Title : Jean de Kerdren
Author : Jeanne Schultz
Release date : November 11, 2021 [eBook #66704]
Language : French
Credits : Laurent Vogel (This book was produced from scanned images of public domain material from the Google Books project.)
Par Jeanne Schultz
JEANNE SCHULTZ
née en 1870
Première édition de « Jean de Kerdren » : 1890
JEAN DE KERDREN
L’un après l’autre, les canots venaient se ranger au pied des escaliers volants, comme des équipages bien stylés devant la marquise d’un hôtel. Lestement, avec la vivacité de gens qui vont à leurs plaisirs, les officiers descendaient et s’asseyaient sur les bancs garnis de tapis. Puis, sur le signal de l’un d’eux, tous les avirons, qui étaient restés levés en attendant le commandement, retombaient à la fois, et le canot filait sous cette vigoureuse impulsion.
De chaque bâtiment de l’escadre, il en partait ainsi, et cela ressemblait à une petite ville dans laquelle un grand événement met tout le monde en branle.
La mer, d’un bleu transparent, était si calme qu’elle n’aurait pas suffi à balancer le berceau d’un bébé un peu exigeant, et c’était un joli spectacle que celui de toutes ces embarcations soigneusement parées, et éclairées en plein par le soleil du matin.
Les matelots, en grande tenue, se courbaient tous à la fois d’un mouvement parfaitement régulier, qui montrait tour à tour leurs tricots rayés et leurs cols d’une blancheur irréprochable ; et les officiers, le cigare aux lèvres, s’interpellaient gaiement d’un canot à l’autre.
— Un jouet mécanique, fit tout à coup l’un d’eux en se retournant pour embrasser la flottille d’un coup d’œil. Petits rameurs remontés, petits officiers piqués sur les bancs : c’est le jeu de régates que je viens de donner à mes frères.
Des rires lui répondirent et les plaisanteries continuèrent sur le même ton.
— A propos, interrompit un autre, qui donc manque du bord ?… Mais c’est Kerdren ?… Comment, le fou des fous ; il ne serait pas du carnaval ?
— Fou, de Kerdren ?
— Laissez donc, reprit celui qui avait parlé le premier, vous ne le connaissez pas encore !…
— Voyons, d’Elbruc, qu’as-tu fait de Kerdren ? continua-t-il en se tournant vers son voisin de droite.
— Rien de mal, je t’assure, répondit paisiblement celui qu’on interrogeait.
— Alors ?
— Alors, il ne vient pas, voilà tout.
— Il est malade ?
— Non.
— Mauvaises nouvelles ? Triste ?
— Non.
— En pénitence, peut-être ?
— Pas même !
— Enfin, on ne manque pas des journées comme celle-ci sans une bonne raison !
— Aussi bien il en a une.
— Et, on peut savoir ?…
— Parfaitement ; je l’ai laissé dans le carré avec la guitare qu’il a achetée à Alger, et une méthode qu’il venait de recevoir de Paris : une méthode pratique pour commençants, avec Exercices et airs gradués pour guitare, par Emanuelo Pincetto . Il sait déjà la position des mains et la gamme d’ ut , et il essayait, quand je suis parti, une valse lente en quatre notes. Le navire sauterait qu’il ne bougerait pas !
Un rire général accueillit l’explication. En même temps on arrivait, et la manœuvre du débarquement s’opéra avec la précision mathématique qu’on avait remarquée au départ.
Les matelots accostaient, les officiers sautaient à terre, et les canots allégés repartaient de leur allure de mouettes rasant l’eau.
L’escadre de la Méditerranée, par un hasard bienheureux, s’était trouvée dans les parages de Nice, précisément à l’époque des jours gras. On sait que dans cette ville, le carnaval a conservé son importance et son cachet d’autrefois, et qu’on vient de fort loin pour passer là les trois jours qui précèdent le carême.
Le contre-amiral de Verviers, commandant en chef de l’escadre, était assez jeune de caractère pour comprendre le désir muet de tout son personnel, et il avait en conséquence annoncé une halte qui n’était pas nécessitée uniquement par les besoins du service. On comprend d’après cela qu’il ne restât à bord comme officiers et comme matelots que ceux qui étaient absolument indispensables à la garde des bâtiments, ou quelques autres, très rares d’ailleurs, qu’une raison ou une fantaisie personnelle retenaient.
Parmi ceux-là était l’officier à la guitare, celui qui jouait une valse lente. Assis dans le carré, comme l’avait dit son camarade, il s’absorbait dans son étude avec une application imperturbable dont les adieux des allants et venants ne l’avaient pas distrait un instant.
Jean de Kerdren, comte de Penhoët, était le dernier descendant d’une race célèbre en Bretagne. Certains chroniqueurs font remonter le premier de ses aïeux aux compagnons du roi Arthur, et soutiennent qu’il eut l’honneur de s’asseoir à la Table ronde. D’autres, moins enthousiastes ou plus sincères, affirment qu’il n’est question de la famille que vers la dernière partie du règne de Charlemagne, alors que Jehan de Kerdren, Jehan le Fort, comme l’appellent les écrits du temps, se comparait naïvement, au milieu de ses domaines, au grand empereur dans son fabuleux empire.
Il ne faudrait même pas affirmer si la balance penchait dans son esprit, que ce ne fût pas en faveur des Kerdren ! Et par le fait, il avait cet avantage sur son illustre voisin que tout son petit peuple tenait dans sa main comme un seul homme, et que son pays avec son aspect sauvage, ses légendes mystérieuses et la langue bizarre et incompréhensible qu’on y parlait, était une conquête à laquelle nul n’était assez hardi pour songer.
Les événements lui donnèrent raison sur un autre point, et les domaines de Kerdren assistèrent au démembrement de l’empire sans perdre ni une pierre ni une motte de terre. Cela n’augmenta d’ailleurs en rien l’orgueil de Jehan, par cette bonne raison qu’il était déjà au plus haut point qu’orgueil puisse atteindre, et que nulle merveille ne l’étonnait du moment où elle se produisait chez lui.
A ce trait de caractère du premier des Kerdren, il faut en ajouter un autre dont témoignent quelques mots si familiers dans sa bouche, que les parchemins de l’époque les ont transcrits comme une sorte de devise. Le texte breton en était plus vigoureux peut-être ; traduits en français, ils signifient :
« Quand je tiens, jamais je ne lâche. »
Ce mélange d’orgueil et de ténacité s’était transmis de père en fils comme faisant partie intégrante de l’héritage, de sorte qu’au moment de la grande Révolution les Kerdren « tenaient » encore à pleines mains tout ce qu’ils avaient reçu de leurs pères, et avaient en outre conservé l’habitude de se croire les premiers partout.
Il y avait eu, à la vérité, quelques moments difficiles pour eux, et s’ils avaient traité d’égal à égal avec le roi Louis XI, ils n’avaient pas pu faire de même à l’époque du cardinal qui aimait si peu les têtes hautes, et surtout pendant le règne suivant.
Mais en somme, en 1789, ils avaient encore la part belle, et s’ils n’exerçaient plus officiellement leurs droits d’épave, de justice et autres, il est à croire qu’ils n’y perdaient rien en réalité.
Malheureusement, quand vint l’heure terrible pour la noblesse, il n’y avait plus d’opiniâtreté qui tînt. Peut-être la jeune armée de la République avait-elle plus de puissance que celles des temps passés ; peut-être est-ce tout simplement qu’elle tirait plus fort à elle, toujours est-il que cette fois de nombreux morceaux furent arrachés aux domaines de la famille, et que si Jehan avait pu parler dans sa tombe, il aurait été forcé de convenir qu’il n’y a pas que les grands empires qui croulent.
Du reste, l’orgueil fut sauf, on ne parla pas de ruines ; les seuls représentants de la famille à cette époque étaient une jeune veuve et un enfant en bas âge, et il restait encore aux Kerdren de quoi remplir de si petites mains.
Peu à peu, par des héritages, de riches alliances, la splendeur reparut, et à l’époque actuelle, si les Kerdren n’étaient plus tout à fait rois, on les regardait encore en Bretagne comme si riches de gloire et de noblesse que leur immense fortune en était presque oubliée ; et Dieu sait si c’est une aventure commune en plein XIX e siècle que de voir oublier de l’or, pour quelque chose que ce soit !
De temps immémorial tous les comtes de Kerdren avaient été marins.
Pirates tant qu’ils l’avaient pu, bien entendu, servant dans la marine régulière depuis qu’ils n’avaient plus le choix de faire la guerre pour leur propre compte. Ils l’avaient faite d’ailleurs avec cette énergie emportée qui les distinguait, et le nombre d’Anglais dont ils avaient débarrassé le royaume ne se calcule pas. Seulement en cela ils entendaient qu’il fût bien compris qu’ils agissaient non pas pour obéir au roi, mais pour leur bon plaisir.
Plus tard, introduits à la cour, ils avaient conservé dans presque toute son intégrité leur cachet personnel, et avaient toujours apporté leur dévouement comme un don volontaire, jamais comme un dû. Seulement comme il était convenu que partout où on se battait pour une cause qu’ils approuvaient il y avait un Kerdren, aucun d’eux n’avait jamais laissé chômer son historien de traits héroïques ou chevaleresques, et s’il n’est pas fait mention de leur nom aux plus tristes jours de 93, c’est que le père du petit comte, qui à cette époque grandissait sans soucis dans ses landes, venait d’être tué dans la guerre d’Amérique.
Tous les traits distinctifs de sa race, mêlés à quelques autres qui lui donnaient sa physionomie personnelle, se retrouvaient chez le comte actuel, le jeune officier de marine qu’on a vu à bord d’un des bâtiments de l’escadre.
C’était au physique, un homme qu’on pouvait ne pas aimer, mais qu’on était en tout cas contraint de respecter. Grand, large d’épaules, avec le buste élégant et la démarche vive, il donnait au premier abord l’impression de la force et de la décision. C’était ce qui frappait avant tout, et on ne remarquait qu’un peu après sa parfaite distinction et ses façons de gentilhomme.
Sa figure, sans être régulièrement belle, était cependant remarquable. Son front, un vrai front de Breton, bien carré, et où on lisait la ténacité en gros caractères, accusait en même temps une intelligence que ses compatriotes n’ont pas coutume d’avoir à un tel degré ; et les sourcils qui le traversaient, un peu rudes et un peu touffus, étaient très purs de forme.
Le nez assez long, avec des ailes très relevées et toujours frémissantes, donnait l’idée d’une perpétuelle activité d’esprit ; de quelque chose de chercheur, de toujours en éveil.
La coupe de figure, grâce aux favoris d’ordonnance, rappelait celle de la moyenne des officiers de marine. La bouche, d’une extrême fermeté, était garnie des plus belles dents qu’on puisse voir, et souriait, quand elle voulait bien sourire, avec un charme qui tranchait bizarrement sur ce fond hautain.
Les yeux, enfin, qui à eux seuls auraient rendu beau un visage disgracié, étaient une flamme perpétuelle.
Largement fendus, en yeux qui ne craignent pas de se montrer, ils reflétaient en quelques instants une telle variété d’impressions que leur nuance en paraissait changée, et qu’ils semblaient posséder une gamme de tons partant du noir absolu pour arriver à des reflets bleuâtres, à mesure que l’énergie un peu sauvage du premier regard s’adoucissait successivement. Aussi faisaient-ils songer à l’aigle, au lion, au soleil, à tout ce qui ne se fixe pas aisément enfin, et quand on voyait le teint brun un peu doré du jeune homme, on était tenté de se demander s’il ne s’était pas brûlé lui-même à ses propres rayons.
Au moral, c’était un mélange curieux des signes caractéristiques de sa race, et d’autres sentiments plus modernes.
L’orgueil et la ténacité légendaires se retrouvaient chez lui à un point extrême, et la devise de Kerdren :
lui convenait aussi bien qu’à qui que ce fût de sa maison ; seulement sa fierté différait un peu de celle de ses pères, en ce qu’il n’avait nulle morgue vis-à-vis de son entourage, et était encore plus fier d’être Français que Kerdren. Or, c’était un pas qu’on n’avait point fait jusqu’à lui.
Resté orphelin après la guerre de 1870 d’où son père n’était pas revenu, Jean avait passé les premières années de sa vie dans un travail soutenu et toujours solitaire ; de sorte qu’à dix-huit ans, en entrant à l’École polytechnique, il avait ce caractère qu’il s’était fait à lui tout seul, fier, entier, brave, et un peu taciturne. Ces deux années de vie commune avec cette jeunesse remuante et joyeuse lui avaient donné la note de gaieté qui manquait à son esprit ; mais il avait pris cet entrain qui lui arrivait tardivement, d’une façon particulière, et comme une sorte de provision qu’on met à part.
De temps en temps, il entr’ouvrait la porte de sa cachette, et nul n’avait alors plus de gaieté et n’était plus amateur de folies quelles qu’elles fussent ; puis tout à coup, c’était fini, et on osait à peine se souvenir en face de ce visage sérieux du moment précédent.
Avec cela le camarade le plus obligeant, l’ami le plus sûr, il offrait assez de contradictions et de mélanges singuliers pour qu’on pût comprendre la réputation d’extrême originalité qu’il avait dans le monde.
Sorti de l’École à vingt ans, il était passé de là directement sur le pont d’un navire, et avait sollicité depuis lors embarquement sur embarquement. Après son amour pour son pays et sa très haute idée des Kerdren, sa troisième passion, c’était la mer. Depuis tout petit, elle était sa fascination, son amie, sa poésie.
Seuls, ceux qui ont vécu sur les côtes peuvent se rendre compte de la place immense que tient la mer dans l’esprit de ceux qui habitent ses bords. Elle est tout pour ces hommes, non seulement parce qu’elle les nourrit, mais parce qu’ils l’aiment.
Aussi faut-il voir avec quel dédain ils parlent des paysans de l’intérieur, des « terriens » comme ils disent.
Ils s’estiment cent pieds au-dessus, et ne se gênent pas pour le dire.
Cette mort toujours possible ne les détache même pas. Apitoyés sincèrement par les victimes de la veille, ils n’en repartent pas moins confiants le lendemain. Leur bateau à eux est si bon, et la Vierge est si puissante !
L’impression ressentie avec tant de vivacité par des gens sans éducation devait être naturellement plus forte encore dans un esprit de la trempe de celui de Jean ; aussi avait-il voué à la mer, depuis tout enfant, une adoration qui n’avait fait que s’accroître avec les années.
Cette grande chose lui semblait digne d’aller de pair avec lui ; il la comprenait dans ses fureurs, et il admirait la façon dont elle se lançait sur les roches et sur les falaises.
En revanche, il l’aimait un peu moins quand elle se calmait ; il lui en voulait, disposant de tant de force, de se faire tout à coup aussi paisible qu’un petit lac, et de venir baigner d’une façon caressante les mêmes choses qu’elle heurtait si rudement la veille.
Dans l’ardeur de ses quinze ans, il en était pour la tempête perpétuelle !… Cependant il ne lui tenait pas longtemps rigueur, et blotti dans un creux de rocher, il se laissait bercer par ses chants comme par ses hurlements.
Parfois, il lui faisait ses confidences, et pas un être au monde ne pouvait se vanter d’avoir entendu de la bouche de Jean autant de choses intimes que cet Océan qui était le bizarre et presque l’unique compagnon de sa jeunesse.
Son goût pour les jours de gros temps lui était toujours demeuré, et à l’heure présente, quand il voyait les vagues bondir autour de son navire comme jadis sur les roches de Kerdren, quand surtout, à force de sang-froid et d’habileté, il restait le maître dans sa lutte contre les éléments, il sentait en lui un tressaillement de joie. Mais en même temps au fond du cœur il plaignait son amie de s’être laissé battre, il lui semblait qu’elle devait en être humiliée, et il lui prenait des envies de lui parler comme jadis pour la consoler.
Jamais il n’était plus heureux que pendant ses quarts de nuit ; alors qu’il se voyait là bien seul avec les étoiles et l’eau, debout sur la passerelle, et ses yeux perçant l’obscurité. Il se comparait comme dans ses rêves d’enfant au génie de la mer, et répétait volontiers avec les pirates d’autrefois :
Faut-il s’étonner qu’avec un semblable caractère il préférât le pont de son navire à tout autre lieu, et n’eût vécu dans le monde qu’accidentellement et en passant ?
Ce n’était pas qu’il y fût gauche ou mal à l’aise ; son nom lui donnait droit de cité partout, et son aisance de gentilhomme lui assurait partout aussi un accueil flatteur, mais il s’y plaisait peu en général.
Il lui arrivait cependant, au milieu d’un cercle intime, de se laisser aller à sa plus joyeuse humeur ; il aurait alors déridé le remords lui-même, réputé pourtant le plus triste des personnages. Il se chargeait de tout, organisait avec son impétueuse activité les parties, les comédies, les déguisements les plus burlesques ; mais comme ses congés étaient toujours fort limités, l’ordre d’embarquer arrivait ; or, là devant rien ne tenait, en un clin d’œil le marin reparaissait ; il bouclait sa valise, partait à la hâte, il semblait qu’il n’arriverait jamais assez tôt, et on en avait pour trois ans avant de jouer la comédie si on voulait attendre M. de Kerdren.
Si, dans ces rapides occasions, Jean avait fait quelques passions, il ne paraissait pas qu’il en eût éprouvé de son côté, et l’entrain avec lequel il repartait chaque fois témoignait de sa parfaite liberté de cœur et d’esprit.
Sa résolution hautement avouée était de ne se marier jamais. Aimant sa profession comme il l’aimait, il la regardait assez justement comme incompatible avec la vie de famille. « La première condition pour être bon officier, disait-il, c’est la liberté absolue de toute attache ; il faut pouvoir, sur un ordre, partir sans arrière-pensée d’un bout du monde pour l’autre bout, et c’est ce qui est impossible à un mari et à un père. La femme est souffrante, le bébé a besoin de changer d’air, on les soigne, on les aime, et on envoie au diable le service qui vous appelle en Cochinchine quand on laisse tout son cœur en France. Il faut choisir, et j’ai choisi ; je reste bon marin, et pareil au doge de Venise, c’est à la mer que j’ai donné mon anneau de fiançailles. »
Comme on le sait d’ailleurs, par suite de son genre de vie, Jean, enfant et jeune homme, avait vu fort peu de femmes de la société dans son entourage ; il en résultait qu’il les connaissait assez mal et les regardait volontiers comme plus délicates et plus frêles qu’elles ne le sont en réalité. Elles lui faisaient l’effet de jolis objets de luxe qu’il faut des soins infinis, beaucoup de coton et des ménagements de tous genres pour garder ou transporter ; et ce métier d’emballeur lui semblait peu enviable.
Il y avait bien cependant dans l’histoire de sa famille des souvenirs qui lui montraient des héroïnes n’ayant rien des faiblesses de ce genre ; mais leur sang était le sang des Kerdren, et tout s’expliquait par là.
Du reste, poli comme Louis XIV avec toutes les femmes, leur sexe leur était un droit auprès de lui à la courtoisie la plus chevaleresque et même à une protection qui pouvait aller jusqu’au dévouement. L’habitude datait de loin dans sa famille, et Jean n’avait pas jugé qu’il fût à propos de se moderniser sur ce point.
L’animation était à son comble dans les rues de Nice, et la journée des confetti s’annonçait comme devant être des plus brillantes.
On sait en quoi consiste le divertissement de ce premier jour de carnaval et quel aspect unique donnent à la ville les déguisements qui y fourmillent.
Du plus pauvre au plus riche, le branle est donné, et non seulement parmi les étrangers venus pour s’amuser, mais chez les habitants mêmes.
Papier ou soie, chacun a fait selon sa bourse ; mais chacun se dépense individuellement, criant, riant, se trémoussant, et de là résulte cette prodigieuse animation, cet entrain endiablé qui gagnent tous ceux qui en sont témoins sans qu’ils puissent savoir comment.
Ce n’est pas un spectacle ordonné à l’avance, ce sont des gens qui s’amusent follement pour leur compte, et qui au bout de dix minutes vous donnent l’envie irrésistible d’en faire autant.
Lancer le plus de confetti qu’on peut, en recevoir le moins possible : voilà la grande affaire ; et pour qui connaît ces dragées de plâtre, assez friables pour s’émietter sur les victimes qu’elles enfarinent, mais assez dures pour que la grêle en soit sensiblement désagréable, cette double ambition se conçoit à merveille.
Jetés à la pelle des voitures sur les piétons, des balcons sur toute la foule, c’est une nuée comparable seulement aux sauterelles d’Égypte.
Au bout de deux heures, le sol en est jonché, les chevaux y enfoncent leurs sabots, et les voitures semblent avoir quatre roues de moulin, broyant sans relâche une farine grisâtre.
Sur tout cela un soleil éclatant qui change en poudre d’or cette poussière aveuglante, une bonne humeur et une convenance à déconcerter la police, et au travers de cette brume artificielle des quiproquos, des rencontres, des visions fantastiques, avec le mystère du masque et l’attrait de l’inconnu pour excitants.
La fête battait son plein.
Arrêtés au coin d’une rue, trois jeunes gens, ou ce qu’on avait le droit de supposer tels, sous l’enveloppe luisante qui affirmait des marsouins gigantesques, tenaient conseil.
Debout, en face d’eux, sur des tréteaux établis à la diable, et qui faisaient trembler pour la sûreté de leur possesseur, un grand domino captivait la foule.
Appuyé contre une caisse de confetti qui lui allait à mi-corps, une pelle dans chaque main, il s’escrimait sans relâche, et la vivacité de ses mouvements, ses ripostes aux lazzi qui montaient, faisaient de ce siège qu’il soutenait à lui seul une scène fort plaisante.
Seulement, conjectures et indiscrétions restaient vaines. Le capuchon du domino rabattu comme celui d’un chartreux enveloppait toute la tête d’une ombre mystérieuse, et les curieux, criblés littéralement, passaient leur chemin le dos rond, pendant que les marsouins, désormais convaincus, s’avançaient à leur tour.
Mais avec une attention égale à la leur, le domino avait suivi leur marche, et s’armant d’un grand seau déposé à ses pieds, il l’emplit jusqu’aux bords, et tant sur le trio que sur la foule ahurie, lança à la volée, une fois, deux fois, dix fois, tout ce que contenait son formidable récipient.
Un mélange de cris et de rires s’éleva comme une tempête, et un des jeunes gens si vertement accueillis sauta d’un bond sur les tréteaux et plongea ses deux mains dans la caisse en criant au domino :
— Part à deux, Kerdren, hein ?
— Part à tout seul si tu veux, répondit-il en renversant son capuchon et en faisant le geste de s’éventer, je n’en peux plus. Voilà une heure que je joue le rôle de robinet près de ce réservoir sans arriver à l’épuiser : je veux marcher dans le tas.
Et comme à peine le pied à terre, il voyait les convoitises allumées autour de son établissement :
— Monte ici, gamin, cria-t-il, en prenant par la ceinture un enfant qui le regardait : pelle, seau, confetti, tout est à toi !
Puis sans attendre un remerciement qui ne paraissait pas formulable au petit avec des mots ordinaires, il passa son bras sous une des nageoires arrondies que lui tendait son ami, et tous quatre s’éloignèrent d’un pas rapide.
— Alors cette guitare ? fit l’un d’eux au bout de quelques pas, une feinte cette guitare pour mieux nous tromper tous ?
A quoi Kerdren avait répondu avec son flegme ordinaire par la description de sa matinée.
La guitare n’avait que trois cordes ; la dernière exterminée, le jeune officier avait fumé tous ses cigares ; puis, saisi du caprice contraire, s’était fait mettre à terre.
Un domino choisi, d’un lilas tendre en l’honneur du printemps, il s’était construit cet échafaudage au coin d’un carrefour, attendant quelque camarade passant ; et les camarades venus, il ne demandait qu’à les suivre où ils allaient.
Jusqu’au soir, la bande des jeunes officiers, qui s’était augmentée comme une boule de neige, s’amusa partout et de tout, et Jean s’était assez mis dans le mouvement pour être le premier à sauter dans les canots le lendemain matin.
Le premier jour du carnaval, tout est burlesque et point d’excentricité ne peut craindre d’aller trop loin.
Le lendemain c’est le tour de la poésie, et c’est de grâce et d’élégance qu’on lutte. On se bat encore ; mais à armes courtoises cette fois, et les projectiles sont des bouquets.
Des fleurs, des fleurs, et encore des fleurs, tel est le mot d’ordre de la journée. On en voit partout, il y en a dans toutes les mains, et la ville ressemble à un gigantesque parterre.
Le mimosa, les violettes de Parme, les roses, le muguet : tout ce qui, à cette époque, garde encore un air de serre à Paris, et se cache derrière les vitrines des magasins, s’étale ici en liberté, orne les balcons, et embaume le plein air, comme des fleurs qui sont chez elles.
La profusion en est telle qu’on est tenté de croire le sol encore plus fécond qu’il n’est en réalité, et de s’imaginer que tous ces festons et ces guirlandes viennent d’éclore spontanément sous le premier rayon matinal.
Le luxe avec lequel sont ornées les voitures ne se voit que là, et le défilé des chars de fleurs sur la promenade des Anglais ne peut se comparer à rien d’autre.
Le plus modeste fiacre remplace ses lanternes par de gros bouquets, enguirlande les harnais de ses chevaux ou change en rayons parfumés les jantes de ses roues ; et quant aux voitures particulières, chacune d’elles est un poème.
Tout ce qui est partie solide, là-dedans se dissimule, de sorte qu’on voit avec stupéfaction passer devant ses yeux un buisson de lilas, une botte de roses ou une corbeille de jacinthes, avec des femmes en toilettes claires qui émergent de là, assises, debout, ou peut-être fleuries depuis une heure avec les derniers boutons, on n’en sait rien au juste.
On dirait que le bon temps des fées et des enchanteurs est revenu, et il ne manque à tous ces gracieux équipages qu’un attelage de tourterelles ou de licornes blanches pour les traîner sur ce sol fleuri de bouquets qu’elles foulent.
Le char qui avait obtenu le prix, cette année-là, représentait un grand bateau fait de roses thé et de violettes claires, et qui semblait voguer sur une mer de petites fougères et de capillaires entremêlés de grands roseaux.
Le mât, les cordages qui couraient légèrement d’un bout à l’autre, le gouvernail, l’ancre qui traînait sur le fond vert avec sa longue attache de violettes, tout était parfait, et le pavillon tricolore qui se balançait à la corne avait presque dans ses plis la souplesse de la soie.
Bouches béantes dans l’excès de leur admiration, les matelots de l’escadre contemplaient pour la dixième fois le passage du char sans que le plaisir leur en parût moins neuf.
Bien que critiquant en gens du métier les détails qui leur semblaient pécher, ils ne se sentaient pas moins tous glorifiés dans la personne de ce bateau qui venait d’être primé, et la foule en jugeait de même, car à chaque rencontre des matelots et du voilier fleuri, c’étaient des vivats et des bombardements galants qu’ils recevaient et qu’ils rendaient, en gens habitués à des succès semblables.
Des hommes aux officiers l’enthousiasme était le même, et jamais l’inspiration n’avait été plus à propos pour eux que de décider ce matin-là qu’ils se « déguiseraient » simplement en marins de l’escadre. Aussi étaient-ils assez désignés à l’attention pour qu’un domestique en culottes courtes, qui circulait depuis un instant dans la foule avec l’aisance que donnent les cohues de salon, arrivât droit à eux, et après une brève information s’inclinât devant Jean en lui tendant une lettre.
L’enveloppe était mignonne, cachetée d’une goutte de cire, et les rires et les plaisanteries éclatèrent pendant que le domestique s’éloignait de quelques pas et demeurait immobile, tête découverte, en homme qui sait n’en avoir pas fini.
Escalade, offre d’un second, couleur des cheveux et des yeux ; ses camarades avaient tout dit pendant que Jean courait à la signature et lisait avec un sourire qui redoublait les plaisanteries. Puis, faisant le silence d’un geste :
« Résignez-vous, mon cher ami, commença-t-il à haute voix, ceci n’est même pas l’ombre d’une intrigue, quoique la lettre vienne d’une femme, et je pense que vous allez cordialement m’envoyer à tous les diables, en voyant qu’il ne s’agit que de moi !…
« Ne protestez pas. Il est certain que la bonne fortune est petite pour un jour de carnaval, et je souhaite… Non ! je ne souhaite rien du tout, si vous voulez vous rappeler ce soir que j’ai loué cette année une villa encore plus grande que d’habitude, et que ma salle à manger notamment est de taille à contenir tous les lions du jour.
« Ceci désigne assez, s’il faut en croire les bruits qui sont montés jusqu’à ma fenêtre, vous et autant de vos camarades qu’il vous plaira de m’en amener.
« Mon maître d’hôtel est préparé à l’aventure et je vous promets que nous ne mourrons pas tout à fait de faim. Ajoutez à cela que j’attends ce soir quantité de jolies Niçoises, et que mon piano, si vieux qu’il soit, tiendra bien encore debout jusqu’à minuit… Je dis minuit, car cette fois ce sera bien plus grave encore que l’heure de Cendrillon, ce sera l’heure du carême !…
« Excusez-moi auprès de vos amis, de ne pouvoir leur faire des invitations plus personnelles, et expliquez-leur bien que j’aime tous les marins, à commencer par vous.
« FRANÇOISE DE SÉMIANE . »
Il faut croire que tous les marins qui se trouvaient là se sentaient également disposés à aimer la comtesse de Sémiane, car il se trouva que le groupe qui entourait Jean accepta l’invitation à l’unanimité, comme l’expliqua le jeune officier qui les comptait en répondant un court billet d’acceptation.
La comtesse de Sémiane, veuve depuis quelques années d’un des derniers gentilhommes de Charles X, avait été l’amie intime de la grand-mère de Jean.
Elle avait vu sa mère enfant, jeune fille et jeune femme, et s’intéressait par cela même beaucoup à lui.
Seulement sa terre d’Auvergne était si loin de la Bretagne qu’elle connaissait à peine le jeune homme quand il était entré à l’École.
Elle l’avait beaucoup reçu alors, pendant les hivers qu’elle passait à Paris, et l’aimait à sa façon sans être jamais arrivée à le comprendre.
Ce caractère tout d’une pièce lui faisait un singulier effet, et elle prétendait que Jean lui produisait l’impression d’une boîte bien fermée dont le couvercle palpite sans cesse, et qu’on suit de l’œil avec un battement de cœur en se demandant s’il va en sortir une bête féroce ou une colombe.
Elle lui avait néanmoins proposé de le marier à quelque jolie héritière, pensant qu’il était de son devoir de douairière de l’aider sur ce chapitre ; mais comme il avait repoussé toutes les propositions matrimoniales, expliquant qu’il transmettrait son nom et son titre à un cousin pour qu’ils ne tombassent pas en désuétude, elle n’y avait plus songé, et bornait désormais ses bons offices à lui ouvrir sa maison partout où elle en avait l’occasion.
On venait de quitter la salle à manger, et le café circulait dans le grand salon de la comtesse.
La villa qu’elle habitait, admirablement située, était entourée d’une profusion de palmiers d’où elle avait pris son nom, et le salon qui s’ouvrait sur un jardin d’hiver, puis sur une vérandah découverte, arrivait ainsi par degrés, et de massifs en massifs, jusqu’au véritable jardin.
L’influence du jour se faisait sentir là comme partout, et de quelque côté qu’on se tournât, il y avait des fleurs et encore des fleurs. Les hommes massés près des fenêtres causaient par groupes, et la comtesse circulait autour des corbeilles, allant gracieusement des uns aux autres.
— C’est vraiment un fait digne de remarque, dit-elle tout à coup en s’approchant des officiers. Partout où il y a des lumières et des uniformes, cela prend un air de bal.
— On en devrait louer, comme on loue des appliques, n’est-ce pas, madame ? répondit gaiement Jean ; ce serait un moyen de relever les soirées ternes… Notez que ce n’est pas pour ici que je dis pareille chose !
— Ce serait difficile à croire avec ce qui nous arrive ! Regardez bien. Voilà qui est plus égayant encore pour les yeux que les lumières, et même les épaulettes, ne vous déplaise !
Et la comtesse, qui s’éloignait tout en finissant sa phrase, marcha vivement du côté de la porte, sur le seuil de laquelle un domestique annonçait à haute voix :
— Monsieur le comte et mademoiselle de Valvieux.
Madame de Sémiane n’avait rien exagéré, et la nouvelle venue était en effet aussi bonne à voir qu’on pouvait le souhaiter.
D’une taille au-dessus de la moyenne, extrêmement mince et élancée, elle faisait songer à un jeune peuplier dont on vient d’enlever le tuteur pour la première fois, et qui ne sait pas encore au juste s’il va pouvoir se tenir droit tout seul. Ses épaules mêmes étaient étroites, mais cela lui donnait une sorte de grâce enfantine ; c’était d’ailleurs le seul reproche qu’on pût lui faire.
Tout le reste était parfait, et, charme plus rare encore que sa beauté, elle paraissait complètement ignorante de ce qu’elle était.
Sa figure, d’un ovale délicieux un peu allongé, avait un teint d’une fraîcheur éblouissante, mais en même temps d’une coloration et d’une transparence si particulières qu’on ne peut le rendre qu’en le comparant à ces pétales intérieures des roses du Bengale qui vont en dégradant insensiblement de ton depuis les bords jusqu’au fond, et arrivent ainsi du rose exquis au blanc le plus pur.
Ses cheveux ondés naturellement comme ceux des statues grecques, encadraient cette finesse d’un blond cendré, dont la douceur était extrême. On eût dit que, sur la nuance primitive tout à fait dorée, on avait semé à profusion une fine poussière d’argent. La bouche, aux lèvres un peu épaisses, avait l’air d’une fraise bien mûre, et les dents étaient si jolies et si égales qu’on avait dû prendre la peine de les choisir une à une. Mais l’originalité de sa figure était ses yeux bruns et veloutés comme une capucine bien sombre, et qui se retroussaient tout à coup au coin par un caprice inattendu, infiniment gracieux. Les sourcils suivaient le même mouvement, et il en résultait que le regard avait toujours quelque chose d’un peu étonné et de naïf dont on lui savait gré, car tant de beauté appelle en général plus d’assurance.
La toilette qu’elle portait encadrait à merveille sa grâce et sa jeunesse, et on ne comprenait pas qu’elle pût être autrement vêtue qu’on la voyait là. Sur une étoffe légère, on avait cousu ou collé une quantité de boutons de roses mousseuses qui formaient un semis serré et qui donnaient de loin l’idée de ces belles soies brochées d’autrefois dont le relief était palpable. Tout le devant de la jupe et du corsage était pareillement couvert de muguet, et les mêmes fleurs se retrouvaient dans les cheveux.
C’était le printemps fait femme, et tournant si heureusement les difficultés de la toilette actuelle qu’il restait gracieux en dépit de la mode.
Un murmure discret mais expressif accueillit l’entrée de la jeune fille, qui déjà intimidée en sentant tous les yeux fixés sur elle, et éblouie par les lumières, perdit tout à fait contenance et tendit à la comtesse un gros bouquet fait des mêmes fleurs que celles qui ornaient sa robe, en balbutiant comme une écolière qui oublie tout à coup le compliment qu’elle devait réciter.
— Elles sont charmantes, dit affectueusement madame de Sémiane en prenant le bouquet, et en gardant la main qui le tendait. Est-ce que vous les avez cueillies sur vous ? ajouta-t-elle en souriant.
Puis laissant à la jeune fille le temps de se remettre, elle se tourna vers le comte de Valvieux en lui parlant avec vivacité des incidents de la journée.
Il n’était pas possible d’imaginer un plus grand contraste que celui qui existait entre le père et la fille : elle si mince et si grande ; lui, d’une taille moins que moyenne, d’une carrure athlétique et d’une constitution sanguine.
C’était un de ces hommes dont les passants disaient habituellement en le rencontrant :
« Eh bien ! celui-là, il est sûr de son affaire, il mourra d’apoplexie. »
Très homme du monde, très aimable, il avait une façon de regarder sa fille qui exprimait une admiration si complète et une tendresse si pleine d’orgueil que cela faisait plaisir de voir ses yeux la suivre.
Au bout d’un instant, le petit groupe était dans la serre où madame de Sémiane avait conduit mademoiselle de Valvieux sous prétexte, disait-elle, de lui faire rejoindre ses pareilles, et où elle la laissa bientôt après pour recevoir de nouveaux arrivants.
Le salon se remplissait rapidement, et comme la comtesse remarquant l’absence de sa jeune amie retournait la chercher :
— Je vous y prends, dit-elle à Jean qui se tenait debout les yeux fixés sur la porte de la serre, vous la guettez. Allons, convenez-en ?
— Je vous avouerai que oui, madame. Je meurs d’envie de savoir comment cette jeune fille, vêtue comme elle l’est, va s’y prendre pour s’asseoir tout à l’heure.
— Vous êtes un sauvage, répondit la comtesse avec indignation, et je désespère de vous convertir.
Elle ramena promptement mademoiselle de Valvieux, et lui offrant un fauteuil placé à deux pas du jeune officier :
— Là, lui dit-elle, asseyez-vous ici, on est tout à fait chez soi dans ce petit coin.
Puis s’avançant imperceptiblement vers Jean :
— Eh bien ! est-elle si gauche que cela ? reprit-elle tout bas.
— Eh bien ! répliqua-t-il le plus gravement du monde, elle les écrase, voilà tout. C’est absolument ce que je pensais.
— Eh ! maugrebleu, comme disait mon pauvre comte, que vouliez-vous qu’elle en fît ?
— Qu’elle les laissât sur le rosier…
— Pour compenser celles que vous avez massacrées aujourd’hui peut-être ?
— Précisément, madame. Je n’aime pas à voir des sœurs s’entre-dévorer.
— Ah ! ceci est gentil ! La fin rachète le commencement.
— C’est que la fin est dite pour vous faire plaisir !
— Il n’avouera même pas qu’elle est jolie ! fit-elle en haussant imperceptiblement les épaules. Et dansez-vous, au moins, malgré tous vos méfaits ?
— Pendant un tour de cadran, quand je suis aussi en train que ce soir.
— Allons, c’est toujours ça !
Elle le quitta avec un soupir de soulagement pour donner ses ordres au pianiste, et une minute après elle était entourée de la moitié des jeunes gens qui étaient dans le salon.
« Pouvait-on les présenter à mademoiselle de Valvieux ? à cette jeune fille en rose ? à cette jolie personne ? » Chacun la désignait de son mieux, mais ils avaient tous le même objectif : ils voulaient tous danser avec elle.
La comtesse se tourna du côté où elle avait laissé Jean ; il avait disparu, et elle le vit de loin s’incliner devant une jeune femme. Il ne lui restait plus qu’à conduire cette grappe de danseurs à Alice de Valvieux, et à lui en faire la nomenclature le plus rapidement possible.
Une coutume de Jean, chaque fois qu’il se trouvait en soirée, était de s’occuper de préférence des jeunes filles généralement négligées. Il y mettait tant de bonne grâce et de naturel qu’il était impossible de voir là-dedans un acte de charité, et on ne peut savoir combien ce beau cavalier, qui très facilement se trouvait être l’homme le plus remarquable d’un salon, avait provoqué ainsi de reconnaissances silencieuses.
Ses camarades le plaisantaient parfois là-dessus et s’amusaient de cette manifestation chevaleresque.
— Je trouve révoltant, répondait-il alors, cette sorte d’exposition pendant laquelle des femmes sont là à attendre le bon plaisir d’un tas de freluquets qui circulent devant elles le lorgnon à l’œil, et les examinant comme des marchands d’esclaves feraient à Constantinople. Je n’entends pas qu’on me prenne pour un Turc, et j’agis en conséquence.
Son exemple entraînait parfois quelques amis, et le groupe des jeunes officiers s’était fait une réputation de haute courtoisie partout où il allait en masse.
Fidèle à ses habitudes, ce soir-là, il ne chercha pas une fois à fendre le cercle toujours nombreux qui entourait Alice, et il se reposait dans un coin de la serre, de l’air d’un homme qui se sent fort de sa conscience, quand la comtesse se retrouva à ses côtés.
— Jean, lui dit-elle, que vous a fait mademoiselle de Valvieux ?
— Mais rien au monde, madame, et j’ai eu ce soir pour la première fois l’honneur de l’apercevoir.
— Alors pourquoi cette affectation de ne jamais danser avec elle ?
— J’avais peur de froisser ses fleurs, répondit le jeune homme en riant.
— Et puis ?
— Et puis je vous jure que je n’ai songé à rien affecter. Mais permettez-moi une comparaison : je ne connais rien de plus sot que cette habitude qu’a prise l’eau d’aller toujours à la rivière. Elle ferait bien mieux de se répandre une bonne fois dans un terrain sec, au moins elle se rendrait utile à quelque chose. Il y a longtemps que je lui garde rancune de sa maladresse, et je ne veux pas faire comme elle.
— Ah oui ! toujours Don Quichotte, n’est-ce pas ? C’est ce que je racontais tout à l’heure à mademoiselle de Valvieux.
— Mais, madame, je vous serais fort obligé de ne pas me faire dans le monde une réputation de petit Manteau bleu !…
— Puisque vous l’êtes ! Allons, faut-il vous présenter ? Quand l’invitez-vous ?
— Quand sa pléiade l’abandonnera… Pourquoi, d’ailleurs, voulez-vous que j’aille déranger tous ces braves garçons, et rompre par ma présence ce nombre impair que les dieux chérissaient si fort ?…
— Et si je vous en prie ?
— Alors, madame, c’est à l’instant…
Mais au moment où le jeune homme se rapprochait du salon, une pendule sonna minuit.
— L’heure du carême…, fit-il en se retournant avec un demi-sourire.
— Allons, c’était écrit, répondit la comtesse. Notez, ajouta-t-elle, que je n’avais pas la plus petite arrière-pensée ; je voulais vaincre cette tête de Breton, voilà tout.
Elle prit le bras de Jean pour rentrer au salon et recevoir les adieux de tout son monde, que le coup de minuit chassait comme une détonation disperse une compagnie de perdreaux.
Dans le vestibule, le jeune officier se trouva à côté d’Alice, et comme il la voyait frissonner :
— Voulez-vous me permettre, mademoiselle, dit-il avec sa courtoisie habituelle, cette pièce est glaciale !
En même temps il lui mit sur les épaules un burnous blanc, dont la comtesse s’enveloppait pour descendre au jardin et qui se trouvait sur une chaise.
Elle inclina la tête, et le remercia en quelques mots où perçait une petite émotion que le jeune homme ne s’expliquait pas bien.
En même temps son père arrivait, la cherchant d’un œil inquiet ; mais sa figure s’éclaira en la voyant couverte et, se tournant vers Jean :
— Merci d’en prendre soin, fit-il, elle est sensible au froid.
Il y avait dans chacun de ses gestes une affection si profonde et si anxieuse en même temps que Jean se sentit touché et, courant chercher la pelisse doublée de cygne qui appartenait à Alice, il l’en enveloppa avec le même respect attentif. Puis comme la pléiade ayant fini de présenter ses hommages à madame de Sémiane revenait en hâte reprendre son poste, au moins jusqu’à la portière de la voiture, il rejoignit ses camarades, prit congé à son tour, et un instant après ils traversaient les rues désertes, encore jonchées des débris de la fête.
La conversation roula sur la soirée, bien entendu, et il y fut taillé une large part à mademoiselle Alice.
Jean ne savait sur son compte que le peu que lui en avait dit madame de Sémiane.
Le comte de Valvieux était veuf depuis des années, immensément riche et inoccupé, ou plutôt occupé de sa fille avec tant d’amour et de sollicitude que depuis sa naissance il n’avait plus trouvé le temps de faire autre chose que de l’adorer.
Soit pour son plaisir, soit pour sa santé un peu délicate, il la conduisait régulièrement tous les hivers dans le Midi, tantôt sur un point de la côte, tantôt sur un autre. Le hasard en avait fait cette année les voisins de madame de Sémiane, et il en était résulté des relations également agréables pour les deux femmes.
C’était tout ce qu’il savait ; mais un autre des jeunes gens avait fréquemment entendu parler des de Valvieux dans sa famille, et les renseignements ainsi complétés arrivèrent à reconstituer approximativement l’histoire de la jeune fille.
Sa mère, en effet, était morte toute jeune, de langueur, disait-on, et, depuis cette époque, la petite Alice n’avait pas cessé de vivre dans une perpétuelle atmosphère de gâteries et d’adulation. Par un miracle aussi admirable et non moins rare que celui des trois jeunes Hébreux sortant intacts de la fournaise, elle avait conservé au milieu de cet encens tout son bon sens et toute sa simplicité, et il en était seulement résulté qu’elle voyait le monde à travers un prisme enchanté, et qu’elle aimait tous les humains en bloc du meilleur de son cœur.
— Ce qui explique qu’elle n’en distingue aucun. Dans son ardeur philanthropique, elle voudrait les épouser tous à la fois !… dit en riant un des jeunes gens.
— Peut-être, continua celui qui parlait, car ce ne sont pas les occasions qui lui ont manqué jusqu’ici, et je me rappelle avoir entendu dire à ma sœur que si elle avait pensé à coller dans un album les cartes de visite de ses prétendants, ce serait un livre qui ferait concurrence à d’Hozier, à cette différence près, qu’en plus de l’armorial de France on y rencontrerait toute la finance, et bien d’autres encore.
— Et elle attend, alors… que l’étranger y passe ?
— Ou seulement que quelqu’un l’aime, sinon plus que les millions de sa dot ; je pense que c’est une fille raisonnable, du moins autant qu’eux.
— Pauvre créature, répliqua Jean, ce serait un cas de conscience de l’avertir qu’on n’a jamais connu qu’un seul merle blanc depuis la création du monde, c’est celui dont Musset parle quelque part… Et encore n’était-il pas bon teint !…
— Ce qui semble certain, c’est que Kerdren ne lui fournira pas l’occasion d’un nouveau refus !
A quoi Kerdren avait répondu avec plus de gravité que le sujet n’en semblait comporter :
— Avec aucune jamais ; mais avec celle-là moins qu’une autre.
En même temps les canots accostaient et il n’était plus question que de regagner sa couchette.
Le carnaval et la relâche finissaient en même temps, et l’escadre se remettait en marche au point du jour.
Depuis une semaine, il n’était question dans tous les cercles et dans toutes les conversations que de l’épouvantable krach qui venait de se produire avec la brusquerie de la foudre.
Chaque matin les journaux enregistraient une nouvelle faillite, fréquemment aussi un nouveau suicide.
Il ne s’agissait pas ici d’une de ces catastrophes ordinaires de Bourse qui n’atteignent qu’un monde préparé jusqu’à un certain point à subir des accidents de ce genre ; l’affaire était bien autrement compliquée.
Dans toute la société et particulièrement dans un milieu étranger en général à toute spéculation il y avait des ruines totales.
Tenter d’expliquer ici ce qui n’a, pour ainsi dire, jamais été complètement éclairci en aucun autre endroit, serait chose impossible.
Ce qu’il y avait de certain, c’est qu’une affaire, donnant toute confiance en raison des noms qui la patronnaient, avait entraîné, grâce aux motifs qu’elle invoquait, nombre de fortunes honorables à se confier à elle, et qu’il en était résulté, non seulement des pertes effroyables, mais, chose plus grave, de fortes atteintes en matière d’honneur.
C’est ainsi que des individualités dont le nom apparaissait pour la première fois peut-être dans des feuilles publiques se voyaient chaque matin discutées, blâmées, et finalement honnies pour avoir trempé dans une action qu’on pouvait qualifier sans exagération de fort peu propre, mais où leur seule faute avait été une trop grande confiance.
Si loin de terre que fussent les officiers de l’escadre, les nouvelles du monde civilisé ne leur en arrivaient pas moins de temps à autre, et particulièrement quand ils restaient comme maintenant dans les eaux de France. Ils recevaient des paquets de journaux dont les premiers dataient souvent de quelques jours, mais où ils avaient en revanche l’avantage de voir à la fois le commencement et la fin d’un drame.
On juge de l’indignation que provoqua parmi eux la nouvelle de la catastrophe en question. Jean surtout était exaspéré, et ses sorties contre la clique, auteur du mal, faisaient frémir.
La question d’argent le laissait volontiers dans une royale indifférence ; mais la partie qui touchait à l’honneur de tant de membres de la noblesse le mettait hors de lui, et il souhaitait de tenir entre ses mains, ne fût-ce qu’une heure, certains individus pour lesquels le traitement qu’il méditait eût été juste assurément, mais en même temps d’une sévérité qui rappelait les Kerdren du moyen âge.
Parmi les noms connus qui figuraient comme victimes, tous les jeunes officiers qui avaient dansé chez madame de Sémiane avaient retrouvé avec une triste surprise, et à un double titre, celui du comte de Valvieux.
Sa fortune tout entière avait été engloutie dans le désastre, et une attaque d’apoplexie, déterminée, disait le journal, par ce coup aussi rude qu’impossible à prévoir, l’avait emporté en six heures. Suivaient un éloge du mort et quelques attaques virulentes contre les coupables de tant de maux, conclusions auxquelles tous les jeunes gens s’associèrent cordialement.
C’était si frappant ce contraste entre la jeune fille riche, adulée, aimée, qui était quelque temps avant chez madame de Sémiane, et ce que devait être maintenant la pauvre Alice, que son nom revint plus d’une fois encore dans la journée, accompagné d’exclamations sympathiques. Mais il y eut à la suite de cela une série de gros temps, et les exigences du service chassèrent toutes les autres préoccupations.
Jean retrouva avec un plaisir toujours nouveau ses factions solitaires au milieu de la nuit, du vent, et du bruit mélancolique des vagues ; et en songeant aux ennuis et aux misères qui peuplent le monde, il se réjouit une fois de plus d’avoir mis les intérêts et les plaisirs de sa vie en dehors de tout cela, et de pouvoir se considérer sur son navire comme à mille lieues des humains et de leurs laides intrigues.
Un mois s’était écoulé depuis ces divers événements ; l’escadre stationnait devant Toulon, et grâce à cette circonstance, Jean allait pouvoir régler, d’une façon tout à fait inattendue, une affaire qui l’appelait dans cette ville. Un vieux cousin qu’il connaissait à peine de nom, et dont les relations avec tous les membres de sa famille avaient cessé depuis au moins trente ans, s’était avisé au moment de faire son testament que, si vieux qu’il fût, il n’était probablement pas le dernier survivant de la famille. Il s’était informé, et il était résulté de ces réflexions tardives mais fructueuses, qu’il avait légué à Jean une assez belle fortune, et une superbe collection de bijoux anciens pour laquelle il avait dépensé des sommes considérables et la meilleure partie de sa vie.
Le testament était déposé chez un notaire de Toulon, la fortune et la collection chez un banquier de la même ville qui avait pour mission de ne remettre cette dernière qu’en mains propres, et en observant un cérémonial assez bizarre.
Le défunt, était-ce par une dernière coquetterie d’amateur ou pour toute autre raison ? avait ordonné que ladite collection, exposée tout entière dans le salon du banquier, fût livrée à Jean par celui-ci, en présence du plus grand nombre de témoins possible, et après qu’il eût été lu à haute voix une courte notice concernant chaque pièce. Cette dernière mesure devait servir tout ensemble à collationner les bijoux et à donner une idée générale de leur valeur, en mettant en regard du prix d’achat de chacun d’eux l’évaluation la plus récente qui en avait été faite.
Cette dernière clause avait horripilé Jean, qui ne voyait là, disait-il, que matière au plus stupide des étalages, et ridicule besoin de paraître. Si ce n’était pas une vanité d’outre-tombe qui avait poussé le vieux baron, que signifiait donc ce concours de témoins, et pourquoi ne lui laissait il pas le droit de collationner tête à tête, avec son banquier ? Avec son horreur de tout ce qui le mettait en avant, l’idée de cette manière de séance publique l’exaspérait, et son mécontentement avait été si vif que son premier mouvement l’avait porté à refuser tout à la fois fortune et bijoux.
Malheureusement l’hypothèse était prévue, et le testateur donnait, dans ce cas-là, à la totalité de ses biens, une destination parfaitement antipathique au jeune officier. Il stipulait en effet qu’au cas de mort ou de refus du légataire, sa collection et sa fortune reviendraient toutes deux au Musée Royal de Londres, « en souvenir, disait-il, des quinze bonnes années qu’il avait passées en Angleterre, et de l’accueil parfait qu’il y avait reçu ».
Enrichir un hôpital, des pauvres, ou même un musée français, Jean l’aurait fait de la meilleure grâce du monde, ne fût-ce que pour se débarrasser de l’accomplissement de la clause qui lui déplaisait si fort ; mais du moment où il s’agissait d’en faire bénéficier des étrangers, la question devenait tout autre.
D’un patriotisme qui allait presque jusqu’au chauvinisme, le jeune homme, après l’antipathie qu’il professait pour nos voisins d’outre-Rhin, n’avait pas de sentiment plus vif que celui qu’il nourrissait contre les Anglais.
Sa rancune, pour dater de la guerre de Cent ans, n’en était pas moins toute fraîche, et il faut convenir d’ailleurs qu’il y avait eu depuis cette époque-là bien des circonstances de nature à l’entretenir.
Aussi juge-t-on si l’idée d’orner de ses dépouilles les musées de la brumeuse Albion était faite pour lui sourire, et s’il eut l’occasion pendant les quelques jours qui suivirent sa lecture du testament de pester en conscience contre les bizarreries d’esprit de son parent !
Cependant il fallait prendre un parti, la station de l’escadre ne devait pas durer éternellement, et si peu agréable que fût pour Jean l’affaire pendante, elle méritait pourtant d’être réglée d’une façon ou d’une autre avant son départ…
Il résolut donc, un matin, d’aller s’entendre avec le banquier chargé de la remise de la fortune, et de tâcher avec lui de réduire autant que possible l’apparat de la cérémonie qui causait son tourment. Il se flattait que, pas plus que lui, M. Champlion ne devait souhaiter d’ameuter la société toulonnaise dans son salon, et qu’entre deux hommes de bon sens, ils reviseraient autant qu’il serait possible de le faire, sans manquer à la stricte bonne foi, l’œuvre d’un maniaque, amoureux de ses trésors comme Pygmalion de sa Galatée.
L’hôtel du banquier était situé dans le quartier le plus à la mode de Toulon, et Jean, très sensible aux impressions extérieures, commença à froncer le sourcil dès la troisième marche de l’escalier.
Les tentures, le tapis, la rampe chargée de dorures, la livrée du domestique qui le précédait, tout indiquait si clairement le mauvais goût du propriétaire, que le jeune officier se demanda avec inquiétude à quelle sorte d’homme il allait avoir affaire.
« Rien que ce suisse de cathédrale qui marche devant moi, sent son parvenu d’une lieue, se disait-il en mordant sa moustache… Si je m’en allais !… » Mais le suisse, aussi majestueux que si ses fonctions l’avaient réellement appelé à présider un mariage de première classe dans le high life , continuait à monter le bel escalier doré dont il paraissait le pontife naturel ; et force était à Jean de suivre le mouvement.
A la fin, il l’introduisit dans un petit salon qui semblait livré par le tapissier depuis une heure à peine tant il était battant neuf, et s’en fut porter à son maître la carte qu’on venait de lui remettre, laissant au visiteur tout loisir de prendre connaissance des lieux.
Jamais examen ne fut fait d’un œil moins bienveillant, et il semblait à Jean qu’il était en face d’une gigantesque batterie de cuisine dont chaque pièce était en cuivre, et brillait comme un petit soleil.
Il se tournait de tous les côtés, cherchant d’où venait ce ton général de « reluisant », quand son maître des cérémonies reparut et l’emmena dans le cabinet du banquier.
Là, même style, même goût, même profusion. M. Champlion était un petit homme tout rond, haut en couleur et d’une bonne expression de physionomie.
Avec un tablier de toile bleue et la casquette traditionnelle, il aurait réalisé le type idéal de l’épicier qu’on se choisirait comme fournisseur ; mais avec sa redingote serrée et son col durement empesé qui entrait tout droit dans la rotondité de son double menton, c’était un banquier qui manquait totalement de prestige.
« Galvanoplastie…, pensait Jean pendant le temps que mettait son partenaire à regagner son fauteuil. Il s’est plongé dans un bain d’or, et il se figure qu’il a changé de nature en s’enduisant d’une autre couche que celle de sa propre argile… pauvre bonhomme ! Enfin, pourvu qu’il soit coulant ! »
Malheureusement, rien n’était plus loin de la pensée du banquier que d’être coulant dans cette circonstance, et cela pour des raisons multiples.
D’une importation toute récente dans la société toulonnaise, il n’avait trouvé jusqu’alors aucun moyen, non pas même de s’y faire une place un peu marquante, mais seulement de s’y glisser.
Son origine plus que médiocre était pour beaucoup dans l’ostracisme qu’il subissait, mais cela tenait aussi en partie au peu d’occasions que le sort lui avait offert jusqu’alors.
Nul doute qu’à la longue le bain d’or dans lequel il était plongé, pour employer l’image pittoresque du jeune officier, n’arrivât à recouvrir les rugosités et les petites tares de sa nature primitive avec tant de perfection que personne ne refusât plus d’ouvrir sa porte à ce monsieur tout neuf, qui sortait de son Pactole changé des pieds à la tête ; mais ce travail serait long, et c’était tout de suite que M. Champlion voulait atteindre son but.
Comme tous les hommes partis de rien et enrichis subitement, il n’avait plus qu’un rêve au monde, qu’une ambition, c’était se faire admettre dans cette société qui avait fini par lui faire l’effet de quelque chose de grandiose et d’inaccessible, à force de la regarder d’en bas.
Il savait bien qu’une fois le pied à l’étrier, le reste s’enlèverait tout seul, aussi ne demandait-il qu’une borne, une pauvre petite borne d’où il pût prendre son élan.
C’était sa marotte, sa folie, la terre promise vers laquelle il eût marché à travers dix déserts, et il aurait donné sans regret son bras droit à qui lui eût apporté cette clef magique.
Et voilà que tout à coup, sans qu’il lui en coûtât la plus petite de ses phalanges, grâce à l’originalité du baron de Trélan, il allait tenir en main l’occasion tant souhaitée !
La collection qui lui était confiée, avait dans la ville un succès de curiosité d’autant plus vif que personne ne la connaissait. De son vivant, le baron la tenait sous triple verrou, comme une sultane dans son harem, et pas un œil humain ne pouvait se vanter de l’avoir contemplée.
Aussi, du jour où le testament fut connu, il n’y eut plus dans ce noyau désœuvré, et toujours en quête de distractions, qui formait la société élégante, qu’une idée : ce fut d’avoir sa place marquée, et d’être là le jour de la remise de la collection. C’était la nouveauté et l’événement de la quinzaine.
Les lettres se mirent à pleuvoir chez M. Champlion demandant des droits d’admission avec le sans façon de gens toujours sûrs d’être bien accueillis, et le glorieux banquier se trouva d’emblée en correspondance avec toute la ville. Les femmes surtout sollicitaient, et jamais il n’avait vu passer sous ses yeux tant de mignonnes pattes de mouche.
On disait les bijoux aussi originaux que riches, on savait le comte de Kerdren jeune, beau, et un brin sauvage ; et on n’était pas fâché de voir les deux choses par la même occasion.
On juge, d’après cela, comment le banquier pouvait accueillir la proposition de Jean, et s’il était supposable qu’il se mît de ses propres mains à démolir l’arc de triomphe sous lequel, toutes les nuits, il se voyait passer en songe !
Il s’emporta, prit feu, et parla bien haut de sa parole donnée et de son honneur de banquier ; puis quand il vit que le jeune officier cessait d’insister, perçant ses motifs à jour bien plus qu’il ne pouvait l’imaginer, et qu’il se bornait à lui demander assez sèchement le jour et l’heure du rendez-vous, il se radoucit à l’instant.
« Il ne voulait point de froideur entre eux, son jour et son heure seraient les siens ; et il était au regret de le désobliger ! »
En disant tout cela, il laissait si naïvement éclater sa joie que, malgré tout son mécontentement, Jean ne pouvait s’empêcher d’en être amusé.
Comme dernière faveur, il demanda l’autorisation d’aller consulter madame Champlion et de lui présenter le comte de Kerdren. Il n’y avait rien à objecter à cela, et Jean suivit son interlocuteur dans un second salon où une femme d’un âge moyen, et qui semblait le dédoublement féminin de son mari, était assise devant un métier à tapisserie, piquant son aiguille dans de gigantesques dahlias.
Elle se leva avec un empressement qui fit rouler toutes ses laines sur le tapis, de sorte que Jean répondit à sa phrase de bienvenue un genou en terre et la tête inclinée sur les écheveaux qu’il ramassait ; puis, sans transition, élevant la voix :
— Mademoiselle, dit-elle en s’adressant à quelqu’un qui était au fond de la pièce, allez donc chercher Angèle, elle sera si contente de voir l’héritier de la collection de M. de Trélan !
Le jeune homme se retourna pour saluer la personne que la position particulière qu’il avait prise en entrant l’avait empêché de remarquer, tout en maugréant intérieurement de se voir traité comme un simple objet de curiosité, et, à son inexprimable surprise, il se trouva en face de mademoiselle de Valvieux.
C’était bien elle, toujours jolie, toujours svelte, seulement plus maigre, et si pâle que, près de son col de crêpe, sa figure ressemblait à un beau camélia blanc, posé sur un ornement de deuil. Sous les yeux, elle avait deux cercles bleuâtres qu’on voyait même à travers ses cils baissés, et qui rappelaient ces lointains brumeux qu’on aperçoit au fond de l’horizon, derrière un rideau de feuilles.
Jean embrassa tout cela d’un regard, et il lui sembla qu’il n’avait jamais vu une robe noire qui eût l’air si triste et si sombre.
D’abord indécis, en reconnaissant la jeune fille, il reprit très vite son aisance accoutumée, fit quelques pas en avant, et s’inclina devant elle en murmurant les premiers mots de ce qu’on appelle si bizarrement un compliment de condoléance.
Mademoiselle de Valvieux, qui ne l’avait pas entendu venir, s’arrêta brusquement, releva la tête, et avant qu’il eût fini sa phrase, avec la soudaineté d’émotion d’une enfant, de grosses larmes jaillirent de ses yeux et se mirent à rouler sur ses joues, si pressées, si abondantes, donnant à ce jeune visage une expression de désolation si profonde, que Jean s’arrêta court ne sachant plus comment faire pour exprimer à la fois ses regrets et sa sympathie.
Du revers de ses deux mains, avec une précipitation nerveuse, elle cherchait à étancher ses pleurs, à les repousser, semblait-il ; mais c’était une barrière trop faible, et les larmes, brillantes et lourdes comme les gouttes des grosses pluies d’été, couraient le long de ses doigts sans même qu’elle s’en aperçût.
Interdit et désolé, le jeune officier se rapprocha encore d’un pas, et avec des intonations toutes pleines de pitié, et un regard d’une vraie bonté dans ses yeux expressifs :
— Mon Dieu, dit-il, pardonnez-moi, je vous fais de la peine. J’aurais dû savoir toucher plus doucement à un chagrin si récent.
— C’est à moi qu’il faut pardonner, répondit-elle très bas, en faisant un mouvement, comme pour lui tendre la main ; car vous, au contraire, vous m’avez fait tant de bien.
Puis, baissant encore la voix :
— C’est la première fois qu’on me parle de mon père depuis que je suis ici, ajouta-t-elle.
Au même instant, la porte s’ouvrit en façon de coup de vent, et une fillette que Jean supposa avec raison être « l’Angèle » qu’on réclamait, entra en bondissant. Il était temps, car l’étonnement de M. et de madame Champlion en suivant la petite scène qui précède était arrivé à un point tellement aigu qu’il n’était pas douteux qu’ils ne s’apprêtassent à s’y mêler, et pas douteux non plus que leur intervention ne fût maladroite.
Comme sa sortie n’avait plus de raison d’être, Alice se retira à l’écart pour achever de maîtriser son émotion, tandis que la petite fille, avec son audace d’enfant mal élevée, s’approchait de Jean, et le tirait par la manche de son uniforme en lui disant :
— Bien vrai, monsieur, c’est vous qui êtes l’héritier de tous ces beaux bijoux ?
— Positivement, mademoiselle, répliqua le jeune homme avec une nuance d’ironie ; à moins, toutefois, que vous ne me connaissiez un compétiteur ?
Compétiteur, c’était un mot qu’Angèle ne comprenait pas, et comme l’accueil qu’elle recevait ne lui plaisait qu’à moitié, elle abandonna l’officier, et fondant sur son père avec une fougue qui fit gémir le bois doré du fauteuil :
— Alors, c’est bientôt la grande soirée dont tu parles toujours ; les glaces, les fleurs et les bijoux sur des coussins, dis, père ?…
Et comme M. Champlion se défendait tout mécontent et regardait Jean d’un œil craintif, le jeune homme s’inclina légèrement, disant qu’il voulait laisser à M. et à madame Champlion toute liberté de se consulter. Il s’éloigna du groupe de famille, où commença à l’instant une discussion animée.
Sa promenade sans but entre les chaises et les fauteuils, l’amena bientôt près de la fenêtre où se tenait Alice, qui était assise maintenant avec les mains jointes sur ses genoux, et suivait pensivement des yeux la marche capricieuse du jeune homme. Elle était calme, et il ne lui restait comme trace de sa violente émotion que ce quelque chose de tremblant et de mouillé que conserve le regard quand on vient de pleurer.
Dans l’ombre de ces grands rideaux de peluche, toute seule en face de ces trois personnes qui se serraient en parlant bas, c’était une véritable image de l’isolement, et il sembla à Jean qu’il y avait une prière muette dans le regard qui s’attachait à lui.
Il se rapprocha peu à peu, cherchant avec une certaine frayeur l’indice d’une nouvelle crise de larmes dans les yeux de la jeune fille. C’était la première fois de sa vie qu’il avait provoqué un désespoir de ce genre, et il craignait fort de recommencer, éprouvant un peu ce que ressent un individu placé en face d’une machine inconnue qu’il s’agit de mettre en mouvement, et dont il touche les rouages avec crainte, de peur que son doigt pose à faux sur quelque point.
Peut-être Alice devina-t-elle sa frayeur, car elle se souleva à demi en le voyant approcher et le saluant d’un faible sourire :
— C’est fini, dit-elle, je suis raisonnable…
Puis, après une petite pause, elle continua avec simplicité :
— Vous m’avez doublement émue tout à l’heure, monsieur ; la soirée de madame de Sémiane est la dernière à laquelle j’aie assisté avec mon pauvre père, et je m’attendais si peu alors à vous revoir ainsi !
Elle s’arrêta, sentant que sa voix tremblait de nouveau.
— Est-ce donc M. Champlion qui est votre tuteur ? demanda Jean.
— Mon tuteur ? reprit-elle en le regardant avec étonnement. Mais vous n’avez donc pas su notre ruine ? Je suis ici comme institutrice d’Angèle.
— J’avais bien appris la perte de votre fortune, répondit-il, mais je ne croyais certes pas que c’était…
Il s’arrêtait, il ne savait vraiment plus que dire, en face de ce double malheur.
— Si, répondit-elle tristement, c’était tout. On m’a offert cette position dans la troisième lettre de condoléance que j’ai reçue, le surlendemain de mon deuil. C’était bien tôt, n’est-ce pas ? et cela m’a fait de la peine… J’aurais voulu qu’on attendît que je parlasse… Puis j’ai su ensuite ma situation tout entière, et j’ai accepté. J’ai seulement demandé un peu de temps, et on m’a dit qu’on me donnait trois semaines. C’était assez, puisqu’il fallait toujours commencer, et depuis huit jours je suis ici.
— Mais vos parents, vos amis ?
— Nous n’avons plus que des cousins si éloignés ! Ils m’ont dit que je faisais bien, et mes amis aussi. Que vouliez-vous qu’ils fissent ? Puis quand on s’est tant aimé à deux, on oublie un peu d’aimer les autres, et nous étions trop nomades pour avoir près de nous plus que des connaissances ; ou, bien alors les parasites, ceux qui venaient pour notre fortune.
Il sembla à Jean que le ton de la jeune fille devenait un peu amer et, involontairement, il repensa à la pléiade…
— Eh bien ! cria à ce moment la voix la plus triomphante du banquier, c’est arrangé. Que diriez-vous d’après-demain ? Trop court peut être ?
Jean était également indifférent à tout, il le répéta d’un ton froid, et comme il s’inclinait pour prendre congé de la jeune fille, le banquier ajouta lourdement :
— De vieux amis, hé ! hé ! Comme on se retrouve.
Jean répliqua par quelques mots brefs sur « l’honneur qu’il avait eu en effet d’être présenté à mademoiselle de Valvieux ». Puis saluant la maîtresse de la maison avec sa courtoisie froide, il prit congé, laissant le banquier si ahuri de ses allures qu’il répétait encore dans la soirée :
— Mâtin, quel bâton de houx que ce monsieur ! piquant à tous les nœuds !… Mais bah ! j’ai mon affaire, et je me moque du reste !
Malgré tout ce que le banquier avait laissé deviner à Jean, et tout ce que le jeune homme avait prévu en plus, il n’avait pas compté sur un tel déploiement de luxe. Un cordon de gaz courait tout le long de la façade de l’hôtel, accusant les saillies de pierre, et les domestiques en livrée rouge, perdus dans les massifs de feuillage qui ornaient la porte cochère, avaient l’air de grosses pivoines piquées dans la verdure raide et brillante des arbustes. On devinait que le banquier aurait voulu orner ainsi toute la rue et qu’il avait arrêté son tapis à l’extrême bord du trottoir avec un véritable regret.
Un grand concours de curieux attendaient l’entrée des invités, et le jeune officier, qui venait à pied et lentement, eut tout le loisir de s’emporter, et de dépenser contre M. Champlion toutes les invectives dont dispose la langue française à l’endroit de la vanité. Un instant même, il lui prit une velléité de retourner tout tranquillement à bord, et de laisser les gens qui s’apprêtaient à se réunir là, se tirer d’affaire comme ils pourraient.
Mais ce n’eût été que partie remise, il le savait bien. Le banquier avait la loi pour lui d’après les termes du testament qui disait en toutes lettres : « En présence du plus grand nombre de témoins possible », et il n’était pas homme à faire grâce d’une syllabe.
Il ne restait à Jean qu’à subir sa destinée présente, et à se remettre aux mains des beaux laquais rouges, ce qu’il fit avec une mélancolie résignée.
Un d’entre eux lui prit sa capote, un autre lui fit traverser une enfilade de salons encore vides, mais qui ruisselaient littéralement de lumières et de dorures, et le laissa enfin dans une dernière pièce, où M. Champlion, sanglé dans son habit noir, cravaté de blanc, et palpitant de satisfaction, jouait au naturel le rôle du dragon des Hespérides.
La petite Angèle avait bien dit et la collection tout entière était là reposant, sinon sur des coussins, du moins sur des draperies d’un rouge vif, qui la faisaient ressortir avec une richesse extrême.
L’attitude de parfaite indifférence du jeune officier et la façon paisible dont il écoutait ses explications déconcertèrent visiblement le banquier, qui le regardait de l’air mystifié d’un enfant entre les mains duquel crève une bulle de savon.
Mais après tout, comme il l’avait dit à sa femme, « il avait son affaire, et se moquait du reste ! » Voyant donc qu’il ne tirerait pas le plus petit éloge de ce côté, il laissa à Jean le poste d’honneur qu’il occupait un instant avant, et se donna l’innocent plaisir de faire à petits pas le trajet qu’allaient parcourir tout à l’heure ses invités, pour savourer à lui seul les impressions qu’ils ressentiraient plus tard.
Le jeune homme était là depuis un instant, regardant avec un peu de stupeur les tables garnies qui l’entouraient, et se demandant ce qu’il allait bien pouvoir faire de cet amas d’orfèvrerie et de joaillerie, quand il s’aperçut qu’on parlait tout près de lui.
Il tourna la tête, et comprit au léger mouvement qui agitait la portière du fond, qu’il n’était séparé de la pièce voisine que par l’étoffe de soie. Il fit alors quelques pas de ce côté en toussant d’une façon significative ; mais madame Champlion, car c’était sa voix qu’on entendait, était douée d’un aussi bel organe que son aspect permettait de le supposer, et Jean, dominé par ce contralto imposant, fut contraint d’entendre tout ce qui suit :
— Je vous le répète, mademoiselle, disait-elle, je tiens essentiellement à ce que vous restiez ici ce soir. Croyez que je connais tout aussi bien que vous les exigences d’un grand deuil, et que je n’ai l’intention de vous rien demander qui ne me paraisse convenable. Il ne s’agit aujourd’hui ni d’un bal, ni même d’un concert, et vous ne serez pas plus déplacée ici, que dans n’importe quelle visite à un musée.
« Angèle tient beaucoup à voir les gens qui vont venir, et vous comprenez que je n’aurai pas une minute de liberté pour la surveiller. Il faut donc que vous fassiez à ma place ce qui est après tout votre métier. On nous a dit, quand on vous a recommandée à nous, que vous étiez fort habituée aux soirées et au monde ; c’est tout à fait le cas de le montrer. Et croyez-moi, si vous les avez tant aimés, au bout d’une demi-heure, vous y retrouverez votre plaisir tout comme nous autres !…
Puis, sans attendre une réponse qu’elle ne se souciait probablement pas d’écouter, elle entra dans le salon avec un grand bruit d’étoffes froissées, quelque chose comme le mouvement de ces toiles métalliques qu’on agite au théâtre pour simuler l’approche de l’orage.
Toutes les promesses de l’oreille étaient réalisées pour les yeux en la voyant. Par le chef-d’œuvre d’une imagination peu commune, sa toilette était composée de telle façon, qu’on y retrouvait à peu près tout ce qu’on a l’habitude de voir réparti entre une douzaine de femmes. Les trois règnes de la nature y avaient leur part, et s’il manquait une des couleurs de l’arc-en-ciel, c’était ignorance ou erreur, certainement pas mauvaise volonté.
L’ensemble produisit à Jean l’impression d’une chose déjà vue, et fit passer devant ses yeux le souvenir d’une réception à une cour nègre dans une des îles du Pacifique.
Seulement, par suite de la latitude, il devait formuler ici son salut en bon français, et c’est ce qu’il fit, sans se permettre bien entendu l’esquisse d’un sourire.
Avant que l’empressement de madame Champlion pût se donner carrière, son mari reparut… Il avait entendu un bruit de voiture ; on arrivait, et il fallait qu’ils fussent là, tous les deux, dans le premier salon, sur la porte, le plus près possible, enfin, pour faire leurs honneurs. Il l’emmena et de nouveau le jeune officier se trouva seul.
La portière se balançait toujours. De minute en minute, il s’attendait à voir sortir mademoiselle de Valvieux, avec sa robe noire, sa figure pâle et cette tristesse qui rendait si pénible pour elle l’ordre qu’elle venait de recevoir.
« A sa place, pensait-il, je ne céderais pas ! Cette femme est révoltante d’égoïsme. »
Il se rappelait la violente émotion que la jeune fille avait ressentie deux jours avant, rien qu’en le revoyant, lui qui avait été lié si faiblement à son passé, pourtant ; et il se la représentait avec une pitié sincère, toute seule dans ces grands salons remplis d’inconnus, avec ses amers souvenirs l’assaillant en foule.
« Pauvre créature, se disait-il, ma présence ici ne lui aura causé que de la peine ! »
Et il se demandait, en se sentant si jeune, si fort, si libre de toute entrave, pourquoi le sort avait mis une telle différence entre la vie des hommes et celle des femmes, que le malheur fût doublé chez elles d’une impuissance à peu près complète en toute chose, tandis qu’il laissait chez eux le champ libre à toutes les énergies.
D’un côté, ne pouvoir presque pas gagner le pain quotidien autrement que dans une condition servile ; de l’autre, sans une plus grande somme d’intelligence ni de résolution, avoir le droit de prétendre à tout, même à la gloire !
« Sotte chose, par ma foi, que la société ! se disait-il. Je ne mets jamais le pied sur terre que pour m’en dégoûter un peu plus, et il faudra quelque jour que je me décide à faire une révolution, ou à n’y plus revenir jamais ! »
Pendant ce temps, les salons s’étaient remplis. Les ambitions de M. Champlion étaient plus que satisfaites, c’était mieux que de la foule, c’était de la cohue.
Les femmes en grande toilette, les jeunes gens le gardénia à la boutonnière, passaient et repassaient. On parlait haut, on riait fort, et surtout, comme on était venu pour voir, on regardait avec la plus impertinente curiosité. On aurait juré que tous ces gens-là avaient payé leur place en entrant et qu’ils en voulaient pour leur argent.
Dominant le bruit des conversations, le mouvement d’ailes des robes légères, le petit coup sec des éventails qu’on ouvrait, la voix de M. Champlion se faisait entendre comme une basse continue.
Quand il arrivait, dans sa lecture, à quelque bijou d’importance, involontairement il enflait le ton. Il semblait qu’en sortant, les gros chiffres lui ouvraient la bouche. Puis, ses lèvres se refermaient sur une petite bague sans prétention et les murmures de la foule le couvraient jusqu’à nouvel ordre.
C’était amusant de suivre ces modulations, et Jean, debout dans une embrasure de fenêtre, s’était égayé longtemps ainsi.
Mais, comme on le sait, le jeune héritier était compté ce soir-là au nombre des curiosités et on avait trouvé tout naturel de le traiter comme tel. De sorte qu’il s’était vu bientôt le point de mire d’une centaine d’yeux le regardant aller et venir, parler ou se taire, comme on regardait jadis le petit lever du roi. La grandeur a de ces inconvénients ! Seulement n’étant patient ni par tempérament ni par état, Jean s’était lassé très vite de cette situation, et plus heureux que les majestés d’autrefois, avait pu y couper court en se dérobant.
A peine s’il avait vu dans la foule cinq ou six visages de connaissance, et comme il avait refusé péremptoirement d’amener même un de ses camarades à cette solennité, il put bénéficier à lui seul d’une retraite choisie qu’il découvrit derrière un massif de camélias.
On avait fait de la pièce voisine du salon des bijoux une espèce de jardin d’hiver, et tout au fond, comme un îlot secourable, se trouvait le fauteuil moelleux qui avait tenté la sauvagerie du jeune homme. De là il entendait de toutes les conversations juste ce qu’il lui fallait, c’est-à-dire rien, ou mieux encore le bruit général qui arrivait, grâce à la distance, à se fondre en un murmure unique ressemblant au chant de la houle.
Un instant, à son grand effroi, la petite Angèle, qui voletait partout, circula entre les fleurs comme un feu follet, « comme un insecte malfaisant », pensait même Jean. Mais le caprice qui l’avait apportée la remporta presque aussitôt, et, avec un soupir de soulagement, le jeune officier se retrouva maître de sa solitude.
Les yeux fermés, il s’isolait autant qu’il le pouvait de cet entourage peu sympathique, quand il lui sembla entendre tout près de lui quelque chose comme un frémissement. « Est-ce que ce gros homme aurait poussé le réalisme jusqu’à faire nicher des oiseaux dans son bocage ? se dit-il, ou bien dans cette atmosphère surchauffée les plantes poussent-elles comme chez le docteur Ox ?… »
En même temps il tournait la tête. A deux pas derrière une série d’arbustes, une jeune femme qu’il reconnut aussitôt pour mademoiselle de Valvieux était assise sur une chaise basse.
Tout près de ces lumières et de ces toilettes éclatantes, l’austérité de son deuil était plus frappante encore, et elle ressemblait à un de ces anges prophétiques qu’on représente dans les légendes, apparaissant tout à coup au milieu d’une fête pour parler de misères et de tristesses à des fous trop insouciants.
Visiblement la pauvre fille cherchait à se faire toute petite, serrant sa robe sombre autour d’elle, ne respirant qu’à demi et n’ayant qu’une ambition, passer inaperçue.
Il sembla à Jean que c’était ainsi que les petits enfants des contes de Perrault devaient se cacher dans la maison de l’ogre, et la même profonde pitié qu’il avait déjà ressentie pour la jeune fille lui revint.
On voyait qu’un instant de solitude était pour l’heure ce qu’elle souhaitait le plus vivement, et il comprit qu’il valait mieux ne lui parler que plus tard, quand elle serait assez tranquille pour qu’une voix sympathique lui fît du bien.
Alors, de son côté, avec le même soin, il se mit à veiller sur ses mouvements, inspectant d’un coup d’œil son épée, posée entre ses genoux, et les glands d’or de sa ceinture qui auraient pu tinter sur le fourreau. A son tour, il fit sa respiration aussi douce que possible, et jamais jeune mère, veillant près d’un berceau, ne mit plus de soin à protéger le repos d’un être aimé, que ce grand et fort marin à respecter la courte halte que faisait cette étrangère entre deux buissons fleuris.
Cela durait depuis cinq minutes à peu près, et Jean commençait à retomber dans son courant d’idées personnelles, quand l’entrée bruyante de cinq ou six hommes, qui parlaient tous à la fois, le fit tressaillir. Il ne quitta pas son siège cependant, et le groupe ne dépassa pas d’ailleurs la première partie de la pièce.
C’était une réunion de ces jeunes gens superficiels, inutiles sur terre, et qui semblent perpétués uniquement pour sauvegarder la correction des nœuds de cravate et le salut à la mode.
Comme position sociale : « Gommeux », en attendant de devenir « Luisants » ou « Bémols ». Comme conversation : tout ce qu’il est permis d’espérer dans le genre.
— Je vous dis que je l’ai vue ! criait l’un d’eux.
— Elle a le deuil léger, la belle fille ! répondit un autre. Y a-t-il seulement un mois que son père est mort ?
— Bah ! elle aura pris le mois pour l’an ! Est-elle toujours jolie ? Le noir doit lui aller à ravir !
— Peuh ! elle est maigre et jaune, et la maigreur ne va à aucune femme !
— Quand je pense pourtant que moi… Non, jamais je n’ai vu catastrophe plus heureuse, chronologiquement parlant s’entend !
— Au fait, c’est vrai ; il me semble que vous étiez des plus brûlants, d’Asti ; la déclaration ne devait pas être loin ?
— A un tour d’horloge, mon cher ! En effeuillant notre marguerite, nous en étions arrivés à « passionnément » ! Et il ne me restait plus qu’à m’en ouvrir au père quand la débâcle est arrivée.
— La veine de quelqu’un qui a vendu à temps ses fonds turcs !
— Juste ; mais vous comprenez qu’il me serait faiblement agréable de la rencontrer face à face : aussi je louvoie, je me dérobe, je cherche la paix des bosquets…
— C’était cependant, ma foi, une superbe créature ! Vous n’avez pas eu un regret ?
— Pensez-vous qu’il y ait au monde une beauté qui puisse rendre agréables ces deux mots : « Mariage pour dettes ! » Ça sonne mieux que prison ou suicide ; mais c’est tout.
— Diable ! c’était à ce point !
— Exactement !
— Et alors depuis ?
— Alors il m’est arrivé qu’un vieux bonhomme d’oncle a fait comme dans les comédies, et a défunté juste au bon moment pour combler le trou où j’allais piquer une tête en guise d’acompte !…
Dès les premiers mots de cette conversation, Jean avait voulu se lever pour arrêter ce qui était si peu destiné aux oreilles de mademoiselle de Valvieux, et ce qui devait la blesser si cruellement à plus d’un titre…
Mais son mouvement, trop faible pour être entendu de ceux qui causaient, avait fait tressaillir Alice. Elle s’était retournée de son côté vivement, avec l’air effrayé d’une biche aux abois, qui croit entendre sortir un nouvel ennemi du buisson même où elle s’est réfugiée pour mourir.
Elle avait reconnu du premier coup, à travers le rideau de feuilles, l’uniforme du jeune officier, et, à demi soulevée elle-même, elle lui avait fait, en posant le doigt sur ses lèvres et en secouant la tête, un geste qui ordonnait si impérieusement le silence, que le jeune homme s’était rassis, bien à contre-cœur, mais n’osant passer outre.
Une fois encore, absolument révolté de la façon dont ces vérités brutales arrivaient à la pauvre fille, il s’apprêtait à s’interposer ; mais sans même tourner la tête, comme quelqu’un qui a prévu le geste, elle avait étendu la main de nouveau, et d’une façon plus décidée encore.
C’était quelque chose de navrant que cette scène qui se déroulait dans le jour un peu voilé de ce salon si poétiquement orné ! Dans ce nid de feuillage qu’on aurait dit ménagé pour un rendez-vous d’amoureux, cette jeune fille debout, toute seule, écoutant ce langage grossier dans lequel ces hommes parlaient d’elle, perdant d’un seul coup toutes ces illusions que la vie a la compassion de n’effeuiller habituellement que peu à peu, cela mettait vraiment la pitié au cœur ! Et comme pour ajouter encore à son humiliation, à côté d’elle, ce témoin involontaire, muet par respect et par obéissance, mais qui voyait ce pendant la rougeur qu’elle sentait monter comme une vague jusqu’à son front !
Un instant, il sembla que le groupe s’éloignait ; puis un de ces jeunes gens appela tous ses amis sur un divan qu’il venait de remarquer, et sans interruption la conversation continua :
— Par le fait, vous ne savez pas, d’Asti, que vous avez couru plus gros risque encore que vous ne pensiez ! Ne disait-on pas que madame de Valvieux était morte de langueur ?
— Eh bien !
— Eh bien ! ne savez-vous pas que les maladies de langueur sont le nom poli des poitrinaires qui laissent des filles à marier ?
— Un million poitrinaire ! Vous voulez me donner des regrets, bourreau !… Laissez-moi croire qu’elle jouissait d’une santé de bûcheronne, ou je ne réponds plus de mon désespoir !
— Et si vous essayiez de quelques consolations ! Quel est son rôle ici ? Parente pauvre ou demoiselle de compagnie ? Je vous assure qu’il ne serait pas déplaisant de fréquenter une maison où l’institutrice serait taillée sur ce patron ! et…
— Là, messieurs ! dit tout à coup une voix nette et hautaine qui fit retourner les six têtes avec l’ensemble d’une manœuvre militaire. Je pense que vous trouverez comme moi qu’en voilà assez sur ce sujet, quand vous saurez que mademoiselle de Valvieux n’a pas encore perdu un mot de votre conversation.
— Ni vous non plus, à ce qu’il semble, monsieur ? riposta un des jeunes gens.
— Ni moi non plus, monsieur, vous dites bien.
— Et c’est là-bas, dans le fond, que vous vous occupiez à ce… jeu de cache-cache !
— Mon Dieu, monsieur, c’est chacun dans notre coin, où le hasard de votre gracieuse entrée nous a surpris. Quand j’ai voulu me lever, pour vous rappeler qu’avant de faire son examen de conscience devant un buisson, il est d’usage d’en faire le tour, mademoiselle de Valvieux, que je n’avais pas encore eu l’honneur de saluer ce soir — exactement comme vous, monsieur d’Asti, quoique pour d’autres raisons, cependant — mademoiselle de Valvieux, dis-je, s’est aperçue pour la première fois de ma présence, et devinant mon intention, m’a arrêté de loin d’un geste fort significatif…
— Auquel vous avez obéi, sinon tout à fait, comme nous le voyons, du moins jusqu’à ce que…
— Jusqu’à ce que… Remarquez, monsieur, que je me permets de vous interrompre, seulement pour reprendre au vol la phrase que vous venez de me couper en deux ; jusqu’à ce que l’expérience que mademoiselle de Valvieux voulait essayer fût à son terme. Elle cherchait, je m’en rendais bien compte, à forcer son courage d’écouter jusqu’au bout les vilenies qui se disaient ici ; pensant avec raison que pour n’être pas belle, l’occasion qu’elle avait de lire dans le cœur humain n’en était pas moins unique !
— Monsieur !…
— Et qu’elle n’apprendrait jamais mieux sur le vif ce que c’étaient que la bassesse et la soif de l’or !
— Avez-vous qualité, monsieur, pour venir m’insulter au nom de cette jeune fille ?…
— Si peu, je vous l’ai déjà dit, que mademoiselle de Valvieux ne m’a pas fait ce soir l’honneur de m’adresser la parole… Quand j’ai compris à la tournure de votre conversation que mon respect la servirait plus mal en lui obéissant qu’en coupant court à ce que vous disiez, je suis venu et j’ai trouvé à moi seul, si incroyable que cela semble vous paraître, tout ce que je viens de vous dire !
— Chevalier désintéressé du malheur ! C’est un rôle bien noble !
— Et qui date de si loin chez moi, que je suis arrivé à n’en plus voir le ridicule ! C’est une vieille habitude ! Quand je rencontre un chat qui veut tordre le cou d’un oiseau, ou un grand diable qui assomme un enfant, je mets mon pied sur la bête et mon poing sur l’homme. D’après cela, ranger ma respectueuse sympathie du côté d’une femme seule, contre laquelle j’entendais six hommes s’acharner à la fois, vous m’accorderez qu’il n’y avait qu’un pas.
— Alors, vous répondez, monsieur, de tout ce que vous avez dit ce soir ?
— Même de tout ce que j’ai pensé, monsieur, et c’est encore autrement long pourtant !… Là-dessus, je rends M. d’Asti à cette paix des champs qu’il aime, en vous rappelant toutefois, messieurs, que si l’un de vous est curieux de visiter un navire de guerre, je suis domicilié actuellement sur la Naïade , en rade de Toulon, et que vous y trouverez toujours, à mon défaut, plusieurs de mes camarades pour vous recevoir.
Puis saluant tout le groupe d’un geste qui était d’une hauteur extrême, Jean s’éloigna de quelques pas, s’en fut s’accouder près d’une large console dorée, et se mit à suivre le va-et-vient de la foule avec la curiosité tranquille d’un homme qui n’a absolument rien de mieux à faire.
Un instant, les jeunes gens qu’il venait de quitter restèrent indécis ; M. d’Asti fit même un pas vers le fond de la pièce, comme s’il eût songé à mettre sur le mal qu’il venait de faire la banalité d’une excuse. Mais il revint promptement en arrière et sortit en haussant les épaules avec ce geste qui signifie dans toutes les langues du monde : « Ma foi, je m’en moque ! »
Puis, têtes levées, avec une démarche nonchalante, comme des gens pas pressés du tout, ils traversèrent tout le salon, saluant à droite, causant une minute d’un autre côté, avec les allures d’invités qui s’en vont à l’anglaise.
Jean, qui était placé de manière à voir toute l’enfilade des portes, les suivit de l’œil jusqu’au bout. Puis quand il eut regardé le dernier d’entre eux disparaître, il rentra tranquillement dans la pièce qu’il venait de quitter, et marcha vers la place où il avait laissé mademoiselle de Valvieux.
Elle était toujours assise sur sa même petite chaise basse, encadrée de la même arche de verdure, et serrant si fort ses deux mains sur son visage que ses doigts marquaient des traces rouges sur la peau fine du front.
Il arriva jusqu’auprès d’elle, sans qu’elle entendît même le bruit de ses pas, puis gravement, avec le geste de quelqu’un qui s’incline sur un malade pour lui parler plus doucement, il mit un genou en terre devant la jeune fille.
Cette fois, elle tressaillit vivement et jeta même un léger cri en apercevant cet homme agenouillé tout près d’elle.
Pendant une seconde encore, il resta là sans rien dire, fixant son regard franc dans les yeux étonnés qui se tournaient vers lui ; puis au moment où Alice, reprenant possession d’elle-même, s’apprêtait à parler :
— Mademoiselle, dit-il avec la même gravité simple, vous connaissez ma carrière. J’ai vingt-huit ans, je m’appelle Jean de Kerdren, comte de Penhoët, et je viens vous demander si vous voulez me faire l’honneur de m’accorder votre main.
La surprise fut si vive qu’elle ne trouva pas d’abord un mot à répondre, et sur cet étrange petit groupe, le silence s’établit, coupé seulement par la voix de M. Champlion, si nette, par instants, qu’on n’en perdait pas une syllabe :
« … avec gravures et ciselures, par Benvenuto Cellini.
« Acheté en 1875 au marquis de Gensac pour la somme de dix mille francs.
« Estimé en 1880 par M. Mannheim de Paris au prix de vingt et un mille francs.
« Plaque de corsage… »
Malgré toute la gravité de l’instant qu’ils traversaient, machinalement ils s’étaient mis tous les deux à suivre mot à mot cette nomenclature, et il semblait qu’avant de savoir ce qu’était au juste cette plaque de corsage, ni l’un ni l’autre ne pourrait parler.
Tout cela pourtant n’eut que la durée d’un éclair, et à temps pour que la situation dans laquelle se trouvait Jean n’arrivât pas au ridicule, mademoiselle de Valvieux réussit à rompre l’espèce d’engourdissement moral que lui avaient causé toutes ces émotions successives.
— Monsieur, dit-elle avec entraînement d’abord, en hésitant un peu ensuite, je voudrais savoir vous dire comme je l’éprouve le sentiment d’infinie reconnaissance que je vous garderai toute ma vie ! Vous aviez déjà fait beaucoup ce soir… et maintenant c’est trop !… Car vous comprenez bien qu’à présent… je ne peux pas…
Elle s’arrêta, vaincue décidément par les battements de son cœur, et les premières larmes qu’elle eût versées de toute la soirée arrivèrent lentement jusqu’au bord de ses cils.
Jean s’était levé. Le rayon de ses yeux bruns, à travers le prisme de ces gouttes d’eau, lui arrivait si étrange et si ému, que ce fut encore avec plus de douceur qu’il reprit :
— Je vous comprends, et je ne voudrais pas vous causer, ce soir, même la fatigue d’un mot d’insistance, mademoiselle. Demain, dans autant de jours que vous le voudrez, je reviendrai chercher ma réponse. Et c’est bien en effet toujours que je compte, non pas que vous me serez reconnaissante, mais que vous serez heureuse, si vous me permettez d’assurer votre bonheur !
Il s’inclina profondément devant la jeune fille, et sans songer à imiter toutes les petites précautions de M. d’Asti et de sa bande, il quitta l’hôtel du banquier.
M. Champlion se reposait sur un gigantesque point final amplifié de tout l’orgueil qui lui gonflait le cœur, et la tâche de l’héritier était accomplie.
Son départ n’en causa pas moins un extrême dépit à plusieurs des personnes présentes, et l’opinion communément exprimée à la suite de cette soirée fut que la réputation du comte de Kerdren était horriblement surfaite, et que le trait de caractère qu’on avait qualifié chez lui de sauvagerie méritait un tout autre nom.
Le lendemain, vers une heure, on remit à Jean, à bord de la Naïade, une lettre enfermée dans une enveloppe de deuil, dont il devina à l’instant la provenance.
C’était de mademoiselle de Valvieux, en effet, et voici ce qu’elle disait :
« Monsieur,
« Tout ce que j’ai su bien mal vous dire hier, au milieu du trouble cruel dans lequel je me trouvais, je veux vous le répéter aujourd’hui longuement et sérieusement, afin que plus tard, quand vous retrouverez dans votre mémoire ce mouvement de générosité chevaleresque que vous avez eu envers moi, vous retrouviez à côté le souvenir de la reconnaissance émue qu’il m’a inspirée.
« Vous rappelez-vous, monsieur, la réponse que vous avez faite à madame de Sémiane, il y a un mois maintenant ?
« Elle vous pressait de venir danser avec moi, et comme vous refusiez : « Quand donc l’inviterez-vous ? » a-t-elle demandé en insistant. Et vous, vous avez répondu à moitié en riant : « Quand sa pléiade l’abandonnera !… »
« Vous aviez oublié cela, sans doute, comme je l’avais oublié moi-même dans le trouble de ces derniers jours, et voilà pourtant que le badinage de votre réponse est devenu mon histoire.
« Ma tristesse et mon isolement sont si profonds depuis mon deuil, que je n’imaginais rien d’autre pouvant s’y ajouter, et que je me regardais hier, pendant que le souvenir des soirées d’autrefois me revenait à flots, comme atteinte autant qu’on peut l’être. Et c’est à ce moment pourtant que l’amertume de l’humiliante conversation que le hasard me livrait, m’est arrivée !
« Ce n’est pas, Dieu merci, qu’il y eût dans mon cœur l’ombre d’un regret pour les hommes qui se révélaient à moi si vils ! Mais j’éprouvais ce que j’aurais ressenti en voyant mes yeux me tromper tout à coup, et me montrer, à la place de la terre ferme sur laquelle je croyais marcher, rien que le vide. Il me semblait que le cœur me manquait et que ma foi en toute chose en serait morte à jamais !
« C’est alors que vous avez pris ma défense, si bravement, si fièrement, que ma pénible impression a été emportée à l’instant. En suivant votre accent loyal, j’oubliais d’écouter les paroles auxquelles vous répondiez, et de ce quart d’heure, je ne me rappelais déjà plus que votre généreuse intervention.
« C’était plus qu’il n’en fallait pour vous assurer un souvenir attendri dans ma pensée, et cependant, vous avez voulu faire davantage encore.
« L’abandon ne pouvait pas être plus complet, et c’était bien l’heure pour votre délicate bonté de s’approcher.
« Vous m’avez alors offert tout ce qu’un homme peut donner au monde, c’est-à-dire cette protection et cette heureuse vie que j’estimerais bien haut, si le dévouement de toute une existence était de ceux qui s’acceptent !
« Nous nous sommes vus trop peu pour qu’il me soit possible de donner à votre démarche un autre mobile que celui-là, et d’ailleurs, si jamais je m’étais fait quelques illusions sur l’impression que je pouvais produire, jugez si les vérités qu’on m’a forcée d’entendre me le permettent aujourd’hui ! Enfin ce que j’ai appris de la santé de ma pauvre mère me commande une réserve de plus…
« De tout ceci, il ne me restera donc, monsieur, qu’une reconnaissance profonde envers vous, et la crainte terrible qui m’assiège depuis hier, que votre intervention ne vous ait attiré quelque complication si grave, que j’ose à peine me la formuler, et que je vous supplie de ne pas me causer un remords dont je ne saurais me consoler, maintenant moins que jamais. »
Jean lut cette lettre tout au long, la relut encore, et la replia enfin gravement dans son enveloppe.
— « C’est une loyale créature, se dit-il. Le hasard a de ces bonheurs ! »
Puis, sans faire une réflexion de plus, comme si cette lettre lui eût apporté le plus décidé des consentements, il se fit mettre à terre, sauta de son youyou dans une voiture, et après avoir donné l’ordre de le conduire chez M. Champlion, il demeura pendant tout le trajet dans une immobilité si complète qu’on aurait pu croire qu’il dormait. Il n’en était rien cependant, et le regard qui brillait entre les parois de drap sombre avait même une résolution peu commune.
Toute la nuit du jeune homme s’était passée à réfléchir sur les événements où il se trouvait engagé d’une façon si imprévue, et ce n’était pas à la légère qu’il marchait maintenant.
Aussi entendait-il arriver à son but tout droit, et ne voulait-il point admettre le plus faible obstacle.
Mademoiselle de Valvieux avait bien deviné et bien dit : Le mouvement qui avait poussé la veille le jeune officier à ses pieds, était un mouvement de générosité chevaleresque, mais rien de plus.
La première fois qu’il l’avait vue, il l’avait, on se le rappelle, peu regardée, et même assez peu goûtée.
Cette beauté et cette grâce hors ligne rentraient pour lui dans la catégorie des objets de luxe, « de ceux qu’il fallait tant de coton pour emballer ».
Quand il l’avait retrouvée quelque temps après, sa douleur et son abandon avaient éveillé sa pitié. Elle lui avait produit un peu l’impression de ces petites Italiennes qui pleurent sous les portes cochères les jours de neige, en montrant leurs mains rouges ; et quoique le chagrin fût ici moral et non physique, c’est comme cela qu’il se la représentait en y pensant.
La veille enfin, elle lui était apparue sous un troisième aspect.
Tout se réunissant à la fois sur une même tête, c’était trop ! Et pendant qu’il la voyait rester si brave sous les paroles brutales qui blessaient également tous ses sentiments intimes, ses instincts de marin s’étaient mis à s’agiter, et il lui était venue l’irrésistible envie de tendre une main amie à la pauvre fille, comme il l’eût fait pour un nageur en détresse, perdant pied, et cherchant en vain un appui.
C’était affreux de penser que cette jeune fille allait avoir maintenant le droit de croire toutes les paroles menteuses, tous les cœurs gangrenés, de se dire que dès le commencement de sa vie, elle aurait vu sous son plus triste jour la hideuse puissance de l’or, et que personne ne viendrait la détromper et lui prouver qu’il y avait encore pourtant des honnêtes gens !
Il songeait à tout cela, sans que rien de précis se formulât dans sa pensée ; puis tout d’un coup, avec cette spontanéité qui faisait le fonds de son caractère original, l’idée d’offrir son nom et sa fortune à mademoiselle de Valvieux lui avait traversé l’esprit.
Il enrageait de voir tous les hommes si plats. Pas un n’osait marcher ! C’était à Kerdren de « passer devant » alors, selon la vieille coutume. Et sans prendre une seconde de réflexion, du même pas dont il aurait couru au feu, s’il lui avait semblé qu’on y manquait de bras, il était venu faire à la jeune fille sa singulière demande en mariage.
Elle était malheureuse, en deuil, et toute seule. Jean s’était mis à genoux pour lui parler, comme jadis ses pères devant une reine, et il lui avait fait l’hommage de sa vie aussi simplement qu’au temps passé quand on devenait vassal et suzerain rien qu’en mettant ses mains dans celles du seigneur.
Puis, une fois rentré à bord, il s’était mis à regarder en face sa situation avec autant de calme et de bon sens pratique que s’il eût été voué dès longtemps à cette existence nouvelle.
D’un seul coup, il venait de renverser tout ce qu’il avait dit et pensé jusqu’alors.
C’en fait de sa vie à deux avec l’Océan ! La carrière qu’il avait juré de faire si libre et si indépendante avait son entrave maintenant, et il lui faudrait désormais comme tant d’autres mettre dans la balance les plaisirs et les intérêts de sa femme. C’était étrange après tout d’en arriver là, et sans même que ce fût par amour.
Mais quand il était une fois décidé à quelque chose, Jean avait l’habitude de ne jamais regarder en arrière, et il accomplissait ce qu’il avait commencé coûte que coûte.
Il n’entendait prendre aucun de ses nouveaux devoirs à demi ; il avait dit à mademoiselle de Valvieux qu’il la ferait heureuse et il faudrait bien qu’elle le fût !
Aussi la lettre de refus de la jeune fille ne lui causa-t-elle aucune émotion. C’était une excursion qu’il faisait dans son caractère, et il était heureux d’y rencontrer cette délicatesse, mais cela ne modifiait nullement ses idées.
Ce n’était pas qu’il eût la fatuité de penser lui avoir inspiré une passion soudaine ; mais du moment où elle n’arguait pour le refuser que de la crainte d’accepter un trop grand dévouement, il se sentait de force à la convaincre. Et il est certain que dès que Jean voulait fermement une chose, il se dégageait de sa façon d’insister pressée, autoritaire, une puissance irrésistible qui entraînait quoi qu’on en eût.
Quand il demanda mademoiselle de Valvieux à la porte, on lui fit répéter deux fois son dire, en l’assurant que M. Champlion était là.
A force de se remuer et de parler haut, le banquier était arrivé à produire sur ses gens autant d’impression qu’il le souhaitait, et l’idée que le comte de Kerdren n’allait pas commencer d’abord par lui dans la maison leur paraissait énorme.
Mais comme Jean n’entendait mêler personne à ses affaires, et qu’il réservait tout juste aux Champlion le droit d’exclamation quand chaque chose serait réglée, il laissa les réflexions aller leur train sur la singularité de sa démarche et, au bout d’une minute, Alice était auprès de lui dans le salon où on l’avait fait entrer.
De quelque façon qu’il s’y prît pour la convaincre, il avait certainement choisi le bon moyen, car au bout d’un quart d’heure, tous les scrupules de mademoiselle de Valvieux étaient tombés.
Il était trop loyal cependant pour avoir feint une passion qu’il n’éprouvait pas. Mais un cœur de jeune fille est plus tôt charmé qu’il n’avait pensé, et l’avenir, tel qu’il s’ouvrait devant Alice, avec cet homme qui avait à ses yeux le prestige d’un héros, comme compagnon, c’était plus qu’il n’en fallait pour réaliser le bonheur parfait.
Avec cette naïveté qu’il avait gardée de la vie particulière de ses années de jeunesse, Jean n’avait rien deviné, et il avait regardé l’émotion de la jeune fille comme l’effusion de cette vive reconnaissance dont elle lui parlait dans sa lettre. Il en avait trouvé la manifestation douce, et il s’était promis de faire naître souvent le sourire qui illuminait si bien ce jeune visage ; mais c’était tout.
Sur un point seulement, mademoiselle de Valvieux avait insisté : « Cette question de santé ! »
Jean l’avait alors conduite devant une glace en lui demandant si son aspect parlait de maladie, et elle avait été forcée de convenir que non.
Et vraiment c’était un coup de magie que le changement soudain de sa figure, entre hier et aujourd’hui ! Jamais son teint n’avait eu un éclat plus parfait ; et sa fraîcheur, la vie de ses yeux et de son sourire, semblaient défier même les altérations inévitables de l’avenir.
Avec la même franchise qu’il avait eue en parlant de ses sentiments, Jean avait répondu aux questions d’Alice sur M. d’Asti, questions qu’elle formulait en tremblant un peu, de crainte d’éveiller un mécontentement assoupi.
Le matin même, à neuf heures, il s’était rencontré avec le jeune élégant, et il l’avait blessé au bras droit, à la première passe, d’un coup d’épée sans gravité.
C’était assez pour lui rappeler qu’il ne fallait traiter légèrement, au gré de Jean, ni les femmes, ni les officiers de marine, et cependant pas au point, disait le jeune homme, d’interrompre pour longtemps le cours de sa philosophie souriante.
Pour le moment, la partie la plus pressante de la situation était de régler le sort de mademoiselle de Valvieux.
L’idée de la laisser davantage chez le banquier ne pouvait être admise par Jean, et comme il savait bien que, même pour les individus les plus actifs, les formalités de la loi réservent de merveilleuses lenteurs, il s’était dit que pendant quelques semaines il demanderait à madame de Sémiane l’hospitalité pour sa fiancée.
Malheureusement, la lettre que la comtesse avait écrite à Alice au moment de son deuil était datée d’Espagne, comme la jeune fille le lui apprit, et annonçait que madame de Sémiane ferait un séjour illimité à Grenade et peut-être même dans le Maroc, où elle comptait poser au moins un pied.
Il fallait donc chercher d’un autre côté, et le parti le plus convenable était évidemment de passer ces quelques jours dans un des couvents de Toulon où on recevait des pensionnaires.
Dans ces conditions, Jean abrégerait autant que possible ce qu’il avait à faire, et aussitôt après le mariage, il emmènerait sa femme à Kerdren.
Son intention était, après l’expiration du congé qu’il allait demander, de solliciter son envoi dans son port d’attache, ce qui lui permettrait d’habiter chez lui, sa propriété n’étant pas à plus de huit kilomètres de Lorient. Il n’était pas douteux qu’on lui accordât une situation dont il avait si peu abusé jusqu’alors ; et il pourrait ainsi acclimater sa jeune femme sur ce sol inconnu.
— Vous savez, lui dit-elle, que je ne voudrais vous arrêter en rien dans votre carrière ; je saurai être une vraie femme de marin, je vous le promets.
Il lui avait demandé, en riant, si elle comptait aller toute seule se faire reconnaître comme dame et maîtresse par les vassaux de Kerdren, et il était convenu que l’avenir restait arrêté de cette façon, si toutes choses demeuraient dans l’ordre actuel.
A tout ce que le jeune officier proposait, Alice accédait aussitôt. Sa bouche et ses yeux disaient oui en même temps, et dès la première heure, elle se mettait sous sa domination aussi complètement que le fit jamais créature humaine.
Elle s’était sentie tellement seule depuis un mois, qu’elle agissait maintenant comme ces oiseaux familiers qui, après un court essai de liberté, non seulement s’abandonnent à la main qui les ramène au nid, mais encore s’y blottissent avec bonheur.
Il ne restait plus désormais qu’à annoncer à M. et à madame Champlion le changement qui s’opérait dans la vie de la jeune institutrice.
Leur étonnement dépassa d’abord tout ce qu’on peut croire, et la froideur tranquille de Jean n’empêcha pas un flux de réflexions et de compliments où il fut tant dit à mademoiselle de Valvieux qu’elle faisait un rêve d’or, qu’au bout de dix minutes on avait réussi à calmer complètement sa joie.
Toute la politesse du jeune homme ne put l’empêcher alors de tirer ostensiblement sa montre, et de déclarer qu’il ne lui restait que très peu d’instants pour expliquer les projets de mademoiselle de Valvieux à madame Champlion.
La bonne dame lui offrit aussitôt son aide pour courir les magasins, ce qui paraissait résumer pour elle les préliminaires et les délices du mariage ; et quand elle comprit qu’on ne lui demandait qu’un prompt dégagement des obligations qui liaient Alice dans la maison, et son escorte jusqu’au couvent qui serait choisi, le rôle lui parut si médiocre qu’un peu plus elle le refusait. Cependant, elle finit par dire que les vacances commençaient dès l’heure même, et promit de conduire mademoiselle de Valvieux où on le souhaiterait.
Quant au banquier, il appela Jean dans un coin pour lui assurer ; en clignant de l’œil, qu’il avait tout deviné dès le premier jour et que, s’il le voulait, il conduirait jusqu’à l’autel la future comtesse de Kerdren.
On juge si la perspective était séduisante, et si le jeune officier désirait recevoir sa femme de cette main courte et rouge qui gesticulait devant lui.
Il remercia cependant comme il convient, et au bout d’un instant, il s’en alla, laissant l’hôtel Champlion à peu près aussi étonné que si une comète errante était venue y demander le complément de quelques rayons pour embellir sa queue.
— Comme c’est triste que vous soyez si riche, dit Alice, reprenant le sourire mélancolique qu’elle avait perdu depuis une heure, pendant qu’elle reconduisait son fiancé.
— Pourquoi ? lui demanda-t-il en riant. Vous voudriez avoir besoin de filer la laine de mes habits, comme la reine Berthe « au long pié » faisait pour le roi Pépin ?
— Non, mais parce que je suis si pauvre, moi !… reprit-elle encore plus tristement.
— Eh bien, voudriez-vous que ce fût le contraire, et qu’on dise que je vous épouse pour votre fortune ?
— Non, mais de moi, que dira-t-on alors !
— De vous ! que vous m’apportez avec votre jeunesse et votre beauté un joyau si riche, qu’il est bien heureux que je puisse l’enchâsser comme il le mérite !… croyez-moi, insista-t-il affectueusement.
Le jour suivant, ce ne fut qu’un cri d’un bout à l’autre de l’escadre : Kerdren se mariait !… Kerdren… et de quelle façon encore !
Un soir, il allait à terre pour affaires d’héritage, avait-il dit, et il faut convenir que l’heure était bizarrement choisie ; le lendemain matin, il se battait en duel à la suite d’un différend sur un point de philosophie que son adversaire et lui avaient discuté un peu vivement ; puis au milieu de l’après-midi, tout d’un coup, sans préparation, il rentrait fiancé !…
Ce n’était pas que la routine eût jamais été le fait du jeune officier, et on ne comptait plus celles de ses fantaisies qui s’étaient présentées avec l’imprévu d’une bombe. Mais, cette fois, il s’agissait de matière grave, et littéralement, comme le disait un enseigne dans son style familier, « la flotte tout entière eut ce jour-là les bras au ciel !… »
Il n’était guère possible d’agir en plus complet désaccord avec ce que Jean avait toujours dit et pensé, et ses camarades s’amusaient sans vergogne de la façon dont il sabrait maintenant ses théories.
Aussi les allusions aux « départs gâtés par les femmes en pleurs », aux « carrières entravées », au « seul vrai marin, le marin indépendant, au cœur de bronze » allaient-elles leur train, et c’était une montagne de réminiscences à ensevelir Jean tout debout.
Lui écoutait tout cela, aussi paisible que le roi François I er , quand il avait mis au bas d’un édit, qu’il savait devoir faire murmurer, le célèbre : « Tel est mon bon plaisir ! »
Quand on apprit que sa fiancée, qu’il avait vue trois fois en tout, l’attendait dans un couvent, exactement comme les demoiselles nobles qu’on enlève dans les romans de cape et d’épée, et qu’on abrite un instant sous la respectabilité d’une religieuse, jusqu’à ce que le courroux des parents s’apaise ; quand on s’aperçut en outre qu’il ne savait ni son âge ni rien de ce qui concernait sa famille, on commença à se demander entre intimes si l’originalité du jeune lieutenant ne dépassait pas les limites de celles qui ont cours habituellement en liberté…
Pour toute une fraction des officiers, le nom de mademoiselle de Valvieux avait soulevé un étonnement de plus.
Comment et où avait-il retrouvé la jeune fille aux fleurs, et quelle lubie soudaine le prenait d’en faire sa femme, lui qui était le seul, le mois passé, à en parler sans bienveillance ?…
C’étaient autant de points interrogatifs qui restaient sans solution, car soit que Jean répondît sérieusement, soit qu’il dît des folies, cela se ressemblait si fort dans son cas, qu’on ne savait plus comment distinguer le vrai du faux.
Au bout de peu de jours, ses affaires étaient réglées comme il l’espérait, et il partit pour Paris afin de faire agréer, au ministère de la marine, le permutant qu’il s’était trouvé et qu’il devait remplacer à Lorient. De là, il voulait aller faire une courte halte à Kerdren, pour assurer à sa jeune femme au moins un confort relatif.
Sa première idée avait été d’emmener avec lui des tapissiers et de leur livrer quelques pièces à remanier ; mais Alice s’était vivement opposée à ce projet, et l’avait supplié de laisser toute chose dans l’ancien état.
Il lui avait dit d’abord qu’elle ne savait ce qu’elle demandait, et que la maison, fermée depuis dix ans, avait dû prendre un air de nécropole ; mais elle avait insisté aussi bravement que le lui permettait sa timidité toujours croissante vis-à-vis du jeune homme, et il avait promis de ne toucher à rien.
A l’entendre, on aurait cru d’abord qu’il s’agissait d’une ruine, et il parlait de fantômes, de chauves-souris et d’orfraies comme si les quatre vents du ciel avaient eu accès chez lui. La vérité était que le château de Kerdren, mi-dentelle mi-granit, comme certaines églises de Bretagne, était une des plus belles habitations qu’on pût voir, et qu’on ne lui connaissait en fait de fantômes que ceux de ses légendes, ou ceux plus glorieux encore des souvenirs historiques qu’il possédait.
La reine Anne, du temps qu’elle n’était encore que la duchesse Anne, adorée de tous ses fidèles, y avait passé plus d’un jour, et on aurait eu mauvaise grâce à se plaindre de la rencontre, si on l’avait trouvée quelque soir, errant dans les grandes salles avec sa robe à traîne et la coiffe élevée que lui prêtent les gravures du temps.
L’idée de modifier, si peu que ce fût, un de ces anneaux qui reliaient le passé au présent, déplaisait tout à fait à la jeune fille, et il fut convenu qu’on se bornerait à ouvrir toutes grandes portes et fenêtres au soleil de printemps, et à faire déménager, s’il y avait lieu, les araignées que le vieux gardien aurait pu tolérer dans les recoins.
Rien n’était plus singulier que les rapports des jeunes fiancés, et il ne manquait à l’étrangeté de ce mariage que ces entrevues quotidiennes, dans ce parloir de couvent.
A des heures indéterminées, Jean se présentait, et mettait en branle la grosse cloche, si résolument, que la sœur tourière savait à l’instant à qui elle avait affaire, et ouvrait presque sans regarder. Puis, guidé par elle, il traversait toute la grande cour sablée, coupée à l’ancienne mode de massifs carrés, encadrés de buis, d’où émergeaient des statues de la sainte Vierge et de saint Joseph, avec leurs robes perdues jusqu’à moitié dans le feuillage. Parfois un regard curieux d’élève glissait jusqu’à lui à travers les stores fermés de l’infirmerie, ou entre les lames d’une persienne, et c’étaient des récits sans fin pendant la récréation suivante sur le bel officier.
On baissait la voix pour en parler, et parfois même, ô perfidie ! c’était l’ample vêtement drapé d’une des statues qui abritait ce colloque illicite.
Dans le parloir lambrissé de chêne jusqu’à hauteur d’appui, Jean s’asseyait sur une des chaises de paille qui garnissaient tout le tour de la pièce, et qui étaient rangées dans un ordre si parfait qu’il ne lui venait jamais à l’idée de la sortir de l’alignement, puis les pieds sur un des petits ronds de sparterie posés devant chaque siège, il attendait l’arrivée de sa fiancée, les yeux fixés sur une reproduction de la Pietà de Michel Ange.
Avec elle, entrait une religieuse son chapelet à la main ou un gros livre noir sous le bras, et tandis que les jeunes gens causaient, elle égrenait tranquillement ses dizaines ou tournait un à un ses feuillets.
Malgré toute la bienveillance du regard qui les suivait, l’ombre de cette longue coiffe blanche enveloppait tout le petit groupe d’un cachet d’austérité, et en face de cette existence dont chaque lendemain devait ressembler si parfaitement au jour écoulé qu’il ne s’en distinguait que par la date, tant de projets d’avenir sonnaient étrangement.
Chaque jour, d’ailleurs, la timidité de la jeune fille s’accentuait un peu plus. A mesure que le sentiment enthousiaste et tendre que lui inspirait Jean se développait davantage, sa réserve s’augmentait aussi.
Elle sentait parfaitement que sous la bonté grave et la courtoisie de son fiancé, il n’y avait rien de semblable à ce qu’elle éprouvait, et sa dignité féminine l’avertissait de garder pour elle seule cet amour qu’on ne lui demandait pas. Elle était d’ailleurs bien loin de se blesser de cette différence, et avec une humilité charmante, elle regardait Jean comme les bergères d’antan, celles que les rois épousaient jadis, devaient regarder le prince charmant qui leur ôtait des mains la houlette pastorale pour y mettre un mignon sceptre d’or.
Seulement comme elle se défiait de ses yeux où elle sentait monter dès qu’elle entrait dans le grand parloir comme une nuée de petites étoiles, et de sa voix qui s’adoucissait comme son regard brillait, sans qu’elle y pensât, elle avait pris l’habitude de baisser presque constamment ses paupières, et de parler à mi-voix comme si l’atmosphère du couvent lui eût donné dans ces quelques jours la douceur tranquille d’une petite religieuse.
Il en était résulté que Jean, à mesure qu’il la voyait plus effarouchée, s’était fait plus paternel, et qu’à son insu, en cherchant ainsi à l’apprivoiser, il l’avait intimidée de plus en plus.
Il s’étonnait à part lui que mademoiselle de Valvieux ressemblât si peu à la lettre qu’elle lui avait écrite, et à ce qu’il l’avait vue le premier jour de leurs fiançailles ; mais être le protecteur attentif et un peu sérieux d’une jeune tête plus ou moins raisonnable ou plus ou moins mobile dans ses impressions, était toujours ce qu’il avait regardé comme le rôle d’un mari, et il appréciait en outre largement tout ce que la position de cette orpheline avait de difficile.
Aussi s’en remettait-il au temps pour rendre à la jeune fille son enjouement paisible et à lui l’abandon de leur premier jour de fiançailles.
Depuis quinze jours Jean et sa jeune femme étaient à Kerdren.
Le mariage s’était fait à minuit, selon un usage assez en faveur dans le Midi, et l’église la plus proche du couvent était si petite que, malgré le nombre relativement restreint des assistants, la cérémonie n’avait pas été triste.
L’amiral commandant l’escadre avait tenu à servir de père à la jeune fille, et madame de Sémiane, grâce à des prodiges de célérité, était arrivée à temps pour l’accompagner à la mairie et à l’église. C’était un peu ce qu’avait espéré Jean en lui faisant part de son mariage télégraphiquement, et il lui était profondément reconnaissant d’être venue abriter le pénible isolement de sa fiancée.
Quant à l’étonnement de la comtesse, on le devine, et ce ne fut que faute de temps qu’elle ne le manifesta pas davantage.
L’interrogatoire qu’elle avait fait subir à Jean ne l’avait éclairée ni peu ni prou, et elle en revenait à sa vieille hypothèse d’hiéroglyphes en regardant le jeune homme.
L’église étincelait de lumières et tous les camarades du marié ainsi que nombre de matelots étaient là.
La plupart avaient envoyé des fleurs à mademoiselle de Valvieux, et tous ces bouquets donnaient au grand salon que madame de Sémiane avait pris à l’hôtel presque un air de chez soi.
La comtesse avait offert à toute cette petite armée, au milieu de laquelle elle se trouvait à peu près la seule femme avec la mariée, un ambigu des plus confortables, et c’était seulement vers deux heures que les jeunes époux étaient partis.
Alice avait repris sa robe noire et, tout émue, s’était lancée dans l’inconnu, le cœur battant à la fois de la peur de trop aimer son mari, et de la crainte de ne pas savoir pourtant le payer de tout ce qu’il quittait pour elle.
C’était en chaise de poste que Jean l’avait emmenée. Au nombre de ses antipathies avait toujours été le transport des jeunes couples par les chemins de fer.
Il trouvait la vapeur bruyante, le sourire des employés gouailleur quand il plonge dans les coupés ou les sleeping, et qu’ils y aperçoivent deux jeunes gens seuls, la foule qui embarrasse les quais pitoyablement bigarrée, et la fumée insupportable.
Aussi avait-il juré qu’il n’en ferait point usage pour son propre compte, et pour ne pas même donner à sa jeune femme l’ennui d’entendre détailler les ordres, il avait mis à l’avance dans les mains de son postillon son itinéraire avec les relais indiqués pour les dînées et les couchées.
De cette façon la traversée de la France de Toulon en Bretagne n’avait été qu’une longue promenade pendant laquelle on descendait de voiture pour cueillir des fleurs, pour monter les côtes à pied ou se reposer près d’un bouquet d’arbres, et qui, pour avoir le romanesque d’une fantaisie de poète, n’avait eu besoin que de vieillir de cinquante ans. Témoins nos pères, et la façon dont ils voyageaient…
Il était midi quand le jeune couple était arrivé à Kerdren. La réception qu’on avait ménagée à la nouvelle comtesse avait eu comme auréole une journée faite à souhait ; et la jeune femme s’était arrêtée saisie d’une émotion qu’elle n’avait jamais ressentie, quand, au moment où elle mettait pied à terre, tous les hommes s’étaient découverts à la fois, et avaient agité leurs chapeaux ou leurs bérets, en poussant des vivats étourdissants.
On s’était habillé comme pour aller à un pardon et, du premier coup, madame de Kerdren voyait la Bretagne sous cet aspect pittoresque que les touristes cherchent avec tant de passion de tous les côtés, et qui devient plus rare de jour en jour.
Les hommes avec la veste courte garnie de velours noir et le grand chapeau qui fait tout de suite rêver de chouans, les femmes pour la plupart en noir aussi, vêtues de ce costume sévère qui relève si bien la distinction du type des Bretonnes morbihannaises qui sont brunes, presque toutes jolies, et généralement d’une dignité grave bien différente des allures des paysannes des autres provinces.
Quelques vieux, « des anciens » comme on dit là-bas, avaient encore le costume blanc tout en drap, avec un saint-sacrement brodé dans le dos et des galons de laine de couleur sur le gilet.
Avec leurs yeux affaiblis d’où le regard sortait vague, leurs longs cheveux blancs et leur parler breton où l’on distinguait avec peine le mot de bienvenue qu’on venait de leur apprendre à dire en français, ils avaient vraiment l’air de revenir de loin en arrière.
Les marins, avec leur veste bleu sombre et leur béret crânement posé, circulaient avec plus d’audace dans les groupes.
Le capitaine était de leur espèce, comprenait leur langage, connaissait leur vie, et ça les mettait « diablement plus à l’aise », comme ils l’expliquaient aux amis avant l’arrivée de la voiture.
Seulement ce qui était vrai pour Jean n’existait plus à propos de cette jeune femme également inconnue de tous, et il se trouva qu’en mettant pied à terre, elle intimidait par sa présence les jeunes, les vieux et les marins eux-mêmes, malgré toute leur faconde.
— Je crois vraiment que vous vous faites peur mutuellement eux et vous, avait dit Jean en souriant au premier saisissement de sa femme.
Et il lui avait offert son bras pour la conduire dans cette foule.
Un peu tremblante d’abord, elle avait vite repris sa grâce et s’en était servie pour faire la conquête de tout le monde, hommes et femmes.
La beauté est un charme auquel presque toutes les natures sont sensibles, celles qui sont rudes et primitives tout comme d’autres, et cette ravissante créature, qui souriait à chacun, tendant sa petite main avec tant de cordialité, ensorcelait un peu toutes les têtes.
Elle avait pris dans la masse des bouquets qu’elle venait de recevoir quelques fleurs de genêt, la fleur symbolique de la Bretagne avec la bruyère et l’ajonc, comme pour montrer combien elle souhaitait d’adopter tout ce qui tenait au pays où elle arrivait, et ces petites étoiles d’or montant en faisceaux dans la fourrure noire de son manteau semblaient la personnification poétique de sa jeune et charmante royauté.
L’ovation s’était terminée comme il convient par des danses et une fête villageoise où le jus des barriques de cidre avait fait concurrence aux libations classiques des noces de Gamache.
Pendant que les rondes allaient leur train, les jeunes époux avaient pris leur premier repas dans la grande salle à manger où soixante convives tenaient autrefois à l’aise, et où leur table aujourd’hui avait l’air d’un petit îlot, point sauvage du tout, perdu au milieu de l’Océan.
A côté de sa place, sur un plateau d’argent, Alice avait trouvé un gigantesque trousseau de clefs formant une gamme de toutes les tailles et de tous les métaux, depuis ce qui semblait être la clef des oubliettes jusqu’à des petites merveilles de ciselure ; et comme elle regardait son mari avec étonnement :
— Les insignes de vos pouvoirs, lui avait-il dit en souriant. Et nous n’en usons pas à la façon de Barbe-Bleue ici : il n’y a nulle réserve, toute chose vous appartient. Seulement, avait-il ajouté en riant, pour arrêter l’émotion qu’il voyait poindre dans les yeux de la jeune femme, je n’exigerai pas de les voir toutes à votre ceinture.
Les premiers jours s’étaient passés à courir le château d’abord, les environs ensuite.
En toute occasion la même courtoisie, les mêmes prévenances et les mêmes délicatesses se retrouvaient dans la manière d’être de Jean vis-à-vis d’Alice, mais l’intimité n’augmentait nullement.
Il lui avait fait voir tout ce qu’il croyait de nature à l’intéresser avec le soin d’un cicérone accompli ; seulement il ne lui était pas venu à l’idée de la conduire dans les creux de rocher où la mer berçait ses rêves d’enfant et de jeune homme, et c’était seul qu’il avait fait les pèlerinages de tous ses souvenirs intimes. La crainte de la jeune femme de s’imposer à lui était si grande que jamais elle ne l’accompagnait sans une invitation spéciale, et quand son mari errait sur la grève, elle s’interdisait d’y mettre le pied comme dans un jardin privé.
Pendant ce temps elle parcourait les pièces de l’immense habitation qu’elle connaissait mal encore, cherchant à ressaisir les souvenirs du passé dans ce vague parfum que les choses laissent après elles, et qui s’imprègne plus sûrement encore dans les endroits où les caprices de la mode ne pénètrent pas.
Ce n’était pas du reste une recherche d’antiquaire que faisait madame de Kerdren, et pourvu que ses découvertes fussent comprises dans le rayon d’une vingtaine d’années en arrière, elle se trouvait satisfaite.
Au retour, elle racontait à son mari ses longues explorations, et en deux coups de crayon, il lui faisait le plan de l’étage où elle s’était perdue.
D’ailleurs ses instants de solitude étaient rares. Jean s’occupait d’elle comme d’un hôte de distinction, et quoiqu’elle eût préféré moins de prévenances cérémonieuses et plus de laisser-aller, elle n’en nourrissait pas moins à l’égard de son mari une reconnaissance passionnée.
Souvent elle pensait à ce qu’elle lui dirait si elle l’osait ; elle s’excitait à parler, et ce qu’elle trouvait alors était doux comme ce que contient un cœur de jeune fille tendre et ardent, quand il s’agit de son premier amour.
Seulement elle ressemblait à ces oiseaux dorés des contes de fée qui ne chantent que dans la solitude, et dès qu’elle se retrouvait près de Jean, toute sa timidité lui revenait.
Elle s’était mise à ses fonctions de maîtresse de maison, tout de suite, avec cette gravité gentille des jeunes femmes qui gouvernent pour la première fois, et les grands salons du rez-de-chaussée reprenaient peu à peu sous sa main l’air habité.
Cependant le congé du jeune officier touchait à sa fin, et ce n’était pas sans plaisir qu’il songeait à reprendre une occupation réglée. Le changement qui s’était fait dans son existence avait été tellement soudain, et il y avait un si grand contraste entre la vie active qu’il menait depuis son enfance et ces dernières semaines de désœuvrement que son inaction commençait à lui peser sans même qu’il en eût conscience.
Le dévouement, si parfait et si poétique qu’il soit, est toujours en somme un renoncement continuel à tout ce qu’on préfère, et les meilleures natures s’en aperçoivent à la longue.
Aussi le premier matin où on amena à Jean son cheval sellé devant la porte, il sauta dessus et partit avec une joie d’enfant. Cela ne valait pas son navire, mais avec un bon temps de galop il arrivait à se faire fouetter le visage presque aussi bien que par la brise de mer, et cette course rapide plaisait à son ardeur.
Invariablement, en rentrant, il trouvait sa jeune femme debout sur le perron qui l’accueillait avec un sourire heureux.
De sa fenêtre elle le voyait arriver depuis le bout de l’avenue, et Jean soupçonnait peu avec quelle impatience elle sondait les lointains du chemin. Il se tourmentait fort cependant de la façon dont se passaient ses journées, il était rare qu’il ne lui rapportât pas un livre ou un objet quelconque qu’il pensait devoir la distraire. Il aurait voulu aussi l’entourer de quelques relations agréables, et il s’était mis, quoique sans enthousiasme, à faire dans le voisinage une certaine quantité de visites. Mais il n’en était résulté encore nulle intimité, et comme le grand deuil d’Alice l’empêchait d’accepter aucune des invitations qui arrivaient à Kerdren, il s’ensuivait qu’elle était presque constamment solitaire.
Elle n’en ressentait pas d’ailleurs la plus légère fatigue. Son esprit un peu contemplatif s’absorbait volontiers dans la vue de la campagne, charmante à cette époque de l’année, et comme fond à tout ce qu’elle voyait, à tout ce qu’elle pensait, la poésie de son amour ajoutait son charme puissant.
Mais c’était chose difficile à expliquer à son mari, et elle avait beau lui montrer, chaque fois qu’il la questionnait sur l’emploi de sa journée, une corbeille remplie d’ouvrages, il s’inquiétait de lui savoir comme seule distraction son aiguille et son dé.
La chambre qu’avait choisie la jeune femme était celle de la reine Anne et, dans la grande embrasure de la fenêtre, elle s’était aménagé une installation intime où elle passait le meilleur de son temps. Elle se tenait toujours là, écrivant, travaillant, rêvant aussi, jusqu’à l’heure où elle abandonnait livres et ouvrages, concentrant toute son attention au dehors.
Son instinct la servait si bien qu’elle n’attendait guère habituellement. On eût dit qu’elle voyait l’arrivant de loin, par une seconde vue mystérieuse qui ne connaissait plus l’obstacle des distances. Elle le regardait venir, admirant la bonne grâce du jeune homme et l’audace insouciante avec laquelle il gouvernait le galop vertigineux qui était l’allure habituelle de son cheval.
Puis quand il atteignait un certain gros chêne, toujours le même, elle descendait, calmant son air et son sourire comme autrefois quand elle entrait dans le parloir du couvent.
Un jour cependant, soit que Jean fût un peu en avance, soit que les horloges de la maison ne fussent pas à l’heure, il arriva qu’il ne trouva personne sur la porte pour le recevoir.
Peut-être qu’Alice, en se promenant dans le parc, s’était laissée prendre à la surprise des jours grandissants ; peut-être aussi avait-elle entrepris quelque course dans le village pour distribuer la pile de vêtements qui montait chaque jour sous ses doigts et où son mari voyait tant de petites robes grises qu’il lui avait demandé si elle organisait un orphelinat.
Tout cela était également probable et naturel, mais n’en produisit pas moins au jeune homme, sans qu’il s’en rendît bien compte, une impression peu agréable.
Il s’était tout doucement accoutumé à ce salut de bienvenue qu’il recevait de deux beaux yeux et, involontairement, il faisait comme son cheval qui tournait la tête de tous les côtés avec mélancolie, cherchant le morceau de sucre qu’il trouvait chaque jour dans la main blanche de la jeune femme.
En vrai sybarite, il le préférait au même régal offert par n’importe quelle autre main et s’ébrouait maintenant, fouillant nerveusement le sol de son sabot pour montrer son impatience.
Cependant il n’y avait pas à s’illusionner, on avait oublié ce soir-là cheval et cavalier, et tandis que le bel animal se faisait tirer vers l’écurie avec un mécontentement visible, Jean entrait dans la maison, tourmenté d’une vague inquiétude.
Au milieu de l’escalier, il lui sembla entendre le son d’un piano, et son étonnement redoubla. Jamais sa femme n’avait fait la plus légère allusion à un talent de musicienne quelconque, et il en avait conclu tout naturellement qu’elle ne le possédait pas.
A mesure qu’il montait, il entendait plus nettement.
Le piano avait le son vieilli d’un instrument abandonné depuis longtemps ; mais la voix qui s’y mariait, car la jeune femme chantait, était fraîche, veloutée et d’un timbre délicieux. A travers les tentures et les portes, la mélodie arrivait douce et captivante comme un chant de sirène, et sur le seuil Jean s’arrêta, restant immobile comme s’il eût écouté un oiseau perché sur une branche et prêt à s’envoler au premier bruit.
Juste avec le dernier accord, il mit la main sur la serrure, et frappant un léger coup en guise d’avertissement, il entra.
D’un bond la jeune femme se trouva debout, rose jusque sous les boucles follettes qui couvraient son front, et, avec un accent de regret, elle s’écria aussitôt :
— C’est vous ! oh ! je suis si fâchée de n’être pas descendue !…
— J’espère que vous ne vous excusez pas, répliqua Jean avec un peu trop de cérémonie, et que vous ne vous faites pas une obligation de venir gâter Samory !
Il y avait dans son accent une raideur involontaire, et le soin qu’il prenait de se mettre hors de la question acheva de déconcerter la jeune femme.
— Mais j’en suis heureuse, au contraire, répondit-elle d’un ton contraint, j’aime tant les chevaux !
Et sa fâcheuse timidité la reprenant, elle se mit à plaquer quelques accords du bout des doigts sans trouver une syllabe à ajouter, se sentant gauche, maladroite, et fâchée de ne pas savoir dire tout simplement à son mari que l’attente de son retour était la distraction de son long après-midi. Lui, frappait ses bottes à coups réguliers avec le manche de sa cravache, accompagnant les basses intermittentes de la jeune femme, et le silence en se prolongeant devenait si gênant qu’il fit un effort pour le rompre.
— Je ne vous savais pas musicienne, reprit-il ; si vous m’aviez parlé de votre talent, je vous aurais fait envoyer un piano : celui-ci n’est pas digne de vous.
— Il est parfait, je vous assure, dit-elle avec empressement, et si vous avez la bonté de me trouver un accordeur à Lorient, il sera bien plus qu’à la hauteur de ce que j’en peux tirer. Avec vous les plus insignifiants désirs sont si vite réalisés que j’ai eu peur de vous parler de musique avant de savoir si je me retrouverais des doigts, c’est ce qui vous explique mon silence.
Il n’en fut pas dit plus long à ce sujet, et un instant après, le jeune homme sortit pour quitter ses vêtements de cheval. Dans sa chambre rien de ce qu’on lui avait préparé ne lui convint, et tout en bousculant ses tiroirs avec une impatience qu’il était étonné de se sentir : « Ce que c’est, se disait-il en haussant les épaules, que de s’accoutumer à une vie monotone et régulière ; les plus petits incidents vous troublent et vous énervent. »
Pendant le dîner, Jean ne parla que des nouvelles de la journée, décrivant à la jeune femme les préparatifs d’un lancement de bateau qui devait avoir lieu prochainement, ou lui racontant l’accident arrivé à un ouvrier du port. De piano ou de chant pas un mot, et Alice, toujours inquiète et timorée dès qu’il s’agissait de son mari, s’agitait déjà, se demandant si elle ne lui avait pas déplu en rouvrant un instrument respecté peut-être depuis la mort de sa mère.
Les soirées du jeune ménage se passaient généralement dans un petit salon attenant à la salle à manger où on risquait un peu moins de se perdre que dans les grands appartements de réception. Alice s’asseyait près de la table et reprenait son ouvrage, l’éternelle ressource des femmes ! pendant que son mari errait distraitement, touchant tous les bibelots posés sur les tables, retournant une statuette ou un vase dans tous les sens, et le reposant après l’avoir vu pour le reprendre au tour suivant, comme s’il ne le connaissait pas.
De temps en temps, il revenait près de la jeune femme, poussait un X à côté de la table, et un genou sur le siège, il recommençait son jeu d’homme inoccupé avec les ciseaux ou le dé d’or qu’il trouvait à portée de sa main.
— Vous ne vous servez pas de ceci ? demandait-il en montrant un morceau de toile ou de laine.
— Nullement, répondait Alice.
Alors il se mettait à le couper menu, arrangeant les débris en un seul tas d’un air satisfait, jusqu’à ce qu’il s’aperçût que la jeune femme restait inactive, attendant ses ciseaux, et suivant ses mouvements avec un demi-sourire.
— Je vous demande pardon ! s’écriait-il aussitôt.
Puis, il lui rendait ses ciseaux, repoussait vivement toutes ses découpures en riant de sa distraction et reprenait sa marche incessante.
C’était la mimique d’un homme ennuyé. Alice ne s’y méprenait pas, et s’en désolait à l’excès ; mais elle se sentait impuissante là devant. Elle avait trop peu pénétré, moralement parlant, dans l’intimité de son mari pour pouvoir ce qui s’appelle vraiment causer avec lui, et ce qu’ils disaient tous les deux conservait le cachet banal d’une conversation mondaine.
De son service Jean parlait à peine, et comme les camarades qu’il retrouvait à Lorient étaient tous étrangers à la jeune femme, il ne disait pas davantage ce qui les concernait eux-mêmes. Il en résultait que le cercle était restreint, et qu’on revenait presque fatalement aux lieux communs.
Dans les récits de la jeunesse de son mari qu’Alice cherchait à provoquer, le jeune homme s’était toujours montré si bref qu’elle n’osait pas insister et qu’il ne lui venait pas à l’idée après cela de parler de sa propre enfance, dont elle concentrait tous les souvenirs en elle, comme elle gardait aussi toutes ses émotions présentes.
Jean ne menuisait pas, ne tournait pas, ne s’occupait ni de photographies ni de collections quelconques, et il s’interdisait en outre strictement de fumer devant sa femme.
— Ne pensez-vous pas que j’ai assez de mes journées ? lui disait-il quand elle insistait sur ce point.
C’était vrai, peut-être, mais n’empêchait pas Alice de regretter la courtoisie de son mari, quand elle le voyait rouler distraitement entre ses doigts un nombre incalculable de cigarettes pendant ses promenades, et les jeter une à une dans la cheminée à mesure qu’il les avait faites, quand la pensée de sa femme lui revenait.
Souvent il lui faisait une lecture à haute voix, et c’étaient les bonnes soirées de la jeune femme, qui jouissait alors à la fois du double plaisir de le voir occupé et d’entendre cette voix chaude et bien timbrée qui exprimait si profondément tout ce qu’elle voulait.
Parfois, quand arrivait le détail de sentiments passionnés, Alice se troublait.
Cet accent qui déjà dans les choses les plus ordinaires de la vie lui allait tout droit au cœur, parlant à côté d’elle d’amour et de tendresse, la remuait étrangement.
Il lui semblait que le lecteur n’existait plus, elle oubliait les pages qu’il tournait, et le front baisse, tâchant de cacher sa rougeur, son aiguille immobile entre ses doigts, elle se laissait emporter par le charme de son rêve, se figurant qu’il prenait dans son cœur tout ce qu’elle entendait.
Ce n’est pas impunément qu’une femme de vingt ans écoute un homme jeune et charmant lui lire des choses qui si aisément pourraient devenir des réalités, surtout quand son cœur tout entier a le droit d’appartenir à cet homme, et comme Francesca de Rimini, Alice aurait dit volontiers plus d’une fois : « Ce soir-là, nous ne lûmes pas plus avant ! »
Mais sans doute la voix de Paolo avait tremblé en arrivant à la page d’amour qui peignait si bien ses sentiments à la belle Italienne, tandis que celle de Jean, gardant toutes les qualités d’un excellent lecteur, demeurait animée, souple et parfaitement égale.
Ce soir-là, pourtant, au moment où Alice en quittant la table se dirigeait vers le petit salon, Jean l’arrêta à moitié route.
— Si nous montions là-haut, dit-il, vous retrouveriez votre piano ?
— Mais ma passion n’est pas à ce point, répondit-elle en riant, je m’en passerai fort bien le soir, à moins que… Aimez-vous la musique ? reprit-elle plus vite.
— Infiniment, répondit Jean.
— Oh ! dans ce cas !…
Et ils montèrent tous deux précédés par des domestiques qui transportaient les lampes préparées dans la pièce accoutumée, et des bûches pour réchauffer la grande cheminée en bois sculpté.
L’endroit où se trouvait le piano était une sorte de bibliothèque ou de cabinet de travail avec les murs tendus de verdures flamandes, le bois des sièges en chêne noirci et les solives du plafond à peine relevées d’un mince filet d’or se détachant sur fond rouge.
L’ensemble était austère, et les tentures foncées s’éclairaient si mal que le rayonnement des deux lampes, absorbé tout entier par la tapisserie, semblait mourir et disparaître sur place, comme de l’eau bue par le sable.
Debout à côté de la cheminée, la jeune femme suivait les progrès du feu, s’amusant de voir la flamme claire des fagots lécher les grosses bûches de tous les côtés, comme si elle ne savait par quel bout les entamer, grillant d’abord vivement la mousse de l’écorce, et reprenant ensuite son travail patient pour arriver jusqu’au cœur. Puis, dès que les domestiques furent sortis, pressée comme quelqu’un qui est à la tâche, elle marcha vers le piano.
Il se trouvait placé au loin, à côté d’une fenêtre, et en quittant la chaleur du foyer et la clarté des lampes, elle se mit à frissonner. Au bruit de ses pas, Jean s’était levé pour la suivre, mais en voyant l’endroit incommode où était l’instrument :
— Permettez, dit-il vivement, vous serez fort mal là-bas.
Et sans attendre de réponse, il prit le meuble à deux mains et le roula jusque devant le feu avec l’aisance d’un enfant qui manie un jouet. Il remit le tabouret devant, et avisant un petit paravent en bois des îles bizarrement incrusté de dorures, il l’étendit en outre derrière le siège, puis, se laissant retomber dans son fauteuil :
— Maintenant, dit-il, je vous écoute.
Il n’en fallait pas plus pour combler l’émotion de la jeune femme, qui déjà grandement intimidée à la pensée de jouer devant son mari, se sentit si touchée en voyant cette preuve de sollicitude que son cœur commença à battre de façon à lui enlever toute présence d’esprit.
Elle s’assit cependant en murmurant un remerciement, et après un instant de silence :
— Ce n’est pas tout de dire qu’on aime la musique, reprit-elle, laquelle préférez-vous ? Voulez-vous du classique ou des auteurs modernes ? Aimez-vous les choses tristes ou gaies ?
— Mais tout ce qu’il vous plaira, répliqua Jean.
— J’aime bien mieux ce qui vous plaît à vous, répondit-elle doucement. Dites-moi vos auteurs favoris, il n’est pas possible que je n’aie pas dans la mémoire quelque chose de l’un d’eux !
— J’ai peur que non, reprit le jeune homme en souriant. Ce que vous appelez « mes auteurs », ce qui a bercé toutes mes rêveries, ce que j’aime, enfin, c’est le chant de la mer et du vent ; les vagues en colère et les vagues qui s’apaisent tout d’un coup, et qui meurent le long de la plage avec un bruit qui se prolonge indéfiniment, comme si vous teniez une note de harpe pendant des heures, et qu’elle demeure toujours aussi pure et aussi pleine. Y a-t-il une main humaine qui ait pu noter cela ? je l’ignore, et vous devez le savoir mieux que moi. Dans ce cas, jouez-moi ses œuvres, et vous aurez trouvé mon auteur sans même que je sache son nom.
La jeune femme réfléchit encore un instant, passant en revue ce qu’elle connaissait, puis, sans préparation, très simplement, elle attaqua un nocturne de Chopin. Après celui-là, elle en enchaîna un autre, puis un autre encore, et passa brusquement ensuite à cet impromptu célèbre, dont la marche tourmentée et les éclats imprévus se fondent tout d’un coup en une douceur exquise. Cette musique émouvante plus qu’aucune autre, en raison de la sincérité du trouble qu’on y rencontre, semblait à la jeune femme devoir être ce qui se rapprochait le plus de la description de son mari.
Elle ne voyait au même degré chez aucun autre musicien de ces emportements subits, impétueux comme le cri d’une voix humaine, coupés par des plaintes que les vagues n’ont jamais faites plus désolées, qui serrent le cœur quoi qu’on en ait, et qu’on oublie cependant presque aussitôt dans la tendresse délicieuse du chant qui reprend ensuite.
Dès les premières mesures, Jean s’était levé, pris par le charme de ces intonations caressantes dont le son un peu étrange plaisait à son oreille, et il était venu s’accouder sur le piano.
De sa place, il enveloppait la jeune femme depuis le blond argentin de ses cheveux, très doux sous la clarté des lampes, jusqu’à sa taille toujours un peu frêle mais parfaitement élégante. Le buste restait droit et gracieux, malgré les mouvements imposés par la rapidité du jeu, et les mains, d’un blanc très mat, ressemblaient aux ailes de velours de deux papillons agités d’un mouvement incessant.
Sans s’imaginer que son attention pût la gêner, Jean la regardait fixement, comme on suit de l’œil quelqu’un qui agit près de soi, quand on est soi-même immobile, et la pureté de ce délicieux visage le pénétrait en même temps que le charme de la musique. Il lui semblait que ces deux choses étaient inséparables l’une de l’autre, que ce qu’Alice jouait là lui était personnel comme sa beauté, et il tombait dans une rêverie où les joues roses de la jeune femme, ses cils sombres battant à coups réguliers et l’harmonie qui lui arrivait à flots se confondaient entièrement.
Très sensible à toute impression poétique, l’émotion l’avait si bien dominé, qu’au moment où la jeune femme s’arrêta, ses yeux étaient presque humides, et comme elle lui demandait timidement en relevant la tête :
— Aimez-vous ceci ? Est-ce votre auteur ?
— Ne me dites pas son nom ! répondit-il vivement. Ce que vous jouez là, c’est ce qu’on a au fond même du cœur, et je ne sais par quel sortilège quelques notes peuvent vous remuer à ce point, et venir toucher directement vos sentiments les plus intimes. Si j’étais musicien, c’est ce que j’écrirais certainement, et je me demande si vos doigts n’ont pas trouvé à mesure tout ce qu’ils viennent de jouer ?…
— Ne le croyez pas, ce serait leur faire trop d’honneur, répliqua la jeune femme en riant de cette façon d’apprécier Chopin.
Mais elle était si heureuse du plaisir de son mari que ses lèvres tremblaient et qu’elle s’arrêta, baissant de nouveau ses yeux sur le piano.
— Et la mer ? reprit-elle au bout d’un instant.
— Il avait dû s’en bercer comme moi autrefois, j’en suis sûr, répondit Jean avec un sérieux absolu ; il y a de ses notes là-dedans !
Le silence dura encore un peu, puis comme Alice faisait un mouvement pour quitter le piano :
— Et du chant ? demanda le jeune officier.
— Ma voix ne vaut pas cela ! répondit-elle en secouant la tête.
— Je l’ai entendue…
— Oui, mais de loin…
— La porte est mince, reprit-il en insistant.
Sans se faire prier davantage, elle reprit sa place et, quand onze heures sonnèrent, elle était encore au piano.
Sa voix n’avait pas paru plaire moins à Jean que les impromptus et les nocturnes, car il était demeuré à la même place, écoutant, sans se lasser, mélodies, rêveries et barcarolles. La jeune femme choisissait de préférence tout ce qui devait lui rappeler le rythme de berceuse de sa grande amie, et il n’y avait comme repos que les quelques mots d’éloges toujours brefs et le plus souvent originaux par lesquels Jean la remerciait.
La pendule le fit tressaillir, cependant, et quittant son air abandonné :
— Comme j’ai abusé de vous, s’écria-t-il, vous devez être épuisée !
— Pas du tout, répondit-elle en se levant.
Puis, baissant la voix, elle ajouta :
— C’était toujours ainsi que nous passions nos soirées, mon pauvre père et moi.
— Alors, je vous ai peinée peut-être ? reprit le jeune homme avec vivacité en se rapprochant.
— Ne le croyez pas, je vous en prie, dit-elle non moins vivement.
Et s’enhardissant, elle vint à bout de formuler :
— Je suis si heureuse de vous faire plaisir !
Jean murmura quelques mots de reconnaissance, puis le silence reprit : et tandis que la jeune femme toujours extrême se reprochait déjà ce qu’elle regardait comme une déclaration positive adressée à son mari, et fermait nerveusement le couvercle du piano, il s’inclina tout à coup sur sa main, et baisant la peau fine :
— Merci aux doigts qui m’ont charmé ! dit-il à mi-voix.
C’était si inattendu qu’Alice tressaillit tout entière, et sans rien trouver à répondre qu’un signe de tête et un faible sourire, elle s’en fut dans sa chambre.
Le lendemain et les jours suivants les soirées se passèrent de la même façon, et insensiblement l’attrait qui appelait le jeune homme chez lui devint plus vif. Ses promenades de désœuvré à travers le salon avaient cessé ; la musique le possédait tout entier, et il ne se lassait pas plus d’écouter que la jeune femme de jouer.
La bibliothèque avait repris un aspect habité, et l’accordeur ayant remis le piano en excellent état, tout semblait promettre à Alice des stations indéfinies dans la petite logette formée par le paravent. L’installation était restée telle que Jean l’avait faite la première fois ; lui-même pour écouter s’appuyait invariablement à la même place, et en voyant l’attention qui avait succédé chez son mari à l’humeur errante des soirs passés, madame de Kerdren s’étonnait. « Comme il aime la musique ! » se disait-elle parfois. Et le sentiment qu’elle éprouvait au fond du cœur était presque de la jalousie.
Elle en voulait à cette distraction de savoir le fixer et l’intéresser si complètement, quand elle n’avait pu réussir à le faire, et comme elle ne se comptait pour rien là-dedans, oublieuse qu’elle était du charme de son talent et regardant sa voix et ses doigts comme faisant partie de l’instrument, elle s’attristait de voir Jean captivé des heures durant par toute autre chose que par elle !
« Pourquoi m’aimerait-il ? se disait-elle ensuite avec sa modestie accoutumée, quand elle y repensait pendant ses longs après-midi. Notre mariage a été un acte de chevaleresque dévouement de sa part, rien d’autre ; il ne m’a pas choisie, et jamais il n’a dit un mot qui me fît croire à son amour. »
C’était de la plus stricte logique, mais n’empêchait pas la jeune femme de soupirer parfois.
Quant à Jean, depuis le jour où il avait trouvé le perron vide, inconsciemment en arrivant au bas de l’avenue, il pressait l’allure de son cheval, se levait sur les étriers, et tout en tapotant le cou de sa bête, il murmurait entre haut et bas :
« Voyons, mon vieux, si on aura pensé à nous ce soir ? »
Le doute était faible ; mais si petit qu’il fût, il suffisait à aiguillonner le jeune homme, piquant sa curiosité et sa tranquille assurance des jours passés, et le faisant sourire avec une involontaire : satisfaction quand il voyait la silhouette sombre d’Alice à sa place accoutumée.
Un soir, à son grand étonnement, environ à une centaine de mètres de la cour, il aperçut un valet de chambre assis sur un talus, qui semblait le guetter et qui se leva à son approche, en l’arrêtant d’un geste respectueux :
— Si monsieur voulait descendre ici, dit-il, prévenant la question que Jean allait lui faire, madame vient seulement de s’endormir et la femme de chambre craint que le bruit du cheval ne la réveille brusquement.
— S’endormir ? répéta Jean, se tournant tout d’une pièce du côté du domestique. Est-il arrivé quelque chose à madame ? Madame est-elle malade ?
— Souffrante, je crois, monsieur, depuis midi.
— Qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce que cela signifie ? Pourquoi ne m’a-t-on pas fait chercher ? répliqua le jeune homme, pressant ses questions de façon à ce qu’il fût impossible de lui répondre, et rassemblant en même temps les rênes comme pour enlever son cheval.
Un mouvement passant sur la figure du valet de chambre l’arrêta, et se souvenant de ce qu’il venait de lui dire, il sauta à terre, lui jeta la bride sans ajouter un mot, et était déjà loin, avant que le domestique eût songé à amener Samory qui piaffait d’impatience, et qu’il reconduisit à l’écurie en faisant un long circuit derrière le château.
Jean monta sans s’arrêter jusqu’au premier étage, s’impatientant d’entendre ses éperons sonner, et dans la pièce qui précédait la chambre de sa femme, il trouva, comme il s’y attendait, la Bretonne qui la servait assise son ouvrage à la main, et prête à répondre au premier appel. D’un geste il la fit sortir sur le palier, et aussitôt qu’elle eut fermé la porte :
— Qu’est-ce qu’il y a ? dit-il d’une voix brève.
— Un gros mal de tête et de la fièvre, répliqua promptement la femme de chambre, sentant que l’heure n’était pas aux longs discours. Madame est sortie vers onze heures dans le parc, et est rentrée une demi-heure plus tard avec des éblouissements si forts qu’elle a pris la rampe pour monter et m’a sonné aussitôt après pour avoir de l’eau fraîche. Elle était partie sans chapeau, et pendant que je lui posais des compresses sur le front, elle m’a parlé d’un coup de soleil qu’elle aurait reçu dehors, à ce qu’elle croit.
— Il fallait me faire chercher immédiatement, interrompit Jean.
— Nous y avions bien pensé, répliqua la Bretonne, sur le ton de l’excuse, mais madame l’a défendu, disant que ce n’était rien. Elle a continué à souffrir du front et n’a pas déjeuné ; puis la fièvre est venue ensuite, et voilà seulement un instant qu’elle repose, c’est pourquoi j’ai pris la liberté de faire arrêter monsieur en chemin.
— Et le médecin, reprit le jeune homme, l’a-t-on demandé ?
— Madame ne l’a pas permis davantage, monsieur, elle disait que le repos suffirait.
Jean, qui ne l’écoutait plus, fit quelques pas en hésitant du côté de la porte, puis se ravisant :
— Vous m’avertirez aussitôt que madame se réveillera, dit-il seulement.
Et il rentra dans sa chambre.
Pendant deux heures il se promena de long en large. Sur son ordre, le dîner avait été retardé, et une voiture était partie pour Lorient afin de ramener un médecin.
Alice dormait toujours, et dans le silence que chacun gardait respectueusement au château, l’attente semblait doublement irritante au jeune officier. Ce grand calme avait un air de nonchalance qui l’impatientait. Il en voulait au médecin de ne pas arriver, aux domestiques de rester tranquilles : il s’en voulait à lui-même de n’avoir rien à faire, et en même temps il se demandait tout bas comment il allait remplir son rôle près de cette jeune malade ? Il n’avait jamais vu de femme souffrante auprès de lui, et s’interrogeait avec anxiété pour savoir de quel secours il pourrait lui être, étant données sa grande inexpérience à lui et son extrême timidité à elle. Il ne lui était jamais venu à la pensée que sa femme pourrait être malade, et il se trouvait pris aussi au dépourvu que si on lui eût apporté un oiseau-mouche avec une aile brisée en le priant de la lui remettre.
Il en était là de ses réflexions quand on frappa à la porte. Alice était réveillée et la femme de chambre venait avertir Jean.
Il la suivit sans rien dire, tout étonné de se sentir un battement de cœur, et anxieux de ce qui l’attendait comme s’il eût dû voir un spectacle effrayant.
Rien n’était plus simple cependant : une grosse lampe voilée de rose éclairait une partie de la chambre, laissant le reste dans une pénombre très douce, et la jeune femme était étendue sur sa chaise longue avec une couverture jetée sur les pieds.
En voyant entrer son mari, elle se souleva, et lui tendant affectueusement la main :
— Je vous demande pardon, je vous ai dérangé, inquiété peut-être ?… Mais c’est fini maintenant.
— Vous avez fait plus que de m’inquiéter, répondit-il vivement, voilà deux heures que j’ai dans l’esprit les choses les plus noires. Mais qu’avez-vous eu ? et pourquoi n’avoir pas permis qu’on m’avertît ?
— C’était inutile, je vous assure, répondit-elle évasivement, se gardant d’avouer qu’elle aurait eu peur d’ennuyer son mari en le rappelant.
Puis, sans insister, elle raconta sa sortie, tête nue sous le soleil de midi, et l’étourdissement qui s’en était suivi, assurant du reste que le sommeil l’avait tout à fait remise.
— Vous avez dîné, j’espère ? demanda-t-elle en finissant.
Et comme Jean lui répondait négativement avec un peu d’indignation, elle fit mine de mettre pied à terre pour aller présider le repas de son mari.
— Mais vraiment vous n’y pensez pas ? dit-il presque fâché ; vos mains sont encore brûlantes. Au reste, ajouta-t-il avec soulagement, voici le docteur.
Et il semblait au jeune homme qu’on lui enlevait de l’esprit un poids énorme de responsabilité.
Le docteur se trouva entièrement de l’avis de madame de Kerdren ; le malaise dont elle souffrait était dû sans aucun doute aux perfidies du soleil de printemps, dont souvent on ne se défie pas assez.
Il félicitait d’ailleurs la jeune femme d’en être quitte à si bon marché, parlant d’accidents très sérieux provoqués par la même cause ; mais la fièvre et la rougeur persistante du front imposaient le lit et un repos absolu.
Avec Jean, qui le reconduisait à sa voiture, il fut plus formel encore : C’était à surveiller, un érésipèle survenait parfois, sans plus de raison ; et comme le jeune homme s’exclamait :
— Ne la faites pas parler, surtout, ajouta-t-il en fermant la portière ; quand je dis repos, je n’entends pas seulement le lit, mais la paix absolue !
Rien n’est plus maussade qu’un dîner retardé, réchauffé, et enfin, pour comble, mangé solitairement avec un souci dans l’esprit. Jean en fit cruellement l’épreuve ce soir-là, et encore qu’il expédiât son repas en un quart d’heure, il eut tout le temps de le trouver détestable. Outre le trouble et l’inquiétude qu’il gardait, l’absence de la jeune femme se faisait sentir, et il se demandait comment sa présence animait à ce point l’immense salle à manger. Il s’était accoutumé lui-même aux attentions dont il l’entourait, et le sourire reconnaissant qui accueillait ses moindres efforts lui manquait à cette heure.
Ce fut bien pis le soir. On avait allumé comme de coutume dans la bibliothèque, et Jean s’y rendit distraitement, ne sachant où aller. Tout y était dans l’ordre habituel, le coin de la musique aussi engageant que jamais, et il ne manquait qu’Alice dans ce cadre, mais c’était assez pour en changer entièrement l’aspect, et quand Jean eut tapoté pendant cinq minutes une petite marche monotone sur le dessus du piano que ses ongles faisaient résonner désagréablement, il sortit et s’en fut promener ses ennuis au dehors.
Il faisait la plus belle nuit du monde, et quand le jeune homme, qui marchait vite, se trouva arrêté par le mur du parc, au lieu de revenir sur ses pas, il posa sur le sommet ses poignets nerveux et, franchissant d’un bond la maçonnerie qui lui arrivait à mi-hauteur du bras, il se trouva dehors.
La mer battait son plein ; il entendait le bruit de l’eau jusqu’où il était, et attiré par l’odeur des varechs humides que les vagues laissaient sur le sable, en marquant leur trace par de longues lignes ondulées, il arriva jusqu’au bord. C’était vive eau, et c’est à peine si entre les falaises et la mer, il restait deux mètres de sable sec où on pût s’asseoir, mais il n’en fallait pas davantage à Jean ; et une seconde après, à moitié allongé, la tête tantôt tournée vers la mer, tantôt levée pour admirer les étoiles, avec la figure humide des embruns qu’il recevait, il pouvait se croire comme autrefois perdu entre le ciel et l’eau.
Le milieu agit promptement, et ses souvenirs lui revenant en foule, il se mit à penser à ses camarades, à son navire, cherchant sur quel point de la Méditerranée il devait être à présent, quel temps il traversait, et ce qui se passait à bord, se figurant qu’il y était encore faisant son quart par cette nuit claire. Mais avant qu’aucun fait matériel eût troublé sa fantaisie, son idée dominante l’avait rappelé à Kerdren et à la réalité ; et oubliant camarades et navire, il murmurait à mi-voix en fixant les flots d’un air soucieux : « Pourvu qu’elle dorme, seulement !… » En même temps il se levait, incapable de tenir en place, et sans se laisser tenter par un croissant de lune qui se montrait à l’horizon, il reprit le chemin du retour.
En revenant, comme la promptitude du changement de sa pensée le frappait après coup : « N’est-il pas naturel, se dit-il, que je m’inquiète de cette enfant dont je suis responsable après tout ! »
Il rentra par la même voie, toujours un peu nerveux et trouvant un vif plaisir à froisser sous son pied les menus branchages que le vent du soir avait semés dans les allées. Comme il arrivait dans la cour, l’horloge de la salle à manger commençait de sonner, il l’entendit par une fenêtre ouverte et s’arrêta pour compter les coups. A neuf elle se tut, et le jeune homme, convaincu qu’il avait fait erreur, tira sa montre et appuya son doigt sur le bouton, d’un geste vif.
La petite voix claire et un peu grêle de la sonnerie détailla méthodiquement le même nombre de coups et s’arrêta juste au même point.
Jean la rentra impatiemment avec un mouvement d’épaules : il s’en fallait juste de deux heures qu’on fût encore au moment où il se figurait être arrivé !
Depuis le départ du médecin, Alice, qui s’était rendormie presque aussitôt, reposait paisiblement, d’après ce que la femme de chambre dit au jeune officier, et il ne lui resta qu’à rentrer chez lui, où, après avoir trompé son ennui en écrivant quelques lettres, il se coucha las et mécontent.
Le lendemain le docteur répéta son ordonnance, et Jean partit pour Lorient, où une réception officielle et impossible à éviter l’appelait, avec l’agréable perspective d’un dîner et d’une soirée semblables à ceux qu’il avait subis la veille.
Mais au retour, au moment où il prenait Samory en main avant de franchir la grille pour le reconduire sans bruit à l’écurie, il aperçut Alice, assise dans un fauteuil et abritée des derniers rayons du soleil couchant par une large ombrelle qu’elle avait prise par surcroît de précaution.
Il s’approcha avec une exclamation de plaisir qui amena un nuage rose sur les joues de la jeune femme, puis tout aussitôt, reprenant un ton plus grave :
— Mais on vous avait défendu de vous lever, il me semble ?… dit-il.
— Le docteur, qui avait affaire au village, a eu la bonne idée de revenir ici en passant, et il m’a donné mon congé sous promesse d’être sage…, répondit-elle avec enjouement. Trouvez-vous que j’aie eu tort ?
Et elle levait les yeux sur lui avec cette timidité un peu inquiète qui caractérisait ses rapports avec son mari.
— Si vous êtes encore fatiguée, certainement, reprit-il toujours sérieux, sinon, vous devinez combien je suis heureux de vous voir remise !
— J’ai enfin trouvé ce que je souhaitais pour vous, commença Jean un peu plus tard. Depuis quinze jours, Duhamel me parlait sans cesse d’un cheval merveilleux, habitué à la selle de femme, et qui a été monté deux étés de suite par sa sœur, une excellente amazone, qui le dit parfait en tout point. Je l’ai vu, essayé moi-même, et sauf votre agrément, il pourrait être ici dans deux jours. Désirez-vous aller le voir à Lorient ? ou voulez-vous que nous le prenions à l’essai quelque temps pour vous permettre de juger vous-même de ses qualités ?
— Ni l’un ni l’autre, répondit la jeune femme ; je me fie entièrement à vous là-dessus, et pour peu qu’il n’ait pas la robe jaune du cheval de d’Artagnan, je suis sûre de le trouver parfait.
— Il est tout à fait noir, répliqua Jean. N’est-ce pas la couleur que vous préférez ? Il me semblait vous l’avoir entendu dire ! Voici le moment où il me deviendra facile de ne plus aller à Lorient qu’une fois par jour, et j’ai hâte de rompre un peu la monotonie de votre vie. Une recluse est mondaine auprès de vous !
— Mais je ne m’ennuie jamais, je vous assure !
— Dans ce cas, vous êtes plus heureuse que moi, car… A propos, dit-il en s’interrompant, vous ne m’avez pas demandé de quelle façon s’est passée ma soirée d’hier ?
Et comme la jeune femme l’interrogeait des yeux, il décrivit avec verve l’emploi mélancolique qu’il avait fait de sa solitude, racontant son dîner trop court, le maigre petit concert qu’il s’était offert à lui-même, et comment, après une promenade d’écolier en quête de distractions, il avait trouvé la mer ennuyeuse, et en était venu pour finir à se quereller avec une horloge qui marquait neuf heures, quand lui pensait et disait onze.
Le côté original du caractère de son mari était celui qu’Alice connaissait le moins. Elle l’avait toujours vu auprès d’elle parfaitement bon et attentif ; mais cette gaieté dont madame de Sémiane lui avait parlé, et qui faisait du jeune homme à certaines heures un véritable boute-en-train, devait être perdue ou comprimée, pensait-elle, car elle n’en remarquait jamais trace. Cela ne contribuait pas peu à l’impression qu’elle éprouvait, de ne voir dans tous les actes de Jean qu’un devoir accompli, se disant qu’il n’y avait plus rien de spontané en lui, puisque son humeur elle-même était changée ! Aussi accueillit-elle avec bonheur cette animation imprévue, mettant toute sa grâce à soutenir le même ton.
A quelque temps de là, le cheval destiné à la jeune femme, bien et dûment accepté par elle, fut installé à Kerdren.
C’était une superbe bête, un peu fougueuse peut-être, mais admirablement dressé, et tourmentée seulement par l’ardeur de son sang très pur. Pas un défaut, pas une mauvaise habitude, et le trot le plus égal et le plus parfait.
Sa robe, entièrement noire comme l’avait dit Jean, était coupée seulement au front par une étoile blanche, et avec ses jambes fines et son cou de cygne, il offrait le type idéal d’un cheval de femme.
L’amazone de deuil que madame de Kerdren s’était commandée venait d’arriver, le sellier avait livré en temps convenu le harnachement, il ne restait qu’à partir.
La première promenade eut lieu un bel après-midi, avec un soleil doux, un peu voilé, qui ne gênait pas le regard.
— Montez-vous bien ? avait demandé le jeune homme en mettant Alice en selle.
— Mais… En tout cas, je suis fort solide, lui avait-elle répondu, riant de la forme de sa question.
Il avait arrangé avec soin les plis de sa grande jupe traînante, vérifiant encore une fois les sangles et la longueur de l’étrier qu’il venait cependant déjà de passer en revue, et on était parti au pas d’abord, au petit trot ensuite, avec l’allure mesurée de gens qui s’étudient.
Il n’avait pas fallu longtemps à Jean pour s’apercevoir que sa femme était non pas seulement « très solide », comme elle venait de le lui dire, mais encore d’une grâce et d’une aisance parfaites. Au bout d’un quart d’heure, elle gouvernait sa monture avec l’autorité d’un long usage, jouissant de la voir obéir à ses moindres impulsions, et de son côté, avec l’instinct des animaux, le cheval qui se sentait bien dirigé s’était mis à relever encore la fierté de son allure.
Comme la plupart des femmes de taille élancée, Alice était fort à son avantage en amazone. Sa grâce naturelle et l’élégance de son buste se trouvaient en pleine lumière, et elle avait une façon qui était d’un charme extrême de porter la tête droite sans raideur, et de suivre imperceptiblement avec ses épaules le balancement du cheval.
Le drap noir tout uni de son corsage la moulait sans exagération, mais avec la perfection que mettrait un artiste à assouplir une draperie sur les épaules de sa statue ; et le col droit tranchait vigoureusement sur son cou satiné.
Son bon goût l’avait défendue de cette mode outrée, qui, dans son désir d’être nouvelle et un peu leste, oublie même d’être jolie, et enserre les amazones actuelles dans des jupes étroites, disgracieuses, bien éloignées de l’élégance des longs plis d’autrefois.
Entre le passé et le présent, elle avait choisi un moyen terme, et l’étoffe avait assez d’ampleur pour se draper très heureusement.
Pour le chapeau, la forme haute lui avait paru bien cérémonieuse ; elle s’était dit qu’elle effaroucherait les pinsons et les bergeronnettes, en courant ainsi par les chemins creux, et s’était contentée de nouer la classique gaze blanche sur un feutre noir.
Quoi qu’il en fût, l’ensemble était charmant.
Tout allait bien à la jeune femme : le grand air, l’animation, et jusqu’à cette petite pointe d’audace, donnée par l’accomplissement d’un exercice un peu violent, et qui nuançait maintenant sa physionomie de ce cachet décidé qui lui manquait en général.
Jean la regardait et la regardait encore. Il se demandait ce qu’il y avait de changé dans sa femme, ne s’avisant pas que c’était lui tout simplement qui s’apercevait pour la première fois de sa grâce et de sa beauté ; et il trouvait une douceur qu’il ne connaissait pas dans cet échange de paroles et de sourires coupés à chaque instant par la rapidité de la course.
Au retour, il lui avait fait compliment de sa science avec sincérité, gardant toutefois pour lui la majeure partie de ce qu’il avait pensé et senti ; choses qui étaient d’ailleurs si confuses dans son esprit qu’il s’en rendait à peine compte lui-même. Ses éloges avaient appelé, comme son approbation le faisait toujours, une vive rougeur sur les joues de la jeune femme, en même temps que ses yeux se mouillaient au souvenir de son père, le professeur et le conducteur de ses années de jeune fille.
Depuis ce moment les promenades s’étaient suivies sans interruption, et chacun d’eux y avait trouvé tous les jours un plaisir plus vif et plus intime. Insensiblement, Alice se laissait aller à être un peu plus elle-même. Elle était fière des éloges de son mari, et son approbation, qu’elle sentait grandir, l’excitait et la soutenait. Toujours modeste, elle ne voyait dans le changement d’allures de Jean que la suite naturelle d’un plaisir pris en commun ; mais puisqu’il se montrait pendant ces heures-là plus expansif et plus animé que de coutume, elle bénissait cette diversion sans voir plus loin.
Quant à lui, il eût été fort en peine d’expliquer ce qu’il éprouvait, et il était loin, non seulement d’analyser ses sentiments, mais encore de savoir qu’il ressentait quelque chose de particulier, troublé seulement comme ces gens chez qui se prépare une grave maladie, et qui sont saisis à l’avance d’un malaise général, dont ils ne peuvent formellement placer le siège nulle part.
Il mettait simplement la cause de son émotion sur le charme du printemps, sur ces longues chevauchées, sur la gaieté de sa jeune femme ; enfin sur les souvenirs d’enfance qui l’assaillaient en foule dans son pays.
Les courses avaient lieu le matin maintenant. On partait de bonne heure pour jouir des aubes de mai dans toute leur poésie, et il n’était pas rare que les sabots des chevaux résonnant sur la pierraille des routes fussent le premier bruit humain entendu dans la campagne.
Des champs s’élevait cette buée épaisse, blanche et nuageuse comme du coton, qui ressemble à l’haleine de la terre, respirant par mille bouches invisibles, haleine fraîche et parfumée comme tout ce qui a la vigueur saine de la campagne. Des fils de la Vierge volaient doucement, reflétant toutes les couleurs du soleil levant dans leurs imperceptibles dimensions, et sur chaque touffe d’herbe, aux mille pointes des chardons qui hérissaient leur tête de loin en loin, il y avait des gouttes d’eau. La rosée est très abondante à cette heure-là, et la jeune femme s’arrêtait quelquefois avec des cris d’admiration montrant à son mari une toile d’araignée suspendue comme un hamac féerique d’une feuille à l’autre, et emperlé à chaque maille. Puis quand on entrait sous bois, l’air devenait plus frais, et de tous les côtés montait cette bonne odeur de mousse humide, de bois mouillé, de menthe sauvage, et de ces mille petites fleurs qui s’ouvrent toutes à la fois, embaumant à qui mieux mieux pour ne pas perdre un instant du jour qui commence.
C’était là surtout que Jean se sentait envahi par cette émotion nouvelle. Les allées devenaient étroites parfois, et il fallait marcher en file. Alice passait la première, tout entière au soin de soutenir son cheval qui buttait de temps en temps aux racines glissantes sortant du sol, et lui suivait, laissant Samory choisir lui-même son chemin, et gardant toute son attention pour la jolie taille qu’il voyait devant lui, et le voile blanc qui voltigeait au-dessus comme un feu follet. De temps en temps, Alice se tournait sur sa selle, et lui montrait un lièvre traversant la route d’un bond, ou un merle qui sautillait en sifflant d’un air insouciant, et ce sourire confiant et jeune, ces exclamations de plaisir rendaient Jean si heureux qu’il eût cheminé ainsi volontiers plus loin que la lisière de la forêt.
Le plus souvent la jeune femme, qui ne prenait rien avant de partir, s’arrêtait dans une ferme et buvait une tasse de lait encore chaud qu’on venait de traire ; du lait de ces mêmes petites vaches bretonnes qu’elle demandait autrefois au Jardin d’Acclimatation, et qui avait ici une saveur si différente. C’était un vrai tableau de genre que ce jeune couple arrêté dans ces cours rustiques, le cavalier apportant à l’amazone une tasse à fleurs rouges, pleine d’un lait crémeux, et la regardant boire ensuite, la main sur la bride du cheval, pendant que des enfants, les bras derrière le dos et l’œil curieux sous leurs cheveux ébouriffés, se poussaient derrière un pan de mur pour voir sans être vus.
Mais ni Jean ni Alice ne pensaient à cela ; elle, se perdait tout bas dans les joies de sa tendresse, et lui s’étonnait que ce pût être une chose si charmante que des promenades matinales dans un pays sauvage, et qu’un marin comme lui, sans raisons appréciables, pût arriver à oublier en quelques semaines camarades et navire.
Un matin, tout à fait perdus, ils erraient à l’aventure, s’amusant comme deux enfants de cette course sans but, quand ils se trouvèrent arrêtés par un ruisseau profondément encaissé entre deux rives croulantes.
Sa largeur aurait permis de le sauter à la rigueur, et au delà s’étendait une plaine qui mettrait fin au jeu de cache-cache joué sous bois depuis une heure ; mais les bords creusés par les affouillements de l’eau, devaient céder au moindre choc, si l’élan n’était pas assez fort pour arriver du premier coup sur la terre ferme, et c’est ce que Jean ne voulait pas permettre à la jeune femme d’essayer.
Passer à gué, il n’y fallait pas songer ; la profondeur du lit, sinon la hauteur de l’eau, ne permettait pas de descendre, et les jeunes gens demeurèrent immobiles, se regardant d’un air déconcerté. C’était tomber de Charybde en Scylla ! A droite et à gauche s’étendaient des fourrés qui paraissaient impénétrables, et retourner sur ses pas c’était rentrer dans le dédale.
— Je sais où nous sommes ! s’écria Jean tout à coup. A quarante mètres sur la gauche, nous devons trouver une passerelle, il ne s’agit que de la gagner ! Comment n’ai-je pas reconnu l’endroit plus tôt ?
Mais gagner la passerelle était plus vite dit que fait, et après avoir essayé d’ouvrir une trouée en passant le premier avec son cheval au milieu des branchages, Jean dut y renoncer. Les petites pointes des feuilles chatouillaient les naseaux de Samory, les branches flexibles se relevaient en lui cinglant le cou et le poitrail, et aveuglé, affolé, il se mit à se cabrer si violemment qu’il fallut sortir, heureux d’en être quitte sans accident.
Toujours prompt dans ses décisions, le jeune officier mit pied à terre, et attachant les deux chevaux à un tronc d’arbre, il se décida à faire traverser seulement sa femme jusqu’à la passerelle. Une fois Alice sur l’autre bord, il reviendrait, ferait sauter les chevaux, et en reprenant la grande route, ils arriveraient à Kerdren au bout d’une heure.
La jeune femme essaya bien de quelques objections. Ne pourrait-elle pas sauter aussi, ou bien, s’il y avait vraiment du danger, pourquoi ne pas retourner tous les deux sur leurs pas ? On ne connaît plus de forêt sans issue !
Mais Jean était décidé, et comme elle ne savait pas lui résister, un instant après, sa jupe sur le bras, elle se disposait à le suivre :
— Donnez-moi vos deux mains, lui avait-il dit, et penchez-vous contre moi.
Puis, marchant à reculons, il entra dans le fourré où il faisait un chemin avec ses larges épaules, refoulant à droite et à gauche tout ce qui s’opposait à son passage.
Dans la trouée ainsi formée, la jeune femme s’avançait ensuite sans peine, garantie de tout encombre par ce rempart et soutenue fortement par les mains qui tenaient les siennes, quand son pied se prenait dans quelque ronce. Docilement, comme il le lui avait dit, elle fermait les yeux, tout à fait conduite par lui, et se laissant faire avec la confiance d’un enfant.
Par instinct, quand les branches se resserraient, elle baissait un peu plus la tête, et passait sans peine. Malgré ces précautions, cependant, il arriva que son chapeau se trouva accroché ; elle continua, croyant que la marche le dégagerait ; mais ce fut le contraire qui se produisit, et la fourche, en se relevant, emporta comme un trophée le feutre et le voile. Elle voulut se redresser, riant de l’accident, reprendre son chapeau et le remettre, mais la voix de son mari l’en empêcha :
— Ne bougez pas ! lui cria-t-il ; ce sont vos cheveux qui seront pris si vous vous levez ! Je viendrai le chercher. Baissez-vous plus, au contraire !
Elle obéit et rapprocha encore sa tête qui, n’étant plus écartée par les bords du chapeau, se trouva tout à fait appuyée contre son mari, et la traversée continua. Mais cette fois une impression étrange s’emparait de la jeune femme. Il lui semblait entendre directement battre le cœur de Jean. Les coups devenaient plus forts à chaque minute, et ne voyant plus rien, isolée de tout le reste par ses yeux fermés, cela arrivait à son oreille comme un langage réel et explicite qui lui parlait clairement de tendresse… Et pendant ce temps-là, cette émotion que le jeune officier ne pouvait pas définir lui revenait plus vive que jamais. Il éprouvait une douceur hors de proportion avec le service rendu, à se sentir utile à Alice, et à se voir conduisant cette délicieuse créature à sa volonté, à travers ces buissons épineux.
Ses cheveux un peu défaits, qui étaient là sous ses yeux comme un brouillard d’or, lui semblaient charmants et précieux comme il ne l’avait jamais éprouvé jusqu’alors, et il eût été désespéré s’il fût arrivé malheur à l’un d’eux.
Une lueur de ce qui se passait en lui traversa tout à coup son esprit ; mais comme il s’interrogeait, brusquement ému par cette idée, le fourré prit fin, et la jeune femme se redressa en le remerciant.
Il la regarda un instant, toute rouge de la chaleur de cette étrange promenade, rajustant machinalement sa coiffure, et il fit un pas en avant ; ses lèvres remuèrent, mais il ne dit rien ; et la guidant seulement sur la passerelle, il refit ensuite en sens inverse, et deux fois plus vite, le chemin qu’il venait de parcourir à pas comptés.
Un monde d’idées nouvelles se choquait en lui ; mais par leur nouveauté, elles l’éblouissaient et l’étonnaient au point qu’il n’y croyait pas.
L’un après l’autre, il fit sauter les chevaux, refaisant le même voyage pour aller reprendre celui qui restait sur le bord ; puis il rendit son chapeau à la jeune femme, la remit en selle sans mot dire, et durant le retour jusqu’à Kerdren, ils n’échangèrent pas dix paroles.
A partir de ce moment, les rapports entre les jeunes époux changèrent encore une fois de nature.
L’intimité facile et joyeuse qui s’était établie depuis quelques jours cessa brusquement ; Jean reprit son air absorbé des premiers temps, et sa courtoisie cérémonieuse de grand seigneur, et Alice, ressaisie par ses timidités et ses défiances passées, redevint la pensionnaire effarouchée du couvent de Toulon.
Malgré les impromptus et les rêveries de Chopin, le jeune homme avait recommencé ses promenades du soir tout le long de la bibliothèque, et sa femme suivait avec tristesse son va-et-vient continuel, le croyant en proie à la nostalgie de l’Océan et au souvenir de sa carrière interrompue.
Comme c’était différent de ce matin auquel sa pensée revenait si souvent !
En rentrant, ce jour-là, avant de quitter son amazone, elle s’était agenouillée pour formuler une action de grâce ardente et heureuse comme son émotion… Serait-il possible, mon Dieu, que cette affection vînt à elle !…
Puis, dès le soir, son illusion était tombée ; la préoccupation qui assombrissait son mari était évidemment ce regret qu’elle craignait par-dessus tout de lui voir éprouver, et en secret, chaque matin, elle s’exhortait à lui parler, voulant le supplier de reprendre le genre de vie qui lui manquait si cruellement.
Rien n’était plus éloigné pourtant, des souvenirs du jeune homme, que la mer et ses servitudes, et l’idée qui le tourmentait était bien différente de celle que lui prêtait Alice.
De la singulière émotion éprouvée par lui un matin, un trouble indéfini lui était demeuré, et maintenant il s’interrogeait, tâchant de lire dans son cœur, et si étonné de ce qu’il ressentait, qu’il cherchait tous les noms et toutes les explications possibles de ses pensées avant de les résumer simplement par un seul mot.
Jamais il ne lui était venu à l’idée qu’il pourrait aimer d’amour cette jeune fille à qui il avait tendu la main un soir, pris d’une pitié immense pour son abandon et son malheur. Il la trouvait intéressante, pleine de dignité et d’une beauté indiscutable ; mais n’ayant jamais fait entrer les émotions multiples de la tendresse dans les plans de son existence, il s’en croyait aussi bien garanti que des difficultés d’une profession étrangère à la sienne ; aussi son étonnement était-il sans bornes.
Puis à mesure que la lumière se faisait, au moment où il se rendait compte de la place que tenait déjà cette jeune femme dans sa vie, voyant sa carrière oubliée, ses goûts et ses préférences annulés, tout ce qu’il éprouvait jadis enfin changé par sa seule puissance ; un sentiment qu’il n’avait jamais connu s’était glissé dans son cœur, et timide pour la première fois de sa vie, craintif comme l’est toujours le véritable amour, il s’était trouvé sans voix et sans audace pour dire ce qui battait en lui… En même temps l’idée instinctive qui se développe avec toute affection, le besoin de réciprocité, s’était éveillé dans son cœur… Et elle ? s’était-il dit dès qu’il avait bien démêlé ce qu’il éprouvait. Comment me faire aimer d’elle ?
N’ayant pas l’ombre de fatuité, il se tourmentait et s’inquiétait comme le plus modeste écolier songeant à quelque étoile hors de sa portée. Il oubliait tout ce qui en lui pouvait séduire et charmer une femme ; il oubliait le prestige de poésie, de noblesse et de désintéressement avec lequel il s’était présenté à mademoiselle de Valvieux ; et comprenant mieux chaque jour tout ce qu’il y avait d’exquis en sa jeune femme, il s’en voulait comme d’une insulte de ne pas l’avoir aimée dès la première heure comme Roméo avait aimé Juliette. Il s’ingéniait à chercher de quelle façon il attirerait ce cœur à lui, et perdu entre l’avenir qu’il rêvait, et le présent qu’il aurait voulu reporter de trois mois en arrière, il gardait ce silence interprété si faussement par Alice.
Les choses en étaient là, quand un des fermiers de Kerdren vint au château annoncer le mariage de son fils, chercher en quelque sorte l’agrément du jeune comte pour le choix de sa bru, et solliciter l’honneur de la présence des maîtres à cette noce, qui devait réunir dans ses proportions toutes spéciales deux villages et plus.
L’invitation fut acceptée, au grand orgueil des paysans, point encore blasés sur le charme radieux de madame de Kerdren, et très fiers de la compter dans leurs rangs. A cela les châtelains avaient joint un cadeau adressé aux fiancés, et qui se trouvait de nature à aider efficacement les débuts d’un jeune ménage ; aussi la reconnaissance de la famille était-elle montée à un haut degré, et les honneurs qu’on réservait à Jean et à sa femme étaient-ils innombrables.
La noce s’était massée sur la place pour les recevoir, et le sonneur, tout en commençant son carillon, passait d’instant en instant sa tête entre les volets pour être en mesure de redoubler les coups quand il les apercevrait. Un cortège de gamins, accompagnateurs obligés de toutes les cérémonies, s’agitaient aux alentours, grimpant officieusement aux arbres pour voir plus loin sur la route, dévalant dix fois par minute en criant une nouvelle toujours fausse, et se communiquant entre temps leurs remarques, blâme ou louange, sans mystère ni fard sur les gens qui les entouraient.
Quand Alice fut là, on lui présenta la fiancée, une grande fille émue et rougissante sous ses beaux atours, et dont la figure s’épanouit aux compliments de la jeune femme.
Placés tout près des jeunes époux, M. et madame de Kerdren ne perdaient pas un détail de la cérémonie, et dans l’état d’esprit où ils se trouvaient actuellement, rien n’était plus propre à les remuer que ce spectacle. Malgré toute la différence des cadres, ils se substituaient par la pensée aux jeunes gens debout près de l’autel, et se revoyaient dans la petite église de Toulon inondée de lumière, et s’engageant l’un à l’autre pour la vie. Jean se rappelait les pensées qui l’occupaient alors ; il avait plus d’un souci dans l’esprit à cette heure-là, et il se ressouvenait qu’en entendant derrière lui le murmure des voix joyeuses de ses camarades, et le froissement des ceintures d’or sur le métal des épées, une sensation de regret lui avait traversé le cœur.
Il la cherchait maintenant, et non seulement elle n’était plus, mais encore en tout ce qui concernait le passé, il ne se retrouvait pas. Il lui semblait qu’on lui avait mis récemment une tête et un cœur tout neufs, et il apprenait à s’en servir avec un peu de gaucherie et d’étonnement, quoiqu’il fût charmé des découvertes qu’il y faisait à chaque pas.
Que pouvait bien penser sa femme ? il se le demandait en la regardant de loin, debout, les mains fermées sur son livre d’heures, et les yeux perdus dans ce qui semblait être une rêverie plutôt qu’une prière. Dans le jour adouci qui éclairait le chœur, il la trouvait enveloppée d’un charme mystérieux et exquis, et il lui prenait des envies de l’amener par la main devant le prêtre et de lui dire :
« Mariez-nous de nouveau, je vous en prie. La première fois, j’ai répondu de tête et de volonté quand on m’a demandé si c’était là la femme de mon choix, aujourd’hui je veux répéter la même chose avec le cœur le plus ardent. »
Les pensées qui occupaient Alice, et que son mari aurait souhaité de lire à travers son front, étaient à peu près analogues à celles-là. Après le discours du curé, prononcé en breton, et qui avait fait à la jeune femme l’effet de quelque incantation bizarre dans une langue fantastique, on avait échangé les anneaux. Le plus ému était assurément le fiancé ; sa bonne grosse main rude, en sortant du gant blanc où il avait cru devoir l’emprisonner, tremblait d’une façon visible, et c’était d’une voix troublée qu’il avait répondu à la question de son curé. En revanche, Alice s’était retrouvée dans le regard confiant et heureux avec lequel la jeune fille avait promis sa vie tout entière, et elle avait souri à ce retour du passé. Mais la vision du grave officier de marine qui lors de son propre mariage se tenait auprès d’elle, si calme et si posé, contrastait absolument avec le bonheur épanoui du jeune paysan qu’elle voyait maintenant, et sans même qu’elle s’en aperçût, elle soupirait quand celui-ci se retournait du côté de la mariée, la contemplant de son regard radieux sans pouvoir se contraindre à attendre la sortie pour montrer sa joie.
Une fois dehors et le « droit du seigneur » pris par Jean sur les joues fraîches de la mariée toute la noce y passa, et il ne fallut pas moins que le souvenir du repas qui attendait pour arrêter tant d’effusions.
Selon la coutume du pays, chaque invité avait envoyé la veille quelque provision : animaux de basse-cour, viande ou légume ; et le grand Pantagruel se fût assis sans mépris à la table servie dans une grange ornée de feuillage.
Placée au haut bout, près du père de la mariée, madame de Kerdren s’efforçait de s’associer, si peu que ce fût, aux exploits fabuleux qu’elle voyait accomplir par son voisin de droite et son voisin de gauche. Il lui semblait qu’elle assistait à quel qu’un de ces repas des temps anciens, dont Homère décrit les proportions, et qu’elle voyait ses héros se partager le bœuf qu’ils venaient de sacrifier aux dieux avant de remettre leurs casques pour courir à de nouveaux horions.
Cependant, si nouveau que fût pour elle l’aspect de cette fête campagnarde, Jean, qui l’observait de loin, commençait à lire la lassitude dans son regard, quand les violoneux qui étaient du banquet tirèrent de dessous leur chaise leur instrument, en déroulant le mouchoir de couleur qui l’enveloppait.
Une demi-heure plus tard, le bal était dans tout son éclat, et Alice, qui n’était pas fâchée de se dérober à cette atmosphère épaisse, suivait la mère de la mariée, toute glorieuse de lui faire visiter la maisonnette des jeunes époux, le mobilier entièrement neuf, et le trousseau rangé dans les grandes armoires bretonnes en chêne noirci.
Alice la suivait partout, s’intéressant à tout, et admirant de la meilleure foi du monde la basse-cour et les écuries ; mais en même temps envahie, sans qu’elle sût pourquoi, d’une tristesse lourde qui lui montait au cœur. Elle pensait à Jean, et se prenait à souhaiter qu’il fût un simple paysan comme le marié d’aujourd’hui, et elle-même, une modeste fermière, pourvu seulement qu’elle pût lire dans ses yeux la tendresse qu’elle avait vue dans ceux du jeune gars à l’église. Elle se disait que ce nid avec son sol de terre battue suffirait à abriter son bonheur, si elle pouvait l’édifier tel qu’elle l’entendait, et si invraisemblable que cela parût être, elle sentait qu’au fond du cœur c’était l’envie qui dominait chez elle, en visitant ce petit royaume.
Quand elles sortirent de la maison, la nuit était venue, et à quelques pas, Jean se promenait en fumant son cigare. Il le jeta loin de lui, et s’avança avec vivacité au-devant de sa jeune femme, qu’il était venu chercher sans pourtant vouloir la déranger, comme il le lui dit.
Elle prit le bras qu’il lui offrait et se mit à lui décrire avec enjouement tout ce qu’elle venait de voir, ravissant la fermière qui marchait à côté d’elle et que les éloges du jeune comte achevèrent de mettre au bonheur.
Près de la grange où ils arrivèrent bientôt, l’animation était à son comble et on se trémoussait avec plus d’ardeur que jamais.
Peu à peu, les couples s’étaient éparpillés, désertant la salle trop chaude pour la grande cour bien balayée et même pour le commencement d’un pré voisin. La lune dans son plein éclairait à merveille les rondes et les quadrilles, et la joie était haut montée.
De temps en temps, les inégalités d’une touffe d’herbe dans le champ faisaient trébucher et tomber quelque danseur, ou bien une poulette éveillée par ce tapage se jetait au milieu des groupes, les ailes étendues, la tête levée avec un effarement sans nom. Alors c’étaient des rires qui n’en finissaient plus, et une chasse qui ramenait la malheureuse bête, folle de peur et à demi morte, dans son poulailler.
Toujours appuyée sur le bras de son mari, Alice regardait, s’amusant de la variété de ce spectacle, quand les violons attaquèrent une valse.
— Savez-vous une chose ? murmura Jean en se penchant tout à coup vers elle, nous n’avons encore jamais dansé ensemble, vous et moi !…
— C’est vrai, répondit-elle avec un demi-sourire, pas même chez madame de Sémiane !
— Voulez-vous me dédommager maintenant ? reprit-il avec animation, lui laissant à peine achever sa phrase.
En même temps elle sentit qu’il lui glissait son bras autour de la taille, et aussitôt elle se trouva enlevée dans le mouvement avec une allure d’une extrême égalité. Le jeune officier valsait à ravir, et dans le coin un peu désert où il avait emmené sa femme, craignant pour elle des chocs trop brusques, il pouvait évoluer en toute liberté.
Elle suivait docilement sa direction, se laissant emporter à gauche, à droite, en avant, d’un mouvement capricieux et imprévu comme un vol d’oiseau, avec les yeux demi-clos, et la tête un peu vague.
Ses petits pieds touchaient à peine le sol, et cela ne ressemblait à rien de ce qu’elle avait éprouvé jusque-là en dansant. Ce vent frais du soir qui lui passait sur le front au lieu de l’air épais des salons, cette lumière douce du clair de lune dans laquelle les couples qui tournoyaient au loin avaient l’air d’ombres fantastiques, tout contribuait à donner à ce qui l’entourait cet aspect de poésie étrange qui la frappait.
Il lui semblait qu’elle allait ainsi à quelque but invisible, mais qui marquerait dans son existence, et la figure de son mari, tour à tour éclairée et noyée brusquement dans l’ombre, lui apparaissait grosse de mystères.
— Comme vous valsez ! lui dit-il soudainement en se penchant un peu. Il me semble que je tiens quelques sylphe entre mes bras. Êtes-vous bien sûre de ne pas venir ici tous les soirs au coup de minuit danser sur la pointe des brins d’herbe, et n’allez-vous pas disparaître subitement dans ce rayon blanc ?
Elle sourit sans répondre, et ils continuèrent.
— Je voudrais…, reprit le jeune homme au bout d’un instant.
Mais les violons s’arrêtèrent et il se tut subitement.
Un peu haletante, un peu étourdie, Alice restait immobile, appuyée sur son bras. Il tremblait légèrement, lui semblait-il, et le silence absolu qu’il gardait la gênait en se prolongeant.
A ce moment, la voiture qui arrivait de Kerdren pour les chercher apparut sur la route, et le bruit des chevaux joint à la lumière des lanternes semblèrent tirer Jean d’une profonde rêverie. Il tressaillit et s’excusant :
— Je suis un fou ! s’écria-t-il. Vous aurez froid.
Et courant à la voiture, il l’enveloppa d’un grand manteau fourré.
— Vous m’emballez vraiment, dit-elle en riant comme elle avait coutume de le faire quand elle avait peur que sa reconnaissance ne se traduisît par trop d’émotion. La nuit est douce !
— Délicieuse, répondit Jean, et si je ne craignais pas pour vous l’humidité des routes, je vous proposerais…
— De revenir à pied ? reprit-elle vivement en l’interrompant, oh ! de tout mon cœur !
Il s’arrêta indécis, regardant tour à tour le sol et les chaussures de la jeune femme.
— J’ai de grosses bottines, continua-t-elle, devinant sa pensée, — je vous assure.
Et elle avançait ses pieds menus avec un air de conviction.
Il hésita un instant encore, se tournant cette fois vers le chemin du retour très abrité par des chênes tortus et où la lumière ne jouait que d’une façon intermittente ; puis avec le brusque mouvement de quelqu’un qui prend un grand parti :
— Allons, dit-il seulement en lui présentant son bras.
D’un mot il renvoya la voiture en passant quelques pas, et très vite, comme s’il avait peur qu’elle revînt sur sa décision, il entraîna la jeune femme.
Pour éviter les adieux bruyants et expansifs que l’animation des villageois leur promettait, ils étaient partis sans rien dire ; aussi, de peur d’éveiller l’attention des derniers couples espacés dans les champs, marchaient-ils à petit bruit. Cela donnait à leur départ une allure de fuite et d’escapade qui les amusait, et jusqu’au moment où ils atteignirent le chemin creux, ils ne furent préoccupés que d’éviter les cailloux qui auraient pu sonner sous leurs pas ou les endroits trop éclairés.
Mais une fois sous le couvert d’arbres, bien à l’abri de tous les fâcheux, leur animation tomba tout à coup, et d’un commun accord ils ralentirent le pas.
Il faisait plus sombre encore qu’il ne semblait de loin, et l’arche de verdure formée par les branches ne se laissait pas aisément traverser. De temps en temps par quelque trouée la lune arrivait en fusée comme un jet de lumière électrique ; mais dix mètres plus loin, c’était à peine une lueur mourante, et il ne restait pas de ses étincelles de quoi pailleter un éventail.
Ce jeu perpétuel d’ombre et de lumière agitait la jeune femme sans qu’elle en eût conscience. On eût dit d’une énorme lanterne sourde qu’on promenait devant elle, la retournant tout à coup pour scruter son visage au moment où elle s’y attendait le moins. Trop d’éclat la troublait ; la nuit où elle retombait ensuite l’impressionnait plus encore, et elle demeurait muette en s’en voulant de ne rien trouver à dire.
Par un hasard, le jeune officier gardait un silence aussi complet. Soit que les mêmes causes produisissent sur lui le même effet que sur les nerfs très sensibles de madame de Kerdren, soit que la beauté calme de cette nuit absorbât toute son attention, il allait sans mot dire.
L’odeur des violettes sauvages et des primevères jaunes montait jusqu’à eux discrète et douce comme une odeur de confidente, et des vers luisants brillaient dans les talus du chemin. C’était paisible et poétique comme le cadre d’une idylle, et le couple charmant qui cheminait dans cet enchantement en semblait les héros naturels.
Cependant ils se taisaient toujours, et l’angoisse de cette situation commençait à peser si fort sur la jeune femme qu’elle cherchait avec fièvre un mot, le plus insignifiant et le plus indifférent qui fût, pour peu qu’il rompît la gêne qui l’enveloppait ; mais elle s’effrayait en même temps à l’idée que sa voix allait résonner dans ce silence.
— Je veux vous dire un conte…, murmura Jean tout à coup, en s’arrêtant et en prenant ses deux mains comme pour donner plus de force à ses paroles. Ou plutôt non, continua-t-il au moment où elle tournait vers lui ses yeux candides toujours un peu étonnés, et où la surprise se lisait alors à un degré intense ; ne parlons, ni de fictions ni d’allégories, il n’y a que vous de fée ici, que vous dans mes pensées et dans mes rêves, ne parlons que de vous seule.
Et tout d’un élan, avec cette ardeur et cette fougue presque violentes qui étaient en lui, il se mit à lui faire l’histoire de ces dernières semaines, décrivant tout ce qu’il avait ressenti, et montrant à nu le mystérieux travail qui s’était fait dans son cœur pour l’amener insensiblement de la sympathie un peu indifférente des premiers temps à ce cri d’amour qui lui échappait maintenant tout vibrant d’enthousiasme. Après l’avoir fait passer rapidement par les débuts, il s’appesantissait avec bonheur sur le moment présent, détaillant d’une façon exquise ses tendresses et tout ce qu’il trouvait de charmant en elle.
La jeune femme écoutait palpitante, émue, subjuguée par l’accent de sincérité de ce qu’elle entendait, et cependant surprise d’un tel étonnement que le sens réel de ces paroles ne la pénétrait pas encore bien.
Elle avait besoin d’entendre son nom mêlé à ce que disait son mari pour être sûre qu’il ne s’agissait pas de l’une des héroïnes dont il lui lisait parfois l’histoire, ou d’un de ces rêves qu’elle édifiait souvent dans le mystère de son cœur.
Mais cette fois c’était bien vraiment d’elle qu’il lui parlait, et le bruit d’un feuillet tourné ne devait pas ce jour-là la réveiller de son illusion !… La poésie innée dans le caractère de Jean, doublée du sentiment qui le remuait alors, donnait à son langage une éloquence véritable et entraînante ; et jamais Alice ne s’était connue si belle dans le plus flatteur des miroirs qu’elle ne s’entendait maintenant dépeindre par ces paroles enthousiastes toutes remplies de jeunesse et de passion.
« Il me voit dans un mirage », pensait-elle confusément en l’écoutant.
Mais c’était le mirage enchanteur de la tendresse, elle le sentait et n’avait garde de s’en plaindre…
Pourtant elle ne trouvait pas la force de dire un seul mot, pas même de sourire ou de manifester son attention par le geste le plus banal, et le jeune homme, frappé de cette immobilité qui donnait à sa physionomie quelque chose de glacial, commençait à perdre contenance. Il ne retrouvait plus son aisance et son sang-froid habituels, intimidé peut-être pour la première fois de sa vie, et il se sentait tout près de perdre son courage devant cette jeune femme, comme il avait déjà oublié auprès d’elle sa carrière, ses goûts et ses idées.
Sa voix peu à peu se mettait à trembler, et il se hâtait pour finir avant de cesser d’être maître de lui.
— Tout ce que je viens de vous dire, continua-t-il, pressant ses paroles et attirant Alice plus près de lui, c’est non seulement pour vous le dire ; mais parce qu’il faut que vous sachiez qu’en même temps que je vous adore, mon regret mortel est de n’avoir pas su voir plus tôt que vous étiez adorable ; et que dans une vie dont je ne sais pas la durée, ces deux mois de bonheur perdu me pèsent comme un remords. Ce sont deux mois non vécus, dont je voudrais ressaisir chaque heure, reprendre chaque minute, et l’employer à tâcher de conquérir peu à peu votre affection ! Je voudrais revenir au premier jour où je vous ai connue, et vous faire heureuse de toute la puissance de bonheur que je sens en moi aujourd’hui. La clef du paradis dans mes mains, j’ai négligé de l’ouvrir : voilà mon regret le plus vif. J’ai voulu vous le dire comme je le sentais.
— Alors, murmura la jeune femme l’interrompant, et parlant si bas que son mari avait peine à l’entendre, ne regrettez rien ! car un de nous deux du moins a vécu dans votre paradis, depuis ces deux mois !…
— Alice ! s’écria le jeune officier.
— C’est vrai…, répondit-elle doucement en baissant la tête.
Un peu plus tard ils reprirent leur route. La même odeur de violettes les enveloppait, conforme en tout, cette fois, aux pensées qui les occupaient, et les accompagnant comme un encens de fête. Dans les échappées de lune ils se souriaient, et dans les assombrissements soudains, causés par les branches épaisses, ils se parlaient bas, de crainte sans doute d’éveiller les sylvains qui dormaient tout près.
Comme ils arrivaient à la petite porte du parc de Kerdren, un rossignol commençait sa merveilleuse chanson. Il devait être tout près d’eux, car pas un de ses trilles si délicat qu’il fût ne se perdait, et la tendresse exquise de sa mélodie pénétrait l’âme.
Il semblait chanter pour lui seul comme un artiste qui se repose dans son logis en se berçant de tous les airs qu’il préfère ; car sa manière était douce plutôt que brillante, et on avait peine à se persuader que ce chant ne partît pas d’une âme humaine pensante et troublée, tant les modulations qu’on entendait avaient de profondeur et de sentiment.
Dans ce calme absolu, sa voix résonnait avec une pureté et un éclat saisissants, et les jeunes gens s’étaient arrêtés, frappés d’admiration, et osant à peine reposer leurs pieds sur le sol, de peur de heurter quelque branche qui trahirait par son craquement la présence d’écouteurs indiscrets.
— Écoutez, dit Jean à demi-voix, au bout d’un instant, c’est notre salut de bienvenue ici !
Puis serrant plus étroitement sa jeune femme il ajouta :
— Et, au contraire de Roméo, qui pleurait à la voix de l’alouette lui annonçant le matin, nous qui avons à nous l’amour, la jeunesse, et toute une vie, nous pouvons saluer avec ravissement notre oiseau, car ce n’est pas l’aurore du matin qu’il nous chante, mais celle d’un bonheur sans fin !
On était arrivé aux premiers jours de juillet, et les six semaines qui s’étaient écoulées depuis les aveux réciproques, échangés par les deux époux, avaient passé comme un éclair.
Jean l’avait dit très justement, c’est un paradis sur terre que d’être jeune, de s’aimer, et de penser chaque soir, quand vient la nuit, que la journée du lendemain vous apportera avec la même intensité le bonheur dont on vient de jouir, y ajoutant seulement le souvenir d’un jour heureux de plus. Aussi les jeunes gens profitaient-ils largement de leur Éden, explorant tous ses recoins qu’ils trouvaient enchantés, et ne se lassant jamais de revoir au fond de toute chose, toujours les deux mêmes mots : « lui » « elle ».
Dans l’épanouissement de leur bonheur et de leur confiance, leurs caractères à tous deux s’étaient ouverts, et ils apprenaient à se connaître. Jean s’émerveillait de toutes les délicatesses que peut contenir un cœur de femme, de cette fraîcheur d’impressions et de plaisir dont rien ne lui avait donné l’idée jusque-là, et de la gaieté un peu malicieuse qu’on ne soupçonnait pas au premier abord chez mademoiselle de Valvieux.
Il jouissait pour la première fois de ce sentiment de protection et d’appui qu’il est aussi doux d’inspirer que de ressentir, et il adorait la façon dont sa jeune femme levait les yeux vers lui quand elle lui disait : « Voulez-vous, Jean ? »
Devant ces trois mots-là, il aurait voulu n’importe quoi sur terre ; et lui qui avait cru son amour arrivé au point extrême, sentait chaque jour qu’il grandissait encore.
Jaloux de mettre Alice de moitié dans sa vie, non seulement dans le présent et dans l’avenir, mais aussi dans le passé, il revenait maintenant sur ces souvenirs d’enfance et de jeunesse que sa femme avait si souvent souhaité de s’entendre raconter, et il l’initiait à tout ce qui avait marqué dans sa mémoire, joies ou tristesses.
Il lui décrivait les années du Kerdren d’autrefois, alors que le château n’était animé que par ses turbulences de gamin, et que le tuteur chargé de lui se retraitait soigneusement dans la bibliothèque, laissant l’enfant croître à sa guise… Son amour pour ce coin de terre, dont il faisait le tour en courant chaque soir, quand il rentrait du lycée, pour s’assurer qu’on n’y avait rien changé pendant le jour ; puis ses transports quand il se faisait emmener dans quelque bateau de pêche, moitié de gré, moitié de force, car les matelots n’aimaient point à avoir la responsabilité du jeune comte par les gros temps, et il en était réduit quelquefois à se cacher sous un amas de filets ou de cordages, d’où il ne sortait qu’une fois en marche. Le patron le menaçait bien alors, en prenant une grosse voix, de retourner le jeter à la côte ; mais il n’avait garde, et tout en parlant, il déblayait déjà une place sur un des bancs, mettant quelque débris de voile à l’endroit où s’assiérait l’enfant.
Debout, le béret en main, tous les hommes récitaient la touchante prière du pêcheur breton :
« Mon Dieu protégez-nous, car notre barque est petite, et la mer est grande ! »
Puis chacun courait à la manœuvre, et jusqu’au soir on ne songeait plus qu’à la sardine.
Ensuite venaient les vagues rêveries du jeune homme et ses longs colloques avec la mer, à qui il contait à mi-voix tous les projets de son avenir.
A son tour, Alice parlait d’elle ; mais ses récits étaient plus courts et trop mêlés au souvenir de son deuil récent pour n’être pas un peu tristes, aussi son mari ne lui permettait-il guère de s’y appesantir.
En vrais amoureux, Jean et Alice se suffisaient si bien à eux deux que, selon la charmante expression du poète, « leur horizon se fermait où s’arrêtait leur ombre », et qu’ils étaient devenus, si c’est possible, plus sauvages encore qu’au début de leur mariage.
L’invitation qu’ils s’étaient proposé d’adresser à madame de Sémiane se voyait indéfiniment retardée, et quand Alice la rappelait à son mari :
« Il fait trop chaud, lui répondait-il ; attendons l’automne ! »
Et comme au printemps il avait renvoyé déjà en proposant d’attendre l’été, ils se mettaient à rire tous les deux, et on n’en parlait plus.
On s’était accoutumé dans le village à les voir toujours ensemble, qu’ils courussent à pied ou à cheval, et la sympathie générale entourait le jeune couple. Les matrones les suivaient d’un sourire entendu, les fillettes d’un regard d’envie, et, plus d’une qui les rencontrait en menant ses bêtes aux champs, demeurait rêveuse tout le jour, en songeant à ce bonheur qui était si jeune, si épanoui et si beau.
Jean comptait sur un mois de congé au moins, et il faisait des plans de voyages qui eussent demandé un an et plus à s’accomplir et dont l’itinéraire variait fréquemment.
— Pourquoi nous en aller ? disait parfois la jeune femme, nous sommes si bien ici ! Êtes-vous déjà las de Kerdren ?
— Mais c’est votre vie à vous qui est trop monotone, répondait-il. Pour moi, vous aimer en Bretagne ou vous aimer en Écosse, ne pensez-vous pas que c’est tout aussi doux ?
Un jour, vers le milieu de l’après-midi, le ciel qui était brouillé depuis le matin acheva de se charger de nuages sombres, le soleil disparut entièrement, et la température déjà fort lourde devint si fatigante qu’il n’était plus possible de rester dehors. Depuis une semaine, les orages se succédaient presque sans interruption, et celui qui s’annonçait promettait d’être d’une force extrême.
Incapable de s’occuper à quoi que ce fût, la jeune femme se promenait dans sa chambre ; il lui semblait que quelque chose la menaçait, et que l’orage allait s’en prendre directement à elle. Elle eût voulu qu’il éclatât à l’instant, l’attente l’énervait, et ce fut avec un soupir de soulagement qu’elle salua le premier éclair. En même temps une vraie rafale de vent et de pluie commençait, enveloppant le parc dans un tourbillon si épais, qu’on ne voyait plus rien à dix mètres de la fenêtre. Les feuilles arrachées aux arbres et la pluie qui n’avait pas le temps d’arriver jusqu’au sol tournoyaient dans un mouvement fou, et on entendait le bruit de grosses branches d’arbres, brisées violemment, et qui tombaient en froissant tous les arbrisseaux voisins.
Les coups de tonnerre se succédaient sans interruption roulant jusqu’à des profondeurs qui paraissaient sans fin, et madame de Kerdren, qui s’était approchée saisie par l’impressionnante beauté du spectacle, mettait parfois ses deux mains sur ses oreilles, assourdie qu’elle était par ce fracas inouï.
Les hurlements de la mer s’entendaient jusqu’au château, et dans la nuit qui s’était faite alors presque entièrement, ces deux voix terribles, qui se répondaient, avaient l’air de s’entendre pour préparer la destruction de tout ce qui les entourait.
Peu à peu cependant, le jour revint, les roulements s’éloignèrent et la pluie se mit à tomber plus doucement. Le vent, malgré cela, restait toujours aussi fort, et Alice avait peine à maintenir la fenêtre qu’elle venait d’ouvrir pour respirer un peu.
Les arbres pliaient encore rudement, mais leurs feuilles, bien lavées et d’un beau vert, s’épanouissaient avec bonheur sous cette humidité bienfaisante ; et l’air avait cette odeur particulière qui suit les pluies d’été, et qui fait sortir des plantes, des crevasses du sol, des pierres surchauffées précédemment par des chaleurs exagérées, un parfum de repos et de bien-être qui calme et qui apaise.
Une à une les fenêtres et les portes s’ouvraient. Poussés par le même besoin, bêtes et gens sortaient, et la cour se remplissait d’animation. Quelques gouttes légères mouillaient le front de la jeune femme, qui appuyait sa tête contre le croisillon de pierre sculpté en se laissant aller au charme de cette exquise détente.
La mer devait être superbe à ce moment-là, et cherchant du regard un vêtement à jeter sur ses épaules, se doutant bien qu’il lui serait impossible de tenir un parapluie, elle s’apprêtait à aller sur la grève quand un bruit inaccoutumé l’arrêta. Cela ressemblait aux mugissements de l’eau, et cependant la voix des flots s’entendait bien distincte à côté de celle-là. Surpris comme elle, les domestiques qui étaient dehors levaient la tête, et elle les voyait se consulter entre eux en se montrant du doigt la direction du village. Quelques-uns même marchaient déjà vers l’avenue, quand, brusquement, une grosse lueur rouge parut sur la gauche, et comme si elle montait avec les flammes, la rumeur vague qui avait frappé la jeune femme se changeait en cris.
Dans l’avenue, un gamin, lancé à toute vitesse, apparut porteur des nouvelles du sinistre, et au moment où Alice, qui était descendue sans perdre une minute, mettait le pied sur la première marche du perron, il débouchait dans la cour.
D’un geste, elle lui fit signe de reprendre haleine avant de parler, et se tournant vers les domestiques :
— Sortez la pompe, leur dit-elle. Yves va seller un cheval et avertir Monsieur ; tout le reste viendra au secours.
Pendant que ses ordres s’exécutaient, elle interrogeait l’enfant. Le tonnerre tombé sur une grange l’avait enflammée d’un seul coup ; et par le vent terrible qu’il faisait, tout le village était menacé.
Incapable de demeurer en place à l’idée de ce qui se passait si près d’elle, Alice voulut prendre les devants avec le petit, et elle partit de son pas rapide sur la terre détrempée où elle glissait à chaque instant.
Dans les allées, de véritables fondrières s’étaient formées et des ruisseaux chargés de terre et de cailloux roulaient de chaque côté.
La pluie avait cessé presque complètement, mais le vent était toujours le même, et l’incendie, sous son effort, prenait des proportions terribles. Les flammes se tordaient, s’élevaient, se couchaient et léchaient les toits voisins, faits entièrement de chaume, et c’était merveille de ne pas les voir prendre feu tous à l’instant. Nuls secours pourtant ne s’étaient organisés dans le groupe bruyant et désolé qui entourait la grange quand la jeune femme parut, précédée par son conducteur, avec les cheveux mouillés, et l’écharpe de dentelle dont elle avait couvert sa tête glissant sur ses épaules. Il se fit un mouvement dans la foule en la voyant ; on s’écarta pour lui faire place, et les plus avancés murmurèrent en repoussant les autres : « C’est madame ! » En même temps ils mettaient la main à leurs bonnets ; mais elle les arrêta d’un geste.
— Non, non, dit-elle vivement, les croyant occupés au sauvetage.
Puis arrivée au centre du groupe et s’apercevant qu’il n’en était rien :
— Voulez-vous donc laisser brûler ainsi tout le village ? s’écria-t-elle, prise d’indignation en face de cette incurie.
Et comme le propriétaire de la grange tournait vers elle un œil désolé en la saluant machinalement :
— Mon pauvre ami, reprit-elle plus doucement, en lui tendant sa petite main, c’est terrible ; mais ce qu’il faut maintenant c’est préserver tout ce qui reste. Je viens pour vous aider.
Il s’approcha d’elle, mais son découragement était si grand que tout en s’adressant à lui pour tâcher de l’intéresser, elle se tournait vers les autres hommes.
Ce qui leur manquait à tous, c’était une direction, et leur bonne volonté ne demandait qu’à s’employer pourvu qu’on lui montrât le chemin. La jeune femme parlait nettement avec un ton d’autorité qui rappelait son mari, et poussait chacun à son devoir avec une fermeté qui ne souffrait pas de réplique.
En moins d’un quart d’heure, une double chaîne était organisée, allant du foyer de l’incendie à un étang voisin.
Un groupe de pêcheurs, revenant de monter les bateaux plus haut sur le port pour les garer de la marée, qui promettait d’être terrible, s’était joint aux travailleurs.
Plus habitués à lutter avec le danger en gardant leur sang-froid, et plus accoutumés aussi à obéir, ils aidaient puissamment madame de Kerdren. Sur un mot ou un geste, ils marchaient tous ensemble, et grâce à tant d’efforts, on pouvait espérer de préserver sinon les maisons mitoyennes, au moins les suivantes qu’on inondait sans relâche.
Avec un courage et une décision admirables, qu’il était difficile de soupçonner sous son extérieur habituellement réservé, la jeune femme veillait à tout et se montrait partout. Tantôt elle reprenait dans la chaîne les bras qui se lassaient, tantôt elle désignait à l’homme qui tenait la lance un point d’où les flammes s’approchaient trop. Tout à fait insoucieuse du danger, elle s’avançait parfois si près que la fumée en se rabattant l’enveloppait, et les marins disaient entre eux en entendant sa voix toujours égale, encourageant et dirigeant les travailleurs au milieu du tapage :
« On croirait un commandant sur son banc de quart par la tempête ! »
Au bout de trois heures, la tâche semblait accomplie. Le feu avait dévoré jusqu’à la dernière parcelle de ce qu’on lui avait abandonné, et les alentours protégés et inondés semblaient être à l’abri. A ce moment le galop d’un cheval retentit, et Samory, lancé à bride abattue, apparut au détour du chemin. A plus de deux cents mètres en arrière, on voyait le domestique qui était allé avertir son maître et qui suivait de loin, incapable de soutenir l’allure à laquelle Jean avait mis son cheval, et les deux bêtes, blanches d’écume, tremblaient de fatigue et d’effarement.
Du premier coup d’œil, en sautant à terre, le jeune homme chercha sa femme. Il l’aperçut de loin, et un soupir de soulagement souleva sa poitrine en même temps qu’il lui souriait. Puis tout en s’approchant, il s’informa d’un ton bref des causes de l’accident, de la sûreté des habitants et des mesures prises. A tout ce qu’il demandait, on lui répondait en mêlant le nom de madame de Kerdren avec des effusions de reconnaissance et d’éloges qui accentuaient le sourire de Jean et le remplissaient d’orgueil.
« Elle avait fait amener la pompe, elle avait organisé la chaîne, elle avait tout dirigé, tout commandé, payant de sa personne comme le moindre d’entre eux, et c’était à elle assurément que tous devaient leur maison sauve ! » En racontant son œuvre de la journée, ils s’en rendaient bien compte eux-mêmes pour la première fois et s’exaltaient jusqu’à l’enthousiasme. L’apparence un peu frêle de la jeune femme doublait l’effet produit par son héroïsme, et subitement pris d’une immense admiration, ils l’entouraient et l’acclamaient.
Rien ne se communique plus vite qu’un mouvement de passion dans une foule surexcitée et déjà ébranlée par une émotion récente, et l’étincelle courait de proche en proche.
Ils abandonnaient leur poste et leur manœuvre, ils voulaient lui prendre les mains, baiser sa robe, la rapporter en triomphe jusqu’au château.
Émue et troublée, la jeune femme se laissait faire ; des larmes voilaient ses yeux, et elle ne voyait plus que dans une brume toutes ces rudes figures qui s’inclinaient vers elle en remerciant « notre dame » avec une effusion presque pieuse. Les femmes l’embrassaient et poussaient leurs enfants vers elle ; on eût dit une réunion de naufragés se retrouvant sur la terre ferme après des heures d’angoisse.
Et comme Jean, le cœur battant, fendait la foule pour la rejoindre et lui prendre les mains :
— Je vous en prie, dit-elle plaisamment en se reculant ; ne me touchez pas ; je suis un fleuve !
Il remarqua alors pour la première fois l’état dans lequel elle se trouvait, et son émotion se changea en effroi.
Des pieds à la tête, elle portait les marques de l’heure qu’elle venait de traverser. Ses cheveux presque défaits se collaient sur son front ; le corsage très léger de sa robe d’été était plaqué sur ses épaules par de larges traces mouillées, et ses pieds inondés s’enfonçaient dans la boue jaunâtre qui remplissait la rue. Maintenant qu’elle se tenait tranquille, la réaction de son prodigieux effort se faisait sentir ; elle commençait à grelotter et ses joues se marbraient de taches bleuâtres.
Une désolation s’emparait du jeune homme, et son impuissance à la soulager immédiatement le mettait hors de lui.
Toutes les maisons du village étaient à l’abandon ; par les portes ouvertes, la pluie et les ruisseaux de l’orage étaient entrés dans les chambres, et le sol en terre battue était détrempé comme les routes.
Dans une grange, un peu à l’écart, le toit long et bas avait laissé le sol sec. Il l’y entraîna rapidement, soutenant sa marche lassée.
La pluie s’était remise à tomber, et cela devenait si fatigant d’avancer sur cette terre fangeuse et tenace, que malgré le confortable très relatif de l’endroit où elle arrivait, le bienfait d’un terrain sec et l’arrêt de cette eau qui l’aveuglait lui causèrent une impression de soulagement. Elle retrouva sa voix et voulut parler, mais Jean ne l’écoutait plus. Tout à son inquiétude, il la regardait, et en déboutonnant vivement sa capote pour la lui mettre sur les épaules, il répétait :
— Comme vous voilà, mon Dieu ! Dans quel état vous êtes ! Comment avez-vous pu commettre pareille imprudence, et comment pas un de ces malheureux n’a-t-il songé à vous en empêcher !
La colère lui venait en même temps, et il tournait des regards flamboyants de mécontentement vers les serviteurs qu’on voyait au loin, les rendant tous responsables dans sa pensée, malgré les explications de la jeune femme.
« Pouvait-elle laisser tous ces pauvres gens sans aide, et Jean pensait-il que dans leur affolement ils auraient obéi à d’autres comme ils l’avaient fait pour elle ? »
Mais il n’écoutait rien, s’irritant seulement de sentir un sang brûlant courir dans ses veines, et de voir Alice grelotter sous ses yeux, sans pouvoir lui en donner toute la chaleur à ses dépens.
Le domestique qu’il avait appelé en lui criant d’aller chercher la voiture lui avait montré au loin un cavalier qui fuyait et lui avait répondu :
« On y est, monsieur…! »
Et il s’était excusé du geste de ne pouvoir offrir aussi ses vêtements pour couvrir sa maîtresse, ils étaient trempés d’eau !
On n’eût trouvé alors de feu nulle part dans cette partie du village, et les maisons qui n’étaient pas noyées par la pompe étaient trop éloignées pour qu’il valût la peine d’y aller à travers cette humidité et ce vent ; il ne restait donc qu’à attendre sur place. Mais l’attente est toujours plus pénible que l’action, même la plus difficile, et le jeune homme, incapable de se contenir, tremblait d’impatience et d’inquiétude.
Il avait fait asseoir Alice sur des bottes de paille qu’il avait trouvées au fond, et agenouillé auprès d’elle, pour être à sa hauteur, il suivait d’un œil ardent l’épuisement dont témoignait sa figure délicate.
Enfin un roulement se fit entendre, et la voiture apparut, lancée au galop, et éclaboussée déjà jusqu’à la caisse par la boue que les chevaux soulevaient en gerbes devant eux. Il sembla à Jean qu’on lui déchargeait le cœur d’une montagne et que la demi-heure qu’il venait de traverser avait duré dix ans. Sans perdre une minute, il prit Alice entre ses bras et la porta jusque sur les coussins.
Là se trouvait un véritable monceau de fourrures et de couvertures, apportées par une femme qui se tenait prête à aider sa maîtresse, et quand elle arriva au château, elle était si bien enveloppée que sa figure se voyait à peine.
Dans sa chambre un grand feu flambait, allumé par les domestiques qui étaient revenus en courant par la traverse, et on préparait tout avec une activité remplie d’affection.
Malgré tous ces soins, les frissons continuaient, et elle grelottait si violemment qu’en buvant la tasse de thé brûlant qu’on lui apporta dès qu’elle fut dans son lit, ses dents résonnaient sur la porcelaine.
Au bout d’une demi-heure, cependant, le sang lui revint aux joues, et passant tout à coup d’un froid extrême à une chaleur insoutenable, la sueur commença à lui perler aux tempes. Elle voulait se lever, alors, se déclarant complètement remise ; mais Jean s’y opposa péremptoirement.
Il n’était pas difficile de reconnaître chez elle les symptômes d’une fièvre violente ; ses mains étaient sèches et dures malgré la moiteur des tempes, et son pouls battait toujours plus vite. D’ailleurs, en tout état de cause, la fatigue extraordinaire supportée par elle depuis quelques heures méritait bien qu’elle se reposât au moins pendant la fin de la journée, et la nuit qui venait.
Aux premiers mots parlant de médecin, elle s’était récriée en riant :
— Il les prendrait pour des enfants !
Et Jean avait cédé, quoique son angoisse et sa perplexité fussent évidentes ; et que son agitation rendît tout repos impossible !
De minute en minute, il s’informait de ce qu’elle éprouvait.
— Ce qu’on sent après un bon bain froid, répondait-elle gaiement.
Et incapable de secouer son inquiétude :
— Fasse le ciel que vous en eussiez pris dix plutôt que d’avoir passé ces trois heures sous ce vent aigre dans votre robe mouillée ; vous en seriez moins éprouvée !… reprenait-il soucieusement.
Vers huit heures, Alice se trouva plus calme, l’idée du médecin fut définitivement ajournée, et elle obtint que son mari songeât à changer de vêtements et à s’occuper un peu de lui-même.
Le bruit s’était répandu parmi les villageois que madame de Kerdren était revenue malade au château, et c’était en bas un défilé non interrompu de figures anxieuses qui venaient aux nouvelles.
Un instant le jeune comte était descendu pour leur parler des mesures de prudence qu’il convenait de prendre, à propos des restes du feu, ainsi que pour les remercier d’être venus ; et il avait trouvé si doux cette réunion d’hommes et de femmes mus uniquement par l’affection et partageant avec tant de sincérité l’inquiétude qui le tourmentait, qu’il s’en était trouvé soulagé.
En même temps son sourire communicatif produisait plus d’effet à lui seul que toutes les réponses faites jusque-là par les domestiques, et il s’en fallut de peu que tous les bonnets ne fussent en l’air à l’instant.
Le lendemain, Alice se trouva dans son état ordinaire, sauf un très léger enrouement qui s’expliquait fort bien, et qui ne l’empêchait pas, d’ailleurs, d’être toute prête à reprendre sa vie habituelle.
Son mari, plus impressionné qu’elle, se remettait moins vite ; il semblait qu’il eût gardé de cette journée quelque chose de particulièrement pénible, et le souvenir en était long à s’effacer chez lui.
Au village, on n’oubliait pas non plus, mais pour des raisons différentes, et l’affection que la jeune femme inspirait à tous s’était changée en une véritable adoration. La reconnaissance naïve des enfants se manifestait de cent façons, et ils apportaient au château tout ce qu’ils imaginaient pouvoir plaire à madame de Kerdren, bottes de fleurs des haies, fraises des bois ou noisettes toutes fraîches dans leurs coques vertes, avec une pulpe ferme d’un blanc rosé.
Trois semaines s’étaient passées.
Les itinéraires lointains, écartés décidément, s’étaient changés en un court voyage dans les parties de la Bretagne qu’Alice n’avait pas vues encore, et si courte qu’eût été l’absence, le charme du chez soi avait saisi les jeunes gens au retour, d’une joie qu’ils n’avaient pas prévue.
Il y a dans le fait de rentrer chez soi un plaisir qui ne ressemble à nul autre, et qui est d’autant plus puissant que les émotions ou le bonheur éprouvés là ont été plus grands. Les souvenirs qui se sont glissés un peu partout s’éveillent comme des amis qui vous souhaitent la bienvenue, et on éprouve une joie réelle dans cette familiarité des plus petites choses, qui vous permet d’étendre la main avec sûreté pour trouver dans chaque direction l’objet que vous voulez prendre.
Combien l’impression doit-elle être plus vive encore quand ce retour est le premier qu’on fait ensemble après la première absence, et que le logis où l’on revient est encore un nid d’amoureux.
C’est ce que les jeunes gens auraient pu dire en passant leur seuil, appuyés l’un sur l’autre, et tous les deux également heureux !
— Nous resterons toujours ici maintenant, n’est-ce pas ? disait la jeune femme un peu plus tard dans la soirée pendant qu’ils se promenaient dans le parc.
— Toujours, répondait Jean en souriant, toujours sous le même chêne, et nos arrière-petits-enfants nous y retrouveront encore assis tous les deux, comme Philémon et Baucis !…
En attendant ce couronnement mythologique de leur amour, Philémon et Baucis s’étaient remis à courir le pays.
C’étaient les dernières heures de liberté du jeune officier, et ils en avaient profité ce jour-là pour visiter un ancien monastère situé à quelques lieues de Kerdren, et également curieux par son architecture et son site. Entièrement abandonné, et à demi ruiné, il ressemblait à quelque vieux nid d’aigle assis au sommet d’un roc, avec ses pierres disjointes chaque jour davantage sous l’effort de la sève puissante des jeunes arbustes et des plantes qui poussaient dans ses murs. Tous les vents du ciel y avaient accès, et la façade exposée au nord et à la bise de mer, était rongée et couverte d’une sorte de dépôt blanchâtre, semblable à une lèpre.
A côté de cela, dans les cours intérieures, des galeries entières subsistaient, et on y trouvait des merveilles de sculpture qu’on serait venu de loin pour admirer dans un musée, et que l’insouciance publique laissait là à l’abandon ; comme on trouvait dans les salles du rez-de-chaussée des fragments de peintures murales : des têtes d’anges, des auréoles où manquait la figure du saint, et des lis symboliques tenus par une main dont le poignet disparaissait dans une brume.
Depuis plus d’une heure, les jeunes gens erraient là sans se lasser. Le soleil était tout près de se coucher. Ils s’étaient laissés attarder, et n’arriveraient plus à Kerdren que bien avant dans la soirée, ils se le disaient, et cependant ils ne pouvaient s’arracher, s’oubliant dans ce dernier jour de vacances, comme des écoliers, et comme si l’attache qui liait le jeune homme était impitoyable. Il leur semblait que jamais ils ne trouveraient un lendemain aussi charmant, et, laissant les chevaux attachés à l’écart hennir d’impatience, ils reprenaient leur course indécise.
Rien n’est captivant comme ces choses qui parlent du passé, sur lesquelles on peut se dire que tant d’autres yeux se sont reposés avant les vôtres et où tant d’années et d’événements se sont accomplis. Il y a là un attrait spécial qui séduit vivement certaines organisations, et qui se double en outre dans un cadre un peu poétique.
Sous les arches du promenoir, l’ombre devenait mystérieuse, il n’y avait plus d’éclairées que les dalles verdies par la mousse ; et dans les hautes herbes qui remplissaient la cour, les statues des quelques tombes qui étaient restées debout, sortaient comme des fantômes.
— En montant là-haut très vite, dit tout à coup Jean à sa jeune femme, nous arriverions à temps pour voir le soleil se coucher dans la mer ! Voulez-vous ?
Et il lui désignait du doigt un clocheton demeuré tout à fait intact, et où courait un escalier en spirale, encore blanc, et gardant un air presque neuf.
Elle le suivit, ramenant à la hâte sur son bras tous les plis de sa grande jupe, et l’excitant de la voix quand il s’attardait trop à sonder devant elle la solidité d’une marche ou d’un palier.
En quelques minutes, ils étaient au sommet, et au moment même où ils mettaient le pied sur la plate-forme, les premiers rayons du soleil touchaient l’eau.
La mer unie comme un lac jusqu’à perte de vue était d’un vert admirable, et avec la rapidité d’un objet qui tombe, le soleil semblait s’y enfoncer.
Les rayons du bas disparaissaient, éteints brusquement, comme une lampe qu’on plonge dans l’eau, et le globe baignait maintenant jusqu’à moitié.
A travers les nuages légers qui garnissaient le fond de l’horizon, de grandes gloires montaient jusqu’au milieu du ciel, et à mesure que le soleil se cachait, une large bande d’un rouge orangé s’étendait, éclatante comme les flammes d’un immense incendie, dont les lueurs allaient en dégradant par une gamme de tons insensibles, pour revenir se fondre dans le bleu le plus exquis.
Le spectacle était grandiose ; il était impossible d’imaginer un point de vue mieux choisi pour en jouir dans son étendue, et pourtant, le jeune officier semblait s’en désintéresser complètement.
Le dos tourné au couchant, les sourcils froncés et les yeux inquiets, il scrutait le visage de sa femme et ses moindres mouvements avec une attention minutieuse et troublée, pendant que celle-ci, appuyée contre les arceaux légers qui couraient autour de la plate-forme, demeurait toute à l’extase de ce qu’elle voyait.
Elle avait laissé aller sa robe dont les plis lourds balayaient la poussière blanchâtre des pierres, ses mains tombaient droites à ses côtés, et l’abandon et le calme de son attitude rendaient plus saillant le mouvement très précipité et presque pénible de sa respiration. C’était court et nerveux, plutôt comme une angoisse que comme un essoufflement, et de temps en temps, quand un vent plus frais passait sur la tour, elle avait une imperceptible toux.
Elle ne paraissait pas d’ailleurs s’apercevoir de ce léger malaise, et ses yeux brillaient d’admiration.
— Que c’est beau ! dit-elle au bout d’un instant en se retournant vers son mari avec cette chaleur d’enthousiasme qu’il aimait tant chez elle. Cela vous emporte ! ne trouvez-vous pas ?
— Tout à fait, répondit-il distraitement. Mais vous êtes montée trop vite…, continua-t-il presque aussitôt en poursuivant sa pensée.
— Où donc ?… fit-elle avec étonnement, dans les nuages ?
— Non pas, répliqua Jean, qui ne put s’empêcher de sourire ; ici, tout à l’heure. Vous en étiez tout essoufflée, et voyez, cela dure encore.
— Ne croyez pas cela, dit-elle du ton de quelqu’un qui pense rassurer une inquiétude ; l’escalier n’a rien à voir là-dedans, c’est une petite oppression qui m’est restée depuis l’incendie et qui joue au rhume avec ce semblant de toux que vous entendez.
— Depuis l’incendie ? reprit Jean avec une extrême vivacité ; comment ne l’aurais-je pas remarqué, et pourquoi n’avez-vous rien dit ?
Mais sans s’apercevoir de son inquiétude, elle répondit avec insouciance :
— Parce que ça n’en vaut pas la peine : je sens cela le matin, le soir, ou bien dans un air un peu vif comme celui-ci, voilà tout.
Et comme son mari l’entraînait rapidement, voulant qu’elle redescendît à l’instant :
— Regardons encore, je vous en prie, dit-elle au moment où ils touchaient le seuil de la porte.
Il s’arrêta, les yeux fixés, non pas sur l’horizon, mais sur le visage de la jeune femme dont le sourire radieux lui dilatait le cœur, et que la lueur rouge qui embrasait le ciel entourait d’un nimbe éclatant, avant de s’engouffrer dans l’ouverture béante de l’escalier. Puis ils descendirent.
Cela produisait une impression étrange de passer brusquement de tout cet éclat à la nuit de l’escalier, et les yeux s’habituaient mal à cette obscurité qui semblait triste.
Ce froid particulier aux vieux bâtiments, qui sent la mélancolie, et semble avoir des siècles comme les pierres d’où il sort, tombait sur les épaules comme une chose presque tangible et saisissable tant il était intense, et la jeune femme était reprise de sa petite toux sèche.
Tout à coup, une pensée dont l’angoisse ne peut s’exprimer s’empara du jeune homme avec la rapidité de la foudre, résumant par un seul mot toutes ses vagues inquiétudes des jours passés et de l’heure actuelle.
L’horreur en était telle, qu’il ressentit au cœur l’impression d’une douleur physique, et qu’une sueur de glace lui mouilla le front.
Il lui sembla qu’un fantôme venait de se lever de ces vieilles pierres pour lui crier cette parole épouvantable et qu’il allait maintenant le suivre partout où il irait.
Pris d’une frayeur totalement étrangère à sa nature, il pressait involontairement le pas, entraînant sa femme, ne trouvant que des mots sans suite pour répondre à ce qu’elle disait, et désirant la clarté du jour avec une ardeur presque douloureuse.
En mettant le pied dans la cour, il soupira longuement, et comme il l’avait fait là-haut, il se remit à scruter d’un œil d’aigle la figure d’Alice dès qu’il sortit à son tour. Les joues de madame de Kerdren n’avaient jamais été plus roses, ses yeux brillaient, et la main dégantée qu’il tenait dans la sienne était fraîche et souple.
Il soupira encore une fois, plus profondément, et comme un homme soulagé d’un trouble immense ; mais quand il fut au dernier lacet de la route, il se tourna sur sa selle, et sans pouvoir s’en empêcher, il s’arrêta, regardant comme s’il espérait lui arracher une réponse ce petit beffroi à jour où une voix si terrible avait parlé à son oreille.
Le lendemain, une surprise tout à fait inattendue lui était réservée. Un de ses camarades de la Naïade , qui était aussi de ses camarades de promotion, s’était trouvé appelé à Lorient pour quarante-huit heures, et aussitôt son affaire terminée, il s’était fait indiquer la direction de Kerdren et y était arrivé vers quatre heures.
« Tu nous restes », lui avait dit Jean en échangeant les premiers mots de bienvenue. Et comme le jeune lieutenant expliquait la courte échéance de son congé qui prenait fin le lendemain dans la soirée : « Un jour et demi, ce sera toujours ça, avait insisté le jeune comte, et je suis ravi de te voir. »
Le camarade ne s’était point fait prier, et l’accueil de madame de Kerdren avait été si gracieux, et son hospitalité si discrète en même temps que de la plus aimable prévoyance, qu’au bout de deux heures le visiteur se déclarait acclimaté aux beaux ombrages de Kerdren pour le reste de ses jours.
Alice provoquait ses récits, le questionnant elle-même sur les aventures de la Naïade depuis six mois, et se montrant si bien au courant non seulement de tout ce qui concernait la vie du bord, mais encore de tous les camarades de son mari et de ce qui touchait chacun d’eux personnellement, que le lieutenant en demeurait tout surpris.
Il n’avait pas compté pour lui et pour tous les amis de Jean sur cet intérêt affectueux, et la cordialité franche et simple que lui témoignait cette jolie femme lui allait droit au cœur.
A la place du camarade absorbé et un peu oublieux qu’il comptait retrouver, perdu dans les joies de son amour, il se voyait accueilli par deux amitiés au lieu d’une seule, dont l’une était si gracieuse et si sympathique qu’elle lui avait rappelé aussitôt les vers du poète et qu’il se les répétait mentalement le soir en prenant possession de sa chambre.
Et lui aussi trouvait un charme dans cette main plus douce, dans cette amabilité plus délicate qui restait cependant si parfaitement franche et naturelle d’allure, et qui complétait si bien la cordialité plus mâle de son mari.
Il avait dit tout de suite à son ami, avec expansion, le vif plaisir et l’agréable surprise que lui faisait éprouver cette réception, et rempli d’un orgueil heureux et tendre, Jean suivait sa femme des yeux, tout fier quand le sourire de félicitation du jeune marin venait s’associer à son admiration et lui envoyer un compliment muet.
Cependant, à deux ou trois reprises, il lui sembla que le regard de son camarade prenait une expression étrange en s’arrêtant sur Alice et se reposait longuement sur son visage avec plus de préoccupation que de gaieté. Un sentiment de trouble se glissa dans son cœur, et jusqu’à l’heure du départ il demeura impatient, pressé qu’il était de se trouver seul avec le jeune lieutenant, afin de pouvoir lui parler en liberté.
Mais dès que celui-ci eut pris congé de madame de Kerdren et que la voiture les emporta tous les deux vers Lorient, Jean se sentit muet. Dire et demander quoi ?… il ne savait pas vraiment ; et comme cela se voit fréquemment quand l’esprit est préoccupé de choses graves, la conversation entre les deux amis ne roula d’abord que sur des banalités. Puis au moment où on arrivait, pendant qu’on montait la longue avenue plantée d’arbres qui conduit à la gare, et où le cocher avait mis ses chevaux au pas, Jean se tourna brusquement vers son ami avec les lèvres entr’ouvertes, et comme si celui-ci n’eût attendu que ce geste pour parler :
— Dis bien encore à madame de Kerdren tous mes remerciements et ma respectueuse sympathie…, s’écria-t-il avec vivacité. Je l’ai retrouvée aussi charmante que jamais… Un peu maigrie, pourtant, continua-t-il en accentuant ces derniers mots et en espaçant ses phrases comme s’il espérait que Jean allait l’interrompre.
Mais voyant que le jeune mari continuait à se taire, il reprit avec un peu d’effort et en parlant plus vite :
— Tu n’aurais pas l’idée de demander…
— Une consultation ? interrompit brusquement Jean avec une incroyable sécheresse. Non ! assurément !
Et il ouvrit en même temps la portière d’un mouvement si brusque qu’elle retomba sur elle-même, se refermant avant qu’il eût mis le pied dehors.
Il reprit la poignée plus violemment encore, heureux, semblait-il, de pouvoir se fâcher contre quelque chose, et descendit d’un bond comme un homme qui se sauve ; mais pas assez vite cependant pour que son camarade n’eût le temps de lui dire :
— Qui te parle de consultation ? Vois simplement le docteur d’ici ! Il y a de ces fatigues de jeune femme auxquelles nous ne savons rien comprendre, et qui causent sans doute le léger changement de madame de Kerdren. Que diable ! continua-t-il en essayant de plaisanter, quand on épouse une beauté, on ne lui permet pas de perdre la plus légère parcelle de sa fraîcheur !
Jean marchait devant sans répondre, et quand ils arrivèrent sur le quai, le train était en gare, et les voyageurs montaient en wagon.
Il jeta lui-même dans un coupé la valise de son camarade, qu’il venait de prendre des mains du valet de pied, et pendant que les employés fermaient bruyamment les portières et que les petits camions qui revenaient vides roulaient à grand fracas sur l’asphalte, il se retourna avec vivacité, et mettant ses deux mains sur les épaules de son ami :
— Merci, dit-il simplement.
Il y avait tant de choses dans son accent ainsi que dans le regard qui accompagnait ce seul mot, et qui entrait tout droit dans les yeux du lieutenant, que celui-ci sentit sa gorge se serrer sous l’impression d’une angoisse subite, et qu’il éprouva le besoin impérieux de crier quelque chose, quoi que ce fût, pour ramener le sourire sur le visage de Jean. Mais, aux premiers mots qu’il voulut tenter :
— Non, plus rien maintenant, dit le jeune comte en l’arrêtant du geste, et merci d’avoir parlé. On ne sait plus voir juste ce qu’on voit toujours. Il faut des yeux d’ami de temps en temps pour vous rendre lucide.
Il lui serra fortement les mains sans rien ajouter et s’en alla sans tourner la tête.
« Pauvre garçon », se dit tristement le jeune voyageur, en suivant des yeux la marche décidée et élégante de son camarade, dont la haute stature faisait une trouée dans le groupe des hommes d’équipe… « Pauvre garçon », répéta-t-il encore au moment où le train s’ébranlait et où Jean se retournait sur le seuil de la porte pour le saluer d’un dernier geste.
Puis il s’enfonça avec mélancolie dans son coin pendant que la locomotive sifflait à grand bruit, et lançait d’énormes colonnes de fumée noire, dans la nuit entièrement venue.
En remontant en voiture, Jean avait si fort pressé le cocher, qu’en moins d’une heure et demie il était à Kerdren. Sa femme ne l’attendait pas aussitôt, et quoiqu’elle eût entendu le bruit des chevaux dans la cour, le jeune homme franchit avec une telle rapidité les marches de l’escalier, qu’elle n’avait pas encore quitté sa place quand il entra dans le salon. Elle était assise dans un grand fauteuil, la tête un peu renversée sur le dossier, les mains jointes sur ses genoux, et le front et les yeux très éclairés par une lampe posée derrière elle. Son attitude exprimait aussi bien le repos que la lassitude, mais Jean n’y vit que cette dernière chose, et pendant qu’elle se soulevait en lui tendant la main avec un sourire de bienvenue :
— Vous êtes fatiguée ? dit-il anxieusement.
— Mais, paresseuse tout au plus, répondit-elle avec gaieté. Vous connaissez mon goût pour les fauteuils. Vous êtes arrivés pour le train ?
Pendant qu’elle parlait, il la regardait avec une attention profonde, détaillant chacun des traits de son visage.
Assurément, elle était maigrie, et sous ses yeux il remarquait pour la première fois un très léger cerne d’un bleu doux, qui donnait à son regard quelque chose de noyé et de charmant, mais d’un peu triste aussi. Un mouvement de colère folle le prit contre lui-même.
— Fallait-il que ce fût un étranger ?…
Mais comme Alice, étonnée de son silence, renouvelait sa question :
— Certainement, répondit-il.
Puis avec un imperceptible changement dans la voix il ajouta :
— Je suis d’autant plus heureux que vous ne vous sentiez pas lasse, que je voulais vous demander si vous seriez de force à faire le long voyage de Paris pour passer quelques jours avec moi là-bas, et si vous pourriez partir dès demain ?
— Demain, dit-elle un peu étourdie de cette brusque nouvelle, demain à Paris ? Vous avez à y faire ?
— Mon Dieu, d’Elbruc vient de me chapitrer. Il paraît qu’une mutation se prépare dans le personnel de Lorient, et il n’est pas sûr que je n’y sois pas compris. J’écrirais bien au ministère, mais vingt pages de correspondance ne valent pas cinq minutes de conversation. Cependant je n’aimerais pas à vous laisser seule ici…
— Je serai prête, répondit-elle vivement, rien n’est meilleur que l’impromptu !
Un singulier sourire passa sur les lèvres de Jean, mais la jeune femme avait tourné la tête et ne s’en aperçut pas. Quand elle releva les yeux sur son mari, il avait son expression habituelle, et jusqu’à la fin de la soirée ils ne s’occupèrent plus que des ordres à donner et de ce qu’il y avait à préparer pour le départ.
Depuis deux jours les jeunes gens étaient au Grand-Hôtel. Les affaires de Jean lui avaient pris si peu de temps qu’il avait pu consacrer presque toutes ses heures à sa femme, l’accompagnant partout où elle souhaitait d’aller. D’après ce qu’il avait dit à Alice, il pouvait se regarder comme tranquille et à l’abri de tout déplacement, et cependant, quoique la tâche qui l’avait appelé parût être terminée, il ne parlait pas de départ, et semblait avoir perdu de vue la hâte extrême qu’il avait manifestée en quittant Kerdren. Aux questions de sa femme touchant la durée de sa permission, il avait répondu qu’elle pouvait aller jusqu’à huit jours pleins, et il paraissait disposé à en profiter jusqu’au bout.
Son humeur, sans être altérée d’une façon sensible, n’était plus la même depuis son arrivée, et on eût dit qu’un poids inconnu pesait constamment sur son esprit. Il semblait préoccupé de quelque chose qu’il désirait et qu’il n’osait point dire ou qui ne s’arrangeait pas à son gré.
Un soir, assise dans sa chambre près de la fenêtre entr’ouverte, madame de Kerdren s’amusait du prodigieux mouvement de va-et-vient qui anime cette partie du boulevard. Elle le comparait à la paix de leur nid breton, et faisant allusion aux nouvelles installations téléphoniques qu’elle avait vues dans la journée et qui étaient faites depuis son départ de Paris :
— Vous figurez-vous, disait-elle en riant à son mari, le jour où tous ces bruits nous arriveront par un petit fil jusqu’au fond du parc, et où nous pourrons entendre chanter un acte des Huguenots, en voyant la lune se lever derrière nos arbres, ou écouter crier les journaux du soir et sonner la corne des tramways ?
— Ce sera la mort des chemins de fer, répliqua celui-ci non moins gaiement, et nous vieillirons alors sans passer notre seuil ! Même en vue de cette retraite prochaine ferions-nous bien d’user par précaution de toutes les ressources civilisées. Vous, par exemple, vous verriez quelque médecin et emporteriez une bonne ordonnance contre ce rhume qui dure trop. Voulez-vous ? Vous ne connaissez pas l’humidité de nos hivers bretons, et je n’aimerais pas vous voir commencer l’automne sans être débarrassée de cette misère.
— Un docteur dit-elle surprise sérieusement, mais lequel ? Je n’en connais point, et cette toux n’est rien, je vous assure.
— Évidemment, reprit Jean avec empressement, mais pourquoi ne pas vous soigner quand même, ne fût-ce que pour me faire plaisir. Puis, si nous ne quittons plus Kerdren ?…
Elle inclina la tête en souriant, mais sans répondre, et s’avança de nouveau près du balcon pour regarder au dehors. Seulement ses yeux ne se fixaient plus que vaguement sur les voitures et les piétons, et son esprit semblait loin de ce qu’elle voyait, occupé à suivre quelque idée pénible dont le reflet passait sur sa figure. Debout à côté d’elle, Jean l’observait avec anxiété, regardant les pensées mélancoliques monter une à une sur ce visage mobile dont il avait appris à connaître les moindres impressions.
Il cherchait que dire et que faire, craignant d’accentuer sa préoccupation en lui en parlant, et triste pourtant de se taire, quand elle se retourna vivement.
— Et où me conduirez-vous ? fit-elle avec un petit tremblement dans la voix qu’elle essayait vainement de dominer.
— Où vous voudrez, bien entendu, répondit-il, parlant naturellement quoiqu’il sentît grandir son trouble. N’y a-t-il pas quelqu’un que vous ayez connu autrefois pour vous, ou par vos amis, et qu’il vous serait agréable de retrouver ?…
— Non, personne !… Je n’ai jamais été malade qu’une fois, et c’était dans un village espagnol où j’ai été soignée par un barbier.
Et le souvenir de son aventure lui revenant, elle se mit à rire de son rire jeune et frais en la contant à son mari, et en lui décrivant ce Figaro moderne armé de sa lancette, la menaçant d’abondantes saignées et luttant contre son père, pendant que les mulets et les chèvres, serrés dans leur étable, et séparés de son lit seulement par une très mince cloison, menaient un train à rendre folle la personne la mieux portante.
Elle en avait guéri cependant, il ne fallait donc pas tant de science pour cela !
Avec les derniers mots sa gaieté était retombée, elle écoutait en silence tous les noms que lui citait le jeune homme, et jusqu’à la fin de la soirée elle demeura pensive.
— Cela ne vous déplaît pas, au moins, dit Jean plus tard au moment où ils quittaient tous les deux le balcon, si je le pensais !…
— Non, non, répondit-elle avec douceur. J’ai été un peu étonnée, c’est tout ; mais cela vaut peut-être mieux.
Elle s’arrêta un moment comme si elle allait ajouter quelque chose, mais elle ne dit rien, et jusqu’au lendemain il ne fut plus question de cette affaire.
En rentrant à l’hôtel après être sorti une partie de la matinée, son mari lui annonça qu’il avait pris un rendez-vous pour le milieu de l’après-midi afin de lui éviter les ennuis d’une longue attente, et il lui dit un nom qu’elle ne connaissait pas et qui était, sans qu’elle s’en doutât, celui d’une sommité parisienne.
La jeune femme ne fit ni remarques ni objections, elle semblait disposée à se laisser faire et très désireuse de ne pas revenir sur ce sujet, même par la plus insignifiante question. Elle arrangea ses courses de l’après-midi, divisant son temps depuis l’heure à laquelle elle supposait être libre, et s’informant seulement du quartier où ils se trouveraient par le fait de sa visite.
Pourtant, pendant leur déjeuner, qu’ils prenaient habituellement à une petite table servie dans un coin de la grande salle à manger de l’hôtel, dont la physionomie bariolée amusait la jeune femme, elle s’interrompit tout à coup au milieu de remarques insignifiantes qu’elle faisait sur son entourage, et sans aucune transition :
— Est-ce un spécialiste ce docteur ? demanda-t-elle à Jean.
— Mais…, dit le jeune homme qui perdit un peu contenance, je ne pense pas, et dans tous les cas, s’il est spécialiste sur un point, je le crois assez sérieux sur tous les autres pour que nous nous en contentions !
Elle répondit seulement par un signe de tête, et parut avoir mis de côté toute préoccupation jusqu’au moment où ils montèrent en voiture pour se faire conduire rue de Grenelle.
Pendant le trajet, elle fut ce qu’elle était toujours, gaie, naturelle, et s’intéressant à tout ce qui passait devant ses yeux avec la spontanéité d’une nature très jeune et très simple.
En montant l’escalier, il sembla à Jean, qui l’observait attentivement, qu’elle se troublait un peu et qu’elle ralentissait le pas à dessein ; aussi ne fut-il point étonné quand elle s’arrêta complètement en se tournant vers lui.
Elle resta d’abord silencieuse, uniquement occupée, semblait-il, à reprendre haleine, puis elle se rapprocha, et posant les deux mains sur le bras de son mari :
— Jean, murmura-t-elle à demi-voix, dites-moi la vérité, je vous en prie !… Pourquoi me conduisez-vous ici ?…
Elle avait parlé avec une extrême énergie, quoique sur le ton de la prière, et elle fixait en même temps sur lui ses yeux grands ouverts, qui paraissaient presque noirs dans son visage devenu pâle. Sous l’ardeur de cette double interrogation, le jeune officier se sentit muet, il lui sembla que son silence et sa parole allaient être également révélateurs, et le cœur serré par une horrible angoisse, rempli de pitié pour cette inquiétude qui s’élevait chez sa femme, comme un douloureux écho de la sienne, il ne trouva pas d’abord un mot à répondre. Pourtant cela n’eut que la durée d’un éclair, son énergie et sa décision habituelles reprirent le dessus, et sans que sa voix tremblât le moins du monde, parlant du ton le plus naturel :
— Mais je vous l’ai dit, reprit-il affectueusement, en prenant avec douceur les mains qui se crispaient sur son bras. Je ne désire que vous voir tout à fait bien, et si j’avais su vous inquiéter à ce point…
— Vous me trouvez folle, n’est-ce pas ? dit-elle en souriant à demi, et déraisonnable comme les enfants qui ont peur au nom du médecin ou du dentiste, mais si vous saviez !
Le sourire s’effaça, et elle s’arrêta encore, comme si elle avait peur de ce qu’elle allait dire. En même temps, le pas et la voix de deux hommes qui descendaient l’escalier la firent tressaillir, elle se rangea instinctivement de côté, et dès qu’ils l’eurent croisée en la saluant, elle se remit à monter d’un mouvement machinal, comme si elle avait été arrêtée uniquement par cette rencontre.
Avant d’entrer, Jean l’interrogea du geste.
— Voulait-elle vraiment s’en aller ?
Mais elle secoua la tête, et sonna elle-même avec fermeté. Il était trois heures précises, et presque aussitôt, sans qu’ils eussent même le temps de s’asseoir ou d’échanger un mot, la porte se rouvrit, et on les introduisit dans le cabinet du docteur.
Quand ils en sortirent une demi-heure plus tard, la physionomie de la jeune femme était entièrement changée, toute contrainte en avait disparu, et elle se tournait vers son mari avec un sourire joyeux qui avait l’air de rire des terreurs du moment précédent. Quoi qu’elle eût pensé et craint depuis la veille, il était évident que son esprit était alors entièrement soulagé, et dès que la porte fut fermée, elle commença à faire part de ses impressions à Jean.
— Il est parfait, dit-elle ; je suis enchantée d’être venue ! Il y a beaucoup de petites choses à faire en somme et vous aviez raison !
Lui l’écoutait sans rien dire, avec un sourire un peu triste, en la regardant rouler la longue ordonnance entre ses doigts. Plus habitué aux choses de la vie, il connaissait mieux qu’elle l’impassibilité professionnelle imposée à une figure de médecin en face de son malade, et il ne se rassurait pas pour quelques sourires ou pour la facilité aimable d’une conversation d’homme du monde s’adressant à une femme jeune, jolie et sympathique. Il avait cru, tout au contraire, lire dans l’œil du savant qui observait Alice une attention profonde, soutenue, et d’une gravité qui ne ressemblait en rien à la forme aimable et un peu insouciante des questions qu’il lui posait. En outre, il se rappelait comment lui-même dans la matinée avait prié le docteur d’éloigner de la jeune femme tout ce qui pourrait devenir un élément d’inquiétude pour elle, en veillant soigneusement sur ses paroles et son attitude, et il se disait avec mélancolie qu’il venait peut-être tout simplement de jouer le rôle qu’il lui avait imposé.
L’ordonnance portait uniquement sur des questions de précaution et de détail, et sur des règles d’hygiène qui eussent pu aussi bien convenir à tout autre. C’était la boîte de pastilles du magicien de foire, servant indifféremment à tous les passants !
Aux ordonnances banales et presque puériles, il y a une cause, et elles ne s’adressent en général qu’à deux classes de malades, deux classes extrêmes : ceux qui n’ont rien, et ceux qui ont trop ; ceux que le temps, ce grand guérisseur, remettrait sur pied à lui tout seul, et ceux pour qui l’art humain est impuissant.
Alice appartenait-elle donc à l’une de ces deux catégories, et dans ce cas quel était son mal : insignifiant ou terrible ? S’était-il inquiété à tort, et cet avis voilé de son ami, si grave dans son trouble involontaire, n’était-il que le produit d’une erreur grossière ? Ou bien ?… Il sentait qu’il ne serait fixé véritablement là-dessus qu’après avoir revu seul le médecin auquel il avait conduit sa femme ; mais il ne trouvait pas le courage de le faire ce même jour, se retranchant pour s’excuser vis-à-vis de lui-même derrière la difficulté de quitter Alice aussi vite.
Il se rattachait à ces dernières heures d’ignorance comme au salut, et comme ces aveugles volontaires qui ferment les yeux pour ne pas voir, il fermait sa pensée et son cœur pour ne plus se souvenir et ne pas songer.
Il demandait au destin un jour encore d’insouciance et d’espoir, un seul jour en n’ayant rien de plus dans l’esprit que cette inquiétude sourde et mal définie qu’il pouvait toujours traiter de folle tant qu’une voix plus autorisée ne lui en avait pas affirmé la justesse. Il voulait une fois encore sentir sans arrière-pensée qu’il était jeune, heureux et aimé ; et jusqu’à la fin de la soirée que les jeunes gens passaient à l’Opéra, il se montra tendre, gai, et tout occupé de projets d’avenir qu’il édifiait avec une animation un peu fiévreuse, mais qui leur promettait tant de joies à tous deux que ni l’un ni l’autre ne s’en aperçut.
Le lendemain matin, c’était un tout autre homme qui montait l’escalier du docteur. La nuit avait passé sur son excitation, lui enlevant tout ce qu’elle avait de factice, et ne lui laissant que cette émotion poignante du doute, si amère parfois qu’il y a des certitudes qu’on lui préfère, et il ne restait plus trace en lui de cet étourdissement qu’il cherchait la veille, et qui était si opposé à son caractère.
Il allait maintenant en pleine possession de son calme et de sa volonté avec l’instinct presque absolu qu’il marchait à une catastrophe, mais en même temps si résolu que pour aller en avant il aurait brisé tous les obstacles.
L’attente fut plus longue que la veille ; mais le visage du jeune homme était si bien immobilisé dans sa froideur décidée que pas un muscle de sa figure ne bougeait pendant qu’il marchait de long en large avec une rapidité qui était le seul indice de son émotion. Au bout d’un quart d’heure, on l’introduisit ; la lourde porte capitonnée retomba derrière lui, et il prit machinalement le siège que le docteur lui désignait en l’examinant avec attention.
« Monsieur, je viens »…, commença-t-il, et il rappela brièvement les deux visites de la veille, comment il avait été convenu entre eux que dans la seconde, devant madame de Kerdren, il ne serait pas dit un mot de nature à alimenter l’inquiétude vague qui la tourmentait déjà, et comment Jean, qui souhaitait d’être mieux instruit, revenait maintenant chercher le résumé de ses véritables observations, et son opinion sur la malade.
Le docteur le laissait dire, montrant par des mouvements de tête qu’il n’avait rien oublié, mais observant le jeune officier avec un regard d’aigle, ce regard accoutumé à scruter tout en semble les forces physiques et les forces morales d’un individu, et à qui une habitude de trente-cinq ans de lecture dans l’âme humaine avait donné une puissance et une sûreté si remarquables.
Cette fois il avait affaire à un homme dans le sens énergique et élevé qu’on attache à ce mot, ce n’était pas douteux, et se décidant tout à coup à parler :
— Je désirais savoir avant tout, monsieur, fit-il d’un ton posé, si vous n’avez pas connaissance dans la parenté plus ou moins proche de madame de Kerdren d’affections de poitrine ayant causé la mort, ou simplement occasionné des maladies ?
Il sembla à Jean qu’on venait de lui porter un coup terrible sur la tête qui lui produisait cette douleur atroce, et montant machinalement ses mains à son front, il serra ses tempes dont les veines subitement gonflées lui paraissaient lourdes. Son imagination l’emporta en arrière, et il revit comme dans un mirage la serre de M. Champlion, le soir de la remise des bijoux, lui assis dans son fauteuil derrière le léger rideau d’arbustes, et à côté, séparée seulement par quelques branchages, mademoiselle de Valvieux ployée sous sa douleur silencieuse.
Puis tout à coup, tranchant sur le murmure uniforme de la foule, cette conversation qui avait décidé de son avenir, dont chaque mot lui était resté présent, mais d’où une seule phrase se détachait maintenant avec la netteté éblouissante d’un éclair qui s’écrit dans la nuit. Il en tendait à jurer qu’elle parlait près de lui, la voix railleuse et légère et le mauvais rire de l’homme qui avait dit à M. d’Asti : « Ne savez-vous pas que les maladies de langueur sont le nom poli des poitrinaires qui laissent des filles à marier ? »
C’était mot pour mot ce qu’il avait cru entendre sortir des vieilles pierres du petit beffroi dans le monastère, et machinalement, avec une raideur automatique, parlant comme si ses lèvres articulaient sans que sa volonté y eût de part, il se tourna vers le docteur qui restait muet en attendant sa réponse, et lui répéta les mêmes mots d’une façon étrange et sans y changer une syllabe.
— Monsieur ! exclama le docteur à qui l’altération de la figure de Jean n’avait pas échappé, et qui se demandait en écoutant ces paroles singulières si son interlocuteur ne devenait pas fou.
Il n’en fallut pas davantage pour rappeler le jeune officier à lui, et se maîtrisant presque aussi tôt :
— Excusez-moi, docteur, dit-il d’un ton tranquille qui ne ressemblait en rien à la voix creusée qui venait de parler, je me suis mal exprimé. Madame de Valvieux, mère de madame de Kerdren, est morte de la poitrine à vingt-quatre ans, une année après la naissance de sa fille.
Puis il se tut brusquement, fixant un regard dur sur le médecin, et l’interrogeant des yeux comme un coupable qui vient de se livrer à la justice, et qui se demande si le tribunal osera le condamner en s’appuyant sur les preuves et les déclarations qu’il vient de lui fournir lui-même.
Mais le front du docteur n’était point de ceux derrière lesquels on déchiffre aisément la pensée, et il était trop profond observateur pour ne s’être pas fait en même temps impénétrable ; il ne s’arrêta donc pas plus devant la froideur du jeune homme qu’il n’aurait fait devant son emportement. Seulement, comme il reprenait son interrogatoire sur l’enfance et la jeunesse de madame de Kerdren :
— Monsieur, répliqua Jean très fermement, je crois que nous ne nous comprenons pas, vous et moi. Vous préparez et vous mesurez vos paroles, et mon seul désir est que vous les laissiez couler comme devant un indifférent ; vous vous demandez jusqu’à quel point vous allez me dire la vérité, et je ne suis venu, moi, que pour l’entendre tout entière.
« Il est évident que votre opinion est faite sur l’état de madame de Kerdren. Vous avez vu son mal et vous en connaissez la gravité, qu’importe donc qu’il soit constitutionnel ou provoqué par quelque accident ! Je ne songe point aux années perdues ; je ne pense qu’à l’avenir, et je viens vous demander de me répondre en toute sincérité comme médecin et comme homme d’honneur. Y a-t-il sur terre un remède qu’il soit humainement possible d’employer, un remède qui s’achète à prix de dévouement ou à prix d’or ? Ma fortune est considérable ; je serai libre demain, s’il le faut, de toutes les obligations de ma carrière ; le sang de mes veines est à ma femme, s’il peut rendre la vigueur au sien : dites-moi si à force de tendresse et de volonté je puis encore la sauver ou si elle est perdue dès à présent ?
— Monsieur, répondit le docteur qui s’était levé ému de la chaleur et de la noblesse du jeune officier, outre que la science est impuissante à donner formellement le mot de certaines énigmes, elle ne condamne point irrévocablement, à l’âge de madame de Kerdren, et avec la force et la santé dont elle jouit encore… Puisque vous exigez ma franchise, je ne vous cacherai pas que je trouve son état fort grave. Elle a, à un degré déjà avancé, tous les symptômes de la phtisie, et sa figure ne reste bonne que par suite de sa carnation remarquablement belle, et de la finesse exquise de la peau que peu de sang suffit à colorer. Les yeux sont creux, l’appétit doit décroître et la fièvre se montrer fréquemment. Quant à l’accident ou le refroidissement dont elle me parlait elle-même hier, tout au plus a-t-il pu hâter le réveil de germes beaucoup plus anciens selon moi, et qui existaient déjà. Vous voyez que j’agis avec vous comme vous l’avez souhaité.
De là passant tout de suite au traitement possible, le docteur avait résumé son opinion et celles de deux confrères, à qui, selon le désir du jeune officier, il avait communiqué ses observations sur madame de Kerdren. Leur avis à tous trois avait été identique.
Laissée dans son milieu actuel, même dans quelque port plus abrité de la Méditerranée, la jeune femme déclinerait rapidement.
D’autre part, son tempérament très frêle rendait dangereux l’essai de la haute Engadine, dont l’air glacé, encore qu’il eût toute la pureté désirable, paraissait au docteur une application outrée de la méthode nouvelle.
Cette raison, la carrière du comte de Kerdren, tout ce qu’il venait de dire de sa fortune et de sa décision de tenter tous les remèdes, fussent-ils désespérés, engageait le docteur à lui parler d’une cure un peu étrange, tentée précisément sous les auspices d’un des confrères avec lesquels il s’était consulté la veille.
Son malade, un jeune homme de vingt-cinq ans, s’était trouvé remis complètement par une navigation, à peu près constante, d’une année entière, dans des régions exclusivement chaudes, et pendant laquelle il vivait presque journellement sur le pont.
Aujourd’hui tout à fait rétabli, il avait repris son existence habituelle, chez lui, en Norvège, et ne semblait pas se douter qu’il eût jamais eu des tubercules dans les poumons.
Dire que ce qui avait réussi à un malade, arrivé à un certain degré, réussirait à un autre qui sans doute n’était pas exactement dans la même situation, était impossible à affirmer ; mais c’était une chose à tenter, d’autant que la jeune femme l’accomplirait dans des conditions bien plus favorables encore.
Seul maître à son bord, si Jean achetait ou louait un bâtiment quelconque, et n’ayant pour but que le soin de sa malade, il pourrait changer de direction à volonté pour fuir devant un orage ou un abaissement de température ; atterrir et s’arrêter quelques jours si un peu de fatigue morale ou physique lui en indiquait la nécessité, et donner en même temps à ce traitement le charme et l’imprévu d’une promenade d’agrément.
Le repos d’esprit, la satisfaction, un peu de gaieté même seraient nécessaires : tous les incidents du voyage les fourniraient ; et sans se presser, suivant le désir de la jeune femme, les voyageurs pourraient explorer toute la Méditerranée sans presque perdre la terre de vue, et cependant baignés journellement dans un air fortifiant qu’ils seraient certains de respirer pur, avant que la civilisation y eût mêlé une seule parcelle de sa corruption.
Après quoi, ajoutait le docteur, il ne resterait au jeune officier qu’à se rappeler la phrase opposée par la mélancolique résignation des Russes à tous les événements de leur vie : « L’avenir est entre les mains de Dieu », car il aurait fait alors tout ce qu’il est humainement possible de faire.
— Docteur, répliqua Jean qui se leva la main tendue, je ne crois pas pouvoir régler toutes ces affaires avant quinze jours ; mais à cette époque, je serai au poste que vous m’assignez ; confiant, non pas seulement dans la protection du Ciel, mais encore dans votre science dont je suivrai les inspirations à la lettre.
— Ah ! je vous en prie, ne parlez pas de science où elle se reconnaît impuissante, répondit vivement le docteur, et souvenez-vous, puisque vous avez exigé la vérité, que, actuellement, je vois peu d’espoir !
Il donna ensuite au jeune homme tous les détails du traitement journalier, qui consistait en peu de chose, et qui était à peu près la répétition de ce qu’il avait dit la veille à Alice.
Jean l’écoutait, comme il avait écouté sa longue explication, avec un calme extrême, quoique son effrayante pâleur trahît les sentiments qui l’agitaient, et montrant dans tous les arrangements à prendre une possession de lui-même et une lucidité admirables. Il fut convenu que le mois d’octobre, très doux en Bretagne, pouvait être achevé là sans inconvénients, pendant que les préparatifs du voyage s’accomplissaient, ce qui donnait aux jeunes gens trois semaines de répit.
Si coutumier qu’il fût de frôler des douleurs profondes, le médecin ne pouvait s’empêcher d’être ému en face de l’énergie décidée de ce beau jeune homme, à qui il venait de faire entendre si nettement que son bonheur était brisé, et dans le cœur duquel on devinait une si horrible angoisse ; et il ressentait une pitié intense en songeant à la sympathique jeune femme qu’il avait vue la veille, et dont l’existence heureuse et aimée tenait à un fil si fragile !
Ils convinrent de rester en correspondance, et le docteur expliqua à Jean la nature des observations qu’il devait lui envoyer, lui recommandant d’éviter à la malade le plus de secousses morales qu’il serait possible, sans se dissimuler qu’on ne produit pas une perturbation semblable dans l’existence d’une femme intelligente sans qu’elle s’en inquiète quelque peu.
— Au revoir, docteur, dit enfin Jean en se levant pour prendre congé, croyez que je garderai le souvenir de votre sympathie et que j’apprécie votre franchise à toute sa valeur…
Il hésita un peu, puis il reprit :
— Devrai-je vous ramener madame de Kerdren d’ici à quelques mois ?
Un imperceptible mouvement passa sur la figure du médecin, et si rapide que ce fût, Jean qui le regardait le saisit au passage.
— Mais, répondit-il, pour l’hiver, votre programme est tout tracé : ne point quitter le soleil et l’eau. Quand nous arriverons en juin, nous verrons ce qu’il y aura à faire, car je ne vous donne pas votre franchise pour Paris avant cette époque.
— Et si je vous priais de venir nous trouver à Toulon ou à Marseille ?
— Alors, bien entendu, je serais tout à votre disposition.
Dans la rue, Jean retrouva sa voiture, qui l’attendait depuis plus d’une heure, et il donna au cocher une adresse qui n’était point celle de l’hôtel, pendant que le docteur rentrait dans son cabinet avec un haussement d’épaules qui signifiait aussi bien la pitié que le découragement.
Le plus difficile était d’annoncer à la jeune femme le changement inouï qui allait se produire dans son existence : « Point de secousses morales », avait dit le docteur, et en même temps il fallait apprendre à Alice que sa maladie, devenue presque incurable, exigeait qu’elle quittât non seulement Kerdren, mais la France, toutes ses habitudes, et jusqu’à son genre de vie pour entreprendre la recherche longue et étrange d’un soulagement hypothétique.
Tout ce que Jean pensa et sentit pendant l’heure qui suivit ne se raconte pas aisément, et si maître qu’il fût de sa volonté et de son courage, il éprouva plus d’une de ces défaillances où il semble que tout va sombrer. Cependant quand il arriva l’hôtel, l’expression de sa figure était redevenue naturelle, et les traces de la secousse qu’il venait de subir étaient trop soigneusement dissimulées pour qu’un esprit qui n’était point prévenu les remarquât. Ce fut à peine si la jeune femme qui le plaisantait sur son retard s’étonna qu’il ne lui parlât pas de l’emploi de sa matinée, et jusqu’au moment où ils sortirent de table, il ne fut question que de détails insignifiants.
— A propos, demanda tout à coup Alice, pendant qu’ils remontaient chez eux, n’est-ce pas demain que votre permission expire ?
— Demain soir à dix heures, oui.
— Mais vos affaires sont-elles finies ?
— J’ai terminé les dernières ce matin, répondit-il gravement, et nous pourrons, si cela vous convient, prendre le train demain matin. Je ne vous parle pas de celui du soir, je n’aimerais pas vous faire voyager la nuit à cette époque.
— Oh ! vous savez que je ne crains rien, dit-elle en riant ; je ne m’enrhume jamais, et j’aime le froid ! Vous avez vu comme le docteur a écouté mon histoire d’incendie ; il fallait votre tendresse pour s’inquiéter de cela ! Cependant je n’ai pas de préférence, et vous choisirez l’heure qui vous plaira.
Jean inclina la tête sans répondre ; il n’avait pas la force d’articuler un mot, et se défiait de sa voix. Cette gaieté et cette insouciance formaient un contraste si poignant avec la réalité qu’il semblait au jeune homme qu’on lui enfonçait dans le cœur une pointe aiguë qui pénétrait d’un élan jusqu’aux sources mêmes de la vie, et qui était douloureuse, comme une brûlure sur de la chair vive.
Malgré tout son empire sur lui-même, pendant le reste de la journée plus d’une ombre passa sur son front, et il lui fallut plus d’un effort pour écouter Alice et lui répondre comme d’habitude.
Depuis la cruelle révélation du matin, allant au point extrême du découragement, il était arrivé à se frapper du malheur qui le menaçait comme d’une catastrophe immédiate, et quand il voyait la jeune femme s’asseoir un peu brusquement, ou appuyer sa main sur un meuble, fût-ce d’un geste machinal, il était prêt à s’élancer vers elle pour la prendre dans ses bras et l’appuyer contre lui, croyant qu’elle allait mourir. Il ne connaissait point encore ces lentes agonies des maladies de poitrine, qui rappellent, par leurs douleurs sans cesse répétées, les supplices les plus raffinés inventés par l’imagination fertile des anciens au nom de leurs dieux, et il lui semblait que puisqu’on lui avait dit de ne plus espérer, c’était fini dès maintenant !
Le soir on lui apporta trois télégrammes arrivés presque ensemble et qui étaient tous les trois frappants par la longueur inusitée de leur texte.
Il les lut sans prononcer un mot et les plaça dans son portefeuille sans les montrer à sa femme assise à côté de lui, et à qui il dit seulement :
— C’est pour affaires !
Le fait était si nouveau et si rare qu’elle releva la tête avec un peu d’étonnement, non qu’elle songeât à demander ce qu’on ne voulait pas lui dire, mais légèrement préoccupée de ce petit mystère.
Il y avait dans les yeux de son mari une lueur si particulière que les signes d’agitation qui ne l’avaient point frappée dans la journée, lui revinrent à l’esprit tous à la fois, et qu’elle pressentit quelque chose de grave.
Seulement, tout à fait éloignée de la vérité, elle chercha dans un autre ordre d’idées, et se figura qu’il était question pour Jean, non seulement d’un changement de résidence, mais peut-être d’un embarquement qu’il ne pouvait pas refuser, et dont il ne voulait pas lui parler, avant d’avoir fait tout ce qui lui était possible pour conjurer une séparation devant leur être si pénible.
Elle se demanda s’il ne valait pas mieux lui parler la première de ce qui l’inquiétait afin de lui montrer qu’elle avait deviné, et qu’elle était toujours prête, comme elle le lui avait dit étant fiancée, « à avoir toutes les bravoures d’une vraie femme de marin » ; mais la réserve de Jean était si sérieuse qu’elle n’osa pas, et ne voulant pas lui montrer qu’elle ne jouissait plus de la quiétude qu’il espérait lui conserver, elle se tut.
Le voyage du retour fut triste ; cette double contrainte qui pesait sur tous deux les paralysait, et les attristait malgré leurs efforts, et ils saluèrent Kerdren comme si tous les soucis et tous les embarras étaient déposés sur son seuil. Ils l’avaient quitté si heureux encore, se disait Jean, et maintenant !…
Cependant sa correspondance avec Le Havre se poursuivait toujours aussi active, et il était assuré maintenant, par l’entremise de quelques amis, de l’achat d’un fort beau yacht, commandé par un riche Anglais, l’année précédente, et qui était resté à son constructeur par suite de la mort subite du fastueux milord.
Construit précisément dans le même but que celui auquel le destinait le comte de Kerdren, il était de force et de taille à supporter les fatigues d’une navigation non seulement longue mais difficile.
En effet, ce que l’étranger avait voulu obtenir en s’adressant aux meilleurs constructeurs français n’était point seulement un bateau de plaisance, quoique le yacht eût toutes les élégances d’un objet de luxe ; c’était un fin marcheur et un bâtiment assez solide pour traverser des tempêtes au besoin.
La coque, entièrement faite en chêne, était doublée intérieurement d’acajou, et toutes les divisions, les cloisons et les portes étaient en noyer ciré, clair et gai à l’œil comme une habitation de campagne.
La machine, qui sortait des ateliers anglais les plus renommés, était même d’une force supérieure à ce que souhaitait Jean, et, soit qu’on fût certain de ce qu’on disait, soit qu’on ne se basât que sur l’originalité bien connue des compatriotes de celui qui l’avait choisie, on expliquait sa puissance en affirmant qu’elle était destinée primitivement à conduire le yacht jusque dans les mers polaires, à la recherche de ces nouveautés géographiques, terres vierges ou passages inexplorés, dont les Anglais sont si friands.
Quoi qu’il en fût, tel qu’il était, le léger bâtiment convenait admirablement aux projets du jeune officier, et il ne fallait plus que peu de chose pour l’aménager dans le sens de sa nouvelle destination.
Jean comptait qu’une ou deux semaines seraient nécessaires pour le ouater et l’orner comme il entendait qu’il le fût, voulant édifier pour sa jeune femme un nid princier.
Il avait décidé d’abord qu’il surveillerait en personne les travaux des derniers jours ; mais, au moment de partir, le courage lui manqua.
Quitter, fût-ce pour quelques heures, cette femme charmante et chérie et ce beau domaine où il avait connu un bonheur si vif, lui sembla impossible, et à la dernière heure il écrivit à Paris pour prier un tapissier célèbre, presque un artiste, d’aller le remplacer, et de faire à prix de goût, de diligence et d’argent, bien entendu, un véritable palais de cette habitation flottante où allaient peut-être se passer des mois de leur vie à tous deux.
Malgré les exhortations qu’il s’adressait, il n’avait pu encore prendre sur lui d’annoncer à Alice le changement qui allait se produire dans leur existence, et il avait reçu les papiers établissant qu’il entrait à partir du 25 octobre en congé illimité sans solde, avant qu’il eût fait pressentir à sa femme que le mois prochain ils ne seraient plus à Kerdren.
Il ne savait littéralement par où attaquer ce bonheur si calme et si profond dans son uniformité, bonheur fait d’anneaux serrés et solides qui semblaient devoir s’enchaîner ainsi les uns aux autres sans interruption.
Il n’y avait pas un défaut à cette armure de confiance et de joie qui entourait le cœur de l’heureuse jeune femme, et elle ne ressentait pas une inquiétude, si légère qu’elle fût, par laquelle il aurait pu la préparer.
Le trouble causé chez elle par cette visite au médecin s’était apaisé entièrement, et Jean avait réussi presque au delà de ce qu’il souhaitait à endormir les craintes de sa femme, puisqu’il lui fallait maintenant reprendre la tâche depuis le début, et lui enlever la quiétude que lui-même lui avait inspirée.
Aussi, comme on l’a vu, reculait-il de jour en jour.
Ils avaient repris leur vie d’autrefois avec sa régularité un peu monotone toujours nouvelle à leur tendresse, et le cadre seul changeait autour d’eux.
Le parc et les bois se dépouillaient peu à peu ; les chênes devenaient roux et les érables prenaient des tons couleur de sang. Le temps était d’une beauté inaltérable, et l’air si doux que les feuilles déjà séchées restaient aux branches, faute d’un souffle pour les détacher ; les bruyères jaunissaient un peu aussi et craquaient davantage sous le pied des chevaux ; mais leurs imperceptibles clochettes restaient toutes roses, et elles donnaient encore à la plaine ce reflet chaud qui ressemble à un rayon de soleil resté là après le coucher.
La nuit venait plus tôt, et les promenades s’écourtaient, mais jamais peut-être la jeune femme n’avait paru en jouir avec une telle vivacité. On eût dit qu’une divination mystérieuse lui faisait pressentir le coup qui l’attendait, et décuplait ses facultés pour qu’elle pût mieux apprécier le bonheur présent et l’exalter.
« Quelle adorable saison que l’automne ! disait-elle parfois, et que cette Bretagne est toujours charmante ! Le printemps y est délicieux, l’été si puissant et si vigoureux, et ce mois-ci d’une poésie si touchante et si voilée. Regardez toutes ces feuilles d’or, et cette mousse brunie, on dirait partout une lumière qui s’en va et qui éclaire encore tout en s’atténuant peu à peu comme pour préparer à la nuit ; c’est le crépuscule des arbres ! Je suis sûre que l’hiver me réserve d’autres surprises encore, et que je l’aimerai comme j’ai aimé tout ce que j’ai vu dans ce cher pays. Oh ! voyez-vous, je suis heureuse ! heureuse ! »
C’était devant ces effusions de jeunesse et de joie que le pauvre mari perdait tout courage ; il lui semblait affreux de porter un tel coup dans cette sérénité profonde, et, chaque jour, il ne pouvait s’empêcher de se dire : « Demain ? »
Parfois aussi, il oubliait le tourment causé par la cruelle révélation qu’on lui avait faite, ainsi que la menace suspendue sur cette tête aimée ; et se laissant aller à l’heure présente, il se reprenait à être heureux et à sourire.
Un soir cependant l’avis du tapissier lui arriva ; il lui mandait que sous trois jours son travail serait achevé, et qu’il se tiendrait prêt à subir l’examen du propriétaire. D’autre part, les amis qu’il avait chargés des négociations relatives au recrutement de son équipage lui avaient trouvé les hommes que Jean savait ne point pouvoir rencontrer dans le village, c’est-à-dire des mécaniciens et un pilote. Ce dernier était un homme un peu âgé déjà, mais connaissant d’une façon merveilleuse chaque port, chaque anse et chaque rocher de la Méditerranée, où il avait navigué depuis l’âge d’enfant. Une suite d’événements malheureux l’avaient fait s’échouer au Havre, où il besognait dans une vie misérable, et c’était avec enthousiasme qu’il avait accepté l’engagement inespéré qui s’offrait à lui. Pour les matelots et un quartier maître, presque capable de lui servir de second au besoin, Jean savait que parmi les marins de Kerdren il y en aurait plus qu’il ne lui était possible d’en emmener qui demanderaient à partir, et outre la science très suffisante acquise par eux pendant leur temps de service, il estimait que le dévouement à toute épreuve que chacun de ces hommes lui apporterait, lui composerait un équipage d’élite.
Il devenait donc urgent d’instruire enfin la jeune femme, et il s’y décida un soir où le temps un peu rafraîchi avait nécessité une première flambée qui les réunissait près de la cheminée.
— Que le feu est gai ! disait Alice en se rapprochant frileusement. Et elle étendait ses petites mains devant la flamme, les tournant et les retournant avec un geste d’enfant pour les réchauffer des deux côtés ; c’est ce que j’aime le mieux dans l’hiver, et je me vois déjà, le mois prochain, vous attendant en empilant des bûches, et en préparant du thé bouillant pour vous réchauffer quand vous rentrerez !
— Le mois prochain ! répondit Jean en essayant de rire, mais d’une voix qui tremblait un peu. Je vous réserve une bien autre surprise pour le mois prochain ! Je crois que les bûches et le thé brûlant seront superflus à ce moment-là pour nous.
Puis, sans laisser à la jeune femme le temps de le questionner, il se mit à parler avec vivacité, développant son projet de navigation, s’efforçant de le présenter sous le jour le plus riant et le plus naturel, montrant seulement ce qu’il avait de séduisant et atténuant avec soin toutes les ombres du tableau. Il disait tout cela avec un ton si simple qu’il semblait vraiment que ce fût une chose usuelle et des plus normales que d’acheter un yacht, de le meubler comme une maison ordinaire et de s’en aller sur mer, courir au gré des flots et des vents, pendant des mois entiers.
La jeune femme l’écoutait complètement interdite.
Son mari plaisantait-il, ou bien était-ce elle qui n’était plus dans son bon sens et qui ne comprenait plus la valeur des mots qu’il employait ?…
Pourtant, à mesure que Jean la sentait mieux préparée, il revenait en arrière, reprenant plus sérieusement son explication, et rendant plus plausible ce qu’il avait dit précédemment ; mais tout cela, sans oser tourner la tête vers elle, et sans la regarder une seule fois, de peur de provoquer une interruption quelconque.
Le résumé de ce qu’il avait imaginé était à peu près ceci :
— Le docteur, avait-il dit très franchement, m’a conseillé de ne pas vous laisser passer l’hiver en Bretagne, non seulement à cause de votre toux actuelle, mais encore parce que vous êtes accoutumée à un changement de climat annuel et qu’il aurait peur que cela ne vous fût nuisible de rompre brusquement cette habitude.
« Ce qu’il souhaite surtout pour vous, après la chaleur, c’est l’air de la mer qu’il croit utile pour vous fortifier, et cependant il n’aime aucun des ports de la Méditerranée où les frileux ont coutume de passer leur hiver. Je lui ai proposé Alger, il préférait déjà cela, et nous étions à peu près d’accord, sauf votre agrément, quand il m’est venu une idée que vous allez trouver bizarre, peut-être, mais qui concilierait à la fois le soin de votre bien-être, notre amour de la solitude à tous deux, et enfin le goût passionné que vous me connaissez pour la navigation.
Il rappela alors à la jeune femme les craintes qu’elle avait souvent exprimées depuis quelques mois, de le voir s’ennuyer en restant à terre, et combien de fois elle l’avait sollicité de redemander à s’embarquer.
— Vous saviez bien, continua-t-il, que je ne m’en souciais pas, puisque tout mon bonheur est de rester près de vous ; mais quand on m’a conseillé pour votre santé de chercher à la fois l’air de la mer et la chaleur, j’ai pensé que rien ne serait plus charmant que de nous en aller sur notre propre bord, à la recherche du soleil qui nous fuit, et de suivre l’ordonnance prononcée sans quitter l’intimité de notre chez nous. Vous faire moi-même les honneurs de mon élément favori, et vous conduire dans cette Méditerranée où j’ai tant songé et tant rêvé vaudrait pour moi, vous le pensez bien, tous les voyages de la terre, j’aimerais à voir ma grande amie d’autrefois, ramener elle-même les roses sur les joues de ma petite amie d’aujourd’hui sans le secours de personne autre.
« On dira que nous sommes fous, je le sais bien, mais vaut-il la peine de s’en occuper sérieusement ? Ma réputation d’originalité n’est plus à faire, elle date de mon entrée au lycée, et on ne vous accusera jamais, ma pauvre douce petite femme, que de suivre avec trop de bonté les extravagances de votre mari !
A mesure que Jean parlait, il s’excitait davantage, arrivant presque à se convaincre de ce qu’il disait, et plaidant avec son entrain le plus chaleureux cette singulière proposition. Peu à peu, sa voix était redevenue naturelle et il commençait à sourire devant l’inexprimable étonnement dont témoignait la figure d’Alice, quand celle-ci, revenue enfin de sa première surprise, entama la série de ses questions et de ses objections. Toutes portaient juste, et il y avait trop de réticences forcées dans les paroles du jeune homme pour que l’inquiétude de Madame de Kerdren ne fût pas violemment éveillée ; aussi, ramené tout à coup à la réalité, le jeune homme se trouvait-il en face de toutes les difficultés de sa tâche.
— Vous avez donc revu le docteur ? lui demanda-t-elle d’abord.
— Pensez-vous, répondit-il en tâchant de plaisanter, que les visites se payent comme nous avions soldé la nôtre avec un sourire et une révérence ?…
— Et que vous a-t-il dit ? fit-elle avec anxiété.
— Ce que je viens de vous répéter, qu’il fallait fuir nos brouillards et notre pluie presque constante pour gagner un meilleur abri.
— Et quoi encore ? Jean, dites-moi la vérité, s’écria-t-elle en le voyant secouer la tête comme pour exprimer qu’il avait tout dit. Dites-le-moi, je vous en supplie ! Je suis de force à l’entendre, je vous jure !
Elle parlait avec une extrême vivacité et sa figure témoignait d’une anxiété si réelle et si poignante qu’il sembla au jeune officier que devant cette angoisse, le cœur allait lui faillir et que dans le bouleversement de ses traits, la pauvre enfant lirait toute la vérité, d’un mot.
Mais il était trop bien préparé à ce trouble qu’il avait prévu pour ne pas dompter cette rapide faiblesse, et avec toutes les ressources que donnent la volonté, le cœur et l’esprit unis ensemble, il s’efforça de rassurer la jeune femme et de détourner sa pensée du point douloureux qui l’occupait. Mais à tout ce qu’il disait, Alice opposait la même réponse :
— Alors pourquoi ne m’en avoir pas parlé tout de suite si ce n’était pas grave ?…
Et devant cette logique obstinée et clairvoyante, il ne savait plus que dire. Il avait beau objecter le choix du yacht, qui pouvait être long, difficile, le plaisir de la surprise qu’il espérait lui faire, elle restait triste et défiante.
— Pauvre ami, lui dit-elle enfin, après un instant de silence, en posant mélancoliquement sa tête sur son épaule, pourquoi m’avez-vous épousée ?…
— Pourquoi, répliqua Jean en tressaillant, mais pour être le plus heureux des hommes vous le savez bien !
— A présent, peut-être, fit-elle toujours avec tristesse ; mais plus tard ?
Son mari l’interrogea des yeux, ne voulant pas paraître deviner sa pensée ; mais il n’osa pas formuler sa question, et le cœur serré il attendit qu’elle parlât.
Elle réfléchit un instant encore, puis avec une douceur affectueuse ;
— C’est un si grand fardeau qu’une femme malade ? dit-elle seulement.
— Comment, répondit-il en riant, quand elle me donne le prétexte et l’excuse d’une fugue nautique ?
Il fit si bien qu’à la fin de la soirée Alice était presque remise et convertie à l’idée de ce changement de vie comme à un événement plutôt agréable.
C’était bien sur quoi le jeune homme avait compté, et dès le lendemain matin, réconfortée par un admirable soleil qui égayait l’esprit quoi qu’on en eût, Alice parut avoir retrouvé, sinon toute sa sécurité, au moins une confiance suffisante dans l’avenir, que l’extrême élasticité de son caractère lui permettait de voir encore assez beau.
A partir de ce moment, le château changea de physionomie et le prochain départ devint le thème unique de toutes les conversations. Une fois le premier moment de trouble passé, la jeune femme s’était mise à questionner sans se lasser.
L’installation, la taille du bateau, ce qu’il fallait emporter, tous les pays qu’elle allait voir lui fournissaient une suite d’interrogations toujours nouvelles, et de jour en jour, le jeune officier réussissait mieux à endormir ses défiances, elle se laissait davantage séduire par l’originalité du projet et en montrait plus de joie. Quant à Jean, heureux au delà de ce qui peut s’exprimer d’avoir réussi dans sa délicate explication sans troubler Alice, il éprouvait lui-même une grande détente morale comme si le poids de souci qu’il avait épargné à sa femme lui fût enlevé du même coup.
La nouvelle de cette étrange décision s’était répandue comme une traînée de poudre, non seulement dans Lorient, mais encore parmi les officiers en résidence à Paris ou ailleurs ; et comme Jean l’avait prévu, on le traitait sans vergogne de fou. Ce congé illimité qui équivalait au brisement de tout son avenir, sollicité sans raisons plausibles, cette campagne qu’il s’apprêtait à faire avec une jeune femme mariée depuis quelques mois à peine, et par-dessus tout la brusquerie de cette fantaisie, paraissaient invraisemblables. Comme toujours d’ailleurs, le bruit public avait exagéré les choses et on attribuait au jeune officier des projets encore plus lointains que ceux qui étaient les siens en réalité. Son originalité, disait-on, avait dégénéré en toquade véritable, et la sympathie générale s’apitoyait sur la pauvre créature forcée de subir les sursauts d’une aussi étrange humeur.
Dans le village, la nouvelle avait paru infiniment plus simple. Le commandement avait envie de naviguer sans quitter sa femme, pour cela il achetait un bateau et demandait des hommes à Kerdren en qualité de matelots, quoi de plus naturel en vérité !
La logique des paysans n’était pas plus serrée que ça : « Il en a envie ; ça plaît à madame, et il le peut, pourquoi se gêner alors ? »
Dix hommes pour un avaient répondu à l’appel du comte, et quoique Jean augmentât son équipage autant que cela lui était possible, il avait dû refuser bien des demandes.
La femme de chambre de madame de Kerdren avait accepté avec enthousiasme de suivre sa maîtresse, et comme la cuisinière avait sollicité humblement la même faveur.
Les jours passaient comme des heures ; il ne restait presque plus qu’à partir. Un matin, en entrant dans la bibliothèque, la jeune femme s’était aperçue que le piano avait été enlevé, et comme elle questionnait son mari :
— Vous le retrouverez à bord, lui avait-il dit. J’avais songé primitivement à en en faire envoyer un autre ; mais il y a un souvenir dans chacune des notes de celui-là, et c’était irremplaçable !
La lettre d’explication et d’adieu adressée par les jeunes gens à madame de Sémiane avait été la chercher jusque dans la Hongrie et la réponse était arrivé sous forme d’un télégramme où les points d’exclamation abondaient et où la fantaisie du texte était telle que l’employé du télégraphe, encore qu’il fût habitué à lire de bien étranges communications, en était demeuré tout surpris. « Que vous alliez converser avec le grand Ramsès en Égypte, disait-elle en finissant, rien d’étonnant, vous avez toujours parlé sa langue ; mais avoir si tôt changé votre femme en sphinx et en adoratrice des pyramides, c’est fou ! Au reste, je descendrai peut-être jusqu’à Trieste pour vous sermonner et vous embrasser. »
Jean avait pourvu au bien-être de tous les protégés d’Alice, et une rapide tournée de visites, la plupart faites en cartes, les avait mis lui et sa femme en règle avec le voisinage ; les bagages étaient partis, et au bras l’un de l’autre les jeunes gens faisaient leurs adieux à Kerdren.
L’heure du départ avait ravivé leur émotion et l’avenir paraissait moins sûr au jeune officier et moins riant à la jeune femme à travers la mélancolie de la dernière heure. Les doutes renaissaient dans l’esprit d’Alice. C’était si grave et si radical cette résolution ! il avait vraiment dû falloir un motif bien puissant pour y pousser son mari ! Et malgré elle, elle se reprenait à trouver les raisons et les explications qu’il lui avait données insuffisantes devant l’importance de ce changement si tôt décidé. Lui se disait que ce docteur l’avait leurré peut-être, même en lui laissant cet espoir si faible et si douteux et qu’il était possible qu’il emmenât sa femme au loin pour ne jamais la ramener et n’avoir pas même ainsi la douceur de la voir finir sa vie sous le toit où ils avaient joui pendant quelques mois d’un bonheur si parfait !
C’étaient là les amertumes inséparable de cet instant qui les lançait dans l’inconnue, creusant entre leur passé et leur avenir un sillon de doute si pénible.
— Quand nous retrouverons-nous ici tous les deux ? disait tristement Alice en revenant de son dernier tour de parc.
— Eh bien, mais au mois de juin, répondit Jean d’un ton ferme, puisque c’est la date que le docteur m’a fixée pour vous reconduire chez lui !…
Depuis la veille, M. et madame de Kerdren étaient à Marseille où leur yacht paré, gréé, avec sa machine sous pression, les attendait dans le port.
Il avait été question d’abord de s’embarquer au Havre, mais la mer est mauvaise sur les côtes, et Jean n’avait pas voulu, pour les premiers jours, imposer à sa femme les fatigues de ce parcours très dur. Le yacht était venu seul, et pendant ce temps-là les jeunes gens avaient fait le voyage par chemin de fer à petites journées.
A Marseille ils avaient retrouvé plus de visages de connaissance qu’ils ne l’auraient cru d’abord, et comme bon gré mal gré leur voyage était la nouveauté et l’intérêt public, ils devaient s’attendre à une assez nombreuse assistance au moment de leur départ.
Vingt-quatre heures à peine les séparaient encore de ce moment. Aussitôt qu’il était arrivé, Jean s’était rendu à bord où il avait tout visité en donnant ses derniers ordres. Alice, un peu fatiguée, était restée à l’hôtel.
Comme elle l’avait dit à son mari quand il lui proposait de la conduire au Havre pour donner son avis sur les arrangements intérieurs, elle se fiait entièrement à lui, sûre qu’il la gâterait bien plus qu’elle ne songerait jamais à le faire elle-même.
L’équipage était à son poste, les bagages étaient déballés et rangés, et la journée du départ s’annonçait comme devant être superbe. Un vent un peu frais blanchissait les vagues, mais le soleil était chaud comme en été, et la mer, de ce bleu à la fois épais et transparent qui n’appartient qu’à la Méditerranée.
A trois heures, la voiture qui amenait M. et madame de Kerdren s’arrêta, et Alice prit le bras de son mari pour descendre sur le quai. Elle tremblait un peu, et en dépit de son courage elle était pâle.
L’émotion du jeune officier, s’il en éprouvait une, ne se trahissait que par un redoublement de froideur, et la foule s’écartait instinctivement devant un coup d’œil hautain. C’était une foule de bonne compagnie d’ailleurs, qui donnait à sa curiosité les allures d’une flânerie de hasard, et se dispersait par instant dans un mouvement de va-et-vient qu’elle espérait faire ressembler à une promenade.
Un canot, avec les bancs drapés, attendait la jeune femme. Étourdie, un peu gênée de tant de regards, et pressée de brusquer ce dernier pas qui lui coûtait, elle y mettait déjà le pied quand son mari lui prenant la main la força à se retourner. Un petit groupe formé par cinq ou six officiers en uniforme se tenait debout auprès d’elle. C’étaient des camarades de Jean, avertis par la rumeur publique et qui venaient lui serrer la main et saluer madame de Kerdren à la dernière heure. Leur cordialité souriante et le naturel avec lequel ils parlaient à Alice de son voyage lui produisirent une impression de soulagement, et au milieu de la banalité de cette foule curieuse, ces souhaits et ces sourires sympathiques lui semblèrent d’autant plus aimables.
De son côté, Jean, si tendu que fût son esprit vers une pensée unique, subit le même charme, et en attendant ces voix et ces exclamations familières qui l’interpellaient gaiement, enlevant à ce départ ce que son isolement avait d’un peu choquant, sa figure s’éclaira.
Aussi quand l’un des jeunes officiers, désignant du doigt un canot qui stationnait à quelques mètres lui demanda en lui montrant le yacht dont la cheminée commençait à fumer :
— Permets-tu qu’on aille jusqu’au bout, commandant ?
Il répondit oui, en s’exclamant avec chaleur.
Ce fut alors dans le canot des jeunes gens que M. et madame de Kerdren prirent place, le leur suivit, et en quelques minutes on accosta.
Dans son ardeur d’hospitalité, Jean aurait voulu retenir longtemps ses amis dans le grand salon où il les avait fait descendre, et leur faire servir tout ce que contenaient les caves du bord ; mais les officiers savaient qu’avant la nuit leur camarade voulait être loin dans le golfe, et après quelques instants de causerie courtoise et facile, ils prirent congé. Sur le pont tout l’équipage rangé en demi-cercle attendait les ordres.
Quand madame de Kerdren avait mis le pied sur la dernière marche de l’escalier volant, on avait hissé le drapeau tricolore et toutes les têtes s’étaient découvertes en même temps. Maintenant encore, debout, et avec la même gravité, les hommes se tenaient le béret à la main, assistant aux adieux qu’on échangeait.
Sur le plancher, une véritable jonchée de fleurs s’entassait. C’étaient des bouquets apportés par les officiers à la jeune femme et que les matelots avaient posés là pendant que la société descendait au salon.
Profondément touchée, Alice les remercia, puis, l’un après l’autre, ils descendirent ; leur canot se remit en marche, filant si vite qu’en peu d’instants les mains qui s’agitaient disparurent au milieu de la masse des bateaux qui encombraient le port, et au même instant les premiers coups de l’hélice ébranlèrent le yacht.
Une émotion inexprimable serra le cœur de la jeune femme ; elle tourna vers son mari un regard mouillé et l’attirant du geste jusqu’au bord du bastingage où elle s’appuyait :
— Mon Dieu, dit-elle en lui prenant les mains et en répétant les paroles des pêcheurs bretons : protégez-nous, car notre barque est petite et la mer est grande !…
Une demi-heure plus tard elle descendit, et guidée par Jean, elle visita le nouveau Kerdren où elle allait vivre. D’un commun accord les jeunes époux avaient décidé qu’aucune appellation ne conviendrait mieux au yacht que celle de la propriété qu’ils aimaient également tous les deux, et c’était le nom qu’on lisait sur l’avant en lettres d’or.
Très habituée aux soins et aux gâteries luxueuses dont son mari l’entourait, Alice s’était bien préparée en lui laissant carte blanche à trouver un nid charmant, mais elle ne s’attendait pas à tant de magnificences. On avait fait tomber nombre de cloisons dans le bas, et les pièces qui composaient l’appartement du commandant, situés à l’avant, avaient des dimensions inconnues habituellement à bord. Le cabinet de Jean était tendu de grandes tapisseries sombres, comme la bibliothèque où ils avaient passé de si douces heures à Kerdren ; mais au lieu des sièges hauts et raides dont l’équilibre eût été trop facilement compromis, il n’y avait que des divans bas et larges, garnis de coussins qui promettaient un repos charmant, et quelques chaises à base solide, entourant une table fixe. La chambre de la jeune femme, éclairée par de grands sabords était tapissée entièrement de vieilles soies japonaises couvertes de broderies admirables qui couraient sur le fond rose tendre, montrant çà et là des volées de cigognes argentées ou de fantastiques fleurs d’or et d’azur, d’où sortait toute une procession de figures bizarres. Les tableaux qu’Alice aimait le mieux à Kerdren étaient là, et il était impossible d’imaginer un coup d’œil plus gai et plus riant que l’ensemble de cette pièce.
Le salon tout à fait carré et assez grand offrait un aspect original. Le fond des tentures et des sièges était en brocart vert d’eau d’une nuance douce et lumineuse, sur lequel se détachaient des plantes aquatiques appliquées ou brodées, et si merveilleusement nuancées qu’elles semblaient naturelles.
Avec la salle à manger, située sur le pont, c’était tout l’appartement du jeune ménage, et Alice s’y habitua si rapidement, qu’il lui sembla bientôt n’avoir jamais vécu ailleurs. Toutes ces terreurs s’évanouissaient une à une, et elle se demandait comment elle avait pu s’effrayer si fort d’un projet aussi simple. Le mouvement des vagues lui paraissait un bercement ; le ciel était constamment pur et beau, et jamais sa vie d’intimité et de bonheur ne lui avait paru aussi charmante que dans ce nid perdu et étrange où nul œil ne pouvait les suivre.
Quant à Jean, avec l’angoisse d’un joueur qui a mis tout son avenir sur une seule carte, il épiait le visage de sa femme heure par heure, et il croyait y voir remonter la fraîcheur comme une poussée de sève rigoureuse. Le teint reprenait un coloris plus vif sous les rudes caresses de la brise ; Alice se disait chaque jour affamée et plus impossible à rassasier, et elle prétendait qu’endormie par le mouvement du bateau, son sommeil ressemblait à ce qu’il devait être jadis dans son berceau, tant il était profond et doux.
Sur le pont où elle passait ses journées, suivant l’avis du docteur, elle avait pris ce mouvement de va-et-vient particulier aux marins, et les matelots se sentaient plus gais à l’ouvrage quand ils voyaient passer et repasser ainsi la gracieuse silhouette de la jeune femme pendant que le Kerdren , dont on n’avait point exagéré les qualités, filait au large comme un oiseau.
Deux mois avaient passé et à moins d’un aveuglement qui n’était pas le fait de Jean, il était impossible de ne pas s’apercevoir du changement effrayant survenu chez madame de Kerdren. Durant la première quinzaine du voyage, le succès avait semblé devoir couronner l’effort si bravement tenté, et le jeune officier avait touché deux fois à terre pour télégraphier au docteur des bulletins où un cri de triomphe éclatait allègrement.
La jeune femme toussait à peine, dormait bien, mangeait beaucoup, et sans qu’elle reprît encore positivement de l’embonpoint, les vives couleurs qui couvraient ses joues la rendait semblable à ce qu’elle était dans son meilleur temps de santé. Puis brusquement, du jour au lendemain, un changement s’était fait, et maintenant au lieu de gagner, il était visible qu’elle perdait chaque jour un peu de forces.
Ce dépaysement violent, et ce milieu spécial dans lequel elle se trouvait transportée avait agi sur elle fortement. Cet air vif avait fouetté énergiquement son sang devenu faible et il lui avait redonné la verdeur et la circulation active d’autrefois.
Puis une fois l’acclimatation faite, l’effet avait disparu avec la nouveauté de la cause, et Alice était retombée comme précédemment, plus lassée peut-être par la secousse que lui avait causée cette animation factice.
Les premiers jours, la différence était peu sensible, et Jean ne s’en inquiétait pas, ne voyant là qu’une fatigue passagère ; mais au bout d’une semaine, il comprit que le dépérissement des forces était constant, que, régulièrement chaque jour, quelque chose disparaissait qui ne revenait plus, et que la maladie avait repris son cours. Alors, heure par heure, avec l’épouvantable angoisse d’un être impuissant en face d’un malheur qu’il voit venir et qu’il sait fatal, il s’était mis à suivre les progrès du mal, remarquant chaque geste et chaque respiration qui différait un peu de celles de la veille, et pensant à ce qu’elle serait le lendemain.
C’était une torture à nulle autre pareille, et dans les heures où il se savait bien seul et bien à l’abri, il se laissait aller à des accès de désespoir d’une intensité atroce. Qu’on se figure en effet ce que peut ressentir un homme regardant l’être qu’il aime le mieux, placé en face d’un danger mortel, sachant qu’il ne peut rien pour le secourir, et condamné à suivre en spectateur quelque chose comme la crue d’une inondation qui monte peu à peu jusqu’aux genoux, jusqu’à la taille, jusqu’aux yeux enfin, finissant par couvrir entièrement la tête d’une dernière vague.
Devant cette idée, il avait des révoltes affreuses et tout le sang des Kerdren, avec leur devise de Bretons têtus : « Jamays ne lasche, » bouillonnait dans ses veines à la pensée de son impuissance.
Depuis ces deux mois il avait essayé de tout, suivant à la lettre les divers traitements que lui avait indiqués le docteur : la créosote, l’iode, une alimentation spéciale, des pointes de feu qu’il posait lui-même à la jeune femme. Elle s’était laissé faire avec une adorable docilité, mais rien ne s’était manifesté ni en mieux ni en mal, et l’affaiblissement s’était continué tout doucement avec son implacable régularité.
Un jour c’était l’escalier qu’elle n’avait pu monter seule : ses pieds lui semblaient de plomb et ses jambes si molles ! D’un geste elle avait appelé son mari, et il avait passé son bras vigoureux autour de sa taille pour l’aider, ne voulant pas la porter afin de ne pas l’effrayer et de se faire illusion à lui-même, mais la soutenant en réalité comme si elle eût été dans ses bras.
Son souffle était devenu trop court aussi et sa voix trop faible pour qu’elle pût continuer à chanter ; elle s’était arrêté un soir et n’avait plus repris.
Son chant du cygne avait été l’ Adieu de Schubert, ces couplets mélancoliques qui parlent de la mort. Elle n’y avait point fait attention, mais Jean l’avait remarqué, et à côté de bien d’autres souffrances, ces paroles s’étaient gravées dans son cœur.
Par un de ces aveuglements inouïs qui sont une dispensation de la Providence et qui mettent sur les yeux des malades un bandeau si épais, Alice était la seule à bord qui ne s’aperçût pas de son état. La chute était si insensible qu’elle n’eût pu en mesurer la profondeur qu’en se cherchant des points de repère dans le passé et elle n’y songeait pas.
La langueur qui l’envahissait semblait atteindre aussi son esprit, lui enlevait le souvenir des jours précédents, et ne lui permettant point de voir à quel point elle différait de la femme qui était montée, il y a deux mois, sur le pont du yacht.
Le mot d’ordre était donné par Jean à l’équipage, et tous ces hommes, qui adoraient madame de Kerdren et qui guettaient chaque matin anxieusement son visage, ne paraissaient point se douter qu’elle fût malade, et ne lui demandaient jamais de ses nouvelles quand elle leur adressait affectueusement la parole en passant près d’eux.
Aussi l’aveuglement de la jeune femme était-il complet. Elle se sentait fatiguée évidemment, mais elle mettait tout sur le compte d’une petite crise d’anémie, et attendait patiemment que le fer et le vieux vin eussent fait leur œuvre.
Une fois seulement elle fit allusion à ce qu’elle éprouvait. Son mari, assis à côté d’elle, lui détaillait la côte de Tunisie dont ils approchaient et la croyait toute occupée à suivre ses paroles.
— Savez-vous, lui dit-elle tout à coup, quel âge avait ma mère quand elle est morte ?…
Jean frissonna et sans avoir la force de répondre, il fit un signe machinal avec ses épaules.
— Vingt-quatre ans à peine, reprit-elle gravement, n’est-ce pas singulier que j’aie presque au même âge qu’elle une crise de maladie ?
Elle parlait si tranquillement, que le jeune homme comprit à quelle distance elle était de la vérité ; et au bout d’un instant, voyant qu’il se taisait toujours, elle reprit paisiblement un autre sujet.
Depuis leur départ les voyageurs s’étaient arrêtés à Syracuse, à Athènes, à Constantinople, sur les côtes d’Asie Mineure et en Égypte. Au début, Alice descendait et se promenait un peu, mais elle se contentait maintenant d’une vue d’ensemble depuis le bateau, et à Tunis, Jean fut seul à aller passer quelques heures à terre.
Deux nouvelles semaines s’étaient écoulées. La jeune femme ne quittait plus maintenant sa chaise longue, et elle avait abandonné ses dernières occupations.
Malgré tout son désir de ne rien changer à ses habitudes, il fallait maintenant que son mari la portât dans ses bras comme une enfant, et pendant qu’on la coiffait le matin, elle commençait à regarder douloureusement dans la glace le terrible amaigrissement de sa figure.
Il semblait que ses yeux s’agrandissaient aux dépens de tout ce qui les entourait, mettant sous les sourcils une intensité d’éclat et d’ardeur presque effrayante.
Dès qu’elle s’étendait un peu, des étouffements la prenaient, et il fallait l’asseoir comme dans un fauteuil à l’aide de plusieurs oreillers. Quand cela se produisait, une expression étrange et nouvelle passait sur son visage et elle regardait au loin la mer comme pour demander à ces flots clairs la solution de l’énigme qui l’occupait. Un jour elle avait aperçu deux larmes dans les yeux d’un matelot qui la regardait de loin, et cette douleur naïve que rien n’expliquait avait remué dans sa tête mille pensées confuses.
L’altération de la figure de son mari la frappait aussi. Le désespoir qui minait le jeune homme agissait violemment sur sa santé, et cette horrible douleur, toujours supportée solitairement, qui remplissait toutes les heures de sa nuit, et tous les instants où il se voyait sans témoins, agissait sur son tempérament comme un dissolvant rapide.
Après s’être efforcé de se rattacher avec une foi touchante à tous les brins d’herbe qui lui semblaient de force à soutenir son espérance, il avait regardé la vérité en face, et compris que la durée de cette vie si chère n’était plus qu’une question de jours, et qu’une solitude désolée lui apparaissait à brève échéance.
Les projets les plus inouïs s’étaient alors succédé dans sa tête à la pensée du moment où il se séparerait pour toujours de sa femme, et dans la douleur sombre qui l’envahissait, touchant presque à la folie, l’idée du suicide était maintenant à l’état fixe. Il se voyait prenant dans ses bras Alice endormie de son dernier sommeil, la portant à la faveur de la nuit dans le petit canot dont il se servait toujours, et une fois qu’il serait descendu près d’elle et parti au large, hors de la portée du bateau, entr’ouvrant le fond de la petite embarcation par quelque moyen violent, et se laissant couler tout doucement avec sa pauvre morte jusqu’à ce que la grande tombe des marins leur fût commune à tous deux.
Cette perspective seule l’empêchait de se désespérer, et il y pensait souvent avec une ardeur sauvage et presque joyeuse.
Pourtant la faiblesse d’Alice et son état de souffrance devenaient si grands qu’ils nécessitaient la présence constante d’un médecin, pouvant tenter chaque jour, non plus de la guérir, mais au moins de la soulager ; et à cet effet Jean faisait gouverner sur Alexandrie.
Au lieu de continuer sa route vers le Maroc, le yacht avait été ramené sur la côte égyptienne, où la température était plus favorable à la jeune femme ; et cela facilitait à Jean la recherche qu’il souhaitait. Depuis longtemps, il s’était fait envoyer par son docteur de Paris les adresses de plusieurs médecins, résidant dans les ports qu’il pouvait rencontrer, et il s’agissait maintenant pour lui de décider un de ceux-là à s’embarquer à son bord pour un temps illimité.
La négociation réussit plus vite et mieux qu’il n’eut osé l’espérer. Un jeune interne des hôpitaux de Paris, poussé par le désir de se faire une clientèle, était venu se fixer à Alexandrie où il végétait tristement depuis un an, rongé qu’il était par les fièvres du pays, et incapable maintenant de poursuivre son but. L’idée d’être rapatrié après un voyage qui lui promettait du repos et des appointements forts beaux lui agréa comme on pense, et le lendemain il s’installait sur le Kerdren .
Alice avait appris son arrivée sans témoigner aucune émotion. Soit que la lumière se fût faite dans son esprit et que son courage la défendît de toute plainte ; soit qu’elle ne vît rien d’alarmant dans cette nouvelle, elle n’en témoigna qu’une reconnaissance affectueuse.
En même temps que le docteur, un nouvel hôte était arrivé à bord ; c’était un jeune enseigne, Yves Kernevel, cousin de Jean à un degré fort éloigné et qui se trouvait amené là par un concours de circonstance que voici :
La première personne que le comte de Kerdren avait aperçue en débarquant à Alexandrie était son jeune parent.
Celui-ci l’avait accueilli les mains tendues avec une cordialité sympathique et grave, et il s’était aussitôt chargé de le guider dans la ville. Puis dès que Jean et le docteur avaient eu conclu leur engagement réciproque, l’enseigne avait emmené son cousin chez lui, et lui avait dit avec une extrême simplicité à peu près ceci :
« Depuis tes lettres qui étaient venues m’apporter aux Canaries, d’abord la nouvelle de ton mariage, ensuite l’histoire de ton bonheur parfait, il hésita un peu avant de prononcer ces derniers mots, j’étais sans nouvelles de toi, et ma première action en rentrant en France a été de m’informer. »
Il s’arrêta un instant, comme s’il cherchait ses paroles ; puis avec une brusquerie affectueuse sous laquelle on devinait l’attendrissement, il reprit en serrant la main de Jean :
— J’ai obtenu un congé d’un semestre, je suis reparti aussitôt pour gagner l’un des ports d’où je savais pouvoir te rejoindre, et me voici tout à toi pour tout le temps que tu voudras !
Et comme le comte de Kerdren faisait un mouvement d’interrogation hautaine :
Je sais tout, lui dit tristement le jeune enseigne ! laisse-moi ne plus te quitter, je t’en prie. Je me ferai petit, et ne gênerai point votre intimité ; mais peut-être aimeras-tu pouvoir dire parfois à quelqu’un ce qui t’étouffe.
— Quoi tout ? demanda Jean impérieusement sans lui répondre. Qu’elle se meurt…?
Yves baissa la tête sans prononcer un mot, et un silence d’une minute passa sur les deux hommes.
— Merci, dit enfin Jean, je te ferai chercher ce soir, il faut que je la prépare.
L’enseigne le laissa partir seul. Il avait trop bien vu deux larmes monter dans les yeux fiers de son cousin pour l’accompagner, fût-ce d’un pas.
L’aspect du bord changea un peu avec la présence de ses deux nouveaux habitants, et une détente morale se produisit.
Mus par le même sentiment de délicatesse, le docteur et Yves avaient insisté pour prendre leurs repas seuls, et ils s’écartaient, sur le pont, du coin occupé par la jeune femme, sans exagération mais avec une réserve extrême. Seulement de temps en temps ils venaient s’asseoir et causer, appelés par Jean ou par Alice, et ils apportaient un peu de vie auprès de la malade.
La douleur concentrée du jeune comte et la faiblesse croissante de madame de Kerdren les rendait muets parfois, et une intervention étrangère moins directement intéressée à la souffrance de ces deux êtres leur faisait du bien.
Le docteur parlait de son année de malheur à Alexandrie, et des originalités de ce pays ; et le jeune enseigne décrivait avec son parler humoristique les deux années qu’il venait de passer sur mer.
La jeune femme s’était sentie attachée tout de suite par cet aimable garçon sous la jeunesse duquel on devinait des qualités si solides de cœur et d’esprit : et lui, ressentait de son côté une affection de frère aîné, attendrie et protectrice pour cette délicieuse créature, dont le charme profond, toute changée qu’elle fût, séduisait encore à première vue.
Comme l’avait prévu l’enseigne, Jean trouvait une consolation plus grande qu’il ne l’aurait cru lui-même à pouvoir épancher un peu l’horrible douleur qui lui étreignait le cœur et à parler de son bonheur passé, si court mais si vif, à d’autres qu’à ses souvenirs.
Dès les premiers jours, il s’était remis entièrement du soin du commandement sur son parent, et cela le soulageait d’avoir maintenant toutes ses minutes à donner en pâture à son désespoir pendant la nuit, et pendant le jour, au soin de la malade si aimée, près de laquelle il s’ingéniait avec des raffinements de tendresse et d’adoration qui augmentaient toujours.
Les prescriptions du docteur avaient apporté à Alice une grande facilité de respiration, ce qui lui permettait de causer davantage ; et il y avait des heures où Jean assis à côté d’elle croyait en fermant les yeux qu’ils étaient encore tous les deux sous les ombrages de Kerdren, édifiant de doux projets d’avenir ; illusion qui durait jusqu’à ce qu’un accès de cette toux qui laissait Alice si épuisée vînt le réveiller brusquement de son rêve.
Dans ces conversations avec son cousin, l’enseigne avait vite démêlé au travers de son désespoir la résolution à laquelle il s’était arrêté, et sans que Jean lui en eût dit un mot, il était certain qu’il ne se laisserait point survivre à sa jeune femme.
Faire appel aux sentiments religieux de son cousin pour empêcher cette folie, Yves comprenait bien que c’était chose inutile au milieu de la crise morale qu’il subissait, et dont il ne lui avait pas fait mystère. Il était certain que son accès de doute serait court, mais s’il allait jusqu’à lui permettre d’accomplir un acte de désespoir, peu importait qu’il n’eût duré que quelques jours. Le surveiller incessamment depuis l’heure où il serait seul, il y comptait bien ; mais il n’y a point de surveillance qui n’ait ses moments de relâche forcée, et d’ailleurs il connaissait trop l’inflexibilité et l’étrangeté du caractère de Jean pour ne pas s’effrayer d’une lutte à soutenir avec lui. Ouvrir les yeux à la jeune femme et profiter de son influence pendant qu’elle durait encore était cruel et impossible, et le pauvre garçon s’attristait en songeant à l’avenir qui se montrait si menaçant pour ceux qu’il aimait.
Un jour, épuisé par ses veilles incessantes, Jean avait fini par céder aux prières d’Alice, et il était descendu se jeter sur un divan, laissant auprès de sa femme Yves, qui lui avait proposé une lecture à haute voix.
Celle-ci l’écouta d’abord avec attention, puis au bout d’un instant elle lui fit signe de laisser son livre, et parlant très bas comme elle en avait pris l’habitude depuis qu’elle était si faible :
— Yves, lui dit-elle, en l’invitant à se rapprocher, et en indiquant du doigt la direction que son mari venait de prendre : Écoutez-moi bien, je vous le confie. Ne le laissez pas trop seul quand je n’y serai plus, et puisque vous êtes arrivé à temps pour me connaître un peu, parlez quelquefois de moi avec lui ; ce sera moins triste.
Elle s’arrêta haletante et si émue que ses mains tremblaient.
Interdit et bouleversé, le jeune enseigne se penchait vers elle prêt à recueillir le plus léger signe ; mais tellement saisi de ce que cette prière avait d’inattendu et de la façon lucide dont Alice jugeait son état, qu’il ne trouvait pas un mot à répondre.
— Vous le ferez ? dit-elle d’un ton inquiet en rouvrant les yeux.
Et comme le jeune homme promettait chaleureusement son dévouement et son affection et essayait en même temps de dire un mot d’espoir…
— Non, je sais bien que c’est la fin, reprit-elle tristement ; mais je n’ose pas lui en parler à lui, j’ai peur de le désoler ; vous lui répéterez tout ce que je ne peux pas dire. Ma tendresse… ma reconnaissance…
Elle s’arrêta encore, et pendant qu’elle reprenait des forces, Yves, la tête entre ses mains se mit à réfléchir. Il pensait à l’horrible contrainte que subissait Jean, en cherchant à rester calme et à paraître confiant, à la réserve que s’imposait la jeune femme dans la crainte de provoquer le désespoir de son mari, et il se demandait si une communauté de douleur ne serait pas préférable à ces chagrins subis en secret des deux côtés. Cette confiance et cette résignation mélancoliques d’Alice le remuaient profondément, et il lui semblait que du moment où la clairvoyance était maintenant aussi grande chez l’un que chez l’autre, pouvoir se parler jusqu’au bout à cœur ouvert serait une douceur plutôt qu’une tristesse de plus, sans compter l’apaisement que l’influence de la malade pourrait apporter dans le cœur révolté de son mari.
Il formula sa pensée avec une discrétion et une réserve extrêmes, et au moment où il finissait, la tête pâle de Jean paraissait au-dessus de l’escalier.
Yves s’éloigna au bout d’un instant sous un prétexte banal, et eux restèrent seuls.
Alice était nerveuse et ses mains tourmentaient les franges de son châle avec un geste inquiet. Ses yeux erraient par un mouvement incessant autour d’elle, et sur ses lèvres entr’ouvertes, il semblait qu’on voyait flotter une question qu’elle n’osait pas formuler. Son attitude frappa bientôt son mari et il l’interrogea avec tendresse.
— Qu’avez-vous, lui demanda-t-il, désirez-vous quelque chose ?
Elle hésita un peu ; puis elle dit seulement :
— Sommes-nous bien loin des côtes en ce moment, Jean ?
— Non, répondit-il très étonné, mais pourquoi ? Est-ce que vous désirez vous arrêter ?
— Ce n’est pas cela ; seulement, je pensais… je voudrais que vous puissiez m’amener bientôt un prêtre, fit-elle avec douceur.
Et comme le jeune officier tressaillait violemment à cette parole.
— Voulez-vous, mon ami, continua-t-elle avec un calme soudain, que nous parlions un peu tous deux à cœur ouvert ?
Et tout simplement, avec une élévation et un courage touchant elle se mit à lui dire les pensées qui l’occupaient, parlant de sa mort prochaine si doucement qu’il l’écoutait avec stupeur se demandant s’il la comprenait bien, et si la séparation à laquelle elle faisait allusion était bien le brisement définitif.
Cependant, à mesure qu’elle avançait, l’agitation reparaissait, et il lui fallait faire effort pour continuer.
— J’ai tant à dire, tant à dire ! murmurait-elle de temps en temps.
Et elle passait la main sur son front avec angoisse, comme pour rassembler ses idées éparses.
— Il y a longtemps que je voulais vous remercier, reprit-elle ensuite. Vous m’avez faite profondément heureuse, tandis que moi, je n’ai su apporter dans votre vie qu’un trouble affreux, et c’est si triste de vous laisser maintenant… J’ai tant de peine à m’en aller !
Des larmes perlèrent au bord de ses cils et elle s’arrêta vaincue par l’émotion, pendant que son mari, oubliant tout à coup la réserve qu’il s’imposait depuis quelques mois, et emporté malgré lui par la souffrance, se laissait aller à lui dire tout ce que la passion et le désespoir peuvent inspirer à un homme.
Au début il l’avait écoutée saisi par l’imprévue de ses paroles, et n’osant point interrompre cette pauvre voix si faible : mais éprouvant au dedans de lui un déchirement comme il n’en avait pas encore ressenti.
Certes, il savait bien que la jeune femme était perdue, et il n’y avait pas d’instant où cette idée ne se présentât cruellement à sa pensée ; mais l’entendre ainsi se condamner elle-même, il lui semblait que c’était le dernier coup. Aussi, oubliant toutes ses résolutions de prudence, il se laissa aller à son désespoir avec une impétuosité sans mesure, montrant l’intensité de sa souffrance tout entière et protestant qu’il ne la subirait pas, avec des éclats de passion désespérée.
Il accusait le ciel, il défiait la mort, il jurait que si on enlevait de sa vie ce qui en était l’essence même, il ne continuerait point de vivre.
— Mon pauvre ami, disait la jeune femme avec désolation, vous blasphémez !
Et il lui répondait d’une voix sombre :
— Je ne sais pas si je blasphème, mais je sais que je souffre une douleur si insupportable que je ne veux pas l’endurer toujours !
— Vous retournerez à Kerdren, reprenait-elle.
— Kerdren sans vous ! Kerdren, où vous avez ressenti les premières atteintes de votre mal ! mais je le hais Kerdren !!…
— Vous reprendrez la mer, alors, vous naviguerez toujours !…
— La mer ! la mer maintenant !
Et il recommençait à exhaler sa douleur, épanchant son désespoir qui passait devant les yeux d’Alice épouvantée, comme un fleuve puissant et terrible.
Elle ne connaissait point encore la trempe de ce caractère passionné et ardent, forgé tout d’un bloc, sur un type qui n’était plus de ce siècle ; et elle n’avait point prévu qu’il prendrait la souffrance avec cette révolte.
Il s’aperçut enfin du mal qu’il faisait à sa femme, s’arrêta brusquement en voyant sa pâleur et lui offrit de redescendre dans sa chambre.
Au moment où il la posait sur son lit, elle lui fit incliner la tête avec ses deux bras qu’elle avait laissés autour de son cou, et tout bas, avec une émotion dans laquelle on entendait passer les battements de son cœur, elle lui dit :
— Au moins, Jean, jurez-moi que jamais vous ne vous…
Le docteur entra au même instant, croyant à une syncope de sa malade, et le jeune officier en profita pour s’écarter imperceptiblement. Il avait compris ce qu’Alice allait lui demander, et ne voulait point faire une promesse semblable même à elle.
Toute la nuit, la jeune femme resta plongée dans une somnolence agitée et inquiète d’où elle sortait par brusques sursauts, et Jean qui demeura à son chevet jusqu’au matin eut le temps de se désespérer cent fois, en pensant à l’imprudent oubli de lui-même qui avait causé tout ce trouble.
Dès la veille, on avait gouverné vers la terre selon le désir de madame Kerdren, et au soleil levant Yves fit mouiller en face d’un petit village de la côte africaine où il pensait devoir trouver un missionnaire, ou tout au moins des indications qui lui en signaleraient un à quelques lieues de là.
De bonne heure, Alice s’était fait monter sur le pont ; la vue de la terre et les toits pointus des paillottes qu’on apercevait sur la rive l’amusaient, et le mouvement des petits bateaux attiré par leur arrivée et qui naviguaient auteur d’eux lui semblait gai.
Ni elle ni Jean n’avaient fait la moindre allusion à ce qui avait été dit la veille entre eux, mais elle le suivait du regard dans chacun de ses mouvements et mettait dans ses yeux une expression de prière si triste et si tendre que par instant le jeune homme se sentait vaincu. Pourtant il descendit à terre dans le milieu de la matinée, sans avoir prononcé un mot qui eût trait aux choses du soir précédent et plus farouche que jamais dans sa souffrance, en pensant à la mission qu’il allait accomplir.
Il ne rentra à bord que bien après l’heure du déjeuner, et il annonça en termes assez brefs que sa recherche avait été couronné de succès, et qu’un missionnaire français établi dans ce village, qu’il catéchisait à lui seul, viendrait voir madame de Kerdren dans l’après-midi.
Soit que la marche lui eût détendu les nerfs, soit que la satisfaction d’avoir pu rencontrer tout de suite ce que sa femme désirait l’eût rendu heureux, il paraissait plus calme que le matin.
Le silence n’était interrompu que par le bruit des vagues déferlant contre le yacht, et cette attente troublait si fort la jeune femme, que les battements de son cœur commençaient à lui couper la respiration.
Elle sentit que son mari se penchait sur elle, et tout d’un coup, avec cette confiance et cette simplicité d’enfant qui la rendaient si attachante :
— Jean, aidez-moi ! dit-elle en lui tendant ses deux mains avec le geste de quelqu’un qui cherche un appui.
— Ma pauvre aimée, répondit le jeune homme en se laissant glisser à genoux à côté du canapé ; pardonnez-moi le mal que je vous ai fait, et ne craignez plus rien. Vous m’avez deviné hier. Pendant quelques jours, j’ai oublié tout ce que j’avais su depuis l’enfance : l’honneur, le courage, la religion, la dignité de mon nom enfin, et j’ai peut-être été le premier Kerdren qui ait reculé devant la souffrance ! Mais ce vertige est passé, je vous le jure ! et tout ce que votre douce voix elle-même aurait été impuissante à me faire entendre, il y a quelques heures, je viens de le rapprendre d’un pauvre missionnaire modeste, timide sans grande éloquence et d’un esprit naïf.
Il s’arrêta un instant, puis d’une voix si grave qu’une étrange émotion remua le cœur de la jeune femme :
— Si ma vie devient jamais solitaire, chère bien-aimée, reprit-il, n’ayez plus peur et ne cherchez plus comment la remplir. Je ne m’en irai ni à Kerdren ni sur mer ; j’entrerai au séminaire, et quand je serai prêtre, je m’approcherai des souffrants et des cœurs broyés, et si je peux rendre une fois à l’un d’eux le bien qu’on m’a fait aujourd’hui, le fardeau de l’existence me semblera moins lourd !…
— Prêtre ! répéta machinalement Alice. Vous prêtre ! Et elle se tut, regardant avec un indicible étonnement la belle tête penchée vers elle et les yeux pleins de tendresse qui l’observaient. Sa surprise était presque de la frayeur et elle éprouvait l’impression que son mari ne lui parlait plus dans son bon sens.
Cette résolution subite, si complètement étrangère au caractère de Jean, cette vie dont il parlait et qui était l’opposé de tout ce que pouvait lui inspirer ses instincts, ses habitudes et ses goûts, lui paraissait sonner faux comme une invraisemblance.
— Mais que vous a-t-il dit enfin, ce missionnaire ! demanda-t-elle au bout d’un instant, cherchant à se donner des preuves matérielles de ce qu’elle entendait, comme on le fait quand on croit rêver.
Il le lui répéta aussitôt, décrivant avec la puissance d’éloquence qu’il trouvait toujours dans ses émotions, l’impression que lui avait produite ce modeste vieillard.
Le prêtre qui s’était trouvé si heureusement placé sur le chemin de Jean était comme l’avait dit celui-ci un homme simple, sans grande facilité de parole, et rendu timide par son grand isolement ; mais il y avait une conviction et une foi si profonde dans son cœur, et sans dureté, sans menaces emphatiques, il possédait à un tel degré, l’art de ramener à la juste notions des devoirs et des obligations de la vie, qu’il était impossible de ne pas en être frappé.
Comme le curé d’Ars, qui émotionnait tous ces auditeurs, rien qu’en leur disant : « Mes enfants, aimez-vous !… Aimez-vous !… je vous en prie !… » tant il mettait d’onction et de tendresse paternelle dans ces simples paroles le missionnaire rappelait en quelques mots avec tant de profondeur la loi de la souffrance humaine, son inévitable rencontre et sa grandeur quand on en considère la fin, qu’il entraînait à l’acceptation de la douleur quoi qu’on eût.
Depuis le moment où Jean avait laissé le missionnaire auprès de sa femme, la révélation si inattendue qu’Alice venait de recevoir avait fait son chemin dans son esprit. L’impression particulière que lui avait fait éprouver à elle aussi ce digne prêtre dont la simplicité touchait parfois à la grandeur, lui expliquait mieux le revirement subit de la pensée de son mari, et en outre de la tranquillité que cette résolution lui causait, si peu égoïste qu’elle fût, la pensée de cette vie qui devait être murée à tout jamais après elle lui semblait un adoucissement à la peine horrible avec laquelle elle se séparait de cet être si ardemment aimé.
La première elle se mit à lui en parler quand il redescendit, et comme malgré elle, deux larmes coulaient sur ses joues en s’occupant de cet avenir où elle n’avait plus de place :
— Ma chérie, lui dit Jean avec douceur, est-ce que ce projet vous peine ?…
— Moi ? s’écria-t-elle, oh mon Dieu, vous ne savez pas lire tout l’égoïsme de ma pensée !
Elle baissa la voix et ajouta :
— Rien ne me serait plus doux, puisqu’il faut vraiment que je vous quitte. Qu’y a-t-il en effet sur terre qui soit plus près des morts que les prêtres ?… Quand vous prierez, il me semblera qu’un peu de vos paroles sont pour moi ; et si je vous vois consolé…
— Ne prononcez point ce mot-là, dit-il en l’interrompant et en se raidissant tout à coup ; nous parlons de vivre et d’accepter ; c’est tout.
— Savez-vous, lui dit-elle un peu plus tard, quel serait mon désir suprême ? Je voudrais vous broder moi-même la première étole que vous porterez !… Oh ! si j’en pouvais avoir le temps !… Le pensez-vous, Jean ?
C’était plus que n’en pouvait supporter le pauvre garçon qui s’enfuit dans son bureau où il demeura la tête entre ses mains, jusqu’à ce qu’il eût repris la force de parler.
Quand il rentra dans la chambre d’Alice, le sol était embarrassé d’étoffes qui formaient un monceau près du canapé, et entre ses mains elle tenait de la soie blanche qu’elle retournait en tous sens.
Presque à chacune des stations faites par le Kerdren , Jean lui avait acheté des bibelots, des bijoux ou des étoffes de soie qu’il trouvait originales, et c’était ce qu’elle venait de faire sortir de ses armoires. Dans cette soie blanche, unie, elle avait fait tailler par sa femme de chambre une étole, et maintenant elle y appliquait elle-même de grosses fleurs.
Il semblait que l’énergie de sa volonté lui eût rendu soudain ses forces d’autrefois et elle tirait l’aiguille d’un mouvement presque vif.
— Voyez, dit-elle à son mari quand la Bretonne fut sortie… L’aimerez-vous ?
Il regarda pour lui complaire et détourna la tête sentant que son courage allait encore faiblir.
— Cela me rendra si heureuse de penser que vous l’aurez ! fit-elle à demi-voix…
Dans une autre étoffe, une espèce de drap d’argent à fleurs, elle avait fait découper de grand lis et maintenant elle les appliquait, les groupant et les mêlant avec le goût qui lui était naturel, et fixant les bords par de la soie et un imperceptible cordonnet d’argent.
A partir de ce jour-là, Alice ne se donna pas une minute de repos. Elle se levait plus matin et se faisait aussitôt monter sur le pont, avec ce qu’il lui fallait pour travailler.
Elle parlait sans effort et sans trop d’amertume et il semblait que la douleur de la séparation fût diminuée pour elle par ce souvenir qu’elle laissait comme un lien entre elle et Jean.
Elle faisait très rarement allusion à sa mort, et on aurait pu la croire reprise de ses illusions d’autrefois quoiqu’il n’en fût rien en réalité. Tout en travaillant elle levait les yeux sur son mari, lui souriant avec son adorable façon, regardant la mer qu’elle aimait plus de jour en jour, et reprenait son aiguille.
C’était quelque chose de terrible que ce qui se passait sur ce bateau perdu entre le ciel et l’eau. Cette jeune femme si chèrement aimé qui agonisait là, jour par jour, sous les yeux de son mari, qui se sentait mourir et qui, malgré tout son courage, disait des mots d’un si poignant regret ; et à côté d’elle cet homme uniquement occupé à la suivre dans chacun de ses mouvements, et se demandant tous les soirs si le lendemain il la verrait encore sourire ; cela donnait froid au cœur.
La fin de la jeune femme semblait devoir être paisible, les vives douleurs et les étouffements des premiers temps avaient presque disparu, et quand son mari lui avait offert de rentrer en Bretagne :
— Oh ! non, je vous prie, avait-elle dit, je suis si bien ici !
Malgré lui, Jean se laissait presque reprendre à l’espoir que lui causait ce mieux tristement significatif pour le docteur, qui voyait là seulement la fin de la lutte, et il ne pouvait s’empêcher de dire à Alice ce qu’il pensait.
— Alors, dit-elle en soulevant l’ouvrage qui ne quittait pas ses mains, ce sera pour la messe d’actions de grâce ?
Dans son désir de tout voir en mieux, il s’irritait de ce qui donnait à sa femme l’air plus malade, et un soir où il lui parlait de sa mine :
— C’est ce noir qui vous pâlit, dit-il en désignant avec mécontentement l’étoffe de sa robe flottante. Quand donc quitterez-vous le deuil ?…
— Il n’y a pas un an, répliqua machinalement la jeune femme, sans remarquer plus que lui ce que la demande et la réponse avaient de singulièrement pénible.
Et comme il murmurait à demi-voix :
— J’aurais tant voulu vous voir quitter le deuil !
— C’est bien facile, dit-elle avec douceur, et je ne crois pas que mon pauvre père s’en attriste.
Le lendemain, grâce à l’activité de sa femme de chambre elle put mettre un vêtement clair dont la singularité allait bien à sa beauté toujours délicieuse. C’était une laine souple d’un blanc de neige achetée à Constantinople, et sur laquelle couraient quelques fleurs d’argent et d’or d’une délicatesse exquise.
Ce jour-là, Alice posa le dernier lis sur son étole et elle montra tant de joie de sa réussite que sa voix résonnait sous la tente, presque avec la gaieté des anciens jours, quoique le son en fût doux et voilé comme le chant d’une harpe entendue d’un peu loin.
En se voyant si près de finir, elle s’accorda quelques loisirs, remettant au lendemain d’attacher la tresse du bord, et par une fantaisie qu’elle avait rarement, elle demanda à dîner sur le pont. La veille au soir la mer avait été phosphorescente, et elle avait trouvé si admirable ses flots éblouissants, que le Kerdren fendait comme un oiseau, en faisant jaillir des milliers d’étincelles qu’elle espérait les revoir encore, et craignait qu’on ne lui permît plus de revenir si elle était rentrée avant la nuit.
On était à la fin de février, et le crépuscule très court des pays chauds faisait que presque sans transition on passait du jour à la nuit.
La main dans la main de Jean, Alice regardait avec extase et lui montrait du doigt ce qu’elle admirait.
Un très léger souffle d’air passa sur le pont, le soleil disparut entièrement et tout à coup la jeune femme se mit à frissonner. Jean, qui la regardait, s’en aperçut et il la vit en même temps pâlir si violemment qu’il se leva, pris de peur…
— J’ai froid, dit-elle en lui serrant la main.
Une expression de souffrance passa sur sa figure, et elle murmura plus bas et très vite :
— C’est si triste… si triste !…
Puis ses yeux reprirent leur expression accoutumée, et appelant du geste le médecin qui se tenait à quelques pas, parlant à Yves d’un ton significatif :
— Merci, docteur, dit-elle en lui tendant la main.
Quand elle se tourna près du jeune enseigne, son agitation reprit.
— Les eaux de France… Sommes-nous dans les eaux de France ? lui demanda-t-elle avec émotion. Je voudrais les revoir…
Il lui répondit affirmativement en lui nommant Tunis, et baisa la petite main qu’elle lui tendait ; puis il s’écarta pour la laisser tout à son mari, avertissant les matelots qui s’arrêtèrent dans leurs occupations suivant de loin avec un respect pieux cette scène cruelle.
La lune éclairait toute la mer maintenant, et le bruit des vagues accompagnaient les mots de tendresse d’Alice et les phrases de regret qu’elle laissait échapper par intervalles avec une douceur déchirante et auxquelles Jean agenouillé près d’elle et ployé dans une douleur sans nom, répondait seulement en répétant :
— Ma bien-aimée ! Ma bien-aimée !
Avec un léger effort, elle se pencha et attirant l’étole qui était restée sur ses genoux :
— Souvenez-vous ! dit-elle…
Puis elle soupira plus vite, et ce fut tout.
C’était par Nice que Jean avait tenu à rentrer en France, se rappelant sa première rencontre avec sa femme dans cette ville où il ramenait maintenant son cercueil.
La tente sous laquelle la jeune femme était restée si longtemps assise était convertie en chapelle ardente et des matelots en grande tenue veillaient sur le pont autour de madame de Kerdren. Le pavillon en berne était voilé de crêpe, et les ornements d’argent du cercueil disparaissaient sous les fleurs.
Il était grand matin quand le yacht mouilla dans le port, et la voiture des pompes funèbre était presque seule sur le quai.
Cependant une animation inusitée se devinait partout, on voyait des fleurs aux maisons, et les promeneurs les plus matineux sortaient avec un air de fête. Dans les cours, des bandes de travailleurs affairés finissaient de garnir des voitures, et les cris des marchandes de bouquets commençaient à se faire entendre.
Ni Jean ni son cousin n’avaient songé qu’on était arrivé au temps du carnaval, et par une coïncidence navrante, la jeune morte rentrait à Nice le jour de la bataille des fleurs juste un peu plus d’un an après la soirée où elle avait rencontré Jean chez madame de Sémiane.
Malgré toute la hâte apportée aux derniers préparatifs, neuf heures sonnaient au moment où le cercueil de madame de Kerdren, porté par douze matelots, montaient du canot jusqu’au quai.
Sur le velours noir brodé d’étoiles, on n’avait pas encore remis les couronnes, et au moment où les porteurs arrivaient devant le char, deux jeunes femmes élégantes et joyeuses, qui passaient là, s’arrêtèrent avec respect.
— Que c’est triste d’enterrer ses morts un jour de carnaval ! murmura l’une d’elles.
Et brusquement, d’un mouvement spontané, sans voir les deux officiers en grande tenue qui suivaient, elle s’avança et posa sur le cercueil la botte de lilas blanc qui remplissait ses bras, tout en faisant son signe de croix.
Sa compagne mit à côté les violettes qu’elle tenait ; puis, saisies tout à coup, prêtes à s’excuser, elles reculèrent en voyant les jeunes gens.
Jamais elles n’oublièrent le salut grave et ému des deux marins, et l’expression qu’il y avait dans les yeux de Jean, pendant qu’il regardait la part qu’une pitié sympathique faisait à sa femme dans la fête du jour !
A l’ordination du comte de Kerdren, la moitié de Saint-Sulpice se trouvait remplie par ses amis et ses camarades, et Jean s’est vu entouré à cette occasion d’une sympathie générale. Yves, fidèle à sa parole l’a suivi jusqu’à cette heure autant que le lui permettait la nouvelle vie de son cousin, et tous ceux qui sont comme lui au courant de l’histoire de ce cœur brisé ont senti leurs yeux se mouiller en voyant l’étole blanche du jeune prêtre, avec ses lis d’argent enlacés, et surtout en regardant le dernier d’entre eux, celui qui est inachevé, et dont la tête un peu brisée semble un symbole.
Kerdren est fermé et muet comme un tombeau. Les matelots du yacht racontent le soir à la veillée les tristes mois de leur navigation, et les paysans qui les écoutent pleurent au souvenir de « notre dame ».
Jean n’a jamais pu prendre sur lui de rentrer au château, mais comme il veut donner un bon maître à tous ces braves gens, il a décidé autrefois avec sa femme qu’il mettrait le domaine dans la corbeille de mariage de son cousin Yves. La collection de bijoux y est au complet, sauf la bague de fiançailles. Jean n’a pas permis qu’on la retirât de la main d’Alice.
— Il n’y aura plus de dame de Kerdren, a-t-il dit, je veux qu’elle l’emporte !
L’abbé de Kerdren a été envoyé dans la paroisse de Notre-Dame-des-Champs. Il l’avait demandé, et on se l’explique quand on sait à quelle distance du cimetière Montparnasse cette église est située.
La douleur du jeune prêtre n’est plus ce qu’elle était dans les premiers temps alors que son cousin terrifié croyait, en le voyant, à la folie ; mais la plaie est toujours saignante au fond de son cœur ; et un soir d’été où il passait dans la rue de Vaugirard, on l’a vu pleurer en s’arrêtant contre la grille du Luxembourg.
En face de lui, il y avait une fenêtre ouverte, et dans l’intérieur de la maison, une voix jeune et fraîche chantait l’ Adieu de Schubert avec tant de pureté et de sentiment que toutes les notes de la mélodie arrivaient jusqu’à lui, évoquant un à un les souvenirs du passé.
FIN