The Project Gutenberg eBook of Voyages

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Title : Voyages

Author : Jean-François Regnard

Release date : July 28, 2022 [eBook #68618]

Language : French

Original publication : France: Librairie de la Bibliothèque nationale

Credits : Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This book was produced from scanned images of public domain material from the Google Books project.)

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BIBLIOTHÈQUE NATIONALE
COLLECTION DES MEILLEURS AUTEURS ANCIENS ET MODERNES

REGNARD

VOYAGES

VOYAGE DE LAPONIE
VOYAGE DE FLANDRE ET DE HOLLANDE
DU DANEMARK. — DE LA SUÈDE

PARIS
LIBRAIRIE DE LA BIBLIOTHÈQUE NATIONALE
RUE DE RICHELIEU, 8, PRÈS LE THÉATRE-FRANÇAIS
Ci-devant, rue de Valois, 2.

1887
Tous droits réservés

VOYAGES

RÉFLEXIONS

Il est ordinaire aux voyageurs qui passent les mers de faire naître des orages ; et tout ce qui n’est point calme est pour eux une tempête continuelle qui brise leurs vaisseaux contre le firmament, et tantôt les jette jusque dans les enfers : ce sont les manières de parler de quelques-uns. Pour moi, sans amplifier les choses, je vous dirai que la mer Baltique est célèbre en naufrages, et qu’il est rare d’y passer pendant l’automne, car elle n’est point navigable l’hiver, sans y être pris du mauvais temps. Nous avons été obligés de relâcher en cinq ou six endroits ; et ce passage, qu’on fait ordinairement en trois ou quatre jours, nous a retenus.

Ces disgrâces ont servi à quelque chose, et le temps que nous sommes demeurés à l’ancre n’a pas été le plus mal employé de ma vie. J’allais tous les jours passer quelques heures sur des rochers escarpés, où la hauteur des précipices et la vue de la mer n’entretenaient pas mal mes rêveries. Ce fut dans ces conversations intérieures que je m’ouvris tout entier à moi-même, et que j’allais chercher dans les replis de mon cœur les sentiments les plus cachés et les déguisements les plus secrets, pour me mettre la vérité devant les yeux, sans fard, telle qu’elle était en effet. Je jetai d’abord la vue sur les agitations de ma vie passée, les desseins sans exécution, les résolutions sans suite, et les entreprises sans succès. Je considérai l’état de ma vie présente, les voyages vagabonds, les changements de lieux, la diversité des objets, et les mouvements continuels dont j’étais agité. Je me reconnus tout entier dans l’un et dans l’autre de ces états, où l’inconstance avait plus de part que toute autre chose, sans que l’amour-propre vînt flatter le moindre trait qui empêchât de me reconnaître dans cette peinture. Je jugeai sainement de toutes choses. Je conçus que tout cela était directement opposé à la société de la vie, qui consiste uniquement dans le repos ; et que cette tranquillité d’âme si heureuse se trouve dans une douce profession, qui nous arrête comme l’ancre fait un vaisseau retenu au milieu de la tempête. Tous ces desseins vagues, ces vues qui s’étendent sur l’avenir, les chimères, les imaginations de fortune, sont des fantômes qui nous abusent, que nous prenons plaisir de nous former, et avec lesquels notre esprit nous joue. Tous les obstacles que l’ambition fait naître, loin de nous arrêter, doivent nous faire défier de nous-mêmes, et nous faire appréhender davantage.

Vous savez, monsieur, comme moi, que le choix d’un état est ce qu’il y a de plus difficile dans la vie : c’est ce qui fait qu’il y a tant de gens qui n’en embrassent aucun, et qui, demeurant dans une indolence continuelle, ne vivent pas comme ils voudraient, mais comme ils ont commencé, soit par la crainte des fâcheux événements, soit par l’amour de la mollesse et la fuite du travail, ou par quelques autres raisons.

Il y en a d’autres qu’un échec ne fixe pas entièrement, et, se laissant toujours emporter à cette légèreté qui leur est naturelle, pour être dans le port, ils n’en sont pas plus en repos : ce sont de nouveaux desseins qui les agitent, et de nouvelles idées de fortune qui les tourmentent. Ces gens ne changent que pour le plaisir de changer, et par une légèreté naturelle ; ce qu’ils ont quitté leur plaît toujours infiniment davantage que ce qu’ils ont pris. Toute la vie de ces personnes est une continuelle agitation ; et si on les voit quelquefois se fixer sur la fin de leurs jours, ce n’est pas la haine du changement qui les retient, mais la lenteur de la vieillesse, incapable de mouvement, qui les empêche de rien entreprendre : semblables à ces gens inquiets qui ne peuvent dormir, et qui, à force de se tourner, trouvent enfin le repos que la lassitude leur procure.

Je ne sais lequel de ces deux états est le plus à plaindre, mais je sais qu’ils sont tous deux extrêmement fâcheux. De là viennent ces dérèglements de l’âme, ces passions immodérées qui font qu’on souhaite plus qu’on ne peut ou qu’on n’ose entreprendre ; qu’on craint tout, qu’on espère tout et qu’on cherche ailleurs un bonheur qu’on ne peut trouver que chez soi. De là viennent ces ennuis, ces dégoûts de soi-même, ces impatiences de son oisiveté, ces plaintes qu’on fait de ce qu’on n’a rien à faire. Tout déplaît, la compagnie est à charge, la solitude est affreuse, la lumière fait peine, les ténèbres affligent, l’agitation lasse, le repos endort, le monde est odieux ; et l’on devient enfin insupportable à soi-même. Il n’y a rien que ces sortes de personnes ne veuillent ; et la prévention qu’ils ont d’eux-mêmes les pousse à tout entreprendre. L’ambition leur fait tout trouver possible ; mais le courage leur manque et leur irrésolution les arrête. L’élèvement des autres, qu’ils ont continuellement devant les yeux, sert tantôt à entretenir leurs vagues desseins et à fomenter leur ambition, et tantôt à les exposer en proie à la jalousie. Ils souffrent impatiemment la fortune des autres ; ils souhaitent leur abaissement parce qu’ils n’ont pu s’élever, et la destruction de leur fortune parce qu’ils désespèrent d’en faire une pareille.

Ces gens accusent continuellement la cruauté de leur mauvaise fortune, se plaignant toujours de la dureté du siècle et de la dépravation du genre humain : ils entreprennent des voyages de long cours ; ils s’arrachent de leur patrie, et cherchent des climats qu’un autre soleil échauffe. Tantôt ils se commettent à l’inclémence de la mer, et tantôt rebutés, ou de son calme ou de ses orages, ils se remettent sur terre. Aujourd’hui la mollesse de l’Italie leur plaît, et ils n’y sont pas plutôt qu’ils regrettent la France avec tous ses plaisirs. Sortons de la ville dira l’un, la vertu y est opprimée, le vice et le luxe y règnent, et je ne saurais plus y supporter le bruit. Retournons à la ville, dira-t-il bientôt après ; je languis dans la solitude : l’homme n’est pas né pour vivre avec les bêtes, et il y a trop longtemps que je n’entends plus ce doux fracas qui se trouve dans la confusion de la ville. Un voyage n’est pas plus tôt fini, qu’il en entreprend un autre. Ainsi, se fuyant toujours lui-même, il ne peut s’éviter ; il porte toujours avec lui son inconstance ; et la source de son mal est dans lui-même, sans qu’il la connaisse.

VOYAGE DE LAPONIE

Les voyages ont leurs travaux comme leurs plaisirs ; mais les fatigues qui se trouvent dans cet exercice, loin de nous rebuter, accroissent ordinairement l’envie de voyager. Cette passion, irritée par les peines, nous engage insensiblement à aller plus loin que nous ne voudrions ; et l’on sort souvent de chez soi pour n’aller qu’en Hollande, qu’on se trouve, je ne sais comment, jusqu’au bout du monde. La même chose m’est arrivée, monsieur. J’appris à Amsterdam que la cour de Danemark était à Oldembourg, qui n’en est qu’à trois journées : j’eusse témoigné beaucoup de mépris pour cette cour, et bien peu de curiosité, si je n’eusse été la voir.

Je partis donc pour Oldembourg ; mais le hasard, qui me voulait conduire plus loin, en avait fait partir le roi deux jours avant que j’y arrivasse. On me dit que je le trouverais encore à Altona, qui est a une portée de mousquet de Hambourg. Je crus être obligé d’honneur à poursuivre mon dessein, et à faire encore deux ou trois jours de marche pour voir ce que je souhaitais. De plus, Hambourg est une ville hanséatique fameuse pour le commerce qu’elle entretient avec toute la terre, et recommandable par ses fortifications et son gouvernement. J’y devais rencontrer la cour de Danemark ; je n’y vis cependant qu’une partie de ce que je voulais voir : je n’y trouvai que la reine mère et le prince Georges, son fils, qui allaient aux eaux de Pyrmont. Je vis Hambourg, dont je fus fort content ; mais, après avoir tant fait de chemin pour voir le roi, je crus devoir l’aller chercher dans la ville capitale, où je devais infailliblement le trouver. J’entrepris le voyage de Copenhague. M. l’ambassadeur me présenta au roi ; j’eus l’honneur de lui baiser la main et de l’entretenir quelque temps. Le séjour que je fis à Copenhague me fut infiniment agréable, et j’y trouvai les dames si spirituelles et si bien faites, que j’aurais eu bien de la peine à les quitter, si l’on ne m’eût assuré que j’en trouverais en Suède d’aussi aimables. L’extrême envie que j’avais de voir aussi le roi de Suède m’engagea à partir pour Stockholm. Nous eûmes l’honneur de saluer le roi et de l’entretenir pendant une heure entière. Ayant connu que nous voyagions pour notre curiosité, il nous dit que la Laponie méritait d’être vue par les curieux, tant par sa situation que pour les habitants, qui y vivent d’une manière tout à fait inconnue au reste des Européens, et commanda même au comte Steint-Bielke, grand trésorier, de nous donner toutes les recommandations nécessaires, si nous voulions faire ce voyage. Le moyen, monsieur, de résister au conseil d’un roi, et d’un grand roi comme celui de Suède ! Ne peut-on pas avec son aveu entreprendre toutes choses ? et peut-on être malheureux dans une entreprise qu’il a lui-même conseillée, et dont il a souhaité le succès ? Les avis des rois sont des commandements : cela fut cause que, après avoir mis ordre à toutes choses, nous mîmes à la voile pour Torno le mercredi 23 juillet 1681, sur le midi, après avoir salué M. Steint-Bielke, grand trésorier, qui, suivant l’ordre qu’il avait reçu du roi son maître, nous donna des recommandations pour les gouverneurs des provinces par où nous devions passer.

Nous fûmes portés d’un sud-ouest jusqu’à Vacsol, où l’on visite les vaisseaux. Nous admirâmes, en y allant, la bizarre situation de Stockholm. Il est presque incroyable qu’on ait choisi un lieu comme celui où l’on voit cette ville pour en faire la capitale d’un royaume aussi grand que celui de Suède. On dit que les fondateurs de cette ville, cherchant un lieu pour la faire, jetèrent un bâton dans la mer, dans le dessein de la bâtir au lieu où il s’arrêterait : ce bâton s’arrêta où l’on voit présentement cette ville, qui n’a rien d’affreux que sa situation ; car les bâtiments en sont fort superbes, et les habitants fort civils.

Nous vîmes la petite île d’Aland, à quarante milles de Stockholm ; cette île est très-fertile, et sert de retraite aux élans, qui y passent de Livonie et de Carélie, lorsque l’hiver leur a fait un passage sur les glaces. Cet animal est de la hauteur d’un cheval, et d’un poil tirant sur le blanc ; il porte un bois comme un daim, et a le pied de même fort long ; mais il le surpasse en légèreté et en force, dont il se sert contre les loups, avec lesquels il se bat souvent. La peau de cet animal appartient au roi ; et les paysans sont obligés, sous peine de la vie, de la porter au gouverneur.

En quittant cette île, nous perdîmes la terre de vue, et ne la revîmes que le vendredi matin, à la hauteur d’Hernen ou Hernesand, éloignée de Stockholm de cent milles, qui valent trois cents lieues de France ; et le vent demeurant toujours extrêmement violent, nous ne fûmes pas longtemps à découvrir les îles d’Ulfen, Schagen et Goben ; en sorte que, le samedi matin, nous trouvâmes que nous avions laissé l’Angermanie, et que nous étions à la hauteur d’Urna, première ville de Laponie, qui prend son nom du fleuve qui l’arrose. Cette ville donne son nom à toute la province qu’on appelle Urna Lapmark. Elle se trouve au trente-huitième degré de longitude et au soixante-cinquième onze minutes de latitude, éloignée de Stockholm de cent cinquante milles, faisant environ quatre cent cinquante lieues françaises.

Nous découvrîmes le samedi les îles de Quercken ; et le vent, continuant toujours sud-sud-ouest, nous fit voir sur le midi la petite île de Ratan ; et sur les quatre heures du même jour, nous nous trouvâmes à la hauteur du cap de Burockluben.

Quand nous eûmes passé ce petit cap, nous perdîmes la terre de vue ; et le dimanche matin, le vent s’étant tenu au sud toute la nuit, nous nous trouvâmes à la hauteur de Malhurn, petite île à huit milles de Torno. Il en sortit des pêcheurs dans une petite barque aussi mince que j’en aie vu de ma vie, dont les planches étaient cousues ensemble, à la mode des Russes. Ils nous apportèrent du strumelin , et nous leur donnâmes du biscuit et de l’eau-de-vie, avec quoi ils s’en retournèrent fort contents.

Le vent demeurant toujours extrêmement favorable, nous arrivâmes à une lieue de Torno, où nous mouillâmes l’ancre.

Il est assez difficile de croire qu’on ait pu faire un aussi long chemin que celui que nous fîmes en quatre jours de temps. On compte de Stockholm à Torno deux cents milles de Suède par mer, qui valent six cents lieues de France ; et nous fîmes tout ce chemin avec un vent de sud et sud-sud-ouest si favorable et si violent, qu’étant partis le mercredi de Stockholm, nous arrivâmes à la même heure le dimanche suivant, sans avoir été obligés de changer les voiles pendant tout le voyage.

Torno est situé à l’extrémité du golfe Bothnique, au quarante-deuxième degré vingt-sept minutes de longitude, et au soixante-septième de latitude. C’est la dernière ville du monde du côté du nord ; le reste jusqu’au cap n’étant habité que par des Lapons, gens sauvages qui n’ont aucune demeure fixe.

C’est en ce lieu où se tiennent les foires de ces nations septentrionales pendant l’hiver, lorsque la mer est assez glacée pour y venir en traîneau. C’est pendant ce temps qu’on y voit de toutes sortes de nations du Nord, de Russes, de Moscovites, de Finlandais, et de Lapons de tous les trois royaumes, qui y viennent ensemble sur des neiges et sur des glaces, dont la commodité est si grande, qu’on peut facilement, par le moyen des traîneaux, aller en un jour de Finlande en Laponie, et traverser sur les glaces le sein Bothnique, quoiqu’il ait dans les moindres endroits trente ou quarante milles de Suède. Le trafic de cette ville est en poissons, qu’ils envoient fort loin ; et la rivière de Torno est si fertile en saumons et en brochets, qu’elle peut en fournir à tous les habitants de la mer Baltique. Ils salent les uns pour les transporter, et fument les autres dans des basses-touches qui sont faites comme des bains. Quoique cette ville ne soit proprement qu’un amas de cabanes de bois, elle ne laisse pas de payer tous les ans deux mille dalles de cuivre, qui font environ mille livres de notre monnaie.

Nous logeâmes chez le patron de la barque qui nous avait amenés de Stockholm. Nous ne trouvâmes pas sa femme chez lui ; elle était allée à une foire qui se faisait à dix ou douze lieues de là, pour troquer du sel et de la farine contre des peaux de rennes, de petits-gris et autres : car tout le commerce de ce pays se fait ordinairement en troc ; et les Russes et les Lapons ne font guère de marchés autrement.

Nous allâmes le jour suivant, lundi, pour voir Joannes Tornæus, homme docte, qui a tourné en lapon tous les psaumes de David, et qui a écrit leur histoire. C’était un prêtre de la campagne : il était mort depuis trois jours, et nous le trouvâmes étendu dans son cercueil avec des habits conformes à sa profession, et qu’on lui avait fait faire exprès : il était fort regretté dans le pays, et avait voyagé dans une bonne partie de l’Europe.

Sa femme était d’un autre côté, couchée sur son lit, qui témoignait, par ses soupirs et par ses pleurs, le regret qu’elle avait de perdre un tel mari. Quantité d’autres femmes ses amies environnaient le lit, et répondaient par leurs gémissements à la douleur de la veuve.

Mais ce qui consolait un peu dans une si grande affliction et une tristesse si générale, c’était quantité de grands pots d’argent faits à l’antique, pleins, les uns de vins de France, d’autres de vins d’Espagne, et d’autres d’eau-de-vie, qu’on avait soin de ne pas laisser longtemps vides. Nous tâtâmes de tout ; et la veuve interrompait souvent ses soupirs pour nous presser de boire ; elle nous fit même apporter du tabac, dont nous ne voulûmes pas prendre. On nous conduisit ensuite au temple dont le défunt était pasteur, où nous ne vîmes rien de remarquable ; et, prenant congé de la veuve, il fallut encore boire à la mémoire du défunt, et faire, monsieur, ce qui s’appelle libare manibus .

Nous allâmes ensuite chez une personne qui était en notre compagnie : la mère nous reçut avec toute l’affection possible ; et ces gens, qui n’avaient jamais vu de Français, ne savaient comment nous témoigner la joie qu’ils avaient de nous voir en leur pays.

Le mardi, on nous apporta quantité de fourrures à acheter, de grandes couvertures fourrées de peaux de lièvre blanc, qu’on voulait donner pour un écu. On nous montra aussi des habits de Lapons, faits de peaux de jeunes rennes, avec tout l’équipage, les bottes, les gants, les souliers, la ceinture et le bonnet. Nous allâmes le même jour à la chasse autour de la maison : nous trouvâmes quantité de bécasses sauvages, et autres animaux inconnus en nos pays, et nous nous étonnâmes que les habitants que nous rencontrions dans le pays ne nous fuyaient pas moins que le gibier.

Le mercredi, nous reçûmes visite des bourgmestres de la ville et du bailli, qui nous firent offre de service en tout ce qui serait en leur pouvoir. Ils nous vinrent prendre après le dîner dans leurs barques, et nous menèrent chez le prêtre de la ville, gendre du défunt Tornæus.

Ce fut là où nous vîmes pour la première fois un traîneau lapon, dont nous admirâmes la structure. Cette machine, qu’ils appellent pulea , est faite comme un petit canot, élevée sur le devant, pour fendre la neige avec plus de facilité. La proue n’est faite que d’une seule planche, et le corps est composé de plusieurs morceaux de bois qui sont cousus ensemble avec de gros fil de renne, sans qu’il y entre un seul clou, et qui se réunissent sur le devant à un morceau de bois assez fort, qui règne tout du long par-dessus, et qui, excédant le reste de l’ouvrage, fait le même effet que la quille d’un vaisseau. C’est sur ce morceau de bois que le traîneau glisse ; et comme il n’est large que de quatre bons doigts, cette machine roule continuellement de côté et d’autre : on se met dedans jusqu’à la moitié du corps, comme dans un cercueil ; et l’on vous y lie, en sorte que vous êtes entièrement immobile, et l’on vous laisse seulement l’usage des mains, afin que d’une vous puissiez conduire le renne, et de l’autre vous soutenir lorsque vous êtes en danger de tomber. Il faut tenir son corps dans l’équilibre ; ce qui fait qu’à moins d’être accoutumé à cette manière de courir, on est souvent en danger de la vie, et principalement lorsque le traîneau descend des rochers les plus escarpés, sur lesquels vous courez d’une si horrible vitesse qu’il est impossible de se figurer la promptitude de ce mouvement, à moins de l’avoir expérimenté. Nous soupâmes ce même soir en public avec le bourgmestre ; tous les habitants y coururent en foule pour nous voir manger. Nous arrêtâmes ce même soir notre départ pour le lendemain, et prîmes un truchement.

Le jeudi, dernier juillet, nous partîmes de Torno dans un petit bateau finlandais, fait exprès pour aller dans ce pays : sa longueur peut être de douze pieds, et sa largeur de trois. Il ne se peut rien voir de si bien travaillé ni de si léger ; en sorte que deux ou trois hommes peuvent porter facilement ce bâtiment lorsqu’ils sont obligés de passer les cataractes du fleuve, qui sont si impétueuses qu’elles roulent des pierres d’une grosseur extraordinaire. Nous fûmes obligés d’aller à pied presque tout le reste de la journée, à cause des torrents qui tombaient des montagnes, et d’un vent impétueux qui faisait entrer l’eau dans le bateau avec une telle abondance, que, si l’on n’eût été extrêmement prompt à la vider, il eût été bientôt rempli. Nous allâmes le long de la rivière toujours chassant ; nous tuâmes quelques pièces de gibier, et nous admirâmes la quantité de canards, d’oies, de courlis, et de plusieurs autres oiseaux que nous rencontrions à chaque pas. Nous ne fîmes pas ce jour-là tout le chemin que nous avions déterminé de faire, à cause d’une pluie violente qui nous surprit, et nous obligea de passer la nuit dans une maison de paysan, à une lieue et demie de Torno.

Nous marchâmes tout le vendredi sans nous reposer, et nous fûmes depuis quatre heures du matin jusqu’à la nuit à faire trois milles ; si l’on peut appeler la nuit un temps où l’on voit toujours le soleil, sans que l’on puisse faire aucune distinction du jour au lendemain.

Nous fîmes plus de la moitié du chemin à pied, à cause des torrents effroyables qu’il fallut surmonter. Nous fûmes même obligés de porter notre bateau pendant quelque espace de chemin, et nous eûmes le plaisir de voir en même temps descendre deux petites barques au milieu de ces cataractes. L’oiseau le plus vite et le plus léger ne peut aller de cette impétuosité ; et la vue ne peut suivre la course de ces bâtiments, qui se dérobent aux yeux, et s’enfoncent tantôt dans les vagues, où ils semblent ensevelis, et tantôt se relèvent d’une hauteur surprenante. Pendant cette course rapide, le pilote est debout, et emploie toute son industrie à éviter des pierres d’une grosseur extraordinaire, et à passer au milieu des rochers, qui ne laissent justement que la largeur du bateau, et qui briseraient ces petites chaloupes en mille pièces, si elles y touchaient le moins du monde.

Nous tuâmes ce jour-là dans les bois deux faisandeaux, trois canards et deux cercelles, sans nous éloigner de notre chemin, pendant lequel nous fûmes extrêmement incommodés des moucherons, qui sont la peste de ce pays, et qui nous firent désespérer. Les Lapons n’ont point d’autre remède contre ces maudits animaux que d’emplir de fumée le lieu où ils demeurent ; et nous remarquâmes sur le chemin que, pour garantir leur bétail de ces bêtes importunes, ils allument un grand feu dans les endroits où paissent leurs vaches (que nous trouvâmes toutes blanches), à la fumée duquel elles se mettent, et chassent ainsi les moucherons, qui n’y sauraient durer.

Nous fîmes la même chose, et nous nous enfermâmes, lorsque nous fûmes arrivés chez un Allemand qui est depuis trente ans dans le pays, et qui reçoit le tribut des Lapons pour le roi de Suède. Il nous dit que ce peuple était obligé de se trouver en un certain lieu qu’on lui assigne l’année précédente pour apporter ce qu’il doit, et qu’on prenait ordinairement le temps de l’hiver, à cause de la commodité qu’il donne aux Lapons de venir sur les glaces par le moyen de leurs rennes.

Le tribut qu’ils payent est peu de chose ; et c’est une politique du roi de Suède, qui, pour tenir toujours ces peuples tributaires à sa couronne, ne les charge que d’un médiocre impôt, de peur que les Lapons, qui n’ont point de demeure fixe, et à qui toute l’étendue de la Laponie sert de maison, n’aillent sur les terres d’un autre, pour éviter les vexations du prince de qui ils seraient trop surchargés. Il y a pourtant de ces peuples qui payent plusieurs tributs à différents Etats ; et quelquefois un Lapon sera tributaire du roi de Suède, de celui de Danemark, et du grand-duc de Moscovie. Ils payeront au premier, parce qu’ils demeurent sur ses Etats ; à l’autre, parce qu’il leur permet de pêcher du côté de la Norwége, qui lui appartient ; et au troisième, à cause qu’ils peuvent aller chasser sur ses terres.

Il ne nous arriva rien d’extraordinaire pendant tout le chemin que nous fîmes le samedi ; mais sitôt que nous fûmes arrivés chez un paysan, nous nous étonnâmes de trouver tout le monde dans le bain. Ces lieux, qu’ils appellent basses-touches ou bains, sont faits de bois, comme toutes leurs maisons. On voit au milieu de ce bain un gros amas de pierres, sans qu’ils aient observé aucun ordre en le faisant, que d’y laisser un trou au milieu, dans lequel ils allument du feu. Ces pierres, étant une fois échauffées, communiquent la chaleur à tout le lieu ; mais ce chaud s’augmente extrêmement lorsque l’on vient à jeter de l’eau dessus les cailloux, qui, renvoyant une fumée étouffante, font que l’air qu’on respire dans ces bains est tout de feu. Ce qui nous surprit beaucoup fut qu’étant entrés dans ce bain, nous y trouvâmes ensemble filles et garçons, mères et fils, frères et sœurs, sans que ces femmes nues eussent peine à supporter la vue des personnes qu’elles ne connaissaient point. Mais nous nous étonnâmes davantage de voir de jeunes filles frapper d’une branche des hommes et des garçons nus. Je crus d’abord que la nature, affaiblie par de grandes sueurs, avait besoin de cet artifice pour faire voir qu’il lui restait encore quelque signe de vie ; mais on me détrompa bientôt, et je sus que cela se faisait afin que ces coups réitérés, ouvrant les pores, aidassent à faire faire de grandes évacuations. J’eus de la peine ensuite à concevoir comment ces gens, sortant nus de ces bains tout de feu, allaient se jeter dans une rivière extrêmement froide qui était à quelques pas de la maison ; et je conçus qu’il fallait que ces gens fussent d’un fort tempérament, pour pouvoir résister aux effets que ce prompt changement du chaud au froid pouvait causer.

Vous n’auriez jamais cru, monsieur, que les Bothniens, gens extrêmement sauvages, eussent imité les Romains dans leur luxe et dans leurs plaisirs ; mais vous vous étonnerez encore davantage quand je vous aurai dit que ces mêmes gens, qui ont des bains chez eux comme les empereurs, n’ont pas de pain à manger. Ils vivent d’un peu de lait, et se nourrissent de la plus tendre écorce qui se trouve au sommet des pins. Ils la prennent lorsque l’arbre jette sa séve ; et, après l’avoir exposée quelque temps au soleil, ils la mettent dans de grands paniers sous terre, sur laquelle ils allument du feu, qui lui donne une couleur et un goût assez agréable. Voilà, monsieur, quelle est pendant toute l’année la nourriture de ces gens, qui cherchent avec soin les délices du bain, et qui peuvent se passer de pain.

Nous fûmes assez heureux à la chasse le dimanche : nous rapportâmes quantité de gibier, mais nous ne vîmes rien qui mérite d’être écrit, qu’une paire de ces longues planches de bois de sapin avec lesquelles les Lapons courent d’une si extraordinaire vitesse, qu’il n’est point d’animal, si prompt qu’il puisse être, qu’ils n’attrapent facilement, lorsque la neige est assez dure pour les soutenir.

Ces planches, extrêmement épaisses, sont de la longueur de deux aunes, et larges d’un demi-pied ; elles sont relevées en pointe sur le devant, et percées au milieu dans l’épaisseur, qui est assez considérable en cet endroit pour pouvoir y passer un cuir qui tient les pieds fermes et immobiles. Le Lapon qui est dessus tient un long bâton à la main, où, d’un côté, est attaché un rond de bois, afin qu’il n’entre pas dans la neige, et de l’autre un fer pointu. Il se sert de ce bâton pour se donner le premier mouvement, pour se soutenir en courant, pour se conduire dans sa course, et pour s’arrêter quand il veut ; c’est aussi avec cette arme qu’il perce les bêtes qu’il poursuit, lorsqu’il en est assez près.

Il est assez difficile de se figurer la vitesse de ces gens, qui peuvent avec ces instruments surpasser la course des bêtes les plus vites ; mais il est impossible de concevoir comment ils peuvent se soutenir en descendant les fonds les plus précipités, et comment ils peuvent monter les montagnes les plus escarpées. C’est pourtant, monsieur, ce qu’ils font avec une adresse qui surpasse l’imagination, et qui est si naturelle aux gens de ce pays, que les femmes ne sont pas moins adroites que les hommes à se servir de ces planches. Elles vont visiter leurs parents, et entreprennent de cette manière les voyages les plus difficiles et les plus longs.

Le lundi ne fut remarquable que par la quantité de gibier que nous vîmes et que nous tuâmes ; nous avions ce jour-là plus de vingt pièces dans notre dépense : il est vrai que nous achetâmes cinq ou six canards de quelques paysans qui venaient de les prendre. Ces gens n’ont point d’autres armes pour aller à la chasse que l’arc ou l’arbalète. Ils se servent de l’arc contre les plus grandes bêtes, comme les ours, les loups et les rennes sauvages ; et lorsqu’ils veulent prendre des animaux moins considérables, ils emploient l’arbalète, qui ne diffère des nôtres que par sa grandeur. Les habitants de ce pays sont si adroits à se servir des armes, qu’ils sont sûrs de frapper le but d’aussi loin qu’ils le peuvent voir. L’oiseau le plus petit ne leur échappe pas ; et il s’en trouve même quelques-uns qui donneront dans la tête d’une aiguille. Les flèches dont ils se servent sont différentes : les unes sont armées de fer ou d’os de poisson, et les autres sont rondes, de la figure d’une boule coupée par la moitié. Ils se servent des premières pour l’arc, lorsqu’ils vont aux grandes chasses ; et des autres pour l’arbalète, quand ils rencontrent des animaux qu’ils peuvent tuer sans leur faire une plaie si dangereuse. Ils emploient ces mêmes flèches rondes contre les petits-gris, les martres et les hermines, afin de conserver les peaux entières ; et parce qu’il est difficile qu’il n’y reste la marque que le coup a laissée, les plus habiles ne manquent jamais de les toucher où ils veulent, et les frappent ordinairement à la tête, qui est l’endroit de la peau le moins estimé.

Nous arrivâmes le mardi à Kones, et nous y restâmes le mercredi pour nous reposer, et voir travailler aux forges de fer et de cuivre qui sont en ce lieu. Nous admirâmes les manières de fondre ces métaux, et de préparer le cuivre avant qu’on en puisse faire des pelotes, qui sont la monnaie du pays lorsqu’elle est marquée du coin du prince. Ce qui nous étonna le plus, ce fut de voir un de ces forgerons approcher de la fournaise, et prendre avec sa main du cuivre que la violence du feu avait fondu comme de l’eau, et le tenir ainsi quelque temps. Rien n’est plus affreux que ces demeures ; les torrents qui tombent des montagnes, les rochers et les bois qui les environnent, la noirceur et l’air sauvage des forgerons, tout contribue à former l’horreur de ce lieu. Ces solitudes affreuses ne laissent pas que d’avoir leur agrément et de plaire quelquefois autant que les lieux les plus magnifiques ; et ce fut au milieu de ces rochers que je laissai couler ces vers d’une veine qui avait été longtemps stérile.

Tranquilles et sombres forêts,
Où le soleil ne luit jamais
Qu’au travers de mille feuillages,
Que vous avez pour moi d’attraits !
Et qu’il est doux, sous vos ombrages,
De pouvoir respirer en paix !
Que j’aime à voir vos chênes verts,
Presque aussi vieux que l’univers,
Qui, malgré la nature émue
Et ses plus cruels aquilons,
Sont aussi sûrs près de la nue
Que les épis dans les sillons !
Et vous, impétueux torrents,
Qui sur les rochers murmurants
Roulez vos eaux avec contrainte,
Que le bruit que vous excitez
Cause de respect et de crainte
A tous ceux que vous arrêtez !
Quelquefois vos rapides eaux,
Venant arrêter les roseaux,
Forment des étangs pacifiques
Où les plongeons et les canards,
Et tous les oiseaux aquatiques,
Viennent fondre de toutes parts.
D’un côté l’on voit les poissons
Qui, sans craindre les hameçons,
Quittent leurs demeures profondes,
Et, pour prendre un plaisir nouveau,
Las de folâtrer dans les ondes,
S’élancent, et sautent sur l’eau.
Tous ces édifices détruits,
Et ces respectables débris
Qu’on voit sur cette roche obscure,
Sont plus beaux que les bâtiments
Où l’or, l’azur et la peinture
Forment les moindres ornements.
Le temps y laisse quelques trous
Pour la demeure des hiboux ;
Et les bêtes d’un cri funeste,
Les oiseaux sacrés à la nuit,
Dans l’horreur de cette retraite
Trouvent toujours un sûr réduit.

Nous partîmes de ces forges, pour aller à d’autres qui en sont éloignées de dix-huit milles de Suède, qui valent environ cinquante lieues de France. Nous nous servîmes toujours de la même voie, n’y en ayant point d’autre dans le pays, et continuâmes notre chemin au nord sur la rivière. Nous apprîmes qu’elle changeait de nom, et que les habitants l’appelaient Wilnama Suanda. Nous passâmes toute la nuit sur l’eau, et nous arrivâmes le lendemain, vendredi, dans une pauvre cabane de paysan, dans laquelle nous ne trouvâmes personne. Toute la famille, qui consistait en cinq ou six personnes, était dehors ; une partie était dans les bois, et l’autre était allée à la pêche du brochet. Ce poisson, qu’ils sèchent, leur sert de nourriture toute l’année : ils ne le prennent point avec des rêts, comme on fait les autres ; mais, en allumant du feu sur la proue de leur petite barque, ils attirent le poisson à la lueur de cette flamme, et le harponnent avec un long bâton armé de fer, de la manière qu’on nous représente un trident. Ils en prennent en quantité, et d’une grosseur extraordinaire ; et la nature, comme une bonne mère, leur refusant la fertilité de la terre, leur accorde l’abondance des eaux.

Plus l’on avance dans le pays, et plus la misère est extrême. On ne connaît plus l’usage du blé : les os de poisson, broyés avec l’écorce des arbres, leur servent de pain ; et, malgré cette méchante nourriture, ces pauvres gens vivent dans une santé parfaite. Ne connaissant point de médecins, il ne faut pas s’étonner s’ils ignorent aussi les maladies, et s’ils vont jusqu’à une vieillesse si avancée qu’ils passent ordinairement cent ans, et quelques-uns cent cinquante.

Nous ne fîmes le samedi que fort peu de chemin, étant restés tout le jour dans une petite maison, qui est la dernière qui se rencontre dans le pays. Nous eûmes différents plaisirs pendant le temps que nous séjournâmes dans cette cabane. Le premier fut de nous occuper tous à différents exercices aussitôt que nous fûmes arrivés. L’un coupait un arbre sec dans le bois prochain, et le traînait avec peine au lieu destiné ; l’autre, après avoir tiré le feu d’un caillou, soufflait de tous ses poumons pour l’allumer ; quelques-uns étaient occupés à accommoder un agneau qu’ils venaient de tuer ; et d’autres, plus prévoyants, laissant ces petits soins pour en prendre de plus importants, allaient chercher sur un étang voisin, tout couvert de poisson, quelque chose pour le lendemain. Ce plaisir fut suivi d’un autre ; car sitôt qu’on se fut levé de table, on fut d’avis, à cause des nécessités pressantes, d’ordonner une chasse générale. Tout le monde se prépara pour cela ; et, ayant pris deux petites barques avec deux paysans avec nous, nous nous abandonnâmes sur la rivière à notre bonne fortune. Nous fîmes la chasse la plus plaisante du monde et la plus particulière. Il est inouï qu’on se soit jamais servi en France de bâtons pour chasser ; mais il n’en est pas de même dans ce pays : le gibier y est si abondant, qu’on se sert de fouet et même de bâton pour le tuer. Les oiseaux que nous prîmes davantage, ce fut des plongeons ; et nous admirions l’adresse de nos gens à les attraper. Ils les suivaient partout où ils les voyaient ; et lorsqu’ils les apercevaient nageant entre deux eaux, ils lançaient leur bâton et leur écrasaient la tête dans le fond de l’eau avec tant d’adresse, qu’il est difficile de se figurer la promptitude avec laquelle ils font cette action. Pour nous, qui n’étions point faits à ces sortes de chasses, et de qui les yeux n’étaient pas assez fins pour percer jusque dans le fond de la rivière, nous frappions au hasard dans les endroits où nous voyions qu’ils frappaient, et sans autres armes que des bâtons, nous fîmes tant, qu’en moins de deux heures nous nous vîmes plus de vingt ou vingt-cinq pièces de gibier. Nous retournâmes à notre petite habitation, fort contents d’avoir vu cette chasse, et encore plus de rapporter avec nous de quoi vivre pendant quelque temps. Une bonne fortune, comme une mauvaise, vient rarement seule ; et quelques paysans ayant appris la nouvelle de notre arrivée, qui s’était répandue bien loin dans le pays, en partie par curiosité de nous voir, et en partie pour avoir de notre argent, nous apportèrent un mouton, que nous achetâmes cinq ou six sous, et qui accrut nos provisions de telle sorte que nous nous crûmes assez munis pour entreprendre trois jours de marche, pendant lesquels nous ne devions trouver aucune maison. Nous partîmes donc le dimanche du matin, c’est-à-dire à dix heures ; car le soin que nous avions de nous reposer faisait que nous ne nous mettions guère en chemin devant ce temps.

Nous nous étonnâmes que, quoique nous fussions si avant dans le nord, nous ne laissions pas de rencontrer quantité d’hirondelles ; et ayant demandé aux gens du pays qui nous conduisaient ce qu’elles devenaient l’hiver, et si elles passaient dans les pays chauds, ils nous assurèrent qu’elles se mettaient en pelotons, et s’enfonçaient dans la bourbe qui est au fond des lacs ; qu’elles attendaient là que le soleil, reprenant sa vigueur, allât dans le fond de ces marais leur rendre la vie que le froid leur avait ôtée. La même chose m’avait été dite à Copenhague par M. l’ambassadeur, et à Stockholm par quelques personnes ; mais j’avais toujours eu beaucoup de peine à croire que ces animaux pussent vivre plus de six mois ensevelis dans la terre, sans aucune nourriture. C’est pourtant la vérité ; et cela m’a été confirmé par tant de gens, que je ne saurais plus en douter. Nous logeâmes ce jour-là à Coctuanda, où commence la Laponie ; et le lendemain lundi, après avoir fait quatre milles, nous vînmes camper sur le bord de la rivière, où il fallut coucher sub dio , et où nous fîmes des feux épouvantables pour nous garantir de l’importunité des moucherons. Nous fîmes un grand retranchement rond de quantité de gros arbres secs, et de plus petits pour les allumer ; nous nous mîmes au milieu et fîmes le plus beau feu que j’aie vu de ma vie. On aurait pu assurément charger un de ces grands bateaux qui viennent à Paris du bois que nous consumâmes, et il s’en fallut peu que nous ne mîmes le feu à toute la forêt. Nous demeurâmes au milieu de ces feux toute la nuit, et nous nous mîmes en chemin le lendemain matin, mardi, pour aller aux mines de cuivre, qui n’étaient plus éloignées que de deux lieues. Nous prîmes notre chemin à l’ouest, sur une petite rivière nommée Longasiochi, qui formait de temps en temps des paysages les plus agréables que j’aie jamais vus ; et après avoir été souvent obligés de porter notre bateau, faute d’eau, nous arrivâmes à Swaparava ou Suppawahara, où sont les mines de cuivre. Ce lieu est éloigné d’une lieue de la rivière, et il fallut faire tout ce chemin à pied.

Nous fûmes extrêmement réjouis, à notre arrivée, d’apprendre qu’il y avait un Français dans ce lieu. Vous voyez, monsieur, qu’il n’y a point d’endroit, si reculé qu’il puisse être, où les Français ne se fassent jour. Il y avait près de trente ans qu’il travaillait aux mines ; il est vrai qu’il avait plus la mine d’un sauvage que d’un homme ; il ne laissa pas de nous servir beaucoup, quoiqu’il eût presque oublié sa langue ; et il nous assura que depuis qu’il était en ce lieu, bien loin d’y avoir vu des Français, il n’y était venu aucun étranger plus voisin qu’un Italien, qui passa il y a environ quatorze ans, et dont on n’a plus entendu parler depuis. Nous fîmes tout doucement que cet homme reprît un peu sa langue naturelle, et nous apprîmes de lui bien des choses que nous eussions eu de la peine à savoir d’un autre que d’un Français.

Ces mines de Swapavara sont à trente milles de Torno et quinze milles de Konges (il faut toujours prendre trois lieues de France pour un mille de Suède). Elles furent ouvertes, il y a environ vingt-sept ans, par un Lapon nommé…, à qui l’on a fait une petite rente de quatre écus et de deux tonneaux de farine ; il est aussi exempt de toute contribution. Ces mines ont été autrefois mieux entretenues qu’elles ne sont : il y avait toujours cent hommes qui y travaillaient ; mais présentement à peine en voit-on dix ou douze. Le cuivre qui s’y trouve est pourtant le meilleur qui soit en toute la Suède ; mais le pays est si désert et si épouvantable, qu’il y a peu de personnes qui y puissent rester. Il n’y a que les Lapons qui demeurent pendant l’hiver autour de ces mines ; et l’été ils sont obligés d’abandonner le pays, à cause du chaud et des moucherons, que les Suédois appellent alcaneras , qui sont pires mille fois que toutes les plaies d’Egypte. Ils se retirent dans les montagnes proche la mer occidentale, pour avoir la commodité de pêcher, et pour trouver plus facilement de la nourriture à leurs rennes, qui ne vivent que d’une petite mousse blanche et tendre, qui se trouve l’été sur les monts Sellices, qui séparent la Norwége de la Laponie, dans les pays les plus septentrionaux.

Nous allâmes le lendemain, mercredi, voir les mines, qui étaient éloignées d’une bonne demi-lieue de notre cabane. Nous admirâmes les travaux et les abîmes ouverts, qui pénétraient jusqu’au centre de la terre, pour aller chercher, près des enfers, de la matière au luxe et à la vanité. La plupart de ces trous étaient pleins de glaçons ; et il y en avait qui étaient revêtus, depuis le bas jusqu’en haut, d’un mur de glace si épais, que les pierres les plus grosses que nous prenions plaisir à jeter contre, loin d’y faire quelque brèche, ne laissaient pas même la marque où elles avaient touché ; et lorsqu’elles tombaient dans le fond, on les voyait rebondir et rouler sans faire la moindre ouverture à la glace. Nous étions pourtant alors dans les plus fortes chaleurs de la canicule ; mais ce qu’on appelle ici un été violent peut passer en France pour un très-rude hiver.

Toute la roche ne fournit pas partout le métal ; il faut chercher les veines, et lorsqu’on en a trouvé quelqu’une, on la suit avec autant de soin qu’on a eu de peine à la découvrir. On se sert pour cela, ou du feu pour amollir le rocher ou de la poudre pour le faire sauter. Cette dernière manière est beaucoup plus pénible, mais elle fait incomparablement plus d’effet. Nous prîmes des pierres de toutes les couleurs, de jaunes, de bleues, de vertes, de violettes ; et ces dernières nous parurent les plus pleines de métal et les meilleures.

Nous fîmes l’épreuve de quantité de pierres d’aimant que nous trouvâmes sur la roche ; mais elles avaient perdu presque toute leur force par le feu qu’on avait fait au-dessus ou au-dessous : ce qui fit que nous ne voulûmes point nous en charger, et que nous différâmes d’en prendre à la mine de fer à notre retour. Après avoir considéré toutes les machines et les pompes qui servent à élever l’eau, nous contemplâmes à loisir toutes les montagnes couvertes de neige qui nous environnaient. C’est sur ces roches que les Lapons habitent l’hiver. Ils les possèdent en propre depuis la division de la Laponie, qui fut faite du temps de Gustave-Adolphe, père de la reine Christine. Ces terres et ces montagnes leur appartiennent, sans que d’autres puissent s’y établir ; et, pour marque de leur propriété, ils ont leurs noms écrits sur quelques pierres ou sur quelques endroits de la montagne qu’ils ont eue en propriété ou qu’ils ont habitée : tels sont les rochers de Luparava, Kerquerol, Kilavara, Lung, Dondere, ou roche du Tonnerre , qui ont donné le nom aux familles des Lapons qui y habitent, et qu’on ne connaît dans le pays que par les surnoms qu’ils ont pris de ces roches. Ces montagnes ont quelquefois sept ou huit lieues d’étendue ; et quoiqu’ils demeurent toujours sur la même roche, ils ne laissent pas de changer fort souvent de place lorsque la nécessité le demande, et que les rennes ont consommé toute la mousse qui était autour de leur habitation. Quoique certains Lapons aient pendant l’hiver certaines terres fixes, il y en a beaucoup davantage qui courent toujours, et desquels on ne saurait trouver l’habitation ; ils sont tantôt dans les bois et tantôt proche des lacs, selon qu’ils ont besoin de pêcher ou de chasser ; et on ne les voit que lorsqu’ils viennent l’hiver aux foires, pour troquer leurs peaux contre autre chose dont ils ont besoin, et pour apporter le tribut qu’ils payent au roi de Suède, dont ils pourraient facilement s’exempter, s’ils ne voulaient pas se trouver à ces foires. Mais la nécessité qu’ils ont de fer, d’acier, de corde, de couteaux et autres, les oblige à venir en ces endroits, où ils trouvent ce dont ils ont besoin. Le tribut qu’ils payent est d’ailleurs fort peu de chose. Les plus riches d’entre eux, quand ils auraient mille ou douze cents rennes, comme il s’en rencontre quelques-uns, ne payent ordinairement que deux ou trois écus tout au plus.

Après que nous nous fûmes amplement informés de toutes ces choses, nous reprîmes le chemin de notre cabane, et nous vîmes en passant les forges où l’on donne la première fonte au cuivre. C’est là qu’on sépare ce qu’il y a de plus grossier ; lorsqu’il a été assez longtemps dans le creuset pour pousser dehors toutes ses impuretés, avant que de trouver le cuivre qui est au fond, on lève plusieurs feuilles qu’ils appellent rosettes , dans lesquelles il n’y a que la moitié de cuivre, et qu’on remet ensuite au fourneau pour en ôter tout ce qu’il y a de terrestre : c’est la première façon qu’on lui donne là ; mais il faut à Konges qu’il passe encore trois fois au feu pour le purifier tout à fait, et le rendre en état de prendre sous le marteau la forme qu’on lui veut donner.

Le jeudi, le prêtre des Lapons arriva avec quatre de sa nation, pour se trouver le lendemain à un des jours de prières établies par toute la Suède, pour remercier Dieu des victoires que les Suédois ont remportées ces jours-là.

Ce furent les premiers Lapons que nous vîmes, et dont la vue nous réjouit tout à fait. Ils venaient troquer du poisson pour du tabac. Nous les considérâmes depuis la tête jusqu’aux pieds. Ces hommes sont faits tout autrement que les autres. La hauteur des plus grands n’excède pas trois coudées ; et je ne vois pas de figure plus propre à faire rire. Ils ont la tête grosse, le visage large et plat, le nez écrasé, les yeux petits, la bouche large, et une barbe épaisse qui leur pend sur l’estomac. Tous leurs membres sont proportionnés à la petitesse du corps : les jambes sont déliées, les bras longs ; et toute cette petite machine semble remuer par ressorts. Leur habit d’hiver est d’une peau de renne faite comme un sac, descendant sur les genoux, et retroussée sur les hanches d’une ceinture de cuir ornée de petites plaques d’argent ; les souliers, les bottes et les gants sont de même : ce qui a donné lieu à plusieurs historiens de dire qu’il y avait des hommes vers le nord velus comme des bêtes, et qui ne se servaient point d’autres habits que de ceux que la nature leur avait donnés.

Ils ont toujours une bourse des parties de renne qui leur pend sur l’estomac, dans laquelle ils mettent une cuiller. Ils changent cet habillement l’été, et en prennent un plus léger, qui est ordinairement de la peau des oiseaux qu’ils écorchent, pour se garantir des moucherons. Ils ne laissent pas d’avoir par-dessus un sac de grosse toile, ou d’un drap gris-blanc, qu’ils mettent sur leur chair ; car l’usage du linge leur est tout à fait inconnu.

Ils couvrent leur tête d’un bonnet qui est ordinairement fait de la peau d’un oiseau gros comme un canard, qu’ils appellent loom , qui veut dire en leur langue boiteux , à cause que cet oiseau ne saurait marcher : ils le tournent d’une manière que la tête de l’oiseau excède un peu le front, et que les ailes leur tombent sur les oreilles.

Voilà, monsieur, la description de ce petit animal qu’on appelle Lapon ; et l’on peut dire qu’il n’y en a point, après le singe, qui approche plus de l’homme. Nous les interrogeâmes sur plusieurs choses dont nous voulions nous informer, et nous leur demandâmes particulièrement l’endroit où nous pouvions trouver de leurs camarades. Ces gens nous instruisirent sur tout, et nous dirent que les Lapons commençaient à descendre des montagnes qui sont vers la mer Glaciale, d’où le chaud et les mouches les avaient chassés, et se répandaient vers le lac Tornotracs, d’où le fleuve Torno prend sa source, pour y pêcher quelque temps jusqu’à ce qu’ils pussent, vers la Saint-Barthélémy, se rapprocher tout à fait des montagnes de Swapavara, Kilavara, et les autres où le froid commençait à se faire sentir, pour y passer le reste de l’hiver. Ils nous assurèrent que nous ne manquerions pas d’en trouver là des plus riches, et que pendant sept ou huit jours que nous serions à y aller, les Lapons emploieraient ce temps à y venir. Ils ajoutèrent que, pour eux, ils étaient demeurés pendant tout l’été aux environs de la mine et des lacs qui sont autour, ayant trouvé assez de nourriture pour quinze ou vingt rennes qu’ils avaient chacun, et étant trop pauvres pour entreprendre un voyage de quinze jours, pour lequel il fallait prendre des provisions qu’ils n’étaient pas en pouvoir de faire, à cause qu’ils ne pouvaient vivre éloignés des étangs qui leur fournissaient chaque jour de quoi vivre.

Le vendredi, 15 août, il fit un grand froid et il neigea sur les montagnes voisines. Nous eûmes une longue conversation avec le prêtre, lorsqu’il eut fini les deux sermons qu’il fit ce jour-là, l’un en finlandais, et l’autre en lapon. Il parlait, heureusement pour nous, assez bon latin, et nous l’interrogeâmes sur toutes les choses qu’il pouvait le mieux connaître, comme sur le baptême, le mariage, et les enterrements. Il nous dit, au sujet du premier, que tous les Lapons étaient chrétiens et baptisés ; mais que la plupart, ne l’étaient que pour la forme seulement, et qu’ils retenaient tant de choses de leurs anciennes superstitions, qu’on pouvait dire qu’ils n’avaient que le nom de chrétiens, et que leur cœur était encore païen.

Les Lapons portent leurs enfants au prêtre pour baptiser, quelque temps après qu’ils sont nés : si c’est en hiver, ils les portent avec eux dans leurs traîneaux ; et si c’est en été, ils les mettent sur des rennes, dans leurs berceaux pleins de mousse, qui sont faits d’écorces de bouleau, et d’une manière toute particulière. Ils font ordinairement présent au prêtre d’une paire de gants, bordés en de certains endroits de la plume de loom , qui est violette, marquetée de blanc, et d’une très-belle couleur. Sitôt que l’enfant est baptisé, le père lui fait ordinairement présent d’une renne femelle, et tout ce qui provient de cette renne, qu’ils appellent pannikcis , soit en lait, fromage, et autres denrées, appartient en propre à la fille ; et c’est ce qui fait sa richesse lorsqu’elle se marie. Il y en a qui font encore présent à leurs enfants d’une renne lorsqu’ils aperçoivent sa première dent ; et toutes les rennes qui viennent de celle-là sont marquées d’une marque particulière, afin qu’elles puissent être distinguées des autres. Ils changent le nom de baptême aux enfants lorsqu’ils ne sont pas heureux ; et le premier jour de leurs noces, comme tous les autres, ils couchent dans la même cabane, et caressent leurs femmes devant tout le monde.

Il nous dit, touchant le mariage, que les Lapons mariaient leurs filles assez tard, quoiqu’elles ne manquassent pas de partis, lorsqu’elles étaient connues dans le pays pour avoir quantité de rennes provenues de celles que leur père leur a données à leur naissance et à leur première dent : car c’est là tout ce qu’elles emportent avec elles ; et le gendre, bien loin de recevoir quelque chose de son beau-père, est obligé d’acheter la fille par des présents. Ils commencent ordinairement au mois d’avril à faire l’amour, comme les oiseaux.

Lorsque l’amant a jeté les yeux sur quelque fille qu’il veut avoir en mariage, il faut qu’il fasse état d’apporter quantité d’eau-de-vie, lorsqu’il vient faire la demande avec son père ou son plus proche parent. On ne fait point l’amour autrement en ce pays, et on ne conclut jamais un mariage qu’après avoir vidé plusieurs bouteilles d’eau-de-vie et fumé quantité de tabac. Plus un homme est amoureux, plus il apporte de brandevin ; et il ne peut par d’autres marques témoigner plus fortement sa passion. Ils donnent un nom particulier à cette eau-de-vie que l’amant apporte aux accords, et ils l’appellent la bonne arrivée du vin, ou soubbouvin, le vin des amants . C’est une coutume chez les Lapons d’accorder leurs filles longtemps avant que de les marier : ils font cela afin que l’amoureux fasse durer ses présents ; et s’il veut venir à bout de son entreprise, il faut qu’il ne cesse point d’arroser son amour de ce breuvage si chéri. Enfin, lorsqu’il a fait les choses honnêtement pendant un an ou deux, quelquefois on conclut le mariage.

Les Lapons avaient autrefois une manière de marier toute particulière, lorsqu’ils étaient encore tout à fait ensevelis dans les ténèbres du paganisme, et qui ne laisse pas encore d’être observée de quelques-uns. On ne menait point les parties devant le prêtre ; mais les parents les mariaient chez eux, sans autre cérémonie que par l’excussion du feu qu’ils tiraient d’un caillou. Ils croient qu’il n’y a point de figure plus mystérieuse, et plus propre pour nous représenter le mariage ; car comme la pierre renferme en elle-même une source de feu qui ne paraît que lorsqu’on l’approche du fer, de même, disent-ils, il se trouve un principe de vie caché dans l’un et l’autre sexe, qui ne se fait voir que lorsqu’ils sont unis.

Je crois, monsieur, que vous ne trouverez pas que ce soit fort mal raisonné pour des Lapons ; et il y a bien des gens, et plus subtilisés, qui auraient de la peine à donner une comparaison plus juste. Mais je ne sais si vous jugerez que le raisonnement suivant soit de la même force.

J’ai déjà dit que lorsqu’une fille est connue dans le pays pour avoir quantité de rennes, elle ne manque point de partis ; mais je ne vous avais pas dit, monsieur, que cette quantité de biens était tout ce qu’ils demandaient dans une jeune fille, sans se mettre en peine si elle était avantagée de la nature, ou non ; si elle avait de l’esprit, ou si elle n’en avait point ; et même si elle était encore pucelle, ou si quelque autre avant lui avait reçu des témoignages de sa tendresse. Mais ce que vous admirerez davantage et qui m’a surpris le premier, c’est que ces gens, bien loin de se faire un monstre de cette virginité, croient que c’est un sujet parmi eux de rechercher de ces filles avec autant d’empressement, que, toutes pauvres qu’elles sont bien souvent, ils les préfèrent à des riches qui seraient encore pucelles, ou qui passeraient du moins pour telles parmi eux. Il faut pourtant faire cette distinction, monsieur, qu’il faut que ces filles dont nous parlons aient accordé cette faveur à des étrangers qui vont l’hiver faire marchandise, et non pas à des Lapons ; et c’est de là qu’ils infèrent que, puisqu’un homme qu’ils croient plus riche et de meilleur goût qu’eux a bien voulu donner des marques de son amour à une fille de leur nation, il faut qu’elle ait un mérite secret qu’ils ne connaissent pas, et dont ils doivent se bien trouver dans la suite. Ils sont si friands de ces sortes de morceaux, que lorsqu’ils viennent quelquefois pendant l’hiver à la ville de Torno, et qu’ils trouvent une fille grosse, non-seulement ils oublient leurs intérêts, en voulant la prendre sans bien, mais même, lorsqu’elle fait ses couches, ils l’achètent des parents autant que leurs facultés le leur peuvent permettre.

Je connais bien des personnes, monsieur, qui seraient assez charitables pour faire ainsi la fortune de quantité de pauvres filles, et qui ne demanderaient pas mieux que de leur procurer, sans qu’il leur en coûtât beaucoup de peine, des partis avantageux. Si cette mode pouvait venir en France, on ne verrait pas tant de filles demeurer si longtemps dans le célibat. Les pères de qui les bourses sont nouées d’un triple nœud n’en seraient pas si empêchés, et elles auraient toujours un moyen tout prêt de sortir de la captivité où elles sont. Mais je ne crois pas, monsieur, quoi que puissent faire les papas, qu’elle s’y introduise sitôt : on est trop infatué de ce mot d’ honneur ; on s’en est fait un fantôme qu’il est présentement trop malaisé de détruire.

Comme les Lapons ignorent naturellement presque toutes les maladies, ils n’ont point voulu s’en faire d’eux-mêmes, comme nous. La jalousie et la crainte du cocuage ne les troublent point. Ces maux, qui possèdent tant de personnes parmi nous, sont inconnus chez eux ; et je ne crois pas même qu’il y ait un mot dans leur langue pour exprimer celui de cocu ; et l’on peut dire plaisamment avec cet Espagnol, en parlant des siècles passés et de celui dans lequel nous vivons :

Passò lo de oro,
Passò lo de plata,
Passò lo de hierro ;
Vive lo de cuerno.

Et tandis que ces gens-là font revivre le siècle d’or, nous nous en faisons un de cornes . En effet, monsieur, vous allez voir parmi eux ce que je crois qu’on voyait du temps de Saturne, c’est-à-dire une communauté de biens qui vous surprendra. Vous avez vu les Lapons être ce que nous appelons cocus , devant le sacrement ; et vous allez voir qu’ils ne le sont pas moins après.

Quand le mariage est consommé, le mari n’emmène pas sa femme, mais il demeure un an avec son beau-père, au bout duquel temps il va établir sa famille où bon lui semble, et emporte avec lui tout ce qui appartient à sa femme. Les présents même qu’il a faits à son beau-père au temps des accords lui sont rendus, et les parents reconnaissent ceux qui leur ont été faits, par quelques rennes, suivant leur pouvoir.

Je vous ai remarqué, monsieur, que les étrangers ont en ce pays un grand privilége, qui est d’honorer les filles de leur approche. Ils en ont un autre qui n’est pas moins considérable, qui est de partager avec les Lapons leurs lits et leurs femmes. Quand un étranger vient dans leurs cabanes, ils le reçoivent le mieux qu’ils peuvent, et pensent le régaler parfaitement, s’ils ont un verre d’eau-de-vie à lui donner ; mais après le repas, quand la personne qu’ils reçoivent est de considération, et qu’ils veulent lui faire chère entière, ils font venir leurs femmes et leurs filles, et tiennent à grand honneur que vous agissiez avec elles comme ils feraient eux-mêmes : pour les femmes et les filles, elles ne font aucune difficulté de vous accorder tout ce que vous pouvez souhaiter, et croient que vous leur faites autant d’honneur qu’à leurs maris ou à leurs pères.

Comme cette manière d’agir me surprit étrangement, et n’ayant pu jusqu’à présent l’éprouver moi-même, je m’en suis informé le plus exactement qu’il m’a été possible ; et, parmi quantité d’histoires de cette nature, je vous en dirai donc ce qu’on m’a assuré être véritable.

Ce Français que nous trouvâmes aux mines de Swapavara, homme simple, et que je ne crois pas capable de controuver une histoire, nous assura que pour faire plaisir à quantité de Lapons, il les avait soulagés du devoir conjugal ; et pour nous faire voir combien ces gens lui avaient fait d’instances pour le faire condescendre à prendre cette peine, il nous dit qu’un jour, après avoir bu quelques verres d’eau-de-vie avec un Lapon, il fut sollicité par cet homme de coucher avec sa femme, qui était là présente, avec toute sa famille ; et que, sur le refus qu’il lui en fit, s’excusant du mieux qu’il pouvait, le Lapon, ne trouvant pas ses excuses valables, prit sa femme et le Français, et les ayant jetés tous deux sur le lit, sortit de la chambre et ferma la porte à la clef, conjurant le Français, par tout ce qu’il put alléguer de plus fort, qu’il lui plût de faire en sa place comme il faisait lui-même.

L’histoire qui arriva à Joannes Tornæus, prêtre des Lapons, dont j’ai déjà parlé, n’est pas moins remarquable. Elle nous fut dite par ce même prêtre qui avait été longtemps son vicaire dans la Laponie, et qui avait vécu sous lui près de quinze ans ; il la tenait de lui-même.

« Un Lapon, nous dit-il, des plus riches et des plus considérés qui fussent dans la Laponie de Torno, eut envie que son lit fût honoré de son pasteur ; il ne crut point de meilleur moyen pour multiplier ses troupeaux et pour attirer la bénédiction du ciel sur toute sa famille ; il le pria plusieurs fois de lui vouloir faire cet honneur ; mais le pasteur, par conscience ou autrement, n’en voulut rien faire, et lui représentait toujours que ce n’était pas le plus sûr moyen pour s’attirer un Dieu propice. Le Lapon n’entrait point dans tout ce que le pasteur lui pouvait dire ; et un jour qu’il le rencontra seul, il le conjura à genoux, et par tout ce qu’il avait de plus saint parmi les dieux qu’il adorait, de ne pas lui refuser la grâce qu’il lui demandait ; et ajoutant les promesses aux prières, il lui présenta six écus, et s’offrit de les lui donner, s’il voulait s’abaisser jusqu’à coucher avec sa femme. Le bon pasteur songea quelque temps s’il pouvait le faire en conscience, et ne voulant pas refuser ce pauvre homme, il trouva qu’il valait encore mieux le faire cocu, et gagner son argent, que de le désespérer. »

Si cette aventure ne nous avait pas été racontée par le même prêtre qui était alors son disciple, et qui était présent, je ne pourrais jamais la croire ; mais il nous l’assura d’une manière si forte, que je ne puis en douter, connaissant d’ailleurs le naturel du pays.

Cette bonne volonté que les Lapons ont pour leurs femmes ne s’étend pas seulement à l’égard de leurs pasteurs, mais aussi sur tous les étrangers, suivant ce qu’on en a dit, et comme nous voulons le prouver.

Je ne vous dis rien, monsieur, d’une fille à qui le bailli de Laponie, qui est celui qui reçoit le tribut pour le roi, avait fait un enfant. Un Lapon l’acheta, pour en faire sa femme, de celui qui l’avait déshonorée, sans autre raison que parce qu’elle avait su captiver les inclinations d’un étranger. Toutes ces choses sont si fréquentes en ce pays, que, pour peu qu’on vive parmi les Lapons, on ne manque pas d’en être bientôt convaincu par sa propre expérience.

Ils lavent leurs enfants dans un chaudron, tous les jours trois fois, jusqu’à ce qu’ils aient un an ; et après, trois fois par semaine. Ils ont peu d’enfants, et il ne s’en trouve presque jamais six dans une famille. Lorsqu’ils viennent au monde, ils les lavent dans de la neige jusqu’à ce qu’ils ne puissent plus respirer, et pour lors ils les jettent dans un bain d’eau chaude ; je crois qu’ils font cela pour les endurcir au froid. Sitôt que la mère est délivrée, elle boit un grand coup d’huile de baleine, et croit que cela lui est d’un secours considérable. Il est aisé de connaître dans le berceau de quel sexe est l’enfant. Si c’est un garçon, ils suspendent au dessus de sa tête un arc, des flèches, ou une lance, pour leur apprendre, même dans le berceau, ce qu’ils doivent faire le reste de leur vie, et leur faire connaître qu’ils doivent se rendre adroits dans leur exercice. Sur le berceau des filles on voit des ailes de lagopos , qu’ils appellent rippa , avec les pieds et le bec, pour leur insinuer dès l’enfance la propreté et l’agilité. Quand les femmes sont grosses, on frappe le tambour pour savoir ce qu’elles auront. Elles aiment mieux des filles, parce qu’elles reçoivent des présents en les mariant, et qu’on est obligé d’acheter les femmes.

Les maladies, comme j’ai déjà remarqué, sont presque toutes inconnues aux Lapons ; et s’il leur en arrive quelqu’une, la nature est assez forte pour les guérir d’elle-même, et sans l’aide de médecins ils recouvrent bientôt la santé. Ils usent pourtant de quelques remèdes, comme de la racine de mousse , qu’ils nomment jeest , ou ce qu’on appelle angétique pierreuse . La résine qui coule des sapins leur fait des emplâtres, et le fromage de renne est leur onguent divin ; ils s’en servent diversement. Ils ont du fiel de loup qu’ils délayent dans du brandevin avec de la poudre à canon. Lorsque le froid leur a gelé quelque partie du corps, ils étendent le fromage coupé par tranches sur la partie malade, et ils en reçoivent du soulagement. La seconde manière d’employer le fromage, pour les maux extérieurs ou intérieurs, est de faire entrer un fer rouge dans le fromage, qui distille par cette ardeur une espèce d’huile, de laquelle ils se frottent à l’endroit où ils souffrent ; et le remède est toujours suivi d’un succès et d’un effet merveilleux. Il conforte la poitrine, emporte la toux, et est bon pour toutes les contusions ; mais la manière la plus ordinaire pour les plaies plus dangereuses, c’est le feu. Ils s’appliquent un charbon tout rouge sur la blessure, et le laissent le plus longtemps qu’ils peuvent, afin qu’il puisse consumer tout ce qu’il y a d’impur dans le mal. Cette coutume est celle des Turcs ; ils ne trouvent point de remède plus souverain.

Ceux qui sont assez heureux en France, et en d’autres lieux, pour arriver à une extrême vieillesse, sont obligés de souffrir quantité d’incommodités qu’elle traîne avec elle ; mais les Lapons en sont entièrement exempts, et ils ne ressentent pour toute infirmité dans cet état qu’un peu de diminution de leur vigueur ordinaire. On ne saurait même distinguer les vieillards d’avec les jeunes, et on voit rarement de tête blanche en ce pays : ils retiennent toujours leur même poil, qui est ordinairement roux. Mais ce qui est de remarquable, c’est qu’on rencontre peu de vieillards qui ne soient aveugles. Leurs vues, déjà affaiblies par le défaut de la nature, ne peuvent plus supporter ni l’éclat de la neige, dont la terre est presque toujours couverte, ni la fumée continuelle causée par le feu qui est toujours allumé au milieu de leur cabane, et qui les aveugle sur la fin de leurs jours.

Lorsqu’ils sont malades, ils ont coutume de jouer du tambour dont je parlerai ci-après, pour connaître si la maladie doit les conduire à la mort, et lorsqu’ils croient être persuadés du succès fâcheux, et que le malade commence à tirer à sa fin, ils se mettent autour de son lit ; et pour faciliter à son âme le passage à l’autre monde, ils font avaler à l’agonisant ce qu’ils peuvent d’eau-de-vie, en boivent autant qu’ils en ont, pour se consoler de la perte qu’ils font de leur ami, et pour s’exciter à pleurer. Il n’est pas plus tôt mort qu’ils abandonnent la maison, et la détruisent même, de crainte que ce qui reste de l’âme du défunt, que les anciens appelaient mânes, ne leur fasse du mal. Leur cercueil est fait d’un arbre creusé, ou bien de leur traîneau, dans lequel ils mettent ce que le défunt avait de plus cher, comme son arc, ses flèches, sa lance, afin que, si un jour il rentre en vie, il puisse exercer sa même profession. Il y en a même, de ceux qui ne sont que cavalièrement chrétiens, qui confondent le christianisme avec leurs anciennes superstitions, et qui, entendant dire à leurs pasteurs que nous devons un jour ressusciter, mettent dans le cercueil du défunt une hache, un caillou et un fer pour faire du feu (les Lapons ne voyagent point sans cet équipage), afin que, lorsque le défunt ressuscitera, il puisse abattre les arbres, aplanir les rochers et brûler tous les obstacles qui pourraient se rencontrer sur le chemin du ciel. Vous voyez, monsieur, que, malgré leurs erreurs, ces gens y tendent de tout leur pouvoir : ils y veulent arriver de gré ou de force, et l’on peut dire, his per ferrum et ignes ad cœlos grassari constitutum , et qu’ils prétendent par le fer et par le feu emporter le royaume des cieux.

Ils n’enterrent pas toujours les défunts dans les cimetières, mais bien souvent dans les forêts ou dans les cavernes. On arrose le lieu d’eau-de-vie ; tous les assistants en boivent, et trois jours après l’enterrement on tue le renne qui a conduit le mort au lieu de sa sépulture, et on en fait un festin à tous ceux qui ont été présents. On ne jette point les os, mais on les garde avec soin pour les enterrer au côté du défunt. C’est dans ce repas qu’on boit le paligavin , c’est-à-dire l’eau-de-vie bienheureuse , parce qu’on la boit en l’honneur d’une personne qu’ils croient bienheureuse.

Les successions se font à peu près comme en Suède : la veuve prend la moitié ; et si le défunt a laissé un garçon et une fille, le garçon prend les deux tiers du bien, et laisse l’autre à sa sœur.

Nous étions au plus fort de cette conversation, quand on nous vint avertir qu’on apercevait sur le haut de la montagne des Lapons qui venaient avec des rennes. Nous allâmes au-devant d’eux, pour avoir le plaisir de contempler leur équipage et leur marche ; mais nous ne rencontrâmes que trois ou quatre personnes, qui apportaient sur des rennes des poissons secs pour vendre à Swapavara. Il y a longtemps, monsieur, que je vous parle de rennes , sans vous avoir fait la description de cet animal, dont on nous a tant parlé autrefois. Il est juste que je satisfasse présentement votre curiosité, comme je contentai pour lors la mienne.

Rheen est un mot suédois dont on a appelé cet animal, soit à cause de sa propreté, soit à cause de sa légèreté : car rhen signifie net , et renna veut dire courir en cette langue. Les Romains n’avaient aucune connaissance de cet animal, et les Latins récents l’appellent rangifer . Je ne puis vous en dire d’autre raison, sinon que je crois que les Suédois ont pu avoir autrefois appelé cette bête rangi auquel mot on aurait ajouté fera , comme qui dirait bête nommée rangi ; comme je ne voudrais pas dire que le bois de ces animaux, qui s’étend en forme de grands rameaux, ait donné lieu de les appeler ainsi, puisqu’on aurait aussitôt dit ramifer que rangifer : quoi qu’il en soit, il est constant, monsieur, que, bien que cette bête soit presque semblable à un cerf, elle ne laisse pas d’en différer en quelque chose. Le renne est plus grand que le cerf ; la tête est assez semblable, mais le bois est tout différent ; il est élevé fort haut, et se courbe vers le milieu, faisant une forme de cercle sur la tête ; il est velu depuis le bas jusqu’en haut, de la couleur de la peau, et est plein de sang partout ; en sorte qu’en le pressant fort avec la main, on s’aperçoit, par l’action de l’animal, qu’il sent de la douleur dans cette partie. Mais ce qu’il a de particulier, et qu’on ne voit en aucun autre animal, c’est la quantité de bois dont la nature l’a pourvu pour se défendre contre les bêtes sauvages. Les cerfs n’ont que deux bois, d’où sortent quantité de dagues ; mais les rennes en ont un autre sur le milieu du front, qui fait le même effet que celui qu’on peint sur la tête des licornes, et deux autres qui, s’étendant sur ses yeux, tombent sur sa bouche. Toutes ces branches néanmoins sortent de la même racine, mais elles prennent des routes et des figures différentes ; ce qui leur embarrasse tellement la tête, qu’ils ont de la peine à paître, et qu’ils aiment mieux arracher les boutons des arbres, qu’ils peuvent prendre avec moins de difficulté.

La couleur de leur poil est plus noire que celle du cerf, particulièrement quand ils sont jeunes ; et pour lors ils sont presque noirs comme les rennes sauvages, qui sont toujours plus forts, plus grands et plus noirs que les domestiques.

Quoiqu’ils n’aient pas les jambes si menues que le cerf, ils ne laissent pas de le surpasser en légèreté. Leur pied est extrêmement fendu et presque rond ; mais ce qui est remarquable dans cet animal, c’est que tous ses os, et particulièrement les articles des pieds, craquent comme si l’on remuait des noix, et font un cliquetis si fort, qu’on entend cet animal presque d’aussi loin qu’on le voit. L’on remarque aussi dans les rennes, que, quoiqu’ils aient le pied fendu, ils ne ruminent point, et qu’ils n’ont point de fiel, mais une petite marque noire dans le foie sans aucune amertume.

Au reste, quoique cette bête soit d’une nature sauvage, les Lapons ont si bien trouvé le moyen de les apprivoiser et de les rendre domestiques, qu’il n’y a personne dans le pays qui n’en ait des troupeaux comme de moutons. On ne laisse pas d’en trouver dans les bois grande quantité de sauvages, et c’est à ceux-là que les Lapons font une chasse cruelle, tant pour avoir leur peau, qui est beaucoup plus estimée que celle des rennes domestiques, que pour la chair, qui est beaucoup plus délicate. Il y a même de ces animaux qui sont à demi sauvages et domestiques, et les Lapons laissent aller dans les bois leurs rennes femelles, dans le temps que ces animaux sont en chaleur ; et ceux qui proviennent de cette conjonction ont un nom particulier ; et ils les appellent kattaigiar , et ils deviennent beaucoup plus grands et plus forts que les autres, et plus propres pour le traîneau.

La Laponie ne nourrit point d’autres animaux domestiques que les rennes ; mais on trouve dans ces bêtes seules autant de commodités qu’on en rencontre dans toutes celles que nous nourrissons. Ils ne jettent rien de cet animal ; ils emploient le poil, la peau, la chair, les os, la moelle, le sang et les nerfs et ils mettent tout en usage.

La peau leur sert pour se garantir des injures de l’air ; en hiver ils s’en servent avec le poil, et en été ils ont des peaux dont ils l’ont fait tomber. La chair de cet animal est pleine de suc, grasse, et extrêmement nourrissante ; et les Lapons ne mangent point d’autre viande que de celle de renne. Les os leur sont d’une utilité merveilleuse pour faire des arbalètes et des arcs, pour armer leurs flèches, pour faire des cuillers, et pour orner tous les ouvrages qu’ils veulent faire. La langue et la moelle des os est ce qu’ils ont de plus délicat parmi eux ; et les amants portent de ces mets à leurs maîtresses, comme les plus exquis, qu’ils accompagnent ordinairement de chair d’ours et de castor. Ils boivent souvent le sang ; mais ils le conservent plus ordinairement dans la vessie de cet animal, qu’ils exposent au froid, et le laissent condenser et prendre un corps en cet état ; et lorsqu’ils veulent faire du potage, ils en coupent ce qu’ils ont de besoin, et le font bouillir avec du poisson. Ils n’ont point d’autres fils que ceux qu’ils tirent des nerfs, qu’ils filent sur la joue de ces animaux. Ils se servent des plus fins pour faire leurs habits, et ils emploient les plus gros pour coudre ensemble les planches de leurs barques. Ces animaux ne fournissent pas seulement aux Lapons de quoi se vêtir et de quoi manger, ils leur donnent aussi de quoi boire. Le lait de renne est le seul breuvage qu’ils aient ; et parce qu’il est extrêmement gras et tout à fait épais, ils sont obligés d’y mêler presque la moitié d’eau. Ils ne tirent de ce lait que demi-setier par jour des meilleures rennes, qui ne donnent même du lait que lorsqu’elles ont un veau. Ils en font des fromages très-nourrissants ; et les pauvres gens, qui n’ont pas le moyen de tuer leurs rennes pour manger, ne se servent point d’autre nourriture. Ces fromages sont gras et d’une odeur assez forte, mais ils sont fades, comme étant faits et mangés sans sel.

La plus grande commodité qu’on retire des rennes, c’est pour faire voyage et pour porter des fardeaux. Nous avions tant de fois entendu parler avec étonnement de la manière dont les Lapons se servent de ces animaux pour marcher, que nous voulûmes dans le moment satisfaire notre curiosité, et voir ce que c’est qu’un renne attelé à un traîneau. Nous fîmes dans le moment venir une de ces machines que les Lapons appellent pulaha , et que nous nommons traîneau, dont j’ai fait la description ci-devant. Nous y fîmes attacher le renne sur le devant, de la distance que sont ordinairement les chevaux, à ce morceau de bois dont j’ai parlé, qu’ils appellent jacolaps . Il n’a pour collier qu’un morceau de peau où le poil est resté, d’où descend vers le poitrail un trait qui lui passe sous le ventre entre les jambes, et va s’attacher à un trou qui est sur le devant du traîneau. Le Lapon n’a pour guide qu’une seule corde attachée à la racine du bois de l’animal, qu’il jette diversement sur le dos de la bête, tantôt d’un côté et tantôt d’un autre, et lui fait connaître le chemin en la tirant du côté qu’elle doit tourner.

Nous allâmes ce jour-là, pour la première fois, dans ces traîneaux avec un plaisir incroyable ; et c’est dans cette voiture que l’on fait en peu de temps un chemin considérable. On avance avec plus ou moins de diligence, suivant que le renne est plus ou moins vite et vigoureux. Les Lapons en nourrissent exprès de bâtards, qui sont produits d’un mâle sauvage et d’une femelle domestique, comme je vous ai déjà dit ; et ceux-là sont beaucoup plus vites que les autres et plus propres pour le voyage. Zieglerus dit qu’un renne peut en un jour changer trois fois d’horizon, c’est-à-dire joindre trois fois le signe qu’on aura découvert le plus éloigné. Cet espace de chemin, quoique très-considérable et fort bien exprimé, ne donne pas bien à connaître la diligence que peut faire un renne. Les Lapons la désignent mieux, en disant qu’on peut faire vingt milles de Suède, ou cinquante lieues, en ne comptant que deux lieues et demie de France pour un mille de Suède. Les milles de Suède sont de 6,600 toises, et les lieues de France de 2,600 toises ; cependant ordinairement le mille de Suède passe pour trois lieues de France. Cette supputation satisfait plus que l’autre. Mais comme on étend le jour autant qu’on veut, et que les Lapons ne distinguent point si c’est le jour naturel de vingt-quatre heures, ou la journée que fait un voyageur, il est plus à propos, pour donner à comprendre ce qu’un renne peut faire par heure, au moins autant que je l’ai remarqué par la supputation qui précède, et par ma propre expérience, de dire qu’un bon renne entier, comme sont ceux qui se rencontrent dans la Laponie Kimi lapmarch , qui sont renommés pour les plus vites et les plus vigoureux, peut faire par heure, étant poussé, six lieues de France ; encore faut-il pour cela que la neige soit fort unie et fort gelée : il est vrai qu’il ne peut pas résister longtemps à ce travail, et il faut qu’il se repose après sept ou huit heures de fatigue. Ceux qu’on veut ménager davantage ne feront pas tant de chemin, mais dureront aussi plus longtemps. Ils résisteront au travail pendant douze ou treize heures, au bout desquelles il est nécessaire qu’ils se reposent un jour ou deux, si l’on ne veut pas qu’ils crèvent au traîneau.

Ce chemin, comme vous voyez, monsieur, est très-considérable ; et s’il y avait des postes de rennes établies en France, il ne serait pas bien difficile d’aller de Paris à Lyon en moins de vingt-six heures. La diligence serait belle ; mais quoiqu’il semble que cette manière de voyager soit fort commode, on en serait beaucoup plus fatigué. Les sauts qu’il faut faire, les fossés qu’il faut franchir, les pierres sur lesquelles il faut passer, et le travail continuel nécessaire pour s’empêcher de verser, et pour se relever quand on est tombé, feraient qu’on aimerait beaucoup mieux aller plus doucement, et essuyer moins de risques.

Quoique ces animaux se laissent assez facilement conduire, il s’en trouve néanmoins beaucoup de rétifs, et qui sont presque indomptables ; en sorte que, lorsque vous les poussez trop vite, ou que vous voulez leur faire faire plus de chemin qu’ils ne veulent, ils ne manquent pas de se retourner ; et, se dressant sur leurs pieds de derrière, ils viennent fondre avec une telle furie sur celui qui est dans le traîneau, qui ne peut ni se défendre ni sortir, à cause des liens qui l’embarrassent, qu’ils lui cassent souvent la tête, et le tuent quelquefois avec leurs pieds de devant, desquels ils sont si forts, qu’ils n’ont point d’autres armes pour se défendre contre les loups.

Les Lapons, pour se parer des insultes de ces animaux, n’ont point d’autre remède que de se tourner contre terre, et de se couvrir de leur traîneau, jusqu’à ce que leur colère soit un peu apaisée.

Ils ont encore une autre sorte de traîneau beaucoup plus grand, et fait d’une autre manière, qu’ils appellent racdakeris . Ils s’en servent pour aller quérir leur bois, et pour transporter leurs biens, lorsqu’ils changent d’habitation.

Voilà, monsieur, la manière dont les Lapons voyagent l’hiver, lorsque la neige couvre entièrement toute la terre, et que le froid a fait une croûte glissante par-dessus. L’été, il faut qu’ils aillent à pied, car les rennes ne sont pas assez forts pour les porter ; et ils ne les attellent point à des chariots, dont l’usage leur est tout à fait inconnu, à cause de l’âpreté des chemins : ils ne laissent pas de porter des fardeaux ; et les Lapons prennent une forte écorce de bouleau, qu’ils courbent en forme d’arc, et mettent sur la largeur ce qu’ils ont à porter, qui n’excède pas de chaque côté le poids de quarante livres. C’est de cette manière qu’ils portent pendant l’été leurs enfants baptiser, et qu’ils suivent derrière.

La nourriture la plus ordinaire des rennes est une petite mousse blanche extrêmement fine, qui croît en abondance par toute la Laponie ; et lorsque la terre est toute couverte de neige, la nature donne à ces animaux un instinct pour connaître sous la neige l’endroit où elle peut être ; et aussitôt ils la découvrent en faisant un grand trou dans la neige avec les pieds de devant, et ils font cela d’une vitesse incroyable ; mais quand le froid a si fort endurci la neige qu’elle est aussi dure que la glace même, les rennes mangent pour lors une certaine mousse faite comme une toile d’araignée, qui pend des pins, et que les Lapons appellent luat .

Je pense déjà avoir dit que les rennes n’ont de lait que lorsqu’elles ont un veau, qui tette pendant trois mois ; et sitôt que le veau est mort, elles n’ont plus de lait. Ils leur mettent des cocons de pin, lorsqu’ils veulent qu’ils mangent ; et quand ils tettent et qu’ils piquent leur mère, elle leur donne des coups de cornes.

L’on dit de ces animaux qu’on leur parle à l’oreille, si l’on veut qu’ils aillent d’un côté ou d’un autre ; cela est entièrement faux : ils vont presque toujours avec un conducteur qui en conduit six après lui ; et s’il arrive que quelqu’un veuille faire voyage en quelque endroit, s’il peut trouver un renne de renvoi qui soit du pays où il veut aller, il n’aura besoin d’aucun guide, et le renne le mènera à l’endroit où il veut aller, quoiqu’il n’y ait aucun chemin tracé, et que la distance soit de plus de quarante lieues.

Le samedi, nous nous mîmes en chemin pour aller à pied au logis du prêtre, qui était éloigné de cinq milles, pour prendre ensuite notre chemin au nord-ouest, et aller à Tornotresch, où nous devions trouver les Lapons que nous cherchions. Nous ne fûmes pas plus tôt hors de Swapavara, que nous trouvâmes de quoi souper : nous tuâmes trois ou quatre oiseaux qu’on appelle en ce pays fielripa ou oiseau de montagne , et que les Grecs appelaient lagopos ou pied-velu . Il est de la grosseur d’une poule, et pendant l’été a le plumage du faisan, mais tirant plus sur le brun, et est distingué en certains endroits de marques blanchâtres. L’hiver, il est tout blanc. Le mâle imite, en volant, le bruit d’un homme qui rirait de toute sa force. Il se repose rarement sur les arbres. Au reste, je ne sais point de gibier dont le goût soit si agréable. Il a ensemble et la délicatesse du faisan, et la finesse de la perdrix : on en trouve en quantité sur les montagnes de ce pays.

A deux milles de Swapavara nous rencontrâmes la barque des Lapons à qui nous avions parlé le jour précédent, et qui devaient nous conduire à Tornotresch. Ils avaient pêché toute la nuit, et nous apportèrent des truites saumonées fort excellentes, qu’ils appellent en ce pays œrlax . De là, continuant notre chemin par eau, nous vînmes camper sur une petite hauteur. Nous passâmes la nuit au milieu des bois, dont nous nous trouvâmes bien ; car le froid fut extrêmement violent, et nous fûmes obligés de faire un si beau feu pour nous garantir des bêtes, et particulièrement des ours, que ce jour-là nous mîmes le feu à la forêt : on oublia de l’éteindre en partant, et il prit avec tant de violence, excité par une horrible tempête qui s’éleva, que, revenant quinze jours après, nous le trouvâmes encore allumé en certains endroits de la forêt, où il avait brûlé avec bien du succès ; mais cela ne faisait mal à personne, et les incendiaires ne sont point punis en ce pays.

Nous ne fîmes qu’un demi-mille le dimanche, à cause des torrents et d’un vent impétueux qui nous terrassait à tous moments ; et, pendant le temps que nous fûmes à faire ce chemin à pied, nous n’avancions pas quatre pas sans voir ou sans entendre tomber des pins d’une grosseur extrême, qui causaient, en tombant, un bruit épouvantable qui retentissait par toute la forêt. Cette tempête, qui dura tout le jour et la nuit, nous obligea de rester, et de passer cette nuit, comme nous avions fait la précédente, avec d’aussi grands feux, mais plus de précaution, pour ne pas porter l’incendie où nous passions ; ce qui faisait dire à nos bateliers qu’il ne faudrait que quatre Français pour brûler en huit jours tout le pays.

Le lendemain lundi, las d’être exposés à la bise sans avancer, nous ne laissâmes pas, malgré la tempête qui durait encore, de nous mettre en chemin sur un lac qui paraissait une mer agitée, tant les vagues étaient hautes ; et après quatre ou cinq heures de travail pour faire trois quarts de mille, nous arrivâmes à l’église des Lapons, où demeurait le prêtre.

Cette église s’appelle Chucasdes, et c’est le lieu où se tient la foire des Lapons pendant l’hiver, où ils viennent troquer les peaux de rennes, d’hermines, de martres et de petits-gris, contre de l’eau-de-vie, du tabac, du valmar , qui est une espèce de gros drap dont ils se couvrent, et duquel ils entourent leurs cabanes. Les marchands de Torno et du pays voisin ne manquent pas de s’y trouver pendant ce temps, qui dure depuis la Conversion de saint Paul, en janvier, jusqu’au deuxième de février. Le bailli des Lapons, suivi du juge, s’y rendent en personne, l’un pour recevoir les tributs qu’ils donnent au roi de Suède, et l’autre pour terminer les différends qui pourraient être parmi eux, et punir les coupables et les fripons, quoiqu’il s’en rencontre rarement ; car ils vivent entre eux dans une grande confiance, sans qu’on ait entendu jamais parler de voleurs, qui auraient pourtant de quoi faire facilement leurs affaires, les cabanes pleines de plusieurs choses restant toutes ouvertes lorsqu’ils vont l’été en Norwége, où ils demeurent trois ou quatre mois. Ils laissent au milieu des bois, sur le sommet d’un arbre qu’ils ont coupé, toutes les munitions nécessaires ; et on entend rarement parler qu’ils aient été volés. Le pasteur, comme vous pouvez croire, monsieur, ne s’éloigne pas dans ce temps ; et c’est pour lors qu’il reçoit les dîmes de peaux de rennes, de fromage, de gants, de souliers, et autres choses, suivant le pouvoir de ceux qui lui font des présents.

Les Lapons les plus chrétiens ne se contentent pas de donner à leurs pasteurs, ils font aussi des offrandes à l’église. Nous avons vu quantité de peaux de petits-gris qui pendaient devant l’autel ; et quand ils veulent détourner quelque maladie qui afflige leurs troupeaux, ou demander à Dieu leur prospérité, ils portent des peaux de rennes à l’église, et les étendent sur le chemin qui conduit à l’autel, par où il faut nécessairement que le prêtre passe ; et ils croient ainsi s’attirer la bénédiction du ciel. Les prêtres ont beaucoup d’affaires pendant ce temps ; car comme la plupart ne viennent que cette fois à l’église pendant toute l’année, il faut faire pendant huit ou quinze jours tout ce qu’on ferait ailleurs en une année. C’est dans ce temps que la plus grande partie fait baptiser les enfants, qu’ils enterrent les corps de ceux qui sont morts pendant l’été ; car lorsqu’il meurt quelqu’un dans le temps qu’ils sont vers la mer Occidentale, ou dans quelque autre endroit de la Laponie, comme ils ne sauraient apporter les corps, à cause de la difficulté des chemins, et qu’ils n’ont point de commodité pour les transporter, ils les enterrent sur le lieu où ils sont morts, dans quelque caverne ou sous quelques pierres, pour les déterrer l’hiver, lorsque la neige leur donne la commodité de les porter à l’église. D’autres, pour éviter que les corps ne se corrompent, les mettent dans le fond de l’eau, dans leur cercueil, qui est, comme j’ai dit, d’un arbre creux ou de leur traîneau, et ne les tirent point que pour les porter au cimetière. Ils font aussi leurs mariages pendant la foire : comme tous leurs amis sont présents à cette action, ils la diffèrent ordinairement jusqu’à ce temps, pour la rendre plus solennelle et se divertir davantage.

Les marchandises que les Lapons apportent à ces foires sont des rennes et des peaux de ces animaux : ils y débitent aussi des peaux de renards, noires, rouges et blanches ; de loutres, gulonum , de martres, de castors, d’hermines, de loups, de petits-gris, et d’ours ; des habits de Lapons, des bottes, des gants et des souliers ; de toutes sortes de poissons secs et des fromages de rennes.

Ils changent cela contre de l’eau-de-vie, de gros draps, de l’argent, du cuivre, du fer, du soufre, des aiguilles, des couteaux, et des peaux de bœufs, qui leur sont apportées par les Moscovites. Leurs marchandises ont toujours le même prix : un renne ordinaire se donne pour la valeur de deux écus ; quatre peaux vont pour un renne ; un limber de petits-gris, composé de quarante peaux, est estimé la valeur d’un écu ; une peau de martre autant ; celle d’ours se donne pour autant ; et trois peaux blanches de renard ne coûtent pas davantage. Le prix des marchandises est limité de même : une demi-aune de drap est estimée un écu ; une pinte d’eau-de-vie autant ; une livre de tabac vaut le même prix ; et quand on veut acheter des choses qui coûtent moins, le marché se fait avec une, deux ou trois peaux de petits-gris, suivant que la chose est estimée.

Tous ces marchés ne se font plus avec la même franchise qu’ils se faisaient autrefois ; et comme les Lapons, qui agissaient avec fidélité se sont vus trompés, la crainte qu’ils ont de l’être encore les met sur leurs gardes à tel point, qu’ils se trompent plutôt eux-mêmes que d’être trompés.

Il n’y a rien qui fasse mieux voir le peu de christianisme qu’ont la plupart des Lapons, que la répugnance qu’ils ont d’aller à l’église pour entendre le prêtre, et pour assister à l’office. Il faut que le bailli ait soin de les y faire aller par force, en envoyant des gens dans leurs cabanes pour voir s’ils y sont. Il y en a qui, pour s’exempter d’y aller, lui donnent de l’argent ; quelques-uns croient pouvoir se dispenser d’assister à la prédication, en disant qu’ils y étaient l’année passée, et d’autres s’imaginent avoir une excuse légitime de s’absenter, en disant qu’ils sont d’une autre église à laquelle ils ont été. Cela fait voir clairement qu’ils ne sont chrétiens que par force, et qu’ils n’en donnent des marques que lorsqu’on les contraint de le faire.

Nous fûmes occupés le reste de ce jour, et toute la matinée du mardi, à graver sur une pierre des monuments éternels, qui devaient faire connaître à la postérité que trois Français n’avaient cessé de voyager qu’où la terre leur avait manqué, et que, malgré les malheurs qu’ils avaient essuyés, et qui auraient rebuté beaucoup d’autres qu’eux, ils étaient venus planter leur colonne au bout du monde, et que la matière avait plutôt manqué à leurs travaux que le courage à les souffrir. L’inscription était telle :

Gallia nos genuit ; vidit nos Africa ; Gangem
Hausimus, Europamque oculis lustravimus omnem :
Casibus et variis acti terraque marique,
Hic tandem stetimus, nobis ubi defuit orbis.
de Fercourt , de Corberon , Regnard .
18 Augusti 1681.

Nous gravâmes ces vers sur la pierre et sur le bois ; et quoique le lieu où nous étions ne fût pas le véritable endroit pour les mettre, nous y laissâmes pourtant ceux que nous avions gravés sur le bois, qui furent mis dans l’église au-dessus de l’autel.

Nous portâmes les autres avec nous pour les mettre au bout du lac de Tornotresch, d’où l’on voit la mer Glaciale, et où finit l’univers.

Lorsque les Lapons qui devaient nous conduire et nous montrer le chemin furent arrivés de chez eux, où ils étaient allés pour prendre quelques petites provisions, consistant en sept ou huit fromages de renne et quelques poissons secs, nous partîmes de chez les prêtres sur les cinq heures du soir et vînmes nous reposer à un torrent impétueux qu’ils appellent Vaccho, où nous arrivâmes à une heure après minuit. Nous eûmes le plaisir, tout le long du chemin, de voir le coucher et l’aurore du soleil en même temps. Le soleil se coucha ce jour-là à onze heures et se leva à deux, sans qu’on cessât de voir aussi clair qu’en plein midi. Mais, lorsque les jours sont les plus longs, c’est-à-dire trois semaines devant la Saint-Jean et trois semaines après, on le voit continuellement pendant tout ce temps, sans qu’au plus bas de sa course il touche la pointe des plus hautes montagnes. On est aussi, pendant les plus courts jours de l’hiver, deux mois entiers sans le voir ; et l’on monte à la Chandeleur sur le sommet des montagnes, pour le regarder poindre pendant un moment. La nuit n’est pourtant pas continuelle, et sur le midi il paraît un petit crépuscule qui dure environ deux heures. Les Lapons, aidés de cette lumière et de la réverbération de la neige, dont la terre est toute couverte, prennent ce temps pour aller à la chasse et à la pêche, qu’ils ne finissent point, quoique les rivières et les lacs soient gelés partout, et en quelques endroits de la hauteur d’une pique : mais ils font des trous dans la glace d’espace en espace, et poussent, par le moyen d’une perche qui va dessous cette glace, leurs filets de trou en trou, et les retirent de même. Mais ce qu’il y a de plus surprenant, c’est que bien souvent ils rapportent dans des filets des hirondelles qui se tiennent avec leurs pattes à quelque petit morceau de bois. Elles sont comme mortes lorsqu’on les tire de l’eau, et n’ont aucun signe de vie ; mais lorsqu’on les approche du feu, et qu’elles commencent à sentir la chaleur, elles remuent un peu, puis secouent leurs ailes, et commencent à voler comme elles font en été. Cette particularité m’a été confirmée par tous ceux à qui je l’ai demandée.

Nous nous mîmes le mercredi matin en chemin, et, après avoir passé de l’autre côté du torrent, nous fîmes une petite lieue à pied. Nous rencontrâmes dans notre chemin la cabane d’un Lapon, faite de feuilles et de gazon : toutes ses hardes étaient derrière sa cabane sur des planches, qui consistaient en quelques peaux de rennes, quelques outils pour travailler, et plusieurs filets qui pendaient sur une perche. Après avoir tout examiné, nous poursuivîmes notre route à l’ouest dans les bois, sans suivre aucun chemin. Nous trouvâmes dans le milieu un magasin de Lapon, construit sur quatre arbres qui faisaient un espace carré. Tout cet édifice, couvert de quelques planches, était appuyé sur ces quatre morceaux de bois, qui sont ordinairement de sapin, dont les Lapons ôtent l’écorce, afin que particulièrement les loups et les ours ne puissent monter sur ces arbres, qu’ils frottent de graisse et d’huile de poisson. C’est dans ce magasin que les Lapons ont toutes leurs richesses, qui consistent en poisson sec ou chair de rennes. Ces garde-manger sont au milieu des bois, à deux ou trois lieues de l’endroit où le Lapon a son habitation : le même en aura quelquefois deux ou trois en différents endroits. C’est pourquoi, comme ils sont exposés continuellement à la fureur des bêtes, ils emploient toute leur adresse pour rendre leurs efforts vains ; mais il arrive bien souvent, quoi qu’ils puissent faire, que les ours détruisent tout le travail d’un Lapon, et mangent en un jour tout ce qu’il aura amassé pendant une année entière, ainsi qu’il arriva à un certain que nous trouvâmes sur le lac de Tornotresch, et que nous rencontrâmes à notre retour, fort désolé de ce que les ours avaient détruit son magasin, et dévoré tout ce qui était dedans.

Ils ont encore une autre sorte de réservoir, qu’ils appellent nalla , qui est pourtant comme les autres au milieu des bois, mais qui n’est que sur un seul pivot. Ils coupent un arbre de la hauteur de six ou sept pieds, et mettent sur le tronc deux morceaux de bois en croix, sur lesquels ils établissent ce petit édifice, qui fait le même effet que le colombier, et qu’ils couvrent de planches. Ils n’ont d’autre échelle pour monter à ce réservoir qu’un tronc d’arbre dans lequel ils creusent comme des espèces de degrés.

Après avoir encore marché environ une demi-heure, nous arrivâmes sur le bord du lac, où nous trouvâmes un petit Lapon extrêmement vieux, avec son fils, qui allait à la pêche. Nous l’interrogeâmes sur quantité de choses, et particulièrement sur son âge, qu’il ne savait pas ; ignorance ordinaire aux Lapons, qui presque tous n’ont pas même le souvenir de l’année dans laquelle ils vivent, et qui ne connaissent les temps que par la succession de l’hiver à l’été. Nous lui donnâmes du tabac et de l’eau-de-vie ; et il nous dit que, nous ayant aperçus du haut de sa cabane, il s’était sauvé dans le bois, d’où il pouvait pourtant nous voir ; et qu’ayant reconnu que nous ne lui avions fait aucun dommage, et que nous n’avions emporté aucune chose, il s’était hasardé à sortir de son fort pour vaquer à son travail. Le bon traitement que nous fîmes à ce pauvre homme en tabac et en eau-de-vie, qui est le plus grand régal qu’on puisse faire aux Lapons, fit qu’il nous promit de nous mener chez lui à notre retour, et qu’il nous ferait voir ses rennes, au nombre de soixante-dix ou quatre-vingts, et tout son petit ménage.

Nous passâmes outre, et allâmes passer la nuit dans la cabane d’un Lapon qui était à l’endroit où le lac commence à former le fleuve. Il y a longtemps, monsieur, que je vous parle des maisons des Lapons, sans vous en avoir fait la description ; il faut contenter votre curiosité.

Les Lapons n’ont aucune demeure fixe, mais ils vont d’un lieu à un autre, emportant avec eux tout ce qu’ils ont. Ce changement de place se fait, ou pour la commodité de la pêche, dont ils vivent, ou pour la nourriture de leurs rennes, qu’ils cherchent ailleurs lorsqu’elle est consommée dans l’endroit où ils vivaient. Ils se mettent ordinairement pendant l’été sur le bord des lacs, à l’endroit où sont les torrents ; et l’hiver ils s’enfoncent davantage dans les bois, aux endroits où ils croient trouver de quoi chasser. Ils n’ont pas de peine à déménager promptement : en un quart d’heure ils ont plié toute leur maison, et chargent tous leurs ustensiles sur des rennes, qui leur sont d’un merveilleux secours ; ils en ont en cette occasion cinq ou six sur lesquels ils mettent tout leur bagage, comme nous faisons sur nos chevaux, et les enfants qui ne sauraient marcher.

Ces rennes vont les uns après les autres ; le second est attaché d’une longue courroie au col du premier, et le troisième est lié au second ; ainsi du reste. Le père de famille marche derrière ces rennes, et précède tout le reste de son troupeau, qui le suit comme on voit les moutons suivre le berger. Quand on est arrivé en un lieu propre pour demeurer, l’on décharge les bêtes, et l’on commence à bâtir la maison. Ils élèvent quatre perches qui font le soutien de tout leur bâtiment. Ces bâtons sont percés à l’extrémité d’en haut, et joints ensemble d’un autre sur lequel sont appuyées quantité d’autres perches qui forment tout l’édifice, et font le même effet que ferait une cloche. Toutes ces perches servent à soutenir une grosse toile qu’ils appellent waldmar , qui fait ensemble et les murailles et le fort de la maison. Les plus riches emploient une double couverture pour se mieux garantir des pluies et des vents, et les pauvres se servent de gazon. Le feu est au milieu de la cabane, et la fumée sort par un trou qu’ils laissent pour cela au sommet. Ce feu est continuellement allumé pendant l’hiver et pendant l’été : ce qui fait que la plupart des Lapons perdent la vue lorsqu’ils arrivent sur l’âge. La crémaillère pend du haut du toit sur le feu : quelques-unes sont faites de fer ; mais la plupart sont d’une branche de bouleau, au bout de laquelle il y a un crochet. On voit toujours un chaudron qui pend sur le feu, et particulièrement l’hiver lorsqu’ils font fondre la neige ; et lorsque quelqu’un veut boire, il prend de la neige dans une grande cuiller, et l’arrose de cette eau bouillante, jusqu’à ce qu’elle soit entièrement fondue. Le plancher de leur cabane est fait de branches de bouleau ou de pin, qu’ils jettent en confusion pour leur servir de lit. Voilà, monsieur, quelles sont les habitations des Lapons. Là sont les vieux comme les jeunes, les hommes et les femmes, les pères et les enfants. Ils couchent tous ensemble sur des peaux de rennes, tout nus, ce qui occasionne bien souvent des désordres fort dangereux. La porte de la cabane est extrêmement étroite, et si basse qu’il y faut entrer à genoux ; ils la tournent ordinairement au midi, afin d’être moins exposés au vent du nord.

Il y a encore une autre sorte de cabane qui est fixe, et qu’ils font de figure hexagone, avec des pins qu’ils emboîtent les uns sur les autres, et dont les fentes sont bouchées de mousse. Celles-là appartiennent aux plus riches, qui ne laissent pas de changer de demeure comme les autres, mais qui reviennent toujours au bout de quelque temps au même endroit, qui est ordinairement sur le bord des cataractes qui apportent une grande commodité pour la pêche.

Ce fut dans une de ces cabanes que nous passâmes la nuit. Elle n’était couverte que de branches entrelacées qui soutenaient de la mousse. Nous y rencontrâmes deux Lapons que nous saluâmes en leur donnant la main, et leur disant pourist , qui est la salutation laponne, qui veut dire bienvenu . Ces pauvres gens nous saluèrent de même et nous rendirent le salut par le mot pourist oni, soyez le bienvenu aussi . Ils accompagnèrent ces mots de leur révérence ordinaire, qu’ils font à la mode des Moscovites, en fléchissant les deux genoux. Nous ne manquâmes pas, pour faire connaissance, de leur donner de l’eau-de-vie, et de cinq ou six sortes ; de manière qu’en ayant trop pris pour leur tête, et la cervelle commençant à leur tourner, un d’eux voulut faire le sorcier, et prit son tambour. Comme cet article est le point de leur superstition le plus essentiel, vous voulez bien, monsieur, que je vous parle de leur religion.

Tout le monde sait que les peuples les plus voisins du Septentrion ont toujours été adonnés à l’idolâtrie et à la magie. Les Finlandais y ont excellé par-dessus tous les autres, et on les dirait aussi savants dans cet art diabolique, que s’ils avaient eu pour maître Zoroastre ou Circé. Les anciens les connaissaient pour tels ; et un auteur danois, en parlant des Finlandais, desquels les Lapons sont sortis, disait : Tunc Biarmenses, arma artibus permutantes, carminibus in nimbos solvere cœlum, lætamque aeris faciem tristi imbrium aspergine confuderunt. « Les Biarmiens, employant leur art au défaut des armes, changent les temps sereins en des tempêtes cruelles, et remplissent le ciel de nuages par leurs enchantements. » Cela fait connaître que les Biarmiens qui sont les Finlandais d’à présent, étaient aussi méchants soldats qu’ils étaient grands magiciens. Il en parle encore en un autre endroit en ces termes : Sunt Finni ultimi septentrionis populi ; vix quidem habitabilem orbis terrarum partem cultura complent : acer iisdem telorum est usus ; non alia gens promptiore jaculandi peritia fruitur ; grandibus et latis sagittis dimicant, incantationum studiis incumbunt , etc. « Les Finlandais sont, dit-il, les derniers peuples qui habitent vers le Septentrion ; ils vivent dans la partie du monde la moins habitable, et se servent si bien de traits, qu’il n’y a point de nation plus adroite à tirer de l’arc ; ils combattent avec des flèches fort longues et fort larges, et s’étudient aux enchantements. »

Si les Finlandais étaient autrefois si adonnés à la magie, les Lapons, qui en descendent, ne le sont pas moins aujourd’hui : ils ne sont chrétiens que par politique et par force. L’idolâtrie, qui est beaucoup plus palpable, et qui frappe plus les sens que le culte du vrai Dieu, ne saurait être arrachée de leur cœur. Les erreurs des Lapons se peuvent réduire à deux chefs : on peut rapporter au premier tout ce qu’ils ont de superstitieux et de païen et au second leurs enchantements et leur magie. Leur première superstition est d’observer ordinairement les jours malheureux, pendant lesquels ils ne veulent point aller chasser, et croient que leurs arcs se rompraient ces jours-là, qui sont les jours de Sainte-Catherine, Saint-Marc et autres. Ils ont de la peine à se mettre en chemin le jour de Noël, qu’ils croient malheureux. La cause de cette superstition vient de ce qu’ils ont mal entendu ce qui se passa ce jour-là, quand les anges descendirent du ciel et épouvantèrent les pasteurs ; et ils croient que des esprits malins se promènent ce jour-là dans les airs, qui pourraient leur nuire. Ils sont encore assez superstitieux de croire qu’il reste quelque chose après la mort, appelé mânes, qu’ils appréhendent fort ; et lorsque quelqu’un meurt en dispute avec quelque autre, il faut qu’un tiers se transporte au lieu de la sépulture, et qu’il fasse l’accord de pacification entre celui qui est vivant et celui qui est mort. C’est là proprement l’erreur des païens, qui appelaient mânes quasi qui maneant post obitum . Tout cela n’est que superstition ; mais vous allez voir ce qu’ils ont d’impie, de païen, de magique.

Premièrement, ils mêlent indifféremment Jésus-Christ avec leurs faux dieux, et ils font un tout de Dieu et du diable, qu’ils croient pouvoir adorer suivant leur fantaisie. Ce mélange se remarque particulièrement sur leurs tambours, où ils mettent Storiunchar avec sa famille au-dessus de Jésus-Christ et de ses apôtres. Ils ont trois dieux principaux : le premier s’appelle Thor, ou dieu du tonnerre ; le second Storiunchar ; et le troisième Parjute, qui veut dire le soleil .

Ces trois dieux sont adorés des Lapons de Lula et de Pitha seulement, car ceux de Kimiet et de Torno, parmi lesquels j’ai vécu, n’en connaissent qu’un, qu’ils appellent Seyta, et qui est le même chez eux que Storiunchar chez les autres. Ces dieux sont faits d’une pierre longue, sans autre figure que celle que la nature lui a donnée, et telle qu’ils la trouvent sur les bords des lacs ; en sorte que toute pierre faite d’une manière particulière, raboteuse, pleine de trous et de concavités, est pour eux un dieu ; et plus elle est extraordinaire, plus ils ont de vénération pour elle.

Thor est le premier des dieux ; et c’est celui qu’ils croient maître du tonnerre, et qu’ils arment d’un marteau. Storiunchar est le second, qui est le vicaire du premier ; comme qui dirait, Thorjunchar, lieutenant de Thor .

Il préside à tous les animaux, aux oiseaux comme aux poissons ; et comme c’est celui dont ils ont le plus besoin, c’est à lui aussi à qui ils font plus de sacrifices pour se le rendre favorable. Ils le mettent ordinairement sur le bord des lacs et dans les forêts, où il étend sa juridiction et fait voir son pouvoir. Le troisième dieu, qu’ils ont de commun avec quelques autres païens, est le soleil, pour lequel ils ont une grande vénération, à cause des grandes commodités qu’ils en reçoivent. C’est celui de tous les trois qu’ils ont, ce me semble, le plus de sujet d’adorer. Premièrement il chasse, à son approche, le froid qui les a tourmentés pendant plus de neuf mois ; il découvre la terre et donne la nourriture à leurs rennes ; il ramène un jour qui dure quelques mois, et dissipe les ténèbres dans lesquelles ils ont été ensevelis fort longtemps : ce qui fait qu’en son absence ils ont un grand respect pour le feu, qu’ils prennent pour une vive représentation du soleil, et qui fait en terre ce que l’autre fait dans les cieux.

Quoique chaque famille ait ses dieux particuliers, les Lapons ne laissent pas d’avoir des endroits généraux où ils en ont de communs. Je vous parlerai dans la suite d’un de ces lieux où j’ai été moi-même voir leurs autels ; et c’est là qu’ils font ordinairement les sacrifices dans la manière suivante.

Lorsque les Lapons ont connu, par l’exploration du tambour, que leur dieu est altéré de sang et qu’il demande une offrande, ils conduisent la victime, qui est un renne mâle, à l’endroit où est l’autel du dieu à qui ils veulent sacrifier, et ne permettent à aucune femme ou fille d’approcher de ce lieu, à qui il est aussi défendu de sacrifier : ils tuent la victime au pied de l’autel, en lui perçant le cœur d’un coup de couteau qu’ils lui enfoncent dans le côté ; puis, approchant de l’autel avec respect, ils prennent de la graisse de l’animal, et du sang le plus proche du cœur, dont ils frottent leur dieu avec révérence, en lui faisant des croix avec le même sang. On met derrière l’idole la corne des pieds, les os et les cornes ; on pend d’un côté un fil rouge orné d’étain, et de l’autre les parties avec lesquelles l’animal augmente son espèce. Le sacrificateur emporte chez lui tout ce qui peut être mangé, et laisse seulement les cornes à son dieu. Mais quand il arrive que l’autel du dieu à qui ils veulent sacrifier est sur le sommet des montagnes inaccessibles où ils croient qu’il demeure, alors, comme ils ne peuvent le frotter du sang de la victime, ils prennent une petite pierre qu’ils trempent dedans, et la jettent au lieu où ils ne sauraient aller.

Ils n’offrent pas seulement des sacrifices aux dieux ; ils en font aussi aux mânes de leurs parents ou de leurs amis, pour les empêcher de leur faire du mal. La différence qu’ils apportent dans le sacrifice des mânes est que le fil, qui est rouge à l’autre, est noir à celui-ci, et qu’ils enterrent les restes des bêtes, comme sont les os et le bois, et ne les laissent pas découverts comme ils font sur les autels.

Voilà, monsieur, ce qu’ils ont de semblable avec les païens : voyons présentement ce qu’ils ont de particulier dans leur art magique. Quoi que les rois de Suède aient pu faire par leurs édits menaçants, et par le châtiment de quelques sorciers, ils n’ont pu abolir entièrement le commerce que les Lapons ont avec le diable ; ils ont fait seulement que le nombre en est plus petit, et que ceux qui le font encore n’osent le professer ouvertement.

Entre plusieurs enchantements dont ils sont capables, l’on dit qu’ils peuvent arrêter un vaisseau au milieu de sa course, et que le seul remède pour empêcher la force de ce charme est de répandre des purgations de femme, dont l’odeur est insupportable aux malins esprits. Ils peuvent aussi changer la face du ciel et le couvrir de nuages ; et ce qu’ils font le plus facilement, c’est de vendre le vent à ceux qui en ont besoin ; et ils ont pour cela un mouchoir qu’ils nouent en trois endroits différents, et qu’ils donnent à celui qui en a besoin. S’il dénoue le premier, il excite un vent doux et supportable ; s’il a besoin d’un plus fort, il dénoue le second ; et s’il vient à ouvrir le troisième, il excitera pour lors une tempête épouvantable. L’on dit que cette manière de vendre le vent est fort ordinaire dans ce pays, et que les moindres petits sorciers ont ce pouvoir, pourvu que le vent dont ils ont besoin commence un peu à souffler, et qu’il faille seulement l’exciter. Comme je n’ai rien vu de tout ce dont je parle, je n’en dirai rien : mais pour ce qui est du tambour, je vous en puis dire quelque chose de plus certain.

Cet instrument, avec lequel ils font tous leurs charmes, et qu’ils appellent kannus , est fait du tronc d’un pin et d’un bouleau qui croît en un certain endroit, et dont les veines doivent aller de l’orient au couchant. Ce kannus n’est fait que d’un seul morceau de bois creusé dans son épaisseur, en ovale, et dont le dessous est convexe, dans lequel ils font deux trous assez longs pour passer le doigt, et pour pouvoir le tenir plus ferme. Le dessus est couvert d’une peau de renne, sur laquelle ils peignent en rouge quantité de figures, et dont l’on voit pendre plusieurs anneaux de cuivre et quelques morceaux d’os de renne. Ils peignent ordinairement les figures suivantes : ils font premièrement, vers le milieu du tambour, une ligne qui va transversalement, au-dessus de laquelle ils mettent les dieux qu’ils ont en plus grande vénération, comme Thor avec ses valets, et Seyta ; et ils en tirent une autre un peu plus bas comme l’autre, mais qui ne s’étend que jusqu’à la moitié du tambour : là l’on voit l’image de Jésus-Christ avec deux ou trois apôtres. Au-dessus de ces lignes sont représentés la lune, les étoiles et les oiseaux ; mais la place du soleil est au-dessous de ces mêmes lignes, sous lequel ils mettent les ours, les serpents. Ils y représentent aussi les animaux, quelquefois des lacs et des fleuves. Voilà, monsieur, quelle est la figure d’un tambour ; mais ils ne mettent pas sur tous la même chose, car il y en a où sont peints des troupeaux de rennes, pour savoir où ils les doivent trouver, quand il y en a quelqu’un de perdu. Il y a des figures qui font connaître le lieu où ils doivent aller pour la pêche, d’autres pour la chasse, quelques-unes pour savoir si les maladies dont ils sont atteints doivent être mortelles ou non ; ainsi de plusieurs autres choses dont ils sont en doute.

Il faut deux choses pour se servir du tambour : l’indice, qui doit marquer la chose qu’ils désirent ; et le marteau pour frapper dessus le tambour, et pour mouvoir cet indice jusqu’à ce qu’il se soit arrêté fixe sur quelque figure. Cet indice est fait ordinairement d’un morceau de cuivre fait en forme de bossettes qu’on met au mors des chevaux, d’où pendent plusieurs autres petits anneaux de même métal. Le marteau est fait d’un seul os de renne, et représente la figure d’un grand T. Il y en a qui sont faits d’une autre forme ; mais ce sont là les manières les plus ordinaires. Ils ont cet instrument en telle vénération, qu’ils le tiennent toujours enveloppé dans une peau de renne, ou quelque autre chose ; et ils ne le font jamais entrer dans la maison par la porte ordinaire par où les femmes passent ; mais ils le prennent ou pardessus le drap qui entoure leur cabane, ou par le trou qui donne passage à la fumée. Ils se servent ordinairement du tambour pour trois choses principales : pour la chasse et la pêche, pour les sacrifices, et pour savoir les choses qui se font dans les pays les plus éloignés ; et lorsqu’ils veulent connaître quelque chose de cet article, ils ont soin premièrement de bander la peau du tambour en l’approchant du feu ; puis un Lapon se mettant à genoux avec tous ceux qui sont présents, il commence à frapper en rond sur son tambour ; et, redoublant les coups avec les paroles qu’il prononce comme un possédé, son visage devient bleu, son crin se hérisse, et il tombe enfin sur la face sans mouvement. Il reste en cet état autant de temps qu’il est possédé du diable, et qu’il en faut à son génie pour rapporter un signe qui fasse connaître qu’il a été au lieu où on l’a envoyé ; puis, revenant à lui-même, il dit ce que le diable lui a révélé, et montre la marque qui lui a été apportée.

Le second usage, qui est moins considérable, et qui n’est pas aussi violent, est pour connaître le succès des maladies, qu’ils apprennent par la fixation de l’indice sur les figures heureuses ou malheureuses.

Le troisième, qui est le moindre de tous, leur montre de quel côté ils doivent tourner pour avoir une bonne chasse ; et lorsque l’indice, agité plusieurs fois, s’arrête à l’orient ou à l’occident, au midi ou au septentrion, ils infèrent de là qu’en suivant le côté qui leur est marqué, ils ne seront pas malheureux.

Ils ont encore un quatrième sujet pour lequel ils se servent du tambour, et connaissent si leurs dieux veulent des sacrifices, et de quelle nature ils les veulent. Si l’indice s’arrête sur la figure qui représente Thor ou Seyta, ils offrent à celui-là, et connaissent de même quelle victime lui plaît davantage.

Voilà, monsieur, de quel usage est ce tambour lapon si merveilleux, et dont nous ne connaissons pas l’usage en France. Pour moi, qui crois difficilement aux sorciers, et qui n’ai rien vu de ce que je vous écris, je démentirais volontiers l’opinion générale de tout le monde, et de tant d’habiles gens qui m’ont assuré que rien n’était plus vrai, que les Lapons pouvaient connaître les choses éloignées. Jean Tornæus, dont je vous ai parlé, prêtre de la province de Torno, homme extrêmement savant, et à la foi duquel je m’en rapporterais aisément, assure que cela lui est arrivé tant de fois, et que certains Lapons lui ont dit si souvent tout ce qui s’était passé dans son voyage, jusqu’aux moindres particularités, qu’il ne fait aucune difficulté de croire tout ce qu’on en dit. Les archives de Berge font foi d’une chose arrivée à un valet marchand, qui, voulant savoir ce que son maître faisait en Allemagne, alla trouver un certain Lapon fort renommé ; et ayant écrit la déposition du sorcier dans les livres de la ville, la chose se trouva véritable, et le marchand avoua que le maître un tel jour avait couché avec une fille. Comme le Lapon avait dit mille autres histoires de cette nature, qui m’ont été contées dans le pays par tant de gens dignes de foi, je vous avoue, monsieur, que je ne sais qu’en croire.

Que ce que je vous mande soit vrai ou faux, il est constant que les Lapons ont une aveugle croyance aux effets du tambour, dans laquelle ils s’affermissent tous les jours par les succès étranges qu’ils en voient arriver. S’ils n’avaient que cet instrument pour exercer leur art diabolique, cela ne ferait de mal qu’à eux-mêmes, mais ils ont encore un autre moyen pour porter le mal, la douleur, les maladies, et la mort même, à ceux qu’ils veulent affliger. Ils se servent pour cela d’une petite boule de la grosseur d’un œuf de pigeon, qu’ils envoient par tous les endroits du monde dans une certaine distance, suivant que leur pouvoir est étendu ; et s’il arrive que cette boule enflammée rencontre quelqu’un par le chemin, soit un homme ou un animal, elle ne va pas plus loin, et fait le même effet sur celui qu’elle a frappé que sur la personne qu’elle devait frapper. Le Français qui nous servit d’interprète pendant notre voyage en Laponie, et qui avait demeuré trente ans à Swapavara, nous assura en avoir vu plusieurs fois passer autour de lui. Il nous dit qu’il était impossible de connaître la forme que cela pouvait avoir. Il nous assura seulement que cette boule volait d’une extrême vitesse, et laissait après soi une petite trace bleue qu’il était facile de distinguer. Il nous dit même qu’un jour, passant sur une montagne, son chien, qui le suivait d’assez près fut atteint d’un de ces gans (car c’est ainsi qu’ils appellent ces boules), dont il mourut sur-le-champ, quoiqu’il fût plein de vie un moment devant. Il chercha l’endroit par où son chien pouvait avoir été blessé, et vit un trou sous sa gorge, sans pouvoir trouver dans son corps ce qui l’avait frappé. Ils conservent ces gans dans des sacs de cuir ; et ceux qui sont les plus méchants ne laissent guère passer de jours qu’ils ne jettent quelqu’un de ces gans , qu’ils laissent ravager dans l’air lorsqu’ils n’ont personne à qui les jeter ; et quand il arrive qu’un Lapon qui se mêle du métier est en colère contre quelque autre de la même profession, et lui veut faire du mal, son gans n’a aucun pouvoir, si l’autre est plus expert dans son art, et s’il est plus grand diable que lui. Tous les habitants du pays appréhendent extrêmement ces émissaires ; et ceux qui sont connus pour avoir le pouvoir de les jeter sont extrêmement respectés, et personne n’ose leur faire du mal. Voilà, monsieur, tout ce que j’ai pu apprendre de leur art magique par mon expérience, et par le récit qui m’en a été fait par tous les gens du pays, que je croyais extrêmement dignes de foi, et particulièrement par les prêtres, que j’ai consultés sur toutes ces choses.

Sitôt que notre Lapon eut la tête pleine d’eau-de-vie, il voulut contrefaire le sorcier ; il prit son tambour, et commençant à frapper dessus avec des agitations et des contorsions de possédé, nous lui demandâmes si nous avions encore père et mère. Il était assez difficile de parler juste sur cette matière : nous étions trois ; l’un avait son père, l’autre sa mère, et le troisième n’avait ni l’un ni l’autre. Notre sorcier nous dit tout cela, et se tira assez bien d’affaire. Quoique ceux avec qui nous étions, qui étaient des Finlandais et des Suédois, n’en eussent aucune connaissance qui nous pût faire soupçonner qu’ils auraient instruit le Lapon de tout ce qu’il devait dire ; comme il avait affaire à des gens qui ne se contentaient pas de peu, et qui voulaient quelque chose de plus sensible et de plus particulier que ce qui pouvait arriver par un simple effet du hasard, nous lui dîmes que nous le croirions parfaitement sorcier, s’il pouvait envoyer son démon au logis de quelqu’un de nous, et rapporter un signe qui nous fît connaître qu’il y avait été. Je demandai les clefs du cabinet de ma mère, que je savais bien qu’il ne pouvait trouver que sur elle, ou sous son chevet ; et je lui promis cinquante ducats s’il pouvait me les apporter. Comme le voyage était fort long, il fallut prendre trois ou quatre bons coups d’eau-de-vie pour faire le chemin plus gaiement, et employer les charmes les plus forts et les plus puissants pour appeler son esprit familier, et le persuader d’entreprendre le voyage et de revenir promptement. Notre sorcier se mit en quatre, ses yeux se tournèrent, son visage changea de couleur, et sa barbe se hérissa de violence. Il pensa rompre son tambour, tant il frappait avec force ; et il tomba enfin sur sa face, roide comme un bâton. Tous les Lapons qui étaient présents empêchaient avec soin qu’on ne l’approchât en cet état, éloignaient jusqu’aux mouches, et ne souffraient pas qu’elles se reposassent sur lui. Je vous assure que quand je vis toute cette cérémonie, je crus que j’allais voir tomber par le trou du dessus de la cabane ce que je lui avais demandé, et j’attendais que le charme fût fini pour lui en faire faire un autre, et le prier de me ménager un quart d’heure de conversation avec le diable, dans laquelle j’espérais savoir bien des choses. J’aurais appris si mademoiselle… est encore pucelle, et ce qui se passe entre monsieur… et madame… Je lui aurais demandé si monsieur… a dépucelé sa femme depuis trois ans qu’il est avec elle ; si le dernier enfant qu’a eu madame… est de son mari, ou non ; enfin, monsieur, j’aurais su bien des choses qu’il n’y a que le diable qui sache.

Notre Lapon resta comme mort pendant un bon quart d’heure ; et, revenant un peu à lui, il commença à nous regarder l’un après l’autre avec des yeux hagards ; et, après nous avoir tous examinés l’un après l’autre, il m’adressa la parole, et me dit que son esprit ne pouvait agir suivant son intention, parce que j’étais plus grand sorcier que lui, et que mon génie était plus puissant ; et que si je voulais commander à mon diable de ne rien entreprendre sur le sien, il me donnerait satisfaction.

Je vous avoue, monsieur, que je fus fort étonné d’avoir été sorcier si longtemps, et de n’en avoir rien su. Je fis ce que je pus pour mettre notre Lapon sur les voies. Je commandai à mon démon familier de ne point inquiéter le sien ; et avec tout cela nous ne pûmes savoir autre chose de notre sorcier, qui se tira fort mal d’un pas si difficile, et qui sortit de dépit de la cabane, pour aller, comme je crois, noyer tous ces dieux et les diables qui l’avaient abandonné au besoin, et nous ne le revîmes plus.

Le jeudi matin nous continuâmes toujours notre chemin vers le lac de Tornotresch ; et à l’endroit où il commence à former le fleuve, on voit à main gauche une petite île, qui est de tous côtés entourée de cataractes épouvantables, qui descendent avec une précipitation furieuse sur des rochers, où elles causent un bruit horrible. Là, il y a eu de tout temps un autel fameux, dédié à Seyta, où tous les Lapons de la province de Torno vont faire leurs sacrifices dans les nécessités les plus pressantes. Jean Tornæus, dont je vous ai parlé plusieurs fois, faisant mention de cet endroit, en parle en ces termes : Eo loco ubi Tornotresch ex se effudit fluvium in insula quadam in medio cataractæ Dara dictæ, reperiuntur Seytæ lapides, specie humana, collocati ordine. Primus altitudine viri proceri ; post, quatuor alii paulo breviores, juxta collocati ; omnes quasi pileis quibusdam in capitibus suis ornati ; et quoniam res est difficillima periculique plenissima, propter vim cataractæ indictam, navigium appellere, ideo Laponi pridem desierunt invisere locum istum, ut nunc explorari nequeant, ultrum, quomodove ulli fuerint in istam insulam. « Au lieu, dit-il, où le lac de Tornotresch se répand en fleuve dans une certaine île, au milieu de la cataracte appelée Dara, on trouve des Seyta de pierre, de figure humaine, mis par ordre. Le premier est de la hauteur d’un grand homme, et quatre autres plus petits mis à ses côtés, tous ayant sur la tête une espèce de petit chapeau : et parce qu’il est très-difficile et même dangereux d’approcher en bateau de cette île, à cause de la violence de l’eau, les Lapons ont cessé la coutume, depuis longtemps, d’aller à cet autel ; et ils ne peuvent s’imaginer comment on a pu adorer ces dieux, et de quelle manière ces pierres sont venues en cet endroit. » Nous approchâmes de cet autel, et aperçûmes plutôt un grand monceau de cornes de rennes, que les dieux qui étaient derrière. Le premier était le plus gros et le plus grand de tous. Il n’avait aucune figure humaine, et je ne puis dire à quoi il ressemblait ; mais ce que je puis assurer, c’est qu’il était très-gras et très-vilain, à cause du sang et de la graisse dont il était frotté : celui-là s’appelait Seyta ; sa femme, ses enfants, et ses valets étaient rangés par ordre à son côté droit ; mais toutes ces pierres n’avaient aucune figure, que celle que la nature donne à celles qui sont exposées à la chute des eaux. Elles n’étaient pas moins grasses que la première, mais beaucoup plus petites. Toutes ces pierres, et particulièrement celle qui représentait Seyta, étaient sur des branches de bouleau toutes récentes ; et l’on voyait à côté un amas de bâtons carrés, sur lesquels il y avait quelques caractères. On en remarquait un au milieu, beaucoup plus gros et plus haut que les autres, et c’était, comme nous dirent nos Lapons, le bourdon dont Seyta se servait pour faire voyage. Un peu derrière tous ces dieux, il y en avait deux autres, gros et gras, et pleins de sang sous lesquels il y avait, comme sous les autres, quantité de branches : ceux-ci étaient plus proches du fleuve ; et nos Lapons nous dirent que ces dieux avaient été plusieurs fois jetés dans l’eau, et qu’on les avait toujours retrouvés en leurs places. Quelque temps après, je vis quelque chose de contraire à ce que Tornæus avance : il dit, premièrement, que ce lieu n’est plus fréquenté des Lapons, à cause de la difficulté qu’on a d’en approcher ; et c’est ce qui fait qu’il est en plus grande vénération parmi eux, parce que, disent-ils, les Seyta se plaisent dans des lieux difficiles et même inaccessibles, comme on voit par les sacrifices qu’ils font au pied des montagnes, où ils trempent la pierre dans le sang de la victime, qu’ils jettent sur le sommet lorsqu’ils ne peuvent y monter. Ce lieu est aussi fréquenté qu’auparavant, comme nous assurèrent nos Lapons, et comme nous vîmes nous-mêmes par les branches sur lesquelles ces pierres reposaient, où l’on voyait encore quelques feuilles vertes qui y restaient, et par le sang frais dont ces pierres étaient encore trempées. Pour ce qui est des chapeaux que Tornæus dit qu’ils ont dessus leurs têtes, ce n’est autre chose qu’une figure plate qui est au-dessus de la pierre, et qui excède en cet endroit. Il n’y a pourtant que les deux premiers, qui représentent Seyta et sa femme, qui aient cette marque ; et les autres sont d’une pierre de figure longue, pleines de bosses et de trous, qui viennent finir en pointe, et représentent les enfants de Seyta et toute sa basse famille. Au reste, l’autel n’est fait que d’une seule roche, qui est couverte d’herbe et de mousse, comme le reste de l’île, avec cette différence, que le sang répandu, et que la quantité des bois et des os de rennes, ont rendu la place plus foulée.

Quoi que nos Lapons pussent nous dire pour nous empêcher d’emporter de ces dieux, nous ne laissâmes pas de diminuer la famille de Seyta, et de prendre chacun un de ses enfants, malgré les menaces qu’ils nous faisaient de leur part, et les imprécations dont ils nous chargeaient, en nous assurant que notre voyage serait malheureux, si nous excitions la colère de leur dieu. Si Seyta eût été moins gras et moins pesant, je l’aurais emporté avec ses enfants. Mais, ayant voulu mettre la main dessus, je ne pus qu’à grand’peine le lever de terre. Les Lapons, voyant cela, me comptèrent alors pour un homme perdu, et qui ne pouvait pas aller loin, sans être du moins foudroyé ; car la marque la plus certaine parmi eux d’un dieu courroucé, c’est la pesanteur qu’on trouve dans l’idole : au lieu que la facilité qu’on a en le levant fait connaître qu’il est propice, et prêt à aller où l’on veut : c’est de cette manière aussi qu’ils connaissent s’il veut des sacrifices, ou non.

Aussitôt que nous eûmes quitté cette île, nous entrâmes dans le lac de Tornotresch. De ce lac sort le fleuve de Torno : sa longueur s’étend environ quarante lieues de l’est à l’ouest, mais sa largeur n’est pas considérable. Il est gelé depuis le mois de septembre jusqu’après la Saint-Jean, et fournit aux Lapons une abondance de poisson presque inconcevable. Le sommet des montagnes, dont il est partout environné, se dérobe à la vue, tant il est élevé ; et les neiges dont elles sont continuellement couvertes font qu’on ne saurait presque les distinguer d’avec les nues. Ces montagnes sont toutes découvertes, et ne portent point de bois : il ne laisse pas d’y avoir beaucoup de bêtes et d’oiseaux, et particulièrement des fiælripor , qui se plaisent là plus qu’en tout autre endroit. C’est autour de ce lac que les Lapons viennent se répandre quand ils reviennent de Norwége, où la chaleur et les mouches les ont relégués pour quelque temps ; et c’est là aux environs aussi où sont les richesses de la plupart. Ils n’ont point d’autre coffre-fort pour mettre leur argent et leurs richesses.

Ils prennent un chaudron de cuivre qu’ils emplissent de ce qu’ils ont de plus précieux, et le portent dans l’endroit le plus secret et le plus reculé qu’ils peuvent s’imaginer. Là ils l’enterrent dans un trou assez profond qu’ils font pour cela, et le couvrent d’herbe et de mousse, afin qu’il ne puisse être aperçu de personne. Tout cela se fait sans que le Lapon en donne aucune connaissance à sa femme ou à ses enfants, et il arrive souvent que les enfants perdent un trésor, pour être trop bien caché, lorsque le père meurt d’une mort inopinée, qui ne lui donne pas le temps de découvrir à quel endroit sont ses richesses. Tous les Lapons généralement cachent ainsi leurs biens, et on trouve souvent quantité de rixdales et de vaisselle d’argent, comme sont des bagues, des cuillers et des demi-seins , qui n’ont point d’autre maître que celui qui les trouve, et qui ne se met pas en peine de le chercher quand il y en aurait. Nous avançâmes bien sept ou huit lieues dans le lac, proche une montagne qui surpassait toutes les autres en hauteur. Ce fut là où nous terminâmes notre course, et où nous plantâmes nos colonnes. Nous fûmes bien quatre heures à monter au sommet, par des chemins qui n’avaient encore été connus d’aucun mortel ; et quand nous y fûmes arrivés, nous aperçûmes toute l’étendue de la Laponie, et la mer Septentrionale, jusqu’au cap du Nord, du côté qui tourne à l’ouest. Cela s’appelle, monsieur, se frotter à l’essieu du pôle, et être au bout du monde. Ce fut là que nous plantâmes l’inscription précédente, qui était sa véritable place, mais qui ne sera, comme je crois, jamais lue que des ours.

Gallia nos genuit ; vidit nos Africa ; Gangem
Hausimus, Europamque oculis lustravimus omnem :
Casibus et variis acti terraque marique,
Hic tandem stetimus, nobis ubi defuit orbis.
de Fercourt , de Corberon , Regnard .
Anno 1681, die 22 Augusti.

Cette roche sera présentement connue dans le monde par le nom de Metavara , que nous lui donnâmes. Ce mot est composé du mot latin meta , et d’un autre mot finlandais vara , qui veut dire roche ; comme qui dirait la roche des limites. En effet, monsieur, ce fut là où nous nous arrêtâmes ; et je ne crois pas que nous allions jamais plus loin.

Pendant le temps que nous fûmes à monter et à descendre cette montagne, nos Lapons étaient allés chercher les habitations de leurs camarades. Ils ne revinrent qu’à une heure après minuit ; et nous rapportèrent qu’ils avaient fait bien du chemin, et qu’ils n’avaient trouvé personne. Cette nouvelle nous affligea, mais elle ne nous abattit pas : car nous n’étions venus en cet endroit que pour voir les plus éloignés, et nous en avions laissé quantité derrière nous, que nous avions différé de voir à notre retour. Nous voulûmes employer notre première ardeur aux recherches les plus pénibles, de crainte que ce feu de curiosité venant à se ralentir, nous ne nous fussions contentés de voir les plus proches.

Nous résolûmes donc de retourner sur nos pas. En effet, dès le grand matin, le vent s’étant fait ouest, nous mîmes à la voile, et revînmes en un jour trouver ce petit vieillard lapon dont je vous ai parlé, qui nous avait promis de nous mener chez lui à notre retour. Nous le rencontrâmes sur le fleuve qui pêchait ; et nous fîmes tant par notre tabac et notre eau-de-vie, que nous lui persuadâmes de nous mener chez lui, quoiqu’il tâchât pour lors de s’en défendre, et d’oublier la promesse qu’il nous avait faite. Il dit à un de nos conducteurs lapons, qui était son gendre, le lieu de sa demeure ; et ayant pris son chemin dans les bois avec un de nos interprètes, à qui nous défendîmes de le quitter, nous prîmes le nôtre en continuant notre route sur le fleuve. Nous arrivâmes au bout de deux heures à la hauteur de sa cabane, qui était encore fort éloignée ; et ayant mis pied à terre, et pris avec nous du tabac et une bouteille de brandevin, nous suivîmes notre Lapon, qui nous mena pendant toute la nuit dans des bois. Cet homme qui ne savait pas précisément la demeure de son beau-père, qu’il avait changée depuis peu, était aussi embarrassé que nous. Tantôt il approchait l’oreille de terre pour entendre quelque bruit ; tantôt il examinait les traces des bêtes que nous rencontrions, pour connaître si les rennes qui avaient passé par là étaient sauvages ou privés. Il montait quelquefois comme un chat sur le sommet des pins pour découvrir la fumée, et criait toujours de toute sa force d’une voix effrayante, qui retentissait par tout le bois. Enfin, après avoir bien tourné, nous entendîmes un chien aboyer : jamais voix ne nous a paru si charmante que celle de ce chien, qui vint nous consoler dans les déserts. Nous tournâmes du côté où nous avions entendu le bruit, et, après avoir marché encore quelque temps, nous rencontrâmes un grand troupeau de rennes, et peu à peu nous arrivâmes à la cabane de notre Lapon, qui ne faisait que d’arriver comme nous.

Cette cabane était au milieu des bois, faite comme toutes les autres, et couverte de son valdmar . Elle était entourée de mousse, pour nourrir environ quatre-vingts bêtes qu’il avait. Ces rennes font toute la richesse de ces gens. Il y en a qui en ont jusqu’à mille et douze cents. L’occupation des femmes est d’en avoir soin, et elles les lient et les trayent dans de certaines heures. Elles les comptent tous les jours deux fois ; et lorsqu’il y en a quelqu’un d’égaré, le Lapon cherche dans les bois jusqu’à ce qu’il l’ait trouvé. On voit courir fort longtemps ces bêtes égarées, et suivant même pendant trois semaines leurs traces marquées dans la neige. Les femmes, comme j’ai dit, ont un soin particulier des rennes et de leurs faons ; elles les veillent continuellement, et les gardent le jour et la nuit contre les loups et les bêtes sauvages. Le plus sûr moyen de les garder contre les loups, c’est de les lier à quelque arbre ; et cet animal qui est extrêmement défiant, et qui appréhende d’être pris, craint que ce ne soit une adresse, et qu’il n’y ait auprès de l’animal quelque piége dans lequel il pourrait tomber. Les loups de ce pays sont extrêmement forts, et tout gris ; ils sont presque tout blancs pendant l’hiver, et sont les plus mortels ennemis des rennes, qui se défendent contre eux des pieds de devant, lorsqu’ils ne le peuvent faire par la fuite. Il y a encore un animal gris brun, de la hauteur d’un chien, que les Suédois appellent jœrt , et les Latins gulo , qui fait aussi une guerre sanglante aux rennes. Cette bête monte sur les arbres les plus hauts, pour voir et n’être pas vue, et pour surprendre son ennemi. Lorsqu’il découvre un renne, soit sauvage, soit domestique, passant sous l’arbre sur lequel il est, il se jette sur son dos, et mettant ses pattes de derrière sur le cou, et celles de devant vers la queue, il s’étend et se roidit d’une telle violence, qu’il fend le renne sur le dos, et enfonce son museau, qui est extrêmement aigu, dans la bête, dont il boit tout le sang. La peau du jœrt est très-fine et très-belle ; on la compare même aux zibelines. Il y a aussi des oiseaux qui font des guerres cruelles aux rennes : entre tous les autres l’aigle est extrêmement friand de la chair de cet animal. Il y a quantité de ces aigles en ce pays, et d’une grosseur si surprenante, qu’ils enlèvent de leurs serres les faons des rennes de trois à quatre mois, et les portent dans leur nid au sommet des plus hauts arbres. Cette particularité me parut d’abord ce que je crois qu’elle vous semblera, c’est-à-dire difficile à croire ; mais cela est si vrai, que la garde qui se fait aux jeunes rennes n’est que pour cela. Tous les Lapons m’ont assuré la même chose ; et le Français qui était notre interprète en Laponie m’a assuré qu’il avait vu plusieurs exemples pareils ; et qu’un jour, ayant suivi un aigle qui emportait le faon d’une de ses rennes jusqu’à son nid, il coupa l’arbre par le pied, et trouva que la moitié de la bête avait déjà servi de nourriture aux petits. Il prit les aiglons, et fit d’eux ce qu’ils avaient fait de son faon, c’est-à-dire, monsieur, qu’il les mangea. La chair en est assez bonne, mais noire et un peu fade. Les rennes portent neuf mois : quand les Lapons veulent sevrer leurs faons, ils leur mettent un caveçon de pin, dont les feuilles sont faites en pointe, et piquent extrêmement ; et quand le faon s’approche de sa mère pour prendre sa nourriture, ordinairement, se sentant piquée, elle éloigne son faon avec son bois, et l’oblige à aller chercher à vivre ailleurs qu’auprès d’elle. Cette occupation n’est pas la seule qu’aient les femmes ; elles font les habits, les souliers et les bottes des Lapons.

Elles tirent l’étain pour en revêtir le fil. Elles font cela avec les dents ; et tenant un os de renne dans lequel il y a plusieurs trous de différentes grosseurs, elles passent leur étain dans le plus grand, puis dans un plus petit, jusqu’à ce qu’il soit en l’état qu’elles le souhaitent, et propre pour couvrir le fil de renne, dont elles ornent leurs habits et tout ce qu’elles travaillent. Ce fil se fait, comme je vous ai déjà dit, avec des nerfs de rennes pilés, qu’elles tirent par filets, et le filent ensuite sur leur joue, en le mouillant de temps en temps, et le tournant continuellement. Elles n’ont point d’autre manière pour faire le fil. Tous les harnais des rennes sont faits aussi par les femmes. Ces harnais sont faits de peaux de rennes. Le poitrail est orné de quantité de figures, faites avec du fil d’étain, d’où pendent plusieurs petites pièces de serge de toutes sortes de couleurs, qui font une espèce de frange. La sonnette est au milieu, et il n’y a rien qui donne la vigueur à cet animal et qui le réjouisse davantage que le bruit qu’il fait avec cette sonnette en courant.

Puisque j’ai commencé à vous parler des occupations des femmes dans ce pays, cela me donnera occasion de vous parler de l’emploi des hommes. Je vous dirai d’abord, parlant en général, que tous les habitants de ce pays sont naturellement lâches et paresseux, et qu’il n’y a que la faim et la nécessité qui les chassent de leur cabane et les obligent à travailler. Je dirais que ce vice commun peut provenir du climat, qui est si rude qu’il ne permet pas facilement de s’exposer à l’air, si je ne les avais trouvés aussi fainéants pendant l’été qu’ils le sont pendant l’hiver. Mais enfin, comme ils sont obligés de chercher toujours de quoi vivre, la chasse et la pêche font leur occupation presque continuelle. Ils chassent l’hiver et pêchent pendant l’été, et font eux-mêmes tous les instruments nécessaires pour l’un et l’autre de ces emplois. Ils se servent pour leurs barques du bois de sapin, qu’ils cousent avec du fil de renne, et les rendent si légères qu’un homme seul en peut facilement porter une sur son épaule. Ils ont besoin d’avoir quantité de ces barques à cause des torrents qui se rencontrent souvent ; et comme ils ne peuvent pas les monter, ils en ont d’un côté et d’un autre en plusieurs endroits. Ils les laissent sur le bord après les avoir tirées sur terre, et mettent dedans trois ou quatre grosses pierres, de crainte que le vent ne les enlève. Ce sont eux qui font leurs filets, et les cordes pour les tenir. Ces filets sont de fil de chanvre, qu’ils achètent des marchands. Ils les frottent souvent d’une certaine colle rouge, qu’ils font avec de l’écaille de poisson séchée à l’air, afin de les rendre plus forts et moins sujets à la pourriture. Pour les cordes, ils les fabriquent d’écorce de bouleau ou de racine de sapin. Elles sont extrêmement fortes lorsqu’elles sont dans l’eau. Les hommes s’occupent encore à faire les traîneaux de toutes les sortes, les uns pour porter leurs personnes (qu’ils appellent pomes ), et les autres pour le bagage. Ces derniers sont nommés raddakères , et sont fermés comme des coffres. Ils font aussi les arcs et les flèches. Les arcs sont composés de deux morceaux de bois mis l’un dessus l’autre. Celui de dessous est de sapin brûlé, et l’autre de bouleau. Ces bois sont collés ensemble, et revêtus tout du long d’une écorce de bouleau très-mince, en sorte qu’on ne saurait voir ce qu’elle renferme. Leurs flèches sont différentes : les unes sont seulement de bois, fort grosses par le bout, et elles servent à tuer (ou, pour mieux dire, à assommer) les petits-gris, les hermines, les martres, et d’autres animaux dont on veut conserver la peau. Il y en a d’autres, armées d’os de rennes, faites en forme de harpon, et hautes sur le bout : cette flèche est grosse et pesante. Celles-là servent contre les oiseaux et ne peuvent sortir de la plaie quand elles y sont une fois entrées : elles empêchent aussi, par leur pesanteur, que l’oiseau ne puisse s’envoler, et emporter avec lui la flèche et l’espérance du chasseur. Les troisièmes sont ferrées en forme de lancette, et on les emploie contre les grosses bêtes, comme sont les ours, les rennes sauvages ; et toutes ces flèches se mettent dans un petit carquois fait d’écorce de bouleau, que le chasseur porte à sa ceinture. Au reste, les Lapons sont extrêmement adroits à se servir de l’arc, et ils font pratiquer à leurs enfants ce qu’autrefois plusieurs peuples belliqueux voulaient qu’ils sussent faire ; car ils ne leur donnent point à manger, qu’auparavant ils n’aient touché un but préparé, ou abattu quelque marque qui sera sur le sommet des pins les plus élevés.

Tous les ustensiles qui servent au ménage sont faits de la main des hommes ; les cuillers, d’os de renne, qu’ils ornent de figures, dans lesquelles ils mettent une certaine composition noire. Ils font des fermetures de sac avec des os de rennes, de petits paniers d’écorce et de jonc, et de ces planches dont ils se servent pour courir sur la neige, et avec lesquelles ils poursuivent et attrapent les bêtes les plus vites. La description de ces planches est ci-devant.

Mais ce qu’il y a de remarquable, c’est que les hommes font toujours la cuisine, et qu’ils accommodent tout ce qu’ils prennent, soit à la chasse, soit à la pêche : les femmes ne s’en mêlent jamais qu’en l’absence du mari.

Nous remarquâmes cela sitôt que nous fûmes arrivés : le Lapon fit cuire quelques sichs frais, qu’il avait pris ce jour-là. Ce poisson est un peu plus gros qu’un hareng, mais incomparablement meilleur ; et je n’ai jamais mangé de poisson plus délicieux. D’abord qu’il fut cuit, on dressa la table faite de quelques écorces de bouleau cousues ensemble, qu’ils étendent à terre. Toute la famille se mit autour les jambes croisées à la mode des Turcs, et chacun prit sa part dans le chaudron qu’il mettait ou dans son bonnet, ou dans un coin de son habit. Ils mangent fort avidement, et ne gardent rien pour le lendemain. Leur boisson est dans une grande écuelle de bois à côté d’eux, si c’est en été ; et en hiver dans un chaudron sur le feu. Chacun puise à son gré dans une grande cuiller de bois, on boit à même, suivant sa soif. Le repas fini, ils se frappent dans la main en signe d’amitié. Les mets les plus ordinaires des pauvres sont des poissons, et ils jettent quelque écorce de pin broyé dans l’eau qui a servi à les faire cuire en forme de bouillie. Les riches mangent la chair des rennes qu’ils ont tués, à la Saint-Michel, lorsqu’ils sont gras. Ils ne laissent rien perdre de cet animal ; ils gardent même le sang dans sa vessie ; et lorsqu’il a pris un corps et s’est endurci, ils en coupent, et en mettent dans l’eau qui reste après qu’ils ont fait cuire le poisson. La moelle des os de renne passe chez eux pour un manger très-exquis ; la langue ne l’est pas moins ; et le membre d’un renne mâle est ce qu’ils trouvent de plus délicieux. Mais quoique la viande de renne soit fort estimée parmi eux, la chair d’ours l’est incomparablement davantage : ils en font des présents à leurs maîtresses, qu’ils accompagnent de celle de castor. Ils ont un ragoût pendant l’été dont j’ai tâté, et qui me pensa faire crever. Ils prennent de certains petits fruits noirs qui croissent dans les bois, de la grosseur d’une groseille, qu’ils appellent crokberg , qui veut dire groseille de corbeau : ils mettent cela avec des œufs de poisson crus, et écrasent le tout ensemble, au grand mal au cœur de tous ceux qui les voient, et qui ne sont pas accoutumés à ces sortes de ragoûts, qui passent pourtant chez eux pour des confitures très-délicates. Le repas fini, les plus riches prennent pour dessert un petit morceau de tabac, qu’ils tirent de derrière leur oreille ; c’est là le lieu où ils le font sécher, et ils n’ont point d’autre boîte pour le conserver. Ils le mâchent d’abord ; et lorsqu’ils en ont tiré tout le suc, ils le remettent derrière l’oreille, où il prend un nouveau goût ; ils le remâchent encore une fois, et le replacent de même encore ; et lorsqu’il a perdu toute sa force, ils le fument. Il est étonnant de voir que ces gens se passent aisément de pain, et qu’ils aient tant de passion pour une petite herbe qui croît si loin d’eux.

Nous interrogeâmes notre Lapon sur quantité de choses. Nous lui demandâmes ce qu’il avait donné à sa femme en se mariant ; et il nous dit qu’il lui en avait bien coûté, pendant ses amours, deux livres de tabac, et quatre ou cinq pintes de brandevin ; qu’il avait fait présent à son beau-père d’une peau de renne, et que sa femme lui avait apporté cinq ou six rennes, qui avaient assez bien multiplié pendant plus de quarante ans qu’il y avait qu’il était marié. Notre conversation était arrosée de brandevin, que nous répandions de temps en temps dans le ventre du bonhomme et de sa femme ; et la récidive fut si fréquente, que l’un et l’autre s’en ressentirent. Ils commencèrent à se faire des caresses à la laponne, aussi pressantes que vous pouvez vous les imaginer ; et leur tendresse alla si loin, qu’ils se mirent à pleurer tous deux, comme s’ils avaient perdu tous leurs rennes. La nuit se passa parmi ces mutuelles douceurs ; et nous remarquâmes pour lors (ce que je crois vous avoir déjà écrit) que toute la famille couche ensemble sur la même peau. Cette confusion règne toujours parmi les Lapons ; et un marié ne couche pas seulement avec sa femme le premier jour de ses noces, mais avec toute la famille généralement.

Nous fîmes le lendemain matin tuer chacun un renne qui nous coûta deux écus, pour en rapporter la peau en France. Si je m’en étais retourné tout droit, j’aurais essayé d’en conduire quelques-uns en vie : il y a bien des gens qui l’ont tenté inutilement ; et on en conduisit encore l’année passée trois ou quatre à Dantzick, où ils moururent, ne pouvant s’accoutumer à ces climats, qui sont trop chauds pour ces sortes d’animaux. Nous différâmes à les tuer lorsque nous serions chez le prêtre, où nous le pouvions faire plus commodément ; et après avoir pris deux ou trois de ces petits colliers qui servent à charger ces animaux, et d’autres pour les lier, nous nous remîmes en chemin, et fîmes passer le fleuve à nos rennes, et arrivâmes le même jour samedi chez le prêtre des Lapons, où nous avions demeuré en passant.

Au moment même que nous y fûmes arrivés, notre premier soin fut de tuer nos animaux. Les Lapons se servent de leur arc pour cela, et d’une flèche pareille à celle dont ils tuent les grosses bêtes. Nous eûmes le plaisir de voir l’adresse avec laquelle ils dressèrent leur coup, et nous nous étonnâmes qu’une grosse bête comme un renne mourait si vite d’une blessure qui ne paraissait pas considérable. Il est vrai que la flèche alla jusqu’à la moitié de la hampe ; mais j’aurais cru qu’il aurait fallu une plaie plus dangereuse pour le faire mourir sitôt.

… Hæret lateri lethalis arundo.

Nous fîmes écorcher nos bêtes le mieux que nous pûmes. Les Lapons s’emparèrent du sang, et nous leur en donnâmes la moitié d’un. Il est difficile de s’imaginer que deux hommes seuls aient pu manger la moitié d’un gros cerf, sans pain, sans sel, et sans boire : c’est pourtant ce qui est très-véritable ; et nous avons vu cela avec un grand étonnement dans nos Lapons.

Nous remarquâmes que les rennes n’ont point de fiel, mais seulement une petite tache noire dans le sang. La viande de cet animal est très-bonne, et a assez du goût de celle du cerf, mais plus relevée. La langue est un manger très-délicat, et les Lapons estiment fort la moelle. Il devient gras à la Saint-Michel, comme un porc ; et c’est pour lors que les plus riches Lapons les tuent, pour en faire des provisions pendant le reste de l’année. Ils font sécher la chair au froid, qui fait le même effet que le feu, et qui la dessèche en sorte qu’on peut facilement la conserver. Leur saloir est un tronc d’arbre creusé des mains de la nature, qu’ils ferment le mieux qu’ils peuvent, pour empêcher les ours de le ravager.

Nous demeurâmes quelques jours chez le prêtre, pour attendre un Lapon qui passait pour grand sorcier, et que nous avions envoyé chercher à quelques lieues de là par nos Lapons. Ils revinrent au bout de quelques jours, et firent tant pour gagner l’argent que nous leur avions promis s’ils l’amenaient, qu’au bout de trois jours nous les vîmes revenir avec notre sorcier, qu’ils avaient déterré dans le fond d’un bois. Nous voilà dans le même temps contents comme si nous tenions le diable par la queue, si je puis me servir de ce terme ; et ce qui acheva de nous satisfaire, ce furent les promesses que notre enchanteur nous fit de nous dire bien des choses qui nous surprendraient. Nous nous mîmes aussitôt en chemin par les bois, par les rochers et par les marais. Où n’irait-on pas pour voir le diable ici-bas ? Nous fîmes plus de cinq lieues, par des chemins épouvantables sur lesquels nous rencontrions quantité de bêtes et d’oiseaux qui ne nous étaient point connus, et particulièrement des petits-gris. Ces petits-gris sont ce que nous appelons écureuils en France, qui changent leur couleur rousse lorsque l’hiver et les neiges leur en font prendre une grise. Plus ils sont avant vers le nord, et plus ils sont gris. Les Lapons leur font beaucoup la guerre pendant l’hiver, et leurs chiens sont si bien faits à cette chasse, qu’ils n’en laissèrent passer aucun sans l’apercevoir sur les arbres les plus élevés, et avertir par leurs aboiements les Lapons qui étaient avec nous. Nous en tuâmes quelques-uns à coups de fusil, car les Lapons n’avaient pas pour lors leurs flèches rondes, avec lesquelles ils les assomment ; et nous eûmes le plaisir de les voir écorcher avec une vitesse et une propreté surprenantes. Ils commencent à faire la chasse au petit-gris vers la Saint-Michel, et tous les Lapons généralement s’occupent à cet emploi ; ce qui fait qu’ils sont à grand marché, et qu’on en donne un timbre pour un écu : ce timbre est composé de quarante peaux. Mais il n’y a point de marchandise où l’on puisse être plus trompé qu’à ces petits-gris et aux hermines, parce que vous achetez la marchandise sans la voir, et que la peau est retournée, en sorte que la fourrure est en dedans. Il n’y a point aussi de distinction à faire ; toutes sont d’un même prix, et il faut prendre les méchantes comme les belles, qui ne coûtent pas plus les unes que les autres. Nous apprîmes avec nos Lapons une particularité surprenante touchant les petits-gris, et qui nous a été confirmée par notre expérience. On ne rencontre pas toujours de ces animaux dans une même quantité : ils changent bien souvent de pays, et l’on n’en trouvera pas un en tout un hiver, où l’année précédente on en aura trouvé des milliers. Ces animaux changent de contrée : lorsqu’ils veulent aller en un autre endroit, et qu’il faut passer quelque lac ou quelque rivière, qui se rencontrent à chaque pas dans la Laponie, ces petits animaux prennent une écorce de pin ou de bouleau, qu’ils tirent sur le bord de l’eau, sur laquelle ils se mettent, et s’abandonnent ainsi au gré du vent, élevant leurs queues en forme de voiles, jusqu’à ce que le vent se faisant un peu fort, et la vague élevée, elle renverse en même temps et le vaisseau et le pilote. Ce naufrage, qui est bien souvent de plus de trois ou quatre mille voiles, enrichit ordinairement quelques Lapons qui trouvent ces débris sur le rivage, et les font servir à leur usage ordinaire, pourvu que ces petits animaux n’aient pas été trop longtemps sur le sable. Il y en a quantité qui font une navigation heureuse et qui arrivent à bon port, pourvu que le vent leur ait été favorable, et qu’il n’ait point causé de tempête sur l’eau, qui ne doit pas être bien violente pour engloutir tous ces petits bâtiments. Cette particularité pourrait passer pour un conte, si je ne la tenais par ma propre expérience.

Après avoir marché assez longtemps, nous arrivâmes à la cabane de notre Lapon, qui était environnée de quantité d’autres, qui appartenaient à ses camarades. Ce fut là que nous eûmes le plaisir d’apprendre ce que c’était que la Laponie et les Lapons. Nous demeurâmes trois ou quatre jours chez eux, à observer toutes leurs manières, et à nous informer de quantité de choses qu’on ne peut apprendre que d’eux-mêmes. Premièrement, notre sorcier voulut nous tenir sa promesse. Nous conçûmes quelque espérance d’apprendre une partie de ce que nous voulions savoir, quand nous vîmes qu’il avait apporté avec lui son tambour, son marteau, et son indice, qu’il tira de son sein, qui leur sert de pochette. Il se mit en état, par ses conjurations, d’appeler le diable ; jamais possédé ne s’est mis en tant de figures différentes que notre magicien. Il se frappait la poitrine si rudement et si impitoyablement, que les meurtrissures noires dont elle était couverte faisaient bien voir qu’il y allait de bonne foi. Il ajouta à ces coups d’autres qui n’étaient pas moins rudes, qu’il se donnait de son marteau dans le visage ; en sorte que le sang ruisselait de toutes parts. Le crin lui hérissa, ses yeux se tournèrent, tout son visage devint bleu, il se laissa tomber plusieurs fois dans le feu, et il ne put jamais nous dire les choses que nous lui demandions. Il est vrai qu’à moins d’être parfaitement sorcier, il eût été assez difficile de nous donner les marques que nous lui proposions. Je voulais avoir quelque preuve certaine de France en hiver, de la légation de son démon ; et c’était là l’écueil de tous les sorciers que nous avons consultés. Celui-ci, qui était connu pour habile homme, nous assura qu’il avait eu autrefois assez de pouvoir pour faire ce que nous voulions ; que son génie pourtant n’avait jamais été plus loin que Stockholm, et qu’il y en avait peu qui pussent aller plus loin ; mais que le diable commençait présentement à le quitter, depuis qu’il avançait sur l’âge, et qu’il perdait ses dents. Cette particularité m’étonna ; je m’en informai plus particulièrement, et j’appris qu’elle était très-véritable, et que le pouvoir des plus savants sorciers diminuait à mesure que leurs dents tombaient ; et je conclus que, pour être bon sorcier, il fallait tenir le diable par les dents, et que l’on ne le prenait bien que par là. Notre homme, voyant que nous le poussions à bout par nos demandes, nous promit qu’avec de l’eau-de-vie il nous dirait quelque chose de surprenant. Il la prit, et regarda plusieurs fois attentivement, après avoir fait quantité de figures et d’évocations. Mais il ne nous dit que des choses fort ordinaires, et qu’on pouvait aisément assurer sans être grand sorcier. Tout cela me fit tirer une conséquence, qui est très-véritable : que tous ces gens-là sont plus superstitieux que sorciers, et qu’ils croient facilement aux fables que l’on leur fait de leurs prédécesseurs, qu’on disait avoir grand commerce avec le diable. Il s’est pu faire, monsieur, qu’il y ait eu véritablement quelques sorciers autrefois parmi eux, lorsque les Lapons étaient tous ensevelis dans les erreurs du paganisme ; mais présentement je crois qu’il serait difficile d’en trouver un qui sût bien son métier. Quand nous vîmes que nous ne pouvions rien tirer de notre Lapon, nous prîmes plaisir à l’enivrer ; et cette absence de raison, qu’il souffrit pendant trois ou quatre jours, nous donna facilité de lui enlever tous ses instruments de magie : nous prîmes son tambour, son marteau, et son indice, qui était composé de quantité de bagues et de plusieurs morceaux de cuivre, qui représentaient quelques figures infernales, ou quelques caractères liés ensemble avec une chaîne de même métal. Et lorsque, deux ou trois jours après, nous fûmes sur le point de partir, il nous vint demander toutes ses dépouilles, et s’informait à chacun en particulier s’il ne les avait point vues. Nous lui dîmes, pour réponse, qu’il pouvait le savoir, et qu’il ne lui était pas difficile de connaître le recéleur, s’il était sorcier.

Nous quittâmes celui-ci pour aller chez d’autres apprendre et voir quelque chose de leurs manières. Nous entrâmes premièrement dans une cabane, où nous trouvâmes trois ou quatre femmes, dont il y en avait une toute nue, qui donnait à téter à un petit enfant, qui était aussi tout nu. Son berceau était au bout de la cabane, suspendu en l’air : ce berceau était fait d’un arbre creusé, et plein d’une mousse fine, qui lui servait de linge, de matelas et de couverture ; deux petits cercles d’osier couvraient le dessus du berceau, sur lesquels était un méchant morceau de drap. Cette femme nue, après avoir lavé son enfant dans un chaudron plein d’eau chaude, le remit dans son berceau ; et le chien, qui était dressé à bercer l’enfant, vint mettre ses deux pattes de devant sur le berceau, et donnait le même mouvement que donne une femme. L’habit des femmes n’est presque point différent de celui des hommes ; il est de même waldmar, et la ceinture est plus large : elle est garnie de lames d’étain qui tiennent toute sa largeur, et diffère de celle des hommes, en ce que celle-ci n’est marquée que de petites plaques de même métal mises l’une après l’autre. A cette ceinture pend une gaîne garnie d’un couteau ; la gaîne est ornée de fils d’étain : on y voit aussi une bourse garnie de même, dans laquelle ils mettent un fusil pour faire du feu, et tout ce qu’ils ont de plus précieux ; c’est aussi là l’endroit où pendent leurs aiguilles, attachées à un morceau de cuir, et couvertes d’un morceau de cuivre qu’elles poussent par-dessus. Tous ces ajustements sont ornés, par en bas, de quantité d’anneaux aussi de cuivre, de plusieurs grosseurs, dont le bruit et le son les divertit extrêmement ; et elles croient que ces ornements servent beaucoup à relever leur beauté naturelle. Mais peut-être, monsieur, qu’en parlant de beauté, vous aurez la curiosité de savoir s’il se trouve de jolies Laponnes. A cela je vous répondrai que la nature, qui se plaît à faire naître des mines d’argent et d’autre métal dans les pays septentrionaux les plus éloignés du soleil, se divertit aussi quelquefois à former des beautés qui sont supportables dans ces mêmes pays. Il est pourtant toujours vrai que ces sortes de personnes, qui surpassent les autres par leur beauté, sont toujours des beautés laponnes, et qui ne peuvent passer pour telles que dans la Laponie. Mais parlant en général, il est constant que tous les Lapons et les Laponnes sont extrêmement laids, et qu’ils ressemblent aux singes : on ne saurait leur donner une comparaison plus juste. Leur visage est carré, les joues extrêmement élevées ; le reste du visage très-étroit, et la bouche se coupe depuis une oreille jusqu’à l’autre. Voilà, en peu de mots, la description de tous les Lapons. Leurs habits, comme j’ai dit, sont de waldmar. Le bonnet des hommes est fait d’ordinaire d’une peau de loom , comme je l’ai décrit ailleurs, ou bien de quelque autre oiseau écorché. La coiffure des femmes est d’un morceau de drap ; et les plus riches couvrent leur tête d’une peau de renard, de martre ou de quelque autre bête. Elles ne se servent point de bas ; mais elles ont, seulement pendant l’hiver, une paire de bottes de cuir de renne, et mettent par-dessus des souliers qui sont semblables à ceux des hommes, c’est-à-dire d’un simple cuir qui entoure le pied, et qui s’élève en pointe sur le devant : on y laisse un trou pour les pouvoir mettre dans le pied, et ils les nouent, au-dessus de la cheville, d’une longue corde faite de laine, qui fait cinq ou six tours ; et afin que leurs chaussures ne soient point lâches, et qu’ils aient plus de commodité pour marcher, ils emplissent leurs souliers de foin, qu’ils font bouillir tout exprès pour cela, et qui croît en abondance dans toute la Laponie. Leurs gants sont faits de peaux de rennes, qu’ils distinguent en compartiments d’un autre cuir plus blanc, cousu et appliqué sur le gant. Ils sont faits comme des mitaines, sans distinction de doigts ; et les plus beaux sont garnis par en bas d’une peau de loom. Les femmes ont un ornement particulier, qu’ils appellent kraca , fait d’un morceau de drap rouge, ou d’une autre couleur, qui leur entoure le cou, comme un collet de jésuite, et vient descendre sur l’estomac, et finit en pointe. Ce drap est orné de ce qu’ils ont de plus précieux : le cou est plein de plusieurs plaques d’étain, mais le devant de l’estomac est garni de choses rares parmi eux. Les riches y mettent des boutons et des plaques d’argent, les plus belles qu’ils peuvent trouver ; et les pauvres se contentent d’y mettre de l’étain et du cuivre, suivant leurs facultés. Nous nous informâmes encore chez ces gens-là de toutes les choses que nous avions apprises des autres, qu’ils nous confirmèrent toutes ; et ce qu’ils nous dirent de plus particulier, je l’ai porté à l’endroit où j’en ai parlé, que j’ai augmenté de ce qu’ils m’ont dit : mais nous voulûmes être instruits de tous les animaux à quatre pieds qui vivaient dans ce pays, et ils nous en apprirent les particularités suivantes :

Ils nous assurèrent premièrement qu’il régnait quelquefois dans leur pays des vents si impétueux, qu’ils enlevaient tout ce qu’ils rencontraient. Les maisons les plus fortes ne leur peuvent résister ; et ils entraînent même si loin les troupeaux des bêtes, lorsqu’ils sont sur le sommet des montagnes, qu’on ne sait bien souvent ce qu’ils deviennent. Les ouragans font élever en été une telle quantité de sable qu’ils apportent du côté de la Norwége, qu’ils ôtent si fort l’usage de la vue qu’on ne saurait voir à deux pas de soi ; et l’hiver, ils font voler une telle abondance de neige, qu’elle ensevelit les cabanes et les troupeaux entiers. Les Lapons qui sont surpris en chemin de ces tempêtes n’ont point d’autre moyen, pour s’en garantir, que de renverser leur traîneau par-dessus eux, et de demeurer en cette posture tout le temps que dure l’orage : les autres se retirent dans les trous des montagnes, avec tout ce qu’ils peuvent emporter avec eux, et demeurent dans ces cavernes jusqu’à ce que la tempête, qui durera quelquefois huit ou quinze jours, soit tout à fait passée.

De tous les animaux de la Laponie, il n’y en a point de si commun que le renne, dont j’ai fait aussi la description assez au long. La nature, comme une bonne mère, a pourvu à des pays aussi froids que sont ceux du septentrion, en leur donnant quantité d’animaux propres pour faire des fourrures, pour s’en servir contre les rigueurs excessives de l’hiver, qui dure presque toujours. Entre tous ceux dont les peaux sont estimées pour la chaleur, les ours et les loups tiennent le premier rang. Les premiers sont fort communs dans le septentrion ; les Lapons les appellent les rois des forêts . Quoiqu’ils soient presque tous d’une couleur rousse, il s’en rencontre néanmoins très-souvent de blancs ; et il n’y a point d’animal à qui le Lapon fasse une guerre plus cruelle pour avoir sa peau et sa chair, qu’il estime par-dessus tout, à cause de sa délicatesse. J’en ai mangé quelquefois, mais je la trouve extrêmement fade. La chasse des ours est l’action la plus solennelle que fassent les Lapons. Rien n’est plus glorieux parmi eux que de tuer un ours, et ils en portent les marques dessus eux ; en sorte qu’il est aisé de voir combien un Lapon aura tué d’ours en sa vie, par le poil qu’il en porte en différents endroits de son bonnet. Celui qui a fait la découverte de quelque ours va avertir tous ses compagnons ; et celui d’entre eux qu’ils croient le plus grand sorcier joue du tambour, pour apprendre si la chasse doit être heureuse, et par quel côté l’on doit attaquer la bête. Quand cette cérémonie est faite, on marche contre l’animal ; celui qui sait l’endroit va le premier, et mène les autres, jusqu’à ce qu’ils soient arrivés à la tanière de l’ours. Là, ils le surprennent le plus vite qu’ils peuvent ; et avec des arcs, des flèches, des lances, des bâtons et des fusils, ils le tuent. Pendant qu’ils attaquent la bête, ils chantent tous une chanson en ces termes : Kihelis pourra, Kihelis iiscada soubi jœlla jeitti . Ils rendent grâce à l’ours qu’il ne leur fasse aucun mal, et qu’il ne rompe pas les lances et les armes dont ils se servent contre lui. Quand ils l’ont tué, ils le mettent dans un traîneau pour le porter à la cabane, et le renne qui a servi à le traîner est exempt pendant toute l’année du travail de ce traîneau ; et l’on doit aussi faire en sorte qu’il s’abstienne d’approcher aucune femelle. L’on fait une cabane tout exprès pour faire cuire l’ours, qui ne sert qu’à cela, où tous les chasseurs se trouvent avec leurs femmes, et recommencent des chansons de joie et de remercîment à la bête, de ce qu’ils sont revenus sans accident. Lorsque la viande est cuite, on la divise entre les hommes et les femmes, qui ne peuvent manger des parties postérieures, mais on leur donne toujours des antérieures. Toute la journée se passe en divertissements ; mais il faut remarquer que tous ceux qui ont aidé à prendre l’ours ne peuvent approcher de leurs femmes de trois jours, au bout desquels il faut qu’ils se baignent pour être purifiés. J’avais oublié de marquer que, lorsque l’ours est arrivé près de la cabane, on ne le fait pas entrer par la porte ; mais on le coupe en morceaux, et on le jette par le trou qui fait passage à la fumée, afin que cela paraisse envoyé et descendu du ciel. Ils en font de même lorsqu’ils reviennent des autres chasses. Il n’y a rien qu’un Lapon estime plus que d’avoir assisté à la mort d’un ours, et il en fait gloire pendant toute sa vie. Une peau d’ours se vend ordinairement…

Les loups sont presque tous gris-blancs ; il s’en trouve de blancs et les rennes n’ont point de plus mortels ennemis. Il les évitent en fuyant ; mais lorsqu’ils sont surpris par leurs adversaires, ils se défendent contre eux des pieds de devant, dont ils sont extrêmement puissants, et de leurs bois lorsqu’ils sont assez forts pour soutenir le choc ; car les rennes changent tous les ans de bois ; et lorsqu’il est nouveau, ils ne peuvent s’en servir. Pour empêcher que les loups n’attaquent les rennes, les Lapons les tiennent à quelque arbre, et il est fort rare qu’ils soient pour lors attaqués ; car le loup qui est un animal fort soupçonneux, appréhende qu’il n’y ait quelque piége tendu, et qu’on ne se serve de ce moyen pour l’y attirer. Une peau de loup peut valoir…, et il y a peu de personnes, même des grands seigneurs en Suède, qui n’en aient des habits fourrés ; et ils ne trouvent rien de meilleur contre le froid.

Les renards abondent dans toute la Laponie ; ils sont presque tous blancs, quoiqu’il s’en rencontre de la couleur ordinaire. Les blancs sont les moins estimés ; mais il s’en trouve quelquefois de noirs, et ceux-là sont les plus rares et les plus chers. Leurs peaux sont quelquefois vendues quarante ou cinquante écus ; et le poil en est si fin et si long, qu’il pend de quel côté l’on veut ; en sorte qu’en prenant la peau par la queue, le poil tombe du côté des oreilles, et se couche vers la tête. Tous les princes moscovites et les grands de ce pays recherchent avec soin des fourrures de ces peaux, et après les zibelines, elles sont les plus estimées. Mais puisque j’ai parlé de zibelines, il faut que je vous dise ce que j’en sais. Ce que nous appelons zibeline, on l’appelle ailleurs zabel . Cet animal est de la grosseur de la fouine, et diffère de la martre en ce qu’il est beaucoup plus petit, et qu’il a les poils plus longs et plus fins. Les véritables zibelines sont damassées de noir, et se prennent en Moscovie et en Tartarie : il s’en trouve peu en Laponie. Plus la couleur du poil est noire, et plus elle est recherchée ; et vaudra quelquefois soixante écus, quoique sa peau n’ait que quatre doigts de largeur. On en a vu de blanches ou grises, et le grand-duc de Moscovie en a fait présent, par ses ambassadeurs, au roi de Suède comme de peaux extrêmement précieuses. Les martres approchent plus des zibelines que toutes les autres bêtes : elles imitent assez la finesse et la longueur du poil ; mais elles sont beaucoup plus grandes. J’en ai rencontré de la grosseur d’un chat, et il y a peu de pays où elles soient plus fréquentes qu’en Laponie. Sa peau coûte une rixdale, et celles qui ont le dessus de la gorge cendré sont plus estimées que celles qui l’ont blanc. Cet animal fait un grand carnage de petits-gris, dont il est extrêmement friand, et les attrape à la course sans grande difficulté ; il ne se nourrit pas seulement d’écureuils, il donne aussi la chasse aux oiseaux ; et montant sur le sommet des arbres, il attend qu’ils soient endormis pour se jeter dessus et les dévorer. S’ils sont assez forts pour s’envoler, ils s’abandonnent dans l’air avec la martre, qui a ses griffes aussi fortes et aussi pointues qu’aucun autre animal et se tient dessus le dos de l’oiseau, et le mord en volant, jusqu’à ce qu’enfin il tombe mort. Cette chute est bien souvent aussi funeste à la martre qu’à l’oiseau ; et lorsqu’il s’est élevé bien haut dans l’air, la martre tombe bien souvent sur les rochers, où elle est brisée, et n’a pas un meilleur sort que l’autre.

J’ai parlé ailleurs des jœrts en suédois, et gulones en latin, au sujet des rennes qu’ils fendent en deux. Cet animal est de la grosseur d’un chien ; sa couleur est noir-brun, et on compare sa peau à celle des zibelines : elle est damassée, et fort précieuse.

La quantité des poissons de la Laponie fait qu’on y rencontre aussi beaucoup de castors, que les Suédois appellent baver, et qui se plaisent fort dans ces lieux, où le bruit de ceux qui voyagent ne trouble point leur repos. Mais le véritable endroit pour les trouver, c’est dans la province de Kimi, et en Russelande. Les rognons de castors servent contre quantité de maladies. Tout le monde assure qu’il n’y a rien de plus souverain contre la peste que d’en prendre tous les matins ; cela chasse le mauvais air, et entre dans les plus souveraines compositions. Olaüs, grand prêtre de la province de Pitha, m’en a fait présent, à Torno, de la moitié d’un, et m’a assuré qu’il ne se servait point d’autre chose pour ses meilleurs remèdes. Il était fort habile en pharmacie. Il m’assura de plus qu’il tirait une huile de la queue du même animal, et qu’il n’y avait rien au monde de plus souverain.

Il se voit aussi un nombre très-considérable d’hermines en Laponie, que les Suédois appellent lekat . Cet animal est de la grosseur d’un gros rat, mais une fois aussi long. Il ne garde pas toujours sa couleur ; car l’été il est un peu roux, et l’hiver il change de poil, et devient aussi blanc que nous le voyons. Ils ont la queue aussi longue que le corps, qui finit en une petite pointe noire comme de l’encre ; en sorte qu’il est difficile de voir un animal qui soit et plus blanc et plus noir. Une peau d’hermine coûte quatre ou cinq sous. La chair de cet animal sent très-mauvais, et il se nourrit de petits-gris et de rats de montagne. Ce petit animal, tout à fait inconnu ailleurs, et fort singulier, comme vous allez voir, se trouve quelquefois en si grande abondance, que la terre en est toute couverte. Les Lapons l’appellent lemmucat . Il est de la grosseur d’un rat ; mais la couleur est plus rouge, marquée de noir ; et il semble qu’il tombe du ciel, parce qu’il ne paraît point que lorsqu’il a beaucoup plu. Ces bêtes ne fuient point à l’approche des voyageurs ; au contraire, elles courent à eux avec grand bruit ; et quand quelqu’un les attaque avec un bâton, ou avec quelque autre arme, elles se tournent contre lui, et mordent le bâton, auquel elles demeurent attachées avec les dents, comme de petits chiens enragés. Elles se battent contre les chiens, qu’elles ne craignent pas, et sautent sur leur dos, et les mordent si vivement, qu’ils sont obligés de se rouler sur terre pour se défaire de ce petit ennemi. On dit même que ces animaux sont si belliqueux, qu’ils se font quelquefois la guerre entre eux, et que, lorsque les deux armées se trouvent dans des prés, qu’ils ont choisis pour champ de bataille, ils s’y battent vigoureusement. Les Lapons, qui voient ces différends entre ces petites bêtes, tirent des conséquences de guerres plus sanglantes ailleurs, et augurent de là que la Suède doit bientôt porter les armes contre le Danois ou le Moscovite, qui sont ses plus grands ennemis. Comme ces animaux ont l’humeur martiale, ils ont aussi beaucoup d’ennemis, qui en font des défaites considérables. Les rennes mangent tous ceux qu’ils peuvent attraper. Les chiens en font leur plus délicate nourriture, mais ils ne touchent point aux parties postérieures. Les renards en emplissent leurs tanières, et en font des magasins pour la nécessité ; ce qui cause du dommage aux Lapons, qui s’aperçoivent bien lorsqu’ils ont de cette nourriture, qui fait qu’ils n’en cherchent point ailleurs, et ne tombent pas dans les piéges qu’on leur tend. Il n’y a pas même jusqu’aux hermines qui ne s’en engraissent. Mais ce qui est admirable dans cet animal, c’est la connaissance qu’il a de sa destruction prochaine, prévoyant qu’il ne saurait vivre pendant l’hiver. On en prend une grande partie pendue au sommet des arbres entre deux petites branches qui forment une fourche. Une autre, à qui ce genre de mort ne plaît pas, se précipite dans les lacs ; ce qui fait qu’on en trouve souvent dans le corps des brochets, qu’ils ont nouvellement engloutis : et ceux qui ne veulent pas être homicides d’eux-mêmes, et qui attendent tranquillement leur destin, périssent dans la terre lorsque les pluies, qui les ont fait naître, les font aussi mourir. On chasse grande quantité de lièvres, qui sont pour l’ordinaire tout blancs, et ne prennent leur couleur rousse que les deux mois les plus chauds de l’année.

Il n’y a guère moins d’oiseaux que de bêtes à quatre pieds en Laponie. Les aigles, les rois des oiseaux, s’y rencontrent en abondance. Il s’en trouve d’une grosseur si prodigieuse, qu’ils peuvent, comme j’ai déjà dit ailleurs, emporter les faons des rennes, lorsqu’ils sont jeunes, dans leurs nids qu’ils font au sommet des plus hauts arbres ; ce qui fait qu’il y a toujours quelqu’un pour les garder.

Je ne crois pas qu’il y ait de pays au monde plus abondant en canards, en cercelles, plongeons, cygnes, oies sauvages, et autres oiseaux aquatiques, que celui-ci. La rivière en est partout si couverte, qu’on peut facilement les tuer à coups de bâton. Je ne sais pas de quoi nous eussions vécu pendant tout notre voyage, sans ces animaux qui faisaient notre nourriture ordinaire ; et nous en tuions quelquefois trente ou quarante pour un jour, sans nous arrêter un moment ; et nous ne faisions cette chasse qu’en chemin faisant. Tous ces animaux sont passagers, et quittent ces pays pendant l’hiver pour en aller chercher de moins froids, où ils puissent trouver quelques ruisseaux qui ne soient point glacés ; mais ils reviennent au mois de mai faire leurs œufs en telle abondance, que les déserts en sont tout couverts. Ils leur tendent des filets, et la peau des cygnes écorchés leur sert à faire des bonnets ; les autres leur servent de nourriture. Il y a un oiseau fort commun en ce pays, qu’ils appellent loom , et qui leur fournit leurs plus beaux ornements de tête. Cet animal est d’un plumage violet et blanc, perlé d’une manière fort particulière. Il est de la grosseur d’une oie, et se prend quelquefois dans les filets que les pêcheurs mettent pour prendre du poisson, lorsque l’ardeur de la proie l’emporte trop, et qu’il poursuit quelque poisson sous l’eau. On garnit aussi de sa peau les extrémités des plus beaux gants. Les coqs de bruyère, les gélinottes, s’y trouvent en abondance.

Mais il y a dans ce pays une certaine espèce d’oiseau que je n’ai point vue ailleurs, qu’ils appellent snyeuripor , et que les Grecs appelaient lagopos , de la grosseur d’une poule. Cet oiseau a pendant l’été son plumage gris de la couleur du faisan, et l’hiver il est entièrement blanc, comme tous les animaux qui vivent en ce pays ; et la nature ingénieuse les rend de la même couleur que la neige, afin qu’ils ne soient pas reconnus des chasseurs, qui les pourraient facilement apercevoir s’ils étaient d’une autre couleur que la neige, dont la terre est toute couverte. J’ai fait ailleurs la description de cet oiseau. Il est d’un goût plus excellent que la perdrix, et donne par ses cris une marque assurée qu’il doit bientôt tomber de la neige, comme il est aisé de voir par son nom, qui signifie oiseau de neige .

Les Lapons leur tendent des filets sur cette neige, et forment une petite haie, au milieu de laquelle ils laissent un espace vide, où les lacets sont tendus, et par où ces oiseaux doivent passer.

Il est impossible de concevoir la quantité du poisson de la Laponie. Elle est partout coupée de fleuves, de lacs et de ruisseaux ; et ces fleuves, ces lacs et ces ruisseaux sont si pleins de poissons, qu’un homme peut, en une demi-heure de temps, en prendre autant qu’il en peut porter avec une seule ligne. C’est aussi la seule nourriture des Lapons : ils n’ont point d’autre pain ; et ils n’en prennent pas seulement pour eux, ils en font tout leur commerce, et achètent ce qu’ils ont de besoin avec des poissons, ou avec des peaux de bêtes ; ce qui fait que la pêche est toute leur occupation : car, soit qu’ils veuillent manger ou entretenir le luxe, qui ne laisse pas de régner dans ce pays, ils n’ont point d’autre moyen de le faire. Il est vrai que les riches ne pêchent jamais. Les pauvres pêchent pour eux ; et ils leur donnent en échange, ou du tabac, ou de l’eau-de-vie, ou du fer, ou quelque autre chose de cette nature.

Sans m’arrêter à parler de tous les poissons qui sont en ce pays, je dirai qu’il n’y en a point de plus abondant en saumons. Ils commencent à monter au mois de mai, et pour lors il est extrêmement gras, et beaucoup meilleur que lorsqu’il s’en retourne au mois de septembre. Il y a des années où dans le seul fleuve de Torno on en peut pêcher jusqu’à trois mille tonnes, qu’on porte à Stockholm, et à tous les habitants de la mer Baltique et du golfe Bothnique. Les brochets ne se trouvent pas en moindre abondance que les saumons : ils les font sécher, et en portent des quantités inconcevables.

J’ai décrit ailleurs la manière dont ils se servent pour le pêcher la nuit, à la lueur d’un grand feu qu’ils allument sur la proue de leurs barques. Les truites y sont assez communes ; mais il y a une sorte de poisson qui m’est inconnu, qu’ils appellent siel ; il est de la grosseur d’un hareng, et d’une grande délicatesse.

Après avoir demeuré quelques jours avec ces Lapons, et nous être instruits de tout ce que nous voulions savoir d’eux, nous reprîmes le chemin qui nous conduisait chez le prêtre ; et le même jour, mercredi 27 d’août, nous partîmes de chez lui, et vînmes coucher à Cokluanda, où commence la Bothnie, et où finit la Laponie.

Mais, monsieur, je ne sais si vous n’aurez pas trouvé étrange que je vous aie tant parlé des Lapons, et que je ne vous aie rien dit de la Laponie : je ne sais comment cela s’est fait, et je finis par où je devrais avoir commencé. Mais il vaut encore mieux en parler tard que de n’en rien dire du tout ; et avant que d’en sortir, je vous en dirai ce que j’en sais.

On ne peut dire quel nom cette province a eu parmi les anciens géographes, puisqu’elle n’était pas connue, et que Tacite et Ptolémée ne connaissaient pas de province plus éloignée que la Sérisinie, que nous appelons présentement Bothnie, ou Biarmie, et qui s’étend à l’extrémité du golfe Bothnique.

Ce que l’on sait aujourd’hui de la Laponie, c’est qu’elle se peut diviser en orientale et occidentale. Elle regarde l’occident du côté de l’Islande, et obéit au roi de Danemark. Elle est orient du côté qu’elle confine à la mer Blanche, où est le port d’Archangel ; et celle-là reconnaît le grand duc de Moscovie pour son souverain. Il faut ajouter une troisième, qui est au milieu des deux, et qui est beaucoup plus grande que toutes les deux autres ensemble ; et celle-là est sous la domination du roi de Suède, et se divise en cinq provinces différentes, qui ont toutes le nom de Laponie, et qu’on appelle Uma Lapmarch, Pitha Lapmarch, Lula Lapmarch, Torno Lapmarch et Kimi Lapmarch. Elles prennent leurs noms des fleuves qui les arrosent, et ces mêmes fleuves le donnent encore aux villes où ils passent, si on peut donner ce nom à un amas de quelques maisons faites d’arbres.

La province de Torno Lapmarch, qui est justement située au bout du golfe Bothnique, est la dernière du monde du côté du pôle arctique, et s’étend jusqu’au cap du Nord. Charles IX, roi de Suède, jaloux de connaître la vérité et l’étendue de ses terres, envoya, en différents temps de l’année 1600, deux illustres mathématiciens, l’un appelé Aaron Forsius, Suédois, et l’autre Jérôme Bircholto, Allemand de nation.

Ces gens firent le voyage avec toutes les provisions et les instruments nécessaires, et avec un heureux succès ; et rapportèrent, à leur retour, qu’ils n’avait trouvé aucun continent au septentrion au delà du soixante et treizième degré d’élévation ; mais une mer glaciale immense ; et que le dernier promontoire qui avançait dans l’Océan était Nuchus, ou Norkap, assez près du château Wardhus, qui appartient aux Danois. C’est dans cette Laponie que nous avons voyagé, et que nous avons remonté le fleuve qui l’arrose jusqu’à sa source.

Nous arrivâmes le lendemain à Jacomus Mastung, qui n’était distant du lieu où nous avions couché que de deux lieues : nous en fîmes trois ou quatre à pied pour y arriver, et nous ne perdîmes pas nos pas. Il y a dans ce lieu une mine de fer très-bonne, mais qui est abandonnée presque, à cause du grand éloignement. Nous y allions pour y voir travailler aux forges, où ne voyant rien de ce que nous souhaitions, nous fûmes plus heureux que nous n’espérions l’être.

Nous allâmes dans la mine, d’où nous fîmes tirer des pierres d’aimant tout à fait bonnes. Nous admirâmes avec bien du plaisir les effets surprenants de cette pierre, lorsqu’elle est encore dans le lieu natal. Il fallut faire beaucoup de violence pour en tirer des pierres aussi considérables que celles que nous voulions avoir ; et le marteau dont on se servait, qui était de la grosseur de la cuisse, demeurait si fixe en tombant sur le ciseau qui était dans la pierre, que celui qui frappait avait besoin de secours pour le retirer.

Je voulus éprouver cela moi-même ; et ayant pris une grosse pince de fer, pareille à celles dont on se sert à remuer les corps les plus pesants, et que j’avais de la peine à soutenir, je l’approchai du ciseau, qui l’attira avec une violence extrême, et la soutenait avec une force inconcevable. Je mis une boussole que j’avais, au milieu du trou où était la mine, et l’aiguille tournait, continuellement d’une vitesse incroyable. Nous prîmes les meilleures, et nous ne demeurâmes pas davantage en ce lieu.

Nous allâmes retrouver nos barques, et vînmes coucher à Tuna Hianda, chez un de nos bateliers, qui nous fit voir ses lettres d’exemption de taille qu’il avait du roi, pour avoir trouvé cette mine de fer. Ce paysan s’appelait Las Larszon, Laurentius à Laurentio .

Le lendemain dimanche nous fîmes une assez bonne journée, et arrivâmes le soir à Konges, où nous avions demeuré un jour en passant.

Nous achetâmes là des traîneaux, et tout le harnais qui sert à atteler le renne. Ils nous coûtèrent un ducat la pièce.

Nous ne partîmes le lundi que sur le midi, à cause que nous fûmes obligés d’attendre les barques qu’il faut aller quérir assez loin, et passer un long espace de chemin pour éviter les cataractes, qui sont extrêmement violentes en cet endroit.

Nous couchâmes cette nuit-là à Pello, où nous eûmes le plaisir de voir, en arrivant, cette pêche du brochet dont je vous ai déjà parlé, et qui me parut merveilleuse. Il ne faut pas s’étonner si les habitants de ce pays cherchent tous les moyens possibles de prendre du poisson : ils n’ont que cela pour subsister ; et la nature, qui donne bien souvent le remède aussitôt que le mal, refusant ses moissons à ces gens, leur donne des pêches plus abondantes qu’en aucun autre endroit. Nous vînmes le lendemain, 1 er de septembre, coucher chez le préfet des Lapons, Allemand de nation, dont j’ai déjà parlé ; et le lendemain nous arrivâmes à Torno, après avoir passé plus de quarante cataractes. Ces cataractes sont des chutes d’eau très-impétueuses, et qui font en tombant un bruit épouvantable. Il y en a quelques-unes qui durent l’espace de deux et trois lieues, et c’est un plaisir le plus grand du monde de voir descendre ces torrents avec une vitesse qui ne se peut concevoir, et faire trois ou quatre milles de Suède, qui valent douze lieues de France, en moins d’une heure. Plus la cataracte est forte, et plus il faut ramer avec vigueur pour soutenir sa barque contre les vagues : ce qui fait qu’étant poussé du torrent et porté de la rame, vous faites un grand chemin en peu de temps.

Nous arrivâmes à Torno le mardi, et nous y vînmes à la bonne heure pour voir les cérémonies des obsèques de Joannes Tornæus, dont je vous ai parlé auparavant, qui était mort depuis deux mois. C’est la mode de Suède de garder les corps des défunts fort longtemps. Ce temps se mesure suivant la qualité des personnes ; et plus la condition du défunt est relevée, et plus aussi les funérailles sont reculées. On donne ce temps pour disposer toutes choses pour ces actions, qui sont les plus solennelles qui se fassent en ce pays : et si l’on dit que les Turcs dépensent leurs biens en noces, les Juifs en circoncisions, les chrétiens en procès, on pourrait ajouter, les Suédois en funérailles. En effet, j’admirai la grande dépense qui se fit pour un homme qui n’était pas autrement considérable, et dans un pays si barbare, et si éloigné du reste du monde.

On n’eut pas plutôt appris notre arrivée, que le gendre du défunt travailla aussitôt à une harangue latine qu’il devait le lendemain prononcer devant nous, pour nous inviter aux obsèques de son beau-père. Il fut toute la nuit à y rêver, et oublia tout son discours lorsqu’il fut le matin devant nous. Si les révérences disent quelque chose, et sont les marques de l’éloquence, je puis assurer que notre orateur surpassait le prince des orateurs ; mais je crois que ses inclinations servaient plus à cacher la confusion qui paraissait sur son visage, qu’à rendre son discours fleuri. Comme nous savions le sujet de sa venue, nous devinâmes qu’il venait pour nous prier d’assister à la cérémonie ; car nous n’en pûmes rien apprendre par son discours, et quelque temps après, le bourgmestre de la ville avec un officier qui était là en garnison, vinrent nous prendre dans la même chaloupe pour nous passer de l’autre côté de l’eau, et nous mener à la maison du défunt.

Nous trouvâmes à notre arrivée toute la maison pleine de prêtres vêtus de longs manteaux noirs, et de chapeaux qui semblaient, par la hauteur de leur forme, servir de colonnes à quelque poutre de la maison. Le corps du défunt, mis dans un cercueil couvert de drap, était au milieu d’eux. Ils l’arrosaient des larmes qui dégouttaient de leurs barbes humides, dont les poils séparés formaient différents canaux, et distillaient cette triste humeur, qui servait d’eau bénite. Tous ces prêtres avaient quitté leurs paroisses, et étaient venus de fort loin. Il y en avait quelques-uns éloignés de plus de cent lieues ; et on nous assura que si cette cérémonie se fût faite l’hiver, pendant lequel temps les chemins en ces pays sont plus faciles, il n’y aurait eu aucun prêtre, à deux ou trois cents lieues à la ronde, qui ne s’y fût trouvé, tant ces sortes de cérémonies se font avec éclat. Le plus ancien de la compagnie fit une oraison funèbre à tous les assistants, et il fallait qu’il dît quelque chose de bien triste, puisqu’il s’en fallut peu que son air pitoyable ne nous excitât à pleurer nous-mêmes, qui n’entendions rien à ce qu’il disait. Les femmes étaient dans une petite chambre séparées des hommes, qui gémissaient d’une manière épouvantable, et entre autres la femme du défunt, qui interrompait par ses sanglots, le discours du prédicateur. Pendant que l’on prêchait dans cette salle, on en faisait autant dans l’église en finlandais ; et quand les deux discours furent finis, on se mit en chemin pour conduire le corps à l’église. Sept ou huit bourgeois le chargèrent sur leurs épaules, et il n’y eut personne des plus apparents qui ne voulût y mettre la main ; et je me souviens pour lors de ce que dit Virgile à l’entrée du cheval dans Troie, quand il dit qu’il n’y avait ni jeune ni vieux qui ne voulût aider à tirer cette machine dans leur ville : Funemque manu contingere gaudent.

Nous suivions le corps comme les plus apparents, et ceux qui menaient le deuil ; et la veuve était ensuite, conduite par-dessous les bras de deux de ses filles : l’une s’attristait beaucoup, et l’autre ne paraissait pas émue. On mit le corps au milieu de l’église en chantant quelques psaumes ; et les femmes, en passant près du défunt, se jetèrent sur le cercueil, et l’embrassèrent pour la dernière fois.

Ce fut pour lors que commença la grande et principale oraison funèbre, récitée par Joannes Plantinus, prêtre d’Urna, qui eut une canne d’argent pour sa peine. Je ne puis pas dire s’il l’avait méritée, mais je sais qu’il cria beaucoup, et que, pour rendre tous les objets plus tristes, il s’était même rendu hideux, en laissant ses cheveux sans ordre, et pleins de plusieurs bouts de paille qu’il n’avait pas eu le temps d’ôter. Cet homme dit toute la vie du défunt, dès le moment de sa naissance jusqu’au dernier soupir de sa vie. Il cita les lieux et les maîtres qu’il avait servis, les provinces qu’il avait vues, et n’oublia pas la moindre action de sa vie. C’est la mode en ce pays de faire une oraison funèbre aux laquais et aux servantes, pourvu qu’ils aient un écu pour payer l’orateur.

Je me suis trouvé, à Stockholm, à l’enterrement d’une servante où la curiosité m’avait conduit. Celui qui faisait son oraison funèbre après avoir cité le lieu de sa naissance et ses parents, s’étendit sur les perfections de la défunte et exagéra beaucoup qu’elle savait parfaitement faire la cuisine, distribuant les parties de son discours en autant de ragoûts qu’elle savait faire ; et forma cette partie de son oraison, en disant qu’elle n’avait qu’un seul défaut, qui était de faire toujours trop salé ce qu’elle apprêtait, et qu’elle montrait par là l’amour qu’elle avait pour la prudence, dont le sel est le symbole, et son peu d’attache aux biens de ce monde, qu’elle jetait en profusion.

Vous voyez par là, monsieur, qu’il y a peu de gens qui ne puissent donner matière de faire à leur mort une oraison funèbre, et un beau champ à un orateur d’exercer son éloquence. Mais celui-ci avait une plus belle carrière. Joannes Tornæus était un homme savant ; il avait voyagé et avait même été en France précepteur du comte Charles Oxenstiern.

Quand l’oraison funèbre fut finie, on nous vint faire encore un compliment latin, pour demeurer au festin. Quoique nous n’entendissions pas davantage à ce second compliment qu’au premier, nous n’eûmes pas de peine à nous imaginer ce qu’il nous voulait dire : nos ventres ne nous disaient que trop ce que ce pouvait être ; et ils se plaignaient si haut qu’il était près de trois heures qu’ils n’avaient mangé, qu’il ne fut pas plus difficile à ces gens d’entendre leur langage qu’à nous le leur.

On nous mena dans une grande salle, divisée en trois longues tables ; et c’était le lieu d’honneur. Il y avait cinq ou six autres encore plus pleines que celle-ci, pour recevoir tous les gens qui s’y présentaient.

Les préludes du repas furent de l’eau-de-vie de bière, et une autre liqueur qu’ils appellent calchat , faite avec de la bière, du vin, et du sucre, deux aussi méchantes boissons qui puissent entrer dans le corps humain. On servit ensuite les tables, et on nous fit asseoir au plus haut bout de la première table, avec les prêtres du premier ordre, tels qu’étaient le père prédicateur et autres. On commença le repas dans le silence comme partout ailleurs, et comme le sujet le demandait : ce qui fit dire à Plantin, qui était à côté de moi, qu’ils appelaient les conviés Nelli . N signifie, Neque vox, nec sermo egreditur ex ore eorum ; loquebantur variis linguis ; in omnem terram exivit sonus eorum.

Toutes ces paroles étaient tirées de l’Ecriture, et je ne crois pas qu’on les puisse mieux faire venir qu’à cet endroit ; car on ne peut se figurer une image plus vive des noces de Cana, que le tableau que nous en vîmes représenter devant nos yeux, plus beau et plus naturel que celui de Paul Véronèse. Les tables étaient couvertes de viandes particulières, et, si je l’ose dire, antiques, car il y avait pour le moins huit jours qu’elles étaient cuites. Des grands pots de différentes matières, faits la plupart comme ceux qu’on portait aux sacrifices anciens, paraient cette table et faisaient par leur nombre une confusion semblable à celle que nous voyons aussi aux anciens banquets.

Mais ce qui achevait cette peinture, c’était la mine vénérable de tous ces prêtres armés de barbe, et les habits finlandais de tous les conviés, qui sont aussi plaisants qu’on les puisse voir. Il y avait entre autres un petit vieillard avec de courts cheveux, une barbe épaisse et chauve sur le devant de la tête. Je ne crois pas que l’idée la plus vive de quelque peintre que ce soit puisse mieux représenter la figure de saint Pierre. Cet homme avait une robe verte doublée de jaune, sans façon, et faisant l’effet d’une draperie, retroussée d’une ceinture. Je ne me lassai point de contempler cet homme, qui était le frère du défunt.

Pendant que je m’arrêtais à considérer cet homme, les autres avaient des occupations plus importantes, et buvaient en l’honneur du défunt, et à la prospérité de sa famille d’une manière surprenante. Les prêtres, comme les meilleurs amis, buvaient le plus vigoureusement ; et après avoir bu des santés particulières, on en vint aux rois et aux grands. On commença d’abord par la santé des belles-filles, comme c’est la mode par toute la Suède, et de là on monta aux rois. Ces santés ne se boivent que dans des vases proportionnés par leur grandeur à la condition de ces personnes royales ; et pour m’exciter d’abord, on me porta la santé du roi de France, dans un pot qui surpassait autant tous les autres en hauteur, que ce grand prince surpasse les autres rois en puissance. C’eût été un crime de refuser cette santé. Je la bus, et vidai ce pot fort courageusement. Il n’y avait pas d’apparence, étant en Suède, d’avoir bu la santé du roi de France, et d’oublier celle du roi de Suède. On la but dans un vase qui n’était guère moins grand que l’autre, et après avoir fait suivre plusieurs santés à celle-ci, tout le monde se tut pour faire la prière.

Il arriva malheureusement dans ce temps qu’un de notre compagnie dit un mot plaisant, et nous obligea à éclater de rire si longtemps, et d’une manière si haute, que toute l’assemblée, qui avait les yeux sur nous, en fut extrêmement scandalisée. Ce qui était de plus fâcheux, c’est que tout le monde avait été découvert pendant le repas à cause de nous, et qu’on avait emporté nos chapeaux, en sorte que nous n’avions rien pour cacher le ris dont nous n’étions pas les maîtres ; et plus nous nous efforcions à l’étouffer, et plus il éclatait. Cela fit que ces prêtres, croyant que nous nous moquions de leur religion, sortirent de la salle et n’y voulurent plus rentrer. Nous fûmes avertis par un petit prêtre, qui était plus de nos amis que les autres, qu’ils avaient résolu de nous attaquer sur la religion. Nous évitâmes pourtant de parler avec eux sur cette matière, et nous les allâmes trouver dans un autre lieu où était passée l’assemblée pour fumer, tandis qu’on levait les tables.

On apporta pour dessert des pipes et du tabac, et tous les prêtres burent et fumèrent jusqu’à ce qu’ils tombassent sous la table. Ce fut ainsi qu’on arrosa la tombe de Joannes Tornæus, et que la fête finit. Olaüs Graan, gendre du défunt, se traîna le mieux qu’il put pour nous conduire à notre bateau, le pot à la main ; mais les jambes lui manquèrent : il s’en fallut peu qu’il ne tombât dans la rivière ; et, par nécessité, deux hommes le ramenèrent par-dessous les bras.

Nous croyions que toute la cérémonie fût terminée, quand nous vîmes paraître le lendemain matin Olaüs Graan, suivi de quelques autres prêtres, qui nous venait prier de nous trouver au lendemain.

Je vous assure, monsieur, que cela me surprit : je n’avais jamais entendu parler de lendemain qu’aux noces, et je ne croyais pas qu’il en fût de même aux enterrements. Il fallut se résoudre à y aller une seconde fois, et nous eûmes une conférence avec Olaüs Graan, pendant le bon intervalle qu’il souffrit entre l’ivresse passée et la future.

Cet Olaüs Graan, gendre du défunt, est prêtre de la province de Pitha, homme savant, ou se disant tel, géographe, chimiste, chirurgien, mathématicien, et se piquant surtout de savoir la langue française, qu’il parlait comme vous pouvez juger par ce compliment qu’il nous fit : La grande ciel (nous répéta-t-il plusieurs fois) conserve vous et votre applicabilité tout le temps que vous verrez vos gris cheveux. Il nous montra deux médailles, l’une de la reine Christine, et l’autre était un sicle des Juifs, qui représente d’un côté la verge de Moïse, et de l’autre une coupe d’où sort une manière d’encens. Entre toutes les autres qualités, il prétendait avoir celle de posséder en perfection la pharmacie, et pour nous le prouver, il tira de plusieurs poches quantité de boîtes de toutes grandeurs, de confortatifs, et assez pour lever une boutique d’apothicaire. Il me donna un morceau de testicule de castor, et m’assura qu’il tirait une huile admirable de la queue de cet animal, qui servait à toutes sortes de maladies.

Quand notre conversation fut finie, on nous reconduisit où nous avions été le jour précédent, où chacun, pour faire honneur au défunt, but épouvantablement ; et ceux qui purent s’en retournèrent chez eux.

Nous demeurâmes à Torno, à notre retour de Laponie, pendant huit jours.

Le mercredi et le jeudi se passèrent à l’enterrement.

Le vendredi, samedi et dimanche, ne furent remarquables que par les visites continuelles que nous reçûmes, où il fallait faire boire tout le monde.

Le lundi, le bourgmestre nous donna à dîner ; et le mardi, à la pointe du jour, le vent s’étant mis à l’ouest, nous fîmes voile. Le vent demeura assez bon tout le reste du jour. La nuit, il fut moins violent ; mais le lendemain mercredi nous eûmes un calme.

Le jeudi ne fut pas plus heureux, et nous demeurâmes immobiles comme des tours.

Nous jetâmes plusieurs fois la sonde pour donner fond ; mais n’en trouvant aucun, il fallut faire notre route dans des appréhensions continuelles d’aller échouer en terre.

Le vendredi, le brouillard étant dissipé, nous fîmes un peu de chemin à la faveur d’un vent est et nord-est, et passâmes les petites îles de Querhen.

Mais le lendemain, le vent s’étant fait contraire, nous fûmes obligés de retourner sur nos pas, et de relâcher dans un port appelé Ratan.

Nous y passâmes une partie de ce jour à chasser dans une île voisine, et le soir nous allâmes à l’église, éloignée d’une demi-lieue. Le prêtre nous y donna à souper ; mais la crainte qu’il avait que des jeunes gens frais revenant de Lapmarck n’entreprissent quelque chose sur son honneur, il s’efforçait, afin que nous ne passassions pas la nuit chez lui, de nous faire entendre que le vent était bon, quoiqu’il fût fort contraire. Nous revînmes donc à notre barque toute la nuit, après avoir acheté un livre chez lui ; et le dimanche matin, le major du régiment de cette province nous envoya quérir dans sa chaloupe par deux soldats.

Nous y allâmes, et nous trouvâmes tous ses officiers, avec un bon dîner, qui nous attendaient. Il fallut boire à la suédoise, c’est-à-dire vider les cannes d’un seul trait ; et quand on en vint à la santé du roi, on apporta trois verres pleins sur une assiette, qui furent tous vidés. J’avoue que je n’avais pas encore expérimenté cette triplicité de verres, et que je fus fort étonné de voir qu’il ne suffisait pas de boire dans un seul. Il est encore de la cérémonie de renverser son verre sur l’assiette, pour faire voir la fidélité de celui qui boit.

Nous nous en retournâmes à notre vaisseau ; et le lendemain, sur les dix heures, nous allâmes voir de quel côté venait le vent. Il était est, et l’ignorance de notre capitaine et de notre pilote leur faisait croire qu’ils ne pouvaient sortir hors du port de ce vent. Je leur soutins le contraire, et je fis tant que je les résolus à se hasarder de sortir. Nous le fîmes heureusement, et sur le midi le vent se mit nord-est si fort, qu’ayant duré toute la nuit et le lundi suivant jusqu’à midi, nous fîmes pendant vingt-quatre heures plus de cent lieues.

Mais le vent étant tombé tout d’un coup, nous demeurâmes à huit lieues d’Agbon, lieu où nous devions descendre pour aller par terre à Coperberyt. Nous ne le pûmes faire que le lendemain ; et, ayant trouvé heureusement à la côte de petites barques qui venaient de la foire d’Hernesautes, nous vînmes coucher à Withseval, petite ville sur le bord du golfe Bothnique ; et le lendemain nous prîmes des chevaux de poste, et fîmes une très-rude journée, soit par la difficulté du chemin, ou soit qu’ayant été longtemps sans courir la poste, nous en ressentissions plus la fatigue.

Nous nous égarâmes la nuit dans des bois ; et s’il est toujours fâcheux d’errer pendant les ténèbres, il l’est incomparablement davantage en Suède, dans un pays plein de précipices et de forêts sans fin, où l’on ne sait pas un mot de la langue, et où l’on ne trouve personne pour demander le chemin, quand on la saurait.

Néanmoins, après avoir beaucoup avancé notre route par une pluie épouvantable, à la faveur d’une petite chandelle, plus agréable mille fois dans cette nuit obscure, que le plus beau soleil dans un des plus charmants jours de l’été, nous arrivâmes à la poste ; et le vendredi suivant, étant fort rebutés de la journée précédente, nous ne fîmes que trois lieues, et couchâmes à Alta.

Le samedi fut assez remarquable, pour l’aventure qui nous arriva. Nous partîmes à six heures du matin pour faire quatre milles de Suède, qui font douze lieues de France ; et après avoir marché jusqu’à deux heures après midi, nous arrivâmes à une misérable cabane, que nous ne crûmes point être le lieu où nous devions prendre d’autres chevaux, qui l’était néanmoins ; et n’ayant trouvé personne à qui parler, nous poursuivîmes notre route par des chemins qu’il n’y a que ceux qui y ont été qui en puissent concevoir la difficulté. Nous croyions être fort proches de la poste, et nous marchâmes jusqu’à quatre heures au soir sans rencontrer une seule personne pour demander le chemin, ni le moindre toit pour nous mettre à couvert.

Surcroît de malheur, la pluie vint en telle abondance, qu’il plut cette nuit-là pour trois mois qu’il y avait qu’il n’était pas tombé une seule goutte d’eau. L’espérance qui nous flattait que nous pourrions bien rencontrer quelque maison de paysan, faisait que, malgré la lassitude épouvantable dont nous étions accablés, nous ne laissions pas de marcher ; mais enfin la pluie vint si forte, et la nuit si noire, que nos chevaux rebutés, et qui n’avaient mangé non plus que nous depuis le matin, demeurèrent tout d’un coup, sans qu’il fût possible de les faire avancer davantage. Nous voilà donc tristement demeurés au milieu des bois, sans avoir quoi que ce soit au monde, que le ventre des chevaux pour nous mettre à couvert : et on le pouvait faire sans danger, car les pauvres bêtes étaient si accablées, qu’elles passèrent la nuit sans remuer, et sans manger non plus que leurs maîtres.

Toute notre consolation fut que nous fîmes un bon feu qui nous réchauffa un peu. Mais il n’y avait rien de si plaisant que de nous voir dans cet équipage, tous extrêmement tristes et défaits, comme des gens qui n’avaient mangé depuis vingt-quatre heures, et qui baissaient languissamment la tête pour recevoir la pluie qu’il plaisait au ciel faire tomber sur nous avec largesse. Ce qui acheva de rendre l’aventure plaisante, fut que le lendemain nous ne fûmes pas plus tôt à cheval, à la pointe du jour, que nous découvrîmes, à deux portées de mousquet, une petite maison que nous avions tant cherchée, et dans laquelle nous allâmes boire un peu de lait.

A quelque chose, comme on dit, malheur est bon ; car cet égarement fut cause que nous arrivâmes le lendemain dimanche à Coperberyt, où nous ne fussions arrivés que le jour d’après.

VOYAGE
DE FLANDRE ET DE HOLLANDE
COMMENCÉ LE 26 AVRIL 1681

Nous partîmes de Paris le 26 avril 1681, par le carrosse de Bruxelles.

Bruxelles, la seconde ville du Brabant, est très-agréable et très-peuplée, à cause de la demeure ordinaire que les gouverneurs des Pays-Bas y font, et la quantité de gens de qualité qui suivent la cour : c’est pour cela qu’elle est appelée la Noble.

L’hôtel de ville est un bâtiment assez curieux : il fut fait par un Italien, qui se pendit de dépit d’avoir manqué à mettre la tour au milieu, comme son épitaphe le fait connaître ; et cet homme fit par avance de lui ce qu’aurait fait un bourreau. Il ne méritait pas moins qu’une corde, pour avoir manqué à un point où des gens qui n’auraient pas les moindres connaissances de l’architecture ne manqueraient pas. Les églises de Bruxelles, comme toutes celles des Pays-Bas, sont très-belles et fort bien entretenues. Nous vîmes dans la collégiale du nom de Sainte-Gudule les trois hosties miraculeuses sur lesquelles on dit qu’on voit quelques gouttes de sang.

Nous allâmes voir la communauté des béguines, qui est un ordre particulier en ce pays. Elles sont vêtues de blanc dans l’église, et vont par les rues avec un long manteau noir, qui leur descend du sommet de la tête et leur tombe sur les talons. Elles portent aussi sur le front une petite huppe, qui forme un habillement assez galant : et on trouve des filles sous cet habit dévot, que j’aimerais mieux que beaucoup d’autres avec l’or et les diamants qui les environnent : elles étaient pour lors au nombre de huit cents dans le béguinage…

Malines est appelée la Jolie, et non sans raison ; car il semble plutôt que ce soit une ville peinte que réelle, tant les rues en sont propres et bien pavées, et les bâtiments bien proportionnés.

Tout le commun peuple travaille, comme par toute la Flandre, à faire des dentelles blanches qu’on appelle de ce nom ; et le béguinage, qui est le plus grand et le plus considérable de tous, n’est entretenu que par ce travail, que les béguines exercent, et dans lequel elles excellent. Ces béguines sont des filles ou femmes dévotes, qui se retirent dans ce lieu autant de temps qu’elles veulent ; elles y ont chacune une petite maison séparée, où elles sont visitées de leurs parents. Il y en a même quelques-unes qui prennent des pensionnaires. Le lieu s’appelle Béguinage, et les portes s’en ferment tous les soirs de bonne heure. Il y a à Malines une tour qui est fort estimée pour la hauteur, de laquelle on découvre extrêmement loin.

Anvers, la première et la plus grande ville du Brabant, et à qui l’on pourrait donner des titres encore plus superbes, surpasse toutes les autres villes que j’ai vues, à l’exception de Naples, Rome, Venise, non-seulement par la magnificence de ses bâtiments, par la pompe de ses églises, et par la largeur de ses rues spacieuses, mais aussi par les manières de ses habitants, dont les plus polis tâchent à se conformer à nos manières françaises, et par les habits, et par la langue, qu’ils font gloire de posséder en perfection.

La première chose que nous admirâmes en y entrant, ce fut la beauté de ses superbes remparts, qui, tout couverts de grands arbres, forment une promenade la plus agréable du monde ; ils sont revêtus partout de pierres de taille, et arrosés d’un fossé d’eau vive qui court tout autour de la ville, et qui sert autant à l’embellir qu’à la défendre. La cathédrale est fort bien bâtie ; et le clocher, ouvrage des Anglais, est d’une délicatesse surprenante, mais qui pourrait peut-être quelque jour lui devenir funeste. On y voit des peintures admirables, et, entre autres, une descente de croix de Rubens, qui peut passer pour une pièce achevée.

L’église des Jésuites ne cède en magnificence à pas une de toutes celles que j’ai vues en Italie, et est d’autant plus superbe, que le marbre dont elle est toute bâtie y a été apporté de fort loin, et avec une grande dépense. Toute la voûte est ornée de cadres de la main des plus excellents maîtres. Il est aisé de juger de la magnificence de cette église, quand on dira que le seul balustre de marbre qui ferme le maître-autel coûte plus de quarante mille livres.

Je ne crois pas aussi qu’on puisse jamais voir un ouvrage plus achevé : le marbre est manié si délicatement, qu’il semble qu’il ait quitté sa dureté naturelle pour prendre la forme qu’on lui a voulu donner, et se fléchir comme de la cire, suivant la volonté de l’ouvrier.

Du temps de Philippe II, fils de Charles-Quint, les dix-sept provinces étaient gouvernées par…, sœur de Charles-Quint, et par conséquent tante de l’empereur, qui en était le maître, et qui a voulu lever sur ces peuples certains droits nouveaux, et introduire parmi eux l’inquisition. Les Hollandais s’opposèrent à ces nouvelles déclarations, et le prince d’Orange, soutenu du comte de Horn, et de…, à la tête de la populace, firent des remontrances à la gouvernante, et lui proposèrent deux cents articles, sur lesquels ils voulaient qu’on leur donnât satisfaction. Cette femme, surprise de ce tumulte, se retourna vers un des premiers de son conseil, qui lui dit, comme en se moquant, qu’elle ne devait point se mettre en peine de ces gens, qui n’étaient que des gueux ; ce qui fut rapporté à ce peuple mutiné, il en devint si courroucé, qu’ils formèrent entre eux un parti, qui depuis a été appelé le parti des Gueux. La gouvernante cependant étant retournée en Espagne, et connaissant le naturel remuant des peuples des dix-sept provinces, ne voulut pas s’y faire voir, qu’elle ne les contentât sur une partie des articles qu’ils demandaient ; ce qui fit que Philippe II envoya le duc d’Albe, qui depuis a tant fait de carnage, et a été cause de l’entière rébellion de ces provinces. On dit qu’il a fait mourir par la main du bourreau plus de dix-huit mille personnes. Il ne fut pas plus tôt à Bruxelles, qu’il y convoqua les états. Le comte de Horn, ne voulant point paraître chef de la sédition, y alla ; mais le prince d’Orange, craignant les Espagnols, dont il se défiait, sortit des états pour ne point s’y trouver ; et le comte de Horn rencontrant le prince d’Orange qui s’absentait : Adieu , lui dit-il, prince sans terre ; à quoi le prince répondit : Adieu, comte sans tête , comme en effet cela se trouva vrai ; et ayant été arrêté aux états, on lui fit sauter la tête avec une quantité presque innombrable de gens qu’on croyait suivre son parti, ou qui étaient suspects ; étant un crime de lèse-majesté parmi les Espagnols d’être seulement suspect à son prince. Le prince d’Orange, voyant, par la mort du comte de Horn et de ses adhérents qu’il avait très-bien fait de se sauver, voulut encore songer à son salut ; et, appuyant la faction des mécontents, il se mit à leur tête ; et après plusieurs combats, où il eut toujours le dessous, il prit enfin la Brille, d’où le duc d’Albe prétendit le chasser ; mais n’en ayant pu venir à bout, il donna occasion à ces tableaux que l’on a faits de lui, dans lesquels il est dépeint par dérision avec des lunettes sur le nez, parce que Brille, en hollandais, signifie lunettes. La Hollande se divise en sept provinces unies qui sont la Gueldre, la Hollande, la Zélande, Utrecht, la Frise, l’Over-Yssel, et Groningue.

Nous arrivâmes à minuit à Rotterdam, et nous fûmes obligés de passer par-dessus les murailles pour entrer dans la ville, dont les portes étaient fermées. Cette ville est la seconde de tout le pays, et il est aisé de juger de sa richesse par la quantité de vaisseaux qu’on y voit aborder de tous les pays, et qui emplissent le canal de la ville, qui est extrêmement large. Cette ville est remarquable par l’étendue de son commerce et par la beauté de ses maisons, qui ont toutes la propreté qu’on remarque dans toutes les villes de Hollande. L’on voit au milieu d’une grande place la statue d’Erasme, qui était natif de cette ville, et qui a assez bien mérité de la république pour avoir une statue en bronze sur le pont qui est au milieu de la grande place.

Nous partîmes de Rotterdam sur les deux heures après midi par les barques, qui sont d’une commodité admirable par toute la Hollande. Elles partent toutes en différentes heures, et à une demi-heure l’une de l’autre ; ce qui fait qu’à toutes les demi-heures du jour et de la nuit il part de ces commodités qui vont en cent endroits différents, et qui sont si ponctuelles, que le cheval est attelé à la barque lorsque l’heure est prête à sonner, et qu’à peine elle a frappé que le cheval marche.

Nous passâmes à Delft, petite ville à deux lieues de la Haye, où nous vîmes le frère d’un de nos amis que nous avions laissé esclave en Alger. Nous entrâmes dans le principal temple de la ville, où nous vîmes le tombeau du fameux amiral Tromp.

Nous arrivâmes le soir à la Haye, le plus beau et le premier village du monde. C’est le lieu où le prince d’Orange fait sa résidence ordinaire. Il n’y était pas pour lors, et il était allé à une chasse générale qui se faisait en Allemagne sur les terres de… avec le…

Le prince d’Orange s’appelle Guillaume III de Nassau. Ces dernières guerres ont servi à le rendre recommandable dans la Hollande, et à le faire déclarer stathouder, capitaine général des armées des Provinces-Unies des Pays-Bas, et grand amiral. Les états lui accordent pour cela une pension de cent mille francs, et font la dépense de toute sa maison. Quelques remuants lui ont voulu mettre en tête de se faire déclarer souverain dans la Hollande pendant qu’il était maître absolu de toutes les troupes ; mais les plus politiques lui ont fait connaître premièrement la difficulté de son dessein, et entendre ensuite que quand il serait assez heureux pour le mettre en exécution, il ne pourrait jamais se maintenir dans cette souveraineté, la Hollande étant un pays qui périrait bientôt, si elle était gouvernée par un particulier et si elle cessait d’être république, à cause des grands frais qu’il faut renouveler continuellement pour la conservation du pays, et des grandes levées qu’un prince serait obligé de faire sur ses sujets, que des républicains, qui se repaissent du titre spécieux de liberté, donnent avec plaisir, n’ayant tous pour but que la même chose, ce qui fait qu’il n’y a point de pays plus vexé d’impôts et de subsides que la Hollande ; et ces peuples se flattent que comme ce sont eux qui se les imposent, ils sont libres de se les ôter lorsqu’ils le veulent. Ce conseil, le plus sûr et le plus politique, fut suivi du prince d’Orange qui s’en trouva bien.

On voit, en sortant du château, une porte qui est proche le logis de M… le lieu où se fit le massacre du pensionnaire de With, qui fut tué par la populace au commencement de la guerre ; tout cela par les menées du prince d’Orange, à cause qu’il avait été fait depuis peu un édit par lequel il était défendu de reconnaître le prince d’Orange pour souverain, que le peuple voulait reconnaître tel.

Le prince Guillaume de Nassau, qui était à la tête des mécontents lorsqu’ils secouèrent le joug espagnol, se comporta si généreusement dans toute cette rébellion, qu’après avoir forcé l’Espagnol, par la paix, à reconnaître les Hollandais et leur république pour souverains, ils se trouvèrent obligés de récompenser sa vaillance, en lui donnant le titre de protecteur des états. Ce titre est dévolu à ses successeurs. Mais le conseil des provinces et particulièrement les de With, qui faisaient une faction particulière, et qui en entraînèrent d’autres avec eux, firent cet édit perpétuel par lequel ils déclaraient qu’on ne pourrait jamais proposer le prince d’Orange comme souverain et le firent même signer au prince d’Orange d’aujourd’hui encore jeune.

La guerre de France est arrivée sur ces entrefaites ; et le peuple appréhendant la domination des Français, et croyant que, s’ils avaient le prince d’Orange à la tête de leurs armées, ils feraient des merveilles, le proposèrent : mais étant arrêtés par cet édit perpétuel, ils éclatèrent contre de With, le général des troupes, et le firent arrêter, l’accusant du crime de trahison, et d’avoir voulu perdre l’Etat ; mais n’ayant point trouvé de sujet pour le faire mourir, on se contenta de le bannir pour satisfaire le peuple et la faction du prince d’Orange. Son frère, le pensionnaire à la Haye pour les affaires de la province de Hollande, demanda la permission de le voir ; mais en voulant entrer dans la prison, le peuple mutiné, souffrant impatiemment la vue d’un homme qui s’opposait à ses menées, se rua dessus lui, et l’assassina cruellement sur la place ; ils le traînèrent un peu plus loin, où ils le pendirent. Chacun accourut à ce spectacle ; et le peuple était si animé, qu’il le coupa en pièces, dont chacun prit des morceaux de chair, qui se vendaient quelques jours après fort cher à ceux qui n’avaient pas eu le plaisir d’assister à cette boucherie.

Le peuple, qui est une bête féroce qui porte toujours dans les extrémités, parce qu’il agit sans raison, et qui est timide par excès ou impétueux dans l’extrémité, n’est pas à se repentir de cette action. Il reconnaît que cet édit était fait pour son utilité ; et la mort du pensionnaire a été le premier échec qui ait été donné à la république.

Les Provinces-Unies doivent, après le ciel, leur liberté aux princes d’Orange, qui ont tant fait qu’ils ont obligé le roi d’Espagne à signer leur liberté et à les reconnaître pour peuples libres, indépendants de tout autre, ce qui est une circonstance fort remarquable. Guillaume I er cimenta de son sang les fondements de cette république. Maurice et Henri, ses fils, en accrurent la splendeur par le gain de plusieurs batailles. Guillaume II égala les autres, mourut fort jeune, et laissa pour successeur de ses vertus Guillaume, III e du nom, prince d’Orange d’à présent, fils de Guillaume II et de Marie-Stuart, fille aînée de Charles I er , roi d’Angleterre, qui eut la tête coupée. Ce prince l’eut à la trente-six ou trente-septième année de son âge, et a épousé la fille du duc d’York. Il ne vint au monde qu’après la mort de son père, et il perdit à onze ans la princesse royale sa mère, qui mourut à Londres de la petite vérole, de même que le feu prince Guillaume son mari.

La Haye est le lieu où la noblesse de Hollande fait résidence ; il n’y en a guère de plus agréable dans le monde. Un grand bois de haute futaie, bordé de magnifiques palais d’un côté, et de l’autre, de vastes et agréables prairies qui l’entourent, rendent son aspect un des plus riants de l’Europe. On voit devant le château un étang revêtu de pierres de taille ; de hauts arbres qui le bordent servent à embellir le palais du prince. On va de la Haye à la mer en moins d’un quart d’heure, par un chemin très-agréable. Nous vîmes en y allant un chariot à voiles que le prince d’Orange a fait faire, et nous entrâmes dans un lieu où l’on court la bague sur des chevaux de bois.

Nous allâmes voir une maison du prince d’Orange à quelques lieues de la Haye, appelée Osnadin ; c’est là où il passe une partie de l’année, et où il entretient quantité de bêtes extraordinaires. Nous y vîmes des vaches de Calicut très-particulières avec une bosse sur le dos, et quantité de cerfs.

Nous partîmes de la Haye et fûmes dîner à Leyde, qu’on appelle Lugdunum Batavorum , recommandable par son université, par son anatomie, et par la propreté de ses bâtiments ; plus agréable à mon goût que pas une ville de Hollande. Nous y vîmes quantité de choses curieuses, entre autres un hippopotame, ou vache de mer, que les Hollandais ont rapporté des Indes. On voit dans le cabinet anatomique plus de choses que n’en peut contenir un gros volume.

De Leyde nous allâmes à Amsterdam, et vîmes en passant Harlem, où nous remarquâmes une grande église : nous arrivâmes le soir à Amsterdam. Cette ville des villes, si renommée dans tout l’univers, peut passer pour un chef-d’œuvre : les maisons y sont magnifiques, les rues spacieuses, les canaux extrêmement larges, bordés de grands arbres, qui, venant à mêler leur verdure avec la diversité des couleurs dont les maisons sont peintes, forment l’aspect du monde le plus charmant. Cette ville paraît double : on la voit dans les eaux ; et la réverbération des palais qu’on voit dans les canaux fait de ces lieux un séjour enchanté. L’hôtel de ville est sur le Dam : cet ouvrage pourrait passer pour un des plus beaux de l’Europe, si l’architecte n’avait manqué dès le commencement, et eût fait quelque distinction de la porte avec les fenêtres qu’il faut chercher de tous côtés, et qu’il faut bien souvent demander.

Nous montâmes en haut, où nous vîmes quantité d’armes et un très-beau carillon. Nous découvrîmes Utrecht du clocher. Ce fut le lieu où le roi borna ses conquêtes. Le Spineus est une aussi plaisante invention que je sache : c’est là où l’on renferme toutes les filles de mauvaise vie, que l’on condamne pour un certain temps, et où elles travaillent. Il n’y a peut-être point de lieu, après Paris, où le libertinage soit plus grand qu’à Amsterdam ; mais ce qui est de particulier, c’est qu’il y a de certains lieux où demeurent les accoupleuses, qui gardent chez elles un certain nombre de filles. On fait entrer le cavalier dans une chambre qui communique à plusieurs autres petites chambres dont vous payez les portes, et au-dessus le portrait et le prix de la personne qu’elle renferme ; c’est à vous à choisir : on ne fait point sortir l’original que vous n’ayez payé le prix de la taxe : tant pis pour vous si la copie a été flattée.

Le Raspeus est un autre lieu pour les mauvais garnements, et pour les enfants dont les pères ne sauraient venir à bout : on les emploie à scier du Brésil. Il y a dans la grande église d’Amsterdam une chaîne d’un prix infini pour la délicatesse de son travail. On permet à Amsterdam, et par toute la Hollande, toutes sortes de religions, excepté la catholique : c’est un point de leur plus fine politique ; et ils savent bien que ce serait un grand échec à leur liberté si les catholiques y étaient soufferts, qui pourraient ensuite se rendre les maîtres. On y voit des luthériens, des calvinistes, des arminiens, des nestoriens, des anabaptistes, et des Juifs qui y sont plus puissants qu’en aucun autre endroit de la terre.

Leur synagogue est incomparablement plus belle que celle de Venise, et ils y sont beaucoup plus puissants. La maison des Indes, qui est hors de la ville, marque bien qu’elle appartient aux plus riches négociants de l’Europe. On y bâtissait un très-beau vaisseau qui devait, un mois après, faire le voyage des Indes.

Nous allâmes voir les vaisseaux de guerre, qui n’ont rien de beau, et je n’en vis pas un qui approchât de la beauté de nos vaisseaux. Ils ne veulent point de galerie à la poupe comme nous ; ils croient que cela retarde la course du vaisseau : mais, bien loin d’y apporter aucun défaut, je trouve que cela est d’une grande utilité pour les officiers, et d’un grand ornement au vaisseau.

Je partis d’Amsterdam le 25 mai 1681, et nous arrivâmes à Enkhuyse le soir même, où sans nous arrêter qu’autant de temps qu’il faut pour manger, nous remarquâmes que cette ville portait trois harengs pour ses armes, à cause de la pêche considérable qui s’y fait de ce poisson.

Nous frétâmes la nuit une barque à Vorkum, où nous arrivâmes le lendemain matin. Cette province s’appelle Nord-Hollande, et je ne crois pas qu’au reste de la terre il se puisse trouver de plus jolies femmes. Les paysannes ont une beauté qui ne le cède point aux anciennes Romaines, et qui donne de l’amour à la première vue.

Nous arrivâmes à Leeuvarden, capitale de la Frise, ville très-jolie, qui reconnaît le prince de Nassau pour son gouverneur, n’ayant point voulu donner sa voix pour le prince d’Orange. Ce prince peut avoir vingt-cinq ou vingt-six ans : il perdit son père il y a environ dix-huit ans, à la septième année de son âge. Ce prince mourut par un accident funeste : un pistolet, qui se lâcha malheureusement, ôta en même temps un grand homme à l’Europe, et un généreux gouverneur à la Frise.

Hambourg est une ville hanséatique, libre et impériale, qui, par sa bonne milice et ses fortifications régulières, est en état de ne point appréhender quantité de princes qui envient fort ce morceau ; et particulièrement le roi de Danemark, à qui elle siérait parfaitement bien. Ce prince la bloqua pendant ces dernières guerres avec vingt-cinq mille hommes ; mais ayant vu les troupes auxiliaires qui lui venaient de toutes parts, il ne put rien entreprendre davantage. Il a cédé depuis peu, pendant son vivant, toutes les prétentions qu’il pouvait avoir sur cette ville moyennant la somme de deux cent mille écus. Elle est gouvernée par quatre bourgmestres et dix-huit conseillers. Les femmes y sont très-belles ; elles se couvrent le visage à l’espagnole.

DU DANEMARK

De Hambourg nous partîmes pour Copenhague.

Copenhague est située sur la mer Baltique fort avantageusement. Elle est frontière du côté de la province de Schonen, et a soutenu le siége fort vigoureusement pendant deux ans contre le grand Gustave-Adolphe, père de la reine Christine, que nous avons vue à Rome. Les clochers de Sainte-Marie portent les marques de ce siége.

La tour de l’observatoire, sur laquelle un carrosse peut monter, est une pièce fort curieuse. Elle fut bâtie par Frédéric II. Du haut de la tour on découvre toute la ville, qui ne nous parut pas fort grande, mais presque de tous côtés environnée d’eau. On y voit un globe céleste de cuivre, fait de la main de Tycho-Brahé, mathématicien fameux, originaire du pays.

La bourse est un fort beau bâtiment qui fait face au Louvre. Son clocher est d’une manière assez particulière ; quatre lézards, dont les queues s’élèvent en l’air, en forment la flèche. C’est là où se vendent toutes les curiosités, comme au palais.

Le cabinet du roi est au-dessus de la bibliothèque. Ce sont plusieurs chambres remplies de curiosités, entre autres une queue de cheval, qui est la marque d’autorité, et que les bachas mettent devant leurs tentes lorsqu’ils sont à l’armée ; le Grand Seigneur, trois, et le vizir, deux. Nous y vîmes une belle mandragore femelle ; les pantoufles d’une fille qui fut taponata sans en rien sentir ; l’ongle qu’on dit être de Nabuchodonosor, et un des enfants de cette comtesse de Flandre qui en mit au monde autant que de jours en l’an.

Il n’y a point de langue plus propre à demander l’aumône que la danoise : il semble toujours qu’ils pleurent.

Le Danemark est un pays très-gras et très-abondant, consistant en quantité d’îles, dont les plus renommées sont Séeland, Falster, Langeland, Laland et Fionie, renommée par cette dernière victoire qui sauva le royaume de sa perte totale, lorsque les Danois secondés des Hollandais, défirent Charles-Gustave dans cette île, lequel avait tenu deux ans Copenhague assiégée. Le roi de Danemark est encore maître de l’île d’Islande, qu’on croit être l’ ultima Thule connue des anciens. Cette île malgré les neiges qui la couvrent, ne laisse pas d’avoir des montagnes brûlantes, qui vomissent les feux et les flammes de leur sein, et auxquelles les poëtes comparent le sein de leur maîtresse. Il y a des lacs fumants qui convertissent en pierre tout ce qu’on y jette, et plusieurs autres merveilles qui rendent cette île recommandable.

DE LA SUÈDE

Ce que nous appelons présentement Suède était autrefois appelé Scandie ou Scandinavie, qui n’est pour ainsi dire qu’une presqu’île, qui s’étend entre l’Océan, la mer Baltique, et le golfe Bothnique.

Celle province n’est pas des plus fertiles partout. La Laponie est la stérilité même ; et ce peuple, que j’ai eu la curiosité d’aller voir au bout du monde, est entièrement abandonné de la nourriture du corps et de l’âme, n’ayant ni le pain matériel, ni l’évangélique. Mais la Gothie et l’Ostrogothie sont des pays qu’on peut comparer à la France pour leur fertilité ; et la terre y est si bonne, qu’elle donne en trois mois ce qu’elle produit en neuf en d’autres endroits. Les autres lieux, où l’on force la nature pour l’obliger à nourrir les habitants, sont la Schonen, la Schanmolande, l’Angermanie, la Finlande ; et c’est dans ces lieux où la nature, refusant la fertilité des plaines, accorde l’abondance des forêts, que les habitants brûlent l’hiver, pour semer l’été prochain du grain sur les cendres, qui y vient en perfection, et en moins de temps que partout ailleurs.

Les Suédois sont naturellement braves gens ; et sans parler des Goths et des Vandales, qui, franchissant les Alpes et les Pyrénées, se rendirent maîtres de l’Italie et de l’Espagne, considérons de nos jours un Gustave-Adolphe, l’honneur des conquérants, suivi de très-peu de Suédois, qui passa victorieux toute l’Allemagne comme un éclair, et qui fit ressentir à tous les princes la valeur de ses armes. Voyons un Charles-Gustave, dernier roi de ce pays, qui réduisit les Danois, ses plus fiers ennemis, à se retirer dans leur ville capitale, qui leur restait seule de tout le royaume où il les assiégea pendant deux ans ; qui, après plusieurs batailles vint finir ses jours à Gothembourg, d’une fièvre, à l’âge de trente-sept ans, le 12 février 1660.

Ce prince, qui n’a jamais fait que des merveilles, obligea aussi le ciel à le seconder et à le secourir, et à faire des miracles pour lui. Il affermit les eaux du Belt, pour lui donner occasion d’entreprendre une action héroïque. Charles X fit passer toutes ses troupes sur une mer glacée de deux lieues de large, avec tout le canon, et y campa plusieurs jours avec une intrépidité de cœur qui surprenait tous les autres, et qui lui était naturelle. Si ce prince était grand guerrier, il ne fut pas moins politique, et il le fit bien voir pendant le gouvernement de la reine Christine, qui, s’amusant à consulter quantité de savants qu’elle faisait venir de toutes parts, et qui ne lui apprenaient pas l’art de régner, lui donna occasion de captiver l’esprit de tous les sénateurs, rebutés du gouvernement de cette reine, qu’ils obligèrent à abdiquer le royaume entre ses mains.

Le grand Gustave-Adolphe n’a-t-il pas montré le chemin à ce digne successeur ? et, après avoir mené une vie tout héroïque et toute guerrière, il la finit dans le champ de la victoire, et au milieu de ses armées, d’un coup de mousquet, qui ôta à l’Europe son plus grand conquérant.

La reine Christine a été un digne rejeton de ce grand prince : cette princesse avait l’âme toute royale, et a épuisé toutes les louanges des grands hommes. Elle aurait régné plus longtemps, si elle eût été plus maîtresse d’elle-même ; et la jalousie qu’elle excita parmi les sénateurs, qui voyaient impatiemment les dernières faveurs qu’elle accordait au ristrosse , dont elle eut des enfants, lui ôta la couronne de dessus la tête. Elle changea de religion à la persuasion d’un ambassadeur d’Espagne, qui lui promit qu’elle épouserait le roi son maître, si elle voulait se faire catholique. Elle est demeurée à Rome presque tout le temps qu’elle a quitté le sceptre, où elle s’entretenait de dix mille écus de pension que le pape lui donnait tous les ans, jusqu’à ce que le roi de France l’ait fait rentrer dans tous ses biens. Elle s’était réservé les îles fertiles d’Aland et de Gothland, qui sont sur la mer Baltique ; mais elle les a échangées depuis peu contre le territoire de Norcopin en Ostrogothie.

Charles XI, à présent régnant, est fils de Charles-Gustave, comte palatin, de la maison de Deux-Ponts, et de Hedwige-Eléonore, fille puînée du duc de Holstein. C’est un prince qui ne dément point la générosité de ses ancêtres, et son port fier et royal fait assez voir qu’il est du sang des illustres Gustaves. Les inclinations de ce prince sont toutes martiales ; et n’ayant plus d’ennemis à combattre, sa plus grande occupation est d’aller à la chasse aux ours. Cette chasse se fait mieux en hiver qu’en été ; et lorsque quelque paysan a découvert leurs passages par les traces qui sont imprimées dans la neige, il en donne avis au grand veneur, qui y conduit le roi. L’ours est un animal intrépide ; il ne fuit point à l’aspect de l’homme, mais il passe son chemin sans se détourner. Quand on l’aperçoit assez proche, il faut descendre de cheval, et l’attendre jusqu’à ce qu’il soit fort près de vous ; et vous le faites lever sur ses pattes de derrière, par un coup de sifflet que vous donnez : c’est le temps qu’il faut prendre pour le tirer, et il est fort dangereux de ne le pas blesser mortellement ; car il vient de furie se jeter sur le chasseur, et l’embrassant des pattes de devant, il l’étouffe ordinairement : c’est pourquoi il faut avoir encore un pistolet pour lui lâcher à bout portant, et un épieu pour la dernière extrémité. Nous en vîmes un à Stockholm, que le roi avait tué lui-même, en secourant son favori Yakmester, qui en était presque étouffé.

Cet animal est couché trois ou quatre mois de l’année, et ne prend pour lors aucune nourriture qu’en suçant sa patte. Le roi a toujours autour de lui trois ou quatre petits ours, à qui on coupe les dents et les ongles tous les mois.

Il faut remarquer, à la chasse de l’ours, qu’elle se fait aussi en Pologne de plusieurs manières. Comme il n’y a rien d’aussi délicat que les pattes d’ours, qu’on sert à la table des rois, il n’y a point aussi de chasse à laquelle les gentilshommes prennent plus de plaisir. Il est dangereux de manquer son coup, car l’ours frappé retourne sur le chasseur, et l’étouffe des pattes de devant. Il nous fut dit, par un gouverneur d’une province de la Prusse, qu’il n’y avait pas quinze jours qu’un de ses parents avait eu le bras rompu à la chasse d’un ours, et le cou tordu dont il mourut. Les paysans les chassent autrement : ils savent l’endroit où ils vont les attaquer avec un couteau à la main. Lorsque l’ours vient à eux, ils lui mettent dans la gueule la main gauche entortillée de beaucoup de linges, et de l’autre l’éventrent. L’autre façon n’est pas si périlleuse. L’ours est extrêmement friand de miel que les abeilles font dans des troncs d’arbres : il monte attiré par l’odeur de la proie, au sommet des arbres les plus élevés. Les paysans mettent de l’eau-de-vie parmi ce miel ; et l’ours, qui trouve cette nourriture agréable, en prend tant que la force du brandevin l’enivre et le fait tomber, où le paysan alors le trouve étendu sans force, et n’a pas grand’peine à s’en rendre le maître.

Je partis de Copenhague pour Stockholm le 1 er juillet. Nous vîmes Frédériksbourg, le lieu de plaisance du roi, qu’on peut appeler le Versailles du Danemark . La chapelle en est magnifique ; la chaire et le tabernacle, et quantité d’autres figures sont d’argent massif ; mais ce qui me parut de plus curieux fut un orgue d’ivoire qu’on dit avoir coûté quatre-vingt mille écus de sculpture.

De Frédérisbourg nous vînmes coucher à Elseneur, où est le détroit du Sund ; c’est là que tous les vaisseaux payent au roi de Danemark. Les vaisseaux suédois sont exempts de payer aucun tribut ; ce qui fait que la plupart des vaisseaux prennent bannière suédoise, qui est de bleu avec une croix jaune. Ce passage est gardé d’un bon château ; mais je ne crois pas qu’il soit bien difficile d’y passer sans rien payer.

Nous vîmes en passant Riga, Engelholm, Laholm, Halmstad, ville fortifiée et recommandable par la dernière bataille que le roi de Suède y donna. Ce fut là le premier combat qu’il soutint, et la première victoire qu’il remporta, aidé de M. de Feuquières, lieutenant général des armées du roi, et ambassadeur auprès du roi de Suède. Ce fut dans cette même bataille que ce jeune roi se laissant emporter à son courage, et se croyant suivi de son régiment de drabans, qui sont ses gardes avec lesquels il se croit invincible, s’avança seul au milieu de l’armée ennemie, cherchant partout le roi de Danemark, et l’appelant à haute voix ; et ne le trouvant point, il se mit à la tête d’un régiment ennemi qu’il trouva sans capitaine, faisant le commandement en allemand, comme toutes les nations du Nord, et le conduisit au milieu de son armée, où il fut haché en pièces.

Nous arrivâmes à Stockholm le lundi à onze heures du soir, ayant été six jours à marcher continuellement et le jour et la nuit, par des rochers et des bois de pin et d’espérias, qui forment la plus belle vue du monde. Nous fîmes ce chemin dans un chariot que nous achetâmes quatre écus à Drasé ; et nous remarquâmes les maisons des paysans, qui sont faites à la moscovite avec des arbres entrelacés. Ces gens ont quelque chose de sauvage ; l’air et la situation du pays leur inspirent cette manière.

Stockholm est une ville que sa situation particulière rend admirable. Elle se trouve située presque au milieu de la mer Baltique, au commencement du golfe Bothnique. Son abord est assez difficile, à cause de la quantité de rochers qui l’environnent ; mais du moment que les vaisseaux sont une fois dans le port, ils sont plus en sûreté qu’en aucun endroit du monde : ils y demeurent sans ancre, et s’approchent jusque dans les maisons. Stockholm est la ville de la mer Baltique du plus grand commerce ; et, comme cette mer n’est navigable que six mois de l’année, rien n’est plus superbe que la quantité des vaisseaux qui se voient dans son port, depuis le mois d’avril jusqu’au mois d’octobre.

Sitôt que nous fûmes arrivés à Stockholm, nous allâmes saluer M. de Feuquières, lieutenant général des armées du roi, qui y était ambassadeur depuis dix ans. Il nous reçut avec tout l’accueil possible, et nous mena le lendemain baiser la main du roi. Ce prince, âgé de vingt-cinq ans, est fils de…, prince de Holstein, entre les mains duquel la reine Christine, fille d’Adolphe, dernier roi de la maison de Vasa, laissa la couronne de Suède, lorsqu’elle voulut se défaire du gouvernement et changer de religion.

Son humeur est toute martiale ; les exercices de la guerre et de la chasse lui sont familiers ; et il n’a pas de plus grand plaisir que celui qu’il prend dans ces travaux. Nous eûmes l’honneur de l’entretenir pendant près d’une heure et le plaisir de le contempler tout à notre aise. Il est d’une taille bien proportionnée : son port est fier et tout en est royal.

L’on fit, pendant notre séjour à Stockholm, de grandes réjouissances pour la naissance d’une princesse. Nous fûmes présents à la cérémonie de son baptême. Il y eut table ouverte ; et le roi, pour marquer sa joie, entreprit de soûler toute la cour et se fit lui-même plus gaillard qu’à l’ordinaire. Il les excitait lui-même en leur disant qu’ un cavalier n’était pas brave lorsqu’il ne suivait pas son roi . Il parlait le peu de français qu’il savait à tout le monde ; et je remarquai que c’était le seul de sa cour qui le parlait le moins. Tous les cavaliers suédois se font une gloire particulière de bien parler notre langue. Le comte de Stembok, grand maréchal du royaume, le ristrosse ou vice-roi, comte de la Gardie, le grand trésorier Steint-Bielke, le comte Cunismar, tous ces gens-là parlent aussi bien français que des Français mêmes. L’envoyé d’Angleterre fit des merveilles dans cette débauche, c’est-à-dire qu’il se soûla le premier. L’envoyé de Danemark, qui avait tenu la princesse au nom du roi son maître, le suivit de bien près, et ne raisonna guère. Après lui toute la compagnie n’en fit pas moins. Les dames furent aussi de la partie. Les deux belles-filles du ristrosse tenaient les bouts du poêle qui couvrait l’enfant ; elles s’y firent distinguer par-dessus toutes les autres dames par leur beauté et leur bonne grâce.

La mine de Coperbéryt est ce qu’il y a de plus curieux en Suède, et qui fait toute la richesse du pays. Quoiqu’il s’y trouve beaucoup de mines, celle-là a toujours été la plus estimée ; et on ne se souvient point du temps qu’elle a été ouverte : elle est à quatre journées de Stockholm. On découvre cette ville longtemps avant que d’y être, par la fumée qui en sort de toutes parts, et qui la fait plutôt paraître la boutique de Vulcain que la demeure des hommes. On ne voit de tous côtés que fourneaux, que feux, que charbon, que soufre et que cyclopes, qui achèvent de perfectionner ce tableau infernal.

Mais descendons dans cet abîme, pour en mieux concevoir l’horreur. On nous conduisit d’abord dans une chambre où nous changeâmes d’habits, et prîmes chacun un bâton ferré pour nous soutenir dans les endroits les plus dangereux. De là nous entrâmes dans la mine par une bouche d’une longueur et d’une profondeur épouvantables, qui empêchaient de voir les gens qui travaillaient dans le fond, dont les uns élevaient des pierres, d’autres faisaient sauter des terres ; quelques-uns détachaient le roc du roc par des feux apprêtés pour cela ; enfin tous avaient leur emploi différent. Nous descendîmes dans ce fond par quantité de degrés qui y conduisaient ; et nous commençâmes alors à connaître que nous n’avions encore rien fait, et que ce n’était là qu’une préparation à de plus grands travaux. En effet, nos guides allumèrent alors des flambeaux de bois de sapin, qui perçaient à peine les épaisses ténèbres qui régnaient dans ces lieux souterrains, et ne donnaient de jour qu’autant qu’il en fallait pour distinguer tous les objets affreux qui se présentaient à la vue. L’odeur du soufre vous étouffe, la fumée vous aveugle, le chaud vous tue : joignez à cela le bruit des marteaux qui retentissent dans ces cavernes, la vue de ces spectres nus comme la main et noirs comme des démons ; et vous avouerez avec moi qu’il n’y a rien qui donne une plus forte idée de l’enfer que ce tableau vivant, peint des plus sombres et des plus noires peintures qu’on se puisse imaginer.

Nous descendîmes plus de deux lieues dans terre par des chemins épouvantables, tantôt sur des échelles tremblantes, tantôt sur des planches légères, et toujours dans de continuelles appréhensions. Nous aperçûmes dans notre chemin quantité de pompes, et de machines assez curieuses pour élever les eaux ; mais nous ne pûmes les examiner à cause de l’extrême fatigue dans laquelle nous nous trouvions : nous aperçûmes seulement quantité de ces malheureux qui travaillaient à ces pompes. Nous allâmes jusqu’au fond avec beaucoup de peine ; mais quand il fallut remonter, superasque evadere ad auras , ce fut avec des peines incomparables que nous regagnâmes la première hauteur, où il fallut nous jeter contre terre pour reprendre un peu d’haleine, que le soufre nous avait coupée. Nous arrivâmes, par le secours de quelques gens qui nous prirent par-dessous les bras, à la bouche de la mine. Ce fut là que nous commençâmes à respirer avec autant de plaisir que ferait une âme qui sortirait du purgatoire ; et nous commencions à reprendre un peu de vigueur, quand un objet pitoyable se présenta devant nous. On reportait en haut un pauvre malheureux qui venait d’être écrasé d’une pierre qui était tombée sur lui.

Cela arrive tous les jours ; et les pierres les plus petites, venant à tomber d’une hauteur extraordinaire, font le même effet que les plus grosses. Il y a toujours sept ou huit cents hommes qui travaillent dans cet abîme : ils gagnent seize sous par jour ; et il y a presque autant de piqueurs, qui ont une hache à la main pour marque de commandement.

Je ne sais si l’on doit avoir plus de compassion du sort de ces malheureux, ou de l’aveuglement des hommes, qui, pour entretenir leur luxe et assouvir leur avarice, déchirent les entrailles de la terre, confondent les éléments, et renversent toute la nature. Boëce avait bien raison de dire, en se plaignant des mœurs de son temps :

Heu ! primus quis fuit ille
Auri qui pondera tecti
Gemmasque latere volentes,
Pretiosa pericula fodit ?

En effet, y a-t-il rien de plus inhumain que d’exposer tant de gens dans de si sérieux périls ? Pline dit que les Romains, qui avaient plus besoin d’hommes que d’or, ne voulaient point permettre qu’on ouvrît des mines qu’on avait découvertes en Italie, pour ne pas exposer la vie de leurs peuples ; et les malheureux qui ont mérité la mort ne peuvent être plus rigoureusement punis qu’en les laissant vivre pour être obligés de creuser tous les jours leurs tombeaux. On trouve dans cette mine du soufre vif, du vitriol bleu et vert, et des octaèdres : ce sont des pierres taillées naturellement en forme pyramidale de l’un et de l’autre côté.

De Coperbéryt nous vînmes à une mine d’argent qu’on voit à Salbéryt, petite ville à deux journées de Stockholm, dont l’aspect est un des plus riants qui soient en ce lieu. Nous allâmes le lendemain à la mine, qui en est distante d’un quart de mille. Cette mine a trois larges bouches, dans lesquelles on ne voit point de fond. La moitié d’un tonneau soutenue d’un câble sert d’escalier pour descendre dans cet abîme, qui monte et qui descend par une même machine assez curieuse, que l’eau fait tourner de l’un et de l’autre côté. La grandeur du péril où l’on est se conçoit aisément, quand on se voit ainsi descendre ; n’ayant qu’un pied dans cette machine, et qu’on connaît que la vie dépend de la force ou de la faiblesse d’un câble. Un satellite noir comme un démon, tenant à la main une torche de poix et de résine, descend avec vous, et chante pitoyablement un air dont le chant lugubre semble être fait exprès pour cette descente infernale. Quand nous fûmes vers le milieu, nous fûmes saisis d’un grand froid, qui, joint aux torrents qui tombaient sur nous de toutes parts, nous fit sortir du profond assoupissement dans lequel nous semblions être en descendant dans ces lieux souterrains.

Nous arrivâmes enfin, après une demi-heure de marche, au fond de ce premier gouffre ; là nos craintes commencèrent à se dissiper : nous ne vîmes plus rien d’affreux ; au contraire, tout brillait dans ces régions profondes. Nous descendîmes encore fort avant sous terre, sur des échelles extrêmement hautes, pour arriver dans un salon qui est dans l’enceinte de cette caverne, soutenu de plusieurs colonnes du précieux métal dont tout était revêtu. Quatre galeries spacieuses y viennent aboutir ; et la lueur des feux qui brillaient de toutes parts, et qui venaient à frapper sur l’argent des voûtes, et sur un clair ruisseau qui coulait à côté, ne servait pas tant à éclairer les travaillants qu’à rendre ce séjour plus magnifique que le palais de Pluton, qu’on nous met au centre de la terre, où le dieu des richesses a déployé tous ses trésors. On voit sans cesse dans ces galeries des gens de toutes les nations, qui recherchent avec tant de peine ce qui fait le plaisir des autres hommes. Les uns tirent des chariots, les autres roulent des pierres, et d’autres arrachent le roc du roc. C’est une ville sous une autre ville : là il y a des maisons, des cabarets, des écuries et des chevaux ; et ce qu’il y a de plus admirable, c’est un moulin qui tourne continuellement dans le fond de ce gouffre, et qui sert à élever les eaux qui sont dans la mine. On remonte dans la même machine pour aller voir les différentes opérations pour faire l’argent.

On appelle stuf les premières pierres qu’on tire de la mine, lesquelles on fait sécher dans un fourneau qui brûle lentement, et qui sépare l’antimoine, l’arsenic, et le soufre, d’avec la pierre, le plomb, et l’argent, qui restent ensemble. Celte première opération est suivie d’une autre, et ces pierres séchées sont jetées dans des trous pour y être pilées et réduites en limon, par le moyen de quantité de gros marteaux que l’eau fait agir : cette boue est délayée dans une eau qui coule incessamment sur une grosse toile mise en glacis, qui, emportant tout ce qu’il y a de terrestre et de grossier, retient le plomb et l’argent dans le fond, d’où on le tire pour le jeter, pour la troisième fois, dans des fourneaux qui séparent l’argent d’avec le plomb qui sort en écume.

Les Espagnols du Potosi ne s’arrêtent plus à toutes les différentes fontes pour purifier l’argent et le rendre malléable, depuis qu’ils ont trouvé la manière de l’affiner avec le vif-argent, qui est l’ennemi mortel de tous les autres métaux, qu’il détruit, excepté l’or et l’argent, qu’il sépare de tout ce qu’ils ont de terrestre pour s’unir entièrement à eux. On trouve du mercure dans cette mine ; et ce métal, quoique quelques-uns ne lui donnent pas ce nom, parce qu’il n’est pas malléable, est peut-être un des plus rares effets de la nature : car étant liquide et coulant de lui-même, et la chose du monde la plus pesante, il se convertit en la plus légère, et se résout en fumée, qui, venant à rencontrer un corps dur ou une région froide, s’épaissit aussitôt, et reprend sa première forme sans pouvoir jamais être détruit.

La personne qui nous conduisit dans la mine, et qui en était intendant, nous fit voir ensuite chez lui quantité de pierres curieuses qu’il avait ramassées de toutes parts. Il nous fit voir un gros morceau de cette pierre ductile qui blanchit dans le feu loin de se consumer, et dont les Romains se servaient pour brûler les corps de leurs défunts. Il nous assura qu’il l’avait trouvée dans cette même mine, et nous fit présent à chacun d’un petit morceau, que, par grâce spéciale, il détacha.

Nous partîmes le même jour de cette petite ville pour aller à Upsal, où nous arrivâmes le lendemain d’assez bonne heure. Cette ville est la plus considérable de toute la Suède, pour son académie et pour sa situation : c’est là où tous ceux qui veulent embrasser l’état ecclésiastique vont étudier ; et la politique de ce royaume défend aux nobles d’entrer dans cet état, afin de maintenir toujours le nombre des gentilshommes, qui peuvent servir plus utilement ailleurs.

Nous vîmes la bibliothèque, qui n’a rien de considérable que le Codex argenteus , manuscrit écrit en lettres gothiques d’argent, par un évêque nommé Ulphila, en Mésie, ou Asie Mineure, trouvé dans le sac de Prague, et enlevé par le comte de Conismarck, qui en fit présent à la reine Christine.

Nous allâmes ensuite dans l’église, où nous vîmes le tombeau de saint Eric, roi de Suède, qui eut la tête coupée. On nous donna sa tête et ses os à manier, qui sont tout entiers dans une caisse d’argent. On voit dans une grande chapelle, derrière le chœur, le mausolée de Gustave I er et de ses deux femmes, dont il y en a une armée d’un fouet, à cause de sa cruauté. On nous montra dans la sacristie une ancienne idole, Thor, que les Suédois adoraient, et un très-beau calice, présent de la reine Christine. Il y a quantité de savants hommes, entre autres Rudbekius, médecin, qui a fait un livre très-curieux qu’il nous fit voir lui-même. Cet homme montre par tout ce qu’il a d’auteurs, comme Hérodote, Platon, Diodore Sicilien, que les dieux viennent de son pays. Il en donne des raisons fortes ; il nous persuada, par le rapport qu’il y a dans sa langue à tous les noms des dieux. Hercule vient de Her et Coule , qui signifie capitaine . Diana vient du mot gothique dia , qui signifie nourrice . Il nous fit voir que les pommes Hespérides, qui rendaient immortels ceux qui en avait tâté, avaient été dans ce lieu. Il nous fit voir que cette immortalité venait de la science qui faisait vivre les hommes éternellement. Il nous montra un passage de Platon, qui, parlant aux Romains, leur dit qu’ils ont reçu leurs dieux des Grecs, et que les Grecs les ont pris des barbares. Il s’efforça de nous persuader que les colonnes d’Hercule avaient été en son pays, et quantité d’autres choses que vous croirez, si vous voulez.

Nous vîmes dans son cabinet quantité d’ouvrages de mécanique : un des bâtons ruténiques pour connaître le cours du soleil, que les Suédois, à ce qu’il dit, ont connu avant les Egyptiens et les Chaldéens. Toutes les lettres runiques sont faites en forme de dragon, qu’il dit être le même qui gardait le jardin des Hespérides. Les lettres runiques, dont les Suédois se servaient, n’étaient que seize en nombre. Ovenius est encore un célèbre médecin. Rédeleius et Loxenius sont renommés : le premier, pour les antiquités, et l’autre pour le droit ; Columbus, pour l’histoire, et Scheffer, qui a écrit des Lapons, était fort estimé pour la logique.

On voit dans la vieille ville d’Upsal quantité d’antiquités, comme les tombeaux des rois de Suède et le temple de Janus Quadri-Front, qui a donné lieu d’écrire à Rudbekius. Nous nous mîmes dans une petite barque qui partait pour Stockholm, pour de certaines raisons ; et le vent, qui était bon, s’étant changé étant encore à la vue d’Upsal, nous marchâmes deux grands milles de Suède, qui valent cinq ou six lieues de France, et arrivâmes à la poste, où nous prîmes des chevaux qui nous conduisirent pendant toute la nuit jusqu’à Stockholm, où nous entrâmes à quatre heures du matin, le samedi 27 septembre, où nous terminâmes enfin notre pénible voyage, le plus curieux qui fut jamais, que je ne voudrais pas n’avoir fait pour bien de l’argent, et que je ne voudrais pas recommencer pour beaucoup davantage.

FIN

Paris. — Imprimerie Nouvelle (assoc. ouvrière), 11, rue Cadet.
R. Barré, directeur.

Bibliothèque Nationale. — Volumes à 25 c.
CATALOGUE AU 1 er JANVIER 1887

Alfieri. De la Tyrannie
1
Arioste. Roland furieux
6
Beaumarchais. Mémoires
5
— Barbier de Séville
1
— Mariage de Figaro
1
Beccaria. Délits et Peines
1
Bernardin de Saint-Pierre. Paul et Virginie
1
Boileau. Satires. Lutrin
1
— Art poétique. Epîtres
1
Bossuet. Oraisons funèbres
2
Boufflers. Œuvres choisies
1
Brillat-Savarin. Physiologie du Goût
2
Byron. Corsaire. Lara. etc.
1
Cazotte. Diable amoureux
1
Cervantès. Don Quichotte
4
César. Guerre des Gaules
1
Chamfort. Œuvres choisies
3
Chapelle et Bachaumont. Voyages amusants
1
Cicéron. De la République
1
— Catilinaires. Discours
1
— Discours contre Verrès
3
Collin-d’Harleville. Le vieux Célibataire. — M. de Crac
1
Condorcet. Vie de Voltaire
1
— Progrès de l’Esprit humain
2
Corneille. Le Cid. — Horace
1
— Cinna. — Polyeucte
1
— Rodogune. — Le Menteur
1
Cornélius Népos. Vies des grands capitaines
2
Courier (P.-L.). Chefs-d’œuvre
2
— Lettres d’Italie
1
Cyrano de Bergerac. Choix
2
D’Alembert. Encyclopédie
1
— Destruction des Jésuites
1
Dante. L’Enfer
2
Démosthènes. Philippiques et Olynthiennes
1
Descartes. De la Méthode
1
Desmoulins (Camille). — Œuvres
3
Destouches. Le Philosophe marié. — La fausse Agnès
1
Diderot. Neveu de Rameau
1
— Romans et Contes
3
— Paradoxe sur le Comédien
1
— Mélanges philosophiques
1
Duclos. Sur les Mœurs
1
Dupuis. Origine des Cultes
3
Epictète. Maximes
1
Erasme. Eloge de la Folie
1
Fénelon. Télémaque
3
— Education des Filles
1
Florian. Fables
1
— Galatée. — Estelle
1
Foé. Robinson Crusoé
4
Fontenelle. — Dialogue des Morts
1
— Pluralité des Mondes
1
— Histoire des Oracles
1
Gilbert. Poésies
1
Gœthe. Werther
1
— Hermann et Dorothée
1
— Faust
1
Goldsmith. Le Vicaire de Wakefield
2
Gresset. Ver-Vert. Méchant
1
Hamilton. Mémoires du Chevalier de Grammont
2
Helvétius. Traité de l’Esprit
4
Homère. L’Iliade
3
— L’Odyssée
3
Horace. Poésies
2
Jeudy-Dugour. Cromwell
1
Juvénal. Satires
1
La Boétie. Discours sur la Servitude volontaire
1
La Bruyère. Caractères
2
La Fayette (M me de). La princesse de Clèves
1
La Fontaine. Fables
2
— Contes et Nouvelles
2
Lamennais. Livre du Peuple
1
— Passé et Avenir du Peuple
1
— Paroles d’un Croyant
1
La Rochefoucauld. Maximes
1
Lesage. Gil-Blas
5
— Diable boiteux
2
— Bachelier de Salamanque
2
— Turcaret. Crispin rival
1
Linguet. Hist. de la Bastille
1
Longus. Daphnis et Chloé
1
Mably. Droits et Devoirs
1
— Entretiens de Phocion
1
Machiavel. Le Prince
1
Maistre (X. de). Voyage autour de ma Chambre
1
— Prisonniers du Caucase
1
Malherbe. Poésies
1
Marivaux. Théâtre
2
Marmontel. Les Incas
2
Massillon. Petit Carême
1
Mercier. Tableau de Paris
3
Milton. Paradis perdu
2
Mirabeau. Sa vie, ses Discours
5
Molière. Tartufe. Dépit
1
— Don Juan. Précieuses
1
— Bourgeois gentilhomme. — Comtesse d’Escarbagnas
1
— Misanthrope. Femmes savantes
1
— L’Avare. Georges Dandin
1
— Malade imaginaire. Fourberies de Scapin
1
— L’Etourdi. Sganarelle
1
— L’Ecole des Femmes. Critique de l’Ecole des Femmes
1
— Médecin malgré lui. Mariage forcé. Sicilien
1
— Amphitryon. Ecole des Maris
1
— Pourceaugnac. — Les Fâcheux. L’Amour médecin
1
Montesquieu. Let es persanes
2
— Grandeur et Décadence des Romains
1
— Le Temple de Gnide
1
Ovide. Métamorphoses
3
Pascal. Pensées
1
— Lettres Provinciales
2
Piron. La Métromanie
1
Plutarque. Vie de César
1
— Vie de Pompée. Sertorius
1
Prévost. Manon Lescaut
1
Quinte-Curce. — Histoire d’Alexandre-le-Grand
3
Rabelais. Œuvres
5
Racine. Esther. Athalie
1
— Phèdre. Britannicus
1
— Andromaque. Plaideurs
1
— Iphigénie. Mithridate
1
— Bérénice. Bajazet
1
Regnard. Voyages
1
— Le Joueur. Folies
1
— Le Légataire universel
1
Roland (M me ). Mémoires
4
Rousseau (J.-J.). Emile
4
— Contrat social
1
— De l’Inégalité
1
— La Nouvelle Héloïse
5
— Confessions
5
Saint-Réal. Don Carlos. — Conjuration contre Venise
1
Salluste. Catilina. Jugurtha
1
Scarron. Roman comique
3
— Virgile travesti
3
Schiller. Les Brigands
1
— Guillaume Tell
1
Sedaine. Philosophe sans le savoir. La Gageure
1
Sévigné. Lettres choisies
2
Shakespeare. Hamlet
1
— Roméo et Juliette
1
— Othello
1
— Macbeth
1
— Le Roi Lear
1
— Le Marchand de Venise
1
— Joyeuses Commères
1
— Le Songe d’une nuit d’été
1
— La Tempête
1
— Vie et Mort de Richard III.
1
— Henry VIII.
1
Sterne. Voyage sentimental
1
Suétone. Douze Césars
2
Swift. Voyages de Gulliver
2
Tacite. Mœurs des Germains
1
Tasse. Jérusalem délivrée
2
Tassoni. Seau enlevé
2
Vauban. Dîme royale
1
Vauvenargues. Choix
1
Virgile. Enéide
2
— Bucoliques et Géorgiques
1
Volney. Ruines. Loi naturelle
2
Voltaire. Charles XII.
2
— Siècle de Louis XIV.
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— Histoire de Russie
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— Romans
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— Zaïre. Mérope
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— Mahomet. Mort de César
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— La Henriade
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— Contes en vers et Satires
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Xénophon. Retraite Dix mille
1
— La Cyropédie
2

La BIBLIOTHÈQUE NATIONALE , fondée en 1863, dans le but de faire pénétrer au sein des plus modestes foyers les œuvres les plus remarquables de toutes les littératures, a publié, jusqu’à ce jour, les principales œuvres de

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