The Project Gutenberg eBook of La cocarde rouge

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Title : La cocarde rouge

Author : Stanley John Weyman

Translator : Théo Varlet

Release date : February 7, 2023 [eBook #69982]

Language : French

Original publication : France: Nelson

Credits : Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This book was produced from scanned images of public domain material from the Google Books project.)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA COCARDE ROUGE ***

La Cocarde
Rouge

Par
Stanley J. Weyman

Traduit de l’anglais par
Théo Varlet

Paris
Nelson, Éditeurs
189, rue Saint-Jacques
Londres, Édimbourg et New-York

STANLEY JOHN WEYMAN
né en 1855.
Première édition de The Red Cockade
( La Cocarde Rouge ) : 1895.

Cette traduction, due à M. Théo Varlet, est la seule qui soit autorisée par l’auteur.
Tous droits de reproduction réservés.

IMPRIMERIE NELSON, ÉDIMBOURG, ÉCOSSE
PRINTED IN GREAT BRITAIN

TABLE

Pages
I.
Le marquis de Saint-Alais
7
II.
L’épreuve
29
III.
A l’Assemblée
49
IV.
L’Ami du Peuple
68
V.
La députation
87
VI.
Une rencontre sur la route
108
VII.
L’alarme
129
VIII.
Gargouf
148
IX.
Les trois couleurs
167
X.
Le matin qui suit la tempête
185
XI.
Les deux camps
203
XII.
Le duel
222
XIII.
« A la lanterne ! »
240
XIV.
Cela tourne mal
258
XV.
A Millau
275
XVI.
A trois dans une voiture
294
XVII.
Froment de Nîmes
312
XVIII.
Je fais triste figure
331
XIX.
A Nîmes
349
XX.
La recherche
369
XXI.
Rivaux
389
XXII.
Noblesse oblige
407
XXIII.
La crise
425
XXIV.
L’âge d’or
442
XXV.
Par delà les tombeaux
461

LA COCARDE ROUGE

CHAPITRE PREMIER
LE MARQUIS DE SAINT-ALAIS

Nous arrivions sur la terrasse que mon père avait fait établir peu de temps avant sa mort, et qui se développait sous les fenêtres postérieures du château, entre le corps de logis et la nouvelle pelouse. Saint-Alais promena autour de lui un regard de dédain mal dissimulé.

— Qu’avez-vous fait du jardin ? me demanda-t-il, avec une moue de désapprobation.

— Mon père l’a mis de l’autre côté de la maison, répondis-je.

— On ne le voit plus ?

— Non. Il est derrière la roseraie.

— A la mode anglaise ! fit le marquis, en haussant les épaules avec un ricanement discret. Et vous aimez avoir toute cette herbe sous vos fenêtres ?

— Oui, cela me plaît.

— Tiens ! Et cette nouvelle plantation ? Elle vous cache le village, du château, ce me semble ?

— En effet.

Il se mit à rire.

— En effet, reprit-il, c’est ainsi que se comportent tous ceux qui exaltent sans cesse le peuple, la liberté et la fraternité. Ils aiment le peuple, mais ils ne l’aiment qu’à distance, de l’autre côté d’un parc ou d’une haie d’aubépine bien haute. Moi, à Saint-Alais, je préfère avoir l’œil sur mes gens, et s’ils ne marchent pas droit, gare au carcan !… A ce propos, qu’est donc devenu le vôtre, vicomte ? Je l’avais toujours vu en face de l’entrée.

— Je l’ai fait brûler, répondis-je.

Et je sentis le rouge me monter au front.

— Votre père l’a fait brûler, voulez-vous dire ? répliqua-t-il, en me lançant un regard interrogatif.

— Non, dis-je avec résolution, tout en me reprochant d’avoir honte devant Saint-Alais d’un geste dont j’étais si fier lorsque j’étais seul. C’est moi qui l’ai fait brûler l’hiver dernier. J’estime que l’âge est révolu de ces instruments-là.

Le marquis n’était guère mon aîné que de cinq ans, mais ces cinq ans, passés à Paris et à Versailles, lui donnaient sur moi un avantage énorme, et son regard d’étonnement méprisant me fit l’effet d’un soufflet. Toutefois, il s’abstint de commentaires, et après un court silence, il changea de sujet, et me parla de mon père. Il rappela son souvenir et celui d’événements rattachés à sa personne, sur un ton d’affectueux respect qui eut bien vite désarmé ma colère.

— C’est en sa compagnie que j’ai tué un oiseau au vol pour la première fois ! me dit Saint-Alais avec ce charme irrésistible de façons qui l’avait caractérisé dès l’enfance.

— Il y a douze ans de cela, fis-je.

— Tout juste, monsieur, reprit-il, avec un léger salut rieur. En ce temps-là je connaissais un petit garçon aux jambes nues qui courait après moi en m’appelant Victor et me considérait comme le plus grand des mortels. Je ne me doutais guère qu’il en viendrait un jour à m’exposer les Droits de l’Homme ! Et, pardieu, vicomte, il faudra que j’empêche Louis de vous fréquenter, car vous en feriez un aussi grand réformateur que vous. Mais, reprit-il, abandonnant ce sujet avec un sourire et un geste détaché, je ne suis pas venu ici pour vous parler de Louis, monsieur le vicomte, mais bien d’une personne qui vous inspire encore plus d’intérêt.

Je sentis à nouveau le rouge me monter au front, mais pour une toute autre cause.

— M lle de Saint-Alais est sortie du couvent ? fis-je.

— Depuis hier. Ma mère l’emmènera demain à Cahors, où elle prendra du monde un premier aperçu. Et entre toutes les nouveautés qu’elle y verra, nulle, je pense, ne l’intéressera davantage que le vicomte de Saux.

— La santé de mademoiselle votre sœur est bonne ? demandai-je comme un benêt.

— Excellente, répondit-il, avec la plus exquise politesse. Vous pourrez vous en convaincre par vous-même demain soir, ou même plus tôt si nous faisons route ensemble. Vois aimerez, j’imagine, monsieur le vicomte, disposer d’une semaine ou deux pour vous insinuer dans ses bonnes grâces ? Puis, lorsque vous vous serez mis d’accord avec la marquise sur la date et les autres détails, mieux vaudra célébrer le mariage… pendant que je suis là.

Je m’inclinai. Depuis une semaine j’attendais ce discours, mais je l’attendais de Louis, qui était pour moi comme un frère, et non pas de Victor. Ce dernier, à vrai dire, avait été l’idole de mon enfance ; mais durant les années passées depuis lors, la vie de cour, un long séjour à Versailles et à Saint-Cloud, avaient fait de lui cet homme si fier qui se tenait devant moi ; et je trouvais l’ironie de son regard aussi déconcertante que l’aplomb inimitable de ses manières. Je réussis néanmoins à me parer des sentiments qui convenaient à mon rôle et à manifester ce délicat mélange de dignité, de politesse et de ferveur que l’occasion exigeait, suivant les rites. Mais ma langue s’embarrassait, et il vint à mon secours.

— Bien, bien, fit-il amicalement, vous raconterez cela à Denise ; vous aurez en elle, à coup sûr, une auditrice complaisante. Au début, comme il sied, poursuivit-il en remettant ses gants avec un léger sourire, elle sera un peu intimidée. Je ne doute pas que les bonnes sœurs ne l’aient endoctrinée à voir dans un homme quelque chose dans le genre d’un loup, et pis encore dans un prétendant. Mais bah ! mon ami, la femme reste la femme, malgré tout, et en une semaine ou deux vous aurez trouvé le chemin de son cœur. Ainsi donc, nous pouvons compter sur vous demain soir, sinon plus tôt ?

— Très certainement, monsieur le marquis.

— Pourquoi pas Victor ? demanda-t-il, en posant la main sur mon bras par un rappel de notre sans-façon de jadis. Nous allons bientôt être frères, et par conséquent nous détester l’un l’autre. En attendant, faites-moi la grâce de m’accompagner jusqu’au portail. J’avais encore quelque chose à vous dire. Voyons… de quoi s’agissait-il ?

Mais soit qu’il ne pût se le rappeler sur-le-champ, soit qu’il trouvât quelque difficulté à entamer son sujet, nous avions déjà descendu presque la moitié de l’avenue de noyers qui mène au village, quand il reprit la parole. Et ce fut sans préambule qu’il entra dans le cœur du sujet :

— Vous êtes au courant de cette protestation ?

— Oui, répondis-je avec contrainte, et saisi d’un pénible pressentiment.

— Vous allez la signer, bien entendu ?

Il avait hésité avant de me poser la question ; j’hésitai avant d’y répondre. Cette protestation — si régulier que paraisse le terme, il n’en cachait pas moins, nous le savons aujourd’hui, et l’origine des troubles et celle d’un monde nouveau — était une motion que l’on voulait présenter à la prochaine réunion de la noblesse à Cahors, dans le but de flétrir la conduite de nos représentants de Versailles, qui avaient consenti à siéger avec le tiers état.

Or, pour ma part, et en dépit de mes vues primitives sur la question, — car j’eusse aimé voir la réforme suivre le système anglais, où la chambre noble reste à part, — je considérais cette mesure, puisque adoptée et légalisée par le roi, comme irrévocable, et la protestation comme inutile. De plus, je ne pouvais ignorer que les promoteurs de cette dernière avaient l’intention de s’opposer à toute réforme, de se cramponner à tous privilèges, d’étouffer tous espoirs d’un meilleur gouvernement ; et comme ces espoirs n’avaient cessé de grandir chaque jour depuis les élections, il n’était plus guère ni prudent ni facile de les étouffer. A moins donc de renier mes principes, qui étaient bien connus, je ne me croyais pas libre de signer la protestation. Et j’hésitais à répondre.

— Eh bien ! dit-il enfin, comme je me taisais toujours.

— Je crois que cela ne m’est pas possible, répondis-je, en rougissant.

— Pas possible de signer ?

— Non.

Il eut un rire jovial.

— Peuh ! fit-il, je crois que vous y viendrez. J’ai besoin de votre promesse, vicomte. C’est une petite affaire, une bagatelle sans importance, mais il nous faut de l’unanimité. C’est la seule chose nécessaire.

Je hochai la tête. Nous avions tous deux fait halte à l’ombre des noyers, un peu en deçà de la grille. Le laquais de Saint-Alais promenait les chevaux sur la route.

— Voyons, insista-t-il amicalement, vous ne croyez pourtant pas qu’il doive rien sortir de ces chaotiques états généraux que Sa Majesté a eu l’insigne folie de laisser convoquer par Necker ? Ils se sont réunis le 4 mai, nous voici au 17 juillet ; et jusqu’à présent ils n’ont encore rien fait que se chamailler ! Rien ! D’ici peu on va les dissoudre, et tout sera dit.

— A quoi bon protester, alors ? demandai-je, sans trop d’assurance.

— Je vais vous l’expliquer, mon ami, répondit-il avec un sourire d’indulgence et se tapotant la botte de sa cravache. Savez-vous les dernières nouvelles ?

— Quelles sont-elles ? fis-je avec circonspection. Je vous dirai ensuite si je les sais.

— Le roi vient de renvoyer Necker !

— Pas possible ! m’écriai-je, incapable de celer mon étonnement.

— Si fait, répliqua-t-il, le banquier est renvoyé. D’ici huit jours ses états généraux ou son Assemblée nationale, ou quel que soit le nom qu’il donne à la chose, cela disparaîtra aussi, et nous en serons au même point qu’auparavant. Mais, dans l’intervalle, et pour fortifier le roi dans les sages résolutions qu’il a enfin adoptées, nous devons lui faire voir que nous sommes encore de ce monde. Nous devons lui prouver notre sympathie. Nous devons agir. Nous devons protester.

— Mais, monsieur le marquis, dis-je, quelque peu irrité, sans doute par la nouvelle, êtes-vous sûr que le peuple va accepter cela tranquillement ? Jamais on ne vit plus rude hiver que le dernier, ni moisson pire, ni misère semblable. Pour compléter, les espérances sont éveillées, les esprits surexcités depuis les élections, et…

— A qui en sommes-nous redevables ? dit-il en me lançant un coup d’œil singulier. Mais n’ayez crainte, vicomte ; le peuple acceptera tout. Je connais Paris ; et je peux vous affirmer que ce n’est plus le Paris de la Fronde, encore que M. de Mirabeau prétende jouer au Retz. C’est un Paris calme et sensé, qui ne bougera pas. On n’y a vu depuis un siècle et demi aucun soulèvement digne de ce nom, en dehors d’une ou deux émeutes de la faim, dont deux compagnies de Suisses seraient venues à bout aussi facilement que d’Argenson a nettoyé la Cour des Miracles. Croyez-moi, il n’y a aucun danger de ce genre : avec un peu de doigté, tout se passera à merveille.

Mais la nouvelle me disposait à la contradiction. Je lui tins tête avec plus d’assurance.

— J’en doute, déclarai-je froidement. L’affaire ne me paraît pas aussi simple que vous le dites. Il faut au roi de l’argent, ou c’est la banqueroute ; et le peuple n’a pas d’argent à lui donner. Je ne vois pas comment pourrait se rétablir l’ancien ordre de choses.

Un éclair de colère dans les yeux, Saint-Alais me lança :

— Dites plutôt, vicomte, que vous ne souhaitez pas qu’il se rétablisse !

— Je veux dire que cet ancien ordre de choses était absurde, répliquai-je âprement. Il ne pouvait durer. Il ne peut revenir.

Il fut une minute sans répondre, et nous restâmes face à face à nous considérer. Il était juste au delà, moi juste en deçà, du portail ; au-dessus de nous s’étalaient les fraîches ramures ; derrière lui, sur la route, la poussière et le soleil de juillet ; et son visage, dont le mien devait être une réplique, était empourpré, dur et menaçant. Mais en un clin d’œil il se transfigura ; Saint-Alais s’épanouit en un rire agréable et courtois, et haussa les épaules avec une ombre de dédain.

— Bah ! fit-il, nous n’allons pas nous disputer ; mais j’espère que vous signerez. Pensez-y bien, monsieur le vicomte, pensez-y bien. Parce que (il s’interrompit, et me lança un regard de malice) on ne sait pas ce qui peut en résulter.

— Raison de plus, me hâtai-je de dire, pour que je réfléchisse encore avant de…

— Raison de plus pour que vous réfléchissiez encore avant de refuser, lança-t-il, en s’inclinant très bas, et cette fois sans sourire.

Puis il s’approcha de son cheval, et s’enleva sur l’étrier que lui tenait son laquais. Une fois en selle, il rassembla les rênes, et pencha son visage vers le mien.

— Naturellement, me dit-il à voix basse et avec un regard scrutateur, un contrat est un contrat, monsieur le vicomte ; et les Montaigus et Capulets, tout comme votre carcan, sont d’un autre âge. Mais malgré tout, il nous faut suivre le même chemin, comprenez-vous ? le même chemin… ou nous séparer ! Du moins c’est mon avis.

Et avec un signe de tête gracieux, comme si ses paroles avaient renfermé non une menace mais une amabilité, il s’éloigna.

Je restai d’abord sur place, frémissant d’indignation ; puis à grands pas je rebroussai chemin, sous les ombrages. Mes pensées tourbillonnaient, projets et espoirs s’entre-choquaient en moi, faible image de la confusion qui régnait ce jour-là d’un bout de la France à l’autre.

Je ne pouvais m’aveugler sur le sens de ses paroles. Avec toute sa politesse, en somme, il m’enjoignait de choisir entre cette alliance avec sa famille, que mon père m’avait ménagée, et les idées politiques dans lesquelles mon père m’avait instruit, idées qu’un an de séjour en Angleterre n’avait fait que confirmer. Resté seul au château après la mort de mon père, j’avais surtout vécu dans l’avenir : je rêvais à Denise de Saint-Alais, la charmante jeune fille destinée à être ma femme, et que je n’avais pas vue depuis son entrée au couvent ; je rêvais aussi de l’œuvre à accomplir, en faisant naître autour de moi la prospérité que j’avais vue en Angleterre. Or, les paroles de Saint-Alais contenaient une menace pour l’un ou l’autre de ces idéals, ce qui eût déjà suffi à me troubler. Mais à vrai dire, ce n’était pas tant cela que son outrecuidance qui me blessait et me jetait dans un état d’énervement bien compréhensible, où je pestais et riais tour à tour. J’avais vingt-deux ans, il en avait vingt-sept ; et il me commandait ! Nous étions ici des patauds de la campagne, et lui appartenait à la haute politique, et il arrivait de Versailles ou de Paris pour nous mener à la baguette ! Si je suivais son chemin, on m’autoriserait à épouser sa sœur ; sinon, non ! Telle était la situation.

Naturellement, il m’avait quitté d’une demi-heure à peine que je m’étais résolu à lui tenir tête ; et je passai en conséquence le reste de la journée à justifier par des raisons solides et irréfragables la ligne de conduite que je voulais suivre : tantôt me récitant une lettre dans laquelle M. de Liancourt exposait son plan de réforme, tantôt récapitulant les idées que M. de La Rochefoucauld avait bien voulu me développer lors de son dernier voyage à Luchon. Ce fut aussi en une demi-heure, dans l’échauffement de la colère et sans plus de réflexion, que dix mille autres firent comme moi, cette semaine-là, et adoptèrent de deux voies l’une. Gargouf, le régisseur de Saint-Alais, qui dut connaître ce même jour la nouvelle de la chute de Necker, s’en réjouit et ne prévit aucunement ce qu’elle signifiait pour lui. L’abbé Benoît, le curé, qui soupa le soir avec moi, et apprit les événements avec tristesse, lui non plus n’y discerna rien de particulier. Et le fils [1] de l’aubergiste de La Bastide, près Cahors, lui aussi, sans doute, connut la nouvelle ; mais l’ombre d’un sceptre ne lui apparut pas sur son chemin ; non plus que celle d’un bâton sur le chemin du notaire de l’autre La Bastide [2] . Un notaire, et un bâton ! Un aubergiste, et un sceptre ! Mon Dieu ! quelle vraisemblance avaient ces rapprochements, à l’époque ? Il eût fallu être plus sage que Daniel, et plus prudent que Joseph, pour prévoir de telles choses sous l’ancien régime, dans l’ancienne France, dans l’ancien monde, qui périrent en ce mois de juillet 1789 !

[1] Murat, le futur roi de Naples.

[2] Soult, fils d’un notaire de Saint-Amand-La Bastide (Tarn).

Et pourtant il y eut des signes, même alors, visibles pour tous les yeux, qui prophétisèrent quelque chose de l’inconcevable futur ; signes qui se présentèrent à moi dès le lendemain, en nombre suffisant pour occuper mon esprit de pensées autres qu’une rancune particulière, et de visées plus nobles qu’une affirmation de ma personnalité. En me rendant à Cahors, escorté de Gilles et d’André, je vis non seulement les ravages causés par les grands froids de l’hiver et du printemps, non seulement les noyers noircis et desséchés, les vignes condamnées, le seigle détruit, la majeure partie des terres en friche, désertes et mélancoliques ; non seulement ces signes habituels de la misère auxquels j’avais fini par m’accoutumer, — encore qu’à mon premier retour d’Angleterre leur vue me frappât d’horreur, — je veux dire ces cahutes de torchis, ces fenêtres sans carreaux, ce bétail famélique, et ces femmes courbées en deux, arrachant des herbes. Mais je vis d’autres symptômes plus significatifs ; à la croisée des routes et sur les ponts, des hommes, par rassemblements suspects, attendaient ils ne savaient quoi : leur silence était sombre, leurs visages farouches, et la pire menace résidait dans leurs sourcils contractés et leurs joues hâves. La faim les avait poussés à bout, les élections leur avaient ouvert les yeux. Je n’osais songer à la suite, et je craignais de n’avoir rencontré que trop juste en faisant part à Saint-Alais de mes conjectures à propos du danger.

Une lieue plus loin, dans la traversée des bois qui avoisinent Cahors, je perdis de vue ces symptômes, mais pour peu de temps. Ils réapparurent bientôt sous une autre forme. Le premier aspect de la ville, enserrée par le Lot étincelant, nichée dans son enceinte de remparts et de tours au pied d’une hauteur escarpée, est bien fait pour séduire les yeux ; son pont sans rival, sa cathédrale rongée par les siècles et son château grandiose ne manquent guère d’exciter l’admiration de ceux-là mêmes qui les connaissent. Mais ce jour-là je ne vis rien de ces merveilles. Quand je débouchai sur la place du marché, on y vendait du grain sous la garde de soldats baïonnette au canon ; et les visages faméliques de la foule en attente qui garnissait tout ce côté de la place, les accoutrements sordides et haillonneux, les regards sombres et les voix mornes, qui semblaient en contradiction avec le beau soleil, m’occupaient à l’exclusion de tout le reste.

Ou plutôt non, pas de tout. J’avais des yeux pour autre chose encore : la stupéfiante indifférence avec laquelle considéraient la scène ceux que la curiosité, ou leurs affaires, ou l’habitude avaient amenés là. Les auberges étaient pleines de nobles de la province, venus à l’Assemblée. Ils regardaient par les fenêtres, comme au théâtre, et causaient et badinaient, à l’aise comme dans leurs châteaux. Sur le perron de la cathédrale, des ecclésiastiques et des dames déambulaient par groupes, et de temps à autre jetaient un regard nonchalant sur ce qui se passait ; mais la plupart semblaient l’ignorer, ou bien s’en désintéresser. J’ai ouï dire depuis qu’en ce temps-là nous avions en France deux mondes, séparés d’aussi loin que le ciel et l’enfer ; et ce que je vis cet après-midi-là tendrait fort à le prouver.

Sur la place une boutique où l’on vendait brochures et journaux était assiégée d’acheteurs, mais d’autres boutiques du voisinage étaient fermées, leurs propriétaires craignant du tapage. Sur la lisière de la foule, et un peu à l’écart, j’aperçus Gargouf, le régisseur de Saint-Alais. Il conversait avec un villageois ; et je l’entendis en passant lui lancer ce brocard :

— Eh bien ! ton Assemblée nationale te donne-t-elle à manger ?

— Pas encore, répondit le stupide manant, mais on assure que d’ici peu de jours elle aura contenté tout le monde.

— Elle ? Ah ouiche ! répliqua brutalement l’homme d’affaires. Voyons, tu ne te figures pas qu’elle va te nourrir ?

— Oh ! si fait, avec votre permission ; c’est certain, dit l’autre. Et d’ailleurs tout un chacun s’accorde…

Mais à ce moment Gargouf m’aperçut, me salua, et je n’entendis rien d’autre. Une minute plus tard, cependant, je découvris un de mes gens à moi, Buton le forgeron, au milieu d’un groupe de mécontents. Il me regarda, tout piteux d’être pris sur le fait ; et je m’arrêtai pour lui administrer une bonne semonce, et veillai à ce qu’il prît le chemin du retour avant de gagner mon gîte.

C’était aux Trois Rois que je descendais régulièrement lorsque je me trouvais en ville ; car Doury, l’aubergiste, servait à huit heures un souper réservé à la noblesse, pour lequel il était de règle de s’habiller et de se poudrer.

Les Saint-Alais avaient leur hôtel particulier à Cahors, et comme le marquis m’en avait prévenu, ils recevaient ce soir-là. La majeure partie de la compagnie, en effet, se retrouva chez eux après le repas. J’arrivai moi-même un peu tard, dans le but d’éviter tout entretien privé avec le marquis. Je trouvai les salons déjà pleins et brillamment illuminés, l’escalier encombré de valets ; et des fenêtres s’échappaient les accords mélodieux d’un clavecin.

M me de Saint-Alais avait su attirer chez elle la meilleure société de la province ; et elle la recevait peut-être avec moins de somptuosité que certaines, mais avec tant d’aisance, de goût et de savoir-vivre, que je cherche en vain une autre maison de ce temps-là comparable à la sienne.

Elle aimait en général à voir affluer dans ses appartements des hôtes aimables, dont les attitudes gracieuses donnaient à un salon cet air d’élégance et ce charme qui caractérisaient la toilette de l’époque : soies et dentelles, poudre et diamants, jupes à paniers et talons rouges. Mais en cette occasion le nombre et l’éclat de l’assistance me frappèrent dès le seuil. Ce n’était pas là une soirée ordinaire ; et au bout de quelques pas je devinai qu’il s’agissait d’une réunion politique plutôt que mondaine. Tous ceux, ou presque, qui devaient figurer à l’Assemblée, le lendemain, étaient ici. A vrai dire, cependant que je me frayais un chemin à travers la foule étincelante, j’ouïs bien peu de propos sérieux, si peu même que je m’étonnai que l’on pût discuter les mérites respectifs de l’opéra italien et de l’opéra français, de Bianchi et de Grétry, et autres futilités, à l’heure où tant de choses étaient en suspens ; mais je n’eus aucun doute sur les intentions de la marquise : en réunissant chez elle tout l’esprit et la beauté de la province, elle visait plus haut qu’à un simple divertissement.

Sa prétention, je l’avoue, était justifiée. Du moins l’on ne pouvait se mêler à la foule emplissant les salons, affronter tous ces yeux vifs et ces langues spirituelles, respirer l’air chargé de parfums et de musique, sans tomber sous le charme… sans oublier. Tout à l’entrée, M. de Gontaut, l’un des plus anciens amis de mon père, causait avec les deux Harincourt. Il m’accueillit d’un sourire malicieux et me désigna discrètement le fond de la pièce.

— Avancez, monsieur, fit-il. Le salon tout au bout. Ah ! mon ami, que je voudrais encore être jeune !

— Vous y gagneriez moins que je n’y perdrais, monsieur le baron, lui répondis-je par politesse, en le dépassant.

Plus loin, il me fallut répondre à deux ou trois dames, qui m’adressaient avec malignité des compliments du même genre ; après quoi je tombai sur Louis. Il m’étreignit la main, et nous restâmes quelques minutes ensemble. La foule nous pressait ; tout voisin de lui, un sot rieur pérorait sur le Contrat social. Mais à sentir la main de Louis dans la mienne, à regarder ses yeux, il me parut qu’un souffle des forêts envahissait la pièce et balayait les lourds parfums.

Cependant son air était soucieux. Il me demanda si j’avais vu Victor.

— Hier, répondis-je, comprenant très bien et son intention et ce qui clochait. Pas aujourd’hui.

— Ni Denise ?

— Non. Je n’ai pas eu l’honneur de la voir.

— En ce cas, viens, reprit-il. Ma mère t’attendait plus tôt. Quelle impression t’a faite Victor ?

— L’impression qu’il est parti Victor, et revenu grand personnage ! répliquai-je en souriant.

Louis eut un léger rire, et haussa les sourcils avec un air de douleur comique.

— C’est ce que je craignais, fit-il. Il ne m’a guère paru bien satisfait de toi. Mais nous devons tous en passer par ses volontés, n’est-ce pas ? En attendant, viens. Ma mère est avec Denise dans le salon tout au bout.

Ce disant il me fraya le chemin. Mais il nous fallait d’abord traverser le salon de jeu, et la foule était si dense à l’autre porte que nous ne pûmes tout de suite la dépasser, et tout en distribuant sourires et courbettes, j’eus le temps d’éprouver une légère appréhension. Nous arrivâmes enfin à nous faufiler et à entrer dans une pièce plus petite où il y avait seulement M me la marquise, — causant debout au milieu du parquet avec l’abbé Mesnil, — deux ou trois dames et Denise de Saint-Alais.

Cette dernière était placée sur un canapé auprès de l’une des dames ; et il va de soi que mes yeux allèrent tout d’abord à elle. Elle était vêtue de blanc, et je fus singulièrement frappé de la voir si menue et enfantine. Très jolie, du teint le plus pur et d’un galbe parfait, elle semblait emprunter un air extravagant de dignité déplacée à sa toilette cérémonieuse, à l’énorme édifice de cheveux poudrés qui surmontait son front, et au roide brocart de sa jupe. Avec cela elle était très petite. J’eus le loisir de remarquer ce détail, qui me désappointa quelque peu, et de me figurer que modelée sur de plus grandes proportions, elle eût été souverainement belle. Mais la dame sa voisine, en m’apercevant, lui dit quelques mots, et l’enfant — elle n’était guère plus — leva vers moi son visage soudain empourpré. Ses yeux rencontrèrent les miens — Dieu merci ! elle avait les yeux de Louis — et elle les rabaissa aussitôt, dans une extrême confusion.

Je m’approchai de la marquise pour lui rendre mes devoirs, et baisai la main qu’elle me tendit sans interrompre tout de suite sa conversation.

— Mais quelle force ! lui disait l’abbé, dont la réputation était plus ou moins celle d’un philosophe. Sans limites ! Sans lacunes ! Mal employée, madame…

— Aussi, le roi est trop bon, répondit la marquise, en souriant.

— Quand il est bien conseillé, d’accord. Toutefois, le déficit ?

La marquise haussa les épaules.

— Il faut de l’argent à Sa Majesté, dit-elle.

— Soit… Mais où le prendre ? demanda l’abbé, avec un geste qui valait une réponse.

— Le roi a été trop bon dès le début, répliqua M me de Saint-Alais, non sans une nuance de reproche. Il devait les forcer à enregistrer les édits [3] . Néanmoins le Parlement a toujours cédé, et il cédera encore.

[3] Présentés au Parlement le 19 novembre 1787, et destinés à permettre le grand emprunt proposé par Brienne.

— Le Parlement, oui, répliqua l’abbé, avec un sourire de suffisance. Mais ce n’est plus du Parlement qu’il s’agit, et les états généraux…

— Les états généraux passent, déclara noblement la marquise. Le roi reste !

— Mais s’il se produit des troubles ?

— Il ne s’en produira pas, trancha-t-elle sur le même ton solennel. Sa Majesté saura les empêcher.

Puis ayant dit encore quelques mots à l’abbé, elle le congédia et revint à moi. Elle me donna sur l’épaule un léger coup d’éventail.

— Oh ! le méchant ! fit-elle, avec un regard où la douceur s’alliait à un peu de sévérité. Je ne sais comment vous qualifier ! Oui, après ce que Victor m’a raconté hier, je me demandais presque s’il fallait vous attendre ou non ce soir. Êtes-vous bien sûr que ce soit ici votre place ?

— Je m’en porte garant pour mon cœur, madame, répliquai-je, en y portant la main.

Ses yeux clignèrent avec bienveillance.

— En ce cas, dit-elle, portez-le où il se doit, monsieur.

Et avec un grand air de cérémonie, elle alla me présenter à sa fille :

— Denise, voici M. le vicomte de Saux, le fils de mon vieil et excellent ami, Monsieur le vicomte… ma fille. Vous voudrez bien, j’espère, l’entretenir, cependant que je rejoins l’abbé.

Il est probable que M lle Denise avait passé la soirée dans les affres de la timidité, à attendre ce moment, car elle me fit une révérence jusqu’à terre, et puis demeura muette et confuse. Elle oubliait même de s’asseoir, et je provoquai de nouveau sa rougeur en l’y invitant. Lorsqu’elle m’eut obéi, je pris place à côté d’elle, le chapeau à la main. Mais tandis que je cherchais un compliment convenable, et que je m’efforçais de découvrir en quoi elle ressemblait à l’enfant de treize ans sauvage et hâlée que j’avais connue quatre ans plus tôt, la timidité m’envahit moi aussi.

— Vous êtes revenue la semaine dernière, mademoiselle ? dis-je enfin.

— Oui, monsieur, répondit-elle, les yeux baissés, dans un soupir.

— Cela doit vous faire un grand changement ?

— Oui, monsieur.

Silence. Puis je hasardai :

— Assurément les sœurs étaient très bonnes envers vous ?

— Oui, monsieur.

— Cependant, vous n’étiez pas fâchée de les quitter ?

— Non, monsieur.

Mais alors la signification de ce qu’elle venait de dire en dernier lieu la frappa, ou bien elle perçut la banalité de ses réponses, car tout à coup elle leva vivement les yeux sur moi. Elle était pourpre, et je la devinai sur le point de fondre en larmes. Tout effrayé, je me penchai un peu plus vers elle.

— Mademoiselle, me hâtai-je de dire, je vous en prie, n’ayez pas peur de moi. Quoi qu’il arrive, vous n’aurez jamais à me redouter. Je vous supplie de me regarder comme un ami… comme l’ami de votre frère. Louis est mon…

Patatras ! j’avais encore le nom sur les lèvres, lorsque je reçus dans le dos un choc brutal qui me jeta en avant presque dans les bras de la jeune fille, au milieu d’une dégringolade de verre cassé, du vacillement des bougies et d’un chœur grandissant de cris et de lamentations. Sur le coup, je restai d’abord étourdi, hors d’état de comprendre ce qui venait de se passer. Je savais seulement que Denise se cramponnait à mon bras en désespérée, qu’elle levait vers moi des yeux égarés d’épouvante, et que la musique s’était brusquement tue. Puis comme on s’empressait autour de nous et que je reprenais mes sens, je vis en me retournant que la fenêtre située derrière moi avait été projetée à l’intérieur, et le plomb et les vitraux éparpillés. Parmi les débris gisait sur le parquet une grosse pierre. C’était le projectile qui m’avait frappé.

CHAPITRE II
L’ÉPREUVE

Avec une promptitude fantastique le salon s’était rempli, rempli de visages irrités, si bien qu’avant même de savoir exactement ce qui s’était produit, je me vis entouré d’une foule — M. de Saint-Alais en tête — qui me pressait de questions. Tous parlaient à la fois, et reléguées aux derniers rangs, d’où elles ne voyaient rien, les dames se récriaient et jacassaient, en sorte que j’aurais difficilement pu m’expliquer. Mais la verrière brisée et la grosse pierre du parquet avaient leur éloquence, et racontaient plus vite qu’il ne m’eût été possible ce qui était arrivé.

En un rien de temps, ce spectacle fit flamber les passions qui couvaient déjà. Une douzaine de voix crièrent : « Dehors ! Sus à la canaille ! » Aussitôt quelqu’un des derniers rangs proposa : « Vos épées, messieurs, vos épées ! » Et en un clin d’œil la moitié des gentilshommes s’élancèrent tumultueusement vers la porte, sous la conduite de Saint-Alais, brûlant de venger l’injure faite à ses hôtes. M. de Gontaut et quelques-uns des plus âgés s’efforcèrent de les retenir, mais leurs exhortations furent vaines, et au bout d’un instant la pièce ne contenait presque plus d’hommes. Ils se précipitèrent dans la rue, qu’ils emplirent de lames au clair et d’éclats de voix. Une douzaine de laquais, accourus en hâte avec des flambeaux, aidaient aux recherches ; durant quelques minutes, la rue, telle que la voyaient des fenêtres ceux qui étaient restés, fourmilla d’une agitation de lumières et de personnages.

Mais les malandrins qui avaient lancé la pierre, à quelque mobile qu’ils eussent obéi, s’étaient esquivés à temps, et bientôt nos hommes s’en revinrent, les uns mi-honteux de leur emportement, d’autres riant et se plaignant d’avoir gâté leurs bas de soie et leurs souliers ; mais quelques-uns, moins coquets ou plus belliqueux, persistaient à dénoncer l’outrage et à réclamer vengeance. En autre temps, le fait eût passé pour une injure banale, une gaminerie ; mais dans l’état de tension du sentiment public, il prenait un caractère pénible et menaçant qui ne fut pas sans effet sur les plus pondérés. Pendant la sortie de notre petite troupe, le courant d’air de la fenêtre brisée avait poussé contre les bougies un rideau, qui prit feu ; et l’étoffe, jetée bas sans grand dommage, fumait encore sur le parquet au milieu des débris. Ce détail, joint aux figures bouleversées des dames et aux éclats de verre, donnait un aspect calamiteux et désolé à un salon où quelques minutes auparavant tout respirait la bienséance et la joie.

Je fus donc peu étonné de voir Saint-Alais, déjà grave à son entrée, s’assombrir en regardant autour de lui.

— Où est ma sœur ? fit-il brusquement, et quasi brutalement.

— Ici, répondit sa mère.

Denise avait depuis longtemps volé à son côté, et s’attachait à elle.

— Elle n’est pas blessée ?

— Non, répliqua la marquise, en tapotant familièrement la jupe de la jeune fille. C’est M. de Saux qui a le plus de raison de se plaindre.

— Préservez-moi de mes amis, hein, monsieur ? dit Saint-Alais, avec un mauvais sourire.

Je tressaillis. La phrase en elle-même était peu de chose, mais l’ironie qui la soulignait était claire. Je ne pouvais la laisser passer.

— Si vous croyez, monsieur le marquis, dis-je sèchement, que je prévoyais en rien cet attentat…

— Que vous le prévoyiez en rien ? Ma foi non ! répliqua-t-il avec légèreté, en se récusant d’un geste poli. Nous n’en sommes pas encore tombés là. Qu’un gentilhomme de notre société s’abaisse à faire alliance avec ces… Non, ce n’est pas possible ! Mais nous pouvons je crois tirer de ceci une leçon profitable, messieurs, continua-t-il, en se détournant de moi pour s’adresser à la compagnie. Et cette leçon est de veiller sur ce qui nous appartient en propre, si nous ne voulons bientôt perdre tout.

Un murmure d’approbation parcourut la salle.

— De maintenir nos privilèges, si nous ne voulons perdre nos droits.

Vingt voix se proclamèrent du même avis.

— De nous défendre maintenant, reprit-il, la face animée, le bras étendu, ou jamais !

— Maintenant ! maintenant !

Ce cri spontané jaillit non d’un seul mais d’une centaine de gosiers, masculins et féminins ; en un instant la salle mise au diapason vibra d’enthousiasme, palpita de volonté. Les yeux étincelaient aux lueurs des flambeaux, on respirait vite et les joues se coloraient. Les plus faibles eux-mêmes subirent le magnétisme, et les niais qui s’étaient engoués du Contrat social et des Droits de l’Homme criaient plus fort que les autres. Il n’y eut qu’une seule voix :

— Maintenant ! maintenant !

De ce qui suivit je n’ai jamais su le fin mot : était-ce une scène préméditée ou simplement une inspiration née de la commune ivresse ? Je l’ignore. Mais tandis que les carreaux vibraient encore de cette clameur, et que tous les yeux étaient sur lui, M. de Saint-Alais fit deux pas en avant, et, campé dans une pose de la plus parfaite élégance, d’un geste superbe il tira son épée.

— Messieurs ! s’écria-t-il, nous n’avons tous qu’une même pensée, qu’une même voix. Soyons aussi à la mode. Rester nous seuls paisiblement sur la défensive, alors que tout le monde est à lutter pour prendre et tenir, c’est provoquer l’attaque, et voire pis, la défaite ! Unissons-nous, puisqu’il en est encore temps, et montrons que, dans le Quercy [4] du moins, notre ordre veut subsister ou bien tomber avec ensemble. Le serment du Jeu de Paume et la journée du 20 juin vous sont familiers. Faisons un serment nous aussi, en ce 22 juillet, non pas à mains levées comme un club de bavards qui promettent tout à tous, mais à épées levées. Comme nobles et gentilshommes, jurons de soutenir les droits, les privilèges et les exemptions de notre ordre !

[4] Pays de la province de Guyenne, subdivisé en Haut-Quercy (département actuel du Lot), capitale Cahors, et Bas-Quercy (notre Tarn-et-Garonne), capitale Montauban.

Une clameur qui fit vaciller et sursauter les lumières, qui emplit la rue et parvint jusqu’à la place du Marché, accueillit cette proposition. Quelques-uns tirèrent aussitôt leurs épées, qu’ils brandirent par-dessus leurs têtes, cependant que les dames agitaient éventails et mouchoirs. Mais la majorité criait : « Dans la grande salle ! Dans la grande salle ! » Et à l’instant, comme pour obéir à un mot d’ordre, tout le monde fit face dans la même direction, et avec une hâte surexcitée, en bousculade, on passa l’étroite porte qui menait à la pièce voisine.

Tels dans le nombre pouvaient être moins enthousiastes que d’autres ; tels plus convaincus en apparence qu’au fond du cœur ; mais nul, j’en suis persuadé, ne suivit la foule plus lentement que moi, plus à regret, avec un cœur plus serré et un plus net pressentiment de malheur. Je savais d’avance quel dilemme m’attendait ; et furieux, le visage brûlant, aux abois, je ne voyais aucun moyen d’en sortir.

S’il m’eût été possible de me glisser hors de la pièce et de m’esquiver, je l’aurais fait sans scrupule ; mais l’escalier se trouvait à l’autre bout de la grande salle où nous entrions, et une foule compacte m’en séparait. D’ailleurs, Saint-Alais me surveillait, et s’il n’avait pas machiné cette épreuve afin de régler mon cas et de m’arracher ma coopération, il était du moins résolu, dans l’entraînement de l’heure, à ne m’y laisser point échapper.

Toutefois, je ne voulais pas courir au-devant du malheur, et je restais dans le voisinage de l’entrée, à tout hasard ; mais le marquis, arrivé au centre de la salle, monta sur une chaise, jeta un coup d’œil circulaire, et par ce moyen me tint sous son regard. Autour de lui se groupait la foule des gentilshommes, dont les plus jeunes et turbulents poussaient des cris de : « Vive la noblesse ! » Un cercle de dames enfermait le tout. Les brillantes toilettes et les joyaux qui étincelaient aux lumières, les visages passionnés, les mouchoirs agités et les yeux avivés, faisaient un tableau inoubliable ; mais sur l’instant je ne perçus que le regard de Saint-Alais.

— Messieurs ! cria-t-il, veuillez tirer vos épées.

Elles jaillirent sur-le-champ, avec un flamboiement d’acier que reflétèrent les miroirs ; et M. de Saint-Alais promena les yeux à la ronde avec lenteur, cependant que tous attendaient le signal. Il s’arrêta, les yeux braqués sur moi.

— Monsieur de Saux, dit-il poliment, nous vous attendons.

Naturellement, chacun se tourna vers moi. Je balbutiai quelques mots, et lui fis signe avec la main de poursuivre. Mais j’étais trop ému pour m’exprimer clairement ; et un seul espoir me restait : qu’il cédât, par prudence.

Il n’y songeait en aucune façon.

— Voulez-vous prendre votre place, monsieur ? dit-il doucement.

Je ne pouvais plus me dérober. Une centaine d’yeux, impatients ou simplement curieux, se posèrent sur moi. Le visage me brûlait.

— Je ne le puis, répondis-je.

Un grand silence se fit d’un bout à l’autre de la salle.

— Et pourquoi cela, monsieur, s’il m’est permis de vous le demander ? reprit Saint-Alais, encore plus doucement.

— Parce que je ne suis pas… tout à fait d’accord avec vous, bégayai-je, en affrontant tous ces regards le plus bravement possible.

— On connaît mes opinions, monsieur de Saint-Alais, continuai-je d’une voix plus ferme. Je ne puis jurer.

Il calma d’un geste la douzaine d’hommes prêts à m’invectiver.

— Paix, messieurs, dit-il, les rappelant à la dignité ; paix, je vous prie. Pas de menaces. M. de Saux est mon hôte ; et j’ai trop de respect envers lui pour ne respecter point ses scrupules. Nous avons, je pense, un autre moyen. Je ne me hasarderai pas à discuter en personne avec lui. Mais, madame, poursuivit-il, en adressant à sa mère un sourire inimitable, si vous voulez bien autoriser M lle de Saint-Alais à jouer, pour cette unique fois, le rôle de sergent recruteur, elle ne saurait manquer de combler la brèche.

Une discrète ovation de rires, une palpitation d’éventails et de paupières féminines, accueillirent la proposition. Mais la marquise, souriante et sphingienne, demeura quelques instants immobile et muette. Puis elle se tourna vers sa fille, qui, à l’énoncé de son nom, s’était rejetée en arrière, comme pour se dérober aux regards.

— Allez, Denise, dit-elle simplement. Priez M. de Saux de vous faire l’honneur d’être votre recrue.

La jeune fille s’avança lentement. On la voyait frissonner ; et je n’oublierai jamais le tourment de cette minute où je l’attendis, le cerveau submergé tour à tour de honte et d’opiniâtreté. Un éclair de pensée me montra le piège dans lequel j’étais tombé, piège plus affreux que le dilemme prévu. Et ce ne fut pas ma moindre souffrance que de voir la jeune fille, martyrisée par la timidité, s’arrêter devant moi et balbutier son humble requête en termes presque inintelligibles.

La refuser, en présence de tout ce monde, me semblait chose monstrueuse. Cela me semblait une chose aussi barbare que de la frapper ; une action aussi cruelle, abjecte, et indigne d’un gentilhomme, que de fouler aux pieds cette créature douce et innocente ! Je sentais cela, je le sentais profondément. Mais je sentais non moins que me laisser fléchir c’était tourner le dos à ma réputation et à ma vie ; c’était consentir à être la dupe d’un stratagème, à être un lâche, même applaudi de tous ceux qui m’entouraient. Je voyais ces deux alternatives, et je balançai une minute entre la fureur et la pitié, cependant que les lumières et les nobles visages, curieux ou méprisants, flottaient vertigineusement devant les yeux. A la fin je murmurai :

— Mademoiselle, je ne puis… Non, je ne puis.

— Monsieur !

L’exclamation ne venait pas de la jeune fille, mais de sa mère, et elle résonna haute et perçante par toute la salle. Je remerciai Dieu de cette intervention qui débrouillait d’un seul coup le chaos de mes pensées. Redevenu moi-même, je me tournai vers la marquise, et m’inclinai.

— Non, madame, je ne puis, dis-je avec fermeté, car, libéré de mon hésitation, j’étais résolu, plein d’assurance et de défi. On connaît mes opinions. Et je ne veux pas, même en faveur de mademoiselle, leur donner un démenti.

Ce dernier mot sortait à peine de mes lèvres, qu’un gant, lancé par une main invisible, me frappa sur la joue ; et pour une minute la salle entière parut prise de démence. Dans une tempête de huées, de « Malotru !… Félon !… Conspuez le traître ! » une douzaine de lames s’agitèrent sous mon nez, une douzaine de cartels me furent jetés à la face. Je n’avais pas encore appris alors à quel point une foule est irritable et combien elle est moins accessible à la pitié que l’un quelconque de ceux qui la composent. Stupéfait, assourdi par le tumulte, que les cris perçants des dames ne contribuaient guère à diminuer, je reculai d’un pas.

M. de Saint-Alais saisit l’instant. Il sauta à terre, et refoulant les épées qui me menaçaient, il se jeta devant moi.

— Silence, messieurs ! du calme ! cria-t-il, dominant le tumulte. Écoutez-moi, je vous prie ! Ce gentilhomme est mon invité. Il ne fait plus partie des nôtres, mais il doit sortir d’ici sain et sauf. Place ! Faites place, je vous prie, pour M. le vicomte de Saux !

On lui obéit à contre-cœur, et se rejetant les uns à droite les autres à gauche, on dégagea au milieu de la salle un chemin libre jusqu’à la porte. Se tournant vers moi, Saint-Alais me fit un grand salut, son plus beau salut de cour.

— Par ici, monsieur le vicomte, s’il vous plaît, dit-il. M me la marquise n’abusera pas davantage de votre temps.

Les joues en feu, je le suivis au long de l’étroit sillon de parquet luisant et passai sous le lustre, entre deux files d’yeux railleurs, sans que personne s’y opposât. Dans un silence de mort, je le suivis jusqu’à la porte. Arrivé là, il s’effaça devant moi, me salua, et je le saluai ; puis, d’un pas automatique, je gagnai la sortie, seul.

Je traversai l’antichambre. La foule des valets ricaneurs qui s’y pressaient attirés par la curiosité, me dévoraient des yeux ; mais je ne m’aperçus pas plus de leur insolence que de leur présence. Jusqu’à la minute où l’air froid de la rue me ranima, je marchai comme assommé et incapable de pensée, tant le coup avait été brutal et inattendu.

Lorsque je revins un peu à moi, mon premier sentiment fut de la rage. J’étais entré ce soir même chez M. de Saint-Alais en possession de tous les biens de la vie ; et j’en sortais privé d’amis, de réputation, et de ma fiancée ! J’y étais entré me fiant à son amitié, à cette amitié de tradition dans nos familles ; et il m’avait joué le tour le plus affreux. Cette pensée m’arracha une plainte, et je m’arrêtai en pleine rue, songeant à la triste figure que j’avais faite parmi eux, et envisageant l’avenir qui m’était réservé.

Car déjà, je commençais à discerner l’étendue de ma folie… et que j’aurais dû céder. Je ne pouvais, planté là au milieu de la rue, prévoir l’avenir, ni me douter que l’ancienne France allait disparaître et qu’à cette heure même, dans Paris, son glas funèbre avait tinté. Je devais me conduire selon l’opinion des gens qui m’entouraient ; je devais savoir, lorsque demain je passerais par les rues, quelle attitude garder vis-à-vis du monde, et s’il fallait me dérober ou me battre. Car dans la nouvelle séance de la matinée…

Ah oui ! l’Assemblée. Ce mot donna un nouveau cours à mes idées. C’était là que je trouverais ma revanche. Pour m’empêcher d’y élever une note discordante, ils m’avaient cajolé, puis la cajolerie échouant, ils m’avaient insulté. Eh bien ! je leur ferais voir que ce dernier moyen ne valait pas mieux que le premier, et qu’en croyant éliminer un Saux, ils suscitaient un Mirabeau. Partant de là, je passai une nuit de fièvre. Le ressentiment aiguillonnait mon ambition ; par haine contre ma caste je donnais mon amour au peuple. Tous les signes de misère et de disette que j’avais eus sous les yeux pendant le jour me revinrent alors, et je les collectionnai pour en faire usage. L’aube me surprit, toujours arpentant ma chambre, toujours réfléchissant, composant, déclamant. Lorsque André, mon vieux valet, qui avait aussi été celui de mon père, entra chez moi à sept heures, un billet à la main, je ne m’étais pas encore déshabillé.

On avait dû lui faire en bas un récit fantaisiste de l’événement, et cette persuasion me fit rougir. Mais je ne m’occupai point de sa mine contrite, et sans mot dire je décachetai le billet. Il n’était pas signé, mais je reconnus l’écriture de Louis.

« Retourne chez toi, disait-il, et garde-toi de paraître à l’Assemblée. Ils veulent te défier à tour de rôle ; tu devines ce qui en résulterait. Quitte Cahors à l’instant, ou tu es un homme mort. »

Rien de plus ! Avec un sourire amer je constatai la faiblesse de cet homme incapable de faire plus pour son ami. J’interrogeai André :

— Qui t’a remis ça ?

— Un domestique, monsieur.

— Domestique de qui ?

Mais il bougonna qu’il n’en savait rien, et je ne le pressai point. Il m’aida à changer de toilette. Quand ce fut fait, il me demanda pour quelle heure il fallait tenir prêts les chevaux.

— Les chevaux ! Pourquoi donc ? répliquai-je, en le regardant fixement.

— Pour vous en retourner, monsieur.

— Mais je ne m’en retourne pas aujourd’hui, dis-je avec une irritation contenue. Que me racontes-tu là ? Nous ne sommes arrivés que d’hier.

— C’est vrai, monsieur, murmura-t-il, le dos vers moi, tout en tripotant mes effets. Quand même, c’est le vrai jour de s’en retourner.

— Tu as ouvert ce billet ! m’écriai-je, courroucé. Qui t’a dit…?

— Toute la ville sait, répondit-il, en haussant froidement les épaules. Ce sont des : « André, remmenez votre maître chez lui ! » et des : « André, vous avez pour maître un cerveau brûlé », et des André ci et des André ça, si bien que j’en perds la tête. Gilles a le nez en compote, pour s’être battu avec un garçon de l’écurie Harincourt, qui traitait monsieur d’imbécile ; mais moi je suis trop vieux pour me battre. Et je suis trop vieux aussi pour autre chose, continua-t-il, en reniflant.

— Quelle est cette chose, faquin ? m’écriai-je.

— C’est d’enterrer encore un maître.

Je me tus un instant, puis repris :

— Tu crois que je serai tué ?

— C’est le bruit qui court la ville.

Je réfléchis un peu. Et :

— Tu as servi mon père, André.

— Hélas ! monsieur.

— Et cependant tu voudrais me voir fuir ?

Il me regarda, et leva les bras au ciel d’un air découragé.

— Mon Dieu ! s’écria-t-il, je ne sais plus ce que je voudrais. Nous périssons par ces vilains. Comme si Dieu les avait faits pour autre chose que travailler et labourer ; comme si l’on pouvait supprimer les pauvres ! Si vous n’aviez jamais frayé avec eux, monsieur…

— Tais-toi, maraud, dis-je avec sévérité. Tu n’y entends rien. Va-t’en plutôt en bas, et tâche une autre fois d’être plus circonspect. Tu parles de vilains et de pauvres ! Qu’es-tu donc, toi ?

— Moi, monsieur ! s’écria-t-il, avec stupéfaction.

— Oui… toi !

Il me considéra une minute d’un air effaré. Puis, lent et résigné, il hocha la tête et sortit. Il me croyait devenu fou.

Je ne m’en allai pas tout de suite après son départ. Je me figurais que vraisemblablement, si je me montrais en public avant la réunion de l’Assemblée, je serais provoqué et forcé de me battre. J’attendis donc que l’heure de l’ouverture fût passée ; j’attendis dans ma triste chambre d’auberge, en proie aux affres de l’isolement. Je pensais tantôt à Louis de Saint-Alais, qui m’avait laissé partir sans prononcer un seul mot en ma faveur, tantôt à l’incohérence humaine ; car dans une partie des provinces, la moitié de la noblesse avait ma façon de voir. Je songeai aussi à Saux ; et je ne dirai pas que je n’éprouvai aucune tentation de suivre l’avis qu’André m’avait donné, savoir : de me retirer tranquillement là-bas au château, et un peu plus tard, lorsque les esprits seraient calmés, d’affirmer hautement ma bravoure. Mais une certaine opiniâtreté que je tenais de mon père et qui provenait, selon certains, de la souche anglaise de ma lignée, conspirait avec le ressentiment à me maintenir dans la voie que je m’étais tracée. A dix heures un quart, donc, lorsque je crus que tous les membres de l’Assemblée m’y avaient précédé jusqu’au dernier, je descendis, les joues chaudes, mais le regard plutôt assuré : et comme Gilles et André m’attendaient à la porte, je leur ordonnai de me suivre jusqu’au Chapitre voisin de la cathédrale, où avaient lieu les séances.

J’ai su plus tard que si je m’étais servi de mes yeux, j’aurais remarqué l’agitation qui régnait en ville, la foule dense mais silencieuse qui encombrait la place et toutes les rues avoisinantes ; l’atmosphère d’expectative, les boutiques fermées, l’arrêt des affaires, les groupes chuchotant sous les porches ou dans les culs-de-sac. Mais j’étais absorbé en moi-même, tel celui qui marche à une entreprise désespérée, et de toutes ces circonstances une seule me frappa : comme je traversais la place, un homme s’écria : « Dieu vous bénisse, monsieur ! » et un autre : « Vive Saux ! » Sur quoi une bonne douzaine d’autres me tirèrent leurs bonnets. Ce fut là ma seule remarque, toute machinale, d’ailleurs. Un instant après je me trouvais dans le passage qui mène au Chapitre en longeant le mur de la cathédrale, et une foule de clercs et de valets, qui l’obstruaient quasi dans toute sa largeur, se rangeaient sur mon passage, non sans manifester leur étonnement et leur curiosité.

Me frayant un chemin parmi eux, je pénétrai dans le vestibule, que maintenaient libre deux ou trois huissiers. En passant ainsi du soleil à l’ombre, de la vie, de l’air et de la lumière qui régnaient au dehors, au silence paisible de cette salle voûtée, le contraste fut tel qu’un frisson me pénétra jusqu’au cœur. Dans cette pénombre et ce calme, l’importance de la démarche que j’allais faire, la folie du cartel que j’étais prêt à lancer à la face de mes pairs, m’apparurent dans leur plénitude ; et si mon âme n’eût été bandée à l’extrême par mon tenace ressentiment, je me serais empressé de tourner les talons. Mais déjà mes pas retentissaient sur les dalles sonores, et je n’avais plus le droit de reculer. Le bourdonnement d’une voix monotone me parvint de la salle des séances, à travers la porte close ; et je me dirigeai vers cette porte, les mâchoires contractées, m’apprêtant à me conduire en homme, quoi qu’il dût arriver.

Un instant de plus, et j’allais entrer. Ma main touchait déjà la poignée de la serrure, lorsqu’un homme, assis dans l’ombre sur un banc au-dessous de la fenêtre, bondit et s’élança pour me retenir. Je reconnus Louis de Saint-Alais. Sans me laisser le temps d’ouvrir la porte, il s’interposa entre moi et les battants auxquels il s’adossa.

— Arrête, ami ! pour l’amour de Dieu, arrête ! s’écria-t-il avec véhémence, bien que sans élever la voix. Que peux-tu seul contre deux cents ? Retourne, ami, retourne, et je ferai…

— Vous ferez ! lui lançai-je avec un mépris hautain, mais sur le même ton assourdi, car les huissiers nous examinaient curieusement du seuil de la porte par où j’étais entré. Vous ferez ?… Vous en ferez, j’imagine, tout autant qu’hier soir, monsieur.

Il fronça les sourcils et le rouge lui monta au front ; mais il répliqua vivement :

— Ce n’est pas l’heure, laissons cela ! Tu n’as qu’une chose à faire : partir ! Regagner Saux, et…

— Ne pas intervenir !

— Oui, fit-il, et ne pas intervenir. Si tu consens…

— A ne pas intervenir ? répétai-je âprement.

— Oui, oui ; dans ce cas tout se dissipera.

— Merci bien ! dis-je avec lenteur, quoique frémissant de colère. Mais puis-je vous demander combien l’on vous offre, monsieur le comte, pour débarrasser de moi l’Assemblée ?

Il me regarda, stupéfait.

— Adrien ! s’écria-t-il.

Mais je fus intraitable.

— Non, monsieur le comte, plus d’Adrien, dis-je altièrement ; je n’accepte ce nom que de mes amis.

— Et ne suis-je donc plus ton ami ?

Je haussai les sourcils dédaigneusement.

— Après hier soir ? fis-je. Après hier soir ! Se peut-il, monsieur, que vous vous figuriez jouer le rôle d’ami ? Je viens chez vous, je suis votre hôte, votre ami, tout sauf votre parent ; et vous me tendez un piège, vous m’exposez à la risée et à la haine, vous…

— Moi, j’ai fait cela ? s’écria-t-il.

— Non peut-être par vos paroles. Mais vous êtes resté là, pendant qu’on me bernait ! Vous êtes resté là sans dire un mot en ma faveur ! Vous êtes resté là sans lever un doigt pour ma défense ! Si c’est ainsi que vous concevez l’amitié…

Il m’arrêta d’un geste plein de noblesse.

— Vous n’oubliez qu’une chose, monsieur le vicomte, dit-il, sur un ton de fière réticence.

— Nommez-la ! ripostai-je dédaigneusement.

— Que M lle de Saint-Alais est ma sœur !

— Tiens, tiens !

— Et que, de votre plein gré ou non, vous l’avez hier soir traitée à la légère, en présence de deux cents personnes ! Vous n’oubliez que cela, monsieur le vicomte !

— Je l’ai traitée à la légère ? répliquai-je, dans un redoublement de courroux. (Comme d’un commun accord nous nous étions un peu écartés de la porte, et à ce moment nous nous regardions dans le blanc des yeux.) Et à qui la faute si cela est arrivé ? A qui la faute, monsieur ? Vous m’avez laissé le choix… Non, vous m’avez obligé à choisir entre deux alternatives : manquer à votre sœur, et renoncer à des opinions et convictions auxquelles je tiens, dans lesquelles j’ai été élevé, dans lesquelles…

— Des opinions ! fit-il, d’une voix devenue dure. Et quelles sont après tout vos opinions ? Excusez-moi, je sens que je vous importune, monsieur. Mais je ne suis pas un philosophe, moi, je n’ai pas été en Angleterre, et je ne puis comprendre…

— Que l’on sacrifie rien à ses opinions ! exclamai-je, avec un rire féroce. Certes, monsieur, je le conçois aisément, que vous ne le puissiez pas ! Celui qui ne soutient pas ses amis ne soutient pas non plus ses opinions. Pour faire l’un ou l’autre, monsieur le comte, il importe de n’être pas un lâche.

Il pâlit, et me lança un regard étrange.

— Assez, monsieur ! fit-il involontairement, me sembla-t-il.

Et une contraction tirailla ses traits, comme s’il ressentait une vive douleur.

Mais j’étais hors de moi de colère.

— Oui, un lâche ! répétai-je. M’avez-vous compris, monsieur le comte, ou faut-il que j’entre dans la salle et répète le mot en présence de l’Assemblée ?

— Ce n’est pas indispensable, dit-il, en devenant aussi rouge qu’il venait d’être pâle.

— Ce n’est pas indispensable, en effet, repris-je, en ricanant. Puis-je conclure de là que nous nous retrouverons sitôt la séance levée ?

Il acquiesça d’un signe muet ; et alors, mais alors seulement, un je ne sais quoi dans son silence et son attitude pénétra la cuirasse de mon ire ; et, je me sentis soudain le cœur pesant et glacé. Mais il était trop tard ; j’avais prononcé ce qui n’eût jamais dû être prononcé. Le souvenir de sa patience, de sa bonté, de sa longanimité, ne me revint qu’ensuite. Je lui adressai un salut correct ; il me le rendit ; et rageusement je retournai à la porte.

Mais je ne devais pas encore la franchir.

J’avais pour la seconde fois saisi la poignée, et entr’ouvert la porte, quand une main me tira en arrière, si violemment que le pêne cliqueta en retombant. Furieux, je me retournai. A ma stupéfaction, je reconnus de nouveau Louis, mais sa face transfigurée décelait une étrange surexcitation. Il ne me lâchait pas.

— Non, dit-il entre ses dents. Vous m’avez traité de lâche, monsieur le vicomte, et je refuse d’attendre. Pas une heure ! Vous allez vous battre avec moi tout de suite. Il y a un pré par là derrière, et…

Mais je retrouvais mon sang-froid à mesure qu’il s’échauffait.

— Je ne ferai rien de tel, dis-je en l’interrompant. Après la séance…

Il leva la main et délibérément me souffleta de son gant. J’eus un recul involontaire.

— Eh bien ! vous laisserez-vous persuader ? fit-il. Après ceci, monsieur, si vous êtes un gentilhomme, vous vous battrez avec moi. Il y a un pré par là derrière, et dans dix minutes…

— Dans dix minutes, la séance peut être levée.

— Je ne vous retiendrai pas aussi longtemps, répliqua-t-il gravement. Venez, monsieur. Ou faut-il que je vous soufflette de nouveau ?

— Je viens, dis-je posément. Après vous, monsieur.

CHAPITRE III
A L’ASSEMBLÉE

Le soufflet, et l’insulte qui l’accompagna, mirent fin provisoirement à mon repentir. Mais si bref que fût le trajet d’une porte à l’autre, il me laissa le temps de réfléchir encore. Cet homme était Louis, malgré tout ; j’avais certes des raisons de me plaindre de lui et de le soupçonner de servir d’instrument à autrui ; mais il s’était montré mon meilleur ami en faisant tout pour apaiser ma colère, et le plus loyal en s’efforçant de me détourner d’une entreprise insensée. Vite attendri, dans un revirement presque subit, je perçus avec une sorte d’effroi que si son intervention était due à la seule bienveillance, j’y répondais aussi mal que possible. Bref, avant même que la porte extérieure nous fût ouverte, je me repentais à nouveau. Lorsque l’huissier tira le battant pour me livrer passage, je lui donnai l’ordre de le refermer, puis faisant volte-face, je jetai à Louis quelques mots indistincts, et m’en fus en toute hâte, le laissant stupéfait. A peine eut-il le temps de pousser une exclamation, que j’avais traversé le vestibule, et quelques secondes plus tard, j’ouvrais la porte de l’Assemblée.

Sur-le-champ — il est à croire que je manœuvrai le pêne avec bruit — je vis devant moi des rangées de visages surpris et tous tournés de mon côté. J’ouïs une rumeur d’indignation mêlée de rires, et aussitôt je me faufilai vers ma place. Mais le débit monotone du président m’emplissait les oreilles, et le contraste était tel — après mon altercation à mi-voix du dehors, de me trouver dans cette salle pleine de lumière et de vie, et l’objet de tous ces regards — que je m’abattis sur mon siège, vertigineux et confondu, et presque oublieux tout d’abord du dessein qui m’avait amené là.

Un temps, et ma face s’empourpra davantage ; et à juste cause. Chacun des bancs sur lesquels nous siégions tenait trois personnes. Je partageais le mien avec l’un des Harincourt et M. d’Aulnoy, qui m’avaient entre eux deux. Je n’étais pas assis de cinq secondes, que Harincourt se leva doucement, et sans m’accorder un regard, s’éloigna jusqu’au bas du passage ; et tout en s’éventant négligemment avec son chapeau, il alla s’adosser à un pupitre, les yeux fixés sur le président. Au bout d’une demi-minute, d’Aulnoy suivit son exemple. Puis les trois qui étaient derrière moi se levèrent tranquillement, et sans me regarder cherchèrent d’autres places. Les trois devant moi les imitèrent. En quelques minutes, je restai seul, isolé, en butte à tous les regards de l’Assemblée, comme une sorte de lépreux.

J’aurais dû être préparé à une manifestation de ce genre. Mais il n’en était rien, et la face me brûlait, sous les regards curieux, comme devant un foyer ardent. Pris au dépourvu, j’étais hors d’état de dissimuler mon trouble ; mes yeux ne rencontraient de toutes parts que des yeux railleurs et des mines méprisantes ; et l’orgueil m’interdisait de baisser la tête. Au cours de longues minutes, je ne discernai rien que ces regards outrageants. Je n’entendais pas de quoi parlait le président, car sa voix n’était pour moi qu’un ronron vague et indistinct dépourvu de signification.

Mais pendant ce temps la colère et la haine endurcissaient ma volonté ; à la fin le nuage qui couvrait mon esprit se dissipa, et je retrouvai mon exaltation. La lecture monotone que je venais d’écouter sans y rien comprendre prit fin, et fut suivie par de courtes et vives interrogations : une demande et une réponse, un nom et une réplique. Ce fut ce qui me réveilla. Le ronron avait représenté la lecture du cahier ; à cette heure on en était au vote.

Mon tour allait venir ; l’instant approchait. A chaque vote — inutile de dire que tous étaient affirmatifs — des visages en nombre toujours croissant se tournaient vers la place que j’occupais ; et leurs yeux, hostiles, triomphants, ou simplement curieux, convergeaient sur ma face. En d’autres circonstances j’aurais pu en être intimidé ; mais il n’en fut rien, alors. J’étais à la hauteur pour les affronter. Les regards sans aménité de tant de gens qui s’étaient dits mes amis, les regards méprisants d’hommes nouveaux appartenant à des familles anoblies, qui avaient usé avec joie de l’appui de mon père, la conscience que tous m’abandonnaient uniquement parce que je soutenais en fait les opinions que la moitié d’entre eux avaient proclamées en paroles, tout cela me haussait à un degré de mépris qui ne le cédait en rien à celui de mes adversaires ; et en outre je savais que fléchir à présent me couvrirait d’une honte indélébile, et cela fermait la porte aux velléités de capitulation.

L’Assemblée, d’autre part, se trouvait dans une situation sans précédent. On n’était pas encore accoutumé aux luttes de la tribune, aux duels oratoires plus mortels que ceux à l’épée ; et une sorte de doute, une hésitation, tenait la majorité des membres en suspens et attentifs à ce qui allait suivre. Leurs chefs, en outre, les frères de Saint-Alais, — qui dirigeaient, l’un le parti de la cour, plus ardent et plus fier, l’autre les nobles de robe et de Parlement, qui avaient découvert les derniers que leurs intérêts à tous étaient les mêmes, — ne pouvaient admettre la plus minime opposition depuis qu’une majorité absolue était devenue la règle. Un homme donc, un seul homme barrant le chemin à l’unanimité, leur apparaissait comme un obstacle qu’il convenait d’écarter par tous moyens.

— M. le comte de Cantal ? appela le président.

Mais c’était moi qu’il examinait, et non celui qu’il nommait.

— Satisfait !

— M. le vicomte de Marignac ?

— Satisfait !

Le nom suivant m’échappa, car dans mon exaltation il me parut que toute la Chambre me regardait, que la voix allait me manquer, que le moment venu je resterais muet et paralysé, incapable de parler, et déshonoré pour toujours. Je pensais à cela, et non à ce qui se passait ; puis subitement, je me retrouvai en possession de moi-même. J’entendis le dernier nom avant le mien, celui de M. d’Aulnoy ; j’entendis sa réponse. Puis mon nom à moi résonna dans un profond silence.

— M. de Saux ?

Je me levai. D’une voix rauque, et qui me parut étrangère, je déclarai :

— Je n’approuve pas ce cahier !

Je m’attendais à une explosion de colère ; elle ne vint pas. Au lieu de cela, un tonnerre de rires, où je distinguai la note de Saint-Alais, secoua la salle et me fit monter le rouge au visage. Le rire persista quelque temps, s’éleva et retomba, pour s’élever encore, me mettant au supplice. Mais ce rire produisit un résultat auquel ne s’attendaient guère les rieurs. Il arrive aux plus taciturnes de trouver de l’éloquence. J’oubliai les périodes de La Rochefoucauld et de Liancourt que j’avais si soigneusement préparées ; j’oubliai les passages de Turgot dont j’avais chargé ma mémoire, et me lançai dans une improvisation que je n’avais ni prévue ni méditée.

— Messieurs, m’écriai-je d’une voix qui emplit la salle, je m’oppose à ce cahier parce qu’il est vain et stérile ; parce que, entre autres raisons, le temps de son efficace est passé. Vous revendiquez vos privilèges : ils ne sont plus ! Vos exemptions : elles ne sont plus ! Vous protestez contre l’union de vos représentants avec ceux du peuple : mais ils ont siégé ensemble ! Ils ont siégé ensemble, et vous ne pouvez pas plus l’empêcher par un décret, que vos protestations ne feraient reculer le flot qui monte ! C’est un fait accompli. Quand vous jetez un os à un chien affamé, songez-vous à lui retirer l’os de la gueule, intact et sans déchet ? Si oui, vous êtes insensés. Mais ce n’est pas la seule ni la plus forte de mes objections à ce cahier. La France se trouve aujourd’hui dénuée, acculée à la banqueroute, sans trésor, sans argent. Croyez-vous lui porter secours, la vêtir, l’enrichir, en maintenant vos privilèges, en maintenant vos exemptions, en soutenant jusqu’au plus minime de vos droits ? Non, messieurs. Au temps jadis, ces exemptions, ces droits, ces privilèges dont nos ancêtres tiraient gloire et à juste titre, leur furent accordés parce qu’ils étaient le bouclier de la France. Ils équipaient des hommes d’armes et les menaient au combat ; la communauté faisait le reste. Mais à présent le peuple combat, le peuple paye, le peuple fait tout. Oui, messieurs, c’est la vérité ; c’est une vérité qui nous est familière à chacun : « Le manant paye pour tous ! »

Je me tus. Je m’attendais à ce que se produisît l’explosion de colère si longtemps retardée. Au contraire, avant que personne de la Chambre n’eût pris la parole, une grande clameur nous arriva par les fenêtres laissées ouvertes à cause de la chaleur, et donnant sur le marché. C’était l’acclamation du peuple de la rue, qui pour la première fois entendait formuler ses griefs. Mais, tout plein de bienveillance et joyeux qu’il fût, ce cri nous déconcerta aussi totalement que l’eût fait une attaque. J’en demeurai béant.

Mais l’effet produit sur moi était léger, au regard de ce qu’éprouvaient mes adversaires. Les cris de désapprobation qu’ils s’apprêtaient à pousser furent coupés net par le prodige ; et ils s’entre-regardèrent une minute, comme n’en croyant pas leurs oreilles. Au cours de cette minute, un silence d’étonnement irrité régna sur l’Assemblée. Puis M. de Saint-Alais se dressa d’un bond.

— Qu’est ceci ? cria-t-il, son noble visage assombri de fureur. Est-ce qu’à nous aussi le roi nous a ordonné de siéger avec le tiers état ? Nous a-t-il avilis à ce point ? Sinon, monsieur le président, sinon, dis-je, reprit-il en réfrénant d’un geste bref une velléité d’applaudissements, et s’il ne s’agit pas ici d’un complot fomenté par quelqu’un de notre caste allié à la racaille afin de provoquer une nouvelle Jacquerie…

Le président, homme timoré qui appartenait à une famille de robe, l’interrompit :

— Prenez garde, monsieur, les fenêtres sont encore ouvertes.

— Ouvertes ?

Le président fit un signe affirmatif.

— Et qu’importe ce détail ? Qu’importe ? répliqua fougueusement Saint-Alais. Qu’est-ce que cela nous fait, monsieur ? reprit-il, en promenant à la ronde des yeux qui semblaient darder en un faisceau tout le mépris de son âme hautaine. Elles sont ouvertes, dites-vous ? Eh bien ! qu’elles restent ouvertes. Le peuple entendra les deux parties, et non plus seulement ceux qui les flagornent ; ceux qui, tablant sur sa faiblesse et son ignorance, et arguant de ses droits et de nos torts, croient se hausser au niveau des Retz et des Cromwell ! Oui, monsieur le président, continua-t-il, cependant que je cherchais en vain à l’interrompre, et que la moitié de l’Assemblée se mettait debout en tumulte, je répète ma phrase : … qui à l’ambition d’un Cromwell ou d’un Retz joignent leur violence, mais non pas leurs talents !

Un reproche aussi injuste me piqua au vif, et je l’interpellai violemment :

— Monsieur le marquis, si c’est à moi que vous faites allusion par cette phrase…

Il eut un rire de mépris.

— Entendez-le comme il vous plaira, monsieur.

— Je repousse l’insinuation, je la répudie ! m’écriai-je. M. de Saint-Alais m’appelle un Retz, un Cromwell !

— Excusez-moi, trancha-t-il en hâte, un prétendu Retz !

— Un traître, d’une façon comme de l’autre, ripostai-je, en m’évertuant à dominer les rires que sa répartie soulevait dans la salle. Un traître en tout cas ! Mais je dis, moi, que le vrai traître est celui qui à cette heure, par ses conseils, mène le roi à sa perte.

— Et non celui qui vient ici avec un renfort de populace ? rétorqua Saint-Alais, dont la violence ne le cédait pas à la mienne. Celui qui prétend, à lui seul, en morigéner cent autres, et dicter des ordres à cette Assemblée ?

— Monsieur se répète ! lançai-je, le coupant à mon tour, mais sans que ma saillie provoquât le moindre rire. Je nie ce qu’il avance. Je rejette ses imputations, je les lui renvoie ! Et pour conclure, je désapprouve ce cahier, je m’y oppose !

Mais la patience de l’Assemblée était à bout. Un tollé de « Assez ! Il n’a pas la parole ! » couvrit ma voix, et en un instant cette réunion si paisible quelques minutes plus tôt devint un pandémonium de frénétiques. Quelques-uns des membres les plus âgés restèrent assis, mais la majorité se leva ; ceux qui d’un bond avaient été fermer les fenêtres restaient debout sur l’appui, dominant le tumulte. D’autres avaient gagné la porte, et s’y tenaient dans l’intention probable de tenir tête à un assaut. Le président réclamait en vain le silence. Sa voix comme la mienne se perdait dans le hourvari incessant qui redoublait de force à chaque fois que je tentais de parler, et s’apaisa seulement lorsque j’y eus renoncé.

A la fin M. de Saint-Alais leva la main, et non sans peine il obtint le silence. Avant qu’il me fût possible d’en profiter, le président intervint.

— L’Assemblée de la noblesse du Quercy, dit-il précipitamment, se déclare en faveur de ce cahier, maintenant nos anciens droits, privilèges et exemptions. Seul, le vicomte de Saux proteste. Le cahier sera présenté.

— Je proteste, m’écriai-je mollement.

— C’est ce que je viens de dire, répliqua le président, sarcastique. (Et un éclat de rires moqueurs, mêlés d’acclamations, s’éleva de toute la Chambre.) Le cahier sera présenté. La question est vidée.

Alors, tout d’un coup, et comme par enchantement, la salle reprit son aspect normal. Les membres qui s’étaient levés regagnèrent leurs places, ceux qui avaient fermé les fenêtres redescendirent, quelques-uns s’en allèrent, le président passa à l’ordre du jour. Toute trace de la tempête s’évanouit. En un clin d’œil tout se retrouva comme auparavant.

Même aux abords de mon siège ; car nul isolement, nulle séparation d’avec mes collègues ne pouvait surpasser ceux où je me trouvais précédemment. Mais alors que précédemment je possédais en réserve une arme et en perspective une revanche, il n’en était plus de même. J’avais décoché mon trait, et je restais misérablement à ma place, garrotté de silence et encerclé de regards étrangers. Envahi d’une dépression à chaque instant plus grande, j’aspirais à m’échapper, mais je n’osais faire un mouvement ni même jeter les yeux autour de moi.

Tant que dura cette situation, ce ne fut pas ma moindre amertume de me rendre compte que je n’avais abouti à rien de sérieux, que j’avais souffert pour une donquichottade, et m’étais montré sans raison valable inflexible et têtu. Trop tard, je comprenais que j’aurais pu réserver mes principes tout en cédant ; garder mes convictions tout en déférant à l’avis de la majorité. J’aurais pu…

Mais hélas ! peu importait ce que j’aurais pu faire, puisque je n’en avais rien fait. Le sort était jeté. Je m’étais déclaré contre mon ordre ; j’avais aliéné tout ce qui m’était dû de par mon ordre. Donc je n’en faisais plus partie. Ce n’était nullement par caprice si déjà ceux qui venaient à passer devant moi ramenaient leurs basques contre eux et me saluaient froidement comme quelqu’un d’une autre classe.

Combien de temps aurais-je subi le martyre de ces insultes et de cette politesse encore plus blessante avant de trouver le courage de me retirer, je suis incapable de le dire. Ce fut une intervention extérieure qui rompit le charme. Un huissier vint me présenter un billet. Je l’ouvris gauchement sous une salve de regards hostiles, et je reconnus l’écriture de Louis.

« S’il vous reste une parcelle d’honneur, disait-il, vous me retrouverez sans perdre une minute, dans le pré qui se trouve derrière le Chapitre. Faites-le, et vous pourrez encore vous croire un gentilhomme. Refusez, ou tardez ne fût-ce que dix minutes, et je publierai votre honte d’un bout à l’autre du Quercy. Celui-là n’a pas le droit de s’appeler Adrien du Pont de Saux, qui supporterait un soufflet. »

Je relus deux fois le billet pendant que l’huissier attendait. Le ton en était rude et sans pitié ; le sardonique cartel, brutal et sans détours. Et néanmoins le cœur me défaillit à cette lecture, et j’eus grand’peine à retenir mes larmes, en présence de tous ces yeux. Car Louis ne pouvait me leurrer plus longtemps. Ce billet qui lui ressemblait si peu, cette tentative de m’attirer au dehors, et de m’arracher à des adversaires plus impitoyables, était une ruse trop transparente pour m’illusionner : la carapace glacée qui m’avait recouvert fondit à l’instant même. Je n’en demeurai pas moins seul, mais je ne me sentis plus aussi abandonné. Je me souvins qu’après tout et malgré tout, j’étais Adrien du Pont de Saux, coupable du seul crime de soutenir en Quercy des opinions que les Lamothe et les Mirabeau, les Liancourt et les La Rochefoucauld soutenaient dans leurs provinces ; coupable, je me le répétais, uniquement de défendre le bon droit et la justice.

Mais l’huissier attendait. Je pris sur le pupitre devant moi une feuille de papier où j’écrivis ma réponse : « Adrien ne se battra pas avec Louis parce que Saint-Alais a souffleté Saux. »

Je la pliai et la remis à l’huissier. Puis je repris ma place, métamorphosé, en état de soutenir tous les regards, d’un courage affermi contre tous les malheurs.

La noblesse du Quercy, les Gontaut et les Marignac, avaient beau répudier ces sentiments, l’amitié, la générosité, l’amour, existaient encore. Même si l’herbe envahissait l’avenue des noyers, même si mon blason ne s’écartelait jamais des armes de Saint-Alais, la vie me réservait encore des douceurs.

Ainsi réconforté, je me levai et m’apprêtai à sortir. Mais à la même minute, une douzaine de membres se mirent debout eux aussi, et pendant que je me dirigeais vers la porte par un passage de dégagement, ils se groupèrent au bas du passage parallèle, sans cacher leurs intentions hostiles, et prêts à m’arrêter avant ma sortie. L’agitation fut si grande que le président s’arrêta de lire et attendit le résultat de l’algarade, tandis que la plupart des membres restés à leur place se levaient pour mieux voir. Je compris que j’allais être insulté en public, et une joie farouche remplaça en moi tout autre sentiment. Si je marchai avec lenteur, ce ne fut point par crainte. Mes passions comprimées depuis une heure me stimulaient, et je n’eusse pour rien au monde précipité le dénouement. J’arrivais au bas de l’escalier, une seconde de plus et nous étions peut-être aux prises, lorsqu’une soudaine explosion de cris, une vaste clameur qui s’élevait de la rue, traversa les fenêtres fermées et nous immobilisa. Nous écoutions, béants, mais les derniers qui n’avaient pas quitté leurs sièges se levèrent en toute hâte, et le président, ému et inquiet, demanda ce que cela signifiait.

En guise de réponse, le bruit s’éleva de nouveau : une rauque clameur triomphale, continue et prolongée, qui fit trembler les carreaux. Elle retomba — sans cesser, mais atténuée par l’éloignement — et elle s’enfla une fois encore. De ma vie je n’avais entendu rien de pareil à cette clameur.

Peu à peu des mots distincts s’en détachèrent, ou lui succédèrent ; finalement l’air vibra au rythme martelé de ces syllabes sinistres : « A bas la Bastille ! A bas la Bastille ! »

Il nous était réservé par la suite d’entendre maints cris analogues et de nous familiariser avec de telles alertes ; comme avec les aboiements voraces de la rue, et le coup suprême du destin frappant à la porte. Mais c’était une nouveauté, alors, et les membres de l’Assemblée, aussi offensés qu’alarmés par cette seconde atteinte portée à leur dignité, se bornèrent à regarder leur président et à proférer de terribles menaces contre la canaille. Cette canaille qui depuis un siècle faisait le chien couchant, voilà-t-il pas qu’elle s’avisait, sans rime ni raison, de changer de posture !

Les exclamations se croisaient ; l’un voulait qu’on fît dégager la rue, l’autre qu’on envoyât chercher la troupe, ou qu’on portât plainte auprès de l’intendant [5] . Ils parlaient toujours lorsque la porte s’ouvrit et un membre entra. C’était Louis de Saint-Alais, en proie à une ardente surexcitation. D’ordinaire le plus modeste et le plus pacifique des hommes, cette fois il s’avança hardiment, et d’un geste impératif réclama le silence.

[5] Les intendants, placés à la tête des « généralités », subdivisions financières des provinces, exerçaient en réalité les pouvoirs administratifs. Le titre de gouverneur restait purement honorifique, dans la plupart des cas.

— Messieurs ! dit-il d’une voix haute et retentissante, voici d’étranges nouvelles. Un courrier porteur de lettres pour mon frère a parlé dans la rue. Il annonce des choses invraisemblables.

— Quoi donc ? crièrent plusieurs voix.

— La Bastille est tombée !

Personne ne comprit, — comment l’aurait-on pu ? — mais tous restèrent silencieux. Puis :

— Que voulez-vous dire, monsieur de Saint-Alais, demanda enfin le président, abasourdi. (Et il leva la main pour faire garder le silence.) La Bastille est tombée ? Comment ? Qu’est-ce à dire ?

— Elle a été prise mardi par la populace de Paris, répliqua nettement Louis, les yeux étincelants, et M. de Launay, le gouverneur, a été massacré de sang-froid.

— La Bastille prise ? Par la populace ? exclama le président incrédule. C’est impossible, monsieur. Il faut que vous ayez mal compris.

Louis secoua la tête.

— Ce n’est que trop vrai, j’en ai peur, dit-il.

— Et M. de Launay ?

— Cela aussi, je le crains, monsieur le président.

Alors on s’entre-regarda, pâle et troublé ; chacun posait à ses collègues de muettes questions, tandis qu’au dehors la rumeur de joie désordonnée se faisait de minute en minute plus nourrie et continue. On s’entre-regardait avec inquiétude, mal persuadé encore. Cette Bastille, qui avait traversé tant de siècles, serait donc prise ? Le gouverneur tué ? Impossible, se disait-on, impossible. Car autrement, le roi, que faisait-il ? Et l’armée ? Et le gouverneur de Paris ?

Le vieux M. de Gontaut, dès qu’il eut réussi à se faire écouter, exprima la pensée de tous en ces mots :

— Mais le roi ? Sa Majesté n’a pu manquer de châtier les coupables.

La réponse arriva d’où on ne l’attendait guère, et en termes aussi imprévus. M. de Saint-Alais, auquel Louis avait remis une lettre, se leva de son siège, un papier déployé à la main. Il est plus que probable que s’il eût pris le temps de réfléchir, il aurait vu l’imprudence de publier tout ce qu’il savait ; mais les nouvelles qu’il venait de recevoir démentaient trop sa confiante sécurité, elles prouvaient trop bien que l’on reposait sur un terrain mouvant ; et la surprise et la mortification qu’il en ressentait surmontèrent sa prudence. Il parla.

— J’ignore, dit-il, sur un ton ironique, ce que faisait le roi, à Versailles ; mais je vais vous apprendre à quoi s’est occupée l’armée dans Paris. Ce sont les gardes-françaises qui ont dirigé l’attaque. Besenval [6] , avec le peu de troupes restées fidèles, s’est retiré. La ville est au pouvoir de la populace. Flesselles, le prévôt, a été tué, et Bailly élu maire. Une milice a été constituée et pourvue d’armes. On a nommé La Fayette général. On a adopté un insigne. On a…

[6] Lieutenant-général des Suisses et Grisons.

— Mais, mon Dieu ! s’écria le président hagard. C’est une révolte !

— Précisément, monsieur, répondit Saint-Alais.

— Et que fait le roi ?

La réponse fut amère :

— Il est si bon… qu’il ne fait rien.

— Et les états généraux ? l’Assemblée nationale de Versailles ?

— Elle ?… Elle non plus n’a rien fait.

— C’est Paris, alors ? dit le président.

— Oui, monsieur, c’est Paris, répliqua le marquis.

— Hé quoi, Paris ! exclama le président navré. Mais Paris est resté tranquille si longtemps.

A cette question, qui était dans l’esprit de chacun, il n’y eut pas de réponse. Saint-Alais se rassit, et l’Assemblée demeura un instant frappée de stupeur, accablée sous la nouvelle de ces prodigieux événements. On n’eût pu trouver meilleur commentaire à la discussion dans laquelle ils étaient plongés quelques minutes plus tôt. Les membres avaient rêvé droits, privilèges, exemptions ; ils s’éveillaient pour trouver Paris en feu, l’armée en révolte, l’ordre et la loi dans le dernier danger.

Mais Saint-Alais n’était pas homme à délaisser longtemps son rôle, ni capable d’abdiquer de son plein gré l’ascendant qu’il devait à son énergie et à son audace. Il se dressa de nouveau, et dans une harangue passionnée adjura l’Assemblée de se souvenir de la Fronde. Il s’écria :

— Le Paris d’alors, c’est le Paris d’aujourd’hui. Versatile et séditieux, inaccessible aux bienfaits, mais toujours prêt à capituler devant la disette. Soyez assurés que le bourgeois ventru ne se passera pas longtemps du pain blanc de Gonesse, ni le buveur du vin blanc d’Arbois ! Qu’on leur coupe les vivres, et les fous redeviendront sages, et les traîtres loyaux. Leur garde nationale ? leurs insignes ? leur maire ? leur général ? Croyez-vous que tout cela tiendra longtemps contre les forces de l’ordre légitime, contre le roi, la noblesse, le clergé, contre la France ? Non, messieurs, c’est impossible, continua-t-il, en jetant à la ronde un regard assuré. Paris réclamait la déposition de Henri le Grand et l’exil de Mazarin ; en fait il a rampé à leurs pieds. Il en sera de même aujourd’hui : à condition que nous restions unis, que nous soyons inébranlables. Il nous faut veiller à ce que ces désordres ne se propagent pas. C’est au roi de gouverner, et au peuple d’obéir. Il en a toujours été ainsi et il en sera ainsi jusqu’à la fin des temps.

Son discours fut bref, mais aussi opportun et vigoureux ; et il eut pour effet de rassurer l’Assemblée. Cette immense majorité qui dans toute réunion d’hommes possède l’imagination strictement nécessaire à se figurer l’avenir sous les couleurs du passé, trouva ses arguments tout à fait convaincants ; et le petit nombre de ceux qui voyaient plus clair et qui devinaient, soit d’instinct, soit par le raisonnement, que la situation de la France était pour elle sans précédent historique, subirent néanmoins la contagion de son assurance. D’unanimes applaudissements saluèrent sa prosopopée, et dans un tumulte d’exclamations tous les assistants, qui étaient restés debout, s’écoulèrent par les passages et se dirigèrent vers la porte. Un désir de voir et d’entendre ce qui se passait au dehors les poussait à sortir au plus vite, sans réfléchir qu’après ce qu’ils savaient déjà, il leur restait peu de chose à apprendre.

Je partageais moi-même ce désir, et oubliant dans la fièvre de l’instant quel avait été mon rôle dans le débat du jour, je me hâtai vers la porte. La Bastille tombée ? Le gouverneur tué ? Paris au pouvoir de la populace ? De telles nouvelles suffisaient à donner le vertige et à faire oublier des soucis plus immédiats. Cette même préoccupation ôtait également la mémoire à ceux qui m’entouraient, et je gagnai la sortie pêle-mêle avec eux.

Mais sur le seuil il m’arriva, par inadvertance, de heurter l’un des Harincourt. Il tourna la tête, me reconnut, et tenta de s’arrêter. Mais la poussée était trop forte, et il fut emporté loin de moi, tout en se débattant et grommelant des paroles que je ne compris pas. J’en devinai le sens, toutefois, en voyant ceux qui étaient à mon niveau, également incapables de résister, tourner la tête vers moi en ricanant. Je cherchais la meilleure attitude à garder dans l’altercation qui allait se produire ; mais nous débouchions enfin de l’étroite allée sur la grand’place — de deux marches en contrebas — et le spectacle que je découvris me fit oublier aussitôt leur existence.

CHAPITRE IV
L’AMI DU PEUPLE

Je ne fus pas le seul à m’arrêter, impressionné par ce spectacle auquel les nouvelles que nous venions d’apprendre — ces étourdissantes et sinistres nouvelles — donnaient un sens particulier. Nous n’étions pas encore familiarisés, en France, avec les foules. Depuis des siècles, l’homme isolé, l’individu, roi, cardinal, évêque ou seigneur, venait-il à paraître, que sur un seul regard de lui, le nombre, la multitude, rentrait sous terre et se dispersait en saluant bien bas.

Mais voici qu’à notre vue se levait l’aube froide et lugubre d’un jour nouveau. Peut-être, si nous n’avions pas su ce que nous savions, — c’est-à-dire les nouvelles, — ou si le peuple les avait ignorées, l’effet produit sur nous, comme sur sa manière d’être, eussent été différents. Quoi qu’il en soit, la foule qui nous faisait face quand nous apparûmes sur la grand’place, la foule immense qui nous faisait face et l’emplissait dans toute sa largeur, silencieuse, aux aguets, menaçante, n’apparut aucunement intimidée. Ce fut nous, au contraire, qui demeurâmes stupides, immobilisés chacun dès sa sortie, regardant tour à tour et consultant son voisin des yeux pour connaître sa pensée.

Au-dessus de nos têtes se dressait la majestueuse cathédrale, et nous émergions de son ombre. La plupart d’entre nous étaient accoutumés à voir cent paysans trembler au froncement de leurs sourcils. Mais d’un moment à l’autre, en un clin d’œil, comme si ces nouvelles de Paris avaient sapé les fondements de la société, tout cela était remis en question. La foule de la grand’place ne tremblait pas. Dans un silence plus sinistre que des vociférations, elle renvoyait regard pour regard. Et ce n’était pas tout : quand nous sortîmes, personne ne nous fit place, et ceux de l’Assemblée qui avaient déjà descendu le perron durent contourner le plus dense de la cohue pour atteindre l’auberge. Arrivant après eux nous vîmes ce détail, qui eut sur nous son influence. Nous étions les nobles de la province ; mais nous n’étions que deux cents, et entre nous et les Trois Rois , entre nous et nos chevaux et valets, s’étendait cette barrière de sombres visages, ces milliers d’hommes silencieux.

On ne s’étonnera point que ce spectacle, et ce qu’il renfermait d’inouï, détournèrent provisoirement ma pensée de M. d’Harincourt et de ses intentions. Je regardais ailleurs, et il m’ignorait également, ébahi, et les sourcils contractés. Forcément, il nous fallut descendre, un par un et à contre-cœur ; notre grêle procession défila sous les regards de la foule, qui répondait par le dédain à notre muet défi. Cahors a gardé le souvenir de ce premier triomphe du peuple, qui fut aussi le premier pas des privilégiés vers leur déchéance. Quatre mots l’avaient provoqué. Quatre mots : « La Bastille est tombée », agglomérant les groupes épars, en avaient fait ce que nous voyions : le peuple.

En de telles circonstances il suffisait, pour déterminer une explosion, de la plus légère étincelle. L’étincelle ne manqua point. M. de Gontaut, grand et maigre vieillard, contemporain des premiers jours du feu roi, me précédait de quelques pas. Étant boiteux, il s’appuyait sur une canne, et en règle générale sur le bras d’un serviteur. Ce matin-là, son laquais ne paraissait pas, et il trouvait fort gênant de contourner la place au lieu de la traverser. Néanmoins il ne fut pas assez sot pour se jeter dans la cohue ; et tout se serait bien passé si un gueux du premier rang n’avait, par hasard peut-être, fait broncher sa canne d’un coup de pied. M. le baron se retourna furieux, les sourcils hérissés, et frappa l’individu de son bâton.

— Arrière, maroufle ! s’écria-t-il, frémissant et prêt à redoubler le coup. Si je te tenais, je t’aurais vite…

L’homme cracha sur lui.

M. de Gontaut poussa un juron, et dans un accès d’aveugle rage, appliqua au malotru plusieurs coups : je ne puis dire leur nombre, bien que je fusse seulement à quelques pas de là. Sans faire mine de rendre les coups, l’homme recula, intimidé par la furie du vieux gentilhomme. Mais ceux qui étaient derrière lui le poussèrent en avant, aux cris de : « Infamie ! A bas la noblesse ! » et il tomba sur M. de Gontaut. A l’instant le baron fut par terre.

La scène s’était déroulée si rapidement que ses seuls voisins immédiats, Saint-Alais, les Harincourt et moi, le vîmes tomber. La foule, apparemment, ne lui voulait pas grand mal, car elle n’avait pas encore perdu toute retenue. Mais j’étais alors sous l’impression de la triste fin de M. de Launay, et dans mon imagination surexcitée je me figurai qu’ils attentaient à la vie de M. de Gontaut. En voyant tomber le vieillard je m’élançai à son secours.

Mais Saint-Alais fut plus prompt. Bondissant sur l’agresseur, avec une rage non moins grande que celle de Gontaut, il le rejeta d’une seule bourrade dans les bras de ses provocateurs. Puis aidant M. de Gontaut à se relever, le marquis tira son épée, et projetant de-ci de-là la pointe étincelante avec l’art d’un escrimeur consommé, en un clin d’œil il élargit le cercle autour de lui, et les plus proches reculèrent avec des cris perçants et des malédictions.

Par malheur il atteignit quelqu’un. L’individu ne fut pas blessé sérieusement, mais sous la piqûre il s’effondra en beuglant, ce qui modifia aussitôt les dispositions de la foule. Aux cris mi-gouailleurs succédèrent des vociférations de rage. Un gourdin fut lancé, que le marquis reçut en pleine poitrine, ce qui le suffoqua momentanément. Deux secondes plus tard, il s’élança sur l’homme qui l’avait jeté, mais l’individu prit la fuite, et la foule, avec une huée de triomphe, se referma derrière lui. Ainsi arrêté dans sa poursuite, Saint-Alais n’eut plus d’autre ressource que de battre en retraite, ou de blesser des gens qui ne lui avaient rien fait.

Il fit volte-face en lançant un sarcasme et rengaina son épée. Mais à peine eut-il le dos tourné qu’il reçut un caillou sur la tête, et il s’étala de son long. En le voyant tomber, la foule poussa un hurlement, et une demi-douzaine d’hommes se précipitèrent pour le fouler aux pieds.

Les têtes s’échauffaient ; cette fois je ne me trompais plus en lisant le crime dans les yeux de tous. Les beuglements de l’homme qu’il avait blessé, encore que celui-ci eût plus de peur que de mal, ne leur sortait pas des oreilles. L’un des Harincourt renversa le plus avancé, mais loin de les intimider, cela ne fit que les exaspérer. En un instant il fut roué de coups et rejeté en arrière, aux trois quarts assommé, et la foule se rua sur sa victime.

Je m’élançai. Mais j’eus à peine le temps de couvrir Saint-Alais de mon corps en criant : « C’est abominable ! Honte à vous ! » et d’en faire reculer un ou deux ; un cercle de visages menaçants et de bras déjà levés nous entouraient, et mon intervention n’allait servir à rien qu’à me faire partager son sort, si en cet instant critique je n’avais été reconnu. Buton, le forgeron de Saux, qui était aux premiers rangs, proclama mon nom, et se retournant refoula ses voisins de ses deux bras écartés. Malgré sa force prodigieuse, il ne contenait le torrent qu’avec peine, mais ses cris désespérés furent à la fin entendus et compris. D’autres me reconnurent, la foule s’écarta. Un cri s’éleva : « Vive Saux ! Vive l’ami du peuple ! » puis le cri fut repris de côté et d’autre, tant que bientôt toute la grand’place retentit de cette acclamation.

J’ignorais encore la versatilité des foules, et qu’elles passent dans le cours d’un instant de « A bas ! » à « Vive ! » Malgré moi, et tout en me le reprochant, je sentis mon cœur se dilater au son de ces « Vive Saux, vive l’ami du peuple ! » Mes égaux m’avaient bafoué, mais le peuple — ce peuple dont les visages offraient aujourd’hui un aspect nouveau, ce peuple à qui une seule phrase : « La Bastille est tombée », conférait une nouvelle vie — le peuple m’acclamait. Sur-le-champ, alors même que je leur criais à tous et leur faisais signe de se taire, je vis dans un éclair ce que renfermait cette popularité ; elle pouvait me donner le pouvoir et le tribunat ! « Vive Saux, vive l’ami du peuple ! » Les airs retentissaient de ce cri ; les coupoles de la cathédrale me le renvoyaient. Je me sentis soulevé sur ses ondes ; je me sentis pendant cette minute un autre homme, un homme supérieur !

Mais je rencontrai le regard de Saint-Alais, et je retombai sur la terre. Il s’était relevé, pâle de rage, et il époussetait avec son mouchoir la poussière de son habit. Un filet de sang coulait de la blessure de son crâne, mais il ne s’en souciait, tout occupé à me considérer fixement, comme s’il lisait mes pensées. Dès que se fut rétabli un silence relatif, il parla.

— Si vos amis en ont tout à fait terminé avec nous, monsieur de Saux, peut-être pourrions-nous rentrer ? dit-il d’une voix mal assurée.

Je balbutiai une réponse vague, et m’apprêtai à l’accompagner, bien que le chemin de mon auberge fût dans la direction opposée. Nous n’avions avec nous que les deux Harincourt et M. de Gontaut. Les autres membres de l’Assemblée s’étaient dépêtrés de la foule, ou bien considéraient la bagarre du perron du Chapitre où ils étaient restés, séparés de nous par une muraille de peuple. J’offris mon bras à M. de Gontaut ; mais avec un salut glacial il le refusa pour prendre celui de Harincourt ; et quand je me rapprochai de lui, M. le marquis me déclara, avec un froid sourire, qu’on ne voulait pas me retenir davantage.

— Nul doute que nous ne soyons en sûreté, railla-t-il, si vous voulez bien donner des ordres à ce sujet.

Je m’inclinai sans répliquer ; il s’inclina, et s’éloigna. Mais la foule avait trop bien compris son attitude, ou elle crut à une altercation entre nous, car aussitôt qu’il se mit en marche il s’éleva une huée. Plusieurs cailloux volèrent, en dépit des efforts de Buton pour l’empêcher ; et la petite troupe n’avait pas fait vingt pas que la presse se referma sur elle, avec des cris sauvages. Gênés par la présence de l’invalide, les trois compagnons de M. de Gontaut ne pouvaient rien. J’aperçus fugitivement Saint-Alais, une joue en sang, qui couvrait vaillamment de son corps la personne du vieux gentilhomme. Alors je les suivis, la foule s’écarta avec empressement sur mon passage, des vivats éclatèrent de nouveau, et la grand’place sous l’ardent soleil de juillet semblait une mer de bras agités.

Je fus accueilli par M. de Saint-Alais. Il restait souriant, et avec un admirable empire sur lui-même il sut à la fois surmonter son humiliation et changer ses batteries.

— Je crains bien, tout compte fait, d’avoir à vous déranger, dit-il poliment. M. le baron n’est plus un jeune homme, et votre peuple, monsieur de Saux, est quelque peu turbulent.

— Que puis-je faire ? demandai-je avec contrainte.

Je n’avais pas le cœur de les abandonner à leur sort, et en même temps j’étais médiocrement tenté de recevoir le fardeau qu’on allait m’imposer.

— Nous reconduire jusque chez nous, dit-il aimablement.

Et il tira sa tabatière pour prendre une prise.

La foule était redevenue silencieuse, mais ne perdait pas un seul de nos gestes.

— Si vous croyez que cela puisse vous être utile, répondis-je.

— N’en doutez pas, fit-il avec vivacité. Vous savez, monsieur le vicomte, que l’on naît et que l’on meurt à chaque minute ? En vérité je vous le dis, bien que nul roi ne soit mort, il nous est né un nouveau roi.

Je me cabrai sous le sarcasme, et le mépris railleur de ses yeux. Mais je ne pouvais que céder, et m’inclinant je m’apprêtai à les accompagner. La foule s’ouvrit devant nous, et nous nous éloignâmes parmi des invectives mêlées d’acclamations. Mon intention était seulement de les aider à franchir le plus gros de la cohue, puis d’aller par le plus court à mon auberge, prendre mes chevaux pour décamper. Mais un détachement de la foule continua de nous suivre par les rues, et m’empêcha de mettre mon projet à exécution. Ce fut presque à mon insu que nous arrivâmes à la porte de l’hôtel de Saint-Alais, toujours suivis de notre farouche escorte.

La marquise et sa fille, en compagnie de leurs femmes, se trouvaient sur le balcon, aux aguets ; au-dessous d’elles, à la porte, se groupaient les serviteurs effrayés. En nous apercevant, M me de Saint-Alais quitta son poste d’observation et apparut sur le seuil, où la livrée lui fit place. Elle jeta les yeux avec stupeur sur nous d’abord, puis sur la canaille qui nous suivait. Quand elle vit du sang sur la cravate de Saint-Alais, elle lui demanda tout émue s’il était blessé.

— Pas du tout, madame, répondit-il avec insouciance. Mais M. de Gontaut a fait une chute.

— Qu’est-il donc arrivé ? demanda-t-elle avec vivacité. Toute la ville semble devenue folle ! J’ai ouï un grand bruit tout à l’heure, et la valetaille rapporte une histoire insensée concernant la Bastille.

— L’histoire est vraie.

— Hé quoi ! La Bastille…

— A été prise par la lie du peuple, madame, et M. de Launay massacré.

— Impossible ! s’écria la marquise, les yeux étincelants. Ce vieillard ?

— Si fait, répliqua Saint-Alais, avec une suavité perfide. Messieurs du Peuple ne font pas acception de personnes. Par bonheur, poursuivit-il, en m’adressant un sourire qui me fit monter le sang à la face, ils ont des chefs plus prudents et judicieux qu’eux-mêmes.

Mais la marquise ignora ces derniers mots. Elle n’avait de pensée que pour ces abasourdissantes nouvelles de Paris. Elle restait là, les joues en feu, les yeux pleins de larmes ; elle connaissait de Launay.

— Oh ! mais le roi va les châtier ! s’écria-t-elle enfin. Les misérables ! les ingrats ! On devrait les rouer vifs ! Je suis sûre que le roi les a déjà châtiés ?

— Il y viendra un jour, s’il ne l’a encore fait, répondit Saint-Alais. Mais pour l’heure, vous comprendrez sans peine, madame, que les choses sont un peu désorganisées. Les gens ont la tête tournée, et ne se connaissent plus. Ici même nous avons eu quelque bagarre. M. de Gontaut a été malmené, et je ne m’en suis pas tiré tout à fait indemne. Si M. de Saux n’avait son peuple aussi bien en main, poursuivit-il, en me lançant un regard souriant, je crois bien que nous aurions vu pis.

La marquise me considérait fixement, et à mesure qu’elle commençait à comprendre, je crus la voir se congeler devant moi. La vie se retira de son masque hautain. Elle me dévisagea sévèrement. Derrière elle, j’entr’aperçus les yeux effrayés de Denise et des serviteurs aux écoutes ; puis elle interrogea :

— Ceux-là font-ils partie du peuple de M. de Saux ?

Et elle s’avança d’un pas, en désignant la troupe de malandrins qui avaient fait halte à quelque distance et nous surveillaient d’un air indécis.

— Rien qu’une poignée, madame, fit Saint-Alais d’un air détaché, simplement ses gardes du corps. Mais ne parlez pas trop mal de lui ; car, étant ma mère, vous devez lui avoir de l’obligation. S’il ne m’a pas tout à fait sauvé la vie, il a sauvé du moins mon esthétique.

— Il vous a sauvé grâce à ceux-là ? fit-elle méprisamment.

— Grâce à ceux-là ou de ceux-là, reprit-il gaiement. D’ailleurs, pour un jour ou deux, sa protection peut nous être utile. Je suis assuré, madame, que si vous la lui demandez il ne la refusera pas.

Je subissais, furieux et impuissant, les coups de cravache de sa langue, et M me de Saint-Alais me regardait toujours. Elle dit enfin :

— Se peut-il que M. de Saux se soit associé à des gredins pareils ? (Et d’un geste de souverain mépris elle désignait la tourbe haineuse que j’avais derrière moi.) Avec des misérables qui…

— Tout doux, madame, fit M. le marquis à sa façon caustique. Vous allez trop loin. Actuellement ils sont nos maîtres, et M. de Saux est des leurs. Nous devons donc…

— Nous ne devons pas ! répliqua-t-elle impétueusement, dressée de toute sa taille, tandis que ses yeux lançaient des éclairs. Comment ! vous voudriez que j’aie des ménagements pour le rebut de la ville ? Pour la boue de mes souliers ? Pour les balayures du ruisseau ? Jamais ! Ni moi ni les miens n’avons rien de commun avec des traîtres.

— Madame ! m’écriai-je, poussé à bout par son injustice. Vous vous oubliez ! S’il m’a été donné de me placer entre votre fils et le danger, ce n’est pas grâce à la vilenie dont vous m’accusez.

— Dont je vous accuse ? s’écria-t-elle. Mais quel besoin d’accusation, en présence de ces ignobles individus qui vous escortent ? Est-il indispensable de crier « A bas le roi ! » pour être un traître ? Celui-là n’est-il pas aussi coupable, qui nourrit de faux espoirs et trompe les ignorants ? Qui insinue ce qu’il n’ose dire, et fait entrevoir ce qu’il n’ose promettre ? N’est-ce donc pas là la pire des traîtrises ? Honte sur vous, monsieur ! reprit-elle. Si votre père…

— Oh ! m’écriai-je, ceci est intolérable !

Elle me renvoya le mot avec une raillerie amère.

— Oui, intolérable ! Il est intolérable que les forteresses du roi soient prises par la canaille, et des vieillards tués par des va-nu-pieds ! Il est intolérable que des gentilshommes oublient leur naissance au point de s’abaisser jusqu’à la meute ! Il est intolérable que le nom du roi soit vilipendé et affublé de sobriquets ! Tous ces faits sont intolérables, mais ils ne sont pas de notre fait. C’est votre œuvre. Et quant à vous (et me dépassant soudain, elle apostropha la troupe de gueux arrêtés à quelques pas et l’écoutant d’un air farouche), quant à vous, pauvres sots, ne vous y trompez pas. Ce gentilhomme vous a raconté sans doute qu’il n’y a plus de roi en France, qu’il n’y aura plus d’impôts, ni de corvées ; que les pauvres seront riches, et que tout le monde sera noble ! Soit ! croyez-le si cela vous amuse. Il y a eu des pauvres et des riches, des nobles et des roturiers, des oisifs et des travailleurs, depuis que le monde est monde et qu’il y a un roi en France. N’importe, croyez-le si cela vous amuse. Mais pour l’heure, allez-vous-en. Éloignez-vous de mon hôtel. Allez-vous-en, ou j’appelle mes valets qui vous chasseront par les rues à coups de fouet comme des chiens ! A vos niches, ouste !

Elle frappa du pied, et j’eus l’étonnement de voir ces hommes, qui auraient dû comprendre l’inanité de sa menace, se retirer piteusement, tels les chiens auxquels on les comparait. A la minute, la rue était vide. Je n’en croyais pas mes yeux : ces mêmes hommes qui avaient failli tuer M. de Gontaut, qui avaient lapidé M. de Saint-Alais, se laissaient dompter par une femme ! Quand le dernier eut disparu, elle revint à moi, la face animée, les yeux pleins de mépris.

— Voilà, monsieur, dit-elle, retenez bien cette leçon. Voilà votre brave peuple ! Et maintenant, monsieur, allez-vous-en aussi ! Dorénavant ma maison n’est plus faite pour vous recevoir. Je ne veux pas abriter de traîtres sous mon toit ; non, pas même un seul instant.

Du geste elle m’ordonnait de partir, avec le même mépris altier qui avait maté la foule ; mais avant de m’éloigner je lui dis devant tous :

— Vous étiez l’amie de mon père, madame.

Elle me regarda durement, et ne répondit pas.

— Il eût donc été plus séant à vous, repris-je, de me secourir, au lieu de me blesser. En tout cas, fussé-je le plus loyal sujet de Sa Majesté, vous avez fait tout le nécessaire pour m’induire en trahison. A l’avenir, madame la marquise, je vous prie de ne pas l’oublier.

Et je m’éloignai, frémissant de rage.

La foule cependant avait diminué sur la place, mais elle refluait dans les rues adjacentes, où par groupes l’on discutait les événements avec passion, et le mot « Bastille » volait sur toutes les lèvres. A ma vue, l’on faisait place, et l’on se découvrait. Des « Dieu vous bénisse, monsieur de Saux », et des « Vous êtes un bon, vous ! » me caressaient les oreilles. Il y avait moins de bruit et moins de fièvre que dans la matinée, mais il régnait un air de détermination auquel on ne pouvait se méprendre.

Il laissait si peu de doute que les boutiquiers, midi à peine sonné, avaient fermé leurs échoppes et les mitrons leurs boulangeries. Un calme, plus menaçant que la tempête qui l’avait précédé, s’appesantit sur la ville. La majorité de l’Assemblée s’était dispersée en hâte, car je ne vis pas un seul de ses membres ; mais le bruit courait qu’ils s’étaient rendus en corps à la caserne. Personne ne me molesta — la chute de la Bastille eut cela de bon pour moi — et je montai à cheval et sortis de la ville, sans avoir même rencontré Louis.

A vrai dire, j’étais anxieux de me retrouver chez moi, anxieux de consulter le seul homme qui, me semblait-il, pouvait me diriger dans cette vicissitude. Je le voyais clairement, deux routes s’offraient à moi : l’une facile et unie, bien que dangereuse, l’autre âpre et rebutante. La marquise m’avait qualifié de tribun du peuple, de prétendu Retz, de prétendu Mirabeau. Le peuple avait crié mon nom, m’avait proclamé son sauveur. Devais-je m’affubler de ce titre ? Devais-je accepter ce rôle ? Ma caste m’avait rejeté. Saisirais-je le périlleux honneur que l’on m’offrait, pour triompher avec le peuple ou tomber avec lui ?

Avec le peuple ? Ces mots sonnaient bien, mais ils avaient alors un sens plus vague qu’aujourd’hui, et je me demandai, parmi tous ceux qui avaient embrassé sa cause, lesquels avaient triomphé ? Une émeute de la faim, un tumulte, une révolte locale, — celle par exemple qui coûtait la vie à M. de Launay, — de ces choses-là, oui, le peuple s’en était montré capable ; mais jamais d’une victoire durable. Toujours le roi avait maintenu son pouvoir, toujours les nobles avaient gardé leurs privilèges. Pour quelles raisons aujourd’hui en serait-il autrement ?

Les raisons ne manquaient pas. Oui, certes ; mais elles me semblèrent moins décisives, et les précédents militèrent plus fortement contre elles, lorsque j’en vins à songer, avec timidité, de m’en faire un levier. Surtout j’affrontais mal l’odieux de déserter mon ordre. Jusqu’ici j’étais demeuré innocent ; c’était à tort que l’on m’avait fait la grimace. Mais si j’acceptais le rôle que l’on m’assignait, non seulement je devais m’attendre au pis en cas d’échec, mais le succès ferait de moi un paria. Tribun du peuple, je devenais un proscrit pour mes pairs !

Tout en poursuivant ces pensées, je pressais mon cheval avec vigueur ; et je ne doutais pas d’être le premier qui apportât ces nouvelles à Saux. Mais le plus surprenant de cette époque fut la vélocité avec laquelle les bruits de ce genre parcouraient le pays. Ils se transmettaient de bouche en bouche ; un regard y suffisait ; l’air même semblait les porter. Ils dépassaient le plus rapide voyageur.

Partout donc où j’arrivai, la nouvelle était connue. Connue de ceux qui se tenaient depuis des jours à la croisée des chemins, dans l’attente d’ils ne savaient quoi ; connue d’hommes aux regards torves qui sur les ponts des villages conversaient à voix basse en surveillant les tours du château ; connue des régisseurs et factotums, gens de la trempe de Gargouf, qui l’accueillaient d’un sourire incrédule, ou vous parlaient, comme M me de Saint-Alais, du roi, de sa bonté, et de tous ceux qu’il ferait pendre à cette occasion. Connue, enfin, de l’abbé Benoît, dont je voulais prendre conseil. Il m’attendait près de la grille du château, à l’ancienne place du carcan. Il faisait trop noir pour distinguer ses traits, mais je le reconnus à la coupe de sa soutane et à la forme de son chapeau. J’envoyai Gilles et André devant, et il remonta l’avenue à mon côté, la main sur l’arçon de ma selle.

— Eh bien ! monsieur le vicomte, la chose est arrivée, pour finir, dit-il.

— Vous avez appris ?

— Buton m’a raconté.

— Hé quoi ! il est ici ? demandai-je avec étonnement. Je l’ai vu à Cahors il n’y a pas trois heures.

— Ces nouvelles-là donnent des ailes, répondit avec force l’abbé Benoît. Je le répète, la chose est arrivée. Elle est arrivée, monsieur le vicomte.

— En partie, dis-je, prudemment.

— Tout à fait, répliqua-t-il avec confiance. La populace a pris la Bastille, mais qui s’est mis à sa tête ? Les soldats, les gardes-françaises. Or, monsieur le vicomte, si l’armée n’est plus sûre, c’est fini des abus, fini des exemptions, des extorsions, des disettes, fini des Foullon et Berthier [7] , fini de pressurer le pauvre, de…

[7] Berthier, intendant de Paris, pendu par les vainqueurs de la Bastille, ainsi que son beau-père Foullon.

Je coupai court à la litanie du curé.

— Mais si la troupe se met avec la populace, où s’arrêtera-t-on ? fis-je.

— C’est à nous d’y veiller, répondit-il.

— Venez souper avec moi, dis-je. J’ai quelque chose à vous exposer, et aussi à vous demander.

Il ne se fit pas prier.

— Car je ne saurais dormir cette nuit, dit-il, les yeux étincelants. Voilà de grandes, de superbes nouvelles, monsieur le vicomte. Votre père s’en serait réjoui.

— Et M. de Launay ? lançai-je en mettant pied à terre.

— On ne fait pas d’omelettes sans casser des œufs, répondit-il fermement, bien que sa mine s’allongeât un peu. Ses pères ont péché, et il en a subi la peine. Mais Dieu donne le repos à son âme ! J’ai ouï dire que ce fut un juste.

— Et qui est mort à son poste, répliquai-je assez vertement.

— Amen, conclut l’abbé Benoît.

Mais je ne me rendis pas pleinement compte de l’impression que les nouvelles avaient faite sur le curé, avant d’être installé avec lui dans le salon noisette, — que la livrée appelait la salle anglaise, — les flambeaux entre nous, au moment du dessert. Alors, tandis qu’il parlait ou m’écoutait, je vis l’émotion agiter ses membres longs et grêles, et contracter son visage émacié.

— C’est la fin, dit-il. N’en doutez pas, monsieur le vicomte, c’est la fin. Votre père m’a répété maintes fois que dans l’argent réside le nerf du pouvoir. C’est avec l’argent, disait-il, que l’on paye l’armée, et tout repose sur l’armée. Récemment, c’est l’argent qui a manqué. Aujourd’hui, l’armée fait défection. Il ne reste plus rien.

— Et le roi ? fis-je, parodiant à mon insu M me la marquise.

— Dieu protège Sa Majesté ! répondit de bon cœur le curé. Ses intentions sont pures et maintenant il va pouvoir les réaliser, puisque la nation est avec lui. Mais sans la nation, sans argent ni armée, il n’est qu’un mot. Et ce mot n’a pas sauvé la Bastille.

Alors, débutant par ce qui s’était passé à la soirée de M me de Saint-Alais, je lui racontai tout ce qui m’était arrivé : le serment des épées, le débat de l’Assemblée, l’émeute sur la place, et pour finir, je lui rapportai en quels termes rudes la marquise m’avait donné mon congé. Tout. Mon récit l’agita extraordinairement. Lorsque j’en vins à décrire la scène de la Chambre, il ne put rester en place, et dans son enthousiasme, il arpentait le salon, en parlant tout seul. Et quand je lui dis comment la foule avait crié : « Vive Saux ! » il répéta les mots posément et me regarda d’un air enchanté. A la fin, tout en rougissant, et m’interrompant de temps à autre, tout en jouant avec mon pain pour cacher mon trouble, je lui exposai les pensées qui m’assaillirent sur le chemin du retour, et l’alternative où je me voyais. Mais alors, il reprit son siège, et se mit lui aussi à émietter son pain en silence.

CHAPITRE V
LA DÉPUTATION

Il resta muet si longtemps, les yeux fixés sur la table, que je finis par m’en formaliser, me demandant quelle mouche le piquait, et pourquoi il se taisait et ne me disait pas les choses que j’attendais. Je prévoyais si bien quel conseil il me donnerait, que dès le début j’avais revêtu mon récit de la couleur appropriée. J’avais laissé voir mon amertume ; loin de taire aucune parole méprisante, je lui avais fourni tous les matériaux dont il pouvait avoir besoin pour me donner le conseil que je lui mettais d’avance sur les lèvres.

Mais il ne parlait toujours pas. Cent fois je l’avais ouï affirmer sa sympathie envers le peuple, sa haine de la corruption, de l’égoïsme, des abus gouvernementaux ; moins d’une heure auparavant, ses yeux étincelaient quand il parlait de la chute de la Bastille. C’était sur ses conseils que j’avais fait brûler le carcan ; sur ses instances que j’avais consacré une forte somme à nourrir le village au cours de la disette, l’année précédente. Et maintenant, alors que je m’attendais à le voir se lever et me presser de jouer mon rôle, il se taisait !

Je n’y tins plus à la fin.

— Eh bien ? dis-je, avec irritation. N’avez-vous rien à me dire, monsieur le curé ?

Et je déplaçai l’un des flambeaux afin de mieux distinguer ses traits. Mais il tenait toujours les yeux baissés, évitant mon regard, l’air pensif, les doigts occupés avec les miettes.

— Monsieur le vicomte, dit-il enfin, posément, par la mère de ma mère, je suis, moi aussi, noble.

Je tombai de mon haut, non que ce fût là une nouvelle pour moi, mais parce que je voyais où il voulait en venir.

— Et à cause de cela, dis-je, vous voudriez…

Il m’arrêta d’un geste.

— Non, dit-il doucement. Je ne voudrais pas. Car, malgré tout, je suis peuple de naissance, et pauvre par vocation. Mais…

— Mais quoi ? dis-je, agacé.

Au lieu de répondre, il se leva, et s’emparant de l’un des flambeaux, se dirigea vers le mur que décorait un portrait en pied de mon père, encadré d’une curieuse guirlande de feuillage ciselé. Il épela le nom inscrit au-dessous :

— « Antoine du Pont, vicomte de Saux », fit-il comme à part lui. Ce fut un juste, et un ami du pauvre. Dieu l’ait en sa sainte garde !

Il s’attarda un peu à rêver sur le grave et noble visage, qui lui rappelait sans doute beaucoup de choses ; puis tenant la bougie haute, il passa au tableau qui faisait pendant au premier, de l’autre côté de la table. Il lut :

— « Adrien du Pont, vicomte de Saux, colonel du Royal-Flandre. » Tué, je crois, à Minden. « Chevalier de Saint-Louis, et de la Maison du roi. » Un beau gentilhomme et certes aussi vaillant. Je ne l’ai pas connu.

Je ne répondis pas, mais je commençai à rougir quand il passa au troisième tableau, derrière moi.

— « Antoine du Pont, vicomte de Saux », lut-il, la bougie en main. « Maréchal et pair de France, chevalier des ordres royaux, colonel de la Maison du roi et membre du Conseil privé. » Mourut de la peste à Gênes, en 1710. J’ai ouï dire qu’il avait épousé une Rohan.

Il le regarda longuement, puis s’approcha du quatrième lambris, et resta silencieux une minute.

— Et celui-ci ? dit-il enfin. C’est, je crois, une noble figure entre toutes. « Antoine, seigneur du Pont de Saux, de l’ordre de saint Jean de Jérusalem. » Propagateur de la langue française. Mourut à La Valette, l’année d’après le grand siège, de ses blessures, disent les uns, de ses travaux et fatigues inouïs, dit l’ordre. Un soldat chrétien.

Ce tableau était le dernier. Quand il l’eut considéré un peu, il rapporta la bougie et la reposa auprès des deux autres sur la table luisante. Cette surface polie, avec les panneaux des murs, absorbait toute la lumière, et nos visages, seuls visibles dans un halo de clarté, se détachaient sur un fond obscur. Il me fit une inclination.

— Monsieur le vicomte, prononça-t-il enfin, d’une voix légèrement émue, vous êtes d’une noble race.

Je haussai les épaules.

— C’est entendu, fis-je. Et après ?

— Je n’ose vous donner de conseils.

— Mais la cause est bonne ! m’écriai-je.

— Oui, répondit-il posément, je le répète depuis toujours. Je n’ose me dédire aujourd’hui. Mais… la cause du peuple est celle du peuple. Laissez-la au peuple.

— C’est vous qui me parlez ainsi ! répliquai-je en le considérant, perplexe et irrité. Vous qui m’avez cent fois déclaré que je suis du peuple ! que la noblesse sort du peuple ! qu’il n’y a en France que deux catégories : le roi et le peuple !

Il sourit un peu tristement, et tapota des doigts sur la table :

— Je parlais en théorie, avoua-t-il. Au moment de mettre cette théorie en pratique, le cœur me fait défaut. Car moi aussi j’ai un peu de sang noble dans les veines, monsieur le vicomte, et je m’y connais.

— Je ne vous comprends plus, dis-je déconcerté. Vous soufflez le chaud et le froid, monsieur le curé. Je vous disais il n’y a qu’un instant que j’ai parlé en faveur du peuple à la séance de la noblesse, et vous m’approuviez.

— Vous avez noblement agi.

— Et maintenant ?

— Je dis la même chose, répliqua l’abbé Benoît d’un air pénétré. Vous avez noblement agi. Combattez pour le peuple, monsieur le vicomte, mais parmi les vôtres. Faites entendre votre voix là où vous ne récolterez rien d’autre que blâme et déconsidération. Mais s’il faut en venir, si nous en sommes venus à une lutte entre votre classe et le vulgaire, entre la noblesse et la roture, si un noble doit se ranger aux côtés de ses pairs ou se mettre à la solde du peuple, alors (la voix de l’abbé Benoît hésita un peu, et sa main pâle et émaciée tambourina doucement sur la table) j’aimerais mieux vous voir parmi les rangs de vos pairs.

— Contre le peuple ?

— Oui, contre le peuple, répondit-il, avec une légère hésitation.

J’étais abasourdi.

— Mais, juste ciel ! m’écriai-je, la plus élémentaire logique…

— Ah ! reprit-il en hochant mélancoliquement la tête et me considérant avec bonté. Là-dessus vous me tenez. J’ai contre moi la logique. La raison également. La cause du peuple, la cause de la réforme, de l’honnêteté, du blé à bas prix, de la justice égale pour tous, doit être une bonne cause. Et celui qui la soutient doit être dans le vrai. Je le concède, monsieur le marquis. Il y a plus. Si le peuple est livré à lui-même pour défendre sa cause, on risque des excès plus grands. Je m’en rends compte. Mais le sentiment ne me permet pas d’agir selon ma raison.

— Pourtant, M. de Mirabeau ? fis-je. Vous l’avez devant moi qualifié de grand homme.

— C’est juste, répondit l’abbé sans détourner les yeux des miens, et toujours tambourinant en sourdine sur la table.

— Je vous ai entendu parler de lui avec admiration.

— Souvent.

— Et de M. de La Fayette ?

— Aussi.

— Et des Lameth [8] ?

[8] Trois frères d’une famille noble de Picardie, tous trois députés aux états généraux ou à la Législative, et partisans d’une sage liberté.

Le curé fit un signe d’assentiment.

— Tous ceux-là pourtant, insistai-je, tous ceux-là sont des nobles… des nobles qui mènent le peuple !

— Oui, fit-il.

— Et vous ne les blâmez pas ?

— Non, je ne les blâme pas.

— Et même vous les admirez ! Vous les admirez, l’abbé ! répétai-je, le tenant sous mon regard.

— Je le sais bien, dit-il. Je sais que je suis faible et incohérent. Voire pis, monsieur le vicomte, en ce je n’ai pas le courage de mes convictions. Mais si j’admire ces hommes, si je les trouve grands et généreux, j’ai ouï parler d’eux tout différemment ; et, c’est peut-être une faiblesse, mais je vous ai connu enfant, et je ne voudrais pas que l’on parlât de vous de la sorte. Il y a des choses que nous admirons à distance, continua-t-il en me regardant avec malice, pour cacher la tendresse qui perçait dans son regard, et que néanmoins nous n’aimons pas rencontrer chez ceux qui nous sont chers. L’odieux jeté sur un étranger ne nous touche pas ; sur nos amis, ce serait plus cruel que la mort.

Il s’arrêta, car la voix lui manquait ; et nous restâmes une minute muets tous les deux. Cependant, je ne voulus pas lui laisser voir combien ses paroles m’avaient touché, et, comme en manière de diversion :

— Mais mon père ? dis-je. Il était bien du parti de la réforme !

— Oui, de la réforme par les nobles, pour le peuple.

— Mais les nobles m’ont rejeté ! répliquai-je. Pour m’être avancé d’un pas, j’ai tout perdu. N’en ferai-je pas deux, pour regagner ce tout ?

— Regagner ce tout ?… fit-il posément, et perdre combien ?

— Même si le peuple est vainqueur ? Et vous dites qu’il le sera.

— Même alors, répondit-il doucement. Tribun du peuple, mais proscrit !

C’étaient les expressions mêmes que je m’étais appliquées durant mon retour ; et je tressaillis. Avec une clarté soudaine leur signification plénière m’apparut ; et je compris pourquoi l’abbé Benoît avait si longtemps balancé à mon sujet. Avec les plus pures intentions et le plus sublime courage, je ne pouvais me faire autre que je n’étais. Je m’élèverais, si le succès couronnait mes efforts, à un degré de superbe isolement : suspect au peuple, dont je serais le bienfaiteur ; haï et maudit par les nobles, pour ma désertion.

Devant cette perspective, d’autres auraient été loin de reculer ; elle en eût même alléché certains. Mais je n’avais rien du héros, en cet instant de vision lucide. D’antiques préjugés s’émurent dans mes veines ; de vieilles traditions, nées de siècles de prééminence et de privilège, s’éveillèrent en ma mémoire. Un frisson de doute et de méfiance — tels ceux qui ont dû harceler les réformateurs de la première heure, et les faire broncher, sauf les plus hardis — me parcourut, cependant que je considérais le curé à la lueur des flambeaux. Je redoutai le peuple, l’inconnu. La vocifération de triomphe qui avait déchiré les airs sur la place du Marché de Cahors, les féroces huées qui avaient accueilli la chute de Gontaut, retentirent de nouveau à mes oreilles. Je me rejetai en arrière, tel celui qui se voit sur le bord d’un précipice, et à travers les flots de brume entr’ouverts une seconde par le vent, découvre les rocs fatals aux pointes hérissées qui l’attendent au bas.

Ce fut là un moment d’extraordinaire clairvoyance. Il passa bientôt, à vrai dire, et je n’aperçus plus autour de moi que la chambre silencieuse et le brave curé qui mouchait par contenance l’une des longues bougies ; mais son effet persista en moi. Lorsque l’abbé eut pris congé et que la maison fut close, je me promenai durant une heure au long de l’avenue de noyers ; tantôt arrêté à considérer la route, visible entre les grilles ouvertes ; tantôt lui tournant le dos, pour contempler la sombre masse du château à toit plat flanqué de sa tour et de ses poivrières.

Ma décision était prise, je resterais à l’écart. Je saluerais avec joie la réforme, je ferais dans mon entourage tous mes efforts pour hâter sa venue, mais je ne me dresserais pas une seconde fois contre mes pairs. J’avais eu le courage de mes opinions. Désormais, personne ne pouvait dire que je les avais dissimulées ; mais après cela je resterais à l’écart et attendrais les événements.

Un coq chanta derrière la maison, désheuré ; et du fond des ténèbres, par-dessus les champs silencieux, m’arriva le lointain aboiement d’un chien. Comme je l’écoutais, sous le regard serein des étoiles, l’injure que Saint-Alais m’avait faite se réduisit peu à peu à ses véritables proportions. Je songeai à Denise, à ma fiancée perdue, avec un léger regret, nuancé presque de badinage. Que dira-t-elle de cette brusque rupture ? me demandais-je. Cette singulière perte de son fiancé éveillerait-elle sa curiosité, son intérêt ? Ou bien, sortie à peine du couvent, croirait-elle que c’est là dans le monde la marche ordinaire des choses, que les fiancés vont et viennent, et que les soirées ont comme terminaison naturelle une émeute ?

Je riais tout bas, heureux de m’être décidé. Mais si j’avais su, en écoutant le frémissement des peupliers sur la route, et les bruits qui me parvenaient du vaste monde ténébreux, ce qui se passait dans ce monde ; si j’avais su cela, j’aurais éprouvé plus de satisfaction encore. Car on était au mercredi 22 juillet, et cette nuit-là Paris palpitait au sortir de singuliers spectacles. Pour la première fois Paris venait d’entendre le cri sinistre : « A la lanterne ! » et de voir un homme, un vieillard à cheveux blancs, pendu et torturé jusqu’à la mort. Un autre, l’intendant même de la cité, venait d’être renversé, foulé aux pieds et mis en pièces dans les rues de son ressort, publiquement, en plein jour, sous les yeux de milliers de gens. Paris avait vu ces choses, en tremblant ; et d’autres encore, des choses qui firent blêmir les réformateurs, et qui révélèrent à tous les êtres pensants que derrière La Fayette, derrière Bailly, la municipalité et le comité électoral, grondaient et bouillonnaient les forces en éveil des Faubourgs, tout Saint-Antoine et tout Saint-Marceau.

Que pouvait-on, que devait-on attendre, lorsque de telles violences demeuraient impunies, sinon de les voir se généraliser ? Dans le cours d’une semaine, les provinces suivirent l’exemple de Paris. Déjà, le 21, la populace de Strasbourg avait saccagé l’hôtel de ville et détruit les archives ; déjà les bastilles de Bordeaux et de Caen étaient prises et démolies. A Rouen, à Rennes, à Lyon, à Saint-Malo, il y avait de graves émeutes, où le sang coulait, et plus proche de Paris, à Poissy, à Saint-Germain, on pendait les meuniers. Mais, en ce qui concernait Cahors, ce fut seulement lorsque l’étourdissante nouvelle de la capitulation du roi nous parvint, quelques jours plus tard, — la nouvelle que le 17 juillet il avait fait son entrée dans Paris insurgé, et ratifié bénévolement [9] la destruction de la Bastille, — ce fut seulement lorsque ces nouvelles nous parvinrent, suivies de près par le bruit du second soulèvement du 22, où périrent Foullon et Berthier, ce fut seulement alors, dis-je, que la contrée avoisinante commença de s’émouvoir. L’abbé Benoît, la stupéfaction et le doute peints sur le visage, m’apporta les nouvelles, et nous les discutâmes en nous promenant sur la terrasse. D’autres rapports, sans doute, plus ou moins véridiques, avaient déjà atteint la ville, et, en fournissant au monde d’autres sujets de réflexion, m’avaient épargné d’être provoqué ou molesté. Mais à la campagne, où je passai la semaine en une pénible agitation, à revenir le matin sur la décision prise la veille, j’ignorai tout jusqu’à l’arrivée du curé, dans la matinée, je crois, du 29.

[9] A l’Hôtel de Ville, où La Fayette remit solennellement à Louis XVI la cocarde tricolore.

— Et que pensez-vous maintenant ? dis-je tout songeur, après l’avoir écouté jusqu’au bout.

— Ce que je pensais auparavant, ni plus ni moins, répondit-il sans hésiter. La chose est arrivée. Sans argent et donc sans soldats disposés à se battre, avec un peuple mourant de faim, avec des gens à l’esprit bourré de théories et d’abstractions toutes également subversives, que peut un gouvernement ?

— Certes, il peut cesser de gouverner, répliquai-je avec brusquerie ; mais ce n’est pas là ce que chacun désire.

— Il y aura forcément une période d’agitation, reprit-il, quoique avec moins d’assurance. Les forces de l’ordre, néanmoins, les forces de la loi, finissent toujours par triompher. Je ne doute pas qu’il en soit ainsi une fois de plus.

— Après une période d’agitation ?

— Oui, fit-il. Après une période d’agitation. Et je souhaiterais, je l’avoue, que nous l’ayons dépassée. Mais gardons haut les cœurs, monsieur le vicomte. Fions-nous au peuple : remettons-nous-en à son bon sens, à sa capacité de gouverner, à sa modération…

Force me fut de l’interrompre.

— Qu’est-ce, Gilles ? dis-je, en m’excusant d’un geste.

Le valet venait de sortir du château et attendait pour me parler.

— Monsieur le vicomte, c’est M. Doury, qui arrive de Cahors, répondit-il.

— Doury, l’aubergiste ?

— Oui, monsieur, avec Buton. Ils demandent à vous voir.

— Ensemble ? fis-je.

Cet accouplement me paraissait bizarre.

— Oui, monsieur.

— Eh bien ! amène-les-moi ici, répondis-je, après avoir interrogé des yeux mon compagnon. Pourquoi Doury ? Je lui ai payé ma note. Que peut-il me vouloir ?

— Nous le verrons bien, répliqua l’abbé, les yeux fixés sur la porte. Les voici… Oh ! oh ! A cette heure, monsieur le vicomte, reprit-il plus bas, je n’ai plus autant de confiance.

Il devinait sans doute quelque chose de la vérité ; mais, pour ma part, je n’y compris absolument rien. Je connaissais depuis des années l’aubergiste comme un homme poli et obséquieux, mais je ne l’avais jamais approfondi, et je ne le séparais guère dans ma pensée de sa clientèle et de son métier. Je fus donc stupéfait de le voir s’avancer avec un air où l’orgueil le disputait à la bassesse, tour à tour se redressant et pinçant les lèvres, comme pénétré de son importance, puis faisant le plongeon, tout confus et piteux. Son accoutrement était aussi bizarre que son attitude, car au lieu de ses bourgeois effets noirs, il étalait un habit bleu à boutons d’or, avec un gilet canari, et il maniait une canne à pomme d’or ; sobres magnificences qu’éclipsaient néanmoins deux énormes touffes de rubans bleus, blancs et rouges, piquées l’une sur son revers, l’autre à son chapeau.

Son acolyte, dont la carrure gigantesque et le visage tanné par le soleil faisaient ressortir la flasque obésité du citadin, le suivait à trois pas, semblablement paré. Mais tout enrubanné qu’il fût et en cette étrange société, il n’en restait pas moins Buton le forgeron. Il rougit sous mon regard, et se dissimula le plus possible derrière la personne de Doury.

— Bonjour, Doury, dis-je.

La gauche suffisance de l’individu m’eût fait éclater de rire, si je n’avais remarqué la gravité particulière du curé.

— Qu’est-ce qui vous amène à Saux ? repris-je. Et que puis-je faire pour vous ?

— Avec votre permission, monsieur le vicomte, commença-t-il.

Puis il s’arrêta, et se redressant — car la force de l’habitude lui courbait l’échine — il reprit tout à trac :

— L’intérêt public, monsieur. Et pour avoir l’honneur de conférer avec vous à son sujet.

— Conférer avec moi ? fis-je tout surpris. Sur l’intérêt public ?

Il sourit avec malaise, mais tint bon.

— Parfaitement, monsieur. Il s’est produit de si grands changements… et nous avons tellement besoin de conseils…

— Que je ne dois pas m’étonner, si M. Doury vient les demander à Saux.

— Parfaitement, monsieur.

Sans chercher à dissimuler mon mépris et mon étonnement, je haussai les épaules et regardai le curé.

— Eh bien ! dis-je après un instant de silence, qu’y a-t-il ? Avez-vous été pris à vendre de mauvais vin ? Ou désirez-vous savoir le nombre de plats fixé par décret des états généraux ? Ou…

— Monsieur, dit-il, en rassemblant toute sa dignité, ce n’est pas l’heure de plaisanter. Dans la crise actuelle, l’aubergiste est aussi intéressé que, sauf votre respect, le gentilhomme ; et déserté par ceux qui devraient le diriger…

— Qui ça, l’aubergiste ? m’écriai-je.

Il devint rouge comme une tomate.

— Monsieur le vicomte entend bien que je parle du peuple…, dit-il d’un ton offensé. Et déserté par ses chefs légitimes…

— Exemple ?

— M. le duc d’Artois, M. le prince de Condé, M. le duc de Polignac, M…

— Ah bah ! dis-je. Comment ont-ils déserté ?

— Pardi, monsieur ! N’avez-vous pas appris ?

— Appris quoi ?

— Qu’ils ont quitté la France ? Que dans la nuit du 17, trois jours après la prise de la Bastille, les princes du sang ont quitté la France en catimini, et…

— Absurde ! m’écriai-je. Absurde ! Pourquoi seraient-ils partis ?

— C’est précisément la question que l’on se pose, monsieur le vicomte, répondit-il avec un vif empressement. Les uns disent qu’ils s’éloignaient de la capitale dans l’intention de la punir. D’autres, qu’ils manifestaient ainsi leur désapprobation de l’amnistie que Sa Majesté très clémente devait accorder ce jour-là. D’autres, qu’ils avaient peur. D’autres même, qu’ils craignaient le sort de Foullon…

— Imbécile ! m’écriai-je, en l’arrêtant net, car ma patience était à bout ; vous délirez ! Retournez à vos casseroles ! Que savez-vous des affaires de l’État ? Certes, au temps de mon grand’père, continuai-je, outré, si vous aviez parlé des princes du sang sur ce ton, vous auriez goûté du pain sec pour six mois, et heureux de vous en tirer sans la bastonnade !

Je le vis lâcher pied, et les vieilles habitudes l’emportant sur son nouveau rôle, il balbutia des excuses. Il n’avait nulle intention injurieuse, à son dire. Il s’était mal exprimé. Néanmoins, je m’apprêtais à le semoncer, lorsque à ma stupéfaction Buton intervint.

— Mais, monsieur, ce que vous dites là, c’était bon il y a trente ans, fit-il d’un ton bourru.

— Hé quoi, vilain ? exclamai-je, le souffle quasi coupé d’étonnement, que viens-tu faire dans cette galère ?

— Je suis avec lui, répondit-il, en me désignant gravement son compagnon.

— Pour affaires d’État ?

— Oui, monsieur !

— Ma parole ! exclamai-je, en les considérant tous les deux, partagé entre l’indignation et l’incrédulité, si vous dites vrai, pourquoi n’avoir pas amené aussi le chien de garde ? Et le bélier de Jean le métayer ? Et le chat de mère-grand ? Et le tournebroche de M. Doury ? Et…

Le curé me toucha le coude.

— Mieux vaudrait, je crois, entendre ce qu’ils ont à dire, me fit-il observer à mi-voix. Ensuite, monsieur le vicomte…

Je cédai à regret.

— De quoi donc s’agit-il ? fis-je. Exposez votre demande.

— L’intendant a pris la fuite, répondit Doury, en recouvrant une partie de sa dignité première, et nous voulons organiser, conformément aux instructions reçues de Paris, et suivant le glorieux exemple de cette cité, un Comité ; un Comité pour administrer les affaires du district. Et c’est de ce Comité, monsieur, que mon bon ami ici présent et moi nous avons l’honneur d’être une députation.

— Vous, passe ; mais lui ? lançai-je, incapable de me contenir plus longtemps. Au nom du ciel, qu’a-t-il à voir avec le Comité ? ou avec les affaires du district ?

Et d’un index impitoyable je désignais Buton, qui rougissait sous son hâle et se dandinait avec gêne, mais ne disait mot.

— Il en est membre, répliqua l’aubergiste, en lançant à son collègue un regard oblique et dépourvu de bienveillance. Monsieur le vicomte n’est pas sans savoir que pour être aussi parfait que possible, ce Comité doit représenter toutes les classes.

— Voire même la mienne, dis-je, ironiquement.

— C’est dans ce but que nous venons vous trouver, répondit-il avec embarras. C’est en un mot pour vous demander, monsieur le vicomte, que vous nous permettiez de vous élire comme membre, et non seulement comme membre…

— Quel honneur !

— Mais comme président du Comité.

Cela revenait, tout compte fait, à ce que j’avais prévu. Cela survenait à l’improviste, mais en somme c’était la simple réalisation de ce que mon rêve me montrait. Qualifié mandat du peuple, cela eût bien sonné ; passant par la bouche de Doury l’aubergiste, avec Buton comme assesseur, cela me crispa les nerfs. Certes, cela n’eût pas dû me surprendre. Alors que de tels événements se déroulaient dans le monde ; alors qu’un roi acceptait de voir sa forteresse prise et ses serviteurs tués, et pardonnait aux rebelles ; alors qu’un intendant de Paris était massacré dans les rues de sa juridiction ; alors que les tumultes et les émeutes sévissaient dans chaque province, et que les princes fuyaient, et qu’on pendait les meuniers, cette invitation n’offrait rien de merveilleux. Et aujourd’hui, rétrospectivement, je la trouve toute naturelle. J’ai assez vécu pour voir des hommes exerçant le métier de Doury monter sur le trône, resplendissants de croix et de « crachats », et un artisan né dans une forge s’asseoir à la table des empereurs. Mais en ce jour de juillet, sur la terrasse de Saux, l’offre me parut de toutes les facéties la plus grotesque, de toutes les extravagances la plus absurde.

— Merci, monsieur, dis-je enfin, un peu remis de mon premier étonnement. Si je vous entends bien, vous me demandez de faire partie du même Comité que cet homme-là ? (Et je désignai sévèrement Buton.) De siéger avec ce paysan né sur mes terres, et soumis hier encore à ma justice ? Avec le serf que mes pères ont affranchi ? Avec l’artisan qui vit à mes gages ?

Doury jeta un coup d’œil à son collègue.

— Mais, monsieur le vicomte, dit-il en s’éclaircissant la gorge, pour être parfait, vous le savez, un Comité doit nous représenter tous tant que nous sommes.

— Un Comité ! lançai-je, incapable de contenir mon indignation. Voilà du nouveau en France. Et ce parfait Comité, quel est son rôle ?

Doury se ressaisit d’un seul coup, et se gonfla d’importance.

— L’intendant a fui, dit-il, et le peuple ne se fie plus aux magistrats. Il court aussi des histoires de brigands ; et le blé fait défaut. C’est de tout cela que le Comité doit s’occuper. Il doit prendre des mesures pour maintenir la paix, approvisionner la ville, contenter la troupe, tenir des réunions, et délibérer sur sa conduite future. En outre, monsieur le vicomte, poursuivit-il, en se bouffissant les joues, il correspondra avec Paris ; il administrera la justice ; il…

— En un mot, dis-je tranquillement, il gouvernera. Le roi, j’imagine, ayant abdiqué.

Doury sembla se ratatiner, et faillit perdre de ses couleurs.

— A Dieu ne plaise ! répondit-il, un trémolo dans la voix. Le Comité n’agira qu’au nom de Sa Majesté.

— Et avec son autorisation ?

L’aubergiste me considéra, tout démonté, et il bafouilla quelque chose où je saisis le mot : peuple.

— Ah ! ah ! dis-je. C’est le peuple qui m’invite à gouverner, alors ? Avec un aubergiste et un paysan ? Et avec d’autres aubergistes et paysans, j’imagine ? Gouverner ! Usurper sur les fonctions de Sa Majesté, oui ! Supplanter ses magistrats, corrompre sa force armée ! Bref, maître Doury, achevai-je avec suavité, se rendre coupable de haute trahison. De haute trahison, vous m’entendez ?

Certes, il m’entendait, l’aubergiste ! Il s’essuya le front d’une main tremblante, et resta terrifié et sans voix, à me regarder piteusement. Une deuxième fois le forgeron prit sur lui de me répondre.

— Monseigneur…, bégaya-t-il, en se passant dans la barbe son énorme main noire.

— Permettez, Buton, répliquai-je avec aménité. Pour quelqu’un qui aspire à gouverner le pays, vous êtes trop respectueux.

— Vous avez omis une chose que devra faire aussi le Comité, reprit l’artisan, d’une voix rauque, et sans oser, tel un chien timide mais hargneux, me regarder en face.

— Et quelle est cette chose ?

— De protéger les seigneurs.

Je l’examinai, partagé entre la colère et l’étonnement. Le point de vue était neuf. Après une pause :

— Contre qui ? fis-je sèchement.

— Contre leurs vassaux, répliqua-t-il.

— Contre leurs Butons, dis-je. Je saisis. Nous allons nous réveiller dans les flammes, n’est-ce pas ?

Il garda un silence obstiné. Je repris :

— Grand merci, Buton. Et voilà votre reconnaissance pour le pain de tout un hiver ! Dans ce monde, décidément, cela rapporte de faire le bien.

L’homme rougit sous son hâle, et soudain me regarda pour la première fois.

— Vous savez bien que vous mentez, monsieur le vicomte ! dit-il.

— Je mens, coquin ! m’écriai-je.

— Oui, monsieur, reprit-il. Vous savez que je mourrais pour mon seigneur, tout comme si j’avais au cou le collier de fer ! Que je me ferais brûler plutôt que de laisser le feu prendre au château de Saux ! Que, vivant ou mort, j’appartiens à mon maître. Mais, monseigneur (et il prit un ton de gravité surprenante chez un homme aussi inculte), il y a des abus, et il convient d’y mettre fin. Il y a des tyrans, et ils doivent disparaître. Il y a des hommes, et des femmes, et des enfants qui meurent de faim, et il faut que tout cela finisse. Le pauvre est pressuré, monseigneur, — pas chez vous, mais partout aux environs, — et cela doit finir. Et c’est le pauvre qui paie les impôts, alors que le riche en est déchargé ; c’est le pauvre qui fait les routes, dont le riche se sert ; le pauvre ne peut payer son sel, mais le roi mange dans l’or. A tout cela il faut aujourd’hui mettre fin, paisiblement, si les seigneurs le veulent, mais il faut y mettre fin. Il le faut, monseigneur, dût-on brûler les châteaux, conclut-il sombrement.

CHAPITRE VI
UNE RENCONTRE SUR LA ROUTE

L’éloquence inattendue dont vibraient les paroles du forgeron, et son ton assuré, non moins que le saisissant aveu de pensées que je n’avais jamais songé à lui attribuer, pas plus à lui qu’à nul paysan, me déconcertèrent tout d’abord à tel point que je restai muet. Doury profita de l’occasion pour intervenir.

— Vous voyez maintenant, monsieur le vicomte, dit-il avec suffisance, le besoin d’un pareil Comité. Il faut maintenir la paix du roi.

— Je vois, ripostai-je âprement, qu’il y a en liberté des sauvages qui devraient être dans les fers. Un Comité ? C’est aux officiers du roi de maintenir la paix du roi ! Le véritable mécanisme…

— Et s’il est détraqué ?

Ces mots venaient de Doury. Mais à l’instant il se repentit de sa hardiesse.

— Alors qu’on le répare ! éclatai-je. Dieu ! voir une bande de marmitons et de vils manants courir le pays pour jacasser de tout cela, et jusqu’en ma présence !… Allez-vous-en, je ne veux plus avoir affaire en rien avec vous ni votre Comité. Allez-vous-en, dis-je !

— Toutefois… un peu de patience, monsieur le vicomte, insista-t-il, d’un air navré. Toutefois, si quelqu’un de la noblesse nous donnait son appui, vous plus que personne…

— Il y aurait alors quelqu’un à pendre à la place de Doury ! lui lançai-je tout à trac. Quelqu’un derrière qui Doury pourrait s’abriter, et de moindres vilains se cacher. Mais je ne veux pas être leur plastron.

— Cependant, monsieur, en d’autres provinces, reprit-il à tout hasard, malgré son découragement croissant, M. de Liancourt, M. de La Rochefoucauld, n’ont pas dédaigné…

— Tant pis ! moi, je dédaigne ! ripostai-je. Et de plus, je vous le déclare, et je vous conseille de vous en souvenir, vous aurez à répondre de ce que vous êtes en train de faire. Je vous ai dit que c’était de la haute trahison. Je le répète encore ; et je n’y veux avoir aucune part. Et maintenant, retirez-vous.

— Il y aura du feu ! murmura le forgeron.

— Décampez ! dis-je sévèrement. Sinon…

— Avant demain matin on verra le ciel rouge, répondit-il. Vous l’aurez voulu, seigneur ; ainsi soit-il !

Je lui lançai un coup de ma canne ; mais il le para non sans quelque dignité, et se retira, suivi par un Doury à mine de chien battu, qui ne faisait guère honneur à ses beaux ajustements. Je les regardai s’éloigner, puis me retournai vers le curé pour savoir ce qu’il allait me dire.

Mais je ne le trouvai plus. Lui aussi s’était éclipsé ; il avait traversé le château, peut-être, afin de les arrêter à la grille, et de les dissuader. Je l’attendis, battant le gravier de ma canne, avec irritation, et surveillant l’angle de la maison. Je ne tardai pas à l’en voir déboucher, tenant son chapeau un peu au-dessus de sa tête, seule partie ombragée de toute sa personne, car il était midi. Je m’aperçus qu’il remuait les lèvres en approchant de moi ; mais quand je l’interpellai, il leva les yeux gaiement.

— Oui, fit-il en réponse à ma question, j’ai passé par le château, et je les ai arrêtés.

— C’était bien inutile, fis-je. Des hommes assez niais pour croire qu’ils vont remplacer le gouvernement de Sa Majesté avec un Comité d’artisans et de gâte-sauces…

— J’en suis, répliqua-t-il, avec un léger sourire.

— Du Comité ? exclamai-je, la respiration coupée d’étonnement.

— Vous l’avez dit.

— C’est absurde !

— Pourquoi ? fit-il tranquillement. N’ai-je pas toujours prédit ce qui arrive ? N’est-ce pas là ce que Rousseau enseigne, dans son Contrat social , et avec lui Beaumarchais, par la bouche de son Figaro, et tous les philosophes qui rabâchent l’un et toutes les belles dames qui applaudissent l’autre ? Eh bien ! le jour est arrivé, et je vous ai conseillé, monsieur le vicomte, de défendre votre caste. Mais moi, pauvre homme, je défends la mienne. Et pour ce Comité où vous ne voyez, mon ami, que des gens ridicules, dites-moi si un gouvernement quelconque (il appuya sur ces mots, comme pour se persuader lui-même) ne vaut pas mieux que pas de gouvernement du tout ? Comprenez-le, monsieur, la vieille machine s’en va par morceaux. L’intendant a fui. Le peuple se méfie des magistrats. Les soldats se mettent avec le peuple. Les huissiers et les collecteurs d’impôts sont… Dieu sait où !

— En ce cas, dis-je avec indignation, c’est l’heure pour la noblesse de…

— Prendre la tête et de gouverner ? poursuivit-il. Par l’intermédiaire de qui ? D’une poignée de valets et de gardes-chasse ? Contre le peuple ? Contre cette multitude que vous avez vue sur le marché de Cahors ? Impossible, monsieur.

— Mais le monde va être sens dessus dessous, dis-je.

— Il n’en aura que plus grand besoin d’un soutien fort et immuable… Qui n’est pas de ce monde, répondit-il avec dévotion.

Et se découvrant, il médita un instant. Puis il reprit :

— Mais voici la chose. Doury m’apprend que la noblesse se rassemble à Cahors, dans le but de s’associer, comme vous le proposez, et de faire échec au peuple. Or, cela ne peut être qu’inutile, et cela peut être pis. Cela peut amener les excès mêmes qu’on cherche à prévenir.

— Amener des excès à Cahors ?

— Non, dans le pays. Buton, à coup sûr, n’a pas parlé à la légère. C’est un brave homme, mais il en connaît d’autres qui ne le sont pas, et il y a des châteaux bien isolés en Quercy, et de faibles femmes qui n’ont jamais subi le contact d’une main grossière, et des enfants…

— Mais, criai-je, hagard, c’est donc une Jacquerie que vous redoutez ?

— Dieu le sait, fit-il gravement. Les pères ont mangé des fruits acides, et leurs fils en ont les dents agacées. Depuis combien d’années ceux de Versailles gaspillent-ils la sueur du paysan, son sang, sa chair, sa substance ! Qui sait s’ils ne le paieront pas de leur vie ! Mais à Dieu ne plaise, monsieur, à Dieu ne plaise !… Quoique, si jamais… l’heure est venue, à présent.


Après son départ, je n’eus plus de repos. Ses paroles m’avaient donné la fièvre. Quels événements ne pouvaient se passer, tandis que j’étais là inactif ! Et, pour étancher ma soif de nouvelles, je montai à cheval et me mis en route vers Cahors. La journée était brûlante, l’heure mal choisie pour une promenade ; mais l’exercice me fit du bien. Je me dégageai peu à peu du tourbillon de pensées où m’avaient plongé les craintes du curé, venant après l’avertissement de Buton. Depuis lors, je n’avais vu les choses que par leurs yeux ; je m’étais laissé égarer par leurs imaginations ; et la perspective d’une France gouvernée par un tas de maréchaux ferrants et de maîtres de poste m’avait paru moins étrange qu’elle ne commençait de le faire, à cette heure où j’avais tout loisir de l’examiner avec calme, en montant la longue côte qui se trouve à une lieue de Saux et deux de Cahors. La folle idée de toute une noblesse fuyant comme des lièvres devant ses vassaux, ne m’était pas encore apparue aussi folle.

A la réflexion, je voyais peu à peu les choses sous leurs vraies dimensions, et je me qualifiais de nigaud. Une Jacquerie ? Trois siècles et plus avaient passé depuis les âges de ténèbres où la France avait connu cette calamité. Qui donc, sauf un enfant perdu dans la nuit, ou une romanesque jeune fille enfermée dans son donjon, pouvait croire à leur retour ? A la vérité, quand je passai devant Saint-Alais, qui est situé un peu à l’écart, au pied de la hauteur, je vis, à l’entrée de la route qui mène au village, un rassemblement de têtes qui auraient dû être courbées sur le hoyau, et dans ce groupe patibulaire de mécontents, des prunelles de braise luisaient sous des orbites creuses, en l’attente de Dieu sait quoi. Mais j’avais déjà vu pareils attroupements, jadis, dans les mauvaises années, lorsque la récolte manquait, ou lorsqu’un abus trop excessif de la part du seigneur poussait les paysans à se croiser les bras et à quitter le sillon. Et jamais ces révoltes n’aboutissaient à rien, si ce n’est tout au plus à quelque pendaison. Pourquoi irais-je croire cette fois-ci qu’il en sortirait davantage, ou qu’une étincelle dans Paris dût allumer un incendie chez moi ?

En fait, j’étais à peu près réconforté, et je riais de ma candeur. Le curé avait donné libre cours à ses vaticinations, et l’ignorance et la crédulité de Buton avaient fait le reste. Quelle absurdité sans nom, je le voyais maintenant, de supposer que la France, la première des nations, la mieux équilibrée, la plus civilisée de toutes, cette France où depuis deux siècles personne n’avait bravé impunément le pouvoir royal, pût devenir tout à coup le théâtre de sauvages excès ? Quelle absurdité folle de supposer qu’un ramassis de roturiers et de canaille en ferait un jour son Petit Trianon ?

J’en étais là de mes pensées, lorsque leur cours fut détourné par l’apparition d’un carrosse qui surgit lentement au sommet de la côte où je m’engageais, et s’apprêta à descendre la route. Un instant il se profila nettement sur le ciel, avec la silhouette ventrue du cocher, et dépassant de la caisse, les deux têtes des laquais ballottés par derrière. Puis il se mit à dévaler prudemment vers moi. Les laquais sautèrent à bas, enrayèrent les roues, et le pesant véhicule patina en grinçant, retenu par les timoniers, tandis que les chevaux de volée secouaient leurs mors avec impatience. Là, au lieu de faire des lacets, la route descend tout droit entre des peupliers sur une longueur d’un millier de pas ; et dans l’azur d’été le crissement des roues et le cliquetis des gourmettes arrivaient distinctement jusqu’à moi.

Je ne tardai pas à reconnaître le carrosse de M me de Saint-Alais ; et je fus tenté de faire volte-face pour l’éviter. Mais à la même minute l’orgueil vint à mon aide, et, lâchant la bride, je m’avançai à sa rencontre.

En dehors de l’abbé Benoît je n’avais vu quasi personne depuis les événements de Cahors, et l’appréhension m’envahit à la pensée de l’accueil qui m’était réservé. L’allure du carrosse me parut démesurément lente ; mais j’arrivai enfin à sa hauteur, dépassai les chevaux qui retenaient, et regardai dans la voiture en mettant le chapeau à la main, car si je craignais de voir la marquise, ce pouvait aussi bien être Louis, et dans les deux cas la politesse exigeait à tout le moins un salut correct.

Mais assise à la place d’honneur, au lieu de M. le marquis, ou de sa mère, ou de M. le comte, c’était une petite personne qui trônait au milieu de la banquette ; une petite personne pâle et étonnée. Elle devint cramoisie en m’apercevant, ses pupilles se dilatèrent d’effroi, et ses lèvres tremblèrent à faire pitié : c’était M lle Denise !

Si j’avais su plus tôt qu’elle fût dans le carrosse, et seule, je l’aurais croisée en silence ; et c’était là ce que j’avais de mieux à faire, après ce qui s’était passé. Il m’appartenait moins qu’à personne de m’imposer à elle. Mais ses gens prirent un malin plaisir à nous mettre en présence, — car mon aventure était sans doute la fable de la maison, — et ils arrêtèrent la voiture tandis que machinalement je retenais mon cheval. Je vis trop tard qu’elle était seule, à part deux soubrettes assises à reculons en face d’elle ; nous étions déjà nez à nez à nous dévisager comme des sots.

— Mademoiselle ! dis-je.

— Monsieur ! répondit-elle automatiquement.

Cela dit, je n’avais en somme plus le droit de rien ajouter. Je devais la saluer, et m’éloigner sans plus. Mais obéissant à je ne sais quelle impulsion, je repris :

— Mademoiselle s’en retourne… à Saint-Alais ?

Elle remua les lèvres, mais aucun son n’en sortit. Elle me regardait comme fascinée. Mais la plus âgée de ses femmes répondit pour elle, et lança d’un air déluré :

— Hé oui, monsieur.

— Et M me de Saint-Alais ?

— Madame est restée à Cahors, répliqua la fille sur le même ton, auprès de M. le marquis, lequel a affaire.

Après cela je devais à coup sûr m’éloigner ; mais la jeune fille me regardait toujours, muette et rougissante ; et le tableau que je me formai de son arrivée seule et sans protection à Saint-Alais, joint au souvenir des faces patibulaires que j’avais vues à l’entrée du village, m’inspira le désir de rester encore, et finalement de lui révéler ma pensée.

— Mademoiselle, dis-je malgré moi, sans me soucier des serviteurs, si vous voulez m’en croire… vous n’irez pas plus loin.

L’une des femmes murmura : « Par exemple ! » L’autre dit : « C’est trop fort ! » et hocha la tête avec impertinence. M lle Denise recouvra la parole.

— Et pourquoi, monsieur ? prononça-t-elle, nettement et posément, les yeux agrandis par une surprise qui faisait taire sa timidité.

— Parce que, répondis-je en hésitant (je regrettais déjà ma phrase) ; parce que la région est dans un tel état… Je veux dire que M me la marquise ne se rend peut-être pas bien compte…

— De quoi, monsieur ? demanda hautainement M lle Denise.

— Qu’à Saint-Alais, balbutiai-je, il y a beaucoup de mécontents, mademoiselle, et…

— A Saint-Alais ? fit-elle.

— Je veux dire dans les environs, me rattrapai-je gauchement. Et… bref, repris-je, avec un embarras croissant, mieux vaudrait, à mon humble avis, mademoiselle, vous en retourner, et…

— Accompagner monsieur, peut-être ? dit l’une des femmes, avec un rire insolent.

M lle de Saint-Alais la foudroya du regard. Puis, toute rouge, elle ordonna :

— Fouettez !

Affolé de ma maladresse, je tentai de la réparer.

— Je vous fais mille excuses, mademoiselle, dis-je, mais…

— Fouettez ! répéta-t-elle, cette fois sur un ton égal et net, mais qui n’admettait pas de réplique.

La fille qui ne l’avait pas mécontentée — car l’autre était trop interdite — répéta l’ordre, le carrosse se remit en mouvement et me laissa au milieu de la route, à cheval et le chapeau à la main, très sot, devant la place vide.

La route toute droite entre deux files de peupliers, le carrosse tressautant et cahotant dans la descente, les faces narquoises des laquais retournés vers moi dans le nuage de poussière, je revois tout cela à merveille. Ce tableau est resté particulièrement vif et précis dans cette collection d’où tant d’autres souvenirs plus importants ont disparu sans retour. J’avais chaud, j’étais vexé, mécontent de moi ; je sentais que j’avais enfreint les convenances, et plus que mérité la rebuffade. Mais, en dépit de ces considérations, j’étais envahi d’un sentiment tout nouveau. La face de Denise me hantait ; ses yeux pleins d’une surprise délicieuse, ou d’un dédain aussi exquis, me poursuivaient dans ma course. J’oubliais Buton et Doury, le Comité et le curé, la chaleur de la route, pour ne penser qu’à elle. Je ne réfléchissais à rien d’autre qu’à la possibilité d’un soulèvement de paysans. Cela, cela seul, revêtait un aspect nouveau et des plus redoutables, et me paraissait de plus en plus imminent et probable. La vue du visage enfantin de Denise donnait aux avertissements de Buton une réalité que tous les arguments du curé avaient été incapables de leur conférer.

Cette pensée ne tarda pas à me harceler au point que pour y échapper je pressai mon cheval et le mis au galop, suivi de Gilles et d’André, qui s’étonnaient sans doute de me voir continuer dans cette direction. Mais, uniquement occupé des effroyables visions que les paroles du forgeron m’avaient évoquées, je perdis conscience du temps, et lorsque je revins à moi je me vis plus qu’à mi-chemin sur la route de Cahors, qui se trouve à trois lieues et demie de Saux. Alors j’arrêtai mon cheval et restai sur place, en proie à une fiévreuse irrésolution. D’une part, en une demi-heure je pouvais être à Cahors, devant la porte de M me de Saint-Alais, et quoi qu’il arrivât ensuite, je n’aurais rien à me reprocher. D’autre part, dans le même laps environ, je pouvais être chez moi, inglorieusement à l’abri.

Lequel des deux choisir ? L’instant, à mon insu, était gros de conséquences. D’une part, la face de M lle Denise, sa beauté, son innocence, le danger où elle se trouvait, plaidaient singulièrement en sa faveur, et me poussaient à donner l’avis. De l’autre, l’orgueil m’incitait à retourner, et à éviter la réception que j’avais tout lieu d’appréhender.

A la fin je continuai. Moins d’une demi-heure plus tard je passais le pont Valentré.

Mais il ne faut pas se figurer que je me décidai sans lutte, ou allai de l’avant sans appréhension. Les brocards et les railleries dont M me de Saint-Alais m’avait accablé étaient trop récents ; et vingt fois l’orgueil et le ressentiment faillirent m’arrêter et me faire rétrograder vers le château. A chaque fois, néanmoins, les faces sinistres et les yeux féroces que j’avais vus auprès du village me réapparaissaient ; je me rappelais quelle haine environnait Gargouf, le régisseur de Saint-Alais ; je me représentais les scènes abominables qui se dérouleraient avant l’arrivée des secours de Cahors, et j’allais de l’avant.

Mais je m’attendais si bien à voir mes craintes tournées en ridicule, que le spectacle de la foule emplissant les rues sur mon passage ne suffit pas à me dissuader. On ne pouvait toutefois se méprendre à l’atmosphère de surexcitation. De toutes parts des gens attroupés conversaient avec gravité ; ici et là des individus montés sur des chaises — ce qui était encore pour moi une mode nouvelle — haranguaient un auditoire de badauds. Certaines boutiques étaient fermées, on montait la garde devant d’autres, ainsi que devant les boulangeries. Je notai qu’un grand nombre de gens avaient des journaux et des brochures entre les mains, et autour de ceux-là, on parlait sur un ton plus élevé. Ici et là encore, mon apparition créa une sensation, mais d’un caractère équivoque, car si un petit nombre me saluaient avec respect, la plupart me dévisageaient en silence. Plusieurs me demandèrent au passage si j’apportais des nouvelles, et parurent désappointés de ma réponse négative. Par deux fois un petit groupe de peuple me hua.

Le dépit que j’en éprouvai fut oublié grâce à un incident beaucoup plus surprenant. J’allais toujours, lorsque je m’entendis appeler par mon nom ; je me retournai, et vis M. de Gontaut qui s’avançait vers moi aussi vite que sa dignité et sa boiterie le lui permettaient. Il s’appuyait, comme à l’ordinaire, sur le bras d’un valet, et il tenait dans l’autre main sa canne et sa tabatière ; de plus, deux hommes vigoureux l’escortaient. Je n’avais nulle raison de croire qu’il appréciât mieux le service que je lui avais rendu, ou qu’il voulût en manifester plus de gratitude, que le jour de l’émeute ; aussi ma surprise fut-elle grande lorsqu’il m’aborda, la face épanouie.

— Cette rencontre est le plus grand plaisir que j’aie eu depuis des mois, dit-il, en m’accablant de politesses. Par ma foi, monsieur le vicomte, vous nous avez tous faits quinauds ! Une fameuse réception vous attend là-bas ! Et vous nous amenez deux solides gaillards, à ce que je vois. Ce n’est pas bien, reprit-il, branlant le chef en manière de plaisanterie sénile. Je déclare que ce n’est pas bien. Mais vous connaissez la parole évangélique : « Il y aura plus de joie dans le ciel pour un pécheur qui se repent… » Allons, allons ! il ne faut pas vous en vouloir. Vous leur avez donné une leçon ; et maintenant nous voilà unis.

— Mais, monsieur le baron, dis-je, confondu, tout en obéissant à son geste d’avancer, tandis qu’il clopinait cahin-caha à côté de mon cheval. Je ne vous comprends pas du tout !

— Vous ne me comprenez pas ?

— Hé non !

— Hein ! vous ne vous attendiez pas à ce que nous le sachions si tôt, reprit-il d’un air fin. Mais je vous assure que nous sommes bien renseignés. La campagne est commencée, et le service des informations ne chôme pas. Il ne nous en échappe guère, et nous aurons vite fait de mettre ces gredins à la raison. Mais, de fait, c’est ce satané maraud de Doury qui a jasé. Il paraît que vous leur avez rivé leur clou ? Un Comité ! les malotrus ! Et à notre barbe ! Mais vous les avez envoyés promener comme il faut, vicomte. Si vous vous en étiez mis, à cette heure…

Il s’arrêta net. Un homme qui traversait la rue l’avait légèrement bousculé. Le vieux gentilhomme perdit patience, et tout aussitôt leva sa canne avec un furieux juron. L’homme se retira en prodiguant les excuses ; mais elles n’apaisèrent point M. de Gontaut.

— Ah ! malandrin ! lui cria-t-il, d’une voix tremblante de fureur, tu voulais encore une fois me jeter par terre ? Mais nous allons te mettre au pas, n’aie crainte. Un peu de patience. Vive Dieu ! dans ma jeunesse…

— Mais, monsieur le baron, dis-je afin de détourner son attention, car plusieurs des assistants nous regardaient d’un mauvais œil, et je sentais qu’il ne faudrait pas grand’chose pour amener une bagarre, êtes-vous bien sûr que nous soyons de force à les tenir en échec ?

Le vieux gentilhomme tremblait toujours, mais il se redressa avec un geste de vaillance passionnée.

— Vous verrez ça ! cria-t-il. Quand viendra le beau moment, vous verrez ça, monsieur… Mais nous y voici ; et voilà au balcon M me de Saint-Alais avec quelques-uns de ses gardes du corps.

Il s’arrêta pour lui envoyer un baiser, avec la grâce d’un Polignac.

— Là-haut, vicomte, vous allez voir ce que vous allez voir, reprit-il. Et moi aussi, je serai le bienvenu, puisque je vous amène.

Je croyais rêver. Quinze jours plus tôt, on m’avait ignominieusement expulsé de cet hôtel, avec injonction de n’y remettre jamais les pieds. A cette heure, sur ce balcon d’où se penchaient vers moi de charmants visages et des têtes poudrées, les mouchoirs s’agitaient en mon honneur. Au haut de l’escalier, encombré de serviteurs et de laquais, et vibrant sous un flot continu d’allants et venants, je fus accueilli par un murmure de louanges. De tous côtés on tapotait des tabatières et on maniait des cannes ; surgis des éventails, les yeux aguichants rivalisaient d’éclat avec les miroirs. Et à travers tout, une large avenue attendait mon passage, Louis vint à ma rencontre jusqu’à la porte, et la marquise s’avança jusqu’au milieu du salon. Ce fut un triomphe, triomphe qui me parut inconcevable, incompréhensible, jusqu’au moment où j’appris que la rebuffade administrée par moi à la députation avait été amplifiée dix fois, cent fois, au point de répondre aux vœux des plus violents ; et les plus paisibles et réfléchis furent trop heureux de voir dans ma solidarité une preuve de cette réaction que le parti royaliste, dès le premier jour des troubles, ne cessa jamais d’espérer.

On ne peut s’étonner si, pris à l’improviste et enivré d’encens je me laissai aller. Parmi cette société, et encore sous l’impression des gracieusetés de M me de Saint-Alais, il eût fallu un courage et une hardiesse dont j’étais incapable, pour déclarer que j’étais venu non me joindre à eux, mais dans un but bien différent, et que tout en repoussant les offres de la députation, je n’avais nullement l’intention d’agir contre elle. Et d’ailleurs certains traits de la députation, telle l’outrecuidance de Doury, et les allusions de Buton, pour ne rien dire de la violence de la population parisienne, n’avaient pas manqué de m’impressionner défavorablement. A l’instar de mille autres tout prêts à bien accueillir la réforme, je reculais devant les extrémités où elle aboutissait ; et quoique en entrant dans Cahors rien ne fût plus loin de ma pensée que de me joindre à la faction Saint-Alais, je me vis dans l’impossibilité de repousser sur-le-champ leurs louanges, ou d’expliquer à brûle-pourpoint dans quelle intention réelle j’étais venu les trouver.

J’étais, en fait, le jouet des circonstances ; faible, dira-t-on, au mauvais moment, et obstiné dans mon tort ; livré tantôt à une puérile pétulance, et tantôt à une puérile versatilité ; tour à tour passif et brutal. Ce sera justice. Mais nous traversions une période d’épreuves ; et tant qu’elle dura, bien d’autres que moi et de plus âgés changèrent d’opinions, et dans la même semaine revinrent en arrière ; bien d’autres eurent de la difficulté à trouver une cocarde à leur goût, blanche, noire, rouge ou tricolore.

Du reste, la flatterie est douce, et j’étais jeune ; de plus, j’avais Denise en tête et rien ne pouvait valoir la bienveillance de sa mère. Elle m’estimait, je crois, davantage pour ma révolte passée, et se félicitait de mon amendement en proportion des facultés de résistance que j’avais déployées.

— Parlons peu mais parlons bien, monsieur le vicomte, dit-elle, avec une dignité qui m’honorait autant qu’elle-même. Il s’est passé beaucoup de choses depuis que je ne vous ai vu. Nous ne sommes pas tout à fait, vous et moi, de la même opinion. Pardonnez-moi. Un coup de langue d’une femme, pas plus qu’un coup d’épée, ne déshonore un homme.

Je m’inclinai, rougissant de plaisir. Après une quinzaine passée dans la solitude, cette agitation mondaine de personnages saluant, souriant, s’entretenant à mi-voix et sérieusement d’un dessein unique, d’un seul but, avaient sur moi une emprise énorme. Je subis la contagion. Je laissai la marquise me mettre dans la confidence.

— Le roi… (il n’y avait que le roi pour elle), dans une semaine ou deux le roi se montrera. Jusqu’ici on a abusé sa confiance. Cela va finir. En attendant, il nous faut prendre la place qui nous revient. Il nous faut armer nos serviteurs et nos gardes, réprimer les désordres et résister aux empiétements.

— Et le Comité, madame ?

Elle me donna une petite tape, en souriant, du bout de ses doigts mignons.

— Nous le traiterons comme vous l’avez traité, dit-elle.

— Pensez-vous que vous serez assez forts ?

— Nous ? corrigea-t-elle.

— Nous, fis-je, me reprenant tout confus.

— Pourquoi pas ? En pourrait-il être différemment ? répliqua-t-elle, en promenant à la ronde un coup d’œil orgueilleux. Regardez autour de vous et dites-moi si vous en doutez, monsieur le vicomte.

— Mais la France ? dis-je.

— La France, c’est nous ! trancha-t-elle, avec un geste superbe.

Et à coup sûr la splendeur de la foule emplissant ses salons confirmait presque ces paroles. J’ai rarement vu depuis ce temps-là pareille réunion de beaux hommes et de jolies femmes. Sans doute, ces dehors renfermaient bien des petitesses et de la déchéance ; ils cachaient l’épuisement des vices, la jalousie, la rivalité, la dissension ; mais la poudre et les mouches, les soies et les velours de l’ancien régime, donnaient à tous un simulacre de force, et au moins une apparence de dignité. Bien que les guerriers fussent en minorité, tous portaient l’épée, et savaient s’en servir. On ne s’était pas encore avisé que cette fluette épée, si redoutable dans un duel, est une arme vaine contre une foule munie de bâtons et de pierres. On croyait ingénument qu’il suffirait de deux ou trois cents hommes d’épée pour faire obéir une province.

En tout cas je ne voyais rien d’irréalisable dans cette prétention ; et ce fut avec bien peu de résistance quoique sans guère plus d’enthousiasme, que j’arborai la cocarde blanche. Abandonnant toute idée de réforme immédiate, je convins que l’ordre, l’ordre seul, était le besoin urgent de la nation.

Là-dessus tous étaient d’accord, et aussi pleins d’espoir. Je n’entendis émettre aucune appréhension, mais beaucoup de rodomontades, auxquelles prit part le pauvre M. de Gontaut, en dépit de ses rhumatismes. Personne ne fit la moindre allusion au danger d’une révolte des campagnes. A moi-même, entouré de cette foule brillante, le danger finissait par paraître si lointain et irréel, que la délicatesse non moins que la crainte du ridicule, me contraignirent au silence. Et comme je ne pouvais sans incongruité parler de M lle Denise, l’avis que j’étais venu donner ne franchit pas mes lèvres. Je voyais que l’on se moquerait de moi ; je crus m’être abusé, et me tus.

Ce fut seulement après avoir promis de revenir le lendemain, et quand j’étais déjà sur le seuil et prêt à sortir, que je me trouvai en tête à tête avec Louis et laissai échapper un mot. Non sans hésitation, je lui demandai s’il croyait sa sœur en sûreté à Saint-Alais.

— Pourquoi veux-tu que j’en doute ? dit-il avec aisance, la main sur mon épaule.

— L’agitation ne se borne pas à la ville, insinuai-je. Ni peut-être le plus grave de l’agitation.

Il haussa les épaules.

— Tu penses trop à tout cela, mon cher, répliqua-t-il. Crois-moi, à présent que nous sommes unis, les désordres sont terminés.

Mais ce fut dans cette même soirée du 4 août que l’Assemblée de Versailles renonça en une seule séance à toutes immunités, exemptions, privilèges, à toutes redevances, corvées, droits féodaux, à tous péages, à toutes dîmes, aux gabelles, aux lois de chasse et capitaineries ! En une seule séance, ce même soir où Louis croyait les désordres terminés !

CHAPITRE VII
L’ALARME

En ce temps-là, un brasier sur la place du marché, cinq ou six lanternes aux carrefours, constituaient à peu près tout l’éclairage public de la ville. Aussi, quand je fis halte pour laisser souffler mon cheval au haut de la côte, passé le pont Valentré, et jetai un regard en arrière sur Cahors, je ne vis que ténèbres, interrompues çà et là d’une touche de clarté jaunâtre, qui montrait un pan de mur ou le bord d’un toit. Rien d’autre ne décelait le mystère de la cité endormie.

Tout autour, la rivière recourbait sa luisance à peine discernable. Par-dessus, des nuages couraient dans le ciel, et un vent, froid pour la saison, ou du moins froid par contraste avec la chaleur du jour, me rafraîchissait le sang et peu à peu m’emplissait l’âme de la solennité de la nuit.

Pendant que les chevaux reprenaient haleine, la fièvre qui m’avait possédé au cours des dernières heures s’apaisa, ne laissant derrière elle qu’un étonnement mêlé de regrets. Mon exaltation disparue, la scène à laquelle je venais d’assister perdit tout attrait ; et je ne tardai guère à la juger plus sévèrement. La paix nocturne me laissait percevoir une fausse note dans les cyniques vantardises et dans les projets, égoïstes au dernier point, que je venais d’écouter durant des heures. Ce « La France, c’est nous » de la marquise, qui avait sonné si bien au milieu des lumières et des scintillements du salon, parmi les dentelles, les coiffures « en fripons » et les gilets fleur-de-pêcher, apparaissait une folie en présence de la nuit grandiose qui recélait vingt-cinq millions de Français.

Néanmoins, ce que j’avais fait était fait. Je portais à ma boutonnière la cocarde blanche ; j’étais voué à l’ordre, et à mon ordre. Et cela valait peut-être mieux ainsi. Mais, à la réflexion, mon enthousiasme tomba ; et par un singulier mécanisme, à mesure qu’il s’affaissait, et que le souvenir de la scène où je venais de prendre part perdait son emprise, le devoir qui m’avait amené à Cahors recouvrait son importance. Plus s’affaiblissait l’influence de M me de Saint-Alais, plus se renforçait l’image de sa fille, assise dans son carrosse, solitaire et effrayée. A la fin, je remontai vivement à cheval, et m’évertuai à oublier mes pensées dans la rapidité de ma course.

Mais il n’est pas aussi aisé de s’échapper à soi-même la nuit que le jour. Le bruit du vent dans les châtaigniers, les nuages en fuite et le dur retentissement des sabots sur la route, m’imprégnaient pour ainsi dire d’une gravité qui ralentissait le cours de mon sang. Les gens de ma suite parlaient d’une voix endormie ou trottaient en silence. Je pouvais me croire à cent lieues de la ville. Pas une lumière sur le plateau. Dans le monde nocturne où nous nous enfoncions, dans ce monde de noires et mystérieuses silhouettes apparues soudain sur le ciel pâle, et aussi vite résorbées, nous étions les seuls êtres vivants.

A la fin nous atteignîmes la hauteur qui domine Saint-Alais, et je cherchai aussitôt des lumières au fond de la vallée, oubliant qu’il allait être minuit dans une heure, et que depuis longtemps le village était plongé dans le sommeil. Cette déception, avec la lenteur de notre allure, car l’abrupte descente nous forçait d’aller au pas, m’impatientait ; et quand j’ouïs derrière moi, au bout d’un instant, un bruit particulier, que je connaissais trop bien, j’éclatai.

— Arrête, imbécile ! m’écriai-je, en retenant mon cheval et me retournant sur ma selle. Cette jument a cassé son fer encore une fois, et tu continues comme si de rien n’était. Descends et regardes-y. Crois-tu donc…

— Excusez, monsieur, balbutia Gilles, qui s’était endormi sur sa selle.

Il se laissa glisser à bas. La jument qu’il montait, une bête de prix, — avait le tic de casser un de ses fers de derrière ; après quoi, à la première occasion, elle se mettait à boiter. Buton avait essayé sur elle tous les modes de ferrure, mais sans succès.

Je sautai à terre pendant que le valet soulevait le pied de sa bête. Mon oreille ne m’avait pas trompé : le fer était cassé. Gilles s’efforça d’enlever le fragment de métal resté sur le sabot, mais la jument était rétive, et il dut y renoncer.

— Elle ne peut aller jusqu’à Saux dans cet état, m’écriai-je avec colère.

Les deux hommes restèrent silencieux une minute, en considérant la bête. Puis Gilles parla.

— La forge de Saint-Alais n’est pas à cent cinquante toises en descendant l’allée, monsieur, dit-il. Et le tournant est là-bas. Nous pourrions éveiller Petit-Jean, l’amener ici avec ses tenailles. Mais…

— Mais quoi ? fis-je d’un ton bourru.

— Je me suis disputé avec lui à la foire de Cahors, monsieur, répondit Gilles piteusement, et je crains qu’il ne veuille pas venir pour nous.

— Très bien, dis-je avec brusquerie. C’est moi qui irai. Et toi, reste ici, et fais tenir cette bête tranquille.

André tint l’étrier pour m’aider à monter. La maréchalerie, la première baraque du village, était à cinq cents pas plus loin, et raisonnablement, j’aurais dû y aller à cheval. Mais mon irritation me portait à faire tout le contraire de ce qu’on me proposait, et, refusant rudement son aide, je partis à pied. Au bout de cinquante pas, j’arrivais au chemin de traverse qui mène à Saint-Alais, et je m’y engageai, cessant aussitôt de percevoir l’allègre tintement des mors et le bruit des voix humaines.

Des peupliers s’élevaient de chaque côté sur les hauts talus qui encaissaient l’allée ; il y faisait noir comme dans un four, et je marchais presque à tâtons. Un faux-pas que je fis acheva de m’exaspérer, et je maudis les Saint-Alais pour leurs ornières et la lune pour son coucher prématuré. Le susurrement continuel des peupliers m’accompagnait, et, je ne sais pourquoi, me persécutait. Je trébuchai de nouveau, et pestai contre Gilles, puis je m’arrêtai, prêtant l’oreille. Bien qu’engagé dans ce chemin creux, le tintement des mors me parvenait de nouveau, comme si les chevaux me suivaient.

Je m’irritai tout d’abord, croyant que les valets avaient enfreint mes ordres. Mais je m’aperçus que ce bruit m’arrivait de devant, et qu’il était plus fort et plus grave que le cliquetis d’une gourmette ou d’une bride. Je m’avançais péniblement, assez surpris, lorsqu’une lueur vague et rougeoyante, qui brillait dans les ténèbres, entre les peupliers, me porta à croire que l’on travaillait à la forge.

Je trouvai la circonstance heureuse, quoique singulière. Mais au-delà d’un tournant, j’arrivai en vue de la maréchalerie. Je m’arrêtai stupéfait. La forge était en pleine activité. Deux marteaux fonctionnaient ; je les voyais s’élever et retomber, et je les entendais battre le métal en cadence. La rouge réverbération du foyer inondait la route, embrasait les arbres d’en face, et projetait sur le ciel leurs ombres démesurées.

Ce spectacle me plongea dans le dernier étonnement, car il était presque minuit. Par bonheur, je vis autre chose qui m’étonna davantage encore, et retint mes pas. Entre la forge et la haie contre laquelle je me trouvais, une quantité d’hommes en mouvement s’affairaient de-ci de-là, des hommes aux bras nus et aux têtes hirsutes, dépoitraillés, la peau noircie et brûlée. J’aurais pu les compter difficilement, car ils se déplaçaient trop vite ; et je n’essayai pas de le faire. Il me suffit de voir qu’une moitié d’entre eux portaient des piques et des fourches, qu’un individu les répartissait par escouades, leur donnant des instructions ; et que, nonobstant la manœuvre régulière des marteaux, une hâte sauvage caractérisait leurs mouvements.

Tout d’abord je restai pétrifié. Puis instinctivement, je me rapprochai de la haie, dans l’ombre, et regardai de nouveau. Celui qui jouait le rôle de chef portait sur son épaule une cognée, dont le large fer, sous les lueurs de la fournaise, semblait ruisseler de sang. Cet individu ne tenait pas en place. Tantôt il allait d’un groupe à l’autre, gesticulant, prodiguant les ordres et les encouragements, ou bien il retirait un homme d’une escouade et l’introduisait de force dans la voisine ; ou bien il faisait une courte harangue, dont je ne voyais que la mimique, car je me trouvais éloigné de cent pas ; ou bien il pénétrait dans la forge, et sa large carrure interceptait momentanément la lumière. C’était Petit-Jean, le forgeron.

Je mis à profit l’obscurité passagère qui résulta de l’une de ces occultations, pour me rapprocher un peu. Je ne doutais en rien que tout cela présageât du sang, du feu, des crimes, des flammes montant vers le ciel, des cris d’épouvante dans la nuit. Mais je voulais en savoir davantage. Je me rapprochai donc, tour à tour me défilant le long de la haie, ou me coulant dans le fossé, tant qu’à la fin cinq ou six toises seulement me séparèrent de la horde. Arrivé là, je restai immobile, tandis que Petit-Jean ressortait pour distribuer une nouvelle brassée d’armes, agrippées aussitôt par des poignes avides. Je pouvais entendre, à cette heure, et ce que j’entendis me fit frémir. Le nom de Gargouf volait de bouche en bouche. On dévouait à d’atroces tortures et à des morts lentes le régisseur de Saint-Alais ; on allait lui faire expier enfin tous ses vieux péchés, ses attentats, ses tyrannies, hautement dénoncés pour la première fois.

Enfin, quelqu’un donna le signal, en criant à pleine voix : « Au château ! au château ! » et à ce cri, les sentiments que m’inspirait le spectacle se métamorphosèrent en une terreur pressante. J’allai pour m’élancer. Je voulais apparaître en pleine lumière à ces hommes, les convaincre, les menacer, les supplier, les détourner de leur projet par un moyen quelconque. Mais un seul instant de réflexion me démontra la vanité de cette tentative. Ceux que j’avais devant moi n’étaient plus ces paysans que j’avais connus depuis toujours ; ce n’étaient plus des croquants mornes et résignés, mais bien des bêtes féroces ; je le lisais dans leurs gestes et dans la raucité de leurs voix. En me montrant je n’aboutirais qu’à me faire massacrer. Par cette considération je me reculai, gagnai le plus épais de l’ombre, et tournant les talons, m’élançai dans l’avenue. Les ornières et l’obscurité n’avaient plus aucune importance pour moi. Si je trébuchais, je ne le remarquais même pas. Si je tombais, je ne m’en souciais. En moins de deux minutes, j’arrivai tout hors d’haleine devant mes serviteurs ébahis, et m’évertuai à leur expliquer vite ce qu’ils devaient faire.

— Le village a pris les armes ! haletai-je. Ils veulent brûler le château, et M lle Denise y est ! Toi, Gilles, monte à cheval, galope, sans perdre une minute, jusqu’à Cahors, et dis-le à M. le marquis. Il doit amener tout ce qu’il pourra de renforts. Et toi, André, va-t’en à Saux. Vois l’abbé Benoît. Prie-le de faire tout son possible… d’amener tout ce qu’il pourra.

Au lieu de répondre, ils restaient bouche bée, à considérer les ténèbres.

— Et la jument, monsieur ? demanda enfin l’un d’eux, niaisement.

— Imbécile ! qu’elle aille au diable ! m’écriai-je. Il est bien question de jument ! Ne comprends-tu pas que le château…

— Et vous, monsieur ?

— Je vais gagner le château par l’aile du jardin. Allons, en route ! En route, mes amis ! Cent livres à chacun de vous si l’on sauve le château !

Je leur dis le château, parce que je n’osais parler de ce que j’avais en réalité dans l’esprit ; parce que je n’osais me représenter l’innocente jeune fille au pouvoir de ces monstres. Mais ce fut cette pensée qui me stimula, ce fut elle qui me donna la force, tandis que mes gens s’éloignaient à peine, de me frayer un passage à travers l’épaisseur de la haie, comme s’il se fût agi d’une simple toile d’araignée. Une fois de l’autre côté, à découvert, je traversai à toute vitesse un champ, puis un second, côtoyai le village, et me dirigeai sur les jardins qui aboutissaient à l’aile orientale du château. Je les connaissais bien : leur partie la plus éloignée des bâtiments, et de l’accès le plus facile, était un taillis dans lequel j’avais joué maintes fois étant petit. Il n’y avait alentour, en fait de clôture, qu’une palissade de planches, et plus rien entre ce taillis et la partie plus soignée du jardin. Ouvrant sur ce jardin, une poterne donnait accès à un corridor qui menait au grand vestibule du château. Le bâtiment, oblong et régulier, agrandi par le père du marquis, comprenait deux ailes et un corps central. A cent pas de la façade commençait la rue du village ; une large avenue, poudreuse et mal ombragée, allait de l’entrée principale au portail, dont les grilles restaient ouvertes jour et nuit.

Les séditieux n’avaient donc à franchir qu’une courte distance ; nul obstacle ne les séparait de la maison, et une fois arrivés là, ils n’en trouveraient d’autres que des portes et des volets sans résistance, si même ces derniers étaient clos. Tout courant, je songeais avec effroi à ce manque absolu de protection, et je voyais déjà les misérables enfoncer les portes, envahir les parquets cirés, et s’engouffrer dans le large escalier.

Cette pensée me donnait des ailes. J’avais plus de chemin à faire qu’eux, et des haies à franchir, mais les premiers bruits de leur approche n’avaient pas encore atteint la maison, que je me trouvais déjà dans le taillis, où je me frayais un chemin, butant contre les souches et les buissons, tombant à plusieurs reprises, couvert de sueur et de poussière, mais toujours allant de l’avant.

A la fin je débouchai à l’air libre du jardin, parmi les allées ombreuses, les nymphes et les faunes ; et je regardai vers le village. Une sinistre lueur rouge apparaissait au loin parmi les troncs de l’avenue ; une rumeur de voix s’élevait… Ils arrivaient ! Je ne perdis que le temps d’un simple coup d’œil, et je descendis au galop entre les statues de l’allée. Dix secondes de plus, et j’entrais dans l’ombre plus dense du château, j’atteignais la porte… Je l’éprouvai d’un coup d’épaule. Elle résistait ! Elle résistait, alors que chaque seconde était sans prix. Je ne pouvais plus voir les lueurs des torches, ni entendre les voix de la foule, car l’angle de la maison les interceptait ; mais je n’imaginais que trop vivement leur approche : je les croyais déjà à la grande porte.

Je martelai les panneaux à coups de poing ; puis je cherchai à tâtons la poignée de la serrure et la trouvai. Elle tourna, mais la porte tint bon. Je la secouai. Je la secouai de nouveau, frénétiquement. A la fin, oubliant la prudence, j’appelai, de plus en plus haut. Alors, après un siècle, me sembla-t-il, où je restai à panteler parmi les ténèbres, j’ouïs dans le corridor des pas mal assurés qui s’approchaient, et vis naître et s’éclairer sous la porte une raie de lumière. Enfin, une voix chevrotante interrogea :

— Qui est là ?

— M. de Saux, répliquai-je avec impatience, M. de Saux ! Faites-moi entrer ! Faites-moi entrer, vous dis-je !

Et je heurtai les panneaux avec colère.

— Mais, monsieur, répondit la voix de plus en plus chevrotante, qu’y a-t-il donc ?

— Ce qu’il y a ? Ils vont mettre le feu au château, imbécile ! m’écriai-je. Ouvrez ! ouvrez ! si vous ne voulez pas être brûlés vifs !

Après une dernière hésitation, l’homme ôta la barre. En un clin d’œil, je me trouvai à l’intérieur, dans un étroit corridor aux murs salés et décrépits. Un vieil homme, édenté et sénile, un vieux valet que j’avais vu souvent occupé à dévider de la laine dans l’antichambre, se tenait devant moi, porteur d’un flambeau de fer. A ma vue, la lumière vacilla dans sa main, et il ouvrit une bouche démesurée. Je compris que je n’avais rien à attendre de lui, et je lui arrachai la barre pour l’assujettir de nouveau moi-même. Puis j’empoignai le flambeau.

— Vite ! fis-je tout palpitant. Menez-moi auprès de votre maîtresse.

— Monsieur ?

— A l’étage ! vite ! à l’étage !

Il voulut parler, mais je ne m’attardai pas à l’écouter. Connaissant le chemin, et en possession de la lumière, je le plantai là et me précipitai dans le corridor. Après avoir trébuché contre plusieurs matelas étalés par terre, et destinés apparemment à la valetaille, j’arrivai dans le vestibule. Mon lumignon éclairait à peine cet antre de ténèbres. Mais il me suffit pour voir que la porte était barricadée, et je me dirigeai vers l’escalier. Je mettais le pied sur la première marche, quand le vieux valet, qui me suivait de toute la vitesse dont ses jambes flageolantes étaient susceptibles, alla donner contre un rouet qui se trouvait là. Le rouet se renversa à grand bruit, et aussitôt un chœur de cris et de lamentations s’éleva, au-dessus de nos têtes. J’escaladai les marches quatre à quatre, et sur le palier trouvai mes criards, réunis en un groupe terrifié, auprès d’une chandelle de suif posée sur le parquet, et dont la douteuse lueur était bien faite pour augmenter leurs alarmes. Les plus proches de moi étaient un vieux valet de pied et un galopin, dont les yeux terrifiés rencontrèrent les miens tandis que je montais les dernières marches. Derrière eux, et blotties contre une banquette de tapisserie adossée au mur, j’aperçus le reste : trois ou quatre femmes, qui piaillaient et se cachaient la figure dans les jupes de leurs voisines. Sans lever les yeux ni tenir compte de ma présence, elles continuèrent à pousser des cris.

Le vieillard, d’un juron chevrotant, essaya de les faire taire.

— Où est Gargouf ? lui demandai-je.

— Il est allé barrer les portes de derrière, monsieur, répondit-il.

— Et mademoiselle ?

— La voilà.

Ce disant il s’écarta, et me montra une épaisse tenture qui cachait la fenêtre ogive du palier. Je la vis s’agiter, et de ses plis émergea Denise, son petit minois puéril couvert de pâleur, mais singulièrement calme. Elle portait une robe claire et flottante, ajustée en hâte, et ses cheveux non coiffés retombaient sur ses épaules. A la faible lueur des deux chandelles et dans la confusion, elle ne m’aperçut pas tout d’abord.

— Gargouf est-il revenu ? demanda-t-elle.

— Non, mademoiselle, mais…

L’homme alla pour me désigner ; elle l’interrompit d’une exclamation de colère.

— Faites taire ces idiotes, dit-elle. Oh ! faites taire ces idiotes ! Je ne m’entends pas moi-même ! Que quelqu’un aille me chercher Gargouf ! Êtes-vous tous incapables de rien faire ?

L’un des vieux valets se mit en route d’un air affairé, laissant au milieu du groupe affolé de terreur la frêle et pâle jeune fille qui de tout son pouvoir se défendait contre la crainte. La tenture sombre qu’elle avait derrière elle mettait bien en relief la beauté de son visage et de ses formes, mais l’admiration était le dernier de mes soucis.

— Mademoiselle, dis-je, vous allez fuir par la porte du jardin.

Elle tressaillit et me regarda fixement, de ses yeux dilatés.

— Monsieur de Saux, murmura-t-elle. Vous ici ? Je ne… Je ne comprends pas. Je croyais…

— Tout le village est en marche, dis-je. Dans un moment ils seront ici.

— Ils y sont déjà, répondit-elle d’une voix faible.

Elle voulait dire seulement que par la fenêtre elle venait de les voir approcher ; mais la sourde rumeur qui montait dans l’air, au dehors, et traversait les murs, à chaque instant plus haute et plus menaçante, fit interpréter ses paroles autrement. Les femmes pâlirent en l’écoutant et redoublèrent de lamentations. Un faux mouvement convulsif de l’une d’elles renversa l’un des flambeaux. Le vieillard qui m’avait ouvert se mit à pleurer.

— Morbleu ! criai-je rudement, ces oiseaux de malheur ne se tairont-ils pas ?

Car ce vacarme m’empêchait de réfléchir, et la réflexion était plus nécessaire que jamais.

— Taisez-vous, idiotes, continuai-je, personne ne vous fera de mal, à vous. Et vous, mademoiselle, veuillez venir avec moi. Il n’y a pas un instant à perdre. Le jardin par où je suis entré…

Mais elle me regarda de telle sorte que je me tus.

— Est-il indispensable de partir ? interrogea-t-elle. N’y a-t-il plus d’autre moyen, monsieur ?

Le brouhaha, au dehors, devenait plus violent.

— Qu’avez-vous en fait d’hommes ? dis-je.

— Voici Gargouf, répondit-elle. Il vous le dira.

Je me tournai, et vis surgir de la cage d’escalier le régisseur, comme toujours dur et sévère. Il tenait un flambeau d’une main et un pistolet de l’autre ; et je remarquai dans son regard une expression de fureur concentrée. A son aspect, les femmes se remirent à brailler de plus belle. Mais je fus bien aise de le voir, car lui du moins ne montrait aucun signe de faiblesse. Je lui demandai combien il avait d’hommes.

— Ils sont devant vous, répliqua-t-il, sèchement, sans paraître étonné de ma présence.

— C’est là tout ?

— Il y en avait trois autres, dit-il. Mais j’ai trouvé les portes déverrouillées, et les oiseaux envolés. Je réserve à l’un d’eux ceci, reprit-il, avec un sombre regard sur son pistolet.

— Il faut que mademoiselle s’en aille.

Il haussa les épaules avec une indifférence qui me mit hors de moi.

— Comment voulez-vous ? fit-il.

— Par la porte du jardin.

— Ils y sont. Le château est cerné.

Je jetai un cri de détresse ; et au même moment, comme pour confirmer son dire, un coup furieux retentit sur la grande porte d’entrée, et réveillant tous les échos de la maison, proclama que l’heure fatale était venue. Un second coup suivit le premier, puis une grêle de coups. Tandis que les servantes braillaient en s’accrochant les unes aux autres, j’échangeai un regard avec Denise.

— Il faut vous cacher, murmurai-je.

— Non, non, fit-elle.

— Nous trouverons bien un endroit, dis-je, en jetant à la ronde un regard angoissé, et sans tenir compte de sa réponse. (Le fracas des coups devenait assourdissant.) Dans le…

— Je ne me cacherai pas, monsieur, déclara-t-elle.

Son visage était blême, et ses yeux vacillaient à chaque coup. Mais celle que j’avais devant moi n’était plus la jeune vierge qui était restée muette en ma présence quelques jours plus tôt ; c’était bien M lle de Saint-Alais, dépositaire d’un long passé d’honneur.

— Ce sont nos vassaux. Je vais leur parler, reprit-elle en s’avançant avec bravoure, malgré le tremblement de ses lèvres. Et s’ils osent…

— Ils ont perdu le sens, répliquai-je. Ils sont fous ! Mais il reste une chance, et je n’en vois guère d’autre. Si je m’adresse à eux avant qu’ils n’aient pénétré, je réussirai peut-être. Un instant, mademoiselle ; masquez cette lumière, je vous prie.

Quelqu’un m’obéit ; je me retournai fiévreusement et saisis la tenture. Mais Gargouf me devança. Il retint mon bras, et arrêta mon geste.

— Qu’est-ce donc ? Qu’allez-vous faire ? grogna-t-il.

— Leur parler de la fenêtre.

— Ils ne vous écouteront pas.

— N’importe, je veux essayer. Que nous reste-t-il d’autre ?

— Des balles et de l’acier, répondit-il, d’un ton qui me fit frémir. Voilà les fusils de chasse de M. le marquis ; ils portent juste. Prenez-en un, monsieur le vicomte ; je prendrai l’autre. Il en reste encore deux, et nos hommes savent tirer. Nous tiendrons l’escalier, à tout le moins.

Je pris machinalement l’un des fusils, au milieu de cet affreux tintamarre : des lamentations et un tonnerre de coups à l’intérieur ; au dehors, les hurlements farouches de la foule forcenée. Nul secours à attendre, de toute une heure ; et sur le moment le cœur me défaillit dans cette passe désespérée. J’admirai le courage du régisseur.

— Vous n’avez pas peur ? lui demandai-je.

Je savais à quel point il avait foulé les pauvres misérables du dehors ; combien il les avait affamés, pressurés et maltraités depuis de longues années.

Il maudit ces brutes.

— Vous défendrez mademoiselle ? dis-je fiévreusement.

Je voulais, je crois, me fortifier de son assurance.

Il m’étreignit la main dans une poigne de fer, et je n’en demandai pas davantage. Mais au bout d’un instant je poussai un cri.

— Ah ! mais ils vont mettre le feu au château ! exclamai-je. A quoi bon tenir l’escalier, s’ils nous grillent comme des rats ?

— Nous mourrons ensemble, fut sa seule réponse.

Et décochant un coup de pied à l’une des pleurardes accroupies :

— Te tairas-tu, carogne ! dit-il. Crois-tu que ça te sauvera, de brailler ?

Mais j’entendis la porte du bas se disloquer, et bondissant à la fenêtre, j’écartai la tenture. Un flot de clarté rougeâtre pénétra, qui teignit le plafond d’une couleur de sang. Ma seule crainte était d’arriver trop tard, et que la porte cédât ou que la foule enfonçât la poterne avant que je pusse me faire entendre. Par bonheur la fenêtre ne résista point, je l’ouvris toute grande, une bouffée d’air frais me fouetta le visage, et en un clin d’œil je fus dehors, sur l’étroite corniche de la fenêtre surmontant la grande porte. Au-dessous de moi s’étalait un spectacle que, Dieu merci ! bien peu de châteaux en France avaient vu depuis les années d’Henri III.

Un peu à l’écart, le grand colombier brûlait, et projetait en l’air une colonne de fumée qui, se rabattant sur l’avenue, cachait tout ce qui se trouvait derrière sous un voile fuligineux traversé de temps à autre par l’ardente réverbération des flammes. Silhouettés en noir sur la clarté, des hommes, actifs comme des démons, attisaient le feu avec de la paille. Au delà du colombier flambaient une remise et une meule de foin ; et plus près, juste devant le château, une multitude de formes mouvantes couraient de-ci de-là, les unes s’attaquant à la porte et aux fenêtres, d’autres apportant du combustible, toutes s’agitant, vociférant, riant — riant d’un rire de damnés, à la musique des flammes crépitantes et des vitres qui éclataient.

Je vis au premier rang Petit-Jean qui donnait des ordres ; et des hommes l’entouraient. Aussi acharnées que les hommes, il y avait également des femmes, et une entre autres, toute dépoitraillée, hurlant des malédictions et brandissant ses armes, qui ajoutait à la scène une note suprême d’atrocité. Ce fut elle qui me vit la première ; et me désignant avec des mots infâmes, elle nous maudissait, moi et ceux du château, et à grands cris demandait notre sang.

CHAPITRE VIII
GARGOUF

Les uns réclamaient le silence, les autres me considéraient stupidement, ou me montraient à leurs voisins ; mais la plupart firent chorus à la femme : enragés par ma présence, ils me tendaient le poing, me criaient d’abjectes menaces et des injures immondes. Pour une minute l’air retentit d’« A bas les seigneurs ! A bas les tyrans ! » ce qui me parut un fort mauvais signe. Mais bientôt, soit qu’ils aperçurent le régisseur, soit qu’ils retournèrent simplement à leur haine primitive, dont mon apparition venait de les détourner, ce cri fut remplacé par un mugissant tollé de « Gargouf ! Gargouf ! » — tollé si plein d’avidité sanguinaire et accompagné de menaces si atroces, que le cœur faiblissait et que l’on devenait pâle à les entendre.

— Gargouf ! Gargouf ! Livrez-nous Gargouf ! hurlaient-ils. Livrez-nous Gargouf, et il mangera de l’or fondu ! Livrez-nous Gargouf, et nos filles n’auront plus rien à craindre de lui !

Je frémis à l’idée que Denise entendait ; je frémis à l’idée du péril où elle se trouvait. Les misérables d’en bas n’avaient plus rien d’humain ; l’influence de cette énergumène les transformait en démentes bêtes fauves, ivres d’incendie et de licence. Quand la fumée du bâtiment en feu se rabattit dans un remous et me cacha la foule dont la rauque huée sortait de cette noirceur, je crus entendre, non des hommes, mais un sabbat de chiens enragés.

La fumée s’écarta ; et un coup de feu partit des derniers rangs. J’entendis un carreau éclater à côté de moi. Un individu plus proche me lança un tison enflammé qui retomba sur la corniche, flambant et pétillant, près de mon pied. D’un coup de talon, je le projetai à bas.

Ce geste apaisa momentanément le tumulte, et je saisis l’occasion.

— Vils gredins ! m’écriai-je, m’efforçant de dominer de la voix le sifflement des flammes. Retirez-vous ! Les soldats de Cahors sont en route. Il y a une heure que je les ai envoyés chercher. Retirez-vous avant leur arrivée, et j’intercéderai en votre faveur. Restez pour commettre de nouveaux méfaits, et vous serez jugés à mort tous jusqu’au dernier !

On me répondit par des hurlements dérisoires. Les soldats étaient avec eux, ajoutaient les uns. Il n’y avait plus d’aristocrates, et leurs châteaux appartenaient au peuple, criaient les autres. Un ivrogne s’obstinait stupidement à brailler : « A bas la Bastille ! A bas la Bastille ! »

Un instant de plus, et je perdais ma chance. J’agitai la main.

— Qu’est-ce que vous voulez ? proclamai-je.

— « Justice ! » vociféra l’un ; et un autre : « Vengeance ! » Un troisième : « Gargouf ! » Et tous en chœur : « Gargouf ! Gargouf ! » jusqu’au moment où Petit-Jean apaisa le tumulte.

— Assez ! intima sa voix rauque et brutale. Sommes-nous venus ici simplement pour gueuler ? Et quant à vous, seigneur, livrez-nous Gargouf, et on vous laissera partir. Sans quoi, nous brûlons le château, et vous tous avec.

— Vil manant ! m’écriai-je. Nous avons des fusils, et…

— Les rats ont beau avoir des dents, ils grilleront ! Ils grilleront ! répliqua-t-il.

Et il désigna triomphalement, de sa cognée, les bâtiments en feu.

— Ils grilleront !… Mais écoutez bien, seigneur, reprit-il, vous avez une minute pour vous décider. Livrez-nous Gargouf à discrétion, et les autres pourront se retirer.

— Tous ?

— Oui, tous.

Je frissonnai.

— Mais Gargouf ? dis-je. Allez-vous… Qu’allez-vous faire de lui ?

— Le faire rôtir ! rugit le forgeron, avec un affreux blasphème, et les sacripants qui l’entouraient eurent un rire de damnés. Le faire rôtir, après l’avoir écorché vif !

Je tremblai. De Cahors le secours ne pouvait venir avant une heure entière. De Saux il pouvait ne pas venir du tout. La porte au-dessous de moi ne résisterait plus guère longtemps, et ces brutes étaient trente contre un, et affolées par leur désir de vengeance. Ils avaient des siècles de griefs à assouvir ; ils croyaient arrivé le jour du règlement des comptes, et cette idée changeait ces rustres en démons. Les flammes qu’ils venaient d’allumer augmentaient leur confiance. L’incendie passait dans leurs veines.

— A bas la Bastille ! A bas les tyrans !

J’hésitais.

— Une minute, cria le forgeron, avec un geste expressif ; vous avez une minute. Gargouf ou tout le monde !

— Attendez !

Je fis demi-tour et rentrai. Laissant derrière moi la clarté fuligineuse, les pigeons tournoyants, les hideuses formes noires, l’effroi et la confusion de la nuit, je retournai à cet autre spectacle, guère plus réconfortant ; car le palier, éclairé par deux uniques chandelles, coulant dans leurs bobèches d’étain, n’empruntait à l’extérieur qu’un reflet rougeâtre du sinistre. Les femmes avaient cessé leurs lamentations et leurs sanglots, et se serraient en un groupe silencieux et terrifié. Les vieux valets et le galopin se passaient la langue sur les lèvres, et leurs regards allaient furtivement des armes qu’ils tenaient à la figure du voisin. Denise seule se maîtrisait, pâle et volontaire. Je lançai un bref coup d’œil à la svelte petite personne en robe claire, et me détournai. Je n’osais dire ce que j’avais dans l’esprit. Elle avait entendu, donc…

Ce fut elle qui l’exprima.

— Vous leur avez répondu ? me glissa-t-elle, en me regardant dans le blanc des yeux.

— Non, dis-je, en baissant les paupières. Ils nous ont donné une minute pour nous décider…

— Je l’ai entendu, répondit-elle, en frissonnant. Répondez-leur.

— Mais, mademoiselle…

— Répondez-leur : jamais ! jamais ! s’écria-t-elle fiévreusement. Vite, ou ils vont croire que nous pourrions céder !

Néanmoins j’hésitais, tandis que les flammes crépitaient au dehors. Qu’importait, après tout, devant sa vie à elle, la vie de ce fripon ? Qu’importait ce déshonnête individu, qui depuis tant d’années pressurait les pauvres et déshonorait des innocentes, comparé à sa jeunesse ? Ce fut un moment redoutable d’indécision.

— Mademoiselle, murmurai-je à la fin, en évitant son regard, vous n’avez pas réfléchi, sans doute. Mais refuser cette offre, c’est vouloir nous sacrifier tous… sans le sauver.

— Si fait, j’ai réfléchi ! répondit-elle, avec un geste d’impatience. J’ai réfléchi. Mais il a été le régisseur de mon père, et il l’est de mon frère ; s’il a péché, c’est à leur service. C’est donc à eux d’en porter la peine. Et d’ailleurs, qui sait si l’on en viendra là ? reprit-elle, les traits altérés et les yeux soudain remplis d’effroi. Ils n’oseront pas, dites ! ils n’oseront jamais…

— Où est-il ? demandai-je rudement.

Elle montra l’encoignure derrière elle. J’y regardai, et j’en crus à peine mes yeux. L’homme que j’avais laissé plein du courage du désespoir, prêt à vendre chèrement sa vie, était à cette heure ratatiné sur lui-même, dans l’angle le plus sombre de la banquette de tapisserie. Bien que j’eusse parlé de lui à voix basse, et sans le nommer, il m’entendit, et relevant la tête, montra un visage digne de son attitude : une face livide et suante de peur, une face qui, déjà vile quand la dureté la rehaussait, semblait maintenant la plus abjecte de la terre. Se peut-il, ô ciel ! que la peur réduise un homme à cet état ! Il s’efforça de parler en rencontrant mon regard, mais aucun son ne sortit de ses lèvres, et il ne fit que s’effondrer davantage, vraie statue de la panique et de la culpabilité.

Je voulus savoir des autres ce qui lui était arrivé.

— Qu’a-t-il donc ? demandai-je.

Personne ne répondit ; mais la vérité m’apparut. Tant qu’il nous avait vus tous dans le même péril, tant qu’il s’était considéré comme une simple unité parmi d’autres, le courage naturel à un homme l’avait soutenu. Mais Dieu sait quelles voix trop familières pour lui, quels accents d’hommes affamés et de femmes déshonorées il avait perçus dans la clameur farouche qui exigeait sa vie ! quelles plaintes des défunts, quelles malédictions d’enfants suspendus à des seins taris ! En tout cas, et quoi qu’il eût cru y entendre, ce cri de mort réclamant son sang — son sang à lui — l’avait démoralisé. Sur-le-champ, d’un coup, ce cri l’avait rejeté, lâche et tremblant, dans son coin, où il levait des mains suppliantes.

Une telle peur est contagieuse. J’allai à lui, outré, et le secouai.

— Debout ! chien ! dis-je. Debout, et tâche de défendre ta peau, ou, par le ciel, personne ne la défendra !

Il se releva.

— Voilà, voilà, monsieur, balbutia-t-il. Je suis prêt à lutter pour mademoiselle. Je suis prêt…

Mais je l’entendais claquer des dents, et je voyais ses yeux errer de-ci de-là, comme ceux d’un lièvre entouré par les chiens. Je compris que je n’avais rien à espérer de lui. Au même moment une huée sauvage au dehors m’avertit que notre délai expirait ; et je le repoussai pour regagner la fenêtre.

Trop tard. Je ne l’avais pas atteinte qu’un coup tonitruant retentit sur la grande porte, et fit sursauter les chandelles et piailler les femmes. Sur l’instant je crus que tout était perdu. Une pierre traversa la fenêtre, suivie d’une seconde et d’une troisième. Les débris de verre tombèrent sur nous ; le courant d’air éteignit une chandelle ; et les femmes, folles de terreur et poussant des cris affreux, s’enfuirent dans toutes les directions. Joints à cela, les rugissements de la foule extérieure, le luminaire lugubre et les plus lugubres reflets du feu, la confusion et la panique suprêmes, m’égarèrent au point que je restai une minute indécis, inerte, promenant autour de moi des regards affolés. La couardise en moi n’attendait qu’un signal. Mais quelqu’un me toucha le bras, et me retournant je vis à mon côté Denise, la face levée vers moi.

Elle était blême, et l’épouvante qu’elle avait si longtemps contenue lui agrandissait les yeux. Sa main pesa plus fort ; elle tituba, se raccrochant à mon bras.

— Ah ! chuchota-t-elle à mon oreille, d’une voix qui m’alla droit au cœur. Sauvez-moi ! sauvez-moi ! Ne reste-t-il plus aucune ressource ? Dites, monsieur ? Est-ce qu’il nous faut mourir ?

— Il nous faut gagner du temps, répliquai-je. (Le courage me revenait merveilleusement, à la sentir appuyée contre moi.) Tout n’est pas fini. Je vais leur parler.

Et l’asseyant sur la banquette, je courus à la fenêtre et m’avançai au dehors. A première vue, les choses en étaient restées au même point. Les flammes ondulantes, la lueur, la traînée de fumée et les étincelles, rien n’avait changé. Mais un second coup d’œil me montra que les incendiaires ne couraient plus çà et là autour du feu, et se massaient en une troupe compacte juste au-dessous de moi, aux abords de la porte, attendant qu’elle leur livrât passage. Dans l’espoir de les retarder, je les hélai frénétiquement ; j’appelai Petit-Jean par son nom. Mais le hourvari les empêcha de m’entendre, ou bien ils ne voulurent pas m’écouter ; et pendant que je m’évertuais vainement, la grande porte céda enfin, et avec des rugissements de triomphe la foule se rua dans le château.

Il n’y avait plus un instant à perdre. D’un bond je repassai par la fenêtre, tout en empoignant le fusil que Gargouf m’avait donné ; mais j’eus la stupeur de ne plus trouver personne sur le palier. La maison tremblait sous les piétinements ; les cris de triomphe résonnaient déjà dans les corridors ; dans dix secondes, la tourbe infâme serait sur nous. Mais où donc avait passé Denise ? Et Gargouf ? Et les valets, les femmes de chambre, le galopin, que j’avais laissés ici ?

Confronté à l’improviste avec l’instant suprême, je demeurai tout d’abord paralysé, comme il arrive dans les cauchemars. Puis, un premier choc de pieds lourds retentit sur l’escalier, et je perçus un léger cri, quelque part vers ma droite. Aussitôt je courus à la porte qui, de ce côté, menait à l’aile gauche. Je l’ouvris précipitamment, et la franchis, pas une seconde trop tôt. Le moindre retard, et les plus avancés des révoltés m’auraient aperçu. Je n’eus que le temps de tourner la clef, qui se trouvait heureusement à l’intérieur.

Au plus vite, je traversai la pièce, et me dirigeai vers l’autre extrémité où une porte ouverte laissait échapper de la lumière. Je traversai la pièce suivante, qui était vide, et arrivai dans la dernière de l’enfilade.

J’y trouvai les fugitifs. Dans la précipitation de leur fuite, ils n’avaient même pas songé à fermer la porte derrière eux. Dans ce dernier refuge — le boudoir de la marquise, blanc et or — je les trouvai blottis parmi les chaises à dossiers dorés et les coussins à fleurs. Ils n’avaient apporté qu’une seule chandelle avec eux, et les soieries, les brimborions et les bibelots sur lesquels tombait cette sombre clarté, rendaient plus affreuses à voir leurs faces blanches et leurs prunelles hagardes. Entassés dans le coin le plus reculé, ils me regardaient venir.

Par un excès de lâcheté, ils avaient mis Denise au premier rang ; ou peut-être s’y plaça-t-elle dans l’attente de mon arrivée. Elle me reconnut donc avant eux, et les rassura. Quand je pus m’entendre parler, je demandai où était Gargouf.

Ils ne s’étaient pas aperçus de son absence, et ils se récrièrent, disant qu’il avait pris lui-même ce chemin.

— Et vous le suiviez ?

— Oui, monsieur.

Ceci expliquait leur fuite, mais non la disparition du régisseur. Au fait, peu importait de savoir où il était allé, car il n’y avait guère de secours à attendre de lui. Je jetai autour de moi un regard de détresse ; même les amours joufflus des lambris semblaient se railler de notre danger. Grâce à mon fusil, j’avais un coup à tirer, je tenais une vie entre mes mains. Mais à quoi bon ? Dans un instant, d’ici une minute ou deux au maximum, les portes seraient enfoncées, la horde de bêtes fauves se déverserait sur nous…

— Oh ! monsieur ! l’escalier du réduit ! Il s’est sauvé par l’escalier du réduit !

C’était le galopin qui parlait. Lui seul gardait sa présence d’esprit.

— Où est ce réduit ? dis-je.

Le gamin s’élança pour me guider, mais Denise s’empara de la chandelle avant lui. Elle me fit retourner en arrière, dans le passage de deux ou trois pieds qui séparait cette pièce de la seconde de l’enfilade. Dans le mur de ce passage elle ouvrit la porte d’une espèce de réduit. En avançant la tête, j’aperçus les premières marches d’un escalier. A cette vue mon cœur bondit.

— Cela mène à l’étage supérieur ? dis-je.

— Non, monsieur ; sur le toit !

— Montez, montez vite ! m’écriai-je, pris d’une impatience folle. Nous gagnerons du temps. Vite. Ils arrivent.

Car la porte du bout de l’enfilade, la porte que j’avais fermée à clef, je l’entendais craquer et se fendre sous leurs poussées. D’un instant à l’autre elle pouvait leur livrer passage. D’où j’étais, en attendant de fermer la marche, leurs cris rauques et leurs blasphèmes parvenaient à mes oreilles. Mais la porte tint bon ; ou du moins elle tint assez longtemps. Avant qu’elle ne s’abattît, nous étions sur les marches et j’avais fermé derrière moi la porte du réduit. Alors, me tenant aux jupes de la femme qui me précédait, je grimpai vivement, — toujours plus haut dans ces ténèbres où flottait un remugle de chauves-souris, — et presque avant d’oser y croire, je me trouvai sur le toit au milieu des fugitifs, haletant et tremblant. La lueur des communs en feu qui montait d’en bas éclairait, proche de nous, un grand corps de cheminées ; elle rougissait le ciel au-dessus de nos têtes et empourprait le feuillage d’un noyer qui s’élevait à la hauteur de nos yeux. Mais autour de nous toute la déclivité inférieure de la toiture, avec les chéneaux de plomb qui la bordaient, restaient dans les ténèbres, épaissies par le contraste. Au-dessous, les flammes crépitaient, et d’épais nuages de fumée s’envolaient à ras du faîte ; mais où nous étions, le bruit de l’incendie aussi bien que le tumulte de la bacchanale ne nous arrivaient qu’atténués. Le souffle de la nuit rafraîchit nos fronts, et je m’accordai une minute pour penser, reprendre haleine, regarder autour de moi.

— Y a-t-il un autre accès au toit ? demandai-je avec inquiétude.

— Oui, monsieur, il y en a un autre.

— Où ?… Mais non, restez ici, et gardez cette porte, dis-je, en passant mon fusil à l’homme qui venait de me répondre. Et que ce gamin vienne avec moi, pour me montrer. Mademoiselle, restez ici, je vous prie.

Le galopin m’emmena jusque tout au bout du toit, et me montra une large trappe qui s’ouvrait dans une lame de plomb, entre les deux versants. Cette trappe n’avait pas de fermeture à l’extérieur, et je restai tout d’abord perplexe ; mais j’aperçus, quelques pieds plus loin, un grand tas de briques, déposé là, me dit-on plus tard, au cours de réparations. J’entrepris de les faire passer au plus vite sur la trappe, et le gamin suivit mon exemple. Au bout de deux minutes nous en avions empilé une bonne centaine sur le panneau. J’ordonnai à mon compagnon d’en ajouter encore autant, puis le laissai à l’œuvre et courus rejoindre les femmes.

On pouvait toujours brûler la maison sous nos pieds ; cela restait trop certain, et il en résulterait pour nous une mort affreuse. Néanmoins je respirais plus librement ici. Dans le boudoir blanc et or de la marquise, parmi les miroirs et les amours, les capitonnages de soie et les Vénus peintes, le cœur me défaillait. J’étouffais, dans cette pièce aux lourds parfums ; je m’y représentais les brutes paysannes s’élançant sur nous, sur les femmes hurlantes, tapies en vain derrière les chaises et les bergères ; et cette imagination odieuse m’accablait. Ici, à découvert, sous le libre ciel, nous pouvions tout au moins mourir en combattant. Au delà des chéneaux, s’ouvrait le vide ; le moins brave n’avait ici rien de plus à craindre que la mort. En outre nous obtenions un répit, car le bâtiment était vaste, et le feu ne pouvait l’envelopper tout de suite jusqu’au haut.

Le secours aussi viendrait peut-être. Abritant mes yeux de la clarté inférieure, je regardai dans la direction du village et sur la route de Cahors. D’ici une heure au plus, le secours pouvait arriver. La lueur de l’incendie devait se voir de plusieurs lieues ; elle aiguillonnerait les vengeurs. L’abbé Benoît, également, s’il trouvait de l’aide, pouvait être ici à tout moment. Il nous restait de l’espoir.

Soudain, comme nous étions réunis, les femmes sanglotant et gémissant, le vieux serviteur parla.

— Où est M. Gargouf ? chuchota-t-il tout bas.

— Oh ! m’écriai-je, je l’avais oublié.

— Il est monté ici, reprit l’homme, en regardant autour de lui. Cette porte était ouverte, monsieur le vicomte, quand nous y sommes arrivés.

— Hé bien alors, où est-il ?

Je regardai à la ronde. Tout le toit, je l’ai déjà dit, était sombre ; il n’était pas tout entier au même niveau ; et çà et là des cheminées obstruaient la vue. Dans l’obscurité, le régisseur pouvait à notre insu se trouver caché près de nous ; à moins qu’il ne se fût précipité à bas, de désespoir. Cependant, le gamin que j’avais laissé auprès du tas de briques arriva en courant.

— Il y a quelqu’un là-bas ! dit-il.

Et, terrifié, il s’accrocha au vieux valet.

— Ce doit être Gargouf ! répliquai-je. Attendez-moi ici !

Et, sans écouter les femmes qui me suppliaient de rester, je m’avançai rapidement sur les plombs jusqu’à l’autre trappe, et fouillai des yeux les ténèbres. Tout d’abord je ne vis personne, quoique la lumière reflétée par les arbres eût permis de distinguer un individu placé plus près du faîte. Mais bientôt je perçus un léger mouvement : il y avait quelqu’un là-bas, tout au bord du toit. Je m’avançai avec précaution, ne sachant à qui j’avais affaire ; et contre un corps de cheminée je découvris Gargouf.

Il était accroupi sur le faîtage, dans l’ombre la plus noire, à l’endroit où le mur terminal de l’aile du levant dominait le jardin par où j’étais entré. Ce mur terminal n’avait pas de fenêtres, et la plus grande partie du jardin au-dessous restait dans l’obscurité, car l’angle de la maison s’interposait entre lui et les bâtiments en feu. Je crus que le régisseur s’était enfui jusque-là, pour se cacher, et j’attribuai à l’obscurité qu’il ne me reconnût pas. A mon approche, il se dressa à genoux sur le rebord, et me fit face, en grondant comme un chien.

— Arrière ! dit-il, d’une voix qui n’avait plus rien d’humain. Arrière, ou sinon…

— Du calme, l’ami, répliquai-je posément, et commençant à croire que la peur lui troublait la cervelle. C’est moi, M. de Saux.

— Arrière ! était sa seule réponse, et bien qu’il fût accroupi si bas que je ne pouvais voir sa silhouette se détacher sur les arbres éclairés, je vis reluire le canon du pistolet dont il m’ajustait. Arrière ! Donnez-moi une minute ! rien qu’une minute (sa voix chevrotait) et je ferai la nique à ces démons ! Si vous approchez, si vous donnez l’alarme, je ne mourrai pas seul ! Non, je ne mourrai pas seul ! Arrière !

— Êtes-vous fou ? dis-je.

— Arrière, ou je fais feu ! grogna-t-il. Je ne mourrai pas seul.

Il était agenouillé tout au bord du toit, se retenant de la main gauche à la cheminée. Dans cette position, m’élancer sur lui c’était courir à la mort ; et je n’avais rien à y gagner. Je reculai d’un pas. A l’instant même où j’exécutais ce geste, il passa par-dessus le bord et disparut.

Avec un recul involontaire, je respirai profondément, et prêtai l’oreille. Mais je ne perçus aucun bruit de chute ; et comme une nouvelle idée me venait à l’esprit, je m’avançai jusqu’au bord et regardai par-dessus.

Le régisseur était suspendu en l’air, à une dizaine de pieds au-dessous de moi. Il descendait ; il descendait d’un pied à la fois, lentement, par saccades ; sa forme obscure devenait de plus en plus vague. Instinctivement je tâtai autour de moi ; et au bout d’une seconde ma main rencontra la corde qui le soutenait. Elle était amarrée à la cheminée. Alors je compris. Ce mode d’évasion qu’il avait conçu, et en prévision duquel il tenait peut-être la corde toute prête, ce parfait vilain en avait conservé l’idée pour lui seul, afin d’améliorer ses chances, et pour n’avoir point à céder le pas à Denise et aux femmes. A cette découverte, dans le premier moment d’indignation, je fus presque tenté de couper la corde et de le faire choir ; puis je songeai que s’il s’échappait, le chemin restait libre pour d’autres. Juste comme je pensais à cela, je vis dans le jardin au-dessous de moi briller soudain un éclat de lumière, et un flot d’une quinzaine de révoltés surgit du coin, et se dirigea vers la porte par laquelle j’avais pénétré dans le château.

Je retins mon souffle. Le régisseur, suspendu au-dessous de moi et arrivé alors à mi-chemin du sol, s’arrêta, et ne fit plus un mouvement. Mais il balançait encore un peu de-ci de-là, et dans la vive lumière des torches que portaient les nouveaux venus, je distinguais chaque nœud de la corde, et même le bout traînant sur le sol, auquel se communiquait son mouvement.

Les misérables, pour atteindre la porte, devaient passer à un pas de la corde, à un pas de ce bout traînant ; mais dans leur hâte et leur exaltation, et aveuglés par la lumière de leurs torches, ils pouvaient ne pas le remarquer. Je cessai de respirer quand le chef arriva auprès ; je crus qu’il allait le voir. Mais il passa, et disparut sous la porte. Trois autres à la fois dépassèrent la corde. Un cinquième, puis encore trois, et deux. Je commençais à respirer. Il ne restait qu’une femme, celle dont les imprécations m’avaient accueilli lors de mon apparition à la fenêtre. Il n’était pas vraisemblable qu’elle le vît. Elle courait pour rattraper les autres ; elle tenait une torche de son poing droit, si bien que la clarté s’interposait entre elle et la corde. Et de plus elle agitait son brandon avec une frénésie d’énergumène, tout en trépignant et excitant les hommes au pillage.

Mais, comme si la présence de celui qui leur avait fait tant de mal à tous eût eu sur elle une influence occulte, comme si un sens particulier l’avertissait de sa présence, jusqu’au milieu de ce pandémonium, elle s’arrêta court au-dessous de lui, prête à poser le pied sur le seuil. Je la vis tourner la tête avec lenteur. Elle leva les yeux, en mettant la lumière de côté. Elle l’aperçut !

Avec un hurlement de joie elle se jeta sur l’extrémité de la corde, et se mit à tirer dessus comme si par ce moyen elle allait le tenir plus tôt. Elle emplissait l’air de ses cris de triomphe et de ses glapissements aigus. Les hommes qui étaient déjà dans la maison l’entendirent, et ressortirent, et d’autres avec eux. Agenouillé sur le rebord, je fus horrifié de rencontrer sous mes yeux le regard révulsé de leurs prunelles fauves. Quant à ce malheureux arrêté dans sa fuite égoïste, et suspendu là sans recours entre ciel et terre, Dieu sait quelles devaient être ses pensées !

Il se mit à grimper, pour remonter ; et il réussit à gagner, une main après l’autre, une douzaine de pieds. Mais il se soutenait déjà depuis plusieurs minutes ; et arrivé à ce point la force lui manqua. Des muscles humains ne pouvaient faire davantage. Il tenta de se hisser jusqu’au nœud suivant, mais il retomba en poussant un gémissement. Puis il me regarda.

— Remontez-moi ! haleta-t-il, d’une voix presque éteinte. Pour l’amour de Dieu ! je vous en prie, remontez-moi !

Mais les misérables d’en bas tenaient le bout de la corde, et il m’eût été impossible de le soulever, même si j’avais possédé la force nécessaire. Je l’en avertis, et l’exhortai à grimper, s’il tenait à la vie. Dans un instant il serait trop tard.

Il le comprit. Spasmodiquement il s’enleva jusqu’au nœud suivant, et tint bon. D’un autre effort désespéré, il gagna le prochain ; mais je croyais entendre ses muscles éclater, et son souffle était à bout. Trois nœuds de plus — ils étaient espacés d’un pied environ — et il atteignait le toit.

Mais il leva vers moi son visage, et je lus dans ses yeux le désespoir. Il n’en pouvait plus, et tandis qu’il restait suspendu, les hommes, avec des éclats de rire, commencèrent à ballotter la corde de côté et d’autre. Il perdit prise, et avec un cri plaintif se laissa glisser de trois ou quatre pieds, avant de se rattraper, et de rester là, muet.

A ce moment, le groupe au-dessous de lui était devenu une foule, une horde d’êtres en démence, poussant de folles vociférations, et bondissant vers lui comme des chiens vers la nourriture ; et bien que les traits du condamné fussent alors dans l’ombre et invisibles pour moi, je ne pus soutenir l’horreur du spectacle. Je me relevai pour me reculer, frissonnant, guettant le bruit de sa chute. Au lieu de cela, je ne m’étais pas encore retiré, qu’un éclair de feu m’aveugla, me brûlant presque le visage ; un coup de pistolet retentit, et le corps du régisseur plongea la tête la première, laissant derrière lui un petit nuage de fumée.

Il avait trompé l’attente de ses ennemis.

CHAPITRE IX
LES TROIS COULEURS

On sut plus tard qu’ils s’étaient jetés sur le cadavre et l’avaient mis en pièces, comme des chiens furieux. Mais j’en avais vu assez. Tout vertigineux, je restai quelques instants appuyé contre la cheminée, tremblant comme une femme, prêt à défaillir. L’affreuse tragédie n’avait eu qu’un seul spectateur : moi ; et l’étrange solitude dans laquelle j’y avais assisté, agenouillé au bord du toit du château, enveloppé dans le vent de la nuit et le tumulte qui montait vers moi, m’avait secoué jusqu’au tréfonds de l’être. Si les bandits étaient survenus alors, je n’aurais pas levé un doigt ; mais heureusement, si mon réveil fut prompt, c’est à une autre main que je le dus. J’entendis derrière moi un bruit de pas, et en me retournant j’aperçus dans l’ombre la silhouette de M lle de Saint-Alais.

— Monsieur, dit-elle, venez-vous ?

D’un bond je me relevai, honteux et saisi de remords. Je l’avais oubliée, elle et tout, devant ce drame.

— Qu’y a-t-il ? demandai-je.

— Le feu est au château.

Elle dit cela d’un ton si calme que je crus d’abord avoir mal entendu ; et pourtant j’avais annoncé moi-même que la chose arriverait.

— A quel château, mademoiselle ? A celui-ci ? dis-je tout hébété.

— Oui, répondit-elle, aussi calme que devant. La fumée sort par l’escalier du réduit. Je crois qu’ils ont mis le feu à l’aile orientale.

Je retournai bien vite avec elle, et avant même d’avoir atteint la petite porte par où nous étions montés, je vis qu’elle ne se trompait pas. Un léger tourbillon de fumée blanchâtre, à peine visible dans la nuit, filtrait par le joint, entre le panneau et le chambranle. Les femmes étaient encore autour à examiner la chose ; mais pendant que je les regardais, ahuri et me demandant ce qu’il convenait de faire, leur groupe se dispersa, et je restai seul avec Denise devant le flot de fumée qui devenait à chaque instant plus épais et plus noir.

Quelques minutes auparavant, aussitôt après avoir quitté l’étage inférieur, je me croyais capable d’affronter ce danger. Tout valait mieux que d’être pris avec les femmes, dans l’air confiné de ces pièces luxueuses, parfumées d’ambre et de rose, et de jasmin entêtant, — d’y être pris par les fauves qui nous poursuivaient. A cette heure le danger qui apparaissait le plus pressant me semblait aussi le pire.

— Nous allons retirer les briques ! m’écriai-je. Vite, il faut ouvrir cette trappe. Il n’y a pas d’autre voie de salut. Allons, mademoiselle, aidez-moi, je vous prie !

— Ceux-là s’en occupent, répondit-elle.

Je vis alors où avaient couru femmes et laquais. Ils étaient déjà auprès de la trappe, se démenant avec frénésie pour la débarrasser des briques que nous y avions empilées. Tout aussitôt leur précipitation me gagna.

— Venez, mademoiselle, venez ! m’écriai-je, en faisant vers le groupe un pas machinal. Les bandits sont apparemment occupés là-dessous à piller, et nous leur échapperons. D’ailleurs, c’est notre unique moyen de salut.

J’étais encore agité et troublé — soit dit à ma honte — par le sort de Gargouf ; et comme elle ne me répondit pas tout de suite, je me retournai avec impatience. Je fus stupéfait de me trouver seul. Dans l’obscurité, il était difficile de voir quelqu’un à plus de deux ou trois toises, et le voile de fumée s’élargissait. Pourtant, elle était à côté de moi il n’y avait qu’un instant, elle ne pouvait donc être bien loin. Je fis quelques pas de droite et de gauche, et regardai plus attentivement. Alors je la découvris. Elle était agenouillée contre une cheminée, la face ensevelie entre ses mains. Sa chevelure lui retombait sur les épaules et cachait en partie sa robe claire.

L’heure me parut mal choisie, et je la touchai du doigt avec irritation.

— Mademoiselle, dis-je, il n’y a pas une minute à perdre ! Venez ! La trappe est dégagée.

Elle leva les yeux, et la calme pâleur de son visage me dégrisa.

— Je ne viens pas, dit-elle, à voix basse. Adieu, monsieur !

— Vous ne venez pas ? m’écriai-je.

— Non, monsieur ; sauvez-vous, répliqua-t-elle, d’un ton ferme et tranquille.

Et elle me regardait en tenant toujours les mains jointes, comme si elle n’attendait que mon départ pour se remettre en prières.

Je trépignais.

— Mais, mademoiselle ! m’écriai-je, en considérant sa forme vêtue de blanc, que ces ténèbres rayées de temps à autre par le trait de feu d’une flammèche jaillissante, faisaient paraître presque irréelle ; mais, mademoiselle, comprenez donc ! ceci n’est pas un jeu. Rester ici, c’est vouloir mourir ! mourir ! Le château est en feu. Ce toit qui nous supporte ne tardera pas à s’écrouler…

— Plutôt cela, répondit-elle, en levant la main, et Dieu sait quelle noblesse féminine inspirait à l’enfant cette minute suprême. Plutôt cela, que de tomber en leur pouvoir ! Je suis une Saint-Alais, et je saurai mourir, continua-t-elle avec fermeté, mais je ne dois pas tomber vivante entre leurs mains. Vous, monsieur, sauvez votre vie. Allez, je prierai Dieu pour vous.

— Et moi pour vous, mademoiselle, répondis-je, dans un élan d’abnégation. Si vous restez, je reste.

Elle me regarda un moment, troublée. Puis elle se remit debout avec lenteur. Les domestiques avaient disparu, laissant la trappe ouverte ; personne n’était encore monté. Nous avions le toit à nous. Je la vis frissonner en regardant autour d’elle : et dans la même seconde je la soulevais entre mes bras — elle ne pesait pas plus qu’un enfant — et je traversais la moitié du toit. Elle poussa un léger cri de protestation, de reproche, et se débattit un peu. Mais je ne l’en serrai que plus étroitement et continuai à courir. De la trappe, une échelle menait en bas. Tant bien que mal, la soutenant toujours d’une main, je descendis jusqu’au pied de l’échelle, et me trouvai dans un corridor entièrement obscur. D’un côté cependant, tout au fond, brillait une lumière. J’emportai la jeune fille dans cette direction. Les cheveux contre mes lèvres, la tête sur ma poitrine, elle ne luttait plus ; et j’atteignis bientôt le haut d’un escalier. Ce devait être un escalier de service, car il était nu, étroit et laid, avec des murs blanchis à la chaux et d’une propreté douteuse. Il n’y avait par là aucune trace d’incendie, la fumée elle-même n’y parvenait pas encore ; mais à mi-descente des degrés, un flambeau renversé, mais qui brûlait encore, gisait sur une marche, comme si quelqu’un venait de le laisser tomber. De tout le rez-de-chaussée de la maison s’élevait un affreux vacarme de désordre et d’orgie, des cris de détresse, des encouragements, des rires. Je fis halte pour écouter.

Denise se redressa un peu entre mes bras.

— Mettez-moi par terre, monsieur, chuchota-t-elle.

— Vous viendrez ?

— Je ferai ce que vous me direz de faire.

Je la déposai dans l’angle du corridor, au haut de l’escalier ; et je lui demandai à voix basse ce qu’il y avait derrière la porte que j’apercevais au bas des degrés.

— La cuisine, répondit-elle.

— Si j’avais un manteau quelconque pour vous envelopper, dis-je, je crois que nous passerions. Ils ne nous cherchent plus. Ils sont occupés à piller et à boire.

— Voulez-vous prendre la lumière ? chuchota-t-elle, toute tremblante. Dans l’une de ces pièces-ci nous trouverons peut-être quelque chose.

A pas de loup, je descendis les marches nues, et, l’ayant ramassé, je remontai avec le flambeau en main. Comme je me rapprochais de Denise, nos regards se rencontrèrent, et une rougeur, qui se fonçait de plus en plus, envahit son visage, comme l’aurore s’étale sur l’aube grise. Cette rougeur une fois venue, elle demeura ; la jeune fille baissa les yeux et s’éloigna un peu de moi, éperdue et confuse. Nous étions seuls ; et pour la première fois de la nuit, je pense, elle s’avisa de ses cheveux en désordre et de sa toilette négligée : elle se rappela qu’elle était une femme et moi un homme.

Le moment était singulier pour songer à de telles choses ; alors qu’à tout instant la porte pouvait s’ouvrir, au bas de l’escalier devant nous, et livrer passage à une douzaine de bandits assoiffés de butin, et de pis encore. Mais cette expression et ce geste me réchauffèrent le cœur et firent battre mes artères avec plus de force que jamais. Le courage me revint à flots, et doubla mes énergies. Je me sentais capable de défendre l’escalier contre cent, contre mille ennemis, aussi longtemps qu’elle serait au haut. Par-dessus tout, j’admirais comment j’avais pu la porter dans mes bras une minute plus tôt, la serrer contre ma poitrine et sentir sur mes lèvres le contact de ses cheveux, en restant insensible ! Dorénavant, je serais incapable de la porter sans que mon pouls battît plus vite. Cette certitude me pénétra tandis que j’étais à côté d’elle, au haut des marches nues, affectant de prêter l’oreille aux bruits d’en dessous, afin de lui laisser le temps de se remettre.

Mais je ne tardai pas à écouter plus sérieusement, car le bacchanal redoublait dans la cuisine que nous devions traverser pour fuir ; et dans le même temps que je faisais cette remarque, une odeur de bois brûlé me parvint aux narines, avec une bouffée de fumée, et m’avertit que le feu se propageait au corps de bâtiment dans lequel nous nous trouvions. Derrière nous, à l’opposé de l’escalier, il y avait une porte ; le long du couloir à gauche par où nous étions venus, se trouvaient d’autres portes. Je confiai la chandelle à Denise, et la priai d’aller jeter un coup d’œil dans les chambres.

— Vous trouverez bien un manteau, ou quelque chose ! dis-je vivement. Nous ne pouvons nous attarder. Moi, pendant ce temps-là…

Un bruit me coupa la parole : la porte au bas de l’escalier s’ouvrit violemment, et un homme s’y précipita tête baissée, qui se mit à grimper les marches deux à deux. Il portait un flambeau devant lui et dans la main droite une grosse barre de fer. Un sauvage ouragan de vociférations pénétra avec lui par l’ouverture.

Sa brusque apparition ne nous laissa pas le temps de faire un mouvement. Je vis du coin de l’œil notre luminaire prêt à s’échapper des mains de Denise, que paralysait la terreur. Je lui repris le flambeau, éteignis la chandelle, et l’arrachai du chandelier de fer, que j’empoignai à pleine main ; puis, penché en avant, j’attendis l’homme de pied ferme. J’avais laissé mon épée dans l’autre aile du château et me trouvais sans arme ; mais le chandelier pouvait en tenir lieu, grâce à l’étroitesse de l’escalier et sous ce plafond bas et incliné. Si personne d’autre ne survenait, le chandelier ferait l’affaire.

L’homme était aux deux tiers du degré, tenant le lumière haute devant lui. Quatre ou cinq marches seulement le séparaient de nous ! Mais soudain il trébucha, sacra, et tomba lourdement sur le nez. La lumière qu’il portait s’éteignit, et nous fûmes dans les ténèbres !

Instinctivement j’empoignai dans ma main gauche la main de Denise pour arrêter le cri qu’elle allait pousser ; et nous restâmes comme deux statues, sans oser respirer. L’homme, si proche de nous, mais toujours ignorant de notre présence, continuait à sacrer. Au bout d’une effroyable minute d’angoisse, qu’il passa, j’imagine, à chercher son flambeau à tâtons, ses pas pesants redescendirent les marches. On avait refermé la porte du bas, et il ne réussit pas tout d’abord à trouver le loquet. Mais il y parvint enfin, et ouvrit la porte. Alors je reculai, et à la faveur du vacarme qui envahit aussitôt l’escalier, j’attirai Denise dans la chambre derrière nous, dont je refermai la porte qui faisait face aux marches, et je restai aux aguets.

Je croyais entendre battre son cœur. A coup sûr j’entendais battre le mien. Dans cette chambre, nous étions provisoirement en sûreté ; mais comment pouvions-nous, sans lumière, trouver un déguisement pour la jeune fille ? Et je regrettais presque d’avoir quitté l’escalier. Nous étions dans une obscurité complète, et tout restait invisible dans cette chambre, qui sentait le renfermé, ou plutôt la souris. Mais comme je remarquais cette odeur, le relent de bois brûlé, qui avait pénétré sans doute avec nous, se renforça et masqua l’autre odeur. Pareil au bruit du vent, le ronflement de l’incendie qui se rapprochait devenait perceptible, avec le crépitement lointain des flammes. Le cœur me manqua.

— Mademoiselle, dis-je à voix basse.

Je la tenais toujours par la main.

— Oui, monsieur, murmura-t-elle d’une voix faible.

Et elle me parut s’appuyer contre moi.

— N’y a-t-il pas de fenêtre à cette chambre ?

— Je crois que les volets sont mis, murmura-t-elle.

Je songeais à présent que le chemin de la cuisine étant coupé, il nous restait à fuir par les fenêtres. Je fis un pas dans leur direction. Je voulais lâcher la main de la jeune fille, afin de libérer la mienne pour me diriger à tâtons, mais je la sentis avec surprise s’accrocher à moi et refuser de me laisser aller. Puis je l’entendis soupirer dans les ténèbres ; et elle s’appuya sur moi, comme prête à s’évanouir.

— Courage, mademoiselle ; courage ! dis-je, terrifié à cette seule pensée.

— Oh ! que j’ai peur ! geignit-elle à mon oreille. J’ai si peur ! Sauvez-moi, monsieur ! sauvez-moi !

Elle venait de se montrer si brave un peu plus tôt que je fus stupéfait. J’ignorais que le courage de la femme la plus vaillante a de ces faiblesses-là. Mais je n’eus guère le temps d’y songer. Sa masse pesait entre mes bras, plus inerte à chaque instant, et le cœur me battait éperdument, à chercher autour de moi un secours, une pensée, une idée. Mais je scrutai en vain les ténèbres. Je ne me rappelais même plus où se trouvait la porte d’entrée. Je ne discernais pas le moindre filet de fumée qui m’eût révélé l’emplacement des fenêtres. J’étais seul avec Denise, et sans défense ; nous avions la retraite coupée, et les flammes se rapprochaient. Je sentis sa tête retomber en arrière, et compris qu’elle venait de perdre connaissance. Tout ce que je pouvais faire dans le noir était de la soutenir, et de guetter le retour des pas de l’homme ou tout autre événement qui allait survenir.

Pour une durée assez longue, ou qui me parut telle, il ne se produisit rien. Puis un soudain éclat de tapage m’apprit que la porte se rouvrait, au bas de l’escalier ; après quoi un claquement de sabots retentit sur les marches nues. Je discernai alors où se trouvait la porte de la chambre, et vivement mais avec douceur je déposai Denise sur le plancher, un peu en arrière de cette porte, et me postai sur le seuil. Je tenais toujours mon chandelier, et j’étais prêt à toute extrémité.

Je les entendis passer, avec un battement de cœur ; puis ils firent halte, et je serrai mon arme ; et soudain une voix qui m’était familière lança un ordre, et poussant un cri de joie je tirai brusquement la porte et me dressai devant eux, comme ils me le racontèrent plus tard, avec la mine d’un spectre sortant du tombeau. Ils étaient quatre, et le plus proche de nous était l’abbé Benoît.

Le bon prêtre me sauta au cou et m’embrassa.

— Vous n’êtes pas blessé ? cria-t-il.

— Non, dis-je, d’une voix sépulcrale. Vous voilà donc arrivé ?

— Oui, répondit-il, assez tôt pour vous sauver, Dieu soit loué ! Dieu soit loué ! Et mademoiselle ? Mademoiselle de Saint-Alais ? ajouta-t-il avec vivacité, en me considérant comme s’il me croyait hors de mon sens. Ne savez-vous rien d’elle ?

Je lui tournai le dos sans rien dire, et rentrai dans la chambre. Il me suivit avec de la lumière, et les trois hommes, parmi lesquels se trouvait Buton, entrèrent à sa suite. Ce n’étaient que de grossiers paysans, mais ils se reculèrent et se découvrirent, à la vue de Denise. Elle gisait où je l’avais laissée, la tête reposant sur le sombre tapis de sa chevelure, au milieu duquel sa face enfantine, aux yeux mi-clos et levés au plafond, prenait la pâleur et la solennité de la mort. Pour moi, j’étais tellement épuisé d’émotions que je la regardai presque avec indifférence. Mais le curé poussa un cri.

— Mot Dieu ! fit-il, un sanglot dans la voix. Est-ce qu’ils l’ont tuée ?

— Non, répondis-je. Elle n’est qu’évanouie. S’il y a une femme ici…

— Il n’y a pas de femme ici à qui j’ose me fier, répondit-il entre ses dents.

Et il ordonna à l’un des hommes d’aller chercher de l’eau, en ajoutant quelques paroles que je ne saisis pas.

L’homme revint presque tout de suite, et l’abbé Benoît, l’ayant fait mettre à l’écart ainsi que ses compagnons, humecta les lèvres de la jeune fille, après lui avoir jeté quelques gouttes sur la figure. Il agissait avec un air de hâte qui m’intriguait ; mais je m’aperçus bientôt que la chambre s’emplissait de fumée. En allant moi-même à la porte, je vis au bout du corridor la rouge réverbération du feu, et je perçus un lointain écroulement de pierres et de madriers. Je compris alors l’attitude de l’abbé Benoît, et je lui proposai d’emporter la jeune fille au dehors.

— Elle ne se ranimera jamais ici, dis-je avec un sanglot dans la gorge. Elle va suffoquer, si nous ne lui donnons de l’air.

Une volute de fumée dense qui passait dans le couloir vint confirmer tout à point mes paroles.

— En effet, dit le prêtre avec lenteur. C’est aussi mon avis, mon fils, mais…

— Mais quoi ? m’écriai-je. Il est périlleux de nous attarder !

— Vous avez envoyé un messager à Cahors ?

— Qui, répondis-je. Est-ce que le marquis serait arrivé ?

— Non pas ; et sachez-le, monsieur le vicomte, je n’ai avec moi que ces quatre hommes, ajouta-t-il. Si j’avais cherché à en réunir davantage, je serais peut-être arrivé trop tard. Et avec ceux-ci seulement, je ne sais que faire. La moitié des pauvres misérables qui ont commis ce forfait sont perdus de boisson. Les autres ne me connaissent pas…

— Mais je croyais… je croyais que tout était fini, m’écriai-je stupéfait.

— Non, fit-il gravement. On nous a laissés passer, après discussion. Moi, je suis du Comité, ainsi que Buton. Mais quand ils vous verront, et encore plus M lle de Saint-Alais… je ne sais ce qu’ils sont capables de faire, mon ami.

— Mais, mon Dieu ! m’écriai-je. Ils n’oseront sûrement pas…

— Non, monseigneur, ils n’oseront pas, n’ayez crainte !

Ces paroles sortaient de la fumée. C’était Buton qui les prononçait. En même temps, il s’avança, une pesante barre de fer au poing, et ses gros bras velus retroussés jusqu’aux coudes.

— Mais il y a une chose que vous devrez faire, dit-il.

— Quoi donc ?

— Vous devrez mettre la cocarde tricolore. Avec cela ils n’oseront pas vous toucher.

Il montrait un naïf orgueil, que je trouvai tout d’abord inintelligible. Je le comprends mieux à cette heure. Le lendemain, déjà, ce n’était plus pour moi une énigme, mais une redoutable merveille.

Le prêtre saisit l’idée au vol.

— Parfait, dit-il. Buton a trouvé. Ils vous respecteront avec cela.

Et sans me laisser le temps de parler, il détacha la large rosette piquée à sa soutane, et l’épingla sur ma poitrine.

— La vôtre, maintenant, Buton, reprit-il (et prenant celle du forgeron — elle n’était rien moins que propre — il l’assujettit sur l’épaule de Denise). Allons, monsieur le vicomte, emportez-la. Vite, ou nous allons étouffer. Buton et moi marcherons devant, et nos amis que voici vous suivront.

Denise, poussant des soupirs et des sanglots, commençait à revenir à elle, quand je la soulevai dans mes bras ; et nous toussions tous à cause de la fumée. Celle-ci emplissait le couloir ; eussions-nous tardé une minute de plus, et nous n’aurions pu passer sans danger, car les flammes léchaient déjà la porte de la pièce voisine, et dardaient vers nous des langues irritées. Néanmoins, nous descendîmes tant bien que mal l’escalier, avec notre aide mutuelle. Au bas, la porte fermée nous retint un instant, et lorsqu’elle s’ouvrit nous fûmes bien aises de déboucher pêle-mêle dans la cuisine, où nous restâmes à reprendre haleine, en nous frottant les yeux.

C’était la grande cuisine du château, celle qui avait vu les apprêts de tant de festins et contenu de tels monceaux de venaison ; mais je fus heureux pour Denise qu’elle tînt sa figure cachée contre ma poitrine, et qu’elle n’en pût voir l’aspect actuel. Un grand feu, alimenté avec du lard et des jambons, flambait dans l’âtre, et devant ce feu, en guise de viande, les dépouilles de trois chiens rôtissaient à la broche et imprégnaient l’air d’une odeur de chair grillée. C’étaient les chiens favoris du marquis, tués par méchanceté pure. Au-dessous d’eux, sur le carreau jonché de bouteilles, le vin répandu formait un lac où les meubles brisés et les caisses défoncées faisaient comme des îles. Tout ce que les émeutiers ne pouvaient emporter ils le mettaient en pièces. Sous nos yeux mêmes, dans un coin, une femme emplissait son tablier à même un grand tas de sel piétiné, et trois ou quatre individus achevaient de piller le dressoir. Mais le plus grand nombre des paysans s’étaient retirés au dehors, et nous les entendions applaudir hideusement aux flammes, pousser des acclamations lorsqu’une cheminée tombait ou qu’une fenêtre éclatait, et jeter dans le feu tout être vivant qui avait le malheur de leur tomber sous la main.

Les pillards, à notre vue, s’éclipsèrent avec des mines haineuses de loups forcés de lâcher leur proie. Ils durent répandre la nouvelle de notre arrivée, car dans le temps bref que nous restâmes dans la cuisine, le hourvari du dehors s’apaisa, et ce fut au milieu d’un effrayant silence que nous apparûmes à la porte.

La lueur de l’incendie éclairait comme en plein jour la rangée d’êtres féroces qui se tenaient devant nous, à côté du vaste amas de débris qui témoignaient de leur fureur. Au début nous étions dans l’ombre du mur, et invisibles pour eux ; mais quand nous eûmes avancé de quelques pas, le silence menaçant prit fin, et la foule, avec un hurlement de rage, s’élança, comme une meute de chiens déchaînés. Ces êtres au front bas et aux chevelures hirsutes, à demi nus et barbouillés de sang et de suie, ressemblaient davantage à des bêtes qu’à des hommes ; et ils s’élancèrent comme des fauves, claquant des mâchoires, tandis que des derniers rangs — car ceux des premiers ne savaient plus que rugir — s’élevaient les cris de : « Mort aux tyrans ! Mort aux accapareurs ! » Mêlés au fracas de l’incendie, ces cris suffisaient à intimider les plus résolus.

Si mon escorte avait faibli une seconde, c’en était fait de nous. Maïs elle resta ferme, et sa contenance assurée en imposa à la foule qui se retira en grognant et réclamant notre mort, à l’exception d’un seul homme. Celui-là s’avança pour me porter un coup de couteau. Sur-le-champ Buton leva sa barre de fer, et avec un cri formidable de : « Respect aux trois couleurs ! » il l’étendit sur le sol, et mit le pied sur son corps.

— Respect aux trois couleurs ! cria-t-il à nouveau de sa voix de tonnerre.

Et ces mots eurent un effet magique. A leur son, la foule se rejeta en arrière et sur les côtés, et les yeux se fixèrent stupidement sur moi et mon fardeau.

— Respect aux trois couleurs ! cria l’abbé Benoît, en levant la main.

Et il fit le signe de la croix. A cette vue cent voix reprirent le cri ; et sans me laisser le temps de me reconnaître, ceux qui une minute plus tôt réclamaient notre mort se rejetèrent les uns sur les autres, en criant d’une seule voix :

— Place ! place aux trois couleurs !

Il y avait quelque chose d’indiciblement nouveau, d’étrange, de redoutable, dans un tel respect accordé par ces brutes à un mot, à un bout de ruban, à une idée. L’impression que j’en ressentis ne s’est jamais complètement effacée. Mais sur le coup je m’en rendis à peine compte. J’entendais et voyais les choses indistinctement. Comme dans un songe, je m’avançai parmi la cohue, et trébuchant sous mon fardeau, passai entre deux rangs de faces bestiales, puis descendis l’avenue, jusqu’à la grille. Arrivé là, l’abbé Benoît voulut me prendre Denise, mais je ne le lui permis pas.

— A Saux ! A Saux ! dis-je fiévreusement.

Et alors, sans bien savoir comment, je me trouvai installé sur mon cheval, avec la jeune fille devant moi. Et nous prîmes la route de Saux, éclairés chemin faisant par les flammes du château en feu.

CHAPITRE X
LE MATIN QUI SUIT LA TEMPÊTE

Arrivés au carrefour, l’abbé Benoît eut la précaution d’y laisser un homme pour attendre ceux qui venaient de Cahors, et leur faire savoir que M lle de Saint-Alais était sauvée. Nous avions fait à peine une demi-lieue quand un bruit de galopade nous annonça qu’ils nous suivaient. Je commençais à sortir de l’hébétude où m’avaient plongé les émotions de la nuit, et j’arrêtai mon cheval pour transmettre mon fardeau à M. de Saint-Alais, au cas où il voudrait s’en charger.

Mais il ne faisait point partie de la troupe. C’était Louis qui la conduisait, et je fus étonné de ne voir avec lui que six ou sept domestiques, le vieux M. de Gontaut, l’un des Harincourt et un étranger. Leurs chevaux étaient haletants et fumants de leur course rapide, et les yeux des cavaliers étincelaient d’émotion. Nul ne parut trouver singulier de me voir porter Denise ; mais quand tous eurent en hâte remercié Dieu de son salut, ils s’informèrent bien vite du nombre des émeutiers.

— Près d’une centaine, dis-je. Autant du moins que j’en puis juger. Mais où est M. le marquis ?

— Il n’était pas revenu quand on nous a donné l’alarme.

— Vous êtes bien peu nombreux.

Louis poussa un juron de dépit.

— C’est tout ce que j’ai pu rassembler, dit-il. Marignac apprenait au même moment que le feu était à son château, et il a emmené une douzaine de nos hôtes. Une vingtaine ont pris peur ; et ils sont montés à cheval au plus vite pour aller voir ce qui se passait chez eux. En somme, conclut-il amèrement, j’ai vu que chacun pensait d’abord à soi. Réserve faite, bien entendu, de mes excellents amis ici présents.

M. de Gontaut s’efforça de ricaner, mais il s’étrangla faute de souffle.

— C’est une des beautés du malheur, haleta-t-il.

Le pauvre homme avait peine à se tenir en selle.

— Mais vous allez venir à Saux ! dis-je, comme ils tournaient bride dans une nuée de vapeur qui se détachait vaguement sur la nuit.

— Non pas ! répondit Louis, en sacrant de nouveau (mais je trouvai tout naturel qu’il fût hors de lui, et que son humeur paisible de toujours l’eût abandonné). C’est l’instant ou jamais ! Si nous les attrapons sur le fait…

Je n’entendis pas le reste. Ses paroles se perdirent dans le trot des chevaux, qu’ils poussaient de l’éperon en dévalant la route. Ils étaient déjà à cinquante pas, quand l’un d’eux, se détachant de la cavalcade, tourna bride et s’en revint vers moi. C’était l’étranger, le seul de la compagnie, en dehors des serviteurs, que je ne connaissais pas.

— Comment sont-ils armés, je vous prie ? me demanda-t-il.

— Ils ont au moins un fusil, répondis-je, en l’examinant avec curiosité. Peut-être plus, à cette heure. La majorité avait des piques et des fourches.

— Et leur chef ?

— C’est Petit-Jean, le maréchal ferrant de Saint-Alais, qui les commandait.

— Je vous remercie, monsieur le vicomte, dit-il en saluant.

Puis, donnant de l’éperon à sa monture, il partit au galop pour rejoindre les autres.

Je n’étais pas en état de les seconder, et il me tardait de remettre Denise aux soins des femmes. Quand donc ils eurent disparu, nous poursuivîmes notre chemin. L’abbé Benoît et moi nous taisions, pensifs, mais les autres bavardaient entre eux sans arrêt. La tête de Denise reposait sur mon épaule droite. Je sentais le léger battement de son cœur ; et durant cette lente et sombre chevauchée, j’eus le loisir de rêver à beaucoup de choses. Quel courage, quelle volonté ferme, avait montrés cette pauvre petite échappée de couvent, alors qu’une quinzaine plus tôt elle n’avait su trouver un mot à me dire ; mais aussi quelle faiblesse féminine, chère à mon cœur d’homme, avait finalement vaincu sa réserve, et l’avait jetée à mon cou, sanglotante. Le doux parfum de sa chevelure emplissait mes narines ; j’aspirais à mettre un baiser sur son front mi-voilé. Mais si une heure avait suffi pour m’apprendre à l’aimer, j’avais appris aussi à la respecter davantage. Je refrénai mon désir, je le pressai avec plus de tendresse, et m’efforçai de songer à autre chose tant qu’elle serait dans mes bras.

Si j’y éprouvai de la difficulté, ce ne fut point faute de matière à réflexions. La clarté de l’incendie rougissait tout le ciel, derrière nous ; la rumeur de la foule nous poursuivait ; plus d’une fois, sur notre chemin, nous croisâmes des formes furtives qui s’enfonçaient dans les ténèbres, comme pour aller se joindre aux émeutiers. L’abbé Benoît croyait voir un second incendie, à une lieue dans l’est ; et avec le trouble et le bouleversement général de cette nuit, je me serais à peine étonné si les flammes eussent éclaté devant nous, pour nous apprendre qu’il y avait aussi le feu à Saux.

Mais ce coup me fut épargné. Au contraire, le village tout entier vint à notre rencontre avec des lumières, et nous fit cortège, en poussant des vivats, depuis la grille jusqu’au perron du château. Une fois là, dans la clarté des torches, et au milieu d’un profond silence de curiosité sympathique, M lle de Saint-Alais fut enlevée de ma selle et transportée dans la maison. Les femmes qui se pressaient devant la porte se penchèrent pour la suivre des yeux, mais je fus le seul à entrer derrière elle.


Bien des choses qui semblent belles la nuit, présentent au jour un aspect hideux ; et d’autres que nous avons supportées sans difficulté sur le moment, paraissent monstrueuses et intolérables dans le recul du souvenir. Quand je me réveillai le matin, dans le vaste fauteuil du vestibule — où, suivant la tradition, Louis XIII s’était assis jadis — et qu’après trois heures d’un sommeil imparfait, je vis André penché sur moi, et le soleil entrant à flots par la porte et la fenêtre, je crus tout d’abord avoir rêvé ce que je me rappelais des événements de la nuit. Mais mon regard tomba sur la paire de pistolets que j’avais placés à côté de moi, et sur le plateau garni des verres qui avaient servi à nous désaltérer, le curé et moi, je compris que tout cela était de la réalité. Je me dressai d’un bond.

— Est-ce que M. de Saint-Alais est ici ? demandai-je.

— Non, monsieur.

— Et M. le comte ?

— Non plus, monsieur.

— Hé quoi ! m’écriai-je. Personne de chez eux n’est donc venu ?

Car je m’étais endormi avec la persuasion que l’on m’éveillerait au bout d’une heure pour les recevoir.

— Non, monsieur le vicomte, répliqua le vieux valet, personne, excepté un monsieur qui était avec eux et qui actuellement se promène dans le jardin avec M. le curé. Et quant à celui-là…

— Eh bien ? dis-je sèchement, car André, qui avait pris son air le plus grave et le plus entendu, se taisait et reniflait avec mépris.

— Celui-là ne semble pas valoir qu’on éveille monsieur le vicomte pour lui, répliqua-t-il d’un air entêté. Mais M. le curé l’a voulu quand même ; et par le temps qui court, il nous faut trotter pour un forgeron mieux que pour un directeur de la régie.

— Buton est donc ici ?

— Oui, monsieur ; et il se promène sur la terrasse, comme s’il se croyait chez lui. Je ne sais pas où nous allons, reprit-il, d’un ton grondeur et élevant la voix comme je me disposais à m’éloigner, ni ce qui va sortir de tout cela. Mais quand monsieur le vicomte a fait enlever le carcan, j’ai bien vu ce qui allait arriver. Oh ! oui, continua-t-il de plus en plus haut, avec son plateau en main, et me lançant un regard réprobateur, j’ai bien vu ce qui allait arriver ! Je l’ai bien vu !

A coup sûr, si je n’avais été jeté tout à fait en dehors de la commune ornière de pensée, j’aurais, moi aussi, trouvé quelque chose de singulier à l’assemblage des trois hommes que je trouvai faisant les cent pas sur la terrasse. Au milieu était l’abbé Benoît, les yeux baissés et les mains derrière le dos ; d’un côté il avait Buton, fruste et balourd avec ses larges épaules et sa blouse maculée ; de l’autre côté marchait l’étranger de la nuit, un homme de moyenne taille, correct, mais très simplement vêtu, avec des bottes de cheval et une épée. En me rappelant qu’il avait fait partie de la troupe de Louis, je m’étonnai de le voir porter les trois couleurs ; mais j’étais surtout inquiet de savoir ce qu’il était advenu des autres. Sans nous arrêter aux cérémonies, je lui posai la question.

— Ils ont attaqué les émeutiers, perdu un homme, et été repoussés, répondit-il, précis et laconique.

— Et M. le comte ?

— N’a pas été blessé. Il est retourné à Cahors, pour chercher du monde. Quant à moi, on semblait prendre mes avis en mauvaise part, et je suis venu ici.

Il me parlait comme à son égal, d’une façon brusque et allant droit au fait, et avec l’air d’être et à la fois de n’être pas un gentilhomme. Voyant qu’il m’intriguait, le curé se hâta de le présenter.

— Monsieur le vicomte, vous avez devant vous M. le capitaine Hugues, sorti de l’armée américaine. Il a mis ses services à la disposition du Comité.

— Dans l’intention, poursuivit le capitaine, avant que j’eusse le temps de me reconnaître, d’instruire et commander un corps de volontaires à lever en Quercy, pour maintenir l’ordre. Appelez-les milice ; appelez-les comme vous voudrez.

J’étais passablement démonté. Cet homme, alerte, actif, pratique, dont la poche laissait dépasser la crosse d’un pistolet, était une nouveauté pour moi.

— Vous avez servi Sa Majesté ? dis-je enfin, pour me donner le temps de réfléchir.

— Non pas, répondit-il. Il n’y a pas d’avenir dans cette armée, si l’on ne possède plusieurs quartiers. J’ai servi sous les ordres du général Washington.

— Mais je vous ai vu la nuit dernière avec M. de Saint-Alais ?

— Quoi d’étonnant, monsieur le vicomte ? répliqua-t-il, en me regardant bien en face. A peine arrivé, j’entends dire que l’on brûle un château. Je me suis mis à la disposition de M. le comte. Mais ces messieurs manquent de méthode, et ils refusent d’être conseillés.

— Ma foi, dis-je, ces procédés me paraissent un peu abusifs. Vous savez…

— Le château de M. de Marignac a été brûlé la nuit dernière, dit doucement le curé.

— Oh !

— Et nous en apprendrons d’autres, je le crains. Nous devons, je pense, regarder les choses en face, monsieur le vicomte.

— Il n’est pas question de penser ni de regarder, mais d’agir ! interrompit rudement le capitaine. Il nous reste devant nous tout un long jour d’été, mais si nous n’avons pas fait quelque chose d’ici ce soir, c’est une triste aurore qui se lèvera demain sur le Quercy.

— N’y a-t-il pas les troupes du roi ? dis-je.

— Elles refusent d’obéir. Elles sont par conséquent plus nuisibles qu’utiles.

— Et leurs officiers ?

— Ils sont fidèles ; mais haïs du peuple. Un chevalier de Saint-Louis est pour le peuple ce qu’est pour un taureau une étoffe rouge. Croyez-moi, ils ont assez à faire de maintenir leurs hommes dans les casernes, et de sauver leurs propres têtes.

Je n’aimais pas sa familiarité, ni son langage tranchant ; mais néanmoins j’étais incapable de reprendre le ton sur lequel j’avais parlé la veille. La veille, j’aurais trouvé intolérable que Buton fût là à nous écouter. Aujourd’hui je trouvais la chose toute naturelle. Cet officier, d’ailleurs, était un autre homme que Doury ; des arguments qui avaient accablé l’un seraient restés sans effet sur l’autre. Je m’en rendis compte, et à tout hasard, demandai à l’abbé Benoît ce qu’il avait l’intention de faire.

Il ne répondit pas. Ce fut le capitaine qui parla.

— Nous voudrions vous voir entrer dans le Comité.

— J’ai discuté cela hier, répondis-je avec quelque raideur. Je ne puis y consentir. L’abbé Benoît a dû vous l’expliquer.

— Ce n’est pas la réponse de l’abbé Benoît que je désire, répliqua le capitaine. C’est la vôtre, monsieur le vicomte.

— J’ai répondu hier, dis-je hautainement, et j’ai refusé.

— Aujourd’hui n’est plus hier, riposta-t-il. Hier, le château de M. de Saint-Alais était debout ; ce n’est plus aujourd’hui qu’un décombre fumant. Celui de M. de Marignac est dans le même état. Hier, sur beaucoup de points, nous en restions aux conjectures. Aujourd’hui les faits parlent d’eux-mêmes. Quelques heures d’hésitation, et la province sera en feu d’un bout à l’autre.

Je n’en pouvais disconvenir. Toutefois il y avait autre chose que je ne pouvais faire, c’était de me déjuger une fois de plus. J’avais solennellement pris la cocarde blanche dans le salon de M me de Saint-Alais, et le courage me manquait pour exécuter une nouvelle volte-face. Je me refusai à la palinodie.

— C’est impossible, impossible dans mon cas, balbutiai-je enfin avec embarras et d’une façon quelque peu incohérente. Pourquoi vous adresser encore à moi, au lieu d’aller trouver quelqu’un d’autre ? Il y en a deux cents dont les noms…

— Ne nous seraient d’aucun usage, répondit brusquement M. le capitaine. Le vôtre au contraire rassurerait les timides, attacherait à notre cause les gens modérés, et ne rebuterait pas les masses. Je veux être franc avec vous, monsieur le vicomte, reprit-il, sur un autre ton. J’ai besoin de votre concours. Je veux bien courir des risques, mais seulement les risques indispensables ; et je voudrais tenir ma nomination aussi bien d’en haut que d’en bas. Donnez votre adhésion au Comité, et j’accepte leur nomination. Sans doute je pourrais pacifier le Quercy au nom du tiers état seul, mais je préférerais fusiller, pendre, écarteler, au nom de tous les trois réunis.

— Je vous le répète, il y en a d’autres…

— Vous oubliez que je dois mater la canaille de Cahors, répliqua-t-il avec impatience, non moins que ces abrutis de paysans, qui croient la fin du monde arrivée. Et ces autres dont vous parlez…

— Sont inacceptables, dit doucement l’abbé Benoît, tout en m’adressant un regard d’intelligence.

La brise légère du matin soulevait les plis de sa soutane, et révélait la maigreur de ses jambes. Il tenait son tricorne au-dessus de sa tête, pour se protéger du soleil. Je sentais qu’il y avait un conflit dans son esprit tout comme dans le mien, et qu’il désirait m’avoir avec eux et ne m’avoir pas ; et cette intuition m’encourageait à lui résister, malgré ses paroles.

— C’est impossible, dis-je.

— Pourquoi ?

La nécessité de répondre me fut épargnée. J’étais tourné vers la porte du château, et ce dernier mot à peine prononcé, j’en vis sortir André accompagné de M. de Saint-Alais. La façon dont le vieux serviteur annonça : « M. le marquis de Saint-Alais, qui demande à voir M. le vicomte ! » nous scandalisa légèrement, car elle décelait un secret triomphe ; mais de la part de Saint-Alais qui s’approchait, rien ne laissa voir qu’il eût remarqué ce détail. Il s’avança d’un air parfaitement serein, et me salua avec cordialité. Je me figurai tout d’abord qu’il ne savait pas ce qui s’était passé la nuit ; mais ses premiers mots dissipèrent cette illusion.

— Monsieur le vicomte, dit-il, m’interpellant d’un ton à la fois gracieux et dégagé, nous vous devons une reconnaissance éternelle. J’avais affaire au dehors, hier soir, et je n’ai pu intervenir ; et mon frère, paraît-il, est arrivé trop tard, à supposer qu’il eût pu quelque chose avec une si petite troupe. J’ai vu ma sœur en traversant la maison, et elle m’a donné quelques détails.

— Elle a quitté sa chambre ? m’écriai-je tout surpris.

Les trois autres personnages s’étaient retirés un peu à l’écart, afin de nous laisser nous entretenir à l’aise.

— Oui, répondit-il, en souriant un peu de mon étonnement. Et je puis vous assurer, monsieur le vicomte, qu’elle a dit de vous tout autant de bien qu’une jeune fille en peut dire. Du reste, ma mère sera mieux qualifiée que moi pour vous exprimer la gratitude de la famille. En attendant, j’espère que votre santé n’a pas souffert de cette algarade.

Je balbutiai une réponse ; mais je savais à peine ce que je disais, tant l’attitude de Saint-Alais était différente de ce que j’attendais, son calme dégagé et sa gaieté si éloignés de la rage et de l’emportement qui eussent semblé naturels chez qui venait d’apprendre la destruction de son château et l’assassinat de son régisseur. Je n’en revenais pas. Je le voyais paré avec son soin et son élégance habituels, et j’étais convaincu pourtant qu’il avait été sur pied toute la nuit ; les attentats contre son château et celui de Marignac venaient démentir ses prédictions les plus confiantes ; et il ne montrait aucun signe d’irritation !

J’en restais confondu, vertigineux. Cependant il me fallait dire quelque chose. J’exprimai le souhait que M lle Denise ne se ressentirait pas trop de ses aventures.

— Elle ? je n’en ai pas peur, dit-il. Nous autres Saint-Alais ne sommes pas des femmelettes. Et après une nuit de repos… Mais je crains de vous avoir interrompu ?

Et pour la première fois il daigna jeter les yeux sur mes compagnons.

— C’est à l’abbé Benoît et à Buton ici présents, que doivent aller en réalité vos remerciements, monsieur le marquis, repris-je. Car sans leur aide…

— Tiens, tiens ! en vérité ? fit-il froidement. On me l’avait déjà dit.

— Mais vous ne savez pas tout ? exclamai-je.

— Je pense que si, dit-il.

Puis, continuant à les regarder tout en me parlant, il reprit :

— Permettez-moi de vous raconter une petite histoire, monsieur le vicomte. Il y avait une fois un homme qui en voulait à son voisin parce que la récolte de celui-ci était plus belle que la sienne. Il alla donc, nuitamment et en secret, et pas tout à la fois — pas tout à la fois, messieurs, mais petit à petit — il fit déborder sur les terres de son voisin le bras de rivière qui passait auprès de leurs domaines à tous les deux. Son succès fut tel que bientôt l’inondation non seulement couvrit la récolte, mais menaça de noyer le voisin en personne, et après cela sa propre récolte et lui-même ! Comprenant trop tard sa folie… Cet apologue vous amuse, monsieur le curé ?

— Il ne me concerne pas, répondit l’abbé Benoît, avec un pâle sourire.

— Je ne suis le domestique de personne, prétendait un esclave, riposta Saint-Alais avec un ricanement discret.

— C’est une indignité, monsieur le marquis ! m’écriai-je, perdant patience. Je viens de vous dire que sans M. le curé et le forgeron que voici, M lle Denise et moi…

— Et moi, répliqua-t-il, m’interrompant avec une jovialité feinte, je viens de vous dire ce que j’en pense, monsieur le vicomte. Voilà tout.

— Mais vous ignorez donc ce qui s’est passé ? réitérai-je, exaspéré par son injustice. Vous ignorez, il faut que vous ignoriez, que quand l’abbé Benoît et ses compagnons sont arrivés, M lle de Saint-Alais et moi nous trouvions dans la situation la plus critique ? qu’ils ont couru les plus grands risques pour nous en tirer ? et que notre salut final est dû en grande partie aux trois couleurs, qui nous ont fait respecter de ces misérables, mieux que tout déploiement de force en notre pouvoir.

— C’est donc vrai, cela aussi ? fit-il, se rembrunissant. J’aurai quelque chose à dire là-dessus tout à l’heure. Mais d’abord, puis-je vous poser une question, monsieur le vicomte ? Suis-je en droit de supposer que ces messieurs sont venus vous solliciter de la part, excusez-moi si je ne le qualifie pas comme il faut, de l’Honorable Comité de Salut public ?

Je fis un signe affirmatif.

— Et je présume que j’ai à les féliciter de votre acceptation ?

— Pas le moins du monde ! répliquai-je, avec fierté. Ce monsieur (et je désignai le capitaine Hugues) m’a exposé certaines propositions et certains arguments en leur faveur.

— Mais il ne vous a pas exposé le plus fort de tous ces arguments, intervint le capitaine, avec un bref salut. Je le découvre, et vous le verrez comme moi, monsieur le vicomte, dans M. le marquis de Saint-Alais !

Le marquis le dévisagea froidement.

— Je vous suis fort obligé, fit-il avec dédain. A l’occasion, peut-être aurai-je quelque chose de plus à vous dire. Mais pour l’instant, je parle à M. le vicomte.

Et il s’adressa de nouveau à moi :

— Ces messieurs vous ont sollicité. Dois-je entendre que vous avez décliné leurs propositions ?

— Absolument ! répondis-je. Mais, ajoutai-je avec chaleur, il ne s’ensuit pas que je manque de gratitude ou de sentiments humains.

— Ah, ah ! dit-il.

Puis, d’un air détaché :

— Je vois là votre valet. Pourrais-je disposer de lui un moment ?

— Certainement.

Il fit un signe du doigt à André, qui nous regardait du haut du perron. Le valet accourut prendre ses ordres.

Saint-Alais s’adressa de nouveau à moi :

— J’ai bien votre autorisation ?

Je m’inclinai, sans comprendre.

— Allez, mon ami, allez trouver M lle de Saint-Alais, dit-il. Elle est dans la grande salle. Priez-la de vouloir bien nous honorer de sa présence.

André s’éloigna de son air le plus digne, et nous restâmes dans l’étonnement. Personne ne disait mot. J’aurais voulu consulter du regard l’abbé Benoît, mais je ne l’osai, car le marquis, son sourire impénétrable sur le visage, me me quittait pas des yeux, et je craignais qu’il ne me soupçonnât de faiblesse. Cette attente dura jusqu’au moment où M lle Denise apparut sur le seuil du château et après une courte pause, vint nous rejoindre sur la terrasse.

Elle portait une robe qui avait, je crois, appartenu à ma mère, et qui était trop longue pour elle ; mais elle me sembla lui aller à ravir. Un fichu lui couvrait les épaules, et un autre, passant par-dessus ses cheveux poudrés, retombait à petits plis sur son cou et ses oreilles. A ce délicieux négligé, sa rougeur ajoutait un nouvel attrait, tandis qu’elle s’approchait de nous, en se garantissant les yeux du soleil. Je la revoyais pour la première fois depuis que les femmes l’avaient enlevée de ma selle, et elle m’apparut à cette heure, comme une divinité qui s’avançait sur la terrasse dans la jeune lumière du matin. Je ne comprenais pas comment j’avais pu renoncer à elle. Un désir absurde me saisit, de provoquer son frère et de l’enlever, elle, hors de cet affreux imbroglio de partis politiques.

Mais elle ne me regarda point, et mon cœur se serra. Elle n’avait d’yeux que pour M. le marquis, et s’approchait de lui comme s’il l’eût attirée par un moyen magnétique.

— Mademoiselle, dit-il gravement, il paraît que vous avez échappé la nuit dernière grâce à votre adoption d’un emblème que je vous vois porter encore. C’est un de ceux que nul sujet de Sa Majesté n’a le droit de porter avec honneur. Voulez-vous me faire le plaisir de l’ôter ?

Pâlissant et rougissant tour à tour, elle nous lança un regard de détresse.

— Monsieur ? murmura-t-elle, comme si elle ne comprenait pas.

— J’ai parlé assez clair, ce me semble, dit-il. Ayez la bonté d’enlever cet objet.

Se courbant sous l’avanie, elle hésita, et parut un instant prête à fondre en larmes. Puis, les lèvres frémissantes, et avec des doigts qui tremblaient, elle obéit, et se mit en devoir de détacher la cocarde tricolore que les domestiques — à son insu, peut-être — avaient transférée de son autre robe sur celle qu’elle portait à cette heure. Elle mit longtemps à l’enlever, sous nos regards, et je bouillais d’indignation. Mais je n’osai intervenir ; et les autres la considéraient gravement.

— Je vous remercie, dit M. de Saint-Alais, quand à la fin elle fut parvenue à défaire l’épingle. Je vois, mademoiselle, que vous êtes une vraie Saint-Alais, préférant mourir que devoir votre salut à une félonie. Ayez la bonté de jeter cela par terre, et de marcher dessus.

Elle sursauta violemment à ces paroles. Nous tous aussi, je crois bien. Je sais que je fis un pas en avant ; et, si M. le marquis n’eût levé la main, je l’aurais empêchée d’obéir. Mais je n’en avais pas le droit : nous n’étions que des spectateurs, c’était à elle de décider. Elle resta une minute sans souffle et sans mouvement, les yeux fixés sur son frère ; puis, toujours fascinée par lui, avec un soupir convulsif, elle leva la main d’un geste lent et mécanique, et lâcha le ruban. Il tomba en tournoyant.

— Marchez dessus ! dit le marquis, impitoyable.

Elle tremblait de tous ses membres ; son visage, son visage d’enfant, blêmit. Mais elle ne bougeait pas.

— Marchez dessus ! réitéra-t-il.

Alors, sans regarder à terre, elle avança un pied, et en effleura le ruban tricolore.

CHAPITRE XI
LES DEUX CAMPS

— Je vous remercie, mademoiselle ; maintenant je ne vous retiens plus, dit-il.

Mais il n’avait pas besoin de parler, car dès l’instant où elle lui eut obéi, sa sœur se détournait de nous ; il n’avait pas ouvert la bouche qu’elle s’élançait vers le perron, torturée de douleur, les deux mains sur le visage, tout entière secouée de sanglots qui parvenaient jusqu’à nous dans le matin d’été.

Ce spectacle me rendit furieux ; mais pour un instant, et par un effort démesuré, je me contins. Je voulais d’abord laisser parler le marquis.

Mais il ne voyait pas, ou refusait de voir, l’effet qu’il avait produit.

— C’est tout, messieurs, dit-il, légèrement pâle. Je vous suis obligé de votre complaisance. Vous savez désormais ce que je pense de vos trois couleurs et de vos bons offices. Je refuse leur sauvegarde pour les miens comme pour moi. Je ne parlemente pas avec des assassins.

Je ne me contins plus, et bondis en avant.

— Et moi ! m’écriai-je, moi aussi, monsieur le marquis, j’ai quelque chose à dire. J’ai quelque chose à déclarer. Il n’y a qu’un instant j’ai refusé les trois couleurs. J’ai repoussé les ouvertures de ceux qui me les présentaient. J’étais résolu à me ranger à vos côtés et à ceux de mes frères en dépit de ma raison. J’étais de votre parti, bien que sans y avoir foi ; et vous auriez pu m’attacher à lui. Mais ce monsieur a raison, c’est vous qui êtes le meilleur argument contre vous-même. Et voici ce que je fais ! voici ce que je fais ! répétai-je dans un transport. Regardez, monsieur le marquis, et connaissez votre œuvre.

A ces mots je saisis le ruban que Denise avait foulé aux pieds, et de mes doigts qui tremblaient presque autant que les siens lorsqu’elle le détacha, je l’épinglai sur ma poitrine.

Il s’inclina, avec un sourire sarcastique.

— On change facilement de cocarde, dit-il.

Mais il était livide de rage, et il m’eût volontiers tué pour cette nasarde que je lui infligeais.

— Vous voulez dire que je tourne casaque facilement ? dis-je d’un ton agressif.

— Vous avez mis le doigt dessus, monsieur le vicomte, riposta-t-il.

Les trois autres personnages s’étaient retirés un peu à l’écart — non sans manifester leur révolte — et nous laissaient face à face au même endroit où nous nous tenions trois semaines plus tôt, la veille de la soirée chez sa mère. Tout bouillant de colère au ressouvenir de sa conduite avec sa sœur, et dans l’intention de le blesser, je lui rappelai cette circonstance, avec les prophéties qu’il avait alors émises, prophéties qui s’étaient si mal accomplies.

Il me prit au mot.

— Elles se sont mal accomplies ? dit-il sombrement. Certes, monsieur le vicomte, mais pourquoi ? Parce que ceux qui devraient nous soutenir, ceux qui d’un bout de la France à l’autre devraient soutenir le roi, sont comme vous : des irrésolus qui ne savent ce qu’ils veulent ! Parce que les gentilshommes de France se révèlent indolents et couards, et indignes des noms qu’ils portent ! Oui, mal accomplies, reprit-il amèrement, parce que vous, monsieur de Saux, et les gens comme vous, êtes pour ceci aujourd’hui, et demain pour cela, et que vous criez maintenant : « Réforme ! » et l’heure d’après : « Ordre ! »

Ma colère s’affaissa. Je ravalai le démenti prêt à jaillir, et me bornai à lancer au marquis un regard prolongé. Il s’aperçut de mon embarras et en prit avantage.

— Mais suffit, continua-t-il d’un ton de dignité offensée d’autant plus mortifiante pour moi que c’était lui qui avait tort, et non moi. Laissons cela. Jusqu’au dernier moment, j’ai recherché votre concours, monsieur de Saux ; et je reconnais, je ne cesse de reconnaître, et je serai le dernier à renier, l’obligation que nous vous devons depuis la nuit passée. Mais il ne peut plus y avoir de réelle amitié entre ceux qui portent ce machin (et il désigna la cocarde tricolore que j’avais adoptée) et ceux qui servent le roi à notre manière. Vous m’excuserez donc si je prends congé de vous, et si j’emmène ma sœur sans délai d’une maison où sa présence peut être mal interprétée, tout comme la mienne, après ce qui vient de se passer, doit être déplaisante.

Sur quoi il s’inclina de nouveau, et se dirigea vers la maison. Je le suivis, bouche cousue et le cœur soudainement glacé. André se trouvait seul dans le vestibule, à muser devant l’autre porte ; mais au delà de celle-ci, dans l’avenue, trois ou quatre domestiques montés attendaient M. de Saint-Alais, et un peu plus bas trois cavaliers s’en allaient vers le portail. Un regard me suffit pour voir que M lle Denise était à leur tête, et qu’elle se tenait courbée sur sa selle, comme si elle pleurait encore. Je me tournai vers Saint-Alais, dans un accès de violence.

Mais son regard était fixé sur moi de telle sorte que les paroles expirèrent sur mes lèvres. Il toussota.

— Ah, ah ! dit-il, M lle Denise a compris d’elle-même que la bienséance lui ordonnait de partir. Vous me permettrez donc, monsieur de Saux, de vous faire ses compliments et de prendre congé de vous à sa place.

Ayant dit ces paroles, il me salua et se dirigea vers sa monture. Il levait le pied vers l’étrier quand je murmurai son nom.

Il fit demi-tour.

— Pardon ! dit-il. Est-ce que…

Je fis signe aux valets de s’écarter. Mon accès de violence avait disparu, je restais douloureusement tiraillé entre la colère et la honte.

— Monsieur, dis-je, j’ai encore un mot à vous dire. Tout n’est pas fini pour cela entre M lle Denise et moi. Quant à elle…

— Qu’il ne soit plus question d’elle ! trancha-t-il.

Mais je ne me laissai pas démonter.

— Quant à elle, je ne connais pas ses sentiments, repris-je, sans tenir compte de l’interruption. Mais pour ma part, monsieur de Saint-Alais, je vous déclare avec franchise que je l’aime ; et je ne changerai pas, qu’elle porte la cocarde tricolore ou une autre. Par conséquent…

— Je ne vous dirai qu’une chose, s’écria-t-il, en levant la main pour m’arrêter.

Je cédai, avec un grand soupir.

— Quoi donc ? demandai-je.

— C’est que vos déclarations sont dignes d’un bourgeois, répliqua-t-il, avec un rire insultant. Ou d’un toqué d’Anglais ! Et comme M lle de Saint-Alais n’est pas la fille d’un mitron, pour qu’on lui fasse une cour de ce genre, je trouve votre cour intolérable. Cela vous suffit-il, ou voulez-vous en entendre davantage, monsieur le vicomte ?

— Cela ne peut suffire à me détourner de mon chemin, répondis-je. Vous oubliez que j’ai apporté ici entre mes bras mademoiselle votre sœur, la nuit dernière. Mais moi je ne l’oublie pas, et elle non plus ne l’oubliera pas. Notre situation ne peut redevenir ce qu’elle était, monsieur le marquis.

— Vous vous targuez de lui avoir sauvé la vie pour prendre des droits sur elle ? dit-il avec mépris. Voilà qui est généreux et digne d’un gentilhomme !

— Non, je ne m’en targue pas ! répliquai-je avec véhémence. Mais j’ai tenu M lle Denise entre mes bras, sa tête a reposé sur ma poitrine, et vous ne pouvez faire que l’un et l’autre n’aient pas été. J’ai par conséquent le droit de demander sa main, et je saurai l’obtenir.

— Moi vivant, vous ne l’aurez jamais ! répondit-il avec âpreté. Je le jure ; tout comme elle a foulé aux pieds ce ruban, sur un mot de moi, monsieur, de même elle foulera aux pieds votre amour. M lle de Saint-Alais n’est pas pour vous.

Je tremblais de rage.

— Vous savez bien, monsieur, que je ne puis me battre avec vous ! dis-je.

— Ni moi avec vous. Je le sais. Donc, poursuivit-il, après une pause, et revenant avec une souplesse merveilleuse à sa courtoisie première, je vais vous fuir. Adieu, monsieur, je ne dis pas au revoir ; car je doute que l’avenir nous réserve beaucoup de rencontres.

Je ne trouvai absolument rien à lui répliquer, et il s’éloigna, descendant l’avenue. M lle Denise et son escorte avaient disparu ; ses serviteurs, ayant obéi à mon geste, étaient déjà près du portail. Je le vis s’enfoncer sous les ramures des noyers, dont la voûte laissait filtrer çà et là des rais de soleil qui tombaient sur lui ; et dans la tristesse de mon cœur broyé, j’admirai l’air de vaillance qu’il conservait, et la grâce insoucieuse de son allure.

Assurément il avait de la force de caractère ; et cette force, dont manquaient ses amis, il la possédait à un tel degré qu’en le suivant du regard j’estimai faibles et sottes les paroles dont je m’étais servi avec lui, et puérile la résolution que je lui avais opposée. Il avait raison, après tout ; cette manière de faire la cour, que j’avais employée sous l’impulsion de la colère et de l’amour, n’était ni française ni digne, et je ne l’aurais certes pas goûtée s’il se fût agi de ma propre sœur. Pourquoi donc avoir avili Denise et m’être rendu ridicule par ce moyen, bon pour des maîtresses, et non pour des fiancées ?

Je me sentais donc fort malheureux quand je quittai la place et réintégrai la maison. Mais dans le vestibule mon regard rencontra les pistolets déposés sur la table, et par un revirement soudain je m’avisai que je n’étais pas le seul dont les affaires n’allaient pas tout droit ; que le château de Saint-Alais comme celui de Marignac étaient en cendres, que la nuit précédente j’avais arraché Denise à la mort, qu’au delà de l’avenue de noyers allongeant son ombre fraîche et tachetée de soleil, au delà de la paix de ce jour d’été, il y avait le monde effervescent et braillard du Quercy et de la France, un monde de paysans affolés et de citadins terrifiés, de soldats qui refusaient de se battre, et de nobles qui ne l’osaient pas.

Hé bien donc, « Vivent les trois couleurs ! » le sort en était jeté. Je traversai la maison pour aller retrouver l’abbé Benoît et ses compagnons, afin de risquer mon enjeu avec le leur. Mais la terrasse était déserte ; je ne les vis nulle part. De tous les domestiques je ne pus découvrir que le seul André, qui s’avança vers moi d’un air affairé, les lèvres pincées, et prêt à récriminer. Je lui demandai où était le curé.

— Parti, monsieur le vicomte.

— Et Buton ?

— Également. Et la moitié des domestiques en ont fait autant.

— Ils sont partis ? exclamai-je. Pour où aller ?

— Bavarder au village, répondit-il âprement. Il n’est pas aujourd’hui un galopin de tournebroche qui ne doive connaître les nouvelles, prendre son congé à sa guise et à son heure pour aller s’en informer. C’est le monde renversé, m’est avis. Il est temps que S. M. le roi s’en mêle.

— M. le curé ne t’a-t-il chargé de rien me dire ?

Le vieux serviteur hésita.

— Dame oui, fit-il en rechignant. Il m’a dit que si M. le vicomte restait chez lui jusque dans l’après-midi, il aurait de ses nouvelles.

— Mais il allait à Cahors ! dis-je. Il ne va pas revenir aujourd’hui ?

— Il a pris la petite allée qui mène au village, répondit André d’un ton bougon. Il ne m’a pas parlé de Cahors.

— Allons, va-t’en au village tout de suite, dis-je, et informe-toi si oui ou non il a pris la route de Cahors.

Le vieux valet partit en maugréant, et je restai seul sur la terrasse. Une tranquillité insolite pesait sur la maison, en ce matin d’été, comme si l’heure de la sieste fût déjà venue. Je m’assis sur un banc de pierre contre le mur, et me mis en devoir de récapituler mes aventures de la nuit, revoyant avec une vivacité extrême des choses qui sur l’heure avaient à peine arrêté mon regard, et frissonnant à l’évocation des horreurs dont la réalité m’avait à peine ému. Insensiblement je me détournai de ces sujets qui faisaient battre mes artères, et je m’occupai de Denise. Je la revis qui s’éloignait affaissée sur sa selle et pleurant. Les abeilles vrombissaient dans l’air chaud, les pigeons roucoulaient doucement dans le colombier, les ramures bordant la pelouse, au-dessous de moi, simulaient un dôme d’avenue par-dessus la tête de la jeune fille, et, sur cette vision, je m’endormis.

Après la nuit que je venais de passer, le fait n’avait rien d’extraordinaire. Mais quand je me réveillai et m’aperçus qu’il était plus de midi, je m’effarai. Je me dressai d’un bond, et jetant autour de moi des regards inquisiteurs, je surpris André qui s’éloignait à pas de loup le long du mur de l’habitation. Je le rappelai, et lui demandai pourquoi il m’avait laissé dormir.

— J’ai pensé que vous étiez fatigué, monsieur, marmotta-t-il, en clignant des yeux sous le soleil. Monsieur le vicomte n’est pas un paysan pour qu’il ne puisse dormir quand il en a envie.

— Et M. le curé ? N’est-il pas revenu ?

— Non, monsieur.

— Et il est parti… de quel côté ?

André nomma un village éloigné d’une demi-lieue ; et il ajouta que mon dîner m’attendait.

J’avais faim, et sans plus insister pour le moment, j’allai me mettre à table.

Il était près de deux heures quand je la quittai. Comme j’attendais l’abbé Benoît d’une minute à l’autre, j’ordonnai de seller mes chevaux et de les tenir prêts ; puis, trop agité pour rester en place, j’allai faire un tour dans le village. J’y trouvai tout sens dessus dessous. Les trois quarts des habitants étaient partis à Saint-Alais pour voir les ruines, et ceux qui restaient n’avaient pas la moindre velléité de s’occuper des travaux habituels, mais tenant des conciliabules sur le pas des portes, ou à la croisée des chemins, ou devant l’église, ils discutaient les événements. L’un prit sur lui de me demander s’il était vrai que le roi eût donné toutes les terres aux paysans ; un autre, s’il y aurait encore des impôts ; un troisième me posa une question encore plus niaise. Malgré tout, aucun ne me manqua de respect ; et tous ou peu s’en faut m’exprimèrent leur joie de ce que j’avais échappé aux malandrins de là-bas . Mais à chaque fois que je m’approchais d’un groupe, je croyais voir une ombre subtile d’inquiétude, de gêne et de suspicion passer sur les visages qui m’étaient les plus familiers. Sur l’instant je n’en compris pas la raison, et même n’y attachai qu’une faible importance. Mais aujourd’hui, après coup, aujourd’hui qu’il est trop tard, je reconnais dans ces symptômes le premier indice de l’œuvre funeste que devait accomplir à la longue le poison social.

Avec tout cela, il me fut impossible de rien savoir au sujet du curé. L’un prétendait qu’il était ici, l’autre là, un troisième qu’il s’était rendu à Cahors. A la fin, je m’en retournai au château, dans un état de malaise et d’agitation inexprimables. Par crainte de le manquer, je ne quittai plus le devant de la maison ; et durant des heures j’arpentai l’avenue, tantôt arrêté à la grille pour interroger la route, tantôt marchant à grands pas sous les noyers. Le soir tomba, puis la nuit ; et enchaîné à la maison muette, j’attendais toujours la venue du curé, tandis que les imaginations de ce qui se passait au dehors me torturaient l’esprit. L’inquiet démon de l’époque s’était emparé de moi : je me voyais ici à ne rien faire, tandis que le monde s’agitait, et cette idée intolérable m’accablait de remords. Quand à la fin André vint m’appeler pour souper, je lui lançai un juron ; et mon repas terminé, je montai sur le toit du château, pour scruter la nuit, m’attendant à voir encore le ciel éclairé par la lueur lointaine des incendies.

Tout compte fait, je ne vis rien, et le curé ne vint pas. Aussi, dès sept heures du matin, après une nuit de veille, j’étais à cheval, en route pour Cahors. André se déclara indisposé, et je ne pris avec moi que Gilles. Aux environs de Saint-Alais, le pays semblait désert ; mais une demi-lieue plus loin, sur la hauteur, je rattrapai une vingtaine de lourds paysans qui cheminaient d’un air décidé. Je voulus savoir où ils allaient, et pourquoi ils n’étaient pas aux champs.

— Nous allons à Cahors, monseigneur, chercher des armes, me répondit-on.

— Des armes ! Pour combattre qui ?

— Les brigands, monseigneur. Ils sont de tous côtés, brûlant et massacrant. Dieu a permis que nous ne les ayons pas encore vus. Et ce soir nous serons armés.

— Les brigands ! dis-je. D’où sortent-ils ?

Ils furent incapables de me le dire ; et m’étonnant de leur crédulité, je les laissai là et continuai mon chemin. Mais je n’en avais pas fini encore avec ces brigands. Une demi-lieue avant Cahors, je traversai un hameau où régnait la même crainte chimérique. Là, on avait élevé une barricade grossière au bout de la rue regardant la campagne, et je vis sur la tour de l’église un homme faisant le guet. Cependant tous ceux de l’endroit en état de marcher étaient partis à Cahors.

— Comment cela ? Pour quoi faire ? demandai-je.

— Pour s’informer des nouvelles.

Je commençais à voir que mon imagination ne m’avait pas leurré. Tout le monde était en rumeur, tout le monde était en l’air. Chacun avait hâte d’entendre, de savoir et de raconter ; tel prenait les armes qui n’en avait jamais tenu, tel donnait des conseils qui avait passé sa vie à obéir ; on faisait tout et n’importe quoi sauf la tâche quotidienne. Après cela, quand je trouvai Cahors en émoi comme une ruche d’abeilles prête à essaimer, et le pont Valentré si encombré que j’eus de la peine à franchir ses trois portes successives ; quand je vis la queue de ménagères attendant leurs rations, plus longue, et ces rations plus exiguës que jamais ; après cela, dis-je, tout ceci me parut presque naturel.

Je ne fus non plus guère étonné, en passant à cheval par les rues, la rosette tricolore au chapeau, d’être accueilli çà et là par des vivats. Je remarquai d’ailleurs que les porteurs de cocardes blanches ne manquaient pas. Ils tenaient le haut du pavé, par deux ou par trois, et s’avançaient le menton en avant, la main sur le pommeau de l’épée, regardés de travers par le populaire. Quelques-uns m’étaient connus ; la plupart étaient des étrangers ; et si je rougissais sous les regards méprisants des premiers, qui devaient voir en moi un renégat, je me demandais qui étaient les seconds. Finalement, je fus heureux d’échapper aux uns et aux autres en descendant chez Doury, dont la porte était surmontée d’un vaste drapeau tricolore qui pendait au soleil.

M. le curé de Saux ? Tout justement il était là-haut en séance avec le Comité. Si M. le vicomte voulait monter ?…

Je montai, parmi une presse de gens bruyants, qui obstruaient l’escalier, les couloirs et les réduits, et parlaient et gesticulaient, et semblaient disposés à passer la journée là. Je réussis à me frayer un chemin parmi eux, la porte s’ouvrit, m’envoyant une nouvelle bouffée de bruit, et j’entrai. Dans la pièce, assis autour d’une longue table, je vis une vingtaine d’hommes, dont plusieurs se levèrent pour venir à ma rencontre, tandis que la plupart demeuraient à leur place. Trois ou quatre orateurs parlaient à la fois et mon entrée ne les arrêta point. Je reconnus à l’autre bout de la table l’abbé Benoît et Buton, qui vinrent à ma rencontre, et le capitaine Hugues, qui se leva, mais continua de parler. Outre ceux-ci, il y avait deux petits noblaillons, qui laissèrent leurs chaises, pour venir à moi tout extasiés ; Doury, qui se leva et se rassit une demi-douzaine de fois ; plus deux ou trois curés ou ecclésiastiques, que je connaissais de vue. Le remue-ménage fut grand, et non moindre la confusion. Mais en somme, après une minute d’agitation, je me trouvai reçu avec bienveillance, et installé dans un fauteuil au bout de la table, entre M. le capitaine d’un côté et de l’autre un notaire de Cahors. A la faveur du bruit, j’échangeai quelques mots avec l’abbé Benoît, qui s’attarda un instant à mon côté.

— Pourquoi donc n’être pas venu hier ? me glissa-t-il, avec un regard dont je fus seul à comprendre le pathétique.

— Mais vous m’aviez fait dire que je devais vous attendre ! répliquai-je.

— Moi ? fit-il. Pas du tout ; je vous ai fait dire que je vous priais de venir nous rejoindre… si vous le vouliez bien.

— Alors la commission ne m’a pas été faite, repris-je. André m’a dit…

— Ah ! André ! vous m’en direz tant ! fit-il à voix basse.

Et il hocha la tête.

— Le maraud ! exclamai-je ; il m’a donc menti. Et…

Mais le curé fut prié de regagner sa place, et il fallut nous séparer. A la même minute la plupart des conversations cessèrent, et il ne resta bientôt plus que deux orateurs. Sans faire la moindre attention l’un à l’autre, ils s’obstinaient à tenir tête à leurs voisins, discourant, l’un sur le contrat social, l’autre sur les brigands, ces brigands qui étaient partout à brûler les moissons et à massacrer le monde !

A la fin, M. le capitaine, qui attendait de prendre la parole, interpella le premier orateur :

— Ta ta ta ! monsieur ! L’heure de la théorie est passée. Un liard de faits…

— Vaut une livre de théorie ! s’écria l’homme aux brigands (un épicier, je crois), et il asséna un grand coup de poing sur la table.

— Mais l’heure est venue !… l’heure providentielle de faire cadrer les faits avec la théorie ! s’égosilla l’autre champion. L’heure de constituer un système idéal ! de régénérer le monde ! de…

— De régénérer la poudre de perlimpinpin ! riposta son adversaire, avec une ardeur égale. Quand les brigands sont à nos portes ! quand on brûle nos moissons et que l’on met le feu à nos demeures ! quand…

— Monsieur, dit sèchement le capitaine, avec un sérieux qui exigeait le silence, permettez !

— Soit, monsieur.

— Eh bien, à parler net, je ne crois pas plus à vos brigands qu’aux théories de M. le tabellion.

Ce fut cette fois l’épicier qui se récria.

— Hé quoi ! exclama-t-il. Quand ils ont été vus à Figeac, à Cajarc, à Rodez, à…

— Par qui ? demanda nettement le militaire, en l’interrompant.

— Par des centaines de personnes.

— Citez un nom.

— Mais la chose est notoire.

— Oui, monsieur, la chose est un notoire mensonge ! répondit tout à trac M. le capitaine. Croyez-moi, les brigands auxquels nous avons affaire sont plus près d’ici. Laissez-nous d’abord nous occuper d’eux, et ne rabattez plus les oreilles à M. le vicomte avec vos billevesées.

— Écoutez-moi ! s’écria l’officier ministériel.

Mais c’en était trop pour l’homme aux brigands. Il repartit de plus belle, et d’autres firent chorus, pour lui ou contre lui. A mon découragement, il semblait que la dispute ne fît que commencer, et qu’il fallût à nouveau rétablir la paix.

Inutile de dire à quel point j’étais affecté par tout ce vacarme, ce tohu-bohu, ce chamaillis sans l’ombre d’une politesse à laquelle j’étais accoutumé depuis toujours ; par ces vulgaires prises de bec et ces braillements. Je restais étourdi, perdu dans le bacchanal, sans plus d’importance, pour l’heure, que Buton. Voire moins, car tandis que je regardais autour de moi, plongé dans la stupeur de me trouver à cette table avec des gens d’une classe à côté de qui je ne m’étais jamais assis, — sauf par hasard à l’auberge, où ma présence maintenait tout dans les justes limites, — ce fut Buton qui, venant à la rescousse de l’officier, obtint finalement le silence.

— Maintenant qu’on vous a laissé parler, vous me permettrez peut-être d’en faire autant, dit le capitaine, d’un ton acerbe, s’emparant de l’attention qu’on lui avait ramenée. Cela va bien pour vous, monsieur le notaire, et pour vous, monsieur dont j’ai oublié le nom, vous n’êtes pas des combattants et n’avez cure de la difficulté où je me trouve. Mais une demi-douzaine de ceux qui siègent à cette table sont dans la même situation que moi, et ils me comprennent. Vous aurez beau réorganiser, si vos officiers sont emportés chaque matin, vous n’irez pas loin.

— Emportés ? comment ça ? cria le tabellion, bouffissant ses joues caves. Membres du Comité de…

— Comment ? reprit M. le capitaine, le coupant sans cérémonie ; par la piqûre d’une épée de ville ! Vous ne me comprenez pas, vous ; mais nous sommes ici quelques-uns qui ne pouvons faire trois pas dans la rue sans risquer d’être insultés ou provoqués.

— C’est la vérité ! déclarèrent d’une seule voix les deux noblaillons, au bas bout de la table.

— C’est la vérité, et il y a plus, poursuivit le capitaine, s’échauffant à mesure. Ce n’est pas là l’œuvre du hasard, mais le résultat d’un plan préconçu. C’est par ce moyen qu’on prétend nous réduire. J’ai vu tout à l’heure dans la rue trois hommes qui, j’en jurerais, sont des prévôts d’escrime déguisés.

— Des spadassins ! lança le notaire avec emphase.

— Je veux bien, dit Hugues avec plus de sang-froid. Donnez-leur le nom qu’il vous plaira. Mais quel parti prendre ? Si nous ne pouvons faire un pas sans provocation ni duel, nous voilà désarmés. On vous prendra tous vos chefs successivement.

— Le peuple vous vengera ! dit le notaire, d’un ton majestueux.

M. le capitaine haussa les épaules.

— Vous êtes trop aimable, dit-il.

L’abbé Benoît intervint.

— Pour le moment, dit-il d’un air soucieux, je ne vois qu’une chose à faire. Vous avez dit, monsieur le capitaine, que plusieurs membres du Comité ne sont pas des combattants. Pourquoi donc, je vous le demande, l’un quelconque de nous se battrait-il pour faire le jeu de nos adversaires ?

— Pardieu ! il me semble que vous avez raison ! répliqua Hugues avec franchise. (Et il promena les yeux autour de lui comme pour quêter des suffrages.) A quoi bon se battre, en effet ? Je sais pour ma part que je n’y tiens aucunement. J’ai fait mes preuves.

Il y eut un silence, au cours duquel nous nous entre-regardâmes, indécis.

— Allons, qu’est-ce qui vous retient ? prononça enfin le capitaine. Ceci n’est pas une plaisanterie, mais une affaire sérieuse. Nous ne sommes plus de libres gentilshommes, mais des soldats sous le joug de la discipline.

— Oui, fis-je avec embarras, car j’étais le centre de tous les regards. Mais il est difficile pour des hommes d’honneur, monsieur le capitaine, de se dépouiller de certaines idées. Si nous cessons de relever les insultes, nous nous ravalons au niveau des bêtes.

— N’ayez crainte, monsieur le vicomte ! s’écria soudainement Buton. Le peuple ne le souffrira pas !

— Non, non ! le peuple ne le souffrira pas ! répétèrent plusieurs voix, et pour une minute la salle retentit d’acclamations indignées.

— Eh bien ! en tout cas, dit à la fin le capitaine, nous voilà tous avertis. Et désormais, ceux qui se battront à la légère le feront en pleine connaissance de cause : ils favorisent le jeu de nos adversaires. J’espère que tous le comprennent. Pour ma part, conclut-il en haussant les épaules avec un rire bref, ils peuvent bien me bâtonner ; je ne serai pas assez sot pour me battre.

CHAPITRE XII
LE DUEL

J’ai dit plus haut combien tout ceci me pesait ; avec quels dégoûts je voyais autour de la table, aussi bien les traits pâles et pincés du notaire que le sourire suffisant de l’épicier ou le rude visage de Buton ; j’ai dit avec quels serrements de cœur je me trouvais tout à coup l’égal de ces hommes, qui m’interpellaient tantôt avec une grossière brusquerie, et tantôt avec servilité ; enfin et surtout, avec quelle dépression j’assistai au démêlé qui s’ensuivit, dont le capitaine se rendit maître par des efforts prolongés. Heureusement, la séance ne dura pas longtemps. Après une demi-heure de débats et de conversations, durant laquelle je vins en aide de mon mieux aux rares personnes qui entendaient quelque chose à l’affaire, l’assistance se dispersa : les uns s’en allèrent remplir de quelconques missions, et les autres demeurèrent afin de parer aux éventualités. Comme j’étais de ceux que l’on avait désignés pour rester, j’attirai l’abbé Benoît dans un coin, et dissimulant tout d’abord le sentiment de détresse qui me poignait, je lui demandai si d’autres émeutes avaient éclaté dans les alentours.

— Non, répondit-il, en me serrant la main discrètement. Nous avons du moins obtenu cela de bon.

Puis, sur un ton différent, qui prouvait bien sa divination de mes pensées, il reprit à mi-voix :

— Ah ! monsieur le vicomte, maintenons d’abord la paix ! Faisons ce qui est en notre pouvoir. Protégeons les innocents, et ensuite peu importe ce qui arrivera. Hélas ! j’en prévois plus que je n’en ai prédit. Il y a plus de choses compromises que je ne l’imaginais. Attachons-nous seulement…

Il se tut et se retourna, surpris par l’entrée du capitaine, entrée si brusque et si bruyante que ceux qui restaient autour de la table se levèrent d’un bond. M. Hugues avait le visage en feu, ses prunelles étincelaient de fureur. Le notaire, qui se trouvait le plus proche de la porte, pâlit et balbutia une question. Mais le capitaine passa devant lui avec un regard méprisant, et vint droit à moi.

— Monsieur le vicomte, dit-il très haut, et bredouillant dans sa précipitation, vous qui êtes un gentilhomme, vous allez me comprendre. J’ai besoin de votre assistance.

Je le regardai fixement.

— Volontiers, dis-je. Mais de quoi s’agit-il ?

— Je viens d’être insulté ! répondit-il.

Et ses moustaches se hérissèrent.

— Comment cela ?

— Dans la rue ! Et par un de ces freluquets ! Mais je lui apprendrai à vivre ! Je suis un soldat, monsieur, et je…

— Mais attendez donc, monsieur le capitaine, fis-je, totalement déconcerté. Je croyais que l’on ne devait plus se battre. Et que vous-même en particulier…

— Ta ra ta ta !

— Vous laisseriez bâtonner avant d’aller sur le pré.

— Mille tonnerres ! exclama-t-il, qu’est-ce que cela signifie ? Croyez-vous que je ne sois pas un gentilhomme parce que j’ai servi en Amérique et non en France ?

— Loin de moi cette idée, répondis-je, en refrénant avec peine un sourire. Mais c’est là favoriser leur jeu. Vous le disiez vous-même il y a une minute…

— Voulez-vous, oui ou non, m’assister, monsieur ? s’écria-t-il d’un ton courroucé.

Et comme le tabellion voulait intervenir :

— Taisez-vous, vous ! reprit-il, en se retournant sur lui d’un air si menaçant que le gratte-papier fit un bond en arrière. Qu’est-ce que vous y entendez, espèce de vil petit chicaneau ! espèce de…

— Tout doux, tout doux, monsieur le capitaine, dis-je, ému par cet éclat et par la crainte de nouvelles complications. M. le notaire ne fait que son devoir en s’efforçant de vous retenir. Il a raison…

— Je n’ai rien à faire avec lui. Et quant à vous… vous me refusez votre assistance ?

— Je ne dis pas cela.

— En ce cas, si vous me l’accordez, je réclame vos services sur-le-champ ! Sur-le-champ ! répéta-t-il d’un ton plus posé. J’ai fixé rendez-vous derrière la cathédrale. Si vous voulez me faire cet honneur, je dois vous prier de venir sans retard.

Je vis qu’il n’en démordrait pas, et qu’il était inutile d’insister. En guise de réponse, je lui tirai mon chapeau, et nous nous dirigeâmes vers la porte. Le notaire, l’épicier, une demi-douzaine d’autres, nous interpellaient, s’efforçant de nous retenir. Mais comme l’abbé Benoît garda le silence, je descendis l’escalier et sortis de l’auberge. Au dehors, il était facile de voir que la querelle et l’insulte avaient eu des spectateurs. Une foule inquiète, non pas massive mais formée de petits groupes aux aguets, emplissait toute la partie découverte et ensoleillée de la place. A l’opposite, la chaussée que nous devions prendre pour aller à la cathédrale avait comme seuls occupants une bonne vingtaine de gentilshommes qui arboraient des cocardes blanches et se promenaient de long en large par trois ou quatre de front.

La foule les surveillait en silence ; et eux affectaient d’ignorer la foule. Bien plus, ils causaient et souriaient avec insouciance, les paupières entre-closes ; ils faisaient le moulinet avec leur canne, s’envoyaient des saluts, et de temps à autre s’arrêtaient pour s’offrir une prise. Ils dissimulaient mal un air provocateur que semblait justifier l’attitude silencieuse et presque couarde du populaire qui les surveillait du coin de l’œil.

Il nous fallut affronter leurs regards, et je rougis de honte en passant auprès d’eux. Beaucoup de ceux que je rencontrais là m’avaient vu, deux jours plus tôt, prendre la cocarde blanche chez M me de Saint-Alais ; ils me voyaient à cette heure dans le camp opposé, sans rien savoir de mes motifs, et je devinais à leurs moues de mépris ce qu’ils pensaient de ce revirement. D’autres, qui me toisaient de haut et me laissaient à peine la place de passer, étaient des étrangers, porteurs d’épées d’ordonnance et de croix de Saint-Louis.

Ce défilé, par bonheur, fut aussi bref qu’il était pénible. Nous longeâmes le côté nord de la cathédrale, et une petite porte nous donna accès dans un clos, où des citronniers tempéraient l’ardeur du soleil. La ville, avec sa foule et son bruit, nous parut aussitôt lointaine. Sur la droite s’élevaient les murs du chevet et les coupoles byzantines de l’église ; devant nous se dressaient les remparts ; à gauche, une vieille tour du XIV e siècle, à demi ruinée, levait un front sourcilleux revêtu de lierre. Au pied de cette tour, dans l’ombre, quatre personnes nous attendaient, réunies sur un espace de gazon ras.

L’un était M. de Saint-Alais ; le second, Louis ; les autres m’étaient inconnus. Soudain une pensée me frappa d’horreur.

— Avec qui vous battez-vous ? demandai-je tout bas.

— Avec M. de Saint-Alais, répondit le capitaine, sur le même ton.

Et comme nous arrivions auprès des autres, je n’en pus dire davantage. Ils firent quelques pas à notre rencontre et nous saluèrent.

— M. le vicomte ? dit Louis.

Je l’aurais à peine reconnu, tant il était grave et soucieux.

Je fis un signe machinal d’assentiment, et nous nous écartâmes de quelques pas.

— Il ne saurait être question d’arranger l’affaire, j’imagine ? dit-il, en s’inclinant.

— J’en doute, répondis-je, d’une voix altérée.

A la vérité, l’horreur m’ôtait presque la parole. Je découvrais peu à peu en quel dilemme je m’étais placé. Au cas où Saint-Alais tomberait sous l’épée du capitaine, que dirait de moi sa sœur, que penserait-elle de moi, comment pourrait-elle me tendre encore la main ? Et d’autre part, pouvais-je souhaiter du mal à mon propre champion ? L’aurais-je pu, en tout honneur, même si cet homme dont j’étais le témoin n’avait déjà et peu à peu gagné ma sympathie par son caractère ferme et pratique, uni à la simplicité de sa valeur ?

Et pourtant il fallait que l’un des deux tombât. La grosse horloge au-dessus de nos têtes, en égrenant avec lenteur les douze coups de midi, me fit pénétrer un peu plus à chaque coup cette vérité dans le crâne. Un vertige m’envahit : le soleil m’éblouissait, les arbres vacillaient devant moi, le sol ondoyait sous mes pieds. Les voix de la foule extérieure me bourdonnaient aux oreilles. Mais, sortant de ce brouillard, la voix de Louis, calme extraordinairement, agrippa mon attention, et mon cerveau reprit sa lucidité.

— Voyez-vous un inconvénient à choisir cet endroit ? dit-il. Le gazon est sec et ne glisse pas. Ils se battront à l’ombre, et l’éclairage est bon.

— Cela fera l’affaire, balbutiai-je.

— Si vous voulez examiner le terrain ? Je n’y ai constaté ni creux ni bosses.

Je fis semblant de regarder.

— Je n’en vois pas non plus, dis-je.

— En ce cas nous allons placer nos adversaires ?

— C’est entendu.

J’ignorais l’habileté relative des deux escrimeurs, mais en allant pour retrouver Hugues, je fus frappé du contraste qu’ils offraient, debout à quelques pas l’un de l’autre, et tous deux le torse nu. Le capitaine était le plus petit d’une tête, et se tenait raide et ferme, l’œil clair et le visage attentif. M. le marquis, d’autre part, était grand et élancé, la longueur de son bras devait lui donner une portée dangereuse, et son sourire n’était guère plus rassurant. Si son art et son sang-froid allaient de pair avec ses dons naturels, à coup sûr M. Hugues… Mais à nouveau le vertige me saisit. Qu’allais-je donc souhaiter là ?

— Nous sommes prêts, dit avec impatience M. Louis (et je notai que son regard se dirigeait non sur moi mais sur la porte du clos). Voulez-vous comparer les épées, monsieur le vicomte ?

J’obéis, et j’allais placer mon homme, quand M. le capitaine me fit signe qu’il voulait me parler. Sans me soucier du mécontentement des autres, je le tirai à part.

Toute trace d’emportement avait disparu de son visage : il était pâle et soucieux.

— Voilà un tour d’idiot, dit-il d’un ton bref et à mi-voix. Si ce blanc-bec me transperce, je ne l’aurai pas volé. Voulez-vous me faire un plaisir, monsieur le vicomte ?

Je lui chuchotai que je ferais pour lui tout ce qui était en mon pouvoir.

— J’ai emprunté mille livres pour m’équiper en vue de cette campagne, reprit-il en évitant mon regard, à quelqu’un de Paris dont vous trouverez le nom dans ma valise qui est à l’auberge. S’il m’arrivait malheur, je vous serais reconnaissant de vouloir bien lui envoyer ce qui me reste d’argent. Voilà tout.

— Il sera remboursé en totalité, dis-je. J’en fais mon affaire.

Il me serra la main, et alla se mettre en position. Louis et moi nous nous plaçâmes chacun d’un côté des deux combattants, l’épée au poing, prêts à intervenir en cas de nécessité. On donna le signal, les acteurs principaux se saluèrent, tombèrent en garde, et tout aussitôt les lames engagées se froissèrent et cliquetèrent, tandis que les pigeons de la cathédrale volaient en cercle au-dessus de nous. Au milieu du jardin, un petit jet d’eau gazouillait paisiblement au soleil.

Dès avant la troisième reprise on put se rendre compte de l’entière diversité de leurs méthodes. Hugues, lui, y allait vigoureusement de tout son corps, il se baissait, s’avançait, se jetait de côté, ne tenant raide que son bras, et jouant beaucoup du poignet. A l’inverse, M. le marquis gardait le torse droit et immobile, et bougeait à peine le bras ; son jeu était serré comme s’il se fût trouvé à la salle d’armes, un fleuret en main, et il dédaignait toutes autres parades que celles de l’épée. D’évidence, c’était lui le meilleur escrimeur, et le capitaine devait se lasser le premier des deux, car il ne restait pas en place, et le poignet se fatigue plus vite que le bras. En outre, je m’aperçus bientôt que le marquis se tenait sur la défensive et attendait, pour déployer tous ses moyens, d’avoir fatigué son adversaire. Mes yeux devenaient brûlants, ma gorge sèche, et je ne respirais plus, dans la crainte du coup final. Mais soudain il se produisit un incident. Le capitaine parut glisser du pied, mais ce n’était là qu’une feinte, et en un instant, baissé presque à plat ventre, sa main gauche à terre, il passait sous la garde de l’autre. Sa pointe effleurait la poitrine du marquis, quand celui-ci fit un saut en arrière, juste à temps pour son salut. Le capitaine ne s’était pas encore relevé, que Louis lui rabattait sa lame.

— Jeu déloyal ! cria-t-il avec emportement. Jeu déloyal ! Une botte en dessous. Ce n’est pas de règle.

Le capitaine restait haletant, sa pointe baissée vers le sol.

— Pourquoi donc n’est-ce pas de règle, monsieur ? demanda-t-il.

Et il me regarda.

— Je ne comprends pas très bien, monsieur de Saint-Alais, dis-je d’un ton rogue. Ce coup…

— N’est pas autorisé.

— Dans les salles d’armes, fis-je. Mais il s’agit ici d’un duel.

— Je ne l’ai jamais vu employer dans un duel, affirma-t-il.

— Peu importe, répliquai-je avec feu. Il est ridicule d’intervenir sous un tel prétexte.

— Monsieur !

— C’est ridicule ! répétai-je avec force. Après un pareil traitement il ne me reste plus qu’à faire quitter le terrain à M. le capitaine.

— Vous désirez peut-être prendre sa place ? dit en ricanant quelqu’un derrière moi.

Je me retournai avec vivacité, et reconnus l’un des deux personnages que nous avions trouvés avec Saint-Alais. Je m’inclinai, et lui demandai :

— Vous êtes le chirurgien ?

— Non pas, répondit-il avec irritation. Je suis M. du Marc, et tout à votre service.

— Mais vous n’êtes pas un second, répliquai-je. Et vous n’avez nul droit par conséquent de vous trouver où vous êtes, ni de rester ici. Je vous prierai donc de vous retirer.

— J’ai du moins autant le droit de rester que ceux-là, reprit-il, en désignant le toit de la cathédrale, où l’on voyait aux balustrades une quantité de têtes penchées vers nous.

Je restai interdit.

— Nos amis ont au moins autant de droit que vous, continua-t-il, en me narguant.

— Mais ils n’interviennent pas, ripostai-je avec fermeté. Vous ne le devez pas non plus. J’exige que vous vous retiriez.

Il refusait encore, et prétendait même faire du tapage ; mais c’en était trop pour Louis, qui intervint sèchement. Sur un mot de lui, le matamore haussa les épaules et s’éloigna. Nous nous regardâmes tous les quatre.

— Nous ferons mieux de continuer, dit le capitaine, carrément. Si mon coup était irrégulier, ce monsieur a eu raison d’intervenir. Sinon…

— Je ne demande pas mieux, dit Saint-Alais.

Tous deux se remirent aussitôt en garde, et engagèrent le fer ; mais plus âprement cette fois, et avec moins de prudence, et plus d’une fois le capitaine usa d’une brutale parade en demi-cercle, plus en faveur auprès des bretteurs professionnels que dans les salles d’armes. Ce coup, qui toutefois le laissait exposé à une riposte, semblait déconcerter le marquis, lequel maniait l’épée, à mon sens, avec moins d’habileté que précédemment, et parut plus d’une fois dérouté par l’attaque du capitaine. L’inquiétude s’empara de moi, mon cœur se remit à battre précipitamment, les éclairs des lames qui se rabattaient et se relevaient réciproquement, m’éblouissaient la vue. Je regardai un instant au delà, vers Louis, et en cet instant eut lieu le coup fatal. M. le capitaine employa de nouveau sa parade en demi-cercle, mais cette fois il se découvrit trop, la lame de Saint-Alais fila par-dessous la sienne, agile comme un serpent. Le capitaine trébucha en arrière et l’épée s’échappa de sa main.

Comme il tombait, je le soutins dans mes bras, mais le sang jaillissait déjà d’une blessure ouverte sur le côté de son cou. Il put tourner les yeux vers moi, et fit un effort pour parler. Je saisis deux mots : « Vous ferez… » Mais le sang étouffa sa voix, et ses paupières retombèrent lentement. Il était mort, ou tout comme, avant l’arrivée du chirurgien, avant même que je l’eusse déposé sur le gazon.

Foudroyé par la soudaineté de la catastrophe, je restai un bon moment agenouillé auprès de lui ; et ce fut dans une sorte d’égarement que je vis le chirurgien lui tâter le pouls et le cœur, et s’efforcer avec son pouce d’obturer la blessure. Pour une minute ou deux, mon univers se réduisit à la face plombeuse, aux paupières palpitantes que j’avais devant moi ; et je ne vis, n’entendis et n’imaginai rien d’autre. Je ne pouvais croire que cette âme vaillante se fût déjà envolée ; que l’homme fort qui avait si rapidement conquis mon estime fût à présent un cadavre, ce cadavre dont la face devenait livide, tandis que les pigeons tournaient toujours au-dessus de ma tête, que les moineaux pépiaient, et que le jet d’eau gazouillait au soleil.

Je poussai un cri de détresse :

— Il n’est pas mort ? Il ne peut pas être mort si vite ?

— Hélas ! monsieur le vicomte, il a joué de malheur, répondit le chirurgien, en laissant retomber la tête inerte sur ce gazon taché de sang. Avec une blessure pareille il n’y a rien à faire.

Il se releva ; mais je restai agenouillé, absorbé dans ma douleur, à contempler ces yeux vitreux qui étaient pleins de vie et d’alacrité quelques minutes plus tôt. Puis avec un frisson je tournai mon regard sur ma propre personne. J’étais couvert de son sang : il y en avait sur ma poitrine, sur mes bras, sur mes mains, plein mon habit. Après quoi mes pensées se portèrent sur Saint-Alais, et je regardai autour de moi pour voir s’il était toujours là. Je sursautai. Le bourdon grave d’une lourde cloche tinta une fois, ébranla les airs ; et tandis que sa vibration lugubre emplissait encore mon oreille, des pas rapides s’approchèrent, et j’entendis derrière moi une exclamation âpre :

— Mais, palsambleu ! c’est un guet-apens ! Ils vont nous massacrer !

Je me retournai. C’était du Marc qui se plaignait, du Marc le matamore qui avait tenté en vain de me provoquer. Les deux Saint-Alais et le chirurgien étaient avec lui, et tous quatre arrivaient du côté de la porte par où nous étions entrés. Ils passèrent auprès de moi en détournant les yeux, et se dirigèrent en hâte vers une étroite poterne accolée à la vieille tour et qui donnait sur les remparts. Comme ils disparaissaient derrière un contrefort qui se trouvait là, la cloche retentit de nouveau, sur une note lugubre et pleine de menace.

Alors la vérité m’apparut. Le bruit qui m’emplissait les oreilles n’était pas la vibration de la cloche comblant l’intervalle entre les coups sonores, mais bien le mugissement de voix furieuses sur la place, le hourvari d’une foule qui se rapprochait en criant : « A la lanterne ! A la lanterne ! » Aux galeries de la cathédrale, aux fenêtres des coupoles, à toutes les ouvertures de l’imposant et sombre édifice qui me dominait de sa masse sourcilleuse, des hommes faisaient des signes, et dirigeaient leurs mains, et tendaient leurs poings, vers moi, me sembla-t-il tout d’abord, ou vers le cadavre étalé à mes pieds. Mais je perçus à nouveau des pas, je me retournai et je vis encore une fois les quatre autres : les deux Saint-Alais, pâles et défaits, avaient les yeux étincelants ; mais le matamore, non moins pâle, lançait de tous côtés des regards furtifs, et ses lèvres étaient blanches.

— Malédiction ! il y en a aussi à la porte ! s’écria-t-il, d’une voix aiguë. Nous sommes cernés. Nous allons être massacrés. Mordieu ! nous allons être massacrés, et par cette canaille ! Par ces… Je vous prends tous à témoins que ce fut un combat loyal ! Je vous prends à témoin, monsieur le vicomte…

— Cela nous fera une belle jambe, qu’il le reconnaisse, dit Saint-Alais en ricanant. Ah ! si seulement j’étais chez moi.

— Oui, mais comment y arriver ? s’écria du Marc, incapable de cacher sa terreur. Entendez-vous, continua-t-il d’un ton geignard, en s’adressant à moi, nous allons être massacrés ! N’y a-t-il pas d’autre issue ? Que quelqu’un me réponde ! Parlez !

Ses craintes ne m’inspiraient aucune pitié. Je n’aurais pas levé un doigt pour le sauver. Mais je fus touché par la vue des deux Saint-Alais, qui restaient pâles et irrésolus, tandis que le mugissement des voix devenait à chaque instant plus fort et plus rapproché. Dans un moment la foule ferait irruption ; qui sait si dans sa fureur, nous trouvant aux côtés de Hugues, elle ne nous sacrifierait pas tous indistinctement ? La chose était possible ; et le craquement de l’une des portes du jardin que l’on enfonçait vint me confirmer dans cette supposition. Presque sans le vouloir je criai qu’il y avait une autre porte, à condition qu’elle fût ouverte. Sans regarder s’ils me suivaient, je leur montrai le chemin, et abandonnant le cadavre, je me mis à courir sur le gazon vers le mur de la cathédrale.

Déjà la foule se déversait dans le clos, mais à la faveur d’un bouquet d’arbres nous pûmes fuir sans être vus, et gagner une petite porte, une poterne basse, qui s’ouvrait dans le mur de l’abside, et qui — je le savais pour avoir fait visiter la cathédrale à un Anglais, peu de temps auparavant — conduisait à la sacristie, laquelle communiquait avec la crypte. Mon espoir de trouver cette porte ouverte était faible ; me fussé-je arrêté pour peser nos chances, je les aurais considérées comme nulles. Mais j’eus la joie, en y arrivant suivi de près par les autres, de la voir s’ouvrir d’elle-même, et un prêtre, passant par l’entre-bâillement son crâne tonsuré, nous fit signe de nous hâter. Précaution superflue ! à la seconde nous lui avions obéi, et nous étions auprès de lui, palpitants. Les verrous claquèrent dans leurs gâches. Pour l’instant nous étions en sûreté.

Nous respirâmes de nouveau. Nous nous trouvions dans le demi-jour d’une longue salle étroite et voûtée, aux parois de pierre, où trois meurtrières tenaient lieu de fenêtres. Du Marc fut le premier à recouvrer la parole.

— Miséricorde ! nous l’avons échappé belle ! dit-il, en passant la main sur son front, que le jour froid revêtait d’une pâleur hideuse. Nous sommes…

— Loin d’être tirés d’affaire, répliqua gravement le chirurgien, encore que nous ayons bien lieu de remercier M. le vicomte. Ils nous ont découverts. Tenez, ils arrivent !

Les gens du toit avaient dû nous voir entrer, et dénoncer notre lieu d’asile, car tandis qu’il parlait, nous entendîmes un bruit de pas précipités, un tonnerre de coups retentit sur la porte, et aux fentes des arbalétrières apparurent une vingtaine de visages sinistres, qui nous regardèrent en hurlant et nous crachant des injures. Par bonheur la porte de chêne, cloutée et bardée de fer, avait été façonnée aux temps anciens de la barbarie en prévision d’un cas semblable, et nous étions relativement en sûreté. Il n’en était pas moins affreux d’entendre les cris de la foule, de la sentir si près, de juger de sa haine, et de comprendre à la façon dont les forcenés frappaient les pierres de la muraille, comme s’ils voulaient les arracher avec leurs mains nues, ce qui nous attendait si nous venions à tomber en leur pouvoir.

Nous nous entre-regardâmes, et — le demi-jour y contribuait peut-être — je ne vis aucun visage qui ne fût pâle. Mais l’attente ne dura guère. Le curé qui nous avait introduits déverrouillait en toute hâte une porte intérieure.

— Par ici, dit-il. (Les aboiements des fauves, à l’extérieur, étouffaient presque sa voix.) Si vous voulez me suivre, je vous ferai sortir par l’entrée sud. Mais dépêchez-vous, messieurs, dépêchez-vous ! continua-t-il, en nous poussant devant lui, car ils pourraient deviner notre intention, et nous devancer.

On peut imaginer que nous ne perdîmes pas de temps. Nous l’accompagnâmes aussi vite que possible, au long d’un étroit corridor souterrain, à peine éclairé, au bout duquel un degré de cinq ou six marches nous donna accès dans un second corridor. Nous courûmes presque, dans celui-ci, et bien qu’une porte fermée nous retardât un moment, — qui nous parut une longue minute, — la clef tourna enfin et la porte s’ouvrit. L’ayant dépassée, nous nous trouvâmes dans une longue pièce étroite, la réplique de celle où nous étions entrés d’abord. Le curé ouvrit une porte à l’autre extrémité, et je regardai au dehors. L’allée — celle-là même qui longeait la cathédrale et menait au Chapitre — l’allée était déserte.

— Nous arrivons à temps, dis-je, avec un soupir de soulagement à respirer de nouveau l’air libre.

Et tout haletant de la hâte que nous avions faite, je m’apprêtai à remercier le curé qui nous avait sauvés.

M. de Saint-Alais, qui venait après moi, et qui s’était tu jusqu’alors, m’imita. Puis il resta hésitant sur le seuil, alors que je m’attendais à le voir s’éloigner au plus vite. Enfin il s’adressa à moi :

— Monsieur de Saux, dit-il, en parlant avec moins d’aplomb qu’à son ordinaire (il est vrai que nous étions tous agités), je voudrais vous remercier également. Mais peut-être la situation dans laquelle nous nous trouvons vis-à-vis l’un de l’autre…

— Je n’y pense plus, répliquai-je rudement. Mais celle dans laquelle nous venons tout juste de nous trouver…

— Oh ! fit-il, en haussant les épaules, si vous le prenez de la sorte…

— Je le prends de la sorte, répondis-je, indigné que cet homme osât me parler, alors que le sang du capitaine n’avait pas eu le temps de sécher sur son épée. Oui, je le prends de la sorte. Et je vous avertis, monsieur le marquis, que si vous poussez votre dessein plus loin, ce dessein qui a déjà coûté la vie à un homme brave, il se retournera contre vous, et d’une façon terrible.

— Du moins je ne vous demanderai pas de me protéger, répondit-il avec fierté.

Et il s’éloigna nonchalamment, tout en rengainant son épée. La venelle était toujours déserte. Il n’y avait personne pour l’arrêter.

Louis le suivit ; du Marc et le chirurgien avaient déjà disparu. Quand Louis passa devant moi, je crus le voir hésiter un instant ; et il m’eût sans doute parlé, il m’eût regardé, il m’eût tendu la main, si je lui avais fait la moindre avance. Mais je crus voir apparaître la face cadavérique de Hugues, aux yeux sombrés, et me faisant un visage de pierre, je me détournai.

CHAPITRE XIII
« A LA LANTERNE ! »

De tous les faits qui s’étaient produits depuis mon départ de la salle du Comité, la mort du capitaine resta le plus important et le plus profondément gravé dans mon esprit. Durant le trajet de l’auberge au clos, il avait partagé avec moi les petits ennuis dont je me préoccupais alors, il les avait affrontés avec moi, noblement. Le souvenir de cette tardive sympathie, l’image de celui qu’il était alors, plein de vie et de colère brutale, me revenaient à la mémoire, et ces pensées protestaient violemment contre sa mort. Sa mort me paraissait si affreuse, que je frémis d’horreur, et que j’abominai l’être dont la main avait commis ce crime.

Et ce n’était pas tout. J’avais connu Hugues durant vingt-quatre heures à peine, mon amitié pour lui ne datait que d’une heure, mais je savais son histoire. Je pouvais le suivre allant emprunter la petite somme qu’il avait possédée. Je pouvais évoquer les espérances qu’il avait fondées sur elle. Je pouvais le voir venant ici plein de noble courage, croyant avoir trouvé la voie destinée à un homme comme lui, robuste, confiant, ami du progrès, plein de projets. Et de tout cela, il ne restait rien ! Il avait espéré, il avait cru en l’avenir ; et de l’autre côté de la cathédrale, il gisait raide mort sur le gazon.

Cette fin me paraissait si triste et pitoyable, je revoyais cet homme si vivement, que j’accordais à peine une pensée au danger couru par Saint-Alais, et à son évasion. Tout cela, avec notre fuite précipitée, avait passé comme un songe. Je me bornai à rester un moment aux écoutes devant la porte de l’église ; puis m’étant assuré que la rumeur de la foule se perdait dans le lointain, et que la ville était calme, je remerciai le vicaire à nouveau et avec chaleur ; et prenant congé de lui à mon tour, je m’engageai dans l’allée.

Mes pas y résonnaient, tant elle était silencieuse, et je ne tardai point à trouver ce silence singulier. Je me demandai pourquoi la foule, qui se montrait si acharnée quelques minutes plus tôt, ne s’était pas avisée de faire le tour de l’église, pourquoi le voisinage était devenu tout d’un coup si paisible. Mais quelques pas de plus devaient me l’apprendre : je me hâtai donc, et me trouvai peu après devant la place du Marché.

A ma stupéfaction, elle s’étalait au soleil, tranquille, absolument déserte. Un chien courait de-ci de-là, la queue en trompette, farfouillant parmi les détritus ; quelques vieilles femmes se tenaient à leurs éventaires ; un nombre égal de commerçants s’affairaient à poser des volets et à fermer leurs échoppes. Mais la foule qui emplissait la place si peu de temps auparavant, la « queue » qui s’allongeait devant les mesures de grain, les cocardes blanches, tout avait disparu. J’en restai abasourdi.

Mais je ne le restai pas longtemps. Car, au lieu du silence qui régnait entre les hauts murs de l’allée, un bruit sourd, lointain et grave, me parvint alors. Je prêtai l’oreille et tressaillis. Un instant plus tard, je traversais la place, et arrivais à la porte de l’auberge. Je m’engouffrai dans le couloir, et grimpai l’escalier, le cœur battant.

Ici encore, j’avais laissé une foule dans les corridors et dans l’escalier. Il ne restait pas une âme. La maison semblait morte ; et cela à midi, par un temps de soleil radieux. Je ne vis personne, n’entendis personne, avant d’arriver à la porte de la salle où j’avais laissé le Comité. J’entrai. Là, du moins, je retrouvai de la vie, mais toujours le même silence.

Autour de la table siégeaient une douzaine de membres du Comité. A ma vue ils tressaillirent, comme des gens surpris à commettre une mauvaise action. Plusieurs restèrent assis, les coudes sur la table, piteux et me lançant des regards furtifs ; d’autres se penchèrent à l’oreille de leurs voisins, pour chuchoter, ou écouter leurs réponses. Beaucoup étaient pâles et tous étaient sombres ; et bien que la salle fût claire, et que l’ardent soleil de midi pénétrât par les trois fenêtres, le silence et l’attente que l’on sentait dans l’air avaient quelque chose de lugubre, qui me glaça le cœur.

L’abbé Benoît n’était plus là, mais je vis Buton, et le notaire, et l’épicier, et les deux noblaillons, et l’un des curés, et Doury — ce dernier pâle et doucereux, visiblement sous le coup de la peur. J’aurais pu me figurer, au premier abord, qu’ils ne savaient rien de ce qui venait de se passer à l’extérieur ; qu’ils ignoraient le duel aussi bien que l’émeute ; mais un second coup d’œil m’apprit qu’ils étaient au courant de tout, et mieux que moi. Sous mon regard, beaucoup d’entre eux détournèrent les yeux.

— Qu’est-il arrivé ? demandai-je, arrêté à mi-chemin entre la porte et la longue table.

— Ne le savez-vous pas, monsieur ?

— Non, fis-je, en les examinant.

Même ici, une rumeur lointaine emplissait l’air.

— Mais vous assistiez au duel, monsieur le vicomte ? interrogea Buton.

— Oui, répondis-je avec nervosité. Mais ce n’est pas la question. J’ai vu M. le marquis s’en retourner chez lui sain et sauf, et je croyais que la foule s’était dispersée. Mais…

Et je m’arrêtai, prêtant l’oreille.

— Vous vous figurez toujours l’entendre ? dit-il, me regardant avec une attention ironique.

— Oui ; je crains qu’elle ne se livre à quelque méfait.

— Nous le craignons aussi, répliqua d’un ton sec le forgeron, en posant les coudes sur la table, et me regardant à nouveau. Ce n’est pas impossible.

Alors je compris. Je le lus dans les yeux de Doury, qui cherchaient à fuir les miens. La huée lointaine de la foule nous arriva plus haute dans l’air immobile d’été. A ce bruit, les visages devinrent plus graves, les mines s’allongèrent, plusieurs tremblèrent et baissèrent la tête. Je compris.

— Mon Dieu ! m’écriai-je tout ému, tremblant moi aussi. Personne ne va-t-il rien faire ? Voyons, allez-vous rester ici tranquilles, pendant que ces démons agissent à leur volonté ? pendant que l’on saccage des maisons, et que des femmes et des enfants…

— Pourquoi pas ? dit Buton sèchement.

— Pourquoi pas ! m’écriai-je.

— Hé oui, pourquoi pas ? reprit-il durement. (Et je vis alors qu’il dominait les autres ; que lui ne voulait pas et qu’eux n’osaient pas.) Nous étions disposés à respecter la paix et à la faire respecter par les autres. Mais vos cocardes blanches, vos nobles matamores, vos officiers sans soldats, monsieur le vicomte, soit dit sans vous offenser, ne l’ont pas voulu. Ils ont entrepris de nous mater ; et s’ils ne reçoivent une leçon ils vont recommencer. Non, monsieur, poursuivit-il en jetant les yeux autour de lui avec un sourire orgueilleux, car le pouvoir l’avait déjà singulièrement changé, laissons faire le peuple pour une demi-heure, et…

— Le peuple ? m’écriai-je. Est-ce que la crapule et la lie des rues, les gibiers de potence, les va-nu-pieds et les forçats de la ville… est-ce que c’est cela, le peuple ?

— Peu importe, dit-il, en fronçant les sourcils.

— Mais c’est un crime !

Deux ou trois frissonnèrent, et d’autres détournèrent les yeux de moi, piteusement ; mais le forgeron ne fit que hausser les épaules. Cependant je ne désespérais pas, je m’apprêtais à en dire davantage, à essayer des menaces, voire des prières ; mais sans me laisser le temps de parler, l’homme le plus rapproché des fenêtres leva la main pour réclamer le silence. Nous entendîmes le tumulte lointain s’apaiser, et dans le calme momentané retentit la sèche détonation d’une arme à feu, suivie d’une autre, et d’une troisième. Puis un rugissement de rage, distinct, articulé, plein de menace.

— Oh Dieu ! m’écriai-je, en regardant à la ronde, tout vibrant d’indignation ; je ne puis supporter cela ! Est-ce que personne ne va agir ? Est-ce que personne ne va rien faire ? Il faut qu’il y ait une autorité. Il faut que quelqu’un soit là pour réduire cette canaille ; ou sinon, je vous préviens, je vous préviens tous, ils finiront par vous égorger aussi ; vous, monsieur le tabellion, et vous, Doury !

— Il y avait quelqu’un, mais il est mort, répliqua Buton.

Le reste du Comité paraissait au supplice.

— Était-il donc le seul ?

— Ils l’ont tué, dit âprement le forgeron ; qu’ils en subissent les conséquences !

— Eux ? m’écriai-je, dans un élan de colère et de pitié. Oui, et vous aussi ! Et vous tous ! Je vous le répète, vous employez la lie du peuple pour écraser vos ennemis ! Mais bientôt vous serez écrasés à votre tour !

Personne ne me répondit ; on se taisait obstinément, et tous les yeux fuyaient mon regard. Je me rendis compte enfin que rien de ce que je pourrais dire ne serait capable de les émouvoir ; et sans ajouter un mot, je tournai les talons et me précipitai dans l’escalier. Je savais déjà, ou du moins je pouvais deviner, où la foule s’était portée, et d’où provenaient les clameurs et les coups de feu. Sitôt donc arrivé sur la place, je me dirigeai vers l’hôtel de Saint-Alais et pris ma course par les rues. Dans ces rues tranquilles je passai sous des fenêtres où des femmes pâles se penchaient curieusement, et sous les vertes persiennes fermées de maisons modernes ; je croisai quelques badauds isolés ; tout le quartier avait un aspect riant ; mais je courais toujours, les oreilles pleines de cette sinistre rumeur, et le cœur serré d’une crainte atroce.

On mettait à sac l’hôtel de Saint-Alais !… Et Denise ? Et sa mère ?…

Je ne songeai à elles que tardivement ; mais cette pensée une fois venue, rien ne put la déloger. Elle contracta mon cœur, qui semblait prêt à s’arrêter. N’avais-je donc sauvé Denise que pour cela ? L’avais-je, au risque de ma vie, sauvée des rustres en démence, uniquement pour qu’elle allât tomber entre les mains plus odieuses de ces misérables en folie, de ces rebuts de la cité ?

Pensée affreuse ! car j’aimais Denise, et tout en courant, je comprenais mieux que je l’aimais. Si je l’avais ignoré jusque-là, cet amour ne pouvait manquer de m’être révélé par l’intensité de souffrance que me causait l’abominable perspective. Deux cents toises au plus séparaient les Trois Rois de l’hôtel de Saint-Alais, mais la distance me sembla infinie. Un siècle me parut s’écouler jusqu’au moment où je m’arrêtai hors d’haleine et pantelant sur la lisière de la foule, et m’efforçai de voir, par-dessus les têtes moutonnantes, ce qui se passait devant moi.

Un coup d’œil suffit à me rassurer ; et je respirai plus librement. La foule n’avait pas encore gain de cause. De chaque côté de l’hôtel de Saint-Alais, elle emplissait la rue dans toute sa largeur ; mais devant l’hôtel même, il restait un espace, maintenu libre par le feu des assiégés. De temps à autre, un homme isolé ou une poignée d’hommes jaillissaient des rangs de la foule, et franchissant d’un trait cet espace libre, attaquaient la porte à coups de haches et de barres de fer, ou voire avec leurs poings nus ; mais à chaque fois un flocon de fumée jaillissait des fenêtres, par les meurtrières percées dans les volets, puis un second coup, un troisième, et les hommes se rejetaient en arrière, ou s’effondraient sur les dalles, et restaient en plein soleil, perdant leur sang.

C’était un affreux spectacle. Bien qu’elle n’osât donner l’assaut en masse qui aurait emporté la place, une rage de bêtes fauves secouait la foule, quand elle voyait tomber ses chefs, et cette rage, à elle seule, eût intimidé les plus braves. Mais quand à cette rage et à ces cris démoniaques s’adjoignaient d’autres sons non moins affreux — les plaintes des blessés et le crépitement de la fusillade (car plusieurs avaient des armes, dans la foule, et tiraient des maisons voisines sur les fenêtres de Saint-Alais) — l’effet devenait formidable. Je ne sais pourquoi, mais l’éclat du soleil, et les grandes façades blanches alignées dans la rue, et la distinction même du quartier, rendaient l’effusion du sang plus hideuse ; si bien que pour un temps la foule ondulante, l’espace découvert jonché de blessés, les hurlements, les blasphèmes ignobles et les coups de feu, tout ce spectacle me parut irréel. Moi-même, qui étais accouru à fond de train et en risque-tout, j’hésitais. J’hésitais à me croire dans Cahors, dans cette ville que j’avais toujours connue si paisible ; et je me demandais si je ne rêvais pas.

Mais cette hypothèse était trop extravagante pour me retenir plus de quelques secondes ; et avec un ahan je me jetai dans la presse, et m’attachai de toutes mes forces à la traverser pour gagner l’espace libre, sans savoir toutefois ce que je ferais une fois arrivé là, ni en quoi ma présence pouvait être utile. Mais à peine avais-je fait un mouvement, que je me sentis empoigner par le bras, et quelqu’un, s’accrochant à moi avec ténacité, me tira en arrière. Je me retournai, prêt à répondre à cette violence par des coups, car j’étais hors de moi ; mais à la vue de l’abbé Benoît je laissai retomber ma main, pour saisir la sienne avec une exclamation joyeuse, et il m’entraîna hors de la presse.

Son visage pâli était morne et consterné ; mais le hasard merveilleux qui me l’avait fait rencontrer me rendit de l’espoir.

— Vous pouvez faire quelque chose ! lui criai-je à l’oreille, tout en lui étreignant la main avec vigueur. Le Comité refuse d’agir, et ceci est un crime. Un crime, mon cher ! Le voyez-vous bien ?

— Qu’y puis-je ? gémit-il.

Et il leva l’autre bras au ciel dans un geste de désespoir.

— Parlez-leur.

— Leur parler ? répondit-il. Est-ce que des chiens enragés s’arrêtent quand on leur parle ? Est-ce que des chiens enragés écoutent ? Comment voulez-vous agir sur eux ? D’où voulez-vous leur parler ? C’est impossible, monsieur. Ils tueraient aujourd’hui père et mère, s’ils rencontraient ceux-ci entre eux et leur vengeance.

— Alors que voulez-vous donc faire ? m’écriai-je avec emportement. Que voulez-vous faire ?

Il hocha la tête ; et je compris qu’il ne voulait rien, qu’il ne pouvait rien. A cette vue, tout mon être se révolta.

— Vous le devez ! Il le faut ! m’écriai-je âprement. Vous avez provoqué le diable, il vous faut l’apaiser ! Est-ce donc là ces libertés dont vous nous entreteniez ? Est-ce là le peuple en faveur de qui vous plaidiez ? Répondez, répondez-moi, qu’allez-vous faire ?

Et je le secouais furieusement.

Il se mit la main sur le visage.

— Que Dieu nous pardonne ! fit-il. Que Dieu nous aide !

Je le regardai, pour la première et unique fois de mon existence, avec mépris, avec rage.

— Que Dieu vous aide ? exclamai-je, hors de moi. Dieu aide ceux qui s’aident eux-mêmes ! C’est vous qui avez amené ceci ! Vous, oui vous ! Vous avez prêché ceci ! A vous maintenant de le réparer !

Il restait muet, tout tremblant. La passion qui m’animait en présence de la férocité populaire ne le soutenait pas, et le courage lui manquait.

— Allons, réparez-le ! répétais-je avec fureur.

— Je ne puis arriver à eux, balbutia-t-il.

— En ce cas, je vais vous ouvrir le chemin ! répliquai-je, impitoyable. Suivez-moi ! Entendez-vous ce tumulte ? Eh bien ! nous allons y jouer un rôle.

Une douzaine de coups de feu venaient de partir, presque en une salve. Nous ne pûmes voir leur résultat, ni ce qui se passait ; mais le fauve mugissement de la populace m’enivrait. Je criai à l’abbé de me suivre, et me précipitai dans la cohue.

De nouveau il me saisit et m’arrêta, s’agrippant à moi avec un entêtement irréductible.

— Si vous tenez à y aller, allez-y par les maisons ! Passez par les maisons d’en face ! me chuchotait-il à l’oreille.

Il me restait assez de raison, quand il l’eut redit deux fois, pour le comprendre et lui obéir. Je me laissai mener par lui. Sitôt hors de la presse, nous nous élançâmes dans une venelle qui longeait le derrière des maisons opposées à l’hôtel de Saint-Alais. Nous n’étions pas les premiers à passer par là : la même idée était déjà venue à quelques-uns d’entre les plus actifs séditieux, qui avaient ainsi gagné les fenêtres d’où ils tiraient. Nous trouvâmes donc ouvertes les portes de plusieurs maisons, d’où nous arrivaient les cris et les blasphèmes de ceux qui en avaient pris possession. Mais nous n’allâmes pas loin. J’avisai la première porte venue, et dépassant vite un groupe terrifié de femmes et d’enfants — les probables occupants de la maison — qui se pressaient alentour, je pénétrai et me dirigeai tout droit vers la porte de la rue.

Deux ou trois hommes de mauvaise mine, au visage noirci de poudre, tiraient par une fenêtre du rez-de-chaussée. Comme je passais, l’un d’eux se retourna et me vit. Avec un blasphème, il me cria de m’arrêter, me prévenant que si je me montrais au dehors, les aristocrates me tireraient dessus. Mais dans ma surexcitation je ne l’écoutai pas ; j’ouvris la porte, et une seconde plus tard je me trouvais sur la rue, seul dans l’espace libre et ensoleillé. J’avais de chaque côté, à cinquante pas, les rangs serrés de la foule ; devant moi se dressait, morne et blanche, la façade de l’hôtel de Saint-Alais. A mon apparition, il s’en échappa un petit flocon de fumée avec un coup de mousquet.

Étonnée de me voir là seul et arrêté, la foule se tut, et je levai la main. Un coup de feu partit au-dessus de ma tête, puis un second ; et un éclat de bois s’arracha des volets verts à la maison d’en face. Puis une voix dans la foule cria de cesser le feu ; et pour un moment tout fut silencieux. Je restai au milieu de la touffeur ardente et sans un souffle, la main levée. C’était l’occasion pour moi, et je l’avais obtenue par miracle ; mais je fus d’abord muet, incapable de trouver mes mots.

Enfin, comme il naissait dans la foule un murmure confus, je parlai.

— Gens de Cahors ! m’écriai-je. Au nom des trois couleurs, arrêtez !

Et, vibrant d’émotion, comme inspiré, tout à coup je m’avançai à pas lents vers la maison assiégée, puis, sous les yeux de tous, je détachai la cocarde de mon revers et la suspendis au heurtoir de la porte. Ensuite je me retournai.

— Je prends possession, criai-je de toutes mes forces, pour être entendu de tous ; je prends possession de cette maison et de tout ce qu’elle renferme, au nom des trois couleurs, de la Nation et du Comité de Cahors. Ceux qui s’y trouvent passeront en jugement, et justice sera faite. Quant à vous, je vous requiers de partir, et de retourner chez vous en paix. Le Comité…

Je n’allai pas plus loin. Sur ce mot une balle siffla à mon oreille et fit sauter le plâtre du mur. Alors, comme si ce bruit avait déchaîné toutes les fureurs populaires, des rugissements d’indignation retentirent. On me sifflait, on m’injuriait, on hurlait : « A la lanterne ! » et : « A bas le traître ! » En un instant, comme si d’invisibles écluses avaient cédé, la foule de chaque côté se précipita tout à coup en avant, et roula vers la porte en une masse compacte, où je me vis aussitôt englouti.

Je m’attendais à être mis en pièces ; mais au lieu de cela je fus simplement bourré de coups, et rejeté de côté. On m’oublia, et tout aussitôt je me perdis dans les remous tournoyants de la masse d’individus qui se jetaient pêle-mêle sur la porte, retombaient les uns sur les autres, et se blessaient réciproquement, dans la furie de leur attaque. Les blessés de tantôt étaient foulés aux pieds, mais personne ne s’arrêtait à leurs appels. Par deux fois, un coup de feu partit de la maison, et chaque coup fut efficace ; mais la presse aux abords de la porte était si grande, et la furie des assaillants si aveugle, que les gens atteints s’effondraient sans qu’on s’en aperçût, et périssaient écrasés sous les talons de leurs complices.

Rejeté contre les balustrades de fer du perron, je m’y cramponnais, et protégé de la poussée par un pilier, je réussis non sans difficulté à me maintenir en place. Mais il m’était impossible de bouger ; je dus rester là tandis que la foule déferlait autour de moi, et, dans un vertige d’horreur, j’y attendis le dénouement. Il se produisit enfin. Les panneaux de la porte, fendus et disloqués, s’abattirent. Les plus avancés des assaillants bondirent vers la brèche. Toutefois l’encadrement, retenu par un gond, résistait encore, et les empêchait d’entrer. A la longue, cet obstacle céda sous leurs coups, et la porte s’abattit avec fracas. Je me jetai dans le torrent, et j’eus le bonheur d’être porté dans l’hôtel parmi les premiers, sans tomber, comme il arriva à plusieurs.

Mon intention était de devancer les autres, et ainsi, gagnant l’étage avant eux, je combattrais au moins pour Denise, si je ne pouvais la sauver. Car j’avais pris la contagion populaire, et le sang me bouillait. Personne de la foule n’était plus que moi disposé à tuer. Je luttai donc de vitesse avec les autres ; mais quand j’arrivai au pied de l’escalier je vis, comme eux, un obstacle qui nous arrêta tous.

C’était M. de Gontaut, qui en cette heure suprême de danger, se haussait au-dessus de lui-même. Il se tenait sur les marches, seul, et regardait de haut les envahisseurs, en souriant. Toute trace de décrépitude et de frivolité avait disparu de son visage qui reflétait uniquement la valeur de sa caste. Il voyait son monde chanceler, la lie et la canaille prêtes à le submerger, tout ce qui avait fait sa joie et sa raison de vivre prêt à disparaître ; il voyait la mort qui l’attendait, sept marches plus bas, et il souriait. Sa fine épée suspendue au poignet, il tapotait sa tabatière en nous regardant de haut ; non plus bavard, volage, et — avec ses histoires de futiles intrigues et sa foi épicurienne — quasi méprisable ; mais fier et assuré, avec des yeux rayonnants de défi.

— Ah, ah ! chiens ! dit-il, vous voulez mériter la potence ?

Durant quelques secondes personne ne bougea. La présence du vieux gentilhomme et son intrépidité en imposaient aux plus vils ; et ils restaient béants, domptés par son regard. Puis il remua. D’un geste posé, comme on salue avant un duel, il leva la garde de son épée, dont il nous présenta la pointe.

— Allons, dit-il, d’un ton plein de mépris amer, ne vous gênez pas. Qui de vous tient à précéder les autres en enfer ? Car j’en veux dépêcher un.

Le charme était rompu. Avec un hurlement, une douzaine de gredins escaladèrent les marches. Je vis l’acier clair flamboyer une fois, deux fois ; et l’un d’eux retomba en arrière et roula sous les pieds de ses collègues. Puis une énorme barre de fer se leva et retomba sur le visage souriant, et le vieux gentilhomme s’affaissa sans un cri ni une plainte, sous une tempête de coups qui le réduisirent aussitôt à l’état de cadavre.

Ce fut l’affaire d’un instant, et je ne pus intervenir. L’instant d’après une vingtaine d’hommes s’élancèrent par-dessus son corps et dans l’escalier, avec d’effroyables hurlements. Je les rejoignis. A droite et à gauche étaient des portes fermées, décorées de peintures à la Watteau. Elles furent enfoncées en un clin d’œil, et la horde sauvage envahit les appartements somptueux, balayant tout sur son passage, renversant et fracassant avec fureur vases, statues, cristaux, miniatures. Avec des clameurs de triomphe, ils emplirent ce salon qui ne connaissait depuis des générations que les grâces et le charme de la vie ; et leurs sabots martelèrent les parquets cirés depuis si longtemps caressés par les traînes des jolies femmes. Tout ce dont ils ignoraient l’usage était arraché et jeté à bas ; en un moment les grands miroirs de Venise furent en pièces, les tableaux crevés et lacérés, les livres lancés par les fenêtres.

Je n’eus de ce spectacle qu’un bref aperçu en m’arrêtant sur le palier. Mais j’en vis assez pour me convaincre que les fugitifs n’étaient pas dans ces pièces-là, et je me précipitai dans l’escalier, vers l’étage supérieur. Malgré la brièveté de ma halte, d’autres m’y avaient précédé. En débouchant sur le palier, je me trouvai devant trois individus qui écoutaient à une porte. En me voyant l’un d’eux se dressa.

— Ils sont ici ! cria-t-il. Il y a une voix de femme ! Arrière !

Et levant une pince de fer il s’apprêtait à enfoncer la porte.

— Halte ! m’écriai-je, d’un ton si impérieux qu’il abaissa son outil. Halte ! Au nom du Comité, je vous ordonne de laisser cette porte. Le reste de la maison est à vous. Pillez-le à votre aise.

Les hommes me dévisageaient.

— Sacré tonnerre ! lança l’un d’eux. Qui donc es-tu, toi ?

— Je suis le Comité ! répondis-je.

Il m’invectiva, le poing levé.

— Décampez ! criai-je avec fureur, sinon je vous fais pendre !

— Hou ! hou ! L’aristocrate ! répliqua-t-il.

Et élevant la voix :

— Par ici, les copains ! par ici ! Un aristocrate ! un aristocrate ! hurla-t-il.

A ces mots une vingtaine de ses pareils surgirent de l’escalier. Je me vis tout aussitôt entouré de faces patibulaires et d’yeux menaçants, d’êtres hideux vomis par les sentines de la ville. Une seconde de plus et ils allaient m’empoigner ; mais avec la rage du désespoir je m’élançai sur l’homme à la pince, et la lui arrachant à l’improviste, en un clin d’œil je l’abattis à mes pieds.

Mais en même temps je perdis l’équilibre, et tombai. Avant que je me fusse relevé, quelqu’un m’envoya sur la tête un coup de sabot qui m’étourdit à moitié ; cependant je réussis à me remettre sur pieds, et tapant comme un sourd je fis reculer mes adversaires, et pour un instant déblayai le terrain autour de moi. Mais la tête me tournait ; un brouillard ronge couvrait ma vue, les objets dansaient devant moi ; je n’arrivais plus à diriger mes coups, et je n’entendais plus les menaces et les nasardes qui m’arrivaient de tous côtés. Quelqu’un me tira par mon habit. Je me retournai en aveugle. Et tout aussitôt un coup formidable me fut porté — par qui et avec quoi, je l’ignorerai toujours — et je tombai comme une masse, privé de connaissance.

CHAPITRE XIV
CELA TOURNE MAL

Le pillage de l’hôtel de Saint-Alais, à Cahors, eut lieu en août, et les feuilles des noyers étaient encore vertes, quand je tombai sans connaissance. Les frênes étaient dénudés, et les chênes avaient pris leur rousse toison, lorsque la conscience des choses me revint peu à peu, et que je retrouvai la volonté de vivre en regardant le paysage automnal de dessus mon oreiller. Mais il s’écoula en réalité bien des jours encore où je menai une vie purement animale, réduit à manger, boire et dormir, et prenant l’abbé Benoît agenouillé à côté de mon lit pour un simple phénomène de la nature. Mais vint enfin une heure, dans les derniers jours de novembre, où la lucidité me revint, alors que ceux qui me veillaient en désespéraient presque ; et mes yeux venant à rencontrer ceux de l’excellent curé, je le vis se détourner pour verser des larmes de joie.

Une semaine plus tard, je savais tout — l’histoire complète, publique et privée, de ce prodigieux automne, que j’avais passé dans mon lit, tel un soliveau. Tout d’abord, et en évitant les sujets qui me touchaient de trop près, l’abbé Benoît me raconta les événements de Paris : les dix semaines de suspicion et d’attente qui suivirent les émeutes de la Bastille, ces semaines durant lesquelles les Faubourgs, timidement contenus par La Fayette et ses gardes nationaux, surveillaient jalousement Versailles, où l’Assemblée ne perdait pas de vue le roi ; la disette qui régna durant cette période harassante, et les bruits renouvelés que la cour méditait un coup de force ; puis ce malencontreux banquet de la reine, d’où sortit l’étincelle qui mit le feu aux poudres ; enfin, la sortie en masse des femmes de la halle sur Versailles, le 5 octobre, qui ramenant de force à Paris le roi et l’Assemblée, et faisant le roi prisonnier dans son propre palais, mit fin à cette période d’incertitude.

— Et depuis lors ? dis-je, en un pâle étonnement. Nous sommes au 20 novembre, me dites-vous ?

— Il ne s’est rien produit, répondit-il, rien que des symptômes et des présages.

— Mais encore ?

Il hocha la tête avec gravité.

— Tout le monde fait partie de la garde nationale : et d’une. Chez nous en Quercy, le corps que M. Hugues avait entrepris de former compte plusieurs milliers d’hommes. Tout le monde est armé, par conséquent. Puis, les lois de chasse étant abolies, tout le monde est chasseur. Et tant de nobles ont émigré, que l’on peut dire qu’il n’y a plus de nobles, ou bien que tout le monde est noble.

— Mais qui gouverne ?

— Les municipalités. Et là où il n’y en a pas, les Comités.

Je ne pus m’empêcher de sourire.

— Et le vôtre, de comité, monsieur le curé ? dis-je.

— Je n’y vais plus, dit-il, en fronçant un peu les sourcils. A parler franc, ils vont trop vite pour moi. Mais j’ai pire encore à vous apprendre.

— Quoi donc ?

— Le 4 août l’Assemblée abolissait les dîmes ecclésiastiques ; avant le milieu du mois on proposait de confisquer les biens de l’Église. Actuellement ce doit être chose faite.

— Hé quoi ! Le clergé va-t-il mourir de faim ? m’écriai-je avec indignation.

— Pas tout à fait, répondit-il avec un sourire mélancolique. Nous allons être payés par l’État… aussi longtemps que nous resterons dans ses bonnes grâces.

Il me quitta là-dessus ; et je restai à rêver, en regardant par la fenêtre, et m’efforçant de me représenter sous son nouvel aspect le monde qui s’étendait autour de moi. Puis André vint m’apporter un bouillon. Je me plaignis de le trouver si fade : la grande rafale de vie extérieure que les nouvelles avaient fait passer dans ma chambre, excitaient mon appétit, et me donnaient le dégoût des tisanes et des drogues.

Mais le vieux valet prit ma réclamation très mal.

— Oh bien ! monsieur, grommela-t-il, à quoi peut-on s’attendre de mieux, lorsque les fermages ne rentrent pas, qu’on a tordu le cou à la moitié de vos pigeons, et qu’il ne reste pas un lièvre dans le pays ? Quand on voit tout le monde chasser et baguenauder, et les forgerons et les tailleurs se pavaner à cheval — oui, et voire l’épée au côté ! — quand la noblesse a disparu ou se cache la tête dans l’oreiller, il n’y a rien d’étonnant à ce que le bouillon soit fade ! Si monsieur le vicomte aimait le bouillon fort, il aurait dû avoir la prudence de garder la vache lui-même, et non…

— Ta ta ta, mon ami, dis-je, en fronçant les sourcils à mon tour. Que devient Buton ?

— Monsieur veut parler de M. le capitaine Buton ? répondit le vieux valet en ricanant. Il est à Cahors.

— Et y a-t-il eu quelqu’un de puni pour… pour l’affaire de Saint-Alais ?

— On ne punit plus personne, de nos jours, répliqua André, vertement. Sauf parfois un meunier, que l’on pend sous prétexte que le blé est cher.

— En ce cas Petit-Jean lui-même…

— Petit-Jean est parti à Paris. Il est probablement à l’heure qu’il est major ou colonel.

Sur ce dernier trait le vieux valet me laissa, et je restai à la torture. Car je n’avais pas encore trouvé le courage de demander la seule chose que je désirais savoir ; cette chose qui avait développé en moi, parallèlement au retour de mes forces, d’abord une vague inquiétude, transformée par degrés en une angoisse redoutable, en une crainte accablante qui pesait sur moi comme un cauchemar, et en dépit de ma jeunesse minait mon existence, et retardait ma guérison.

J’ai lu qu’en certains cas l’amour s’éteint avec la fièvre, et que des gens se relèvent guéris non seulement de leur maladie, mais de la passion qui les consumait lorsqu’ils s’alitèrent. Mais tel ne devait pas être mon cas : dès l’instant où cette angoisse vague et sans cause prit forme et consistance, et où je vis sur les rideaux verts de mon lit un pâle visage d’enfant, un visage qui tantôt pleurait et tantôt me regardait triste et suppliant, — dès cet instant Denise ne resta plus une heure absente de mon esprit. Les pensées qu’elle me consacrait dans sa détresse, les muets élans de son cœur vers moi, jouèrent-ils un rôle dans cette hantise ? Dieu le sait ! Mais tel était le fait.

Le lendemain cependant, je fus délivré de cette crainte opprimante. L’abbé Benoît, j’imagine, avait résolu d’entamer ce sujet ; car sa première question, après s’être informé de ma santé, alla droit au fait.

— Vous ne m’avez jamais demandé ce qui s’est passé après que vous fûtes blessé, monsieur le vicomte, dit-il après une courte hésitation. Vous rappelez-vous ?

— Je n’ai rien oublié, dis-je en laissant échapper une plainte.

Il poussa un soupir de soulagement. Il devait craindre que je n’eusse le cerveau dérangé.

— Et pourquoi ne l’avez-vous jamais demandé ? reprit-il.

— Ne le comprenez-vous donc pas, mon ami ? exclamai-je d’une voix altérée, en me soulevant, et retombant dans mon fauteuil, en proie à une agitation incoercible. Ne comprenez-vous pas que je voulais garder l’espoir ? Mais à présent ne me torturez pas davantage. Racontez, racontez-moi tout, mon ami, et alors…

— Je n’ai rien que d’heureux à vous raconter, répliqua-t-il joyeusement, afin de dissiper mes craintes dès les premiers mots. Vous savez tout le pis. Le pauvre M. de Gontaut fut tué dans l’escalier. Il était trop peu ingambe pour fuir. Les autres, jusqu’au dernier des serviteurs, ont gagné les toits des maisons voisines.

— Et ils ont échappé ?

— Oui. La ville a été en effervescence durant plusieurs heures, mais ils étaient bien cachés. Je crois qu’ils ont quitté le pays.

— Vous ne savez donc pas où ils sont ?

— Non. Je n’ai revu personne d’entre eux depuis l’attentat. Mais j’ai ouï dire qu’ils étaient dans un château ou dans l’autre, chez les Harincourt, ou ailleurs. Puis les Harincourt sont partis, vers la mi-octobre, et M. de Saint-Alais et sa famille ont dû les accompagner.

Dans l’excès de ma joie je restai tout d’abord incapable de dire un mot. Puis :

— Et vous ne savez rien de plus ?

— Rien, répondit le curé.

Mais c’en fut assez pour moi. Lors de sa visite suivante, j’étais en état de me promener avec lui sur la terrasse. Je recouvrai mes forces avec rapidité. Toutefois, à mesure que l’air et l’exercice me revigoraient, je voyais l’excellent prêtre décliner. Son visage doux et sensible devenait de jour en jour plus sombre, et sa taciturnité croissait. Si je lui en demandais la raison :

— Cela tourne mal, cela tourne mal, répondait-il. Et, Dieu me pardonne, je n’en suis pas innocent.

— Qui donc l’est ? disais-je, pour l’apaiser.

— Mais j’aurais dû prévoir ! répliqua-t-il, en se tordant les mains ouvertement. J’aurais dû me rappeler que le premier don fait par Dieu à l’homme est l’ordre. L’ordre !… Et aujourd’hui, dans Cahors, les tribunaux sont comme inexistants : les anciens magistrats ont peur, on se moque des anciennes lois, et on ne peut même plus recouvrer une créance ! L’ordre ! Mais quand un criminel est jeté en prison, la pire chose qu’il ait à craindre aujourd’hui, c’est d’y être oublié. L’ordre ! Et je ne vois partout que des armes ; et ceux qui ne savent pas lire en remontrent aux plus instruits ; et ceux qui ne payent pas d’impôts disposent de l’argent de ceux qui les payent ! Je vois la ville dans la disette, et les paysans vont à la chasse ou se croisent les bras : quand l’avenir est incertain, qui donc travaillerait encore ? Les hôtels des riches sont déserts et leurs serviteurs meurent de faim ; on ne vend et on n’achète que le strict nécessaire, il n’y a plus ni industrie, ni commerce, ni trafic !… Je vois toutes ces choses, monsieur le vicomte, et je ne dirais pas : Mea culpa, mea maxima culpa ?

— Mais la liberté, fis-je timidement. Vous-même m’avez dit une fois qu’une certaine rançon devait…

— La liberté est-elle donc la licence de faire le mal ? répliqua-t-il avec une chaleur croissante. (Je l’avais vu rarement aussi ému.) La liberté est-elle la licence de voler ? La tyrannie cesse-t-elle d’être tyrannie, quand les tyrans sont mille au lieu d’un seul ? Monsieur le vicomte, je ne sais plus que faire, non, je ne le sais plus, continua-t-il. Pour un peu je m’en irais par le monde, pour dédire à tout prix ce que j’ai dit, et défaire ce que j’ai fait ! Oui, pour un peu ! je ne sais ce qui me retient !

— Serait-il arrivé encore quelque chose ? dis-je, tout étonné par cette sortie. Quelque chose que j’ignore ?

— L’Assemblée nous a dépouillés de nos dîmes et de nos biens, répondit-il avec amertume. Vous le savez, cela. En tant qu’Église on nous conteste le droit à l’existence. Vous savez cela. On vient maintenant de décréter la suppression de toutes les maisons religieuses. Bientôt on fermera aussi nos églises et nos cathédrales. Et on rétablira le paganisme !

— C’est insensé ! m’écriai-je.

— Mais cela est.

— La suppression, oui. Mais pour les églises et les cathédrales…

— Pourquoi pas ? répondit-il avec tristesse. Dieu sait combien il reste peu de foi. La chose n’est que trop possible. Je la vois venir. Notre témoignage à nous qui croyons est d’autant plus nécessaire.

Je ne compris pas bien sur le moment ce qu’il voulait dire ou à quoi il faisait allusion ; mais je vis que sa conscience scrupuleuse se tourmentait à l’idée qu’il avait hâté la catastrophe ; et je me sentis mal à l’aise quand il n’apparut pas le lendemain à l’heure ordinaire de sa visite. Il vint le jour suivant ; mais il était abattu et morose, et lors de son départ il prit congé de moi avec une douceur si navrée que je fus tenté de le rappeler. Le lendemain il ne vint de nouveau pas ; ni le jour d’après. Alors j’envoyai chez lui, mais trop tard : mon messager s’entendit répondre par la vieille gouvernante qu’il était parti de chez lui brusquement, après s’être entendu avec un curé du voisinage pour se faire remplacer par lui durant un mois.

J’étais alors en état de sortir un peu, et je fis la route à pied jusqu’à sa maisonnette. Je n’y appris rien de plus, si ce n’est qu’un père capucin avait été son hôte pendant deux nuits, et que M. le curé était parti pour Cahors mécontent et préoccupé. Les villageois que je rencontrai en chemin me saluèrent avec respect, et même avec sympathie : c’était la première fois que je réapparaissais dans le hameau ; mais l’ombre de suspicion que j’avais remarquée sur leurs visages des mois auparavant s’était accentuée depuis lors. Ils perdaient la notion exacte des distances, comme de nos droits respectifs ; et timides devant moi et doutant d’eux-mêmes, ils étaient bien aises de me voir m’éloigner.

Devant le portail de l’avenue je rencontrai un homme que je connaissais ; un marchand de vin d’Aulnoy. Je m’arrêtai pour lui demander si la famille était au château.

Il me regarda tout surpris.

— Non, monsieur le vicomte, dit-il. Ils ont quitté le pays depuis plusieurs semaines… après que le roi s’est laissé persuader d’aller à Paris.

— Et M. le baron ?

— Lui aussi.

— Ils sont partis pour Paris ?

L’homme, un honnête bourgeois, me fit un clin d’œil.

— J’ai dans l’idée que non, monsieur. Vous devez le savoir mieux que moi, monsieur le vicomte ; mais si je disais Turin, je pense que je ne me tromperais pas de beaucoup.

— J’ai été malade, expliquai-je. Et je ne suis au courant de rien.

— Votre place serait plutôt à Cahors, répondit-il avec une bienveillante rudesse. Les nobles sont là pour la plupart, ceux qui ne sont pas partis au delà. Par le temps qui court, la ville est plus sûre que la campagne. Ah ! si mon père vivait encore…

Il compléta sa phrase inachevée par un haussement des sourcils et des épaules, me salua, et s’éloigna. Il était visible, en dépit de sa surprise, que la révolution lui était agréable, bien qu’il dissimulât sa joie, par politesse.

J’éprouvai un sentiment de solitude et de tristesse en rentrant au château. Dépouillés du voile de verdure qui adoucissait leurs lignes, en été, la grande bâtisse de pierre, avec la tour seigneuriale, la poivrière et le pigeonnier, se découpaient crûment au fond de l’avenue ; ils semblaient en quelque façon mystérieuse partager ma solitude et m’entretenir des mauvais jours qui étaient notre lot commun. En perdant l’abbé Benoît, je perdais mon unique compagnie, et cela juste au moment où le besoin de société et le désir d’une vie plus active s’éveillaient en moi, avec le retour de mes forces. Comme je faisais cette réflexion mélancolique, j’eus l’agréable surprise de voir, en m’approchant de la porte, un cheval attaché à l’anneau voisin de celle-ci. La selle était munie de fontes, et il y avait de la boue sur le harnais.

Je trouvai André dans la salle, mais à mon étonnement, au lieu de m’informer du nom du visiteur, il continua d’épousseter une table, sans se retourner vers moi.

— Qui est ici ? demandai-je d’un ton acerbe.

— Personne, répondit-il.

— Personne ? Alors à qui est ce cheval ?

— C’est celui du forgeron, monsieur.

— Comment ? de Buton ?

— Hé oui, de Buton ! C’est une nouveauté que de l’attacher à la porte d’honneur, ajouta-t-il, ironiquement.

— Mais que fait-il ? Où est-il ?

— Il est là où il doit être, c’est-à-dire aux écuries, répliqua le vieux valet, d’un air revêche. Je dois dire que c’est le premier travail honnête qu’il ait accompli depuis longtemps.

— Il ferre des chevaux ?

— Que ferait-il d’autre ? Monsieur aurait-il l’intention de l’inviter à dîner avec lui ?

Sans m’arrêter à cette impertinence, je me dirigeai vers les écuries. J’entendis le râle du soufflet ; et en tournant le coin du bâtiment je tombai sur Buton au travail avec deux de ses aides. Le maréchal avait mis bas son habit, et ceint du vaste tablier de cuir, avec ses bras nus et noircis, il ressemblait au Buton d’il y avait six mois. Mais sur le devant de la forge se trouvaient des vêtements pliés avec soin en un petit tas : un habit bleu à revers rouges, un long gilet bleu, surmontés d’un chapeau à large cocarde tricolore. Quand il laissa retomber le pied du cheval dont il s’occupait, il se redressa pour me saluer, et me regarda d’un nouvel air, où il entrait de l’humilité et du défi.

— Est-il possible ? dis-je, le persiflant. C’est trop d’honneur, monsieur le capitaine ! Être ferré par un membre du Comité !

— Monsieur le vicomte a-t-il quelque chose à me reprocher ? dit-il, en rougissant sous son hâle.

— Moi ? Pas du tout. Je suis seulement accablé sous l’honneur que vous me faites.

— Je suis venu ici une fois par mois pour ferrer, reprit-il avec obstination. Monsieur a-t-il à se plaindre que ses chevaux ont souffert ?

— Non. Mais…

— Le château de monsieur le vicomte a-t-il souffert ? Lui a-t-on brûlé une seule gerbe de blé, pris un poulain dans ses prairies, ou un œuf dans son poulailler ?

— Non, dis-je.

Buton hocha la tête gravement.

— Puisque donc monsieur n’a rien à me reprocher, reprit-il, monsieur voudra bien me laisser finir mon ouvrage. Ensuite, je lui ferai part du message que j’ai à lui transmettre. Mais c’est confidentiel, et la forge…

— Ne vaut rien pour les secrets, même ceux du forgeron, répliquai-je, en lui lançant par-dessus l’épaule ce trait du Parthe. Eh bien ! venez me rejoindre sur la terrasse quand vous aurez fini.

Il arriva une heure plus tard, l’air fortement empêtré dans ses beaux habits, et l’épée — Dieu me pardonne ! — oui, l’épée au côté. Le fameux secret me fut bientôt révélé : il était porteur d’un brevet me nommant lieutenant-colonel de la garde nationale de la province.

— Ce brevet vous a été conféré sur ma demande, dit-il, avec une fierté maladroite. Il y en avait plusieurs, monsieur le vicomte, qui estimaient que vous ne vous étiez pas trop bien conduit dans l’affaire de l’émeute, mais je les ai vite remis à leur place. En outre j’ai déclaré : « Sans lieutenant-colonel, pas de capitaine ! » Et ils ne peuvent se passer de moi. C’est moi qui maintiens le calme par ici.

Quelle situation ! En vérité je ne sais si je la trouvai d’abord plus ridicule ou plus humiliante ! Six mois plus tôt, j’aurais déchiré cette feuille dans un accès de rage et lui en jetant les morceaux à la figure, l’aurais chassé loin de ma présence à coups de canne. Mais il s’était passé beaucoup de choses depuis lors ; et je sus même résister à la tentation de donner libre cours aux éclats de rire d’une sombre gaieté. Je la refoulai d’un effort dicté en partie par la prudence, en partie par un mobile plus noble : le souvenir du fruste attachement que cet homme m’avait témoigné dans les pires circonstances. Je le remerciai donc, tout en me contenant à grand’peine, et lui dis que j’en écrirais au Comité.

Il ne s’en allait toujours pas, se dandinant d’un de ses grands pieds sur l’autre ; et j’attendais avec une politesse railleuse qu’il débitât son affaire. Enfin il grommela :

— Il y a encore une chose que je voulais vous dire, monsieur le vicomte. C’est que M. le curé a quitté Saux.

— Et alors ?

— Oh ! c’est un brave homme, ou plutôt c’en était un, poursuivit-il à contre-cœur. Mais il va se jeter dans un guêpier, et vous feriez bien de l’en avertir.

— Comment ? dis-je. Savez-vous où il est ?

— Je le devine. Il est là où il y en a d’autres aussi, et où il y aura bientôt du grabuge. Ce n’est pas pour rien qu’on voit ces pères capucins courir le pays. Quand ces corbeaux retourneront chez eux, il y aura du grabuge. Et je ne veux pas qu’il y soit mêlé.

Le ton du forgeron était devenu sauvage et menaçant.

— Je n’ai pas la moindre idée du lieu où il se trouve, dis-je froidement. Ni de ce que vous voulez dire.

— Il est allé à Nîmes, répondit-il.

— A Nîmes ? m’écriai-je, stupéfait. Comment le savez-vous ? Vous êtes mieux renseigné que moi.

— Je le sais, répondit-il. Et je sais aussi ce qui se brasse là-bas. Et beaucoup d’autres sont au courant. Mais cette fois les Saint-Alais et leurs séides, monsieur le vicomte, — oui, ils y sont bien tous, — ne nous échapperont pas. Nous leur casserons la tête. Oui, monsieur le vicomte, ne vous y trompez pas, reprit-il, en fixant sur moi des prunelles enflammées par la méfiance et la colère, n’allez pas vous fourrer dans cette manigance ! Nous sommes le peuple ! Oui, le peuple ! Et malheur à tous ceux qui se trouvent sur notre chemin.

— Allez, dis-je. J’en ai entendu assez. Retirez-vous.

Il me regarda un instant comme prêt à répliquer. Mais les vieilles habitudes l’emportèrent, et sur un mot d’adieu bourru il s’éloigna en faisant le tour de la maison. Une minute plus tard j’entendis le trot de son cheval qui descendait l’avenue.

Je lui avais moi-même coupé la parole ; et néanmoins à peine était-il parti que j’aurais voulu le rappeler, afin de lui en demander davantage. Les Saint-Alais à Nîmes ? L’abbé Benoît à Nîmes ? Et un complot se brassant là-bas, auquel tous prenaient part ? Tout à coup cette nouvelle m’ouvrit pour ainsi dire une échappée sur le monde extérieur, et en y regardant je cessai de me sentir claustré dans la solitude de la campagne, loin de toute compagnie. La grande cité du Midi, blanche et poussiéreuse, m’apparaissait ; je voyais les troubles s’y élever, et au milieu de ces troubles, me regardant avec tristesse, Denise de Saint-Alais.

L’abbé Benoît était parti là-bas. Pourquoi n’irais-je pas ?

Je me promenais de long en large, dans un grand trouble d’esprit. Plus je considérais cette idée, plus elle me séduisait ; plus je songeais à la morne inaction où j’étais condamné à croupir chez moi, faute de consentir à fraterniser avec Buton et sa clique, plus j’étais séduit par le désir du départ.

Et après tout pourquoi pas ? Pourquoi n’irais-je pas ?

J’avais en poche mon brevet, aux termes duquel j’étais non seulement nommé de la garde nationale, mais désigné comme ci-devant, « président du Comité de Salut public de la généralité de Quercy ». En me tenant lieu de papiers et de passeport, ce document me faciliterait le voyage. Ma longue maladie était un prétexte tout trouvé pour justifier un changement d’air, et expliquer mon absence de chez moi. J’avais au château plus d’argent qu’il ne m’en fallait. En un mot, je ne rencontrerais aucune difficulté, ni rien qui m’empêchât, si je me résolvais au départ. Je pouvais suivre ma fantaisie.

Mon choix fut bientôt fait. Le lendemain je montai à cheval pour la première fois, trottai deux tiers de lieue sur la route, et rentrai chez moi harassé.

Les jours suivants je poussai jusqu’à Saint-Alais, où je vis les ruines du château, et m’en revins. Cette fois j’étais moins fatigué.

Le lendemain dimanche, je me reposai ; et le lundi j’allai jusqu’à mi-chemin de Cahors, et retour. Ce soir-là, je nettoyai mes pistolets, et sous ma direction, Gilles fit mes valises. Je pris deux habits simples, l’un à mettre sur moi, et l’autre de rechange, plus un chapeau orné d’une petite rosette tricolore. Le matin suivant, 6 mars, je me mis en route ; et me séparant d’André à la sortie du village, tournai bride vers Figeac. La sensation d’être libre et d’échapper aux difficultés et aux embarras, avec l’espoir de ce que j’allais trouver, me firent passer une première heure exquise, et ne cessèrent de me soutenir jusqu’à l’heure où le soleil de mars disparut et fut remplacé par cette obscurité glacée du soir, qui dans un endroit inconnu et nouveau est toujours sombre et mélancolique.

CHAPITRE XV
A MILLAU

Je rencontrai bon nombre de singularités au cours de ce voyage. Telles, par exemple, de voir dans les champs des paysans armés ; d’arriver dans chaque village sur des hommes à l’exercice ; d’entrer dans les auberges pour y trouver une douzaine de rustres attablés devant des verres de vin, parfois même devant un encrier, et que l’on m’apprenait s’intituler un Comité. Mais vers le soir du troisième jour, je vis quelque chose de plus singulier que tout cela. Je commençais à remonter la vallée du Tarn qui, à Millau, s’enfonce dans les Cévennes ; le vent soufflait du nord, le ciel était couvert, le paysage grisâtre et nu ; à une lieue devant moi la montagne dressait son massif morne et bleuâtre. Soudain, comme je marchais fatigué à côté de mon cheval, j’ouïs un chœur de voix qui chantaient. Je regardai autour de moi. Le son, clair et doux comme une musique surnaturelle, semblait sortir de terre juste à mes pieds.

Quelques pas plus loin, j’eus la clef du mystère. Je me trouvai sur le bord d’un petit creux de terrain, et vis devant moi les toits d’un hameau, et en deçà de celui-ci une réunion d’une centaine d’individus, hommes et femmes. Ils dansaient et chantaient alentour d’un grand arbre dépouillé de ses feuilles mais tout pavoisé ; quelques vieillards étaient assis contre son tronc, à l’intérieur du cercle, et n’eussent été le froid et le paysage d’hiver, j’aurais pu me croire à la fête du Mai.

Mon apparition fit tout d’abord cesser les chants ; puis deux des vieux paysans traversèrent le cercle et vinrent à moi, en se tenant par la main.

— Honneur à Vlais et Giron ! cria l’un.

— Honneur à Giron et Vlais ! cria l’autre.

Et sans me laisser le temps de répliquer, tous deux ajoutèrent :

— Vous arrivez en un jour de bonheur !

Je ne pus m’empêcher de sourire.

— J’en suis fort aise, dis-je. Mais permettez-moi de vous demander le motif de cette réunion.

— Les communes de Giron et Vlais, de Vlais et Giron, répondirent-ils, mêlant leurs voix, ne font plus aujourd’hui qu’une seule. Aujourd’hui, citoyen, les anciennes limites disparaissent, les vieilles rivalités meurent. Le noble cœur de Giron, le noble cœur de Vlais, battent à l’unisson.

J’eus peine à ne pas rire de leur naïveté ; par bonheur, à ce moment, les chants et les danses reprirent alentour de l’arbre, et cette ronde, même par ce temps, avait quelque chose de gracieux, qui rappelait une fête de Watteau. Je félicitai les deux paysans.

— Mais, citoyen, ceci n’est rien, répliqua le premier avec une parfaite gravité. Ce ne sont pas seulement les limites des communes qui disparaissent ; celles des provinces sont également une chose du passé. A Valence, au delà des montagnes, les deux rives du Rhône se sont tendu la main et juré une amitié éternelle. Désormais tous les Français sont frères ; tous les Français sont de toutes les provinces.

— Voilà une idée superbe ! fis-je.

— Aucun fils de la France ne versera jamais plus le sang français ! continua-t-il.

— Ainsi soit-il.

— Catholiques et protestants, protestants et catholiques vivront en paix ! Il n’y aura plus de procès. Le blé circulera librement, sans entrave de péages ou de taxes. Tous seront libres, citoyen. Tous seront riches.

Ils continuèrent sur le même ton de simplicité ingénue et avec la même confiance naïve ; mais mon attention dévia, attirée qu’elle fut par un homme assis au pied de l’arbre, entre les paysans, mais qui me parut être d’une classe différente. Grand et mince, avec de longs cheveux noirs et des traits sévères et durs, il n’y avait rien dans son aspect extérieur pour le différencier de ceux qui l’entouraient. Son habillement, un grossier costume de chasse, était vieux et rapiécé ; les éperons de ses bottes brunes et boueuses étaient rouillés et tordus. Mais son port avait une aisance qui manquait aux autres ; et je lus un paisible mépris dans le regard qu’il promenait sur la ronde rustique.

Je ne remarquai pas qu’il s’aperçût de mon attention, mais je n’avais pas fait cent pas sur le chemin, après avoir pris congé des deux maires, que j’entendis un pas, et me retournant, vis l’étranger qui me suivait. Il me fit signe, et je m’arrêtai pour lui laisser le temps de me rejoindre.

— Vous allez à Millau ? dit-il, sans préambule et avec un fort accent du pays, mais du ton de celui qui parle à un égal.

— Oui, monsieur, dis-je. Mais je doute d’y arriver ce soir.

— J’y vais également, répondit-il. Mon cheval est resté au village.

Et sans rien ajouter il marcha à côté de moi jusqu’à ce que nous fûmes au hameau. Arrivé là — l’endroit était désert — il tira d’une écurie une piètre jument, et se mit en selle. Je le regardai faire en silence.

— Que pensez-vous de cette bêtise ? dit-il tout à coup, quand nous eûmes repris notre route.

— Je crains qu’ils ne se fassent des illusions, répliquai-je en me tenant sur mes gardes.

Il eut un gros rire plein de mépris.

— Ils se figurent que l’âge d’or est arrivé, dit-il. Et dans un mois ils verront leurs granges brûlées et eux-mêmes égorgés.

— Je souhaite que non, dis-je.

— Oh ! moi aussi, répliqua-t-il d’un air cynique. Je souhaite bien que non, comme de juste. Mais dans ce cas même, Vive la Nation ! Vive la Révolution !

— Hé quoi, si tels en doivent être les fruits ? demandai-je.

— Et pourquoi pas ? reprit-il, en fixant sur moi ses yeux sombres. C’est chacun pour soi, et l’ancien ordre de choses n’a pas tant fait pour moi que je doive craindre d’essayer le nouveau. Il me laissait à crever la faim sur un vieux donjon, auprès d’un vieux colombier, entre quatre murs de pierre nue, avec un vieux pot noirci en fait de vaisselle plate ! Et cela tandis que des femmes et des traitants, des muguets parfumés et des abbés fainéants paradent devant le roi ! Et pourquoi ? Parce que je suis resté, monsieur, ce que la moitié de la nation était autrefois.

— Vous êtes protestant ? hasardai-je.

— Oui, monsieur, et gentilhomme pauvre, répondit-il avec amertume. Le baron de Géol, à votre service.

En retour de sa politesse je lui donnai mon nom.

— Vous portez les trois couleurs, dit-il ; et pourtant vous me jugez excessif ? Je répondrai à cela que c’est très joli pour vous, mais que nous sommes des gens différents. Vous êtes sans doute père de famille, monsieur le vicomte, avec femme…

— Pas le moins du monde, monsieur le baron.

— Alors, une mère, une sœur…

— Non, dis-je en souriant. Je n’ai ni l’une ni l’autre. Je suis absolument seul au monde.

— Vous avez du moins un toit, persista-t-il, de la fortune, des amis, un emploi, ou l’espoir d’en avoir un ?

— Oui, dis-je, c’est exact.

— Tandis que moi… moi, reprit-il, d’une voix que sa surexcitation rendait gutturale, je n’ai rien de tout cela. Je ne puis entrer dans l’armée : je suis protestant ! Je me vois exclu des fonctions de l’État : je suis protestant ! Je ne puis être avocat ni juge : je suis protestant ! Les écoles royales me sont fermées : je suis protestant ! Je ne puis témoigner en justice : je suis protestant ! Je… aux yeux de la loi, je n’existe pas ! Moi, moi, monsieur, continua-t-il plus posément et d’un accent non dénué de noblesse, alors que mes ancêtres ont figuré devant les rois, alors que le grand-père de mon grand-père a sauvé la vie de Henry IV, devant Coutras, je n’existe pas !

— Mais maintenant ? dis-je, ému par son ton d’emportement.

— Ah oui, maintenant, répondit-il d’un air sombre, cela ne sera plus pareil. Maintenant cela va être tout autre, si toutefois ces noirs corbeaux de prêtres ne font pas rétrograder à nouveau la marche du progrès. C’est pour cela que je me suis mis en route.

— Vous allez à Millau ?

— J’habite près de Millau, répondit-il. Et j’ai été absent de chez moi. Mais ce n’est pas chez moi que je retourne à cette heure. Je vais plus loin, à Nîmes.

— A Nîmes ? fis-je, avec étonnement.

— Oui, reprit-il, à Nîmes.

Et il me jeta du coin de l’œil un regard presque menaçant, et n’ajouta plus rien. Le soir tombait ; la vallée du Tarn, que suivait notre route, bien que fertile et agréable à voir en été, offrait en cette saison, et dans le crépuscule, un aspect farouche et désolé. A droite et à gauche, les montagnes nous dominaient ; et lorsque la route se rapprochait de la rivière, le bruissement de l’eau torrentueuse et tournoyant au-dessous de nous parmi les rochers, aggravait la mélancolie du paysage. Je frissonnai. L’incertitude de mon but, l’incertitude de tout, le sombre silence de mon compagnon, m’oppressaient. Je fus bien aise quand il sortit de sa rêverie, et me montra les lumières de Millau éparpillées dans une petite plaine que font les montagnes en s’écartant de la rivière.

— Vous allez sans doute à l’auberge ? dit-il, comme nous arrivions dans les faubourgs. Demain, si vous allez à Nîmes, voulez-vous… Mais vous préférez peut-être voyager seul ?

— Loin de là, répondis-je.

— Eh bien ! je partirai de la porte de l’est, vers huit heures, répliqua-t-il d’un air bourru. Bonne nuit, monsieur.

Je lui rendis son souhait, et le quittai pour entrer dans la ville. Je passai par des rues étroites et laides, sous des voûtes sombres et des lanternes suspendues, qui grinçaient et se balançaient au vent, et faisaient de vains efforts pour dissiper la lugubre obscurité. Bien que la nuit fût complète, les gens circulaient activement, ou se tenaient sur le pas des portes ; ce bourg, après la solitude que je venais de traverser, prenait des airs de grande ville. Je m’aperçus bientôt qu’une petite troupe suivait mon cheval. Avant que j’eusse atteint l’auberge, qui se trouvait sur une place à peine éclairée, cette troupe était devenue une foule, et menaçait de se refermer sur moi : l’individu qui marchait le plus près de moi examinait attentivement mes traits, tandis que d’autres, plus éloignés, s’adressant à leurs voisins ou à des personnages entrevus aux fenêtres des rez-de-chaussée, criaient que c’était lui !

Je trouvai la chose assez alarmante. Mes suiveurs ne me molestaient toujours pas ; mais quand je m’arrêtai ils s’arrêtèrent aussi, et je fus forcé de descendre de cheval presque dans leurs bras.

— Est-ce ici l’auberge ? demandai-je aux plus proches, tout en m’efforçant de faire bonne contenance.

— Oui, oui, crièrent-ils d’une seule voix, c’est ici l’auberge !

— Mon cheval…

— On prendra soin du cheval. Entrez seulement ! entrez !

Je n’avais guère de choix, tant ils me serraient de près. Avec une insouciance affectée, j’obéis, comptant qu’ils ne me suivraient pas, et qu’à l’intérieur on m’apprendrait la raison de leur conduite. Mais j’eus à peine le dos tourné qu’ils entrèrent pêle-mêle derrière et autour de moi, et me soulevant presque de terre, me poussèrent bon gré mal gré dans l’étroit couloir de la maison. Je voulus résister, protester ; mais les plus avancés étouffèrent ma voix en appelant à grands cris :

— M. Flandre ! M. Flandre !

Par bonheur, celui auquel ils s’adressaient n’était pas loin. Une porte vers laquelle on me poussait s’ouvrit, et il apparut. C’était un homme d’une obésité monstrueuse, avec une figure à l’avenant. Il nous examina tout d’abord, ahuri par cette invasion. Puis avec colère, il demanda de quoi il s’agissait.

— Ventrebleu ! s’écria-t-il. Est-ce ici ma maison ou la vôtre, sacripants ? Qui est cet individu ?

— Le capucin ! le capucin ! crièrent une dizaine de voix.

— Ho ! ho ! répliqua-t-il, avant que j’eusse le temps de parler. Apportez de la lumière !

Deux ou trois femmes aux bras nus, que le bruit avait attirées sur le seuil de la cuisine, s’approchèrent avec des chandelles, et les élevant au-dessus de leurs têtes, m’examinèrent avec curiosité.

— Ho ! ho ! reprit-il. Est-ce là le capucin ? Vous l’avez donc attrapé ?

— Est-ce que j’ai l’air d’un capucin ? exclamai-je, furieux, en repoussant ceux qui me serraient de trop près. Mordieu ! Est-ce ainsi que vous recevez vos hôtes, monsieur ? Ou bien est-ce que tout le monde est devenu fou dans cette ville ?

— Vous n’êtes pas le moine ? dit-il, un peu démonté, à ce que je vis, par ma hardiesse.

— Ne viens-je pas de vous dire que je ne le suis pas ? Est-ce que dans votre pays les moines ont l’habitude de voyager bottés et éperonnés ? ripostai-je.

— En ce cas, vos papiers ! reprit-il sèchement. Vos papiers ! Il faut que vous sachiez, continua-t-il en se bouffissant les joues, que je suis maire de la ville aussi bien qu’hôtelier, et que je dirige la prison aussi bien que l’auberge. Vos papiers, monsieur, si vous préférez la seconde à la première.

— Devant vos amis que voilà ? dis-je d’un air dégoûté.

— Ce sont de bons citoyens, répondit-il.

Je craignais un peu, en cette extrémité, que si je tirais mon brevet de ma poche, il ne produisît pas tous les effets que j’en attendais. Mais je me voyais contraint, et ne pouvais finalement y perdre ; aussi après une courte hésitation, je l’exhibai. Il était heureusement libellé en termes flatteurs et il donna au maire, je ne sais trop pourquoi, l’idée que j’étais réellement chargé d’une affaire d’État. Lorsqu’il l’eut parcouru, donc, il se répandit en excuses, sollicita l’honneur de me rendre ses devoirs, et déclara à la foule attentive qu’elle avait commis une erreur.

J’estimai tout d’abord singulier que la foule ne parût pas le moins du monde embarrassée de sa méprise. Au contraire, tous s’empressèrent de me féliciter de mon innocence, et ils allèrent dans leur bonne humeur jusqu’à me taper sur l’épaule. D’aucuns allèrent veiller à ce qu’on mît mon cheval à l’écurie, ou donner des instructions en ma faveur, et les autres ne tardèrent pas à se disperser, me laissant tenté de croire qu’ils m’auraient pendu au prochain réverbère avec la même satisfaction stupide.

Lorsqu’il n’en resta plus que deux ou trois, je demandai au maire pour qui l’on m’avait pris.

— Pour un moine déguisé, monsieur le vicomte, répondit-il. C’est un très dangereux individu, que l’on sait être en chemin avec deux dames, pour Nîmes. Et l’ordre de l’arrêter m’a été envoyé de haut lieu.

— Mais je suis seul ! protestai-je. Je n’ai pas de dames avec moi !

Il haussa les épaules.

— Précisément, monsieur le vicomte, répliqua-t-il. Mais nous tenons les deux dames. Elles ont été arrêtées hier matin, alors qu’elles tentaient de traverser la ville en voiture. Nous savons donc que lui également est seul.

— Oh ! oh ! dis-je. Ainsi donc à présent il ne vous manque plus que lui ? Et de quoi l’accuse-t-on ? repris-je, me rappelant avec un léger battement de cœur qu’un père capucin avait rendu visite à l’abbé Benoît avant son départ. Je trouvais singulier d’arriver ici sur les traces d’un autre moine.

— Il est accusé, répondit majestueusement M. Flandre, de haute trahison envers la nation, monsieur. Il a été vu ici et là, et ailleurs, à Montpellier, à Cette, à Albi, et même jusqu’à Auch, et toujours prêchant la guerre et la superstition, et corrompant le peuple.

— Et les dames ? dis-je en souriant. Ont-elles aussi corrompu…

— Non, monsieur le vicomte. Mais l’on croit que, voulant retourner à Nîmes, et sachant les routes surveillées, il s’est déguisé et s’est joint à elles. Ce sont probablement des dévotes.

— Pauvres créatures ! dis-je, avec un frisson de sympathie. Qu’allez-vous faire d’elles ?

— Je vais demander des instructions. Dans son cas à lui, reprit-il d’un air dégagé, je n’en aurais pas besoin. Mais voici votre souper. Excusez-moi, monsieur le vicomte, si je ne vous sers pas moi-même. En tant que maire, je dois prendre soin de ma réputation… Mais vous le comprenez.

Je lui répondis que je le comprenais ; et le souper étant servi dans ma chambre, selon la coutume des petites auberges d’alors, je lui offris de prendre un verre de vin avec moi, et au cours du repas j’appris beaucoup de choses sur l’état du pays, sur la fermentation qui se propageait le long de la côte méridionale, sur les prêtres qui excitaient le peuple par des processions et des sermons. Il s’étendit avec une éloquence particulière sur l’agitation qui régnait à Nîmes, où les masses étaient des catholiques romains fanatiques, tandis que les protestants avaient pour eux les hardis paysans de la montagne.

— Il y aura du grabuge, monsieur le vicomte, il y aura du grabuge par ici, dit-il d’un air significatif. Les choses vont trop bien pour ceux de là-bas. On les arrêtera si on peut.

— Et cet homme ?

— C’est un de leurs missionnaires.

Je songeai à l’abbé Benoît, et soupirai.

— A propos, dit tout à coup le maire en me considérant d’un air rêveur, voilà qui est curieux !

— Quoi donc ?

— Vous venez de Cahors, monsieur le vicomte ?

— Oui, eh bien ?

— Ces femmes aussi ; ou du moins elles le prétendent. Les prisonnières.

— De Cahors ?

— Oui. Cela me frappe maintenant, reprit-il, en se caressant le menton, mais quand j’ai lu votre brevet, je ne m’en suis pas avisé.

Je haussai les épaules avec impatience.

— Il ne s’ensuit pas que je sois de la conspiration, dis-je. De grâce, monsieur le maire, ne recommençons pas. Vous avez vu mes papiers…

— Ta ta ta ! reprit-il. Ce n’est pas cela que je veux dire. Mais vous connaissez peut-être ces personnes.

— Au fait ! dis-je.

Et je restai un moment la fourchette en l’air, à l’examiner à la lueur des chandelles. Une idée saugrenue, insensée, m’avait traversé l’esprit. Deux dames de Cahors ? De Cahors, entre toutes les villes !

— Comment s’appellent-elles ? demandai-je.

— Corvas, répondit-il.

— Corvas ! tiens, fis-je, en me remettant à manger.

Et je continuai mon souper.

— Oui. La femme d’un marchand, à ce qu’elle dit. Mais vous allez la voir.

— Ce nom ne me rappelle rien, répliquai-je.

— N’importe, vous pouvez les connaître, reprit-il, avec l’insistance d’un homme dénué d’idées. Il se peut à la rigueur que nous ayons commis une méprise, car nous n’avons pas trouvé de papiers dans la voiture, mais seulement un objet qui a paru suspect.

— Quel était cet objet ?

— Une cocarde rouge.

— Une cocarde rouge ?

— Oui, reprit-il. L’insigne des anciens Ligueurs, rappelez-vous.

— Mais, dis-je, je n’ai pas ouï dire qu’aucun parti l’ait adopté.

D’un air dubitatif, il gratta son crâne chauve.

— Non, dit-il, c’est juste. Pourtant, c’est une couleur que nous n’aimons pas, ici. Et deux dames voyageant seules… Seules, monsieur ! Puis, leur cocher, une sorte d’innocent, qui raconte qu’elles l’ont pris à Rodez, tout en niant mordicus avoir vu le capucin, a varié dans ses déclarations. En attendant, si vous avez fini de manger, monsieur le vicomte, je vais vous mener les voir. Vous aurez peut-être quelque chose à dire pour ou contre elles.

— Si vous ne croyez pas qu’il soit trop tard ? dis-je, appréhendant un peu l’entrevue.

— On ne fait pas ce qu’on veut en prison, répliqua-t-il avec un mauvais rire.

Et il cria par la porte pour réclamer une lanterne et son manteau.

— Les dames ne sont donc pas ici ?

— Hé non (et il me fit un clin d’œil). Qui enferme bien retrouve bien. Mais elles n’ont pas à se plaindre. Comme il y a un ou deux mauvais garçons au violon, Babet, le geôlier, leur à donné une chambre chez lui.

Cependant la lanterne arriva, et le maire ayant drapé dans un manteau son imposante personne, nous sortîmes de la maison. Il faisait absolument noir sur la place, le peu de réverbères qui l’éclairaient lors de mon arrivée ayant été éteints, j’imagine, par le vent qui se levait et tourbillonnait maintenant avec force dans cet espace resserré. La jaune clarté de la lanterne nous était indispensable, mais bien qu’elle nous fît voir à quelques pas où poser le pied sur le pavé, elle rendait plus noires les ténèbres d’alentour. Je ne distinguais même pas la silhouette des toits, et n’avais aucune idée de la direction ni de la distance parcourues. Tout à coup, M. Flandre fit halte, et levant son falot, en projeta la clarté sur un mur de pierre lisse, où une porte basse et cloutée de fer, profondément encastrée dans la maçonnerie, nous montrait son visage rébarbatif. Au milieu de cette porte il y avait un énorme heurtoir, et au-dessus, un petit judas.

— Qui enferme bien retrouve bien ! répéta le maire, avec un rire opaque.

Mais au lieu de soulever le heurtoir, il frappa de son bâton sur les barreaux du judas.

Cet appel reçut vite sa réponse. Une tête regarda un instant par le grillage, puis la porte s’ouvrit devant nous. Le maire me précéda, et nous quittâmes la nuit pour pénétrer dans une atmosphère étouffante et chaude puant l’oignon et le mauvais tabac, plus toute une variété d’odeurs analogues. Sans mot dire, le geôlier reverrouilla la porte derrière nous, et prenant le falot des mains du maire, il nous conduisit par un couloir sombre et bas juste assez large pour une personne. Il fit halte devant la première porte à la gauche du couloir, et la poussa.

M. Flandre entra le premier, et s’arrêtant pour ôter son chapeau, obstrua momentanément le cadre de la porte. J’eus le loisir d’entendre un bout de refrain obscène qui provenait d’une pièce située plus loin dans le couloir, et les aboiements répétés du chien de la prison, qui, à notre bruit, tirait sur sa chaîne, quelque part dans la même direction. Je remarquai aussi que les murs du couloir étaient crasseux et ruisselants d’humidité. Mais une voix, qui répondait aux salutations de M. Flandre, frappa mon oreille, et me figea sur place.

C’était la voix de M me de Saint-Alais !

Il était heureux que j’eusse envisagé, même une seconde, l’idée extravagante et folle qui m’avait traversé au cours du souper ; car elle me préparait dans une certaine mesure. Et je n’eus guère le loisir d’autres préparations, pour réfléchir et me décider. Par chance la pièce était obscurcie de tabac et de la vapeur du linge qui séchait devant le feu ; et je profitai d’un accès de toux, en partie simulé, pour m’attarder un peu sur le seuil après que M. Flandre fut entré. Puis je le suivis.

Outre le maire, quatre personnes occupaient la pièce, mais je négligeai l’homme et la femme maussades installés devant une table avec un jeu de cartes poisseuses. Je vis seulement la marquise et sa fille, que je dévorai des yeux. Elles étaient assises sur deux escabeaux, de l’autre côté de l’âtre : la jeune fille, les yeux à demi clos, s’adossait au mur d’un air de lassitude ; la mère, droite et alerte, soutenait le regard du maire avec un sourire dédaigneux. Ni la prison, ni le danger, ni l’entourage de ce taudis infect, n’avaient eu le pouvoir de dompter cette âme hautaine ; mais, lorsque ses yeux se détournant du maire rencontrèrent les miens, elle se leva d’un bond avec un cri étouffé, et resta interdite devant moi.

Pour une seconde, la vue gênée par le voile de fumée, elle eut quelques raisons de douter. Mais il y en avait là une autre qui ne douta pas. Au cri poussé par sa mère, M lle Denise avait sursauté d’effroi, et toutes deux échangèrent un regard instantané. Puis elle s’affaissa sur son escabelle et éclata en sanglots.

— Holà ! dit le maire. Qu’y a-t-il ?

— Il y a erreur, je le crains, répondis-je d’une voix altérée, mais déjà prêt à la riposte.

Et adressant à la marquise un salut cérémonieux que je m’efforçai de rendre froid et dégagé :

— Je me félicite, madame, de la bonne fortune qui m’a amené dans cette ville.

Elle n’avait pas encore surmonté son trouble, et elle balbutia une réponse, en s’appuyant contre la muraille.

— Vous connaissez donc ces dames ? fit le maire, en m’interpellant d’une voix rude où pointait un soupçon.

Et il nous examina attentivement l’un après l’autre.

— Je les connais très bien, répondis-je.

— Elles sont de Cahors ?

— Oui, du voisinage.

— Mais quand je vous ai dit leur nom, vous m’avez répondu que vous ne les connaissiez pas, monsieur le vicomte ?

Je cessai de respirer : une terreur soudaine apparut sur le visage angoissé de la marquise. Faute de mieux, je risquai le paquet.

— Corvas ; vous m’avez dit que cette dame s’appelait Corvas, murmurai-je.

— Oui, eh bien ? fit-il.

— Mais c’est Corréas, le nom de madame !

— Corréas ? répéta-t-il, en ouvrant la bouche toute grande.

— Hé oui, Corréas. Je suppose, repris-je avec une politesse affectée, que ces dames étaient trop émues pour parler distinctement.

— Alors, elles s’appellent Corréas ?

— C’est ce que je vous avais dit, répliqua M me de Saint-Alais, prenant enfin la parole, et j’ai ajouté que je ne savais rien de votre père capucin. Et cela, poursuivit-elle avec gravité, en m’adressant du regard une supplication muette à quoi je ne pouvais me méprendre, je l’affirme de nouveau, sur mon honneur !

Je devinai à ces derniers mots ce qu’elle attendait de moi, et je répondis à son appel.

— Oui, monsieur le maire, dis-je, je crains que vous n’ayez commis une erreur. Je réponds de madame comme de moi-même.

Le maire se gratta la tête.

CHAPITRE XVI
A TROIS DANS UNE VOITURE

— Évidemment, si madame… si madame ignore tout du moine, fit-il, en promenant des yeux vagues sur le misérable taudis, il est clair… il paraît clair qu’il y a eu erreur.

— Et qu’il ne vous reste plus qu’une chose à faire, insinuai-je.

— Mais… mais, reprit-il, avec un retour à son importance première, il reste un point à expliquer : la cocarde rouge, monsieur. Qu’est-ce que cela veut dire, monsieur le vicomte ?

— La cocarde rouge ? fis-je.

— Oui. Qu’est-ce que cela veut dire ? demanda-t-il avec insistance.

Je ne sus parer le coup, et j’adressai à la marquise un regard de détresse. Son astuce féminine ne pouvait manquer de trouver pour la cocarde une explication plausible.

— Avez-vous interrogé M me Corréas ? dis-je enfin, à tout hasard. Lui avez-vous demandé ce que signifie cette cocarde ?

— Non, répondit-il, je n’y ai pas songé.

— Eh bien ! que ne le lui demandez-vous ? fis-je.

— A moi ? c’est inutile : interrogez plutôt M. le vicomte, répliqua-t-elle d’un ton badin. Demandez-lui de quelle couleur sont les revers d’uniforme de la garde nationale du Quercy.

— Ils sont rouges ! m’écriai-je, dans un élan de joie. Rouges !

Je me le rappelais pour avoir vu l’habit de Buton posé à terre devant la forge. Mais comment M me de Saint-Alais le savait-elle, je n’en ai pas la moindre idée.

— Bah ! dit M. Flandre, l’air mal convaincu. Et c’est pour cette raison que madame porte la cocarde ?

— Non, monsieur le maire, répondit-elle (et je vis à son sourire malicieux qu’elle allait s’amuser de lui). Ce n’est pas moi qui la porte, mais bien ma fille. Si vous tenez à en savoir plus, vous n’avez qu’à l’interroger elle-même.

M. Flandre avait toute la curiosité et tout le goût du beau sexe propres à un bourgeois. Il minauda :

— Si mademoiselle voulait me faire ce plaisir extrême…

Denise était restée jusqu’alors cachée derrière sa mère, mais à ces mots elle se montra, et à contrecœur, tel un prisonnier sur la sellette, elle affronta nos regards. Mais lorsqu’elle ouvrit la bouche, ou pour mieux dire, après qu’elle eut prononcé quelques mots, je me rendis compte du changement qui s’était opéré en elle. Au lieu de ce masque blême de fatigue qu’elle offrait quelques minutes plus tôt, je lui vis le front couvert de rougeur, et les yeux brillants et noyés de larmes.

— C’est bien simple, monsieur, dit-elle à voix basse. Mon fiancé, monsieur le maire, fait partie de ce régiment.

— Voilà donc pourquoi vous portez cette cocarde ? s’écria le maire, charmé.

— C’est que je l’aime, dit-elle timidement.

Et pour une seconde — ô joie ! — ses yeux se posèrent sur les miens.

Je ne sais lequel de nous deux, elle ou moi, rougit alors davantage. Le sale et ignoble taudis me parut plus beau qu’un palais, je respirai avec délices son atmosphère de tabagie ! Je n’eusse osé rêver ce qu’elle venait de dire, et bien moins encore ce que ses yeux me disaient, car en cet instant où ils rencontrèrent les miens, ils enflammèrent tout mon être ! J’ignorai la réponse gaillarde du maire et son gros rire ; et le sens de l’actualité me revint seulement lorsque Denise se recula derrière sa mère pour cacher sa rougeur, et quand je vis à sa place la marquise me regardant, un doigt sur les lèvres, et des yeux me recommandant la prudence.

La recommandation n’était pas inutile, car dans le premier feu de mon enthousiasme je ne sais ce que j’aurais pu dire. Et avec elle le maire était en meilleures mains. La petite note romanesque et sentimentale introduite dans l’histoire par l’aveu de Denise avait achevé de dissiper ses soupçons et de gagner sa sympathie. Il faisait les yeux doux à la marquise, et souriait à la jeune fille avec une galanterie paternelle. Il plaisanta sur le moine.

— C’est une erreur qu’il m’est difficile de regretter, madame, dit-il, avec une politesse balourde. Car elle m’a procuré le plaisir de faire votre connaissance.

— Oh ! monsieur le maire ! minauda la marquise.

— Mais l’état du pays est en réalité si précaire, poursuivit-il, qu’il n’est pas sûr pour le beau sexe d’y voyager sans compagnie. Cela l’expose…

— A des rencontres pires que celle-ci, je le crains, dit M me de Saint-Alais en lui décochant une œillade. Pauvres femmes que nous sommes ! si nous n’avions rien de pis à redouter !

Et elle lui lança un nouveau regard.

— Ah ! madame ! fit-il, jubilant.

— Mais, hélas ! nous n’avons pas d’escorte.

Le gros maire soupira ; il allait, je pense, s’offrir lui-même.

Puis une idée lui vint :

— Ce monsieur, peut-être… (Et il me regarda.) Vous allez à Nîmes, monsieur le vicomte ?

— Oui, dis-je. Et naturellement, si M me Corréas…

— Oh ! ce serait incommoder M. le vicomte, dit la marquise.

Et elle fit un pas qui l’écarta de moi pour la rapprocher de M. Flandre, comme s’il devait comprendre son hésitation.

— Je vous garantis que cela ne saurait être une incommodité pour personne de vous accompagner ! répliqua-t-il avec emphase. Mais néanmoins, si M. le vicomte y voit une objection (et il posa la main sur son cœur), je trouverai bien quelqu’un…

— Quelqu’un ? dit la marquise, d’un air espiègle.

— Moi-même ! répondit le maire.

— Oh ! s’écria-t-elle. En ce cas…

Mais je crus pouvoir alors m’avancer sans crainte.

— Non, non, dis-je. M. le maire me juge trop mal. Je puis vous affirmer, madame, que je serai charmé de vous être utile, et d’ailleurs nous suivons le même chemin. Si donc…

— Je vous en serai reconnaissante, répliqua la marquise avec grâce, en esquissant une révérence. C’est-à-dire, si M. le maire veut bien libérer ses pauvres prisonnières, lesquelles, il le sait maintenant, n’ont commis d’autre crime que de sympathiser avec la garde nationale.

— Je prendrai la chose sur moi, dit M. Flandre d’un air de haute importance. (Il était amené au degré voulu.) L’affaire est tout à fait claire, mais… (il fit une pause et toussota) afin d’éviter des complications, vous ferez mieux de partir de bonne heure. Quand vous serez parties j’aviserai à donner des explications. Et si vous ne voyez pas d’inconvénient à passer la nuit ici, conclut-il, en regardant autour de lui avec un peu de gêne, il me semble que…

— Nous nous en soucierons moins que tantôt, dit la marquise avec un soupir. Je suis rassurée depuis que je vous ai vu.

Et elle lui tendit une main encore blanche et potelée.

Le maire la porta à ses lèvres.


Quelques minutes plus tard, je traversais la place en guidant mes pas à la jaune lueur du falot de M. Flandre. Son manteau flottant au vent m’enveloppait parfois de ses plis, car le bonhomme marchait perdu dans ses réflexions et sans plus songer à ma présence. Moi-même je pouvais croire que je venais de faire un songe, tant la sale prison d’où je sortais me semblait irréelle, tant la présence des dames dans cette prison me semblait fantastique, et incroyable le rougissant aveu fait devant moi par Denise. Mais une horloge en grinçant au-dessus de ma tête sonna une heure avant minuit. Je comptai les coups : un veilleur non loin proclama, selon la vieille coutume, qu’il était onze heures et qu’il faisait beau temps. Pour achever de me persuader que je ne rêvais pas, je butai contre une pierre.

Mais s’il me fallut alors trébucher pour admettre que j’étais éveillé, que dire du lendemain matin, lorsque, dès la première aube, escortant à pied la berline depuis l’auberge jusqu’à la prison, je vis devant la sinistre porte la marquise et sa fille qui m’attendaient en grelottant. Que dire, lorsque je tins dans ma main les doigts de Denise, pour l’aider à monter en voiture, et lorsque je montai à mon tour et m’assis en face d’elle, à cette place que je savais devoir occuper durant des jours, puisque j’étais son compagnon de voyage, et que nous allions à Nîmes ensemble ?

Ah ! que dire, en vérité ? Mais il n’existe pas de joie parfaite ; il n’est pas d’heure où l’on puisse se dire entièrement heureux ; et une ombre furtive de crainte assombrit ma joie, en cette matinée. Le maire assistait à notre départ, et ce fut sans doute l’expression inquiète de son visage qui donna naissance chez moi à un tel sentiment. Mais bientôt son visage disparut de la portière, et la berline se mit à rouler allégrement par les rues crépusculaires, tandis que nous nous rencognions tous les trois, dissimulés dans l’obscurité, invisibles même les uns aux autres. Toutefois il nous restait les portes à franchir, et le corps de garde ; ou bien le guet pouvait nous arrêter, ou quelque citadin matinal, ou l’un quelconque de cent accidents possibles. Mon cœur battait à coups précipités.

Mais tout se passa bien. Au bout de cinq minutes nous étions au delà des portes, et nous roulions en sécurité sur la route. L’aube n’avait pas achevé de blanchir, et les arbres se silhouettaient en noir sur le ciel, quand nous traversâmes le Tarn sur le grand pont, et commençâmes à remonter la vallée de la Dourbie.

J’ai dit que nous ne pouvions nous voir. Mais tout à coup le rire de la marquise jaillit de son coin obscur.

— O Richard, ô mon roi ! fredonna-t-elle.

Puis :

— Le gros fat ! exclama-t-elle, et elle repartit à rire.

Je la jugeai cruelle, sinon ingrate ; mais je respectai en elle la mère de Denise, et ne dis rien. Denise était en face de moi, et j’étais heureux. J’étais heureux de songer à ce qu’elle me dirait, à la façon dont elle me regarderait quand le jour serait venu, et qu’elle ne pourrait plus échapper à mes yeux ; quand le jour serait venu, et que le joli visage qui déjà s’estompait dans le vaste coin de la vieille berline appartiendrait à mes regards, pour en rassasier ma vue, pour l’interroger et le déchiffrer, au cours des longues heures de ce voyage en paradis !

La lumière grandissait ; je n’avais plus longtemps à attendre. Une rougeur envahissait une moitié du ciel ; l’autre moitié, d’azur pâle où flottaient des nuages d’or, restait derrière nous. Encore quelques instants, et les cimes des montagnes s’illuminèrent des premiers rayons du soleil, et flottèrent très haut dans l’éther d’or. Je jetai un regard avide sur le visage de Denise, et le vis plus rougissant que l’aurore. Je rencontrai un instant son regard et le vis plus resplendissant que l’éther, puis je me détournai, craintif. J’estimai sacrilège de la regarder plus longtemps.

Soudain la marquise se mit de nouveau à rire dans son coin, et ce rire m’agaça et me donna chaud.

— Elle n’a guère la vocation religieuse, n’est-ce pas, monsieur le vicomte ? dit-elle.

Je sursautai sur mes coussins. L’intonation de ces paroles, d’une gaieté ironique, cinglait comme un coup de fouet, non moi, mais la jeune fille.

— En vérité, Denise, vous vous y connaissez, reprit tranquillement M me de Saint-Alais. J’aime, tu aimes, vous aimez, nous aimons… c’est parfait, rien n’y manque. Qui vous a donné des leçons ? Est-ce M. le directeur ? Ou bien…

— Madame ! m’écriai-je.

Bien que la jeune fille eût rabattu sur son visage la cape de sa mantille, je me figurais sans peine sa confusion.

Mais sa mère fut inexorable.

— En vérité, Denise, reprit-elle, je ne crois pas avoir jamais dit même à votre père : « Je vous aime. » J’ai du moins attendu pour cela qu’il me donnât un baiser sur les lèvres. Mais j’imagine que vous intervertissez l’ordre…

— Madame, balbutiai-je. Ceci est odieux !

— Quoi donc, monsieur ? répondit-elle, prenant enfin garde à moi. Ne puis-je donc punir ma fille à ma façon ?

— Pas devant moi, ripostai-je, plein de fureur. Ceci est indigne, ceci…

— Tiens, tiens, pas devant vous, monsieur le vicomte ? répliqua la marquise, me contrefaisant. Et pourquoi pas devant vous ? Je ne puis la ravaler plus qu’elle ne s’est abaissée elle-même !

— C’est faux ! m’écriai-je, bouillant de rage. C’est une fausseté insigne.

— Ah ! vous le voulez ? Eh bien, je vais lui dire son fait ! riposta M me de Saint-Alais, impitoyablement ironique. Et vous, monsieur, restez assis et m’écoutez, je vous prie. Toutefois, ne vous y trompez pas, monsieur le vicomte, poursuivit-elle, en se penchant vers moi et me regardant dans le blanc des yeux. Parce que je la punis devant vous, n’allez pas vous figurer que vous êtes, ou serez jamais de la famille. Ou que cette dévergondée, cette impudique…

Sa fille poussa un cri de douleur, et s’affaissa davantage dans son coin.

— … que cette petite bête, continua-t-elle froidement, qui, lorsqu’on l’amorce avec une histoire à dormir debout, au sujet de cette cocarde, s’avise d’ajouter : « Je l’aime » — car elle a dit : « Je l’aime », cette sainte-nitouche ! — sera jamais pour vous quelque chose. Cet engagement est rompu depuis longtemps. Il a été rompu quand vos amis ont brûlé notre château de Saint-Alais ; il l’a été quand ils ont saccagé notre hôtel de Cahors ; il l’a été quand ils ont fait notre roi prisonnier, quand ils ont massacré nos amis, quand ils ont enchaîné notre Église et l’ont traînée comme une esclave derrière leur char triomphal ; oh oui, il est rompu, et rompu à jamais, sans qu’y puissent rien vos héroïsmes de théâtre ! Comprenez bien cela, monsieur le vicomte. Mais puisque vous l’avez vue s’abaisser, vous devez la voir punir. Elle est la première des Saint-Alais qui se soit jamais déclarée à un amant.

Je connaissais l’histoire de sa famille assez pour donner le démenti à son affirmation ; mais un tel conte n’était pas fait pour les oreilles de Denise. Je me bornai donc à me lever.

— Du moins, madame, dis-je en m’inclinant, je puis épargner à mademoiselle l’embarras de ma présence. Et c’est là ce que je vais faire.

— Non, vous ne ferez même pas cela, répondit sans bouger M me de Saint-Alais. Si vous vous rasseyez, je vous dirai pourquoi.

Je me rassis, contraint par son ton.

— Vous ne le ferez pas, continua-t-elle, en me regardant froidement en face, parce que je suis forcée de reconnaître, tout en vous détestant, que vous êtes un gentilhomme.

— C’est bien pour cela que je dois vous quitter.

— Au contraire, c’est pour cela que vous continuerez de voyager avec nous.

— Sur le siège, alors.

— Non, à l’intérieur, répliqua-t-elle tranquillement. Nous n’avons ni passeports ni papiers ; sans votre compagnie nous serions arrêtées dans chaque ville que nous traverserions. C’est regrettable, fit-elle, en haussant les épaules ; j’ignorais que l’état du pays fût si mauvais, sans quoi j’aurais pris mes précautions… c’est regrettable. Mais nous devons faire contre mauvaise fortune bon cœur et voyager ensemble.

Je fus envahi d’une onde brûlante de joie, de triomphe et de vengeance prochaine.

— Je vous remercie, madame, fis-je en m’inclinant, de m’avoir dit cela. Il paraît donc que vous êtes en mon pouvoir.

— Ah bah ?

— Et que pour vous rendre la peine que vous venez de causer à mademoiselle, je n’ai qu’à vous quitter.

— Allons donc !

— Je vois d’ici devant nous une petite ville : dans trois minutes nous y serons. Eh bien ! madame, si vous dites un mot de plus à votre fille, si vous l’outragez de nouveau en ma présence, fût-ce par un monosyllabe, je vous quitte et m’en vais de mon côté.

A mon étonnement, M me de Saint-Alais laissa fuser un rire argentin.

— Vous n’en ferez rien, monsieur, dit-elle. Et je n’en traiterai pas moins ma fille comme il me plaira.

— Ne me mettez pas au défi !

— Je vous répète que vous n’en ferez rien.

— Dites-moi donc pourquoi ? Pourquoi je n’en ferais rien ? m’écriai-je.

— Parce que, répondit-elle, toujours riant, vous êtes un gentilhomme, monsieur le vicomte, et que vous ne pouvez pas plus nous quitter que nous mettre en danger. C’est pour cela, simplement.

Je retombai sur mes coussins, et lui lançai un regard d’indignation muette, car je vis dans un éclair mon impuissance et sa force. Les coussins me brûlaient ; mais je ne pouvais les fuir.

Elle eut de nouveau un rire de délice.

— Là ! je vous l’avais bien dit ! reprit-elle. Maintenant je vais vous dire ce que vous allez faire. En avant de nous, paraît-il, on est fort soupçonneux. L’histoire de M me Corvas, même confirmée par votre parole, peut ne pas suffire. Vous direz donc que je suis votre mère, et que mademoiselle est votre sœur. Elle préférerait, j’imagine, poursuivit la marquise, en jetant à sa fille un regard acéré, passer pour votre femme. Mais cela ne me convient pas.

Je poussai un grand soupir ; mais j’étais aussi désarmé qu’un prisonnier, aussi contraint à l’obéissance qu’un esclave. Je ne pouvais les quitter, pas plus que les dénoncer ; mon honneur et mon amour étaient l’un et l’autre en jeu. Mais je prévoyais que j’aurais à subir, heure par heure et de lieue en lieue, des brocards aux dépens de la jeune fille, des épigrammes sur sa modestie, des mots plus cuisants que des lanières. Tel était le plan de la marquise. La jeune fille devait voyager avec moi, respirer le même air que moi, et pendant des heures l’ourlet de sa jupe effleurerait ma botte. Notre sécurité à tous en dépendait. Mais après ceci, après ce que nous venions d’entendre l’un et l’autre, son regard, s’il rencontrait le mien, ne pouvait plus que se détourner ; sa main, si elle touchait la mienne, devait se retirer avec horreur. Il y avait désormais une barrière entre nous.

Comme je l’avais prévu, Denise se renferma dans sa dignité, et elle resta sans pleurer ni gémir, et sans chercher par un regard à puiser du courage dans mes yeux. Sans que sa patience se démentît un seul instant, elle regardait par la fenêtre quand j’affectais de dormir, et elle regardait sa mère quand je me redressais. Elle se consolait peut-être à l’idée de leur salut, pour quoi elle supportait la punition en silence. Mais je n’y songeai pas. Peut-être aussi souffrait-elle moins que je ne l’imaginais ; mais je doute qu’elle veuille en convenir, même aujourd’hui.

En tout cas, et bien qu’elle m’eût entendu prendre sa défense, elle ne me parla pas plus que je ne lui parlai. Ce fut dans ces singulières conditions que fut entrepris et poursuivi le plus singulier voyage que l’on ait jamais fait. Nous roulions parmi d’agréables vallées verdoyantes ; sur des plateaux stériles, où les neiges de l’hiver s’attardaient aux creux des rochers ; sous le soleil, ou éventés par la bise glaciale des hauteurs ; mais rien de tout cela ne nous touchait. Nos cœurs et nos pensées ignoraient tout, en dehors de cette voiture, où la marquise trônait souriante, et où nous gardions un silence lugubre.

Vers midi nous fîmes halte pour nous reposer et manger à l’auberge d’un petit village, situé haut dans la montagne. On pouvait se croire au bout du monde, avec ce chaos de sommets qui s’étageaient par-dessus, et les pentes de schiste qui dévalaient par-dessous. Mais la démence de l’époque avait pénétré jusque dans ce coin perdu. Nous n’avions pas eu le temps d’absorber deux bouchées, que le syndic demandait à voir nos papiers. Je n’avais pas le choix, Dieu sait ! et la marquise passa pour ma mère, et Denise pour ma sœur. Puis, tandis que le syndic restait penché sur mon brevet, tout en s’efforçant d’apprendre de moi les nouvelles de ce qui se passait dans la plaine, un cheval s’arrêta à la porte, j’entendis une voix, et, en un tournemain, M. le baron de Géol entrait dans l’auberge. Celle-ci ne contenait, en fait de pièce décente, que la salle où nous étions : il y pénétra.

Il se découvrit à la vue des dames ; puis me reconnaissant, il eut un léger haut-le-corps, et sourit, non sans amertume.

— Vous êtes parti de bonne heure ! dit-il. Je vous ai attendu à la porte de l’est, mais je ne vous ai pas vu venir, monsieur.

Je rougis, pris de remords, et lui présentai mille excuses. De fait, je l’avais totalement oublié. Pas une seule fois l’idée ne m’était venue que j’avais rendez-vous avec lui à la porte.

— Vous n’êtes pas à cheval ? fit-il, en jetant sur mes compagnes un regard assez singulier.

— Non, je ne suis pas à cheval, répondis-je.

Et je me trouvai incapable d’ajouter un seul mot. Prodiguant sourires et courbettes, le syndic était encore auprès de moi ; et tout à coup j’aperçus l’abîme dans lequel j’étais prêt à choir.

— Vous avez rencontré des amies ? appuya M. le baron, qui, le chapeau à la main, regardait la marquise.

— En effet, murmurai-je.

La politesse eût exigé une présentation. Mais je m’en abstins.

A la fin cependant, il s’aperçut de ma gêne, et il se retira en même temps que le syndic. A peine eurent-ils franchi le seuil que M me de Saint-Alais m’apostropha, dans un élan de colère.

— Imbécile ! fit-elle, sans détours, pourquoi ne nous l’avoir pas présenté ? Ne voyez-vous pas que vous avez pris le vrai moyen d’éveiller les soupçons et de nous perdre ? Un enfant aurait vu que vous aviez quelque chose à cacher. Si vous l’aviez dès l’abord présenté à votre mère…

— Si je l’avais présenté, madame ?…

— Il serait parti content.

— J’en doute, madame, et pour une excellente raison, répondis-je avec ironie, vu que hier je lui ai déclaré très catégoriquement n’avoir ni mère ni sœur.

Je prenais ma petite revanche. M me de Saint-Alais devint de toutes les couleurs, et resta un moment les lèvres pincées et les yeux fixés sur la table.

— Qui est-ce ? Que savez-vous de lui ? demanda-t-elle enfin.

— C’est un gentilhomme pauvre et un protestant fanatique, répondis-je sèchement.

Elle se mordit les lèvres.

— Seigneur Dieu ! murmura-t-elle. Qui eût pu prévoir une telle mésaventure ! Croyez-vous qu’il soupçonne quelque chose ?

— Assurément. Pour commencer, je suis parti ce matin de bonne heure, sans tenir compte de mon engagement de faire route avec lui. Quand il apprendra, de surcroît, que je voyage avec une mère et une sœur dont j’étais dépourvu hier…

Elle me regarda comme si elle allait me battre.

— Qu’allez-vous faire ? s’écria-t-elle.

— C’est à ma mère de le dire, répliquai-je poliment. (Et avec le plus grand naturel je me servis de fromage.) C’est elle qui m’a dicté cette conduite.

Elle était blême de fureur, et peut-être de crainte ; je riais à part moi de la voir en cet état. Mais comme la fureur ne lui servait de rien, elle baissa pavillon.

— Que conseillez-vous ? dit-elle enfin.

— Je ne vois qu’un moyen, répondis-je. Il nous faut payer d’audace.

Elle en convint. Mais il était plus facile d’imaginer ce procédé que de le mettre à exécution. Je m’en aperçus, quelques minutes plus tard, quand je sortis pour voir si la berline était attelée, et que je trouvai sur le pas de la porte de Géol, les traits aussi durs que les rochers de ses montagnes.

— Vous êtes sur le départ ? demanda-t-il.

Je balbutiai une réponse affirmative.

— Il me reste donc à vous féliciter, reprit-il, avec un sourire ambigu.

— Me féliciter de quoi, monsieur ?

— D’avoir découvert votre famille, répliqua-t-il, en me jetant un regard d’ironie amère. Ce doit être un grand bonheur, de découvrir à la fois une mère et une sœur dans l’espace de vingt-quatre heures. Mais… puis-je vous donner un avis, monsieur le vicomte ?

— Je vous en prie, dis-je, avec la plus parfaite froideur.

— Eh bien donc, puisque vous avez la main heureuse en fait de découvertes, s’il vous arrive la prochaine fois de tomber sur M. Froment, le boutefeu de Nîmes, faux capucin et double traître, n’allez pas l’adopter aussi. Voilà tout.

— Je n’ai jamais fait sa connaissance, ripostai-je, glacial, tandis que le baron avait parlé avec passion et avec feu.

— Alors gardez-vous de la faire, répondit-il.

Je haussai les épaules, et il n’ajouta rien. Un instant après, la marquise et sa fille sortirent de l’auberge, prirent place dans la voiture, et je me mis en marche à côté des chevaux pour gravir la côte à pied.

La montée était roide et longue et monotone, et avant d’être arrivés au col il nous fallut faire halte à cinq ou six reprises, pour laisser souffler les bêtes ; à cinq ou six reprises je jetai un regard en arrière sur la grisâtre petite auberge de montagne perdue dans le désert grisâtre du plateau. A chaque fois je revis le baron planté devant la porte, qui nous suivait des yeux, sévère, anguleux et immobile comme le reste du paysage. Et je frissonnai.

CHAPITRE XVII
FROMENT DE NÎMES

Cette rencontre n’eut pour résultat ni d’égayer mon humeur ni de dissiper les appréhensions que m’inspirait notre prochaine arrivée en des centres plus populeux, et où le soupçon, une fois éveillé, serait moins facilement apaisé. Certes, de Géol ne m’avait pas trahi, mais il avait peut-être ses raisons pour cela, et je n’en trouvais pas plus agréable d’avoir derrière nous ce sinistre fantoche qui incarnait sous les apparences des doctrines modernes un fanatisme que j’avais cru défunt, et qui cherchait sous le couvert d’un nouveau parti à venger d’antiques injures. Les pentes dénudées et les pics déchiquetés qui nous dominaient, tandis que se poursuivait notre fastidieux voyage, les cols venteux jusqu’où les chevaux hissaient péniblement la berline vide, les mélancoliques champs de neige qui s’étalaient à droite et à gauche, tout contribuait à approfondir l’impression que cet homme avait faite sur mon esprit, si bien que l’associant lui-même avec ses Cévennes natales, j’aspirais à leur échapper, j’aspirais à sortir de cette désolation pour revoir le grand soleil et les terrasses d’oliviers dévalant vers la Méditerranée.

Toutefois la mésaventure offrait son bon côté. Le péril dont je m’étais ému avait agi également sur M me de Saint-Alais, et rabattu sensiblement son orgueil. Elle était plus calme ; et tant assise à sa place que marchant à côté de la voiture, lorsque celle-ci contournait lentement quelque contrefort où s’élevait au long des interminables lacets de la route, elle m’abandonnait à moi-même. Voire, il ne m’échappait point que la distance parcourue, loin d’alléger son inquiétude, semblait l’aggraver ; si bien que plus loin nous laissions en arrière le fâcheux baron, plus elle devenait nerveuse, plus elle scrutait avidement la route derrière nous ; et moins elle m’accordait d’attention.

Je n’en étais que plus libre de me servir de mes yeux à mon gré ; et le souvenir me hante aujourd’hui encore, de cette heure écoulée en vue du mont Aigoual. Harassée par des jours et des nuits de fatigue, Denise s’était endormie dans son coin, et grâce aux secousses de la berline, sa mante avait glissé de dessus sa figure. Une faible rougeur avivait ses joues, comme si même dans son sommeil elle eût senti mes yeux fixés sur elle ; et bien qu’une larme perlât au bout de ses longs cils, un sourire ingénu — et le sourire resta quand la larme fut tombée — semblait dire que les joies de cette singulière journée en surpassaient les peines, et que dans son sommeil Denise ne trouvait rien à regretter. O Dieu ! comme je contemplai ce sourire ! Combien je fis des vœux pour qu’il me fût destiné ! avec quel élan je priai pour elle ! Jamais encore je n’avais eu le bonheur de la considérer à loisir, comme je le faisais en ce moment ; de rêver ainsi à l’ombre fine que mettaient sur son front lisse et blanc les frisons follets de sa chevelure ; de repasser les chères inflexions de ses lèvres, de son menton, de l’exquise oreille à demi cachée ; de poser mon regard sur les paupières veinées d’azur, partagé entre la crainte et l’espérance de les voir se soulever et me découvrir !

Denise, ô ma Denise ! Dans le secret de mon cœur je modulais ce nom : j’étais heureux. Malgré tout — malgré le froid, et le voyage, et de Géol, et la marquise — j’étais heureux. Mais voilà que soudain je retombai sur la terre, au son d’une voix qui prononçait nettement :

— Est-ce lui ?

Je me tournai vers M me de Saint-Alais, car c’était elle qui venait de parler. Je vis avec soulagement qu’au lieu de regarder de mon côté, elle s’était mise debout et tenait les yeux fixés en arrière dans la direction d’où nous venions. Presque aussitôt, soit sur son ordre, soit que le cocher fît halte de sa propre initiative, la voiture s’arrêta. Nous étions alors dans une gorge abrupte, entre deux parois de rocher.

— Qu’y a-t-il ? demandai-je avec surprise.

Elle ne me répondit point, mais dans le silence de la route et des montagnes s’éleva la grêle modulation d’un air sifflé, dans lequel je reconnus : « O Richard, ô mon roi ! » Parmi cette solitude de rocs et de précipices le son aigu et grêle faisait un effet bizarre et troublant. Je passai la tête à l’autre portière, et vis un homme à pied qui s’en venait tranquillement vers nous, comme si, l’ayant dépassé, nous nous arrêtions là pour l’attendre. Cet homme, grand et robuste, portait des bottes et un manteau des plus vulgaires ; mais néanmoins il n’avait pas l’air d’être du pays.

— Vous allez à Ganges ? lui cria la marquise, sans autre préambule.

— Oui, madame, répondit-il, en s’approchant paisiblement.

Et il la salua.

— Nous pourrions vous prendre avec nous, dit-elle.

— Mille fois merci, répliqua-t-il, en clignant des paupières. Vous êtes trop bonne. Si ce monsieur n’y voit pas d’inconvénient ?

Et il me regarda, avec un sourire non dissimulé.

— Certes non ! dit la marquise avec un accent ironique, ce monsieur n’y verra pas d’inconvénient.

Mais sa raillerie, ajoutée à mon étonnement, me donna le coup de pouce final. Le subterfuge de la rencontre était transparent ; cette apparition d’un individu en manteau et botté, sur une route déserte et loin de toute demeure, était trop évidemment préméditée : faute de consentir à jouer le rôle de dupe bénévole, il me fallait agir sans retard.

— Permettez, madame, fis-je, revenu de mon étonnement. J’ignore qui est ce monsieur.

Elle avait repris sa place, et l’étranger s’était avancé jusqu’à la portière de son côté, et regardait à l’intérieur de la voiture. Ses traits, épais et rudes, sans être déplaisants, exprimaient une force d’âme peu commune ; il avait le regard vif et brillant, et ses lèvres mobiles souriaient volontiers. La main qu’il posait sur la portière était énorme.

La marquise ne devait guère s’attendre à mes paroles car elle me jeta un regard courroucé.

— Vous êtes ridicule, fit-elle.

Et à lui :

— Montez donc, monsieur.

— Non pas, ripostai-je, me levant à moitié. Restez, je vous prie, restez où vous êtes, jusqu’à ce que…

La marquise se retourna vers moi, furieuse.

— Cette voiture m’appartient ! s’écria-t-elle.

— Incontestablement, répondis-je.

— Eh bien ! que voulez-vous dire ?

— Simplement que si ce monsieur monte, je descends.

Nos regards se croisèrent. Elle me vit déterminé, et, se rappelant la force de ma position, elle baissa le ton.

— Hé quoi ? fit-elle, respirant précipitamment. Hé quoi, parce qu’il entre dans la voiture, vous devriez en sortir ?

— Madame, répliquai-je, je ne vois aucune raison de prendre avec nous un inconnu. Ce monsieur est peut-être tout ce qu’il y a de plus distingué…

— Ce n’est pas un inconnu ! lança-t-elle. Je le connais, moi. Cela vous suffit-il ?

— Cela me suffira, si vous me dites son nom, fis-je.

Jusque-là il avait assisté impassible à notre discussion, en promenant de l’un à l’autre un regard amusé ; mais à ces mots il intervint :

— Avec plaisir, monsieur. Je m’appelle Alibon, et suis un avocat de Montauban qui la semaine dernière a eu la bonne fortune…

Je l’interrompis d’un ton brusque et péremptoire :

— C’est ce que je ne crois pas, fis-je. Vous n’êtes pas Alibon de Montauban. Vous êtes plutôt Froment de Nîmes, monsieur.

Une plaque de neige rosée par le soleil couchant s’étalait derrière lui et l’irradiation m’empêchait de distinguer ses traits : je ne pus voir comment il prit la chose. D’ailleurs il ne me répondit pas tout de suite, et quand il s’y décida, ce fut d’une voix calme, où je crus sentir plus de vanité que d’irritation.

— Eh bien ! monsieur, fit-il, et à supposer que je le sois ? Qu’en résulterait-il ?

— Si vous l’êtes, répliquai-je d’un ton ferme, et en soutenant son regard, je refuse de voyager avec vous.

— Et par conséquent, reprit-il, madame, à qui appartient cette voiture, n’a pas le droit de voyager avec moi ?

— Non, puisqu’elle ne peut voyager sans moi, lui répliquai-je du tac au tac.

Il fronça les sourcils, mais tout aussitôt il ricana :

— Et pourquoi cela ? Ne suis-je pas digne de tenir compagnie à votre excellence ?

— Il n’est pas question de dignité, ripostai-je carrément, mais de passeport, monsieur. Si vous voulez le savoir, je ne voyage pas avec vous parce que je tiens mon brevet du présent gouvernement, contre lequel vous travaillez, je pense. J’ai menti pour M me de Saint-Alais et sa fille. C’était une femme, et je lui devais protection. Mais je ne veux pas mentir pour vous, ni vous servir d’égide. Est-ce assez clair, monsieur ?

— Tout à fait, répondit-il avec calme. Néanmoins, c’est le roi que je sers. Et vous, qui servez-vous ?

Je restai muet.

— De qui est ce brevet, monsieur, qui redoute la contamination ?

Je regimbai sous l’ironie, mais gardai le silence.

— Allons, monsieur le vicomte, reprit-il avec franchise, et sur un autre ton. Revenez à vous, je vous en prie. Je suis Froment, vous l’avez deviné. Je suis de plus un fugitif, et si l’on venait à savoir mon nom, à Villeraugues, dans une lieue d’ici, je serais pendu aussitôt. Et à Ganges de même. Je suis donc à votre merci, et je vous demande de me protéger. Faites-moi passer à Sumène et à Ganges comme étant de votre société ; au delà, conclut-il avec un sourire et un geste plein d’une fière suffisance, je puis me débrouiller tout seul.

Ce qui m’étonne, ce n’est pas d’avoir balancé, mais bien d’avoir tenu bon. La modestie de sa requête, la gravité d’un refus, en dépit de ma résolution prise une demi-minute plus tôt, me jetèrent dans une pénible indécision. Le visage me brûlait, sous le regard de la marquise qui me dévorait des yeux ; le silence se prolongeait ; il me fallait répondre… Un peu plus, je cédais. Mais, tout en me contorsionnant fébrilement sur mes coussins pour éviter le regard de la marquise, ma main effleura l’enveloppe qui recélait le brevet, et ce contact produisit en moi un revirement. L’affaire m’apparut sous son jour primitif, et, à tort ou à raison, je m’insurgeai contre ce que j’allais faire.

— Non ! m’écriai-je avec irritation. Je refuse ! je refuse !

— Vous êtes un lâche ! s’écria M me de Saint-Alais, dans un emportement soudain.

Et elle bondit, prête à me souffleter, puis se rassit, frémissante.

— Un lâche ? c’est possible, dis-je. Mais je refuse.

— Pourquoi ? pourquoi ? pourquoi ? cria-t-elle.

— Parce que je suis porteur de ce brevet : l’employer à protéger M. Froment serait un acte que M. Froment lui-même refuserait de commettre. Voilà tout.

Il haussa les épaules, et garda un silence magnanime. Mais elle entra en furie.

— Espèce de don Quichotte ! s’écria-t-elle. Oh ! vous êtes insupportable ! Mais vous me le paierez. Ah ! certes oui, monsieur, vous me le paierez !

— Non, madame, ces menaces sont inutiles. Car si je le voulais, je ne le pourrais pas. Vous oubliez que M. de Géol nous suit à moins d’une lieue, qu’il va à Nîmes : nous pouvons le voir apparaître d’une minute à l’autre. En tout cas, il ne peut manquer de descendre au même gîte que nous, ce soir. S’il découvre que ma famille naissante s’est accrue d’un frère, je doute qu’il prenne la chose en plaisanterie.

Mais ces paroles, dont elle vit certainement la justesse, ne l’émurent en aucune façon.

— Oh ! vous êtes insupportable ! s’écria-t-elle de nouveau.

Et s’adressant à Froment :

— Laissez-moi descendre, monsieur ! Laissez-moi descendre !

Sans que je m’y opposasse, il lui ouvrit la portière, et tous deux, s’éloignant de quelques pas, se mirent à causer avec volubilité.

Je les suivis du regard ; et en le voyant à cette heure séparément, pour ainsi dire, et isolé dans ce lugubre paysage, voyant en lui un homme seul et en danger, je fus pris de compassion. Un moment de plus, et je revenais peut-être sur ma décision ; mais un doigt se posa sur ma manche, je sursautai, et me retournant vis Denise qui avançait vers moi son visage inquiet.

— Monsieur, chuchota-t-elle en hâte.

Elle ne put continuer, car je saisis sa main et la pressai avidement sur mes lèvres.

— Non, monsieur, non, pas cela, murmura-t-elle (et elle retira sa main, tout en devenant cramoisie, mais sans détourner du mien son regard loyal). Pas maintenant. Je dois vous parler, vous prévenir, vous dire…

— Et moi, mademoiselle, m’écriai-je sur le même ton assourdi, je veux vous bénir, vous remercier…

— Je dois vous prier de prendre garde à vous, appuya-t-elle, en hochant la tête avec vivacité, pour m’imposer silence. Faites attention ! On va vous tendre un piège ! Ma mère ne voudrait pas vous nuire, bien qu’elle soit en colère ; mais cet homme est aux abois, et l’heure est dangereuse. Prenez donc garde, monsieur…

— N’ayez pas peur, répondis-je.

— Oh ! si fait, j’ai peur, reprit-elle.

Mais la manière dont elle dit cela, en me regardant puis détournant les yeux comme un oiseau effarouché, me combla de joie ; et, bien que la marquise revînt à ce moment, et que nous n’échangeâmes plus un mot ni même un regard, et fûmes forcés de nous rejeter dans nos coins et de simuler l’indifférence, cette joie fut si forte que je me sentis un autre homme. J’en laissai peut-être voir quelque chose, car la marquise, en arrivant à la portière, me lança un regard de soupçon et presque de haine, qu’elle reporta ensuite sur sa fille. Néanmoins les seules paroles prononcées le furent par Froment qui s’approcha de la portière et la referma, quand elle fut montée. Il me tira son chapeau.

— Monsieur le vicomte, dit-il, avec un peu d’amertume, si un chien venait à ma porte comme je suis venu à vous aujourd’hui, je le laisserais entrer.

— Vous feriez comme moi, répliquai-je.

— Non, dit-il avec conviction. Je le laisserais entrer. Néanmoins si nous nous revoyons à Nîmes, j’espère bien vous convertir.

— A quoi ? demandai-je froidement.

— A avoir un peu de foi, répondit-il d’un ton sec. A avoir un peu de foi en quelque chose… et à courir des risques pour cela, monsieur. Me voici donc aujourd’hui, reprit-il avec un geste qui ne manquait pas de noblesse, solitaire et sans toit ; j’ignore où je coucherai ce soir. Et pourquoi cela, monsieur le vicomte ? Parce que je suis seul en France à avoir la foi ! Parce que je suis seul à croire en quelque chose ! Parce que je suis seul à croire en moi-même ! Vous figurez-vous donc, poursuivit-il, avec un croissant mépris, que si vous autres nobles croyiez en votre noblesse, vous pourriez être dépouillés ? Jamais ! Ou que si vous, qui dites : « Vive le roi ! » croyiez en votre roi, il pourrait être détrôné ? Jamais ! Ou que si vous qui professez obéir à l’Église croyiez en elle, elle pourrait être renversée ? Jamais ! Mais vous ne croyez en rien, vous ne respectez rien, vous ne vénérez rien. Vous êtes donc condamnés ! Oui, condamnés ; car même les hommes auxquels vous vous êtes associés ont une sorte de foi bâtarde en leurs théories, en leur philosophie, en leurs réformes, qui doivent régénérer le monde. Mais vous, vous ne croyez en rien ; et vous disparaîtrez, comme vous allez maintenant disparaître à mes yeux !

Il fit de la main un geste de menace, et avant que je pusse lui répondre, la voiture se mit en mouvement, et le laissa là ; le paysage gris, froid et dénudé remplaça son visage dans le cadre de la portière. Le jour commençait à tomber ; une lieue encore nous séparait de Villeraugues. J’étais bien aise de sentir rouler la voiture, et de me voir délivré de lui ; mais surtout mon cœur se délectait, parce que j’avais en face de moi Denise, et que je l’aimais. Les sombres regards que me jetait de son coin la marquise, ne me troublaient guère ; et cependant le souvenir de cet homme que j’avais abandonné me hantait : ses paroles bourdonnaient dans mon crâne, et m’accablaient de sinistres pressentiments. « Condamné ! condamné ! » Il n’avait pas prononcé le mot en vain. Je ne pouvais plus douter de son éloquence. Je ne pouvais plus ignorer pourquoi on l’appelait le boutefeu de Nîmes. Le souffle ardent de la cité méridionale s’exhalait de lui ; la passion de luttes vieilles comme le monde s’exprimait par sa voix. Mélancoliquement je méditai sur ce qu’il avait dit, et me rappelai les paroles analogues prononcées par l’abbé Benoît, et voire par de Géol ; si bien que je restai pensif dans mon coin de berline, cahoté parmi le crépuscule, jusqu’au moment où nous fîmes halte dans la rue du village.

J’offris à M me de Saint-Alais mon bras pour descendre.

— Non, monsieur, dit-elle, me repoussant avec irritation ; je ne veux plus vous toucher.

Elle avait, je crois, l’intention de se chambrer avec sa fille, et de me laisser souper seul. Mais l’auberge ne possédait qu’une grande pièce servant de salle à manger, de cuisine et de tout ; et quant à la petite alcôve voilée par un rideau crasseux où les dames se retiraient pour dormir, il n’y avait guère possibilité d’y manger. Cette auberge était, en fait, la plus mauvaise où je fusse jamais descendu : comme servante, une souillon qui sentait l’écurie ; comme société, trois laboureurs ; la terre battue en guise de parquet ; pas de vitres aux fenêtres. Accoutumée à voyager, et soutenue par sa colère, la marquise prenait le tout avec une aisance de grande dame ; mais Denise, fraîche émoulue de son couvent, s’effarouchait des éclats de voix et des jurons qui se croisaient autour d’elle, et se ramassait, pâle et craintive, sur son escabeau.

Cent fois je me vis sur le point d’intervenir pour lui épargner ces outrages ; mais ses yeux, quand ils m’accordaient la joie de chercher timidement les miens pour un instant, semblaient me prier de n’en rien faire. Ces hommes, d’ailleurs, comme le prouvaient leurs tirades ineptes, étaient des délégués de Castres, qui dès le premier mot se seraient écriés : « Aux aristocrates ! » Je me tins donc tranquille, et je fis bien, sans doute ; mais l’arrivée de Géol lui-même eût été une diversion bien accueillie.

J’ai dit que la marquise ne faisait guère attention à eux ; mais je m’aperçus bientôt du contraire. Quand nous eûmes soupé, alors que le tapage atteignait son paroxysme, elle s’en vint me trouver dans le coin où je m’étais réfugié, et chargeant sa voix de toute la colère et du dégoût que ses traits déguisaient si bien, elle me cria dans l’oreille qu’il nous fallait partir dès l’aube.

— Dès l’aube… ou même avant, chuchota-t-elle avec âpreté. Ceci est odieux ! abominable ! Cette auberge me tue. Je partirais même sur l’heure, en dépit du froid et de l’obscurité, si…

— Je vais leur parler, dis-je, en faisant un pas vers la table.

Elle me saisit par la manche, et me pinça le bras à me faire crier.

— Imbécile ! dit-elle. Voulez-vous nous perdre tous ? Un seul mot nous trahirait. Il ne s’agit pas de cela, mais de partir dès l’aube. Nous ne dormirons pas ; et sitôt le lever du jour, en route !

J’y consentis, bien entendu. Pour elle, s’approchant du cocher, qui avait pris notre place à table, elle l’avertit tout bas, puis revint à moi, pour me dire de l’appeler s’il ne se levait pas. La chose réglée, elle s’en alla vers l’alcôve, où Denise s’était déjà réfugiée. Par malheur, ses allées et venues avaient attiré sur elle l’attention des rustres de la table, et l’un d’eux, se dressant soudain, l’arrêta au passage.

— Une santé, madame, une santé ! cria-t-il, avec un hoquet immonde (et, titubant sur ses jambes, il lui présenta un verre de vin). Buvez ! c’est une santé que tout homme, femme ou enfant de France doit boire, ou le diable l’emporte. Aux trois couleurs ! Aux trois couleurs ; et à bas Madame Veto ! Buvez, madame, buvez aux trois couleurs !

L’ivrogne lui tendait le verre, au milieu des vociférations de ses camarades.

— Buvez ! buvez ! Aux trois couleurs ; et à bas Madame Veto !

Et il ajouta des plaisanteries et des blasphèmes que ma plume se refuse à écrire.

Je n’y tins plus : je me levai d’un bond pour châtier ces infâmes. Mais la marquise, qui gardait une présence d’esprit admirable, m’arrêta d’un coup d’œil.

— Non, dit-elle en relevant la tête avec fierté, je ne boirai pas !

— Oh ! oh ! s’écria-t-il avec un rire ignoble. Nous sommes donc une aristocrate ? Buvez quand même, ou bien nous vous ferons voir…

— Je ne boirai pas ! répliqua-t-elle, en lui opposant un courage hautain. Et de plus, quand M. de Géol arrivera tantôt, vous aurez des comptes à lui rendre.

L’homme prit un air déconfit.

— Vous connaissez le baron de Géol ? dit-il, changeant de ton.

— Je l’ai quitté au dernier village, et il doit me rejoindre ici ce soir, répliqua-t-elle froidement. Et je vous conseillerai, monsieur, de boire vos santés vous-même et de laisser les autres tranquilles. Car il n’est pas homme à ravaler une injure.

Le braillard haussa les épaules, pour cacher sa mortification.

— Oh ! alors, si vous êtes de ses amis, marmotta-t-il, en se disposant à regagner sa place, je suppose que tout va bien. C’est un brave. Il n’y a pas d’offense. Si vous n’êtes pas une aristocrate…

— Je ne suis pas plus aristocrate que M. de Géol, répondit-elle.

Et avec un léger salut, elle le laissa pour regagner l’alcôve.

Après cet incident les hommes firent un peu moins de tapage, car la marquise avait deviné juste : le nom de Géol était connu et respecté. Ils ne tardèrent pas à se coucher sur le sol, enveloppés dans leurs manteaux. Je fis de même, et passai la nuit, somme toute, beaucoup mieux que je ne l’attendais.

Au début, il est vrai, je ne m’endormis pas tout de suite, mais plus tard je tombai dans un sommeil pénible, plein de cauchemars ininterrompus, et attribuables à l’air confiné de la pièce. Lorsque finalement je m’éveillai en sursaut, je trouvai quelqu’un penché sur moi. D’apparence il faisait encore nuit, car tout était silencieux ; mais les tisons rougeoyants de l’âtre jetaient une vague lueur dans la pièce, et me permirent de reconnaître M me de Saint-Alais. C’était elle qui venait de m’éveiller. Elle me désigna les autres personnages, qui ronflaient encore.

— Chut ! fit-elle, le doigt sur les lèvres. Il est cinq heures passées. Jules est en train d’atteler. J’ai payé la bonne femme, et dans cinq minutes nous serons prêts.

— Mais le soleil ne se lèvera que dans une heure ! répondis-je.

Cela pouvait s’appeler un départ matinal !

La marquise n’en démordit pas.

— Voulez-vous donc nous exposer à ce que cela recommence ? me glissa-t-elle, dans un chuchotement furieux. Vous tenez à nous garder ici jusqu’à l’arrivée de Géol, peut-être ?

— Je suis à votre disposition, madame, déclarai-je.

Cette réponse lui suffit, et sans rien ajouter, elle s’éclipsa et disparut derrière le rideau, où je l’entendis chuchoter. J’enfilai mes bottes, et comme il faisait très froid dans la salle, je m’approchai du feu, et rassemblant du pied les tisons, je me chauffai une minute. Puis j’ajustai ma cravate et mon épée, que j’avais retirées, et me trouvai prêt à partir. Il était beaucoup trop tôt, à mon avis, et nous étions déjà partis si tôt la veille ! Mais enfin, puisque la marquise le désirait, c’était mon rôle de lui complaire.

Elle revint au bout d’un instant, et je m’aperçus, malgré le pâle éclairage, qu’elle trépidait d’impatience.

— Oh ! dit-elle, ce cocher ne viendra donc jamais ? Il n’en finit pas ! Allez le presser, monsieur !… Si Géol arrivait !… Allez, de grâce, et qu’il se dépêche !

Je m’étonnais de cette hâte, que je jugeais tout à fait vaine et ridicule, car il n’y avait guère de chances pour que de Géol arrivât à cette heure ; mais convaincu que la marquise était à bout de résistance nerveuse, je crus convenable de lui céder. Je franchis avec précaution les corps des dormeurs, et atteignis la porte. Je soulevai le loquet, sortis, et refermai l’huis derrière moi. La bise glacée de l’aube, chargée d’une poussière de neige, fouetta mes joues, et transperça mon manteau. Je frissonnai. A l’orient, les premières lueurs du jour se révélaient à peine ; vers tous les autres points cardinaux, c’était encore la nuit, aussi noire qu’à minuit.

Fort mal disposé envers la marquise, je me dirigeai comme je pus, tout grelottant, vers la porte de l’écurie, piètre bicoque, située dans l’alignement de la maison et environnée d’une mer de crotte. Elle était close, mais une vague clarté jaunâtre, s’échappant d’une fenêtre, tout au bout, m’apprit que Jules y était occupé. Je soulevai le loquet, et l’appelai. Il ne répondit pas. J’entrai donc, et, passant derrière trois ou quatre misérables haridelles — tant debout que couchées — arrivai enfin à nos chevaux, qui se tenaient côte à côte, les derniers, sous la lanterne suspendue à un crochet.

Cependant Jules restait invisible, et je m’étais arrêté, me demandant où il pouvait être, car il ne répondait toujours pas, lorsqu’une chose noire, fouettant l’air, s’abattit sur mon visage et m’aveugla. Tout aussitôt, je fus à me débattre dans les plis d’un manteau, qui m’enveloppait complètement la tête, cependant qu’une poigne de fer me saisissait les bras et les appliquait contre mes flancs. Pris à l’improviste, je tentai de crier, mais l’épais tissu m’étouffait ; par un effort désespéré, je réussis à émettre un appel indistinct, mais d’autres mains que celles qui me maintenaient, assujettirent plus étroitement l’étoffe sur mon visage. A demi suffoqué, je luttais et me contorsionnais pour me délivrer. En vain. Je sentis des mains agiles parcourir tout mon corps, et je compris que l’on me dépouillait. Puis, comme je résistais toujours, l’homme qui me tenait par derrière me donna un croc-en-jambe, et je tombai, sans qu’il me lâchât, la face contre terre.

Par bonheur, je tombai sur de la paille ; mais, bien qu’amorti, le choc me coupa la respiration ; et, tant par suite de ma chute que grâce au manteau, qui dans ma nouvelle posture menaçait de m’étrangler tout à fait, je restai une minute inerte, et les scélérats en profitèrent pour me garrotter les poignets et les chevilles. Ainsi ficelé, je me sentis soulever et emporter à quelque distance, où l’on me jeta brutalement sur une couche molle — de foin, m’apprit mon odorat. Puis une botte de foin s’abattit sur moi, et une seconde, et d’autres, tant et plus. Je me crus sur le point d’asphyxier, et fis un effort frénétique pour appeler au secours. Mais le manteau m’entortillait la tête à plusieurs tours, et j’eus beau m’évertuer, je n’aboutis, en fin de compte, qu’à pousser un grognement sourd, qui se perdit dans les épaisseurs de l’étoffe.

CHAPITRE XVIII
JE FAIS TRISTE FIGURE

Je ne luttai pas longtemps. Les efforts que j’avais faits pour me libérer de mes agresseurs, et finalement pour appeler au secours, m’avaient porté le sang à la tête, et tellement épuisé que je restai anéanti, le cœur oppressé comme si ses battements allaient me suffoquer, et les poumons aspirant à l’air libre. Je me voyais en danger d’asphyxier pour de bon ; mais heureusement, l’effroi de cette fin, qui une minute plus tôt avait provoqué mes efforts désespérés, m’inspira alors le courage suprême de rester immobile, et de me ressaisir, pour trouver moyen d’avoir de l’air.

Il était temps. Je brûlais comme feu, et suais par tous les pores. Néanmoins l’effroyable sensation d’étouffement s’atténua un peu quand je fus resté une minute tranquille ; et me tournant la tête et le buste légèrement de côté, — ce que je réussis à faire, quoique incapable de me relever, — je respirai plus librement. Ma situation n’en restait pas moins affreuse. Sous la pression des bottes de foin qui m’écrasaient irrémédiablement, des souffrances nouvelles naquirent bientôt, en place de celles dont j’étais soulagé. Peu à peu, les liens de mes poignets me tuméfiaient les chairs, la garde de mon épée me pénétrait dans le flanc, je sentais mon échine prête à rompre sous le faix, mes épaules devenaient horriblement douloureuses. J’allais mourir ainsi, lentement écrasé, dans le noir, alors qu’un appel, un seul appel, si j’avais pu élever la voix, m’eût procuré secours et soulagement.

Cette idée m’affola si bien que me figurant après un siècle de cette torture entendre un léger bruit, comme si l’on remuait dans l’écurie, je cessai de me contraindre, et me remis à me débattre, m’enfonçant les liens dans les chairs et en guise d’appels exhalant des gémissements. Mais cette révolte ne fit qu’ajouter à ma détresse ; l’individu, s’il existait en effet, ne m’entendit pas, et le bruit cessa ; ou du moins s’il persista, le tumulte de mes artères et le gonflement excessif des veines de mon cou, me rendirent sourd à ce bruit. Le poids effroyable que j’avais un instant soulevé retomba. J’y renonçai, désespéré, et m’abandonnai, quasi pâmé, hors d’état de penser ou de me souvenir, sans désir de secours, ni projets d’évasion, totalement passif.

Cet état durait depuis quelque temps, lorsqu’un bruit assez fort pour faire vibrer mes tympans obnubilés me tira de ma stupeur. Je prêtai l’oreille, d’abord vaguement. Le bruit se renouvela ; puis, sans autre avertissement, une douleur aiguë me transperça le mollet. Je hurlai ; et malgré le manteau et le foin entassé sur ma tête, qui étouffaient mon cri, j’en perçus un faible écho. Puis plus rien.

Hébété comme un homme réveillé en sursaut, je crus tout d’abord avoir rêvé le cri aussi bien que la douleur ; et je gémis dans ma détresse. Mais au même instant je sentis le foin s’agiter au-dessus de moi : le plus lourd de la masse qui m’écrasait fut retiré, je perçus des voix et des appels, je vis une faible lumière, et je compris que j’étais sauvé. En un clin d’œil on m’eut empoigné et dégagé, à grand renfort de cris et d’exclamations. Le manteau fut arraché de ma tête, et j’aperçus, étourdi et presque ébloui, une demi-douzaine de figures penchées sur moi et qui m’examinaient.

— Mais, doux Jésus ! c’est le monsieur qui est parti ce matin ! s’écria une femme.

Et, d’étonnement, elle jeta les bras au ciel.

Je la regardai. C’était la patronne de l’auberge. J’avais la gorge sèche et parcheminée, les lèvres gonflées ; mais en m’y reprenant à deux fois, je réussis à lui dire de me délier.

Elle obéit, au milieu de nouvelles exclamations de surprise et d’émerveillement ; puis, comme j’étais roide et engourdi à ne pouvoir remuer, on me transporta jusque sur le seuil de l’écurie, où quelqu’un plaça une escabelle, tandis qu’un autre m’offrait un verre d’eau. Cette eau et le grand air me ranimèrent, et au bout de quelques minutes je pus me tenir debout. Cependant on me pressait de questions ; mais je restais vertigineux et confondu, et il me fut tout d’abord impossible de rassembler mes idées. Mais bientôt un personnage qui s’approcha d’un air d’importance, en écartant la foule de rustres et de valets d’écurie qui m’entouraient, m’aida à recouvrer la parole.

— Qu’est ceci ? dit-il. Qu’est ceci, monsieur ? Comment-vous trouvez-vous dans cette écurie ?

La patronne de l’auberge répondit pour moi qu’elle l’ignorait ; que l’un des garçons en allant querir du foin avait piqué sa fourche dans ma jambe, et m’avait ainsi découvert.

— Mais qui est-ce ? demanda le nouveau venu d’un ton impératif.

C’était un homme grand et maigre, avec une petite figure chafouine et des yeux inquisiteurs.

— Je suis le vicomte de Saux, répondis-je.

— Hein ? fit-il, en traînant le monosyllabe. Et comment, monsieur le vicomte, si tel est votre nom, comment diantre vous trouvez-vous dans cette écurie ?

— J’ai été volé, soufflai-je.

— Volé ! répliqua-t-il en reniflant. Allons donc, monsieur ; il n’y a pas de voleurs dans notre commune.

— Pourtant, j’ai bien été volé, répliquai-je, idiotement.

Pour toute réponse, avant que je me fusse avisé de son intention, il plongea la main, sans cérémonie et sans un mot d’excuse, dans la poche de mon habit, et en retira une bourse. Il la leva en l’air à la vue de tous.

— Volé ? fit-il, d’un ton ironique. J’en doute, monsieur ; j’en doute !

Je regardai la bourse avec stupéfaction ; puis machinalement je portai la main à ma poche, et en tirai successivement plusieurs objets. Il avait raison. Je n’avais pas été volé. Tabatière, mouchoir de poche, ma montre et mes breloques, mon canif, avec un petit miroir, et un calepin, tout y était !

— Maintenant que j’y repense, dit soudain la bonne femme, il y a dans la maison une paire de valises : elles doivent appartenir à ce monsieur ! Je me demandais tout à l’heure à qui elles étaient.

— Elles sont à moi ! m’écriai-je, retrouvant la mémoire et la présence d’esprit. Elles sont à moi !… Mais dites : les dames qui étaient avec moi ? Elles ne sont pas parties ?

— Voilà trois heures qu’elles sont en route, répliqua la femme, en me dévisageant. Et j’aurais juré que monsieur était avec elles. Mais, à vrai dire, le jour pointait à peine, et une erreur est bientôt faite.

Une idée qui eût dû me venir plus tôt, une idée affreuse, enfonça son dard dans mon cœur. Je plongeai la main dans la poche intérieure de mon habit, et la retirai vide. Le brevet, ce brevet dans lequel je mettais tout mon espoir, avait disparu.

Je poussai un cri de rage et promenai autour de moi des yeux égarés.

— Qu’y a-t-il ? dit l’individu chafouin, en rencontrant mon regard.

— Mes papiers ! exclamai-je, quasi grinçant des dents, à me voir ainsi berné et joué, car je comprenais enfin tout. Mes papiers !

— Eh bien quoi, vos papiers ?

— Ils ont disparu ! On me les a volés !

— En vérité ? fit-il, d’un ton sec. C’est ce qui reste à prouver, monsieur.

Je crus d’abord qu’il voulait dire que je pouvais me tromper comme je m’étais trompé d’abord ; et pour plus de sûreté je retournai ma poche.

— Non, dit-il, plus sec que devant. Je vois bien qu’ils ne sont pas là. Mais la question, monsieur, est de savoir s’ils y ont jamais été.

Je le regardai.

— Hé oui, fit-il, voilà précisément le hic, monsieur. Où sont vos papiers ?

— Je vous répète qu’on me les a volés ! m’écriai-je, en fureur.

— Et je vous dis, moi, que cela reste à prouver, répliqua-t-il. En tant que cela ne sera pas prouvé, vous ne partirez pas d’ici. Voilà tout, monsieur, et la chose est simple.

— Et qui donc, repris-je avec indignation, qui donc êtes-vous, je voudrais le savoir, monsieur, vous qui arrêtez les voyageurs sur la grand’route et leur demandez leurs papiers ?

— Tout bonnement le président du Comité local, répondit-il.

— Et vous imaginez-vous, dis-je, révolté par sa bêtise, que je me sois lié les mains et étouffé moi-même sous ce foin, tout exprès ? Exprès pour passer par votre maudit village ?

— Je ne suppose rien, monsieur, répondit-il froidement. Mais nous sommes ici sur la route de Turin, où M. d’Artois est en train, paraît-il, d’assembler les mécontents ; et sur celle de Nîmes, où des personnes malintentionnées arborent la cocarde rouge. Et sans papiers, personne ne passe.

— Mais que prétendez-vous faire de moi ? demandai-je, voyant que les rustres qui béaient autour de nous le considéraient à l’instar d’un vrai Salomon.

— Vous garder, monsieur le vicomte, jusqu’à ce que vous vous soyez procuré des papiers, répondit-il.

— Mais, mordieu ! fis-je. Ce n’est pas des plus commodes, ici. Y a-t-il apparence que quelqu’un me connaisse ?

Il haussa les épaules.

— Sans papiers, trancha-t-il, monsieur ne partira pas. C’est définitif.

Et il disait vrai, c’était définitif. En vain, je lui exposai les faits, et lui demandai si quelqu’un irait volontairement subir, dans l’unique but de cacher son manque de papiers, ce que j’avais subi ; en vain je lui demandai si l’état dans lequel on m’avait trouvé n’était pas en lui-même une preuve suffisante du vol ; si on pouvait se lier les mains à soi-même, et empiler du foin sur sa propre personne. J’eus beau ajouter que je connaissais mon voleur ; cette dernière affirmation ne réussit qu’à empirer les choses.

— En vérité ? fit-il ironiquement. Eh bien donc, je vous prie, qui est-ce ?

— C’est ce bandit de Froment ! Froment de Nîmes !

— Il n’est pas dans la région.

— Comment ! je l’ai vu hier ! répliquai-je.

— En ce cas nous voilà fixés, reprit l’homme du Comité avec un singulier sourire (et sa petite cour sourit également). Après cela, nous ne perdrons certainement pas de vue monsieur le vicomte.

Il tint parole : lorsque je rentrai dans l’auberge, pour fuir le froid qui me pénétrait, et que je m’assis devant l’âtre pour examiner ma situation, deux des laboureurs m’accompagnèrent ; et quand je ressortis, pour jeter un regard mélancolique vers le haut et vers le bas de la route, j’en trouvai deux autres à mes côtés, comme par enchantement. Quelque part que j’allasse, il ne pouvait manquer d’en surgir un, et si je m’écartais trop de la maison, ils me touchaient le bras et d’un ton rogue m’ordonnaient de revenir. Le mont Aigoual lui-même, qui élevait sa cime nue, sévère et glacée, par-dessus la vallée, n’était pas plus ferme que leur vigilance, ou plus immuable.

Mon agitation s’en accrut, et je tombai momentanément dans un état voisin de la folie. Joué par M me de Saint-Alais, volé par Froment, — qui, j’en étais sûr, avait pris ma place, et à cette heure roulait tout à son aise entre Sumène et Ganges avec mon brevet dans sa poche, — j’arpentais la route, cette route qui était ma prison, dans une fièvre de rage et de tristesse. L’ingratitude de la marquise, ma propre confiance, l’ineptie des villageois, me révoltaient à tour de rôle ; mais je détestais plus encore, peut-être, l’inaction à laquelle je me trouvais condamné. Je venais d’échapper à un danger mortel, et j’aurais dû m’en féliciter ; mais personne ne se résigne à être dupe. Et successivement, un jour, puis deux, puis trois, s’écoulèrent : il gela et dégela, il neigea et il fit beau ; et toujours, cependant que la voiture filait sur la route de Nîmes, emportant ma promise de plus en plus loin de moi, je restai prisonnier dans ce misérable hameau. Je pris en horreur l’infâme auberge, dans laquelle je battais la semelle durant les heures froides, la route boueuse qui passait devant, la piteuse rangée de taudis qu’ils appelaient le village. Tout le jour, et où que j’allasse au dehors, les rustres se faisaient un jeu de me harceler et de me tarabuster ; chaque soir le Comité venait m’interroger. Une maison dans un sens, une maison dans l’autre, étaient mes frontières, tandis que le monde s’agitait par delà les montagnes, et que la France trépidait ; et je ne pouvais savoir ce qui se brassait en vue de m’aliéner le cœur de Denise. On ne s’étonnera pas si je côtoyai la folie.

J’avais laissé mon cheval à Millau, et l’aubergiste avait projeté de me l’expédier à Ganges au bout d’une couple de jours, par les soins d’une connaissance, qui devait passer par là. Je l’attendais donc à toute heure, et mon seul espoir était que son convoyeur fût à même de m’identifier, car une cinquantaine d’habitants de Millau avaient vu ou entendu lire mon brevet. Mais le cheval n’arrivait pas, ni personne de Millau, et la crainte que la mise en liberté des deux dames n’y eût causé du trouble, diminuait encore mon courage. Il m’eût été difficile de communiquer avec Cahors, et le Comité, dans son indépendance et son obstination rustiques, refusait aussi bien de me laisser aller que de me faire conduire à Nîmes, où mon identité serait reconnue. Ce fut en vain que je les pressai.

— Non, non, répondit l’homme à la mine chafouine, la première fois que je lui posai la question. Il passera bien quelqu’un dont vous êtes connu. Prenez seulement patience.

— Monsieur le vicomte doit être connu de beaucoup de monde, interrompit la femme de la maison.

Et elle me regarda, les bras enroulés dans son tablier et la tête penchée sur le côté.

— C’est évident ! c’est évident ! acquiesçait la foule, et, tout en se grattant les mollets, les membres du Comité lui emboîtèrent le pas, et me considérèrent avec satisfaction, comme un objet qui leur faisait beaucoup d’honneur.

Cette stupide vanité m’exaspérait ; mais à quoi bon ?

— Après tout vous êtes fort bien ici, disait le premier interlocuteur, en haussant les épaules. Vous êtes à merveille ici.

— Vous êtes toujours mieux que sous le foin ! ne manquait pas de répondre l’homme qui m’avait piqué la jambe.

Et là-dessus — car c’était la plaisanterie quotidienne — un rire général s’élevait, et m’exhortant une dernière fois à la patience, le Comité se retirait.

Parfois l’entretien dans la cuisine prenait un tour plus sévère et périlleux : l’un après l’autre chacun de mes geôliers rappelait pour mon édification les vieilles histoires des dragonnades, de Villars et de Berwick, histoires à glacer le sang dans les veines, d’atroces cruautés infligées et subies, de rudes montagnards et de vaillantes femmes qui affrontèrent les pires châtiments des rois, pour la cause qu’ils avaient embrassée ; histoires d’une grande cause, abattue mais non détruite, de tout un peuple traîné dans la poussière et le sang, mais toujours debout et redevenu fort.

— Et croyez-vous qu’après ceci, exclamait avec des prunelles flamboyantes le narrateur de ce drame auquel ses grands-parents avaient pris part, croyez-vous qu’après ceci nous allons rester en dehors de cette affaire ? Croyez-vous, monsieur, qu’à cette heure où, après tant d’années, la vengeance est à notre portée et où nos persécuteurs chancellent, croyez-vous que nous allons rester là sans bouger, à les voir se raffermir ? Évêques et capitaines, chanoines et cardinaux, où sont-ils à cette heure ? Où sont les terres qu’ils nous ont volées ? Ils les ont perdues ! Où sont les dîmes qu’ils nous prenaient avec notre sang ? On les à reprises ! Où est saint Étienne, dont ils persécutèrent le père ? Il a le pied sur leur tête ! Et après ceci, croyez-vous qu’avec toutes leurs processions, leurs idoles et leurs saints-sacrements, ils viendront nous défier et nous imposer de nouveau leur loi ? Non, monsieur, non ; et mille fois non !

— Mais il n’est pas question de cela ! dis-je timidement.

— Il n’en est que trop question, me fut-il répliqué sévèrement. Dans Nîmes et Montauban, à Arles, en Avignon ! Nous autres habitants de la montagne avons vu trop souvent la tempête s’amonceler dans les plaines pour nous y tromper. Ces prêches et ces processions et ces vierges pleureuses, ces prières de réparations… savez-vous ce que cela présage, monsieur ? Du sang ! du sang ! et encore du sang ! Il en a été ainsi vingt fois, il en sera de même aujourd’hui. Mais cette fois-ci le sang ne sera pas versé que d’un seul côté !

Ces discours me donnaient à réfléchir. Je m’apercevais que la signification des mots différait selon la bouche qui les prononçait, et que la même Révolution qui s’opérait aisément et sans heurts dans le nord pourrait bien dans le sud mettre tout à feu et à sang. En Quercy nous avions perdu quatre ou cinq châteaux, une poignée d’existences, et pour quelques heures la populace s’était déchaînée, le tout sans grand enthousiasme. Ici, au contraire, je me figurais être sur le bord d’un énorme creuset sous lequel couvaient encore les feux de la persécution ; je sentais sur ma joue le souffle ardent de la passion, je voyais sous les scories à peine refroidies la lave des vieilles inimitiés bouillonner à nouveau d’ambitions plus âpres, et les anciennes factions se rallumer au souffle de nouveaux fanatismes. Après avoir entendu Froment, j’entendais ses adversaires ; il ne me restait plus qu’à savoir de quelles forces disposait le premier.

Néanmoins ce genre de pronostics n’apportait guère de soulagement à ma réclusion. Je passai la plus grande partie d’une quinzaine à me ronger d’impatience. La femme de l’auberge était enchantée de m’avoir comme pensionnaire ; car je payais, et les clients étaient rares. Le Comité, lui, tirait gloire de moi, car je représentais un vivant et ambulant témoignage de son pouvoir, et de l’importance du village. Mais quand à cette situation pénible et grotesque vint s’ajouter l’angoisse que les nouvelles de Nîmes m’inspirèrent au sujet de Denise, je n’y tins plus, et résolus de m’évader coûte que coûte.

Le fait que je n’avais pas de cheval, et la quasi-certitude d’être arrêté à Sumène ou à Ganges, m’avaient jusqu’alors détourné de ce projet ; mais la détention m’était enfin devenue intolérable, et après avoir supputé toutes les chances, je décidai de fuir dans la soirée, au coucher du soleil, et de gagner Millau à pied. Les villageois, sachant que je me rendais à Nîmes, ne manqueraient pas de me poursuivre dans cette direction, et même si une partie prenait l’autre route, j’avais beaucoup de chances de leur échapper à la faveur de l’obscurité. Je comptais atteindre Millau peu après le lever de l’aurore, et là, si le maire était toujours bien disposé envers moi, je pouvais récupérer mon cheval, et, pourvu d’un sauf-conduit, gagner Nîmes par le même chemin ou par un autre.

Ce plan paraissait réalisable, et dès ce soir-là, le hasard me favorisa. L’homme qui devait me tenir compagnie se renversa sur le pied une marmite d’eau bouillante, et sans plus s’occuper de moi ni de son devoir, il retourna chez lui en se lamentant. Une minute plus tard, la femme de l’auberge fut appelée au dehors par un voisin, et à l’heure précise que j’aurais moi-même désignée, je me trouvai seul. Mais je n’avais pas une minute à perdre. Incontinent, je mis mon manteau, et prenant mes pistolets sur la tablette où on les avait déposés, je me munis de quelques vivres et m’éclipsai par la cour de l’auberge. Un chien y avait sa niche, mais il me connaissait, et à ma vue il agita la queue. En deux minutes, après avoir longé précautionneusement les derrières des maisons, je rejoignis la route de Millau, où je me trouvai libre et solitaire.

La nuit était tombée mais il ne faisait pas encore tout à fait noir ; et redoutant tous les yeux, je pris ma course, tour à tour sondant inquiètement le crépuscule devant moi, ou guettant par derrière l’approche d’une poursuite. Durant quelques minutes cette crainte m’absorba tout entier ; mais enfin la seule lumière tremblotante qui décelait le village disparut, la nuit et le silence infini des montagnes se refermèrent sur moi, et une sensation de solitude, accablante, s’empara de moi. Denise était à Nîmes, et je me dirigeais du côté opposé ; quels accidents ne pouvaient se produire, susceptibles d’ajourner mon retour ? En attendant elle restait à la merci de sa mère et de ses frères, et toutes les traditions de sa famille, tous les préjugés de la virginité et de son éducation se liguaient contre mes désirs. Ne mettrait-on à profit cet imbroglio pour disposer de sa main ? Ou, sans aller jusque-là, quel ne pouvait être le sort d’une jeune fille, dans cette cité de factions, dans cette lutte farouche que les paysans m’avaient fait prévoir ?

Aiguillonné par ces pensées, je me hâtais fébrilement, et j’avais fait peut-être une lieue, quand le bruit sec d’un fer de cheval heurtant une pierre, frappa mon oreille. Comme ce bruit venait de devant, je me jetai sur le côté de la route et me tapis afin de laisser passer le voyageur. Je crus distinguer le pas de trois chevaux, mais quand la silhouette vague des cavaliers m’apparut, ils étaient seulement deux.

Il est probable que je me soulevai un peu trop pour mieux voir. En tout cas, je n’avais pas compté avec les chevaux, dont le plus proche, en passant devant moi, fit un écart soudain. La brusquerie de ce mouvement faillit démonter le cavalier, mais en un clin d’œil celui-ci maîtrisa sa monture, et sans me laisser le temps de me reconnaître, la poussa dans ma direction. Je n’osai bouger, crainte de trahir ma présence, mais la précaution fut vaine, car déjà le cavalier avait distingué ma silhouette.

— Holà ! cria-t-il. Qui êtes-vous, qui vous embusquez afin de faire rompre le cou aux gens ? Parlez, ou sinon…

Mais j’empoignai sa bride.

— M. de Géol ! m’écriai-je, le cœur battant à me rompre la poitrine.

— Arrière ! cria-t-il, en m’examinant, car il ne reconnaissait pas ma voix. Qui êtes-vous ? qui est là ?

— C’est moi, moi M. de Saux, répondis-je avec cordialité.

— Hé quoi, l’ami, exclama-t-il du ton de la plus grande surprise, je vous croyais à Nîmes depuis plus de dix jours ! Nous avons votre cheval avec nous.

— Avec vous ? Mon cheval !

— Hé oui. Votre bon ami que voici le mène depuis Millau. Mais qu’êtes-vous devenu tout ce temps ? Et que faites-vous ici ? reprit-il avec méfiance.

— J’ai perdu mon passeport. Il m’a été volé par Froment.

Il siffla.

— Et à Villeraugues on m’a arrêté, continuai-je. Je suis resté là depuis.

— Ah ! ah ! dit-il sèchement. Cela vous apprendra à voyager en mauvaise compagnie, monsieur le vicomte. Et ce soir je suppose que vous étiez…

— En train de prendre la poudre d’escampette, répliquai-je tout franc. Mais vous-même… je vous croyais passé depuis longtemps.

— Non, dit-il. J’ai été retenu. Mais puisque nous nous sommes trouvés, je vous conseille de monter à cheval et de revenir avec moi.

— Je ne demande pas mieux, fis-je vivement. Et vous pourrez leur dire qui je suis.

— Moi ? répliqua-t-il. Pas du tout. Je ne sais pas qui vous êtes en réalité. Je sais seulement que vous m’avez dit être M. de Saux.

Je tombai de mon haut, et restai un moment à le considérer dans les ténèbres. Mais ce moment fut bref, car une voix sortit de ces ténèbres :

— N’ayez crainte, monsieur le vicomte, je répondrai pour vous.

Je sursautai.

— Palsambleu ! m’écriai-je, frémissant. Qui a parlé ?

— Moi, Buton. C’est moi qui ai votre cheval, monsieur le vicomte.

C’était en effet, Buton, le forgeron ; le capitaine Buton, du Comité.


Cette rencontre mit une fin provisoire à mes tribulations. Quand nous arrivâmes dans le village, au bout de dix minutes, le Comité, médusé par les sauf-conduits dont Buton était porteur, admit aussitôt ses explications, et n’opposa aucune entrave à mon départ. Et douze heures après, les trois personnages réunis par ce singulier hasard traversaient Sumène. Nous couchâmes à Sauve, et bientôt laissant derrière nous l’hiver prolongé des montagnes, avec son froid et sa neige, nous commençâmes à descendre sous le soleil le versant occidental de la vallée du Rhône. Tout le jour nous chevauchâmes dans une atmosphère balsamique, entre des champs, des jardins en fleur et des bois d’oliviers : la poussière blanche, les maisons blanches, les rochers blancs, témoignaient du Midi. Un peu avant le coucher du soleil nous arrivions en vue de Nîmes, et saluions la fin d’un voyage qui, pour ma part, avait été accidenté.

CHAPITRE XIX
A NÎMES

On croira sans peine que je contemplai la ville avec une émotion peu ordinaire. J’en avais entendu assez à Villeraugues — sans parler des détails ajoutés en cours de route par M. de Géol — pour me convaincre que c’était ici et non dans le nord, ici dans le Gard et les Bouches-du-Rhône, parmi les champs d’oliviers et la poussière blanche du Midi, et non parmi les champs de blé et les pâturages du nord, que le sort de la nation allait se jouer. Ce n’était pas à Paris, où les gens voulaient et ne voulaient pas, où Mirabeau et La Fayette, par crainte du peuple, faisaient un jour un pas vers le roi, et le lendemain, par crainte qu’une fois rétabli sur son trône il ne vînt à sévir, retournaient en arrière, ce n’était pas là-haut, que la Révolution pouvait être arrêtée, mais bien ici ! Ici, où l’ardente imagination des Provençaux voyait encore quelque chose de saint dans les choses naguère vénérées, ici où la faction rattachait les hommes à la foi.

Jusqu’à présent le flot révolutionnaire n’avait pas rencontré d’opposition sérieuse. Les obstacles qui semblaient les plus forts, le roi, la noblesse, s’étaient écroulés et effondrés devant elle, presque sans résistance ; restait à voir si le troisième et dernier des pouvoirs dirigeants, l’Église, se comporterait mieux. Certes, si Froment disait vrai, si la foi devait s’opposer à la foi, et le fanatisme à un autre fanatisme, c’était bien ici, dans cette vallée du Rhône, où l’Église maintenait encore son autorité, que se trouvaient les matériaux les plus propices aux desseins de l’enthousiaste. Dans cette hypothèse — et tout en l’examinant, je promenai un long regard méditatif sur la ville et l’indéfinie plaine basse qui s’étalait au delà, baignée dans les feux du couchant — dans cette hypothèse, c’était d’ici que peut-être jaillirait la flamme destinée à embraser la France. D’ici pouvait partir du jour au lendemain une conflagration aussi vaste que le pays ; une conflagration qui, se propageant avec une fureur croissante, gagnerait la Vendée, la Bretagne, les côtes du nord, et sous peu environnerait Paris de son cercle de feu.

Mais l’incendie s’allumerait-il ? Dans ce doute, je contemplai de nouveau, avec une curiosité avide, cette cité de laquelle on attendait tant. Sa multitude de terrasses et de maisons blanches occupait la pente douce qui joint à la plaine du Rhône les derniers contreforts des Cévennes. Au nord, dans les faubourgs, s’élevaient trois collines : celle du milieu portait une tour, la plus orientale allongeait son ombre démesurée vers le fleuve lointain, et sur leurs pentes à toutes trois, vers l’est et le sud, la ville s’étageait. A mesure que nous en approchions, cet amphithéâtre, comme les routes convergentes, et la plaine aux verdures printanières, et les grandes manufactures qui çà et là s’élevaient dans les faubourgs, tout semblait bourdonner d’activité, d’une foule d’allants et venants, isolés ou par groupes, qui s’en allaient hors des murs à leurs plaisirs, ou couraient à leurs affaires.

Tous sans exception, je le remarquai, portaient un insigne quelconque : soit la cocarde tricolore, soit, plus souvent, une rosette rouge, un flot de rubans rouges, une cocarde rouge, et à l’aspect de ces emblèmes mes compagnons se rembrunirent à vue d’œil. Un autre détail caractéristique, le tintement de nombreuses cloches qui appelaient aux vêpres les fidèles — et dont les sons me parurent harmonieux dans l’air du soir — était aussi peu de leur goût. Elles tintèrent plus nombreuses, accélérant leur rythme ; et il en résulta qu’insensiblement je finis par rester en arrière. Lorsque nous arrivâmes dans les rues, la circulation plus nombreuse, et l’attention avec laquelle je regardais autour de moi, accrurent la distance qui nous séparait ; et bientôt, un long défilé de charrettes venant à passer, suivi d’une compagnie de gardes nationaux, je me trouvai chevauchant seul, à cent pas derrière eux.

Je ne le regrettai point. La nouveauté du spectacle, cette foule de visages renouvelés continuellement, le patois méridional, le mouvant défilé de soldats, de paysans, de filles, me divertissaient. Je le regrettai moins encore quand par hasard un objet, que je m’attendais plus ou moins à voir depuis mon arrivée dans Nîmes, se matérialisa, là, dans cette rue sinueuse, et me sauta, pour ainsi dire, aux yeux. En passant sous les barreaux d’une fenêtre peu élevée au-dessus du sol, j’entrevis une main blanche qui agitait un mouchoir : vision instantanée, mais le geste suffit à m’évoquer Denise ! Quand je tirai sur ma bride, le mouchoir avait déjà disparu, la fenêtre était déserte, autour de moi la foule bavarde allait son chemin.

Machinalement j’arrêtai mon cheval et regardai à la ronde, le cœur palpitant. Je ne vis proche de moi personne à qui le signal pût être destiné ; et pourtant, la chose me paraissait bizarre. Je ne pouvais admettre une telle bonne fortune, pas plus que d’avoir si tôt retrouvé Denise. Cependant, comme mon regard incertain se dirigeait à nouveau vers la fenêtre, le mouchoir y flotta encore un instant. Cette fois le signal s’adressait à moi si indéniablement qu’au mépris de toute prudence, je poussai mon cheval à travers la foule jusqu’à la porte, et sautant à bas précipitamment, jetai la bride à un gamin qui se trouvait là. Je n’osai lui demander qui habitait la maison ; et embrassant d’un coup d’œil la morne façade blanche, la rangée de fenêtres grillées qui couraient sous le balcon, je m’en remis à la fortune, et heurtai.

A l’instant la porte s’ouvrit, et un laquais parut. Je n’avais pas réfléchi à ce que je lui dirais, et je restai d’abord à l’examiner stupidement. Puis, à tout hasard, sous le coup de la nécessité, je lui demandai si madame recevait.

Il me répondit très poliment que oui, et tirant la porte, s’effaça devant moi.

J’entrai, ahuri d’étonnement ; et celui-ci ne fit que s’accroître quand après avoir traversé un vestibule spacieux, dallé de marbre noir et blanc, et m’être laissé guider jusqu’au haut de l’escalier, je m’aperçus que tout ce qui m’entourait, depuis la sobre livrée du laquais jusqu’aux moulures du plafond, portait le cachet de l’élégance la plus raffinée. Des piédouches, portant des bustes de marbre, occupaient les angles de l’escalier ; trois orangers en caisses garnissaient le vestibule ; et des fragments antiques ornaient les murs. Toutefois je n’y pus jeter qu’un coup d’œil : très vite j’arrivai au haut de l’escalier, et l’homme m’ouvrit une porte.

Je pénétrai dans la pièce, les yeux avides : un songe, un impossible songe, prit possession de moi pour un instant, et me fit espérer que Denise — non plus M lle de Saint-Alais, mais Denise, la jeune fille qui m’aimait et avec qui je n’avais jamais été seul — serait là pour me recevoir. A sa place, une étrangère se leva posément d’un fauteuil placé dans la baie d’une fenêtre, et, après une courte hésitation, s’avança à ma rencontre. Cette inconnue, grande, l’air sérieux et très belle, m’examinait curieusement de ses yeux noirs, tandis qu’un peu de rose montait à ses fines joues olivâtres.

A la vue de cette étrangère, je me mis à balbutier des excuses pour mon intrusion. Elle me fit la révérence.

— Monsieur n’a pas à s’excuser, dit-elle, aimablement. Il était attendu, et le repas est servi. Si vous voulez bien suivre Gervais, il va vous mener à une chambre où vous pourrez vous nettoyer de la poussière du voyage.

— Mais, madame, fis-je, encore hésitant. Je crains d’abuser…

Elle secoua la tête d’un air mutin.

— Je vous en prie, dit-elle, en agitant sa main vers la porte.

— Mais mon cheval, dis-je, immobile d’ahurissement, je l’ai laissé sur la rue.

— On en prendra soin. Veuillez me faire le plaisir…

Et elle me montra la porte d’un petit geste impérieux.

Je sortis complètement abasourdi. L’homme qui m’avait conduit à l’étage m’attendait. Par un corridor large et spacieux, il me conduisit à une chambre à coucher, où je trouvai tout le nécessaire pour rafraîchir ma toilette. Il prit mon habit et mon chapeau, et s’occupa de moi avec la dextérité d’un valet de chambre consommé. Dans mon ahurissement, je le laissai faire. Mais lorsque, revenu un peu de mon trouble, j’ouvris la bouche pour lui poser une question, il me pria de l’excuser : madame m’expliquerait.

— Madame…? fis-je.

Et mon regard interrogatif attendait qu’il remplît la lacune.

— Oui, monsieur, madame vous expliquera, répondit-il, sans broncher.

Puis, voyant que j’étais prêt, il me reconduisit, non plus à la chambre que je venais de quitter, mais à une autre.

Je crus rêver, en y entrant ; car je ne doutais pas que l’énigme dût m’y être expliquée. Mais je ne trouvai personne. La pièce était spacieuse, et parquetée, avec trois hautes fenêtres étroites, dont l’une, entr’ouverte, donnait accès aux bruits de la rue. Un petit feu de bois brûlait dans une vaste cheminée à colonnes de marbre sculpté ; et dans un coin de la pièce se trouvaient un clavecin, une harpe et un pupitre à musique. Plus près du feu, une petite table ronde, coquettement dressée et éclairée par des bougies disposées dans de vieux candélabres d’argent, formait un tableau enchanteur : devant cette table la dame était assise.

— Avez-vous froid ? dit-elle, en m’accueillant d’un air plein d’affabilité.

— Non, madame, je vous remercie.

— En ce cas, nous pouvons nous mettre à table immédiatement, reprit-elle.

Et elle me désigna ma place.

En m’y installant, je découvris avec ébahissement qu’il n’y avait que deux couverts. La dame s’aperçut de mon trouble, elle rougit légèrement, et ses lèvres se contractèrent comme si elle refrénait un sourire. Mais elle ne dit mot. Quant à concevoir d’elle une opinion peu flatteuse, ce me fut dès l’abord interdit, aussi bien par l’aisance tranquille de ses manières, que par l’aspect de son appartement, le luxe et l’opulence déployés autour d’elle, et la respectabilité même du maître d’hôtel qui nous servait.

— Avez-vous fait une longue traite aujourd’hui ? interrogea-t-elle, tout en morcelant un petit pain avec des doigts qui ne me parurent pas exempts de nervosité, et tour à tour baissant les yeux vers la table et les relevant vers moi d’une façon presque suppliante.

— Je suis venu de Sauve, madame, répondis-je.

— Tiens ! Et vous vous proposez d’aller ?

— Je ne vais pas plus loin.

— Je suis heureuse de l’apprendre, fit-elle, avec un charmant sourire. Vous ne connaissez pas Nîmes ?

— Je ne la connaissais pas. Mais j’ai l’impression qu’il n’en est plus de même à cette heure.

— Vous êtes trop aimable, dit-elle, en fixant mon regard sans la moindre gêne. Afin de vous mettre plus à l’aise, je m’en vais vous dire mon nom. Le vôtre, je ne vous le demande pas.

— Vous l’ignorez donc ? m’écriai-je.

— Mais oui ! fit-elle, en riant.

Et ce rire me révéla son extrême jeunesse. Elle était encore presque une petite fille.

— Mais bien entendu, vous pouvez me le dire si cela vous amuse, conclut-elle, avec détachement.

— Alors, madame, j’aurai ce plaisir, répondis-je galamment. Je suis le vicomte de Saux, de Saux près Cahors, et tout à votre service.

Elle resta la main en l’air, et me dévisagea une minute avec un ébahissement véritable. Je crus même lire dans ses yeux un peu d’effroi. Puis elle reprit :

— De Saux près Cahors ?

— Oui, madame. Et je suis amené à craindre, ajoutai-je, voyant l’effet produit par mes paroles, que l’on m’ait pris ici pour un autre.

— Pas du tout ! fit-elle.

Puis, donnant libre cours à ses sentiments, elle rit et battit des mains.

— Non, monsieur, cria-t-elle joyeusement, il n’y a aucune erreur, je vous l’assure. Au contraire, maintenant que je sais qui vous êtes, je veux boire à votre santé. Alphonse ! emplissez le verre de M. le vicomte, reprit-elle, il faut que vous buviez avec moi, à la santé…

Elle s’arrêta, et me regarda malicieusement.

— Je vous écoute, madame, dis-je, en m’inclinant.

— De la belle Denise ! acheva-t-elle.

Ce fut mon tour de sursauter et de rester béant, aussi confus que surpris. Mais elle n’en fit que rire de plus belle, et, battant des mains avec un laisser-aller puéril, elle m’ordonna :

— Buvez, monsieur, buvez !

Je lui obéis, tout en rougissant sous son regard.

— Voilà qui est parfait, dit-elle, quand j’eus reposé le verre. Maintenant, monsieur, je vais pouvoir, à qui de droit, rapporter que vous n’êtes pas félon.

— Mais, madame, fis-je, d’où connaissez-vous ce qui de droit ?

— D’où je le connais ? reprit-elle avec ingénuité. Ah ! voilà la question !

Elle s’abstint d’y répondre ; mais je m’aperçus que dès lors elle prit avec moi un ton nouveau. Elle se départit grandement de la réserve qu’elle avait gardée jusque-là, et se mit à déverser sur moi un feu roulant de spirituel badinage et d’aimables épigrammes, contre quoi j’avais peine à me défendre, car elle avait l’avantage d’en savoir plus que moi. Une telle passe d’armes avec une aussi jolie adversaire ne manquait pas d’attraits, d’autant que Denise et mes relations avec elle formaient les sujets principaux de ses railleries ; pourtant je ne fus pas fâché lorsqu’une horloge, en sonnant huit heures, produisit en elle un brusque silence et une modification aussi grande que la première. Son visage s’assombrit, elle soupira, et resta à regarder devant elle avec gravité. J’osai lui demander si quelque chose la tracassait.

— En effet, monsieur, répondit-elle. Je dois maintenant vous mettre à l’épreuve ; et vous pourriez y succomber.

— Que désirez-vous que je fasse ?

— Je désire que vous m’escortiez, répondit-elle, pour aller à un certain endroit et en revenir.

— Je suis prêt, m’écriai-je, en me levant avec empressement. C’est dans le cas contraire que je serais félon. Mais il me semble, madame, que vous alliez vous nommer.

— Je suis M me Catinot, répondit-elle.

Et je ne sais ce qu’elle lut sur mon visage, car elle ajouta, en rougissant très fort :

— Je suis veuve. Mais vous n’en êtes pas plus avancé.

— Je n’en reste pas moins à votre service, madame.

— Soit, monsieur de Saux, reprit-elle simplement. Si vous voulez bien aller m’attendre dans le vestibule, je vous y retrouverai tout de suite.

Je lui ouvris la porte, et elle sortit ; après quoi, songeur et intrigué au delà de toute expression par la singularité de l’aventure, j’arpentai la chambre une minute, et me décidai enfin à la suivre. A la lumière d’une lampe suspendue éclairant le vestibule, je la vis qui m’attendait au pied de l’escalier ; ses cheveux disparaissaient sous un bonnet de guipure noire, et sa robe sous une mante également sombre. L’homme qui m’avait reçu me tendit en silence mon manteau et mon couvre-chef ; et sans une parole M me Catinot me précéda le long d’un corridor.

Au-dessus d’une porte située à l’extrémité du corridor se trouvait une seconde lumière. Elle éclaira mon chapeau, que précisément j’allais mettre sur ma tête, et je m’arrêtai, stupéfait. Une petite cocarde rouge remplaçait la rosette tricolore que j’y portais d’habitude.

N’entendant plus mes pas la dame se retourna, et vit de quoi il s’agissait. Elle me posa sa main sur le bras ; et cette main tremblait.

— Pour une heure, monsieur ; rien que pour une heure, me souffla-t-elle dans l’oreille. Donnez-moi votre bras.

Passablement troublé, et commençant à flairer de dangereuses complications, je mis mon chapeau et lui offris le bras. Presque aussitôt nous débouchâmes à l’air libre, dans une venelle sombre et resserrée entre de hautes murailles. Mon guide tourna tout de suite à gauche, et nous parcourûmes en silence à peu près cent cinquante pas, qui nous amenèrent devant une arcade surbaissée, à gauche également, et par où s’échappait de la lumière. La dame m’y engagea, d’une légère pression ; nous dépassâmes l’arcade, puis au delà un porche étroit ; et tout aussitôt j’eus la stupéfaction de me trouver dans une église, à moitié remplie d’une assistance muette.

La dame m’ordonna le silence en posant un doigt sur ses lèvres, et je la suivis dans l’ombre de l’un des bas-côtés. Quand nous fûmes arrivés à une chaise vacante derrière une colonne, elle me fit signe de rester contre celle-ci, et elle-même s’agenouilla.

Me trouvant libre de jeter un coup d’œil sur la scène, et d’en tirer mes conclusions, je regardai autour de moi, croyant rêver. Le vaisseau de l’église, éclairé à peine, était encore assombri par les mantes et les voiles noirs de la foule agenouillée qui emplissait la nef et s’augmentait à chaque instant. Les hommes pour la plupart restaient debout auprès des colonnes, ou au fond de l’église ; et de ces endroits-là, s’élevait par intervalle un murmure bas et grave, l’unique son qui rompît le lourd silence. Une veilleuse rouge allumée devant l’autel posait sur l’ensemble une touche de couleur sinistre.

Je ne tardai guère à m’apercevoir que le silence, et la foule, et la vastitude béante au-dessus de nous, m’oppressaient de plus en plus ; et mon cœur se mit à battre précipitamment dans l’attente de l’inconnu. Cette sensation me devenait quasi intolérable, lorsque enfin, d’auprès de l’autel monta dans le silence, en lugubres accords, la lamentation rythmique du psaume Miserere Domine !

Avec une solennité prodigieuse, ses modulations emplissaient les ténèbres, par-dessus les têtes de la multitude agenouillée qui semblait tour à tour apparaître et se résorber, selon la palpitation des lumières, dans cette noirceur du vide et dans cette harmonie plaintive. A mesure que les accents de la prière, devenus des sanglots, refluaient au long des bas-côtés, faisant vibrer les cœurs angoissés des fidèles, une invisible main serrait les gorges, les yeux se brouillaient, les têtes de ces hommes robustes s’abaissaient davantage, et les mains viriles frémissaient. Miserere Deus ! Miserere Domine !

Cette scène douloureuse prit fin. Le psaume s’éteignit, et dans les ténèbres à nouveau mornes et muettes la clarté d’un cierge, avivée soudain, révéla une figure pâle et dont les prunelles ardentes fixaient non pas la foule obscure, mais l’espace vide des voûtes, où d’affreux mascarons grimaçaient vaguement… Et le prédicateur se mit à prêcher.

Sur un ton modéré, tout d’abord, et à peine ému, il dit les voies de Dieu vis-à-vis de ses créatures, l’infinité du passé et la petitesse du présent, l’Omnipotence devant qui le temps et l’espace et les hommes ne sont que néant ; la certitude que tout se réalise ainsi que Dieu, le Très-Haut, l’Éternel, l’Infini, l’a décrété. Puis, enflant la voix, il parla de l’Église, agent de Dieu sur la terre, et de l’œuvre qu’elle a accompli dans les siècles passés, convertissant, protégeant les faibles, leur donnant asile, domptant les forts, présidant aux baptêmes, aux mariages, aux enterrements. L’Église : servante de Dieu, vicaire de Dieu. « Grâce à elle seule, continua le prédicateur, usant du geste, et dont la voix plus haute et sonore emplissait toute l’église ; grâce à elle seule, nous valons mieux que les animaux ; elle nous apprend ce qu’il y a derrière le voile, nous ne redoutons plus les malheurs temporels, et ne croyons plus, comme les incrédules, qu’il n’y a rien de pire au monde que la mort : mais ayant mis notre confiance en dehors et au delà du monde, nous voyons sans trembler le monde se liguer contre nous. Nous croyons : c’est pourquoi nous sommes forts. Nous croyons en Dieu : c’est pourquoi nous sommes de Dieu et non du monde. Nous sommes au-dessus du monde ! nous sommes au delà du monde, et participant à la force de Dieu, qui est le Dieu des Armées, nous subjuguerons le monde ! »

Il fit une pause, qui tint la foule en suspens ; après quoi, baissant le ton, il reprit : « Quel est donc le délire des païens, lorsqu’ils se représentent leurs vanités ? C’est qu’ils rejettent Dieu ! Ils disent : ceci existe, puisque je le vois ; cela existe, puisque je l’entends. Cet objet encore existe, puisque je le touche. Et il n’y a rien d’autre, absolument rien. Mais est-elle dans ce que nous voyons, entendons et touchons, la cause qui pousse cet homme à mourir pour son frère ? Est-ce ce que nous voyons, entendons et touchons, ce qui fait que l’on meurt pour une idée ? Que l’on meurt pour sa foi ? ou même pour son honneur ? Que, bref, on meurt pour rien, pour rien !… alors qu’on pourrait vivre ? Non, j’en suis sûr. Ce ne sont pas les objets des sens, c’est Dieu qui en est la cause, et Dieu seul !

« Et ils Le rejettent. Peuple, sénateurs, hauts dignitaires. Et Il prononce : Qui est avec Moi ?… Mes enfants, mes frères, nous avons connu longtemps un âge facile et sûr ; depuis longtemps nos seules épreuves étaient les inconvénients ordinaires de l’existence, et non plus des questions de vie et de mort. A cette heure, en ces derniers jours du monde, il a plu au Tout-Puissant de nous éprouver. Or, qui est avec Lui ? Qui est disposé à préférer l’invisible au visible, l’honneur à la vie, Dieu à l’homme, la chevalerie à la vilenie, l’Église au monde ? Qui est pour Lui ? Bafoué dans cette infime province de Sa création, meurtri, ensanglanté et foulé aux pieds, quoique maître de la terre et du ciel, de la vie et de la mort, du jugement et de l’éternité, dominateur de tous les innombrables univers de l’infini, Le voici qui vient ! Il vient ! il vient, le Dieu tout-puissant, qui fut, qui est, et qui sera ! Et qui donc est pour Lui ? »

Comme il achevait ces mots, le cierge placé au-dessus de sa tête s’éteignit soudain, et l’obscurité tomba sur les centaines d’auditeurs suspendus à ses lèvres. Une onde d’émotion indescriptible passa sur la foule. Les hommes s’agitèrent, et leur piétinement fit une rumeur sinistrement répercutée par les voûtes en un sourd grondement de tonnerre ; les femmes, elles, sanglotaient, et plusieurs lançaient au ciel des exclamations aiguës ou des prières. D’une voix qui tremblait d’émotion, le prêtre de l’autel bénit l’assemblée ; puis, comme je m’éveillais de mon attention extatique, M me Catinot me toucha le bras, me fit signe de la suivre, et se faufilant prestement parmi la foule, me guida au long du bas-côté. Avant que les derniers mots du prédicateur eussent cessé de vibrer à mes oreilles, avant que l’étreinte de mon cœur se fût desserrée, nous marchions déjà sous les étoiles, et l’air de la nuit rafraîchissait nos tempes. Quelques secondes plus tard, nous étions dans la maison et nous retrouvions dans le salon illuminé où j’avais vu pour la première fois M me Catinot.

Sans me laisser le temps de me reconnaître, elle s’approcha de moi vivement, et posa sur mon bras ses deux mains dégantées. Je vis que des larmes roulaient sur ses joues.

— Qui est pour Moi ? s’écria-t-elle, d’une voix qui me pénétra jusqu’à l’âme et me fit tressaillir. Qui est pour Moi ? Oh vous, sûrement ! Sûrement vous, monsieur, vous dont les pères ont combattu pour leur Dieu et leur roi ! Né pour dominer, vous êtes sûrement du côté de la lumière ! Gentilhomme, vous n’abandonnerez jamais à la tourbe la tâche de gouverner ! O…

Et alors, sans attendre ma réponse, elle se détourna de moi, en se cachant le visage à deux mains.

— O Dieu ! s’écria-t-elle d’une voix entrecoupée de sanglots, donne-moi cet homme pour Ton service !

J’étais troublé au delà de toute expression ; touché par le spectacle de cette femme en pleurs, agité par le conflit de mon âme, démoralisé, peut-être, par ce que je venais de voir. Je restai d’abord incapable de parler. Enfin, je réussis à dire d’une voix mal assurée :

— Madame, si j’avais prévu de quoi il s’agissait… Vous m’avez montré tant de bienveillance… et je ne puis vous payer de retour.

— Ne dites pas cela ! s’écria-t-elle, suppliante. Ne dites pas cela !

Et elle posa sur mon bras ses deux mains jointes en me considérant, puis aussitôt sourit à travers ses larmes.

— Pardonnez-moi, dit-elle humblement, pardonnez-moi. Je m’y suis mal prise. Je sens trop profondément. Je vous l’ai demandé trop vite. Mais vous acceptez, monsieur. Dites que vous acceptez ! que vous vous montrerez digne de vous-même !…

Je poussai un gémissement.

— J’ai leur brevet, fis-je.

— Renvoyez-le-leur.

— Mais je n’en serai pas quitte avec ma conscience !

— Qui est pour Moi ? reprit-elle à mi-voix. Qui est avec Moi ?

J’exhalai un profond soupir. Dans le silence de la pièce les tisons s’éboulèrent dans l’âtre, et une horloge sonna.

— Pour Dieu ! Pour Dieu et pour le roi ! dit-elle, les mains jointes, en levant vers moi ses yeux étincelants.

Cette torture faillit m’arracher un juron.

— Dans quel but ? m’écriai-je, presque brutalement. Si je vous disais oui, ce serait dans quel but, madame ? De quelle utilité puis-je vous être ? A quoi puis-je me rendre bon ?

— A tout ! à tout ! Vous êtes un homme de plus ! s’écria-t-elle. Un homme de plus pour la bonne cause. Écoutez-moi, monsieur. Vous ne savez pas ce qui se prépare, ni dans quelle nécessité nous…

Elle s’arrêta brusquement, tout net, me regarda, prêtant l’oreille, et son visage changea d’expression. La porte n’était pas fermée, et la voix d’un homme qui parlait dans le vestibule d’en bas nous arrivait par l’escalier ; un instant plus tard, un pas rapide traversa le vestibule, et résonna sur les degrés. L’homme montait.

Nous restions face à face. M me Catinot, muette et les yeux dilatés par l’attention, sembla tout d’abord prise au dépourvu. A la fin, avec un geste qui m’ordonnait le silence, elle se glissa vers la porte et disparut, en la refermant, mais non tout à fait, derrière elle.

L’homme y était presque arrivé, car il poussa une exclamation de surprise à la voir apparaître ainsi soudainement, puis il prononça quelques mots, si bas que je ne les distinguai point. Sa réponse à elle m’échappa aussi, mais ce qu’elle dit ensuite me parvint.

— Vous refusez de m’ouvrir cette porte ? cria-t-il.

— Pas dans cette chambre, répliqua-t-elle audacieusement. Nous pouvons nous voir dans l’autre, mon ami.

Un silence. Je croyais ouïr leur respiration. Je me les imaginai se regardant avec défi. Je brûlais d’intervenir.

— Mais c’est intolérable ! s’écria-t-il enfin. C’est inadmissible. Allez-vous recevoir tous les étrangers qui arrivent dans la ville ? Allez-vous vous chambrer avec eux, rester à causer avec eux, tandis que je me ronge le cœur loin de vous ? Dois-je… Mais je veux entrer !

— Vous n’entrerez pas ! cria-t-elle.

Mais la colère de son ton me parut simulée.

— C’en est déjà trop que vous m’insultiez, reprit-elle fièrement. Mais si vous osez porter la main sur moi, ou si vous l’insultez, lui…

— Lui ! s’écria-t-il, furibond. Lui, en vérité ! Madame, je vous le dis une fois pour toutes, je n’en ai supporté que trop. J’ai souffert ceci plus d’une fois, mais…

Mais il ne me restait plus aucun doute, et avant qu’il pût ajouter un mot, j’étais à la porte ; je l’avais tirée toute grande, et me dressais devant lui. La dame se recula en poussant une exclamation à la fois craintive et joyeuse, et nous nous entre-regardâmes.

Cet homme était Louis de Saint-Alais.

CHAPITRE XX
LA RECHERCHE

Je n’avais pas revu Louis depuis le jour du duel, à Cahors, ce jour où, me séparant de lui à la porte du corridor de la cathédrale, j’avais refusé de lui prendre la main. J’étais mortellement fâché contre lui, alors. Mais depuis le temps, nos souvenirs d’autrefois et de multiples événements avaient fini par apaiser ma rancune ; et dans ma joie de le retrouver, surtout sous les espèces de l’étranger inattendu, rien n’était plus éloigné de ma pensée que de réveiller d’anciens griefs. Aussi, je lui tendis la main, avec un mot de badinage.

— C’est donc toi, l’inconnu, mon cher ? fis-je, en m’inclinant. Je suis venu à Nîmes pour te chercher, et voilà que je te trouve !

A ma vue, il resta tout d’abord pétrifié de surprise, puis, s’emparant de ma main avec un élan spontané, il la garda entre les siennes, et fixa sur moi un long regard, où revivait l’affection d’autrefois.

— Adrien ! Adrien ! fit-il, très ému. Est-il possible que ce soit toi ?

— Oui, c’est moi, en chair et en os, mon bon Louis.

— Et toi ici ?

— Ici même.

Alors, à ma stupeur, il laissa lentement retomber ma main, et il changea d’allures et de visage, comme change l’aspect d’une maison lorsqu’on ferme ses volets.

— J’en suis fâché, fit-il d’un ton morne, et après une longue pause.

Puis, dans un éclat de colère indéniable :

— Morbleu, monsieur ! Pourquoi êtes-vous venu ? s’écria-t-il.

— Pourquoi je suis venu ?

— Oui, pourquoi ? répéta-t-il avec amertume. Pourquoi ? Pourquoi êtes-vous venu… nous déranger ? Vous ne savez pas quel mal vous nous faites ! Vous ne le savez pas, mon ami !

— Je sais du moins quel bien je cherche, répliquai-je, entièrement abasourdi de cette volte soudaine et inexplicable. Je n’en ai jamais fait secret, et je n’en fais pas secret non plus à cette heure. Personne ne fut jamais plus mal traité que moi par vos parents. Votre attitude présente me force à vous le dire. Mais quand je verrai M me la marquise, demain, je saurai lui dire qu’il en faudrait bien davantage encore pour me faire changer. Je lui dirai…

— Si vous la voyiez !… Mais vous ne la verrez pas ! répliqua-t-il.

— Que si fait, je la verrai !

— Je vous dis que non !

M me Catinot intervint.

— Oh ! n’ajoutez rien ! exclama-t-elle, d’une voix qui dénotait trop bien son angoisse. Je croyais que vous étiez une paire d’amis, monsieur Louis ? Et maintenant… maintenant que le hasard vous remet en présence…

— Plût au ciel qu’il ne l’eût pas fait ! s’écria-t-il, en laissant retomber les bras d’un geste désespéré.

Et il fit quelques pas désordonnés par la chambre.

Elle le considéra.

— Je ne crois pas que vous m’ayez jamais encore parlé sur ce ton, monsieur, dit-elle, d’un air de vif reproche. Si je l’ai mérité… ou plutôt, veux-je dire, reprit-elle sans élever la voix, mais les yeux étincelants, si c’est parce que vous avez trouvé M. le vicomte avec moi, il s’ensuit que vous en concluez des indignités. Vous nous outragez, moi comme votre ami.

— Le ciel m’est témoin du contraire ! exclama-t-il.

Mais elle était montée.

— Cela ne me suffit pas, reprit-elle d’un ton ferme et hardi. De toute une semaine, cette maison est à moi, monsieur Louis. Ensuite seulement vous y serez chez vous. Et alors peut-être… peut-être, reprit-elle, d’une voix soudain brisée de tristesse, je vous pardonnerai votre conduite de ce soir. Alors peut-être, monsieur, un mot tendre de vous saura effacer vos paroles brutales d’aujourd’hui.

Il ne put résister à son accent navré. Il tomba à genoux devant elle et lui prit les mains.

— O mon amie ! chère Catherine ! pardonnez-moi ! s’écria-t-il avec feu, lui baisant les mains sans relâche et sans le moindre souci de ma présence. Pardonnez-moi ! je suis un misérable ! Vous êtes mon réconfort unique, ma seule consolation. Depuis que je l’ai vu, je ne sais plus ce que je dis. Pardonnez-moi !

— Je vous pardonne ! dit-elle avec empressement. Relevez-vous, monsieur !

Et elle essuya une larme furtive, puis me regarda en rougissant, mais de joie.

— Oui, je vous pardonne, reprit-elle. Quoique en vérité, mon cher, je ne vous comprenne plus. L’autre jour vous parliez si affectueusement de M. de Saux, et aussi, excusez-moi, de votre sœur, et d’autres sujets encore. Aujourd’hui que M. de Saux est présent, vous voilà malheureux.

— Et il y a de quoi ! fit-il, en me jetant un coup d’œil hagard et désolé.

Je haussai les épaules et pris la parole.

— Soit, fis-je d’un ton cassant. Mais parce que je perds un ami, monsieur, il ne s’ensuit pas que je doive aussi perdre ma fiancée. Je suis venu à Nîmes pour briguer la main de M lle de Saint-Alais. Je n’en repartirai pas avant de l’avoir obtenue.

— C’est de la démence ! fit-il avec un soupir.

— De la démence ! Pourquoi ?

— Parce que vous demandez l’impossible. Parce que M me de Saint-Alais n’est plus à Nîmes… pour vous du moins.

— Je sais qu’elle est à Nîmes.

— Trouvez-la.

— C’est de l’enfantillage ! répliquai-je. Comme si au premier hôtel où j’entrerai, on n’allait pas m’apprendre où votre mère est logée.

— Ni au premier ni au dernier.

— Elle est donc cloîtrée ?

— Je ne vous le dirai pas.

Après quoi nous restâmes à nous dévisager, tandis que M me Catinot nous surveillait du coin de l’œil. A coup sûr les événements des derniers mois, qui avaient si fort changé et durci M me de Saint-Alais, n’avaient pas eu moins d’influence sur Louis. Je croyais presque avoir en face de moi, au lieu du frère cadet, M. le marquis l’aîné, qui me bravait ; et cependant, sous le masque farouche revêtu par Louis, j’entrevoyais, me semblait-il, son ancien visage, irrésolu et navré.

J’essayai de cette corde.

— Allons, fis-je, m’efforçant de ravaler mon courroux et de parler raison, ce ne peut être sérieux, ce que vous me dites là, monsieur le comte, et nous nous sommes échauffés tous les deux. Il fut un temps où nous nous accordions, et où vous ne répugniez pas à m’avoir comme beau-frère. Allons-nous, à cause de ces malheureuses divergences d’opinion…

— Des divergences d’opinion ! s’écria-t-il, m’interrompant avec rudesse. L’hôtel de ma mère, à Cahors, ne possède plus que les quatre murs. Le château de mon frère, à Saint-Alais, n’est plus qu’un amas de cendres. Et vous parlez de divergences d’opinion !

— Eh bien ! appelez-les comme il vous plaira.

— En outre, interrompit vivement M me Catinot, excusez-moi, monsieur, en outre, monsieur de Saint-Alais, vous connaissez notre besoin de nouveaux convertis. M. le vicomte est un gentilhomme, et il est sensé et religieux. Il s’en faut de peu, de bien peu, ajouta-t-elle, en m’adressant un léger sourire, qu’il ne soit persuadé. Que diriez-vous, si la main de votre sœur achevait la besogne, et si M me votre mère y consentait ?

— Même alors il ne l’obtiendrait pas ! répliqua-t-il, d’un ton farouche et les yeux détournés de moi.

— Mais il y a huit jours, reprit la jeune dame, tout étonnée, vous me disiez…

— Il y a huit jours n’est pas aujourd’hui, fit-il. D’ailleurs je n’ajouterai plus qu’un mot. Je suis fâché de vous voir à Nîmes, monsieur le vicomte, et je vous prie de vous en retourner chez vous. Vous ne pouvez faire aucun bien ici, et vous pouvez faire du mal et en éprouver. Par aucun moyen vous n’arriverez à vos fins.

— C’est ce qui reste à savoir, répliquai-je avec entêtement, courroucé à mon tour. Et d’abord, puisque vous dites que je ne puis trouver M lle Denise, j’emploierai un moyen bien simple. Je vais attendre ici votre départ, monsieur, et alors je vous suivrai jusque chez vous.

— Vous ne ferez pas cela ! fit-il.

— Je vous assure bien que je n’y manquerai pas, ripostai-je, sur un ton de défi.

Mais M me Catinot intervint.

— Non, monsieur de Saux, dit-elle avec noblesse. Vous ne ferez pas cela ; j’en suis assurée ; ce serait abuser de mon hospitalité.

— Vous me le défendez ?

— Je vous le défends.

— En ce cas, madame, j’y renonce. Mais…

— Pas de mais ! Faites trêve maintenant, je vous prie, dit-elle avec fermeté. Si vous devez être en guerre tous les deux, ne commencez pas ici. Mieux vaut d’ailleurs, il me semble… que je vous prie de vous retirer, conclut-elle, en me jetant un regard suppliant.

Je regardai Louis. Mais il s’était détourné, et affectait de m’ignorer. Ce fut le coup de grâce pour moi. Il m’était impossible de répliquer à M me Catinot, lorsqu’elle me parlait sur ce ton ; et impossible également de rester chez elle contre sa volonté. Je la saluai donc en silence ; et d’aussi bonne grâce qu’il me fut possible, malgré ma tristesse et mon dépit, j’allai prendre mon manteau et mon chapeau sur la chaise où je les avais posés.

— Je suis désolée, fit-elle avec grâce.

Et elle me tendit la main.

Je la portai à mes lèvres.

— Demain… à midi… ici, chuchota-t-elle.

Je tressaillis. Sa voix était si basse qu’il me fallut presque deviner le sens de ses paroles ; mais ses yeux en disaient long, et je compris leur muet langage. Ce fut l’affaire d’un instant ; puis elle s’éloigna, et moi-même, jetant un dernier regard attristé à Louis qui me tournait le dos, je me retirai.

L’homme qui m’avait introduit se tenait dans le vestibule.

— Votre cheval est à l’auberge du Louvre, monsieur, dit-il, en m’ouvrant la porte.

Je lui donnai la pièce, et sortis, sans savoir le moins du monde où j’allais. Je suivis la rue, plongé dans mes réflexions, tant et si bien que j’allai donner tête baissée en plein contre quelqu’un. Réveillé du coup, je regardai autour de moi. J’avais passé un peu plus de trois heures dans cette maison, et mon arrivée dans Nîmes ne datait guère de plus longtemps ; mais ce court espace avait été rempli de telle sorte que je m’étonnai de voir des rues inconnues, et de m’y trouver seul, ne sachant par où me diriger. Il était au moins dix heures du soir, et de rares lanternes se balançant çà et là mettaient aux carrefours un rond de clarté fuligineuse ; et néanmoins il y avait encore beaucoup de monde dehors : quelques-uns s’arrêtaient à causer, mais la plupart allaient dans une même direction, les hommes emmitouflés jusqu’aux yeux, les femmes un voile sur le visage.

La nécessité de trouver un gîte me fit oublier pour l’heure ma préoccupation dominante, à savoir : ce que signifiait la conduite de Louis. J’arrêtai un homme qui ne suivait pas le flot, et lui demandai le chemin de l’hôtel du Louvre. J’appris de lui, non seulement ce chemin, mais le motif de ce concours de peuple.

— Il vient d’y avoir une procession, me lança-t-il, d’un ton rêche. J’aurais cru que vous saviez cela ! ajouta-t-il, avec un coup d’œil à mon chapeau.

Et il tourna les talons.

Je me souvins de ma cocarde rouge, et avant de faire un pas de plus, je pris soin de m’en débarrasser. Comme je me remettais en marche, un individu me dépassa, et tout en courant il me fourra un papier dans la main. Je n’eus pas le temps d’ouvrir la bouche, qu’il était déjà loin ; mais cet incident, joint à l’animation des rues, singulière vu l’heure tardive, contribua encore à me distraire de mes pensées. Je ne fus pas surpris, en arrivant à l’auberge, de m’entendre dire qu’il ne restait plus une seule chambre.

— Mon cheval est déjà chez vous, insistai-je, car je me figurais que le patron, me voyant à pied, se méfiait peut-être du poids de ma bourse.

— Je le sais, monsieur ; mais tout ce que je puis vous offrir, c’est de coucher dans la salle à manger, répondit-il très poliment. Et croyez-moi, vous ne serez pas mieux ailleurs. C’est comme s’il y avait la foire à Beaucaire. La ville est pleine d’étrangers. Il y en a presque autant que de ces machins-là ! conclut-il d’un air agacé, en désignant le papier que je tenais toujours.

J’y jetai un coup d’œil : c’était un manifeste intitulé : « Sacrilège ! La Sainte Vierge pleure ! »

— On vient de me le fourrer dans la main à la minute, dis-je.

— Bien entendu, fit-il. Un matin en nous levant nous en avons trouvé les murs tout couverts. Une autre fois il en volait des nuées par les rues.

— Savez-vous, hasardai-je, comprenant qu’il avait soupé et qu’il ne demandait qu’à parler, où loge le marquis de Saint-Alais ?

— Non, monsieur, répondit-il. Je ne connais pas ce gentilhomme.

— Il est pourtant ici avec sa famille.

— Il y a tant de monde ici ! répliqua-t-il en haussant les épaules.

Puis, baissant la voix :

— Est-il rouge, ou… le contraire, monsieur ?

— Rouge, fis-je sans hésiter.

— Ah ! ah ! Eh bien ! il y a quelques gentilshommes qui font la navette entre notre M. Froment et Turin ou Montpellier. On dit que notre maire aurait eu le devoir de les faire arrêter depuis longtemps. Mais lui aussi est rouge, comme la plupart des conseillers. Je n’affirme rien, du reste, n’étant d’aucun parti. Le gentilhomme que vous cherchez est peut-être de ceux-là ?

— C’est fort probable, dis-je. Ainsi donc M. Froment est ici ?

— Monsieur le connaît ?

— Oui, fis-je d’un ton bref, un peu.

— Ma foi, j’ignore s’il est ici ou non, reprit l’hôtelier, en hochant la tête. On ne peut jamais le savoir.

— Pourquoi ? demandai-je. N’habite-t-il pas dans Nîmes ?

— Si fait, il habite la Porte d’Auguste, sur les vieux remparts, auprès du couvent des Capucins. Mais (il jeta un regard circulaire, puis continua d’un air mystérieux) on le voit sortir d’endroits où il n’est jamais entré, monsieur ! De la maison qu’il a dans les Arènes, par exemple. On prétend même que le couvent des Capucins est une de ses retraites. Et si vous allez au Cabaret de la Vierge , en vous réclamant de lui, vous boirez sans payer.

Il souligna ces paroles de plusieurs hochements de tête, puis, comme s’avisant tout à coup qu’il en avait trop dit, il s’éloigna en hâte. M’étant informé de M. de Géol et de Buton, j’appris que faute de place ici, ils étaient allés à l’ Écu de France ; mais je ne fus pas trop fâché d’être débarrassé d’eux pour le moment, et acceptant l’offre de l’hôtelier, je me rendis à la salle à manger, où je m’accommodai aussi bien que me le permirent et la dureté des chaises et ma préoccupation d’esprit.

L’unique souci, l’unique problème qui m’absorbât, était l’attitude de Louis, et ce changement singulier et sans transition que j’y avais remarqué. D’abord il paraissait tout heureux de me voir, sa main s’offrait spontanément à la mienne, je lisais dans ses yeux l’affection d’autrefois ; et voilà que tout à coup, en un instant, il se roidit en une hostilité âcre et obstinée qui surprit M me Catinot, et n’alla point sans une ombre de remords, et presque d’horreur. Serait-il possible qu’ elle fût morte ? Serait-il possible que Denise… Mon esprit refusa de s’arrêter sur cette pensée. Je me relevai, frémissant, et parcourus ma chambre jusqu’au jour ; attentif au cri du veilleur de nuit, aux lugubres heures, et de temps à autre aux bruits de pas précipités qui rappelaient l’agitation de la ville. Mais Froment, et les rouges, les blancs ou les tricolores, le veto ou le non veto, ne m’importaient guère : j’avais autre chose à penser !

La maison s’éveilla enfin, mais il ne m’en fallait pas moins attendre jusqu’à midi pour revoir M me Catinot. J’occupai l’intervalle à errer par la ville, au hasard. Je visitai les vieux monuments : les antiques Arènes, élevant leurs arches sourcilleuses bien plus haut que les abjectes masures adossées contre elles ; ces Arènes encombrées par tout une pouillerie d’autres cabanes occupant la place où trônaient jadis les consuls de Rome, tandis que les couleurs de l’Empereur flottaient victorieuses autour de la piste ; je vis la Maison Carrée, la Tour Magne, le Temple de Diane. Mais ces objets qui, en d’autres temps, m’auraient comblé d’admiration, avaient peine à retenir mon regard ; je ne faisais guère plus attention à la foule dense qui s’affairait dans les rues, et s’arrêtait devant les cabarets ou devant les affiches des murs. Ma pensée ne se préoccupait que de Louis, de mon amour, et de la lenteur des minutes. Au premier coup de midi je heurtais à la porte de M me Catinot ; au dernier, je me trouvais devant elle.

Je ne jetai qu’un regard sur ses traits, et mon cœur défaillit : les paroles de remerciement expirèrent sur mes lèvres. De son côté elle-même était troublée. Nous restâmes tout d’abord silencieux l’un et l’autre.

M’efforçant de sourire et de faire bonne contenance, je prononçai enfin :

— Je vois, madame, que vous avez de tristes nouvelles à m’apprendre.

— Je crains en effet qu’elles ne soient des pires, répondit-elle, d’un air apitoyé. Car je n’en ai aucune à vous donner, monsieur.

— Le proverbe dit pourtant : « Pas de nouvelles, bonnes nouvelles », fis-je, sans comprendre.

Ses lèvres frémirent, mais elle garda les yeux baissés.

— Allons, madame, insistai-je, le cœur défaillant. Vous ne pouvez manquer d’avoir autre chose à m’annoncer. A tout le moins vous pouvez m’apprendre où je verrai M me de Saint-Alais.

— Non, monsieur, je ne puis vous l’apprendre, fit-elle, à voix basse.

— Ni pourquoi M. Louis a pris si soudainement cet air d’hostilité à mon égard ?

— Non, monsieur, cela non plus. Et je vous prierai, si vous êtes un gentilhomme, ajouta-t-elle avec vivacité, de m’épargner vos questions. Je croyais pouvoir vous aider, quand je vous ai prié de venir me trouver aujourd’hui. Je m’aperçois que je puis seulement vous faire de la peine.

— Et voilà tout, madame ?

— Voilà tout, fit-elle, avec un geste plus expressif que ses paroles.

J’embrassai d’un regard la pièce muette, et fis quelques pas vers la porte. Puis je me ravisai.

— Non ! m’écriai-je avec force. Je ne m’en irai pas sans savoir ! Qu’avez-vous donc appris, madame, qui vous ferme ainsi la bouche ? Qu’est-ce qui se trame contre elle… pour que vous craigniez tellement de le dire ? Parlez, madame ! C’est pour entendre autre chose que vous m’avez fait venir ici ! Je n’en puis douter.

Mais elle se contenta de me jeter un regard de reproche.

— Monsieur, fit-elle, je ne me tais que pour votre bien. Est-ce donc là ma récompense ?

J’étais vaincu. Je me retirai sans mot dire, et quittai l’appartement.

Une fois hors de la maison, je me sentis comme un enfant perdu dans les ténèbres, qui vient de voir se fermer devant lui la seule porte menant à la vie et à la liberté. J’éprouvais un morne et glacial désappointement, qui ne tarda pas à se changer en une douleur aiguë. Cette transformation de M me Catinot, qui ressemblait si exactement à celle de Louis, quelle pouvait donc en être la cause ? Que lui avait-on révélé ? Quel était le mystère, la trame, le danger, qui les faisait tous se détourner de moi, comme d’un pestiféré ?

Je restai un moment abîmé dans le désespoir. Puis l’éclat du soleil inondant les rues, précurseur du renouveau, m’inspira de moins sombres pensées. Après tout il ne saurait être si difficile de découvrir quelqu’un dans Nîmes ! J’avais bien rencontré Louis ! Et nous étions au XVIII e siècle, et non plus au XVI e . Les femmes n’étaient plus soumises à la contrainte de jadis, ni les hommes à la violence des âges féodaux.

Je m’efforçais de tirer de cette idée quelque réconfort, quand un bruit s’éleva dans la rue, derrière moi : une clameur de voix et la brusque ruée de centaines de pieds. Je me retournai, et vis une foule épaisse d’hommes qui s’avançaient en agitant des bannières bleues, des crucifix, et des oriflammes ornées des Cinq Plaies. Les uns chantaient, les autres vociféraient, et tous brandissaient des gourdins et des armes. Le cortège s’avançait à une vive allure, occupant la rue dans toute sa largeur : pour l’éviter je me réfugiai sous une voûte, qui s’offrit à moi tout à propos.

Ils arrivèrent bientôt à ma hauteur, et défilèrent avec d’assourdissantes vociférations. Je ne pus guère distinguer qu’une forêt de bras s’agitant au-dessus de faces basanées ; mais par une éclaircie je pus entrevoir trois hommes marchant au plus dense de la cohue, d’un air tranquille, bien qu’ils fussent le centre et la cause de tout ce fracas. L’un de ces trois hommes, celui du milieu, était Froment. L’un de ses deux acolytes portait la soutane, et l’autre, à l’air de risque-tout, avait le chapeau sur l’oreille, d’une façon martiale. Hors cela, je ne vis que des rangées successives et pressées d’hommes vociférants. Après eux venaient trois ou quatre cents individus, la lie de la cité, mendiants, malandrins de toute espèce, et autres gens sans aveu.

Quand j’eus cessé de les regarder, je trouvai à côté de moi un homme en qui je reconnus par un singulier hasard le passant qui, la veille au soir, m’avait indiqué l’hôtel du Louvre. Je lui demandai si ce n’était pas M. Froment que je venais de voir.

— Si fait, répondit-il en ricanant. C’est bien lui, avec son frère.

— Tiens, son frère ? Comment s’appelle-t-il, monsieur ?

— Il y en a qui l’appellent Froment le Matamore.

— Et que vont-ils faire ?

— Pousser des huées devant une église protestante aujourd’hui, répondit-il avec âpreté. Demain ils casseront les carreaux. Le jour suivant, ou du moins aussitôt qu’ils en auront trouvé le courage, ils expulseront les fidèles, et les remplaceront par leur garnison de Montpellier. Après quoi les réfugiés de Turin arriveront, nous serons en pleine révolte, et nous reverrons les dragonnades. Et alors, si les Cévenols ne s’en mêlent pas, vous verrez du nouveau.

— Mais le maire ? fis-je. Et les gardes nationaux ? Laisseront-ils faire ?

— Le premier est un rouge, répondit-il laconiquement, ainsi que les deux tiers de l’autre. Vous verrez ça.

Et avec une froide inclination, il poursuivit son chemin, tandis que je restais à suivre vaguement des yeux le cortège. A ce moment, je m’avisai tout à coup que là où se trouvait Froment on avait bien des chances de rencontrer Saint-Alais ; et m’attachant à cette idée, que je m’étonnai beaucoup de n’avoir pas eue plus tôt, je me mis à courir pour rejoindre la foule. Son dernier remous achevait de s’enfoncer derrière un tournant lointain ; mais eût-il disparu plus tôt, le parcours restait suffisamment jalonné par les persiennes closes et par les têtes effarées qui se montraient aux fenêtres. J’entendis la foule faire halte une fois, et pousser des huées menaçantes ; mais je ne l’avais pas encore rejointe, qu’elle était repartie, et lorsque je la rattrapai, à l’endroit où l’une des rues, avant de s’étrangler au passage d’une vieille porte, s’élargissait en une petite place, qu’entouraient de hautes bâtisses sombres, et où aboutissait un fouillis de ruelles, le cortège principal avait disparu, et son arrière-garde achevait de se disloquer.

J’avais donc manqué mon but, qui était de retrouver Froment. Mais je n’eus qu’un instant d’indécision, car en fouillant du regard les groupes qui regagnaient la ville, je découvris un maigre personnage à l’échine voûtée et à la soutane râpée. Comme il se disposait à traverser la rue, il s’arrêta une seconde avant de s’engager dans le flot des passants. Un coup d’œil me suffit : avec un cri de joie, je fendis la presse et fus à son côté.

C’était l’abbé Benoît ! Tout d’abord, l’émotion nous rendit muets. Puis, échangés en hâte les premiers mots de bienvenue, nous nous examinâmes l’un l’autre, et je vis poindre sur son visage le même malaise et la même altération que j’avais remarqués chez Louis de Saint-Alais. Il murmura tout bas : « O mon Dieu ! mon Dieu ! » et ses mains se crispèrent furtivement.

Mais j’étais excédé de ce mystère, et je le lui déclarai en termes violents.

— Vous du moins, l’abbé, vous allez me l’expliquer ! m’écriai-je.

Deux ou trois passants m’entendirent, et nous dévisagèrent avec curiosité. Il m’entraîna, loin d’eux, sous un porche ; mais un individu s’obstinait à nous suivre.

— Entrons, me glissa le prêtre, nous serons plus tranquilles là-haut.

Et il me fit monter un escalier de pierre, vieux et malpropre, qui servait à beaucoup de gens, et dont nul ne prenait soin.

— C’est ici que vous logez ? lui demandai-je.

— Oui, c’est ici, fit-il, et il s’arrêta court, en me regardant d’un air gêné. Mais il y fait bien triste, monsieur le vicomte, ajouta-t-il, en allant pour redescendre, et mieux vaudrait peut-être…

— Non, non ! m’écriai-je, brûlant d’impatience. Allons chez vous, mon ami ! Chez vous ! puisque vous logez dans la maison ! Je ne puis attendre. Je vous ai découvert, et il ne se passera pas une minute de plus sans que je sache la vérité.

Il balançait encore, et même il alla pour balbutier une défaite. Mais je ne voulus rien entendre, et il dut se résigner à me guider lentement jusqu’au plus haut de la maison, où il avait sous les tuiles une petite chambre garnie d’un matelas et d’une chaise, avec deux ou trois volumes et un crucifix. Une petite lucarne donnait accès à la lumière, et non seulement à elle, car à notre entrée un pigeon s’envola du carreau et prit son essor par l’ouverture.

Il eut une exclamation d’ennui, et m’avoua qu’il leur donnait parfois à manger.

— Ils me tiennent compagnie, fit-il tristement. Et je n’en ai guère trouvé d’autre ici.

— Vous y êtes pourtant venu de votre plein gré, ripostai-je brutalement.

Je n’en pouvais plus d’angoisse, et ce fut de la sorte qu’elle se traduisit.

— J’y suis venu perdre mes dernières illusions, répondit-il. Depuis des années, vous le savez, monsieur le vicomte, j’attendais la réforme, la liberté, la délivrance. Et je communiquais à autrui mon espoir. Eh bien ! nous avons obtenu tout cela, vous le savez, et pour user de sa liberté, le peuple n’a rien eu de plus pressé que d’attenter à la religion. D’ailleurs je suis venu ici parce que l’on m’avait dit qu’ici les défenseurs de l’Église sauraient résister ; qu’ici l’Église était forte, la religion en honneur, la foi toujours vivace. Je suis venu pour retremper mon espoir à l’espoir d’autrui. Or, je n’aperçois d’un côté comme de l’autre que mensonge, traîtrise et chicane. Et la violence règne partout.

— Mais alors, au nom du ciel ! dites-moi donc, mon ami, pourquoi n’êtes-vous pas retourné chez vous ? m’écriai-je.

— J’allais y retourner voici huit jours, répondit-il. Mais je ne suis pas parti. Et…

— Laissons cela, m’écriai-je avec rudesse. Ce n’est pas mon affaire. J’ai vu Louis de Saint-Alais, et je sais qu’il y a quelque chose qui cloche. Il refuse de me revoir. Il refuse de me dire où est la marquise. Il refuse de plus rien avoir de commun avec moi. Il me regarde comme si j’étais la tête de Méduse ! Voyons, qu’est-ce que cela signifie ? Vous le savez, il faut que je le sache. Parlez.

— Mon Dieu ! répondit-il.

Et il me regarda les larmes aux yeux. Puis il ajouta :

— C’est bien ce que je craignais.

— Ce que vous craigniez ? Vous craigniez quoi ? m’écriai-je.

— Que votre cœur n’en souffrît, monsieur le vicomte.

— Mon cœur souffrir ? De quoi ? Exprimez-vous plus clairement !

— Du prochain mariage… de M lle de Saint-Alais, lâcha-t-il.

Je restai béant une seconde.

— Elle se marie ? haletai-je. Avec qui ?

— Avec M. Froment, répondit-il.

CHAPITRE XXI
RIVAUX

— C’est impossible ! fis-je, à mi-voix. Froment ! c’est impossible !

Mais j’avais beau dire, je me rendais compte que c’était trop possible ; et je me mis à la lucarne afin de cacher mon visage à l’abbé Benoît… Froment ! Ce seul nom, maintenant que j’étais sur la voie, faisait la lumière. Compagnon de voyage, associé-conspirateur, protégé d’abord, puis protecteur, sa figure, telle que je l’avais vue à la portière de la berline dans la gorge voisine de Villeraugues, me revint à la mémoire, et je m’étonnai de n’avoir pas plus vite pénétré le mystère. Ce bourgeois ambitieux, une fois mis en présence de Denise, n’était-il pas évident que, tôt ou tard, il lèverait les yeux sur elle ? N’était-il pas vraisemblable que M me de Saint-Alais, appauvrie et abreuvée d’amertumes, lancée dans la tourmente révolutionnaire, consentirait à lui donner la main de sa fille, en récompense de son audace ? Il était déjà riche, et le succès l’anoblirait ! Cet homme, d’ailleurs, fort alors que tant d’autres étaient faibles, résolu alors que cent autres fléchissaient, conscient de son but et acharné à le poursuivre alors que les autres n’en avaient pas, cet homme ne pouvait manquer de séduire des yeux féminins. De rage, je grinçai des dents.

Tout en remuant ces pensées, j’avais les yeux fixés sur une petite cour sale et pareille à un puits, que dominait la fenêtre, et de l’autre côté de laquelle, mais beaucoup plus bas, une arcade d’allure monastique et surmontée d’une statuette concentrait mon attention. Sans y penser, car j’aurais pu jurer avoir l’esprit occupé de tout autre chose, je vis deux hommes entrer dans la cour et s’enfoncer sous le porche. Ils ne heurtèrent ni n’appelèrent, mais l’un d’eux frappa deux coups de son gourdin sur les dalles ; la porte s’ouvrit aussitôt, comme d’elle-même, et les deux personnages disparurent.

J’avais suivi leurs gestes inconsciemment ; et ce fut sans nul doute le bruit de la porte refermée qui me tira de ma rêverie.

— Froment ! prononçai-je. Froment !

Puis je me détournai de la fenêtre.

— Où est-elle ? demandai-je d’une voix rauque.

L’abbé Benoît fit un signe négatif.

— Vous devez le savoir ! m’écriai-je, car indéniablement il le savait. Vous devez le savoir !

— Je le sais, répondit-il lentement, les yeux attachés sur les miens. Mais je ne puis vous le révéler. Je ne le pourrais pas, fût-ce pour vous sauver la vie, monsieur le vicomte. Je l’ai appris en confession.

Je le regardai fixement, désemparé. Sa réponse, plus qu’aucune autre, abattit mon courage. Je le savais : contre cette porte d’airain, cette porte massive et sans serrure, je pouvais frapper du poing et exercer ma fureur sans résultat jusqu’à la fin des siècles. A la fin cependant je m’écriai :

— Mais alors, pourquoi, pourquoi donc m’en avez-vous dit autant ? Pourquoi m’avoir dit quelque chose ?

Et j’éclatai d’un rire amer.

— Parce que je voulais vous faire quitter Nîmes, répondit affectueusement l’abbé Benoît, en posant la main sur mon bras, avec un regard significatif. M lle Denise est fiancée, et hors de votre portée. Dans quelques heures, à tout le moins dès que les élections auront lieu, il va se produire ici un soulèvement. Je vous connais, et je sais que vos sympathies n’iront à aucun des deux partis. Pourquoi donc rester, monsieur le vicomte ?

— Parce que, dis-je, si vivement que sa main retomba de mon bras comme si je l’avais frappé ; parce que tant que M lle Denise ne sera pas mariée, je la suivrai, fût-ce à Turin. Parce que M. Froment à tort de mêler les choses de l’amour à celles de la guerre, et que mes sympathies sont à présent d’un côté, et que ce côté n’est pas le sien ! Oh non ! ce n’est pas le sien !… Pourquoi ? me demandez-vous. Parce que vous ne pouvez pas parler ; mais il y en a d’autres qui le peuvent, et je vais aller les trouver !

Et sans écouter sa réponse ni ses protestations, malgré ses appels et ses efforts pour me retenir, j’attrapai mon chapeau et m’élançai dans l’escalier. Une fois hors de la maison et dans la rue, je pris mes jambes à mon cou et regagnai le quartier de la ville d’où j’étais parti. Les rues que je traversai étaient encore encombrées, mais le désordre s’y atténuait, comme si la procession que j’avais suivie eût laissé derrière elle un sillage de recueillement. A plusieurs reprises je vis des soldats en patrouille, qui exhortaient le peuple au calme, et à chaque pas des groupes inquiétants de citoyens qui chuchotaient et me lançaient au passage des regards soupçonneux. Sur dix individus mâles il y avait un moine, dominicain ou capucin, et malgré ma préoccupation exclusive de retrouver M. de Géol et Buton, pour leur demander ce qu’ils savaient, comme ennemis de Froment, de ses plans et de ses forces, je m’aperçus qu’il régnait par la ville une atmosphère insolite : si je voulais faire quelque chose avant que la convulsion ne se déchaînât, il me fallait agir sans retard.

Je fus assez heureux pour rencontrer M. de Géol et Buton à leur auberge. Le premier, que je n’avais pas revu depuis notre arrivée, et qui était probablement édifié sur la cause de ma disparition soudaine, m’accueillit les sourcils froncés, avec un air sarcastique ; mais quand je lui eus posé une ou deux questions, il s’aperçut que je parlais sérieusement, et changea d’attitude.

— Mettez-le donc au courant, fit-il, en adressant un signe de tête à Buton.

Je m’aperçus alors de leur surexcitation, qu’ils cherchaient en vain à dissimuler.

— Que se passe-t-il ? demandai-je.

— Il se passe, répondit le forgeron avec vivacité, que le parti de M. Froment s’est soulevé hier en Avignon. Prématurément. Et il a été écrasé, avec de lourdes pertes. Nous venons d’en recevoir la nouvelle. Cela peut précipiter les choses.

— J’ai vu des soldats dans les rues, dis-je.

— En effet, les calvinistes ont réclamé leur protection. Mais ces soldats et leurs patrouilles ne sont que de la farce, fit de Géol avec un sombre sourire. Le régiment de Guyenne est patriote et disposé à nous donner une aide qui serait efficace, mais ses officiers le retiennent dans les casernes ; le maire et la municipalité sont rouges, et quoi qu’il advienne, ils ne hisseront pas le signal d’alarme qui ferait sortir la troupe. Les cabarets catholiques regorgent d’individus en armes ; et bref, mon cher, si Froment réussit à s’emparer de la ville et à en rester maître durant trois jours, M. d’Artois, gouverneur de Montpellier, nous arrivera ici avec sa garnison, et…

— Et ?

— Et ce qui était une émeute deviendra une insurrection, reprit-il d’une voix éclatante. Mais il y a loin de la coupe aux lèvres, et il n’habite pas que des brebis dans les monts Cévennes !

Comme il achevait ces mots, un homme entra précipitamment, nous regarda, et lui fit un geste d’intelligence.

— Excusez-moi, dit vivement M. de Géol.

Et tout en lui parlant à voix basse, il entraîna l’homme hors de la pièce. Buton le suivit de près. Je restai seul.

Je croyais les voir revenir, et je les attendis avec impatience ; mais plusieurs minutes s’écoulèrent, et ils ne réapparurent point. A la longue, fatigué d’attendre, et inquiet de ce qui se préparait, je passai dans la cour de l’auberge, et de là dans la rue. Je ne les y trouvai pas ; mais rassemblés devant la porte je vis un groupe de domestiques et autres gens de la maison. Tous restaient silencieux, aux écoutes, et quand je m’approchai, l’un d’eux me lança un coup d’œil hargneux, et me fit signe de me tenir tranquille.

Je n’eus pas le temps de le questionner : un coup de feu lointain éclata, qui me fit battre le cœur, puis un second, et un troisième. Un bruit sourd leur succéda, la clameur d’une foule, peut-être, ou le roulement d’un lourd chariot ; puis une nouvelle série de détonations, nettes et sèches. Nous écoutions toujours. Alors, comme le dernier rayon du rouge soleil couchant s’effaçait sur les larmiers du toit, une cloche se mit à tinter, par coups précipités ; et un homme, débouchant du coin le plus proche, s’élança vers nous.

Mais le patron de l’ Écu ne l’attendit pas.

— Rentrez vite tous ! cria-t-il à son monde, et fermez la grande porte ! Toi, Pierre, barre les contrevents. Et vous, monsieur, poursuivit-il en hâte, s’adressant à moi, vous ferez bien de rentrer avec nous. La ville se soulève, et il ne fait pas bon au dehors pour les étrangers.

Mais je m’éloignais déjà dans la rue. Je croisai le fuyard, qui me cria en passant que l’émeute arrivait. Je croisai un cheval sans cavalier, fou d’épouvante, qui descendait la chaussée au galop : il fit un écart pour m’éviter, et faillit tomber sur les dalles glissantes. Mais je ne m’occupai ni de l’un ni de l’autre. Je continuai à courir ; tant et si bien qu’à deux cents pas devant moi j’aperçus un nuage de poussière et de fumée, à travers lequel on distinguait de dos une rangée de soldats qui battaient en retraite, refoulés lentement par la poussée d’une foule compacte. Au bout d’un instant, ils furent débordés et engloutis dans la foule, qui força le barrage, en poussant des clameurs de triomphe.

J’eus l’esprit de voir l’impossibilité de me frayer un chemin au travers de cette foule ; et je plongeai dans une venelle latérale, étroite et enténébrée par la large saillie des larmiers qui cachaient presque le pâle ciel crépusculaire. Cette venelle me conduisit à une petite rue pleine de femmes qui d’un air terrifié prêtaient l’oreille au tumulte. En hâte je traversai leurs rangs, et lorsque je me jugeai parvenu assez loin pour prendre l’émeute à revers, j’avisai une ruelle qui me sembla mener dans la direction du gîte de l’abbé Benoît. Par bonheur, la foule n’occupait que les grandes artères, les rues latérales étaient relativement désertes, et j’atteignis sans encombre la petite place voisine de la porte.

C’était là que la troupe avait dû commencer d’attaquer, ou tout proche, car un mousquet rompu en deux gisait sur le pavé, et des faces blêmes, aux fenêtres des étages supérieurs, me suivirent des yeux, en un silence étrangement hagard, tandis que je traversais la place. Mais je ne rencontrai personne, et arrivai enfin à la porte de la maison où demeurait l’abbé Benoît. Je m’engageai dans l’escalier.

Au dehors il restait un peu de lumière, mais dans l’intérieur il faisait obscur, et je n’avais pas gravi deux marches que je trébuchai et tombai la tête la première sur un objet qui me barrait le passage. Ma chute fut rude, et je me relevai en geignant ; mais je cessai de geindre et demeurai sans souffle, lorsque dans le demi-jour de l’entrée je vis l’objet sur quoi j’avais buté. C’était le corps d’un homme.

L’homme était un moine, vêtu de la robe blanche et noire de son ordre ; et il était mort. Il me fallut un moment pour surmonter l’horreur de cette découverte, mais quand j’y eus réussi, je n’eus pas de peine à comprendre comment le corps se trouvait là. L’homme avait dû recevoir une balle dans la rue au début de l’émeute, si même il n’avait des premiers attaqué la patrouille ; et l’on avait traîné son corps sous cette voûte, tandis que son parti courait à la vengeance.

Je me penchai pour rabattre pieusement la cagoule que mon pied avait dérangée ; puis, comme ce n’était pas l’heure des sentiments, je m’éloignai de lui, et m’élançai dans l’escalier… Hélas ! quand j’arrivai à la chambre de l’abbé Benoît, elle était vide !

Indécis sur la conduite à tenir, je restai là une minute dans le jour tombant. Que pouvais-je faire ?… Presque à mon insu, je me dirigeai vers la fenêtre, et regardai au dehors. Dans la muraille nue et quasi aveugle que j’avais sous les yeux de l’autre côté de la cour, se trouvait une fenêtre au même niveau que la mienne, mais un peu de côté. Soudain, comme je fixais vaguement la muraille dans cette direction, une vive clarté jaillit de la fenêtre. On venait d’allumer une lampe dans la chambre ; et profilées en noir sur le fond lumineux apparurent la tête et les épaules d’une femme.

Je faillis crier son nom : c’était Denise !

Avant que j’eusse repris ma respiration, elle quitta la fenêtre, un rideau se tira, et tout fut sombre. Il ne resta plus que les grandes lignes de la croisée, qui s’évanouirent bientôt dans l’obscurité ; cela seul, et la morne cour pareille à un puits, qui me séparait d’elle.

Je m’accoudai un moment sur l’appui, le cœur bondissant. Les idées se succédaient en moi avec une rapidité fantastique. Elle était là, dans la maison d’en face ! La rencontre me parut merveilleuse, inexplicable. Puis je songeai que la maison était toute proche de la vieille porte que j’avais vue de la rue ; et ne m’avait-on pas dit que Froment habitait la Porte d’Auguste ?

Nul doute : il tenait la jeune fille en son pouvoir dans cette maison accolée à la porte et ne faisant qu’un avec elle. Je me penchai un peu plus, tant pour rafraîchir mon visage en feu que pour mieux voir. Parcourant avidement du regard la morne façade, je suivis la rangée de meurtrières qui marquaient le trajet de l’escalier. Je la suivis jusqu’au bas : elle se terminait à côté du porche surmonté d’une statuette, où j’avais vu entrer deux hommes.

On se battait toujours par la ville. J’entendais les sourds déchirements de la lointaine fusillade, et le tocsin des cloches ; et de temps à autre une bouffée tumultueuse de cris et de hurlements passait dans l’air du soir. Mais je ne quittais pas des yeux le porche inférieur, et il finit par me venir une idée. Cette fois je suivis en remontant la file des meurtrières — on ne les distinguait presque plus dans la nuit de la cour — et je notai avec soin la position de la fenêtre où Denise s’était montrée. Puis je me détournai, traversai la chambre, et descendis l’escalier.

Je manquais de lumière, et il me fallut tâtonner d’une main le long du mur ; mais je savais où se trouvait le cadavre du moine, et je le franchis sans difficulté. Arrivé à la porte, j’y passai la tête et regardai au dehors.

Deux hommes, tout justement, traversaient d’un pas rapide la petite place : avant d’arriver à la porte, ils s’enfoncèrent dans une entrée sur la droite, et disparurent. Par-dessus le toit de la plus haute maison, qui me dominait de sa sombre masse, vacillait une vague lueur rougeâtre. J’entendis des voix qui provenaient, me sembla-t-il, de la tour surmontant la porte ; et, là aussi, je crus voir un personnage se silhouetter sur le ciel. A part cela, tout était calme dans les environs, et je rentrai à l’intérieur.

Je ne dirai pas ce que je fis dans l’obscurité, au pied de l’escalier : ce souvenir m’est odieux. Mais au bout de deux minutes je sortis transformé en moine, cagoule rabattue et ceinture de corde. Puis, à mon tour, je m’enfonçai dans l’entrée, et ne tardai pas à me trouver dans la cour. Devant moi était le porche, et à l’aide du canon de mousquet brisé, que j’avais ramassé en passant, je frappai deux coups sur les dalles.

Je n’eus pas le temps de songer à ce qui allait se produire ou à l’accueil qui m’attendait. La porte s’ouvrit aussitôt, et j’entrai. Comme par enchantement la porte se referma sans bruit derrière moi.

Je me trouvai dans un long corridor ou vestibule, nu et sans un meuble, qui avait dû autrefois servir de cloître. Une lampe allumée était accrochée à un mur, et devant moi, assis sur un banc de pierre, deux personnages conversaient. Trois ou quatre autres allaient et venaient de long en large. Tous se turent à mon entrée, et me regardèrent attentivement.

— D’où venez-vous, mon frère ? me demanda l’un d’eux, en s’approchant de moi.

— Du Cabaret de la Vierge , répondis-je à tout hasard.

Et comme la lumière m’éblouissait, je levai la main afin de m’en préserver.

— C’est pour le chef ?

— Pour lui-même.

— En ce cas, venez vite, reprit l’homme, il est sur le toit. Tout va bien ? reprit-il, en regardant mon arme avec un sourire.

— Tout va bien, répondis-je, sans lever la tête, afin de cacher mes traits dans l’ombre de la cagoule.

— Ça commence à chauffer, paraît-il.

— Ça commence.

Il prit un lampion, et ouvrant une porte dans une espèce d’arc-boutant où s’appuyait l’une des arcades, il m’y précéda, et me fit monter un étroit escalier à vis, pris dans l’épaisseur de la muraille. Nous dépassâmes une porte ouverte, que je repérai mentalement. Elle donnait accès aux pièces du premier étage à compter du sol. Vingt marches plus haut, je vis une autre porte — fermée, celle-ci. Encore quinze marches, et c’en fut une troisième. Cet étage-là me tenait à cœur, et avec l’avidité du désespoir je cherchai des yeux un moyen de fausser compagnie à mon guide et de m’y arrêter. Mais je ne vis que les pierres lisses du mur ; et il continuait à monter.

Une douzaine de marches plus haut, je fis halte.

— Qu’est-ce qui se passe ? demanda-t-il, en abaissant les yeux vers moi.

— Je viens de perdre un billet, répondis-je, et je me mis à tâtonner sur les degrés.

— Un billet pour le chef ?

— Oui.

— Tenez, voici la lumière ! répliqua-t-il avec impatience. Et ne traînez pas ! Quand il s’agit de nouvelles sérieuses… Sacré tonnerre ! qu’est-ce que vous fichez donc !

Je venais de lâcher la lampe, qui s’éteignit en roulant à bas des degrés, et nous étions dans les ténèbres. Durant le silence qui suivit, je pus entendre les voix des gens au-dessus de nous, et le bruit de leurs pas sur le toit en terrasse ; puis une bouffée d’air frais m’arriva. Mais mon compagnon, remis de sa surprise, poussa un nouveau juron.

— Descendez ! descendez ! s’écria-t-il en colère, et laissez-moi passer. Vous êtes un fameux messager !… Attendez-moi là, je vais chercher une autre lumière.

Il se faufila entre le mur et moi, et me laissa planté à l’endroit même que j’aurais choisi, dans l’angle de la porte que nous venions de dépasser. Il n’avait pas descendu six marches que je posais le doigt sur le loquet. O bonheur ! la porte que je m’attendais à trouver fermée, céda sous mon genou. Je la franchis, et la refermai derrière moi. Puis tournant à droite, toujours dans l’obscurité, je m’avançai à tâtons le long du mur. C’était, je le savais, le mur extérieur, et devant moi je distinguais vaguement la clarté d’une fenêtre. En cet instant, qui allait être celui de l’épreuve décisive, je recouvrai tout mon sang-froid. Je comptai dix pas, et arrivai, selon mes prévisions, à la fenêtre. Dix pas plus loin, je trouvai mon chemin barré par une porte. Ici devait être la chambre, — la dernière de ce côté. Tout en prêtant l’oreille aux premiers bruits de poursuite ou d’alerte, je cherchai à tâtons le loquet, le trouvai, et le fis jouer. De nouveau la chance me favorisa : la porte céda sous ma poussée ; mais au lieu de lumière je ne trouvai que l’obscurité, comme devant : j’en compris la raison, lorsque je me heurtai avec une certaine violence contre une deuxième porte.

Un cri étouffé d’intonation féminine s’éleva par derrière, et quelqu’un demanda vivement :

— Qui est là ?

Au lieu de répondre, je cherchai le loquet, je le trouvai, et la porte s’ouvrit. La lumière qui s’en échappa m’éblouit quelques secondes, mais tout en clignant des yeux sur le seuil, j’aperçus sous la lampe deux jeunes femmes aux abois, l’une derrière l’autre, et dont la plus proche était Denise.

Avec un cri de joie je fis un pas vers elle ; elle recula, l’horreur peinte sur son visage.

— Que voulez-vous ? bégaya-t-elle. Vous faites erreur, monsieur. Nous…

Je m’avisai alors de mon accoutrement, et que je tenais toujours mon canon de mousquet. Je rabattis la cagoule, découvrant mon visage, et tout aussitôt — la surprise fut des plus délicieuses, car je n’avais pas revu Denise depuis notre vis-à-vis de la voiture, et c’est à peine si alors nous avions échangé quatre mots — tout aussitôt elle fut dans mes bras, sanglotant la tête cachée sur ma poitrine, et ses cheveux sous mes lèvres.

— On m’avait dit que vous étiez mort ! s’écria-t-elle.

Je compris tout. Je la serrai contre moi, de plus en plus étroitement, et lui dis… Mais Dieu sait ce que je lui dis ! Et pour un moment elle ne résista pas, et nous oubliâmes tout le reste, le danger actuel, le sombre avenir, et jusqu’à la femme qui se trouvait là. Naguère, on nous destinait l’un à l’autre, mais cela ne comptait pas pour nous, tandis qu’à présent, mes lèvres sur les siennes, et ses bras autour de mon cou, je compris que c’était pour toujours, et que la mort seule pourrait nous désunir.

La mort, hélas ! rôdait autour de nous, et nous ne devions plus l’ignorer longtemps ! Au bout d’une minute, Denise se dégagea, et me repoussant loin d’elle, pâlissant et rougissant tour à tour, les yeux humides et brillants, sous la lumière de la lampe.

— Qu’êtes-vous venu faire ici, monsieur ? s’écria-t-elle. Et dans ce costume !

— Je suis venu pour vous voir, répondis-je.

Et ce disant je m’avançai d’un pas et voulus la ressaisir dans mes bras.

Mais elle me repoussa.

— Oh ! non, non ! s’écria-t-elle, frissonnante. Pas maintenant ! Savez-vous bien qu’ils vous tueraient ! Ils vous tueraient s’ils vous trouvaient ici ! Allez-vous-en ! vite, avant qu’il ne soit trop tard !

— Faut-il donc que je vous quitte ?

— Oui, répondit-elle avec un geste de détresse, il le faut. Je vous en conjure.

— Et que je vous abandonne à Froment ? exclamai-je encore.

Elle me regarda d’une façon nouvelle, et avec un léger sursaut.

— Vous savez donc cela ? fit-elle.

— Oui, je le sais, répliquai-je.

— Eh bien ! sachez encore ceci, monsieur, reprit-elle en relevant la tête et soutenant mon regard avec un air de parfaite intrépidité ; sachez encore ceci : quoi qu’il advienne, je refuse de l’épouser, lui, ou tout autre que vous.

J’allai pour me jeter à genoux et baiser la frange de sa robe, mais elle se recula et me pria instamment de me retirer.

— Vous n’êtes pas en sûreté dans cette maison, fit-elle. La mort vous y guette, monsieur, la mort ! Ma mère est sans pitié, mon frère est ici ; et quant à lui … la maison est pleine de ses âmes damnées. Une fois déjà vous lui avez échappé de près ; mais s’il vous retrouve ici maintenant il vous tuera !

— Mais si je dois le craindre tellement, répondis-je d’un air sombre, — car depuis qu’elle avait cessé de rougir je voyais son extrême pâleur, et les cernes bistrés que la crainte avait appliqués sous ses yeux, — si je dois le craindre tellement, qu’en est-il pour vous ? Pour vous, mademoiselle !… Dois-je donc vous abandonner à sa merci ?

Elle tourna vers moi un visage empreint d’un sérieux extraordinaire, et je n’oublierai jamais sa réponse :

— Monsieur, ai-je eu peur sur le toit du château de Saint-Alais ? Et je n’ai pas davantage à sauver maintenant. Ne craignez rien, il y a un toit ici aussi, et je m’y promène : mon mari n’aura jamais à rougir de moi.

— Mais à Saint-Alais j’y étais, répliquai-je vivement.

Dieu sait pourtant si la réplique était singulière. Mais elle n’en jugea pas ainsi.

— C’est vrai, fit-elle.

Et elle eut un sourire, et avec ce sourire son visage s’embrasa, et ses yeux s’humectèrent, et toute sa dignité disparut d’un seul coup, et elle me regarda, pensive. Et dans le même instant elle se jeta dans mes bras.

Elle n’y resta que quelques secondes. Puis elle s’en arracha avec une sorte de colère.

— Oh ! allez ! allez-vous-en, monsieur, s’écria-t-elle. Si vous m’aimez, allez-vous-en !

— Jurez-moi, dis-je, de mettre un mouchoir à votre fenêtre si vous avez besoin de secours !

— Comment ? A ma fenêtre ?

— Je puis la voir de chez l’abbé Benoît.

Un éclair de bonheur illumina son visage.

— Je n’y manquerai pas, dit-elle. Oh ! Dieu soit loué de ce que vous êtes si près ! Mais j’ai Françoise également, qui m’est dévouée. Aussi longtemps que je l’ai…

Elle s’arrêta, les lèvres entr’ouvertes et les joues soudainement exsangues. Nous nous regardâmes… Hélas ! j’avais tardé trop longtemps. Un bruit de pas se rapprochait dans le couloir ; on entendit des voix confuses, et une porte claqua, refermée précipitamment. Nous respirions à peine ; et ce fut la camériste qui au bout d’une minute fit le premier geste. Sans bruit elle courut à la porte et lui donna un tour de clef.

— Cela ne sert à rien ! chuchota Denise d’une voix altérée, et, pâle comme la neige, elle s’appuya contre la table. Ils vont prévenir ma mère, et ils vous tueront.

— Il n’y a pas d’autre porte ? balbutiai-je, en promenant autour de moi des yeux de bête traquée, et saisissant pour la première fois dans sa plénitude le danger de ma conduite.

Elle secoua la tête.

— Et cela, qu’est-ce que c’est ? fis-je, en désignant l’autre extrémité de la pièce, où l’on voyait un lit au fond d’une alcôve.

— C’est un cabinet, répondit la femme, avec un hoquet de joie. C’est cela, monsieur, c’est cela, ils s’abstiendront peut-être d’y fouiller. Vite, que je puisse vous enfermer.

En pareil cas, l’on n’obéit qu’à l’instinct. J’entendis manœuvrer le loquet de la porte, après quoi on frappa un coup impérieux. J’hésitais toujours. Mais un second coup succéda au premier, et une voix familière cria impérativement :

— Ouvrez, Françoise, ouvrez !

Alors, je me dirigeai vers le cabinet. La fille éperdue de terreur hésita un instant entre moi et la porte de la chambre ; mais elle se décida enfin pour cette dernière, si bien que je tirai simplement sur moi la porte du cabinet.

A l’instant même je m’avisai que, si l’on me découvrait là, je compromettais Denise. Si j’étais pris à me cacher derrière cette porte close et parmi ses objets féminins, je lui ferais cent fois plus de tort qu’en restant au milieu de la chambre pour affronter le péril. Et le visage en feu à cette seule pensée, je rouvris la porte et m’avançai d’un pas. Il n’était que temps : car à la même seconde la porte de la chambre s’ouvrait, et M. de Saint-Alais y pénétrait. Son premier coup d’œil fut pour moi.

Trois ou quatre hommes l’accompagnaient, entre autres celui auquel j’avais faussé compagnie dans l’escalier. Mais je rencontrai le regard de M. de Saint-Alais tout flamboyant de colère, et n’en pus détacher mes yeux : dès lors les autres n’existèrent plus pour moi.

CHAPITRE XXII
NOBLESSE OBLIGE

Il ne fut pourtant pas le premier à parler. L’un de ses acolytes fit un pas en avant, et s’écria :

— C’est lui ! Voyez, il tient encore son canon de mousquet.

— Eh bien, saisissez-vous de lui, répliqua M. de Saint-Alais. Et emmenez-le hors d’ici ! Monsieur, continua-t-il, en s’adressant à moi d’un ton et d’un air féroces, qui que vous soyez, lorsque vous avez entrepris le métier d’espion, vous en avez pesé les conséquences, j’imagine ? Emmenez-le, mes amis !

Deux des individus s’avancèrent, et m’empoignèrent par les bras. La surprise que me causaient l’apparition et le discours de M. de Saint-Alais m’empêcha de faire aucune résistance. Mais en de pareils cas la pensée devient prompte, et en un clin d’œil je me ressaisis.

— Voilà qui est absurde, monsieur de Saint-Alais, fis-je. Vous savez bien que je ne suis pas un espion. Vous savez pourquoi je suis ici. Et quant à ce déguis…

— Je ne veux rien savoir ! répliqua-t-il.

— Mais…

— Je ne veux rien savoir, vous dis-je ! répéta-t-il, avec un geste gouailleur. Si ce n’est, monsieur, que nous vous trouvons ici, vêtu en moine, ce que vous n’êtes évidemment pas. Vous auriez mieux fait de tenter à la nage la traversée du Rhône en pleine crue, que de pénétrer ce soir dans cette maison, je vous le garantis… Et maintenant, dehors ! On lui réglera son procès en bas.

Mais je n’y tins plus. Je repoussai les hommes qui me maintenaient, et fis un bond en arrière.

— Vous en avez menti ! m’écriai-je. Vous savez qui je suis, et pourquoi je suis ici !

— Je ne vous connais pas, répondit-il sans broncher. Et j’ignore également pourquoi vous êtes ici. J’ai connu autrefois un homme qui vous ressemblait, il est vrai. Mais celui-là était un gentilhomme, et il eût préféré mourir plutôt que devoir son salut à un mensonge, à une fausseté aussi évidente. Emmenez-le. Il a fait une peur mortelle à M lle Denise. Je suppose qu’il aura trouvé la porte ouverte, et se sera introduit, croyant se mettre en sûreté.

Je compris enfin son intention : dans sa fureur il voulait me sacrifier pour garder intact l’honneur de sa sœur. Je dirai plus : il envisageait avec une joie féroce le dilemme en présence duquel il me mettait. Mon front devint moite, et je promenai autour de moi des yeux égarés, en m’efforçant de résoudre le problème. Les bruits du combat des rues m’emplissaient encore les oreilles ; les gens qui risquent leur vie dans une pareille lutte, je ne l’ignorais pas, sont dépourvus de scrupules autant que de pitié. Cet homme en particulier était visiblement affolé par les pertes et les humiliations qu’il avait subies, et j’entravais ses desseins. Le risque était réel, et il ne s’agissait pas d’une simple menace. Il y avait générosité à courir ce risque.

Et néanmoins j’hésitais. Je me laissai même entraîner jusqu’à mi-chemin de la porte ; mais alors — Dieu sait ce que j’aurais fait si mon devoir me fût apparu plus clairement — une intervention extérieure trancha la question. Avec un grand cri, Denise, qui depuis l’arrivée de son frère était restée appuyée contre le mur, prête à défaillir, s’élança en avant, et lui saisit le bras.

— Non, je ne veux pas ! s’écria-t-elle d’une voix étranglée. Non ! vous ne ferez pas cela ! Grâce ! pitié ! Je…

— Mademoiselle ! fit-il, en lui coupant tranquillement la parole, mais avec un éclair de rage dans les yeux. Vous êtes épuisée de fatigue, et ne vous connaissez plus. Cette scène vous a achevée. Allons ! poursuivit-il, s’adressant à la camériste, prenez soin de votre maîtresse. Cet homme est un espion, indigne de sa pitié.

Mais Denise s’accrocha à lui.

— Ce n’est pas un espion ! s’écria-t-elle, d’une voix qui m’alla droit au cœur. Ce n’est pas un espion, vous le savez bien !

— Assez, jeune fille ! taisez-vous ! répliqua-t-il furibond.

Mais il ne s’attendait pas au changement qui s’opéra en elle, changement auprès duquel le sien à lui était minime.

— Je ne veux pas ! exclama-t-elle, je ne veux pas !

Et à ma surprise, lâchant le bras auquel elle s’agrippait, et d’une secousse rejetant en arrière ses cheveux dérangés par ses brusques mouvements, elle se redressa d’un air provocateur.

— Je ne veux pas ! reprit-elle. Ce n’est pas un espion, et vous le savez bien, monsieur. Il m’aime, poursuivit-elle, avec un geste orgueilleux, et il est venu pour me voir. M’entendez-vous ? C’est mon fiancé, qui est venu me rendre visite.

— Jeune fille, êtes-vous folle ? grinça-t-il, dans le silence général.

Et dans le même silence tous les yeux se fixèrent sur elle.

— Je ne suis pas folle, répondit-elle, pâle et les yeux flamboyants.

— Insensible à la honte, le serez-vous aussi à la crainte ? lui lança-t-il, d’une voix terrible.

— La crainte ? Quand je vous dis que j’aime ! Et que je l’aime, lui !

Je ne saurais décrire les sentiments que cet aveu m’inspira. D’une part, j’étais dans une fureur telle que je me connaissais à peine ; et d’autre part, la jeune fille n’eut pas plus tôt prononcé ces paroles que M. le marquis la saisit brutalement par la taille et l’entraîna, malgré ses cris et sa résistance, jusqu’à l’autre bout de la pièce.

Ce fut le signal d’une scène innommable. Je m’élançai pour lui porter secours ; aussitôt les trois hommes se jetèrent sur moi, et leur commune poussée me refoula vers la porte. Saint-Alais, écumant de rage, leur hurlait de m’emmener, tandis que je le traitais de lâche, l’invectivais, et m’efforçais vainement de l’atteindre. Un instant je réussis à leur tenir tête à tous trois, malgré leur nombre. Les cris de la jeune fille augmentaient le tumulte. Puis la force des choses l’emporta ; ils finirent par m’entraîner hors de la chambre, dont la porte se referma sur Denise et sur ses appels.

J’étais pantelant, hors d’haleine, frénétique. Mais aussitôt la lutte terminée et la porte close un calme relatif nous envahit. Mes gardiens desserrèrent leur étreinte, et se mirent à m’examiner en silence. Pour moi, appuyé contre le mur, je roulais des yeux farouches. Puis l’un d’eux me dit assez civilement :

— Allons, monsieur, en voilà assez. Tenez-vous tranquille, et nous vous traiterons bien ; sinon…

— C’est un lâche infâme ! criai-je dans un sanglot.

— Tout doux, monsieur, tout doux !

Ils étaient cinq à présent, avec les deux hommes restés sur le palier. Le corridor était sombre, mais ils avaient un falot, et nous attendîmes en silence deux ou trois minutes. Puis la porte s’entre-bâilla de quelques pouces, l’homme qui paraissait les commander s’approcha de l’ouverture, et ayant reçu ses instructions, s’en revint.

— En route ! fit-il. Au n o 6. Toi, Petitot, va chercher la clef.

Le dénommé Petitot s’éloigna en hâte, et nous le suivîmes plus lentement au long du corridor : mes gardiens m’encadraient, et leurs pas pesants éveillaient des échos sonores qui se répercutaient au loin devant nous. La jaunâtre lumière du falot nous montrait de chaque côté des murs au badigeon grossier ; et dans celui de droite une lugubre enfilade de portes pareilles à des portes de cachots. Nous fîmes halte devant l’une d’elles, et je crus qu’on allait m’enfermer là : je repris courage, car je n’y serais pas loin de Denise. Mais la porte, en s’ouvrant, ne laissa voir qu’un petit escalier, que nous descendîmes à la queue leu-leu, et qui nous mena dans un corridor pareil à celui d’au-dessus. Arrivés à la moitié de ce nouveau corridor, nous fîmes halte derechef, auprès d’une fenêtre ouverte, par où le vent de la nuit s’engouffrait avec violence, au point d’agiter les cheveux et d’obliger le porteur du falot à l’abriter sous ses basques. Et le vent de la nuit n’entrait pas seul ; il nous apportait tous les bruits nocturnes de la ville en émoi : des clameurs farouches, des acclamations, avec le sempiternel brimbalement des cloches, et de temps à autre un coup de pistolet, bruits trop révélateurs de ce qui se passait sous le voile de ténèbres nous cachant le labyrinthe des maisons et des rues. Même, en un point, ce voile était déchiré, et par la trouée, une colonne rougeâtre jaillissait des toits, projetant des étincelles : ardente réverbération d’un vaste incendie qui, dévorant le cœur de la cité, semblait faire participer le ciel aux crimes et aux abominations qui se perpétraient sous sa voûte.

Mes compagnons se pressèrent à la fenêtre et s’y penchèrent, tout yeux et tout oreilles. Je ne m’en étonnai pas, non plus que d’entendre l’homme responsable de tout, l’homme qui avait tout engagé dans cette partie, se promener d’un pas inlassable sur le toit, au-dessus de nos têtes. Car ce conflit de là-bas était l’unique grand conflit du monde, celui qui n’a jamais cessé depuis l’antiquité la plus reculée ; et on s’y adonnait comme il était de règle dans Nîmes depuis des siècles, avec une ardeur sauvage et sans merci, parmi des ruisseaux de sang. L’on n’en pouvait prédire l’issue ; mais selon toute apparence, tel il se déroulait ici, tel il faisait rage par la moitié de la France. De cette fenêtre, nous regardions dans la nuit avec nos yeux matériels ; mais par delà la frontière, à Turin, et plus près de nous, à Sommières, à Montpellier, des milliers de Français, la fleur de l’armorial de France, le suivaient également, tournés vers Nîmes, et d’un cœur aussi angoissé que les nôtres.

Aux propos de ceux qui m’entouraient, je compris que M. Froment s’était emparé des Arènes, et s’y était retranché. Les flammes que nous voyions s’élevaient de l’une des églises réformées. J’appris aussi que les patriotes, attaqués à l’improviste, avaient fait peu de résistance, et que si les Rouges tenaient vingt-quatre heures encore, l’arrivée des troupes de Montpellier assurerait leur succès, et du même coup mettrait le mouvement sous l’égide des plus hauts personnages.

— Mais il s’en est fallu de peu, chuchota l’un des hommes. Si nous ne leur avions sauté à la gorge ce soir, ils nous en faisaient autant demain.

— Et cependant il n’y a pas la moitié de nos cohortes qui aient répondu à l’appel.

— Les villages seront là dans la matinée, s’écria vivement un troisième. On va mettre en branle toutes les cloches d’ici au Rhône.

— Oui, mais si les Cévenols arrivent les premiers ? Que se passera-t-il, camarade ?

Personne ne sut que répondre, et tous restèrent aux aguets. Un bruit de pas qui se rapprochait dans le couloir leur fit rentrer la tête.

— C’est Petitot avec les clefs, dit le chef. Allons, monsieur !

Mais il se trompait. Le nouvel arrivant était un personnage de très haute taille, enveloppé d’un manteau, et le chapeau sur la tête, qui s’approchait à grands pas dans le corridor, suivi de trois ou quatre individus. Arrivé auprès de nous, il interpella :

— Est-ce que Buzeaud est ici ?

L’homme qui venait de parler s’avança respectueusement :

— Oui, monsieur, le voici.

— Prenez six hommes, les plus vigoureux que vous ayez en bas, répondit le nouveau venu (c’était Froment lui-même) et allez en chercher autant à la Vierge , pour barricader la rue qui longe les casernes et mène à l’arsenal. Vous trouverez facilement de l’aide. Occupez aussi quelques maisons, afin de commander la rue. Et…

Mais il s’interrompit, car ses yeux, qu’il promenait à la ronde, venaient de se poser sur moi.

— Qu’est-ce que cela signifie ? reprit-il. Que fait ici ce monsieur ? Et dans ce costume ?

— M. le marquis l’a surpris… là-haut.

— M. le marquis ?

— Oui, monsieur, et il nous a donné l’ordre de l’enfermer au n o 6, en attendant.

— Ah bah !

— Comme espion.

M. Froment sifflota, et nous nous entre-regardâmes tout d’abord. La lumière incertaine des falots, et peut-être aussi sa préoccupation, durcissaient les traits de son visage massif et ombraient fortement ses orbites et sa bouche ; mais il poussa un profond soupir, et sourit, comme s’il appréciait l’étrangeté de la situation.

— Nous voilà donc de nouveau en présence, monsieur le vicomte, fit-il. Cela me rappelle que j’ai ici quelque chose qui vous appartient. Vous êtes venu pour me le réclamer, j’imagine ?

— Oui, monsieur, je suis venu pour vous la réclamer, fis-je d’un ton hautain, en lui renvoyant regard pour regard, et je vis qu’il me comprenait.

— Et M. le marquis vous a trouvé là-haut ?

— Oui, là-haut.

— Tiens !

Il resta songeur un instant. Puis, s’adressant aux hommes :

— C’est bon. Vous pouvez aller, Buzeaud. Je prends sous ma responsabilité ce monsieur… qui fera bien de quitter cette mascarade. Quant à vous, ajouta-t-il pour les trois ou quatre individus qui l’accompagnaient, allez m’attendre là-haut. Dites à M. Flandrin — et c’est mon dernier mot — que quoi qu’il arrive le maire ne doit pas hisser le signal pour réclamer la troupe. Il lui dira de ma part tout ce qu’il voudra… par exemple que je le ferai pendre aux plus hauts créneaux de la tour… mais qu’on se garde bien de mettre cette menace à exécution. C’est compris ?

— Oui, monsieur.

— Allez. Je vous rejoins dans un instant.

Ils sortirent, laissant une lanterne sur le carreau, et je restai seul avec Froment. J’attendais qu’il me parlât, mais il ne me regardait même pas. Au contraire, allant à la fenêtre ouverte, il s’y accouda, considéra la nuit, et resta ainsi quelques minutes sans mot dire. Les ordres qu’il venait de donner avaient-ils modifié réellement le cours de ses idées, ou bien ne savait-il encore de quelle façon me traiter ? c’est un point qui m’échappe. A plusieurs reprises, je l’ouïs soupirer, et à la fin il me dit à brûle-pourpoint :

— Trois cohortes seulement ont répondu à l’appel !

Je ne sais ce qui me poussa, mais je le suivis sur ce terrain :

— Trois cohortes seulement sur combien ? demandai-je froidement.

— Sur treize. Ils ont la supériorité numérique. Mais notre offensive nous a valu le dessus, et il s’agira de le garder. Si les gens des campagnes arrivent demain…

— Et les Cévenols pas.

— Exact. Si de plus les officiers parviennent à maintenir le régiment de Guyenne dans les casernes, si le maire ne hisse pas le signal pour les appeler, et si les Calvinistes ne s’emparent pas de l’arsenal… je crois que nous pourrons y arriver.

— Mais les chances sont ?…

— Contre nous, monsieur. Raison de plus (il se retourna enfin vers moi et me montra son visage qui rayonnait d’un sombre orgueil) ; raison de plus pour qu’il faille un homme ! Car, le savez-vous ? le prix de la lutte qui se déroule là-bas, c’est la France ! Oui, la France ! répéta-t-il avec amertume, et laissant paraître son émotion. Et je n’ai pour accomplir cette besogne que quelques centaines de coupe-jarrets, de bandits et de moines, cependant que vos jolis messieurs restent bien tranquilles à se chauffer de l’autre côté de la frontière, en attendant de voir ce qui va arriver ! C’est moi qui cours les risques, et ce sont eux qui tiennent les enjeux ! Je tue l’ours, et ils en prennent la peau. Ils sont à l’abri, et si j’échoue, me voilà pendu comme Favras !… Pouah ! ce serait à se faire patriote et à crier : « Vive la Nation ! »

Sans attendre ma réponse, il attrapa vivement la lanterne, me fit signe de le suivre, et me précéda au long du corridor. Il n’avait pas dit un mot de ma présence dans la maison, ni de ma situation, ni de M lle de Saint-Alais, ni de la façon dont il prétendait me traiter ; aussi, arrivé à la porte, comme j’ignorais ses intentions, je lui touchai l’épaule et l’arrêtai.

— Excusez-moi, monsieur, dis-je, avec toute la dignité dont je disposais ; mais j’aimerais savoir ce que vous allez faire de moi. Je n’ai pas besoin de vous dire que je ne suis pas entré dans cette maison comme espion…

— Vous n’avez besoin de me dire rien du tout, trancha-t-il avec rudesse. Et quant à ce que je vais faire de vous, cela tient en quatre mots. Je vais vous garder auprès de moi, afin que si les choses en viennent au pis, auquel cas il est peu probable que je voie la fin de cette semaine, vous puissiez protéger M lle de Saint-Alais et la conduire en lieu sûr. A cette fin votre brevet, que je détiens, vous sera restitué. Si, d’autre part, nous gardons l’avantage et allumons l’incendie qui doit enflammer ces pédants à sang-froid, alors, monsieur le vicomte, j’aurai deux mots à vous dire. Et nous causerons de la chose en gentilshommes.

Tout d’abord la surprise me rendit muet. Nous étions alors devant la porte du petit escalier par où j’étais descendu ; et son dernier mot prononcé, comme s’il n’attendait pas de réponse, il l’ouvrit et posa le pied sur la première marche, en projetant devant lui la clarté de son falot. Je l’arrêtai par la manche, et il se retourna vers moi.

— Monsieur Froment…! murmurai-je.

Mais il me fut impossible d’ajouter un mot.

— Inutile de faire des phrases, dit-il majestueusement.

— Êtes-vous bien certain… que vous savez tout ? balbutiai-je.

— Je suis certain qu’elle vous aime, et qu’elle ne m’aime pas, répliqua-t-il, en fronçant la lèvre et d’une voix où vibrait le dépit. En dehors de cela, je ne suis certain que d’une chose.

— Laquelle ?

— C’est que d’ici vingt-quatre heures le sang va couler à flots dans toutes les rues de Nîmes, et que le bourgeois Froment sera le baron Froment… ou qu’il n’existera plus ! Dans le premier cas, nous causerons. Dans le second (et il haussa les épaules d’une façon tant soit peu théâtrale), cela n’a plus d’importance.

Là-dessus il se mit à gravir les marches, et je le suivis. Au haut de l’escalier, il prit le corridor supérieur, puis l’escalier extérieur, où j’avais faussé compagnie à mon guide ; et enfin sur le toit, une courte échelle de bois menant jusque sur les plombs d’une tour. De là, nous dominions, étalé confusément sous nos pieds, tout le ténébreux chaos de Nîmes, ici offrant à l’imagination un amas de formes titanesques, et là un fouillis de rouges lueurs et d’ombres qui se découpaient en noir sur la clarté de l’église en feu. En trois points différents j’aperçus des falots piquetant le ciel comme des étoiles : l’un sur le couronnement des Arènes, un autre plus loin sur le clocher d’une église, le troisième sur une tour, en dehors des remparts. Mais la plus grande partie de la ville était à cette heure plongée dans le sommeil. L’émeute avait expiré, les cloches se taisaient ; la brise de la mer, chargée de sel, rafraîchissait nos fronts.

Sur les plombs une douzaine de personnages enveloppés de manteaux contemplaient pensivement le panorama, ou bien marchaient de long en large, tout en causant ; mais l’obscurité m’empêcha d’en reconnaître un seul. Après avoir reçu deux ou trois messages, Froment s’éloigna jusqu’à l’extrême bord de la tour qui donnait sur la campagne, et s’y promena seul, la tête basse, les mains derrière le dos. Il y avait là-dedans, j’imagine, plutôt un désir de sauvegarder sa dignité qu’un réel besoin de solitude. Mais les autres respectèrent ses volontés ; et, suivant leur exemple, je m’assis dans un des créneaux, d’où l’on apercevait l’incendie, alors sur son déclin.

J’ignore quelles étaient les pensées des autres. Un mot entendu par hasard m’apprit que Louis de Saint-Alais commandait aux Arènes, et que M. le marquis attendait seulement que le succès fût assuré pour partir à Sommières, dont le gouverneur avait promis un régiment de cavalerie au cas où Froment pourrait triompher sans son aide. La combinaison me parut des plus singulières ; mais les Émigrés, par crainte de compromettre le roi, et mis en garde par le sort de Favras, — lequel, abandonné des siens, avait été fusillé quelques mois plus tôt à la suite d’une conspiration analogue, — n’avaient guère que de la timidité. Et si ceux qui m’entouraient en ressentaient de l’indignation, ils n’eurent garde de l’exprimer.

La plupart néanmoins se taisaient, sauf lorsqu’un mouvement dans la ville, ou un appel au secours, leur arrachaient quelques paroles vives. Quant à moi, mes pensées n’avaient rien à voir avec cette lutte où les deux partis s’observaient l’un l’autre en attendant le jour : je ne m’occupais ni du lendemain, ni de Denise, mais bien de Froment lui-même. Si le but de cet homme avait été de faire impression sur moi, il l’avait atteint. Assis là dans les ténèbres, je sentais peser sur moi son influence ; j’étais ému par la crise comme lui et parce que lui-même l’était. Je vibrais de cette angoisse qui saisit le joueur à son dernier enjeu, du seul fait qu’il avait jeté les dés. Je me trouvais avec lui sur un même pinacle vertigineux, et à l’idée du menaçant avenir, je tremblais pour lui et avec lui. Mon regard se détournait des autres, et cherchait instinctivement sa haute taille dans l’ombre où il se promenait solitaire. Sans la moindre volonté de ma part je lui rendais l’hommage dû à celui qui se tient sur la brèche, impassible, et maître de soi devant la mort qui le guette.

Vers minuit eut lieu un mouvement général de descente. Je n’avais rien absorbé depuis douze heures, et j’avais beaucoup agi ; nonobstant la situation ambiguë où je me trouvais, la faim m’incitait à faire comme les autres. Je me mêlai donc à eux, et me trouvai une minute plus tard sur le seuil d’une pièce oblongue, brillamment éclairée par des lampadaires, et garnie de tables apprêtées pour une soixantaine de convives. Par une trouée de la foule masculine, il me sembla entrevoir dans un coup d’œil, à l’autre bout de la salle, des femmes, des bijoux, des regards étincelants, et un battement d’éventail : vision bien propre à augmenter l’effet ahurissant du contraste au sortir de l’obscurité des plombs balayés par le vent ! Mais je n’eus guère le loisir de la réflexion. Je m’étais à peine avancé de quelques pas dans la salle, lorsque la presse qui me dérobait l’autre bout acheva de se dissiper, à mesure que chacun prenait son siège, parmi le bourdonnement des conversations. Au bout d’une minute mes regards avides se fixaient sans contrainte sur Denise, — pâle et languissante, l’air navré, — placée auprès de sa mère au haut bout de la table, comme une statue de la désolation. Elles avaient auprès d’elles M me Catinot, deux ou trois dames et un nombre égal de gentilshommes.

Soit par une attraction sympathique, soit simple effet du hasard, elle ne tarda pas à jeter les yeux sur moi, et se leva toute droite en poussant une exclamation étouffée. Il n’en fallut pas plus : M me de Saint-Alais me regarda, et elle poussa également un cri. En un clin d’œil, tandis qu’une faible partie des convives intermédiaires causaient encore sans s’apercevoir de rien, et que les domestiques circulaient à pas feutrés, tous les yeux se levèrent sur moi, à l’autre bout de la table, et me prirent pour point de mire. Juste à ce moment, par malheur, M. de Saint-Alais, un peu en retard, entrait : il ne manqua point de me voir, lui aussi. Un juron éclata derrière moi, mais je ne m’occupais que de l’autre bout de la table et de Denise, et ce fut seulement lorsqu’il posa la main sur mon bras que je me retournai tout d’une pièce et que je l’aperçus.

— Monsieur ! s’écria-t-il, avec un nouveau juron (il étouffait presque de rage et de surprise). C’en est trop.

Je le regardai en silence. La situation était inextricable, et je m’y perdais.

— Comment se fait-il que je vous retrouve ici ? reprit-il avec fureur et d’un ton qui acheva d’attirer sur moi tous les regards.

Il était blême de colère. Il m’avait laissé prisonnier et me retrouvait son hôte.

— Je n’en sais rien moi-même, fis-je. Mais…

— Je le sais, moi, prononça quelqu’un, dans le dos de M. de Saint-Alais. Si vous tenez à le savoir, marquis, c’est sur mon invitation que M. de Saux est ici.

C’était Froment, qui venait tout juste d’arriver. Saint-Alais se retourna, comme si on l’eût poignardé.

— En ce cas, c’est moi qui ne suis pas à ma place ici ! exclama-t-il.

— Comme il vous plaira, dit Froment avec calme.

— Mais il ne me plaît pas ! riposta le marquis, lui jetant un regard de dédain, et d’une voix qui emplit la salle. Il ne me plaît pas !

En l’entendant, et me voyant, sous les lumières, le centre de tous les regards, je pouvais me croire de nouveau dans le salon de Saint-Alais, lors du vain serment des épées ; comme si les trois quarts d’un an ne s’étaient pas écoulés depuis le début de la révolution. Mais la voix de Froment me tira de cette rêverie.

— Fort bien, dit-il gravement. Il me semble, toutefois, que vous oubliez…

— C’est vous qui oubliez, s’écria Saint-Alais avec emportement. Ou vous ne comprenez pas, ou vous ignorez, que ce gentilhomme…

— Je n’oublie rien ! répliqua Froment, dont le visage s’assombrit. Rien, si ce n’est que nous faisons attendre nos hôtes. Moins que tout, j’oublie les services, monsieur, que vous m’avez jusqu’ici rendus. Mais, monsieur le marquis, reprit-il avec dignité, c’est mon tour de commander ce soir, et c’est à moi de prendre des mesures. Je les ai prises, et je dois vous prier de vous y soumettre. Je sais que vous ne me ferez pas défaut en cette extrémité. Je sais, et ces gentilshommes savent, qu’en cas de malheur vous me secourriez ; mais je crois aussi que, tout allant bien, comme c’est le cas, vous ne me susciterez pas d’obstacles inutiles. Allons, monsieur ; ce gentilhomme ne refusera pas de s’asseoir à cette place. Et nous serons tous les invités de madame votre mère. Faites-moi ce plaisir.

La face de Saint-Alais était sombre comme la nuit, mais l’autre était un homme, et il usait d’un ton courtois mais énergique. Avec une nonchalance hautaine, M. le marquis céda — pour la première fois de sa vie, je pense — et je l’accompagnai jusqu’au haut bout de la table. Resté seul, je m’assis à la première place venue, sous les regards scandalisés de mes voisins. Mais plus qu’eux encore, j’étais scandalisé par ce festin étrange, à l’heure où Nîmes veillait, par cette joyeuse médianoche, à l’heure où les morts gisaient encore dans les rues, où l’air frémissait, où la nuit entière se taisait, dans l’attente de ce qui allait survenir.

CHAPITRE XXIII
LA CRISE

Quand l’aube grise, à laquelle tant d’hommes aspiraient, se leva lentement sur la cité en éveil, elle trouva sur les plombs de la tour de Froment des visages pâles, sinon des cœurs défaillants. Cette heure, où toute la nature manque de couleur, où toutes choses, le ciel excepté, paraissent ternes et grises, met le courage d’un homme à une rude épreuve, tout comme le vent froid qui l’accompagne s’acharne sur son corps. Les yeux qui une heure auparavant pétillaient de la gaieté du vin — car nous nous étions attardés à boire au roi, à l’Église, à la cocarde rouge et à M. d’Artois — devinrent pensifs ; les hommes qui, un peu plus tôt, montraient des visages vermeils, frissonnèrent en sondant la brume, et s’enveloppèrent plus étroitement de leurs manteaux. S’il en était un parmi eux qui considérât l’issue de la journée avec une entière égalité d’âme, ce phénix ne s’offrit point à mes regards.

Froment avait prêché la foi, mais c’était dans la rue que la foi se trouvait presque toute. Dans la rue, j’en suis sûr, il y avait maints croyants, tout prêts à courir à la mort, ou à tuer sans miséricorde. Et de ceux-là, peut-être, s’en trouvait-il aussi un ou deux parmi nous. Mais en général les hommes qui surveillaient avec moi le panorama de Nîmes ce matin-là, étaient de hardis aventuriers, ou des partisans locaux de Froment, ou des officiers expulsés par leurs régiments, ou encore, mais en petit nombre, des gentilshommes, tel Saint-Alais. Tous gens braves, et quelques-uns échauffés par le vin ; mais Froment n’était pas seul à savoir que Favras avait été pendu, de Launay massacré, et le prévôt Flesselles fusillé de sang-froid ! D’autres que lui pouvaient augurer à quel genre de vengeance ce bizarre être nouveau, la Nation, saurait recourir, si on l’outrageait ! Aussi, quand après une longue attente l’aurore parut enfin, rosissant les nuages de l’est, et que jaillissant par-dessus la mer de brume qui emplissait la vallée du Rhône, elle teignit de sa rose lumière les cimes de l’occident, et nous trouva debout, je ne vis autour de moi que des hommes aux faces graves, et portant plus ou moins sur leurs traits hagards et défaits la marque de leur condition mortelle.

Le seul Froment excepté. Celui-ci, pour une raison quelconque, offrait à l’apparition du jour une contenance non seulement résolue, mais joyeuse. Renonçant à l’attitude solitaire qu’il avait gardée toute la nuit, il s’avança vers les créneaux dominant la ville, et causa et voire plaisanta, raillant les cœurs faibles, et prenant la victoire comme acquise. J’ai ouï dire à ses ennemis que cette conduite fut le résultat de sa nature, et qu’il n’y avait aucun mérite ; que l’orgueil l’élevait non seulement au-dessus des vulgaires passions de l’humanité, mais au-dessus de la crainte ; que dans la ferme volonté de jouer son rôle à l’admiration de chacun, il oubliait que ce fût là autre chose qu’un rôle, et qu’il affrontait tous les hasards et courait tous les risques avec aussi peu d’émotion que l’acteur qui représente le Cid, ou qui boit le poison dans le rôle de Mithridate.

Mais cette prétention revient tout bonnement à affirmer que cet homme était non seulement très vain, mais encore très brave. J’admets l’un et l’autre. Aucun de ceux, en effet, qui l’ont vu ce matin-là n’en pourrait douter : ils savent aussi que, entre un million d’hommes, le plus digne de commander en une telle occurrence était bien cet homme résolu, inflexible, gai même, qui ne revenait jamais sur ses décisions, pas plus qu’il n’avouait de craintes. Lorsque la brume se dissipa — un peu après quatre heures — et découvrit la plaine riante, la ville et les hauteurs, et quand de la direction du Rhône le premier brimbalement des cloches frappa les oreilles et fit taire le chant du rossignol, il tourna vers ses partisans un visage presque joyeux.

— Allons, messieurs, fit-il d’un ton cordial et la tête haute. Remuons-nous ! Il ne doit pas être dit que nous nous cachons et que nous n’osons nous montrer au dehors, ou qu’ayant poussé autrui en avant, nous restons en arrière — comme ces bavards et songe-creux de leur lâche Assemblée qui, prêts à s’emparer de leur roi, mirent au premier rang des femmes pour se préserver du danger ! Allons, messieurs ! Ils l’ont emmené de Versailles à Paris. Nous l’escorterons à son retour ! C’est aujourd’hui que nous faisons le premier pas !

L’enthousiasme est de tous les sentiments le plus contagieux. Un murmure d’approbation accueillit ses paroles ; les yeux qui une minute plus tôt étaient mornes, redevinrent brillants.

— A bas les traîtres ! cria l’un.

— A bas les trois couleurs ! cria un autre.

Du geste, Froment réclama le silence.

— Non, monsieur, dit-il vivement. Au contraire, nous aussi, nous aurons nos trois couleurs : Vive le Roi ! vive la Foi ! vive la Loi ! Vivent les Trois !

L’idée eut du succès. Cent voix en chœur crièrent : « Vivent les Trois ! » On répéta les mots sur les toits inférieurs et aux fenêtres, et jusque dans les rues ; tant et si bien qu’ils se perdirent decrescendo , tel un feu de file, dans le lointain.

D’un grand geste chevaleresque, Froment leva son chapeau.

— Merci, messieurs, fit-il. Au nom du roi, au nom de Sa Majesté, je vous remercie. Avant que nous ayons fini, l’Atlantique ouïra ce cri, et les échos de la Manche le répéteront ! Oui, le Rhône délivrera ce que la Seine a emprisonné ! Sur Nîmes et sur vous, toute la France aujourd’hui a les yeux fixés ! Pour la liberté ! Pour la liberté de vivre : de lâches scribes l’étrangleront-ils ? Pour la liberté de prier : ils spolient Dieu et profanent ses temples ! Pour la liberté de circuler : le roi de France est prisonnier ! En dirai-je davantage ?

— Non, non ! s’écrièrent-ils, agitant leurs chapeaux et leurs épées.

— Je n’ajouterai donc rien, reprit-il. Je n’userai plus de mots ! Mais je veux montrer qu’ici du moins, à Nîmes, on honore Dieu et le roi, et on laisse libres leurs fidèles ! Suivez-moi, messieurs, et nous ferons le tour de la ville pour visiter les postes du roi et voir si quelqu’un ose crier : « A bas le roi ! »

Ils lui répondirent par une clameur d’approbation et de menace qui fit trembler la vieille tour ; et aussitôt, se pressant sur l’échelle, ils se mirent à descendre jusqu’au toit de la maison et de là dans l’escalier. Assis sur l’embrasure de la tour, je vis leur long défilé traverser les plombs au-dessous de moi ; leurs cuivres et leurs buffleteries reluisaient au soleil, leurs rubans voltigeaient à la brise, leurs voix sonnaient haut et clair. Ils me parurent, alors, une troupe valeureuse : la plupart étaient jeunes, et tous avaient bel air ; ma sympathie les accompagna lorsqu’ils s’enfoncèrent un par un dans le capot de l’escalier par lequel j’étais monté. Une moitié avait disparu, lorsque je sentis que l’on me touchait le bras, et je trouvai Froment, le dernier à partir, arrêté auprès de moi.

— Vous resterez ici, monsieur, me dit-il, d’un ton significatif, les yeux abaissés vers les miens. Si les choses en viennent au pis, je n’ai pas besoin de vous recommander de veiller sur M lle de Saint-Alais.

— Dans la mauvaise comme dans la bonne fortune, je veillerai sur elle, répondis-je.

— Merci, fit-il, la lèvre hautaine et une lueur mauvaise dans le regard. Mais en ce dernier cas, c’est moi qui veillerai sur elle. Ne l’oubliez pas, si je suis vainqueur, nous avons encore à causer, monsieur !

— Soit ! Dieu vous donne la victoire ! exclamai-je involontairement.

— Vous avez foi dans votre habileté à l’épée ? répliqua-t-il, légèrement ironique.

Puis, changeant de ton, il poursuivit :

— Mais non, je me trompe. Votre souhait procède d’un vrai gentilhomme français. Et c’est en cette qualité que je vous confie M lle Denise sans la moindre crainte. Dieu vous garde !

— Et vous de même, fis-je.

Et il suivit les autres.

Il était environ cinq heures. Le soleil était levé, et la plate-forme de la tour, restée silencieuse et en ma seule possession, semblait si rapprochée du ciel, si lumineuse, paisible et tranquille, de cette tranquillité du matin qui s’apparente à l’innocence, que je regardai autour de moi, ébahi. Je me trouvais sur un autre plan que le monde inférieur, d’où s’élevait sauvagement la clameur d’allégresse qui saluait l’apparition de Froment. Une autre acclamation suivit, et une autre, qui firent s’envoler les pigeons effarouchés en une nuée tournoyante, bien plus haut que les toits ; puis l’onde de bruit s’éloigna peu à peu, propageant son indicible menace vers le sud de la ville. Et je restai sur ma tour, seul et au-dessus de la mêlée.

Une fois seul, j’eus le loisir de réfléchir ; et mes réflexions furent d’une teinte sinistre. Qu’était devenue aujourd’hui la douce concorde dont la moitié de la nation avait rêvé durant des semaines ? Où était l’âge d’or de paix et de fraternité que l’abbé Benoît, avec les syndics de Giron et Vlais, avaient prévu ? Et l’abolition des frontières ? Et les droits de l’homme ? Et les autres dix mille béatitudes que philosophes et théoriciens avaient entrepris de créer — sans tenir compte de la nature humaine — moyennant l’adoption de leurs systèmes ? Oui, qu’étaient-elles devenues ? De tout le riant paysage qui m’entourait s’éleva, en guise de réponse, le brimbalement des cloches obsédantes. Du fond des rues montaient des bruits de combat et de victoire. Le long d’une route, serpentant capricieusement à travers la plaine, se hâtaient de petites troupes d’hommes — que je n’avais pas encore aperçues — avec des armes reluisantes ; et enfin, symptôme le plus grave, au bout d’une demi-heure de mon guet, vers un lointain faubourg de l’ouest éclata une salve soudaine, suivie de coups de feu isolés. Les pigeons tournoyaient toujours par-dessus les toits, nuée de flocons blancs, et les pierrots sautillaient à mes pieds ; sur la tour, sur le toit inférieur, où s’étaient rassemblés quelques domestiques, régnaient le soleil et le calme de la paix. Mais au fond des rues, là-bas, je sentais la mort à l’œuvre.

Au début cependant, je n’éprouvai qu’une émotion médiocre. Le jour était peu avancé ; je n’attendais pas une issue immédiate ; et je rêvais presque indolemment, suivant le cours des pensées que je viens d’indiquer, et comparant avec tristesse cette scène de carnage aux brillantes promesses des mois révolus. Mais peu à peu l’anxiété des domestiques que je voyais sur le toit inférieur me gagna. Je me mis à écouter plus attentivement, et j’imaginai que la marée du combat se rapprochait, que les cris et les coups de feu arrivaient plus vite et plus fort à mon oreille. Pour finir, sur un lieu voisin des casernes, et assez proche de moi, j’aperçus de légers flocons de fumée blanche qui s’élevaient des toits, et à deux reprises une salve de mousqueterie partant du même point fit trembler les vitres. Puis dans l’une des rues immédiatement au-dessous de moi, que j’apercevais dans toute sa longueur, je vis une foule accourir — dans ma direction.

J’interpellai les domestiques pour savoir ce que cela signifiait.

— On vient d’attaquer l’arsenal, monsieur, répondit l’un d’eux, en s’abritant les yeux du soleil.

— Qui a attaqué ? demandai-je.

Mais il se contenta de hausser les épaules et de regarder plus attentivement au loin. Je suivis son exemple. Pour un temps rien ne se produisit ; mais tout à coup, aussi brusquement que si s’ouvrait une porte qui eût jusque-là étouffé le bruit, un tonnerre de vociférations éclata, et une foule énorme se déversa par l’extrémité la plus proche dans la rue au-dessous de moi, et refluant dans toute sa longueur à grands renforts de hurlements et d’armes brandies — qui entouraient au centre un crucifix et un peloton de moines — tourna le coin à l’autre bout et disparut. Quelque temps je continuai d’entendre le gros de leurs cris, et le suivis du côté des casernes, d’où arrivait par intervalles le déchirement de la fusillade. J’en conclus que c’était un renfort venu à l’appel de Froment. Après quoi, regardant par hasard au-dessous, je vis que la moitié des domestiques avaient disparu, et que des formes humaines commençaient à se glisser par les rues jusqu’alors désertes. Je me mis à trembler. Le dénouement se produisait plus tôt que je l’avais cru.

Je hélai l’un des hommes et lui demandai où étaient les dames.

Il leva vers moi une face blême.

— Je ne sais pas, monsieur, répondit-il brièvement, et il détourna aussitôt les yeux.

— Elles sont en bas ?

Mais il guettait avec trop d’attention pour me répondre, et ne fit que secouer la tête avec impatience. Je ne voulais pas quitter la plate-forme, et je lui donnai l’ordre de porter mes compliments à M me de Saint-Alais et de la prier de monter. Je trouvais singulier qu’elle ne l’eût pas encore fait, car les femmes ne résistent guère à la tentation de voir.

Mais l’homme était trop effrayé pour s’occuper de nul autre que de lui-même — c’était, je pense, l’un des cuisiniers — et il ne bougea pas ; tandis que ses compagnons se bornaient à crier :

— Tout à l’heure, monsieur, tout à l’heure.

Je perdis patience ; et courant à l’échelle, je la descendis et marchai droit à eux.

— Tas de gredins ! exclamai-je. Où sont les dames ?

Quelques-uns se retournèrent vers moi en sursautant.

— Vous dites, monsieur ?

— Où sont les dames ? répétai-je avec irritation.

— Oh ! je n’avais pas saisi, répliqua ironiquement le plus voisin. Elles sont allées prier dans la chapelle, monsieur.

— Dans la chapelle ?

— Mais oui : chez les Capucins.

— Elles ne sont donc plus ici ?

— Non, monsieur, répondit-il, les yeux détournés. Mais… que se passe-t-il ?

Et, attiré par le bruit, il s’éloigna de moi, pâlissant encore. Je le suivis jusqu’au parapet, où je me penchai. La vue, sans être aussi étendue que de la tour, découvrait la rue principale orientée vers le midi : elle était pleine d’une foule qui la remontait dans notre direction, en désordre et par détachements, les uns lancés à fond de train, les autres au pas de course, par quatre ou cinq de front ; et tous à chaque instant regardaient derrière eux.

Les domestiques comprirent bien vite ce que cela signifiait. En un clin d’œil leur groupe se dispersa. Courant pêle-mêle, et répétant : « Nous sommes vaincus ! » ils traversèrent les plombs, gagnèrent l’escalier et se mirent à descendre. Je restai une minute encore aux aguets ; mais le torrent des fuyards, loin de tarir, grossissait toujours, leur allure s’accélérait, les derniers venus regardaient plus fréquemment derrière eux en serrant leurs armes ; le fracas de la lutte, les hurlements, les appels, les détonations, se rapprochaient : ma décision fut bientôt prise. L’escalier à présent était libre ; je le dégringolai jusqu’à la porte de l’étage supérieur, par où j’avais pénétré dans la maison, la veille au soir. Je soulevai le loquet, mais reculai : la porte était fermée à clef ! Avec une exclamation déçue, et pris d’une hâte fébrile, — car dans les ténèbres de l’escalier j’ignorais alors ce qui se passait, et me représentais des catastrophes, — je me remis à descendre la spirale, au bas de laquelle j’arrivai dans le cloître formant vestibule.

Je le trouvai encombré d’hommes en armes, sombres et exaspérés ; et assiégé au dehors par d’autres individus, qui s’efforçaient d’y pénétrer. Un instant de plus, et j’aurais trouvé l’escalier obstrué par le flot de ceux qui le remontaient ; et j’aurais été bloqué sur le toit. En fait, je dus attendre plusieurs minutes avant de pouvoir me frayer un chemin dans la presse, refoulé que je fus contre la muraille, où me cloua la ruée vers l’intérieur. Proche de moi, cependant, j’avisai l’un des domestiques dans la même situation, et je le tirai par la manche.

— Où sont les dames ? fis-je. Sont-elles revenues ? Sont-elles ici ?

— Je n’en sais rien, dit-il, le regard fuyant.

— Sont-elles encore dans la chapelle ?

— Je l’ignore, monsieur, répliqua-t-il avec impatience.

Et apercevant, je suppose, celui qu’il cherchait, il me repoussa, avec la brutalité de la peur, et, se jetant parmi la foule, disparut.

Il régnait dans la place un tel tohu-bohu d’hommes entrant et sortant, criant des ordres ou fendant la presse, que je ne savais que faire. Les uns réclamaient Froment, d’autres voulaient que l’on fermât les portes ; celui-ci criait que tout était perdu, celui-là que l’on montât la poudre de la cave. C’était une confusion à perdre la tête, et je restai plusieurs minutes en son centre, coudoyé, bousculé, ballotté de côté et d’autre. Où étaient les femmes ? Où étaient-elles ? Ce doute m’affolait. Je m’accrochai à une demi-douzaine de mes plus proches voisins, et le leur demandai ; mais tous se récrièrent farouchement qu’ils l’ignoraient — comment l’auraient-ils su ? — et se dégageant de moi sauvagement ils m’échappèrent comme le domestique. Tous ceux-là, en effet, étaient de l’espèce la plus vulgaire. Il n’y avait là ni Froment, ni Saint-Alais, ni les chefs, mais un ou deux seulement des braves qui étaient partis avec eux.

Je ne crois pas m’être jamais trouvé en plus pénible situation. Denise était-elle encore dans la chapelle, ou bien dans les rues, exposée à des périls auxquels je n’osais songer ? ou d’autre part serait-elle sauve dans la chambre voisine, ou à l’étage supérieur, sur le toit ? Dans l’inouïe confusion, il m’était impossible de l’apprendre, tout comme de faire un mouvement. Mon seul espoir semblait être dans le retour de Froment. Mais après une minute de vaine attente, qui me parut durer un siècle, je perdis patience, et refoulant la presse, gagnai une porte qui devait mener au corps de logis principal.

L’ayant dépassée, je retrouvai le même désordre : ceux-ci, remontant la poudre des caves, obstruaient le passage ; ceux-là se mettaient en devoir de piller la maison. A ce rez-de-chaussée, j’avais peu d’espoir de trouver celles que je cherchais ; et après avoir regardé en vain de tous côtés, j’avisai un escalier, et montant rapidement jusqu’au second étage, m’élançai vers la chambre de Denise… La porte était fermée à clef.

Je la martelai follement, j’appelai, j’attendis, aux écoutes, et j’appelai encore ; mais je ne perçus aucun bruit à l’intérieur ! Convaincu enfin, j’y renonçai et passai aux portes voisines. Les deux premières étaient closes également ; la troisième et la quatrième chambre étaient ouvertes et vacantes. La dernière où je pénétrai était celle d’un homme.

Cette besogne ne fut pas longue, et ne me prit qu’une minute. Mais tout le temps que j’employai à frapper, à écouter et à appeler, — bien que dans le corridor où je circulais régnât un silence de mort où mes pas se répercutaient, — le bas de la maison retentissait de cris, d’appels et de bruits de pas précipités. Je trépignais. La marquise était peut-être sur le toit. Je me mis en devoir d’y monter. Puis je réfléchis que si j’y grimpais je pourrais bien au moment de redescendre trouver l’escalier bloqué ; et, maudissant ma folie d’avoir quitté le cloître, — pour la seule raison que mes recherches n’avaient pas abouti, — je retournai précipitamment à l’escalier, m’y élançai, et divisant de mon mieux les flots humains qui tournoyaient et déferlaient plein l’étage inférieur, je parvins de haute lutte à regagner le vestibule.

J’arrivai juste à temps. Comme j’entrais par une porte, Froment y pénétrait par l’autre, avec un petit peloton de ses séides, dont plusieurs, je le vis alors, portaient le ruban vert, les couleurs d’Artois. Sa haute stature dominait toutes les têtes, et je vis qu’il était blessé : un filet de sang découlait sur sa joue, et ses yeux luisaient d’un éclat quasi dément. Mais il gardait son calme : il avait encore un tel empire, non seulement sur lui-même, mais sur ceux qui l’entouraient, que l’agitation s’apaisait et tombait sous son regard. En un instant ces hommes, qui ne savaient plus que se jeter les uns sur les autres et s’embarrasser mutuellement, coururent à leurs postes. On entendait au bout de la rue les hurlements d’une foule hostile, et il était clair qu’il avait battu en retraite devant des forces écrasantes. Néanmoins la résolution parut tout à coup prendre la place de la panique, et l’espérance celle du désespoir.

Campé sur le seuil et pointant de côté et d’autre le pistolet déchargé qu’il tenait à la main, il ordonna en quelques mots brefs et nets de barricader la porte, et cet ordre exécuté, il envoya ses hommes à leurs différents postes. La foule qui avait jusque-là encombré la place se dissipa comme par enchantement, et il m’aperçut. Il me fit signe d’approcher.

S’il jouait un rôle, qu’il me soit permis de déclarer, pour n’y plus revenir, qu’il le jouait noblement. Même à cette heure, où je devinais que tout était perdu, son visage n’exprimait ni crainte, ni envie ; et il n’y eut dans ses paroles aucune ostentation.

— Sortez vite, me glissa-t-il à voix basse, m’interdisant d’un geste prompt les questions que j’étais prêt à lui poser, par cette porte-là, et par la poterne au bas de l’autre escalier. Allez à la porte de l’est, vous y trouverez des chevaux devant Sainte-Geneviève. Ici, tout est fini ! conclut-il, en m’étreignant la main et me poussant vers la sortie.

— Mais M lle Denise, m’écriai-je. Elle n’est pas dans la maison !

— Hé quoi ! fit-il, s’arrêtant pour me considérer, d’un visage assombri. Êtes-vous fou ? Est-ce à dire qu’elle est sortie ?

— Elle n’est pas ici, répondis-je. On m’a dit qu’elle était allée à la chapelle avec M me de Saint-Alais, et elle n’en est pas revenue.

— Quel Charenton ! lança-t-il, avec un affreux blasphème. Dieu les protège ! répéta-t-il par deux fois.

Et après un silence, rencontrant mon regard où il lut de l’horreur, il eut un rire rauque.

— Après tout, qu’importe ? fit-il avec agitation. Nous voilà tous dans le même sac ! Comportons-nous en gentilshommes. J’ai fait mon possible pour ma part. Entendez-vous cela ?

Il leva la main : une salve de mousqueterie fit trembler la maison ; et il cria un ordre. Les petites fenêtres avaient été bouchées à l’aide de pavés, la porte étançonnée à bloc ; et la lumière du jour manquant, on avait allumé des lampes, qui donnaient à la longue salle de pierre, blanchie à la chaux, un aspect singulièrement lugubre. A moins que cet effet ne résultât des sombres visages que je voyais autour de moi.

— Je crains fort que les Saint-Alais ne soient assiégés dans les Arènes, dit-il froidement. Et ils n’ont pas assez de monde pour garnir les remparts. Ces maudits Cévenols sont trop nombreux pour nous. Quant à vos amis… c’est bien ce que j’attendais : ils me laissent mourir comme un taureau dans l’arène. Mais notre mort sera du moins sanglante.

Tandis que j’admirais son courage, une sorte de revirement se produisit en moi.

— Et Denise ? exclamai-je, lui agrippant le bras avec violence. La laisserons-nous périr ?

Il me regarda d’un air féroce.

— C’est juste, fit-il, avec un ricanement. J’oublie que vous n’êtes pas des nôtres.

— Je pense à elle, moi ! m’écriai-je, furieux.

Et, pour un instant, je le haïs.

Mais son attitude se modifia rapidement.

— Vous avez raison, monsieur, dit-il, sur un ton nouveau. Allez ! Il reste peut-être une chance. La chapelle est aux Capucins, et ces chiens hurlaient alentour quand nous avons battu en retraite. Ils sont dix contre un… mais il reste peut-être une chance. Allez, et si vous la retrouvez, et que vous échappiez avec elle, n’oubliez pas Froment de Nîmes.

— Par la poterne ? demandai-je.

— Oui, prenez par là, répondit-il, et tirant tout à coup un pistolet de sa poche, il me le mit dans la main. Allez, il faut que j’aille aussi. Bonne chance, monsieur, et adieu… Quant à vous, chiens ! je vais vous apprendre à aboyer ! conclut-il avec amertume, s’adressant à la foule inconsciente. Le taureau est encore sur pied, et fera mordre la poussière à plusieurs d’entre vous avant la fin de la corrida !

CHAPITRE XXIV
L’ÂGE D’OR

Ayant dit ces mots, il me poussa vers la porte qui conduisait au vestibule intérieur et à la poterne. Un instant de retard, je ne l’ignorais pas, pouvait coûter une existence, et d’ailleurs avant peu les derrières du bâtiment seraient occupés, et ma sortie interdite : on ne pouvait donc s’attendre à me voir balancer.

Et néanmoins je balançai. Le corps principal des partisans de Froment avait reflué aux étages, et nous pouvions les entendre tirer des toits et des fenêtres. Leur chef restait presque seul au milieu du carreau, dans une attitude vigilante et pensive ; tandis qu’un petit groupe de rubans verts, les plus résolus de ses hommes, se pressaient en grognant devant la porte barricadée. Parmi la lugubre illumination de ce cloître et le désordre des fenêtres bouchées, la solitude qui entourait sa personne éveilla en moi presque de la pitié : je fis même un pas vers lui. Mais il levait précisément son regard devenu sombre, et il m’éloigna d’un geste irrité. Je compris alors que j’étais bien loin de ses pensées, et qu’à ce moment où l’édifice élevé au prix de tant de soins et à de si grands risques, allait s’écrouler sur lui, ce n’était pas à nous qu’il songeait, mais bien à ceux qui se dérobaient, lui ayant promis leur concours, à ceux qui lui avaient prodigué les bonnes paroles, et le laissaient succomber. Je sortis.

Ce simple moment d’hésitation faillit me coûter cher. En dix enjambées j’atteignis la poterne en question, qui s’ouvrait dans l’épaisseur du mur, au bas de l’escalier principal. Mais déjà un homme y assujettissait la dernière barre. Je lui criai d’ouvrir.

— Ouvrez ! il faut que je sorte !

— Mordieu ! Il est trop tard ! fit-il, en me jetant un coup d’œil sinistre.

Mon cœur se serra : je craignais qu’il ne dît vrai. Pourtant il se mit à retirer les barres, tout en maugréant ; et au bout d’une demi-minute la porte fut libérée. Le pistolet au poing, il l’ouvrit, sans ôter la chaîne, et regarda au dehors. Elle donnait sur une étroite allée, qui, Dieu merci, était encore déserte. Il laissa retomber la chaîne, et me jeta presque dehors, en s’écriant :

— Prenez à gauche !

Tout ébloui par l’éclat du soleil je tournai dans cette direction, et aussitôt j’entendis la porte claquer derrière moi, et la chaîne grincer dans son emboîture.

Les maisons qui s’élevaient à droite et à gauche amortissaient le bruit de la foule et de la fusillade ; mais comme je descendais l’allée, nu-tête et serrant le pistolet que m’avait donné Froment, une nouvelle bouffée de bruit s’éleva derrière moi, et m’apprit que les assaillants venaient de pénétrer dans la ruelle par l’extrémité opposée, et que si j’avais tardé un instant de plus, je serais arrivé trop tard.

En fait, ma situation était peu réconfortante, sinon désespérée. Étranger solitaire, sans chapeau ni insigne, connaissant mal la topographie de la ville, je pouvais à chaque tournant me jeter dans les bras de l’un des partis — qui me massacrerait. J’avais l’idée que la chapelle des Capucins était l’église où m’avait conduit M me Catinot ; et mon premier soin fut de gagner la rue principale, qui menait dans cette direction. Mais la chose n’était pas facile : au bout de l’allée je ne trouvai qu’un second passage également rectiligne et sans ouvertures. Lorsque j’y fus entré, je tournai après un instant d’hésitation sur ma gauche ; mais avant d’avoir fait dix pas, j’entendis des clameurs devant moi, et je fis halte et revins sur mes pas. M’élançant dans l’autre direction je débouchai dans une petite cour sombre et pareille à un puits, qui n’offrait pas d’autre issue. J’y restai un moment pantelant et indécis, rendu frénétique et presque désespéré par l’idée que, tandis que je restais là à balancer, le dé peut-être était jeté et ceux que je cherchais périssaient faute de mon secours.

J’allais rebrousser chemin, décidé coûte que coûte à affronter la bande d’émeutiers que j’entendais venir derrière moi, lorsqu’une croisée ouverte au rez-de-chaussée de l’une des maisons environnant la cour attira mon regard. Elle était à portée du sol, et sa vue me détermina. La maison devait posséder une sortie sur la rue. En dix enjambées je traversai la cour, et appuyant une main sur le cadre de la croisée, m’enlevai par-dessus, retombai de travers sur un tabouret, et m’abattis lourdement sur le parquet.

Je me relevai aussitôt, sans mal, mais un cri féminin me perça les oreilles, et une femme, une jeune fille, se blottit loin de moi, pâle, adossée à la porte. Je l’avais surprise agenouillée, en prières, et j’avais failli m’abattre sur elle. Lorsque je la regardai elle poussa de nouveau un cri ; je l’objurguai, au nom du ciel, de se taire.

— La porte ! indiquez-moi seulement la porte ! exclamai-je. Montrez-la-moi : je ne veux de mal à personne.

— Qui êtes-vous ? balbutia-t-elle.

Et toujours s’écartant de moi, elle me considérait de ses yeux élargis.

— Morbleu ! qu’est-ce que cela peut vous faire ? répliquai-je farouchement. La porte, femme ! la porte de la rue !

Je m’avançai sur elle, et le même effroi qui venait de la paralyser lui rendit ses sens. Elle ouvrit la porte derrière elle, et me désigna muettement un couloir. Je m’y précipitai, heureux de mon succès, mais je n’avais pas encore débarré la porte que je trouvai devant moi, qu’une seconde femme surgit d’une chambre latérale, et à ma vue jeta les bras au ciel avec un cri d’effroi.

— Par où va-t-on à la chapelle des Capucins ? lui demandai-je.

Elle comprimait d’une main les battements de son cœur. Pourtant elle me répondit :

— Prenez à gauche ! Et puis à droite… Est-ce qu’ils arrivent ?

Je ne m’arrêtai pas à lui demander de qui elle parlait. Ayant réussi à ouvrir la porte, je franchis le seuil d’un bond. Mais après un coup d’œil des deux côtés de la rue, je rentrai précipitamment, et refermai la porte. La femme et moi nous nous regardâmes, et sans mot dire elle attrapa la barre que j’avais laissée tomber et l’assujettit dans ses crochets. Puis elle fit volte-face et s’élança dans l’escalier, où je la suivis. Quand nous passâmes devant elle, la fille que j’avais surprise dans sa chambre disparut comme un lapin dans son trou.

La femme me conduisit à la fenêtre d’une chambre de l’étage supérieur, et nous regardâmes au dehors sans nous laisser voir, et les yeux prudemment à hauteur de la boiserie. Je n’ai pas besoin de dire pourquoi j’étais rentré si vivement. Le brouhaha de voix nombreuses avait en un instant rempli toute la rue, tandis que la croisée tremblait du piétinement de milliers d’individus en marche. Par rangs successifs balayant toute la largeur de la chaussée, le peuple, ou du moins une partie, défila, les premiers pelotons formés en bon ordre, coude à coude, le mousquet sur l’épaule et vêtus d’une espèce d’uniforme. L’arrière-garde n’était qu’un farouche ramassis de va-nu-pieds, armés de piques et de haches, qui lançaient des regards aux fenêtres, brandissaient les poings, trépignaient et s’avançaient par sauts et par bonds avec une grande clameur :

— Aux Arènes ! aux Arènes !

Cette seule vue était suffisante pour glacer le sang des plus braves ; mais quand elle vit ce qu’il y avait au milieu du cortège, la femme se cramponna à mon bras, en poussant des cris d’horreur. Sur six longues piques, élevées par-dessus la foule, s’agitaient six têtes coupées, l’une, la première, chauve et grosse, et hideusement grimaçante. Ils les présentaient aux fenêtres, et secouaient en manière de jeu leurs chevelures ensanglantées. Ils passèrent, et en un moment la rue fut de nouveau silencieuse.

La femme, prostrée dans un fauteuil, murmura qu’ils avaient mis à sac le Cabaret de la Vierge , et que la tête chauve avait appartenu à un conseiller municipal, son voisin. Mais je ne m’attardai pas à l’écouter. Je la laissai là, et redescendant au plus vite, débarrai la porte et sortis. Tout était de nouveau singulièrement tranquille, au dehors. Le soleil matinal brillait, clair et chaud, sur la longueur de la rue déserte, et semblait démentir ce que je venais de voir. Nulle part aucun signe de vie, ni aucune tête aux fenêtres. Je m’arrêtai un instant au milieu du pavé, décontenancé, ahuri par la sérénité paisible du jour, et incertain de la direction à prendre. A la fin je me rappelai les indications de la femme, et suivis les traces du peuple jusqu’à la première rue à droite. Je m’y engageai, et je n’avais pas fait cinquante toises que je reconnus, un peu en avant de moi, la maison de M me Catinot.

Sa large façade aveugle étalait au soleil de longues rangées de fenêtres aux volets clos, et sans nul signe de vie. Néanmoins, j’étais en pays de connaissance, et je la vis avec joie. Me jetant sur la porte, je heurtai longtemps avec obstination. Je faisais un tapage à réveiller les morts, dont résonnait chaque porte de cette rue déserte, qui le soir de mon arrivée grouillait de circulation. Je frémis au bruit, je frémis d’être exposé à tous les yeux sur les marches du perron, et m’attendis à voir une vingtaine de croisées s’ouvrir et se garnir de têtes.

Mais j’en étais encore à apprendre combien l’extrême panique rend sourd, et quelle force a l’instinct de lâcheté qui retient les gens pacifiques à leur foyer lorsque le sang coule à flots dans les rues. Pas un seul visage ne se montra aux fenêtres, pas une seule porte ne s’ouvrit ; pis même, j’eus beau frapper indéfiniment, la demeure que je prétendais éveiller resta morne et muette. Je reculai pour la contempler, puis revins à la charge, et heurtai de nouveau, sans plus me soucier de mon danger personnel.

Sans résultat. Ou plutôt non, pas tout à fait. L’écho de mes coups parut se prolonger vers le bout de la rue, puis il se renforça, devint une rumeur ample et grave, une rumeur trop familière : la foule s’en revenait !

Je maudis ma folie de m’être attardé. Je songeai au passage de derrière la maison, qui menait à la chapelle ; j’en trouvai l’entrée, et m’y précipitai. La rumeur lointaine devenait plus proche et plus haute, mais déjà je pouvais voir la porte basse de l’église, et je ralentis un peu ma course. A ce moment la porte s’ouvrit devant moi, et un homme y passa la tête. Je le vis le premier, et lisant sur ses traits vils l’effroi, la honte et la fureur, j’eus comme l’intuition de ce qu’il allait faire. Tout d’abord il inspecta le lointain, clignotant et s’abritant les yeux du soleil, puis il m’aperçut, et, me lançant un coup d’œil indiciblement traître, il prit la fuite.

Il laissa la porte entre-bâillée — je le soupçonnai d’être le sacristain qui désertait son poste — et j’en profitai pour pénétrer dans l’église. Je me trouvai en face d’un spectacle dont je me souviendrai toute ma vie ; car ce qui se passait au dehors, ce que je venais de voir au cours des minutes précédentes, lui conférait une solennité encore supérieure à celle de l’étrange service divin auquel j’avais là même assisté auparavant.

Le soleil brillait au dehors, quelques lampes d’autel à verre rubis projetaient une obscure clarté sur les colonnes, les tableaux, les voûtes perdues dans l’ombre, et en particulier sur la foule emplissant la nef : une foule de femmes agenouillées, dont les têtes dodelinaient et dont les voix lamentables chantaient les litanies de la Vierge.

Il y en avait plusieurs, principalement sur les confins de l’assemblée, qui se balançaient de-ci de-là, pleurant en silence, ou restaient immobiles comme des statues, le front appliqué sur les froides dalles. Les autres lançaient à droite et à gauche des coups d’œil furtifs, sursautaient au moindre bruit, et vagissaient des prières de leurs lèvres blêmes. Mais de plus en plus, les éclats passionnés des âmes plus braves tenaient les autres captives ; de plus en plus haut le rythme martelé des Ora pro nobis ! ora pro nobis ! s’élevait et s’enflait sous les voûtes de l’église ; il devenait de plus en plus fervent, de plus en plus obsédant, et plus farouche aussi l’abandon de la supplique, tant et si bien qu’à la fin je sentis les sanglots me monter à la gorge, et mon sein se gonfler de piété et d’enthousiasme… Ce fut alors que j’aperçus Denise.

Elle était agenouillée entre M me Catinot et sa mère, aux premiers rangs de celles qui regardaient l’autel principal. De ma place je la voyais de profil, les yeux levés au ciel en une extase adoratrice. A l’idée qu’elle priait peut-être pour moi ; à l’idée que cette jeune fille si pure et si brave, que cette enfant douce, aimable et virginale pouvait affronter sans l’ombre de crainte ce danger mortel ; à l’idée qu’elle m’aimait et priait pour moi, je me sentis plus ou moins qu’un homme. Les pleurs me vinrent aux yeux, ma poitrine se souleva, et j’allais tomber à genoux, lorsque le grand portail, tout au fond de l’église, résonna sous un heurt tonitruant, suivi d’une grêle de coups et d’appels qui exigeaient l’entrée.

Un frisson d’épouvante courut parmi la foule agenouillée, et plusieurs femmes bondirent en hurlant et promenèrent autour d’elles des yeux égarés. Cependant la psalmodie monotone emplissait toujours les voûtes ; de plus en plus haut le rythme régulier des Ora pro nobis ! ora pro nobis ! s’élevait et retombait pour s’élever encore avec une véhémence de supplication, une force de répétition qui décelait des cœurs prêts à éclater. Mais à la fin, l’un des battants de la porte s’ouvrit au large. C’en était trop : les trois quarts des fidèles se dressèrent en poussant des cris ; seuls quelques-uns chantaient encore. A ce moment j’étais arrivé au milieu de la foule, et j’approchais de Denise ; j’allais l’atteindre, quand l’autre porte céda, et une dizaine d’hommes se ruèrent tumultueusement à l’intérieur. J’entrevis un prêtre, l’abbé Benoît, comme je le sus plus tard, qui s’efforçait de les arrêter en leur opposant un crucifix ; puis, dans la pénombre qui pour eux n’était que ténèbres, je m’aperçus — ô joie indicible ! — que les envahisseurs n’étaient pas l’avant-garde du peuple : au premier rang s’avançaient les deux Saint-Alais, souillés de sang et noirs de poudre, l’épée au poing et les vêtements en lambeaux, et derrière eux une vingtaine de leurs partisans.

Dans la joie de la délivrance les femmes se jetèrent au cou des hommes, et les plus éloignées éclatèrent en pleurs et en sanglots. Mais les hommes, après avoir assujetti les portes derrière eux, se mirent aussitôt en marche à travers l’église vers la petite sortie donnant sur l’allée : l’un criait que tout était perdu, un autre que la porte orientale était ouverte, et un troisième exhortait les femmes à se retirer, ajoutant que dans les maisons voisines elles seraient en sûreté, au lieu que l’église allait être saccagée : dès à présent les Calvinistes enfonçaient les portes du monastère par où les fugitifs avaient battu en retraite, après avoir été chassés des Arènes.

Tout ne fut plus aussitôt que panique, lamentations et confusion. J’ai ouï dire depuis que les hommes avaient très mal fait de prendre par l’église dans leur fuite, car s’ils avaient passé au large les femmes eussent été épargnées ; et il est de fait qu’en réalité, l’église ne fut pas mise à sac. Mais dans le pandémonium qu’était Nîmes ce matin-là, alors que les ruisseaux roulaient du sang, alors que les esprits étaient confondus par la brusque défaite, on ne saurait décider ce qui valait le mieux ; et je n’ai garde de blâmer personne.

La poussée générale vers la porte, qui suivit le discours de cet homme, me ramena un peu plus loin de Denise ; mais celle-ci, avec ses proches voisines, resta en place et laissa passer d’abord les plus timides ou égoïstes. J’eus le temps d’arriver à son côté. Elle avait rabattu jusque sur son visage la cape de sa mantille, et il me fallut lui toucher le bras pour qu’elle s’aperçût de ma présence. Alors, sans un mot, elle m’enlaça en relevant la tête : et d’apercevoir son visage sous la cape, ce fut pour moi le bonheur. O Dieu ! ce fut le bonheur, parmi cette scène d’épouvante.

M me de Saint-Alais, tout en m’accueillant d’un sourire glacial, n’eut pas l’énergie de me repousser.

— Vous êtes prompt, monsieur, à profiter de la victoire, fit-elle, d’un ton cassant.

Et ce fut tout. Sans me laisser abattre, j’entourai de mon bras la taille de Denise, et suivis de près Louis et M me Catinot. M. le marquis, après avoir échangé quelques mots avec sa mère, nous rejoignit. Dans ce mouvement, il jeta les yeux sur moi, mais se contenta de sourire, et à une question de sa mère, il répondit à haute voix :

— Mon Dieu, madame, qu’importe ? Nous avons joué notre va-tout, et nous avons perdu. Quittons la table !

Elle rabattit sa cape sur son visage ; et malgré la crainte et l’agitation de l’heure, ce geste me parut de sinistre augure, et une soudaine pitié m’envahit. Mais ce n’était pas l’heure des sentiments ni de la pitié : les poursuivants talonnaient de près les poursuivis. Nous étions encore dans l’église et à quelques pas du perron donnant sur la venelle, quand une ruée de piétinements se fit entendre derrière nous, à l’extérieur du grand portail, et tout aussitôt les portes retentirent sous une grêle de coups. Je me demandai si elles résisteraient jusqu’à ce que nous fussions dehors, et je sentis la petite personne que j’enlaçais frémir et se presser plus étroitement contre moi. Mais elles résistèrent, et une seconde plus tard la foule qui nous précédait nous fit place, et nous arrivâmes au grand jour extérieur, dans la venelle, que nous descendîmes en courant vers la maison de M me Catinot.

Il me semblait que nous étions sauvés, ou presque, tant j’étais heureux de me trouver à l’air libre et hors du monument. Le sol était en déclivité, je voyais les têtes du cortège moutonner devant nous, et parmi elles des faces pâles retournées pour jeter un regard en arrière. Les hautes murailles de l’allée amortissaient le bruit de l’émeute. J’avais derrière moi M. le marquis et sa mère, que suivaient eux-mêmes quatre ou cinq partisans du marquis, lesquels fermaient la marche. Je me retournai : derrière eux la venelle était encore déserte, à hauteur de l’église, que nos poursuivants n’avaient pas encore traversée. Je m’arrêtai pour glisser à Denise quelques paroles de réconfort. Je me penchai vers elle un peu plus longtemps peut-être qu’il n’était besoin, car sans m’en apercevoir je marchai sur les talons de Louis. Un mouvement de reflux balayant la venelle l’avait refoulé et rejeté contre nous. Tandis que ce mouvement de recul nous entre-choquait tous, des cris de désolation naquirent au loin devant nous et remontèrent l’allée, entre les hautes murailles ; et j’espère bien ne plus jamais ouïr pareil mélange de gémissements et de cris lamentables. Les uns luttaient de toutes leurs forces pour revenir vers l’église, et d’autres, sans comprendre, s’efforçaient de continuer ; plusieurs tombèrent, et furent foulés aux pieds. Durant quelques secondes une folie de panique ondula et bouillonna dans toute la longueur de l’étroite venelle.

Occupé à protéger Denise contre la poussée et à la maintenir debout, je ne compris pas tout de suite. Ma première pensée fut que les femmes — il y en avait trois pour un homme — étaient devenues folles ou s’abandonnaient à une égoïste et abjecte terreur. Puis, comme nos compagnes trébuchantes et hurlantes refluaient sur nous, au point de n’occuper plus que la moitié de la longueur de l’allée, je perçus en avant une explosion de rires sauvages et vis par-dessus les têtes qui m’en séparaient une masse hérissée de pointes de piques emplissant l’extrémité de la venelle, en face la maison de M me Catinot. Alors je compris, et mon cœur s’arrêta : les Calvinistes nous avaient tournés !

Plus de retraite possible ! Je regardai derrière moi, et vis l’allée, devant le porche de l’église, obstruée d’hommes qui avaient traversé cette dernière pour y arriver, grouillante de faces sauvagement joyeuses, d’yeux menaçants et de piques sanguinaires. Nous étions bloqués : dans toute l’étendue de ces hautes murailles, qu’il était impossible d’escalader, il n’y avait d’autre issue que par la maison de M me Catinot, et celle-ci était gardée… Devant nous comme derrière il y avait les piques.

Aujourd’hui encore cette scène hante mes rêves. Je revois le grand soleil éclairant la lividité spectrale des visages défigurés par la peur ; je revois des femmes tombées à genoux et levant les bras au hasard, d’autres jetant des cris ou priant avec frénésie, ou se suspendant au cou des hommes ; je revois cette longue file d’humanité torturée par la crainte qui se faisait jour sous toutes ses formes ; je revois surtout les rires démoniaques des vainqueurs, qui criaient aux hommes de sortir, ou lançaient aux femmes des obscénités. Nîmes elle-même, la mère des factions, la génératrice de cent luttes sans quartier, n’avait jamais vu scène plus atrocement infernale. Tout d’abord, dans la surprise de cette embûche, dans la soudaine horreur de nous trouver, alors que tout semblait sauvé, aux prises avec la mort, je ne pus rien sinon serrer plus étroitement Denise contre moi, et lui cacher le visage dans ma poitrine, tout en m’appuyant contre le mur et exhalant des plaintes de mes lèvres pâles. Seigneur ! pensais-je, les femmes !… Les femmes, hélas ! En pareille occurrence on donnerait tout au monde pour qu’il n’en existât aucune, ou pour n’en avoir jamais aimé !

Saint-Alais fut le premier à recouvrer sa présence d’esprit et à agir, si l’on peut appeler action ce qui fut simplement oratoire, puisque nous étions pris sans remède et écrasés par le nombre. Plaçant sa mère derrière lui il présenta un mouchoir blanc aux hommes — qui étaient à trente pas de nous, devant la porte de l’église — et les adjura de laisser passer les femmes. Comme ils refusaient il alla jusqu’à les provoquer et les traita de lâches, qui n’osaient pas affronter des hommes libres de leurs mouvements.

Mais ils ne lui répondaient que par des railleries et des menaces, et des rires sauvages :

— Non, non, monsieur le prêtre ! criaient-ils. Non, non, sortez, et venez goûter du fer. Alors, il se peut que nous laissions aller les femmes. Mais ce n’est pas sûr !

— Tas de lâches ! lança-t-il.

Mais ils se contentèrent de brandir leurs armes en riant, et hurlant :

— A bas les traîtres ! A bas les prêtres ! Sortez de là, sortez, messieurs ! ou nous viendrons vous tirer des jupes de vos femmes !

Il leur décocha un regard de fureur indicible. Puis un homme sortit de leurs rangs et apaisa le tumulte.

— Et maintenant attention ! dit l’homme, une espèce de géant, aux longs cheveux noirs retombant sur une face livide. Nous vous donnons trois minutes pour venir vous présenter aux piques. Si oui, les femmes s’en iront. Si vous restez là derrière elles, nous tirons dans le tas, et que leur sang retombe sur vos têtes !

Saint-Alais resta muet. Enfin, d’une voix horrifiée, il s’écria :

— Vous nous tueriez sous leurs yeux ?

— Oui, tout comme dans leur giron ! répliqua l’homme, parmi un tonnerre de rires. Décidez-vous donc, et vite ! reprit-il, en esquissant un entrechat maladroit et faisant voltiger une demi-pique autour de sa tête. Trois minutes à l’horloge qui est là. Sortez, ou on tire dans le tas. Ça fera une fameuse chair à pâté ! Une chair à pâté catholique, messieurs !

Saint-Alais me regarda, pâle et les yeux fixes. Il voulut parler, mais la voix lui manqua.

De ce qui se passa ensuite, je ne puis rien dire ; car, pour une minute, tout se confondit. Je me rappelle seulement ce détail, que le soleil éclatant donnait sur le mur derrière lui, où les lignes plus sombres du ciment romain apparaissaient entre les vieilles briques minces. Nous étions environ vingt hommes et peut-être cinquante femmes, rassemblés pêle-mêle dans un espace de vingt toises de longueur. Des soupirs s’échappaient des lèvres des hommes, et ceux qui tenaient des femmes dans leurs bras — et ils étaient nombreux — s’appuyaient au mur et s’efforçaient de les consoler ou de se détacher d’elles. Un homme lançait des imprécations aux misérables qui voulaient nous massacrer, et leur montrait les deux poings ; d’autres accablaient de baisers les têtes pâles et insensibles reposant sur leurs poitrines, car, Dieu merci, la plupart des femmes étaient en pâmoison. D’autres, enfin, tel Saint-Alais, adressaient un regard de muette détresse à des yeux qui leur parlaient le même langage, ou serraient la main d’un ami, et imploraient le ciel impitoyablement bleu et serein. Quant à moi… j’ignore ce que je fis, sauf contempler Denise dans les yeux, indéfiniment ! Ces yeux n’avaient plus rien d’insensible.

Il faut se souvenir que le soleil illuminait toute cette scène, que les oiseaux sautillaient et pépiaient dans les jardins, par delà les murs ; qu’il allait être midi, dans une heure, et un midi méridional ; que dans le creux de la vallée le Rhône étincelait entre ses rives, et qu’un peu plus loin la mer battait de ses vaguelettes écumeuses les plages de la Camargue. Toute la nature était en joie ; et nous seuls, nous, tassés entre ces effroyables murailles, entre ces faces menaçantes, nous voyions la mort toute proche, la sombre mort qui termine tout.

Une main m’effleura : celle de Saint-Alais. Je crois, ou plutôt je sais, car je le lus dans ses yeux, qu’il voulait se réconcilier avec moi. Mais quand je le regardai — ou peut-être fut-il troublé en voyant la muette détresse de sa sœur — il se ravisa. Comme le géant aux cheveux noirs proclamait : « Une minute de passée ! » et que ses partisans vociféraient, M. le marquis leva la main.

— Arrêtez ! s’écria-t-il, avec son ancien geste autoritaire. Halte. Il y a ici un homme qui n’est pas des nôtres. Il doit passer le premier, et se retirer (et il me désignait). Il n’a rien de commun avec nous. Je le jure.

Une huée de rires barbares lui répondit. Puis le géant eut l’impiété de citer la parole sacrée :

— Celui qui n’est pas pour moi est contre moi.

Et le rire recommença.

Je ne revendique pas l’honneur de ce que je fis ensuite. En ces moments d’exaltation, nous ne sommes pas responsables, et d’ailleurs je savais qu’ils n’écouteraient pas Saint-Alais, et je ne risquais rien. Frémissant de rage, je renvoyai au géant ses mots :

— Je suis contre vous ! m’écriai-je. Je préfère mourir ici avec eux, plutôt que de vivre avec vous ! Vous déshonorez la terre ! Vous polluez l’air ! Vous êtes des démons…

Je m’en tins là, car avec un rire strident mon voisin, un tout jeune homme, affolé, je suppose, et celui-là même qui les avait invectivés, me dépassa d’un bond et se précipita sur les piques. Une demi-douzaine de pointes convergèrent dans sa poitrine sous nos yeux à tous, et avec un cri affreux il leva les bras au ciel et fut rejeté en arrière contre le mur latéral, mort et ruisselant de sang.

Instinctivement j’avais voilé la face de Denise pour l’empêcher de voir. Et je fis bien ; car là-dessus — par une sorte de grâce, et qu’il me soit permis de n’y pas insister — les monstres à la vue du sang se déchaînèrent et s’élancèrent sur nous. Je vis Saint-Alais rejeter sa mère derrière lui, et presque du même geste se précipiter sur les piques. Pour moi, repoussant Denise dans l’encoignure de la muraille, malgré ses enlacements et ses prières, — je tuai avec le pistolet de Froment le premier qui arriva sur moi, puis le second, à bout portant du second coup, ne ressentant, au lieu de crainte, qu’une ivresse de fureur. Le troisième m’abattit sous sa pique entrée dans mon épaule, et pour un instant je ne vis plus que le ciel, sur lequel se détachait en noir sa face hideuse ; et je fermai les yeux dans l’attente du coup final.

Mais il ne vint pas. Ce fut à sa place un poids qui s’abattit sur moi, et je me mis à me débattre, cependant que toute une armée, semblait-il, me passait sur le corps, dans cet affreux abattoir de l’allée, où l’on arrachait les hommes des bras des femmes, pour les pousser, hurlants, contre le mur, et les y mettre à mort sans miséricorde ; dans cette géhenne où se commirent des forfaits que je n’ose raconter.

CHAPITRE XXV
PAR DELÀ LES TOMBEAUX

Je rends grâces à Dieu de n’en avoir pas vu beaucoup plus que je ne viens d’en raconter. A une vingtaine de reprises les assassins trébuchèrent sur moi ; et je fus foulé aux pieds, meurtri et couvert d’un sang qui ne m’appartenait pas. J’ouïs aussi des cris d’hommes à l’agonie, de déchirants cris de femmes qui glaçaient les moelles et arrêtaient le souffle, des rires déments, tous les bruits de l’enfer. Mais dans ma position, se lever c’était vouloir la mort immédiate, et bien que privé d’espérance et n’osant regarder l’avenir, mon ivresse passagère s’était épuisée : je restai donc immobile, car toute résistance était vaine.

A la fin je crus mon dernier instant venu. Le corps qui m’écrasait et me cachait à moitié fut brutalement retiré ; je revis la lumière, et une voix s’écria avec vivacité :

— En voilà encore un ! Il est vivant !

Je me mis debout tant bien que mal, niaisement obstiné à mourir avec une certaine dignité. L’exclamation provenait d’un inconnu, mais auprès de lui était Buton, derrière qui se tenait de Géol ; et je vis encore d’autres visages, qui tous me regardaient. Mais je ne pouvais croire à mon salut.

— Si vous voulez m’expédier, faites vite, murmurai-je, en écartant les bras.

— Dieu nous en préserve, répondit bien vite Buton. On n’en a fait déjà que trop ! Monsieur le vicomte, appuyez-vous sur moi ! Appuyez-vous, et venez par ici. Mordieu ! il était temps que j’arrive ! S’ils vous avaient tué…

— Cela fait le cinquième, prononça de Géol.

Sans lui répondre, Buton me prit par le bras, et m’entraîna doucement, tandis que de Géol me soutenait de l’autre côté. Grâce à leur aide, je m’avançai entre deux rangées de peuple qui m’examinaient avec une sorte d’émerveillement stupide, deux rangées de visages que le grand soleil faisait paraître singulièrement pâles. J’avais perdu mon chapeau, et le soleil m’aveuglait et me troublait la tête, mais Buton me conduisait par la main, et je tournai pour franchir une porte qui s’ouvrait dans la muraille. A ce moment je laissai tomber un mouchoir que l’on m’avait donné pour me panser l’épaule. Un individu qui se tenait devant la porte, le dernier à droite de la rangée de peuple, le ramassa et me le rendit avec un empressement cordial. Il tenait une pique, et ses mains couvertes de sang me firent reconnaître en lui un des assassins.

Deux hommes en transportaient un autre dans la maison d’en face, et à la vue du cadavre inerte et de la tête pendante, je recouvrai d’un seul coup la raison et la mémoire. J’empoignai Buton par le revers de son habit et le secouai comme un prunier.

— Et M lle de Saint-Alais ! m’écriai-je. Qu’as-tu fait d’elle, misérable ? Si tu lui as…

— Chut, monsieur, chut ! répliqua-t-il, d’un ton de reproche. Et soyez vous-même. Elle est sauvée, je vous en donne ma parole, et vous allez la voir. On l’a transportée ici l’une des premières. On n’a pas touché à un cheveu de sa tête.

— On l’a transportée ici ? fis-je.

— Oui, monsieur le vicomte.

— Saine et sauve ?

— Oui, oui, saine et sauve.

A cette nouvelle, je versai des larmes que je ne crois pas indignes d’un homme, car c’étaient des larmes de joie et de reconnaissance. On ne me les reprochera pas, si l’on songe à tout ce que j’avais traversé, et à tout le sang que j’avais perdu, bien que ma blessure au bras fût légère. Je n’étais d’ailleurs pas le seul à pleurer, ce jour-là. J’ai appris depuis que l’un des massacreurs eux-mêmes, un de ceux qui furent les plus ardents à la besogne, versa des larmes amères quand il revint à lui et comprit ce qu’il avait fait.

Au cours de cette journée-là et des deux suivantes, on tua dans Nîmes trois cents hommes environ, principalement dans le couvent des Capucins, — où Froment avait installé une imprimerie et le quartier général de sa propagande — dans le Cabaret Rouge , et dans la propre demeure de Froment, qu’il fallut réduire au moyen du canon. Une moitié à peine de ces victimes tombèrent les armes à la main et dans l’ivresse du combat ; les autres furent pourchassés dans les venelles, les maisons, les cachettes, et tués sur place, ou, s’étant rendus à discrétion, furent collés au mur le plus proche et fusillés.

Par la suite, aussi bien à Paris qu’en province, on commenta cette rigueur, et on la prôna comme un réel bienfait ; en se basant sur ce principe qu’elle éteignit le feu de la révolte prête à éclater, et l’empêcha de gagner le reste de la France. Mais, rétrospectivement, je vois en elle tout autre chose : j’y vois, non un bienfait, mais l’un des premiers exemples de ce singulier mépris de la vie humaine qui distingua la Révolution dans ses dernières phases ; de ce délire de férocité qui trois ans plus tard paralysa la société et frappa l’univers de stupeur, et qui, par les abominables excès où il aboutit, démontra aux philosophes humanitaires que la France, aux derniers jours du XVIII e siècle, pouvait accomplir au grand jour, à Arras, Nantes et Paris, des forfaits que les tyrans de jadis reléguaient au fond ténébreux de leurs salles de tortures ; des forfaits, je rougis de l’écrire, que nul autre pays civilisé n’a égalés dans notre ère.

Mais ces crimes — et bien entendu je ne parle pas ici de la besogne accomplie par la guillotine — n’ont, grâces à Dieu, rien à voir avec mon présent récit. Ils ont laissé leurs traces sur les pages ultérieures de ma vie, comme sur la vie de tout autre Français, et il se peut que j’y revienne un jour. Mais je m’en tairai pour cette fois. Il me suffit de dire que des dix-huit hommes qui partagèrent avec moi les affres de la venelle des Capucins, quatre seulement survécurent. Ils doivent comme moi leur vie, d’une part à l’arrivée opportune de Buton et de quelques autres représentants qui ne partageaient pas le fanatisme des Cévenols, et d’autre part à la lassitude finale des massacreurs eux-mêmes.

Parmi ces quatre survivants se trouvaient l’abbé Benoît et Louis de Saint-Alais, et ce fut une rencontre singulière, lorsque tous trois, si miraculeusement sauvés, avec nos vêtements en lambeaux et nos visages éclaboussés de sang, nous pénétrâmes dans le salon de M me Catinot. Les volets, à l’exception d’une persienne d’angle, étaient encore fermés ; il restait des cendres blanchies et refroidies dans cet âtre qui avait si joyeusement flambé en mon honneur le soir où je soupai avec la maîtresse de céans. La pièce était sombre et glaciale, les meubles projetaient au loin leurs ombres, et par l’escalier montait la clameur du peuple, qui nous ayant vus entrer dans la maison, flânait sur la scène du carnage, avec une insatiable curiosité.

J’ai dit : une rencontre singulière, car nous avions eu tous trois les uns pour les autres une amitié que la rigueur des temps avait dissoute. Nous nous retrouvions à cette heure comme sortis du tombeau, l’air de spectres, hâves, grelottants, les mains agitées d’un tremblement et les yeux allumés d’un éclat fébrile ; mais il ne subsistait rien de toutes nos querelles. « Mon frère ! — Oui, ton frère ! » et les mains de Louis se joignirent aux miennes, comme si le défunt, celui qui était mort avec l’intrépidité de sa race, les eût réunies ; cependant que l’abbé Benoît, incapable de refréner sa douleur, se tordait les mains ou marchait par la pièce, en gémissant :

— Mes pauvres enfants ! Oh ! mes pauvres enfants ! Dieu ait pitié de notre pays !

De la chambre voisine arrivait un murmure étouffé de voix et de pleurs féminins, avec un bruit d’allées et venues rapides et assourdies ; et ce fut là, je pense, ce qui nous calma. La douleur de Louis s’exhalait bien encore de temps à autre, mais il nous devint possible de converser raisonnablement. J’appris qu’il y avait là, couchée derrière la cloison, M me de Saint-Alais, grièvement blessée dans la bagarre, soit par sa chute, soit par un coup de pied ; et que Denise, M me Catinot et un médecin se tenaient à son chevet. Le salon même avec sa pénombre était funèbre, et nos propos échangés à voix basse s’entre-coupaient de silences. Bientôt le bruit de la fusillade nous parvint aux oreilles, et nous oubliâmes un instant nos soucis pour parler de Froment et des chances de salut qui lui restaient. Dans les intervalles de silence nous prêtions l’oreille aux hurlements qui s’élevaient de la foule. Mais nous savions qu’ils ne nous concernaient plus : c’était comme si la mort nous eût libérés des communes obligations.

Puis on vint chercher Louis de la part de sa mère. Après un autre intervalle, ce fut l’abbé Benoît qui sortit, et je restai seul à arpenter la pièce. Le silence après de telles émotions, la solitude alors qu’une heure plus tôt j’avais vu la mort en face dans cet enfer, la sécurité après un danger aussi pressant, tout remuait mon cœur profondément. Lorsque, de plus, je songeai à la mort de Saint-Alais, et me rappelais les brillantes promesses, l’audace, l’éclat de cet esprit hautain aujourd’hui disparu pour toujours, je sentis à nouveau les larmes m’envahir. Je marchai par la pièce, en proie à une émotion irrésistible, trop heureux que l’obscurité me permît de lui donner libre cours. Le passé, les souvenirs, les affections de jadis, s’évoquaient à ma mémoire, avec mon enfance ; le rappel de nos jeux d’alors me faisait oublier que, depuis, nos chemins avaient divergé.

Après un long temps, après des heures et des heures, peu avant la fin du jour, Louis rentra.

— Veux-tu venir ? me demanda-t-il sans préambule.

— Auprès de ta mère ?

— Oui, elle désire te voir, répondit-il, sans quitter la porte, et sa voix morne et atone disait qu’il n’y avait plus d’espoir.

Je subissais la réaction inévitable après de telles scènes d’horreur. A bout de forces, je l’accompagnai machinalement, plus occupé du passé que du présent. Mais dès le seuil de la chambre voisine, toute transformée depuis que je ne l’avais vue, par sa brillante illumination, car les volets étaient clos, je me réveillai comme en sursaut. De l’autre côté de la pièce, où je la découvris tout d’abord, M me de Saint-Alais reposait sur un lit, soutenue par des oreillers. Je m’arrêtai. Sa pâleur était rehaussée à chaque pommette par une tache rouge dont l’éclat rivalisait avec celui de ses yeux ; mais ce ne furent pas ces détails qui me saisirent brusquement, ni de la voir tirailler ses draps tout en parlant avec un geste de mauvais augure. Ce fut un je ne sais quoi dans son expression, si peu appropriée à la circonstance, si bizarre et folâtre, que j’en restai médusé.

Elle remarqua mon hésitation, et d’un ton joyeux et quelque peu maniéré, qui me révéla sur-le-champ toute la vérité, d’un ton plus terrifiant vu l’occurrence que les plus pathétiques éclats, elle m’en fit le reproche.

— Vous êtes le bienvenu, monsieur le vicomte, avancez, dit-elle. N’importe, je vois avec plaisir que vous avez quelque pudeur. Mais nous ne serons pas trop sévères pour vous. Un repentir, même tardif, a ses mérites… Mais où donc est mon éventail, Denise ? Petite, mon éventail !

Denise, étouffant un sanglot, se leva d’un siège voisin du lit, et je crus que sa douleur allait éclater. Mais M me Catinot sauva la situation. Bien vite elle prit un éventail sur une console, et d’une main ferme obligea la jeune fille à se rasseoir.

— Merci, ma chère, fit M me de Saint-Alais, qui s’éventa une minute et sourit de toutes ses dents, comme je l’avais vue sourire mille fois dans son salon. Et maintenant, monsieur le vicomte, reprit-elle avec une espièglerie navrante, vous allez me faire le plaisir d’avouer que j’étais bon prophète.

Je murmurai quelques mots vagues ; la mine souriante de la marquise et l’attitude accablée des autres faisaient un contraste déchirant.

— Je le savais bien, que vous finiriez par nous revenir, continua-t-elle, en se rengorgeant. Et si j’étais sévère, je vous en dirais jusqu’à demain. Mais puisque vous êtes rentré au bercail avant qu’il ne soit trop tard, oublions le passé. Sa Majesté est si bonne que… Mais où sont les autres ? Nous ne pouvons nous passer d’eux pour la suite.

Elle nous parcourut du regard ; puis, à sa manière tranchante de jadis :

— Où donc est M. de Gontaut ? reprit-elle. Dites-moi, Louis, M. de Gontaut n’est-il pas arrivé ? Il m’a promis d’assister comme témoin à la signature du contrat.

Louis, debout à l’une des fenêtres closes, entre l’abbé Benoît et le médecin, répondit de sa place, et d’une voix contrainte, qu’il n’était pas encore là.

La marquise perçut quelque chose d’anormal dans le ton et l’attitude de son fils, et elle nous examina à tour de rôle avec défiance.

— Vous ne me cachez rien, j’espère ? fit-elle, en agitant plus vivement son éventail. Il ne lui est rien arrivé ?

— Non, non, madame, absolument rien, répondit Louis, pour la calmer. On l’attend d’une minute à l’autre.

Mais une ombre d’inquiétude voilait encore les traits de la marquise.

— Et Victor ? demanda-t-elle. Il n’est pas venu non plus ? Louis, vous m’assurez qu’il ne leur est rien arrivé ?

— Je vous assure, madame, que vous ne tarderez pas à les voir, répondit-il, en étouffant un sanglot.

Et il se détourna avec un geste navré, que sa mère eût vu sans l’un des rideaux de son alcôve.

Elle ne s’aperçut de rien, bien qu’il y eût dans l’air de son fils de quoi mettre en garde une personne lucide. Mais tandis qu’il parlait, les yeux de la marquise se posèrent sur moi, et l’inquiète sollicitude qui venait d’assombrir ses traits s’évanouit, aussi vite qu’un nuage dans un matin d’avril. Elle reprit son éventail, et me lança un regard joyeux.

— Savez-vous bien, monsieur le vicomte, fit-elle, que j’ai eu le rêve le plus singulier, la nuit dernière ?… ou bien était-ce pendant ma maladie, Denise ?… Peu importe… Bref, j’ai rêvé toutes sortes de vilaines choses : que notre château avait brûlé, ainsi que notre hôtel de Cahors, et qu’il nous avait fallu fuir et nous réfugier à Montauban, et ensuite à Nîmes, je crois. Et M. de Gontaut était tué, et toute la canaille se levait en armes ! Comme si, reprit-elle avec un petit rire, que coupa un halètement de douleur, comme si le roi allait permettre de telles choses, ou comme si elles étaient possibles ! Mais il y avait encore un détail plus absurde concernant l’Église. (Elle se tut, les sourcils froncés ; puis, d’un coup d’éventail, écarta le sujet.) Mais j’ai oublié… tout à fait. Et au moment où cela devenait le plus affreux, je me suis réveillée. Un cauchemar absolument ridicule. Au point que ce serait à vous faire tous mourir de rire si je pouvais me le rappeler. Je me figurais qu’une paire de talons rouges valait quasi un arrêt de mort, et que la poudre et les mouches vous condamnaient sans rémission.

Elle se tut. L’éventail s’échappa de ses doigts, et elle eut un regard d’angoisse.

— Il me semble… que je ne suis pas très bien, fit-elle, d’une voix changée, la face tiraillée d’une contraction.

Hélas ! on ne le voyait que trop, qu’elle souffrait !

— Louis ! reprit-elle avec pétulance, où donc est le notaire ? Il pourrait toujours nous lire le contrat. Victor et M. de Gontaut ne sauraient manquer d’être ici avant longtemps… Où est ce notaire ? fit-elle d’un ton acerbe.

On se demande peut-être ce qui nous empêchait de jouer nos rôles ; mais cette scène pitoyable et navrante, s’imposant à des cœurs déjà torturés par celles de la journée, nous démoralisait entièrement. Denise se cachait le visage, et tremblait au point d’agiter son fauteuil ; et tandis que Louis se détournait en frissonnant, je restai debout au pied du lit, pétrifié. Cette fois, ce fut le médecin, frêle jeune homme au teint bistré, qui prit sur lui de répondre.

— Les papiers sont dans la pièce à côté, madame, fit-il avec sérieux.

— Vous n’êtes donc pas M. Pettifer ? répliqua-t-elle, d’un ton chagrin.

— Non, madame, il s’est trouvé indisposé, et n’a pu sortir de chez lui.

— Il n’a pas le droit d’être indisposé, répartit la marquise d’un ton sévère. Pettifer indisposé, le jour de signer le contrat de M lle de Saint-Alais ! Mais vous avez quand même les papiers ?

— Dans la pièce à côté, oui, madame.

— Allez les chercher ! allez vite ! reprit-elle, promenant de l’un à l’autre son regard inquiet.

Elle s’agita sur son lit, et poussa un soupir douloureux. Puis elle demanda avec impatience :

— Où est Victor ? Pourquoi ne vient-il pas ?

— Je crois l’entendre, fit tout à coup Louis.

C’était la première fois qu’il parlait de son propre mouvement, et je perçus dans sa voix une intonation nouvelle.

— Je vais voir, reprit-il, et se dirigeant vers la porte, il me fit signe, en passant, de le suivre.

Je le suivis, balbutiant une excuse. Dans le salon où j’avais attendu, dans cette pièce aux volets presque tous fermés, aux ombres lugubres, où Louis était venu me prendre, nous trouvâmes le médecin qui cherchait de tous côtés avec agitation.

— Du papier, monsieur, fit-il, en levant les yeux impatiemment à notre entrée. Du papier, n’importe lequel fera l’affaire.

— Arrêtez ! dit Louis, d’une voix rendue rauque par la douleur. Cette comédie n’a que trop duré. Je veux qu’elle cesse.

— Vous dites, monsieur ?

— Je dis que cela suffit ! riposta Louis d’un ton farouche, un sanglot dans la gorge. Avouez-lui la vérité.

— Elle ne me croira pas.

— C’est égal, tout vaut mieux que ceci.

— Parlez-vous sérieusement, monsieur ? interrogea le médecin avec gravité, en le regardant.

— Tout à fait sérieusement.

— Alors je ne m’en mêle plus, reprit l’homme de l’art. Je décline toute responsabilité. Mais je ne vous laisserai pas intervenir, monsieur, avant de vous exposer les conséquences inévitables qui en résulteront.

— Ma mère ne peut guérir ! fit Louis avec obstination.

— Non, monsieur, elle ne peut guérir ; et elle ne vivra plus, à mon avis, que peu d’heures. Lorsque la fièvre qui la soutient viendra à tomber, ce sera le coma, puis la mort. A vous de voir si elle fermera les yeux, ignorante du malheur qui la frappe dans la personne de son fils, ou si elle mourra…

— C’est affreux !

— A vous de décider, reprit le médecin, inexorable.

Louis regarda autour de lui.

— Voilà du papier, fit-il brusquement.

Notre absence avait duré tout au plus trois minutes, mais quand nous revînmes auprès de M me de Saint-Alais, elle nous réclamait avec impatience, ainsi que Victor.

— Où est-il donc ? où est-il ? répétait-elle fiévreusement. Pourquoi donc choisit-il ce jour-ci pour être en retard ? Il n’y a pas eu… de querelle entre vous ?

Et elle me jeta un regard défiant.

— Pas la moindre, madame, répondis-je d’une voix mouillée de larmes. J’en fais le serment.

— Alors pourquoi n’est-il pas ici ? Et M. de Gontaut ?

Ses yeux restaient brillants, la tache rouge brûlait encore sur ses pommettes ; mais ses traits se tiraient, elle changeait à vue d’œil, et elle ne cessait de remuer les doigts. Sa voix était rauque et méconnaissable, et de temps à autre elle promenait autour d’elle un regard attristé.

— Je ne me sens pas bien aujourd’hui, soupira-t-elle, au bout d’un moment, avec un effort douloureux pour se ressaisir. Et je n’arrive pas à être joyeuse comme je le devrais. Mademoiselle, allez rejoindre M. le vicomte, et dites-lui quelques gentillesses pour distraire son attente… Mais vous rêvez, monsieur le vicomte ! Dans mon jeune temps, les fiancés avaient coutume d’embrasser leur promise en ces occasions-là. Fi, monsieur, vous devriez rougir de votre indifférence ! Vous m’avez tout l’air d’un triste amoureux !

Denise se leva, et sous les regards de tous s’approcha de moi à pas lents ; mais de ses lèvres pâles il ne sortit aucun son, et elle ne leva pas ses yeux vers les miens. Elle resta inerte lorsque suivant l’autorisation de sa mère je me penchai vers elle et mis un baiser sur sa joue froide : cette joue ne s’échauffa point, ces yeux ne s’illuminèrent point. Cependant j’eus lieu d’être satisfait, plus que satisfait, même ; car en me penchant sur elle je sentis ses mains, — ces mignonnes mains que j’aspirais à retenir dans les miennes pour l’abriter et la protéger, — je les sentis agripper solidement le revers de mon habit, comme les enfants se pendent au cou de leur mère. Devant tous, je lui passai mon bras autour de la taille, et nous restâmes enlacés au pied du lit de M me de Saint-Alais, qui nous considérait.

— Pauvre petite souris ! fit-elle avec un rire gracieux. Elle est encore timide. Soyez bon pour elle, mon gendre, car c’est un morceau délicat, et… Je ne me sens pas bien, pas bien du tout ! redit-elle, s’interrompant soudain.

Et elle se souleva sur sa couche, en portant avec difficulté une main à son front.

— Je ne… Qu’est-ce que j’ai ? reprit-elle, et son visage blêmit à vue d’œil, et ses traits se décomposèrent, tandis que ses yeux révélaient un effroi soudain. Qu’est-ce qui me prend ? Allez chercher… Quelqu’un, vite, le docteur ! Et aussi Victor.

Denise s’échappa de mes bras, pour voler à son chevet. Je restai là, jusqu’au moment où le médecin me toucha l’épaule.

— Allez ! me souffla-t-il. Allez. Laissez-la avec les femmes. La fin est proche.

Ce fut ainsi que M me de Saint-Alais m’accorda enfin Denise ; ce fut ainsi que s’accomplit notre mariage, qu’elle avait depuis tant d’années projeté avec mon père.


La marquise mourut le lendemain matin, ce qui lui épargna non seulement les maux à venir, mais ceux du présent, qui mugissaient en tourbillons par les rues de Nîmes autour du cadavre non enterré de son fils. Elle mourut sans s’éveiller du délire qui suivit sa blessure. J’entrai pour la voir couchée sur son lit de mort. Elle paraissait dormir, et dans la paix recueillie de la chapelle ardente je songeai avec respect au changement produit par une année, une brève année, qui venait à la fin de cinquante ans de prospérité. Il me parut déplorable, tandis que je me penchais pour baiser sa main cireuse, bien déplorable ; mais aujourd’hui, instruit de ce que l’avenir lui réservait, je la juge heureuse, quand je me rappelle les vingt années d’exil et d’espoirs trompés qui devaient être le lot de tant de ses amis, de tant de ceux qui avaient fait l’ornement de ses salons, à Saint-Alais et à Cahors. Doués d’énergie aussi bien que d’orgueil, assemblage peu répandu dans notre caste, elle et les siens osèrent beaucoup et perdirent beaucoup ; ils jouèrent le tout et perdirent le tout. Mieux valait encore cette fin que la prison ou la guillotine ; ou que devenir vieille et décrépite en terre étrangère, pour revoir une patrie qui les avait oubliés depuis longtemps, et des concitoyens qui riaient sur leur passage, des vieilles berlines, des jupes et des coiffures à la mode du temps des Polignacs.

J’ai dit que les émeutes de Nîmes durèrent trois jours. Le dernier, Buton vint me trouver pour nous engager à partir. Afin d’éviter des malheurs plus grands nous devions quitter la ville sans retard, ou bien lui et le parti modéré qui nous avait sauvés ne répondraient plus de rien. Louis était d’avis de se retirer à Montpellier, et de là chez les émigrés de Turin ; et pendant quelques heures je partageai son point de vue, désireux avant tout de mettre les femmes en sûreté.

Je suis redevable à Buton de n’avoir pas pris cette décision, que j’aurais sans nul doute regrettée plus tard. Il me demanda carrément si je partais, et sur ma réponse affirmative, il alla s’adosser à la porte.

— A Dieu ne plaise ! fit-il. Tant pis pour ceux qui s’en vont. Il n’en reviendra guère.

Je lui répliquai avec fougue :

— Jamais de la vie ! Dans moins d’un an vous nous prierez à deux genoux de revenir.

— Et pourquoi cela ? fit-il.

— Vous ne sauriez maintenir l’ordre sans nous !

— Avec facilité, répliqua-t-il froidement.

— Voyez plutôt où en sont les choses ici !

— Ce n’est que passager.

— Mais qui gouvernera ?

— Les plus dignes, répliqua-t-il avec obstination. Comment pouvez-vous encore croire, monsieur le vicomte, après tout ce qui s’est passé, que pour faire des lois il faille posséder un titre, sauf votre respect ? Vous figurez-vous donc que le blé ne poussera plus, que les poules ne pondront plus, dès que l’ombre du seigneur ne sera plus sur elles ? Vous figurez-vous que pour se battre il faille avoir de la poudre sur la tête aussi bien que dans son mousquet ?

— Je crois, ripostai-je, que quand ceux qui ne connaissent pas la mer se font pilotes, il est temps de quitter le navire.

— Le pilote apprendra son métier, reprit-il. Et pour ce qui est de quitter le navire, libre à ceux qui n’ont rien à faire à son bord. Soyez raisonnable, monseigneur, poursuivit-il sur un ton différent. Soyez raisonnable. On a tué dans Nîmes trois cents personnes en trois jours.

— Et vous me conseillez de rester ?

— Oui, car il y a du sang entre nous, répondit-il d’un air tragique. On ne pardonnera pas aisément ce qui vient de se passer ici. Allez à l’étranger après cela, et restez-y. Mais non, vous n’irez pas, vous serez raisonnable, reprit-il, d’une voix rude et affectueuse. Retournez chez vous au château, monsieur, et tenez-vous tranquille : personne ne vous fera de mal.

Il parlait fort sensément. Du moins l’avis me parut si bon, que, après un peu d’hésitation, je me déterminai à le suivre, et donnai le même conseil aux autres. Mais Louis refusa de m’écouter. Il avait pris la France en horreur depuis sa fuite, et il voulait partir. Il n’éleva pas d’objection, toutefois, lorsque je le sollicitai de me laisser Denise ; et moins de vingt-quatre heures après le décès de sa mère, l’abbé Benoît nous unit, dans cette sombre maison aux volets clos de la venelle des Capucins. En même temps Louis épousa M me Catinot, qui allait partager son exil. Inutile d’ajouter que ces noces furent exemptes de réjouissances : ni festin, ni joyeuses sonneries de cloches, ni toilette de gala, mais des pleurs et des sanglots, des lèvres pâles et des mains inertes.

Mais une aurore en pleurs précède parfois un beau jour. Durant trois années au moins, il est vrai, notre vie connut des périls nombreux et quelques chagrins — dont je conterai peut-être l’histoire un jour — et nous partageâmes le sort de tous les Français en ces temps de honte et d’opprobre ; mais jamais, ni pour un jour ni pour une heure, je n’eus lieu de regretter ce qui s’était accompli si hâtivement à Nîmes. Des mains fidèles et des lèvres ardentes, des yeux qui brillèrent aussi clairs dans une prison que dans un palais, me réconfortèrent durant les mauvais jours ; et lorsque vinrent des temps meilleurs, et avec eux les cheveux gris et une France nouvelle, ma femme sut encore embellir ma vie et la partager de plus en plus étroitement.

Un dernier mot de l’homme à qui après Dieu je dus de l’obtenir. Il survécut, mais je ne revis jamais Froment de Nîmes. Le troisième jour des émeutes on amena du canon pour réduire sa tour : elle fut emportée d’assaut et la garnison passée au fil de l’épée. Un seul homme, je crois, s’en tira avec la vie. Ce fut Froment, l’indomptable, le chef le plus habile que possédèrent jamais les Royalistes de France. Il gagna la frontière sain et sauf, et passa à Turin, où il fut reçu honorablement par ceux dont l’aide un peu plus active lui eût donné la victoire. Mais celui qui échoue ne doit s’attendre qu’à des camouflets. On ne tarda point à lui battre froid ; il tomba dans l’estime, et avec les années ses maux empirèrent. Une fois je tentai de le découvrir et de l’assister ; mais il était alors engagé dans une expédition sur la côte barbaresque, et mes moyens ne m’auraient pas permis de faire grand’chose pour lui si je l’avais retrouvé. On dit qu’il mourut peu après, mais je n’en ai jamais eu la certitude. N’importe, mort ou vivant, je lui dois de la reconnaissance, du respect et d’autres choses, parmi lesquelles je place le plus grand bonheur de ma vie.

FIN

IMPRIMERIE NELSON, ÉDIMBOURG, ÉCOSSE
PRINTED IN GREAT BRITAIN