, nous sommes quittes; car moi aussi je suis jalouse, et je n'osais pas vous le dire.»
Ils essayaient de rire; ils ne le pouvaient pas.
«Fossette, dit M. de Barnolf avec gravité en lui présentant un papier, j'ai une lettre pour vous.
—Pour moi? et moi une pour vous. Comme c'est étrange!» s'écria-t-elle en tirant de sa poche une lettre décachetée.
Ils regardèrent les deux suscriptions. Elles étaient de la même écriture, une écriture inconnue.
«C'est évident, fit observer Léopold, on s'est trompé d'enveloppe.»
Voici la lettre écrite pour Fossette, et qu'avait reçue Barnolf:
«Mademoiselle,
«Un ami qui s'intéresse à votre bonheur croit devoir vous prévenir qu'on s'occupe actuellement beaucoup de vous dans une certaine société où M. de Barnolf est très-connu. On y donne pour rival au noble Hongrois, qui? un ouvrier chapelier portant le nom grotesque de Robiquet, et dont la mansarde n'est séparée de la vôtre que par une mince cloison.... Faites attention!»
La lettre écrite pour M. de Barnolf, mais adressée à Fossette, était ainsi conçue:
«Un ami inconnu qui s'intéresse à votre bonheur, croit devoir vous prévenir que vos assiduités auprès de Mme de Beausire font jaser beaucoup. Hier, aux courses, on a remarqué votre présence dans sa voiture et l'absence du duc. Que deviendrait Mlle Fossette, qui vous aime si tendrement, si elle apprenait votre infidélité? Une femme a beau être sceptique, voire même un peu philosophe, il est de ces blessures de cœur ou d'amour-propre qu'elle ne saurait pardonner. Si vous ne mettez pas plus de prudence dans vos relations avec Mme de Beausire, vous pourriez non-seulement vous attirer une affaire avec le duc, mais encore compromettre votre bonheur intime, et désespérer une charmante fille qui ne le mérite pas.
«Vous avez, je vous en préviens, des ennemis acharnés qui pourraient fort bien vous jouer un mauvais tour. «Prudence et mystère!» comme on dit dans les mélodrames.»
«Ce changement d'enveloppe a-t-il été volontaire ou involontaire? Ces lettres nous viennent-elles d'un ami ou d'un ennemi? se demandait M. de Barnolf. Si c'était un ennemi, pourquoi ce subterfuge? Une lettre anonyme adressée directement eût suffi pour nous inspirer des doutes l'un sur l'autre.
—Oh! non, c'est beaucoup plus adroit; c'est diabolique,» fit observer Fossette qui cherchait à deviner l'auteur des lettres.
Un instant elle soupçonna Geneviève, puis Claudine, et Robiquet lui-même.
«Tenez, reprit-elle tout à coup, si vous m'en croyez, brûlons ces lettres et n'y pensons plus. Nous arriverions à douter de tous nos amis et à douter l'un de l'autre.»
Elle prit les deux lettres, et, sans attendre l'assentiment de Barnolf, les jeta au feu.
M. de Barnolf regardait brûler les lettres d'un air songeur et défiant.
«Comment! s'écria Fossette en riant d'un franc rire, vous seriez jaloux? Que ne pouvez-vous voir ce pauvre Robiquet avec son nez qui menace le ciel et ses grands chapeaux qui touchent le bout de son nez! Si je l'aimais, chanterait-il du matin au soir en fausset:
Pauvre Robiquet! quel excellent domestique! et attentif et désintéressé surtout! Avec quelle joie il dégringole mes cinq étages pour aller me chercher un sucre d'orge ou un pot d'eau fraîche! C'est lui qui tous les matins descend ma chaufferette et m'apporte mon lait; et souvent c'est lui encore qui arrose les fleurs que vous m'envoyez. Et pourtant il se doute de qui elles me viennent; mais il sait aussi que j'aurais tant de chagrin si je les voyais languir! Il les soigne en maugréant.»
Barnolf, peu rassuré par les explications de Fossette, restait sombre et froid.
«Comment, vous doutez encore, reprit l'ouvrière. Venez donc voir Robiquet, et vous ne douterez plus.
—Fossette, dit M. de Barnolf avec un tremblement dans la voix, je vous aime plus, je vous le jure, que je n'ai jamais aimé aucune autre femme. Je ne sais: vous avez plus de noblesse, plus de distinction réelle, plus d'esprit, plus de charme, plus de cœur surtout. Et si gaie, si espiègle, si douce! Vous vous amusez aux dépens de ce Robiquet, soit! Mais aussi vous êtes trop bonne pour le faire souffrir. Enfin je suis malheureux depuis que j'ai reçu cette lettre. J'ai la fièvre. Sans doute, puisque vous me le dites, je vous crois, vous ne m'avez fait aucune infidélité. Mais Robiquet va chez vous à toutes les heures du jour. Ces mille services que vous en recevez vous rendent son affection précieuse. Et moi je ne vous vois qu'une fois par semaine. Je vous veux à moi tout entière, à moi toujours! Voulez-vous habiter ici? Dites, le voulez-vous? Et puis vous êtes pauvre, malheureuse, vous souffrez peut-être. Cette chaufferette, ce sucre d'orge, ce lait dont vous parliez tout à l'heure m'ont révélé une situation à laquelle je n'avais jamais songé. Et encore ces heures que vous me donnez, c'est votre pain, tandis que moi qui vous aime et qui devrais confondre mon existence avec la vôtre, je vis dans un luxe égoïste; je dépense en bagatelles des sommes qui vous feraient riche pendant plusieurs années. Je vous en supplie, essayons de vivre ensemble. Vous me quitterez quand vous le voudrez. Ne serez-vous pas libre toujours?»
Il s'était mis à genoux et baisait ardemment les mains de l'ouvrière.
Fossette l'avait écouté sans l'interrompre.
«Mon ami, c'est impossible, dit-elle avec résolution. Je ne veux plus de cette vie-là. Oh! j'ai trop souffert, voyez-vous, trop souffert dans ma fierté pour recommencer jamais.
—Alors vous ne m'aimez pas! s'écria Barnolf blessé, puisque vous ne faites aucune différence entre moi et un rapin ou un serrurier. Vous refusez parce que vous me préférez Robiquet.
—Vous n'avez donc pas, monsieur de Barnolf, la générosité que je vous supposais?
—Pour le moment, je n'ai que de l'amour, et je suis jaloux. Ou venez habiter avec moi, ou quittez Robiquet.
—Non, je veux que vous ayez confiance en moi comme j'ai foi en vous.
—Je vous croyais bonne, reprit le Hongrois avec colère; mais non, vous n'avez pas de cœur; autrement vous ne me feriez pas souffrir.
—Je vous l'ai dit dès le premier jour de notre rencontre, repartit Fossette avec fermeté, jamais je ne consentirai à retomber sous la dépendance d'un homme. Croyez-vous qu'il ne m'ait pas fallu un grand courage pour en sortir et renoncer à l'oisiveté? Sans parents, abandonnée dans la rue dès l'âge de quatorze ans, j'ignorais ce que c'était que l'honneur. Seulement, j'avais ma fierté qui se révoltait contre cette ignoble exploitation de l'amour et contre la brutalité de l'homme. Je me sentais avilie et j'ai voulu me relever. Je me suis relevée seule, par le travail. Mais les commencements ont été durs; je n'avais pas toujours du pain; le travail me répugnait et me fatiguait; j'avais des crampes dans tous les membres. Vous ne pouvez savoir ce que c'est que travailler tout le jour, sans relâche, pour qui n'y est point habitué. J'ai lutté, je me suis roidie, et j'ai vaincu ma paresse. Maintenant j'y suis faite. Ce travail, toujours le même, est pénible sans doute, mais il ne me paraît plus un supplice. Enfin, et surtout, je suis libre, libre! je ne dois à personne ma subsistance. Et puis, savez-vous, Barnolf, maintenant je m'estime. Ce sentiment que je n'avais pas connu jusqu'alors, je ne pourrais plus y renoncer. Sans doute j'ai eu beaucoup de chance, puisque depuis six mois je n'ai jamais manqué d'ouvrage, que j'ai mangé à peu près à ma faim. Je n'espère pas être aussi heureuse toujours; mais j'y ai bien réfléchi, car l'ouvrage peut me manquer d'un jour à l'autre; je me laisserais plutôt mourir que de retomber jamais dans cet avilissement.»
Barnolf ne se fût point attendu à cette vertueuse déclaration de principes chez une fille de mœurs aussi peu rigides. En tout autre moment, peut-être eût-il souri de cet alliage de dignité et de légèreté, de cette morale à la fois austère et par trop indépendante.
«Quelle importance attachez-vous donc à l'argent? lui dit-il. Accepter les présents d'un homme qu'on aime, ce n'est, pas s'avilir.
—Et vous, accepteriez-vous les présents d'une femme? Vous admettez donc deux règles de conduite, une pour les hommes et une autre pour les femmes? Moi, j'attache de l'importance, non pas à l'argent, mais à la liberté. Si j'acceptais vos bienfaits, je ne serais plus libre.
—Oui, oui, c'est cela! libre, dit Barnolf avec sarcasme, libre! Est-ce qu'on est libre, quand on aime? Mais je comprends: vous préférez votre liberté. Vous voulez être libre d'aimer M. Robiquet, ouvrier chapelier, et d'autres peut-être de même acabit?»
Fossette pâlit. Elle hésita; et M. de Barnolf la regardait en cet instant avec une expression si haineuse qu'elle crut de sa dignité de le braver.
«M. Robiquet, ouvrier chapelier, répondit-elle, a cent fois plus de cœur et de vraie noblesse que M. Léopold de Barnolf. Il n'insulterait pas une femme.»
Barnolf, offensé et terrible, s'avança vers Fossette et leva la main pour la frapper.
Mais Fossette le contint par un tel regard qu'il laissa retomber sa main.
«Vous croyez donc, monsieur de Barnolf, que, parce qu'une femme vous aime, vous avez le droit de l'insulter et de la battre? Adieu, vous ne me reverrez plus!»
Et elle se dirigea vers la porte.
Fou, désespéré, il s'élança vers elle, la saisit dans ses bras, implora son pardon et lui baisa les pieds.
Elle resta; mais au fond du cœur elle ne pardonnait pas.
En la quittant, il lui fit promettre de revenir.
Elle promit, mais faiblement.
«Si tu ne viens pas....» dit-il.... Il s'arrêta; la passion le suffoquait et le blanc de ses yeux rougit.
«Eh bien? demanda Fossette avec un rire forcé.
—J'irai te chercher, répondit-il en se dominant.
—Si je pardonnais aujourd'hui, se dit Fossette, demain il me battrait; et, de lâcheté en lâcheté, je deviendrais son esclave.»
Quand Fossette rentra chez elle triste et désolée, Claudine lui apprit qu'une très-belle dame était venue la demander de la part de Geneviève, et qu'elle avait paru fort contrariée de son absence.
«Je l'ai conduite chez les Ferrandès, ajouta Claudine. Elle nous a beaucoup questionnées, Christine et moi, sur notre salaire et sur notre manière de vivre. Ce doit être une dame de charité.»
Fossette n'écouta qu'à demi le récit de Claudine. Elle avait hâte de se trouver seule pour donner cours à son chagrin.
Robiquet l'entendit rentrer. Il entre-bâilla sa porte; mais Fossette ne lui rendit pas son salut amical.
Au bout d'une heure, inquiet du silence prolongé de Fossette, il vint frapper à sa porte:
«C'est moi, Robiquet. Est-ce que je puis maintenant arroser vos fleurs?
—Non, merci.
—Elles n'ont pas eu la moindre goutte depuis hier matin. Elles doivent avoir terriblement soif.
—Qu'importe!» repartit Fossette avec quelque impatience dans la voix.
Robiquet rentra chez lui tout déconcerté.
«Qu'importe! elle a dit qu'importe! Qu'importe que ses fleurs aient soif? elle qui aime ses fleurs comme on aime des enfants! Il faut qu'il lui soit arrivé une catastrophe. C'est cet inconnu, bien sûr, ce lâche, cet infâme, qui lui aura fait du chagrin. Si je le tenais!...»
Et, de désespoir, il donna un terrible renfoncement au chapeau tout neuf qu'il avait mis pour se présenter chez Fossette.
Le bon Robiquet reprit son travail. Mais il s'arrêtait à chaque instant pour écouter. Il colla son oreille contre la cloison, et entendit très-distinctement de gros soupirs, presque des sanglots.
Il n'y put tenir.
Pour la seconde fois il alla frapper à la porte de sa voisine.
«Mademoiselle Fossette, je vous en supplie, permettez-moi d'entrer. Vous avez du chagrin. Peut-être en suis-je cause; car tout à l'heure vous ne m'avez pas dit bonjour, comme d'habitude. Je suis bien malheureux!
—Entrez, monsieur Robiquet.»
Et Robiquet entra.
Fossette était étendue sur son lit avec accablement. Des larmes ruisselaient sur ses tempes et mouillaient le traversin.
En la voyant ainsi, Robiquet s'arrêta. Il devint pâle.
«Vous! c'est-il possible! Je ne me trompais donc pas! Vous pleurez! Ah! je disais bien, une catastrophe, un cataclysme! Vrai, mademoiselle Fossette, si ma vie peut vous servir à quelque chose, prenez-la.
—Merci, mon bon Robiquet. J'ai, en effet, besoin de vos services. Je désire quitter cette maison demain, si c'est possible.
—Quitter cette...! s'écria Robiquet, qui eut le gosier tellement serré par l'émotion qu'il ne put achever sa phrase.
—Oui, il le faut absolument.
—Et moi, et moi, qu'est-ce que je vais devenir, mademoiselle Fossette!
—Vous serez quand même et toujours mon ami, n'est-ce pas? Moi, je vous garderai toujours la même amitié. Demain matin, pendant que je ferai ma malle, seriez-vous assez bon pour aller me chercher, je ne sais où, dans la Cité peut-être, une petite chambre comme celle-ci, à peu près, et dans les mêmes prix? Vous savez qu'il me faut du soleil pour mes fleurs.
—Ah! mais.... alors.... ce n'est donc pas...?»
Il s'arrêta.
«Quoi?
—Pour nous quitter tout à fait et vous en aller dans les beaux quartiers avec.... Pardonnez-moi.... J'avais cru.... Oh! pardonnez-moi d'avoir un instant pensé cela. Le chagrin me faisait perdre la tête. Je sais bien que vous êtes incapable de ces choses-là.... quoique, si vous vouliez.... suffit! je me comprends. J'irai, oui, j'irai vous chercher une belle petite chambre dans les prix de...?
—Dix francs par mois, pas davantage.
—Mais alors.... mais alors....»
Il tortillait son chapeau, un autre chapeau tout neuf.
—Quoi, mon pauvre ami?
—Si je trouvais deux petites chambres comme ces deux-là, l'une à côté de l'autre?»
Fossette sourit tristement.
Encouragé par ce demi-sourire:
«Oh! mademoiselle, reprit-il, je vous en supplie!... pour faire vos commissions, soigner vos fleurs et un peu aussi pour m'empêcher de.... de passer l'arme à gauche; car, voyez-vous, je ne pourrais plus vivre loin de vous.»
Il pleurait.
«Pauvre garçon, pensait Fossette, s'il savait qu'il est cause de mon chagrin! Faut-il donc le punir de l'injustice d'un autre? Je le veux bien, répondit-elle. Au surplus, je ne pourrais me passer moi-même de votre amitié; car vous m'avez gâtée; vous êtes si bon pour moi!»
Elle lui tendit la main.
«C'est donc vrai! C'est donc possible! Vous me permettez de vous suivre!»
Il se laissa tomber à genoux. Il pleurait, il riait, il ne savait que faire de cette main qui le brûlait.
Il la baisa avec respect.
«Vraiment! dit Fossette avec un soupir, il n'y a qu'une chose excellente au monde, c'est l'amitié d'un être bon et affectueux comme vous, Robiquet. J'accepte vos services, parce que je les crois tout à fait désintéressés. Je ne veux plus aimer.
—Oh! mademoiselle, je n'ai jamais espéré que vous pourriez m'aimer comme je vous aime. Je ne vous demande que la permission de vous servir. Je vous respecterai toujours, vous le savez bien.»
Le surlendemain, Fossette quittait le garni de la rue de Venise. Son départ fut une désolation pour la maison; car tous les locataires la connaissaient et la chérissaient. Plusieurs raccompagnèrent jusque dans la rue. La mère Blancheton était rentrée tout exprès pour lui prêter sa charrette, une belle charrette neuve achetée avec les cinquante francs de Madeleine.
«Cette fille-là, disait-elle de sa voix rauque en essuyant une larme, ça vous a des façons de demoiselle avec le cœur d'une ouvrière. Et puis c'est aussi gai qu'un rayon de soleil. Quand elle m'apportait un peu de lait ou un bol de tisane: Sans doute, que je lui disais, ça me ravigote, ce que vous me donnez là; mais ce qui me guérit, c'est plutôt de penser qu'on n'est pas tout à fait un chien perdu dans le monde, et que quelqu'un s'intéresse à moi.
—C'est comme nous, reprenait la femme Brisemur qui commençait à se lever, sans elle nous serions tous morts. Elle a passé toute une nuit à me soigner. C'est si pauvre chez nous, que personne autre n'aurait voulu rester au milieu d'une pareille désolation.»
Quant à Christine, elle pleurait à sanglots. Claudine aussi était désolée, car elle allait rester seule.
«Au moins, lui demandait-on, saurons-nous votre adresse?
—Je ne puis la donner, car je pars pour qu'on ne me trouve pas. Mais dans un mois peut-être reviendrai-je, si ma chambre est encore libre.
—On vous la gardera tant qu'on pourra, mademoiselle Fossette, répondit le concierge, propriétaire du garni, car on n'a pas souvent d'aussi aimables logeuses, ni d'aussi honnêtes.»
Robiquet marchait devant, conduisant la charrette, et Fossette, qui suivait, se retournait de temps en temps pour envoyer encore des saluts à ses amis.
Geneviève, vêtue d'une jolie robe grisaille et coiffée à la grecque avec une résille de velours cerise, était complètement transformée; et, comme elle se sentait belle et admirée, ses gestes mêmes étaient devenus plus dégagés, plus coquets; son regard avait plus d'assurance. Elle s'exprimait avec moins de timidité et plus d'à-propos. Mais que d'ennemies lui fit dans l'atelier cette métamorphose! Il n'était pas jusqu'à la demoiselle à repentirs, bien sûre de ses charmes pourtant, qui ne se sentît écrasée par la beauté de la jeune Lilloise.
Aussi, pendant plusieurs jours, Geneviève fut-elle le point de mire de toutes leurs malices. La première elle-même commençait à s'inquiéter de la faveur dont la nouvelle jouissait auprès de madame.
«Il faut avouer que cette mijaurée, qui le premier jour n'osait lever les yeux, a eu vite fait son éducation, dit l'une de ces demoiselles. Maintenant elle a l'air de se moquer de nous.
—Et ça ne sait pas même tenir proprement une aiguille! reprit une autre. Il est vrai que pour le commerce qu'elle fait....
—Mademoiselle, repartit Geneviève avec dignité, je ne fais aucun commerce; et, si vous continuez à me tourmenter, je me plaindrai à madame.
—Rapporteuse et moucharde! il ne vous manquait plus que ça, ma mie. Si nous disions, nous, qu'il vous faut une demi-heure pour coudre un lé!
—C'est une ouvrière amateur, quoi! Vous avez donc quelqu'un qui paye pension à madame?»
Geneviève ne répondit plus, mais elle rougit d'indignation.
«Mesdemoiselles, elle a rougi; preuve qu'on a tapé juste.»
Une ouvrière belle parleuse, se croyant un peu de littérature (par rapport, disait-elle, à un jeune homme de lettres qui lui adressait des vers), prit à son tour la parole:
«Voyons, jeune mystérieuse, raconte-nous ton roman. Ton héros est-il brun ou blond? est-il sentimental ou badin? T'écrit-il des épîtres passionnées? Chacune, en entrant à l'atelier, raconte sa biographie, et après on la laisse tranquille. Mais toi, tu ne veux rien dire, tu fais la pimbêche, c'est vexant.
—Que voulez-vous savoir? reprit Geneviève les larmes aux yeux.
—Eh bien! qui t'a donné cette robe? car enfin une ouvrière ne peut pas, avec ses quarante sous par jour, se nourrir, payer son loyer et son blanchissage, et s'acheter, pour tous les jours, une robe de quatre francs le mètre.
—C'est une dame,» répondit Geneviève.
On se récria de tous les coins de l'atelier.
«À qui croit-elle en conter? dit l'une.
—C'est du dernier rigolo, exclama une autre, dans ce jargon d'atelier que nous reproduisons comme caractéristique.
—Une bienfaitrice? Touchant! touchant! Passe-moi ton mouchoir.
—De quelle couleur est sa barbe, à cette dame?
—Je retiens celle-là!
—Voudrais-tu nous faire poser, ma fille? reprit la littératrice. Tes révélations sont par trop saugrenues. Parbleu! nous savons toutes ce que c'est, va! On passe sur le boulevard; on s'aperçoit qu'un monsieur bien mis, portant des gants et des breloques, vous suit. On s'arrête devant un magasin de nouveautés. On a l'air de faire un choix, puis on soupire. Le monsieur bien mis offre la robe et son cœur. On minaude un peu, on accepte, et tout est dit.
—Avouez donc, fit à son tour la demoiselle à repentirs, et on vous laissera tranquille.
—Je ne puis avouer ce qui n'est pas. Je vous répète que c'est une dame qui....»
Ce fut un effroyable vacarme dans l'atelier. On trépignait. Quelques-unes tirèrent leurs clefs et se mirent à siffler.
«Silence, mesdemoiselles! s'écria la première. Madame va venir.
—Parole d'honneur! reprit la demoiselle à repentirs, elle voudrait se faire passer pour une rosière.
—À Nanterre ça se voit, et encore!... Mais à Paris.... zut!
—Ma fille, reprit l'ouvrière orateur, tu fais fausse route; tu t'égares dans un système qui n'aura pas de succès; ce que tu nous dis n'a pas le sens commun; cependant nous userons de condescendance pour tes drôleries. Mais dis-nous du moins quelle est la position de cette dame phénomène? où demeure-t-elle? quels sont ses moyens d'existence?
—Je n'en sais rien,» répondit naïvement Geneviève.
Le tapage recommença plus fort.
«Bravo! bravo!
—Bis! bis!
—Elle est d'un cocasse splendide!
—Mesdemoiselles, il faut la porter en triomphe.
—Moi, je vais écrire au maire de Nanterre.
—Oui, c'est cela, reprit la littératrice. Adressons toutes une pétition au maire:
«Monsieur,
«Une jeune personne, dont la vertu et la candeur sont dignes de Nanterre, se trouve égarée dans un atelier de modes rue Neuve Saint-Augustin. Il est de votre devoir, respectable patriarche, de venir réclamer cette infante, qui ne peut sortir que de votre village, célèbre par ses vertus, ses brioches et sa bêtise.»
En cet instant, la porte de l'atelier s'entrouvrit discrètement, et l'on vit apparaître une espèce d'Hercule à large figure blafarde, avec un grand tablier et un bonnet blanc sur l'oreille.
«Voilà M. Édouard. Monsieur Édouard! crièrent toutes les ouvrières.
—Ah çà! les petites chattes, dit M. Édouard d'une voix de basse-taille, vous faites un tapage infernal. Le patron menace de déménager.»
Les ouvrières parisiennes se nourrissent fort mal; aussi, à l'occasion, se montrent-elles fort gourmandes; souvent même c'est la gourmandise qui les perd.
M. Édouard était garçon pâtissier, et, à ce titre, avait gagné toutes les sympathies de ces demoiselles.
«Oh! mon bon monsieur Édouard, une brioche!
—Un savarin!
—Une génoise! supplièrent en chœur plusieurs voix.
—On m'embrassera? dit Édouard.
—Oui, toutes nous vous embrasserons, même les vieilles à lunettes, qui raffolent de vous, ô Édouard, répondit l'ouvrière bas bleu.
—Tiens! tiens! je n'avais pas encore vu cette jolie blonde, s'écria-t-il en désignant Geneviève.
—C'est la nouvelle qui demeure au sixième; seulement elle a fait peau neuve, répondit Joséphine.
—Diable! rien que ça de chic! Et elle m'embrassera aussi?
—Oui, oui! Elle vous embrassera.
—Non! repartit Geneviève, je n'embrasserai pas monsieur.
—Alors pas de gâteaux,» dit Édouard.
Un nouvel ouragan se déchaîna contre Geneviève.
«Combien vos gâteaux, monsieur? demanda-t-elle.
—Je ne vends pas mes gâteaux aux petites chattes, je les donne.
—Je n'ai pas encore payé ma bienvenue, insista Geneviève, en tirant son porte-monnaie. J'ai cinq francs dix sous.
—Cinq francs cinquante, ce n'est guère pour porter des robes comme celle-là. Mais enfin, voyons, monsieur Édouard, que pouvez-vous nous donner pour cette somme?» demanda la demoiselle à repentirs.
Ici un débat s'engagea.
Pour trancher la question, il fut résolu qu'on apporterait des gâteaux assortis et deux bouteilles de sirop.
Ces cinq francs cinquante centimes étaient tout ce que possédait Geneviève; mais ce n'était pas acheter trop cher un peu de tranquillité.
Certes, Geneviève, comme ouvrière de fabrique, n'était pas habituée à une grande délicatesse de langage. Cependant un pareil cynisme la révoltait.
Sans doute, pour la fille du peuple, il n'y a pas d'innocence possible. Elle vit dans un milieu qui ne respecte ni ses oreilles ni ses yeux. Et la chute, considérée par les classes élevées comme un déshonneur irrémédiable, est à peine regardée, dans la classe laborieuse, comme une faute grave. Souvent même l'ouvrière, au lieu d'en rougir, s'en fait gloire et s'enorgueillit de la générosité de ses amants.
À Paris, les ouvrières se divisent en deux camps: celles qui se cachent et celles qui font parade de leurs désordres. Ces dernières appellent les autres des mijaurées. Quant à l'ouvrière jeune et belle, restée entièrement honnête, si elle se rencontre encore, c'est malheureusement une exception.
Est-ce à dire qu'il faille renoncer à moraliser ces pauvres créatures privées d'enseignement, entourées de mauvais exemples et de séductions de toutes sortes? Non, sans doute; mais la moralisation doit entrer dans une tout autre voie.
Aujourd'hui les moralistes comme les économistes se sont gravement émus de la situation de l'ouvrière, de sa dépravation précoce et anormale. Aujourd'hui l'opinion admet, en morale, comme en législation, le bénéfice des circonstances atténuantes. On ne se borne plus à prêcher ou à anathématiser les pauvres femmes qui tombent dans le vice. Des recherches consciencieuses ont constaté que, le plus souvent, elles succombent parce qu'elles manquent de pain, et aussi parce que leur travail ingrat et pénible ne peut leur procurer aucun luxe, aucune satisfaction. Or, on commence à reconnaître que chaque être a droit, non-seulement à la subsistance, mais à une part de bonheur. Ce n'est donc plus avec des sermons qu'on doit chercher à moraliser, c'est en découvrant et en appliquant les moyens d'augmenter l'instruction et le bien-être.
Il y a loin cependant d'une jeune fille que l'amour entraîne à celle qui se vend. Sans doute un premier désordre conduit souvent à de plus graves; mais la femme qui aime réellement n'a pas perdu tout sentiment de dignité. Chez Geneviève, ce sentiment était encore élevé; elle était douée d'un caractère réservé et d'un esprit délicat. Capable d'affections profondes, la frivolité dans l'amour la révoltait. Et depuis huit jours, malgré les propos licencieux dont on l'ahurissait, malgré les épigrammes dont on l'accablait, sa tenue était restée la même, sérieuse et digne.
Mais combien de temps, exposée à ce contact continuel avec la corruption, pourrait-elle lutter contre l'entraînement de l'exemple! Ce qui la soutenait alors, c'était l'espoir que lui avait donné Mme de Courcy d'épouser M. de Lomas. Mais une fois certaine de son abandon, ne chercherait-elle pas dans le désordre l'oubli de son chagrin et de son abaissement? Car la débauche est pour les femmes ce que l'ivrognerie est pour les hommes. Afin de s'étourdir, l'homme boit, la femme se donne ou se vend.
Le bon Édouard fit bien les choses. Il apporta une pleine corbeille de gâteaux de la veille et deux bouteilles de sirop.
Plusieurs des plus gourmandes lui sautèrent au cou.
«Mes petites chattes, vous voyez que je suis bon prince et pas cruel. Ne vous gênez pas; que celles qui ont envie de m'embrasser se présentent, je ne les repousserai pas.
—Est-il fat et pacha, ce M. Édouard! fit, en grignotant une madeleine, une fille très-brune, habituée de Mabille. Il est capable de croire que c'est lui qu'on embrasse. Amour de pâtissier, va!
—Les pachas, hein! En voilà-t-il des hommes heureux! exclama le bon Édouard. Supposons que je sois, un pacha. Je m'assieds sur un divan, là, au beau milieu de vous, à la façon d'un tailleur. Je fume une grande pipe. Derrière moi, se tient une esclave en pantalon de zouave, avec un éventail pour me donner de l'air et pour chasser les mouches de mon auguste nez. C'est pas des contes, ce que je vous dis là. J'ai vu jouer ça à l'Opéra-Comique, une fois que j'ai paru sur la scène, habillé en mamelouk. J'ai été un peu pacha, tel que vous me voyez.
—Moi, mon rêve, ce serait d'entrer comme comparse dans quelque théâtre, car je raffole du spectacle, dit une jeune fille très-laide qu'on appelait la liseuse , parce qu'elle avait toujours ses poches bourrées de vaudevilles ou de petits journaux.
—Et tous les soirs on a la chance de rencontrer un avenir parmi les spectateurs, ajouta la demoiselle à repentirs.
—Quel est votre idéal comme avenir , mademoiselle Léocadie? demanda Édouard; est-ce le bois de rose ou le palissandre?
—Pour commencer, je me contenterais du noyer.
—Monsieur Édouard, continuez donc votre histoire de l'Opéra-Comique.... Il était assis sur un divan?...
—C'est moi qui suis le pacha. Et vous êtes toutes, comme moi, assises sur des divans, dans des poses plus ou moins gracieuses et nonchalantes. Tableau. Hein! ce serait-il gentil! Alors, avisant du regard cette princesse blonde qui ne daigne pas même goûter à mes brioches, je lui jette le mouchoir en l'appelant Fatmé, Haydé, Azora. Ce sont tous des noms comme ça dans ce beau pays. Aussitôt, au lieu de me regarder avec ses yeux farouches, elle sourit.
—Monsieur Édouard, monsieur Édouard, cria une de ces demoiselles, on vous rappelle à l'ordre! Vous corrompez nos âmes candides avec vos discours immoraux.
—Immoraux! ce sont les mœurs les plus pures du pays. C'est leur bon Dieu qui veut ça.
—Où donc est-il ce pays? est-ce en Cochinchine?
—Je ne sais pas, mais pour sûr il existe, puisque je l'ai vu à l'Opéra-Comique. Et même qu'on appelle un sérail l'endroit où le pacha enferme toutes ses femmes.
—Et y a-t-il aussi un pays où les femmes ont des sérails d'hommes? demanda l'habituée de Mabille.
—Ça, ma petite chatte, je crois que ça ne se voit qu'à Paris; vous ferez donc bien d'y rester. J'ai toujours entendu dire que, pour les femmes comme pour les chevaux, Paris était un vrai paradis. J'entends les beaux chevaux et les jolies femmes, car pour tout ce qui est vieux et laid, Paris, c'est l'enfer.»
En cet instant, le petit Joseph entra, et dit:
«Mademoiselle Geneviève, on vous demande au salon.»
Comme la première fois, la curiosité et la jalousie de ces demoiselles furent vivement excitées.
«Joseph! Joseph! qui donc la demande encore?
—Un vieux monsieur.
—De quoi a-t-il l'air, ce vieux?
—Il a du chic.
—Comment, mesdemoiselles, fit Édouard, vous n'avez pu savoir encore ce qu'est cette jolie blondine et ce qui se mijote par là-bas?
—Dame! répondit une ancienne, je suppose, moi, qu'elle est bien recommandée et qu'on veut lui faire un sort. Vous vous rappelez Zoé, Lucile, Amélie et tant d'autres qui ont travaillé ici, et qui sont aujourd'hui des princesses pour qui nous travaillons.
—Voilà ce qui est souverainement injuste. Pourquoi ne nous ferait-on pas un sort, à nous aussi? Ne valons-nous pas cette campagnarde, qui dans son pays cardait du coton, et qui ne sait pas seulement dire un mot sans rougir?
—Mes petites chattes, voilà sans doute ce qui plaît à ce vieux, c'est qu'elle rougit; tandis que vous, il y a longtemps que vous ne rougissez plus....
—Monsieur Édouard, fit la littératrice, si vous n'étiez pas un généreux pâtissier, nous ne souffririons pas cette insulte. On vous la pardonne en considération de vos brioches.
—C'est vexant de la voir préférée à nous, ajouta Joséphine; il faut la forcer à quitter l'atelier. Tous les jours nous lui monterons une nouvelle, jusqu'à ce qu'elle parte.
—Pas besoin, pas besoin, mes petites minettes. Elle est trop jolie pour rester longtemps à la paye de quarante sous par jour.
—Eh bien! voilà encore un fameux compliment que nous adresse M. Édouard, fit observer aigrement la demoiselle à repentirs. Et nous, vous nous trouvez donc laides?»
L'ouvrière placée près de la porte entendit le frôlement d'une robe de soie dans l'escalier et dit à demi-voix:
«Voilà madame!»
Édouard s'esquiva prestement avec sa corbeille et ses deux bouteilles vides.
Toutes ces demoiselles baissèrent les yeux et semblèrent profondément absorbées par leur couture.
Quand madame entra, on eût entendu voler une mouche.
On sait que madame ne plaisante pas, et que l'ouvrière surprise en flagrant délit de paresse est bientôt congédiée. Et, de fait, pourquoi Mme Thomassin serait-elle indulgente? Elle paye généreusement quarante sous. C'est l'élite des ouvrières qui gagne pareille somme, et il y a sur le pavé tant de pauvres filles qui, en cousant même une partie de la nuit, arrivent à grand'peine à en gagner vingt-cinq.
Avant de descendre à l'atelier, Mme Thomassin avait fait passer Geneviève par sa chambre, lui avait lissé les cheveux, avait donné une grâce à la résille, et lui désignant la porte du salon, elle lui avait dit:
«Ma chère enfant, soyez aimable avec M. le duc, car votre avenir dépend de cet entretien. Surtout ne soyez pas si morose. M. le duc aime la gaieté.»
Geneviève entra toute tremblante au salon. Elle vit un homme d'une soixantaine d'années qui lui désigna amicalement un siège.
Geneviève s'était représenté sous des dehors austères ce personnage bienfaisant, qu'un chagrin d'amour, au dire de Mme de Courcy, torturait depuis sa jeunesse.
Elle s'étonna donc de le trouver vêtu avec une élégance de bon goût, mais un peu prétentieuse pour un homme de cet âge. Le sourire de ce vieillard était fin et sceptique, et son regard s'arrêtait sur elle avec une persistance qui l'embarrassait.
«C'est vous, ma belle enfant, dont m'a parlé Mme de Courcy?
—Oui, monsieur; elle m'a aussi parlé de vous, de votre bonté. Soyez persuadé que je ferai tous mes efforts pour mériter votre intérêt.
—Voilà une charmante petite réponse, fit le duc. On dirait.... Mais non, personne ne vous l'a apprise, n'est-ce pas, mon enfant?»
L'ouvrière rougit, car elle crut avoir été maladroite.
Il lui tendit la main, et Geneviève lui donna la sienne.
«Mme de Courcy ne m'avait pas trompé, vous êtes adorable. De la beauté, de la candeur et une main de patricienne. Mais, ma fille, il faudra soigner un peu mieux vos ongles; je tiens beaucoup à ce détail.
—Je vous remercie de m'en avertir, monsieur, dit Geneviève.
—Elle est ou très-rouée, ou très-candide, ou stupide, pensa le duc. Voyons lequel.»
Et il reprit:
«Vous me plaisez déjà beaucoup, je vous assure; mais ce que j'aime par-dessus tout, c'est la sincérité. Ouvrez-vous donc à moi comme à un confesseur. Combien de fois déjà avez-vous aimé?»
Geneviève rougit encore, baissa les yeux et ne répondit pas.
«Je suis très-indulgent, je vous en préviens; deux ou trois fois, n'est-ce pas?
—Non, monsieur, répondit Geneviève avec dignité.
—Quatre ou cinq alors?
—Non, monsieur; Mme de Courcy a dû vous le dire, une seule fois.
—Et vous avez quel âge?
—Vingt ans.
—Et vous aimez depuis combien de temps?
—Depuis huit mois.
—Et jusqu'à dix-neuf ans, jamais, jamais ce petit cœur-là n'avait battu pour personne?
—Pour personne.
—Vous êtes pourtant de Lille, une ville de manufactures.
—Oui, monsieur, mais j'allais depuis fort peu de temps à la fabrique. Auparavant, je travaillais à la maison.
—Et vous aviez sans doute une mère pieuse? Êtes-vous dévote?»
Geneviève hésita. Elle craignait de donner une mauvaise idée d'elle à ce bienfaiteur, religieux peut-être.
«Non, monsieur, dit-elle enfin. Ni mon père pi ma mère ne vont à la messe, et moi, je n'y allais pas davantage. Mon père est un très-honnête homme; mais c'est une idée comme cela, il ne peut souffrir les capucins.
—Ah! ah! c'est un esprit fort? Tant pis, ma fille! Pour les femmes comme pour le peuple, la religion est un frein nécessaire. Je désire que vous ayez un peu de dévotion. Sans doute je ne veux pas faire de vous une religieuse. Cependant j'aimerais mieux trouver en vous ces sentiments qui élèvent l'âme et l'esprit, et préservent des honteux désordres.
—Ah! monsieur, s'écria Geneviève, certainement j'ai commis une faute grave; aux yeux de bien des gens, j'ai perdu le droit de me dire une honnête fille; cependant, si vous voulez vous informer, vous saurez que j'ai toujours eu une bonne réputation.»
Elle avait des larmes dans les yeux.
«Comment, fillette, vous pleurez! Dépêchez-vous d'essuyer ces beaux yeux-là. Je vous déclare que je ne puis supporter les pleurs. J'ai les nerfs très-impressionnables. Cela pourrait même troubler ma digestion.»
Geneviève essaya un sourire.
«À la bonne heure! Riez toujours! Vous êtes cent fois plus belle. Et puis vous avez de si jolies petites dents! Voyons, regardez-moi; croyez-vous que je ne vous déplairai pas trop?
—Oh! monsieur, comment ne vous aimerais-je pas? Vous paraissez si bon!
—Euh! euh! j'ai bien mes défauts. Je suis impatient, et, dans ces moments-là je déchire, je casse tout. Mais on ne se plaint pas trop, car je répare si bien les dégâts! Je suis du reste un bon enfant, vous verrez: pas tracassier du tout! Vous serez libre de vivre à votre guise. Je ne vous ferai pas espionner. Voilà pourquoi je vous ai adressé tant de questions: c'est que je désire avoir confiance en vous. Enfin, je ne suis plus jeune, et je veux maintenant que ma vie s'écoule sans émotions, sans tracas. Ainsi, pas de scènes, pas de petites roueries. Je ne puis souffrir que les femmes s'avilissent ainsi. D'ailleurs je ne vous refuserai jamais rien; car je ne suis point ladre, et j'aime à voir le bonheur auteur de moi. Soyez toujours franche aussi. Il ne servirait à rien de me tromper. Je connais les femmes sur le bout du doigt; et, si adroites soient-elles, je les devine toujours. Ainsi vous avez aimé quelqu'un. Est-il à Paris?»
Geneviève hésitait à répondre. Le langage du duc la surprenait et l'inquiétait; mais elle ne soupçonnait pas encore que Mme de Courcy eût pu la tromper. Elle repoussa le doute qui lui vint.
«Oui, monsieur, dit-elle, il est pour le moment à Paris.
—Et vous le voyez toujours?
—Rarement.
—Il vous aime encore, cependant?
—Hélas!
—Vous l'aimez donc?
—Oui, monsieur.
—Oui! s'écria le duc stupéfait, presque irrité.
—Je l'ai dit à Mme de Courcy, et je n'ai pas d'autre désir que de le ramener à moi et de l'épouser.»
Le duc fronça le sourcil. Il craignit d'avoir été le jouet d'une mystification. Puis remarquant la candeur de Geneviève, il éclata de rire.
«Je vois que nous ne nous entendons pas du tout. En quels termes Mme de Courcy vous a-t-elle parlé de moi?»
Geneviève lui raconta sa conversation avec Lucrèce.
«Écoutez, mon enfant, il y a eu malentendu. Vous êtes peut-être une brave fille, et je ne veux ni vous tromper ni vous séduire. Je ne suis pas le moins du monde un homme occupé de bonnes œuvres, mais je suis moins encore capable d'une mauvaise action. Si j'étais jeune, j'entreprendrais peut-être de me faire aimer de vous, car vous êtes charmante; mais à mon âge je n'ai plus de temps à perdre. Je vous dis donc simplement: Si vous voulez tenir ma maison, je vous donnerai un hôtel, une voiture, une grande existence. Robes, cachemires, bijoux, vous pourrez vous passer toutes vos fantaisies. Je suis marié, sans enfants, et je vis séparé de ma femme. Voyez donc si cela vous convient.»
Étonnée, bouleversée par cette offre inattendue, Geneviève hésita un moment; mais elle fut vite remise, et, se levant fièrement:
«Non, monsieur, dit-elle, cela ne peut me convenir.»
Le duc la considéra, comme s'il doutait de ce qu'il entendait. C'était la première fois peut-être qu'il trouvait une femme rebelle. Piqué au jeu par cette résistance, il voulut insister, et lui prendre la main; mais Geneviève la retira vivement. Alors le duc, à son tour, se leva, et, la saluant avec déférence:
«Adieu, dit-il; je vous ai prise un peu à l'improviste; réfléchissez à ma proposition.»
Il sortit, laissant Geneviève atterrée.
Lorsque Mme Thomassin la rejoignit au salon, Geneviève était assise, morne et le visage inondé de larmes.
Voilà donc pourquoi on l'avait habillée, pourquoi on s'intéressait à elle, pourquoi on l'avait entourée de soins et d'égards! Mais qu'était donc cette Mme de Courcy, à laquelle Lionel l'avait recommandée? qu'était donc la maison de Mme Thomassin?
Cette maison ressemblait à beaucoup d'autres. C'était un atelier de couture dirigé par une ancienne lorette. Quand on voit des jeunes filles, souvent même des enfants, poussées à l'inconduite par les personnes mêmes qui devraient les protéger, les défendre, faut-il s'étonner de l'effroyable dépravation d'une trop grande partie de cette classe d'ouvrières? C'était surtout cette dissolution des moeurs, véritable fléau social, que voulait dénoncer et combattre Mlle Borel. C'était la mission à laquelle elle avait voué sa vie.
«Eh bien! mon enfant, qu'y-a-t-il? Pourquoi ce chagrin?» demanda à Geneviève Mme Thomassin avec une voix attendrie.
Autant Mme Thomassin se montrait dure, hautaine même vis-à-vis de ses ouvrières, autant elle savait être câline et gracieuse lorsque son intérêt l'exigeait.
«C'est une infamie, madame, c'est une infamie! répétait Geneviève; je ne me serais jamais attendue, en entrant ici, à de pareilles humiliations!
—Expliquez-vous, mademoiselle,» dit la couturière qui voulut paraître ignorer ce qui s'était passé.
Geneviève raconta son entretien avec le duc.
«De quoi vous plaignez-vous, ma fille? reprit Mme Thomassin. Le duc s'est conduit envers vous en parfait galant homme. Ne vous a-t-il pas montré une grande bienveillance? Il est marié, il ne peut vous épouser; mais, d'après tout le bien qu'on lui a dit de vous, il offre de vous prendre pour tenir sa maison. Cela se voit dans la société élégante. Je comprends combien votre refus a dû le surprendre; car enfin, ne vous abusez pas sur votre situation: vous vous êtes enfuie de chez vos parents avec un jeune homme qui vous a abandonnée; votre réputation est à jamais perdue.
—Mais si M. de Lomas consentait à m'épouser, comme me l'avait fait espérer Mme de Courcy....
—Vous épouser! lorsqu'il ne vous aime plus! vous êtes insensée! interrompit en riant Mme Thomassin, qui voulut lui ôter tout espoir de ce côté. Vous voilà donc sans appui sur le pavé de Paris. Maintenant vous gagnez à peu près pour vivre; mais aurez-vous toujours une position aussi avantageuse?»
Elle s'arrêta, comme pour lui faire comprendre que cette position dépendait d'elle, et qu'elle pouvait d'un mot la lui retirer.
«Qu'espérez-vous donc? vivre de votre travail? Vivre est impossible, vous végéterez. Et il peut survenir une maladie, un chômage qui vous réduise à la dernière misère. Que deviendrez-vous alors? Après avoir refusé la richesse, et, je l'affirme, une existence qui peut être honorable, car vous avez affaire à un honnête homme, vous vous verrez réduite peut-être, dans un moment de détresse, à quelque honteuse extrémité.
—Oh! jamais! jamais! s'écria Geneviève. J'aimerais cent fois mieux mourir!
—Soit! vous n'en arriverez jamais là, quoique bien d'autres y soient venues, qui étaient aussi fières et aussi résolues que vous l'êtes en ce moment. Ah! vous ne savez pas encore ce que c'est que la faim! Il semble même que plus on est pauvre et malheureux, plus on aime la vie. On ne se tue pas, allez; on fait comme les autres. Croyez-moi, mon enfant, j'ai de l'expérience, j'ai vu le monde de près, et je vous dis, parce que je m'intéresse à vous: Ne repoussez pas la fortune quand elle se présente d'elle-même et tout d'un coup. Tant d'autres la cherchent toute leur vie sans la rencontrer jamais! Ce que vous refusez là, c'est une position stable qui équivaut presque à un mariage; car M. le duc n'est pas le premier venu: c'est un homme qui assurera votre avenir, si vous vous conduisez convenablement avec lui. Enfin c'est un moyen de venir en aide à vos parents, de leur procurer une vieillesse heureuse, exempte de privations.
—Vous ne connaissez pas mon père, dit Geneviève; jamais il n'accepterait un centime provenant d'une source pareille.
—Ta, ta, ta! c'est bon pour le discours. On se fait à tout, il quitterait Lille, viendrait habiter Paris auprès de vous. Et quand il aurait tous les jours sa demi-tasse, sa petite bouteille, il ne s'occuperait guère de la source.
—Vous ne le connaissez pas, madame, vous dis-je.
—Eh bien! admettons que ce soit un papa butor, d'une vertu farouche: il resterait à Lille, voilà tout. Et quand vous serez riche, vous trouverez un mari, un vrai mari, car avec de l'argent on en trouve toujours. Une fois mariée légitimement, que pourrait dire votre père? Vous épouseriez, n'est-ce pas, M. de Lomas? Eh bien! sachez que c'est un vrai libertin, qui ne vous rendrait pas même heureuse pendant quinze jours; et il n'a pas le sou, tandis que le duc a cinq cent mille francs de rentes. Songez donc! vous porteriez des robes comme celle que vous avez essayée l'autre jour, comme celle-ci, ajouta-t-elle en lui désignant une toilette éblouissante, et des bijoux semblables à ceux que vous voyez étalés rue de la Paix! Et puis une maison à vous toute seule, avec des tapis, des tableaux, des glaces sur tous les murs! Songez donc, tout ce bonheur pour vous, petite masque, et vous hésitez!
—Non, je ne veux pas, répondit Geneviève, comme si elle était éblouie par la tentation. Mon père viendrait à Paris tout exprès pour me tuer. Et puis c'est impossible, parce que je l'aime, lui.
—Voyons! attendez encore quelques jours, car en refusant vous faites une irréparable sottise. Réfléchissez.
—C'est inutile.
«Est-elle bête! pensa Mme Thomassin à bout d'arguments. C'est une vraie buse.»
—Pensez-y toujours. La nuit porte conseil.»
Geneviève remonta dans sa chambre. Elle écrivit à M. de Lomas ce qui venait de se passer. Puis, à la faveur de la nuit, elle se glissa jusqu'au n° 31 de la rue Louis-le-Grand et y déposa sa lettre.
Sans doute Geneviève souffrait cruellement; mais combien plus grande eût été sa douleur si elle eût appris que son père était en prison, sa mère malade de chagrin, et que sa faute était la cause première de tant de malheurs!
L'arrestation de Gendoux avait tellement bouleversé la pauvre Thérèse qu'elle s'était mise au lit; et les faibles épargnes, amassées avec tant de peines, s'épuisaient chaque jour. Elle n'avait pour la soigner, dans sa cave sombre, que la voisine, le soir, au retour de la fabrique, et les deux petits, qui lui présentaient sa tisane quand elle avait soif. Contracté par le chagrin, son estomac refusait toute nourriture, et chaque jour elle s'affaiblissait davantage. De temps à autre pourtant elle se tramait jusqu'à la prison pour aller voir Gendoux. Ces entrevues étaient toujours douloureuses, et elles achevaient d'ébranler l'organisme de la pauvre femme.
On ne laissait pénétrer auprès du prisonnier aucun de ses camarades.
Cependant la coalition, comprimée à son début par l'emprisonnement de son chef et le retour de M. Daubré, était loin d'être complètement étouffée. Il soufflait dans les fabriques, et particulièrement dans celle de M. Daubré, comme un vent de révolte. Quelques personnes sages conseillaient au riche manufacturier de solliciter l'élargissement de Gendoux, ou du moins, si son affaire devait être jugée, de s'entendre avec lui pour sa défense. C'était le meilleur moyen de calmer l'irritation des esprits.
Il se résolut donc à tenter cette démarche, quoi qu'il en coûtât à sa dignité de patron offensé. Il espérait ainsi gagner la reconnaissance de Gendoux, qu'il savait être un brave cœur, incapable de fausseté ou d'ingratitude.
Depuis son incarcération, Gendoux avait laissé pousser sa barbe, ce qui imprimait à son visage hâve et vieilli quelque chose d'inculte, de sauvage.
Thérèse était auprès de lui. Elle semblait une ombre. Sa bouche triste, son regard abattu, désespéré, accusaient une de ces douleurs si complètes qu'elles attendrissent les âmes les plus rebelles à la pitié.
À la vue de ces deux vieillards si malheureux et si dignes, M. Daubré s'arrêta sur le seuil de la cellule, saisi d'une sorte de respect.
Il avait préparé un préambule sévère; mais il ne trouva que de la commisération pour cette navrante infortune.
Dans le commerce ordinaire de la vie, M. Daubré passait pour un excellent homme. Mais c'était un Flamand, un homme du Nord, froid, placide plutôt que bon. Incapable d'aucun effort pour secourir son semblable, il avait cette bonté neutre, cette passivité qui n'est le plus souvent qu'une forme de l'égoïsme.
Gendoux, qui le connaissait bien, ne se méprit pas sur cette démarche; il le reçut avec défiance.
Thérèse sortit.
Gendoux et M. Daubré restèrent en face l'un de l'autre.
Quel contraste entre ces deux hommes!
M. Daubré était rose, replet. Sur son visage s'épanouissaient la quiétude de l'homme bien calé dans la vie, et la sérénité parfaite de l'être vulgaire et satisfait, sans vices, mais aussi sans vertus. D'ailleurs, quelle vertu lui faut-il, à cet homme auquel tout a souri dès le premier jour de sa vie? Cerveau étroit, cœur inerte, bien douillettement emmailloté dans sa médiocrité et son égoïsme, M. Daubré trouvait, lui aussi, que tout était pour le mieux dans le meilleur des mondes. À l'aide de quelques lieux communs, comme il critiquait les aspirations du peuple vers le mieux être! Les ouvriers ont-ils jamais été plus heureux qu'aujourd'hui? disait-il. Que ne demandent-ils tout de suite à devenir les propriétaires de nos fabriques? Si l'on voulait les écouter, ils ne mettraient plus du bornes à leurs exigences. Les révolutions succéderaient aux révolutions. L'anarchie échevelée et sanglante se déchaînerait par toute la France.
L'esprit de cet homme n'avait jamais franchi l'horizon de sa fabrique et de la brasserie où chaque jour il allait lire son journal ultra-conservateur, fumer sa pipe et boire son pot de bière.
Il possédait une spécialité pourtant qui dominait en lui, non-seulement toute autre faculté intellectuelle, mais tout sentiment élevé et affectif, c'était l'esprit des affaires, lequel se réduit à peu près à ceci: savoir acheter et vendre en temps opportun. Sur ce calcul unique, depuis vingt ans, il avait constamment tendu toutes les forces de son cerveau; c'était donc avant tout un marchand, un marchand habile.
Gendoux, lui, c'était l'ouvrier intelligent, fier de sa valeur morale, et qui ne se prosterne point devant la supériorité de la fortune, quand à celle-là ne s'en joint aucune autre.
La souffrance n'avait pas altéré la noblesse native de ses traits. Sur cette figure énergique, presque hautaine, on lisait une grande élévation morale et un sentiment un peu brutal peut-être de la justice.
La misère avait usé, vieilli, déformé même le corps de Gendoux; mais elle avait respecté son âme. Quoique aigri par le malheur, il conservait le culte de l'idée, tout prêt encore à se dévouer pour elle.
Certes, il admettait les inégalités sociales. S'il rêvait d'améliorer le sort de l'ouvrier, il respectait aussi les droits du patron. Il comprenait que les questions ne peuvent se résoudre que par de nouveaux procédés d'organisation, et point par la violence; mais il était aussi absolu dans ses rancunes que dans ses principes.
«Croyez, mon ami, lui dit M. Daubré, que j'ai éprouvé un chagrin réel de votre détention. Depuis si longtemps vous travaillez pour moi, que j'étais loin de m'attendre à votre tentative séditieuse.
—Vous trouvez donc, monsieur Daubré, que parce qu'on souffre depuis vingt ans, c'est une raison pour souffrir sans se plaindre pendant vingt années encore?
—Oublions, Gendoux, ce qui s'est passé. Vous n'ignorez pas les rigueurs de la loi contre les coalitions, contre les chefs surtout. Vous allez être condamné à deux ou cinq années d'emprisonnement.
—Je le sais, répondit dédaigneusement le prisonnier.
—Il faut donc vous tirer de là; et c'est pourquoi je viens convenir avec vous d'un système de défense.»
Gendoux se tenait sur la réserve, car il pensait: Pour faire une semblable démarche, il faut qu'il ait besoin de moi.
«Un système de défense? dit-il. Mais je n'ai pas l'intention de me défendre. Je dirai la vérité, toute la vérité; les juges me condamneront selon leur conscience.
—Selon leur conscience? repartit M. Daubré. C'est là précisément qu'est le danger.
—Peu importe! Quel que soit leur jugement, je le subirai, j'y suis résolu.
—Il ne faut pas seulement penser à vous, Gendoux; il faut penser à votre femme, qui paraît si affectée de votre réclusion. N'avez-vous pas aussi des enfants sur lesquels rejaillirait votre condamnation?
—Ma condamnation! s'écria Gendoux avec sarcasme. Ah! plût à Dieu que ma famille ne fut jamais autrement déshonorée!
—Vous avez une fille, je crois, cela pourrait l'empêcher de s'établir.»
Gendoux pâlit. La veine qui traversait son front se gonfla, et, regardant M. Daubré d'un air terrible:
«J'avais une fille, mais je n'en ai plus.
—Ah! vous l'avez perdue! reprit M. Daubré frappé du ton de Gendoux; ne travaillait-elle pas dans ma fabrique?
—Oui, elle travaillait dans votre fabrique, et un lâche, un libertin l'a enlevée. Je ne la reverrai jamais.»
M. Daubré se souvint vaguement d'avoir entendu parler de la disparition de Geneviève.
«Auriez-vous donc quelques soupçons sur l'un de mes contre-maîtres?
—Je ne parlerai pas, parce que le moment n'est pas venu. Et puis il me faut des preuves; mais je les aurai.
—Vous devriez du moins me faire part de vos soupçons; je pourrais vous aider à retrouver votre enfant.
—C'est inutile: elle est perdue pour moi, perdue sans retour. Je ne la reverrais pas sans avoir envie de la tuer.
—C'est là une sévérité excessive.
—Je ne puis m'accoutumer à rougir.
—Certes, vous avez un caractère fort estimable, et vous méritez la considération dont vos camarades vous honorent. Cependant il ne faut pas outrer des sentiments bons en eux-mêmes, mais qui, poussés à l'extrême, deviennent de la cruauté.
—Il y a deux choses avec lesquelles on ne peut, on ne doit jamais transiger: c'est la justice et l'honneur.»
M. Daubré, interloqué par ce début, ne savait plus à quel sentiment s'adresser pour se faire écouter.
Mon ami, reprit-il avec beaucoup d'aménité, nous voulons vous sauver malgré vous. Je tiens à vous, vous le savez.
—Comment pouvez-vous tenir à moi, qui viens d'organiser une coalition contre vous? Je ne suis pour vous qu'une force de tant, pouvant produire une valeur de tant.
—Quel butor que cet homme! pensa M. Daubré, et que les maîtres de fabrique sont malheureux d'avoir à employer des gens pareils!
—Non, reprit Gendoux, c'est votre intérêt et non le mien qui vous amène ici. Mon arrestation a, je le sais, produit un mauvais effet parmi les camarades, et, pour apaiser les esprits, vous voudriez me rendre à la liberté.
—Ce que nous voulons tous, dit M. Daubré, c'est l'ordre, c'est la bonne harmonie entre les patrons et les ouvriers. Voyons, sur quels points portaient vos réclamations, et je verrai ce que je puis faire.
—Voici, répondit Gendoux. Nous demandons pour les hommes une demi-heure de plus à midi, afin que chacun puisse aller prendre son repas dans sa famille, et nous demandons à quitter le métier une heure plus tôt le soir sans diminution de salaire.
—Rien que celai fit ironiquement M. Daubré. Pourquoi ne me demandez-vous pas de vous payer pour ne rien faire?
—Ce n'est pas tout, reprit Gendoux irrité de cette plaisanterie.
—Voyons, continuez.
—Nos enfants meurent ou dépérissent, faute des soins de leur mère. Nous demandons que les femmes aient, comme à Sedan, une heure au milieu du jour pour préparer le repas, soigner et allaiter leurs enfants, et qu'elles sortent comme nous à huit heures au lieu de rester au travail jusqu'à neuf. En un mot, nous voulons qu'ayant travaillé tout le jour comme de véritables machines, nous puissions le soir cultiver notre intelligence et vivre un peu par le cœur au milieu de nos familles. Autrement la manufacture tuera la famille, tuera l'être sociable, l'être moral surtout; car, faute de développement intellectuel, l'ouvrier s'abandonne à ses penchants les plus vils, à la débauche et à l'ivrognerie. Voilà ce que nous voulons. Est-ce juste?
—Mais à supposer que j'accorde, moi, ce que vous demandez, est-il certain que les autres fabricants suivent mon exemple?
—Accordez toujours; les autres seront bien forcés de vous imiter.»
M. Daubré parut réfléchir.
«Non, c'est impossible, dit-il. Ce serait pour moi chaque jour un déficit considérable. Mieux vaudrait vendre mes filatures et placer mes capitaux au 5 0/0. Tout ce que je puis faire, tout ce qui me paraît juste, ce serait d'accorder, comme à Sedan, une demi-heure et non pas une heure, aux femmes qui allaitent leurs enfants.
—Alors c'est inutile, repartit Gendoux; nous ne pouvons nous entendre. Je préfère être condamné. Mon jugement du moins sera une protestation de plus. Les patrons ne pourront-ils jamais comprendre qu'en nous laissant le temps nécessaire pour nous reposer et nous instruire, notre travail deviendrait plus actif et plus intelligent, et qu'ils trouveraient dans la reconnaissance et l'affection de l'ouvrier une compensation à leurs sacrifices!
—C'est un exalté, pensa M. Daubré, je n'obtiendrai rien de lui. D'ailleurs, avec de pareilles doctrines, cet homme est fort dangereux dans une fabrique. Il vaut mieux qu'il reste en prison.»
M. Daubré sortit. Ayant vainement tenté une conciliation, il prit le parti de laisser la justice suivre son cours.
Sans doute M. Daubré, en faisant une semblable démarche, avait agi en homme populaire. Bien que la bonté n'eût pas été son mobile unique, cependant il avait montré vis-à-vis d'un simple ouvrier une déférence que certains maîtres de fabrique eussent réprouvée, sans être pour autant injustes ou cruels. Car, pour juger sainement les relations entre patrons et ouvriers, il faut se mettre au point de vue, non pas du droit pur, mais de la justice relative.
«Si les classes privilégiées, dit Robert Peel, abusent fatalement, à l'état corporatif, de leurs privilèges, les individus qui les composent peuvent être personnellement très-désintéressés et excusables.»
C'était un jour néfaste pour M. Daubré; et sa sérénité habituelle allait se trouver singulièrement troublée.
En rentrant chez lui, vivement contrarié de l'insuccès de sa tentative, il trouva sa belle-mère, Mme de Lomas, qui l'accueillit avec solennité. De quelles affaires graves ou ennuyeuses venait-elle encore l'entretenir? Dans la disposition d'esprit où il se trouvait, Mme de Lomas ne pouvait tomber plus mal.
Comme elle semblait hésiter ou chercher une entrée en matière:
«Quoi? venez-vous encore quêter pour vos pauvres? demanda M. Daubré avec impatience. Je vous avoue que j'en ai assez des pauvres, des ouvriers et du peuple. On s'extermine à chercher leur bonheur; on se saigne aux quatre membres; on leur bâtit des ateliers qui ressemblent à des palais; on leur donne des salaires tels qu'il y a trente ans ils n'eussent osé les rêver; et, plus on leur témoigne de sollicitude, d'affection même, plus ils se montrent ingrats, exigeants, intraitables. Vraiment, je ne sais plus quel moyen employer pour les gouverner. En les traitant à peu près en égaux, on leur donne une si haute idée de leur valeur qu'on ne peut plus s'en faire respecter ni obéir.
—Non, monsieur, là n'est pas la cause du mal, répondit sentencieusement Mme de Lomas; le mal, c'est qu'on ne croit plus, c'est qu'il n'y a plus de religion dans le peuple. Et pourquoi n'y a-t-il plus de religion parmi le peuple? C'est que les grands, les riches eux-mêmes l'ont abandonnée.»
Mme de Lomas était une ancienne coquette convertie à la dévotion vers la cinquantaine. Ne pouvant plus avoir une cour d'adorateurs, elle s'en était formé une d'ecclésiastiques et de saints personnages. Comme elle était sans fortune, elle recourait à M. Daubré pour ses aumônes. Grâce à ses libéralités, elle avait acquis une certaine influence.
Toutefois M. Daubré se trompait: elle ne venait point quêter. Un motif plus important l'amenait. Lionel lui avait écrit que sa sœur se compromettait gravement et qu'il était de toute urgence que M. Daubré revînt à Paris.
Plusieurs considérations avaient motivé cette lettre. Lionel, on s'en souvient, avait reçu ordre de Lucrèce d'entraver l'amour de Maxime et de Mme Daubré. Mais il désirait la présence à Paris de M. Daubré pour le charger de demander la main de Béatrix. Enfin il avait besoin d'argent, et il comptait obtenir de son beau-frère la somme nécessaire à l'achat de la corbeille.
Mme de Lomas était adroite. Elle sut présenter à son gendre une peinture saisissante des dangers auxquels le séjour de Paris exposait une femme aussi jolie que Géraldine.
Mais M. Daubré, qui aimait le calme, et qui, à Paris, se trouvait condamné par sa femme aux plaisirs forcés des bals et des soirées, repoussa énergiquement les suggestions de sa belle-mère.
«Que venez-vous me raconter? s'écria-t-il presque irrité. Géraldine est une très-honnête femme, très-attachée à ses devoirs d'épouse et de mère. Et puis elle n'est plus jeune, et sa beauté commence à se faner un peu.
—Peut-on être mari à ce degré-là? pensa Mme de Lomas.
—Elle n'est plus jeune! dit la dévote. Elle a trente ans, et à cet âge....
—Dites trente-six, reprit M. Daubré.
—Trente-six, soit! mais c'est précisément l'âge le plus dangereux pour les femmes. C'est le moment des grandes passions.
—Ta ta ta! Géraldine n'est point passionnée, vous dis-je. Qui diable le sait mieux que moi?»
Mme de Lomas leva les yeux au ciel.
«Ayez pitié de lui, mon Dieu!» soupira-t-elle.
«Mais enfin sur quoi basez-vous vos soupçons?
—Depuis un mois vous lui écrivez de revenir, et elle ne revient pas. Elle trouve des prétextes.
—D'excellents prétextes, et que j'ai approuvés.
—Elle lit beaucoup de mauvais livres, car, malgré mes avis, vous n'avez point assez surveillé ses lectures.
—Ah! il ne manquerait plus que cela! J'ai bien autre chose à faire, vraiment. D'ailleurs je lui ai interdit Lélia et la Physiologie du mariage. Dernièrement encore, elle me jurait qu'elle ne les avait pas lus.
—Il y a tant d'antres ouvrages encore plus dangereux que ceux-là, lesquels s'adressent au cœur et poussent à l'adultère.
—Si vous n'avez pas de meilleures raisons à me donner, dit M. Daubré avec froideur, je continuerai à avoir confiance; car la confiance, voyez-vous, peut seule enchaîner les femmes.
—J'ai de meilleures raisons. Ses dernières lettres sont empreintes de je ne sais quelle tristesse vague. Croyez-en mon expérience. Certainement elle lutte, elle souffre. Il vous faut courir à son secours et la ramener ici. Vous négligez votre femme, monsieur Daubré, et cette pauvre enfant est si tendre, si impressionnable! Est-il étonnant qu'elle cherche ailleurs un bonheur que son cœur réclame et que vous ne lui donnez pas?
—Allons! bon! je suis un mauvais mari, à présent! Est-ce que je lui refuse quelque chose? Dites tout de suite que je suis un abominable tyran et qu'elle est la plus malheureuse des femmes.
—Croyez-moi, partez au plus tôt. Tenez, puisqu'il faut tout vous dire, Lionel m'a écrit aussi, et comme moi il désire vivement votre présence à Paris.
—Ils me feront damner! s'écria M. Daubré. C'est bon, je partirai, je ramènerai Géraldine. Mais il me semble, madame, que si vous l'aviez un peu mieux élevée; que si, au lieu de l'habituer à l'oisiveté, vous aviez su lui inspirer le goût du travail, Géraldine ne chercherait pas aujourd'hui dans des émotions coupables un aliment à l'activité de son imagination. Car son cœur n'a-t-il pas assez de son mari, de sa mère, de ses trois enfants à aimer?
—Ah! monsieur, répliqua vivement Mme de Lomas qui voyait pour la première fois son gendre en colère, ma fille a été élevée au Sacré-Cœur. Elle a reçu l'éducation qui convenait à son rang. Elle sait coudre et broder. Fallait-il lui enseigner la cuisine ou les soins du ménage, ou la tenue des livres, ou les affaires, ou le latin?
—Certes, madame, un peu d'entente des affaires, un peu de tenue de livres, auraient pu me servir. Ne pouviez-vous du moins lui apprendre à tenir sa maison et à élever ses enfants?
—Ma fille, bien qu'elle vous ait épousé, monsieur, n'est point une bourgeoise. C'est une de Lomas. Veuillez, je vous prie, vous en souvenir. D'ailleurs, tout le monde s'accorde à dire que c'est une femme accomplie. Il n'y a que vous, monsieur, qui lui trouviez des défauts.
—Au diable les femmes et les belles-mères!» pensait M. Daubré, qui ordonna pourtant ses préparatifs de départ.
M. Daubré, toutefois, aimait sa femme. Après la brasserie et ses fabriques, sa femme était certainement ce qui l'intéressait le plus au monde. Mais comme il voulait la paix à tout prix, il la laissait à peu près libre.
Si parfois il lui arrivait de faire une observation avec quelque vivacité, Mme Daubré se renversait sur son fauteuil comme si elle tombait en faiblesse, et disait d'une voix douloureuse:
«Ah! monsieur, vous me ferez mourir avec vos brutalités!»
M. Daubré supportait donc très-patiemment la séparation conjugale. Sans doute sa femme voudrait rester à Paris quelque temps encore; et l'idée des luttes, des scènes peut-être qu'il allait avoir à soutenir troublait très-désagréablement sa placidité.
«Surtout, lui dit Mme de Lomas, pas de reproches! Ne laissez rien paraître de votre jalousie.
—De ma jalousie! Mais, encore une fois, je ne suis pas jaloux.
—Alors c'est peut-être votre indifférence qui déplaît à Géraldine.
—Allons, bon! maintenant, il faut que je sois jaloux.
—Non, pas sérieusement, seulement pour lui faire croire que vous l'aimez toujours avec passion.
—Mais je ne l'aime pas avec passion; je l'aime avec respect, comme on doit aimer la mère de ses enfants.
—À la grâce de Dieu! dit Mme de Lomas en poussant un énorme soupir. Je vais prier, mon gendre, prier pour la continuation de votre bonheur. Et je vais commander une neuvaine aux rédemptoristes pour que Marie protège ma pauvre Géraldine contre les embûches du démon.
—Chère enfant! pensait la dévote en se retirant, comment ai-je pu la marier à ce butor, qui ne comprend rien aux délicatesses du cœur féminin? Si ma fille est coupable, ce sera bien lui qui l'aura voulu!»
Le retour imprévu de son mari causa en effet à Mme Daubré une vive contrariété. Mais elle était forte quand elle le voulait. Elle supporta sans émotion apparente cette surprise désagréable.
La veille, Maxime lui avait dit:
«Pourquoi faut-il que le destin nous ait séparés! Nous étions si bien faits pour nous comprendre! Passer ma vie à vos pieds, Géraldine, c'eût été pour moi le suprême bonheur.»
Et Géraldine, qui à vingt-cinq ans eût souri peut-être de l'éloquence moulée de cette phrase, à trente-six ans s'était laissé persuader. Comment eût-elle pu supposer que Maxime ne prenait pas au sérieux cet amour qui l'absorbait elle-même tout entière, et qu'elle regardait comme le dernier de sa vie?
M. Daubré ne pouvait donc arriver en un plus fâcheux moment. Aussi jamais ne parut-il à sa femme plus lourd, plus trivial, avec sa figure épaisse, avec son intelligence commune, bourrée de chiffres, enfoncée dans les tripotages du commerce. Jamais il ne l'avait autant choquée par ses airs de Prudhomme, ses façons bourgeoises et ses opinions toutes faites auxquelles il tenait avec l'opiniâtreté de la sottise. Essayait-on de combattre ses affirmations sans preuves, par paresse d'esprit il s'abstenait de répondre. On le croyait convaincu. Mais si, une heure après, on revenait sur le sujet discuté, on demeurait stupéfait de l'entendre répéter son affirmation avec le même aplomb, avec une égale confiance en lui-même. C'était cette impassibilité dans la bêtise que ne pouvait lui pardonner Mme Daubré, surtout quand elle le comparait au brillant Maxime, d'un esprit si souple, si alerte, et dont la beauté originale et délicate resplendissait de passion et d'intelligence.
M. Daubré ne suivit nullement les conseils de sa belle-mère. Il ne témoigna ni jalousie, ni colère, ni recrudescence de tendresse. Il dit simplement à sa femme qu'il venait la chercher.
Mme Daubré lui répondit qu'elle suivait un traitement pour ses nerfs, et que le médecin lui ordonnait le séjour de Paris pendant quelque temps encore.
Il ne fit aucune objection, et reprit docilement sa chaîne. Il accompagnait sa femme quand elle le lui demandait, et le reste du temps s'ennuyait le plus pacifiquement du monde.
Géraldine lui présenta Madeleine. Il approuva ce choix. Il essaya bien quelques objections sur la manière de diriger Jeanne, qu'il trouvait déjà trop coquette; mais Mme Daubré se borna à répondre: «Il faut bien qu'elle soit habillée comme ses petites amies. Plus de simplicité serait ridicule.» Il s'inclina.
Du reste, comme jamais sa femme ne lui avait montré autant de prévenance et d'affection, que jamais il ne l'avait vue moins nerveuse, moins rêveuse, plus gaie, mieux portante, il se dit que Mme de Lomas était folle ou qu'elle avait pris ce prétexte pour hâter le retour de sa fille.
Géraldine rencontrait Maxime au Bois, au spectacle ou en soirée; ces jours-là elle disait à son mari d'une voix câline:
«Mon ami, ce soir vous avez congé. C'est Lionel ou c'est Albert qui m'accompagnera.»
Et M. Daubré allait tranquillement à la brasserie fumer sa pipe, boire son pot de bière et lire le Constitutionnel.
Avant de risquer sa demande en mariage, Lionel chargea Maxime de sonder le terrain.
M. de Lomas était à peu près certain de plaire à Béatrix et à sa mère. Mais il fallait l'assentiment de M. Borel.
Un jour que toute la famille, y compris la tante Bathilde, se trouvait réunie à déjeuner:
«Quel homme charmant que ce Lionel! dit Maxime. Vraiment, quoiqu'il ait peu de fortune, je serais très-flatté de l'avoir pour beau-frère.»
Béatrix rougit, mais elle adressa à son frère un regard de remerciement.
«Certainement, repartit Mme Borel, c'est un homme très-distingué. Et puisque vous appréciez son caractère, vous devriez l'imiter, Maxime; car où le voit tous les matins à la messe de la petite chapelle de la rue de Provence. Lui du moins sait allier aux manières et à la conversation du meilleur monde un esprit sérieux et une piété exemplaire.
—En effet, répliqua M. Borel, je crois m'apercevoir que depuis quelque temps il fait à Béatrix une cour très-assidue. Sans doute la piété et la distinction sont d'excellentes qualités, que j'apprécie comme vous; mais je me suis informé: il est complètement ruiné.
—Avec un homme qui me plairait, je serais toujours assez riche, dit Béatrix.
—Il faudrait au moins, reprit M. Borel, qu'il nous apportât quelques compensations. S'il obtenait un poste important dans une ambassade; ou seulement s'il était décoré....
—Mais son nom, répliqua vivement Béatrix, ne vaut-il pas mieux que toutes les décorations? Il appartient à l'une des plus anciennes familles de la Flandre. Il porte de gueules à bandes de sable avec un croissant d'or en pointe.
—Vous aurait-on enseigné le blason au couvent? demanda Bathilde avec un sourire d'ironie.
—Certainement, on nous en donne quelques notions; car c'est de l'histoire. N'est-il pas fort intéressant pour ces demoiselles, qui la plupart sont nobles, de connaître l'origine et les armes de leur famille?
—Alors je ne m'étonne plus, ma pauvre Béatrix, de ton enthousiasme pour M. de Lomas.
—Je ne suis pas non plus de ton avis, ma chère enfant, reprit M. Borel. En ma qualité de commerçant, je n'attache qu'une médiocre importance à la gloire nobiliaire. Je suis à cet égard un enfant de 89. Pour moi, le mérite personnel est tout. Ce n'est pas que je trouve M. de Lomas dépourvu de mérite; mais vous, Bathilde, qu'en pensez-vous?
—Oh! ma tante doit le trouver fort mal, dit aigrement Béatrix. Un homme qui va à la messe!
—Puisque vous me demandez mon avis, répondit Mlle Borel, je pense tout simplement que c'est un homme ruiné qui est à la poursuite d'une dot, et qui n'a ni valeur morale, ni valeur intellectuelle. Il faudrait précisément savoir, ma chère Béatrix, si, avant de songer à t'épouser, il allait à la messe.
—Peut-être bien, allégua Maxime, ne pratiquait-il pas autrefois avec autant de ferveur; mais il a toujours eu des sentiments chrétiens. À supposer qu'il aille un peu plus souvent à la messe pour plaire à Béatrix qu'il aime, le mal ne serait pas grand.
—Moi, j'avoue, fit Laure étourdiment, que le petit Daubré me plairait davantage. M. de Lomas ne me parait pas toujours très-sincère.
—Ah! ma chère, si tu penses à M. Albert, tu as tort; car Madeleine est là qui le soigne, insinua Béatrix, comme pour se venger de la tante Bathilde.
—Ma chère Béatrix, répliqua sévèrement Mlle Borel, Madeleine est une noble fille, tout à fait incapable d'un calcul de ce genre.
—Madeleine est impie et mes filles sont dévotes, fit observer Mme Borel avec sarcasme; voilà pourquoi vous la vantez à leurs dépens.»
M. Borel coupa court à la conversation, qui commençait à s'envenimer. Mais après le déjeuner, Béatrix rejoignit Maxime et lui dit à voix basse:
«Engage M. de Lomas à attendre, pour faire sa demande, le départ de la tante Bathilde.»
D'un autre côté, Lucrèce avait dit à Renardet:
«Il m'importe beaucoup de retarder le mariage de M. de Lomas. Sachez donc de Maxime où en est l'affaire, afin que je mette, s'il y a lieu, des bâtons dans les roues.
Mme de Courcy comptait sur Lionel pour séparer Madeleine et Albert.
Certain de réussir, puisqu'il avait l'assentiment de Béatrix, M. de Lomas répondit à Geneviève:
«Ma chère enfant,
«Je ne puis plus longtemps vous cacher la vérité; mais d'abord, croyez-le bien, je vous conserverai toujours une affection profonde et une reconnaissance très-vive pour l'attachement que vous me témoignez. Je veux surtout que vous soyez bien persuadée que je ne vous abandonnerai jamais. Je ferai tout ce qui dépendra de moi pour assurer votre bonheur.
«Je vais me marier. Combien je souffre de tracer ces mots en pensant au chagrin qu'ils vous causeront; mais à quoi bon vous entretenir plus longtemps dans des espérances irréalisables? Ce serait peut-être entraver votre avenir, et plus tard vous rendre la déception encore plus douloureuse. Des considérations toutes puissantes de famille, de position nous séparaient à jamais. Un mariage entre nous étant impossible, ma conscience me fait un devoir de cesser des relations qui pourraient compromettre toute votre existence.
«Je m'abstiendrai de vous donner un conseil au sujet du duc. C'est un galant homme; et la carrière du travail que vous avez embrassée avec tant de courage est si difficile! Mais je comprends votre délicatesse. Votre désintéressement me touche. Cependant il faut envisager les choses sous leur vrai jour, et ne pas sacrifier à des sentiments, très-nobles assurément, mais peut-être un peu romanesques, les côtés positifs de notre misérable vie.
«Vous êtes un grand cœur, Geneviève, et, dans quelque position que vous vous trouviez jamais, vous saurez vous faire aimer et respecter.
«C'est avec ces sentiments d'affection, et, j'ose le dire, de vénération, que je vous prie de compter toujours sur mon amitié inaltérable et sur mon entier dévouement.»
Cette lettre n'était pas signée, et l'écriture, qui paraissait très-hâtée, était un peu contrefaite.
Lorsque Geneviève la reçut, elle était à l'atelier. Depuis la visite du duc, elle semblait si triste et si peu glorieuse de sa beauté, que ses compagnes, ordinairement impitoyables, respectaient cette douleur secrète. Dans ces têtes légères, les impressions comme les sentiments sont de courte durée. D'ailleurs, Geneviève, absorbée par ses préoccupations, ne prêtait aucune attention aux lazzis que de temps à autre encore on décochait contre elle.
Cette impassibilité avait achevé de désarmer les malicieuses filles, qui cherchèrent quelque autre sujet sur lequel elles pussent exercer plus efficacement leur verve caustique.
Elle ouvrit la lettre en tremblant, et, dès les premiers mots, ses yeux se troublèrent. Elle se renversa sur sa chaise et s'évanouit. On la ranima, et on la conduisit dans sa chambre, où elle se mit au lit.
Dès qu'il fit un peu sombre, elle se leva et se rendit à la rue Louis-le-Grand.
Elle était bien malade. Ses jambes la soutenaient à peine. La fièvre faisait claquer ses dents, et sur ses joues pâles se dessinaient des marbrures violettes.
De temps à autre elle s'arrêtait et s'appuyait aux murailles pour ne pas tomber.
À mesure qu'elle approchait, une angoisse horrible lui étreignait le cœur. Elle hésitait.
«Que lui dirai-je? pensait-elle; je ne le ferai point changer de résolution.»
Mais, poussée par le désespoir, ou plutôt par quelqu'une de ces espérances insensées telles qu'en peuvent concevoir les condamnés à mort, elle continuait d'avancer.»
Craignant d'être arrêtée ou reconnue dans l'escalier, elle fit un effort suprême, monta rapidement les trois étages et sonna.
Lionel vint ouvrir. Elle tomba mourante à ses pieds.
Lionel s'habillait pour aller dîner chez les Borel.
Grâce aux soins excessifs qu'il prenait alors de sa personne, grâce aussi à une vie un peu plus régulière, il semblait rajeuni.
Depuis qu'il adressait ses hommages à Béatrix, il mettait un soupçon de rouge. Aujourd'hui ce ne sont plus seulement les femmes qui se maquillent. Il en est parmi nos dandies qui ne dédaignent pas les précieux services du fard, du cold-cream et de la poudre de riz.
Ce brillant séducteur, en face de sa victime que la douleur rendait méconnaissable, eut-il du moins un remords, un mouvement de pitié?
«Quelle tuile! pensa-t-il en regardant la pendule. Je n'ai qu'un quart d'heure pour m'en débarrasser.
—Voyons, Geneviève, remettez-vous. Tenez, buvez un peu d'eau fraîche.
—Oh! je n'ai pas soif, dit-elle en repoussant le verre qu'il lui tendait. Est-ce bien vous qui m'avez écrit cette lettre? N'est-ce pas un rêve? J'ai cru que j'en deviendrais folle. Vous vous mariez, vous ne m'aimez plus, vous m'abandonnez! Est-ce bien vrai? répétez-le-moi, car je ne puis le croire encore.»
Elle prononça ces mots d'une voix brève, saccadée, et puis elle éclata en sanglots.
«Ma pauvre enfant, j'en suis désolé, je vous assure. Vous ne sauriez croire combien cette séparation me coûte à moi-même.»
La pauvre fille se jeta de nouveau à ses genoux. Elle les embrassait.
«Lionel, mon Lionel, moi qui vous aimais tant! Moi, qui vous ai tout sacrifié, l'amour de ma mère et l'amour de mon père; qui vous ai sacrifié leur bonheur, leur gloire, mon repos, ma conscience, mon honneur; moi qui encore maintenant donnerais ma vie pour vous; je vous en supplie, ne me laissez pas, ne vous mariez pas. Oh! aimez-moi, aimez-moi encore: car, si vous ne m'aimez plus, je le sens, je vais mourir.
—Mais, mon enfant, je vous aime; je vous l'ai dit, je vous le répète, je vous garderai toujours un excellent souvenir. Vous avez été si bonne pour moi, si tendre! Comment pourrais-je jamais l'oublier?»
Geneviève écoutait, l'œil hagard, ces froides protestations.
«C'est donc fini, bien fini, dit-elle lentement. Adieu, vous ne me reverrez plus.»
Il la retint.
«Quoi! Où allez-vous? Que voulez-vous faire? Écoute-moi, Ginevra.»
Ce nom, qu'il lui donnait autrefois quand il l'aimait, la fit tressaillir; et, se rattachant à ce frêle espoir, elle resta.
Debout, le regard morne, la bouche impassible et serrée, elle attendit. Mais son attitude exprimait une résolution désespérée.
«Il faut raisonner, mon enfant, dit Lionel, en prenant dans les siennes la main glacée de la jeune fille. Où cet amour nous mènerait-il? Jamais ma mère ne consentirait à cette union. Jamais Mme Daubré ne vous accepterait pour sa belle-sœur. Je suis sans fortune, je vous le répète. Que ferions-nous donc? Habitué à l'oisiveté, je ne puis songer à gagner ma vie à la sueur de mon front. En vous épousant ou en continuant nos relations, je perds mon avenir comme je perds le vôtre; car c'est un avenir que le duc vous offre, un brillant avenir. Ce n'est pas une position tout à fait régulière, je le veux bien; pourtant ces unions illégitimes sont si communes aujourd'hui que l'usage les a presque consacrées. Vous êtes si bonne, si charmante; avec un peu plus d'éducation, vous seriez une femme accomplie. Le duc vous appréciera, vous aimera; et peut-être, plus tard.... Sa femme est âgée, maladive; si vous savez vous rendre indispensable à son bonheur....
—Ah! oui, il m'épousera, n'est-ce pas? dit-elle avec amertume. Je sais maintenant le cas qu'il faut faire de semblables espérances. Non, je n'accepterai pas cette position humiliante. Vous m'avez trompée, vous êtes lâche, vous êtes sans excuse!
—Vous me faites cruellement sentir, Geneviève, la malheureuse et fausse situation dans laquelle je me trouve placé. Le mariage qui s'offre à moi est inespéré; et il est certaines dettes d'honneur que je ne pourrai jamais payer autrement. Or, vous le savez, on doit sacrifier à l'honneur son bonheur même.»
Geneviève retira sa main. L'indignation fui prêta des forces. Ses larmes se séchèrent. Son œil brillant toisa le fourbe avec mépris. En cet instant ce n'était plus l'ouvrière humiliée, suppliante, c'était la digne fille de Gendoux.
Sous ce regard, de Lomas baissa le sien.
«Vous vous mariez, dites-vous, pour payer une dette d'honneur; mais de quel nom appelez-vous donc la dette que vous avez contractée envers moi! Vous appelez dettes d'honneur les dettes de jeu, n'est-ce pas? celles que tout le monde connaît. Mais vous séduisez une pauvre fille, vous l'arrachez à sa famille, vous l'abandonnez, et, ce qui est plus vil encore, vous la poussez à se vendre pour vous débarrasser d'elle. Vous commettez toutes ces lâchetés sans scrupule, et vous croyez rester un homme d'honneur; car vous savez bien que je n'irai pas raconter votre infâme conduite, que je suis trop fière pour me venger ainsi, que j'aime mieux mourir, moi et mon enfant.»
Lionel essaya de quelques mots encore pour l'apaiser, mais elle refusa de l'entendre et sortit brusquement. Il ne tenta plus de la retenir. Le quart d'heure était écoulé.
«Enfin, exclama-t-il quand elle eut fermé la porte, m'en voilà délivré! Elle a encore mieux pris cela que je ne l'aurais cru.»
Et, tranquillisant ainsi sa conscience, facile d'ailleurs à calmer, il continua sa toilette.
Il tira sa raie au milieu de la tête, ce qui lui donnait un air d'innocence, et, quand il fut pommadé, frisé, lissé et fardé dans toutes les règles de la dernière mode, il se regarda complaisamment au miroir, se sourit à lui-même pour s'étudier à sourire avec esprit. Rien de sa laideur morale ne se trahissait au dehors, car il savait attendrir quand il le voulait son regard sec et pâle, son regard d'acier. Rarement il s'était trouvé plus satisfait de lui-même, plus certain de son succès.
Geneviève ne fut pas plutôt dehors, que l'énergie qu'avait un instant surexcitée en elle le désespoir, l'abandonna. Elle marchait éperdue, sans savoir où ses pas la dirigeaient.
Il faisait froid. Une pluie fine et glacée mouillait ses vêtements. Que lui importait! Elle allait, elle allait toujours, sans se soucier des voitures et des passants.
Elle longea les boulevards. Ils resplendissaient de lumière. Mais elle ne vit ni les gerbes de gaz, ni les rayonnements des cafés ouverts, ni les éblouissements du luxe qui s'étalaient aux vitrines des boutiques. Elle n'entendit ni les bruissements de la foule, ni le galop des chevaux. Tout entière à sa douleur, elle semblait morte à tout ce qui l'entourait.
Arrivée sur la place de la Madeleine, elle tourna à gauche et descendit la rue Royale. Elle traversa la place de la Concorde. Elle se trouvait sur un pont désert. Il faisait tout à fait nuit. La rivière était grosse et rapide. Cette masse d'eau jaunâtre qui marchait vite, qui marchait toujours, était effrayante à voir, Geneviève se pencha pour la regarder.
Est-ce le froid qui la saisit, ou la peur, ou bien le vertige? Anéantie par la douleur physique, brisée par toutes ces émotions, elle s'affaissa sur elle-même.
Elle éprouva comme un immense soulagement.
«Quel bonheur! murmura-t-elle, je vais mourir!»
Elle pensa à sa mère et elle ferma les yeux.
Dix minutes plus tard, un passant, voyant cette femme étendue à terre, prévint un sergent de ville.
On la releva.
Au premier moment elle ne se souvint de rien. Elle indiqua sa demeure et on l'y transporta; elle était si faible de corps et d'esprit qu'elle n'opposa aucune résistance.
Elle se mit au lit avec une fièvre brûlante.
Le lendemain, Mme Thomassin la questionna et apprit ce qui s'était passé.
Dans l'après-midi le duc vint. Geneviève se laissa conduire au salon par Mme Thomassin.
Ce n'était plus la jeune fille de la veille, fraîche, gracieuse, encore enfant; c'était une femme qui avait souffert.
Grave, presque sévère, elle parut au duc si imposante qu'il resta un moment interdit devant elle.
«Sommes-nous enfin décidée? dit-il.
—Non, monsieur.
—Vous aimez donc encore M. de Lomas?
—Non, monsieur, je le méprise.
—Mais alors qu'espérez-vous faire?
—Mourir!»
Le duc crut à une comédie. Il éclata de rire. Mais quand il vit des larmes rouler sur les joues pâles de l'ouvrière, il ne rit plus.
«Écoutez-moi, mon enfant, reprit-il, vous m'intéressez réellement. Pour la première fois je crois à la vertu. Voilà cent francs. Retournez chez vos parents. Croyez-moi, cette maison n'est pas convenable. Paris offre trop de dangers. Vous résistez parce qu'à votre insu vous aimez encore. Mais dans six mois, peut-être auparavant, vous succomberiez. Vraiment vous êtes héroïque. J'en ai les larmes aux yeux. Prenez ces cent francs. Quand vous le pourrez, vous me les rendrez.
—Décidément je me fais vieux, se disait le duc en sortant. Encore quelques années, et je couronnerai des rosières.»
Madeleine recevait nécessairement le contre-coup des contrariétés amoureuses de Mme Daubré. Si Maxime se faisait attendre, ou si M. Daubré ne sortait pas quand il le fallait, l'institutrice comme les domestiques souffrait de sa mauvaise humeur.
Mais Albert, par ses prévenances délicates, par la sympathie admirative qu'il lui témoignait, la dédommageait des humiliations, des tracasseries que lui faisait subir le caractère maladif de cette femme inoccupée. Aussi commençait-elle à s'habituer à sa position.
Albert recherchait l'occasion de la voir, de lui parler. Certes, Madeleine lui était supérieure comme intelligence et comme sentiment poétique. Mais loin de se trouver blessé de cette supériorité, il la reconnaissait avec bonheur.
Sans doute il était amoureux; mais il ne pensait point à analyser le sentiment qu'il éprouvait. D'ailleurs il avait rêvé l'amour tel que se le représentent les jeunes gens qui n'ont point aimé, comme une sorte de délire, un vertige des sens et de l'imagination, comme une violente crise de l'âme, qui vivifie ou qui tue.
Ce qu'il ressentait, au contraire, pour Madeleine, c'était une calme affection, si respectueuse qu'il n'éprouvait loin d'elle, comme en sa présence, ni trouble, ni fièvre, mais une ivresse aussi pure que profonde. Il aimait à se sentir enveloppé dans le rayon de ce regard limpide et sincère. Sous ce regard, son cœur ne brûlait pas. Il était au contraire comme rafraîchi et doucement bercé.
L'eût-on questionné sur ses sentiments pour Madeleine, il eût de bonne foi certifié qu'il ne l'aimait pas d'amour, mais d'une sainte affection de frère ou de cette adoration qu'un fanatique a pour un fétiche.
Cependant s'il passait plusieurs heures sans la voir, il était malheureux; il souffrait d'une sorte d'angoisse; il la cherchait avec inquiétude; et, quand il la retrouvait, c'était un bonheur si grand que son visage en était tout transfiguré.
Quant à Madeleine, elle était profondément touchée et heureuse de cette affection, et elle le lui disait, car elle croyait toujours aimer Maxime Borel.
Elle pensait que le cœur ne peut changer; qu'une femme, sous peine de déchoir, de se dégrader, ne doit aimer qu'une fois. Mais était-ce bien son cœur qui avait aimé Maxime? Ce sentiment n'était-il pas plutôt un de ces amours de tête si communs chez les jeunes filles?
Maxime était beau, généreux, séduisant. C'était surtout le seul homme jeune qu'elle eût connu dans l'intimité. Sans doute elle le jugeait frivole, homme de luxe et de plaisir avant tout. Sans doute elle se disait que cette intelligence peu cultivée ne s'élevait jamais dans des sphères bien hautes, et que peut-être même ce caractère n'était pas tout à fait estimable. Mais, avec sa vive imagination, elle se le représentait comme une de ces organisations exubérantes, enthousiastes, qui se jettent dans les excès parce que notre société étroite et comprimante refuse tout essor fécond à leurs énergiques facultés. Elle en avait fait un héros, une sorte de demi-dieu auquel elle vouait un culte dans son cœur.
Elle ne pouvait donc reconnaître ainsi du jour au lendemain, que Maxime n'était point taillé dans ces proportions héroïques, que c'était tout simplement une belle et sincère nature, un charmant garçon qui, moins comprimé par les jésuites, moins gâté par ses parents, moins gâté par les femmes surtout, eût pu devenir, comme son père, avec l'âge et la réflexion, bon citoyen, bon époux et bon père de famille.
M. de Lomas surveillait Albert et Madeleine, et leur amour naissant, aussi pur que naïf. Et, s'il souriait parfois de leur ingénuité, lui, blasé, sceptique, incapable de tendresse, il jalousait leur bonheur.
Toutefois, craignant de faire manquer son mariage, il n'avait point renouvelé vis-à-vis de Madeleine ses tentatives de séduction; mais il ne renonçait pas à poursuivre cet amour qui l'attirait violemment; il attendrait d'être marié. D'avance, il calculait le temps que pourrait demander et son mariage et une lune de miel raisonnable. Or, dans six mois, il aurait satisfait à toutes les convenances, et pourrait très-décemment reprendre sa liberté.
En attendant, il fallait séparer Albert et Madeleine. D'ailleurs c'était l'ordre que lui avait donné Lucrèce.
Malgré les sollicitations de Lionel, Albert n'avait assisté que rarement aux soirées de Mme de Courcy. Son cœur était trop plein de Madeleine pour prêter la moindre attention aux coquetteries provocantes de la courtisane. Pudique comme une jeune fille, il ne comprit pas ou ne voulut pas comprendre l'amour peu voilé que lui promettait Lucrèce par ses regards langoureux et ses paroles à double entente. Ce monde bruyant, futile, vicieux, tout élégant qu'il fût, ne pouvait convenir à cette âme délicate et rêveuse. Quand il rentrait chez lui, il se sentait mal à l'aise, mécontent de lui-même. Il lui semblait qu'il eût mieux employé son temps à lire quelques pages de poésie ou seulement à contempler le front pur de Madeleine. Il ne voulut plus retourner chez Mme de Courcy.
Cependant Lucrèce, blessée dans son amour-propre, irrité des dédains de cet enfant, sentait grandir en elle une passion qui, satisfaite, n'eût été peut-être qu'un caprice. Maintenant cette pensée l'absorbait comme une idée fixe. Il semble que ce soit le juste châtiment réservé à ces natures perverses que d'éprouver, à un moment donné de leur existence, un de ces amours violents et pleins de souffrances qui vengent d'un seul coup tontes les victimes de leurs artifices diaboliques.
Comme Albert avait reçu de fréquentes invitations de Mme de Courcy, Lionel lui persuada que les convenances l'obligeaient, s'il ne voulait pas assister à ses soirées, à lui faire du moins une visite de politesse.
Il s'y rendit seul.
Lucrèce, prévenue par Lionel, l'attendait.
Elle le reçut dans un boudoir coquet, un boudoir pompadour avec tentures de soie à fond vert pâle, semé de bouquets de roses. Les meubles Louis XV étaient de véritables objets d'art. Une statue en pied de Mme de Pompadour ornait l'appartement. La lumière, tamisée par des stores de guipure, répandait sur toutes ces élégances un demi-jour voluptueux qui fondait les teintes trop crues ou les lignes trop dures.
Albert la trouva à demi couchée sur une chaise longue. Un guéridon placé à côté d'elle était couvert d'ouvrages allemands.
Elle tenait à la main un livre qu'elle ne lisait pas. Ses yeux élevés mélancoliquement regardaient dans le vague.
Elle entendit parfaitement annoncer M. Daubré; mais elle resta quelques secondes encore dans cette attitude sentimentale, car elle voulait être vue. La glace qui était devant elle lui avait appris que ses yeux noirs, à demi clos par une tendre rêverie et brillant à travers ses cils, paraissaient ainsi plus jeunes et plus beaux.
Puis, tressaillant tout à coup:
«Ah! c'est vous! quel bonheur! Merci d'être venu, dit-elle en lui tendant gracieusement la main. Vous ne me gâtez pas, et cependant je.... Mais qu'allais-je dire? une sottise.
—Pardonnez-moi, madame, répondit Albert, un peu troublé de cet accueil si empressé; mais je suis timide et même un peu sauvage. Il y a toujours tant de monde chez vous, et puis j'ai la passion de l'étude, de la littérature surtout.
—Croyez-vous, s'écria Lucrèce avec enthousiasme, que je n'avais pas encore lu les œuvres de Henri Heine? Depuis deux jours je les dévore. Quel poëte! Vous qui êtes à moitié Allemand et qui vous occupez de littérature, vous devez connaître ses poésies. Y a-t-il un esprit plus français que le sien, une âme plus allemande? Comme il savait aimer! Quelle impressionnabilité et quel sentiment élevé du beau, du noble, du juste! Quelle nature complexe! Quel artiste et quel philosophe! Vous me voyez émue et émerveillée. Comme il comprenait la femme! Mais enfin quelle est votre opinion sur Heine?
—J'éprouve, madame, en ce moment, une des plus douces émotions de ma vie; et vous la comprendrez lorsque vous saurez que depuis deux ans je m'occupe à traduire en vers ses poésies.
—Vraiment! fit-elle avec une feinte surprise, car Lionel l'en avait instruite. Que vous êtes heureux de connaître l'allemand! Je ne croyais pas que cette rude langue tudesque pût s'assouplir ainsi, et rendre les nuances les plus délicates de notre esprit français, les images les plus gracieuses, les peintures les plus coquettes. Le croiriez-vous? vous allez penser que c'est bien là une fantaisie de tête folle et désœuvrée: depuis que je lis Heine, je désire étudier l'allemand; et si ce n'eût été la terreur de m'entendre dire par mon professeur: Ponchour, montâme , dès aujourd'hui j'aurais commencé mes leçons. Mais ma subite passion pour l'allemand ne résisterait pas à ces accents barbares.
—Combien je regrette, madame, dit Albert, de quitter Paris sitôt, je vous aurais offert mes services! car je parle et j'écris l'allemand aussi facilement que le français. L'hiver prochain, si vous daignez les accepter, je serai très-heureux d'initier une aussi fervente admiratrice de Heine aux splendeurs de sa poésie.
—Hélas! soupira Lucrèce, il en est de tous les projets comme de l'amour: partie remise est partie manquée. Merci toutefois de votre proposition; je l'accepterai si nous sommes en vie tous les deux, si le destin ou la fantaisie ne nous pousse pas, vous au nord et moi au sud, si mon enthousiasme germanique se soutient; car l'enthousiasme, aussi bien, plus même que tout autre sentiment, a besoin d'être alimenté, et je suis femme. Or, souvent femme varie; mais non, je suis sûre que vous n'avez pas mauvaise opinion de nous, et que vous croyez à notre constance.
—Madame, répliqua Albert sérieusement, je crois la femme capable de tous les dévouements et de toutes les noblesses. Et, quand elle tombe, la faute n'en est pas à elle, mais à l'homme. Ses vertus lui appartiennent. Tous ses vices lui viennent de nous.
—Il y a de la partialité dans ce jugement, et sans doute de la galanterie. Peut-être est-ce tout simplement un sentiment d'équité, le besoin de réagir contre les injustices des hommes à notre égard. Mon opinion à moi, c'est qu'on ne peut nous juger. Pour savoir au juste ce que la femme pourrait être et ce qu'elle pourrait produire, il faudrait lui laisser une entière responsabilité d'elle-même et lui permettre une complète liberté de développement.»
On le voit, Lionel avait mis Lucrèce au courant de ce qu'il appelait les toquades d'Albert.
«C'est aussi ma pensée, madame, repartit Albert. Seulement vous l'avez formulée plus nettement que je ne l'aurais fait. Vraiment, vous me voyez ravi. Chaque fois que je rencontre une femme supérieure, et il y en a plus qu'on ne pense, loin de m'en sentir humilié j'en éprouve comme un triomphe; car je ne trouve rien d'injuste, de brutal même, rien qui prouve mieux la faiblesse morale de l'homme, l'infériorité réelle de son caractère, que les railleries jalouses dont il accueille la femme supérieure. Y a-t-il une rivalité, possible entre l'homme et la femme? Le ton naturel ne nous place-t-il pas à vos genoux? Ce n'est pas de la part de la femme que la lutte est ridicule, c'est de la part de l'homme. Sans doute les femmes en général n'ont pas la même aptitude pour les études abstraites; mais n'arrivent-elles pas, par l'intuition, à la compréhension de toutes choses? Ne s'élèvent-elles pas plus haut que nous dans les sphères de l'idéal! Et quand elles admettent un principe, elles le suivent jusque dans ses dernières conséquences. Je l'affirme, la femme est plus logique que nous, et surtout elle est plus juste. L'homme a bien raison vraiment d'être fier de son aptitude philosophique. À quelle vérité absolue, religieuse ou métaphysique est-il arrivé avec ses belles facultés pour l'abstraction? A-t-il prouvé l'existence de Dieu ou l'existence de l'âme? En ces matières, la femme, qui raisonne moins, est plus avancée que lui, car elle se laisse guider par le sentiment qui seul peut résoudre autant que possible de si grandes questions. Un de ces orgueilleux champions de la supériorité masculine me disait un jour: «Une femme pourrait-elle jamais produire les ouvrages de Kant?» Mais d'abord, lui répondis-je, vous-même, tout homme que vous soyez, les produiriez-vous? Le cerveau de Kant est une exception. Il y a aussi des femmes exceptionnelles qui pourraient penser plus fortement que vous et moi. Mais, à supposer qu'elles n'arrivent jamais à une telle concentration de la pensée, est-ce là une preuve de réelle infériorité, et le monde serait-il moins avancé s'il n'avait pas produit ces systèmes à peu près incompréhensibles, ou tout au moins fort controversables? Elles ont trop le sentiment du beau, ces chères et aimables créatures, et de l'utile aussi, quoi qu'en disent leurs adversaires, pour se barbouiller l'âme dans tout ce charabia.»
Lucrèce avait écouté Albert avec recueillement; car elle savait que, pour un jeune homme qui débute dans la carrière des lettres, cette attention admirative est la plus séduisante des flatteries.
Quand il eut fini, elle lui tendit la main.
«Quel noble et grand cœur vous faites, et que je suis heureuse de vous connaître! Vous, vous n'êtes qu'au début de la vie; moi, j'ai beaucoup étudié, beaucoup vu, et cependant nous sommes exactement au même point. Deux seules choses maintenant m'intéressent, la poésie et le sort des femmes.
—Oh! madame, repartit Albert entièrement dupe de cette habile comédienne, il faut que je vous confesse mon erreur, je dirai plus, mon crime. Me pardonnerez-vous d'avoir pu vous méconnaître? En vous voyant si belle, si fêtée, jetée au milieu d'un monde....»
Il hésita.
Lucrèce poussa un soupir.
«Dites le mot, monsieur, je ne vous en voudrai pas: d'un monde encore plus vicieux que frivole.
—Eh bien! reprit Albert, je n'aurais jamais cru rencontrer en vous cet esprit élevé. Je n'imaginais pas d'ailleurs que vous pussiez trouver le temps de penser quelquefois.
—Si vous saviez ce que j'ai souffert pour en arriver là! dit Lucrèce en fermant les yeux, comme pour repousser le souvenir de ses souffrances.
«Vous avez souffert? vous souffrez?» s'écria Albert réellement ému.
Lucrèce se tut un instant. Son visage prit une magnifique expression de douleur. Elle pâlit, car il est certainement des femmes qui pâlissent quand elles le veulent. Et puis tout à coup elle releva la tête avec l'étincelle de la colère dans les yeux.
«Comment te souffrirai-je pas dans la position fausse et humiliante où je me trouve placée? Ah! le monde est bien dur, bien injuste envers les pauvres femmes. Restée seule à seize ans, belle, instruite, sans fortune, comment aurais-je pu résister aux séductions qui m'entourèrent? Une première faute suffit à perdre une femme. De cruels préjugés lui rendent la réhabilitation impossible. Sans doute j'aurais pu me relever à mes propres yeux et sortir de l'opprobre. Une fois je l'essayai. J'avais vingt ans; je commençais à penser; je voulus me tirer de cette fange. Je quittai héroïquement un appartement somptueux pour une mansarde misérable. Tout un hiver je luttai contre le froid, contre la faim, contre les répugnances du travail; mais mes forces trahirent ma résolution. Je fis une maladie. Mon courage d'ailleurs était à bout. Après une première chute, la pente au vice redevient si facile! Et je n'avais pas le choix. Il fallait y retomber ou mourir; car toute carrière honorable m'était fermée. Mourir à vingt ans, ou, ce qui était pis que la mort; endurer la longue agonie de la misère, je n'en eus pas la force. Ceux qui nous flétrissent de leur mépris se sont-ils jamais trouvés dans cette horrible alternative? Et, à supposer que j'eusse résisté, quelle compensation m'eût offert la société? Qui seulement eût connu mon héroïsme? qui m'en eût su gré? Depuis six mois que je luttais, que je jouais ma santé, ma beauté, ma vie elle-même, dans ce combat de toutes les heures, aux yeux de quel monde m'étais-je réhabilitée? Si mon concierge était honnête homme, peut-être avais-je conquis son estime. Tandis qu'en reprenait ma vie passée, avec plus d'expérience, je pouvais me faire dans un certain monde une position brillante. N'ayant pu me relever par la vertu et le travail, je voulus ensuite me relever par l'amour, ou tout au moins par un attachement sérieux. J'eus le bonheur de rencontrer un véritable honnête homme. C'était le prince Dorowski. Il m'aimait éperdument. Mon affection pour lui était une reconnaissance passionnée plutôt que de l'amour. Nous devions nous marier. Hélas! je le perdis. Alors je pensai mourir de douleur; et je me demande encore comment j'eus le courage de vivre. Depuis lors, je suis restée dans cette société interlope, puisque c'est la seule qui puisse m'admettre. Mais, Dieu merci! mon ami revînt-il en ce monde, je pourrais lui dire: Je suis encore digne d'être votre femme.»
Elle cessa un instant de parler; de vraies larmes roulaient dans ses yeux. Albert respecta son silence.
«Mais je suis folle vraiment, reprit-elle avec un sourire forcé. Je ne sais pourquoi je vous confie ainsi ma vie et mes plus secrètes souffrances, à vous que je connais à peine. C'est sans doute que j'ai deviné en vous une âme assez noble, un cœur assez généreux pour me comprendre et m'absoudre. Dites-moi que vous me pardonnez de vous ennuyer ainsi.
—Je dirai plutôt, madame, que je vous dois des remerciements pour la confiance dont vous daignez m'honorer.
—Vous du moins vous ne ressemblez pas aux autres hommes. Vous vous intéressez à ces pauvres femmes dont la vie est aussi flétrie, plus douloureuse peut-être que celle des condamnés au bagne.
—Je ne sache pas, en effet, de situation plus digne d'indulgence et de commisération, repartit Albert.
—Quel homme bon et juste êtes-vous donc, qui savez aimer et plaindre la femme tombée! Ceux-là mêmes, au contraire, qui nous ont perdus nous, insultent et rient de notre malheur. Ils nous disent avec cruauté: «Si vous souffrez de votre dégradation, pourquoi rester au milieu de ce monde qui vous foule aux pieds? N'y a-t-il donc pas un coin de terre où vous puissiez vivre inconnue, oubliée? Vous le voyez bien, le vice vous plaît, le vice vous attire, le vice est votre élément. Vous n'avez pas de cœur. Vous aimez mieux être méprisée, insultée, que de renoncer à cette vie folle. Car ce qu'il vous faut à vous, c'est la joie bruyante qui étourdit, ce sont les plaisirs qui avilissent.» Ah! sans doute, cela est triste à dire: il y a du vrai là dedans, la femme la plus dégradée souffre de son opprobre, souhaite la possibilité de la réhabilitation; mais toutes ou presque toutes aiment cette existence vertigineuse et n'y peuvent renoncer que lorsque la vieillesse les condamne à la retraite. Ce qu'il y a de plus affreux pour ces malheureuses victimes du vice, ce n'est pas cela encore, c'est qu'elles ne peuvent plus être aimées. Sans doute on les désire, sans doute on se ruine pour elles; mais les aimer avec cette estime, ce respect qui accompagne l'amour véritable; non, pour elles ce bonheur est à jamais perdu. Et cette femme faite pour l'amour, dont le cœur était pur, dont le cœur peut-être est vierge encore, car il se peut qu'il n'ait jamais aimé, cette femme qui malgré sa souillure a conservé le souvenir de la vertu, le culte du beau, cette femme ne connaîtra jamais les ivresses pures, les joies profondes et douces d'un amour élevé, d'un amour partagé. Oh! c'est affreux, c'est affreux? Et c'est là, croyez-le, notre plus cruel supplice.»
En parlant ainsi, Lucrèce était superbe, on l'eût dite inspirée.
Albert l'écoutait tout palpitant. Il était trop confiant et trop naïf pour découvrir dans cette tirade un peu déclamatoire, dans ce mélange de réalités et de mensonges, des effets habilement préparés.
Lucrèce cacha sa figure dans ses mains comme pour voiler sa douleur; mais elle écartait un peu les doigts pour observer Albert.
Albert était troublé. Involontairement, il comparait cette femme et Madeleine.
Madeleine, sans doute, était aussi belle. Mais, avec sa pureté virginale, elle ne lui avait jamais causé une émotion aussi vive; jamais en sa présence il n'avait ressenti ces chaudes effluves, ni cet attrait violent qu'exercent les amours impurs.
«Oh! madame, dit-il tout tremblant, ne désespérez point. Vous trouverez certainement un cœur assez bon, assez tendre pour vous absoudre, pour vous aimer comme vous le désirez, et, j'ose le dire, comme vous le méritez.
—Merci de votre prédiction,» dit-elle.
Elle lui tendit la main. Albert la baisa respectueusement en rougissant.
«Je vous en supplie, reprit Lucrèce, accordez-moi votre amitié. Elle me relèvera déjà à mes propres yeux. Soutenue, encouragée par vous, j'arriverai certainement à me dégager tout à fait de ce milieu de corruption. Ah! sans doute un pressentiment m'attirait vers vous. Dès le premier jour que je vous vis, je reconnus en vous mon sauveur; et depuis ce moment j'ai fait des efforts pour devenir meilleure. Je m'occupe de bonnes œuvres. Je m'intéresse particulièrement au sort des jeunes ouvrières sans protection et qui manquent d'un travail suffisamment rétribué. Au n° 37 de la rue de Venise habite une jeune fille du nom de Christine Ferrandès. J'ai su par M. de Lomas que vous vous étiez intéressé à elle. Je compte obtenir pour votre protégée un engagement dans le ballet qu'on monte en ce moment aux Folies-Dramatiques. Sans doute la carrière du théâtre offre beaucoup d'écueils. Mais cette petite Ferrandès, quoique dans une mauvaise voie, a du bon, et j'espère l'arracher aux pernicieux conseils que lui donne son entourage. Qu'en dites-vous? Ai-je bien fait?
—Sans doute, madame, répondit Albert, flatté et même un peu confus de cette déférence; je comprends votre pensée: vous voudriez persuader à cette jeune fille qu'une actrice peut rester digne, et lui donner une si haute opinion de l'art dramatique qu'elle en arrivât à le respecter, à le relever dans sa personne par une conduite honorable. Comment ne vous approuverais-je pas? Cependant je crois que la bienfaisance privée est impuissante pour l'amélioration morale et matérielle du sort des femmes. Il faut qu'elles s'unissent, s'associent entre elles pour lutter contre les préjugés qui les asservissent et contre les diverses exploitations dont elles sont victimes. Si vous le permettez, madame, dans un prochain entretien, je vous émettrai là-dessus mes idées. Ou du moins ce ne sont pas mes idées, mais celles de Mlle Borel, une femme aussi très-supérieure.»
Lucrèce saisit avec empressement ce prétexte pour réclamer instamment une nouvelle visite.
En sortant de ce boudoir parfumé et un peu sombre, Albert se sentit plus à l'aise. Il passa la main sur son front brûlant comme pour en chasser la fièvre. Il ne voulut point reparaître immédiatement devant Madeleine, car il s'en jugeait indigne. Que lui inspirait donc Lucrèce? C'était un sentiment étrange. Elle l'attirait et l'effrayait en même temps. Il admirait son esprit et sa beauté; mais il ne l'aimait point, et cependant l'émotion qu'il éprouvait ressemblait à l'idée qu'il s'était faite de l'amour.
Croyant retrouver son calme habituel, il descendit aux Tuileries et s'assit sur un banc solitaire. Il resta rêveur, mais il ne pensait pas. Son cerveau, envahi par l'image de Lucrèce, était comme frappé de stupeur; et son regard voilé, ses lèvres frémissantes attestaient le trouble profond qui régnait en lui.
«Est-il assez innocent!» pensa Mme de Courcy avec un sourire à demi attendri, à demi railleur. Pauvre enfant! il est vraiment délicieux. Et à côté du diplomatique Lomas, cette candeur ne manque pas de sel.»
Comme elle répétait devant son miroir quelques-unes des poses et des expressions de visage qu'elle avait prises pendant cette scène de haute comédie, on annonça Renardet.
«Hé bien! quelles nouvelles? Comment vont les affaires de Maxime?
—Il a perdu avant-hier quarante mille francs au baccarat. Il nous les faut d'ici à demain matin.
—Aïe! Nous n'avons pas de temps à perdre. Les Romains sont en hausse. Je vendrai. À six heures il aura l'argent. Et d'ailleurs est-il content de vous?
—Ce matin encore, il médisait: «Ah! monsieur Renardet, que n'êtes-vous une jolie femme! Je vous embrasserais.»
—Et Fossette?
—Déménagée.
—Déménagée! s'écria Lucrèce qui pâlit, pour habiter avec M. de Barnolf?
—Non, avec son petit chapelier.»
Une joie haineuse illumina la prunelle de Lucrèce.
«J'ai réussi! Mais je ne suis pas encore assez vengée. Car j'ai une longue rancune à satisfaire. Où demeure cette Fossette maintenant?
—Elle est partie sans donner sa nouvelle adresse.
—Sans donner son adresse! exclama Lucrèce avec désappointement.
—Oui, mais nous l'avons. Gorju, qui a l'esprit aussi fin que son ventre est gros, l'a fait suivre par son moutard, comme elle déménageait.
—Bon! et combien vous a-t-il demandé pour cela?
—Vingt francs.
—C'est raisonnable. Fait-il au moins ses affaires, ce Gorju? Son commerce va-t-il?
—Mais oui, il est content. Il ne peut suffire aux commandes qui lui arrivent de tous côtés. La mode des faux chignons fera sa fortune. Et il est bien situé, dans ce quartier de meurt de faim. Il paye une chevelure 2 ou 3 francs au plus, et il la revend 10, 20, 30, 50 francs même.
—Eh bien! où demeure Fossette? Car ce n'est pas assez de les avoir brouillés; je veux que, sous les yeux mêmes de M. de Barnolf, elle lui donne un successeur de notre monde. Que penseriez-vous de Maxime?
—Je crois qu'il serait mieux d'attendre. Cette Fossette est une étrange fille. Il faudrait lui faire la cour. Or, Maxime a l'esprit et le cœur trop occupés en ce moment, et par Mme Daubré, qui le harcèle d'épîtres sentimentales, et par Pouliche, qui feint la jalousie et le désespoir pour le ressaisir. Il hésiterait pour le moment à se mettre encore une femme sur les bras.
—Soit! nous attendrons. Aussi bien la fuite mystérieuse de Fossette doit exaspérer encore l'amour de M. de Barnolf. Je sais que, depuis quelques jours, il joue chez Mme de Beausire un jeu d'enfer. Sans doute il cherche à s'étourdir par les émotions du jeu.
—Eh bien! et la petite blonde, refuse-t-elle toujours le duc?
—Je ne puis comprendre, repartit Lucrèce avec dépit, que M. de Lomas ait pu aimer cette fille-là; elle est idiote. Avant six mois elle sera à l'hôpital, car elle est d'une faible santé. Gorju surveille-t-il aussi cette belle Claudine? C'est la sœur d'une fille que je hais. Et à un moment donné il pourra m'être utile de savoir ce qu'elle est devenue.
—Il paraît qu'elle commence à dépérir. Elle est pâle, ses traits sont tirés. On ne lui connaît aucune affection.
—Fatalement cette fille-là, avant six mois, sera une femme galante, aussi bien que Christine et Fossette, aussi bien que....»
Elle hésita.
«Aussi bien que cette superbe institutrice dont vous me parliez l'autre jour, continua-t-elle; car, s'il y a des natures faites pour la pauvreté, il en est d'autres qui ne peuvent vivre que dans le luxe et la joie. Quand elles ne succombent pas à la fascination de la richesse, elles succombent à l'entraînement de l'amour. Je vous assure, Renardet, que ces belles créatures m'intéressent, et que, indépendamment de mes projets personnels, je voudrais les empêcher de compromettre leur avenir dans des liaisons de bas étage. Je voudrais en faire des princesses à la mode. Vous le voyez, je deviens philanthrope.
—Ah! ah! ah! fit Renardet. Il en est de la philanthropie comme de la morale: on en voit de tout acabit.
—Et tenez, reprit Lucrèce avec une sorte d'inspiration; une idée me vient. Tout à l'heure, M. Daubré me parlait d'associer les femmes. Il avait raison. L'association est une force toute-puissante pour le bien comme pour le mal. Supposez que vingt, cinquante, cent, deux cents jolies femmes, créatures endiablées, prêtes à tout, intelligentes comédiennes, habiles en l'art de duper et de ruiner les hommes, s'associent dans une même pensée, la haine et le mépris pour ceux qui les perdent et les foulent aux pieds. Vous figurez-vous quelle puissance pourrait acquérir dans le monde des arts, des lettres, de la politique, de la finance, une telle association dirigée par une forte tête: la mienne, par exemple? Cette idée me paraît grandiose, et j'y songerai. En tous cas, Renardet, je compte sur vous pour le recrutement. Les femmes ne savent pas tout ce qu'elles pourraient, si elles voulaient s'entendre. Ah! continua-t-elle avec sarcasme, je comprends: ce petit Daubré est un utopiste. Il veut améliorer le sort de la femme, il veut régénérer la société. Mais que peut-on édifier avec toutes ces pourritures, ces difformités, ces monstruosités morales? Pallier le mal, c'est l'entretenir. Non, ce n'est que par le débordement du vice et par l'excès de la souffrance qu'on arrivera au bien et qu'on reconnaîtra les droits de tous au bonheur. On ne peut plus la guérir, cette société infecte, car elle porte dans toutes ses artères le virus de la corruption. Comme le dit Émile Augier, il faut qu'elle crève.
—Je comprends, dit Renardet avec son sourire aux dents aiguës; vous voulez lâcher sur elle deux cents diablesses aux griffes roses, aux crocs de perle pour la dévorer.
—Oui, vous l'avez dit, deux cents réprouvées; car la vie d'une lorette, c'est l'enfer. Est-il un métier plus terrible, plus rempli d'exigences, de déboires, de soucis, d'angoisses même? Ces malheureuses, elles voulaient être libres; elles ne sont que des esclaves et des servantes. Elles n'ont pas faim, il faut qu'elles mangent; elles n'ont pas soif, il faut qu'elles boivent; elles sont malades, il faut qu'elles jouent; elles sont tristes, il faut qu'elles chantent. Mais, si avilies qu'elles soient, croyez-vous qu'elles ne ressentent pas les outrages? Je le sais, bien, elles ne demanderaient pas mieux que de se venger.
—Moi aussi, fit Renardet, j'ai bon nombre de petites vengeances à exercer. Dans mon métier, on est exposé aux rebuffades; et, ma foi! on a beau mettre sa fierté dans sa poche, cependant à la longue on amasse de la haine contre les individus, aussi bien que contre les hommes en bloc, c'est-à-dire contre la société. Je me mets donc aux ordres de votre association.»
Lucrèce sourit.
«En attendant, reprit-elle, surveillez-moi Barnolf et Fossette; il ne faut pas qu'ils se rejoignent.»
Pendant huit jours, M. de Barnolf ne pensa qu'à Fossette. Reviendrait-elle? Il était impatient, fiévreux. Vingt fois, pour connaître plus tôt sa résolution, il prit le chemin de la rue de Venise; toutefois il hésitait.
«Elle m'a défendu d'aller la voir, pensait-il, ma visite pourrait lui déplaire. Mais pourquoi cette défense, si ce n'était son amour pour ce chapelier?»
Et de nouveau la jalousie lui étreignait le cœur. Puis il s'indignait contre lui-même; son orgueil se révoltait de cette humiliante rivalité.
Le jeudi suivant, dès neuf heures, il endura de nouveau toutes les tortures de l'attente. Son estomac était crispé; sa bouche était sèche; ses mains, moites et glacées.
Il attendit jusqu'à trois heures.
Il alluma plusieurs cigares, il les broyait entre ses dents et les jetait au feu. Il cassa deux chaises. Puis il prit un poignard, et, pour échapper à la tentation qui l'envahissait, il en brisa la lame contre le marbre d'une console. Saisissant ensuite un pistolet, il l'arma; et, le spasme de la colère passé, il s'asseyait comme un désespéré, et des larmes de rage et d'amour coulaient de ses yeux.
«Fossette! ô ma Fossette!» s'écriait-il.
Il s'emparait de son portrait, le regardait longtemps, le baisait avec transport, et, l'instant d'après, le jetait loin de lui. Puis il le ramassait pieusement et le plaçait sur son cœur.
À le voir se livrer à de tels enfantillages on eût souri, si ses prunelles qui pâlissaient, si les veines gonflées de ses tempes, si le mouvement sauvage des narines ne l'eussent rendu terrible.
À trois heures et demie, il n'attendit plus. Sa fièvre parut se calmer.
«C'est fini, dit-il, je ne la reverrai de ma vie. Je ne puis m'exposer à souffrir deux fois un pareil supplice.»
Il sonna.
«Faites préparer mon coupé,» dit-il à son valet de chambre.
Il s'habilla lentement. On eût dit qu'il espérait encore.
«Où va monsieur? lui demanda le domestique; car si quelqu'un venait....»
Il pensa à Fossette, qui pouvait arriver encore, et, dans le désir de se venger:
«Vous répondrez, dit-il, que je suis allé chez Mme de Beausire.»
Il voulait en effet se rendre chez Mme de Beausire; mais au lieu de dire au cocher: «rue de la Madeleine, 12,» il lui cria cette adresse: «rue de Venise, 37.»
Il se jeta dans son coupé. Brisé par de si violentes anxiétés, il ferma les yeux comme s'il voulait recueillir ses forces pour les émotions qui l'attendaient encore.
Pendant ce temps, Fossette, elle aussi, souffrait cruellement. Il semblait qu'elle ressentît à distance toutes les tortures de M. de Barnolf. Elle luttait contre sa bonté, qui la poussait à pardonner, et contre son amour aussi, qui l'entraînait vers lui. Bien que sa fierté se révoltât contre l'outrage qu'elle avait subi, elle aimait toujours; elle se représentait les souffrances de Léopold.
Elle se mit à coudre, mais son ouvrage tombait de ses doigts. Elle restait rêveuse, la prunelle fixe, comme si une vision passait devant elle.
Puis elle essaya de chanter pour chasser cette obsession, mais son gosier refusait d'articuler aucun son.
Elle se leva et mit son chapeau. C'était comme un charme qui l'attirait.
Pourtant elle voulut résister. Elle appela Robiquet.
«Voyons, mon ami, dit-elle, tâchez de me distraire un peu; et, si je sortais tout à l'heure, retenez-moi afin de m'empêcher de commettre une sottise et une lâcheté.»
De nouveau, elle s'efforça de lutter. Elle parlait avec volubilité. Elle riait aussi, mais d'un rire nerveux et strident qui faisait mal.
Tout à coup elle rejeta son ouvrage, remit son chapeau et son châle.
Robiquet tâcha de la retenir.
«Il faut que j'aille, il faut que j'aille, dit-elle fiévreusement; il me semble qu'il va mourir.»
Et elle se précipita dehors.
Il était quatre heures lorsqu'elle arriva chez M. de Barnolf. Depuis vingt minutes il était sorti.
Quand elle apprit qu'il n'était pas chez lui, sa douleur fut si vive qu'elle tomba sur un siège, ne pouvant plus se soutenir.
Elle questionna le domestique.
«Il est allé chez Mme de Beausire,» répondit-il.
Elle ressentit au cœur une souffrance aiguë, comme si une lame d'acier l'eût traversé.
«Ah! dame! mademoiselle, reprit le domestique, il vous a assez attendue, et même qu'il était fort en colère. La chambre est dans un bel état, allez!»
Elle demanda à entrer dans sa chambre.
Elle vit les tronçons du poignard, et sur une table le pistolet armé; puis elle aperçut à terre son portrait froissé et lacéré.
«C'est un brutal, pensa-t-elle, qui tôt ou tard m'eût traitée comme mon portrait. Tout est fini entre nous. D'ailleurs il ne m'aime plus: cette visite chez Mme de Beausire le prouve assez.
Le cœur navré, elle prit néanmoins son parti.
«Je vous en prie, dit-elle au domestique, M. de Barnolf ne doit pas savoir que je suis venue. Cela le contrarierait, et moi aussi.»
Il promit de se taire.
Elle rentra bien triste, bien désespérée, dans son lugubre taudis de la rue Notre-Dame.
Cependant M. de Barnolf était arrivé rue de Venise.
Il ne soupçonnait pas l'existence de cet horrible chancre du paupérisme qui s'étend au centre même de Paris. Moins préoccupé, il eût reculé d'horreur; et Fossette vivant au milieu de ce cadre hideux lui eût peut-être semblé plus digne de pitié que d'amour. Mais, tout entier à son émotion, il ne vit rien. Il gravit les degrés de l'escalier sans même s'apercevoir que ses pas les faisaient trembler.
Le concierge était au premier. Il s'arrêta pour l'interroger.
En apprenant que Fossette était partie sans laisser sa nouvelle adresse, il lui parut que la terre se dérobait sous lui.
Machinalement il se retourna pour redescendre; mais une idée lui vint.
Il demanda si la chambre qu'elle avait habitée, était déjà louée.
«Non, répondit le propriétaire du garni. Nous la lui gardons, car nous espérons toujours qu'elle reviendra. Tout le monde ici l'aimait tant!
—Tenez, dit M. de Barnolf, je vous loue sa chambre pour une heure.»
Et il lui glissa dans la main une pièce d'or.
Le maître du garni s'empressa de le conduire avec force révérences à la mansarde de Fossette.
En pénétrant dans ce réduit misérable, le riche Hongrois frissonna.
«C'est bien là, vous ne vous trompez pas?» interrogea-t-il avec défiance.
Il ne pouvait croire en effet que l'insouciante et charmante fille qu'il aimait, eût pu vivre an milieu d'une telle pauvreté.
«Mais c'est une de nos plus belles chambres, répondit le logeur; regardez, Mlle Fossette avait le soleil: cette fenêtre lui a économisé bien du charbon; elle voulait du soleil, surtout pour ses fleurs. Ah! dame! nous qui sommes les propriétaires, nous ne le voyons jamais; et même que le médecin nous a dit que c'était par rapport à cela que tous nos enfants mouraient avant l'âge de sept ans. Il paraît que les enfants c'est comme les fleurs, il leur faut du soleil.»
M. de Barnolf n'écoutait pas; il ne pouvait croire ce qu'il voyait.
«Mais, dit-il, il y avait du moins d'autres meubles?
—Ah! monsieur, il ne faut pas s'imaginer que, pour huit francs par mois, on peut avoir de l'acajou ou du palissandre. Cette chambre maintenant n'est pas magnifique, j'en conviens; mais quand Mlle Fossette l'habitait, elle l'arrangeait si bien! Elle avait d'abord des fleurs superbes, et tout de suite ça meublait. Et puis il fallait la voir tourner là dedans. Elle était si gaie, si vive, si jolie! Ah dame! on ne s'amusait pas à regarder ses meubles; on avait assez à faire de l'admirer, de l'écouter et de rire avec elle. Il y a la mère Blancheton, une pauvre asthmatique qu'elle soignait, et qui se désole de ne plus la voir passer chaque matin. Elle me disait encore hier: «C'est fini, monsieur Grinchu, on ne peut on plus vivre dans votre cassine depuis que Mlle Fossette n'y est plus.»
—C'est bien, fit M. de Barnolf, laissez-moi.»
Et il resta seul.
Il était profondément attendri.
«Pauvre et vaillante fille! pensait-il. C'est là qu'elle vivait, qu'elle travaillait. En sortant de mon luxueux appartement, elle rentrait dans cette froide mansarde; et, plutôt que d'accepter un bien-être qui l'eût avilie et privée de sa liberté, elle endurait une horrible misère.»
M. de Barnolf s'inclinait devant cet héroïsme qu'une heure auparavant il eût déclaré impossible.
«On admire ces héros, poursuivait-il, qui dans un moment d'enthousiasme ont accompli des actes de courage et de dévouement. La gloire, et souvent la fortune, les en récompensèrent. Qu'est-ce pourtant qu'un trait de bravoure qui ne demande qu'un effort passager, à côté de la force de volonté qu'il faut à une pauvre fille pour lutter, non pas un moment, non pas un jour, mais tous les jours et tous les instants de sa vie, contre les défaillances morales, et contre les défaillances physiques, contre le froid et contre la faim, contre les répugnances du travail et contre les séductions dont elle est environnée? Faut-il s'étonner qu'elles soient si rares celles qui résistent! Sont-ils donc si communs les héros?»
Mais soudain une idée, lui traversant l'esprit, vint couper court à son admiration. Il essuya les larmes qui lui emplissaient les yeux.
Il descendit, remit la clef au propriétaire, et lui demanda, sans paraître y attacher aucune importance:
«N'est-ce pas chez vous que demeure M. Robiquet, chapelier?
—Non, monsieur, il ne demeure plus ici; il a déménagé en même temps que Mlle Fossette.»
En regagnant son coupé, M. de Barnolf avait sur les lèvres un sourire amer et sarcastique.
«Elle n'habitait ce taudis que pour vivre plus près de cet ouvrier! Et moi qui m'apitoyais sur son courage et sur sa vertu! Il y a des femmes bien perverses!»
Il se crut guéri.
Cependant il survint un événement qu'on ne croyait pas aussi prochain. C'était l'explosion de la guerre civile en Amérique.
Cette guerre frappait à la fois l'industrie cotonnière et la fabrication de la soierie française, dont le principal débouché est aux États-Unis.
Du jour au lendemain, M. Borel perdait plus d'un million, et restait avec des commandes importantes sur les bras.
Son commis principal lui écrivait:
«Les nouvelles d'Amérique sont désastreuses. La maison de New-York qui nous devait 300000 francs, vient de se déclarer en faillite. Les Smith de Washington nous écrivent de retarder l'envoi; ils ne seraient pas en mesure de le solder. Enfin les Stormer de la Nouvelle-Orléans, pour lesquels nous avions sur le métier deux mille pièces de petits et grands façonnés, viennent de fermer leur comptoir. Si la guerre intercepte les communications avec l'Amérique, il est également à craindre que les autres maisons avec lesquelles nous sommes en affaires ne rompent leurs engagements. Nous devons nous attendre à une crise terrible dans le commerce lyonnais.»
M. Borel partit immédiatement pour Lyon, et décida que sa famille le rejoindrait dans la huitaine.
Le projet de mariage entre Béatrix et Lionel se trouvait nécessairement ajourné.
Cette guerre modifia aussi l'itinéraire que s'était tracé Mlle Borel. Au lieu de se rendre immédiatement en Amérique, comme elle l'avait projeté d'abord, elle visiterait pendant l'été le nord de l'Europe, séjournerait quelque temps en Angleterre, et ne s'embarquerait pour le nouveau continent que vers la fin de l'automne, si toutefois les communications étaient possibles.
De son côté, M. Daubré recevait des nouvelles peu rassurantes de Lille.
«Sur le marché, lui écrivait-on, les transactions sont arrêtées. Il y a panique. Les fabricants s'attendent à une crise. La population s'inquiète. Le procès de Gendoux agite les ouvriers. Des menaces ont été faites contre votre fabrique du quartier Saint-Sauveur.»
La maison Daubré allait donc subir aussi un désastre. Avant la guerre, dans le commerce du coton, tous les symptômes étaient à la baisse. M. Daubré n'avait donc fait aucune provision. Si, selon tout pronostic, la guerre déterminait une hausse subite, qu'allait-il faire avec ses trois fabriques?
Il se montra énergique, et ordonna le départ.
Mme de Lomas écrivait aussi une longue lettre à sa fille pour presser son retour.
Le départ des Daubré coïncida ainsi avec celui des Borel.
Albert toutefois déclara qu'il prolongerait un peu son séjour à Paris.
Depuis quelques jours, Madeleine observait avec chagrin qu'il ne lui montrait plus la même amitié, non qu'il fût moins respectueux et moins admiratif; mais, à côté d'elle, il était distrait, il ne recherchait plus sa présence comme autrefois. Il s'enfermait dans sa chambre ou s'absentait longtemps. Enfin, il ne travaillait plus. S'il prenait un livre, il ne tardait pas à le laisser tomber sur ses genoux, et ses regards troublés restaient fixes et rêveurs.
Elle lui croyait quelque secret chagrin, mais elle n'osait l'interroger.
Ce refroidissement, qu'elle n'avait en rien motivé, la préoccupait péniblement, et l'absorbait à ce point que le souvenir même de Maxime en était effacé.
De son côté, M. de Lomas, voyant son mariage retardé, devait également retourner à Lille. D'ailleurs Lucrèce l'avait ainsi ordonné.
Il partit donc sans donner un souvenir à Geneviève.
La pauvre fille avait accepté les cent francs que lui avait offerts le duc à titre de prêt. Toutefois, elle ne pouvait suivre les sages conseils qu'il lui avait donnés et rentrer chez ses parents dans la position où elle se trouvait. C'eût été leur porter la honte.
Mais elle quitta la maison de Mme Thomassin, et reprit le chemin de la rue de Venise, espérant y retrouver ses amis, Fossette, Claudine et le bon Robiquet.
Sans doute elle était bien malheureuse. Cependant, en sortant de cette maison où elle avait tant souffert, elle éprouva une sorte d'allégement et de bien-être. À l'atmosphère de corruption morale où pendant quinze jours elle avait vécu, elle préférait encore l'air méphitique de la rue de Venise.
Elle ne trouva plus que Claudine.
Pauvre Claudine! elle aussi était bien découragée. Elle n'avait reçu encore qu'une lettre de Jaclard; dans laquelle il lui annonçait son arrivée; et il n'arrivait point. Elle pensa qu'il était retombé dans la débauche. Elle passait les nuits à pleurer et à chercher, avec une fiévreuse inquiétude, la cause de son silence.
Grâce à cet amour, grâce surtout aux exhortations de sa mère et de Madeleine, jusqu'alors elle était restée pure. Mais combien de temps cette belle et ardente fille conserverait-elle la dignité dans un milieu où elle est à peine regardée comme une vertu!
«Paris est la forêt de Bondy de la vertu, a dit un auteur moderne; on y arrête à tous les carrefours.»
En effet, depuis son arrivée à Paris, Claudine ne sortait jamais sans se voir obsédée par les propos galants de ces Lovelaces de trottoir, pour qui suivre les femmes est un passe-temps, une manie. Nulle femme n'est à l'abri de leurs grossièretés; mais les ouvrières surtout sont l'objet de leurs poursuites. Elles sont si pauvres! Elles ont tant de désirs qu'elles ne pourront jamais réaliser! Quelle proie facile pour ces messieurs qui s'intitulent «chasseurs d'ouvrières.»
La veille, Claudine avait été accompagnée jusqu'à la rue de Venise par un monsieur d'an certain âge qui l'avait assaillie de déclarations sentimentales et d'offres de tous genres, depuis le dîner à quarante sous au Palais-Royal jusqu'au dîner chez Brébant; depuis la robe d'alpaga jusqu'au cachemire de l'Inde. Arrivé à sa porte, il lui proposait un mobilier en noyer et cent francs par mois.
Le matin même, elle avait reçu une lettre de ce séducteur tenace.
Cette lettre contenait des phrases toutes faites sur l'amour. Elle répétait cet éternel refrain que chante le séducteur à l'oreille des ouvrières: «On ne travaille pas quand on est si jolie. Le sort est injuste envers vous. La nature vous avait faite pour la soie et le velours, et vous portez des robes d'indienne. Vous végétez dans une mansarde, quand vous pourriez briller dans un palais. Il y a plus d'un million dans vos yeux. Quel cou plus digne que le vôtre de porter des rivières de perles et de diamants!»
La lettre se terminait par l'offre d'un mobilier d'acajou avec deux cents francs par mois.
Elle était signée: «RENARDET.»
Combien peu l'eussent déchirée, cette lettre qui venait, au milieu d'une pareille misère, apporter le scintillant mirage d'un luxe que toutes ont rêvé!
Pourquoi Claudine la conservait-elle depuis le matin? Elle l'avait lue bien dès fois; et, après l'avoir lue, elle se regardait au miroir et se disait:
«Cet homme a raison, je suis belle, je pourrais être riche. Si je le voulais, je porterais, moi aussi, de ces longues robes à falbalas; au lieu d'aller à pied dans la boue, j'aurais une superbe voiture. Non, c'est impossible; ma mère me maudirait, et Madeleine ne voudrait plus me voir. Elle m'oublie, Madeleine. Voilà plus de huit jours qu'elle n'est venue. Ah! il lui est facile, à elle, de résister. Elle est heureuse, tandis que moi.... Du moins elle mange à sa faim; elle n'a pas, comme moi, un chagrin de cœur qui l'empêche de dormir. Elle n'est pas, comme moi, seule tout le jour, sans une distraction, sans un plaisir. Ah! voir le soleil et ce beau temps si bleu, et rester là, toujours sur sa chaise, à tirer son aiguille, quel supplice!»
Un instant elle cessait de coudre. On eût dit que le printemps lui envoyait d'enivrantes effluves. Son teint se colorait, ses narines palpitaient; et la poitrine gonflée par un ardent soupir, le regard troublé:
«Armand, disait-elle à demi-voix, m'as-tu donc oubliée et ne viendras-tu pas?»
Elle reprenait son travail; mais bientôt encore l'étoffe tombait de ses doigts. Elle se levait, marchait dans sa chambre, étendait les bras. Elle avait besoin de parler, de crier, de rire. Elle prenait la lettre de Jaclard, la baisait, et au lieu de rire elle pleurait.
Puis le démon de la coquetterie la saisissant de nouveau, elle relisait encore la lettre de son amoureux de hasard; et, fermant les yeux, elle se voyait parée comme ces femmes quelle avait rencontrées la veille et dont la beauté faisait retourner les passants.
Et puis, c'étaient des dîners exquis, des bals, des spectacles. Elle désirait tant aller au théâtre! C'était la vie active, bruyante, la vie folle. Ah! tout au moins elle pourrait s'étourdir et ne plus penser à Jaclard, si Jaclard, comme elle le craignait, l'avait oubliée.
Geneviève vint l'arracher à ses rêves, à ces tentations dangereuses; car l'isolement, l'ennui ont perdu plus de femmes que les tendres propos des séducteurs, que les suggestions mêmes de la coquetterie.
«Mon Dieu! comme vous êtes changée! s'écria Claudine en voyant entrer Geneviève. Avez-vous été malade?
—Oui, bien malade, répondit la jeune ouvrière, qui pendant un instant essaya de retenir les pleurs qui lui remplissaient les yeux.
—Vous avez donc eu du chagrin?» reprit Claudine en posant affectueusement sa main sur celle de Geneviève.
Alors Geneviève fondit en larmes, et, cédant aux sollicitations amicales de Claudine, elle lui ouvrit son cœur, lui confia l'abandon de M. de Lomas et l'odieuse machination qu'on avait organisée pour la perdre.
«Est-ce possible! exclama la sœur de Madeleine avec stupéfaction. J'avais bien entendu dire qu'il existait à Paris des maisons où, sous prétexte de les faire travailler, on attire les pauvres ouvrières pour les pousser au mal; mais vous êtes bien courageuse d'avoir résisté.»
À son tour, ne voulant pas être en retard d'héroïsme, elle montra la lettre qu'elle avait reçue.
Elle aussi, elle saurait repousser toutes les séductions.
Elle confia à Geneviève ses appréhensions au sujet de Jaclard, et déclara énergiquement qu'elle abhorrait tous les hommes, qui étaient lâches, égoïstes, corrompus, employant le mensonge pour tromper les pauvres filles, et les rejetant comme un bout de cigare éteint, quand elles ont cessé de leur plaire.
«Si tu veux, ma chère Geneviève, ajouta-t-elle en la tutoyant pour la première fois, nous ne nous quitterons pas; puisque nous avons le même chagrin, nous en parlerons ensemble.»
Geneviève soupira.
«Plût à Dieu que je ne fusse pas plus à plaindre que toi, Claudine! Merci de ton amitié. Elle me fait tant de bien! Elle me sauve du dernier désespoir.»
Claudine, répandant toute l'ardeur de son cœur dans ce nouveau sentiment, serra avec effusion dans ses bras l'infortunée fille de Gendoux.
Elle se trouvait presque heureuse. Isolée, elle avait un instant senti chanceler sa vertu. Maintenant qu'elle avait une amie pour la soutenir, pour l'encourager, elle serait forte contre la tentation.
Le contraste de leurs natures, l'opposition même de leur beauté, garantissait la durée de leur affection.
C'était un charmant tableau que ces deux belles jeunes filles qui se tenaient les mains, se confiant leurs peines, formant mille projets, riant et pleurant tour à tour.
Geneviève, elle, pleurait plus qu'elle ne riait; car il était un secret, une honte qu'elle n'osait confier à Claudine.
«Pourquoi es-tu triste, Geneviève? interrogeait Claudine d'un ton boudeur. Ne serons-nous pas bien ensemble? Si tu veux, nous aurons la même chambre. Vois-tu, on peut mettre encore un lit ici, sous l'appentis. Si tu crains d'être mal, j'y coucherai, moi, ça m'est égal. À Lyon, nous n'avions pas non plus toutes nos aises. Moi, pourvu que j'aie quelqu'un à aimer, quelqu'un avec qui causer quand je m'ennuie, c'est tout ce qu'il me faut. C'est affreusement triste d'être seule quand on a du chagrin. Si nous vivions dans la même chambre, ce serait dix francs par mois d'économie. Avec cela nous pourrions nous donner quelque douceur.
—Pas pour ce mois-ci. Le propriétaire vient de me louer la chambre de Fossette. Ah! pauvre Fossette! que n'est-elle avec nous?
—Non, je t'aime mieux à moi toute seule,» dit Claudine dont le sourcil se fronça.
Chez elle l'amitié même prenait le caractère exclusif de la passion.
«Tu verras, reprenait-elle, nous serons bien heureuses. À nous deux nous pouvons gagner cinquante sous par jour; en travaillant bien, peut-être trois francs, et, si l'ouvrage est avantageux, quatre francs. Nous ne dépenserons que moitié pour notre nourriture. Tu le vois, nous pourrons encore nous acheter de jolis bonnets et des bottines.
—Oui, mais, fit observer Geneviève, je ne me porte pas bien; si j'allais tomber malade!
—Oh! je te soignerai, tu verras, repartit Claudine en l'embrassant.
—Que tu es bonne! soupira Geneviève. Je voudrais être moins malheureuse, afin de pouvoir me réjouir d'un meilleur cœur de ton amitié.»
Comme elles devisaient ainsi, Madeleine et Mlle Borel entrèrent.
Madeleine venait faire ses adieux à sa sœur. Elle avait désiré que Mlle Bathilde, avant son départ, l'accompagnât chez Claudine, afin de lui donner des conseils qu'elle-même, à cause de son âge, ne pouvait lui adresser.
Mlle Borel venait aussi pour voir Brisemur et lui parler de ce projet de société coopérative dont elle voulait connaître les bases. Elle désirait se renseigner auprès de l'ouvrier sur les essais de ce genre tentés en 1848.
Elle pensait que ces essais, interrompus par les événements politiques, allaient se reproduire avec plus de maturité et dégagés de tout esprit de secte et de parti. Ces essais, basés sur l'association, consistaient surtout à fonder pour le prolétaire le crédit mutuel, et à affranchir l'ouvrier du capitaliste et de l'intermédiaire.
Elle était donc fort curieuse d'étudier, partout où elle les rencontrait, les germes de cette nouvelle organisation qu'elle croyait appelée à transformer le monde économique. Elle-même se donnait la mission de fonder pour les femmes des sociétés de production, afin de les soustraire à l'exploitation de tant d'entrepreneurs et d'entrepreneuses, qui, sans engager un bien gros capital, s'enrichissent réellement du travail de l'ouvrière.
Claudine était radieuse. Elle leur présenta son amie, et leur raconta le projet qu'elles venaient de former de vivre et de travailler ensemble.
Geneviève, par discrétion, se retira sous prétexte de défaire sa malle.
Mlle Borel, profondément touchée de l'héroïsme de ces jeunes filles, se disait:
«Sans doute, tant qu'elles auront de l'ouvrage, elles ne mourront pas de faim; mais, s'il arrive un chômage, si l'atelier qui leur fournit du travail se ferme, que deviendront-elles?
«Avez-vous pensé, mon enfant, demanda-t-elle à Claudine, à quoi vous pourriez vous occuper si vous veniez à manquer d'ouvrage dans votre spécialité?
—Non,» répondit Claudine, étonnée de cette question.
L'insouciance est caractéristique chez toutes les ouvrières. Il semble qu'elles soient d'autant plus imprévoyantes que leur situation est plus précaire. Au reste, n'est-ce pas là plutôt un bienfait de la nature, et faut-il accuser ces pauvres filles de ne point prévoir ce lendemain si incertain, qu'un caprice de l'entrepreneur ou un caprice de la mode peut faire soudainement plein d'angoisse, horrible de misère!
Mlle Borel soupira.
«Cette imprévoyance est navrante, pensait-elle. Ce n'est pas seulement la répartition des produits du travail qu'il faut changer; il faut encore donner à l'ouvrière une éducation plus complète, et lui enseigner les éléments de plusieurs professions.
«Écoutez-moi, mon enfant, dit-elle à Claudine, je reviendrai dans deux ans. J'espère vous trouver encore sage et bonne ouvrière; mais pour vous rendre la vertu possible, je vais placer en votre nom cinq cents francs à la caisse d'épargne. Vous y recourrez dans les moments difficiles, c'est-à-dire dans les maladies ou les chômages forcés; mais seulement dans ces moments-là. Ce n'est pas une aumône que je vous fais, c'est un prêt; car, si vous perdiez l'habitude d'un travail régulier, vous ne pourriez que très-difficilement la reprendre.»
Depuis un instant on entendait parler dans le corridor, et Madeleine, croyant reconnaître une voix, avait tressailli et prêtait l'oreille.
On frappa à la porte.
Elle alla ouvrir et se trouva en face de Mme de Courcy et d'Albert Daubré.
Claudine, reconnaissant la belle visiteuse qui était venue demander Fossette huit jours auparavant, se présenta pour lui répondre.
Albert avait soudain pâli. Il n'osait lever les yeux sur Madeleine.
Quant à Madeleine, en le voyant accompagner cette femme élégante et encore jeune, et en remarquant son trouble, elle avait tout compris, et ses préoccupations et sa résolution subite de rester à Paris.
Albert, en effet, était fort perplexe. Son embarras n'était point seulement causé par la présence de Madeleine, à laquelle, après tout, son cœur pas plus que ses lèvres n'avaient jamais rien promis. Mais que devait-il faire? Présenter à Madeleine et à Mlle Borel, Mme de Courcy, une femme galante, c'était commettre une grave infraction aux lois du monde. Ne pas la présenter, c'était blesser Lucrèce qu'il jugeait plus malheureuse que coupable. Bien qu'elle vécût dans une société interlope, il la regardait comme une femme si supérieure, qu'avec sa justice prime-sautière, il préféra commettre une inconvenance plutôt qu'une cruauté. D'ailleurs Madeleine et Mlle Borel avaient l'âme assez haute pour la lui pardonner.
«Mademoiselle, dit-il, je vous présente Mme de Courcy, une de vos admiratrices, et qui depuis quelque temps partage toutes nos idées.»
Madeleine, avec sa nature vibrante, ressentit pour Lucrèce une très-vive répulsion.
Mlle Borel, qui possédait un grand tact d'observation, devina que cette femme aux allures un peu hardies, et dont la jeunesse paraissait conservée à force d'artifices, exploitait Albert Daubré.
Elle se tint donc sur la réserve, tout en répondant avec politesse et bienveillance.
Lucrèce avait entraîné Albert chez sa protégée, la petite Ferrandès, à qui elle apportait la promesse d'un engagement pour les Folies-Dramatiques.
Mais la conversation commençait à peine, qu'un cri déchirant retentit dans la mansarde voisine.
Et puis on entendit un bruit sourd comme celui d'un corps qui tombait.
«Ah! mon Dieu!» s'écria Claudine.
Et elle s'élança. Toutes les autres personnes la suivirent.
Geneviève était étendue à terre, privée de sentiment. Un journal déployé, qui avait servi à envelopper un paquet, se trouvait sur la table.
Or, ce journal contenait le jugement qui condamnait Gendoux, selon l'ancienne loi sur les coalitions, à une année d'emprisonnement.
Quand Geneviève reprit ses sens, la première figure que rencontrèrent ses regards fut celle de Lucrèce. Elle arrêta sur Mme de Courcy des yeux surpris, presque égarés.
«Prenez garde! prenez garde! balbutia-t-elle. Cette femme vient ici pour vous perdre!»
Et de nouveau elle s'évanouit.
Le lecteur trouvera la suite et la fin de cette étude de mœurs dans un volume qui paraîtra incessamment sous le titre de:
Note de l'éditeur. Nous croyons devoir reproduire ici une lettre adressée, le 22 décembre 1866, au directeur-gérant du journal le Siècle , pendant la publication de la seconde partie du Calvaire des femmes. Cette lettre témoigne que ce roman, par ses qualités d'observation et de style, a fait sensation parmi l'élite de la classe ouvrière.
À M. le directeur-gérant du SIÈCLE.
«Monsieur,
«La lecture des œuvres de littérature, même futiles, quand toutefois elles ne sont pas corruptrices, est assurément la plus agréable comme la moins coûteuse des distractions. Le succès populaire de certaines publications périodiques à bon marché en est la preuve incontestable. Or, ce succès même est pour les auteurs un éloge qui peut suffire, et il y aurait de la part des lecteurs une sorte de prétention ridicule à vouloir le formuler d'une manière explicite. Mais il n'en saurait être de même lorsqu'il s'agit d'ouvrages qui, sous la forme la plus attrayante, se proposent un but éminemment utile.
«Tels sont la Croisade noire et le Calvaire des femmes.
«Depuis les romans d'Eugène Sue, qui ont si puissamment contribué aux améliorations déjà obtenues dans la condition des travailleurs, aucun ouvrage de ce genre n'aura prêté, selon nous, un concours aussi efficace à la réalisation de celles qui restent à accomplir.
«Les idées sociales ont cessé d'être un vague idéal. Nous avons passé à la pratique. Le nombre des associations coopératives en activité en est la preuve éclatante. Tout le monde peut s'en convaincre en parcourant la liste qu'en publie, à chacun de ses numéros, le journal la Coopération. Cinquante sociétés de production à Paris, autant en province, et un plus grand nombre de sociétés d'épargne pour arriver à la production, plus de deux cents sociétés de crédit mutuel et de consommation, tout ce mouvement ne témoigne-t-il pas du profit moral et matériel que l'on peut tirer des œuvres de l'esprit créées pour élever l'éducation sociale de tous?
«Voilà pourquoi nous vous prions, monsieur le directeur, de faire parvenir à l'auteur de ces deux ouvrages, non-seulement l'hommage de notre admiration pour son beau talent d'écrivain, mais encore et surtout l'expression de notre gratitude pour le notable service qu'il rend à la cause du progrès. Nous avons la conviction d'être ici les interprètes de tous les travailleurs.
«Agréez, monsieur le directeur, nos fraternelles salutations.»
Suivent une trentaine de signatures de chefs d'associations ouvrières.