Title : Tante Million
Author : Paul Margueritte
Release date : March 22, 2023 [eBook #70351]
Language : French
Original publication : France: Flammarion
Credits : René Galluvot (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))
PAUL MARGUERITTE
DE L’ACADÉMIE GONCOURT
PARIS
ERNEST FLAMMARION, ÉDITEUR
26,
RUE RACINE
, 26
Tous droits de traduction, de reproduction et d’adaptation réservés pour tous les pays.
Droits de traduction, d’adaptation et de reproduction
réservés pour tous les pays.
Copyright 1925, by
Ernest Flammarion
.
A cinq heures, après sa promenade au Bois, dans sa molle victoria, au trot cadencé des alezans, M me Arsène Goulart recevait. Le tableau de la semaine était invariable. Lundi, les dames patronnesses de l’Œuvre de l’Œuf à la coque, dont elle était la présidente d’honneur : petit salon. Mardi, grand salon : des vieux messieurs de diverses académies, des jeunes gens mûrs écrivant dans des revues graves, tenaient de doctes propos dont elle recueillait le bienfait sous forme d’un discret assoupissement que l’on feignait de ne pas remarquer.
Le mercredi, elle recevait son médecin dans son boudoir et l’accablait du récit de maux imaginaires ou réels. Jeudi, grand nettoyage des bibelots : des gants sales aux mains, elle astiquait elle-même les objets d’argent les plus précieux de ses vitrines. Vendredi, repos à la chambre, examen des comptes et migraine. Samedi, jour des parents riches ; et dimanche, jour des parents pauvres.
Seuls, la maladie ou l’accident dérangeaient l’orbe de ces habitudes, que sa volonté impérieuse dictait, et qu’appliquait, avec une régularité d’automate, le personnel domestique, depuis M lle Zoé Lacave, dame de compagnie, jusqu’au petit groom, Alfred.
Aujourd’hui, l’hôtel de l’avenue Kléber somnole dans la touffeur du calorifère : un silence quasi religieux baigne l’escalier blanc à tapis pourpre, l’antichambre, sur les banquettes de laquelle les deux valets de pied, en livrée bleu de roi et mollets de soie, se figent, tels des mannequins de cire. Nul coup de timbre ne partira de la loge pour annoncer des importuns. Sur la convalescence de M me Goulart, au sortir d’une grippe infectieuse, une consigne inflexible veille.
Dans la chambre à coucher spacieuse — tapisseries royales et meubles de musée — au crépuscule assombri qu’éclaire le reflet des braises d’une monumentale cheminée, M lle Zoé Lacave, vêtue de gris sombre, range sans bruit des papiers et passe et repasse devant les vitrines comme une grande chauve-souris. On n’entend que le souffle gras de la dormeuse.
Soupirs, bâillements. M lle Zoé, sur la pointe du pied, s’approche. Une voix forte lui ordonne d’allumer.
Au-dessus du divan, une grappe de raisin en cristal tamise une clarté douce.
Accotée sur un tas de petits coussins, une fourrure de vison sur les genoux, semblable à une idole monstrueuse, M me Goulart réclame le lunch.
Correct comme un diplomate de la grande école, sous sa couronne de cheveux blancs, le vieux maître d’hôtel apporte sur un plateau des sandwiches au gruyère, des barquettes de foie gras, des petits pâtés chauds, des toasts, du chocolat mousseux, du jus d’ananas.
Au mépris des recommandations du médecin, M me Goulart se sert d’abondance. Zoé Lacave hasarde une timide remontrance et s’attire un brutal :
— La paix, hein !
M me Goulart boit et mange. Il semble que la masse de son visage s’épaississe et que l’énormité de son corps s’accroisse. Elle a un nez bulbeux, de terribles yeux verts, une mâchoire de dogue et un triple menton. La résurrection de son énergie a quelque chose de redoutable. On peut lire sur ses traits un égoïsme farouche qui proclame : « Moi ! Moi ! » Un Moi passionné auquel elle sacrifierait tout l’univers.
Effacée, les épaules basses, Zoé Lacave, humble et pourtant menaçante d’un arriéré de rancunes et d’humiliations, la regarde dévorer et semble, devant ces bonnes choses interdites, déguiser de l’envie et du dégoût. Trois tasses de chocolat engouffrées assurent à M me Goulart un réconfort chaleureux. Elle murmure un :
— Ah ! ça va mieux !
Zoé Lacave ( l’air attendri ). — Si vos neveux de Vertbois vous voyaient ainsi, comme ils seraient heureux !
Madame Goulart ( bourrue ). — Il n’y a pas de quoi. Comment me verraient-ils, d’ailleurs, puisqu’ils sont à Biarritz et n’ont pas daigné accourir me soigner ?
Zoé Lacave . — M. de Vertbois avait la goutte et M me la comtesse son asthme.
Madame Goulart . — Ne prenez pas leur défense ! Les Vertbois sont des égoïstes. Tous mes parents sont des égoïstes. En est-il un seul qui m’ait témoigné le chagrin ou l’intérêt que lui inspirait ma maladie ?
Zoé Lacave , — Mais tous, madame, tous ! Vos neveux Girolle, votre nièce La Clabauderie, les jeunes Teulette, et tous ces messieurs du mardi et ces dames patronnesses !
Madame Goulart . — Ouin ! Ouin ! Ouin ! parlez toujours, Zoé ; vous m’instruisez ! ( Elle attaque et savoure un petit pâté à la viande. ) Personne ne m’aime. Vous pas plus que les autres !
Zoé Lacave . — Oh ! Pouvez-vous dire !
Madame Goulart . — Je sais ! je sais : je suis bonne pour entretenir les espoirs cupides de mes héritiers. La tante Million, comme ils m’appellent ! Eh bien, qu’ils prennent garde ! Entendez-vous ? Qu’ils prennent bien garde ! Mon testament n’est pas encore fait. Et il pourra y avoir bien des surprises au jour de ma mort.
Zoé Lacave . — M. et M me Girolle sont venus deux fois par jour prendre de vos nouvelles.
Madame Goulart . — Le beau mérite ! Ils habitent à la porte.
Zoé Lacave . — M. Girolle vous a envoyé douze bouteilles du vin phosphoré Vigor-Lux.
Madame Goulart . — Pour m’empoisonner. Qu’on jette cette saleté ! Elle ne lui a rien coûté d’abord. Le pharmacien qui a lancé cette drogue est le beau-frère de la sœur de la tante de la petite Girolle.
Zoé Lacave . — M lle de La Clabauderie a apporté pour vous une chancelière en peau de veau garnie de lapin blanc qu’elle a faite elle-même.
Madame Goulart . — Quelle se tienne les pieds chauds avec ! Je n’ai que faire de ses cadeaux.
Zoé Lacave . — Enfin, les Teulette, votre neveu et sa femme…
Madame Goulart . — Le petit rapin ? Ce sont les moins mauvais. Mais quels bohèmes ! Ils n’auront rien de moi et crèveront sur la paille.
Zoé Lacave . — J’ai mis à part des monceaux de lettres et de cartes de visite.
Madame Goulart . — Je verrai cela un autre jour. Quel temps fait-il ? Naturellement ! Il pleut. Je me sens mal. J’ai des étouffements. Pourquoi m’épiez-vous avec cet air niais ?
Zoé Lacave ( inquiète, la regarde étendre la main vers une soucoupe de salade russe ). — Madame, ne craignez-vous pas ?…
Madame Goulart ( repoussant la soucoupe, sans y toucher ). — Si, il est infect, ce lunch ! Je suis abominablement mal servie. Personne ne me soigne et tout le monde me vole. Quand je pense au prix de la petite cervelle de mon déjeuner ! Et les haricots verts, parlons-en, des haricots verts ! Tout augmente dans des proportions effroyables : c’est ma ruine. Fournisseurs et domestiques s’entendent. Je nourris des faquins et des pécores à ne rien faire, Zoé !
Zoé Lacave . — Madame ?
Madame Goulart . — Retenez ce que je vous dis. Un de ces jours, je ferai place nette. Ouste ! Tout le monde dehors ! J’irai vivre à l’hôtel, comme les Américains. Il fait froid. Sonnez pour qu’on remette des bûches ! Non, mettez-les vous-même, Relevez mes coussins ! Soulevez-moi ! Comme vous avez la main lourde ! Doucement, aïe !
Zoé Lacave . — Voilà : êtes-vous bien ?
Madame Goulart . — Non. Pourquoi serais-je bien ? J’ai trop chaud. Entr’ouvrez la fenêtre. Pas tant ! Un peu plus ! Décidément, vous n’êtes plus bonne à rien, Zoé !
M me Goulart repousse du pied sa fourrure, et son coude impatient culbute, sur le guéridon, une tasse qui tombe et se casse. Cris inarticulés, menaces, grand désespoir, tandis qu’ulcérée et stoïque Zoé Lacave, à genoux, étanche le tapis.
M. de Vertbois et la comtesse revenaient d’une excursion en auto avec des amis, le long de cette belle route qui, d’Hendaye à Bayonne, unit les aspects agrestes aux magnifiques horizons de mer.
Sous les voiles et le cache-poussière qui enserraient la maigre forme de M me de Vertbois, sous les fourrures et le masque de casseur de pierre qui faisaient ressembler M. de Vertbois à un Saturnien ou à un Marsien, nul ne les eût reconnus.
Mais quand l’auto s’arrêta, le long des arceaux de la rue la plus vivante de Bayonne, devant une pâtisserie, les Vertbois, dépouillés de leur enveloppe poudreuse, apparurent dans la sèche simplicité de leur grâce aristocratique : lui, très chauve, nez aquilin, petites moustaches teintes, un menu corps assez racé ; elle, jaune, longue, toute en profil et semblable à une belette extrêmement distinguée.
Déposés par l’auto hospitalière qui repartait sur un échange de : « Alors, c’est convenu !… Ici. Dans une heure. » M. et M me de Vertbois s’assirent à une petite table, commandèrent, elle, un chocolat chaud velouté de crème fouettée, lui, un lemon-squash . Et, après un silence qui pouvait signifier aussi bien des préoccupations divergentes que l’ennui sans paroles d’une intimité blasée, ils échangèrent les propos suivants :
M. de Vertbois ( il parle avec une politesse raffinée, et semble sucer ses mots comme des bonbons anglais ). — Votre chocolat, Aglaure, me paraît de bonne mine. Me trompé-je en le supposant à la cannelle et de marque espagnole ?
Madame de Vertbois . — Vous ne vous trompez pas, Norbert. Et votre citronnade ?
M. de Vertbois . — Délicieuse.
Silence. Un pli soucieux vient à son front.
Madame de Vertbois ( maternelle ). — Vous ne redoutez pas le courant d’air de ces arcades ?
M. de Vertbois ( avec la sollicitude due au souvenir d’une dot considérable, dont il ne reste plus que des débris ). — Et vous, chère amie, pour vos bronches ?
Madame de Vertbois . — Nullement. Ce chocolat m’a fait grand bien. Je vais me réchauffer en terminant mes courses. Ma liste ? La voici : rubans, mercerie, papier à lettres…
M. de Vertbois . — Moi, le pharmacien pour vos granules, et le photographe, pour le développement de nos derniers kodacks.
Nouveau silence préoccupé.
M. de Vertbois ( avec une fausse allégresse ). — C’est égal ; la bonne idée que nous avons eue de ne pas nous prêter aux exigences de la tante Arsène ! Voyez, Aglaure : ici, temps superbe, une vie des plus agréables. L’auto des bons Puybergue est excellente et leur hospitalité parfaite. A Paris, il fait noir, froid, boueux. Vous n’avez plus le moindre accès d’asthme, ni moi le plus petit élancement de goutte. Je me loue d’avoir vaincu votre répugnance à quitter Paris.
Madame de Vertbois . — Oui, mais la tante ?…
M. de Vertbois . — Quoi donc, ma chère ? La tante par-ci, la tante par-là ! Il faudrait être toujours à ses pieds, vivre dans son ombre, approuver tout ce qu’elle dit, ne respirer que dans la mesure où elle le permet ! Mais, dites-moi, sommes-nous liés par contrat à elle ?
Madame de Vertbois . Plût à Dieu ! Vous direz ce que vous voudrez, Norbert : je crois que nous avons commis une imprudence en nous éloignant.
M. de Vertbois . — Pas du tout. Il faut savoir se faire regretter. Nous lui manquerons, soyez-en sûre. Rien de mieux.
Madame de Vertbois . — A moins qu’elle ne nous en garde de l’aigreur, ou, ce qui serait pire, qu’elle nous oublie.
M. de Vertbois . — Vous ne vous rendez pas assez justice, ni à moi ; souffrez que je vous le dise. Nous sommes indispensables à la tante.
Madame de Vertbois . — Oh !
M. de Vertbois . — In-dis-pen-sa-bles ! Elle nous reverra avec cent fois plus de plaisir après cette fugue. D’ailleurs, que risquons-nous ? La brave Zoé nous tient au courant.
Madame de Vertbois ( sans conviction ). — Ou…i…i.
M. de Vertbois ( guilleret et supérieur ). — Allons, faites vos courses sans vous tourmenter. Au revoir, ne vous fatiguez pas trop.
A quatre heures et demie, l’auto stoppe dans la même rue, devant une autre pâtisserie. Le baron de Puybergue, grand, gros, barbu, rougeaud, comme il sied à un gentilhomme-fermier, attablé, savoure un cocktail. Il sourit aux Vertbois qui débouchent chacun de son côté.
M. de Puybergue . — Exactitude militaire. Vous avez tous vos paquets ? Vous n’avez rien Oublié ? Alors, je vous enlève !
Le moteur ronfle et, à grande allure coupée de déchirants coups de sirène, l’auto les ramène à Biarritz.
Dans le petit salon mis à leur disposition, et attenant à leurs chambres, les Vertbois aperçoivent, sur un guéridon, leur courrier, arrivé en leur absence.
Madame de Vertbois . — C’est plus fort que moi. Je suis inquiète. Est-ce un pressentiment ? Norbert, nous aurions dû rentrer à Paris dès que la tante a été malade.
M. de Vertbois ( il a pris les journaux et les lettres ). — Ne vous frappez donc pas. Justement ! L’écriture de Zoé.
Madame de Vertbois . — Ah ! mon Dieu ! Lisez vite, mon ami !
M. de Vertbois . — Je lis :
« Je tiens ma promesse, monsieur le comte, en venant vous raconter les derniers événements. Ils vous surprendraient si vous ne saviez quelle capricieuse fantaisie régit les actes de M me Goulart, et combien elle se plaît à déjouer toutes prévisions.
« Votre tante a décidé brusquement de partir pour la Côte d’Azur et d’y louer une villa : ce qu’elle a fait incontinent. Par une singularité de son caractère qu’explique aussi le conseil du médecin — cessation de visites et absence de tout surmenage — elle a choisi une très petite et inconfortable bicoque, bâtie en plâtras, où les trois domestiques qui nous ont accompagnées campent au sous-sol et geignent du matin au soir. J’ai, pour ma part, attrapé des rhumatismes. Mais de cela, elle n’a cure, et rien que pour nous faire enrager, elle affronte avec intrépidité les cheminées qui fument et les vents coulis des portes et fenêtres.
« Inutile de vous attester, monsieur le comte, que j’ai fait tous mes efforts pour décider M me Goulart à préférer Biarritz, qui lui offrait l’avantage de votre présence et vous permettait, sans changer vos habitudes, de témoigner à votre tante cet intérêt attentif dont le manque actuel est un de ses imaginaires et acrimonieux griefs. Mais je me suis heurtée à une opiniâtreté invincible, et, en ce qui vous concerne, à des jugements aussi injustes que défavorables.
« Ce qui m’inquiète, je ne puis vous le cacher : c’est que les cousins Colembert, revenant d’Algérie et de Tunisie, se sont annoncés à M me Goulart, qui a paru ravie et les attend demain à déjeuner.
« Vous connaissez leur don d’intrigue. Agissez donc, monsieur le comte, au mieux de vos inspirations, et veuillez, ainsi que M me la comtesse, me croire votre fidèle servante.
Zoé Lacave . »
Madame de Vertbois , atterrée . — Ah ! Norbert, mon pressentiment.
M. de Vertbois . — Diable ! Diable ! Ces Colembert qui ont l’air de porter un nom de fromage et qu’elle ne pouvait souffrir. Voilà qui est fâcheux ! Diable !
Dans les salons de jeux de Monte-Carlo, M me Goulart promenait un visage réprobateur. Elle tenait les assistants pour de purs imbéciles, bien bons de perdre leur argent. Quant à elle, pas si bête !
Les Colembert marchaient dans son sillage, échangeant derrière son dos, de temps à autre, un regard complice.
Gras et rose, les cheveux blond paille et une large barbe, son ventre en futaille cuirassé d’un gilet blanc, sur lequel s’épanouissait la double chaîne d’or de la montre, vêtu d’homespun moutarde, des souliers jaunes aux pieds, ces souliers américains qui font bosse et que borde un promenoir, le cousin Médéric se dandinait, content de l’excellente bouillabaisse dont il venait, à Beaulieu, de régaler la tante, et enchanté de la vie qu’il savourait pour ses surprises et son imprévu : la vie tantôt propice à ses desseins et tantôt bouleversée de catastrophes qu’il déchaînait par son audace et supportait avec flegme.
Un zoologiste l’eût classé entre le commis voyageur et le bookmaker. Il avait le ton persuasif de l’homme qui vous agrippe le bras et se cramponne au bouton de votre habit. La tante subissait sa faconde, tour à tour conquise ou révoltée, et ne sachant si elle l’aimait ou l’exécrait.
Mélanie Colembert, bouffie, rougeaude, hilare, sanglée d’une robe violette à revers rouges d’un goût riche et odieux, roulait des regards expressifs vers les tables chargées d’enjeux.
Une ou deux fois par jour, son espoir enterrait la tante, sans méchanceté, mais parce que cette prévision lui semblait naturelle et conforme à l’ordre des choses. Crédule aux inventions admirables de son mari, associée à ses magnificences (auto au mois, palaces, bijoux et robes) et à ses dégringolades (l’autobus, les bouillons économiques et le garni pauvre), elle, aspirait au repos bien gagné d’une fin de vie prospère.
M me Goulart, cependant, arpentait la salle, et le ricochet de la bille virevoltant dans le cercle brouillé des couleurs l’attirait comme un aimant.
Jouerait-elle ? Ne jouerait-elle pas ? Jouer, c’était le désaveu de ses principes, l’immoralité de risquer son argent : oh ! pas grand-chose ; ce n’est pas elle qui lancerait les louis à la volée. Ne pas jouer, c’était perdre l’occasion, peut-être, d’un bénéfice immédiat. Ce gros monsieur, oui, là, venait de gagner un tas d’or. Il riait d’aise en bourrant ses goussets.
Elle hésita, s’arrêta derrière la table et le gros monsieur. Colembert guettait cet instant.
Madame Goulart . — Il faut pourtant que je joue les cinq francs que cette sotte de Zoé m’a confiés. Oh ! elle va les perdre, c’est sûr ! Et ce sera bien fait !
Colembert . — Où allez-vous les placer ?
Madame Goulart . — Elle m’a dit : sur le rouge.
Madame Colembert . — Prenez plutôt les douzaines.
Madame Goulart . — Non. Elle m’a dit : rouge. Où ai-je fourré sa pièce ? C’était un Léopold. Et ça, c’est un Napoléon III.
Madame Colembert . — C’est toujours cent sous.
Madame Goulart . — Oui ; Tenez, Médéric, je n’ai pas le bras assez long : placez les cent sous de Zoé, et allons-nous-en.
Colembert . — Voilà : sur le 27 !
Madame Goulart . Vous êtes fou ! Un numéro plein ! Elle a dit : sur le rouge.
Colembert , avec certitude . — Le 27 va sortir.
On entend la voix sacramentelle : « Rien ne va plus !
Et après un court silence d’angoisse, la voix proclame un chiffre que la tante Million n’entend pas, et d’autres mots que suit un va-et-vient d’écus, de louis, ratissés ou envoyés.
Colembert . — Vous avez gagné !
Madame Goulart , stupéfaite . — Non ?
Colembert . — Si.
Madame Goulart . — Retirez vite !
Colembert , péremptoire . — Je laisse. Le 27 va encore sortir !
Madame Goulart . — Médéric, ne tentez pas la chance ! C’est déjà merveilleux que Zoé ait gagné avec une pièce de cent sous à moi, encore !… car elle était à moi, cette pièce.
Colembert . — Le 27 est ressorti. Je ramasse.
Il dépose dans les mains frémissantes de la tante Million une petite poignée de pièces d’or.
Madame Colembert . — Oh ! Médéric a toujours la chance quand il joue pour les autres !
M me Goulart, fascinée, immobile, se penche vers la table. Elle épie tous ces visages attentifs, le regard fixe d’une jeune femme décavée, les pattes de crabe d’un vieil homme chauve ; sidérée d’émotion, la tentation de jouer et de gagner encore la tenaille.
Madame Goulart , qui referme son réticule . — Tiens ! la voilà, la pièce de Zoé, l’effigie de Léopold.
Son regret est évident, son arrière-pensée transparaît.
Madame Colembert . — Puisque vous avez joué avec votre pièce, le gain est vôtre.
Madame Goulart , dont le visage exprime une cupidité monstrueuse et ineffable . — Vous croyez ?… Peut-être ?… Il est certain que Zoé voulait que je joue sa pièce à elle.
Colembert . — Et pas une autre.
Madame Colembert . — Et sur le rouge. Pas ailleurs.
Colembert . — Donnez. Je vais me conformer aux instructions de Zoé. Je place son Léopold sur le rouge.
Madame Goulart . — Cette pauvre Zoé… Est-il juste que ?…
Colembert , décisif . — Nous devons remplir notre mandat. Voilà, j’en étais sûr. Elle a perdu.
Madame Goulart . — Elle n’a jamais eu de chance ! Chaque année, elle joue sa pièce de cent sous, et la perd.
Colembert . — Mais vous, vous avez la veine, je le sens. Confiez-moi un louis.
Madame Goulart , épouvantée . — Non, non !
Colembert . — Mélanie vous l’a dit. Je gagne toujours pour les autres.
Madame Goulart , serrant son réticule sur son cœur . — Non, non, vous reperdriez. Allons-nous-en !
Madame Colembert . — Vous perdez peut-être une fortune. Quand Médéric a la veine !
Colembert . — Oui, l’inspiration. Fiez-vous à moi.
Madame Goulart . — Allons-nous-en. La chance a tourné.
Colembert . — Ne me donnez rien. Voici un louis, à moi. Je vous le prête. Si vous gagnez, tout est pour vous, sauf mon louis que je me rembourse.
Madame Goulart . — Ah ! bon ! Comme cela.
Colembert , lançant son louis . — Les douze premiers !
Il a gagné et transporte son gain sur les douze derniers ! Il gagne et mise le tout sur les douze moyens. Encore gagné.
Madame Goulart , éperdue de joie et de crainte . — C’est trop beau ! C’est impossible ! Vous allez reperdre. Vous jouez comme un fou ! Ce n’est pas amusant. Risquez seulement cent sous à la fois !
Colembert , magnifique . — Vous ne voudriez pas ! Je mets sur un numéro plein.
Il gagne.
Nouveaux douzièmes.
Il perd.
Nouveau plein. Il gagne, laisse la somme et regagne.
Hauts, bas, revers, triomphe. M me Goulart, tour à tour rouge, verte, hagarde, les jambes molles, le souffle coupé, assiste à cette bataille d’un homme contre le destin. Elle risque de s’évanouir, quand Colembert, retiré du jeu et sa caisse faite, reprend son louis et lui tend le tas d’or et de billets.
Colembert . — Cinq mille sept cent vingt francs !
Madame Goulart , s’en saisissant, éperdue . — Filons ! Filons ! Filons !
Sortie sensationnelle.
Mademoiselle Zoé Lacave,
Poste restante,
Nice-Cimiez (Alpes-Maritimes).« L’inquiétude de M me de Vertbois et la mienne grandit de jour en jour, ma chère Zoé. Se peut-il que, sous l’influence détestable des Colembert, notre tante, notre excellente tante Arsène méconnaisse notre dévouement et bafoue notre fidélité ?
« Quoi ! Un esprit vigoureux comme le sien, et qui se flattait de ne subir d’empreinte de personne, se laisse mener à l’aveuglette par ces sonores et vides intrigants !
« Tout ce que vous me mandez, avec une précision de détails dont je vous sais le plus grand gré, nous déconcerte et nous indigne. L’asthme de M me de Vertbois s’en trouve si fâcheusement impressionné qu’il n’est guère d’instant où elle ne suffoque : poudres au datura et gouttes de lobélie sont impuissantes à conjurer cette nouvelle crise.
« De mon côté, je souffre d’une recrudescence de rhumatismes, si bien que nous ne pouvons profiter de l’offre des Puybergue, qui projettent de rejoindre la Côte d’Azur en passant par Pau, Toulouse, Carcassonne et Nîmes. Un délicieux voyage, qui nous rapprochait de la tante en un moment si opportun !…
« Quel regret d’y renoncer ! Renoncer, alors que les Colembert font la pluie et le beau temps, disposent, tranchent, ordonnent. Je connais le pèlerin : je me le représente avec son gros ventre et ses yeux en boules de loto. Je contemple, à travers votre dernière lettre, ce maître Jacques improvisé, régnant à l’office autant qu’au salon.
« Je le vois apprenant à la cuisinière la recette de cette soupe aux moules dont vous dites que la tante eut l’imprudence de se régaler. Je le vois, apothicaire officieux, concentrer ce jus de pruneaux dont vous m’assurez qu’elle se trouve si merveilleusement. Je le vois, nettoyant de ses propres mains la petite chienne Bijoute, avec ce savon de sa composition qui tue les puces et empeste le muguet. Charlatan, qui veut se rendre indispensable !
« Et il y réussit, par malheur, déterminé qu’il est à entraîner la crédulité de la tante vers quelque spéculation désastreuse, quelque commandite déplorable, vers le gouffre final d’un de ces innombrables krachs dont il a la spécialité.
« Mais il ne gardera pas longtemps le champ libre ! A l’heure qu’il est, nos cousins les Girolle, prévenus par mes soins, vont arriver à Nice. Ne soyez pas trop surprise de me voir appeler à la rescousse des combattants, dont en toute autre circonstance j’eusse écarté le concours. Le danger nous presse et l’union fait la force.
« Vous connaissez l’humeur belliqueuse de Girolle et l’acidité corrosive de Mélanie Girolle. Les Colembert, battus en brèche, ne pourront, je l’espère, tenir longtemps contre ces tenaces rivaux.
« Sur ce, ma bonne Zoé, guérissez vite cette fluxion que vous devez à l’humidité de votre chambre. M me de Vertbois joint ses bons souvenirs aux miens, que je nuance d’un respect.
Norbert de Vertbois . »
P.-S. — Tenez-moi au courant de l’arrivée des Girolle et des premières escarmouches.
Le jour où Zoé Lacave alla, non sans se retourner plus d’une fois, par crainte d’être épiée, retirer cette lettre au guichet de la poste restante, les Girolle prenaient d’assaut un compartiment de secondes du train de nuit Paris-Nice.
Pendant un long moment, M. Girolle, qui était petit et rageur, crâne chauve et barbiche grise, se colleta avec les valises et le filet, tandis que M me Girolle, mince et jaune, déplorait la lenteur de leur fiacre, le manque de porteurs, l’excédent de bagages, l’afflux des voyageurs et les petits pois de son dîner qui passaient sans bonne grâce.
M. Girolle, dont l’aménité n’est pas la qualité foncière, ronchonne depuis qu’ils ont quitté la maison. Entre sa femme et lui, l’incompatibilité d’humeur n’a jamais causé qu’une scène, farcie d’aigreurs et convulsée de reproches. Une seule. Elle dure depuis vingt-cinq ans.
Madame Girolle . — Tu as mal placé le sac de nuit. Il va tomber.
M. Girolle . — Qu’il tombe ! Tu n’avais qu’à ne pas prendre tant de petits colis. Es-tu sûre que le compte y est ?
Madame Girolle . — Oui. Si tu n’as rien laissé dans la voiture.
M. Girolle . — J’y ai du mérite… Attends ! ( Il tire son mouchoir et époussète les coussins. ) At… At… Atchoum !
Madame Girolle . — Qu’est-ce que tu as à éternuer ?
M. Girolle . — Tu le vois ; j’enlève les microbes !
Madame Girolle . — Et tu en remplis ton mouchoir.
M. Girolle . — Tu n’es jamais contente.
Madame Girolle . — Ta peur des microbes est risible !
M. Girolle . — Ton dédain du péril est inepte ! Allons, bon ! Tu as écorché la valise neuve en l’arrachant brusquement du fiacre.
Madame Girolle . — Parle donc ! Tu as aplati mon carton à chapeau !
M. Girolle . — Aussi, a-t-on idée d’emporter une pareille roue de moulin ?
Madame Girolle . — Je ne t’ai pas empêché, moi, de prendre deux complets, un pyjama et ton smoking, qui remplissent toute ma valise.
M. Girolle . — Et toi, avec tes robes ! Pour fermer la malle, le concierge a dû monter dessus.
Madame Girolle . — Qu’est-ce que c’est que, cette loque que tu sors ?
M. Girolle . — Mon vieux foulard noir, pour m’envelopper la tête quand je dormirai.
Madame Girolle . — Joli !
M. Girolle . — Autant que tes bigoudis, le matin !… Attends ! ( Il reprend son mouchoir. )
Madame Girolle . — Qu’est-ce que tu vas essuyer, encore ?
M. Girolle . — Les carreaux. Tout à l’heure, la trépidation nous fera avaler leur poussière.
Madame Girolle . — Ma parole ! Tu vois des microbes partout !
M. Girolle , se fourrant dans la bouche une pastille de menthol . — Je ne t’en offre pas ?
Madame Girolle . — Merci. J’ai horreur de la pharmacie. Tu es enrhumé ?
M. Girolle . — Non, c’est par précaution. A dix heures, je prendrai un cachet de quinine.
Madame Girolle . — Tu as la fièvre ?
M. Girolle . — Non, c’est pour la couper d’avance. Je ne veux pas arriver malade à Nice.
Madame Girolle . — Mais tu l’es, malade. Malade imaginaire ! Tu l’as toujours été.
M. Girolle , sépulcral . — Quand je serai mort, tu ne feras plus d’esprit à mes dépens.
Madame Girolle . — Et tout cela, ce dérangement, ces tracas, ce voyage coûteux et insensé, pour aller nous faire rabrouer par la tante Arsène.
M. Girolle . — Pardon, nous remplissons un devoir ; évincer les Colembert !
Madame Girolle . — Tu seras malin. Ils savent se cramponner !
M. Girolle . — J’ouvrirai les yeux de la tante.
Madame Girolle . — Au profit de qui ! De ces égoïstes de Vertbois ? J’aime encore mieux les Colembert, qui ne posent pas, ne sont pas sournois et m’amusent.
M. Girolle . — Ils t’amusent ? Tu n’es pas dégoûtée.
Madame Girolle . — Tes Vertbois ! Ils te font tirer les marrons du feu. Va, ce n’est pas nous qui les croquerons !
M. Girolle . — Vite ! Vite ! On va monter dans notre compartiment. Colle-toi à la portière !
Vain subterfuge. Deux Anglais, puis un officier en civil, puis deux dames mûres, escortées d’un vieux monsieur à l’évident catharre, refoulent M me Girolle et submergent le wagon.
M. Girolle , avec un désespoir sombre . — Complet !
Madame Girolle , en écho navré . — Complet !
Le Contrôleur . — Vos billets, messieurs et dames, si-ou-plaît ?
Portières, Sifflet. Départ.
M. et M me Girolle, ankylosés d’avance pour dix-huit heures, se rencognent et se toisent avec une férocité contenue, où couve la scène perdurable qui remplit leur vie, et va, dans cinq minutes, exploser à nouveau.
C’est dans le salon à bow-window de la villa Pastougnette.
Le locatis dans son horreur ; cretonnes sales et peluches usées ; poufs et fauteuils crapauds, tables en arabesques. Sur la cheminée, entre deux grands coquillages roses, une pendule Empire en bronze se refuse à marcher. Chromos encadrés aux murs.
On dirait que le propriétaire s’est ingénié à orner la villa de tout ce que les bric-à-brac ont de plus hétéroclite et de plus minable ; il l’a louée pourtant outrageusement cher. Naturellement, la cheminée fume et les odeurs de cuisine montent du sous-sol.
Le choix de cette demeure et le fait qu’elle s’en accommode supposent chez M me Goulart une véritable perversité mentale. Évidemment elle savoure le contraste et se délecte à songer que, pour quinze mille francs, elle occuperait, si elle voulait — mais elle ne veut pas — une villa somptueuse, et qu’à Paris, son hôtel regorge de richesses, dans le noir des volets clos.
Contre la baie, dont le store déchiré se relève, cingle une de ces pluies diluviennes qu’on ne voit que dans le Midi. Des palmiers aux plumes déchiquetées, des cactus hérissant leurs dards, de vilains arbres-chenilles, tout l’économique jardin tropical, sans autres fleurs que deux maigres plates-bandes de géraniums.
La tante Arsène et le cousin Colembert viennent de jouer leur septième partie de dames, cependant que M me Colembert, restée dans la chambre de Zoé Lacave, reprise, avec celle-ci, les bas de la tante.
Cette fois encore, M me Goulart vient de gagner, malgré la belle défense de Colembert, très fort au jeu et assez astucieux pour lui laisser le mérite d’une victoire chèrement disputée.
Madame Goulart . En voilà assez. Ça ne m’amuse plus.
Colembert . — S’il fait beau demain, je vous emmènerai à Cannes, en automobile, visiter le yacht de mon ami Perdriggers.
Madame Goulart . — C’est un bon bateau ?
Colembert . — Magnifique ! Vous devriez l’acheter.
Madame Goulart . — Pourquoi faire, Seigneur ?
Colembert . — Vous vous promèneriez en mer. Excellent pour votre santé. Et nous irions en croisière jusqu’à Tunis étudier le projet gigantesque dont je vous parlais hier : l’exploitation des salines de Rahat-Schouss.
Madame Goulart . — Très peu pour moi ! Vous êtes un assez bon garçon, Médéric ; vulgaire en diable, mais amusant quand vous ne parlez pas d’affaires. Ah ! non ! pas d’affaires ! Vous n’y entendez rien !
Colembert , avec une fausse gaieté . — Et vous, vous êtes une cousine que j’aime, honore et respecte infiniment ; mais votre méfiance vous empêchera de profiter des occasions exceptionnelles que je me faisais un plaisir de vous offrir.
Madame Goulart . — Oh non ! j’ai de la mémoire. La seule fois que j’ai pris des actions dans vos affaires, cinq mille francs, pour les « Pilons-concasseurs du Thibet », était-ce une occasion exceptionnelle, celle-là ? Mes cinq mille francs courent encore !
Colembert , le geste large . — Parce que vous n’avez pas la foi ! Si vous aviez la foi, non seulement vous seriez rentrée dans vos cinq mille francs, mais ils auraient fait des petits.
Madame Goulart . — Mon gros, on ne me fait pas marcher quand je ne veux pas.
Colembert . — Parbleu, je le sais bien. Mais que vous avez tort ! Ah ! que vous avez donc tort ! Tenez, cette exploitation des Salines de Rahat-Schouss, vous ne soupçonnez pas l’extension qu’elle peut prendre : garanties de toute sorte ; la grande banque internationale marche derrière nous. Les dividendes atteindront le quarante du cent.
Madame Goulart . — Trop beau pour moi.
Colembert , s’enflammant . — Oui, voilà ; vous êtes comme toutes les riches, vous vous engourdissez sur votre fortune. Voyons, l’autre jour, à Monte-Carlo, quand je vous ai ramassé la forte somme, est-ce que vous ne trépidiez pas aux sensations palpitantes du jeu ? Ça, c’est vivre !
Madame Goulart . Ta ! ta ! ta ! C’est un miracle que d’avoir gagné. Et vous ne m’y repincerez plus. Vos Salines — comment dites-vous ? — de Rapate-Shouss ne verront pas mon argent.
Colembert . — Tant pis pour vous. Vous préférerez, je gage, vous intéresser à mes monoplans-parachutes, qui suppriment tout risque en cas de descente brusque ?
Madame Goulart . — Oh ! ces machins-là ne m’intéressent pas.
Colembert . — Cependant, le patriotisme…
Madame Goulart . — Je suis patriote. Mais je ne compte pas monter en aéroplane. Alors ?
Colembert . — Avez-vous du moins réfléchi à mon idée d’adjoindre à l’œuvre si intéressante que vous patronnez, « l’Œuf à la coque », destinée aux enfants et aux vieillards, l’œuvre annexe de « l’Œuf dur », réservée aux convalescents et aux adultes ? Cette opération philanthropique vous couvrirait d’honneur et rapporterait du dix pour cent. Il ne vous manque qu’un bon directeur. Je m’offre.
Madame Goulart . — Ouin ! J’ai bien assez à faire avec ces dames. Et puis quoi, vous, directeur ? Vous êtes trop occupé, mon bon. Que deviendraient les Salines de… Macache-Pousse et les monochutes de votre invention ?
Colembert , se décidant à rire . — Vous avez des préventions… Des préventions… Alors, demain nous visitons le yacht de mon ami Perdriggers. Un gentleman accompli. Il nous offrira un lunch au champagne, un champagne que je lui fournis et que je place avec une forte remise pour l’acheteur. Quand vous en aurez goûté, vous m’en demanderez douze paniers. C’est du nectar !
Madame Goulart , alléchée . — Combien le vendez-vous, votre champagne ?
Irruption de Zoé Lacave, dans un transport d’agitation insolite.
Madame Goulart , sévèrement . — Qu’est-ce qui vous prend, Zoé, d’entrer en trombe et sans frapper ?
Tassée dans son fauteuil, énorme et la face en groin, elle terrifie Zoé qui bafouille :
— Les Girolle, madame !
Madame Goulart . — Quoi, les Girolle ?
Zoé Lacave . — Ils arrivent ! Ils grimpent le raidillon. Je les ai reconnus de loin. Dans trois minutes, ils sonneront à la grille.
Madame Goulart . — En voilà un aria ! Qui est-ce qui les invite, ceux-là ? Est-ce qu’on arrive sans prévenir ? Zoé, condamnez ma porte !
Zoé Lacave , qui n’aime pas les Girolle, tant à cause de leur aigreur que de leur ladrerie . — Bien, madame !
Elle sort, et Colembert se frotte les mains, cependant que M me Colembert pénètre dans la pièce, une corbeille pleine au bras.
Madame Colembert . — Voyez, cousine, nous avons reprisé, Zoé et moi, tous vos bas.
Madame Goulart , moitié figue et moitié raisin . — Bien obligée. Il est vrai que vous n’avez rien de mieux à faire. Puisque vous aimez travailler, je vous donnerai deux robes et un chapeau…
Madame Colembert , confuse . — Oh ! cousine !
Madame Goulart . — … Pour que vous me les arrangiez. Ils en ont besoin.
Madame Colembert , résignée . — Avec joie.
Colembert , planté devant la baie . — Les Girolle ne sont pas contents. Ils parlementent avec le jardinier, qui refuse d’ouvrir la grille.
Madame Goulart , s’approchant . — Girolle est un pouacre et sa femme une chipie ! Ils sont intolérables. Ah ! voilà Bijoute qui va au-devant d’eux en aboyant. Eh bien, qu’est-ce qui lui prend, à cet idiot de jardinier ! Voilà qu’il les laisse entrer ? Firmin ! Firmin !
Elle tire si violemment le cordon décrépit de la sonnette qu’il lui reste dans la main. Le maître d’hôtel se précipite.
Madame Goulart . — Firmin, courez dire à ces personnes que je ne reçois pas.
Il se précipite.
Madame Goulart , outrée . — Les voilà déjà sur le perron. Non ! A-t-on idée ? Violer mon domicile ! ( Aux Colembert ). Pourquoi riez-vous ? Qu’est-ce que l’importunité des Girolle a de plaisant ? Vous croyez-vous plus malins qu’eux ? J’entends qu’on me respecte. Je reçois qui je veux et, quand on a cessé de me plaire : la porte !
« Ah ! voilà Zoé qui s’en mêle !
« Oh ! que je m’amuse ! Girolle lui dit des sottises et sa femme écume. Ils sont trempés et vont sûrement prendre un rhume. Ah ! Ah ! Ah ! Bijoute va les mordre ! Mords-les, Bijoute ! Mords-les ! ( Elle pousse un grand cri. ) Le misérable Gi… Gi… Girolle a frappé Bijoute avec son parapluie ! Je le déshérite !
( Elle renifle férocement. ) « Je déshériterai quiconque bronchera !… Je déshériterai tout le monde ! »
Silence consterné, tandis que les Girolle, verts de confusion et de rage, battent en retraite sous l’averse et, au coin de la grille et du mur, disparaissent.
Par la radieuse journée, Cannes est blanche de soleil et la mer fulgure d’écailles d’or.
Dans le salon du yacht Diamond-Star , galamment fleuri de buissons de roses et d’œillets, Tante Million a fait honneur au lunch au champagne (ma foi, excellent !) fourni par Colembert. Le propriétaire du yacht, M. Perdriggers, en veston bleu aux ancres d’or sur les revers et casquette plate, se manifeste plein d’égards.
C’est un grand gaillard rasé à l’américaine, avec une bouche amère et des yeux d’un bleu aigu. Sa raideur correcte a impressionné favorablement M me Arsène Goulart et calmé les transes de Zoé Lacave qui, sitôt sur le pont d’un bateau, défaille.
Mais Colembert n’est pas rassuré. Il sait que son ami Perdriggers — un type extraordinaire ! — est sous pression d’une formidable griserie d’éther, et que cet état peut déclencher en lui les pires accès d’extravagance. Il n’ignore pas que le capitaine Marius Boultabène a dû plus d’une fois, en pareil cas, cadenasser dans sa cabine « le patron », qui, son ivresse cuvée, ne se souvient plus de rien et reprend sa vie normale de gentleman accompli.
Précisément Perdriggers, dont le mutisme rigide devenait impressionnant, s’est éclipsé ; et voilà qu’on entend des ordres sur le pont, un bruit d’amarres et de pieds nus résonne, et au long des hublots on voit défiler, dans un glissement doux, la petite jetée et les maisons du port. Un ronflement ébranle la coque du navire. Eh quoi ? L’on part ?
Madame Goulart . — Qu’est-ce que cela signifie ?
Colembert , aussi surpris qu’elle . — Ce doit être une attention de Perdriggers.
Madame Goulart . — Une attention ?
Colembert , sourire niais . — Une petite promenade. Il nous conduit sans doute aux îles de Lérins.
Zoé Lacave . — Oh ! mon Dieu, moi qui ne puis supporter la mer.
Madame Colembert . — Il fait très beau, la mer sera d’huile.
A cette évocation, loin de se rassurer, Zoé Lacave grimace. Colembert a escaladé le pont. Il se heurte au capitaine Marius Boultabène, large visage barbu de Triton, excellent pilote, mais un peu simplet. Il a horreur du « plancher des vaches » et « se languit » qu’on ne tangue ni ne roule au large.
Colembert . — Que se passe-t-il donc ?
Le Capitaine , fort accent méridional . — Une fantaisie de M. Perdriggers. Nous allons à Palerme.
Colembert . — Comment, à Palerme ? Palerme en Sicile ?
Le Capitaine . — Eh oui, il m’a dit comme cela : « Marius, on s’en va à Palerme. Et grande vitesse ! » Moi, je veux bien.
Colembert . — Mais ma cousine ne s’attend nullement… C’est une trahison ! On n’enlève pas les gens comme cela ?
Le Capitaine . — Té vé. Moi, je croyais que vous étiez d’accord avec le patron.
Colembert . — Jamais de la vie ! Dites-moi, hein ? Stoppez ! Vous allez stopper au plus vite !
Le Capitaine . — Je ne connais que ma consigne. Pourquoi ne voulez-vous pas que nous allions à Palerme ?
Colembert . — Mais c’est insensé ! Où est Perdriggers ?
Le Diamond-Star est sorti du port et, sur la mer d’huile qui clapote d’un brin de houle, il pique du nez, puis roule à plaisir.
Perdriggers émerge de la cambuse, où, selon toute apparence, il a corsé d’un grand verre de whisky son champagne à l’éther. Toujours aussi correct, mais d’une rigidité agressive, les yeux fixes et le masque dur.
Colembert . — Dites donc, mon vieux, c’est une farce ?
Perdriggers ne répond rien.
Colembert . — Ma parente en ferait une maladie, vous savez !
Silence obstiné de Perdriggers.
Colembert , lui tapant sur l’épaule . — Voyons, voyons, Perdriggers !
Perdriggers , d’une voix mesurée, mais tranchante . — Fermez !
Colembert . — Comment !
Perdriggers . — Fermez ! Les mains dans le rang, d’abord. Fixe ! Pas de sédition ! C’est moi qui commande, ici !
Colembert . — Non, mais…
Perdriggers , tirant de sa poche un revolver minuscule, mais élégant . — Un mot de plus, et je vous tue.
Colembert , livide de saisissement . — Ah ! bien, parfait !
Perdriggers , d’une voix éclatante . — Capitaine Boultabène !
Le Capitaine , accourant . — Monsieur ?
Perdriggers . — Appelez-moi commandant ! Bouclez-moi cet homme aux fers ! Quant aux deux femmes qui sont dans le salon, vous allez me faire le plaisir de les flanquer à l’eau !
Le Capitaine . — Bouffre !
Perdriggers . — Par-dessus bord ! Et vivement !
Le Capitaine , parlementait . — Écoutez, monsieur Perdriggers…
Perdriggers , braquant son revolver . — Un, deux ! Quand je dirai trois, je vous préviens que vous aurez une balle dans le corps !
Par bonheur, deux matelots, attirés par l’étrangeté de la scène et les regards suppliants de Colembert, saisissent par derrière Perdriggers, qui a le temps de lâcher deux coups de revolver sur M me Arsène Goulart, juste au moment où, émergeant de l’escalier, elle débouche sur le pont.
On désarme Perdriggers, on le ficelle avec les plus grandes difficultés, comme un saucisson et on le descend dans sa cabine, tandis que Colembert et sa femme se précipitent pour relever M me Goulart qui, convulsive et sur le dos, bat l’air de ses poings et de ses talons, en proie à une effroyable attaque de nerfs.
Zoé Lacave , qui, verte et mourante de peur, s’est traînée aux pieds de sa maîtresse . — Madame ! Madame ! Comme elle a les mains froides ! Elle ne répond pas. Elle va mourir.
Madame Goulart , rouvrant les yeux, et d’une voix pâteuse . — Qu’on me débarque ! Qu’on me mette à terre !
Colembert , empressé . — Oui, oui. Le capitaine fait virer de bord. Nous allons rentrer dans le port.
Madame Colembert . — Vous allez mieux ! Quelle peur nous avons eue !
Madame Goulart . — Pas tant que moi ! ( Elle détourne d’eux ses regards avec une rancœur indicible. ) Zoé, ne reniflez pas comme ça ; mouchez vos larmes.
On entend les hurlements de bête fauve qu’exhale Perdriggers, en train de se débattre dans sa cabine, impuissant et gardé à vue.
Dix minutes après, on s’apprête à débarquer, avec précaution, la tante inerte et murée dans sa fureur et son ressentiment. A quoi l’exposait la légèreté inconcevable des Colembert ? Jamais elle ne leur pardonnera ! Qu’ils disparaissent au plus tôt de sa vue !
Le Capitaine , de la pointe de son couteau, il a extrait de la toiture du salon une des balles envoyées par Perdriggers ; il l’offre galamment à M me Goulart . — Peuchère ! Gardez-la comme souvenir ! Pas moins, un centimètre de plus, ma pôvre dame, et vous receviez le pruneau dans votre gaillard d’avant.
M me Goulart prend la balle et ne répond rien.
Elle se refuse aux soins des Colembert et descend à quai, soutenue par Zoé et un matelot.
Deux personnes mêlées au groupe de flâneurs et de badauds s’élancent avec un double cri de joie et de combat. Ce sont les mélancoliques Girolle qui, venus se promener à Cannes, se trouvent là providentiellement pour recueillir la tante.
Madame Goulart , anéantie . — C’est vous, mon bon Girolle ! C’est vous, ma chère Mélanie ! Emmenez-moi ! Vite ! emmenez-moi dans un bon hôtel. Je suis brisée…
M. Girolle , qui flaire un drame rien qu’à l’aspect déconfit des Colembert . — Disposez de nous !
Colembert . — Je vais vous expliquer !
Madame Goulart , révoltée . — N’expliquez rien. Taisez-vous ! Que je ne vous revoie jamais ! ( Souriant aux Girolle .) Mes bons amis, mes chers neveux, ne me quittez pas… Défendez-moi…
Mélanie et son mari, brandissant, l’une son parapluie, l’autre sa canne, arrachent la tante aux Colembert, la fourrent dans une auto et l’enlèvent avec un rire triomphant de représailles, l’ivresse de la fortune qui leur revient.
Montargis, 4, rue aux Poules.
Place de la Halle-aux-Grains.
« Monsieur le comte,
« Cette adresse, je le sens, vous inspirera un légitime étonnement. « Pourquoi Zoé Lacave est-elle à Montargis ? » demanderez-vous à madame la comtesse ? (J’espère qu’elle souffre moins de son asthme ; et votre retour à Paris m’est le gage que vos rhumatismes ont cédé devant le bienfaisant climat de Biarritz.)
« Rassurez-vous, monsieur, je n’ai point abandonné ma maîtresse, et nous sommes toutes deux dans la petite maison claustrale de M lle de La Clabauderie, celle des nièces de M me Goulart que vous considérez avec le moins d’antipathie, puisqu’elle est « née », de bon ton et de décentes manières, quoique son célibat prolongé ait jauni son teint et altéré peut-être un peu la mansuétude d’un caractère porté naturellement à la bienveillance.
« Oui, nous sommes ici comme dans un refuge, ravies par miracle à la traîtrise de la mer et à la furie meurtrière d’un Américain ivre, suggestionné sans doute par les Colembert.
« Je vous ai mandé au plus tôt ces infortunes et fait savoir que, par une circonstance imprévue, où il faut reconnaître les incohérences du sort, nous nous étions rencontrées, en sortant du bateau, nez à nez avec les Girolle, devenus du coup nos protecteurs.
« Hélas ! C’était tomber de Charybde en Scylla. Mais il faut prendre les choses par le commencement.
« Figurez-vous que madame votre tante — et cela se conçoit sans peine — paya, d’une totale prostration, l’émotion déplorable qu’elle avait eue. A son âge, avec son hygiène, de tels chocs nerveux sont néfastes ; et quand nous l’eûmes transportée par l’ascenseur dans la plus belle chambre du Globor-Palace , avec vue superbe sur la mer et toutes les ressources du luxe moderne, nous passâmes, je vous l’avoue, un fort mauvais quart d’heure à lui frapper dans les mains et à lui faire respirer des sels ; nous demandant si, pâle à épouvanter, couverte d’une sueur froide, et si anéantie enfin qu’elle ne pouvait plus articuler une parole, M me Goulart n’allait pas trépasser entre nos bras.
« Il n’en fut rien. La juste fureur qu’elle éprouva en apprenant que les Colembert, installés élans la véranda de l’hôtel, insistaient auprès du gérant pour la voir et la soigner, et l’apparition importune du portier, du groom, d’un maître d’hôtel et d’une femme de chambre soudoyés par ce Tartarin de bas étage, lui rendirent un prodigieux ressort.
« Elle reprit soudain des couleurs et se congestionna jusqu’au violet sombre, ce qui nous donna de nouvelles alarmes. Mais enfin il n’en fut rien d’autre, sinon que M. Girolle, descendant exprimer à Colembert des sentiments dont vous concevez l’acrimonie, se colleta avec lui sur le boulevard, à la grande joie des polissons accourus, et reparut à nos yeux avec un œil poché qui attestait son courage en même temps que sa défaite. Colembert, en effet, l’avait roulé dans le ruisseau, piétiné et relevé en lui défonçant à coups de botte — pardon, monsieur le comte — la partie postérieure de son individu.
« M me Goulart, à entendre ces détails, fut prise d’une singulière excitation. J’eus du mal à discerner si la frottée magistrale infligée à son champion l’humiliait, ou si au contraire elle y prenait plaisir : tant est qu’elle partit par trois fois d’un rire convulsif, dont M. Girolle ne laissa pas d’être extrêmement mortifié. Mais ce soir-là, la santé de M me Goulart, à la suite d’un trop bon dîner de poisson et de macaroni à la romaine, détourna toute notre attention ; car le homard dont elle avait abusé, grillé sauce tartare, la désobligea fort ; et de nouveau nous voilà dans des transes, où je réclamai d’urgence le médecin.
« Mais à cela, pourtant si raisonnable, M. Girolle ne voulut point entendre, et ne s’ingéra-t-il pas de vouloir soigner lui-même M me Goulart, sans aucun secours des hommes de l’art ? De fait, il la soigna ; et le pis est que, pendant huit jours, aidé de sa femme comme infirmière, et me supplantant littéralement, il la supplicia tant et si bien qu’il la mit à deux doigts de la mort.
« Vous savez que M. Girolle eût dû être pharmacien : c’est sa véritable vocation. Outre qu’il se médicamente sans trêve pour des maux imaginaires, il est porté d’un goût dangereux vers les tisanes, les collyres, les émulsions, les juleps, les poudres, les pommades, tout ce qui se dose, se triture, se mélange, s’insère en des cachets, se scelle sous des petites boîtes. Sans aucune connaissance médicale, sans autre excuse que son arrogante vanité, il s’empara de M me Goulart et la traita de Turc à More, avec les remèdes les plus extravagants ; un jour la quinine, un jour le calomel, puis un vésicatoire, ensuite des fumigations soufrées, pour finir par une thériaque de sa composition contenant les soixante-et-onze drogues combinées par Mithridate, roi du Pont, et qui jetèrent la malade dans un état voisin de l’épilepsie.
« Qu’eussiez-vous fait à ma place, monsieur le comte ? Et que pouvais-je contre ces souriants oppresseurs ? Comment lutter contre M. Girolle, coiffé d’un bonnet grec, brandissant un thermomètre ou une cuiller à spatule, et contre Mélanie Girolle, sanglée d’un tablier blanc et me marchant sur les pieds, afin que je lui cède la place !
« Me révolter ? Mais vous connaissez leur humeur ; ah ! plus d’une fois j’ai déploré, j’oserais dire : j’ai maudit l’imprudence généreuse, et cependant calculée, qui vous fit les appeler à la rescousse contre l’ennemi commun.
« Toutes mes tentatives pour faire appeler un médecin furent vaines, et sans aller jusqu’à croire que les Girolle voulaient attenter aux jours de leur tante — Dieu me garde de pareilles imputations — je n’affirmerais pas qu’au fond d’eux, et dans le repli le plus obscur de leur âme, ils n’eussent pas éprouvé quelque arrière-pensée involontaire, quelque secret espoir d’un événement irrémédiable, auquel ils n’auraient pris part, selon leur conviction, que pour le conjurer.
Mais la résistance de M me Goulart déjoua toutes prévisions, et c’est miracle ; car si l’on voit quelques malades échapper aux assauts d’un bon médecin, il semble impossible qu’un mauvais ne les envoie pas goûter dans un monde meilleur le repos définitif : qu’est-ce donc, quand il s’agit d’un Girolle brouillon et inepte !
« Comme tout a une fin, et que M me Goulart, affaiblie par ces empoisonnements répétés, aspirait à les fuir, nous ne pensâmes plus qu’à tromper la surveillance étroite de nos gardiens.
« Le hasard nous servit. Les Girolle, ayant été convoqués au Parquet de Nice, à fin d’information, pour répondre des coups et blessures administrés aux Colembert — ça, c’est le comble ! — s’absentèrent pour quelques heures, et cela nous suffit pour régler la note de l’hôtel, considérablement enflée par leurs dépenses royales, et sauter dans un train pour Marseille, où nous prîmes le rapide.
« L’image de la petite maison de M lle de La Clabauderie se présenta alors à votre tante. Elle répugnait à rentrer dans son hôtel, sans que son confort y fût assuré à l’avance. Nous prîmes donc à Dijon un train omnibus qui nous mena à Montargis, où M lle de la Clabauderie, que le saisissement de cette arrivée remplit de joie et de crainte, se montra aux petits soins pour nous.
« De ce séjour tranquille, j’espère vous écrire bientôt, monsieur le comte, des nouvelles tout à fait satisfaisantes. Je me borne à vous exprimer aujourd’hui, ainsi qu’à madame la comtesse, mon empressé dévouement.
Zoé Lacave . »
La petite maison de M lle de La Clabauderie, à Montargis, donnait d’un côté sur la rue aux Poules, de l’autre sur la place de la Halle-aux-Grains.
Plantée d’ormes en quinconce, cette place sert de marché le vendredi. On y voit des marchandes, abritées sous d’énormes parapluies multicolores, vendre des étoffes de couleurs crues comme pour des sauvages de l’Afrique ; des volailles caquetantes en des paniers alternent avec des étalages de ferblanterie à treize sous.
La rue aux Poules s’allonge silencieuse et solitaire. Des murs la bordent, derrière lesquels on aperçoit des arbres mélancoliques ; puis surgissent des façades de maisons mortes. Point de métiers. Seule, une tannerie teinte le ruisseau d’eaux violacées ou rosâtres.
Un perron de cinq marches disjointes accède à la porte noire de l’« Hôpital des Bêtes », ainsi surnomme-t-on dans le pays la demeure de M lle de la Clabauderie, en raison de l’amour excessif qu’elle voue aux chats malades et aux chiens éclopés.
Il y a un heurtoir figuré par une main tenant une pomme de pin. Et le son qui frappe la petite enclume de bronze résonne grave. Dans le vestibule des losanges de mosaïque, froids aux semelles. Le salon, à gauche, avec ses housses et ses ronds de chenilles en laine, avec sa pendule sous globe et ses flambeaux enlinceulés de gaze, fait penser à un parloir de couvent.
Un escalier de chêne ciré à glace — la tante a failli trois fois s’y rompre le cou — conduit aux chambres du premier, dont la plus belle est réservée à M me Goulart.
Elle s’orne d’un lit monumental, avec courtepointe en cachemire piqué ; meuble en reps vert ; quatre gravures tachées de son en des cadres dédorés représentent : Alexandre interpellant Diogène dans son tonneau, Mazeppa ligoté qu’emporte un cheval fou dans le steppe, Napoléon pendant la retraite de Russie, enfin Cléopâtre livrant son bras à un aspic visiblement empaillé.
Le cabinet de toilette se compose d’un réduit en forme de niche, où M me Goulart peut à peine se retourner. La cuvette et le pot à eau ont les proportions d’un jouet de poupée.
En ce moment, M me Goulart, que des bigoudis couronnent de hideux petits serpents, a confié sa tête au peigne habile de Zoé Lacave. Enveloppée d’une petite matinée de batiste, elle a l’air d’une divinité hindoue. M lle de La Clabauderie, assise auprès d’elle, l’entretient de son « Refuge ». C’est sa manie et sa passion. Elle a déversé dans l’amour des animaux les tendresses d’un cœur aimant, les aspirations de son âme romanesque et les mortifications de son corps usé. Longue, mince, anémique, la tête en poire, le nez protubérant, les yeux pâles et ternes, vêtue de noir avec col et poignets de nurse, jaunie et macérée d’abstinence — son régime est d’épinards — M lle de La Clabauderie semble une sainte pour arche de Noé.
Elle possède la plus étrange collection ; tous ses pensionnaires ont leur nom et leur fiche. Par rang d’entrée en compte :
Moumoune , chatte grise, essorillée, à qui le poil tombe par places. C’est l’aïeule ; elle est si redoutable qu’on l’enferme dans une pièce à part. Un jour elle a failli, d’un coup de griffe, crever l’œil de M lle de La Clabauderie.
Kiki , barbet touffu, n’a que trois pattes et se gratte perpétuellement : type du chien rôdeur qui se nourrit de détritus, poursuivi d’écuelles d’eau sale et traqué par les garnements. Sa maîtresse l’a délivré d’une casserole qu’il portait attachée à sa queue.
Pichenette , chatte valétudinaire. Noire aux yeux verts ; terribles crises d’épilepsie et voleuse comme pas une. Elle porte un paletot fourré et un petit bonnet qui lui donnent l’air le plus absurde.
Opportune , tortue à la tête chauve, aux petits yeux encapuchonnés de cuir. On ne la trouve jamais quand on la cherche.
Déluge , perroquet d’un vert et d’un bleu déteints, sale et grognon, dont le plus grand plaisir est de mordre, la tête en bas, son perchoir, quand, dressé sur ses pattes, il ne préfère pas crier : « Portez armes !… Petit Coco mignon !… » Ou d’incompréhensibles « Grattrre… Crocrre !… »
M me Goulart écoute, avec une lassitude énervée, l’intarissable éloge que sa nièce Hildegarde (petit nom de M lle de La Clabauderie) fait de ses pensionnaires ; car, outre ces vedettes, l’« Hôpital des Bêtes » entretient d’innombrables figurants : trois autres chats, quatre chiens, des canaris des Iles, des perruches vertes, un corbeau augural comme celui du poème d’Edgar Poe, deux cochons d’Inde et un hérisson.
Certes, M lle de La Clabauderie est incapable de souhaiter la mort de sa volumineuse tante ; de toute sa délicatesse et de sa fierté elle écarte, comme une tentation du démon, l’espoir d’un héritage qui, elle le sait bien, ne lui sera jamais dévolu dans sa colossale ampleur. Mais elle ne parvient pas à repousser certaines images flatteuses. Elle entrevoit, plus tard, dans le vague, les murs neufs, la toiture éclatante d’un somptueux établissement, où les bêtes opprimées trouveraient un Paradis terrestre : une écurie modèle pour les chevaux — ces pauvres chevaux de fiacre et de rouliers ! — avec des chenils de luxe pour les toutous, les belles chambres de chats, les larges volières des oiseaux. Des bêtes bizarres et rares, telles qu’un éléphant de cirque devenu infirme, ou un chameau atteint de vertiges, trouveraient là un asile… Trois vétérinaires soigneraient le personnel ; l’on verrait des infirmiers souriants, tous bien payés, vêtus d’un uniforme bleu à palmes d’argent au collet.
Madame Goulart , qui n’écoute plus que d’une oreille . — Vous disiez Hildegarde, que…
Mademoiselle de la Clabauderie . — Ah ! oui. Je vous parlais de ce petit singe vert qui faisait mes délices… Figurez-vous, il avait appartenu à une princesse croate ; sa tête n’était guère plus grosse qu’une noix. Il se blottissait entre mes bras, tant il était frileux. Et des inventions à mourir de rire !
Madame Goulart , qui n’aime pas les singes . — Qu’est-il devenu ?
Mademoiselle de la Clabauderie . — Une pleurésie maligne l’a emporté.
Madame Goulart , avec satisfaction . — Ah !
Mademoiselle de la Clabauderie . — Mais on ne soupçonne pas l’intelligence des animaux. Déluge, tenez, le perroquet, vous prédit le temps qu’il fera. Quand il doit pleuvoir, il ne crie jamais : « Petit Coco mignon ! » Il secoue sa patte raide et psalmodie d’un ton lugubre — Je vous demande pardon, ma tante — : « Fi… fi… fichu temps ! Coco a la goutte ! »
Madame Goulart , un peu agacée . — Et dites-moi, parmi votre ménagerie, vous ne recueillez pas les punaises ?
Mademoiselle de la Clabauderie , devenant très rouge — est-ce une raillerie ? Est-ce une insinuation désobligeante ? — Que dites-vous là, ma tante ? Des punaises ici ? J’espère que vous n’en avez pas trouvé l’ombre d’une ombre dans votre chambre ? Honorine et moi en mourrions de confusion. Jamais, au grand jamais, il n’y en a eu une seule…
Madame Goulart . — J’ai été piquée cette nuit. Ce n’était peut-être qu’un moustique.
Mademoiselle de la Clabauderie . — Je suis désolée… Un moustique ? Ce serait le premier depuis dix-sept ans.
Honorine vient — heureuse diversion — annoncer le déjeuner. Zoé Lacave retire son peignoir à M me Goulart, qui se mire et s’admire dans la glace ronde à pied que lui présente sa nièce.
On descend à la salle à manger. Aïe, le parquet frotté et ciré… Catastrophe ! M me Goulart patine sur une marche, glisse sur les reins et dégringole ainsi, par saccades, au rez-de-chaussée, où M lle de La Clabauderie, plus morte que vive, et Zoé Lacave la ramassent ; cependant qu’affolés par ce fracas, les chiens aboient, le corbeau gémit et Déluge ricane.
M me Goulart va lancer la foudre, mais elle se sent soudain faiblir ; les murs chavirent, la tête lui tourne, elle s’évanouit…
Depuis trois mois, M me Goulart a repris possession de son somptueux hôtel de l’avenue Kléber. Elle a retrouvé un personnel docile, compassé, les sourires figés du vieux maître d’hôtel qui ressemble à M. de Talleyrand, et les jappements joyeux de Bijoute.
Mais les rites hebdomadaires ne sont plus observés. M me Goulart ne convoque plus le lundi les dames patronnesses de l’Œuf à la Coque. Elle ne se plaît plus à accueillir le mardi les messieurs âgés des diverses Académies et les jeunes gens mûrs des revues sérieuses. Encore moins le jeudi se complaît-elle au recensement de ses vitrines et à l’astiquage de ses bibelots. Sauf aux Vertbois, sa porte est fermée à tous parents et héritiers ; encore le comte et la comtesse ne sont-ils admis que de cinq à six, deux fois la semaine. Quant au docteur, M. Surnulot, il vient presque tous les jours.
Il y a quelque chose de changé dans la vie de M me Arsène Goulart et dans M me Arsène Goulart elle-même. A l’écurie, les alezans maigrissent, car on ne fait plus la promenade coutumière au Bois, et le cocher judicieux les rationne ; par contre, il boit toute leur avoine dans les bars du quartier et chaque soir on le rapporte ivre-mort. Les grands laquais en livrée bleu de roi, las de bâiller à bouche fermée sur les banquettes de l’antichambre, ont tiré de leur poche un jeu de cartes, et s’adonnent à l’écarté quand ils s’ennuient trop. A ces fâcheux indices, on sent un service qui se désorganise. Zoé Lacave, pourtant, se multiplie.
Aujourd’hui, elle accompagne le docteur qui vient une fois de plus d’ausculter, de tâter, de percuter M me Goulart.
Zoé Lacave . — Eh bien, docteur ?
Le docteur Surnulot , très moderne, grand chic, aplomb d’arriviste . — Que vous dirai-je ? Nous assistons à une singulière leçon de choses. M me Goulart n’a voulu suivre aucune de mes prescriptions. Elle en meurt.
Zoé Lacave , effrayée . — Comment, elle va mourir ?
Le docteur Surnulot . — Je parle au figuré. Mais que le moral et le physique chez elle soient gravement atteints, il n’y a aucun doute. L’estomac fonctionne mal, le cœur est hypertrophié, le cerveau s’anémie, le foie abdique, les reins se mettent en grève, les canaux s’encrassent, l’artério-sclérose se généralise. Elle est à la merci d’une attaque ou peut-être d’une embolie.
Zoé Lacave . — Mais elle allait si bien il y a trois mois !
Le docteur Surnulot . — Non, elle n’allait pas bien. Elle se gavait de nourriture, ce qui est néfaste. Elle ne prenait aucun exercice, ce qui est déplorable, et elle vivait dans un état de constante neurasthénie et de faiblesse irritable. Y a-t-il eu chez elle choc mental ? Secousses trop brusques ? Ce que vous m’avez raconté… L’accident sur le yacht… la chute à Montargis ?… Bref, ça ne va pas, pas du tout.
Soucieuse, Zoé Lacave revient auprès de sa maîtresse, M me Goulart lui sourit avec douceur et mélancolie.
C’est si imprévu, un sourire pareil, qui n’est plus un sourire d’ogresse, mais de grosse femme affaiblie, que Zoé Lacave en a le cœur ému.
Madame Goulart , avec une insolite bienveillance . — Je ne vous demande pas ce qu’a dit ce bon M. Surnulot ?
Zoé Lacave . — Il vous trouve beaucoup mieux, et vous avez, en effet, une excellente mine.
Madame Goulart . — Vous n’en paraissez pas convaincue, ma pauvre Zoé. Laissons cela. Je sais que je suis profondément atteinte.
Zoé Lacave . — Par exemple !…
Madame Goulart . — Oh ! depuis que je ne me sens plus de goût à rien, et que je me désintéresse d’un tas de choses qui me distrayaient un peu ; depuis que je reste étendue des heures dans ce fauteuil, les jambes et le souffle coupés, j’ai eu le temps de réfléchir et d’observer.
Zoé Lacave , inquiète . — D’observer…
Madame Goulart . — Cela vous étonne ? Mais j’ai toujours observé, même quand je n’en avais pas l’air. J’ai toujours démêlé, croyez-le, les arrière-pensées de ceux qui m’entourent, percé le masque de leurs sourires et de leurs grimaces. Je n’ai guère été dupe dans ma vie, ou si je me suis prêtée à l’être, c’est que je le voulais bien. La richesse donne à ceux qui en ont mesuré la puissance de corruption, une singulière clairvoyance.
Zoé Lacave , qui tremble pour elle-même . — Voilà des idées !…
Madame Goulart . — Ce ne sont pas des idées. Ainsi, je suis sûre, Zoé, que vous m’avez toujours cru la plus heureuse des femmes, parce que j’étais riche ?
Zoé Lacave . — Mon Dieu… avouez que vous n’êtes pas à plaindre ?… Tous vos désirs…
Madame Goulart . — Tous mes désirs… dans l’ordre matériel, oui, sans doute. Je pouvais manger des bécasses en dehors de la saison et des primeurs rares ; je pouvais voyager, m’acheter des choses chères…
Zoé Lacave . — Vous pouviez ? Mais vous pouvez, toujours…
Madame Goulart . — J’en ai de moins en moins le goût. Ne savez-vous donc pas, vous qui n’êtes guère moins vieille que moi, que l’assouvissement du désir lasse le désir ? Et dans l’ordre moral, étais-je satisfaite ? Non, bien loin de là. La misère d’âme, la mauvaise foi, la ruse, la cupidité des gens m’écœuraient, et je ne jouissais pas de me posséder moi-même, parce que j’étais l’esclave de mes passions violentes et impérieuses.
Zoé Lacave . — Vraiment, madame, je ne vous reconnais plus ; vous parlez comme si…
Madame Goulart . — Je ne me reconnais pas moi-même… Il me semble que je m’éveille d’un de ces sommeils où l’on a peine à se ressaisir, où l’on doute de son identité, où le temps n’est plus à sa place, où rien n’offre plus la même perspective. Est-ce que vous ayez déjà été gravement malade, Zoé ?
Zoé Lacave . — J’ai failli mourir à quinze ans d’une jaunisse rentrée, et à trente-deux d’une fièvre typhoïde.
Madame Goulart . — Et avez-vous alors pensé à la mort ?
Zoé Lacave . — Le moins possible, madame. C’est une idée si effrayante !
Madame Goulart . — Effrayante, oui. Est-ce que nous sommes seules ?
Zoé Lacave . — Certainement…
Madame Goulart . — Allez donc voir, je vous prie, s’il n’y a personne derrière la porte… Il me semble qu’on a marché dans le couloir.
Zoé Lacave , revenant — Non, personne.
Madame Goulart . — Cela vous ennuierait-il, ma bonne Zoé, de me lire quelque chose ? Je voudrais ne pas penser… ou penser à d’autres choses…
Zoé Lacave . — Qu’est-ce qui vous plairait ? Voulez-vous une lecture sérieuse, et que j’entame le gros livre que vous a apporté M. Roset du Ponant, de l’Institut, sur les Voies et constructions romaines ?
Madame Goulart . — Cet excellent M. du Ponant… Non, pas aujourd’hui.
Zoé Lacave . — Préférez-vous le roman qu’a déposé hier M. Cœurdeblé : la Fontaine des amours tristes ?
Madame Goulart . — Non, rien ne me dit.
Zoé Lacave . — Voulez-vous que j’aille chercher Bijoute ?
Madame Goulart . — Pauvre Bijoute, elle me fatiguerait. Tout me fatigue, à présent… Donnez-moi mon écritoire… Je vais écrire à mon notaire… On ne prend jamais trop tôt ses dispositions.
Zoé Lacave , avec hésitation . — On a toujours le temps… Vos mains sont chaudes… Vous vous tourmentez… Pourquoi ne pas vous reposer ? Voulez-vous une petite collation ?
Madame Goulart . — Je n’ai plus soif. ( Résolument. ) Donnez-moi de quoi écrire à mon notaire.
Zoé Lacave . — Voilà…
Madame Goulart . — Qu’est-ce qui entre dans la chambre ?
Zoé Lacave , se retournant . — Dans la chambre ? Mais personne !
Madame Goulart . — Ah ! je croyais bien pourtant…
Un grand silence, un long malaise…
Un atelier de peintre. Chevalet, toiles ; aux murs, des moulages. Propreté parfaite. Un berceau dans un coin. Sur un divan recouvert d’un tapis d’Orient, des journaux et des livres. Un vieux guéridon porte, dans une cruche de cuivre, un bouquet de roses. On remarque encore une authentique commode Louis XV aux bronzes rares, et, près de la grande baie vitrée, une petite « tricoteuse » avec un ouvrage de femme.
Albert Teulette, palette au pouce, travaille. Il ne porte point, comme il l’eût fait il y a trente ans — sauf qu’alors il n’était pas né — un complet de velours avec un pantalon à la zouave et un veston à col droit. Aucune mèche de cheveux extravagante ne descend sur son front. Il est rasé à l’américaine et porte, comme tout le monde, une raie discrète sur le côté. Habillé comme vous et moi, l’air très jeune, ouvert et franc, de beaux yeux bruns, des lèvres moqueuses : l’ensemble sympathique.
Il fredonne, sans peur d’éveiller « Bouni », son fils, bébé de six mois, dit « la Sucrette à sa mère », ou « le Poulet de grain », ou « le Costaud de Montparnasse », ou, tout court : « Bibi-Lolo ». Cet enfant est magnifique et dort à poings fermés, tel Hercule au berceau.
Quelqu’un est entré sur la pointe des pieds et applique ses deux mains sur les yeux du jeune homme :
— Coucou ! Qui est là ?
Albert Teulette . — Pas malin de le deviner ! Une délicieuse petite femme.
La voix , méfiante . — Mais quelle femme ?
Albert Teulette . — Une exécrable créature que j’adore.
La voix . — Mais encore ?
Albert Teulette . — Elle a un nez chiffonné, un teint de rose et de lait, des cheveux jaune orange qui justifient son surnom de « Mandarine ». Pour tout dire, c’est toi, ma petite femme légitime. As-tu fini de m’aveugler, Marthon ?
Marthe Teulette . — Tu as hésité à me reconnaître ! Ah ! si je croyais que tu pensais à une autre !…
Albert Teulette . — Qu’est-ce que tu ferais ?
Marthe Teulette . — Je me jetterais par la fenêtre avec Bouni.
Albert Teulette . — Ça serait malin !
Marthe Teulette . — Alors, tu m’as reconnue tout de suite ? A quoi ?
Albert Teulette . — A ce que tu sens bon et à ce que je n’aime que toi.
Marthe Teulette . — C’est gentil, ce que tu dis là.
Albert Teulette . — Voilà comme je suis.
Marthe Teulette . — Le « Poulet de grain » ne t’a pas dérangé ? Ah ! dis-moi, j’ai rencontré M me Girolle, notre cousine, qui marchandait avec âpreté deux sous de salade.
Albert Teulette . — C’est une chipie.
Marthe Teulette . — Tu es dur.
Albert Teulette . — Tu as raison. Ce n’est qu’une harpie.
Marthe Teulette . — Sais-tu ce qu’elle m’a appris ?
Albert Teulette . — Que Girolle était devenu gâteux ?
Marthe Teulette . — Tu es bête. Non, que la tante était très malade.
Albert Teulette . — Quelle tante ? Le Mont-de-Piété ?
Marthe Teulette . — Comme si tu en avais trente-six ! La tante qui ne t’a jamais pardonné ton mariage avec ta petite Mandarine (je t’aime tant, pourtant) ; la tante qui n’a jamais voulu recevoir notre « Bouni », la tante qui a de l’or sous ses semelles et sous son traversin ; la tante Million, enfin ta tante Arsène…
Albert Teulette . — Autrement dit M me Goulart.
Marthe Teulette . — Elle est au plus mal.
Albert Teulette . — C’est regrettable. Que veux-tu que j’y fasse ?
Marthe Teulette , gaiement — Si ce sont-là tous tes sentiments de famille !…
Albert Teulette , changeant de ton . — C’est une pauvre femme, je la plains profondément.
Marthe Teulette . — Pourquoi ? Il me semble…
Albert Teulette . — Elle n’a jamais eu un jour de bonheur. La méfiance, la ruse, l’avarice, la gourmandise payée par la maladie, l’épouvante ont empoisonné sa vie. Elle n’a vu autour d’elle que visages grimaçants, mains crochues et avides : tous ces Vertbois, ces Colembert, et les Girolle déjà nommés…
Marthe Teulette . — Mais pas toi…
Albert Teulette . — Pas moi. Quoique, après tout, moi aussi, j’ai eu parfois — oh ! pas souvent — des idées peu glorieuses. On se dit malgré soi, certains jours — assez rares, heureusement ! — « Pourquoi les uns ont-ils trop et les autres pas assez ? Avec la dixième partie de ce que cette vieille femme thésaurise, que de choses à faire, pour soi et les autres ! »
Marthe Teulette . — Oui, n’est-ce pas ?… Ce n’est pas mal de se dire ça… Après tout, tu es son neveu.
Albert Teulette . — Oh ! elle est si peu ma tante…
Marthe Teulette . — Qu’est-ce qu’elle te reproche ?
Albert Teulette . — D’avoir su me passer d’elle. De faire de la peinture au lieu d’être notaire ou commerçant. De t’avoir épousée sans son approbation, comme si jamais elle avait pris charge de mon bonheur. Mon bonheur ! ça ne regarde que nous… Tu es une belle, bonne et courageuse petite femme…
Marthe Teulette . — Avec toi, je n’ai pas de mérite ; tu es si bon, si tendre, un si chic type… Laisse-moi t’embrasser !
Albert Teulette . — Tu m’as donné notre chéri, un beau petit gars comme on n’en voit plus à Paris. Ah ! la tante peut dormir tranquille sur ses millions, ce n’est pas moi qui irai l’importuner !
Marthe Teulette . — Toi ! tu n’y mettras jamais les pieds. Pourtant, puisqu’elle est si malade, pourquoi n’irais-tu pas — ce serait peut-être gentil de ta part — prendre de ses nouvelles ?
Albert Teulette . — Moi ? Pourquoi faire !
Marthe Teulette . — Déjà, elle a eu cette mauvaise grippe ; tu n’as pas voulu aller t’informer de sa santé.
Albert Teulette . — Ma petite, je ne veux pas me confondre avec les autres. Je ne veux pas que cette vieille femme — qui est ma tante, après tout — pense une minute que je vais la voir pour flairer sa mort et soupeser son héritage. Ça, non ! Elle a préféré nous ignorer, ignorons-la. La famille se compose de ceux qui vous aiment et qu’on aime.
Marthe Teulette . — Tu es fier ! Je ne dis pas que tu aies tort. Je ne songe pas à moi, sois-en sûr. Ce n’est pas de robes ou de chapeaux dont j’ai envie quand je me dis que, mon Dieu oui, elle pourrait, elle devrait te laisser quelque chose… Je pense à toi, toi qui travailles tant pour nous.
Albert Teulette , riant . — Eh bien, est-ce que je suis manchot ?
Marthe Teulette , hésitant . — Et puis, je me dis que le « Poulet de grain », plus tard…
Albert Teulette . — « Bibi-Lolo »… Il travaillera, comme son père. Est-ce que tu ne travailles pas, toi qui le nourris, qui fais régner ici l’ordre et le bien-être, toi qui ne crains pas de mettre la main à la pâte et la casserole sur le feu. Être riches ? Que ce malheur nous soit épargné ! Être riches ! mon chéri, c’est un désastre. Il vous vient de la graisse autour du cœur et un calus au cerveau. Ah ! vive l’indépendance !
Marthe Teulette , gentiment . — Tout à l’heure, tu disais toi-même qu’un peu, un tout petit peu d’argent… de cet argent dont elle regorge, qu’elle sue par tous les pores…
Albert Teulette . — Oui… pour voyager, aller voir l’Italie, des choses admirables… Bien sûr : en deux temps on empilerait, dans la valise, la robe n o un de Madame, le phoque et la girafe de Monsieur…
(Pour l’intelligence du récit, il n’est peut-être pas inutile de savoir que le phoque d’Albert Teulette est un veston de cuir excellent pour la pluie et la girafe un gilet d’intérieur à manches, zébré fauve sur jaune et d’ailleurs tissé en poil de chameau.)
Marthe Teulette , battant des mains . — Rome ! Venise !… Oh ! ça serait le rêve…
Albert Teulette . — Eh bien, ce rêve ma petite chérie, nous le réaliserons bientôt, sans que la tante Arsène y mette de son pauvre argent. J’espère vendre, et bien vendre, ma série de petits pastels… j’ai commande de deux portraits, etc., etc… C’est si bon, vois-tu, de ne devoir rien à personne qu’à soi-même, à son travail et à sa volonté.
Marthe Teulette , exaltée . — Tu es le meilleur des maris et le plus talentueux des peintres ! Aussi, je t’ai gâté… sais-tu ce que j’ai acheté pour le déjeuner ? Du jambon de Parme, des raviolis et du gorgonzola.
Albert Teulette . — L’Italie, déjà !… Bravo !
Marthe Teulette . — Chut, bébé se réveille. Il a faim… Je le sers d’abord, n’est-ce pas ?…
Albert Teulette , attendri . — Chère petite Mandarine !
Depuis deux mois, M me Goulart n’est plus descendue de sa chambre. Les dames patronnesses de l’Œuf à la Coque et les commensaux du mardi ont désappris le chemin de son hôtel, où le comte et la comtesse de Vertbois se sont installés en maîtres, s’appuyant sur le dévouement de Zoé Lacave et rétablissant, parmi le personnel que l’autorité aristocratique de ces neveux d’élection intimide, l’ordre et la discipline.
M. et M me de Vertbois se considèrent comme les seuls qualifiés à se substituer à leur tante si éprouvée. Ils savent qu’elle ne protestera pas, pour la raison excellente qu’elle en est incapable. Plongée dans un affaiblissement mental pitoyable, ne vivant plus que pour des sensations animales, soignée par deux gardes qui se relaient à son chevet, une de jour, une de nuit, et qu’elle bat quand elle en a la force, elle n’a plus qu’une demi-conscience et qu’une ombre de volonté.
Désireux de tout concilier, et courtois par éducation, malgré leur sécheresse, les Vertbois ont mis une certaine délicatesse à éconduire les Girolle et même les Colembert ; quant à M lle de La Clabauderie, qui fit exprès deux fois le voyage de Montargis, ils l’ont, ne la jugeant pas dangereuse, accueillie favorablement. Les seuls auxquels ils n’ont témoigné aucun égard sont les petits Teulette, des rapins, des bohèmes, qui ne sont pas nés et vivent en marge du monde !
Néanmoins, les Girolle et les Colembert, d’abord impressionnés par la bonne grâce hautaine des Vertbois, commencent à murmurer : pourquoi ne peuvent-ils pas approcher de la tante ? Est-ce vrai qu’elle soit hors d’état de recevoir personne ? Et qu’est-ce qui leur prouve que les Vertbois ne profitent pas de leur situation exceptionnelle, étant dans la place, pour la circonvenir et lui dicter, à leur exclusif profit, de captieuses dispositions ?
Déjà, M. Colembert a prononcé le mot de séquestration, et il est allé, magnanime, rendre visite à M. Girolle, lui tendant la main, l’adjurant d’oublier le passé et de se liguer, dans une entente profitable, contre les intrus.
M. et M me de Vertbois n’ignorent rien de ces menées, et bien que décidés à tenir bon, ils en conçoivent quelque souci. Ils viennent de sortir de table, et, réconfortés par un délicat et substantiel déjeuner commandé par Zoé Lacave, qui connaît leurs goûts : petits soufflés au parmesan, truite meunière, canard au sang, endives au gratin, salade de céleri et de truffes, pommes meringuées — le comte, la comtesse et Zoé prennent le café dans le petit boudoir où nul profane ne peut les entendre.
M. de Vertbois , galant . — Souffrez, Aglaure, que je mette ce coussin sous vos pieds.
Madame de Vertbois . — Mille grâces, Norbert. Je n’aime pas beaucoup ce meuble Empire, et vous ?
M. de Vertbois . — Je me sens porté à quelque indulgence pour ce style Empire, lorsqu’il est très pur. A la vérité, celui-ci me semble, comme à vous, suspect d’alourdissement. Ne pensez-vous pas que, du Louis XV ferait beaucoup mieux dans cette pièce ?
Zoé Lacave , admiratrice . — Vous avez un goût exquis, monsieur le comte.
M. de Vertbois , négligeant . — C’est de naissance. Je n’ai jamais étudié ces questions. Le goût, d’ailleurs, ne s’apprend pas…
Madame de Vertbois . — Quand d’autres temps seront venus, je compte bien, Zoé — et je parle ici d’accord avec mon mari, n’est-ce pas, Norbert ? — que vous voudrez bien continuer à vous occuper de la maison ?
M. de Vertbois . — Certainement : la santé de ma femme et aussi la confiance absolue que nous avons en vous…
Zoé Lacave . — Vous êtes trop bons… A vrai dire, et même si madame Goulart croyait devoir récompenser mon dévouement, de façon à assurer mon indépendance, il m’en coûterait, je l’avoue, de renoncer à vivre dans cette maison. Ce n’est pas que j’y aie été toujours heureuse.
M. de Vertbois . — Non. Respectons la triste fin de notre parente ; mais il est permis de dire qu’elle a dû souvent vous rendre l’existence intolérable.
Zoé Lacave . — M me Goulart n’a eu qu’un bon moment pour moi : à son retour de Montargis. Je ne sais si c’était l’influence pacifiante de M lle de La Clabauderie, ou, plus probablement, que M me Goulart se sentait très faible. Mais huit jours après, elle avait repris son caractère difficile ; et même en ce moment, quand elle retrouve quelque lucidité, c’est pour entrer en fureur au plus léger prétexte et s’efforcer de battre les gardes.
Madame de Vertbois . — Heureusement, ce sont des Suissesses solides.
M. de Vertbois . — Je me tourmente de savoir si notre malheureuse tante a pris ses dispositions dernières, et de quelle nature elles sont ?
Zoé Lacave . Elle les a certainement prises. Mais là-dessus, elle a gardé le plus obstiné secret. Elle ne disait jamais, d’ailleurs, que ce qu’elle voulait bien.
M. de Vertbois , songeur . — Il est impossible qu’elle ait privilégié les Girolle.
Madame de Vertbois . — Et encore moins les Colembert.
M. de Vertbois . — Quant aux petits Teulette, je n’en parle même pas…
Zoé Lacave , pensive . — Les fantaisies des mourants sont étranges. J’en suis à me demander si mes soins dévoués auront tenu une petite place dans le souvenir de ma maîtresse ?
M. de Vertbois . — N’en doutez pas, Zoé. Agir autrement eût été, de sa part, une indignité. De même, quand je nous considère, Aglaure et moi, et que je nous compare au reste de la famille, bourgeoise et roturière, il me semble impossible que le bon sens de M me Goulart n’ait pas consacré exclusivement nos titres et nos droits.
Madame de Vertbois , avec un soupir . — Dieu vous entende, Norbert !
M. de Vertbois . — Par exemple, ce que je changerai, c’est la salle à manger. Elle est incommode et, si vous m’en croyez, Aglaure, nous la placerons au premier en occupant la chambre de M me Goulart et en démolissant la cloison qui sépare cette pièce de la salle de bain et de son boudoir.
Madame de Vertbois . — Ne sera-ce pas une grosse dépense ?
M. de Vertbois . — L’argent est fait pour être dépensé. M me Goulart était, osons le dire, déplorablement avare. Que diriez-vous d’une salle à manger tendue en tapisserie des Flandres, avec plafond de vitraux ?
Madame de Vertbois . — Oui. J’aimerais assez avoir une chambre tendue de soie bleu pastel ; meubles de même.
M. de Vertbois . — Ce qui est certain, c’est qu’une résidence d’été sera indispensable pour nos santés. Nous achèterons le château de Merané, près d’Amboise. L’air de la Touraine, est excellent pour vos bronches et mes rhumatismes.
Zoé Lacave . — Vous voyez grand, monsieur le comte ; ce château, n’est-ce pas, vaut ?…
M. de Vertbois , qui vit avec six mille livres de rentes, très incertaines . — Une bagatelle. Deux millions. Nous aurons une meute et chasserons à courre.
Madame de Vertbois . — Parlez pour vous, Norbert.
M. de Vertbois . — Vous suivrez en voiture. Au surplus, je n’ai pas pris de décisions définitives en ce qui concerne cet hôtel ; mais je crois que j’y ferai des remaniements de fond en comble.
Madame de Vertbois , effrayée . — Ah ! mon Dieu !…
M. de Vertbois . — Il manque une salle de billard, une salle d’escrime et un grand cabinet d’hydrothérapie monté avec tout le luxe possible.
Zoé Lacave . — Comptez-vous beaucoup recevoir, monsieur le comte ?
M. de Vertbois . — Certainement. Nous donnerons de grandes fêtes ; et, j’y pense, une salle de théâtre ne sera pas de trop. En développant la serre et en élargissant le salon bleu, on pourra avoir quelque chose de très coquet.
Madame de Vertbois , levant le doigt . — Norbert, Norbert… Savez-vous seulement ce que la tante aura décidé à notre égard ?
M. de Vertbois . — A qui voulez-vous qu’elle laisse sa fortune ?
Madame de Vertbois . — Je ne sais pas, j’ai de vagues craintes…
M. de Vertbois . — Vous avez toujours eu peur, et de tout. Ce qui me préoccupe bien plus, c’est de voir se prolonger l’état de cette pauvre malade. Elle n’a plus aucune joie ; sinon de manger… si cela s’appelle manger… Engloutir serait plutôt le terme juste. Voyons, Zoé, combien pensez-vous que cela puisse traîner encore ! Que disent les médecins ?
Zoé Lacave . — Ils ne sont pas d’accord. M. Surnulot déclare qu’elle ne passera pas deux mois ; M. Hochelet affirme qu’elle peut vivre encore des années.
Irruption d’une femme de chambre qui, agitée, très vite annonce :
— La garde prie mademoiselle de venir tout de suite. M me Goulart a une syncope qui n’en finit plus.
Zoé Lacave se précipite. M. et M me de Vertbois se regardent, comme deux augures, avec un sourire qui veut paraître triste ; puis ils détournent leurs regards, trop expressifs.
C’est une pièce sépulcrale ; non qu’elle manque d’ampleur : elle a six fenêtres. Non qu’elle manque de meubles : un monumental bureau noir en occupe le centre et, à droite et à gauche, s’évasent deux fauteuils de cuir noir gaufré ; le long des murs s’alignent des chaises de reps noir, immobiles et rigides.
Ce n’est pas non plus qu’il fasse froid dans le cabinet de M e Miraton ; mais il semble que le feu de coke d’une large cheminée ne chauffe pas ; ce n’est pas davantage que l’aspect du notaire soit rébarbatif. Petit, jaune et gras, rond comme une boule, il sourit et cligne des yeux aimablement, par habitude, même lorsqu’il est seul comme en ce moment.
Non, la vaste pièce est sinistre naturellement, du jour blême de la rue morte, de la monotonie des cartons vert sombre qui tapissent les murs, et de tous les grimoires lugubres qui se rédigent dans l’étude.
M e Miraton, assis à son bureau, contemple avec satisfaction un amas considérable de dossiers dont les chemises portent, en ronde, le nom de M me Goulart.
Toute la vie d’argent de la défunte tient là ; car M me Goulart est bel et bien morte et enterrée depuis six semaines (corbillard à six chevaux, service d’ordre, orgues magistrales à Saint-Honoré-d’Eylau). Dans ces dossiers s’empilent des montagnes de baux, de quittances, de polices d’assurances, de copies d’assignations, jugements, arrêts, tous les procès que l’acariâtre vieille dame a soutenus en sa longue vie ; les contrats qu’elle a passés, les lettres innombrables qu’elle a adressées à M e Miraton et les réponses de celui-ci.
M e Miraton réfléchit à la vanité des choses humaines et à la mort, qui, seule, remet tout en place. Il a reçu les dernières confidences de M me Goulart, il est l’instrument de ses suprêmes volontés ; et il éprouve un plaisir que quarante ans d’exercice n’ont pas blasé à la lecture du testament qu’il va faire devant les parents convoqués.
Justement on frappe à la porte ; un clerc lui remet une carte. M e Miraton demande :
— Alors, toute la famille est là ?
Le clerc répond :
— Moins M. et M me Teulette, qui se sont excusés par lettre de ne pouvoir venir.
Maître Miraton . — C’est juste. Eh bien, introduisez.
Il se lève et accueille avec un sourire professionnel et des clins d’œil bienveillants M. et M me de Vertbois, M lle de la Clabauderie, M. et Girolle, M. et M me Colembert, M lle Zoé Lacave. Spectacle toujours intéressant pour un vieux praticien, que celui de ces douleurs de circonstance et de ces maintiens de commande.
Il approuve en lui-même la redingote impeccable de M. de Vertbois et le deuil discret de la comtesse. Zoé Lacave a l’air d’une pleureuse antique. M lle de La Clabauderie étonne par la forme surannée de son chapeau cabriolet et ses mitaines de soie. Les Colembert, dans leurs habits de deuil cossus et d’un beau noir, sont gras et fleuris ; ils parviennent si peu à marquer du chagrin que leur vulgarité paraît incongrue.
Les Girolle, au contraire, semblent avoir obtenu un rabais sur l’étriqué de leurs vêtements et le déteint de la couleur. Ils exagèrent leur tristesse ; M me Girolle porte constamment un mouchoir à ses yeux rouges ; et Girolle — qui sent prodigieusement le camphre — contemple d’un œil sec le vide, comme si l’ombre chère de la Tante Million s’imposait à la persistance de son désespoir muet.
Maître Miraton , il ne sourit plus, ne cligne plus de l’œil et prend sa voix la plus neutre et son air le plus impersonnel . — Je vous ai convoqués pour vous donner lecture du testament de M me Arsène Goulart, votre tante et cousine, née La Chausse, veuve de M. Arsène-Isidore Goulart, banquier, et décédée en son hôtel de l’avenue Kléber, le 5 du mois dernier.
Il retire d’une vaste enveloppe une grande feuille de papier ministre et lit d’une voix posée :
« Ceci est mon testament.
« Considérant que la plupart des personnes aisées attendent toujours au lendemain pour mettre ordre à leurs affaires, si bien que la mort les surprend à l’improviste et qu’aucune de leurs volontés, faute de s’être manifestée à temps, n’est respectée ; ne voulant pas encourir ce juste blâme et persuadée qu’il me serait trop amer, si après ma mort je garde quelque conscience, de voir ma fortune passer dans des mains indignes ou assouvir des convoitises disproportionnées, je déclare formuler solennellement ici mes ultimes volontés.
« Je prétends n’enrichir aucun de mes parents ; je ne vois pas pourquoi, parce que le hasard les a fait naître tels, ils profiteraient, par ma disparition, d’une fortune qui était ma stricte propriété et qu’ils n’ont nullement contribué à accroître. J’ajoute que, dans leur intérêt même, celui de leur repos et de leur santé, il ne m’apparaît nullement nécessaire de les encombrer d’une richesse qui peut être mieux employée. »
Au silence stupéfié du premier instant, succède un bourdonnement de surprise et de protestation. M e Miraton, qui s’est arrêté une seconde pour promener sur chaque visage son regard investigateur, reprend :
« En conséquence, afin de récompenser les services que ma dame de compagnie et gouvernante Zoé Lacave m’a rendus avec une application que je reconnais, je lui lègue une rente viagère de neuf mille francs par an. »
Zoé Lacave , pâlissant . — Neuf mille francs, de quoi ne pas mourir de faim.
« Pour ne pas décevoir entièrement les espoirs de mes neveux de Vertbois et les aider à mener une existence à peu près suffisante à leurs besoins, je leur lègue conjointement la somme viagère de neuf mille francs. »
M. de Vertbois . — Ne faites-vous pas erreur, monsieur le notaire ? C’est sans doute neuf cent mille francs ?
Maître Miraton . — Nullement. Je lis bien : neuf mille francs.
Madame de Vertbois , défaillant presque . — C’est indigne !
Les Colembert et les Girolle se regardent avec une satisfaction vengée : à eux le magot !
Maître Miraton . — Je continue :
« A mes cousins Colembert — et pour que Colembert puisse donner toute extension à une de ses ingénieuses entreprises, par exemple celle de ses cure-dents économiques fabriqués avec de vieilles allumettes — je lègue neuf mille francs de rente viagère. »
Colembert . — Que ça !… C’est improbable. C’est scandaleux !…
Maître Miraton . — Je poursuis :
« A mes neveux Girolle, pour que Girolle puisse se perfectionner dans l’art de droguer ses semblables, et en gratitude de ce qu’il ne m’a pas totalement empoisonnée au Globor Palace, je lègue neuf mille francs de rente viagère. »
Les Girolle , ensemble . — Notre tante était folle ! Nous plaiderons !…
Maître Miraton . — Laissez-moi poursuivre :
« A ma nièce Hildegarde de La Clabauderie, parce qu’elle est d’âme innocente et honnête personne, et bien que ses escaliers cirés m’aient mis en péril de mort, pour l’aider à donner à l’Hôpital des Bêtes l’importance qu’elle rêve, je lègue douze mille francs de rente viagère, à charge qu’elle prendra soin de ma petite chienne Bijoute. »
Mademoiselle de la Clabauderie , éperdue et reconnaissante . — Oh ! mon Dieu ! La pauvre tante…
Maître Miraton . — J’arrive au bout :
« Enfin, à mes neveux Albert Teulette, pour reconnaître leur mérite et les encourager au travail et à la vie simple, dans le but aussi de leur permettre d’élever intelligemment leur enfant, je lègue vingt-cinq mille francs de rentes réversibles à leur mort sur la tête de mon petit-neveu. »
Tous les héritiers, moins M lle de La Clabauderie, se dressent en pied, éclatent en murmures et en ricanements.
M. de Vertbois . — Mais tout le reste, les trente millions de la tante, où vont-ils ?
Maître Miraton , impassible . — Vous ne me laissez pas achever. Ils vont à l’Assistance publique, c’est-à-dire aux pauvres ! Voulez-vous me permettre de finir la lecture ?
Tous , très excités, moins M lle de La Clabauderie et Zoé Lacave . — Non, à quoi bon ? Nous attaquerons ! On plaidera ! Aux pauvres ! Quelle dérision !…
Tumulte général.
FIN
Quand M. Lemurier, quittant l’impasse Desnoyes, derrière l’Observatoire, émigra rue Troussetonne, à Auteuil, ce fut, pour ce célibataire endurci, savant maniaque, et l’un des membres les plus obscurs de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, un drame.
Il vivait depuis tant d’années dans son inconfortable petite maison noirâtre aux plafonds bas, à l’escalier de carreaux rouges, sa maison encombrée de livres de la cave au grenier et qui donnait, par les trois marches d’un perron verdi, sur un jardinet vieillot au fond duquel sa gouvernante Monique élevait, dans une cabane, des lapins et, derrière un grillage, des poules.
Mais quoi, l’antique impasse avec ses murs de jardins muets avait vécu. A sa place, deux maisons de rapport allaient s’élever. Déjà les équipes de terrassiers arrivaient.
M. Lemurier en aurait pleuré. Sa vieille servante menaçait de le quitter ; et qu’allait-il faire de ses trois chats ; Eaque, Minos et Rhadamante ?
C’est une chose redoutable qu’un déménagement, quand on est vieux. Il semble qu’il faille déraciner avec effort les objets et les meubles que rivent au sol le poids considérable du Temps et la servitude du Passé. Quel air dépaysé ils prennent dans un logis nouveau ; comme ils semblent soudain caducs et branlants ! Pour eux, plus d’encoignures propices ! Les livres surtout, innombrables, requéraient des rayons nouveaux. Pourrait-on les placer tous ? M. Lemurier faillit en faire une maladie.
Heureusement, Monique dirigea l’installation, régnant comme un dieu des orages, au milieu des marteaux des menuisiers, des chansons des peintres, des échelles des plombiers et de la poussière soulevée par le battage des tapis.
Enfin ce tumulte s’apaisa, et M. Lemurier put espérer des heures moins tourmentées. Les chats eux-mêmes, énormes matous noirs, à qui, de vétusté, le poil tombait par plaques, s’accoutumèrent peu à peu aux aîtres, sauf Rhadamante, l’ancêtre, qui disparut un beau jour et, ramené par l’instinct de la propriété vers l’impasse Desnoyes, y finit déplorablement — on ne le sut qu’après — de misère et de faim.
En dépit des placards, il fallut faire venir le marchand d’habits et le marchand de meubles qui, devant les vieilleries qu’on leur montrait, offrirent des prix dérisoires. Longtemps des malles obstruèrent le couloir ; et, sur une armoire, un petit cercueil d’enfant, qui ressemblait aussi à une boîte à violon, fit tache noire : il contenait le bicorne emplumé de l’académicien.
M. Lemurier ne s’en coiffait plus qu’en des occasions solennelles, et son frac à palmes vertes sentait toujours le camphre. Il ne ménageait pas moins son habit noir démodé, car il n’allait plus dans le monde que deux fois l’an, chez la baronne Duveau-Lemartre, dont le parrainage lui avait ouvert l’Institut.
M. Lemurier ne dînait pas en ville, cela dérangeait son régime végétarien. M. Lemurier ne recevait point d’amis parce qu’il n’en avait pas. Ses collègues lui étaient indifférents, sauf deux ou trois auxquels il vouait une de ces animosités que connaissent seuls les savants spécialisés ; il avait passé dix ans de sa vie à éplucher, avec une volupté sournoise, les erreurs commises par M. de Balnacourt, son voisin de fauteuil, dans son grand traité de la Numismatique à travers les âges, envisagée au point de vue plastique, historique et sociologique .
M. Lemurier, détaché de bien des vanités, n’aimait plus guère que la solitude et le silence qui favorisent la méditation sereine et la compulsation acharnée des textes. Et Monique elle-même, qui, avec un peu de barbe au menton et sa longue tête mobile aux yeux jaunes, ressemblait à une chèvre à lunettes, respectait avec une ferveur mystérieuse ces deux entités sacrées.
M. Lemurier put donc croire que des jours heureux allaient renaître : ces jours blancs que ne troublent ni la lettre importune ni le coup de sonnette alarmant, ces jours de travail réglés comme des heures de couvent par des rythmes invariables : les séances de l’Académie ou l’enterrement d’un collègue, — sa seule distraction.
Ce matin-là, son premier matin de calme, il était plongé dans une lecture passionnante : l’Origine des signes cunéiformes , et jouissait du recueillement de la pièce tapissée de livres. Une clarté favorable tombait de la fenêtre sur la table encombrée de manuscrits et de dossiers. Eaque dormait sur un fauteuil, et Minos, accroupi au pied de la cheminée comme un sphinx, contemplait la grille de coke rouge dont la touffeur répandait un bien-être.
C’est alors que, féroce comme un chant de guerre, une clameur éclata.
Indistincte et rauque, dans un jargon inconnu, et dont pourtant M. Lemurier devina le sens, une voix de rogome tonitruante proclamait le cresson de fontaine « la santé du corps » et les pommes de terre « la belle hollande ! » M. Lemurier ne fit qu’un bond à la fenêtre et reconnut « l’homme des petites voitures », fossile attardé dans notre civilisation, le rude hurleur des : « Deux sous la botte ! quatre sous le kilo ! » dont l’appel agressif franchit les cinq étages et dépasse les toits.
Hirsute, taillé en hercule, courbant ses larges épaules sur sa voiturette, le nomade des quatre-saisons semblait obéir à une nécessité fatidique et poursuivre son inflexible destin comme le Juif-Errant ou le forçat au travail. Rien au monde, M. Lemurier le comprit, ne pourrait l’empêcher de lancer au ciel l’aboiement démoniaque, le cri du gagne-pain qui lui jaillissait des entrailles.
Anéanti, comme devant une calamité dont on ne mesure pas encore l’ampleur, il se rassit à son bureau ; aussitôt une voix de femme, suraiguë, répéta en tardif écho le cri modulé de l’homme ; et cette fois, après le clairon de cuivre déchirant aux oreilles, ce fut la roue d’acier grinçante dont la tarière térèbre les dents. Eaque réveillé ouvrit un œil sévère, et Minos dressa des oreilles indignées.
M. Lemurier, un peu pâle, regarda et n’eut aucune pitié pour la femelle qui, boiteuse et malingre, poussait péniblement la petite charrette emplie, comme la première, de légumes et de verdures. Le double cri s’éloignait répercuté et sonore. Il mit cinq minutes à s’affaiblir et cinq autres, à se dissoudre dans l’air.
M. Lemurier n’eut pas besoin d’appeler Monique. Elle poussa la porte. Tous deux se regardèrent, consternés ; elle laissa tomber ce reproche :
— Et monsieur qui m’assurait que ce quartier était tranquille !…
M. Lemercier s’efforça en vain de se remettre au travail ; la commotion avait été trop brusque, il ne reprit ses esprits qu’à trois heures de l’après-midi, et il se replongeait dans ses Origines des signes cunéiformes quand une voix augurale et mélancolique résonna :
— Tonneaux ! Tonneaux !
Puis, un long instant après, ce fut, sardonique :
— V’là le rempailleur de chaises ( ter ) ! V’là le rempailleur !!
Allons, le désastre était complet, irrémédiable.
Le lendemain, M. Lemurier s’installa dans la salle à manger ; mais, au fond de la cour, un chaudronnier battait le fer du matin au soir. Il essaya de sa chambre à coucher : de cinq à sept, un piano égrenait, à travers le plancher, d’intolérables gammes fausses. Il revint à son cabinet de travail et entendit l’homme et la femme des petites voitures pousser plus éperdument que jamais leur mélopée maudite.
M. Lemurier tomba dans l’abattement. Un sort funeste s’acharnait sur lui et allait empoisonner sa retraite. Dans son irritation, il lui arriva de tendre le poing vers le couple hurleur des légumes. Ceux-là, il ne leur pardonnait pas ! Leur double cri le souffletait comme un ordre brutal, un blâme direct : la sommation de ne point croire que tout allait le mieux du monde parce que M. Lemurier, les pieds au chaud dans ses pantoufles, se complaisait à ses parchemins moisis. Contre le cerveau racorni de M. Lemurier, ces cris sauvages proclamaient les droits du ventre affamé, la terrible protestation de la vie.
Par représailles, Monique, complice des rancunes de son maître, n’achetait jamais aux deux malchanceux et si parfois, perfide, elle marchandait leur étalage, c’était pour le déprécier en termes dédaigneux qui soulevaient de colère le dos de l’homme, injectaient de rouge les pommettes fiévreuses de la femme.
Et il arriva qu’un matin de décembre M. Lemurier n’entendit plus le bacchanal coutumier. Il n’osa croire à son bonheur. Le lendemain et les jours suivants, rien. Il en éprouva une satisfaction considérable qu’il s’étonna de voir tourner, de jour en jour, en malaise inquiet.
Quelque chose lui manquait ; l’absence des deux pauvres diables lui laissait un vide mécontent. Où avaient-ils conduit leur voiture potagère ? Pourquoi se détournaient-ils de leur route favorite ? Les malédictions secrètes dont il les avait poursuivis leur avaient-elles porté malheur ? Dans la matinée, il lui arrivait de guetter la pendule : il lui semblait qu’entendre, au prix d’un tressaillement nerveux, le frénétique : « Deux sous la botte, quatre sous le kilo ! » eût allégé sa conscience. Il éprouvait une sorte de regret obscur.
La veille de Noël, une voix bien connue résonna, une seule : celle de la femme ; écho d’une clameur morte, ombre sans corps. Et combien changée, cette voix ! Pâle, faible, lamentable, trempée de larmes, grelottante de détresse : non plus un chant de combat, mais une plainte vaincue ; non plus le cri de la vie, mais un râle funèbre.
M. Lemurier se précipita à la fenêtre, en écrasant la queue de Minos hérissé qui miaula de douleur. Il reconnut la créature minable qui ahanait entre les brancards, désormais si seule, privée de son robuste compagnon. De lourds flocons de neige tombaient. Que se passa-t-il dans l’âme du vieux savant ? Quelle impulsion irrésistible le jeta dans le corridor, puis dans l’escalier, et, sans pardessus, sans chapeau, poursuivi par Monique prête à le croire fou, le fit courir après la petite marchande, lui acheter un boisseau de pommes de terre et lui mettre un billet de cent francs dans la main.
— Votre petit Noël, acceptez. Si ! Si ! C’est pour vous et de bon cœur !
Déjà il s’esquivait, craignant la virulence de Monique et aussi parce qu’il ne trouvait plus rien à dire à cette pauvresse, ou trop de choses qu’elle n’eût point comprises. Son mari ? Mort ? Pleurésie ? Accident ? Et elle ? Qu’allait-elle devenir ? S’en tirerait-elle ? Elle avait, en tout cas, besoin de souliers et d’un bon châle tricoté ? Demain, il mettrait ordre à cela. Demain, certainement !
Mais demain ne vint jamais. La marchande ne reparut pas. Avait-elle eu peur qu’on lui reprît le billet ? On voit de si drôles d’originaux ! Ou, elle aussi, le froid l’avait-il couchée sur un grabat ? Nul ne le sut. Et M. Lemurier, privé de son obsession quotidienne, dans la rue que l’hiver enlinceulait et que feutrait la neige, connut, pour la première fois de sa vie, la nostalgie du silence et le délaissement de la solitude.
M me Navarin pénétra dans l’étude. M e Coypot reconduisait un client ; il la fit aussitôt entrer, dans son cabinet, en s’inclinant.
Elle connaissait la pièce : les cartons verts, le bureau acajou, dont un éclat, sur le côté, était parti, et le fauteuil en reps vert, aux bras raides, qu’elle combla de sa ronde ampleur.
M e Coypot la considérait avec le sourire de complicité polie qu’autorise, en province, la connaissance qu’on a, depuis de longues années, des affaires de son prochain. Il avait dressé le contrat de mariage de demoiselle Sidonie Brouatte avec le sieur Navarin, gros fermier rougeaud, coureur et pochard. Il avait procédé à l’exécution du testament du dit, mort d’un coup de sang, après une orgie. Maintenant, il donnait des conseils d’affaires à la veuve.
Il la complimenta :
— Vous avez une mine excellente, et les joues en fleur comme les pêches de vos espaliers.
Sa bouche était papelarde, avec un retroussis de malice tourangelle : il avait le profil rasé de Louis XI, et le regard fin. Sous ses airs de sacristain, il aimait la poularde rôtie à point, les contes lestes et aussi, disait-on, sa servante Thérésine, belle fille râblée aux cheveux roux.
M me Navarin répondit ;
— Je ne me porte pas mal, sauf que j’ai mes « bouffées ».
Oui, après le repas, il lui montait des chaleurs aux joues, et son sang lui bouillait par tout le corps.
Il demanda, comme d’habitude ;
— Et que faites-vous ?
— Je me purge.
Il approuva, goûtant cette franchise à laquelle s’appropriait la robustesse forte en chair de M me Navarin. Quel âge ?… Trente-cinq, trente-six au plus. Une figure pleine, des yeux aux lourdes paupières, une bouche grande et sinueuse, le cou très blanc, et un embonpoint qui devait tenir toutes ses promesses.
Elle reprit, positive :
Vous m’avez fait venir ? C’est Dieusérié qui veut me vendre sa terre ?
— Vous n’y êtes pas.
— Alors, c’est Barnuche qui se désiste de son procès ?
— Encore moins. C’est… Voilà : la chose est délicate… Vous ne doutez pas, chère madame, de mon entier dévouement ?
Pleine de vitalité et âpre au gain, car elle dirigeait elle-même l’exploitation de ses terres, elle bondit :
— Je vous vois venir ! Je ne céderai pas la Prêchère, jamais, jamais !
C’était un champ immense enclavé dans le domaine du marquis de Saillé, son voisin, et que celui-ci convoitait.
— Mais écoutez-moi donc, dit M e Coypot, il ne s’agit pas de cela.
— Ah ?
— Vous n’avez jamais pensé à vous remarier ?
— C’est selon ! J’ai été malheureuse comme les pierres avec Navarin. Le mariage ne m’a pas laissé des souvenirs bien tentants…
— Évidemment, soupira le notaire, évidemment. D’autre part, vous êtes à l’âge où l’on inspire des passions.
Elle se mit à rire :
— Dites que j’ai du bien au soleil et que je ne suis pas une si mauvaise affaire.
M e Coypot renchérit ;
— Certes ! et de plus vous pouvez rendre heureux un brave homme qui serait pour vous aux petits soins. Tous les maris ne se ressemblent pas.
M me Navarin l’admit. Il y en a de bons, il y en a de mauvais, il y en a de gras, il y en a de maigres. Le tout est de bien tomber.
— Comme ça, dit-elle, vous êtes chargé de me faire des propositions ?
— Oui, hem ! c’est-à-dire que… vous ne vous fâcherez pas de ce que je vais vous dire ? Voilà, vous connaissez Marvaud (Hippolyte) ?
— Le propriétaire des Grandes Laiteries ? Sûr que je le connais.
— Qu’en pensez-vous ?
— Rien.
— C’est un bel homme, et dans la force de l’âge.
— Les uns disent que oui…
— Il est riche, et il héritera de son oncle, le grand boucher de Tours.
— Puisque vous le dites, c’est que c’est vrai.
— Il voudrait savoir si vous seriez disposée à l’épouser ?
— Ça mérite réflexion.
— Vous déplaît-il ?
— Nenni.
— Vous convient-il ?
M me Navarin eut un gros rire franc :
— Oh ! ça, on ne sait qu’après.
M e Coypot saisit au vol cette transition :
— Justement. Marvaud a certaines idées… Il a été roulé par sa première femme, une coquine, — il a divorcé, vous le savez, — et il ne voudrait pas, comme on dit, acheter chat en poche.
— Je ne vois pas…
— Écoutez. Vous êtes sérieuse, on peut vous parler raison… Vous pensez bien que moi, votre notaire, je ne vais pas vous proposer des gaillardises ? Supposez que je sois votre confesseur, ou votre meilleur ami…
— Eh bien ? dit M me Navarin.
— C’est plus difficile à dire que je ne croyais… Marvaud prétend qu’on peut être attrapé en se mariant sans se connaître, et que sa première femme avait une poitrine en ouate, qu’elle enlevait le soir et remettait le matin.
— Ça… dit la veuve en riant… vexée cependant d’un doute semblable.
— Marvaud prétend encore que, hem !… les premiers rapports ont une importance extrême pour savoir si on se plaira par la suite.
— Alors ?
M e Coypot coula un regard expressif vers les charmes de la veuve :
— Alors Marvaud voudrait qu’une seule et intime, mais décisive entrevue, lui permît de…
M me Navarin, comme par l’effet d’un volcan intérieur, eut une telle « bouffée » qu’elle devint écarlate :
— Eh bien ! il n’est pas dégoûté ! Pour qui me prend-il ?
— Pour lui, s’il osait… Mais il y a des gens méchants… on lui a assuré que… — vous allez rire comme moi — que vous aviez une jambe mal « nourrie ».
— Comment mal nourrie ?
— Oui, une jambe maigre comme un bras d’enfant, tandis que l’autre, trois fois grosse, aurait pris tout le profit.
— C’est idiot, dit M me Navarin, et je ne vais pas vous montrer mes jambes, bien sûr, pour vous convaincre.
— D’ailleurs, Marvaud n’y croit pas.
— C’est heureux ! Car les mauvaises langues ne se privent pas de dire que, si M me Marvaud l’a plaqué pour filer avec un sous-officier de dragons, c’est qu’il avait le foie blanc.
— Le foie blanc ?
— Du sang de navet, si vous aimez mieux.
Coypot troussa les babines.
— Excellente occasion pour vous de savoir ce qu’il en est ?
— Merci bien. Et si votre Marvaud est un galvaudeux et un mauvais plaisant ! Qui me dit qu’il soit sérieux, d’abord ? Admettons… Et si je n’ai pas l’honneur de lui plaire, à ce monsieur, et qu’il me tire ensuite la révérence ?
— Cela n’arrivera pas, dit le notaire. Marvaud vous aime ; il vous veut ; il sait ce que vous valez. Vous le séduirez ; il sera fou de vous. Mais, dans le cas invraisemblable où… Marvaud est un galant homme ; il vous offrirait une belle bague.
— Une bague ?
— La voici. On ne vous prend pas en traître.
M e Coypot retira de son bureau un écrin qu’il ouvrit ; un anneau d’or serti d’une émeraude fulgura.
— Essayez-la. Vous la trouvez belle ?
— Ça oui, si la pierre n’est pas fausse.
— J’en réponds ; voyez le nom d’un des premiers bijoutiers de la ville. Elle vaut mille francs. C’est un prix ?
M me Navarin réfléchissait. Elle soupesa la bague, la fit miroiter, la réenfila, caressa de son ongle l’émeraude, et finalement :
— Me laissera-t-il la bague aussi, si je l’épouse ?
— Ça, belle dame, cela vous regarde. Je n’en fais aucun doute. Ce serait manquer de confiance en vos agréments.
— Et si… si je ne lui plais point ou que ce soit lui qui ne fasse pas mon affaire ?
— Pas de contestation possible : la bague vous reste.
Et il lui tendit la main pour la reprendre. M me Navarin soupira et sans se dessaisir du précieux bijou :
— Marvaud a bonne réputation d’honnêteté. Les laiteries lui rapportent gros ?
— Douze mille francs par an au bas mot.
— Et vous croyez qu’il a de l’inclination pour moi ?
— Sans cela, vous offrirait-il cet accord, qui, ai-je besoin de vous le dire, restera absolument secret entre vous, lui et moi ?
M me Navarin regardait fixement le plancher.
— Quelle réponse dois-je lui faire ? répéta le notaire, baissant la voix comme au confessionnal.
La veuve remit lentement la bague dans l’écrin : il y avait du pour et du contre. Le troc était hardi, et dame ! si on le savait !… Mais le saurait-on ? C’était pécher ; oui, mais l’intention rachetait la faute. Et le mariage purifierait tout. Sinon, la bague lui demeurerait : compensation acceptable… Seulement, il fallait consentir à… Ce serait drôle ! Mais comme disait M e Coypot, elle était une femme sérieuse, elle savait la vie. N’exagérons rien !… Marvaud était bel homme, et si vraiment il n’avait pas le « foie blanc », on pourrait avoir de beaux enfants : son rêve à elle !
— Eh bien ? insista le notaire.
Elle songea que dimanche en huit serait le lendemain du jour de repassage. Elle changerait de linge, et même elle pourrait prendre un bain.
Elle répondit, confuse et baissant les yeux :
— C’est entendu… et fixa l’heure.
Un mois après, M e Coypot lisait aux deux intéressés, également satisfaits l’un de l’autre, leur contrat de mariage. Au doigt de M me Navarin, demain M me Marvaud, la bague d’émeraude symbolique proclamait le bien-fondé de l’épreuve et la solidité de leur pacte.
Miss Schikwell passe cet après-midi du dimanche dans son petit jardin. Elle est seule parce que sa servante Hannah a déposé, hier samedi, sa robe rose et son tablier à bavette, et, vêtue d’un tailleur gros bleu et coiffée d’un chapeau à plumes, s’en est allée, comme une dame, à ses affaires et à ses plaisirs.
Miss Schikwell a déjeuné de veau froid et de plum-cake . Et peut-être, pour la beauté de son teint, qui est enflammé, a-t-elle abusé des concombres en salade.
Elle porte sa belle robe de soie grise à effilés, des mitaines découvrent ses doigts noueux. Elle a l’air romantique d’une vignette de 1830 : il ne lui manque que les cothurnes, et, dans le fond du tableau, une harpe.
Mais qu’en ferait miss Schikwell ? Elle ne s’adonne, le dimanche, à aucune distraction profane ; à peine une lecture pieuse et une méditation à demi somnolente — les concombres et le pudding ? — que réveillera son lunch , à cinq heures : marmelade, thé, et muffins .
La petite sonnette de la porte-barrière ne tintera pas : aucun fournisseur n’apparaîtra le dimanche. Ni Paddock, le jeune épicier blême au toupet roux, qui dit d’une voix si suave :
— Pas de pickles , aujourd’hui, miss ? Nous avons reçu de l’excellente compote de gingembre.
Ni Goodfish, le boucher : homme semblable à un cube de viande, et qu’escorte un bouledogue mafflu, court sur pattes.
Ni la lessiveuse Sarah Crusem, qui est borgne depuis qu’elle est tombée, étant ivre, sur l’anse du baquet à tremper.
Le marteau de la porte d’honneur ne résonnera pas non plus pour le révérend Musmoon, qui a si bien prêché aujourd’hui sur les conditions de la perfection morale. Aucun membre de la famille Schikwell ne viendra troubler le recueillement de la vieille demoiselle ; elle s’est brouillée avec sa sœur Nelly ; elle est en froid avec ses cousins Paters ; elle est à couteaux tirés avec son neveu William ; ses autres parents sont morts ; et elle a découragé, par son humeur altière autant que difficile, l’humble dévouement d’Elsie Crubess et la vanité protectrice de Mrs Hoppocken, ses deux plus anciennes amies.
Aucun animal familier ne récrée sa solitude. Elle a nourri des poules et s’en est défaite, l’immoralité du coq lui paraissant par trop « shocking » et horrible. Elle a possédé un petit fox qui est devenu enragé, tant il s’ennuyait auprès d’elle. Quant à sa chatte Puffle, elle s’est sauvée sans esprit de retour, en emportant à sa gueule un hareng fumé.
Miss Schikwell tient les bras croisés, et son maintien est plein de dignité. Elle regarde fixement, comme si elle voulait l’intimider, le petit platane grêle qui se dresse dans le rond-point de gravier. Son nez à couper le beurre se dresse entre des yeux menaçants, sous des sourcils en broussaille ; sa bouche se retrousse sur des dents carnivores, comme les babines d’Old-Tom, le bouledogue du boucher.
Miss Schikwell savoure, avec une résignation morose, le silence de la rue, la paix morte du dimanche. Observatrice des rites, elle dédaigne même la promenade dans les allées de Green Park . Elle préfère bâiller à bouche close et ressasser à vide ses pensées.
Demain, la vie reprendra telle qu’elle la comprend, au service d’une philanthropie rigoureuse, qui départit l’aumône comme une gifle. Miss Schikwell n’est pas de ces féministes qui mettent de la grâce dans le devoir et rendent le bien agréable. Elle voit là des tentations du malin esprit et se tient en garde contre toute pusillanimité. Hannah, la servante, l’a appris à ses dépens, harcelée qu’elle est du matin au soir, réprimandée sévèrement pour une sauce trop longue ou un bacon trop grillé, comme si elle avait manqué aux lois religieuses du monde.
Et les pauvres de la paroisse, auxquels miss Schikwell, au nom de l’« Œuvre du Repentir Édifiant », va porter la saine parole avec des bons de pain, le savent aussi. Les vieux, parce que miss Schikwell leur fait honte de leur misère ; les petits, parce qu’elle leur distribue généreusement des taloches ; et les adultes, parce qu’elle les flagelle de reproches aigres comme le verjus et cuisants comme l’ortie.
Un oiseau tombe du ciel sur le platane, un de ces moineaux vifs auxquels on a plaisir à jeter du pain émietté ; miss Schikwell saisit un petit gravier et le lance sur l’intrus avec un « pscsch » ! terrifiant. L’oiseau s’envole : ça lui apprendra de pénétrer dans un jardin privé !
Son jardin ! Ce n’est pas que miss Schikwell en jouisse beaucoup : elle y réprime la fantaisie des plantes grimpantes et y égalise férocement l’alignement des géraniums. Quand une fleur en prend trop à son aise, elle la coupe. Jamais elle ne respire le délicieux parfum du réséda ; et, elle reproche aux roses leur sensualité. Elle leur préfère les camélias, qui n’ont point de parfum. Ce que miss Schikwell apprécie dans son jardin, c’est la propreté des graviers et la courbe rigide des petits arceaux de fonte qui encadrent les bordures. Elle y voit un symbole de discipline et une fermeté dont s’inspire son âme.
Tout à coup, une expression de dégoût indigné fronce ses sourcils et retrousse ses narines. Qu’a-t-elle vu ? A l’extrémité du banc sur lequel elle s’est assise, — droite, comme empalée, — un escargot émerge, traînant sa bave argentée et pointant ses cornes molles. Son visqueux cordon de chair blonde ondule sous la coquille striée : ne songe-t-il pas, — inconcevable audace — à venir faire avec miss Schikwell un bout de causette ?
— Créature dégoûtante ! murmure-t-elle.
Et rentrant dans sa cuisine, où l’eau du thé chauffe, sur le fourneau, elle s’empare des pincettes à charbon, happe entre leurs tenailles l’escargot, qu’elle plonge, d’un geste imprécatoire, dans les charbons ardents. C’est plus propre et n’est guère plus cruel que de l’écraser sous sa semelle, et préférable à l’envoi, par-dessus le mur, chez ses voisins, gens acariâtres, qui lui jetteraient en échange un crapaud mort ou une peau de lapin puante.
Miss Schikwell est retournée à sa place et inspecte sévèrement le jardin. Comment cet escargot s’est-il introduit ? Et elle blêmit soudain : elle vient de découvrir une théorie de fourmis qui traverse l’allée des groseilliers et va donner l’assaut au soubassement de la fenêtre du réduit-débarras.
Des fourmis ? Miss Schikwell ne peut les sentir et livre contre elles des combats acharnés. Elle s’en croyait à jamais débarrassée, et voilà qu’elles reparaissent, tenaces, inextinguibles ; les lavages à l’eau de Javel, les cordons de soufre adjoints à la naphtaline ne les ont donc pas découragées ?
Miss Schikwell les regarde évoluer avec une sorte d’épouvante belliqueuse. Damnées bestioles ! Franchissant tous les obstacles, tournant les mottes de terre trop grosses, elles allongent leur armée serpentante ; et miss Schikwell découvre qu’un inverse courant les guide, un va-et-vient comme dans les sauvetages. Affairées, des centaines de fourmis minuscules se pressent, avec des éclaireurs sur les côtés de la double colonne.
Parfois, les éclaireurs se rencontrent, échangent d’un contact un message ou un avis, et repartent de plus belle. Miss Schikwell distingue qu’aux fourmis noires se mêlent des fourmis rougeâtres, plus grosses, et chargées de fardeaux ; peuplade esclave au service des noiraudes agiles.
Comme elles travaillent ! Quelle activité ! Rien ne les interrompt. Pas un répit ; un tyrannique instinct les harcèle et les emporte. Miss Schikwell, en son cœur puritain, éprouve une indignation sincère. Pourquoi ce petit peuple impie la scandalise-t-il de son agitation sacrilège, en ce jour que le Seigneur assigna au repos ?
Un dimanche, alors que tout bruit cesse et qu’on n’entend pas l’enclume de Jim, le forgeron, ni les coups de marteau clouant les planches de Price, le charpentier ; alors que se taisent le fracas des voitures de laitiers, le fouet de John, l’aviné charretier ; alors qu’on ne voit pas parader, dans leur tunique rouge les soldats du roi, au son du fifre, sur l’esplanade ; alors que Molly, la couturière d’en face, ne se met pas à sa fenêtre, et que les chiens du voisinage eux-mêmes n’aboient pas — seules les fourmis insolentes transgressent le commandement.
Car le Seigneur a dit :
« On travaillera pendant six jours, mais le septième sera sacré, car c’est le sabbat du repos consacré à l’Éternel. Quiconque travaillera ce jour-là sera puni de mort. »
Miss Schikwell a le droit d’exécrer les fourmis : elles créent des magasins et des entrepôts avec tout ce qu’elles charrient ou dérobent. Ne les a-t-elle pas surprises, un jour, se jetant sur le buffet où elle serre le sucre, à côté du riz blanc et du beurre jaune ?
Mais ce n’est pas seulement l’intérêt qui guide sa vengeance. Non ; ce qu’elle réprouve, c’est que cette espèce maudite trouble la sanctification dominicale et travaille, comme une colonie de forçats, le septième jour.
— Amalécites ! murmure-t-elle.
Et, avec la décision inflexible du destin, elle prend, sur le fourneau de la cuisine, la grosse bouillotte de cuivre rouge qui devait alimenter son samovar. Tant pis : elle se passera de thé ; elle offrira ce sacrifice au Dieu des armées. La voici qui penche le récipient, et l’eau ébouillante d’un jet ardent et d’un nuage de vapeur les cohortes diaboliques, en l’honneur de Celui qui donna la Loi à Moïse parmi les éclairs du Sinaï.
Miss Schikwell s’est brûlé les doigts et a mouillé sa belle robe grise ; mais elle hume, victorieuse, l’âpre odeur formique, et déclare, satisfaite du carnage :
— Et il en fut ainsi pour la gloire du Seigneur.
Si l’on m’eût affirmé qu’entre M me Sylver et moi pût exister autre chose qu’une animosité mitigée par un flirt raté, j’eusse bien ri. Pourtant je la désirai en l’exécrant. J’eusse voulu la serrer entre mes bras pour violenter de caresses semblables à des coups sa chair arrogante, et l’avilir ensuite par mon mépris.
Notre rencontre, sur le pont du yacht, fut un heurt. Sait-on pourquoi à première vue les êtres s’attirent ou se repoussent ?
A cette minute où je la vis, grande et souple dans sa robe de linon vert Nil, blonde et mate sous sa capeline de dentelles, Jane Sylver m’inspira un violent attrait physique dont elle lut l’aveu dans mes yeux. Mais en même temps elle prit conscience de l’impression réfrigérante, parfaitement inexplicable à moi-même, que je ressentais pour elle, sans que je pusse la motiver par de l’hostilité de race ou la connaissance d’une tare secrète. Tout au plus aurais-je pu lui reprocher d’incarner un type féminin antipathique à mes préférences. On la devinait orgueilleuse, sûre d’elle, fermée à la tendresse et secrètement aigrie.
Ce n’était toutefois pas sa faute si Jacques Sylver, son mari, l’ayant, par sa conduite dévergondée et mille mauvais procédés, — jusqu’aux coups, — acculée au divorce, elle promenait à travers les salons la hautaine et mélancolique silhouette de la femme seule, qu’entourent une fausse pitié, de vagues calomnies et des convoitises mal déguisées. Peu de spectacles sont aussi poignants que celui d’un être injustement sacrifié, et qui pratique la méfiance précoce de la vie, avec la terreur haineuse de l’amour.
Il se peut que ma fatuité inconsciente, — je passais alors pour joli garçon, — mon air empressé et galant eussent réveillé chez M me Sylver une sensibilité ombrageuse, le « garde à vous » où elle se tendait désormais contre le mâle de désir et de conquête, si près du « mufle » qui dort en chacun de nous. Elle me le fit sentir, dès les premiers mots, par la froideur sèche de son accueil.
Jacques Mascaret, qui nous emmenait sur son yacht, en croisière méditerranéenne, garçon bilieux, chauve, laid et prétentieux, assez mauvaise teigne, le type du riche avare, s’amusa fort de ma déconvenue croissante. Il avait des vues sur elle et ne l’avait invitée que pour la séduire. Il ferait bien en ce cas d’endormir la vigilance de Julie Apresle, sa maîtresse, vieille attifée en jeune, et désespérée de ce que les fards et les teintures ne triomphassent pas de ses rides et de ses cheveux gris. Elle était exclusivement jalouse d’une autre passagère, M me Longrémy, la blonde et grassouillette épouse de Longrémy le Veau, dont on distinguait ainsi la médiocrité des brillantes qualités de son frère, Longrémy tout court, le député.
Parmi les autres invités figuraient le peintre Bousse, à qui la barbe tenait lieu de talent, — une barbe splendide, — et qui ne faisait guère que des croquetons et caricatures faciles ; le musicien Polcoët, dont la chanson : Mathilde les jarretelles ! avait fait fureur l’hiver dernier au café-concert. Puis le couple Laverne, sans profession définie, sinon celle d’aimables parasites. Et encore le docteur Orcanor, mage et thérapeute, qui vous lisait dans la main, tirait les tarots, guérissait la migraine et le mal de mer par des incantations.
M me Bousse, compagne intermittente du peintre, — elle avait un mari et trois enfants à Bordeaux, — et M me Polcoët, ménagère ronde et rustique, véritable pot-au-feu conjugal, complétaient cette cargaison disparate.
Que je m’y trouvasse, moi célibataire en quête de distraction et décavé par une série noire, rien d’étonnant ; mais la présence de Sylver détonnait un peu dans ce milieu : elle était si visiblement supérieure. Peut-être la conscience de ce dépaysement — mais il était trop tard — augmentait-elle sa nervosité et m’en rendait-elle, encore que je n’y fusse pour rien, la victime préférée.
Le voyage, une croisière le long du golfe de Gênes, ne fut ni très ennuyeux ni très amusant ; on faisait escale dans les petits ports italiens, et le temps à bord coulait en siestes ou en papotages. Bousse, armé d’un kodak, prenait des instantanés. Polcoët martelait le piano de valses montmartroises. Le couple Laverne approuvait tout et s’amusait de tout.
Sauf Longrémy le Veau et M me Bousse, personne ne craignait le mal de mer. M me Apresle, l’amie de Mascaret, souffrait parfois de crises de foie qui la retenaient dans sa cabine. Rien alors d’amusant à voir comme l’attitude de Mascaret, faisant à la fois la cour à M me Longrémy et à Jane Sylver, rebuté par la première et bien accueilli par la seconde, dans le ferme dessein, je crois, de me narguer.
Après huit jours de traversée, je n’étais pas plus avancé auprès de la jeune femme qu’au début ; aussi, changeant mes batteries, me décidai-je à flirter avec la petite Longrémy, dite « Mousmé », qui ne parut pas prendre mal du tout mes œillades et mes insinuations.
Les cheveux courts et la jupe aux genoux, elle jouait au naturel le rôle délicieux et insupportable de la jeune personne émancipée, — bon cœur et mauvaise éducation, — si à la mode cette année-là au théâtre. Du moins était-elle prompte à rire, et pas bégueule : le plus parfait contraste avec Jane Sylver.
La vie s’écoulait à la fois monotone et variée ; les descentes à terre coupaient la régularité des heures où l’hélice, d’un ronron, soulevait l’eau bleue ; on prenait ses repas dans de vagues auberges. Mascaret n’étant généreux qu’à son bord, rien de comique et de honteux comme la façon dont il disputait, avec les hôteliers, pour trois sous de macaroni. Il devenait alors verdâtre, et on voyait les pièces tomber parcimonieusement de ses doigts tremblants. Il y a des millionnaires comme cela.
Jane Sylver parut d’abord indifférente à mon manège auprès de la petite Longrémy. En compagnie de la ronde, grasse et courte M me Polcoët, — singulier assemblage ! — elle lisait quelque roman, étendue sur une chaise longue en rotin, ce qui faisait valoir les lignes harmonieuses de son long corps, tandis que sa compagne, — on eût dit la servante, — assise sur un pliant, faisait assidûment du crochet ou tricotait de petites brassières en vue d’une hypothétique maternité.
Je prenais alors plaisir à flirter avec la jeune « Mousmé », en vue de M me Sylver. Il m’agréait que nos éclats de voix, les rires de ma partenaire allassent la frapper comme un trait indirect. Je me réjouis de ma tactique comme d’une savoureuse vengeance lorsque, rencontrant le regard irrité et douloureux de celle que je considérais alors comme une ennemie, j’eus la certitude que je la blessais à vif.
L’amour-propre des hommes dédaignés est féroce ; je goûtais enfin une revanche. Pourquoi me repoussait-elle ? Seul, dans cette réunion de gens divers, j’eusse pu lui parler d’égal à égal ; seul, j’étais qualifié pour lui plaire. Elle était cultivée, intelligente ; comment se fût-elle accommodée de la nullité de Longrémy le Veau, qui avait l’air d’une gravure de mode poupine et dont le teint lisse et gras faisait mal au cœur ?
Fine et fière, comment eût-elle répondu aux assiduités de Mascaret, dont la goujaterie foncière perçait sous les dehors de mécène ? Aussi bien, le décourageait-elle plutôt depuis que je compromettais la petite Longrémy, et il ne m’eût pardonné ni son insuccès auprès de l’une ni mes avantages auprès de l’autre s’il avait pu se tenir constamment en notre compagnie ; mais M me Apresle, jaune et gémissante, — aïe ! son foie !… — l’exigeait auprès d’elle et le gardait des heures en un fond de cabine sans air, d’où il remontait congestionné, l’œil mauvais, respirant la brise comme un homme qui étouffe.
Était-ce Bousse, avec sa reluisante barbe de zouave et ses propos de mauvais rapin, qui pouvait plaire à M me Sylver ? Était-ce Polcoët, avec sa mèche dans l’œil, ses vestons courts, son œil extravagant et ahuri. Était-ce Orcanor, nécromant aux faux cols douteux ? Non, mille fois non ! Et c’est en quoi elle me faisait injure ; elle n’avait pas le droit de me mépriser, moi !
Et un soir, n’y tenant plus, j’eus l’audace de le lui dire. « Mousmé » tenait compagnie, dans le fumoir, à l’infecte humeur de Mascaret. M me Polcoët venait de descendre. Jane Sylver était seule, accoudée au bastingage. Je m’approchai d’elle et lui dis :
— Cessez ce jeu cruel ! Vous savez que je vous aime ! Je vous ai aimée dès le premier jour…
Elle me toisa.
— Vous me désirez, vous ne m’aimez pas.
— Je ne sais qu’une chose, repris-je avec force : je suis malheureux de vos dédains, je ne puis plus endurer votre mépris.
Elle répliqua :
— Prenez-en votre parti. Vous m’êtes totalement indifférent.
Et sans me permettre plus, profitant de l’approche des Laverne, elle s’éclipsa, me laissant pâle d’humiliation et furieux contre elle.
Vingt minutes après, j’étais dans ma cabine, quand un choc violent culbuta mon nécessaire de toilette et me jeta hors de ma couchette. Des rumeurs, des cris dans la nuit. Je veux m’élancer, ma porte s’ouvre ; une femme en déshabillé de nuit se précipite dans mes bras : c’était M me Sylver.
— Nous avons touché sur un rocher ! me dit-elle, nous sommes perdus.
— Je vais voir, répondis-je.
Mais, enlacée à moi, elle repoussa le verrou derrière elle.
— Quel intérêt cela a-t-il ? puisque nous allons mourir !
Elle était tragiquement belle ; l’épouvante, loin de la défigurer, lui donnait un éclat de passion extraordinaire. Je n’osai comprendre, puis je compris : un ressort caché venait de se déclencher en elle, la jetait, dans ce péril de mort, pantelante à mon désir, comme si cette fatalité soudaine, affreuse, inexorable, déchaînait un être insoupçonné d’elle-même, de moi et de tous.
Sa poitrine à demi nue s’écrasait sur ma poitrine, ses bras m’étreignaient ; je sentis s’élever en moi une âme fauve et un corps frénétique : mourir n’était rien ; posséder cette créature inespérée était tout.
— Jane, vous m’aimez donc !
Elle répondit, égarée, ardente :
— Maintenant, oui, je vous aime !
Quand nous sortîmes d’une courte et magnifique ivresse, et lorsque la conscience de la réalité nous revint, le yacht se tenait toujours immobile sur l’eau calme. Les cris s’étaient tus, les rumeurs sourdes continuaient, et des pas couraient toujours sur le pont.
— Il faut pourtant que j’aille… murmurai-je.
— Oui, allez.
Et, légère comme une ombre, elle se glissa dehors. Je m’élançai dans l’escalier. On avait touché sur une roche, en effet, mais légèrement ; la voie d’eau, grâce aux cloisons étanches, ne nous mettait pas en péril immédiat. Nous tirâmes des fusées, et, à l’aube, des canots de pêche vinrent nous chercher.
M me Sylver descendit avec M me Longrémy et M me Polcoët dans la première embarcation, les autres femmes dans la seconde. Je n’oublierai jamais le regard dont elle me poursuivit en s’éloignant : ce regard glacé, ce regard d’étrangère encore plus que d’ennemie. On eût dit qu’entre elle et moi rien ne s’était passé. Le péril s’abolissait, et rien ne subsistait en elle de l’instinct de vertige qui me l’avait livrée, le temps d’un éclair, proie volontaire et ravie, flamme fulgurante, aussitôt éteinte.
Je ne la revis plus — le hasard a de ces caprices. Cette aventure inoubliable reste mon plus décevant souvenir.
M me Lejarric était une femme heureuse, et elle en avait l’air. Sa prodigieuse jeunesse, perpétuée depuis tant d’années qu’on ne parvenait pas à les repérer, lui créait une personnalité mystérieuse et troublante, comme si on eût pu la suspecter d’être en commerce avec les sorcières et les fées et d’avoir reçu d’elles un philtre d’éclatante jouvence.
Elle semblait, en effet, la fille de femmes qui, certainement, sous leurs cheveux gris, avaient son âge ; et on l’eût prise pour la jeune sœur de femmes qui, d’après l’inflexible chronologie, auraient dû passer pour ses filles.
L’étonnant est que, si naturellement jeune, elle semblait non seulement l’avoir toujours été, mais devoir le rester toujours. Une si ingénieuse habileté réglait les soins qu’elle donnait à son visage et à son corps, ainsi que le choix complexe et nuancé de ses robes ; il s’exhalait d’elle un tel charme sans apprêt, une si libre harmonie de lignes et de courbes, qu’il ne venait point à l’idée que tant de grâce fût un miracle de l’artificiel.
Les entrées de M me Lejarric, dans un salon, au bal, au théâtre, avaient quelque chose de sensationnel. On s’émerveillait toujours de la revoir, nouvelle en sa fraîcheur, telle une rose qui vient d’éclore. A l’opposé de tant de femmes qui jettent d’un coup leur éclat apprêté puis se fanent, la touffeur des salles surchauffées, la fatigue de la soirée avivaient encore son rayonnement lumineux.
— Comment fait-elle ? demandait-on.
— Elle doit bien avoir au moins cinquante ans ! insinuait celle-ci.
— Elle était déjà belle sous Grévy, disait un vieux sénateur.
Et cela se murmurait sans méchanceté, parce que Thérèse Lejarric, affable à tous, sans qu’elle eût besoin d’aimer personne, savait plaire à tous, cuirassée par un de ces égoïsmes souriants qui ont trop le souci de leur repos pour vouloir troubler celui des autres. Elle séduisait : don merveilleux et inexplicable ; les jeunes femmes, d’instinct, se confiaient à son indulgence experte ; les vieilles lui savaient gré de tendre à leur froid baiser un visage radieux qui ne reflétait pas leur propre sénilité et leur donnait l’illusion de participer un peu à cette durable grâce ; car c’est le visage d’autrui, miroir sans pitié, qui nous révèle à quel point nous vieillissons.
Thérèse, dans son intérieur, où elle régnait sans conteste, avait dressé un cadre adéquat à sa beauté : le décor riche, simple et parfait où tout d’elle se mouvait à l’aise. Elle avait des domestiques excellents, et leur service, silencieux et souple, l’enveloppait de soins douillets. Elle ne recevait que des gens agréables ou amusants ; une hygiène rationnelle mesurait les biscottes de son petit déjeuner, les deux heures de marche qu’elle accomplissait au Bois, le régime qu’elle s’imposait, les innombrables rites de massage, de douches et de secrets de beauté qui prenaient plusieurs heures de son temps. Sa vie était calculée pour l’épanouissement de son être. Elle lisait peu, et rien que de frivole ; mais des conversations intelligentes la tenaient au courant de tout ce qu’elle devait savoir.
Son mari et son amant étaient, comme des chevaux d’écuyère, mis au bouton. Obéissance absolue, performances irréprochables.
M. Lejarric, grand faiseur d’affaires, n’affichait ni une prépotence maritale qui eût fait sourire, ni un cocuage complaisant qui l’eût voué au mépris courtois. Son tact était fait de bonhomie et d’aplomb. S’il ignorait, c’était sans ridicule ; s’il savait, c’était avec dignité.
L’amant, M. Pralognan, qui appartenait à la Carrière, faisait honneur à ses fonctions diplomatiques, par la correction de son attitude. Il n’était pas un de ces sigisbées compromettants qui semblent dire à tout le monde, d’un clin d’œil vaniteux et d’un chuchotement allègre : « Eh oui, parbleu ! c’est moi qui… »
Et il n’était pas non plus le soupirant furtif, souterrain et ténébreux. Il était l’amant désinvolte et discret, qui se montre chez une femme autant qu’il est permis à un ami de la maison, et pour le surplus qui la voit de cinq à sept, deux fois par semaine, en une garçonnière du meilleur goût.
M. Lejarric avait soixante ans, M. Pralognan cinquante-deux : après diverses aventures qu’on avait ignorées et qu’elle-même oubliait, Thérèse n’avait plus que cet amour dans sa vie, et y restait fidèle par habitude autant que par éloignement des émotions violentes. Sa liaison avec Jacques Pralognan durait depuis quinze ans. C’est dire qu’il s’était cimenté entre les deux hommes une solide amitié ; elle se traduisait par de nombreux égards et des petits cadeaux. Lejarric épinglait sa cravate d’un fer à cheval d’or clouté de perles, don de Pralognan ; et celui-ci puisait des havanes dans un porte-cigares en vermeil que Lejarric lui avait offert. Grâce aux convenances réciproquement gardées, et au soin que l’un et l’autre avaient pris d’éluder toute explication fâcheuse, il n’y avait là rien de discordant à reprendre, et Thérèse, entre son mari et son amant, pouvait évoluer sans que rien choquât le sens exquis qu’elle conservait de la note juste.
Ce ménage à trois, assez transparent pour que la curiosité y trouvât son compte, assez voilé pour que l’hypocrisie n’en fût point scandalisée, réalisait le type de l’union modèle, approuvée par les mœurs et conforme à la morale mondaine. Lejarric et Pralognan rivalisaient pour faire à Thérèse l’existence la plus douce et la plus heureuse. Pralognan était fidèle, et Lejarric, de qui, raisonnablement, on n’eût pu exiger une vertu de moine, poussait les scrupules jusqu’à cacher ses frasques, comme le font les maris encore épris.
Rien ne semblait donc menacer la pure splendeur chaque jour refleurie de M me Lejarric, cette stupéfiante et magique jeunesse qui semblait tirer sa sève des concordances les plus favorables, d’un milieu de culture idéal, des délicates prévenances d’un mari et d’un amant également attentifs, enfin et surtout d’une sérénité intérieure due à l’absence de toutes préoccupations et de tous soucis, quand la fatalité entra dans le cœur de Thérèse Lejarric comme un trait de foudre.
Jusqu’à, ce jour, elle s’était préservée d’aimer, et s’était même concédé le luxe de résister à des flirts dangereux, non le moins du monde par pitié envers Pralognan ou bonne camaraderie envers Lejarric, mais parce qu’en vérité l’un et l’autre, par des moyens divers, suffisaient à sa totale quiétude : Pralognan, d’ailleurs, se montrait encore vert, surtout le printemps et l’été : sage, elle limitait ses élans, n’acceptant du sport amoureux que ce qui suffit à ombrer les paupières, animer le regard et donner du revif au teint : cette fleur de volupté qui consacre les femmes cultivées comme un beau jardin.
Par malheur, chez les Bois-Sorlin, on lui présenta l’aviateur Cordace, et la prudente, la sage, la raisonnable Thérèse sentit s’allumer en elle une passion dévoratrice, mal insolite et terrible, qui la rendit comparable à Io harcelée par le taon cruel, à Pasiphaé appelant l’ardeur du taureau, aux héroïnes infortunées que l’Amour supplicia.
Ce Cordace, héroïque et brutal, crépu comme un nègre, blanc et rose comme un Scandinave, large d’épaules, avec des bras et des cuisses de lutteur, était un enfant perdu de l’aventure. Une légende de désordres et d’excès l’auréolait : il avait tué deux adversaires en des duels retentissants, dévoré plusieurs héritages, tantôt riche comme Crésus et tantôt pauvre comme Job ; il s’était cassé le corps en dix-sept morceaux au cours de chutes mortelles, et ne s’en était recollé que plus solidement. Il n’avait peur de rien et, ce qu’il voulait, en venait toujours à bout.
Mais il n’eut aucun mal à conquérir Thérèse Lejarric ; elle se livra sans tarder à ce jeune et sauvage héros, elle courut à lui comme on se jette dans l’abîme. Elle avait été fascinée, possédée, aspirée par une force invincible. Et elle ne reprit conscience d’elle-même qu’en s’éveillant, au petit jour, dans une chambre de palace cosmopolite, auprès de ce redoutable compagnon, rompue par la frénésie de leurs étreintes, échevelée, les dentelles de sa chemise saccagée, les traits meurtris comme à coups de poings et des poches sous les yeux.
Elle se regarda dans le miroir et resta saisie : elle qui dormait chaque nuit sous un emplâtre d’onguent parfumé, après des lotions astringentes destinées à effacer ses rides, ne reconnaissait pas son visage chaviré et raviné. Se rhabillant en hâte, elle courut cacher chez elle sa confusion épouvantée ; un bain bouillant à la japonaise, une douche glacée et le travail persévérant de la doctoresse en chef de l’Institut de Beauté Browning réparèrent à peu près le ravage et lui permirent d’affronter d’abord les remontrances amicales, quoique sévères, de son mari, puis les reproches furieux et contenus de Pralognan.
Tous deux lui parlèrent raison, chacun avec l’expérience d’une maturité réfléchie et selon le caractère de leurs situations respectives. Mais Thérèse, hébétée par sa passion, ne leur répondit qu’à peine. Qu’elle eût été imprudente, absurde, elle le savait. Qu’elle risquât de détruire sa paix et son bonheur ; certainement ! Et après ? Qu’elle compromît, chose plus grave, son renom irréprochable ; eh bien, elle s’en fichait un peu !
Ils eurent la générosité de ne point lui mettre sous les yeux le danger, le vrai danger qu’elle courait et dont le miroir de l’hôtel l’avait avertie, en ce matin blême. Mais ce risque même, qu’elle avait entrevu dans toute son horreur, ne l’arrêta pas. Elle était ivre de Cordace. Elle était folle et elle le prouva.
En vain, alarmés d’abord, bientôt désespérés, Lejarric et Pralognan durent-ils, dans une explication pathétique, d’ailleurs pleine de tenue, liguer leur rancune contre le ravisseur ; en vain luttèrent-ils, dans une touchante complicité, contre l’ennemi commun, rien ne put empêcher Thérèse de se déconsidérer par l’attitude la plus anarchique et la plus flagrante inconduite. Mordue, lacérée par sa passion, domptée et avilie par le despote le plus impérieux qui fût, elle connut en quelques semaines les affres torturantes de la jalousie, l’envie de tuer ses rivales, les ruptures qui vous empoisonnent de fiel, les raccommodements qui courbaturent l’âme et le corps… Il était loin, à présent, ce repos égoïste, ce lâche bien-être qui la maintenaient belle et chatoyante comme une fleur de serre.
Tordue, calcinée par la souffrance, Thérèse Lejarric apprit à connaître et révéla à tout le monde son triste âge de cinquantenaire et plus, car on la vit vieillir avec une effroyable rapidité : et autour d’elle, par une logique impitoyable du Destin, les désastres se succédèrent. Son mari se résigna à divorcer, Pralognan devint neurasthénique et entra dans une maison de santé ; quant à Cordace, il la quitta, comme il était à prévoir, pour assurer à sa domination d’autres victimes.
Thérèse Lejarric crut devoir avaler la valeur d’un dé à coudre de laudanum ; elle se manqua et vécut, si c’est vivre, que de s’éterniser, quand l’incendie a passé, ne laissant qu’une ruine et des lézardes.
Fanny Presles recula, horrifiée de stupeur. C’est la secousse qui suit l’accident ; on se hâte, on vit toujours, on n’a rien ; mais l’ébranlement persiste. Il y a quelque chose de cassé, dans la minute, de transformé, dans l’espace. On ne se retrouve pas : c’est un réveil hagard.
Sur le visage de Fanny se peignait une incrédule angoisse. Derrière le rideau de feuillage, elle entendait le chuchotement, les voix tendres. Sous ses yeux, Jacques, son mari, venait d’embrasser Thérèse Allis, leur jeune amie. Elle n’avait pas rêvé : il l’embrassait !
Ce baiser sur la bouche qui était descendu impérieux, conquérant, et avait lié, une seconde, la résistance pâmée de la jeune fille et sa mâle ivresse, à lui : quelle horreur ! Fanny avait vu, elle entendait. Ah ! que faire ?
Se montrer, déclencher le drame ? Avec des phrases qui dépasseraient le ton juste et des gestes involontairement exagérés, flétrir les coupables ? Puis la scène, la scène convulsive, hachée d’imprécations et de sanglots, où elle exigerait le renvoi immédiat de l’intruse, repousserait les affirmations maladroites de Jacques ; le tout pour constater ensuite, brisée, l’effondrement de sa vie ; quinze ans de bonheur saccagés en cinq minutes !
Se taire ? Elle le pouvait. On ne l’avait pas entendue s’approcher à pas de loup du cabinet de verdure. Ils n’avaient pas soupçonné sa présence. Se taire ? La vie continuait, rien ne s’était passé, sauf l’irréparable !
Elle rentra dans sa chambre, se réfugia dans ce nid d’intimité qui n’évoquait pour elle que joies sereines, ardeurs douces, la stabilité du foyer, les beaux émois de l’alcôve. Voyons, elle ne l’avait pas rêvé, que pour Jacques, au commencement du printemps, elle était encore l’aimée, la désirée. Cette maison de famille, où ils fuyaient pendant six mois Paris et sa vie trépidante, leur avait toujours porté bonheur. Sa Toinette y avait été conçue, il y a huit ans ; et, il y en a quatre, son Pierrot y était né. Pourquoi, l’été venu, avaient-ils reçu cette étrangère ? Cette Thérèse Allis en qui, dans sa foi aveugle à la fidélité de Jacques, elle n’avait su deviner une rivale ! Et quelle rivale ! Le charme à peine éclos d’une fleur de volupté, d’une haute et grande rose. L’éclat, la jeunesse, la gaieté triomphante. Ce qui lui manquait, à elle, paisible, tendre et commençant déjà à se faner, un peu, à peine, comme un lys dans une pièce close.
Et elle n’avait rien soupçonné ; il avait fallu que le hasard éclairât d’une lumière brusque des impressions si fugaces qu’elle n’avait su les rattacher à une chose précise, tant son indulgence avait tenu à s’expliquer ce qui à d’autres eût semblé équivoque ou inquiétant. Le sans-gêne libre de Thérèse Allis ? Façons d’étudiante, l’indépendance d’une future doctoresse condamnée par la nécessité à évoluer, en camarade, au milieu des hommes. La part aussi d’une éducation incomplète, Thérèse n’ayant pas eu de mère ; et cela avait mieux valu, puisque l’ex-M me Allis, divorcée, courait le monde, en un veuvage perpétuellement consolé.
La familiarité de Jacques avec elle ? Protection d’ami du pauvre Allis envers l’orpheline, tutelle de savant envers l’élève recueillie et fervente à qui, médecin de valeur, et bien qu’il n’exerçât plus, il enseignait la méthode, l’histoire clinique, les théories, tout ce qui l’avait passionné et le passionnait lui-même encore.
Qu’il s’éprît de cette enfant, non, Fanny ne l’eût pas supposé. Et elle se le reprochait amèrement. Folle, d’avoir cru, parce que Jacques lui était apparu jusqu’alors fidèle, qu’il le demeurerait toujours ; comme s’il fallait compter pour rien les mille embûches de la vie ; comme si Jacques, qu’elle avait cru plus qu’un homme, et qu’elle savait une conscience et un cœur d’élite, n’était pas pétri, lui aussi, de chair, de sang et de boue, comme tous les autres.
En travers de son lit, face à la muraille, anéantie, elle sanglotait. Fallait-il, mon Dieu ! qu’elle eût été romanesque pour croire, candidement orgueilleuse et endormie dans son bonheur, qu’elle échapperait au sort commun ? Dire qu’elle pensait : « Notre ménage est l’unique ! » Et ce lot divin de la chance, elle l’acceptait au point de le juger tout simple, une chose due. Est-ce qu’elle ne savait pas, voyons !…
Est-ce que ses meilleures amies n’étaient pas malheureuses ? Anna Timon, mariée à un jaloux érotomane qui la traquait de soupçons, de reproches absurdes et atroces ? Claire du Bosset, trompée pour un vieux crapaud fardé, un monstre vieilli ? Guichette, surnom de la petite Armel, qu’un joueur et un débauché avait peu à peu pervertie et détraquée ?
« Un ménage unique ! » Fanny l’avait cru. Et, bizarrerie déconcertante, elle le croyait encore, malgré l’évidence du désastre. Portée aux illusions, bonne et d’un idéalisme d’enfant, elle se disait :
« Non, Jacques m’aime ! Jacques ne peut tenir à cette petite ! Que je tente un grand coup, — ni scène ni reproches !… — oui, un grand coup généreux, une épreuve décisive ; et Jacques, bouleversé, repentant, me reviendra. Je vais lui offrir… Il reculera devant la catastrophe… Il ne peut renoncer à tant d’années d’union, au lien des habitudes, à ses enfants, à moi… »
S’étant bassiné les yeux d’eau fraîche, ayant passé un peu de poudre de riz sur ses joues et mis sa robe de tussor blanc, — une toilette qu’il aimait, — après s’être contemplée un moment au miroir, pâle, mais résolue, le cœur battant à grands coups d’une indicible angoisse où l’espoir dominait, Fanny Presles alla retrouver son mari dans son cabinet de travail, où, elle s’en était assurée, il serait seul.
Comment se noua l’entretien, elle ne put se le rappeler par la suite. Mais, très vite, elle en arriva à ceci ; et ces paroles solennelles, elle s’efforça de les prononcer avec tout son calme, afin que l’ épreuve eût tout son effet, que Jacques la crût et répondît sans arrière-pensée, mû par la seule impulsion de sa droiture :
— Je te rends, mon ami, ta liberté. Tu aimes Thérèse, tu peux l’épouser. Je ne suis pas de celles qui se cramponnent à un mari qu’elles adorent, quand celui-ci ne les aime plus. Règle le divorce je m’inclinerai. Je ne serai jamais un obstacle à ton bonheur.
Elle le regarda. Il ne vit pas le piège. Il ne scruta pas le mensonge. Il ne protesta pas. Il n’exprima ni l’épouvante, ni le remords, ni même le regret. Il ne s’écria pas : « Tu rêves ! » Il ne murmura pas : « Entre elle et toi, est-ce que je puis hésiter ? » Il ne protesta pas : « Mais les enfants ! » Non ! il s’épanouit d’une affreuse joie, car le propre de la passion est de tout détruire en nous et autour de nous, et de se planter au but comme le couteau dans la cible. Il s’écria, tendant les mains :
— Oh ! Fanny, que tu es bonne !
Et comme, hagarde, elle le dévisageait, n’en croyant par sa raison, il ajouta, inconscient et meurtrier :
— Je te devrai ma Thérèse ! Ah ! quelle femme admirable tu es !…
Alors elle poussa un cri effrayant, de bête égorgée :
— Ce n’est pas vrai ! C’était pour t’éprouver ! Et toi !… Toi… qui t’imagines…
Elle se tordit les mains.
— Ah !… tu l’as cru ? Vraiment, tu l’as cru ?… Comme cela… Que j’allais m’en aller, en domestique chassée… Et les enfants ? Notre Pierrot… notre Toinette… Tu trouves cela commode ?… Tu les laisses ?… Tu t’en débarrasses… Nos enfants, à qui tu dois protection !… Faut-il que tu aies perdu tout sens moral !… Ainsi, pas une seconde d’hésitation : le seul cri qui t’échappe est celui de la délivrance. Nous t’encombrons… Vider la place ! Ah ! non, non, et non ! Je resterai… je ne pars pas ainsi… Je ne suis pas coupable, je suis innocente, moi… Mais rappelle-toi… J’ai été ta compagne tendre, soumise, dévouée ! Je t’ai aimé ! Je t’aime !… Cela compte, aimer !… As-tu assez vite accepté cette offre tendue à ta crédulité ? Pour un homme intelligent, laisse-moi te le dire, tu es jeune !…
Et devant les yeux largement ouverts, l’air bouleversé de son mari, elle éclata d’un rire navrant.
— Il y a maldonne, Jacques ! Ce n’est pas nous qui partirons ! Mais cette ingrate, cette petite arriviste sans cœur qui veut te voler à nous, à nous ta vraie vie, à nous ton honneur, à nous ton devoir. Ne compte pas sur ma faiblesse, sur ma bonté même pour te faciliter ce crime que tu as avoué, que dis-je, que tu as proclamé avec un tel cynisme, malheureux !
Jacques Presles était devenu très pâle.
— Ah ! fit-il simplement.
Et entre eux tomba un silence d’agonie, où râlait le souffle désespéré de l’épouse, tandis qu’on entendait, dans le fond du jardin, les rires joyeux des enfants.
Le divorce qu’elle lui refusait, Jacques l’arracha au bout d’un an à la lassitude et au désespoir de sa femme, abreuvée d’humiliations et de dégoûts. Il se maria avec Thérèse Allis. Fanny n’eut donc ni le mérite de son faux sacrifice, ni la consolation de voir se dresser la justice tardive des choses, car elle mourut d’un accident d’auto, avant de savoir que Jacques, dans un mariage réassorti, était malheureux et la regrettait douloureusement.
— J’ai envie, dit M me Harle, de proposer à Juliette d’entrer chez nous comme femme de chambre.
— Tu crois qu’elle accepterait ?
M. Harle avait baissé la voix ; petit et maigre, l’air doux, c’était un scrupuleux : inutile que, dans la pièce voisine, la jolie couturière entendît. L’idée de M me Harle lui faisait plaisir : il revoyait le visage délicat de Juliette, son air sage, ses yeux penchés sur la broderie, ses mains blanches et son index piqué par l’aiguille.
— Oui, je l’ai fait sonder par Maria (la cuisinière)… Juliette serait flattée d’entrer chez nous.
M me Harle dit cela avec simplicité, comme un hommage qu’elle se rendait à elle-même. Elle était grosse, brune, avec des prétentions à l’élégance, point méchante, mais d’une vivacité colère qui lui faisait bousculer les servantes et déclenchait constamment dans la maison le drame des « huit jours » ou le : « Faites vos paquets ! Filez ! Oust ! »
M. Harle, par la fenêtre, voyait la tonnelle de verdure, un coin du banc vert, la haie vive de troènes ; le soleil coupait diagonalement le terre-plein ; la corbeille d’héliotropes embaumait. Il faisait beau.
— Fais ce que tu veux, dit-il avait un détachement feint. C’est ton affaire !
Il libérait ainsi sa conscience. Dorothée, depuis quinze ans, régentait en maîtresse absolue le ménage. Et l’approbation qu’il lui donnait était superflue. Il hasarda pourtant, par précaution, au cas où, par la suite, « cela ne marcherait pas » :
— Elle n’est pas très solide.
— Ne dirait-on pas que le service est écrasant !
Heu ! Heu ! il y avait à faire… Dorothée prétendait que toutes les servantes sont des paresseuses. Mais la pompe était dure, les lessives copieuses ; la femme de chambre faisait l’appartement, servait à table, aidait à la vaisselle, s’occupait des enfants, cousait de surcroît… Toutes s’avouaient harassées, le soir. Aucune ne restait.
— Tu comprends, dit M me Harle, l’économie ?… Juliette, outre son service, fera mes robes.
Où diable en prendrait-elle le temps ? M. Harle hocha la tête. Sa femme lui asséna :
— Oh ! toi, tu te noierais dans un verre d’eau. Tu vois des difficultés partout.
Si bien qu’il se tut. Ses faibles objections, du moins, auraient détourné les soupçons, si sa femme avait dû en avoir. Mais pourquoi des soupçons ? Est-ce que M. Harle n’était pas, vis-à-vis de l’ouvrière, irréprochable ? Ne se montrait-il pas le mari le plus fidèle, le plus soumis, le plus courtois ? Des soupçons… Il s’étonna lui-même d’avoir pensé à cela.
— Je vais lui parler, décida M me Harle.
Et, pendant qu’elle s’entretenait à voix forte dans la pièce voisine, avec la jeune fille, M. Harle, discret, s’esquiva. Il sentait son cœur troublé. Oh ! très peu ! Ce sont là des nuances indéfinissables…
Il descendit au jardin, alluma une cigarette, s’arma d’un vaporisateur et, consciencieusement, se mit à pulvériser un jet de nicotine sur les rosiers dévorés de pucerons. Quelque chose inquiétait son plaisir. Mais pourquoi ?
Au lieu de voir deux fois la semaine l’agréable visage de Juliette Tambourg, elle serait là, mêlée à leur vie quotidienne ; sa silhouette séduisante se profilerait sur le mur des chambres et dans l’espace du jardin. Quels beaux cheveux elle avait, et cette façon, bien à elle, de se coiffer ! Elle se montrait polie, réservée, et il échangeait avec elle, sans penser à mal, des regards innocents.
Sans penser à mal ? Mon Dieu… Oh ! il avait bien parfois des idées, de ces idées vagues et fluides comme la petite fumée bleue de sa cigarette… Des idées qui vous traversent la cervelle et qu’on caresse, et qu’on repousse… Il savait bien, parbleu ! que la petite était honnête, et lui aussi…
Elle lui plaisait ; c’était tout ! Elle mettait dans son ménage pratique, très matériel, un peu terne, un peu lourd, un grain de poésie. Et puis après ? A côté de M me Harle, matrone vigilante et bouffie, — déjà la patte-d’oie ! — c’était de la jeunesse, de la fraîcheur…
Si elle allait refuser ?
D’instinct, par délicatesse, M. Harle admettait qu’il valait mieux qu’elle refusât. Elle risquait de souffrir, Couturière, on avait des égards : « Mademoiselle Tambourg, ma petite Juliette… » Servante, avec de caractère de Dorothée, la…
M me Harle reparut, rayonnante :
— C’est fait ! Elle accepte !
M. Harle dit :
— Ah !…
Et il ressentit une joie illogique.
D’abord, tout alla bien. Juliette avait sollicité quelque indulgence : le temps de se mettre à sa nouvelle fonction. Elle déployait tant de bonne volonté… Les enfants, Zoulou et Bulli, lui faisaient fête ; Zoulou, gros poupard rageur à la ressemblance maternelle ; Bulli, fillette maigriote. Maria, la cuisinière, ne ronchonnait pas à son ordinaire. Même le hargneux petit fox, Plum-Cake, lui était favorable. M me Harle daignait dire :
— Cela ira… Cela ira…
Mais, déjà, M. Harle sentait croître en lui un malaise. Quelque chose d’informulé, qui rappelait les signes avant-coureurs de l’orage quand il fait beau, ou cet élancement qu’il connaissait bien, de la goutte imminente à son gros orteil. On lui avait changé sa Juliette.
Comment cela ? Étaient-ce eux ? Était-ce elle ? Les circonstances seulement ? D’être bonne, oui, asservie à des besognes qui rompaient la ligne pure de sa démarche, infléchissaient son corps à l’humilité de l’esclavage.
Il n’en prit clairement conscience qu’un matin, entrant dans la salle à manger. Accroupie, elle frottait au sable, récurait le plancher pour enlever une tache de pétrole. Et, en peignoir lâche, M me Harle commandait :
— Plus fort, ma fille ! Plus fort !
M. Harle éprouva une peine brusque, et son café au lait lui parut sans saveur.
Le lendemain, il remarqua que Juliette n’était plus coiffée en bandeaux, mais portait les cheveux tirés à la chinoise, ce qui lui faisait un grand front, un mur de prison avec les yeux tristes pour lucarnes ; toute l’expression de son visage en était transformée.
— Tiens, fit-il, Juliette n’a plus sa coiffure.
— Non, dit M me Harle, ce n’était pas le genre qui convient à une femme de chambre. Elle l’a compris.
M. Harle, en arrosant ses géraniums, soupira. Une gêne singulière lui venait devant la jeune fille. Il ne pouvait se faire à ce qui, d’abord, lui avait semblé si simple. Il avait toujours envie de lui dire, comme autrefois, d’un ton affable : « Dites donc, mademoiselle Juliette… », et l’évidence qu’il pût, qu’il dût l’appeler Juliette tout court, au lieu de le rapprocher d’elle, lui faisait sentir l’éloignement de leurs conditions. Il ne parvenait pas à se sentir le maître. Il évitait de lui donner des ordres. Il se servait seul, pour qu’elle n’eût pas à s’occuper de lui. Il commençait à souffrir, positivement.
Et puis cela la fatiguait, oui, par trop ! Toujours assise, auparavant. A présent, debout, trottant, courant au coup de sonnette ; les exigences de Dorothée, la mauvaise humeur de Maria, les méchancetés de Zoulou et la sournoiserie de Bulli. Jusqu’à Plum-Cake qui avait failli la mordre, parce qu’elle avait voulu reprendre une pantoufle de madame qu’il s’était appropriée.
« Pauvre fille ! » pensait M. Harle.
Et, mécontent contre lui et contre elle, il regrettait le temps où, pensive et calme, elle cousait pendant des heures, au coin du bahut de la lingerie, en regardant la grande pelouse et les bosquets d’acacias ; en le regardant, lui, quand il traversait l’allée. Rien qu’un coup d’œil furtif et amical.
A présent, elle évitait de rencontrer son regard. Et elle prenait un air humilié et malheureux. Elle devait lui en vouloir. N’était-il pas le patron ? Ah ! pourquoi avait-elle accepté l’offre de M me Harle ? Que devait-elle y gagner ? Que n’avait-il pu, sans trahir le pacte conjugal, les convenances, lui dire alors :
« Ne faites donc pas ça, mon enfant ! Vous vous en mordrez les doigts ! »
Le pis est qu’il y avait songé, et qu’il s’était tu, parce qu’on est lâche, routinier, et aussi parce qu’il s’était réjoui, égoïstement, de l’avoir là, devant lui, à chaque minute.
Eh bien, il l’avait, et cette silhouette, qui ne ressemblait plus à celle de la jolie couturière, et qui était une silhouette de bonne, craintive des reproches et tendant le dos, l’emplissait de tristesse et de regret.
Il était loin, cet air de rêve qui l’avait tant séduit. Elle n’avait plus ses mains pâles aux ongles soignés : les doigts avaient rougi, la peau s’abîmait. Et M me Harle haussait la voix. Le naturel avait repris le dessus. Les reproches de pleuvoir :
— Mais, ma pauvre Juliette, je vous ai dit de mieux rincer vos serviettes ! Juliette, vous êtes en retard pour servir !… Ah ! non, ma fille, pas d’observations !… Zoulou se plaint que vous lui avez parlé sévèrement… Et mon jupon, est-ce la semaine des quatre jeudis que vous le festonnerez ?… Vous ne savez donc plus coudre ?…
M. Harle souffrit bientôt de tout. Comme la pompe était dure ! C’était fou, ces lessives séchant dans l’enclos et où, confus, il reconnaissait ses chemises et ses caleçons ! Et, vraiment, Zoulou et Bulli étaient insupportables. Bon ! voilà que Maria s’offrait des rages de dents, et que Juliette devait la suppléer et faire la cuisine !
Un jour, il la surprit qui sanglotait, dans la lingerie, en rangeant des nappes. Alors il comprit qu’il l’aimait et son cœur creva.
— Juliette, il ne faut pas… il ne faut pas…
Et il lui prit la main tendrement, avec la terreur que sa femme l’entendît et survînt.
Elle se débattit comme s’il lui faisait mal, puis, s’épongeant les yeux, plus calme, elle lui sourit misérablement. Quel sourire ! M. Harle en fut chaviré.
Le soir même, après une explication pénible avec sa maîtresse, elle quitta la maison.
— Crois-tu ? dit M me Harle suffoquée. Elle nous plaque ! Moi qui ai été si bonne pour elle !
Juliette Tambourg reprit son métier de couturière, mais elle ne revint plus jamais chez ses anciens maîtres.
Et M. Harle, résigné, pensa que cela valait mieux ainsi.
Morancez s’attabla devant le petit abattant de bois, garni d’une nappe, à deux couverts, que le garçon à veste blanche du wagon-restaurant lui désignait.
Machinalement, il releva sa mèche grise, vérifia, sur l’image renvoyée par une glace incrustée de panneau, l’épingle piquée sous le nœud de sa régate. Quarante-sept ans, l’air fier, un peu triste ; un masque pétri par l’usure de la vie ; la distinction de l’homme et de la carrière : il retournait à Madrid occuper son poste d’ambassadeur.
Des Anglais à haute charpente s’installaient dans un angle ; un couple allemand gras, l’homme barbe et lunettes, la femme coiffée d’une tourte de drap, échouèrent non loin de lui. Un Américain glabre, faux Napoléon, s’assit vis-à-vis d’un Espagnol brun, très Alphonse XIII. Morancez leva les yeux et s’inclina légèrement. Le garçon guidait vers lui une jeune femme en chapeau blanc et voile blanc, jaquette de tussor beige ouvrant sur un corsage de mousseline neigeuse à boutons bleu pâle.
Jeune femme ou jeune fille ? Elle avait la grâce élégante de l’une et la gaucherie délicate de l’autre. Très jeune, en tout cas ; cette fleur du teint, ce lisse de la chair qui font penser à l’éclat d’une rose ouverte du matin. Elle parcourait le menu que, poliment, Morancez venait de lui offrir et qu’à son tour, d’un air négligent, il consulta ; hors d’œuvre, truite sauce hollandaise, poulet poêlé, rosbif aux pommes, haricots verts.
Un garçon, débouchant les bouteilles, déposait sur la nappe son panier de bouchons et de capsules d’étain : un tas d’épluchures. La jeune femme demanda une demi-bouteille d’Apollinaris, Morancez prit de la bière.
Son regard, forcément, si discret fût-il, rencontra celui de l’inconnue : court malaise, tâtonnement de deux curiosités à demi indifférentes : il semble qu’entre âmes et corps étrangers, par d’invisibles antennes, on s’effleure, on se replie ou l’on se cherche.
L’homme social dominait Morancez, et depuis longtemps avait aboli, sous sa distinction un peu froide, la spontanéité, l’élan de sympathie conquérante. Habitué à se tenir très ou trop correctement, une gêne et un ennui le saisirent : cette paralysie des convenances qui enserre le civilisé. Il pensa à tel de ses amis, au peintre Korys, par exemple. Déjà Korys, entreprenant, avec sa large face de satyre de Jordaens, les yeux vifs, le sourire expansif, serait entré en conversation avec sa voisine.
Morancez, une fois de plus, détesta, non le voyage et son but, son changement d’horizon et l’allégement de soucis qu’il apporte, mais le voyage et le parcours, la quasi-intimité imposée dans les couloirs et en ce wagon-restaurant, avec des étrangers. Cependant il aurait dû être blasé. N’avait-il pas vécu à Londres, à Vienne, à Constantinople ? N’avait-il pas séjourné à New-York ? Ne connaissait-il pas presque tous les sites réputés de la vieille terre et le ronron sourd des grands express, et le halètement d’hélice des paquebots monstres ? Partout, sous les cieux les plus divers, n’avait-il pas étudié la face humaine et coudoyé des échantillons de toutes les races ? Comment se faisait-il, alors, qu’il demeurât silencieux et embarrassé, lui, si à l’aise d’habitude, devant l’énigme fugitive d’une jolie passante ?
Cette femme, ou cette jeune fille, il ne la reverrait probablement jamais. Que de rencontres aussi brèves avaient noué entre lui et de vivantes images l’entrelacs d’un fil ténu, aussi léger qu’un fil de la Vierge, et aussi facile à rompre !
Le garçon servait les hors-d’œuvre. Morancez présenta à sa partenaire les radis et les concombres ; elle préféra les anchois et la salade de tomates. Bien souvent, il s’était amusé à ce jeu frivole de discerner la personnalité réelle sous le masque, et de repérer l’entité probable de ses compagnons de voyage. Ici, il se sentit en défaut. L’extrême jeunesse de sa compagne fortuite déroutait sa perspicacité.
La vie, de ses griffes, de ses morsures, de ses rides, inscrit sur un visage de femme, comme en un livre ouvert, le secret des passions, l’aveu des joies et des peines, la marque des professions, le mystère des destinées. Mais là, sur ces traits presque enfantins, comment lire ce qui n’était ni gravé ni même ébauché ? Il ne discernait que ces ombres légères et ces clairs de jour rapides qui ne trahissent que la surface de l’âme : vague timidité, léger ennui, poses négligemment distantes, indiquées par tel regard au paysage, tel penchement de tête sur un doigt replié, tel coup d’œil à des voisins de table.
« Comme elle eût préféré, sans doute, être servie à part ? se dit Morancez. Mon âge, mes cheveux gris et ce manque de liant dont ma profession de courtoisie n’a pu me guérir, tout cela doit la rebuter. Et ma réserve même. Des attentions trop précises, trop galantes, me sont interdites. Un jeune homme lui sourirait même d’un visage fermé ; ses yeux au moins traduiraient l’intérêt qui s’attache à toute femme et le désir inavoué qui s’émeut sous chaque approche de l’Ève éternelle.
« Pour elle, je suis sans attrait ni saveur. Un silencieux importun. Et, cependant, sa grâce me touche, et, si désintéressé que soit l’hommage réticent de mon attitude, peut-être sent-elle bien que je ne suis pas si indifférent à ce que cette minute sans suite comporte de furtives sensations.
« Elle mange avec l’appétit, à peine déguisé, d’un organisme neuf ; la truite saumonée ne se distingue pas pour elle par une nuance de perfection ou de fraîcheur que l’affinement perçoit, et qui me fait, de goût difficile et d’estomac fatigué, laisser contre toute bienséance, ma portion presque intacte. »
Automatique, il lui tendit le flacon de poivre qu’elle cherchait. Puis, avec le rosbif, la moutarde, et un peu plus tard les cure-dents.
Plus il l’examinait, moins il la précisait. Sa race même ne se déterminait pas clairement. Il la supposa, cependant. Méridionale et Latine. Rang ? moyen : bourgeoisie aisée sans doute. Et, à la voir si jeune, il admira ce qu’elle portait en puissance d’inconnu pour les autres et pour elle-même, les hasards et les possibilités du sort, le bonheur qu’elle aurait ou l’accident tragique, l’amour et ses misères, l’enfant et ses joies douloureuses, la vieillesse affligeante, la mort sans visage, la Fin voilée comme un spectre qui se dresserait devant elle, à l’heure voulue.
Un cahot du train inclina leurs têtes l’une vers l’autre : l’esquisse d’un sourire passa entre eux.
« Si Korys était là ! se répétait-il. Mais n’importe qui : le premier venu. Un fat saurait lui parler, un goujat oserait même lui faire du pied. Combien d’aventures plaisantes et de faciles amours sont nées d’un contact audacieux, d’un frôlement inquisiteur… Beaucoup de femmes ne sont-elles pas à qui veut les prendre ? »
Il se rappela d’étonnantes bonnes fortunes, des épisodes galants, des nuits de bal masqué, des amoureuses d’un mois, d’une semaine, d’un moment ; il revit des visages aussi frais que celui qu’il contemplait là, souriant à l’angoisse sèche de son désir et répondant ensuite par une expression délicieuse de volupté à sa conquête prompte. Que valait celle-ci ? Plus, ou moins ? Pourquoi plus ? Pourquoi moins ? Autant, sans doute.
Jeune fille : ce mot la gardait d’un sceau, d’une investiture. Mais bien des jeunes filles, libres malgré elles, — la vie étroite, le goût du luxe, — ne courent-elles pas leur chance ? N’avait-il pas eu de secrètes histoires, jadis, avec des jeunes filles que, cependant, le respect du monde, les fictions sociales entouraient, et qui s’étaient jetées, d’elles-mêmes, à sa tête ?
Qu’allait-il chercher là ?… C’était loin. A présent, marié, père de deux grands fils, alourdi d’honneurs et de titres, sa carrière faite, il n’était plus l’homme des sentiments ou de sensations semblables. Ses courtes et rares infidélités — on n’est pas parfait — dataient déjà d’un autre temps. Et même, si cette inconnue eût été femme, et non jeune fille, et consciente, et responsable, — n’avait-elle pas dans le voile flottant, le rejet des épaules, une assurance lascive, un rien d’aventurière ? — il n’eût pas compromis son repos, et l’affection sûre qu’il portait désormais à M me Morancez, douce, malade et résignée.
Un garçon passait les fromages, qu’elle et lui refusèrent, une corbeille d’abricots insuffisamment mûrs et de grosses cerises cœur-de-pigeon. Puis ce furent l’addition, la monnaie, le pourboire, les petits rites coutumiers et médiocres. Voilà qu’en cette seconde où, rejetant sa serviette en tampon sur la nappe, elle allait disparaître, Morancez éprouvait un regret.
Un regret fugace, peu et beaucoup : quelque chose de sans nom et de sans forme l’étreignit. La conscience d’une occasion perdue, d’un bonheur fugitif envolé. Ah ! sa jeunesse, sa belle jeunesse aventureuse ; l’époque où, plein d’illusions et sans scrupules, on risque son va-tout, et neuf fois sur dix on réussit.
Mais un dernier regard sur l’inconnue le persuada de l’inutilité de ce regret. Comme allégée d’un de ces vains supplices que la contrainte sociale nous inflige, elle se dressait. Ils échangèrent un léger salut. Morancez la vit s’éloigner harmonieusement.
Il s’aperçut alors dans la glace, grisonnant, un peu las. Et, délivré à son tour d’un insaisissable malaise, il alluma une cigarette, songeant qu’après tout il devait grâce au destin d’avoir mis en face de lui, jeune et charmante, cette apparition, telle une rose nue à qui l’on sait gré d’être suave, sans plus.
Pierre Holgat, pour la vingtième fois, tourna vers sa femme son regard de chien à la chaîne.
Elle y lut une supplication informulée et une gratitude combattue par sa rancune de malade ; car si elle l’avait sauvé, en revanche elle le cloîtrait dans cette chambre, prisonnier du feu et des châles, esclave des tisanes. Elle y lut encore l’angoisse d’un aveu fatal, de l’explication imminente.
Cela, non ! Non ! A tout prix, elle l’éviterait : par pitié pour lui, par pudeur pour elle, par terreur de l’irréparable qui sort du choc des mots et du heurt des âmes, par obscure confiance dans l’avenir si « certaines choses n’étaient pas dites. »
C’était bien assez qu’elle sût ! Pierre la trompait, une fois de plus. Et comment ne devinait-il pas qu’elle savait ? Était-ce aux veilles seules de Marthe, aux tourments de son inquiétude, à la peur de le perdre qu’il attribuait ces yeux cernés, ce visage défait, ces lèvres amères, cette pâleur de petite mort ? Marthe lui en voulait âprement de ne pas le deviner, et en même temps elle se fût désespérée qu’il lût cette certitude sur le livre ouvert qu’est un pauvre visage de femme aimante.
Elle ne savait plus bien ce qu’elle pensait, ce qu’elle voulait ; elle souffrait atrocement : voilà tout. Cette maladie soudaine de Pierre — une grippe infectieuse — l’avait affolée, et là-dessus la découverte fortuite : le coup de massue de la trahison. Ah ! ces lettres ! Ces lettres de l’ autre , de l’inconnue, où palpitaient le désir, l’illusion, la volupté ; tout ce qui séduisait Pierre : l’attrait du caprice libre ; ce qu’elle ne pouvait, hélas ! plus lui donner, elle, sa femme, image des devoirs imposés et de plaisirs permis ; elle qu’il chérissait encore, par reprises ; elle un pis-aller préféré, plus qu’une amie et moins que maîtresse, et en qui, non sans lassitude, il voyait la créancière légale de leur amour.
Belle encore, avec son teint mat et sa couronne de cheveux châtains, ses yeux bleus, son air de Minerve un peu sévère, elle se tenait droite dans la robe noire à col de dentelle, comme une gardienne vigilante.
Oui, c’est cela ; une gardienne. Ah ! déjà elle présageait qu’il allait la maudire. Quelle soif d’évasion criait ce visage creusé par la maladie, ce visage qu’elle avait adoré ; câlin, fourbe, sensuel et délicat ; qui se détournait maintenant vers la fenêtre, tandis que les doigts pâles, avec des frémissements d’impatience, tracassaient le bras du fauteuil.
On n’entendait aucun bruit. La neige, au dehors, feutrait les rues et ouatait l’air. Paris s’estompait dans une rumeur engourdie. A travers les ramilles noires des arbres de l’avenue, un soleil sans rayons s’arrondissait comme une énorme lune rouge.
Dans la pièce morte, le silence de la femme semblait dire :
« Tu ne sortiras pas. Par ce froid ! ce serait fou !… Je t’empêche de la voir ? Tant mieux, tu ne la verras pas. C’est mon droit après tout… Tu ne crois pas ?… Peut-être as-tu raison !… Si tu ne m’aimes plus, puis-je te garder de force ?… On n’impose pas sa tendresse, c’est lâche… Eh bien ! soit, je suis lâche… Mais la vraie raison, vois-tu, c’est que j’ai tremblé ces jours-ci et que je ne veux pas que tu attrapes une pleurésie… Tu resteras… Ni toi ni elle n’en mourrez !… Tu souffres ? Elle aussi ? Eh bien, et moi ! »
Et le visage de Marthe se durcissait, tandis que celui de Pierre se crispait d’amertume, montrait le mauvais sourire où s’accusent tous les griefs, toutes les rancœurs, tous les malentendus de la vie conjugale.
Et ce sourire semblait répondre :
« Tu abuses, Marthe… Voilà douze jours que je vis séparé du monde… et d’elle. M’a-t-elle écrit ? Si oui, tu auras intercepté les lettres ? Non, Thérèse aura craint que tu découvres notre liaison… Pauvre Thérèse… Elle ne doit plus vivre, angoissée, mendiant chez le concierge peut-être des nouvelles. Et toi, tu imposes tes soins, ton dévouement, trop heureuse de cette maladie. Penses-tu qu’elle aussi ne saurait pas me soigner ?… Mais, j’en ai assez de tes attentions, de tes gâteries, de toute ta servilité habile, assez ! oui !… Ma vie n’est pas ici, avec toi, mais dehors, avec l’autre. »
Et mentalement, il criait :
« Thérèse ! Thérèse ! Viens donc me délivrer ! »
Il savait qu’elle n’entendrait pas, et au fond préférait qu’elle ne vînt pas troubler son repos, étant de ces hommes égoïstes, et charmants, qui font deux parts de leur vie, et se réservent une paix relative à leur foyer quand ils ne sont pas dans le lit de leur maîtresse.
Mais la résistance tacite, le reproche muet de Marthe l’exaspéraient. Ne savait-elle rien ? Alors elle était bête ; à quoi bon être femme et divinatrice ? Elle savait ; donc il n’avait plus à ménager cette réserve hypocrite, et il allait…
Elle consulta l’heure et vint lui présenter une cuiller pleine de sirop.
Il repoussa la main secourable, puis, pratique, avala la potion, qui le guérissait, après tout.
— Il faut que je sorte, dit-il.
Elle le regarda, en atténuant l’expression éloquente de ses yeux, et hasarda :
— Tu as entendu le médecin, il s’y oppose formellement.
Il répondit énervé :
— Je te répète que j’ai à sortir !
Elle murmura d’une voix blanche :
— Qu’est-ce qui te presse tant ?
Il s’irrita.
— Tu es étonnante ! J’ai des affaires, des amis à voir, de l’argent à toucher…
Elle éprouvait une révolte écœurée ; et à sentir que c’était une façon charitable de la ménager, une suprême pitié, elle avait l’envie folle de crier :
« Tes affaires, tes amis, de l’argent ?… Allons donc ! Est-ce que je ne sais pas que c’est elle, elle seule que tu veux voir ? Ne l’ai-je pas aperçue rôdant dans la rue, sous une voilette, avant-hier encore ? Silhouette fine, démarche élégante, oh ! tu les choisis bien… Mais non, j’en suis sûre, elle est moins belle que moi ; elle ne me vaut pas… Quelle rage as-tu donc dans le sang ? Pourquoi me fais-tu ainsi souffrir, homme vil… cœur dégradé, séducteur sans foi ?… »
A ce moment, elle l’adorait et l’exécrait ; elle eût voulu pouvoir poignarder l’ennemie et la piétiner. Puis elle souhaitait l’impossible : que cette Thérèse cessât d’aimer Pierre, et qu’il revînt, repentant, à celle qui était pour lui l’ange indulgent, la fée de miséricorde.
Et elle ne cédait toujours pas. Elle se raidissait pour ne pas céder. Pourtant, elle sentait qu’il valait mieux céder et consentir, d’un coup, à quelque chose de simple et d’héroïque ; car de le laisser aller, même enveloppé de fourrures et dans une auto, dehors, par ce froid, risquer la mort…
Mais non, ce serait abominable… Pas ce sacrifice-là ! On peut être généreux, on peut être noble… Mais, tout de même, l’effort humain a des limites… Et, d’ailleurs, c’était impossible qu’il acceptât ; certainement, lui-même n’y consentirait pas… Il garderait une délicatesse dans la faute, il mettrait des formes à la trahison, il resterait correct… faute de mieux !
Pierre répéta :
— Je sors. Sonne pour que Firmin prépare mes habits.
Il se leva avec difficulté, ses jambes n’étaient pas encore d’aplomb.
— Pierre, je t’en supplie !
Inflexible, — elle connaissait cette voix coupante : rien à faire ! — il répliqua :
— Il faut que je sorte !
Elle se mordit les lèvres au sang pour étouffer la scène, l’inutile, la féroce scène de jalousie et de reproches qui lui tordrait le cœur, à elle, et qui lui ferait du mal, à lui… A quoi bon ? Qu’adviendrait-il s’il s’en allait malade et furieux chez l’autre ?…
Elle le vit résolu, et elle craignit tout : la rupture, l’abandon… Elle se dit qu’il ne fallait pas parler, surtout ne pas parler ! Et le garder, même infidèle, à tout prix !
Elle devint très blanche, et, avec un incroyable calme :
— Mais pourquoi sortir ? Tu es épuisé. Un coup de téléphone et tes amis viendront te voir. Tu es là bien tranquille, chez toi. Personne ne te dérangera, et moi, j’en profiterai pour m’absenter tout l’après-midi. J’ai bien des courses en retard.
Il la regarda, méfiant. Un piège ? Non, ce beau regard stoïque — cette fois, elle eut la force de le regarder en face, en souriant, comme on vit sourire des martyres — ce beau regard ne cachait aucune arrière-pensée.
Il hésita, et elle se sentit battre le cœur de l’espoir qu’il refuserait, généreusement.
Mais, avide, avec une expression fausse et détachée, il répondit très vite :
— Oui, vraiment, tu t’absentes ?… jusqu’au soir ?
— Jusqu’au soir.
— Alors, soit, je reste. Je vais téléphoner d’abord au gérant de la Banque Universelle, puis à ce vieux Prévance, puis…
Elle lui mettait la main sur la bouche, doucement, comme une touchante prière : à quoi bon mentir ?
Une demi-heure après, Firmin introduisait une jeune femme drapée d’un manteau de taupe, jolie à ravir sous son petit bonnet de fourrure. Il lui tendit les bras :
— Thérèse, vous ! Enfin !
— Oh ! Pierre, que vous avez maigri ! Que cela vous change !…
— Peut-être, un peu… Vous voilà !… Vous voilà donc !
— Je suis venue, oui… Mais quelle folie vous a pris ? Pourquoi chez vous ?… J’éprouve un malaise… Cela m’est pénible…
— Oui !… Que vous êtes délicieuse, Thérèse ! Et que ce bonnet vous va bien !
— Vous trouvez ?… Qu’est-ce que votre femme croira ?…
— M’aimez-vous toujours ?
— Certainement !
— Comme vous dites cela d’un air absent ! Mais moi, je n’ai pensé qu’à vous dans ces heures de fièvre et d’attente !
Thérèse Royse examinait la pièce, assise sur le bord de sa chaise, comme en visite, fermée et l’air contraint.
Éprouvait-elle une déception à revoir Pierre si transformé ? Oiseau léger, l’absence avait-elle relâché leur attache et diminué l’emprise de ce maître de passage ? Très convenue, était-elle choquée de se voir ici dans ce cadre étranger, non à sa place, intruse ?
Pierre perçut vite cette gêne, et la partagea. Il est certain que Thérèse, si gracieuse dans leur garçonnière aux meubles Louis XV neufs, tapis trop clairs, tentures trop roses et grands miroirs partout, semblait dépaysée dans ce grave et doux décor d’intimité conjugale. Et, malgré lui, et pour la première fois, il compara Thérèse et Marthe, la frivolité sèche de l’une à la ferveur grave de l’autre ; il n’insista point, comme il l’eût fait dans leur nid, pour l’attirer sur ses genoux, se contenta de baiser les petites mains gantées, avec une peur soudaine de lui déplaire, la crainte de vieillir et que sa maladie le rendît moins séduisant.
Elle restait nerveuse, vaguement agacée, un peu hostile. Elle lui fit promettre de se soigner, de lui téléphoner un prochain rendez-vous, chez eux, avant qu’elle ne partît pour Nice, — oui, un séjour là-bas, promis à des amis ! — et, dès qu’elle osa, sur un baiser disputé par crainte que l’on n’entrât, elle s’enfuit.
Le reste de la journée parut très long à Pierre. Chose curieuse, il ne pensait plus qu’à Marthe. Sa trahison close, après chaque détachement, il avait de ces retours du cœur. Le sang lui fit chaud aux artères quand sa femme souleva la portière.
Elle ne se méprit pas à l’atmosphère propice de la pièce, ni à l’accent sincère avec lequel, souriant, comme un homme exorcisé du mauvais songe, un homme enfin libre, Pierre lui dit :
— Comme tu rentres tard, ma chérie !
— Ce petit restaurant, dit Branchet, est célèbre par ses cassolettes de ris d’agneau et ses timbales de foie de canard. Il n’est connu que de rares initiés, et nous sommes certains de n’y être pas rencontrés.
La pièce paraissait étroite avec son papier à gaufrages cerise, ses panneaux gris Versailles et à filets d’or, son plafond bas : le charme vieillot d’un cabinet particulier de 1830. Il n’y avait que huit petites tables fort espacées ; le couvert était d’argent ciselé, la porcelaine de Sèvres, le linge en fine toile de Hollande. Agathon, le maître d’hôtel, s’avérait paternel et discret ; les fleurs en cornet épanouissaient leur beauté ; la carte présageait des mets fins et une note élevée.
— Souriez, petite Paulette, à votre ami qui vous adore…
— Mon bon Stany ! Tout de même, quelle imprudence !
Depuis trois jours, Paulette, malheureuse avec un insupportable mari, trahie et humiliée de cent façons, avait cédé à l’amour de Branchet, cinquante ans, une jeunesse de cœur rare, et fière allure. Il avait imploré d’elle cette faveur délicieuse : l’intimité de ce dîner ensemble, avec la certitude, en ce Paris d’été vide, que leur escapade passerait inaperçue.
— Nous serons complètement seuls, affirma-t-il, et il se mit à combiner le menu.
Penché vers eux, respectable avec son toupet blanc, une tête en poire à la Louis-Philippe et de courts favoris, le maître d’hôtel suggérait :
— Une bonne garbure ?
Sur l’interrogation de Paulette, il expliqua : potage à la gasconne, de choux et confit de porc, lard maigre, velouté de carottes.
Mais Branchet, en sa qualité d’habitué, tint à marquer une préférence.
Donnez-nous plutôt le consommé bulgare aux cœurs de céleri.
Agathon approuva. Il voyait bien à qui il avait affaire : un joli petit dîner relevé. Et chaud, les amoureux !
— Et ensuite, des queues d’écrevisses à la cardinale ?
Une sauce rouge de tomate et de piments rehaussait ce plat de haut goût.
— Cela vous va-t-il, chère amie ?
Paulette fit une moue : son médecin lui défendait les crustacés.
— Madame préférera sans doute la truite froide à la Monticelli ?
Une jardinière de légumes en mayonnaise la recouvrait, formant tableau de couleurs vives.
— Oui ? Ensuite, naturellement, les cassolettes de ris d’agneau, la poularde rôtie à l’orange ; je déconseillerais en cette saison le foie de canard, qu’on pourrait remplacer par une tranche de jambon d’Épire sous glacis. Pour entremets, la croûte marasquinée aux mirabelles ou le soufflé granité de framboises ?
Le sommelier lui succéda : il s’appelait Calixte et lui ressemblait autant qu’un jumeau peut ressembler à son frère. Lui ne proposait rien, il attendait ; seul, son visage approuvait ou improuvait.
— Voyons, dit Branchet, vous prendrez bien, chère amie, un peu de vin du Rhin avec la truite, du Meursault sur le rôti et du champagne sec, — Calixte connaît mes préférences, — au dessert.
En vain Paulette parla de régime ; eaux minérales. Branchet répliqua :
— Eau de la Yungfrau, pour tremper votre vin. C’est tout ce que je vous concède.
Et saisissant passionnément la main de la jeune femme, dans le silence du salon vide et des sept tables sans clients :
— Ah ! petite chérie, que votre Stany est heureux et qu’il vous aime !
La porte s’ouvrit, et Paulette n’eut pas le temps de retirer sa main ; un couple entra, qui les reconnut, et ce couple, que la médisance appariait depuis un an, c’était la blonde M me Alibran et le petit Joble.
Paulette rougit comme une écolière, tandis que M me Alibran, qui avait de l’usage, allait s’asseoir dans un coin de la pièce, vis-à-vis de son compagnon, tous deux aussi imperturbables que s’ils n’avaient pas reconnu Paulette et Stany. Cependant les femmes étaient en relations de visites, et les hommes, sans être liés, se rencontraient au cercle.
Stany, déconfit, affronta le regard étincelant de reproche que lui jetait Paulette.
— Vous les avez vus ? souffla-t-elle.
— Oui, qu’y faire ?
— Si nous nous en allions ?
— Vous n’y pensez pas.
— Mais ma réputation. Que vont-ils penser de nous ?
— Ce que nous pensons d’eux-mêmes.
— Oui, mais moi j’ai tout à perdre d’un bavardage, tandis que pour Alibran, c’est connu.
Il est certain que celle-ci, étonnamment jeune et belle à quarante-neuf ans, ne risquait rien : sa réputation d’amoureuse était faite, admise et consentie par un monde indulgent.
Paulette, admirant son tact et son aplomb, n’en éprouvait pas moins une souffrance aiguë d’amour-propre : l’idée que M me Alibran allait la mépriser, et le petit Joble encore plus.
— C’est la situation la plus fausse, murmura-t-elle. Ah ! je vous retiens, vous et vos restaurants de tout repos !
Branchet voulut lui reprendre la main. De dépit, elle faillit lui envoyer une claque.
— Êtes-vous fou ?
— Bah ! Ils ne s’occupent pas de nous.
Le petit Joble et M me Alibran semblaient, en effet, absorbés par le choix réfléchi du menu. On entendit la voix discrète d’Agathon :
— Les cassolettes de ris d’agneau… naturellement… le soufflé granité de framboises ?
Stany sourit, engageant.
— Vous voyez, ils prennent les mêmes plats que nous. Et du vin du Rhin et du Meursault, à l’instar.
Elle répondit sèchement :
— Vous êtes odieux, Stany. Qu’est-ce que vous voulez que ça me fasse ?
Elle se sentait malheureuse et diminuée. Le frisson léger de plaisir et de crainte que lui causait cette partie fine se dissipait comme l’ivresse d’une coupe de champagne quand on ne garde plus aux lèvres qu’un goût d’acidité et d’amertume. La présence de M me Alibran donnait à sa propre faute une importance imprévue, une publicité regrettable. L’apparente discrétion de leurs voisins ne la rassurait pas.
Qui lui prouvait, d’abord, qu’ils se tairaient ? Leur propre intérêt ? Mais les femmes sont bavardes, et si rosses !… Et cependant, si elle eut observé plus attentivement le visage de M me Alibran, ce visage dont la jeunesse persistante était due à un savant travail d’art autant qu’à la grâce de la nature, si elle avait remarqué l’expression de passion généreuse jaillissant, comme un éclat d’automne, de ces beaux yeux bruns, elle aurait compris que, trop sage pour s’occuper d’inutilités, M me Alibran savourait, près de son jeune amant, une félicité qu’elle savait périssable, et que, par conséquent, elle s’efforçait de retenir comme l’eau qui fuit d’un vase ou le sable qui s’écoule entre les doigts.
M me Alibran ne se souciait, en effet, que de Joble, de son petit front coupé d’une mèche fauve, de ses yeux méchants, de son visage pétri de ruse et d’audace. Mais Paulette était jeune et coquette ; l’amour ne l’avait pas encore subjuguée dans les profondeurs de l’être. Aussi, par un renversement naturel des choses et des âges, était-ce Stany qui la regardait avec la tendre ardeur de ceux qui craignent de vieillir trop vite, alors qu’elle montrait envers lui la suffisance cavalière que le petit Joble témoignait à sa compagne.
Et puis, l’amour-propre terrible des enfants et des femmes la suppliciait. Non qu’elle rougît, certes, de l’excellent Stany, mais elle eût voulu continuer à jouir de son renom de femme honnête et inattaquable, là où M me Alibran, plus courageuse, se laissait aller à la franchise de son âme et ne refusait pas son sourire pâmé au regard complaisant de son amant.
Paulette se baissa pour ramasser sa serviette, si vite qu’elle précéda le geste empressé de Branchet, pas assez vite pour qu’elle n’eût le temps de voir que, sous la table, les petits pieds de M me Alibran reposaient sur ceux de Joble, et que leurs jambes et leurs genoux s’épousaient.
Elle en éprouva une sorte de colère, qu’elle retourna contre elle-même quand ses yeux rencontrèrent les bons yeux implorants et tristes de son amant.
Son amant ! Qui, Stany était son amant. Et voilà que tout Paris le saurait demain, peut-être ! Seul, son mari, par cette grâce d’état propre aux maris, avait chance de l’ignorer. Ah ! pourquoi avoir cédé aux supplications de Stany, pourquoi se trouvait-elle devant ces cassolettes, délicieuses, ma foi ! de ris d’agneau, après la truite Monticelli qui s’était montrée si fondante et si savoureuse ?
— Eh bien ! on se boude ? fit Stany. Chérie, — chère amie, reprit-il, devant le sourcil qu’elle fronça, — ne nous frappons pas ; regardez-les ! Je vous assure qu’ils dégustent leur Meursault avec une sérénité totalement indifférente à notre égard. Allez, M me Alibran en a vu d’autres !…
— Vous êtes indélicat, Stany ; je suis sûre qu’elle se moque de moi.
— Mais pas du tout, elle prend le bon de la vie et elle a raison, car la vie est courte. Et le beau malheur, après tout, qu’elle vous ait vue. C’est la rencontre la moins fâcheuse que vous ayez pu faire ; car elle, du moins, comprend et excuse l’amour.
Paulette hochait toujours la tête d’un air fâché. Doucement, Branchet rapprocha son genou du sien ; elle ne se retira pas, et même au bout d’un instant, à sa joyeuse surprise, elle rendit la douce pression.
— Reprenez donc de ce jambon, il embaume ! Non ? Alors, vous allez faire honneur à l’entremets, Agathon l’apporte, le voici !
Paulette, — était-ce le Meursault ? fut-ce le champagne choisi au bon coin de la cave ? — se détendait. Allait-elle donc prendre son parti de cette désagréable aventure ? Apprenait-elle l’indulgence si difficile ; et très choquée d’abord de voir ici M me Alibran, — la poutre et la paille ! — finissait-elle par trouver cela « bien parisien » ?
Ce qui est certain, c’est qu’en reprenant du soufflé granité de framboises (exquis, vraiment !) elle n’en voulait presque plus à Stany. Aux fruits, — pêches grosses comme le poing et muscat grisant comme un vin d’Espagne, — elle lui pardonnait. Et, quand il eut réglé l’addition et qu’ils se levèrent, elle se sentait prête à toutes les concessions.
Comme Stany enfilait, en tournant le dos, son pardessus, et que Joble, correct, détournait la tête pour ne pas sembler s’intéresser à leur départ, Paulette et M me Alibran, brisant la glace de convention qui les séparait, échangèrent un rapide sourire, complicité du moment et promesse de silence.
Ce ne fut rien, et ce fut tout.
— N’y a pas meilleur, dit M me Trique en tirant de son panier un poulet noir et jaune à crête pourpre. C’est jeune, c’est tendre, ça fond sous la dent !
— Un peu maigre, objecta M me Boubie.
— Ne dites pas ça, madame, tâtez plutôt !
M me Boubie hocha la tête. Elle n’y entendait rien, mais déjouer la ruse des fournisseurs était chez elle un principe. Et puis, on avait, le lendemain, les Jouin à déjeuner.
M me Trique déposait sur la table de la cuisine les œufs fragiles, le beurre enveloppé de feuilles vertes, les carottes et les artichauts. Avec le boucher et le boulanger, elle était la seule providence de ce coin des Landes perdu de Carzan-les-Bains, un désert de dunes et de sable où se détachaient seules, dans l’étendue, cinq maisons, dont le poste des douaniers et l’hôtel du Soleil.
M me Boubie, son mari, leurs deux enfants, plus M me Boubie mère, occupaient la villa des « Tournesols », les Jouin la villa « Pierrette », et des gens impossibles, les débraillés Cantaloubre, la troisième villa : « Bon Repos ». L’hôtel du Soleil comptait une douzaine de baigneurs, avec lesquels les Boubie frayaient peu. Ils se considéraient, en raison des titres administratifs de M. Boubie, professeur de collège, comme l’aristocratie, et n’accordaient leur estime et leur amitié qu’à M. Jouin, capitaine en retraite, et à M me Jouin, sa digne épouse.
— Où allons-nous mettre ce poulet ? demanda M me Boubie, qui était ronde et grosse de partout, si bien qu’on ne savait de quel côté elle préférait s’asseoir. Nous n’avons pas de poulailler.
— Attache-le par la patte, conseilla M. Boubie, qui était long, sec et rébarbatif comme la brosse à dents qu’il portait en moustache ; un lorgnon en verre fumé cachait ses yeux malades.
— N’y a pas besoin, affirma la servante, Ursuline, qui, de son séjour au patronage Saint-Labre, gardait un air de sournoiserie confite et une collection de pellicules : mâme, les poules ne s’ensauvent jamais.
Et, pour retenir la bête à ce lieu paradisiaque, elle lui jeta de la mie de pain trempée.
— D’ailleurs, dit M me Boubie, vous le tuerez ce soir, puisque nous le mangeons demain.
A ces mots, Ursuline, qui était entrée de l’avant-veille, s’effara.
— Non, mâme, j’ai jamais tué de ces bêtes-là, et je vais pas commencer, bien sûr. Pour qu’alle me crève les yeux !
— Vous êtes folle ! Un poulet ne ferait pas du mal à une mouche ! Vous le tuerez à six heures et vous le plumerez sur-le-champ.
— J’saurais pas, mâme !
— Vous ne savez pas tuer un poulet, à votre âge ? Vous, une fille de la campagne !
— J’peux pas voir le sang, mâme ; ça me fait tourner le cœur et ça m’zibouille la rate.
— Eh bien, vous vous y habituerez, dit M me Boubie.
Et elle tourna les talons pour aller faire la sieste qu’exigeaient la chaleur féroce et le soleil, qui brûlait à blanc le sable, tandis que M. Boubie, héroïque, sous un ample panama et pieds nus dans des espadrilles, allait, par hygiène, marcher deux heures le long de la forêt de pins dont on apercevait, à un kilomètre, la ligne bleu sombre.
Loulou et Criquette, le garçon et la fille, eux, s’étaient évadés depuis longtemps pour jouer, malgré la défense de leurs parents, avec les enfants des baigneurs et quelques polissons de Carzan-les-Bains.
A six heures, toute la famille, réunie, se préparait à l’exécution : c’était un évènement. Ursuline ayant déclaré qu’elle ne tuerait le poulet pour or ni argent, M me Boubie avait affirmé :
— Eh bien, je le ferai, moi !
Seulement, elle ne savait comment on devait s’y prendre, et une répugnance horrifiée paralysait son geste de bravade. Fallait-il couper le cou entièrement, fendre la gorge, ou introduire le couteau dans le bec écarté ? Taillait-on en long ou en large ?
On pouvait, suggéra Ursuline, invoquer le conseil et même l’aide de Sidonie, la bonne des Cantaloubre ; mais M me Boubie s’y refusa fièrement, ne voulant rien devoir à ces malappris, qui sifflotaient sur son passage : Viens poupoule, viens ! et qui avaient outragé M. Boubie en hissant, dans leur jardin, un mannequin sur une perche, qui lui ressemblait comme un frère.
— Petit ! petit ! petit ! appela-t-elle, en s’armant, tel un sacrificateur, d’un couteau pointu.
— Côt ! côt ! codette ! gloussa Criquette.
— Cocorico ! lança Loulou.
Mais le poulet avait disparu, soit qu’une intuition mystérieuse l’eût averti de son destin, soit qu’il eût, nomade par goût, cherché aventure plus loin.
— Il ne s’est pourtant pas en allé de la journée, attesta Ursuline. Même qu’il a fienté sur le dossier de la chaise de monsieur.
Une chaise en rotin, la seule chaise en rotin qu’on possédait, un meuble officiel, réservé à M. Boubie, qui ne s’offrait qu’aux visiteurs considérables. Le maire et le curé s’y étaient assis… pas en même temps.
M. Boubie conçut quelque aigreur, et on le vit chercher le poulet le long de la haie, dans l’allée des tournesols et près de la citerne. Ce fut M me Boubie mère, vénérable dame à bonnet orné de rubans lilas, qui débusqua le volatile. Il dormait, accroupi, dans l’appentis au charbon, d’où il s’élança, les ailes claquantes, à la fois agressif et épouvanté.
— Gare vos yeux ! cria Ursuline. C’est traître, ces animaux-là !
— Coupez-lui la retraite ! ordonna M me Boubie. Isidore, veux-tu, prends le râteau.
Mais le poulet, ayant rebroussé vers M me Boubie mère et fait une feinte du côté de M. Boubie, fila entre Criquette et Loulou, qui écartaient en vain bras et jambes.
Alors la chasse commença. Tandis que les enfants poussaient des cris sauvages, qui attirèrent à leur barrière les Cantaloubre, gouailleurs, la bête, avec une astuce décevante, se dérobait par de brusques crochets ou de soudaines attaques, qui faisaient reculer précipitamment M me Boubie et arrachaient des cris de terreur à Ursuline.
— Quand je vous dis qu’il est méchant ! Y en a un, dans mon pays, qui a tué un gendarme.
« Oui, répéta-t-elle, animée, même qu’il est tombé de son cheval et s’est embroché sur son sabre. »
— Vous m’en direz tant ! maugréa M. Boubie.
— Un sabre ! répéta M me Boubie. Si tu allais chercher celui de M. Jouin ?
— Pourquoi pas le fusil du douanier ? ricana M. Boubie.
Il lança le râteau si adroitement sur le poulet qu’il faillit éborgner Ursuline.
Mais M me Boubie, malgré sa graisse et son poids, fondit souverainement sur le poulet et s’en empara, malgré sa résistance éperdue et ses cris désespérés.
Triomphante, essoufflée et rouge, elle constata :
— Je le tiens !
Ce à quoi la bête, d’un sursaut frénétique, faillit donner un immédiat démenti ; mais M me Boubie tenait ferme.
— Tue-le vite, dit son mari, ne le fais pas souffrir.
— Non, non… dit M me Boubie.
Mais toute son allégresse tomba : les difficultés commençaient, et elle eût volontiers donné beaucoup pour qu’Ursuline assumât la charge de sa fonction. Une anxiété couvrit son visage.
— Si tu le tuais, toi ? proposa-t-elle à M. Boubie.
— Moi !
Il se redressa, indigné. Lui, un intellectuel, un penseur, accomplir cette besogne cruelle et servile ?
— Voulez-vous que j’essaie ? hasarda timidement M me Boubie mère.
Mais, par hospitalité autant que par prérogative, M me Boubie fit la sourde oreille. Elle brandit son couteau sans conviction.
— Ursuline, tenez-lui les pattes.
— Non, même, faut m’excuser ; je pourrai même pas le plumer sans que ça me chavire !
Et la servante, se bouchant les oreilles aux côot ! côot ! aigus de la victime, alla s’enfermer dans la cuisine.
— Très bien, dit M me Boubie.
Et, serrant les pattes du prisonnier entre ses énormes cuisses, elle lui inclina brusquement la tête et taillada la gorge, dans le murmure confus des assistants et, perçut au loin les ricanements hostiles des Cantaloubre, témoins indiscrets, qui se livraient à une pantomime indécente en faisant mine de battre aux champs ; Han ! plan ! plan ! plan ! plan ! plan !
Exaspérée, M me Boubie enfonça le couteau au fond de la gorge ; un peu de sang coula sur le sol. La tête pendait, inerte.
— Il est mort ! déclara M. Boubie, l’air écœuré, tandis que Criquette et Loulou écarquillaient des yeux extasiés de plaisir et de crainte.
M me Boubie, immédiatement, assise par terre, commença à plumer le poulet ; elle achevait, quand celui-ci, sortant de sa léthargie, lui échappa d’un élan fou et, grotesque dans sa nudité, portant encore trois plumes au croupion, s’enfuit dans les sables.
D’abord consternés, on se lança à sa poursuite, mais le gros chien des Cantaloubre arriva bon premier. Avec désespoir, les Boubie virent disparaître le poulet à la gueule de cet animal déprédateur. Ce fut un de ces drames incalculables par leurs conséquences, dont les familles conservent durant des années le souvenir. M. Boubie et M. Cantaloubre faillirent se battre à coups de poing, après s’être apostrophés comme des cochers de fiacre.
Le brigadier des douanes les sépara.
M me Boubie mère, d’émotion, fit une crise de foie, et on dut reculer l’invitation des Jouin, ce qui les refroidit considérablement. M me Boubie n’osa plus passer devant l’hôtel du Soleil, à cause des sourires moqueurs. Ursuline eut ses huit jours. Loulou et Criquette attrapèrent des calottes.
Quant au chien des Cantaloubre, qui avala le poulet tout rond, tête et pattes, il en creva.
M. Péniche lut et relut la carte postale anonyme ; elle fleurait l’oignon et le tabac ; le style en était de cuisine et l’orthographe nébuleuse :
« Meucieu Péniche,
« Vote sucrée, vote moutton blan, vote Clarisse Migneron, dite Péniche, vou tronpe çalleman, ç’ai moi qi vou leu di. Fetes-an vote praufit, et si vou zêtes un homme, troucé lui les kotte et flanké lui une râclet quel çansou viène toutte sa vie. »
M. Péniche haussa les épaules. Pouvait-il ajouter foi à une calomnie de servante renvoyée, Pulchérie ou Annette ? Pulchérie, qui, dans son amour immodéré des alcools, buvait leur eau de Cologne, ou Annette, ensuite, chassée pour s’être attribué, en plus des bas de soie de madame, les boutons de manchettes, en os ciselé, de monsieur ?
Sa seconde impression fut pénible. Sa délicatesse souffrait de cette intrusion dans sa vie intime. Ces surnoms d’habitude, plus encore que de tendresse, qu’il prodiguait à Clarisse : « Ma sucrée, mon mouton blanc, ma zibouillette », à quoi elle répondait par des « Mon Zizi-Panpan, mon sucrot », fallait-il qu’il les retrouvât profanés sur ce torchon de papier ? Et pourquoi rappeler à leur union, consacrée par douze ans de vie commune, qu’elle n’était pas un véritable mariage ? De quel droit soulever, sur le corps rebondi et agréable encore de Clarisse, le voile sacré d’Isis, et la vouer à un châtiment ignominieux, pour la plus grande joie du facteur, des concierges et de Julienne, la nouvelle bonne ?
M. Péniche enfouit la carte accusatrice dans son portefeuille et se regarda dans la glace. Avait-il l’air de ce que l’on disait ?… Non, certes. Ce front fuyant, ces yeux enfoncés sous des sourcils jaunes, ce teint mat que seule la malveillance qualifiait de terreux, ces épaules rétrécies, ce corps maigre protestaient, de toute leur distinction, contre la possibilité d’une infortune semblable.
Voyons, c’était fou ! Les années avaient tramé entre lui et Clarisse une de ces unions qu’aggravent indestructiblement les scènes fréquentes. Ils avaient passé par le feu : le cycle de l’épreuve était révolu. Il y avait prescription, que diable !
Jusqu’à présent, M. Péniche avait été enclin à envisager le cocuage comme incompatible avec une situation que le maire et le curé n’ont pas validée. Et il s’apercevait qu’il serait tout aussi cruel à son amour-propre d’être trahi dans l’union libre que dans le plus régulier des mariages.
Encore fallait-il que Clarisse fût coupable. L’était-elle ? M. Péniche pencha d’abord vers une lâche quiétude ; mais sa sécurité demeurait atteinte, et il sentit au bout de deux ou trois jours, que le poison du doute fermentait en lui.
« De grands hommes ont été trompés, César et Napoléon. » — « Fragilité, ton nom est femme. » — « Il y a trois choses insatiables, a dit saint Augustin : l’eau, le feu et la salacité de la femme. » Ces aphorismes, qui ne le consolaient pas, prolongeaient en son esprit de troubles ondes, ces grands cercles qui rident l’eau frappée d’un caillou.
Dénué de flair et d’astuce, craignant de dévoiler ses soupçons ou de laisser percer son espionnage, M. Péniche estima sage de s’adresser à l’agence Pacolet, qui, avec discrétion et célérité, vaque aux enquêtes, recherches, surveillances, etc…
Trois jours après, il était fixé. M me Péniche se rendait régulièrement rue de Provence, chez le dentiste du second. Seulement, elle s’arrêtait toujours au rez-de-chaussée, où l’accueillait, dans la demi-ombre propice d’une garçonnière en faux Louis XV, M. Jean Clerbœuf, un jeune homme très entraîné aux sports, à en juger par sa musculature robuste et son aplomb martial.
M. Péniche fut extrêmement mortifié de se découvrir, à cinquante ans, un rival dont l’âge tendre, mais ardent, semblait défier ses forces ralenties ; et le « dévergondage » de Clarisse l’ulcéra. Écartant l’idée d’un duel que la réputation de son rival comme escrimeur rendait absurde, résistant à l’envie, moins dangereuse pour lui-même, de rouer de coups la coupable, balançant entre le désir tragique de les surprendre et la prudence avisée de ne pas commettre sa dignité en se frottant à ce Clerbœuf qu’en somme il se devait d’ignorer, M. Péniche passa par les affres du doute les plus cruelles, des sursauts impulsifs, des revirements saccadés, toute une acrobatie maladive et frénétique de l’âme.
Une jalousie féroce lui évoquait les voluptés du couple, puis un dégoût le soulevait : comment se faisait-il que cette Clarisse, sur les charmes de laquelle il était presque blasé, pimentât d’un ragoût neuf et savoureux les épanchements dont elle régalait la ponctualité de son amant ? Embusqué dans un fiacre aux stores baissés, M. Péniche put, montre en main, calculer la longueur d’ébats désordonnés dont, aussi bien le visage heureux de Clarisse et ses paupières cernées lui rapportaient le soir, au dîner, le témoignage alangui.
Quel courage il lui fallait alors pour ne pas foudroyer l’infidèle d’un terrible : « Madame, je sais tout ! » Avec quelle subtile et diabolique joie il eût assouvi son juste ressentiment en accablant l’infâme des noms les plus outrageants et en la précipitant dehors, elle et ses hardes !
Loin d’elle, occupé tout le jour de ses affaires, il souffrait moins, pouvait s’imaginer qu’il était la proie d’un cauchemar ou d’une de ces obsessions fixes qu’engendre la neurasthénie… Mais en sa présence la réalité le ressaisissait. Maintenant qu’il savait, mille indices confirmatifs se dressaient de tout et de rien : de l’appétit réparateur qu’elle témoignait devant le gigot aux haricots, de la coquetterie de ses dessous, de la blancheur de ses mains courtes dont la manucure avait rosi les ongles, de certaines attitudes, de certains tours de phrase où s’avérait le mécanisme mental qui rapproche les êtres en général, et les femmes en particulier, des perroquets et des singes. A ces moments-là, M. Péniche se répétait, baissant la tête et serrant les poings :
— Il faut en finir !
Rompre ? Évidemment ! Et n’était-ce pas profitable qu’il pût le faire sans formalités légales et procédures scandaleuses ? Oui, mais voilà M. Péniche entrevoyait, à la réflexion, les mille difficultés qui naissent d’une situation équivoque. Que dirait-il à ses amis ? La vérité ?
Mais alors, ils s’étonneraient à bon droit qu’il n’eût pas appuyé d’une sanction virile ce parti, en souffletant le jeune Clerbœuf, par exemple, et en l’embrochant sur le pré, ou en se faisant larder congrument par lui. Les amis ont l’honneur susceptible pour ce qui ne les touche pas directement.
Dissimulerait-il les raisons de son apparente dureté ?
Mais Clarisse se débattrait, crierait à la calomnie, mènerait une campagne véhémente, réclamerait peut-être aux tribunaux des dommages-intérêts pour sa vertu compromise, une pension qui la dédommageât des promesses de mariage non tenues. Il n’estimait nullement enviable le sort de son ami Traque, qui, pour avoir répudié une maîtresse insupportable, s’était vu reprocher son lâche abandon et avait été mis au ban de la société, alors que des hommes justes eussent dû lui tresser une couronne pour le courageux exemple qu’il avait donné là.
Et sa vengeance, la vengeance bien due à son humiliation et à ses regrets, oui, à ses regrets, car, par un singulier phénomène, Clarisse perdue lui semblait désirable, et il eût éprouvé une joie sadique à la reconquérir en trompant à son tour le détenteur de ses charmes, — sa vengeance délicate et raffinée, comment l’assouvirait-il, s’il chassait, sans cérémonie, l’infidèle ?
Aussi, M. Péniche, un matin, dit-il à Clarisse avec une jubilation scélérate :
— Ma sucrée, mon mouton noir, qui est-ce qui va venir faire avec son Zizi-Panpan une jolie petite promenade ? Mets ton chapeau à fleurs et ton manteau de surah bleu paon, nous déjeunerons au restaurant.
Devant la mairie, il prononça :
— Entrons donc, j’ai un mot à dire à quelqu’un.
Et sur le palier, voilà qu’ils rencontrèrent quatre de leurs amis qui les accablèrent d’effusions et de poignées de mains, tandis qu’un garçon de bureau les poussait dans une grande salle décorée d’une estrade et de banquettes. Incontinent, un monsieur ceinturé de soie tricolore apparut, et Clarisse, en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, le visage chaviré d’étonnement, les larmes aux yeux, le rire aux lèvres, se vit interpeller pour savoir si elle voulait épouser M. Péniche, ici présent.
— Oh ! que tu es bon !… murmura-t-elle dans un souffle pâmé, où la reconnaissance n’étouffait pas un arriéré de rancune et l’indulgente pitié que méritait un homme assez naïf pour régulariser devant M. le maire son indiscutable misère conjugale.
M. Péniche fit bien les choses. Il montra du tact et du naturel. Il déclara sans rire à Clarisse qu’ils accomplissaient là un acte solennel où elle devait voir la récompense de sa longue fidélité et de son inaltérable dévouement. Il avait tenu à lui en offrir la surprise, et pour cela il avait fait vingt-six démarches et dépensé d’appréciables sommes en autobus, métro et fiacres, qu’il ne regrettait pas, puisque dorénavant, mariés selon les justes lois, ils goûteraient un bonheur fortifié par la considération publique.
Au restaurant, le repas fut cordial et animé.
Le civet de lièvre à la royale y précéda une poularde bourrée de truffes et des asperges phénoménales ; on but du vin de la Moselle, du corton chaleureux et un champagne sec qui mit les cœurs en joie. Pensive, M me Péniche supputait les avantages d’un avenir désormais équilibré entre un mari attentif et un amant supérieur.
Elle éprouva le besoin de rapporter en détail de si grands évènements à Jean Clerbœuf. Elle tint même à les lui répéter, si bien que M. Péniche put, en toute certitude, accompagner la visite domiciliaire que, sur l’autorisation du parquet, accomplit un commissaire de police, muni, lui aussi, d’une écharpe tricolore et investi du droit redoutable de vérifier comment M me Péniche respectait son contrat de mariage.
M. Péniche eut la satisfaction de n’arriver ni trop tôt ni trop tard. Il eut le loisir de contempler, d’un œil froid et acéré comme celui de Basilic, son épouse vêtue seulement, outre sa chemise, d’un chapeau à plumes et d’un corset rose. Jean Clerbœuf, lui, se fit un peu chercher ; mais on le retira d’un placard où ses pieds nus, hors des bas de jambes d’un pantalon élégant et qui faisait le pli, prenaient le frais sur le carreau.
Le divorce pour adultère fut prononcé quatre mois après. M. Péniche, magnanime, fit grâce aux infortunés des vingt-cinq francs d’amende qu’un tribunal rigoureux eût pu leur départir. Et débarrassé, sans autres frais, de Clarisse, loué par ses amis et soutenu par l’opinion pour sa franche et correcte attitude, il vit désormais heureux, remarié avec une jeune institutrice qui le trompe sans scrupules avec un photographe.
Francis me dit :
— Quand on parle de la perversité des femmes, on oublie trop qu’elles sont, comme l’a écrit Michelet, des malades. Quel est le romancier qui, dans les crises que ses héroïnes traversent, a osé indiquer l’influence morbide et chronique qu’elles subissent ? Tous les actes de folie de la femme, ses crimes, ses adultères, ses vols — (celles qu’on arrête dans les grands magasins) — les commettrait-elle, sans l’impulsion d’un état sanguin et nerveux qui récidive chaque mois, aux changements de lune ? Je sais des femmes qui ne voient revenir qu’avec terreur les troubles qui accompagnent le flux, et des maris qui ne redoutent pas moins la semaine dangereuse où, perturbée, l’épouse cesse d’être elle, semble un autre être, soudain crispée, colère, pleureuse, un peu folle ! Il est des femmes, plus profondément, plus longuement atteintes en leur source vive, et qui, comme Janus, ont deux visages et laissent alternativement percer deux âmes contraires, l’une bonne, douce, tendre, l’autre mauvaise, révoltée, toute sèche. Des tempéraments chastes, sous le maléfice lunaire, s’affirment luxurieux. Telle, le reste du temps patiente, prend en grippe son mari, ses enfants et son ménage, se jetterait aux pires aventures !
— Où veux-tu en venir ? demandai-je. (Francis est médecin, et je me méfie de ses paradoxes.)
— Simplement à ceci, connu de toute éternité. C’est que nous ne devons pas appliquer à la femme notre règle trop simple du bien et du mal, la théorie d’une responsabilité à laquelle elle échappe. Les maris, pour leur malheur, l’oublient trop souvent ; et les juges, quand on leur amène une femme coupable de quelque crime de lèse-société, l’oublient toujours.
— Démontre ! fis-je.
Francis dit :
— Je vais te raconter l’histoire d’une montre.
« J’avais distingué chez ma tante de Corseul, qui, tu le sais, reçoit beaucoup de monde, une très jeune femme dont le charme de gracieuse malaria me séduisit tout d’abord. Encore le terme de malaria est-il exagéré. Sans doute, elle était pâle, extrêmement, et de lèvres exsangues qu’elle faisait saigner en les mordant ; ses cheveux étaient aussi d’un blond de chanvre un peu décoloré, mêlés de cendre, auxquels le crépuscule prêtait une clarté morte et presque verte. Ses mains, d’un blanc blême, effilaient leurs doigts maigres aux ongles pâles, taillés pointus comme des griffes, et montraient, à fleur de peau, le sillon bleu des veines dont le cours, çà et là, se gonflait en ondulations de couleuvre. Tout au plus apparaissait-elle très anémique : tirait-elle de là son air de distinction ? Telle quelle, elle me laissa une impression tenace et obsédante. Je ne sais si je l’aimai véritablement, mais je fis tout comme, entraîné par un impérieux besoin de la revoir, de l’entendre, de lui parler, de sentir rayonner sur moi l’étrange clarté de ses yeux d’eau bleue, où la pupille se dilatait et s’amincissait avec cette instantanéité troublante qu’ont les prunelles du chat.
« Les occasions n’étaient pas bien fréquentes. Ma tante de Corseul recevait M me Solis, M me René Solis, c’était son nom, mais point le mari, avec la famille duquel elle était brouillée de longue date. Impossible, par conséquent, de voir la jeune femme chez elle. J’eus cependant la bonne fortune de la reconduire plusieurs fois jusqu’à sa porte. Aujourd’hui que je suis marié, père de famille et, je crois, honnête homme, je pense que ma conduite d’alors était très blâmable. M me Solis avait des devoirs, le nom de son mari à porter, de plus elle était mère d’un amour de petite fille de sept ans ; j’aurais donc mieux fait de la laisser tranquille. Mais j’étais à l’âge égoïste où l’on ne raisonne pas ; l’instinct jeune et ardent m’enfiévrait. D’ailleurs, elle ne fit rien pour me décourager.
« Elle eut, d’elle-même, des audaces. Elle accepta des rendez-vous en plein air ; nous les choisissions en des banlieues lointaines. Les bois brumeux de Saint-Cloud secouèrent sur nous, en automne, toute la pluie de leurs branches défeuillées. Nous avions découvert Ivry, ses rues noires de charbon ; et, passé les fortifications, nous nous perdions en un pays plat et mélancolique, hérissé d’usines. Nous nous rendions, de préférence, dans un petit square lépreux et moisi, abrité de murs, et qu’on eût pris pour le jardin pauvre d’un hospice de vieillards. M me Solis, elle s’appelait Renée comme son mari, s’était prise d’une singulière tendresse pour ce coin de verdure piteuse où les bancs vétustes s’étaient à la longue pourris.
« Mais nous savions aussi nous retrouver ailleurs, dans les musées par exemple ; deux ou trois fois, prétextant qu’elle venait passer la soirée chez ma tante de Corseul, elle sut se blottir auprès de moi en la baignoire grillée d’un petit théâtre. Un jour, enfin, elle vint, se rendant à de longues supplications, visiter mon entresol de garçon.
« Elle était entrée en visite de cinq minutes, sans vouloir s’asseoir, gardant son en-cas et ne relevant même pas sa voilette. Ce fut ainsi, et toute vêtue qu’elle s’abandonna, prise en coup de force et consentante. Les cinq minutes durèrent trois heures.
« Certainement, si j’avais connu le mari, les choses n’eussent peut-être pas tourné si vite ; du moins aurais-je eu plus de scrupules ; mais, à l’ignorer aussi complètement que s’il n’eût pas existé, sa femme me faisait l’effet d’être veuve ou divorcée, libre en tout cas.
« Quel joli plaisir pervers j’éprouvai, quand, pour la première fois après la faute, je la rencontrai chez ma tante. Comme elle était placée à la lumière, je vis très distinctement le jeu de ses prunelles dilatées, toutes noires et rêveuses, se rétrécir à vue d’œil en un petit point aigu, dardé sur moi ; et j’entends encore le rire perlé, légèrement fêlé, dont elle me salua. N’as-tu jamais éprouvé (Francis me regarda) ce bonheur hypocrite de voir en face de toi, dans un salon, correcte et impassible sous le masque des convenances, la femme à laquelle tu dis : Vous, et mentalement : — Tu ; dont tu connais les lèvres, le goût des baisers, le grain de la peau ; ce qui se déguise sous l’indifférence du sourire mondain et sous les plis de la robe ? Et n’est-il pas amusant, cette femme sortie, que tu sais tienne, que tu as possédée en cœur et en chair, d’entendre dire, comme moi, à ma tante de Corseul :
— Quelle charmante femme, et d’une tenue irréprochable ! C’est la vertu même !
« La possession, en sa fugacité, au lieu de me détacher d’elle, m’y lia plus tendrement. Pour s’être livrée et pour venir, deux fois par semaine, se rendre à mes baisers, en ce petit entresol toujours fleuri de violettes et de roses-thé pour elle, toujours coquet et scintillant du reflet d’or de mes vieux tableaux, du miroitement des glaces, de l’éclat des verres de mousseline et des fines carafes d’un en-cas toujours préparé, foie gras et fruits, — car elle aimait luncher, — oui, à entrer et à m’apporter, à travers la voilette, le goût de ses lèvres et la blancheur de ses dents, à quitter ensuite sa toque de fourrure, à se laisser déganter, et approcher du feu ses minces bottines, à cambrer sa taille entre mes mains, tandis que son rire un peu faux et délicieux sonnait, elle m’enivrait d’une joie nerveuse et d’une alacrité pareille à l’ivresse fébrile du champagne !
Le temps passait très vite, trop vite. Ma montre, sur un écrin de cuir de Russie, debout sur la cheminée, marquait, de ses aiguilles fines, l’heure toujours dépassée du départ. Continuellement, nos yeux revenaient à ce petit cadran immobile et cependant vivant ; sa blancheur dans le crépuscule nous avertissait souvent, comme un rappel de la vie oubliée et de tout ce qui n’était pas nous et qui pourtant nous imposait sa loi.
« Bien des fois, Renée — pour moi, elle n’était plus que cela ; je me souciais bien du mensonge d’une M me Solis mariée, mère de famille et femme du monde ! — Renée prenait cette montre et, délicatement, la faisait sonner, non sans appréhension de ma part. Elle me venait de mon grand-père, était de fabrique anglaise, plate comme un écu ; son or était délicieusement pâle et tout guilloché de fleurs de lys. La sonnerie des heures et des quarts y tintait grêle, fine et lointaine comme une voix du passé, avec la douceur musicale d’une même note frappée sur un vieux petit clavecin. J’aimais extrêmement cette montre.
« Un soir, je m’aperçus de sa disparition.
« Ce n’était pas la première fois que je constatais l’absence de menus objets. En six semaines, une garniture de boutons de plastron de chemise pour soirée, et une petite broche en fer à cheval, placées d’ordinaire dans une coupe, près de mon lit, cessaient d’être visibles et s’étaient subtilement évanouies. Il m’était pénible de soupçonner ma femme de ménage, que je savais très honnête, et j’avais préféré changer de blanchisseuse, la mienne ne me revenant pas, car elle buvait, et de plus, brûlait mon linge. Mais juste huit jours auparavant, je n’avais plus retrouvé, dans un tiroir, un petit nécessaire d’argent ; comment suspecter encore la blanchisseuse que je savais n’avoir pas remis les pieds dans mon appartement ? J’avais supporté tant bien que mal les premiers larcins, mais pour ma montre, c’était trop fort.
« Je me fâchai tout rouge, le commissaire de police vint, on commença une enquête, ma femme de ménage en fut malade et je la congédiai. Renée, quand je la revis, prit grande part à mon ennui et je me rappelle que ses baisers furent plus émus ; une tendresse apitoyée s’y mêlait.
— Pauvre montre, dit-elle, moi qui l’aimais tant ! Mais qui a pu vous la voler ? Vous ne soupçonnez vraiment personne, personne ?
Comme elle me regardait attentivement :
— Ce n’est pas vous ? fis-je en essayant de plaisanter, car j’avais vraiment beaucoup de chagrin.
— Moi ! répliqua-t-elle en sursaut, avec une brusquerie qui me repoussa et où je sentis le recul d’une âme fière blessée.
— Quelle folie, murmurai-je, en lui prenant la main, ne soupçonnant pas qu’elle pût prendre au sérieux une parole si futile ; mais elle retira sa main, qui était, je m’en souviens, très froide ; se cachant le visage entre ses doigts, je vis des larmes silencieuses qui lui coulaient jusqu’aux lèvres. Je l’embrassai alors et l’amertume de ces larmes est restée, en mon souvenir, indissolublement liée à la mélancolie de cet instant. Le crépuscule tombait et l’heure s’en allait sans qu’on la sentît fuir.
Renée ne pleurait plus, songeuse, les yeux fixés sur un fond d’ombre ; ses prunelles, à la seule lueur des braises, dans la demi-obscurité de la pièce, s’agrandissaient, devenaient toutes noires, mangeaient le bleu de ciel de l’iris, réduit à un cercle presque invisible. D’un tic machinal, elle mordait jusqu’au sang ses lèvres pâles ; elle me regarda, tout à coup, avec une expression de reproche et de pitié que nuançait aussi, peut-être, un indéfinissable dédain. Je ne sais pourquoi je me sentis très mal à l’aise. Quand elle l’eut assez prolongé, ce regard, elle soupira, jeta par habitude un regard vers l’écrin en cuir de Russie où le petit cadran blanc de ma montre absente ne luisait plus dans les grisailles teintées de noir de cette heure perdue.
Puis, elle se leva, rajusta sa voilette et ses gants, me donna un long, poignant et triste baiser, — il me fit du moins cet effet, — et partit.
Je ne la revis plus. Quelques jours après, je trouvai ma tante de Corseul dans une vive agitation. Elle retournait et secouait, d’un air affairé, un coffret, posé sur la table de son boudoir.
— Francis, tu n’as pas vu mon porte-monnaie arabe, n’est-ce pas ? Je l’avais là, à l’instant !
C’était un de ces petits porte-monnaie de cuir rouge parfilé d’or et d’argent, constellé de croissants de lune, auquel, je ne sais pourquoi, ma tante avait la faiblesse de tenir, bien que la valeur en fût insignifiante. Elle reprit :
— Il était là, j’en suis sûre, dans le coffret ouvert. Je le voyais de mes yeux, tandis que je parlais à M me Solis.
— Ah ! M me Solis ?
— Oui, elle sort d’ici !
Là, ma tante devint toute rouge et avec une sorte de colère :
— Voyons, ce n’est pas possible, il sera tombé, on le retrouvera ; s’il était resté dans ma chambre ? Mais non, je le vois, je le vois encore ; et quand Elle est sortie… — As-tu retrouvé ta montre ? fit-elle en s’arrêtant brusquement de chercher.
— Ma… montre ?… Non !
Et une soudaine lueur me traversa. Mais non, comme disait ma tante, ce n’était pas possible ! Quelle apparence : une femme dans l’aisance, toujours bien mise, mais sans luxe ruineux ; le mari avait une belle position. Et elle aurait… volé, volé ! Le mot m’étranglait. Non, comment croire cela ? Et cependant le doute, insidieux, sournois, obsédant, ne me quitta plus. Mes soupçons prirent une singulière énergie quand je vis que Renée ne revenait point chez moi. Que te dirai-je ? Je fus très malheureux. Tantôt je la croyais coupable, tantôt innocente. Et puis l’absurdité de pareils vols, leur non-sens m’irritaient comme un mystère. A quoi cela répondait-il ? Pourquoi eût-elle volé ? Son mari, je le savais, lui laissait disposer de sa fortune. Et pourtant, il y avait un fait, probant. Pas plus que chez moi, elle n’était revenue chez ma tante. Nous ne la revîmes plus jamais, ni l’un ni l’autre !
— Et ta montre ? demandai-je à Francis.
Il me répondit :
— Ma montre ? Trois mois après, je reçus un petit paquet par la poste ; cela m’était envoyé d’une petite ville du Nord, où je ne connaissais personne. Dans de la ouate, ma montre reposait, inerte ; mais, après les douze tours de clef, les aiguilles repartirent et la sonnerie chanta. Le verre était cassé, par exemple.
Francis, perdu dans ses souvenirs, avait baissé la tête.
— Et tu n’as plus entendu parler de M me Solis ?
— Si ; elle a mal fini. On l’a, paraît-il, arrêtée depuis dans un grand magasin au moment où elle volait une broche en strass ; une perquisition chez elle a amené la découverte d’un tas d’objets de luxe, tous brillants et scintillants, comme l’or, l’argent, les pierreries ; mais pas un chiffon, ni une dentelle. Ç’a été un affreux scandale, le parquet a été saisi. On n’a étouffé l’affaire qu’en la faisant passer pour folle. Son mari, de chagrin, s’est livré à la morphine ; il est mort, il y a quelques années.
— Et elle ? demandai-je.
Francis dit en baissant la voix :
— Elle vit toujours, et dans l’établissement où elle vieillit enfermée, elle vole les épingles et les boutons de métal de ses co-détenues.
Il ajouta :
— Elle est en proie à des attaques de grande hystérie, naturellement. Cette voleuse est avant tout une malade.
Un silence triste ; et Francis, haussant les épaules, conclut d’un accent de pitié sincère :
— Pauvre femme !…
Albert Lecreuze avait eu, pour son mariage, une histoire. Une histoire que d’ailleurs personne ne savait, ce qui permettait à ses meilleurs amis d’affirmer qu’il s’était conduit comme un « mufle ». Ses ennemis le répétaient à l’envi. Seul en effet le premier son de cloche porte ! Heureux celui pour qui il tinte favorable.
Albert, en un jour de confiance, nous raconta la vérité.
— On m’a beaucoup reproché mes fiançailles brisées avec Marthe Aglante et mon mariage presque immédiat avec Lucile Dussan. Les apparences me donnent tort ; mais je puis dire, pour ma défense, que ma préférence tardive ne fut pas intéressée, puisque Dussan possédait pour dot exactement rien, et que je perdis avec M me Aglante le joli sac d’un demi-million.
« Il est vrai que Lucile m’a apporté le bonheur — ce qui est sans prix — alors qu’avec Marthe j’eusse été probablement malheureux ; mais je n’en pouvais rien prévoir quand s’est produit le coup décisif de l’électricité qui, de sa brusque nuit suivie d’une fulgurante clarté, bouleversa nos vies. »
— Contez ça bien vite !
— De Marthe Aglante je ne dirai rien que vous ne sachiez. Vous la rencontrez dans les salons de la plupart de nos amis. Grande, grasse, blonde, rieuse et frivole, elle a réalisé ses goûts de luxe et de domination. En épousant le banquier Sackse, elle a rencontré son véritable destin.
« Je m’étais épris d’elle pour sa splendeur indiscutable, cette sève de santé, ce fruit de chair, cette richesse de teint qui, à présent s’empourpre après le repas de tons trop vifs à la Rubens, mais qui alors exhalait la blancheur mate et le rose incarnat des Grâces de Boucher.
« Comme si elle avait cherché un repoussoir, on ne la rencontrait guère, jeune fille, sans son inséparable amie Lucile Dussan, brune, mince, le visage ambré, et des yeux de velours dont je louerais avec moins de discrétion le sombre éclat si je n’étais son mari.
« Elles semblaient s’aimer beaucoup, malgré le contraste formel qu’elles offraient : caractères opposés, goûts différents — le jour et la nuit. Et cela, au propre et au figuré. Marthe recherchait les couleurs éclatantes, et rien n’allait mieux sur ses cheveux d’or fou que le flamboiement du soleil. Lucile, au contraire, se plaisait à revêtir des teintes mortes, et tirait son plus grand charme du crépuscule et du soir, avec lequel s’harmonisait merveilleusement sa voix aux tonalités étouffées et moelleuses.
Je n’avais pas hésité une minute entre les deux jeunes filles ; Marthe m’avait fasciné au point de faire tort dans mon esprit à Lucile Dussan et à sa beauté discrète, à ses silences fréquents, à ses rêveries pensives. L’autre était le bruit, la lumière, le mouvement ; elle me semblait l’incarnation de la vie dont elle n’était que le simulacre.
« Du matin au soir, j’appartenais à son caprice ; et cependant un sourd travail s’opérait en moi dès qu’arrivait cette heure furtive où les reliefs s’émoussent, où les reflets s’éteignent, où l’ombre, semblant monter du sol, envahit l’âme et l’être entier. A ces moments-là, je ne pouvais m’empêcher de songer à Lucile Dussan. Elle hantait peu à peu mes insomnies par une obsession d’abord vague, puis précisée, à la fin tenace, presque inquiétante.
« Je ne sais si vous ressentez de façon aiguë l’alternative de la clarté et des ténèbres ? Mon cerveau de midi ne correspond nullement à mon cerveau de minuit. J’ai souvent pensé que trop d’impressions diverses, confluentes, inextricablement emmêlées, nous assaillent en plein jour pour que nous puissions nous y sentir tout à fait nous-mêmes. La nuit nous rend à notre conscience et à la sûreté obscure de l’instinct.
« Jadis, pleine d’embûches et lourde de dangers, c’est elle qui affina les sens de nos pères, aiguisa en eux les ruses subtiles de l’animal pour la fuite ou la défense. Lénifiante, elle calme nos nerfs ou, énervante, les irrite. Elle fait en nous du silence pour que nous puissions mieux écouter les voix secrètes qui ne parlent que dans la paix profonde des choses : un silence encore bruissant de murmures imperceptibles, comme l’écho des grands coquillages marins.
« Pour moi, c’est la nuit que je pense le plus clairement, que je concerte le mieux mes projets, c’est la nuit que les reproches de mon cœur ou les remords de ma raison me harcèlent avec le plus d’incisive netteté. Et qui n’a connu la lucidité et la force d’attention du travail, quand l’heure s’avance de plus en plus vers le noir et le sommeil d’une ville, et que, dans la chambre où meurent les formes confuses des meubles, seule palpite de son phare, appelant les idées comme des oiseaux de nuit, la lampe calme encerclant de sa jaune lueur fluide le contact magnétique de la plume et de la page blanche ?
« Mais ces affinités passagères, ces indications voilées ne m’avaient pas averti du sens mystérieux que mon cœur devait leur prêter ; et il fallut, comme toujours, que le hasard s’en mêlât. Le hasard ? Y croyez-vous vraiment ? Et n’y a-t-il pas une fatalité inévitable qui, du plus grand au plus petit, relie la chaîne des êtres, le flux des circonstances et le contrecoup des accidents ?
« Toujours est-il que j’aimais ou croyais aimer avec la même ardeur Marthe Aglante. Ses parents agréaient ma recherche. Un avenir joyeux s’ouvrait devant nous.
« Qui m’eût dit que je chérissais en secret et sans même m’en apercevoir Lucile Dussan, m’eût frappé de stupeur.
« Isolée par sa réserve continue, retranchée derrière la sereine froideur de son attitude, distante par son regard, et cependant compagne journalière de nos entretiens, elle intriguait mon souvenir sans le satisfaire ; elle se posait devant moi comme une énigme vivante que je ne me sentais ni le droit ni l’envie de résoudre.
« Par moments, dans les chauds après-midi, je la regardais avec un malaise incertain. Pourquoi se tenait-elle toujours à nos côtés comme une ombre vigilante ; et pourquoi son charme, qui s’évaporait au jour, me poursuivait-il la nuit d’on ne sait quel trouble anxieux ?
« Marthe ne soupçonnait rien. Elle avait trop bonne opinion d’elle pour supposer l’invraisemblance d’une rivale. Aussi bien elle s’occupait trop d’elle-même, de ses robes, de ses plaisirs, de ses moindres fantaisies, pour se donner la peine de déchiffrer le livre fermé qu’était sa compagne.
« Ce soir-là, un soir magnifique de juin où le jour avait paru ne pas vouloir finir et prolongeait sur le parc et l’étang du château l’agonie royale de son crépuscule rouge, ce soir-là, une soirée d’amis fêtait nos fiançailles. Dans six mois je serais l’enviable époux de Marthe Aglante.
« Je venais d’ouvrir le bal avec elle. Quelle ivresse j’avais éprouvée à l’emporter d’un rythme passionné dans le tourbillon lent, puis rapide, d’une valse de Chopin. Et cependant je conservais l’impression indéfinissable du poids que son jeune et riche corps infligeait à mon élan. Impression d’un rythme cahoté qui se dissipa aussitôt que, par courtoisie, j’offris à Lucile Dussan de danser avec elle la valse suivante.
« Impalpable, irréelle ; légère et impérieuse, guidant la cadence et liée à notre virevolte sans fin, elle me donna soudain — comment expliquer cela ? — la certitude d’une de ces ententes physiques et morales que rien n’explique et qui vous subjuguent sans qu’on puisse les analyser.
« Était-ce la séduction de la nuit odorante de roses, qui par les fenêtres ouvertes étalait sa magnificence bleuâtre. Était-ce la séduction de Lucile enfin révélée dans les courbes et les lignes féeriques, l’harmonie pathétique de son corps, et la magie de son pâle visage, où les yeux intenses brûlaient d’une fièvre inconnue ? Je me demandais pour la première fois si une déplorable erreur n’avait pas détourné mon choix de sa vraie destination ?
« Cette réponse, l’électricité me la fit, en s’éteignant brusquement.
« Étonnements, rires, chuchotements, paroles entrecroisées, appels aux domestiques : « Des lampes ! des bougies ! » Je ne perçus tout cela que dans un rêve. Car dans cette pièce où les ténèbres brusquement entrées venaient de pétrifier, immobiles, les assistants, je tenais contre moi, dans la nuit conseillère, dans la nuit avertisseuse, dans la nuit qui me soufflait à l’oreille le mot divin que je n’avais jamais entendu encore — je tenais contre moi Lucile tremblante et ravie, cachant dans son trouble complice sa tête sur mon épaule.
« Infortunés, nous nous aimions !
« Ai-je prononcé ce mot, a-t-il expiré sur ses lèvres ? Je ne crois pas.
« L’ai-je embrassée sur les cheveux ? N’ai-je pas osé ? Je sais seulement que notre étreinte ne se dénoua pas, comme si nous nous tenions prêts à repartir, au son ravivé du piano, d’un libre bond. Je sais seulement que nos visages, lorsque le court-circuit cessa, aussi brusquement qu’il s’était produit, exprimaient avec une telle intensité le secret jaillissant de nos cœurs que chacun put tout comprendre : Marthe Aglante la première.
« Après un court égarement, tant la chose lui, semblait impossible, elle poussa un cri dramatique et s’évanouit, comme elle devait.
« Mes fiançailles rompues avec elle se renouvelèrent avec Lucile. Marthe ne souffrit que dans son amour-propre, et pas longtemps, le banquier Sackse la consola. Et moi, je dus, je dois le plus parfait bonheur à ma chère Lucile, fleur du crépuscule, petite âme des ténèbres étoilées. »
Jacques dit :
— Notre métier d’écrivains nous vaut de bizarres lettres d’inconnues. Il en est de touchantes, il en est d’absurdes. Le malheur est qu’elles ne soient pas accompagnées d’un portrait. L’écriture a beau être révélatrice, une photographie le serait bien davantage. Au moins, au lieu d’un masque, ces lettres anonymes porteraient un visage. La photographie, quelque air apprêté qu’on se donne, ne ment pas. Un savant, ayant ainsi pièces en main, établirait une intéressante collection des gens qui écrivent aux hommes connus depuis le malicieux lecteur qui vous signale une erreur, jusqu’à la femme incomprise qui vous ouvre son cœur.
Jacques prit un temps, parce qu’il allumait une cigarette. Il reprit :
— Je me demande toujours à quel mobile, à quelle suggestion cède la personne qui perd un timbre de vingt-cinq centimes à vous envoyer soit des reproches, soit des confidences, quelquefois des injures, presque jamais des compliments. Et je suis arrivé à cette conviction qu’un écrivain affligé d’une certaine notoriété ne reçoit jamais la lettre qui lui ferait vraiment plaisir, la lettre écrite sans arrière-pensée, en pure confiance et en libre sincérité, et cela parce que les âmes délicates ont une pudeur à s’exprimer, craignent de paraître indiscrètes ou importunes en s’imposant à l’intimité de l’homme dont elles aiment les livres.
— Oui, affirma Jacques, la lettre délicieuse, la lettre du fond de l’âme, Modeste Mignon l’a écrite à Canalis, mais c’est dans le roman de Balzac, et non pas dans la vie. Trop souvent, celui ou celle qui prend la plume pour nous écrire cède à une petite vanité médiocre ; et cependant telle est notre propre vanité d’auteurs que nous préférons au silence gardé le sarcasme ou le joli persiflage, les épanchements vains, les aveux égoïstes, les demandes d’autographes, les prières de lire et de placer un énorme manuscrit. Je me rappelle une longue, longue lettre à moi adressée par une femme d’esprit capricieux et mal équilibré, mais charmant, lettre qui m’avait touché et à laquelle je n’ai pas répondu — je ne réponds jamais ! parce que cette femme avait une existence sociale remplie, mari, enfants, et que j’ai jugé inutile de compliquer sa vie et la mienne. Depuis, j’ai regretté de ne lui avoir pas exprimé, d’un seul mot qui lui aurait fait plaisir, à défaut d’efficace intérêt, ma sympathie stérile.
Jacques fit un geste, montra, de la fumée de sa cigarette, un coffret en cuir d’Espagne, clouté de cuivre et gaufré en losanges.
— J’en ai là des tas, tout ce qu’on m’écrit, la fausse mendicité : — « Cinq cents francs dans une heure, ou je me tue à votre porte ! » — Le rendez-vous sur papier satiné, réalité ou mystification, — le bas-bleu de province qui cherche à vous intriguer, — l’abonné classique et indigné des revues, l’homme qui, avec sept points d’exclamation, vous écrit d’une écriture rageuse où les jambages grimpent sur des échasses et gesticulent épileptiquement : « Votre roman est fétide ! Comment un journal qui se respecte publie-t-il ces ordures-là ! » — Et puis les fous, les fous à l’affût, impérieux et envoûteurs : — « Venez causer avec moi, nous nous entendrons. J’ai une idée à bouleverser le monde et à gagner cent millions. Vous la lancerez ! Nous partagerons ! » — Et les offres de collaboration : — « Monsieur, je n’ai pas de talent, je ne sais pas écrire, mais il m’est arrivé une histoire dont vous pourriez tirer quelque chose d’étonnant, comédie ou drame, à votre choix ! »
Jacques ouvrit le coffret et en tira une feuille de papier à lettres, qui, commencée tout au haut de la page et achevée au second recto, s’offrait incomplète.
— Celle-ci par exemple, fit-il, je ne l’ai pas reçue, je l’ai trouvée sur le tapis d’un wagon de première de la Ceinture, entre Auteuil et le Trocadéro. Celui qui l’a écrite a dû en relire les feuillets : le dernier sera tombé. Il porte au coin de droite le chiffre 6, ce qui suppose une lettre volumineuse. Il y règne un ton de vérité qui m’a touché, des préoccupations d’art qui n’attestent pas le dernier venu. C’est, en sa simplicité, la seule lettre peut-être qui m’ait un peu intrigué et donné envie de connaître son possesseur, et surtout la mystérieuse figure voilée — on la devine exquise à laquelle il s’adresse.
Jacques lut :
« Si vous pouviez voir les pawlonias des Champs-Élysées ! C’est pour vous seule qu’ils fleurissent, en discrète harmonie avec vos yeux de violette ! Vous connaissez, n’est-ce pas, ces grands arbres cambrant en une symétrie de candélabres leurs branches où s’évanouit une flamme lilas pâle, délicieusement pâle ! Je ne puis les admirer sans vous évoquer à mes côtés, remontant ensemble, d’un pas d’allégresse, l’avenue du Bois. Oh ! chère, que cela fait souffrir de vous savoir si loin !
« Vous ne verrez pas les pawlonias des Champs-Élysées, il sera trop tard quand vous viendrez à Paris. Et l’exposition d’horticulture des Tuileries ! Vous qui aimez tant les fleurs, fleur vous-même, souffle, lueur et parfum, âme au visage, reflet du cœur ! Du moins, en cette unique journée, en ce pauvre instant de bonheur que vous me donnerez, nous déjeunerons vite, dans un petit restaurant italien que je sais : vous grignoterez un de ces gâteaux sablés qu’on appelle des pasta-frolla , et vous tremperez vos lèvres d’une goutte d’Asti mousseux. Puis, vite, vite, pressés par la vie inexorable, nous sauterons dans une voiture, et au vent frais qui fera envoler vos frisons de lin, vos cheveux de soie impalpable, nous courrons au Salon du Champ-de-Mars. Ne craignez pas que je vous fatigue. Nous ne verrons que deux choses.
« Le Puvis de Chavannes, d’abord, parce que vous aimez sa haute peinture chaste, son noble effort d’idéal, cette sincérité qui s’appelle probité et qui sacrifie tout effet de couleur à l’eurythmie de ces calmes figures, de ces attitudes religieuses, de ces méditations profondes. Je vois vos yeux, tandis que vous admirez Virgile dans la douce prairie, le vieil Homère au bord de l’eau bleue ! Vos yeux où votre âme brûle, vos yeux chantés par les vers de Baudelaire :
« Je vous conduirai alors devant un petit groupe en marbre de Rodin. Je ne vous dirai rien, je ne troublerai pas votre attente recueillie. Je sais d’avance que ce chef-d’œuvre vous subjuguera le cœur. Comment ce génial artiste a-t-il pu sentir si à fond la divine faiblesse de l’homme devant la femme ? J’ai vu sourire des imbéciles ! Figurez-vous, amie aimée, une femme nue qui, assise et une jambe ramenée en arrière, tient son pied dans sa main d’un adorable mouvement de grâce. Elle incline un peu la tête vers l’homme et elle a une expression indicible de bienveillance et d’obscur dédain. Elle se prête, et elle est lointaine. Elle triomphe sans orgueil, placide, mais invincible souveraine. Et lui, nu, agenouillé, humble, las, en détresse humaine, en ferveur passionnée, les mains derrière le dos pour bien marquer qu’il est l’esclave et non le maître, appuie sa tête au bas de la gorge, sur le flanc de la femme, qu’il baise en enfant adorant la madone, en dévot recevant l’hostie. Vos yeux, amie, je les vois, vos yeux-rayons : ils s’empliront d’aurore en l’émerveillement de cette œuvre belle et grave, et un petit tremblement de rosée perlera entre vos cils, tandis qu’un feu rose imperceptiblement avivera vos joues frêles ; car vous aurez compris, car d’instinct votre pitié de femme a toujours compris ce mot de Vigny qui pourrait servir d’épigraphe au marbre de Rodin :
Jacques se tut, indécis, et n’acheva pas la lettre.
— Cela, dit-il, se termine par un élan d’amour, un cri sincère et poignant de passion en lutte avec les obstacles de la vie quotidienne. Je me reproche déjà, d’être ainsi entré, sans le vouloir, dans le secret de ces deux êtres d’élite obscurs.
Il se tut et ajouta ;
— Et puis, l’amour des autres paraît toujours exprimé avec trop ou trop peu de pathétique. Seul, l’amour que nous ressentons pour notre propre compte ne nous paraît jamais ridicule !
Il y avait ce jour-là, dans l’atelier du peintre Erfulle, une vieille dame grasse et bon enfant, accompagnée de sa fille, une mince et souple gitane Montmartroise ; le sculpteur Prost et Bernard Jarrive, un graveur. Il y avait encore d’autres peintres et leurs modèles, de délicieuses personnes dont l’une, en robe Liberty et chapeau cabriolet, semblait un Kate Greenway, et l’autre, en culotte de cyclowoman et chemise d’homme, un fantasque petit garçon.
Il pleuvait, et il pleuvait dans l’atelier, dont la grêle avait crevé les vitres. Des guirlandes de vigne vierge ruisselantes se balançaient au long des châssis. On apercevait une ou deux maisons de Marlotte et les bois profonds, fumants d’une buée bleuâtre, dans le jour mouillé et l’atmosphère lourde.
Pour passer le temps, on se racontait des anecdotes, qui un souvenir, qui un accident. Erfulle fumait une pipe de bruyère, Jarrive feuilletait un album de Gavarni. La dame grasse et décolletée sous un grillage de dentelle noire écoutait avec un sourire complaisant. Sa fille Jolette tirait d’une guitare quelques accords discrets qui servaient de trémolo au conteur.
— Donc, acheva Prost, le sculpteur, j’avais en face de moi dans le compartiment un couple bizarrement assorti, vieux mari et jeune femme. Le train roulait à toute vapeur, et de fréquents tunnels nous plongeaient dans une obscurité profonde, car la lampe du plafond, je ne sais par quel hasard, était éteinte. Mes regards avaient-ils été trop expressifs ? mon vis-à-vis, la jeune femme brune, avait-elle laissé voir à son jaloux compagnon que je ne lui étais pas indifférent ? Le certain est que ce vieil homme, rasé comme un sacristain et gras comme un muid de graisse rance, répulsif jusque dans le noir éteint et sacerdotal de ses vêtements, me toisait en dessous d’un air de méfiance et de sourd mécontentement. Un tunnel venait-il nous baigner de nuit, le jaloux étendait les pieds et en faisait un rempart à ceux de sa compagne ; il étendait aussi les mains sur les siennes et la protégeait de toute attaque. Le jour, en reparaissant brusquement, m’avait montré son manège.
La jeune femme n’en était pas moins outrée que moi. Pour se soustraire à cette domination et rassurer en même temps les craintes du gros vieillard, elle alla s’asseoir à l’autre bout du wagon, le nez à la vitre. Au lieu de la suivre, il resta en face de moi, dardant dans mes yeux ses gros yeux de crapaud. Un tunnel nous reprit ; je savais qu’il durerait longtemps. Me glisser sur la banquette sans bruit, étreindre les genoux et chercher la main et le visage de ma voisine ne fut pour moi que l’affaire d’un instant. Arrive que pourra ! Je risquais mon va-tout. On se défendit ; les mains — elles me parurent plus grosses et plus fortes — broyèrent les miennes ; le visage — il me semblait devoir être plus doux — se dérobait élastique et mou ; la bouche — je la croyais… Ah ! pouah ! Le jour en reparaissant me montra, vous devinez quoi ? — le vilain magot de jaloux, que mes jambes et mes bras étreignaient, et qui, sardonique et triomphant, exaspéré tout de même, me soufflait son haleine de phoque dans le nez. Un fol éclat de rire partit des lèvres de la jeune femme. Je pensai à me jeter par la fenêtre. Je me contentai d’ouvrir la portière, et, au risque de me tuer, de gagner un compartiment voisin, d’où je descendis à la première station pour me perdre honteusement dans la foule.
La dame grasse décolletée ni sa fille Jolette ne parurent scandalisées, faites qu’elles étaient au ton libre des ateliers. Et, sollicitée de raconter à son tour quelque aventure, la mère bonnement déclara :
— La semaine dernière, j’avais été au théâtre avec une de mes amies, en laissant Jolette à la maison. Je revenais seule en fiacre et le cocher, jugeant le pourboire insuffisant et voyant une femme sans défense, m’injuria. J’en fus toute troublée, car il ne passait personne dans l’avenue, et la grosse voix et les jurons de cet homme me faisaient une peur horrible. Je me dépêchai tellement de sonner coup sur coup à la porte cochère de la maison, et tellement de repousser vite le battant derrière moi, que la traîne de ma robe resta prise dans la porte. Le gaz était éteint, et me voilà dans l’obscurité du vestibule, retenue par derrière, et ne pouvant ni avancer ni sonner une seconde fois. Je crus devenir folle et j’appelai la concierge. Peine perdue ! elle logeait dans l’arrière-cour et son sommeil était si dur qu’elle ne répondait qu’au quatrième ou cinquième coup de sonnette. De guerre lasse, je me décidai à quitter ma robe, mais n’y voyant goutte, m’embrouillant dans les cordons et les agrafes, je quitte tout, robe et jupe, avec une peur abominable qu’un locataire ne rentre et ne me trouve en cet état. Puis, me voilà, eh tâtonnant à aller réveiller la concierge pour qu’elle tire le cordon et me remette en possession de ma robe. Je parviens à la réveiller : elle maugrée, ouvre des yeux ébahis, ne comprend rien à mes explications, tire enfin le bienheureux cordon. Je me précipite à la porte, veux retirer la traîne de ma robe ; impossible ! Elle s’était engrenée de telle façon que je ne puis l’amener à moi du dedans. Force m’est de sortir dans la rue et de la dégager tant bien que mal. Arrive un coup de vent, ou moi-même, par une secousse trop forte ! La porte, qui était glissante dans ses gonds, se referme en coup de canon, et me voilà en chemise, dans la rue, et des pas d’hommes sur le trottoir. Je me cramponne à la sonnette, j’ai beau tirer, la concierge, rendormie ou par mauvaise volonté, n’ouvre pas. Les pas se rapprochent toujours, une terreur me prend : deux sergents de ville apparaissent, faisant leur ronde.
Ils me contemplèrent sévèrement, je me vis déjà au poste. Je racontai mon histoire. Ils eurent l’air de me supposer ivre. Je donnai mon nom, je citai comme référence le nom de notre ami, le commissaire de police du Gros-Caillou ; ils me crurent, tout en trouvant cela drôle. Et comme je sonnais toujours avec affolement ils se mirent à cogner de leurs sabres-baïonnettes sur la porte. La concierge apparut enfin, furieuse, avec une lumière. A la vue des sergents de ville, elle resta pétrifiée. Je ramassai mes nippes et grimpai comme une chèvre mes quatre étages.
Et le lendemain le bruit courait dans la maison que j’avais été déshabillée et dévalisée par les voleurs, et que deux sergents de ville m’avaient secourue à temps.
— Et maman en a été malade toute la nuit, dit Jolette.
— Oui, dit la dame grasse avec une naïve et cynique bonhomie, Jolette a dû me faire du thé toute la nuit. Refroidissement ou émotion, j’ai eu une fuite comme mon oncle Sébastien, le jour où, ayant mangé trop de figues fraîches, il apprit que son neveu avait tiré sur lui une lettre de change de trois mille francs.
On réclama cette histoire, mais le temps était redevenu sinon beau, du moins supportable. Les guirlandes de vigne vierge s’égouttaient en pluie, aux bouffées d’un air vif qui chassait les nuages. Jolette fit observer qu’on voyait au ciel la culotte du gendarme, assez de bleu pour se risquer à sortir. Et un rayon de soleil étant tombé dans l’atelier, on remit les histoires à un autre moment.
Pierre Halgan sortit de son jardin par la lande. Une petite porte en croisillons de bois l’attendrit. Germaine l’avait de ses mains adroites assemblée et clouée.
Elle devait être arrivée maintenant.
Une fois de plus depuis vingt-quatre heures, il savoura l’amertume de ces séparations qui, même courtes, lui donnaient la sensation de la mort. Un jeune être est là et s’agite, on l’entend rire et chanter, marchander un beau muge à la vieille poissonnière, ou c’est l’enfant qu’elle embrasse et enveloppe de ces litanies aux noms d’amour comme en inventent seules les mères. On sent la maison vivre. Une jupe passe dans le sentier. Et c’est l’apparition d’aurore d’un clair visage aux bons yeux. Maintenant, plus rien.
Germaine partie, tout meurt. C’est si triste sa chaise vide à table. L’horloge met des heures à sonner, le temps stagne. Et comme le lit est vide et froid !
Pierre Halgan haïssait une telle nécessité ; mais quelques jours seraient vite écoulés ; quoiqu’il en eut, minute à minute, le sablier inflexible coule. Samedi prochain il irait la rejoindre, elle et Tony, dit le « Loulou », dit « Sucre », dit le « Chéri-Blanc », dit « Crapousse », leur fils, cet immense bonheur qu’elle lui avait donné.
Pierre Halgan ne croyait plus pouvoir être heureux quand il avait rencontré Germaine. Deux fois marié et deux fois la faillite. Divorcé puis veuf. Une première femme acariâtre, sans cœur, qui l’avait abandonné. La seconde était une malade nerveuse, à l’égoïsme et à l’orgueil fous, un certain charme et peu d’intelligence. Par pitié, il avait usé vingt ans du meilleur de lui-même à lutter, pour demeurer fidèle à une tâche impossible. Elle était morte à temps, emportée d’une embolie, avant qu’il se tuât de désespoir.
Trois années mornes avaient suivi où il sentait à peine sa délivrance, parce que la solitude et la tristesse de vieillir l’accablaient. Il avait irrémédiablement conscience d’une vie gâchée. A quoi bon avoir été honnête, bon, dévoué ? Derrière lui il n’y avait que des ruines. Mais Germaine était venue et avec elle le refleurissement, la beauté de la vie, la merveilleuse adaptation des caractères et des âmes. Et de leur amour était né ce beau petit qui semblait un dieu-enfant, ce merveilleux fruit, cette délicate splendeur.
Pierre Halgan s’engagea dans la lande. Il faisait beau après des journées d’équinoxe orageuse, fouettées de bourrasques et de pluie. Le sable feutré d’aiguilles de pin buvait le soleil, et le ciel, entre les ramilles où pointait la capsule du pollen couleur soufre, était d’un bleu ardent.
Il atteignit le canal que coupe un pont de bois. On dirait de loin, avec ses poteaux, un noir insecte aux mille pattes. Et la lande reprit, plus tiède et plus parfumée entre les dunes. Il s’émerveilla : les premiers genêts venaient d’éclore, au bout du balai vert des tiges ; jusqu’à présent il n’y avait eu avant cette floraison d’or pâle que l’or plus chaud des fleurs d’ajonc sur les arbustes d’épines.
Les chênes-lièges montraient leurs troncs bruns, écorcés à mi-hauteur, les pins que l’on venait d’entailler portaient de longues blessures couleur de chair et leur résine s’écoulait par des gouttières de zinc, en des pots de terre. Les écorces enlevées à coups de hapchot, les « gémelles » faisaient à chaque arbre un lit de copeaux frais. Çà et là en des parties humides, des tapis de mousse s’étendaient circulaires d’un vert aigu.
Pierre Halgan éprouvait le bien-être animal qui vient des forces ambiantes et admirait, une fois de plus, l’harmonie sereine et robuste de la lande. Le sentier qu’il suivait se contournait comme un serpent roux. Parfois des ronces lui agrippaient le pied, ou il brisait en marchant des branches tombées.
Sans doute la nature ne lui rendait pas cette merveilleuse sécurité qui enchante les cœurs jeunes, il savait le leurre d’un tel mirage, mais il l’aimait pour elle-même et son indifférente beauté.
A travers les pins éclaircis le sentier cessa et les sables des dunes barrèrent l’horizon. Il s’y engagea. Par pentes douces et comme amollies par le vent, les dunes se mamelonnaient. Ses pas y marquaient la trace vierge qui épouvanta Robinson, solitaire dans son île. Car ici, après la solitude de la forêt, c’en était une autre plus vaste, celle d’un grand désert jaune où rampaient seuls quelques brins de gourbet.
Une dernière cime découvrit l’océan. Il s’épandait, d’un bleu-gris, jusqu’à la ligne confuse de l’horizon et le grand plan de l’eau semblait s’élever vers le fond de l’infini. On n’apercevait pas, sur la gauche, dans le ciel dense, la côte d’Espagne. Les vagues accouraient en rouleaux blancs qui s’étiraient, se fondant à d’autres bourrelets et elles se déroulaient ensuite sur le sable, en bave d’écume. La marée montait.
Le vent soufflait du nord, froid dans la journée chaude, mais le sable, sur lequel Pierre se coucha, au revers d’un talus, cuisait. Il y modela peu à peu le poids de son corps et se sentit enveloppé d’une caresse résistante et fluide. Il prit dans la main cette cendre blonde et chaude et la sentit avec délices couler entre ses doigts.
Entre la mer et lui, la plage en contrebas courait large et pâle sans arrêt, sans limite. Il aperçut seulement sur la droite, au loin, quelque chose de rigide et d’allongé. Une épave. Sans doute un madrier, ou quelque morceau de charpente arraché d’un naufrage. La mer avait une autre fois rejeté un morceau de bois noirâtre qu’il avait découvert en s’approchant, être une figure de proue, blanchie de sel et aux contours déformés, un énigmatique visage de femme rongé par l’embrun. Il renversa la tête et contempla le ciel, ce ciel qu’on ne voit jamais que par lambeaux. Il n’était qu’azur et immensité : à peine quelques bandes indécises de nuages. L’océan le reprit, de sa fascination grondante, de son élan inlassable, qui reformait à chaque seconde les crêtes de neige des vagues, pour les écrouler à plat et les reformer en nouvelles volutes.
La chaleur du sable lui donnait une sensation d’inexprimable bien-être. Elle associait en lui des impressions de lit tiède et un regret de ne pas être, au sortir du bain, étendu nu dans ce velours ; comme un enfant, il s’amusait à creuser la poussière fine, jusqu’aux couches les plus fraîches ; sous ses doigts, de minuscules ravines s’enfonçaient, des avalanches glissaient. Le regret de Germaine absente se concentra en Pierre du fait de son isolement absolu en face de cette mer, sous ce ciel, au milieu de ces dunes arides.
Que n’était-elle là, comme ce jour d’été où le désir les brûlait, où tout leur était ardeur, le sable, le soleil aveuglant, l’air torride et eux-mêmes. Les yeux clos il amoncela un monticule arrondi, et l’étreignant crut sentir le contour d’un sein. Il rouvrit les yeux : le vide, l’espace, l’immensité dont rien ne rompait l’ampleur que là-bas sur la plage, forme roide, l’épave, telle qu’un noyé.
De nouveau, il pensa à cette petite mort, qu’il avait éprouvée au moment ou le breack avait emporté Germaine et Tony. Elle était pâle et contractée, l’avait embrassé avec une passion dure et meurtrie. Tony, dans les bras de sa bonne, lui faisait au revoir de la main en criant : Aya ! Aya !
Chers, ah ! chers êtres !… Dire que la mort pouvait venir et qu’il ne resterait plus rien de ce qui avait été le rayonnement des cerveaux, les menus rites quotidiens, l’intimité, la vie adorable du foyer !
Cette épave c’est vrai qu’elle avait l’air d’un mort allongé !
Bah ! Il n’aurait pas l’abominable souffrance de les voir partir avant lui. Qui sait pourtant, avec la canaillerie du destin. Elle avait vingt ans la fille de l’aubergiste, quand une auto au tournant de la rue du village l’avait prise en écharpe et broyée contre le mur. Et le fils du docteur Gendrel emporté par le croup ! Les sérums, oui : il était mort tout de même.
Qu’allait-il imaginer là ? C’est lui qui s’en irait un jour d’une de ces maladies sourdes que tous nous portons en nous. Pourvu seulement qu’il ne traînât pas, dans une répugnante laideur, des mois de remèdes et de pourriture. Vive la belle mort, la mort du taureau, l’épée qui frappe aux centres nerveux et vous foudroie.
Oui, mais le désespoir de Germaine ? Mais Tony orphelin ? Ce sont là des heures affreuses. Des heures, oui… Et puis le temps ferait son œuvre. Nul ne meurt de douleur. Germaine était assez jeune pour se refaire une autre vie. Qu’elle y fût heureuse et que Tony ne souffrît pas, c’est tout ce que l’on pouvait demander.
Et puis pourquoi penser à ces choses ? Était-ce à cause de l’épave, inquiétante là-bas d’immobilité et qui gardait cet étrange aspect de mystère que la perspective et le silence donnent parfois aux choses inanimées ?
Pierre Halgan se dit :
« Ah ! Ce qui m’angoisse c’est le terrible sentiment d’insécurité que porte en soi l’homme, dès qu’il a vécu plus de la moitié normale de son existence. Qu’elle est loin la confiance de la jeunesse, alors qu’on se croit en fer et en acier. Nous savons trop que tout nous guette, tout nous menace, tout nous use, tout nous détruit, corps, cœur et pensée. Nous sommes aussi fluides et instables que cette eau éternelle et ce sable mou : et nous sommes autrement périssables !
Peu à peu, l’épave, il le comprit, finissait par l’énerver, l’intriguer, l’inquiéter presque d’un doute. Oh ! il savait bien que ce n’était qu’une pièce de bois. Il se leva et descendit la dune pour s’en assurer.
Un mort ? Cela se saurait, comme dit l’autre. Les oiseaux de mer battraient autour, de leurs ailes lourdes. Le vent charrierait la putréfaction.
Il s’approcha. C’était une épave, parbleu ! A dix pas seulement, il reconnut qu’elle avait eu forme d’homme. A cinq pas, il discerna un grand corps à bottes de cuir, sans doute un de ces hauts Norvégiens dont le sloop avait sombré devant la barre, au Corsan.
Le cadavre ballonné n’avait plus de visage ni de mains, son ventre était ouvert, Pierre Halgan y vit un poisson mort et une multitude de crabes qui grouillaient.
L’horreur le fit s’éloigner à grands pas, courant presque. Il lui semblait que la beauté merveilleuse des choses était gâtée, salie. Il frémit d’envisager ce qu’a de précaire la vie et de fallacieux le bonheur. Il ne se ressaisit que dans la lande, parmi les arbres calmes et les genêts et les ajoncs fleuris. Alors, il murmura, fervent, ces mots propitiatoires :
— Germaine ! Tony !
Pages.
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Tante Million | ||
I.
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— Le lunch orageux | |
II.
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— Qui va à la chasse perd sa place | |
III.
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— Rouge perd ! | |
IV.
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— A la rescousse | |
V.
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— Les grandes idées de M. Colembert | |
VI.
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— La partie en mer | |
VII.
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— Nouvelles tribulations | |
VIII.
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— Un nouveau visage | |
IX.
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— Rentrée | |
X.
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— Des parents pauvres | |
XI.
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— Les Vertbois disposent | |
XII.
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— Chez M e Miraton | |
Le cri de la vie | ||
La bague au doigt | ||
Dominical | ||
Le ressort caché | ||
Le masque brisé | ||
L’épreuve | ||
L’esclave | ||
Quelqu’un passe | ||
La gardienne | ||
Pour se cacher | ||
La victime | ||
Par ici, la sortie ! | ||
La montre | ||
Le jour et la nuit | ||
Lettre trouvée | ||
Pour passer le temps | ||
Devant la mer |
E. GREVIN — IMPRIMERIE DE LAGNY — 6-1925.