Title : Vie de Grillon
Author : Charles Derennes
Release date : November 4, 2021 [eBook #66664]
Language : French
Credits : Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This book was produced from scanned images of public domain material from the Google Books project.)
CHARLES DERENNES
ALBIN MICHEL, EDITEUR
22, RUE HUYGHENS, 22, PARIS
DU MÊME AUTEUR
Poèmes
Sous presse :
Romans et Contes
Sous presse :
Essais , en préparation :
IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE
10 exemplaires sur papier du Japon
numérotés à la presse
de 1 à 10.
25 exemplaires sur papier de Hollande
numérotés à la presse
de 1 à 25.
75 exemplaires sur papier vergé pur fil
des papeteries Lafuma
numérotés à la presse
de 1 à 75.
Tous droits de traduction et de reproduction réservés
pour tous pays.
Copyright by Albin Michel 1920.
A L’OMBRE AIMABLE ET SAVANTE
DU VIEUX MAÎTRE MICHEL EYQUEM
SIRE DE MONTAIGNE
JE DÉVOUE CE LIVRE DE BONNE FOI
Nusquam alibi quam in insectis spectatius naturae rerum artificium …
Pline l’Ancien.
Veritas clarior ac magis intelligibilis apparet, cum ad minima oculos vertimus.
Jules-César Scaliger.
Infra nos quoque caelum quaerendum est.
Spinosa.
VIE DE GRILLON
Il n’est au monde rien de plus émouvant que l’éclosion et le déroulement d’une petite vie, — d’une vie comme celle de l’insecte dont j’entreprends ici l’histoire. Petite vie… Je viens d’employer là une épithète qui ne me plaît en aucune façon ; mais je n’éprouverai jamais comme au livre que je commence l’infirmité sans remède de n’importe quel langage humain, et je tiens à faire acte d’humilité dès le début de cet ouvrage. Sans cette confession, oserai-je en écrire seulement un mot ?
Que tout ce qu’il peut y avoir en moi de poésie et d’amour de la terre m’assiste ! Que l’habitude contractée dès mon enfance d’aller volontiers le front penché et de m’intéresser presque amoureusement à des choses infimes ne m’abandonne pas en cet instant ! Ceci est une histoire vraie, mais où je ne veux aucunement montrer des prétentions scientifiques ; car il est par trop facile d’avoir l’air d’être vrai en citant des références, en mentionnant des listes d’ouvrages, des noms d’entomologistes et en employant des termes spéciaux à la portée de n’importe quel licencié ès sciences naturelles. Ma seule documentation, je la devrai à mes yeux que nulle myopie n’a encore affectés et à l’intérêt que je porte à mon héros depuis que je le connais, ce qui ne date pas d’hier.
La façon dont se noua cette familiarité entre un apprenti-poète et un insecte chanteur, je ne la développerai que s’il me semble, plus loin, indispensable de le faire, à propos des mœurs et coutumes de Grillon ; il serait également facile et assez vain de m’occuper de lui pour parler principalement de moi. « J’ai mon plan », comme dirait, en termes techniques, un conférencier ou un romancier ; mais, au moment que je commence d’écrire, la prétention de suivre ce plan en toute rigueur, celle-ci non plus, je ne l’ai pas. Je désire sur toutes choses dire ce que j’ai vu et ce que je crois avoir compris, en tâchant de ne rien oublier.
Ceci peut suffire, me semble-t-il, en manière de préface.
Petite vie… Que pouvons-nous entendre de précis, nous autres hommes, par ces deux mots ? Rien, sinon qu’il s’agit d’une vie que notre présomption nous autorise sommairement à considérer comme inférieure à la nôtre, aussi bien dans l’espace que dans le temps, c’est-à-dire au point de vue des catégories kantiennes de l’entendement. Mais Kant, qui fut par ailleurs un pion obtus et prétentieux, a eu du moins quelques immortels éclairs en ce qui concerne la relativité de notre connaissance. Le temps, l’espace, ce sont des trucs, si j’ose employer ce mot, ou, pour mieux dire, des ersatz inventés par notre misère ; afin de nous donner l’illusion enivrante de définir quelques lois naturelles et de comprendre l’univers.
Petite vie. — J’ai dit ailleurs, à peu de choses près, que si l’homme était le maître et le seigneur de la Terre, ce n’était pas là une royauté de droit divin ; qu’il avait eu une chance infinie dans la lutte pour la vie des espèces ; que certains dinosauriens, par exemple, possédaient la station verticale avant lui, et que, dans des temps où la Terre était encore vaste, où le mystère régnait au delà des mers, un Christophe Colomb ou un Vasco de Gama auraient pu, logiquement, trouver dans les terres inconnues où ils abordaient, une race qui, sans être en aucune façon humaine, eût été capable, elle aussi, d’évoluer jusqu’à l’intelligence et à la raison.
Qu’entendons-nous par l’intelligence ou la raison ? Pour l’instant, je me borne à répondre que, ce qui distingue l’homme de la bête, c’est la faculté, uniquement concédée à celui-là sur la terre, d’adjoindre à son corps des organes artificiels par lesquels il diminue sa douleur ou sa peine, et pare à son insuffisance. Il a été le seul être capable de remédier à son pelage minime par le feu ou par la vêture ; la première machine qu’il inventa fut sans doute la trique (dont usent encore eux-mêmes les grands anthropomorphes), pour suppléer à son défaut de griffes, de crocs et de biceps suffisants… Il n’avait pas d’ailes ; notre époque l’aura vu s’offrir ce luxe triomphalement…
Que de chemin parcouru ! Et c’est là que semble résider le miracle ; nos professeurs de philosophie nous l’ont expliqué ou, plus modestement parlant, défini, en opposant l’instinct et l’intelligence. Je garde personnellement la certitude que, pour une raison supérieure à la nôtre et dont nous serions un peu naïfs de douter, des mots comme intelligence et instinct doivent avoir une signification aussi bornée ou douteuse que celle des catégories de l’entendement.
Bernardin de Saint-Pierre, s’il tenait ici la plume au lieu de moi, n’hésiterait pas à écrire que l’observation méticuleuse d’un insecte impose la certitude d’une divine Providence. Je me garderai d’être si ambitieux dans mes affirmations, surtout au début d’un essai qui ne vaudra que par sa modestie résolue. Mais n’est-il pas possible d’imaginer, — et ceci sans qu’une science autre que la nôtre et qu’il est possible d’imaginer elle-même, s’oppose à de telles imaginations — d’imaginer, dis-je, que l’homme ne siège pas au suprême échelon sur l’échelle des êtres périssables ?
Que sommes-nous pour Grillon, pour Grillon qui n’est pas le premier venu dans le monde si supérieurement armé des insectes, pour Grillon qui, à défaut de carapace, sait se construire une sûre maison, pour Grillon, dont le cerveau pèse proportionnellement environ trois fois plus que le nôtre, pour Grillon qui n’a pas eu besoin d’inventer des machines parce qu’il apporte en naissant au monde tous les instruments nécessaires à ses goûts et à sa relative sécurité de créature mortelle ?… Plus loin, j’essaierai de traduire en parler d’homme l’univers tel qu’il peut vraisemblablement se refléter en des sens d’insecte ; mais, avant même que je développe de manière précise mes observations, que risquons-nous d’être pour Grillon, nous autres hommes, sinon quelque chose qui pourrait correspondre en sa pensée à ce qu’est pour nous un cataclysme naturel formidable et contre lequel notre industrie ne peut rien ?
Relativité. Tout est relativité. Quand un pied humain est posé sur une fourmilière par un rêveur ou un promeneur solitaire, pourquoi ne pas admettre que, dans leur petit monde, les fourmis en accusent la Fatalité ou Dieu, selon les opinions philosophiques ou religieuses qu’elles ont ?
Le monde sensible, social et vital d’une fourmilière tient dans un rayon d’une cinquantaine de mètres au plus, celui de Grillon dans un rayon de quelque vingt mètres. Le monde humain, considéré du même point de vue, se borne à peu près à la Terre, « grain de poussière dans l’Infini », pour user d’une banalité qui a peut-être ici sa valeur. Qui sait si des êtres qui ne sont pas plus divins que nous, mais qui nous sont momentanément inconnaissables, sinon inconcevables, des êtres, par exemple, d’un monde gravitant autour de l’étoile α du Centaure, la plus rapprochée du Soleil, ou des êtres tributaires d’un Soleil plus lointain encore, ne sont point, par rêveuse négligence ou cruauté légère, coupables de ces coups de pied dans la fourmilière humaine que nous dénommons inondations, convulsions sismiques, grippe espagnole, terreurs de l’An Mille, plaies égyptiaques ou guerre de Cent Ans ?
Un savant qui avait su, par rare fortune, garder de précieuses vertus imaginatives et une grande défiance des choses écrites, Henri Poincaré, est l’auteur de pages qui m’ont, très jeune, heureusement bouleversé. Autant qu’il m’en souvient, c’est dans des exemplaires dépareillés de la Revue de Paris que je connus pour la première fois, fragmentairement, ces harmonieux développements d’idées, écrits d’ailleurs en bon français, d’où il est apparu que la certitude des vérités géométriques n’est pas elle-même exempte d’un certain relativisme. Elevé au beau vieux lycée génovéfain que nous appelions plus familièrement Bazar-Quatre, je cachais ces feuillets religieusement découpés, au plus secret de ma case d’interne. Car c’eût été, en toute vraisemblance, lecture compromettante, si on les y avait dénichés : Victor Delbos, notre professeur de philosophie, était kantien au point de nous parler de ce Dieu-là comme si ce Dieu eût été sa créature, ce qui est le comble de l’orgueil humain, et l’on peut bien dire, du reste, qu’il le refabriquait à l’usage de ses disciples chaque année et toutes fois plus beau. L’esprit de la « Nouvelle Sorbonne » planait inexorablement alors sur la colline vouée à Madame Geneviève, et notre distingué maître n’eût pas raisonnablement admis qu’un clair esprit français se permît d’aller plus loin, et par des chemins plus élégants, que son grand philosophe teuton, dans ce que l’on pourrait appeler l’expérience et l’intuition de la relativité.
Digression que m’impose ma sincérité, mais qui me chagrine parce qu’elle peut paraître d’un côté louangeuse et de l’autre satirique ! Que cette méfiance envers moi-même soit suspecte aux yeux des autres, et il y aura déjà de ma part une erreur, une expression maladroite de mes sentiments et de mes pensées, une défaillance dans ma méthode. Ce livre voudrait tellement être un livre de vérité toute nue et de naïve bonne foi ! Mais j’en appelle à tous ceux qui ont écrit : ce que j’essaie n’est-il pas effroyablement difficile à notre époque, quelque bonne volonté que j’aie ?
Je n’ai parlé d’un certain relativisme des vérités géométriques qu’à propos de Grillon, et je semblais oublier mon héros. Si la science par excellence peut, par un esprit qui s’y connaissait, n’être jugée infaillible qu’humainement parlant, que dire des autres sciences et surtout de celles qui se vouent à l’explication des phénomènes biologiques et naturels ?
Ceux qui ont philosophé en pareille matière, qui ont induit, déduit, formulé des conclusions ou des lois m’ont toujours paru à la fois prodigieusement infirmes et souverainement habiles. Ils ont eu, en tout cas, l’art presque magique des formules ou l’art plus étonnant encore de faire rédiger celles-ci inconsciemment par ceux qui se proclamaient leurs admirateurs ou se réclamaient d’eux. J’ai laissé de côté Haeckel, qui a refabriqué l’histoire de la vie comme un cordonnier de village ressemellerait, pour une ancienne servante, des chaussures jadis par elle à sa patronne volées. Mais voici le chevalier de Lamarck, qui nous oblige, en pensant à lui, de nous souvenir que l’homme descend du singe ; voici Charles-Robert Darwin qui, sur la même question, modifie la formule et nous force à bien nous enfoncer dans le crâne cette idée que le singe est un homme qui a mal tourné !… Formules trop faciles à retenir, dont les philosophes de la biologie et des sciences naturelles ne sont peut-être pas tout à fait responsables, mais qui ont le tort (de par leur aptitude à être rabâchées et leur doctrinarisme péremptoire) d’être agréables aux primaires et aux demi-savants !… Que de belles et laborieuses vies risquent, par mésaventure analogue, de s’amoindrir aux yeux de ceux qui sauraient le mieux les chérir et les respecter !
Ne me piquant pas de philosophie, je ne risque rien à tenter moi-même une formule. Afin de mieux éclairer l’âme et la vie de Grillon, je vais donc poser, au début de son histoire, une nouvelle variante des opinions concernant la parenté ou, pour plus respectueusement parler, les rapports de l’homme et du singe : je crois que celui-ci nous fut, en des temps très lointains, un parent assez favorisé pour n’avoir pas besoin de devenir homme.
Transformisme ! Sélection naturelle !… Haeckel a naturellement ajouté, ce qui était déjà chez lui du plus pur pangermanisme : Lutte pour la vie !… Loi du plus fort !… Car j’ai souvent l’œuvre de Darwin sous les yeux et je ne voudrais pas contribuer à être responsable des absurdités que la basse « bourgeoisie intellectuelle » lui prête. Cette nigauderie de lutte pour la vie où c’est le plus fort qui triomphe, il la faut considérer encore comme un ersatz , et la nationalité de ses inventeurs est facile à identifier.
Lutte pour la vie ! Droit du plus fort !… Quiconque ira sans passion jusqu’au bout de cette étude pourra ajouter à ces exclamations d’autres exclamations qui sont miennes et par quoi je les juge : Naïveté !… Aveuglement !… Orgueil !… La vérité est que, dans l’évolution des espèces, ce ne sont jamais les plus forts qui ont triomphé. Dans l’espèce particulière qui a nom Humanité, la victoire des démocraties nous en offre un exemple dont Sirius se moque, dont certains ont le droit de s’attrister et de s’irriter, mais qui n’en est pas moins péremptoire. Je répète que je ne veux pas « faire de science » ici, et je le répéterai toutes les fois qu’il me paraîtra nécessaire, encore qu’une telle méthode de discours se heurte aux principes que m’enseignaient les maîtres d’ailleurs très chers qui contribuèrent à m’instruire dans l’art de ma langue française et dans celui de l’accommoder, quand j’étais sous leurs ordres, en « rhétorique supérieure ».
Je ne veux point « faire de science ». Et c’est pour cela que, sans citations ni références, j’affirme ici que le « plus fort » n’a pas triomphé sur la terre, qu’il n’y triomphera probablement jamais. Pourquoi ? Je crois que Maman Nature partage la faiblesse de la plupart des mères à l’égard de leurs enfants maladifs ou mal venus : le plus faible et le plus inutile est celui qu’elle chérit le plus : « Toi, tu as d’énormes canines aptes à égorger un grand félin, des membres supérieurs capables de déraciner un chêne de dix ans… Reste singe. Tu ne t’en trouveras pas plus mal et cela simplifiera ma besogne… »
Mystérieuse besogne, et bien compliquée sans doute, que celle du sous-ordre de Maman Nature, ou, pour mieux dire, de l’officier gestionnaire de la planète Terre !… Quelle paperasserie élaborée en dehors du temps et sur une cinquième ou sixième dimension de l’espace doit y présider, tandis que nous continuons de vivre les uns le front bas, d’autres « os sublime » !
Os sublime ! Ne nous y trompons pas ; cela signifie : le front dans les étoiles, ou quelque chose d’approchant. Mais, dans ce cas-là, rappelons-nous le puits de l’astronome…
Un petit d’homme tout nu, à la suite d’une aventure vraiment inquiétante pour ses futurs amis, tombe en pleine jungle et, plus précisément, dans le clan des loups de Senones. Au bout de très peu d’années terrestres, il est le maître de la Jungle. Pourquoi ? Parce qu’il était infiniment faible et aussi peu velu qu’une grenouille, dont ses parents adoptifs, les loups, lui avaient donné le nom. Le petit hindou de Kipling a tété le lait de mère Louve, dormi dans les anneaux de Kaa le boa, joué avec Bagheera la panthère noire, intimidé Hâthi lui-même qui est le plus vieux de la Jungle, combattu l’invasion du Chien-Rouge, qui est un cataclysme aussi terrible que le déluge… Puis, dans un livre qui n’est plus pour les enfants, il semble devoir finir ses jours au service du grand empire anglais, aidé de ses frères-loups, ce qui est une façon d’asseoir son existence bien moins puérilement politique ou nationaliste que profondément humaine et terrestre.
Il y a eu ce miracle, en nos temps, d’un livre aussi plein de sens éternel que ceux que nous a légués la primitive humanité chantante…
Grillon est du nombre des insectes à qui fut refusé le don du vol.
Les insectes utilisent tantôt le mode de sustentation dans l’atmosphère que les appareils humains ont aujourd’hui copié avec bonheur, tantôt divers autres procédés d’envol et de vol que nous ne savons pas imiter encore. Ainsi la plupart des coléoptères sont de merveilleux aéroplanes naturels, aux ailes fixes, et que la force tourbillonnante, quasi hélicoïdale des bouts d’élytres, entraîne dans l’espace avec une rapidité considérable, mais aussi avec des difficultés au départ et à l’atterrissage qui font penser à l’infirmité la plus pénible du vol humain tel que notre génération l’aura pratiqué. Dans l’ordre des orthoptères, dont est Grillon, le vol à ailes battantes, en vain tenté jusqu’ici par les mécanismes ou organes artificiels dus à l’intelligence des bipèdes supérieurs, a été fort bien réalisé par diverses espèces de sauterelles et par la mante religieuse, pour ne citer que des insectes connus sous nos climats.
Quant à Grillon, il a, lui aussi, des ailes, disposées au repos de la même façon que celles, par exemple, de son parent Criquet, mais les muscles qui les attachent à son corselet ne lui permettent pas de s’en servir autrement que pour le chant, lorsqu’il est mâle et que c’est sa suprême métamorphose, la saison de ses amours.
Les naturalistes ont dû, en conséquence, inventer une sous-classification pour lui : orthoptère sauteur.
Pourquoi Grillon a-t-il pu persister au cours des temps sans la faveur du vol ? En vertu des avantages offerts aux déshérités et aux faibles… Il n’avait pas besoin de voler parce qu’il était capable d’un effort moindre, à savoir de sauter dès que sorti de l’œuf, et capable surtout d’un effort dans un autre sens, à savoir de creuser le sol et de s’y gîter.
J’ai déjà dit le volume de son cerveau, qui est, proportionnellement, le triple du nôtre ; ses nerfs faciaux feraient envie à un Martien de Wells ; comme un Sélénite du même Wells, il a une figure en « seau à charbon », inexpressive à l’égal d’un objet ménager vulgaire ; mais ses admirables yeux à facettes et ses antennes, microscopiquement étudiés, permettent d’imaginer pour lui un monde de sensations si vraisemblablement féeriques pour notre intelligence que c’en est à rougir d’être humain. Sa cousine la taupe-grillon, ou courtilière, qui, elle non plus, ne vole pas, ne possède, comparativement à lui, qu’une cervelle ridicule. Mais elle aussi prend sa revanche, avec ses pattes antérieures, qui sont de merveilleux outils à creuser des sapes interminables ; et cet autre orthoptère est devenu un recordman, si j’ose dire, du vol souterrain, au grand dam des jardiniers ; car sa fougue se soucie peu des racines, surtout quand elles sont tendres et qu’elle peut, au passage, s’en repaître délicieusement.
Dans le monde des orthoptères, la courtilière représente assez bien l’anarchie gâcheuse et mal dirigée ; la sauterelle, une aristocratie aérienne, vagabonde et fantaisiste ; la mante religieuse, le militarisme sanguinaire : Grillon est le bourgeois, l’être moyen et modéré, travailleur et paresseux tout ensemble ; ses pattes de derrière ne lui permettent pas de bondir très haut, ses pattes de devant ne lui permettent pas de s’enfoncer profondément dans la terre. Mais, comme on le verra plus loin, c’est au moment de la vieillesse et de la mort annuelle de sa race que cet insecte, plus favorisé que les hommes de condition bourgeoise, sait devenir beau, aimer et bien mourir.
La vieillesse et la mort annuelle d’une race ! Il en est de Grillon comme de la plupart des autres insectes ; les pères sont morts après l’accouplement, les mères sont allées rejoindre leurs sèches dépouilles après avoir confié à la Terre, à la grande Nourrice, les germes d’une progéniture qu’elles savaient peut-être ne voir naître jamais. Les insectes qui, comme les termites, les autres fourmis ou les abeilles vivent en société, ne sont point dans le même cas. Ce sont, en un sens, des dégénérés dans leur monde, comme, dans la classe des mammifères, ceux que leur faiblesse ou leurs dissensions personnelles ont obligés de vivre en société.
D’autre part, nous expliquerons plus loin comment un an de vie, pour Grillon, correspond à plusieurs milliers d’années humaines… Mais nous, pour ne parler encore que de nous, sommes-nous sûrs qu’entre le premier mammifère à station verticale qui n’a plus mérité le nom de singe et celui qui fut obligé d’inventer le feu, il n’y a pas eu une lacune, une époque de chaos ou de cataclysmes dont des traditions comme celle du Déluge rendent compte dans presque toutes les mythologies, dans le folklore universel ? Sommes-nous sûrs de la valeur de mots comme Mort de la Terre ou de la race humaine, nous qui ne savons pas regarder le temps en face et qui sommes incapables de fouiller historiquement son ombre à une vingtaine de mille années derrière nous ?
Donc, Grillon a des ailes, mais ne vole pas ; il a des pattes de derrière énormes, admirablement musclées, mais elles ne lui servent guère à sauter que dans sa toute première jeunesse, durant la période de sa vie où il fait l’apprentissage de l’univers. Néanmoins, si vous et moi sautions aussi bien que lui, nous pourrions franchir en hauteur les tours de Notre-Dame et, en largeur, la Seine, sans qu’il en résultât pour nous aucun inconvénient. Nous pourrions, d’un coup de dents et sans fatigue, couper un arbre de cinquante centimètres de diamètre, et je ne prononce pas au hasard ce chiffre de cinquante centimètres, je spécifie même qu’il s’agit d’un arbre à bois dur, parce que la force musculaire des mâchoires de Grillon a été et peut être très facilement calculée. Nous pourrions rester sans manger ni boire durant des ans, car, bien que gourmand et même gourmet, Grillon n’est pas physiologiquement affecté d’un jeûne d’une semaine… J’ai peur, en écrivant, que mon désir de ne point ratiociner de façon pédantesque inspire quelque méfiance à ceux qui voient l’étude, l’observation, l’expérimentation et la science, non pas dans des phrases claires et qui leur permettent de penser eux aussi, mais dans des successions d’affirmations obscures et d’autant plus mémorables. Aussi n’irai-je pas plus loin dans ma comparaison entre un insecte assez peu favorisé et le roi des mammifères…
Je m’en voudrais simplement de ne pas indiquer en cet endroit combien il serait désobligeant pour les hommes de se voir du jour au lendemain réduits à la taille des insectes, ou de voir ceux-ci se hausser jusqu’à la leur. Que ferions-nous contre ces admirables machines de guerre vivantes, qui portent dans leur organisme la réalisation de tous leurs besoins ? Quel sentiment n’aurions-nous pas, enfin, de notre disgrâce ? Nous comprendrions, du moins, que c’est probablement elle seule qui a fait notre force, à nous mammifères ; qu’un lucane, à taille égale, aurait raison d’un tigre ; qu’on ne nous a permis, à nous humains, à nous juchés au prétendu sommet de l’échelle, d’inventer et de perfectionner des machines que parce qu’il n’aurait jamais été, sans cela, question de nous donner l’univers.
Le droit de l’Humanité à la vie est le triomphe du droit des faibles. Qu’elle en ait abusé, comme une petite fille gâtée, ratée ou parvenue, ceci est sûr et c’est dans l’ordre. Mais avant de tenter, plus loin, de traduire en langage humain, et français si possible, le monde tel que Grillon le conçoit, je tiendrais à lui prêter un instant, avec la connaissance de nous-mêmes, un peu de notre sensibilité et quelques-uns de nos mots.
Je suppose qu’alors je l’entendrais nous dire :
— Evidemment, je ne comprenais pas ce que vous étiez. Je ne vous croyais même pas vivants et mortels, au sens que ces épithètes ont pour ma race. Je vous prenais pour des phénomènes terribles, dûment classés dans ma mémoire instinctive, laquelle, vous n’en doutez pas vous-mêmes, dépasse prodigieusement votre mémoire soi-disant intelligente et raisonnée. Vous venez de m’expliquer ce qu’il en fut de vous et où vous en êtes ; je resterai désormais émerveillé et peiné en y pensant, durant le temps immense de vie, par vous dénommé onze mois, que j’ai à vivre. O géant, ne te vexe pas si je te plains, et n’accuse que mon incompréhension de tes bonheurs, qui doit fatalement égaler la tienne en face des miens. Je te plains. Tu vis des temps si longs et si inconcevables pour moi que j’aime mieux n’en pas faire le compte, parce que les prodiges brumeux des immensités qui se déroulent alors devant ma pensée m’effraient. Je ne t’en plains que davantage. Quelle conquête péniblement achetée doit te paraître le bien-être relatif de ta race ! Vous avez des misères, des maladies, des ennemis, des guerres, si j’ai bien compris ton discours ? Ceci n’est rien, car nous non plus ne sommes pas à l’abri d’une existence prématurément fauchée. Mais, à moins de malchance, ayant fait l’apprentissage du monde, je vis, j’aime quand je suis très vieux et parfait, et la mort naturelle ne m’apparaît alors que comme la récompense de mon labeur, comme le repos que j’ai mérité. Est-ce vrai que vous ne naissez que pour croître, puis aussitôt décroître, et que vos derniers jours ne sont pas les plus triomphalement beaux ? Nous autres, nous avons en onze mois trois vies successives, une naissance et deux métamorphoses dont la dernière nous vaut l’amour… O pauvres compagnons terrestres qui n’avez droit qu’à une vie désordonnée, incohérente, qui connaissez l’amour au hasard, dans l’âge où vous n’en pouvez comprendre la noblesse et qui, dans votre vieillesse, quand c’est l’heure de la nuit noire et l’arrivée de ceux qui vous continueront sur la Terre, ne pensez plus à l’Amour que pour en avoir le regret ou le mépris !…
Le quinze septembre 1912, après une rude et belle journée de chasse, je me suis assis dans une clairière de la forêt landaise, au bord d’un chemin de muletiers. Il pouvait être quatre heures du soir, — car jamais je ne m’habituerai à prononcer seize heures… Et, tout en fumant une cigarette, tandis que les chiens satisfaits de ma décision installaient autour de moi leurs babines sur leurs pattes, je regardais un infime petit coin de terre herbue à mon côté.
L’herbe des champs, dans les régions grasses, quand c’est la saison des foins presque mûrs, possède une luxuriance magnifique et telle que la plus antique des forêts vierges n’en sut jamais offrir aux voyageurs de notre espèce, même aux grands errants romantiques qui avaient pourtant de bons et beaux yeux. Sur le bord d’un sentier forestier, au pays des sables, le monde des graminées sauvages, quand les premières fraîcheurs ont préparé l’automne et annoncé son odeur au ras du sol avant d’en emplir le ciel, ce petit monde renaissant, verdoyant, à défaut de grandeur et de splendeur végétales, offre des trésors de couleur et de formes dont je ne me lasserai jamais d’enrichir mes yeux. Bien que les noms des nombreuses sortes de graminées qui se côtoient sur n’importe quel lambeau de terre herbue d’une superficie égale à celle de ma main, soient dépourvus d’intérêt ici, je ne résiste pas au plaisir d’en citer quelques-uns, tant ils sont frais et comme embaumés : il y a la canche et la crételle, la flouve et le pâturin, la fléole et la fétuque, la houque et la téosinte, le dactyle ordinaire et l’autre dactyle, qui est le pelotonné. Je reconnais aussi les formes sauvages du trèfle et du gazon, j’admire leur vert « rainette », je découvre de minuscules folioles qui sont comme des miniatures adorablement exécutées de celles du frêne ou de l’acacia ; ici des ombellifères naissants m’offrent la ciselure compliquée d’une feuille qu’une seule nuit suffit à ouvrer ; là, c’est un brin de mousse qui, sous la loupe, fait penser à un clocheton de Sainte-Chapelle taillé en pleine émeraude.
Au-dessus de cette modeste et prodigieuse symphonie en vert majeur, une feuille morte de corsier pose sa tache grisâtre, sa fausse note ou du moins sa « note à côté ». Mon goût irrémédiable du classique m’invite à en débarrasser mon univers momentané, restreint, et pourtant somptueux. Mais un respect soudain m’envahit dès que j’ai examiné la feuille morte et que je la constate chargée de vie à venir. Des œufs d’insecte, blanchâtres parfois, parfois pâlement jaunâtres, d’une forme à peu près analogue à celle d’une graine d’alpiste, mais plus longs d’un bon demi-millimètre, — les œufs de Grillonne !… Religieusement, je repose avec toutes les précautions désirables cette crèche future dans l’adorable paysage végétal qui m’avait intéressé jusque-là.
Est-ce le fait de mes brutales mains d’homme ? Est-ce que tout justement un véhément rayon de soleil a frappé la feuille morte de corsier dans l’instant même où je la rendais au paysage que lui avaient assigné les lois de la chute des feuilles et la courbe du vent ? Est-ce que l’heure de l’éclosion avait été mûrie et cuisinée à point par le jour et la saison ?… Soudain, des sept ou huit petites graines animales, une semble frémir, bien que nulle brise n’existe au ciel et que moi, les yeux à moins de dix centimètres d’elle, je retienne mon souffle. Avez-vous mangé dans votre enfance des rizoulets , c’est-à-dire des grains de maïs franc qu’on fait éclater sur une pelle rougie au feu ? L’œuf de Grillonne s’entr’ouvre à peu près de la même manière, mais sans bruit, et sans risquer d’aller, en sautant, brûler les cheveux des petits enfants qui, penchés sur l’âtre, guettent la gourmandise au goût de noisette sucrée… Une mince déchirure se produit vers l’une des extrémités de la minuscule navette… Par bonheur, mon sens de la relativité, même quand je m’occupe à tuer les bêtes de l’air, est cause que je garde toujours sur moi une loupe qui me permet d’étudier, à l’occasion, divers minimes personnages terrestres.
La membrane, ou l’écorce, s’est donc fendue vers un autre bout, et, maintenant, elle se déchire lentement, péniblement pour ainsi dire, non pas dans le sens de la longueur, mais dans celui de la largeur, laquelle ne dépasse pas, au moment de l’éclosion, un millimètre pour les futures femelles et est un peu inférieure pour les futurs mâles. Dans l’écorce de l’œuf, — car le mot écorce me paraît décidément mieux convenir que le mot membrane à la petite chose quasi végétale que j’observe, — se produisent ensuite, d’un bout à l’autre cette fois, des fissures irrégulières, des boursouflements et des recroquevillements… Je pense alors aux pignons des pins mâles s’ouvrant à la chaleur d’un four, quand nous les y avons fourrés pour nous régaler de leurs graines ; je pense aussi que, si mes nerfs auditifs étaient assez sensibles, s’ils ressemblaient à ceux du poète persan qui, au printemps, écoutait le gazon pousser, j’aurais noté dans ces divers déchirements, boursouflements et recroquevillements des bruits qui se seraient associés en mon esprit à une idée de labeur et de peine.
Dans le monde des insectes, et même dans celui des plantes, toute naissance doit signifier souffrance pour l’objet qui produit comme pour celui qui est par lui lancé au monde. La première femme, à la suite d’un jugement sévère, mais qu’elle ne paraît pas avoir volé, fut condamnée à enfanter dans la douleur. Je crois qu’en effet l’enfantement humain ne doit être une chose agréable ni pour la mère, ni pour le rejeton dont le premier salut à la vie est un cri de rage, un cri où semble s’exprimer la légitime fureur d’un dormeur qu’on vient de malencontreusement éveiller, sans précautions, sans courtoisie, sans lui demander son avis.
Mais les mères humaines sont certainement présomptueuses en pensant qu’à elles seules furent réservés le châtiment et la noblesse d’enfanter dans la douleur. Qui dit naissance dit scission entre deux êtres. Nulle scission ne va sans diminution momentanée de l’être qui a produit et de celui qui a été produit. Coupez en deux parties égales un ver de terre adulte, sain, normalement développé, enfouissez les deux tronçons dans un pot de fleurs empli de bonne terre ; au bout d’environ un an vous trouverez deux vers complets que vous pourrez partager à leur tour… Remarquez que cela ne peut s’appeler enfanter sans douleur, car les contorsions auxquelles les lombrics se livrent, quand on leur impose cette façon de procréer, ne sauraient, à cet égard, nous laisser, même de notre point de vue humain, le moindre doute.
J’ai peut-être effectué une dégringolade trop rapide (uniquement dans l’espoir de m’expliquer et de me faire comprendre plus vite) le long de l’échelle des êtres, mais j’ai voulu signifier qu’il y a probablement autant de souffrance dans le lombric qu’on tranche, dans l’œuf qui s’ouvre ou dans la graine qui se déchire, que dans la femme prête à mêler à la vie relativement longue de notre espèce un lambeau de sa très éphémère vie.
Le poussin heurte du bec la coque calcaire de l’œuf et maman Poule l’y aide parfois de son bec. On conçoit, du reste, que cette patiente et digne commère ait hâte d’aller se dégourdir les pattes, de connaître ou de retrouver la fête sans égale, nullement inconnue des mères humaines, qui consiste à promener, à vanter, et même à morigéner bruyamment sa progéniture en pleine vie, en plein soleil.
Les ruches et les fourmilières sont en majorité peuplées d’êtres ternes et prodigieusement asservis, que les livres traitent de neutres, mais qui sont en réalité des femelles devenues indignes de produire et qui servent de nourrices sèches ou de bonnes d’enfants aux produits d’une reine absolue dans le cas des abeilles, d’une aristocratie féminine dans celui des fourmis. Quant aux mâles, dans le palais embaumé fondé au creux d’une souche, ou dans l’ingénieux labyrinthe souterrain, ils font vraiment piteuse figure ; ils ne sont pas si éloignés, ces représentants du sexe fort dans les races d’insectes vivant en société, de certains petits rentiers qui vont, dans tel café humble et bien convenable de leur choix, se mettre à l’abri des pleurs de l’enfant, des bris de vaisselle de la servante à tout faire et des récriminations de l’épouse. J’ai étudié longtemps les fourmis, elles aussi, après avoir emprisonné des fourmilières dans un bocal coiffé de tulle ou dans diverses cages vitrées de mon invention : la chambrée des mâles — des mâles inactifs et idiots, empêtrés d’ailes dont ils se serviront en si peu d’occasions — m’a toujours fait penser à l’intérieur d’un petit café des Ternes ou des Batignolles.
Quelques mâles stupides, une reine ou un parlement d’épouses toutes-puissantes, des êtres quasi asexués, serviles et sordides, voici à quoi aboutirait vraisemblablement, en un avenir plus ou moins lointain, le triomphe du communisme et du féminisme conjugués dans les sociétés humaines. Car il importe de noter dès à présent, et nous reviendrons là-dessus, que les sociétés d’insectes, où la vie des individus est si courte comparée à une vie ordinaire de bipède supérieur, possèdent sûrement de ce fait une bonne somme de millions d’années d’avance (d’années au sens humain du mot) sur les prétendus maîtres de la Planète Terre. Maintenant, cette avance représente-t-elle un amoindrissement ou un progrès, un perfectionnement ou une simplification trop sommaire, un bien-être maximum ou un navrant pis-aller ? Ce n’est pas ici le lieu de me prononcer ; je n’ai ni l’expérience ni le goût des questions sociales et politiques considérées d’un point de vue de citoyen de mon temps.
Grillon est l’individualiste par excellence dans le monde des insectes. Nulle mère poule pour l’aider à crever sa coque, puis l’instruire dans l’art de se nourrir et de s’abriter ; nulle nurse ailée ou rampante pour subvenir à ses premiers besoins. On pourrait déjà me faire remarquer que la plupart des insectes sont logés à la même enseigne que Grillon.
Ceci serait faux.
Il y aura quelques observations à noter plus loin sur un cousin de Grillon, qui est le Grillon du foyer, et que j’appellerai Cricri, comme font les bonnes femmes de chez moi ; il faut déjà signaler cette parenté, et aussi, — afin que l’on ne découvre pas prématurément des erreurs dans mes propos, — bien spécifier que mon personnage sera toujours, sauf contre-ordre, le grillon des champs , et non pas son parent domestiqué.
Grillon doit être le seul insecte, — je dis « doit être » parce que ce livre n’a pas la prétention d’être savant, — qui voie sa vie assujettie par une fatalité inexorable à la marche des saisons. La génération de l’an passé n’aura nulle part pu voir naître, à ma connaissance, celle de cet an-ci, et il en est sans aucun doute ainsi depuis le commencement de la race grillonne telle qu’elle se présente à nous actuellement.
En évitant la pariade à des sauterelles d’espèces communes, de celles qui crépitent à chacun de nos pas, dès juin, dans nos prairies, j’ai vu une femelle, soigneusement isolée, survivre de quelques jours à l’éclosion des œufs d’une de ses sœurs, et un mâle, également privé d’aimer, subsister, — bien nourri de fraîches salades, de pain, de sucre, — jusqu’aux approches de la première métamorphose de… ses neveux et nièces. Rappelons que Criquet (comme toute sa famille, si variée et, par ailleurs, si amusante) est un des plus proches parents de Grillon, chez nous.
La même expérience, tentée une quinzaine de fois en une quinzaine d’années sur une quinzaine de générations de grillons des champs , a toujours été pour moi négative. En liberté ou en cage, Grillon, deux ou trois jours après le suprême accouplement, meurt, entre juin finissant et juillet à son début ; Grillonne en fait autant deux ou trois semaines plus tard et presque immédiatement après sa dernière ponte ; Grillonneau ne naîtra que vers le début de septembre, si son œuf a été confié au sol, ou à une feuille sèche, vers le milieu de juillet.
Cet abîme d’un mois et demi entre deux générations, mes soins les plus divers n’ont jamais pu le réduire à moins de trois semaines. Isolés et privés de la pariade, c’étaient du reste les mâles qui, dans ce cas, végétaient le plus longtemps, — comme je l’ai observé aussi dans le monde tout voisin des sauterelles, — les mâles qui, si aucun obstacle ne s’oppose pour eux aux tendres invitations de Nature, doivent disparaître les premiers.
Il m’a été impossible d’observer l’autre proche parent de Grillon, la courtilière ; uniquement friande de radicelles vivantes, celle-ci s’accommode mal de la captivité, périt très vite si on la prive de saper le libre sol avec une sorte d’avidité vertigineuse. Mais je crois néanmoins pouvoir affirmer que, dans la totalité des insectes connus, c’est Grillon qui a le plus prodigieux mérite en tant qu’autodidacte.
Divers autres insectes, à défaut de surveiller eux-mêmes l’instruction de la future génération, savent du moins tester en sa faveur, lui faciliter l’accès des voies à la vie, préparer aux larves le logement et la nourriture pour le temps où elles seront incapables d’y pourvoir elles-mêmes, bref leur aplanir le terrain et leur mâcher la besogne… Ainsi le nécrophore, coléoptère clavicorne qui prend bien soin de ne pas aimer et de ne pas mourir avant d’avoir découvert la menue charogne de mulot, de musaraigne ou d’oisillon à laquelle il confiera ses œufs et qui assurera l’avenir de sa race ; car celle-ci serait incapable de durer une heure hors d’un « fromage de Hollande » accommodé à ses besoins et lui assurant le vivre et le couvert pour quelques semaines.
Je me rappelle, à ce propos, le vers de mon regretté grand ami François Coppée :
Quand il s’étonnait de ne point retrouver dans les mousses des forêts de Saint-Cloud, de Chaville ou de Saint-Germain, au printemps, les délicats squelettes des oiseaux qu’il imaginait que le froid fait périr, le bon poète parisien ignorait que l’hiver n’a jamais causé la mort des petits êtres ailés dont il avait un peu l’âme et l’esprit ; il ignorait aussi, probablement, l’existence des nécrophores…
Dans le même ordre d’idées, certains coléoptères peuvent atteindre des âges patriarcaux et présider ou assister à l’éducation des jeunes ; les plus favorisés sur ce point, — mais je n’affirme pas que favorisé soit le mot qui convienne, — sont, chez nous, les hydrophiles (dytiques, gyrins, etc…), coléoptères amphibies, admirables machines animales qui nagent, plongent aussi longtemps qu’il leur plaît, sont aptes à la marche terrestre, savent aussi pratiquer le vol à belle allure, bref, qui se présentent à nos yeux sous la triple espèce d’un sous-marin, d’un tank et d’un hydravion perfectionnés. Le grand dytique, qui atteint parfois la taille de la femelle du lucane (celui-ci est l’insecte européen le plus considérable), le grand dytique, après une vie relativement brève à l’état de larve et de chrysalide, devient insecte parfait dès les premiers jours chauds, s’accouple presque aussitôt, une fois pour toutes probablement. Mais, ensuite, au lieu de mourir, qu’il soit mâle ou femelle, il prend ses vacances, profite des beaux jours pour rassasier dans l’air, sur la terre ou dans l’eau, au détriment de toute proie ailée, rampante ou nageante qu’il découvre, son inextinguible appétit ; puis, l’hiver venu, il s’enfouit dans la vase des étangs, des marais, des viviers, et dort ou somnole, dans l’euphorie d’une savoureuse vie ralentie. Au printemps qui suit, il recommence à vivre, s’éveille avec l’appétit qu’on devine, et, dans un aquarium très facilement aménageable, on le peut observer entraînant à sa suite cinq ou six jeunes aussi voraces que lui à la poursuite d’une proie parfois volumineuse, — têtard ou épinoche, vairon ou même goujon. Les vieux et les vieilles, avouons-le à la louange de ces pirates, partagent bénévolement leurs proies avec les petits, — ce qui ne les empêcherait pas, du reste, de manger ensuite ceux-ci, au cas où on négligerait de renouveler leur vivante pitance.
On trouve, en desséchant des mares, dans la vase, des dytiques très vieux, à la carapace (jadis d’un beau bronze vert ou brun) tout incrustée de menus coquillages, ou verdie par de minuscules moisissures végétales. Ils sont gros et lourds, malhabiles sur le sol et dans l’eau limpide ; ils ne volent plus ; seule, la vase leur agrée… Quel est leur âge ?… Quatre, cinq ans, plus peut-être… Ils ont vu de la sorte se succéder au moins quatre ou cinq générations au delà d’eux, ce qui dépasse légèrement les possibilités de la race humaine sur ce point. Les nouveau-nés n’auront donc jamais été livrés à leurs propres ressources, aux hasards d’une expérience improvisée.
Mais c’est probablement là une exigence vitale pour cette race de coléoptères, êtres de proie, sanguinaires, batailleurs, usant vis-à-vis des animaux de leur taille et même d’animaux plus forts qu’eux, de machines leur permettant d’affronter l’eau, l’air, la terre, comme nous, et comme nous pourvus d’instruments de protection ou d’attaque formidables. Puissance qui se compense par d’autres infirmités, et notamment par celles de l’inutilité, de la vieillesse, de la décrépitude, de l’horreur de mourir laid après avoir chéri l’inertie et la vase ; tandis que la race d’insectes la moins défendue peut connaître, sans se soucier de ce qui la continuera sur la terre, le repos sans remords, après la vie, après l’amour, après le labeur de se suffire et le labeur de créer, après la grande et sainte tâche.
… Mais l’œuf de Grillonne a fini de s’ouvrir… La toute petite créature apparaît, immobile, étonnante, presque déconcertante, aussi peu animale et vivante d’aspect que l’était un quart d’heure plus tôt l’œuf lui-même.
Penchons-nous vers elle de nouveau.
Au-dessus de l’écorce déchirée et presque aplatie de l’œuf, il y a maintenant quelque chose comme un grain de riz supporté par six minimes morceaux de fil blanc très mince. On ne sait par quel prodige cela se soutient à un quart de millimètre au-dessus de l’écorce maternelle… Et puis, comme si c’était le vent qui faisait bouger un objet inanimé, deux autres fils blancs, qui surmontent et ne supportent pas le grain de riz, frémissent. Ils frémissent ou plutôt palpitent ; ou plutôt encore… mais aucun verbe ne serait parfaitement exact… Le mouvement des jeunes antennes évoque en effet l’idée d’une dégustation inquiète et studieuse tout ensemble ; je pense aussi à un jeune écolier un peu « dur de tête », comme l’on dit, mais sensible, et qui serait tombé en extase devant le beau chef-d’œuvre qu’on l’a sommé d’apprendre par cœur ; les cils et le cœur de l’enfant battraient alors du même rythme que les antennes de l’insecte ; le mystère humain du beau poème et le mystère naturel que la vie offre à la naissante bestiole doivent produire des émotions et des impressions très voisines dans des cerveaux pourtant si diversement organisés et desservis par des organes entre lesquels toute commune mesure est inimaginable.
Mais, déjà, un phénomène nouveau se produit, bizarre pour l’observateur inexpérimenté, bizarre au point que celui-ci a le droit de se demander un instant si l’attention qu’il déploie au-dessus de sa loupe n’a pas halluciné ses nerfs optiques.
Lentement, le grain de riz et les filaments couleur d’os gratté brunissent, de la même façon que fait dans le châssis du photographe le papier sensible accolé au cliché, devant la lumière. Quand elles ont commencé à donner signe de vie, les antennes avaient déjà une teinte rosée ; maintenant, je m’aperçois que les yeux les ont devancées dans la conquête de la belle couleur brune et mordorée qui sera celle de Grillon pour toute sa vie, sauf durant les quelques heures qui suivront ses deux métamorphoses, où il sera de nouveau tout blanc, et où les choses se passeront, d’ailleurs, comme après sa naissance, avec cette différence, néanmoins :
1 o Que, sous la lumière, pourtant atténuée, de l’automne, l’insecte naissant n’a guère besoin de plus d’une heure pour conquérir sa couleur.
2 o Qu’à son premier changement de peau, à sa première métamorphose, vers février, il lui faudra subir, à peine transformé, muni d’embryons d’ailes à peine plus importants que ceux qu’il possédait en naissant au monde, trois ou quatre heures au moins de lividité et de débilité larvaires avant d’être de nouveau pavoisé aux couleurs de son activité et de sa vie.
3 o Que, lors de la suprême métamorphose, le beau costume nuptial de Grillon, — les ailes de moire noire et or du mâle, les ailes de soie lamée, bronze et orichalque, de la femelle, — n’aboutit à tant de splendeur qu’après une exposition de sept ou huit bonnes heures à l’éclatant soleil des jeunes mois.
Avril ou mai ; époque où les créatures volantes ont à pourvoir au ravitaillement de la nichée ; où les batraciens et les reptiles sortent affamés de l’engourdissement hivernal… Or, durant ce long temps de sept ou huit heures, c’est une tache blanche, puis encore très claire et déplorablement visible que fait Grillon au seuil de son domaine.
Que de fois cette petite chose engourdie, presque inerte, incapable de fuir ou de se terrer, a été saisie au seuil dudit domaine, dans une soleilleuse clairière de la gigantesque et fastueuse « forêt-prairie », par le bec corné d’un oiseau ou la langue bifide d’un lézard vert !… Et ceci juste au moment où, la récompense de sa vie laborieuse, obscure et silencieuse, Grillon allait la tenir du ciel sans mensonge de la chaleur nourricière et de la lumière qui simplifie tout !
La chaleur et la lumière ont donc, en une heure environ, coloré Grillon nouveau-né à sa brunâtre couleur réglementaire ; elles l’ont même fait paraître déjà plus robuste et parfait, quoique le blanc « grossisse », comme disent dans mon pays les dames vieillies et adipeuses qui se soucient encore d’atours. En tout cas, son apparence, ailes à part, est déjà celle qu’il acquerra au temps de l’amour et de la mort. Entre Grillonneau dépourvu d’ailes et le bébé d’homme qui va jambes nues, le rapport pourrait être développé par un bon élève de première supérieure avec la plus suave facilité. Mais la question des métamorphoses dans le monde des insectes présente assez d’importance pour que je préfère exprimer en leurs temps et lieu, plutôt qu’en passant et en hâte, les réflexions qu’elles m’inspirent.
Voici Grillon vraiment né à la vie. Dès que le grain de riz couleur d’os gratté est devenu couleur grain de café rôti, les antennes s’agitent ; le petit être, moins d’un quart d’heure plus tôt, semblait insensible aux impressions que je tentais sur lui à l’aide d’une brindille précautionneusement mise en contact avec son corps ou ses membres ; maintenant, à la suite d’une nouvelle expérience du même genre, il bondit !
Un seul bond, et voici tout près de quarante centimètres entre son berceau et le lieu où il vient d’atterrir. Frémissements éperdus d’antennes. Première prise de contact avec l’aventure. Ses pattes ne flageolent plus, mais agissent déjà. Un temps de repos, d’ahurissement, ou plutôt, dirait-on, d’émerveillement, — d’émerveillement que valent à l’insecte prenant contact avec le monde, la vague sensation de sa nouvelle puissance et, probablement, une hésitation pleine de terreur.
Force pressentie et peur conçue, quel enivrement cette double sensation ne peut-elle provoquer en un bel objet animé jeté solitaire dans ce coin de notre monde qui est pour lui l’Infini ?
J’approche, avec toute la délicatesse désirable, le bout de mon doigt d’une antenne. Je constate que celle-ci a reconnu cet abord suspect deux millimètres avant que ce doigt l’eût touchée. Déjà, elle s’incline. Elle le fait avec prudence et maladresse, dans un sens, dans l’autre, avec de touchantes hésitations, comme la main d’un nouveau-né qui veut saisir la lampe ou la lune et qui frémit de rage quand il voit qu’il ne peut s’emparer d’un objet si précieux lumineusement et si apparemment accessible. Enfin, l’antenne frôle mon doigt qui sent le tabac, le fusil, le chien, l’homme et autres choses terribles…
Un nouveau bond en avant. Puis, c’est la disparition de l’insecte déjà conscient de son devoir de vivre, — sa disparition entre deux feuilles mortes. Précaire défense ! Mais, quand je parlerai des ennemis de Grillon, il me sera facile de montrer que, pour l’instant, elle lui suffit.
L’instinct du danger, de la menace et des moyens de salut existe donc déjà. Nous pouvons, vous dis-je, commencer à vivre.
Un peu de psychologie humaine me paraît, en ce point, nécessaire.
De quel âge datent nos plus lointains souvenirs, quand nous nous posons cette question dans l’adolescence ou la jeunesse, ou, pour plus généralement parler, dès le temps que nous sommes capables de procréer à notre tour de nouvelles graines d’hommes ? Il y a évidemment beaucoup de différence selon les individus. Cependant, si l’on s’amusait à tenter de bien se connaître soi-même, je crois que c’est aux environs de la troisième année que l’on commencerait, en général, à voir s’éclairer l’ombre dont nous sortons. Personnellement, arrivé au milieu du chemin de la vie, j’ai dans mon album mémorial, sans qu’aucune illusion soit possible, des images qui datent de plus loin encore.
Ainsi, je suis certain de revoir directement en moi, — directement, dis-je, et non pas parce que cela m’a été raconté plus tard, — les péripéties d’un effroyable drame auquel je fus mêlé vers l’âge de dix-huit mois… Ceci se passait près d’Agen, dans une belle prairie des « bords de Garonne » : d’effroyables animaux, qui étaient des canards dans l’espèce, surgirent des hautes herbes à mon approche, si bruyamment que j’en tombai sur mon séant ; bien que trottinant avec assez de hardiesse depuis près d’un trimestre déjà, j’en demeurai un nouveau trimestre comme perclus et rempli d’une sainte épouvante à l’égard des mille embûches que peut nous fomenter ce monde.
Qu’étais-je, qu’avons-nous tous été avant le premier souvenir, en général burlesque, qui ait laissé en nous une empreinte durable ? Nous étions probablement et à peu de chose près les larves de ce que nous devions devenir, et je ne risque ici cette métaphore que dans le sens où elle pourra éclairer le mystère des métamorphoses de l’insecte, mystère devant lequel je sens que je tremble déjà. Je veux dire que, si différente que paraisse de la nôtre l’évolution physique et intellectuelle de Grillon, l’abîme n’est cependant pas si infranchissable qu’il y pourrait paraître.
Grillon change deux fois de peau. Dans le courant d’une existence ordinaire, c’est à peu près autant de fois que nous changeons d’âme, d’esprit, de goûts, d’opinions et presque de personnalité. La théorie leibnizienne de la persistance dans l’être représente encore une de ces affirmations absolues et sans valeur auxquelles il est une excuse : que ceux qui en demeurent considérés comme responsables ont été trahis par leurs interprètes et leurs commentateurs, comme le sont si souvent les maîtres par leurs valets, lorsque ceux-ci, fussent-ils pleins de bonnes intentions, entendent à travers les cloisons des fragments de propos qu’ils dénaturent toujours avec une sorte d’allégresse, car les esprits les plus lourds sont ceux qui aiment à se dégourdir en d’effarantes acrobaties. — En vérité, à la condition que l’on réfléchisse soigneusement, presque amoureusement sur soi-même, on découvre dans le recul du passé deux, trois ou quatre êtres si différents qu’il faut beaucoup de bonne volonté au pèlerin rétrospectif pour se reconnaître à telle ou telle étape de son pourtant si court voyage. Je parle, bien entendu, des humains moyens et normaux, capables de grandeur et de faiblesse certes, mais que ne domine aucune de ces passions aux allures de péchés capitaux qui représentent, dans la société actuelle, le fondement et la raison d’exister des plus nuls.
Le petit bonhomme qu’un ébrouement imprévu de canards fit choir dans la prairie agenaise, demeura jusqu’à « l’âge de raison », comme on disait encore alors, un méfiant, un curieux, un taciturne et un ironiste ; un mysticisme exalté le caractérisa vers l’époque de sa première communion ; son adolescence fut si trouble et tendre qu’il s’en souvient infiniment moins que des jours de sa toute petite vie. A vingt ans, il n’exista pas de jeune brute plus orgueilleuse et plus féroce… Bien que j’aie changé encore, je ne veux pas m’adresser ici de compliments, n’étant nullement certain, d’ailleurs, de n’avoir pas déchu ; mais il reste qu’il m’est souvent impossible de me retrouver dans ce que je fus, et, si je le dis ici, c’est que je crois qu’avec un peu de sincérité, la plupart des hommes, en considérant leur passé, feraient de même ; ce que je suis devenu, peu importe ; tant mieux pour moi si j’ai vraiment gardé de l’ironie, de la tendresse et de l’orgueil, serait-ce à la façon dont un herbier conserve, — précautionneusement desséchées, — des plantes rares.
Cette idée de métamorphoses, de trois vies successives, s’éclaire donc un peu dès à présent, du moins pour moi et pour quelques autres, non pas scientifiquement, certes, mais par une comparaison sentimentale et tout nûment subjective qu’il ne fallait pas négliger ici. Au-dessus d’un abîme qu’on a l’ambition de traverser, lançons toujours la corde, en cas qu’il soit impossible de bâtir le pont à toute épreuve. Admettons donc que les trois transformations de notre orthoptère rappellent, de près ou de loin, celles que subissent d’ordinaire, et plus ou moins consciemment, les hommes entre la naissance et l’aube de la vraie vie, de la jeunesse, de l’apogée, — car le reste, âge mûr et vieillesse, est un lamentable superflu dont Grillon n’a que faire. Ceci représentera non pas une explication prématurée et, d’ailleurs, peut-être vraie, mais une traduction, une transposition imaginée de la façon dont il n’est pas impossible que les choses se passent dans les sens, c’est-à-dire dans l’esprit et dans l’âme de mon personnage.
Avec cette différence que nos avatars intellectuels et moraux sont soumis à tous les hasards, influencés par notre bonne ou mauvaise fortune et que, de plus, la bonne fortune peut faire de nous un triste sire et la mauvaise un héros… ou réciproquement.
Pour Grillon, le programme est immuable ; il n’a jamais besoin de se chercher, de se deviner ni de se découvrir ; ses buts, en chacune des périodes de son existence, sont nettement définis, si nettement que l’observation même d’un enfant ne s’y trompe pas ; lorsque, vers l’âge de dix ans, je tentais d’expliquer la vie de mes insectes favoris à aucun de mes camarades, je n’y allais pas par quatre chemins :
— En voilà un qui a changé de peau ; c’est comme nous quand on nous a mis aux culottes. Ou bien encore c’est comme s’il venait de faire sa première communion. Et puis, il changera de peau une dernière fois, pour son mariage.
Trois vies, trois êtres, trois personnalités différentes. Grillon inquiet et vagabond ; Grillon propriétaire et tranquille ; Grillon aventurier, amoureux et poète… Les divisions que le cours de son histoire imposent à son chroniqueur ne diffèrent donc, somme toute, que métaphoriquement de celles que mon enfance lui assignait : d’abord, il faut que Grillon vive, ce qui n’est pas si commode, et c’est son apprentissage de l’univers , qui, selon qu’il l’aura effectué avec bonne chance ou avec guignon, décidera de ceci ; pour récompense, il aura droit à la vie calme et recueillie, laborieuse et fortunée qui devrait faire jalouser son sort par tant de nos semblables ; s’il parcourt avec un égal bonheur ce deuxième stade vital, où les dangers sont pour lui atténués, mais n’en existent pas moins, il obtiendra de plein droit une récompense plus éclatante : l’amour …
Quant à la mort , comme je crois l’avoir déjà indiqué et comme j’espère le mieux marquer plus tard, elle n’est ici que le couronnement suprême d’une carrière bien parcourue ; elle vient à son heure, sans surprise, et, si différente que soit notre mentalité de ce qui correspond à une mentalité chez ces petites créatures, il me paraît impossible que le néant, au terme de leur beau voyage, représente pour elles une chose sombre, funéraire, et enveloppée d’épouvantement.
Mais nous verrons qu’il n’est pas si facile à Grillon d’atteindre l’heure normale, acceptable et sans doute sereinement acceptée de sa belle mort.
Grillon, lorsque j’ai frôlé son antenne et suscité en lui la sensation du péril, s’est donc caché sous une feuille morte ou dans la fissure d’une souche, ou dans une craquelure de terrain. La nuit est déjà prochaine et fortes sont les chances pour qu’il ne bouge plus, avant l’aurore et la tiédeur, de ce gîte de hasard. Partons. Aussi bien, demain, ses frères de la même ponte ou ses cousins des pontes voisines auront à leur tour fait craquer l’écorce de la graine animale, et Grillon naissant sera légion dans les sentes herbues ou les clairières gazonnées de la forêt.
C’est là, pourvu que le temps soit chaud et soleilleux, qu’il le faudra rejoindre demain. S’il pleuvait ou bruinait, il ne bougerait non plus que s’il était captif encore de son œuf et continuerait de vivre où il s’est gîté provisoirement, dans un état de somnolence bougonne et presque végétative. Aussi bien, il ne mange pas encore, et n’a pas besoin de cela pour se sustenter, durer et même se développer, ainsi que je le prouverai ailleurs.
Mais le temps est clair, et, dès neuf heures, le soleil rayonne comme un vieux beau qui fait semblant d’oublier que le véritable été touche à son terme. Grillon n’a pas attendu mon arrivée pour repartir à la découverte. Il n’est point pour lui de minute à perdre : une de ses minutes n’équivaut-elle pas à des mois pour nous ? Et le voici qui, innombrable par endroits, sautille, se dissimule, puis reprend son élan à tout hasard, puis se cache de nouveau avec une touchante maladresse. Gardons-nous de l’effrayer. Suivons-le, non pas de loin, mais sans faire de bruit ni bousculer le sable, le gravier ou les brindilles sèches ; et nous le verrons à l’œuvre.
Il sied d’esquisser brièvement son portrait à cette heure, au lendemain de sa naissance ; il est déjà à peu près aussi entièrement brun et mordoré qu’il le demeurera sa vie durant — (en dehors des heures qui suivront ses diverses métamorphoses) ; les femelles gardent, cependant, pendant une dizaine de jours un anneau blanc bien visible entre l’abdomen et le thorax ; chez elles, il ne disparaîtra jamais complètement, et nous en retrouverons comme la trace sur leurs ailes inutiles et silencieuses lorsqu’elles endosseront la parure nuptiale. — Taille mise à part, Grillon est donc déjà, à peu de chose près, ce qu’il sera jusqu’à son épanouissement printanier. Sa figure en seau à charbon a déjà son inexpression définitive. Il saute avec plus de facilité qu’il ne le fera jamais ; mais il ne faut pas croire que, même à l’aube de sa vie, ces espiègleries lui plaisent ; il ne s’y livre qu’en cas de danger et notamment lorsque l’approche de la pointe d’un soulier humain l’invite à changer au plus tôt de domicile. En réalité, dès cet instant, il possède en lui ces sourdes hérédités bourgeoises et casanières, avec tendances à l’obésité, qui le caractériseront durant la majeure partie de son existence. Il semble toutefois profiter de son apparence et de sa couleur de puce (il n’est guère plus gros alors que la plus géante des puces) pour rappeler aussi cette bestiole par le bondissement frénétique, nigaud, hasardeux et maintes fois intempestif.
Mais, si rien ne menace Grillon ou, plutôt, si Grillon suppose que rien ne le menace, il aime mille fois mieux, dès ce moment, courir que procéder par sauts. Criquet et ses pareils marchent parfois, avec un dandinement qui fait penser à celui de l’avion qui « laboure » ; Criquet s’avance alors en personnage entravé par des ailes, mais qui n’ignore pas qu’il peut, quitté le sol, faire succéder au bond une envolée. Grillon, qui n’escompte ni pour le présent ni pour l’avenir un si merveilleux privilège, préfère adapter tout de suite ses pattes, non pas à la marche, mais à la course ; certes, sur ce point, sa cousine la courtilière le laissera bien loin derrière elle ; au lendemain de sa naissance, il n’en est pas moins un très remarquable coureur à pattes ; tandis qu’un saut l’essouffle et l’ahurit, cinq à six mètres de terrain couverts à grande allure ne semblent pas le fatiguer trop.
C’est donc d’un sextuple trépignement hâtif que Grillon procède sur les chemins du vaste univers. Promenade fiévreuse, agitée et qui, de prime abord, nous paraît dépourvue de toute méthode directrice ; mais, sans doute, est-ce notre si difficilement guérissable anthropomorphisme qui est cause que nous la jugions ainsi ; il s’agit pour Grillon d’apprendre la vie et de faire vite. Nous autres, nous sommes toujours tentés d’imaginer l’apprentissage du monde à travers les rideaux du berceau et le long du lent déroulement des mois humains. Pour lui, toute seconde gâchée est plus dangereuse que ne l’est pour nous une année perdue. Vivre ! Il faut vivre… Et, pour seulement tenter de vivre, il faut d’abord comprendre, emmagasiner, expérimenter, réfléchir, peut-être même induire et déduire.
Grillon, à chaque instant, arrête sa course et paraît méditer, antennes et palpes frémissantes, devant des objets quelconques et dont nous ne saurions deviner tout de suite quel peut être l’intérêt pour lui. La nourriture, ai-je dit, ne l’inquiète pas encore. L’aliment qui lui est indispensable est donc strictement intellectuel. Une observation rapide suffit d’ailleurs à faire comprendre que la notion d’un maximum de sécurité est celle qu’il cherche à acquérir avant toute autre.
C’est au moment de supputer les instruments d’investigation qui lui ont été fournis par la nature pour aboutir à cette notion primitive et indispensable que je me sens tout à coup singulièrement désarmé.
D’homme à homme, la diversité des perceptions sensorielles est telle que, si nous nous trouvions pourvus soudain des sens de notre meilleur ami, nous risquerions probablement d’en perdre la raison, si grande serait pour nous la révolution accomplie dans les diverses apparences, qualités ou quantités sensibles qui nous sont au cours des ans devenues familières. Un individu de notre race pour les yeux duquel la gamme lumineuse est perceptible jusque dans l’ultra-violet existe, peut-être, parmi nos amis ou nos connaissances ; et nous ne savons pas, si cultivés que nous soyons, et il ignore, même s’il est le plus savant des hommes, — faute de mots ou de mesure commune entre lui et nous, — qu’il constitue une intéressante monstruosité. Relativement sont nombreux, d’autre part, les gens qui voient le rouge sous l’aspect de la couleur que nous dénommons en général verte, et réciproquement ; mais, de ceux-ci, combien vont du berceau à la tombe sans soupçonner cette anomalie, et n’est-ce point, presque toujours, un futile hasard qui oblige leurs proches à s’en rendre compte ?
Descendons d’un échelon : devant les animaux domestiques par excellence, hôtes de nos foyers, chats ou chiens, ne sommes-nous pas souvent troublés, agacés, irrités, désemparés même par le sentiment de l’abîme qui, indubitablement, existe entre leur monde sensoriel et le nôtre ?
Pourquoi ce chat, courtisan fastueux de nos divans et de nos fauteuils, ce chat d’ordinaire si superbe et si placide, ce chat soigné, gâté, cajolé, repu, rôde-t-il ce soir de façon inquiète, scrutant les coins d’ombre comme si ses pupilles de nyctalope y apercevaient des choses terrifiantes à la vision desquelles nos yeux demeurent inégaux ?
Pourquoi ce bon chien, sous le seul prétexte que la lune s’est levée arrogante et pleine, aboie-t-il et gronde-t-il, se lève-t-il hargneusement, puis fiévreusement se recouche, non sans lancer parfois vers nous des regards implorants ou avertisseurs, — comme si tout n’était pas tranquille et sûr dans la maison où gîtent ses dieux ?
Et encore ne s’agit-il là que d’animaux doublement voisins de nous, et par leur constitution et par une familiarité cent et cent fois séculaire, d’animaux dont les machines à enregistrer le monde se révèlent anatomiquement analogues aux nôtres et fonctionnent, à coup sûr, de la même façon. Nous savons, certes, que l’odorat chez le chien et la vision chez le chat sont plus affinés que chez nous, mais nous retrouvons dans toute la race des mammifères nos cinq sens classiques, et cela nous permet d’imaginer, sinon de concevoir de façon tout à fait méthodique et précise, ce que reflète le quintuple miroir intérieur de ces parents immédiats.
Je dois cependant, dès à présent, indiquer ma conviction que nous possédons, en dehors de nos cinq sens classiques, ou au delà d’eux si l’on préfère, ou même entre eux, bien d’autres sens destinés à demeurer mystérieux et en conséquence à peu près inutilisés par nous. A quoi d’ailleurs, nous servirait de discerner, de cataloguer et de cultiver ces possibilités encore ensevelies dans la subconscience ou l’inconscience de l’humanité ? Tact, vue, ouïe, goût, odorat, ainsi en ont décidé, une fois pour toutes, les vieux instituteurs de notre sagesse et de notre psychologie ; et nous serions bien bons de nous mettre martel en tête, puisque les cinq sens classiques, je dirai même canoniques, semblent suffire provisoirement, — depuis des siècles ! — à la toute petite manière dont il nous plaît de démêler le grand imbroglio de l’univers ?
L’abîme, déjà prodigieux d’homme à homme et de bipède à quadrupède, que ne devient-il pas entre un insecte et nous ? A la vérité, cette facile métaphore d’abîme ne suffit plus. Il vaut mieux imaginer un mur d’ombre de toutes façons opaque, impénétrable, un mur qui interdit à l’exégète l’observation utile, l’expérience fondée, le jugement efficace, la valable conclusion. Seules me demeurent les possibilités hasardeuses, les hypothèses assises sur les nuages du songe, les transpositions à risquer avec l’unique excuse de m’intéresser à mon objet et de croire que, l’ayant si longtemps étudié, je le connais autant qu’il est possible à un homme.
Parmi les organes des sens que le menu scalpel, précautionneusement manié sous la loupe ou le microscope, permet d’inventorier chez Grillon, en est-il qui correspondent à ceux que l’anatomie a fait connaître dans l’humaine conformation ? Oui. — Grillon les exerce-t-il d’une manière qui nous obligerait raisonnablement à nous retrouver parfois peu ou prou en lui ? Les effets qui résultent pour lui de cet exercice, les reflets de son miroir, pourraient-ils se rapprocher en quelque manière de ce que nous observerions en nous dans les mêmes circonstances ? Incontestablement, non.
Grillon possède le sens de la vue. Cela ne veut pas dire que sa vision ait rien de commun avec la nôtre ni qu’elle lui ait été donnée — ou qu’il l’ait conquise — en vue des mêmes fins que nous.
Grillon possède une perceptivité tactile d’une rare subtilité. Même devenu bourgeois et obèse, il demeure à ce point de vue un nerveux, voire un perpétuel hyperesthésié ; et les gamins le savent bien : un brin d’herbe souple ou une paille de balai insinuée dans le gîte souterrain de Grillon l’en font sortir presque immédiatement : sa méfiance du risque et son goût du home ne résistent pas à son horreur des chatouilles. Détail que n’ignorent pas non plus certains de ses ennemis animaux, friands de sa chair ou jaloux de sa demeure.
L’existence d’un appareil auditif chez Grillon est déjà problématique. Quant au goût et à l’odorat, qu’on ne saurait pourtant lui contester, il n’est point d’organe qui rappelle en lui ceux qui sont tributaires de ces sens dans notre espèce. Cependant, lorsque vous marchez bruyamment ou parlez haut à cinq ou six mètres de la demeure de Grillon, il rentrera précipitamment chez lui s’il est en train de prendre l’air sur son seuil et il se sera tu au préalable s’il est mâle et si est venue la saison de son chant. Cependant encore, lorsque vous l’observez en captivité, il saura faire, entre un bout de sucre imbibé de vieil armagnac et un autre bout de sucre imbibé d’alcool à brûler, une différence qui prouve qu’il s’y connaît et que, sur ce point au moins, ses goûts ressemblent bien plus aux goûts d’un gourmet humain cultivé que ceux, par exemple, d’un Samoyède.
L’odorat ? Tout se passe comme si ce sens était aussi développé chez Grillon que chez nous ; je place sur une table la cage où je l’élève ; j’en ouvre la porte ; à cinquante ou soixante centimètres de ladite porte, j’ai disposé le traditionnel morceau de sucre imbibé d’armagnac, un peu plus loin une mie de pain, dans une soucoupe où demeurait une goutte de café, ailleurs une petite touffe de trèfle frais et, enfin, une appétissante feuille de cœur de laitue. Aussitôt, notre bonhomme qui savourait paisiblement la tiédeur d’un rayon de soleil, en somnolant ou en pensant à des choses, s’émeut, fait frétiller ses antennes, agite ses palpes, tortille le cou dans la mesure où cela lui est possible, bref, flaire le vent. Et le voici qui bientôt se met en marche, sans précipitation, sans crainte non plus, — car il faut noter que Grillon, en captivité, ne tarde guère à n’attacher qu’une importance très médiocre aux gestes, aux bruits et aux visages humains. Il gagne la porte de sa cage et se dirige imperturbablement vers le morceau de sucre, le « renifle », hésite…, mais déjà, son flair l’a averti que cette aubaine n’était pas la seule qui lui fût offerte dans le voisinage ; il se remet en route, visite successivement la mie de pain dans la soucoupe qui embaume le café, dont il est également très friand, puis la touffe de trèfle, puis la laitue… Après quoi il ne lui reste plus qu’à choisir dans cette diversité de succulentes pâtures. Il n’imite guère, d’ailleurs, l’âne de Buridan et son choix est vite fait ; car ce paysan a un penchant incontestable pour les produits, même nocifs, de la civilisation humaine, et faute de pouvoir tout absorber, il commence par la friandise qui l’allèche le plus, c’est-à-dire, hélas, quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent par le café ou par le sucre alcoolisé…
Après quoi, non pas titubant mais légèrement alourdi, il regagne sa cage et sa place favorite, — la plus soleilleuse, la plus lumineuse ; son appétit est satisfait ; un immense bien-être et les brumes dorées d’une heureuse ivresse doivent alors caresser et bercer cette petite vie. Ses antennes ne s’agitent plus de manière intéressée, avide ; elles bougent mollement, comme s’il s’agissait pour elles de battre la mesure dans le précieux concert dont leur propriétaire jouit et qui est celui même des ondulations de la chaleur et de la clarté. Poète et musicien à sa manière, Grillon, à coup sûr, compose en de pareils moments un grand hymne silencieux à la beauté et à la bonté de l’existence.
Autres preuves de la sensibilité olfactive très aiguë de Grillon.
Je mets dans sa cage des fleurs qui sont, pour nous aussi, à peu près sans odeur : pâquerettes ou pensées sauvages, coucous, boutons d’or. Il les examine et ne s’en inquiète plus : ce n’est pas bon à manger, n’est-ce pas ? Mais tentons la même expérience avec des roses, des lilas, des œillets, des glycines, avec des fleurs dont les parfums flattent vivement et délicieusement nos narines à nous ; aussitôt, Grillon témoigne d’un véritable affolement ; il va et vient d’un bout à l’autre de sa cage, grimpe le long de la toile métallique qui l’aère, bondit contre la toiture vitrée et file dare-dare dès que j’ouvre la porte. Il est donc à peu près hors de doute que le parfum des fleurs lui est désagréable ou pernicieux. En fait, si je ne prenais pas mon pensionnaire en pitié, si je ne débarrassais pas sa demeure de ces fleurs fortement odorantes, il ne mangerait plus et, les premières minutes d’excitation, de colère ou de souffrance passées, il s’alanguirait et dépérirait promptement.
Il est encore à observer que Grillon, en liberté, n’établit jamais son terrier aux environs d’un massif de roses ou de violettes, ni sous l’ombrage d’une glycine, si agréable que soit là le gazon, si favorable que soit le terrain, si bien exposé que soit le site. Certes, lorsqu’il s’installe, l’épanouissement des belles et douces fleurs détestées demeure lointain encore ; les roses d’automne agonisent ; les feuilles elles-mêmes tombent à la poussière ou à la boue ; mais ce pressentiment, cette pré-connaissance d’une atmosphère qui serait plus tard, par son arome trop fort, désobligeante pour l’insecte, ne représente qu’un des plus petits miracles de son instinct.
Si Grillon est hostile à des odeurs qui nous sont précieuses, rendons-lui cette justice qu’il en déteste aussi dont nous avons le légitime dégoût, notamment celles de la corruption cadavérique, de la pourriture végétale, des ordures. Ses ordures personnelles, il va les déposer soigneusement à l’entrée de son trou, à l’extrémité de la petite plate-forme bien nette où il aime à prendre le bon air et le soleil. Placez sur cette plate-forme une saleté ou une menue charogne, restez là quelques minutes sans bouger et vous verrez bientôt Grillon sortir, exécuter des virevoltes à une allure furibonde autour de l’objet nauséeux, s’escrimer à le repousser des pattes loin de sa demeure ; si le morceau est trop gros, il essayera de l’enterrer ; s’il est impuissant à s’en débarrasser de l’une ou de l’autre manière, il préférera, en fin de compte, abandonner sa maison à jamais, ce qui, comme nous le verrons ailleurs, ne peut être pour lui qu’un crève-cœur infini, un geste désespéré, et presque l’acceptation de la mort avant l’heure.
De même, dans la cage où il est captif, introduisons un de ses congénères mort récemment, — ou plutôt fraîchement tué, car Grillon, à l’abri des périls de la liberté ignore les maladies et ne devance jamais l’appel de la grande ombre ; aussitôt, l’hôte ou les hôtes du lieu se mettent à la besogne et se débarrassent de ce macabre voisinage par les moyens que la nature a mis à leur disposition : ils mangent le cadavre ; ils le mangent très visiblement sans enthousiasme, sans goût, patiemment, méthodiquement, jusqu’à ce qu’il ne demeure plus du défunt que le masque en forme de seau à charbon, les pattes et les ailes imputrescibles… Les vainqueurs, dans la saison des amours, sont ainsi maintes fois obligés d’achever, — et c’est le mot propre, — un rival mortellement blessé ; mais, dans ce cas-là, il ne faut imaginer chez l’insecte aucune gloutonnerie, aucune gourmandise ; il s’acquitte d’une corvée hygiénique, sans hâte et sans plaisir, simplement parce qu’il le faut et qu’il sait que cette peine en somme minime en épargnera de plus cruelles à ceux de ses organes sensoriels qui lui tiennent lieu de narines.
Ce qui, de ces diverses observations, est à retenir pour le moment, c’est que Grillon entend, goûte et odore. Par où, comment ? Là recommencent pour nous les difficultés d’interprétation et de traduction.
Les yeux, eux, existent, et l’hypothèse — dont le fardeau est si lourd à supporter quand on est bien décidé à ne pas se jouer d’elle ou à jongler fantaisistement avec elle, — l’hypothèse n’aura à intervenir en ce qui les concerne que pour tenter d’établir comment la lumière agit sur eux et en eux.
Le tact ? Il est généralisé sur la majeure partie du corps, comme chez l’homme. Ne nous y attardons pas. Les ailes, quand elles ont atteint leur complet développement, sont seules absolument insensibles : des vêtements savamment accrochés à mi-corps comme pour protéger du froid ou des blessures possibles le dos et les flancs trop vulnérables et délicats.
Le goût ? La manducation s’effectue au moyen de crocs cornés, pourvus de ressorts terribles mais nullement innervés ; point de langue, ni de papilles gustatives, ni rien qui paraisse en tenir lieu dans l’orifice buccal ou le long du tube digestif. Restent les palpes, appendices articulés minutieusement, dirigés par des muscles dont la mécanique est savante, mais qui ne sont reliés, eux non plus, par aucun nerf, avec le cerveau ou un autre centre nerveux. Pourtant, Grillon est, nous le savons, non seulement gourmand, mais gourmet. Cela suppose, exige même en lui un siège du goût. Situons-le provisoirement dans les palpes, si impuissantes qu’elles nous paraissent encore humainement à s’acquitter de leur fonction.
L’odorat ? Point de papilles olfactives, point de nerfs pouvant être considérés avec quelque vraisemblance comme chargés de ce ministère.
L’ouïe, enfin ? Ici, la question semble, dès l’abord plus complexe. Des deux côtés de la figure de l’insecte (toujours en admettant qu’on puisse attribuer une figure à un seau à charbon), au niveau des yeux et immédiatement au-dessous de l’endroit où le ganglion cérébral est logé, la dissection et le microscope révèlent un double bouquet de fibrilles nerveuses, cinq fibrilles de chaque côté de la figure, qui tendent vers le cerveau tout comme les volumineux nerfs optiques, mais, tandis que ceux-ci, par l’autre bout, se rapprochent des yeux, les fibrilles que leur place pouvait nous faire assez logiquement considérer comme auditives, sont, si je puis dire, sans fenêtres sur le monde extérieur ; à quelques centièmes de millimètres de leurs extrémités, qui flottent dans le liquide facial, la noire cloison pelliculaire de la « figure » ou des « joues » ne présente aucun amincissement, aucune membrane tympanique, aucun appareil récepteur.
Je crois, sans rien oser affirmer, que nous nous trouvons effectivement ici en présence d’instruments auditifs, mais d’instruments auditifs tombés en désuétude. L’homme aussi possède des organes déchus et, entre autres, un troisième œil, un œil atrophié, situé à l’arrière de son chef et caché dans des replis de muscles et de chair où il demeurerait aveugle, même si la boîte opaque du crâne ne s’interposait entre le monde et lui.
On dénomme glande pinéale cet organe curieusement inutile. Chez les reptiles actuels, sa parenté, ou même, pour mieux dire, sa ressemblance toute fraternelle avec un œil apte à la vision, s’accuse davantage encore que chez les oiseaux ou les mammifères ; chez ces mêmes reptiles, l’ossification cranienne est bien moins complète en face de lui que partout ailleurs ; certains, le caméléon notamment, présentent en cet endroit les vagues vestiges d’une orbite ; chez l’hattéria de la Nouvelle-Zélande, la glande va jusqu’à crever la peau, à s’encastrer en elle, et l’on ne saurait affirmer qu’elle est absolument insensible à la lumière ; on peut voir aussi, toujours au même endroit, mais sur la peau même de la nuque des très vieux lézards verts de nos pays tempérés une tache dont la teinte varie du vert sombre au bleu brun, et qui représente un ovale contenant dans son orbe un point circulaire d’un diamètre d’un demi-millimètre environ, également bleu brun ou vert sombre ; bref, un œil enfantinement schématisé. Coïncidence ? Souvenir de l’antique espèce réellement commémoré et fantomatiquement ressuscité chez les descendants, lorsque leur propre et individuel déclin les rapproche de l’enfance de leur race ? Je me garderai bien de décider et même d’opiner pour ou contre. Ce qui est sûr, c’est que, dans la faune saurienne, si fastueusement riche, du jurassique et du crétacé, nombreux sont les types fossiles dont le crâne présente à l’arrière, non plus de vagues vestiges d’orbite, mais un trou, une orbite véritable, dans laquelle (il s’impose presque de l’assurer) vivait, bougeait et agissait, aussi longtemps que vécurent, bougèrent et agirent les monstres secondaires ou même tertiaires, un œil, un troisième œil, moins clairvoyant peut-être que ceux de la face, mais qui n’en avait pas moins son utilité, qui veillait tandis que se reposaient les autres, comme le fait le lampion à l’arrière de l’automobile arrêté au bord d’un trottoir, phares éteints ou baissés.
Ceci connu, rappelons que beaucoup, parmi les effarants sauriens des vieux âges, furent munis d’oreilles externes aussi remuantes, aussi studieusement braquées vers les sonorités éparses que celles de nos chiens-loups ou des lapins de ces siècles-ci. Actuellement, les oreilles, chez la gent reptilienne se sont réduites, effacées, sont « rentrées à l’intérieur », toute chose que l’œil postérieur avait, depuis des millénaires, achevé de faire.
Que les deux bouquets de fibrilles que l’on constate où j’ai dit chez Grillon et chez bien d’autres insectes soient des vestiges de nerfs auditifs, cela demeure donc fort vraisemblable ; il n’est pas invraisemblable non plus que certains insectes aient possédé d’apparentes oreilles, vers l’aube des temps où cette race exista, — encore que nulle empreinte fossile n’en ait conservé la trace ; ceci, du reste, à cause de l’évidente fragilité d’un pavillon auriculaire d’insecte, ne saurait rien prouver contre la probabilité que je viens d’indiquer.
Pourquoi le troisième œil de reptile a-t-il été mis en retrait d’emploi ? Pourquoi a-t-on fendu l’oreille aux oreilles des insectes ? Toujours en vertu du principe déjà énoncé que la Nature, avare ou sage, a l’horreur de l’inutile, du superflu, et qu’elle semble, quand il s’agit, non pas tant de créer que de perpétuer une de ses œuvres, mue avant tout par une velléité de simplification et même de moindre effort. La future tortue et le futur lézard avaient, dans le combat pour la vie, celle-là grâce à sa carapace, celui-ci grâce à son agilité et à son habileté à profiter du moindre gîte, des armes et des ressources qui les dispensaient d’un œil défensif à l’arrière, d’une vigie destinée à prévoir et à parer le coup de poignard dans le dos ; quant aux dinosauriens, leur monstruosité même les condamnait, comme s’ils n’avaient pas été à l’échelle des dimensions de notre planète restreinte ; dès l’époque tertiaire, ils étaient aussi balourds, absurdes et déplacés à la surface de ce monde, dans ses marécages, ses fleuves et ses océans, que le furent, dans la grande guerre, les dreadnoughts et autres monstres marins excessifs sur qui toutes les nations s’étaient pourtant extasiées et qu’elles s’efforçaient de construire en aussi grand nombre que possible… Ce sont justement les dinosauriens qui ont conservé l’œil pinéal, ou troisième œil, le plus longtemps de toutes les espèces qui naquirent au monde et y évoluèrent. La nature, décidée à laisser tomber, — comme on dit familièrement, — cette partie assez malheureuse de son œuvre, n’y a pour ainsi dire plus touché, s’en est désintéressée, toujours en conséquence de son principe de moindre effort.
Nous voici bien loin de Grillon, semblerait-il. Non pas. Cette digression me paraît, pour l’instant, éclairer suffisamment le mystère qui m’intimidait moi-même tout à l’heure. Contrairement à ce que le prophète hébreu reprochait d’un ton si véhément à certains de ses contemporains, Grillon n’a pas d’oreilles et il entend, il n’a pas de langue et il savoure, et son absence de nez ne l’empêche en rien d’avoir le nez fin.
C’est tout simplement qu’il n’avait pas besoin de ces organes encombrants et complexes pour percevoir aussi bien que nous le monde des sons, des goûts et des odeurs, pour en jouir même, peut-être, beaucoup mieux que nous et d’une façon en somme plus parfaite, plus savante ou artistique que celle qui est la nôtre. — Mais… alors… ? me dira-t-on…
Alors, voici. Je pose d’abord que le soi-disant quintuple appareil enregistreur de l’homme n’est connu de lui que grosso modo ; que les dissertations ou les réflexions auxquelles nous pouvons nous livrer sur ce sujet souffrent sans remède possible de termes consacrés trop précis et trop étroits, qui tout ensemble expriment à l’excès et n’expriment pas assez. Il faudrait être de mauvaise foi pour nier absolument certains cas de télépathie, d’extériorisation de la sensibilité, pour mettre en doute des possibilités de double vue, pour se refuser absolument à accepter la validité des pressentiments qui nous flattent ou nous accablent à certains détours de l’existence. Je sais bien que des spéculations charlatanesques et presque toujours stupides ont comme encombré de désagréable façon pour l’élite et même pour la foule les abords de ces émouvants demi-mystères, de ces vérités possibles, sommeillant encore dans les limbes de notre compréhension et de notre entendement. Mais que nous n’admettions pas la possibilité en nous de sens autres que nos cinq sens, cela ne tient qu’à une routine scientifique ou à une timidité d’induction presque morbide, que renforcent une pénurie d’expressions et une pauvreté de systématisation auxquelles nul sage ne s’est avisé de remédier depuis quelque cinq mille ans que les instituteurs de sagesse ont pensé, parlé ou écrit sur cette question. Je n’ai d’autre ambition que de signaler un « filon » intéressant aux sages actuels ; je pense qu’ils pourraient y acquérir sans trop de peine quelque gloire valable ; et, s’ils s’étaient mis au travail plus tôt, peut-être que l’humble annaliste de Grillon n’aurait pas à prendre ici, respectueux comme il entend l’être de sa langue, la responsabilité de quelques barbarismes, de quelques termes neufs auxquels il ne se résignera d’ailleurs qu’en dernier recours.
Télépathie, extériorisation de la sensibilité, double vue, etc., sont des termes mal conçus, mal fondés, mal appropriés, qui ont à la fois le tort d’être justement suspects et le mérite désolant de correspondre, psychologiquement et physiologiquement, à quelques obscures réalités humaines. La science classique et officielle ne connaît et ne veut connaître que cinq sens dûment catalogués. Elle admet pourtant, en dehors d’une conscience depuis longtemps classique et officielle, une subconscience et même un inconscient plus neufs, certes, mais qui n’en sont pas moins classiques et officiels ; je dirais même, si j’étais mauvais, que notre temps les a mis à toutes les sauces… Pour le reste, que les instituteurs de sagesse considèrent notre monde intérieur comme un reflet du monde extérieur sur lui, ou comme une fusion intime de l’un et de l’autre, ou comme une illusion provoquée en celui-ci par celui-là, ou comme une plaisanterie parfois sinistre infligée par celui-là à celui-ci, ils s’en tiennent obstinément, en ce qui concerne les moyens de correspondance ou de contact entre ces deux mondes, aux organes visibles et tangibles, aux agents de liaisons que sont les sens anatomiquement, physiologiquement ou — raffinement suprême ! — psycho-physiologiquement étudiés selon les méthodes courantes.
Faites-leur observer qu’il est d’expérience notoire qu’un aveugle-né ou un être humain depuis longtemps privé de la vue a la sensation de l’obstacle à distance, qu’il peut même, à l’odeur de l’heure et au goût de l’air, reconnaître presque aussi sûrement qu’un voyant les lignes du décor ou la couleur du temps, ils sortiront de leur arsenal diverses explications qui ressemblent à des machines compliquées et puériles, mais qu’il n’est besoin que de décrire et du fonctionnement effectif desquelles ils paraissent peu se soucier ; ainsi les lois de l’association des images émotives, vérités incontestables, mais qui n’ont été à peu près convenablement signalées que par des gens à côté, — esthéticiens, poètes ou musiciens sans travail, — fourniront aux instituteurs de sagesse, dans le cas de l’aveugle qui prévoit et voit, la pauvre explication qui leur suffit. C’est plus facile et moins compromettant que de créer des mots nouveaux.
Pourtant, la sensation de l’obstacle qu’éprouve l’aveugle à distance, les phénomènes de double-vue, de télépathie, etc., ne seraient-ils pas immédiatement plus acceptables si l’on préférait, quand on tente de les élucider, commencer par trouver des mots qui les catalogueraient et les étiquèteraient du moins, au lieu de verser dans des interprétations hasardeuses et sans intérêt ? Une science est une langue bien faite. Une langue bien faite doit avant tout posséder ou pouvoir créer les mots dont elle a besoin. Pour essayer de me faire comprendre, je me vois obligé d’inventer en hâte les termes d’infra-sens , d’inter-sens , et de super-sens . Trois barbarismes d’un coup ! N’étant pas philosophe de mon métier, je n’en suis pas plus fier pour cela et je ne compte que sur mes observations de Grillon pour justifier par la suite la vilaine audace de ces termes.
Une question, avant de clore ce paragraphe : depuis cinq cents ans, ou depuis cinq mille ans, les instituteurs de sagesse ne conçoivent la possibilité de communications entre le monde extérieur et le miroir intérieur de la créature que si les organes récepteurs de celle-ci sont reliés à l’appareil enregistreur, au ganglion cardinal, par des fils, par des nerfs : n’y a-t-il pas lieu de croire que lesdits instituteurs de sagesse auraient ri comme des fous, si un imprudent avait prophétisé par-devant eux, il y a moins d’un demi-siècle, la possibilité de la télégraphie sans fil ?
Pourtant, en ce qui concerne au moins un des sens humains, la vue, on a bien été obligé d’admettre comme agent de liaison, entre l’objet lumineux, coloré, et l’organe récepteur, un fluide hypothétique : l’éther. Pour les autres sens, cela va tout seul : ce sont des particules presque impondérables de la matière odorante qui vont frapper les papilles olfactives ; en ce qui concerne le goût, le contact de la matière et de l’organe est encore plus direct ; pour la sensation tactile ordinaire, il en est de même ; le son se propage à l’aide de fluides loyaux et bien connus, air ou eau en général, et aussi bien à travers les objets solides ; mais l’explication de la sensation tactile calorique présente déjà d’autres difficultés et, puisque la chaleur solaire traverse le vide interplanétaire, il nous redevient ici nécessaire de croire à l’éther, faute de quoi nous devrions nous résigner à tenir l’automne et le printemps, l’hiver et l’été pour des illusions animales et végétales, et la pierre elle-même serait vaine d’imaginer que l’astre-roi de notre système s’occupe d’elle jusqu’à la réchauffer parfois.
Ces formes de l’énergie universelle qui sont dénommées énergie solaire (lumineuse ou calorique), énergie électrique, ondes hertziennes et bien d’autres encore que la science a classées, et une infinie quantité d’autres qui nous seront à jamais obscures, ont donc pour véhicule l’hypothétique éther ; hypothétique mais indispensable, puisque sans lui la certitude physico-chimique actuelle serait à peu près démonétisée. Il a la négative vertu de pouvoir être mis, lui aussi, à toutes les sauces, comme la subconscience et l’inconscient ; grâce à ce privilège, il envahit l’espace sans bornes, la matière et même l’immatérialité, le vide absolu qui, s’il est un obstacle au son, par exemple, n’est opaque ni aux ondes hertziennes ni à la lumière, ni à la pesanteur. Il faut l’imaginer comme un magasin illimité d’ondulations produites par les vibrations moléculaires de la matière, et qui se transforment en sensations chez la créature, mais seulement dans la mesure où celle-ci possède des organes capables de réceptivité. Ondulations et vibrations dont il a été possible de calculer en bien des cas et avec une précision rigoureuse l’étendue et l’intensité, qu’on a définies numériquement, chiffrées, qui diffèrent quantitativement, mais non pas qualitativement.
Dès lors, les usuelles barrières établies entre les sens humains tombent d’elles-mêmes. Leurs dénominations trop tranchées et nettes ne représentent plus qu’une commodité ou un pis-aller de langage. Nous possédons cinq fissures sur l’infini, mais divers « inter-sens », même mieux connus et utilisés, ne combleraient pas les abîmes soupçonnés entre ces fissures ; faute d’être des dieux, il nous faut accepter notre impuissance organique à l’universelle réceptivité. Mais on prévoit dès à présent les conséquences de ce que je viens d’exposer : étant donné que les ondulations constituent une gamme sans commencement ni fin, dont telle infime partie s’appelle pour nous région de la sonorité, ou telle autre pays du visible, un être qui verrait la chaleur ou qui goûterait le son est-il absurde ? Non. — Il suffirait de toutes petites différences dans la disposition ou la nature des organes récepteurs pour rendre réelles de semblables possibilités. La vibration et l’ondulation lumineuse, — définies et chiffrées, — qui produisent le vert sur la plupart des rétines humaines produisent le rouge sur quelques autres. Jusqu’où ne risquent pas d’aller des divergences de cette sorte entre des êtres d’espèces différentes, éloignées ?
Une certitude se laisse ici surprendre, à savoir qu’il faut faire abstraction de nos sens humains, oublier la façon dont ils s’exercent, et même leurs noms, s’il est possible, quand on se propose de rendre compte avec quelque vraisemblance de la façon dont un insecte s’instruit de l’univers en le reflétant.
Je ne veux plus discuter ; il me tarde trop de faire en paix des suppositions, me sentant désormais aussi incapable que quiconque au monde de les justifier mieux que je ne l’ai fait dans les pages qui précèdent celles-ci. Tout m’incline à croire que Grillon, en tant que reflet du monde, est plutôt, humainement parlant, une confusion harmonieuse de sensations qu’un système sensoriel nettement divisible en cinq parties ou plus, ou moins. J’ai a priori et, presque insolemment, situé le siège du goût dans les palpes ; nulle raison, à présent, bien au contraire, de ne l’y point maintenir, mais non sans faire remarquer que lesdites palpes ne bornent pas à cela leur activité et qu’il y a toutes chances pour qu’elles goûtent non seulement l’objet où elles laissent traîner leur savante et calculée mollesse, mais aussi une friandise lointaine, ce qui représente un subodorat ou une gustativité exercée à distance, sans fil ni contact.
Cependant, les antennes effectuent, elles aussi, des mouvements plus ou moins compliqués, mais qui sont en étroite connexité, presque en harmonie avec ceux des palpes ; de ceci la plus vulgaire et la plus courte expérience en convaincrait le plus sceptique ou le plus indifférent. Décrivons sommairement les antennes, organe essentiel de la réceptivité sensorielle des insectes : deux filaments d’un centimètre et demi de longueur chacun, dans le cas de Grillon, et d’un diamètre à peu près égal à celui d’un fil à faufiler ; l’appareil s’ajuste à la boîte cranienne ou, pour mieux dire ici, à la pellicule faciale par un joint de ce système que les mécaniciens appellent « à rotule ». Les deux paires de palpes qui entourent la gueule, au bas du « seau à charbon » sont ajustées de la même manière, à cela près que leurs joints à rotule semblent moins parfaits et « fignolés ». Le côté intérieur et convexe de ces diverses rotules plonge dans le liquide facial. Nul nerf entre elles et le cerveau. Mais nous en savons déjà suffisamment long pour comprendre que, même à défaut de liquide facial, l’éther, présent en tout et même dans le néant, suffirait scientifiquement pour expliquer la transmission au cerveau des impressions reçues du monde.
Quelle est la nature des impressions enregistrées par les antennes et les palpes ? Elle est complexe, considérée de notre point de vue, et c’est là-dessus qu’il faut que j’insiste dans mon désir d’être clair. Elle est complexe, c’est-à-dire que l’insecte reçoit en bouquet, combinées et fusionnées, des sensations que nous sommes habitués à ne connaître en nous que distinctes. Je fais résonner un gong aux environs de Grillon : les antennes bougent, les palpes aussi, mais celles-ci seulement quand le fracas est considérable ; j’enflamme un bout de magnésium, les palpes restent à peu près immobiles et les antennes s’agitent avec une sorte de frénésie ; je replace la friandise ou la charogne à proximité de mon pensionnaire ; alors les deux éléments du double système récepteur présentent des mouvements modérés et une intensité approximativement égale, comme du reste dans le cas où on provoque un abaissement ou une élévation brusque de température dans la demeure du sujet.
Qu’en conclure, sinon que les palpes et les antennes constituent à elles seules un système sensoriel synthétique, à fins multiples. Harpagon avait son Maître Jacques, Grillon se contente d’une bonne à tout faire pour l’organisation et l’entretien de son domaine intérieur : d’une bonne à tout faire, l’antenne, aidée d’une doublure, d’un « extra », la palpe.
L’antenne écoute, l’antenne voit, l’antenne flaire, l’antenne goûte, l’antenne odore, tantôt seule, tantôt plus ou moins secondée par la palpe. Cette simplification doit-elle être tenue pour une supériorité quand nous considérons ce qui se passe chez nous ? Il serait prétentieux et assez vain de répondre arrogamment par oui ou par non, même en apportant de savants arguments à l’appui de la thèse ou de l’antithèse. Mais j’incline à croire que, qui dit simplification dit progrès, aussi bien chez les êtres créés par la nature que dans les machines dues à l’industrie humaine ; la complication du reptile antique, armé de trois yeux, pourvu d’oreilles, muni de quatre pattes et même de cinq pattes, — car la queue était très souvent une sorte de patte accessoire, de béquille qui lui servait à soutenir sa lourde démarche, — pouvons-nous l’admirer en pensant au serpent si clairvoyant avec ses deux yeux, si sensible au moindre bruit malgré l’absence de pavillons auriculaires, si agile et si fort quoique privé de membres ?
De même, dans les êtres mécaniques créés par l’homme, simplification est synonyme de progrès. Qu’on veuille bien comparer à ce point de vue les automobiles d’il y a vingt-cinq ans aux automobiles actuels.
Qu’on me permette aussi de rappeler à ce propos une idée que j’ai rapidement indiquée au début de ce livre : étant donnée la brièveté d’une génération d’insecte quand on la compare à la durée d’une génération humaine, il faut admettre, relativement et raisonnablement parlant, que les races des insectes sont infiniment plus vieilles que nous sur la terre, et qu’elles y ont atteint, depuis des siècles et des siècles, le point extrême de leur évolution… Alors, me fera-t-on remarquer, l’instinct ne serait plus une forme embryonnaire de l’intelligence, mais l’intelligence elle-même retombée en enfance au delà de son suprême progrès, momifiée, devenue rigide et à jamais invariable ? Pourquoi pas, puisque l’intelligence ne serait plus, dans cette hypothèse, indispensable à la vie, et que la nature ne semble guère se soucier que de poursuivre son œuvre de vie à peu de frais ?
Et puis, intelligence, instinct, des mots encore ! J’aime mieux reprendre une fois de plus une comparaison qui me paraît frappante : aux débuts de l’automobile, il fallait, entre autres choses, qu’une intelligence dosât l’admission d’air et de gaz dans le carburateur, surveillât la respiration du monstre mécanique… A présent, le monstre accomplit cette fonction automatiquement, j’allais écrire instinctivement ; or, il ne s’en porte et ne s’en comporte que mieux.
Avec quelle curiosité mêlée d’envie je pense à cette sensibilité simple et harmonieuse de Grillon et aux voluptés esthétiques que nous en retirerions, s’il nous était donné de nous en pourvoir à notre gré ! Au lieu de percevoir le monde sensible sous des modes étroits et bornés, en tableaux fragmentaires, incohérents, aussi imparfaits que ceux des puériles lanternes magiques, et qu’il faut qu’un labeur mental rapproche et relie quand on veut qu’ils acquièrent quelque valeur, nous n’aurions qu’à contempler en nous, savamment ordonné et même ouvré à chaque seconde de la vie ou du rêve, l’ensemble de notre univers. En admettant même que Grillon ne possède pas plus de sens que nous et que lesdits sens — comme d’ailleurs il y paraît — soient des équivalents de nos sens classiques, il est incontestable qu’ils profitent heureusement de leur intime fusion : ainsi, cinq pauvres diables, qui meurent à peu près de faim en menant une existence solitaire et égoïste, réalisent un bien-être relatif en mettant leurs humbles ressources en commun.
L’homme, qui corrige les infirmités de ses sens particuliers à l’aide d’organes artificiels supplémentaires, la myopie et la presbytie avec des bésicles, la surdité avec des microphones, n’arrivera-t-il pas un jour à créer l’appareil (il ne sera peut-être d’abord qu’un jouet comme à l’ordinaire en pareil cas, mais son utilité pratique apparaîtra bientôt considérable), l’appareil grâce auquel il pourra synthétiser des impressions de natures diverses ? Cela n’est ni inconcevable ni impossible… Mais, jusqu’ici, ce rêve de jeter des ponts entre nos différents domaines sensoriels n’a guère intéressé que des poètes, des musiciens, des artistes et des théoriciens de l’art. Inutile de citer certains vers fameux de Baudelaire ou d’Arthur Rimbaud qui, d’ailleurs, quels que soient leurs mérites littéraires, ne jettent guère de clarté sur la question et sont beaucoup moins affirmatifs que ne le pensent la plupart de leurs commentateurs. La brute géniale qui s’appela Richard Wagner entendait que les drames lyriques fussent émouvants, non seulement au point de vue musical, mais aussi au triple point de vue poétique, pictural et sculptural ; et l’on sait avec quelle activité bilieuse et tatillonne ce magistral barbare s’occupait des décors, des attitudes de ses interprètes… Du drame intégral tel qu’il le concevait, trois autres sens étaient cependant écartés, comme s’il s’était agi de personnages pauvres ou indignes et qu’on n’invite pas aux belles fêtes : le tact, l’odorat et le goût. Plus récemment, des esthètes remarquèrent ces omissions et elles leur parurent regrettables. Je me souviens personnellement d’avoir assisté à des concerts de parfums : mais, assez enclin aux migraines, j’en supportai assez mal le charme… Je me souviens aussi d’une représentation intime où, durant qu’un jeune homme clamait des choses qui devaient être des vers et que des instruments bruissaient dans la pièce voisine, une dame vêtue à l’antique et armée de divers vaporisateurs faisait fonctionner tantôt celui-ci, tantôt celui-là en se promenant dans l’assistance. Aucune absurdité à cela, en principe, sinon que le tact et le goût demeuraient encore à l’écart dans cette si passionnante tentative ; et je m’étonnai notamment qu’on n’eût pas disposé devant chacun de nous un plateau chargé de divers mets ou friandises, avec l’indication des minutes précises où nous devrions savourer telle bouchée de ceci ou telle gorgée de cela, — moi qui n’ai jamais écouté la musique de Claude Debussy sans désirer m’asseoir au banquet des anges et celle d’Alfred Bruneau sans éprouver l’envie sincère d’une bonne potée de soupe aux choux.
Me voici au terme de ma première étape. La façon dont la sensibilité de mon personnage lui permet de faire son apprentissage de l’univers, il m’a bien fallu la suggérer, puisqu’elle était inexprimable. Il reste à m’excuser d’une bizarrerie et d’une lacune que l’on pourrait avoir remarquées ; j’ai écrit plus haut : l’antenne voit ; et je n’ai point parlé des yeux.
C’est que les antennes, durant les premiers jours de Grillon, suffisent à lui donner, par les vibrations lumineuses qu’elles enregistrent tout aussi bien que les vibrations sonores par exemple, les notions d’ombre, de clarté et même de couleurs. Je ne hasarde rien ici ; l’instrument étonnant que sera, plus tard, l’œil à facettes de l’insecte Grillon n’est visiblement pas fini , pas au point , durant les premiers jours d’inquiétude et de vagabondage. Il contient une sorte de buée partout répandue et due, m’ont dit des spécialistes (mais je n’affirme rien), à la présence d’un liquide de nature albuminoïde, au moins aussi opaque à la plupart des rayons que le blanc d’œuf figé ; et ce liquide ne s’élimine guère de façon complète avant que Grillon ait à peu près réalisé sa croissance.
Je me permets également de rappeler une autre possibilité notée plus haut : il n’est pas sûr que les yeux de Grillon, en dépit du nom que nous leur donnons et de leur place qui, sur sa face, correspond à peu près à celles qu’ont les yeux sur nos figures, il n’est pas sûr que ces yeux d’insecte, dont le système est si peu semblable au système des yeux humains, aient même rôle et soient établis en vue du même office. Ce n’est pas ici que la preuve est à faire ou la présomption à établir en faveur de ce que j’avance. Je n’ai provisoirement qu’à inscrire en cet endroit : « Les organes que nous appelons yeux, faute de mieux, chez tous les insectes, et particulièrement chez Grillon, ne sont d’aucune utilité pour lui dans l’époque où il commence et poursuit son apprentissage de l’Univers. Ceci pour deux raisons, dont l’une suffirait : à savoir que ces yeux sont encore pour ainsi dire inexistants, et vraisemblablement aveugles ; quant à l’autre des deux raisons… »
De celle-ci, nous nous en occuperons au moment voulu, lorsque Grillon, après bien des angoisses, aura conquis son droit à la vie et jouira de celle-ci paisiblement, en pensant à des choses pour son plaisir, en reflétant d’une manière désintéressée des miracles, dans le fond de son gîte, à l’ombre, ou sur le bord de son gîte, au soleil.
Premier monologue de Grillon.
« Derrière moi, il n’y avait que de l’ombre très noire. Il y a eu tout à coup, devant moi, une ombre vaguement éclairée et prodigieusement inconnue ; elle se ponctue peu à peu maintenant de points lumineux ou sombres, dont l’intérêt croît à mesure que je sens qu’ils s’affirment, et se précisent comme pour moi tout seul. Cette fois, plus de doute : le miracle passionnant qui se propose à moi est bien celui qui a nom vie, et dont j’ai déjà la compréhension parce que mon instinct me rend compte de son prix et de ses difficultés. Tout se passe comme si mon heure était venue de jouir d’une récréation enfin accordée entre deux néants.
« Je vis, c’est-à-dire d’abord que je puis bouger ; essayons. Ceci est infiniment pénible… Les bonnes choses qui s’appellent chaleur et lumière sont longues à dissoudre l’armure rigide qui m’étreint et m’immobilise encore. Mais je sais qu’il n’y a qu’à prendre patience. Essayons de nouveau… Ça y est ! Je crois que je viens de sauter… Qu’un danger me menace, je possède donc déjà une arme ; je ne suis plus tout à fait nu, ni tout à fait pauvre ; une monnaie, si mesquine soit-elle, est déjà tombée dans ma besace ; j’ai commencé à me constituer l’indispensable capital. L’enveloppe de mon œuf, qui, dilatée, me servit de berceau, est dès cet instant très loin derrière moi, dans un passé méprisable ; en revanche, le monde où je m’avance, — à mesure qu’il s’éclaire ou que ma vie l’éclaire, — apparaît d’instant en instant plus passionnant, plus terrible et plus merveilleux. »
… Dans le même moment, ils sont bien quelque cinq milliers de petits êtres de sang ou de race identique à penser de la sorte, à chanter silencieusement un poème lyrique analogue sur une surface de pelouse gazonnée où un retraité banlieusard désespérerait de pouvoir faire construire un pavillon de dimensions décentes.
Y aurait-il eu deux cents œufs sur la feuille morte où j’ai vu Grillon se délivrer de sa coque amollie, moins de dix minutes après que le premier est éclos, ceux des autres qui étaient reconnus bons pour tâter de la vie, c’est-à-dire presque tous, ont suivi moutonnièrement son exemple et franchi le bastingage qui sépare la nef trop béate où vogue Panurge de l’Océan meurtrier, mais plein d’attraits inconnus et de promesses d’aventures.
Infiniment peu de déchet. Grillonne, en captivité, c’est-à-dire dans les seules conditions où sa ponte peut être quantitativement évaluée de manière précise, produit une somme de deux cents à trois cents œufs. Dans la cage où nul danger ne les menace, où nul accident ne survient, il n’est guère d’œufs mort-nés que dans la proportion de trois ou quatre au plus sur cent. Pour les œufs pondus en liberté, les risques sont évidemment bien plus considérables ; et peut-être la mère vagabonde est-elle plus rageusement et courageusement féconde que celle qu’a rendue trop confiante l’abri de tout repos où elle s’est accoutumée à vivre, et où elle n’a plus de raison de croire que sa progéniture ne vivra pas à son tour.
Je note également que Grillonne, en liberté, pond très rarement à l’endroit même où elle a établi son gîte, vécu, aimé, conçu. L’expérience est simple. Je me munis d’un très petit pinceau, d’un peu de blanc d’argent ; je fais sortir de leurs domiciles les hôtes des terriers sur un lambeau de prairie limité et dont j’ai établi le plan ; quand l’hôte du terrier n’est pas une hôtesse, je le rends immédiatement à son trou, non sans me reprocher de l’avoir effrayé ou ahuri sans utilité ; si c’est une femelle, je lui inflige au corselet une marque que je reproduis sur mon plan, à côté du point qui indique sa demeure : une barre, deux barres, trois barres, un rond, un triangle, un trait horizontal ou deux, ou trois… En mélangeant convenablement au blanc d’argent de l’essence de térébenthine, la marque sera visible au moins deux mois. C’est plus qu’il ne faut.
Car alors, les chants des mâles se seront tus un à un et les femelles, elles aussi, seront mortes. Avec un peu de patience, en observant « à quatre pattes », touffe par touffe, le lambeau de prairie dont j’ai établi le plan, puis les alentours, je retrouverai, desséchées, la plupart des dépouilles maternelles… J’ai tenté cette expérience une vingtaine de fois ; je n’ai jamais rencontré aucun de ces facilement identifiables menus cadavres à moins de sept mètres à vol d’oiseau (ou, pour mieux dire ici, à vol de mouche) de l’endroit que la bestiole avait élu pour contempler le songe de la vie.
Beaucoup d’hypothèses sont permises à qui désire expliquer ce vagabondage de la femelle près de produire et de mourir.
Les agriculteurs ne sèment guère plus de deux années de suite dans le même champ les mêmes graines, n’y cultivent pas les mêmes plantes : elles y viendraient mal. Il y a si peu de différence entre la graine animale et l’œuf végétal que de pareilles considérations sont peut-être valables pour Grillonne. Ce qui est sûr, c’est qu’après avoir repéré des terrains herbus où, une année, il y avait par mètre carré jusqu’à dix terriers de Grillon, je les ai trouvés déserts, ensuite, deux ou trois années à la file.
Mais je crois surtout que Grillonne, amoureuse de soleil aussi longtemps qu’elle jouit d’une demeure sûre, sait à sa manière que ses fils ne seront de taille à se bâtir une maison que de longs jours après l’éclosion de ses œufs. Aussi va-t-elle les pondre de préférence à l’ombre et à l’abri, à la lisière d’une haie, dans un fossé, près d’un tas de feuilles mortes ; si un bois ou un bosquet est proche, elle fera tous ses efforts pour se traîner jusque-là. En fait, c’est dans les bois et les fossés que Grillon enfant déclanche ses sauts devant les bouts de nos souliers, tandis que c’est dans les prés que nous observerons la demeure d’où nous le dénicherons plus tard.
Il faut dire aussi que les trous abandonnés par le mâle avant de mourir et avant la ponte par la femelle, deviennent immédiatement des repaires d’affreux profiteurs qui s’y installent comme chez eux et gardent un petit air « habité » à la demeure… Ces gens dépourvus de scrupules et de délicatesse sont bien connus de nous ; nous donnerons leurs fiches signalétiques. Mais si Grillonneau naissait près d’un trou tout fait, qui sait s’il ne préférerait pas, mû par une atavique impulsion, s’y enfouir tout de suite ? Or, cela serait inconcevable : il a auparavant à grandir et à s’instruire ; en outre, cela serait souvent funeste pour lui, car l’intrus pourrait être d’espèce vorace et, dans ce cas, Grillon n’y couperait pas… Pour qui connaît les minutieuses prévoyances de l’instinct chez l’insecte, il n’est nullement fantaisiste de supposer que c’est dans l’intérêt de sa descendance, dans un but de préservation physique et aussi d’hygiène intellectuelle ou morale, que Grillonne fait de son mieux pour placer le berceau de ses descendants aussi loin que possible des lieux où elle aura vécu avec la génération de ses époux et de ses sœurs.
Première prière de Grillon :
« Ma voix silencieuse est dès cet instant à l’étroit en moi-même ; comme j’ai senti la douceur de l’air m’envahir en fluant le long de mes antennes, de même j’éprouve à présent je ne sais quel reflux qui veut déborder hors de moi, non plus de tel ou tel de mes organes, mais de toute ma frêle personne, vers la terre et vers le ciel également bienfaisants et beaux.
« Je m’adresse à la Générosité sans bornes qui m’a donné la faveur de naître, c’est-à-dire à vous, maman Nature, et à vous, papa Bon-Dieu, qui n’êtes pour moi qu’une Toute-Puissance en deux personnes. Mon Dieu, car je préfère vous dénommer ainsi, tout de même, — je suis si petit et si seul que votre aide doit m’être accordée plus qu’aux autres de vos créatures. Abaissez votre regard vers moi. J’ai peur. A peine l’émerveillement des dons offerts a-t-il resplendi à l’intérieur de mon être, que mon bonheur est amoindri par la crainte d’avoir à le perdre prématurément. Je te bénis, Lumière ; je te bénis, Chaleur ; je vous bénis, sons et odeurs innombrables… O Maître de la Lumière et des autres trésors sans prix, accorde-moi de jouir d’eux depuis l’automne commençant jusqu’à juillet à son déclin… Permets-moi de contempler déjà le but ineffable de ma carrière, le but qu’atteignent seuls les élus de ma race…
« Je l’implore, du premier gîte précaire que j’ai gagné d’un bond à l’approche de ce qui m’a paru être le premier danger. Vois, je ne bouge plus ; vois, je me tiens coi et demeurerai coi de longues heures, si forte que soit ma curiosité de repartir à l’aventure et mon envie de commencer à fonder l’avenir. Vois, je connais déjà que savoir , en notre parler d’êtres instinctifs, signifie avoir appris et pressentir tout ensemble : je n’ignore déjà plus l’immense valeur de ma prudence ; je ne mériterais pas de vivre si je ne la possédais au point de vouloir, dès à présent, garder intacte cette richesse acquise par des milliards d’ancêtres, pour la léguer intacte à ceux de ma race qui naîtront de moi. »
Ainsi s’exprime Grillon, autant qu’en puisse rendre compte ma traduction fatalement traîtresse, ainsi prie-t-il au fond de la fissure de terrain, sous le toit de feuilles mortes, dans l’abri improvisé où un mouvement trop brusque de moi, sinon quelque autre risque, l’a invité à se dissimuler. Ce n’est point par jeu que j’ai inscrit plus haut le beau mot de prière ; celle-ci, chez Grillon aussi bien que chez l’homme, succède à la gratitude comme à la fleur délicieuse le fruit qui pèsera quelque peu à la branche, — si amoureusement que la branche le porte et en fasse l’offrande au soleil.
La prière, c’est la musique adorable et tragique qui résonne dans tout cœur d’insecte ou d’être humain reconnaissant quand, à la compréhension des bienfaits reçus ou à venir, se mêle l’angoisse, pour le favorisé, de ne point mériter les réalités ou de se juger indigne des promesses.
Grillon a raison de se sentir très faible et très petit. Nous avons dit quelle était sa solitude à sa naissance ; or, il semble qu’il va non seulement l’accepter, mais la relever comme une gageure, cet être chétif et sans armes dont l’individualisme durable a déjà été noté.
Mâle ou femelle, Grillon ne connaîtra ses pareils qu’au terme, ou pour mieux dire, à l’épanouissement de sa vie, — pour les désirer s’ils ne sont pas de son sexe, pour tenter de les tuer, s’ils sont du même sexe que lui. Tendances qui, par certains côtés, ne sont pas très loin d’être humaines… Mais, pour le moment, tenons-nous en aux faits.
Deux grillonneaux nouveau-nés se trouvent antenne à antenne, — j’allais écrire nez à nez, ce qui n’a rien de bien extraordinaire, étant donné leur nombre dans des coins très limités… Salutations ou, plutôt, essais méfiants de prise de contact. On ne sait de l’une ou l’autre part à qui l’on a affaire, n’est-ce pas ? Assez puérilement, l’observateur est tenté de penser, même s’il n’en est pas à sa première expérience : « Attention !… Cela va être gentil… et touchant… » Sentimentalisme et anthropomorphisme incurables ! Sitôt que les antennes méfiantes se sont touchées, comme deux épées au début d’un duel, les deux frères ont compris qu’ils étaient frères et cela suffit pour les décider à mettre au plus tôt la plus grande distance possible entre eux deux. Course précipitée ou même bonds de part et d’autre, en sens inverse, bien entendu. Après quoi, durant le temps qu’il leur faut pour souffler, je constate un remuement coléreux de palpes et d’antennes, chez les deux frères, ou chez le frère et la sœur ; car, la notion du sexe n’existant vraisemblablement qu’après la dernière métamorphose, Grillon et Grillonne, à ces premières heures de la vie, n’y regardent pas de si près pour se haïr… Mais, aussi aventureux que je puisse paraître, je suis bien forcé de traduire avec les mots dont je dispose ce que chacune des deux bestioles a tout l’air d’éprouver en pareille circonstance. Or, cela ne saurait être que quelque chose comme : « Attends un peu les beaux jours, mon petit ! Qui vivra verra… Et tâche de ne pas te trouver sur mon chemin, si tu ne tiens pas à te mesurer avec mon amour ou avec ma haine… »
Grillon est donc d’autant plus seul pour commencer à vivre qu’il ne veut point de rapports amicaux avec ses pareils. Cette solitude si résolue et entêtée fait penser involontairement à celle des anachorètes et des stylites, mais faute de pouvoir la motiver mystiquement en l’occurrence, nous préférons nous avouer infirmes à comprendre et même à expliquer.
Car, si Grillon est seul et désarmé, il est de plus la pâture désignée de bandits et de pirates sans nombre auxquels nous avons fait allusion déjà. Au début de l’ Iliade , Homère énumère les chefs. La nomenclature des principaux ennemis de Grillon doit trouver sa place en cet endroit de l’humble épopée que j’ai en son honneur entreprise.
Aucune seconde de la vie de Grillon qui ne soit menacée gravement. Entre la période errante de son enfance et la période aventureuse de son épanouissement, son repos précautionneux est lui-même guetté par des ennemis contre lesquels il ne peut rien, si le hasard les met sur sa route, ou, pour plus exactement parler, les amène aux environs de son trou. Mieux vaut donc passer en revue ces ennemis sans trop se soucier, — sinon à titre d’indication, — de la saison et du mois où leur offensive devient inquiétante.
Ce que je souhaite avant tout, c’est qu’on admire, comme je le fais, que tant de pièges, de traquenards, de vols et d’assassinats, tant d’actes naturels, suscités comme chez nous par la voracité ou l’envie, mais multipliés à l’extrême, permettent néanmoins à Grillon de subsister, d’aller jusqu’au bout, de procréer.
Les fourmis.
Je n’aime pas cette race-là. D’abord pour des motifs sentimentaux que la fable de La Fontaine me dispense de développer. Mais je connais d’autres motifs à ma haine, des motifs plus intellectuels et raisonnés, si tant est que de telles épithètes signifient rien de précis en pareil lieu. A la vérité, j’ai peur que les êtres de ma race n’aboutissent, non pas dans des milliers d’années, mais tout bonnement d’ici quelques siècles, à faire de la planète Terre une vaste fourmilière humaine, une communauté universelle et d’autant plus étroite, mais divisée pourtant en sous-communautés… Je l’appréhende d’autant plus que Wells, qui est un grand écrivain et un subtil visionnaire, a exprimé sous diverses formes sa foi en cette possibilité ; et je suis d’autant plus navré d’éprouver cette appréhension que Wells n’a pas l’air autrement écœuré, révolté ou désespéré par une semblable perspective.
De même que telles ménagères, riches en bas de laine remplis de cuivre, d’argent et d’or, accumulent en outre des provisions de toutes sortes, dans les coins les plus secrets de leurs maisons vénérables, de même agissent les fourmis. Vous railleriez ou blâmeriez ces ménagères, elles vous répondraient non sans justesse, d’ailleurs : « Que voulez-vous ? Ce fut la guerre… » A l’excuse des fourmis, il faut reconnaître qu’elles sont toujours en état d’hostilité, et même de siège, non seulement d’espèce à espèce, mais de fourmilière à fourmilière. Nous aurions donc mauvaise grâce à leur reprocher des précautions que nous venons de supporter, d’admirer ou même de jalouser durant cinq ans et plus dans certains clans de la société humaine et de diverses nations, dont la française.
Ce qui me paraît le plus grave, c’est que les fourmis, dans leur fourmilière, réalisent incontestablement cette mise en commun des biens et cette socialisation de l’activité à quoi semble aspirer une bonne partie de l’humanité actuelle, illuminée par des prophètes dont l’ascendant est, du reste, incontestable. Restons-en à l’exemple des fourmis et sourions comme de pauvres sages que nous sommes, en pensant que le triomphe de ce qui s’appelait, en un temps, modestement, le socialisme, aboutira à un état de choses où chacun travaillera pour la communauté, certes, et économisera pour elle, mais où, fatalement, mécaniquement, la guerre de communauté à communauté existera de manière chronique, endémique, moins bruyante mais plus féroce que d’individu à individu ou de peuple à peuple. Et ce n’est point cela, me semble-t-il, qu’avait prévu le socialisme honnête et utopique dont nous aurions voulu nous bercer longtemps encore, dans la cathédrale aux grandes orgues dont si magistralement savait jouer l’archiprélat Jaurès.
Si ce livre n’était un livre de bonne foi, j’en retrancherais cette digression après l’avoir relue. Mais, si superflues que me paraissent de telles lignes en ce sujet, je me sens un faible pour elles, parce que ma plume a couru toute seule et comme si je n’étais là pour rien. Ici encore plus qu’ailleurs il me déplairait de restreindre la liberté de mon esprit et de mon cœur, et de traiter ceux-ci comme de mauvais drôles, même quand leur espièglerie et leur turbulence me sembleraient, à moi aussi, intempestives, excessives, déplacées.
On peut évaluer à vingt pour cent le nombre de grillons anéantis, avant que de naître, par la seule race des fourmis. Ces ménagères savent le prix des œufs. Or, les femelles des orthoptères, peut-être à cause de leur confiance en leur grande fécondité, n’usent qu’avec assez de paresse de leur oviscapte, du plantoir naturel qu’elles possèdent à l’extrémité de l’abdomen, et qui est destiné à enfouir leurs œufs dans la terre. En captivité, c’est-à-dire en sécurité, Grillonne ne dissimule presque jamais sa ponte ; elle préfère la déposer sur les feuilles de laitue sèche qu’elle n’a pas achevé de brouter en leur verdeur ; et, ceci, même quand j’ai pris soin de déposer dans la cage de la terre bien meuble ou du sable bien sec. En liberté, nulle règle très précise ne la guide ; il est probable qu’elle va au hasard, accomplissant ses parturitions successives où elle se trouve, et préférant les risques de la visibilité pour ses œufs à diverses condamnations sans appel, comme celle qui consisterait à les cacher dans un terrain trop compact, de nature argileuse, par exemple, ou trop bourbeux ; car, dans l’argile, l’œuf se momifie, comme étouffé ; et, dans l’humidité, il pourrit.
Les fourmis vont profiter de tout cela. Voyez celle-ci qui s’avance, antennes au vent, s’arrête, revient sur elle-même, vire : sa sensibilité l’a avertie d’un butin proche et qui en vaut la peine. Quelques avertissements à ses compagnes ou plutôt aux compagnonnes syndiquées qui travaillent à l’entour… Et voici, bientôt, une dizaine de ces profiteuses en train de s’affairer autour de la brindille ou de la feuille, découverte enfin, que saupoudrent les œufs en forme de graines d’alpiste. Certes, des œufs de sauterelle ou de courtilière seraient de bonne prise aussi. Mais les fourmis me paraissent avoir un faible pour l’œuf de Grillonne, comme les gourmets se délectent d’œufs de pluviers, sans mépriser pour cela les œufs plus courants des poules. Les œufs de Grillonne sont, en outre, transportables plus facilement, à cause de leur peu de volume, et en plus grande quantité, à cause de leur disposition sur la feuille ou sur la brindille auxquelles une sorte de colle les attache solidement.
Compagnonnes, sommes-nous en nombre ? Oui ? Alors, allons-y, emportons la brindille, dépeçons ou scions un lambeau de la feuille !… Voilà qui fera bien au fond de nos magasins et qui réservera aux bébés-fourmis, avec le lait mielleux des pucerons captifs dans nos étables souterraines, la nourriture à la fois légère et substantielle dont leur âge tendre s’accommode si heureusement !
D’ailleurs, Fourmi en use avec Grillon éclos comme avec Grillon dans son œuf. Tandis que notre personnage, à peine plus gros qu’elle, souffle, entre deux courses ou deux bonds, Fourmi, qui se trouvait là comme par hasard, s’approche lentement et le saisit de ses crocs pleins de science, en général par l’une des cuisses, tandis qu’il s’attardait, fatigué ou plein d’émerveillement. Et c’est fini. Fourmi ne le lâchera plus et ses compagnonnes accourront à la rescousse.
Qu’un homme de ma sorte se trouve là, c’est en vain qu’il essaiera de délivrer de l’emprise féroce la bestiole qui lui est amie. Fourmi tient à sa proie autant que si elle devait en tirer gloire et honneur dans sa société égalitaire où, cependant, les mots d’honneur et de gloire ne me paraissent pas pouvoir correspondre à grand’chose d’existant. Indigné, je tire des ciseaux de ma poche, je coupe Fourmi en deux, et j’emporte Grillonneau pour l’élever dans la cage paisible où, jusqu’à la fin de ses jours, il n’aura pas à s’inquiéter d’une politique trop opposée à sa conception strictement individualiste de la vie. Mais Fourmi morte et tronquée ne desserre pas ses crocs pour cela, et si une opération humaine n’en libère pas Grillon, il les gardera, desséchés autour de sa cuisse, jusqu’à son dernier jour, sans d’ailleurs en paraître autrement gêné. Un communisme social organisé fera toujours, même vaincu, durement peser des souvenirs de lui sur ceux qu’il aura considérés comme des proies légitimes et dues.
Si l’homme qui assiste au duel inégal de Fourmi et de Grillon laisse faire, pour voir et savoir, le spectacle tourne à la bacchanale sanguinaire, au meurtre sans gloire, constamment perpétré avec plus d’assassins qu’il n’en est besoin pour maîtriser la victime et lui porter le dernier coup. Grillon n’a-t-il encore qu’un demi-centimètre de longueur ? Une fourmi d’un poids deux fois moindre que le sien n’hésite pas à « risquer le coup », à empêcher désormais tout saut, à se laisser traîner et à attendre stoïquement les renforts. S’il s’agit de Grillon naissant, trois fourmis de taille moyenne suffisent à paralyser musculairement puis nerveusement la proie convoitée ; dix à quinze fourmis de la taille que j’ai dite mettent la proie devenue adulte hors de combat, parce que Grillon a beaucoup moins, alors, gagné en force, qu’il n’a perdu en agilité.
Sous la loupe, le meurtre méthodique, raisonné, mécaniquement accompli, a quelque chose d’hallucinant, à cause de ces faces d’insectes, de ces faces sans expression, qui ne reflètent ni la férocité ni la souffrance ; voir un cannibale dévorer cru un marmot nous paraîtrait évidemment plus répugnant et odieux, mais le marmot hurlerait, mais le cannibale grimacerait, et, si au-dessous de nous que soit celui-ci, nous n’aurions pas de peine à identifier sur sa face fruste et sans vergogne des joies sœurs de celles qu’éprouve un affamé civilisé devant un bon plat ; nous ne sortirions pas de chez nous ; nous resterions dans le domaine de nos sensations familières, que des gestes ou des transformations faciales traduisent d’homme à homme mieux que des mots et qui permettent à une pantomime savante d’égaler comme moyen d’expression les plus beaux drames poétiques ou lyriques.
Ici, rien qu’une activité sournoise de mandibules chez les bourreaux et, chez la victime, quelques sursauts musculaires vite domptés, quelques frémissements excessifs d’antennes et de palpes. Les fourmis savent, d’ailleurs, par où il faut commencer pour en finir au plus tôt : dès que Grillon est immobilisé, une d’elles a vite fait de grimper sur son dos et de mordre rageusement le bord inférieur de la pellicule cranienne, jusqu’à ce que la matière nerveuse soit suffisamment attaquée en cet endroit cardinal et que paralysie généralisée s’ensuive. Après quoi, les tueuses vident proprement Grillon de ses intestins putrescibles, non sans se pourlécher avec minutie, comme pour apprécier la qualité du gibier abattu. Cela expédié, il ne leur restera plus qu’à emporter les morceaux fins et faciles à conserver dans les magasins souterrains, où ils attendront, comme quartiers de porcs au saloir, d’être consommés, — à côté des œufs en conserve.
Vingt pour cent des enfants de Grillonne sont anéantis, ai-je dit, avant que de naître, par les diverses races de fourmis ; j’évalue à dix pour cent le nombre des Grillons qui, nouveau-nés ou déjà grands, meurent également de leur fait.
Fabre de Sérignan signale comme ennemi également très redoutable de Grillon le sphex à ailes jaunes, qui l’insensibilise à l’aide de son aiguillon empoisonné et le traîne dans son terrier, où vivant, mais désormais incapable de se mouvoir, il servira à satisfaire la gloutonnerie des jeunes larves. Il y a bien dix ans que je n’ai lu les livres du maître, et je n’ai pas voulu les avoir sous la main, quand j’ai entrepris l’histoire de Grillon, pour cette raison que, si je ne prétends pas dire tout, je ne veux non plus rien affirmer qui ne soit provoqué par mes observations et mes expériences personnelles. Si je nomme ici le sphex, c’est à contre-cœur et en maudissant ma mémoire, car je n’ai jamais eu l’occasion d’étudier ces hyménoptères infiniment plus rares dans notre verte Gascogne que sur les pentes brûlées et dans les garrigues de la Provence.
Mais voici d’autres ennemis autrement répandus et terribles, je veux dire les menus sauriens et les batraciens. Les uns et les autres, aux abords des premiers froids, sont pris d’une fringale formidable, comme en prévoyance de leur jeûne hivernal. Pour bien supporter le demi-sommeil dans les fissures des vieux murs, dans les gîtes souterrains, sous les mousses silvestres et dans la vase des marécages, se bien garnir la panse semble une mesure de précaution excellente, un remède préventif dont leur petite santé se trouvera très bien, quand les premières chaleurs les réveilleront. Alors, ils oublient cet éclectisme alimentaire, cette gourmandise raffinée qu’il est si facile d’observer chez un lézard vert tenu en cage ou chez une rainette logée dans un bocal. Tout leur est bon. Et c’est justement l’époque où les Grillons, dont la croissance n’est pas terminée encore, errent un peu partout en grand nombre, tendres et alléchants comme des poulets de grain le sont pour les fines gueules de notre race !
Le lézard vert, prudemment embusqué aux abords de son trou, sous les haies, n’a pas besoin de se déranger, car Grillonne, nous le savons, recherche volontiers les abords des haies pour y déposer sa ponte. Le lézard gris, plus agile et plus téméraire, n’hésite pas à pratiquer la chasse à courre loin des murailles et des tas de pierres, où il se gîte au hasard ; et je vous assure que l’infortuné Grillon, en dépit de ses bonds, est vite rattrapé par ce lévrier féroce. Heureux encore que le lézard chasse à vue et ait encore moins de flair qu’un lévrier ! Si Grillon parvient à se dissimuler sous une feuille ou dans un repli du sol, le petit monstre s’arrête, décontenancé, et se résigne assez vite à rentrer bredouille.
La grenouille des mares est moins funeste à notre personnage, qui ne se hasarde sous aucun prétexte dans les endroits humides et qui les fuit avec une visible horreur, quand on lui joue le mauvais tour de l’y transporter. Mais il en va autrement avec la grenouille brune des forêts, la petite grenouille aux yeux merveilleux, pareils à des topazes brûlées suspendues à deux rubans couleur jonquille ; car c’est justement sur les terrains forestiers où les jeunes Grillons abondent et vagabondent que la grenouille brune accomplit les dernières chasses de la saison ; et l’on sait qu’elle veut beaucoup de cadavres au tableau, quand vient l’automne… Grillon doit se méfier grandement aussi de la verte rainette, qui sait descendre des arbres en toutes saisons et qui, avant d’aller s’enterrer sous la mousse pour l’hiver, se promène sur le gazon des jardins et l’herbe des prés où sa couleur la dissimule à ses propres ennemis, mais où justement Grillon est en train d’errer, lui aussi, à la recherche d’un bon emplacement pour son gîte.
Il n’est pas jusqu’au crapaud, honnête bourreau des ravageurs de nos vergers, terreur des escargots et des limaces qui, bien entendu, ne croque son Grillon à l’occasion, comme aussi bien il fait pour d’autres insectes innocents, et même pour quelques-uns qui sont parfaitement utiles. Seul, ou à peu près, le carabe doré, le bel et agile insecte de bronze vert que les enfants dénomment familièrement la jardinière et qui est un bienfaisant exterminateur de chenilles, possède, par bonheur pour lui, des réserves d’une odeur âcre et nauséabonde qu’il sait produire en cas de danger et qui dégoûte affreusement le vorace crapaud lui-même. Bernardin de Saint-Pierre aurait vu sans doute, dans cette particularité du carabe gardé par sa puanteur d’un autre animal utile, le souci perpétuel qu’a la Providence de nos salades et de nos choux. Pourquoi cet idéaliste et ce sentimental ne s’est-il jamais étonné que la Providence, dans le cas de Grillon, semblât se désintéresser de toute poésie, et attribuer à la possibilité d’un chant moins d’importance qu’à la parfaite venue d’un chou ou d’une salade ?
Il y a aussi, comme ennemis jurés de Grillon, les oiseaux, tous les oiseaux, domestiques ou non, insectivores ou granivores. Car on sait que, chez les oiseaux végétariens, les principes qu’observent si scrupuleusement certains humains de secte analogue, subissent de multiples entorses, et je ne pense pas que personne ait jamais vu un moineau ou un pinson, sa cage fût-elle abondamment pourvue de graine ou son terrain de chasse riche en crottin, faire fi d’une mouche blessée, d’une sauterelle, d’un grillon ou de n’importe quelle bestiole mouvante et vivante, bref, d’un gibier de choix.
De même les poules, et autres espèces emplumées de nos basses-cours, qui n’épargnent guère que les fourmis.
Au fait, pourquoi les coqs et les poules épargnent-ils les fourmis, alors que la race toute proche des faisans les recherche ardemment, s’en gave et nourrit de leurs œufs sa progéniture ? A titre d’hypothèse, je signale que l’acide formique est un puissant préservatif contre le sommeil ; que les fourmis, dont le corps est comme imprégné de la substance qui leur doit son nom, ne dorment vraisemblablement jamais, ce qui est loin d’être le cas de tous les insectes, — si fort que le sommeil de ceux-ci puisse différer du sommeil tel que nous le désirons ou le subissons. Peut-être la poule et le coq domestiques, qui s’estiment en sécurité dans leur poulailler, préfèrent-ils goûter un repos parfait après avoir exercé du lever au coucher du soleil leur activité brouillonne, tandis que le faisan et la faisane, libres et menacés, éprouvent pour eux et pour leurs faisandeaux la nécessité de ne dormir autant que possible que d’un œil.
De tous les ennemis de mon ami que j’ai jusqu’ici signalés, la plupart n’exercent leurs ravages sur sa race que durant les jours où il vagabonde, c’est-à-dire à l’aube de sa vie, puis dans la saison des belles aventures amoureuses.
Il peut néanmoins arriver que des fourmis l’aillent cueillir dans le terrier dont il ne va pas s’écarter d’octobre à mars. C’est rare, car l’odeur des fourmis déplaît autant à Grillon que leur goût à mère Poule, à son époux et aux poussins. Mais les travaux de cette engeance laborieuse dépassent souvent tout ce que Grillon avait pu redouter durant son installation… Que la galerie d’une fourmilière située à trois ou quatre mètres débouche par hasard dans le domaine souterrain de Grillon, et son affaire est claire ! Il n’y a qu’à se rapporter à la description du vilain meurtre que j’ai tentée rapidement plus haut… Tout se passe sous la terre, comme sous le ciel, à cela près que les fourmis auront une nouvelle porte à leur ville, — le trou même où gîtait leur victime, — et qu’on les en verra sortir, ou qu’on les y verra entrer, avec cet air digne, compassé et justement religieux qu’ont les pères ou les descendants des vainqueurs, lorsqu’ils passent sous un arc de triomphe érigé à la gloire de leur peuple.
Il se peut aussi que, durant la période de vie sédentaire et bourgeoise de Grillon, laquelle est la plus longue, une hirondelle rapide comme l’éclair le happe, avant qu’il ait eu le temps de se garer, sur les bords de son trou, — de son trou que nous allons bientôt voir construire et décrire… Mais les périls qui proviennent des fourmis, des lézards, des batraciens et des oiseaux ou volailles n’en ont pas moins diminué dans d’énormes proportions.
Comme s’il était admis une fois pour toutes que le droit à la vie de Grillon n’est acquis qu’au prix de risques qui ne se doivent pas démentir un instant, voici venir, aux abords de sa demeure édifiée avec la peine que l’on saura, quelques autres ennemis, moins favorisés, mais d’autant plus vigilants, obstinés, tenaces.
Citons, au hasard, la musaraigne qui, lorsque sa faim de chair fraîche l’excite, ne balance pas à fouir le sol, de ses pattes nerveuses et de son groin de petit sanglier haineux, mauvais, jusqu’à ce qu’elle ait atteint Grillon au fond de son repaire. Mais, alors, sa fureur vorace est telle qu’il lui arrive d’enterrer sa proie sous les menues mottes de terre frénétiquement bouleversées ; et, après une très courte hésitation, toute piteuse et démontée, elle s’éloigne, un peu comme le fait le lézard gris quand Grillon s’est dissimulé à sa vue. Elle aussi, admet qu’elle s’est trompée et se hâte d’aller faire ailleurs preuve de plus de clairvoyance. Car les bêtes (ceci m’a toujours frappé) sont infiniment moins entêtées que les hommes, surtout quand il s’agit de nécessités primordiales, comme le besoin de nourriture ou même la flatterie de la faim.
Indiquons encore le péril de diverses larves de coléoptères, êtres en général aussi peu gloutons que possible après leur suprême métamorphose, — comme s’ils avaient à se soigner des excès alimentaires de toutes sortes par eux commis avant d’en arriver là. Mais retenons surtout deux meurtriers ou, pour mieux dire, deux chasseurs de Grillon qui valent d’être mis à part, pour leurs armes, leur ruse, leur patience et leur pittoresque : l’araignée des champs et la mante religieuse.
J’ignore l’appellation scientifique de l’articulé aptère et octopode que je désigne sous le nom d’ araignée des champs . N’importe quelle encyclopédie ou le premier venu des manuels me renseignerait ; qu’on veuille bien voir dans ma répugnance à m’informer de ce détail une nouvelle preuve du désir que j’ai, en cet ouvrage, de me tenir à l’écart de tout concours de ce genre.
L’araignée des champs dont je veux parler est un petit monstre, noiraud et trapu, à peu près semblable d’aspect et de couleurs à celles des araignées domestiques qui tissent dans les coins de nos greniers des toiles irrégulières, mais non moins meurtrières pour cela, des toiles multiples, superposées, devancées par un système savant de fils, avec danger fructueux à tous les étages et logement douillet et bien dissimulé dans lequel la propriétaire moelleusement installée dort ou rêve, observe, épie, perçoit les renseignements que lui transmet son télégraphe, et dont elle ne sort que pour aller prendre livraison du colis comestible, quand elle est sûre que c’est sérieux. A cela près que l’araignée domestique à qui je viens de comparer mon « araignée des champs » atteint parfois, pattes au repos, une envergure qui serait mal à l’aise sur un écu de cinq francs, et que le petit monstre champêtre qui est hostile à Grillon tiendrait à peu près, dans la même attitude, sur une pièce de nickel français de dix centimes : cette dernière comparaison présente un avantage, à savoir que le trou médian de cette pièce équivaut superficiellement à la grosseur du corps de mon araignée.
J’ajoute que celle-ci ne représente pas un échantillon très rare de notre faune, loin de là, et que quelques pas dans une prairie française, du printemps à l’automne, en font découvrir des dizaines à qui veut prendre la peine de s’intéresser, même nonchalamment, à la vie des herbes et du sol.
Araignée qui ressemble fort aux ordinaires araignées de nos demeures, mais qui se différencie d’elles par des mœurs vagabondes, des goûts de bohémienne, l’horreur du voisinage de l’homme et la paresse d’installer définitivement sa tente, ou plutôt sa toile de tente, en un coin précis de fossé ou de champ. Tout de même, un gîte de grillon est si savamment aménagé, si proprement entretenu et si parfait aussi pour l’affût que, si cette zingara en rencontre un au cours de ses promenades, on la voit, se départant soudain de son allure précipitée et incohérente, s’arrêter, rêveuse… Il semble que de nouveaux horizons, jusque-là mal soupçonnés, se révèlent à son âme fantasque et voluptueuse ; et puis, n’est-ce pas, au fond de ce trou, au prix d’une lutte pour laquelle l’araignée est d’ailleurs bien armée, il y aura non seulement bon gîte, mais succulent souper : de tout ceci, son instinct et son flair l’ont dûment instruite à l’avance.
Et elle est bien armée, ai-je dit, admirablement et subtilement armée. En effet, sa morsure est pour Grillon mortelle. Nous pouvons, nous autres hommes, prendre la même bestiole entre nos doigts, nous faire mordre par elle en un endroit où notre épiderme est fragile et sensible, au poignet, par exemple ; l’araignée, décidée à une défensive désespérée, nous mordra de son mieux, certes, mais il n’en résultera pour nous ni la moindre rougeur, ni le plus léger picotement ; en revanche, enfermez-la avec Grillon dans une petite boîte vitrée où nul abri n’est possible, et si l’araignée parvient à entamer la peau de Grillon avant que celui-ci l’ait étranglée de ses crocs, Grillon n’essaiera guère plus de lutter, l’araignée se retirera à deux ou trois centimètres du blessé, sûre que son poison est valable pour lui et qu’elle pourra se repaître tranquillement de sa chair dans un délai qui, humainement chiffré, n’excède jamais dix minutes.
Joute passionnante, et qui ne laisse dans mon esprit d’expérimentateur aucun de ces sentiments pénibles que m’inspire l’assassinat méticuleux de mon héros par les fourmis. Ici, d’un côté, poison mortel ; de l’autre, mâchoires sans merci. C’est un plaisir cruel peut-être, mais incontestable, que d’observer les mouvements et la tactique de ces adversaires qui savent que leur vie est en jeu et qu’il ne sera pas de pardon pour le vaincu. Il y a là du sport, de bon sport, car les chances de vaincre sont à peu près égales de part et d’autre, quand la lutte a lieu dans une petite boîte de bois ou de carton sur laquelle nos mains humaines ont posé un fragment de vitre. J’ai assisté à certains de ces combats singuliers qui duraient près de deux heures sans qu’aucune paresse, aucune lassitude chez les adversaires en diminuât un seul instant l’intérêt.
A titre documentaire, je signale que j’ai vu parfois Grillon, dûment mordu, broyer dans un suprême sursaut d’énergie son bourreau venimeux. Grillon n’en meurt pas moins dans les dix minutes, ce qui prouve que la blessure, si insignifiante qu’elle soit en apparence, lui a infusé un poison d’effets rapides contre lequel il ne peut rien et sait qu’il ne peut rien, puisqu’il semble aussitôt se résigner. A noter également que, dans le fond de son trou où l’araignée n’hésite pas à aller le provoquer, Grillon est en posture bien meilleure que dans un champ clos dû à l’humaine industrie… Néanmoins, dès que l’araignée des champs a entrepris ses voyages printaniers ou estivaux, il n’est pas rare que l’on remarque devant un terrier de Grillon, la dépouille de notre ami, vidée, desséchée, et, entre les menues herbes qui entourent le seuil, quelques fils soyeux où se balancent des cadavres de moucherons et de mouches, toutes choses qui révèlent que l’araignée des champs a été victorieuse et que, bien décidée à user de son droit de conquête, elle a, pour quelque temps, — non pas pour toujours, la bohémienne ! — établi son domicile là.
L’araignée des champs s’attaque à Grillon des champs, tant pour se repaître de sa chair que pour usurper sa demeure, dans la saison tépide ou dans la saison chaude. L’autre chasseresse, la mante religieuse, le guette dès sa naissance, puis au début de son installation, en automne et jusque dans l’été de la Saint-Martin.
La mante religieuse est une des plus effarantes et des plus perfectionnées monstruosités entomologiques qui soient. Sa parente, la courtilière, est, nous l’avons noté, monstrueuse à sa manière, par le développement de ses pattes antérieures, proportionnellement vingt fois plus aptes à fouir le sol et à accumuler d’irréparables dégâts dans les sources des silencieuses vies végétales que les pattes de devant, à peu près pareillement conformées, du mammifère taupe. Chez la courtilière, les pattes antérieures, devenues des outils de perforage et de déblaiement, ne servent guère à sa locomotion, laquelle est pourtant rapide, même quand s’y opposent les obstacles les plus compacts ou les plus enchevêtrés. Chez la mante religieuse, une adaptation analogue des pattes antérieures a eu lieu, mais dans un sens différent ; il ne s’agit plus ici d’un double instrument destiné à pratiquer des systèmes complexes de galeries souterraines avec une célérité d’ailleurs prodigieuse ; nous sommes en présence d’une machine à happer d’une précision incomparable et contre laquelle toute proie convoitée, même volumineuse, est, une fois saisie, sans défense.
Cela tient du harpon et de la scie, et d’une scie dont chaque dent peut elle-même être utilisée comme un crochet. Et cela est à la disposition d’un être terrifiant par l’aspect et relativement imposant par la taille. Imposant par la taille, car la longueur de ce boucher et de cet ogre est à peu près la même que celle du grand criquet vert des arbres, qui lui sert bien souvent de régal : quatre centimètres ou presque pour les mâles, cinq ou six bons millimètres de plus pour les femelles ; terrifiant par l’aspect, car si la couleur de sa robe rappelle en un peu plus pâle celle de la belle tunique smaragdine des mêmes criquets, — de ces innocents chantres qu’on qualifie flatteusement de cigales dans les pays d’outre-Loire et d’oïl, où les cigales ne veulent pas vivre, — combien il diffère de cette race par les mœurs, par la tenue, par la démarche et même par la physionomie ! Des yeux bombés, vitreux, où un point bleuâtre simule une prunelle, s’enchâssent au sommet d’une minuscule tête triangulaire, au museau aigu et d’aspect aussi féroce que celui de la fouine ; et cette tête, chose infiniment rare chez les insectes, se meut en tous sens, horizontalement et verticalement, s’incline de droite et de gauche, comme une tête humaine, au bout d’un cou démesuré : deux réflecteurs complètement mobiles au sommet d’un phare… Point besoin pour la mante de virer plus ou moins de bord pour étudier ce qui l’attire ou l’allèche, l’inquiète ou l’effraie ; elle peut même, sans bouger, regarder derrière son dos ! Et elle a parfois des mouvements quasi humains, si odieusement et caricaturalement humains, que nous croyons voir bouger ses yeux pourtant immobiles et que la morne face sans expression de tous les insectes semble soudain, chez celui-ci, refléter quelque chose, s’animer, vivre.
Monstruosité en ce sens aussi que les meurtrières pattes antérieures parodient le geste traditionnel de la prière humaine, et que « l’heure des mains jointes », pour la mantis religiosa de Linné, est celle même où elle a tendu les ressorts de son arme et où elle guette l’occasion de perpétrer un nouvel assassinat. Monstruosité désobligeante parce que la mante, prête à attaquer ou à se défendre, réalise sur ses quatre pattes postérieures un semblant de station verticale qui ajoute à son horreur d’être hallucinant, chimérique, créé de toutes pièces par un artiste pessimiste et sujet aux cauchemars. Monstruosité encore, parce qu’elle possède incontestablement le don de fasciner et d’hypnotiser ses victimes : le grand criquet vert dont je parlais tout à l’heure, placé en face d’une mante, ne tente aucune résistance, n’essaie même pas de fuir… Et, bien qu’il soit aussi long et plus gros que l’ogresse, son compte est bon et vite réglé. Monstruosité, enfin, parce que la mante est le seul orthoptère résolument carnivore et que ce carnivore tue maintes fois non point par faim, mais pour le seul plaisir de tuer.
Au fond d’une caisse, je place une motte de terre découpée dans une prairie ; je la dispose de façon à ce que la surface herbue s’incline en pente douce, comme au revers d’un de ces talus où Grillon chérit tellement de se gîter. Après quoi, avec un bout de canne d’un centimètre de diamètre environ, je pratique six trous dans ma prairie minuscule : avec quelques coups de pouces aux orifices, j’ai réalisé et parfait six fois, en moins de cinq minutes, le dur et doux labeur qui prendra tant de jours à Grillon.
J’expose cette cage au soleil et j’y introduis six pensionnaires. Quelques minutes d’affolement ; reconnaissance des lieux ; hésitations au bord de ces logis si curieusement confortables ; et, bientôt, chacun des six grillons monte la garde devant un des six trous… C’est tentant, à coup sûr ! Mais le nouveau venu ne risque-t-il pas d’être honteusement chassé et de recevoir, en outre quelque horion mémorable, — une de ces rudes morsures que le premier occupant, en bonne posture, bien calé au fond du trou, peut si facilement infliger aux intrus ?… Allées, venues, étude minutieuse du lieu ; or, rien n’indique que ce gîte aux parois pourtant lisses et nettes, au seuil bien aplani et dégagé, recèle un légitime propriétaire : c’est étrange, mais c’est comme ça ! Nulle trace, sur la plate-forme, des ordures ménagères ou des ordures tout court que l’habitant d’un tel palais n’aurait point manqué d’y évacuer. Remuements d’antennes attentifs ; puis une pause… Non ! décidément… rien ni personne au fond du trou… Allons voir !…
Moins de vingt-quatre heures plus tard, mes petits bonshommes se sont joyeusement installés et vivent tranquillement leur vie dans cette maison faite sur mesure, qu’ils n’auront plus qu’à entretenir et à perfectionner si bon leur semble… Pauvres grillons, vous avez bien raison de ne pas éprouver la moindre reconnaissance à l’égard du mystérieux génie qui vous a valu pareille aubaine ! Car tout cela va très mal finir pour vous.
C’est le troisième jour, que j’introduis les mantes religieuses dans cette Salente de ma façon.
Le troisième jour, afin que les six grillons se considèrent, dans le domaine que je leur ai attribué, aussi tranquilles que s’ils jouissaient de la liberté dans la prairie.
Les ogres dont je vais leur imposer la société tragique, sont au nombre de deux : un mâle et une femelle pleine. J’ai tenu l’un et l’autre à jeun durant six heures, ce qui est un laps de temps déjà considérable pour des ventres perpétuellement affamés.
Le mâle doit être vierge, puisqu’il vit, et que les épouses, dans ce délicieux petit monde, croquent généralement leur conjoint au cours de la pariade. J’ai choisi une femelle au ventre lourd et gonflé, pour qu’elle ne soit pas détournée de sa gloutonnerie féroce, seule chose qui m’intéresse ici, par les tendres velléités de son compagnon.
Elle mangera pour plusieurs, comme celles des femelles de toute race dont le ventre emprisonne un ou plusieurs espoirs. Le mâle, cependant, mangera ses restes, ou ne mangera rien, si rien ne lui est laissé. Il se tiendra dans un coin de ma cage, chétif et triste, à l’affût d’une collation hypothétique, soupirant peut-être aussi après une idylle que l’état de son unique compagne lui interdit d’espérer en pareil lieu.
La femelle s’est vite débarrassée d’aussi accablantes pensées, si tant est qu’elle les ait à aucun instant conçues ou nourries. Je ne l’ai pas jetée dans la cage depuis cinq minutes qu’elle est déjà en pleine action, pour employer un terme cynégétique fort bien à sa place ici. Vous pensez que cette future mère de famille n’a point atteint son âge sans savoir ce que signifie un trou de grillon, même quand c’est l’industrie humaine qui l’a fabriqué, comme c’est le cas.
Après une promenade compassée et studieuse sur les frontières de la cage, la voici qui s’arrête devant le premier trou rencontré. Le pays est ennuyeusement limité, mais il reste à l’estimer au point de vue alimentaire. La mante femelle observe le gîte de Grillon, note qu’il est habité grâce aux indices qui, absents trois jours plus tôt, permirent à son hôte actuel de juger qu’il ne l’était pas… Bonne affaire ! La contrée n’est pas sans ressources… Enregistrons et souvenons-nous !… Et poursuivons notre exploration si passionnément intéressée et intéressante.
Très vite, les six trous sont découverts, et la mante, alors, se repose parfois un bon quart d’heure, — non sans lisser ses babines du bout de ses mains, ou, pour mieux dire, non sans nettoyer ses mâchoires à l’aide de ses monstrueuses griffes ; ceci en prévision du régal qui se prépare. Six repas succulents servis ou tout comme sur un espace de vingt-cinq centimètres carrés ! « Vous pensez si l’endroit est bon, ma chère dame ! » a l’air de confier cette mégère à une de ses pareilles qui, pourtant, n’est pas là… Elle ne se presse plus. Les mouvements de ses palpes semblent déguster à l’avance le festin dont elle ne saurait douter désormais. Tout ce qui a pu la troubler à son arrivée dans la cage, les murs hostiles de planche, le mystère inquiétant de la toile métallique, le miracle du verre, de cette translucidité opaque au tact et à la progression, tout cela ne représente plus que des problèmes sans importance… L’endroit est bon, vous dis-je, c’est-à-dire admirablement ravitaillé !… Et que demandons-nous de plus, nous pauvre vieille mante tout près de céder à ses descendants la part de bonheur et d’appétit que lui a réservée la Terre ?
Allons, assez rêvé, d’autant plus qu’un rayon de soleil effleure la cage et va bientôt atteindre le niveau des terriers. Bien entendu, les petits nigauds qui habitent là vont se croire obligés d’aller dire bonjour à l’astre !… Et la mante, toujours posément, gravit la minuscule pente herbue ; elle prend bien soin de ne pas passer entre le soleil et l’orifice d’un trou : les gens les plus niais, voyez-vous, ont parfois de si étranges défiances ! Elle grimpe, contourne de loin l’orifice et la plate-forme… et va s’installer immédiatement au-dessus de celle-ci et de celui-là, dans une attitude d’immobilité si absolue et d’attente si fervente qu’on est presque tenté de n’en plus vouloir à Linné et de ne le juger pécheur que par erreur, lorsqu’il crut, dans sa nomenclature, pouvoir utiliser l’épithète religiosa à propos d’un insecte assassin !
Grillon, qui se croit en pays sûr, ne tardera pas à venir saluer la chère lumière… Aussitôt que les petites antennes brunes et la grosse tête sans malice auront dépassé le bord du trou, le monstre, au-dessus de lui, le monstre invisible autant par la position qu’il a gagnée que par sa couleur de prairie, tendra les ressorts de son piège ; il visera, méticuleusement, froidement : ce n’est pas le temps qui lui manque ! Sa tête s’incline de gauche à droite, de bas en haut, avec une précision effarante, et qui tient compte, dirait-on, du moindre mouvement de la proie convoitée ; elle semble aussi, par moments, cette vilaine tête, s’inquiéter de ce que lui veulent les regards humains qui s’appuient sur elle, à travers les vitres de la cage… Et alors, mon horreur est telle que j’ai presque envie de me saisir de la bête vorace et de l’écraser sous mon talon, ou de la vouer, vivante, à ce beau feu de pommes de pin et de corsier que le froid précoce m’a obligé d’allumer dès aujourd’hui dans la chambre des bêtes et des livres, des herbiers et des manuscrits…
Le déclic du piège a été si rapide et, griffes antérieures à part, la mante est restée si curieusement immobile, que je demeure tout pantois de voir maintenant Grillon soutenu à pattes tendues dans le vide, à quelques millimètres au-dessus du bord de son trou ; certes, il gigote comme un beau diable, mais c’est là peine absolument vaine : jamais le piège ne lâche sa proie. Et aussitôt, une scène d’horreur commence, où le comble de l’épouvantable est justement cette frénésie désespérée des mouvements chez la victime, comparée à l’impassibilité absolue de l’ogresse déjà en train de se régaler.
Quand la meurtrière est l’araignée des champs, du moins la lutte a lieu sans traîtrise : un duel à mort, ai-je dit, mais un duel loyal et à chances à peu près égales… Et puis, toujours, dans ce cas, Grillon est mort avant d’être mangé. Bien au contraire, lorsque c’est la traîtresse mante qui l’a saisi de son double harpon dont les pointes ne contiennent aucune liqueur stupéfiante ou vénéneuse, Grillon, déjà dévoré presque totalement, dépourvu de ses entrailles (morceau de choix !) et de la plupart de ses viscères, Grillon qui n’est plus qu’un crâne, de la peau et des pattes, subit le supplice de demeurer encore vivant.
Et l’ogresse, rassasiée, n’aura pas la pitié de l’achever ! Elle se débarrasse avec adresse et désinvolture du pauvre être vidé qui, néanmoins, manifeste parfois encore quelques velléités de se traîner jusqu’au bord de son trou. Après quoi, elle se livre à une minutieuse toilette, récure un par un les harpons et les crochets, — graissage de l’arme et nettoyage de vaisselle combinés, — puis, tranquillement, s’éloigne dans la direction du terrier voisin.
Alors le mâle, le piteux mâle qui tâchait jusque-là de se faire oublier dans son coin, entre en scène et va se régaler des bas morceaux, suce les pattes, nettoie les nerfs, la peau et absorbe le contenu de la boîte cranienne, — de la boîte cranienne sur laquelle les antennes vibrent encore, d’un incontestable frisson de vie suppliciée.
Je laisse une nuit se passer. Quand je reviens le lendemain, de bonne heure, à mon poste d’observation, tout est consommé, ou presque : la mante femelle suce dédaigneusement, car elle n’a plus très faim, les intestins du dernier grillon qu’elle laisse en fin de compte s’échapper, affreusement blessé, pourtant capable de guérir encore et de vivre… Mais le mâle, l’humble mâle, enhardi et mis en goût par l’abondance relative dont il jouit depuis la veille, a compris ce qui se passait ; il accourt, empoigne à son tour le grillon dédaigné et n’en laisse que les antennes, le bout griffu des pattes, la peau et la pellicule cranienne.
Certes, je sais bien que le combat pour la vie, dans le monde des insectes, est impitoyable et ne connaît de trêve aucune. Néanmoins, une expérience comme celle que je viens de décrire, ne va pas sans remords pour moi. Je sais bien, aussi, que l’assassinat de Grillon par la mante en plein champ est fréquent, car les féroces braconniers verts connaissent, repèrent et vident les terriers de ce fin gibier tout comme nos braconniers ceux des succulents lapins de garenne. Je soupçonne, enfin, que les six grillons qui cohabitaient, par mes soins, avec les deux mantes, se sont aussi facilement résignés à un sort affreux que l’ont fait les populations humaines à divers événements non moins déplorables et non moins répugnants, durant ces dernières années.
Néanmoins… oui, j’éprouve un remords sentimental, sinon rationnel, de ce sextuple meurtre dont j’ai été l’occasion, sinon la cause efficiente. Et ceci par envie orgueilleuse de découvrir et de décrire certains menus faits naturels inaperçus jusqu’ici d’un autre que moi !… Je m’en veux, dis-je… Je vais donc venger Grillon et sa race, d’une façon un peu simplette, puérile, cruelle… Mais ce sont les meilleures des vengeances humaines qui méritent ces épithètes-là.
Je n’ai qu’à laisser en tête-à-tête l’ogresse et l’ogre dans la cage dépourvue de pâture. Demain, celle-là aura proprement dévoré celui-ci, avec autant d’appétit qu’elle en montre à dévorer, après et même pendant la pariade, son partenaire aimant et aimé. Pourtant, dans le cas que je viens de décrire, il s’agissait d’une dame prête à devenir mère et d’un vieil éphèbe, probablement jugé inapte à l’amour par les femelles de sa race : toutes choses qui, dans le monde dont je m’occupe, ne permettent pas d’imaginer le moindre geste tendre entre deux êtres de sexe différent, même quand un mauvais plaisant de bon génie humain les abandonne dans un pays qui a tout d’une île déserte. Le certain, c’est que le mâle vierge meurt comme s’il avait été aimé, c’est-à-dire qu’il meurt mangé par une femelle, et il y a là peut-être, pour lui, une consolation in extremis de la plus précieuse qualité.
Mais la femelle ? Amusons-nous. Laissons-la jeûner un jour, deux jours, trois jours. Sa vie n’est nullement menacée par une diète prolongée, si formidable que soit sa gloutonnerie ordinaire. Mais sa fureur devient bientôt comique à contempler… Finies, ses allures onctueuses et compassées de parvenue bien nourrie ! La voici qui court en tous sens, essaie de ronger la toile métallique, bondit insensément contre la vitre au risque de fêler sa minime cervelle de créature toute-en-ventre… Alors, dans une cage voisine, où s’est reproduit le drame — par moi organisé et monté sur plusieurs scènes à la fois — des six grillons et des deux mantes, je vais chercher une autre femelle, aussi vigoureuse que celle que j’ai particulièrement observée, pleine comme elle, affamée comme elle, et depuis le même temps ; puis je présente l’une à l’autre ces charmantes personnes, en les enfermant dans la même prison.
Et, cette fois aussi, c’est du beau sport ! Egalité absolue, connaissance et usage des mêmes ruses, frénétiques poursuites, offensives et contre-offensives perpétuelles, essais de fascination et d’épouvantement de part et d’autre, ébrouement furieux d’ailes, procédés d’intimidation multiples et savants, jusqu’à ce qu’une faim devenue frénétique impose le corps à corps final et fasse rouler les deux matrones ennemies, accrochées irréparablement l’une à l’autre. Match sans résultat, dirions-nous en langage humain, car l’heure de la mort a sonné dès lors pour les deux ogresses ; il ne s’agit plus que de savoir laquelle des deux aura prélevé, en fin de compte, le plus de nourriture sur son adversaire et aura, en conséquence, la consolation de ne trépasser qu’un peu plus tard, — satisfaction d’ordre à coup sûr strictement moral.
Je pense alors, toujours un peu puérilement, que Grillon est vengé, et je m’en réjouis. Mais je ne peux m’empêcher d’éprouver un désagréable frisson en pensant que, après les diverses guerres mémorables qu’a subies l’humanité, il ne fut pas rare de voir les vainqueurs désignés et reconnus s’entre-dévorer, à la façon de mes mantes religieuses, fortes pourtant, et grasses et riches de tout l’espoir d’avenir que l’une et l’autre contenaient.
On ne saurait se rendre compte de la vie d’un être sans bien connaître les dangers qui la menacent et qui en font le prix. C’est pourquoi je n’ai pas hésité à m’attarder sur les ennemis principaux de mon personnage et sur les moyens parfois ingénieux dont ils usent contre lui. Mais Grillon n’a pas à se méfier, bien entendu, des seuls pièges de courte vie que lui tendent d’autres êtres animés. De même qu’une tuile peut tomber sur la tête d’un paisible promeneur ou une tortue sur le cerveau illustre d’Eschyle, de même Grillon peut entrer dans la mort noire du fait d’un sabot innocent de berger ou de ruminant qui se sera par hasard appuyé sur lui. Mais je n’ai pas à insister là-dessus, quelle que soit la rigueur que je souhaite à la conclusion où je tends.
Signalons encore que Grillon, comme la plupart des insectes qui ne vivent pas en société, semble ignorer la maladie ; certes, quand, en avril, une grêle abondante transforme pour un temps la surface du sol en glacier, calamité météorologique assez fréquente en Gascogne, j’ai observé maintes fois que Grillon, recueilli par moi à moitié étouffé et congelé, meurt en dépit de mes soins ; tout de même, il serait excessif de prononcer ici un mot comme pneumonie.
J’ai noté également qu’un grillon dont le gîte a été fortuitement inondé par l’urine d’un quelconque ruminant, — cheval, mulet, bœuf ou vache, hôtes fréquents des prairies, — sort aussitôt de son trou « comme s’il y avait le feu », pour employer l’expression d’un vieux paysan à qui, un jour, je faisais remarquer le fait. J’ai renouvelé souvent l’expérience, à l’aide d’urines préalablement recueillies. Qu’on me fasse grâce de détails en pareil sujet !… Mais, que l’infect liquide provînt de la vessie d’un mammifère herbivore, carnivore ou omnivore, le résultat fut toujours le même. Grillon apparaissait très vite, comme affolé, tentant de s’essuyer aux menues herbes ; autant qu’il y ait jamais réussi ou que j’en aie pris soin moi-même avec un peu d’ouate hydrophile, Grillon ne s’est jamais remis d’un pareil coup que dans les cas où il n’avait pas été sérieusement inondé. Transporté dans une de mes cliniques, il y demeurait immobile, sans prendre de nourriture, témoignant d’une apathie complète ; et il mourait dans la semaine.
L’effet physiologique exact, pour Grillon, d’un bain d’urine ? Je l’ignore. Cela ressemble à une suppression totale de la sensibilité et notamment de la sensibilité gustative, puisque la mort a lieu par inanition, quelles que soient les friandises que l’on offre au malade. Mais, sur ce point, je me borne à signaler le fait ; je n’affirme ici qu’une des nombreuses causes (rare celle-ci, certes, et probablement peu soupçonnée) qui peuvent faire Grillon en liberté mourir à l’improviste.
Maintenant, concluons.
J’ai évalué (approximativement, bien entendu) à trente pour cent le nombre des grillons à naître ou nés qui sont détruits par les fourmis. J’aurais pu, à la fin des alinéas précédents, et à propos des divers autres ennemis de Grillon que j’ai passés en revue, énoncer chaque fois une nouvelle évaluation approximative du même genre. Je m’en suis gardé comme d’un refrain sinistre et qui aurait risqué de lasser encore par sa monotonie. J’aime mieux faire cette évaluation en bloc et déclarer, après mûre réflexion et des années d’expériences, que, sur cent grillons, il n’en est pas, en moyenne, la moitié d’un qui meure de sa belle mort…
Heureusement, Grillonne pond de deux cents à deux cent cinquante œufs en cage et un peu plus (de ceci, je n’en suis pas sûr, mais je le soupçonne) en liberté. Donc, un couple de la génération de l’an passé sera remplacé au début de la saison des amours, cette année-ci, par un trio, ou presque… Mais quelques mâles, non contents des coupes sombres pratiquées par leurs ennemis dans leurs rangs, jugeront encore bon de s’endommager entre eux. C’est pourquoi, chaque an, malgré la fécondité considérable des femelles, il n’y aura pas sensiblement plus ou moins de grillons sur la terre qu’il n’en existait l’an précédent.
Si d’autres ennemis et d’autres dangers survenaient au cours des siècles, il est probable que Grillonne pondrait davantage ou que sa race apprendrait à mieux encore se dissimuler ou défendre. Mais il est sûr que, pour quelques myriades d’années humaines, nous nous trouvons en présence d’un équilibre parfaitement stable dans l’évolution de cette race très avancée et que, malgré les épreuves terribles auxquelles chacune de ses générations est soumise, Maman Nature et Papa Bon Dieu, les surveillants de la Balance, estiment que tout va bien ainsi.
Autre monologue de Grillon :
« Je dois maintenant, non pas redoubler de prudence, mais me gourmander perpétuellement afin de demeurer au moins aussi prudent que je l’ai été jusqu’ici. Je suis distrait, ravi ; beaucoup des miens, je le sens, ont dû déjà payer cher des distractions et des ravissements de ce genre.
« D’abord, les trésors sans prix que m’a offerts la vie, se sont augmentés d’un nouveau trésor dont l’absence ou la suppression, à présent que je le connais et que j’en ai joui, déprécierait tous les autres. Ce fut très singulier : j’allais au hasard, à travers l’émerveillement perpétuel des herbes, des couleurs, des tiédeurs, des odeurs, sans autre souci que de me garer au moindre bruit, comme il sied à un grillon pieusement respectueux de sa vie et de l’avenir de sa race ; tout à coup ma face a heurté plus fortement qu’à l’ordinaire un brin d’herbe. L’ai-je mordue, à tout hasard, pour lui apprendre à mieux respecter une autre fois ma promenade, ou ai-je ainsi agi pour une raison différente et qui m’était encore obscure ? Je ne sais. Mais je sais qu’à peine mes crocs s’étaient refermés sur le brin d’herbe, une volupté que je n’avais jamais éprouvée jusque-là s’est insinuée dans tout mon être, plus moelleuse que tout ce qu’on frôle en marchant de très doux, plus éblouissante que la lumière, plus bienfaisante que la chaleur, plus puissante en moi que les plus vifs parfums du sol et des plantes, — oui, puissante au point de me faire oublier le danger souvent, trop souvent… Ce n’était plus la beauté et la bonté répandues autour de moi qui me faisaient l’aumône, c’était comme si la bonté et la beauté du monde se fussent données pleinement à moi, en se réduisant à ma mesure ; elles ne me souriaient plus au passage, elles communiaient avec mon bonheur.
« Alors, j’ai mâché longtemps le brin d’herbe, très longtemps, et je me suis étonné soudain de le voir devant moi abîmé, meurtri, saccagé, et peut-être en ai-je été un instant épouvanté, comme si j’avais épuisé avec trop de gloutonnerie les délices qu’il m’avait offertes. Mais bien vite, j’ai compris que je m’étais enrichi de sa diminution ou de son anéantissement et que les innombrables brins d’herbe de ce monde contiennent pour moi les mêmes vertus. Quand j’ai mordu et mâché le brin d’herbe, je crois devenir aussi puissant et éternel que le monde qui m’abrite ; je suis beau et fort ; je conçois contre le danger des ruses dont l’ingéniosité m’éblouit moi-même, et je sens, dans mes mâchoires à l’énergie décuplée, frémir une rage qui me ferait tenir tête à des brigands devant lesquels hier encore j’aurais fui…
« Merci, mon Dieu, d’avoir répandu, — tu ne le fais probablement pas pour tous les autres êtres, — le souverain miracle de la nourriture au-devant de mon moindre désir et de chacun de mes pas. »
Je crois, en effet, avoir dit que Grillon ne mange pas durant les premiers jours qui suivent son éclosion. Et, pourtant, il grandit et se développe. Sur ce point, ma certitude a été facilement acquise : je mets une dizaine de grillons nouveau-nés dans une boîte en fer blanc couverte d’un vitrage, et j’expose celle-ci au midi, « au bon du soleil », comme on dit chez nous ; j’installe à côté d’elle une autre boîte pareille et peuplée d’un nombre égal de grillonneaux ; mais, dans celle-ci, je renouvellerai journellement la provende traditionnelle des grillons : herbes des champs, feuilles de laitue, plus les aliments de luxe, sucre et mie de pain, qu’un geôlier de mon espèce n’a pas le cœur de leur refuser.
Au bout d’un temps qui ne saurait varier beaucoup de quinze jours à trois semaines (quinze jours, si beau qu’ait été le temps, trois semaines s’il s’est montré maussade) les grillons de l’une et l’autre cage se sont également développés, jusqu’à atteindre le quart environ de l’importance qu’ils auront adultes ; je constate aussi que les grillons de la cage ravitaillée n’ont touché à aucun des mets par moi servis, fût-ce du bout des mandibules, et qu’il n’y a trace d’excréments, même au microscope, nulle part.
Cependant, deux autres cages, de bois, celles-ci, et couvertes d’un toit de singalette, c’est-à-dire infiniment moins pénétrables que les premières à la lumière et à la chaleur, ont été placées par mes soins dans un recoin de grenier froid, à l’abri de tout soleil. Là aussi, il en est une que je ravitaille chaque jour. Au bout d’une vingtaine de fois vingt-quatre heures, les quelque vingt grillons que j’ai installés dans ces régions défavorisées ne semblent pas se porter mal, certes, à cela près qu’ils présentent, dans la cage ravitaillée comme dans celle où a été observé le plus strict des jeûnes, une corpulence nettement inférieure.
Ces hôtes des recoins sombres et froids d’un grenier ne sont pas seulement, en effet, quatre fois moindres, par la taille et le poids, qu’un adulte : ils atteignent à peine la moitié de l’importance qu’ont déjà leurs jumeaux favorisés d’un climat lumineux et ensoleillé.
J’ajoute que si les grillons du grenier et ceux de la véranda ou de la serre sont alors placés dans une cage unique, et chaude et claire, et bien pourvue d’aliments, les déshérités ont tôt fait de rattraper le temps perdu ; l’instant est venu, pour mes deux clans de pensionnaires, d’ajouter la satisfaction de la faim aux bienfaits que Nature leur a prodigués déjà, et les chétifs, les retardataires, en sont quittes pour mettre les bouchées doubles.
Au bout de quinze jours, les quarante grillonneaux, venus dix par dix, dans la même cage, de quatre cages diverses, sont tous d’égale taille et font honneur à leur nourricier.
Que conclure de tout ceci, à moins que mes yeux n’aient failli, ou que je n’aie omis quelque cinquante fois de suite une des conditions essentielles de l’expérience ? Il faut conclure que Grillon, au sortir de l’œuf, peut se passer de manger pour croître et que, de cette croissance où il aspire, comme toute créature qui naît pour mourir, la lumière et la chaleur sont les facteurs cardinaux durant les quinze ou vingt premiers jours de son existence.
Le fait peut sembler extraordinaire, mais l’expérience est si facile que je m’en voudrais de ne pas conseiller de la tenter à quiconque s’étonnerait. Deux boîtes de conserves couvertes d’un bout de vitre et percées de trous pour laisser passer l’air ; deux minuscules caisses de bois, deux boîtes de dominos par exemple, dont on remplacera le couvercle à tiroir par la clôture d’un tissu qui, lui aussi, permette aux captifs de respirer à leur aise ; du soleil et de la clarté d’une part, de l’ombre et une température égale d’autre part ; trois semaines de patience et d’attente pour l’observateur ; et quiconque jugerait miraculeux qu’un être naissant puisse se développer sans nourriture estimera que cet humble miracle est constatable expérimentalement.
Donc, Grillon se nourrit uniquement de chaleur et de lumière dans son jeune âge, comme disaient les antiques poètes que fait de rosée la cigale en ses derniers jours. Personnellement, je sais bien que la cigale ne mange rien, ne boit même pas de rosée et qu’elle n’a plus souci que d’aimer, quand elle a conquis pour un temps si court et si plein de risques sa forme ailée et suprême.
Mais ceci me rappelle que le Grillon et la Cigale sont devenus, dans ma France d’oc, des emblèmes poétiques ; que les félibres provençaux, à la manière de leurs ancêtres les troubadours, épinglent volontiers la cigalo d’or à soun capèu ; qu’en Languedoc et en Gascogne, bon nombre de poètes du terroir aiment à se réclamer de mon personnage ; qu’ils ont même inventé à propos de Grilh (ou Grelh) c’est-à-dire de Grillon, une devise que, de tout mon cœur, je souhaite aux vrais poètes d’aimer sincèrement : per canta me rescoundi , je me cache pour chanter.
A quoi, pour le reste, peuvent servir des expériences aussi menues que celles que j’ai accomplies et décrites à propos du jeûne résolu, absolu de Grillon en bas âge ? Vaut-il la peine d’apporter tant de soins à des études dont l’humanité ne semble guère devoir profiter, surtout en des heures graves et troubles ? Oui, j’ai peut-être tort, après tout… Mais je ne sens pas en moi l’âme d’un conducteur de foules, et je n’ai, d’autre part, jamais eu de goût pour la philosophie officielle ou salonnière ; je suis en outre assez las, depuis quelque temps, de me heurter à la monotonie irrémédiable que réserve à ses curieux, la psychologie des insectes humains.
Et mon expérience minime garde de la valeur, du moins à mes yeux ; car je contribue par elle à joindre d’un nouveau lien deux insectes presque légendaires, l’un et l’autre devenus de naïfs symboles de musique, de chant et de poésie — en me portant, moi le premier, garant de l’alimentation immatérielle des grillons commençant de vivre, alors qu’étaient déjà renommées pour la même cause les cigales près de mourir.
C’est à l’âge d’un mois et demi ou de deux mois, — comptons même quelques jours de plus si l’automne, à son début, a été par trop pleurard, — que Grillon conquiert, sinon son apparence dernière, du moins sa taille définitive. Il est déjà le brun lourdaud qu’il restera jusqu’à la fin de ses jours ; son ventre toujours trop bien rempli l’oblige de mettre un frein à cette manie de courir comme un rat empoisonné qu’il avait lorsqu’il se nourrissait uniquement de soleil et de lumière. Depuis beau temps, il a quitté la haie originelle ou le bosquet natal et gagné la prairie voisine ou les talus herbeux de la plus prochaine route, parce que, là, les herbes lui semblent plus qu’ailleurs tendres, délectables, et que la satisfaction de son heureux appétit, surtout durant la période de sa croissance, est, de tous les biens du monde, celui qui lui paraît le plus précieux.
Bientôt, on peut remarquer que ses divagations et ses promenades ne s’effectuent plus que dans un cercle très restreint, entre telle touffe d’herbe et tel caillou éloignés l’un de l’autre d’un mètre ou de deux au plus. Sage, il a déjà limité son horizon, borné son univers ; il répugnera désormais aux gîtes dans lesquels il réfugiait jusque-là, au hasard des chemins, sa terreur ou sa lassitude ; deux ou trois asiles connus lui suffisent ; je l’ai marqué au blanc d’argent pour être sûr de ne pas le confondre avec un de ses frères et, s’il n’est pas en promenade, je le trouverai, à coup sûr, durant une bonne semaine, sous la touffe d’herbe ou à l’abri du caillou — et non ailleurs. Cette semaine-là, c’est comme la préface du livre de son destin essentiel, l’aube décisive de sa vocation, — l’introduction à la vie casanière…
Aux heures les plus tièdes ou les plus claires du jour, on le voit aller et venir, lentement, prudemment, dans le pays élu. Il observe. Les endroits où le soleil frappe dur et bien, retiennent incontestablement son attention plus que les autres. Il goûte un brin d’herbe, en connaisseur qu’il est déjà, flaire le sol du bout de ses antennes, semble en humer l’odeur de l’extrémité de ses palpes. Et puis, de ses pattes griffues, le voici qui commence non pas à fouir le sol, pour vrai dire, comme il le fera bientôt, mais qui l’égratigne, le tâte. S’exerce-t-il ? Etudie-t-il la nature du terrain ? Mystère. Nulle part il n’insiste.
Tout à coup, cela devient sérieux. Depuis deux ou trois jours, je constate que Grillon quitte, aux heures de la promenade, l’un ou l’autre de ses refuges pour gagner sans hésitation le même endroit de prairie. Et, enfin, il se met à l’ouvrage, avec une frénésie presque comique chez ce bonhomme précocement ventru. Il a élu l’emplacement de sa demeure ! Et ses pattes antérieures de s’agiter avec la même ardeur fiévreuse que font celles d’un bon chien qui, ayant découvert un trou de taupe ou reniflant un gîte de mulot, veut à toutes forces montrer au maître son zèle éperdu, et comme il sait y faire ! Allons-y des pattes, allons-y de la gueule ! Déjà Grillon disparaît presque dans le trou qu’il a creusé… Souvent, il en ressort comme un diablotin de sa boîte, portant une brindille de racine ou un gravier parfois énorme entre ses crocs élargis férocement ; puis, de nouveau, il plonge, et l’on ne voit plus que ses pattes de derrière, outils puissants, à la fois râteaux et balais, qui déblaient, déblaient, déblaient, tandis que la première paire de pattes, aidée des crocs, cisaille, pioche, fore et que les pattes intermédiaires se bornent à refouler assez maladroitement vers l’arrière une partie des décombres accumulés.
Je m’explique assez bien sa hâte. Dans le calme de la prée, le seul mouvement normal qui existe est celui, familier à tous les êtres du ras du sol, que produit le vent en caressant l’herbe ; le menu geyser de poussière plus ou moins dorée ou colorée que soulève Grillon à l’œuvre risque donc d’être remarqué à distance par ses ennemis de la saison, lézards, rainettes ou mantes. C’est peut-être pour cela qu’il n’a point de trêve jusqu’à ce que son gîte ait atteint vingt ou trente millimètres en profondeur, c’est-à-dire plus qu’il ne lui en faut pour se dissimuler. Je l’observe qui, après quelque travail pénible, racine coriace à trancher, gravier colossal et pénible à évacuer, vient se rendre compte du progrès de son œuvre ; dès que la pointe de ses antennes bien allongées n’effleure plus qu’à peine l’orifice, il sait que sa demeure d’élection a atteint le « métrage de sécurité ». Alors, sa fièvre laborieuse tombe brusquement… Surtout si le temps est beau, il ne travaillera plus désormais avec hâte. La prudence et le calcul présideront seuls aux embellissements de son immeuble, et il faudrait de bien persistantes pluies pour l’inciter à poursuivre son œuvre rageusement.
Quelquefois, j’ai essayé avec une cruauté qui m’était fort pénible, de profiter d’une sortie de Grillon à cinq ou six centimètres de son trou ébauché, pour endommager légèrement son travail, d’un coup d’ongle ou d’une pincée de terre lancée sur l’orifice ; quand il rejoint son chantier après la courte récréation, c’est, de sa part, alors, un véritable affolement, et je l’ai vu parfois, comme désespéré, regagner pour une nuit encore un de ses gîtes provisoires, touffe d’herbe ou caillou. Mais, si quelque pirate de sa race ou d’une autre race n’a point mis à profit son labeur de la veille, c’est bien le bonhomme marqué de blanc par mes soins que je retrouverai le lendemain dans le chantier où j’ai créé délibérément du désordre. Et le désordre sera largement réparé. Et le trou, si peu profond qu’il soit encore, vous aura un petit aspect habité bien plaisant à voir, avec son auvent où l’herbe est déjà taillée à point, comme une tonnelle de jardin bourgeois, ni trop ni peu, et avec sa plate-forme lisse et accueillante à toutes les tiédeurs, à tous les rayons, conçue comme ce que l’on a inventé de mieux jusqu’ici en fait de chaudières solaires.
J’ajoute qu’il faut saboter l’ouvrage de Grillon au moins cinq ou six jours de suite pour qu’il soit sérieusement écœuré et aille tenter de fixer son domicile ailleurs.
Autre prière de Grillon :
« Mon Dieu, comme la terre sent bon et comme je vais être bien là, débarrassé de la plupart de mes inquiétudes ! Mon repas est à portée de ma bouche, mon soleil n’est nulle part plus bienveillant qu’au seuil de ma maison. Et mes ennemis ont mauvais jeu, quand je compare ma destinée d’aujourd’hui à celle que je subissais hier encore. Aussi ma silencieuse prière est-elle à présent mieux qu’un cri de détresse ; grâce à toi qui m’as jusqu’ici soutenu, gardé, favorisé, je peux gonfler ma faiblesse et l’alléger au point qu’elle montera jusqu’à ton ciel sous la forme ailée de la joie.
« Comme la terre sent bon, quand on l’a soi-même creusée selon son goût et à sa taille ! Il est ici des parfums si véhéments et doux qu’ils n’ont plus besoin d’être goûtés ou mangés ; des bonheurs si supérieurs aux bonheurs venus de dehors qu’on les peut éprouver sans remuer les antennes, comme s’ils prenaient leur source en nous ou si nous étions noyés en toi. La pluie est une très mauvaise chose, mais tu nous as si bien conseillé pour le choix de notre terrain que c’est presque une volupté encore de la sentir passer et nous fuir comme au réveil un mauvais rêve. Le soleil est la merveille des merveilles, et, toujours grâce à tes conseils, dès que tu en disposes, j’en profite. J’entrevois même dès ce jour un bien nouveau, le sommeil, — non pas tel qu’il peut exister chez d’autres êtres — mais une inertie aux mérites sans pareils, dont je jouis quand je suis las ou que je n’ai rien à faire de mieux, au bord de mon trou ou au fond de mon trou ; selon qu’il fait chaud ou froid…
« Alors, rien ne bouge plus en moi. Mes antennes elles-mêmes ne remuent que si le vent les frôle. Le-concert-de-tous-les-biens paraît lui-même s’anéantir comme pour m’émouvoir plus fort dans peu de temps, quand je l’aurai retrouvé mieux que neuf et plus passionnant qu’il ne m’avait jamais paru. Mais, jusque dans cette somnolence, ô toi qui m’as tiré du néant et m’as conduit en ce point heureux de ma vie, je te bénis et je te loue. »
L’étude minutieuse de la façon dont Grillon construit sa demeure, les variations de méthode entre individus, les différences de profondeur ou de direction qu’offre la galerie selon la nature du terrain, etc., tout cela ne serait que prétexte à des comptes rendus pédantesques d’expériences.
Pédantesques et vains, car les expériences sont ici à la portée de tous. Une caisse en bois de vingt à quarante centimètres de longueur et de largeur, d’à peu près autant de hauteur ; deux ou trois orifices pratiqués dans les cloisons verticales et contre lesquels on cloue de la toile métallique, — ceci pour ventiler l’heureuse prison ; un morceau de prairie automnale et rase découpé sur une quinzaine de centimètres de profondeur et d’une superficie telle qu’il épouse strictement le fond de la caisse ; une vitre en guise de couvercle ; vous disposez en pente la prairie factice pour que Grillon ait la chère illusion d’un talus ; vous arrosez l’herbe de temps en temps, — légèrement, — pour qu’elle vive et se développe… Chargez n’importe quel naturaliste parisien de vous procurer de jeunes grillons, en septembre ou même encore en octobre ; ajoutez, à la pitance suffisante que fournira l’herbe bien soignée, quelques feuilles de laitue ou quelques miettes de pain, si vous tenez à gâter vos pensionnaires… C’est tout, et, comme l’on voit, c’est très simple… J’ajoute que certains êtres humains de sexe et d’âge différents, mais tous un peu désœuvrés et vaguement neurasthéniques, à qui j’avais fait cadeau de cages de ce genre, par moi aménagées et peuplées, m’ont juré durant des quinze jours que l’observation des mœurs de mes insectes était autrement passionnante que le bridge. Si mes lecteurs ou lectrices n’ont pas oublié déjà ce qu’il advient d’une semblable colonie quand on y introduit une ou plusieurs mantes religieuses, la distraction que je leur indique leur paraîtra plus intéressante encore…
Je n’ai plus qu’à exposer aussi brièvement que possible ce qui m’a paru particulièrement pittoresque ou plaisant, significatif ou singulier, dans la façon dont Grillon entreprend la construction de sa demeure, dont il l’aménage et dont il en use, quand elle est finie.
§ 1. — … « Quand elle est finie… » Je m’exprime mal, car Grillon ne considère jamais sa demeure comme terminée et s’efforce constamment de la rendre plus confortable et plus sûre. Les trente premiers millimètres de galerie, creusés avec la précipitation que j’ai dite, ont à peu près partout la même apparence et les commencements de terriers s’enfoncent presque tous selon une pente identique, assez raide d’ailleurs. Mais, ensuite, la question se complique pour Grillon. Il faut réfléchir et observer durant des jours et des jours avant de décider du sens dans lequel il convient que la galerie tourne, et si elle doit virer brusquement ou non, et s’il vaut mieux exagérer ou atténuer son inclinaison en profondeur. Qu’on ne croie pas, en constatant les différences de profondeur, de direction, les diversités souvent très curieuses dans la disposition de la plate-forme que rien, dans tout cela, provienne du hasard ou de la fantaisie de l’insecte. Celui-ci agit en raison de considérations très précises dont la réalisation pratique exige une science instinctive incontestable et aussi un évident labeur de réflexion.
§ 2. — Les trois principes essentiels auxquels Grillon tente toujours de se conformer pour le mieux, dépendent uniquement de sa triple préférence pour un abri aussi sûr que possible, aussi peu humide que possible, aussi ensoleillé que possible.
Un terrain à la fois friable et très perméable l’engage à ne pas trop se méfier de l’humidité ; et c’est pour cela que les terriers que j’ai observés dans les sables landais sont relativement courts et peu profonds. En revanche, ils présentent en coupe horizontale des courbes assez considérables. Ceci suppléerait à cela s’il s’agissait pour Grillon, non plus de garer sa peau des infiltrations pluviales, mais de parer à l’effusion de son propre sang.
La plate-forme sera étroite et encaissée si le trou s’ouvre bien au midi, — ce qui est l’idéal de Grillon. La galerie, toujours en angle plus ou moins aigu avec l’horizon, sera d’autant plus poursuivie en droite ligne que Grillon aura su commencer son trou bien en face du soleil dans sa force et à son apogée ; de la sorte, il savourera presque jusqu’au fond de sa demeure la bienfaisance de l’astre, volupté qu’il semble accepter même au prix de quelques risques de plus.
Ceci dit, on peut étudier tous les terriers de grillons du monde ; je suis certain que, pour les édifier selon les goûts de la race dans l’endroit que l’individu a choisi, un architecte doublé d’un minéralogiste et triplé d’un astronome ne ferait pas de meilleure besogne que Grillon.
§ 3. — Si un accident détruit de fond en comble le domicile de Grillon, son attitude en face de cette déplorable affaire dépend de son âge. N’a-t-il point encore mué pour la première fois ? Presque toujours, il se remet héroïquement à l’œuvre, si mauvaise que soit la saison et si amollie de pluie ou durcie de gel que soit la terre. A-t-il changé de peau pour la deuxième fois ? Il préférera, la plupart du temps au renouvellement d’un effort déjà tardif, se résigner à un gîte de fortune, comme ceux — touffe d’herbe ou caillou, — dont il usait à la manière d’hôtelleries avant de choisir son emplacement… Enfin, s’il a conquis sa parure nuptiale, la question est toute tranchée ; certes, c’était exquis, qu’on fût mâle ou femelle, de posséder un beau gîte bien à soi, sur la terrasse duquel on pouvait ou prodiguer son lyrisme, galants appels aux bien-aimées, insolents défis aux rivaux quand on était du sexe fort, ou savourer silencieusement un concert aussi flatteur, quand on appartenait à l’autre sexe ; mais, tout bien pesé, la plupart de nos heures étaient déjà vagabondes, le fond de notre trou, ne nous voyant plus, nous croyait déjà morts et nous semblait, à nous, respirer un relent de cave et de tombe, tant nous nous sentions amoureux de soleil, de plein air et d’aventures ; nous ne revenions plus, de temps en temps, chez nous, que pour nous installer arrogamment sur le seuil, en chantant sur un ton ou en prenant une attitude qui signifiaient à nos rivaux ou rivales : « Attention ! je suis chez moi… et vous allez voir ce que vous allez voir, si vous avez l’air d’en douter !… »
Menues satisfactions d’amour-propre qui, désormais, ne pèsent guère dans la balance ! Contrairement à ce que ferait un homme sur le tard de sa vie, Grillon, en son suprême âge, qu’on ait détruit son gîte si cher ou qu’on l’en ait chassé, s’en moque… Il a désormais mieux à faire qu’à bâtir ; il a à créer.
§ 4. — Jusqu’ici, il ne s’est agi que de la demeure de Grillon en liberté. Capturé tout petit et placé dans une cage comme celle que j’ai décrite un peu plus haut, il ébauchera un terrier quand il aura atteint sa taille définitive. Mais il ne se livrera à ce travail qu’avec une certaine nonchalance, pour satisfaire à une aspiration héréditaire, et non plus sous l’aiguillon véhément de la nécessité. Un des miracles qui m’ont le plus frappé à propos de Grillon installé dans une cage, c’est la conscience qu’il manifeste aussitôt de la sécurité à lui promise par cette situation nouvelle. Que tous les ennemis qui le menaçaient dans l’herbe des champs ne risquent plus de s’attaquer à lui en pareil lieu, peut-être le sait-il dès qu’il a fait le tour de ce domaine ; en tout cas, il agit comme s’il en était sûr. Nulle timidité dans ses promenades, nulle méfiance durant ses repas ; bientôt, qu’il ait été capturé jeune, adulte ou sur la fin de ses jours, il connaîtra mes mains , grosses bêtes inoffensives, et se laissera saisir par elles sans plus de crainte qu’il n’en éprouverait si, par exemple, il était en plein air, un peu rudoyé par le vent.
C’est pourquoi, en captivité, quand on lui fabrique un terrier, comme je l’ai fait lors de l’expérience cruelle de sa cohabitation avec les mantes religieuses, certes, il en use, parce qu’il arrive des champs et n’a pas encore l’habitude du lieu ; les mantes introduites, il y restera volontiers, pressentant trop justement le terrible danger qui le menace ; mais si la cage ne contenait pas d’ogres, on le verrait bientôt, lui et ses frères, délaisser ces terriers et leur plate-forme, n’y pas rentrer de longtemps, sauf en cas de très vive alerte, estimant sans doute qu’il vaut mieux ne pas brouter toujours à la même place, que rien n’aiguise l’appétit comme de changer de restaurant, et qu’il n’est pas de meilleure posture pour se chauffer le ventre au soleil que celle qui consiste à s’aller accrocher aux si commodes fils de la toile métallique.
Et alors, vous pouvez boucher son terrier, qu’il soit son œuvre ou la vôtre ; il viendra une fois ou deux rôder à l’entour, ne tentera rien, n’insistera pas, même si le dégât est facilement réparable. Il se moque profondément d’un habitacle qui ne représente plus pour lui qu’un luxe superflu, dénué de tout intérêt.
C’est dire à quel point Grillon sait s’adapter à des conditions de vie autres que celles qui représentent les traditions imprescriptibles de sa race. Lui qui, libre, doit avoir perpétuellement présents en lui le sentiment du danger et le souci de sa défense, se montre le moins timide des insectes dès qu’il se sent en sécurité. Confiants dans la bonté du sorcier qui leur dispense, en plus de cette sécurité, des friandises comme on n’en saurait rencontrer à tout bout de champ dans les champs, les grillons captifs se laissent vivre en hôtes d’une merveilleuse Thélème… Bien entendu, cette paix bénie ne les dégoûte pas de se battre entre eux ; de ceci, ils ne s’en privent jamais, et, même au sortir de l’œuf, leurs dents, encore insoucieuses de brouter, se montrent avides déjà de mordre ; d’ailleurs, ce ne sont là que des houspillades sans gravité, et qui tiennent plus du sport que de la guerre. Ce qui est sûr, c’est que, dans le monde clos où ils vivent par mes soins, la crainte véritable, l’oppression du danger semble être pour jamais abolie.
J’imagine (et cette imagination, pour quiconque connaît Grillon, prend des airs de certitude), j’imagine que cet immense et perpétuel effroi qu’il a éprouvé à l’état libre, ou que ses ancêtres libres ont éprouvé, ne doit plus exister dans la mémoire instinctive du captif que d’une façon pour ainsi dire légendaire ; oui, un peu comme tant de faits pourtant bien naturels qui terrifièrent l’humanité primitive, demeurent dans le patrimoine mémorial des civilisés, ennoblis du titre de légendes, revêtus de toute la poésie verbale et rythmique où se peuvent hausser nos esprits.
Qu’est, à proprement parler, ce qu’entend par civilisation le vulgaire ? Le vulgaire, ou, pour mieux dire, le commun des hommes, ou pour mieux dire encore, la plupart des hommes, — tout cela, afin que M. Georges Duhamel, qui a choisi ce mot pour titre à une fort belle œuvre, — ne me soupçonne pas de le confondre avec le vulgum pecus ; car il a pris le mot de civilisation dans le même sens que moi ; il l’a fait ironiquement et par antiphrase, certes, mais, pour lui et pour moi, cela revient au même… Et le sens que j’attribue ici à civilisation correspond à peu près uniquement à sécurité et à bien-être .
Sécurité et bien-être qui apaisent vite et presque du jour au lendemain mon héros encagé, qui le font probablement sourire (car c’est là le seul mot que je vois pour traduire probablement la chose) d’un nombre comme infini de géants, d’ogres et de mauvais génies auxquels il pense avoir le droit de ne croire plus ! Mais peut-être cette délivrance du danger est-elle payée très cher par ceux de sa race, comme elle le fut dans la race humaine ; peut-être, parce qu’il n’a plus peur des génies malfaisants, sourit-il avec le même mépris de ceux qui furent aimables et beaux, comme nous faisons nous-mêmes des fées et des nymphes ; et peut-être lui arrivera-t-il de croire que le soleil lui-même est un mythe puéril, pour cette simple raison que, sachant son amour de la chaleur, je place sa cage, dans les jours froids, non loin d’un fourneau.
Ah ! ceci n’est que l’histoire toute nue d’un insecte qui m’amuse et que j’aime, et ma grande crainte, durant que j’écris cette histoire, est, avec celle d’atteindre au pédantisme par trop de scrupule ou de minutie, celle d’avoir l’air de composer une fable à l’usage de mes semblables. Les Muses qui me sont les plus chères puissent-elles m’avoir jusqu’ici préservé et me préserver jusqu’au bout de donner naïvement dans l’un ou l’autre de ces pièges !
Et pourtant, pourtant… — ceci n’est même plus de l’histoire, ceci ne représente plus que des mots lancés en l’air, en plein dans le domaine du rêve !… — qui pourrait affirmer, quand nous sourions des vaines terreurs de nos ancêtres, que notre sécurité et notre bien-être relatifs de civilisés ne sont pas les résultats d’un encagement où l’encageur est destiné à rester aussi obscur pour nous que nous le sommes pour Grillon nous-mêmes ?
Voilà d’ailleurs qui dépasse notre sujet ; et les conclusions de certains raisonnements par analogie risquent de troubler à l’excès les imaginatifs.
Retenons donc tout simplement l’extraordinaire facilité de Grillon à vivre captif, — grandeur ou faiblesse bien plus rare qu’on ne pourrait le supposer chez la plupart des insectes, — et non seulement à vivre captif, mais à s’adapter à la captivité, à s’y accommoder, et même à s’en accommoder, à se familiariser et à s’apprivoiser, bref, à se civiliser . Et cela nous permettra une digression, que j’estime nécessaire, au sujet de Cricri, le cousin domestique de Grillon, plus ordinairement appelé Grillon des foyers.
Il y a tout lieu de supposer que la divergence, l’éclosion d’une nouvelle branche sur le tronc jusque-là unique de la race grillonne, s’est produite à une époque assez récente, comme celle qui a fait deux êtres distincts du chien et du loup. Epoque assez récente, puisque, dans les deux cas, il y a toute vraisemblance pour qu’elle ait également été celle où l’homme commença de savoir faire du feu dans des gîtes à peu près stables. Parmi les chiens-loups, il en fut qui eurent peur de l’homme et du feu et devinrent ses ennemis loups, d’autres qui trouvèrent que son foyer et les restes de sa nourriture avaient bien leur charme et devinrent ses amis chiens. De même, dans la race des grillons qui pullulaient au seuil de la caverne préhistorique, il y en eut qui, plus faibles, plus lâches ou plus malins, préférèrent la chaleur moins éblouissante, mais quotidienne et régulière qu’entretenaient les premiers hommes dans l’ombre, à celle qui régnait, aléatoire et variable, sous le dôme excessif du ciel.
Je n’aime pas à provoquer des monstres et à imiter, même très petitement, l’effroyable docteur Moreau. J’ai en outre l’horreur d’expériences comme celles que je vais décrire, parce que j’ai l’impression, quand je les effectue, que, pour le vain plaisir d’affirmer une futile vérité, je me mêle odieusement de grandes et profondes choses qui ne me regardent en rien…
Voici, pourtant.
Un petit paysan m’avait dit, me voyant « tuter » un grillon, c’est-à-dire tenter de le faire sortir de son trou en l’agaçant du bout d’une herbe fine et flexible :
— Si vous voulez qu’il chante bientôt, il n’y à qu’à le mettre en boîte près du feu.
Effectivement, ce Grillon, qui se trouvait être un mâle, placé dans un angle de ces immenses cheminées rustiques où le feu ne s’éteint jamais, vivant dans une atmosphère torride, brûla les étapes, et chanta en fin de janvier… Introduit alors dans une cage où la plupart des gens de sa génération venaient à peine d’accomplir leur seconde métamorphose, il fut considéré sans doute par eux comme un phénomène inquiétant, puisque, trois jours après, je le trouvai dévoré à moitié… Trois de ses compagnons s’acharnaient encore sur sa dépouille, rageusement.
L’humanité a fait brûler des sorciers ou des sorcières pour des motifs moindres.
Mauvaisement encouragé par ce premier résultat, j’ai pris, en août 1913, dans une de mes cages, deux brindilles de laitue desséchée supportant une centaine d’œufs nouvellement pondus ; je les ai confiés à une boîte de bois et ai installé celle-ci tout près du fourneau, dans la cuisine… La période d’incubation dans les conditions ordinaires est de vingt à vingt-cinq jours. Dans la boîte installée le jour près du fourneau, et la nuit, dans l’âtre, à une température qui devait parfois dépasser 40° et qui ne descendait guère au-dessous de 20° centigrades, ma couvée a mis tout juste treize jours à éclore !
Je note que le nombre des œufs qui ne « valurent rien », comme disent mes paysans en parlant des œufs clairs de leurs poules, fut infiniment plus considérable qu’il n’arrive d’ordinaire. Pour une centaine d’œufs, une cinquantaine seulement de grillonneaux ; mais ils ne différaient en rien, ni par la taille, ni par la robustesse, des grillons nés normalement.
Sur lesdits cinquante grillonneaux, j’en prélevai au hasard une vingtaine qui, dès lors, vécurent dans une cage exposée en plein air… La précipitation factice de leur venue au monde n’influença nullement leur santé ni leur vie ; la dernière femelle mourut à la veille de la déclaration de guerre, ce qui était déjà arrivé à la plupart de ses sœurs ayant vécu et grandi en liberté.
En revanche, ce fut auprès du fourneau que j’établis la demeure des trente autres grillonneaux… Je pris d’abord la précaution, à cause de la température torride du lieu, de renouveler très souvent leur pitance, mais je ne tardai pas à m’apercevoir que la laitue desséchée et racornie, dont ils eussent fait fi ailleurs, leur semblait dans leur gîte surchauffé un aliment acceptable et même plus sain que tout autre . Véritable prodige d’adaptation lucide et rapide ! Les quelques décès que j’ai constatés dans cette atmosphère anormalement chaude, je crois pouvoir affirmer qu’ils furent dus à une sorte de dysenterie provoquée par une absorption exagérée de laitue fraîche, verte et aqueuse ; aux méfaits d’une vie vraiment trop civilisée et factice, cette fois, d’un régime de surmenage et de suractivité imposés, s’était ajoutée tout naturellement la possibilité de la maladie, phénomène inconnu de Grillon libre, et inconnu aussi dans les monastères édifiés par mes soins où il est permis à ce brun moinillon d’observer l’obédience aux immuables règles de l’annuelle cérémonie solaire.
Dès le début de mars, mes grillons accélérés , qui n’avaient pas beaucoup chanté et guère plus aimé sans doute, commencèrent de mourir, en avance de quatre mois sur leur génération ! Peu d’œufs dans la cage ; mais, néanmoins, il y en avait. J’aurais dû alors, je le confesse, en distraire quelques-uns pour voir ce qu’il adviendrait d’eux dans des conditions normales. J’ai eu vaguement, un instant, je le confesse, l’orgueil un tantinet prométhéen d’espérer que, par mon artifice, une nouvelle génération de grillons des champs naîtrait, pour la première fois depuis des siècles et des siècles, avant que la génération précédente fût retournée au néant. J’ai donc laissé tous les œufs dans la boîte installée à demeure près du fourneau… et j’ai trouvé un jour ladite boîte ébouillantée à la suite d’un très banal incident culinaire.
Un jeune savant de mes amis, que mes menues études intéressaient, me conseillait de renouveler l’expérience au plus tôt, dès qu’auraient pondu mes grillonnes normales. Il m’indiquait qu’il serait également curieux de tenter l’expérience en sens contraire, d’observer si une basse température ne retarderait pas l’éclosion des œufs et des dates ordinaires des successives métamorphoses. Effectivement, je trouverais singulier que l’horloge de cette petite vie ne fût pas retardée par le froid à peu près dans la même mesure qu’elle est avancée par la chaleur.
Mais la guerre est venue en la saison même où il eût fallu recueillir des œufs de grillonnes normales…
… Et puis, je n’aime pas beaucoup, je le répète, à me livrer à des expériences de ce genre ; et, enfin, sur ce point, j’en sais autant qu’il me paraît nécessaire ici, puisqu’il s’agit simplement d’éclairer au mieux la façon dont la branche Cricri s’est détachée du tronc principal de la race. Cricri est plus petit que Grillon, plus agile et plus déluré, ses yeux sont plus gros et bombés, comme ceux des êtres qui vivent dans l’ombre ; il est de couleur grisâtre et blafarde, sans doute pour la même raison ; à part cela, il n’y a guère entre eux plus de différence qu’entre deux cousins germains dont l’un habiterait les champs alors que l’autre, plus ambitieux ou croyant mieux vivre, se serait mis « en place » à la ville.
La durée de leur existence est à peu près la même, — plus courte peut-être de quelques jours pour Cricri ; les métamorphoses successives ont lieu au bout de laps de temps identiques ; les moirures des ailes grisâtres de Cricri mâle et adulte reproduisent exactement les moirures des ailes tête-de-nègre, bordées de jaune à leur attache, de Grillon ; les ailes des femelles de Cricri comportent les mêmes signes et les mêmes dessins que celles de Grillonne.
Quant au chant, je défie l’oreille la plus exercée de démêler s’il provient d’une paire d’ailes masculines grises ou brunes ; il est simplement probable que Cricri a plus de voix. Le seul fossé sérieux qui sépare Cricri et Grillon, c’est que, la vie de celui-là n’étant pas soumise à la marche des saisons, il naît, aime et meurt à n’importe quelle époque de l’an ; sa vie, je le répète, n’en est pas moins limitée pour cela ; mais il n’est plus pour l’éclosion de date rituelle ; il y a également lieu de croire que le temps d’éclosion d’une même ponte varie selon que la grillonne grise a déposé certains de ses œufs très près de l’âtre et d’autres un peu plus loin.
Ainsi, Cricri ne voit pas plus que Grillon ses propres enfants naître et grandir ; mais les fils de ses cousins plus ou moins éloignés peuvent le voir adulte dès leur naissance. En fait, le chant du Grillon de l’âtre résonne en toutes saisons, et, lorsqu’une pierre d’un vieux four tombe ou qu’on répare un foyer, on découvre souvent un gîte où des cricris de tout âge habitaient en commun … Il en est de naissants, il en est dont les bouts d’ailes n’attestent que la première ou la deuxième métamorphose, il en est de nuptiaux… Et, devant le cataclysme, c’est un grouillement éperdu de bestioles, aux tailles diverses, qui se hâtent en bondissant à la recherche de la première lézarde qui soit dans le parquet, entre deux carreaux, à l’angle d’une cloison, et qui, lorsqu’un gîte se présente, n’hésitent pas à s’y enfouir en masse, mâles et femelles, grands et petits.
Que nous voici loin de l’individualisme féroce de notre héros champêtre ! Je ne veux plus ici décrire que ce que mon imagination et mes sentiments me dicteront, assuré de me mieux rapprocher du vrai de la sorte. Et je dis : le grillon domestique et le grillon des champs furent il y a très longtemps pour nous, et encore plus longtemps pour eux, des frères. Les plus faibles furent forcés de se tirer d’affaire en inventant des gîtes que leurs pattes avaient la paresse de construire, en usant d’un soleil factice, le vrai soleil ne suffisant plus à leur médiocre complexion. L’accommodation à leur nouveau milieu, — c’est-à-dire leur domestication, la nécessité d’utiliser pour vivre les demeures humaines, leurs feux et leurs détritus alimentaires, — dut être réalisée très vite, si l’on en juge par la facilité qu’éprouve un homme à modifier par la chaleur et l’obscurité la progression de la vie du grillon des champs au cours d’une seule génération. La nature n’a pas travaillé autrement que moi-même quand je logeais mes grillons paysans sur le fourneau et dans l’âtre ; mais elle travaillait plus soigneusement et moins vite ; et puis cela la regardait ; c’est son métier de donner des facilités de vivre à divers lots d’individus par trop mal venus d’une espèce ; mais c’est un sacrilège de notre part, même sous des prétextes scientifiques, de détourner des êtres normaux de la voie que les efforts de milliards d’ancêtres leur ont méritée ou imposée.
Que le grillon domestique soit un dégénéré au sens où les divers parlers humains de l’heure emploient ce mot, c’est l’évidence même. Il est au bout des possibilités d’une espèce et incapable en outre de remonter le courant du fleuve fatal. Un grillon des champs élevé dans la chaleur d’un fourneau peut devenir une sorte de grillon domestique artificiel ; en revanche, installez Cricri dans la cage de Grillon, dans la cage herbue, en pleine lumière, vous verrez le petit misérable, un instant ébloui, puis grisé, se livrer à des ébats joyeux, s’empiffrer d’herbe fraîche… et mourir au bout d’un jour ou deux, de dysenterie.
Il vaut toujours mieux ne pas considérer le soleil comme un mythe, ou comme une illusion née dans la cervelle des simples, même lorsque l’on est d’une race si fort civilisée et avancée que le fourneau semble suffire, tandis que l’astre en vient à être comme disqualifié du titre d’objet d’expérience.
Grillon me parle :
Tu m’as déjà prêté ton langage en divers endroits, lorsqu’il te paraissait par trop difficile de procéder autrement pour essayer de me faire entrevoir et comprendre à travers tes mots. Peut-être souris-tu toi-même de l’inanité d’un tel effort ? Tu n’aurais pas raison. Tenter l’impossible, c’est du moins, même et surtout quand on succombe à la tâche, indiquer à d’autres un chemin…
Tu m’as prêté ton langage ; laisse que j’en use encore une fois. Certes, tu me connais et, en parlant de ma vie et de ses travaux, tu as bien fait, me semble-t-il, de t’étendre longuement sur mes ennemis, parce que la vie sans menace de la mort est plus que jamais l’ombre d’un rêve. Et peut-être ai-je maudit souvent la prison dorée où tu me privais de tant de précieuses peurs. Je t’approuve également de n’avoir pas caché ta façon de penser à propos de mes cousins renégats, qui ont préféré à notre pénible liberté et à notre rustique manteau de bure, l’existence servile et la livrée des laquais.
Mais, ma vie intérieure ? Comment pourrais-tu en exprimer la silencieuse musique, et comment pourrais-je, moi, dans ton parler, trouver des mots qui en rendraient compte ? J’admets que tu imagines assez facilement le caractère et la qualité de cette vie toute en méditations, de cette rêverie ininterrompue durant des mois, de ces sensations offertes en bloc et savourées comme un énorme bouquet chatoyant et complexe. Mais, au delà, il n’y a plus pour toi que mystère et ombre.
Tu désespères tellement en face de l’inexpressible que, — je te vois venir ! — tu serais bien capable de ne point parler de mes yeux, de ces yeux qui ne me servent guère à me diriger et qui ne représentent qu’un luxe offert à moi par maman Nature. Pourtant tu t’es vanté de pouvoir fournir ici quelques précisions… Je les attends, tes précisions, ou plutôt je les devine : tu as étudié, avec ce ridicule œil de cuivre et de verre qui supplée, selon toi, à la faiblesse du tien, mon système visuel ; tu as découvert ainsi des milliers de facettes sur la pellicule externe de mon œil à moi, sur cette pellicule qui est d’ailleurs opaque à la plupart des couleurs que tu nommes et translucide à d’autres couleurs pour lesquelles il n’est pas d’appellations dans le spectre imaginé par tes savants ; après cela, il t’est facile de calculer, je te l’accorde, le point où convergent les rayons que laissent filtrer les facettes ; mais alors tu constateras avec un bien légitime ahurissement que ce foyer, comme tu dis, est situé très en avant de tout organe récepteur, qu’il faut admettre une nouvelle dispersion des rayons avant qu’ils soient transmis par mes nerfs à mon ganglion cérébral… En conséquence, imagine ce que tu voudras : quelque chose de pareil aux taches lumineuses que produit sur une eau sombre un diamant jaune placé un peu au-dessus d’elle au soleil ; n’oublie pas que les couleurs ainsi réfractées n’ont pour la plupart aucun nom dans ton langage ; ajoute à cela que mon esprit se refuse à considérer autrement que comme des absurdités la possibilité visuelle d’une ligne courbe ou le fait de percevoir visuellement la distance ; que nous ne pouvons comprendre ce que le mot perspective signifie… Imagine encore, — pourquoi pas ? — quelque chose comme un de ces tableaux cubistes, dont vous êtes quelques-uns à sourire, mais qui seraient peut-être jugés d’un réalisme aigu dans le monde des insectes, si nous nous intéressions à la peinture et si vos cubistes pouvaient exprimer l’infra-rouge ou l’ultra-violet.
Voilà tout ce que ta connaissance des lois de l’optique te permet de donner comme précisions sur la façon dont mes yeux reflètent le monde…
Y a-t-il vraiment de quoi te déclarer enchanté ?… Non, n’est-ce pas ? Et puis… tes yeux, mes yeux… le même mot pour ces objets si différents… Car, qu’y a-t-il de commun entre un organe presque essentiel pour toi et les deux gentils kaléidoscopes incrustés dans ma tête comme des pierres fines dans la matière d’un beau coffret, entre tes conducteurs, tes informateurs et ces deux jouets superflus que la Nature, qui m’a déjà privé de mes inutiles oreilles, m’aura enlevés peut-être, si ma race existe encore dans quelques myriades d’années ?
Mes yeux, tes yeux ; ton odorat, mon odorat ; ma gourmandise et ta gourmandise, ta poésie et ma poésie… Toi qui vas prononcer à propos de moi les mots chanter, aimer et mourir, fais-toi plus humble et plus prudent encore.
Ce livre est celui dont j’ai le mieux caressé la méditation, que j’ai le plus fervemment conçu. J’écrivais, vers ma vingtième année :
« Si Dieu m’accordait une existence analogue à celle de Sylvestre Bonnard, le membre bien connu de l’Institut, qui, après son « crime », s’en fut à la campagne achever ses jours dans l’étude des menus ouvrages de la nature, je voudrais écrire un gros livre sur le grillon des champs… »
Je ne suis pas membre de l’Institut ; je ne puis non plus me qualifier encore de vieillard. J’ai donc devancé la date que je m’étais fixée pour devenir le biographe de mon ami à six pattes. On ne sait ni qui vit ni qui meurt, dit-on volontiers en Gascogne ma patrie… Et je crois avoir indiqué déjà que l’étude des insectes humains, depuis quelques années, m’écœurait un peu, en dépit de ma bonne humeur naturelle et d’un optimisme que je veux incorrigible.
Renonçant à un gros ouvrage tard venu, pourvu de plus de méthode peut-être, mais non point nourri de plus d’expérience, je souhaite seulement que l’on m’accorde que mon livre est à la taille de son sujet, qu’il est, comme lui, sans prétentions.
J’ai commencé de le rédiger au début du dernier automne, tandis que Grillon venait de naître, que septembre engourdissait le ciel et la mer, que l’air commençait à sentir la fumée de bois vert, les champignons et les pommes de pins pourrissantes de la belle forêt landaise où je me trouvais alors. — En cet endroit de mon travail, l’an poursuit son printemps, la fête de Mai est inaugurée, Grillon a pris son costume amoureux et funéraire dans les prairies d’Ile-de-France. C’est là que me tient momentanément la vie ; c’est là que je vais, une fois de plus, me pencher sur mon personnage avec une joie et une amitié renouvelées, avec l’émotion aussi qui convient quand il s’agit de véritables adieux à un être et à une œuvre.
« J’aime Chelle et ses cressonnières … » a écrit Victor Hugo, dans les Chansons des Rues et des Bois, et ce vers rime, si je ne me trompe, avec un autre où il est question des bas blancs des meunières du pays. Je n’ai jamais, hélas ! vu pour ma part, à Chelles ou dans les environs, de meunières en bas blancs, étant venu trop tard dans une banlieue à laquelle le progrès a imposé son vandalisme ; mais l’endroit ne m’en paraît pas moins charmant et ne m’en reste pas moins cher pour toutes sortes de raisons.
Il y a là, au milieu d’un immense jardin, une bâtisse pareille à certaines vieilles maisons où mon enfance s’écoula et qu’elle aimait « comme des personnes », — j’emploie les termes dont je me servais alors. L’immense jardin qui entoure la personnalité fière et un tantinet délabrée de celle-ci, est lui-même un personnage. Il dut être autrefois soigné, ratissé, glorieux ; mais, comme on a décidé depuis longtemps de le vendre à quelque société qui le découpera en lots et édifiera sur son emplacement des villas en carton-pâte ou en papier mâché, on le laisse, en attendant, vivre superbement sa vie.
Au printemps, c’est miracle de voir avec quelle fougue somptueuse et vaine s’y épanouit la descendance de végétaux légumineux autrefois appréciés à la table du propriétaire, maintenant redevenus comestiblement inutilisables. Les asperges sont arrogamment arborescentes, les carottes reprennent la mine de leurs sœurs sauvages, celles des prés, des garrigues, des talus ; les oignons ont volume de grains de maïs ; les choux, au lieu de se pelotonner douillettement sur eux-mêmes, s’élancent vers le ciel comme un chant lyrique et désintéressé. Les vignes sont rampantes et n’ont plus besoin de produire de fruits, assurées de vivre et de persister par la prolongation de leurs branches retombées au contact du sol nourricier, incomparable éducateur de surgeons ; les cerisiers ne portent plus que des guignes presque aussi peu charnues que le fruit de l’aubépin, appelé dans mon pays pain des oiseaux. Quant à ceux-ci, ils font rage, dès l’aube, dans les bosquets qui entourent la maison, dans les arbres qu’on n’émonde plus, dont les branches déchaînées chatouillent la toiture et taquinent les fenêtres. Les vitrages, d’où le mastic desséché a chu presque totalement, vibrent au fracas des chantres ailés ; il semblerait même, parfois, que, pour porter notre agacement à son comble et faire nos dents grincer, un mauvais plaisant promène en l’appuyant une pointe d’acier contre le verre, si peu sont aimables, quoi qu’en disent les chansons, celles des passereaux, surtout quand ils s’y évertuent trop près de nos oreilles.
Endroit admirable pour rééditer personnellement et revivre, si c’était là mon goût, des tristesses sœurs de celle d’Olympio ; paysage retrouvé chaque an quelques heures, et devant la rapide vieillesse duquel on éprouve soi-même la quantité déjà pesante des jours vécus. Un bassin s’est tari ; on voit sur sa vase des squelettes de poissons ; on aimerait à croire que ce sont ceux mêmes des cyprins qui, l’an passé, y nageaient encore, si l’on n’était pas sûr qu’il n’y a là que les débris des fritures dévorées récemment par les clients de l’hôtel voisin, puantes reliques dont une servante s’est débarrassée sournoisement et paresseusement en les jetant là. — Ainsi de tout ce qui se rapporte au souvenir ; le cultiver avec trop de soin et de présomption, savourer son amertume ou sa cruelle douceur comme des biens qui nous sont dus, c’est souvent le profaner ; nous ne sommes jamais de taille à juger notre passé ; ce serait quelque chose comme nous mettre au-dessus de notre rang que de nous contempler tels que nous fûmes ; pensons plutôt à demain ; la leçon ou, pour familièrement parler, la « douche » me paraît autrement salubre en pareil cas, surtout pour qui veut garder le paisible courage sans lequel la vie d’un homme ne mérite plus d’être continuée.
Jours d’autrefois, fugues écolières, rires frais, soleil ou nuit sur des cheveux féminins et tout autour de robes claires, je vous bénis, peut-être, mais je préfère vous renier… Qu’une seule lâcheté me soit permise : celle de ne pas fuir devant le retour des ombres amicales. O Emile Despax, Charles Dumas, Louis Loviot, et tant d’autres vivant encore, mais aussi lointains et plus morts que les chers morts, vous avez connu, vous aussi, le lieu dont je parle, la vieille maison bruissante et tintante, et son Paradou violent !… Que de tombes, déjà, le long de la voie sacrée du souvenir !
… Puisque les oiseaux t’ont réveillé dès l’aurore, va te coucher, commencement d’une fin, ruine qui s’ébauche, écolier de l’Ecole des Vieillards…
Dérision ! Ce n’est pas seulement vers ma jeunesse, c’est vers mon enfance que va me ramener cette nuit-ci.
Sa sœur d’hier était encore dépourvue de chants ou d’appels, quoique douce et chaude ; à peine une petite chevêche encore mal convaincue de l’approche du temps d’aimer fit-elle entendre quelques minutes son grelottant et lugubre appel ; les fenêtres étant restées ouvertes, deux chauves-souris tourbillonnèrent autour de la lampe avec beaucoup de ces petits cris qui doivent presque à coup sûr représenter un véritable langage embryonnaire (la chauve-souris captive vous dit des sottises et vous fait des grimaces, tout comme un singe), mais que beaucoup d’oreilles humaines, même des plus fines, ne perçoivent pas, parce qu’ils sont à la limite d’acuité des vibrations sonores pouvant impressionner normalement le tympan… Après cela, ce fut tout à fait le silence animal ; plus rien sous le ciel, — le vent n’existant pas, — qu’un bruit d’eau courante et d’herbes froissées par l’eau.
Mais, aujourd’hui, ce murmure ne sera pas seul à animer perpétuellement l’ombre. Pour la première fois cette année, Grillon s’est fait entendre de moi, tout à coup. Peut-être avait-il déjà essayé sa musique dans la journée, musique dont les accents encore débiles avaient été étouffés par les rumeurs de l’humaine vie ; à présent, sous le ciel splendide et sombre, ils retentissent avec la pureté des choses très neuves ; cela frémit et cela jaillit, cela tient de la source et du jet d’eau, et puis cela monte à l’infini, comme si le jet d’eau s’animait, devenait sensible, conscient ou divin, et visait définitivement le ciel après s’être pourvu d’invisibles ailes.
C’est le chant du premier grillon. On dirait qu’une minuscule fée des herbes se promène à travers ses domaines, sur son char fait d’un sabot volé à la paysanne du lieu et traîné par des mulots, se promène en frappant de sa magique baguette un petit tambour de cristal pour annoncer son passage. Et, de même que la flamme d’une humble chandelle emplit toute une vaste pièce, le solo de ce musicien, — de l’autre côté de la rivière, dans le grand pré qui va jusqu’à l’église d’un village dont je n’ai jamais su le nom, — se gonfle, élargit ses ondes, lance sa note unique à travers, nous semble-t-il, l’immensité intégrale du ciel. Un prodigieux frémissement, issu de l’insecte né à l’amour, circule et prend, pour qui sait entendre et comprendre, une importance comme miraculeuse ; lorsqu’une branche bouge ou qu’une feuille tremble près de ma fenêtre ouverte, je jurerais que ce n’est pas le vent, ou l’aile d’un pinson au sommeil agité qui en est cause, mais le frémissement prolongé du son produit par la fée en promenade, le chant annonciateur pour qui la distance n’existe pas, — n’existe pas plus que pour une idée humaine venue à son heure et qui se propage, s’épanouit à la même époque d’un bout à l’autre du monde, sans que les plus savants connaissent comment ni pourquoi.
La grande idée de l’amour est éclose dans l’ombre et le secret de la forêt des herbes. Le solo devient duo, puis trio, très vite, en quelques minutes ; l’émulation sonore précède, entre mâles, la rivalité et le combat ; les exécutants du concert vont être, dès ce soir, innombrables ; alors, au lieu de la note unique répétée environ chaque demi-seconde, c’est une sorte de grésillement musical qui va durer jusqu’à la mort momentanée de la race, qui atteint son maximum d’intensité aux heures chaudes et lumineuses, mais qui, pour nos oreilles, acquiert sa plus forte et précieuse valeur au retour de la nuit.
Le silence lui prête une vie et une vertu singulières ; on a l’impression que le sol parle avec le ciel et que celui-ci lui répond en son langage, qu’une correspondance passionnée, frénétique, s’est pour quelques semaines établie entre eux.
Le bel imagier qu’est Abel Bonnard a écrit, en faisant parler mes personnages :
C’est vrai, à cela près que le mot obséder est trop fort et presque injurieux pour Grillon : je ne parviens pas à éprouver que son chant agace (car obséder ne veut plus guère dire autre chose en français) le ciel du seul fait qu’il a l’air d’y parvenir. Bien au contraire, une harmonie paraît se créer entre le grésillement terrestre et la scintillation éthérée ; celle-ci et celui-là semblent n’être plus que le reflet humainement auditif et visuel d’une grande chose, intermédiaire ou partout répandue, que nos sens sont incapables d’atteindre elle-même.
Je me garderai de décrire longuement l’appareil musical.
D’autres l’ont fait avec une minutie qui eût été louable, si n’importe quel enfant attentif n’était à même d’observer cet appareil et d’en comprendre le fonctionnement. Je me bornerai à signaler que, pour chaque individu, la note est la même du commencement à la fin ; qu’elle varie très peu d’individu à individu, comme qualité, sinon comme intensité ; qu’il existe pourtant des grillons virtuoses et qui savent mieux que leurs congénères mettre ou non la sourdine ou la pédale forte à certains moments ; que l’augmentation de l’intensité sonore est produite par le resserrement des cuisses sauteuses contre les ailes l’une sur l’autre frottées ; qu’il n’est pas vrai, comme on l’a dit, que la rosée serve à Grillon de colophane. Il est parfaitement exact que Grillon chante plus fort, et, si l’on veut, avec plus de verve, lorsque les feuilles de laitue que je lui sers en captivité sont fraîches, juteuses et arrosées d’eau bien claire ; mais l’enthousiasme poétique qu’il manifeste alors, ressemble à celui d’un homme qui devient bavard après un bon repas, et il n’a pas eu plus besoin d’humecter ses ailes que nous de nous barbouiller de vin les mains et la figure. Comment expliquerait-on, s’il en était ainsi, que le Grillon du foyer, vivant dans une atmosphère torride, parmi les cendres et les poussières, fît résonner son instrument aussi bruyamment, et plus peut-être, que son cousin des prairies ? A la vérité, Cricri et Grillon ne chantent pas, si leurs ailes sont sèches ; en essuyer le dessous avec un peu d’ouate hydrophile ou le dessécher avec du chlorure de calcium rend l’insecte aphone pour quelque temps ; mais c’est de lui-même qu’il tire sa colophane.
En effet, sur le dos de l’insecte mâle parfait, au point de jonction du corselet et de l’abdomen, sont deux toutes petites glandes qui sécrètent une humeur incolore, à la réaction nettement acide. Ces glandes n’existant pas chez la femelle sans voix, il me paraît incontestable que ce sont elles qui fournissent à Cricri et à Grillon mâles l’humidité nécessaire à la sonorité de leurs ailes. A certains moments d’exaltation et de rage, quand deux rivaux, par exemple, se trouvent face à face aux abords d’une belle, le chant s’enfle, les glandes sécrètent avec plus d’abondance leur liqueur ; j’ai dit que celle-ci est acide ; elle est, en conséquence, plus ou moins corrosive, et c’est ce qui explique que les ailes des mâles, au déclin de leur vie, soient très souvent amincies, échancrées, frangées. Le chant s’en ressent, et ces pauvres ténors enroués sont très mal vus de leurs anciennes admiratrices. Ce sont eux qu’elles dévorent de préférence ; ils se laissent faire, comme s’ils comprenaient que c’est encore ce qui peut leur arriver de mieux, au point où ils en sont.
Voilà tout ce que j’avais à apporter de nouveau à propos des organes du chant.
Et maintenant, celui-ci est ; toutes les fées des herbes frappent sur leur tambour. Oui, c’est bien mon enfance qui s’attache à moi comme à une proie facile, bousculant les images de jeunesse, d’amour et de mort, dont je déplorais tout à l’heure, sans beaucoup de conviction, que cette maison fût peuplée.
Le collège de Villeneuve-d’Agen était alors une immense et pittoresque masure qui dominait le Lot ; à quatre heures, en cette saison, mon grand-père Cassan venait m’y chercher, quand j’avais huit ou neuf ans. Eugène Cassan, élevé chez les Pères Dominicains de Toulouse, pensait en latin, parlait volontiers en langue d’oc, adorait les bêtes, — toutes vertus que je m’honore de tenir de lui. Ruiné par un père délicieux et chimérique, qui rêvait de drainer la fortune du monde et aimait en outre à jouer du violon sur son toit par les nuits de lune, — pour évoquer les Elémentals, — il avait estimé que tout était bien en ce monde, parce que, dans le même moment, une tante à lui trépassait en lui laissant, à trois lieues de son castel natal, une boulangerie dont il prit crânement la suite. Toujours je le reverrai lisant les Géorgiques ou les Tusculanes , ses livres préférés, près de son tour, et inquiet des réparations que réclamait celui-ci, pour cette seule raison qu’elles risquaient de troubler le ménage des grillons familiers dont le concert berçait son labeur et scandait les mètres de Virgile ou les périodes cicéroniennes. Sur la belle rivière encaissée, le soleil luisait, doux et fort ; le bruit de l’eau, au-dessus du barrage tout proche, retentissait orgueilleusement et suffisait à combler le silence.
— On va faire un tour sur la rive, me disait grand-père, mais d’un air qui promettait toute une fête…
Moi, je lui demandais, n’osant en croire encore mes oreilles :
— Vrai ?… Tu crois qu’ ils ont commencé à chanter ?
Aucun autre mot n’était nécessaire. Nous nous comprenions.
Qu’ils me semblaient longs, les quelque cent mètres qu’il fallait accomplir en amont du barrage pour que le fracas de l’eau n’étouffât plus les premiers chants de mes amis !
Ce soir, comme aux soirs de mon enfance, le chant est , la belle et définitive aventure est inaugurée pour Grillon. Demain, dès que le soleil aura chauffé le sol, ce casanier va se transformer. Installé arrogamment sur la plate-forme de sa demeure, il mène grand vacarme, au vu et au su de tous, et même des oiseaux qui, cependant, ont d’autant plus faim qu’un puéril pépiement abonde dans les nids… Les femelles voisines savent à quoi s’en tenir, et les voici qui mettent les antennes dehors. Plus de repos au fond du gîte sûr ! L’heure des randonnées hasardeuses a sonné avec le premier bruissement musical des ailes, de ces ailes qui n’ont pas pour but de conquérir l’air et l’azur, mais qui, comme dans le chant de Schiller, n’en signifient pas moins l’essor, puisque c’est vers l’amour et la bataille qu’elles entraînent la race qui les a conquises.
Il s’agit de chanteurs infatigables et d’un opéra composé par le suprême Maëstro. Les décors seront dignes des acteurs et de l’auteur. O cher François-René de Chateaubriand, qui t’extasias, peut-être en rêve, sur la splendeur des forêts vierges, dans un nouveau monde déjà bien vieux pour le commun des hommes, sinon pour toi, il n’était pas besoin à ton amour des magnificences d’aller, avec le vain espoir de changer de cœur, au delà des mers, sous un autre ciel. Le ciel « est aussi en bas », a dit le Juif batave, précis à l’égal d’un rouage de montre et clairvoyant comme les verres de lunettes qu’il polissait par métier. Je me couche dans le pré, j’enfouis mon visage dans le foin déjà haut, je me réduis à la taille de mon héros, je m’imagine des yeux à facettes, et aussitôt un infini de songe et de féerie est réalisé.
Le décor est apparemment plat et sans perspective, à tous les coins de l’horizon, que contient dans son ensemble le double miroir savant et compliqué ; les couleurs sont innombrables et juxtaposées, sans qu’aucune dénomination humaine d’elles soit raisonnablement possible ; les formes sont comme tangibles et d’une amplitude que nous ne pouvons même pas imaginer. Alors, se produit le phénomène somptueux, pour un être plus vieux et plus évolué que nous, de vivre les meilleurs jours de sa vie au milieu de la jeunesse renouvelée du monde, dans une atmosphère chaleureuse et humide, luxuriante, gorgée de sèves, saturée d’une lumière intimement mélangée à de l’ombre, lumière diffuse, violente et douce, qui éclaire actuellement sans doute les jours de la planète Vénus et qui aurait étourdi et flatté nos sens, si l’humanité avait existé sur la Terre durant la période secondaire. Je n’irai pas enfantinement mesurer la stature de Grillon et la hauteur de l’herbe où il se cache : nos sens, encore une fois, n’ont pas de communes mesures, et, à propos des herbes qui l’entourent, il serait vain de parler d’arbres dépassant d’une hauteur de plus de quatre-vingts mètres notre stature… Ce n’en est pas moins au centre d’un paysage et sous un climat infiniment jeunes, préhumains, que la vie de Grillon va s’achever, dans une telle perfection de l’être qu’il semblerait indécent que la nouveauté partiellement reconstituée de notre monde manquât d’y participer, de la provoquer ou de l’embellir encore.
J’ai la face dans l’herbe, qui dépasse mes épaules ; mon nez s’appuie presque contre le sol, je vous dis… Et je rêve et divague peut-être… N’importe ! Laissez-moi divaguer et rêver. Ces plantes diverses qui composent la denrée que nous appellerons « du foin » quand elles seront mortes, ont des noms dont certains sont jolis. Mais qu’un autre vous les énumère à nouveau ; je ne me sens plus en cet instant le cœur et les ambitions d’un herboriste… Une vapeur embaumée emplit mon cerveau, un miroitement glauque s’appuie sur mes yeux et chatoie à leur surface, sans risquer de s’enfoncer jusqu’aux profondeurs sombres de l’esprit, un peu comme fait du liège sur de l’eau ; la terre sent la terre, mais de façon si intense qu’une musique au-dessous de mes oreilles ou qui dépasse leurs facultés, semble se mélanger à cette odeur : et c’est comme si je percevais, moi aussi, le monde avec des antennes. Devant leur respectif domicile net et strict de bourgeois d’hier, le chanteur arrogant et la silencieuse amoureuse, rassurés par mon immobilité, ont recommencé à vivre comme si je n’existais pas. Mais est-ce que j’ai le droit de dire que j’existe, moi, être humain, moi, si jeune et si vieux à la fois devant le renouvellement annuel d’un monde ?… O inanité, ô mensonge de ce que, nous autres hommes, nous appelons secondes ou siècles et contenons, sans nous donner d’entorses à l’imaginative, sous la dénomination générale de TEMPS !
Il est parti, les ailes arrondies, bruissantes, et plus jamais ne se retrouvera à l’aise dans son trou. Les premiers temps, il y reviendra peut-être « dormir » encore, de préférence vers l’aube, quand lui-même et ses rivaux se seront tus ; on ne se guérit pas tout soudainement d’une vie rangée et sédentaire. Dès lors, comme on le comprend sans peine, l’observation de Grillon en liberté comporte quelques difficultés, même pour qui, à enfouir volontiers sa face dans l’herbe, ne redoute pas d’être traité de mangeur de foin. Mais, quand j’étais enfant, — cet âge sans pitié ignore aussi la fausse honte, — j’ai maintes fois suivi Grillon, le plus discrètement possible, à quatre pattes ; mes souvenirs de ces années-là gardent une étonnante lumière et je réponds de l’exactitude de ce que je note aujourd’hui, bien que je l’aie vu surtout autrefois.
La proximité d’une maison de belle dame n’influe en rien sur les manières du nouvel aventurier. Il pourrait souvent attendre la fortune dans son lit ou se dire que tout bonheur que ses palpes n’atteignent pas, n’est qu’un rêve, — car souvent un gîte de femelle est à moins de vingt centimètres de celui du chanteur, — mais c’est rarement à sa voisine qu’il ira faire sa cour et offrir ses hommages.
Pour l’y décider, il faudrait un incident imprévu, comme la rencontre d’un rival, d’un étranger venu de loin avec lequel il se trouverait face à face ; sinon, le sédentaire qu’il fut jusqu’ici, semble incontestablement préférer les voyages lointains et qui l’amènent parfois jusqu’à dix bons mètres de son domicile. Les femelles sans voix ne quittent guère les abords du leur, y rentrent à chaque fin de nuit et l’entretiennent jusqu’au terme de leur existence : ayant aimé, les mâles ne sont en effet bons qu’à mourir, tandis qu’à elles incombe encore le soin d’assurer la ponte, de prévoir tout ce qui peut être favorable à l’épanouissement de l’avenir enclos dans leurs flancs.
Grillon se promène donc en chantant, nuit et jour, et il a vraiment l’air très comique, très guerrier d’opérette, parce que ses ailes gonflées ressemblent à une cape que soulèverait une rapière romantique. Son arme, en réalité, il ne la porte pas derrière lui, malgré le bruit de traîneur de sabre qu’il fait sur les chemins de la forêt herbeuse, mais devant lui ses crocs, tandis qu’il progresse en chantant, sont presque toujours grands ouverts, comme s’il suffisait d’être poète ou amoureux pour devenir du même coup féroce.
Les batailles sont fréquentes et nul ne semble songer à les éviter, bien au contraire. Elles font partie de la fête ; il semble que celle-ci, sans elles, diminuerait de charme et de valeur, que l’essentiel manquerait au programme. Sans que je veuille faire ici la moindre allusion humaine, je me vois forcé de constater qu’un grillon qui ne se bat pas, paraît très peu digne d’être aimé ; le mythe d’Arès et d’Aphrodite, qui eut sa valeur à l’aurore de l’humanité, la garde au bout de l’évolution d’une race infiniment plus vieille que la nôtre.
Il est impayable de voir un de ces combats, surtout quand une femelle accourt au bruit et y assiste, pudiquement cachée à quelques mètres de ses adversaires, lustrant ses ailes qui ne sont que parure, crachant sur ses pattes antérieures pour débarbouiller son visage et ses antennes, tordant le cou de-ci, de-là, bref, faisant des mines en l’honneur du vainqueur, qu’elle ignore encore… Entre les galants chevaliers, il y a d’ailleurs plutôt joute que combat à mort ; celui qui est parvenu à ouvrir le plus largement sa mâchoire, la resserre de son mieux sur la face du concurrent, laquelle en est un peu éraflée ou bosselée, et c’est tout… Le vaincu déguerpit, — il n’y a pas d’autres mots, — sans protestation ni murmure ; le vainqueur, lui, chante de tout son cœur… La belle continue à minauder…
Que signifie, que représente le chant du mâle ? Un appel d’amour, vous répondra-t-on couramment ; un appel d’amour comme celui que font retentir sur les coteaux de mon pays les batraciens, d’autant plus odieusement bruyants, en cet endroit de la Terre, que les sources et flaques d’eau y sont assez espacées et qu’ils les surpeuplent dès qu’ils en découvrent. Mais « appel d’amour », même en langage humain, n’en demeure pas moins une traduction assez vulgaire de ce que doit être la chose. Le mot amour, dans nos parlers, a un sens tellement vague et dénaturé que la difficulté des transpositions sentimentales d’insecte à homme et d’homme à insecte s’accroît encore ; les vocables que je possède se rebellent ou s’effarent, comme des écoliers pourtant dociles dont on exigerait un devoir dépassant leurs forces ; il y a nuit et ombre des deux côtés, parce que l’animal ne sait plus depuis très longtemps ce qu’est l’amour tel que le font vivre, pleurer et rire les romans et les romances dans nos trop puériles cervelles, parce que, d’autre part, nous ignorons encore ce que peut être l’amour uniquement dévoué à la vie de l’espèce, l’amour dont on ne parle plus, l’amour dont la discussion ne se pose pas de ce seul fait qu’il est fonction de mort et de vie et que, si la race n’existait pas, chez l’homme comme chez Grillon du reste, il ne serait plus question de rien du tout.
Des peuplades primitives de notre très primaire humanité en sont encore à se défigurer pour s’embellir, à se barbouiller d’ocre, à s’inciser la peau rasée du crâne et à introduire dans la plaie provoquée ainsi des venins ou des poisons, pour faire là pousser et demeurer des monstruosités, des excroissances de chair qui vont jusqu’à figurer sur la tête de ces pauvres noirs des crêtes ténébreuses. Moralement, et surtout intellectuellement, en amour, nous en sommes au même point qu’eux. Nous encombrons cette réalité superbe d’ornements ridicules. L’art nègre est à la mode pour certains, dans la minute où j’écris ces lignes, mais je crois qu’un certain romantisme a été, en ce qui concerne les hommes et les femmes, le dadaïsme et l’art nègre de la sentimentalité. Nous en subissons encore certaines influences, parfois sans nous en douter, parfois aussi, quand nous avons des lettres plus ou moins heureusement digérées et assimilées, — ce qui est le cas de la plupart des gens aujourd’hui, — parce que nous trouvons encore très bien porté qu’il en soit de la sorte.
Combien de gens, du monde le meilleur et le plus raffiné, estimeraient vraiment qu’ils aiment s’ils ne souffraient point, par exemple, ou ne faisaient semblant de souffrir ? La crête artificielle sur la tête du nègre !… D’autres préfèrent torturer ou faire croire qu’ils torturent. Vanité des vanités. C’est qu’il faut prendre parti, l’amour, chez l’homme, en étant encore au point où est sa politique ; le plus grave, c’est qu’il croit aimer réellement, alors qu’il se contente de jouer pour lui et pour les autres de piteuses comédies bourrées de vers ressassés et de phrases toutes faites ; — vers et phrases qui font autorité, qu’on nous inculque dès le collège, sous prétexte de nous initier à la science du cœur humain telle que l’ont comprise les plus illustres auteurs, mais qui ne sauraient dater de plus de cinq mille ans, et qui n’expriment pas nécessairement des vérités éternelles.
Ainsi vieillesse et jeunesse, quand on parle d’amants et d’amantes, sont encore termes incertains et mal définis dans notre race ; une femme de trente ans excitait la pitié de l’immense Balzac, alors que Pénélope et Hélène, à quarante ans et plus, s’imposaient encore, et sans que cela fît sourire Homère, au loyal désir des plus beaux parmi les jeunes hommes ; actuellement, des dames qui eussent été grand’mères du temps de Balzac sont, si j’ose dire, homériques. De même du côté de nos mâles : en effet, au cours des siècles et d’après les documents littéraires qu’ils nous ont laissés, n’est-ce point tantôt Chérubin qui triomphe, tantôt un homme mûr ou blet qui a raison de Chérubin ? L’humanité, au point de vue amour, demeure turbulente et indécise, sur cette question d’âge et sur mille autres, comme un enfant devant un jouet qui lui agrée justement ; tantôt il le soigne et le protège, tantôt il le casse pour voir ce qui se passe à l’intérieur… Nous demeurons encore, en amour, et pour combien de siècles, à l’âge des caprices et des modes !
Il n’y a rien là qui puisse nous irriter ou nous réjouir. C’est le temps, si ce mot correspond à une réalité supra-humaine, qui fera de nous ce que nous méritons d’être plus tard, plus loin, après la sélection naturelle et l’évolution inévitable. Lui seul jugera si, pour l’espèce humaine comme pour les races d’insectes, il n’est pas superflu de distinguer le goût d’aimer du besoin voluptueux de se perpétuer en de neuves générations.
Moraliser à ce propos est d’ailleurs aussi vain que l’effort d’un vieux monsieur tentant de contribuer à la repopulation de son coin de Terre par ses bons conseils et son éloquence. Ces parcelles d’humanité que l’on contient sous les dénominations très nobles et suprêmement valables de familles ou de patries, ne durent elles-mêmes qu’autant qu’elles méritent leur durée ; si elles succombent, c’est justice au sens tristement humain de ce mot colossal, flottant, glacial, et qui me fait penser en tout à un iceberg capable d’endommager ou d’anéantir les plus beaux navires dans sa promenade déchaînée et sans yeux. Quand une race humaine diminue, c’est qu’elle est inutile au bon ordre de la planète Terre ; et quand un individu humain, corps et âme, ne se survit point en des enfants bien portants ou dans des œuvres durables, ce n’est que par une incompréhensible indulgence de la Nature ou de Dieu qu’il a vécu.
En dépit de l’impossibilité que j’ai marquée d’exprimer en mots ce qu’est l’amour pour un insecte, en dépit du gouffre d’ombre qui sépare nos tâtonnements humains de son accomplissement à peu près définitif, en dépit de notre puérilité en face de son âge de centaines de milliers d’années pour nous numérables en dizaines de millions, en dépit de tout ce qu’on peut appeler (ce qui m’est ici indifférent) progrès ou décrépitude de sa part, il n’en demeure pas moins que beaucoup de traits que nous considérons comme les à-côtés ou même les bas-côtés de l’amour ont persisté dans la race actuelle de mon personnage, avec d’autres dont nous jugeons, provisoirement du moins, que l’amour humain peut s’enorgueillir.
La rivalité entre mâles et la férocité des femelles pour les mâles inutiles ont duré jusqu’à Grillon. Le désir d’être beau et fort, de le faire voir et savoir a également persisté jusqu’à lui. Cela suffit à la faible lumière que j’ambitionne en cet endroit. Des choses enfantines et qui n’ont plus de sens pour des vieillards, reviennent parfois se jouer avec ce qui leur reste de cervelle. Il en est des races comme des individus. Le superflu et l’inutile leur demeurent nécessaire, de si mauvais œil que Nature doive voir cela. Il se peut aussi que Nature ait des raisons à cette tolérance, raisons qui ne sont pas forcément obscures aux hommes, même quand ils tâchent de les discerner paradoxalement, c’est-à-dire contrairement aux méthodes ordinaires d’une élite devenue majorité.
Le chant est plus et mieux qu’un appel d’amour, il est un ornement sonore du mâle, le complément de l’ornement visible que sont les ailes qui le produisent, — les belles ailes de moire noire, relevées d’un trait jaune d’or, qu’il revêt quand il entend les voix mêlées de la mort et de l’amour. Qui dit fête, dit musique et parure. Au lieu d’appel d’amour, plus conforme à la réalité serait d’inscrire ici des mots comme manie des splendeurs, goût du vacarme sous toutes les formes sensorielles humainement concevables, envie de gaieté, de réjouissances, d’activité déployée sans raison immédiate, de jeu au sens noble que les enfants et les sportsmen donnent à ce terme.
Pour l’homme déjà, quand il se sent dans la plénitude de sa force, quand il est placé en face des raisons de briller qu’il a ou croit avoir, existe cette volonté de s’orner et de s’embellir que les animaux, créatures plus évoluées que nous, manifestent encore. Nous soignons notre toilette pour une réjouissance ou une solennité comme le fait Grillon pour la solennité et la réjouissance suprêmes. Une noce ne va pas sans musique et chansons ; Carnaval et Mi-Carême, dans la « Ville-la-plus-civilisée-du-Monde », donnaient aux âmes simples, avant la guerre, la fureur du déguisement somptueux ou grotesque, en tout cas voyant ; des moralistes parlaient à ce propos de retour à la sauvagerie, voire à l’animalité ; je crois qu’ils se trompaient ; pour être d’accord avec moi-même, je dis qu’il y avait là pressentiment au moins autant que réminiscence.
D’un bout à l’autre de l’échelle animale, et chez les végétaux mêmes, le besoin de l’art pour l’art, de l’inutile mouvement et de l’éclat non motivé, c’est-à-dire de la fête et du jeu, existe. Les arbres aiment et jouent à leur manière, se parent de fleurs et de feuillage quand vient pour eux le moment de penser à la reproduction. Les mâles, chez les oiseaux et les insectes, sont presque toujours des noceurs et des poseurs ; — j’emploie à dessein ces derniers mots, que je n’aime pas, pour mieux montrer combien l’humanité me plaît telle qu’elle est et comme nous avons intérêt à faire durer sa jeunesse le plus possible… Pour ceux qui jugent comme moi, il est très rassurant que nos femelles soient destinées, de longs siècles encore, à se montrer plus coquettes et plus futiles que le commun des mâles. L’égalité esthétique et ornementale des sexes est un signe, je ne dis point de déchéance, mais de vieillesse de la race. Je suis sûr qu’Eve était infiniment plus belle et parée qu’Adam ; le passage biblique où il est question d’elle, nous invite, en tout cas, à le supposer. Mais dès que la légende tourne à l’histoire et que notre race prend de l’âge, on voit déjà paraître, en fait de coquetterie et de futilité, bon nombre d’hommes qui sont femmes. Les deux sexes, en se lançant « un regard irrité », ne mourront certes pas « chacun de leur côté » comme disait à peu près Vigny, éloquent et si candide poète. Mais, ce que nous dénommons féminisme, n’en demeure pas moins réalisable et même probable ; toute la question est de savoir si cette réalisation, ou cette probabilité est séduisante pour nous et pour nos compagnes. Et ceci est en dehors de mon sujet.
Grillonne sait de nos jours se vêtir convenablement, encore que moins fastueusement que son galant, pour l’époque des noces ; mais elle a perdu le don du chant que certaines de ses cousines sauterelles (fort rares d’ailleurs) possèdent encore à l’égal des mâles. Et, ce qu’il y a d’infiniment curieux à signaler, c’est que ses ailes ne sont pas absolument rigides, figées, et qu’elle les remue parfois au soleil comme si ses lointaines aïeules en avaient tiré de la musique… Je me garderai de toute conclusion et même de toute réflexion à ce sujet ; une réflexion risquerait d’être saugrenue et une conclusion d’être hasardeuse. Mais il me semble incontestable que, presque au bout de la destinée de sa race, Grillonne, comme la plupart des femelles animales, est allée au delà des ambitions de ses mères-grands. Les deux sexes ne meurent pas séparés en se lançant des regards furibonds, mais c’est le sexe fort qui est devenu celui du charme, de la séduction, de la parure et du plaisir.
Du plaisir. C’est d’un plaisir que Grillonne s’est privée, car la musique des insectes, — ceci, nous pouvons l’affirmer maintenant, — ne saurait être motivée uniquement par l’appel sexuel. André de Chénier a écrit, en pensant probablement à lui-même, ces vers de marbre embaumé :
Nous voici tout à l’opposé de ce que doit éprouver l’insecte bruisseur ou chanteur. Il y a chez le pur poète trace d’un de ces raffinements de la sentimentalité qui sont dans nos esprits ce que sont des joujoux précieux et inutiles entre les mains des enfants ; le chant, chez Grillon, est infiniment plus désintéressé que, par exemple, chez nos poètes, sans que je veuille signifier par là, bien au contraire, que nos poètes ont tort ; ils ont raison parce que notre espèce est jeune entre les espèces et que ceci est une vertu admirable. Quelle plus belle aventure pour un poète que de voir un heureux rythme se traduire en sourire de tendresse sur un visage d’amie ! Nous en sommes au joujou. Grillon en est au jeu, au sport ou peut-être même à une chose pour laquelle les mots nous manquent. Son chant est l’expression d’une euphorie merveilleuse, une expansion et un épanouissement, et peut-être ne l’entend-il pas davantage que nous n’entendons normalement notre souffle ou les battements de notre cœur.
Ce ne sont pas là des affirmations gratuites ; il suffit d’observer Grillon avec les plus ordinaires des yeux mortels pour se rendre compte que la réalité n’est pas autrement traduisible en notre langage. Il chante comme il mange ou comme il bouge. Il y a même là quelque chose d’un peu attristant ; nous avons couramment traité notre personnage de chanteur, de musicien et de poète ; nous cuvons mal, dès à présent, l’ivresse de ces métaphores imprudentes, comprenant que les agréments qui semblent combler sa vieillesse ne sont appréciables qu’à nos yeux.
Décidément, pour ma part, je m’estime satisfait de l’âge de mon espèce.
De la férocité des femelles , inscrirais-je volontiers en tête de ce nouveau paragraphe, si je ne tenais avant tout à éviter des airs de fabuliste, si mon seul souci n’était de rendre, tant bien que mal, la figure du réel. Il n’y a aucune intention satirique ou moralisatrice, aucune indication de ce que je souhaite pour mes pareils dans ce livre. Je voudrais qu’on m’y sentît, en ce qui les concerne, fataliste ou tout au moins stoïcien au sens qu’a ce mot, quand on l’applique au manuel d’Epictète ; je voudrais que quelques-unes des pensées de Marc-Aurèle éclairassent ma conception de la relativité dans le domaine intellectuel et moral, aussi bien que dans le matériel et le biologique.
Comme il nous serait profitable de méditer au cours de la vie la distinction entre les choses qui dépendent de nous et celles qui ne dépendent pas de nous ! Combien de fois, en essayant d’expliquer mon insecte, ne me suis-je pas répété et presque chanté les phrases inégalables de l’étonnant César : « Si les dieux m’avaient créé rossignol… mais je ne suis qu’empereur… » Empereur ou rossignol ? Homme ou insecte ? Nul besoin d’user littéralement d’allégorie, de symbole et de procédés de fabuliste pour signifier ou rappeler une infinie grandeur et une infinie faiblesse qui dénoncent l’inanité foncière de nos mesures.
J’estime même que les conseils tirés de ce qui peut nous apparaître comme la réalité et la vérité ne sont pas nécessairement profitables ; si La Fontaine n’avait pas eu la vertu de faire sourdre un des plus purs jaillissements du style poétique français, je crois que, comme fabuliste, il me déplairait assez fort. Sous n’importe quelle forme, plaisantes ou sévères, les leçons et les prédications ne sont que jeux d’esprits puérils ou divertissements de cœurs aigris ; ou encore exercices d’un bien triste métier ; nul catéchisme ne vaut si nous ne le portons en nous-mêmes et mesuré à nos mérites ou à nos besoins ; pour le reste, une fatalité domine notre vie et celle de notre race, et cette fatalité vaut qu’on lui fasse confiance ; s’occuper de ses intentions dans le seul but d’en tenir compte, de ses ordres avec l’unique désir de les entendre, est la plus sage des sagesses… Mais, pardon ! Ceci sera au commencement d’un autre livre et d’une autre série de méditations, et il dépend de moi, « il est en moi », de bien marquer quelle fut ici l’unique raison de cette imprévue bifurcation stoïcienne : mon soin, à rebours de la plupart des historiographes des bêtes, n’a même pas été de nous regarder et de nous comprendre à travers elles, mais de tâcher, — ce qui n’était pas si commode, — à les voir telles qu’il est probable ou possible qu’elles se voient.
J’ai peur également que, vers le terme du chemin suivi le long de ces pages, on ne se rappelle que j’ai tenté jadis de disséquer d’autres jolis insectes, humains ceux-ci, et qu’on n’imagine quelque rapport déplorable entre les réflexions qui me furent jadis inspirées par les caprices de Nouche, entre autres caprices, et mes sentiments de spectateur impartial, lorsque je note la férocité de Grillonne pour son mâle. Nous sommes en présence de deux mondes absolument fermés l’un à l’autre, c’est le cas de le répéter.
D’ailleurs, la férocité des femelles humaines est encore une invention romantique, et des pires : quand nous relisons dans l’âge mûr, même signés des noms de Balzac ou d’Alphonse Daudet, certains livres qui prennent à tâche de nous montrer les méfaits conscients ou non d’une Marneffe ou d’une Sapho, et qui pour nous évoquent l’éternelle ennemie, la persistante Dalila, j’ai beau faire, j’ai beau lire d’aussi près que possible et même entre les lignes, je ne parviens pas à trouver qu’il y ait vraiment là de quoi se frapper.
Bien au contraire, mon esprit et mon cœur s’emplissent aussitôt, par réaction, de tous les souvenirs d’incomparables tendresses féminines que l’humanité mâle et moi-même avons éprouvées. Les femmes en ont pour trois cent mille ans et plus, avant d’avoir envie ou besoin de torturer et de dévorer leurs époux terrestres. En attendant, j’estime que, dans la civilisation actuelle, les femmes sont infiniment meilleures que les hommes, qu’elles ont, en général, beaucoup plus de bonté spontanée, de générosité et de foi. Est-ce clair ? Vais-je pouvoir raconter maintenant comme Grillonne s’efforce de manger son mari et y réussit très souvent, sans faire soupçonner en moi des intentions louches, mauvaises et me susciter de belles ennemies ? Je l’espère, je le crois.
Mais j’ai eu très peur.
Durant la pariade, Grillonne tourne maintes fois ce qui lui sert de visage vers ce qui sert de visage à Grillon, et, très véritablement, ce sont des baisers qu’elle sollicite ou offre. Palpes et antennes se frôlent et se mêlent, les crocs s’entre-mordillent doucement et il y a une incontestable langueur dans le geste de l’amante faisant presque totalement pivoter sa face sur l’axe de son col pour qu’un de ses yeux au moins se mire dans un œil du mâle et le reflète à sa manière. Toutes câlineries dont on peut dire sans ridicule, quand on les a vues, qu’elles sont très traditionnellement humaines et touchantes ; c’est même la première fois qu’il me semble possible de jeter un pont entre le monde sentimental de mon personnage et le nôtre… Avec les préliminaires, cela dure parfois deux heures, et, avec le colossal bénéfice que perçoit Grillon au change de la monnaie du temps humain, cela équivaut à une lune de miel de fastueuse durée.
Grillon et Grillonne ne se jurent pas fidélité. Mais, pour mieux comprendre les raisons de la férocité de la femelle, mieux vaut isoler un couple, constituer un ménage, imposer la monogamie. Après une première pariade, Grillon parvient presque toujours à s’échapper et la femelle ne s’y oppose que faiblement comme si elle doutait, — en quoi elle ferait preuve de clairvoyance — que l’œuvre fût accomplie. Grillonne est moins impitoyable que la femelle de la mante religieuse ou de l’araignée qui, dès les premières caresses ne manquent , si j’ose dire, leur époux que bien par hasard. Regardons. Laissons faire… J’ai vu parfois Grillon proprement attrapé et déchiqueté après un premier essai, et la femelle, en quelque sorte veuve, ne pondre que des œufs sans avenir ; le monsieur était, sans doute, un triste sire, qui déplaisait à la dame, et la dame ignorait, n’est-ce pas, qu’elle ne trouverait un autre conjoint que si je le voulais bien. Mais, normalement, c’est seulement après trois ou quatre accouplements, échelonnés sur une soixantaine d’heures, que le mâle est tenu pour un triste sire.
En liberté, il se peut que ce soit sa troisième ou quatrième femelle qui le considère comme tel et lui règle son compte. Tous les mâles, bien entendu, ne meurent pas ainsi, que j’y veille ou qu’eux, par fortune, parviennent dans les champs à subsister quelques heures de plus, vieux garçons bougons désormais et misogynes, et ne chantant plus que sans conviction.
Mais, dans la cage où j’observe le couple, la femelle est sans pitié, et si le mâle s’échappe encore quand elle croit sincèrement être mère, elle le poursuit, le rattrape sans peine, engage contre lui un combat dont l’issue paraît aussitôt fatale ; nous voici loin des joutes courtoises et des duels généralement sans gravité que se livraient les mâles au hasard des rencontres sur les grands chemins de la forêt des herbes ! Grillon, solidement saisi à l’extrémité de l’abdomen, après des manœuvres qui montrent que cette partie de lui-même particulièrement vulnérable — et peut-être jugée sans valeur à présent, — a été visée de préférence à toute autre, Grillon ne se défend pas, ne résiste que pour la forme, en galant homme qui a l’air d’admirer sa maîtresse jusque dans la peine qu’elle prend, pour le supprimer, quand elle estime qu’il y a lieu de le faire.
Grillonne estime en effet qu’il y a lieu de le faire, que cela est recommandable, moral. Elle annihile de l’inutilité, active une agonie, par ailleurs, et même loin d’elle, inévitable ; elle aide à mourir avec une sorte d’onction et de piété le père de ses enfants, condamné à mort de toutes manières. N’a-t-il pas infusé en elle de la vie, et même sa vie tout entière ? Le flambeau est transmis. Je vais dire tout à l’heure comment meurt Grillonne, et comment meurt Grillon quand Grillonne ne le mange pas. J’affirme qu’il n’y a pas grande différence pour Grillon, au point où il en est.
Et il résiste si peu, encore une fois, et elle le mange si tranquillement, si doucement…
L’œuvre de vie et de perpétuation accomplie, l’heure du repos définitif est toute prochaine. J’observe Grillon et Grillonne aux heures prévues de l’agonie : rien, dans leur aspect, ne laisse prévoir la nécessité de leur anéantissement. Elle, après la ponte, est redevenue agile et alerte pour quelques heures. Après l’accouplement, le mâle, quand il est rusé ou bien inspiré, s’est éloigné d’elle à toutes jambes et à grand renfort de bonds. On sait pourquoi. Mais ce désir de fuite et cette légitime crainte d’être plus ou moins endommagé n’indiquent-ils pas que ce condamné à mort tient à l’existence, qu’il ne se croit pas guetté encore par la sentence sans appel ?
En tout cas, sa vie continue à être telle qu’il l’a vécue en sa plus superbe saison. Promenades, chansons, batailles. L’appétit, en liberté comme en captivité, demeure excellent… Et cependant la mort est là.
Elle est là, dans la splendeur éclatante de juillet et surtout d’août à son commencement, tapie comme un invisible monstre aux mille et mille doigts assassins, sur les champs fauchés, dénudés, comme si la sécheresse rousse et rase lui permettait de mieux viser ses innombrables proies.
En cage, les grillons et les grillonnes, s’ils ne se peuvent éviter, se distraient en s’entre-dévorant ; et, bientôt dans la petite communauté si longtemps paisible, puis si joliment batailleuse, il n’y a plus, — spectacle navrant, — que des moribonds mutilés, qui se traînent en boitillant à la poursuite des camarades encore plus piteux qu’eux-mêmes ; les femelles, rudes gaillardes encore, ont tôt fait de mettre ordre à cela, et Bacchantes, de déchirer leurs Orphées ; puis elles se déchirent entre elles.
Dans les champs, avant de mourir, les grillons et les grillonnes se promènent, de façon désintéressée cette fois. Leurs gîtes sont définitivement abandonnés et accaparés aussitôt par des profiteurs capons, des intrus sans gloire qui se seraient bien gardés, eux, de s’y introduire en d’autres temps : petites limaces terrifiées par la canicule, infimes colimaçons blancs, hôtes ordinaires des fossés à présent taris, bestioles qui tentent tant bien que mal d’attendre sous la terre, à l’ombre, le retour de l’humidité indispensable à leur bonheur, cloportes, scolopendres, — toute une vie gluante et timide, amie du noir. Parfois une minuscule rainette trop précoce s’y installe, à l’affût du regain, des premières averses et des mousses reverdies. D’autres fois encore, c’est un jeune lézard gris, né loin des rocs ou d’un vieux mur, qui loue à peu de frais, en attendant mieux, l’ancienne demeure de Grillon. Celui-ci, en tout cas, semble désormais indifférent à ce gîte qu’il a construit avec tant de peine, si soigneusement entretenu, si héroïquement défendu ; il n’y reviendra pas mourir.
Et peut-être l’a-t-il oublié déjà ; ce qui est sûr, c’est qu’il agit comme s’il ne le reconnaissait plus, qu’il se refuse à y entrer quand je veux l’y contraindre en l’agaçant du bout du doigt… Quand la nouvelle génération de grillons naîtra, tous les anciens trous seront depuis beau temps inutilisables, déformés par leurs locataires de hasard, ou détruits, ou comblés… Le futur constructeur aura, comme jadis son père et sa mère, tout à apprendre ; et nous nommerons avec quelque mépris instinct sa science vite acquise, immuable, précaire certes, mais cependant suffisante et, à ce titre, raisonnable et intelligente autant que celle dont nous nous enorgueillissons.
Donc, Grillon ayant fini d’aimer, et Grillonne allégée de ses œufs, se promènent sans but, jouissant une dernière fois de cette lumière qu’ils ont tant aimée, du soleil qui les gonflait d’orgueil et d’amour, de cette nuit aussi qui fut comme une immense cloche de cristal autour et au-dessus de leurs heures les plus belles. Soleil, ombre, tout cela se mélangeait pour notre héros comme du sucre et du miel à l’aliment herbacé généreusement fourni par la terre inépuisable. Et jamais celle-ci, pour peu que quelques gouttes de rosée la flattent, l’encensent, la parent, ne fut si riche en parfums qu’en cette saison de mort. Notre odorat humain participe lui-même à la sensuelle fête des foins mûrs ; combien beau n’est-il pas, le poème qui vibre à présent dans les antennes de l’insecte, dans le froissement affaibli de ses ailes ! Et quel est-il, sinon celui de la nature à son apogée, dans sa splendeur prodigue et son insolente illumination ! La victoire est absolue, l’avenir préparé par les graines animales ou végétales… Je crois pouvoir dire dès à présent que, dans le poème silencieux par Grillon composé ou récité durant ces suprêmes instants, la crainte et la douleur sont absentes et que, pour la graine errante qu’il fut, s’impose, domine, éclate la certitude d’avoir connu le plus beau triomphe, puisqu’il s’agissait de vivre pour produire et de mûrir pour mourir.
Pour mourir… Mais l’idée de la mort existe-t-elle seulement dans le cerveau de l’insecte, du moins quand il s’agit de la mort à son heure ?
Grillon s’est réalisé lui-même jusqu’à la perfection, selon des lois imprescriptibles ; il n’est pas possible qu’il ne se considère pas, à sa manière, comme un rouage humble mais indispensable dans la grande machine de l’univers. En raisonnant, — une fois n’est pas coutume ! — d’un point de vue humain, en imaginant selon nous, à l’usage de notre insecte, une philosophie approchant des nôtres, voici quelques idées qu’on pourrait lui prêter alors en toute raison :
« J’ai mérité d’accomplir ma tâche jusqu’au bout… Maintenant, les herbes sont sèches, l’été exagère ses feux, je me sens las de manger, d’aimer et de courir à travers le monde : je vais m’endormir quelques semaines pour m’éveiller ensuite, — récompense de ma valeur, — non plus un, mais légion ; non plus fatigué, mais léger, bondissant, tout neuf et plein d’un courage retrouvé devant les mille menaces de la terre et du ciel, menaces dont j’aurai raison, je l’espère, encore cette fois, — dussent la plupart des parcelles rajeunies de mon être succomber dans la grande bataille… »
N’avons-nous pas l’impression que cette philosophie ou, si l’on préfère, cette religion naturelle, que cette métaphysique et de pareils espoirs correspondent, dans le cas de notre insecte, à une traduction de ce qui est, toute simple, et telle qu’il nous est rarement possible d’en donner de plus exactes, je veux dire de plus satisfaisantes, pour notre science et notre esprit ?
Non, il ne me paraît pas possible que Grillon, possédât-il pour le reste des sens et une intelligence analogues aux nôtres, connût une signification à des mots comme ceux qui chez nous se prononcent mort, mortel, mourir… L’observation et l’expérience nous ont fait reconnaître en lui, au cours de cette histoire de sa vie, des sentiments incontestablement intelligibles et identifiables pour nous, qui les éprouvons aussi à notre manière : sentiments qui ne sont pas toujours, certes, de ceux que nous préférerions voir flamboyer aux cimes de l’âme humaine, mais qui ne nous en sont que plus familiers ; comme un homme, Grillon aime son gîte, son labeur, le chant et il est crâne quand il aime, toutes vertus qu’on ne peut qu’admirer ; pareil à certains hommes, — j’écris certains dans le désir de ne pas me montrer trop sévère envers mes semblables, mes frères, — il succombe maintes fois à la tentation de divers péchés, pour la plupart capitaux : ainsi à la gourmandise, à la colère, voire même à l’orgueil et à la paresse ; j’ajoute à son excuse qu’il est gourmand autant que tous les êtres dont l’estomac est bon, coléreux et orgueilleux comme la plupart des braves, et paresseux à la façon des gens qui ont beaucoup travaillé. Bref, entre lui et nous, de nombreux points de contact physiologiques existent et je ne pense point que personne puisse douter de ceci.
N’omettons donc pas de regarder ici Grillon mourir comme nous l’avons regardé, entre autres choses probablement plus graves selon lui, chercher sa demeure, l’aménager, se nourrir et se défendre.
Le mâle s’accouple trois ou quatre fois et il semble que le dernier accouplement soit le seul fécond, en tout cas le seul valable , puisque le mâle que j’isole après un seul accouplement vit à peu près aussi longtemps ensuite que s’il avait été absolument privé d’aimer. De même, la femelle qui n’a eu qu’un époux et qui en a été séparée aussitôt, pond des œufs qui neuf fois sur dix sont stériles. Mais, dans la grande cage, où les amours et les pontes ont été normales, choisissons un couple ; choisissons-le parmi les plus gaillards de nos pensionnaires, parmi ceux qui sont pourvus de tous leurs membres, dont le crâne n’est pas trop bosselé, bref parmi les privilégiés des hasards de la guerre amoureuse et nuptiale… Rien ne paraît changé à la vie ; elle continue… Le solitaire et la solitaire vont et viennent, mangent, font un peu de musique ou de toilette… Et puis, au bout d’un temps qui n’excède jamais soixante heures pour Grillon après le troisième ou quatrième accouplement, trente heures pour Grillonne après la suprême ponte, vous les voyez qui, soudainement, s’immobilisent.
(A rappeler que, si les deux éléments du couple n’avaient pas été logés chacun dans une cage, il ne se serait plus agi, même à pareille heure, de promenades ou de collations, de musique ou de toilette, mais d’un féroce duel où la femelle aurait trucidé son adversaire en quelques instants).
Grillon (ou Grillonne) s’immobilise, n’importe où, et toujours de la même façon subite, quelle que soit la couleur de l’heure fatale, qu’il fasse jour ou nuit, que je guette cette agonie à la clarté d’un beau soleil ou à la lueur d’une lampe ; il ne chancelle pas, non : il s’affaisse peu à peu sur ses six pattes, jusqu’à ce qu’il touche le sol du bas du museau et de la pointe de l’abdomen ; il ne chavirera et n’expirera ventre en l’air que si la pente du terrain et les lois de la pesanteur l’exigent ; sinon, la fin se manifeste seulement par la cessation du remuement des antennes ; insectes, celles-ci retombent, non pas en avant et comme vers l’avenir, mais en arrière, doucement, très doucement, jusqu’à ce qu’elles aient atteint l’appui que leur offre la surface plane du dos, ou le cran d’arrêt des pattes sauteuses.
Quelques secondes plus tôt, Grillon vivait, chantait encore, goûtait l’air et la lumière, savourait le monde. Je ne puis me décider à écrire ici qu’il est mort ; ce mot me paraîtrait malencontreux, un peu « comme aux Romains qui », remarquait Montaigne, « avaient appris de l’amollir ou l’étendre en périphrases » et, au lieu de dire : il est mort , disaient : il a vécu . Je n’écrirai pas même Grillon a vécu , tant il paraît justifié de prétendre, — comme sans doute lui-même le croit, — qu’il va, tout simplement, pour quelques jours, se reposer de vivre.
Ecoutons encore Montaigne :
« La mort est moins à craindre que rien, s’il y avait quelque chose de moins que rien. Elle ne vous concerne ni mort ni vif : vif, parce que vous êtes ; mort, parce que vous n’êtes plus… Pourquoi crains-tu ton dernier jour ? Il ne confère pas plus à ta mort que chacun des autres. Le dernier pas ne fait pas la lassitude, il la déclare. Tous les jours vont à la mort : le dernier y arrive. Voilà les enseignements de notre mère Nature. »
O mon maître Michel Eyquem, laissez que je me sépare momentanément de vous. Certes, votre doctrine a butiné tout le miel de la sagesse antique, si facile, si pratique, si utilitaire, sans jamais l’être bassement, et qui fournirait tant de consolations à ceux qui voudraient (ou qui pourraient, hélas !) s’accommoder en notre temps de ses préceptes. Mais j’ai peur que les enseignements de notre mère Nature et ceux de la sagesse antique, qui est si souvent la vôtre, ne concordent pas tout à fait ici.
Car Grillon ne donne l’exemple d’un sage selon Montaigne que lorsqu’il meurt à son heure. S’il expire à la suite d’une blessure ou d’un accident, partiellement éventré ou décervelé, alors nous assistons à une agonie très longue, lugubre, odieuse, presque humaine. La face en seau à charbon, bien entendu, continuera à n’exprimer d’émotion aucune ; mais, pour qui connaît le petit être, la souffrance, dans ses attitudes, dans les frissonnements éperdus de ses antennes et de ses palpes, dans les tressaillements de ses pattes ou de ses viscères, dans les contractions spasmodiques de ses ganglions nerveux, apparaîtra aussi éclatante que sur le visage d’un supplicié.
Où je serais tenté de rejoindre mon maître, c’est lorsqu’il nous prêche que nul des hommes ne meurt avant son heure, « que l’utilité de vivre n’est pas dans l’espace, mais dans l’usage qu’on en fait », et que tel a vécu longtemps, — Jésus ou Alexandre par exemple, — qui a peu vécu. Belles paroles, nobles pensées, mais qui sont néanmoins d’ordre moral et nullement biologique. Quels sont les hommes qui pourraient prononcer ces paroles ou concevoir ces pensées en toute sincérité , quand la certitude leur vient de l’instant fatal ? Je ne dis point qu’il n’en existe pas, héros ou fous, mais ils ne représentent que des exceptions ; ils sont des anomalies, des monstres, des prodiges.
La vérité humaine est plutôt dans la légende de la Mort et du Bûcheron, dans les vers de la Jeune Captive , ou dans la bouche du poète de celle-ci, murmurant, en touchant son front, devant l’échafaud abominable, la phrase déchirante : « Pourtant, il y avait quelque chose là ! » Il faut bien l’avouer, puisqu’il n’est pas physiologiquement fatal que nous disparaissions après avoir aimé, puisque, moralement, il n’est pas non plus nécessaire que nous mourions dès lors que nous avons accompli un exploit ou produit un chef-d’œuvre, ici la sagesse antique, ou plutôt celle de Montaigne se trouve, me semble-t-il, en défaut, et elle a tort d’invoquer l’autorité de notre mère Nature.
Il est juste, il est raisonnable qu’un centenaire, eût-il été malheureux ou inutile tout le long de sa route, s’indigne à la pensée de mourir ; il est naturel que son anéantissement lui semble une iniquité, parce que nulle heure proche ou lointaine ne lui a jamais été fixée par la Nature .
Seul un être hypothétique, tel qu’un criminel vertueux, pourrait juger que, socialement, et à ce seul point de vue, sa disparition est légitime ; mais la vérité sociale n’est-elle pas encore plus hypothétique qu’un criminel vertueux ? Et, enfin, si le criminel vertueux se repentait sincèrement, n’estimerait-il pas, du même coup, que ce repentir sincère, définitif, lui rend tous ses droits à l’existence ?
L’homme qui s’éteint comme une lampe où a brûlé toute l’huile, peut ne pas protester contre la mort, mais c’est parce qu’il ne la voit pas venir. Le plus fervent chrétien, le philosophe le plus sûr de ne pas périr tout entier, doivent logiquement regretter de quitter « trop tôt » la terre où ils ne savent pas si d’autres, après eux, propageront comme ils l’ont fait la vérité, c’est-à-dire leurs croyances salutaires ou les idées qu’ils tenaient pour généreuses. Il n’est donc pour l’homme, à généralement parler, qu’une acceptation naturelle du néant ou de l’immortalité ; et cette acceptation est, si l’on peut dire, négative.
Il faut maintenant procéder à l’autopsie du menu cadavre. Quand il s’agit de dépouiller la réalité d’une créature vivante, l’expérience ne saurait s’arrêter à la mort de celle-ci. Cependant, quand j’ai disséqué pour la première fois Grillon mort de sa belle mort, je ne prévoyais guère l’importance qu’aurait pour moi, et peut-être aussi pour le lecteur, une opération dont rien ne m’indiquait le profit, que dictait seule la fantaisie si souvent errante ou superflue dont les plus grands et les moindres chercheurs demeurent heureusement les esclaves.
Alors, je constate que la boîte cranienne est presque absolument vide de liquide, que, par conséquent, les impressions de l’œil à facettes n’avaient guère plus de chance de parvenir au cerveau, que celui-ci, comme tout autre centre nerveux, s’est racorni et a sensiblement diminué de volume, que les intestins, au microscope, apparaissent criblés sur toute leur longueur d’un nombre considérable de trous en proportion équivalents à ce que seraient des perforations de plus d’un millimètre de diamètre sur des intestins humains ; donc, durant les quelque trente heures ou les quelque soixante heures qui précèdent la belle mort de Grillonne et de Grillon, l’insecte n’est, selon toute vraisemblance, qu’une machine aux rouages usés et que nulle force n’anime plus ; il bouge, bruit et paraît se nourrir encore ; mais il n’y a là, en réalité, qu’impulsion de vitesse acquise et effet d’élan donné ; de même se comporte le moteur à explosions, lorsqu’il tourne quelques secondes encore après que la décision du conducteur a étranglé les gaz et coupé l’allumage. Je ne dis d’ailleurs rien de tout cela pour flatter l’ombre sèche de Descartes.
La lampe s’est éteinte faute d’huile… Mais ce serait trop humainement expliquer la fin subite et incontestablement sans souffrances de l’insecte, que de le faire grâce à une pauvre métaphore qui n’a été ou ne sera réellement valable que pour quelques-uns d’entre nous. En ce point de mon objet, je rêve d’éclairer le réel d’une lumière plus lointaine, plus difficile à projeter, mais plus sensible et intelligible.
A la vérité, pour Grillon, la mort survenant à son heure est chose simplement inexistante ; prononcé à propos de lui, ce mot n’a de sens que pour nous.
Déjà, après ce que nous a appris l’autopsie, les sentiments et les idées que j’ai prêtés à Grillon un peu plus haut, cette persuasion de ne s’endormir que pour quelques jours et cette foi en sa résurrection multipliée, peuvent apparaître moins fantaisistes et arbitraires ; nous ne traduisons plus, nous ne transposons plus ; ayant pris posture scientifique, nous décrivons les faits et énonçons les inductions auxquelles nous autorisent et nous inclinent les faits observés. Grillon est vide , ou à peu près, de tout ce qui lui permit de refléter son monde et de respecter jusqu’au bout le devoir de vivre ; il y aurait également intérêt à analyser chimiquement le cadavre ; je ne l’ai pas fait, cette expérience étant pour moi compliquée et difficile, et ne me paraissant pas indispensable à la vertu et à la suite de mes raisons ; il y a lieu d’ailleurs de conclure de la disparition presque absolue du liquide facial et du racornissement des ganglions, de la mise hors d’usage de l’appareil digestif, à un appauvrissement considérable de la plupart des éléments du protoplasme dans ce petit système organisé prêt à redevenir matière inorganique.
Grillon a donc transfusé le meilleur de lui-même, sa vie et sa réalité, aux organes procréateurs de Grillonne ; il faudra ensuite que celle-ci, pour que les œufs soient dignes d’éclore, ajoute à ce don sa propre vie et sa propre réalité. Ainsi, la vie et la réalité se poursuivent et se perpétuent, sans brisure, en ligne ininterrompue et droite, du passé au présent, du présent à l’avenir illimité, du mâle à la femelle et de la femelle aux œufs qui conjuguent et multiplient leur double essence. Avant même que la dépouille ou la défroque du mâle soit inerte, il existe à nouveau, dans les chapelets ovariens fécondés ; la femelle fait encore semblant de vivre, alors que déjà ses œufs sont animés, croissent, palpitent d’une ardeur puissante et impatiente au sein de la suprême nourrice, du générateur hybride et sans sexe, de Gaïa qu’on peut aussi nommer Pan.
Où et comment concevoir de façon plus claire et distincte la notion de perpétuité, de pérennité, d’immortalité, ou, pour plus humblement mais non moins fortement dire, l’évidence de l’absurdité de l’idée de mort ?
Ma tâche est ici terminée. Tout ce que j’ai cru devoir noter et développer à propos de Grillon est dit. Si un soin de rhétorique avait présidé à la composition et au discours de cet ouvrage, j’aurais inscrit, quelques lignes plus haut, comme titre : conclusion, — en tant que naturaliste, — ou : épilogue, — en tant que conteur.
Mais il n’est pas d’épilogue à la plus belle histoire du monde, et les conclusions importent peu à qui présenta aussi nuement que possible des observations patientes et faciles, sincères et passionnées.
Aucune de ces observations ne me paraît pouvoir être scientifiquement contestée. Le jeu de mes expériences a commencé vers ma septième année et ne m’a point lassé depuis bientôt trente ans. Que les spécialistes, entomologistes et savants de tout ordre ne me jugent donc que sur ce qui précède, et qu’ils veuillent m’accorder que, si je leur parais danser avec des ombres, ce n’est qu’à partir de cet instant-ci, pour ma satisfaction personnelle et comme en manière de délassement.
Jamais mieux qu’en ce point ne s’est manifestée à mon esprit et à mon cœur la jeunesse infirme et séduisante de notre humaine race, jamais de façon plus intense je n’ai éprouvé à quel point nous étions, selon la formule, les derniers nés de la création. De là à ne point douter que nous en étions le chef-d’œuvre, il n’y a eu qu’un pas, lequel fut toujours franchi aisément, aussi bien par la Bible ou l’Evangile que par Darwin ou même par Haeckel.
Nous n’avons guère plus de cent cinquante mille ans d’existence ; un homme peut vivre cent ans, un grillon ne vit que de dix à onze mois. Et de combien de milliers de siècles ses ancêtres, ou les races d’insectes dont il est issu, ne nous ont-ils pas précédés sur notre planète ? En tenant compte, comme il se doit en pareil cas, du peu de durée de sa vie par rapport à la nôtre, en se basant sur la proportion d’un à cinquante qui me paraît raisonnable, en admettant d’autre part que les grillons, ou les prégrillons aient existé deux cent mille ans seulement avant les hommes ou les préhommes, il n’y a qu’à multiplier deux cent mille par cinquante pour comprendre que les insectes, humainement comptant, sont, au bas mot, d’environ dix millions d’années plus vieux et plus évolués que nous.
L’homme, chef-d’œuvre de la création ? Qu’on prenne bien note que je ne proteste en aucune manière contre cette qualification et que le proverbe « tout nouveau, tout beau » me paraît en sa place ici. Mais, de même que l’individu naissant commence à mourir, une espèce, n’existerait-elle que depuis mille siècles, a, même physiquement, même organiquement inauguré son évolution et, qui dit évolution, dit marche lente vers le terme nécessaire. Quelle sera l’humanité dans un avenir si lointain que sa seule méditation ne peut que nous effarer, nous dont l’espèce, consciemment, se souvient à peine de six mille ans de légende ou d’histoire ?
Sauf le cas d’accident, de cataclysme céleste, c’est par myriades et myriades d’années que se chiffre le temps où les conditions physiques de notre existence sur la Terre ont chance de demeurer à peu près telles qu’elles sont aujourd’hui. Mais ne regardons pas si loin, justement à cause de cette proportion d’un à cinquante que nous avons admise entre la durée de la vie de Grillon et la durée de notre vie : ici, devant l’avenir, les conséquences se produisent à l’inverse, et c’est dans deux cent mille, trois cent mille ans au plus que l’évolution du mammifère supérieur a, en toute logique, chance de rattraper celle de la race grillonne actuelle.
Comment imaginer ce que sera l’homme alors, physiquement et moralement, intellectuellement et socialement ? Qu’affirmer, qu’indiquer même sans risquer de nous égarer dans le domaine périlleux de l’imagination et de la rêverie ?… Tout, d’ailleurs, est possible : l’évolution, à n’envisager que le point de vue social, a fait de certains insectes, du nôtre par exemple, des individualistes résolus, et de certains autres, comme les fourmis ou les abeilles, des communistes accomplis.
Que l’humanité future soit une collection de vastes fourmilières ou que la planète Terre se transforme en une sorte de champ immense où les hommes, mâles et femelles, isolés et voisins, ne se rencontreront que pour s’accoupler et produire, dans un cas comme dans l’autre, gardons-nous de prononcer le mot de progrès ou de décadence… L’œuvre de la nature, nous n’avons pas à la juger ; plus que jamais notre esprit et notre pensée sont inférieurs, en pareilles matières, à concevoir et à définir la mesure qui jauge le bien et le mal. Ni progrès ni décadence : évolution. Mais dans quel sens celle-ci doit se produire, voilà qui ne laisse point de doute ; ce n’est point parce que nous sommes les derniers-nés sur la Terre que la Nature et le Créateur renonceront en notre faveur, — ou par haine de nous, — à leur dessein manifeste en tout de réaliser des simplifications et d’aboutir au moindre effort.
Ainsi, ce qui fait qu’il y a encore, dans l’humanité, des personnalités, c’est précisément son extrême jeunesse. Chez les autres mammifères, chez les oiseaux, chez les poissons même, la personnalité n’est pas encore tout à fait anéantie, et la fréquentation humaine semble particulièrement réveiller en certains de ces animaux des habiletés, des roueries, des facultés d’adaptation qui furent autrefois indispensables aux meilleurs d’entre eux pour assurer la vie de l’espèce. Un chien ou un chat a très nettement un caractère ; il en est de bons et de méchants, de laborieux et de paresseux, de propres et de malpropres, d’honnêtes et d’enclins aux rapines, tout ceci en dehors de la bonté ou de la cruauté du maître que le sort leur a dévolu ; tous les chevaux ne sont pas également dressables ; dans la même basse-cour, des volailles de la même couvée sont les unes très sauvages et d’autres familières ; dans la pièce d’eau de Fontainebleau, ce sont toujours les mêmes carpes qui viennent happer le pain au bout des doigts du promeneur.
Dans le monde des insectes, rien de pareil n’est observable, si minutieuse que soit notre observation.
Sur les quelque dix mille grillons que j’ai connus et fréquentés depuis que je suis au monde, nul trait qui distinguât l’un de l’autre ; ils s’apprivoisent, ai-je écrit, et j’entends par là qu’ils s’accoutument facilement à être manipulés par nous, à ne pas s’effrayer de notre contact, même à venir, à heures fixes, quêter de nous des gourmandises ; mais ils en sont tous là… J’ajoute que je n’ai jamais vu personnellement un grillon appréciablement plus beau ou plus fort qu’un autre et qu’il n’y a sûrement pas d’infirmes de naissance dans cette race ; si Grillon vient par hasard au monde avec une patte torse ou contrefaite (j’ai constaté cela deux fois en tout), c’est assurément que l’œuf, où il vivait déjà , a été bousculé et de quelque manière endommagé.
Donc, absence de personnalité et égalité absolue entre individus d’espèce identique. Me basant sur la différence qui existe entre l’âge de la race grillonne et celui de la nôtre, soit une dizaine de millions d’années (très approximativement !) force m’est de professer que les temps de l’égalité entre êtres humains ne sont pas encore venus, et que ceux des êtres humains qui fondent sur ce principe d’égalité leurs doctrines morales ou sociales, me font l’effet de gamins ambitieux de jouer à l’homme et même au vieillard. Un de mes parents me grondait, s’indignait même, quand, à Agen, sur la belle promenade du Gravier, je me promenais gravement, dignement, en tenant entre mes lèvres une de ces queues de feuilles de platanes qui imitent à merveille une minuscule pipe ; ce fut le même, en revanche, qui m’offrit mes premières cigarettes, quand il estima que j’avais l’âge de fumer, sinon sans dommage, du moins sans ridicule.
Chaque chose arrive à son heure, et n’arrive que trop tôt, dans l’évolution de l’espèce comme dans celle de l’individu. L’égalité entre hommes ne saurait être effectivement décrétée par des lois ou par des caprices de castes. Que cette aspiration vers un lointain avenir, cette envie inconsciente de hâter notre marche en avant, soit légitime et même louable, il se peut ; je fais simplement remarquer, en passant, qu’il n’est pas besoin d’avoir dépassé le milieu du chemin pour ne pas déjà regretter sa première jeunesse et que, tout comme un homme, l’humanité n’aurait pas grand intérêt sentimental ou profit matériel à se vouloir vieillir trop tôt.
Mais que ce nivellement et cette uniformité soient en voie de se réaliser lentement pour nous comme ils l’ont fait à peu près absolument chez les autres vertébrés et totalement chez le reste des êtres, ceci, à tort ou à raison, je crois pouvoir l’affirmer ici. Qu’il y ait lieu de regretter dans l’avenir un temps où les plus forts, les plus beaux, les meilleurs triomphaient et devaient triompher pour assurer la vie de leur race par leur vie individuelle, ceci ne regarde que les poètes futurs ; la Nature seule a droit de juger et force pour exécuter ses jugements ; ils sont sans appel et je n’ai ici d’autre intention, considérant ce qui fut ou qui est, que de les prévoir, d’imaginer les résultats de la délibération qui se poursuit et où le plus éloquent de nous n’a point de voix.
Oui, tout porte à croire qu’un jour, grillons solitaires ou fourmis sociables, tous les hommes seront égaux, qu’on ne parlera plus de beauté ou de laideur, de force ou de faiblesse, de grandeur ou de bassesse d’âme, parce que tout cela n’existera plus et n’aura plus besoin d’exister ; l’intelligence, la raison ou, pour mieux dire, les facultés que nous dénommons orgueilleusement ainsi, seront elles-mêmes devenues de moins en moins nécessaires ; l’instinct suffira pour l’accomplissement de notre œuvre vitale, pour assurer notre existence et l’existence de ceux qui naîtront de nous. Et peut-être la Terre est-elle assez jeune encore pour qu’en ses puissantes entrailles, dans les profondeurs vierges de ses mers, par exemple, s’élabore une nouvelle race d’êtres, destinés à nous remplacer, à rappeler de près ou de loin ce que nous sommes actuellement, quand notre race à nous pourra subsister et persister mécaniquement, instinctivement, invariablement, sans ces vertus spécifiques mais momentanées, prêts d’un usurier indulgent, que sont notre raison et notre intelligence.
Ceci dit, je comprends de moins en moins ceux qui veulent hâter l’avenir, et je me félicite de vivre en mon temps, si fécond qu’il ait été en horreurs et en tristesse.
Du reste, — qu’on me permette d’insister là-dessus, — j’ai averti que mon intention, ici, était de danser avec des ombres…
Mais je veux aussi danser avec un rayon de lumière.
Infra nos quoque caelum quaerendum est , a écrit Spinosa. Astronome de ce ciel d’en bas, je pense que, la destinée de notre race, nous apprendrons mieux à la connaître en étudiant la vie d’une humble bestiole qu’en marchant le nez en l’air, sous prétexte de discerner l’avenir dans la figure et les mouvements des astres… Mais la juste terreur de regarder en l’air ne doit, sous aucun prétexte, nous ôter l’envie de « voir plus haut ».
Il n’y a eu tout au long de ces pages que de la physique au sens propre du mot : observer, comprendre et tenter de traduire, telle fut ma règle ; pas plus que je n’ai voulu à l’instant me mêler de politique ou de sociologie, je ne tiens, pour finir, à ébaucher des discussions métaphysiques, à tenter des hauteurs d’où je retomberais en écrasant mon sujet. Mais je n’ai pas hésité à écrire que l’absurdité de l’idée de mort me semblait évidente pour un insecte comme Grillon et je ne puis m’empêcher, à ce propos, de faire un retour sur nous-mêmes.
La force que nous appelons vie n’est pas plus destinée à rester éternellement ignorée de nous, sinon en son essence, du moins en ses causes, que des forces comme la chaleur, la lumière, et toutes les autres manifestations de l’énergie. Dans le Dictionnaire des Merveilles de la Nature, publié en 1781 sous le patronage de l’Académie des Sciences , l’existence des Hommes-marins, tritons ou sirènes, n’était pas encore très catégoriquement niée par la science officielle, mais tout ce qui nous est dit des phénomènes électriques nous semble à peu près aussi puéril que n’importe quelle histoire de magie ou de sorcellerie. A moins d’un siècle et demi en arrière de nous, l’étude de la force électricité était donc encore dans l’enfance, dans les limbes ou les à-côtés du savoir, un peu comme de nos jours la force qui préside à ces phénomènes psychiques dont les spirites ne doutent pas un peu trop tôt et que le reste des hommes aurait tort de nier par principe. Au même titre que la chaleur, la lumière, — ou l’électricité, — la vie est une des formes de l’énergie universelle et, comme telle, susceptible, un jour lointain ou proche, d’être connue clairement, asservie, domestiquée et peut-être même modérée ou activée par notre industrie dans une certaine mesure. A noter en passant qu’il n’y aurait pas lieu de conclure de là à la différence foncière de l’animal et de l’homme et à la supériorité de celui-ci sur celui-là, car, en ce point aussi, l’instinct a devancé, comme il était normal, sa sœur cadette l’intelligence : que d’animaux connaissent l’art de ralentir leur vie, c’est-à-dire de la prolonger ?… Et que dire de l’anguillule des gouttières, que la sécheresse rend inerte et cassante comme herbe morte, et qui, après des mois et des mois, pour peu qu’on l’humecte, renaît, redevient capable de bouger et de produire ?
Rien ne se crée, rien ne se perd. Il est donc illogique d’admettre que la force qui nous a fait respirer, sentir et nous mouvoir, puisse s’anéantir lors de la dissociation des éléments qui ont constitué notre chair et notre ossature. Qu’il y ait transformation, cela se peut concevoir et ici se pose une fois de plus le problème de l’au-delà, qui depuis des siècles a donné l’essor à tant de sublimes rêves ou provoqué tant d’oiseuses discussions. Là aussi, il nous aura été tout au moins profitable de regarder le ciel d’en bas , puisque, pour un être comme Grillon, la notion de la mort nous est apparue comme absurde ou inexistante.
Mais, qui croit humainement à l’immortalité de l’âme, il entend par cette expression trop vague, scolaire et même scolastique, survie effective et perpétuation de la personnalité. Or, l’insecte n’a pas ou n’a plus de personnalité. L’angoisse humaine au sujet de ce qui nous attend après la mort serait donc uniquement réservée aux siècles « d’intelligence et de raison » que l’usurier indulgent consent à notre race ? Du seul fait qu’une personnalité, une conscience et un caractère distincts s’imposent pour longtemps encore dans notre cas, nous serions donc moins favorisés que les êtres plus vieux que nous, pour qui la possibilité de retomber au néant est une interrogation qui ne se pose même pas, puisqu’ils ne sauraient douter d’être éternels, si cette épithète avait un sens dans leur langage ? Les vertus, — ou les imperfections, — attachées à la jeunesse de l’humanité lui vaudraient, et ne vaudraient qu’à elle, la plus douloureuse, la plus cruelle des incertitudes ?
Eh bien, non ! Rien ne se créant ni ne se perdant, il n’y a aucune raison pour que cette personnalité, grandeur ou faiblesse dont chaque homme dispose encore, se perde ou s’évanouisse. Si la force qui nous anima, ne peut, après la putréfaction des cellules qui nous composèrent, s’anéantir, une partie et un reflet tout au moins des qualités qui caractérisèrent cette force, doivent rester attachés à elle et vivre de son incontestable éternité. Ici la science se récuse, mais la lueur sourde ou éclatante de l’intuition, le reflet avec lequel j’ai voulu danser, nous rassure et nous guide ; que la foi nous prête en outre ses ailes, et nous atteindrons vite, sans risquer d’en redescendre jamais, au faîte flamboyant des réconfortantes certitudes. Sophistique est l’argument qui voudrait nous faire tenir l’ombre vers laquelle le temps nous pousse pour pareille à celle du néant dont nous sommes sortis. Si minime que soit un passage humain sur la terre, si faibles ou mesquines que soient ses traces, elles demeurent dans la force libérée comme dans la matière redevenue brute. Nous n’accomplissons rien de sublime, nous ne perpétrons rien d’immonde qui en toute logique ne soit éternel par ses conséquences et ses effets. Ah ! je ne voudrais en rien attribuer à ces réflexions suprêmes un sens moral, verser dans des indications dogmatiques, mais s’il m’est permis de faire parler ici un homme un peu comme j’ai fait ailleurs parler Grillon, quelle prière pourrai-je, moi, adresser à la Vie ?
O Vie, ô départ du port d’ombre et de néant vers l’infinie aventure, sois ici saluée et bénie, telle que tu es encore en cet âge de mon espèce. Garde moi, jusqu’au bout de la terrestre randonnée, tel que je suis, vertus et vices ; réalise-moi chaque jour davantage ; fais-moi profiter de cette possibilité d’être moi-même que mes descendants lointains ne soupçonneront probablement pas et qui m’est, à moi, une garantie de l’éternité telle que je l’admire et la convoite ; sois l’artiste de toutes mes sensations et de tous mes sentiments ; sculpte et modèle, peins et dessine, danse, chante, verse tes aromes et tes liqueurs, balance tes encensoirs, prépare tes festins, éblouis, étourdis, exalte. Ne me sépare pas plus de mes désirs futiles que de mes nobles et pures ambitions. De la sorte, devenu riche d’un bénéfice acquis à des jeux où la tricherie est impossible, j’aurai, quand sonnera l’heure, la conviction que cette fortune ne peut s’anéantir ; peu à peu, dans le noir vers lequel il semble à tant d’hommes qu’ils roulent, un peu d’éternité flamboiera, un point lumineux, à peine distinct d’abord, mais qui s’élargira, deviendra astre, soleil, chassera toute l’ombre redoutée, si je le mérite…
Cette éternité qui se confirme, cette lumière grandissante, c’est peut-être tout simplement, après tout, une des innombrables et magnifiques apparences de celui que nous appelons à l’ordinaire Dieu.
1918–1920.
PARIS. — ANC. IMPR. LEVÉ, RUE DE RENNES, 71.