The Project Gutenberg eBook of Trois hommes: Pascal, Ibsen, Dostoïevski This ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this ebook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook. Title: Trois hommes: Pascal, Ibsen, Dostoïevski Author: André Suarès Release date: August 23, 2021 [eBook #66117] Language: French Credits: Laurent Vogel, Pierre Lacaze and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/Canadian Libraries) *** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK TROIS HOMMES: PASCAL, IBSEN, DOSTOÏEVSKI *** TROIS HOMMES QUELQUES ŒUVRES DE SUARÈS _Aux CAHIERS DE LA QUINZAINE, 8, rue de la Sorbonne_: SUR LA MORT DE MON FRÈRE, 1 volume petit in-8, 1904. LA TRAGÉDIE D'ELECTRE, 1 volume grand in-18, 1905. TOLSTOÏ VIVANT, 1 volume grand in-18, 1911. DE NAPOLÉON, 1 volume grand in-18, 1912. _A l'OCCIDENT, 17, rue Eblé_: VOICI L'HOMME, 1 volume grand in-8, de 450 pages, 1905. IMAGES DE LA GRANDEUR, 1 volume grand in-8, de 221 pages, 1901. BOUCLIER DU ZODIAQUE, 1 volume grand in-8, de 151 pages, 1907. LAIS ET SÔNES, 1 volume grand in-16, 1909. _Chez CALMANN-LÉVY, éditeur_: LE LIVRE DE L'ÉMERAUDE, 1 volume in-18, 1901. _Chez EMILE-PAUL, éditeur, 100, faubourg Saint-Honoré_: SUR LA VIE; ESSAIS, tome I, 1 volume grand in-16, 1909. SUR LA VIE; ESSAIS, tome II, 1 volume grand in-16, 1910. SUR LA VIE; ESSAIS, tome III, 1 volume in-18, 1912. VOYAGE DU CONDOTTIÈRE, tome I, 1 volume grand in-16, 1910. IDÉES ET VISIONS, 1 volume in-18, 1912. ANDRÉ SUARÈS TROIS HOMMES PASCAL, IBSEN DOSTOÏEVSKI ÉDITIONS DE LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE 35 & 37, RUE MADAME, PARIS 1913 IL A ÉTÉ TIRÉ A PART 50 EXEMPLAIRES SUR VERGÉ D'ARCHES RÉIMPOSÉS ET NUMÉROTÉS A LA PRESSE. _Tous droits réservés._ A _MON TRÈS CHER_ AIMÉ SACOMAN _PHILOSOPHE_ VISITE A PASCAL I A PORT-ROYAL Un jour que le tumulte de la calomnie et des invectives s'était répandu le plus insolemment dans Paris, et troublait le plus cette ville injurieuse, M. de Séipse, incapable de le subir plus longtemps, prit parti de le fuir, et s'en fut à la campagne. M. de Séipse souffrait, en effet, du désordre comme d'une injure personnelle, que son temps lui eût faite, et que tout le peuple eût conspiré à lui faire. Une profonde colère, froide et secrète, le dévorait de sentir en lui-même la puissance de l'ordre, de s'en connaître la volonté, et de savoir qu'elle dût être sans effet. Le pouvoir d'un homme est la moyenne de ce qu'il peut lui-même, et de ce que les circonstances lui permettent,--l'accord de sa force propre avec la fatalité des événements. C'est pourquoi tout homme puissant s'est toujours senti à deux doigts de ne pas l'être; et il appelle son étoile ce bonheur de l'accident, qui ne suffit à rien, mais sans quoi la voie est fermée à tout le reste. Le hasard, qui fait naître un homme à son heure, fait plus pour lui qu'il ne fera jamais lui-même. A dix ans près, on est César ou on ne l'est pas. Pour un trait de plus ou de moins dans le visage, et le nez fait d'une forme qui plaise, on peut exercer ou non le droit de puissance qu'on a. S'il ne le peut point, l'homme l'exerce alors contre lui-même. Et plus les faits désordonnés lui font obstacle, plus il souffre amèrement de sentir en soi la force qui les ordonne. Agité de ces pensées, M. de Séipse résolut de les apaiser, sinon de s'en distraire, et il se proposa une promenade dans le vallon le plus austère et le plus retiré qui soit aux portes de Paris: il s'en fut à Port-Royal-des-Champs. On était au temps de la Pentecôte. Le printemps tirait sur l'été; il faisait déjà chaud; et les jours nuageux, chargés d'orage, suivaient lourdement des nuits encore fraîches. Parti de bon matin, M. de Séipse fut rendu à l'Abbaye avant le milieu du jour. Le ciel, qui avait d'abord été d'une clarté admirable, se brouilla bientôt. Le bleu tendre, délicat et profond, qui est propre à l'Ile-de-France, se chargea de nuées laineuses et grisâtres; et l'air, qui avait été frais, étouffé par les nuages, s'appesantit. Le ciel bleu de la France n'est point implacable ni sublime comme le regard d'un dieu: il a plutôt la fine complaisance d'un œil humain; et quand il se voile, il invite à la réflexion ou à l'ennui plutôt qu'à la colère. Aussi M. de Séipse s'estimait-il heureux que le temps s'accordât à ses pensées diverses. Il était venu en voiture, à travers les champs mouillés de rosée, frais et limpides, comme la matinée même, le ciel clair et le vent léger. Les blés verts, et les avoines déjà hautes, aux reflets ardoisés, frémissaient dans la plaine, où parfois l'on voyait au loin,--comme un insecte en suit un autre,--une charrue guidée avec lenteur par un paysan. A mesure qu'on approche de Port-Royal, le pays se fait plus désert. On ne voit plus que des hameaux couchés au ras de la terre. Le plateau âpre règne; et l'horizon recule, grave et triste, comme tout ce qui est grand. Là, si le ciel penche un regard plus sombre, sourcilleux de nuages et chargé même de menaces, il semble seulement rendre, en miroir fidèle, l'âme des lieux. Nous n'avons affaire, en tout, qu'à l'âme, et comme il en va des hommes, si un pays ne nous livre la sienne, il n'a rien pour nous. Au versant de ce plateau dont l'aspect, sérieux en tout temps, est tragique quand le soleil s'y cache, on tombe dans un étroit vallon; par un chemin heurté, entre les arbres, on descend au fond d'une sorte de trou, où, ceinte de hautes murailles, et voilée sous le feuillage, avait été fondée l'abbaye de Port-Royal. L'abbaye a été vaste, les fabriques considérables. Il y eut plusieurs corps de bâtiments. L'hôtel où logeaient les solitaires, faisait face au cloître où les Filles du Saint-Sacrement s'étaient vouées à l'adoration perpétuelle. Dans une école illustre, on enseignait les enfants, dont fut Racine. Une chapelle était le lieu d'assemblée où tant d'hommes, de femmes et de petites créatures si dissemblables se réunissaient dans une pensée commune: en dépit de tout, la marque en restait ineffaçable, tant elle avait mordu fortement sur l'âme. Un jardin séparait la maison des religieuses et celle des Messieurs. Les enfants logeaient dans une aile basse, où se tenaient les catéchismes. Le verger, le potager, s'étendaient au delà comme le témoignage du travail le plus agréable au ciel peut-être. La perfection de l'homme simple et paisible est, sans doute, celle du frère lai, qui passe des champs à la chapelle, de la bêche au psautier, et qui, pour son délassement, incline devant Dieu des épaules que, le reste du temps, le labour courbe vers la terre. Si ce n'est une tour rustique, à l'une des ailes, il ne reste rien de toute l'abbaye: une haine patiente, infatigable pour tout dire, a préparé cette ruine et l'a consommée. La charrue a passé sur le cloître. Les tombes des jansénistes ont été remuées par le soc. Louis XIV a fait voler en poussière une des forces morales, la plus solide peut-être et la plus compacte qu'il y eût en France. Des hommes là vivaient avec leur cimetière sous les yeux, et l'avaient pour lieu de promenade. Il devait leur importer peu que leurs cendres fussent ou ne fussent pas en repos. On imagine même l'amer contentement de Pascal, s'il avait pu prévoir qu'on jetât ses os au vent. Sans parler de sa joie à souffrir persécution pour la vérité et la justice, il se fût réjoui ardemment de cet outrage à la chair ennemie; et il y eût vu quelque faveur singulière qu'on eût faite à son âme. Les Messieurs de Port-Royal n'étaient point des clercs. Les uns ne s'en jugeaient pas dignes; les autres y répugnaient de nature, ou par état. Ils formaient une espèce de tiers ordre. Ils étaient à peine des laïcs, et ne voulaient point être des moines. Ils vivaient pour faire leur salut, et prétendaient le faire dans le siècle, ou s'y résignaient. Port-Royal était leur maison de retraite. Ils y venaient approcher Dieu de plus près. Ils lui y prêtaient une oreille plus attentive qu'ils n'auraient pu ailleurs, ni autrement. Ils y avaient leurs mille entretiens avec une puissance redoutée, et souhaitée de tous leurs vœux, comme seule à craindre sans doute, mais seule aussi secourable. En un temps où tout homme voulait, tôt ou tard, prendre quelque connaissance de soi, nulle part on n'alla plus avant dans l'art cruel de se connaître, que dans cette compagnie sévère. Or le scandale est grand, pour un monarque absolu, d'hommes qui se retirent en soi: car il n'en est pas, quelle qu'en soit la révolte, qui lui échappent plus; et, en outre, ceux qui se connaissent sans complaisance sont, malgré tout, sans complaisance à connaître les autres. Les souverains absolus n'aiment pas cette souveraineté-là; plus elle se tait, plus elle les brave. Son respect même est une forme du mépris, car il juge. Les souverains, qui le sont dans l'ordre de la chair, haïssent la souveraineté qui est d'un autre ordre, et qui échappe au leur. Plus elle est humble en conduite, plus elle les humilie, puisqu'elle ne leur laisse point de prise sur elle, et qu'elle s'élève sans doute au-dessus même de ce qu'elle abat. C'est pourquoi le souverain absolu, qu'il ait nom Louis XIV, Napoléon ou Peuple, se défie des solitaires et les frappe. Il ne faut pas trop de saints dans l'État, ni même dans le monde; d'école de sainteté, encore moins: la sainteté menace la nature, et la nature ne veut que des esclaves ou de faux témoins: elle hait les juges... Au détour du chemin creux, une porte de bois, dans un châssis de pierre, qu'une croix de fer surmonte: c'est l'entrée de l'abbaye. Comme j'allais y frapper moi-même, je vis M. de Séipse pousser la porte, sans doute laissée entr'ouverte: il passa le seuil, et je le suivis. Je connais M. de Séipse depuis longtemps, et je l'estime. Nous avons des pensées communes, mais je le vois peu. Au bruit criard du vantail sur le gond, M. de Séipse tourna la tête, déjà mécontent de ne pas trouver, même à Port-Royal, la solitude. J'avais eu le même sentiment d'ennui en me voyant précédé à la porte. Mais il me reconnut aussitôt, comme je venais de faire; nous sentîmes, chacun, que la présence de l'un pourrait n'ôter rien au charme de la visite solitaire que se promettait l'autre; et que notre silence pourrait ne se rompre qu'à l'occasion d'une émotion pareille, et pour se mieux goûter en elle. Dès la porte poussée, l'on est dans les champs de Port-Royal. On marche au milieu d'une campagne close. C'est d'abord un sentier entre deux prés, où les bleuets fleurissent dans l'herbe verte, et où quelques coquelicots éclatent comme des cris de joie. Puis, des deux côtés l'espace s'élargit. Le sol en pente va par bonds, de gauche à droite, où, comme un lit, se creuse le fond du vallon. On fait quelques pas, et l'on découvre tout l'horizon de la vallée solitaire. Elle semble fermée de toutes parts, pareille à une vasque de terre cachée entre des collines boisées. Les arbres voilent le bord ouvert de ce fossé. Le ciel paraît verser la clarté de plus haut que sur la plaine. La couronne des feuillages posée sur les hauteurs les ceint d'une ombre claire et pensive. Tout, ici, est ramassé sur soi-même et penché sur le fond. Et tout, en ces étroites limites, à la manière du recueillement, parle d'une grandeur intime. Les lilas, sur leur fin, balançaient, ici et là, leurs branches fleuries, dont le vent agitait les thyrses. Un peu de pluie était tombée, que la terre, les prés et toutes les feuilles rendaient en parfums humides. On entendait le murmure doux d'une source, et le règne du beau silence. Ces champs paraissaient sans culture, et en être plus purs. Une maison dans un coin, d'où partait une allée d'arbres; et au creux du fossé, une chapelle neuve, dont les lignes sèches et les pierres trop blanches offensent la vue. C'est là que des hommes pieux ont réuni ce qu'ils ont pu trouver qui vînt des jansénistes. Ils ont élevé cette petite église à un culte qu'ils ne s'accoutument point à croire disparu. Au pied de la chapelle, sur l'un des côtés, l'on a rangé les restes du cimetière: car la haine et la destruction ont ici porté une main si avide, que les tombes mêmes en ont été ôtées, et que les seuls débris y sont les restes de restes, les reliques de la mort, et non pas même de la vie. Une petite place sablée, close entre de faibles murailles, où des pierres tombales s'appuient, et qui semble faite pour une assemblée, s'étend devant la chapelle. Quelques degrés mènent au portail; le dernier forme une terrasse étalée, où le feuillage et les lilas ajoutent la grâce d'une parure charmante. Où l'art admirable n'élève pas son chant, la nature seule peut parler. Quel qu'en soit le mensonge, ou la cruauté, son langage a l'unique séduction où l'on ne sait pas résister et l'accent qui persuade. On le sent trop à la rencontre de deux bustes en bronze, sur les marches qui mènent à cette église des reliques. C'est Pascal et Racine qu'on a posés, malgré eux, sur ces degrés, pour y recevoir toute sorte de gens, de ceux dont ils eussent décliné la visite, avec le plus d'horreur peut-être, sinon seulement avec le plus d'ennui. Passe encore Racine; et qu'on y mette aussi le grand Arnaud, si l'on y tient. Mais Pascal! Il ne se souciait pas qu'on lui rendît un tel honneur. Si ces bustes, du moins, n'étaient que ridicules: mais ils sont d'une extrême impertinence, et celui de Pascal n'est même pas décent, tant il y manque la vraie ressemblance, qui est de l'âme; et tant il tient de la fatuité, sûre de soi, où le modèle commun, qu'ils en ont sous les yeux, a fini par forcer les sculpteurs de ranger tous les grands hommes. II PASCAL Le musée, en forme de chapelle, contient quelques portraits. D'un côté les docteurs, les religieuses de l'autre. Au-dessus de la porte, Jansénius. L'évêque d'Ypres a l'air savant, systématique, têtu, étroit et froid; un front haut, un visage pointu, non sans ruse. M. de Saint-Cyran montre une figure déjà d'un autre âge: une énergie violente, une force opiniâtre, le visage d'un homme qui manie l'épée et la plume du même bras; homme du temps de la Ligue, capable de faire campagne, et de tenir tête à une armée; non pas un docteur, un théologien en armes; la barbe grise et dure, le teint chaud, l'air sanguin, l'accent de l'action, le pli de la colère. Le grand Arnaud justifie son nom et l'ennui accablant qu'il inspire: une vaste et forte tête, un crâne puissant, le front haut, large, droit, une forteresse de doctrine, une citadelle d'érudition et de théologie. Sa mère, la fondatrice de l'abbaye, est la source manifeste de cette force, la base de l'édifice: c'est une femme rude, épaisse, membrue comme un homme. Rien de doux, ni même de son sexe. Du poil aux lèvres; de la chair drue en dépit des austérités; sous la graisse, l'on sent les os, gros et larges: voilà la mère d'une famille redoutable par le nombre et les ressources; tout en elle est solide, volontaire, nourri de substance et de raison. Qui la voit, et le grand Arnaud près d'elle, connaît aussitôt sur qui reposait tout l'établissement des jansénistes. Et, de même, qui regarde sa petite-fille, admire la fleur délicate et si pâle qu'une forte race d'hommes ou d'esprits se destine à produire, par où du moins elle finit. La seconde Angélique fait avec M. Hamon un couple délicieux dont la grâce séduit le cœur. M. Hamon a le visage charmant et fin d'une jeune fille, ou d'un prince adolescent: blond, pâle, les lèvres les plus minces, l'air candide et tendre, le menton en aiguille, toute sa force est dans les yeux, comme celle de la Sœur Angélique. Encore n'est-ce point une âme robuste qui s'y fait jour; mais le feu d'une âme mystique, éprise d'amour divin. Quelque forte soit-elle, elle ne l'est déjà plus assez pour la vie; capable de soutenir toute lutte, elle ne l'est pas de vaincre, dans un secret désir d'épuiser la volupté d'être vaincue; ou plutôt ce qu'elle a de force ne s'applique qu'à un plus noble parti: la chair le cède, ici, à l'esprit qu'elle emprisonne, et l'enveloppe est trop fragile pour ce qu'elle contient. Pascal, cependant, n'est pareil ni aux uns, ni aux autres. Il est sans liens. Sa laideur est vivante. Son masque de mort seul est beau: tous les deux également étranges, hors de lieu et presque hors de propos. Ce que Pascal a d'unique vient de lui; mais, plus que tous les autres, il a l'air de son temps: le mélange de cette singularité propre et d'un caractère commun, général même jusqu'à en être abstrait, frappe l'imagination. On est d'autant plus surpris que les deux éléments s'ajoutent l'un à l'autre et qu'ils sont moins combinés. On retrouve, d'abord, dans ce visage la courbe violente qu'on voit à tant d'hommes en ce temps-là. Le front et le menton tournent court, par rapport au centre du visage, comme les deux branches d'une hyperbole. Pour la forme de la figure, Pascal tient à la fois de Descartes et de Condé. Ces visages sont des miroirs qui réfléchissent ardemment le spectacle de la vie: ils doivent tout voir, et il n'en est pas où l'on saisisse mieux le don d'imaginer. Mais si Pascal a de Descartes et de Condé, pour les traits,--il n'a ni le jet violent de celui-ci, dont toute la figure semble lancée en bec d'oiseau de proie, ni le recul défiant de celui-là, qui paraît se retirer dans l'ombre, comme une chouette, et tout fixer de ce coin obscur, en oiseau de nuit. Il n'y a rien qui se contredise plus que la bouche de Pascal et l'âme qui passe par ses yeux. Ou, plutôt, il n'est point de figure où des traits si contraires soient rassemblés plus curieusement sous un aspect unique: le regard d'un dédain et d'une tristesse infinis. Un petit portrait de Pascal, par Philippe de Champagne, est placé à côté du masque pris sur le mort. On ne peut guère douter de l'un, pour la ressemblance, plus que de l'autre. Philippe de Champagne dessine et suit les traits de ses modèles avec une fidélité rare; il y met de la conscience; et, d'un janséniste comme lui, on peut dire que l'exactitude dans le dessin est la pratique d'une vertu. Quel peintre, pourtant, est fidèle comme la mort? Elle peint par le fond; et sa fidélité est celle qui ne cache rien, qui dévoile le mystère, et qui livre le grand secret, inconnu jusque-là, et qui, sans elle, ne se serait pas trahi. Image inoubliable! Etrange pendant la vie, la figure de Pascal le demeure dans la mort. Mais, alors, elle est belle. La mort est le lieu de Pascal. Il l'a tant cherchée et poursuivie partout, que cette passion trouble son visage d'homme. Mais quand il l'a enfin trouvée, et qu'il ne la craint plus, pour l'avoir vue face à face, quelle paix ineffable respire son ennui. Ce n'était donc que cela?--Et quel mépris! Pour me faire savoir si Pascal est mort en Jésus-Christ, il ne faut que ce visage: jamais Pascal, depuis le jour qu'il est né, n'exprima une telle profondeur de repos. Il a reçu la main de la mort, de la main même de Jésus-Christ; et, donnant sa main à la mort, selon l'ordre de Dieu, il a mis l'autre, avec son âme et tout son être, dans la main même de Jésus-Christ.--Pascal vivant dit l'attente perpétuelle de ce moment. Et Pascal mort en révèle l'accueil; que le moment unique l'a rasséréné pour jamais; et qu'enfin, dans un sublime ennui du monde, une route est ouverte qui mène à un repos sublime, où l'espoir comme la terreur, où le dédain même a pour toujours la paix. Pascal a mesuré bien des abîmes, en lui et dans les autres hommes. Mais il a surtout connu et pratiqué les siens. Cette grosse lèvre, qui s'avance épaisse et rouge, n'a tout dédaigné que sur l'ordre d'une pensée toute-puissante. Et cet ordre impérieux lui a été cruel, sans doute. Elle a voulu peut-être s'y soustraire. Qui résistera à Pascal, si ce n'est Pascal même?--Mais qui Pascal craindra, sinon Pascal? Il a connu ses précipices; et il les a redoutés profondément, parce que la profondeur lui en était connue. Pascal sait bien que tous les hommes en seraient là s'ils pouvaient seulement soupçonner leurs abîmes. Mais comme ils ne les voient même point, ils ne les mesurent pas. Pascal soupçonne, voit et mesure. Nul n'est allé plus loin dans la connaissance de l'homme. Nul n'est donc allé plus avant dans la crainte de l'homme. Et c'est pourquoi Pascal ne quitte plus d'un instant Jésus-Christ. Il lui faut Jésus-Christ, ou tout croule, et lui-même tombe sous le poids des mépris. Vous autres hommes, qui riez et ne savez point, vos précipices ne sont guère à vos yeux que les erreurs et les misères communes; vous vous voyez en des rivières où c'est à peine si l'on perd pied, et il ne vous faut qu'une barque ou trouver le gué. Vous êtes noyés et rejetés en pourriture sur la rive, que vous n'avez pas encore peur de cette eau. Pascal est fait d'une autre sorte: il ouvre les yeux sur l'immense océan où il s'éveille, et il s'y voit flotter: l'infini sous les pieds; l'infini sur la tête; un infini de tous les côtés; un infini de mal, d'ignorance, de terreur et de peine. Pascal n'est pas comme vous, pour tâter un infini du pied, et chercher le gué de l'infini. Mais Pascal s'assure au contraire que l'homme est l'animal sensible à l'infini des ténèbres. Il ne lui reste donc qu'à crier à l'aide. S'il était faible comme vous, il croirait à sa force. Mais fort comme il est, il mesure sa faiblesse. Et il se tient immobile, mettant toute sa puissance uniquement à s'élever sur cette eau infinie et à tendre ses bras au secours unique. Pour demander si Pascal doute, il faut douter s'il vit. Qui ôte Jésus-Christ à Pascal lui ôte tout. Le doute pour Pascal est la mort même. Pour vivre, mieux vaut tenir le pari qu'on est sûr de croire, que douter de ne croire pas. Quand le doute le traverse, comme tout homme à son heure, Pascal meurt. Il y a tel cri en lui qui est un cri de mort. Et chaque fois Jésus-Christ l'a ressuscité, le sortant du tombeau. Sans Jésus-Christ éprouvé et senti dans le cœur, la vie de Pascal est une agonie éternelle. On ne peut vivre en agonie. Pascal, du moins, ne le pouvait pas encore. «Il a distingué notre agonie,--me dit M. de Séipse,--en sortant enfin de la chapelle, où il semblait ne pouvoir plus s'arracher à la méditation de ce masque. Il en a pressenti les extrémités et l'horreur. C'est la raison qui l'a rendu, pour toute sa vie, si fidèle à la vénération de son père. M. Pascal le père avait nourri son fils d'un aliment si fort et si chrétien, que Pascal y a toujours trouvé une réserve et de quoi souffrir la famine dans les temps où il put craindre disette de foi. Mais à peine s'il connut plus de deux époques pareilles. En Pascal, les variations ne furent que de la charité commune à la charité parfaite. De même que les hommes ne savent point le danger où ils sont, ils ignorent le sacrifice qu'il exige. Pascal, connaissant le péril, ne pouvait jamais consentir longtemps à ne point faire tout ce qu'il faut pour en sortir; je vous dirai, du reste, qu'il n'y a point de demi-vérité ni de demi-foi que dans les âmes médiocres. C'est la médiocrité des hommes qui assure le train du monde. Et il n'irait pas au delà de l'heure où nous sommes, sans les moyens termes de cette médiocrité qui ne finissent pas. «Tous ces atermoiements assurent la durée à la pauvre heure des hommes. Elle se passe; ils passent avec elle; et n'en demandent pas plus. Il leur suffit de ne se point voir passer. Peu de gens vivent dans la vue de ce terme où ils doivent aller. Et ceux qui l'entrevoient, comme on fait d'une croix en haut d'un tertre, entre deux routes, en Bretagne, détournent les yeux de ce sentier. «La médiocrité, qui conserve le monde, est la même vanité qui sauve les hommes. Car tous les hommes vivent de vanité. S'ils n'avaient pas mille petits soins, ils n'en auraient qu'un seul, qui les tuerait. C'est pourquoi ils l'évitent: sinon eux, le misérable et magnifique instinct qui les attache à ce qu'ils sont. Ils veulent vivre; et n'en ont pas de raison plus forte, à la vérité, sinon qu'ils le veulent. Admirons encore ici un des coups de la nature, ce tyran qui fait chérir et désirer sa tyrannie. «Ceux qui ne sont médiocres en rien, ni par le cœur ni par l'esprit, se portent bientôt à contempler deux abîmes: le néant du monde et le néant de soi. La plupart des grandes âmes s'arrêtent à l'un des deux précipices, qu'elles comblent en y jetant l'autre. Et, à ne rien dissimuler, peut-être ne peut-on vivre à moins d'un parti héroïque. Il faut prendre parti pour le monde contre soi, ou pour soi contre le monde. On ne se tire pas à moins de cet espace effrayant où règne le vide, et où il a toutes les dimensions de l'esprit, qui sont plus de trois. De là ces partis pris sublimes, celui des saints ou de Tolstoï, qui fait la bonne bête. Quelque forts qu'ils soient, ils s'immolent; ils veulent croire en Dieu ou à ce monde, à tout prix. Et comme la volonté d'une parfaite croyance est déjà la moitié d'une foi, bientôt ils s'y immolent. «Ils ont des partis désespérés: soit de la raison, soit du cœur contre elle, mais toujours désespérés; car la plus haute démarche de l'un et de l'autre, c'est qu'ils désespèrent. Je ne sais point ce que c'est qu'un homme qui en est réduit à soi-même et qui ne désespère pas. Et pourtant on ne rentre en soi qu'après avoir quitté le monde. Il faut donc trouver, coûte que coûte, quelque lieu où fixer son âme et sa vie. Tolstoï ne doute point de la raison; il la juge naturellement droite; il n'en méprise que le mauvais usage; Tolstoï, enfin, croit beaucoup plus à la raison et à la vie que Pascal. Et son Evangile est raisonnable, qui est l'excès de la déraison, Pascal n'y adhérerait pas, à cause de cette raison même où Tolstoï se range. Il le jugerait absurde, sinon impie. Pascal a de bien plus puissantes attaches au Moi; et enfin c'est toujours le cœur qu'il exalte, et la raison qu'il humilie. Pour géomètre qu'il fût, il n'y faisait que l'essai de sa force; et toute la vraie puissance, toute la vérité, il les juge seulement dans le cœur. Or ce cœur aussi lui est ennemi. «Il est riche de cœur comme pas un autre: et sa crainte vient de là. Ce grand cœur déborde d'un grand moi: Pascal voudrait l'y tarir à sa source. Voilà où il aspire. Pascal se sent superbe, plein d'amour et de haine, égal à tout, supérieur à tout même. Si grand qu'il fût, il se savait plus grand encore, en bien et en mal, que ne le pouvaient savoir les autres. C'est pourquoi il se fait une guerre admirable. «Si j'avais le cœur aussi pauvre que l'esprit, je serais bien heureux,» s'écriait-il quelquefois. Mais il l'avait riche infiniment. Vous n'avez pas remarqué la puissance de ce cœur. --Je n'y ai point pris garde. Ou plutôt, je ne la distinguai point de la grandeur propre à cet homme unique. --Elle est unique, en effet. Personne ne l'a pressentie, si ce n'est quelque peu ses proches, et M. de Sacy. On devine quelque effroi mêlé à l'étonnement de ce sage théologien, quand Pascal lui révèle Epictète et Montaigne. «M. de Sacy ne put s'empêcher de témoigner à M. Pascal qu'il était surpris comment il savait tourner les choses.» En ce monde, où la plupart sont si pauvres de cœur, qui comprendra le danger de s'en connaître trop riche? Tous les hommes qui veulent se sanctifier n'ont guère besoin d'abattre que leur esprit, et de ne mettre que leur chair dans les liens. L'ascétisme y suffit; la raison humiliée dans la prière, et le corps réduit à la portion congrue de l'esclave, on croit avoir assez fait. Le triomphe de cette sainteté-là n'est encore pour Pascal qu'une victoire précaire. Selon moi, Pascal n'est nulle part si grand que par la nécessité de dompter et de dénuer son cœur, où il s'est vu. Mais le monde ne l'a pas connue, car il ne l'éprouve pas. «Cependant, pour autant qu'il y aura de grandes âmes en cette vie, l'ascétisme du cœur leur semblera le seul nécessaire. Il ne sera pas si difficile de mortifier la chair et d'humilier la raison. Il faut s'en fier à toute raison assez forte, à toute âme assez noble. Elles se dégoûteront assez de leur impuissance, pour ne se point donner l'aliment de vanité qu'elle réclame. Mais plus le cœur sera grand, plus il aura de peine à se quitter. Car n'oubliez point qu'il lui faut tout quitter en se quittant. «Je m'assure qu'il y a des hommes pour qui le contact d'un cilice pointu sur la peau peut être délicieux; et d'autres que l'orgueil même d'une pensée profonde porte à la fouler dédaigneusement aux pieds: ils oseront rehausser à ses dépens l'instinct désordonné de la brute. Mais ce cœur, avide de s'égaler à tout l'univers, avide même de tous les plus beaux supplices, il n'est pas si facile de le rendre désert ni de le dépouiller. Il veut bien donner tout son sang; mais il veut le sentir couler. Il consent à se laisser déchirer; mais à la condition de jouir qu'on le déchire. Il se laisse épuiser, il ne veut point tarir ses sources lui-même. Cette sécheresse lui fait horreur. Le parti pris de Tolstoï n'est pas moins beau que celui de Pascal: mais il n'est pas si rare. Tolstoï ne connaît point un abîme si profond, et il ne revient pas de si loin en dépit de la différence des temps. Son néant n'est qu'un des cercles de la spirale, où l'infini néant de Pascal se décrit; et Pascal n'eût jamais comblé le sien de ce qui le comble. Le dieu de Tolstoï n'est, après tout, qu'un être de raison, et que le cœur suscite à la raison. «On force la raison; on la courbe au service du cœur; c'est que le cœur lui-même se plie volontiers à servir; il fait souvent plus de la moitié du chemin. Pascal, ici, douterait encore, comme disent ces âmes faibles. Encore un coup, Pascal ne doute jamais: il nie. «Le doute n'est pas tenable pour une volonté grande. Le doute n'est une preuve de force que dans l'esprit, et la faiblesse consommée du caractère. L'homme puissant en vérité préfère se tromper contre le doute, à douter en ne se trompant pas. Il ne joue pas avec la raison: il la rend souveraine, ou il l'accable. Il fait la bête à dessein, par dégoût de faire l'homme; et il y peut mettre un comble d'orgueil et de force. Il se venge sur l'esprit des maux soufferts par la volonté.» Déjà le jour baissait, et se retirait de la chapelle; je voulus voir une fois encore cette figure mystérieuse qui respire un sentiment si profond de satiété, de paix sereine, et de dédain. Le plâtre qui l'a faite si blême, communique à cette figure un caractère éternel. Sur tout l'ennui de la vie, un séduisant repos semble répandu, celui que rien, jamais plus, ne trouble, parce que rien dans l'homme ne s'y prête plus. C'est d'un reflet pareil que la mer brille languissamment, quand le dernier cercle de l'eau se ferme sur un navire englouti. Personne, selon mon goût, n'a vu ce masque. Non plus qu'un aspect profond du ciel ou de la mer, il n'est facile de le décrire. Il retient pour l'éternité le souffle passager d'une âme supérieure. Il montre, arrêté dans la mort, tout l'ennui de la vie: de cette tristesse indicible, la mort a fait, ici, une passion. Les traits de Pascal ont dû être en perpétuel mouvement: la force de cet esprit et sa volonté dédaigneuse, toujours agissantes et toujours inquiètes pendant la vie, ne sont fixées que là. Dans la mer de ce cœur passionné, la mort enfin a jeté l'ancre. Un trait singulier est celui des paupières abaissées, dont les bords paraissent s'entr'ouvrir, et dont l'épaisseur surprend; c'est que la cire, qu'on y mit pour défendre les cils contre la brûlure du plâtre, a fait corps avec lui, et l'empreinte étrange en est restée au masque. Ainsi cet ennui sans bornes, ce parfait dédain dans la sérénité du repos, semblent sourire. Et rien n'est plus émouvant pour la pensée que cette paix sereine de Pascal entre les mains de la mort: elle contemple la douceur du salut, au sein de la volonté divine, et sourit désormais à son mépris même de la vie, et de toutes les misères qui tourmentent cette malade. «Quel homme en France, pensait M. de Séipse, fut jamais l'égal de celui-là.»--Il a été le plus grand; car il a eu les grandeurs de presque tous les autres. Il est à la fois le poète, le saint et le savant, l'homme qui voit, l'homme qui sait, l'homme qui pense;--bien plus: l'homme qui a toutes sortes de puissances, et qui les dédaigne toutes au prix de celle qu'il se sent. La force de sa pensée ne le cède à aucune autre; mais il se plaît à l'humilier. Il n'est pas sensible à ce qu'elle peut, mais à ce qu'elle ne peut pas; il se porte d'abord à ses bornes; il se tient pour son ordinaire où les autres finissent seulement par s'arrêter. Il a un bien plus grand mépris qu'il ne veut dire des petits esprits et des médiocres: mais son dédain ne s'y attarde pas, et préfère aller du premier coup aux plus grands. Sans doute, il fait fi de ceux qui déraisonnent; mais c'est pour faire moins de cas encore de ceux qui s'enorgueillissent de la raison. La science est l'essai qu'il fait de sa force; et il ne veut pas que rien y aide: pas même une méthode: il répugne à la mécanique de l'esprit comme indigne du sien. C'est le secret de son ressentiment contre Descartes: outre que Dieu révélé n'est pas nécessaire à ce système du monde, Descartes donne trop à la mécanique de la pensée; il n'oblige plus le géomètre aux prodigieux efforts de la recherche à la manière des anciens; au gré de Pascal, il ôte trop à l'imagination. Pascal est comme Archimède, son héros dans l'ordre de la géométrie: il veut ne devoir qu'à lui seul toutes ses découvertes; il veut contempler les figures, et les réduire au nombre par la force même du raisonnement; il ne lui plaît pas que le symbole se place entre l'objet du problème et la construction géométrique: Pascal, le premier, a passé le seuil du calcul de l'infini, allant, par ses voies propres, du même pas qu'un ancien aurait pu faire, sans prendre les chemins aisés où Newton et Leibniz se rencontrèrent. Et c'est ce qu'il fait en géométrie, qu'il me semble lui voir faire en morale comme en tout le reste. «Nul homme n'a aimé plus que lui les tâches difficiles. Il les tente toutes avec passion. Il veut être saint, parce qu'il ne s'en croit pas capable. Il veut être saint, autant par tout ce qu'il se sent de forces qui y sont propres, que par tout ce qu'il sait en lui de puissances contraires à la sainteté. Il mesure donc son cœur aux tâches les plus difficiles; et sa grandeur d'âme ne les estimait peut-être qu'en raison de la difficulté. «Les moyens qui abrègent, et ceux qui aident l'esprit ne lui répugnent pas moins que ceux qui prétendent prêter l'épaule à la vie. Pour une âme si forte, rien n'est digne d'elle qui ne l'exerce pas; et ce qui ne coûte pas beaucoup a peu de prix pour un goût si rare. A un certain degré, ni le cœur ni la raison ne se satisfont de rien qui ne soit achevé. Celui qui est épris de perfection n'a qu'une volonté,--qui est de la joindre, et que tout contrarie. Sans cesse il y va pour lui de la vie, et de rien moins. Nul effort ne le retient à ce qu'il a. Il est tout en ce qu'il cherche. Au cœur passionné, le déplaisir de vivre s'accroît infiniment plus par la foi que par le doute. C'est pourquoi les passionnés doutent peu: ils préfèrent naturellement leur ardeur triste à une joie tempérée. A leurs yeux, il n'est de vrai bien que le souverain bien. La morale facile est la mort de la morale, et ils la haïssent. Il n'y a point de devoir si aisé, que la plupart du temps le contraire ne soit bien plus aisé encore. Tout ce qui est facile est selon la nature; et la nature est pleine de crimes.--Quoi, de crimes.--Oui: et bien plus, de crimes aisés. «Rien n'était donc trop difficile pour Pascal; c'est qu'il se proposait la vérité et la perfection mêmes, le bien unique, enfin Dieu. Il n'aime et ne souhaite que Dieu; mais il voit toute la nature en révolte contre lui. L'homme n'y manque pas. L'homme est le prince des rebelles qui doit déposer les armes, et se repentir de sa rébellion. Quoi qu'on pense du reste, l'idée de sa rébellion est dans l'homme le commencement de la conscience, sinon de la sagesse: c'est par là qu'il commence à défaire le nœud du Moi. «S'il n'avait eu tant de passions secrètes, Pascal ne les eût pas accablées toutes. Mais il les avait découvertes, et ne leur laissait pas de repos. Il connaissait seul le terrible rebelle qu'il avait à vaincre. Jamais il ne l'estima assez vaincu. Il aimait à dompter la nature, comme Alexandre à conquérir. Chacun de nous, s'il est assez fort, prend de plus en plus plaisir à ses victoires: et si elles sont âpres, douloureuses, remportées sur soi-même, peu importe; tant nous sommes, malgré tout, attachés à notre propre force que nous aimons mieux l'exercer contre nous que de ne l'exercer pas. C'est une joie aussi de la mettre dans les fers, et de l'y retenir. On la sent alors, et ses bonds cruels ou ses soupirs dans les chaînes. «Souvent la nature entravée plaît à celui qui la déteste libre; elle paraît plus belle, comme l'homme dans les liens de la mort. Esclave, elle n'est plus haïssable. Tous les morts ont la beauté de ce qui est accompli. Le visage glacé d'un ennemi à terre, au milieu même du dégoût, fait pitié. «Pascal regardait les passions en ennemies qu'on n'a pas assez abattues, si elles ne sont mortes. Elles lui plaisaient étrangement peut-être, quand il les touchait avec le fouet et les tenailles, ou qu'il les retournait sur la claie. «Sa charité est pareille à l'égard des hommes. Il les connaît trop pour croire à leur bonté naturelle. Ce n'est qu'une amorce de la méchanceté des uns à la méchanceté des autres. Il voit leur perversité de nature, qui les porte au mal, et leur mollesse pour s'en écarter. Il les poursuit donc tous en lui-même et il les enferme dans leur repaire de péchés. «La première démarche d'une âme pleine et libre n'est pas plus de succomber à l'humiliation de ses crimes que de les aimer. Mais c'est de les connaître; et connus, sans les aimer, sinon sans les haïr, de les tenir pour des faits. Ils sont asservis dès qu'ils sont mis à leur rang. Le mal est le plus souvent un effet de la faiblesse, une usurpation de la partie mauvaise sur la bonne, qui est la plus faible, mais qui n'en existe pas moins. C'est le point de vue d'un Dieu, celui d'où tout est à son rang, et selon son ordre: là, le pire a une sorte de place aux pieds de l'excellent,--et même une manière de droit. Les jugements humains ne sont si médiocres et si injustes même, que parce qu'ils n'ont jamais égard au bien dans le mal, ni au mal dans le bien. Dans l'hypocrisie des mœurs, il y a plus d'aveuglement involontaire qu'on ne croit: la vue est bornée; elle ne veut pas aller au delà de ces bornes; et l'erreur de jugement s'ensuit.» Le gardien ferma derrière nous les portes de la chapelle. Les lilas se balançaient avec la même grâce le long de la muraille. La lumière inclinée prêtait une âme nouvelle à la campagne. La mélancolie parlait plus haut dans le silence, de cette voix si chère aux cœurs tristes de vivre, qui leur rend plus douce l'amertume, en retour de la saveur un peu amère qu'elle mêle à toute douceur. Nous allions, au milieu de ruines qui n'ont même plus l'air du désordre. «Je perds cœur, dit M. de Séipse, quand je vois la mort même vêtue de neuf, et la destruction singer la vie. A coup sûr, il eût mieux valu cacher tous les débris de Port-Royal, les portraits et les manuscrits des solitaires dans un caveau, creusé sous le sol, que de leur élever une église. On ratisse aujourd'hui les allées de la mort, pour faire honneur aux promeneurs; et l'on commet des jardiniers aux décombres. Vous savez le luxe affreux des cimetières. J'aime les ruines, où l'insolence de la nature s'ajoute: l'une et les autres se nient. Pascal n'eût pas voulu de cette gloire posthume. Il suffisait qu'on vît Port-Royal en poussière et ce que c'est que la nature livrée à elle-même. Qu'est-ce bien que les restes d'un grand esprit? Il n'est tout entier qu'en lui-même,--je dis en nous. Il faut des tombeaux fastueux aux rois, aux poètes de cour, aux philosophes rentés, aux chevaux promus consuls par Caligula, voire à Nicole et aux gens de lettres. Mais il est des hommes qui répugnent à ce faste. Pour eux, tous les tombeaux sont trop petits. Ils sont la honte de ce qu'ils prétendent contenir; et font un grand triomphe à ce qu'ils contiennent: car ce n'est rien. --De la boue et des vers, dis-je. Et non même plus cela, au bout d'un peu de temps, quand la centième herbe a séché sur le tertre, qui n'est séparée de la première que par cent autres qui sèchent cent fois.» M. de Séipse s'informa si les étrangers visitent Port-Royal; et il apprit volontiers, du gardien, que les étrangers ne viennent point ici. «Le bonheur est rare, fis-je. Ils ne peuvent comprendre Pascal. Comment sauraient-ils jamais que cet homme, s'il a pensé plus gravement que tous les autres en son temps, a toujours ajouté la beauté de la forme à celle de la pensée? Ils n'y peuvent pas être sensibles; ils verront la force de la pensée, et lui feront tort de l'art, barbarement. --Les étrangers, dites-vous? repartit M. de Séipse. Cependant, les gens de lettres y viennent depuis peu; et ils infligent à Pascal l'encens public de leur admiration. Grâce au ciel, ce n'est encore que tous les cent ans; et voyez ce qu'ils y laissent: des caricatures coulées en bronze; une parodie qui se flatte d'être éternelle. Image de ce temps, en vérité, --Sans doute, ils viennent s'encourager à la mort dans la contemplation d'un si grand passé qui n'est plus. --Vous voulez rire, dit-il. Ils ne sont pas envieux de la mort, ceux qui vivent. La curiosité de la mort glace toute vie. Surtout une vie si pauvre. Ces gens-là veulent, d'abord, bien dîner. Ils font un tour à Port-Royal pour gagner de l'appétit. Je m'excusai d'avoir raillé. --Je suis venu voir Pascal aux lieux où sa grande âme avait trouvé un horizon qu'elle ne passait pas. --N'en doutons point: elle l'avait choisi. Elle s'y était fixée dans la vue de ce qui demeure, et pour échapper à ce qui s'en va. On voudrait savoir comment tout ce sable se dissipe: on sait bien que ce n'est que du sable. La vie est un triste rêve. --Et de la sorte, on aime le coin de terre où l'on rêve à son gré. --Dites qu'on s'en empare, et qu'on se l'asservit. Nous sommes tous les mêmes: il nous faut des esclaves; c'est là ce que nous appelons l'amour. Quand tout paraît soumis au changement, les lieux, pour montrer que ce n'est aussi qu'une apparence, ne changent pas. Et si les hommes avaient un goût plus vif des choses éternelles, ils se garderaient de toucher à celles où s'attache une mémoire unique, qui sera toujours seule, là où elle est, et qu'on ne remplacera pas.» Nous vîmes un bel arbre, isolé, qui porte le nom de Pascal: le noyer où Pascal vint s'asseoir. Et si ce n'est celui de Pascal, il faut que ce le soit; car s'il ne l'est, que m'importe cet arbre? Mais je crois y voir cet homme, terrible en pensée, accabler de mépris sa pensée même, et chercher pour son repos l'aide qui n'est pas refusée aux feuilles naïves. Car elles naissent sans douleur au temps marqué, et tombent sans angoisse à l'automne. M. de Séipse, alors, me parla de la tristesse de Pascal: c'est un effet de son ardeur et de sa gravité. «Plusieurs, qui l'admirent le plus, et en font presque métier, distinguent entre divers objets qu'il offre à leur admiration. Ils l'approuvent pour sa conclusion et pour sa foi, mais ils n'en acceptent pas la marche, ni les prémisses contre la raison. Ou bien ils le louent d'être si hardi à douter, et font bon marché de ce qu'il croit, au prix de son doute. Mais ni Pascal ne croit, ni il ne doute, comme ils se l'imaginent, par parties séparées. Le doute de Pascal est un regard de la foi, et sa foi a toutes sortes de liens à son doute. Il est admirable que personne n'ait parlé de Pascal plus pauvrement, ni avec plus de louanges, qu'un philosophe et qu'un géomètre de profession. C'étaient, à la vérité, gens de métier, l'un et l'autre, et qui lui devaient bien de le louer sans l'avoir compris. «Certain grand maître de philosophie, qui n'est pas si loin non plus de l'être de danse et de maintien, s'indigne du bon marché que fait Pascal de la philosophie. Il le trouve bien peu réservé avec le fond des choses. Il le juge outré dans sa foi, et outré dans son doute. Il le blâme pour son dédain des philosophes, et le gourmande sur la violence sombre de sa religion. Après quoi on ne sait guère ce qu'il en accepte: et Pascal dirait peut-être avec amertume, que c'est l'auteur et le bel esprit de profession. Mais Pascal n'est assurément Pascal que pour ne se point satisfaire de la religion ni de la philosophie de M. Cousin,--si tant est qu'il y ait rien qui réponde à ce mot-là. Et bien plus, pour tout dire, Pascal n'est Pascal que pour ne se point contenter des places et des cordons que l'on trouve en ce monde. M. Cousin le reprend sur ce que «la philosophie ne vaut pas une heure de peine», et que Pascal ne pardonne pas à Descartes: c'est, croit-il, ne pas bien juger le grand homme de la Méthode, et le méconnaître. C'est le mieux connaître, au contraire, qu'il ne fut jamais connu de personne, ni de lui-même, peut-être. Et M. Cousin peut en penser ce qu'il lui plaira: Pascal sait mieux son Descartes et sa philosophie que lui. «Si l'Évangile est le vrai, il n'est pas une carrière aisée, où l'on se promène, donnant et prenant de toutes mains. Jésus-Christ n'est pas mort sur la croix pour la commodité du chrétien, mais pour son exercice sur la terre. Et la raison n'est pas non plus la superbe ennemie qu'on abat en la flattant, ni celle à qui on s'abandonne pour la vaincre. La foi de Pascal n'est point une bonne femme à tout faire, qui nettoie la chambre du vivant, et lui prépare un lit moelleux en paradis: elle se fait servir et ne sert pas. De la même manière, austère avec l'austérité, Pascal est méprisant et dur pour ce qu'il méprise et déteste en effet. Le mot qu'il a sur Descartes est le plus profond, et qui dit tout: «Il voudrait bien, dans toute sa philosophie, se pouvoir passer de Dieu; mais il n'a pu s'empêcher de lui accorder une chiquenaude, pour mettre le monde en mouvement; après cela, il n'a plus que faire de Dieu[1].» Il peint toute la puissance de Descartes, qui construit sa mécanique de l'univers, et se fût passé de la chiquenaude, s'il l'avait pu. Encore est-il douteux qu'au fond il ne s'en passe point, et ne donne lui-même le branle à la machine, ou ne l'en anime de toute éternité. Tout ce que la puissance de Descartes place dans la raison, Pascal le lui refuse. Et le peu que Descartes réserve à Dieu, c'est le rien même où Pascal plonge l'homme et le monde. Pascal ne doute point; il ruine l'objet du doute. Pascal affirme sans cesse, et d'une force insurpassée: c'est pour ou contre; mais toujours affirmé. [Note 1: Madame Périer: Cf. _Lettre de Pascal à Fermat_, 10 août 1660.] «Entre les deux, il ne se tient point: à ses yeux, il n'y a là que la vie:--c'est-à-dire qu'il n'y a rien. Il n'eût senti qu'un extrême mépris pour une espèce de religion philosophale, qui n'est ni religieuse, ni philosophe: il nie la philosophie. «Qui nie la philosophie, on n'en peut pas dire qu'il tombe dans le doute des philosophes. Si je nie de vous devoir rien, je ne doute pas, que je sache,--de vous devoir quelque chose. Mais, au contraire, je vous confonds ensemble, vous et cette dette prétendue. Non seulement je ne l'ai pas,--je vous défends de croire que je l'aie. Tant je suis sûr de ne l'avoir pas, et tant il est vrai! Il y a crime à la rappeler encore, si vous persévérez. Il y a crime à la philosophie de prétendre conduire l'homme, et à se flatter de rien connaître. Car, outre qu'elle ne connaît rien, elle sait qu'elle ne peut pas connaître. Et Pascal passe le temps à le lui prouver. «La philosophie n'est pas même la science des géomètres, qui, elle du moins, exerce la force de l'esprit, et en fait l'essai, sinon l'emploi. Au contraire, la philosophie est tout à fait sans objet; et, comme elle se donne insolemment le plus grand de tous, qui même est l'unique, elle ne mérite que le mépris, ou, peu s'en faut, la haine. Elle est haïssable en ce qu'elle trompe sur l'unique affaire où il y aille de tout, pour l'homme, de n'être pas trompé,--et qu'elle feint de ne le savoir pas. «Que prouve toute la philosophie, et de quoi est-elle certaine touchant la vie et la mort, l'univers et l'homme? Voilà la question; et comme il y faut répondre qu'elle n'a pas la moindre certitude, il est juste de conclure que toute la philosophie ne vaut pas une heure de peine. «Ce n'est point là douter,--c'est nier. Et, pour moi, partout où Pascal n'est point en Dieu même, il ne doute pas:--il nie. «Il faut à Pascal une certitude. Et il me la faut comme à lui. A défaut de ce qui est certain, je ne vois point le doute, mais le vide. Ce qui n'est pas--n'est point. Je ne le nomme pas ce qui peut être. Je préfère une certitude horrible, faite d'abîmes et de négations, à vos demi-vérités, toutes faites d'affirmations contraires, qui se détruisent et qui ne sont que des doutes honteux, ou si médiocres qu'ils ne se savent même pas douteux. «Pascal pénitent et extrême, qui nie dans la mesure où il affirme, violent contre le doute, passionné pour la foi,--c'est lui seul qui est vrai, raisonnable et prudent; et non pas vous, qui louvoyez entre rien et tout, qui ne savez donc ce que c'est que tout ni rien, et qui perdez tout pour ne rien perdre. «Vous tremblez de vous connaître; et sans doute non sans raison. C'est pourquoi vous vivez de moyens termes. Comme s'il y avait un terme moyen entre être et ne pas être; comme si une demi-vie, une demi-mort, une demi-vérité pouvaient avoir le moindre sens! N'y eût-il pas de vérité, nous sommes bien obligés de faire comme s'il en était une, et de toute évidence. Et comme si vous ne montriez pas que vous n'êtes vous-mêmes que des demi-riens, pour que cette médiocrité infinie puisse vous suffire? «Il en faut un peu plus à Pascal: rien de moins que cette vérité pleine. Et d'abord, sans la certitude, il ne peut vivre. L'homme qui vit dans l'incertitude lui semble absurde, et un prodige décevant, s'il s'y plaît. L'état où il trouve Montaigne le remplit d'étonnement, et lui fait peur. Il voit bien la force de cet esprit; mais il soupçonne la faiblesse de ce cœur; et la vue de ce contraste le porte au mépris. Puis, une trop grande âme est lourde à subir, parfois: à de certaines rencontres, il me semble que Pascal accable Montaigne parce que, peut-être, il l'envie. Ce sont ses moments de faiblesse cachée, et ses soupirs à la vie. «Enfin, il n'y a rien entre le néant et Dieu,--entre l'une et l'autre foi: rien où l'on puisse se tenir, aucun lieu pour l'homme ni pour la vie. Sans la foi, on ne peut vivre; et c'est en Pascal qu'on l'éprouve le mieux, comme en l'âme la plus puissante et la plus en souci d'infinité qu'il y ait eu. La foi est la vérité sentie par le cœur, et vivante pour lui. Pascal ne la trouve, et ne la peut concevoir qu'en Jésus-Christ: c'est Jésus-Christ qui est la preuve de Dieu; ce n'est pas Dieu qui prouve Jésus-Christ; Dieu est à toutes fins: qu'il soit, si l'on veut, le nom de la vérité sensible au cœur;--cette vérité ne fût-elle pas la même, en sa forme, pour tous les hommes. Le monde comprend plus d'un langage. Mais sentie par le cœur, elle est parfaite; elle est unique; par là elle suffit: elle ruine le Moi, et elle l'enferme dans tout le reste: il n'en faut pas plus. «Je ne dis rien de l'objet de la foi; l'objet y importe beaucoup moins que la foi même. L'essentiel est que vous ne vous passiez point de foi, et qu'enfin vous y pensiez. Sans la foi, qui oblige le cœur, il faut perdre la vie ou la raison: on ne peut les borner à la prison de la pourriture charnelle. Il est insupportable de voir cette foule d'hommes s'accoutumer à ne rien être qu'un peu de chair qui pourrit sur pied: je l'entends tout ensemble des dévots sans cœur, et des athées sans âme; ils ne diffèrent pas plus qu'ils ne se ressemblent. Qu'y a-t-il où la foi n'est point?--Des miettes de moi, sous la table de la vie. Entre la foi qui nie et la foi qui affirme, pour les âmes fortes il n'est pas de milieu. Entre Dieu et le néant, c'est un abîme immense, dont le fond est unique, et qui offre, de loin en loin, des bords opposés à des étages divers: ou l'on va au fond, ou l'on se tient sur une de ces pointes. Les âmes nulles peuvent seules flotter dans le vide intermédiaire; et pour légères que soient ces plumes, elles finissent par s'accrocher aux bords, ou bien par tomber. Montaigne, qui est si vif, erre de tous les côtés, et a aussi son lieu: car Montaigne est bien plus stoïque qu'on ne pense. «Pascal, qui sait le néant de toute philosophie, en donne le nom à cet abîme. Et, ne pouvant vivre à moins d'une parfaite foi, il se fait tout à Dieu. Mais l'étant, il ne l'est que par Jésus-Christ. La foi de Pascal, c'est Jésus-Christ sensible au cœur. «Non seulement nous ne connaissons Dieu que par Jésus-Christ, mais nous ne nous connaissons nous-mêmes que par Jésus-Christ. Nous ne connaissons la vie, la mort que par Jésus-Christ. Hors de Jésus-Christ, nous ne savons ce que c'est ni que notre vie, ni que notre mort, ni que Dieu, ni que nous-mêmes[2].» [Note 2: _Pensées_, article XXII, 1.] «Hors de lui, il n'y a que vice, misère, erreurs, ténèbres, mort, désespoir[3].» [Note 3: _Ibid._, article XXII, 1.] «Sans Jésus-Christ, le monde ne subsisterait pas, car il faudrait, ou qu'il fût détruit, ou qu'il fût comme un enfer[4].» [Note 4: _Ibid._, article XXII, 1.] M. de Séipse répéta lentement ces mots, comme s'il en parcourait les précipices. Et je ne pus m'empêcher de lui dire: «Ainsi, voilà le terme de votre philosophie? Je vois mieux désormais d'où vient la mélancolie désespérée qui vous anime. --Ce n'est point une philosophie; elle est sans doute; c'est une foi très sombre. Je respire une peine infinie. --Il faudrait que ce monde fût comme un enfer, ou qu'il fût détruit? --Oui, monsieur. Je suis Pascal sans Jésus-Christ. Il me manque les miracles. Ils lui eussent peut-être manqué, aujourd'hui. Je l'envie d'être mort. --Il y en a de faux et de vrais, dit-il[5]. [Note 5: _Pensées_, article XXIII, 1, XXV.] --Mais il ne dit point qu'il n'y en ait pas[6]. Il lui est plus facile de prêter foi aux miracles des imposteurs, que de la refuser aux vrais; et pour ne pas douter de ceux-ci, il croit même aux miracles des charlatans. «Ayant considéré, fait-il, d'où vient qu'on ajoute tant de foi à tant d'imposteurs qui disent qu'ils ont des remèdes, jusques à mettre souvent sa vie entre leurs mains, il m'a paru que la véritable cause est qu'il y en a de vrais[7].» Pour conclure enfin, il pense qu'on croit de nature aux miracles. Or l'esprit en doute, de nature; et la raison, de nature, n'y croit pas. [Note 6: _Ibid._, article XXII.] [Note 7: _Ibid._, article XXIII.] --Hé, laissez donc la raison, puisque la fin en est absurde. --Ce n'est point que je ne la veuille laisser: c'est elle qui ne me laisse pas.» Nous fîmes quelques pas dans la Solitude: c'est le beau nom d'un beau lieu, sous les arbres. Au haut d'un orme, un oiseau s'épuisait à chanter. --Ce passereau a le bonheur, dis-je. --Jusqu'à ce qu'un milan lui donne du bec sur le crâne, et lui mange la cervelle. --Qu'importe, s'il ne le prévoit point? --On ne le sait pas, fit M. de Séipse. --L'homme seul n'est pas heureux. --C'est qu'il sait qu'on ne peut l'être. --Non: c'est peut-être qu'il s'ôte le bonheur. --Où est la différence? Qu'on lui ravisse le bonheur, ou qu'il se l'ôte, il ne l'a point. Mais il y a plus: l'homme a compris qu'il n'y a point droit. Nous nous étions assis sur un tertre, au pied d'une croix noire, dressée au fond d'une retraite ombreuse, où l'on accède par quelques degrés de terre, sorte d'oratoire rustique. Pascal a peut-être prié là. Il devait aimer passionnément la prière: toutes les puissances d'amour s'y portent, à qui l'on ferme les autres voies. M. de Séipse reprit: «Pensez-vous qu'on puisse jamais être heureux, quand on a les yeux ouverts sur la vie? Vous même ne le croyez pas. Nous rêvons; et quand nous ouvrons les yeux, nous avons peur.» --Les enfants rêvent plus que nous, et sont heureux. --Sans doute: les enfants ne savent pas qu'ils rêvent. La conscience du mal qu'on a ruine le bien qu'on pourrait avoir. Pascal est bien sage: l'idée seule du bonheur lui paraît tout à fait absurde. Il sait ce qu'en vaut l'aune, sous la règle de la mort. Je désire et je meurs. Je veux comme un Dieu, et tout l'univers m'écrase comme un ver; et sans qu'il soit besoin du monde, un autre ver, un bacille, un infiniment petit, le premier venu, entre des myriades qui pullulent. Toute vue sur l'infini est un rayon d'étrange lumière au sein d'innombrables ténèbres. Il court, venu on ne sait d'où, entre deux berges de mornes éternités, plus noires que le fond des mers, ou la lie du délire. L'abîme est au bord de toute vue profonde: c'est celle que se propose une imagination avide de son objet, jusqu'à s'y ardemment perdre. Et cette vue, au bord de l'abîme, produit le vertige. Un ou deux hommes, tous les cent ans, vont dans la vie, les yeux fixés sur cette vision, pèlerins de l'abîme, voyageurs très douloureux de l'infini. --On accepte communément ce qu'on ne peut éviter; on finit même par l'avoir pour agréable; on pense peu, ou on ne pense pas. Et tout est dit: en voilà pour jamais. C'est le mot de Pascal sur les cadavres. A force de vide, on n'est pas sensible au vide. C'est l'avantage de la vanité. Les hommes sont bien contents d'être vains. Que feraient-ils s'ils pensaient? --Ils ne vivraient pas, sans doute. Il y a trois sortes d'esprits: ceux qui voient la nécessité et l'acceptent; ceux qui la subissent et ne la voient pas; et ceux qui, la voyant, ne l'acceptent pas. Les premiers sont les plus sages; les derniers, les plus clairvoyants. Car ceux qui acceptent le plus volontiers ce qu'ils voient du monde, ne sont pas si sûrs de le voir, bien qu'ils le croient. Ceux qui ne voient point, ni ne résistent, sont les plus heureux, et peu différents des bêtes et des enfants. Ainsi il ne vaut rien d'être homme: car c'est alors que plus l'on vit, et moins l'on accepte. On s'excuse bien d'accepter ce qu'on ne comprend pas,--et toujours mieux que de ne le pas comprendre. Étant ce qu'il est, Pascal trouve doux de se réduire à cet état d'enfant: car combien d'effort n'y faut-il pas? Mais le cœur n'est jamais assez dénué; et pour un enfant, il ne lui voit jamais assez d'innocence. --L'étrange image, cependant, d'un Pascal qui s'exerce à l'enfance. --Il nous le semble: c'est que nous n'avons pas, comme lui, une raison toute parfaite et toute bonne de faire ce qu'il fait. Il veut être un enfant, parce qu'il ne se sait point sans père. Mais, au contraire, il court à un père divin qui lui ouvre les bras. La douceur est sans pareille d'avoir un père; s'il est aussi tendre qu'il est puissant, quel salut et quel refuge que ses bras? Qui ne voudrait d'une telle enfance, qu'accueille une telle paternité? La grande différence de Pascal à tous les autres, c'est que Jésus-Christ lui est tout, et que tout le reste ne lui est rien. Votre Tolstoï aime tant les raisons et les faits, qu'à peine si la personne de Dieu l'occupe. Il aime tant l'Évangile, qu'il se passe de Jésus-Christ. Mais, pour Pascal, s'il n'y a un Dieu dans l'Évangile, l'Évangile lui paraît presque aussi vide que tout le reste. Pascal est tout homme et tout passion; il ne connaît que la passion et que l'homme. Il lui faut un homme en son Dieu, et un Dieu dans son homme. Il en sait les blessures. Il en écoute l'agonie. Il recueille le sang qui coule. Il boit les paroles suprêmes et le dernier souffle. Il s'en enivre. Toute lumière, il la reçoit des yeux divins. Il parle aux plaies qui lui parlent. Dans le sein de la mort, il parle à la vie, qui lui répond par la vie, et le peut seule. Il ne sait pas ce que c'est que le salut sans le Sauveur. Et je ne le sais pas plus que lui. «Qu'eût-il été, ce grand Pascal, s'il n'avait pas été chrétien? Il n'eût jamais fait un athée. Il avait trop d'étoffe; et il avait mesuré que, s'il en faut un peu pour tailler un athée, il n'en faut pas beaucoup pour l'en draper. «Il faut un Dieu à toute âme puissante. S'il n'avait eu Jésus-Christ, dans l'impuissance d'en avoir aucun autre, il eût donné dans quelque désespoir infini. Il n'avait pas l'âme froide d'un Spinosa, raison parfaite et glaciale. Il était bien trop grand pour se suffire de lui-même, comme font ces petits. Se plaire à soi marque la force, mais jusqu'à un certain point seulement. «Pour que Pascal supportât la vie, il était nécessaire qu'il crût. Il a eu la foi la plus vive. Et la preuve, c'est qu'elle était triste. Les simples d'esprit sont seuls joyeux: cette récompense leur est acquise. Une grande âme qui croit est toujours triste. Car elle est dans le monde comme Colomb revenant d'Amérique: et elle pense que le monde est peu. «Le mol oreiller, que dit Montaigne, a beaucoup de douceur, en effet: il est bon aux têtes bien faites, qui le sont au tour commun. Mais il n'y a point de repos sur cette plume à des têtes singulières. Il en est qui ne peuvent dormir sur le duvet. --De toutes parts, observai-je, on les accuse alors de maladie. --C'est le propos vulgaire, qui a, d'ailleurs, sa vérité. Tous, nous sommes des malades qui périclitent. La maladie est mortelle, c'est le mot: et l'issue en est sûre. Les plus heureux ne connaissent pas leur maladie, ou la portent en riant. Un peu de santé change toute la vue des choses. Mais ceux dont l'âme est non commune payent de leur santé cette maladie-là. Pour toujours ils sont malades. Ne renient-ils pas la joie? Et cependant qu'ils en sont riches parfois, et qu'il en est, dans leur nombre, qui l'aiment. Mais ils ne veulent plus y croire! Les partis de la volonté sont les plus beaux de tous. Ce sont ceux de l'Intelligence qui a pénétré l'abîme du Cœur. Et la beauté de l'âme ascétique est là. III ASCÉTISME DU CŒUR L'ascétisme du cœur est le triomphe le plus rare de l'âme. C'est l'exercice de prédilection pour les âmes qui n'ont point de semblables. Il est la grande tentation des plus saintes, qui l'envient quand elles le connaissent, mais sans pouvoir y atteindre, car bien peu y réussissent. Les âmes froides ne peuvent seulement pas comprendre en quoi cet ascétisme consiste. Et il y faut d'abord, en effet, des passions brûlantes, un feu qui se replie sur soi-même, qui se cache et se dévore. J'ai connu des hommes épris de pénitence et qui eussent voulu avoir deux corps à faire souffrir, pour travailler leur chair d'une double souffrance. J'en ai vu d'autres, tentés par le zèle de charité, qui eussent créé les malades en ce monde pour leur donner des soins, les coupables pour les sauver, et les lépreux pour les entretenir. Mais ce n'est encore qu'une charité sans passion. Pour sainte qu'elle soit, elle a toute sorte de limites; elle est même basse, parfois; car enfin il y a des degrés dans la sainteté même. Chacun est saint à sa manière, quand il l'est; ou plutôt, chacun qui peut l'être, ne le peut que d'une manière seulement, qui est la sienne. On ne doit rien demander à personne que d'aller sur sa voie, jusqu'au bout; et si c'est à deux pas, c'est qu'on n'a point de quoi fournir une marche plus longue. Il est admirable que toute égalité est vaine, si ce n'est devant la pensée unique qui nivelle tout, en réglant tout à son néant. La plus belle route à la perfection et la plus difficile, où presque personne ne va, est celle que le cœur ouvre, dans l'ascétisme, à la passion. Et rien n'est si peu connu, car rien n'est si rare. La passion, rare en tout, l'est bien davantage quand elle se persécute pour décupler ses forces, et, quand elle les exerce uniquement afin d'en mettre la puissance doublée au service d'une amour parfaite. Ce feu de passion, elle l'alimente donc pour entretenir la flamme d'une lampe hors de toute vue, pour le plus grand nombre des hommes, et où tout l'égoïsme, incessamment renouvelé en sa source, ne brûle que de se consumer. Une fin presque divine est celle-ci: persévérer en soi-même au delà de toute mesure, pour soi-même s'immoler. Les saints, en vérité, doivent en être tentés; et s'ils ne sont pas séduits, c'est que la prudence les retient au bord de cet abîme où l'orgueil séjourne. Puis, ils n'ont pas en eux assez de cette force surprenante, pour en avoir assez l'intelligence. Elle les attire par son mystère, et leur fait peur, comme la séduction. Pascal est l'homme de cette fin presque divine. Il ne veut pas qu'on le range parmi les saints. Sa grandeur, pleine d'une humilité superbe, s'en confesse très indigne. Oh, que je le vois viser plus haut! Et par ce qu'il voit, lui-même, au fond de son cœur, comme nul autre homme n'y a vu, ce grand chrétien s'emplit d'amertume; et, il tremble. L'ascétisme du cœur est l'exercice de l'homme qui dirige sa passion au terme de l'infini, et à ce terme seulement. De l'infini, il fait son objet unique, où toute cette passion s'applique, en tout moment. Là, un comble de passion sans cesse se dépassionne de tout et de soi, passionné d'une beauté unique, et d'une seule vérité, l'une ou l'autre étant la perfection. Les cœurs froids n'ont pas de peine à se déprendre. Beaucoup de saints n'ont rien pu faire de mieux que d'être saints, sans doute; mais plus d'un, peut-être, n'eût pas pu faire autrement. La charité peut être le pis aller d'une âme sèche et lente, à qui la raison persuade le beau parti de s'émouvoir. L'imitation de Dieu, ou un zèle décidé pour le devoir, ouvrent une vie inespérée à des hommes, honnêtes par nature, mais d'une vertu sans horizon jusque-là, et pour ainsi dire sans espoir. Parfois ils sont tels qu'ils font tort de leur vertu à la vertu même. Plus d'un sectaire froid ignore que la raison qu'il a est moins féconde que les torts qu'elle n'a point et qu'elle combat. Il y a, dans la vertu qui court le monde, beaucoup de paille, et l'apparence seulement de l'épi; faute de cœur, l'épi est vide; la moisson paraît belle, et sur l'aire on recueille à peine un peu de grain. Que de gens doux sans douceur, que de mollesse ou de froideur qui paraît bonne? Le plus souvent, la bonté n'est faite que du mal absent, comme la paix entre les hommes résulte, non de l'horreur qu'ils ont de la guerre, mais de leur lâcheté à la faire. L'ascétisme du cœur est donc une lutte et une victoire continuelle. La force la plus grande s'y exerce à vaincre sans cesse, pour triompher sans cesse d'elle-même. Voilà comme est Pascal. Son image seule conte ce combat perpétuel en traits inoubliables. L'extrême tristesse de ce visage sans maigreur, la profonde attention de ce regard penché ne parlent pas d'une âme naturellement sainte. Toute la puissance de cette âme est cachée. Le front de l'homme fuit ce que ce regard rêve en lui-même, tant il l'a pris à soi; et tout ce que cette bouche, si avide à la fois et si dédaigneuse, s'avance pour goûter, le menton en dément l'appétit, et le ravale. Il n'y eut point, je le sais, d'homme plus passionné que celui-là. A cause de sa passion, il est malade. A cause d'elle, il aime, il appelle, il attend Jésus-Christ comme personne ne le pouvait faire; non pas seulement en fidèle; non pas seulement en fils prosterné qui espère, ou qui craint, ou qui court au-devant de son père; mais, en propre participant des plaies. Il les ressent aussitôt que pensées. Les extases des plus grands saints ne sont pas plus humbles que les siennes, et il en est de plus amoureuses. Mais leur humilité tient plus de la faiblesse que celle de Pascal qu'il tire de sa force. Leur amour est de créature; et l'amour de Pascal est, en quelque sorte, de compagnon et de héros souffrant au côté de son maître. Familiarité sublime que celle-là, dans l'agonie, dans le sang, dans les angoisses humaines où la mort d'un Dieu est toute trempée. Familiarité dans ce qu'il y a de plus auguste et de plus fort, où la passion s'est faite si grave qu'elle tombe, de tout le poids infini dont elle s'est chargée, sur le cœur de la mort, et d'une mort divine. Dans une telle âme, une telle douleur est seule éternellement présente, en son mystère. Et enfin, elle est seule enviable. Il ne faut pas moins pour tirer de soi un homme si fort au-dessus des autres hommes. Voilà les délices où toutes les autres ensemble ne se comparent point, car peut-être elles s'y anéantissent. C'est à les goûter seules que Pascal se destine. Il dirige tout le feu de son cœur sur ce foyer. Il est brûlant, même quand il paraît de glace. On ne l'a point connu ni approché, sans l'aimer ou le haïr. Tiède en rien, il n'a pas trouvé de tièdes. Son père a pleuré de joie, dès l'origine, à la vue du fils qu'il s'était donné. Pascal a mis toutes les femmes de sa famille en sainteté. Il effraye M. de Sacy, et ne fait point peur à sa servante; mais, au contraire, superbe malgré tout, et superbe caché, ce qui le fait deux fois l'être, il est simple avec elle; il peut être humble avec cette bonne femme, sans penser à son humilité, idée qui la ruine. C'est pourquoi Pascal vit seul, et se retire dans une chambre, avec un mendiant et de pauvres gens. Il ne veut pas même d'une cellule dans un cloître, ou dans un logis de famille. Il sait bien qu'il ne peut toucher à la vie, sans l'embrasser d'une étreinte puissante; et qu'enfin vivre, pour un homme de sa sorte, c'est toujours dominer. Il prévient sa sœur et son père du danger de l'aimer trop; et plus il use de termes froids, plus je le sens qui se défend du trop d'amour lui-même. Ou même est-il trop grand pour s'en défendre: il prend le flot de cette passion, il le précipite et l'accroît; mais il le détourne sur ce qui n'est plus rien de propre au moi. Il parle contre les attachements du monde, non pas en homme qui se dépouille, mais en avare secret, qui thésaurise un trésor incalculable, d'une espèce inconnue. L'ascète, qui ne l'est que selon la chair, a beau tomber de fatigue et de peine: il a l'expression de la joie; il est tranquille, comme tout ce qui se dépassionne; et s'il chante les louanges de sa victoire, les paroles sont en vain les plus chaudes: elles sortent d'une bouche froide. Il est bien nécessaire qu'il en soit ainsi: un corps sanctifié se mortifie assez pour faire un lit commode à une âme sainte. Mais Pascal prononce des sentences glacées avec une langue et des lèvres brûlantes. Le fiévreux Pascal livre sa vie froide à ce monde, qu'il ne veut pas aimer; il réserve les tisons de son âme à l'amour unique et caché qui est tant digne d'être aimé et où la parfaite douleur elle-même est aimable. Tel est l'ascétisme du cœur: il ne ruine point ses passions par esprit de charité. Il n'est que passion pour cette charité. Il est si fort qu'il réclame tout l'homme, sans en retrancher rien, afin de se consacrer, dans toute sa force, à ce qui la mérite toute, et accrue plutôt que diminuée. L'état de lutte ne saurait aller plus loin. Pascal s'y assied, d'une volonté maîtresse, comme le confesseur de la foi au lieu de son supplice. Pascal n'élude rien. Il ne le daigne pas. Voilà à quoi sert d'être bon géomètre jusque dans la sainteté. Il préfère outrer la rigueur du combat. La difficulté infinie est la séduction suprême pour le cœur d'une force infinie. La passion de Pascal fait la guerre à sa passion, comme au seul ennemi digne d'elle, et elle lui en fournit des armes. Pascal vit dans la fièvre, le tremblement, et les délices tristes de ce cœur qu'il nourrit et qu'il dévore. Pascal, malade dans sa chambre, est un des plus grands spectacles qu'il y ait de l'homme. Il fait mettre à ses côtés un mendiant, malade comme lui. En d'autres temps, un pauvre; et, d'abord j'en suis sûr, un homme, quel qu'il soit, c'est toujours un malade. Celui qui souffre dans son corps ne l'est que deux fois. Mais la maladie originelle, et mortelle dès l'origine, qui la guérit?--C'est la vie. A l'époque où il n'avait pas rompu avec le monde, l'ami de Pascal devait être son malade. J'imagine que c'était Miton, et surtout parce que Miton devait voir en Pascal son malade. Pascal n'a jamais quitté Miton: il l'avait pris en lui; il n'en était pas troublé, comme on veut dire: Miton est athée et ne doute pas; c'est une assez bonne tête. Mais meilleure elle est, mieux Pascal en fait sa cible. Elle est fière de sa raison: il faut qu'elle le soit: sans quoi, quel profit à l'abattre? Ce puissant Pascal va-t-il humilier une pensée affaiblie? Vous n'en jugez que par vous et vos commodités. Pascal accroît son ennemi, pour l'accabler. Il attend d'avoir si mal aux dents qu'il trouve la cycloïde; et, du reste, il en propose le problème à toute l'Europe, dans le dessein qu'on ne peut nier, d'humilier tout le monde. Outre qu'il est jésuite, le Père Lalouère apprend ce qu'il en coûte de vouloir se dérober à cette humiliation. Mais où l'on ne voit que l'orgueil, ou même la mauvaise foi de Pascal, je reconnais son humilité superbe. Pas plus qu'au doute, il ne laisse point de place en lui à la contradiction. Il ne méprise point la géométrie en lui-même, mais dans les géomètres: car ils ne sont que géomètres. Et de petite géométrie. Jusqu'à la fin de sa vie, il veut au contraire porter l'esprit géométrique au comble de sa force. Il doit à un effort incroyable de la géométrie pure les fondements mêmes du calcul de l'infini. Il ne méprise donc point la géométrie: il l'abaisse. Que sert d'abaisser ce qui n'est pas très haut?--Il honore toujours Fermat; et s'il en veut à Descartes, c'est en partie que la mathématique de Descartes n'exerce pas assez l'esprit. La grandeur de l'esprit lui est chère: mais il la mesure. La solitude est le lieu de l'orgueil et de l'humilité. Elle y est également propre. La grande âme humilie son orgueil en secret: c'est une armure qu'on porte dans le monde et dont on se délivre. Mais on met de l'orgueil même à dépouiller l'orgueil. C'est pourquoi les quatre murs d'une chambre où l'on est seul sont l'espace qu'il faut à cette discipline. On ne s'arrête pas à la première peau; et nulle pudeur n'empêche de tout ôter. Et enfin l'on est plutôt un grand saint que bon connaisseur de soi-même. Les enfants et les simples pourraient dire qu'ils ne craignent pas la bonté, ni celle d'autrui, ni la leur. Mais Pascal se dira toujours: «Je crains ma bonté même, parce que je la connais.» La vue de cette chambre, où Pascal est retiré, émeut le fond de mon âme. Pascal fait son lit, et se sert lui-même: cette idée me plaît, qu'en ce que les autres pourraient faire pour lui, il les supplée, lui que nul homme au monde n'eût alors suppléé en ce qu'il a fait. C'est où l'on connaît la vraie grandeur. Mais il est bien plus grand par l'amour où sa passion se consacre, que par où il force son cœur à s'oublier. Il me semble qu'il s'estime avec douleur et se désaime, à mesure qu'il aime les hommes et les mésestime. La charité, où il exerce son cœur, est une recherche passionnée de l'amour unique. Il est donc vrai, et l'on éprouve à toute heure, quand la première en est venue, ce sentiment si hardi et si triste que l'amour passionné de Dieu implique un amour des hommes, qui puisse aller même à l'entier sacrifice,--mais dédaigneux de soi et plus encore d'eux. Pascal entretient un commerce familier avec le sépulcre. Voilà encore à quoi la solitude d'une chambre est bonne. Cette intimité avec la fièvre de la mort n'a point du tout la froideur d'une pratique dévote; à plus forte raison ne l'a-t-elle pas des vues inanimées où les esprits sans vie se plaisent, et beaucoup de philosophes. L'entretien de Pascal avec la mort n'est pas une conversation vaine; car le sépulcre, où Pascal prête sans cesse l'oreille, n'est pas vide. Pascal, au contraire, y voit couché tout l'univers, qui y tient, et quand il parle, il attend la réponse d'une voix éternelle. Aussi Pascal peut tout dédaigner; et, s'il le faut, se soumettre à tout. Car où est le tyran, la chaîne, le supplice même, y parût-il soumis, où son âme en vérité n'échappe? Pascal ne sort plus guère de sa chambre que pour se rendre à Port-Royal, ou à l'église. Et, quand il est dans la rue, il vit de même entre les quatre murs de la solitude, comme au moment où on l'y trouve assis. C'est ce Pascal de la solitude, que je vois parler, un soir d'hiver, à une fille de la campagne, l'ayant trouvée sur la place, errante, jeune et belle, seule, en haillons, presque perdue comme un enfant. Il ne peut la voir, sans penser avec une ardeur égale à sa perte, où elle a déjà le pied, et au salut où il veut la conduire. La séduction de l'innocence est sans pareille pour les esprits qui en connaissent l'espèce fragile. Il la prend avec lui; il la met entre les mains d'un prêtre, il veille à sa nourriture et à son vêtement; enfin il est sûr de l'avoir ôtée à l'abîme de la chair, où elle devait tomber. Tant qu'il vit, cette action reste cachée. Mais quand il est mort, on la publie; et elle n'en reste pas moins voilée aux yeux de ses amis, et de sa sœur qui l'admirent. Ils ne la voient en lui, que comme elle eût été en un autre: et pourtant, quelque saint homme eût été celui-là, il ne pouvait pas être Pascal, ni sage à sa manière. Ce n'est ni par piété froide, et détachée de la créature, quand elle s'attache même le plus à son objet, que Pascal agit, ce soir-là. Ce n'est pas, non plus, par charité pour cette fille: perdue, elle eût peut-être goûté des plaisirs, qui la fuirent sauvée; elle les eût peut-être préférés à ce qu'ils coûtent; et enfin, si elle avait eu le choix entre les deux bonheurs, celui de la perte l'eût faite plus heureuse, de son propre aveu sans doute. Car ce monde est plein d'ombres, qui ne souhaitent qu'un peu de vent, pourvu qu'il souffle vers les bords où elles veulent être poussées. Le sage ecclésiastique, qui vante la vertu de Pascal à ce propos, n'en juge pas comme Pascal eût fait lui-même. L'homme qui a mesuré à une ligne près le nez d'où dépend l'empire du monde, ne s'abuse pas sur le prix d'une petite fille. S'il la sauve, c'est beaucoup moins pour elle, que pour l'amour passionné de Dieu, où l'ascétisme du cœur l'incline. Cet amour ne va pas sans la haine de la nature. Pascal, qui prend cette fille par la main, ne s'inquiète guère d'une once de sa chair, en plus ou en moins. Mais il brûle de zèle pour une autre cause, qui en vaut la peine, celle-là: ce qu'il en fait, c'est pour vaincre et ployer la nature. Son délice est de la contrarier. Il veut qu'elle ait le dessous; et cette bête terrible, ce monstre tout en appétit, insatiable, il faut l'affamer, si l'on rêve de le réduire; voilà une lutte digne d'un homme. Voilà un ennemi pour Pascal. On dit de beaucoup d'hommes qu'ils valent mieux que ce qu'ils font. Et c'est le contraire qu'il faut dire, et qui est vrai. Car cette opinion les vante, comme toute la force de leurs mensonges. Presque tous les hommes valent encore moins que le peu qu'ils font; et la preuve en est bonne, de la grande peine qu'ils ont à le faire. Pascal est du petit nombre en qui l'homme passe infiniment les actions. Le livre de Pascal est le plus beau qu'il y ait en France. Il ne contient rien, pourtant, qui vaille la vie que la sœur de Pascal a écrite de lui, en quelques pages. Cette femme, d'un esprit si solide, d'une vertu si ferme et si drue, ne put pourtant pas assez connaître son frère: mais il suffit qu'elle en ait eu le modèle sous les yeux, et qu'elle en retînt des traits, pour donner l'idée de cette grandeur incomparable: un homme que la nature a créé pour son triomphe, et qui ne vit que pour triompher de la nature. Enfin, ce Dieu qu'il faut conquérir, Pascal touche à sa conquête. Enfin Pascal est sur le lit de mort. Enfin, le voici comme un enfant: c'est qu'il meurt. Le temps en est venu: le plus haut effort de cet esprit l'a porté là, qu'il a le bonheur de l'innocence parfaite: qui est, pour l'homme, de n'être point. Et pourtant, cette âme puissante, qui se croit toute à Dieu, est encore combattue. On dirait qu'elle ne veut pas de sa victoire. Elle livre un combat terrible à la chair. Tout un jour s'écoule dans l'agonie. A la fin, elle reçoit le prix. Avide comme elle est de toute fixité, sa grandeur se fixe: elle n'est plus. _Mai 1899._ LE PORTRAIT D'IBSEN _A FERDINAND BRUNETIÈRE_ _Je ne vous ôterai point, dans la mort, la part de respect et d'affection que vous avez conquise sur mon cœur rebelle; mais au contraire, je la ferai plus grande, maintenant que vous en avez plus besoin, et qu'au regret de votre perte, mesurant le prix de votre présence, je sens grandir le sentiment de ce que je vous ai dû._ _Je revois votre visage amaigri, où le pouce du modeleur impitoyable cherchait la place du suprême coup d'ongle. Dans votre corps dévasté, je retrouve vos yeux qui ne mentaient pas, mais qui commandèrent l'espoir et la volonté de tenir bon à l'angoisse, comme un double feu sur des ruines._ _Vous aviez, à la fin, les traits d'un saint moine, rompu par les austérités. Or, vous étiez décharné par les jeûnes de la fièvre et les insomnies de l'éternel combat. Il n'y a point d'ascète plus laborieux que le malade qui, sans se lasser, résiste. Mais vous étiez né pour la lutte, comme tant d'autres pour fuir._ _Votre fièvre militaire faisait penser à un guerrier, dans une place assiégée par l'ennemi qui ne pardonne pas. Tout parlait en vous d'une tristesse qui se tait et d'un vouloir que rien ne doit abattre. Et vous aviez aussi le voile résigné, la cendre du vieux prêtre, qui a reçu le mot d'ordre pour la nuit et qui se soumet._ _Je vous offre ces pages que seul, d'abord, vous avez comprises et que vous avez eu seul le courage de publier. Dans le temps où, parmi les puissants de la Ville, il n'en était pas un qui ne me fît sentir l'immense différence qui me sépare d'eux, vous seul m'avez tendu la main. Vous étiez plus libre, plus vrai et plus sûr que les autres. Vous ne vous vantiez pas de penser librement, comme ceux qui en prennent la liberté de ne penser jamais; toutefois, comme à nous tous qui avons vu le jour dans ce coin glorieux de l'univers où elle règne, la pensée vous était sacrée. Avec tant de liens aux siècles passés, vous n'aviez aucune haine pour l'époque future. Et vous pouviez avoir de l'audace, parce que vous aviez de la vertu. La parole en vous était le témoin de l'action. Vous étiez solide et vous aviez le respect du juste, qui est de ne pas mentir à dessein et de ne jamais chicaner le droit de la bonne force._ _Voilà ce que vous étiez; et je l'ai su quand vous m'avez aidé. Vous avez vu en moi un homme qui dédaigne infiniment la victoire, mais qui n'accepte point d'être vaincu par ce qu'il n'honore pas. Et maintenant, dans la grande défaite de la mort, je viens à vous et je prends votre cause. Vous qui fûtes loyal et brave, vous ne serez pas vaincu, tant que je suis là._ Décembre 1906. MORALE DE L'ANARCHIE I LE GÉNIE DU NORD La Norvège, navire de fer et de granit, gréé de pluie, de forêts et de brumes, est mouillée dans le Nord entre la frégate de l'Angleterre, les quais de l'Océan glacial, et la berge infinie de l'Orient qui semble sans limites. La proue est tournée vers le Sud; peu s'en faut que le taille-mer n'entre comme un éperon au défaut de la plaine germanique et des marais bataves. A l'avant, la Norvège est sculptée, en poulaine, de golfes et de rochers: tout l'arrière est assis, large et massif, dans la neige et les longues ténèbres. Les morsures éternelles de la vague non moins que ses caresses ont cisaillé tout le bord, en dents de scie. Entre les deux mers, la tempête d'automne affourche les ancres du bateau, et croise les câbles du vent et de la pluie. L'hiver, il fait nuit à trois heures; dans le nord, le jour ne se lève même pas. On vit sous la lampe, dans une ombre silencieuse où les formes furtives ont le pas des fantômes. La neige est partout: elle comble les mille vallées creusées dans la puissante échine des montagnes, comme la moelle dans les vertèbres. Le schiste noir, l'eau fauve qui a pris la couleur de la rouille sur les terrains du fer, les noires forêts de sapins ajoutent au grand deuil de la terre. Là, pendant des mois, le soleil est voilé; ou bien d'argent, ce n'est plus que la lune douloureuse de midi. Au couchant rouge encore, sanglant et sans ardeur, ce globe hagard descend sur l'horizon humide, pareil au cyclope dont l'œil rond se cache dans l'eau verte et pâle. Les cygnes de la mer, les blancs eiders, hantent les vagues grises. Dans les villes de bois, les maisons sont rouges sous le ciel incertain du bleu mourant des colchiques. Les rues sont muettes, et les places sont vides. Les hommes sont sur la mer. Et, comme des corps morts, la foule des îles flotte le long du ponton rocheux et des quais granitiques. Une âme vaporeuse, un ennui doux, enveloppent de chastes vies; elles gardent leur fraîcheur, dans l'air humide et presque toujours frais, qui détend les désirs. Mais, comme ce pays, d'un seul coup, passe de l'hiver à l'été brûlant, la chair ici se jette dans l'ardeur brutale, dès qu'elle n'est plus indifférente. Ces enfants aux cheveux de lin blanc, sont gais et brusques; les femmes, dont les yeux verts ont pris de sa mobile rêverie à l'inquiétude des flots, sont singulières et se plaisent à l'être; les hommes robustes, durs, silencieux et rudes, semblent taillés pour parcourir une voie droite, sans jamais jeter un regard derrière eux. Tout ce peuple n'a de passions que par accès. Il est exact, et plein de scrupules. Il n'a toute sa fantaisie que dans l'ivresse; elle est lourde et triste; la chair et l'âme sensuelle de l'amour y ont moins de part qu'un appétit épais et court, qui a honte de se satisfaire. Rien de léger dans l'esprit; une inclination pédante aux cas de conscience; l'intelligence peu rapide, et presque toujours doctorale; une commune envie d'être sincère et de se montrer original, et la bizarre vanité de croire qu'on est plus vrai, à mesure qu'on se range avec plus d'ostentation contre l'avis commun; enfin, cette maladie de la religion propre à quelques églises réformées, qui consiste à faire de la morale comme on fait du trapèze, et à s'assurer que l'on en fait d'autant mieux qu'on saute plus haut, quitte dans la chute à se casser la tête ou à la rompre aux autres. C'est le pays de l'hiver dur et de la neige: sous le ciel jaune qui s'affaisse, l'homme de génie vit dans la cellule de ses rêves; et, s'il en sort, il tombe mort entre deux ombres glaciales[8]. Le pays de l'été étouffant, où les navires des nations lointaines viennent porter, en glissant au fond des fjords, toute sorte d'étranges promesses, des appels au réveil, les nouvelles d'une contrée houleuse, la chimère du soleil d'or et de la mer libre[9]. Le pays de la nuit polaire et du jour crépusculaire de minuit[10]; la terre de la pluie, de la pluie éternelle, où l'homme est malade d'attendre la lumière, et où sa folie lui fait réclamer le soleil[11]. Le pays des golfes endormis, où la mer pénètre au cœur des montagnes, s'y frayant un chemin de ruisseau: comme une langue de chimère, comme une flamme liquide et bleue, le fjord dort entre les monts à pic, tel un long lac tortueux; il est mystérieux et profond; au bas des moraines énormes, ce filet de mer rêve dans le berceau du ravin, pareil à ce peu de ciel qu'on voit couler, entre les toits des maisons, dans les rues des vieilles villes. Partout la mer, ou la réclusion dans les vallées étroites, derrière les portes de la glace et les grilles de la forêt. La mer fait l'horizon de cette vie; elle en baigne les bords; elle en est l'espoir et le fossé; elle en forme l'atmosphère; et, là où elle n'est point, on en reçoit les brouillards, et on l'entend qui gronde. C'est le pays d'Ibsen, où il veut mourir, puisqu'il y est né. [Note 8: _Borkmann._] [Note 9: _Dame de la mer; Soutiens de la société._] [Note 10: _Rosmersholm._] [Note 11: _Les Revenants._] La mer est un élément capital pour la connaissance des peuples. La mer modèle les mœurs, comme elle fait les rivages. Tous les peuples marins ont du caprice, sinon de la folie, dans l'âme. Au soleil, le coup de vent les visite et balaie les nuages; la brume, dans le Nord, prolonge le délire. Le risque de la mer et le paysage marin agissent puissamment sur les nerfs de la nation; et par la langue, sur l'esprit. La Norvège parle une langue brève, sèche, cassante; beaucoup moins sourde que le suédois, moins lourde et moins dure que l'allemand, il me semble; d'un ton moyen entre l'allemand et l'anglais. Il est curieux que l'accent du breton, en Basse-Bretagne, soit assez semblable à celui du norvégien; mais le norvégien n'a pas la cadence du breton, qui chante. L'imagination, presque partout, réfléchit les formes et la couleur des crépuscules. Sur le bord de la mer, au soleil couchant, l'homme qui regarde ses mains les élève et doute d'être soi; mais, dans l'orage et le brouillard, le marin doit se résoudre, agir sur-le-champ, décider pour tout l'équipage et faire route. Même s'ils ne savent pas où ils vont, les marins calculent où ils sont avec une attention patiente: de nature, ils ont les meilleurs yeux du monde; et le métier rend leur vue plus perçante. Un peuple de pêcheurs, de matelots et de petits fermiers, qui dépendent de quelques gros marchands. En Norvège, point de noblesse: un petit nombre de parents riches, et une foule de cousins en médiocrité. De la brusquerie; peu de tendresse. De gros os et des muscles à toute épreuve, métal de gabier qui n'a pas de paille; beaucoup de froideur et d'obstination; de la constance; des cœurs fidèles, enfin les vertus de la solidité, mais rien de puissant ni de chaud, qui jaillisse de l'âme. Hommes taciturnes le plus souvent, avec les éclats violents d'une joie brusque; un long silence et, quand il est rompu, beaucoup de bruit. Un quant à soi qui touche à la grossièreté, et qui serait offensant pour le voisin, s'il n'en rendait pas l'offense. Les femmes n'en sont pas exemptes; de là, cet air de roideur et de tourner le dos aux gens, qu'elles ont volontiers. Comme tout le monde sait lire et signer son nom au bas des comptes qu'il sait dresser, un caractère de ce peuple est certain air de savant qui n'ignore pas, par exemple, que la terre tourne, et qui s'imagine savoir comment. Cette sorte de triomphe dans les matières de l'école primaire donne à beaucoup de Scandinaves une assurance ingénue, une haute mine de gens à qui l'on n'en fait pas accroire; les femmes y excellent. La suffisance de l'esprit, la plus piteuse de toutes, est la plus sans pitié. Il n'est pas croyable ce que la femme qui sait lire s'estime au prix de l'homme qui ne sait qu'épeler. Voilà où se réduit, le plus souvent, la supériorité intellectuelle. Elle est la meilleure école de l'amour-propre. Pendant dix siècles, ce pays fut à peine moins étranger à l'Europe que la Laponie ou l'Islande. Les mœurs y furent celles des clans, jaloux les uns des autres; nulle unité; ni le sens de l'État, ni l'audace d'une pensée originale; point d'art: car la Cité est le premier étage du bel ordre où l'église de l'art se fonde. Et, malgré tout, une manière de génie moral: ces villages lisaient la Bible; l'on y était théologien, raffiné en règles de conduite, comme à Athènes ou en France on put l'être en beau langage. L'inclination naturelle des Normands aux cas de conscience, en pays réformés, de tous les laïcs a fait des docteurs en théologie. Le goût des procès est la forme goguenarde, le goût de la procédure morale et de la casuistique la forme grave du même tempérament. Le drame où les idées plaident les unes contre les autres, où les grands partis de la conscience sont aux prises, devait bien tenir son poète de cette race disputeuse, et qui n'aime pas les idées pour elles-mêmes, mais pour les voies où elles font entrer les lois et la conduite. Corneille aussi a mis les débats de la politique sur le théâtre. Depuis, et même sur la scène française, on trouve partout plus d'avocats que de héros; mais dans Ibsen seulement les causes sont vivantes. SOLITUDE Ibsen est né ardent, violent, sensuel et passionné. C'est la force des grands artistes, dans le Nord, que violence, ardeur, passion, ils ne peuvent s'y livrer. A tous les torrents de l'âme, les mœurs opposent une digue rigide. Le flot se creuse un lit; presque toujours l'eau croupit; ce n'est plus qu'une mare. Mais, parfois, un large fleuve s'amasse; il sait se donner cours, et la puissante inondation se prépare. L'ardeur de l'homme dort et se concentre. Le silence est la matrice où la passion prend forme. L'avortement est innombrable; mais, quand la gestation heureuse arrive au terme, il en sort une créature vraiment grande. Les peuples qui jouissent de la vie en dilapident la joie; c'est un or qu'ils prodiguent. Les gestes et les paroles de la foule épuisent le fonds commun: il n'est plus réservé, par droit d'aînesse, à la fortune de quelques maîtres. Le peuple du Nord, qui se tait et fait son épargne pendant mille ans, la lègue à un seul homme. Quel réveil et quelle action! Quelle solitude, aussi! Qui comprendra cet homme? Dans le Midi, les peuples valent mieux que leurs héros, peut-être; ces foules sont belles, éloquentes, héroïques. Ils sont plus avancés dans le bonheur et la perfection, qui pour l'usage commun ont nom: médiocrité. Dans le Nord, un seul homme, de temps en temps, confisque le trésor et vit pour tous les autres: _Humanum paucis vivit genus._ Combien cet homme est seul, et qu'il doit m'être cher, par là, dès que je l'ai connu! Ibsen a longtemps erré en exil, comme Dante; mais, l'un ou l'autre, qu'auraient-ils fait dans leur pays? Ils étaient bannis de naissance. Et Ibsen un peu plus encore, homme à se bannir. Ses livres mêmes ne le rapatrient pas. La langue littéraire de la Norvège diffère beaucoup de la langue parlée: le norvégien d'Ibsen n'est que le pur danois. Sa langue passe pour la plus belle de la littérature scandinave; elle est brève, forte, précise; tendue à l'excès, et d'une trempe métallique; elle abonde en ellipses, en raccourcis rapides; mais elle est aussi claire et aussi harmonieuse que le danois puisse l'être. Si loin que soit l'Italie de la Norvège, le style d'Ibsen me rappelle celui de Dante; ce n'est qu'une impression; et je sens assez tout ce qu'on y pourrait opposer. Mais, dans les deux poètes, que d'ailleurs tant de traits séparent, il y a la même volonté de tout dire en peu de mots; le même ton âpre, la même violence à bafouer; la même force à tirer des vengeances éternelles. Dante, toutefois, sculpte dans le bronze; et Ibsen, dans la glace. La forme de Dante est la plus ardente et la plus belle, ailée de feu et de passions; la forme d'Ibsen, bien plus roide, est la plus lourde d'idées et qui va le plus loin dans la caverne où nos pensées s'enveloppent d'ombre. La solitude d'Ibsen s'en accroît: l'artiste, en Norvège comme en France, est un homme qui ne parle jamais que pour le petit nombre: c'est l'effet d'une langue littéraire, quand l'utile le cède à la beauté. Il n'y a de société sincère qu'entre ceux qui parlent également mal leur langue. Quant aux autres, chacun ne la parle bien que pour soi. Il n'est pas de beau style commun à deux hommes: comme la grandeur même, le style fait la prison[12]. [Note 12: Voici les œuvres d'Ibsen dans leur suite. Je laisse de côté ses essais de drame historique et de comédie, quand, jeune homme, il n'avait pas encore quitté la Norvège: le dernier en date, _les Prétendants à la Couronne_, 1863, est de bien loin le plus fort et le plus épique; il rappelle assez souvent les chroniques de Shakespeare. Mais le génie d'Ibsen n'était pas là, et nullement dans l'histoire. C'est, d'abord, trois drames philosophiques, où Ibsen, de quarante à quarante-sept ans, rompt avec tout le passé de sa race et toutes les idées de son temps.--_Brand_, 1866, où le monde chrétien fait un effort suprême et inutile; _Peer Gynt_, 1867, où la nature se justifie; _Empereur et Galiléen_, 1869-1874, où le monde antique et le monde chrétien en présence, vaincus tous les deux, sont obscurément pressés de s'unir pour donner lieu à une société future. Puis, douze drames modernes, où de cinquante à soixante-dix ans, Ibsen fait la guerre à toutes les formes de l'institution et de l'hypocrisie sociales. Il s'engage dans la lutte plein de foi et d'enthousiasme, croyant de toutes ses forces à la vertu universelle de la liberté: tout le mal est dans l'obéissance et le mensonge. Il s'attaque donc à la société présente au nom d'une cité idéale, dans _les Soutiens de la Société_, 1877, _les Revenants_, 1881, _l'Ennemi du Peuple_, 1882, _le Canard sauvage_, 1884, _Rosmersholm_, 1886, et _le Petit Eyolf_, 1894. Il s'occupe surtout du mariage et des femmes dans _Maison de Poupée_, 1879, _la Dame de la Mer_, 1888, et _Hedda Gabler_, 1890. Mais de bonne heure il doute cruellement de guérir le monde malade, et des remèdes qu'il lui offre. Il se met alors en scène sous divers noms: trois de ses drames sont d'amères confessions, des auto-tragédies héroïques, où le héros, sans accepter sa défaite, est toujours un vaincu: _Solness le Constructeur_, 1892, _Jean-Gabriel Borkmann_, 1896, et _Quand nous nous réveillerons d'entre les morts_, 1899. A tel point que toutes ses œuvres de la fin semblent le contrepied des premières: _Rosmersholm_ s'oppose à _l'Ennemi du Peuple_, _le Canard sauvage_ aux _Revenants_, _Hedda Gabler_ à _Maison de Poupée_, _Solness le Constructeur_ à _la Dame de la Mer_, _J.-G. Borkmann_ à _Solness_ même, et enfin _Quand nous nous réveillerons d'entre les morts_, comme une négation décisive, à tout.] RHÉTORIQUE DU NORD. Il y a quelquefois dans Ibsen un rhéteur, qu'on s'étonne d'y voir. Par tout le Nord, il règne une rhétorique d'esprit, qui répond à la rhétorique de mots en faveur au Midi. Celle-ci se moque de celle-là; mais l'une vaut bien l'autre. On est rhéteur d'idées comme on est rhéteur de phrases; comme on bâtit sur de grands mots vides, on fait sur de hautes pensées; mais la fabrique, ici et là n'est pas moins vaine. Les personnages d'Ibsen s'enivrent de principes, comme ceux de Hugo d'antithèses. Si Ibsen n'était pas un grand peintre de portraits, il semblerait bien faux; on ne croirait pas à la vérité de la peinture, si l'on n'y sentait la vie des modèles. Les rhéteurs de morale sont les pires de tous; car ils sont crus. C'est pourquoi la sincérité dont le Nord se vante est souvent si fausse. Là-haut, ils se font un intérêt de l'intelligence ou de la morale, et c'est ce qu'ils appellent l'idéal. Ces hommes et ces femmes, à tout propos, revendiquent le droit de vivre, d'être libre, de savoir et d'agir: c'est, dans l'ordre de l'intelligence, la même rhétorique que celle des démagogues dans l'ordre de la politique. Au soleil, ces révoltes de la neige passent pour ridicules et sans raison. Et, sous la neige, c'est l'éloquence du soleil qui passe pour inféconde et très creuse. Il faut toujours qu'un bord du monde tourne le dos à l'autre, pour se croire seul du bon côté, et qu'une partie de la terre se rie de l'autre partie, pour se prendre elle-même au sérieux. Chacun s'estime davantage de ce qu'il mésestime. L'abus de la conscience et du libre esprit n'est qu'une rhétorique. Toute éloquence qui se prend elle-même pour une fin n'a ni force ni preuve. La vie n'a pas plus de temps à perdre aux bons mots qui ne finissent pas, qu'aux actes désordonnés d'une conscience qui prétend à la nouveauté, et se révéler nouvelle à soi-même tous les matins. Excès de conscience, manque de conscience. A force de scrupules, on agit aussi mal que faute de scrupules. Quant à celui qui agit pour agir, il ne se distingue en rien de celui qui ne parle que pour parler. Les gens du Nord, s'ils le savaient, s'en feraient peut-être plus modestes. Ni la conscience, ni l'action, ni le discours ne sont des panacées à tous les maux humains: car là, comme ailleurs, c'est le sens propre, presque toujours, qui seul s'exerce. J'entends que l'égoïsme ait de bonnes raisons pour lui-même, et lui seulement. Mais il ne faut pas que l'égoïste se prenne pour un principe, et se donne pour un exemple. Qu'on rejette tout l'ordre de la Cité, soit; mais, le faisant, qu'on ne s'imagine pas d'être le bon citoyen ni l'espoir de la Cité nouvelle. C'est mal se connaître; c'est être dupe; et bien pis que de duper. Les plus grands rebelles, qui font dans l'État la meilleure des révolutions, ne doivent point prétendre à fonder le nouvel ordre sur les bases du bien et de la vérité. Ou, s'ils l'osent, et même sans parler de vérité absolue, il y a de quoi sourire. Il n'est pas sûr que la meilleure révolution ne soit pas aussi la pire. Elle est nouvelle, c'est ce qu'elle a de bon. Mais les héros de morale ne l'entendent pas ainsi. Ils sont sûrs d'avoir raison, jusqu'au délire. On parle magnifiquement de la conscience, et on oublie de se dire qu'on ne pense peut-être qu'à soi. Il y a pis: on l'ignore. La jeune Norah, pour donner une leçon de respect à son mari, se rend à peu près trois fois infanticide. La rhétorique de Médée n'enseigne pas, du moins, la morale aux femmes mécontentes. Voilà bien les rhéteurs d'idées: à les en croire, ils ne visent que le droit de tous les hommes, la vie, l'honneur, le droit des femmes, le droit de la conscience. Et, au bout du compte, c'est un homme qui a mal au foie, ou qui a été trompé dans son ménage; une femme qui s'ennuie à la maison, et qui veut voir du pays. Quelle rage de s'en prendre aux lois et aux idées? Elles ne sont que la forme de la vie. Dans le fond, il n'y a que des passions. Mais personne n'ose le dire, ni surtout qu'on les veut sans frein. Ibsen a eu cette audace, à la fin, lui pourtant qui n'avait reçu de son temps et de son pays qu'une foule insupportable de masques, de principes, de passions voilées, méconnaissables à elles-mêmes. Les formes et les lois ne sont que les freins, mis aux passions d'un seul par l'intérêt de tous les autres. Quelle folie de tant prêter d'importance aux modes changeants de la vie humaine, et si peu à la nature et aux appétits incoercibles des hommes! On bavarde à l'infini là-dessus dans le Nord,--et bien trop gravement. On ne vous y tue pas un homme pour une pomme,--mais pour un principe. II IMAGE D'IBSEN On doit rendre à Ibsen l'hommage de sa solitude. Qu'il soit unique, puisqu'il est seul. Il est bien vrai: rien ne nous importe que ce qu'il y a de plus grand. Ibsen compte seul à nos yeux, de tous les Scandinaves. Il n'y a pas de place pour nous en France, disait l'un d'eux[13]. Mais il n'y a pas eu de place pour Ibsen en Norvège, ni ailleurs. On lui donne parfois un rival: il ne peut l'être qu'à Berlin[14]. [Note 13: «Ibsen seul s'y est logé et seul il y demeure: c'est comme un chardon qu'ils se seraient mis dans les cheveux et qu'ils ne pourraient ôter.» Lettre de M. Jonas Lie à M. le comte Prozor,--préface de _Borkmann_, XXII.] [Note 14: Il s'agit de M. Bjoernstjerne Bjoernson qui, entre tant d'ouvrages bruyants, éloquents et confus, a fait une œuvre: _Au delà des forces humaines_. Ce drame a un mérite rare: c'est que, par endroits, on le dirait d'Ibsen.] Ibsen s'étonne de ceux qui le font d'une école. S'il est réaliste, il leur montre _Solness_, ce rêve de la pensée enfoncée en soi-même. S'il est mystique, il leur fait voir _Maison de Poupée_ ou _l'Ennemi du peuple_, ces peintures cruelles de la vie. Il y a deux hommes en lui, qui sont les deux termes du long débat entre le moi et le monde: un créateur et un critique. Tout ce qu'il voit de solide autour de lui, de bâti par les siècles, il le renverse. Tout ce qu'il élève lui-même, il le détruit. Son art oscille entre les deux pôles de la nature et du rêve. Nul poète, par là, n'est plus de ce siècle: il crée en dépit de tout,--et seulement en vertu de lui-même. Ibsen, qui sait le bonheur de créer, peut à la rigueur montrer le mépris de penser. La vie implique infiniment plus d'idées que tous les esprits ensemble. La vie a des pensées que la pensée n'a pas. Les idées du grand poète tendent de plus en plus à prendre la qualité d'êtres vivants. Le symbole est une idée qui a reçu le souffle divin; elle est rachetée de sa condition inférieure; elle a fait le grand pas: elle a pris l'être. C'est dans Ibsen que je dis; car, dans les poètes sans force, il est constant que c'est tout le contraire. Ils humilient la vie jusqu'à la mort; ils ravalent un être vivant à une idée générale: comme si un mot valait jamais un homme. Entre tous les poètes, Ibsen est le seul rêveur, depuis Shakespeare. Tous les poètes tragiques sont réalistes, sous peine de n'être pas. La scène française est unique par la continuité: c'est que tous les bons auteurs y ont été les peintres fidèles des mœurs et de la vie. Le théâtre de la France est l'école sans fin de la morale, de la politique, le miroir des lois et des coutumes, une imitation qui n'a pas sa pareille des sentiments communs à tout un peuple, des plus bas aux plus héroïques. Un admirable génie s'y applique à la connaissance de l'homme moyen. La France est la moyenne humaine entre toutes les races, tous les âges, toutes les nations. Une éloquence partout répandue, comme l'esprit même dont elle est la forme publique; une exquise finesse, une vue des caractères qu'on ne trompe pas, sagace et sans détours; une doctrine large sans roideur, sociable comme la vie en commun est forcée de l'être; un divorce éternel entre les objets du cœur et les objets de l'esprit, qui est proprement la méthode universelle de toute science; un goût décidé du bonheur et de la juste raison, un penchant à les confondre, le parti pris d'y croire et d'y convier tous les hommes; une expérience des mœurs et des passions qui rend indulgent à toutes: un verre d'ironie ou d'honneur, selon qu'on se moque des hommes ou qu'on y a une foi inébranlable: voilà ce qu'on trouve sur la scène française, comme partout en France. L'intelligence et la raison y règnent absolument, et la fleur de l'esprit les tempère. Quand elles font défaut à un auteur, il ne lui reste guère rien. Si les autres peuples n'ont point de théâtre, c'est faute du génie réaliste; mais pourquoi, sinon que le génie de la vie y a trop peu de charme? Où sont l'éloquence et l'esprit, ces deux mamelles du dialogue? Chacun dort chez soi, ou boit, ou dispute, ou prie. Pour tout dire d'un mot, l'art ne commence là-bas qu'avec la poésie. On ne verra point un théâtre illustre dans la suite des siècles; mais, au lieu du désert, dans l'oasis de deux ou trois saisons, un grand poète et un seul. Ainsi les cent petits peintres de la Hollande, qu'on ne peut estimer trop, artisans impeccables; et le seul Rembrandt qui, d'un génie unique, tient tête aux cent artistes de l'Italie. Ou bien, ce prodige de Shakespeare. Combien Ibsen semble plus grand de faire penser à Rembrandt! Il a de son dessin et de sa plume. Manque d'être réalistes, Ibsen ni Rembrandt ne seraient point de si grands poètes, ni surtout si tragiques. Mais, s'ils n'étaient pas les poètes qu'ils sont, bien moins encore seraient-ils de grands artistes. Par ces climats, à la vérité, le grand artiste est d'abord un Visionnaire. Seule, la vision sert le rêve, accorde, pour la beauté, les dissonances de la poésie et de la vie. Seul, le rêve les fiance; dans la vision seule, ils s'épousent et se réconcilient. La Vision est un palais, aux étages de clartés et de brumes, mais qui a des fondements indestructibles dans les entrailles de la terre. Si l'on veut, le nom de vérité convient aux caves et aux vastes salles de plain-pied avec la ville humaine; et l'on donnera le nom de symbole aux autres étages, aux fenêtres ouvertes sur les nuées, et aux tours dont on ne voit pas le faîte. Mais le poète est le maître unique de la maison; et, sans se soucier du lieu où on le place, il va et vient dans la demeure: il dort dans une chambre, il veille dans une autre; quand il lui plaît, couché au fond de la cour, il ne regarde que les fantômes du brouillard sur les combles; ou, perdu au haut de la tour, il se penche en dehors, pour voir au-dessous passer la foule. Parfois, l'on est tenté de croire que plus grand est le poète, et plus il est réaliste; mais ce n'est aussi qu'un mot. Il arrive que la plupart des poètes ne peuvent pas être vrais, et que la plupart des réalistes n'ont pas de poésie. C'est pourquoi le poète tragique est si rare. Il le sera de plus en plus: parce que la vie, de plus en plus est laide, commune, de moins en moins héroïque. On peut passer sur l'obstacle: plus fréquent, toutefois, et plus abrupt, il se fait plus difficile. Peut-être, même en France, même à Paris, faudra-t-il bientôt au poète tragique le même don étrange de vision qu'à Christiania ou à Londres. Après tout, c'est une maladie. Mais quoi? Au delà d'un certain point, il faut être pris pour le malade qu'on est, ou convenir qu'on ne peut même plus être malade. Qui nous fera la vie belle? Qui nous rendra la lumière? Ibsen est digne des Grecs, sans en presque rien tenir, en ce qu'il cherche la lumière au fond même de l'ombre, et un air de beauté dans ce miroir de toute laideur,--la vie réelle. Des idées passionnées, voilà sa ressource et en quelque sorte son Olympe. Il les jette les unes contre les autres; et presque toujours il condamne la plus noble et la plus pure. Il la frappe en l'aimant. Il la sacrifie à ce qu'il méprise et qu'il déteste. Par là, cette misérable vie de petits bourgeois dans les villages populaires se fait belle. Ibsen a la poésie de la défaite, et les beautés austères de la mort. Aussi bien c'est la mort, la vieille nourrice de la beauté tragique. Les Grecs ne cessent pas de tuer: comme les enfants, ils cultivent l'épouvante. Dans la mort, nous cultivons la douleur. Quel abîme de différence. Je trouve Ibsen bien plus beau et plus poète dans ses tragédies bourgeoises que dans ses drames antiques ou ses poèmes. C'est qu'il rêve avec plus de force. Il fallait un rêve ardent pour donner la vie aux idées de ces petites gens, presque tous mornes, bouffons, plats et bas sur pattes. Les idées ne vivent que passionnées; et ces petites gens n'ont pas de passions. Bon gré mal gré, le génie d'Ibsen leur en inculque: telle est l'opération du rêve. Le grand poète est celui qui peut dire: «Mon rêve est plus vrai que votre vérité. C'est une vérité qui dure.» Quel créateur n'a pas l'appétit de la durée, et de prolonger son œuvre dans le temps? Le rêve médite profondément la vie; la réalité en sort plus réelle. Il était fatal qu'Ibsen devînt son propre sujet de drame; il en a fait son chef-d'œuvre, l'ayant pris d'une âme si forte et d'un geste si libre. Quand il n'était encore que peintre réaliste[15], il n'avait pas rendu la vie à la réalité; et quand il n'était que poète[16], la force durable de ce qui vit lui échappait encore. Puis le jour est venu où, de la vision, il a fait naître les types, ces êtres plus vivants que les vivants. Le don suprême est celui-là. Le poète ajoute alors visiblement à la nature. A la fin, il a tiré du rêve sa propre image; comment aurait-il pu consentir à l'y laisser? C'était le moins qu'il se créât lui-même. [Note 15: Cf. _la Comédie de l'Amour_, 1869; _l'Union des Jeunes_, 1869; _les Soutiens de la Société_, 1877.] [Note 16: Cf. _Brand_, 1866; _Empereur et Galiléen_, 1869-1873.] La scène est un lieu misérable et sublime, où l'esprit de l'homme invite à la beauté de vivre sa pensée propre et la chaude guenille des comédiens. Ibsen n'oublie pas à qui il a affaire. En général, il ne cherche point la beauté dans l'action; les événements de son drame sont d'une espèce assez vulgaire; il présente une image grossière des faits; une allégorie matérielle figure le sens caché: un canard blessé, un poulailler sous les toits, un architecte qui tombe de son échafaudage, il n'en faut pas plus pour vêtir de chair les idées les plus complexes et une passion héroïque. Ce mystère grossier lui suffit, parce qu'il doit suffire au public et aux acteurs de la comédie. En eux, et peut-être en lui-même, Ibsen dédaigne insolemment sa matière. Il réserve sa puissance et sa poésie aux sentiments que les idées engendrent. Sa manière propre est de rendre les faits vulgaires capables de son idée, qui est toujours rare et forte. Le théâtre d'Ibsen n'a qu'un intérêt assez médiocre, si l'on s'en tient à la péripétie: la vie puissante est au dedans. Rien n'est plus décevant pour la foule, elle va droit aux faits et ne se soucie pas du reste; elle ne sait plus à quoi s'en prendre, car le caprice même de l'auteur est sans éclat, et pourtant elle soupçonne une beauté secrète; elle pressent ce qu'on lui cache, une force admirable et même une fantaisie profonde dans la vérité; et elle s'en irrite: Ibsen, cependant, l'a traitée comme il fallait, se bornant à lui rendre la matière qu'il en avait prise. VIE. EXIL. La vie d'Ibsen est simple, sans événements, et ne prête pas à l'anecdote. Une vie pareille à beaucoup d'autres, la solitude exceptée. Mêlée d'abord à la vie de tout le monde, bientôt elle n'a plus rien de public. Une jeunesse pleine d'espoir, qui s'en va à la conquête du peuple. Une défaite qui ne ménage rien, ni l'orgueil, ni la conscience, ni les moyens nécessaires à la vie. Un âge mûr plein de travaux, qui naissent dans la retraite, et une vieillesse, riche en gloire et en biens solides. De bonne heure, une habitude prise pour toujours de ne plus rien donner de soi au public, que les œuvres de l'esprit. La famille d'Ibsen est d'origine danoise. Établis en Norvège, les Ibsen se sont mariés dans le pays; plusieurs femmes de la maison étaient pourtant des Allemandes. Il a eu de bons parents et la fortune mauvaise, à l'entrée de la vie. Sa famille était riche; elle a connu les revers et le malheur d'être pauvre. Il a perdu son père assez tôt: c'était un armateur hardi, un homme gai, vivant, et fait pour la victoire; il ne survécut pas à sa ruine. Ibsen a été élevé par sa mère, femme de grand sens et de vertu rigide. Il avait des frères et des sœurs; il se tenait à l'écart, et ne prenait aucune part à leurs jeux. Il passe pour avoir toujours haï les exercices du corps. Enfant, il était brusque, nerveux, brillant quelquefois, et le plus souvent taciturne. Jeune homme, il a dû gagner son pain, et le moyen de faire ses études. Il a tenu le pilon dans une pharmacie. Plus tard, à Christiania et à Bergen, il a écrit dans un journal révolutionnaire, et dirigé deux théâtres. Il a donc vécu dans les deux cercles de l'enfer dédiés au mensonge: toutefois, comme le mensonge est la première nature des comédiens, ils y sont bien plus sincères; et il s'en faut que le poison de mentir ait la même innocence dans les journalistes. L'épreuve de la misère, bien ou mal, forme le caractère d'un homme. Il s'en fait plus sensible à la joie, qu'il appelle, et à la douleur ou la colère, qui ne le quittent plus. Il arrive que, pour avoir souffert trop tôt, un homme porte au fond de l'âme un sens de la souffrance, qui finit par créer les occasions de souffrir. Du reste, presque toutes les âmes puissantes sont douloureuses. Le plaisir de vivre n'est qu'un incident: il n'a pas de profondeur. Ibsen a éprouvé le dégoût de n'être pas à son rang; son orgueil a grandi dans l'humiliation. Il a bien fait plus que de prendre ses grades; il a dû conquérir le droit d'y prétendre. C'est sans doute pourquoi il tient beaucoup à son titre de docteur[17]. Il a cru dompter son pays et son temps, dans l'allégresse de la première victoire, quand le sentiment de sa force et l'ivresse de l'intelligence donnent au jeune homme cette confiance en soi et dans tout l'univers, qui est une folie d'amour. On s'aime tant d'être comme on est, qu'on croit avoir la même raison d'aimer les autres. Et peut-être les chérit-on, en effet; dans le bonheur qu'on a de les conquérir, on leur étend sa propre excellence; on s'assure de les convaincre; on ne doute pas d'eux, parce qu'il semble certain qu'ils se laissent gagner; et, comme on se sent plus haut qu'eux, on les aime davantage, on les bénit d'être assez bas pour se laisser élever. Pour eux, ils n'ont pas l'air d'en rien savoir; et l'on s'aperçoit enfin de leur indifférence. C'est le moment où elle tourne en hostilité. Tel est l'aveuglement de celui qui compte sur son intelligence, et qui lui prête une action décisive sur la vie des autres. Sans cesse, l'esprit d'un homme fonde une immense espérance sur le cœur des autres hommes; mais sans leur donner du sien. Les hommes, comme les chiens et les enfants, ont l'instinct de ceux qui les aiment. Il est bien vrai qu'une grande pensée ne juge pas nécessaire de mieux faire pour le genre humain que pour elle-même. L'intelligence seule repousse avec dédain l'idée du sacrifice: or, la plupart des vivants n'attend rien de l'homme supérieur, qu'une immolation ou des services. [Note 17: Il est gradué de Christiania, en date du 3 septembre 1850: il avait vingt-deux ans et demi. Son diplôme porte la mention: _non contemnendus_. Il a de bonnes notes en latin, en français, en religion, en histoire, en géométrie. Il a _mal_ pour le grec et l'arithmétique.] Ibsen avait offert trois ou quatre pièces de théâtre à son public: les unes n'eurent pas de succès; les autres firent scandale. Il avait beau se défendre: il vit qu'il lui fallait demeurer obscur, ou perdre ses forces dans un combat misérable contre les sots et une nuée d'absurdes ennemis. Comment se résigner à une telle lutte, quand on ne voudrait même pas de la victoire à un tel prix?--Que faire, d'ailleurs, contre tout un peuple injuste, quand on ne veut pas être le bateleur de ses pensées, ni servir la parade de son propre génie? Valent-ils donc la peine qu'on cesse d'être libre? Ils haïssent jusqu'à la beauté, jusqu'à la liberté que l'on rêve pour eux. Bien pis, ils ne sont pas en état de les comprendre. A quoi bon tant d'efforts inutiles? Ne meurt-on pas de faim aussi aisément partout?--Le plus intelligent des poètes devait en être le plus amer et le plus dur. A près de quarante ans, il s'est vu aussi pauvre, aussi seul et sans joie dans toute sa richesse pensante que, trente années plus tôt, l'avait été son père, le soir de la ruine. Il a fait comme Dante et le prophète: il est sorti de la ville; il a pris la route de l'exil, secouant la poussière de ses sandales sur son peuple, et, d'abord, sur ses amis. Il a connu la faim, le mépris des plus forts et du public. Comme il a beaucoup aimé la victoire, et le rêve de la puissance, il a beaucoup souffert de la défaite, et il en a ressenti l'outrage. Il y a pris une haute idée de son génie, ayant mesuré à quoi le génie condamne. Quand il s'exile, il ne laisse dans son pays que l'amertume d'une vie détruite[18]. [Note 18: Ibsen n'a pas quitté la Norvège avant 1864. Il est à Rome en 1866; à Ischia en 1867. Il vit quatre ans en Italie, et la plupart du temps à Rome même. On l'y retrouve plusieurs fois de 1870 à 1880; il s'est arrêté aussi à Naples et à Sorrente. De cinquante à soixante ans, il a surtout vécu à Dresde et à Munich. Il doit ses premières victoires aux théâtres allemands.] Depuis près de trente ans, il n'avait pas cessé d'errer, vivant en Italie et en Allemagne, tantôt à Ischia, tantôt à Munich, et le plus souvent à Rome. Il quitta Rome, comme les Italiens y entrèrent. «On vient de nous enlever Rome, à nous autres hommes, écrivait-il, pour la livrer aux faiseurs de politique. Où aller maintenant? Rome était le seul lieu où vivre en Europe, le seul où l'on eût la vraie liberté, qui échappât à la tyrannie des libertés publiques[19].» Quand la troupe des Meiningen eut commencé de le rendre célèbre, il fut loué dans son pays; il y fit d'abord quelques courtes visites; puis, l'Europe ne lui parut plus valoir beaucoup mieux que la Norvège. Il y rentra donc, en 1891, pour ne plus la quitter. Il allait avoir soixante-cinq ans. Il faut bien mourir quelque part. Et s'y prendre un peu à l'avance. Ainsi l'on prend ses quartiers d'angoisse. [Note 19: Lettre à M. G. Brandès.] SECRETS DE LA PUISSANCE Ibsen paraît avoir passé cinquante ans de sa vie à nourrir la force de son grand âge. Il n'y a peut-être pas un autre poète qui n'ait vu tout son génie que dans la vieillesse. Coup sur coup, Ibsen sexagénaire a donné ses chefs-d'œuvre: d'abord, un drame chaque année; puis, tous les deux ans. Pendant vingt années ce fut sa règle. Sans doute, il avait autrefois conçu et à demi créé ce qu'il mettait alors au monde. Quoi qu'il en soit, on aime à se faire d'Ibsen l'idée d'un vieil homme puissant. Du reste, quel homme vraiment grand n'est pas plus beau dans son âge mûr, et la vieillesse?--On dirait même qu'il y est plus robuste, et que l'âme n'a toute sa force qu'après cinquante ans. J'imagine le véritable Ibsen, l'homme secret, celui qui cache son cœur, sous les traits les plus violents et les plus rares, comme le Vieux de la Montagne aux Idées. Lui aussi, il a sa troupe de disciples, qu'il enivre de doctrine, et qu'il envoie méfaire ailleurs et, Dieu soit loué, s'y faire pendre. Si l'on regarde au fond de ce solitaire, sous une triple cuirasse de froideur indulgente, d'ordre poussé jusqu'aux minuties, et de politesse, il y a, d'abord, l'amour ardent de la vie, et l'instinct de la domination. Ces deux passions s'assemblent, comme le tenon et la mortaise. Un appétit insatiable de la vérité tantôt s'y oppose et tantôt y sert de levier. En ce sens, et pour qui veut la puissance, la vie n'est pas toujours ce qu'on a de plus cher. La liberté n'est qu'une belle raison, et la volonté dominatrice la donne à tous ceux qu'elle veut dominer. Agir en liberté, c'est ce qui vaut le mieux; mais autant dire: agir selon son bon plaisir; fais ce qui te plaît le mieux, à la condition que ce soit l'œuvre à quoi tu es le mieux fait toi-même. Et, par conséquent, si le désir de la fuite est si joyeux en toi, petite fille, écrase en traîneau ton vieux père sur la route: il n'en saura rien, ni toi non plus; la nuit est belle; la neige est solide; la glace est bonne; tu glisses à toute vitesse et tu passes. Les hommes non communs agissent hors du commun ordre, et n'ont pas besoin de raisons. Trahir une grande force, c'est le plus grand crime. Il faut donc vouloir, il faut oser être soi-même. Quiconque doute de soi n'est pas digne de se faire croire. Le doute est la faiblesse même. Croire à sa propre vérité, pour que les autres y croient; et de même à son droit, à son autorité, à sa force. Qui a une œuvre à faire ne doit s'arrêter à rien. La force et la volonté du plus fort imposent à la foule ce qu'elle ne peut jamais comprendre. Font partie de la foule tous ceux qui ne servent pas, corps et âme, à l'œuvre proposée. Nul lien avec les autres: rien n'est plus amer que de n'être pas compris; mais l'essentiel n'est pas qu'on me comprenne: c'est qu'on m'aide. Si mon ami ne croit pas en moi, je n'ai que faire de mon ami; je n'ai plus besoin de lui; il m'importune; et qu'il n'invoque pas sa vérité contre ma vérité: je n'en connais qu'une,--la mienne; que la sienne s'y ajuste: savoir tromper, c'est en quoi l'amitié consiste. Sur le point de céder aux femmes, il faut savoir se soustraire à leur fatale mollesse, et fuir Capoue. Leur éternelle exigence, leur requête d'amour est le piège où trébuchent les meilleurs hommes. Pour elles, rien au monde ne prévaut sur les droits du cœur; et non pas même du cœur, comme l'entend un homme,--mais de leur cœur. Tout ne compte à leurs yeux qu'au regard de la famille; tandis que l'homme, fait pour dominer, ne se soucie point de toutes ces affaires domestiques, et dit de son propre fils: il est un étranger pour moi, je suis un étranger pour lui. Qu'on soit d'abord à l'abri de ces molles influences, de cette pluie patiente qui vient à bout du granit. Les femmes nous gâtent l'existence; elles nous font perdre de notre prise sur le monde; elles brisent nos destinées; elles nous dérobent la victoire: telle est la sentence d'un grand vaincu, qui aurait pu vaincre. Un tel homme est presque toujours seul. Là-haut, dans sa chambre, il va et vient comme un loup malade. Et, quand il sort, s'il lui arrive de se mêler à la foule, il ne rencontre que les symboles du deuil, de la défaite et de la mort. Même si elle connaît le succès, on étouffe dans cette vie. On ne peut plaindre celui qui ne veut pas être plaint; peut-être on l'envie. Mais lui, qui ose tout d'abord, n'a pas l'âme si dure qu'il ne souffre; car la passion du pouvoir trompe toujours: qui, aimant la puissance, sera rassasié de puissance? On a, près de soi, pour compagne de lit, la seule force toute-puissante, la garde-malade voilée qui veille même les mieux portants: la mort. Voilà pourquoi cet homme n'aime pas la campagne. La ville emporte tout dans une rumeur de mouvement. A la campagne, on ne s'abuse plus guère: à cause de ce terrible silence. On y entend marcher le temps. On y écoute tomber ses pensées; et c'est entre les mains de la mort que coule tout ce sable. Cinquante ans, cinquante minutes au sablier. Ibsen n'est pas aimé, on l'admire. Il ne sera jamais cher qu'aux puissants qui sont tristes; et à ceux qui voient le monde dans la lumière étrange du crépuscule, sans être sûrs de ne pas faire un songe à la fois trop frêle et trop solide, terrible et bouffon, odieux et pitoyable. Avant d'en venir là, Ibsen a eu tant de confiance et d'orgueil qu'ils suffisaient à beaucoup de bonheur encore. L'homme de foi n'est jamais tout à fait mort en lui. Il s'est reconnu pessimiste en ce qu'il ne croit pas à la durée éternelle d'un idéal, quel qu'il soit; mais optimiste en ce qu'il croit possible de faire succéder un idéal à un autre, en s'élevant même de ce qui est moins parfait à ce qui l'est le plus. Jusqu'en ses derniers temps, Ibsen n'a jamais été sans un idéal ou deux, ou même trois[20]. C'est plus tard qu'il a vu qu'on ne les trouve pas si aisément; et qu'ayant perdu cette lumière, il n'y a plus qu'à s'en aller dans la nuit noire. [Note 20: Ibsen aime même beaucoup ce mot si vague et si froid. C'est un trait de sa génération. Les hommes qui ont eu de vingt à trente-cinq ans en 1848 ont fait un terrible abus de «l'idéal». Mais on n'a pas souvent mieux à se mettre sous la dent. Et les hommes de cette époque avaient l'âme généreuse.] Il n'y a point de pensée si amère, ni de vie si désenchantée qui ne fassent encore à l'homme des promesses admirables, s'il garde intacte la foi à sa propre vertu, et l'espoir d'y faire parvenir le monde par les voies de la pureté morale. La conscience d'être pur est à l'âme ce qu'une source d'eau, ouverte au flanc d'un glacier, est au voyageur épuisé de soif et de fatigue, par un midi d'été, au cours d'une ascension dans les Alpes. La pureté morale fait l'âme vigoureuse et libre: elle appelle son désir «un bain purifiant». L'homme alors ne doute pas de lui-même. Bien loin d'être incurable en secret, il porte le remède aux autres; s'ils se plaint, c'est de ne pouvoir faire tout le bien qu'il voulait; au total, telle est son espérance qu'il lui faut seulement être libre d'agir pour être sûr d'abonder en actions parfaites. Il se sent une vigueur irrésistible; il se trouve le plus près de son Dieu et de soi-même. La pureté morale suffit à tout. Il n'est bonheur qu'elle ne supplée. Ibsen en exil, tournant le dos à sa patrie, ne compte plus sur la victoire, et consent à s'en passer. De cœur altier comme il est, et d'âme impérieuse, il sait bien qu'il faut dire adieu à la fortune: peu importe. Que son cœur se pétrifie, au besoin; désormais, il est homme à se tirer d'affaire: il a fini sa vie de plaine, il s'est établi sur les hauteurs, «en liberté et devant Dieu»[21]. Il se croit sorti des passions et de leur guerre cruelle. Comme on doit s'y attendre avec les âmes pures, qui ne sont point saintes, l'orgueil est une forte puissance. La pureté morale fait ainsi une chaude matrice à l'amour-propre. Elle juge de bien haut tous ceux qui lui semblent moins dignes. Les purs, qui croient ne devoir qu'à soi toute leur pureté, n'ont aucune charité. Ils peuvent être durs, ils sont sans remords. Ils jouissent curieusement de mépriser les autres. «En bas, les autres, et à tâtons», dit Ibsen. Et même, s'il est trop haut pour eux, si tous les liens sont rompus entre lui et les autres, peut-être en souffre-t-il moins qu'en secret il ne s'en vante. [Note 21: Cf. _Sur les Hauteurs_, poème d'Ibsen, traduit par G. Bigault de Casanova.] L'âme d'Ibsen a presque toujours été d'une pureté glaciale. Il est unique par là entre tous les poètes; car il n'ignore pas les passions: tant s'en faut, qu'il va bien au fond. III IBSEN OU LE MOI Les idées sont tragiques. Les idées sont émouvantes. Les idées sont pleines de passion. Les idées sont plus vivantes que la foule des hommes. Mais à une condition: que ce soient les idées d'un artiste, et qu'elles s'agitent dans un moi vivant. Faute de quoi, elles ne sont que science, et squelette comme la science. La vie des idées doit tout à celle de l'individu. Un art ne saurait pas vivre d'idées, seulement: il faut qu'un artiste y prodigue de sa vie propre, et donne vraiment le jour aux idées pour qu'elles soient vivantes. La vie est le don propre de l'artiste. Il peut y avoir des poètes tant qu'on voudra, de belles idées, de nobles formes: la vie seule est la marque de l'art. Où il y a un homme vivant, il y a une œuvre d'art. Le don de la vie est infiniment au-dessus de tous les autres. Rien dans l'homme ne va plus haut: c'est qu'il n'y est pour rien, et proprement sa faculté divine. La tristesse d'Ibsen est celle de l'idée vivante. Sa sombre humeur vient de ce qu'il met sa vie dans ce qu'il pense. C'est le plus pensant des poètes; mais il a bien plus que de l'intelligence; il respire la déception infinie de l'esprit qui comprend, et du cœur qui éprouve ce que l'esprit a compris. Il pourrait se réjouir, s'il n'était qu'un savant: il a bien démonté la machine; mais, en vertu de la vie que les idées lui ont prise, il demeure dans une tour de chagrin. La plupart des auteurs logent au même étage que la plupart des hommes. Ils imitent ce qu'ils voient et ce qu'ils touchent; le fond leur échappe, qui est la vie. Je vois ici la pierre de touche à juger de l'imitation: qu'on prenne les termes mêmes de ce qu'on imite, on en est le maître si l'on y met la vie. Le commun des anarchistes se donne soi-même, et chacun de son côté, pour la règle du monde; le commun des auteurs peut aussi prétendre à mettre les idées sur le théâtre. Ils oublient qu'Ibsen en fait des êtres vivants. Il faut avoir l'étoffe: c'est le moi. Beaucoup l'invoquent, qui n'ont que du chiffon. Ibsen ne pousse pas sur la scène des comédiens grimés en idées. Il va des idées aux hommes qui les portent, ou que quelque fatalité y a soumis. Il crée du dedans au dehors, au lieu d'aller du dehors au dedans. Il s'intéresse moins à ce qu'on dit qu'à ceux qui le disent. Telle est la différence de la thèse et de la tragédie. Le plus intelligent des docteurs ne fera jamais un poète tragique. Le nombre des personnes est infiniment petit. En art, l'individu, c'est le génie. Il serait assez juste d'accorder au grand artiste qu'il a seul droit à l'individu. Tous les autres doivent accepter l'ordre; et même tout leur mérite est de rester dans l'ordre, il me semble; car ils ne sont pas seuls, et leur vertu est de relation à l'ensemble. C'est parce qu'on se croit quelqu'un qu'on se rebelle contre toutes choses. Je vois la révolte en tous, et je ne vois de moi presque en personne. Elle vient des idées abstraites, la folie de croire qu'on change le fond de la vie humaine, en bouleversant les formes. Cette niaiserie, d'où sortent beaucoup de révolutions, est odieuse à l'artiste: il ne s'y plaît qu'un peu de temps. Le lionceau n'a pas toutes les dents du lion. Ibsen est né de la critique et d'une longue réflexion; il a eu le culte des idées; mais il ne s'y est pas tenu,--le seul poète qui soit parti des idées pour arriver à créer des hommes. Il a fait ce que Gœthe ne sut pas faire: c'est qu'il avait encore plus d'imagination que d'intelligence. Ibsen a donc été révolutionnaire; car la critique, c'est toujours à quelque degré la révolution, soit pour anticiper sur les temps, soit pour tâcher à les renvoyer en arrière. Mais il a bientôt connu qu'à une certaine hauteur on ne peut pas être de son parti, sans être aussi de l'autre: n'est-il pas étrange que cette élévation à la sagesse se détermine plus par le tempérament que par l'esprit? La puissance morale d'Ibsen est celle même de son intelligence; et c'est où reparaît l'instinct: il n'absout pas souvent. Le moi qui juge est impitoyable; il détruit tout ce qu'il touche. Rien ne trouve grâce devant lui, que le songe de la vie. VIE DES IDÉES. Une vue tragique de l'univers, voilà donc la forme où les idées s'animent. L'empire de la douleur est livré aux passions. Seules, les passions fécondent l'intelligence du poète; et c'est aux passions seulement que les idées empruntent la vie. L'idée est à l'image de l'homme qui pense. Il ne s'agit point de science, certes; mais de ce qui lui est si infiniment supérieur, notre raison d'être, ici-bas et sur l'heure. La religion est un art de vivre; la science en est une parodie. La science ne peut passer le seuil; l'art est au centre de la demeure, comme le cœur. La science ne connaît pas le temps, ni les espaces en nombre infini. L'art est un connaisseur très fin de l'âme, de ses temps, et de ses espaces en nombre infini. Le palais de l'artiste repose sur un acte de foi. L'artiste connaît l'éternelle illusion; et il fait semblant de compter sans elle. Il s'enivre de cette feinte surhumaine; il construit pour l'éternité des demeures qu'il sait lui-même faites de fumée, et fondées sur le rêve. L'art est tout humain; et la science est inhumaine. Voilà en quoi une idée, à moins d'être vivante, n'est pas un objet d'art. Sinon la vie, rien ne nous importe, malheureux que nous sommes. Le premier homme, en quête de Dieu, est un artiste. La recherche de la vie a fait la religion, et non pas la crainte de la mort. Il n'est pas un seul homme qui n'ait besoin de Dieu pour vivre. Et qu'importe s'il est possible de s'en passer aux seuls esprits?--Mais que m'importe l'esprit? Je vis de vie, et je suis affamé d'être. La séduction de l'esprit est l'attrait irrésistible qui me pousse à ma perte. Que j'y aille donc, puisque je ne puis faire autrement; mais qu'à tout le moins je n'ignore pas où je me précipite; que je ne me vante pas de courir à une vie plus ample ou plus vraie, quand je descends au contraire la pente du désespoir, et d'une mort très profonde. A moins de la religion, il n'y a que l'art seul qui permette de vivre. Je parle pour ceux qui ont un cœur vivant; non pas pour ces estomacs faciles, qui se nourrissent de papier et s'engraissent de formules. Quel artiste désormais ne se verra point enfermé dans la souffrance, comme dans une cellule, au centre de l'univers? Je souffre, donc je suis: tel est le principe de l'artiste. La vie et la douleur sont les deux termes de l'être. Toutes mes idées sont vivantes et passionnées; en elles, c'est la douleur qui met le signe. Si elles ne sont désespérées, et chaudes comme la vie même, que me font les idées?--L'homme qui vit avec force n'a que faire des idées mortes, ce gibier de savant. FAÇONS D'ÊTRE. Le Nord vaut peut-être mieux pour la morale. Mais le Midi vaut mieux pour la vie. C'est dans le Nord que l'art est un œuf d'aigle couvé par des canes. La Réforme a décidément assis la morale dans le trône du souverain. Il est curieux que, pour mieux repousser l'autorité du pontife romain, les peuples du Nord se soient soumis à une foule de papes de village. La tyrannie des principes paraît peut-être moins pesante, parce qu'elle est anonyme: mais enfin Léon X n'avait pas si tort quand il ne voyait dans la querelle de Luther avec les légats de Rome qu'une dispute de moines: le Nord tout entier, depuis, s'est fait théologien. La théologie des laïcs enferme les mœurs dans une étroite prison de préjugés et de pratiques. La stricte morale qui condamne toujours, et toujours par principe, telle est la redoutable puissance qui, pendant trois siècles, a réglé la vie dans les petites villes du Nord. Car la théologie des laïcs, c'est la morale. On peut voir dans Ibsen l'ennui, l'esclavage, la misère de cœur qui s'ensuivent. Il n'y a pas trente ans, la plupart des villes scandinaves vivaient courbées sous le joug. Le pasteur, l'avis du pasteur, les bonnes œuvres du pasteur, la société des dames ouailles du pasteur, voilà une église impitoyable, qui ne connaît que des fidèles soumis ou des hérétiques: église dans une grange, où, au moindre signe d'indépendance, l'enfer est toujours prêt à flamber l'indépendant. Nul égard aux passions; et même la violence d'un cœur sincère y est plus abominable que les crimes où il s'égare: le scandale est le péché sans rémission. Il faut rougir d'être soi-même, ou le cacher. Il faut avoir honte de sentir comme l'on sent; mais bien plus de le montrer. Dans ces pays, que l'on prétend si libres, la moindre liberté du cœur est scandaleuse; et le bonheur que l'on ose goûter à la source, qu'on n'a pas eu honte de découvrir soi-même loin de la fontaine commune, ce bonheur est cynique. Les meilleurs sont austères et froids, se faisant de pierre. Là, l'hypocrisie est une forme très pure de la vertu sociale. De même que l'on doit porter le costume de tout le monde, chacun a ses gants d'hypocrite vis-à-vis de tous les autres, et jusque dans son lit. Ainsi l'exige l'autorité d'une église laïque, fondée sur l'horreur du scandale. Dans la moindre ville de France ou d'Italie, soumise au pire podestat ou au plus fanatique des moines, il y a toujours eu plus de liberté véritable que dans ces pays du Nord, où est né, dit-on, le premier homme libre. Comme si la liberté consistait, d'abord, à voter l'impôt à deux cents lieues loin de son âtre, ou à dire ses prières dans le patois de son canton! La meilleure prière est celle que l'esprit n'entend pas, mais que son Dieu entend. Qu'on ne cherche point la preuve de la liberté dans les chartes, mais qu'on la trouve où elle est,--dans les mœurs. On devrait s'aviser que l'art mesure le niveau des peuples libres; à peine si, depuis cent ans, le Nord n'est plus à l'étiage. La force des grands artistes, dans le Nord, se marque à leur révolte. Dans le Midi, plus souvent à leur harmonie finale. Se tirer d'entre la foule des intrigants, des bavards et des faux artistes, voilà pour ceux-ci en quoi consiste la lutte. Mais, pour ceux-là, il leur faut sortir d'un marécage moral, où la liberté d'âme trouble toutes les habitudes d'un peuple qui se croit libre, parce qu'il est asservi à ses propres principes. On ne comprend guère Ibsen, ni sa manie d'en appeler sans cesse aux Vikings, si on ne se le représente pas nageant à grandes brasses, seul, dans son fjord aux eaux croupies, où tout le monde, autour de lui, dort debout, enfoncé jusqu'aux narines. Ibsen n'atteint la rive que pour abattre le premier tronc venu, s'y tailler un canot, et mettre à la voile. Là-dessus, il pousse vers la mer libre. Il crie à son peuple, furieux qu'on le tire du noir sommeil: «Debout! Qu'il vous souvienne des Vikings! Assez dormi dans la vase! Réveillez-vous: il n'est que temps; vous n'avez que trop vécu en carrassins, sous le varech et le sable.» Pendant plus de trente ans, on lui répond par des injures, et on le traite de pirate. Puis, vient un jour, peut-être plus morne que les autres, où tout le monde, barbotant dans le marais, sous les yeux d'Ibsen, se vante d'être pirate comme lui. Car telle est l'issue fatale: quand le joug est secoué, presque toujours on doute qu'il en aille mieux pour ceux qui l'ont porté. Il n'est pas bon qu'il leur pèse; et parfois il est pis qu'ils en soient délivrés. Que reste-t-il? La vérité toute nue. Cependant, la vérité nue n'est qu'une allégorie, et sans doute elle est belle sous les mains d'un grand peintre; pour l'ordinaire, il n'y a que des hommes nus: des singes. Le Viking, avec un sens profond de la vie, ne rêve point de fonder son royaume sur la terre natale. Tous ces pirates ont les yeux fixés sur le Midi. Le pays de la joie et de la lumière, c'est le pays de tous leurs songes: là, il doit être possible d'affronter la vérité nue. Ibsen, le Viking de l'art, ne rêve aussi que du Midi; mais peut-être ne met-il la joie et la liberté dans la terre des dieux que pour reculer la perspective. Les pommes d'or sont celles qui ne viennent pas dans mon verger. Si le Midi était plus proche, l'illusion ne serait pas si facile. Ibsen aussi a vécu à Rome et en Italie; il n'a pourtant pas continué d'y vivre. Les gens du Nord ne bavardent peut-être tant de l'idéal que grâce à l'espérance, nourrie parfois plus de vingt ou trente ans, d'enfin passer l'hiver au soleil. La lumière du Midi, elle aussi, n'est qu'un rêve. Là-bas, la vie est plus facile. Le malheur veut que les cœurs profonds s'ennuient de la facilité. Ils la désirent, «parce que le désir passe en tout le contentement»; mais, la rive touchée, la contrée n'est plus si belle. Je suis dans la brume du Nord: qu'on me donne le Midi, et la joie du soleil. Mais, si je les avais, je les fuirais. Dans la pleine lumière, c'est la pleine horreur du destin et de l'homme. On ne va là-bas que pour en revenir, il me semble. On le voit assez bien dans cet air de vieux maître à mépriser, où Ibsen a pris sa retraite de pirate: c'est l'habit d'un docteur allemand, et même le dos d'un piétiste; mais ce n'en est pas la bonhomie grasse, ni la suprême satisfaction d'être docteur allemand. Dans l'Ibsen, une des faces, en secret, s'amuse de l'autre, avec un sérieux terrible. S'il n'était pas si timide dans la rue, on lui sentirait une affreuse amertume: le miel de la politesse, il en est oint, et les mouches s'y laissent prendre. Un vieux Viking, oui, et bien hardi,--mais qui a coulé son canot. FIGURE Une grosse tête sur un petit corps; et, face d'un large crâne, une figure ronde qui fait centre à une auréole, une forêt touffue de barbe et de cheveux; elle semble y disparaître; c'est le trait qui domine dans tous les portraits et dans les caricatures. Jeune, il était plein de verve, prompt, homme à caprices et aux nerfs violents; tantôt enthousiaste et tantôt taciturne, rêveur à l'écart. Il semblait étranger aux gens de son pays: souple, vif, brusque, de teint plus que brun, couleur de bronze, les cheveux noirs, il n'avait point la haute taille, la chair rose, et le poil blond des Scandinaves[22]: tout ce que Bjoernson représente, au naturel, sans parler de l'air doctoral, de la tête carrée, et du maintien qui hésite entre le professeur de théologie et le médecin. [Note 22: «Mince, un homme au teint de schiste, avec une large barbe, noire comme du charbon», c'est le portrait qu'en a fait Bjoernstjerne Bjoernson.] A quarante ans encore, Ibsen n'avait point cet air de docteur, maître en toutes les sciences de l'amertume, qu'il a pris, depuis. Son plus beau portrait fait plutôt voir le visage d'un peintre: à un très haut degré, il a le caractère commun à toutes les figures de la génération de Quarante-Huit,--du moins, dans les plus illustres, qui n'ont point voulu fermer les yeux au spectacle du monde: c'est une expression forte et triste, sans lassitude; celle d'idéalistes revenus de tout, qui se sont retirés de l'action, où ils ont rêvé jusque-là, pour juger dans la veille le monde où ils n'agissent plus. Ils l'avouent: oui, ils ont rêvé dans l'action: ils vont, désormais, porter les vues dures et nettes de l'action dans leur propre rêve. Qui s'étonnerait que le trait dominant sur ces figures fût une forte tristesse?--Comme l'acier ressemble à une matière tendre qui a la couleur du métal trempé, Ibsen à quarante ans rappelle le peintre Millet. Le front n'est point disproportionné au reste: il devait se découronner par le haut, et mettre en avant le haut crâne, en forme d'ouvrage avancé. Une masse épaisse de cheveux se mêle à la barbe abondante et carrée; au milieu du front rond et noble, il a l'épi; tout le visage dit la pleine marée des idées, mais d'idées qui n'ont pas noyé l'instinct ni les passions. L'imagination et la volonté parlent ici plus haut que l'intelligence; cependant, elles n'ont pas, à beaucoup près, la violence farouche, l'air de démence qui frappe dans Tolstoï au même âge. Trente ans plus tard c'est l'opposé: Ibsen a laissé en lui gagner le trouble; il est bien loin de respirer le même apaisement que Tolstoï. De la jeunesse à l'âge mûr, en effet, la figure d'Ibsen a subi une inversion singulière. Les deux lignes dominantes de ce visage ont troqué, l'une contre l'autre, l'expression qui leur était propre: les yeux parlent aujourd'hui pour la bouche muette; et la bouche serrée retient, désormais, le trait que lançaient autrefois, et qu'acéraient les yeux. Comme la vie même d'Ibsen, cette face s'est fermée peu à peu; comme il est passé des rêves à la vue plus proche du monde, et de l'espoir au mépris qui suit le désabus, son visage a passé de l'air ouvert au secret de la retraite, et de la hardiesse virile qui va au-devant des hommes à la propre défiance qui se défend. Ibsen cesse de combattre corps à corps, il est au coin de la scène, où la porte de sortie est pratiquée; de là, il frappe, il blesse, il ne combat plus. Et le voici dans sa vieillesse, qui a la physionomie redoutable de l'ombre, la façon habituelle aux oiseaux de nuit: il a de gros sourcils qui font auvent sur les yeux, pour en cacher la bénignité même; il a le retrait de la face et les broussailles effilées de la chouette. Le vaste front, au haut de ce visage, se dresse en donjon, opposé à la vie; mais le mur reçoit les images. Sans avoir la masse abrupte d'une roche, ce bastion de la tête manifeste la force; ses assises volontaires sont rivées aux tempes par la barre puissante des sourcils. Ce front reçoit et garde: il n'absorbe pas les images; il les tire à soi et les force à suivre ses propres courbes. Certes, il leur imprime sa forme; ce n'est pas comme Tolstoï, qui n'offre qu'un miroir. Ces yeux d'Ibsen, au milieu de sa vie, ont été très beaux: bien logés, ils regardent avec courage; ils vont au-devant de l'attaque; ils sont fermes, ils ne vacillent point; ils avaient une certitude qu'ils ont perdue, depuis. Ils ont ce pli aux paupières, qui donne à l'ensemble le caractère d'une douceur inavouée; le sourcil est froncé, non parce qu'il menace, mais à cause de l'attention que les myopes portent sans le vouloir à tout ce qu'ils considèrent, dès qu'ils lèvent la tête. Le haut de cet œil fut d'un héros, prêt à la bataille. Tout le bas du visage, vers la bouche, sans être pacifique, sans tendresse, a eu beaucoup de bonne fermeté. La face n'a jamais été creusée, ni maigre, ni maladive. Elle est d'une honnêteté admirable. Un grand air de braver tranquillement l'opinion d'autrui; la foi en sa valeur propre et en son droit; un artiste dont les puissances sont encore plus voisines de l'instinct que des livres, et qui n'ont pas encore usé leur passion sous la lime des mots. Depuis, le vieillard a grandi en pensée: il y a laissé de l'homme; l'amour passionné de la vérité s'est armé d'épines; jadis, l'âme la plus sincère, une bravoure si loyale de la pensée qu'elle va, dans le visage jeune, jusqu'à la suffisance. Cette figure a dépouillé sa fougue naïve, comme un ancien duvet; elle a perdu de sa force hardie, et de la confiance en soi; la même loyauté se recule, presque farouche, indomptable à la fois et timide; non pas flétrie, mais défiante et dégoûtée, elle se retranche derrière un rideau de brouillard. Au fond, une inébranlable résolution, sans ruse et sans faste, non pas sans ironie. Une volonté de fer pour résister, une âme d'acier fin dans un fourreau de glace; une action puissante, quand il agit; mais peu d'action. Beaucoup de douceur lointaine dans ces yeux qui rêvent et qui sont distraits, même quand ils écoutent; mais une douceur courte et sans emploi; peu de complaisance intérieure: il acquiesce à tout ce qu'on veut d'un mot, pour s'en défaire,--d'un mot. Mais il dit «non» de toute sa force, au fond du cœur, et, immuable dans le refus, même quand il se dérobe, il refuse à jamais le consentement. Il a toujours été très sensible au suffrage des femmes. Comme plusieurs hommes du même ordre, il en aime la société; ou plutôt il se plaît dans leur compagnie, à la condition, sans doute, que ce soit à son heure. Il est coquet; il a le soin de sa personne: on le voit lui-même dans un jeu de scène admirable, quand Borkmann aux aguets, de côté pour n'être pas surpris, sachant qu'on va entrer dans sa chambre, prend une petite glace à main, s'y mire, remet de l'ordre dans ses cheveux, rajuste sa cravate. Ibsen ne se distingue plus de ses héros: c'est toujours l'homme de soixante ans, à la forte charpente, nerveux et nourrissant sous la cendre le feu d'anciennes passions. Peut-être a-t-il aussi souffert près des femmes, comme d'autres grands artistes, de n'avoir pas ces avantages du corps, qui passent de si loin, près d'elles, tous les dons du génie. C'est pourquoi il tient à leur plaire; c'est autant de pris sur elles si l'on s'entoure de celles qui nous ont plu. Le goût que l'on a pour les femmes est souvent le pis aller du goût qu'on voudrait qu'elles eussent pour nous. C'est une question si les esprits misanthropes ne sont pas les plus sensibles à la séduction des femmes; et, dans le misanthrope, il y a le misogyne aussi; mais le cœur se moque de la théorie. Un homme d'un certain ordre ne pardonne guère aux autres hommes; et même l'indulgence pour tous est plus froide que la colère. Le même homme n'a point d'effort à faire pour sourire aux femmes. J'en sais, des plus perspicaces, au regard le plus aigu et le plus sévère, que toute femme plaisante aisément désarme: la sévérité ne tient pas devant un joli visage, et l'œil le moins dupe veut être dupé par le charme rieur de la tendre jeunesse. Comme Gœthe, Ibsen aurait aimé d'être peintre. Il travaille toujours seul; il ne confie jamais à personne ce qu'il fait; nul ne connaît rien de ses drames que publiés; il ne dicte pas et n'a point de scribe. Il copie ses œuvres de sa main, qui est grande, ronde, serrée, entièrement renversée à gauche, marchant à reculons enfin. Il aime les tableaux; et toujours maître de soi, sans boire trop, il boit très dur et sec. Ce petit homme, au dos solide, les épaules larges et vénérables, marche à pas comptés. Le chapeau fortement planté sur la tête, la taille encore souple, l'allure élégante et ferme, les gants à la main, le pied maigre et haut dans un soulier fin, Ibsen s'avance dans la rue d'un air circonspect, cossu et mesuré. Qui le voit de dos le prend pour un vieillard de l'ancien temps, qui n'a peut-être pas renoncé à plaire. Aristocrate en tout, tout en lui est d'un vieil aristocrate. Il est distant; il est poli jusqu'à la minutie; et, à cause de l'extrême politesse, il n'est pas familier. Il déteste le laisser aller, le bruit, la poussière et les coups de coude. Il ne se persuade point qu'il y ait une grâce d'état pour rendre agréable la boue de la foule, et qu'on en soit moins crotté. Qu'il soit dans la rue ou dans un salon, il se sépare du monde par son seul aspect. Son air y suffit, même quand il ne se découvre pas, et qu'il ne montre point cette tête de diable à cheveux blancs, soudain sortie de la boîte,--ici, le corps vêtu de noir, l'habit correct d'un digne gentilhomme. La douceur de sa jolie voix, le timbre presque féminin de son accent, l'agrément menu de ses gestes, tous les soins qu'il donne aux gens et qu'il prodigue aux femmes, ne dissimulent pas le retrait intérieur, ni le quant à soi farouche d'un cœur qui a pu se livrer, mais ne se livre plus. Le charme des yeux gris étonne, comme un secret qui ne se laisse pas surprendre. Le regard de ce vieil homme sombre est plein d'attention fugitive et de longue mélancolie; il a ses étincelles et un feu presque timide qui se dérobe; une estime désabusée, une claire tristesse qui méprise; il n'est tourné sans doute que sur soi: il est voilé le plus souvent: un soleil du Nord sous les brumes. Il n'est besoin que de voir Ibsen en public, ou de lire un billet écrit de sa main, pour reconnaître la marque du pays, et l'empreinte de toute la race. On secoue le joug d'une religion et d'une morale; on rejette pour le compte de tout le monde les habitudes séculaires d'une coutume et d'un ordre social. Mais, pour son propre compte et presque à son insu, on garde les modes d'un monde aboli, et l'on tient à ses façons. On fait la guerre à la loi de Luther, on en brise la contrainte; mais on reste luthérien dans sa cravate; la redingote raconte le bourgeois et sa manie d'être considérable; l'on a en vain rompu avec les idées communes: toute cette révolution s'arrête au chapeau, et elle s'abrite même à jamais sous la coiffe que les pères ont portée, et qu'à son tour le fils porte. Ibsen, le plus rebelle des esprits, est le plus correct des poètes, qui ne sont point, d'abord, hommes du monde. La correction est une forme de la droiture, après tout; dans le Nord, elle supplée à l'élégance. Tolstoï et Ibsen, différents presque en tout, l'Orient et le Ponant de la révolte sociale, ne diffèrent en rien plus que par cette recherche de la forme correcte. Tolstoï la raille, la tourne âprement en ridicule, la méprise; il est près d'y voir l'habit du grand mensonge. Ibsen, au contraire, y trouve une sauvegarde, une défense contre autrui: c'est qu'à la vérité, Tolstoï appelle à soi tous les hommes, tandis qu'Ibsen les écarte; il ne veut avoir affaire qu'à leur seul entendement. Il n'agit que de loin, et caché; Tolstoï, comme tous les esprits religieux, est un héros qui combat dans la pleine mêlée, une action vivante au milieu de la foule, bras et torse à nu, pour laisser tout leur jeu aux muscles. Quel contraste, celui des dernières images, où l'on peut voir l'un et l'autre de ces deux hommes au soir de la vie! Ces deux princes de l'art, en Europe, sont presque jumeaux, et le seront sans doute dans la tombe. Ibsen n'est l'aîné de Tolstoï que de quatre mois[23]. [Note 23: Ibsen est né à Skien, au Sud de la Norvège, le 20 mars 1828. Tolstoï est né à Iasnaïa Poliana, au cœur de la Russie, le 10 septembre 1828 (28 août, vieux style).] Je les ai tous les deux sous les yeux, à près de soixante-quinze ans. Ibsen n'a-t-il pas bien l'allure d'un vieux médecin, savant illustre et dangereux, trop habile en chirurgie, récompensé par la fortune? Certes, c'est là le docteur Ibsen, comme, dit-on, il veut toujours qu'on le nomme. Tolstoï, si défait par sa dernière maladie, la main passée dans la ceinture de cuir qui serre sa blouse, une calotte ronde sur la tête, lève le front, à sa mode ordinaire. Il est debout dans la prairie, robuste et ferme encore des épaules, mais le poids du corps tombant sur les genoux fléchis. De larges, de grandes rides, un réseau de soucis et d'efforts passionnés, couvre d'une tempe à l'autre son front sec et anguleux comme d'une grille où l'invisible ennemi le retire de nous et déjà veut nous le dérober. Il est terriblement amaigri; les os des pommettes percent les joues; et, sous les sourcils broussailleux, plus que jamais les yeux se cachent, ces yeux toujours vifs, pâles, violents et doux, ces chasseurs d'images à l'éternel affût du bien et de la vie. Mais surtout, autant qu'un trait humain peut différer d'un autre, c'est la bouche de Tolstoï qui, de toutes les bouches, ressemble le moins à la bouche d'Ibsen. Il dresse le menton, avec la grande barbe blanche qui pousse en long comme une fougère sur un talus; et les lèvres sont entr'ouvertes, d'une incomparable éloquence, d'une tendresse inconnue dans la souffrance, d'un appel miraculeux comme celui de la vérité en personne, à toute erreur et à toute misère. Et voici la bouche d'Ibsen, fermée avec résolution sur les secrets qu'elle ne veut pas dire: il n'y a point de tristesse sur ses lèvres, parce qu'une volonté puissante y respire: gare à l'arrêt qu'elles prononceront, celui du médecin qui ouvre les corps, qui tue pour guérir, qui prend la vie aux cheveux et la scalpe. A Tolstoï la figure du prophète, du patriarche, jusque sur le lit de douleur; c'est un prophète d'une espèce moins secourable que je reconnais dans Ibsen: il sait, mais il n'aime pas; et la science, en effet, est la prophétie des lieux où le soleil de la vie se couche. IV QUE LE MOI NE PEUT TENIR LA GAGEURE IDÉALISTE Le climat et la douceur de vivre font les sceptiques. Je n'en vois de vrais qu'au Midi. Le dur ennui pèse sur l'âme du Nord, quand elle doute ou qu'elle nie. Il n'est point de parfait sceptique: la sensation ne doute pas; sentir, sur le moment, c'est croire. On ne doute qu'ensuite: l'heureux railleur du Midi ne souffre point de la contradiction; car, tandis qu'il sent, il jouit. Le Nord, soufflant contre l'enclume, le lourd marteau au poing, se forge des rêves. Il donne moins aux sensations qu'à l'esprit. Il ne sort d'une prison que pour entrer dans une autre. Il lui faut ajouter foi aux raisons qu'il invente. L'esprit n'est tout libre que s'il entreprend contre la vie. Une telle entreprise ne peut pas se poursuivre longtemps; on s'y met et on la quitte, pour y revenir et la laisser encore. Dans sa pleine liberté, l'esprit est pareil à cet insecte stupide qui passe la moitié de son existence à filer un cocon, et l'autre moitié à le détruire. Dirai-je que le sérieux donne une force mortelle aux poisons de l'esprit? Il les porte à ce titre où ils sont foudroyants. Il vaudrait mieux que les esprits libres, et avides de l'être sans limites, prissent parti contre la morale: ils sont bien plus pervers par le bien qu'ils veulent faire que par le mal qu'ils font. Les esprits libres, qui préfèrent à tout le plaisir de s'exercer, machines à penser qui s'absorbent dans leur mouvement, quand ils tiennent obstinément à la morale, font fi de la vie. Il serait bien plus sage qu'ils fassent fi de la morale. Les professeurs de morale n'ont pas l'autorité. Et plus ils se fondent sur la raison, plus ils décrient la raison. Ce sont des prêtres sans dieu et sans église: qui les croira? Leur tempérament fait leur seul principe; le tempérament contraire le nie, avec le même droit. C'est la morale qui envenime l'anarchie, parce qu'elle la fait passer dans la pratique. A Athènes, à Florence, même à Paris, personne ne croit les sceptiques; ils ne s'en croient pas eux-mêmes; on les voit jouir de la vie au soleil. Mais, dans le Nord, la gravité, la propre pureté distille son poison dans l'épais contentement de la vertu. La morale paraît toujours croyable, et prête son air à tout. Si l'esprit est le prince de l'anarchie, c'est qu'il se couronne de morale. Plus rebelle à toute loi que personne, plus avide d'être libre et plus féru de morale, tel est Ibsen dans son fond. Mais il était trop artiste pour ne pas souffrir d'un tel désordre, il n'a pas dû pouvoir y respirer à l'aise; et il a mis dans l'art tout son instinct de l'ordre. Unique par là dans son pays, et d'un génie contraire à celui de sa race. Son théâtre se modèle sur le théâtre de la France et des Grecs. Il distribue ses brumes comme les Grecs leur lumière, suivant un noble plan qui recherche la symétrie. Ses chimères ont un air de raison: la même logique les gouverne, qui règne, coûte que coûte, à Athènes et à Paris: celle du destin, dont les lois sont inflexibles. Mais, au lieu que, sur la scène classique, la fatalité pousse inexorablement à leur fin des hommes et des passions particulières, dans Ibsen, c'est plutôt sur le monde des idées qu'elle agit. Ici, la vie secrète et humiliée du monde intérieur; là-bas, la vie chaude et lumineuse, qui rayonne la splendeur en tous ses actes et la joie jusque dans la tragédie. Ce n'est peut-être pas qu'il y ait de beaux meurtres; mais c'est qu'à Athènes, les morts et les blessés, les assassins et les victimes, tous sont beaux à l'image de la mer au soleil, et des fleurs sur le rocher. Le Midi a les passions belles: il peut être réaliste. Le ciel donne à tout sa clarté, qui est un grand rêve. Qui va imaginer le Nord sans idées? Il sera odieux, d'une froide platitude. On reproche parfois à Ibsen de se traîner sur un chemin de plaine, morne et couvert de nuages bas: lui-même tient beaucoup à être réaliste; et, en effet, qui ne l'est pas n'est point artiste; mais ne l'est pas beaucoup plus, qui l'est seulement. Ibsen a créé des formes vivantes; elles n'ont de beauté que grâce aux idées dont elles sont pleines; dans leur ardeur, elles sauvent la misère de ce théâtre, car il a grand besoin d'être sauvé. La France, la Grèce, Shakespeare ont les rois, les héros et les dieux; les passions y sont des princesses dans la pleine lumière; cette illumination pare les moindres hommes d'un prestige royal. Ibsen n'a que ses petits bourgeois, leur lourde contrainte, et les intrigues de petite ville. Il n'est pourtant de vrai drame que l'héroïque. Mais Ibsen a ses idées, ses fortes idées, et il en charge ses petites gens jusqu'à les en accabler, par là vraiment poète. C'est aussi l'immense différence qui sépare son théâtre du théâtre moderne à Paris et dans toute l'Europe, qui ne vit que de Paris. Ailleurs, sous l'habit du petit bourgeois, on ne trouve rien que de médiocre; et les actions des cœurs corrompus ne sont pas moins médiocres que les autres. Le drame d'Ibsen est héroïque par le dedans. Cette grandeur est originale. Ibsen a même un reflet de Shakespeare, tant il fait faire aux idées en apparence les plus humbles, des rêves étranges[24], cruels, contre la vie, et parfois d'une pureté sublime. Souvent, Ibsen accomplit ce que Gœthe a mal tenté dans son théâtre: Gœthe sent, en ancien, bien mieux qu'Ibsen; mais Ibsen en connaît l'ordre et le ressort mieux que lui, et il est plus dramatique. [Note 24: Le cauchemar du soleil, dans _les Revenants_. La forêt dans un grenier, du _Canard sauvage_. La tour de la maison, dans _Solness_. La mort sur la neige, de _Jean-Gabriel Borkmann_.] ART D'IBSEN La beauté de la forme est un effet de l'ordre; la recherche de l'ordre, un effort à sortir de l'anarchie: c'est en quoi l'artiste, quelque anarchie qu'il professe, est le contraire d'un anarchiste, dès qu'il est maître en son art. L'ordre entier de la Cité ne vaut rien; tout doit être détruit, soit. Mais, pour avoir foi en soi-même et à l'ordre futur, il faut donner un vivant exemple: l'art est un bel ordre, n'en fût-il plus au monde. Si la forme d'Ibsen est souvent parfaite, c'est que personne, hors de France, n'a plus aimé l'ordre. Elle est brève, aiguisée et dense; elle a des arêtes coupantes, à l'antique. L'action du drame peut être lente, çà et là, elle n'en est pas moins précipitée sur la crise; et la crise, lourde d'idées, est un nœud d'énergie. Pour les grands faits de l'âme et les combats violents de l'esprit contre l'esprit, Ibsen a l'imagination la plus vaste. Son théâtre est le registre des révoltes morales. Le dialogue n'est pas tant vif que dru, aigu, tranchant; il est riche en mots pleins de sens, aux échos qui durent; d'ailleurs il les répète; il ne craint pas d'être monotone et morose. Il a peu de héros, et tous parents; mais on les distingue entre mille, et qui les a vus une fois les reconnaît partout. Ses types: deux ou trois hommes, deux ou trois femmes, à divers âges de la vie, simples et sans faste, mais de très haute mine, et bourrelés de conscience. Les comparses, beaucoup plus nombreux, semblent d'abord plus vivants que les héros, parce qu'ils portent une bien moindre charge de pensers et de preuves. Ce grand peintre de l'ombre a modelé les plus belles silhouettes. Le caractère des lieux, l'atmosphère du Nord, l'air de la petite ville, Ibsen les détermine avec une rigueur exquise, à la plus fine nuance près: car il en attend beaucoup, et que les personnes en soient, premièrement, déterminées elles-mêmes. Ibsen laisse agir les idées: dans sa froideur de métal, l'idée excelle à carder la laine confuse des sentiments. Ce qu'il perd en action, il le gagne en analyse. La mécanique de l'âme a trouvé son maître. Ses héros sont des squelettes qui parlent d'une humanité puissante et morne: ils portent les noms de très grandes passions, qu'ils ne servent pas. Ibsen ne veut pas admettre qu'il préfère les idées aux êtres vivants. Et il dit vrai; c'est la vie qui fait son objet, comme il est naturel à tout artiste; mais il est vrai aussi qu'il donne plus la vie aux idées qu'il ne prête des idées à la vie. Avant d'agir, ses héros discutent. Ils font pis: ils discernent tous leurs actes. Ils ont plus de conscience que de passions, et plus de principes même que d'actes. Or, l'automate parfait, au regard de la nature qui s'ignore, c'est l'intelligence qui se connaît. Cependant, il est rare qu'Ibsen veuille conclure, à moins qu'il n'en laisse le soin aux durs réquisitoires de la mort, l'inflexible procureur. Le trouble, qui est l'âme essentielle aux chefs-d'œuvre, enveloppe les plus beaux drames d'Ibsen; tout se passe dans une demi-ombre. Le clair-obscur est propre à la vie de l'art mieux que toute lumière. Le spectacle du monde est une vision dans la brume, par un long crépuscule d'été ou par un jour de neige. La nuit est toujours présente: qu'est-ce que la clarté joyeuse?--Un accident dans les ténèbres. Que le soleil est donc près de nous, au cours des heures grises! un seul rayon suffit à un grand rêve. PROFONDEURS MORALES. Ce barbare unique est épris de vérité comme le sable d'eau. En vain, il se détourne de la cité commune; il ne croit plus à sa mission de bâtir ni de détruire; il ne se mêle plus de prodiguer les oracles à une société pourrie:--il cherche la vérité pour lui-même. Sa robuste candeur est une force de l'art; elle tient aussi à l'admirable simplicité que la France lui a apprise: comme il ose à peine donner dans quelques artifices, il finit par ne plus rien imaginer qui ne soit direct à sa méditation intérieure. Pour admirer les dernières œuvres d'Ibsen, il ne faut que les lire en pensant à Ibsen. J'y vois un combat de toutes les heures contre la nuit. Combien cette lutte nous touche! Ibsen veut s'assurer quelque station prochaine dans l'horrible écoulement de toutes choses. N'est-ce pas atteindre ainsi la beauté?--Être beau, c'est être ce qui dure. Comme le vol du pétrel qui descend dans le labour des vagues, sa pensée abrupte court au fond de ce qu'elle regarde; elle saisit la vérité, ou s'y précipite, et néglige tout le reste. Ibsen a faim du vrai. Il a beau désespérer: il fait comme s'il pouvait croire encore; il ne tombe dans l'abîme nul qu'après toute sorte de bonds et de sursauts. Il y est lancé de la plus haute cime. Au cours de ces routes suprêmes, tantôt un mirage de vérité l'éblouit; tantôt l'ombre proche l'accable; la vérité le ravit et l'abandonne avec dérision; de toutes façons, il ne veut contempler qu'elle: à ses yeux, elle n'est que la face pure et claire de la vie. Les écumeurs de la mer ont laissé de leur vigueur au peuple de Norvège. Les Vikings et leur violence ont fait ce sang. Ils l'ont versé sur toute l'Europe; hardis et cruels, ils ont grandi dans la rapine et la contestation. On doit penser au sort étrange de cette race: ils n'ont commencé d'être chrétiens que dans l'église la plus froide; seuls, et presque sans avoir été catholiques, ils ont tout d'un coup passé d'Odin à la Bible. Séparés par le sol les uns des autres, pendant des siècles, chacun d'eux s'est formé de l'unique et lent dépôt de son âme sur soi. La neige, les monts, les vents et la nuit des pôles les ont réduits à la prison d'eux-mêmes. Il ne fallait rien moins pour abattre ces violents. Quelle loi pouvait avoir raison de ces natures élémentaires, sinon la contrainte du devoir?--Pour eux, elle a toujours été sublime, comme pour cet autre d'une race parente, qui en a fait la religion des religions. Cette loi, où la splendeur du ciel étoilé se compare, si l'on en croit son prophète, a changé des êtres sans frein en des êtres muets. Ibsen en est issu, pour donner le spectacle tragique d'un homme qui soulève le poids de la race et des siècles à l'aide du levier même que la race et les siècles lui ont transmis: c'est une force longtemps asservie au devoir qui se sent rappelée violemment à la nature. Et, comme le ciel étoilé ne compte pas moins, pour qui peut le comprendre, que la terre où nous avons pied, il est inévitable que cet homme puissant lançât lui-même, l'une contre l'autre, les deux forces qui le partagent. Ibsen est venu à l'heure qu'il fallait; il est le poète du grand combat, sur une scène sans espérance. Sa sincérité est si naïve que ses plus terribles contradictions sont sans ironie. Mais combien cette folie de l'âme humaine, la conscience, ne semble-t-elle pas parler en lui plus haut que la nature? Même quand ce cher égoïsme, qui est en lui et où chaque moi puissant sait se reconnaître, repousse toute règle et méprise toute loi, il ne veut pas se rendre libre de cette loi qui vient des étoiles, et qui est glacée comme elles. Jamais on ne fut plus moral contre la morale. L'égoïsme d'Ibsen resplendit d'une pureté égale à la neige des cimes. La liberté suprême d'Ibsen est ce vent glacé qui souffle du pôle, et qui ranime la chaude pourriture des mœurs. Aigle sombre, qui hante les glaciers, il en porte l'air irrespiré, peut-être irrespirable, aux ruines qu'il vient visiter. Il fait planer au-dessus du mensonge une idée du bien qui résiste à toute chute. Purifier les volontés, dit-il; donner la noblesse aux hommes. Un seul sentiment fait le charme inexprimable de la vie: la pureté de conscience. Le temps est passé où l'on pouvait oser n'importe quoi. Il faudrait être capable de vivre sans aucun idéal. Si l'on demande pourquoi, il n'est que de répondre par le caractère de l'homme, où l'esprit lui-même a ses raisons ignorées de l'esprit. La haine du devoir, voilà la fin sans doute; mais ce n'est qu'une vue de la raison, dans sa fureur d'être désabusée, d'être vaincue et déprise. Dans le fait, Ibsen ne parvient jamais à oublier la morne chimère: elle est morte, et peut-être de son fait: mais il la voit, il la nourrit toujours. Il est plus aisé à une grande âme de détruire la morale que de ne pas la suivre. TYRANNIE DES ATOMES Il faut l'avouer: plus qu'une autre, une pensée très pure est destructrice. Nul ne fait plus la guerre à la morale que l'homme le plus moral, quand il ne guerroie pas pour elle, ni une guerre plus dangereuse, parce qu'il sait le fort et le faible de sa victime, et, qu'en armant la sienne contre elle, il lui retire une force irréparable. Un tel homme peut faire le bien sans y croire. Mais, pour être fait par l'immense foule des hommes, le bien doit être cru. C'est une folie naïve à l'homme le plus libre de se flatter que sa liberté n'a point de danger pour la multitude. Je pense, contrairement à l'opinion des philosophes, que la vérité morale est l'objet le moins évident du monde, et le moins également réparti. La conscience la plus pure, fondée sur le sens propre, peut n'avoir aucune force pour convaincre les autres, et les fournir d'exemples. Or, la plupart des hommes ne vit que d'exemples, et ne se gouverne que d'exemples. La foule imite, comme elle grouille; il serait dommage qu'elle inventât. L'invention de la plus pure conscience peut tourner à une habitude de crimes, dans la foule qui imite. Les hommes sont comme les montres, qui se règlent sur le soleil; mais le soleil n'est point du tout libre de changer ses voies, et de passer ou ne passer pas au méridien, selon qu'il le juge bon ou mauvais, et plus ou moins juste. Et déjà les bonnes montres sont rares, et il est difficile de les empêcher de varier. En matière de morale, l'autorité n'est pas de droit, elle est de fait. Qui regrette l'autorité est responsable du dénûment où il reste. La pureté de conscience n'est pas plus le partage de tous les hommes que les autres dons du cœur et de l'esprit. Tant vaut l'homme, tant vaut le sens propre; et il est naturel que, le plus souvent, il ne vaille rien. Il faut laisser aux charlatans le soin de flagorner la nature humaine, et de la fournir en pilules propres à guérir tous les maux. Mais l'on sait bien que le mal est incurable, comme la mort. Il n'y a qu'une égalité entre tous les hommes ou presque tous: ils ont une inclination à peu près égale à obéir et à se laisser convaincre par ils ne savent quoi qui vaut mieux qu'eux, et qu'ils ont hérité de leurs pères. S'ils se mêlent de savoir quoi, non seulement ils n'obéissent plus; ils perdent la faculté d'obéir, unique égalité qui leur soit réellement promise. Ibsen fait très bien, après tout, de croire selon lui; mais la Norvège fera très mal de croire selon Ibsen. Et Ibsen lui-même l'a compris. Dans l'âme de Pascal, il y avait une passion brûlante pour le bien. La haine du mal, le goût de la vérité, le mépris du mensonge et de l'imposture, l'horreur de toute impureté ne peut guère aller plus loin. Il serait beau, pourtant, que, de Pascal ôté Dieu et nommément l'Évangile, on fît le compte de ce qui reste. J'entends au compte de la morale. Et, quittant Pascal, dans l'homme, dans la Cité, dans l'univers? Rien. Quoi! Rien?--Rien, que les griffes, la gueule, les crocs et l'appétit terrible de la bête. C'est la guerre au couteau entre tous les êtres. Le nom de lutte pour la vie n'y ajoute rien que l'idée d'un dessein suprême, où tend l'effort de la nature; Mange-moi, ou je te mange,--pour te convaincre de mon droit à te manger: voilà le fait. La liberté d'une grande conscience tourne à l'esclavage des moindres. Une grande conscience ne va contre la morale que par amour de la morale; ou, si l'on veut, de sa morale propre; mais, de cette conscience-là et de ses œuvres, la foule des moindres consciences ne retient que les coups qu'elle porte, et ne s'occupe jamais de la cause qui les fit porter. Les arguments d'un cœur puissant et libre sont toute la thèse des autres: et le grand cœur leur manque, qui seul n'est pas sophiste. Si le nouvel Ictinos de la morale demande qu'on rase les ruines du Parthénon, pour élever à la déesse un temple digne d'elle, la multitude des citoyens, que l'occasion fait architectes, n'y verra qu'un conseil véhément de renverser tout l'édifice: quand on aura passé la charrue sur l'Acropole, qui rebâtira le Parthénon? Rien de ce qui se fonde n'a la force de ce qu'on détruit. Surtout, quand on se sert de la parole, et qu'on sape dans l'esprit. Les idées ont une violence qui laisse loin derrière l'effet de la dynamite. Elles ont créé le fait, et le fait n'a qu'à les suivre, dans un monde aux vertèbres si molles. Le propre des idées est de détruire; elles donnent un exemple fatal, qui doit être suivi. Rien ne se fonde donc sur le Moi seulement, à moins d'un miracle. Il ne s'agit pas de convaincre: qui persuade les sentiments? La partie active de l'éloquence agit bien plus comme un pitre, sur les gens, qu'à la manière de la logique sur l'entendement des géomètres. Un grand homme qui détruit a peut-être raison de détruire; mais il n'a raison que pour lui. Souvent, il souffre mortellement de le faire. Le Moi est le grand anarchiste. Mais, quand il est vraiment grand, le Moi est un anarchiste pénitent. La tyrannie des atomes a je ne sais quoi de plus affreux que celle du plus affreux despote. Car, enfin, Nabis lui-même dort quelquefois, et le Sultan peut se démentir. L'ordre nécessaire et sans nom est un cercle parfait de désespoir; là, l'intelligence est une machine montée pour l'éternité, qui dévore la chair humaine. Car plus la chair importe, et moins elle a d'importance. La mécanique universelle ne distingue point entre les atomes charnels et les autres. Un monde livré au hasard aurait moins d'horreur; où le hasard règne, après tout, on peut gagner sa mise, et c'est la loi du hasard qu'on ne perde pas à tout coup. Effrayante solidité d'un monde, où tout est fatal et mécanique: il n'y a plus place à la moindre espérance. L'intelligence comprend la nécessité de l'univers, atome machinal dans l'immense machine. Elle jouit amèrement de le comprendre; elle l'accepte, dit-on? Elle ne peut pas faire autrement. Ici, penser, c'est en vérité peser son néant. Qui rejette toutes les lois, s'il n'est pas un enfant qui s'arrête en chemin, en attend une des mains divines; et s'il n'est pas de Dieu pour lui faire ce présent, l'anarchiste qui pense est forcé de s'en faire un de la mécanique. La fatalité est absolue. Les lois de la Cité ne sont pas moins fatales que celles du monde. L'enfant ne détruit rien que l'homme ne doive reconstruire. Ce qu'on a jeté bas, pour être libre, l'univers l'impose à qui se croit libre. Rien ne s'est fait par hasard, ni par la volonté d'un seul, ni par la fantaisie d'un autre. Les conditions de la vie humaine étant ce qu'elles sont, ôtés tous les effets, ils se reproduiraient tous, à la suite fatale des mêmes causes. Il n'est pas de théorie si rigide qui ne soit bien plus souple que les lois de la mécanique, car la mécanique n'a rien d'humain. Ainsi, et quoi qu'on fasse, l'anarchie a un ordre pour limite, si l'anarchie n'est pas seulement le jeu d'un enfant pris de rage contre son jouet, et contre lui-même. Qu'elle est donc loin, la liberté, cette cime heureuse où l'on se vantait d'atteindre! Elle est absurde: ce qui sans doute, pour la pensée, est le dernier terme de l'éloignement. L'ANARCHIE DU SENS PROPRE. Il faut regarder le Moi comme la sphère de tous les maux: c'est le centre, à l'agonie, d'un univers qui attend la mort. Et la mort, de tous les points de la courbe, revient à ce centre, qui rayonne partout la souffrance de son agonie. Le Moi est sans espoir. Le Moi est sans issue. Le Moi est la guerre mortelle, où chaque coup porte la mort. Et celui-là le sait bien, qui est puissant et qui a été conquérant dans cette guerre. Que restait-il à Ibsen? Les moindres individus seuls se suffisent, la vanité n'entretenant qu'une faible vie. Une vie puissante, qui est réduite à soi, se détruit. Ibsen n'a pas assez de cœur pour aimer, coûte que coûte, la terre, les pierres, l'herbe, tous ces êtres simples qui, n'ayant pas d'individu, ont celui de la nature et la grâce touchante de la vie, ce cher parfum de charité qui appelle la charité. Puis, il y a une raison de latitude. La morale de l'Évangile abstrait est une prison. Sous ce climat polaire, la liberté et la révolte ne font qu'un, et, quand la rébellion a tout balayé, c'est le désert. Au fond, dans les hommes du Nord qui pensent, et surtout chez Ibsen, il y a un parti très fort contre la vie. Longtemps, c'est précisément leur vieux fond de morale qui les nourrit d'illusion, et les sauve de cette prédilection mortelle. Ils sont optimistes d'esprit, et pessimistes d'instinct. Ils croient que la vérité est une, bonne, excellente, accessible même; et quand ils n'en sont plus aussi sûrs, il ne leur est jamais très difficile d'y croire; ils font semblant sans trop de peine, comme, dans leur petite ville, on porte sans effort l'habit aux épaisses coutures de la vertu. C'est ce qui les soutient pendant toute la jeunesse et durant l'âge mûr. Puis, enfin, ils découvrent la vanité de cette vue. Et Ibsen en arrive à dire avec dédain: «Je ne sais pas ce que c'est qu'une œuvre idéaliste.» Qu'on n'accuse pas Ibsen de contradictions. Il a eu le sens profond de la vie; chaque jour, il l'a exercé davantage; c'est pourquoi il a dû se contredire. Tout ce que le désir du bien et les passions de l'intelligence prétendent offrir à la vie en guise de présents, au nom de la morale, de la science et de l'esprit,--la vie le repousse, le bafoue, en fait fi et s'en rit. Il n'y a point de géométrie pour l'amour; et l'intestin ne connaît pas de politique. Je puis donc bâtir des systèmes; je peux inviter l'homme et toute la nature à y entrer pour leur bonheur et leur perfection. Je puis être cet architecte, tant que je ne doute point de la vie,--qu'enfin j'en suis aimé plus que je ne l'aime. Mais, quand le grand amour de la vie me fait trembler de crainte pour elle, je serai le premier à dédaigner le temple que j'ai construit; et comme j'en saurai mieux la faiblesse, je ne l'ébranle pas seulement: je le détruis. Déjà, dans les vrais poètes, il y a une sorte de vengeance au fond de tout ce qu'ils inventent: ils se vengent du monde dans le rêve; mais c'est toujours le rêve de la vie. Le grand artiste n'a pas seulement le droit de se contredire: il est forcé d'en passer par là. La vie fait le lien entre toutes les opinions. Celui qui crée est comme la nature: supérieur à toute contradiction. Ce n'est pas notre affaire d'être logiques; mais d'être tout ce que nous sommes. Eussions-nous cent fois tort, l'œuvre vivante a toujours raison. La terrible imposture de l'esprit, qui veut faire croire qu'il est la joie et le bonheur! C'est dans Spinosa que je la vois surtout: elle n'a que chez lui cette profonde sérénité, où l'on est presque tenté de se coucher, les yeux levés sur les étoiles. Et qu'importe qu'il y ait cru lui-même de toute son âme? Il a été la première dupe du système, à la façon des anciens, qui semblent toujours dupés par leurs idées, et y croire, comme les enfants croient aux jouets. Du reste, quel bonheur est-ce là? Je ne puis lire la vie du grand homme dans son taudis, entre ses verres de lunette, sa lime, sa table de travail et sa compagne l'araignée, sans un dégoût d'admiration. C'est l'image d'une morne éternité qui fait horreur, et plus encore, à la pensée d'être éternelle. Pour que Spinosa soit heureux, il faut qu'il soit une victime parfaite. A sa place, je la serais. L'esprit, ce jongleur sans scrupules, a de ces coups merveilleux où, jonglant avec le soleil, il fourberait la lumière elle-même. Mais vienne la nuit: c'est le moment de douter et d'avoir peur. A force de vanter la pensée au cœur, la mort du cœur se supporte. Il le semble, du moins. Mais il en est qui jamais ne se laisseront convaincre. J'espère à vivre, et non à vos trois vérités et demie. Qu'elles soient trois, ou qu'elles soient deux, la différence n'est capitale que pour ce grand métier que vous faites de savoir, avec la vanité propre à tous les gens de métier; là, un quart de vérité en plus ou en moins fait la gloire d'un homme; mais là seulement, à l'opposé de ce qu'il croit. L'intelligence éblouit les enfants, parce qu'ils ne vivent qu'à la surface. C'est pourquoi, tant de charme aient les enfants pour nous, pas un homme, quoi qu'il dise, ne voudrait être enfant une autre fois. Les anciens étaient des enfants. Les savants, qui donnent tout à l'Intelligence, sont de vieux enfants qui n'ont pas grandi. Les enfants ne se lassent pas de jouer; et les savants ne se lassent pas de comprendre, comme ils disent. Ils vantent le jeu de l'Intelligence, comme la source de tous les biens. Cela était bon à dire sous le couvert de cette fameuse ignorance qui, soi-disant, faisait le deuil sur le monde, et devait faire à jamais le malheur du genre humain. Mais on ne s'y prend plus, si l'on sait un peu ce que c'est. J'espère à bien davantage, où les savants ne m'avancent point: j'espère à la vie; et plus j'y brûle, hélas! et plus j'espère en vain. Car ce n'est pas le feu, ni l'amour, ni moi qui suis de manque: c'est l'aliment. Et ils viennent à mon secours avec leurs trois vérités et demie, qui changent tous les cent ans, qui toutes me condamnent, en trois cent mille livres rongés des vers! Voilà ce qu'ils portent à ce foyer, qui ne dévorerait pas trois cent mille livres, mais trois cent mille fois trois cent mille. O les bons docteurs! O les grands savants! Qu'ils sont puissants; qu'ils sont secourables! Le bon papier dont ils me nourrissent! J'ai vu un sorcier qui en faisait encore plus, avec les paysans de mon village. Du moins il les trompait. Il les tenait par le pouce, et, disait-il, par là il faisait passer en eux l'esprit de vie. Quelle forte tête c'était, ce paysan! Il a guéri plus d'un malade; à tout le moins, il ne l'a pas empêché de guérir. SUR LES GLACIERS DE L'INTELLIGENCE V PUISSANCE ET MISÈRE DU MOI «Je ne sais qu'une révolution, qui n'ait pas été faite par un gâcheur;» dit Ibsen à son ami, l'orateur de la révolte: «c'est naturellement du déluge que je parle. Cependant, même cette fois-là, le diable fut mis dedans: car Noé, comme vous savez, a pris la dictature. Recommençons donc, et plus radicalement. Vous autres, occupez-vous de submerger le monde: moi, je mettrai la torpille sous l'arche, avec délices.» L'État est la malédiction de l'individu: qu'on abolisse l'État. Toute notre morale sent la pourriture, comme les draps d'enterrement: qu'on abolisse la morale et l'église. Le moi a sa morale prête; le moi a son église. La joie de vivre ne peut-elle pas suffire à l'homme, désormais? Le moi est bon; il est clair; il est solide. Il ne laisse rien d'intact, parce qu'il vaut beaucoup mieux que ce qu'il détruit. Le moi est l'honnête anarchiste qui ne sépare pas le plaisir de la justice, ni la volupté de la vertu. C'est pour faire le bonheur de la planète, qu'il met le feu à la ville. Il prêche ingénument le retour à la nature, tant il a peu de malice. Mais qu'est-ce bien que la nature, sinon le bon plaisir tempéré par la pure vertu? Et, du reste, s'il n'en était pas tout à fait ainsi, le moi, qui est toute excellence, se fera juge aussi de la nature. Et d'abord il faut délivrer les femmes. De la nature? Sans doute; car, au fond, la nature se dissimule sous les lois, qui n'en sont que l'habit politique. Le moi est l'universelle pierre de touche; il a la vérité; il a la santé; il n'erre pas; à lui de purifier l'espèce; à lui de la condamner, ou de s'y préférer. Le moi reste la seule puissance et le seul juge. Il n'a qu'à vouloir. L'IDOLE DE LA VOLONTÉ L'ivresse du moi: dans sa force il se croit bon; et il se décide à agir pour donner une preuve de sa force. Être soi tout entier ne diffère en rien d'être soi-même. On s'en fait un devoir. Tout ou rien, c'est la politique de notre morale. Le moi n'a donc pas honte d'être optimiste? Loin de là, quand il n'en sent pas encore l'horrible nausée, le moi est fanatique du bien qu'il se flatte de faire. Nul n'a plus de foi: il la porte dans les moindres faits de la vie; car une foi semblable n'est que le furieux appétit qui se jette sur tout. Il s'assure qu'il suffit à un monde. Puisque tout est mauvais, et que tout pourrait être bon, il est juste de monter à l'assaut, et de miner le mal dans la citadelle. Il s'agit toujours de tout détruire. Voilà le comble de l'espérance, et qui marque plus de force dans le génie que de clairvoyance. Où la volonté domine, les idées n'ont pas besoin d'être claires; l'homme voit le monde à travers son désir; il ne l'a point encore saisi de près, y regardant les yeux dans les yeux; et celui qui devait être le plus intelligent des poètes, pendant longtemps, n'a pas eu tant d'intelligence que d'énergie. La volonté, cette forme du moi en action, doit renouveler le monde. Va droit au but, se dit le héros; délivre la volonté, ou succombe. Voilà le comble de l'espérance jusque dans le désespoir; et, ivre de soi, il s'écrie: «C'est là vivre! Briser, renverser, frapper! Déraciner les pins! Voilà la vie! Voilà qui endurcit et qui élève!» L'anarchiste exulte, parce qu'il espère. Dans tout anarchiste qui a la foi, il y a un optimiste qui délire; et qui peut-être, un jour, s'il guérit de sa folie, la prendra en dégoût. L'enfance de ce tyran, voué à l'exil, jette d'épaisses gourmes. Qu'il est encore loin de sa beauté et de sa grandeur! Le mouvement importe plus à la volonté que le plan où elle se meut; et plus que le terme où elle va, la vitesse de la course. Quand les héros d'Ibsen proclament qu'ils sont libres, ils n'ont plus rien d'humain. «Dieu n'est pas si dur que mon fils,» dit la mère de l'indomptable Brand; et ce pasteur, machine à vouloir, qui ne veut vivre que pour le Christ, avoue, dans son triomphe, qu'il sait à peine s'il est chrétien. Le plus affreux mystère du moi, c'est qu'il arrive un moment où la volonté tourne à vide. On met tout à feu et à sang; la nuit vient et l'on s'assied dans l'ombre, se disant: Je ne crois plus, je ne sais plus; vais-je donc ne vouloir plus? Car que m'importe de tout être, où il n'y a rien. Le moi pressent le danger mortel du doute: ne faites jamais la folie de douter de vous-même. Il faut croire en soi. Rien ne nous est bon que ce qui nous y aide; il n'est mal, que ce qui nous en éloigne. La volonté est l'organe de la puissance. Être soi, c'est dominer. On ne veut que pour pouvoir. Puissant en énergie, je ne vis que pour être puissant en actes. Il faudra que je vous le fasse sentir, ô mes frères très libres. Le pouvoir, voilà la vie, l'appétit de l'homme, la propre affinité de son sang. Même vaincu, l'homme puissant ne baisse pas la tête. Il ne regarde pas sa vie comme perdue: tant qu'il lui reste un souffle, c'est une haleine de volonté qu'il respire. La mort même ne ruine pas toujours cette espérance. Le grand moi est pareil au phtisique dans la force de l'âge; quand tout est détruit et que la mort s'annonce, il connaît une dernière fièvre, un rêve suprême, où il s'endort dans son propre poison. ANTIQUE ET MODERNE. Ils sont plaisants de prendre la vie antique pour le modèle d'une vie libre. Le fait et le moi s'opposent; ils se bravent; et l'un toujours asservit l'autre. L'art antique est forme, et soumis au fait. Le moderne est sentiment, et le moi y domine. L'antique est horizontal, surface, si je puis dire; le moderne, volume, profondeur et vertical. L'ordre et la beauté antiques viennent de ce que le cœur manque, c'est un art sans âme; moyennant quoi, il est tranquille. Les enfants aussi ont leur paix grecque: ils jouent dans la chambre où la mère se meurt, et jusque sur le lit, si on les laisse jouer. J'admire cette sérénité, et, malgré moi, je la méprise. Le grand avantage d'Athènes sur Paris, pour la vie heureuse, c'est que je suis à Paris et qu'Athènes n'est plus. Nous mettons l'âge d'or dans le passé, par prudence: il ne faudrait pas le défier d'être. L'enfance de notre âme est la fée, et d'or enfin tout ce qu'elle touche. Mais tout ce qui nous touche est de terre, sitôt que nous sommes touchés. Le plus sûr est de rêver. La beauté manque à Ibsen: de là qu'il fait le rêve de l'antique. Il cherche l'ordre. Il le veut à tout prix. Mais il n'arrive pas à y sacrifier la vie intérieure, notre chère folie, et la sienne. L'antique est sain comme le vide, assez souvent. Ce qui est tout à fait sain est nul, sans doute. Les vivants sont des malades, et pas un n'en réchappera. Tout homme est malade. Les anciens ne pensaient pas l'être; ils se croyaient bien portants, tant qu'ils ne souffraient pas de paralysie. Mais eux-mêmes, à la fin, ils se sont vus paralytiques. L'antique est si peu le Moi, que le Bouddha le nie au nom de la volupté même. La conscience malade, voilà le théâtre de la fatalité moderne. Comme le cœur, on ne sent sa conscience que si l'on en souffre. La tragédie grecque n'est que le fait. Les hommes tombent comme les générations des feuilles. Aussi la tragédie grecque nous semble presque toujours admirable, et ne nous intéresse presque plus. Il n'y a que la terreur, et la pitié n'y est qu'une peur réflexe. Ce ne sont guère des hommes: mais des dieux aveugles et des automates aveuglés. La tragédie moderne, c'est le moi en contact avec le monde. Le moi est plein d'énergie: acte contre acte. Le fait, et un déluge de faits tous terribles, ne sont pas si tragiques qu'une seule décision à prendre pour la conscience malade. Nous sommes tous chrétiens malgré nous: si nous sommes pensants. Et c'est en vertu de notre âme, qui est à elle seule, et pour soi, l'état, le monde, et toute la cité. Il est vrai que le propre chrétien est en présence de son Dieu. Sans son Dieu, il est suspendu dans le vide. Mais combien, de là, les vues sont puissantes sur le fond, et hardies dans l'abîme. Le christianisme a créé le monde intérieur. Il n'a pas du tout supprimé l'autre: il l'a réduit à la seconde place. Un Athénien chassé d'Athènes n'était plus guère un homme; car, pour être homme, il fallait d'abord être citoyen. Désormais, je suis homme dans Sirius même. On ne peut m'en ôter le caractère. Ils le savent bien, tous ces grands exilés, qui ont commencé de l'être dans leur propre ville, et dès le sein même de leur mère. QUE LE MOI EST LE PARFAIT PESSIMISTE. Ibsen a tous les dehors de la méchanceté. Il ne plaint pas ses victimes. Il prend la plupart de ses héros dans la paix d'une condition moyenne, et il les pousse à la mort, d'une main pesante, d'une allure rapide. Le nid de la honte et du mensonge est fait comme celui des oiseaux, patiemment, d'une foule de débris, et très souvent d'immondices: là, il fait tiède, et les hommes ont chaud. Ibsen les tire de ce bon poêle, et les traîne dans l'hiver de la vérité nue, sous les étoiles glaciales. S'ils tombent frappés par le vent de la nuit, il reste encore un orage de neige sur leur cadavre; et s'ils hésitent au bord du précipice, où il les a conduits, d'un coup violent entre les deux épaules, il en hâte la chute. Il ne pleure pas sur eux; parfois, au contraire, il les bafoue. Sa tristesse est sans douceur; elle aime le sarcasme. Il est dur; il a l'air cruel; il semble jouir de la catastrophe, tant il se soucie peu de l'amortir. Ses traits tiennent de l'acier; il coupe et il tranche dans la vie et dans les passions comme dans une matière morte. Et les gouttes de sang, cette rosée fraternelle des larmes, il les tarit aussitôt à la manière du chirurgien, sûr de sa méthode, qui lie les artères et suture la plaie. Dans son insomnie, l'homme qui aime le plus ses chiens, les hait aboyants. On ne les hait pas pour ce qu'ils sont: il serait trop absurde. Ni les chiens aboyant la nuit, ni la foule des hommes dans la cohue, ne méritent la haine. On ne leur en veut pas de n'être point ce qu'on est soi-même; mais s'ils ne sont pas odieux, ils peuvent être insupportables. Ils ont l'air d'appeler la haine, comme le solitaire se donne l'apparence de la leur vouer. Ibsen n'a point de méchanceté; mais il n'a pas de bonté davantage. C'est qu'entre lui et les autres, le cœur manque; le pont rompu empêche tout passage entre les deux rives du torrent. L'esprit ne sert de communication aux hommes que pour se mesurer, ou se fuir; au mieux, pour se connaître et passer le temps. Il n'aide point à vivre, l'amour seul y suffit. La méchanceté d'Ibsen est un préjugé contre lui: on le juge méchant, parce qu'on voudrait qu'il fût bon. Il n'est ni l'un ni l'autre dans son œuvre. Il est froid comme l'intelligence. La froideur est le propre de la pensée; à la longue elle dédaigne même de prendre parti. Elle paraît toujours méchante aux souffreteux de la vie,--car ils réclament des soins. La force fait peur aux faibles. On ne peut avoir que froideur ou dédain pour les hommes, quand rien de suprême ne commande l'amour. L'amour de Dieu et l'amour humain se portent l'un l'autre. La pitié n'est pas une inclination ordinaire; l'être y met tout ce qu'il a de meilleur,--à ses dépens. Combien d'hommes enfin n'ont eu ni pitié ni tendresse pour les autres, qu'à la condition de sentir sur eux-mêmes la tendresse et la pitié de Dieu? L'orgueil de l'esprit ne souffre pas de paix bâtarde. Entre ce qui lui semble juste et le contraire, point d'alliance. Pas de charité. L'erreur n'est point un objet de pitié. Comme tant d'autres, Ibsen du moins n'essaie pas de me faire croire qu'il me dépouille pour mon bien, et que j'en sois plus riche. La volonté pure, c'est la morale, jusqu'à un certain point; mais c'est encore plus la loi de fer qui destine les uns à ne rien valoir et à en être châtiés, les autres à avoir un haut prix, à le connaître, et à frapper ceux qui ne l'ont point. Quel que soit, d'ailleurs, l'étalon de mesure. C'est peu que ma force fasse mon droit, elle en fait l'excellence. La volonté pure n'a rien d'humain; elle est cruelle comme le glaive, et sourde comme la mécanique. Qu'en semble à tous ces professeurs de fade humanité, ivres de vin doux et de raisons abstraites? Que tous les hommes soient purs: ils n'auront plus besoin de vouloir, ni de se faire quelque bien. En attendant, aux plus purs de vouloir pour tous les autres,--à eux de faire régner leur volonté. Leur droit est évident, s'ils le peuvent. Et, s'ils le font, à coups de hache. Cela s'est vu. La morale sans charité est une espèce de méchanceté irréprochable. De là, que l'homme le plus pur peut paraître le plus méchant. On délire plus aisément en morale qu'en persécution et en grandeur. La vertu facile est aussi une idée fixe. La morale parfaite est l'ennemie mortelle de la morale. On fait une confusion, quand on se sert de l'esprit pour ruiner la conscience; et non moindre si l'on s'en sert pour la fortifier. L'intelligence s'attaque aux lois de la morale, comme si c'était un produit de l'esprit. En rien: c'est une nécessité de la nature. La morale est la face visible de la religion. Ruinez la religion; mais ne vous flattez pas de sauver la morale. Même dans la religion, il n'y a que le tenace, le pressant, l'ardent besoin de vivre. On ne croit pas par raison, mais par nécessité; et d'instinct:--non pour satisfaire à la logique, mais pour vivre. Aristote mourant pouvait seul savoir combien la nature se moque d'Aristote. La foule des hommes court au plus pressé, et commence par où la plupart des philosophes finit. L'étrange démarche de l'esprit, il est mort quand il triomphe. La morale ne tient pas devant lui; mais dans la morale, il ne renverse pas des lois factices; il va, encore un coup, contre la vie. Quant à moi, j'y consens; mais il ne faut pas feindre qu'on délivre les hommes, quand on les tue. Partout où la vie persiste, la religion remplace la religion, et la morale la morale. Il y a bien lieu de rire et de prendre en pitié cet esprit qui se croit libre: pas plus que le cours des saisons. Une naïveté sauvage permet seule à ce moi de croire longtemps à l'excellence de son œuvre. Qu'il en juge sur sa victoire: après le combat, il peut voir ce qu'en font les soldats de l'armée, ces partisans d'occasion, tous mercenaires, et les femmes surtout. La plus noble cité est à feu et à sang. Où est le gain si pur que l'on devait faire? L'armée a perdu tout ce qu'elle avait de bon; elle n'a rien acquis de cette excellence, qui devait lui venir de surcroît et nécessairement. Qu'on est honteux, vainqueur, de se voir vaincre dans les autres! Ibsen, une fois, s'est mis en scène avec cette parodie. Il montre la honte d'être vrai et d'avoir cru aux hommes. Le peuple, d'ailleurs, se charge de la leçon. Malheur à celui qui découvre la maladie de tous, et prétend guérir les malades: ils ne veulent pas qu'on les soigne, parce qu'ils ne veulent pas être malades. Le bon médecin ne flatte pas le peuple; et le peuple veut être flatté. Il faut respecter en lui le mensonge, parce qu'il tient à son mensonge, comme la chair à la peau. Et, après tout, il a raison. Car, à quoi pense le docteur Stockmann? A écorcher vif ce peuple?--Il n'a donc pas tort de répugner à ce qu'on l'écorche. Aussi bien, le médecin qui aime trop la vérité, n'aime pas assez son malade. Prétend-il, lui seul, à créer une cité pure? A faire un monde où tous les hommes soient vrais? intelligents? sans péché? où toutes les eaux seront de cristal? où enfin il n'y ait pas un malade?--Ce rêve est bien vain: dans le monde qu'il suppose, il n'y a pas place à la mort. Dès lors, à quoi bon le médecin? Ibsen n'a point gardé à l'intelligence le haut rang qu'il l'invitait à prendre. Comme beaucoup de très vieux sages, il semble conclure à la loi du bon plaisir. Que chacun le prenne où il veut; c'est déjà beaucoup qu'il le puisse. Il n'est que d'asseoir sa vie dans la volupté, depuis la plus basse jusqu'à la cime du grand amour. Le parti d'aimer est le plus sûr. Il le dit, cet Ibsen autrefois si glacé, si rigide; et nul épicurien ne fut jamais plus triste, que ce sceptique au désespoir, couronné de neige et d'asphodèles funéraires. L'aveu lui en vient aux lèvres,--une espèce de regret de n'avoir pas lui-même suivi cette règle[25]: combien il est admirable qu'au moment même où il l'exprime, dans un soupir, il fasse entendre qu'à n'en pas douter, il ne l'eût jamais pu vouloir?--Incurable vieux homme, du vieux temps, et noble jusqu'aux moelles: son âme religieuse habite le temple désert. [Note 25: Cf. _Quand nous nous réveillerons d'entre les morts_.] Solness invoque le Tout-Puissant, dans sa détresse. Je puis bien ne croire à rien, mais non pas faire que je me passe de croire. La force religieuse d'un esprit marque son envergure. La religion est l'étendue de l'âme, et comme elle, s'espace dans ce sombre univers. Plus la religion s'éloigne de nous, plus il nous appartient d'en sentir le manque et d'en souffrir. La vie éternelle est la grande maladie dont nous ne pouvons guérir. Pour la foule des hommes, la religion est tout ce que les âmes bornées et les esprits vulgaires ont d'espace et de vue. Je plains ceux pour qui il n'y a pas de mystère: ils n'ont de mystère pour personne; et aussi peu de vie, à proportion. Que pèse, ici, un peu plus d'intelligence, ou un peu moins? Une sotte vanité, et l'ignorance du fond ont donné seules quelque prix à ce qui en a si peu pour vivre. Le moi est le profond pessimiste: car il est le seul. Le plus malheureux est le plus seul, si grand soit-il, ou se vante-t-il d'être. Et celui-là veut vivre; il s'y attache d'une étreinte désespérée, d'une ardeur si violente, qu'après tout elle est basse: il est tout ventre, et tout affamé pour cette nourriture unique et sans pareille. Plus l'homme est heureux, plus il lui est facile de mourir. Heureux et confiant, cet homme est un enfant qui joue: il ne croit pas à sa mort; il ne la pense même pas. Il ne croit qu'à l'instant; et tout instant est vie. Étrange ironie que plus on ait de bonheur, et moins l'on se sente. L'homme tout en soi, jusque dans l'excès de la joie, médite continuellement la mort. Ainsi il ne peut la souffrir. L'ombre seule, le soupçon, le nom lui en est horrible. La lumière du jour en est obscurcie; le soleil en est éteint à midi. La pensée cruelle frappe soudain au cœur, besaiguë affilée qui, après avoir tranché dans le vif de l'espérance, transperce le sentiment même de la possession. L'homme de foi joue au soleil, dans la pleine nuit. Je ne sais point ce qu'elle est, ni où elle se fonde, cette religion: mais certes elle est une bonne lumière pour une foule d'hommes. Elle ôte toute créance à la mort. Je juge de la foi là-dessus. Elle rassure l'agonie, comme une mère apaise la nausée d'un enfant qu'elle purge. Voilà ce que j'en suppose. J'ai lu ce texte dans les yeux de quelques hommes. Comment n'admirer pas la main qui l'a écrit? VI LA NUIT A LA FIN DU JOUR Pour qui vient du Nord, l'Italie est la révélation d'un monde où la joie est permise. Ce que le rêve a conçu dans le vide a donc son lieu quelque part sous le ciel? L'Italie enseigne la joie de vivre, parce qu'elle fait croire à la beauté d'être libre: c'est le pays où il semble possible d'aller tout nu, sous les orangers, sans prendre froid. L'accord du rêve avec les faits, tel est, d'abord, le prestige de l'Italie; l'artiste pense y retrouver une patrie perdue: il y découvre l'harmonie. Je me représente Ibsen à Rome. Il y était, comme il avait quarante ans; encore un peu, et il serait dans le plein de ses forces. On m'a montré sa maison retirée et paisible. Il vivait dans le soleil; il lui semblait surprendre le secret de la nature, et qu'elle vit dans le plaisir. C'était avant l'entrée des Italiens dans la ville fatale, où toute ambition doit trouver son terme, et où nul palais ne se fonde qu'il n'y marque la place d'un sépulcre. A cette époque, Rome était encore le plus noble oratoire de la méditation; le tumulte n'y avait pas pénétré, ni cette foule qui prend pour une fumée de gloire la poussière qu'elle piétine, et qu'elle soulève du pavé. On m'a vanté cette vie sans événements et sans bruit, si calme et si profondément lumineuse que Rome offrait alors aux hommes en exil. La liberté y régnait; car il n'est de vie libre, que celle où il ne se passe rien. L'Italie a gagné Rome; et l'homme l'a perdue. A tous, elle ouvrait un grand asile, égal à l'espace désert de son horizon. Pourtant, s'il est plus facile de croire au bonheur, ici qu'ailleurs, à la longue il n'est pas moins vain, ni moins ridicule. La lumière romaine éblouit; mais trop de clarté, aussi, aveugle. LE RÊVE DE LA LUMIÈRE L'identité de la force et du droit est évidente pour la raison. Il n'y a point de victimes dans le monde; il n'y a que des infirmes et des anémiques. Pour l'esprit, l'ignorance est une anémie. Comme on donne de la viande crue et du fer aux sangs pauvres, que les faibles se nourrissent de rancune et de révolte: ils s'en feront plus forts, s'ils peuvent l'être; et ils seront libres, quand ils auront la force. La force est sainte: elle sert d'assise à la cité nouvelle. Au besoin, il faut être cynique dans le culte de la force. On l'a toujours servi, mais sans oser le dire. Ibsen invite les hommes à la franchise, dans la parole et dans l'action. Où la vérité importe, rien n'importe que la vérité. D'ailleurs, la vérité est toujours cynique pour le mensonge. L'audace est la vertu des rebelles. Que les femmes ne craignent donc point d'être cyniques, elles qui n'ont pas craint jusqu'ici d'être faibles. Elles auront assez de pudeur, si elles ont la force de se rendre libres. Il y a eu un temps, de la sorte, où Ibsen voyait une hypocrisie haïssable partout où la force dissimule son droit, et partout où la faiblesse ne revendique pas le sien d'être rebelle. Ainsi la lumière donne la fièvre à la campagne de Rome et sur ce désert prodigue la magie du sang et de l'or! Dans la vapeur des marais, une moisson héroïque se lève. Ce n'est plus même le mirage d'une plaine féconde, qui promet de la vigne et du blé: c'est la propre illumination des rêves qui n'ont point d'ombre, où la volonté n'appelle plus son objet, mais se jette à sa rencontre, s'en croyant appelée. Voilà comment cette Campagne, non moins qu'aux héros, est si chère aux vaincus. Tous y goûtent la défaite, au sein de l'irrémédiable défaite, l'écoulement des siècles. Elle les console dans la condamnation sans bornes de toute grandeur. Les malades de la volonté s'endorment ici; et les possédés de puissance s'y enivrent d'insomnie. Comme à Ostie la pierre même se délite, la volonté qui se brise, à Rome, se liquéfie en lassitude; mais au Forum, les colonnes, vieilles de deux mille ans, poussent la terre d'un front têtu, et sortent de la poussière. Le poison de Rome, endort les cœurs faibles pour jamais, et ranime la folie des puissants. Quelques hommes, pleins de force, contractent à Rome une fièvre que la quinine ne prévient pas,--la folie de l'empire. Si c'est un mauvais air comme l'autre, je le crois; mais l'âme en est avide; elle ne veut pas guérir de ses frissons; elle s'y plaît étrangement, jusques à y périr. C'est ici qu'Ibsen, cessant de prêcher et de chercher systèmes, s'est saisi dans sa force à pleines mains, et s'est jeté, tête à tête, contre tout ce qu'il nommait encore le mensonge: lui seul contre tout un peuple, une race, tout un siècle,--un homme contre tous les autres. Comme il nous faut toujours donner de beaux noms aux œuvres où nous ne mettons rien que de nous, Ibsen appela son parti la guerre de la vérité et de la vie contre l'éternelle imposture qui domine l'instinct des hommes. Toutes ses œuvres héroïques, il les a conçues en ce temps-là. Alors, il préférait combattre à vaincre. Cette force hautaine, et sans pitié, Rome l'a nourrie. Et cette volonté absolue de régner, fût-ce par la destruction, est une fille de la solitude romaine. Quoi de plus? Elle devait finir par se tourner contre elle-même: c'est le progrès ordinaire de la volonté intelligente. Dès sa première heure à Rome, dans Ibsen, sûr du triomphe pour demain, je sens un vainqueur dégoûté de la victoire, et dédaigneux de la cause qu'il fait vaincre. ENFANTS ET FEMMES. Les vieillards caducs et les enfants sont absents de son œuvre. Il ne représente guère que les hommes dans l'âge mûr, les femmes et les jeunes gens. Là seulement, en effet, la volonté et les passions ont toute leur force. Les vieillards somnolent, et sont odieux s'ils agissent avec violence. Les vieillards sublimes ne courent pas les rues, dans la ville moderne; et les autres, trop souvent, se font écraser. Les hommes mûrs et les jeunes gens sont forts, parce qu'ils sont égoïstes et ne croient pas l'être. Ils mettent leur amour de soi-même jusque dans la foi, les idées et le sacrifice. Le bel âge est à plus de cinquante ans, et moins de soixante[26]: tout y est tragique; la mort est derrière la toile pour faire le dénouement. Il faut avoir cet âge pour jeter d'une main imperturbable son épée dans la balance de la vie. La jeunesse fait plus encore: elle entre de tout son poids dans le plateau, et rompt l'équilibre: ce n'est qu'à cette saison de la force, que les hommes sont capables de mourir pour une idée vague, et les femmes de tuer pour une sensation. [Note 26: Maître Solness, Borkmann, Rubeck, le docteur Stockmann, Madame Alving ont cet âge.] Trop souvent, le théâtre confie aux vieillards un emploi héroïque: c'est l'erreur qui empêche tant de gens de croire à la tragédie: peu d'hommes se persuadent qu'il y en ait qui veulent mourir pour une idée, ou souffrir pour elle, ou faire souffrir. Que ne leur fait-on voir des héros dans la force de l'âge?--Les vieillards ont l'apanage légitime de la sagesse. Mais la sagesse n'est pas scénique: elle est pleine de calme, en son essence, sereine et presque indifférente. Elle contemple, qui est le contraire d'agir. Les beaux vieillards ne sont à leur place que sur le théâtre des dieux. La scène humaine est aux fous. Les héros sont des fous qu'on admire. Encore ne les admire-t-on pas toujours; et même le siècle veut qu'on les méprise. Qu'Ibsen soit loué de n'avoir pas fait tourner toute la vie des idées et des hommes autour des petits, petits enfants. Sans qu'on les y voie, le théâtre moderne n'est plein que de ces minces créatures; et ce n'est encore rien auprès de l'embarras qu'ils donnent en tous lieux, hormis à la campagne. Ils ne sont pas peu responsables de la mollesse universelle. Ce sont les germes destructeurs de l'énergie; près d'eux, elle s'use et se prodigue en menuailles; le grand amour tombe en poussière de soucis. On s'imagine que la pratique d'une tendresse égoïste corrobore la valeur personnelle de l'homme. Quelle erreur: l'égoïsme des mères et des pères, en général, énerve toutes les vertus au profit d'une seule. Ce qu'ils ont de vigueur pour penser et pour agir descend au bégaiement de la chambre aux jouets; ils ne peuvent pas faire croître d'un coup le cœur ni l'esprit des enfants; mais ils abaissent les leurs au niveau de ces dieux dans les langes: et même les passions se rapetissent à l'image de ces petits. Il arrive, en outre, que les hommes se font une arme de leurs enfants contre les femmes, qui s'arment éternellement de leurs enfants contre les hommes: parodie de toutes les grandes luttes; parodie même de crimes. On peut aimer les enfants, comme ils le méritent; on peut s'y plaire, ce sont les fleurs de la forêt. Mais le monde ne saurait pas tenir dans ces petites mains; faut-il que les plus belles pensées s'abêtissent pour les distraire? Même à regret, il sied de les tenir à distance. Ils sont touchants; mais il l'est bien plus d'être homme et de vivre. Nous, hommes, nous avons à lire la grande tragédie de la vie et de l'art, à livre ouvert; ce n'est pas notre rôle de la faire épeler à ces petites bouches. Qu'ils rient et qu'ils jouent à l'écart: Ibsen les y laisse, car Ibsen est viril. Jamais on ne fit la part plus belle aux femmes que dans "Maison de Poupée". C'est l'homme le plus sot qui lasse l'amour de la plus charmante entre toutes les femmes. Mais quelle folie est la sienne de prendre pour une injure inexpiable, qu'on la traite en poupée?--Et même si elle l'était? Où y a-t-il, dans le monde, beaucoup mieux que des poupées qui parlent, et qui s'imaginent de parler seules, de penser et de marcher?--Si rien de plus qu'eux-mêmes n'anime les automates, en quoi un automate l'est-il plus qu'un autre automate? Celle-ci se fait un grand deuil d'être la poupée de son mari, et s'accuse de jouer à la poupée avec ses enfants; mais de quoi se soucie-t-elle? Et si à ce jeu les enfants s'amusent, d'une joie divine et sans partage? Une femme va-t-elle se plaindre d'être la poupée de l'homme, en rougir et s'en révolter? Mais que croit-elle qu'il soit? L'homme est la poupée du destin. Et sans aller jusque-là, le fantoche de la cité, le pantin aux mille idoles froides, qu'il appelle ses idées quand il les vante, et ses lois quand il les hait. O vanité infinie des automates: cassant un ressort, ou changeant un rouage, ils croient changer de nature. On ne peut rien exiger d'un autre être que l'amour. Aimer, tout est là. Qui est aimé est redevable infiniment à l'amour. Et plus encore, s'il se peut, qui aime. On vous aimait, poupées, et vous aimiez jusque-là. Voici que vous vous rendez haïssables. C'est dans les femmes, surtout, que la bonté et le dévouement se confondent. Elles n'ont que des amours particulières, consacrées à peu d'objets. Elles n'aiment plus rien, s'il leur faut tout aimer. Qui a connu cette sorte de femmes, les préfère injustes à impartiales: elles se réservent alors tout ce qu'elles ont de cœur et de partialité. Qui nous aimera sans beaucoup de partialité?--Leur esprit égoïse sans retour. Elles se savent si grand gré de ce qu'elles ont appris, et de penser: elles y sacrifieraient bien le monde entier, sinon elles-mêmes trop nécessaires à ce monde: tant cette qualité de comprendre leur est étrangère, qu'elles n'y portent aucune candeur, ni froideur, ni désintérêt. Elles s'admirent dans leur esprit, comme les meilleures femmes n'ont jamais songé, un seul instant, à se vanter de leur cœur. LE CONTRASTE Il y a deux ou trois ans, comme l'année était sur sa fin et n'en avait plus que pour deux jours, j'ai vu, l'une après l'autre, l'ennemie de l'homme et la très pure femme. Je ne sais comment, j'étais entré dans une salle où une femme célèbre prêchait la loi nouvelle. Jeune et parée, des perles au col et aux oreilles, cette femme était couverte de tout ce que l'adulation de l'homme a mis de richesse et de luxe aux pieds de sa compagne. Un encens invisible de parfums entourait chacun de ses gestes. Derrière elle, sur le dos du fauteuil, une fourrure d'argent était jetée; ses mains disaient vingt siècles de vie oisive; sa jupe bruissait; les voix de la dentelle, de la soie, du linge parfumé murmuraient autour d'elle, caressant ses membres, faisant à ce corps tant aimé l'écrin où tout le travail de l'homme est asservi et se consacre. Cette femme avait toute la cruauté des idoles, et la vanité glaciale des marbres dans un musée. Elle s'offrait à l'adoration, s'adorant elle-même. Son sourire froid était posé, comme un masque, sur l'exécrable dureté de l'âme. D'autres femmes l'applaudissaient, toutes âpres, sèches et d'une fatuité cruelle. Si animées de colère et d'envie qu'elles fussent, ce n'était pas même contre l'homme, cet animal d'une espèce trop basse,--leur frère, j'imagine, leur fils ou leur père. Il semblait que ce fût plutôt contre un dieu caché; car rien n'excitait plus haut la raillerie de ces femmes, leur sagesse et leur bel esprit, que les vieux mots de bonté, de dévouement et de sacrifice. Elles avaient la figure des mauvais prêtres, quand ils insultent au culte qu'ils ont trahi. Et précisément, la grimace maudite de la haine plissait leur visage, quand le saint mot de «service», le seul peut-être qui soit sans péché dans la bouche des femmes,--leur venait aux lèvres, où il prenait toujours le son très bas de «servitude». Elles étaient si enragées d'apostasie que le plus innocent témoignage de l'ancienne religion en honneur parmi les femmes, ne trouvait pas grâce devant elles. La femme au parler d'orateur, s'indignait qu'on fît présent de poupées aux petites filles, pour leurs étrennes; elle y voyait une ruse ignoble de l'homme pour asservir, dès le berceau, la femme à son foyer. Cette idole, par son luxe et sa parure la poupée du genre humain, déclarait la guerre aux poupons de bois, qui exercent les enfants aux douceurs de la caresse, et de l'amour. Car enfin, le dieu caché que ces créatures détestent, ce dieu douloureux et sacré, c'est l'amour et l'amour seul en effet[27]. [Note 27: Beaucoup de ces femmes étaient des étrangères. La plupart invoquaient l'exemple de l'Amérique et de la Scandinavie.] J'avais fui. Je laissai cette assemblée méchante de femmes qui haïssent, et d'hommes qui chérissent leurs singes, et femelles à leur manière, goûtent le plaisir d'être avilis. Je rentrai dans le tumulte de la Ville. C'était l'heure qui précède la fin du jour. Paris fiévreux et humide roulait sous la brume d'hiver, et tournoyait en tous sens comme faisaient, parfois, telles feuilles mortes, oubliées dans les avenues. Un temps malade et blafard! Le ciel jaunâtre se traînait comme la Seine, gluante et limoneuse. Tout semblait s'être épaissi, l'air jaune et la boue grasse. Sur la place de la Concorde, le pavé miroitait d'un regard terne. Le fer des grilles lançait un éclair morne. Le brouillard s'accrochait aux arbres, et dans les perspectives lointaines, entre les arcs de triomphe, on eût dit que l'atmosphère aussi fût devenue boueuse. Dans un coin, attendant l'omnibus avec patience, quelques petites gens se serraient sur le trottoir, levant parfois le nez pour augurer de la pluie prochaine, ou frissonnant des épaules aux bouffées d'un vent aigre, qui soufflait du fleuve. Seule, un peu à l'écart, plus patiente que tous, et soumise depuis bien plus longtemps à l'ennui de l'attente, je vis une femme, qui céda l'unique place libre dans la voiture, à une petite vieille fort grise, et qui remercia en toussant, d'une bouche édentée. L'humble bienfaitrice sourit, aidant de la main sous le coude la petite vieille à monter. Puis, la lourde machine s'ébranla avec un bruit de ferrailles, en lançant de la boue jaune, rayons prolongés des larges roues. Celle qui attendait, reprit sa station, sur le sol détrempé, au milieu des flaques. Je l'ai regardée longtemps; et la paix, qui est une bénédiction, pour un moment rentrait dans mon âme. C'était une jeune femme, une sœur de Saint Vincent de Paul. Elle n'avait pas plus de vingt-six ou vingt-sept ans. Elle était d'une grande et triste beauté. En vérité, si triste? Non, pas pour elle, sans doute; mais pour celui qui la contemplait, parce que la tristesse est en moi, et qu'elle est la suave louange des âmes les plus belles. Nul souci d'elle-même; mais au contraire une sorte d'éternel oubli de soi. Toute sa façon faisait l'aveu d'une extrême fatigue. Ses larges manchettes, roides d'empois, laissaient tomber des mains pâles et maigres. Sous le bras, elle tenait son parapluie gonflé d'eau, et un paquet ficelé dans un journal. De l'autre main, elle relevait sa jupe, et ses cottes de futaine noire: indifférente à tout ce qui fait le souci des passants, elle se troussait assez haut: on voyait ses pieds chaussés de pantoufles en cuir noir, sans boucles ni lacets, et les gros bas de laine noire tombaient à plis lourds le long de sa jambe. Son tablier mal serré, et les poches pleines, tirait sur sa taille. Dans sa lassitude, elle penchait de tout son poids, tantôt sur un côté du corps, tantôt sur l'autre. Certes, grande et si noble d'aspect, les épaules jeunes et larges, elle devait être d'une forme élégante; mais il semblait qu'elle ne fût plus que l'ombre et le souvenir dédaigné d'elle-même. Elle se tenait sur cette place, comme une fille des champs, quand elle reprend haleine et, redressant son dos courbé, se donne un moment de repos, appuyée à la haie. Elle était très blonde; ses joues longues, son teint d'une exquise pâleur, animé d'un peu de fièvre; et sur ses longues lèvres, sa bouche calme et virginale, un reste de sourire semblait prolonger son long menton un peu carré et ses paupières au dessin effilé. Ses doux yeux d'ardoise étaient exténués; les paupières gonflées enchâssaient le regard d'une lumière pâle. Sur sa tête, le vent agitait la cornette comme un gros oiseau de linge froid. Elle avait cet air frileux et incertain, qui est celui de l'aube, et la couleur d'une femme qui a veillé toute la nuit, jusque dans la pleine clarté du matin: elle avait dû prendre quelque repos vers le milieu du jour, et à la hâte baigner d'eau froide ses joues chaudes. Car les yeux d'un mourant venaient sans doute de s'éteindre sur les siens, et c'en était le reflet irrévocable que je reconnaissais sur son visage. Simple et sans apprêts, sans témoins, cette fille de la charité, croyant les dissimuler toutes, avait toutes les beautés de la femme. Ibsen ne l'a pas vue; mais il l'a cherchée, je le sais. Un homme vraiment homme ne peut pas méconnaître la beauté qu'il n'a point et qu'il préfère à toutes: celle qu'il espère de toutes les femmes, depuis qu'il a perdu les caresses de sa mère, et qu'il attend presque toujours en vain. En possession de leur moi, les femmes n'ont pas acquis la bonté de l'homme, et elles ont perdu toute la bonté de la femme. Ainsi le monde humain, qui ne peut vivre que d'amour, se remplit d'aigreur et de haine confuse, et en paraît plus absurde encore. La jeune Norah s'en va, faisant claquer la porte de la maison sur un mari ridicule et trois enfants délaissés. Ibsen montre ailleurs ce qu'elle devient: une demi-folle, errante et criminelle, qui tue et prend plaisir à tuer[28]; au cas le plus heureux, c'est encore une criminelle, qui a horreur de son crime, et qui ne se délivre du remords qu'avec la vie; ou bien une folle qui revient à la raison, en rentrant dans la règle[29]. Dès lors, à quoi bon? [Note 28: N'est-ce pas Hedda Gabler, et Hilde?] [Note 29: _La Dame de la mer_, et Rébecca dans _Rosmersholm_.] C'est toujours la folie et la méchanceté du moi, qui n'exige d'être libre, que pour délirer et faire le mal à son aise. Quand tous les hommes auront du génie, et que toutes les femmes seront saintes, il sera temps de les rendre libres: ils auront bientôt fait de se détruire. Du reste, ce n'est pas de liberté qu'il s'agit: depuis qu'il y a des hommes et des assassins, des femmes et des impudiques, ceux qui veulent être libres et ne point suivre de lois que leur bon plaisir, l'ont toujours pu faire: et, le faisant, ils n'ont pas été libres, les malheureux: ils ont servi, comme les autres. La question est de savoir non pas s'ils le peuvent, ni s'ils en ont le droit, mais s'il est bon qu'ils le revendiquent. Et bon pour eux. L'intelligence, qui ne risque jamais rien et n'expose que des théorèmes, décide aisément que le moi est libre, qu'il doit l'être s'il ne l'est pas, et se rendre la liberté quoi qu'il arrive. Qu'importe l'anarchie à l'intelligence? Parler n'est pas jouer. Quand un livre n'a pas de sens, on le ferme et on passe à un autre. La nature qui a d'autres charges, même si elle est souverainement aveugle, a des sanctions pesantes; elle ne raffine point. L'anarchie des sexes l'intéresse; son ironie terrible écrase les rebelles, et leur prétention confuse: la vie ne souffre pas beaucoup de confusions. Qui ne veut pas suivre la loi, qu'il meure. Qui cherche à l'éluder, qu'il s'égare. La folie et le crime, toujours la mort, voilà la peine qu'elle porte. Et comme elle est toute-puissante, ayant à faire aux singes de la force, cette nature impassible ne se contente pas de tuer: elle écrase les rebelles sous la mort ridicule. Ibsen l'a senti, en homme qu'il est: si la mort ne tirait pas le rideau sur ses drames, ils seraient en effet, d'un ridicule achevé. RESTENT LES MÉDECINS Le médecin entre en scène, un composé de Tirésias et de la Parque, l'oracle et la fatalité des temps nouveaux. Il hante par métier les ruines de la vie. Quoi qu'il fasse, et comme elle, il condamne toujours à mort; quand il est intelligent, c'est par lui qu'il commence. Il a pris dans la ville moderne l'importance bouffonne de la Pythie: personne n'y croit et chacun l'interroge. On a beau savoir le mystère de l'antre et du trépied, ce truchement de la mort gouverne par la peur. Sa gaîté est sinistre. C'est l'honnête Caron, qui ricane toujours, et à qui l'on doit se confier, pour le voyage. Ibsen a modelé dans le bronze ces prêtres de la cendre. Ils sont d'une atroce sagesse. Comme ils savent le fin mot de la tragédie, ils le cachent; forcés de le dire, ils le lâchent en riant à demi, dans un juron de colère, d'un ton brutal et cynique. Le bon médecin serait donc le mauvais homme? Ibsen le laisse entendre: car le meilleur homme est un médecin qui tue. Parmi tous les comédiens, ce sont les plus redoutables, quand ils prétendent suffire à la vie, et qu'ils traitent les cœurs par la même méthode que les corps. Le bon médecin, dit Ibsen, est celui qui trompe le malade. Mais lui-même s'est mis dans la peau du médecin, qui ose dire la vérité aux hommes, et veut les nourrir de ce poison: non seulement il ne guérit personne; mais tout l'hôpital se lève en révolte contre lui et le lapide. Ce médecin-là n'a plus qu'à laisser la médecine et les malades. La vraie science n'a ni espoir ni flatteries; elle ne s'occupe pas des hommes. Le médecin qui déclare la guerre à ses clients, et leur tourne le dos, l'excellente idée! Ils s'en porteront mieux, et lui aussi. Qui nous guérira de la médecine, qui se prend pour une religion? Les médecins ne nous empoisonnent pas moins de leurs vérités que de leurs drogues. Qu'ils s'exercent à mentir, pour leur salut et pour le nôtre. Leurs hypothèses mêmes sont funestes: si la nature raisonnait à la manière des médecins, le monde serait déjà mort. Ibsen a jeté un profond regard sur la farce de notre vie, qui est pleine de médecins, à l'ordinaire des farces. Il sait que le bon médecin trompe et aide à toute tromperie. C'est à lui de tuer sans rien dire, ou de frapper en bouffonnant,--ou de ne point paraître. Mais quoi? se mêler de refaire le genre humain, et de couler la morale dans un nouveau moule? Il faut que le médecin soit notre bourreau, puisque nous sommes sa victime. Il faut qu'il soit le dur greffier de la terre, l'huissier de la mort et du supplice. N'est-ce pas assez? Qu'il enregistre notre exécrable défaite, puisque telle est la misère de notre condition qu'il nous faut aller là, où le mensonge se consomme. Que le fossoyeur ne se mêle pas de faire l'apôtre, le poète, ni le chantre; mais qu'il achève sans pitié la bête à demi morte,--et qu'il cache aux autres la vue du charnier. VII TOLSTOI ET IBSEN Cependant, à l'autre bout de l'Europe, tantôt dans sa maison natale, tantôt en Crimée, aux portes de l'Asie, depuis trois ans, Tolstoï se meurt. Deux coups d'apoplexie n'ont pas abattu Ibsen; il s'est relevé; il n'a encore touché terre que des genoux. Tolstoï, lui non plus, ne se laisse pas atterrer; et, quoique frappé, il dresse haut la tête; toujours le menton levé, il offre son front courbe, comme un miroir, à la lumière. Au prix d'Ibsen, Tolstoï pourrait passer pour n'être pas intelligent. Il va plus loin, et reste en deçà. Il est pratique à l'infini. Le fait d'être homme et vivant, non l'idée, voilà ce qui l'occupe. Si on lui accorde son principe, il est difficile de lui refuser le reste: c'est le bonheur de vivre pour soi en vivant pour les autres; et à moins de l'assurer aux autres, qu'on ne se l'assure pas. La pensée de Tolstoï est maternelle à tout ce qui respire; l'amour de la vie en est l'organe. Jamais il n'a pu comprendre le droit de l'intelligence à détruire; ni surtout que l'intelligence s'exerçât, de préférence dans la destruction; il y voit un non-sens, une corruption absurde. Tolstoï ne sait pas encore que le cœur lui-même peut devenir l'artisan d'une suprême catastrophe. L'intelligence n'épargne rien. Elle porte la guerre dans toute la contrée; puis, restée seule, elle se met à la question; et, dans la citadelle où elle s'enferme, elle passe le temps à se torturer. Ce front large, haut et rond, d'Ibsen est le bastion que je veux dire: la dure loi de la négation règne dans l'enceinte de cette pensée, derrière les remparts et les triples grilles. Et de toutes parts à l'entour, les fossés circulaires du néant. En vérité, l'espérance de Tolstoï paraît sans bornes; l'espérance est un voyage; point d'espoir pour qui ne peut sortir de soi. Ibsen n'a que la vie, et déteste la mort; jusque dans la mort, Tolstoï aime la vie. Il y croit, parce qu'il n'est pas réduit à lui-même. L'un au Sud, l'autre au Nord, l'un aux confins de la solide et maternelle Asie, l'autre au bord du fluide océan et de la brume, les deux grands luminaires se couchent. Ibsen frappe à la tête, pour tuer. Tolstoï heurte au cœur, pour éprouver la vie. A la tête, Ibsen est frappé; et Tolstoï au cœur. Leurs maladies mortelles les séparent encore. La mort pour Tolstoï n'est rien; je l'en crois quand il dit qu'il l'attend avec joie; il la réclame, il la flatte. Il s'y fait, dit-il; il sait gré à la maladie de l'y aider peu à peu et de l'y introduire; il savoure avec douceur l'avant-goût du grand calme. Il ne la maudit pas; il la bénit; il ose la bénir. Il aime les souffrances; il en parle à la manière de Pascal, mais sans passion et sans fièvre. Il a le foie et le cœur atteints, à cause de l'éternel souci qu'il s'est donné des autres. Dans la dernière image qu'on a prise de lui, courbé, sur les genoux, maigre et défait, ravagé, la taille réduite, les épaules obliques, le corps n'emplissant plus les vêtements presque vides de chair, le front sec, les tempes brillantes d'un divin chagrin, tout plissé de rides comme une terre où le labour de la mort a tracé des sillons, Tolstoï est tout yeux et tout oreilles; il écoute une voix; il a vu sous l'écorce de la vie, là où, dans la nuit, une mère immobile appelle. On pleurerait de le voir ainsi: parce que la mort d'un tel homme est plus triste, quand on sent qu'il l'accepte. Ibsen, lui, n'est pas si soumis. Il lutte; il se débat en silence; il maudit l'ennemie. Il sourit amèrement. Il ne tendra pas le col; il hait la présence cruelle qui disperse les trésors d'une grande âme, trois grains de blé et une poignée de paille. Il n'a point de complaisance pour la maladie; tous ses nerfs sont à vif; la révolte lui fouette le sang et la bile. Ces deux hommes, de charpente robuste et d'estomac puissant, ont été riches en passions fortes; elles durent chez Ibsen, et se lamentent en secret; tandis qu'en Tolstoï elles sont toutes asservies. Je voudrais croire comme lui: car j'ai vu ce que vaut l'homme de foi pour vivre et mourir. Tolstoï excite un grand amour dans son agonie. La pensée de plusieurs se tourne vers lui, et le cherche là-bas. Qu'il souffre en paix: pour seul qu'il soit, comme sont tous les hommes et les héros plus encore, il ne doute pas qu'on ne l'aime; le suprême mirage console l'horizon de sa dernière étape; et selon son vouloir, il est sûr d'être suivi. Au lieu qu'Ibsen ne l'espère même pas. L'esprit ne connaît pas l'espérance. Ibsen appelle l'amour, sans y croire: il n'aime pas. Celui qui réclame pour tous, reçoit pour soi. Et celui qui réclame pour soi, est frustré de tous. C'est la loi. Quoi que je fasse, je ne puis conclure pour moi-même. Je m'épouvante à la fois d'être sincère: c'est toujours contre moi. Il n'est joie de vivre que pour les petits: c'est qu'ils se perdent. Avec tout son orgueil, Tolstoï ne se fût pas perdu, s'il ne s'était pas fait si humble. Je n'ai pas tant d'humilité, dit Ibsen; on ne s'humilie pas comme on veut. Dans la grandeur et l'isolement, ni l'âme ni le cœur ne peuvent être satisfaits; Paris, Rome et Moscou, à cet égard, sont sous la même latitude; le compte n'est pas d'un degré en plus ou en moins d'élévation au pôle,--mais de voisinage avec Dieu. Qu'on me donne la durée,--et, en effet, mon bonheur dure. Je ne suis que trop capable de la joie: c'est elle qui me manque, dans la marée continuelle du néant, ce flux et ce reflux misérable de vie et de mort: partout où le temps fait défaut, partout je perds pied dans le vide dévorant aux parois de ténèbres: c'est la douleur qui tient tout l'espace. Je suis perdu, si je ne dure. Si l'on ne me donne tout, je ne suis rien, et je n'ai rien. Si je ne fais que passer, je me suis un rêve épouvantable à moi-même. Et si l'éternel amour ne m'est pas promis, je doute même du mien; les beautés de mon propre amour me sont horribles, et les délices m'en déchirent. MOI ET DÉMOCRATIE L'erreur des démocrates est de croire que leur vérité en soit une pour tout le monde, et force l'adhésion. Quand leur vérité serait la seule, il ne s'ensuivrait pas qu'elle eût force de loi sur tous les hommes. Ni moi, dirait Ibsen, ni eux, ni aucun de nous, nous ne vivons que de raisons, si bonnes soient-elles. Je m'étonne peu que les démocrates aient une si belle confiance dans la vérité, l'humanité et toute sorte d'idoles abstraites. Le nombre est infiniment petit de ceux qui sont sensibles à la vie seulement et partout la cherchent sous les mots. La plupart se contentent d'en épeler les termes, comme on lit un lexique. Mais d'où vient que les démocrates ne voient pas leur étrange ressemblance avec les théologiens?--Ils ont des dogmes; ils sont assurés de savoir le fin mot du monde; ils ont la vérité, et ne doutent point que ce ne soit la bonne. C'est les dogmes qui font la théologie, mais à la condition de n'être pas variables. Les démocrates varient comme les appétits. Je suis bien loin de dire qu'il n'y a point de vrais démocrates, sinon les religieux; mais il n'y en a point sans quelque religion secrète; le plus souvent elle s'ignore. Un démocrate n'est pas prudent qui se fonde sur l'esprit. Tous, ils ont foi au grand nombre. Telle est leur idolâtrie[30]. [Note 30: La majorité a toujours tort, en effet, dit Ibsen,--la maudite majorité compacte. Et à ceux qui bénissent le grand nombre, il répond ainsi par une malédiction.] Chaque homme, à son compte, peut croire qu'il est fait pour tous les hommes. Vivant pour soi, qu'il vive pour le genre humain, je l'admets, dès qu'il s'en propose le devoir. Mais que son devoir en soit un pour moi, je ne sais où il le prend. Et je ris qu'il m'y force. Car est-ce là cette liberté fameuse, que je sois forcé de faire contre mon sentiment ce qu'un autre décide bon que je fasse, parce qu'il lui plaît à faire? Les démocrates sont gens de foi; et la preuve,--qu'ils ont en moi un hérétique. Je ne vois aucune raison que leur foi doive être la mienne; et précisément parce qu'ils veulent que ce soit une raison. Le sentiment a fait leur croyance; mon sentiment fait le contraire. Ce qu'ils invoquent contre moi, est ce que j'invoque contre eux. Je doute de leur droit sur ma vie par la même démarche qui les rend si hardis de n'en pas douter eux-mêmes. Ils sont théologiens par les dogmes; mais il manque la pièce principale à leur théologie, celle qui porte toute l'armure, et proprement la forme. Ce ne serait pas trop d'un dieu pour m'ôter à moi-même. Comment donc m'y ôteraient-ils, puisque je n'y réussis pas?--Pratique de ma prison comme je suis, et la détestant d'une telle haine, il faut que l'attache soit bien forte pour que je ne puisse la défaire. Je suis à la chaîne dans le cachot de ma pensée, et quoi que je fasse, je n'en sors pas. Si je suis démocrate, le hasard est heureux, et de ma part c'est bonté pure: car, pourquoi ne serais-je pas tout le contraire, avec le même droit? Le moi sait justifier toutes ses démarches, parce qu'au fond il n'en justifie aucune: aveugle et brutal, il ne s'en soucie point; clairvoyant et dans la pleine possession de son génie, il en sait le ridicule: le moi ne dépend que du moi. Ainsi donc, les démocrates qui sont tous théologiens, ne sont pas bien justes quand ils s'en prennent à la théologie, et recourent au sens propre: dans l'église la plus roide en discipline, il y a peut-être plus de place pour la foi des démocrates que dans le moi le plus libre. Si même j'ai pitié des hommes, et si je les aime dans leurs misères, il ne s'ensuit pas que je fasse passer les leurs avant les miennes, ni que je me préfère le genre humain. Car il peut arriver que je n'aime ni lui, ni moi. C'est en effet ce qui arrive. Ibsen m'en est garant. Dans l'océan des hommes, dans la tourmente de l'infini, je suis comme la barque à un seul rameur, pour tout faire, pour tenir la barre et veiller à la voile; j'ai mis à la cape dans la vie; et je fuis dans le temps. A la vérité, je ne sais pas pourquoi: l'issue est certaine, et je ferai toujours naufrage; mais tel est le moi: il ne pense qu'à son salut, ou, si l'on veut, à sa perte. Que m'importe tout le désert, tout ce vide éternel, toutes les vagues de la tempête, tous les sables de l'océan, quand bien même en chaque atome il y aurait un homme?--Je ne puis tenir de frères que de la main véritable d'un père. Les discours, ni les vastes mots ne sont pas assez paternels pour mon âme; les plus belles paroles n'ont pas assez de sang pour mon cœur, qui est de sang. Et même les plus belles, qui sont abstraites, me semblent les plus mortes. Pourquoi non? Suis-je si sûr de vivre?--C'est là aussi que je ne puis avoir foi, faute d'un père: pour l'accepter, il faudrait au moins connaître celui qui m'a fait ce don mortel de la vie. Ibsen a cessé d'être démocrate, quand il a cessé de croire. A quoi?--A tous ces mots, qui sont des morts et qui n'ont ni chair ni sang. Ce qui fait l'espérance et la paix des esprits médiocres, fait le désespoir des autres. Les idées sont presque toujours les mêmes en tous les hommes: ce sont les hommes qui diffèrent. L'AUBERGE DANS LE DÉSERT La Norvège montre Ibsen, comme étonnée de l'avoir produit. Il est le grand spectacle de Christiania; on va l'y voir; on y mène les étrangers, on le nomme dans la rue, et dans la salle publique où il lit les journaux, en buvant une boisson forte, on le désigne aux curieux. Il ne hait pas qu'on l'admire; pour le reste, il ne s'occupe pas des autres. Il ne lit point, sinon les nouvelles; ni livres, ni poèmes; il ne va jamais au théâtre, pas même à ses tragédies. De même, il passe dans la rue, sans s'arrêter aux menues comédies qui s'y jouent. Ses regards saisissent les gestes, les traits et les visages, comme une proie qu'ils dissimulent; puis ils se referment sur le butin, comme on pousse une porte sur un trésor; l'esprit, quand il est seul, pèse ensuite ses trouvailles dans la chambre secrète, et l'imagination façonne la matière. Ibsen est bien de l'espèce rapace, à l'égal des oiseaux de nuit: ils ravissent au vol, plus muets que l'éclair; puis ils dévorent, solitaires; et avares, ils se repaissent longuement. Ces hommes-là vivent en ennemis au milieu des autres. Ils dérobent la vie pour la refaire. Ils n'ont pas pour elle la bonhomie de ceux qui la copient. Puissants et inflexibles d'esprit, ils sont timides dans l'action; leur âme volontaire ne cède à rien ni à personne; mais dans la rue, ils cèdent le pavé. Cependant Ibsen, marchant à petits pas, les yeux baissés et les bras immobiles,--si on le heurte, si on le salue et le force à sortir de soi; ou si, dans son fauteuil, presque caché derrière un journal, on le tire de sa lecture,--il montre d'abord un visage hérissé et sévère, les yeux froids sous les lunettes d'or, et ce vaste buisson de cheveux et de barbe, broussaille où il a neigé, et où la bouche la plus amère semble prête à décocher une flèche de fiel. Qu'il lève la tête ou qu'il se retourne, quand il se croit regardé, l'homme sans liens aux autres hommes prend d'abord sa défense, qui est cet air dur où l'ennui timide se retranche et refuse l'accueil. Puis il sourit, ayant reconnu un porte-flambeau ou un esclave. Mais déjà ce n'est plus lui. Ibsen, tous les jours, s'en va donc lire les nouvelles dans le salon d'un hôtel. Que fait-il, cependant, dans la salle commune d'une maison, où les passants vont et viennent? Ce n'est pas assez qu'il suive des yeux les mouvements d'une ville, le concours de toutes ces fourmis dans les tranchées et les tunnels de la fourmilière. Est-ce bien comme on l'a dit, qu'il épargne la dépense des journaux? Non; quand cette raison ne serait pas mauvaise, elle ne peut pas seule être la bonne: Ibsen, à soixante-dix ans, n'a pas pour règle de gagner une ou deux couronnes sur les marchands de papiers. Je ne comprends pas un grand homme de cette manière basse. Non. Je vois dans Ibsen, à l'hôtel, une image taciturne et séduisante du voyageur sédentaire, en son exil sans retour. Il porte la vie du solitaire à ces limites confuses, où elle cesse presque d'être humaine. Se sentir étranger à tout, voilà l'excès de la solitude. Ibsen, chaque jour, va vivre en banni, à l'auberge, dans le va-et-vient de tous ceux qui passent, étrangers les uns aux autres et à lui plus qu'à personne. Qu'ils soient de son pays ou non, il n'est pas du leur. Quoi? Un si profond délaissement se démunit encore? Oui, le profond ennui d'être étranger à sa propre vie met le comble à la profonde amertume de l'être aux autres. Où la goûter mieux, et toute cette amère folie, que dans une salle publique, au milieu d'un hôtel qui regarde sur le port, et les navires en partance, par delà une rue où le double flot des hommes monte et descend?--A la bonne heure, c'est être là dans la vérité de notre condition. Ici, après une lecture sur le vol des mouches, relevant le front, à peine si l'on se reconnaît soi-même pour soi-même; et la brume où flotte la pensée ne s'étonne pas du brouillard, où les mâts, dans la rade, finissent de filer la quenouille d'un jour lugubre à jamais révolu. Étranger parmi des étrangers, dans une vie étrangère à toute espérance, voilà ce que le solitaire rumine d'être et l'image qu'il se forme de la destinée humaine, quand il s'assied dans l'auberge de la plus noire solitude, qui est le désert des hommes. VIII LA MORT FROIDE L'orgueil de l'intelligence est le plus stérile de tous; c'est aussi le plus tenace. Il est sans joie, et désolé en ce qu'il console d'être sans joie. Il reste à ceux qui n'ont plus rien, et à qui il a fait tout perdre. Toute autre domination donne le contact de la vie; celle-ci en écarte au contraire. Les passions du cœur sont pareilles à la mer, dont la jeunesse est éternelle, et le charme, et la folie: même les tempêtes, quand elles tuent, emportent la pensée dans un tourbillon magnifique. Mais l'intelligence est un glacier solitaire; et il faut finir la nuit, couché sur le morne océan de la neige. L'orgueil de l'esprit est un artisan d'ennui incomparable. C'est le tisserand des ténèbres. Partout la nuit, la profonde nuit. L'intelligence ne prend connaissance que de la nuit: seule à seul, il ne se peut pas que l'homme la supporte. La nuit est le métier et la soie; la Parque, la fileuse et l'étoffe qu'elle tisse. Toutes les idées sont tissues sur le canevas de la nuit. L'esprit sécrète dans le vide, comme l'abeille fait la cire. Mais l'abeille ne sait pas ce qu'elle fait, car elle est esclave dans sa république. La joie de penser ne survit pas à la prime jeunesse; ou sinon, et si elle y suffit, c'est à une nature bien petite. Tout être fort secoue l'orgueil de l'esprit, comme un chien ses puces. Quand il est trop tard, on se tend à l'amour d'une convoitise sans bornes, et peut-être sans illusion. Car il est toujours trop tard. La vue déserte du passé, ce réceptacle de mélancolie,--voilà l'horizon de l'orgueil. Et la pire douleur s'avance, pareille à l'heure que l'on n'évite pas: la certitude qu'on a été ce qu'on devait être, et qu'on ne pouvait faire autrement que l'on n'a fait. On se sent plus léger après avoir pleuré. Aussi, jamais, dans Ibsen, on ne pleure. La volonté est l'âme d'un monde froid, une imagination sombre et sans pitié. Face à face, dans la neige, avec la nuit: que reste-t-il?--La force de pousser la lutte jusqu'au bout. Pour unique espérance, l'esprit se promet le repos dans le calme du rêve. Car il faut céder enfin. Le moi n'est pas le plus fort. Il y a beaucoup plus puissant que lui: et c'est la nuit. Le dernier mot est à la force. La force est la seule morale du moi et du monde réel, qui est le monde des corps. L'amour même du vrai est un culte de la force. Je vois un amour de soi, et sans partage, dans l'inexpiable culte de la vérité: on abonde en soi-même; et que tout le reste s'y range, ou qu'il en souffre, s'il veut: quelque chose qu'on fasse, avec la vérité, on a toujours raison. C'est l'histoire de tous les fanatiques; et que la vérité de l'un soit l'erreur de l'autre, quelle meilleure conclusion? «Qu'est-ce que la vérité?» dit Ponce-Pilate. Du moins le préteur romain ne s'en fait pas accroire; il pourrait répondre: «la vérité? c'est mes légions.» L'abus de la vérité est un abus de la force. Je le veux; mais qu'on ne me donne pas cette église pour le temple du juste. La vérité, toute sa vie, Ibsen y incline; il y fait tous les sacrifices; puis, il sait ce que cette foi lui coûte. Mais quoi? Il faut se soumettre. Une bonne tête doit céder à la force: toute révolte est absurde, indigne de l'intelligence. Voilà, dans la nuit noire, de quoi aiguiser comme un couteau le tranchant glacé des ténèbres. ÊTRE SOI-MÊME Ibsen tient bon jusqu'à la fin: il ne veut pas se donner tort. Comment le voudrait-il, puisqu'il ne le peut pas?--Nos idées ne sont si fortes et ne nous sont d'un si grand prix, que parce qu'à la longue elles nous façonnent. Il importe peu que ce que nous pensons nous désespère. Il nous faut penser comme nous sommes. En vertu de quoi nous avons des pensées contraires, qui se combattent sans merci, image de notre contradiction. Ibsen se contredit, comme nous sommes tous forcés de faire, si l'intelligence ne le cède pas en nous à la passion. Couché dans le désert glacé où l'empire du moi ne connaît pas de limites, il tremble de tous ses membres; il n'a même pas besoin de lever les yeux, pour savoir que l'avalanche pèse au-dessus de sa tête, et que la catastrophe est pour demain. Il sait donc ce qui l'attend; mais il ne peut faire autrement que de se coucher sur la place et de dire: «Voilà par où j'ai pris pour venir en ce lieu; or le chemin que j'ai suivi est celui que vous devez prendre.» Être soi-même,--il ne nie point qu'il l'a voulu; loin de là, puisqu'il le veut encore. Le glacier, l'avalanche et la nuit lui font horreur; mais dans ce froid nocturne, il persiste à croire qu'il n'y a pas de plus belle couche pour un homme. Dans les victoires de la raison, quel profond désenchantement de la raison! Qu'elle est morte, dans toute sa gloire! Que sa parfaite logique est peu persuasive! Qu'elle m'est de peu quand elle est tout! Il est bien vrai que je ne vis pas de théorèmes; et, à cet égard, la différence du plus juste, du plus étendu en ses conséquences, au plus pauvre et sans suite, n'est pas grande. J'ai connu tous les jours davantage combien l'amour et la foi vont ensemble: la vie porte là-dessus. La foi est vraiment née de l'instinct; et l'instinct fait tourner les mondes, qui ne savent même pas s'ils tournent, et n'ont aucun besoin de le savoir, pour tourner. Il va sans dire que l'instinct, comme la passion, paraît une faiblesse aux gens de raison, et presque une face du crime. Leur sagesse prévoit un siècle et un monde sans passion, comme on a compté sur un âge sans péché. Mais pourquoi s'en tenir là? et pourquoi pas un monde sans vie? La sagesse ne sera vraiment sage que si elle se passe de la vie. C'eût été le compte de l'intelligence. Être soi-même, dit Ibsen; il sait à quoi il se condamne: toujours le nom de l'amour lui vient aux lèvres; le regret d'aimer l'obsède. Être soi-même, fait-il par force, mais aimer, rien ne vaut que d'aimer, qui est à dire: de n'être pas soi-même. Ibsen distingue en vain la loi des hommes et la loi des trolls, celle des êtres libres qui commande: «Sois ce que tu es,» et celle des êtres bornés qui dit: «Suffis-toi à toi-même.» Je vois partout des trolls, et presque pas un homme. L'idée d'être un homme infatue tous les hommes: comble de ridicule en presque tous. Comme s'il était permis à leur indigence d'y prétendre; et comme s'il n'en coûtait pas toute leur fortune, même aux héros. Qu'on le donne, qu'on le prenne, qu'on le rende, il n'est point d'amour qu'à ne plus être soi. Le supplice du moi est-il donc fait pour tous?--A quoi bon y précipiter la foule des hommes, que son pauvre instinct eût sauvée, mille fois plus sûr que toute sagesse?--Être soi-même? Comme si plus d'un homme l'était, ou pouvait l'être, tous les vingt ans, entre vingt millions? Comme s'il y trouvait, non pas même la joie, mais seulement un peu de repos? Comme si toute la beauté, toute la vertu, toute la force humaine enfin d'hommes en nombre infini, n'était pas à ne jamais être soi-même, supposé qu'il leur fût possible de choisir?--Bien loin qu'ils doivent l'être, qu'ils ne vivent au contraire qu'à la condition de ne l'être pas. La pire trivialité n'est point du tout d'être comme les autres; mais, n'ayant point reçu le don mortel de l'originalité, de prétendre à en avoir une. O la triste singerie! En vérité, c'est aux singes que le royaume des cieux n'est pas promis. L'AMERTUME C'est l'excès de ma joie qui fait l'excès de ma misère. L'amour sans bornes de la vie est l'espace infini où je succombe. Je tremble à cause que j'aime. Je m'éveille dans l'épouvante, à cause de la splendeur du rêve où je m'endors. Et l'horreur du néant se mesure à la beauté enivrante de vivre. Quand on mesure la passion la plus puissante et l'effort le plus noble de l'âme à l'effet qui les suit, le cœur se brise de tristesse: la flèche trempée dans le curare ne contracte pas les muscles, et ne les frappe pas d'une roideur plus convulsive. La déception est encore plus tétanique, si l'on compte la force que l'on a pour agir et pour aimer, à la trahison du monde. L'intelligence a si peu de part à ce profond ennui, qu'elle donne raison au monde. Que ferait-il de cet amour, de cette force, de cette riche action? Il ne lui en faut pas tant. Il se défie: là dessous, il sent le moi qui se cache. Quelle vaste dérision! Une moquerie inhumaine fait mon immense perspective. Et je n'y puis répondre par la raillerie: même jouée, mon âme ne joue pas. Vouée au rêve, et en sachant la suprême vanité, elle préfère ses miracles à l'horrible insulte de ce désert. A la dérision de la vie, répond la grande amertume. Déception perpétuelle, ennui total, vide au noyau des passions les plus pleines, et, chemin faisant, une joie merveilleuse qui n'a pas de sens,--rien ne pourra me forcer de faire l'écho au rire qui m'insulte. Mon amour de la vie me confond bien plus que ma tristesse. Car pourquoi me duper ainsi moi-même, et d'une telle ardeur que chaque instant renouvelle? A quoi mesurer la grandeur du moi, sinon au désespoir qu'il y trouve, et au défi passionné de rédemption qu'il y nourrit?--De là naît l'amertume. Ibsen est bien amer. L'amertume est l'ironie naturelle aux âmes fortes. La salutaire amertume vient du moi et y retourne. Elle est comme une Victorieuse qui, debout et seule dans la victoire, laisse tomber ses droits: A quoi bon? et que ferai-je du triomphe? Triompher pour triompher? Mais je ne suis pas un petit enfant qui joue, pour m'en satisfaire. Après s'être bien roulé sur le sable, l'enfant a sa mère, qui le met à table, le caresse et le couche près d'elle, veillant sur sa nuit. Salutaire amertume pourtant, en ce que le cœur y compare sans cesse l'extrême, l'unique douceur de l'amour. Il est bien passé, le temps où l'on pouvait être plus amer aux autres qu'à soi-même. Le moi, c'est l'astre qui compte ses instants et qui se sent descendre. Ha! bien plus encore: c'est le soleil passionné de la vie, à son couchant dans la mer de la mort. Le moi, c'est la mort. LE DÉSIR D'AMOUR Pour se rendre plus noble, et pour croire à sa noblesse, le moi se fait tout esprit. Il abdique volontiers les passions, et, loin de l'instinct, il s'intronise dans le royaume mort de la connaissance. Il le croit faisable, du moins. Dans la pratique, l'esprit ne conçoit guère un autre lui-même; et il n'y croit pas. Le moi n'aime pas qu'une personne humaine soit entée sur sa personne. Il se défie de ce scion vivant qu'on veut insérer à sa tige. Il se plairait plutôt à ébrancher les arbres voisins: car tout lui fait ombre. Qu'il le veuille ou non, le moi est le profond ennemi de l'amour. Pour ses premières armes, et sans même y faire effort, l'amour tue le moi. Dans la femme la plus pervertie, il lui reste cette force. C'est pourquoi la tentation est si aiguë de faire souffrir les femmes qui nous aiment,--et pourquoi tout bonheur est perdu, si l'on y cède. Ceux qui ont passé par là, ont su, depuis, la grande vengeance du cœur: pas une raison de tourmenter ceux qui nous aiment, qui ne soit folle. Que les femmes soient amères comme la mort: mieux vaut encore souffrir par elles, que de les faire souffrir. Après tout, la douleur est la marque de l'amour. La pitié vient au cœur pour ce qu'on aime. Amour, à toute force, veut effacer la douleur. Il n'en est qu'un moyen: à soi, qu'amour la prenne. Dans une âme puissante, le désir de la consolation est pareil à la convoitise de la volupté la plus tranchante; et la soif est égale de bercer une créature dans le bonheur qu'on lui donne, et dans la souffrance qu'on lui fait oublier. Telle est la récompense infinie de l'amour: un oubli de soi. L'esprit l'ignore. Le grand désir d'amour, c'est la pitié: plaindre, et même être plaint. Le moi est un adulte, presque un vieillard: il méprise ces berceaux; il ne comprend guère cette douceur; il la repousse. Ibsen, plein de dons qu'il n'a pu faire, connaît la victoire, de ce cruel amour qui n'a point de pitié, qui ne procure pas l'oubli, et n'offre enfin à l'homme que les délices d'un combat. Vivre toujours tendu, l'épée à la main; toujours agir, et toujours marcher droit, même dans le vide, même quand on le sent aussi vide qu'il est; toujours se débattre, pour toujours dominer, et sur un empire misérable: quelle dureté! Quel absurde parti! Et, sur le tard, si l'on regarde derrière soi la route méprisée, puisqu'on a fini de la parcourir, quel regret! Je vois dans Ibsen une douleur bien rare: il n'a pu s'oublier. La merveille n'est pas de garder la mémoire, c'est d'en souffrir. Son désespoir lui rappelle que riche du grand amour, il n'a pas su en être prodigue. Il faut plaindre les pauvres de cœur, mais combien plus ceux qui sont les plus riches, et nés pour donner: à la fin, ils se déplorent eux-mêmes, et leur richesse qu'on envie. Car ce n'est encore rien d'avoir tant à donner: considérez la misère de n'avoir pas trouvé à qui l'on donne. On demeure en soi, malgré soi. On tue l'amour, sans le vouloir, à force de le chercher. Et sans plaisir: on n'a même pas eu la joie du meurtre, cette basse passion du moi, qui fait les âmes meurtrières. IX LE MOI EST LE HÉROS QUI DÉSESPÈRE O la dure passion, celle d'être! Chaque heure du jour la renouvelle. Tout est beau; tout est sans prix; et tout fuit. L'amour n'est-il pas beaucoup plus impitoyable que la haine?--L'amour me fait sentir à tout instant la valeur et l'étendue de ma perte. Le bonheur des saints est celui-ci: ils possèdent davantage à mesure qu'ils perdent. Tout ce qui leur est pris d'instant en instant, leur fait un étrange avancement d'hoirie. J'entends la gaieté des saints. Pour tel que va le commun des hommes, les optimistes jouissent le moins de la vie, il me semble; ils ignorent les délices tremblantes de la possession très précaire, qui la font goûter cent fois dans le cœur et dans la pensée comme par le fait de la chair même. O de toutes les passions la plus dure,--celle d'être! Plus tu aimes la vie, et plus tu désespères de vivre. Car, tu en sais bien la fin: ici un souffle; et la lumière est éteinte. Et que cette divine illumination brille sous le ciel sans moi?--Quel abîme de désespoir m'ouvrent mes seules ténèbres! Les sages sont sans doute les médiocres, selon l'opinion des anciens. Et les médiocres sont les indifférents. Mais les plus tristes aiment le plus la vie. Ils sont l'âme du sablier qui s'écoule. La profonde amertume est déjà sur la langue des hommes, qui ont baigné de tout leur être dans la lumière du soleil, qui l'ont aspirée par tous les pores, comme un fleuve de miel. Ce n'est pas à cause que mon père a mangé du fruit vert, que j'ai la bouche agacée du goût aigre; mais parce qu'il a trop aimé le miel, et que mes lèvres en sont barbouillées: elles l'ont été dès les siennes. Chaque jour, cette onction délicieuse s'épuise; et plus je la dévore, plus j'en suis avide; et ma gorge se fait très amère. Ibsen est le type de la grande amertume. C'est le goût propre de la vérité. Et son propre mouvement, c'est qu'elle dévaste. Qui peut nier l'importance souveraine de Dieu pour la vie de l'homme?--Je laisse de côté la conduite; car, si la peur n'a point créé les dieux, la crainte suffit à créer les lois. En politique, les plus forts s'arrangent toujours pour être les plus justes; ou pour le paraître, ou pour forcer les plus faibles à le croire, s'ils ne le sont pas. Mais bien plus que la cité, c'est le bonheur de l'homme qui est en jeu. Il est étonnant que si peu de gens s'en doutent. Comme le sang coule dans les veines, l'attrait du bonheur se répand, dès l'origine, dans l'âme vivante. Toute la vie gravite vers le bonheur. C'est la première loi. Rien n'est calculable que selon elle. Je ne pense point qu'une orbite y satisfasse, sinon celle de la foi, et si l'on veut, de l'ignorance. Je ris d'une sagesse qui détruit le bonheur. Athènes n'a pas si mal fait de donner la ciguë au trop sage Socrate. Je ne vois point de bonheur qui ne justifie toute ignorance. Si pauvre soit-il, et si épaisse qu'on la voudra. Ibsen en est plein d'atroces exemples: jusqu'à la fin, il montre qu'un même coup de vent emporte l'ignorance et les semblants du bonheur. Il ne jouit pas de son œuvre; il en pèse les ruines. «Écoutez-moi bien,» dit Solness. «Tout ce que j'ai réussi à faire, à bâtir, à créer, à rendre beau, solide, et noble cependant,--tout cela, j'ai dû l'acheter, le payer, non pas avec de l'argent, mais avec du bonheur humain. Et non pas même avec mon propre bonheur, mais avec le bonheur d'autrui.» Il faut croire, et ne pas le savoir. Ou, il faut ne croire à rien, mais ne pas s'en douter. On nous parle sans cesse des anciens, qui, dit-on, n'avaient pas besoin de Dieu pour vivre. En effet, il leur en fallait cent, et plutôt que de n'en pas avoir un, ils s'en donnaient mille. Qu'importe l'opinion de deux ou trois philosophes? Ils n'ont jamais compté pour rien. La philosophie n'est jamais qu'un dialogue des morts. Il faut des dieux aux vivants. Sauf quelques maîtres de danse qui inventent l'histoire pour s'en faire des arguments, tout le monde sait que la cité antique est née du culte. La religion est mêlée à tous les actes de la vie publique. Le peuple y est plus dévot qu'il ne l'a jamais été depuis. La cité antique est fondée sur l'autel des dieux. Toute la différence est que ces dieux ne commandent point la vertu ni le scrupule par leur exemple; mais les lois y ont toujours suppléé, et fort durement. La manie de confondre la religion dans la morale n'est pas le fait d'un esprit bien libre. Que toutes deux se soutiennent, il est vrai; mais inégalement. L'une se passe fort bien de l'autre,--qui est la religion. La morale ne lui rendra pas la pareille: elle ne peut. C'est à la vie même que se lie la religion; elle procède de l'instinct le plus radical dans l'homme, le désir de vivre. La morale n'est, toute seule, qu'une règle générale de convenance: il s'agit d'accorder les actes et les appétits de chaque homme à ce qu'exige le puissant instinct commun à tous. C'est pourquoi la morale varie; et la religion ne s'en soucie guère: elle ne s'inquiète pas de ces variations; car le fond de l'homme demeure le même. Il n'est pas un de ceux qui invoquent les anciens, qui pût souffrir, un seul jour, la vie antique. Gœthe était plus prudent: il voulait que l'on accordât l'ancien plaisir de vivre et la souffrance nouvelle. Et enfin, ces temps sont fabuleux. Quoi encore? Les grandes âmes, dans l'antiquité, étaient tristes aussi. L'ironie n'est pas médiocre de voir les grands esprits rejeter la religion, sans pouvoir se défaire de la morale. Ibsen est admirable dans cette entreprise. On lui croirait des remords. Je sais bien ce que c'est: sur les ruines, c'est le cri de la vie. La morale est le journal de la religion. On brûle tous ses livres, et on ne peut se passer de lire le journal. Ibsen se rend peu à peu entièrement libre de Dieu, du culte et de toute église. Il ne se délivre pas de soi. Il essaie en vain de dépouiller la morale. Pas un homme un peu profond ne ferait mieux que lui: nous nous regardons trop faire. Quand nous invoquons le plus la vie, et que nous portons plus avidement la main sur elle, c'est qu'elle nous échappe. De quoi s'affranchit-on?--De la vie, et non de ce qui la gêne. On ne dépouille pas même l'instinct de vivre: on ne rejette que le goût qui y attache. Et l'on ne peut se délivrer de la conscience. C'est le contraire qu'il faudrait faire, si l'on était sage; mais c'est ce qui n'est pas possible. La sagesse ne manque pas tant que les moyens. Pour être libres, et par une pente fatale, nous détruisons tout ce qui n'est pas le moi: c'est en vain. Bientôt, en dépit de tous les efforts, le moi rétablit ce qu'il a voulu détruire. Mais la joie a payé les frais de la guerre. Quiconque arrive à la connaissance de cette détestable contradiction, se désespère: il s'est découvert une incurable maladie. Et ceux qui ne la découvrent pas, font pitié à penser: ce sont des infirmes qui proposent leurs béquilles et leur paralysie en panacée non seulement aux malades, mais aux gens bien portants. L'esprit n'exige aucunement le bonheur de l'homme, ni la vie. Voilà ce qu'on ne peut trop redire. Cet impassible ennemi tend à tout le contraire. Comme s'il devait tant s'agir de l'esprit, quand il s'agit d'abord de vivre? Ibsen se replie sur soi-même, comme la forêt que courbe un éternel orage, et le vent la fait moins ployer qu'il ne la violente. Ainsi nous tous, qui sommes sans espoir, nous vivons en Norwège. C'est un climat de l'âme; et il règne aussi en Angleterre, quelquefois, et parfois aussi en Bretagne. On peut quitter un pays, et se porter dans un autre; on laisse l'océan derrière soi. Peut-être même, l'amour aidant ou, s'il en est, une autre occasion divine de fortune,--l'âme connaît-elle diverses saisons. Mais le climat de la pensée, une fois établi, ne varie guère; l'intelligence le fixe une fois pour toutes; et le siècle nous y retient avec une inflexible rigueur. On ne s'échappe pas; ni on n'échappe au monde, ce qui est pis. Que ce monde-ci croie à la joie, et qu'il la goûte, ou qu'il ait l'air d'y croire, il fait comme s'il y croyait. De là vient la loi sans pitié que la foule des hommes fait peser sur l'homme sans espérance. Il n'est pas aimé, ni même haï, si l'on veut: il est mis à l'écart. Il a voulu l'être; ou plutôt il y a été forcé, en vertu de sa nature, à raison de ce qu'il est et de ce que sont les autres. Mais combien ils se sont tous compris, à demi mot, sans se concerter, pour rompre tous les ponts entre les deux rives. Voilà notre Norwège et le climat social de ceux qui, privés de Dieu, ne se peuvent passer de Dieu; à qui la vie ne rend presque rien de l'immense trésor qu'ils y placèrent, et qu'ils y ont perdu. Il n'est pas si facile que les rhéteurs et les médiocres le prétendent, de se faire un Dieu du genre humain. Le corroyeur de Paphlagonie a beau se frapper sur la cuisse, le dieu dont il est membre, et l'une des plus fortes bouches, ce dieu n'est pas de ceux qu'on accepte les yeux fermés, ni à qui l'on se livre: car adorer, c'est se livrer. Mais au contraire, ceux qui ont été si puissants que de se soustraire à toute contrainte, et de tout immoler, même le bonheur, à la passion d'être libres, ceux-là, qui ont repoussé le meilleur maître et le plus beau de tous, ne sont pas près de se livrer à la première puissance venue. Eût-elle nom «Humanité», elle n'est pas si belle que son nom; et comme il faut toujours que des hommes vivants fassent un corps aux abstractions, pour qu'elles aient l'air de vivre, celle-ci leur emprunte une laideur par trop insolente, même dans une idole. Que reste-t-il en cette extrémité?--Une douleur passionnée d'avoir vécu, que le désespoir de mourir rend manifeste; et le regret sans fin de l'unique bonheur: c'est le regret du grand amour; et, ne l'ayant pas reçu, le remords de ne s'être pas entièrement donné soi-même. Car à moins de l'éternelle vie, cette vie ne nous est rien que la somme de tout ce que nous pouvons perdre. Dans les honneurs qu'on lui a rendus, Ibsen m'a paru le plus dédaigneux des vieillards. Au banquet que lui offrirent les femmes libres, il fit en deux mots l'éloge de la famille. Ayant dîné avec eux, il dit aux révolutionnaires qu'il allait finir la soirée chez le roi; et aux courtisans il annonça, du ton discret ordinaire à son exquise politesse, qu'il irait souper chez les anarchistes. Ce grand homme ne croit plus guère aux idées. L'artiste seul demeure. Il est fidèle, par tempérament, à la fiction d'une vie libre et pure. Avant tout, sa fibre est morale: c'est elle qui fait le lien entre les contradictions. Il a la conscience forte, comme il a de gros os. Je suis d'un œil avide son déclin furieux. Une immense amertume se fait jour dans son indulgence et son mépris. Il ne pense qu'à soi; il ne vit que pour soi; et sans doute avec horreur. Les outrages de la fin, les atteintes de la vieillesse et de la mort, il se roidit là contre, comme on se défend d'une irréparable injure. Il fait le brave. Dans ses maux, il lève la tête, et je crois l'entendre faire son _Oraison du mauvais usage des maladies_. Je m'irrite, parce que je suis seul; et qu'il ne me reste rien. Je n'avais que la vie. Je la méprisais comme un néant. Et pourtant, elle seule était solide; elle est encore tout ce que je tiens, et qui déjà m'échappe. Ainsi, je suis enchaîné tout entier à ce qui n'est presque point. Précieuse et misérable vie; fortune qu'il faut perdre, et qu'on ne retrouve pas; nulle et réelle toutefois, en ce qu'elle est la seule où l'homme puisse atteindre, dès l'instant qu'il ne peut plus sortir de lui. Elle ôtée, je perds tout: et je me le dis sans cesse. Et le cours du soleil, l'ombre qui me suit, sans cesse le répète. Le vieillard est celui qui fait les comptes de sa perte et qui ne peut s'en détacher, chaque heure effaçant un nombre à la colonne des chiffres: à l'avoir de mon bien, plus qu'une page; plus qu'une demie; plus que trois lignes; plus... Qui me consolera dans l'ignoble extrémité de ne plus être? Sont-ce les hommes? Mais ils continueront bien d'être sans moi. Il faudrait que je crusse infiniment à moi-même, pour un peu croire à vous. Mon éternité seule pourrait être le gage de la vôtre. Vos bons offices ne m'aideront pas à mourir. La sainteté ne dépend pas de vous. Il est trop tard. Je vous en veux de ce que vous n'avez pas fait, d'abord, en voyant ce que depuis vous vous mêlez de faire. Vous m'aiderez bien à mourir?--C'est à vivre qu'il fallait m'aider: j'y aurais pu garder foi; vous l'avez ruinée de bonne heure, au contraire. Je n'ai rien dû qu'à moi seul. Et s'il n'avait tenu qu'à vous... Désormais je suis pour moi-même ce qu'autrefois vous fûtes; et ce que j'étais alors pour moi, vous l'êtes en vain: je n'y crois plus. Je vous le dis amèrement: vous ne m'avez pas connu. La force de l'homme qui ne s'emploie ni dans la politique, ni dans les journaux, ni dans les affaires, ni dans les armes est ce que l'on connaît le moins. Il n'est médecin ou savant ingénieur qui ne se croie bien plus utile qu'un saint ou qu'un grand poète,--et, après tout, qui ne le soit. Je n'y contredis plus. Mais quand les gens d'affaires, le soir, se mettent au lit, ils se couchent assurés d'avoir donné un effort incomparable, ayant usé du jour à leur profit, et à celui des autres hommes par surcroît. C'est en quoi ils se trompent. Pour le prix et l'utilité, il va sans dire que le labeur de ces hommes affairés vaut son poids d'or; et chaque médecin, chaque journaliste est un digne Titus qui, sur le tard de la nuit, peut se rendre le témoignage de l'empereur romain. Mais pour la force et la valeur qui bat au cœur d'un homme, un saint dans sa cellule, et le grand poète devant son écritoire, ne souffrent pas qu'on les compare à personne; et pourtant, ni le premier ne se vante, ni le second n'est sûr de rien. Ils disent comme moi: «Je suis ma propre ombre... Ma conscience inquiète me torture. J'ai vu, soudain, que tout, vocation, travail d'artiste, et le reste, ce ne sont que des choses creuses, vides, insignifiantes, au fond.» Il vous est trop facile aujourd'hui de m'entourer, après m'avoir condamné à la fuite. Qu'ai-je à faire de vos louanges? Ce n'est même pas un semblant d'amour: car on n'aime en vérité que ceux qui souffrent; vous m'avez laissé souffrir solitairement. Que suis-je pour vous? Rien de plus qu'un nom, une façon de statue. Vous me montrez aux étrangers, je le sais. Vous me couronnez comme un mort: c'est les tombes que l'on fleurit. Je vous saurai gré de l'admiration, quand la pierre du sépulcre sera chaude de vos lauriers. Mais qui aime les tombes? On se glorifie d'elles, qui ne nous sont rien. En moi, vous ne vantez que vous. Je n'ai jamais pensé à vous vanter en moi. C'est l'amour qu'il me fallait, et quand je pouvais le rendre, aussi vif, aussi chaud que je l'ai senti: jeune et fort, comme j'étais, et comme il me semble si indigne de ne plus être. Alors, j'eusse vécu; et tout eût été changé. Oh! combien je vous reproche la vie que j'ai tant de fois découverte, et que je n'ai pas possédée! Ce soir, je regarde derrière moi; je pense avoir fait le rêve de vivre, comme le pauvre, mourant d'inanition, songe dans son dernier sommeil qu'il s'assied au haut bout de la table, pour un festin royal. Vous protestez en vain de vos sentiments pour moi. Il est trop tard, vous dis-je. Il est trop tard; et peut-être, pour tout. Il est trop tard pour me plaire au succès. Nous ne parlons plus la même langue. La jeunesse est passée. Je ne sais plus me vendre. La monnaie du bonheur n'a plus cours dans ma maison. Qu'en ferais-je? La douceur de vivre, la joie des passions au soleil, l'ivresse de croire et de gravir la montagne, quand on ne pense même pas jamais descendre, voilà les biens que vous ne pouvez pas me donner. Pourtant vous avez su me les prendre. Tous vos trésors prodigués ne me les rendraient pas. La fortune et la gloire, comme vous dites, ne sont que la rançon d'un prisonnier, que vous avez fait mourir dans sa prison, avant de le délivrer. Je suis maintenant captif de la mort. Perdu dans ce terrible infini du vide, où l'homme ne tombe peut-être au précipice que poussé par la désolation, ou pour avoir glissé sur l'arête d'une route glacée,--je roule maintenant sur la dernière pente. Laissez donc. Je vous dis merci; je prends vos offrandes; et votre applaudissement fait un bruit agréable à mes oreilles. Mais ne comptez pas sur une plus ample reconnaissance. Je ne vous aime pas. Vous ne m'avez pas assez donné, quand il était temps. Je suis le type du meilleur homme, et du pire: celui qui ne peut plus vivre et qui vit cependant. L'horreur de chaque vertu m'est présente, et le bien dans chaque crime. Tout est condamné par l'homme, qui ne juge qu'en homme. Je suis celui qui sais vouloir et qui déteste sa volonté. Je ne me plains pas: car de quoi serait-ce? Je devais être ce que je suis. Et vous deviez être ce que vous êtes. Il fallait que je finisse dans l'amertume de vos honneurs, comme je devais vivre dans la solitude. Il fallait que vous en fussiez coupables envers moi; mais je l'ai été contre vous, de n'être pas ce que vous êtes. Je sais aussi ce crime. Parfois, je m'en absous. Le seul qui soit mon égal en Europe se meurt, comme je fais, malade aussi et au même âge: mais heureux, celui-là, jusque dans la dernière angoisse. Voilà en quoi il me domine: il a le bonheur: il n'est que de croire à la vie, pour croire à soi-même. Sa foi lui vient de vous, hommes. A moi, vous l'avez refusée. Je suis plus intelligent que lui: je le comprends et il ne me comprend pas. Mais c'est peu de l'intelligence. Je vais me taire. Je vous ai habitués à beaucoup de silence. Je n'ai pas ouvert bureau public de conseils, d'oracles ni d'avis. Je me suis détourné de toute votre politique. Ma bouche est pleine d'ennui parce que je vous parle. L'atroce sentiment de ne point avoir en vous de semblables, était sans doute en moi de tout temps; mais combien vous l'avez fait grandir! La foi vient de vous seuls, ô hommes; et de vous seuls, la vie. Ainsi ma grande mort vous accuse. Car je suis grand. Mais si j'ai la grandeur, depuis longtemps, je sais, moi, que j'ai la mort égale. Et c'est de quoi je me désespère; rien de plus ne m'est laissé. Qu'importe le dernier été, et les froides illuminations de la gloire? Qu'importe toute victoire? Où il n'y a qu'un homme et que la vie, il n'y a rien; la mort coupe au plus court. Seule elle est là, l'inévitable torture. Tous les biens du monde, en vain, chargeraient ma tête: j'en serais écrasé davantage. C'est en vain que l'on me ferait les plus riches promesses: possesseur de l'univers entier, il me manquerait l'espérance du seul bien désirable: je suis dépossédé de ce qui dure. Je triomphe et je désespère. Je me possède; je vous possède; et je n'ai rien. 1901 DOSTOÏEVSKI _Né à Moscou, le 12 octobre 1821. Mort à Pétersbourg, le 28 janvier 1881. Il perd sa mère en 1837, son père en 1839. Il étudie à Pétersbourg, dès 1837, avec son frère Michel. Il entre à l'École du Génie militaire, en 1841; il donne sa démission en 1844. Il vit dans la misère jusqu'en 1846, où il publie avec succès _f>les Pauvres Gens_. De 1847 à 1849, il donne sans succès plusieurs nouvelles et romans._ _Il est impliqué dans l'affaire des Pétrachevtsy, arrêté en mars 1849, condamné à mort le 22 décembre 1849; commué en quatre ans de travaux forcés et à la déportation, il part pour la Sibérie, le 25 décembre 1849._ _Il vit au bagne, de 1850 à 1854; il en sort le 2 mars 1854. Il est incorporé, comme simple soldat, dans un régiment sibérien; il y sert deux ans; et libéré en 1856, sans aucunes ressources, il se remet à écrire._ _Il épouse la veuve d'un médecin militaire, femme malade et plus âgée que lui; il adopte le fils de cette femme. Vie misérable à Semipalatinsk, 1857-1858. Après bien des démarches, il obtient de rentrer en Russie: d'abord, à Tver, 1858-1860; enfin, à Pétersbourg, où il est rendu à la liberté entière, sans conditions. Son épreuve et son exil ont duré douze ans. Dès cette époque, il a deux ou trois amis dévoués._ _Il fonde une Revue avec son frère, 1861. Elle a du succès. Elle est résolument russe et nationaliste. Il publie _Humiliés et Offensés_, puis _la Maison des Morts_, 1861-62. Ces deux années sont les meilleures qu'il ait encore connues. Il a quelques ressources, et peut faire des voyages à l'étranger, 1862-63. Mais sa santé est de plus en plus mauvaise: atteint d'épilepsie, depuis 1849, les accès se multiplient lamentablement; et sa femme ne cesse plus d'être malade. Enfin, il joue et perd au jeu tout ce qu'il a._ _En 1863 triple désastre: sa femme et son frère meurent; sa revue est supprimée, pour raison politique. Deux familles restent à sa charge, avec quinze mille roubles de dettes._ _Trois années terribles, de 1864 à 1867. Il est seul à 45 ans, plus abattu chaque jour par l'épilepsie, accablé de soucis, traqué par les créanciers. Il publie alors _Crime et Châtiment_, 1865-66._ _Le 15 février 1867, il épouse une jeune fille de 22 ans, Anna Grigorievna Svitkine. Il a eu quatre enfants, deux morts en bas âge, deux qui survivent._ _De 1867 à 1871, il passe près de cinq ans à l'étranger, chassé de Russie par la terreur de la prison pour dettes. Le plus souvent il est à Dresde ou il aurait pu voir Ibsen et Wagner, qu'il semble ne pas avoir connus même de nom. Le reste du temps, il séjourne en Italie, en France, en Suisse et surtout à Genève, qu'il déteste._ _Ces années peineuses et misérables sont pourtant capitales dans son œuvre. La revue de Katkov, le célèbre nationaliste orthodoxe, publie _l'Idiot_, en 1868; _l'Éternel Mari_, en 1870; _les Possédés_, en 1871-72._ _En 1871, Dostoïevski rentre a Pétersbourg. Il n'en sort plus._ _De 1875 à 1877, il édite une brochure périodique, dont il est le seul rédacteur, et qui fonde, soudain, sa gloire. Le _Journal d'un Écrivain_ obtient un succès immense. Il fait plus pour Dostoïevski, cent fois, que tous ses chefs-d'œuvre ensemble. A 56 ans, il devient la voix de la Russie même. Il est l'écrivain national de son pays. En toute circonstance, il parle désormais pour la nation: à propos de Pouchkine ou de Nékrassov, au sujet de la guerre contre les Turcs, aux étudiants, aux juges. Il a pour lui le peuple et les lettrés._ _En 1880, il donne _les Frères Karamazov_._ _Il meurt le 28 janvier 1881. On lui fait des funérailles à la Victor Hugo. Quarante-deux députations suivent le convoi, et représentent toutes les classes de la société. Le cortège s'étend sur la longueur d'une lieue._ _Quinze ans plus tard, Tolstoï condamnant tous les livres et les siens mêmes, n'excepte dans l'art moderne que les œuvres de Dostoïevski._ _Jusqu'ici, je n'ai point nommé Dostoïevski._ _Je n'ai jamais laissé voir le visage de Fédor Mikhaïlovich dans mes clartés de midi, ni dans mes brumes. Je réservais ce nom et cette figure à quelque longue nuit de méditation où, faisant mes comptes avec la grandeur de vivre, et toute la souffrance quelle implique, il me faudrait comparer la somme à ce que je connais de plus fort et de plus ardent, sinon de plus pur._ _Voici l'heure._ _Cette nuit, j'ai vu l'arbre de ma peine sortir de mon cœur; et, couché sur le dos, les yeux dans les étoiles d'hiver, chétif lié à la mère, et tel que je serai dans le ventre éternel, renoué au nombril de la mort, je mesurais, avec le calme du vertige suprême, le jet de la tige douloureuse; et je suivais du regard mon arbre dans toute sa croissance, depuis les racines du sein noir jusqu'aux glands des planètes et a ces capitules de lumière, qu'on dit aussi naïvement asters._ _J'étais là, comme une écaille à l'écorce de la vie et de la terre._ _Et pourtant, dans cette stupeur profonde, mon âme pleine d'amour était la sève même de l'arbre. Et j'ai parcouru toute la colonne de l'aubier vivant. Et toujours montant, dans mon silence, je palpitais au firmament entre telle et telle fleur céleste, ou pensée, ou sentiment._ _Alors j'ai senti, dans la fière cohorte de ceux que j'aime le plus, comme l'explosion d'un salut; ou bien, au milieu d'une joie déchirante, telle la rencontre, souriant, du mort le plus chéri, se levant pour me donner la main et me baiser au front, ce nom et cette présence admirables: Dostoïevski._ _En lui, je veux me discerner moi-même. Il faut descendre dans ce précipice, au flanc de la montagne; et il faudra remonter la pente, du fond le plus bas, jusqu'au sommet qui s'égale aux plus hautes cimes. Toute la noirceur des crimes, la folie des héros, l'infamie des actes, le monde porte ces masques; et Dostoïevski n'en dissimule pas l'horreur. Mais il en est de ses laideurs et de ses ténèbres, comme des gueux, des pauvres, des petites gens dans Rembrandt: des rois, des saints et des grands-prêtres cachés sous les haillons._ _Il faut pénétrer cette abondance terrible d'amour: c'est alors que le pur visage de la vie se découvre, une ardeur pour la beauté que rien ne lasse, un cœur aimant, un élan vers la lumière, une volonté qui tend sans relâche à la rédemption._ I SUR SA VIE Il est né en automne. Il est mort en hiver. Il a vu le jour dans une chambre triste, au fond d'un hôpital où son père était médecin. Un soir de brouillard glacial il a rendu l'âme dans la saison noire. Il a beaucoup respiré la nuit polaire. De l'aube triste aux pleines ténèbres, il a toujours eu commerce avec l'ombre, et l'odeur des pauvres a toujours flotté autour de lui. L'hôpital de sa naissance était l'hospice des mendiants. Le second de trois frères et quatre sœurs, il a perdu sa mère comme il avait quinze ans, et bientôt après, son père. Il est de ceux à qui les noirceurs de la vie ont été révélées de bonne heure. Enfant, il a passé deux ou trois fois l'été à la campagne. Ses parents avaient un petit bien, à trente lieues de Moscou près de Toula, voisins de Tolstoï, après tout, dans ce pays immense. Toute sa vie, il a rêvé des champs, et il n'a vécu que dans les villes. A l'hôpital Marie, c'était déjà la gêne. Une famille nombreuse, et plusieurs serfs domestiques, se pressaient dans un espace étroit: à dix ou douze, ils avaient deux chambres et une cuisine. On vivait là pauvrement, mais chaudement. Une pitié ardente était la flamme de la maison. Le père, grand lecteur des Écritures; la mère, humble et maladive, toujours prête à l'oraison: tous les deux, d'une foi que ne trouble aucun soupçon de doute. C'est l'antique esprit de la plaine, entre Europe et Asie, les mœurs anciennes, la simplicité familière et la douceur d'Orient, avec la règle scrupuleuse des chrétiens. L'austérité n'a rien, ici, de la roideur propre aux puritains d'Angleterre ou aux piétistes du Nord. Ils sont moins durs, ces vieux Russes, qu'ils ne sont résignés. De violents éclats traversent leur silence. Ils ont cette faculté d'émotion, qui est si générale en Orient. Ils peuvent ne jamais rire; mais ils pleurent; ils savent pleurer, et n'en rougissent pas. Le père de Dostoïevski était de cette petite noblesse qui sert dans les rangs infimes de l'armée et de l'État. Elle a joué, là-bas, le rôle de la bourgeoisie en France. Ces nobles sans fortune et de rang médiocre sont artilleurs dans l'armée, ou médecins, ou professeurs à la ville, ingénieurs, chimistes. Comme ils n'ont rien que le maigre salaire d'un métier ou d'un grade sans prestige, ils épousent les filles des marchands. Telle était la mère de Dostoïevski, docile, totalement soumise à son mari, la servante chrétienne de la famille, partagée entre le ménage, les couches, la prière et le soin des enfants. Les sœurs plus jeunes, un peu à l'écart, les deux fils aînés, Fédor et son frère Michel, toujours ensemble, liés comme le pouce et l'index, sont voués aux mêmes études, et, jusqu'à vingt-cinq ans, ne se quittent pas. Le jeune Dostoïevski est élevé dans l'intimité profonde de la famille, où le lien religieux fait un nœud si solide à tous les autres. Il est sensible à l'excès. Sombre et tendre, pensif et violent, d'humeur parfois exubérante, le plus souvent taciturne, en tout il est extrême. Comme tous ceux qui sentent avec passion, il se donne peu et se concentre en lui-même, incapable de se prêter et ne pouvant se donner que totalement. Affamé d'affection, il ne se lie pourtant pas. D'ailleurs, il semble avoir toujours été d'une santé chétive. Sinon malades, ils sont tous de corps inquiet, dans la famille. Il ne nie pas qu'il n'ait eu un amour-propre sans limites. Son caractère maladif, sa complexion chagrine ne lui permettent pas de se plaire en société. Cependant, il aspire à l'amitié, en tous temps et de toutes ses forces. Il n'a jamais été de loisir. Les peines moindres ne le quittent que pour faire place aux plus grandes douleurs. La maladie le hante sans relâche; elle est toujours sur ses talons. Quand lui-même n'est pas malade, la maladie est encore dans la maison: elle lui tient sa mère, ou son frère, et plus tard sa femme. Avec les ans, ses soucis n'ont pas cessé de croître. Dostoïevski est malheureux dans toutes ses affections. Je m'étonne de lui trouver moins d'orgueil que d'amour-propre. Tout l'orgueil est pour sa nation. Quant à l'amour-propre, il n'est point en lui de vanité, ni le signe qu'il se préfère à autrui; mais, comme il ne connaît point le contentement de soi, il craint le jugement des autres: il redoute en eux la fausse note; il pressent l'erreur à son endroit; il devance l'injustice qui l'afflige. Sa défiance est toujours dans l'ordre du sentiment: enfin, il veut qu'on l'aime! Le risque de n'être point aimé l'irrite ou l'indigne. C'est le seul homme qui ne soit pas plus petit, à mesure qu'on le voit plus susceptible. Rien ne lui sied moins que les usages de la haute société. Ce n'est pas qu'il soit d'allures ni de mœurs populaires. La vulgarité lui est encore plus étrangère que la distinction naturelle à l'homme du monde. Il n'est bien vêtu et bien élevé que selon sa propre règle. L'effacement est la politesse, en société. Une âme originale, plus qu'au génie, fait crier au scandale. Si les gens du monde sont une monnaie d'or, pour qu'elle ait cours, il faut que la pièce ne soit plus neuve, que la frappe ait cessé d'être nette, que l'effigie ne se laisse pas reconnaître. D'or ou de plomb, un Dostoïevski ne souffre pas d'être effacé. Il peut avoir l'élégance de sa simplicité, dans la mise la plus simple; mais il ne sait pas porter l'habit; il n'est pas à l'aise dans les vêtements que la coutume impose, ou la mode: il y est déguisé. Il y a des hommes qui transparaissent, quoi qu'ils fassent, à travers tous les usages du monde: ils offrent le scandale de la nudité. Les usages ne sont faits que pour donner une enveloppe commune à l'animal commun. Tel héros de salon n'est lui-même que dans l'habit de tout le monde. Mais Dostoïevski ne peut vêtir l'habit de tout le monde sans paraître porter une défroque, et s'être glissé dans le vêtement d'autrui. * * * * * Plus il tâche à vivre en société, et moins il est sociable. Plus il aspire à l'amour, moins il se croit digne d'être aimé. Il ne peut se faire à l'idée d'être tout pour les autres; et moins d'être tout pour eux, il ne veut pourtant rien être. Voilà le tourment des cœurs passionnés. Un besoin d'amour toujours déçu. Il pressent, il sait trop qu'il pèse cruellement à ceux qu'il aime. Tout jeune homme encore, il ne dort pas, «à cause des pensées qui le torturent». Les mots désespérés sont ses propos d'habitude: il souffre de la ville, il souffre de la solitude, il souffre de soi-même et des autres; «Pétersbourg et ma vie m'ont paru affreux, déserts», dit-il un jour; et il conclut: «Si ma vie avait dû s'arrêter en cet instant, je serais mort avec joie.» Il ne fait presque jamais ce qu'il veut, et telle est la maladie mortelle pour tout homme qui a une volonté, et une œuvre qu'il rêve d'accomplir. Est-ce la mauvaise fortune qui le rend malade? Est-ce la maladie qui entrave sa fortune? Dostoïevski est toujours empêché. Dès les vingt ans, la maladie et la misère se partagent cette vie, comme deux chiennes éternelles, lâchées par le maître des meutes infernales. Avant le temps de sa grande révolution morale, le dégoût de ce qui l'entoure, la gêne, les transes nerveuses, les soucis le rendent presque fou. L'idée du suicide le hante. Il tourne à l'hypocondrie. Il est rongé d'insomnies. Plusieurs ont alors pensé qu'il dût perdre la raison. Il est avide de plaisir, mais le plaisir l'écorche vif; la volupté le détraque, la jouissance l'atterre. S'il se prive, il souffre; et il souffre encore plus quand il sort de privation. La ville ne lui vaut rien, et il est condamné à y vivre. «Pétersbourg est un enfer pour moi.» La gêne et même la misère l'ont tourmenté sans répit. Le malheur l'accable, à tous les âges. Entre les deux extrémités de la douleur matérielle et de la douleur morale, il se débat dans une lutte perpétuelle. Au début comme à la fin, il gémit: «Que m'importe la gloire, quand je travaille pour mon pain?» * * * * * On dit parfois que la misère est bonne aux grandes âmes. Il paraît qu'elle les fortifie. C'est l'idée de ceux qui n'ont jamais passé par cette damnation et cet ensevelissement. Ils ne savent pas tout ce que la misère a tué dans un homme: les forces qu'il a mises à gratter la terre pour en tirer son pain sont volées aux belles œuvres qu'il eût faites, s'il avait été de loisir. Le mal qu'il s'est donné pour tenir bon, les veilles, la colère, les angoisses qui épuisent, que d'heures, que d'années perdues! La misère fortifie? Oui, sans doute, quelquefois, et à quel prix? On ne reste debout que sur le cadavre de la joie. Et la misère tue aussi. Tel a toujours été malade, pour mourir avant le temps, qui, bien portant, eût multiplié les chefs-d'œuvre; et d'abord, il eût vécu. On oublie trop le plus bel et le plus sûr avantage, qui est, premièrement, de vivre. La correspondance de Dostoïevski est un monument à la misère du génie, un long cri de désespoir. Lettres lamentables, en vérité: car on y entend l'éternelle lamentation d'un éternel mendiant. A vingt ans ou à quarante, et à cinquante comme à trente, c'est le même gémissement. Il pleure famine. Il appelle au secours. Il n'a plus de vêtement, il ne sait où trouver de quoi payer son terme. «Il s'agit de payer toutes mes dettes avec mon prochain roman. Si l'affaire ne réussit pas, il est possible que je me pende[31].» Un quart de siècle ensuite, ayant femme et enfant, il crie: «Il m'a fallu engager mes pantalons pour me procurer deux thalers. Elle, ma femme, qui nourrit son enfant, elle va engager _elle-même_ sa dernière jupe d'hiver, en laine! Et pourtant, voilà deux jours qu'il neige ici[32].» [Note 31: Lettre du 24 mars 1845, _Correspondance de Dostoïevski_, traduite par Bienstock.] [Note 32: Lettre du 16/28 octobre 1869.] La dette a été son Tartare: il n'en est jamais sorti. Après _Crime et Châtiment_, déjà célèbre, il a dû fuir la Russie pour se soustraire à la prison. Il a erré six ans à l'étranger, sous le fouet de la dette. Exil, pour un homme comme Dostoïevski, peut-être plus dur que son temps de bagne en Sibérie. Ce sont les dettes qui lui arrachent les aveux pitoyables dont ses lettres sont pleines. Elles le pressent; elles l'épouvantent; il ne fait pas un mouvement qu'il n'en sente la gêne aux entournures, pas un geste qui ne les envenime. La dette est toujours là, pour l'empêcher de satisfaire aux plus humbles besoins qui le tiraillent. Dans sa correspondance, il n'est question que de roubles, de prêts, d'avances, de gages. «Je rendrai tant; j'aurai tant; il me faut tant.» Voilà le nœud de ses convulsions. «Je vous supplie! Pour l'amour du ciel! Au nom du Christ! Pour l'amour de Dieu!» Il y a des lettres où ce cri du mendiant revient jusqu'à neuf fois[33]. A tout instant, il se prosterne, atterré par la peine: «Je suis au désespoir. Je suis perdu.» On tremble de sa propre impatience; on a les nerfs tendus d'attendre avec lui. «Au nom du ciel, répondez-moi! Une réponse immédiate, pour l'amour de Dieu!» c'est la prière qu'il répète dix fois, cent fois, mille fois, à toutes les pages. [Note 33: Lettres de juillet 1856.] Et la misère des misères n'est pas de jeûner, ni de manger son pain sec au chevet d'une femme malade. Il peut y avoir pis; qu'il faille gagner ce pain de chaque jour avec son âme, quand on est plein d'œuvres qui n'ont point cours. La plus noire infortune n'est pas de souffrir, tant qu'on peut suffire à la souffrance; mais d'être dans les chaînes, quand il faut vivre en Tantale, séparé de son art par la maladie et tous les vils soucis de la vie quotidienne: ils font la vie d'autant plus abjecte qu'elle devait être plus grande. «Comment puis-je écrire, tandis que je meurs de faim[34]?» demande le malheureux; «et là-dessus, qu'exigent-ils de moi? ils exigent de l'art, de la pureté poétique, sans effort, sans délire; ils me donnent Tourguenev, Gontcharov et Tolstoï pour modèles! Qu'ils voient donc la condition, moi, où je travaille!» Et, pour conclure: «Toute ma vie, j'ai dû travailler pour de l'argent; et toute ma vie j'ai continuellement été dans le besoin, à présent plus que jamais[35].» [Note 34: Lettre d'octobre 1869.] [Note 35: Lettre du 26 février/10 mars 1870.] Voilà bien le cri de toute une vie. Voilà Dostoïevski entre la maladie, la misère et le deuil, pendant trente ans. Il lui faut toucher au tombeau pour avoir enfin quelque relâche. Les cinq dernières années, où il rencontre la gloire et une sorte d'aisance, sont la place au soleil, qui sépare de la fosse celui qui fait halte. Pour venir jusque là, un chemin affreux dans les orties et les tourments. Et, une fois sur la terrasse, qu'elle est vite traversée! La main nocturne, dont le ciel infini est la paume, tient l'homme aux épaules et le pousse dans le dos. Encore un pas, et la place dorée tombe à pic dans une marge de nuit, étroite hélas comme un corps d'homme ramené au cocon, mais d'une profondeur insondable. Ni Tolstoï, ni Tourguenev, ni les autres fameux Russes n'ont connu le sort du pauvre et du malade. Je ne parle pas de l'homme humilié: car Dostoïevski, s'il a dévoré les colères et la rage de l'artiste méconnu, n'a jamais été sensible à la honte du bagne. Un bagne politique, à la russe, est un lieu plein d'honneur. Et d'ailleurs les criminels même, là-bas, acceptant la peine en conscience, ne sont point honteux de leur crime, puisqu'ils l'expient. Pouchkine, Tolstoï, Tourguenev, tant d'autres, ce sont de riches seigneurs, libres de leur temps, en possession de la fortune et de ce bien sans prix: une santé robuste. Ils obéissent à leur fonction créatrice, et rien ne la combat. Le bonheur du poète est là même et non ailleurs. Dostoïevski n'est pas de loisir. Dostoïevski n'est pas plus libre que la Russie, sa mère. Il est dans les larmes; il est dans les prisons; il est dans les chaînes. On le mène, comme elle, à la potence. On ne lui fait grâce que de la vie. Il échappe au gibet; mais on le réserve à la suite infinie des supplices. Or, il ne s'y dérobe pas. Il ne prêche ni la soumission au mal, ni la révolte. Il ose se prononcer pour l'usage héroïque de la souffrance. Il ose faire choix de l'exercice puissant que le mal propose à notre âme, celui qu'on nous fait et celui que nous sommes tentés de faire. Pour lui et pour toute sa race, il embrasse le parti de l'amour souffrant, lequel, selon moi, est le seul amour, étant le seul qui accepte l'épreuve du sacrifice. Et, dans l'horreur de tout ce qui l'entoure, pour lui-même et pour son peuple, Dostoïevski souscrit à la beauté de vivre. D'ensemble, c'est une vie hideuse que celle-ci. A peine si l'on peut en supporter l'idée; mais que l'on considère la vie apparente de Dostoïevski comme le moyen de sa vie intérieure: toutes les duretés de la fortune, les injures du malheur, autant de coutres et de socs qui servent, tranchants, au labour de la beauté cachée, et que seul le déchirement du sein devait rendre visible. Voilà comme en Dostoïevski s'opère la révélation de tout un monde. Tel il est, telle la Russie. De toute nécessité il lui fallait être condamné à mort et qu'il allât au bagne avec elle. Dostoïevski a créé pour nous la Russie mystique, la Russie cruelle et chrétienne, le peuple de la mission, entre l'Europe et l'Asie, qui porte à l'ennui du crépuscule occidental le feu et l'âme divine de l'Orient. Quel roi, quel politique ou quel conquérant a plus grandement agi pour sa race? C'est dans Dostoïevski, enfin, que la Russie, cessant d'être cosaque, se manifeste une réserve pour l'avenir, une ressource pour le genre humain. II IMAGE De taille moyenne, il était petit pour un Russe. Nerveux et saccadé, il y avait de l'inquiétude en tous ses gestes, une sorte d'attente fébrile. Ou bien, l'action lasse, l'allure lente, il semblait abattu et comme enseveli. Un homme agité ou défait, toujours en frisson, ou en sueur, toujours en peine. Je sens son odeur de peau fiévreuse et mouillée. Mécontent, il paraissait vieux et malade. Et, soudain, le contentement lui rendait l'air de la jeunesse. On ne pouvait rien remarquer en lui, quand on avait vu sa tête. De tout son corps, Dostoïevski n'était que l'homme d'une tête. Il l'avait grosse, vaste, forte en tous sens: chaque trait violent, puissant, rude même; et l'expression totale, pourtant, pleine de douceur et de finesse. Le cheveu rare et pâle, couleur de cendre; sinon chauve, dépouillé sur les tempes, et le front très nu, de bonne heure. Ce front n'en paraît que plus grand, haut et large, à deux fortes bosses au-dessus du pli qui le divise, entre les sourcils. Jeune homme, il a dû ressembler au prince Muichkine, qu'il a seulement lavé de toute chair, et décharné jusqu'à le rendre exsangue. La barbe est pauvre, irrégulière, longue d'ailleurs, roussâtre, à reflets gris. Il a de grandes oreilles, hautes et épaisses, plus longues que le nez. Des poches sous les yeux, et deux fossés de rides, un double ravin des narines aux lèvres. Toute la face est large et maigre, avec de gros plis. A la joue droite, s'arrondit une verrue bien populaire. Et voici les yeux, qui sont toute la vie. Clairs, pâles, de vieille ardoise, assez reculés dans l'orbite meurtrie, ils sont étroitement bridés du haut, et cousus par la paupière supérieure au sourcil. Ils sont pleins de tristesse voilée, où perce une pointe de feu, le grain noir de la prunelle, qui tantôt s'éteint dans la rêverie, tantôt luit en vrille. Sous les sourcils froncés, quel regard admirable! Présent, et à l'affût, mais non pas de ce que voit le monde: il cherche la profondeur; il guette l'homme intérieur; il plonge au dedans; il dépasse l'apparence. Il ne tient pas à rien cacher de lui-même, ni ses sentiments, ni ses idées. Avec une attention passionnée, il se donne. Il offre à toutes peines toute la douleur dont il dispose. La souffrance est toujours présente. Dostoïevski est le grand cœur, que je trouve sain malgré tout, parce que la grandeur, selon moi, est la seule santé. Regard d'un terrible sérieux, et presque dur, tant il surveille, sombre, le moment de bondir sur sa proie. Mais une immense tristesse y réside. Une tristesse religieuse, et quasi populaire: la tristesse de la misère, la tristesse du charpentier qui essaie les bois de la vie, qui fait voler tous les copeaux de la conscience, et qui entasse la sciure pour boire le sang répandu. Voilà l'homme de douleur, s'il en fut un. Et il est bon, même s'il est injuste: ses lèvres le disent, excellentes, épaisses, obstinées et généreuses. La contrariété lui tordait la bouche, d'un mauvais sourire; et la satisfaction du cœur y ramenait une gravité nourrie d'innocence. * * * * * La douleur est derrière tous les traits de cet homme. Pour saisissant qu'il soit, son aspect me séduit moins par ce qu'il montre de l'homme, que par ce qu'il en cache. Le visage de Dostoïevski est un masque, s'il rit. Mais au repos des muscles, quand il médite, le visage de Dostoïevski est le reflet, surgi dans l'ombre, d'un autre visage tourné au dedans. Caractère étrange, d'une intensité rare: l'homme visible est le spectre de l'homme intérieur. De là, que tout est douleur sur cette figure: le grand front, aussi haut que vaste; la ride entre les deux sourcils; les petits yeux aigus et couverts, qui s'enfoncent sous la brume des peines, enchâssés au cercle des larmes; et la bouche entr'ouverte, comme les enfants dans les sanglots: tout est profondeur douloureuse au fantôme de la face. Chaque trait est une ligne qu'il faut suivre, pour passer de la chair jusqu'à l'âme, et pour s'enfoncer dans le secret ou dans les repaires de l'homme intérieur. La sensibilité d'un tel homme est sublime. Ce que Stendhal est à l'intelligence pure, et à la mécanique de l'automate, Dostoïevski l'est à l'ordre et à la fatalité des sentiments. Stendhal atteint au fond des passions par l'analyse de leurs effets, et des actes. Dostoïevski touche au plus secret des esprits par l'analyse des sentiments et des impressions qui les déterminent. Dostoïevski est le prodige de l'analyse sentimentale; et il est le plus grand inventeur que l'on sache en cet ordre. Avec des moyens opposés, ils ont la même puissance; mais de Dostoïevski à Stendhal, il y a la même différence qu'entre la géométrie de Pascal et l'analyse de Lagrange. Pascal voulait résoudre tout problème par la considération visible des figures. Ainsi Stendhal: tout comprendre. La mathématique moderne veut approcher l'essence du nombre par la détermination de l'élément intérieur, et par le fin discernement du symbole. Ainsi Dostoïevski: tout pénétrer. Stendhal et Dostoïevski sont dans les passions; et rien ne les intéresse, rien ne les retient que d'y être. Stendhal les montre, comme un sculpteur qui modèle ses formes. Dostoïevski les anime, et vit en elles comme un autre Pygmalion. Stendhal tient tous les fils du drame, et il s'en amuse quelques fois. Dostoïevski ne joue même pas le drame des passions: il est sur la croix avec elles. Entre les plus intenses, homme insatiable de sentir l'homme vivant. Dostoïevski, sensible à toute vie, et aux bêtes, d'un cœur si juste, malgré tout, revient toujours à l'homme. C'est le fond de l'homme qui l'occupe d'un souci constant. Tout est en fonction de l'homme pour lui, et même toute la nature. C'est en vertu de ce sentiment insondable, du moins je l'éprouve ainsi, que Dostoïevski, ayant découvert la croix et Jésus-Christ, n'a jamais pu voir la vie bue sur la croix et en Jésus-Christ. Étant au bagne, une femme pieuse, qui visitait les prisons, lui fit don de l'Évangile. Le vrai Dostoïevski date de ce moment. Il avait, de tout temps, beaucoup lu la Bible; mais il n'avait pas laissé son âme interpréter la lettre. Le cœur est le truchement qui révèle un texte divin. L'art de Dostoïevski est une peinture directe de l'intuition. Voilà pourquoi tout, chez lui, étant si vrai, semble du rêve. Il faut y consentir, pour bien l'entendre; et cet accord ne se fait pas du premier coup, ni même du second. III SUR SON ART Dès le début, il sait où est sa force. Et même s'il ne le montre pas encore dans ses œuvres, il pressent quelle sorte de génie il y fera plus tard paraître. Je suis original, dit-il à peu près, en ce que mon moyen est l'analyse, non la synthèse. Je vais au dedans; et examinant les atomes, je m'enquiers du tout. * * * * * Il a toujours répugné aux sciences, comme vaines. Son éducation, après tout, fut très littéraire. De bonne heure, il sut le français et l'allemand. Les petits Dostoïevski ont eu un précepteur de français, nommé Souchard. Dans la pauvre maison de son père, Dostoïevski a pris le goût de la lecture. Il l'avait, comme on doit l'avoir: à la passion. Sa plus dure privation, au bagne, fut de ne pas lire. Étudiant ou banni, dans sa prison, en Sibérie, de mansarde en mansarde, il a toujours des livres avec lui: la Bible, Shakespeare, Schiller, Racine, Dante, Pouchkine. Quand il ne demande pas de l'argent à ses amis, il implore qu'on lui envoie des livres. Il est très nourri d'œuvres françaises. Elles lui ont tenu lieu de l'antique. Le français est son grec et son latin. Il avale tout, d'un égal appétit, Voltaire et Balzac, Eugène Sue et Racine. Jeune homme, sa lecture est immense. Quant aux Russes, il n'en ignore rien. Toute sa vie, il est curieux de ses émules; il est avide de tout ce qu'ils publient: il réclame sans cesse les romans de Tourguenev, de Gontcharov et de Tolstoï; il suit les auteurs de tout ordre, et même les critiques. Seuls, à ses yeux, Pouchkine et Gogol, ont du génie; à Tolstoï, il le refuse. D'ailleurs, l'exemple de Gogol, mort fou, le hante. On fait souvent de Dostoïevski une espèce de barbare inculte, qui ne doit rien qu'à lui-même. Rien n'est si faux. Idée bonne aux maîtres d'école et aux sergents de lettres: ils y flattent leur propre barbarie, pour la tirer du rang. Et, pour qu'on soit sensible à leur originalité, ils trouvent du barbare en toute âme originale. Le barbare ne sait même pas parler: il bégaye. Dostoïevski est un homme de longue culture, tant par la race que par l'éducation. Il n'a jamais été en friche. Ce fils de la petite noblesse a reçu la nourriture noble. Il ne s'est pas mis, sur le tard, à apprendre. Loin de là, on l'a instruit dès le berceau. Pauvre ou non, c'est ce qui distingue la petite noblesse des bourgeois et des marchands russes. Le père Dostoïevski n'est pas seulement un homme austère, uniquement occupé d'idées religieuses: il lit, lui aussi; il a servi dans les camps; il a fait la guerre contre Napoléon. Il voit au-delà de son quartier, de la ville, et même de la Russie. Il faut chercher Dostoïevski où il est: au centre de la pléiade qui a fait la gloire de l'esprit russe. Il a deux ans de moins que Tourguenev, et sept ans de plus que Tolstoï. Il est donc à mi-chemin de Tolstoï et de Gogol. Tous, ils sont nés sous le règne mystique d'Alexandre, et ont grandi dans les ténèbres et le silence de Nicolas. Leurs pères, à tous, sont les hommes de 1812, qui ont délivré la patrie, et qui ont imposé la Russie temporelle à l'Europe. La Russie ne retrouvera sans doute plus des pères et des fils comme ceux-là. Ils sont nobles, au sens de l'élite: ils sont le choix de la nature, et ils y répondent généreusement. Être généreux, c'est toute la noblesse. Bref, ils sont de bonne race. Ardents à l'œuvre, ils croient à ce qu'ils font; ils se donnent, d'une âme libérale; ils ont l'illusion d'être nécessaires à leur temps, à leur pays, à tous les hommes: à soi-même. D'ailleurs, Tourguenev excepté, ils sont âpres, durs et cruels les uns pour les autres. Dostoïevski ne peut se lier solidement avec personne. La bonté qu'ont eue, d'abord, pour lui, Biélinski, Tourguenev et quelques autres, ne leur sert bientôt à rien, ni à lui. Comme il arrive si souvent, c'est un Dostoïevski à leur ressemblance qu'ils aimaient dans l'auteur des _Pauvres Gens_; et le vrai Dostoïevski les dépite. Celui-là leur en veut de ne pas assez faire, après ce qu'ils ont fait pour l'autre. Son cœur est humble, à la fois, devant l'amour et despote: il est profondément avide. Il se brouille avec tous les gens de lettres, qu'il approche. Règle: pas un artiste de génie n'aura jamais la paix avec les gens de lettres, ni ne voudra la faire. Dostoïevski ne peut pas garder un ami. Il exige trop de l'amitié, sans doute. Humeur mélancolique! Aimer trop ceux qu'on aime. On s'en fait une trop belle idée. Il voudrait, ce cœur passionné, qu'on vécût pour lui seul, je le crains: car il serait capable de vivre pour ceux qu'il préfère. * * * * * Il a le respect et l'amour de son art. Au comble du chagrin, livré seul à lui-même, pourvu qu'il ne souffre que de soi, il va loin. Est-il ainsi, ou l'imaginé-je? Dans son amour de l'art, aussi, il connaît les extrémités: la maladie, qui opprime l'âme; et le refus de rien faire pour le public contre son propre génie. Aux yeux de l'artiste, le public est un mal nécessaire: il faut le vaincre, et rien de plus. Il adore l'état de création. Mais écrire le tue. Car il est aux gages du besoin; il a beau tenir bon, et protester qu'il n'écrira pas sur commande, il vit de sa plume; il est serf des engagements qu'il doit prendre. De là, qu'il est le moins égal des grands écrivains: il donne un chef-d'œuvre après un roman confus; et le chef-d'œuvre est suivi d'un livre médiocre[36]. [Note 36: Après _Crime et Châtiment_, _le Joueur_, 1866 et 1867; _l'Éternel Mari_ après _l'Idiot_, 1868 et 1870.] * * * * * Il semble bâiller d'ennui, lui-même, en certaines de ses œuvres. Elles sont d'une longueur, d'une recherche, d'une subtilité insupportables. Elles sentent la folie. L'analyse y fait penser au délire, au scrupule, et le détail intérieur à la manie de l'infiniment petit. L'incohérence de Dostoïevski est piteuse, quand il ne trouve pas son ordre. Elle ricane, elle grimace. Quel sourire contraint! Alors Dostoïevski va d'un pas terriblement lent; il est obscur, diffus, ennuyeux comme une cave. Ses œuvres manquées, on dirait les fragments, les traits, les notes sans choix d'une œuvre qui n'a pas obtenu la grâce de l'unité. Plus l'analyse est curieuse, plus l'unité est nécessaire. Il en est de tous les détails et de tous les éléments intérieurs comme d'un corps chimique: tous les atomes y étant, il faut l'étincelle qui les assemble et qui les groupe: il faut que le cristal rencontre sa forme. * * * * * Dostoïevski est d'un prodigieux désordre, quand il ne réussit pas à trouver son ordre. Mais son ordre est un prodige, quand il l'atteint. Rien n'y trahit la symétrie, ni ce qu'on appelle la composition, d'un mot grossier qui peint l'œuvre grossière. Dans l'ordre de Dostoïevski, tout est organes, et relations d'organes. Tout est produit par la nécessité intérieure. Ici, la vie des faits est bien l'image, sur les murailles de la caverne, l'image et l'ombre de la vie intérieure, au grand feu du foyer invisible. Ainsi, les chefs-d'œuvre de Dostoïevski sont plongés dans le rêve: et ils ont seuls le caractère du rêve, comme ceux de Shakespeare, et parfois d'Ibsen. L'ordre d'une œuvre comme _Crime et Châtiment_ est inouï. J'en ferai quelque jour l'analyse. Je me contente de dire que ce drame admirable se passe tout entier, actes sur actes, dans la conscience de Raskolnikov. Les deux longs volumes ne contiennent que la suite des sentiments, des visions et des pensées créées par l'imagination du héros, et que sa conscience déroule. Ils n'enferment qu'un très petit nombre d'heures; mais chaque instant de ces heures est totalement épuisé de son essence pensive et de son action, de ses échos et de ses contre-coups. Une telle œuvre, quand on l'a saisie, semble la merveille longtemps souhaitée par l'esprit: l'art est enfin le rêve de la vie, qui elle-même est un rêve. * * * * * Dostoïevski est riche en mots inoubliables, qui montent des abîmes. Ce sont des paroles sans faste et sans éloquence; mais comme une crique d'eau profonde, entre deux rochers, elles mirent, dans la profondeur pure de la mer, l'immense ciel du soir, avec ses nuages et les premières étoiles. A un malheureux, gangrené de phtisie et d'envie, qui va mourir avant d'avoir eu vingt ans, le prince Muichkine, ouvrant la porte, dit: «Passez le premier, et pardonnez-nous notre bonheur[37]»--«Pourquoi avez-vous tout détruit en vous? crie la jeune fille passionnée au prince innocent; pourquoi n'avez-vous pas d'orgueil[38]?»--Et lui, de dire, insensible à toutes vanités et à sa perte même: «Qu'est-ce que ma peine et mon mal, si je suis en état d'être heureux[39]?» [Note 37: _L'Idiot_, IV, 5; III, 2; IV, 7.] [Note 38: _Ibid._, IV, 5; III, 2; IV, 7.] [Note 39: _Ibid._, IV, 5; III, 2; IV, 7.] Raskolnikov assassin à la sainte prostituée: «Toi aussi, tu t'es mise au-dessus de la règle: tu as détruit une vie, la tienne: cela revient au même[40].»--Et encore: «J'ai voulu oser: j'ai tué. Et c'est moi que j'ai tué[41].»--Ou ces traits dignes de l'oraison: «Le Christ est avec les bêtes avant d'être avec nous[42].»--«Si le juge était juste, peut-être le criminel ne serait pas coupable[43].» [Note 40: _Crime et Châtiment_, IV, 4; V, 4.] [Note 41: _Ibid._, IV, 4; V, 4.] [Note 42: _Frères Karamazov_, XI, 6.] [Note 43: _Ibid._, XI, 6.] * * * * * Dostoïevski a la conscience de Pétersbourg. Il est l'âme de ces hivers polaires, où le jour est une agonie de la nuit; et de ces étés, où la nuit est encore le jour, un crépuscule songeur, pensif et adorable comme le regard d'une amante insensée. J'ai vécu avec lui dans la ville ardente et morne, où les ivrognes et les mystiques se donnent le bras, où de funèbres hypocrites baisent aux lèvres des rebelles candides; où la pire corruption, qui est triste, engraisse de son fumier l'innocence subtile; où la luxure est un raisin à pépins de remords, et où les vierges ont une odeur qui tente le péché. * * * * * Un monde à part. Dans l'œuvre de Dostoïevski, il y a une société complète, à savoir une société religieuse. Car tous les portetotems de la terre n'y feront rien, et leur étymologie moins encore: pour l'homme, la religion, quelle qu'elle soit, c'est le lien. Dostoïevski ne rompt pas le faisceau. Il serre le nœud de la cité: tout y entre, du plus humble artisan au maître d'hommes altier. Chez lui, non pas des rangs et des titres, la hiérarchie est de la vertu vivante et des caractères. Il a ses voleurs et ses boucs, ses assassins pareils à des conquérants, ses lâches, ses vils coquins et ses bouffons énormes, comme il a ses princes, ses vierges, ses saintes héroïques et ses saints. Il est riche de toute élite et de toute plèbe. La condition sociale n'y est presque pour rien. Que ce génie m'est intime! Que ce sens de la valeur me touche! C'est le monde de la conscience profonde. Les passions y paraissent frénétiques, parce qu'elles résistent à être nues; convulsives, parce qu'elles sont peu à peu dépouillées de tout ce qui les habille. Dostoïevski sait bien que la simplicité n'est pas dans les objets; mais seulement dans l'œil qui les examine. La vie la plus simple est en soi un prodige de complexe. La simplicité n'est que le sommeil de l'apparence. Un monde, où les sentiments sont portés au dernier degré de l'acuité et de l'ardeur, semble l'enfer de la souffrance et le paradis des fous. Là, où tout est intense, tout est excès. La règle ordinaire est abolie. L'ordre commun est l'ordre moyen. Et le moyen est l'espace du médiocre. La mesure, telle quelle, est un élément de la vie ordinaire. La mesure, en art, paraît la vérité, comme la moyenne des statistiques. La mesure varie avec les grandeurs que l'on compare. Elle n'est pas la même pour les hôtes de l'Olympe et pour les captifs de l'Érèbe; ni surtout pour ceux-là et pour les petites âmes de métier, dont la conscience vit en boutique. Ames de métier, elles font nombre, comme les fourmis. Elles nourrissent les moyennes. Mais, à le bien prendre, la moyenne est fausse comme toute statistique morale. Car, chiffres et mesure ne révèlent que le monde de la quantité. La qualité est la règle suprême, ainsi que le lieu de tous les sentiments et de tous les actes en relation avec la conscience. * * * * * Le monde de la profonde conscience fait figure du rêve; et même de la folie, quand il arrive, avec Dostoïevski, que les êtres vivants épient l'écho de leur propre chant, pour y donner un écho plus lointain encore; quand ils font l'analyse de leurs passions, eux-mêmes, et qu'enfin ils ont conscience de leur conscience. Dans Stendhal, cette merveilleuse analyse étant tout intellectuelle, même si le héros se prête l'oreille, on voit toujours, derrière lui, le plus intelligent des hommes qui est là, et qui écoute. Tout est clair; tout est ordre; tout est esprit. Chez Dostoïevski, ce sont les passions qui se passionnent et se dévorent à se poursuivre elles-mêmes, à se contempler et à se ressentir. Tout prend, dès lors, le caractère du rêve, ou de la folie. Mais ce monde de folie est la sphère d'une réalité suprême. La folie est le rêve d'un seul. La raison est sans doute la folie de tous. Ici, la grandeur de Dostoïevski se fait connaître: il est dans le rêve de la conscience, comme Shakespeare même, et Shakespeare seul, avec le seul Rembrandt. Tels sont les sommets de la conscience et de l'analyse, pareils aux plus hautes montagnes de la terre, en ce qu'ils bordent, comme elles, le rivage des plus grandes profondeurs. Sommets qui ne cachent pas deux ou trois autres cimes, entre lesquelles Dostoïevski. * * * * * Nulle puissance plus proche de la vie. Les grands rêveurs sont les grands vivants. Où ils semblent s'éloigner le plus de la vie, ils y touchent encore de plus près que les autres. Tout est intérieur. Ce n'est même pas la pensée qui crée le monde, en le figurant. C'est l'émotion qui suscite toute vie, en la rendant sensible au cœur. Le monde n'est même plus l'image d'un esprit. L'univers est la création de l'intuition. L'émotion créatrice est la seule et véritable connaissance. Comme elle naît à soi-même, elle fait naître les objets. Et tout est son rêve, comme elle se rêve. Le cœur est le moyen, et il est le lieu. Voilà le nouvel art. Voilà, du moins l'art que je veux, celui que je cherche et celui que notre effort prépare, si le ciel y consent. L'art intérieur, qui manifeste toutes les splendeurs de la nature et de l'action, en les absorbant toutes: du dedans au dehors. Et tout ce qui est du dehors même, est au dedans. Tel est cet art dont les prophètes me sont si chers dans le passé, et qui furent toujours si rares. Mais parce qu'ils furent en vérité, ils sont. Je dirai plus, pour être compris de ceux qui sont déjà de l'ère nouvelle, et pour ne l'être pas des autres. Ce qui était le propre de la musique, jusqu'ici, sans le vouloir même, nous le faisons passer, selon les moyens de la pensée, et du langage, dans la poésie. Ils croiront qu'il s'agit d'harmonie imitative, de timbres et de sonnailles dans les mots, d'allitérations et d'autres fadaises; toutes habiletés de métier, qui doivent toujours s'effacer de l'art, quand elles y entrent; et qui ne cessent d'être vaines qu'à la condition de n'en pas être vain. C'est une autre musique et moins vulgaire que je pense, dont l'harmonie matérielle n'est que l'enveloppe. Plonger toutes les idées dans l'amour, et en donner l'émotion, non plus la notion telle quelle, voilà la musique que je veux dire. En un tel art, nous voulons que tout soit émotion, et que la preuve sera réduite à rien. Or, plus l'émotion est reine, plus il faut que l'art, son roi, s'en rende maître. Le rythme de l'amour mène tout. L'intelligence est la charrue, non pas le grain ni la moisson. Ni l'éloquence, ni l'idée évidente ne sont le pain qui nourrit. Ce n'est plus la recherche ni la peinture de l'objet qui nous sollicite: mais l'évocation de sa forme et de toute la grâce qu'il recèle, de la magie enfin qui y est incluse, pour nous faire croire à la vie. Il faut que l'art nous séduise à la vie. On ne croit à la vie qu'en ce qu'on aime, et dans le rêve de ce qu'on aime. IV PASSIONS ET MOMENTS Son art ne vient pas de son mal. Mais il y a de son mal dans son art. Et puisque ce mal sacré n'a point tué l'art dans le malade, l'artiste s'en aide pour étendre son art. De mille épileptiques, il en est un seul qui ne soit pas imbécile; mais celui-là a des lueurs que la santé ne connaît pas. C'est le miracle de l'esprit, qu'il peut faire son bien de la maladie même. Je ne me lasserai pas de parler pour l'esprit. _Et spiritus adjuvat infirmitatem nostram_, dit l'Apôtre. Il souffle où il veut; et même dans le patient, que ces chiens de savants voudraient mettre à l'asile. Malade donc, donnant parfois l'idée d'un fou, toujours bizarre, d'une humeur extrême, sujet à la tristesse et à la mélancolie comme à une passion; tombant du rire strident, et d'ailleurs le plus rare, à la plus noire rêverie; l'homme le moins sain, si la santé est cet état d'heureux équilibre où, ni le corps ne se plaint à l'âme, ni l'âme ne se plaint de tout le mal que le corps peut faire à l'esprit: Dostoïevski, tout de même, n'a été atteint d'épilepsie qu'en prison et au bagne. Il avait trente ans, alors, et trente années durant, qu'il lui restait à vivre, il s'est courbé sous la main dure qui atterre. Était-ce la véritable épilepsie, ou quelqu'une des formes nerveuses qui l'imitent? En tout cas, les accès n'étaient point rares: il en a eu jusques à trois et quatre dans le mois; parfois même, tous les jours. Dostoïevski a vécu dans le mal sacré. Et ce mal lui a révélé la terreur sacrée, qu'il appelait terreur mystérieuse. Ce n'est pas seulement l'aura de la crise, ce souffle qui balaie le monde de la vision et de l'objet, pour en faire un tourbillon total, en giration autour d'une idée fixe. J'y reconnais le mouvement magique de la contemplation, le train de l'extase, cette révolution qui emporte l'homme tout entier dans l'effroi de la vision qui lui est promise, qu'il redoute et désire, de tout son être, dans le même moment. L'amour au comble obéit à la même incantation: l'amour qui, toujours, va au delà de son objet, et, dans l'homme, toujours au delà de la femme la plus aimée. Mal sacré, mal de terre, comme on dit au village, perte du sens. Perte de soi, dans une étrange prescience, et même dans une divine possession d'autrui. _Aura quaedam frigida_, un composé de sensations et de mouvement. Une haleine mystérieuse se met à ourdir une toile, qui sépare l'âme de tout ce qui l'entoure, sans pourtant l'en priver: un tissu complexe de passion et de possession, un abîme pour le sens propre, une obscure révélation d'univers. Si l'on veut à tout prix que ce soit un mal, je l'appelle la maladie du trépied. C'est l'état des voyants, la condition même de la présence mystique. Car, ne croyez pas que cet oubli de l'étendue soit une absence, ni que les objets disparaissent parce qu'ils ne comptent plus un à un. Mais, au contraire, tout y prend sa juste place, et les formes de l'univers s'assemblent autour du seul point fixe. Voilà saint Paul, quand la parole attendue fond sur lui avec le soleil, au chemin de Damas; et il entend, il voit, il sent, il est engendré par ce qu'il engendre; il s'ouvre tout entier à la conception de son Dieu, que le feu darde sur son âme, et dont elle le pénètre comme à la pointe d'un glaive rougi à blanc. Ce tourbillon emporte le sens même du mouvement, parce qu'il souffle sur le temps comme un grand vent sur la fleur de pissenlit. L'excès de la vitesse aplanit la totalité du temps: tout est profondeur, sous la pellicule éclatante d'un éternel et redoutable apaisement. Là, tout s'explique: et là, tout est conçu comme expliqué. L'homme n'est plus rien que sa passion parfaite, cette connaissance qui passe de bien loin la perfection du désir. Il n'est plus rien de soi, parce qu'il est la conscience de son monde. Il est sa propre fin, il en est pénétré, et il la pénètre. Il n'est plus le misérable volant de l'énergie qui l'anime; il se fond dans cette énergie même, il en est le noyau, le centre stable et l'explosion universelle. Les témoins de l'extase comptent par minutes et par secondes, ce que le sujet sacré ne saurait pas compter, sans l'anéantir avec soi-même. Mahomet disait qu'en un de ces instants, il déplaçait les montagnes et empilait les siècles, pour en faire la coupe unique où il buvait. Dostoïevski a pratiqué ces excès. Il en avait l'angoisse. Crainte qui se double d'une terreur mystique, dans l'ordinaire de la vie: non pas seulement parce qu'on attend le retour de l'extase; mais parce que l'âme qui a visité la profondeur ne peut plus vivre que dans les grands fonds: elle y plonge tous les objets de la vie, toutes les pensées et tous les actes. La profondeur est sans repentance comme elle est sans pardon. Qui a senti une présence éternelle, ne veut rien connaître qu'en fonction de l'éternité. Et, tel il y aspire, tel il s'obstine à rêver, si on lui dit qu'il rêve. * * * * * Je compare la marche de l'épileptique vers la crise, au mouvement de Dostoïevski vers la profondeur. Jamais sa pensée ne bégaie, quoiqu'il semble: elle dénombre, elle palpe l'infiniment petit; atome après atome, elle essaie l'analyse, comme les antennes de l'insecte explorent le pollen grain à grain. On croirait qu'il hésite, parce qu'il va et vient, et qu'il titube dans le labyrinthe; mais il ne perd jamais de vue le caractère: il en est ivre, plutôt; il en saisit, il en goûte, il en pompe tous les aspects, et les dégorge. Il faut qu'il débrouille le nœud des sensations et des mouvements obscurs, qui font le corps du sentiment dans les ténèbres. Il cherche tous les fils, un à un: il les tient, à la fin; mais toujours, il va de l'un à l'autre, en se dirigeant vers le bulbe de la racine. Un infaillible instinct lui sert de guide. Sa ligne paraît incertaine et lente: c'est la courbe vivante, faite de petites droites en nombre infini. C'est pourquoi Dostoïevski ne conte point: raconter, c'est tout de même déduire. Le dialogue seul, ou le colloque, peut rendre tous les moments, les incidents et les inflexions de la courbe intérieure. Les grandes œuvres de Dostoïevski se font elles-mêmes dans notre esprit, à mesure que nous les incarnons à notre rêve. Elles naissent de toutes les touches et de toutes les nuances qu'elles peignent en nous. On ne comprend Dostoïevski, chacun qu'à raison de sa propre vie intérieure. Jamais poète ne donna moins à l'entendement seul et à la simple notion. Ses chefs-d'œuvre sont des moments, que le dialogue épuise, en épuisant totalement les caractères: moments choisis, d'ailleurs, où toute une vie fait masse, à peine reliés les uns aux autres par un brin de récit. La descente de Dostoïevski dans les émotions inconnues tient du calcul et de la découverte. Elle est toute en pressentiments, en essais, en allusions, en prodromes, les uns prochains, les autres qui se perdent dans un éloignement immense, mais dont l'approche est certaine, dès qu'ils ont paru poindre à l'horizon de la conscience. Et le ciel de l'inquiétude règne au-dessus de la forêt. L'insomnie y erre avec ces bonds lassés qui la jettent, parfois, dans les trous d'un sommeil accablant. Là se forme le rêve, où le moi, de plus en plus aigu, recule de plus en plus dans l'ombre, pour soi-même. Alors, ce moi souffrant est comme le point d'ardeur sacrifiée, le sommet qui projette tout le cône de la vision; et l'univers entier de l'émotion entre dans les secteurs de la lumière. Pour bien lire Dostoïevski, il faudrait se souvenir de ce qu'on ne connaît pas encore: la passion fait ainsi, qui, dès la première vue, pressent dans l'objet aimé tout ce qu'elle en ignore; et mille traits, qui échappent d'abord, entrent pourtant dans l'âme qui butine et qui mire l'objet de sa passion. De tous les poètes, Dostoïevski est celui que je peux le plus et toujours mieux relire. Il se peut que la maladie ait préparé Dostoïevski à ces états les plus rares de l'intuition, où l'élément pensant et l'élément sensible naissent l'un de l'autre, où l'on touche dans le sentiment la pensée à l'état naissant, où le sentiment se lève, comme l'aube douloureuse, dans le chaos nocturne des sensations. D'abord, l'absence de soi. Puis, la descente en convulsions dans l'abîme. Or, chaque sentiment est un abîme pour l'âme. Mais, entre tous, l'amour. Qu'appellera-t-on l'âme, sinon l'organe de la connaissance? Je garde ce nom décrié au seul objet qui jamais ne me lasse. De la sorte, le cœur est rétabli dans sa prérogative. Il a le privilège du prince, que sa déchéance même ne saurait prescrire. La véritable connaissance fonde le monde de la charité, et elle seule. On ne saurait rien connaître à moins d'aimer. Et ce n'est pas connaître que de savoir et n'aimer point. La vie entière est cette femme voilée, que l'homme cherche, dont il fait son épouse, et _cognovit eam_, l'ayant aimée. Voilà cette pâleur, ce tremblement qui précède l'embrassement de l'époux. Et sa crainte, peut-être, et son dégoût. Voilà l'homme voué à la connaissance: il est d'abord cadavre à soi-même. Sa chair éclate en rébellion, et se dissocie d'avec lui: elle se fait discorde. Elle bave, elle se vide, elle vomit; elle s'étrangle, elle se souille; elle veut fuir l'esclavage qu'elle pressent. Elle ne veut pas se perdre dans le voyage des ténèbres ardentes. Et, parce qu'elle résiste, _elle est abandonnée_. O terreur! Elle est laissée là, comme une guenille vile, par l'âme au seuil de la connaissance. Elle est là, comme une peau de rat, crevé de la peste, dans une rue de Chine; et la foule est autour, le peuple des hommes ou le peuple des vers. Et quand la chair retrouve l'esprit, qu'il daigne rentrer en elle, et la combler de sa présence--_ô Dieu, je te recouvre!_--la serve conscience hésite: elle va lentement, par le dédale; elle vacille, comme épuisée; elle tâte les murs de la prison; elle compte les pierres, et les mousses, et les araignées, et les insectes hideux, et les larves dans les fentes. Elle reconnaît son chemin, en ne négligeant pas un signe, en renouvelant les plus humbles démarches par l'ingénuité des pas qu'elle tente: elle découvre, comme si elle venait de naître, ce qu'elle a connu et pratiqué naguère, mais dont elle a perdu le souvenir. Et telle est aussi l'allure de Dostoïevski, quand il explore un sentiment ou les raisons d'un acte. Pareil à la main invisible et souveraine, dont le tact allume la vie, il suscite ce qu'il retrouve; à mesure qu'il en énumère les éléments, il les anime et il les organise. La grande création des caractères est un dénombrement de l'âme par un créateur en passion. Ils sont redoutables, ces moments qui ont le goût et le sens de l'éternel. Et il est fatal qu'une sorte de mort suive un instant de vie divine. Il faut au moins payer d'une mort temporaire ce vol au delà du temps. Il faut perdre connaissance, pour racheter la terrible faveur d'avoir eu, un moment, la toute connaissance. Au fond, il n'est pas vrai qu'on puisse tenir l'équilibre entre la chair et l'esprit. Toujours l'un des deux l'emporte. Dans tous les grands poètes, la matière est vaincue. Plus ils aiment la chair, plus ils la craignent. Ou bien, ils s'en défient. En vérité, qu'est-ce donc qu'un art qui n'est pas idéaliste? Mais qu'est-ce même qu'une pensée? * * * * * Comme il est en amour, voilà le grand secret de l'homme, et que l'artiste cache le plus. Ce secret connu fait connaître le reste du caractère. Je ne pense pas seulement à l'amour de l'artiste pour son Dieu et pour son art; mais à son amour de la femme, à toutes ces pensées de la chair, que la conscience ignore et que le cœur nourrit, sans toujours les nommer, dans un espace de mystère. Et souvent, le secret de l'homme n'est pas dans ce qu'il livre de soi à l'objet de son amour, mais beaucoup plus en tout ce qu'il réserve, en ce qu'il dissimule, qu'il ne laisse jamais voir et ne confie à personne. De livre en livre, Dostoïevski fait un ménage bizarre avec les femmes. Quelles noces tristes et ardentes que les siennes! Je cherche en lui la clé de ses chefs-d'œuvre. Sa vie n'a pas osé tout ce que ses œuvres accomplissent. Ses œuvres n'ont plus d'obscurité, quand on les éclaire de sa vie. Il avait fait un mariage étrange, en Sibérie, avec la veuve d'un médecin, une femme malheureuse et déjà un peu vieillie: mariage comme on en voit dans ses romans, noces de la compassion et du délire, un mélange de pleurs, d'hystérie, de souffrances et de remords. Dostoïevski et ses héros se marient comme on choisit la plus longue torture en tous les genres de supplices. Il s'agit de prendre la croix, et souvent sans espoir. Le désir n'y est qu'un attrait de plus au sacrifice. La chair, même faible, ne cherche pas son plaisir, mais son épreuve et sa tristesse. L'âme se donne sans joie, non pas comme à une promesse de bonheur, mais à une sorte de misère déchirante, à une fatalité de son choix. Ce serait peu si, n'espérant pas le bonheur pour soi-même, on gardait l'illusion de le donner à un autre que soi. Mais il n'en va pas ainsi. Les mariages de Dostoïevski achèvent une infortune qui n'eût pas été complète, si les amants ne se mariaient pas, mais qui les eût menés à la folie, s'ils n'avaient pas résolu d'accomplir leur malheur. Car telle en est la fin: les mariages de Dostoïevski sont des malheurs accomplis. Au fond, il est contre la chair jusque là, que rien ne lui doit réussir, ni ce qu'elle obtient, ni ce qu'elle eût tant souffert de ne pas obtenir. Elle n'atteint que sa misère. Et c'est tout ce qu'elle mérite. Il a, pour les femmes, une tendresse brûlante et douloureuse. On dirait qu'il a besoin de souffrir par elles, et qu'ayant horreur de les faire souffrir, il n'ignore pourtant pas qu'il leur sera toujours une occasion de souffrance. Un désir d'elles comme infini, et une crainte d'y toucher, une terreur d'y satisfaire. Une peur d'elles toutes est en lui, et c'est par là surtout qu'elles l'attirent. Il ne pouvait sans doute pas se passer de la présence féminine; et sans pouvoir faire, en rien, le bonheur d'une femme, il lui fallait rêver qu'une femme fît le sien. Son premier mariage est affreux: il pue la laideur et le taudis. C'est un amour grabataire. Là, Dostoïevski a voulu son propre sacrifice. Il a cherché un châtiment; il a expié un péché que je sens, que je vois, et que je ne veux pas dire. Plus tard, à peine veuf de cette veuve, il prend pour femme une jeune fille. Il a la passion des jeunes filles, et nul n'a su jusqu'où. Il est de ceux pour qui l'innocence et la prime jeunesse sont la fleur dans la fleur, la mandarine dans l'orange, et l'amour de l'amour. Le prince Muichkine est, en amour, Dostoïevski lui-même. Il aspire à la volupté la plus fine des femmes, à ce sourire entre chair et cœur, qui est le charme des jeunes filles; il songe aussi, avec elles, aux douceurs des amants, si des enfants pouvaient l'être, s'ils pouvaient donner des caresses délicieuses, ou si les amants en pouvaient recevoir d'innocentes. Je considère avec terreur la vie d'une femme avec un tel homme, et la vie d'un tel homme avec toute femme, quelle qu'elle fût. Il ne peut lui céder que son ombre charnelle, avec toutes les misères qui y sont appendues, comme autant de membres blessés à travers des haillons. Pour le reste, il garde un éternel silence. Il ne le rompt que pour se ruer en transports de peine et de passion. Peine ou passion, elles ne comprennent guère que celle qui les concerne. De tels hommes, leur joie est toujours muette, tant elle compte peu. La douleur seule est éloquente. Il faut qu'une femme souffre avec lui. Il le faut, dis-je; parce qu'il sait que telle est sa vocation, si elle est vraiment femme. Il faut qu'elle souffre; et il faut, lui, qu'il souffre de la faire souffrir. Ainsi se reconnaissent les sexes, et ils s'aiment à la fin. L'amour est inné à cette pratique. Sans quoi, le plaisir égoïste masque tout. Quelle patience, dans une femme, pour supporter la souffrance qui naît d'un tel homme! La patience d'une femme est sa force. Sa bonté, sa vertu. Quel courage, en elle, pour garder sa foi à la vie! Pour lui, si elle l'aime, il faut qu'elle y ait foi, l'eût-elle perdue pour elle-même. Elle ne peut pas trahir la volonté d'un tel homme; elle ne peut pas oublier l'enseignement unique de son œuvre: que la foi dans la vie, coûte que coûte, est mère inépuisable de toute beauté. Il est dur d'être femme. Mieux la vaut être pourtant, qu'une de ces grosses prostituées qui font des livres, entre Paris et Nice, avec leur haine de l'homme, en se léchant elles-mêmes dans un miroir. Et parce qu'elles sont l'ignominie de l'amour propre, elles se croient des artistes. Non pas à Laïs grattant ses boutons, mais à elles, est dû le châtiment de tremper, l'éternité durant, dans la fange de leurs ulcères et la crème de leurs excréments, les grâces qu'elles se sont trouvées, et les hideux plaisirs qu'elles y goûtèrent[44]. [Note 44: _Di quella sozza scapigliata fante, Che là si graffia con l'unghie merdose, Ed or s'accoscia, ora è in piede stante._ _Inf._, XVIII, 44. ] * * * * * Parce qu'il les a vu souffrir, et qu'il a fait souffrir les femmes, tout en souhaitant avec passion de les élever et de les guérir, Dostoïevski les connaît mieux qu'un autre. Il les voit tantôt cruelles comme le reproche de la chair, tantôt plus douces que le lait nourricier dans la bouche, mais toujours toutes folles: folles d'égoïsme, ou folles de se donner, folles de tuer l'homme, ou folles de s'immoler à lui. Il connaît leur passion unique, cette attente éternelle où elles s'agitent: elles sont là, toujours la même Ève endormie, qui attend que le doigt de son Dieu lui communique l'étincelle, et l'appelle à la vie. Et dans cette éternelle attente, il devine toujours leur éternelle déception, leur désespoir éternel: il faut vivre pour elles! Elles peuvent donner la vie, mais non l'avoir! Il faut leur souffler le feu, qui est toute la vie de l'âme; il ne faut jamais laisser tomber cette flamme immortelle et fragile. Et comme il est fatal qu'on ne la puisse pas toujours nourrir pour elles, il faut qu'elles lamentent la duperie du don total qu'elles ont voulu faire d'elles-mêmes à l'homme et à l'amour. Il a donc soupçonné leur ardeur cruelle, ces rancunes glacées qui menacent le foyer de la tendresse et du désir. Il a laissé comme une ébauche de cette âme sensuelle, de ces pudeurs perverses, de cette luxure innocente et virginale, qui tremblent dans le sentiment des jeunes filles, et que les fureurs de la femme coupable attisent comme un inextinguible regret. Tout est passif en elles. Leur sacrifice a parfois la violence d'un appel égoïste à la violence qu'elles repoussent. Elles mettent, à être prises, une espèce de brûlante complaisance, pour en faire plus tard un reproche sans pitié. Elles sont bien, dans leurs parfums acides, la fleur qui exige le pollen, et qui réclame d'être fécondée, tandis qu'elle a l'illusion de s'y résigner seulement. Elles sont aussi le fruit qui espère le soleil pour mûrir; et qui veut maudire la maturité, dont sa pulpe est avide. Attendre, toujours attendre! pour n'être jamais exaucée! Telle est la femme. * * * * * Il est plus d'un homme, ce Dostoïevski: et d'autant plus, qu'il est plus Dostoïevski. Plus d'un homme, et plus d'une femme. Tous ces hommes, en lui, et toutes ces femmes, sont, chacun totalement soi-même; et pour un temps, sans lien aux autres. Le moi se multiplie de la sorte. L'homme, qui a reçu ce don fatal, porte naturellement dans la vie et dans ses œuvres les formes du rêve. Dostoïevski, si divers et si un, conçoit l'amour avec deux ou trois femmes, ou plusieurs: car il y a en lui deux ou trois ou plusieurs hommes pour toute femme qu'il aime. Soit qu'il la désire en sa chair, soit qu'il voue en elle un culte à quelque rare idole ou à la vierge. Profusion de l'amour, partage qui répond à un besoin puissant et mystérieux. Il lui faut l'âme, avec la chair; avec la joie, il lui faut les larmes. Et dans l'ardeur de la femme en fruit, il lui faut aussi la jeunesse, la fleur ou l'enfance même. Il n'est pas loin d'admettre deux ou trois hommes pour la même femme, parce qu'il les trouve en lui; et tous les trois, en lui, ont besoin de la femme qu'il aime. C'est de ce fond obscur que se lèvent les héros étranges de ses livres: à tous ensemble, dans le même amour, ils n'en font qu'un, qui est lui, Dostoïevski. De là, cette patiente analyse, qui ne considère une face du caractère qu'en fonction des autres faces. De là, enfin, l'accord dans la vie, et surtout dans l'extrême amour, de ce qui est contrariété inintelligible pour l'esprit. Le désir de cet homme pour la jeune fille tremble, comme un œillet de feu dans un parterre d'épis et de lourdes corolles. La passion de l'innocence, l'élan vers la forme virginale, cette essence d'ardeur, si puissante et si subtile, qu'une goutte répandue en parfume tout autre amour, et se révèle jusque dans l'amour le plus infâme, jamais Dostoïevski n'y résiste. D'ailleurs, la jeune fille n'est qu'en nous. Selon moi, il cherche la vierge en toute femme; il ne peut aimer qu'elle. Cette prédilection l'emporte; elle le ravit au troisième ciel, ou elle le fait descendre jusqu'à cette fureur vernale, où la convoitise de l'homme s'adresse à l'enfance. Il y va, non par vice, mais par vertu de passion pèlerine. O que je ferai peu comprendre cet excès aux serfs du brutal appétit. Dans l'homme insatiable d'amour, une passion palpite, qui domine sur tous les désirs: d'avoir un amour, où toutes les amours se confondent et s'enlacent. Il est femme et il est homme; il est amant et il est père; il est de chair pour son âme en folie; il est tout âme pour le délire de sa chair. Et il veut l'innocence, parce qu'entre toutes les essences de l'amour, elle est irréparable. Il me souvient de Wagner, qui penche, avec un zèle du même ordre, à multiplier l'amour des amants par la parenté, et qui ne s'arrête pas aux degrés défendus. L'amant est le frère de son amante. Siegfried est presque le fils de sa bien-aimée, et pensant à elle, toujours il pense à sa mère. Kundry vole un baiser filial aux lèvres de Parsifal pantelant. On me dirait de Dostoïevski qu'il a fait ménage avec une petite fille, je n'en aurais point de surprise. Et j'en suis sûr, si laissant ici le plan des faits visibles, j'entr'ouvre les annales de l'homme secret. Ne croyez pas qu'on soit plus sensuel, à mesure qu'on est plus passionné. Il peut arriver que la fureur des sens croisse avec la passion. Mais l'imagination passionnée est sujette aussi à une sorte de charnalité idéale. Rien ne transpire de ses ivresses; et l'ardeur sensuelle s'épuise à chercher la difficulté. Qu'est-ce souvent, que l'artiste, surtout dans l'art des caractères, sinon une imagination amoureuse des formes, jusqu'à l'oubli de toute règle? Dostoïevski est bigame, pour le moins. Je ne parle que des intentions. La passion rencontre rarement son objet; encore moins trouve-t-on les deux ou trois femmes qu'on désire dans la même. La pitié pour la femme qu'on aime moins qu'on n'est aimé est une terrible passion. Elle mène, parfois, à la mort plus sûrement que l'autre. Ainsi, l'ardeur du sacrifice de soi passe infiniment l'ardeur que l'on met à se sacrifier les autres. Il les voudrait toutes les deux: l'une pour lui, et lui pour l'autre encore. Taciturne secret que Dostoïevski confesse: se donner à la femme qui nous aime et qui attend de nous son salut; et prendre la femme que nous aimons, dont nous attendons la joie; celle que la passion fait vivre et celle qui la tue. N'est-ce point, au soir ténébreux de l'_Idiot_, les deux hommes, le mari et l'amant, la victime et le bourreau, que l'on voit veiller la même femme, qui fut double et qui est morte, victime elle aussi et bourelle? A la fin, la joie qu'on exige et le salut qu'on dispense se confondent dans l'insondable peine. * * * * * Quelle est donc cette recherche de la douleur, dans le sentiment qui promet le plus de félicité à l'homme, selon la nature? N'en est-ce pas, plutôt, la fatalité dans la conscience? Plus on y pense, plus il semble que l'homme et la femme ne sont pas faits pour la vie commune. La passion, plus ou moins longue, n'est point un état de durée. La passion, comme le drame, vit de combat et se dénoue par la mort. Pourtant, l'homme et la femme, plus ils s'aiment, plus il leur est fatal de vivre ensemble et confondus. Au génie de l'espèce, qui ne s'inquiète que du moment, se substitue le génie de la tendresse, qui prétend accorder les éléments contraires, et faire un état durable d'un état passager. Une telle violence à la nature ne va pas sans douleur. Et je dis qu'elle est nécessaire. L'amour humain se distingue, par là, de l'amour naturel aux autres créatures, et même à la plupart des hommes, si l'on en juge à tant de misérables couples. Pour qu'un homme et une femme se puissent souffrir, il faut qu'ils souffrent l'un de l'autre. C'est la loi. Je parle de l'homme accompli en conscience. L'accord ne vient que du sacrifice. Celui qui aime le plus, souffre le plus. A l'ordinaire, la femme reçoit la part douloureuse; et souvent, elle choisit d'en jouer le rôle. Mais le meilleur homme ne le lui laisse pas. En amour, le cœur est trop avili, s'il ne souffre. La souffrance seule nous rétablit dans notre dignité d'homme. Quel est l'amant profond qu'Amour n'abaisse pas au pardon des pires offenses? Il faut grandement souffrir de la femme, pour rester digne de soi dans l'amour qu'on lui consent, et même dans l'amour qu'elle nous accorde. Et ce n'est pas assez des natures qui s'opposent, dans l'homme et dans la femme. Quand les cœurs sont complices, c'est le destin qui ne l'est pas. La misère, la maladie, le deuil, tout ce qui menace chaque homme sous un masque fatal, dans l'amour se démasque, et, entre amants, pour l'un prend visage de l'autre. L'amour est ce qui nous sépare le plus des Anciens. Notre passion n'est si ardente et si pleine, que pour faire en nous l'union des deux mondes: le cœur chrétien habite la chair païenne; et la chair païenne hante le cœur chrétien. C'est notre amour qui nous démontre que nous ne diviserons pas un monde en nous de l'autre, sans nous réduire de la totalité. Le mystère de l'amour est celui de la douleur même. Je ne crois que les amours souffrantes. La douleur n'est pas la maladie: la douleur est un enrichissement. Psyché n'aurait pas perdu son Dieu, si elle l'avait réveillé dans l'insomnie de la peine, et non dans le sommeil du plaisir. Moins la douleur, l'amour n'est que l'ombre de lui-même. Les Anciens ignoraient la douleur, puisqu'ils croyaient la vaincre. Et nous, nous devons la sauver. La douleur n'est point le lieu de notre désir, mais celui de notre certitude. Les Anciens sont trop charnels. Je ne prétends pas que nous devions faire élection de la douleur. Tant s'en faut, qu'on doit tout faire pour s'en tirer. Mais il faut la connaître. L'homme véritable n'est pas le maître de sa douleur, ni le fuyard, ni l'esclave: il en doit être le sauveur. Sur la passion chrétienne qui a tant donné d'échos et de profondeur à la vie, c'est à nous d'élever une vie nouvelle. La grandeur seule en fera la joie. Car, où est la vie, est aussi la joie, même dans les supplices. Vivre, c'est avoir joie, à quelque prix que ce soit. Ni la grandeur, ni la beauté ne sont valables sans souffrance. Ainsi l'homme ne va plus sans une tristesse intérieure, qui donne du prix à tout ce qu'il sent comme la rosée des larmes à un merveilleux visage. On ne saurait se vanter, ni de ramener l'homme à un âge qu'il n'a plus, ni d'abolir en lui aucune des puissances que le passé y a mises, et qui lui étaient nécessaires, puisqu'il se les est données. La douleur est une auguste puissance. Au lieu de rien détruire, il faut tout accomplir en nous, et y tout achever. La passion chrétienne, s'il fallait la justifier, je dirais qu'elle a créé l'amour, par le prix infini que la douleur y attache. L'art est un excès du même ordre, si on le compare au jeu. L'amour n'est qu'une flamme jeune, qui brille et qui se consume, chez les Anciens. Notre amour est un feu qui dure, et qui exige de durer, un brasier qui ranime ses flammes à mesure qu'il les dévore, une ardeur qui nourrit toute la vie. L'Amour des Anciens n'est que l'enveloppe du nôtre: aux sens est ajouté le cœur. V LA PROFONDEUR RUSSE Passions du fond caché, lames de fond: le plus souvent, elles dorment; mais il arrive, soulevées, qu'elles emportent les rives de la paix commune. Vous ne savez pas jusqu'où peut aller l'amour de la vie dans les êtres profonds, nés pour la souffrance, et qu'elle y attache. Il les porte à tous les excès, que vous appelez des crimes, selon votre droit. Ni les Juifs charnels, ni les Yankees ne pourront jamais l'entendre: ils sont trop asservis à leurs idoles: les Juifs, dans leur esclavage des biens terrestres, et selon leur inclination à en jouir commodément; les Yankees, dans leur brutal mensonge d'automates, à deux ressorts d'agitation vaine et de vaine morale. Donner sa vie, et même prendre la vie des autres, sans en peser exactement la valeur aux poids de la raison, de l'agrément et du succès, voilà l'honneur mystique. Dostoïevski, qui a toutes les sortes d'honneur, hormis celui de vanité, sent l'honneur mystique au même degré qu'un saint apôtre. L'amour de l'amour fera, d'un homme à la Dostoïevski, le bourreau d'une femme et le jouet d'une autre. Mais, pour toutes les deux, il n'aura que des caresses dans l'âme, et toutes de son sang. La passion de l'innocence le poussera, peut-être, à vivre en amant avec une petite fille. Non pour la corrompre, que le ciel en soit témoin! pour approcher sa fraîche pureté et s'y purifier soi-même; pour la connaître: on ne connaît que dans la possession, et toute possession touche au crime, hélas; pour l'accroître de ses propres larmes, cette adorable innocence. Enfin, pour y retrouver la sienne. Jamais assez de bonheur! Jamais assez de joie! Et toujours dans la tendresse. Et le rire dans les larmes. Car où est-il le bonheur, sinon dans la folie de tout ce qu'il nous coûte? L'âme souffrante est seule égale à cet insatiable appétit. Et elle n'est point, si d'abord elle ne soupire. A-t-il des regrets et des remords, Dostoïevski, lui qui va si loin dans l'art cruel de se connaître? Il s'en donne toute l'apparence. Mais remords est un gros mot, qui cache et qu'il devrait définir. Dostoïevski a le désespoir de ne jamais atteindre ce plein de la passion qu'il poursuit. Suave désespoir, déception terrible, espace du désaveu, déserts de l'entier délaissement de soi-même. L'unique passion est, en somme, la passion de la plénitude. Un artiste créateur voudrait presque participer, de moment en moment, à la création universelle. C'est pourquoi il se déteste, en vain, lui-même à l'infini: il ne se méprise pas. Il peut, au contraire, mépriser beaucoup les autres: et sans jamais les détester, pourtant. Il est, en lui, une ardeur éternelle pour le noyau du fruit. Tous les crimes pourront hanter son âme: elle ne saurait rien perdre de sa pure volonté, qui est de ne pas nuire, ni de sa primitive convoitise, qui est l'innocence, après tout. Elle n'aspire qu'à saisir l'objet vivant, à l'adorer en lui-même, à le posséder jusqu'à le détruire. Enfin, je dirai qu'elle veut le tuer, cet objet d'amour, pour le recréer ensuite aux dépens de sa propre vie. Dostoïevski n'est pas du tout Rousseau étalant ses misères, et bravant à mesure qu'il dit: "Vous êtes plus misérables que moi; et je vaux mieux que vous, du moins en ce que je vous montre que je ne vaux rien." Pour lui, Dostoïevski, il vaut un grand prix; et tous valent le leur. Il touche le fond, qui est la valeur même de la vie, comme au-dessous des océans, pourvu qu'on jette assez la sonde, c'est toujours la solidité immuable de la terre; et toutes les mers ne sont qu'une robe de rosée sur l'écorce. Dostoïevski ne réprouve que la méchanceté sans amour. Le désir lui est sacré, pour peu qu'il porte flamme: le désir même impur. Pour lui, il n'y a rien de médiocre en soi: parce qu'en lui, même les forfaits de la chair, tout est cœur et âme, ou, du moins, en recèle. Rien n'est vil, à ses yeux, sur la terre, que les peuples et les hommes sans âme. Verser dans tous les péchés, au besoin, pour être capable de les tous expier, les eût-on même caressés, dans le brasier que le cœur alimente. Où est l'amour, là est la vie, encore un coup. Où est la vie, là est le bien. Voilà pourquoi il est si bon d'expier l'erreur incluse au crime: tout châtiment est injuste, et l'œuvre du démon dans celui qui l'inflige. Juste et salutaire, dans le coupable qui l'accepte: car son cœur le réclame. Ou avoir la force de se punir soi-même ou être puni. La vie, perdue dans la faute, se retrouve dans l'expiation. Le crime égare le cœur, et n'a peut-être pas d'autre horreur que cet égarement. Dostoïevski a souvent paru méchant homme, et il a passé pour envieux. Un être trop aigu semble toujours méchant. La force blesse. Le regard qui pénètre les cœurs est un poignard pour eux: on lui en veut de la piqûre, fût-il de la pointe la plus fine, et quand il l'émousserait dans l'effusion des plus tendres larmes. Les hommes refusent d'être devinés. Encore moins acceptent-ils qu'on les révèle à eux-mêmes. On ne les dépouille pas sans leur faire violence; et ils gémissent de se reconnaître. Dostoïevski ne ménage rien. Le mensonge, qui est au fond de la nature humaine, l'irrite jusqu'à la rage. Il est celui qui se mesure avec tout vainqueur selon le monde, quel qu'il soit; et il le frappe, il l'atterre, il l'écorche vif. Il condamne tous ceux qui osent porter condamnation sur la créature. Il ne juge que les juges. Fait pour la solitude, ou pour tout un peuple, mais non pour se plier au goût de quelques-uns, qu'il veuille plaire ou qu'il veuille blesser, il ne se contient jamais. Ses pleurs sont aussi prompts, que son éclat de rire bref et toujours étonné. C'est lui que j'entends dans le salon des Épantchine, quand le Prince Innocent, dévoré de sympathie, effraie tous ses amis, exaspère sa fiancée, et court avec une telle allégresse à sa mort sociale. Il pouvait être exquis ou cynique, par un désir égal d'être soi-même, de plaire à qui lui plaisait, et de déplaire à qui ne lui aurait plu jamais. Et comme il traitait les gens tête à tête, le public est traité par ses livres. Piqué d'amour-propre, dans l'extrême ivresse de ses sentiments, plutôt que dans l'orgueil de ses pensées, il se portait à cet excès qui offense le plus les autres: qui est, eux présents, de les oublier. Ou bien, s'il pouvait croire à leur sympathie, il les associait à sa passion, il se les y incorporait, il les baignait dans le torrent de sa ferveur. Perdant toute retenue, avec un sens raffiné pourtant de la mesure sentimentale, il ne prétendait pas convaincre, mais faire aimer l'objet de son amour; et, sans doute, il y mettait d'autant plus de caresse ou de violence, qu'un tel désir enveloppe la convoitise que l'on a de tout amour. Alors, il précipite les paroles, il lève les vannes, il lâche les écluses de sa raison passionnée. Il est hagard. Il fait peur. Cet homme, au cœur désespéré d'amour, a les bonds et les griffes du chat tigre. Il en avait aussi les doux miaulements, les tendresses morbides et le velours. Ha, quel don des larmes, des saintes larmes! Quel élan aux pleurs! Comme il ouvre la source intarissable, la fontaine aux affligés, qui sont, dans le désert, tous les pèlerins du cœur, que la soif tourmente entre l'aridité du ciel et la sécheresse des sables! * * * * * La force du style emporte tout. Mais la profondeur du sentiment enferme tout, et le style même. Avoir les mêmes larmes! ne serait-ce pas le dernier mot de l'art? Les cœurs musiciens sauront m'entendre. Je dirai que la dureté de Dostoïevski à l'égard des étrangers et des Juifs est une raison de style: Ils n'ont pas les mêmes larmes. Il déteste tous les peuples de l'Ouest; il se moque de l'Occident. Forcé de vivre en Suisse, en France ou en Allemagne, il étouffe. Tout lui est vide, quand il quitte la Russie. Il se venge sur les étrangers du dégoût et de l'ennui, qu'il respire avec eux. Mais il est capable, à Pétersbourg ou à Moscou, de leur rendre justice. Il les veut employer au bien de la Russie, à la condition qu'ils s'y prêtent. Or, ils s'y refusent, et même ils haïssent les larmes russes, bien loin de mêler leurs pleurs aux pleurs de ce grand visage. Voilà comment tout finit, chez Dostoïevski, par la condamnation des Juifs. Au lieu d'être Juifs en Russie, que ne sont-ils Russes en Judaïe? Mais ils ne seraient plus. Entre Dostoïevski et les Juifs, il y a la même querelle qu'entre l'Ancien et le Nouveau Testament. Le second abroge l'autre, puisqu'il l'accomplit. Le mort enté sur le vivant corrompt le vivant. * * * * * Enfin, Dostoïevski est joueur. Et d'autant plus, qu'il perd toujours. Pourquoi joue-t-il? Dans l'homme malheureux, qui est deux fois passionné, le jeu prend toute sa force. On joue pour jouer, et l'on joue pour gagner. J'ai souvent dit que la loterie, ou le coup de dés, me semble le plus honnête moyen de faire fortune. Pour ceux, il va de soi, qui n'ont point le génie à faire fortune. Et il est vrai qu'ils ne la font pas. La morale est donc satisfaite. Ceux qui ne croient pas au sort n'ont jamais regardé la vie. Le hasard est le nom public de la fatalité. Le jeu est la consultation populaire du destin. Œdipe joue sur la route de Thèbes. Oreste naît joué. Les Anciens, grands connaisseurs de l'action, n'ont pas de doute là-dessus. Ils en viennent jusqu'à tricher avec la chance, pour garder un atout contre la série noire: tel est le sage Polycrate de Samos, lequel fait en vain une part au malheur: comme il est juste, sa réserve ne le protège point. Le destin n'entend pas qu'on le flatte. Il punit l'un pour son humilité, et l'autre pour son insolence. Dostoïevski, inquiet en tout, devait avoir l'âme au jeu. Il jouait ses six derniers roubles, comme on sème dans les champs d'Eldorado, pour en récolter dix mille, payer toutes ses dettes et sortir de la gêne. Persuadé que le gain est toujours possible, pourvu que le destin y consente: il ne faut qu'un instant d'oubli, après tout; il suffit que la male fortune regarde ailleurs, un clin d'œil, et l'on gagne. Bien pensé, et d'autant mieux que la sueur d'effroi fait encore la part de la mauvaise chance. Celui qui perd toujours n'a pas de raison pour ne pas toujours tenter l'aventure. L'orgueil le veut ainsi, et le sens du juste. Dans le joueur d'un certain ordre, il y a un homme passionné de justice. Toujours perdre l'irrite. En principe, on ne doit pas perdre plus souvent que l'on ne gagne. La foi s'en mêle, et l'on s'obstine. Cet amour-propre n'est pas ridicule, parce qu'il est fondé sur un culte ingénu de la vie. L'homme malheureux joue pour sortir du malheur; mais il joue encore pour forcer le bonheur qui le fuit. Le jeu est une interrogation de la fortune. Et plus elle refuse de répondre, plus on l'interroge. Si je gagnais toujours, je voudrais jouer pour perdre. Comme il est plus ordinaire de toujours perdre, on joue pour gagner, ce soir ou demain, ou la semaine prochaine, ou quelque jour, enfin. Je gage, en jouant, que Dostoïevski priait. * * * * * Qu'il manque de dignité avec noblesse! Qu'il s'élève bien au-dessus des usages! Comme il en tient justement compte, en n'en tenant pas compte, en faisant fi de ce qu'on attend de lui! Quel profond honneur le dispense de satisfaire à l'honneur selon le monde, cette suite infinie de petites bassesses, que recouvre un masque d'impudence banale, peint aux couleurs d'une politesse propre à tout usage[45]! [Note 45: Triomphe de cet honneur chez les Anglo-Saxons. Là, pour un homme, la gloire est de vivre en masque. Ils se rendent maîtres de toutes leurs émotions, disent-ils. Mais, la plupart, ils n'en ont pas. Et celles qu'ils ont, il les montrent fort bien: le mépris des autres, la dureté des cœurs, la hargne brutale de l'esprit puritain, la haine des mœurs libres; et cette terre promise des gentilshommes étale ses grappes d'ivrognes: parce qu'en effet elle en a. Ils se lavent avec soin, chaque jour, des pieds à la tête; et, Bible en main, ils méprisent atrocement les pauvres. Ils ont tous le même savon; ils sont bien vêtus, à la même mode. Pas une tache sur les habits; pas un grain de poussière à la maison. Mais du foin dans la tête, et du galet sous le sein gauche. Ils disent toujours la vérité; mais tout leur être ment, dès ce ventre de leur mère, qu'il est défendu de nommer.] L'honneur, dans la société moderne, n'est qu'une façade d'argent sur un palais où il n'y a plus rien, ni salles, ni meubles, ni chambre des époux: l'incendie a passé par là, et la maison est vide même du secret nuptial. Dostoïevski n'a point de part à cet honneur des salons et des capitales. Dostoïevski ne se cache pas pour pleurer. Il ne rougit pas de mendier. Il ne donne pas tant de valeur à l'argent. Il n'a pas tant de respect pour l'or, ni pour celui qu'il n'a pas, ni pour celui des autres. Il ne cède rien de son Dieu; il ne trahit jamais ce que son Dieu exige de lui; et voilà le véritable honneur. La Yancaille a peut-être le sien, après tout: le dollar et le bain froid. Mais plutôt, Dostoïevski subit l'avanie que la turque fortune fait sans cesse à la misère. Sa constance est héroïque: pour servir son Dieu, il est le plus humble des hommes. Il consent à prier, à solliciter, à recevoir l'aumône. Comme il ne se dérobe à aucune charge, il ne recule devant aucune humiliation. Lui, qui avait tant d'orgueil, et beaucoup d'amour-propre, cette peau enflammée de l'orgueil malade, il se met à genoux, en chemise, autant de fois qu'il faut. Il supplie, il baise la main qui donne. Et pourtant, donner à un tel homme, c'est toujours lui donner le fouet. Il le reçoit avec douceur; il accepte toute sorte de bienfaits sanglants. Il faudrait être bien bas pour le lui reprocher. Il a l'amour de la perfection: telle est la main qui le courbe. Travaillé par tant de maux, il sacrifie sa dignité selon le monde à sa mission selon l'esprit. Il ne serait pas le plus russe des Russes, s'il ne croyait à sa mission. Plus il accepte, moins il reçoit pour lui. Il s'inquiète d'être toujours en retard avec ses éditeurs; mais il n'a pas honte d'être toujours en dette avec ses amis. Et s'il en souffre, il y trouve une occasion de servir encore. C'est qu'il n'arrive jamais à se satisfaire. Celui qu'on prend pour un Barbare, aime la perfection comme un artiste de France ou d'Athènes. Il se laisse abaisser aux yeux de tout le monde; mais il ne saurait trahir l'œuvre qu'il porte. Par là, il me rappelle Wagner, une fois de plus. Et certes, en des arts si opposés, d'une matière si diverse et d'une forme si contraire, Wagner et Dostoïevski se touchent de plus près que pas deux autres. L'analyse de Wagner et celle de Dostoïevski procèdent du même fond. Les mêmes mouvements intérieurs, qui se combinent, s'enlacent, se nouent et se dénouent, la même volonté du cœur, ici et là, enveloppent un sentiment unique. Elles vivent d'émotion, et, en deux ordres différents, elles tendent à produire une émotion semblable. * * * * * Les arbres ne sont pas de la même essence. Les feuillages diffèrent; et les branches se dirigent vers des horizons contraires; mais les racines sont communes. Je reconnais Wagner même au rire de Dostoïevski. Wagner n'a ri qu'une fois; et sa joie, non pas sa gaîté, trempe dans l'émotion. Il n'y a pas l'ombre de gaîté dans le grand Russe. Pour moi, le comique énorme et douloureux de Dostoïevski me touche le plus. Lébédev, Marméladov, le père Karamazov, tant d'autres, figures étonnantes, d'une plénitude incomparable, à la Falstaff. Elle vient de l'amour, comme le reste. Ils s'aiment, ces bouffons! ils s'aiment à fond, comme des monstres ou des enfants. Et ils aiment la vie, comme des saints. On peut donc les aimer, jusque dans le mépris qu'ils inspirent. A la vérité, Dostoïevski est un des croyants magnifiques à la beauté de ce monde, qui seraient capables de guérir les esprits fins de tout mépris, si l'on pouvait guérir la petitesse d'être petite, et la morale d'être étroite. Criminels ou ridicules, Dostoïevski est pour ses héros, comme il est pour tout ce qu'il anime. La vie, il n'a pas d'autre parti. Voilà la source d'un comique sans second, à mon goût: il n'est pas destructeur; il est purgé de toute ironie. Il est net de tout blâme, même dans l'invective. Marméladov, Lébédev, et toute la bande, tendres coquins, et chers cyniques, bouffons de la vie elle-même qui se contemple, dans les pleurs autant que dans le rire. Parce que Dostoïevski ne nie rien, même quand il détruit, ses bouffons affirment tout un monde qui n'a pas réussi,--mais qui, tout de même, a continué sa croissance dans la honte, le péché, la coquinerie, la crapule et les remords. Ils portent leur excuse avec eux; et bien plus, leur privilège légitime. Ils sont sûrs, à la fois, de leur indignité et du droit qu'elle a, elle aussi, à vivre: je dirai même de sa prérogative en ce monde et dans l'autre; car ils souffrent, ces luxurieux et ces ivrognes, soit qu'ils subissent les plus sales misères, soit qu'on les méprise et les haïsse. Quelle différence de Lébédev et Marméladov à Bouvard et Pécuchet, ces caricatures immortelles! Ceux-là, on ne peut même pas les mépriser. Ils font d'abord rire, puis ricaner; à la fin, leur comique est pareil à la chatouille interminable de la pensée: on crève d'ennui et d'énervement, à ce rire. Ils sont abstraits et mornes. Ils figurent la Science, et ses travaux à perpétuité. Marméladov et Lébédev sont si hommes, qu'ils sont justifiés. Dostoïevski dirait qu'il y a un Lébédev et un Marméladov en chaque père de famille, pour peu qu'il eût à vivre dans les conditions où ceux-là ont vécu. Ils ne sont pas dans la mort, ni impitoyablement condamnés, comme les deux secrétaires perpétuels de Flaubert, automates de l'universelle dérision. * * * * * Il est contre l'Occident, dans la mesure où l'on s'arme de l'Occident contre la Russie. Jamais Dostoïevski n'a pu donner de gages à quelque parti que ce fût, pas même au sien: celui de la terre et des vivants. La volonté de nier lui est toujours étrangère. Il affirme en niant. La haine n'est pas en lui. Il n'est même pas antisémite. Il est contre les Juifs au même titre qu'il combat tous ceux qui nient le Christ et la Russie. Comme il est libre, en dédaignant toute liberté politique! Il sait que la liberté n'est pas dans le vote. Car, sont-ce pas les esclaves qui votent? Qu'il soit libre de tout parti, je le sens à la force de sa fibre première: l'art, la politique, la religion, en Dostoïevski, tout sort de la même cellule: l'humble orgueil d'être le confident de la vie universelle, et de se confondre avec elle, indéfiniment. Il faut qu'un homme en vaille bien la peine, pour qu'il se donne à l'univers. Ou quel don ferait-il? Qu'il tombe du plus haut, ou qu'il s'agenouille d'abord, s'il se couche enfin sur le corps de la terre, comme il le doit, c'est pour rendre à cette mère tous ses baisers et toutes ses larmes, un grand amour et une grande joie. Tout donner enfin n'est pas assez, si l'on ne donne beaucoup. Dostoïevski exalte le moi pour en faire à la vie un sacrifice digne d'elle. Tout de même, il porte au plus haut point sa race et sa patrie pour en offrir le miracle au genre humain. Il n'est pas aigrement l'homme de la Russie contre l'Europe. Mais il ne veut pas que l'Europe soit appelée par la Russie même à corrompre la Russie, à la déformer et à la détruire. Qui absorbe, détruit. Il faut se nourrir de la pensée étrangère, mais ne pas se laisser digérer par elle. L'amour du sol et de la race n'invite pas Dostoïevski à l'isolement. C'est un amour qui aime et se prodigue, non pas une possession jalouse qui thésaurise. Il n'écarte rien, il ne repousse que la confusion. Plus la Russie sera russe, plus l'Europe sera l'Europe, et plus en sera noblement accrue la vie du genre humain. Amour du sol sans petitesse ni rancune. La terre est d'un seul tenant. Droit à la terre, pour qui baise et qui aime la terre. Sans doute, on tient d'abord au coin de terre qui nous tient. Mais pour Dostoïevski, les morts ne gouvernent pas les vivants: jamais Dostoïevski ne remue ce poison mortel; jamais il ne convoque les morts, fût-ce dans leurs vertus. C'est à la générosité des vivants qu'il en appelle, et à leur grand amour qui fait vivre les morts. Dostoïevski est bien trop fort pour s'enfermer dans un cimetière. Nous ne vivons pas dans un charnier, mais dans une pépinière au soleil, bénie de nos larmes. Il ne s'agit pas d'enterrer la vie, mais de la renouveler. L'œuvre de l'homme n'est pas de cultiver les germes d'un sépulcre, mais de rajeunir la terre, et le sépulcre même, en y semant des cultures nouvelles, avec piété. Point d'avarice, ni de ressentiment acide. Dostoïevski ne craint pas que l'Europe lui dévore la Russie; mais il s'oppose à ce qu'on jette la Russie comme un os à l'Europe. En tout ordre, à tous les degrés, Dostoïevski annonce le devoir d'être soi-même le plus possible, pour être plus homme. A ce prix seulement, l'humanité sera meilleure et plus belle. La race enfin n'est, à ses yeux, qu'un moyen de parvenir à l'humanité supérieure. Ce que l'Occident connaît par la mesure, le Russe le devine par le sentiment. L'Occident énumère et calcule: il est nombre et géométrie. Le Russe évoque et pressent: il est mouvement intérieur et musique. L'Occident ouvre les yeux sur le monde; il voit et il compare. Le Russe à la Dostoïevski regarde au dedans. Si le Russe ferme les yeux, ce n'est pas pour voir davantage, sans doute: c'est pour mieux entendre les profonds murmures de la vie, dans l'ombre où les images se définissent, les objets si l'on veut. Le rythme est la première figure; et, au sein des ténèbres, c'est de la mélodie que naissent les formes, prodige obscur. Telle est la raison pourquoi le Russe ne vaut rien, s'il n'aime. Il ne critique pas: il nie. Il ne doute pas: il détruit. Il n'est pas athée: il est prêtre du néant. * * * * * Avant quarante-deux ans, Dostoïevski n'a rien produit qui vaille. Toutes ses grandes œuvres sont de l'âge plein, entre quarante et soixante ans, où il est mort. Les autres Russes sont plus précoces: Pouchkine, Lermontov et Gogol ont peu vécu, mais d'une vie ardente. Téodor Mikaïlovitch n'était pas de ces jeunes gens. La Russie ne s'est reconnue en Dostoïevski, que peu de temps avant de le perdre. Il a été le héros de sa nation, l'homme qui pense, le cœur qui bat pour toute la race; mais il ne le fut que cinq ou six ans avant de mourir. Il lui fallut toucher à cette extrémité encore, pour prendre le rang auguste que Tolstoï lui-même n'a pas obtenu. Pendant près d'un demi-siècle, Tolstoï a pu passer pour le plus grand artiste de son pays. Mais pendant quelques saisons, Dostoïevski a été l'homme de la Russie, celui qui aime et qui hait, qui pense, qui veut et qui parle pour tous, l'aîné vénérable de la maison, le guide entre tous les frères. Il est l'homme de la douleur: est-ce là son seul titre? On aurait bien tort de le croire. J'ai compris la douleur russe dans Dostoïevski: elle n'est pas seulement féconde: elle a la force active qui purifie. La joie russe n'a aucune vertu. Les peuples jeunes ont toujours assez de joie, puisqu'ils veulent vivre. La joie que vous cherchez vous déprime. Pour en venir à ce règne douloureux, il fallait que la vie de Dostoïevski fût tout ce qu'elle a été en effet. Il fallait qu'il tombât dans l'erreur politique, qu'on le prît pour un rebelle, lui qui l'était si peu, qu'on le condamnât à mort, et qu'il croupît au bagne. Personne ne doit plus à ses souffrances que Dostoïevski. Personne ne doit plus à ses erreurs. En personne, la faute ne fut plus féconde. Là, il s'est fait cette vue incomparable du revers qu'il applique aux sentiments des hommes. Il lit les deux côtés de la page, et la face visible ne lui est qu'un moyen de mieux connaître l'autre. L'erreur d'une grande âme n'est jamais que dans l'action: la volonté ni le cœur n'errent point, étant toujours fidèles à la grandeur qui les anime. On ne se trompe que sur la route à suivre. Quand on revient sur ses pas, on possède tout l'horizon et toutes les perspectives, qu'on n'eût peut-être jamais bien vus sans cette erreur-là. Elle est la racine commune de la peine et de la puissance. L'œuvre qui fit la fortune de Dostoïevski jeune homme[46] et celles qui vinrent ensuite jusqu'à la catastrophe du bagne, me semblent d'une invention médiocre et d'un très faible prix. Elles sentent la crasse sentimentale des galetas. Elles sont geignardes et larmoyantes. Le peu de gaîté qu'elles ont grimace. Elles annonçaient le Gogol des mansardes, s'il peut y avoir un Gogol moins la force et le style. Le trait est forcé, le dessin sans beauté, les ombres épaisses. Elles ressemblent aux tableaux d'un peintre oublié, Tassaert, qui pleurnichait lourdement dans les taudis, de grabat en grabat. Subtiles enfin, mais sans profondeur. Or, la profondeur du sentiment corrige seule la subtilité qu'elle implique; seule, la profondeur de l'analyse suppose l'extrême complexité et la justifie. Ce double don, qui devait porter Dostoïevski à une hauteur où personne ne le dépasse, ne se fait sentir dans les premières œuvres que par l'embarras de l'action et la contorsion des caractères. [Note 46: _Les Pauvres Gens_, 1846; _le Double_, _les Nuits blanches_, etc., 1847 à 1849.] Au début comme à la fin, Dostoïevski ne peint que des jeunes gens, et quelquefois des vieillards. Là encore, c'est la Russie même, qui n'est pas mûre, toujours trop verte ou trop avancée; elle a ses adolescents pourris et de vieilles gens à l'âme plus fraîche que l'enfance. Souvent là-bas, les jeunes femmes portent un cœur de cadavre, plein de vermine et de cendres, sous une chair en fleur. La Russie vit dans l'excès: en tout, jusqu'ici, elle ignore l'entre deux. Dostoïevski lui-même et ses livres sont au centre de ce monde inconnu. Lui et ses livres sont les grandes œuvres de l'âge mûr. C'est l'homme dans toute sa force, qui possède la jeunesse: les jeunes gens ne connaissent pas les jeunes gens. Dostoïevski est cet homme, celui qui ne fait tort ni de la réalité au rêve, ni du rêve à la réalité, qui peut seul comprendre toute la profondeur de la vie. Peu importent ses erreurs de fait, les premières et les dernières, celles qui l'ont mené au bagne, et celles qui le feraient prendre pour un conseil des Cent Hommes Noirs. Peu importe que la Troisième Section soit la face cachée et le bras visible de l'Évangile dans l'horrible empire. Peu importe Son Excellence Pot-de-vin, les princes qui volent les fonds de la Croix-Rouge aux malades et aux blessés, ou le règne des Allemands, forcenés policiers, qui gouvernent au nom du Christ et de la race slave. Toutes les erreurs de fait n'empêchent pas de croire à la Russie que Dostoïevski nous incarne. Elle n'est pas seulement en lui; mais il nous la révèle, il achève tout ce qu'on en voit dans Pouchkine et dans Gogol, dans Tourguénev et Tolstoï. Il faut qu'il y ait un peuple russe dans les langes. Il faut que ces esclaves politiques soient admirables de liberté morale. Il faut que ces brutes, dans l'enfer de l'ivrognerie et des massacres, soient tout de même riches d'une conscience qui n'a plus d'égale en Europe. Il faut que ce peuple, capable de tout parfois, comme les enfants cruels, et qui dort, le reste du temps, dans une affreuse impuissance, il faut pourtant qu'il soit le seul peuple d'Europe qui ait encore un Dieu. La Russie, même folle, même lâche, même noyée dans le sang et dans l'eau-de-vie sans parfum, la Russie ne vit pas pour l'argent, ni pour la haine, ni pour la balance du commerce, ni pour les triomphes ignominieux de la violence. La Russie vit pour rendre une conscience religieuse au genre humain: elle a, malgré tout, le cœur fraternel à tous les hommes, même au milieu des boucheries et des vomissements où la jette son hystérie. Dostoïevski était né pour la douleur, et pour s'élever dans la douleur, au-dessus de tout l'égoïsme et de toute la misère morale, où la douleur enferme généralement les natures médiocres. Il lui fallait la maladie, les tortures du cœur, l'angoisse de l'esprit, la présence de la mort pour conquérir ce que j'appelle l'appétit et la santé d'une vie universelle. Un peu plus, c'eût été trop: il faut pouvoir respirer, pour vivre. Mais un peu moins, il fût resté, comme tant d'autres, à mi-chemin de l'ascension sainte et terrible. Ce n'est pas à un moindre prix que l'on prend à soi toute souffrance et tout supplice. On ne gravit sûrement la montagne que sur des échelons sanglants. Surtout, il lui fallait le bagne et l'enfer des crimes[47] pour se purger à fond d'un amour-propre qui fut toujours féroce, et d'une naturelle jalousie. Mais bien plus encore, cette damnation devait lui révéler les grands fonds de l'âme humaine, où nul n'est descendu plus avant, Shakespeare et Wagner exceptés. Là, il connut que le crime a ses vertus, et qu'il peut être plein de la vertu même; que la qualité d'homme ne se prescrit jamais; que le cœur présente tout grief et toute excuse; que la sécheresse de l'âme est le seul péché, si même il en est un; que la faute est partout, qu'elle a toujours une dispense, qu'elle obtient remise, pourvu qu'elle consente un peu à l'expiation; et la souffrance vaut le consentement, quand la rebelle le refuse; que l'amour est le salut de tous et de chacun; que la rédemption est le prix du sang; que le châtiment, horrible en ceux qui osent châtier, est nécessaire à tout coupable, pour rassurer en lui l'orgueil de son destin et la dignité de l'homme: Car toute vie, avant d'être à son terme de beauté, toute vie est une expiation que l'amour nous propose, et qui doit être expiée. [Note 47: Et moi aussi, j'ai mon enfer, le bagne des auteurs, des critiques et des faux artistes, où je purge, dans un coin d'ombre, la colère de ma solitude et le vieil amour de la gloire.] Voilà où Dostoïevski a saisi l'âme de son peuple, et de tous les peuples, et de ceux même qui l'ont tuée. Il a pesé que les premiers selon le rang sont souvent les derniers selon la vie; et les derniers selon le monde, les premiers suivant l'âme cachée du monde. Là, il apprit à se mettre au-dessus de toute apparence. Là, il s'est fait à vivre en profondeur: car toute l'œuvre de Dostoïevski est une vie dans la profondeur et dans la vérité secrète, qui est l'unique vérité, sans doute. Là, il s'est établi inébranlablement au-dessus de tous les préjugés; et ceux de la raison n'ont pas tenu devant lui plus que ceux de la morale et de la politique. Le grand Dostoïevski a montré, le premier, que la fin de la vie est la vie même. Mais il a été plus loin: il a connu, profondément, que la vie elle-même est une forme vide sans le cœur qui l'anime, et ainsi que l'amour est la fin de cette fin unique. Qu'est-ce donc, sinon que l'homme est fait pour se toujours passer soi-même? L'homme n'est point une figure achevée, mais un élan à la forme parfaite, un essai continuel à l'homme. Je trouve cette vertu héroïque dans Dostoïevski, et cette grandeur intérieure. * * * * * L'intuition est une vue du cœur dans les ténèbres. La nuit extérieure s'illumine de l'éclair jailli du dedans. C'est là que rien ne se formule, et tout s'éclaire: là où la vie prend forme, où les mobiles se condensent, où se détermine l'action. L'intuition est bien le luminaire de la profondeur. Elle est la conscience amoureuse de ce qui est, au fond de ce qui paraît être. Elle est ce qui demeure en ce qui devient, et qu'elle porte. Elle est vraiment l'instinct de la connaissance, et son amour. En Dostoïevski, je finis par tout référer à l'intuition. Dostoïevski a conscience de son intuition, et tel est son miracle. Il faut le lire en musicien. La chasteté n'est que le signe le plus visible des âmes pures. La pureté suprême est l'innocence de la bonté: l'horreur de faire le mal. Dostoïevski n'hésite pas à produire des prostituées plus chastes et des assassins plus purs, à l'en croire, que les honnêtes gens: c'est qu'ils aiment; et que le crime, en eux, n'est pas le mal qui dure, mais l'erreur, la folie et la misère du moment. Jamais il ne dit avec emphase que la prostituée ou le criminel valent mieux que l'honnête femme et le juge. Mais la prostituée qu'il défend est une victime: il montre en elle, non pas l'excellence de son infamie, mais l'excellence de la douleur que l'infamie lui coûte. Et enfin, toute créature qui se donne avec passion est victime, quel que soit son bourreau, son complice ou son idole. Nulle trace, en cet homme admirable, de morgue vertueuse. Nul ne s'est moins juché sur les échasses du devoir et de la morale. A la profondeur où il sait chercher les origines, il trouve, en soi, la semence et l'excuse de tous les péchés. Et le crime des crimes, qui est la cruauté, il en débrouille aussi les racines, avec un saint effroi: il touche, il voit que la cruauté et la luxure se tiennent comme deux sœurs monstrueuses, unies par le même os de désir. Plus il les déteste, plus il en épouse la connaissance. Dostoïevski n'a pas proprement pitié du mal: à moins que le châtiment ne soit plus pitoyable à la faute, que la rémission. Mais sa compassion est merveilleuse pour la peine, ou publique ou cachée, que le péché exige. Pitié qui n'est point vague ni fumeuse; elle ne comporte aucune faiblesse, elle ne tient pas au larmoiement: elle est la vertu humaine par éminence, la vertu des vertus, la charité sans quoi tout reste mort et vide. L'amour véritable est là, où celui qui aime s'oublie soi-même et se confond entièrement dans l'objet aimé. Larmes de la compassion, vous faites une honte éternelle aux baisers sans pitié. Le plus haut point de la vertu est toujours de se vaincre, et d'embrasser parfaitement l'objet: lui être le cœur et l'âme qu'il a si peu, ou qu'il n'a point. Cette conquête est d'une autre grandeur et d'une autre fécondité, que la domination telle quelle. S'emparer d'autrui et du monde, misère près de la puissance qu'il faut pour leur donner la vie et les sauver. Voilà le magnifique courage de la vision, que seuls les Russes ont eu avec nos Français. Ils ne font pas un pauvre choix dans les passions humaines: ils les considèrent toutes. Ils ne feignent point de croire que les amants n'ont point de lèvres. La profondeur du sentiment russe, et la puissance de l'esprit français: les deux ailes à l'essor de la nouvelle connaissance. Il n'est pas de profondeur sans un rêve fervent de l'éternel. La profondeur est sous-jacente au sentiment, et non à l'intelligence. La profondeur est le privilège de l'âme religieuse, et de cette âme seulement. Il n'y a pas de vérité religieuse. Mais le sentiment religieux a sa connaissance. Quelle intelligence forte ne cherche pas une relation de soi à l'univers? Mais ce n'est rien d'en avoir l'idée: elle n'est qu'un chiffre. Il faut en avoir le sentiment. Et telle est l'âme religieuse. Après bien des routes et des chutes cruelles, l'âme religieuse se fixe dans l'amour: là est son lieu, et sa conquête; là, sa force et la vocation de sa puissance; là serait son repos, s'il en existait un. Dostoïevski n'a pas manqué la couronne promise à l'amour errant. Il est entré au port de la recherche idéale. La réalité! font-ils; la réalité! Hé, oui! Nous savons, nous aussi, qu'il n'y a point d'arbre sans le sol qui le porte, sans fumier ou sans terre. Mais s'il ne quittait jamais le sol, s'il n'était pas ce qui s'évade du fumier et ce qui sort de la terre, l'arbre ne serait pas l'arbre; et sa racine même pourrirait. Les grands Français ont toute la force dans l'esprit. La plupart, ils n'ont pas la profondeur, qui est si naturelle aux âmes religieuses. Ils ne l'ont plus, du moins. Car, ils l'eurent, ceux qui ont dressé les cathédrales sous le ciel. Le grand Flaubert m'y fait penser, ce prince de néant. Il est sec, et il sème les cendres. De là, les sables et les salins cuisants de son œuvre: toutes les lignes sont belles, et l'on y respire à peine, dans un vent d'éternel ennui. Flaubert est un génie mortuaire. S'il a du cœur, comme je crois, il n'en a pas pour la vie. Et tout ce qu'il en a, d'ailleurs, il l'étouffe: il tâche à être sans amour, comme le monde de son intelligence; et il y réussit. L'amour de Dieu, ou la charité que je veux dire, quel nom qu'on y donne, implique toutes les autres amours. C'est l'amour de Dieu que Dostoïevski respire. Et le peuple russe avec lui. On doit avoir foi au peuple russe, sur la foi de Dostoïevski. Dostoïevski, victime des puissances, parle pour les puissances: la tyrannie, la police, l'église, les riches. A ses yeux, tout le mal qu'elles peuvent faire, est compensé, de bien loin, par l'action qu'elles ont sur l'âme humaine: elles en provoquent l'excellence, en y prodiguant la douleur. S'il finit par les défendre, ces puissances mortelles, j'y vois un triomphe de l'affirmation. Dostoïevski connaît son peuple par soi-même. Toute révolte de la race déchaîne son instinct d'aveugle destruction et d'anéantissement. Le joug, qui lui fléchit la tête jusqu'à terre, la garde étroitement de l'anarchie. La tête russe nie. Sa liberté tourne aussitôt en négation affreuse. La race des Russes obéit et souffre avec excellence. Elle se rebelle et se fait justice avec infamie. Cette race ne peut aller à la perfection que par les voies de la douleur. En un mot, elle ne veut choisir qu'entre la foi mystique et le néant, entre l'amour de Dieu et la haine de la vie. * * * * * Dostoïevski, maître en toutes passions, et tenant toutes les clés de l'abîme, ferme les portes du néant. Tenté de toutes négations, il ne détruit rien et il affirme. En Dostoïevski, j'admire un Nietzsche racheté. Je ne crois pas aux Prométhées qui perdent la tête sur le rocher. Mon Prométhée fait peur à Jupiter même, qui s'imagine de l'avoir bien cloué. Je ne ferai pas crédit à des dieux, qui finissent à quatre pattes, dans un asile. Et si la foudre me frappe, dussé-je tenir bon contre elle, le ciel me soit témoin que je ne me serai pas vanté. Tout ce qui est mort et négation dans les philosophes, Dostoïevski l'a surpassé; mais telle est sa grandeur, qu'il monte d'un degré encore. Il porte à la rédemption l'accablement de nos fatalités. Si je l'ai peint comme il est, je ne sais; mais jamais, il me semble, on ne mesura mieux la distance qui sépare la mortelle théorie de l'œuvre vivante, et le penseur sans amour du véritable artiste. * * * * * Encore un pas. Je dirai de Nietzsche et des Anciens qu'ils peuvent suffire au monde de l'intelligence. Mais ils ne pénètrent pas d'un pouce dans le monde du cœur. Ils restent sur le seuil. Et plus ils s'imaginent de faire la loi à l'intérieur de la maison, plus ils l'ignorent. De là, sans doute, la misérable jactance de Nietzsche, qui excède tout ce qu'on peut permettre à l'orgueil de l'esprit; car c'est l'esprit même qui y entre en décadence, et qui marque les degrés de sa chute par des cris. Il ne faut pas que l'orgueil de l'esprit sente la paralysie générale. L'intelligence qui se vante ne trouvera pas d'excuse dans l'abaissement de la folie; mais au contraire, la fin de cette intelligence porte jugement sur toutes les œuvres de sa croissance; et, quoi qu'on fasse, plus elle a tout réduit à elle seule, plus elle subit la condamnation de son propre dédain. Ce que Schopenhauer est à Spinosa, les grands témoins de la vie le seront toujours à Nietzsche. Et ce sont les grands artistes: les confidents de l'amour. J'en sais plus d'un. Mais Dostoïesvki est le premier de tous, dans le temps: il a prévenu toutes les insolences de Nietzsche. Wagner aussi était là. Il n'y a pas si loin de _l'Idiot_ à _Parsifal_ sublime. Toute philosophie, d'ailleurs, qui n'est pas un simple jeu de la logique, prend forme dans une œuvre d'art. Il faut sortir de la cage à l'écureuil. Une pensée vivante sur la vie n'a pas d'autre expression qu'un chef-d'œuvre. Les livres de Nietzsche sont des essais au chef-d'œuvre; mais cet Apollon est toujours dans la cage; il fait le dieu, en vrai Phébus d'Université, à bésicles d'or; tout de même, son char est une chaire, et son Pégase une rosse allemande harnachée de lexiques in-folio. Nietzsche peut servir de guide à l'Enfant Prodigue dans ses routes de jeune homme. Nietzsche est une bonne méthode pour la rébellion. Et, comme à la façon des docteurs, il est ivre de ses principes et tout aveugle sur la vie, il despotise. Par là, il apprend la discipline à ceux qui n'ont point de règle intérieure. De même il satisfait l'instinct de l'art dans les demi-artistes. Wagner vieillard, qui avait passé par toute négation, ne pouvait que lever les épaules, aux jours de _Parsifal_, devant ce corybante infatué qui, impuissant à toute création et incapable même de plaisir, lançait contre le monde de l'amour ses vieilles idoles de pierre, son Bacchus, son Apollon, et son trépied. Il nous faut de nouveaux dieux pour posséder la vie. Mais les dieux morts ne ressuscitent pas. Wagner savait que _Parsifal_ est vivant; et si, pour l'offrir au monde, il fallait tourner le dos à un professeur d'orgie logique, il tournait le dos à Nietzsche. Dostoïevski en eût fait autant, avec le même droit. Dostoïevski est l'homme de la vie, mais non pas seulement dans les livres. Parce qu'il est l'homme de la vie, son monde est le monde de la force, uniquement. Encore les Anciens sont-ils les maîtres de l'action, tandis que Nietzsche est insupportablement l'homme du cabinet et des livres. Par lui-même, il ne sait rien de la vie, rien de l'action, rien des passions; et il donne des lois aux passions et à la vie. Je ne m'étonne pas qu'il soit le prophète des professeurs et le dieu des femmes sourdes qui tranchent de la bonne ou de la mauvaise musique. Les plus rebelles, et qui se flattent de l'être, sont, la plupart, des esprits nés disciples. Que Nietzsche tienne donc lieu des Anciens et de la vie héroïque aux gens qui ne savent pas lire. Et s'ils n'ont pas compris les Grecs, ni les Italiens du Moyen Age, ni Pascal, ni Stendhal, ni la Révolution, qu'ils lisent Nietzsche, lequel leur fait, de toute cette grandeur, un manuel avec toute la commodité grossière que ce format comporte. On doit s'arrêter à Nietzsche. Mais on n'est que la moitié d'un homme, si l'on s'y fixe. Il n'est bon qu'aux femmes de lettres et aux jeunes gens. Raskolnikov et tous les jeunes héros de Dostoïevski savent par eux-mêmes tout ce que Nietzsche pourrait leur apprendre. Mais Dostoïevski ne les déifie pas dans cette demi-connaissance. Il ne veut pas qu'ils se tiennent à cet étage grossier de l'énergie. Il les porte à l'étage supérieur, qui est le palier proprement humain de la charité. Quant au surhumain, c'est un bon mot pour les amateurs d'éloquence. A mes oreilles, il a le son répugnant de l'emphase. Il n'y a rien de plus humain que d'être homme. L'homme est rare sur le marché de Jupiter. Et rien de surhumain n'a de sens qu'à la mesure de l'homme. Sois pleinement homme, si tu veux passer l'homme. Telle est la grande, l'unique vérité. * * * * * L'intuition est le lieu de toutes les intelligences. * * * * * Il n'est rien dans Nietzsche, qui ne soit dans Dostoïevski. Mais tandis que tout est négation, dans Nietzsche, même ce qu'il affirme,--et lui, d'abord, le malheureux,--toutes les négations, que la douleur de vivre arrache à Dostoïevski, se résolvent dans une affirmation invincible: de la douleur, l'amour conclut, en lui, à la beauté de la vie. Ce n'est pas le: Oui! de la volonté ou de l'orgueil, ce oui glacé qui est le soleil polaire des stoïques; mais l'amour qui, en portant la vie, l'affirme. Un tel arbre donne les fruits de toute douceur. J'en ai ployé les branches, et je les veux réunir dans la rosée qui les trempe depuis l'offrande de l'aube jusqu'au sacrifice du crépuscule, et même dans l'ardeur de midi. Dostoïevski pleure avec délices, et ses amis pleurent bien souvent comme lui. Je dirai, pour moi aussi, le mystère des larmes. Dostoïevski connaît la merveilleuse humilité des bonnes larmes. Et certes, il est en elle un grand secret. * * * * * Larmes de la tendresse, pluie qui espère et qui renouvelle la forêt humaine, vous êtes la source ouverte aux cœurs pleins d'amour. Et partout où l'on frappe ce tendre rocher, l'ondée s'épanche; et elle n'est jamais tarie, cette eau amoureuse. Quel orgueil vient de plus haut? Or, elle ne fond pas sur les feuilles: elle se donne et les pénètre. Et parce qu'elle se penche vers la prairie, on la dédaigne de s'abaisser. Mais tant elle a de pieuse complaisance, que nulle offense ne l'atteint, et qu'elle sourit au mépris même. Baiser la terre avec transports, dans la joie ou dans la douleur, dans l'ivresse du bien ou dans l'aveu du crime, baiser la terre en pleurant, s'y renouer, y remplir au griffon du sang le cœur qui se vide et s'altère, voilà le culte où Dostoïevski convie ses enfants. Et ces pleurs sont riches d'un bonheur ineffable; ils ont la vie, qui est la seule joie et toute joie. Adore la vie: ton baiser à la terre, d'où tu viens et où tu vas, et tes larmes confessent ton adoration. Prends patience du mal, à ce rite, et prends-y conscience de tout bien. Ton cœur déborde. Il te quitte. Il va à toute cette vie qui l'appelle. Et où irait-on qu'à la vie? Ainsi tes pleurs ont la joie, toute celle que tu attends, en celle que tu donnes. Ils ont la joie excessive de toi-même qui te quittes. Ce n'est pas que tu te regrettes: c'est que tu te délivres. Jusqu'à ce baiser pleurant, quel abîme tu te fus à toi-même, et quel désert aux dunes de souffrance universelle, infinie, perpétuellement renouvelée, égale comme le vide. Et souffrir pour rien, il n'est pas d'autre damnation. L'enfer est la souffrance dans le vide. Couché, contre la terre, tu es le mort béni de la mort volontaire, qui est toute vie: en te quittant, tu ressuscites. Ce départ sans retour est le véritable amour, chère âme. * * * * * Ce n'est pas cet amour de tête, qui crie: Vivre! Vivre! avec la bouche affreuse d'un mort. C'est la mélodie du cœur qui se retrouve, et qui répond à toute la nature: me voici! me voici! Il chante la vie, il en est l'éternelle modulation jusque dans la mort: parce qu'il l'a, parce qu'il la porte, parce qu'il la donne. Et que donnerait-on, réellement, qu'on ne prît de soi et sur soi? Quel don ferai-je, si je ne me dépouille? Voilà l'orgueil de l'amour, et son humilité sublime. En vérité, l'orgueil qui se vante et qui s'estime, l'orgueil de l'esprit qui se compare est une espèce d'humilité un peu basse, à mon sens. Qui se compare, s'abaisse. Ainsi l'orgueil de l'esprit. Mais l'amour qui s'humilie dans les dons innombrables qu'il sait faire, dans toutes les merveilles qu'il suffit à créer, en s'oubliant soi-même, en s'y mettant jusques à s'effacer, ce prodige d'humilité est une grandeur céleste. Et tout l'orgueil des esprits n'égalera jamais, à un infini près, cette humilité divine. Celui qui se donne sans mesure, celui-là possède. Celui-là qui est tout humble au cœur de toute vie, celui-là crée son objet; et il ne se soucie pas de connaître sa gloire. La superbe est sèche. L'orgueil de l'esprit ne discerne que soi: comme un mort qui se tâte dans le sépulcre. L'amour adore dans les larmes. Tel est le son de Dostoïevski. Voilà cette voix rauque et si douce, l'énergie de cette âme infatigable, et ses brûlantes langueurs, ses abandons si tendres. Infatigable à souffrir et à vouloir laver l'or des souffrances, pour en séparer le trésor de la joie: à la constance de cet orpailleur, à celle-ci, quelle énergie s'égale? O saintes, bonnes larmes, routes de l'effusion, sentes profondes de la tendresse, c'est vous, très douces larmes, qui parlez seules d'amour, et de cet amour qui fait vivre en créant. Et dans l'embrassement même des amants, ce sont les plus pures et les plus chaudes larmes du sang qui parlent pour la vie, qui la communiquent et la transmettent, venant de si loin! Et souvent ils ne comprennent pas la parole qu'ils prononcent, et ils en sont ennoblis, même quand ils l'avilissent. L'amant baise sa bien-aimée et pleure son sang en elle, comme l'homme enivré de Dieu baise la terre avec de grandes larmes. La terre reçoit ces pleurs; et l'amante en garde avec jalousie l'offrande pécheresse ou la libation sans péché. Si l'esprit s'abaisse, ici, ou si la chair est exaltée, qui le mesurera? Servir avec amour est toujours un triomphe. L'humilité de la femme et de la terre doit s'offrir en exemple à tout service. Et je veux bien que la vie trouve son compte à l'humiliation de l'homme. Je ne parle jamais que pour la vie; et je ne vois de bel orgueil qu'en tout ce qui l'augmente et la rehausse. Amour de la vie, c'est mal dit encore. La vie n'est pas si grande ni si forte que l'amour. Elle en attend la parfaite beauté, dont notre désir s'est fait une promesse. Plus que l'amour de la vie, la vie d'amour: tel est le fond de Dostoïevski. A l'amour, de faire naître et de sauver la vie. Les meilleurs ne vivent que pour servir ce dessein. Et le plus pur amour est le plus amour. O Fédor Mikhaïlovitch, si ardent, si aigu et si humble, vous êtes profond et vrai entre les grands. Vous allez au delà de tous autres, sans doute. Car enfin, où j'en suis venu, il n'est de vérité que dans la profondeur. Pour prendre toute notre hauteur, il nous est nécessaire de mouiller dans les abîmes. Tout est de manque, à défaut de la profondeur. Et, au total, il y a fausseté où il y a manque. Voilà donc le point où la haine n'est plus rien qu'une racine torse entre toutes les autres: et si elle a la forme du serpent ou du ver, ce n'est point pour faire horreur, ce n'est pas pour qu'on l'écrase, mais pour se confondre avec les veines nourricières. Voici le point où tout est idéal, à force d'être vrai; où le rêve de l'âme absorbe toute la matière, comme une matrice seconde, mais de résurrection. Ici, la pensée est acte; le fait est idée; ici, l'acte et l'idée sont tout amour. Tout trempe dans la compassion de la vie pour elle-même, et dans la certitude du salut, que le cœur exige d'un amour créateur. Où tout est amour, tout est vie! Par delà le néant de tous les objets éphémères, c'est là-dessus enfin que notre foi ou notre espoir se fonde. Dostoïevski, si je ne me trompe, et moi-même à mon rang, nous sommes l'antidote de la tyrannie rationnelle, des philosophes, et de tout poison inhumain: Dostoïevski, le cœur le plus profond, la plus grande conscience du monde moderne. 1910 TABLE DES MATIÈRES TABLE DES MATIÈRES VISITE A PASCAL I.--A Port Royal 11 II.--Pascal 21 III.--Ascétisme du cœur 61 LE PORTRAIT D'IBSEN I.--Le génie du Nord 85 II.--Image d'Ibsen 101 III.--Ibsen ou le moi 122 IV.--Morale de l'Anarchie 145 V.--Puissance et misère du moi 171 VI.--La nuit à la fin du jour 187 VII.--Tolstoï et Ibsen 207 VIII.--La mort froide 220 IX.--Le moi est le héros qui désespère 232 DOSTOÏEVSKI I.--Sur sa vie 261 II.--Image 275 III.--Sur son art 281 IV.--Passions et moments 296 V.--La profondeur russe 321 ÉDITIONS DE LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE _Volumes in-8 couronne 3 fr. 50_ _POÉSIE_: PAUL CLAUDEL: CINQ GRANDES ODES Suivies d'un processionnal pour saluer le siècle nouveau. GEORGES DUHAMEL: COMPAGNONS HENRI FRANCK: LA DANSE DEVANT L'ARCHE Préface de Mme DE NOAILLES. STÉPHANE MALLARMÉ: POÉSIES FRANCIS VIELÉ-GRIFFIN: LA LUMIÈRE DE GRÈCE _CORRESPONDANCE_: CH.-L. PHILIPPE: LETTRES DE JEUNESSE _ROMANS_: HENRI BACHELIN: JULIETTE LA JOLIE JEAN RICHARD BLOCH: LÉVY. PREMIER LIVRE DE CONTES. G. K. CHESTERTON: LE NOMMÉ JEUDI (UN CAUCHEMAR) Traduit de l'anglais par JEAN FLORENCE. LE NAPOLÉON DE NOTTING HILL Traduit de l'anglais par JEAN FLORENCE. ANDRÉ GIDE: ISABELLE (RÉCIT). LE RETOUR DE L'ENFANT PRODIGUE Précédé de cinq autres traités. PIERRE HAMP: LE RAIL (LA PEINE DES HOMMES). VIEILLE HISTOIRE Contes écrits dans le Nord. MARÉE FRAICHE. VIN DE CHAMPAGNE (LA PEINE DES HOMMES). CH.-L. PHILIPPE: LA MÈRE ET L'ENFANT Édition conforme au premier manuscrit. CHARLES-LOUIS PHILIPPE: CHARLES BLANCHARD Préface de LÉON-PAUL FARGUE. JEAN SCHLUMBERGER: L'INQUIÈTE PATERNITÉ CHARLES VILDRAC: DÉCOUVERTES MICHEL YELL: CAUËT. _THÉÂTRE_: PAUL CLAUDEL: L'OTAGE (drame en trois actes). L'ANNONCE FAITE A MARIE Mystère en quatre actes et un prologue. J. COPEAU et J. CROUÉ: LES FRÈRES KARAMAZOV Drame en cinq actes d'après DOSTOÏEVSKY. DEPUIS SA FONDATION (FÉVRIER 1909) _LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE_ A PUBLIÉ: _Charles Blanchard_, _Le Journal de la XXe année_, _Les Lettres de Jeunesse_, de CHARLES-LOUIS PHILIPPE; _L'Hymne du Saint-Sacrement_, _Trois Hymnes_, _L'Otage_, _L'Annonce faite à Marie_, de PAUL CLAUDEL; _Michel-Ange_, _Les Heures du Soir_, _Trois Poèmes_, d'ÉMILE VERHAEREN; _La Porte Etroite_, _Isabelle_, _Le Journal sans dates_, d'ANDRÉ GIDE; _La Fête Arabe_, de JÉRÔME et JEAN THARAUD; _Fermina Marquez_, _Rose Lourdin_, de VALÉRY LARBAUD; _Jacques l'Egoïste_, de JEAN GIRAUDOUX; _L'Inquiète Paternité_, de JEAN SCHLUMBERGER. * * * * * Il est envoyé un numéro spécimen à quiconque en fait la demande. ACHEVÉ D'IMPRIMER LE VINGT-DEUX MAI MIL NEUF CENT TREIZE PAR «L'IMPRIMERIE SAINTE CATHERINE» QUAI ST. PIERRE, BRUGES BELGIQUE *** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK TROIS HOMMES: PASCAL, IBSEN, DOSTOÏEVSKI *** Updated editions will replace the previous one—the old editions will be renamed. Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright law means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to copying and distributing Project Gutenberg™ electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG™ concept and trademark. Project Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you charge for an eBook, except by following the terms of the trademark license, including paying royalties for use of the Project Gutenberg trademark. If you do not charge anything for copies of this eBook, complying with the trademark license is very easy. 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