The Project Gutenberg eBook of Le pot au noir

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Title : Le pot au noir

Author : Louis Chadourne

Release date : May 13, 2023 [eBook #70753]

Language : French

Original publication : France: Albin Michel

Credits : Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This book was produced from scanned images of public domain material from the Google Books project.)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE POT AU NOIR ***

LOUIS CHADOURNE

Le Pot au Noir

ALBIN MICHEL, ÉDITEUR
PARIS — 22, RUE HUYGHENS, 22 — PARIS

Il a été tiré de cet ouvrage :

5 exemplaires sur Papier du Japon
Numérotés à la presse
de 1 à 5

30 exemplaires sur Papier de Hollande
Numérotés à la presse
de 1 à 30

90 exemplaires sur Papier Vergé pur fil des Papeteries Lafuma
Numérotés à la presse
de 1 à 90

325 exemplaires sur Papier d’Alfa
Numérotés à la presse
de 1 à 325

Droits de traduction et reproduction réservés pour tous pays.
Copyright 1923 by Albin Michel

DU MÊME AUTEUR

POÉSIE

PROSE

EN PRÉPARATION

LE POT AU NOIR [1]

[1] Le Pot au noir est le terme employé par les marins pour désigner un centre de dépressions atmosphériques où se forment les cyclones.

I
LA TRAVERSÉE

LE PAQUEBOT

Le paquebot est amarré à quai. Ses flancs goudronnés se dressent comme des falaises. Ses bordages sont laqués de blanc, les cheminées de rouge.

Un paquebot est beaucoup plus accueillant qu’un express. Un express siffle, crache et vous claque la portière au visage ; c’est une personne emportée et rageuse ; il n’aime pas les voyageurs. Le paquebot, lui, a tout son temps ; il n’est ni à une heure, ni même à un jour près. Il sait que la route sera longue, que lorsqu’il aura lentement, en bonne baleine docile, viré de bord sur le large, il lui faudra y aller de son effort, sans répit, sans arrêt, de longs jours à travers les plaines salées, à travers la solitude de la mer. Il sait que ce sera pendant des semaines l’ahan quotidien des machines, la pulsation des bielles et des turbines, le sourd halètement des organes moteurs, le vrombissement des hélices, le rythme de ce cœur profond du navire que l’on sent palpiter à toute heure du jour et de la nuit. Il est calme et patient comme un colosse.

Le train s’agite et fait l’encombrant. Il se préoccupe d’émouvoir les paysages. On a construit pour lui des tas d’œuvres d’art, des ponts, des viaducs, toutes sortes de gares et même des maisons de gardes-barrières pavoisées à fanions rouges. La voiture du docteur attend son bon plaisir. Des fonctionnaires à casquette galonnée le saluent respectueusement. Il abrite ses essoufflements sous de majestueuses marquises. C’est un personnage officiel, insolent, décoratif et assez malpropre.

Le paquebot est un rêveur solitaire. Avec tous ses hublots fermés, il a l’air de cacher son jeu. Montez à bord. Vous verrez ensuite.

C’est un de ces silencieux qui connaissent beaucoup d’histoires, mais qui ne les racontent pas facilement. Seulement, si vous savez vous y prendre, il parlera tout à l’heure, quand on sera seuls. Il n’a pas besoin, sur sa route, de petits drapeaux, de trompettes, de képis brodés, ni de l’admiration béate des vaches en carton — Chocolat Suisse — qui regardent passer les trains, ni de l’obésité contemplative des bouteilles d’oxygénée dont l’ingéniosité mercantile adorne nos voies ferrées. Le paquebot a besoin d’autre chose, d’une seule autre chose : le large.

LA PASSERELLE

Une pointe d’angoisse — un peu de gravité tout au moins — en montant les degrés de la passerelle. Ce petit espace d’eau entre le mur noir du dock et le flanc plus noir encore du navire, c’est une très grande étape de votre vie que vous franchissez en quelques pas, très simplement et peut-être sans vous en douter. Tout à l’heure, ce mince fossé va s’élargir de l’immensité de l’océan.

La terre où vous êtes né, où vous avez grandi, aimé, souffert, qui vous a mûri de sa lumière, et caressé du souffle de ses coteaux, de ses champs et de ses forêts, elle n’est plus qu’une ligne, plus qu’un point, plus rien, de la brume. Vous ne lui appartenez plus ; vous n’appartenez plus à votre maison, à vos livres, à vos habitudes, à cet autre « moi » qui est resté là-bas affaissé, comme un vieux vêtement, sur une chaise, dans la chambre vide. Là-bas, on parle déjà de l’absent. Là-bas, il y aura ce soir un peu plus — un peu trop — de place. Mais, soyez sans crainte, on se tassera vite.

La première leçon du paquebot, elle est de renoncement. Il y a tout un ascétisme du départ. Partir, c’est d’abord se dépouiller. Se dépouiller de sa vie quotidienne : cela c’est assez facile. Mais c’est une satisfaction courte, celle du bureaucrate qui jette ses manchettes tachées d’encre.

Le navire tire sur ses amarres qui gémissent. Une houle venue du large vient rider l’eau lourde du port ; en se retirant elle appelle le paquebot encore retenu par ses câbles et qui pèse, de tout son poids, pour les briser. Ces balancements, le voyageur les éprouve en lui-même. L’inconnu l’appelle, mais le familier le retient. Les amarres tiennent bon, et si le ressac est fort, elles se tendent, elles geignent, mais elles ne peuvent se briser. Il y faudra un grand coup de hache tout net.

La rançon du renoncement, c’est l’amertume. Dès que l’on a renoncé aux êtres, on comprend qu’ils renonceront aussi à vous. Et c’est une pensée désagréable à l’égoïste, lequel renonce mal volontiers aux regrets des autres. Le plus fat est sûr de ne plus être indispensable, et le sentiment de son inutilité met un goût de cendre dans sa bouche. A ce moment-là il faut achever de gravir la passerelle, et sans tourner la tête ; on risquerait de redescendre à terre, pour empêcher les autres de renoncer trop vite.

Il y a encore une dangereuse catégorie de voyageurs : ceux qui au moment du départ escomptent la volupté du retour. Pour toutes sortes de raisons, il vaut mieux éviter cette sorte de gens.

LA CABINE

Une cabine, c’est l’enfer, si l’on est plusieurs ; un paradis, si l’on est seul. A plusieurs, c’est le chaos en miniature, un capharnaüm de trois mètres et l’obligation, les nuits de gros temps, de supporter le mal de mer de son voisin. Mieux vaut n’en point parler.

Mais seul… c’est la couchette blanche, étroite, où l’on dort si bien, d’un de ces sommeils de l’enfance. Laque blanche, nickel, et le hublot rond que l’on voit, par clair de lune, luire au-dessus de sa tête, comme un soleil mort. C’est l’ordre, la netteté, la précision, et cet ascétisme qui convient au voyage. Peu de choses, mais de bonne qualité, tenant la moindre place. Les fermoirs des valises brillent sur le cuir fauve. Les malles sont bien assises, géométriques, massives. Un peu d’eau de Cologne dans l’air. Une spirale de « capstan » !

Et des embruns sur la vitre.

ON LARGUE

L’adieu dans une gare est brutal, comme un soufflet. L’adieu au paquebot est lent ; il a tout le temps de se saturer de désespoir.

Des stewards frénétiques agitent des sonnettes et précipitent sur la passerelle la foule de ceux qui ne partent pas. Maintenant le petit fossé, entre le dock et le bordage, sépare des gens qui peut-être ne se verront plus. La passerelle relevée, cette limite est infranchissable. Celui qui part regarde l’autre comme sur le rivage de l’au-delà. On ne se parle plus, car il faudrait hurler. Mais dans ces deux regards qui se croisent, s’éloignent lentement, lentement, et se perdent, il y a quelque chose de bien plus triste que la mort : l’agonie.

Une image me revient : à l’avant d’un navire immobile, cette femme, debout, ne pouvait se détourner d’une autre figure, debout à l’arrière d’un navire en partance ! C’était sous un ciel dur, dans un port ceinturé de palmiers et de filaos. Une accablante lumière creusait les traits de son visage. Mais elle ne faisait aucun mouvement ; elle ne tendait pas les bras ; elle savait bien que tout était inutile. Elle est restée ainsi, longtemps, dans l’orbe de ma lorgnette, frêle silhouette rose de plus en plus bientôt effacée par la grande courbe des eaux.

D’autres fois on largue pendant la nuit. Les passagers dorment. Dans la confusion du sommeil on a pressenti une vibration profonde, un glissement, des rumeurs de chaînes. Puis soudain une force vous soulève, vous balance, vous laisse retomber : on est parti.

Beaux départs que ceux-là, dans la nuit et dans le silence ! Dérive de tout notre être.

Voyageurs insouciants ou torturés, vous qui ne regrettez rien et vous qui regrettez tout, vous, surtout, les inquiets et les tendres pour qui chaque départ est une nouvelle mort, fermez les yeux et reposez vos têtes sur l’oreiller, bercés par la houle. On prend le large.

DÉPART

Un temps gris d’octobre et une mer calme, une mer couleur d’ardoise, tirant plus sur le violet que sur le bleu. Un ciel couvert de nuages recouvre les bandes d’azur anémié.

Des mots ensoleillés bourdonnent : « West Indies ! » Ces mots, il y a deux jours…

L’estuaire est noyé de brumes épaisses. Vers midi, se lève un soleil d’automne, glorieux pour un départ. Nous longeons des terres mornes, mais dorées de lumière. Cependant, il nous faut stopper encore pour attendre le flux. Pendant la nuit, des coups de sirène nous réveillent.

Le bateau est plein. Il a cette physionomie bien particulière du long courrier des Tropiques ; c’est-à-dire que l’on découvre sur ses planches des figures d’un exotisme inquiétant et que l’on ne rencontre pas ailleurs.

Des personnages de marque, comme il convient : un ambassadeur, un ancien gouverneur des colonies, un évêque colombien, quelques ministres équatoriaux, et tout un clergé sud-américain.

Des têtes de Macaques moustachus, plastronnés de linge blanc, de cravates à brillants. L’un d’eux porte une canne casse-tête. Une négresse de la Guadeloupe, vêtue de toile à raies rouges et blanches, avec un nœud de même étoffe dans ses cheveux laineux. Des mulâtresses, l’une en chandail noir et blanc ; l’autre avec d’énormes boucles d’oreilles d’or vierge ; toutes deux enfarinés de poudre de riz blanche sur leurs peaux jaunes.

Une jolie femme svelte, en manteau marron, promène un vieux bull à museau gris.

Hier soir, alors que nous étions encore en rivière, le paquebot Asie illuminé comme une cathédrale a passé près de nous. Au loin brillaient les feux verts et blancs de Pauillac. Des phares s’allumaient. Les rives se découpaient, très noires, sur un ciel encore rougeâtre.

Asie ! Je songeais à la mélodie de Ravel, au poème de Klingsor : « Et puis je reviendrai conter mon aventure aux curieux de rêve ! »

PREMIÈRES IMAGES

Il y a près du fumoir une carte de navigation sur laquelle on marque le point chaque midi. Le petit drapeau qui symbolise notre navire va s’avancer ainsi chaque jour, au travers de l’Atlantique, que nous prenons dans sa grande largeur.

Sur le pont avant, un nègre joue de l’accordéon, et s’accompagne en claquant de la semelle. Son voisin fait une danse avec les pieds, le torse immobile. L’accordéon joue une vieille rengaine de music-hall.

… Ce matin, nous avons aperçu le cap Finisterre et les côtes d’Espagne. Depuis hier après-midi, le temps est devenu plus chaud. Ce matin, il est radieux. Ciel d’un bleu clair : à l’horizon, quelques nuages nacrés. Le soleil inonde la mer à l’avant du navire. Du linge sèche sur des cordes. Des groupes de soldats sont blancs de lumière. Un grand nègre vêtu de rouge se dresse et tourne sa face vers l’arrière. L’Océan luit d’un bleu sombre. Le sillage du paquebot mousse d’écume. Le soleil joue sur les flocons et sur la crête des petites vagues soulevées par le bateau. D’ailleurs, mer calme. A peine un roulis léger ! Midi : il est difficile de s’arracher à la contemplation de cet énorme cercle bleu et rond qui monte et descend le long du bastingage.

LE TENTATEUR

… Sur le pont, j’installe ma chaise-longue auprès du Tentateur. Le Tentateur est un grand garçon dégingandé qui déplace des millions au bout de son stylographe. Un visage creusé et cireux d’entérite. Il ne boit que du lait. Il tousse. Mais il a d’énormes crédits dans les banques du Tropique. Le bois de rose et la poudre d’or alimentent ses caisses. Le voici étendu au soleil, en pyjama de bure épaisse et encore enveloppé d’une couverture. Quand il se lèvera tout à l’heure, flottant dans son vêtement trop ample pour son corps, un peu voûté, le ventre en dedans, il semblera un grand vautour maigre. Tous les matins il vient s’asseoir ici au lever du soleil.

Il aime la mer.

C’est un faisceau de nerfs d’acier dans la gaine d’un corps usé et débile. Il fut chercheur d’or. La fièvre l’a rongé et la dysenterie lui a corrodé les entrailles. Maintenant il est riche, très riche. Lorsqu’il parle, ses mains maigres et striées de grosses veines vertes ratissent la couverture avec un geste de croupier.

A voix basse, les yeux demi-fermés, étendu sur sa chaise-longue, il dicte à sa dactylo des ordres, des lettres, résout des problèmes compliqués où il est question de connaissements, de cargaisons, de frets et de traités. « Le principe est qu’il ne doit jamais sortir d’argent des caisses, dit-il. Les affaires, c’est un jeu d’échecs : une vente à San-Francisco compense un achat à Trinidad. » Son papier circule dans toutes les parties du monde.

Il aime cette attitude de tigre nonchalant. Le pli des lèvres est incisé cruellement ; le nez grand, courbe ; les yeux enfoncés, des yeux marron, brillants ; le front vaste ; les moustaches ébouriffées.

Le chat joue avec la souris. Le Tentateur aime à jouer avec un homme, un brave bougre confiant ou une canaille, n’importe ! La patte de velours, puis la griffe. Et quel sourire mouillé sous les longues moustaches ! Est-il bon ? Est-il mauvais ? C’est un sadique.

Il écoute Baudelaire, les paupières closes, comme une fine gueule qui hume une liqueur :

« Mère des souvenirs, maîtresse des maîtresses »,

puis il tape sur le ventre des trafiquants… « Moi, je suis socialiste, nom de Dieu ! » crie-t-il pour leur faire peur.

Capable de sympathie, d’amitié et de tendresse. Il n’est pas bien sûr d’avoir jamais été aimé d’une femme. Il raconte volontiers qu’il a été trompé. Il luit parfois dans ses yeux fauves une clarté de mélancolie, pour laquelle il lui sera beaucoup pardonné. Il ment et il bluffe. Pas toujours exprès. C’est un poète. Mais quand il a parlé de la mer, on reste longtemps sans rien dire. Je déteste le Tentateur, c’est certain. Mais je ne suis pas sûr non plus de ne pas l’aimer.

LE BAR

Il est placé tout en haut sur le pont supérieur. Il domine le navire et la rotonde bleue de l’Océan. La nuit il brille de toutes ses vitres dans les ténèbres. L’électricité baigne les tables à tapis vert et les tables en bois ciré. Larges fauteuils de cuir. Acajou et nickel. Le barman est un gros homme noir qui a de la peine à tenir dans son réduit, des étiquettes et des flacons papillotent autour de sa tête crépue.

Il agite son shaker comme un casse-tête. Un léger roulis incline le plan des alcools dans les verres :

« Qu’il est doux dans un bar poli
« Fleurant le rhum et la vanille,
« De naviguer vers les Antilles
« Suçant un Abricot Brandy. »

L’HEURE DU COCKTAIL

C’est l’heure sacrée pour tous ceux qui ont passé le Tropique.

La mer est le long du navire d’un noir bleu pareil au ciel de certaines nuits d’été. Elle s’écarte sous l’étrave avec de longs froissements d’écume. A l’horizon, une ceinture de nuages violets et roses. Le couchant transforme une colonne de fumée en une chevelure de bacchante rousse.

Mais qu’importe cette féerie ! Le cocktail attend.

Deux classes — qui fraternisent — les partisans du punch martiniquais, pour la plupart Français, fonctionnaires, et d’une nuance démocratique. Les partisans du cocktail, une aristocratie, des industriels, des « gens bien ».

Ce soir, je m’attable avec les « punch », les radicaux. Il faut bien employer ce vocabulaire, puisque, après le tafia, il y a la politique. Et les gens des Tropiques, l’alcool ne les saoule pas, mais le reste…

Ils sont quatre autour de la table, quatre qui ne sont jamais ivres. Le plus costaud, c’est Michon, le maître d’armes, vingt-quatre ans de colonies. Il ne prend pas ses repas sans avoir bu préalablement neuf ou dix punchs. Un jour, il en a pris vingt. « Ça coule », dit-il. Un autre réplique : « Sans alcool on est vite flambé dans les pays chauds ». Et un troisième conclut : « Qu’on le veuille ou non, là-bas, il faut boire, vous verrez vite, vous-même ! »

Une demi-heure de conversation et un punch, voilà de quoi vous fixer sur certains points de la vie coloniale.

Tout le monde boit, de la Guadeloupe à Cayenne, et les femmes plus que les hommes. On siffle un bock de tafia, sans sourciller, comme ça : on soulève le coude, on verse dans la bouche ouverte. Le tafia passe. La pomme d’Adam ne bouge même pas. Puis on fait « raah » de la gorge. C’est fini.

On boit à jeun. Cela s’appelle le « décollage » ou bien « décoller le margoulin ».

On boit avec tous et spécialement avec les gendarmes. « Les gendarmes, autrefois, dit le maître d’armes, c’étaient des frères. Aujourd’hui, ce ne sont plus que des gendarmes. Les anciens de la Garde républicaine qui étaient venus là-bas le reconnaissaient bien.

« On dit d’un homme qui boit bien : « C’est un bon tireur ! »

« A la Martinique, quand on boit sur la montagne, cela ne vous fait rien. Mais on est saoul quand on descend dans la plaine. Ainsi l’on voit des types siffler cinq ou six punchs sur la montagne, partir solides, et flageoler à mesure qu’ils descendent.

« Quant aux femmes des canotiers, en Guyane, elles en cachent plus que les hommes. Ceux-ci rapportent toujours des quatre ou cinq cents francs du placer. Puis quand ils remontent, ils en laissent une partie. Alors, tu parles, si elles s’en payent ! »

« Messieurs les coloniaux sont durs pour les « moukères ». Il faut les dresser. Elles ne travaillent pas pour la gloire », déclare Michon avec amertume.

Quand on a bu, on aime à danser. A la Martinique il y a le bal Doudou. Des quatre ou cinq jours de nouba, ça ne leur fait pas peur. Ils n’en mangent pas. « Je n’avais plus de peau aux pieds », dit un danseur de ce mémorable carnaval.

Le soir tombe. La fumée a pris la couleur de l’occident.

Le soleil s’est couché. Des masses bleues et violettes surgissent de la mer et se poussent de tous les points de l’horizon, cernant un vaste espace rose.

NUIT SUR LE DECK

Chaque soir, la Grande Ourse descend un peu plus sur l’horizon. De l’autre côté du monde, de nouvelles étoiles se lèvent. Le navire a deux yeux, l’un vert, l’autre rouge. Au sommet du mât d’avant, un fanal fixe qui semble un astre plus proche et plus jaune. On reste tard étendu sur les chaises-longues. Les risées sifflent à travers les cordages : les lames s’ouvrent sous l’étrave avec des déchirements de soieries et des cascades de pierreries phosphorescentes. L’air qu’on respire fleure de lointaines Florides. Les lampes du deck et de la timonerie sont éteintes. Au-dessus de nous la voie lactée se déroule comme le sillage renversé de notre navire. C’est la nuit que le paquebot raconte ses plus belles histoires. La griserie du voyage envahit tous ces inconnus qu’un destin différent réunit pour les séparer. La splendeur de ces heures est plus émouvante du sentiment qu’elles sont uniques et brèves. L’ivresse de la traversée est amère, comme la saveur des lèvres que le souffle marin a mordues.

PLEIN OCÉAN

Le petit drapeau fiché dans la carte indique le milieu de l’Atlantique. Cette nuit, un orage silencieux. Des averses de feu sur la mer. Un rire blanc éclate, innombrable. L’immensité se referme.

Ce matin, les jeux irisés du soleil sur les lames ; des « raisins de mer » flottent, verts et roux. C’est la mer des Sargasses : l’Atlantide.

AUBE

La chaleur augmente. Les cabines deviennent inhabitables. Il faut laisser le ventilateur fonctionner toute la nuit. Fièvre et soif. Dans cette étuve, brusquement, un souffle venu du hublot vous glace le visage. Baigné de sueur, je n’ai cessé de me rouler et de m’agiter sur ma couchette. Puis je suis monté sur le pont.

Un ciel d’aube. D’énormes continents noirs entourent des mers iridescentes, verdâtres, rose cendré. Au ras de l’horizon, tranchant l’eau sombre, une langue de feu rousse. Une plaie qui s’élargit avec lenteur. Un chaos de gris et de mauve à l’ouest.

Puis la plaie rouge devient un golfe d’or bordé d’Alleghanys énormes et violacés. La lumière monte des eaux. La mer irradie un soleil intérieur. L’Atlantide, engloutie, brûle.

Maintenant une chaîne de montagnes déchiquetée, vallons de feu, crêtes embrasées. Le violet, l’orange, le pourpre brassés en des alliages surnaturels.

Un mirage surgit : des palais, des portiques, des Alpes opalines, des lacs d’un vert si translucide qu’on peut découvrir à travers cette clarté des perspectives étonnamment lointaines et l’autre côté du monde.

Une main de clarté passe sur la mer. Une nappe de substance radieuse, immatérielle, qu’on ne saurait comparer ni à un métal fondu, ni à aucune liqueur : un mouvement argenté, une étendue frissonnante et pâle comme si la surface de l’eau reflétait un second ciel intérieur.

Puis les bords du golfe s’écartent. Un serpent de feu les ourle et les définit en lumière. Soudain, toute cette clarté se rassemble, au foyer d’une lentille, sur un point de l’horizon.

La ligne noire de la mer coupe le golfe, corde tendue. Un rayon fuse, un trait de flamme, la flamme qui jaillirait d’un geyser de platine incandescent. Le vent se lève, froid.

Le soleil sort de l’océan, l’épaule première.

Le feu de misaine est encore allumé et se balance très haut, étoile jaune sur un vaste disque pipermint.

FÊTE A BORD

Messe sur le pont. L’évêque de Colombie parle de la mission purificatrice de la guerre, assisté d’un vicaire mulâtre, dont le coloris naturel se rehausse d’un jaune de cirrhose du plus beau ton : une orange sur un catafalque.

Grâce à la Compagnie Transatlantique, on peut entendre le duo de « Manon » sous le tropique du Cancer. Personne ne niera le progrès. Le ballet d’« Hérodiade » au piano n’est épargné à aucun navigateur. Un médecin militaire est présenté en liberté, dans un dessein lyrique ; il lance la tête en arrière, la bouche en cul de poule, et d’une voix chantante, déclame un sonnet où il est question d’une « femme éternellement morte ». C’est un miracle que son lorgnon ne glisse pas.

Tout le paquebot est là. L’entrepont lui-même a vomi son monde, discrètement.

Beaucoup de demi-sang. Un mulâtre à moustaches policières, le col orné d’une régate blanche épinglée de diamants, coiffé d’une casquette de yachtman, fait les honneurs du bal. Un vieux Ronchonot du bagne, dont les trois galons ne peuvent dissimuler qu’il n’est que garde-chiourme, trogne fleurie d’ivrogne et de belluaire, ronfle, le képi sur les yeux. A bâbord, le pont est solitaire. Par le hublot d’une cabine, on peut voir une négresse en madras rouge, diabolique, traînant à terre et rossant de coups un ravissant gosse blond et bouclé, qui n’ose pas pleurer, de peur que l’on ne vienne.

TOMBOLA

L’eau ridée et crespelée d’écume est d’une transparence immatérielle. A mesure que l’on se rapproche du Tropique les couleurs s’affinent. Toutes les nuances d’azur se confondent. De longues ondulations moirées se propagent de l’horizon jusqu’au navire, des mouvements bleus, une fuite sans fin, des pâleurs qui se foncent, puis se diluent, une substance de genèse amorphe et satinée. Des arcs-en-ciel fusent et s’évanouissent. Le ciel, que parcourent des nuages nacrés, est figé au-dessus de cette palpitation confuse. La surface mouvante de la mer est voilée d’une buée d’or rose à peine perceptible, mais elle atténue et infinise chaque flot. Pas de houle, une vibration colorée, diffuse. On glisse. Le moteur lui-même semble silencieux. Le clou de la journée, c’est le « padre », barbu, décoré et botté, qui a gagné à la tombola une paire de bas de soie et une boîte de poudre de riz.

JUNGLE

Ce soir, le Tentateur est couché dans sa cabine. Il a le visage des mauvais jours. Je vais m’asseoir près de lui. L’odeur chaude de la jungle fermente entre les quatre murs blancs. Pas un souffle d’air par le hublot. Il parle :

« Je n’ai jamais été aussi heureux que dans le Bois. Le Bois, c’est la Jungle de là-bas. J’y ai vécu des heures de fièvre qui valent les plus belles aventures d’amour, — celles que je n’ai pas connues. Vous êtes un civilisé, vous ! vous ignorez les joies de la forêt, les semaines en pirogue sur les fleuves et les rivières, immobile, courbé sous un ciel de plomb, suivant du coin de l’œil le sillage des caïmans, fidèles compagnons de route ; la marche, le sabre à la main, à travers les lianes et les bambous ; le marécage pourri d’insectes où l’on enfonce jusqu’à la ceinture ; la riche puanteur du Bois après la pluie ; le bond de la pirogue sur les rapides fumants ; la rauque mélopée des pagayeurs dans le soir. Vous ne connaissez pas la nuit sur la Jungle, le silence grouillant de menaces obscures, le frôlement mou des vampires et le cri obsédant du crapaud-bœuf. Et surtout vous ne connaissez pas cette ivresse du danger et de la solitude, l’homme colleté avec le Destin et qui le terrasse.

« La Vie ! c’est dans la Jungle que vous sentez son souffle sur la nuque, et non dans votre Europe hystérique et étiolée. Ah ! c’est une forte haleine et qui pue la charogne. La Jungle est un charnier : hommes, bêtes et plantes nourrissent son humus, et toute cette corruption fermente sous la voûte épaisse des feuilles. Que de fois et avec quelle volupté je l’ai humée, cette tiédeur étouffante de la forêt où se confondaient toutes les odeurs de la création ! Deux aromes terribles dominaient, celui de la semence et celui de la mort : sur chaque branche, dans chaque touffe d’herbes tapie dans le taillis de bambous, sous l’ombrage glauque du manguier ou du mancenillier, je les ai flairés comme un chien sur la piste.

« Si vous franchissez le seuil de la Jungle, vous toucherez de votre paume le mystère chaud de l’existence.

« Des fruits éclatants pendent aux branches : ils sont empoisonnés. Des fleurs veloutées comme des prunelles et désirables comme des sexes palpitent dans l’ombre ; elles vous tuent.

« Des mouches irisées comme des pierreries vous pourrissent d’ulcères. Les racines de plantes nourricières donnent la mort. La mort infatigable hante cette inépuisable fécondité.

« J’ai vécu sous le Tropique, au cœur fumant de la terre, j’ai parcouru les mers grouillantes de poissons venimeux, de squales et de méduses corrosives, ces mers langoureuses qu’enflent de brusques et sauvages raz de marée ; ces îles où des volcans sommeillent, encapuchonnés de nuages ; ces vastes fleuves dont les limons jaunissent l’Océan.

« Maintenant j’ai choisi une autre Jungle ; mais je regrette la vraie. »

LA DÉSIRADE

Les douze jours de la grande traversée s’achèvent. Douze jours de plein ciel. Journées radieuses sur le pont : somnolences dans le bleu. Un poisson volant pique son clair d’or au creux d’une vague. Une douce hypnose fixe l’esprit. Le monde, autour de nous, est si lisse, si rond qu’on voudrait le caresser avec la paume de la main.

Sur le paquebot, un petit univers se crée qui se déplace suivant la ligne éternelle de l’horizon. Le temps et l’espace sont abolis.

Le paquebot est un royaume d’illusions. La traversée est une magicienne. Les mirages surgissent. Leurs édifices illusoires s’éclairent d’une lumière d’éternité.

Pourquoi la traversée s’achève-t-elle ? Ne glisserait-on pas toute la vie, dans cet azur absolu ?

Et pourtant elle s’achève !

Une longue pellicule grise apparaît à l’horizon ; une mince buée verte, très pâle sur l’eau. Une terre !

La Désirade !

Les navigateurs de jadis t’ont baptisée d’un beau nom, île tant attendue. Mais nous aujourd’hui, nous rêvions d’un désir qui n’atteint pas sa fin, d’un navire qui jamais ne trouve d’escale, d’un voyage sans terme. O Désirade, que nous te désirions peu lorsque sur la mer s’inclinèrent tes pentes couvertes de mancenilliers !

II
ESCALES

GUADELOUPE

Le paquebot, troué de lumières, est fixe dans la nuit de la rade. Tout autour dansent des barques éclairées de chandelles qui brûlent, jaunes, en des cornets de papier huileux. Au fond des barques luisent des fruits, oranges et bananes. Un tumulte de voix et de cris s’élève. C’est un jacassement aigu et inarticulé : le créole. La terre est invisible.

On mord avidement dans les fruits. Les oranges sont acides à faire grincer les dents. Les grues du dock commencent à geindre, et à abattre les palanquées, une par une, toute la nuit et tout le jour qui suivra. Des câbles sifflent. Le paquebot est triste comme une maison qu’on déménage.

Au matin, apparaît une baie lisse, plate, vert sombre sous un soleil déjà dur. Il pleut — une pluie tiède — sans qu’on voie un seul nuage. « C’est un haut pendu », dit-on. Plusieurs fois par jour tombent ainsi des averses ensoleillées.

De grosses autos américaines ronflent sur le quai. Des chauffeurs nègres s’en donnent à cœur joie avec les clacksons. Un grouillement de négresses enturbannées de madras verts, bleus, orange ; l’une d’elles est coiffée d’une tortue.

La ville a l’aspect minable d’une station balnéaire pauvre. Maisons de plâtras et de torchis, peinturlurées de couleurs criardes. Des boutiques de pharmaciens y suintent un spleen provincial.

On boit du coco frais à même la noix, dans un salon orné de meubles américains en bois noirs et tendu de velours vert cru. Il y a des ventilateurs électriques, des phonographes, une pagode en ébène incrustée de nacre et des water-closets faits d’une vieille caisse renversée.

Démarrage dans la lumière crue. A toute allure, la cervelle déchirée par le clackson, le long d’une route défoncée, entre des champs de canne à sucre. Des fusées de boue giclent sous les pneus. Les reins brisés, on franchit des lacs et des fondrières. Des coupeurs de cannes et des porteuses de fruits aux belles nuques, rient sur notre passage, de leurs larges rires blancs. Des nuages gonflés de pluie traînent, très bas. Des vapeurs chaudes montent de la terre. L’étuve.

Un virage brusque. On aborde une rampe à pic. Des deux côtés de la route, une végétation étouffante, des palissades de lianes et de troncs. La lumière ne filtre pas à travers leurs épaisseurs. La teinte vert sombre des feuillages est à la fois éclatante et farouche. Les feuilles des bananiers s’étalent comme d’énormes langues. Des lianes s’enlacent, de tronc à tronc et de branche à branche. Des fleurs saignent, paquets de glandes. Des bouffées de chaleur humide vous lèchent le visage. L’auto fend des zones douces d’odeurs : herbe humide, épices, résine, vanille. Mais on a beau aspirer de tous ses poumons : on manque d’air. Accablement ; sensation d’étouffer dans trop de richesse verte. Le supplice de la serre.

Au flanc d’une montagne boisée, sous des bambous larges comme des cuisses, une piscine chaude. Une grosse dame créole batifole en costume rose dans l’eau verte. Une toute jeune fille fait la planche. Elle tend de petits seins durs et dorés dans la pénombre.

Déjeuner dans un hôtel sans toit, à cheval sur des poutres. Mais il y aura un jour l’eau à tous les étages et peut-être un ascenseur. Un médecin-hôtelier rêve sur les matériaux épars et s’épanche au moment du champagne. Casino, eaux minérales, poker et pianola, à bref délai, pour le plus grand bien du Tropique.

Un « haut pendu » se décroche. Sortie dans des ondées de parfums. Ciel nuageux. Soleil lourd. Paroxysme sensuel. La chaleur coule le long des corps moites, fait bourdonner les oreilles. On rêve de toutes-puissances et de crimes voluptueux. C’est le coup de soleil colonial.

Puis de nouveau à toute vitesse, conduits par un enfant, le long de routes à virages vertigineux, pressés dans la griserie de la vitesse et du danger.

La ville au bord de la mer — de la mer métallique. Le bref couchant rouge. Les nègres rassemblés sur la place, autour de la statue blanchâtre de Schœlcher, libérateur des esclaves. Un cortège débouche, précédé d’un orphéon. Dans la salle basse de l’hôtel de l’Europe (ironie !), sous la lueur tremblante et jaune des lampes, des faces brutales se tendent vers les punchs, lèvres énormes, nez écrasés, dents découvertes ; on boit, on hurle. La politique chauffe le sang. La taverne grouille comme l’entrepont d’un négrier. Les coups de gourdin ne manquent pas, et les épaules pour les recevoir et les bras pour les donner. La nuit tombe, brusque et poisseuse. Les vagues détonent sur le wharf où brûle un feu rouge. Leur rumeur couvre les hurlements des ivrognes. Une détresse venue à pas de loup dans l’ombre, vous agrippe à la gorge… Terreur de vivre, ici. Mais le paquebot illuminé entre en rade.

PAPA VOLCAN

« A la Mâtinique ! Mâtinique ! » Un chauffeur nègre. Des routes à angles aigus, des pentes de toboggan. De nouveau le tourbillon des odeurs, l’ivresse de la vitesse et du vent frais qui fouette.

Des ravins comblés de verdure ; des arbres géants enlacés de lianes ; des dévalements de forêts, palmiers, banyans aux piliers multiples, mancenilliers, arbres à pain, fougères arborescentes. La végétation envahit tout, rampe partout. Des feuillages monstrueux se balancent. Des sources chaudes jaillissent du rocher, ruissellent en cascades vaporeuses. Des « queues-de-loup » rouges et poilues, des crotons pourpres, des orchidées en veilleuse dans la sombre verdure. La route s’enfonce sous un tunnel vert où stagne le parfum d’une terre chaude et fumante. Une vie forcenée palpite sous sa croûte. Les soufrières, casquées de cuivre, menacent au-dessus de l’île.

Voici la montagne Pelée, masquée de brume ; tout le paysage en est assombri. Une lourde nuée révèle la force souterraine. Le rivage verdira où fut la ville dévastée ; les plantes ont follement repoussé ; quelques cases, plus haut, des pentes craquelées de laves, et, plus haut encore, le sombre casque du mont meurtrier.

On pressent le bouillonnement intérieur de cette terre. Une végétation inépuisable surgit d’un sol miné. Dans cette gorge, les grappes de fleurs s’écroulent ; les branches des arbres plongent de nouveau dans la terre pour s’y enraciner. Et toujours des eaux fumantes. Et toujours cet aspect écrasant et farouche, ce signe !

Retour à toute vitesse dans le court crépuscule, dans le demi-jour d’éclipse qui semble présager un cataclysme. Mais les lampes des cases s’allument dans les feuillages et les lucioles étincellent entre les arbres et les haies. On entrevoit dans une lueur jaune une véranda : une femme est étendue ; un homme lit. Les aromes des plantes entrent par tous les côtés dans les maisons ouvertes. Des fleurs luisent, se penchent, lourdes. L’auto glisse, vertigineuse.

La nuit vient sur les faubourgs. Une foule bigarrée, des négresses enturbannées d’étoffes éclatantes, portant leurs fardeaux sur la tête et des corbeilles de fruits ; des négrillons aux jambes lisses, des hommes en vêtements blancs, des mulâtresses aux flottantes mousselines, tout un monde de reflets orangés et roses grouillant dans la rue étroite bordée de maisons basses et de haies aux feuilles pourpres dans la brume violette du soir, le soleil rouge déclinant derrière un lac noir, métallique, et, sur le ciel vert translucide, les rameaux énormes d’un arbre : reptiles.

Une vision de rêve et d’opium. Des parfums à pleines narines et cet horrible démon noir qui déclanche son clackson, rauque et déchirant comme un cri de fauve.

On songe à Ceylan et à la Chine. Immense douceur un peu fiévreuse.

Après la catastrophe de Saint-Pierre, des allocations furent longtemps servies aux familles des sinistrés. Les noirs reconnaissants baptisèrent le mont à la fois meurtrier et nourricier : « Papa Volcan ». — « A la Mâtinique ! Mâtinique ».

APOTHÉOSE

L’auto roule à toute allure, chassant de ses roues arrière dans les virages. Le clackson hoquette sans arrêt. Par les trouées de verdure, les grands paysages, de montagnes et de mer, apparaissent, teintés de bleu tendre comme des paysages de France.

Les champs de canne à sucre tout floconneux d’aigrettes blanches. D’énormes fleurs violettes, roses, écarlates dans les feuillages. Et des théories de femmes multicolores, porteuses de corbeilles et de jarres, la nuque bronzée, très droites. L’auto passe. Un éclair blanc sillonne les faces sombres. Et toutes ces possédées hurlent ensemble :

« Vive not’ député ! »

Debout sur le marchepied de la grosse voiture jaune, un politicien mulâtre jette des paroles enflammées. Un rayon de soleil couchant fait étinceler sa mâchoire d’or.

La foule, bariolée comme un tapis d’Orient, s’enfle et se contracte sous le poitrail des chevaux que montent de hauts gendarmes casqués, impassibles, sabre au clair.

Accoudée à son balcon, une jolie créole entourée de ses enfants, regarde, amusée.

Toutes les fenêtres sont fleuries de madras orange et rouges comme de grosses tulipes.

POLITIQUE

C’est un vieux planteur qui parle. Très vieux. Mauvaise vue. De grosses lunettes d’écaille jaune, poil blanc, cheveux ras, des yeux très bleus, un peu noyés.

« Vous ne connaissez pas la « maman-cochon » ? dit-il. C’est bien simple. Ce sont des bulletins de vote qui se décuplent quand on les met dans l’urne… Ah ! ma foi, il y a parfois plus d’électeurs que d’habitants. Mais dame, on ne fait pas le recensement tous les jours.

« La grande chose de ma vie, ajoute-t-il. J’ai réconcilié Matrot le mulâtre avec Dupont le blanc. Dix ans qu’ils se haïssaient. Ils ont fraternisé chez moi, à table.

« Dupont disait à Matrot :

«  — Vous souvenez-vous des coups de fusil qu’on tira un jour sur votre maison ? C’est moi qui ai fait cesser le feu, ce jour-là.

« Et Matrot de répliquer :

«  — Vous rappelez-vous cette fête où l’on voulait vous faire boire ? Un homme vous avertit de ne pas toucher à votre verre. C’était moi qui vous l’avais envoyé. »

On parle beaucoup de ce Dupont sous les Tropiques.

« Un homme de génie, exclame le vieux planteur. Il a inventé le « blanc libéral ». Il a commencé par conquérir toutes les femmes de couleur. Ah ! il les prend, toutes ! Pour empêcher l’élection d’un conseiller général, son ennemi, il a été tout droit au but. Il a séduit la bonne. Celle-ci, le matin du vote, enleva tous les bulletins qui se trouvaient chez son maître : deux mille environ ! Le pauvre ne fut pas élu… faute de papier. »

Un matin de fête locale, dans un village de l’île, voisin des propriétés de Dupont, une femme qui avait été sa maîtresse, demanda à lui parler : « Mon mari, lui dit-elle, a l’intention de vous empoisonner. Il a préparé un « quinbois » dans une petite fiole qu’il porte sur lui. Je l’ai vu mettre dans sa poche. N’acceptez pas à boire lorsqu’on vous offrira le punch. — Bien ! » dit Dupont. Le soir même la fête battait son plein. Il y eut une retraite aux flambeaux et la foule envahit la grande cour de Dupont, qui fit défoncer quelques barils de tafia et harangua le peuple. L’alcool et les paroles de l’orateur grisèrent la foule qui s’égosillait à hurler « Vive Dupont ! » tandis que roulait le tam-tam.

— Silence ! dit Dupont.

Et la foule, docile, se tut.

— Je suis touché de vos sentiments, continua-t-il. Mais il y a un traître parmi vous.

— C’est impossible, protesta une clameur unanime.

— Si, maintint Dupont, il y a quelqu’un qui veut m’assassiner.

— Qui est-ce ? Nous l’étranglerons.

Le doigt vengeur de Dupont désigna un des noirs, le plus ardent à manifester son indignation.

— Voilà celui qui veut ma mort, articula Dupont.

L’homme se jeta à terre, se frappant la poitrine et jurant que Dupont n’avait pas de plus fidèle serviteur.

— Menteur ! dit Dupont. Le poison est dans ta poche.

Et, d’un bond, saisissant l’homme par sa veste de toile blanche, il plongea rapidement la main dans une poche et retira un petit flacon qu’il exhiba à la foule.

Des hurlements furieux s’élevèrent :

— A mort, l’assassin ! A mort !

Le porteur de philtre n’en menait pas large. Il gémissait : « Pardon, moussié Dupont, pardon ! » s’attendant à être lynché par les partisans de cet admirable leader.

— Maîtrisez votre colère, citoyens et citoyennes, prononça Dupont. Je vais vous montrer que ce malheureux était impuissant à me nuire et que mes sortilèges sont plus forts que les siens.

Ceci dit, il leva très haut le flacon.

— Je vais boire.

— Non, gémit la foule pantelante.

Et Dupont but, puis, méprisant, jeta le flacon vide au criminel prosterné.

— Retire-toi, dit-il. Laissez-le aller, ordonna-t-il à la foule, magnanime.

Puis il claqua de la langue.

Enthousiaste, la horde porta Dupont en triomphe. Les négresses le couvrirent de fleurs et il les embrassa à toute volée. Le bal tam-tam se prolongea toute la nuit, sous des lanternes vénitiennes suspendues aux branches des manguiers et des arbres à pain. Les électeurs étaient ivres et satisfaits ; ils avaient trouvé un grand sorcier. Le grand sorcier se retira avec quelques amis et on aurait pu les entendre rire à se tenir les côtes. La fiole de poison ne contenait que du malaga.

SAINTE-LUCIE

Les cases s’accroupissent entre les langues vertes des bananiers. Des palmes allongent leur reflet sur l’eau d’un canal. La route serpente au bord d’un torrent enfoui sous les bambous et les lianes. La sueur baigne nos fronts. L’air est moite.

Des rues criardes de rires et de disputes. Une humanité violente fermente dans cette touffeur. Des relents de graisse rance et de musc…

Deux petites courtisanes, l’une noire, l’autre mulâtresse, se dandinent dans leurs loques de coton blanc. Elles m’ont dit : « Viens dans notre maison ». Je les ai suivies. C’était une case sur pilotis au fond d’une cour boueuse. Elle mesurait tout au plus trois mètres et n’avait pas de porte. Un rideau haillonneux divisait l’intérieur. Il y avait tout juste la place de s’asseoir sur une caisse. Je ne savais que dire. Elles souriaient. Je leur ai donné des cigarettes et un shilling. Puis j’ai articulé : « Il est tard. Le paquebot va partir. Il faut que je m’en aille ». La mulâtresse secoua la tête, et me prenant par la main, m’entraîna derrière le rideau. Sur une paillasse, un enfant, roulé dans un drap troué, dormait. La femme, sans mot dire, se coucha près du petit être, relevant sa robe… Mais je détournai la tête et repoussai sa main qui m’appelait. Sur le seuil, sa sœur noire guettait, silencieuse, et ne chercha pas à me retenir.

TRINIDAD

« West Indies ! » ai-je murmuré en m’allongeant dans l’auto silencieuse qui m’emporte le long d’une rue étroite bordée de magasins. Et la belle boutique de canning où s’entassent les épices et les tabacs de tous les pays. L’odeur de cannelle et de gingembre. Je pense au début d’un livre de Conrad en achetant des boîtes de capstan, une valise en cuir et une casquette de marin à visière basse. Cette aisance que l’on sent dans une ville où l’on trouve tout. L’air de confort. La fraîcheur du « lemon squash » dans le hall de l’hôtel, tout à l’heure.

Mais nous passons devant un mur gris assez haut. Une porte entre-bâillée laisse voir des grilles. La prison, paraît-il. Il y a même une belle potence.

On pend beaucoup ici, à cause des coolies.

La savane ! Paradoxe helvétique de cette pelouse plaquée de blancs tennis, encadrés de montagnes sombres, où paissent sous les palmiers, les banyans et les manguiers, des vaches innombrables et candides. Sur les bancs, des nurses de toutes les gammes colorées et des enfants, tous blonds. Un pensionnat de filles de couleur. Des Hindous peints en rouge et bleu et leurs femmes au fin visage, le nez percé d’anneaux d’or. Passe un cortège de convicts en toile grise, coiffés d’un bonnet jaune éclatant. Ils portent sur la poitrine en grosses lettres le mot : « Prison » et sont liés par deux avec une chaîne de poignet.

Les maisons ajourées dans les feuillages, avec leurs grappes de flamboyants, les hibiscus et les fleurs de gingembriers. Il y en a de tous les styles, des blanches très simples et d’autres très Riviera. Il y a même un château écossais. Les fenêtres du club sont ouvertes. Au Queenspark on prend le thé en regardant tourner les voitures. Glissent des autos souples. L’une est conduite par une jolie fille blonde, nu-tête. Des éclairs de mousseline et de grands chapeaux clairs.

Le quartier nègre sur la route de Sainte-Anne. De petites cases de bois isolées, pleines de fleurs. Et la ville chinoise, grouillante et basse, où se trament des émeutes.

Mais l’ordre règne à Trinidad. A l’entrée du parc du gouverneur, un policeman noir à cheval, avec son casque blanc à pointe.


Dans une auto, toute une famille hindoue, les femmes aux narines d’or, enveloppées de mousselines violentes.

Johnson me dit : « Ce sont les nouveaux riches de Trinidad, d’anciens coolies arrivés avec les bateaux d’émigrants, devenus millionnaires aujourd’hui. Dernièrement un bateau est parti pour les grandes Indes, emportant huit cents passagers d’entrepont, entassés comme du bétail ; tous, des Hindous qui rentraient. Quelques-uns laissaient dans les banques des dépôts de trente mille dollars… »

A déjeuner, au club. Du poisson exquis et une pinte « half and half » de premier choix.

Johnson et son frère, congestionnés, aimables avec discrétion, sobres de paroles. Un Français vêtu d’un veston kaki, couvert de décorations, gesticule. Il est pédant ; il dit : « Je précise… je pourrais multiplier les exemples… je pourrais citer mille cas… » comme font les gens imprécis et ceux qui sont à court d’arguments. C’est un petit homme noiraud et pétulant. Les Anglais écoutent et boivent.

Il a plu. L’auto glisse entre d’épaisses verdures qui luisent et sentent fort. Cette terre gorgée d’humidité, surchauffée, toujours en fermentation. Des plantations de cacaotiers, leurs branches lourdes de gousses jaunes, rouges, d’énormes œufs de couleur pendus dans l’ombre. Des bois d’orangers. Il n’y a qu’à lever la main pour cueillir une boule d’or. Des ruisseaux bordés de bambous larges et ronds comme des cuisses d’homme. Des villas claires enfouies sous des fleurs, des fleurs d’un éclat sombre, pourpre, violent.

Un planteur vient à nos devants, sur le chemin trempé de boue rouge. C’est un Anglais au visage rond, mouillé de sueur. Il est vêtu d’une chemise ouverte et d’un pantalon de toile. Sa pipe. Son coupe-coupe à la main. Un chapeau de feutre. Des lunettes. Il rit, la main ouverte et tendue vers les cacaotiers lourds de fruits. Ça pousse tout seul.

Le soleil filtre à travers les nuages. Les odeurs montent de la terre en travail. Une orange se détache et tombe, avec un floc, sur un tas de feuilles pourries. Arc-en-ciel.

Le port. Une longue jetée de bois. Le soir tombe, brusque. La lumière baisse rapidement. Il demeure seulement une traînée de lueur entre le ciel et l’eau. Un croissant de lune ne donne qu’une clarté blafarde, diminuée. Un énorme nuage noir étale deux ailes zébrées de rouge. Un arc-en-ciel jaillit de la mer et fend un nuage pourpre. Le ciel bas, étouffant, strié de violet et d’orange. Les navires immobiles, découpés à l’encre de Chine sur fond de cuivre.

Une voile passe sur le crépuscule, comme une main. La fumée du paquebot en rade, tordue, épaisse. Les lampes s’allument sur le quai. L’eau se moire de reflets de sang.

Nous sommes debout sur le wharf, et sur le seuil d’un univers. Quelques errants. Deux jeunes hommes, en casque : deux prospecteurs. Ils vont remonter l’Orénoque jusqu’au Caroni sans doute. Les suivrai-je ? Ils m’invitent. Je refuse, mais il me reste un regret. On échange des cartes. « Mon adresse à Bolivar… Vous devriez gagner San Fernando et de là Caracas, à cheval, sans route, dans la savane. Merveilleux ! — Allons, bonne chance. Au revoir ! » La chaloupe est pleine. Les vêtements blancs se mêlent et se pressent. A la lueur d’une lanterne des négresses passent des paniers d’oranges et de bananes roses. Le feu vert, sur le môle, indique que la route est ouverte…

CLAIR DE LUNE

La mer change : plus agitée, bouillonnante, sombre et mouchetée d’écume. Des colonnes de nuages se dressent sur la transparence verte de grands lacs. Le bref crépuscule.

La lune à son premier croissant éclaire peu, d’une lumière blafarde et rare. Des éclairs au ras de l’horizon. Des flaques blanchâtres. Le couchant semble tout proche ; une traînée rouge avec des superstructures de nuées encre.

La tristesse de ce clair de lune tropical. Où sont les premières nuits chaudes, éclatantes d’astres ? Ici une buée funèbre fume entre le ciel et la mer. On distingue des glissements de nuages plus noirs encore que le ciel. La crinière sombre du paquebot ajoute à ce sinistre amoncellement.

Le croissant brille d’une pauvre clarté voilée sans faire étinceler les flots de goudron. Une atmosphère de suie autour du croissant, un orbe de nuées livides, un immense ovale blanchâtre, maladif.

MOUILLAGE

On dit que nous serons à Demerara cet après-midi. Nous aurions dû arriver ce matin. Mais on a manqué la marée. Au réveil la mer avait encore changé. Elle est maintenant verte et savonneuse. Elle brasse déjà les boues de l’Orénoque.

Ciel nuageux presque blanc. Or étouffe. L’eau à chaque coup d’hélice devient plus trouble, plus épaisse. Elle est zébrée de longues moires. Quand on se penche sur le bastingage, une vapeur brûlante vous monte au visage. De larges taches affleurent des bas-fonds, pareilles à des moisissures grises.

Chaleur visqueuse. Sensation d’huile tiède sur la peau.

Des coulées violettes.

Nous mouillons maintenant dans un immense désert, plat, pâle et triste. La tête est lourde ; les tempes bourdonnent. Nous sommes en vue de la rivière et il faut attendre le flux.

La mer est devenue jaunâtre. Quand on a jeté l’ancre, des traînées de vase ont affleuré, puantes.

Au loin, la terre : une mince ligne d’arbres et de maisons au ras de l’eau. Près de nous, un charbonnier, noir et rouge, balancé entre le ciel et la mer plate. C’est tout.

A l’avant du bateau, deux négresses en peignoir jaune, avec des fleurs rouges dans leurs cheveux : « Voyons ! dit le médecin du bord, nous ne sommes pas en carnaval ». La réverbération de l’étendue lamine les paupières au fer rouge. La mer semble bouillir. Le ciel s’est foncé. Il passe au bleu noir ; marbré de grosses poches blanches, éparpillées. Cette ligne noire : Demerara, l’Amérique. Pas une ombre. Un lent roulis. La calotte de plomb sur le crâne et les tempes.

TERRES LOINTAINES

Les mêmes nuages livides, immobiles sur un ciel orageux d’un bleu gris foncé très fin. La mer de jaunâtre devient grise. Tout le crépuscule tropical tient entre ces deux lèvres pourpres qui bâillent sur l’eau noire.

Demerara ! on ne pourra pas descendre à terre, ce soir. Des appontements sans fin, sur pilotis. Une eau irisée d’essence et de pétrole. Des pirogues montées par des noirs en haillons accostent. Les vendeurs de bananes et les marchands de caïmans empaillés escaladent la passerelle et se ruent sur le pont. Un nègre franchit le bastingage, la tête en avant, le front bandé d’un foulard rouge.

Sur le ciel et la mer glisse un jeu délicat de teintes roses, grises, marron. Tout est plat. Les palmiers, les mâts des vaisseaux et les toits des maisons sortent des eaux lisses.

Un remous sur le pont. Sous les touches électriques émergent des faces luisantes.

Tout d’un coup la foule s’ouvre. Un énorme policier noir s’avance, les coudes écartés, vêtu de bleu, casquette à gourmette d’acier, casse-tête à la main. Et derrière lui, lamentable remorque, quatre visages de cire, quatre visages de musée Grévin. Ce sont des forçats évadés repris par la police anglaise. On dit qu’ils ont beaucoup souffert à la geôle de Demerara. L’un est très vieux, vêtu d’une veste de coton ; un autre, petit, barbu, vif, coiffé d’un chapeau mou ; un autre, grand, au visage encadré d’une barbe châtain, menton fuyant, long nez un peu de travers ; un visage faux, triste et hautain. Mais tous ont la même pâleur et les mêmes yeux de fièvre. On les pousse vers l’entrepont. Le petit sourit aux passagers.

L’eau plate et le ciel s’uniformisent. Des lampes s’allument à quai, puis le phare. Immense nappe bleue et grise, avec toujours ces ballots de coton livides dans le ciel. Une barque — la dernière — regagne la rive. Le forçat châtain a le bras tatoué.

CITÉ

Les belles maisons coloniales sur pilotis, toutes blanches, ripolinées, les vérandas ajourées et les bouquets de palmes ! Le hall regorge de marchandises, et il y a des paniers pleins de riches piments rouges. A la « Ice House » on boit du stout frais. Une grande salle sombre ; des arcades blanches dans lesquelles se découpent, balancées, les feuilles des bananiers. Odeur de rhum. Un billard. Des nègres jouent avec des rires éclatants, renversant le torse.

Domimant le billard, une sorte d’estrade ; d’autres noirs jugent les coups, une jambe rejetée par-dessus l’autre.

Dans la rue, des Hindous, pouilleux, vêtus de loques, avec des yeux brûlants et des traits fins. Un grand vieillard à barbe blanche, coiffé d’un turban. Il porte une tunique de coton déchirée et traîne ses pieds nus dans des souliers délacés. C’est un puissant : le grand-maître des Boucheries.

Le long de la route, des Hindous ont allumé des feux. Ils sont tous presque nus, mais en turban. Leurs femmes ont de minces visages incrustés d’or.

Un cocher de fiacre nègre en chapeau haut de forme, livrée bleue et bottes à l’écuyère.

Le parc. Terre rouge. Feuillages gras et grappes d’orchidées.

Des nurses noires et des babies blancs.

LE PADRE

C’est un prêtre barbu, coloré et fort en gueule. Vingt ans de colonie. Les plus mauvais postes.

On étouffe. Personne ne peut dormir, ce soir, dans les cabines. Ma chaise-longue côtoie celle du Padre . Nous voguons de conserve.

Je lui parle des bagnards.

« Des salauds ! Tous des salauds ! Ils m’ont tellement couyonné ! Et surtout ne vous laissez pas faire. Si vous manifestez la moindre pitié, vous êtes la poire. Il n’y en a pas un qui vaille quelque chose. Même ceux qui ne sont pas mauvais, le bagne les marque. D’ailleurs le bagne c’est pour toujours — à cause du « doublage ». Le libéré ne peut quitter la colonie. Il y est attaché, jusqu’à ce qu’il crève, généralement.

« Savez-vous comment on les appelle là-bas, les bagnards ? Les « popotes » ! C’est-il beau, ce nom-là ! Ah ! ils ne s’en font pas, les bougres ! Vous ne les connaissez pas, vous. Laissez donc.

« Vous avez lu Tolstoï. Je vous plains. Moi, j’ai sur le cœur toutes les carottes que ces fainéants m’ont tirées.

« Et quelles mœurs ! Chacun a sa « femme », naturellement. Quant aux cadres, mieux vaut n’en rien dire. Délation partout. MM. les surveillants ne sont pas toujours sévères ; la vertu de leurs épouses est assez bonne, si elle leur permet un supplément de solde. Voyez-moi le retour des choses. Au bagne c’est le forçat qui devient le « miché ».

« Si j’ai rencontré des innocents ! Un seul en vingt ans de Guyane. Un homme avait été assassiné sur la grand’route. Agonisant, il put prononcer un nom, un seul nom, pas un prénom. C’était le nom de deux frères. Le coupable était père de famille. Son frère se laissa condamner pour lui. Huit ans de bagne, plus le doublage, ce qui fait seize. Il avait dix-neuf ans. Il est mort avant la fin de sa peine. Il m’avait raconté son histoire sous le sceau du secret.

« Les différences s’atténuent vite au bagne. Elles se fondent dans une mentalité spéciale, peu à peu, irrévocablement. Il faudrait trier les sujets et pour cela il faudrait à la tête du pénitencier des hommes d’une haute valeur morale. En réalité, on classe les forçats d’après les recommandations, d’après l’argent qu’ils reçoivent de leur famille. C’est comme partout, allez ; comme au collège ou à la caserne. Ceux qui ont été bien recommandés échappent à l’enfer ; on les met infirmiers, employés.

« Une petite histoire pour illustrer cela : celle de J…, de Dijon. Sous-officier dans la marine. Indo-Chine. Fume l’opium. Habitudes de pédérastie. Revient en France pendant un congé. Va à Dijon voir sa fiancée ; devient amoureux du frère de celle-ci, dix-sept ans. Scandale. Les parents rompent avec J… Celui-ci, désespéré, vient sonner un après-midi et demande à voir le jeune homme. Les domestiques refusent de le laisser entrer. Au bruit de la dispute, le jeune homme paraît en haut de l’escalier.

«  — Tu ne veux plus me voir ? dit J…

«  — Non, répond l’autre.

«  — Je ne te verrai donc jamais, jamais plus.

« Et J… tire son revolver, abat le garçon. Vingt ans de bagne.

« Il arrive à Cayenne, pourvu de recommandations. Le respect général l’entoura vite. Fut pris comme commis dans une administration dont le directeur ne vit rien de mieux que de lui confier l’éducation de ses enfants, car J… était d’une bonne famille et avait de l’instruction.

« Les criminels par accident, dites-vous ? Les passionnés ? Ah ! mon pauvre ami, perdus comme les autres. Un homme à la mer. Et puis voilà ! De très rares arrivent à se faire réhabiliter. D’ailleurs on ne réhabilite que ceux dont la famille peut payer les frais du procès. Tenez ! il y avait là-bas, à l’hôpital, un jeune infirmier, un bon garçon, je vous assure. Il m’a raconté comment ça lui était arrivé. Comment il avait tué, quoi !

« C’était un Breton. Il servait à bord d’un voilier. Il revient à Saint-Nazaire après une longue traversée. Tout de suite il pense à aller voir une femme qu’il avait connue et chez qui il avait quelques hardes. Il monte. La femme était au lit et pelait des pommes de terre. Près de la fenêtre était assis dans un fauteuil un homme avec des galons de quartier-maître. L’homme ne bougea pas.

« La femme ricane.

«  — C’est bon, fait le marin. Rends-moi mes frusques.

« La femme se lève, assemble les hardes, les jette au matelot. Tombe un portrait d’elle.

«  — Je le veux, dit le matelot. Il est à moi.

« La femme fait mine de le déchirer. Le matelot saute sur elle pour le lui arracher. Le quartier-maître vient au secours de la femme et prend le matelot par les épaules. Celui-ci saisit sur la table de nuit le couteau qui servait à peler les pommes de terre et frappe au hasard, derrière lui. La lame rencontre le quartier-maître, à l’aine. L’homme tombe et meurt. Le matelot se retourne et va se constituer prisonnier. Dix ans de bagne.

« Je l’ai fait entrer à l’hôpital. C’était un gars fort doux et qui faisait bien le jardinage. »


La nuit, pour être fort avancée, n’en est pas moins lourde. Malgré la masse de plomb qui nous opprime, malgré l’électricité brutale, le padre , sa pipe froide dans la main, la soutane relevée sur ses jambes velues, ronfle.

PROPOS SUR LE DECK

Ah ! monsieur, parlez-moi des Sénégalais, mais pas des autres nègres. Figurez-vous qu’à la Martinique on a trouvé deux prêtres assassinés. On leur avait enlevé le cœur pour en faire de la poudre.

— Ne laissez jamais tomber à terre un de vos cheveux, votre ennemi pourrait le ramasser et vous préparer un « quinbois ». Si vous faites une observation à votre bonne, elle vous en administrera un dans votre petit déjeuner.

— Moi, je n’aime pas Loti. Je n’ai pas vu Tahiti comme lui. Les Tahitiennes vont à bicyclette, le soir, avec leurs robes flottantes, montées en amazone et portant de grosses boules de papier peintes, qui leur servent de lanternes.

— Pour une Tahitienne, dit le colonel, un homme en vaut un autre. Elle préférera même l’ordonnance au colonel, si le colonel est vieux et l’ordonnance jeune. — Je n’aime pas la peinture de Gauguin, dit un fonctionnaire colonial. Gauguin était un personnage pas propre, qui avait pris les mœurs des Canaques. On a beaucoup volé à sa vente, en particulier une sculpture représentant l’Evêque.

VISAGES

Ils sont là, autour de la table, leurs faces sombres montées sur la blancheur bleutée des cols de celluloïd, sanglés dans des vêtements étriqués et strictement européens ; gênés par leurs bottines et plus encore par cette éducation primaire, laïque et obligatoire qu’un gouvernement, ami des lumières, exporte glorieusement dans les plus lointaines jungles. Beaux parleurs, leurs cervelles éclatent de formules : ils éructent les clichés, les lieux communs et les phrases toutes faites, comme des gens gavés de nourritures médiocres. Ils éprouvent à discourir un inlassable bien-être. Leurs gestes sont maniérés ou emphatiques ; leurs paroles sonores et creuses. On songe aux conciliabules des perroquets qui jacassent sur les cimes d’un arbre, le long des fleuves silencieux, au parlement des Bandar-Log dans le feuillage des manguiers.

Ils portent des noms magnifiques : César, Pompée, Alexandre, Socrate, voire plaisants : Cupidon. Mais Cicéron est préposé à la voirie et Titus, gratte-papier.

M. Symphorien revient de France où il a pris ses grades. Le voici avocat. Issu de mélanges compliqués de races, son teint est fort sombre, mais il a la chance d’avoir de la moustache. Il porte lorgnon et faux col, souvent sans cravate. Son bagage est de mots et de dates. S’il comprend mal l’esprit des lois, il en possède au moins la chronologie. Il ne cite pas un décret, sans préciser le jour et le mois de sa promulgation. Son savoir s’étale et se répand avec une ostentation naïve. Ces nouveaux riches oublient vite qu’ils sont de tout récents pauvres. M. Symphorien est pédant. Cependant sa langue n’est pas sûre. Emporté par son élan, il lui arrive de s’écrier « vieillard sénile ! » En revanche, il a pris toutes les intonations de l’orateur européen et l’imitation serait parfaite, s’il n’avalait pas les « r ».

M. Octavian, son vis-à-vis, offre un type plus africain : pommettes saillantes, nez écrasé, cheveux en mousse brune. Il est violent et douceâtre, d’une sentimentalité de portière et d’une susceptibilité pointilleuse. Ses mains sont molles, sans os, avec des ongles roses et des phalanges blanchâtres. Il fredonne volontiers la romance ; le plus souvent répertoire de Mayol ou de Fragson ; parfois des chansons créoles. De cet homme trapu, carré et vigoureux, sort un filet de voix languissante qu’amollit encore un zézaiement. Il est fort comme un bœuf et toujours prêt à faire le coup de poing. Pour un rien, pour un sourire, pour une plaisanterie mal comprise, un voile gris descend sur son visage, une mauvaise lueur flambe dans ses yeux. Ses rancunes sont tenaces et il ne fait pas bon l’avoir comme ennemi. D’un regard jaloux il couve son épouse, d’un ton moins café que lui, grasse, molle et morne, très difficile sur la cuisine. Si quelqu’un risque une gaillardise, elle baisse les yeux, offensée. Hélas ! elle ne peut rougir ! Elle porte toujours des guimpes, des manches très longues et des robes de coutil à carreaux.

Mme Clorinde est enturbannée d’une écharpe rose vif. Son visage luisant au nez recourbé — où diable l’a-t-elle pris ? — s’épanouit de malice. Elle regarde en dessous, courbée sur son assiette, et minaude volontiers d’une bouche en cul de poule. Elle ne manque ni d’esprit, ni d’observation, mais elle arrondit ses phrases, comme un enfant soigne une page d’écriture.

Dans ce cercle de soleils noirs, encadrant la nappe et les assiettes, brille une lune pâle. C’est la face poupine et rosée de M. de Saint-Valery, créole de Bourbon. Il possède un petit nez retroussé, à la manière d’un point d’interrogation à l’envers, une bouche en accent circonflexe et une merveilleuse moustache fine, fine et cosmétiquée dont les pointes s’effilent, symétriquement, vers des yeux d’un bleu fade, — des yeux saillants, noyés d’alcool. M. de Saint-Valery parle peu, mange beaucoup et boit davantage, fume sans arrêt et ne s’étend volontiers que sur le chapitre des fruits et légumes exotiques dont il préconise l’usage. Il prend du ventre et sa panse déjà notable s’orne d’une chaîne d’or et de nombreuses breloques. Il est fonctionnaire lui aussi, quelque part sous les Tropiques. Sa nullité inouïe l’a bien servi dans sa carrière, non moins que les beaux yeux de sa femme, créole de la Jamaïque — ces beaux yeux, deux flambeaux qui brûlent encore sur des ruines. L’oiseau-mouche de jadis s’est mué aujourd’hui en une lourde volaille. Mais M. de Saint-Valery est né coiffé : il a une fille.

RACES

Où sont-ils, ces rêves généreux de la fusion des races, d’un effort commun de l’humanité enfin unie par-dessus les mers et les frontières, d’une participation de toutes les énergies, de tous les enthousiasmes, de toutes les sèves profondes qui sourdent sous les écorces jaunes, blanches ou noires ? Où sont-ils ces rêves d’antan, les rêves d’un univers où toutes les puissances se réaliseraient dans l’amour ?

Je souris en songeant à mes illusions.

Le livre que je lis — c’est un livre de Wells — ajoute encore à mon amertume. Je tombe sur cette page :

« J’avais dû faire un séjour à Londres par une chaleur presque intolérable pour suivre un congrès des races qui m’avait grandement déçu. Je ne sais pas maintenant pourquoi j’avais été déçu, ni jusqu’à quel point cette impression n’avait pas été causée par un état de fatigue générale due au surmenage et à l’étude trop rapide de vastes problèmes. Mais je sais qu’une sorte de désespoir m’envahit, cependant qu’assis je regardais les lourdes platitudes des blancs, l’habileté puérile et calme des Hindous, la rhétorique retentissante et emphatique des noirs. Je ne distinguais plus aucun des germes des réalisations splendides qu’il pouvait y avoir chez ces gens-là et je n’apercevais que trop clairement la vanité, la jalousie, les égoïsmes qui se trouvent si cruellement mis en lumière par le contraste des déclarations altruistes. Cela semblait une entreprise si vaine en présence des préjugés, des vastes intérêts accumulés qui bravent les races ! nous n’avions aucun intérêt commun dans cette conférence, pas une proposition capable de nous maintenir unis. Et cela ressemblait tellement à des bêlements sur le flanc d’une colline… »

La Race !… Je considère autour de moi, sous ce ciel de plomb, les extraordinaires produits du croisement des races blanches, noire et rouge, les demi-blancs, les demi-nègres, les demi-indiens ; le grouillement de mulâtres et de métis dans cette formidable serre tropicale, la fermentation de tous ces sangs mêlés, la gamme de ces peaux, cette faune humaine brassée et rebrassée pendant des siècles, mâtinée de Caraïbes, d’Espagnols, de nègres africains, d’Hindous, de Peaux-Rouges. Et je sens alors la forte réalité de ce mot. De tous ces croisements, depuis le temps où les boucaniers hollandais et espagnols engrossaient les vierges des Iles, qu’est-il sorti, sinon des générations bâtardes et frappées de stérilité intellectuelle ?

Les hommes d’ici n’ont ni l’énergie européenne, ni le raffinement oriental, ni la vitalité africaine. Ce ne sont plus de ces grands enfants doux et cruels, tels les Sénégalais. Ce sont des bâtards, au sang épuisé par trop de mélanges, aptes à s’assimiler les tares et les ridicules de notre civilisation, impuissants à réaliser quelque chose de grand. Danser au son du tam-tam, se parer, cueillir des bananes et des noix de coco, parler politique, voilà les occupations auxquelles ils sont particulièrement propres. Les femmes jacassent, se disputent, ardentes à l’amour et portées à la boisson, plus acharnées que les hommes aux luttes politiques. Ce sont les Bacchantes du suffrage universel, toujours prêtes à déchirer un candidat ou à l’anéantir de caresses. Toute notre idéologie européenne sonne comme un grelot dans ces cervelles qu’elle emplit d’une rumeur confuse. Mais les instincts sont violents ; les désirs et les haines surchauffés, les mains promptes aux coups et au poison.

Colonies lointaines, arrière-provinces où vit un si curieux amalgame de traditions, de sorcellerie et d’école primaire ; peuple puéril et sournois, violent et peureux, hâbleur et discoureur, paresseux et avide ; cités où règnent le mensonge, l’hypocrisie et la délation ; villages de la jungle où l’on rythme sur le tam-tam la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen… Et par-dessus tout cela, la nature tropicale, inépuisable, farouche, meurtrière.

Et pourtant !

Je me souviens de cette figure de médecin, homme de couleur qui avait pris ses diplômes en France, s’était distingué comme chirurgien pendant la guerre, puis était revenu à cette terre lointaine, dont lui-même disait qu’elle était une « terre de mort ». Je me souviens de nos longues causeries, sous la véranda de l’hôpital, de sa poignée de main vigoureuse, de ses paroles fortes et amères, de sa clairvoyance et de son savoir. Je me souviens aussi de sa tristesse, car il souffrait du mal de son peuple. Cette déchéance cuisait à son orgueil d’homme qui s’était fait lui-même et pouvait se prétendre l’égal d’un blanc. Oui, je me souviens de tout cela et ces images sont plus fortes non seulement que les préjugés, mais même que les réalités décevantes et brutales. Cette main qui serra la mienne, au moment du départ, je sens encore sa pression fraternelle.

SURINAM

De la couchette, on voit un carré de nuit, noir vernissé ; des maisons éclairées par la lumière fantomale de réverbères à abat-jour ; une blancheur teintée de vert. On glisse doucement sur une eau qui dans l’ombre paraît lourde.

Surinam : la terre d’Amérique.

Au jour, des maisons coloniales, blanches, vertes, grises, parmi des palmiers. Confort hollandais ; propreté des rues bien alignées. Sur les quais, un amoncellement de fruits : des pyramides de bananes, de cocos, de papayes, de mangues. Madras et peignoirs à ramages. Une négresse énorme : au moins deux mètres de tour de taille ; une tour d’ébène. Un Chinois en veston blanc et large pantalon de soie noire. Les femmes veulent toutes que je les photographie : « Take me, take me ! » disent-elles. L’une d’elles baragouine un anglais dur. Le peuple noir rit.

Ce vieil Hindou, dont la barbe descend jusqu’aux genoux, mi-rouge et blanche, à cause du bétel dont elle est teinte, pouilleux, sordide : il passe tout près de moi sur le quai. Instinctivement j’arme mon kodak. Et puis je n’ose. Il me semble qu’il serait offensé de ce geste. Je le suis du regard. Etrange figure. Une sorte de puissance l’environne. C’est peut-être un jeteur de sorts.

J’interroge. Quelqu’un m’apprend que ce vieillard pareil à un mendiant est le grand brahmane de la colonie.

Paramaribo ! carrefour du monde. Toutes les races s’y croisent. Les Hollandais y font joyeuse vie. Après les durs trafics du jour, sur les docks aveuglants, dans les magasins étouffants où le ventilateur déplace un air humide, lourd de senteurs épicées et âcres, on se rue au music-hall. Hindous, Chinois, nègres, mulâtres, Malais, Européens de toutes les couleurs et de toutes les ossatures, impassibles ou grimaçants, des yeux où flambent le rut et l’alcool, des bouches lippues, des bouches édentées ; les bravos qui crépitent, les pieds qui scandent le rythme, l’orchestre noir sautillant ou frénétique ; dans la lumière blanche de la scène, enveloppée de paillettes roses et bleues, une vieille chanteuse cubaine, au nez crochu, noire de cheveux, brune de peau, d’énormes cercles d’or aux oreilles, capture, au gré de ses œillades, dans le tourbillon d’une « jota » terriblement poivrée, les désirs de la foule, les désirs qui luisent dans les yeux étroits des Asiatiques, dans les boules de loto des nègres, dans les prunelles injectées des blancs. A Paramaribo il y a du balata, du bois de rose et de l’or en bons gouldens sonnants ; de la noce, de l’opium, des prêtres de Shiva et des forçats évadés qui se souviennent encore de Ménilmuche et du Sébasto.

Descente de la rivière jaune. Des rives couvertes de brousse au ras de l’eau — à l’infini.

Un univers presque incolore. Une mer vert jaune, très pâle, huileuse, miroitante sous un soleil voilé. Un ciel gris, cotonneux, à travers lequel filtre une lumière brûlante. Quand la brise cesse de souffler, le visage et les vêtements se poissent d’une humidité chaude.

Puis le pilote nous quitte et rejoint en canot un petit vapeur rouge et blanc, portant en lettres noires : Surinam River : la seule tache de couleur dans cette grisaille infinie.

ÉVADÉS

C’est l’heure de leur promenade matinale sur le pont avant. L’un est coiffé d’un béret, le torse nu, une veste jetée sur les épaules, un pantalon de treillis. Le grand, maladif, porte une souquenille de coton gris jaune ; il est sans chapeau ; il semble épuisé, triste et nerveux. Le troisième, pâle, très maigre, les yeux et la barbe noirs, possède une bizarre coiffure de toile raide, très élevée de calotte. Il l’enfonce cavalièrement sur sa tête.

J’ai obtenu des chiourmes de monter près d’eux, dans l’intention de photographier les forçats. J’ai offert des cigarettes. Le noiraud a pris la pose, tout de suite, un poing sur la hanche. Le grand n’a pas baissé la tête. Un chiourme a voulu être sur la plaque.

Il est pénible d’affronter le regard de ceux sur qui une grande infortune ou un châtiment impitoyable sont tombés. Il y a des riches qui ne peuvent faire l’aumône sans rougir.

On parle, très naturellement, — eux, du moins.

Je demande :

— Ce sont les Anglais qui vous ont repris ?

— Oui, on était parti dix sur un canot. La mer nous a jetés sur la côte. Nous ne savions pas où nous étions. Toute une nuit nous avons dû retenir le canot avec nos mains, pour qu’il ne fût pas brisé sur les récifs. Au jour, nous trois étions morts de fatigue. Nous sommes restés. Les autres sont partis. Ils arriveront peut-être au Venezuela.

— S’ils ne meurent pas en route ! ajouta l’homme aux cheveux châtains, philosophe.

Puis ils causent avec le surveillant qui revient de congé. Ce sont eux qui lui donnèrent des nouvelles du bagne.

— Il y a déjà longtemps que vous êtes parti ? — Six mois. — Vous n’avez pas su la mort du gardien X…? Ou, il a été tué à coups de sabre… J… a passé à l’équipe volante… Le surveillant F… a tiré sur un tel…

Le gardien, bonhomme, hoche la tête. On échange des propos, comme des soldats qui rentrent de permission, comme des ouvriers qui reviennent à l’usine, après un chômage. Surveillants et forçats sont de la même maison. Les évadés semblent sans mauvaise humeur de leur échec. Trois semaines de « hard labour » à Demerara leur donnent le goût de rentrer là-bas. Comme il doit être difficile de lire quelque vérité sur ces visages blêmes !

L’ENFANT PERDU

Lentement, par une mer houleuse, vert pâle et, par zones, jaunâtre et striée de moires violettes, nous approchons de la terre du bagne. Les cabines sont d’épouvantables étuves. Un grand vent chaud souffle toute la nuit. Je songe aux évadés pour qui le soleil se lèvera sur la geôle.

Au lever du soleil, on signale les îles du Salut. Iles d’un rouge sombre, plantées de quelques palmiers et cocotiers. Des maisons couleur d’ocre qui sont des dépendances du pénitencier, comme toute chose ici. Un canot où rament des forçats, le torse nu et tatoué, vient accoster pour le courrier. Les condamnés exhibent une pacotille, bouteilles, vanneries. Ils crient leur prix du fond de la barque. Un gendarme achète une noix de coco sculptée. Il s’en excuse.

— Vingt-cinq sous ! Ce n’est pas cher. C’est pour la curiosité. Du travail de forçat.

Des gens vêtus de blanc, casqués, décorés, montent à bord.

Tout à l’heure nous avons doublé le récif de l’Enfant Perdu. C’est un bloc de rocher rougeâtre sur lequel s’élève un phare. Deux forçats sont chargés d’entretenir le feu. C’est, paraît-il, un filon. Ces deux hommes vivent sur dix pieds de roc, battus par une mer violente et chaude, où grouillent les requins. Pour horizon, ils ont, d’un côté, l’infini jaunâtre de l’eau ; de l’autre, la ligne basse et mince de la terre. Une fois par semaine un canot apporte des vivres et s’en retourne. Les squales sont de bons gardiens. Les deux hommes vivent là seuls, avec la pierre, l’eau et la lampe du phare. Un jour un des deux solitaires a tué l’autre. Lorsque le canot des vivres a accosté on a trouvé le meurtrier en tête à tête avec un cadavre depuis trois jours.

III
LA COLONIE HONTEUSE

CAYENNE

Une caserne ocre rouge dans les feuillages sombres du morne Céperou. Une large baie dans laquelle on avance à la sonde. Vase épaisse et jaunasse. Une lumière trouble, brûlante, coulant à plomb. Une demi-circonférence de palétuviers. Des maisons claires. La sensation d’être isolé du reste du monde, perdu à tout jamais, dans une solitude de peine, de honte et de fièvre.

Des musiques grincent et sautillent sur le débarcadère. Une cohue blanche et noire se presse sur l’appontement. Trois négresses s’en dégagent, vêtues de rouge, de jaune et de violet, le front ceint de madras éclatants. Elles portent des fleurs entourées de feuillages pareils à des peaux de serpents. Un grand noir, maigre et déhanché, joue, debout, d’un violoncelle à trois cordes ; un piston et une clarinette l’accompagnent.

Cinglé d’une aveuglante lumière — toujours cette clarté fausse et cuisante — le cortège se déroule, musique en tête, à travers des rues pierreuses, défoncées. Le sol est couleur de sang. De près, les maisons, la plupart en bois, paraissent sales et sordides.

Une grande place, où poussent des herbes folles, où fourmillent les poux de cheville ; plantée de palmiers gigantesques, aux longues tiges blanches, au bout desquelles se balancent des bouquets de feuilles vertes et rousses, dans un ciel d’un bleu fade et pourtant dur, terrible aux yeux. Là-haut nichent les « charognards » aux fientes corrosives.

Des cris, des acclamations, des discours, des discours sans fin, coupés de morceaux d’orchestre. Après les palabres, les musiciens boivent ce qui reste du punch. Hâtivement des négrillons se bousculent.

Et puis ce sont les vastes pièces vides de la maison coloniale ; la citronnade glauque dans un verre géant ; le balancement du rocking ; la recherche des courants d’air ; les fenêtres sans vitres, closes de persiennes à travers lesquelles on devine la clarté meurtrière de midi. La servante martiniquaise débarrasse la table. Elle va sur la trentaine. Ses yeux sont couleur de café clair ; ses cheveux très crépus, séparés par une raie, derrière la tête, relevés en coques des deux côtés, avec des épingles d’or qui retiennent un madras orange à deux cornes. Une ombre bleue emplit la chambre, vidée maintenant des rumeurs publiques. C’est la paix de la sieste. Mais une grosse mouche, bourdonnante, fait sursauter le dormeur.

CHAMBRE A LOUER

Dans cette ville — cette bourgade plutôt — où il n’y a pas d’hôtel, j’ai trouvé chez un Syrien une chambre à louer. Elle est immense, cette chambre, et toute à claire-voie comme une volière. Trois fenêtres où, pour être exact, trois emplacements de fenêtres. Deux lits fournis de couvre-pieds rouges et de moustiquaires déchiquetés. Mais pas un siège qui ne soit à bascule. Le portrait à l’huile du maréchal Joffre repose sur un porte-manteau. Des réclames de parfumerie sont collées au mur. Des livres s’empoussièrent, épars, sur des meubles : « De la Prostitution à Paris » en deux tomes et l’« Histoire de l’Art » de Vitet. Sur une commode baroque tintent, à chaque pas, des verroteries compliquées : tout un stock sonore de coupes, de vases, de bibelots coloriés (mon hôte est un Syrien marchand de tout). Une musique cristalline accompagne le plus léger de ses mouvements.

Ma logeuse : un paquet de loques sales, un visage jaune sous un turban noir. Bavarde comme une Napolitaine, elle égrène un rosaire de paroles incompréhensibles, flanquée d’une marmaille nue, de gosses crasseux et roses, piaillant, hurlant, se bousculant, et jouant de leur petit sexe avec une impudeur tout orientale.

Au-dessous de ma fenêtre, une cour de terre battue, rouge. Un bananier étale ses feuilles grasses à côté d’une fontaine. La cour est bordée d’un côté par ma maison, des trois autres par des boxes bas, sans fenêtres, avec une seule porte ou un rideau. Là dedans demeurent des femmes, une tribu de négresses aux seins mous, aux belles cuisses. Elles font leur cuisine sur un brasero dans la cour, leur toilette et leur lessive à la fontaine. Des bouffées d’odeur forte vous montent aux narines. Le soleil se lève derrière les cases, et sous la mauve coulée de l’aurore, je vois parfois une de ces filles debout devant la porte, ouvrir son peignoir de cotonnade et soulever lentement, voluptueusement, dans chaque main, un sein pesant et bronzé. Elle me voit. Elle rit.

Le matin et le soir, ce sont des jacassements sans fin, des rires ou des disputes. L’après-midi, un silence lourd, parfois un soupir ou un gémissement derrière les rideaux tendus ou les portes demi-closes. La cour est pareille à une cuve de sang figé. Les raides palmiers s’immobilisent sur un ciel de zinc ; un vautour au col râpé, un « charognard », ouvre et ferme de grands cercles noirs dans le bleu, puis s’abat, brusque froissement d’ailes, sur une ordure grésillante de mouches.

Le soir aussi, il vient des hommes, des chercheurs d’or ou de balata, en complets soigneusement amidonnés, coiffés de canotiers ou de feutres mous. L’un d’eux égratigne une mandoline. Le clair de lune givre les palmes et les toits. Un autre chante. Ce sont des mélopées lentes et rauques, un vers mille fois répété. Le rayon d’une lampe glisse sous un rideau. Une mouche à feu s’allume, s’éteint et se rallume plus loin, dans l’ombre violette.

Et soudain, un hurlement de femme, des jurons, une bousculade. Une autre voix d’homme, plusieurs. En un instant, la cour est pleine de peignoirs voltigeant bleuâtres sous la lune. Toutes les femmes sortent ; toutes hurlent, de leurs gorges rauques et aigres. Les chiens s’en mêlent. Les femmes crient plus fort. Puis, silence. Un cercle se forme. Deux hommes sont aux prises. Leurs ombres s’affrontent sur la terre rose. Des coups sonnent sourds, comme un boulanger qui rabat la pâte. « Han ! » soufflent les jouteurs. Une femme glousse. Le cercle est immobile et muet. Les coups se succèdent, rapides, acharnés. Les adversaires se bourrent les côtes, le visage, presque corps à corps : masse sombre où luit l’éclair d’une mâchoire. Un rayon coule sur les feuilles du bananier et phosphorise la fontaine. Mouvement dans le cercle. Un cri d’effroi. Un des adversaires s’est abattu, « knocked out ». Les femmes s’empressent autour de lui. Elles s’en donnent à cœur joie de brailler et de gémir. Le tumulte des lamentations s’élève de nouveau vers les étoiles. L’assommé se reprend à vivre. Les palabres recommencent. La discussion sera terminée à l’aube. Chacun parle à son tour. J’entends une voix nasillarde entonner sur un ton de prêche : « Any sensible man… » tout homme sensible… Un chien désespéré hurle. De très loin, de la jungle qui meurt aux lisières de la ville, d’autres bêtes lui répondent.

SOLITUDE

Les palmiers fusent de leurs tiges bleuâtres sur un ciel d’un vert transparent, strié de nuages violets à reflets roux. Un coin de rue. Au-dessus des maisons baignées d’un reflet rouge, un golfe d’or et de cuivre, encadré de nuées noirâtres, et juste, dans un cercle de lumière, des palmes balancées.

Je tourne. Au bout de la rue, bordée de murs et de feuillages, au bout de la rue rougeoyante dans l’ombre, tranchant d’une bande bleu noir sur l’espace orangé : la mer.

Sur le port, des couchants splendides et rapides. Suit un fumeux crépuscule, riche de nuages moirés, aux couleurs vénéneuses, où le violet, un violet morbide irisé d’or et de pourpre domine, parmi des îles vertes, de grands lacs translucides et d’étranges flammes sombres qui semblent sortir de la mer. Un élément qui n’est ni la terre ni l’eau, mais la vase, rassemble les clartés éparses dans le ciel et sur l’océan, étale des nappes de soie et des velours damassés lisses, chatoyants de pourpre malsaine, de roses de pourriture, de jaune de soufre. De-ci de-là, de grosses cloques blêmes se gonflent, crèvent, soufflent la fièvre.

Un manguier, épais et rond, s’appuie sur le ciel rouge et sur la mer couleur d’encre. Les feux d’un vapeur s’allument dans la rade. De l’océan s’élèvent avec lenteur d’énormes piliers de fumée qui soutiennent la voûte transparente du soir. Quelque chose d’obscur, de menaçant et de farouche dans les grands nuages immobiles qui pèsent au ras de l’horizon, et dessinent un cerne de bistre autour du monde. Le Sud-Atlantique mûrit des cataclysmes. Piqué sur une frange de noir velouté, un fanal veille.

Sur le parapet, assis sous leurs grands chapeaux de paille pointus, dans leurs vêtements de toile grise, des forçats causent, sans geste. On entrevoit leurs visages rasés, creusés, verdâtres, et leurs yeux… Ces yeux de bagnards, qu’on ne peut oublier : des yeux fuyants, vidés par le soleil.

Lorsque souffle le vent du large, je suis un chemin de ronde au-dessous de la caserne — rose et jaune comme un monument d’Italie, — dans la masse sombre des manguiers, et qui garde longtemps la lueur du soleil disparu. De là, je vois la mer, un phare, et je cherche instinctivement la route du retour. Ici, on est toujours un exilé.

Dans les rues, les lampes électriques intensifient encore la teinte rouge de la terre. Une vapeur de fournaise incandescente revêt les murs où s’encadrent des fenêtres d’un vert pâle. Sous des vérandas, l’intérieur des maisons s’éclaire brutalement. Une femme passe ; nuit pommelée au-dessus d’elle. Sur sa paume, tournée vers le ciel, elle porte un poisson, courbe comme un arc et luisant d’un rayon de lune.

JUSTICE

La hantise du bagne vous accompagne dans les matins durs et déjà trop chauds, dans les midis meurtriers pour l’homme d’Europe, dans les soirs fiévreux, bourdonnant de moustiques. Il y a des forçats partout. On les reconnaît à leur souquenille grise, au chiffre marqué sur la manche, au large chapeau de paille, à leur tête rasée et à leurs yeux. Mais on les reconnaît aussi à la marque invisible du bagne. Pas n’est besoin de fer rouge. Le bagne marque son homme, coupable ou innocent. Un certain degré de misère et d’abjection ne s’atteint pas sans qu’il en reste quelque chose d’ineffaçable. Il faut que le pénitencier soit un terrible creuset pour imprimer ce signe sur tous les visages. Il advient de rencontrer parfois, sous les Tropiques, dans quelque cité étrangère, un homme bien vêtu, bien nourri, commerçant, planteur, et d’éprouver un léger malaise : « C’en est un ! »

Les voici, sur le port, dans les rues, isolés ou en corvée, déchargeant des bateaux, tirant sur les amarres, canotiers, débardeurs, coupeurs de palétuviers, destinés aux besognes les plus humbles, les plus serviles, qu’ils accomplissent mollement, stimulés par les chiourmes qui se dandinent, casque en tête, mains dans les poches et revolver à la ceinture.

On étouffe dans cette cité de servitude.

L’homme condamné est un numéro, une machine aveugle. On ne peut lui enlever totalement le droit de penser ; mais on s’y efforce. Le verdict prononcé, il est nu et dépouillé de son nom comme de ses vêtements. Il porte les péchés de la race et de la société. Le juge est pur ; les belles spectatrices du drame sont pures ; la populace qui braille devant le tribunal, elle-même est pure. Tous ces flâneurs qui viennent voir juger un homme sont purs ; et ils sont libres. Mais cet homme qui, hier, était comme eux, aujourd’hui il n’y a plus de rédemption pour lui.

GALÉRIENS

Il n’y a qu’une beauté ici : la nuit. Clair de lune. Les murs et la terre sont d’un rose ardent. Les toits de zinc semblent couverts de neige. Les tiges blanches des palmiers balancent légèrement leurs touffes sombres dont les feuilles touchées par un rayon paraissent poudrées de cristaux. La rosée tombe. Un ciel d’une profondeur infinie. Mais la nuit elle-même est souillée par le bagne proche.

Les transportés arrivent ici sur la Loire . Ils voyagent dans des cages de fer, séparées par une allée où se tiennent les gardiens. Ces cages sont situées dans l’entrepont, non loin des machines. Quand on navigue près du Tropique, la température est celle d’une étuve à dessiccation. Dans leurs cages, ils mangent, boivent, dorment, défèquent et vomissent. Si quelqu’un regimbe et que les autres ne parviennent pas à calmer l’indocile, douche à la vapeur brûlante.

Les lances sont là, toutes prêtes.

On les débarque épuisés, matés par la traversée. Ce n’est plus qu’une horde hâve, un troupeau abruti et docile. On leur enlève la casaque de laine qui leur a servi pour le voyage. On la remplace par une casaque de coton qui sera renouvelée une fois par an. Un chapeau de paille. Pas de linge, pas de chaussures. Pas un mouchoir. Pas une cuiller. Pour manger, leurs doigts et une « moque », sorte de gamelle à quatre.

Les premiers mois, coucher sur le bat-flanc, les pieds pris dans une barre de fer. L’homme ne peut se retourner de la nuit. S’il se conduit bien, s’il est recommandé, si sa famille lui envoie de l’argent, s’il plaît au gardien, s’il moucharde, il obtiendra d’abord la suppression de la barre, un hamac peut-être.

Une savante hiérarchie les divise. Quatre catégories. On peut monter de l’une à l’autre et redescendre également — depuis les « incorrigibles » qui travaillent nus, accouplés par deux, dans la forêt pestilentielle, où les gardiens crèvent avec les forçats, jusqu’aux « 1 re catégorie », les résignés, les délateurs, les bien notés, que l’on place comme domestiques, jardiniers, commis. Le pénitencier fournit ainsi des domestiques gratuits, souvent fort bien stylés. S’il vous arrive d’être invité à dîner chez un haut fonctionnaire, vous pouvez être servi à table par un assassin célèbre. Cela donne un léger frisson aux dames qui regardent ses mains.

Quinze cents forçats. Autant de charpentiers, de maçons, de tailleurs, de bûcherons, d’ouvriers de tout métier, à l’usage exclusif de l’Administration. On envoie en Guyane les gens qui ont violé des petites filles, forcé des coffres-forts ou fait de la propagande libertaire, en vue de vider les pots de chambre des ronds-de-cuir de là-bas. D’ailleurs, pas un ouvrage d’utilité publique ; pas une route, pas un canal ; un port comblé de vase. Mais de belles maisons pour messieurs les fonctionnaires et les chiourmes qui confient parfois l’instruction de leurs enfants à d’ex-pédagogues, condamnés pour détournement de mineurs. Dame, ça ne coûte rien.

Le forçat ainsi placé devient un « garçon de famille ». Il devient même quelquefois tout à fait de la famille.

Tous ne sont pas aussi favorisés. Il y a les fortes têtes, les paresseux et ceux qui ne mouchardent pas. Il y a — et c’est le grand nombre — ceux qui n’ont pas perdu le fol espoir de s’évader et qui tentent désespérément de fuir. Pour ceux-là, inutile de songer aux douceurs du « garçon de famille ». Travail sans chaîne, ou à la chaîne, suivant la catégorie, dix heures par jour, parfois davantage, en corvée pour couper des racines de palétuviers, dans l’eau visqueuse et grouillante de bêtes, jusqu’à la ceinture, un soleil de plomb sur la nuque, des nuées de mouches et de moustiques collés aux épaules nues ; ou bien pour scier des arbres les pieds sans chaussures dans la brousse fourmillante de « chiques », de serpents, de mille-pattes et d’araignées, respirant tous les miasmes et l’haleine de fièvre que souffle cette terre gavée de pourriture, sous l’ombre humide et chaude de feuillages que, depuis des siècles, la lumière n’a pas traversés.

Pas d’air : sous le Tropique, c’est la pire torture. Or un cachot est large de deux mètres et long de cinq environ. Une lourde porte verrouillée à l’extérieur le ferme ; il n’y a pas d’autre ouverture. Aucune clarté ne pénètre, si ce n’est par la fente de la porte qui donne sur un couloir sombre. Un bat-flanc est fixé au mur par des charnières. On le baisse pour la nuit. On le cadenasse le jour de sorte que l’homme ne puisse pas se coucher. Des condamnés y demeurent trente jours. On peut infliger à un homme jusqu’à soixante jours de cachot. Après une période de trente jours, on le met au vert une semaine dans une cellule éclairée, puis on le remet un autre mois dans le cachot obscur. J’ajoute que cette impénétrable prison ne l’est pas pour les cancrelats, moustiques, mille-pattes, voire pour les rats qui passent partout.

Aimablement un gardien m’ouvre un cachot et consent à m’y enfermer. Un séjour de cinq minutes dans le trou humide et obscur suffit à fixer certaines idées sur les défenses sociales, et sur les avantages qu’il y a à être né d’une famille aisée, d’avoir reçu une bonne éducation et de n’avoir jamais crevé de faim, ni fréquenté un trop vilain monde.

Les chambrées de ceux qui ne dorment pas en cage ressemblent fort à des chambrées de caserne, ou plutôt à des salles de police, assez vastes. Le bat-flanc et la planche à pain, avec le barda du forçat. Cela a à peu près la même odeur. Des exempts de corvée s’étirent ou rongent un quignon de pain, montrant leurs bras et leur poitrine tatoués. Si un chef entre, ils se lèvent, comme des soldats. Au couvre-feu, on verrouille les portes. Personne ne peut entrer ou sortir. Les personnes douées de quelque imagination se représenteront assez bien une nuit de bagne, dans la chambrée close, ces étouffantes nuits de la Guyane où flottent les vapeurs de la terre humide, l’odeur de la chair humaine fatiguée, de l’urine et de la sueur ; l’obsédante rumeur des moustiques acharnés à mordre ; la meurtrissure des planches ; les gémissements et les râles de ceux qui dorment ; les haines qui fermentent, les évasions qui se trament, les vengeances qui mûrissent ; les spasmes honteux. Les hommes enfermés, pour la plupart de robustes adultes, sont privés de femmes depuis des mois, depuis des années.

Un jour par semaine, on réunit dans une cour les forçats les plus indisciplinés ; ceux qui ont subi le plus de punitions, on les fait mettre à genoux. Et devant eux on monte et on démonte la guillotine.

Il y a de temps en temps des exécutions capitales. Les forçats y assistent. Pour faire le bourreau, on demande un volontaire. Il s’en trouve toujours. C’est généralement un nègre.

Des révoltes parfois. La nuit venue, les surveillants tirent au hasard dans les cases et les baraques. Une fois il y eut deux cents morts jetés aux requins.

Autrefois, quand un forçat mourait aux Iles, on fourrait le cadavre dans un sac, avec une grosse pierre. Un canot, conduit par des forçats, se détache, une cloche sonne. A cette rumeur familière, par bandes les requins accourent. Un deux, trois, han ! Le sac est à l’eau. Cette coutume est abandonnée aujourd’hui, paraît-il. Des vengeances aussi. Un jour, dans un chantier de la forêt, des transportés étourdirent leur gardien à coups de matraque, le ligotèrent et le déposèrent sur un nid de fourmis rouges. Les chiourmes ne retrouvèrent qu’un squelette. Ce sont les hommes qui ont fait de cette terre une terre de mort.

TAM-TAM

Une cour entre des cases aux toits de zinc givrés de clair de lune. Une touffe de palmes sur le ciel laiteux. Une clarté bleuâtre très vive : on lirait.

Dans la cour une foule se tasse, hommes et femmes, vêtements blancs, peignoirs et madras aux teintes adoucies par la nuit. Quelque chose de fantomal. Tout ce peuple jacasse dans l’attente du bal. Tam-tam, ce soir, en l’honneur du candidat.

Des coups sourds : un martèlement lent, puis précipité, à nouveau ralenti ; un crépitement puissant et feutré. Trois musiciens vêtus de bleu et coiffés d’informes chapeaux mous, accroupis, tambourinent sur des barillets recouverts de peau de cochon, placés entre leurs genoux. On voit leurs mains noires et nerveuses frapper la peau à coups d’abord lents et farouches, puis rapides, frénétiques, et brusquement arrêtés. Le roulement du tam-tam oppresse comme une menace. Il évoque les villages perdus dans la brousse ; c’est le rythme même de la danse de guerre que dansent les Indiens Saramacas sur les rives du grand fleuve.

A mesure que les musiciens jouent, ils se courbent davantage. Ils sont enfin complètement accroupis et le nez sur le sol. Les danseurs et les danseuses se divisent, les hommes d’un côté, les femmes de l’autre, face à face. Ils commencent par chanter. Le roulement du tam-tam scande une mélopée monotone sur des paroles répétées sans fin. Ce soir, les danseurs ont improvisé ce verset :

« Li ca sauté, not’ député. »

« Il va sauter, notre député. » Ils vont répéter indéfiniment cette phrase, le corps balancé, la tête droite, les yeux fixes.

La danse consiste en de lentes oscillations. Les femmes, presque immobiles, écartent leurs jupes avec une mimique de révérence à peine esquissée. Les hommes démènent leur ventre et leurs fesses, en une chorégraphie éloquente et obscène. Un pas en avant, un pas en arrière.

Un grand noir, vêtu de blanc et coiffé d’un canotier, souple, maigre et dégingandé, s’agite avec des gestes à la fois lents et frénétiques. Lubrique, il soulève les pans de sa veste, enfonce ses deux poings dans le creux des aines, avance et rentre son ventre comme pour un coït. Il marche ainsi jusqu’à son vis-à-vis femelle, puis recule de côté, les bras en avant et les mains basses, dans une véritable attitude de chimpanzé à l’affût.

Peu à peu le bal s’anime. Mais la danse ne se fait pas plus rapide. Ce sont toujours, dans la buée lunaire, sous ce ciel profond fourmillant d’astres, les mêmes ondulations de peignoirs et de vêtements blancs. Des hommes tiennent, au coin des lèvres, une cigarette, qui fait courir des reflets sur leur visage luisant. On chante fort ; on crie ; le tam-tam s’acharne, crépite comme une grêle, ralentit, s’arrête net.

Depuis le début de la soirée, une femme tourne devant nous, sur elle-même, agitant mollement un drapeau tricolore. Quatre lanternes vénitiennes sont pendues à une corde en travers de la cour. L’une d’elles s’enflamme et tombe ; on hurle. Un nègre se trémousse, la tête renversée en arrière, les yeux exorbités. Quelque chose de tragique dans ces convulsions et dans ce visage crispé.

La lumière de la lune glisse sur les étoffes blanches, rouges, orangées. Une femme est assise sous la galerie, sa tête à la hauteur de la taille des danseurs ; son visage luit, obliquement frappé par un rayon.

Le tam-tam presse son rythme ; les mains sombres frappent prodigieusement vite. La danse devient frénétique. Les femmes font face aux hommes avec des oscillations de hanches de plus en plus lubriques. Ils sont collés les uns contre les autres. C’est un flux et un reflux, une ondulation incessante de corps balancés, un rythme lent et triste de la mélopée. Et ce verset stupide, obsédant, nasillard : « Li ca sauté, not’ député. »

SORTILÈGES

Un mot que l’on ne prononce ici qu’à voix basse, avec des mines mystérieuses ou effrayées : « le piaye ». Le « piaye », c’est quelque chose de très vague et de dangereux. Les dames créoles et les négresses n’aiment pas qu’on en parle devant elles. Elles sont pourtant le plus souvent de bonnes « piayeuses ». Un tel meurt d’une maladie dont la cause est inconnue. C’est qu’il a été « piayé ». Un autre se casse une jambe : il y avait un « piaye » sur lui. Et si vous vous dérobez aux flammes de quelque amoureuse dédaignée, gare à vous, vous serez « piayé ».

Le « piaye », c’est la force occulte qui vous frappe impitoyablement ; c’est le philtre d’amour ou le poison de la vengeance ; la malédiction invisible d’un ennemi ; la figurine de cire percée d’une aiguille, le cheveu macéré dans une décoction de lianes. La magie séculaire n’est pas morte. Ici chacun a ses formules de sorts et de conjuration. Les vieilles négresses assises devant leurs cases en savent long sur ce sujet.

Une jeune fille est amoureuse. Qu’elle place dans le lit du galant à conquérir une petite bouteille contenant une plume de colibri, un cheveu et une rognure d’ongle du bien-aimé. Elle sera sûre de sa fidélité. Mais il ne faut pas communiquer la recette. Sinon le « piaye » perd sa valeur.

Les lianes enivrantes sont fort employées dans la cuisine amoureuse. Vous vous apercevez un jour que vous perdez l’appétit. Maux de tête. Maux de reins. Le médecin n’y voit goutte. Vous maigrissez, vous souffrez de vertiges. Vous voilà bientôt privé de force. Vous revenez au docteur. Rien n’explique votre mal. Mais si le docteur est un vieux colonial, il vous conseillera de changer de cuisinière.

Bien entendu, le « piaye » n’est pas exclusivement réservé à l’amour. Il sert aussi en politique. Un homme qui se mêle des affaires publiques ne doit boire qu’avec précaution, ne jamais mordre dans un fruit qu’on lui présente et se garder de respirer le bouquet de fleurs que lui apporte une fille, avec un éblouissant sourire.

Il y a des « piayes » légers et des « piayes » ridicules et des « piayes » inoffensifs. Mais il y a aussi des « piayes » paralysants et des « piayes » qui déterminent la folie. Une bonne recette consiste à enduire d’une certaine préparation végétale les reprises des bas et des chaussettes. Cela produit de magnifiques ulcères aux pieds et aux jambes.

Si l’on veut se débarrasser d’un ennemi, on doit se passer une main à la vaseline pendant plusieurs jours, sans l’essuyer. Ensuite la plonger dans du sable fin, de façon que les particules de sable restent adhérentes à la peau. Puis tremper la main ainsi enduite dans du jus de charogne, à volonté. Enfin cherchez votre ennemi et frappez-le au visage, de façon à l’écorcher légèrement. Le reste se fera tout seul.

L’art du poison est cultivé dans certaines familles mulâtres ou noires. On vous dit : « N’allez pas chez Mme Séraphine. C’est une piayeuse enragée. »

J’ai demandé à une petite courtisane ce qu’elle pensait des « piayes ». Elle n’a jamais voulu me répondre.

Mais le visage du docteur s’est assombri, lorsque je lui ai posé la même question :

— Ce que j’en pense ? m’a-t-il répondu. C’est qu’un de mes enfants, un petit garçon, a été empoisonné en deux mois, avec des racines de barbadine qui tuent lentement et ne laissent pas de trace.

ÉVASIONS

Le forçat vit pour s’évader. Il n’en est pas un qui n’ait fait ce rêve. Quelques-uns le réalisent. Beaucoup le tentent ; beaucoup meurent, beaucoup sont repris et mis au dur régime des Iles.

Du jour où il est débarqué, l’homme du bagne songe aux chances qu’il a de fuir cette terre. S’il a quelque bon sens, il comprendra tout de suite qu’il a toutes les chances d’y rester. Ce ne sont pas les chiourmes, les grilles, les verrous et même les chaînes qui le retiendront. Il peut surmonter ces obstacles, à force de ruse, d’ingéniosité, d’attention. Mais il a deux forces difficiles à vaincre, celle de la forêt et celle de la mer.

Pour s’évader il faut de l’argent. Quelques-uns en reçoivent de leur famille ; d’autres en reçoivent pour des besognes ; d’autres vendent des objets de leur fabrication. Il est interdit de posséder de l’argent, mais il y a tant de moyens de le cacher. La plupart du temps, les candidats à l’évasion se mettent à plusieurs. Il s’agit de trouver un canot. Pour fuir à travers la jungle, pas d’autre voie possible que de descendre les rivières, la nuit, ou, le jour, avec des précautions infinies, vers la mer. Le canot est caché dans une crique avec quelques provisions.

Au hasard d’une corvée, si le surveillant s’éloigne ou tourne le dos, on prend la brousse. Il s’agit, sans boussole, sans vivres, de gagner la crique. Les pistes, les rares pistes, sont dangereuses. L’évasion signalée, les battues s’organisent. L’homme traqué par l’homme est aux prises avec la jungle. Il faut ramper sous les lianes, à travers l’effroyable enlacis des branches, les jambes et les genoux en sang ; ramper dans cette ombre étouffante, où stagnent les miasmes, sans un souffle d’air. Il y a les fauves, les serpents, les insectes et la faim, si l’on perd sa route — et la soif.

Un jour un groupe d’évadés se rendit au détachement qui le cherchait. Ils tenaient la brousse depuis quinze jours. Il en manquait trois. — « Morts ! » déclarèrent les camarades. Mais, pressés de questions, ils avouèrent qu’à bout de forces, crevant de faim, ils avaient assommé les plus faibles pour les manger.

Pas mal d’ossements blanchissent sous les lianes, sous le balancement des orchidées.

S’ils parviennent au canot, c’est une chance de plus. Mais il faut passer inaperçus, glisser sous les palétuviers, au risque de recevoir, au milieu de la barque, un serpent ou un nid de mouches-tigres. Les rapides brisent un canot comme une noix. Les caïmans guettent une fausse manœuvre qui fera chavirer l’esquif. Combien le fleuve ou la rivière ont-ils escamoté de fugitifs ? Mystère de ces eaux jaunes et tièdes.

Les provisions s’épuisent vite. Ces hommes crevant de fièvre et de fatigue arrivent enfin à la mer. Sur ces rivages, semés de récifs, les lames sont furieuses. Que peut une poignée d’hommes sans forces et un canot contre l’océan ? Quelquefois cependant le désespoir est plus fort que les lames.

Je me souviens d’un petit homme nerveux qui courait sur le quai de Paramaribo, le long du paquebot accosté. Il parlait français, questionnait les gens du bord, donnant à son tour des nouvelles de X… et d’Y… On plaisantait avec lui. Une vieille connaissance. C’était un ancien « popote » établi chez les Hollandais, gagnant sa vie. Il n’avait fait que quelques heures de bagne, s’étant sauvé le jour même de son débarquement. Mais, prudemment, il se gardait de monter à bord.

Pour s’évader, il faut des complices. Un « libéré », un de ces hommes astreints après leur temps de bagne à résider à la colonie, à quinze kilomètres au moins d’un endroit habité, s’était fait entrepreneur d’évasion. Pour cent francs, il amenait le canot et les provisions, embarquait son homme, et, une fois en mer, l’assassinait. L’opération lui réussit un assez grand nombre de fois. Il touchait l’argent. Le canot et les provisions resservaient et la victime avait parfois un peu d’or sur elle. Mais l’entrepreneur entreprit trop. Il embarqua un jour deux forçats, assomma l’un et manqua l’autre qui se jeta à l’eau et put regagner la rive. Le rescapé dénonça l’homme, qui fut exécuté.

UN COLONIAL

Gaudin est un grand diable, maigre, osseux et jaune, un visage creux ; le nez courbe, chevauché de lorgnons ; un peu chauve, des yeux bleu pâle. Il est né ici, a fait ses études en France, puis est revenu sous les Tropiques à vingt-deux ans. Parti en prospection, il a gagné quelque argent dans les placers, très vite, mais il a tout dépensé plus vite encore, dans un petit voyage à Paris. Alors, ma foi, il est reparti. Il se fiche de l’argent, au fond. Il aime la brousse.

Gaudin passe une bonne semaine par mois, avec la fièvre. Le voici étendu sous la moustiquaire, en pyjama, jaune comme un vieux citron, plié en deux, une cigarette éteinte au coin des lèvres. Son estomac a été corrodé par les salaisons. Il ne mange pas, boit du lait, mais ne sacrifie pas ses deux punchs du matin et du soir.

« Quand j’étais dans le bois… » dit-il. Le bois, c’est la jungle, la vaste zone de forêts et de marécages, sillonnée de rivières, qui va de la mer jusqu’aux mystérieux Tumuc-Humac où vivent les Indiens à longues oreilles. Gaudin a vécu dans le bois. Lui qui est un silencieux, il s’anime quand il parle de la forêt. D’elle, il a rapporté des intestins gâtés, un sang brûlé de fièvre, un organisme usé jusqu’à la corde. Sa voix tremble un peu, à peine, lorsqu’il évoque les longues marches, le sabre d’abatis à la main, à travers les lianes et les bambous.

— Un jour, dit-il, la fièvre m’a terrassé. Je ne voyais plus. Mes yeux papillotaient, mes oreilles bourdonnaient, et je vacillais sur mes jambes. Pourtant il fallait avancer, avancer à tout prix ou crever sur place. Il me restait encore une ampoule de quinine. Je m’affalai au pied d’un arbre, à demi aveugle, la tête brûlante. Il me fallut un effort inouï pour ouvrir mon sac. J’emplis la seringue. L’aiguille n’était plus qu’un tronçon rouillé, rugueux. Je n’en avais pas d’autre. Je pinçai la peau de mon ventre entre deux doigts et je poussai l’aiguille très fort, car elle ne pouvait glisser. Ma fièvre était telle que je ne souffris pas. Toute l’ampoule y passa et j’étais sauvé. Mais quand j’arrivai, j’avais une énorme poche de pus sur le ventre.

Chargé d’une délimitation dans la forêt, il partit avec une équipe de forçats, sans autre escorte. Au départ, il confia son fusil, ses cartouches et son argent à deux forçats, les deux fortes têtes de la bande. Il dormait entre eux sur ses deux oreilles dans la solitude nocturne.

Ce long corps désossé abrite une force trempée à toutes les épreuves et un cœur qui ne s’est pas endurci. Gaudin est resté jeune. Sa poignée de main est robuste et franche. Quel bon compagnon de route !

Tout le monde lui rend un secret hommage. L’autre nuit, un raz de marée a emporté l’appontement de bois dans le port, d’une formidable poussée silencieuse, sans qu’on ait rien entendu de la ville. Le lendemain, les forçats travaillaient à ramener les épaves, les travées arrachées, broyées, les grosses planches goudronnées, hachées par cette vague mystérieuse qui, régulièrement, tous les dix ans, se lève des abîmes et balaie l’ouvrage des hommes. Passant près d’eux jambes nues, torses tatoués, chapeaux de paille enfoncés sur leurs faces blêmes et rasées, j’entendis un transporté qui disait, en hissant une grosse poutre :

— Il n’y a que ce que M. Gaudin a fait qui ait tenu !

ARTÉMISE

Sa maison, sous les feuillages, domine la ville par-dessus les palmiers et les manguiers. Il y a devant sa fenêtre un bel arbre qui s’appelle un « mombin », aux branches pareilles à des muscles de lutteur ; un petit jardin avec quelques bananiers ; et le vent du large entre à grandes bouffées dans sa chambre, à l’heure où les gens de la ville étouffent sous leurs moustiquaires.

Artémise est vêtue d’une cretonne à fleurs et porte un panama. Petite tête ronde, au teint marron clair. Des yeux pas grands, très noirs et très vifs ; un nez un peu écrasé, des cheveux en mousse rase et des anneaux d’or aux oreilles. C’est une personne distinguée qui parle français et anglais. Elle vit à l’écart, mais compte beaucoup d’amis parmi les hommes « bien » de la colonie. Tous les Européens de marque ont fréquenté sa maison, et l’on parle encore de ses déjeuners du dimanche.

Elle a eu, paraît-il, plusieurs grandes amours, que le départ d’un paquebot a toujours abrégées. L’une de ces rencontres compta plus que les autres. Un Irlandais planta dans le jardinet un arbuste qui devint un gros arbre et qu’Artémise montre avec fierté et un peu de mélancolie : « C’est l’arbre d’O’Brien », dit-elle.

Artémise va à la messe les jours de fête, au cinéma deux fois par semaine, et de temps en temps au bal casséco ; mais elle n’y danse pas parce que la foule est trop mêlée. Elle est « Mam’zelle Artémise ».

Elle n’est pas étrangère à la politique du lieu. Le candidat ne méprise pas ses informations ; de longs conciliabules ont lieu, certains soirs, sous la véranda, à l’heure où les étoiles s’élèvent au-dessus des palmiers, dans le crissement des cigales, le vol des chauves-souris et le parfum du bois de rose.

Un ami la conduisit en France. Elle a vu Paris, mais elle ne se souvient que du Moulin-Rouge.

Comme ses sœurs, elle est fort susceptible sur le point de la couleur. Je lui demande de la photographier ; elle proteste, de peur que je ne montre aux Parisiennes le portrait de la petite « Mam’zelle négresse ».

BAL CASSÉCO

Une place plantée de manguiers. Un large bouclier de lune rend les étoiles invisibles. La crique étale une vase argentée. Des mouches à feu voltigent dans les branches. Sous les arbres, dans l’ombre, des photophores, fumeux de pétrole, brûlent, éclairant de petites tables. Des femmes sont assises, leurs coudes noirs sur la blancheur des nappes. On sert du café et du punch. De jeunes nègres, quatorze ans à peine, sifflent sans sourciller deux tasses pleines de tafia blanc.

Des lampes à acétylène embrasent l’entrée du casino : un vaste hangar à toit de zinc. On se bat pour prendre son ticket. C’est samedi soir et bal casséco.

La salle est bordée de banquettes et de galeries en bois. Sur une estrade, l’orchestre, composé d’un violoncelle, d’un trombone et d’une clarinette. Un peu au-dessous des musiciens, vis-à-vis assis par terre, un nègre secoue une boîte de clous. C’est le « chacha », accessoire indispensable de la chorégraphie tropicale. Un autre frappe en cadence sur une banquette deux morceaux de bois.

La musique éclate. Le bal commence. L’orchestre joue des valses, des polkas, des mazurkas, sur des rythmes fous, scandés par les bâtons et la boîte à clous. Les instruments ont des sons aigus qui vrillent les oreilles. Mais on est tout de suite pris par cette musique endiablée. Le « chacha » martèle les tempes ; l’aigre clarinette déchire les fibres ; le rythme vous emporte malgré vous.

La salle, d’abord vide, se remplit en quelques minutes. Il y a là des chercheurs d’or ou de balata qui descendent des placers ou de la forêt, des gaillards qui sont arrivés la veille, demi-nus, un pantalon en loques, un vieux gilet à même la peau et le sabre d’abatis à la ceinture, et qui, ce soir, se trémoussent en complet blanc soigneusement repassé, canotier de paille et chaussettes de soie. Ils ont fait des semaines de brousse, travaillé au « sluice » sous le soleil, puis sont revenus avec des pépites, de la poudre d’or et de la précieuse gomme. Ils claqueront leur gain en quelques jours, puis le comptoir leur avancera de quoi acheter leurs provisions de route et ils « remonteront », comme on dit là-bas.

En attendant, ils font sauter les filles, pour le plus grand dépit des élégants de la ville.

Beaucoup de femmes : les unes, vêtues de peignoirs blancs, très amidonnés, qui les font paraître énormes ; d’autres chiffonnées dans des oripeaux orange ou rose vif ; des toilettes européennes à faire crier, des chapeaux auprès desquels le plumage des aras semble terne. De temps en temps, une jupe se relève et découvre un bas jaune dans un soulier noir. Mais toutes ces dames mettent des bas pour danser. Et la plupart, fort heureusement, portent le madras pointu à deux cornes, aux teintes vives sur la peau sombre.

Un cavalier danse presque tout le temps avec la même danseuse. Un jeune noir, aux traits fins, au complet blanc bien coupé, enlace une fille au corps lourd, à la tête brutale. Elle danse, le col renversé, les traits impassibles, les yeux fixes. Lui, la regarde entre ses cils baissés, les mentons proches. Ils dansent bien. Tout d’abord, il la presse légèrement avec ce balancement de hanches qu’ils ont tous. Puis il glisse sa jambe entre celles de la jeune fille. Il l’étreint violemment, passionnément. Leur valse se transforme en une pantomime érotique, indéfiniment prolongée, les cuisses serrées, les ventres collés dans une tiédeur voluptueuse, les reins souples, mais les visages toujours éloignés, calmes et graves.

Peu à peu, le bal devient enragé. La boîte à clous cingle les lubricités. Les danseurs se tiennent les deux bras autour de la taille, les mains sur les fesses, les jambes entrelacées, dans une sauvage mimique amoureuse. Le grand nègre du tam-tam continue ses jeux obscènes de bas-ventre ; il obtient le plus vif succès. La sueur coule de son front.

Au bar, l’alcool avive les frénésies. On verse le tafia à pleins verres. Les hommes et les femmes boivent d’un trait, puis s’enlacent de nouveau, se soufflent au visage une haleine enflammée de tord-boyaux.

Une grosse négresse, coiffée d’un madras vert, danse, en cavalier seul, les coudes hauts et un doigt levé, comme un magot.

Plusieurs femmes dansent ensemble, étroitement serrées. Deux font le simulacre de l’amour, avec leurs ventres poussés l’un contre l’autre. L’une est maigre, vêtue de rouge, forcenée. L’autre en peignoir rose, coiffée d’un chapeau blanc, qui accuse la nuit du visage, les yeux exorbités et le rictus livide. Autour d’elles, ce ne sont que couples enlacés, faces brutales sous des coiffures roses ou bleu cru ; corps fagotés de cotonnades et de fausses dentelles, sous lesquelles on devine des seins cambrés. Et toujours ce balancement étrange du bassin, voluptueux et lent. Un éclair de toutes les dents déchire maintenant les visages sillonnés de grimaces féroces ou lubriques. La boîte à clous marque la sarabande ; la clarinette se perd dans des modulations roucoulantes, avalées en hoquets. On reconnaît des airs à la mode au Moulin de la Galette il y a dix ans, des valses défuntes, des polkas de nos enfances, transformées en chienlits épileptiques fouettées par le « chacha ».

Un nuage de poussière voile l’éclat cru des lampes. L’odeur des corps en sueur monte jusqu’aux galeries, écœurante et fade. De là-haut, la salle est pareille à une cuve bouillante où se convulsent des damnés.

Le bal casséco s’achève par un quadrille coupé de valses vertigineuses où s’épuise le rut des placériens arrosés d’alcool.

Puis, par couples, le long de la crique sifflante de maringouins, que la lune déclinante argente encore d’un trait oblique, les danseurs las s’égaillent vers l’aube, égrenant sur les banjos des chansons grêles et tristes.

PAYS CHAUDS

Le Docteur m’emmène dans son auto, par l’unique route de la colonie, jusqu’au village où il va voir un malade. La route (c’est plutôt un chemin) au sol rouge est bordée de cocotiers et de manguiers. De-ci de-là, dans un enchevêtrement de verdures et de lianes qui ne laisse pas à découvert un seul pouce de terre, des cases si pauvres. Dès que l’auto ralentit, un voile de chaleur humide descend sur la nuque et les épaules. Des mouches-dagues affolées s’assomment sur la vitre.

Le village est enfoui dans des feuillages étouffants et si denses que le jour les traverse à peine, au creux d’une colline boisée. Les cases sont faites d’un toit de zinc ou de feuilles de waza posées sur quatre piquets ; quelques-unes sont des parois de liane tressées ; des ustensiles et des meubles baroques voisinent avec un ananas, un régime de bananes, une calebasse remplie de farine de manioc. Une misère paresseuse croupit dans l’air lourd, chargé de trop de senteurs, dans cette ombre qui sent l’herbe mouillée, sonore de moustiques. Ce ciel nuageux d’où tombent tour à tour une accablante lumière et un déluge de pluie tiède, féconde terriblement le sol. Les plantes, les arbres, les fleurs surgissent en une inlassable poussée de la terre, s’épanouissent et se corrompent, absorbés par l’humus qui transforme toutes ces morts en de nouvelles vies. Sous le ciel tropical, le végétal est féroce, trop bien nourri ; les plus respectables arbres d’Europe sont chétifs à côté de ces banyans dont les branches, recourbées en arceaux, plongent dans la terre pour y enfoncer de nouvelles racines.

Sur des centaines de lieues s’étale un océan de feuillages dont les ondulations métalliques ne s’entr’ouvrent qu’un instant, déchirées par l’éclair d’un fleuve. Des milliards de plantes s’étirent sur leurs tiges, dans un effort tenace vers la lumière et vers la vie. C’est le bruissement infini des cellules aux glauques suçoirs, la palpitation innombrable des chlorophylles altérées.

Ainsi, l’homme vit, oppressé, dans un état de langueur qui l’éloigne de toute activité. Devant les végétaux géants, gorgés de sève, il se sent un humble parasite de cette terre. La respiration énorme des forêts l’étouffe.

Ces nègres sont étendus devant leurs cases. Ils ne cultivent pas le sol ; ils ne défrichent pas la brousse. Ceux-là n’ont même pas fait un abatis pour édifier leur case. Ils nichent dans l’enlacement des branches et des feuilles, indolents. De temps en temps ils vont cueillir le fruit de l’arbre à pain ou pêchent un peu de poisson dans la vase.

Par une sente abrupte, nous dégringolons dans un fourré. C’est là que se trouve la case du malade. Nous avons peine à respirer tant la chaleur est lourde sous cette voûte de verdure. Il nous faut écarter des lianes avec la main. Un serpent glisse sous les feuilles. La case est assez spacieuse, couverte de zinc. Devant l’entrée se tient, accroupie, une vieille négresse vêtue de violet et coiffée du madras. Etendu de flanc sur une banquette de bois, un oreiller sous la tête, le malade. C’est un jeune homme d’apparence robuste. Il est atteint d’une horrible fistule rectale. Il montre sa plaie. Sa mère le soigne avec des gris-gris, des graisses végétales et des préparations magiques. Elle croit à ses recettes beaucoup plus qu’à la science du docteur. Demain, quand l’ambulance viendra prendre son fils pour le conduire à l’hôpital, elle s’arrachera les cheveux et appellera les Esprits.

Au retour, je remarque sur certains arbres une sorte de gros kyste gris brun. Ce sont des milliers et des milliers de poux de bois qui forment ces cloques solides. Quand ils pénètrent dans les maisons, les meubles s’effritent en poussière. Le bref crépuscule s’abat sur la brousse. Nous repartons. Le Docteur parle :

— Ici, tout est hostile à l’homme ; tout lui est nuisible : tout est monstrueux. Les fleurs elles-mêmes sont dangereuses. Jusqu’aux plantes nourricières qui cachent du poison dans leurs racines, le manioc par exemple. Vous vous endormez dans la forêt ; vous vous réveillez de votre sieste, avec, à deux doigts de votre oreille, l’araignée crabe, la bête velue dont la morsure est mortelle. Le soleil est un ennemi dont il faut se méfier à toute heure. La pluie rend la terre fumante de miasmes. Chaque insecte est un véhicule de mort ou d’ulcère.

Il baisse la voix, comme s’il craignait d’évoquer une puissance invisible.

— Et la lèpre… le mal rouge ! On ne sait ni qui elle touche, ni qui elle épargne.

Se parlant à lui-même :

— Ici, on vit dans la fièvre. Et le pis, c’est qu’on s’habitue à la fièvre.

LIBÉRÉS

Il me faut renouveler ma provision de vêtements de toile. On m’indique un petit tailleur, le père Simon. « Un libéré » naturellement, ajoute mon interlocuteur.

Le forçat qui a accompli son temps de bagne est rendu à la liberté. Mais c’est une liberté fort relative, car il doit séjourner à la colonie un temps égal à celui de sa peine. On appelle cela le « doublage ». En réalité l’homme condamné à dix ans doit demeurer vingt ans sur cette terre lointaine. Le jeune transporté de vingt-cinq ans n’aura expié sa faute qu’après de longues années de misère ; il reviendra peut-être, mais un vieillard. Vingt ans de colonie, dont dix de travaux forcés et dix d’une vie de paria, cela vous vide un homme, à supposer même — hypothèse invraisemblable — que les chiourmes, les fauves, les serpents, la fièvre, l’éléphantiasis et la lèpre l’aient épargné.

La loi prévoit qu’à l’expiration de sa peine, le forçat libéré soumis au doublage pourra obtenir une concession et exercer un métier, mais à la condition de résider à quinze kilomètres au moins de tout endroit habité. Or à trois cents mètres de Cayenne, à dix mètres de la dernière case du village, c’est la jungle.

Le bagne rejette son forçat, demi-nu, sans outils, sans armes naturellement, épuisé par des années de labeur sous le soleil du Tropique : il le rejette à la forêt.

L’usage a tempéré la barbarie du législateur. On tolère qu’un libéré exerce son gagne-pain dans une bourgade et même à la ville. Nombre d’entre eux s’installent comme bijoutiers, menuisiers, jardiniers, tailleurs, serruriers. Sans eux, d’ailleurs, on serait bien en peine. Ce ne sont pas les nègres qui travailleraient.

Mais le libéré est un paria. On le reconnaît, bien qu’il ne porte plus la souquenille de coton et le chapeau pointu. Il y en a qui font des affaires — pour ceux-là, on arrive à oublier… s’ils réussissent. Mais beaucoup ne trouvent pas de travail : ils errent, comme des chiens perdus, sous la surveillance de la police. Le bagne veille encore sur eux : au moindre geste de révolte, il les happera.

Les libérés acceptent de travailler à bon marché. Les fonctionnaires n’y perdent pas.

J’en connais un, employé comme jardinier. Il a laissé pousser ses moustaches. Il salue poliment, mais n’est pas obséquieux. On l’appelle Pierre. Il ne parle jamais.

La règle ici : ne jamais serrer la main à un blanc qui ne vous a pas été présenté.

J’entre chez le père Simon. Sous une sorte de véranda, des femmes de couleur cousent à la machine. Des pièces d’étoffe reposent sur des tables. M. Simon est un petit vieux à lunettes, à barbe courte et grise. Il tremble un peu. On a du mal à saisir son regard, car il a toujours les paupières baissées.

Le père Simon a pris dix ans de travaux forcés comme libertaire, au moment des attentats anarchistes. Il ne reviendra jamais dans son pays. Il a épousé une mulâtresse ; il aune de la toile et coupe des uniformes pour ces messieurs de la gendarmerie et de la douane, qui sont exigeants et parlent fort. Il y a quelques livres sur un rayon. Lui aussi est un silencieux. Comme je me plains de la chaleur, des moustiques et de ce sacré pays, il me semble voir ses yeux briller derrière les lunettes et un drôle de sourire pointer dans sa barbiche. Je songe. — Il y a vingt ans qu’il est ici ! En partant, je lui tends la main. Je n’ai aucun mérite : personne ne me voit.

BAIN DE MER

C’est une plage de sable fin, encadrée de manguiers et d’orangers. La mer s’étale sans une ride ; à peine si le flot lèche doucement la grève, comme un souffle d’homme endormi. Un espace d’eau est entouré de fils de fer. Cela indique qu’on peut s’y baigner sans crainte des requins.

Je me déshabille sur le sable. A peine ai-je retiré ma veste qu’une grosse mouche noire et rouge vient bourdonner autour de moi. J’arrache mes vêtements en hâte, agitant ma chemise autour de mon buste ; mais l’insecte s’obstine.

Je me jette à l’eau. Cette eau est si chaude que l’on n’éprouve aucun rafraîchissement à s’y plonger. Elle est visqueuse. Elle poisse.

Je nage. En m’éloignant de la grève je trouverai plus de fraîcheur. La volupté de filer, à grandes brassées découplées, dans cette eau tiède, me fait franchir imprudemment la limite des fils de fer. A peine l’ai-je dépassée qu’une angoisse me saisit. Des contacts étranges m’effleurent. Sont-ce des algues, des glissements de bêtes ? J’éprouve l’impression répugnante d’un grouillement, autour de moi, d’animaux invisibles et mous.

J’allonge ma coupe. L’eau devient plus pure, plus transparente. Cependant cette gêne bizarre me poursuit. Je ne me sens pas sûr. Je suis seul dans un élément étrange, perfide, peuplé de présences indéfinissables. Entre deux eaux, balancées par les lames de fond, flottent d’énormes méduses, blafardes, veinées de reflets roses ; elles se gonflent et se contractent. La palpitation de la vie est hideuse dans cette gélatine amorphe pareille à un lambeau de protoplasme. Cela n’a ni muscle, ni os, ni regard, ni aucun organe visible. Cela glisse avec des mouvements mous et des succions. Cela n’est ni algue, ni fleur, ni bête, mais cela vit pourtant et avance et respire. Et si cela vous touche, cela vous brûle et marbre votre corps de cloques livides douloureuses [2] .

[2] On les appelle « brûlants », « vaisseaux portugais » ou « galères ». Leur substance contient un poison qu’utilisent les indigènes. Ils font sécher la méduse, la réduisent en une poudre que l’on verse dans le café de son ennemi. D’une personne qui meurt ainsi, on dit qu’« elle a eu sa galère ».

Autour de moi, environnées d’une sorte de rayonnement glauque, quelques-unes de ces larges fleurs vitreuses aux longs tentacules. Je manœuvre pour les éviter, en dépit du courant sous-marin qui les porte vers moi, pareilles à des vessies gonflées de venin.

Du large, des lames souples et lentes déferlent, me soulèvent et me plongent dans des vallées d’un bleu profond où brille l’éclair argenté d’un poisson volant. Mais une anxiété de plus en plus intense rôde autour de mon corps. A chaque brasse, un frisson me glace l’échine, comme si tout le peuple de la mer accourait et me cernait, depuis les algues violacées et rouges, les étoiles de mer aux mille suçoirs qui guettent dans l’ombre des rochers, depuis ces étranges plantes-bêtes qui happent les coquillages, jusqu’aux mille tribus des poissons, armée aux écailles de nacre, d’acier, de pourpre et de flamme. Je songe à ces myriades de lueurs qui s’allument et s’éteignent dans les profondeurs vertes des vallons océaniques, à ces multitudes muettes qui s’entre-dévorent, du plus petit au plus grand, dans le silence des espaces sous-marins ; aux poulpes étoilés de bouches ; au sillage rapide de l’espadon qui plonge en lame dans le ventre mou du requin, et une fumée de sang obscurcit une minute le cristal glauque des eaux — seule trace du drame ; au poisson-volant que force un bonite de vague en vague ; au sombre passage des corsaires, à travers un banc de soles ; à cet univers féroce de bêtes à museau rond ou effilé, aux branchies haletantes ; à cette fuite, à cette chasse éternelles dans le silence ; aux grandes traînées laiteuses du frai, gluantes de germes, qui flottent sur la stérilité des eaux amères.

Je songe aux monstres que cette mer chaude des Tropiques enfouit dans ses sables. Des noms hideux sonnent dans ma mémoire : le sarde aux dents de chien, la grande bécune des Antilles, la scorpiène rascasse, le tassard, le cailleu, le poisson-crapaud et Han-Satan, le poisson-diable. Dans ces parages torrides, la mer comme le sol nourrit une faune cruelle et une flore empoisonnée. Je nage maintenant à brasses rapides vers le rivage. La panique des eaux m’a saisi. Si je ne luttais vigoureusement, elle paralyserait mes muscles. Dans le tiède et perfide enveloppement de ces flots, l’homme n’est plus qu’une proie, parmi tant d’autres.

VIGNETTES ZOOLOGIQUES

L’immense forêt tropicale est sillonnée d’arroyos où se glissent les pirogues sous l’enchevêtrement des lianes. L’endroit où le cours d’eau se jette dans le grand fleuve se nomme le « dégrad ». La forêt respire par cette bouche. L’aube sur le dégrad, la grande lueur qui monte des eaux et fend l’épaisseur de la jungle, c’est une des belles choses de « là-bas ». Au dégrad, dans le premier matin, les animaux viennent boire ; les chats-tigres arrivent par bandes ; le tatou galope lourdement ; les lianes s’entr’ouvrent sous la poussée silencieuse d’un serpent ; les perroquets s’éveillent dans les feuillages criards. Une buée rose flotte sur le fleuve. Le soleil n’a pas encore paru, mais toute la jungle l’attend. Un grand frémissement parcourt les plantes constellées d’une lourde rosée ; des orchidées mouillées scintillent dans l’ombre bleue qui lentement s’éclaircit et dégage les masses obscures de la forêt. Et voici, avant-coureur de l’aube, un triangle pourpre déchirer le brouillard du fleuve ; c’est un vol de flamants corail qui s’abat sur la rive parmi les lianes palpitantes de doux plumages couleur de sang.

Une bonne heure pour la chasse et un bon endroit. Un boa avait élu le dégrad et s’y posait à l’aube pour guetter son gibier. Il ne faut pas troubler un boa à l’affût. C’est une bête respectable, large et lisse comme le tronc d’un jeune arbre, et qui se détend avec la rapidité élastique d’un lasso, ce qui peut causer des surprises aux indiscrets. Le boa avait choisi cette place d’affût. Un gendarme eut le tort de la lui disputer. Ce gendarme n’avait pas le sens de l’à-propos. Le dit pandore vint, chaque matin, prendre l’affût à côté du boa, que d’ailleurs il ne distinguait pas d’un tronc d’arbre. Les coups de fusils malencontreux chassèrent les paks, les agamis, les flamants et toutes les bonnes nourritures du serpent. Le boa, un beau jour, tandis que le gendarme ajustait son gibier, se déclencha à la manière d’un ressort de montre et noua sur l’infortuné, sa giberne et son fusil, un de ces nœuds qu’il est malaisé de défaire. Un boa commence par enduire sa proie d’une bave visqueuse qui facilite la déglutition ; ce faisant, il la malaxe entre ses vertèbres. Un compagnon du pandore survint et d’une balle bien placée interrompit la préparation. On dégagea le corps gluant de bave hors des anneaux. Un médecin en fit l’autopsie. Il déclara que les os du gendarme avaient été moulus fin comme de la farine de froment.

Un homme revenait du placer. Il s’appuie contre un arbre pour allumer sa pipe. Un boa, lové contre cet arbre et pareil à un tas de bois mort, se détend, enlace l’homme et l’arbre. Fort heureusement, un arbuste souple se trouvait pris également dans l’étreinte du serpent et ralentit la pression. L’homme eut le temps de tirer son couteau de sa poche. Il scia la colonne vertébrale du boa, entre deux écailles. L’opération demanda un quart d’heure.

CHERCHEURS D’OR

Certaines rues, ocre et rouge, avec leurs bars ouverts à tous les vents et la lueur des alcools, font songer au Klondyke. Ici aussi, il y a de l’or.

La vieille légende de Manoa del Dorado, des trésors engloutis, du lac aux eaux dormantes qui recouvre la cité du Métal, elle chante encore dans bien des cervelles, sur les rivages du Sud-Atlantique. Sur des écriteaux grossiers on lit : « Ici on achète l’or, en poudre et en pépites. »

Les placers sont loin ; à des semaines de pirogue. Ceux qui les découvrent les baptisent de noms expressifs. Il y a le « placer Dieu-Merci » et le « placer Elysée », le « placer A-Dieu-vat » et le « placer Enfin » qui est le souffle d’un homme harassé. Cependant sur leur route, le long du fleuve et des rivières, sur les pistes de la forêt règne le perpétuel va-et-vient de ceux qui redescendent et de ceux qui montent. Les uns portant leur butin, méfiants, le rifle prêt ; mais guettés sur les berges par le fusil d’un évadé, d’un nègre marron ou d’un Indien — car il y a encore, là-bas, des Indiens, des vrais, ceux de Fenimore Cooper, avec des villages où roule la danse de guerre, des calumets et de graves rites religieux (seulement leur cacique a pris un uniforme européen plus digne, une redingote galonnée et un chapeau haut de forme). Les autres, ceux qui montent, riches d’espoir, tenaces, endurcis à cette vie rude, le sabre d’abatis passé à la ceinture.

Quelques placers sont devenus de vastes exploitations où l’homme touche un salaire. Il y a des ingénieurs, des surveillants, de l’eau potable et des baraques. Mais les aventuriers, les vrais, ne veulent pas de ces usines. Ils cherchent leur « placer ».

Une prospection est une espèce d’épopée monotone. Le prospecteur est exposé à finir sans gloire dans la brousse. Sa disparition ne sera pas connue avant de longues semaines et ses os seront déjà soigneusement nettoyés par les fourmis, quand la nouvelle en parviendra. Des dangers incessants le menacent. Qu’importe ! Il y a le mirage !

Des hommes sont partis, seuls, à travers la jungle, pour de fabuleuses entreprises. Bien peu ont trouvé la fortune. Beaucoup ne sont jamais revenus. Mais il y a toujours des chercheurs d’impossible. La plupart sont des noirs des colonies anglaises. Ils passent au comptoir, touchent de quoi s’équiper et « montent » tout simplement.

Généralement on choisit une équipe d’une dizaine d’hommes, un piocheur, un charpentier, des travailleurs spécialisés. On part à deux pirogues. Il faut aller par eau tant qu’on peut. La marche dans la brousse est plus dure que la navigation. Et pourtant ! Trois semaines, accroupis dans la longue et étroite pirogue que le moindre mouvement peut faire chavirer, sous un soleil terrible, sans ombre. Si les courants sont durs, il faut obliquer sur la rive, glisser sous les tentacules des palétuviers. Parfois un nid de mouches-tigres se détache des branches et tombe au milieu de la barque ; parfois aussi c’est un serpent-grage. Se jeter à l’eau ? impossible. Les pirogues sont accompagnées d’un fidèle cortège de caïmans et de piraïes. Ces dernières ont une spécialité : elles transforment d’un coup de dents le nageur aventureux en eunuque.

Quand on remonte le fleuve, on se heurte sans cesse à l’élan fumeux des rapides. Il faut décharger les pirogues, porter à bras les provisions et l’embarcation pour la remettre à flot, la barrière franchie.

Les sombres rives du fleuve, les masses métalliques de feuillage se déroulent, monotones, pendant des jours et des jours. Des perroquets rompent de leurs jacassements la solitude taciturne ; leurs flammes vertes et rouges luisent sur les cimes : fanions. Un plongeur gris glisse sur l’eau. Un vol triangulaire de flamants roses plonge dans l’infini trouble du ciel, pareil à une voile renversée. Des boas enroulés aux branches, sur la berge, se balancent, indolents, allongeant la tête au bruit des pagaies. A droite, à gauche, la jungle et son épais silence, ce silence qui semble tomber de l’immensité du ciel tropical et qui étouffe sous son poids la rumeur incessante de la forêt, le cri des oiseaux et des singes, le travail des végétaux, la galopade des packs et des tatous, le bourdonnement des mouches, le crissement des rongeurs, le pic des fouisseurs, les milliers d’agonies, les milliers de naissances et d’éclosions, les râles de rut et de mort, la fermentation étouffée du charnier, la rumeur de ce monde où le meurtre est tapi sous chaque feuille.

Parfois on croise une pirogue chargée d’Indiens ou de ces nègres Bosch, qui savent faire franchir à une barque, d’un bond et d’un ahan, le saut tourbillonnant d’écume. On se croise, en silence, puis, lorsque les pirogues se sont dépassées, l’un des pagayeurs chantonne une sorte de mélopée lente. Dans la barque qui s’éloigne, un autre pagayeur l’entend et lui répond. Ils parlent ainsi sans se voir, et poursuivent chacun leur dialogue mystérieux. Longtemps le pagayeur continue sa mélopée, interrompue d’instants de silence, prêtant l’oreille à cette réponse que nous n’entendons pas et qui lui vient au fil de l’eau, d’une bouche invisible et lointaine.

Au bout de longues semaines que dure la montée du fleuve, voici le dégrad. On laisse la pirogue ; on charge à dos les provisions ; on empoigne son sabre d’abatis. En avant, à travers la brousse, au sextant et à la boussole, il faut ouvrir sa route au sabre, trancher les lacis des lianes et des branches, enjamber les arbres morts. La marche est une lutte incessante contre mille obstacles, contre le végétal hostile. On avance de huit cents mètres par jour, dans un air raréfié d’étuve, à demi nu, baigné de sueur.

Gaudin s’est trouvé une fois en face d’une muraille de bambous énormes et épineux, ronds et lisses comme des colonnes de métal. Le sabre s’émoussait sur leurs fibres. Pourtant il fallait traverser. On avança de trente mètres par jour. A mesure que Gaudin et ses hommes pénétraient dans ce taillis, des bêtes extraordinaires sortaient. Les bambous sont le refuge de tout ce qui redoute le fauve. L’ombre ouverte brusquement à la lumière bourdonnait de mouches, grouillait d’araignées, de lézards, de mille-pattes. Des peaux de serpents, flasques, pendaient comme des lianes. Le crotale, le serpent-Jacquot et le trigonocéphale avaient choisi ce gîte pour y changer de peau.

On marche. Dans le bois, la nuit vient vite. Vers cinq heures, il fait sombre. Alors on construit son carbet. Quatre piquets, un toit de feuilles de waza, le hamac. Quelques coups de sabre pour élaguer la brousse et les lianes. On n’a généralement que de la graisse rance ; on mange son gibier rôti avec des piments sauvages. Puis on allume le feu pour la nuit. On garde ses chaussures à cause des vampires. On dort mal. La nuit de la forêt est pleine de bruits et le cri du crapaud-bœuf vous obsède. Celui qui se réveille met une bûche au brasier.

Parfois l’inondation vous surprend brusquement, pendant le sommeil. On n’a que le temps de se sauver, emportant son fusil et ses cartouches. Et puis il y a les grandes pluies de la mauvaise saison, les averses qui roulent en tonnerre sur les feuilles, l’odeur cadavérique de la forêt mouillée, la désolation de l’homme aux souliers moisis, aux vêtements en loques, toujours poursuivant son mirage.

Il y a l’ennemi insaisissable, celui qui vous harcèle sans répit, qui vous guette : l’insecte. Les moustiques, d’abord, qui empoisonnent vos soirs ; les mouches de toute sorte : la mouche-tatou, la mouche-maïpouri, la mouche-tigre qu’il faut fuir dès qu’on l’entend bourdonner. Les tiques, qui se fixent dans la peau ; les chiques, qui pondent leurs œufs sous les ongles des orteils ; les vers macaques, larves qu’une mouche dépose sous l’épiderme et qui se développent, en rongeant les chairs, jusqu’au point de devenir des vers velus, longs d’un doigt (il suffit, pour les faire sortir, d’approcher de la plaie un peu de tabac) ; les poux les plus variés ; l’araignée-crabe, large comme une soucoupe et hérissée de poils, dont la morsure est mortelle et qui fait des bonds de trois mètres ; il vaut mieux changer de piste que de passer à côté d’elle ; enfin l’horreur suprême, la mouche « hominivorax » qui pond dans les narines du dormeur et ses larves remontent jusqu’au cerveau. Si l’extraction n’est pas opérée tout de suite, le moins qu’on puisse perdre c’est le nez.

Il y a les serpents : le serpent-grage, le serpent-Jacquot, le serpent à sonnettes et le serpent-feuille, menu comme un bout de ficelle, qui se confond avec le feuillage et tue l’homme en trois minutes.

Enfin, il y a la fièvre !

A chaque pas, le danger, la douleur, la mort. Et personne n’y fait attention.

Gaudin évoque le drame quotidien de la forêt. Il me décrit la vie farouche du prospecteur et du placérien. Il l’a vécue. Il a subi l’étouffante chaleur, la fièvre, la morsure des bêtes, et conclut en souriant :

— Tout de même je regrette le bois. Là-bas j’étais heureux.

Et puis il y a l’or.

Le prospecteur se dirige au jugé, d’après son flair, d’après les indications qu’il a pu recevoir. Il s’arrête au bord d’un ruisseau ou d’un torrent. La végétation lui indique parfois si le terrain est aurifère ou non, certains arbres ne poussant que sur un humus très profond.

Un jour des placériens s’arrêtèrent pour déjeuner auprès d’un amas de rochers. L’un d’eux laissa glisser sa cuiller dans une faille. Pour la retrouver, il dut, aidé de ses camarades, déplacer une énorme pierre. Ils trouvèrent non seulement la cuiller, mais une pépite de plusieurs kilos.

La légende parsème cette terre de mort de trésors enfouis. L’or n’est pas un minerai comme le fer ou l’argent. Il apparaît pur, vierge. Il n’y a guère de méthode pour le découvrir. On le trouve parfois en creusant des puits, entre l’argile et le quartz. On draine la poudre jaune, mystérieuse, qui paillette l’eau de certains torrents. Chaque source d’or tarit plus ou moins vite. Puis l’or reparaît, ailleurs, en des lieux imprévus. On soupçonne que les monts Tumuc-Humac, inexplorés, abritent de fabuleux gisements. Un lac aux eaux sombres recouvre la ville de Manoa del Dorado ; les richesses des dynasties indiennes disparues y reposent à jamais. Et depuis des siècles, des hommes que troublent ce mirage et cette légende, remontent le cours du fleuve en quête de l’Eldorado. Combien sont revenus ? Un mystère entoure l’or. Il semble que, pour la nature elle-même, il est quelque chose d’étrange. Un oiseau décèle sa présence, l’oiseau-voyou que l’on appelle aussi l’oiseau mineur. C’est lui qui par son chant appelle le chercheur de placer. Et là où il est, il y a de l’or.

MONSIEUR AUGUSTE

Pendant des heures, nous avons remonté la rivière vaseuse et jaunâtre qui borde la forêt. Un vol de perroquets ou d’ibis, le sillage d’un caïman ont seuls rompu la monotonie de cette verdure sombre et de cette eau. Nous sommes partis trop tard et les pagayeurs ont fort à faire pour remonter le flux. Le canot est lourdement chargé. La nuit va nous surprendre, la brusque nuit tropicale. Déjà sifflent les maringouins surgis avec la fraîcheur du soir.

Et la nuit tombe. Il semble que le silence soit devenu plus lourd. Les premières étoiles se lèvent. Nous sommes environnés de ténèbres. L’eau clapote avec un bruit mou. On devine dans l’ombre la masse impénétrable, hostile du bois.

Soudain un point lumineux. C’est l’appontement du village. On tire un coup de fusil, du canot, pour se faire reconnaître. Nous accostons péniblement, entre des pirogues vides. Des indigènes s’agitent avec des lanternes, nous guident vers les cases où nous reposerons.

Je suis seul, dans une sorte de kiosque de liane tressée qu’éclaire une lampe Pigeon tremblotante. Le sol est de terre battue, recouvert d’une natte. Un lit blanc. Tout est propre. Une cuvette brille et, sur la table, que vois-je ? un flacon portant l’étiquette d’un grand parfumeur parisien — vide. Nous sommes en pleine forêt vierge, à dix heures d’un endroit habité.

Harassé de fatigue, je me couche et souffle la lampe. Un vague malaise m’envahit, à me sentir si près de la forêt, seul, dans la nuit. Les autres cases sont éloignées, éparses. A deux pas de moi commence la jungle. Je ne suis préservé que par cette mince cloison de liane. Le moindre bruit résonne comme une menace ou un avertissement ; à travers la paroi, il me semble sentir le souffle d’un être énorme, tout proche.

La lassitude l’emporte et je commence à m’assoupir, dans le vaste bruissement de la nuit tropicale sonore d’insectes. Cette case est fraîche et il n’y a point de moustiques, bien supérieure aux maisons des coloniaux. Des cigales crissent. Soudain, un sursaut dans mon demi-sommeil. Quelque chose de lourd vient de s’abattre sur la paroi ; un froissement d’ailes. C’est un oiseau de nuit, peut-être un de ces petits vampires qui vous mordent à l’orteil et vous sucent le sang, en vous éventant doucement de leurs ailes.

Au matin, par tous les pores de cette cage tressée, pénètre le soleil, brûlant dès l’aube, impitoyable.

Le village se compose de quelques cases, ombragées de palmiers et de manguiers, construites dans un abatis, encerclé de toutes parts par la brousse. Ce village n’est d’ailleurs, avec sa paillote-mairie et son église en torchis rose, qu’un centre de réunion passagère. Les indigènes demeurent dans la brousse, à l’habitation. Les notables n’ont ici qu’un pied-à-terre. La semaine, ils vivent, nus ou à peu près, avec leurs femmes et leurs enfants, cherchant le bois de rose et la gomme balata. Le dimanche, ils viennent parfois au village, les hommes en complet blanc, quelques-uns chaussés ; les femmes vêtues de cotonnades multicolores, coiffées du madras ou du « catouri » (qui n’est qu’un panier plat renversé), des anneaux d’or dans les oreilles. Tous vont chanter des cantiques criards et rauques à la messe. Aujourd’hui il y a d’ailleurs un divertissement plus rare que la messe. Il y a réunion politique.

Tous sont électeurs. Peu au courant des vicissitudes parlementaires et métropolitaines. Ils se méfient volontiers des gens venus d’Europe.

« Moi, bon nègre, moi toujou’ dedans », vous disent de vieux diplomates de village, malins et retors comme pas un des villes. Ils se méfient, mais prennent un intérêt passionné aux luttes électorales, par un goût naturel de l’intrigue et surtout par ce besoin irrésistible de parler, cette furie d’éloquence ampoulée qui caractérise les noirs.

Puis, c’est le tour du punch. Et le tafia coule. Le candidat paye à boire. On s’empresse autour de lui. Un homme, tendant des mains bizarres, s’avance. Le personnage va y aller de son shake-hand , avec la cordialité propre à la catégorie des gens en tournée électorale.

— Nom de Dieu ! lui souffle un ami, dans l’oreille, attention ! C’est un lépreux avancé !

Le candidat ne bronche pas. Il a l’habitude. Ce lépreux c’est un bulletin de vote, tout de même. Il met ses mains sur les épaules de l’homme, qui agite ses moignons rongés de taches roses, le tient à bonne distance et clame :

— Mon ami ! un vieil ami de dix ans !

Un soleil blanc tape dru sur la place publique hérissée d’une herbe sèche et coupante. Dans l’air vibrant de chaleur, le tam-tam roule comme pour une danse de guerre. Pas d’ombre. Les prunelles sont douloureuses. Cette chaleur et le suffrage universel, il y a de quoi vous faire éclater la cervelle. Au bout de cette sente s’ouvre la jungle, avec ses orchidées, ses papillons de feu, ses serpents, ses plantes vénéneuses, ses fauves. Le tigre, de temps en temps, vient rôder pas loin de la mairie. Et dès qu’on franchit le seuil de la forêt, comme ils sonnent drôlement ces mots « Les droits de l’homme ! »

A déjeuner, il faut prendre des précautions à cause des mains dont on n’est pas sûr. Autour de la table, mise à l’européenne, circule, désinvolte et empressé, un forçat en souquenille grise, le front ceint d’un bandeau de pirate, la figure jeune et souriante. Il est fort doux et il serait difficile de trouver un meilleur domestique, plus attentif à vos désirs. C’est un transporté français servant les noirs, un « garçon de famille ». Et les noirs l’appellent : Monsieur Auguste.

Après le repas, Monsieur Auguste sollicite de moi la faveur d’un entretien particulier.

— Monsieur, me dit-il, vous qui avez des relations, pouvez-vous demander que l’on me fasse passer de première catégorie ? J’irai ainsi à la ville !

— Comment vous appelez-vous ?

— L… Et Parisien, monsieur, Parisien de Panam ! Ici tout le monde me connaît sous le nom de Monsieur Auguste. Et vous n’aurez que de bons renseignements sur mon compte. Tout le monde vous dira : « Monsieur Auguste, c’est un bon garçon, un « garçon serviable ». Vous comprenez, monsieur, si je pouvais entrer dans une bonne famille, des blancs…

— Très bien. Mais vous avez fait quelque blague, Monsieur Auguste, pour échouer ici ?

— Dame, monsieur, j’ai eu des malheurs. Mais je suis d’une bonne famille.

— Pour combien de temps en avez-vous ?

Il hésite, puis, gêné :

— A perpet’, monsieur.

— Diable, et qu’avez-vous fait pour cela ?

— Volé, monsieur, un tout petit vol !…

— Avec un peu de cambriolage, effraction et peut-être aussi…

Il sourit, bonhomme ; et relevant la tête, énergique :

— Pour ce qui est de la servante, y a pas à dire, c’est pas ma faute ; j’voulais pas lui faire du mal. Même qu’Henri-Robert l’a bien montré aux jurés. Ils chialaient tous, monsieur, je vous jure. Dame, Henri-Robert, c’était un ami de ma famille. Un as, monsieur, un mec à la redresse. Tous les journaux en ont parlé ; j’ai eu ma bille dans le « Matin » comme Poincaré, quoi !… Mais je vous assure, monsieur, je suis de la graine de bons serviteurs. Dites-y au directeur ; que j’me tire des pieds d’ici. Monsieur a vu comme je sers à table. Je puis aller dans les meilleures maisons.

Il me suit, la tête mince, aux lèvres fines, serrée dans ce foulard de corsaire.

— Monsieur Auguste ! vous vous rappelez, mon bon monsieur, Auguste… 912 de deuxième catégorie.

La tête brisée du fracas des coups de fusil, des tam-tams, de la clarinette et de la boîte à clous qui ont scandé le « casséco » dans des cases étroites à température de four électrique, nous rembarquons au coucher du soleil.

Un couchant rouge sombre, ballonné d’énormes nuages violacés traversés d’éclairs. Nos pagayeurs noirs se détachent sur ce fond d’orage. L’un d’eux roucoule d’une voix cassée une chanson de Mayol.

Sur la sombre muraille des palétuviers, un flocon de neige se pose. C’est une aigrette. L’un de nous épaule, fait feu. Un pagayeur se jette à l’eau, se glisse sous les racines et rapporte un oiseau blanc qui saigne. Le sang tache la plume immaculée ; les yeux sont fixes ; le long bec noir s’entr’ouvre spasmodiquement ; les pattes minces et vertes pendent paralysées.

La nuit vient. Les pagayeurs chantent ensemble, pour scander leur coup de pagaie rapide sûr, une mélopée triste, une drôle de chanson :

« Allons, levez-vous ! « I don’t care, damn ! »

Une petite « Mam’zelle », museau noir et bas de soie, assez fine, suce un gros morceau de canne à sucre qu’elle embouche comme une trompette.

Je songe à Monsieur Auguste, au bal tam-tam, à la politique, à cette humanité puérile, grisée de paroles et de poudre, à la vie muette de la jungle, au soleil implacable.

Et doucement, je caresse de la main le plumage encore chaud, sur mes genoux, de l’aigrette assassinée.

SAMBA

C’était un Sénégalais, gigantesque, condamné au bagne pour meurtre, et qui travaillait à la chaîne, au chantier des incorrigibles. Samba était fort comme un bœuf. Un matin, à la corvée, en forêt, ayant deux surveillants à la portée de son bras, il les fend de deux coups de sabre. Les deux forçats enchaînés avec lui hurlent. Samba abat l’un, épargne l’autre qui fait le mort, brise sa chaîne et se sauve en criant « Samba prend la brousse ».

L’homme noir entre en forêt. A la chute du jour, Samba, qui savait la manière de cheminer sans faire de bruit, avise une case d’Indiens. Il se cache. L’Indien sort et Samba l’exécute d’un revers de son coupe-coupe. Puis il entre dans la case, chasse la femme et l’enfant, prend le fusil et la poudre, s’en va en mettant le feu à l’habitation.

Il y a dans la forêt un réseau de communications mystérieuses. Les nouvelles se répandent vite, on ne sait comment. La terreur régna, lorsque les hommes des placers et les chercheurs de balata apprirent que le Sénégalais était lâché et tenait la brousse. Les meurtres se succédaient, soudains, imprévus, parfois à de grandes distances les uns des autres, car Samba était un marcheur terrible et infatigable. Les balatistes, pour extraire la gomme, montent à la cime de l’arbre. Il faut pratiquer la saignée le plus haut possible. Ils se servent de crampons de fer qui les tiennent attachés au tronc. Samba les guettait, au pied ; quand ils étaient bien installés à l’ouvrage, il les tuait à coups de fusil et les laissait là à sécher, dans les feuilles. Puis il pillait leur carbet.

La panique souffla à travers la forêt. Les travailleurs tendirent des cordes munies de sonnettes aux abords des villages et des cases isolées, pour signaler le passage du Sénégalais.

Un jour, un blanc qui montait à un placer, rencontra sur sa route un grand nègre armé et de mauvaise mine. Il ne s’effraya point de reconnaître un évadé et lui demanda avec bonté, selon l’usage des placériens :

— As-tu de l’argent ?

— Je n’en ai pas besoin, dit le noir.

— De la poudre ?

— Oui.

— Eh bien ! montre-moi le chemin le plus rapide pour arriver au placer X…

Le nègre l’accompagna onze jours, chargeant pour lui et faisant son carbet. Arrivé dans le voisinage du placer, il refusa de continuer.

— Je m’en vais, dit-il. Je ne puis aller plus loin. On me reprendrait.

Ils se quittèrent.

Au placer, tout le monde s’étonna de la vitesse avec laquelle le voyageur avait parcouru la route.

— Il n’y a que Samba pour connaître la forêt ainsi, dit-on.

Le blanc décrivit son guide. Il n’y avait pas à s’y tromper. Il avait marché onze jours avec l’homme-tigre.

Samba terrorisa la forêt plusieurs semaines. Un jour, il se trouva face à face avec un autre évadé qui, lui, n’avait pas de fusil. L’homme bondit sur le Sénégalais et d’un coup de sabre d’abatis lui trancha net le bras. Puis il le lia à un arbre, prit le fusil et laissa le mutilé à la jungle. Deux jours plus tard, les gendarmes blessèrent cet homme d’un coup de feu. Mourant, il raconta qu’il avait tué Samba et indiqua où était le cadavre. On en trouva ce que les vautours et les fourmis avaient laissé.

HOPITAL

L’hôpital du bagne n’est qu’un pavillon de l’hôpital militaire. Soldats et forçats voisinent. Des gardes-chiourmes vous reçoivent à la porte. Dans la cour d’entrée, il y a un beau manguier sombre lourd de fruits. L’hôpital est sous le vent de mer. De ses fenêtres on aperçoit la rade. Sous les arcades se promènent des forçats arabes, à qui on laisse leur turban, et des Levantins jaunes coiffés d’une sorte de chéchia rouge. Ils traînent dans les coins comme des chiens galeux. Ceux qui sont là sont bien malades car le major du bagne ne « reconnaît » pas facilement.

Une toute petite pièce carrée, dallée, avec un « billard » de pierre : c’est la salle de dissection. L’on n’y dissèque jamais ; seulement cette pièce possède une attraction. Ce n’est qu’une petite vitrine, mais elle vaut la peine d’être regardée. Neuf têtes coupées y sont alignées par trois, les paupières basses. Ce sont des têtes d’exécutés. Elles ont la couleur du papier jauni, sauf celle d’un noir qui est passée au grisâtre. Elles semblent toutes petites, racornies et diminuées par l’embaumement. Sans doute les lèvres ont été repeintes, car elles luisent d’un drôle d’éclat. Les neuf décapités semblent ricaner en vous regardant, d’un rictus aux dents serrées. La bouche est généralement contractée : la dernière grimace ! Le nègre Bambara montre toutes ses dents. C’était, paraît-il, un robuste gaillard qui mourut en criant « Adieu, Cayenne ». A côté de lui, une tête chafouine, sans menton, féroce.

Cette petite salle est sinistre comme les musées honteux. Ces neuf têtes vous fascinent, comme neuf têtes de Méduse, ces faces fripées d’hommes morts par le couteau. Elles attirent le regard et le retiennent. Derrière ces paupières baissées on cherche — vainement — l’énigme.

Sur neuf têtes, une seule qui ne provienne pas de la guillotine, celle de Brière, l’homme qui fut accusé d’avoir tué ses sept enfants. La preuve décisive du crime n’étant pas faite, il fut envoyé au bagne. C’était un paysan taciturne. Son visage est long et jaune aux traits émaciés. Il ne parlait à personne. Parfois on l’entendait dire : « Comment a-t-on pu croire que j’avais tué mes petits ! » Jusqu’à sa mort il protesta de son innocence. On l’avait mis infirmier parce qu’il était doux. Beaucoup ici, parmi les gardiens, sont persuadés qu’il n’était pas coupable, mais victime des haines de son village.

SOUS LES AMANDIERS

Dans ce coin de terre, souillée par le bagne, il y a encore quelques îlots où la douceur créole s’exile.

De la véranda, à l’heure où l’on sert le punch à la glace pilée, on voit au-dessous de soi se mouvoir obscurément les feuillages que gonfle la nuit. Les premières lucioles allument leurs diamants verts. L’odeur du bois de rose entassé devant les entrepôts envahit le jardin et la maison. C’est l’heure fraîche de la journée ; des femmes en toilettes blanches reviennent du tennis du gouverneur ; les rockings se balancent autour des tables chargées de cocktails.

On se couche tard, car il est dur de rentrer sous la moustiquaire étouffante. On va s’asseoir sous les amandiers. Quand la mer se retire, elle met à nu des rochers énormes et gris, d’une magnifique désolation. Au loin on entend le roulement des vagues. Une lune éclatante et ronde éteint l’éclat des étoiles ; la tristesse de la terre lointaine emplit la vaste nuit sonore.

Parfois je demeure sur le balcon, à demi couché sur un rocking-chair. Je ne vois au-dessus de moi que la lune voilée de nuages irisés, une touffe de palmes… Et mon cœur voyage, voyage éperdument, sur la route du retour.

TERRE DE MORT

Ici, disait le Docteur, il y a un peu de bagne partout.

Appuyé sur le bastingage, tandis que la clochette du steward fait quitter le bord à ceux qui ne partent pas, je regarde une dernière fois, rougie par le couchant, la caserne du Mont-Céperou, je dis mon dernier adieu à la cité du bagne.

Ce rivage, montagneux et sombre, qui décroît à l’horizon, ouvrait jadis l’asile de ses criques aux corsaires et aux négriers. Depuis deux siècles, les hommes en font une terre de mort. Ce ne sont plus les bricks chargés d’un bétail d’esclaves qui mouillent le long de cette côte, mais des navires pleins de forçats encagés. Cette terre n’a jamais connu que la servitude. Tant de cruauté, de misère et de désespoir pèse sur elle plus encore que la calotte du ciel.

Le pénitencier ! ce mot sonne à chaque pas comme un glas dans une prison. Le pénitencier absorbe la vie de la colonie. Il la ronge comme un chancre. Si le bagne marque à jamais l’homme qui a passé par lui, il marque aussi la terre sur laquelle il a été édifié. Depuis deux siècles, des générations de condamnés se sont succédé à la peine et à la mort — pour rien. Le travail inutile est un des principes du système pénal.

Le bagne fait le forçat. Le bagne fait le chiourme.

Des forêts, où sommeillent de prodigieuses richesses, se déroulent, traversées par un fleuve puissant, de vastes rivières. Mais le commerce a délaissé depuis longtemps cette rade envasée où glissent de rares voiliers et des pirogues. Les grands navires l’évitent, préférant pour escales ces deux ruches bourdonnantes : Paramaribo et Démerara. Le bagne a tracé autour de Cayenne un cercle de honte et d’isolement.

Cayenne ! étrange mixture de prison, de caserne, de fonctionnarisme, d’école primaire, de cupidité, de sauvagerie et d’aventure. La foule des bas mercantis, des libérés, des forçats, toutes les épaves de la métropole échouées dans cette vase. Une population noire, passive, indolente, vivant de poisson sec et du fruit de l’arbre à pain, rebelle au gain, à l’entreprise, s’enivrant volontiers de tafia et de politique ; fataliste et insouciante. Et, se détachant sur cette grisaille humaine, quelques rudes figures d’aventuriers, hommes de fièvre et de risque, qui arrachent à la colonie tout l’or qu’ils en peuvent tirer, et fuient aussitôt cette terre fabuleuse et maudite.

PAPILLON DE NUIT

Lentement, le navire remonte le fleuve Maroni qui d’une large poussée écarte la forêt. C’est l’aube. Un silence d’attente pèse sur les eaux et les arbres. Pas un souffle. Le voile du brouillard se replie et des lointains de forêts apparaissent, gris et bleus. Sur l’eau trouble glisse un plongeur blanc.

A l’horizon, derrière la ligne noire des bois, un rayon a fusé ; cuivre et safran. Sous la première coulée de soleil, il semble qu’un frémissement traverse le monde. Une onde de vie court sur l’ondulation infinie des feuillages. Des perroquets s’échappent des cimes, allumant des lueurs rouges et vertes dans la pâleur rosée du ciel. Un vol triangulaire de flamants rouges file, rapide, au ras du fleuve, puis pique perpendiculairement très haut, au-dessus de la frise sombre des arbres.

Nous mouillons à quai devant Saint-Laurent. Encore une cité du bagne, celle-là d’aspect à la fois florissant et sinistre. Les fonctionnaires en sont très fiers. Ils disent : « Saint-Laurent, mais c’est tout à fait comme les environs de Paris. » Asnières, quoi ? On voit en effet des villas proprettes, des jardinets et peut-être même des boules de verre. Ici gîte le personnel de l’administration pénitentiaire. Personnel nombreux et qui a besoin de confort. Toutes les maisons ont été construites par des forçats ; tous ces jardinets sont cultivés par eux. Le bagne comporte une masse de paperasseries, comme toute administration qui se respecte ; et il y a ici des bureaux à faire pâlir d’envie les ministères de la capitale, des bureaux à n’en plus finir. Il faut encore autant de papier pour un forçat que pour un militaire.

Dans ce cadre banlieusard, le bagne s’épanouit. A Cayenne encore il use d’une certaine discrétion. A Saint-Laurent il triomphe, il est partout.

A chaque pas des équipes de forçats. J’en croise une superbe. Les bagnards, une trentaine, tirent un lourd chariot sur lequel est juché un gardien casqué, le revolver à la ceinture et le poing sur la hanche. A côté des villas de fonctionnaires, on voit de robustes palissades pointues, derrière lesquelles sont des casemates : l’habitation des forçats.

Par une superbe allée de palmiers, qui me fait oublier le Bois-Colombes tropical, je me dirige, sous un ciel blanc, terrible aux yeux, vers le village chinois, tout en maisonnettes, entourées de petits jardins, très sales, et bien séparées les unes des autres par des haies et des fils de fer. Des Célestes, déguenillés, se dirigent vers les quais. Le fleuve miroitant somnole. Un nègre Bosch au torse musculeux, d’un noir éclatant, apprête ses pagaies. Passe un groupe d’Indiens Saramacas, au teint rouge sombre, vêtus de guenilles, à l’européenne.

Il pleut maintenant. On est à la fois mouillé de pluie et de sueur.

Je me réfugie chez un aimable négociant. Son magasin est tout à fait « Indes Occidentales ». Demi-jour, parfumé d’épices. Un comptoir très simple. Des bocaux d’échantillons. Au plafond, pendus en chapelet, des oignons dorés. Le punch m’est offert dans un salon vert et frais par sa femme et ses filles. Des créoles, des vraies, sans la moindre tache bleue aux ongles ; une de ces familles coloniales, établies depuis longtemps sous les Tropiques et qui ont conservé d’exquises traditions d’hospitalité et de courtoisie. Il en reste encore quelques-unes à la Martinique et à la Guadeloupe ; derniers vestiges de l’ancienne société française des Iles.

Des meubles en bois des Iles, incrustés de nacre ; un petit voilier, en miniature, sous un globe de verre. Très Francis Jammes.

Chez un vieil empailleur — un petit homme ridé, à barbe courte et carrée — un ancien relégué, naturellement — j’achète des oiseaux-mouches. A sa porte se balancent, pendus par le bec, un ara vert et rouge, un pagani noir et un magnifique aigle blanc qui étale son ventre.

Pour regagner le paquebot, il me faut traverser deux files de forçats au repos, visages mal rasés, gouailleurs ou sombres, le mégot au coin des lèvres. En attendant le départ je les regarde, du pont, charger les lourdes palanquées, dans le sifflement des grues et des cordages. Une angoissante tristesse arrive par bouffées du rivage noyé dans un brouillard de pluie. Quand la sirène hurlera-t-elle ?

C’est fini. Dernier contact avec la terre du bagne. Le bateau redescend le fleuve. Il fait plus frais. Le vent du large arrive jusqu’à nous. Il semble qu’un fardeau tombe de mes épaules, le poids d’une abjection et d’une misère longtemps contemplées.

Ayant manqué la marée, nous mouillons à l’embouchure du fleuve. Des nuages noirs pèsent, immobiles, sur l’étendue des eaux. Quelques éclairs. Un perpétuel orage, qui n’éclate jamais, couve dans les zones du Pot-au-Noir.

Le navire allume tous ses feux. Sur ses bords, l’eau bouge avec de longs plis troubles et livides. Plus loin, c’est un gouffre d’ombre. Un bateau-feu marque la limite du fleuve et de la mer.

Des rafales de brise gémissent à travers les cordages. Penché sur une écoutille, j’écoute la plainte du « steam » pareille à une plainte humaine, à un chœur à deux voix alternées. Des masses noires de métal étincellent dans des lueurs de braise.

Je suis seul sur la passerelle de quart, pareille à un grand avion — seul à l’embouchure du fleuve Maroni où se joignent deux immensités : celle de la forêt et celle de la mer. Ces deux solitudes respirent autour de moi et leur souffle m’oppresse. Que suis-je, dans ce chaos de ténèbres, où d’innombrables existences naissent et meurent à chaque minute ? Et devant cette éternité d’une nature monstrueusement féconde, qu’est-ce que la vie, l’effort, l’amour et la peine des hommes ?

Un papillon de la forêt, aux larges ailes de velours noir striées de vert phosphorescent, est venu s’abattre à mes pieds, emporté par le vent. J’ai pris délicatement entre mes doigts cette fleur lumineuse envolée. Je l’ai placée dans une boîte en carton, percée de trous, pour mieux la considérer au jour. Et, ce matin, j’ai trouvé dans sa boîte le beau papillon rongé par des fourmis minuscules, surgies d’on ne sait où.

IV
AU PAYS DES CARAÏBES

MER DES CARAÏBES

Mer des Caraïbes ! Les vaisseaux de Colomb ont ouvert de leurs étraves ses flots vierges. Elle a vu les caravelles des conquistadores et les bricks des négriers ; elle a bercé les rêves fabuleux des chercheurs d’aventures et les rêves cruels des marchands de chair humaine ; elle a balancé sur ses longues vagues glauques les galions des Espagnols, lestés de l’or du Pérou, et les trois bons navires d’Honfleur, la « Marie », la « Fleurie » et la « Bonne Aventure », qui mirent à la voile pour le Brésil en l’an 1541. Elle a vu la naissance, l’apogée et la ruine de la puissance espagnole, le lustre et le déclin de cet empire sur lequel le soleil ne se couchait pas ; peut-être a-t-elle englouti les derniers enfants de ces Caraïbes exterminés par les hommes de Charles-Quint et de Philippe II, dont la mémoire s’enorgueillit du massacre d’une race entière ; elle a vu la course rapide du corsaire sous le vent, les abordages, l’incendie des navires chargés de richesses, elle a étouffé le cri suprême des hommes partis vers l’éternel mirage de la Toison d’or ; elle a fait rendre aux pillards les trésors violemment acquis et leur a fermé la bouche, pour toujours, d’une poignée de sel. Elle est la grande indifférente, étalée sur les crimes et les héroïsmes engloutis, sur la destinée misérable des hommes. Les découvertes des voyageurs illustres, le trafic des plus riches armateurs n’émeuvent pas sa sérénité. Elle est la mer toujours calme, toujours bleue, traversée parfois d’un rapide cyclone, terrible dans sa colère, mais bientôt apaisée et déroulant à l’infini la chevelure de ses vagues.

Qui n’a pas connu l’ivresse de ses nuits ne connaît pas la beauté du monde ! Quel voyageur n’a pas subi le vertige des lames phosphorescentes, de ce ruissellement d’émeraude, de ces trésors brassés et rebrassés, de ce gouffre tour à tour lumineux et sombre ! Chaque goutte d’eau éclaboussée de l’hélice étincelle comme une prunelle de serpent. Si je fixais trop longtemps mes yeux sur ce bouillonnement d’écume bleuâtre, sur ces moires traversées de frissons et de gonflements, sur cette lascivité furieuse de l’eau, je ne pouvais plus détacher mes regards et il me venait une folle envie de me rouler dans cette écume.

Que d’heures j’ai passées ainsi, assis au gaillard d’arrière, contemplant ce monde muet, la mer creusée de lueurs, ondulant de toute sa masse fluide amorphe comme une substance de genèse, matrice et palpitante de la vie, sous un ciel pur, irradié de lune, où l’œil ne saisit plus ni limites ni profondeur.

Mer des Caraïbes ! Nuits tropicales où la Croix du Sud rassemble autour d’elle un cortège d’astres étincelants, immense paix de la mer où se recueille la splendeur du monde, où l’on sent la vie universelle pénétrer en nous et nous dissoudre, nuits tropicales, nirvâna étoilé, aujourd’hui visions évanouies !

Tant que mes yeux resteront ouverts, ils garderont l’image de ces choses qui ne passent pas — aussi vite que nous, du moins.

QUELQUES CORSES

A l’aube, une terre est en vue. Par le hublot on distingue une ligne de montagnes, le Venezuela, lorsque le soleil se lève sur le port peu fréquenté de Carupano.

C’est un petit port rouge, au pied de hautes montagnes ravinées recouvertes de plantes tropicales fort sombres et sur lesquelles pèse une couronne de nuages épais. L’eau matinale est rose. Tout autour du bateau, des pélicans pêchent. Les uns s’ébrouent, prennent leur vol ; leur bec est énorme, leurs ailes crochues et les pattes plongent droites. Cela fait une silhouette raide et grotesque d’oiseau antédiluvien. Ils dessinent ainsi une sorte de Z. D’autres glissent peu au-dessus de l’eau, cherchant leur proie. Quand ils l’aperçoivent, ils tombent à pic, le bec perpendiculaire à l’eau, lourds comme des oiseaux de plomb. La pêche faite, ils se dandinent, posés sur la mer, pareils à des canards.

Au bout d’un appontement de bois, s’alignent sur la rive des maisons éclairées par le soleil levant. Le canot de la Santé accoste. On abaisse le pavillon jaune. Un petit homme rasé, fade, à la peau rosâtre et muni de lunettes, s’entretient en anglais avec le commissaire. Sur la passerelle, des canotiers métis, coiffés de chapeaux pointus à la mode des Mexicains.

Dès huit heures la chaleur est accablante. L’eau miroite cruellement sous le soleil. Dans la chaloupe qui nous conduit à terre, un perroquet. Sur le débarcadère, des mulâtres et des métis, vigoureux, l’air de bandits mexicains, portent des perroquets sur l’épaule. Un vieux Corse, au teint de brique, nous reçoit. Il m’offre d’attendre ici le « Costanera » qui me conduira jusqu’à la Guayra.

— Mais, ajoute-t-il, il faudra peut-être demeurer huit jours ici. Et dame ; ce n’est pas drôle. Le mieux serait de prendre une bonne dose d’opium et de dormir tout le temps. Si vous voulez bien venir chez moi, vous y trouverez de la musique et de la poésie.

De fait, la poésie semble fort goûtée sur ces rivages désolés. Le petit-fils du vieux Corse est rédacteur en chef du Phare de l’endroit. Il me fait lire des sonnets du meilleur poète de Carupano et me demande ma collaboration. C’est un joli garçon, élégant, très décolleté. Il me conduit en automobile à travers l’unique rue de la ville. Une longue rue bordée de maisons à un seul étage, en crépi rose. Sur les portes, des femmes en mantille et des fleurs dans les cheveux. Les hommes, au contraire, ont un air brutal et dur, de grosses lèvres, des visages mal équarris.

Sur ce littoral torride, privé de communications terrestres avec le reste du pays, quelques Corses ont débarqué un jour, en sabots, ou même pieds nus. Ils s’y sont incrustés, tenacement, et ces hommes sont maintenant les maîtres du trafic. L’un d’eux possède une grande partie du littoral. Tous ont de nombreuses familles. Ils ont vécu dans la solitude, entourés de nègres et de métis, à plus d’un mois de navigation de leur terre natale, tout entiers à leur âpre labeur, mettant de côté sou par sou, peu scrupuleux en ce qui touche les droits de douane ou le poids des marchandises, avides, bornés, sans autre désir que d’accumuler de l’or et de la puissance. Ils ont eu à vaincre le climat, l’hostilité de la population, les rigueurs et les exactions d’un gouvernement peu délicat sur le respect de l’homme et du citoyen. L’intrigue, les complots, un machiavélisme subtil et de tous les instants, telle est la vie dans ces ports du Sud-Atlantique où vivent, isolés du monde, quelques centaines d’hommes obstinés et cupides. Les Corses ont tenu ; ils tiennent partout. Comme les huîtres qui s’attachent au rocher et se confondent avec lui, ils se sont rivés à cette terre dont ils ont pris la couleur et les costumes. Ils sont plus indigènes que les indigènes et rares sont ceux de leurs enfants qui, à l’âge venu, s’en sont allés rejoindre les casernes de la métropole. Acheter et vendre ! Toute leur existence tient en ces mots. Pas une spéculation ne leur échappe. L’usure emplit leurs coffres. Le prêt sur hypothèque tend autour d’eux un filet qui ramène de l’or, des plantations, des maisons et du bétail. Le vieux Corse débarqué il y a trente ans, rouge et rugueux comme la pierre du pays, resté robuste à force de sobriété, économe jusqu’à l’avarice, dur pour lui et pour les autres, sordide dans sa mise, ennemi de tout luxe, soutient de son échine puissante l’armature de la maison. Il sait déjouer toutes les embûches, parer à toutes les perfidies, Dieu sait s’il s’en trame autour de sa caisse. Il a conservé la maison des premiers jours, l’humble patio ; il vit de rien. Quand il s’écroule il arrive que l’édifice s’écroule aussi.

Un couple de Corses débarqua, il y a quelques années, à la Martinique. Ils avaient voyagé pour rien, l’homme lavant la vaisselle, la femme cachée à bord. Pour descendre à terre sans qu’elle fût aperçue, l’homme mit sa femme dans une malle vide. Ils parcoururent les Iles à pied, en colporteurs, vendant des crayons et du papier. Ils refont aujourd’hui dans une 40 HP les mêmes chemins où jadis ils trimardèrent.

La perspective de coucher à l’hôtel Victoria, dans une chambre en sous-sol, grillagée de barreaux énormes, me fait écarter tout projet de séjour. Le soleil tape dur sur les rochers. Et cette bourgade rouge, poussiéreuse, allongée le long de la mer, sans arbres, sans végétation, donne une impression d’insécurité et même d’hostilité. Quand nous avons passé tout à l’heure, dans la rue, un enfant nous a lancé un morceau de bois qui m’a effleuré le visage. Les hommes devant leurs portes ont l’air de brutes. On sent dans cette chaleur et cette solitude bourdonner toute une ruche de cupidité, d’avarice, de haine. Ce noyau humain perdu, au bord des mers, au pied de ces montagnes abruptes et désolées, semble enclore en lui toutes les tares de la civilisation et toutes les férocités des instincts primitifs.


Malgré la proposition que me font mes hôtes d’aller voir « Les Deux Sergents » ce soir, au cinéma, je file à bord, décidé à ne plus en descendre. Délices de reprendre la mer. Je m’installe sur la passerelle de quart, vent debout. La côte décroît, s’efface, avec ses plans superposés de montagnes voilées de nuages, sauvage, grandiose ennemie.

PROFIL

Le « Columbia », poussé par le jusant, tire sur ses amarres dans la rade de Fort-de-France : s’embarquer sur un nouveau navire, c’est tout un changement d’univers.

Le soleil se couche. Entre deux masses sombres de nuages, la lumière fuse en deux immenses cornes d’or. D’autres nuages, violets et or, s’amassent au-dessus de la vieille forteresse. Les pitons du Carbet baignent dans une brume légère. Au-dessous, la ville s’irradie d’une clarté d’ambre. Les cloches sonnent à toute volée.

Des voiliers se balancent sur la mer plate. Déjà les fanaux des navires s’allument dans la rade. Une barque glisse sans bruit, avec sa voile carrée très pâle dans l’ombre, glisse comme une pensée, sur l’eau immatérielle.

Des coups de sifflets. Un ronronnement de moteur. L’hélice fait bouillonner l’eau au-dessous de moi. Une brise fraîche me souffle au visage. On largue. Dans le carré des officiers, un phonographe nasille « Cavalleria Rusticana ». La ligne noire des volcans se détache sur une bande transparente de nuages. La lune apparaît au haut du ciel ; elle est mince et plate comme une pastille trop sucée. La sirène annonce qu’on a franchi la passe ; c’est maintenant le large, la nuit, la douceur un peu fiévreuse du départ. L’hélice trace un sillage bleuté, scintillant d’écailles phosphorescentes. Tout là-haut, dans l’habitacle, une ampoule s’allume. Le profil du capitaine, baigné d’or, se penche sur une feuille blanche, dans sa cage électrique.

AMERICAN SHIP

On m’a dit : « Vous avez bien raison de prendre un bateau américain. Le pavillon étoilé est le seul qui soit respecté dans ces parages. — Voyez-vous, Haïti, la Jamaïque, Saint-Domingue, toutes ces îles où tout était français, il y a dix ans, aujourd’hui il n’y en a plus que pour les Yankees. Les Vénézuéliens eux-mêmes les craignent et les accueillent. A Cap-Haïtien, où jadis tout se réglait en bonnes vieilles « gourdes », le dollar est roi. La mer des Caraïbes, aujourd’hui, mon cher, c’est la Méditerranée américaine !… »

Le « Columbia » est un cargo mixte de la « Columbia South America Company ». Il va de Fort-de-France à la Nouvelle-Orléans, par la Guayra et les Grandes Antilles. Deux mille tonnes. Marche à l’huile lourde. Chargement de bois de construction. Equipage américain, sauf deux ou trois Anglais et un maître d’hôtel irlandais, rouquin, véritable Patrick. Un capitaine tout jeune, blond, rasé, bon enfant. Des officiers qui enlèvent volontiers la casquette d’uniforme et la tunique galonnée pour se mettre en bras de chemise et pantalon de flanelle.

Tout l’avant du navire est occupé par des madriers. Le gaillard d’arrière est aménagé en fumoir et petit salon. Phonographe, naturellement. Les cabines au centre, sur deux cursives, spacieuses, blanches, sans aucun autre ornement qu’un ventilateur électrique, qui ronflera toute la nuit, car il fait une température d’étuve.

Deux tables, une pour les officiers, une pour les passagers et le capitaine. D’ailleurs, une fois le lunch ou le dîner sonnés, chacun vient et s’en va quand il lui plaît. L’Irlandais apporte tout à la fois. La liste des plats est interminable, depuis la « dark soup » jusqu’au « chicken pie » et à l’« hominy ». Pour boire, un filtre et de l’eau glacée. L’Amérique est impitoyable pour l’alcool. Aussi, par précaution, a-t-on embarqué discrètement quarante caisses de madère, chartreuse, whisky et champagne. Le soir, le capitaine nous convie gracieusement dans sa cabine pour sabler une coupe, tandis que le phonographe joue « Three pigs on a way » et que le cargo ouvre sa route phosphorescente sous les étoiles.

Le matin, sur le pont tout blanc de soleil, règne la bonne odeur des pâtisseries chaudes, des galettes du breakfast .

La mer arrondit sur l’horizon nacré, où se dégradent des bleus, des roses et des verts immatériels, un cercle vaste et parfait. La cuve est remplie jusqu’aux bords et bien plate. Des goélands criards, pareils à des flocons d’écume, s’ébattent autour du navire dont l’étrave ouvre un sillage d’émeraude. Trois oiseaux blancs, très loin, à ma droite. Ils volent sur une même ligne, se baissant et se relevant tour à tour. Joie de vivre. Joie de bleu éperdu. Joie de l’espace. Mais, chaque quart d’heure, une horloge tinte d’un battement sec, métallique. Une autre lui répond à l’avant, plus grave.

DON PEPE

J’oublierai difficilement sa silhouette, celle des derniers jours de notre commune traversée. Je le revois, arpentant le pont, ou debout à l’avant dans son long mac-farlane à collet bordé de velours noir, avec son visage émacié et grave de moine, son nez courbe, son menton aigu, son teint hâlé ; sec et droit dans les rafales, ce vieux Basque coureur de pays. C’est l’image qui me reste dans la rétine et c’est celle-là que je garderai. Car la première image que j’ai eue de lui, avant de le connaître, elle est insignifiante et même un peu désagréable : je le pris pour un frère défroqué.

Nous fîmes connaissance sur le « Columbia » ; le cargo nous portait à la même destination. Le soir de l’embarquement, nous nous trouvâmes face à face, à table, seuls à parler français, et ne parlant guère, d’ailleurs. Nous nous informâmes poliment du but de notre voyage. Il se rendait à la Guayra pour gagner ensuite Caracas et de là pousser en automobile, par huit cent kilomètres de routes à peine tracées, jusqu’à San Fernando de Apure, cité chaude et fiévreuse où l’on trafique de beaucoup de choses et en particulier de plumes d’aigrette. J’estimai à sa mine que Pepe Elissabal — c’est ainsi qu’il se présentait — devait avoir appartenu à quelque ordre missionnaire et jeté le froc aux orties. Il me confessa qu’il était Basque, qu’il avait quitté son pays à l’âge de dix-huit ans et que son seul rêve était d’y revenir. Nous ne nous entretînmes pas plus longtemps ce soir-là, car la solitude irradiée de lune dont on jouissait sur le gaillard d’arrière m’attirait plus que n’importe quelle conversation.

Je retrouvai mon Basque, le lendemain, roulant une cigarette sur le pont et baragouinant en anglais avec le maître d’hôtel irlandais. Il vint à moi, m’offrit un « papelito », ce qui sans doute, de la part de ce taciturne, indiquait une sympathie naissante. Au crépuscule, nous étions amis. Il me promit de me retrouver à Caracas, au retour de son voyage, et de me porter quelques-unes de ces précieuses « crosses » qu’il allait chercher si loin.

« C’est un dur métier, me dit-il, que celui de chercheur d’aigrettes — mais qui nourrit son homme. Seulement voilà. Il faut passer cinq ou six mois dans un sacré pays, pourri de fièvre et d’humidité, manger de la viande coriace, fréquenter un tas de chrétiens plus ou moins douteux, et payer tout ce joli monde, sans y regarder, sinon vous êtes bouclé en vingt-quatre heures, mis aux fers et oublié dans un cachot, jusqu’à ce que la magnanimité d’un général ou d’un colonel veuille bien se souvenir de vous. Quelquefois — diable ! — ils ont la mémoire courte. La première fois que Je suis arrivé à San Fernando, je me suis demandé comment diable je pourrais vivre dans cette « posada » nauséabonde et il me venait une furieuse envie de prendre mes cliques et mes claques. Là-dessus, un policier survint pour me réclamer le montant de ma taxe de séjour, deux piastres. Deux piastres pour le droit de respirer le mauvais air et d’être piqué par les moustiques indigènes, je trouvai cela cher et ne déguisai pas ma pensée. Mais mon hôte, qui était de bon conseil, me tira par la manche et me chuchota : « Payez, don Pepe, payez, c’est plus sage ». Je payai et, le lendemain, fus rendre visite au général qui commandait la région — car là-bas, vous savez, tout est plus ou moins militaire. Il m’accueillit aimablement et je lui proposai une petite commission sur mes affaires, s’il voulait bien protéger un aussi humble serviteur. Il accepta avec dignité et me congédia paternellement. « Je sais, don Pepe, me dit-il, que vous avez exactement payé la taxe de séjour. Vous avez fort bien fait. Car vous devriez aussi payer une taxe de cinquante piastres pour le droit de commercer dans cette région. Il va sans dire que je vous en dispense. » Nous nous quittâmes les meilleurs amis du monde et je commençai à y voir clair sur les directives de mon négoce et l’art de converser avec les personnages officiels.

« Les plumes d’aigrette, c’est une richesse qui vous tombe du ciel, mais encore faut-il se trouver à l’endroit où elle tombe. Une législation sévère interdit de tuer ces oiseaux et permet seulement de ramasser les plumes. Inutile de dire qu’il y à pas mal de coups de fusil qui s’égarent. Les aigrettes arrivent en foule, dans les plaines, lorsque se termine la période des inondations. Ah ! monsieur, c’est vraiment une belle chose à voir. A croire que la neige est tombée toute la nuit, lorsque le jour se lève, sur des kilomètres et des kilomètres de plaine entièrement recouverte par les hérons et les aigrettes. Les arbres sont tout blancs de plumages. Quand les oiseaux ont épuisé toutes les nourritures du sol humide, ils repartent en immenses volées, laissant à terre des milliers et des milliers de plumes.

« Bien malin celui qui trouvera le moyen de plumer les aigrettes sans les tuer. Il y a longtemps que je cherche et j’ai trouvé un système, d’ailleurs pas pleinement satisfaisant, voici : le héron ou l’aigrette sont attirés par tout ce qu’ils voient de blanc. Je fabrique de gros cornets de papier que je pose à terre. L’oiseau pique droit dessus et enfonce son bec dans le cornet. Il ne peut le dégager et file perpendiculairement vers le ciel, comme un éclair, monsieur, ahuri par cet instrument ; tout d’un coup il retombe à terre et demeure là immobile, le bec dans sa prison de papier. Il ne reste plus qu’à lui prendre ses plumes. »

Don Pepe croit aux trésors. C’est un chercheur infatigable. Il croit à l’or et aux diamants enfouis par les Indiens. Il connaît une cachette.

« Au milieu de l’Orénoque, me dit-il, se dresse un énorme bloc de rochers, haut de plusieurs centaines de pieds, une véritable forteresse, dans le genre du Pain de Sucre de Rio de Janeiro. On l’appelle le Rocher du Trésor. Du temps où les Espagnols parcouraient ce pays qu’ils venaient de découvrir, en quête de l’Eldorado, ils pénétrèrent dans le Cerro Sipapo et trouvèrent des tas d’or et de pierres précieuses, qu’ils dérobèrent, bien entendu, aux Indiens Guajibo, propriétaires de ce domaines. Mais les Indiens firent rebrousser chemin à leurs hôtes malhonnêtes. Traqués, désespérés, les Espagnols s’établirent sur ces îlots de rochers, grimpant avec des crampons de fer pour atteindre le sommet. Ils soutinrent ainsi pendant des semaines le siège des hordes indiennes, qui, la saison des pluies venue, se retirèrent dans les montagnes. Les Espagnols finirent eux-mêmes par quitter leur refuge en enlevant derrière eux les crampons dont on peut encore apercevoir les traces. Mais ils abandonnèrent leurs trésors, craignant d’être poursuivis, et dans l’espoir de retourner les prendre. Ils ne sont pas revenus, monsieur, et les fabuleuses richesses des Guajibo sont encore ensevelies dans le roc. Et ce n’est pas la seule cachette, je vous assure. Je n’entre pas dans une vieille maison, sans frapper au mur, pour voir s’il sonne creux. »

Don Pepe a des manières ecclésiastiques. Il se frotte les mains comme un prêtre. Il est un peu dur d’oreille. Une pointe d’ail dans son accent. Ses vêtements ne semblent pas faits pour lui ; il porte du linge effiloché, une cravate hideuse, piquée d’une fort belle perle. Le visage mal rasé est osseux et long ; les yeux, petits, brillent d’un éclat très vif. Il est marié et quand il parle de sa femme, il dit : « Madame ».

« Il y a trente ans que je roule par ici, me dit-il. J’ai fait la Colombie, le Venezuela, la Bolivie, le Chili, le Pérou, l’Uruguay. J’ai traversé les Andes à pied en suivant le ballast. Tout le monde me connaît, à Caracas, à Porto Colombia ou à Ciudad de Bolivar. C’est « don Pepe » par ici, et « don Pepe » par là. Ah ! j’en ai fait des lieues à pied, en canot, à cheval. De durs pays, monsieur, je vous assure. La chaleur, la fièvre, les moustiques, et les hommes, surtout. Deux choses à ne jamais oublier : sa quinine et son browning. »

Tout le jour, sur le gaillard d’arrière nous sommes restés côte à côte, notre conversation rompue de longs intervalles de silence, les yeux fixés sur le chemin de l’hélice, environnés de bleu de toutes parts. Cet homme, à la fois doucereux et âpre, me répugne un peu et m’attire. Il y a en lui de la ruse, de la force et de l’aventure. Je le reverrai.

LA ROUTE DE L’ABIME

Neuf heures du matin. Un officier hisse au misaine une flamme orangée avec ces lettres : N. O. U. S. A., à l’arrière le « stars and stripes », à l’avant un pavillon étranger, jaune, bleu et rouge semé d’étoiles blanches : le drapeau du Venezuela.

Une sombre ligne de montagnes apparaît sur l’horizon. Les nuages qui recouvrent leurs cimes donnent l’illusion de la neige. On distingue un chaos de rocs et de ravins et, tout au ras de la mer, minuscules, des points blancs et roses : la Guayra.

Peu à peu les couleurs se dégagent. Le vert et le rouge dominent. Les derniers rameaux des Andes déroulent jusqu’à la mer leurs formidables escarpements, leurs croupes abruptes, hérissées de cactus et d’aloès. Le Naiguata apparaît de plus en plus torturé, crevassé, gigantesque et tout fumant de vapeurs blanches qui glissent entre de profondes rides de rocaille rouge.

Le port déjà embrasé de lumière. Les maisons ocre semblent vibrer. Un rayonnement de fournaise ardente baigne les rochers couleur de sang. Un voilier vacille comme une flamme blanche sur l’eau…

— Au revoir, me dit don Pepe, vêtu de sombre à la manière des élégants du Tropique.

Je dis adieu au cargo dont la peinture s’écaille.

Mes bagages se dispersent au gré d’hommes noirs vêtus de bleu ou de blanc, coiffés d’une casquette. Quelques perroquets, naturellement. Un gros charbonnier hollandais, accosté à quai, vomit de l’eau et de la fumée. Par miracle, mes bagages et moi nous nous retrouvons dans un petit train vert à crémaillère — le rapide de Caracas.

Le petit train longe d’abord la mer bordée de hauts palmiers, puis la montée commence sous une voûte de verdure.

Un prodigieux horizon marin se découvre tout à coup. Le rivage aux palmiers frangé de vagues lumineuses, le port, une immensité bleu pâle, fondue avec le ciel, et déferlant vers la mer un chaos montagneux, un océan figé aux lames rouge sang.

Ensuite la Sierra. De profonds ravins tapissés d’une sombre verdure. Des croupes marbrées de rouge. Des plantes grasses, épineuses, hérissées le long de la voie. On fait halte sous d’épais ombrages. L’air est plus vif ; la poitrine, oppressée depuis des mois par le Tropique, se dilate.

La voie surplombe des abîmes. Elle suit les sillons de la chaîne, serpente à travers cette ossature puissante, minuscule cordon d’acier. Par instant, à des centaines de mètres au-dessous de nous, dans une faille gigantesque et rouge, un triangle émeraude : la mer. Le train, poussif, s’agriffe à la roche, plonge dans une sombre gorge, revient à la lumière et s’enfonce de nouveau dans un monde titanique et farouche.

LA MAISON CLAIRE

La voiture s’arrêta à grand’peine dans une rue en pente, au bout de laquelle une église, toute rose de crépuscule, dressait ses deux tours sur le profil noir de la montagne. Les chevaux glissèrent sur le pavé et manquèrent de s’abattre. De la maison, je ne vis qu’une grande porte cochère, un mur, une fenêtre grillée. Je pénétrai sous une voûte que fermait une seconde porte. Mon coup de sonnette retentit très loin, il me sembla que la vibration traversait de grands espaces. J’attendis longtemps. Un petit guichet s’ouvrit dans la porte, un visage sombre glissa comme un nuage. J’entrai.

J’avais navigué de longs jours, je venais d’une terre où le cœur de l’homme ne peut s’épanouir, j’avais subi l’accablant soleil, la viscosité des pluies chaudes, la fièvre, l’égoïsme bavard et satisfait des compagnons, le voisinage continuel de la servitude et de l’abjection. J’étais las ! j’enfermais en moi une grande amertume, la lassitude d’avoir trop vu et trop senti. Et puis, soudain : l’oasis.

Je me trouvais dans un patio dallé de mosaïque, fleuri de plantes vertes et encadré de colonnes légères et blanches. En levant la tête j’aperçus une terrasse ajourée et, au-dessus, un carré de ciel crépusculaire, d’un vert très pâle, et transparent comme une eau. Pas un bruit du dehors ne parvenait jusqu’à cette cour intérieure, puits de lumière et de silence. Il régnait là une paix semblable à celle d’un monastère, mais d’un monastère qui n’eût pas exclu de délicates voluptés. Une gerbe de lis et quelques tubéreuses dans l’ombre répandaient un parfum dont toute la vaste maison andalouse s’imprégnait.

Un domestique noir me conduisit près de mes hôtes. L’amitié m’accueillait dans cet asile de repos. La chambre qui m’attendait ouvrait sur un autre patio, plus petit. Des roses s’inclinaient, sur ma table ; les cigarettes étaient préparées, pour le songe, ainsi que de belles feuilles de papier, pour le travail. Le jour décroissait et le patio se remplissait d’ombre. J’étais seul, enveloppé d’une douceur qui m’enivrait jusqu’au fond de mon être ; autour de moi, tout était propre, élégant, raffiné — chaque chose portait la marque d’une présence affectueuse et attentive. Ici, l’air était léger, je ne sentais plus sur mes épaules cette chape étouffante de la chaleur tropicale ni le manteau plus lourd encore de la solitude. Les roses embaumaient. J’enfouis mon visage dans leur fraîcheur satinée et je crois bien qu’une larme demeura entre leurs pétales.

Des jours lumineux et calmes se sont écoulés dans le silence de ces murs.

Il y avait des divans recouverts de précieuses soieries anciennes et de broderies chinoises. Des arums aux pétales de cuir blanc et parfumé languissaient dans des vases de métal sombre. Les corolles des lis exhalaient des volutes de senteurs qui se déroulaient à travers les appartements et traînaient encore, la nuit, dans le patio, soulevées par la brise. Wagner, Debussy, Duparc, attendaient sur le piano qu’une main familière les feuilletât. Et souvent le soir une voix montait, dénouant la mélodie, tandis que, de la pièce aux lumières étouffées et soyeuses, je contemplais la nuit tendue entre les arcades blanches de la terrasse, comme un sombre rideau de velours, pailleté d’astres.

Maison de l’éternel été ! Au matin, le patio de mosaïque étincelait. Un large velum d’azur reposait sur la corniche de pierre. Les plantes balançaient leurs palmes dans le ruissellement de la clarté. Et toujours c’était la même immuable splendeur, les calices immaculés des lis et des arums, l’ascension de l’astre dans le ciel arrondi comme une voûte de porcelaine, l’ombre grandissante des montagnes sur la terrasse.

De cette terrasse, on apercevait quelques toits, des clochers, un palmier, mais les bruits de la ville ne nous parvenaient pas. Un cirque de montagnes étranges la dominait, des montagnes farouches et dénudées qui prenaient, à la nuit tombante, les plus précieuses teintes de décomposition. Elles se moiraient d’ombres violettes, de grandes traînées verdâtres, chatoyant de tous les dégradés du bleu. Peu à peu, les ravins se comblaient, les brutales aspérités du roc s’effaçaient ; toutes les surfaces devenaient lisses, s’allongeaient comme des lames immobiles au pied d’un ciel où s’ouvraient encore à l’ouest de grands lacs transparents et orangés. Des vautours planaient, décrivant de lents cercles sur fond d’or, et parfois l’un d’eux nous effleurait de son vol. A l’est, la nuit se tassait compacte, au-dessus des jardins. Une cloche d’église tintait. Une lampe, brusquement éclose, prononçait que le jour — un de ces jours lumineux et calmes, ô maison claire ! — était fini.

Alors la nuit tropicale s’emparait de la maison ; elle baignait le patio d’un rayonnement bleu où montaient les fûts des colonnes ; elle caressait les plantes qui bruissaient comme des présences invisibles ; elle traînait de longues rafales tièdes chargées du pollen des lis. Dans la profondeur du ciel palpitaient des multitudes d’astres, d’un éclat inconnu aux plus chaudes nuits de l’août européen. Leur confuse et tremblante lueur venait effleurer dans les vases les gerbes aux parfums obscurs, les gerbes oubliées d’un jour…

La maison claire ! La chaîne des heures se déroulait dans une égalité dorée, dans un chaud loisir, tel que peu à peu la vie intérieure se dépouillait de regrets et de désirs, se cristallisait autour du présent. La hâte de vivre, qui enfièvre nos cités d’Europe, disparaissait devant la magnificence continue de ce ciel tropical et cette végétation qui ne connaît ni le printemps, ni l’automne. A quoi bon désirer ? A quoi bon courir après l’insaisissable ? Je n’éprouvais aucune envie de franchir le seuil de la maison, de me mêler à la foule turbulente des rues. Ici était la paix. Ici était toute la richesse du monde : ce rayon d’ombre jaune qui coule sur la pierre, ce palmier solitaire et le son d’une voix amie comme le chuchotement d’une source dans le silence.

LA VILLE DES ÉGLISES, DES LIS ET DU CLACKSON

Caracas, dans la lumière du matin, flambe de rose, d’ocre et de rouge, au pied des montagnes graves. C’est une fête de clarté que les maisons irradiées de soleil, se détachant sur un ciel lisse et d’un bleu léger. Le rouge domine, intensifié encore par le vert sombre du feuillage.

La ville, nichée dans un vallon cerné de pentes abruptes, escalade les versants. Les rues dégringolent à pic pour le plus grand malheur des somptueux équipages, si chers à la vanité des habitants. Elles sont bordées de maisons basses aux teintes claires ; ce crépi tendre vert et rose donne à la ville ce faux air de station balnéaire, que possèdent d’ailleurs la plupart des cités tropicales. C’est une ville toute neuve et pourtant très vieille. Les conquistadores y bâtirent des églises, des couvents et des palais. Mais les tremblements de terre ont détruit tous les vestiges de la conquête. Il y a encore des tas de couvents, d’églises et de palais pour le gouvernement et l’université, ceux-ci d’un style architectural indéfinissable, mais pompeux à souhait.

Les rues, étroites et sonores, grouillent d’une foule bigarrée où dominent le mulâtre et le métis. De nombreuses boutiques, des banques et des bars. Les femmes du peuple, noires ou blanches, portent la mantille et des robes voyantes. On voit de fort jolies filles, le réseau de dentelle noire sur les cheveux blonds — à la sortie de l’église, le dimanche. Passe un cavalier métis à cheval sur sa mule, les pieds enfouis dans de larges étriers à la mexicaine. Un groupe d’officiers, devant le coiffeur élégant ou le café à la mode, dévisagent les femmes. Ils sont vêtus de « feldgrau » à l’allemande, casquette plate et tunique grise à parements et pattes d’épaule. Ils recherchent sans succès la raideur germanique dans l’allure. Les jeunes « cadets » en uniforme bleu, aux cols étroits, aux ceinturons blancs, apprendront à faire « le pas de l’oie » avant de commander aux troupes du président, composées de nègres, de métis et surtout de ces montagnards intrépides et féroces, les « Andinos », fidèles soutiens du pouvoir, jusqu’au jour où ils le renversent. A chaque coin de rue, un agent de police, le plus souvent déguenillé, coiffé d’un haut casque bleu, une matraque à la main. Ici règne la police. On vous demande votre nom à peu près chaque fois que vous montez dans le tram. C’est une institution à laquelle le gouvernement accorde tous ses soins. Il solde un nombre formidable d’espions, mâles ou femelles, crainte des révolutionnaires et par un louable souci de maintenir l’ordre qu’il a établi.

Pas mal de prêtres et assez crasseux. Une petite mulâtresse porte un panier sur sa tête et crie d’une voix rauque « Pan d’huevos ! Pan d’huevos ! » Sur le marché aux fleurs, où s’entassent les lis, les arums et les glaïeuls rouges, des marchands exhibent dans leurs cages des oiseaux de contes de fées, des oiseaux bleus, verts, rouges.

Sur la place Bolivar — car tout ici est « Bolivar » comme tout est « Garibaldi » en Italie — un orchestre joue des airs sautillants. La place est dallée de mosaïques ; aux arbres pendent des orchidées mauves. On y voit des gens du peuple en vêtements blancs et des gens distingués vêtus de sombre. On voit même des personnages en redingote et chapeau de forme. Le vieux gibus fleurit sous les Tropiques, car il est de bon ton ici de mépriser le soleil — qui se venge quelquefois. Le vulgaire s’habille de toile, mais l’élite se plaît aux chaudes étoffes. C’est une vieille tradition, et déjà au XVII e siècle un chroniqueur signalait le ridicule des Caraquenais qui portent pelisses et manteaux par la canicule.

La vanité est un des traits dominants de ce peuple. Dans cette ville aux rues raides et aux pavés glissants, c’est un luxe d’équipages inutiles, piaffants et pétaradants, de cochers nègres en lévite bleue, culottes jaunes et bottes à l’écuyère. Le royaume du bruit. Claquements de fouets, galopades de chevaux lancés à toute vitesse et surtout — suprême invention de l’esprit américain — le clackson. Les autos, très nombreuses, sont toutes munies de cet horrible instrument et toutes aboient éperdument, à travers le dédale des ruelles sonores qu’elles emplissent ainsi d’un infernal vacarme.

Les fenêtres des maisons qui donnent sur les rues sont closes tout le jour, ce qui donne à certains quartiers une mélancolique apparence d’abandon. Mais, le soir venu, les fenêtres s’ouvrent. A travers les gros barreaux de fer — importation espagnole — on aperçoit des visages de femmes, en mantille, une fleur rouge à l’oreille, toute la lumière derrière eux. L’étranger ne doit pas se méprendre. La séance de fenêtre est une coutume générale. La pièce où se tiennent les femmes est brillamment éclairée ; on fait étalage de ses meubles ; il faut que tout le monde puisse s’arrêter et admirer. C’est assez souvent la seule pièce de la maison qui soit propre et meublée. Les femmes demeurent ainsi de longues heures aux fenêtres, assises, attendant la visite d’un ami ou d’un fiancé, — on causera à travers les barreaux, lui dans la rue, — parfois isolées, parfois en famille, le plus souvent maquillées et les lèvres fort rouges.

Depuis des siècles elles vivent ainsi, à l’espagnole, éloignées de toute vie et de toute activité, passives, futiles, superstitieuses, bavardes, commérant derrière les grilles. Elles affectent de tourner la tête quand vous passez ou vous toisent d’un regard méprisant. Il n’y a que les courtisanes qui sourient.

Sur chaque porte, on voit une image de la Vierge ou d’un saint, d’affreux chromos. La porte est soigneusement fermée, précédée d’un vestibule, et munie d’un judas. Le moins d’ouvertures possible sur l’extérieur, tant à cause de la chaleur qu’à cause des révolutions.

Et des églises ! d’innombrables églises, la plupart sans style et sans grâce, monuments ornés de lourdes pâtisseries, trop éclatantes, ignorant la patine de l’âge. Toutefois, ce soir, au bout de la ruelle qui grimpe vers sa masse blanche, l’église Mercédès dresse ses tours semblables à des minarets roses sur le chaos violâtre et livide des montagnes. La nuit tombe. Les portes de l’église sont ouvertes et, de la rue, on aperçoit dans l’ombre de la nef le chœur embrasé de cierges. Une foule de pénitentes en mantilles noires descend en chuchotant les degrés du porche. Deux énormes gerbes de lis sont posées sur le seuil. Dans une ombre rougeâtre, le chœur luit de mille lampes. Des parfums de femmes se mêlent à l’odeur lourde des lis. Volupté de ces liturgies crépusculaires, où l’âme créole savoure, sans l’approfondir, un dernier regain du vieil et âpre mysticisme espagnol.

Des couvents de tout ordre. Je me souviens de ce couvent des sœurs de Saint-Joseph de Tarbes, sur la route du Paraiso, où l’on élève de jeunes créoles, d’un grand patio rempli de plantes vertes, et encadré de colonnes rouges. Sur la galerie circulaire, tous les stores étaient baissés. C’était la veille de Noël, et il avait fait très chaud l’après-midi. Cette nuit, les jeunes filles devaient faire la procession et porter, sous les palmiers, la « Virgen Santisima ». La chapelle ouvrait sur le patio ; une ombre favorable atténuait les dorures criardes et les statues d’un goût saint-sulpicien. Les élèves rentraient à l’étuve, vêtues de robes bleues et blanches, des cheveux noirs plaqués sur leurs joues brunes ; elles nous dévisagèrent curieusement. Du jardin, ventilé de brises fraîches, on apercevait les pentes bleues de la montagne. Des palmes bougeaient dans la transparence du ciel. Ce soir-là nous revînmes en voiture par le Paraiso, seule promenade permise à la société. C’est une route assez fraîche d’où l’on voit le jeu des ombres sur les pentes des montagnes et la ville. Au loin, baignées de brumes violettes, des écharpes de vapeur s’enroulaient autour des palmes. Je songeai au petit monde vaniteux, indolent et cupide qui s’agitait un instant au pied de ces monts farouches. Un mirage d’or et de sang envahissait le ciel, noyait les couvents, les églises, les maisons, et jusqu’aux cimes lointaines. A quelques kilomètres d’ici, c’était encore la jungle. Puis nous bûmes un brandy-cocktail à la « India », une sorte de café de province, très doré et très triste.

LE PRESBYTÈRE

C’est un petit village en colimaçon au flanc d’une colline parmi des arbres et des prairies. De loin, il fait sur la verdure une tache écarlate. De près, ses maisons, proprettes et neuves, apparaissent rouge vif, roses et bleues, roses et vertes. L’église est un bloc de corail. De vrais joujoux peints : des lunes noires aux fenêtres. Le padre nous invite ; nous déjeunons au presbytère, sous une véranda rustique. Le padre a emprunté des chaises. Pour tout meuble, il possède une table et deux hamacs. Par contre, son jardinet est fleuri de roses et sur la pergola se noue une vigne florissante. Une très vieille servante, ridée comme un ancien parchemin et l’air un peu d’une sorcière, nous vante les charmes du village : « La campagne, dit-elle, c’est plus poétique que la ville ». Une jeune servante indienne, aux jambes fines et aux deux yeux noirs, l’assiste et nous sert des saucisses embrasées de poivre, de la morue non dessalée et des confiseries au goût d’ipéca. Le champagne — tiédi par le soleil — ne nous dessèche pas la gorge.

Un peintre — qui a beaucoup vécu à Paris — nous régale d’histoires, un peu falotes sous ce grand ciel dur, et nous montre des photos de petites amies qu’il a laissées sur le boulevard. Un hidalgo andalou lui dispute le crachoir. C’est un grand seigneur qui fait de la littérature : « Je n’ai produit, dit-il, qu’une seule œuvre d’imagination, mais je dois dire que c’est le plus beau roman qui ait paru de ce siècle en Espagne ». Il fait à sa manière la philosophie de l’histoire. A propos de la guerre de Cuba : « Mon Dieu, avoue-t-il, elle a eu du bon. C’est la première fois que les Américains se sont rencontrés avec des gentilshommes. » Une dame le complimente sur son gilet : « Un gilet historique, madame », fait-il modestement. Il est poète, homme d’Etat, le meilleur cavalier du monde et naturellement un séducteur. Lui aussi nomme volontiers ses bonnes fortunes : « Mme X… que j’ai adorée… La comtesse Z… qui fut ma maîtresse ». Sa vanité se heurte à celle du peintre et le tout finit par des mots aigres, d’autant plus aigres que la digestion est laborieuse.

Mais l’auto nous emporte bientôt à travers la masse ravinée des Andes. La route serpente aux flancs de sombres gorges tapissées d’un fouillis de verdure, d’où surgissent, à demi étouffés, des palmiers enlacés de lianes. Des nuages voilent les cimes. Le long des pentes coulent des traînées d’ombre violettes, bleues, vertes, pareilles à des brocarts fanés. Des vols de vautours strient le ciel. On croise des métis en chapeau pointu, à cheval sur de petits bidets trottinant, des femmes à longues boucles d’oreilles. Sur le seuil d’un cabaret, des jeunes gens dansent la mariquita au son de la guitare. Le padre , assis à côté du chauffeur, me vante les mérites de ce pays giboyeux. « Je tire les perdreaux en automobile, pan ! pan ! je n’en manque pas un. » Et il fait le geste d’épauler. D’après lui, sur les flancs du Naiguata, il y a des champs de fraises et des sources dont l’eau est de la couleur du brandy.

LE DICTATEUR

Jour d’exposition. La cour intérieure d’un vaste édifice couleur d’ocre, pavoisée de drapeaux. Un orchestre militaire. Une foule de redingotes et d’uniformes gris. Tout autour des galeries, les boxes où s’étalent les échantillons de café, de cacao, de minerais, de bois et de cuir, attestant les richesses — encore inexploitées — des forêts, des plaines arrosées par l’Orénoque, des montagnes et des « llanos », à côté des matières premières, des produits fabriqués, des chaussures, des vêtements, des objets de métal et de porcelaine, premiers symptômes de la vie industrielle dans ce pays de planteurs et d’éleveurs de bétail. Quant aux œuvres d’art, la peinture n’est guère supérieure à ces hideuses photographies coloriées qui couvrent une salle entière ; sculpture, art décoratif, le goût le plus « pompier » et le plus « parvenu ». Ici les artistes n’ont pas encore eu le temps de pousser. L’effort de ces hommes est orienté non vers la beauté, mais vers la richesse. Il y a de magnifiques bâtiments pour l’université, mais ils sont vides ; un musée, mais il ne renferme que de mauvaises copies ; une belle bibliothèque, avec un bibliothécaire très doux, très fin, un peu triste, et pas de lecteurs.

L’hymne national éclate sur les cuivres. La foule s’écarte sous une poussée brutale. Le président passe, en uniforme gris de général, entouré de son état-major. Il salue distraitement. C’est un homme grisonnant, trapu, voûté, l’air dur, de fortes moustaches, le teint brun. Autour de lui, ses officiers, des gaillards hâlés, aux cheveux et moustaches très noirs, gantés de blanc.

Le président marche avec une sorte de balancement, la tête basse, l’allure du sanglier. Cet homme tient un vaste pays entre ses mains puissantes. Autour de lui, on se tait et on courbe la tête.

C’est un paysan. Il s’en vante. Il s’est défini lui-même : « un soldat paysan ». Il a toujours vécu près de la terre et il l’aime, d’un amour avide de cultivateur. Il a d’immenses domaines. Au fond, tout ce vaste territoire est sa propriété. Avec ses plantations, ses mines de charbon, ses gisements de pétrole, ses troupeaux de bœufs et de chevaux, il accumule des richesses. Il vit dans ses terres, à la petite ville de Maracay, éloigné de la capitale et des ministères — dont il se soucie fort peu, entouré d’hommes sûrs, officiers et soldats, toujours armés, de policiers actifs, de quelques fonctionnaires serviles. Il se partage là-bas entre les soucis de l’Etat et le soin de ses fermes. Il visite ses écuries, ses étables et ses laiteries. C’est un grand fabricant de fromages, de beurre et de conserves, un grand éleveur.

Et c’est un chef. Il est arrivé au pouvoir, d’un coup de force, comme il convient dans ces jeunes et turbulentes républiques. Longtemps il fut le bras droit du trop célèbre Castro. Castro, malade, partit se faire opérer en Europe et remit l’intérim du gouvernement à son fidèle collaborateur. Le soir même du jour où larguait le courrier emportant Castro, les amis de ce dernier étaient arrêtés, leurs maisons brûlées, les biens du président confisqués, lui-même déclaré déchu. Du meilleur Machiavel. Le lendemain, l’ordre régnait, grâce aux « Andinos » bronzés, la carabine au poing. Le nouveau dictateur avait les prétoriens avec lui, il se chargerait ensuite de conquérir le peuple.

Il vida les prisons où pourrissaient, oubliées, les victimes du tyran ; une foule de malheureux entassés dans les cachots par le soupçon et la rage de Castro, des amis, des parents et les pères ou frères des femmes qu’il avait violées. D’ailleurs le nouveau dictateur ne tarda pas à remplir à son tour les geôles, pour dompter les derniers sursauts de la révolution. Tous les partisans de la tyrannie de Castro, tous ceux qui ne purent fuir, furent écroués dans les geôles de Caracas, de Maracaïbo ou de Valence. Depuis dix ans les prisons ne désemplissent pas. Une police, admirablement organisée, pourvoit à ce qu’il n’y ait point de vide. Au moindre soupçon de révolte, un homme peut être arrêté, ses biens confisqués, et lui-même astreint à méditer, les fers aux pieds, sur les avantages de l’opportunisme.

Avec le nouveau chef d’Etat, si la manière resta forte, du moins le désordre cessa. Avec Castro, avaient triomphé l’arbitraire des créatures du tyran, l’effroyable despotisme de généraux, de colonels, de préfets, de présidents d’Etat, voleurs, ivrognes, sadiques. La liste des cruautés, des concussions, des exactions, des viols, d’assassinats à l’actif de Castro et de ses favoris serait inépuisable. Chefs civils et militaires durent plier sous la nouvelle poigne. La condition des étrangers s’améliora. Castro, qui se moqua pendant des années des grandes puissances (qu’on pourrait aussi appeler les grandes impuissances), put incarcérer, torturer, ruiner des ressortissants d’autres nations, à la barbe des ministres et des consuls. On se contentait de « ruptures diplomatiques » qui empiraient encore le sort des malheureux obligés de veiller sur leurs biens, en butte aux cupidités effrénées du président et de ses créatures.

Aujourd’hui, l’ordre règne à Caracas et ailleurs. Les étrangers peuvent débarquer sans risque. Reconnaissant de la sécurité, de la prospérité dues au nouveau pouvoir, le pays a abdiqué ses libertés entre les mains du dictateur. Les élections ne sont qu’une fiction ; les membres du Congrès sont désignés d’office ; les ministres, craintifs, sont suspendus au téléphone de Maracay. Ils peuvent être congédiés en vingt-quatre heures sur un simple billet. Quant à la presse, il lui est loisible de parler des réunions mondaines, des livres, des courses de chevaux, d’économie, d’agriculture et de tout, sauf de politique extérieure ou intérieure. Un article tendancieux peut envoyer son auteur dans un cul de basse-fosse, à la fameuse « Rotunda ». Les journalistes sont de simples fonctionnaires, timides, mal assurés. Mais au fond les intellectuels — il y a à Caracas une petite aristocratie de l’esprit — tout en méprisant la rudesse paysanne du gouvernement actuel se soumettent et préfèrent la servitude à l’anarchie. Ils savent que la liberté est un fruit qu’il ne faut pas cueillir trop vert.

La rigoureuse justice du président Gomez n’épargne personne. On rapporte, sous cape, qu’il a frappé un de ses propres fils, coupable d’une grave violence. Sa famille le craint. Tout le monde craint le chef. La main de fer convient à ce pays fruste où les passions bouillonnent avec une ardeur sauvage, à ces hordes d’aventuriers rués vers l’argent, vers les concessions de fer, de charbon ou de pétrole, vers la conquête de l’or ou du platine.

L’usage des armes est rigoureusement interdit. Mais les brownings n’ont pas quitté toutes les ceintures. La difficulté des communications avec les villes lointaines permet encore mille tyrannies locales. On ne change pas les hommes en dix ans, même à coups de trique. Certains Etats gémissent sous le poids des taxes. Les hommes au pouvoir savent que ce que la violence a fait, la violence peut le défaire. Une crainte sourde de la révolution paralyse le pouvoir. Abus policiers, espionnage, délation, malaise dans les rapports sociaux, engourdissement intellectuel et moral, tels sont les inconvénients de la manière forte. Et dans cette ville rose, la ville des lis et des églises, on respire mal. Malgré tant de soleil, les prisons font de l’ombre autour d’elles.

TRAGI-COMÉDIES TROPICALES

Comme la nuit tombait, un domestique est venu me prévenir que quelqu’un m’attendait dans le patio. J’ai trouvé don Pepe. Des formalités de passeport l’avaient retenu quelques jours. Nous nous assîmes dans l’ombre des colonnes. Au-dessus de nous s’amassait la nuit. Le rayonnement d’une lampe venait frapper le visage maigre du vieux Basque. Quelle curieuse manière il a de vous fixer ! Et don Pepe parle, en se frottant les mains, avec une mimique expressive, des traits qui prennent tour à tour l’expression de la férocité, de la surprise, de l’ironie. Il connaît ce pays et bien d’autres encore, comme un qui a sué et peiné sur les routes, dans les mines, le long des fleuves. Don Pepe est un introducteur de premier choix dans ces zones tropicales où tout est à la fois si simple et si compliqué.

« Les Français ne réussissent pas par ici, me dit-il. Ils sont trop pressés. Ici il faut attendre. Le grand principe est celui du « mañana », c’est-à-dire « Remettez toujours à demain ce qui peut être fait aujourd’hui… » Demandez un rendez-vous urgent. Bien heureux si vous l’obtenez dans quinze jours ! Ne cherchez jamais une réponse précise, une indication exacte, un renseignement net. De l’amabilité à en revendre ; de la décision, jamais.

« Le sang créole ne coule pas vite. Les gens d’ici sont fatalistes. Ils en ont tant vu, même les plus jeunes ! Ils sont habitués aux coups de tonnerre, aux catastrophes. Ils ne réagissent plus. L’air est mou.

« Mais si vous les brusquez, prenez garde. Ils sont vindicatifs. Ils vous saperont doucement. Un jour, vous vous trouverez par terre sans savoir pourquoi.

« Il y a deux choses qui perdent un homme, ici : le tafia et le poker. Les femmes, c’est moins grave ! D’abord l’alcool : dans les ports où l’on trafique, la Guayra, Ciudad de Bolivar, San Fernando, Maracaïbo, rien ne se traite sans le brandy et le cocktail. Toujours le verre à la main ! Et sous ce ciel, avec la fièvre, la malaria et tout ce qui s’ensuit, l’alcool vous flambe en deux temps. Mais si l’on vous offre un verre et que vous refusiez, l’autre bondit : « Es un desprecio ! » Vous voilà un ennemi de plus sur le dos et une affaire manquée.

« Les hommes ont le jeu dans le sang. Des fortunes se font et se défont à des tables de poker. Un gaillard adroit s’enrichit vite, mais il est aussi vite ruiné. Le jeu est un bon dépuratif. Il nettoie la mauvaise galette. L’or roule mais ne s’arrête guère. Des gens manient des millions, construisent des palais, et meurent sans un sou en caisse. Ce n’est pas une mauvaise affaire pour tout le monde.

« Le prêt sur hypothèque est une invention du bon Dieu pour les fripons et Dieu sait s’il y en a, venus de partout, — car l’on vient de partout ici, même du bagne. Un de ces richards éphémères, qui a vu beaucoup de bank-notes lui glisser entre les doigts mais qui en a retenu fort peu, meurt laissant sa famille pauvre. Mais il laisse aussi des immeubles, parfois des plantations ou des concessions de mine, toutes choses qui, pour une femme dans la gêne, ne sont que moyens de battre monnaie. L’usurier survient. Il y en a toujours un ou plusieurs pour proposer à la dame de l’argent comptant — le moins possible — et une bonne hypothèque. En quelques années — l’échéance vient vite — il est sûr de rafler les immeubles, les plantations, tout le bien de sa cliente, et de récupérer au centuple le montant de son prêt.

« Pas mal de fortunes énormes qui engorgent ce pays se sont édifiées de la sorte. Sous Castro, le gouvernement en prenait sa part. Quand quelqu’un s’enrichissait trop vite et trop ouvertement, on attendait qu’il fût bien à point, puis on le déclarait suspect — et ouste ! en prison, trente livres de fers aux chevilles et tous les biens confisqués « pro patria ».

« Les fonctions publiques enrichissent leur homme. Du moins cela était courant sous le règne de Castro. Les postes de président d’Etat, de préfet, de directeur des douanes ou des postes, n’étaient attribués qu’à des créatures du président, et pour un laps de temps relativement court. Il fallait remplir ses poches et se sauver — sinon gare ! Un jour, par un étrange hasard, un honnête homme fut nommé préfet. Six mois plus tard, il était révoqué. Il se rendit auprès du président et lui demanda respectueusement la raison de sa disgrâce : « Mes administrés, dit-il, n’ont jamais eu à se plaindre de moi. — Ce qui prouve que tu n’es qu’un imbécile ! » lui répondit le facétieux chef d’Etat.

« Un préfet est nommé dans une ville. Il commence par fermer, sous prétexte de morale, tous les claque-dents, tripots et bouges où l’on vient jouer, chanter, danser et le reste. On expulse les tenanciers. Les habitués restent chez eux quelques jours, puis ils ont la bonne surprise de voir tous ces lieux de plaisir rouverts, la semaine suivante, par un homme de paille du préfet, lequel encaisse le produit de la table à jeu et la demi-recette de la fille. Cet estimable fonctionnaire devient ensuite propriétaire, par le même système, de tous les cinémas et de tous les bals et peut de la sorte réaliser en peu de temps une jolie fortune qui lui permettra d’attendre sans trouble sa mise en disponibilité ou de solliciter un autre poste.

« Le directeur des postes, dont le traitement s’élevait à huit ou dix mille bolivars, put, à la fin de sa gestion, se faire bâtir un palais qui lui en coûta six cent mille. Quant aux employés, ils étaient peu payés, mais se faisaient quand même de bonnes rentes. Un commun accord les unissait dans tout le réseau. Tel jour de la semaine, les télégrammes numérotés de tel chiffre et expédiés de X… à Y… ou de Z… à W… ne devaient pas être portés en compte. Le boni était partagé en famille.

« Quant à l’armée qui comptait — elle compte encore ! — tant de généraux, de colonels et si peu de soldats, elle offrait aussi un large débouché à l’ingéniosité des officiers. Ainsi le Venezuela vit refleurir l’heureuse coutume des « passe-volants ». Un général devait tenir en garnison deux cents hommes. Il touchait vivres, solde et équipement pour ce nombre. Bien entendu, la caserne du lieu enfermait en tout et pour tout vingt-cinq ou trente pauvres diables, mal nourris et battus. Une inspection s’annonçait — elles s’annoncent toujours — aussitôt le général faisait procéder, à la sortie des cafés, des théâtres ou des cinémas, à une « presse » en règle. Des policiers « emboîtaient » tout ce qui paraissait capable de faire un soldat et « En avant ! A la caserne ! » malgré les supplications des malheureux. L’inspecteur trouvait en bon ordre une compagnie, licenciée dès son départ.

« Il y a aussi le procédé de la réquisition. Sur les frontières de Colombie, il n’est pas rare qu’un parti d’irréguliers à cheval tente, en vue du pillage, quelques incursions sur le territoire vénézuélien. Ce sont des bandits qui volent quelques bœufs, pendent le bouvier et se sauvent. Le général ou le colonel du district aurait tort de ne pas profiter d’une si belle occasion. « L’ennemi pénètre sur le territoire. » Mobilisation immédiate et réquisition des chevaux, des selles, des armes, des vivres, que leurs propriétaires ne reverront jamais lorsque l’expédition triomphante, ses chefs glorieux en tête, reviendront de la chasse aux pillards — évanouis depuis longtemps.

« Ah ! mon cher monsieur, poursuit don Pepe, quelle galerie de canailles je pourrais vous représenter, si j’en avais le loisir ! Aujourd’hui, ce pays a reconquis en partie ses forces vives, mais moi, monsieur, j’ai connu le règne de Castro et j’ai été sa victime. »

L’obscur rayonnement du patio éclaire la figure de don Pepe dont la bouche se plisse en une amère grimace, bientôt effacée par un sourire ironique.

« J’étais alors arpenteur dans un petit endroit de la côte que terrorisait le président de l’Etat, un favori de Castro. J’avais apporté avec moi quelques barils de rhum — une rareté ! Don Antonio — c’est le président que je veux dire — me sollicita de lui en vendre une partie. Je lui proposai un prix qu’il refusa de payer et, malgré son emportement, je maintins mes exigences. Cette petite scène se passait à onze heures du matin. A deux heures de l’après-midi, j’étais arrêté, sous l’inculpation d’espionnage, et transporté à la « Rotunda » avec plusieurs kilos de fers aux pieds. Il fallut l’intervention du ministre des Etats-Unis pour me faire retirer les boulets — et seulement trois jours après. Je suis demeuré quatre mois en prison, au bout desquels, toujours grâce aux instances du ministre, qui représentait alors les intérêts de la France, j’ai été remis en liberté, mais avec interdiction de séjour.

« Pendant ces quatre mois, mon cher monsieur, j’ai assisté dans mon cachot à quelques scènes plaisantes.

« Un personnage politique, don Martin…, ennemi de Castro, était enchaîné jour et nuit, pas loin de moi. Il lui était interdit de recevoir des vivres du dehors, et on ne lui servait qu’une nourriture ignoble, où nageaient des cancrelats. Pour se distraire, les geôliers introduisirent un jour ce malheureux dans un tonneau de vidange jusqu’au cou, et brandissant leur hachette ils faisaient mine de le décapiter. Le prisonnier, affolé de terreur, rentrait le cou et plongeait la tête dans l’ordure. Cette plaisanterie amusait fort les gardiens et Castro en fit gorge chaude.

« Un jeune Colombien, arrêté comme moi sans raison, était mis également aux fers, complètement dévêtu. Chaque matin il recevait quarante coups de bâton, puis quarante seaux d’eau pour le calmer. Après ma libération, je me rendis à Trinidad et m’en fus au consulat de Colombie pour signaler le cas de mon infortuné compagnon. Le jeune homme fut relâché bientôt après. Il fallut une menace d’intervention pour que l’on s’aperçût qu’il avait été pris pour un autre.

« Notre prison, avec toutes ces horreurs, était encore confortable, relativement à la geôle pourrie de Maracaïbo, où l’eau croupissait dans les cachots. Des malheureux y sont restés des années, férocement oubliés par la justice qui n’avait d’autre crime à relever que celui d’avoir déplu à Castro. Le colonel Gonzalès C… y fut emprisonné. Son compagnon de chaîne était un journaliste atteint de dysenterie. Il lui fallait se lever jusqu’à vingt-sept fois pendant la nuit pour accompagner à la fosse l’homme à qui il était rivé. Ce dernier mourut. Le colonel resta trois jours enchaîné à un cadavre à demi décomposé.

« Castro était fort amateur de femmes. Ses désirs ne souffraient pas de délai à leur réalisation ; aussi était-il entouré d’une bande de procureurs et de procureuses dont beaucoup appartenaient à la meilleure société. Rencontrait-il dans une réunion ou même dans la rue une jeune fille ou une jeune femme qui lui plaisait, aussitôt un émissaire discret allait proposer un marché aux parents ou au mari. C’est bien simple. S’ils n’acceptaient pas, la prison ou la confiscation des biens. Il y avait toujours un motif, et d’ailleurs, qui aurait pu protester ? Le bâillon était sur toutes les bouches. Quand il assistait à un bal, l’usage était de préparer un petit salon pour ses réjouissances intimes.

« Ce bouvier cynique, méprisant et qui, pendant des années, cracha journellement au visage de l’Europe, ce « gaucho » n’avait qu’une qualité : il n’était pas ingrat, il n’oubliait pas un service rendu.

« Le chef d’Etat savait à peine écrire. Il s’en souciait peu. D’un signe, il pouvait lancer au galop la féroce cavalerie des « llanos », et les raffinés de Caracas ne se souciaient guère non plus de voir grimacer de trop près ces sombres figures. Ainsi régna Castro, haï, méprisé, puissant.

« La maladie lui joua un mauvais tour. Sur l’avis de ses médecins, il résolut d’aller se faire opérer en Europe. Il s’embarqua sur un bateau français et apprit, en arrivant à Trinidad, qu’un nouveau gouvernement l’avait déclaré déchu, mis en accusation, et que ses amis étaient en prison ou en fuite. Vingt-quatre heures avaient suffi. Malade, fiévreux, il se fit porter à terre, décidé à regagner un port vénézuélien, à tenter de nouveau sa chance ; il se fiait à la terreur qu’inspirait son nom. Mais les Anglais refusèrent de l’accueillir et l’ex-président fut rembarqué de force.

« On ne sait trop ce qu’est devenu ce Picrocole. A Caracas, il y a quelques personnes qui le savent. Castro est étroitement surveillé. Il erre d’île en île, de San Juan de Porto-Rico à Saint-Domingue, traînant sa vieillesse traquée, cachant sous un faux nom son nom de Castro. Peut-être conspire-t-il ? Mais qui songerait à rétablir cet Héliogabale à la manque ? »

Don Pepe se tait. Nos pas résonnent dans le patio vide.

« Je pars demain, me dit le vieux Basque. Encore deux ou trois voyages comme celui-ci et j’achète une maisonnette du côté de Saint-Jean-Pied-de-Port. Madame et moi y finirons nos jours. J’ai trimardé toute mon existence, j’ai besoin de repos. Bast ! Encore un petit effort… » Et le vieil homme se redresse, enfonce son chapeau et disparaît dans la nuit.

V
LE RETOUR

CHARBONNAGE

Fort-de-France ! avant-dernière étape sur la route du retour. La saison est plus fraîche. Je ne retrouve plus l’accablante chaleur, le miroitement aveuglant des eaux, l’éclat dur du ciel d’octobre. La lumière s’est voilée ; les teintes s’adoucissent légèrement. Mon regard s’attarde sur les filaos aux fins feuillages, les palmiers, les cimes nuageuses des volcans, sur tout ce décor des îles que peut-être je ne reverrai plus.

Sur le quai s’élève une montagne de charbon. Des passerelles de bois aboutissent aux écoutilles des soutes. Une centaine de négresses sont occupées au charbonnage. Elles prennent dans le tas, à la pelle, la poussière et les blocs noirs, jettent le tout dans un panier pesant au moins trente kilos. Une compagne les aide à charger le panier sur leurs têtes. Elles vont alors prendre la file devant un guichet où un ticket leur est délivré pour chaque panier. La nuque roidie, bien droite sous le lourd fardeau, elles attendent longtemps, trompant la fatigue et l’impatience par des jacassements rauques, des rires, des disputes. La plupart ont belle prestance, vues de dos, des jambes longues et luisantes, des cous musclés, lisses comme des tiges de palmier. L’une, en tête de la file, semble une déesse de bronze. Mais les visages sont hideux : mentons proéminents, larges pommettes, et dans tout ce noir les boules blanches des prunelles. Beaucoup ont de gros ventres et des mamelles en calebasse. Elles sont vêtues de loques souillées de poussières, d’oripeaux bizarres et sordides, de vieux sarraux, de cotonnades, de toile à sac ; coiffées d’invraisemblables chapeaux, de canotiers ramassés dans les ordures, de casques usés, de madras, de casquettes, de paniers renversés.

Les unes à la suite des autres, sur un signal, elles descendent la passerelle, vident d’un coup de tête la charge dans la gueule ouverte de la soute et courent de nouveau emplir leurs paniers. Tandis qu’elles piochent dans le tas de charbon, de gros quartiers s’écroulent, fumant d’une suie épaisse qui obscurcit l’air.

Un vacarme d’oiseaux criards rassemblés sur une plage. Deux femmes se prennent aux cheveux. Autour d’elles les autres jacassent, s’invectivent. Un nègre et un marsouin séparent les combattantes. Ce sont des cris, des hurlements, des grincements de poulies. Puis elles reprennent leur faction, droites sous la charge.

Elles accomplissent ce dur va-et-vient, des journées et des nuits entières, sous un soleil de plomb. Des machines remplaceraient aisément cette humanité esclave ; elles opéreraient plus vite, à moins de frais, épargneraient de la peine. Mais les charbonneuses ont fait une émeute, dès qu’on a parlé de leur enlever leurs paniers.

LES MACHOIRONS

Pointe-à-Pitre. Sirène. Cette fois c’est le grand départ. L’eau de la rade est d’un vert très doux. Des voiliers bleus roulent sur leurs amarres. Sur le rivage, qui s’arrondit plat et verdoyant, les maisons font des taches grises et brunes. Un banc de nuages livides s’effiloche sur un ciel délicatement teinté de violet et de rose.

J’ai retrouvé don Pepe. Il s’accoude près de moi sur le bastingage et murmure à voix basse : « Vous savez le naufrage de l’ Afrique à la sortie de la Gironde ? Des tas de victimes. Le capitaine ne veut pas qu’on sache ». Et il ajoute : « Gros temps en perspective. Le Porto-Rico a quinze jours de retard. Nous allons danser. »

Il m’entraîne dans sa cabine pour me montrer ses trésors. Des plumes d’aigrette merveilleusement fines et blanches, des plumes de héron gris et de héron bleu ; des perles. Il est content de son voyage. Il a trimé dur.

Peu de passages à bord : des voyageurs de commerce, un gendarme, de vagues fonctionnaires. Tout cela boit, mange, dort, se vautre sur des chaises longues. Pokers et manilles dans le bar.

Les marins appellent les passagers les « mâchoirons ». Pour le bateau, sont-ils rien de plus que des paires de mâchoires ! Du pont supérieur, penché sur ce puits qui sent l’huile et le charbon et d’où montent des bouffées brûlantes, je vois la coupe profonde du navire. Au fond du gouffre, entre des grilles de fer, les chambres de chauffe éclairées de reflets de braise : des hommes nus enfournent le charbon à pelletées dans la gueule rouge des brasiers ; au-dessus, dans une autre cage, les machines, acier, bronze et cuivre, polies, luisantes, ruisselant d’huile, l’alternance régulière des pistons, le jeu des bielles ; la chaudière, les tubes de vapeur, tout ce cœur du navire, dont les plus formidables lames n’altèrent pas le rythme ; le mécanicien en cotte bleue qui, les yeux sur des manomètres, surveille l’oscillation des forces. Si je relève la tête j’aperçois, découpée sur la nuit, la silhouette de l’officier de quart arpentant sa passerelle ; au-dessous, le timonier à sa barre ; plus loin, dans la chambre des cartes, le visage du capitaine. Chacun à son poste, chacun conscient de sa tâche, chacun se sentant, comme la charpente, les clous et les rivets, une partie indispensable au tout. Les mâchoirons sont en dehors de cette puissante solidarité. Le navire marche et les conduit au port. Ils ne se demandent pas ce que cela coûte d’énergie, de calcul, de peine, de veille incessante. Tout cela leur est dû : ils paient.

MANŒUVRE D’ABANDON

Une mer calme, aux longs plis lourds, d’une coloration indécise. Un ciel très pâle où flottent de légers nuages gris rose. L’air est vif, presque froid. Voici de nouveau les raisins des Sargasses.

Etendu dans ma cabine, je songe…

La sirène ! Un hurlement sinistre, prolongé. Des bruits de pas rapides dans les cursives. Je me précipite. Quelqu’un crie : « Les ceintures ! » Je manœuvre la ficelle et en reçois trois sur la tête. « Tout le monde au poste d’abandon ! » Est-ce sérieux ?

Ce n’est qu’une manœuvre. Mais cela suffit, au cas où l’on serait tenté de l’oublier, pour vous rappeler qu’on est en plein océan, par quatre mille mètres de fond, et que l’on pourrait bien, un de ces soirs, claquer des dents dans une embarcation.

Tout le monde court aux canots : le docteur, le commissaire et la grosse femme de chambre qui ne réussit pas à attacher sa ceinture. Le commandant crie au mégaphone : « Poste d’incendie », et les bouches à eau de ruisseler. Puis le navire vire de bord, car il faut « tirer le feu du lit du vent ».

— Quand c’est pour de bon, dit un steward, c’est moins drôle. J’étais à bord du Venezia , un gros bateau de dix mille tonnes chargé de rhum et de sucre, en plein golfe du Mexique. A une heure et demie du matin, on a signalé le feu dans une des cales. Les pompes ont marché tout de suite. Pendant trois heures les manches ont versé des torrents d’eau. Quand on a sondé, on n’a trouvé que cinquante centimètres d’eau dans la cale. Le feu gagnait toujours. Signaux d’alarme. Il y avait un navire, le Chicago , à quatre-vingt-dix milles. On a marché dans sa direction. Mais les machines ont sauté. Il a fallu attendre sur place. Le Venezia ne coulait pas, n’ayant aucune tôle endommagée. Il brûlait en dedans. Ces tôles enfermaient un formidable brasier, alimenté par les ballots de sucre et les barils de rhum : un fameux punch, je vous assure ! Le sucre fondu avait fait un ciment qui bouchait toutes les ouvertures de la cale. Vers neuf heures du matin, le fumoir, le salon et toute la mâture avant s’écroulaient en feu, dans la cale. A onze heures le navire donnait de la bande ; équipage et passagers abandonnèrent. Ils furent recueillis dans la soirée.

LE BASQUE

« Si je connais la vie des placers, s’exclame don Pepe. Dame ! ça ne serait pas la peine d’avoir été surveillant dans les mines d’or. Et je connaissais toutes les carottes des nègres. Ah ! les brigands ! Ce qu’ils en filoutent, des pépites. Je les ai vus du matin au soir, secouant leur battée et profitant de la moindre inattention du gardien. L’un se gratte la tête : c’est une pépite qu’il cache dans ses cheveux ; l’autre se gratte ailleurs, et c’est la même chose. Un troisième tousse, et d’une pépite avalée ! Parfois on fait tomber une pépite de la batte, on pose le pied dessus, et, si le surveillant tourne la tête, d’un coup de pied on la décoche délicatement à quelques mètres derrière. Parfois, encore, un compère tire un coup de fusil. Le surveillant regarde dans la direction du bruit, et c’est non pas une, mais quarante ou cinquante pépites qui disparaissent.

— Mais vous avez donc fait tous les métiers ?

— Dame ! Depuis le temps que je roule ! J’avais travaillé dix ans en Bolivie, en Colombie, à l’Equateur. J’avais un bon petit pécule, soixante-trois mille francs. J’arrive à la Guayra et je me loge, à l’hôtel Neptune, avec mes billets dans ma malle. Un soir, je rentre et trouve ma malle ouverte et mes billets envolés. Mon voisin était parti avec mon magot et je vis par la fenêtre la fumée du paquebot qui l’emportait. Rien à faire. Le consulat m’était fermé : j’étais insoumis.

« Je fis mon baluchon et partis à pied pour Caracas. Quelques secours m’aidèrent à vivre et je finis par trouver une place d’arpenteur dans une mine de l’Ouest. On m’avance neuf cents bolivars et je me mets en route pour rejoindre mon poste. Chemin faisant, un message me rappelle. La mine est occupée par des bandes révolutionnaires ; il faut revenir. On me laisse mon argent et j’achète du cacao, pour le vendre à Trinidad. Mais au moment de m’embarquer, à la punta del Soldado , arrive un parti d’insurgés qui me dépouille de tout.

« Je parvins à Trinidad, sans un sou. Une maison de commerce m’accepta comme caissier ; je n’étais heureusement pas trop mal vêtu. Je demeurai plusieurs mois chez Enrique della C… et si j’étais peu payé, du moins j’appris pas mal de choses qui devaient me servir par la suite. Mon patron lui-même me conseilla de chercher une place mieux rétribuée et je pris le vapeur qui remonte l’Orénoque jusqu’à Ciudad de Bolivar.

« Je me présentai chez un commerçant qui me reçut grossièrement, parce que je n’avais pas de pièces d’identité, et me traita d’échappé de Cayenne. Par bonheur, je pus faire venir mes papiers et, quelques semaines plus tard, je retournai trouver mon homme. Au vu de mes pièces, il s’adoucit et m’offrit du travail. « Je n’accepterai rien de vous, lui dis-je, vous m’avez pris pour un Cayennais et je ne vous le pardonnerai pas. Je suis sans le sou ; mais si j’avais voulu, j’aurais pu réaliser assez vite une jolie fortune à vos dépens.

«  — Comment cela ! fait l’autre. Je voudrais bien savoir par quel moyen.

«  — C’est très simple. Vous savez que votre gouvernement recherche activement les commerçants qui font de la contrebande avec Trinidad. Or, moi, je sais que vous avez reçu, à telle date et à telle autre, des marchandises en fraude provenant de la maison della C… Je le sais d’autant mieux que c’est moi qui vous les ai expédiées et que j’ai toutes les pièces en double.

« Mon homme s’affaisse dans son fauteuil, tout blême comme une crêpe, car la perspective d’avoir affaire avec la justice expéditive de son pays ne lui souriait qu’à moitié. Je le laissai sur cette bonne impression et m’empressai de quitter la ville.

« C’est alors que je fus surveillant aux mines de Callao. De là je revins sur la côte et il m’arriva l’aventure des barils de rhum que je vous ai déjà contée. Je demeurai en prison quatre longs mois, puis, expulsé, je dus gagner Porto-Rico. Là j’appris que je bénéficiais d’une amnistie accordée par le gouvernement français aux insoumis. Avec la protection du consul je pus donner quelques leçons de français ; je me mariai et je fondai alors un « lycée français » qui ne tarda pas à prospérer.

« La guerre éclata. Je rejoignis aussitôt, bien qu’âgé de cinquante ans. J’ai fait quatre ans de campagne et j’ai même gagné un bout de ruban que je ne porte pas. C’est inutile. Ma femme était restée là-bas. Mais elle ne put soutenir le coup. Elle ne recevait aucun secours. Les meubles, les livres de l’école, tout fut vendu. Lorsque je revins, je trouvai dans la rue des enfants en train de jouer avec des débris de mon petit cabinet de physique. Un si joli cabinet, monsieur !

« J’avais cinquante-quatre ans, et tout était à recommencer. Plus de trente années de misère, de labeur et d’aventures, pour me retrouver comme devant, plus pauvre que Job. Eh bien ! voyez-vous, je suis reparti. Les gens de mon pays ne se découragent pas facilement. Bien m’en a pris. Les affaires marchent. Encore deux ou trois petits voyages comme le dernier, et Monsieur et Madame auront leur maisonnette au bon soleil des Pyrénées. Ce ne sera pas trop tôt et ça me changera avantageusement de ces sales pays où décidément la viande est trop dure et le commerce trop compliqué. »

Les bras croisés sous le collet de son mac-farlane bordé de velours noir, don Pepe sourit. Le couchant rougit son visage osseux. Le bateau roule, mais l’homme est bien campé et solide sur les planches. Ses petits yeux clignotent, face au large. Il sourit à l’avenir, à cette mer glauque et perfide qui longtemps encore balancera sa fortune et ses espoirs.

CARNET DE GROS TEMPS

Tout d’un coup, c’est l’hiver, les rafales, une mer démontée. Nous avons doublé les Açores.

La mer est grise ; elle moutonne d’écume à l’infini. Les lames nous prennent par arrière-travers et accélèrent notre vitesse, des lames longues et puissantes qui soulèvent le bateau et viennent se fracasser à bâbord, toutes fumantes d’embruns, striées d’émeraude.

Un rayon fuse à travers les nuages qui s’effilochent ; on voit se découper sur l’horizon clair de sombres collines d’eau qui s’abaissent et se soulèvent. Le soleil joue dans les embruns. Des arcs-en-ciel s’allument et s’éteignent sur la crête des vagues. Des mouettes ; le vent les emporte et les retourne sur elles-mêmes.


Il fallait une tempête pour terminer le voyage. Le vent a tourné. Les lames nous prennent par l’avant-travers, gênant la marche. Le roulis s’accentue. Il semble que la mer s’élève sur l’horizon, se gonfle, qu’elle va écraser le bastingage. Des piles d’assiettes dégringolent à l’office.

Je reste sur le pont, cramponné à la barre. Le plancher est par moment à peu près vertical. Les lames s’engouffrent sous le bateau, le soulèvent et l’hélice tourne à vide. Alors tout le corps du navire tremble. Les lames se brisent en sifflant. Elles sont enragées, démoniaques, marbrées de taches livides, bavant l’écume. Elles arrivent parfois en masses énormes, noirâtres, pareilles à des falaises ; on les voit monter sur le ciel, s’enfler, s’affaisser dans un poudroiement d’embruns. Parfois elles arrivent, par groupes, comme une chevauchée d’Indiens hérissés de panaches.

Dans la nuit, on distingue seulement un tumulte obscur et des rictus blafards.

Ce soir, de gros nuages violets et rosâtres roulaient. L’horizon était clair, une bande cuivre barrait la masse moutonnante des eaux. Puis, quand le soleil a disparu, la mer est devenue brusquement très noire ; le vent a gémi dans les cordages et la furie des vagues a augmenté.


Il est impossible de dormir. On roule sur sa couchette. Des éclatements, des craquements, des coups sourds. Le vacarme d’une nuit de bombardement. Des paquets de mer frappent le hublot. La machine s’affole sans cesse et tout le navire est agité de convulsions hystériques dans la vibration de l’hélice suspendue sur le vide. Il grince, il geint, il souffre.


Le bateau prend bien la lame. La lame l’assaille, furieuse ou sournoise. Il penche, il penche, se relèvera-t-il ? Oui, souple, bondissant, déchirant la mer qui siffle et crache autour de lui.

Des vagues se heurtent. Dans des fumées blanches, des taches livides s’étalent jusqu’à l’horizon. Un abîme se creuse sous le bateau, comme si l’eau était aspirée vers les profondeurs de l’océan. Une lame gigantesque s’élève, falaise verdâtre et sifflante qui s’écroule à bâbord avec une rumeur de cataracte.

Le plus curieux, c’est le changement de perspective. La surface plate des mers calmes se transforme en un système montagneux perpétuellement bouleversé. Des sillons de vallées, de cimes avec des éblouissements de neige.

Les mouettes plongent au creux des lames et partent tout droit en l’air, comme les alouettes d’un champ.

Le moteur tenace tient bon, mais on sent qu’il peine.

Il pleut. Le soir gris s’abaisse. La mer hurle. Du large gronde une rumeur d’avalanche, toujours plus proche.


Dernière nuit de bord. Elle sera agitée. Longtemps tu te retourneras sur ta couchette, pauvre atome ballotté, incertain du lendemain, incertain de l’heure, de la minute prochaines. Ce navire est une mécanique têtue, que les lames se lancent de l’une à l’autre, avec des sifflements de mépris. Toute sa carcasse geint. Et cependant chaque poutre s’arc-boute sur son pilier, chaque plaque de tôle soutient sa voisine. Et la mécanique tourne, tourne, inlassablement, poursuivant sa route à travers le tumulte d’un univers hostile et déchaîné.

Dans cette coque de fer, de pauvres consciences falotes vacillent pareilles à des lampes sous le vent. Une rafale va-t-elle d’un coup souffler toutes ces flammes épuisées ? refermer sur elles le vide horrible et glacé ?

Une lueur vaporeuse traîne sur le chaos livide de la mer, s’éloigne, disparaît. C’est un vapeur qui suit sa route, plus dure encore que la nôtre, car d’énormes lames le fouettent par l’avant, lui barrent le chemin de leur poitrail. Il a vent debout, toute la tempête devant lui. Il passe, fantôme de navire, emportant, à travers le tourbillon des forces, des fantômes de vivants. Et nos yeux s’attachent éperdument à ce rayonnement de plus en plus faible, à cette clarté qui est quelque chose d’humain, de la pensée évanouie dans les ténèbres.

SPIRALES

Tout est bien là : la chambre, les livres, les choses familières d’autrefois. Le voyage est fini. La vie renoue son fil monotone, un instant rompu. Mais les choses n’ont pas changé ; elles ont gardé leur visage quotidien, leur place, leur odeur. Il n’y a que vous, le revenant, qui soyez maintenant étranger.

Ce fauteuil ! n’est-ce pas entre ses bras que vous fîtes vos premiers voyages, les plus beaux sans doute ? Maintenant vous voilà assis, à la même place, la même pipe à la bouche, à ressasser encore des songes. Les visions imaginaires d’autrefois sont aujourd’hui des souvenirs ; mais les unes et les autres sont faites de la même substance. Désirs, regrets ; le présent tient si peu de place entre les deux.

Les îles, les comptoirs parfumés de l’odeur des épices et du bois de rose, les palmes balancées dans l’azur ou givrées de clair de lune, les cases fleuries d’hibiscus, la foule bariolée des docks, les Chinois vêtus de soie noire, les Hindoues aux visages incrustés d’or, les Malais jaunes aux yeux brûlants, les Européens creusés de fièvre, les négresses aux madras orangés, toutes les races grouillantes dans la dure lumière du Tropique, avides ou résignés, indolents ou passionnés, doux ou cruels, tous voués au même destin. L’arrivée des navires dans les ports, les sifflets de la manœuvre, le grincement des treuils, le clapotis des pirogues, le hurlement de la sirène. Le fleuve et la forêt, la grande jungle meurtrière, le déroulement entre les feuillages des eaux lentes et troubles, la vie farouche de l’homme dans le bois, le mirage des placers — qu’est-ce tout cela, sinon la trame d’un songe !

Avidement, j’ai empli mes yeux du spectacle du monde. J’ai vu les cités bâties par les marchands sur les bords des mers lointaines, sur des rivages enfiévrés où seule une cupidité tenace peut enchaîner l’homme blanc ; la diversité des coutumes et l’uniformité des passions ; les vaines agitations des coureurs d’aventures, la ruée vers l’or, la cruauté des primitifs et celle, plus dangereuse, des civilisés ; la mêlée des haines, des convoitises, des superstitions, sous ce soleil tropical qui chauffe le sang et qui illumine brutalement le dessous de l’âme humaine, de même que le faisceau d’une lampe projeté sur un visage en révèle les tares secrètes. J’ai vu ces terres chaudes où règne l’ennui, où l’alcool et l’opium offrent aux nostalgies leurs hallucinants refuges. J’ai découvert maints visages où se reflètent la folie et la sagesse, la haine et l’amour, dont les traits, sous tous les cieux, sont les mêmes. J’ai vu la vaine frénésie des hommes se débattre sous la voûte des forêts et le long des rivières chaudes, au cœur même de cette nature qui brasse indifféremment dans son éternité la vie, la douleur et la mort. Toutes ces images, je les ai emportées en moi, comme un précieux trésor, sachant que le temps est court pour faire sa moisson et porter son témoignage. Et voici que maintenant, penché sur ma richesse, je suis comme un homme altéré qui veut boire au creux de sa main… et l’eau fuit entre ses doigts.

FIN

TABLE DES MATIÈRES

I
LA TRAVERSÉE
LA TRAVERSÉE
LA PASSERELLE
CABINE
ON LARGUE
DÉPART
PREMIÈRES IMAGES
LE TENTATEUR
LE BAR
L’HEURE DU COCKTAIL
NUIT SUR LE DECK
PLEIN OCÉAN
AUBE
FÊTE A BORD
TOMBOLA
JUNGLE
LA DÉSIRADE
II
ESCALES
GUADELOUPE
PAPA VOLCAN
APOTHÉOSE
POLITIQUE
SAINTE-LUCIE
TRINIDAD
CLAIR DE LUNE
MOUILLAGE
TERRES LOINTAINES
CITÉ
LE PADRE
PROPOS SUR LE DECK
VISAGES
RACES
SURINAM
ÉVADÉS
L’ENFANT PERDU
III
LA COLONIE HONTEUSE
CAYENNE
CHAMBRE A LOUER
SOLITUDE
JUSTICE
GALÉRIENS
TAM-TAM
SORTILÈGES
ÉVASIONS
UN COLONIAL
ARTÉMISE
BAL CASSÉCO
PAYS CHAUDS
LIBÉRÉS
BAINS DE MER
VIGNETTES ZOOLOGIQUES
CHERCHEURS D’OR
MONSIEUR AUGUSTE
SAMBA
HOPITAL
SOUS LES AMANDIERS
TERRE DE MORT
PAPILLON DE NUIT
IV
AU PAYS DES CARAÏBES
MER DES CARAÏBES
QUELQUES CORSES
PROFIL
AMERICAN SHIP
DON PEPE
LA ROUTE DE L’ABIME
LA MAISON CLAIRE
LA VILLE DES ÉGLISES, DES LIS ET DU CLACKSON
LE PRESBYTÈRE
LE DICTATEUR
TRAGI-COMÉDIES TROPICALES
V
LE RETOUR
CHARBONNAGE
LES MACHOIRONS
MANŒUVRE D’ABANDON
LE BASQUE
CARNET DE GROS TEMPS
SPIRALES

IMPRIMÉ
POUR ALBIN MICHEL
PAR
L’ASSOCIATION LINOTYPISTE
PARIS, 23, RUE TURGOT — IX e , PARIS