Title : Les miens
Author : Auguste Gilbert de Voisins
Release date : February 2, 2023 [eBook #69936]
Language : French
Original publication : France: Bernard Grasset
Credits : Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This book was produced from scanned images of public domain material from the Google Books project.)
GILBERT DE VOISINS
To see things in their beauty is to see them in their truth.
M. A.
PARIS
BERNARD GRASSET
61,
RUE DES SAINTS-PÈRES
1926
DU MÊME AUTEUR
IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE HUIT EXEMPLAIRES SUR PAPIER CHINE , NUMÉROTÉS CHINE 1 à 6 ET I ET II ; TREIZE EXEMPLAIRES SUR PAPIER ANNAM DE RIVES , NUMÉROTÉS ANNAM 1 à 10 ET I à III ; QUARANTE-SIX EXEMPLAIRES SUR PAPIER HOLLANDE , NUMÉROTÉS HOLLANDE 1 à 40 ET I à VI ; VINGT-QUATRE EXEMPLAIRES SUR PAPIER VÉLIN OR TURNER , NUMÉROTÉS OR TURNER 1 à 20 ET I à IV ; CENT SIX EXEMPLAIRES SUR PAPIER VÉLIN PUR FIL LAFUMA , NUMÉROTÉS VÉLIN PUR FIL 1 à 100 ET I à VI .
TOUS LES EXEMPLAIRES CI-DESSUS
SONT RÉIMPOSÉS IN-QUARTO TELLIÈRE.
ENFIN , SIX CENT QUATRE-VINGT-DIX EXEMPLAIRES SUR PAPIER ALFA SATINÉ FRANÇAIS , CONSTITUANT PROPREMENT ET AUTHENTIQUEMENT LA PREMIÈRE ÉDITION ET NUMÉROTÉS DE 1 à 660 ET I à XXX .
Tous droits de traduction, de reproduction et d’adaptation réservés pour tous pays.
Copyright by Bernard Grasset 1926.
A L’UN DES MIENS
A MON AMI
JULES MARSAN
On est bien, couché dans l’herbe inégalé, on s’y prélasse, dominé par ce large platane qui incite à rêver. Les rêves sont des jeux où l’on reste immobile et qu’il est superflu d’arranger à l’avance, des jeux où l’on n’a nul besoin de compagnons : un plaisir pour soi seul. L’arbre touffu de feuilles nombreuses, le long corridor blanc au bout duquel je m’assieds sur une chaise de paille, le petit salon de bonne-maman, à l’heure où elle lit son journal, les fenêtres ouvertes sur le bois de pins, sur la colline toute en rochers bleus (je ne les voyais pas bleus, d’abord), sur la mer où des bateaux se promènent, voilà les lieux où le rêve, ce jeu pour moi, se développe mieux que partout ailleurs. — Aujourd’hui, je rêve, couché dans la prairie, au pied du platane dont mes parents disent avec un air satisfait : « C’est le plus beau platane du pays ». De ce pays, ils n’ont jamais défini au juste l’étendue.
Je pourrais monter dans les branches, là-haut, et m’y installer à califourchon, mais il faudrait aller chercher une échelle dans la resserre du jardinier, car le tronc est vraiment trop lisse pour y grimper sans aide… or il fait chaud et l’on est si bien dans l’herbe ! ah ! si vous saviez comme on est bien !… Non, je reste couché, la tête posée à plat, et je vais me laisser prendre tout doucement par le rêve savoureux qui tombera, je pense, comme un fruit, de l’arbre tutélaire que je contemple par en-dessous.
Tout à l’heure, je prétendais que mon rêve est un jeu personnel ; pourtant je rêve très volontiers en compagnie, en compagnie de Bianca, par exemple. Elle doit arriver dans quelque temps et je sais qu’aujourd’hui, sa gouvernante étant enrhumée, elle pourra jouer et se promener jusqu’au soir. Il est trois heures ; ses parents habitent tout à côté. Elle ne rentrera que pour dîner et se mettre au lit.
Bianca est ma camarade préférée : nous nous retrouvons tous les jours ou peu s’en faut, ici, chez ses parents, ailleurs, chez ceux-ci, chez ceux-là. Nous nous entendons parfaitement dans nos jeux. Elle a des qualités rares que j’estime très haut : elle court vite, presque aussi vite que moi, bien que je sois l’aîné ; elle s’intéresse à la partie entreprise, elle s’y donne toute entière, comme je fais moi-même, comme ne font pas certains autres. Elle ne pense pas plus à sa robe, quand elle joue, que je ne pense à mes culottes, et si nous rentrons essoufflés, poussiéreux ou tachés de boue, trempés, bien souvent, et en loques, c’est que le tournoi fut animé et que les incidents qui l’illustrèrent témoignaient d’une belle audace digne de nous.
Je ne connais à Bianca qu’un défaut grave que j’aime : elle est violente, (gifles, cheveux tirés à pleines mains). Cela me plaît et me donne un droit de riposte. J’en use sans vergogne. Je ne la considère pas encore comme une fille : elle est le camarade en jupes, une alliée, parfois, avec qui je sais m’entendre, souvent une adversaire contre qui je me défends et que je puis attaquer.
La voici debout près de moi, le visage illuminé de soleil.
« Qu’est-ce que tu fais là ? demande-t-elle.
— Je t’attendais.
— Alors nous allons arranger quelque chose. »
Je médite en silence, mais elle, bientôt, coupe court à ma méditation :
« Nous allons recevoir… Seulement, pour ça, il faut l’échelle. Va la chercher. »
Recevoir… J’eusse préféré quelque divertissement moins calme. Néanmoins, l’ordre est donné. J’obéis.
La quadruple fourche de l’arbre dépassée, l’on se trouve dans une vaste cage de verdure, commode, meublée de quelques sièges noueux, assez ombragée. Le soleil la pénètre de rayons minces qui vous posent dans les mains des écus de lumière. Cette cage se transforme aisément, au gré de la fantaisie : j’y vois tantôt la nacelle d’un aérostat, la cabine centrale d’un bateau sous-marin, entouré d’océan vert, la plate-forme dernière d’une très haute tour d’où l’on découvre le page « tout de noir habillé », de somptueux cortèges précédés de musique et des bêtes sauvages, zèbres, antilopes, hyènes, que papa m’a décrits. Bianca y voit une loge de théâtre, une piste de cirque, aux jours où elle m’oblige à faire le pitre pour la divertir, un salon, enfin, comme aujourd’hui.
Bianca va recevoir en cérémonie. Elle s’installe dans le fauteuil que lui présente un rameau coudé, elle défripe sa jupe, prend une pose accueillante et digne, puis elle sourit, comme doit faire une bonne maîtresse de maison.
« Qui vais-je recevoir ? demande-t-elle.
— Puisque tu viens de dire à la femme de chambre que tu étais chez toi, il faut recevoir tout le monde.
— Que tu es bête ! C’est pas mon jour. Je te demande qui va venir. »
Docilement, je propose une liste de noms.
Bientôt M me X arrive en voiture. Je m’enquiers de la santé de son mari et Bianca de celle de ses enfants.
« Votre petit Gustave est un amour ! »
La dame s’en va, quelques moments après.
« Vraiment, elle parle beaucoup de ses gosses : « Gustave est prodigieux ! » voilà ce qu’elle dit ; « et Lucienne travaille si bien ! » nous le savons. Quelle chance qu’ils ne viennent pas jouer avec nous ! on s’ennuierait trop.
— Pas toujours, Bianca ! La dernière fois que je me suis battu avec Gustave, c’était très amusant : on s’est bien tapé dessus… Dis ? tu te rappelles mon œil ? »
Mais voici M me Y, une voisine, qui est venue à pied par le potager. Et l’on parle aussitôt de cuisine, et l’on s’entretient des vertus, défauts et travers des domestiques de notre temps.
M me Z remplace cette personne bavarde ; elle donne, sur quel ton autoritaire ! son avis au sujet des dernières élections et celui, tout pareil, de son mari.
Je dois vous apprendre que maman, ma maman à moi, n’a pas beaucoup d’affection pour M me Z, ni de goût pour des controverses politiques auxquelles (on me l’a dit plus tard) elle n’entend rien.
J’interromps brusquement :
« Tout ça, c’est des bêtises ! Monsieur Z, votre mari, a une tête d’idiot et de fo… » (le mot ne me vient pas ; tâchons de le retrouver…) de « fossie », je crois.
La dame se lève, l’air furieux, dédaigne de répondre, fait à Bianca un petit salut autoritaire, fronce son nez pointu et sort du platane sans même se servir de l’échelle… par où donc ? par la voie des airs ?
« En voilà encore une histoire ! »
Mais je ne l’entends pas ainsi.
« Non ! non ! j’ai fait ça exprès, Bianca. La vieille Z m’embête. Je te l’ai toujours dit. Elle a été pas polie avec maman, l’autre jour, à la vente de charité. Elle disait des choses, tu sais, qu’il ne faut pas dire. Alors je te défends de la recevoir, ou bien, moi, je pars… Et tu as vu sa tête ? Ah ! elle ne mettra plus les pieds ici, de longtemps !
— C’est pas convenable, tout de même. Je t’en veux beaucoup.
— Tant pis… D’ailleurs, je vais me promener. Bonsoir ! »
Et je disparais, le long de l’échelle, par une glissade audacieuse qui ne me cause aucun plaisir puisque Bianca ni personne ne l’admire.
Bianca saura rentrer chez elle toute seule. Nous sommes brouillés jusqu’à demain. Cela se règlera par une gifle ou des cheveux crêpés. Je me laisserai faire, car, tout bien pesé, j’ai tort, n’est-ce pas ?
Bianca est ma meilleure amie : tout en nous battant, nous nous entendons à merveille. Si elle tient absolument à recevoir M me Z, que voulez-vous ! ça ne me regarde pas, en somme… et Bianca est si gentille ! Il y a des devoirs que l’on nomme « obligations mondaines », très obscurs, très compliqués, qui expliquent bien des choses. Oui, je me sens un peu honteux. Demain, je ne répondrai pas aux coups. Bianca m’est trop chère. Je vous avouerai même qu’aujourd’hui où, tant d’années plus tard, j’écris ce livre et tâche de raviver mes souvenirs, Bianca n’a guère changé. Quand je la vois (nous habitons la même ville), elle ne me griffe, ni ne me gifle, ni n’empoigne mes cheveux gris… et cependant je la retrouve.
Pour l’instant, me voici debout dans l’herbe, loin du platane, loin de mon amie, tout seul, un peu troublé et ne sachant au juste quel parti prendre. Je profite de cette indécision pour me laisser un moment, pour m’abandonner en quelque sorte et causer avec mon lecteur.
Oh ! je n’ignore pas que cela ne se fait plus ! L’usage de telles parenthèses s’est perdu qui furent de mode dans les romans de jadis, mais ce livre n’est pas un roman : un récit tout au plus ; mettons, une longue confidence. Je voudrais y rappeler le souvenir, vivant s’il le peut, de ceux, de celles qui sont vraiment les Miens : j’entends par ce mot les êtres qui me marquèrent de leur influence et qu’à l’heure présente je porte encore en moi. D’autres qui me furent chers, un temps, et dont je garde peut-être une plaisante mémoire ne m’ont pas nourri de façon pareille : sans doute ne m’offraient-ils rien d’eux-mêmes. De ceux-là je ne parlerai que par hasard ou pas du tout, mais je dirai deux mots de quelques autres dont la rencontre fut comique ou désolante, et qui passèrent.
Si j’intitule cet ouvrage Les Miens , c’est que seuls les Miens m’obligèrent à l’écrire. Ils vous seront nommés, tour à tour, par des noms fictifs et de fantaisie. Ne cherchez aucun rapport entre ces noms et les êtres représentés : je tiendrais toute enquête à ce sujet pour la pire indiscrétion. Ce sont des masques, rien de plus. Il m’était impossible de vous montrer les Miens autrement que masqués ainsi.
A vrai dire, ils ne furent pas tous des êtres humains. — Dans les Miens, je compte des paysages, des aspects de la mer et du ciel, des rochers de Provence, des sources qu’il me plut d’écouter, des arbres dont je connus l’embrassement et la protection frémissante, des livres, des tableaux, des musiques… Leur caractère me fut souvent révélé mieux et plus profondément que celui des hommes. J’ai subi leur ascendant, je porte leur empreinte. Serait-il décent de les oublier ?
Vous allez me poser une question… Oui, oui, vous prenez d’avance certain air réservé, dirai-je cafard ?… mais la question est sur vos lèvres : « Ce récit est-il véridique ? est-il sincère ? »
Je regrette de ne pouvoir répondre que par une fin de non recevoir. Cela, lecteur, ne vous regarde pas. Assurément, les souvenirs que je retiens du temps de mon enfance, par exemple, furent complétés par ce que j’appris d’elle plus tard ; les dates sont parfois inexactes, il se peut même que certains faits soient supposés. Seule la sincérité du sentiment m’importe. Sans vouloir vous blesser, je le répète : cela est de mon domaine à moi, non du vôtre.
Souffrez enfin que je me présente à vous : je me nomme Ottavio. Le nom que l’on résolut de me donner quand je vins au monde était un peu ridicule ; il tomba bientôt en désuétude et ma grand’mère italienne m’appela, un jour, Ottavio, sans que l’on sût pourquoi. Ce nom seul m’est resté.
Et maintenant, venez me rejoindre dans l’herbe inégale où je cherche à prendre un parti : je dois avoir eu le temps de me décider.
« Le plus simple, pensai-je, est d’aller retrouver bonne-maman ».
Je montai vers la maison, par les longues pentes vertes où quelques arbres jettent leurs ombres, quand je fis la rencontre de mon père.
« C’est toi, déjà ? Quelle tête tu fais ! Allons ! je vois que la partie est ratée…
— Non, Papa : je suis brouillé avec Bianca.
— Raconte. »
Il écoute patiemment, puis il me dit sur un ton très posé, très sérieux :
« De deux choses l’une : ou c’est toi qui reçois dans le platane, ou c’est ton amie. Dans le premier cas, tu as le droit de condamner ta porte à qui te déplaît ; dans l’autre, tu n’es qu’un invité et tu dois, de toutes façons, être poli.
— Mais, Papa, c’est pas vraiment M me Z qui était montée dans l’arbre !
— Je sais bien, mais il faut quand même se montrer poli… »
Ah ! voyez maintenant ce sourire sur sa bouche, sardonique et malicieux, plaisant et dur à la fois, que démentent ses grands yeux italiens au doux regard !
Mon père…
J’ai pris longtemps à le connaître : il m’effarait un peu, d’abord. L’enfant accepte mal l’ironie. Même quand il n’en est pas directement touché, elle le met aux champs… D’où vient alors la passion qui me poussait à tout confier de mes jeux, de mes soucis, de mes plaisirs, à cet homme autoritaire, assez dur et, je pense, très orgueilleux ? Peut-être ses plus belles qualités m’étaient-elles accessibles. Il s’intéressait à tant de choses ! Nous engagions des causeries interminables où je lui racontais par le menu un projet de course dans le bois de pins et lui révélais même la trouvaille que je venais de faire d’une cachette où jamais, au cours de la partie de jeudi prochain, mes camarades ne songeraient à me chercher. Le jeudi soir, il s’enquerrait de mon succès, de ma défaite. Il savait écouter. Il proposait une variante, une ruse inédite ; il attendait que j’eusse filtré l’idée nouvelle pour la discuter encore. A ces moments, nulle ironie dans son regard : une expression ouverte et des yeux rieurs. Je me sentais soudain en confiance, je l’admirais pour sa subtilité, son adresse à me convaincre et surtout pour sa fantaisie… Mais pourquoi cette amertume, ce ton mordant, ces paroles incisives et coupantes, lorsqu’il s’adressait à certains qu’il fréquentait cependant ? Il me semble l’avoir compris… hélas ! beaucoup trop tard.
Papa s’en fut à une époque où je commençais à le bien connaître, à sentir la valeur de cette discipline étrange qu’il m’imposait avec tant d’application délicate et de prudence.
Il me semble que l’un de ses travers les plus marqués explique un peu quelques aspects de son être intime. Il aimait à plaire, il voulait me plaire et, pour mieux y parvenir, tâchait de bien voir en moi. Il s’efforçait à vivre de ma vie d’enfant, à considérer les choses de mon point de vue propre et, par ce moyen, d’arriver à me régenter mieux. Il voulait entrer en moi afin de me marquer plus fortement de son influence, afin de se voir lui-même dans le miroir de son fils, afin de se prouver qu’il m’avait plu jusqu’à éveiller chez moi le désir de lui ressembler. Ainsi sa volonté de séduire et de dominer se satisfaisait en même temps que son orgueil. A ceux qu’il n’aimait pas, il imposait de se soumettre par la force, il les secouait par des sarcasmes brutaux et de dures plaisanteries… Moi, il m’aimait.
J’ai grand peur du souvenir, à cause de la déformation qu’il donne aux êtres évoqués : il les idéalise, il les change en poupées de cire immobiles et fardées, en figures d’exposition où le cœur ne bat plus. On se contente à l’ordinaire de ce musée Grévin, on en tire même vanité : il est le temple intime des familles bourgeoises ; on invite les gens à le visiter, sur un ton d’aimable condescendance ; on vous fait remarquer que tout y est bien rangé, bien propre. J’avoue que ce musée me paraît affreux, qu’il m’ennuie et parfois me soulève de dégoût. Une mémoire indulgente est souvent sacrilège : ne fardons pas nos souvenirs.
Sans y réussir toujours, je tâche cependant d’aimer ceux que j’aime, qu’ils soient absents ou morts, sous l’aspect qui fut le leur aux instants que choisit ma mémoire pour les reprendre à l’exil, à la nuit, à la désaffection ; ces instants où ils riaient, pleuraient, jouissaient de la vie, détestaient de vivre, où ils furent bons, injustes, gais, soucieux, volontaires, indécis, mais où ils furent eux-mêmes, où ils se firent aimer… Saurai-je y parvenir au cours de ces pages ?
Sur cette interrogation dubitative, je vous quitte et vais rejoindre bonne-maman.
« C’est toi, Ottavio ? Entre, mon enfant. »
Bonne-maman me fait le plus gracieux accueil. Elle est assise dans son fauteuil de satin bleu capitonné et lit le journal, sans beaucoup se servir du face à main réservé aux tout petits textes.
Une très vieille dame qui jamais ne fut jolie, mais dont l’expression demeure séduisante. Je l’ai souvent contemplée, jadis ; depuis lors, j’ai toujours gardé près de moi des portraits d’elle : lithographies, crayons, daguerréotypes fanés, effigies grossières ou fines, photographies prises par mes parents, et jusqu’à des illustrations découvertes dans des gazettes anciennes.
C’est elle à tous les âges : sa figure me reste ainsi présente, vivante, actuelle. Son charme composite est fait d’austérité tranquille, de douceur, de quelque malice qui passe dans les yeux, mais surtout d’une paix sereine dont l’influence rayonne alentour. On dirait que cette vieille dame se repose après avoir bien vécu.
Je la revois, vêtue d’une robe de soie noire à volants, dont le corsage est agrafé au cou d’un camée. Je revois ses petites boucles d’oreilles, son abondante chevelure blanche, roulée en nattes sur les tempes. Elle est chaussée de solides bottines, car, dès le soleil couché, elle ira se promener longuement dans le bois et cueillir des fleurs au jardin. Maintenant, il fait encore trop chaud : c’est l’heure paisible où l’on cause, où l’on se souvient, où l’on se permet un léger somme de quelques minutes à peine, quitte à s’en excuser ensuite avec un sourire :
« Que voulez-vous ! je deviens vieille… »
Elle naquit aux premiers jours du siècle qui tire à sa fin.
Jamais rien de négligé dans sa tenue. Elle réprouve, pour elle-même, l’usage des pantoufles, des robes de chambre : « A mon âge, il faut se surveiller. » Elle n’oublie sa discipline qu’à l’instant de ce petit somme si court, de ce repos de chatte que les créoles appellent plaisamment un « cabichat. »
Bonne-maman eut une vie très brillante : elle s’illustra toute jeune comme ballerine, bientôt après comme étoile. Elle fut l’enchantement des yeux de mille spectateurs extasiés. On l’admira d’un bout à l’autre de l’Europe.
« De mon temps, on allait peu en Amérique ; c’est dommage. »
Elle dansa devant des rois, des empereurs. En tous pays on célébrait ses danses ailées. Elle n’en fut nullement grisée :
« J’étais laide et j’avais les bras trop longs, mais on ne m’en voulait pas… »
Elle oubliait de dire que de cette légère disgrâce on faisait une grâce de plus en comparant ses bras trop longs à des guirlandes. Sur les murs du petit salon où je vais, enfant, causer avec elle, des vers manuscrits chantent sa gloire, signés de noms illustres. Je les lus dès que je sus lire. Je les lis encore aujourd’hui, bien que je les sache par cœur.
Du fait de sa mère suédoise, cette italienne fut protestante. Elle tenait beaucoup à sa religion, l’avait toujours pratiquée, s’en montrait fière, mais rien de dur ne gâtait, n’ossifiait ce sentiment profond. Il lui semblait tout naturel d’avoir été, en même temps, une protestante fervente et une déesse de la danse ( Tersicore rediviva ), comme aussi de fréquenter les cours en restant ballerine ; d’avoir épousé l’homme de son choix, certes charmant, au dire de ceux qui le connurent, mais qui valait moins qu’elle ; de s’être retirée du théâtre au moment de sa plus grande gloire, le soir où elle pensait avoir atteint son apogée, où Musset et tant d’autres la suppliaient, si elle ne voulait plus danser, de leur laisser au moins son ombre. On la vit encore aux somptueux bals des Tuileries, mais elle passait presque tout son temps sur les bords du lac de Côme où elle élevait ses enfants. Elle mena ensuite une vie paisible et bourgeoise, loin du vacarme des fêtes, et, devenue vieille dame, se retira en Provence, parmi les siens, dans un beau jardin planté d’arbres et de fleurs.
J’ai conservé d’elle un souvenir merveilleux. Quand elle me racontait des histoires d’autrefois, elle savait les mettre à ma portée. Dans son impeccable mémoire, elle faisait un choix. Il me semblait écouter les Mille et une Nuits. Ma crédulité étant entière et passionné mon désir d’apprendre, je la suivais dans ce pays féerique où les sylphides en ronde flottent au-dessus des étangs, où les rois viennent baiser la main des bergères, où, pour se poser sur la prairie obscure, on emprunte le chemin d’un rayon de lune. Grâce à elle, je me promenais dans un rêve, et ce rêve était d’autant plus étrange que, très avide de tout savoir à la fois, j’interrompais souvent le récit de bonne-maman pour quêter une explication et mettais sa réponse au même plan que le reste de ma science acquise.
Par exemple, elle me parlait peut-être d’un événement historique auquel elle avait assisté à la cour d’Autriche et disait : « Si j’ai bonne mémoire, ce soir-là, on jouait Orphée . » Je demandais aussitôt ce que signifiait ce vocable inconnu.
« Orphée… eh bien, tu vas comprendre : c’est le nom d’un grand poète qui chantait ses vers en s’accompagnant sur la lyre. Il aimait beaucoup une dame qui s’appelait Eurydice… »
S’ensuivait une biographie sommaire mais pittoresque d’Orphée. Ainsi, les fragments d’histoire, de mythologie, les contes de bonne femme, les descriptions de fêtes à Pétersbourg ou aux Tuileries et les petits faits de la vie courante formaient une même tapisserie à personnages, tendue devant mes yeux. De même, l’impératrice Eugénie, M. de Morny, les nymphes des eaux, Alfred de Musset, la garde russe, les bayadères d’Orient, les hamadryades, Vigny, Victor Emmanuel, la fée Carabosse et le Grand Turc appartenaient tous et toutes au même monde où je fréquentais familièrement… mais si bonne-maman avait le goût des légendes, il lui déplaisait fort d’en être le sujet.
« On pourra te dire, car cela a paru jadis dans les journaux, qu’un soir, en traversant les Carpathes, je fus surprise par des brigands, que leur chef fit étendre un tapis dans la clairière et qu’à peine avais-je dansé devant lui, comme j’en étais priée, que nous fûmes tous relâchés, mes compagnons de route et moi. Voilà un beau tissu de mensonges ; la date seule est vraie : je traversais en effet les Carpathes et notre diligence fut arrêtée, mais tout simplement par la police. On nous avait pris pour une troupe de contrebandiers. Ayant montré des passeports en bonne forme, nous fûmes autorisés à poursuivre notre voyage. — Tout le reste, mon petit, est de l’invention d’un journaliste. Ces gens sont terribles ! Lorsque, plus tard, tu liras des anecdotes sur ta grand’mère tu voudras bien en prendre et en laisser. »
Elle avait l’esprit précis, sans rien de sec.
D’autres scrupules la travaillaient : ce fut à son fils qu’elle les confia ; c’est de lui-même que j’en tiens le charmant aveu.
Chez moi, j’ai toujours eu devant les yeux, dominant la desserte de la salle à manger (elle s’y trouve encore), une grande toile, de peinture assez médiocre, datée de 1834, qui représente bonne-maman et son frère dans la Sylphide . Le danseur, vêtu d’un costume écossais tout à fait impeccable, dort au fond d’un vaste fauteuil à oreillettes, la danseuse, en jupe de souple gaze, est agenouillée à ses pieds. Cela se passe dans la haute salle de quelque manoir.
« Un jour, disait la vieille dame, tu expliqueras bien au petit que jamais je n’ai paru en scène avec une jupe aussi légère. Je veux qu’il le sache : ce tableau pourrait l’étonner à juste titre. D’autre part, lorsque l’empereur Nicolas de Russie me fit danser le Dieu et la Bayadère à Pétersbourg, il chargea un chambellan de me transmettre, dès la chute du rideau, ses compliments sur la parfaite retenue que j’avais mise à interpréter cette œuvre qui, jusque là, passait pour indécente. »
Ma chère bonne-maman était en partie de souche luthérienne ; je vous l’ai dit.
Je fus élevé par mes parents dans son atmosphère : ils me voyaient avec plaisir écouter ses récits, lui poser des questions absurdes ou naïves, l’accompagner dans ses promenades, m’imprégner d’elle en quelque sorte. Vieillesse admirable d’un corps robuste, sans tares, d’un esprit sensé, ouvert et charitable… Il naissait d’elle une ambiance exquise, faite de douceur, de philosophie, de tranquille gaîté : ceux qui l’approchèrent à cette époque, ceux surtout qui furent ses amis, en subirent le charme prenant. Mon père l’adorait, ma mère disait que son seul regard donnait de l’apaisement. Comment ne l’eussé-je pas aimée ?
Elle conservait avec grand soin, dans un petit coffret en bois des îles, le plus singulier, le plus touchant souvenir de ses jours illustres : deux chaussons de soie noire qu’elle portait, ce soir de gala où, pour la dernière fois, elle parut devant le public. Dans sa loge, elle les signa l’un et l’autre, à l’encre, inscrivit, non sans quelque mélancolie, je pense, la date décisive et les coucha pour toujours au fond du coffret d’amaranthe… Pour toujours, non : pas tout à fait.
Mon père m’a conté qu’à l’époque où bonne-maman venait de se retirer en Provence, une jeune amie qui lui rendait visite s’étonna de l’élégance menue, de l’invraisemblable étroitesse de ces chaussons, qu’elle lui montrait, déclarant qu’ils n’étaient à la mesure d’aucun pied de femme. Bonne-maman tâchait de la convaincre et n’y parvenait pas : la dame s’obstinait à douter, pour des raisons de bon sens, supposait un défaut de mémoire, alléguait l’effet réducteur des années sur ce très peu d’étoffe cousu à ce très peu de cuir.
« Et cependant, j’ai dansé, portant ces mêmes chaussons.
— Non, chère Madame, ce n’est pas croyable !
— Je vais donc vous le prouver. »
D’une main preste, elle déboutonna ses bottines de jardin, se déchaussa, saisit le chausson de droite… oh ! ce fut l’affaire d’un instant !
Déjà la personne incrédule s’extasie, lève les bras au ciel, se confond en excuses bavardes, quand se révèle à ses yeux un spectacle assez imprévu. — L’ancienne Sylphide s’est levée, elle avance son pied droit, se recueille, puis, d’un mouvement soudain, plein de grâce encore, fait, en pinçant la jupe trop longue, une pointe sur ce pied chaussé de noir : une pointe de très courte durée, une pointe presque insaisissable, une pointe à peine, si l’on peut dire, mais une pointe !
Et l’on n’apercevait, aussitôt après, dans le large fauteuil de satin bleu, que la vieille dame de tout à l’heure, un peu essoufflée, qui souriait avec malice.
Que n’étais-je là pour voir cette scène ? que n’ai-je pu en recueillir directement le souvenir exquis ?
Elle eut son commentaire, bien des années plus tard, à une époque où la danse de théâtre avait retrouvé tout son prestige, où les ballets faisaient, encore une fois salle comble, où l’on se laissait enchanter, comme jadis, sous le couvert de rythmes, de gestes nouveaux, de couleurs nouvelles.
Une admirable danseuse venait de dîner chez moi avec quelques amis et ne cessait de me faire parler de bonne-maman. — Au gré de ceux que sa grâce ravissait, elle aussi devait se retirer du théâtre trop tôt. Est-ce pour cela qu’elle me posait tant de questions, et si diverses ? A certaines je ne pus répondre : questions de métier précises, détails de chorégraphie qui passaient de loin ma compétence. — Elle m’aidait alors et tâchait de me mettre sur la voie, puis souriait et s’indignait en même temps d’une ignorance à ce point grossière.
« Vous devriez tout savoir d’elle ! tout !… Vous aimez mieux écrire des livres ? Est-il possible ! »
Une dentelle, un châle, un bijou, une paire de castagnettes d’ébène lui procuraient l’émotion la plus touchante, faite de sympathie, d’active curiosité. Je lui montrai enfin les deux petits chaussons de soie noire… Elle ne dit mot. Je les lui confiai quelques instants : elle les tenait dans ses mains ouvertes sans oser vraiment les prendre. Son expression respectueuse et grave était belle à voir. Un peu craintive, elle les couvait des yeux, comme l’on regarde de près un oiseau… Pensait-elle que les deux chaussons magiques fuiraient soudain, dressés sur leurs pointes et s’échapperaient entre ses doigts ?
« Cher Monsieur, dit la jeune danseuse en me rendant les objets de son culte, je dois créer, lundi prochain, ce nouveau ballet dont je vous ai souvent parlé et que j’aurai tant de plaisir à danser enfin. J’y paraîtrai dans un costume que madame votre grand’mère aurait pu porter elle-même : très romantique. Je compte que vous viendrez me voir dès que je sortirai de scène, le rideau baissé… J’aurai peut-être à vous présenter une… requête et, comment dirai-je ? à vous communiquer quelque chose. »
Etrangère, dans son français de conversation facile et courant, se glissait parfois un mot incertain.
Je ne manquai pas d’être exact au rendez-vous — Ce soir-là elle fut plus exquise que jamais, d’une grâce langoureuse, très romantique en effet, et ce n’était pas seulement dans sa jupe souple et gonflée que j’imaginais bonne-maman, mais bien dans tout son rôle.
La salle semblait prise de folie ; on la rappelait à grands cris et le bruit des applaudissements me parvenait comme un tumulte, en ce coin des coulisses où je m’étais glissé.
Elle parut. Je lui baisai les mains, mais coupant court aux compliments dont j’accompagnais mon salut, elle demanda, à sa femme de chambre qui passait, un stylographe.
« Voilà, dit-elle, cher Monsieur : vous m’avez donné un trop grand bonheur, après dîner, chez vous. Il faut marquer la date. Voulez-vous poser à distance respectueuse des deux petits chaussons noirs, je veux dire pas trop près, (mais pas trop loin non plus !) ce gros vilain chausson rose ? »
Elle se déchaussa du pied droit et inscrivit sur la soie une dédicace datée… La « communication » était faite.
Madame, si les hasards de la vie vous ramènent jamais en France, m’accorderez-vous l’honneur de dîner encore à cette table où vous fûtes déjà reçue ? Vous y trouverez, j’espère, les mêmes amis qu’à votre premier passage et pourrez voir le chausson rose posé ni trop près ni trop loin des chaussons noirs, ainsi que vous m’en exprimiez le désir.
Enfant, je savais déjà que la gloire avait touché bonne-maman, qu’elle se différenciait de façon nette des autres êtres qui m’entouraient, non point par son âge seulement, mais par sa renommée, par cette atmosphère singulière qui régnait dans son voisinage et qui dépaysait en quelque sorte. Je ressentais l’influence chérie, je m’attachais à la subir, j’y trouvais d’incomparables délices.
Après-midi d’été parfaites où elle daignait me dire, tout en travaillant à un ouvrage de tapisserie :
« Ottavio, tu vas me rassortir ces trois brins de laine et, si tu veux, je te raconterai des histoires…
— Oh ! oui, bonne-maman ! »
Elle s’étonnait, paraît-il, que j’eusse un tel goût pour ses récits :
« Je dois ennuyer le petit avec mes vieux radotages. »
M’ennuyer !… je la suivais chaque fois vers des pays enchantés ; elle éveillait en moi le goût du rêve, le goût des longs voyages et me montrait par ses phrases simples et cursives, mieux que n’eût fait nul autre narrateur, des spectacles dont mes yeux restaient éblouis.
« Ce soir-là, l’empereur d’Autriche donnait une grande fête en l’honneur du mariage d’une de ses filles… »
Assis à ses pieds, sur un coussin, je serrais entre mes doigts les écheveaux de laine, je cherchais le ton demandé, mais ne perdais cependant pas un mot du récit que faisait la voix un peu éteinte, toujours précise, qui me parlait des grands de la terre, de leurs amusements et des belles féeries où ils se complaisaient.
Mes parents s’en rendaient bien compte. A ce propos, maman fit même, un jour, à sa belle-mère de tendres reproches :
« Vous gardez vos souvenirs pour Ottavio ! nous en voudrions notre part et y trouverions autant de joie que lui, mais vous refusez d’évoquer le passé, chaque fois que nous vous en prions…
— C’est, ma chérie, répondit la vieille dame, que, m’adressant au petit et à lui seul, je puis me rappeler le passé dans tout son éclat, avec ses plus belles couleurs et cette fraîcheur qu’il n’a eue peut-être qu’à l’instant même où je commençais à le vivre. Le reste : les ombres, les défauts, les vilains traits du monde où j’ai passé, ne regardent pas un enfant et ne l’intéresseraient guère. Il trouve tout simple de se promener dans un rêve perpétuel, de n’admirer que des merveilles : ses yeux sont purs. Vous faisant les mêmes récits, mes souvenirs se présenteraient d’autre façon et souvent j’en aurais de la peine, au lieu que, parlant à Ottavio, je suis la première à trouver que tout est beau, gracieux, éblouissant. A ces moments, ma mémoire ne me fournit rien d’autre… Il comprendra bien assez tôt que, vénéré par son peuple entier un grand homme peut être quand même un méchant homme, une femme très belle, adorée par tous, une femme méchante. — Lorsque, plus tard, il se souviendra de sa grand’mère, je ne veux pas que ce soit par moi qu’il ait appris la vanité des choses et qu’il ait su qu’un décor de théâtre examiné de trop près n’est certes pas un joli spectacle. »
Je fus très ému quand, un soir, à Paris, bien des années plus tard, ce propos de bonne-maman me fut répété. Les histoires qu’elle me contait à moi me tenaient dans le ravissement. Elle parlait d’une voix reposée, très douce à entendre, et parfois un sourire spirituel animait le vieux visage ridé. Je me sentais heureux de rester immobile, assis à ses pieds, tandis qu’elle travaillait à parfaire quelque motif de tapisserie sur un encombrant métier dont craquaient les vis et les jointures.
La voici qui me distrait par une anecdote familière où j’entre sans peine, comme chez moi, un jour que je me suis réfugié auprès d’elle, craignant une semonce de mes parents.
« Allons ! ne te désole pas, Ottavio ! C’est très mal d’avoir fait un tour au jardin quand tu aurais dû recopier ta dictée, mais je ne pense pas que ton père te gronde beaucoup. Moi aussi, jadis, je fus paresseuse… Mais oui ! ta bonne-maman avec son bonnet et ses lunettes a été une petite fille, et quand il me fallait travailler, souvent je préférais autre chose.
« A l’époque où j’apprenais à danser, il arrivait parfois que l’on ne pût m’accompagner au cours. Mon père s’absentait fréquemment, ma mère donnait des leçons de harpe dont elle jouait à ravir ou faisait de la broderie qu’elle cherchait à vendre. Nous n’avions pas de domestique.
« Je partais donc seule et, j’ai honte de te l’avouer, Ottavio, quelquefois je n’allais pas bien loin ! Je flânais avec mes petites camarades, j’admirais les magasins, les fleurs, les beaux uniformes des officiers de la garde… Cela se passait à Vienne, la capitale de l’Autriche. A mon retour, je faisais de gros mensonges, mais comment ne m’aurait-on pas crue ? Danser, ça donne toujours très chaud : il faut changer de linge… J’avais donc soin de mouiller à la fontaine celui que je rapportais dans mon cabas. Alors maman m’offrait à boire une tasse de bouillon ou un verre de vin de Bordeaux, pour que je ne prisse pas froid… Non, Ottavio, tu ne dois pas rire : c’était très mal… »
Mais elle riait avec moi.
« Je mentais aussi d’autre façon.
« Quand des amis venaient passer la soirée chez nous, on ne manquait jamais de me faire danser, ce qui m’amusait beaucoup. Alors je composais des pas, des danses au gré de ma fantaisie et disais que mon professeur me les avait enseignés. Je ne sais vraiment trop ce que j’exécutais devant nos amis rassemblés, mais souvent je les voyais pleurer, ce qui me rendait toute fière. Je dansais aussi quand maman jouait de la harpe ; l’inspiration me venait d’après le sentiment de la musique, comprends-tu, mon petit ? et, plus tard, cela m’a beaucoup servi pour varier ma danse. N’empêche que, petite fille, je disais toujours que je répétais la leçon du professeur, afin d’arrêter la critique. Cela, Ottavio, était très vilain car, en somme, je manquais de courage…
« Et puis, un jour, ce fut le vent qui m’apprit à danser. Tu entends bien ? le vent ! Il soufflait fort. J’eus grand’peine à traverser la terrasse de notre maison. Il me jetait à gauche, il me jetait à droite ; je crus tomber, j’étais furieuse et ne pouvais avancer, quand, tout à coup, je pensai que ces mouvements saccadés et brusques manquaient de grâce. J’essayai donc de m’arranger avec le vent, de m’allier à lui, de le tromper en l’occupant à souffler sur mon châle, de me faire pousser, tandis que j’esquissais une glissade, de tourbillonner moi-même, à ses côtés, comme s’il me servait de danseur, et soudain de le fuir en me mettant à l’abri du coin de la maison d’où je le narguais à mon aise.
« C’était l’idée d’une danse nouvelle. J’en fis, dix ans après, un pas qui fut célèbre, quelque temps, à l’Opéra de Paris et me valut les compliments de toute la cour. Il s’intitulait « Nymphe perdue dans le vent ».
— Encore, bonne-maman ! Encore !…
— Et, maintenant, va recopier ta dictée. »
Un jour, je rencontrai Pamphile.
Le bois de pins qui monte au flanc de la colline est un lieu choisi pour les courses, les jeux, les longues méditations et les rêves. Coupé d’abord d’une longue allée plus spécialement dévolue aux promenades quotidiennes de bonne-maman, il m’appartient au delà où commence proprement mon domaine. Je m’y sens libre et si quelque personne aimable, en visite chez mes parents, demande à me voir, « Ottavio est dans le bois » passe pour une réponse suffisante et coupe court à des recherches indiscrètes, d’ailleurs malaisées.
Un bois, un bois très grand, à la mesure d’un royaume, où l’on joue à se perdre, à se retrouver par des signes tracés à la craie sur le tronc des arbres et par les empreintes laissées dans le sable des sentiers, où l’on cherche l’abri d’un buisson noir pour se tapir, pour rester silencieux en écoutant chanter les oiseaux, tel est mon bois.
On a, en Provence, la fâcheuse habitude de massacrer les petits oiseaux. Rôtis, ils font un plat succulent et leur jus se mêle de façon délectable aux croûtons frottés de lard, mais je pense que mes parents n’en appréciaient pas l’excellence, car jamais un coup de feu ne retentit dans le bois de pins.
Un bois où des échappées s’ouvrent tout à coup, au détour du chemin, sur la mer, ses moirures et ses voiles ; où des rochers blancs se révèlent parmi la broussaille basse ; où des pentes couvertes de brindilles permettent de se lancer en traîneau et de couronner sa course d’une culbute ; un bois magique, enfin, puisqu’il me sépare du monde, me donne le goût de la solitude et m’enchante de son prestige. — A ce bois il faut un « génie des bois ». C’est pour cette raison que Pamphile vit le jour.
Bonne-maman m’avait-elle conté quelque légende où paraissait ce génie des bois ? M’étais-je plu à contempler dans un livre l’image qui me le représenterait ?… il se peut, mais je n’en garde pas le moindre souvenir. J’ai la conviction que Pamphile naquit de moi seul. Et j’ignore tout de même la raison qui me fit le baptiser ainsi. Il me semble incroyable que je me sois intéressé en ce temps ni plus tard au peintre grec du quatrième siècle avant notre ère qui fonda l’école de Sicyone (renseignement pris dans Larousse).
Je vais donc vous présenter Pamphile : un vieux petit bonhomme aux cheveux tout décolorés, au visage glabre, haut en couleur, aux yeux mobiles, malicieux, de teinte verte. Assis par terre, entouré d’un épais fourré, ombragé de grands pins, il est vêtu de rouge, coiffé d’un béret rouge, chaussé de bottes rouges, et la première fois que je crus le voir, il tenait entre ses doigts une très rouge tulipe.
Je fréquente Pamphile, je cause avec Pamphile, je me promène en sa compagnie, je lui parle de moi, il m’apprend de nouveau, il m’apprend mieux tout ce que j’ai entendu raconter par d’autres. Les contes que me fait bonne-maman, Pamphile m’aide à les vivre ; les aventures que m’a décrites papa, grâce à Pamphile je m’y jette à corps perdu, j’en jouis jusqu’à l’essoufflement et même je m’en glorifierais si un scrupule, je ne sais quelle pudeur inavouée, ne me retenait aussitôt.
A l’ordinaire, je ne parle pas de Pamphile : je le garde pour moi. Lorsqu’un problème m’obsède, un de ces problèmes dont se tracassent les enfants, c’est à lui que je l’expose afin qu’il m’aide à le résoudre. J’ai pleuré près de Pamphile à cause d’une trop vive blessure d’amour-propre, d’un chagrin trop cuisant, et c’est à lui que j’ai demandé le courage qu’il me faudrait montrer, le lendemain, pour régler un différend avec quelqu’un de mes camarades.
Ainsi furent transposés, par les soins de Pamphile, les contes de Perrault, ceux de M me de Beaumont, d’Andersen, les sujets de ballet de bonne-maman, le voyage d’Alice au pays des Merveilles et celui qu’elle fit dans le pays charmant qui se découvre derrière l’eau verticale des miroirs, de grands livres d’images déjà relégués au grenier, certains romans de Jules Verne et même la gazette de chaque jour, telle que je l’apprenais par les propos de table ou de veillée.
Pamphile m’apprit à connaître familièrement les faunes aux cornes pointues, les naïades qui savent se mélanger à l’onde, la nymphe qui naît et meurt dans sa fontaine, les hamadryades aux bras rameux, aux doigts feuillus, les sylphes habiles à la danse. C’est encore lui qui me fit voir de loin, car ils m’effrayaient un peu, les centaures, et le souvenir n’a pas faibli en moi de ce centaure à robe noire qui se grattait si rageusement le flanc contre l’écorce d’un platane et tenait dans sa poigne (pourquoi ?) un bâton ferré. J’aperçus aussi les sirènes, je les devinai du haut de la colline et je crois vraiment que je dus même les entendre, mais la faute initiale en est à mon père qui m’avait résumé une bien belle histoire où certain roi subtil et malheureux cherchait à travers les mers la route difficile de son retour.
A cette époque, vous m’eussiez demandé si je croyais à l’existence de Pamphile que je m’en serais tiré par un haussement d’épaules ou une retraite dissimulée. Certes, je ne doutais pas que Pamphile appartînt au royaume de la Belle au Bois dormant, mais j’y appartenais moi-même tant que duraient mes courses vagabondes, mes chasses en Afrique équatoriale, mes voyages dans la lune, mes projets et mes rêveries. Pamphile existait donc pour le moins autant que vous, mais pas au même moment. Il reparaissait à l’instant où vous me laissiez en paix, où mes petits camarades rentraient chez eux, où les leçons que me donnaient mes parents étaient finies, où je me retrouvais seul dans le bois.
Pamphile m’a ouvert de ses mains un peu noueuses une porte qui, sans lui, serait restée fermée, et je revois avec plaisir son image ancienne, ses cheveux de teinte cendrée qui lui retombaient dans les yeux, son regard instable, son teint rubicond, son béret rouge. Il n’entrait jamais dans la maison ; jamais je ne le vis au jardin ni dans ma chambre : il ne quittait pas ce bois enchanté où tout se transposait de façon si belle et singulière, où l’ombre et le reflet, l’apparence fugitive et le plus bel écho prenaient leur vraie importance, comme la voix confidentielle des brises et le visage vivant de la fleur.
Pendant quelques années, Pamphile décora de mille dessins inattendus, de mille arabesques, cette toile de fond de ma vie quotidienne. Il fut en quelque sorte le maître et l’ordonnateur de mon esprit d’enfant. Le souvenir que je garde de lui, singulier et divers, n’éveille ni reproches ni regrets chez l’homme que cet enfant est devenu : je l’aime encore.
Pamphile ne me quitta pas brusquement, il s’éloigna en souriant, sans me faire de peine, ayant joué son rôle. J’habitai moins la campagne, d’autres influences se marquèrent en moi, et puis, un jour, lorsque je me pris sérieusement à lire, à me passionner de lectures, à tenir jusqu’à l’aube ma lampe allumée, afin de lire encore malgré de sévères défenses, Pamphile disparut pour de bon. Au cours de mes promenades solitaires, l’arbre me parut être un arbre, la source, une source, rien de plus, la mer, une plaine d’azur et de reflets, mais je ne distinguai plus ni la main faite de feuilles, ni l’épaule nacrée, ondoyante et nue, enfin le bruit lointain des vagues ne m’apporta qu’un chant liquide où je ne découvrais la voix de la sirène qu’en me rappelant de beaux vers.
Aujourd’hui, toute la maison paraît inquiète ; on y marche à pas feutrés et rapides. Quelques murmures, un ordre donné, reçu, des portes ouvertes avec précaution, refermées aussitôt, sans bruit… Cette activité silencieuse me fait peur. Dans un couloir, j’ai rencontré la femme de chambre : elle semblait gênée.
Mes parents m’ont dit de rester au jardin, sans trop m’éloigner, pourtant. Je ne sais, dès lors, de quelle façon employer mon loisir. Oppressé comme avant un orage, rien ne m’intéresse. J’erre inutilement, je tourne autour de la maison. Quand je me suis penché sur la fenêtre de l’office, c’est à peine si Rose m’a dit bonjour. Le jardinier ne me fait pas un meilleur accueil : il s’occupe de ses framboisiers et ne répond que par monosyllabes. On me dédaigne à l’écurie. Alors je m’en vais, je tourne, je tourne comme un chien autour de cette maison hostile qui ne s’ouvre plus à moi.
Oui, je sais que bonne-maman est malade ; j’en ai du chagrin ; cependant, l’hiver dernier, elle souffrit d’un catarrhe et resta couchée près d’une semaine. A cette heure mon anxiété est toute différente : au juste, je me sens perdu.
Détresse d’enfant, peine dont la raison demeure obscure, qui se rapproche plus de l’effroi que de la douleur. J’aime mieux que Bianca ne soit pas venue ; d’ailleurs il n’en a pas été question. J’ai besoin de solitude et je souffre d’être seul. Nos jeux eussent manqué d’entrain. Une lourde paresse m’accable et, phénomène insolite, je m’ennuie.
Je m’assieds enfin à ce coin de la terrasse d’où l’on découvre la mer, mais ce n’est pas la mer que je regarde : je regarde à mes pieds un tas de cailloux, j’y prends des pierres, une à une, et tâche de composer des dessins sur le sable. Cela fait passer le temps.
Le soir tombe. L’heure que j’aime est venue, où l’on reconnaît mal les choses, où l’on s’imagine qu’elles sont autres, où l’on achève sa journée en un délicieux mystère si fertile en surprises, mais cette heure je ne la reconnais pas. J’ai froid ; j’ai froid d’être seul ; j’ai froid en moi-même. Ce mur, là-bas, est trop clair, ce bouquet d’arbres trop noir et le grand trou violet où la mer s’endort est trop profond. — Ah ! si la honte ne m’en empêchait, je pleurerais volontiers pour me réchauffer le cœur !
« Ottavio ! »
C’est maman qui m’appelle du perron. Je cours la rejoindre au plus vite et la trouve toute changée. Jamais je ne l’ai vue ainsi. Elle pince les lèvres comme l’on fait lorsqu’on a mal ; sa voix aussi est différente : très calme, très unie et cependant étrangère. J’en suis bouleversé, sans savoir pourquoi.
« Ottavio, me dit-elle, je remonte au premier étage. Va rejoindre ton père dans son bureau. »
Et puis elle me sourit d’un sourire difficile, très tendre, certes, mais difficile ; je ne trouve pas d’autre mot. Ce sourire contraint, je puis encore me le représenter aujourd’hui.
Papa m’embrasse et me caresse les joues. Son visage ni sa voix ne semblent changés.
« Assieds-toi, mon petit, écoute-moi bien : je vais te parler très sérieusement, comme à un grand garçon. »
Il tousse et respire un peu fort.
« Tu savais, n’est-ce pas ? que ta bonne-maman était malade. Nous ne t’avions pas dit qu’elle était même très malade, depuis dimanche dernier. Cet après-midi, à trois heures, elle est morte, mais elle n’a pas souffert. Le médecin déclare qu’elle s’est éteinte : cela signifie qu’elle est morte doucement, au lieu que, pour mourir, on a quelquefois très mal. Tu ne la verras plus. »
Je ne verrais plus bonne-maman !…
Aucune douleur, point de larmes… je me sentais tout ahuri, tout éberlué et ce que Papa venait d’affirmer ne me paraissait pas vrai. Ne plus voir bonne-maman ! cela était impossible. Je le lui dis du mieux que je pus.
Brusquement, une idée nouvelle surgit : les morts, on les emporte au cimetière, mais bonne-maman, on ne l’avait pas emportée, elle devait être encore dans sa chambre, au premier étage, couchée dans son lit, bien tranquille, comme si elle dormait… Je voulais la voir, tout de suite.
Mon père m’avait écouté en silence. Il ne répondit rien, d’abord, puis murmura d’une voix un peu confuse :
« Nous en avions déjà parlé. En somme, puisque nous te traitons en grand garçon et que tu désires dire adieu à quelqu’un que tu as beaucoup aimé, c’est ton droit de le faire. Tu trouveras ta mère là-haut. Ne la dérange pas. Je t’attendrai ici. »
Papa me regardait fixement. Ses yeux étaient pleins de larmes. Je le laissai à sa peine.
Une seule lampe éclairait la grande antichambre. Je m’engageai dans l’escalier sombre et le gravis à pas comptés… Comment serait bonne-maman ?… Couchée dans son lit, tranquille, ayant l’air de dormir, oui, mais morte… Je ne concevais pas cela ; je ne l’imaginais pas. Maintenant j’allais le voir.
Je montais de plus en plus lentement. Pourquoi l’ombre m’était-elle si désagréable ? pourquoi le silence me gênait-il à ce point ? Je n’avais pas peur : ce sont les petits imbéciles qui ont peur, la nuit. Je me sentais simplement troublé de façon affreuse, non de la nouvelle que je venais d’apprendre et qui ne m’atteignait pas encore, mais d’avoir vu les yeux de papa pleins de larmes. Je ne pouvais m’y habituer. La vision m’obsédait de ses yeux immobiles, tout baignés de pleurs qui ne tombaient pas le long des joues, qui attendaient peut-être que je fusse parti.
Je savais bien que l’on se retient de pleurer quand les larmes sont prêtes, mais je le savais pour moi seul. Que papa sentît de même, cela me chavirait. — Journée étrange où j’avais vu ces larmes de papa, ce sourire difficile de maman, lorsqu’elle m’appelait au jardin…
Une maison baignée dans la pénombre et le silence, un enfant qui monte l’escalier en comptant les marches, la cervelle pleine de pensées mal définies, de sensations brouillées… Enfin je me trouvai sur le palier, devant la chambre où il me fallait entrer.
Je poussai doucement la porte…
Maman était assise sur une chaise basse, au pied du lit, la tête appuyée dans ses paumes. Je vis bonne-maman couchée, les cheveux coiffés d’un fichu de dentelle, les mains croisées sur sa poitrine. Tout auprès, il y avait quelques fleurs : des roses prises au jardin. J’avais aperçu le fils du jardinier qui les apportait, quand je tournais comme un chien autour de la maison. Je m’approchai de maman.
« Ah ! c’est toi ! fit-elle, un peu effrayée.
— Je viens dire adieu à bonne-maman.
— Elle t’aimait bien, mon petit. »
Alors seulement, je regardai la morte. Je reconnus le cher visage tout ridé et l’expression de repos souriant que j’avais accoutumé de voir sur ses lèvres. Dormait-elle ? Non, certes, on ne dort pas ainsi. Je compris aussitôt que c’était là un autre sommeil. Je ne ressentais encore aucun chagrin. Cela devait être pour plus tard. Il me venait même au cœur une singulière douceur à considérer ainsi ma grand’mère morte. J’aurais voulu lui parler, mais je n’osais pas, sans doute pour ne pas effrayer maman une fois de plus. Alors je pensai qu’il fallait prier. En priant on parle ; c’est presque la même chose et personne ne s’en aperçoit. Je me mis donc à genoux, quelques instants, puis me relevai. Je baisai les vieilles mains froides, très froides sous le baiser… Où donc avais-je lu que les morts sont froids ? Je baisai le visage chéri et restai ensuite debout, sans bouger, en contemplation profonde. Je serais resté longtemps si maman ne m’avait dit à l’oreille, tout bas :
« Ottavio, tu devrais rejoindre ton père : il a peut-être besoin de toi. Il souffre beaucoup. Tu comprends, c’est sa maman qu’il a perdue. »
Elle m’embrassa et je sortis.
Mon père me fit asseoir tout près de lui, tout contre lui.
« Ecoute, Ottavio : nous allons rester ensemble. J’ai beaucoup de peine et il ne faut pas le montrer. C’est difficile. Tu m’aideras. Et puis, je dois recevoir un tas de gens qui se sont annoncés. J’aimerais mieux être seul, mais on ne peut pas faire autrement. Si tu veux bien, tu ne me quitteras pas de la soirée. Ça me console de t’avoir là, de te savoir là. Tu seras gentil avec les visiteurs. Ils viennent nous dire qu’ils ont aussi de la peine. Je me suis arrangé pour que tu dînes avec ta mère ou moi sur un coin de table et, plus tard, quand tu auras sommeil, tu me feras signe. Maintenant, je vais te laisser, un instant et monter chez maman. »
Il a dit « chez maman ». Il veut dire chez ma bonne-maman. C’est bien sa maman qu’il a perdue !
« S’il vient des gens, tu les recevras, tu les prieras de s’asseoir et tu leur expliqueras que je descends bientôt. »
J’aimais déjà beaucoup mon père, mais je crois que ces paroles qu’il prononça, le soir où mourut sa mère, firent plus pour me lier à lui que toutes ses intelligentes et tendres bontés.
Maintenant, c’est de toi que je voudrais parler, de toi, maman… mais saurai-je ?
De ce que je dois à mon père, je me rends assez bien compte ; il n’en va pas ainsi pour maman. Lorsqu’un problème se présentait que je ne pouvais soumettre à mon père, sans doute parce qu’il était trop complexe ou d’exposition malaisée, c’est à elle que je m’adressais.
« Raconte ton histoire clairement, m’eût répondu papa. Quand j’aurai compris, je tâcherai de te faire comprendre, mais il faut que je comprenne d’abord. »
Maman ne demandait pas à comprendre d’abord : elle voulait seulement sentir comme moi et souffrir de ma perplexité, de ma peine. Elle n’y parvenait que trop bien ! — Refuge sûr où le vent du large ne parvient pas, où l’on s’apaise, où l’on reprend le goût des aventures et celui de les revivre.
Sitôt passées mes années d’enfance, je trouvai en ma mère une amie et, de même que, jadis, elle accueillait mes balbutiements confus, pour en démêler, par science du cœur, le sens obscur, de même, plus tard, elle sut écouter encore et bien entendre la confession brouillée de mes scrupules d’adolescent et de mes peines d’homme.
Dès que je parvins à me la représenter un peu, (ce fut d’ailleurs assez tôt,) je l’admirai. J’admirai la force d’âme qui lui permettait de tenir pour méprisables les inconvénients, les douleurs, la torture d’une santé brisée ; j’admirai sa gaîté courageuse, son rire jeune qui, vraiment communiquait la joie. Malade, elle se savait déjà guérie et tâchait d’agir en conséquence ; guérie, elle l’était aussitôt pour toujours et regardait l’avenir en souriant, sûre d’elle-même, sûre de lui. Noble leçon de vaillance… un enfant pouvait-il en sentir tout le prix ?
Ce n’était pas, chez elle, du stoïcisme, le mot seul lui eût déplu, encore moins cette résignation que les lois religieuses enseignent. Non : elle aimait de vivre, elle aimait la vie avec tant de ferveur qu’il lui paraissait tout simple de surmonter l’obstacle, de le nier au besoin… et de rire allègrement quand d’autres eussent pleuré. Elle partageait volontiers toutes les peines d’autrui, d’une âme indulgente ; elle n’admettait pour elle-même que les souffrances morales ; le reste étant du ressort des médecins et de son propre courage.
J’ai toujours remarqué chez elle un défaut manifeste qu’elle n’ignorait pas, qu’elle avouait, au besoin, en toute simplicité, qui participait, je crois, de l’essence même de son caractère : maman était injuste, naïvement, violemment injuste. Comme elle sentait avec passion, elle exprimait aussi avec passion ses sentiments ; elle savait détester comme elle savait aimer, de façon absolue. Papa lui objectait-il quelque chose, de même que je fis plus tard, elle accueillait le propos d’un air où l’irritation ni la stupéfaction ne se dissimulaient : positivement, elle n’en croyait pas ses oreilles. Si l’objection tenait bon, malgré sa vive défense, si l’on revenait patiemment à la charge, par d’habiles prières et des raisons précises, elle écoutait sans rien dire, renfrognée un peu, agitée en son for intérieur, mais résistant toujours. Puis, un soir, à la veillée, au cours de quelque causerie, elle revenait soudain à ce point litigieux qui semblait abandonné, pour achever le débat de façon assez inattendue :
« Je vois bien que tu as raison, tout à fait raison. Je cède, je m’avoue vaincue… oui… mais je ne puis m’obliger à sentir autrement. J’agirai autrement, cela va sans dire, puisque j’ai tort. Néanmoins, je garde mon point de vue faux, je ne saurais m’en empêcher. A partir d’aujourd’hui je ne le laisserai plus voir ; il restera en réserve ; toi-même, tu ne le verras plus. Inutile de m’en reparler. Ça n’empêche… »
Suspension pleine de réticences qui n’influera en rien sur sa décision. Elle fera comme elle a dit.
Si impérieuse, si entière, maman se mêle cependant assez peu de ce qui m’occupe personnellement. S’intéresser avec vigilance lui suffit. Sauf dans les cas évidents où l’aide maternelle s’impose, jamais elle n’intervient : elle me laisse me débrouiller tout seul, mais, pour les joies, elle m’offre l’accueil délicieux de son rire, elle s’amuse, semble-t-il, autant que moi, elle est tout aussi contente, et, pour les peines, je trouve sa douceur, des paroles tendres, des silences attentifs qui appellent la confidence, qui la rendent aisée.
Je n’ai pas ressenti pour mes parents ce respect aveugle qui paraît de mise et qu’on leur doit dès l’abord. Ils me demandaient autre chose. Peu à peu, l’amitié pleine de ferveur que maman m’inspirait, l’admiration parfois épouvantée que j’avais pour papa se doublèrent de respect, d’un respect raisonné dont je n’ignorais pas la cause, mais je ne les ai pas respectés d’avance, afin d’obéir à la loi. De cela je suis bien sûr.
Camaraderie attachante dont le souvenir m’est resté présent et délicieux, qui me liait à ces deux êtres : à mon père, plus fort que moi et dont je comprenais la vigueur physique et morale, qui m’effrayait, mais en qui j’avais confiance… à ma mère, vaillante, grave, un peu taciturne, puis, soudain, rieuse et bavarde ; malade et ne permettant pas qu’on en tînt compte, qui, je le savais obscurément, déjà, s’appuierait, un jour, à mon bras et me demanderait, sans phrases, l’aide d’un ami, si ses forces venaient à faiblir tout à fait… J’eusse assurément eu mauvaise grâce à prétendre au rôle d’enfant incompris et malheureux.
Je ne crois pas m’être jamais imaginé que maman fût belle. Il me semble l’avoir vue, dès que je sus voir, comme elle était en vérité. Son visage montrait-il plus de force que de douceur ? Non, ses expressions variées révélaient tantôt une tendresse exquise, tantôt la plus farouche énergie et tout cela se fondait en cette gaîté, en cette joie de vivre, en ce besoin de participer pleinement à la vie et d’y goûter du plaisir, même aux instants où la souffrance, le malaise physique, la peine morale paraissaient l’interdire. Un visage vivant, intelligent et mobile, éclairé par des yeux rieurs… Je ne remarquais pas, alors, les traces de fatigue que la douleur y avait inscrites. Pourtant elles s’y découvraient déjà.
Sans pouvoir en parler savamment, ni d’ailleurs y prétendre, elle aimait par instinct les choses belles. Des aspects de la nature, des créations de l’art, celles de la musique surtout, faisaient naître sur sa bouche une expression attentive, réfléchie, tandis que son regard brillait aussitôt de curiosité fiévreuse. Elle voulait mieux discerner cette beauté encore obscure, se l’approprier, la prendre en soi pour la goûter plus librement, avec enthousiasme, quand elle se serait rendu compte de son excellence… quitte à s’être parfois trompée.
Je me rappelle bien une soirée où, quinze ans plus tard, je l’accompagnai au théâtre. On donnait la répétition générale d’une œuvre lyrique qui fut bien vite classée à son rang, mais qui, à cette époque, jetait le trouble dans le monde des musiciens et des amateurs de musique. L’orchestre et l’interprétation étant tous deux parfaits, nous écoutions sans inquiétude, nous écoutions en paix, comme il convient.
Jamais je n’avais vu le visage de Maman aussi fermé. Les lèvres serrées, le regard droit et fixe ne révélaient rien de l’émotion, de l’étonnement, de la révolte, peut-être, que cette musique nouvelle pouvait éveiller. Tant que dura le drame, elle ne se départit pas de sa contention soutenue. Aux entr’actes je la laissais afin de me rendre au foyer où je savais retrouver des camarades exaltés ou désapprobateurs ; pour sa part, elle ne bougea pas, silencieuse, les mains croisées sur ses genoux, attendant. Le rideau se releva enfin sur le dernier tableau et, quelque temps après, lorsque je regardai maman furtivement, frappé moi-même d’une émotion qui me bouleversait, je vis naître sur sa bouche un sourire, un merveilleux sourire comme en ont, je pense, ceux que touche l’extase. Elle avait compris ! cette musique devenait la sienne : maintenant, elle l’aimerait, elle en sentirait le dictame et la joie, et son mystère même serait pour elle une joie. Elle ne pensa donc plus qu’à applaudir. L’épreuve était faite.
Il court un bruit qui me concerne, mais qui ne m’intéresse guère : je vais entrer au lycée. Cela ne me représente rien de précis, ne m’effraie ni ne me charme. Les leçons, les devoirs changeront-ils d’aspect ? seront-ils moins ennuyeux dans ce cadre nouveau ? L’avantage que l’on me fait valoir de travailler désormais en compagnie de camarades, ne m’enivre pas, puisque ces camarades je ne les ai jamais vus et que, par ailleurs, je sais, m’étant renseigné, qu’une classe de lycée n’est pas un jardin planté d’arbres, tapissé de pelouses, arrosé et fleuri, où l’on peut s’ébattre à sa guise : on s’y tient assis, c’est tout dire. De quelle utilité peuvent être des camarades assis, le long d’un banc ?
Je ne cache pas ma façon de voir. Mon père s’étonne un peu de ce détachement imprévu : il devinait mal dans quel sens se manifesterait mon sentiment ; il s’apprêtait sans doute à intervenir pour le stimuler ou le réfréner ; il lui déplaît de trouver en moi tant de tiédeur indifférente.
Mes débuts furent des plus banals. Je ne m’amusai, je ne m’ennuyai pas et fus tout de suite à mon aise sur ce premier banc, près de la porte, où je tenais la seconde place, ayant, à ma droite, Jean Saltier, un garçon malingre, blond, déjà myope, aux yeux clignotants, qui me parut sociable, et, à ma gauche, Ludovic Dalsant, plus costaud, un peu lourd, qui me dévisagea longuement, méthodiquement, me souffla à l’oreille : « Fais attention, tu vas mettre ton coude dans l’encrier… », cessa dès lors de s’occuper de moi et ne dit plus mot.
Certains de mes camarades m’étaient déjà connus. L’un d’eux venait même jouer chez moi, de temps à autre. Je leur avais serré la main, mais sans éprouver de plaisir à revoir des figures familières. Ceci était du nouveau, de l’inconnu ; le connu ne m’intéressait pas. Je me livrai donc à une inspection raisonnée de mon banc, de mon pupitre, des sculptures et inscriptions faites dans le bois, de mon encrier, des murs peints à la chaux, enfin de la tête de notre professeur.
Pour moi, la surprise de cette journée fut certainement le discours qu’il prononça. M. Martin était un vieillard d’aspect bienveillant, à barbe grise. Il va sans dire que je l’écoutai avec la plus grande déférence, mais ses paroles ne m’en étonnèrent pas moins.
Eh quoi ! pensait-il donc s’adresser à des enfants en bas-âge ? A quoi rimait cet air indulgent et doucereux ? à quoi ce soin prolixe de discourir, quand trois phrases suffisaient ? Je vous assure que papa nous aurait laissé entendre sa volonté de façon plus forte, plus brève et maman de même, en riant peut-être, en nous faisant rire, mais pour arriver à ses fins.
Il faut donc que nous soyons sages (sages !), que nous apprenions bien nos leçons, que nous considérions notre professeur comme un père (ah ! non, par exemple !) ; il faut s’abstenir de copier le travail du voisin (pour qui nous prend-il ?) ; observer le silence et toujours garder une tenue exemplaire… Une tenue exemplaire ? Nous avons passé l’âge, il semble, où l’on se fourre les doigts dans le nez !… On sait vivre !
Le discours s’achève. — Pour bien montrer ma tenue exemplaire, je me penche vers Jean Saltier, mon voisin de droite :
« Tu trouves ça malin, ce qu’il dit ? »
Mais Saltier ne répond pas : il écrit son nom avec soin en tête de ses cahiers de classe, les yeux près du papier. Il se peut qu’il n’ait pas entendu. Je me rabats sur Ludovic Dalsant, à gauche, et lui pose la même question. La réponse vient en son temps, basse, nette, très tranquille : « Ils sont tous comme ça ».
Tiens ! Dalsant est d’une espèce différente ; ce Dalsant me plairait davantage.
Quand, le soir même, je racontai sans détours à mes parents l’effet que m’avait produit le discours de notre nouveau professeur, je fus grondé pour le peu de respect que je témoignais, honnêtement grondé, mais, comment dirai-je ? il y avait, sous ces paroles sévères, un semblant d’ironie amusée que je retins.
Les jours suivants ne changèrent pas grand’chose à mon impression première. M. Martin se montrait gentil, ennuyeux et facile. Jean Saltier, qui tenait la tête de la classe, eut bientôt une réputation méritée de bon élève. Dalsant le suivait de près, le dépassait souvent, travaillait en silence, ne s’occupait de personne et gardait toujours une expression absorbée, assez déroutante. Les quelques fois où il avait daigné jouer aux barres avec moi, j’admirai son entrain, sa vigueur physique. Cependant, en récréation, jamais on ne l’entendait rire d’un rire libre. Il jouait sans paraître beaucoup se distraire, si vivement qu’il se mêlât au jeu, et cela encore était pour moi une nouveauté. Il ne restait pas dans les coins, comme Saltier, à relire ses notes, il ne gardait pas cet air assidu et trop sage qui, chez Saltier, finissait par m’exaspérer : simplement, il dépensait son ardeur sur un mode sobre qui lui était personnel.
Hélas ! il me faut avouer qu’entre Saltier et Dalsant je faisais piètre figure. Je fus, à mes débuts, un élève médiocre et le restai. Je ne trouvai aucun intérêt à lire mes livres de classe ; le travail m’assommait : ces devoirs, ce latin dont on nous enseignait les rudiments austères, ces compositions, ces dictées, ces problèmes… funèbre emploi d’un temps précieux ! A la moindre occasion : passage d’une mouche, rais de soleil sous la porte, je m’évadais au loin, dans les bois, j’allais causer avec mon ami Pamphile, je regardais la mer et ses voiles… Là était la joie !
J’aurais volontiers bavardé avec mes camarades, à la sortie. Lequel choisir ? Saltier ne songeait qu’à plaire au maître, Dalsant se montrait si peu liant… les autres ne comptaient pas.
Je ne me sentais nullement malheureux, je supportais mon ennui, mais, en vérité, je m’ennuyais bien. Mes premières places furent peu brillantes : on ne pouvait me tenir au juste pour un cancre, d’ailleurs cela m’eût déplu ; je travaillais assez pour nager sans grands efforts dans les eaux moyennes ; je ne m’élevais pas davantage. M. Martin s’en désola plusieurs fois. Mon père le prit mal… oh ! très mal.
« Au moins, s’il était imbécile, on pourrait se faire une raison ! » dit-il à maman.
Puis, s’adressant à moi et me regardant droit dans les yeux :
« Tu n’es donc pas fichu d’avoir une bonne place ? »
Je réfléchis un moment. Très irrité, je me sentais rougir.
« Oh ! oui, répondis-je. Si je voulais, je serais dans les dix premiers.
— Celle-là passe les bornes ! »
Papa sortit en claquant la porte.
« Tu ne pourrais pas essayer, mon petit, ne fût-ce que pour nous faire plaisir ?…
— Non, Maman : je m’ennuie trop ! »
Ah ! mon Dieu ! voilà que maman a l’air triste !…
Par la suite, je fis naître un sourire sur ses lèvres en lui montrant un ou deux bulletins passables et même, un jour, je me classai cinquième, mais ce n’était pas ce que voulait mon père : il désirait mieux.
A propos de cette place de cinquième, Saltier se permit de montrer une joie ironique. Je l’en remerciai le lendemain par une bourrade assez dure, bien qu’il ne fût pas amusant de taper sur Saltier, trop chétif. — Pour sa part, Dalsant me demanda de l’air le plus tranquille :
« Qu’est-ce qui te prend ? Tu vas travailler ?
— Ça t’amuse, toi, de travailler ? répondis-je.
— Oui… non… ça dépend…
— Moi, j’aime mieux courir dans les bois. »
Il se tut quelque temps, puis :
« Les bois, dit-il, c’est beau. »
Il aime les bois ! Dalsant aime les bois ! Je l’inviterai à la campagne ; nous ferons ensemble de grandes courses dans les bois ; nous chasserons l’isar, l’ours gris et les gazelles mobiles ; nous grimperons dans les arbres, pour nous raconter de belles histoires ; nous nous tairons pour écouter les oiseaux et, tapis dans une broussaille, nous tendrons un piège à la bête qui va boire… J’en parlerai à papa. Il faut que Dalsant vienne chez nous.
L’occasion se présenta le soir même : papa était d’humeur communicative.
« Tu m’avais dit que tu me nommerais tes camarades. J’en connais peut-être. Je voudrais savoir qui tu fréquentes au lycée. »
Afin de lui fournir une liste exacte et complète, je dénombrai tous les élèves de ma classe, banc par banc. De temps à autre, il interjetait quelques mots.
« Je vois : le fils du marchand d’huile…
« Connais pas…
« Oui, celui-là est venu à la maison…
« Le fils du banquier ?… Il te plaît ?… Non ?… ah ! très bien…
« Connais pas…
« Ah ! le petit Berthier ? je le croyais plus âgé…
« Connais pas…
« Saltier ? le fils du notaire, je pense ? Tu dis qu’il est à la tête de la classe : il tient de son père, un malin…
« Dalsant ? qui est-ce ?
— Je ne sais pas au juste, Papa. On m’a dit que son père était un petit employé. Il est mort l’an dernier. Sa mère a une vie très difficile. Lui, je l’aime beaucoup, c’est un bon camarade, mais il ne cause pas… alors… Est-ce que tu veux bien que je le mène à la maison, celui-là ?
— Bien volontiers, dit mon père. Je ne demande pas mieux. Tu sais, Ottavio, si tu te fais des amis dans ta classe, tâche de choisir ceux qui te paraîtront, d’abord, loin de toi, ceux qui t’apprennent quelque chose, plutôt que ceux qui te répètent ce que tu sais déjà. Invite Dalsant quand tu voudras. »
Je profitai de la permission peu de jours après, durant une récréation.
« Dalsant, dis-moi, il faut que nous soyons amis.
— C’est entendu, mon vieux, on sera des amis.
— Ah ! ça me fait plaisir !
— Tant mieux.
— Eh bien, ça va s’arranger tout de suite. Viens chez moi, jeudi, à la campagne. Je te dirai où l’on prend le tramway.
— Chez toi ?… Non… je regrette… Non.
— Oh ! pourquoi, Dalsant ?
— Je t’ai dit non. »
De cette réponse, je fus humilié.
Matin de printemps…
Dès son réveil, dès son premier regard à la fenêtre, Bianca reconnaît un beau jour. Ses parents ne devant pas se lever avant une heure ou deux, Bianca pourra courir à sa guise, s’ébattre au soleil, folâtrer sur la pelouse, saluer de ses cris les oiseaux frais, la lumière propre et le jeune feuillage… Cela se passe à l’heure même où son camarade, l’ancien compagnon de ses jeux, va se rendre au lycée, une serviette gonflée de livres sous le bras, mais à cette triste coïncidence Bianca ne songe guère.
Bianca se lève, s’habille sommairement et descend au jardin. Elle sourit vers la droite, elle sourit vers la gauche, et tout le jardin, en réponse, lui fait son compliment d’accueil. Elle hésite un instant à peine, puis, cheveux au vent, les bras tendus, s’élance.
Il serait sans doute plus sage de suivre les allées sablées, mais combien plus enivrante cette première course non surveillée, à travers l’herbe humide !
Bianca ne pense à rien : il lui suffit de bondir. Elle sème dans l’air les souvenirs de sa nuit, la cendre de ses rêves.
Près du grand marronnier, elle s’arrête, un peu essoufflée, le cœur rapide, et, soudain, tous les sujets de joie se proposent ensemble… on ne sait lequel choisir.
Cette chenille dont la fourrure porte comme une poudre de rosée, se détord à l’extrême bout de la tige qu’elle explore et fait d’étranges mouvements de ventre qui cherchent en vain leur appui.
Cette sauterelle demande impérieusement qu’on la poursuive, tant elle met de folie en ses longs sauts mécaniques.
Un gazouillis confus, au sein du feuillage, là-haut, sert de prélude à d’étincelantes chansons et oblige à lever la tête. La tête levée, on suit des yeux jusqu’à l’éblouissement quelque duvet végétal qui passe, le vol d’une guêpe jaune, d’un bourdon.
Enfin, ces quelques fleurs qui dessinent sur le bord de la pelouse un bouquet savant et naïf invitent avec courtoisie à s’approcher d’elles pour les mieux voir.
Tout cela (et certainement j’en oublie) facilite l’essor d’un songe, mais Bianca s’éloigne cependant à petits pas vers le fond du jardin, vers l’endroit où cesse le potager, où le verger commence, où se découvre un bassin d’eau claire, ombragé par trois jeunes arbres frissonnants.
Pour le moment, il ne s’y passe rien de singulier.
— Il faut attendre.
Un petit nuage court dans le miroir de l’eau tranquille, un nuage plus nébuleux, vraiment, plus aérien et d’une blancheur plus recherchée que son semblant qui traîne au fond du ciel. Bianca le regarde de ses yeux ravis, elle le suit, elle détaille ses diverses beautés, elle voudrait le saisir, le caresser de la main, ce petit nuage abîmé, plus lointain que l’autre qui s’exalte, mais plus près de son cœur.
Quelques minutes de silence et Bianca se met à rire.
Cette bizarre bête aux longues pattes fines qui esquisse des gestes de patinage, où va-t-elle ?… La voilà perdue.
Cet oiseau, d’où vient-il ?… Hélas, il est déjà parti. Il volait vite, mais Bianca l’a deviné quand même dans le ciel renversé.
Maintenant, elle fait le tour du bassin, elle s’assied sur un vieux banc de bois très branlant d’où l’on peut voir la maison réfléchie, avec ses fenêtres, sa terrasse, les plantes grimpantes qui fleurissent la balustrade. On voit aussi l’angle du toit, la girouette. Parfois, on voit tourner la girouette…
Or, sachez-le, c’est là que Bianca demeure réellement, dans cette mystérieuse maison couchée à ses pieds et que trois jeunes saules surveillent.
Sans bouger, simplement en fermant les yeux, Bianca entre chez elle, se promène, ébauche une audacieuse glissade sur la rampe de l’escalier, joue à la balle dans l’antichambre (avec moi, j’espère) tandis que ses parents se recueillent encore à leur premier étage.
Bianca parcourt le salon, le boudoir chinois dont les meubles l’intriguent, la salle à manger où sont des portraits de vieilles gens à l’air pompeux… Lequel est le grand oncle Arsène ? lequel, l’illustre cousin Ludovic dont une amie très chère chantait, dit-on, à l’Opéra ?
Bianca saura s’entendre avec la charmante bisaïeule qui tient sur ses genoux un chien fauve, mais le général grisonnant paraît bien sévère et le président du Parlement bien grave, bien engoncé dans son haut col bleu !
Et puis il y a encore, montant la garde aux côtés d’une vieille cousine sèche, vêtue de rouge et qui fait de la dentelle, deux messieurs dont la figure s’écaille, s’efface, dont l’expression incomplète se perd et qui, peut-être, intimideront Bianca par leur déchéance : le plus âgé, le plus chauve, n’a déjà qu’une moitié de nez… N’importe ! on s’en accommodera ! Elle compte même, un soir prochain, les prier tous de descendre des cadres qui les limitent (comment s’y prendront-ils ?) et venir bavarder avec elle. Cette causerie sera pour demain.
Soudain, Bianca se sent distraite par une nouvelle image : elle n’avait pas, d’abord, remarqué cet iris, ce double iris dont la seule racine touche le bord de l’eau et dont une des tiges plonge avec sa fleur, cependant que l’autre lève sa fleur en l’air.
Bianca les compare… Ces fragiles apparences sont toute sa joie. Ah ! qu’elle voudrait chanter pour la mieux exprimer ! Son cœur déborde, mais c’est une terrible affaire que de se délivrer, même tout bas, car les gens, Ottavio comme les autres, n’y entendent rien, se donneraient-ils la peine d’écouter. Moins intelligents que les arbres, les bêtes et l’eau dormante, il leur suffit de hausser les épaules, et le sourire bienveillant, supérieur, un peu narquois, ajoute à leur stupidité.
Pour l’instant, Bianca, penchée, ramène autour de son visage ses cheveux sombres, elle en tient les deux ondes sous son menton, elle interroge son reflet…
Quand pourra-t-elle cueillir l’image, la senteur passagère comme font les miroirs et les brises ? quand, exhaler sa joie en chansons, à la manière des oiseaux ?
Le reflet semble méditer, hésiter, puis ses lèvres s’animent, ce qui permet l’espoir…
Hélas ! les plus doux moments ont leur fin : une grenouille brusque et brune saute dans le bassin ; aussitôt les trois saules s’arrêtent de frémir, sans qu’on sache pourquoi, et voici qu’un appel se fait entendre, un appel impérieux qui oblige à rentrer tout de suite.
Mais, vers le soir, Bianca visitera de nouveau le cher bassin magicien, à l’heure choisie où la lumière se voile d’hyacinthe, au sein de l’eau qui va dormir…
L’ami très cher à qui je montre aujourd’hui ce portrait de Bianca, (il est romancier de son état et, par ailleurs, excellent critique) se déclare peu satisfait et m’en dit les raisons.
« Le tableautin est fort gentiment troussé, Ottavio, mais je revois mieux M lle Bianca à califourchon sur une branche de platane que batifolant devant la pièce d’eau. Vous avez composé un petit pas de chorégraphie en interprétant un de vos anciens souvenirs. Les ballets russes de 1912 ont passé par là. Plus que du soleil, l’éclairage me semble venir d’une rampe. Par un divertissement où elle peut se montrer gracieuse et charmante, vous pensez mettre votre étoile en valeur… non : vous l’éteignez ; enfin certains détails trop littéraires me gênent. C’est vous-même que vous laissez voir à la place de votre jeune camarade, or c’est elle que vous projetiez de décrire. »
Mon ami le romancier est insupportable ! Je tâche d’éclairer sa lanterne. Pas plus que je ne parlais nommément à Bianca de Pamphile, je ne m’entretenais avec elle de façon explicite de ses songes d’enfant, mais elle ne pouvait faire, me voyant tous les jours, que je n’y eusse, pour ainsi dire, assisté.
« Ne comprenez-vous pas, cher ami ? Ce sont des impressions de témoin que je donne et non de confident. Nous rêvions de façon différente : elle, en poëtisant tout ce que touchait son regard, moi, en me créant un monde de fantaisie où vivre à ma guise. Nous suivions, l’un et l’autre, notre nature, je pense… Nous n’avons pas cessé de la suivre.
— D’accord, mais cela n’empêche que votre Pamphile, tout imaginaire qu’il soit, m’apparaît plus vivant que cette dernière vision de M lle Bianca. Elle joue son rôle dans un petit poème composé à loisir… elle ne le joue pas pour s’amuser : elle vous amuse… »
A celui qui, dans ses livres, sut donner une conscience aux choses et nous communiquer l’expression si pathétique, si poignante de leur émoi, je ne trouve rien à répondre. Il se trompe, bien entendu !… et, cependant, je crains qu’il n’ait un peu raison.
Bianca viendra peut-être me voir, cet après-midi, avec son mari et ses enfants. Je compte lui demander ce qu’elle en pense. Si, par hasard, elle rencontre chez moi le romancier critique, j’espère que celui-ci la reverra aussitôt petite fille, batifolant (comme il dit, le misérable !) au crépuscule, sur les bords du bassin, et qu’il demeurera confondu… mais encore, sa confusion, voudra-t-il l’avouer ?
Maman se porte mieux ; elle va m’apprendre (je l’en priais depuis longtemps) à monter à cheval. Grande nouvelle qui me transporte d’aise… Monter à cheval, cela veut dire galoper tout de suite à travers champs, franchir les ruisseaux, les buissons et les murs, poursuivre, être poursuivi (l’un et l’autre ont leur charme), s’arrêter enfin à bout de forces dans une auberge du bord de la route où l’on pansera ma bête, toute blanche d’écume… Voilà ! Hélas ! je dus bientôt rabattre de ce rêve chromolithographique.
Monter à cheval, c’est une toute autre histoire : c’est d’abord prendre sur le jeudi une heure que l’on passe au manège, une heure où l’on tourne en rond ; c’est aussi avoir très mal aux fesses, c’est enfin, et je m’en étonne fort, voir maman sous un nouveau jour.
Elle se charge de tout. Le maître du manège ne joue qu’un rôle secondaire. Elle veut m’enseigner elle-même et s’y emploie tout de suite avec cette méthode, ce souci du détail, cette précision un peu méticuleuse qui la singularisent. Il faut donc apprendre… apprendre comme au lycée, se donner du mal, prêter attention, répéter sans trêve des exercices éreintants et stupides. Ah ! ces voltes, ces demi-voltes renversées ! elles m’ennuient autant que des déclinaisons latines ! De plus, je ne trouve pas dans les yeux de maman la moindre sympathie quand, par hasard, je lui présente piteusement mes doléances. Elle me répond, sur un petit ton sec qui m’interdit, m’étonne et coupe court à de nouvelles plaintes :
« Ce n’est pas en une heure que l’on fait un bon cavalier. Si tu veux cesser, libre à toi… mais ce sera fini. »
En somme, l’équitation ne me dit rien qui vaille ; néanmoins, je tiens à persévérer : il me semble que j’aurais honte… Ainsi réalisé, mon rêve a perdu ses belles couleurs, mon rêve m’assomme… cependant…
Les premières sorties sur lesquelles je comptais pour reprendre confiance ne donnèrent pas grand chose. Maman s’obstinait à me faire piler du poivre, sans étriers, allure éprouvante qui met vite de mauvaise humeur. Quel plaisir y prenait-elle ?… Et je pilais du poivre. Pourtant il vint un jour où je me rassérénai.
Durant ces longues séances de manège, j’avais du moins appris de façon vague, par habitude, par des critiques et des louanges surprises, à distinguer un bon d’un mauvais cavalier. Or, certain matin de printemps où nous galopions tous les deux sur le champ de courses, je remarquai que maman était une écuyère insigne, élégante en son amazone sombre, intrépide, sûre d’elle-même, sûre de son cheval qui passait pour rétif et l’avait prouvé, enfin, pleine d’aisance. Elle franchissait l’obstacle avec une audace facile qui m’émouvait. Je l’admirais, je l’enviais et le désir me vint d’être pour elle un compagnon honorable, au cours de nos randonnées. Dès lors, je goûtai mieux cet exercice nouveau, je m’y intéressai et j’avoue que je me sentis rougir de plaisir quand, six mois plus tard, comme j’aidais maman à mettre pied à terre, elle me dit :
« Ottavio, tu finiras par monter à cheval très convenablement. »
A cet instant, le roi n’était pas mon cousin.
Ce furent vraiment d’admirables promenades que nous fîmes ensemble, durant les années suivantes. Le dimanche matin, parfois au tout petit matin, nous quittions la maison. Mon père, que les suites d’une blessure à la jambe reçue en 70 empêchaient de se joindre à nous (il s’en désolait d’ailleurs), assistait toujours à notre départ. Il présentait l’étrier à maman, jugeait de l’état des bêtes, offrait quelques conseils sur le chemin à suivre, puis nous donnait congé. L’octroi vite dépassé, bientôt c’était la campagne, la route blanche, le profil familier des collines, parfois le bord de mer étincelant, les villages perchés haut, ou tapis sous un boqueteau de verdure, ou mollement couchés auprès d’une anse bleue, les oliviers aux gestes bizarres, les pins poussiéreux, et, pour mieux dire, la belle aventure, la vie libre, les heures de relâche où l’on se sent si loin du lycée, des versions latines et de la géométrie élémentaire ! Délices pleinement ressenties, dont je garde l’impression toute vivante encore, comme l’on retient le souvenir des vagues par un peu de sel qui reste aux lèvres, comme celui des thyms et des lavandes par leurs aromes persistants.
Ce que Pamphile m’avait appris de la nature ne dépassait qu’à l’aide de mes rêves les murs d’un grand jardin ; ce que maman sut si bien m’enseigner quand nous chevauchions de conserve en Provence, c’était la joie de découvrir le vaste monde.
Durant les vacances, nos excursions s’étendaient beaucoup : nous allions en chemin de fer prendre nos chevaux à quelque petite gare et partions de là pour des contrées inconnues… Ce fut ainsi que je me mis à chérir ce pays qui était le mien depuis ma première enfance, que je parvins à le comprendre, à en sentir la langueur et l’austérité, les aspects rudes et les traits de douceur, à fréquenter ses habitants, si différents de ceux de la ville, à me nourrir de lui, à m’attacher à lui passionnément.
Mais, par un phénomène inverse, de ce pays qui s’emparait de moi si fort, je m’éloignais aussi, du fait de ces mêmes promenades. Il me venait, à chevaucher sur les routes bordées de poteaux télégraphiques et jalonnées de bornes, un désir obscur d’autre chose. Découvrir ne fût-ce que l’étroite région qui vous vit naître donne envie de découvrir davantage, d’aller ailleurs, où vous passerez sans noter ni salut ni sourire, où vous serez un étranger perdu. Certains récits de mon père qui avait beaucoup voyagé, certaines lectures enfantines m’ouvraient les yeux sur de nouvelles possibilités. Les excursions en Afrique centrale que je faisais, couché sous un pin, après une longue partie de croquet avec Bianca, se représentaient sous une forme nouvelle, plus réaliste, non point présente et imaginée, mais future, bien que prochaine, et qui demandait à être mise au point.
Voulant me rendre en un lieu défini, je ne m’envolais plus du haut d’un platane : ce stade était franchi. Dorénavant, il convenait de prendre d’abord un billet de chemin de fer, de s’embarquer ensuite, d’organiser le voyage comme, avant une promenade, il fallait que les chevaux fussent bien sellés, les étriers fixés à juste longueur et mes houseaux boutonnés. Le seul fait de trotter auprès de maman, de lui rendre parfois quelques menus services, de jouer du mieux que je pouvais mon rôle de compagnon, accentuait cette idée récente et l’assurait. Je n’étais plus l’enfant que l’on mène en promenade, à qui l’on fait prendre l’air : je me sentais une part de responsabilité très honorable et qui m’inspirait un certain orgueil. Quand un ami de mes parents était des nôtres, mon plaisir s’en trouvait diminué, presque gâté, mais il n’y avait que maman et moi ce jour faste et dramatique où le cheval de maman s’emballa soudain sur un terrain difficile. Par un coup de chance, je pus, galopant auprès, arrêter la bête en prenant les rênes à temps. L’exploit, dûment cité au retour, me valut de mon père un compliment qu’il me fit avec le plus grand sérieux. La vie a de ces heures qui valent la peine d’être vécues et ensuite savourées. Lisant, quelques jours plus tard, la légende d’un héros écuyer (s’agissait-il de saint Georges, de Persée ou de Bellérophon ?), je me rappelle que ce haut fait me parut de ma compétence et que je l’appréciai à sa valeur.
Ainsi se forma chez moi le goût de l’aventure lointaine, de la belle aventure que tout concourt à glorifier : un soleil plus éclatant, des fleurs et des feuillages inconnus, une foule étrangère où l’on se trouve seul, une mer aux mille expressions mouvantes que l’on peut contempler des jours et des semaines sans ennui, et de même ce fut par ces modestes promenades bourgeoises, à rayon restreint, que je commençai d’aimer mon pays.
Pour accroître, pour préciser deux sentiments encore flottants et mal définis, l’influence de mon père se manifesta, à sa manière. Dès que je rentrais, il m’appelait auprès de lui : « Qu’as-tu vu ? demandait-il. Raconte… » et je devais dire quels chemins nous avions suivis, quels paysages nous avions admirés, sans oublier les moindres incidents de la course. Singulière inquisition qui forçait mon âme distraite à se recueillir. Plus tard, je prenais ma revanche en demandant à mon tour quelque récit de vrais voyages, de vraies aventures… et parfois il se laissait faire ; alors j’en rêvais toute la nuit.
« Et ton ami Dalsant ? tu ne l’amènes toujours pas ?
— Non, Papa. Dalsant a l’air très timide… alors… »
Je sais parfaitement que Dalsant n’est en rien timide, qu’il fait preuve, au contraire, d’une tranquille assurance, sans éclats, et qu’il m’a prié, en réponse à des avances amicales, de le laisser en paix. Jamais je n’avouerai cela à mon père : j’en serais gêné. Tout comme un autre, on a son petit amour-propre. Dalsant n’a pas changé ; il se montre très bon camarade, je l’apprécie chaque jour davantage : il ne ressemble à personne. Excellent élève, mais pas à la façon de mon voisin de droite, Jean Saltier, qui tombe, le nez dans ses livres et s’épouvante, dès que le professeur lève un doigt, Dalsant ne tire aucune gloire de ses mérites scolaires : il travaille et ne s’occupe pas des affaires d’autrui, aussi demande-t-il qu’on ne s’occupe pas des siennes. Il me l’a bien fait sentir. Il ne me tient pas rigueur de m’avoir remis à ma place ; il cause, il plaisante même quelquefois, mais jamais il ne perd tout à fait cette allure si réservée qui m’intrigue. Ce qu’il m’a dit, je le tiens pour dit… je n’en pense pas moins que Dalsant serait un ami de choix. J’aimerais me sentir en confiance avec ce garçon lourd, d’allure paysanne, dont les yeux bleus regardent droit, sans insistance ni dérobade. Je voudrais m’enquérir de sa vie, lui parler de la mienne, de ceux qui me sont chers, afin qu’il partage un peu mes plaisirs et mes peines. Certes, je lui rendrais la pareille, mais il n’en est pas question.
Or, un matin d’hiver, à la rentrée des vacances du jour de l’an, sa place resta vide. Dalsant était malade. Saltier se préoccupa fort peu de cette absence et les autres de même. Pour ma part, j’en fus tout décontenancé. Dalsant me manquait, je m’inquiétais de Dalsant et le dis à mon père, aussitôt rentré.
« C’est bien simple : si ton camarade est souffrant, va prendre de ses nouvelles. As-tu son adresse ? »
Oui, je savais à peu près où habitait Dalsant ; je connaissais la petite rue donnant sur le quai où, un jour, il m’avait si brusquement faussé compagnie : « Adieu, je rentre chez moi ». Je m’arrangerais pour trouver sa maison et, cet après-midi de jeudi étant libre, je tâcherais de le voir, sans plus tarder.
Voici la petite rue ; je m’y engage et vais me documenter dans une épicerie.
« M me Dalsant ? La maison en face, au deuxième, à gauche. »
C’est donc là ? Des logements d’ouvriers, dirait-on. Je gravis un escalier sombre et me trouve au second palier. Je sonne. Une personne en noir vient m’ouvrir. Oh ! je reconnais tout de suite les yeux bleus de mon camarade, son regard direct.
« Que demandez-vous, Monsieur ?
— Madame Dalsant, n’est-ce pas ?… Voilà, Madame, votre fils Ludovic est au lycée avec moi et comme je ne l’ai pas vu, ce matin, j’ai pensé… On dit qu’il est malade. Si je pouvais avoir de ses nouvelles, ça me ferait plaisir, mais je ne veux pas vous déranger… »
Je m’embrouille et finis par me nommer.
« Ah ! parfaitement : son voisin de droite… Entrez, Monsieur. »
Une pièce où il y a peu de choses, mais ce peu semble net, bien soigné… une pièce presque vide, en somme, où depuis les malons rouges jusqu’au crépi des murs, tout est surveillé de près, avec vigilance. M me Dalsant m’a fait asseoir et j’apprends que son fils souffre d’un abcès à la gorge qui lui a gâté ses vacances. Il a encore besoin de repos, mais dans une semaine, peut-être, ou dix jours, il retournera au lycée.
« Oh ! que je suis content, Madame ! j’avais du chagrin de le savoir souffrant.
— Vous l’aimez tant que ça ?… »
Nulle ironie : simplement une question posée.
« Madame, il est mon seul vrai camarade. Il me manque beaucoup. »
Dalsant est donc mon seul vrai camarade ? Je ne m’en doutais pas avant de le dire. Maintenant, j’en suis persuadé.
Alors M me Dalsant se rapproche et nous causons. Elle me parle à voix basse, car le malade repose dans la chambre voisine. Je lui réponds facilement : la glace est rompue. M me Dalsant m’inspire de la sympathie et ce qu’elle dit de son fils me paraît beau. Elle se montre si fière de lui, de son travail, de ses succès !
« Je vous assure, Monsieur, que je ne regrette guère ma peine quand je vois le mal que Ludovic se donne. »
Non, je ne me trompe pas : ce qu’elle dit est beau.
Elle poursuit d’une voix sereine, très prenante ; elle cause sur un ton familier avec ce grand gosse maigre qui semble être l’ami de son fils, et bientôt je commence à sentir la noble vaillance de cette femme vouée à une seule lourde tâche. Elle est veuve. De ses trois fils, l’aîné mourut alors qu’il donnait déjà tant d’espérances ! Le second est à Paris où il prépare Polytechnique ; il travaille beaucoup. Plus tard, Ludovic ira aussi à Paris, pour achever ses études. Elle subvient à tout cela ; elle y suffit sans aide.
« C’est difficile, mais on y arrive… »
Quel sourire confiant ! et, comme je lui reparle de Dalsant :
« Vous l’avez sans doute remarqué, dit-elle, si vous le connaissez un peu : il a un caractère très réservé, presque sauvage…
— Je m’en suis bien aperçu, Madame ! il n’a jamais voulu venir chez moi, le dimanche, à la campagne. »
Le visage de M me Dalsant, tout illuminé, se ferme soudain.
« Ce sont des affaires qui le regardent seul ; je n’ai pas à lui donner de conseils. »
Puis elle adoucit sa phrase :
« Il vaut mieux le prendre comme il est, croyez-moi, et ne pas le brusquer, ce qui ne servirait de rien. Sauvage, oui, mais que voulez-vous ! j’aime qu’il soit sauvage ! »
Enfin, un mot pour moi :
« Il m’a parlé de vous et vous trouve gentil. »
Quelques instants plus tard, je pris congé.
« Puis-je revenir, Madame ?
— Certainement. Vous me ferez plaisir. »
Je n’y manquai pas et rendis visite une fois encore à M me Dalsant. Nous nous entendions le mieux du monde. Je retrouvais en elle quelques traits du caractère de maman : cette façon d’exprimer avec force un sentiment profond, cette volonté active qui m’était familière, ce respect enfin pour la liberté de son fils, respect dont se passaient si bien tant de mes camarades et qui les eût même gênés, le servage filial leur semblant une situation toute naturelle, commode et à tout prendre désirable, puisqu’elle permet le moindre effort. Un enfant averti note vite ces différences et en fait son profit.
Un matin, je revis Dalsant au lycée, la figure maigrie, mais à peu près lui-même.
« Merci, ça va, maintenant », répondit-il sèchement comme je lui demandais des nouvelles de sa santé.
A la sortie, ce fut lui qui me proposa de m’accompagner un bout de chemin. Il m’entreprit aussitôt :
« Alors, voilà, mon vieux… Tu es venu deux fois à la maison… Tu as causé avec maman… J’en suis très fâché. Tu aurais pu me demander la permission d’abord.
— Mais puisque tu étais malade !
— Non, maman a bien assez de travail comme ça, sans qu’on lui fasse perdre son temps avec des bavardages. Si tu voulais avoir de mes nouvelles, il était plus simple d’envoyer un « domestique ». Je te prie de ne pas recommencer. Tu entends ? »
J’avais entendu, mais je tenais à me défendre et, pour cela, je lui parlai de sa mère, de mes deux conversations avec elle, de ce qu’elle disait de lui, de l’émotion que j’en avais ressenti, de mes parents, de la santé de maman…
Dalsant ne répond que par monosyllabes ou par petits grognements, mais il faut que du sujet choisi j’aie bien parlé, car nous causons encore en arrivant devant chez moi… et justement voici papa qui rentre de son bureau, plus tôt que d’habitude. J’en profite :
« Mon ami Dalsant. »
Papa ouvre la porte ; il nous fait passer devant lui.
« Entrez, Monsieur Dalsant. »
Dalsant est chez moi !…
Quelques instants plus tard, dans la bibliothèque, ils causent. J’assiste à l’entretien, témoin muet que l’on néglige.
« Non, Monsieur Dalsant, ne partez pas. Puisque vous ne faites rien de spécial, ce matin, restez encore. Je voudrais vous présenter à la mère d’Ottavio. Elle ne tardera guère. D’ailleurs, j’espère que vous prendrez souvent le chemin de la maison. Je vous le répète : je m’étonnais qu’Ottavio n’eût au lycée aucun camarade ; je veux dire aucun camarade de son choix. Dès qu’il m’a parlé de vous, j’ai désiré vous connaître.
— Mais… pourquoi, Monsieur ?
— Parce qu’il est tout naturel que ses vrais amis m’intéressent. En outre, je compte sur votre influence. Je ne veux pas croire qu’Ottavio soit un imbécile et, cependant, on le dirait bien à voir ses places au lycée ! »
Quels charmants propos !
« Ce n’est pas tout à fait ça, Monsieur… du moins, il me semble.
— Expliquez-vous. »
Avant de s’expliquer, Dalsant réfléchit.
« … J’ai comme une idée que notre professeur n’a pas su le prendre… Il n’a pas su me prendre non plus, mais mon cas est différent. Vous comprenez, Monsieur, à cause de la situation de maman, de ma bourse d’études et pour beaucoup d’autres raisons, je suis obligé de travailler. Avec un professeur ennuyeux, votre fils a tout le temps de s’ennuyer, moi pas, puisqu’il faut travailler quand même. Monsieur Martin est un brave homme, gentil, très doux, mais, si vous me permettez d’être sincère… assez rasant… Peut-être aurons-nous plus de chance à la rentrée d’octobre. Votre fils et moi, nous en profiterons alors tous les deux. Vous me demandiez de m’expliquer, Monsieur… c’est fait.
— Merci, jeune homme… »
Papa ne répondit rien d’autre, pourtant la conversation se fût certainement prolongée si maman n’était entrée à ce même instant. Elle ne tarda guère à gagner la confiance de Dalsant. Il me l’a dit, plus tard. Comment fit-elle ? Je ne sais. Les paroles de papa, un peu surprenantes, avaient forcé Dalsant à répondre ; la méthode de maman fut toute féminine : elle lui parla de sa mère, des inquiétudes qu’il avait dû lui donner pendant sa maladie, de quoi encore ?…
Quand il partit, sa poignée de main suffit à m’apprendre que nos rapports n’étaient plus les mêmes. Le lendemain, comme nous sortions du lycée, Dalsant résuma ses impressions de la façon la plus heureuse et qui me ravit :
« Ton père, dit-il, a l’air d’un monsieur pas commode. Ta mère est délicieuse : j’aurais voulu l’embrasser ! »
Ce furent là les débuts d’une amitié rare qui, dès lors, nous lia l’un à l’autre. Sans se départir jamais de sa réserve qui lui était essentielle, Dalsant sut m’apprendre la douceur de cette fraternité où l’on met en commun ses plaisirs, ses peines, ses rêves ; où l’on cherche à connaître, à comprendre, en s’y mettant à deux, où l’on touche même au mystère pour en débrouiller avec plus de confiance l’inextricable écheveau. Presque autant qu’à mes parents je dois à mon cher Dalsant d’avoir admis que je n’étais pas le centre de l’univers, que la vie autour de moi se manifestait par des spectacles tragiques et douloureux qui méritaient qu’on les regardât de près, que cette vie enfin ne présentait pas à chacun les diverses facilités que j’y trouvais moi-même, enfin qu’il est parfois très émouvant de souffrir d’un cœur sincère du mal d’autrui.
Ayant donné ces précieuses prémisses notre amitié dura tant que Dalsant vécut : amitié grave, amitié sereine, sans orages. L’enfant distrait, fantasque et toujours satisfait de lui-même que j’étais subit fortement l’influence de cet autre enfant que la vie avait déjà bousculé, qui tâchait de s’y accommoder, au lieu de la contraindre, comme je prétendais faire, qui gardait un bon sens averti et savait vite découvrir le comique des situations humaines et des vanités de chacun.
Entre les nombreux services que Dalsant me rendit, je retiens celui de m’avoir appris à mieux rêver.
Ces randonnées dans le vague, dans l’imprécis, où je me laissais aller, sans but, avec tant de nerveuse nonchalance, je les lui avais contées tout au long et je crois qu’elles l’amusaient, mais il en revenait toujours au même point :
« Vois-tu… il faut aller quelque part et savoir où l’on veut aller, où l’on va…
— Mais tu ne flânes donc jamais !
— J’ai pas le temps et, quand ça m’arrive, j’essaye ensuite de me rappeler par où j’ai flâné. Je me donne des raisons pour avoir tourné ce coin de rue, suivi ce chemin, m’être arrêté… Alors ça fait comme un voyage et je m’en souviens mieux. »
A ceux qui partent dans le rêve, la tête à l’évent, flâner ainsi peut paraître une tâche. Flâner, n’est-ce pas une rêverie sous forme de promenade ? Néanmoins, la méthode de Dalsant m’intéressait, de même que le divertissait la mienne. Il était l’ancre de ma sécurité ; j’étais la brise de sa fantaisie. En vérité, nous ne nous ressemblions guère. Je me montrais tour à tour sombre et joyeux, sans raison ; il m’apparaissait aussi divers, mais toujours il savait pourquoi. Je passais devant les êtres et les choses dans un état de fièvre et de distraction perpétuelles ; ces mêmes choses, ces mêmes êtres, il les regardait attentivement d’un œil sérieux ou malin, il en retenait une leçon comique ou sévère, et sans jamais qu’il y eût là le plus petit effort, la moindre application pédante. Il était ainsi. J’aimais qu’il fût ainsi, comme avait dit sa mère. Je ne pouvais l’imaginer différent et je crois que mon humeur absurde, soucieuse ou fantasque, lui déplaisait aussi un peu.
Je l’ai vu se développer jusqu’à l’âge d’homme, agrandir son horizon, s’affermir tel qu’il promettait d’être, accomplir ce qu’il promettait de faire, le parachever même, avec quelque souci d’élégance, afin que le résultat fût net, sans bavures. Je l’ai vu souffrir de la vie et subir sa douleur d’un cœur vaillant. Je l’ai vu mourir, à l’heure même où il achevait la dure tâche entreprise, soufflé, pour ainsi dire, de cette terre, dans un accident subit, imprévisible, imbécile, dont l’horreur est toujours vivante dans mon cœur et dans mon esprit.
D’autres amis, plus tard, me furent très chers ; Dalsant, par la qualité de son affection, par l’intimité qui le lia bientôt à mes parents, par les projets que nous faisions de vivre notre vie côte à côte, me donna vite l’impression que je conserve encore d’avoir eu, quelque temps, moi, fils unique, un frère.
A relire ces pages, il me vient une façon de regret, de remords dont je veux me délivrer tout de suite. J’ai parlé longuement de bonne-maman, sans souffler mot de mon autre grand’mère, son amie, que j’ai cependant bien connue. Pourquoi cet oubli ? Je la voyais tous les ans, parfois tout l’été, mais il est sans doute certaines âmes, certaines manières d’être, de paraître et de sentir qui n’émeuvent ni l’enfant ni l’adolescent et que l’homme seul peut apprécier à leur valeur pour les admirer, les comprendre, les aimer enfin.
Mon aïeule avait jadis été fort belle et cette beauté se voyait encore. Le grand âge n’avait pas effacé les traits purs de la statue ; la voix restait jeune, le rire joyeux, le parole prompte et vivante. Assise dans un fauteuil où elle se tenait le buste droit, éclairée par une lampe à lumière douce, pour ménager ses yeux fatigués, grand’mère, au milieu d’un groupe d’amis, me faisait l’effet d’une reine au milieu de sa cour, sans rien pourtant de cérémonieux ni de compassé.
Je l’admirais beaucoup… M’inspirait-elle un peu de crainte ? Ce sentiment lui aurait déplu. La familiarité même, si paisible, de son langage m’imposait et sa bonne grâce toujours égale, sans à-coups, m’imposait aussi.
Elle avait, à un point que je ne devais retrouver chez personne, le respect de la liberté des autres.
« Quand on est vieux, disait-elle, il faut apprendre à ne pas ennuyer ceux qui vous aiment. »
Pourvu que l’on fût exact aux heures des repas, il lui importait peu que l’on vécût à sa guise, ou plutôt elle le préférait. Cette indépendance qui m’était si précieuse chez moi, m’entravait en quelque sorte chez ma grand’mère. Je croyais de mon devoir de vivre dans le rayonnement qu’elle projetait alentour, de ne pas m’écarter, d’être soumis à ses lois… et, ce faisant, je l’agaçais sans doute au lieu de lui complaire.
Me tenait-elle à distance ? Non pas. Elle attendait une invite sérieuse, faite en termes posés, sans effusions ni grandes phrases, où je lui proposerais un commerce vraiment affectueux. Elle estimait, je pense, que cette invite dont elle m’abandonnait l’initiative, je la ferais un jour. Elle m’en facilitait les voies, sans pour cela m’y engager : encore une fois, elle me laissait libre.
Oui, je sens aujourd’hui ce qui me gênait chez grand’mère : sa sérénité. Elle avait tant vu de choses, de gens divers, d’événements heureux ou malheureux, qu’elle ne s’étonnait plus guère. Cela ne l’empêchait nullement de s’intéresser à tout de façon très active, de sympathiser, dans la douleur comme dans la joie, mais son beau regard bleu n’en était pas apparemment troublé, ni changé le ton de sa voix ; elle ne se récriait pas et son âge lui interdisait les gestes violents que, d’ailleurs, elle n’eût pas faits, les jugeant inconvenants et superflus.
Elle n’était point secrète. A une question posée elle répondait avec calme, utilement ; à une peine avouée, elle réservait le plus chaleureux accueil, sachant user des paroles qui soulagent si elles ne consolent pas, (je l’ai bien vu, plus tard !) ou qui, du moins, font prendre patience, mais que ce fût dans la bonté, la compassion, la gaîté, l’ironie ou la tristesse, que ce fût en discussion, souvent assez âpre, ou en simple causerie, toujours, telle étant sa nature, elle demeurait sereine.
Sa sérénité… Comment un gosse fantasque et mal équilibré pouvait-il la comprendre ? Comment eût-il senti la vertu de cette balance si sûre entre les sentiments et leur expression ? J’exagérais mon chagrin, mon plaisir ; je ne l’avouais que devenu martyre ou folle volupté ; je m’essoufflais à vivre… puis il fallait reprendre haleine ; les mots, je m’en servais pour parer ma pensée, non pour la communiquer seulement, comme font les gens de peu ; je les voulais, ces mots, sonores et magnifiques, je parais mes rêves de beaux atours, de somptueuses étoffes, après quoi j’en étais réduit à plier et mettre de côté la pauvre andrinople et les colifichets qui m’avaient servi. — Elle, cependant, souriait, sans même se moquer, puisqu’il suffisait de sourire.
Mainte fois, elle me fut d’un grand secours. Plus tard, à une époque où les belles-lettres, les travaux de bibliothèque m’occupaient de manière exclusive, elle voulut en prendre sa part et me faciliter la tâche. Souvent, elle s’enquérait de ma passion du jour et s’ingéniait ensuite à la satisfaire. Ce fut ainsi que, féru soudain des dramaturges anglais du XVI e siècle, cette cohorte de héros tous doués d’un génie au moins égal, pensais-je, à celui de Shakespeare, je me trouvai, aux environs du premier de l’an, possesseur d’une édition fort complète de leurs œuvres, et, de même, ayant projeté d’écrire un livre sur ces îles que l’on découvre non sans peine sur les cartes à petite échelle, îles perdues, peu visitées, tombées dans l’oubli, mais attachantes par quelque détail d’histoire ou de nature, grand’mère sembla curieuse de mon projet. A la critique assez défendable que proposait mon père : « Il faudrait d’abord qu’Ottavio fît le voyage avant d’en écrire la relation », elle répondit paisiblement : « Se renseigner d’avance n’est pas un mauvais parti : connaître des terres lointaines lui donnera peut-être l’envie de s’y rendre. Lorsqu’il les aura décrites sous la lampe, il désirera les voir au soleil… pour contrôler. »
Elle se mit donc en rapports avec son libraire et, quelques mois plus tard, je reçus une note bibliographique, très bien faite, sur Juan Fernandez, Pitcairn, l’île de Pâques, Clipperton, les Galapagos, Socotora, l’île des Lépreux et autres lieux du monde où ma curiosité cherchait à se repaître, note à laquelle était joint un imposant paquet de volumes traitant de ces mêmes sujets.
Cela me parut tout naturel. Je remerciai grand’mère avec politesse, par quelques jolies phrases, j’étudiai la note, je lus les livres… et mon bouquin à moi ne fut jamais écrit. Pourtant, il m’arrive d’y songer encore.
Ma grand’mère me parlait presque toujours comme on parle à un homme : cela aussi m’effarait un peu. Elle plaisantait volontiers et sa gaîté avait des traits de jeunesse charmants. Je m’en étonnais, je n’osais pas rire. Cette gaîté transparente m’inquiétait, moi qui prisais si fort les sentiments troubles ou véhéments, les rictus douloureux, les joies bourbeuses, les farces tragiques et ces ragoûts de passion bien cuisinés où l’on ne distingue plus les parties composantes. Or rien de trouble ne pouvait se découvrir chez grand’mère. Je crois que, sans du tout s’en rendre compte, elle filtrait spirituellement le flux de sa pensée pour l’exprimer sous sa forme la plus cristalline.
Un soir que nous étions seuls, je me sentis vraiment pris de court. Nous nous sentions tous fort émus, depuis quelque temps, par un de ces événements qui jettent le désarroi et l’angoisse dans une famille.
Soudain, ma grand’mère me dit :
« A ce propos, Ottavio, je voudrais avoir ton avis. Je te sais au courant de la situation, mais c’est bien ton avis à toi que je désire connaître et non celui de tes parents : ton avis est tout frais ; je suis vieille ; il se peut que mes raisonnements et mes sentiments ne tiennent pas devant ceux d’un jeune homme qui ne s’embarrasse pas des préjugés d’un autre âge. Ton avis libre, tu entends, Ottavio ! Je n’ai pas à te demander qu’il soit sincère. »
Je restai stupéfait, abasourdi ; enfin, je répondis de mon mieux, lentement, comme je me serais parlé à moi-même… mais j’avais froid dans le dos !
« Merci, Ottavio. Viens m’embrasser. »
Ce fut tout.
Et après cette marque de confiance, je ne sus pas me rapprocher de ma grand’mère ? je n’en profitai pas pour la remercier de se tenir au courant avec tant de diligence discrète de mes rêves, de mes projets, de mes exploits imaginaires, et sans jamais insister, comme en passant ?
Non, pas encore…
Papa le sentait bien.
« Il l’aime, disait-il ; j’en suis sûr, mais n’arrive pas à le lui dire. Dès qu’il se trouve en sa présence, il a l’air empoté, il récite une leçon qui l’embête, il pense à autre chose, ce qui est sa manière de prendre la porte. C’est dommage de le voir ainsi gâcher son plaisir ! »
Je ne fis la connaissance de ma grand’mère, la connaissance qui permet d’aimer, que plus tard, beaucoup plus tard.
Je lui rendais visite alors qu’elle recevait aussi une jeune femme nommée Celia. Quand elle la regardait, son visage se transfigurait, ses pauvres yeux déjà voilés revivaient, sa bouche était ravie. En écoutant Celia, en la contemplant, simplement en la voyant vivre, elle s’illuminait d’une expression exquise où se lisait sa joie.
Cette joie, elle me la disait, immobile dans son grand fauteuil.
« Celia enchante mes vieux jours, Ottavio ! Il me semble que je reçois en mon logis une déesse, comme on fait dans l’Odyssée. Je découvre sa qualité divine au son de sa voix, à chacun de ses gestes, à sa démarche… Sa démarche… Ottavio, n’y a-t-il pas un vers latin qui rend ma pensée ? Tu t’en souviens peut-être. »
Et je fus tout fier de pouvoir lui citer aussitôt l’« incessu patuit dea » demandé.
C’était d’ailleurs un charmant, un émouvant spectacle que celui de ces deux femmes d’âges si différents et qui s’entendaient si parfaitement. Un jour, comme je le disais à Celia, elle ne me répondit que par d’affectueux reproches.
« Vous êtes injuste pour votre grand’mère et ne cessez pas de l’être, bien que ce soit malgré vous. J’ai peine à voir qu’elle vous aime plus et surtout mieux que vous ne l’aimez. Parce qu’il lui plaît de garder une réserve qui lui est naturelle (c’est bien son droit, je pense), vous l’accusez de froideur ; parce qu’elle parle des choses sur le ton apaisé que son âge autorise, vous ne percevez plus ni la force de l’accent, ni la passion que cette sérénité a la pudeur de sous-entendre. On ne s’exprime pas de même, Ottavio, à trente ans et à quatre-vingts, mais on peut sentir de même ; votre grand’mère en est un noble exemple. Elle évoque ses souvenirs avec une précision qui m’enchante ; elle m’entretient de votre bonne-maman, son amie, de sa fille, de votre père, de vos amis, de tous ceux que vous avez su chérir et connaître, d’une manière qui vous toucherait, si vous y preniez garde, et votre vanité trouverait certainement son compte à l’entendre parler de vous, ce qu’elle fait souvent… Ainsi, Ottavio, vous vous privez d’une joie précieuse, de qualité vraiment rare, en négligeant cette vieille dame, en l’ayant découragée, puis rebutée, parce que vous pensiez à tort qu’elle ne vous aimait pas.
— Assurément, Celia, vous en parlez à votre aise, vous qu’elle nomme « ma déesse ».
— Ne dites pas des bêtises, Ottavio !
— Je ne dis pas des bêtises, Celia ; vous êtes dans sa vie comme un printemps d’arrière-saison dont elle goûte la beauté, les parfums et la musique…
— Je vous le répète : ne dites pas des bêtises et ne faites pas des phrases… Gardez-les pour vos livres. »
Celia semblait toute troublée, malgré sa réplique plaisante, et, bientôt, je le fus autant qu’elle.
J’avais donc peiné ma grand’mère en demeurant à distance, alors qu’elle eût désiré me tenir tout près d’elle ; j’avais négligé une affection chaude et douce, une sensibilité qui, loin d’être émoussée par l’âge, restait neuve et juste, une intelligence avertie, alerte, très dépouillée de préjugés, assez audacieuse, moderne en quelque sorte… chez une femme de quatre-vingts ans. Je n’avais pas su me laisser convaincre ni séduire ; voici que j’en ressentais un amer regret et comme de la honte.
Quatre-vingts ans… il était peut-être trop tard pour me rapprocher d’elle, pour lui dire les paroles discrètes et tendres qui témoigneraient de ma confusion et de ma hâte à me faire pardonner. Ah ! que j’eusse voulu revivre toutes ces heures perdues !
Je la voyais avec d’autres yeux. Cette sérénité qui m’effrayait tant, ne me l’avait-elle pas expliquée, un soir que je la félicitais de sa verte vieillesse ?
« J’essaye de porter mon âge, disait-elle, comme j’ai porté mes autres charges, dont quelques-unes étaient lourdes, je t’assure. Ce que l’on tient sur ses épaules, il me semble qu’on ne doit pas l’imposer au voisin ni lui en laisser deviner le poids. A chacun sa tâche. Tu me vois, ici, bien tranquille dans mon fauteuil, après la journée faite, mais il n’en a pas toujours été de même : j’ai eu ma part de soucis, de chagrins et d’épreuves ; il m’a fallu prendre des responsabilités terribles alors que je n’y étais pas faite. En de pareils cas, pour ne pas se rendre odieux à tout son entourage par des plaintes, des demandes de conseils et d’appui, le moyen héroïque est assurément de tout garder pour soi et de souffrir en serrant bien les dents. Je ne m’en sentais pas capable : l’inquiétude m’aurait vaincue ; c’est pourquoi j’ai choisi une autre méthode. Tous les soirs, je m’interdisais de penser à la peine du jour, fût-elle cuisante… Cela n’a pas été tout seul, d’abord, mais j’ai persisté. Au delà d’une certaine heure, la tâche quotidienne finie, je me refusais à souffrir, à débattre, à délibérer ; je repoussais toute analyse douloureuse, je tuais l’angoisse en m’absentant, et lorsque j’y étais parvenue, quand le sommeil me le prouvait en m’épargnant les mauvais songes, eh bien ! je me sentais toute prête, au matin, à reprendre mon fardeau : n’ayant pas abusé de mes forces, je pouvais le supporter sans incommoder autrui. Pour mon grand âge, il en va de même : à un moment donné, je redeviens jeune, je l’espère du moins et vois-tu, nous causons fort bien ensemble, Ottavio. »
Je me souvenais de ces paroles dont l’apparente sérénité voilait l’émotion…
« Puis-je les lui rappeler ? N’est-il pas trop tard ?
— Je pense, dit Celia, qu’elle en aurait une très douce joie. »
Ce fut un grand service que Celia me rendit, ce matin de mars où nous étions restés à bavarder au coin du feu, le vent de mer soufflant en trop froides rafales pour permettre une promenade sur la jetée.
Pendant quelques années encore je pus goûter l’enchantement qui m’était offert ; je consultai avidement la mémoire fidèle qui me livrait ses trésors et, sachant combien ma grand’mère m’aimait, je me vouai au délicieux devoir de l’aimer enfin, à mon tour.
C’est le temps des vacances. Il paraît que nous irons à l’étranger, de juillet en septembre. Divers projets sont étudiés, discutés, abandonnés, repris. J’assiste aux débats qui se tiennent, à l’ordinaire, sur la terrasse, après le repas du soir. Où donc irons-nous ? On ne me demande pas mon avis et d’ailleurs cela m’est absolument égal. L’idée seule d’aller à l’étranger m’intéresse, m’exalte un peu mais le choix de cette villégiature me laisse indifférent. On se décide, après réflexion, pour un village lointain dont le nom pittoresque me plaît d’avance : un village ainsi nommé ne saurait manquer de charme.
Il est charmant, en effet : une longue vallée s’élargit en cet endroit ; des montagnes ornées de tous leurs attributs de neige et de glaciers ferment le paysage sans l’opprimer. On respire un air délicieux. Ce ruisseau qui passe, poissonneux et fantasque, promet beaucoup : en remonter le cours, à l’arrivée, fut déjà un plaisir. J’aime aussi ces bois de sapins noirs où l’on pourra se perdre, imaginer mille aventures, enfin, dès ma première sortie, je découvre dans les prés des fleurs nouvelles, des fleurs que je n’ai jamais vues, qu’il faudra connaître, qu’il faudra peut-être aimer.
A l’hôtel, quelques Français, beaucoup d’étrangers et, parmi eux, deux ou trois figures falotes qui font ma joie. Je m’amuse encore beaucoup d’une singularité dans le vêtement ou les habitudes. Pourquoi mes parents s’en amusent-ils moins ? A vrai dire, je distingue mal une différence d’avec une bizarrerie : je m’étonne et ris tout de suite… « Comment peut-on être Persan ! » Cette fois pourtant, je ne m’attardai pas à des trouvailles comiques : la première semaine de notre séjour n’était pas achevée que j’avais élu, entre toutes les jeunes têtes de l’hôtel, la blonde Elisabeth comme compagne de mes jeux et de mes promenades.
Par l’esprit, les traits, les manières, elle ne rappelle en rien mon amie Bianca, si pétulante, impérieuse et fantaisiste. Elisabeth est plus grave. Elle sait bien rire et jouer, mais je crois qu’elle préfère la causerie où chacun parle à son tour, au lieu que Bianca ne cause guère que pour m’imposer son opinion ou se moquer de la mienne. Elle me ravissait, en Provence, au bord de la mer ; devant des montagnes, dans l’ombre des sapins, Elisabeth aux yeux de pervenche, aux cheveux nattés, me plaît autrement.
Cette jeune étrangère m’humilie par la façon pure et facile dont elle parle ma langue, alors que de la sienne je n’ai que des notions rudimentaires. Avec la meilleure volonté du monde, je me lance dans de longues phrases où je m’égare et mon vocabulaire insuffisant me fait trébucher à chaque pas. Qu’importe, puisque la plupart du temps, nous parlons français ! Mes parents le regrettent (une si belle occasion !…), mais ils n’osent intervenir : nous sommes en vacances.
Je n’en finis pas de causer avec Elisabeth. Elle ne sait rien de moi, je ne sais rien d’elle. Nous avons tant de choses à nous dire ! Saisis l’un pour l’autre d’une brusque sympathie, nous tâchons de rattraper de notre mieux le temps perdu.
« Procédons par ordre », dit-elle quand je déballe au hasard toute ma pacotille. Elle demande à s’y reconnaître et pose des questions précises auxquelles je réponds par un nouveau flux de paroles pressées. Je passe d’un sujet à un autre, je décris mille choses, je m’enthousiasme, je m’embrouille… « Je crains d’avoir mal compris, » dit Elisabeth en soupirant.
Je me fais valoir. Non seulement je lui montre un bois de Provence, mais encore et surtout les jeux magnifiques auxquels je me livre en ce bois enchanté ; voici la promenade en barque, un jour de mistral, où je faillis être noyé, voici l’admirable chevauchée où je me crus centaure… Elisabeth monte bien à cheval et trouve cela tout naturel. Il me faudra donc faire le récit d’autres exploits plus rares, ceux par exemple que j’accomplis en méditant ou dans mes rêves. Et ce fut dans nos rêves que se marqua la différence essentielle qui nous séparait.
A vrai dire, je crains d’expliquer aujourd’hui la valeur de cette nuance dans le miroir du souvenir. L’enfant ne sait pas raisonner en paroles : bavarder passionnément lui suffit, il nie ou il affirme et cependant s’explique mal.
Les imaginations d’Elisabeth figuraient, me semble-t-il, des personnages vivant dans les histoires qu’on lui contait ; elle se mêlait à leur troupe. Celui-ci représentait la vaillance humaine, celui-ci le génie des eaux, celle-ci le printemps, celle-ci l’amazone intrépide que protégeait un dieu, cet autre le paysan grotesque, attentif à la voix des choses, ce dernier l’âme des forces sourdes, cachées sous terre, et qui donne la flamme aux volcans.
Les acteurs de mes songes, au contraire, ne représentaient que le résumé de mon désir, de ma curiosité puérile, de mon enthousiasme ; leur habit seul provenait d’une fable, l’ornement de leur coiffure ou la fleur qu’ils tenaient aux doigts. Certes, mon ami Pamphile avait un corps, il se garait les yeux en plein jour, il écartait les mouches avec un rameau d’olivier, mais ses discours naissaient de moi, pour affermir mon espoir ou pour l’anéantir. En somme, je parlais par sa bouche et sans bien m’en rendre compte ; ses propos étaient la conscience obscure d’Ottavio exposée au soleil.
De façon toute différente, Elisabeth m’enseignait les prestiges d’un monde plus froid, celui où elle avait vécu, les ombres mystérieuses des crépuscules du nord, des féeries inédites où l’homme entre de plain-pied. Une fillette me révélait cela, d’une voix lente et posée, en phrases où les mots les plus chimériques s’arrangeaient raisonnablement.
Ces deux mois d’été n’eurent d’autre emploi que de nouer plus ample connaissance. Ainsi notre camaraderie de hasard et d’occasion devint de l’amitié. Avant de nous quitter, il fut entendu que nous resterions en rapports par un fidèle commerce épistolaire et je dois dire que longtemps nous n’y manquâmes point, mais comme il devient vite malaisé de suivre la pensée de son correspondant lorsqu’on ne connaît guère que ses rêves !
Cette enveloppe que j’ai reçue me déçoit dès que je l’ouvre. Quand Elisabeth me décrit ses jeux, ses occupations, ses travaux, je me sens vite perdu. Un détail précis m’égare plus qu’il ne me renseigne. Elle me parle de gens qui ne me représentent rien, d’une ville étrangère, d’un paysage que j’ignore et n’ai nulle envie de visiter. De ce qui lui est familier, de ce qui l’entoure et fait sa vie quotidienne, je ne sais pas grand chose. Elle devrait me décrire ses songeries et m’entretient de voyages ou de visites dans un musée…
Tel menu fait paraît surprenant alors qu’il n’est qu’habituel ; enfin nous perdions courage devant les explications inutiles qu’il eût fallu pour définir des impondérables et fixer leur juste poids, enfin cela rendait mélancolique de songer que si peu de mots eussent fait l’affaire à condition de savoir les choisir, d’abord, et les dire, ensuite.
Ainsi s’efface une figure connue. Quelques photographies ne placent pas leur sujet dans son atmosphère. Il faut imaginer, sachant que l’on se trompe peut-être et retoucher en l’absence du modèle un portrait périmé.
Elisabeth et moi ne nous retrouvions vraiment qu’à propos de nos admirations littéraires. Jeune fille, ses parents la laissaient assez libre dans le choix de ses lectures, et que de feuilles nous avons noircies pour nous communiquer la joie prise à lire de beaux vers, à goûter tel noble livre, à ressentir l’émotion d’un drame !
Aujourd’hui je me représente Elisabeth de même façon, comme elle fait, je pense, de moi. Elle a reçu l’aveu, sans beaucoup s’en ébahir, que mes cheveux étaient gris ; je la sais grand’mère et cette photographie qui me montre sa petite fille se baignant au jardin m’a fort amusé. Nos préférences artistiques et musicales, les progrès et défaillances de notre santé nous restent connus, mais par quelles transformations ont passé la fillette blonde et le garçon dégingandé qui se promenaient jadis avec tant de sérieux en devisant, à l’ombre des sapins obscurs, devant un rempart de glaciers et de neiges, près de ce village au nom pittoresque et pimpant ? quels sont enfin leurs rêves d’aujourd’hui ?… cela, nous n’avons jamais pu nous l’apprendre et, maintenant, il est trop tard.
Comme je parlais un soir, dans le bois de pins, chez moi, d’Elisabeth à mon ami Pamphile, il me répondit tout net :
« Excuse-moi, Ottavio, je ne comprends rien aux mythologies du nord. Je suis né, je croyais te l’avoir appris, sur les bords de la Méditerranée. »
Ah ! ce fut, sans contredit, un jour mémorable !
Nous rentrons au lycée, les vacances finies et, non seulement en changeant de classe nous changeons de professeur, mais, cette fois, ce professeur est nouveau, il vient d’arriver, personne encore ne l’a vu, nul ne peut, à son sujet, donner le moindre renseignement. Attente pleine d’inquiétude… Sera-ce un vieux barbon paterne ? sera-ce un de ces gaillards secs à la voix brève, aux cheveux plats dont le nez est chevauché d’un lorgnon inquisiteur ? sera-ce un bon gros tout rond qui plaisante et se permet des calembours qu’il faut apprécier pour se faire bien voir ? Le vieux barbon m’ennuie d’avance ; du gaillard sec, je me méfie et le bon gros ne me plaît pas davantage, fût-il vraiment drôle. D’ailleurs nous ne savons rien. Nous saurons bientôt : dans un quart d’heure. Pour l’instant, nous nous occupons de notre rentrée, des camarades retrouvés, de quelques nouveau-venus, et nous échangeons nos impressions de vacances, sous les platanes maigres de la cour.
A l’entrée en classe, on se place d’abord à sa guise. Je me retrouve entre Saltier et Dalsant. Il règne encore un léger brouhaha d’emménagement. Silence subit : la porte vient de s’ouvrir. Chacun se lève. Le nouveau professeur est introduit.
Non, je ne le voyais pas ainsi, oh ! pas du tout ! Aucune de mes hypothèses ne tient bon. C’est donc à celui-là que nous aurons à faire, d’octobre en fin juillet ? Il est d’un type inattendu. Très jeune, mince, grand, de visage assez dur, il surprend d’abord. Je l’imagine, à la rigueur, nous dictant son cours, mais comment s’y prendra-t-il pour corriger nos devoirs et distribuer des retenues ? Il semble voué à de bien autres besognes. On peut croire qu’il manquera de bonhomie familière : sa bouche est d’un dessin trop net. Observons-le de plus près. Je n’avais pas remarqué le regard direct de ses yeux bleus. Son regard me met en confiance, mais surtout son allure m’étonne. Sa tenue n’a rien de négligé, elle est même élégante, ses manières ont à la fois quelque chose d’un peu raide, qui fait réfléchir, et d’affable : il ne se refuse pas. Néanmoins on devra se bien tenir, cela se devine.
Je murmure à l’oreille de Saltier :
« Que penses-tu de lui ?
— Tais-toi donc ! murmure Saltier qui déjà s’épouvante, mais Dalsant me répond tout bas :
— Ça m’a l’air d’un fameux numéro ! »
Le nouveau venu se nomme Monsieur Lequin.
« Aujourd’hui, nous dit-il, pas de classe ; nous causerons, nous ferons connaissance… »
Je ne demande pas mieux, mais quelle singulière idée !
Il nous explique sa méthode, sur un ton sérieux où cependant perce de l’ironie. Il tâchera, en somme, de ne pas trop nous embêter, du moins il l’affirme. Il se rend compte que l’étude est rarement réjouissante, que les textes classiques ont quelque chose d’austère qui rebute, qu’une attention soutenue ne se donne pas sans effort. Comme nous, il a passé par là et se souvient de son temps d’épreuves. Nous en profiterons peut-être.
Il nous regarde en parlant, il fixe les yeux sur l’un de nous, puis sur un autre. Quelques incidentes : « n’est-ce pas ?… voyez où je veux en venir… comprenez-vous ?… » permettent de participer à ce qu’il dit et le rapprochent.
Assurément, il m’effare un peu, mais je crois sentir que les débuts de notre professeur ne me sont pas antipathiques : je me rappelle des causeries entendues chez moi. Dans ces phrases sérieuses mais sans nulle pompe et qu’un sourire accompagne, je reconnais certaines façons de parler de mon père.
« Pour vous enseigner utilement, il faut que je me sois fait de vous, d’abord, une idée approximative. Si je m’adresse à un inconnu, comment m’y prendrai-je quand je voudrai lui enseigner quelque chose ? Comment saurai-je corriger une composition dont l’auteur m’est absolument étranger ? Je suis professeur, je ne suis pas sorcier ! d’ailleurs, je compte sur vous pour me faciliter la tâche : lorsque vous n’aurez pas bien saisi ma pensée, lorsqu’elle vous semblera obscure ou même injuste (ça peut m’arriver comme à un autre), ne vous gênez pas, venez me trouver en sortant de classe et priez-moi de mieux m’expliquer… C’est entendu, n’est-ce pas ?
« Il serait insensé de ma part de vouloir bien connaître mes quarante-sept élèves, mais, pourvu que chacun d’eux y mette du sien, je vous assure que nous pourrons avoir d’excellents rapports et même assez agréables. Je m’en féliciterai autant que vous. S’il est assommant de faire la classe à quarante-sept figures de bois, par contre on s’intéresse vite au commerce de quarante-sept personnes vivantes qui se donnent la peine, non seulement de travailler, mais aussi de collaborer avec leur maître… Et maintenant, comme je vous l’ai dit, causons… »
On se réservait, on attendait la suite. Au lieu de cette légère rumeur qui accompagne d’ordinaire la première classe d’un professeur nouveau, il régnait un silence merveilleux, un silence magique… M. Lequin était-il donc sorcier, quoi qu’il en dît ?
Seul le pauvre Saltier, trop fortement dérangé dans ses habitudes, ne put pas se tenir. Il se pencha à mon oreille et d’une voix tremblante, mal exercée aux communications secrètes, balbutia ces paroles définitives :
« Celui-là n’est pas sérieux ! »
« Je voudrais savoir, dit M. Lequin, quel fut l’emploi de vos vacances. Je n’entends pas les quelques devoirs que vous avez pu faire, mais vos lectures, vos promenades, enfin ce que vous trouviez à ces vacances d’amusant et de nouveau. Voyons… Vous teniez, il me semble, la tête de la classe, Saltier ; vous aviez donc travaillé et ces deux mois de repos ont dû vous paraître bienvenus. A quoi furent occupés vos loisirs ? »
Je crus d’abord que Saltier ne soufflerait mot. Simplement il se recueillait :
« J’ai un peu étudié le programme de cette année, Monsieur, et j’ai lu plusieurs livres.
— Lesquels ?
— Ceux du programme de cette année, Monsieur.
— Ah ! vraiment !… Vous avez bien fait… Et vous… Dalsant ? »
Dalsant pensait sans doute que son tour était venu, car il répondit aussitôt :
« Moi, Monsieur, je n’ai pas ouvert un livre de tout l’été. Mes vacances se sont passées en promenades aux environs. J’ai longé le bord de mer, je suis monté sur les collines…
— De quel côté alliez-vous, Dalsant ? Je connais un peu le pays. »
Un dialogue s’engage. M. Lequin ne se vante pas : il connaît même le pays fort bien. On voit qu’il l’a parcouru en tous sens. Il propose à Dalsant de nouveaux itinéraires, il parle d’un raccourci qui permet, sans fatigue, de gagner du temps, il révèle un paysage curieux que le promeneur néglige, il donne des précisions qui m’intéressent, qui m’amusent.
Au fait… non, elles ne m’amusent pas. Je suis en dehors de la conversation. On ne demande pas mon avis et puisque M. Lequin choisit comme interlocuteurs les seuls bons élèves, je risque d’être laissé pour compte. Cette route, pourtant, je l’ai suivie, ce point de vue ne m’a pas échappé et j’ai fait l’ascension de cette colline difficile. Je suis aussi renseigné que mon maître et mon camarade, mieux peut-être, sur les bois et les rochers et les calanques. Pour l’instant, je me sens de très mauvaise humeur ; si, par hasard, M. Lequin me demandait l’emploi de mes vacances, je n’aurais aucun plaisir à lui parler des glaciers et des neiges que j’admirais au mois d’août… et même je ne saurais pas. « Moi, j’ai vu un glacier… » quelle phrase ridicule ! Une timidité soudaine m’envahit, une sorte de malaise fait de révolte quinteuse, de vanité blessée et de honte sourde à me trouver classé comme élève médiocre… Cependant, ces deux-là parlent toujours. On dirait qu’ils y prennent plaisir.
« Je vous garantis, Dalsant, que ce ne serait pas du temps perdu… Le sentier qui tourne à gauche, avant le grand rocher, doit mener à l’endroit dont nous parlons, sauf erreur de ma part, car mes souvenirs ne sont pas tout frais ! J’avais à peu près votre âge quand je faisais ces belles courses… »
Voici que je deviens tout rouge. Dalsant (de quoi se mêle-t-il ?) vient de répondre sur ce même ton paisible qui lui est habituel :
« D’ailleurs, Monsieur, si vous voulez des renseignements plus exacts, vous n’avez qu’à vous adresser à N… »
(N., c’est moi. Vous pensez bien qu’au lycée on ne m’appelle pas Ottavio.)
« Il connaît la contrée comme un loup. »
Je lui ai parlé de mes longues promenades avec maman, oui, sans doute, mais de quel droit mettre en tiers ce professeur bavard qui, au lieu de nous faire la classe, nous raconte des histoires, et que déjà je déteste ?
« Je vais en profiter tout de suite, dit M. Lequin. Dites-moi, N., peut-on atteindre les falaises de l’Oule en passant par terre ?
— Oh ! sûrement pas, Monsieur, à moins de descendre à la corde. Il faut arriver sous la brèche de Castelvieil en bateau.
— Merci bien, N. Au printemps, si le temps le permet et que j’en aie le loisir, je vous demanderai de me faire, pour les vacances de Pâques, un itinéraire de promenade. »
Ma timidité a fondu. Enfin nous avons un professeur intelligent ! J’aimerais tant me placer dans les premiers, à la prochaine composition !… Comment m’y prendre ?
« Et vous, Dubois ? »
Dubois est un gros pataud, rougeaud, assez malin. Je n’écoute pas sa réponse. Je pense à autre chose. Je ne projette rien encore. J’espère, sans savoir au juste quoi.
Depuis plusieurs semaines, ce cahier a dormi au fond d’un tiroir. Qu’en ferais-je ? Les ombres que je veux évoquer ici ne se représentent plus : le temps de ma jeunesse s’embrume.
Certes, mes souvenirs ne se sont pas échappés, je les retrouve, mais ils restent en moi (comprenez-vous ?), ils ne m’entourent plus de leur présence mobile et vivante, ils ne me parlent plus ; je dois les interroger et leurs réponses me paraissent froides, sans accent ni timbre, comme un renseignement de dictionnaire, or ce ne sont point des dates que je leur demande, la teinte d’une chevelure ni le plan d’un jardin ; je tiens à les entendre, à converser avec eux, à renaître près d’eux, tel que j’étais lorsqu’eux-mêmes n’avaient pas encore figure de souvenirs.
Heure mauvaise où je souffre soudain de cette solitude du cœur et de l’esprit qui devient si vite insupportable. Je me sens exilé dans l’instant présent, forclos de ce passé où il me tarde de revivre, qui m’est bien fermé aujourd’hui… et ce n’est pas en de pareilles traverses que l’on peut interroger utilement l’avenir.
Rien n’y fait : j’ai feuilleté d’anciens papiers, relu de vieilles lettres ; il s’en dégage une odeur de poussière, un relent de tristesse qui me navre. Le cher passé m’a l’air incolore et surtout ennuyeux. Quoi ! c’est donc là que je vivais si allègrement, sous un ciel si bleu, que j’accueillais chaque nouveau jour avec tant de confiante ardeur et que la douleur même avait belle apparence ? Mon passé, je l’ai sous la main : quelques liasses étiquetées et ficelées, quelques pages gribouillées en bref sur des agendas ou des cahiers de classe, quelques photographies : des paquets morts que je n’ai pas la curiosité d’ouvrir, trop sûr d’avance de ce qu’ils contiennent. Ah ! s’il s’agissait de la vie d’un autre, je pourrais m’y intéresser ! Il s’agit seulement de ma vie à moi, de celle des miens. Peut-être trouverais-je quelques précisions… Qu’importe ! préciser n’est pas faire revivre et cela me laisse indifférent que telle joie ou telle peine me soit échue le dix octobre et non le vingt, que telle rencontre ait eu lieu autre part que je ne pensais, enfin qu’un visage oublié resurgisse, puisqu’il m’apparaîtrait avec des yeux sans regard et des lèvres muettes.
Je vais donc rassembler ces liasses et les ranger dans le coffret en bois des îles, leur cercueil, d’où je les avais tirées.
Mon passé se refuse.
Je n’ai d’abord rien entendu… Pendant que je me désolais ainsi, quelqu’un est entré, quelqu’un qui rôde autour de moi en silence, s’arrête pour regarder les rayons de la bibliothèque, prend un volume, s’assied et le parcourt. Puis j’entends la voix de Celia qui me parle doucement :
« Pourquoi relire encore de vieilles lettres ? Quand on interroge trop le passé, il ne vous livre que des cendres, on n’en goûte que l’amertume, on n’en sent plus que le regret, ou bien il vous déçoit, ce qui est pire… Il vaut mieux causer de ces choses. »
Je ne dis mot. Celia se tait un instant. Voici qu’elle reprend :
« Quelle était, au juste, la couleur du petit bureau, à la campagne ? Je le devine, au fond du couloir, donnant par deux fenêtres sur la terrasse, avec, il me semble, une étroite échappée sur la mer. Mais j’oublie le ton de la cretonne… ou peut-être ne l’ai-je jamais su.
— De grandes fleurs d’un rouge sombre, Celia, parmi des rinceaux de feuillage vert… C’était très joli. Je suivais les rinceaux de feuillage d’un mur à l’autre et je comptais les fleurs…
— Merci. Voilà qui me permet de voir plus clairement. »
Et, tandis que parle Celia, j’entends la voix de maman qui m’appelle sur un ton impératif et me dit que, par ce beau jour, il vaudrait mieux jouer au jardin que de compter les fleurs pourpres d’une tenture lointaine.
Mes souvenirs sont revenus, mes souvenirs revivent, avec leurs tons, leurs teintes, leurs parfums…
Celia n’a jamais connu la maison de campagne, ni le beau jardin, ni certains de ceux qui le fréquentaient ; elle n’a connu certains autres que beaucoup plus tard, mais, par une secrète influence, elle sait tous les évoquer. Comme elle me révélait, il y a quelques années, la qualité précieuse de ma grand’mère, de même, par trois paroles, elle rend sa fraîcheur vivante au souvenir endolori.
Je pense que si Celia restait seule à converser de façon intime avec une rose en bouton, avec une anémone encore close, la fleur s’entr’ouvrirait, s’épanouirait bientôt, pour mieux l’écouter et sourire.
Ce fut comme un très beau voyage d’exploration, plein d’aventures, de surprises, où les jours pénibles ne manquèrent pas, ni même les jours d’ennui, mais où l’effort semblait toujours récompensé, souvent de façon magnifique.
Enfant, je lisais peu, je lisais mal. Les Jules Verne m’amusaient quelque temps, mais je m’en détournais, à la moindre invite, pour aller courir, grimper, chasser plus librement et sans guide. Les histoires féeriques, les légendes qui, racontées par bonne-maman m’eussent transporté, perdaient, à mon avis, tout prestige dans un livre.
Papa s’étonnait, se désolait même de cette indifférence. Il lui déplaisait de me voir assis, le regard vague, les mains vides, perdu dans une rêverie sans rêves qui n’était qu’un moyen de m’absenter et n’aboutissait à rien, lorsque tant de livres où je trouverais à me repaître attendaient mon bon plaisir. Papa savait ce qu’il disait en me traitant de songe-creux.
« A ton âge, que diable ! on est un bourreau de livres. »
Rien n’y faisait : je lisais sagement ce qu’on me donnait à lire, puis je pensais à autre chose.
C’est assurément M. Lequin qui décida de ma conversion et me valut les ivresses qui la suivirent. Il gardait l’habitude de nous parler, de temps à autre, familièrement, à la fin d’une classe, causeries qu’il entremêla bientôt de brèves lectures. Nous l’écoutions avec piété. M. Lequin distribuait peu de retenues, mais l’ordre n’était jamais troublé chez lui : on ne bronchait pas, on ne soufflait mot… il intéressait.
Un jour, il nous entretint de Chateaubriand dont je ne connaissais l’œuvre que par son dos en maroquin bleu, sur le troisième rayon de la bibliothèque de papa. M. Lequin nous dit quelques traits de sa vie, ses voyages en Amérique, puis, ayant d’abord résumé le sens du fragment qu’il voulait nous soumettre, il nous le lut. Sans doute, lisait-il fort bien, mais ce ne fut pas seulement cette présentation harmonieuse et claire, ni même la beauté de l’exemple choisi qui me remua l’âme. Je venais de faire, obscurément, de façon confuse, une merveilleuse découverte.
Ce que ce bonhomme écrivait là, il l’avait d’abord senti, vécu ; il nous le racontait, il me le racontait à moi… Il ne fallait donc pas lire son récit comme on lit une affiche dans la rue, mais l’écouter, fût-on tout seul devant le livre et, la bouche muette, l’entendre comme, dans le bois de pins, j’entendais autrefois Pamphile, afin que la page imprimée devînt une voix, un geste, un paysage, un drame où je jouerais mon rôle.
Je ne me rendis compte de tout cela que ce même soir, lorsque, rentrant à la maison, chaviré par un émoi dont je percevais mal les causes et qui prenait forme de peur, je me confiai à papa. Il sut me débrouiller l’esprit, apaiser mon trouble, me faire parler, me renseigner sur mes propres sentiments et les mettre en ordre. A cette tâche, il paraissait trouver du plaisir. Je regrette seulement qu’il ait terminé son explication habile et tendre par ces paroles d’une parfaite inconvenance :
« En tout cas, ton professeur n’est pas un sot ! »
Dès lors, je n’eus plus qu’un désir : parcourir la forêt des livres, me reposer dans ses clairières, violer le mystère épais de ses fourrés et cueillir ses fleurs. Je venais d’apprendre à lire ; je me sentais une grande faim de lectures ; depuis hier, une joie nouvelle m’était révélée ; je la voulais tout entière, offerte tout de suite. M. Lequin dirigeait mon choix, sans en avoir l’air, me proposait tel plat savoureux, me détournait de tel autre. Quelques mots lui suffisaient, dits avec négligence, quand je le croisais dans la cour ou à la sortie des classes, et je recueillais ses paroles avidement.
Le plus étonnant résultat de cette fringale fut que je me nourris parfois, sans dégoût de textes qui m’eussent, jadis, rebuté et dont je ressentis bientôt le bénéfice.
« Celle-là est trop forte ! me dit un jour mon ami Dalsant. Aurais-tu, par hasard, l’intention de devenir un bon élève ? »
Saltier, qu’à l’ordinaire je laissais indifférent, me considérait déjà d’un œil inquiet : N. n’était plus le médiocre dont il n’y a rien à craindre.
A vrai dire, je travaillais avec un certain entrain qui me surprenait moi-même ; par un détour, cela résultait de mes lectures : distrait comme on l’est rarement, distrait de façon presque maladive, la lecture m’avait forcé à de l’attention ; mon travail en profitait. Toutefois, mes succès scolaires ne furent jamais glorieux et Saltier s’inquiétait à tort. Je m’y prenais trop tard et traînais après moi une trop lourde charge de paresse habituelle, mais l’amour-propre s’en mêla, quelques petits encouragements m’incitèrent à persévérer : un sourire de maman, des causeries plus fréquentes avec papa, une approbation publique de M. Lequin… Il n’en fallait pas davantage pour me tenir en haleine.
Hélas ! l’année scolaire touchait à sa fin. En octobre, au retour des vacances, je retrouverais mes camarades, mais non pas mon professeur, mon premier maître.
J’en eus plusieurs, dans la suite ; l’un deux m’enthousiasma pour l’histoire, un autre pour la philosophie et me donna des soucis métaphysiques, mais jamais plus je n’éprouvai ce trouble étrange que je devais au seul M. Lequin, ce violent émoi par lequel je commençai à espérer en moi-même.
M. Lequin, alors que je n’étais plus son élève, voulut bien ne pas me perdre de vue. Peu à peu, il devint mon ami. Je m’aperçus combien nos âges se rapprochaient avec les années ; je découvris, un jour, que la différence ne comptait guère. J’ai cru devoir lui soumettre le cahier que j’écris aujourd’hui : son avis ne m’est pas moins précieux qu’autrefois… Il ne m’a pas mis en retenue pour manque de respect envers mon ancien professeur.
« Vous exagérez mon influence, dit-il. Vous ne savez pas, Ottavio, qu’une circonstance fortuite me rendit la tâche aisée. Le hasard me fit rencontrer votre père chez les B. Tout naturellement il me parla de vous et me conta l’effet produit par cette page de Chateaubriand. Je vous suivis avec un intérêt accru. Plus tard, il m’apprit la fièvre de lecture qui vous tenait si fort et l’obligeait parfois d’aller, la nuit, souffler votre lampe qui vous eût éclairé jusqu’au matin… Je vous ai peut-être rendu service mais vous, Ottavio, m’avez fait plaisir. »
Celia s’intéresse à mes premières promenades dans la forêt des livres. Elle demande par où j’y ai d’abord pénétré et quelles furent mes découvertes.
Je lui avoue que mon désir fut d’abord de sortir des sentiers suivis, des régions connues ou que je prétendais connaître. Je n’allais pas chercher bien loin : à côté du prétentieux Corneille dont je n’aimais que le seul Nicomède , il y avait Théophile de Viau, très supérieur à coup sûr, et, tout près de Racine, le charmant Quinault dont je me forçai à lire, non sans efforts, une pièce entière. De même, pourquoi s’intéresser à Rousseau, quand Restif de la Bretonne…
« Tu as du courage ! » me disait papa.
Enfin, je fus récompensé par les Liaisons dangereuses que les manuels scolaires passaient sous silence. M me de Merteuil me parut incomparable au point de vouloir la réhabiliter. Lui ayant voué une grande passion, la portant dans mon cœur, je n’admettais qu’on en dît du mal.
« Ecoute, mon petit, objectait Maman, ça n’en reste pas moins le portrait admirablement dessiné d’une coquine !
— Maman ! comment peux-tu dire de pareilles choses ! »
Car j’aimais M me de Merteuil pour elle-même, non pour le talent que Laclos avait mis à me la présenter. Son atroce fin me bouleversa : je détestai l’auteur de ce crime.
« Tu as raison, Ottavio ! dit papa. Il faut aimer les gens de cette façon… et quand tu te lanceras dans Balzac, tu en verras bien d’autres ! »
Il montrait du bon sens, mais pourquoi ce sillon d’ironie au coin de son sourire ?
Puis Flaubert me tomba sous la main. Madame Bovary me retint prisonnier quelque temps, et Salammbô dont je me récitais des pages à voix haute, enfin quelle ne fut pas mon ivresse quand je me vis mêlé de près à la Tentation et partageant toutes les angoisses du saint !
Une phrase entre autres me valut de longues méditations : « Sa stupidité m’attire !… » J’essayais de comprendre et n’y parvenais pas. Comment Antoine pouvait-il se sentir attiré par une stupidité manifeste ? Au lycée, un de mes camarades m’ayant dit quelque sottise, je répliquai d’un air dégagé : « Mon vieux, ta stupidité m’attire ! », mais l’expérience ne donna rien et le mystère de la phrase si attachante par son obscurité ne se dissipa point.
Ces lectures de prose, je les entremêlais de vers que ma jeune mémoire retenait par poèmes entiers. L’année fut toute dévolue à Victor Hugo. Je vivais dans une atmosphère de lyrisme et d’harmonie. Le soir, je m’endormais en balbutiant : « Booz s’était couché, de fatigue accablé… » ou « Si tu veux, faisons un rêve… » et le réveil évoquait sur mes lèvres un autre vers aimé.
Je lisais inlassablement. Les romanciers contemporains excitèrent chez moi une vive curiosité, que ce fût Maupassant, Huysmans ou Zola. Je mettais la bibliothèque de mon père au pillage et le pauvre homme devait subir, à très courts intervalles (il s’y prêtait d’ailleurs) l’épreuve de mon nouvel enthousiasme où, dans un flux de paroles pressées, la louange prenait figure d’hagiographie.
Mais il y eut un livre que je gardai dans ma chambre, près de mon lit, que je lisais avec une passion plus grave, un émoi plus profond, que je sus bientôt par cœur, presque en entier. Il a exercé sur ma jeunesse une manière d’enchantement ; je lui trouve, aujourd’hui, les mêmes séductions, les mêmes vertus, et d’autres que je ne pouvais reconnaître. Sans doute l’aimerai-je encore à mon heure dernière, car il s’est emparé de moi de façon absolue. J’en conserve l’édition que mon père avait trouvée chez un bouquiniste de la ville et fait revêtir d’une belle reliure. Jamais je ne me lassai de ce livre ; quand, plus tard, je découvris ses défauts, ils me le rendirent en quelque sorte plus vivant. Ce livre fut vraiment l’un des Miens, l’un des plus grands, l’un des plus chers… Je parle des Fleurs du Mal .
Et veuillez me croire ici sur parole : il n’y eut dans mon cas ni recherche malsaine ni curiosité morbide. Non, j’entendais une voix de timbre inconnu, des musiques inouïes ; mon horizon s’agrandissait et les « correspondances » notées par le poète, je les sentais en moi. Papa surveillait-il mes lectures ? je n’en sais rien. En tous cas, il s’y prenait habilement…
« Pour ma part, me disait-il, j’aime mieux Vigny, mais tu as bien le droit d’avoir tes préférences personnelles. Il faut maintenant que Baudelaire te soit familier, non pas seulement le poète et le prosateur, qui est de qualité pareille, mais l’homme. »
Aussi, dès qu’un livre, une brochure, un article intéressant paraissaient, traitant de l’œuvre ou de son auteur, Papa me les procurait au plus tôt.
Les Fleurs du Mal furent mon premier grand amour littéraire, l’amour où l’on se donne par l’esprit et le cœur, sans réserve, l’amour dont on ne se déprend plus.
Le bruit court que je me porte mal : pas assez cependant pour m’éloigner tout à fait de mes livres, et ces longues journées recluses où je me trouve dispensé de lycée, où je travaille peu, ne me seraient nullement désagréables si un décret draconien n’interdisait la lecture nocturne, mon plaisir le plus cher. J’ai tâché de ruser, mais le médecin et mes parents qui s’entendent comme larrons en foire tiennent bon : il paraît que je dois employer mes nuits entières à dormir ; j’aimerais mieux, pendant quelques heures, voyager à ma façon.
Les semaines se succèdent et voici que l’on m’annonce une surprenante nouvelle : je vais passer le gros de l’hiver avec papa en Algérie. Maman ne peut nous accompagner : sa santé l’en empêche, ce qui la désole.
Un hiver en Algérie… Il faut que je réfléchisse avant que le projet me séduise complètement. Ce sont des vacances imprévues, oui, sans doute, mais je m’aperçois soudain que je viens d’être malade. Je me sens pris de paresse devant ce voyage qui m’eût, il y a quelque temps, comblé de joie, et l’idée de suivre la bordure du désert, de m’asseoir sous des palmes, d’assister au départ romantique d’une caravane, ne m’émeut qu’à moitié. Je paie ma fièvre du mois dernier par cette nonchalance et j’ai beau me reprendre vertement, m’accuser d’ingratitude, me dire que revivre dans leurs paysages (ou peu s’en faut) des scènes de la Tentation n’est pas pour déplaire, l’ivresse immédiate se refuse. Il ne reste donc qu’à partir. Je m’enivrerai plus tard, sur place, entre un régime de dattes, une tente blanche et un chameau.
A vrai dire, les délices de l’exotisme furent d’abord évasives ou je ne sus pas y goûter, mais j’en découvris d’autres qui les compensèrent. Le peu de fatigue qui me restait fondit bientôt au soleil et, mon père me laissant la plus grande liberté, j’en profitai, car nous faisions à Alger même un long séjour. Je parcourus la ville, je flânai, je regardai les boutiques, j’inspectai les ruelles coupées d’ombre et de rayons, je m’amusai beaucoup. Mon plaisir eût été pareil à Gênes, Barcelone ou Tunis. J’entrais dans un café, dans un beuglant, chez un marchand de fruits, d’étoffes, de vanneries. Papa m’accompagnait parfois mais, plus souvent, mes randonnées étaient solitaires. Quel besoin avais-je de lire, maintenant ? Regarder alentour suffisait à m’emplir les yeux et retrouver la saveur du plein air à me réjouir honnêtement le cœur. J’espérais autre chose.
Je vous ai dit que je suis distrait. Il avait fallu m’apprendre à lire, mais j’ignorais encore que l’on apprend aussi bien, en cours de route, à lire un paysage. Sauf à ceux que je savais déjà par cœur, à ceux de chez moi, je ne prêtais attention qu’aux paysages écrits. Devant ce coucher de soleil, ces rayons vibrant sur la mer, cette roche bleue ou jaune que du sable entoure, ma distraction reprend ses droits et me divertit. Je redeviens l’enfant que tout amuse, que tout exalte, un moment, et qui ne retient qu’un détail pittoresque.
Certain dimanche après-midi où j’errais seul dans Alger, l’affiche d’un café-concert de second ordre m’apprit que M lle Lola danserait pour la première fois en matinée… Lola ? Lola de Valence, à coup sûr, celle que célébrait un quatrain de Baudelaire, ou si ce n’était elle, son ombre…
J’entrai dans une petite salle assez enfumée. On y buvait des bocks. La lecture du programme m’attrista d’abord quelque peu : la célèbre Lola, danseuse espagnole, venait de Barcelone… La voici : on ne peut la dire belle ni jolie, mais cette grande araignée ne manque pas de grâce. Je cherche « le charme inattendu d’un bijou rose et noir » et me contente bientôt de voir sans déplaisir Lola danser. Elle sait danser, elle est souple, ses gestes ont de l’accent, elle interprète les airs populaires qui lui servent d’accompagnement et les illustre avec une précision qui m’enchante. Je ne regrette pas d’être entré ici. Mais elle ne danse pas seule. Son danseur, trop court de taille, trop content de lui-même, m’exaspère. Lola comprendra-t-elle à qui s’adressent mes bravos ? Un chanteur adipeux et stupide vient ensuite. Un jongleur lui succède, un vieux jongleur fatigué, habile cependant… Ah ! que j’aimerais jouer ainsi avec les objets à portée de ma main, jeter en l’air les fleurs d’un vase, mon chapeau, un livre de vers, les animer de mouvements rapides, bien rythmés, les retrouver enfin à leur place : les fleurs en bouquet sur la table, le chapeau sur ma tête et le livre ouvert à la page que je lisais ! Rêves !…
L’entr’acte m’apporte une diversion, une surprise, car Lola elle-même, drapée dans un châle, vient s’asseoir parmi les buveurs, non loin de moi. Quelles mœurs singulières ! Je la croyais au fond de sa loge, ôtant son fard, se préparant par des soins minutieux à redescendre en ce bas-monde, après avoir dansé sur les cimes. Il est à craindre que les conversations de bonne-maman ne m’aient donné, en matière de chorégraphie, des notions erronées.
Je regarde Lola, je la revois danser ; sans le vouloir expressément, je lui souris en esquissant un battement de mains. Elle se lève aussitôt, répond à mon sourire, s’approche, s’assied à ma table et demande au garçon un bock… Est-ce possible !
« Je vous ai fait plaisir ? dit-elle en un français que son accent obscurcit à peine.
— Vous m’avez enchanté, Madame ! »
Elle agrée fort bien cet hommage. Un quart d’heure après, nous causons comme deux amis. Son visage dur me plaît. Je me sens en confiance, depuis qu’elle m’a dit ce mot flatteur, quand je lui parlais de son art :
« Mais… vous vous y connaissez ! »
Je lui avoue le peu d’admiration que j’ai pour son danseur. Elle partage mon avis et l’exprime en termes aussi vifs et brefs que péremptoires… Elle est délicieuse. Elle doit, au premier jour, me présenter le vieux jongleur si sympathique, John Henderson ; elle promet de m’avertir, chaque fois qu’elle dansera des danses nouvelles et, comme je songe à partir, la salle étant presque vide, j’ose enfin lui confier ce que je médite depuis son arrivée : pourrait-elle, daignerait-elle me donner quelques leçons de danse espagnole ?
« Ah ! mon petit ! tu es un rigolo… Bien volontiers ! »
Un rigolo ? moi… je ne m’en doutais pas, mais peu importe, puisque l’affaire est conclue.
« Après-midi agréable, disais-je à papa, le soir même. J’ai vu une danseuse espagnole pleine de talent. Si tu veux, nous irons l’admirer ensemble, un de ces jours. »
Dès lors, je fus très assidu et je crois que le rôle de maîtresse à danser amusait Lola presque autant que m’intéressait celui d’élève. Je fis, paraît-il, des progrès rapides ; une obscure hérédité me les facilitait, peut-être. Cette chorégraphie parfois fatigante me tenait en joie. D’autres plaisirs s’y ajoutaient et je ne me lassais pas de causer avec le vieux jongleur John Henderson. Il avait couru l’Europe, il en connaissait tous les café-concerts et music-halls. De ses cinq fils, les deux aînés étaient clowns dans un cirque de Paris ; jusqu’à nouvel ordre, le troisième, jongleur, comme son père, aux Etats-Unis, les deux derniers, acrobates en Russie. M me Henderson, blanchisseuse de son métier, dans un faubourg de Londres, gardait la maison.
Il parlait de manière charmante du point de ralliement familial où l’un de ces errants faisait parfois un court séjour durant une tournée :
« On ne se rencontre presque jamais, le métier ne le permet pas, mais la maman est là pour recueillir les nouvelles, pour dire si Georges ne souffre plus de son entorse, si Marc et Jim ont eu du succès, si mon petit Sam a réussi le tour qu’il travaille depuis six mois et si Jack qui vient de se marier est heureux en ménage. C’est aussi à la maman qu’on écrit. De temps à autre, elle m’envoie tout un paquet de lettres et quelquefois des photographies. Ce sont les bons jours : il faut alors, que je fasse attention en jonglant, pour ne pas oublier mes boules…
— Monsieur N. ! au lieu de bavarder avec Henderson, venez donc répéter votre nouveau pas !
— Voilà ! voilà ! je suis à vous, Madame… »
Et je m’en fus changer de souliers.
« Sans me mêler de tes affaires, me disait papa, le lendemain, puis-je demander, Ottavio, à quoi tu occupes presque tous tes après-midi ? Voilà quinze jours que nous n’avons fait ensemble de promenades dans les environs.
— Je te renseignerai bientôt, Papa ; peut-être dimanche.
— A ton aise, mon petit… »
Il s’était passé tant de choses durant cette quinzaine ! Oui, la danse est un divertissement, une étude, un travail de qualité rare ; toutefois, à danser sur un coin de scène vide avec une femme dont vous intéressent la maigreur d’araignée, le teint ravagé de gitane, les jambes longues et les souples bras, le plaisir que l’on prend ne reste plus le même. Je dansais toujours, je prenais avec soin ma leçon, mais, insensiblement, je me rapprochais davantage de celle qui me la donnait et il vint une heure où Terpsichore perdit de son prestige de muse, alors que j’avais accompagné Lola chez elle et que nous mangions des gâteaux, assis tous les deux sur son lit.
« Et cette danseuse espagnole dont tu m’avais parlé, quand me mènes-tu la voir ? »
Je devins pourpre, ne me sentant pas fier, et dus bafouiller quelque chose.
Ce même jour, j’appris par mon vieil ami Henderson l’accident survenu au danseur de Lola. L’imbécile ayant dansé plus mal encore que d’habitude, le public finit par s’en apercevoir. Il y eut des murmures, un coup de sifflet, ce qui parut fort émouvoir notre Vestris algérois et le fit sursauter. Or, quand on danse, il est fâcheux que l’émoi ressenti aille jusqu’au sursaut. Il trébucha, tomba, se releva, le pied foulé, et sortit de scène ridiculement, en clopinant, sous une pluie de commentaires peu charitables.
Que n’avais-je été témoin de l’aventure !
« Alors, tu comprends, mon chou, me dit Lola, le lendemain, je n’ai personne pour ce soir. C’est toi qui vas danser à la place du polichinelle qui boite. Inutile de faire une annonce ni de répéter… Tu es très en forme, tu danseras bien mieux que lui et tout le monde sera content. Je te trouverai un costume… C’est entendu, n’est-ce pas ? »
Le premier moment de surprise passé, sa proposition me parut acceptable, amusante, flatteuse, et comme mon père m’avait donné rendez-vous dans un café voisin, je conçus aussitôt un autre projet.
« Ma petite Lola, je te dirai dans une demi-heure si tu peux compter sur moi, mais ce serait à condition que tu me fasses réserver, ce soir, l’avant-scène de droite. »
On nommait « avant-scènes » deux tables placées aux bouts du promenoir. Mon café-concert n’avait rien de somptueux.
« La direction te doit bien ça ! »
Et je courus aussitôt joindre mon père.
« Ce soir ?… très volontiers, Ottavio. Va prendre deux bons fauteuils.
— Deux fauteuils… des chaises plutôt… elles sont prises.
— Ah ! vraiment… »
Je ne me tenais pas de joie et non plus ne tenais en place. Je dégustai mal l’excellent dîner que nous fîmes au restaurant… Je dansais déjà !
Nous voici à pied d’œuvre.
« C’est un infâme beuglant, dit papa qui avait en entrant discrètement noté par un sourire les saluts familiers que je recueillais au passage.
— Oui… mais tu vas voir. »
Il fallut entendre le ténor adipeux et supporter sa romance. Par contre, Henderson amusa mon père, puis ce fut une chanteuse de genre, et l’entr’acte.
Quelqu’un se penchait sur notre table.
« Monsieur N., me dit John Henderson, on vous attend dans les coulisses.
— Tu m’excuses, Papa ?… On m’attend… on m’attend dans les coulisses. »
Ma voix manquerait-elle d’assurance ?
« Vas-y donc vite ! »
Je fus bientôt vêtu. Lola est prête. J’entends les premiers flonflons. Nous entrons en scène. Singulière surprise de ne pas voir une salle vide devant moi.
Et nous dansâmes… Certes, jamais je ne dansai mieux. Je me sentais plein d’entrain, un peu grisé, mais tout à mon affaire, et Lola fut étonnante de grâce dégingandée, de sensualité verveuse, brutale et raffinée, à la fois.
On applaudit, on nous rappelle. Soudain, une fatigue m’envahit, lourde, irrésistible, à l’instant où je salue ces gens qui me regardent… Pourquoi mes jambes sont-elles si molles ? Je viens d’apercevoir là, tout près, à ma gauche, mon père qui bat des mains. John Henderson, assis à côté de lui, rit de bon cœur… Enfin l’épreuve cesse. Oh ! que je voudrais me reposer !… Cette chaise… J’entends au loin la voix de Lola.
« Ça, mon chou, c’est le trac des débuts. Mes compliments : tu as bien dansé. »
Dans la rue, quelques instants après :
« Je me suis beaucoup amusé, Ottavio, et ton ami le jongleur m’a ravi quand il me disait : « Ce jeune homme a des moyens… ». Tu me raconteras tout ça en détail, n’est-ce pas ? de toi à moi, entre hommes… Canaille ! qui ne m’avais rien dit !… mais comme ton vieux jongleur est sympathique ! Merci de la bonne soirée. »
Je crois qu’il sentait ainsi, qu’il s’était vraiment amusé. Il restait jeune et le prouvait au besoin. Mon plaisir eût donc été sans mélange si, bientôt, une sourde inquiétude n’avait tout gâté. Papa donnait à maman des nouvelles régulières et fréquentes, il la renseignait sur l’état de nos santés, sur nos courses, nos promenades. Pouvais-je prévoir ce qu’il écrirait au sujet de cette fantaisie chorégraphique et surtout de Lola, mon aimable complice ? Depuis quelques jours, on parlait d’un départ prochain. A notre retour, maman serait-elle renseignée sur mes frasques ?… J’en rougissais d’avance et, d’autre part, je n’osais questionner papa. Il avait bien dit : « Nous en parlerons entre hommes, » mais sa discrétion épistolaire m’inspirait de chaudes alarmes.
Le départ est fixé à la semaine prochaine. Je fais déjà mes adieux à toute la ville d’Alger, à deux de ses habitants en particulier : une danseuse et un jongleur…
« Non, me dit papa, nous leur devons une attention plus courtoise. Invite la jeune Lola et ton ami Henderson à déjeuner, au restaurant, pour lundi. Je serai content de les revoir. »
De cet excellent repas, je garde un souvenir charmé. Il me paraissait tout simple que mon père et Lola eussent tant de choses à se dire, que papa s’enquît avec un intérêt si sincère des enfants de John Henderson, que la causerie fût si facile, si animée. Certaines gens savent mettre en confiance et plaire sans effort : ils varient leurs moyens d’action et trouvent tout de suite le ton qui convient. Mon père était de ceux-là. Il ne l’ignorait pas, d’ailleurs.
J’emportai d’Alger des impressions assez confuses, moins arabes qu’espagnoles et coupées de quelques jongleries anglaises. Averti de notre départ, John Henderson vint me dire adieu comme nous montions à bord. Lola, discrète, s’abstint.
« Le monde est petit, Monsieur N. On se reverra peut-être. »
Je ne le revis pas mais rencontrai, dix ans plus tard, l’un de ses fils, le petit Sam, aux Folies-Bergère où son nom était en belle place sur l’affiche, et nous n’en finîmes pas de causer, le numéro fini, dans une brasserie voisine. Il me dit que son père avait pris sa retraite, que le vieux jongleur et la blanchisseuse, après tant d’années réunis, vivaient heureux au coin de leur feu, dans les brouillards d’un faubourg de Londres, mais de Lola, danseuse espagnole, il n’avait jamais entendu parler, il ne savait rien.
Lola, John Henderson… vous êtes beaucoup plus que deux images passagères. Je vous dois d’avoir entretenu et précisé, sinon fait naître, ce goût fervent pour le cirque, le music-hall, le café-concert et le beuglant qui me fut plus d’une fois utile. Heures d’ennui qui se dissipaient à suivre les gestes d’un acrobate, mieux que si j’avais lu de beaux vers… heures de spleen et d’angoisse dont la voix sommaire des cuivres rompait la torture… heures de solitude où la danseuse anglaise, maigre, aux souliers cliquetants, où le clown au toupet roussi, où le danseur de corde qui fait des grâces étudiées m’offraient une compagnie bienvenue… heures d’exil lointain, sous le soleil trop dur ou dans l’âpre vent des plaines, qu’interrompait un inepte refrain de chanson jadis entendue, le souvenir d’une voix éraillée ou le cri de douze filles pareillement dévêtues qui pointent leur pied droit à la hauteur de l’œil…
Lola, John Henderson, à vous un grand merci.
Nous sommes rentrés. La traversée fut paisible et belle. Nous sautons à terre, de grand matin. Maman m’a embrassé comme d’habitude, mais durant cette journée, elle me parle beaucoup, beaucoup plus, je crois, qu’elle n’a coutume de faire… Ne veut-elle pas se renseigner sur mille détails du voyage que je n’ai pu lui dire dans mes lettres ?… Assurément.
Le soir, nous nous retrouvons tous trois à table. Je suis content d’être assis de nouveau sur cette même chaise, de voir les mêmes choses, d’entendre la même horloge sonner les heures, de l’autre côté de la rue, dans la cour du collège des Jésuites. Rien n’a changé… Moi seul, serais-je différent ? Je me le demande. Non, je reste tout pareil, vis-à-vis de mon père, mais, pour la première fois, maman ignore quelque chose de son fils (oh ! je veux qu’elle l’ignore !) et, malgré le plaisir que me donne le retour au foyer, je me sens instable, inquiet de la phrase prochaine ou de l’allusion.
On bavarde : maman donne des nouvelles, nous met au courant de petits incidents domestiques, de ses visites, du temps qu’il a fait. Dalsant est venu s’enquérir de moi. Je le verrai demain, sans faute. Mercredi, paraît-il, je rentre au lycée. Cela n’a rien qui me déplaise, tout au contraire : j’y serai le même, au milieu des mêmes camarades, mais déjà mon père m’avertit qu’il faudra travailler dur, pour rattraper le temps perdu… Perdu, vraiment ?
Nous allons nous lever de table : dans un instant, je pense, papa, se penchant un peu, éteindra d’un petit coup sec la lampe à pétrole qui nous éclaire.
Maman va parler.
« Ottavio, je tiens à te dire quelque chose… »
Sa voix est tranquille, un peu froide peut-être. Maman ne sourit pas ; elle me regarde droit dans les yeux. Papa aussi me regarde, très tendrement, puis il s’occupe à rouler une cigarette.
« Tu sais, n’est-ce pas, que ton père m’a écrit par tous les courriers, pendant votre séjour à Alger. Il m’a, bien entendu, souvent parlé de toi et j’ai appris par lui seul, car tu ne m’en as pas soufflé mot, tes brillants débuts au music-hall. Pourtant, cela m’eût amusée que tu m’en fisses le récit toi-même. Il me semblait, Ottavio, que nous étions assez bons camarades pour que tu me racontes une aventure assez drôle, en somme, et qui t’a sans doute beaucoup diverti… Mais je m’éloigne de mon sujet. Par certaines lettres de ton père, j’ai vite compris qu’il te faudrait dorénavant plus de liberté, que nous avions perdu le droit de te traiter comme un enfant. Il vaut donc mieux changer notre méthode, sans tarder. Voici la clef de la maison, le passe de nuit. Tu t’en serviras à ton gré. Je te demanderai seulement de ne pas faire trop de bruit lorsque tu rentreras tard. Déchausse-toi, dès l’antichambre. Je t’ai préparé, dans le placard, une vieille paire de pantoufles pour que tu ne prennes pas froid en montant l’escalier… Voilà. Je n’ai rien d’autre à te dire… Maintenant, Ottavio, laisse-nous. »
Je ne sais trop pourquoi, avant de me retirer, je n’embrassai pas Maman, suivant mon habitude, mais je lui baisai la main.
Une heure après, ils causaient encore dans le fumoir tandis que je me promenais de mon lit à ma bibliothèque et de ma bibliothèque à mon lit. Que pouvaient-ils bien se dire ? J’avais donc fait de la peine à Maman ? J’en gardais une inquiétude douloureuse et comme une façon d’effroi. Je me sentais pris par le courant de la vie, entraîné par lui. Cette bouée me manquait, si fortement ancrée au milieu du fleuve, cette bouée où je trouvais toujours une prise sûre. Le fleuve passait, mais je restais immobile au centre du paysage familier de mon enfance. Maintenant je passerai, comme tout le reste, en plein courant, devant un décor nouveau, et peut-être aurai-je peur.
Ils n’ont pas cessé de causer. J’ai vu, en me penchant à la fenêtre, le petit carré de lumière jaune qui marque le vasistas du fumoir.
Je tâche de me distraire de mon émoi. J’interroge mes livres, mes chers livres. J’en feuillette quelques-uns. Ils me parlent tous d’aventures, de rêves vagabonds, du vaste monde parcouru, de ses aspects changeants, alors que j’aspire à retrouver ce point du monde où rien ne varie, cet instant à jamais semblable que jadis je connaissais, lorsque maman me serrait dans ses bras.
J’ai trop mal. Je crois vraiment que je vais pleurer d’angoisse. Je me couche enfin, recru d’une fatigue subite. L’heure s’écoule. Je regarde au plafond le rond clair que fait ma lampe. A quoi servirait d’éteindre ? je ne dormirais pas.
Oh ! quel est ce bruit léger ?… En bas, on vient de fermer une porte… et j’entends aussi, me semble-t-il, des pas dans le couloir.
Quelqu’un vient d’entrer chez moi : c’est Maman qui s’approche de mon lit. Elle ne se plaint pas de voir ma lampe encore allumée, elle parle bas, sans me regarder, elle a mis sa tête tout près de la mienne.
« Ottavio !… il ne faut pas te faire du chagrin… j’en aurais aussi… J’en ai déjà, Ottavio ! C’est si dur de te sentir loin de moi !… Rends-moi ta confiance, mon grand garçon ! Ne pense à rien d’autre. Dis-toi seulement que je suis toujours là, comme avant. Je vais éteindre… Voilà… Bonne nuit, Ottavio. Dors, mon enfant. »
Elle me ferma les yeux par deux baisers et disparut dans l’ombre.
Mes livres eurent bientôt fait de me reprendre et, d’autre part, on se rassemble vite, fût-ce dans une grande ville, quand on a des goûts identiques. Ceux qui se sentent piqués de la même tarentule, que ce soit de pêcher le rouget de roche, de jouer aux boules, aux échecs, ou de grimper sur les collines, ceux-là finiront par se rejoindre, qui s’ignoraient, la veille, ou que des convenances provinciales séparent, ou qui ne rêvaient pas de trouver un compagnon. Ils se découvrent par quelque rencontre fortuite, ils s’accordent en confessant leur passion. Désormais, tant que durera cette passion, ils vivront, ensemble.
J’étais féru de littérature. Mes autres goûts cédaient le pas à celui des belles-lettres ou bien y trouvaient à se rajeunir. Monter à cheval, c’est, aujourd’hui, me réciter de façon plus fervente la chanson d’Eviradnus et voir combien « les voyages sont aisés ». Rôder dans les bois me permet de croiser, au détour d’un sentier, Siegfried, Fafner ou Mime, car les drames de Wagner qui viennent de paraître en traduction figurent dans ma bibliothèque… Mais à qui parler de ces choses ? à qui en parler comme il sied, c’est-à-dire sans se surveiller ni du tout se contraindre, et obtenir des réponses faites sur le même ton ? Mon père, très cultivé, se plaisait à lire, aimait les lettres… il n’avait pas, hélas ! la folie des lettres, de ces lettres dont j’étais fou. Je demandais à fréquenter quelques fous de mon espèce. Il vint un jour où le destin m’exauça.
Ce fut sans doute par l’entremise de quelque dieu bienveillant que je fis la connaissance de Jean Vernon, dans le salon d’une fort ennuyeuse amie de maman chez qui j’avais été convié à goûter. La corvée tirait à sa fin lorsque je dus serrer la main d’un jeune homme qui semblait de mon âge et ne présentait, de prime abord, rien de particulier. Nous échangions de vagues propos, tout en nous apprêtant à partir, chacun de notre côté ; cependant il maniait des romans jaunes posés sur une table.
« Drôle de littérature ! » fit-il et, riant sous cape, il ajouta :
« … Mais qui doit pleinement satisfaire les besoins esthétiques de notre hôtesse et de son époux.
— Vous ne vous attendiez pas, Monsieur, répondis-je, à trouver les Fleurs du Mal chez M. Homais, ni l’Eve future sur le guéridon de Tribulat ! »
Phrase élégante, n’est-il pas vrai ? bien tournée, assez fine aussi, qui montrait que j’étais amateur de belles œuvres et renseigné.
Il me considéra, non sans étonnement, puis :
« Vous partez ? demanda-t-il. On pourrait faire quelques pas ensemble. »
L’instant d’après, notre conversation se prolongeait dans la rue… Ah ! il ne fallait pas longtemps pour nous reconnaître du même bord ! et comme il est doux d’échanger au hasard, en causant sous les platanes, ces noms radieux : Verlaine, Baudelaire, Heredia, Mallarmé !… Les prosateurs étaient remis à un autre jour.
Le dimanche suivant, je passai l’après-midi chez Vernon. Il me reçut le mieux du monde.
« C’est donc vous, N. Soyez le bienvenu. Nous causerons plus à notre aise dans ce petit bureau où j’écris mes poèmes que chez d’aimables gens qui font leurs délices des romans de Georges Ohnet. »
Voilà qui s’appelle parler clair ! Je me sentais déjà comme chez moi. Et nous nous engageâmes ensemble sur cette route triomphale qui mène au bout du monde, bordée par des joueurs de lyre et des sonneurs de trompe.
« Mais, disait Vernon, nous ne sommes pas les seuls ici, à chérir le grand art. Je vous présenterai bientôt mon ami Leveil qui, dans peu d’années, comptera parmi nos romanciers les plus remarquables, Morin, ce truchement délicat de la plus folle fantaisie, Silas qui a su voir la Grèce antique d’un œil moderne et Landoux dont les poèmes en prose allient de façon très singulière le lyrisme et l’exacte science. »
Me les présenter… Comment donc ! tout de suite, s’il le pouvait ! Une réunion fut arrangée pour un jour prochain. D’autres suivirent. J’en sortais chaque fois plus enchanté, prêt à tous les dévouements, à toutes les corvées, afin de complaire à ces jeunes maîtres qui daignaient m’appeler auprès d’eux et très flatté, je l’avoue, de leur bon vouloir.
Nous parlions jusqu’à perte de souffle, nous discutions le dernier livre dévoré, nous mettions en commun nos admirations et nos haines. Ensemble, nous haussions celui-ci sur le pavois, en hommage à la plaquette de vers qu’il avait fait paraître ; ensemble aussi, nous repoussions celui-là et jetions aux pourceaux sa dépouille déchiquetée. Souvent, mes nouveaux amis récitaient leurs œuvres : Vernon sur le mode lyrique, Leveil avec une subtile élégance, Landoux gravement, Morin comme s’il jonglait en suivant le chemin de la corde raide et Silas d’une façon précise et nette qui ne laissait pas d’imposer.
Nobles séances où chacun se donnait tout entier, où nous servions le grand art, où Vernon, Leveil, Morin, Silas et Landoux cuisinaient en chantant le repas spirituel dont le fumet plairait peut-être à notre dieu, où, le cœur battant et la tête éberluée, je suivais leurs gestes, satisfait de collaborer quelque peu en récurant la vaisselle du festin et en lavant les plats.
La seule ombre au tableau fut celle qu’y projeta mon père alors que j’achevais une description enthousiaste et convaincante de notre cénacle.
« Si ça t’amuse, me dit-il, va les écouter bavarder… puisque toi, tu n’as rien à dire. »
Cette phrase, avec sa suspension voulue, me rebroussa, me fut pénible. Ne pouvant saisir certaines nuances et ne brûlant pas de ma flamme, papa venait, sans aucun doute, de manquer à la fois de tact et de jugement. Passons.
Et puis, un soir, un soir comme les autres, aussi ravissant, aussi exaltant, le merveilleux projet naquit.
« Nous avons les mêmes idées, les mêmes goûts, disait Leveil. Nous différons par le talent, non par l’intention. Quelque chose reste à dire que nous dirons mieux si nous sommes unis : notre voix sera plus forte, elle portera plus loin, elle se répercutera en échos plus nombreux, mais il faudra de la discipline, de la suite dans les idées et surtout de l’ardeur.
— L’ardeur, interjeta Vernon, j’en fais mon affaire !
— Précise, Leveil, dit sèchement Silas qui s’impatientait.
— Eh bien… fondons une revue. »
Un long silence, d’abord, pour se donner l’air de réfléchir, de peser le pour et le contre, mais ensuite, une approbation unanime.
Nous étions très émus, nous ne le cachions pas et, tout de suite, comme l’on court au plus pressé, nous cherchâmes un titre à cette feuille où devaient fleurir nos rêves. Leveil proposa : la Jeune Revue , or nous n’étions plus des gosses ; Morin : Paroles dans la Brise , que personne ne comprendrait ; Landoux : les Cahiers d’Art , ce qui parut pompier ; Silas : Etudes , où l’on vit une fausse indication, enfin moi : Notre Revue , qui fut jugée bébête et de sonorité trop maigre…
« Attention ! mes amis, reprit Landoux. Pour faire une revue, avant le titre, il faut de l’argent. »
Cette constatation, par son évidence même, jeta un froid. On fit le compte des petites sommes qu’il nous était possible d’apporter nous-mêmes, des carottes dont seraient grevées nos familles, des abonnements que nous espérions obtenir.
« Dans ces conditions, déclara Landoux, l’entreprise me semble possible. »
Mais le titre !… Comment fonder une revue sans lui donner un titre ? Laisserions-nous l’enfant de notre jeunesse errer anonyme par le vaste monde, et non reconnu ?
Seul Vernon n’avait encore rien dit.
« Un titre ? s’écria-t-il soudain, la voix chaude, le regard brillant ; ce titre devra indiquer nos aspirations, le sens de notre essor… Je vous propose : Azur . »
Et cela fut si bien dit, avec tant de chaleur, que le vocable Azur rallia tous les suffrages.
Durant le reste de la séance, nous ne fîmes plus rien d’utile ; nous nous félicitions l’un l’autre, en nous jurant une éternelle amitié, gagée sur Azur , bien entendu, et surtout nous parlions du glorieux avenir auquel Azur était réservé, à la façon des parents qui dessinent à l’avance la vie de leur progéniture au berceau.
Trois mois plus tard, Azur paraissait sur vingt pages de format modeste, chez un imprimeur bonhomme que Landoux avait su convaincre après de longs débats. Vernon croyait qu’il se jetterait à notre cou en signe de gratitude, mais Vernon se trompait.
Azur eut douze numéros, ce qui est beaucoup pour une petite revue. Vernon en était le directeur, Leveil, Morin, Silas et moi, les principaux collaborateurs et Landoux, le trésorier, car nous avions un trésorier. Trésorier ! ce mot nous charmait, nous incitait à rêver de Golconde. L’un de nos camarades, occupé d’art plastique et qui devait fournir une critique des expositions (il n’y en eut jamais dans notre ville), fit même de Landoux un dessin fort plaisant qui le représentait assis, les jambes croisées à la Bouddha, sur une caisse luxueusement cloutée, ornée d’une serrure magnifique et ceinte d’une banderole portant ces mots : « Trésor d’Azur ». Je crains que la susdite caisse n’ait été alimentée, moins par les abonnements obtenus à grand peine que par les libéralités de nos parents. Les nombreux services faits à des gens illustres ne nous enrichissaient pas, mais nous n’y pensions guère, l’azur n’étant pas le refuge de la seule Danaé.
Vernon représentait chez nous le lyrisme en ce qu’il a de plus élevé, de plus céleste. Il se nourrissait des œuvres de Keats et de Shelley, ne quittant guère ces demi-dieux que pour tenir commerce avec Eschyle et Pindare. Cela lui formait une assez agréable compagnie. Il nous donnait régulièrement des odes et de grands poèmes où l’étoile, la flamme, la vague et la nuée fraternisaient, conversaient de plain pied, si l’on peut dire, mais ces effusions sincères, qu’il mettait tout son cœur à déverser, jamais il ne put se résoudre à en relire le brouillon, à en revoir les épreuves. Leur dernier vers écrit, une lourde paresse l’accablait et comme il ne voulait déléguer personne à de si ingrates besognes, les lecteurs d’ Azur trouvaient, par sa faute, dans chaque numéro, une jonchée de coquilles étranges, absurdes, enfantines, irréparables aussi, car nulle note de la rédaction ne les eût excusées. Notre poète s’en inquiétait fort peu : « Le flot, disait-il, les emportera !… », et cette insouciance même nous ravissait.
A vrai dire, nous avions découvert en lui, nous admirions déjà, ce qui nous manquait, à nous autres : une âme de poète. Vernon était poète comme on devient aventurier, comme on se fait prêtre, pour obéir à un ordre intérieur où la volonté n’a rien à voir. Il n’aimait qu’inventer, imaginer, rêver… écrire était déjà une peine. Il pensait trop vite et n’arrivait pas à se rattraper. Je le vis souvent abandonner un poème à son vingtième vers, parce qu’il se trouvait en retard sur lui-même, incapable, n’ayant ni plan, ni notes, de rappeler une pensée déjà perdue. Alors, sans du tout se plaindre et sans s’exaspérer, il repoussait le feuillet noirci qui paraîtrait, un jour, sous le titre de « fragment lyrique » et commençait un nouveau poème dont le sujet venait de naître.
Il se débrouillait encore difficilement en prose, à une époque où, depuis longtemps, il écrivait de beaux vers ; c’est sous la forme du vers que se présentaient les images qui le hantaient, mais corriger quoi que ce fût restait au-dessus de ses forces. D’ailleurs, il était de ceux pour lesquels le monde extérieur n’existe pas. Le monde, avec toutes ses belles formes, ses harmonies, ses couleurs et ses parfums, il le trouvait en lui. Pourquoi l’eût-il cherché en d’autres lieux ? Il passait dans la vie comme on se promène dans un songe : le chant aux lèvres, l’amour au cœur et l’esprit enivré. Si rien ne le retenait longtemps, par contre, tout l’exaltait et parfois il riait aux anges, à la façon des petits enfants, tant, ce jour-là, son univers intime lui paraissait un plaisant séjour.
Leveil était notre romancier. Non pas qu’il eût publié des romans, mais il en achevait un, il en projetait plusieurs autres. On y voyait de beaux jardins où de belles jouvencelles prononçaient de beaux discours. Les jardins étaient fleuris de corolles rares qui poussaient là comme en serre chaude. Les jouvencelles s’y promenaient, dévêtues ou voilées tout au plus de soie mauve ; elles tenaient volontiers un lys à la main, parfois une orchidée de forme inconvenante et, dans leurs cheveux « auburn », nuance précieuse, nattés en coquilles sur les oreilles, un lierre se mariait. Leur nudité obligeait Leveil à les placer dans un climat chaud. La plupart étaient du type préraphaëlite anglais. Compliqués et pleins de méandres, les discours qu’elles murmuraient se distinguaient par du raffinement et une musicale subtilité. Elles se livraient à l’amour avec de robustes garçons bruns, aux fortes épaules, aux cheveux bouclés, qui avaient pris le temps de se raser la barbe et la moustache, avant de descendre au jardin. Cela faisait des couples charmants et il se passait dans les bosquets, boqueteaux et bocages du parc enchanté de fort voluptueuses scènes, décrites par Leveil avec complaisance. Puis on dansait, au son de vieilles musiques jouées sur des instruments anciens, on se baignait dans des vasques de porphyre, d’inévitable porphyre, où les jets d’eau balancés par la brise permettaient de se livrer à une hydrothérapie aussi savante que parfumée, enfin l’on se séchait au soleil et des tonnelles obscures, d’épais rinceaux de roses protectrices, un pavillon persan, abritaient aussitôt de nouvelles amours, de nouvelles traîtrises, qui trouvaient leur dénouement par l’emploi du poignard, des poisons bus dans de luxueuses coupes, du lacet de soie serré par les doigts d’un nègre, ou de celui de la simple mélancolie qui mène aux mortelles langueurs. Je laisse pour compte les paons criards, les gazelles mobiles et les serpents lovés dans l’herbe que fonce un crépuscule d’été.
Quant aux sujets contemporains qu’entreprenait Leveil, il les concevait de même. Seuls le décor et le costume changeaient : un divan remplaçait le banc de mousse, un tapis le gazon ; mais les palabres tenues autour d’une table à thé par des dames vêtues de robes décoratives et d’aimables jeunes gens ressemblaient fort à celles des adolescentes sans voiles du beau jardin ; pareil aussi le minutieux travail de dissection auquel se livrait l’auteur, pareille la patience qu’il mettait à débrouiller fil à fil un enchevêtrement sentimental ; pareils enfin les intermèdes érotiques, tempérés de poésie, parmi les fleurs aux lourds parfums, mais, cette fois, disposées dans des vases.
Déjà l’on sentait, au cours de ces ébauches, une façon de grâce apprêtée, non sans charme, et l’aisance du récit. Leveil savait corriger, il savait apprendre, il travaillait avec une assiduité qui faisait mon admiration, il couvrait de son écriture fine de grandes pages qui s’amoncelaient peu à peu, qui, le décor factice, les souvenirs littéraires et quelques manies de style déblayés, devaient composer une œuvre.
Pour l’instant, nous en étions encore aux tout premiers essais, aux balbutiements, et la jouvencelle porteuse de lys qu’une biche couleur d’écaille accompagne suffisait à me ravir.
Morin se présentait tout différemment : un clown de l’école de Banville qui serait allé se perfectionner à Naples et à Venise, un délicieux personnage, fantasque et surprenant, épris de poésie, qui venait mettre dans notre cénacle une note de gaîté, la note irrésistible de son rire. Il savait être sérieux, un temps, pourvu que ce temps fût court. Son avis donné, il s’échappait par une pirouette, une culbute inattendue, faite dans le domaine de l’esprit.
Il aimait inventer des personnages absurdes qu’il nommait de noms cocasses et qu’il mêlait à nos entretiens. Il nous donnait de leurs nouvelles, nous tenait au courant de leurs aventures, de leurs succès, de leurs revers. Nous ne tardions pas à les adopter, nous parlions d’eux avec plaisir. Quelquefois, Morin nous reprenait sévèrement à cause d’un oubli : par exemple, Hippolyte Lunaire n’avait pas, comme nous pensions, le nez camus ni les yeux bridés à la chinoise. Il s’agissait du fils cadet de maître Lunaire, notaire en Arcadie, célèbre pour avoir rédigé le contrat de tous les mariages chantés par les poètes.
L’insouciance de Morin ne ressemblait nullement à celle de Vernon : elle était de ce monde. Quand nous descendions des cimes, l’œil inspiré, la bouche sévère, il nous déridait par des plaisanteries où ne se mêlait jamais rien de trivial, où se glissait parfois une critique légère :
« Monter sur l’Olympe ?… encore ! Aujourd’hui, mes enfants, je ne vous accompagne pas : j’ai oublié de prendre ma pelisse et les grandes odes m’enrhument. »
Il fut la joie de nos réunions, leur grâce. Je le voyais sous les traits d’un danseur italien, dans un des ballets de bonne-maman ; je l’imaginais, gambadant sur une prairie, sans du tout en froisser les fleurs, dansant sur l’eau verte d’un étang, dansant encore sous la lune, dansant au crépuscule, un feu follet entre les doigts, et nous révélant par ses danses le poème qu’il allait écrire.
Ce jeune homme mince, à la figure glabre, au regard changeant, aux pommettes trop rouges pour la pâleur de ses joues, paraissait agile, fragile et passager. Il dansait sa jeunesse ; il s’apprêtait à danser sa vie…
Avec Landoux, on redevient grave. Son amour des lettres ne l’a pas beaucoup éloigné des sciences qui l’intéressaient d’abord, qui, plus tard, le reprirent de façon exclusive, car il se fit, je crois, un nom dans la chimie. Sa poésie, écrite en prose, était, le plus souvent, souterraine et géologique. Nulle part il ne se sentait mieux (plus au chaud, disait Morin) que dans les entrailles de notre globe. En de longs dialogues rythmés, l’or, l’étain, le manganèse, le brome, le soufre et les cristaux de roche discouraient inlassablement. Morin, son ami intime, prétendait que les rhapsodies de Landoux l’épouvantaient, à cause d’une ancienne horreur, non encore apaisée, pour ce parent pauvre du chimiste, le pharmacien, dont la boutique lui était trop connue, et depuis trop longtemps :
Chacun aimait Morin, chacun estimait Landoux, notre intègre trésorier qui ne grapillait pas dans la caisse et n’entretenait aucune courtisane à l’aide de bénéfices illicites ; par contre, nous nous montrions injustes envers Silas.
Cet excellent garçon, serviable, courtois, qui prétendait à l’élégance britannique et surveillait ses gestes pour que ne se révélât point son origine méridionale avait, à nos yeux, le sérieux défaut de savoir ce qu’il voulait faire et de le faire proprement. Des études plus sérieuses que les nôtres, une culture moins déficiente, enfin son goût pour les auteurs anciens et étrangers, lui permettaient de s’intéresser à des traductions, à des commentaires d’œuvres dont nous soupçonnions à peine l’existence. Il besognait avec assiduité, sans jamais vanter ses trouvailles, ce qui nous paraissait du dernier commun, à nous qui célébrions l’oiseau rare avant l’œuf pondu, mais ce qu’il nous donnait était souvent bien éclos.
« Ce brave Silas devrait chercher un emploi de bibliothécaire : il n’est bon qu’à ça ! »
Tel était l’avis tout cru de Vernon, d’ailleurs injuste.
Il me reste à parler de moi-même. Comment m’y prendre ?… Peut-être serai-je moins gêné en me traitant à la troisième personne.
Je dirai donc que N. qui appartient à la rédaction d’ Azur et que l’on commence à nommer Ottavio, parce que c’est plus facile et que cela « fait mieux », se trouve fort empêtré. Il ne manque pas d’enthousiasme, oh ! loin de là ! Tout comme un autre, il récitera des vers, d’une voix que l’émotion amplifie puis étrangle, il discutera d’un roman, il saura ce qui vient de paraître, ce qui doit paraître incessamment, et fera même, à ce sujet, des hypothèses, voire des prédictions. Si quelque poète connu a daigné enrichir Azur d’une courte pièce de vers, N. le mettra aussitôt à sa place, qui sera la plus haute, il parlera de lui avec une dévotion plus grande, un plus absolu respect, au lieu que si le porte-lyre quémandé n’a rien répondu, il le méprisera comme il sied… et pas en silence. A ces divers points de vue, N. est un très bon collaborateur, mais dès qu’il s’agit de collaborer effectivement par une œuvre, fût-elle mineure, le voilà qui reste court : son sac est vide.
Jamais N. ne sera poète lyrique comme Vernon : il manque de souffle ; il s’en doute. Il a rêvé de plusieurs romans, encore faudrait-il en commencer un, pour emboîter le pas à Leveil. La fantaisie de Morin le transporte d’aise, mais la fantaisie, c’est difficile, ça ne s’enseigne guère… Où trouver un professeur de fantaisie ? La science de Landoux le rebute, il n’y entend rien ; enfin, pour rivaliser avec Silas, il conviendrait d’avoir lu davantage et plus appris.
N. se désole. Il ne sait à qui raconter ses ennuis, il ose à peine les exprimer, il en a honte et souffre d’en souffrir.
Après s’être donné beaucoup de mal et avoir gâché plusieurs feuilles d’excellent papier, N. arrive à produire quelque chose d’assez informe, de très court, qui peut à la rigueur passer pour un poème en prose et que la rédaction d’ Azur juge acceptable. On ne montre pas un grand enthousiasme, mais on est poli…
Sur ce, je réintègre ma première personne, ayant tort de me plaindre, même indirectement, de mes débuts en littérature. Tant pis, si j’écrivais des sottises et si on me le laissait voir ! Tant pis, car je brûlais de faire mieux. Oui, ces débuts n’eurent rien de brillant : ne sachant de quoi parler, je parlais de n’importe quoi. Convoqués à une tâche aussi peu précise, les mots se refusaient à me servir, bien que je ne fusse pas difficile et que l’approximation reçût chez moi le même accueil que le « mot juste. »
Il ne me suffisait plus d’imaginer : le temps de mon ami Pamphile avait rejoint les vieilles lunes, ces jours pleins d’aromes et de brises où je rêvais tout haut dans un bois de pins, très satisfait que mon rêve allât se perdre parmi le feuillage. Maintenant, je voulais le retenir, je voulais m’exprimer.
Mon ambition secrète : écrire des pages très ornementées, d’aspect luxueux et d’abord malaisé, que le bourgeois repousserait d’une main dégoûtée, des pages pleines de suc, mais obscures (je disais : hermétiques). Je m’y étais appliqué tout de suite et parvins à mettre sur pied quelques paragraphes épais, embrouillés et lourds… Que faire ? à quel saint me vouer ?
Un matin, je rencontrai dans la rue M. Lequin revenant du lycée. En remercîment du service d’ Azur , il m’avait envoyé un billet sympathique et narquois. Nous fîmes route ensemble. La tiédeur de l’air incitait aux confidences : je lui dis mon souci.
« Mon cher N., répliqua-t-il, la petite revue qui vous intéresse me divertit, mais je suis navré de voir combien votre collaboration personnelle y paraît de qualité médiocre. Vous demandez un conseil. Le voici en peu de mots : changez de manière, changez de sujets. Vos pages me font, hélas ! l’effet de la devanture d’un bijoutier de faux : je n’y crois pas. Vous ne porteriez pas sur votre gilet de pareilles chaînes de montre… Mais cela peut s’arranger, à la rigueur. Ce sont vos sujets qui m’horripilent. Eh quoi ! vous avez la chance rare de bien connaître cet admirable pays qui est le nôtre, et jamais vous n’en tirez parti ! Ecrivez, puisque vous semblez possédé de la manie d’écrire, mais, pour l’amour de Dieu, parlez-nous de choses que vous aurez vues, maniées, entendues, flairées ! Parlez-nous d’une route au soleil dont vos semelles gardent le souvenir, d’un pin sur lequel vous aurez grimpé, d’une calanque où vous vous serez baigné. Je ne pense pas que vous arriviez ainsi à rien composer de particulièrement sublime, mais du moins on s’y reconnaîtra ; vos prétentions descriptives ne feront plus sourire, étant cette fois justifiées… Notez que je ne songe pas à vous conseiller d’écrire un guide des environs à l’usage du touriste. Tout, mon cher N., se transpose, vous vous en rendrez compte bien vite, tout, les paysages comme les âmes, et des rochers, vus par vos yeux à dix kilomètres d’ici, peuvent très bien se placer à Thulé, en Arcadie ou en Bactriane, qui sont, je crois, les seules contrées que daignent visiter les collaborateurs d’ Azur . Ces rochers-là, où que vous les mettiez, auront l’avantage de permettre au héros de l’histoire de s’appuyer dessus et peut-être d’y trouver des matériaux pour construire sa maison (il faut bien que le pauvre homme couche quelque part !), au lieu que les rochers pris en Arcadie même sont dorés, il est vrai, mais dorés sur carton-pâte. Qu’en pensez-vous ?
— J’y songerai, M. Lequin… »
J’y songeai beaucoup : la plaisante leçon me forçait à réfléchir et, bientôt, ma lutte avec les mots reprit de plus belle… Ah ! les douces heures où je tâchais, si maladroitement encore, à les forcer de me décrire mon rêve, où je les suppliais de me venir en aide, où chacune de mes défaites devenait un gros chagrin, où la seule approche du vocable cherché me donnait comme un anxieux tremblement ! Certes, ce fut durant ces heures-là que je me mis à chérir l’art de façon honnête et non plus à la manière d’une somptueuse élégance. J’en garde le souvenir ému.
Mon père, qui ne m’avait guère félicité de mes premières élucubrations, m’étonna, un soir, en disant :
« Ce que tu écris me déplaît et souvent me paraît absurde, mais je dois dire que tu ne perds pas ton temps, puisque tu travailles durant tes loisirs. Tu apprends peut-être à travailler, mais il te manque un tas de bouquins dont tu auras besoin. A nous deux, mon petit, nous en ferons la liste et je te compléterai ta bibliothèque. »
Les interventions assez surprenantes de Papa ont parfois du bon.
Durant ce temps, Azur resplendissait. Nos réunions ne perdaient rien de leur exaltation : le plus fiévreux, le plus incontinent bavardage les animait toujours, nous adorions, nous détestions avec une ferveur pareille et pour placer l’œuvre récemment lue, l’autel était prêt, tout comme le seau à ordures. Mais, si vivante que semblât notre revue aimée, teinte par le ciel même, ses jours étaient cependant comptés.
Un vent d’amour qui devait tout diviser et tout détruire souffla sur la rédaction. D’abord Vernon s’éprit furieusement d’une jeune personne de notre ville. Elle fut décrite en strophes passionnées, où son poète lui donna comme attributs l’auréole de la sainte, la nudité de la déesse et la transparence fumeuse du fantôme. Pour concilier ces perfections disparates, on s’arrangeait du mieux qu’on pouvait. — Leveil se découvrit, presque en même temps, un goût immodéré pour quelqu’un d’autre et des contes amoureux en avertirent, par mille ingénieux détours, les lecteurs d’ Azur . Vernon et Leveil jouaient, le dimanche, au tennis avec ces deux jeunes filles, d’ailleurs délicieuses, mais, dès le lundi, on ne plaisantait plus : on édifiait le temple de l’adorée, monument d’architecture très composite.
L’exemple fut contagieux : Morin s’éprit d’une dame chemisière, jeune et jolie, chez qui il achetait ses cravates. Je reçus de lui quelques confidences :
« Dans le privé, je la nomme mon « entéléchie », ce qui la met tout de suite à son rang de noblesse. J’ai trouvé le mot dans Ronsard et je sais ce qu’il veut dire. »
Landoux découvrit que l’une de ses cousines était charmante. Pour elle, il délaissa, un temps, les entrailles de la terre et les combinaisons chimiques qui s’y perpètrent. Par une singulière occurrence, ce fut cette même cousine qu’il épousa, nombre d’années plus tard. Il l’aime encore, comme il aime encore la chimie.
De son côté, Silas faisait des sorties mystérieuses, inexpliquées. Il lui arrivait d’être absent deux jours de suite ; d’autres fois, il consignait sa porte. Les bruits les plus flatteurs couraient à son propos. Pour les confirmer, il nous donnait des traductions de poèmes érotiques anciens. — Enfin, moi, je cherchais mon idole, je la trouvais de temps à autre, je me fatiguais d’elle assez vite, mais avais soin de la chanter par avance. Ces chants, restés inédits, longtemps conservés, sont, je le crains, perdus pour les lettres : il me semble qu’un soir où je rappelais de vieux souvenirs, le feu en disposa.
Brusquement, nous vécûmes en plein drame.
Landoux s’étant permis une appréciation tendancieuse sur la cravate que portait Morin, celui-ci commença par lui dire de sa voix la plus douce que l’ironie était interdite aux chimistes, puis il se fâcha tout rouge et menaça son ami de lui botter les fesses.
Quinze jours après, Vernon commit l’irréparable erreur d’écrire ce vers :
Leveil le couvrit aussitôt d’injures, car sa belle était blonde, sans contredit.
Silas disparut pendant huit jours, après avoir tenu publiquement ce propos qui nous fut vite répété :
« Je vais me reposer de la littérature de mes camarades : elle est aussi peu délectable qu’ils le sont eux-mêmes. »
Moi, cependant, je tâchais d’arranger les choses et me procurais de ce fait des ennemis dans tous les camps. Pour comble d’infortune, je reçus de mon ami Dalsant, élève de rhétorique supérieure à Paris, une lettre désobligeante, en réponse à celle où je le priais de donner quelques pages au prochain numéro d’ Azur . Il ne me cachait nullement que son intention était de ne jamais collaborer à une revue toute farcie de sottises où, pour ma part, j’accumulais, à son avis, les fautes de français, les fautes de goût et les impropriétés de termes. Je le traitai, en mon for intérieur, de pédant prétentieux, me réservant de le lui faire savoir, plus tard, de vive voix.
Enfin, nous fûmes frappés du dernier coup. Par une lettre circulaire, rédigée en bonne et due forme, Landoux nous annonça que la caisse d’ Azur était vide et qu’il ne voyait aucun moyen de la remplir.
« Je reconnais ma chance ordinaire, dit Morin ; je préparais une longue épitaphe en vers où Lamartine, Hugo, Baudelaire et Verlaine pleuraient harmonieusement sur une tombe encore ouverte… voilà qu’on la ferme ! »
Azur avait vécu et nous étions tous brouillés de façon brutale, irrémédiable, pensions-nous. Pour dire le vrai, durant près d’un mois après ce désastre, les anciens collaborateurs d’ Azur se saluèrent à peine : on s’ignorait. Et puis on pensa que la causerie littéraire ne manquait pas de charme, que la passion des belles-lettres s’entretient par le commerce de leurs dévots, qu’une simple question d’argent ne devait pas séparer des artistes…
Un soir, Leveil ayant rencontré Vernon dans la rue, lui demanda des nouvelles de son travail. Vernon, tout ému, répondit en s’enquérant des romans de Leveil, et le mardi suivant, nous fumâmes ensemble beaucoup de cigarettes et parlâmes de mille nobles choses, mais pas de nos amours. Néanmoins, l’âge d’or était passé.
« Sans doute vous amusiez-vous beaucoup, me dit Celia, mais ces extases, ces élévations lyriques, ces lectures dont vous ne reteniez que ce qui vous plaisait d’avance, tout cela suffisait-il vraiment à vous faire… comment dirai-je ?… une vie intérieure ? »
Sa question est judicieuse. Oui, d’autres sujets nous préoccupaient que nous gardions par devers nous ou dont nous parlions peu. Ils ne prêtaient pas à de beaux discours sonores, mais nous troublaient beaucoup. Si sommaire que soit la philosophie que l’on enseigne dans les lycées, elle n’en garde pas moins le privilège de bouleverser une jeune intelligence.
Chacun de nous en avait pris ce qu’il pouvait en prendre, durant l’année dévolue à cette étude. Nous en gardions, malgré notre fièvre littéraire, une vague empreinte : Vernon s’intéressait encore aux mythes où il voyait une matière de poèmes, Leveil à la psychologie, Silas aux dialogues de Platon. Landoux revenait à la science par ce détour, cependant que je me contentais d’être abasourdi, désorienté, du fait de la révélation qui s’imposait à moi et secrètement me séduisait. Quant à Morin, la philosophie le ravissait : « Elle apprend, disait-il, à danser des danses nouvelles, d’un pied plus léger, parfois même sur les pointes, mon cher ! »
Je ne partageais pas son aimable désinvolture. Chaque jour, vingt problèmes se présentaient à moi, qui exigeaient une solution prompte. Ils me harcelaient, me bourrelaient et lorsque, ma science étant fraîche et bien courte, je m’en référais aux livres, je n’arrivais à y découvrir que des problèmes nouveaux. Tous les systèmes avaient de quoi m’éblouir, toutes les théories savaient me convaincre et je trouvais la vérité dans tous les puits, à leur margelle, comme, récemment, je croisais le génie à tous les carrefours. En ces cruelles traverses, mon père ne m’était d’aucune aide.
« La bonne méthode philosophique, me disait-il, est celle avec qui l’on peut vivre. On ne la choisit pas à la façon d’une fleur, pour en sentir le parfum ; c’est elle qui vous choisit, docile ou réfractaire, n’importe. »
Vers cette époque, je rencontrai Déodat, à point nommé, semble-t-il.
L’intransigeant a d’excellents moyens de convaincre… Moi, je prends mon plaisir ailleurs, mais il n’en fut pas toujours ainsi : je me souviens d’un temps où, par besoin de certitude, certaines intransigeances m’imposaient. Ensuite, je vénérai moins l’homme de bois qui conforme avec rigueur sa vie à ses principes, qui juge de tout et qui tranche. Aujourd’hui, je demanderais encore quelque décompte en de si terribles affirmations et comme une sortie de secours, s’il me plaît de respirer un air plus libre.
Chez celui dont la vie se compose laborieusement, strictement et sans relâche, suivant des formules philosophiques d’inspiration même très haute, je me sens rebuté par une insupportable assurance, et chez celui qui spécule volontiers de façon rare et singulière, en son privé, mais qui vit humblement, au hasard des jours, je découvre quelque chose de plus humain, de plus digne d’honneurs. L’orgueil de celui-là m’effraie ou me fait rire, au lieu que la modestie sans apprêt de celui-ci fournira peut-être un exemple d’après lequel d’autres hommes vivront. Il est vrai que, de ce résultat, l’intransigeant, occupé de lui-même, ferait peu de cas.
Je vis Déodat pour la première fois chez mon libraire. Il feuilletait une revue à couverture épiscopale dont j’étais l’abonné fervent et, comme nous venions tous deux acheter un petit volume de poèmes dont le libraire ne possédait plus qu’un seul exemplaire, les politesses qui s’ensuivirent menèrent à une causerie. D’autres rencontres nous ayant liés, nous nous étonnions bientôt que le hasard nous eût si tardivement réunis.
Tout de suite, Déodat me surprit par le ton catégorique de ses moindres paroles. Ah ! ce n’était plus l’hymne où Vernon, Leveil et moi tâchions de mettre nos voix à l’unisson sous le vocable de l’ Azur ! Je pouvais, à juste titre, m’étonner : Déodat voulait bien que l’on chantât comme lui, mais il se refusait à subir aucune influence. Il imposait son thème, son rythme, sa mesure, convaincu d’avoir raison de faire ainsi, puisqu’il se fondait sur une méthode éprouvée, un goût réfléchi et d’anciennes traditions. En outre, il n’aimait rien tant que discuter, contredire, convaincre ; il n’usait ni de paradoxes ni de basses chicanes : il allait droit au but, apportant des raisons fortes, péremptoires, nombreuses, bien en ordre, qu’il employait suivant les règles d’une stratégie qu’il tenait pour invincible. Il parlait dru, sans fatigue et longtemps ; victorieux, il n’abusait pas de sa victoire : me voyant défait, il se retirait simplement et me laissait sur le carreau, livré à des réflexions qu’il espérait salutaires.
Déodat n’avait rien d’un sot, si ce n’est la magnifique assurance qui faisait les trois quarts de sa force. Cette assurance, je l’ai notée chez des imbéciles, quelquefois très comique. Chez Déodat, elle inspirait plutôt le respect.
Je ne tardai pas à subir l’ascendant de l’ami nouveau qui me secouait ainsi. D’abord il modéra mes admirations quotidiennes en me démontrant leur excès. Grâce à lui, j’y regardais à deux fois avant de me laisser éblouir. Impitoyablement, il douchait ma fièvre : en somme, il m’apprenait la critique, mais je crois vraiment que jamais il ne m’a rien fait aimer. Il admirait sans amour et voulait que l’on admirât de même, par conviction raisonnée, or je ne m’en sentais pas capable.
« Quel singulier homme que ton ami Déodat, me dit un jour mon père : il apprécie la saveur d’une pêche, la beauté d’une sonate ou les parfums de la campagne par le moyen de syllogismes !… »
Il est évident que je lui dois beaucoup, mais les services qu’il me rendait, l’affection très réelle qu’il me témoignait, ceux-là trop assurés, celle-ci trop sèche, me décevaient au lieu de m’émouvoir. Enfin, Déodat manquait de gaîté à un point peu ordinaire. Il riait souvent et son rire incommunicable renfrognait au lieu d’épanouir, car on n’y sentait rien de gai. Jamais il ne riait malgré lui, jamais il n’a ri sans raison plausible, comme faisaient souvent Vernon et Morin, simplement parce que la vie est bonne à vivre, ou que cette hirondelle, en passant, s’est heurtée à l’air, ou par désir de rire…
Sans doute n’aimait-il pas la vie… Mais pourquoi ? L’ai-je mal jugé, mal compris ? Cachait-il, au tréfonds de lui-même, quelque secrète amertume, une déception inavouée ? Peut-être… je n’ai fait que le soupçonner, car Déodat tenait bien son personnage et ne se laissait guère surprendre ; il se plaisait à paraître aride et ce n’est pas d’après de maigres broussailles, sèches, armées de piquants, que l’on peut deviner la source qui palpite au-dessous.
Bientôt il augmenta son ascendant, lorsque je lui eus confié mes inquiétudes philosophiques. Il détestait l’inquiétude et mit une sorte de passion froide à la détruire en moi, à la remplacer par la vérité qui apaise, qui rassure, la seule, la sienne, bien entendu… et cette vérité, il me la présentait de telle façon qu’elle m’épouvantait déjà.
Sa parole devenait hargneuse. Retenu par une belle promesse, je l’écoutais en tremblant. Il flétrissait comme à plaisir toutes ces fleurs qui devaient m’enchanter, il saccageait le jardin de mes rêves avec une sorte de fureur inspirée et me décrivait la vie que, selon lui, j’allais vivre, sous des couleurs qui me donnaient le frisson. Je me sentais à la fois convaincu et révolté. Ses propos d’inquisiteur et de prophète me donnaient une tristesse nouvelle dont j’avais honte.
« Tu comprendras bien, mon petit, qu’il ne saurait m’être agréable de te voir domestiqué… »
C’est encore mon père qui parle.
L’influence de Déodat fut profonde et de longue durée. Je ne me délivrai d’elle que peu à peu, en m’éloignant, en me laissant bousculer par la vie et, quand cette vie devint mauvaise, qu’elle ressembla au destin affreux que Déodat me prédisait jadis et que j’en souffris cruellement, de tout mon être déchiré, alors, comme je me confiais une fois de plus, une dernière fois, à mon ami et lui disais mon désarroi, mon désespoir et ma douleur, dans une lettre écrite à cœur perdu, Déodat ne me répondit que par une dissertation glacée qui m’abandonnait sans secours, mais où il se piquait de me démontrer en phrases brèves, avec une parfaite logique, que sa doctrine était la seule irréfutable et sa prédiction juste.
Je viens de cueillir et, paraît-il, assez brillamment, des lauriers universitaires. On m’en félicite, on s’en réjouit autour de moi ; or ce n’est pas, cette fois, à M. Lequin que je suis redevable de mon succès mais, par un très singulier détour, au souvenir chéri de bonne-maman. Oui, c’est grâce à bonne-maman que mes parents ont cet air de satisfaction souriante qui leur va si bien et que je m’offre sans scrupule le plaisir d’être content de moi. Les longues causeries que j’avais avec elle demeurent vivantes en ma mémoire, je n’en ai oublié aucun détail et lorsqu’elle me parlait de quelque personnage illustre, il prenait aussitôt à mes yeux une importance nouvelle : je tâchais de me renseigner à son sujet, de compléter par des livres ce que bonne-maman venait de m’en dire.
S’il lui plaisait de voir danser, le jeune duc de Reichstadt n’aimait plus la danse, dès qu’il la pratiquait lui-même. Les leçons de danse qu’on lui donnait l’ennuyaient à tel point que, pour les interrompre, il se fit à la jambe une petite blessure. D’autre part, friand de spectacles, quand le père de bonne-maman, qui dansait alors au théâtre de Vienne, paraissait dans un ballet, il ne manquait pas de l’applaudir et souvent même de lui faire savoir le plaisir qu’il avait pris à ses légers entrechats.
Flatté par cette illustre approbation, mon arrière-grand-père demanda une audience afin de mieux exprimer sa gratitude. Le jeune duc n’essaya pas de cacher son point de vue et ce fut de sa bouche que le danseur reçut l’aveu de la blessure qu’avec intention il s’était faite. La réponse ne manqua point d’adresse : son auteur n’avait pas d’esprit que dans les jambes. Si le duc de Reichstadt aimait peu danser lui-même, la faute en revenait à ceux-là seuls qui l’enseignaient et, probablement, s’y étaient mal pris. Danser deviendrait vite un agréable divertissement pour un adolescent bien bâti, souple et mince comme le duc. Il ne fallait que lui faciliter les premiers pas, au lieu de les entraver par d’absurdes indications à contre-sens et d’ennuyeuses reprises. La bonne volonté de son Altesse paraissait acquise du fait de l’agrément qu’elle ressentait à voir danser autrui.
Le petit discours dut être bien tourné, la flatterie habile, car le duc de Reichstadt promit aussitôt de convoquer son nouveau maître à danser, un jour prochain qu’il fixait déjà. De la blessure il n’était plus question. Ce fut ainsi que mon arrière-grand-père sut réconcilier Terpsichore et le fils de l’Empereur.
Cette histoire m’inspira l’envie de lier plus étroite connaissance avec le jeune homme qui avait honoré ma famille de si gracieuse façon. Quand me vint le goût de la lecture, je fouillai dans la bibliothèque de papa, je me procurai chez les bouquinistes quelques portraits du roi de Rome, quelques monographies consacrées à sa courte histoire. Je m’émus de son cruel destin ; longtemps il fut l’un de mes familiers et certain poème d’Hugo prenait pour moi plus d’ampleur encore, un sens plus douloureux, quand il célébrait l’enfant au souffle duquel avaient frémi, sous le dôme des Invalides, « les drapeaux prisonniers ».
En vérité, ce fut un coup de veine : mon baccalauréat débutait honnêtement, mais sans éclat. L’écrit avait été suffisant : l’oral m’effrayait un peu et je risquais d’y perdre pied, quand, au cours de l’examen d’histoire, un vieux monsieur grave et barbu qui certes ne savait pas si bien faire, me proposa de lui parler du roi de Rome. Je me retrouvai campé sur un terrain solide.
Je bavardai longtemps et, je crois, non sans aisance. L’examinateur amusé par ma faconde, me laissa dire ; d’autres, à côté de lui, écoutaient en souriant. Je ne cessais pas de fournir des renseignement précis, d’ingénieux développements, et même, je citais mes sources. Quelle ne fut pas ma stupéfaction lorsque, la séance ayant été levée en mon honneur (eh oui !), j’appris que j’étais reçu avec l’octroi d’une mention spéciale !
« N’importe ! me disait Papa, le soir même. Que ta chance ait été bonne ou mauvaise, tu n’en as pas moins passé ton bachot très brillamment. Viens m’embrasser encore une fois : tu es un brave garçon. »
Tout naturellement, nous parlâmes de nouveau de bonne-maman et des histoires qu’elle contait si bien.
« Tu te rappelles, disais-je, qu’un jour elle fit pleurer les vieux amis de ses parents par des danses inventées ?
— Oui, mais, telle que tu la sais, Ottavio, l’anecdote n’est pas complète. Ta bonne-maman l’ayant dite à un poète que tu admires et qui fréquentait chez elle, celui-ci la remercia en déclarant que la beauté, la grâce et le charme féminins ont toujours, à leur point de perfection, ce même pouvoir émouvant.
« Souvenez-vous, Madame, ajouta-t-il, d’Hélène passant sur les remparts de Troie et faisant palpiter le cœur de ceux qui la voyaient, des vieillards qui se lamentaient sur leurs maux et les oublièrent, un instant, ravis par son seul aspect. Ronsard a rendu cette scène dans un bien beau sonnet dont voici les premiers vers :
« Il conclut ainsi :
« Lorsque vous dansez, Madame, vous usez du même sortilège. »
« Alfred de Vigny, car c’était lui, pensait qu’on lui saurait gré d’un compliment aussi délicat, mais ta bonne-maman le prit tout autrement qu’il ne s’y attendait. Etre comparée à une personne aussi légère que l’amante du berger Pâris lui déplaisait (sans doute passait-il dans sa mémoire un souvenir de la musique de son autre ami, Jacques Offenbach), et, pour rentrer en grâce, le poète dut copier, sur un album que nous avons encore, une dizaine de vers d’Eloa où elle put se voir comparée à un ange, ce qui remettait les choses au point. Si tu veux, je te montrerai cet autographe. Vigny avait une bien jolie écriture… Sa page voisine avec un quatrain de Musset. »
De Paris, où il se prépare à l’Ecole Normale, Dalsant m’écrit la lettre suivante en réponse à l’une des miennes qui l’interrogeait sur ses projets d’avenir :
« Mon avenir ?… Tu l’imagines comme s’il était le tien, tu le bâtis comme pour toi-même, sur un plan à peine différent. Mon avenir… il n’aura rien de très singulier, quoi que tu en dises. Oui, je réussirai, sauf maladie, jambe cassée ou accident grave, mais toi, Ottavio, quand te guériras-tu de cette manie qui te pousse à me désigner, à m’imposer un destin illustre, simplement parce que je suis ton ami ? En somme, tu me repasses tes ambitions ; c’est là une forme de ta vanité qui peut m’être agréable… qui ne rime pas à grand chose.
« Sans doute reviendrai-je à Paris, l’an prochain. J’y louerai une petite chambre dans le quartier où j’ai mes habitudes, le vrai : quelque part entre la Sorbonne et le Panthéon. Pour me tirer d’affaire, je donnerai des répétitions, je m’intéresserai par devoir à des garçons qui, par goût, me seraient assez indifférents. Même si tu t’installes aussi à Paris, nous ne nous verrons pas très souvent : mon temps sera pris. Bientôt, je m’habituerai à ce train de vie, je tâcherai de le rendre monotone et n’y aurai pas grand’peine. En découpant les jours ouvrables de la semaine de façon bien parallèle, en les peignant du même gris qui ne se voit pas, ils filent plus vite et le dimanche arrive comme une surprise.
« Plus tard, on m’enverra en province dans un lycée, je ne sais où, plus tard encore, dans une faculté modeste ; enfin, un jour, un beau jour, quand ce sera possible, quand une telle folie me sera permise (ma folie ! j’aurai fait une folie dans ma vie !), j’épouserai ma cousine Marthe, ce qui me compliquera l’existence, mais, que veux-tu ! je me suis mis ça dans la tête. D’ailleurs maman trouve que j’ai bien raison ; il est donc inutile d’en parler davantage, pour le moment… Et la vie continuera, éclairée par un bonheur que j’aurai choisi. Je verrai, devant moi, un chemin montant, assez caillouteux, pas très ardu, car mes jambes s’y seront faites, avec, tout en haut, la perspective d’une honorable retraite… apothéose !
« Pendant ce temps, Ottavio sera allé courir le monde. Avant peu, il lui faudra des chemins de fer, des paquebots, des caravanes… L’omnibus ? fi donc ! Et puis encore des cocotiers, des gazelles qu’une girafe surveille de haut, ou des condors sur un pic des Andes. Il voudra se remplir les yeux d’un tas de belles images qu’il ira chercher au loin, parce que le port de sa ville natale n’est pas celui où l’on demeure, où l’on se chauffe au soleil, mais celui d’où l’on sort pour se rendre ailleurs. Il aura besoin aussi de musiques étranges : bruit du vent dans les cèdres, sons de flûte en Bactriane… comme si la brise de chez nous, la bonne petite brise qui dérange les pins, n’avait pas assez de chansons ! Il demandera mieux que des parfums de résine, d’algues et de romarin : des orchidées capiteuses, et pas en serre ! des fruits dont la saveur met la bouche en feu… toutes choses qui fournissent, au retour, d’excellents sujets de conversation.
« Et j’oublie, mon vieil Ottavio, qu’il te faudra encore vivre les bouquins que tu as lus… Les bien lire ne suffisait donc pas ? Il te faudra être là où se trouvait tel bonhomme de Kipling, de Loti et de ton Stevenson, te promener dans la savane et dans le bled et dans la forêt vierge, à cause d’un roman, d’un conte, d’une page traitant de fougères arborescentes et de lianes, coucher dans une fumerie d’opium chinoise, pour goûter la sensation tant de fois décrite…
« Enfin, tu reviendras et c’est moi qui serai chargé de ranger tout ça, de fouiller dans le panier à papier de ta mémoire, de trier, de classer, de coller des étiquettes, et, comme le goût des voyages est contagieux, dit-on, je m’imaginerai avoir voyagé avec toi, car je te connais assez bien, Ottavio, pour me représenter non ce que tu tâcheras de m’expliquer par des interjections enthousiastes et des phrases confuses, mais ce que tu auras vraiment vu de tes yeux. C’est donc à moi seul qu’il faudra t’adresser pour mettre au point tes souvenirs.
« Il me sera donc permis de voyager ainsi à peu de frais, d’admirer les nuits tropicales, de passer l’hiver aux Antilles, l’été sur une banquise pas trop froide et le printemps dans une île du Pacifique où danseront des femmes nues, couronnées de fleurs, sans quitter pour cela le petit appartement que nous habiterons alors, Marthe et moi, dans le VI e arrondissement (j’en ai vu un, jeudi dernier, rue Lhomond, qui avait l’air bien joli), et sans, je le répète, qu’il m’en coûte un sou. Par ce moyen, tu m’auras rendu le service de m’aérer l’esprit, tous les dimanches de l’année scolaire et presque tous les jours de juillet à octobre, et aussi de me faire valoir aux yeux de ma femme. Merci d’avance, Ottavio. »
Il devait mourir trois ans plus tard.
Si Morin le fantaisiste continue à se plaire aux mêmes jeux, il me rendra tout à fait enragé.
Vous vous le rappelez peut-être chérissant du plus tendre amour une dame chemisière chez qui il achetait ses cravates. Or cette passion fut courte ; elle ne survécut pas longtemps à l’honorable faillite d’ Azur , mais je ne sache pas que ces deux déchéances fussent autrement liées que par le hasard.
Aujourd’hui, Morin poursuit de ses assiduités une honorable fleuriste dont la boutique bien achalandée a quelque renom dans notre ville. Les anciens rédacteurs, réconciliés depuis peu, s’y réunissent parfois, non plus pour se rapprocher des Muses, mais simplement pour humer en commun de délicieuses senteurs. La jeune femme que Morin courtise est agréable, délurée, elle nous supporte sans mauvaise humeur, il lui arrive même d’orner gratuitement nos boutonnières de corolles discrètes. Ces attentions lui donnent le droit de nous mettre à la porte quand sa boutique s’encombre, sans refuser le bénéfice de la réclame que lui vaut notre reconnaissance.
Ce ne sont d’ailleurs pas les amours de notre ami Morin qui m’enragent. Sur le quai du port où je me promenais au soleil, je viens de le rencontrer.
« Ah ! me dit-il en me prenant le bras, j’ai deux grandes nouvelles à t’annoncer, Ottavio ! D’abord, un arrivage extraordinaire de mimosas. Nous irons les voir ; on se dirait sur les bords du Pactole, dans la tour de Danaé ou la bouche de Saint Jean Chrysostome, chez Rothschild, au Pérou, en Eldorado, dans le jardin des Hespérides ! C’est étonnant !… Mais il y a mieux encore ! Ecoute, Ottavio : j’ai trouvé ma forme, celle que je cherchais depuis si longtemps et qui m’attendait, accrochée comme un pardessus dans le vestiaire de l’Olympe, mais que je ne découvrais pas, faute d’un numéro ou de quoi payer le pourboire. Ah ! les temps sont durs !… Ma forme ! C’est un petit livre de quatre sous qui me l’a révélée : un livre sur la poésie japonaise… Ces japonais, des gens sublimes ! en trois vers ils disent tout ; et, moi aussi, en trois vers, je vais tout dire à ma façon : mes peines et mes joies, mes ambitions réalisées, mes rêves, et ton nez qui s’allonge de jalousie, mauvais bougre !… Allons vite admirer les mimosas de Marianne… »
Un temps pour respirer, puis il reprit :
« Néanmoins, odorante et corybante eussent rimé aussi bien. Ces vers te donneront, en passant, un exemple du divertissement japonais qui sert à ponctuer mes propos. »
Nous approchions et, quand il poussa la porte, nous vîmes, chez Marianne, le plus somptueux étalage de fleurs : une orgie en jaune.
« Salut, Danaé ! » s’écria Morin, la voix vibrante.
Danaé me tendit la main.
« Vous qui le connaissez bien, Monsieur N., me disait-elle, un instant plus tard, priez-le donc de ne pas me rendre ridicule ! Chaque fois qu’il vient ici, jamais il ne manque de me donner un nom nouveau, et pas du calendrier ! Hier, c’était Hertulie, un autre soir, Ismène, aujourd’hui, Danaé… Danaé ! de quoi ça a-t-il l’air ? C’est pas des noms de chrétiens, pour sûr… et j’en oublie. Il m’arrive de faire une tête devant les clients ! Votre ami est charmant, mais je ne sais pas deviner quand il plaisante et quand il ne plaisante plus… Enfin, pour tout vous dire, j’ai quelquefois peur que ces noms ne soient des noms de belles dames qu’il a connues autrefois, des noms d’amour… Vous comprenez ?… Alors, j’en aurais vraiment du chagrin. »
Je la rassurai de mon mieux. Morin n’écoutait pas, occupé d’autre chose.
« Allons ! voilà que ma manche est toute tachée ! Douce amie, seriez-vous assez bonne pour me prêter une brosse ? Je vous promets de ne l’employer qu’à des usages honnêtes.
« Merci, bientôt il n’y paraîtra plus et je songerai peut-être à vous rendre la brosse.
— Je la réclamerai, dit Marianne. Mais puisque vous aimez les fleurs, Monsieur N., venez voir dans l’arrière-boutique les roses que j’ai reçues de Nice ; elles sont encore dans leur panier.
— Oh ! les roses, dit Morin, cela ne m’excite plus guère. Vas-y tout seul, si ça t’amuse.
« Parle-moi plutôt de ce bouquet d’arums : ils s’embêtent, les pauvres, sur le coin du comptoir d’où le chat les fera tomber. A quoi pensez-vous, Marianne ? Tant de pureté laissée à l’abandon !
« Voilà comme je comprends l’alcoolisme, Ottavio : relevé par une pointe de raffinement et d’élégance. »
Je lui demandai quelques nouvelles de nos camarades. Il me parla d’abord de Leveil.
« J’ai lu son dernier roman en manuscrit. Plein de choses, très curieux, très… décoratif, et néanmoins sa psychologie mondaine a toujours quelque chose de gourmé, de guindé qui donne envie de mettre les coudes sur la table et de boire à la bouteille.
« Quant à notre vieux Vernon, il vit toujours sur les hauteurs et compose, paraît-il, une tragédie, oui, Monsieur ! Ça se passe en Grèce, dans une Grèce plutôt alpestre.
« Et, pendant ce temps, Landoux s’obstine à triturer laborieusement des odes chimiques où je n’entends rien et qui, même mises au point, me resteraient sur l’estomac.
« Enfin, Silas…
— Assez, Morin ! m’écriai-je. Tais-toi ! Si tu continues…
— Mais oui, Mesdames, nous avons des roses, disait Marianne à de nouvelles clientes qui entraient. Justement, je venais de les montrer à ces deux messieurs, toutes fraîches de Nice : bien belles. »
Par un amical petit signe d’entente, elle nous avertit que nous étions de trop et pouvions nous retirer, ce que nous fîmes, peu après.
Tout est matière à tercets japonais pour notre cher Morin : Marianne, ses fleurs, une affiche, un nuage, un tramway grinçant sur ses rails, l’heure qui sonne, le coq qui chante, la lune qui se moque… Je n’en puis plus ! S’il persiste, je lui serrerai le cou entre mes doigts !
Cela dura quinze jours, un mois peut-être, où je m’épouvantai de sa présence, et puis, subitement, une autre idée le ravit : écrire un roman… et les tercets japonais se flétrirent.
« … Des amusettes pour orientaux maniaques ! des bibelots d’amateur ! Tu entendras un autre son de cloche en lisant les premières pages de mon livre dont le titre provisoire est « Nausicaa et son chat persan ».
Je ne demandais pas mieux.
Quelque peu mon aîné, fils d’un vieil ami de mon père, Ferdinand, me semble-t-il, fut toujours de mes intimes.
Ce garçon court de taille, aux épaules inégales, à la lourde carrure, et qui marchait comme un paysan, je le revois à tous les moments de ma vie d’enfant. Je revois son crâne tondu (il fallait couper d’assez près sa chevelure d’un roux trop agressif) ; je revois les taches de rousseur qui marquaient étrangement sa figure, je revois ses petits yeux noirs, malicieux, mobiles, et ses mains intelligentes mais démesurées, elles aussi tachées de roux. Son visage s’animait de façon singulière, à la moindre émotion, par un rictus de sa bouche que gâtèrent très tôt de mauvaises dents. Cette bouche et les points noirs des yeux donnaient toute sa vie à une face qui, au repos, paraissait de bois.
Déjà, lorsque nous jouions, à la campagne, sous les pins, Ferdinand me ravissait par la verve caricaturale qu’il garde encore aujourd’hui et qu’il sut bientôt exprimer autrement qu’en paroles. Echappé du salon où d’ordinaire il se sentait mal à l’aise, et venu me rejoindre dans une retraite ombragée, connue de nous seuls, il tenait des propos dont l’accent personnel, dont la sourde violence me laissaient stupéfait, un peu effrayé, mais, somme toute, ravi. Il savait décrire un visage de façon à y faire paraître en un fort relief le trait ridicule, le défaut où se révèle un caractère. Il se complaisait en ses découvertes : le menton fuyant de M me X., la bouche molle de son mari, le port de tête impérial de M lle Y. lui inspiraient des commentaires d’un sarcasme bouffon qui forçaient à rire. Puis il se taisait, il songeait, devenu grave, tout à coup…
« J’espère qu’on ne va pas nous déranger, Ottavio ?… Très bien, alors, ouvre la boîte. »
J’ôtais le couvercle d’une petite caisse en bois blanc, doublée de métal, que nous avions mise à l’abri sous des broussailles. Il y puisait de ses larges pattes une poignée de terre glaise et, coupant son silence d’exclamations, de mots murmurés, de jurons sourds, de petits rires aigres, lentement, avec amour, il pétrissait la masse informe.
Autour de nous, des oiseaux chantaient, les arbres bruissaient tout bas, un souffle de brise nous apportait une odeur marine, riche de rêves exotiques…
Je regardais les mains actives de Ferdinand.
« Sa gueule vient ! »
L’expression devenait méchante, il fronçait ses pâles sourcils, sa lèvre se relevait à gauche, montrant une dent noire à demi détruite. Lentement la gueule de M me X. paraissait en effet : non pas le portrait modelé de M me X., mais le masque japonais inventé à son horrible ressemblance afin de faire peur aux enfants… et Ferdinand se réjouissait.
« Je tiens le menton ! Il fout le camp comme il faut. C’est elle ! Son fils la reconnaîtrait tout de suite ! Ecoute-le, Ottavio : il s’écrie de sa petite voix d’imbécile rachitique : « Voilà maman ! »
C’était elle, sans contredit, justement vue en sa hideuse déformation, abominable et fidèle, à la fois, et vivante.
Je ne remarquais pas que deux heures avaient passé. Je m’enthousiasmais à voir Ferdinand travailler de la sorte. Le temps ne me semblait pas long.
Si la caricature était, à son goût, réussie, après l’avoir considérée avec attention, d’un œil curieux, interrogateur, il la détruisait, le plus souvent, et rejetait cette glaise au fond de la caissette en bois blanc. Parfois, trouvant le masque d’une laideur insuffisante et n’ayant pu y exprimer toute sa rancœur, il le couvrait d’un linge et le mettait de côté. J’étais chargé de le maintenir mouillé, jusqu’à la prochaine séance, devoir auquel je ne manquais pas.
Un jour, malgré bien des serments, je ne pus m’empêcher de montrer à mon père l’une des gueules de Ferdinand, presque achevée, mais que le cruel artiste voulait accentuer encore.
« Il en fait beaucoup comme ça ? »
Papa tournait et retournait avec soin la glaise humide. Il avait tout de suite reconnu la moue prétentieuse de M lle Y.
« On croirait qu’elle vient de réciter un de ses ridicules sonnets dont elle est si fière et qui écorchent les oreilles… Il a vraiment du talent, ce garçon… Oui, je te promets, Ottavio, de ne rien lui en dire. »
Deux mois plus tard, papa étant allé conférer plusieurs fois avec le père de Ferdinand, j’appris que mon ami entrait à l’Ecole des Beaux-Arts de notre ville. Pendant les deux ou trois mois où il fréquentait négligemment le lycée, Ferdinand ne fit rien de bon, à ce qu’il semble. Peu aimé de ses professeurs, à cause d’un mutisme bourru qui passait les bornes permises, peu aimé de ses camarades, parce qu’il les tenait à l’écart ou se moquait d’eux, Ferdinand était comme un étranger dans sa classe ; le bruit m’en revint bien des fois. Il ne fréquentait pas davantage mes propres amis qui lui eussent, à ma prière, fait des avances. « Des enfants de bourgeois ! », disait-il, sur un ton péremptoire. Alors que je lui objectais, un jour, non sans raison, qu’il était enfant de bourgeois lui-même, j’évitai tout juste le coup de poing qui allait me punir de mon insolence. L’affaire faillit tourner mal.
« Et toi, Ottavio, tu finiras comme eux : fils de bourgeois. Je croyais que ton M. Lequin te sauverait, mais la partie était déjà perdue. En tout cas, je te demanderai, plus tard, quand j’aurai du talent, de poser pour ta gueule de bourgeois et je t’assure, mon petit, que celle-là, si je peux la réussir ne te fera pas rigoler ! On y verra le pauvre bougre qui aurait pu être autre chose, mais qui s’est laissé prendre, et qui en souffre, et qui se déclare satisfait tout de même… »
A l’Ecole, il n’eut guère plus de succès que jadis au lycée. Je crois que ses maîtres le rebroussèrent au lieu de l’amadouer. Avouons néanmoins qu’il les détestait d’avance. A l’avis de Ferdinand, révolté par nature, un maître était d’abord et surtout le pompier imbécile qui prend plaisir à étouffer dans l’œuf la tentative originale, l’audace généreuse. A la longue, ce point de vue naïf décourageait. Enfin il recherchait le laid avec passion, non par esprit critique mais pour se réjouir. La découverte d’un détail fâcheux dans une belle ordonnance le comblait d’aise, celle d’un léger désaccord, d’une fausse note, d’une teinte fausse, d’un faux pas, le ravissait. Quelle était au juste sa pensée intime ? Je n’en sais trop rien et fus pris de court lorsque je l’entendis répondre à quelque demande que je lui faisais :
« Le beau, vois-tu, c’est pas mon affaire : le beau, c’est pour le bon Dieu. Moi, je suis un homme ; j’aime ce qui est vilain, parce que je peux en rire et que je me sens vilain moi-même… regarde ma tête ! Le beau, ça me fait peur… j’aime pas avoir peur. L’ordre, ça me fait peur et, de plus, ça m’embête. Je préfère rigoler en regardant des choses laides, des choses de travers, des choses en désordre. Parle-moi d’un olivier bien tordu, bien crevassé, et qui n’a plus l’air d’un arbre ; parle-moi d’une trogne de vieille femme mal foutue, avec des poils noirs au nez, d’un gros ventre de banquier, barré de sa chaîne de montre en or… Voilà qui me convient ! Les choses sublimes : les anges, les temples, les palmes, cette symphonie que tu m’as mené entendre au concert où, pour finir, un tas de gens hurlent un hymne, pour dire qu’ils sont contents, les tableaux des Maîtres (ah ! les Maîtres !) où il n’y a jamais de vaches qui font leur bouse, ni d’ivrogne qui pisse dans un coin, tout ça, Ottavio, je l’admirerai peut-être au Paradis, si on m’y laisse entrer et que j’aie bien perdu ma forme terrestre, mais, pour le moment, je te le répète, c’est pas mon affaire. »
Incapable d’improviser le petit cours d’esthétique et de morale qu’il eût fallu lui servir sur le champ, je balbutiai des choses vagues. Ferdinand reprit :
« Oh ! je te vois venir ! tu vas me parler des musées… je préfère la rue aux musées ! Là, je suis chez moi. Les belles statues, je saurai les apprécier le jour où toutes les femmes se promèneront sans chemise et qu’on se rendra compte, en voyant leurs formes idéales, que le marbre sculpté n’est pas du mensonge en pierre… J’attends… Mais les genoux cagneux, les nichons pendants, les salières, ça se devine sous les robes : on peut s’en amuser. Je déteste qu’on me raconte des histoires… Tiens ! je ne sais plus qui m’a dit que la petite Germaine X. dont la bouche est jolie, a le sourire de la Joconde. Son sourire, elle le surveille, je parierais qu’elle l’étudie dans un miroir pour qu’on lui fasse encore ce compliment-là… C’est tout différent.
« Si jamais je sculpte des bustes, des statues, je voudrais que, sous la ressemblance de l’homme ou de la femme, on trouve toujours une bête vivante : un gorille, une girafe, un crapaud. Ah ! que j’imagine bien le cocher de la vieille M me Z. en gorille ! Dans ta gueule à toi, je ne distingue pas encore la bête ; c’est ce qui m’empêche d’y travailler tout de suite. N’importe ! ça viendra ! Oui, je sculpterai l’image des hommes pour que chacun s’y voie comme il est. Je laisse à d’autres les portraits des dieux et des déesses… ou bien qu’on me les présente et que je puisse les regarder de près. »
Ses discours m’ahurissaient. Il en profitait pour se payer ma tête et m’accabler de nouveaux sarcasmes. Cependant je me plaisais en sa compagnie. Obscurément, je sentais que des caractères aussi particuliers que le sien ne sauraient s’exprimer de façon courante ; j’appréciais l’évidente sincérité des propos de Ferdinand où le cabotinage n’avait assurément nulle part, mais je ne me rendais pas compte de ce que ces exaltations, ces révoltes, ces colères offraient souvent de puéril.
Le hasard me fit faire une découverte inattendue.
Dans mon pays, la foire Saint-Michel, qui ouvre le 29 septembre, est le rendez-vous des familles, la joie des enfants. Jadis, on s’y amusait follement ; c’est du moins le souvenir qui m’en reste. Une après-midi que je longeais ses boutiques, non pour monter sur des chevaux de bois ni pour acheter des berlingots à la menthe (j’avais, hélas ! passé l’âge), mais simplement pour me distraire, j’aperçus Ferdinand, assis à la devanture d’un jeu de massacre et causant sur le ton le plus familier avec le patron de l’établissement. En partant, il appela deux gosses, voués à la récolte des boules égarées. Ces galopins lui sautèrent au cou, puis il serra la main de son interlocuteur. Fort intrigué, je m’ingéniai pour causer à mon tour ; ce fut à vrai dire chose facile, le brave homme s’étant montré dès l’abord très sociable :
« … Et qui était donc, demandai-je, quelques instants après, le rouquin avec qui vous parliez tout à l’heure ? Je ne sais plus où je l’ai rencontré.
— Vous connaissez M. Ferdinand ?… Ah ! celui-là est un jeune monsieur que nous aimons bien, pas fier, bon garçon, un copain, quoi ! Souvent nous allons au café boire un verre ensemble. Un brave type, M. Ferdinand ! Il vient presque tous les jours ici, tant que dure la foire ; il amuse les enfants, il leur fait la leçon : il est aussi savant qu’un instituteur. Il s’occupe de nous aussi : c’est lui qui a donné, l’an dernier, à ma femme, une médecine pour guérir ses douleurs ; elle boitait que cela faisait pitié. Quand la foire est finie et que nous allons ailleurs, il ne nous oublie pas : il envoie des images aux gosses ; pas seulement aux miens ; il connaît plusieurs familles. M. Ferdinand est l’ami des forains. Malin, M. Ferdinand ! Il m’a refait huit têtes de mon jeu de massacre ; celles-là, tenez, au fond, à gauche : la grosse femme rouge et les suivantes. Il en remontrerait à beaucoup, tellement il est adroit de ses mains. Et puis, c’est un monsieur, vous savez ! »
Il ne tarissait pas d’éloges ; il eût parlé de M. Ferdinand jusqu’au soir, mais toute une famille étant survenue qui voulait essayer sa chance au jeu, je me retirai.
Ainsi, mon ami Ferdinand avait des occupations que j’ignorais, donnait ses soins à une femme rhumatisante, instruisait des gosses ignorants et gardait ces plaisirs pour lui-même… Longtemps, je tins secrète ma découverte. Ce fut quelques années plus tard, une nuit d’hiver, à Paris, sous la lampe, que, pour la première fois, causant avec Ferdinand, je fis allusion au jeu de massacre de la foire S t -Michel.
« Oui, répondit-il d’un air un peu rêveur, le bonhomme se nommait Julien Marle… les deux petits étaient bien gentils… l’aîné fait maintenant son service militaire à Perpignan. Mes forains, je les aimais beaucoup ; je n’en faisais pas mystère ; il n’y avait aucune indiscrétion à me parler d’eux. Un jour, j’ai failli moi-même aborder le sujet en voyant le goût que tu montrais pour les music-halls et les cirques, mais l’atmosphère foraine est si différente… Tu n’aurais rien compris à mes histoires. »
Pourtant, cette nuit-là, Ferdinand m’entretint longuement de ses amis vagabonds, de la dure vie qu’ils menaient sur les routes de France, de leurs pauvres joies, de leurs peines et des nombreux usages qui les singularisaient. Sa voix restait basse, paisible ; le sujet qu’il traitait devait lui tenir au cœur. Nulle plaisanterie, nul sarcasme ne vint couper ses propos tout empreints d’une espèce de joie inavouée.
« Le souvenir de mes forains aide parfois à me consoler des horreurs de Paris. »
Car Ferdinand a passé plusieurs années à Paris.
D’abord il y mena une vie dont on ne pouvait dire qu’elle fût d’ascète ou de bohème. Toujours seul dans son coin, il travaillait par à-coups et ceux qui eurent le privilège, rarement accordé, de voir les étranges statuettes de bronze à la somptueuse patine qu’il acheva les prisèrent très haut.
Mais il refusait de les exposer, de les vendre. Il éconduisait poliment certains amateurs qui s’étaient permis de s’intéresser à lui et fut pris de rage quand un marchand de tableaux alla en personne lui faire des offres très honorables. A cette occasion, il me parla de « caïmans qui sucent le sang des artistes », image assez mal venue, bien qu’elle lui fût chère.
Ferdinand ne change pas, Ferdinand est immuable.
Il y a deux ans, il logeait au sixième, à Montparnasse, dans un atelier lugubre, pauvrement éclairé, jamais balayé, où des livres traînaient à terre près d’un pot à eau et d’une grande carte routière de France, sur laquelle il suivait peut-être les migrations de ses forains. De ce triste repaire, Ferdinand se déclarait très satisfait ; ses petites rentes lui eussent permis de se loger beaucoup mieux, mais il ne demandait pas autre chose.
Or, bientôt, je constatai, non sans surprise, qu’il ne vivait pas seul en son taudis. Il avait, un soir, ramassé dans la rue et ramené chez lui une pauvre fille du quartier. Elle n’était certes point belle ; tout au plus pouvait-on être touché par l’expression pathétique, abandonnée, d’un visage usé par la débauche, la misère et la boisson. Il l’aimait ; il me parlait d’elle comme il eût fait d’une œuvre d’art audacieuse et libre, mais de même que, jadis, il avait peur des statues sans défauts, Ferdinand avait peur de Mariette dont il ne voyait que l’excellence.
D’abord, elle se tint tranquille, toute effarée par la surprenante aventure qu’il lui était donné de vivre. Ce temps fut court. Dès qu’elle eut compris l’ascendant qu’elle prenait sur Ferdinand, la vie de mon ami ne fut qu’une suite de mauvais jours. Mariette retrouvait sa voix pour glapir et toujours se plaindre, pour se moquer des œuvres de son « rouquin », pour lui dicter ses absurdes volontés. Il ne se révoltait pas, il la comblait d’attentions délicates et charmantes qui, bien entendu, restaient pour compte. Il lui obéit en tout, jusqu’à m’interdire sa porte, parce que Mariette prétendait que j’avais une « mauvaise influence ». Cela dura six mois au bout desquels j’appris, m’étant lié avec la concierge, que la dame du logis était absente.
« Oui, me dit Ferdinand, comme je lui rendais visite, l’instant d’après, ça ne pouvait pas durer davantage : Mariette me trompait un peu trop. Je le savais, je ne lui en voulais pas : c’est encore ce sale Paris qui la gâtait ainsi, la pauvre fille ! Et puis, un soir, je l’ai découverte, ici même, couchée dans notre lit (tu entends) avec le fils du cafetier qui tient boutique au coin de la rue. Ce jeune homme jouit d’une réputation bien établie de maquereau… Le fils du cafetier m’a été insupportable (un reste de prévention bourgeoise, Ottavio !), et je les ai mis à la porte tous les deux, après avoir rossé le bel adolescent. Mais, cette nuit-là, je suis sorti et j’ai marché au hasard, pendant des heures, sans regarder où j’allais. Je marchais toujours. Je me suis réveillé au fond du bois de Vincennes, où un gardien m’avait découvert, endormi sous un arbre. J’avais dû tomber de fatigue. C’est tout : tu viens d’entendre l’histoire complète de mes amours…
« Eh non, ce n’est pas tout ! Ecoute l’épilogue, Ottavio ! écoute l’épilogue, si tu aimes les contes qui finissent bien. En rentrant chez moi, au matin, qu’est-ce que je trouve devant ma porte ?… un chien, un chien sans maître, un pauvre chien que j’ai recueilli et qui montrait sa reconnaissance en me léchant les mains. Je vais te le montrer ; c’est le plus beau des chiens. Il se nommera Croûte et me consolera de Mariette. Tu tâcheras de l’aimer, n’est-ce pas, mon vieux ? »
Un jeune chien de pauvre race, à coup sûr, mais affectueux et gentil. Je lui sus gré d’adoucir le chagrin de Ferdinand. Mon ami l’adore, au point d’avoir passé, le mois dernier, une nuit entière, roulé dans une couverture, au pied du lit où le jeune Croûte, malade, occupait la place de son maître, cette place qui fut prise, certain soir, par le fils du cafetier.
Et voici qu’il me faut ne plus vous parler de Ferdinand. Ferdinand a quitté Paris, écœuré par les spectacles odieux que lui présentait cette ville ennemie, et ne sachant voir que ceux-là.
Il est allé retrouver la mer bleue, et les rochers blancs, et les pins qui chantent. Il vit à la campagne de la vie des paysans. Il se prétend heureux. Il promet de m’envoyer de belles olives à la récolte prochaine.
La dernière fois que je le vis, avant son départ, je lui rappelai l’engagement qu’il avait pris, jadis, de traduire en sculpture ma gueule de bourgeois. Un instant, il parut hésitant, gêné, puis :
« Toi, dit-il, tu es un ami… alors, vois-tu, ça me coupe l’inspiration : ta gueule ne vient pas… pourtant, il y aurait à faire ! »
Et ses petits yeux noirs au regard affectueux démentaient le sarcasme de sa bouche.
… Mais je garde, dans une petite vitrine à elles seules dévolue, trois précieuses statuettes en bronze de Ferdinand, trois surprenantes figurines qu’il a nommées « les Trois Disgrâces », laides, grotesques, émouvantes en leur affreuse nudité, troublantes aussi, douloureuses par l’expression où se lit tant de révolte et tant de honte : trois exemples d’un art tourmenté qui, chaque fois que je les regarde, m’irritent comme un sacrilège, et que j’aime cependant.
Mon père me laissait la plus entière liberté, ne se mêlait de mes petites affaires que pour les faciliter et gardait avec moi un ton d’indulgente camaraderie où je retrouvais tour à tour son esprit ironique, de la complaisance et une tendresse extrême ; mais, sur certains sujets, il ne plaisantait que difficilement ou même pas du tout.
Depuis quelque temps, je professais des théories anarchistes, avec sincérité, avec passion, bien que ce fût en chambre. Comme un bon néophyte, j’acceptais de l’anarchie son catéchisme entier : je détestais d’une âme farouche les traîneurs de sabre et songeais déjà à l’héroïque façon dont je deviendrais plus tard un réfractaire, un très glorieux réfractaire… ce qui ne m’empêchait pas (quelle honte !) de me précipiter vers la fenêtre au passage d’un régiment.
Un soir que je classais avec ivresse ma collection de journaux du « parti », papa vint me rendre visite. Mes timides essais de propagande avaient été si infructueux que je me l’étais tenu pour dit. Jamais je ne convertirais cet ancien soldat, ce militaire impénitent. Il me suffisait de le plaindre, sans plus insister.
Interrogé par lui sur mon occupation du moment, je la lui dis avec un certain orgueil. Je m’attendais à une scène, à des reproches tout au moins. Quelle ne fut pas ma stupéfaction quand mon père parut s’intéresser au travail qui m’enthousiasmait si fort ! Il s’était assis à mes côtés et maniait les vieux journaux. Il les déplia, en lut même divers passages. — Voulait-il donc s’instruire ?
Soudain, d’un geste brusque, il froissa la feuille qu’il tenait et la jeta dans le panier à papier. Il venait de parcourir l’article de tête traitant du drapeau, un article intitulé « la Loque ».
« Ah ! les cochons ! »
Mon père avait rougi, ses traits durs lui faisaient un masque effrayant, puis sa figure se calma. Je vis naître sur sa bouche un petit sourire triste que je connaissais. Il se leva.
« Mon ami, dit-il, c’est une chose très précieuse que je vais te donner, une espèce de fétiche ; ce fétiche, tu le porteras désormais sur toi. Voilà trente ans qu’il ne m’a pas quitté. »
Et, fouillant dans sa poche, il sortit de son portefeuille et jeta sur la table un petit morceau de bois, long de trois centimètres, creusé d’une encoche à chaque bout. Puis, souriant toujours du même sourire triste, il s’assit dans le fauteuil et, croisant ses belles mains fortes et longues, des mains d’artiste armé, il ajouta :
« Maintenant, mon petit, tu vas écouter une histoire. »
Il me la conta. — Cette histoire, je l’ai répétée moi-même, quelques années plus tard, alors que je venais de finir mon service militaire, et voici dans quelles circonstances.
Mon père était mort depuis six mois. Dès le début de sa longue agonie, je ne sus plus ni penser, ni voir, ni entendre. Ces jours passés dans une chambre de malade aux rideaux tirés, cette maison où l’on ne marchait qu’à pas de loup, la crainte continuelle de parler trop haut et le spectacle surtout du combat inégal d’un homme courageux avec la mort, avaient vidé ma tête, brisé mes nerfs. Je me sentais un grand besoin d’air pur, d’espace, de liberté, après ces heures prisonnières. Je voulais souffrir sans contrainte et de toute ma souffrance, pleurer mon saoul, crier au besoin, après avoir tant de fois étouffé mes sanglots.
Je projetai donc de voyager. Une lettre affectueuse de mon amie Elisabeth, où ses parents m’invitaient à passer quelques semaines chez eux, me décida. J’irais dans ce grand château saxon bordé de fossés ; je surprendrais le passage furtif des chevreuils dans la forêt toute proche ; je causerais avec ces délicieux hobereaux dont la vie calme, égale et quotidienne avait un charme singulier. D’avance, je savais qu’eux et leur fille respecteraient ma douleur et me laisseraient souffrir en paix. Je ne fis guère attention au post-scriptum de la lettre où l’on s’excusait de ce que la maison dût être souvent pleine, à cause des manœuvres qui, cette année-là, se feraient dans les environs. J’acceptai donc et partis, un mois plus tard.
Bienfaisante influence du calme des forêts et des champs sur une blessure toute vive !… Auprès des hôtes qui m’accueillaient avec une si simple bonhomie, je commençai vraiment de me reprendre et les longues courses à cheval furent mieux qu’une distraction. En galopant sous les futaies aux arches graves, je me sentais un peu revivre. Le soir, on causait devant la fenêtre ouverte sur la nuit ; on causait longuement, non point de celui qui était mort, mais de celui qui avait vécu, de cet homme de haute taille et de noble figure que les parents d’Elisabeth avaient connu, jadis, au temps où je jouais à cache-cache avec leur fille dans un jardin d’hôtel. Il m’était doux de retrouver chez autrui le souvenir de sa démarche, de ses façons de parler, de son ironie élégante, courtoise et comique, aux détours inattendus.
Les manœuvres réunirent dans ce château quelques officiers, et nos veillées changèrent d’aspect. J’entendais assez bien l’allemand pour suivre les conversations, mais non pas pour y prendre part ; d’ailleurs ces officiers saxons mettaient leur point d’honneur à me parler en français ou, du moins, dans une langue qui tâchait à se rapprocher de la mienne. Ils semblaient de bonne compagnie et je ne m’ennuyai pas un instant. D’autre part, le spectacle des soldats qui se gorgeaient de bière aux heures de repos, dans une prairie voisine, m’amusait parfois.
Le vieux général von Herz, commandant des troupes de manœuvres me plaisait beaucoup. La première fois que je le vis, il me surprit quelque peu en engageant une conversation assez longue au cours de laquelle il interjeta soudain :
« J’ai souvent entendu parler de vous par vos amis ; j’en profite pour vous poser une question qui pourra vous sembler indiscrète ou… déplacée (dites-vous ainsi ?). Excusez-moi… Monsieur votre père était bien capitaine de zouaves, pendant la guerre, n’est-ce pas ?
— Oui, Monsieur, répondis-je sans cacher mon étonnement.
— Merci… je sais… oui, je sais que vous portez son deuil… Encore une fois, jeune homme, veuillez m’excuser. »
On parla d’autre chose.
Un jour, comme je rentrais assez tard pour le repas de midi, je vis, à table, un nouveau venu, jeune lieutenant prussien bien pris dans son uniforme, blond, avantageux et fier d’une moustache qui montait en pointe jusqu’à ses paupières. Je m’assis en face de lui. Peu après nous causions. Quoiqu’il s’exprimât en un français pur, et malgré ses bonnes façons, quelque chose me déplut en lui, dès l’abord, un je ne sais quoi d’arrogant, de satisfait, qu’accentuait encore ce sourire spécial de l’enfant gâté auquel on ne refuse rien. Le jeune comte d’Ehrenfeld semblait toujours attendre un hommage, de qui que ce fût. Il en trouvait jusque dans les miroirs, où un officier de sa figure lui disait : « Mon ami, comme vous êtes séduisant ! »
« Vous voyagez dans notre beau pays, me dit-il. Ah ! Monsieur, j’envie ceux qui peuvent admirer l’Allemagne pour la première fois : nos plaines, nos montagnes, nos forêts, nos grands fleuves… Avez-vous fait la descente du Rhin ? »
Je lui décrivis de mon mieux mes promenades en Saxe et en Bavière, le charme que j’avais trouvé à l’aspect vieillot de certaines villes à pignons, mes découvertes dans les musées, mes courses à cheval, toutes récentes et, pour finir, une tournée faite, deux ans auparavant dans le Palatinat.
Il m’interrompit en souriant :
« Oh ! oh ! Monsieur, vous êtes allé chercher les traces des soldats de la vieille France ! »
Et, d’une voix devenue soudain âpre et coupante :
« Les échos de la montagne retentissent encore du bruit de leurs abominations. »
Je levai le nez.
Il poursuivit, s’adressant aussi bien aux autres convives qu’à moi-même :
« Ils ont tout fait ! Ils ont brûlé, volé, détruit, et les filles des villages tremblaient à leur approche. Oui, oui ! je sais ! Ce sont là, comme l’on dit chez vous, les droits de la guerre…
— Mais pardon, Monsieur…
— Ces droits de la guerre, le soldat allemand les ignore. Il ne se bat que dans l’ombre de son drapeau et sous l’œil du Seigneur…
— Monsieur d’Ehrenfeld, dit notre hôte, il me semble que ce n’est ni l’heure ni le lieu…
— Excusez-moi, cher Monsieur, interrompis-je d’un air assez calme ; je conçois parfaitement que M. d’Ehrenfeld, officier prussien, ait du soldat de son pays une idée assez haute et qu’il veuille vous l’apprendre à vous-même, allemand de date plus récente, puisque saxon, mais je tiens à lui conter une histoire qui peut rectifier sur un point son jugement de patriote. »
On murmurait autour de la table. A mes derniers mots, il y eut un silence. On m’écouta.
« Les cuirassiers de Reichshoffen avaient achevé leur tâche et la bataille touchait à sa fin, lorsque mon père, capitaine au 2 me zouaves, fut renversé par un éclat d’obus qui lui laboura la cuisse gauche. Il roula sous un caisson d’artillerie et resta, le front dans la boue, à se vider de sang. Quand vint l’ambulance allemande, on crut qu’il était mort, et les ambulanciers français ne s’inquiétèrent pas non plus de ce cadavre. Une demi-heure passa. Ce fut alors que huit soldats prussiens, valides, et que l’on dirigeait, je ne sais pourquoi, sur Dusseldorf, s’aperçurent que ce morceau de chair humaine donnait des signes de vie. Le sous-officier qui les conduisait fit transporter mon père et, deux heures plus tard, le blessé, pansé avec soin, fut mis dans un fourgon à bestiaux en compagnie de ces huit même soldats que l’on envoyait, sans doute, rejoindre leur régiment.
« On l’avait couché sur une paillasse, tout au fond du fourgon, en travers, et les huit soldats, s’installant de leur mieux, se mirent à causer, à fumer. De quoi parlaient-ils ? de la gloire de ce grand jour, des hautes destinées de l’Allemagne, de leur roi, du Seigneur ? Je ne sais. Mais de Woerth à Dusseldorf, la route est longue, et secoués dans leur fourgon, ces huit hommes finirent par s’ennuyer. Mon père était revenu à lui. Trop faible pour se rendre un compte exact de son état, trop fiévreux pour raisonner sur son sort, il entendait les occupants de sa geôle mouvante rire et chanter, puis marcher de long en large, puis chanter encore. Bientôt, il y eut un silence. Vraiment on s’ennuyait trop. Je pense que le fait d’avoir cueilli de la gloire sous les obus ne suffisait pas à repaître leur imagination, car l’un d’eux eut soudain une idée. Il fallait jouer à quelque jeu. Lequel ? Ils se consultèrent un instant et l’idée germa.
« Ah ! Monsieur d’Ehrenfeld, je vous assure que c’était une belle idée, une idée de choix… de choix prussien, si j’ose dire, née dans l’ombre du drapeau et sous l’œil du Seigneur. Ils firent d’abord une poule de quelque argent qu’ils portaient sur eux ; puis l’un de ces braves, ramassant un petit morceau de bois qui traînait… (le voici, Monsieur d’Ehrenfeld ! regardez cette breloque de ma chaîne de montre), le réduisit à la taille que vous lui voyez et lui fit deux encoches. Un couteau suffit à la besogne. Après quoi, profitant de ce que mon père restait couché sur le dos, un grand gaillard blond qui louchait de l’œil gauche (mon père affirmait qu’il l’eût, vingt ans après, reconnu sans peine) força ce petit baillon entre les dents du blessé, afin de lui tenir la bouche ouverte ; enfin les huit hommes valides… valides, entendez-vous, Monsieur d’Ehrenfeld ! et restant toujours, je pense, dans l’ombre du drapeau et sous l’œil du Seigneur, se mirent en ligne et, très proprement, très loyalement, sans tricher, sans user de ruses, jouèrent l’argent mis en commun… jouèrent à qui cracherait le plus près de la bouche de mon père. Il se débattit, s’évanouit, ayant arraché un de ses pansements, et, deux heures plus tard, fut retiré du fourgon, couvert de sang et de crachats. »
Debout, les joues violettes de rage, M. d’Ehrenfeld me menaçait :
« Monsieur, vous en avez menti ! »
Je levais déjà mon verre pour le lui jeter à la figure, lorsque la porte de la salle à manger s’ouvrit et nous vîmes entrer ce grand vieillard avec qui j’avais causé quelques jours auparavant, le général von Herz. Tout le monde se leva. Les officiers saluèrent.
« Que se passe-t-il donc ? » demanda-t-il en allemand.
D’une voix fiévreuse, mais, je dois le dire, avec beaucoup d’exactitude et de scrupule, le lieutenant d’Ehrenfeld fit, sans en rien oublier d’essentiel, le récit de la scène qui s’achevait et cita mes dernières paroles…
« Je viens de dire à Monsieur N. qu’il en avait menti. »
Le général comte von Herz ne répondit rien, tout d’abord. Il tirait les pointes de sa barbe ; il regardait beaucoup plus loin que cette table, ces hommes, ces murs, tout au loin, tout là-bas… et, d’une voix un peu sourde :
« Ce n’est pas à vous, jeune homme, dit-il, que je puis m’adresser, mais à vous tous, Messieurs. Je regrette d’être forcé de déclarer que cette histoire est strictement véridique, étant donné que je dus moi-même, sur le quai de la gare de Dusseldorf, retirer d’un fourgon à bestiaux le père de Monsieur, officier de zouaves, s’il m’en souvient bien, et qu’il était en effet couvert de sang et de crachats.
« Rasseyez-vous, Messieurs. Lieutenant d’Ehrenfeld, vous prendrez, pendant quinze jours, les arrêts de rigueur. Veuillez agréer, Monsieur N., mes sincères excuses pour la haute inconvenance d’un de mes officiers. »
Ces causeries avec mon père… j’en retiens mille détails divers qui m’intéressent, qui me font réfléchir. Elles me troublent parfois, mais en ai-je compris l’essentiel ? Je le crois, tout d’abord ; bientôt, un doute survient. Je tâche de me rappeler les paroles prononcées, samedi dernier, au crépuscule, alors que l’ombre, dans le bureau de Papa, était si douce et les senteurs qui montaient du jardin, si bonnes à respirer. Je reconstruis les phrases entendues, je les médite ; cependant mon inquiétude persiste. Pour la dissiper, Dalsant serait précieux. Quand je m’adresse à lui, patiemment il écoute le résumé que je lui propose, il songe, quelques instants, puis il conclut et tout me paraît clair.
« Il ne faudra jamais te contenter de peu, me disait papa. Tu prends des habitudes avec une facilité qui me surprend. A tes yeux, quelque chose de médiocre devient vite très admissible : tu t’y es déjà fait, tu n’en remarques plus la pauvre qualité. Elle t’aurait déplu, avant-hier, mais tu ne l’as pas tout de suite estimée. Aujourd’hui, tu l’acceptes ; tu trouverais au besoin de mauvaises raisons pour la vanter. A cela je vois un danger : mieux vaut se donner de la courbature en essayant d’atteindre le but hors de portée que de cueillir par paresse le fruit qui se présente trop aisément sur une branche basse, et qui s’offre à la main.
« Il est entendu que je parle pour toi, pour toi seul. D’autres choisiront une méthode différente et feront bien, au lieu que toi, tu auras besoin de t’efforcer, de tendre plus haut, de te forger chaque fois une ambition neuve, toujours afin d’éviter l’habitude. Ce n’est pas ton ami Dalsant que je me permettrais de conseiller de la sorte. Je pense qu’il me rirait au nez, et avec raison.
« Je te le répète, Ottavio, ne te contente pas de peu : demande à la vie de te combler, non pas de t’offrir la petite pâtée du bonheur. Aspire à des rêves magnifiques, et tant pis si l’on se moque de toi. Fais de même pour tes amitiés, pour tes amours… oui, bien que, sur ce point, je me mêle de ce qui ne me regarde pas. Occupons-nous plutôt de tes amitiés. J’avais grand peur que tu ne te choisisses des amis avec nonchalance, que tu ne prennes le premier venu, parce qu’il est de bonne composition et qu’il t’amuse, comme un petit bourgeois, de ceux que Flaubert aimait tant, va chercher son plaisir dans une maison hospitalière, parce que c’est plus commode et qu’elle se trouve au coin de la rue. Tu te serais de même habitué à des amitiés faciles dont on ne se décolle plus. Voilà pourquoi Dalsant m’a été si sympathique, dès le premier jour. Il t’a fallu un effort pour le convaincre ; tu en profites déjà et si vous êtes liés, maintenant, ce n’est pas pour avoir obéi à des convenances de famille ou de coterie ou de quartier, c’est parce que vous le voulez bien.
« Si jamais, Ottavio, tu peux donner suite à ce projet d’écrire qui te tourmente, je ne te proposerai pas un autre plan d’action : tu devras encore ne pas te contenter de peu. Mieux vaudrait tomber quelquefois dans l’absurde ou perdre ton souffle court en grimpant sur les sommets que de barboter dans le convenu où tu trouverais, en y mettant du soin, des satisfactions auxquelles tu finirais par te complaire. »
Ainsi parlait-il, et comme je répétais ses dires, quelques jours plus tard, à Dalsant, celui-ci s’étonna.
« Quoi ! tu ne t’en doutais pas ? Ah ! certes oui, tu prends facilement des habitudes ! Pour ma part, je t’ai vu, au lycée t’habituer à ta situation de demi-cancre, avant que cet excellent Lequin ne soit venu, en somme, te donner le fouet, ce qui a révolté le petit amour-propre de Monsieur Ottavio. J’ai souvent rigolé, mon vieux, en te voyant sursauter lorsque Lequin essayait sur toi son ironie. On pouvait être sûr que tu ne tarderais pas à faire un effort méritoire.
« Quant aux propos que ton père veut bien tenir à mon sujet, ils s’expliquent très simplement. Sachant que ma vie sera assez difficile, il comprend que les possibilités se présentent à moi moins nombreuses ; dix minutes de réflexion suffisent à me décider ; la plupart du temps, une évidence s’impose, au lieu que, dans ton cas, ces possibilités sont innombrables, tu t’y perds, tu ne cherches ni celle qui te conviendrait le mieux, ni celle qui serait féconde. Tu risques en effet de choisir la première venue et de t’y embourber. Tout ça n’a rien de mystérieux, mais ton père est un type épatant quand il t’engage à ne pas te contenter de peu… Puisqu’il m’y autorise, je tâcherai d’user de ma petite influence. »
Bien des fois, le souvenir de cette causerie s’est représenté, lorsque la vie m’offrait ses douceurs, mais il ne suffit pas de déclarer sur un ton péremptoire que le « rahat loukoum » à la rose est une ignoble et poisseuse pâte, encore faut-il ne pas se laisser tenter par son agréable fadeur, pour en manger bientôt sans dégoût, sous prétexte que l’eau fraîche, bue ensuite, semble délicieuse… et s’engluer tout doucement.
Ce n’est d’ailleurs pas du « turkish delight » comme l’appellent les Anglais que j’entretiens Celia. Nous repensons à cette conversation ancienne et je m’ingénie à lui faire sentir de quel ton grave et familier mon père me parlait, de quel air brusque Dalsant ajoutait ce qu’il avait à dire.
« J’imagine, Ottavio, combien de pareilles causeries devaient vous occuper l’esprit, mais il faut avouer que votre père savait s’y prendre pour en arriver à ses fins et votre ami Dalsant, aussi, pour éclairer votre lanterne. Ils vous rendaient l’un et l’autre un service émouvant. »
Ne pas se contenter de peu… Ce soir, j’ai presque envie d’abandonner ces pages. La tâche que je m’étais un jour proposée demeure très ardue. Il s’agit de faire revivre ceux que j’ai tant aimés ; n’est-ce pas une tentative chimérique ?
Ne pas se contenter de peu…
Nous sommes partis sans enthousiasme et le premier aspect de la « station balnéaire » où nous devons passer deux mois d’été m’apparaît peu séduisant. Ce n’est point là le paysage maritime que j’aime : ces flots gris ne me disent rien qui vaille, non plus que ces sables découverts. La marée ne m’émeut pas. Il me manque les rochers rouges ou blancs, les calanques profondes, le décor familier des pins et le ciel surtout, le vrai, celui qui fait mal aux yeux : l’azur de chez moi. En outre, les circonstances sont mauvaises : maman se porte mal ; elle vient ici pour reprendre des forces et non pour se distraire, ce qui réduit singulièrement le plaisir.
« Tu vas beaucoup t’ennuyer, mon pauvre Ottavio, me dit-elle. Tu ne pourras pas te baigner à longueur de journée, ni te sécher au soleil avec nonchalance, ni faire ta sieste à l’ombre d’un vieux mur. Enfin il faut renoncer d’avance à nos promenades à cheval. Même si j’avais emporté mon amazone, je ne serais pas capable de les tenter ; d’ailleurs, trouverions-nous des chevaux de selle en cet endroit ? »
Les habitants de l’hôtel ne nous offrirent pas grand réconfort : quelques familles gourmées, momifiées par la province, de vieux officiers retraités qui se groupaient au café pour boire leur absinthe, jouer à la manille et se raconter des histoires du temps où « le monde n’était pas fou », une dame grasse, retirée semblait-il de la galanterie, et qui, jalousement, caressait, baisait au museau et nourrissait de sucreries le plus ridicule des caniches, tout cela entouré d’une horde d’enfants d’âges divers. Ceux-là, du moins, on s’amusait à les suivre en leurs cabrioles et leurs jeux de plein air, mais, rentrés à l’hôtel, ils perdaient, hélas ! beaucoup de leur agrément.
Nous avions aussi remarqué une personne maigre, entre deux âges, dont les grands yeux noirs étaient tout baignés de poésie et, par contre, la réserve austère, le parfait mutisme, fort prosaïques. J’entendis d’abord le son de sa voix, un jour de canicule où, pâmée de chaleur, elle pria le garçon qui la servait de baisser un store sur la fenêtre de la salle à manger, mais, durant son silence, ses yeux parlaient pour elle, sombres, expressifs, éloquents, des yeux, vraiment, à célébrer en vers.
Je la surnommais Angélique : cela lui convenait. Le souvenir de l’Arioste n’y était pour rien. « Elle doit s’appeler Angélique, » avais-je dit à maman qui répondit en souriant : « Si tu veux ! »
Le hasard fit que, sur la plage, son parasol voisinait souvent avec notre tente. Elle restait là des heures, assise dans son fauteuil de paille, comme sur un banc, toujours occupée à lire des livres dont je ne voyais pas le titre, leurs couvertures étant revêtues d’un invariable papier bleu. Elle ne se laissait distraire ni par le vol des mouettes, ni par les cris des gosses, ni par un nuage de teinte heureuse : elle lisait, la bouche un peu serrée, sans se pencher vers le volume tenu à la hauteur de ses beaux yeux.
Or, un jour que le parasol d’Angélique ne l’abritait pas, il me fallut rentrer à l’hôtel pour aller chercher le sac à ouvrage de maman et, passant devant le petit salon, pièce triste où personne n’entrait jamais, je perçus de mélodieux accords et reconnus, savamment jouée, l’une des études de Chopin. Prudent comme un cambrioleur, je poussai la porte et parvins à me faufiler derrière un paravent pseudo-japonais dont une feuille se rabattait sur moi.
Angélique, assise au piano, tirait du pauvre instrument tout ce qu’il pouvait donner. Elle jouait avec ferveur, avec passion, avec art. Se croyant seule, elle se laissait prendre à l’enchantement né sous ses doigts. Elle joua encore deux ou trois scènes d’enfant de Schumann, une pièce courte de Borodine, d’autres morceaux que je ne connaissais pas, puis se leva brusquement, traversa le salon lugubre, les yeux brillants de larmes, le visage transfiguré, et sortit sans m’avoir vu.
« C’est maintenant, Ottavio, que tu m’apportes mon sac !… tu n’es pas essoufflé, je pense ! »
La révélation que je fis aussitôt me servit d’excuse.
Deux jours plus tard, je notai de nouveau l’absence d’Angélique.
« Allons l’entendre, dit maman ; le salon est à tout le monde ; inutile de nous cacher. »
Angélique ne témoigna d’aucune surprise. Se contentant de nous ignorer, nul signe d’agacement ne passa sur son visage. Elle jouait, cette fois, la partition d’ Orphée et l’on pouvait deviner entre ses lèvres frémissantes mais muettes les paroles qu’elle se chantait à elle-même. Nous revivions, maman et moi, la douleur du poète. Et ce fut ensuite Siegfried-Idyll de Wagner qui nous transporta dans la forêt magique peuplée d’un innombrable murmure…
Emotion très différente de celle que nous procura, plus tard, le jeu de mon ami Michel Rabier, toujours animé d’un souffle dyonisiaque qui n’eût pas convenu, je pense, à la frêle Angélique ; pourtant cette interprétation était noble, haute, et profond l’enchantement que l’on subissait.
« Je l’aurais si volontiers remerciée ! de si grand cœur ! disait maman, une demi-heure plus tard, mais quelles paroles adresser à cette personne glacée qui se retire sans tourner la tête ? Elle passait devant nous comme devant deux fauteuils ajoutés au mobilier… N’importe ! elle m’a fait bien plaisir. »
Nous profitâmes souvent de l’occasion offerte et toujours avec joie. Cependant, des nouvelles survinrent qui changèrent le cours de mes pensées. Je me sentais mécontent, préoccupé : le passage en France d’une parente venue de très loin m’obligeait à rentrer chez moi pour quelques jours, et l’idée d’abandonner maman, trop faible encore pour m’accompagner, ne me souriait guère. Nous avions à ce sujet, sous notre tente de la plage, de longues discussions où je montrais l’humeur la plus noire et qui ne menaient à rien qu’à nous agacer tous les deux.
Je pars demain, très peu satisfait. Puisque, en ce moment, Angélique joue un menuet que je crois être de Rameau, j’entre une dernière fois au salon, pour passer le temps, ce temps qui me paraît n’en plus finir. A peine me suis-je installé qu’Angélique cesse de jouer, se lève, vient vers moi, s’arrête, un peu interdite, et me parle ainsi :
« Monsieur, je vous assure que je n’ai nullement l’habitude d’écouter aux portes, ni même aux coins des tentes de la plage… Sans doute forciez-vous un peu le ton, hier après-midi, car j’ai surpris, malgré moi, quelques phrases de la conversation que vous teniez avec madame votre mère. Par suite, je vous sais inquiet de la laisser seule, à cause d’un voyage urgent. Si ma proposition vous agrée, Monsieur, je veillerai sur votre malade pendant cette absence. J’ai une longue habitude de ces soins et tâcherai aussi de la distraire de mon mieux en lui faisant de la musique, puisqu’elle semble la goûter.
« Je vous serais reconnaissante de me répondre, ce soir, brièvement, sans politesses superflues… A bientôt, Monsieur. Oh ! j’oubliais de vous dire que j’ai reçu, hier, la partition, tout récemment parue, de Pelléas et Mélisande , l’œuvre nouvelle de Debussy dont certains font grand cas. Son déchiffrement pourrait présenter de l’intérêt. »
Que la voix fût froide, l’attitude guindée, je n’y prêtais pas attention : c’est par son regard que s’exprimait cette femme singulière, à ce regard seul qu’il fallait répondre ; je le fis, dans la mesure de mes moyens réduits par un peu de stupéfaction.
Ainsi débuta une amitié de plus de vingt ans.
Dès le retour, je me rendis compte de quelle tranquille diligence Angélique avait fait preuve pendant les quatre jours que dura mon voyage et par quelles attentions délicates elle s’était assurée tout de suite la sympathie souvent rétive de maman.
« Ah ! je t’assure, Ottavio, que je ne m’ennuyais pas en sa compagnie ! Elle se trouvait toujours là au moment précis où j’avais besoin d’elle, sachant causer, sachant se taire, me distrayant par des remarques inattendues qu’une autre n’eût pas faites, me charmant par la musique dont elle est toute pénétrée, fort cultivée, sans ombre de pédanterie, ironique sans méchanceté, observant les gens et les choses : un enfant qui joue, un oiseau qui chante, un passant, une nuance de paysage… et cela à sa manière qui n’est certes pas celle du voisin… n’insistant jamais, surtout, de même que, dans son jeu musical, jamais elle ne souligne un effet. Ah ! combien je regrette que le coin de province où elle habite soit à l’autre bout de la France et que nos rencontres risquent d’être rares ! »
Elles le furent : maman disait vrai.
Huit jours plus tard, Angélique me faisait ses adieux.
« Votre mère a été de la dernière indiscrétion, et je l’en remercie. Puisqu’il vous plaît, Monsieur, de me nommer Angélique, ne vous gênez pas. Dorénavant, je serai donc Angélique, pour vous. Est-ce entendu ?…
« Merci, Ottavio… Il paraît, en outre, que votre paresse en matière épistolaire est inqualifiable. Je vous en voudrai beaucoup de ne pas m’écrire régulièrement. Lorsque j’aime les gens, je deviens très exigeante. Vous vous le tiendrez pour dit, n’est-ce pas ? Votre mère a mon adresse, j’ai la vôtre. Une poignée de main… Au revoir ! »
Je garde d’elle des lettres précieuses que je relis souvent. Angélique a su me suivre : elle s’est réjouie avec moi et, du même cœur compatissant, désolé ; elle comprend une souffrance sans qu’on ait la peine de rien lui expliquer : elle la devine. Elle partage de bonne grâce les plaisirs de son ami ; elle se tient au courant de ses ennuis, de ses inquiétudes et trouve la phrase simple et juste qui les allège…
Mais j’y pense ! Voilà plus de quinze jours que je n’ai écrit à Angélique. Je ne voudrais pas recevoir d’elle une semonce : le ton de certains de ses billets est parfois assez dur. Je devance donc l’amicale réprimande qui ne tarderait guère :
« Paris, le 23 décembre.
« Ma chère Angélique… »
Je ne m’en rendais pas compte et les quelques mouvements d’impatience, les fugitifs mais très ironiques sourires que papa se permettait parfois n’avaient pas suffi à me le signaler : je devenais ennuyeux, cruellement ennuyeux et mettais à provoquer cet ennui une assiduité sans égale. Je me spécialisais à tel point dans les belles-lettres que rien d’autre ne m’intéressait plus, ou c’est alors que je trouvais à y revenir par quelque digression sournoise. Je lisais toujours avec gloutonnerie, mais au lieu d’assimiler ces lectures en silence, je faisais d’elles le sujet d’un incessant bavardage et n’épargnais mes commentaires à personne.
Quand j’admirais, la moindre critique me mettait hors de moi. Si juste qu’elle pût être, je ne la discutais pas, je la niais tout de suite et m’en indignais comme d’un blasphème ; or l’indignation pousse à l’éloquence. Quand je n’admirais point, quand l’œuvre m’était hostile ou simplement indifférente, quel haussement d’épaules dédaigneux, pour accabler ce béotien qui se permettait d’aimer une œuvre qui ne savait pas me plaire, pour lui fermer le bec et parler à mon tour ! Le reste du temps, je le passais en éloges, déclamations, essais d’apologétique souvent maladroits où je m’embrouillais, mais d’où je sortais vainqueur, à mon avis, du moins, en imposant ma façon de voir, la vraie.
De plus, j’affectais, sitôt que l’art était en cause, un air concentré, réfléchi qui faisait bien augurer des pensées profondes prêtes à cristalliser dans ma cervelle. Que cet art fût plaisant, grave, bouffon ou dramatique, je l’envisageais de même : on ne devait pas s’approcher du temple, le sourire aux lèvres. Ce sont les petites gens sans foi, sans mœurs, qui vont cueillir des fleurs sur les coteaux modérés, moi je ne fréquentais que les cimes de l’altitude desquelles je me croyais, en outre, seul juge.
A cette époque, j’étais étudiant et dus persécuter plus d’une fois mes pauvres camarades par mon intolérance. La nouvelle vie que je menais m’avait surpris. Séduit d’abord par sa gaîté, il me fallut bâtir en moi une cloison étanche, pour que mon austérité devant l’art ne m’empêchât pas d’accueillir la joie qui s’offrait, qui me tentait fort, car je restais jeune… Mais comment faire ? comment, surtout, résister à ce besoin qui me possédait de répandre à tout bout de champ la bonne parole, de ramener dans le droit chemin l’aveugle et l’insensé, de mettre en fuite, par la vertu de mes discours, les mauvais démons ? La vieille dame qui dansait jadis à l’Opéra et tourbillonnait au clair de lune, chaussée de satin noir, m’avait-elle, du fait de son ascendance suédoise, transmis le goût du prêche et de la conversion ?
Un matin que je m’exaltais ainsi, à propos des vers de je ne sais plus quel poète symboliste, que j’en vantais le mérite inégalable, que j’en citais de mémoire des strophes nombreuses, beaucoup trop, au gré des auditeurs, mon camarade Michel Rabier que je connaissais à peine s’approcha, écouta quelque peu, puis interjeta sur un ton assez autoritaire :
« Mais toi, mon vieux, es-tu fichu d’écrire des vers qui tiennent sur leurs pattes ? Ça se saurait, je pense ! alors épargne-nous les vers des autres : tu embêtes tout le monde et tu perds ton temps. »
Inutile, n’est-ce pas, de relever l’ineptie du propos ? elle était manifeste. Je m’éloignai dignement, sans rien répliquer.
Or, le soir de ce même jour, je revis Michel Rabier à une réunion d’étudiants. Il menait le train. On chantait des chœurs d’une parfaite obscénité, on poussait des hurlements, on entonnait de la bière, tout cela dans une atmosphère épaisse de tabac. Je me joignis au vacarme, je tâchai de m’y distinguer et ne fus bientôt plus qu’un garçon de dix-huit ans qui s’amuse sans arrière-pensée ni contrainte.
La nuit passait ; il ne restait dans la salle qu’une dizaine de camarades épars. Le bruit avait cessé ; on s’apprêtait à lever la séance, mais par les fenêtres grandes ouvertes, il entrait, maintenant, une fraîcheur délicieuse qui invitait à rester encore.
Je vis Michel Rabier traverser la salle et s’asseoir au piano ; il se mit à jouer ; il chantait aussi, d’une voix rude et juste ; il s’exaltait, lui aussi, pour mieux nous rendre la splendeur de l’œuvre interprétée… et ce fut le sublime passage des Maîtres-chanteurs où Hans Sachs enseigne à Walther l’amour et le respect de son art. C’était Hans Sachs en personne, je ne pouvais le voir autrement. Ce gros garçon barbu qui, une heure avant, hurlait des refrains immondes mettait sa voix au service de l’art le plus noble, le plus émouvant.
Ah ! je ne songeai pas un seul instant à dire : « Es-tu fichu de composer de la musique ?… ça se saurait ! » Il ne nous embêtait pas, lui ! Il nous ravissait ! Par la grâce du sort, j’avais trouvé sur ma route un animateur.
Je n’indiquerai pas explicitement le lieu où cette nuit s’acheva, mais là, encore, Rabier n’était-il pas tout pareil : vivant, joyeux, plein d’enthousiasme et paraissant à sa place, oui, même là ?… Lorsqu’aux approches de l’aube, nous quittâmes les quais du port pour rentrer enfin chez nous, notre causerie se perpétuait sous le clair de lune finissant.
« Il ne faut pas trop m’en vouloir, me disait Rabier, si je t’engueule quelquefois : ce sont des façons de parler… et puis, vois-tu, avec la vie que nous menons, on n’a pas le temps d’être poli : la forme est sacrifiée… N’importe ! ça m’agace de te voir profiter si mal de tes lectures. On dirait vraiment que les beaux vers, la belle prose que tu lis, tu les laisses dans le livre au lieu de les porter en toi. Alors, quand tu parles de ces choses, elles prennent tout de suite un air de citation entre guillemets, un air mort, un air de conserve. Tu sais, mon vieux, les beaux vers me font plaisir à moi aussi, mais j’aime qu’ils flambent, qu’ils fument, qu’ils résonnent ou qu’ils me proposent des images. Les vers en conserve, frigorifiés, ne me disent rien : j’ai besoin de les goûter frais, de les revivre. Tu les revis peut-être pour toi-même, mais pas encore pour autrui.
— Je veux bien, répondis-je, mais de quelle façon m’y prendre ?
— En te mettant à la cuisine… Oh ! je ne plaisante pas. Il y a des gens qui prétendent (de pauvres imbéciles sans odorat ni goût) qu’un bon plat est toujours bon, que l’on connaisse ou non la recette. Ils ne savent pas manger, les misérables ! Un plat qui me semble digne de ma gueule, je l’analyse tout en le mangeant, je l’étudie ; il m’explique sa qualité, il me la démontre. On se trompe parfois : les sauces donnent de singulières déconvenues… et dans tous les arts, je crois… Toi, tu n’aimes pas la poésie en gourmand : si tu savais le métier du poète (je dis bien : le métier), si tu te rendais mieux compte de la facture du vers et l’étudiais de près, le poème te donnerait une joie plus grande, ton émotion s’augmenterait, serait plus ample, plus profonde, car tu distinguerais mieux le passable de l’excellent, le curieux du beau. Les petites choses t’apparaîtraient vite sans intérêt, les grandes à leur taille… et l’inspiration du poète gagnerait encore en mystère pour te donner une joie plus complète. D’ailleurs nous reparlerons de ces questions, puisqu’elles t’intéressent. »
Je le dirigeai vers la musique : il se laissa faire et promit de me fournir avant peu, avec un clavier sous les doigts, mille exemples de ce qu’il me disait.
Nous nous étions assis sur un banc. A l’orient, le ciel s’éclairait déjà, la nuit se teintait de mauve. Soudain, la voix de Rabier me parut changée.
« Hein ! disait-il, ça te dégoûte, mon garçon, de nous voir finir notre journée à l’heure où tu commences la tienne ?… »
A qui parlait-il ?
A un jeune passant, fort loqueteux, qui, sans doute, se rendait à son travail.
« … Je me dégoûte aussi ! Assieds-toi là et prends un cigare. Tu nous feras plaisir. »
L’homme s’assit. Bientôt après, ils causaient et, déjà, se sentant en confiance, notre invité de l’aube s’exprimait plus librement, répondait sans nulle gêne à Rabier qui l’interrogeait sur sa famille, son travail, ses joies et ses ennuis.
Nous nous levâmes.
« Merci pour le cigare… Monsieur.
— Pas de quoi, camarade, et surtout rappelle-toi, si les enfants étaient malades, de les envoyer à l’adresse que je t’ai donnée… Bonne journée, bonne chance ! »
Il faisait grand jour.
Tel je vis Michel Rabier, cette nuit-là, tel je devais toujours le revoir. Qu’il parlât de littérature, de musique, d’art plastique ou de philosophie, dans chaque sujet il apportait la même ardeur à tout sentir, à tout comprendre, à mieux se renseigner. Sa critique ne se montrait jamais destructive : elle offrait le spectacle d’un combat où la force de l’adversaire était respectée ; son admiration, jamais non plus, ne paraissait creuse : en glorifiant l’œuvre, vers elle il appelait l’amour. On le retrouvait pareil devant un paysage : il se mêlait à lui ; devant une pensée : il se l’incorporait et, tout de suite, en essayait la vertu par de subtiles tentatives ; devant un être, enfin : il se donnait à lui pour le prendre plus sûrement, et toute sa joie était d’agir ainsi.
Je dois à Michel Rabier d’avoir soufflé la poussière de mes livres, éclairci ma vue embrumée de littérature, assuré mon oreille et même affiné mon goût, car cet amateur de délices était un grand mangeur, un grand buveur. Il m’invite encore souvent à sa table, mais, pour ne rien cacher, il souffre aujourd’hui d’arthritisme, ce qui ne nous empêche nullement de causer, comme jadis, après le repas.
Une porte bat quelque part… Je me réveille en sursaut.
D’abord, il m’a fallu un certain temps pour me délivrer du beau songe, mais à mesure qu’il se dissipe, des larmes viennent noyer mes yeux.
C’était jadis… je me tenais à califourchon sur cette forte branche d’où l’on découvre tant de choses : des broussailles, du gazon, des fleurs, le coin du verger et le bassin, au milieu duquel donne de la bande un petit bateau, perdu par l’insigne maladresse de Bianca.
Maman descend les marches du perron, bottée, éperonnée du pied gauche, une cravache à la main. Elle a l’air content. Papa, comme d’habitude, vérifie les sangles de la bête que l’on vient d’amener, à qui maman parle de près et dont elle flatte les naseaux, puis il l’aide à se mettre en selle.
Pourquoi va-t-on se promener sans moi, quand il fait si beau, si bleu, si chaud ? Aurais-je démérité ?…
Je ne m’en préoccupe pas : je regarde bonne-maman, assise à l’ombre, dans un fauteuil de rotin. Elle a mis ses lunettes ; elle lit le journal, lentement, avec méthode, comme il sied, s’attardant à la colonne des naissances, des mariages, des morts, parce qu’il lui faudra peut-être écrire quelques mots de félicitation ou de condoléance : tâche malaisée lorsqu’on a plus de quatre-vingts ans et des yeux fatigués.
Ce bois que je domine de haut est plein de monde. Dalsant me cherche : il m’apporte un livre dont il veut me parler, qui m’intéressera. Je le vois sous l’aspect d’un garçon râblé de dix-huit ans. Moi, j’en compte huit ou neuf à peine, mais, dans le rêve, on s’entend fort bien à brouiller les dates.
« Ohé ! ohé ! »
Ferdinand m’appelle, me fait signe : il me montre un masque en terre glaise. Ah ! c’est le baron de B. ! Toujours jeune, toujours souriant du même sourire humide et satisfait, il s’effondrera demain, sans doute : son nez lui tombera dans la bouche, ses prunelles d’un azur si tendre, soudain liquéfiées, couleront sur les joues flasques, bleuies par le rasoir…
La gueule modelée par Ferdinand prévoit cette déchéance, la laisse pressentir d’horrible façon.
Quelques adolescents se promènent sous les platanes. Chacun d’eux est, à sa manière, un peu génial… Les illustres collaborateurs d’ Azur , le front ceint du « verd laurier », chantent en chœur, transportés du même enthousiasme. Ce chœur, où l’ai-je donc entendu ?… Je pense à Nuremberg, sans plus insister, car j’écoute autre chose, maintenant : un bruit sourd, bien rythmé… c’est le cheval de Maman qui galope au loin, je ne sais où, qui galope à travers champs, et chaque fois qu’il saute un ruisseau, je vois le ruisseau qui brille.
Bianca réclame son partenaire au croquet, d’une voix très impérieuse. Bianca m’embête (me prend-elle pour un enfant ?) et peu m’importe que l’arceau de la « cloche » soit démoli.
Le cheval de maman galope sur une plage. Quand l’ai-je déjà suivie, cette plage bordée d’arbustes malingres, couleur de rouille ? Dans le fond, je distingue des paillotes d’où sortent de petits nègres tout nus.
Du haut de mon arbre, j’ai lancé un cerf-volant superbe, cadeau de papa. Son aspect est celui d’un dragon chinois. Il se tortille, se dandine et monte par à-coups. Je vois vibrer les anneaux de sa queue. Il fait l’admiration des foules, de Dalsant, de Ferdinand, de Bianca qui le regardent, bouche bée.
En l’air, quelque part, résonne le début d’une étude de Chopin, jouée par Angélique ou Rabier. On dirait une légère volée de cloches, et mon cerf-volant se faufile entre ces mélodieux accords sans s’y accrocher.
Le cheval de maman galope sur une route blanche. Son ombre bleue galope en raccourci dans la poussière à ses côtés.
Mon cerf-volant tire. L’arbre tremble, l’arbre se balance et me secoue ; la branche que j’enfourche est comme un cheval rétif.
Le cheval de maman galope toujours, mais, cette fois, sur les bords d’un vaste fleuve jaune aux lourdes eaux. Je sais que ce terrain est traître, qu’on s’y enlize… Comment avertirai-je maman ?
Le galop se dédouble, le galop se multiplie, le galop monte vers le cerf-volant, et ce sont de nombreuses écuyères foulant des nuées qui passent sur ces chevaux volants et brandissent des javelots et se poursuivent, échevelées, et poussent des cris que je reconnais, des cris exaltants. Mon cerf-volant domine encore la chevauchée. Ce galop, ces chants m’assourdissent. Et puis, soudain, le dragon pique du nez ; il sombre ; mon arbre se redresse…
C’est alors que la porte bat et que je me réveille effaré.
Je ne les ai pas tous nommés, ceux qui peuplaient mon rêve. Je n’ai voulu me souvenir que des Miens. Certains sont morts, d’autres vivent au loin, d’autres, tout près, se sont éloignés plus encore. Je me retrouve seul, très seul ; le bruit de galop qui m’obsédait se dissipe ; le ciel prend la blancheur du plafond de ma chambre ; il n’y vole nul dragon et voici qu’il faut vivre jusqu’au bout une journée que je commence à peine, où j’entre en frissonnant avec des larmes dans les yeux.
Un soldat de deuxième classe relit avec soin quelques pages d’une revue parisienne, ouverte sur son bureau, entre deux dictionnaires qu’il feuillette tour à tour.
Je me sens très ému. Bientôt, il me faudra rejoindre la caserne, mais ne puis-je encore découvrir une virgule mal placée, une lettre à l’envers, ou telle autre affreuse coquille dont la correction serait d’ailleurs tardive, le numéro ayant bel et bien paru… Et je ne parle pas des fautes de français, des barbarismes, des impropriétés de termes, dont la seule idée me fait monter le rouge au front.
Un périodique très honorable a bien voulu de ma prose. Cela flatte, quand on a vingt ans, cela n’est pas une plaisanterie et les jours lointains d’ Azur provoquent mon sourire un peu dédaigneux.
Le service militaire n’occupa pas toutes mes heures, puisque j’ai pu composer un article de critique. Par élégance ou plaisanterie, je le nomme « essai » ce qui sonne mieux. Il me fut aisé d’en découvrir le sujet. Mon admiration s’est fixée depuis plusieurs mois sur un auteur contemporain dont j’ai tout de suite dévoré l’œuvre. Ensuite, il m’a fallu la relire et la méditer. L’épreuve fut bonne car mon admiration, au lieu de défaillir, croissait de jour en jour. Enfin, tout nourri de ces livres, je voulus chanter l’excellence de leurs qualités. Hélas ! je n’étais pas le premier à tenter l’aventure : d’autres l’avaient fait avant moi, avec plus d’esprit, peut-être, ou plus de force, ou plus de subtile adresse. N’importe ! la conviction me reste que je l’ai découvert, cet artiste déjà connu, et qu’ayant mis toute l’ardeur de ma jeunesse à me le révéler à moi-même, seul j’ai découvert ce qu’il fallait en dire.
Je sais par cœur toutes les lignes tombées de sa plume. Je l’ignore cependant. Des gens de goût l’admirent (je viens de vous en fournir la preuve), les imbéciles l’attaquent, le tenant pour révolutionnaire, et d’autres (on s’en doutait d’avance), ne pensent rien de lui.
Mes pages m’ont l’air d’être convenables. Les épreuves furent corrigées avec tant de soin, à l’ombre du mur de la caserne ! Et me voici obligé de m’y rendre de nouveau, à cette caserne. Dans trois semaines, d’ailleurs, je recouvre ma liberté, vouée, je l’espère, à composer une série d’essais critiques et peut-être, plus tard, à les réunir en un recueil modeste : mes débuts en librairie.
Je sors après être allé baiser la main de maman et prends mon courrier dans l’antichambre : deux feuilles sans intérêt, un prospectus, une enveloppe dont l’adresse est d’une écriture inconnue, mais sitôt en ai-je retiré la double feuille de petit format, je me sens la main tremblante, le front mouillé… C’est lui qui m’écrit. Lui, et quelle lettre !
Mon essai ne l’a pas ennuyé, il en parle avec bonne humeur, il me dit que les hasards de sa vie occupée le mèneront près d’ici, dans un mois. Il me fixe même la date : certain samedi, vers dix heures du matin. Il viendra me serrer la main.
Ah ! je crois bien me souvenir d’avoir dénombré les jours ! Quelle surprise ! plus belle d’être à ce point inattendue. Rendu à la vie civile, sans tutelle d’aucune sorte, maître de mes actes et possesseur de la clef de mes champs, je serai plus libre de le recevoir à ma guise.
Cette époque de ma vie, qui me semblait belle, à cause d’un article paru, vient de changer soudain de beauté.
Même compté scrupuleusement, le temps passe… Vingt-trois jours ! Enfin la matinée de samedi est venue ! Il verra le ciel de mon pays, paré de sa vraie teinte, la mer scintillante et paisible, les rochers des collines, austères et nus comme je les aime, quand je veux rêver de l’Orient.
Le voici qui entre chez moi !… La vie même : sa parole est vivante, ses yeux sont vivants et son geste sobre donne une âme à tout ce qu’il dit.
« Déjeuner ? bien volontiers : je ne partirai que ce soir. Je compte sur vous pour m’accompagner en ville, pour me montrer les gens qui passent, les bateaux du port, les flâneurs et la foule : rien que l’étranger veuille voir, ni collection, ni musée ; un peu du plaisir quotidien que l’on trouve à se promener ici.
— Je vous promets de faire de mon mieux. »
Il me semble que maman fut flattée de sa visite.
« Je tenais à connaître votre fils, Madame : sa critique est tout à fait gentille et pleine de bonnes intentions, mais nous ne parlerons pas, aujourd’hui, de littérature. Je viens d’engager ce jeune censeur comme cicerone, jusqu’à mon départ, et l’ai chargé de me montrer les beautés de sa ville : celles, bien entendu, qui ne sont pas étiquetées.
— Saura-t-il ? » demanda-t-elle en souriant.
Ils causèrent ensemble jusqu’au repas. Il nous décrivait sa forêt, là-bas, dans le nord, si différente de mon cher petit bois de pins ; il décrivit ses chasses et l’on eût dit, à l’entendre, qu’il chassait sous nos yeux ; il parlait avec amour de ses bêtes, de ses arbres, des paysages qui l’entouraient ; il dit même quelques mots de ses œuvres, sans insister, sur un ton familier, sans modestie non plus : simplement. Parfois, un petit détail précis, une anecdote plaisante donnait du relief à la phrase… J’écoutais, je me sentais fier… Ah ! cet homme royal n’était pas mon cousin !
Bientôt, nous pensions l’avoir connu depuis de longs mois. Il fut lui-même, ce jour-là, et c’est ainsi qu’il m’est toujours apparu. Souvent joyeuse, grave quelquefois, la voix garde son accent, sa vertu d’évocation immédiate, son récit rapide et précis. Il n’arrange pas ses phrases, il ne les complique, ni ne les charge : il cause, comme lui seul sait faire. Que le sujet soit noble ou rustique, sérieux ou plaisant, il ne change pas ses façons de dire.
Je l’ai toujours vu tel qu’il était au crépuscule de ma jeunesse. J’ai suivi sa carrière ; chacune de ses œuvres nouvelles semble m’avoir lié à lui davantage, chacune me le dépeignait mieux, en traits plus significatifs, plus singuliers, plus véridiques… Ah ! me vouer à l’étude de son œuvre et de sa pensée, quelle haute recherche, mais combien j’en suis encore loin !
Plusieurs années plus tard, comme nous devisions de conserve, maman, quelques amis et moi, je ne sais qui me fit cette remarque à son propos :
« Il n’est pas ton maître : le vocable lui déplairait par son allure officielle. Il est ton Patron. »
« Le Patron », ce nom lui est resté. J’ai quitté mon Patron hier soir ; je le reverrai dans trois semaines. J’aime l’imaginer en ce moment dans sa forêt chargée de neige et de frimas, tandis que d’autres pays que ma fantaisie incertaine voudrait visiter se chauffent au soleil et se parfument de fleurs, des pays lointains que je désire connaître, où je rêve de travailler, où j’irai peut-être, un jour.
Faut-il avouer sans vergogne que le hasard me fut toujours favorable ? A l’époque où nul livre ne m’enchantait plus qu’un autre, sauf quand il me forçait tout de suite à rire aux éclats ou me répétait d’anciens contes que je connaissais bien, je fis, en rentrant de certaines vacances pluvieuses, la rencontre de M. Lequin, dont l’habile enseignement, par des procédés si simples que je n’y comprends encore goutte, sut me donner le goût de la lecture et m’apprendre en quelque sorte à lire, puis à m’enthousiasmer. Sans doute, ces admirations ne furent-elles pas toujours d’un choix très sûr (le mien). Certaines des plus vives se flétrirent bientôt, alors que je les croyais immortelles ; admirations saisonnières, convenables à un matin d’été, à un soir d’hiver et qui, plus tard, mouraient d’ennui ou qu’une critique, une parole pointue et juste, une habile comparaison remettaient à leur place.
Il en fut de même, par d’autres moyens, pour les délices de la géographie et les désirs qu’ils suscitent avant peu. Je ne prisais alors que les contrées lointaines : elles seules avaient du charme, de l’attrait, un parfum. Au lycée, on nous en parlait peu. Leur intérêt provenait, hélas ! de ce que je les connaissais mal ou pas du tout.
Un atlas ne devient vivant que peuplé d’images presque familières, or il importe, pour l’animer ainsi, de se donner de la peine, et mon professeur de géographie ne m’engageait pas au travail : il dictait son cours. Quelques livres lus avec passion y suppléèrent, illustrant soudain cette côte sèche et morose, ce pays dépourvu de pittoresque, cette roche culminante mais sans histoire… Pourquoi chercher ailleurs que dans ces pages évocatrices ?
Les îles du Pacifique n’étaient-elles pas, suivant Stevenson et Loti, enchantées par de belles filles brunes à la chevelure fleurie ? L’arrière-pays de Cuba, si l’on s’y promenait à loisir, ne présentait-il pas aux yeux toute la magie d’un sonnet gravé dans ma mémoire, et toute sa musique ? Ne pouvais-je en naviguant le long de mon rêve, croiser, voiles éployées, les caravelles venues d’Europe ?
Heredia me révélait ainsi la Sicile, l’Egypte, la lande bretonne, le Japon et ces « jardins de la Reine où la brise éternelle est faite de parfums », comme Kipling m’avait introduit dans la brousse indienne et mon cher Stevenson dans cette île inconnue qui recèle un trésor. Barrès me dévoilait une Espagne sanglante et Tolstoï, en attendant Dostoïewski, un visage de la Russie que je n’imaginais pas, tandis que Baudelaire prolongeait toujours mon rêve…
Ces beaux voyages dans un fauteuil se terminèrent brusquement, un jour de beau temps où je causais au café, dans certain port méditerranéen, avec un nouveau camarade, découvert la veille et qui se nommait Carliès. Ce jeune homme avait déjà beaucoup voyagé de façon utile et diverse. Avec un sourire qui rendait toute narquoise sa face glabre, il sut vite réformer ma géographie et, sans nulle méchanceté, lui donner un contour plus plausible. Ce jeu coupé de plaisanteries, m’intéressait comme une découverte nouvelle. Nous passâmes plusieurs après-midi à causer de la sorte, plusieurs nuits aussi, je crois, en compagnie de jeunes femmes étranges, loquaces, point sottes, qui faisaient profession d’avoir lu, de lire volontiers et qui paraissaient, quand la mauvaise chance les induisait en une erreur trop forte, le faire exprès, pour nous amuser, sans plus.
En si plaisante société, Carliès m’apprit donc que mon Amérique n’existait guère hors de ma tête. Il eût averti presque de même un gosse que l’Italie n’a point, hors des atlas, la forme d’une botte et qu’elle ne se chausse pas. Il me dit que je plaçais, sans raisons valables, tel paysage trop à l’est et que, de cet endroit où, du haut d’un cap très abrupt, je guettais une escadre de blanches voilures, on ne pouvait voir qu’une plage bordée de villas somptueuses et d’hôtels où l’on soupait en grande toilette, servi par des nègres, enfin que les navires côtiers n’avaient point la forme que je leur donnais et traînaient après eux un panache de fumée noire. L’Espagne présentait, paraît-il, d’autres aspects que ceux qui m’étaient chers et la Russie un alliage de sentiments plus simples.
« Vous faites tort, en somme, aux poètes, aux romanciers, aux voyageurs artistes dont vous vous nourrissez si avidement. Ce qu’ils nous donnent, ce sont leurs impressions du moment, ruminées ensuite à loisir, leurs sentiments exprimés en un paysage et ce qu’ils gardent de leurs rêves. Vous détruisez un peu de la beauté de l’œuvre par cette recherche d’un renseignement précis. Un recueil de poèmes n’est pas un indicateur de chemins de fer, du moins, il me semble…
— En plaisantant, vous me gâtez d’avance les voyages que je ferai peut-être : vous en détruisez la magie.
— Non, cher Monsieur ; il vous serait plus utile de glorifier la figure de l’auteur par les évocations qu’il nous livre que de fausser ce qu’il dit. Lorsque le poète nous dépeint un paysage de jadis, une scène du passé, si juste que soit la synthèse, elle nous renseigne d’abord sur les goûts de ce poète, son imagination, son génie, et lorsque Barrès est obsédé par le sang et les tortures, en cette Espagne qu’il admire si fort, sa vision reste vraie, moins l’obsession qui la souligne et spécialise l’œuvre d’art. Elle était en lui, déjà, mais, comme elle vous ravit, vous fermez les yeux à tout autre spectacle.
— Je ne vais pas si loin ! Ne me faites pas dire que je verrai Antoine et Cléopâtre sur le Nil, Parsifal dans son temple et saint Antoine causant avec la bête dont la stupidité l’attire !
— Vous en prenez le chemin ! Si j’osais, je vous engagerais aussi à changer votre façon de lire, simplement pour vous former un point de vue personnel, afin d’écrire, un jour, à votre tour, plus librement… Mais le domaine des lettres n’est pas le mien. Vous plairait-il, puisque nous dînons ensemble lundi, de faire, ce soir-là, un tour au Japon ? J’y ai passé la majeure partie de l’an dernier. »
Cette soirée m’enchanta. J’y précisai encore le désir grandissant que j’avais de partir au loin, de voir enfin de mes yeux ce que mes songeries ne savaient plus m’offrir.
— Pourquoi pas ? Votre idée, cher Monsieur, n’est pas mauvaise.
— Si je retrouvais mon chemin tout seul, je risquerais de perdre la tête ! Trouvez-moi un compagnon de votre genre, et je me décide sur l’heure.
— Mon temps est pris par de moins lointaines besognes, je le regrette, mais votre séjour peut encore se prolonger ici, sans inconvénients, n’est-ce pas ? La chance m’indiquera donc ce voyageur avec qui vous irez courir le monde, mais tâchez dès maintenant de restreindre votre choix. Une vie de centenaire ne suffirait pas à bien voir tous les lieux divers que vous désirez connaître et la Tasmanie, l’île de Pâques, Magellan, la Chine occidentale et le Soudan ne sont pas desservis par un courrier hebdomadaire… »
La chance ?… n’ai-je pas dit, tout à l’heure que la chance me fut toujours favorable ?
Je reçois, ce matin, une lettre pareille à tant d’autres, qui n’attire pas mon attention de façon particulière. Je l’ouvre enfin, distraitement, mais son contenu me fait réfléchir.
Pour l’instant, le seul paysage de la rue s’offre à moi, morne, pluvieux, devant lequel il faudra m’émouvoir du mieux que je pourrai, rappeler des souvenirs, vivre en leur compagnie, les interroger, savoir ce qu’ils ont encore à m’apprendre, leur sourire aussi. Quelques autos passent, de bruyants autobus, des gens emmitoufflés de manteaux ou de fourrures, et qui s’aventurent sur le pavé mouillé sous l’égide de leur parapluie, un ciel où rien de bon ne se devine, enfin moi-même, assez mécontent, moi tout seul, un papier aux doigts, prêt à lire avec plus d’attention une page dont l’en-tête m’est familier.
Maître Noblet fut le notaire de mes parents. Je me souviens de sa figure qui me représentait jadis celle du notaire type, à l’image duquel les autres furent faits. Je l’imagine dictant ces phrases à son anguleux secrétaire et les signant de sa propre main.
Il m’annonce aujourd’hui que la campagne où mon enfance et ma jeunesse trouvèrent, comme je vous l’ai dit, tant de charme et qui m’offrit de si nombreuses délices que j’écoutai d’une oreille attentive, auxquelles je goûtai d’un regard gourmand et d’une âme exaltée, sera bientôt vendue, avant la fin du mois peut-être. J’ai toute liberté de m’y promener une fois encore, si le voyage ne me rebute pas, et M e Noblet ajoute en post-scriptum quelques lignes autographes qui prétendent, je pense, me toucher beaucoup, sur le culte du souvenir et l’honorable qualité d’un sentiment qui se fait rare, dit-il, en les temps desséchés que nous vivons.
Je l’attendais bien, cette nouvelle ; néanmoins elle me donne le frisson. Je partis sans tarder. Peu de jours après, je descendais du train et, une heure plus tard, sonnais à la grille de la campagne. Cette fois, je n’eus pas à me mettre, comme naguère, sur la pointe des pieds.
« Ah ! Monsieur Ottavio, quelle bonne surprise ! »
On cause, on rappelle sans ordre les jours passés où je courais dans la prairie, en culottes courtes, on évoque surtout de chers êtres disparus et, pour scrupuleusement que je me surveille, mon cœur souffre déjà, tandis que mes yeux se mouillent de larmes subites que j’essuie en me détournant. Puis ce sont des questions qui se chevauchent…
« Et Monsieur Ferdinand, que devient-il ?…
« Mademoiselle Bianca est mariée… A-t-elle un beau garçon ?…
« Vous rappelez-vous, Monsieur Ottavio, le jour où l’on a fait la chasse aux rats et cette nuit d’été où deux rossignols s’étaient perchés sur le lustre de la salle à manger ?…
— Mes amis, je compte me promener, toute la matinée, dans la maison, les prés et le bois. Ne laissez entrer personne, s’il vous plaît. Je tiens beaucoup à rester seul. D’ailleurs, je rentre à Paris, demain soir, sans faute.
— Un si court séjour, Monsieur Ottavio ! et nous qui espérions vous retenir longtemps ici ! »
Il fait beau, le ciel est clair, lumineux, égal ; chaque branche, dirait-on, porte un oiseau qui chante. De la terrasse où, nerveusement, je me promène de long en large, on découvre la mer peuplée de voilures, parsemée d’éclats de jour et bordée de roches frangées d’écume, la mer sur laquelle se promène avec nonchalance une brise d’été chargée d’aromes.
Cinq minutes me suffirent pour visiter la maison. Elle m’était devenue étrangère. Rien n’y subsistait de vivant. Tout m’y parlait de mort préparée par les longues souffrances, les larmes et les cris, d’angoisses cruellement éteintes, de peines à la longue effacées, de fièvre pour jamais refroidie. Mieux valait se rendre au cimetière où les tombes gardent du moins une figure et préparent un accueil à qui les visite avec amour.
Dans le bureau de papa, les livres étaient poussiéreux. Dans la bibliothèque, il ne restait vraiment que les volumes que j’avais emportés à Paris (leur place vide), et les couloirs, la salle à manger, les chambres où des meubles s’ennuyaient manifestement, sonnaient le creux, privés de voix, de musique, de jeunes culbutes et de rires, enfin les portraits pendus aux murs affectaient une expression figée, glaciale, méconnaissable… (cette expression, l’avaient-ils peut-être toujours eue ?). Je préférais revoir les prés, le verger et le bois où la nature saurait me parler encore.
Mon espoir devait moins tenir de la chimère. L’herbe me fut plus charitable que la maison ancienne ; les fleurs nouvellement écloses voulurent bien reconnaître leur admirateur d’autrefois.
Me voici couché de mon long à l’ombre d’une branche de platane, dans le voisinage de coquelicots, de marguerites et de boutons d’or, à l’orée même du verger, frontière chaleureuse où le soleil ne m’éblouit pas. Près de ma main posée à plat, un petit monticule de terre meuble est parcouru d’insectes qui me furent familiers et m’offrent un spectacle que j’ai plus d’une fois contemplé, jadis.
Des fourmis passent, affairées, chargées de fardeaux.
Entrechoquant leurs glaives dentelés, deux mantes vertes, d’humeur cruelle, vont se livrer un combat sans merci.
Deux bousiers paysans s’efforcent de rouler une sphère de fumier vraiment démesurée.
Un papillon me soumet l’esquisse de ses danses les plus chatoyantes et j’y applaudis tout de suite, sans bouger.
Des vers de fruit pénètrent par acrobatie au sein de cette pomme tombée.
Un éphémère naît, mais à peine m’a-t-il charmé qu’il meurt aussitôt… désolant incident !
Agrippée au centre de sa toile, l’impériale araignée surveille d’un œil acrimonieux et glouton les victimes qu’elle choisira pour festoyer tout à l’heure. Elle les goûte, les savoure par avance et s’en délecte. Celle qui vient de se prendre au réseau pernicieux n’est pas dévorée tout de suite : on l’habille d’abord de soie grise, puis on l’accroche dans le garde-manger.
Mais rassurez-vous, bonnes gens ! l’araignée, elle aussi, mourra de male mort : au cours de cette comédie jouée par des insectes, la morale est sauvegardée.
Cependant il me semble que pour animer une histoire de ce genre, pour la faire comprendre, pour émouvoir, pour la grandir enfin, sans loupe, et l’humaniser, il faudrait le ravissement vivant et spirituel de la musique… Où chercher le musicien qui tenterait à l’orchestre cette entomographie ?…
J’attendrai.
Tiens ! une sauterelle vient d’apparaître !
Elle trouve le monde entier devant elle, prêt à la recevoir.
Immobile, recueillie, rétractée, elle s’accroche à la tige d’une herbe immobile aussi, car nulle brise ne se fait sentir en ce moment. Rien ne bouge et, cependant, l’air danse alentour, sous l’injonction du soleil, un ballet transparent, muet, qui ne tient compte ni des grillons ni des chants du ruisseau, ni du sifflement bleu des longs croissants d’acier qui fauchent la prairie.
A peine moins verte que l’herbe, la sauterelle se distingue malaisément. Parce que je suis tout proche, moi seul je la découvre sans peine. Je vois le support de son brin d’herbe, je vois son petit squelette, ses gros yeux, son gros ventre et, devant elle, un vaste monde étendu, bleu dans le haut, gris plus bas à l’horizon que des fumées encombrent, vert foncé, plus bas encore, enfin, de la lisière du bois jusqu’à ma lisière personnelle, d’un vert égal, assuré, sans surprises, si l’on efface quelques taches de coquelicots.
Le brin d’herbe qui supporte ma sauterelle fait une courbe délicieuse dont m’intéresse la ligne simple. Ce brin plie mais ne balance ni ne se brise : on le dirait bandé sous un poids. La sauterelle ne se repose pas : elle attend, je le devine, bandée de même, immobile toujours, mais en expectative, et je perçois alors la force de ce grand spectacle réduit à l’infime, et je voudrais que mon œil fût japonais ou chinois, pour le percevoir plus exactement et le dessiner peut-être : un ressort vert qui va se détendre, l’insecte vert qui va se déclencher, deux forces alliées en ce petit coin de l’univers…
Regard hallucinant (pour qui sait voir) de ces gros yeux désorbités, désir d’aller là-bas au sein de la lumière, de se perdre dans tout ce bleu aérien qui danse sur les pins et de plonger ensuite au fond de la fraîcheur… passion de l’aventure, du grand voyage, du beau voyage, frénésie qui se réserve encore.
L’instant est venu. Un souffle perceptible à peine nous l’annonce, une fleur salue et, brutalement, la sauterelle se détend… La sauterelle n’est plus là, déjà perdue dans le ciel bleu.
Toujours couché sur l’herbe, ombragé par une branche de platane, je regrette soudain que Bianca ne me reproche pas d’avoir fait fuir la sauterelle, par maladresse ou méchanceté… J’eusse vertement répondu. Bianca se fût alors servi de ses ongles pour me griffer les joues et moi de mes mains pour lui tirer les cheveux. Hélas ! ce temps n’est plus ! Nos habitudes ont changé avec notre costume et les débats se traitent en paroles. On reste assis devant une tasse de thé. Nulle sauterelle n’anime l’atmosphère.
Je me relève, mécontent, et me dirige vers le bois.
Voici l’allée où je me promenais avec bonne-maman, le banc moussu où l’on s’asseyait au soleil, où parfois elle installait son métier à tapisserie, tandis que je m’évertuais à choisir la teinte des laines, une lampe étant mauvaise conseillère, et à enfiler les aiguilles ; le sentier abrupt où Ferdinand faisait en ma compagnie de si belles glissades terminées, souvent, par des culbutes ; le bassin bordé de briques vertes émaillées (mon père le destinait à l’élevage de monstrueux cyprins que des officiers de marine lui rapportaient d’Extrême-Orient) ; le grand pin sur lequel Bianca et moi tentions des exercices de gymnastique et de voltige et d’où pendait une balançoire ; une tour, une tour colossale de trois mètres cinquante (dans le genre de la tour de Babel, mais plus grande), du haut de laquelle Bianca va sans doute, avec des rires et des cris, me bombarder de pommes de pin… Non, la tour n’existe plus : elle était déjà ruineuse de mon temps et je crois bien avoir recommandé, l’an dernier, de l’abattre.
Pourquoi ce coup de sifflet ?
Il s’en faut de peu que je ne retourne pour de bon sur mes pas et me dirige vers la gare ! Ce buisson qui, me semble-t-il, devrait être sacré, où personne, jamais, ne devait pénétrer, ce buisson ! ce buisson-là ! Malgré ma mauvaise humeur qui tourne en véritable colère (absurde mais concevable), j’écarte quelques branches. Quel imbécile, quel insolent est venu se cacher dans le buisson de mes plus chers souvenirs ?
« C’est enfin toi, Ottavio ! tu as daigné venir ! J’attendais ta visite depuis l’aube… Entre, ne te gêne pas. »
Je le reconnus tout de suite : la même voix teintée de malice, le même geste, la même chevelure décolorée, cendreuse, les mêmes yeux verts, les mêmes joues glabres, les mêmes bottes rouges, la même pose, enfin, entre ses doigts noueux, une tulipe rouge pareille… Pamphile !
« Tu cherchais des souvenirs, Ottavio : il est bien naturel qu’un ancien ami tel que moi se trouve sur ta route. »
Non, je n’étais plus étonné. Les oiseaux du bois s’étaient tus, comme pour nous laisser causer en paix. Je m’assis sur le tapis de brindilles de pin, près de Pamphile, et tout aussitôt la conversation commença.
« Tu me rends un fier service, lui dis-je. Ma visite ici avait un autre but que de te revoir, car je ne pensais plus te retrouver jamais que dans mes rêves, ce qui m’arrivait souvent, à Paris, en Afrique, en Chine, au Sénégal, en pleine mer… Je venais, aujourd’hui, vendre cette campagne. D’ailleurs, je ne dois signer l’acte notarié que demain ; or, demain, je ne le signerai pas.
— Mon vieux, me dit Pamphile, je vais te faire de la peine et ne puis l’empêcher. Je t’ai toujours suivi, j’ai des moyens inédits et personnels pour m’entretenir avec les absents durant leur sommeil, fussent-ils tout au loin, mais ceci sera notre dernière rencontre.
— Pamphile !
— La dernière, hélas ! même en songe. Nous allons nous séparer à jamais.
— Pourquoi ?… Je n’ai pas varié !
— Mon cher Ottavio, je te reconnais en ce moment. Néanmoins, avant peu, tu me seras tout à fait étranger, bien que tu gardes encore l’art de dire des bêtises : « Je n’ai pas varié ! ». Tes voyages en des pays lointains étaient de belles promenades qui te formaient lentement une âme nouvelle, comme les livres que tu as lus, comme les gens que tu as fréquentés, quand ils valaient la peine de l’être : ceux que tu nommes en ton cœur les Miens. Ottavio, tu es un autre ; tu vas maintenant vivre une vie d’homme, or c’est l’enfant et l’adolescent qui furent mes amis. Je fais effort pour te parler aisément, aujourd’hui, néanmoins cette barbe m’étonne et me gêne, cette cigarette qui sent mauvais me déplaît : la première que je te vis fumer avait du moins le parfum d’une herbe défendue, et ce veston de voyage (à la mode d’hier, sans doute), complété par ce chapeau de feutre, m’ahurit. Je te vois mieux en culottes courtes et les cheveux au vent.
« Tu prétends n’avoir pas varié, mon pauvre Ottavio, et cependant tu n’es plus le même. Depuis que tu m’as quitté, tu te nourris, un peu au hasard, de visions, d’illusions et de rêves. Tes voyages, tu les as entrepris en souvenir de lectures enchanteresses sous la lampe et par amour des récits que t’avaient faits des voyageurs amis. Tes livres, puisqu’il t’est venu la singulière idée d’en écrire, sont une transposition hasardeuse de tes sentiments, de tes émotions, de tes passions, tout cela mis au point par ta fantaisie et cuisiné selon quelque recette qui te plaisait alors, puis fixé sur du papier blanc… N’as-tu donc pas du tout varié, Ottavio, en suivant le sens et le rythme de tes phrases ?
« Enfin, pour te parler des personnes qui te sont chères, qui te sont proches et composent ta vie, oserai-je t’avouer, Ottavio, qu’elles n’existent guère pour moi ? Je m’imagine la petite Bianca de façon un peu vague et je conserve de M. Lequin, ton ancien maître au lycée, un souvenir fumeux. — Sans doute ont-ils changé, eux aussi, en s’imaginant pareils, mais je perçois encore, à l’instant où je te parle, le bruit des sabots de vos chevaux, quand vous partiez, ta mère et toi, sur les routes, pour aller au loin, vers des paysages provençaux, maritimes ou montagnards. Je vois aussi ton père, sortant de la serre, au coin de la terrasse, et tenant précieusement une orchidée dont il aimait les formes étranges, comme lui plaisaient les poissons d’or à triple ou quadruple queue, ornements du bassin. J’écoute souvent, quand s’approche le crépuscule, le rire frais, le rire gracieux comme une danse, de ta bonne-maman, assise dans un fauteuil de paille et regardant la mer aux teintes violettes, et je suis des yeux, certains après-midi de dimanche, ton ami Ludovic Dalsant dont la vie intérieure était si active qu’il me suffisait d’examiner son âme, sans prendre garde au visage ni prêter l’oreille à des paroles prononcées, pour bien connaître toute sa pensée intime de ce jour.
« Tes maîtres, tes autres amis, je les ignore. J’ignore même, Ottavio, celui que tu nommes le Patron. De temps en temps, un vieux sanglier plus malin que ses congénères, des gibiers volatiles, plus rapides ou moins malchanceux, me donnent de ses nouvelles, me transmettent un écho de leurs plaintes, quelque signe de leur épouvante, mais je suppose que ce n’est pas d’abord le grand chasseur qui te séduisit en la personne de cet artiste… Je ne sais si tu l’as même vu chasser : il te suffisait de te plaire au récit qu’il faisait de ses chasses. D’ailleurs, tu le nommes le Patron… cela suffit.
« Et ne m’en veuille pas, mon ami : je vais, moi aussi, finir par une sottise… Au cas improbable où Celia se trouverait par fantaisie en ce buisson, je t’avoue à ma honte que je ne saurais quoi lui dire. Si je ne me transformais subitement en ombre de platane, en arome de rose, en bulle de savon ou en rossignol (ce qui m’est facile), elle s’écrierait :
« Est-ce là un parent de votre jardinier, Ottavio ? Nous ne sommes pas cependant à la mi-carême, que je sache ! Me donne-t-il, prié par vous, la comédie ?
« Puis elle irait, dans le jardin, respirer de vraies roses embaumantes, comme les aimaient tes parents ; elle irait contempler la frange d’écume des rochers, le profil clair de la colline, un rayon de soleil où passent des insectes ; elle irait s’asseoir dans une ombre où Pamphile ne mêle pas la sienne ; elle irait, dans ce même bois, écouter au clair de lune, ce soir, d’authentiques rossignols et goûter leurs chants d’un cœur sincère, sans que nul prestidigitateur ne la distraie… En un mot, Celia saurait se passer de moi, comme je m’efface devant elle en esquissant, Ottavio, les plus respectueux de mes saluts, celui que je réservais à Titania si je la rencontrais par hasard dans une brume du sillage de Shakespeare.
— Raconte-moi des histoires ; je les écouterai, mais ne nomme plus personne, Pamphile, je t’en prie !
— Je vais me taire, et toi, Ottavio, tu t’éloigneras d’ici, le cœur plein de joie, d’une joie que tu n’espérais pas.
« Adieu, mon cher ami, va-t’en ! »
Soudain, je me sentis la poitrine gonflée de bonheur, d’un bonheur magique, jamais ressenti, fait d’ambition, de la joie annoncée par Pamphile et d’un ravissement d’espoir…
« Adieu, Pamphile ! »
Mais il poursuivit comme si je n’avais rien dit :
« Ceux-là dont je te parlais, souvent sans du tout les connaître, te montreront la route à suivre, t’inspireront des images, te consoleront de vivre une heure mauvaise, te raviront par un regard, te conseilleront, te souriront, embelliront à tes yeux le ciel des nuits et le soleil… Je m’efface… Adieu encore, mon ami !
— Adieu et merci de tout cœur ! »
Il était redevenu un souvenir. Il avait disparu ainsi qu’à l’instant il projetait de faire…
Je m’en fus d’une démarche alerte, riant par excès de joie.
ACHEVÉ D
’
IMPRIMER
LE
14
NOVEMBRE
1926
PAR F
.
PAILLART A
ABBEVILLE
(
FRANCE
)