The Project Gutenberg eBook of Images exotiques & françaises

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Title : Images exotiques & françaises

Author : Pierre Mille

Contributor : Florian-Parmentier

Release date : March 21, 2023 [eBook #70340]

Language : French

Original publication : France: éditions du fauconnier

Credits : Laurent Vogel (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK IMAGES EXOTIQUES & FRANÇAISES ***

COLLECTION
des PETITS CHEFS-D’ŒUVRE CONTEMPORAINS
publiée sous la direction de FLORIAN-PARMENTIER

Images Exotiques & Françaises

PAR
PIERRE MILLE

PARIS
ÉDITIONS DU FAUCONNIER
74, rue Vasco-de-Gama (XV e )

PIERRE MILLE
Croquis
par Florian-Parmentier

Il a été tiré à part
20 exemplaires sur papier de Hollande
numérotés et paraphés par l’Éditeur

PIERRE MILLE

La vertu d’imaginer, et davantage au contact des gens et des choses que dans le silence de la méditation, Pierre Mille la possède au plus haut degré. C’est en cela qu’il a le tempérament bien français, et c’est là ce qui explique tout le mécanisme de son art, si alerte, si primesautier et si direct.

Rien, chez lui, d’improvisé cependant. Son style, d’une simplicité savante, est celui d’un artiste. Et ses personnages n’ont rien de commun avec les pantins ou les silhouettes dont s’amusent les conteurs à la mode : ce sont, le plus souvent, des « types ». Tel, le « Monarque » méridional que son indolence même engage en des aventures homériques ou rabelaisiennes, et qui se situe entre Don Quichotte et Tartarin ; tel encore « Nasr’Eddine », figure populaire du Sage d’Asie-Mineure, malicieux et résigné, naïf et sceptique, pitoyable et sublime ; tel surtout le soldat de l’infanterie coloniale « Barnavaux », en qui se sont reconnus tous les Français, ceux du peuple parce qu’il est gouailleur et sensible, « crevard » et endurant, indiscipliné et téméraire, buveur et élastique de corps et d’âme ; les autres, parce qu’il a autant de préjugés que de liberté d’esprit, parce qu’il est « conservateur », ennemi du gendarme et tout prêt à obtempérer ; les uns et les autres, parce qu’il est bon diable et toujours à la hauteur des situations les plus diverses.

Psychologue, Pierre Mille l’est de la façon la meilleure : sans phrases et sans prétention. Il observe, mais surtout il réfléchit. Les mobiles de ses personnages, comme ses impulsions propres, il les éclaire par un travail d’analyse qui réussit à faire passer les gestes et les paroles du domaine des idées à celui de la réalité. Souvent, il élève ainsi le fait divers à la hauteur d’un symbole. Et chaque fois qu’il s’avère original, c’est avec tant de naturel qu’on ne s’en aperçoit pas tout d’abord. Le lecteur, qui aime ce qui fait jouer l’esprit, a longtemps considéré Pierre Mille comme un humoriste, comme un amuseur. Ses histoires ont, en effet, un côté extérieur qui est plaisant ; mais elles ont aussi un côté interne qui est sérieux et s’ouvre sur des profondeurs.

Quand on envisage l’ensemble de son œuvre, la pensée qui s’impose d’abord à l’esprit est que les colonies ont vraiment joué un rôle prépondérant dans l’orientation spirituelle et la formation littéraire de ce conteur. Certes, il n’a donné aux voyages que quelques années de son existence et il n’a consacré à l’exotisme qu’un tiers, peut-être, de ses ouvrages, mais c’est à la fréquentation de toutes les races répandues « sur la vaste terre » que l’on doit attribuer cette faculté éminente qui est la sienne de retrouver sous les gestes compliqués du civilisé, comme sous la pantomime effarée du sauvage, ou sous les réflexes de l’animal, le moteur commun, la grande puissance invisible, le mystérieux frisson qui anime et conduit tous les êtres.

C’est d’ailleurs le contraste entre cette vie réelle, profonde, éternelle, qui façonne tous les êtres à la même image, et les conventions de l’homme social, les prétentions de l’homme civilisé, qui est la source intarissable de l’humour chez Pierre Mille.

Cet humour, au surplus, sait se nuancer par instants de tendresse et d’émotion, et c’est alors que l’art du conteur devient si humain, si pénétrant, qu’on n’en saurait trouver de plus pathétique.

Les pages qui suivent montreront que le père de Barnavaux est à la fois un grand artiste, un magnifique écrivain, et un penseur.

Pierre Mille est né à Choisy-le-Roy (Seine), le 27 novembre 1864, de parents venus de Lille. Licencié en droit et diplômé des sciences politiques, il est envoyé en Angleterre, en 1893, comme correspondant du Temps . En 1895, il est nommé secrétaire-adjoint du gouverneur de Madagascar. Les années suivantes, il parcourt le Congo, la Grèce, la Turquie, la Syrie, l’Égypte, l’Indo-Chine, l’Inde, le Tonkin, le Sénégal.

Rentré à Paris en 1903, il épouse une statuaire de grand talent, Yvonne Serruys, et collabore régulièrement au Temps , au Journal et à un grand nombre d’autres journaux et périodiques.

Jusqu’en ces derniers temps, il siégeait au Conseil supérieur des Colonies comme représentant de l’Afrique occidentale française. Il est officier de la Légion d’honneur, et l’Académie Française lui a décerné le Prix Lasserre.

Florian-Parmentier .

BIBLIOGRAPHIE

Chez Calmann-Lévy : Sur la Vaste Terre (1906) ; Barnavaux et quelques Femmes (1907) ; La Biche écrasée (1909) ; Caillou et Tili (1910) ; Louise et Barnavaux (1912) ; Le Monarque (1914) ; Sous leur Dictée (1915) ; Nasr’Eddine et son Épouse (1918) ; Trois Femmes (1920).

Chez P.-V. Stock : Paraboles et Diversions (1913).

Chez Flammarion : La Nuit d’Amour sur la Montagne (1920).

Chez G. Crès : En Croupe de Bellone (1916) ; Le Bol de Chine (1920) ; Mémoires d’un Dada besogneux (1921).

Chez J. Férenczy : Histoires exotiques et merveilleuses (1921) ; L’Ange du Bizarre (1921) ; Myrrhine, Courtisane et Martyre (1922).

Chez divers Éditeurs : De Thessalie en Crète (Berger-Levrault, 1898) ; Au Congo belge (A. Colin, 1899) ; Le Congo léopoldien (Cahiers de la Quinzaine, 1906) ; L’Enfer du Congo léopoldien (d o , 1906) ; Quand Panurge ressuscita (d o , 1908) ; L’Enfant et la Reine Morte (d o , 1908).

Théâtre : L’Angoisse (adaptation dramatique de M me Cylia de Vilars, Grand-Guignol) ; Le Satyre sentimental , pièce en trois actes, en vers ( Paris Illustré ).

Préfaces à l’ Anthologie des Humoristes français (Delagrave, 1913) ; aux Forces morales aux États-Unis , de M me Sophie Cheptèle (Payot, 1921) : à Au Pays de Batouala , du D r Trautmann (Payot, 1922).

Traduction des Enfants du Ghetto , d’Israël Zangwill , avec une préface (Crès), etc.

Images Exotiques & Françaises

UNE EXÉCUTION

Ti-Soï portait d’un pas très doux la tête que le bourreau allait faire sauter.

Pourtant, il le voyait très bien, le bourreau, qui marchait tout seul derrière le crieur chargé d’annoncer, dans une trompe mugissante, les crimes et la condamnation de ce nommé Ti-Soï, pirate, rebelle et contrebandier : c’était un homme en souquenille rouge, aux belles jambes nues bien musclées, petit, mais fort, avec un gros cou, et qui appuyait sur son épaule un énorme sabre au large fer : et la poignée ronde de ce sabre était garnie de cordelettes vertes pour qu’elle fût mieux à la main.

C’est ainsi qu’allait Ti-Soï.

L’escorte de tirailleurs annamites était guêtrée de bandes de toile jaune, habillée de khaki. Sous les chignons noirs et les chapeaux pointus, elle avait l’air d’une troupe de femmes costumées pour une pantomime de cirque, ou de gamins vicieux. Puis c’était le juge mandarin, très beau, très grave, vêtu d’une dalmatique violette comme une espèce d’évêque, assis sous un parasol vert, suivi de ses porteurs de pipes et de ses gardes, dont les blouses carrées proclamaient, en caractères chinois, tout écarlates, le nom et les titres de monseigneur leur maître. Des pavillons claquaient, rouges, bleus et jaunes ; des gongs envoyaient dans l’air des notes profondes, qui rendaient fou. Et à droite et à gauche, de chaque côté de la route plate, gorgées d’une eau invisible, jusqu’à l’horizon, brillaient les rizières encore jeunes.

Elles étaient d’un vert très tendre, monotone, mais plaisant. Parfois, dans un fossé, des femmes barbotaient, sondant avec des nasses de jonc tressé la boue poisseuse. Elles y entraient presque jusqu’au col ; puis, au son de la trompe terrible, en ressortaient couvertes d’une cuirasse de fange fraîche, couleur d’or. Et elles accouraient pour dévisager le prisonnier. Mais elles gardaient le silence, leur curiosité ne se traduisait que par un empressement un peu indiscret, et Ti-Soï, que l’une d’elles gênait pour marcher droit, dit poliment :

— Excusez le tout petit, vénérable dame !

Il avait salué en rapprochant les deux poings sur la poitrine, et elle lui rendit son salut. Ti-Soï avait fait ça sans y penser. Il ne faisait plus que les gestes qu’on lui avait enseignés quand il était petit.

Le cortège s’arrêta près de la tombe vide, creusée la veille par le condamné.

On ne pouvait pas couper la tête à Ti-Soï tant qu’il avait le cou pris dans la cangue : une chose faite comme deux barreaux d’échelle, avec les montants. Alors, le bourreau se mit en devoir de couper un de ces barreaux avec un matchète, une espèce de grand poignard dont il aiguisa le fil contre son sabre, à la façon d’un maître d’hôtel qui frotte son couteau à découper contre un autre. Celte opération dura longtemps parce que le bois était très dur…

Le bourreau travaillait à couper la cangue, et Ti-Soï l’aidait. Je veux dire qu’il faisait tout son possible pour ne pas le gêner : il avait tout naturellement peur que le matchète ne lui fît mal. Si vous avez jamais vu, en France, la soumission craintive d’un futur guillotiné quand on échancre le col de sa chemise, vous comprendrez ce que je veux dire. Tout près de lui, l’aide du bourreau planta un piquet en terre…

La cangue était rompue. Par le milieu du corps, on attacha Ti-Soï, les mains derrière le dos, au piquet. Voilà pourquoi il y avait un piquet. Puis on lui déroula son chignon, le bourreau empoigna les cheveux noirs à pleine main. Le cou se tendit… Le bourreau tenait maintenant à deux mains son épée. Et il se balançait sur ses belles jambes…

— Han !

Le corps de Ti-Soï demeura debout, collé au piquet. Et deux jets, sortant des carotides, montèrent un instant, épanouies au-dessus du cou, dans l’air net.

LA FORÊT

… Ce fut dans la grande forêt que les Chinois moururent. Il ne faut pas dire comment ils moururent ; il ne faut pas écrire pour écrire. Ils sont morts, n’est-ce pas, et voilà tout ; et ils allaient vers le soleil !…

Beaucoup furent mangés par les Bangalas. Car les Bangalas mangent les hommes. C’est un peuple très laid. Ils se font une incision qui va du nez au sommet du front, et y jettent des venins qui gonflent la peau. La cicatrice a l’air d’une crête ; ils sont comme des coqs noirs et méchants. Et ils mangent les hommes…

Les autres furent mangés par la forêt. Elle était monstrueuse et vide. Ils y marchèrent cinq mois, ne voyant le grand jour que si le fleuve venait à couper l’énorme moisissure verte. Mais ils faisaient des radeaux, des choses ingénieuses, des câbles de lianes, pour passer…

Nul ne vit, dans la forêt. Les arbres, trop hauts, tuent les petites plantes, et les animaux eux-mêmes ne trouvent rien à manger. On entend, sans les voir, chanter des oiseaux et passer des singes en l’air. Il y a sur le sol des insectes, des serpents et des charognes. Les Chinois les ramassaient. Souvent l’odeur des fourmis-cadavres leur souleva le cœur. Un autre jour, l’atmosphère leur parut douce comme le parfum d’une chambre aimée.

Pourtant, ce n’était pas des fleurs qui sentaient de la sorte : c’était des champignons. Les premières bouchées qu’ils en mangèrent les firent vomir. Par bonheur, ils surent trouver au même endroit, dans la pourriture des arbres, de gros vers d’aspect immonde, qui n’étaient pas empoisonnés ; et ce fut dans cette région qu’Ah-Sing aperçut, en soulevant un tronc qui s’effondra en boue, une chose horrible qui remuait. C’était une bête faite comme une boule, avec une arête transversale épineuse, et des yeux — des yeux tout en or vivant ! Une espèce de glu, qui la couvrait, accrochait la boue et les détritus. Avec une baguette, Ah-Sing gratta. Les deux flancs de la boule se gonflaient et s’abaissaient tour à tour, et la baguette ayant piqué la chose, elle marcha.

C’était un crapaud.

Il était aussi gros qu’une tête d’homme. Les pustules jaunes qui remontaient de son ventre à son échine semblaient des fleurs corrompues sur du fumier, et l’arête de son dos était comme une broussaille. Il bava du venin, misérablement. Puis, s’étant caché de nouveau sous les débris, il rendit une plainte longue et claire, ainsi que font tous les crapauds, quand ils appellent les femelles crapaudes.

Ah-Sing, qui avait très faim, pensa que peut-être on pourrait le manger. Mais cette bête lui faisait peur, et, comme il cherchait une longue branche pointue, pour la crever de plus loin, Tchao-Ouang cria :

— Ne le tue pas ! Il est si vieux ! C’est le Dieu de la forêt…

Oui, le crapaud paraissait incarner la forêt même, Il était sale, humide, verdâtre et jaune, gigantesque, magnifique, informe, frémissant, hérissé, tout gonflé d’une horrible sève, et ses yeux savaient tout, ses yeux d’or vivant, ses tristes beaux yeux !

Pourquoi était-il resté là, insensible à la peur, s’il n’était pas Dieu ?…

Cependant la tristesse croissait sous les grands arbres.

Les Chinois côtoyèrent des fleuves silencieux et presque sans pente, dont la seule vue pénétrait d’une horreur indéfinissable. L’eau en était toute noire sous les arbres noirs, d’où ruisselait une humidité éternelle, et, sur leurs rives, il y avait une espèce de sous-bois impénétrable, des lianes énormes, tordues comme des racines, des orchidées parasites dont les fleurs étaient obscènes, des vanilliers et des serpents. Le soleil, le soleil, comment marcher vers le soleil ? On ne le voyait plus. Le jour était fait de brouillard, la nuit d’une obscurité si pesante qu’elle paraissait frapper la joue comme une aile de chauve-souris…

Un jour, des flèches sifflèrent. Frêles comme des aiguilles, elles étaient chargées d’un venin presque foudroyant, et quand l’une d’elles avait touché le but, on voyait fuir, à travers les arbres, une ombre mince comme celle d’un enfant.

C’étaient les nains de la forêt qui défendaient leur empire…

UNE PETITE FEUILLE
(Fragment)

— Quand un indigène a été, lui ou les membres de sa famille, victime d’une série d’accidents bizarres, répétés, mortels, — épidémies, assassinats, assauts de bêtes féroces, — il devine, ou plutôt il connaît, à n’en pas douter, que le mal est sur lui, l’assiège et le domine. Ne croyez pas qu’il se figure un démon, un être invisible mais ayant une forme, une stature, des organes. Non pas : c’est un spiritualiste, un pur, un vrai spiritualiste, que ce noir que vous considérez comme appartenant à l’une des races les plus dégradées du monde, cet homme à museau de bête, aux incisives limées en pointe, qui mange la viande pourrie des hippopotames repêchés dans les fleuves, morts depuis quinze jours, et parfois de la chair humaine ! C’est un spiritualiste, je vous le répète : il croit à une force du mal sans forme, sans os, sans matière, sans dimensions, qui peut s’étendre jusqu’aux confins de l’horizon et agir partout à la fois, ou se resserrer dans un espace aussi étroit que la tête d’une épingle. Alors il fait venir le sorcier, le sorcier qui peut guérir, le sorcier qui sait, qui voit avec les yeux de l’esprit les choses de l’esprit, le sorcier qui, par des enseignements reçus dans de véritables collèges de magie, cachés au fond des forêts et dont nul n’approche, peut vaincre, peut contraindre et lier ces choses. Je ne vous décrirai pas les cérémonies de déprécation : elles varient suivant les lieux, l’esprit mauvais qu’il faut combattre, les méthodes — car elles ne sont point partout les mêmes — inculquées dans ces singuliers gymnases de la science noire. Ce qu’il faut que vous sachiez, — sans y croire, bien entendu, — c’est qu’il vient un moment où l’esprit mauvais est conquis : il est là, dans la main, parfois dans la bouche ou dans le souffle de l’opérateur.

C’est alors qu’une dernière conjuration le force à s’enfermer dans l’objet que le sorcier désigne : une pierre, une simple feuille, qui contient toute sa perfidie. Cette pierre ou cette feuille, on la cache dans une statuette pareille à celle que vous voyez, et qui en est le gardien, le geôlier, si vous aimez mieux. Mais ce geôlier, pour plus de sûreté, on l’enterre au loin dans la brousse — ou bien on le noie : il gardera sa proie avec lui, éternellement.

— Et si elle échappe à ce geôlier ?

— Ah ! dame ! fit Hédiot, alors, c’est l’histoire du genni des Mille et Une Nuits . Quand on le laisse sortir de sa bouteille, il reprend sa liberté — sa liberté et sa puissance.

— Et, continua Pirotte, qu’est-ce qu’il porte sur le ventre, le bonhomme-geôlier qui est là ? Une pierre ou une feuille ?

— Je n’en sais rien, répliqua Hédiot d’un air indifférent. J’ai gardé cette statuette pour la faire photographier : ça deviendra une planche dans un de mes bouquins. Je n’y attache pas d’autre importance.

— Mais, insista Pirotte, ému de curiosité, est-ce qu’on peut regarder ?

— Si vous voulez.

Avec la pointe de son canif, Pirotte fit sauter la petite lamelle de mica qui couvrait le tabernacle.

— C’est une feuille, dit-il. Et comme elle est restée verte ! On dirait qu’on vient de la cueillir.

— Le perfide esprit qu’elle contient l’aura conservée, fit Hédiot en riant.

— Ou plutôt le manque d’air… N’importe, je serais curieux de savoir de quel végétal elle provient.

— C’est une feuille de palétuvier, affirma Hédiot avec décision.

— De palétuvier ! Mon cher, vous n’errez jamais, sans doute, quand il s’agit de magie imitatoire. Mais vous sortez de votre domaine : ça, une feuille de palétuvier !

— Et vous, le botaniste, qu’est-ce que vous en dites ?

— Moi, je… C’est une monocotylédonée, sûrement, mais… Permettez-moi donc de la garder quelques jours. J’y regarderai de plus près, au laboratoire du muséum.

— A votre aise, dit Hédiot, à votre aise… Mais dites donc, pourtant…

— Quoi ?

— … La force du mal, vous savez, la force qui est dedans ?

— Allons donc ! fit Pirotte. Est-ce que vous croyez à cette histoire-là ?

— Vous ne voudriez pas ! répondit Hédiot. Pourtant, l’homme qui me l’a rapportée y croyait, lui : il avait vécu quinze ans au Gabon.

— Oui, dit Pirotte, ça donne la couche, comme ils disent…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

C’était l’habitude de Pirotte et de M me Hédiot, quand ils se quittaient, de ne pas sortir ensemble du petit rez-de-chaussée de la rue Bériaud. Pirotte partait le premier. Il embrassa son amie une dernière fois avant qu’elle remît sa voilette, et s’éloigna en fermant la porte derrière lui. Dans la rue, il s’aperçut qu’il pleuvait.

— Voilà bien ma veine, songea-t-il ; ce temps-là va me coûter une voiture !

La modestie relative de ses ressources lui imposait l’économie. Mais il se résigna et se mit à courir sur la chaussée, hélant les fiacres et les automobiles. Un autobus, d’une allure impétueuse, arriva sur lui comme un projectile.

— Imbécile ! cria le chauffeur.

Pirotte était conscient de la souplesse et de l’élasticité de ses muscles. Il coula sur cet homme injurieux un demi-sourire assuré et bondit sur sa droite. L’autobus devait passer à sa gauche ; il avait tout son sang-froid, il l’avait calculé dans un éclair, le mouvement qu’il fallait accomplir. Mais l’autobus dérapa sur la chaussée glissante, fit une embardée, arriva sur lui, formidable, terrible, inévitable.

— Nom de Dieu ! cria le chauffeur en bloquant ses freins.

Il était trop tard, Pirotte sentit l’énorme roue de bois et de caoutchouc bardé de fer lui broyer l’épaule. Et il n’éprouva rien, aucune douleur, uniquement l’impression mécanique de cet écrasement. Il eut toute sa lucidité, une effroyable lucidité, pour penser : « Si la roue ne s’arrête pas, elle va me passer sur la tête ! »

Et la roue lui passa sur la tête.

LE FLEUVE ROUGE

C’était sur la route de ravitaillement, entre le poste de Po-Lou et Lao-Kay. Des ruisselets clairs dégringolaient la pente en faisant sonner les cailloux de leur lit ; l’élan simple, droit, agile, de bambous gigantesques et grêles jetait dans l’air de l’exaltation et de la joie ; et plus loin, bien au-dessus de nous, escaladant des falaises calcaires, grises et bleues, de grands arbres dressaient leurs troncs blancs, lisses comme des colonnes. Quand il n’y avait plus de bambous, les bananiers sauvages envahissaient la terre montueuse. Autour de leur tige ronde, molle et si pleine de sève qu’il en sortait tout de suite une bave claire quand on y enfonçait sa canne, leurs énormes feuilles s’enlevaient symétriquement pour entourer la hampe retombante d’une fleur plus longue que le bras, d’un rouge sombre, riche et chaud comme le velours d’une bannière de procession ; et, sur cette grande fleur tranquille, on eût dit d’autres fleurs plus petites, plus rouges, presque écarlates, tremblotantes : c’étaient de petits oiseaux qui s’envolaient tous ensemble quand nous passions, des oiselets ivres de miel ! Le sol noir sentait la décomposition, la fécondité, les graines qui germent et les insectes — car les insectes aussi ont leur odeur, quand darde le soleil d’été, et que leurs myriades presque invisibles, au milieu des herbes, et dans l’air sonore, et dans la terre sourde, volent, rampent, chassent, dévorent, aiment, chauffent leurs œufs et leurs chrysalides.

Plus loin, au delà des végétations qui déferlaient, c’était le fleuve Rouge, large déjà comme la Seine, fougueux, hoqueteux de rapides, sali des argiles sanglantes arrachées aux rocs pourris des hautes terres, qu’il portait vers le sud, là-bas, jusqu’au delta du Tonkin populeux ; et de grandes jonques chinoises faisaient effort pour le remonter. Lourdes, vastes, basses, patiemment elles allaient amont, aidées à la fois par une voile de paille tressée et par les rotins ferrés d’hommes qui couraient perpétuellement de l’avant à l’arrière, agiles, patients, infatigables, la peau d’un jaune qui tirait sur le noir et le roux, si courbés qu’ils avaient l’air de marcher à quatre pattes, et tout rapetissés par la distance.

— Ce n’est pas laid, tout de même, le fleuve Rouge, d’ici ! fit Barnavaux.

PRINTEMPS

C’était une présence. Je le sentais près de moi, depuis quelques jours. Invisible et bienveillant, il planait, frôlait, enveloppait. Au fond, je n’ignorais pas qu’il dût arriver. Chaque année, tôt ou tard, il vient ; mais je ne sais comment ; c’est toujours par surprise ; et il est si fort, avec son air très doux, qu’il vous écrase. Les gens font ce qu’ils peuvent pour s’occuper d’autre chose ; il y a des grèves, il y a des révolutions, il y a des armées en marche et des bateaux d’acier qui bougent. On voudrait croire que c’est l’important ; on ne saurait. On sent dans tout son corps que cela n’est qu’une apparence ; la vérité, la seule vérité à laquelle on pense, c’est qu’il est revenu. Je vous parle du printemps.

Les premiers à savoir qu’il est chez nous, par un phénomène mystérieux, ce sont les objets inanimés… J’ai eu une petite amie, une très petite amie : elle n’avait que treize ans. Mais ne pensez pas à mal, j’avais moi-même le même âge. Elle allait à l’école communale, dans un faubourg de Paris, et on lui donna un jour un devoir de style à composer sur le printemps. Elle me le fit lire. Je vois encore son écriture anglaise, qui était maladroite et enfantine. Et voici comment elle avait débuté : « C’est le printemps ; alors toutes les tables se mettent à sortir à la porte des cafés ». J’étais un petit garçon qui avait déjà lu trop de livres ; je ne possédais plus que des idées littéraires sur le printemps, mon esprit était faussé : cette manière de parler me parut choquante. Aujourd’hui, je la juge au contraire toute remplie d’un sens profond : quand le printemps va venir, les tables de café le savent, et elles sortent toutes seules pour prendre l’air. Il fait encore très froid ; le ciel est gris ; tout le monde s’ennuie. Mais elles ont été renseignées par un instinct très sûr ; elles sortent bravement et font des signes aux panamas de Guayaquil, qui ont sauté de leur boîte pour se précipiter à la devanture des chapeliers.

Et après les objets inanimés, ce sont les infiniment petits qui sont avertis : les moucherons qui dansent au soleil, toute une poussière ailée qui semble naître des herbes encore pâles et souffrantes. Je me suis longtemps demandé d’où leur venait cet instinct prophétique, et tant que je n’ai pas commencé à vieillir, je n’y ai rien compris. Mais, à mesure qu’on prend de l’âge, il y a des sens qui s’aiguisent : c’est une compensation. On entend un peu moins bien, on y voit plus mal ; mais l’odorat fait son éducation : il apprend à reconnaître dans l’air et dans les choses des parfums subtils qu’il ne distinguait pas auparavant. Voilà pourquoi, ainsi, je sais aujourd’hui que le printemps s’annonce par une nouvelle odeur du vent, et quelques jours plus tard par celle de la terre. C’est le vent qui vous prévient d’abord, parce qu’il est grand voyageur, qu’il va très vite, et qu’il thésaurise. Toutes les fois qu’il a passé sur une pousse verte ou une petite fleur, il lui vole un peu de son haleine, va plus loin, et recommence. A la fin, quand il nous arrive, il est déjà très riche, et, au premier rayon de soleil, tout ce qu’il porte avec lui s’exalte et se révèle. C’est à ce moment qu’on se dit : « Qu’est-ce donc, et qu’y a-t-il de changé ? » L’intelligence n’y entend rien, mais quelque chose d’inconscient, dans l’abîme de notre être, éprouve une espèce d’émotion frissonnante qui fait ouvrir les narines et battre le cœur. Cependant la terre est encore plus sensible que nous. Elle s’échauffe à son tour. Au delà des taches blanches, rouges et noires que font les villes, les charrues l’ont ouverte et retournée, et les mottes de glèbe jettent en séchant vers le ciel l’expression d’une sorte de désir. C’est une odeur extrêmement vague, et pourtant très certaine, fraîche, saine, allègre, et de la même nature, bien que plus légère et plus fine, que celle des champs labourés après les grandes pluies de juillet et d’août. Elle pénètre jusque dans les cités, étonnant ceux qui les habitent, parce qu’ils n’en savent pas l’origine. On n’aperçoit encore rien sur le visage des hommes, mais les femmes prennent des traits, un teint, un port de taille tout neufs, un air à la fois plus conquérant et plus hardi. Qu’on m’enferme, si l’on veut, durant des années, dans une prison sans fenêtre, où je ne pourrais compter ni les jours, ni les saisons, mais qu’on me montre une femme : je saurai tout de même si le printemps est venu rien qu’à la façon dont elle marche, à quelque chose dans ses yeux, et à la façon dont elle respire. On a donc bien tort d’affirmer que les femmes ne sont pas sincères : elles ne cachent jamais rien de ce qu’il est réellement bon de connaître et salutaire de ressentir.

Quelques jours plus tard, les bourgeons ont éclaté, et les oiseaux sont revenus. Ce sont alors les bruits du monde extérieur qui changent. D’abord, ils ne sont pas les mêmes, et personne ne l’ignore. Un univers où les oiseaux n’ont plus de voix, où les insectes ne bourdonnent pas, n’est pas semblable à celui où les moineaux saluent la lumière chaque matin, où les mouches font de la musique en dansant. Mais c’est aussi que les rumeurs les plus brutales sont toutes différentes dès qu’il leur faut passer à travers les feuilles, tandis que l’air même est plus sonore parce qu’il est plus sec. Peut-être aussi parce qu’il est plus lumineux ; car je suis persuadé que la lumière influe sur les sons, et qu’un violon ne chante pas de la même manière au grand jour ou dans l’obscurité, par un temps gris ou quand le ciel est sans nuage, au printemps ou sous la neige. Tout cela est impondérable, indéterminé, impossible à prouver ; on n’en a que l’impression et le pressentiment ; mais les forces les plus grosses de l’univers ne se composent que d’actions imperceptibles et qu’on subit sans parvenir à les mesurer, et il ne faut pas s’étonner que le sang et la sève des végétaux, des bêtes et des hommes subissent d’incompréhensibles changements, alors que dans l’obscurité perpétuelle et l’égalité de température des celliers, le vin même est sensible à la saison nouvelle, et s’émeut et bouillonne. Il y a, au moment du printemps, des correspondances inexplicables entre l’animé et l’inanimé, des passages de l’un à l’autre, des crises de résurrection. Et l’esprit n’y peut rien saisir ; il n’y a pas de phrases à découvrir dans la nature, il n’y a pas de mélodie. C’est seulement comme des accords qui s’enchaîneraient les uns aux autres. Presque tous sont joyeux ; mais brusquement il en éclate quelques-uns qui sont pathétiques, déchirants, et vous laissent pénétrés d’un sentiment d’enthousiasme. On croit savoir pourquoi on vit : illusion, mais délicieuse !

Je me souviens d’un pays, à l’autre bout de la terre. L’ordre des saisons y est renversé. Aussitôt que la fraîcheur de l’hiver y a disparu, le sol rouge s’y couvre de la floraison rose des pêchers sauvages ; car les pêchers, introduits il y a moins d’un siècle par les Européens, s’y sont répandus avec une incroyable rapidité. Vers le milieu de novembre, tous les sommets de ces régions incultes prennent la couleur des seins d’une femme amoureuse, et les petites filles qui descendent aux rizières arrachent en passant quelques-unes de ces branches fleuries. C’est le moment où l’on comprend le mieux que les sentiments du peuple qui vit sur cette terre ne sont pas absolument différents du nôtre, et que tous les pays où il y a un printemps pourront un jour avoir la même âme ; les autres demeureront barbares.

On s’étonnera que, dans ces quelques lignes où il est parlé du printemps, il soit question de tout, excepté d’amour… C’est que l’amour n’est qu’un des effets de cette résurrection : il ne vient qu’à cause du reste. On dirait qu’on ouvre une porte, à l’aube, dans une demeure sombre, où une petite bête câline aurait erré toute la nuit pour savoir ce qui lui manque. Elle aperçoit la terre éclairée, l’espace et la vie ; elle s’échappe et bondit. Voilà tout. Mais c’est très beau.

LA DANSE

Isadora Duncan danse.

Elle danse, et il y a aussi ses bras qui s’allongent ou se plient, cachent à demi sa tête légère ou lui font une couronne, ses doigts qui, quelquefois, font le geste des joueuses de flûte, quelquefois se lèvent un peu pour dire : « C’est là-bas, entendez-vous ? Là-bas il y a un bruit. Mais où ? »

… Elle veut être une très jeune fille qui joue, au bord de la mer, avec des osselets. Elle est couchée ; toutefois elle danse toujours. — Comment fait-elle, pour avoir l’air de danser, étendue ainsi, et presque sans mouvement ? — Elle lance les osselets, ils retombent, elle les rattrape ; elle voit la mer, on la voit comme elle, son corps s’harmonise à la forme des vagues, et la couleur de ces petites choses polies, qu’elle suit dans l’air, amuse ses yeux ingénus.

Maintenant, la flotte grecque arrive, pleine de jeunes hommes victorieux. Elle l’entend de loin ; il y a des buccins qui sonnent sur les flots. Il faut qu’elle coure au-devant des guerriers, et la voilà qui court en effet. Sa poitrine est gonflée d’air, ses bras, ses coudes et ses épaules accompagnent le mouvement de ses pas, et elle galope, elle galope littéralement, dans la joie, dans la pure joie cruelle du triomphe, avec une foule d’autres petites filles comme elle, qu’on ne voit pas, mais qui existent, parce que son geste les crée. Elle crie à ces vainqueurs qu’ils sont des vainqueurs, elle leur demande s’ils ont beaucoup tué, s’ils rapportent des dépouilles, s’ils sont riches, s’ils épandront leurs richesses. Eux, ils s’en vont, riant sans doute, chargés d’armes et d’or, au milieu de ce cortège, de cette joie qui grandit, de cette course qui se hâte, de cette danse toujours plus vive. Je ne sais pas si c’était cela, le péan des Grecs, mais c’est sûrement ainsi que danse une race très jeune, qui ne pense pas à la pitié, qui ne s’attendrit pas, qui est joyeuse, purement joyeuse. J’ai vu cela dans des pays très lointains, chez des peuples très barbares. Seulement, ici, il n’y a plus de rudesse que dans le fond des choses, non dans l’apparence. Toute cette férocité s’idéalise, se transforme, s’envole, — et à la fin, dans la demi-lumière, le sol seul étant un peu plus éclairé, cette danse a l’air de s’achever sur de la nue.

Isadora revient. Elle est un jeune Scythe, qui a lutté du poing, et renversé son ennemi, et gagné de la gloire. Ses gestes le disent silencieusement ; toute la scène est là sous nos yeux : les premiers coups portés, les feintes, les parades, la fuite simulée, puis l’attaque, le retour sur l’adversaire qui cède ; elle le presse, il s’effondre ; ses poings se baissent, il est à terre. Et qu’un tel spectacle devrait être farouche, qu’il inspirerait plutôt de l’horreur et de la répugnance ! Mais ce n’est plus qu’un jeu, ce n’est plus qu’un poème ; il n’y a là qu’une vierge qui s’amuse et s’enchante du récit d’un combat. Et quand elle s’arrête enfin, le bras levé, fière, exaltée, raidie dans sa tunique d’adolescent, c’est une statue, c’est la Victoire immortalisée.

On applaudit… Alors elle salue, non pas comme une ballerine, mais d’un geste singulier, ingénu, primitif, presque gauche, comme une fille des champs interdite qui manque sa révérence.

Et elle revient encore en bacchante, des pampres dans les deux mains, et des fleurs. Les fleurs, elle les jette, ou les froisse ; les pampres, elle les garde, les brandit, en fait comme le moyen d’une espèce d’incantation, car, en vérité, comment, sans sorcellerie, me croirais-je ainsi transporté sur un coteau, au milieu des vignes, et d’où viendraient cette odeur de vin et cet étourdissement ? Il n’y a qu’Isadora qui danse, voilà tout. Une femme fait sur un plateau, devant ces rideaux gris, couleur de chat de Siam, des pas qui ne sont même point des pas de danse, qui n’appartiennent à aucune danse connue ! Est-ce donc suffisant ? Mais elle s’effile, mais elle grandit, mais ses pieds se rapprochent, et ses hanches se gonflent et ses bras s’unissent : c’est une amphore qui danse, une amphore qui bondit, pleine de vin !

En vérité, je suis ivre moi-même ! Ce n’est pas une amphore, c’est une femme qui est ivre avec moi, qui a bu, jusqu’à trébucher, le jus fermenté de la cuve, et qui déclenche sa tête, par coups secs, comme si elle ne tenait plus sur ses épaules ! Et les pampres s’éparpillent, et les mains ne se dirigent plus que vers des choses confuses, obscures, ardentes, désirées, du plaisir diffus, du plaisir qui est en elle, et qu’elle voit dehors. On n’est pas plus ivre, décidément, puisque moi-même je suis ivre à la regarder, et que j’entends, je vois tant de choses : un paysage, des cris, un vignoble, des cyprès, et Bacchus, et Silène, comme sur les images qui se mettaient à vivre et bouger, du temps que j’étais enfant et que j’avais du génie, comme tous les enfants ! Mais on n’est pas plus déchaînée et plus harmonieuse, plus pleine de la joie du vin et plus réservée. On n’éprouve pas plus fortement toutes les passions qui privent de pudeur avec plus de pudeur. Oui, oui, c’est l’ivresse divine, celle qui est un rite, une prière, celle qu’il fallait simuler, avec art et suivant des formules, « pour qu’il y eût du vin l’année prochaine », celle qui avait disparu du monde ! Une femme vient de la retrouver par divination, par instinct, ou peut-être, au contraire, par l’espèce de sensibilité cérébrale, rouée, consciente et naïve à la fois, qui caractérise sa race.

On ne sait pas. Il est possible qu’Isadora ignore une foule de choses et qu’elle invente le reste, qu’elle mélange une infinité d’époques, et que cela n’ait aucune importance, et même vaille mieux. Tout à l’heure, quand elle a dansé, tout l’univers et nous-mêmes avions trois mille ans de moins : il est probable que ce miracle essentiel est fait de bien peu, sinon d’elle-même.

LES PIGEONS

Le canot dériva sept nuits et sept jours…

Les gens, entassés, sans courage pour réagir, ne remuaient déjà plus. M me Edmée, la chanteuse-charmeuse de pigeons, avait perdu connaissance. Armide et Paul, dans les bras l’un de l’autre, résistaient mieux. Il y a tant de vie dans les enfants !…

Tout à coup, Paul dit, d’une voix presque inintelligible :

— Les pigeons !

Au-dessus du canot, des ailes planaient. Armide et Paul les reconnurent. Elles leur paraissaient pourtant plus grandes, plus confuses qu’ils ne les avaient jamais vues, et comme entourées d’ombre. Elles tournoyaient, toujours plus proches ; elles vissaient leurs spirales dans l’air, au-dessus de cette coque hésitante, où personne ne ramait depuis bien longtemps. Oui, c’était les pigeons ! On avait jeté à la mer, faible secours pour ceux que le choc de l’épave y avait précipités, leurs cages d’osier, après les avoir ouvertes. Alors, ils avaient pris leur vol, les oiseaux d’aventure. Ils avaient cherché, cherché, en cercles toujours plus vastes, une terre pour se nourrir, une fontaine où se désaltérer. Mais ces jours étaient pis que ceux du déluge ! Aussi loin que leur force avait pu les porter, ils n’avaient rien vu, rien que les vagues amères et les glaçons sinistres. Voilà pourquoi ils revenaient, vaincus, vers leur point de départ. Cette pauvre petite chose de désastre qui tremblotait sur les eaux funestes, ils la prenaient pour un abri. Des hommes, il y avait des hommes sur elle ! Ils croyaient, sans doute, que les hommes qui savent donner, quand ils veulent, la mort aux créatures, peuvent aussi toujours les nourrir et les abreuver. Les pattes repliées, les plumes humides, abaissant leur essor épuisé, ils venaient demander du secours avec confiance. Sans pouvoir la comprendre, ils frôlèrent cette agonie. Le grand pigeon d’argent, à la gorge amoureuse, reconnut M me Edmée. Il s’abattit vers elle, éployé sur son cou, pour la dernière fois.

— … Les pigeons, répondit Armide, qui délirait, font leur tour, le dernier numéro. Alors, c’est fini ; on va bientôt partir !…

Et ce fut bientôt après, comme elle avait dit, qu’Armide et Paul s’en allèrent au pays où l’on dort toujours.

LE SERIN

Dans une cage, à la fenêtre de la chambre d’enfants, un serin chantait, un beau serin jaune.

Comme il chantait, l’oiseau couleur de tulipe sauvage, comme il chantait ! Aussitôt qu’il voyait le soleil, sa gorge se gonflait, son petit bec tremblait une seconde, comme s’il allait bégayer ; et puis il chantait, de toutes ses forces, des airs inventés, perpétuellement neufs. C’est encore un problème bien difficile à résoudre que de savoir pourquoi toutes les sympathies des poètes, et même des foules, vont au rossignol et jamais au serin. Il se peut que ce soit parce que le serin consent à chanter dans une cage, et en plein jour. Mais alors, c’est de l’ingratitude ! Je pense toutefois, pour avouer toute ma pensée, que le serin est au rossignol ce que la sérénade italienne contemporaine est au lied allemand. L’oiseau des vieux murs et des jardins feuillus a des accents qui vont au cœur, on ne sait par quels chemins ; l’autre a l’air seulement d’être la voix du soleil qui rit dans les rues. Mais c’est déjà bien beau, et on lui devrait de la reconnaissance : on n’en montre aucune. Pourtant, il y a tant de personnes qui préfèrent, au fond, la musique à fleur de peau. Le lied allemand ne plaît pas à tous les Français. Je voudrais savoir ce que nous penserions du rossignol s’il était jaune, en cage, chanteur de rues et de plein jour.

JIMMY & WILKIE

L’un s’appelait Jimmy, l’autre Wilkie… Et voilà sept ans, déjà, qu’ils étaient dans la mine…

Un matin, ils furent étonnés qu’on ne vînt pas les chercher pour les atteler aux chariots. D’abord ils jouirent de ces instants de paresse, mais ils ne tardèrent pas à s’ennuyer. Et puis le silence et le vide inusités de la mine les inquiétaient. Même elle était plus noire et plus triste que d’habitude ; on n’y voyait plus ces mille petites lueurs qui viennent du fond des galeries, on n’y entendait plus le tumulte des équipes qui descendent et remontent trois fois par vingt-quatre heures et leur servait à compter le temps. Enfin, quelques jours plus tard, leurs gardes détachèrent leurs licols. D’eux-mêmes ils sortirent de l’écurie ; d’instinct ils allèrent se ranger à l’endroit d’où partent les rails de fer qui s’enfoncent dans la galerie principale. Mais on les détourna doucement pour les faire entrer dans la grande cage, sous le puits…

Et, brusquement, ce fut le jour !

Le jour, devant leurs pauvres yeux dont les poussières de charbon avaient rougi la sclérotique, et l’obscurité perpétuelle dilaté la pupille, le jour, et bien plus, et terrible, le jour de l’aube, avec une grande chose ronde suspendue en l’air, qui resplendissait, rayonnait, dardait, brûlait ! Rrran ! Fous de terreur, ils agrippèrent leurs sabots de derrière dans la glaise humide, levèrent la tête, secouèrent comme des sacs les hommes pendus à leurs têtes. Ils voulaient fuir, fuir en arrière, retourner au noir paternel, hospitalier, nourricier, connu…

— Conduisez-les tout de suite à l’écurie de surface, dit quelqu’un ; il n’y a que demi-jour, ça les habituera !

Et insensiblement, en effet, ils s’habituèrent. Il y avait dans cette écurie des choses tout à fait extraordinaires, des mouches, par exemple, et aussi des animaux plus gros, qui volaient comme des mouches : des moineaux, qui venaient hardiment piquer un grain d’avoine et restaient ensuite en équilibre au milieu du vide, tant qu’ils voulaient !

Et puis on fit sortir Jimmy et Wilkie, et on les mit dans un pré.

Ils connurent alors les couleurs, qu’ils ignoraient. Jamais ils n’avaient vu de vert ! Quelquefois, dans la mine, on leur avait apporté des bottes d’herbes, mais ces herbes leur semblaient à peu près aussi noires que tout le reste de ce qui les entourait. Tandis que ce pré était vert, d’un vert éclatant, et il y apparaissait de petites taches jaunes et blanches, qui sont des fleurs. Ils apprirent ainsi qu’on pouvait distinguer le goût des choses par leurs nuances, et ceci leur fut sujet d’infinies méditations. D’autres expériences leur montrèrent qu’il fallait associer, presque toujours, l’impression de lumière et celle de chaleur, le froid et l’obscurité. Rien n’était plus déconcertant : ils avaient toujours su que le froid et la chaleur sont noirs, également noirs. Enfin, dans ce monde qu’ils venaient de découvrir, la vue n’était pas limitée. Elle s’étendait on ne savait où, bornée seulement par du bleu ou du gris, et ce bleu ou ce gris, on ne le rencontrait jamais, il demeurait inaccessible. Toutefois, ces magies n’avaient qu’un temps. Après une douzaine d’heures, les choses redevenaient comme avant , c’est-à-dire naturelles, normales, raisonnables. Et pourtant ce moment leur était pénible, tandis que tous ces jeux de couleurs et de clartés leur inspiraient une allégresse incompréhensible. Souvent, effarés, ils couraient dans leur pré, sous le soleil, comme de jeunes chevaux. Donc, ils n’avaient pas rêvé : ces choses existaient ! Des souvenirs ressuscitèrent en eux de leurs premières années. Ils furent des chevaux comme tous les chevaux, des chevaux de jour, qui dormaient la nuit.

Puis il arriva que les bords de la mine se remplirent d’hommes. La grève était finie…

Jimmy et Wilkie se retrouvèrent, sans savoir comment, dans la nuit souterraine…

Maintenant, ils associaient des phénomènes entre lesquels, auparavant, jamais ils n’avaient entrevu de lien : quand la cage remontait, elle allait dans ce lieu très vaste où il y avait des couleurs. Ils hennissaient en la voyant partir.

Quelques mois plus tard, Jimmy prit une fluxion de poitrine. Il languit cinq ou six jours et mourut. Et quand Wilkie s’aperçut qu’on mettait son camarade dans la cage, il l’envia…

LES MOMENTS INTENSES

Je voudrais que quelqu’un, quelque penseur subtil et consciencieux étudiât, pour nous la révéler, la cause, qui me demeure mystérieuse, de l’intensité de certains moments. Car notre vie mentale, notre puissance et notre activité mentales ne sont faites que de ces moments-là. Les autres n’échappent pas tous, sans doute, à notre souvenir, mais ce ne sont que des matériaux inertes qui ne prennent de valeur que lorsque nous les allons chercher pour les mettre en place. Tandis que ces minutes d’intensité, ce sont des sommets. Ils culminent, ils nous dominent. Il nous semble n’avoir vécu que pour eux, et surtout par eux…

Assez souvent, ce n’est pas l’objet qui cause ces joies subites, ces espèces de clartés sereines. Comme la venue de la grâce, c’est un mystère. Cela vient de l’intérieur de l’être. On ne sait pourquoi, injustement , il s’ouvre en vous une source temporaire, fugace, d’intelligence ou de sensibilité. Fût-on entre les quatre murs d’une prison, ou dans la nuit, dans le noir, le moment éclate, il est là. Je ne sais quel critique, un voyant, a écrit : « Avoir vu Dieu, c’est s’être vu soi-même. » Telle est l’explication qu’il donne de l’extase mystique, et ne pourrait-on dire la même chose, dans les mêmes termes, de ces minutes d’intensité ? On a le sentiment d’une énergie, d’un pouvoir sans limites, et d’un besoin d’aimer, de se donner, de s’aliéner, mais au fond pour absorber tous ceux à qui on se donne.

D’autres fois, on croit qu’il y a une cause, mais, à y bien regarder, elle est si faible que ce n’est certes pas d’elle que vient la puissance : elle est seulement comme l’onde électrique qui motive la cohérence d’un tube de télégraphie sans fil. Celui-ci ne fait qu’ouvrir le grand courant, jusque-là inerte, et qui maintenant va faire jouer les touches de l’appareil Morse. Et c’est peut-être moins encore, puisqu’après tout, ici, cette onde électrique n’est même pas nécessaire.

Et alors, alors on en vient à se demander si, quand il y a une vraie cause, une grande cause, on ne se trompe pas, cependant, en lui attribuant la crise. Il y a tant d’autres instants, forts, déchirants ou sublimes en soi, des morts d’êtres aimés, des amours triomphantes ou déçues, des succès, même inespérés, qui ne nous ont laissé aucun souvenir, n’ont exercé aucune action. Le vulgaire résume d’un mot : on n’était pas disposé. Et vous le savez bien, n’est-ce pas, qu’il y a des livres que vous avez lus déjà une fois, deux fois, trois fois : vous les avez lus, et voilà tout. Par hasard, vous les reprenez, et voilà que vous êtes, cette fois, bouleversé, transformé. Vous avez compris, vous avez un autre cerveau, par-dessus l’autre, maître de l’autre, plus plein, plus complet ; vous êtes renouvelé.

Et il en est de même pour les paysages, pour les tableaux, pour les hommes et les femmes que vous rencontrez. Vous ne saurez jamais pourquoi, certain jour, ils ont cessé d’être étrangers, pourquoi, au lieu de rester les objets de votre jugement, ils vous ont fait bondir en pénétrant en vous, devenus vôtres, et fécondants. Et cela vient si bien, sans doute, des profondeurs de l’inconscient, que ces moments précieux et sacrés sont beaucoup plus fréquents dans la jeunesse, alors que les sources de la vie sont encore toutes fraîches. Cela est si vrai que les causes de ces enthousiasmes profonds nous paraissent à distance si frivoles ou indignes qu’on aurait envie de les oublier, si on pouvait. Et puis on sent que ce serait de l’ingratitude. Plus on a eu, dans ces années d’ignorance et de conquête, de tels moments salutaires, où il semble qu’on pénètre dans un monde nouveau, plus on a de chances d’être ensuite un artiste ou un homme d’action, suivant que c’est en pensant, en rêvant ou en agissant qu’on éprouva ces joies, — les seules qui fassent que la vie vaille d’être vécue.

LE TACT

Je suis né, nous sommes tous nés ne connaissant d’abord l’univers que par nos mains tremblantes, ardentes, indécises, toujours tendues. Des combinaisons de poids, de volume, de toucher et de forme, puis le mariage de ces combinaisons avec des impressions de couleur et des calculs de distance, tels furent nos débuts dans la vie sensitive.

De tous nos sens, le tact fut celui qui s’éveilla le premier ; mais notre bouche n’exhalait encore que des vagissements inutiles, et quand nous sûmes parler, nos yeux seuls restèrent conscients, avec nos oreilles, notre goût, notre odorat. Eux seuls apprirent à s’exprimer, alors que les sensations du toucher s’enfonçaient dans les profondeurs de notre inconscient : elles y demeurent larvaires, avortées, indéveloppées, parce qu’elles sont muettes et sourdes. Comptez le nombre des mots, des métaphores, des images qui, dans notre langue et dans toutes les largues, se rattachent au toucher : que la tribu vous en va sembler misérable ! On dirait même qu’elle est sur le point de disparaître, qu’elle s’appauvrit, dégénère. C’est que jamais nous n’enrichissons nos impressions de tact par elles-mêmes, en les analysant, en les creusant, en les définissant dans leurs qualités essentielles ou particulières, mais par des emprunts au vocabulaire des autres sens, par une mosaïque de cailloux volés dans d’autres carrières, et sous laquelle ces impressions restent écrasées. Dites-moi s’il est un amant, à moins qu’il ne soit aveugle — ou peut-être sculpteur, — qui, dans l’obscurité d’une nuit sans astres, puisse reconnaître, au seul savoir de ses mains, le visage de sa maîtresse ?

Et pourtant… pourtant ce sens négligé reste à la base, c’est lui qui supporte tous les autres, qui « cause » tous les autres ; sans lui, tous les autres ressemblent à un homme sans squelette. Mais si c’était pour ce motif qu’on le néglige, qu’on le tait , par une sorte d’involontaire pudeur, comme s’il portait en lui quelque chose de si solennel, intime, profond, qu’il en devient obscène, et qu’il paraisse qu’il faille n’en point parler ? Il est l’émanation le plus directe de nos corps ; il est comme nos corps mêmes, il participe à leur nudité, il est nu, — peut-être fait-il peur ! Et alors il est proscrit.

Proscriptions dont n’osèrent point appeler les hardis poètes, les plus furieux contempteurs des plus antiques lois morales, ceux enfin qui se vantèrent de glorifier les sens, tous les sens, et d’évoquer les échos pour lesquels ils s’assemblent, s’unissent et se complètent :

Les parfums, les odeurs et les sons se répondent.

Il n’est pas question du toucher !

LES REVENANTS

Toute la première partie de son existence, on l’a passée à s’affirmer comme quelqu’un de nouveau sur la face du monde, de différent, presque en révolte. On était issu d’une souche ; on croit n’avoir rien de commun avec elle. Les dernières années de l’adolescence, et toute la jeunesse, on les use à se dégager de ses traditions, de sa direction, même physiquement. On rit des gens qui demandent : « A qui ressemble-t-il ? » On n’est pareil à personne ; on en est sûr, on en est fier. On n’a pas la même carrière, les mêmes costumes, les mêmes mœurs, et on ne voudrait pas ! On est si convaincu de sa personnalité qu’à la fin c’est une affaire qui paraît liquidée, une question qui ne se pose plus. Il y avait si peu de ressemblance entre vous et celui qui avait la barbe blanche et les yeux pâles, ou celle qui terminait ses jours au coin du feu, même avec les aînés qui vous ont précédé sur la route ! Ah ! certes, l’univers a changé, mais c’est le mien. Et il n’a plus rien de pareil avec celui où ils vivaient. C’est le mien, le mien ! Qu’ils gardent le leur, qui va disparaître avec eux !

Les années coulent. Brusquement, il se produit un petit fait, quotidien, banal, habituel. Il faut prendre pourtant une décision, donner un avis, agir. On prononce des paroles, on donne un ordre, on fait un geste ; et ce n’est plus soi qu’on entend, qui décide et qui bouge : on a dit les mêmes choses que ceux qui ne sont plus, on a fait comme ils auraient fait. Et la voix, même la voix ! Comme elle est semblable à l’une de celles qui jadis ont frappé vos oreilles ! Voilà qu’on est arrivé à l’âge où l’on a commencé de les connaître, où l’on peut se rappeler les avoir connus ; et l’on n’est plus que leur écho, leur prolongation presque identique, le vivant de l’ombre qu’ils sont à cette heure, une ombre toute puissante et plus réelle que vous-même, puisque c’est elle qui vous mène et vous traîne. Ce sont eux qu’on retrouve et ce n’est plus soi — celui qu’on croyait être.

Impression redoutable et presque décourageante. On se demande : « Où est le progrès, alors ? Où est l’autonomie de mon être, ma liberté, ma force ? Ce n’est pas vrai, cette emprise, cette domination, cette résurrection qui me tue ! » On regarde ses mains, et on aperçoit les veines des vieux, à la même place : les veines, ce premier secret du corps intérieur qu’avait caché la pulpe de la jeunesse. Son visage ? Maintenant, ce n’est plus le vôtre, c’est celui de l’ancêtre qui apparaît, parfois directement, sans intermédiaire, comme s’il s’était emparé de vous ; parfois à l’image évoquée d’un de ses fils qui vous avait précédé dans la vie, et dont vous aviez songé : « Lui, on ne peut le nier ! Ce n’est pas comme moi : il lui ressemble. » Mais il n’y avait pas que lui… Votre orgueil s’exaltait sur un mensonge.

On veut réagir, on proteste : « Je le savais, ou plutôt je m’en doutais. Je suis de ma race, et le même sang me refait les mêmes os et les mêmes chairs. Mais il y a ma pensée. Elle est à moi, ma pensée ! » On revient sur tous les actes de son existence, sur le mal, sur le bien, sur les œuvres, sur les rêves, les ambitions. Et d’abord on respire. Ah ! il vous appartient en propre, ce domaine ; il ne venait de personne, il n’ira à personne ! Ici, je suis chez moi. Tout à coup, un souvenir d’enfance, un de ces souvenirs qu’on aimait, précieux et puissant, s’évoque et s’impose. Que de choses sont sorties de lui, comme il était fécond, comme il a prolifié ! Mais de qui l’ai-je reçu ? Cette sensation forte et souveraine, pourquoi l’ai-je éprouvée ? Je n’étais rien, je me laissais vivre. Ce sont eux qui m’ont guidé, qui m’ont conduit. J’étais dans le lieu qui leur plaisait ; j’ai lu les livres qu’ils m’ont laissé lire ; j’ai marché derrière leurs pas. Et il ne faut pas que je mente : cette façon que j’ai de regarder la terre, c’est l’homme de qui je descends qui me l’apprit, je me le rappelle bien. J’ai fait attention aux lieux mêmes où il faisait attention, de la même manière.

Et jamais, j’en ai conscience, je ne jugerai les femmes autrement que lui et celle qui m’a enfanté ; je les considère à travers eux…

LE SPECTRE

Il a vu le spectre.

On lui avait bien dit qu’il viendrait.

On le dit à tous les hommes, depuis les premiers jours de leur enfance ; et ils ne le croient jamais. Au fond, on ne croit sérieusement, absolument, qu’à ce qui fut l’objet d’une expérience personnelle, d’un petit commencement, à tout le moins, d’expérience personnelle.

Vous-même, si vous êtes jeune, croyez-vous que vous vieillirez ? Certes, vous avez vu vieillir autour de vous, vous savez qu’on vieillit, que c’est une loi inéluctable. Et toutefois, n’en ayant aucune expérience, ne pouvant d’avance vous rendre compte de quelle manière vous vieillirez, vous n’êtes pas sûr. Si vous osiez, vous avoueriez un scepticisme. Un jour, cependant, le spectre de la vieillesse apparaît : et il surprend.

Pourtant, il ne s’est pas conduit avec vous d’une façon brutale ; on n’a rien à lui reprocher. Il ne vous a arraché les cheveux ni broyé les dents. Vous êtes toujours le même en apparence, et le signe qu’il fait aujourd’hui, vous vous souvenez maintenant que, parfois déjà, il l’avait fait ; seulement vous n’aviez pas compris. Vous aviez moins d’appétit ; vous vous êtes contenté de vous enorgueillir d’une vertu nouvelle nommée sobriété. Vous étiez plus sensible au froid ; vous vous êtes ingénument applaudi de votre prudence. Vous éprouviez moins de joie devant la nouveauté inattendue des faits et des apparences, ou bien moins d’étonnement et d’indignation ; vous appeliez cette froideur sagesse. Et cependant quelque chose aurait pu vous avertir : la diminution du plaisir conscient qu’on a de voir chaque année se renouveler les saisons, naître une feuille sur un arbre, — une feuille verte, vivante, amoureuse du vent, de la pluie ou du soleil, — mourir un fruit qui rougit ou se dore, jaunir la cime des arbres ou tomber la première neige qui vous fait dire : « Quel bonheur ! Elle est toute blanche, sortons bien vite pour marcher dessus ! » Et voilà que ces événements immenses ne vous font plus rien ! On aurait dû frémir d’inquiétude : on n’y a pas pensé.

Brusquement, il y a une petite maladie qui vous prend. Rien de grave. Un fiacre qui vous heurte dans la rue, et vous froisse un muscle ; ou bien un rhume qui vous fait tousser ; ou bien un accès de fièvre, vieux rappel de vieux voyages. Toutes choses qui vous sont arrivées vingt fois. Ah ! le goût qu’avaient les maladies dans la jeunesse ! Comme on voudrait encore le sentir ; comme on était abattu, écrasé, brûlant, puis glacé ; et comme on réagissait ! Le mal vous faisait l’effet d’un accident ridicule, d’une irrégularité passagère, d’une espèce d’injustice qui n’aurait qu’un temps. Et on ne se trompait pas, ça n’avait qu’un temps. On se retrouvait ensuite le même, et souvent mieux, comme purifié, purgé, entraîné, plus maigre, plus sec, plus vivant. Et d’ailleurs on n’avait jamais pensé qu’il en pût être autrement. Il faut de ces maux terribles, qui ne pardonnent pas et qui vieillissent précisément avant l’âge, pour qu’un jeune homme se dise : « Je ne serai plus ce que j’ai été. » Il s’indigne seulement d’être arrêté pour quelques minutes dans sa course. En vérité, le type de toutes les maladies de jeunesse est le mal de dents, atrocement douloureux, irritant à vous faire perdre toute patience, et humiliant parce qu’on sait, de toute son intelligence et de tout son instinct, qu’il n’a aucune importance. On se sent momentanément déchu, on se refuse à cette déchéance, et, aussitôt qu’on en est sorti, on se promène pour dire : « Ce n’était pas vrai : Me voilà, moi ! Vous pouvez regarder, je suis le même. »

Mais, au contraire, cette fois, le spectre de la vieillesse est venu jusqu’à la porte. Il l’a entr’ouverte ; on a vu sa laide figure. Tout de suite, il est parti ; mais on sait qu’il est dans l’escalier, et qu’il y restera toujours…

Jadis, on vivait en avant. Voici qu’on apprend à goûter le charme de la minute présente ; on ne la laisse fuir qu’avec peine ; on porte à la perfection l’art de la prolonger. On l’avait regardé venir ; on le regarde s’en aller. C’est que l’angle sous lequel on considérait l’univers a changé. C’est en vain qu’il y a quelques années la réflexion vous disait qu’on y occupe moins de place qu’une fourmi sur une montagne ; on ne le savait que par l’intelligence, on ne le croyait pas. A cette heure, on en a conscience comme de la chaleur ou du froid, sans effort, sans que la volonté y soit pour rien. J’ai éprouvé une sensation analogue — car c’est une sensation, ce n’est pas un raisonnement — après mon premier grand voyage autour de la terre ; j’eus physiquement l’impression que la terre était ronde et qu’il me serait désormais impossible de la concevoir autrement. Auparavant, on me l’avait bien dit, mais je consentais seulement à l’admettre, et après je n’y pensais plus : cela fait une grande différence.

Chose curieuse, il ne résulte pas de ce nouvel état d’esprit une diminution de l’idée qu’on se fait de sa propre valeur : c’est comme une sécurité singulière qui vous vient. Je ne sais quoi vous a révélé que toute action avait son résultat, à l’instant même où, personnellement, on constatait une certaine insensibilité à la volupté de l’action. De là à concevoir quelque mépris pour la manière , à perdre la timidité dont on était pénétré toutes les fois qu’il fallait agir ou exprimer une pensée, dans la crainte qu’il y eût peut-être mieux, comme action ou comme pensée, il n’y a qu’un pas. On le franchit. On s’exprime ou on marche sans songer comment on s’exprime et comment on marche. On est ce qu’on est, pour la première fois. Et c’est ce qu’on appellerait vieillir ? On préfère bénir la destinée, on s’habitue…

On a vu le spectre, et on s’habitue.

TABLE DES MATIÈRES

Pages
Une Exécution
La Forêt
Une petite Feuille
Le fleuve Rouge
Printemps
La Danse
Les Pigeons
Le Serin
Jimmy et Wilkie
Les Moments intenses
Le Tact
Les Revenants
Le Spectre

Imprimerie Nouvelle l’Avenir. — (Illisible).