Title : Le bol de Chine; ou, divagations sur les beaux-arts
Author : Pierre Mille
Release date : May 17, 2023 [eBook #70789]
Language : French
Original publication : France: Georges Crès
Credits : Laurent Vogel (This book was produced from scanned images of public domain material from the Google Books project.)
PIERRE MILLE
OU
DIVAGATIONS
SUR LES
BEAUX-ARTS
PARIS
ÉDITIONS GEORGES CRÈS & C
ie
21, RUE HAUTEFEUILLE, 21
MCMXX
DU MÊME AUTEUR :
En Croupe de Bellone.
Copyright by Georges Crès et C ie , Paris, 1919
Tous droits de reproduction, de traduction ou d’adaptation réservés pour tous pays.
… Ce n’est rien qu’un bol, une simple écuelle à riz, que modela jadis un artisan de la vieille Chine, pour la jeter ensuite aux grands feux qui font la matière solide, cristalline, comme intérieurement gemmée, égalent enfin l’œuvre des hommes à ces minéraux cristallins qu’a recuits l’ardeur des volcans. Pas d’ornements, nul décor, rien qu’un émail épais, d’un vert cérulé ; galuchat ou peau de serpent. Mais prenez-le, maniez-le, touchez-le : quelle étrange, quelle nouvelle impression de beauté ! Et d’où vient-elle ?… Voici maintenant un buste de bronze. La sévérité même de sa teinte monotone fait que je n’en perçois que la silhouette générale et les traits principaux. Je clos mes paupières, j’abolis mon regard, je palpe, je tâte en aveugle ; et ce sont des muscles, une charpente, une pulpe vivante, des accents qui se révèlent. Oh ! la joie, le pouvoir, la « connaissance » qui se cachaient dans mes mains, et que j’ignorais ! Mais alors que j’ai des mots qui attribuent des causes aux voluptés de mes yeux, qui « nomment » des détails, définissent des caractères, motivent des sensations, ici je ne puis aller plus loin — je n’ai plus de langage parce que je n’ai plus d’idées : seules des impressions infiniment profondes, infiniment vagues, indéfinissables, obscures.
vient d’écrire Georges Chennevière dans des vers qui marquent une façon neuve de sentir. Toute neuve, oui ! Mais c’est pourquoi ce poète ne précise guère davantage, c’est pourquoi nul ne saurait préciser davantage : émotion mystique du toucher, en laquelle n’est pas encore descendue l’analyse.
Je suis né, nous sommes tous nés ne connaissant d’abord l’univers que par nos mains tremblantes, ardentes, indécises, toujours tendues : des combinaisons de poids, de volume, de toucher et de forme, puis le mariage de ces combinaisons avec des impressions de couleur et des calculs de distance, tels furent nos débuts dans la vie sensitive. De tous nos sens le tact fut celui qui s’éveilla le premier ; mais notre bouche n’exhalait encore que des vagissements inutiles, et quand nous sûmes parler, nos yeux seuls restèrent conscients, avec nos oreilles, notre goût, notre odorat : eux seuls apprirent à s’exprimer, alors que les sensations du toucher s’enfonçaient dans les profondeurs de notre inconscient : elles y demeurent larvaires, avortées, indéveloppées, parce qu’elles sont muettes et sourdes. Comptez le nombre des mots, des métaphores, des images qui dans notre langue et dans toutes les langues se rattachent au toucher : que la tribu vous en va sembler misérable ! On dirait même qu’elle est sur le point de disparaître, qu’elle s’appauvrit, dégénère. C’est que jamais nous n’enrichissons nos impressions de tact par elles-mêmes, en les analysant, en les creusant, en les définissant dans leurs qualités essentielles ou particulières, mais par des emprunts au vocabulaire des autres sens, par une mosaïque de cailloux volés dans d’autres carrières, et sous laquelle ces impressions restent écrasées. Dites-moi s’il est un amant, à moins qu’il ne soit aveugle — ou peut-être sculpteur, — qui, dans l’obscurité d’une nuit sans astres, puisse reconnaître, au seul savoir de ses mains, le visage de sa maîtresse ?
Et pourtant… pourtant ce sens négligé reste à la base, c’est lui qui supporte tous les autres, qui « cause » tous les autres ; sans lui tous les autres ressemblent à un homme sans squelette. Mais si c’était pour ce motif même qu’on le néglige, qu’on le tait , par une sorte d’involontaire pudeur, comme s’il portait en lui quelque chose de si solennel, intime, profond, qu’il en devient obscène, et qu’il paraisse qu’il faille n’en point parler ? Il est l’émanation la plus directe de nos corps, il est comme nos corps mêmes, il participe à leur nudité, il est nu — peut-être fait-il peur ! Et alors il est proscrit. Proscriptions dont n’osèrent point appeler les plus hardis poètes, les plus furieux contempteurs des plus antiques lois morales, ceux enfin qui se vantèrent de glorifier les sens, tous les sens, et d’évoquer les échos pour lesquels il s’assemblent, s’unissent et se complètent :
Il n’est pas question du toucher ! Il est caractéristique même qu’à aucune autre époque de notre littérature le toucher n’ait été plus dédaigné qu’à celle du sensualisme romantique. A tous autres égards et dans tous les autres domaines, si le romantisme n’a point apporté beaucoup d’idées, il a du moins enrichi la langue des sensations — sauf pour le toucher, encore une fois ! Racine là-dessus en savait plus long, ou du moins cela paraissait tel parce que l’équilibre, dans son vocabulaire, s’était maintenu entre les cinq sens. Aujourd’hui notre vocabulaire n’est plus que d’orateur et de peintre, surtout de peintre, de peintre en surface : le volume, le poids, les richesses du tact en sont absents. Aussi, sans la littérature romantique, est-il possible que la peinture impressionniste ne fût jamais née : nous sommes un peuple d’écrivains, d’abord ; les autres arts emboîtent le pas, et comme c’est dans les autres arts que nous sommes le moins sérieux, parce qu’ils nous intéressent moins, c’est chez eux que les excès se font sentir davantage. On va jusqu’au bout de la théorie, et l’on soutient la théorie par de la littérature, encore ! Tandis que les écrivains qui ne sont qu’écrivains sont généralement retenus par le besoin qu’ils gardent toujours de la réalité concrète. Qu’on me pardonne le calembour : ce n’est plus qu’en littérature que les Français ont le sens du volume.
… Je me souviens d’un jeune impressionniste qui reproduisait patiemment, à coups de pastilles colorées, les traits d’un modèle féminin placé devant lui. Ces temps sont déjà périmés : on n’en était pas encore à ces effigies plates et déformées, imageries puériles qui n’ont même pas le mérite d’être innocentes et qui outragent la vérité du dessin par ignorance, pour commencer, ensuite par parti pris. Ce jeune impressionniste voulait modeler et n’y parvenait point, parce que sa technique même lui interdisait la profondeur. Un littérateur vint, qui mit le doigt sur sa toile : « Votre figure est à contre-jour, je le sais bien, dit-il, mais dans la réalité elle ne s’en arrondit pas moins ; cette joue, elle tourne, et je ne saurais l’oublier… Je voudrais que l’amant de cette femme conservât le désir de caresser son portrait : hélas ! il n’en sera rien. »
Toutes les légitimes revendications du toucher contre la vue, toutes les exigences de l’harmonie qui doit subsister entre le toucher et les yeux étaient dans cette seule phrase. Mais le peintre ne comprit point, et avait le droit de ne pas comprendre. Ni ce littérateur lui-même, ni personne au monde ne lui avait appris à sentir, à jouir des sensations du toucher. On ne sait plus…
O mon cher petit bol chinois, viens donc à mon secours ! Enseigne-moi ce qu’on n’enseigne plus. Je suis comme les autres, vois-tu, j’ignore tout, je ne suis qu’un débutant. Dis-moi lentement, doucement, tandis que je ferme les yeux, les causes intimes de ta voluptueuse et simple beauté, révèle-moi les mots par quoi s’exprimeront cette invisible et tactile beauté : car tout vient chez nous des mots…
En 1927, l’illustre sculpteur Cailleterre était parvenu aux suprêmes limites de l’âge, mais aussi du génie. Il avait commencé, dès longtemps, à laisser voir sur les bronzes et les plâtres qui sortaient de son atelier les marques puissantes qu’avaient imprimées sur la glaise originaire, ses doigts inspirés et fiévreux. Et les critiques crièrent : « Œuvres définitives, œuvres sans pareilles qui conservent, dans leur achèvement, tout le charme, toute la saveur, toute la spontanéité d’une ébauche ! » Puis un jour, alors qu’il se préparait à envoyer au Salon, où on lui réservait toujours la place d’honneur, sa dernière statue, un goujat imprudent fit un faux mouvement, trébucha, rattrapa un bras, qui fut brisé. Ses camarades en ramassèrent les débris. Ils étaient tout pâles. Mais Cailleterre, dont pourtant les fureurs étaient aussi célèbres que le talent, cligna de l’œil :
— Cela est bien mieux ainsi, dit-il, paisiblement. Enlevez !
On enleva, on exposa, et ce fut un triomphe. Quelques personnes soupçonnaient déjà qu’en Cailleterre était ressuscitée l’âme des statuaires antiques : mais cette opinion était discutée. Dès qu’il eut montré une statue brisée, telle un antique, elle ne fit plus aucun doute. Dès lors Cailleterre entrait dans une voie nouvelle, bordée de trophées. Il la parcourut à grands pas, cueillant à chaque nouveau geste des palmes nouvelles. L’année suivante il cassa les deux bras à son « morceau ». Et après tout, puisque tel est le vocable usité, n’est-ce pas un devoir sacré de le justifier ? L’année suivante, il se contenta de ramasser les bras : ces bras eurent le succès le plus vif et le plus mérité. Et il fut enfin le grand cassiste iconoclaste. Il cassa des jambes, des têtes, des mains, des derrières, des devants, il cassa tout : et chaque fois qu’il cassait, sa gloire augmentait encore. Elle rayonna sur toute la terre, elle monta jusqu’aux astres ; et il eut, comme il convient, des imitateurs. Les Salons s’emplirent de débris épars et disjoints, puis les places publiques, les rues et les jardins. Les cités contemporaines prirent l’aspect de Pompéi et d’Herculanum, et même quelques architectes enthousiastes édifièrent des maisons déjà en ruines. Beau rêve romantique où les yeux s’égaraient avec une radieuse mélancolie. Cependant c’était toujours Cailleterre qui cassait le mieux, qui cassait le plus, qui cassait autrement. On fit des cours sur le cassement d’après ses ouvrages ; et tous les sculpteurs, devenus tous casseurs, nourrissaient à son égard autant de jalousie que d’admiration.
Beaucoup se découragèrent. D’autres, héroïquement, se mirent à tailler des pavés, et ils exposèrent des pavés, quelques-uns même en bois, ce qui fut considéré comme une grande originalité. Et c’est pourquoi ils furent appelés « cubistes ». Cette qualification leur fut imposée par le gouvernement, qui craignait une grève de véritables paveurs, lésés dans leur profession. Telle est l’origine de ce nom, que beaucoup ont oubliée, tant l’histoire de ces événements s’enfonce déjà dans l’ombre du passé.
Mais d’autres artistes, Glénardeau, Bouffrelier, Bossebœuf, Roméas — on les connaît sans doute, car ils ont conquis à leur tour la plus juste notoriété, — accusaient ces novateurs de ne posséder qu’une imagination superficielle. Ils savaient qu’il n’y a pas d’art, quoi qu’on en dise, sans tradition ; ils savaient aussi que la véritable tradition résidait dans les mains et dans le crâne de Cailleterre. Patiemment ils étudiaient ses procédés et son génie, ils le suivaient dans son évolution, ils s’assimilaient sa manière. Leurs longs et vigoureux efforts furent récompensés, il vint un jour où ils se crurent assurés de pouvoir faire un « Cailleterre ».
— Il faut d’abord, déclara Bossebœuf, faire le bonhomme tout entier. C’est ça qui donne le mouvement : il n’y a de beauté que dans le mouvement.
Ils firent donc le bonhomme. Mais, en massant sa glaise, Roméas demanda tout à coup :
— Au fait, est-ce que c’est un bonhomme, ou une bonne femme ?!
— Tu es bête, dit Bouffrelier, puisque nous le casserons ! On n’y verra rien. Fais n’importe quoi.
Il fit donc n’importe quoi. Mais Glénardeau, qui était véritablement un esthéticien, ordonna :
— Allonge le bras, allonge ! Donne-lui un tiers de plus. La beauté est dans le mouvement, mais c’est dans l’exagération du mouvement que réside le secret de la gloire.
Et quand le « boulot » fut terminé, ils moulèrent le plâtre. Alors ils furent émus, car c’était à cette heure seulement qu’allait commencer leur véritable travail.
— Ça ressemble au Génie de la Bastille, tout bonnement, dit Bossebœuf, avec un air de doute.
— Tu vas voir ! fit Glénardeau.
Prenant un ciseau, il fit sauter les doigts, la chair, les muscles du bras trop long. L’aspect en devint informe, mais dramatique et désespéré. Puis il martela fortement la poitrine. Puis il étripa le ventre, puis il équarrit généreusement l’autre face ; et il mutila les cuisses et les jambes, de la même manière, dans la fièvre de l’inspiration.
— Laisse une rotule, nom de Dieu ! cria Glénardeau : et il faut que cette rotule soit à la Michel-Ange. Voilà l’effet !
— Et la tête, interrogea Roméas, faut-il la couper ?
— Tu n’es pas fou ! C’est banal, une tête coupée. Seulement fais tout sauter, excepté le nez.
— Ça fait une rotule entière et un nez, observa Roméas. C’est un peu trop, tu sais.
La discussion fut vive et généreuse. A la fin, ils décidèrent de ne laisser qu’une narine. Et se reculant, Roméas dit :
— Hein, c’est beau !
— Ça y est ! répondit simplement Glénardeau. Maintenant, il faut porter ça au Salon.
Ils mirent cette œuvre sublime sur un truc, et sans quitter leurs longues blouses blanches, en tout semblables à de modestes praticiens, lui firent traverser les avenues déjà verdoyantes. Enfin des degrés, sous un porche monumental, s’offrirent à leur vue. Avec des précautions infinies, une douceur d’infirmiers, ils les firent monter à la blanche effigie. Une place d’honneur restait. Simplement, c’est là qu’ils la placèrent.
Or, sous la coupole trop blanche, un long cri monta :
— Le Cailleterre ! Enfin le Cailleterre !… Nous ne l’attendions pas sitôt. Nous craignions que le maître n’exposât point… Que cela est beau ! Cela est inimitable ! Ah ! on peut essayer ! Comme la forme s’exprime alors qu’elle disparaît ! Et cette rotule où clame toute la vigueur humaine ! Et cette narine qui palpite !
Ainsi s’extasiait un peuple d’admirateurs, et leur agitation pâmée, autour du bloc candide et ruiné, avait l’air d’une danse orphique.
… A ce moment on distingua, par le portail ouvert largement sur le ciel, une ombre blanchâtre qui s’élevait lentement, et Cailleterre, Cailleterre lui-même entra, précédant son œuvre. Et c’était celle-là, et c’était la même ! La même rotule, le même bras tout mutilé, la même narine, le même geste du bras immense et décharné. Pour la première fois ses émules avaient compris. Ils avaient réalisé son morceau.
— Tiens, fit-il étonné, il y est déjà !
Et résigné, il dit à ses praticiens :
— Emportez l’autre !
ÉCRIT APRÈS LA DERNIÈRE EXPOSITION DES ŒUVRES DE M. INGRES.
C’est une remarque qu’on a faite depuis déjà bien des années que les violentes chaleurs de l’été portent les hommes aux fureurs de l’assassinat ou aux résolutions désespérées du suicide. On a moins dit, ce me semble, bien que les statistiques soient là pour le prouver, que les premiers jours de soleil printanier sont propices aux accidents. Vous-mêmes, si vous ouvrez les yeux, vous en pourrez rendre compte : les chevaux dans les rues glissent plus fréquemment et s’abattent : leurs conducteurs somnolents se réveillent soudain, pleins de cris, pour outrager, jusque dans l’honneur de sa famille, un passant qui lui-même s’aperçoit, après coup, qu’il vient d’échapper à la mort, et frémit, immobile, les mains un peu tremblantes. Les femmes vont au-devant des cyclistes et des automobiles, les yeux grands ouverts ; rien n’indique à personne qu’elles ne les voient point, et pourtant c’est un fait qu’elles ne les voient point : voilà que subitement, quand presque les touche le monstre formidable ou la petite roue silencieuse, elles étreignent à deux mains leur poitrine que rétrécit l’épouvante, et fuient, et chancellent, et s’arrêtent, essoufflées, sur le trottoir. Et tout cela, je le soupçonne, est la faute de la saison neuve. Les hommes et les bêtes tombent, sans même s’en douter, dans une rêverie qui ne finit point ; ils assistent inconsciemment, mais avec des jouissances infinies, au travail de réparation et de rajeunissement qui se fait dans leur microcosme, en même temps que dans tout le reste de l’immense nature ; ils se construisent des joies futures avec les souvenirs de leur passé ; ils vivent, redevenus enfants, dans un univers édifié par eux ; et tout leur est apparition.
C’est dans un pareil état d’esprit, je pense, que je me trouvais un de ces derniers matins, alors que j’errais dans ces galeries sans fin où l’usage est d’exposer, à cette époque de l’année, les œuvres de nos artistes. Je m’endormais un peu au bruit de mes propres pas ; presque seul, à la fois exalté par les enchantements de la saison verte et plein d’indifférence, d’ennui ou de fatigue pour ce que je voyais, j’étais assez près, il faut croire, de ce que certains savants appellent « l’état second ». Voilà pourquoi, sans doute, je ne fus nullement étonné de voir M. Ingres venir à ma rencontre. M. Ingres lui-même ! Au-dessus de ses âpres yeux gris, ses sourcils dédaigneux, tirés vers les pommettes saillantes et un peu hautes de ses joues, dessinaient les deux ailes d’une pioche dont la ligne droite et dure de son nez figurait le manche ; et serrant ses deux lèvres minces sur son menton puissant, du haut de son habit noir au collet remonté, il dressait vers moi l’indomptable volonté de sa tête impérieuse.
— J’avais voulu voir de la peinture ! me dit-il un peu sèchement.
— Peut-être, lui répondis-je avec un grand respect, mais d’une voix évasive, auriez-vous dû plutôt aller écouter un peu de musique. Nous en faisons encore d’excellente.
— Je le sais, dit-il. On m’en a fait entendre l’autre jour, chez moi !
Et rien ne peut égaler la dignité, la noblesse, la fierté avec lesquelles il prononça ces deux derniers mots. Il se sentait redevenu le centre du monde ; il savait que ce monde avait les yeux sur lui, en ce moment de sa gloire ressuscitée, comme il y a quarante-quatre ans, le jour de sa mort. Et cela lui paraissait tout naturel ; il n’avait pas d’orgueil : seulement de la certitude.
— Quarante-quatre ans d’oubli et d’insurrection, dit-il, ce n’est rien ; il a fallu bien plus de temps à Racine pour revenir prendre sa place, et la faire reconnaître ! Racine : un homme comme moi. Le seul !
— Et alors, demandai-je, cela ne vous étonne point qu’on ait reconnu la vôtre ?
— Si, répondit-il avec une mélancolie soudaine. Parce que… parce que ce n’est pas seulement la peinture qui a changé, ce sont les caractères !
Je ne saisissais pas. Il poursuivit.
— Il y a beaucoup de portraits de femmes ici, dit-il. Montrez-m’en un, montrez-m’en un seul où une femme ait quarante ans ? Vous souvenez-vous de mes dessins, de ces pauvres dessins à la mine de plomb que je faisais pour ne pas mourir de faim, au début de ma carrière, il y a plus d’un siècle, et que je méprisais ? Puisque je travaillais là pour le pain quotidien, pour vivre, monsieur, et m’assurer la chance de produire plus tard les chefs-d’œuvre que je portais en moi, j’eusse pu flatter mes modèles, j’eusse pu trahir la vérité. Je ne l’ai pas fait, et autant qu’il m’en souvienne, chose plus merveilleuse encore, on ne me l’a pas demandé. Il y avait, dans la France d’alors, des Françaises, des bourgeoises qui ne rougissaient pas d’avoir leur âge. Je les ai faites comme elles étaient, avec leurs lèvres pâles, la sublime amertume de leurs yeux encore ardents, le squelette même qui commençait d’apparaître sous leur visage honnête, encore beau, monsieur, très beau, mais qui ne mentait pas. Et aujourd’hui… aujourd’hui… Ah ! vous pouvez chercher, vous chercheriez longtemps ! Il n’y a plus de probité — ou de courage : c’est la même chose, — ni chez les femmes, ni chez ceux à qui elles demandent de perpétuer leurs traits. La face des modèles est un mensonge : le peintre n’en tire qu’un faire-semblant.
— Mais, fis-je, il y a d’autres peintres que ceux-là.
Je faisais allusion à ceux qui s’efforcent au contraire de rendre les effets les plus fugitifs des spectacles de la nature, ces nuances si rares qu’une fois fixées sur la toile elles ont quelque chose de surprenant et que le commun des hommes dit : « Est-il bien sûr que cela existe ? », tandis que d’autres en sont émus comme d’un accord inusité qui leur déchire les nerfs en les abîmant de volupté.
— Ces jeunes gens, dit M. Ingres froidement, ces jeunes gens ! Ils ont pris leur plaisir pour du génie ! Et le danger, quand la raison, quand la recherche intime et salutaire des causes, qui pour l’artiste sont la ligne — les bêtes, j’en suis sûr, monsieur, les bêtes n’ont des choses qu’une impression colorée, — le danger, c’est qu’on arrive aux impressions les plus vagues des plaisirs les plus bas… Vous souvenez-vous des choses que j’ai dites sur ce M. Delacroix ?
— Vous fûtes injuste, murmurai-je.
— Non ! fit-il rudement. Parce que je savais que c’est à cela qu’il vous mènerait. A travers lui, par-delà lui, je voyais sa suite inévitable. La voici !
Il me montrait des taches éclatantes et singulières qui, de loin, donnaient l’illusion d’une forme. Mais cette forme demeurait fausse, et l’on se sentait, malgré tout, comme en présence d’un tour de cartes accompli par la main d’un prestidigitateur trop lent.
— Voilà où on arrive, dit-il. Et je ne parle pas de ceux qui font des bras trop longs ou des jambes trop courtes pour donner l’impression de ce qu’ils disent être un symbole. Je ne parle pas de ceux qui font des cubes de couleur, et qui les superposent, comme des enfants qui font un jeu de patience. Je ne veux voir que ceux-là, les meilleurs. Ils ne cherchent pas la vérité, ils ont une manière, et s’imitent perpétuellement, en s’affaiblissant chaque fois, parce qu’ils suivent leur manière, et non pas la vérité. O pureté, noblesse, éternité du vrai dans le dessin ! On n’imite pas son dessin, on le possède tous les jours davantage, on distingue à travers lui les origines profondes des formes, du mouvement, du relief, la vie intime des êtres. On est toujours plus fort, on est toujours plus simple. Me voici, moi ! Je suis ressuscité. Je n’étais jamais mort. Je ne pouvais pas mourir.
Il me regarda. Ses magnifiques yeux gris, sous l’énergie des muscles qui tenaient ses paupières ouvertes, me transperçaient.
— A la fin, me dit-il, à force de travail, et à travers le dessin, j’avais découvert la couleur. Même la couleur ! Vous vous rappelez mon odalisque et son esclave, et mes femmes au bain du harem ? Près de cent femmes nues, dans une toile grande comme ça. Et toutes vivantes, et toutes lumineuses d’une lumière différente, et pourtant elles ne sont pas des taches, elles ne sont pas des fleurs, elles ne sont pas des hasards radieux. Ce sont des femmes, d’abord. Voilà ce que j’ai fait, à quatre-vingt-deux ans. S’il se trouve quelque part un homme encore qui ait du caractère ; s’il se trouve quelque part un artiste demeuré fidèle à son devoir, à son crayon, à ses pinceaux, à sa palette ; et s’il vit très longtemps, et s’il travaille, s’il regarde patiemment ceux qui ont travaillé, ceux qui savaient, et les choses en même temps, respectueux des antiques et de la vie : qu’il vienne, mon œuvre est là. Elle lui abrégera de quelques instants le moment où ceux qui sont dignes de lui diront qu’il est roi du beau royaume.
— Maître… lui dis-je.
Il abaissa sa vue sur moi.
— Maître, répétai-je, chez nous il y a aussi la sculpture. Elle renaît, tout le monde le dit. Et dans les sculpteurs, il y en a qui ont commencé à regarder les antiques. Ils s’en inspirent, ça se voit.
— Je sais, dit-il, impitoyable. Ils font de l’assyrien, du gothique, du grec primitif. Tout ce qui peut excuser ou accuser leurs défauts. Mais ce qu’ils ne font jamais, c’est de l’antique de la bonne époque. On ne sait plus, monsieur, s’arrêter à la bonne époque !
Il y a quelques années, il m’arriva d’aller voir, rue de la Ville-l’Evêque, une exposition qui contenait un assez grand nombre d’œuvres de Cézanne. Quelques figures surprenaient ; elles étaient gauches, elles étaient raides, et d’un éclat qui me rappelait cette phrase lue un jour dans un feuilleton : « Ses yeux éteints brillaient d’un feu sombre » ; parfois quelqu’une avait l’air d’avoir mal aux dents ; et pourtant elles respiraient une telle conscience, une telle volonté de l’artiste d’avoir voulu voir ce qu’il y avait derrière, dans le crâne et dans la chair, qu’on n’en pouvait détacher ses yeux. Nous connaissons tous ce sentiment-là, nous écrivains, pour peu que nous avons l’amour du métier : dans tel livre maladroit comme le Des hommes , de Bernard Combette, mort au cours de cette guerre, et aujourd’hui trop oublié, il y a des pages que je relirai toute ma vie, parce que personne n’avait jamais songé à les écrire, qu’elles sont uniques dans notre littérature et dans toutes les littératures. Le livre de Combette n’est pas une œuvre, et pourtant c’est une leçon ; quelque chose aussi comme un infirme qui aurait un beau membre. Cela vaut mieux qu’un être ordinaire, où tout est indifférent ; cela vaut moins que l’Hermès d’Olympie. L’Hermès d’Olympie est beau pour tout le monde, et par conséquent un chef-d’œuvre ; l’infirme au beau membre n’importe qu’aux spécialistes qui ont besoin de savoir ce que c’est qu’un beau membre. Cela fait une petite différence ; et si l’on porte Cézanne aux nues, je réclame pour Combette. On est vraiment injuste pour les écrivains, par comparaison au sort qu’on fait de nos jours aux peintres : il est vrai qu’on ne peut spéculer sur un « trois cinquante » comme sur un tableau. Ou plutôt je ne réclame pas : je souhaite, sans l’espérer, qu’on mette les choses à leur place.
… A côté de ces figures, dans ces tableaux de Cézanne, des paysages et encore des paysages, une patiente répétition des mêmes motifs de paysage, non pour une différence d’heure ou de saison, mais comme si l’on avait voulu parvenir à je ne sais quoi, qui fuyait toujours. Parfois, l’évocation d’une maison ou d’un arbre, avec quelque chose de grand, d’intérieur, d’émouvant. Et puis les maisons avaient l’air tout à coup de tomber les unes sur les autres comme des châteaux de cartes ; et puis les couleurs étaient fangeuses. Non seulement fangeuses, mais comme transposées les unes dans les autres. J’étais accompagné d’un fervent de Cézanne et je m’écriai :
— Oh ! comme c’est intéressant !
— N’est-ce pas ? dit l’admirateur de Cézanne. Génial, c’est le mot, génial. Le pur génie !
— Non, répondis-je, ce n’est pas ce qui m’intéresse : c’est que cette peinture me rappelle exactement les photographies d’une thèse de médecine que je viens de lire sur les déformations de la vue chez les diabétiques.
— C’est une coïncidence ! répliqua l’admirateur de Cézanne, piqué. Rien qu’une coïncidence.
— Cela se peut, lui dis-je.
Voilà qu’aujourd’hui le livre de Vollard sur Cézanne me tombe entre les mains. Il est infiniment vif, et plein, cela va de soi. L’écrivain, chez Vollard, vaut le causeur. Les excellentes reproductions de l’œuvre de l’artiste qui en éclairent toutes les pages accusent à la fois les mérites singuliers et les déconcertantes lacunes de celle-ci, car la photographie est une terrible épreuve : rien ne sauve plus alors le défaut de construction d’un visage ; un paysage confus, quand la couleur, même boueuse et faussée, n’est plus là, devient trop semblable, comme l’écrivit jadis un critique, « à ces têtes de mouches que les écoliers écrasent sur du papier pour voir ce que ça donnera ». Et l’homme enfin apparaît, au cours de ces souvenirs, délicieux d’ingénuité, et d’autant plus attirant — surtout pour un artiste, lui-même exceptionnel, et pour un psychologue, il faudrait presque dire un neurologue — qu’il est incomplet, inachevé, manquant toujours de quelque chose, comme la plupart, comme la plus grande partie des ouvrages sortis de ses mains. Il courut sans cesse après une réalité qu’il concevait bien plus qu’il ne la pouvait voir, et qui demeurait inaccessible. Une puissance mystérieuse, comme un sort jeté par un mauvais enchanteur, lui liait les mains et lui brouillait les yeux. Il en accusait la lumière, les gens, et même les ascenseurs. Il disait : « Il faut étudier la nature, il n’y a que la nature. » Et il finissait par peindre d’après des fleurs en papier, parce que du moins celles-là ne changeaient pas, ne se flétrissaient pas, et qu’ainsi il espérait avoir le temps, enfin le temps, d’arriver à l’exactitude aussi bien qu’à l’expression. Même sa foi catholique, qui était sincère, il l’expliquait avec naïveté, avec humilité — donc, il faut le dire, dans un véritable esprit chrétien — par la faiblesse non pas de l’intelligence humaine en général, mais, avec une touchante modestie, par l’infirmité toute particulière et douloureusement supportée, éprouvée, de son intelligence : « … Ecoutez un peu, monsieur Vollard ! Moi, je suis faible. Rome est forte ! Alors, je m’appuie sur Rome. » En vérité, cet homme apparaît grand, au sens romantique et par conséquent morbide du terme, par ce qu’il a souffert. Il a souffert profondément, cruellement, de l’écart qu’il sentait entre une conception très classique, très régulière de l’art — mais oui, régulière et traditionnelle, je vous assure : nul peintre contemporain n’a plus fréquenté le Louvre, plus aimé ni mieux compris les vieux maîtres — et une impuissance qui le déchirait à réaliser cette conception. Il se pourrait bien, j’exagère pour me faire comprendre, que l’œuvre de Cézanne, ce soit le Chef-d’œuvre inconnu de Balzac, cette toile où le peintre a voulu tout mettre et où il ne reste plus rien, qu’un bras délicieux échappé par hasard aux hésitations, aux reprises, aux repentirs, aux pitoyables acharnements d’une main et d’un rêve qui veulent toujours mieux, recommencent, et s’égarent — un bras que le génie a fait, et que le sur-génie et le sous-homme ont oublié ! Réaliser : tel fut toute sa vie l’idéal de Cézanne, et plus sage que beaucoup de ceux qui l’admirent sans mesure, il savait qu’il n’y parviendrait point. Il en exprimait son désespoir avec cette candeur qui fait de lui, toutes choses qu’on lui puisse opposer, un être qu’on aimerait comme on aimerait une femme. Il méprisait Bouguereau : cela est permis. Mais par instant il protestait : « Il ne faut pas dire du mal de Bouguereau : Bouguereau a réalisé. » Tous ceux qui ont conscience de ce qu’est leur art et même leur métier comprendront la vérité profonde de cette phrase. Pour les autres, il faut les plaindre.
J’en étais là de mes méditations. Je me demandais quelle était la valeur, la valeur dans l’avenir, de cet artiste original et imparfait, quelle était la cause de sa vogue actuelle, et ce qui fait que, comme on dit, et comme on vous dit « il ne faut pas le discuter », sous peine, j’imagine, d’avoir l’air d’un imbécile. J’en étais là, quand je rencontrai Vollard. Je lui racontai ma visite rue de la Ville-l’Evêque, et mon cri : « Ces Cézanne ! C’est exactement ce que j’ai vu dans un ouvrage qui reproduisait des essais de malades diabétiques, peintures ou dessins. » Il me répondit :
— Diabétique ? Mais il l’a été pendant vingt ans. Jusqu’à sa mort.
Maintenant, comprenez bien : il ne s’agit pas de dire que n’importe quel diabétique pourrait faire « du Cézanne », Cela serait aussi parfaitement idiot que de s’imaginer qu’il suffit d’aimer les spiritueux pour être Musset ou Verlaine, ce que beaucoup de jeunes hommes ont cru, malheureusement, sans aucun profit pour eux ni pour vous. Seulement cela peut expliquer les motifs actuels du mérite très spécial qu’on attribue à certains artistes. C’est, en effet, que nous sommes toujours en plein romantisme. Avant le romantisme, un artiste devait être humain, pleinement humain, dans ce que l’humanité a de plus général. A partir du romantisme, on a voulu qu’il fût particulier, toujours plus particulier, toujours plus différencié, plus exceptionnel. Cela revient à dire que de nos jours, Corneille, Boileau, Poussin, La Bruyère, La Rochefoucauld, Le Sueur et même Racine, ne seraient plus probablement écrivains, dramaturges ou peintres : ils n’auraient aucune des qualités exigées. Ils seraient industriels, ou banquiers, ou militaires, ou peut-être journalistes, ce qui est horrible à penser ! Et même, il est à peu près certain que Cézanne ou Van Gogh — Van Gogh, dont Cézanne disait : « Il fait de la peinture de fou » : le propre des « tempéraments » qui ne sont que des tempéraments est de ne pas se comprendre entre eux — eussent été bien obligés de faire autre chose que de la peinture. C’est qu’il y a deux siècles on demandait à l’artiste d’être un homme supra-normal. On lui demande aujourd’hui d’être anormal.
… Mais je m’aperçois que tout ce que je viens d’écrire ne signifie rien sans doute. La grande question, la seule question en effet, pour l’immense majorité des « amateurs », est de savoir si Cézanne « se tendra toujours aussi bien après la guerre ». Car les gens paraissent nourrir l’impression que la guerre est un cataclysme après lequel tout doit changer. J’ai le sentiment qu’il n’en sera rien. Il y eut déjà vingt-cinq ans de guerre, qui se sont terminés en 1815. Après cette guerre, on a eu la même littérature, la même peinture et la même sculpture que sous le premier Empire, jusqu’aux environs de 1830. Il y a eu la guerre de 1870 : après cette guerre, on a eu les mêmes opérettes d’Offenbach et d’Hervé, les mêmes comédies de Meilhac et Halévy, les mêmes romans de Daudet et de Zola que sous le second Empire. La littérature et l’art n’ont changé que lorsque changèrent les générations et la société, et avec les générations et la société la manière de sentir et de concevoir les problèmes de la vie sociale. Il en sera ainsi dans quelques mois, soyez-en bien convaincus : et il n’y aura point de krach de Cézanne… pour le moment.
… M. Guillaume Apollinaire, dans un numéro des Soirées de Paris , lui consacra jadis une biographie où la sympathie maligne se joint avec un grand charme aux réticences de l’attendrissement : puisqu’il y a pire, de nos jours, il ne faut pas, vous le sentez bien, dire tout à fait que Henri Rousseau fut un grand peintre. Cela pourrait nuire aux autres ; et c’est ainsi qu’un peu d’équité, par l’excès même des iniquités, parvient à s’introduire dans les jugements des hommes.
Comme il avait été employé d’octroi, on l’avait surnommé le Douanier , ce titre pouvant être considéré comme le terme noble qui désigne sa fonction. C’était un très pauvre homme et un très brave homme, probablement avec un grain de folie. Tout au long de son existence, il se crut hanté et persécuté par des fantômes. A l’époque où il accomplissait encore son service de gabelou aux barrières de Paris, il voyait des larves infernales s’approcher jusqu’à dix pas de lui et le narguer, le suffoquant d’odeurs puantes : et n’est-il pas singulier que cette cervelle presque illettrée ait retrouvé là un des traits que signalent je plus communément les vieux grimoires de démonologie ? Henri Rousseau leur tirait des coups de fusil, ce qui permet d’expliquer d’ailleurs que l’administration se soit trouvée heureuse de le pouvoir mettre à la retraite : mais un fantôme, tout le monde le sait, ne peut être tué de la main d’un mortel. Ceux-là se contentaient de reparaître à quelque autre place.
Parfois, sans doute pour éloigner ces monstres, ou les apaiser, le douanier Rousseau prenait son violon, et jouait, sur les routes, des airs de sa composition ; car il était musicien. Il offrait même, à ses amis, dans son très modeste atelier de Plaisance, des concerts où l’on exécutait l’ Ave Maria de Gounod, la Marche des pierrots de M. Bosc, Babillage de M. Gillet, les Deux frères , de lui-même, pour finir par la Marseillaise . Il était encore poète. On cite de lui ce quatrain, intitulé Inscription pour le Présent et le Passé .
Et je vous assure que c’est de la poésie, qui me paraîtrait même d’une impénétrable abscondité si je ne croyais deviner qu’il s’agit d’un veuf et d’une veuve associant leurs regrets éternels par un mariage de raison ; car ce quatrain est calligraphié au-dessous d’une remarquable composition picturale représentant un monsieur et une dame se donnant la main tendrement, tandis qu’au ciel, au-dessus de leurs têtes, planent, indulgentes et rêveuses, les figures d’un autre monsieur et d’une autre dame.
Et il était peintre, aussi, comme on voit. Je ne voudrais pas dire trop de mal de sa peinture. D’abord parce que ce serait trop facile, et que dans une certaine mesure cela serait peut-être injuste. Cet homme ingénu, maladroit, ignorant, sincère, avait un sens instinctif de la composition, et conservait, des primitifs et des Persans, la gaucherie, la raideur, la patience méticuleuse, le besoin de « raconter une histoire » avec son pinceau. Il en différait parce qu’il n’avait pas « appris » et que les Persans et les primitifs nous montrent au contraire tout ce qu’on savait à leur époque et dans leur pays, avec quelque chose en plus, qu’ils apportaient quand ils étaient des artistes dignes de ce nom. Ils faisaient des pas en avant : Rousseau était un pauvre diable demeuré en arrière, et auquel ils eussent dit : « Tu ne sais rien ! » Il ne faut ni rire ni s’extasier devant ses toiles, mais les considérer comme les presque douloureux essais d’un vieil enfant en qui il y avait « quelque chose », ou d’un imagier populaire, du genre de ceux qui ont tracé des coqs, des fleurs, des personnages naïfs sur des assiettes campagnardes ou les estampes d’Epinal. En somme ce fut un peintre pour gens de lettres qui n’aiment pas la peinture parce qu’ils n’y comprennent rien. C’est l’histoire, ou la bizarrerie, ou la théorie qu’on leur fait pour leur expliquer que « ça doit être comme ça » qui les intéressent ; et ils demeurent convaincus par raison démonstrative, n’éprouvant en aucune manière cette volupté sensuelle que doit produire la véritable œuvre d’art : tels des amants aveugles que l’on pourrait faire cohabiter avec le squelette de leur bien-aimée en leur disant que c’est la bien-aimée. Les Allemands, assez disposés d’ordinaire à se laisser persuader de la sorte par raison démonstrative, ont payé très cher non seulement les puérilités vieillottes du douanier Rousseau, mais bien d’autres machines cadavéreuses, enfantines, ou purement théoriciennes, qui font regretter celles-ci et que d’ingénieux industriels achètent pour quelques sous — ils disent le contraire, mais ils savent ce qu’ils font — pour les leur revendre très cher. Mais de là même justement me vient une sympathie patriotique pour les galfâtres qui se sont payés d’avance, de la sorte, des dévastations boches : car je regrette moins, je l’avoue, l’ Heureux Quatuor du Douanier, qui est pourtant ce qu’il a fait de plus acceptable, que nos pendules. Un jour pourtant, il y aura de ce côté un petit krach, car il est inévitable qu’on finisse par découvrir, même dans les milieux les plus insensibles, que la technique d’un tableau est la technique du dessin et de la couleur, non pas celle de la philosophie, de la littérature ou de la physique. Toutefois je n’en ai cure en ce qui me concerne, étant sans doute un abominable égoïste. La seule chose qui m’inquiète un peu, c’est qu’il faut, pour que nos voisins croient à l’excellence de ces « œuvres d’art », qu’il en reste quelques-unes en France, chez des gens qualifiés « amateurs », et que je frémis à l’idée de les avoir sous les yeux.
Aussi bien, n’est-ce point le talent du pauvre Douanier qui force mon attention, c’est sa vie : il est impossible de ne pas la trouver triste, heureuse, pure, troublée, illuminée d’extases, abreuvée de douleurs comme celle des plus grands artistes. C’est cela qui est singulier, c’est cela qui donne à réfléchir. Le brave Rousseau allait le dimanche aux bois de Clamart ou de Chaville ; il en rapportait des fleurs, des feuilles et des branches qu’il copiait de toute sa conscience comme le voulait Ruskin, dont il n’avait sans doute jamais entendu parler. Il mettait toute son âme dans sa peinture, et comme un véritable grand artiste dont le premier souci est la probité vis-à-vis de lui-même, il faisait tout ce qu’il pouvait . Il connut aussi la rigueur des lois humaines : innocent comme un enfant, il avait avalisé, pour un ami, un chèque illusoire. Le tribunal lui infligea la prison, mais lui accorda le bénéfice de la loi Bérenger. Quand il eut compris cette indulgence, l’humble et doux rêveur s’écria : « Merci, mon président ! Si vous voulez, je ferai le portrait de votre dame. » Dites-moi si Van Dyck ou Ingres eussent exprimé plus fièrement leur gratitude !
Et il était pauvre, aussi, pauvre comme dans les légendes, et gai comme dans les légendes, malgré les billets protestés, les recors, le sinistre problème du loyer qu’il fallait acquitter et des quinze francs qu’il devait à son marchand de couleurs. Enfin, jusqu’aux confins de sa vieillesse, il fut la proie des passions de l’amour. Il aima Yadwigha, la belle Indienne, il aima les deux épouses qu’il perdit successivement, il aima, à soixante-quatre ans, une veuve de cinquante-quatre ans, à laquelle il écrivait, dans un style touchant et inculte, des choses déchirantes, qui lui répondait : « Vous êtes mon bouffon », lui mangea les quelques sous si péniblement amassés, et n’assista même point à son enterrement ! Et quand il mourut à l’hôpital, mais croyant à sa gloire, il ne manqua même pas au Douanier cette épitaphe exquise, que composa Guillaume Apollinaire et que vous pourriez lire sur sa tombe, au cimetière de Bagneux :
Gentil Rousseau, tu nous entends.
Nous te saluons
Delaunay, sa femme, monsieur Quéval et moi.
Laisse passer nos bagages en franchise
à la porte du ciel.
Nous t’apporterons des pinceaux, des couleurs,
des toiles
Afin que tes loisirs sacrés dans la lumière réelle
Tu les consacres à peindre,
Comme tu tiras mon portrait,
La face des étoiles.
Si toutes ses œuvres étaient perdues, s’il ne nous restait rien de lui que cette biographie, que penserions-nous du Douanier ? Quelle différence pourrions-nous faire entre lui, visionnaire, passionné, infortuné, et le visionnaire, passionné, infortuné Michel-Ange ? Et alors ? Que conclure des vies des saints, que conclure des vies des vrais et grands artistes, de leurs misères et de leurs joies, qu’on nous donne comme exceptionnelles ? Qu’est-ce qu’elles prouvent, que signifient-elles ? Quelle inquiétude, ou quelle leçon !
A monsieur Masson, amateur d’art.
… L’un d’entre nous a dit : « C’est à Fixin ; il paraît que personne jamais ne s’y arrête plus pour le voir ; mais nous pouvons passer par là. » Sûrement, nous pouvons passer par là ! Nous pouvons passer partout. La lourde automobile, emportée par son puissant moteur, ne connaît pas de distances, ni d’obstacles. Quand parfois, malgré sa pesanteur formidable, elle a pris son élan pour enlever une côte et qu’elle arrive au sommet, on voit monter avec elle les bois, les genets éclatants, les rochers et les nues ; on croirait qu’elle va s’envoler, qu’elle va enfin s’envoler comme ces aéroplanes que sa force a fait naître. Nous sommes encore dans le Morvan : des monts arrondis, herbus ou couverts de forêts, pénétrés d’eau, ruisselants d’eau éternellement, sans que les dessèchent jamais les grands soleils de cette fin de printemps ; une sorte de tristesse partout diffuse, malgré la lumière, malgré les genêts, malgré les oreilles-d’ours, ces voluptueuses et sourdes orchidées de nos pays de France ; un paysage en mineur comme un chant primitif qui parle de tout, même de joie, avec mélancolie. On se sent accablé ; les paroles s’arrêtent. Quelqu’un dit : « Où est-elle, à la fin, la Bourgogne ! Ne sortira-t-on pas d’ici ? » A peine a-t-il prononcé ces mots, que là-bas, comme si on les avait évoquées, âpres, décharnées, escarpées comme des falaises battues par l’océan, apparaissent d’autres collines ; et il n’y a plus de forêts vers cet horizon qui se précipite, il n’y a plus de ruisseaux limpides, c’est comme un monde nouveau ; la couleur même des plantes a changé. La voilà, elle vient vers nous, la Bourgogne, avec les pierres brûlées de son squelette de chaux, ses grands labours profonds dans la glèbe toute rouge, ses vignes qui moutonnent, ses innombrables vagues de vignes. Jusqu’à l’air qui n’est plus le même : l’odeur sèche et surchauffée des grands pays calcaires. Elle vous baigne, elle vous pénètre, elle vous rend plus allègres en vos membres, plus rapides et divers en vos décisions ; et ce ne sont plus les mouches noires des terres humides qui vous heurtent la face dans le vent de la course : des abeilles, maintenant, par milliers, parce que la vigne est en fleurs. Le pollen jaune de leurs pattes poilues s’écrase sur les grosses lunettes ; parfois elles peuvent fuir, parfois elles tombent mortes. On les plaint, on les aime, on les regarde ; et d’autres continuent de monter vers vous, du fond d’une vaste plaine, plate, verdoyante, sans bornes, pareille à une mer d’où monteraient des arbres et des clochers.
Alors on prend de petites routes qui tournent et s’enlacent au flanc des coteaux ; on se perd, on se retrouve ; des sapins apparaissent parmi des rocs, noirs et droits, obstinément noirs et droits comme des soldats en deuil et au port d’arme. Il y a une petite maison, bien humble et même pire, parce qu’elle ressemble à une bourgeoise ruinée, il y a aussi une vieille femme. « C’est ici Fixin, le monument de Napoléon ? — Oui, c’est ici. » Un étonnement me vient. Je croyais que ce Noizot, qui fit élever par Rude un monument à son chef Napoléon, qui paya le bronze, la pierre, les ouvriers, qui acheta ces quelques arpents de bois et de colline, parce que ce cadre était beau et digne de l’homme qu’il avait servi, je croyais qu’il était riche. Un roi de la terre, un roi de l’or n’aurait pas fait plus : commander une statue à Rude, à Rude lui-même ; payer une forêt pour que cette statue fût à sa place ! Je me trompais. Il était presque pauvre. Mais il a donné tout ce qu’il avait pour honorer son maître. Simplement.
— La statue est là-haut, dans ces grands arbres. On monte cet escalier, dit la vieille, d’un air tranquille.
Elle n’a pas l’obséquiosité des gardiens ordinaires. C’est qu’il vient peu de monde sans doute. Elle est très seule.
… Un escalier en rocailles recouvertes de mousse ; on n’a guère de pas à faire, et tout de suite on est devant la statue : « A Napoléon, Noizot, grenadier de l’île d’Elbe, et Rude, sculpteur. » Rude aussi a donné son temps et son génie. Simplement. On ne l’a pas payé.
Napoléon est là, au milieu des sapins. Il se réveille, il lève la tête, il entr’ouvre à peine les yeux. Son bras lève le lourd manteau où la mort a dormi. Son aigle seul à ses pieds n’a pas ressuscité, l’aigle, vous savez, dont un grand coup de vent a cassé les deux ailes ! Voilà tout et c’est sublime. C’est Napoléon. Rude a fait ça. Autour, il n’y a pas de drapeaux, pas d’édifices, pas de colonnes rostrales, il n’y a rien que ce grand paysage muet, la demeure mesquine et déjà ruineuse qu’a fait construire celui qui l’aimait pour être plus près de Lui, et aussi sa face de vieux soldat, perpétuée dans le bronze, mais assez loin, à sa place de sentinelle, comme à l’île d’Elbe. Ils ont fait ça, lui et Rude, le génie et la fidélité : ce glorieux cénotaphe, vide d’ossements, mais plus plein de souvenirs et de gloire que celui des Invalides, la grande tombe en porphyre rouge qu’on voit au fond d’un puits magique. Ils ne savaient pas. Ils étaient républicains, républicains comme ceux de leur jeunesse qui chantaient :
Car c’est pour ça qu’ils veillaient « au salut de l’Empire ». Et c’est pourtant cette confusion heureuse qui a maintenu saine et patriote, durant près d’un siècle, la bourgeoisie dont nous descendons. Il faut donc l’excuser ; on a presque envie de la glorifier. Et c’est un phénomène étrange ; mais évident, que la victoire, durant des générations, engendre, même en art, de l’héroïsme et de la fierté ; la défaite, de l’avilissement.
Je suis allé au musée de Dijon revoir les œuvres du grand Rude. Comme il est toujours semblable à lui ! Tous les bustes, toutes les effigies qu’il modela pour représenter un homme particulier, un sentiment individuel, il semble qu’il les ait exécutés avec négligence, avec mollesse, et comme absent de lui-même. Il ne se ranimait que pour exprimer des émotions générales à tout un peuple, des idées communes, j’entends communes à une nation : le tombeau de Cavaignac, l’ Eveil de Napoléon , le Départ des volontaires : c’était un sculpteur civique. Je me souviens d’avoir causé, avant la guerre, devant ce Départ des volontaires , en compagnie d’un jeune anarchiste qui aime les belles choses — il y en a. « Cela est sublime, me dit-il. Quel dommage que la signification en soit si ridicule ! » Il n’aurait point parlé de la sorte si ses pères, ayant été vaincus, n’avaient commencé à se résigner à leur défaite. Il se trompait, aussi : car si cet Arc de Triomphe et ce Départ des volontaires ne donnaient malgré tout l’envie de passer dessous le lendemain d’une victoire, ils ne seraient pas si beaux.
C’est aussi une chose très singulière que l’unité d’esprit qui inspira ces sculpteurs bourguignons. Tout ce qui se trouve dans Rude, avec des moyens d’expression différents, est déjà dans une vieille pieta découverte dans le village de Chambol, et qui est maintenant au musée de Dijon. Ces statuaires probes, exacts, épris de la réalité des formes, pénétraient celles-ci d’un sentiment profond et universel ; ils avaient besoin d’exprimer ce que tous pensaient, d’être compris, d’émouvoir. Ils étaient religieux, ils furent patriotes. A cette heure ils sont humains : Vous souvenez-vous d’avoir vu, au Salon, le monument de Bouchard aux morts du dirigeable République ? Et il est bon, il est heureux qu’on doive le retrouver plus tard loin des hommes, au détour d’une route, dans les plaines de la Loire. On sera seul avec lui.
Pour Lugné-Poe, qui nous fit revoir la Duncan à Paris.
On est dans un théâtre ordinaire, entouré de spectateurs ordinaires, ceux qu’on ne connaît pas, à qui on n’a jamais parlé, et comme pour supprimer jusqu’aux plus ordinaires des artifices, sur la scène il n’y a même pas de toile de fond : rien que des rideaux gris pâle, couleur du poil ras d’un chat de Siam. Alors il vient une femme, toute seule.
Toute seule, dans ce grand espace nu et à peine éclairé. Elle n’est pas grande, mais ses jambes sont longues, harmonieuses, pourtant musclées, avec des caractères et comme des accents qui parlent. Elle n’est pas belle à la façon des filles de la Grèce antique dont elle porte le vêtement, mais sa face est pleine d’une grâce heureuse et charmée — et l’on ne sait rien de son corps, qui n’est couvert cependant que d’une tunique pâle ou rose, parce qu’on n’y voit plus bientôt que des mouvements, non pas des formes. Elle danse, et il y a aussi ses bras qui s’allongent ou se plient, cachent à demi sa tête légère ou lui font une couronne, ses doigts qui quelquefois font le geste des joueuses de flûte, quelquefois se lèvent un peu pour dire : « C’est là-bas, entendez-vous ? Là-bas il y a un bruit. Mais où ? »
… Elle veut être une très jeune fille qui joue, au bord de la mer, avec des osselets. Elle est couchée, toutefois elle danse toujours ; — comment fait-elle, pour avoir l’air de danser, étendue ainsi, et presque sans mouvement ? — elle lance les osselets, ils retombent, elle les rattrape, elle voit la mer, on la voit comme elle, son corps s’harmonise à la forme des vagues, à la couleur de ces petites choses polies, qu’elle fait dans l’air, amuse ses yeux ingénus.
Maintenant la flotte grecque arrive, pleine de jeunes hommes victorieux. Elle l’entend de loin, il y a des buccins qui sonnent sur les flots. Il faut qu’elle coure au-devant des guerriers, et la voilà qui court en effet. Sa poitrine est gonflée d’air, ses bras, ses coudes et ses épaules accompagnent le mouvement de ses pas, et elle galope, elle galope littéralement, dans la joie, dans la pure joie cruelle du triomphe, avec une foule d’autres petites filles comme elle, qu’on ne voit pas, mais qui existent, parce que son geste les crée. Elle crie à ces vainqueurs qu’ils sont des vainqueurs, elle leur demande s’ils ont beaucoup tué, s’ils rapportent des dépouilles, s’ils sont riches, s’ils épandront leurs richesses. Eux, ils s’en vont, riant sans doute, chargés d’armes et d’or, au milieu de ce cortège, de cette joie qui grandit, de cette course qui se hâte, de cette danse toujours plus vive. Je ne sais pas si c’était cela, le péan des Grecs, mais c’est sûrement ainsi que danse une race très jeune, qui ne pense pas à la pitié, qui ne s’attendrit pas, qui est joyeuse, purement joyeuse. J’ai vu cela dans des pays très lointains, chez des peuples très barbares. Seulement, ici, il n’y a plus de rudesse que dans le fond des choses, non pas dans l’apparence ; toute cette férocité s’idéalise, se transforme, s’envole — et à la fin, dans la demi-lumière, le sol seul étant un peu plus éclairé, cette danse a l’air de s’achever sur de la nue.
Isadora revient. Elle est un jeune Scythe, qui a lutté du poing, et renversé son ennemi, et gagné de la gloire. Ses gestes le disent silencieusement, toute la scène est là sous nos yeux : les premiers coups portés, les feintes, les parades, la fuite simulée, puis l’attaque, le retour sur l’adversaire qui cède : elle le presse, il s’effondre ; ses poings se baissent, il est à terre. Et qu’un tel spectacle devrait être farouche, qu’il inspirerait plutôt de l’horreur et de la répugnance ! Mais ce n’est plus qu’un jeu, ce n’est plus qu’un poème, il n’y a là qu’une vierge qui s’amuse et s’enchante du récit d’un combat ; et quand elle s’arrête enfin, le bras levé, fière, exaltée, raidie dans sa tunique d’adolescent, c’est une statue, c’est la Victoire immortalisée. On applaudit… Alors elle salue, non pas comme une ballerine, mais d’un geste singulier, ingénu, primitif, presque gauche, comme une fille des champs interdite qui manque sa révérence.
Et elle revient encore en bacchante, des pampres dans les deux mains, et des fleurs. Les fleurs, elle les jette ou les froisse ; les pampres, elle les garde, les brandit, en fait comme le moyen d’une espèce d’incantation, car en vérité, comment, sans sorcellerie, me croirais-je ainsi transporté sur un coteau, au milieu des vignes, et d’où viendraient cette odeur de vin et cet étourdissement ? Il n’y a qu’Isadora qui danse, voilà tout. Une femme fait sur un plateau, devant ces rideaux gris, couleur de chat de Siam, des pas qui ne sont même point des pas de danse, qui n’appartiennent à aucune danse connue ! Est-ce donc suffisant ? Mais elle s’effile, mais elle grandit, mais ses pieds se rapprochent, et ses hanches se gonflent et ses bras s’unissent : c’est une amphore qui danse, une amphore qui bondit, pleine de vin !
En vérité, je suis ivre moi-même ! Ce n’est pas une amphore, c’est une femme qui est ivre avec moi, qui a bu, jusqu’à trébucher, le jus fermenté de la cuve, et qui déclenche sa tête, par coups secs, comme si elle ne tenait plus sur ses épaules ! Et les pampres s’éparpillent, et les mains ne se dirigent plus que vers des choses confuses, obscures, ardentes, désirées, du plaisir diffus, du plaisir qui est en elle, et qu’elle voit dehors. On n’est pas plus ivre, décidément, puisque moi-même je suis ivre à la regarder, et que j’entends, je vois tant de choses : un paysage, des cris, un vignoble, des cyprès, et Bacchus, et Silène, comme sur les images qui se mettaient à vivre et à bouger, du temps que j’étais enfant et que j’avais du génie, comme tous les enfants ! Mais on n’est pas plus déchaînée et plus harmonieuse, plus pleine de la joie du vin et plus réservée. On n’éprouve pas plus fortement toutes les passions qui privent de pudeur avec plus de pudeur. Oui, oui, c’est l’ivresse divine, celle qui est un rite, une prière, celle qu’il fallait simuler, avec art et suivant des formules, « pour qu’il y eût du vin l’année prochaine », celle qui avait disparu du monde ! Une femme vient de la retrouver par divination, par instinct, ou peut-être au contraire par l’espèce de sensibilité cérébrale, rouée, consciente et naïve à la fois, qui caractérise sa race.
On ne sait pas. Il est possible qu’Isadora ignore une foule de choses et qu’elle invente le reste, qu’elle mélange une infinité d’époques, et que cela n’ait aucune importance, et même vaille bien mieux. Tout à l’heure, quand elle a dansé, tout l’univers et nous-mêmes avions trois mille ans de moins : il est probable que ce miracle essentiel est fait de bien peu, sinon d’elle-même.
La musique ? C’est à peine si elle en suit la mesure. Elle n’écoute pas des notes, elle entend des paroles, et c’est sur ces paroles qu’elle danse. C’est une mime avant toute autre chose. Elle danse du Beethoven, du Gluck ou du Grieg ? Combien mieux, et avec plus de vérité encore, elle commenterait sans doute une chanson populaire, dont le sens se développe et grandit de couplet en couplet, alors que la mélodie reste la même, courte, un peu sèche et bien rythmée ! Elle-même le dit : « Je danse beaucoup mieux un air lorsqu’on ne le joue pas : c’est alors qu’on l’entend ! » C’est en cela qu’elle donne vraiment l’impression de la danse antique, alors que quelques notes seulement, ou même la cadence unique des mains frappées ou des crotales accompagnaient l’infinie variété des mimiques.
L’exactitude historique ? Elle-même avoue qu’elle ne s’en soucie pas toujours, et elle a bien raison. Dans la même suite de scènes, elle apparaît vêtue tantôt comme une vierge de Polyclète, tantôt comme une nymphe de Botticelli ou du Titien. Elle est arrivée un jour d’Amérique avec des yeux ingénus et un peu sauvages, elle a vu des chefs-d’œuvre divers dans des musées divers, elle en a retenu ce qui lui convenait, elle en a gardé ce qui s’appliquait à son instinct. Mais si le rôle des poètes et des artistes est de révéler, elle est bien, malgré tout, elle qui très probablement ne sent pas musicalement la musique, elle qui a bien de la peine à suivre et à comprendre une cadence, artiste et poète. Il y a des mensonges plus vrais que la vérité textuelle et l’exactitude documentaire, il est des erreurs archéologiques fécondes même pour les archéologues. D’ailleurs, mimer la joie d’une bataille, l’ivresse d’une lutte ou celle du vin, et justement, par instinct, de cette manière, c’est bien revenir aux origines mêmes de la danse, alors qu’elle était un rite religieux, imitatoire et magique. Cela n’empêche pas qu’il y ait des bornes à l’art, et quand Isadora fait autre chose que célébrer l’enthousiasme et la joie, elle ne célèbre plus rien, elle se trompe et l’on reste froid.
On reste froid parce qu’elle ne saurait, je pense, sortir de sa nature, qui est d’être pleinement, d’une sorte irrésistible et unique, un être jeune et enthousiaste. Et elle est aussi, d’une façon toute particulière et irrégulière, mais triomphante, belle comme les modèles qui ont inspiré les grands artistes. Elle suggère autre chose que ce qu’elle est, et on ne sait pourquoi. Comme l’Eve du Sodoma, ses genoux font penser à des pêches, et ses lèvres sont celles d’un enfant qui vient de manger des cerises…
M. Duncan, frère de M lle Isadora Duncan, est un missionnaire écossais, comme son nom l’indique, qui prêche avec piété, à travers les rues de Paris, par la parole, les gestes et le costume, la restauration du cancan grec.
On a toujours persécuté les apôtres. Celui-là, il y fallait s’attendre, a donc été persécuté. Le propriétaire d’une maison où une étrangère pratiquait à l’égard de M. Duncan la plus généreuse hospitalité et lui donnait asile dans son appartement, vient de demander à la justice de notre pays qu’il ne lui fût plus permis de franchir les portes de cette demeure. Ce propriétaire sans pitié, qui sans doute méprise la danse, le plus ancien des beaux-arts, et n’a que du mépris pour l’hellénisme, a donné pour raison de sa requête que ses locataires étaient choqués de rencontrer dans l’ascenseur, et aussi dans les escaliers, un homme habillé comme Alcibiade. Alcibiade avait les jambes nues et les bras découverts jusqu’aux épaules, tout du moins nous permet de le croire. Cependant, quand il fréquentait les satrapes efféminés de la molle Asie, il mettait une élégante coquetterie à déférer à leur exemple : il revêtait une longue robe aux plis flottants. Chez les Gaulois que nous sommes, il eût porté le sayon et les braies. M. Duncan ne veut pas de braies. Il entend rester de la plus vieille Athènes.
Fort de la pureté de ses sentiments et de la grandeur du but vers lequel il marche à pas pyrrhiques, il a tenu au juge à peu près ce langage :
« Mes jambes nues et mes bras blancs ont la sincérité innocente de mon cœur et de la nature. Je prêche, par mon seul aspect, la candeur, l’héroïsme et la simplicité. Et tout au contraire devrais-je demander à ce maître des lieux, aussi farouche qu’inconséquent, l’expulsion de la plupart des personnes que je rencontre dans cette cage étrange qu’on nomme un ascenseur, vers les huit heures du soir. Car elles me choquent. Elles sont nues par en haut, tandis que je le suis par en bas. Je n’en vois pas la différence, ou plutôt, par ce que je vois, cette différence me paraît à mon avantage. Je ne triche pas ; en effet, ce que je montre est bien à moi. Je suis un hommage vivant à la vérité, ces personnes à l’illusion et au mensonge. »
Cette argumentation, d’un atticisme ingénieux, ne me paraît pas convaincante. C’est une banalité que de dire que le costume est affaire de convention. J’ai eu l’honneur d’être présenté, au cours de mes voyages, à un nègre qui s’était fait tatouer, sur les jambes, des pantalons à carreaux alternativement noirs et blancs. C’était assurément l’homme le mieux habillé de sa tribu, et pourtant, à Paris, il n’eût pas été reçu même dans un établissement de bains. Je me souviens aussi de ce que disait, à un beau jeune homme qui entrait sans gants dans sa loge, aux Italiens, une grande dame du second Empire : « Ne voyez-vous pas que vous êtes tout nu ? » Elle ne s’apercevait pas qu’elle-même était sans voiles depuis la racine des cheveux jusqu’au beau milieu de la poitrine. Et elle avait le droit de ne pas s’en apercevoir : c’est affaire d’époque, d’heure, de lieu et de mœurs.
Toutefois, il me paraît ici nécessaire de révéler un soupçon qui me point. Je ne crois pas que ce soient les mollets de M. Duncan qui aient scandalisé les Parisiens et les Parisiennes. Ils ont vu, depuis leur naissance, des choses tellement plus extraordinaires ! Ils ont vu Mérovack, l’homme des cathédrales, dont il était au moins aussi déconcertant de rencontrer, dans les escaliers, le pourpoint et les hauts-de-chausses à crevés que le chiton de M. Duncan ; ils ont vu, dans certains petits théâtres, et jusque dans leurs salons, des danseuses qui n’étaient guère vêtues que de verroteries ; ils ont coutume de voir des crânes dénudés, dont ils disent, avec un ébaudissement sournois, qu’ils sont obscènes. Si donc ils repoussent, du sein largement ouvert de leurs habitations, M. Duncan, il doit y avoir autre chose. Et je pense, je l’avoue, avoir découvert le motif de leur émotion : c’est qu’ils ont peur de M. Duncan. M. Duncan est pour eux un mystère et une angoisse, M. Duncan, pour le dire d’un seul mot, est un homme qui n’a pas de face, le seul au monde : il n’a qu’un profil ! C’est terrifiant.
Il le sait, le pauvre, et il vous répondra que c’est lui qui l’a voulu. Apôtre de la chorégraphie grecque, il a été l’étudier là où on la retrouve, sur les vases grecs. Et je suppose que vous l’avez remarqué : sur les vases grecs on ne voit jamais que des profils grecs ; des hommes de profil, des femmes de profil, des bœufs, des colombes, des flûtes de profil. Tout est en profil, c’est le règne, le triomphe, l’universelle domination du profil. Et M. Duncan, qui a une âme simple, comme tous les apôtres, en a conclu que la danse grecque se dansait toujours de profil ; et avec une patience acharnée, un mâle dévouement, une résolution farouche, il s’est évertué à perdre la face. Par quelles incantations, par quelles cruelles opérations de sorcellerie y est-il parvenu, c’est ce qu’on ne saurait dire ; mais le fait est certain, il est merveilleux, il est épouvantable : depuis dix ans, à Paris, nul œil jamais n’a vu de M. Duncan autre chose que son profil, tout blanc sur un rideau noir. Et même dans la rue… Il n’a plus de corps, il n’a plus de volume, il n’a plus d’épaisseur. C’est une ombre, une ombre antique. Je présume cependant que les anciens n’étaient point tout à fait ainsi, qu’ils étaient plus étoffés ; sans quoi, comment eussent-ils fait pour manger, boire, et le reste ? Je me doute aussi qu’il fut un temps où M. Duncan lui-même ressemblait à tout le monde, avant qu’il se livrât sur sa personne à ces dangereuses magies ; car il est père.
Je l’ai connu jadis en effet, voici quelques années, alors qu’il vivait, déjà Hellène, au sommet le plus culminant d’une maison qui n’était point fort éloignée de la rue du Bac. A vrai dire, il n’avait déjà que ce profil mystérieux, qui se détachait d’une façon bien étrange sur un fond de cheminées. A ses côtés un petit enfant presque nu, lui aussi, agitait librement ses cuisses rondes. Et comme je me permettais de demander à l’ombre paternelle : « Il est bien joli ! Comment s’appelle-t-il ? » M. Duncan me répondit avec gravité : « Il ne s’appelle pas ! » Je savais que nous étions en Grèce, et que par conséquent je devais m’attendre à quelque chose d’un peu neuf. Il m’eût paru naturel que le fils de M. Duncan s’appelât Aristodème, Protagoras ou Lycophron. Mais cela me gênait vraiment qu’on ne pût l’appeler du tout.
— Eh quoi ? dis-je.
— Oui, fit M. Duncan. De quel droit mettrais-je des entraves à sa liberté individuelle ? Je ne lui donne aucun nom, pour qu’il puisse choisir, plus tard, celui qui lui conviendra.
L’air était froid, et l’aigre bise qui soufflait du nord-ouest, où est Montmartre, bleuissait sa poitrine nue. Mais il ne semblait pas s’en apercevoir, réchauffé sans doute d’un feu intérieur, vivant en rêve dans des îles rousses comme le pelage des chèvres d’Argolide, sous le soleil cuisant qui fait se battre et chanter les cigales. Cela était absurde et touchant. A compter de ce jour, j’eus de l’estime pour lui, et je la lui garde encore. Il n’a pas de face, et son fils n’a pas de nom. Pour nous c’est une famille pauvre. Mais elle est si riche de belles chimères que nous n’avons pas, que je lui souhaite de trouver un toit où les loger.
… C’était un petit homme sec, mince, aux yeux sincères et brillants, d’une innocence attendrissante. A coup sûr, il arrivait de fort loin, d’une province reculée, où il avait toujours vécu, sans sortir de chez lui. Mais non point ignorant, non point insensible : je ne sais quelle grâce et quelle vivacité, dans toute sa personne, prouvaient qu’il avait cette habitude de la réflexion qui tient l’esprit alerte, cette fraîcheur d’âme qui permet, malgré l’âge qui vient, de continuer à jouir de tous les spectacles. Seulement il était ingénu, seulement il était candide. Et sans doute aussi, ce bonhomme tombait de la lune. C’est pourquoi, sans fausse honte, ne me connaissant point, il se précipita tout de suite sur moi pour épancher son enthousiasme :
— Je viens, me dit-il, d’avoir le plaisir de contempler, chez MM. Bernheim jeune, les œuvres de huit passéistes italiens, qui sont des hommes bien intéressants.
— Des passéistes ? lui dis-je. Mais non, vous devez vous tromper.
— Je vous assure ! affirma-t-il. Et rien n’est plus émouvant, pour un homme tel que moi, dépourvu de tout parti pris, que de contempler les efforts de ces jeunes et courageux artistes pour s’assimiler les procédés et la manière de ceux qui, parmi nos plus lointains ancêtres, s’essayèrent à la pénible tâche de reproduire, les premiers, l’apparence des formes et des couleurs. A ces antiques époques de l’art, sur une figure représentée de profil, on n’hésitait pas à donner un œil vu de face ; et même, lorsqu’il figurait un renne jeté en pleine course, et poursuivi par un hardi chasseur, le rude graveur paléolithique ne se gênait pas pour buriner, sur son fragment d’os, le chasseur étendu tout de son long, mais remuant les bras et les jambes, comme s’il courait, à côté du renne debout et galopant. Enfin, avec de petits cubes de marbre de diverses couleurs, disposés avec patience, on parvenait à donner des objets une idée suffisante. C’est que les cerveaux, à ces époques reculées, manquaient encore de réflexion. En dessinant un homme de profil, ils continuaient à penser à l’œil comme on le voit d’ordinaire, c’est-à-dire de face. C’est aussi qu’il s’agissait bien plus de raconter une histoire, dans ses différents moments successifs, que de figurer un moment unique de cette histoire, ou tout au plus une moyenne de quelques instants très rapprochés, seule chose que puissent faire en vérité le dessin et la couleur. On faisait de la littérature, comme on pouvait, ou plutôt il était impossible de dégager encore la peinture de la littérature, puisqu’on n’avait point encore imaginé les signes abrégés qui permettent de fixer et de reproduire un récit. Et plus tard, lorsqu’on assemblait avec génie ces petits cubes de pierre, on gémissait de n’avoir point découvert une autre matière aussi durable, mais plus facile à manier.
— Eh bien ? demandai-je, sans comprendre où il voulait en venir.
— Eh bien, ces héroïques jeunes gens tournent avec résolution le dos au présent et à l’avenir de leur art, qui tend à devenir de plus en plus lui-même, c’est-à-dire à donner l’impression la plus fine et la plus aiguë, la plus forte et la plus intense aussi, d’un moment très précis de la sensation visuelle. Ces braves jeunes gens retournent avec intrépidité à ces premiers balbutiements. Je suis un peu archéologue : quelle joie, pour un archéologue ! Ils veulent, disent-ils, que le tableau soit la synthèse de ce dont on se souvient et de ce que l’on voit. Ils font de la littérature, de la littérature idéographique ! Dans leur passéisme énergique, ils se cantonnent au fond des âges de la pierre brute, comme le font aussi ces Esquimaux et ces Australiens qui seuls aujourd’hui ont le droit glorieux de se dire leurs émules et leurs rivaux. C’est magnifique !
Comme ce discours avait duré assez longtemps, j’avais pu enfin découvrir de quoi il me voulait parler.
— Je crois, lui dis-je, que vous commettez une grave erreur. Les peintres dont vous avez été visiter l’exposition n’avaient nullement l’intention de tenter cette fuite éperdue vers le passé, dont vous les louez avec tant d’éloquence. Ils prétendent, au contraire, avoir fait un bond gigantesque et surhumain vers l’avenir de la peinture. Ce sont des futuristes, mon cher monsieur. Vous entendez bien : des futuristes !
— Monsieur, me répondit-il, j’arrive de Pontoise, où je coule des jours paisibles et heureux. Mais ce n’est pas une raison pour que vous vous moquiez de moi. Je sais fort bien de quoi est fait nécessairement l’avenir ; il est fait du passé, de toutes les acquisitions du passé, moins certain déchet, et plus quelque chose : de l’adaptation de tout ce passé à des conditions nouvelles, à des hommes nouveaux, à des circonstances nouvelles, à des moyens nouveaux. C’est ainsi qu’on a pu dire que les règles de la stratégie n’avaient pas changé depuis Annibal ou Jules César. Il s’agit toujours d’être plus fort que son adversaire sur un point donné. Il n’y a que les moyens qui changent. Mais on a beau avoir inventé les canons, les fusils, les chemins de fer et les automobiles, sans compter les aéroplanes, il faudra toujours être plus fort que l’adversaire sur un point donné, puis sur un autre point, et ainsi de suite. Il faut posséder tout ce qu’il y a de plus neuf, et garder tout ce qu’on possédait auparavant, non pas dans les procédés, qui changent, mais dans les principes, qui sont immuables, une fois qu’on les a découverts. En matière d’art, les hommes de l’âge de pierre ne les avaient pas tous découverts. Voilà pourquoi ces jeunes gens ne sont que des archéologues, je vous le répète. Mais quels archéologues ! Vous m’en voyez pénétré d’admiration.
— S’ils vous entendaient, lui dis-je, vous les plongeriez dans une grande peine. Ils se croient des révolutionnaires.
— Mais ce sont peut-être aussi des révolutionnaires ! Un homme qui viendrait nous dire qu’il faut renoncer à vivre en société, démolir sa maison, tâcher de retrouver le langage d’Adam et Eve, et en tous cas braire comme un âne dans l’espoir de leur ressembler davantage, serait un révolutionnaire. Mais ce ne serait pas, pour employer le mot dont vous venez de vous servir, ce ne serait pas un futuriste. Ce serait tout l’inverse.
— Vous ne croyez donc pas au succès de cette bruyante cohorte ?
— Je n’ai pas dit cela ! fit-il avec vivacité. Par succès, je suppose que vous entendez, comme il est d’usage aujourd’hui, que leurs tableaux trouveront des acheteurs. Je suis persuadé qu’ils en trouveront. Car j’ai là-dessus une expérience personnelle. Mon père, qui appartenait comme moi à cette bourgeoisie éclairée qui fait toujours, grâce à Dieu, l’épine dorsale de la France, était amateur de tableaux. Ainsi que l’immense majorité des amateurs, ses contemporains, il n’avait de goût que pour les choses médiocres, mais sans défauts. Je vendis sa collection un bon prix, voici trente ans. Mais chose curieuse, je faillis ensuite me ruiner à suivre son exemple. C’est que le public et les critiques avaient fini par s’apercevoir qu’à ne louer et n’aimer que les choses mauvaises, mais raisonnables, ils avaient laissé passer sans les voir de bonnes choses, mais qui les choquaient, et qui d’ailleurs n’étaient point sans défauts. Ils arrivèrent donc à cette conviction que seuls avaient de la valeur, une valeur mystique, et par conséquent incommensurable, les ouvrages qu’ils ne comprenaient point. Ils se sont donc précipités dessus, ils continuent à se précipiter dessus. On dit qu’à la guerre, ce sont toujours les mêmes qui se font tuer. Il en est de même en art. Ce sont toujours les mêmes qui achètent de la peinture. La plupart n’y connaissent rien, et, au fond, s’en moquent pas mal. Ils en ont parce qu’il faut en avoir. Auparavant, ils avaient la vénération de ce qui n’enfonce rien. Maintenant, ils ont la superstition de ce qui enfonce tout. Jadis, ils achetaient du mauvais, raisonnable. Aujourd’hui, ils prennent du mauvais, excessif. Voilà tout.
… Le plus doucement possible, afin d’avoir moins chaud, M. Costepierre, venant du pont Neuf, suivit le quai Conti, dépassa l’Institut, et demeura un instant immobile sous l’arcade du portique qui fait communiquer cet édifice avec la rue de Seine. Cette voûte n’avait rien qui la désignât particulièrement à son intérêt : mais par ce pertuis, entre le fleuve et cette étroite voie du vieux Paris, il s’établissait un courant d’air, et le professeur, enlevant son chapeau, goûta délibérément ce souffle qui, bien que tiède lui-même, rafraîchissait un peu son front en sueur. Il s’efforça aussi de trouver plaisir à considérer le paysage urbain qu’il avait sous les yeux, l’un des plus harmonieusement limités, l’un des plus parfaits qui soient au monde. Sa déception fut vive de n’y point parvenir. Tous les plans étaient secs, durs, et chevauchaient les uns sur les autres. Telles sont les perfidies et les cruautés du soleil caniculaire : l’air de la ville, d’ordinaire si fin, si délicat, qui baigne et pénètre toutes choses de plus d’esprit encore que de volupté, était à cette heure d’une brutalité sans grâce.
C’est que les édifices parisiens n’ont pas été construits pour la lumière du Sahara ! M. Costepierre le constata mélancoliquement. Mais l’optimisme de sa nature voulut trouver une consolation dans le fait incontestable que les murailles de l’Institut projetaient une ombre sur la chaussée. « Et pourtant, songeait-il, elles ne sont pas orientées vers l’orient ou le ponant. Mais c’est que le soleil se trouve en ce moment dans l’hémisphère sud. » A toutes les minutes de sa vie où il éprouvait quelque fatigue ou quelque déconvenue, M. Costepierre s’ingéniait ainsi à se plonger dans le milieu cosmique, à concevoir et sentir la terre tournant sur son axe, accomplissant autour du soleil, éternellement, son orbite elliptique, insignifiante petite cellule d’un ensemble infini. Et il parvenait assez vite à se convaincre alors que décidément il y avait au monde des choses plus importantes que lui, M. Costepierre : telle était sa religion.
Comme il allait enfin reprendre sa marche, une automobile le dépassa impétueusement, et il crut voir la personne qui y siégeait toute seule faire de la tête, dans sa direction, ce petit mouvement par quoi les femmes bien élevées daignent témoigner qu’elles reconnaissent quelqu’un. Et l’automobile, en effet, s’arrêta quelques pas plus loin. Il reconnut alors une vieille amie chez laquelle parfois il avait dîné, aux saisons où l’on dîne. Elle attendit qu’il l’eût rejointe, et lui demanda, naturellement, ce qu’il faisait à Paris à pareille époque. Pour elle, c’était une corvée de maîtresse de maison : elle ne faisait que passer. Il lui fallait acheter des chaises de jardin, des draps de lit, des conserves : quand on arrive à la campagne, on s’aperçoit tout de suite que tout vous manque, et qu’il faut tout renouveler.
— Vous sortez sans doute de l’Institut ? dit-elle ensuite.
Cette question était une maladresse : M. Costepierre n’est pas de l’Institut. Il se trouve encore à Paris parce qu’il est professeur d’histoire dans un lycée, où il doit même prononcer le discours de distribution de prix. Il l’avoua fort ingénument et ajouta qu’il se rendait de ce pas à l’Ecole des beaux-arts pour y voir les esquisses du Grand Prix de Rome de sculpture.
— Ce n’est point, dit-il, que ces choses m’intéressent habituellement ; mais il paraît que cette fois, qui est la première, une jeune femme l’a emporté sur tous les autres concurrents. Je cède à un mouvement de curiosité assez commun.
M me Denant fit une moue un peu dédaigneuse. Elle appartient à la catégorie très nombreuse des femmes antiféministes. Si elle était capable d’en donner les raisons, ces raisons ne seraient pas mauvaises : elle dirait qu’ayant été fort heureuse de son rôle dans la vie, elle ne conçoit pas pourquoi quelques-unes de ses sœurs en désirent un autre. Mais comme elle confond fréquemment les idées générales et les généralités, elle se contente d’invoquer des principes de haute convenance. Cependant elle consentit à accompagner M. Costepierre, et bien qu’il n’y eût plus que quelques pas à faire, le fit monter dans sa voiture. Elle eut toutefois le temps de dire avant d’arriver :
— Nous n’allons pas voir, sans doute, quelque chose de bien intéressant ; il y a là sûrement une de ces politesses que les hommes font si aisément aux femmes.
— Je ne sais pas plus que vous ce que nous allons voir, répondit M. Costepierre, et d’ailleurs je ne possède aucune compétence en la question. Mais je me permets d’être d’un avis différent du vôtre : Les hommes concèdent fort aisément aux femmes les petites distinctions auxquelles ils n’accordent pas d’importance. Mais s’il s’agit d’un sérieux avantage, ils se retrouvent ligués et défendent fort âprement les intérêts de leur sexe : c’est ce que nous avons pu constater récemment lors de la candidature à l’Académie des sciences d’une femme dont le grand et honnête mérite ne faisait de doute pour personne. Si donc on a fini par accorder à celle-là, après une longue attente, la toute première place, c’est qu’on ne pouvait faire autrement.
— C’est ce que nous verrons ! dit M me Denant.
— Soyez assuré, répondit le professeur, que je m’en rapporterai à vos lumières.
Il n’eut pas plus tôt prononcé cette phrase ironique et polie que la contradiction qu’elle impliquait le frappa en lui donnant à sourire. Car il avait involontairement exprimé avec courtoisie, lui parfaitement disposé à admettre l’égalité des deux sexes dans les choses de l’esprit, qu’il n’accordait instinctivement qu’une valeur relative au jugement d’une personne qui n’aurait jamais de barbe.
La salle du quai Malaquais était pleine de gens qui voyaient pour la première fois de leur vie un bas-relief. Ils demandaient au gardien où était « la sculpture de la dame », allaient contempler ce bloc de plâtre, regardaient ensuite les autres blocs de plâtre, et jugeaient dans leur for intérieur que c’était tout pareil. Mais ceci déjà leur faisait une forte impression qu’une femme, tout de même, eût pu faire tout pareil ! Après quoi ils réagissaient ou ne réagissaient point contre cette impression, selon l’idée qu’ils avaient apportée en entrant. M me Denant résuma son opinion en disant que décidément, comme elle l’avait prévu, il ne valait pas la peine de s’être dérangé.
— Mais si, répondit M. Costepierre, mais si ! Un des problèmes qui s’est depuis longtemps posé à ma pensée était celui-ci : il y a le génie, et il y a le talent. Le talent est assez souvent une plante de serre chaude ; il exige, pour fructifier, de grands soins et des circonstances favorables. Le génie, au contraire, est irrésistible, du moins si nous en croyons les romantiques. Ecrasé, dédaigné, supplicié, il entend toujours et malgré tout sonner l’heure de son triomphe. Et dans ce cas, pourquoi y a-t-il eu si peu de femmes de génie ? Il s’en devrait trouver un nombre bien plus considérable. Mais j’ai lu récemment un livre de M me Bernardini-Sjœstedt qui m’a beaucoup frappé : il y est écrit que ce qui a toujours empêché les femmes de dire de façon originale ce qu’elles avaient à dire, c’est qu’elles avaient jusqu’ici reçu leurs méthodes et leurs procédés d’expression des hommes, et que ni ces méthodes ni ces procédés ne sont faits pour elles… Vous savez qu’il est des langues primitives où le vocabulaire des deux sexes est singulièrement différent. C’est un phénomène qu’on explique en disant que durant de longs siècles les hordes d’hommes et les hordes de femmes ont vécu séparées, ne se retrouvant qu’aux saisons de désir et d’amour ; et de la sorte, chez l’homme et la femme, des sentiments assez analogues auraient favorisé l’évolution de langages distincts. Il en est peut-être ainsi, même chez les peuples civilisés, bien plus qu’on ne croit. Les femmes, dans ce pays, n’ont pu jusqu’à ce jour employer que la langue des hommes, les façons de peindre ou de sculpter des hommes, et elles s’y trouvent empêtrées. Si elles arrivaient à retrouver les moyens d’expression qui leur sont propres, combien cela serait précieux, nouveau, lumineux ! Tenez, il est en ce moment deux vers de Hernani qui me reviennent à la mémoire. C’est doña Sol qui, tenant dans ses bras son époux expirant, dit à don Gomez :
J’ai toujours eu le soupçon que si une femme avait eu à rendre cette situation comme elle la sentait , elle eût trouvé une phrase infiniment plus douloureuse, voluptueuse ou délicate — je ne puis le dire, étant un homme, justement ! — mais enfin autre chose !
— Et voilà pourquoi c’eût été choquant ! dit M me Denant.
— Peut-être, peut-être ! En tout cas c’eût été plus vrai. Et quelle joie de voir sourdre en art un peu de vérité ! Ce n’est pas si fréquent… Eh bien, tenez, dans ce bas-relief du concours, il s’agissait de montrer Oreste, cet Oreste poursuivi depuis si longtemps par les Euménides, qui a pu enfin s’endormir ; et sa sœur Electre protège son sommeil. Regardez ce qu’elle a trouvé, la modeleuse, regardez cette main qui va tâter, qui va caresser le front du mâle fiévreux et harassé, cette autre qui se dirige vers les hommes qui viennent : « Silence, ne le réveillez pas ! » C’est de la vraie sculpture, et c’est si humain… si humain et si féminin ! Alors je suis heureux. Je crois que le morceau est bon, bien que ce ne soit pas mon métier d’en juger. Mais je suis sûr, avant tout, sûr comme un vieux lecteur d’Eschyle, que c’est comme ça que ça dut se passer. Et c’est quelque chose.
— Mais, observa M me Denant, elle a donc réussi parce que c’était un geste féminin qu’elle avait à représenter. Et dans tout autre cas…
— Elle aurait échoué, dit M. Costepierre, ou elle nous aurait donné une interprétation féminine de l’autre chose, qui aurait peut-être été mauvaise, mais aussi peut-être originale ou intéressante. Voilà tout ce que je puis dire… Par-dessus le marché, c’est peut-être seulement en France que ces talents féminins ont le plus de chance de se produire. Il n’y a pas de pays où la femme tende davantage à devenir l’égale de l’homme, et c’est heureux, puisqu’il paraît que notre population n’augmente plus que faiblement. Mais cette égalité est apparue chez nous de longue date : voilà ce que c’est que de doter les filles !
— Comment ? fit M me Denant surprise.
— Eh oui, fit M. Costepierre. Cela leur donne de l’influence dans le ménage. Une paysanne qui a apporté une pièce de terre à la communauté a naturellement le droit de discuter la manière dont elle entend qu’elle soit cultivée. Et si vous avez voix au chapitre pour l’éducation de vos enfants, c’est qu’ils ne vivent pas seulement du bien de votre mari. Vous n’éprouvez pas le besoin d’être une insurgée, mais vous avez de l’initiative, chère madame, vous en avez plus qu’une Anglaise ou une Allemande. Mais oui, mais oui, ne protestez pas !
Je demande que des industriels ingénieux construisent des roulottes, pas trop chères, où l’on pourrait vivre, dormir et mourir ; ou bien qu’ils élèvent de vastes ballons captifs, avec nacelles tranformées en dortoirs ; ou bien encore que l’Etat bienfaisant abolisse les lois cruelles qui interdisent le vagabondage. Car je commence à désespérer de plus jamais trouver un toit pour abriter ma tête. Paris est en effet devenu inhabitable : d’abord parce qu’on démolit, ensuite parce qu’on bâtit, et à la même place. Vous ne comprenez pas, vous me répondez que ces deux motifs sont contradictoires, et que si l’on démolit ma maison, je n’ai qu’à attendre pour me loger dans celle qu’on remolira, si j’ose m’exprimer ainsi. Monsieur, ou bien vous êtes un homme déplorablement naïf, ou bien vous vous faites remarquer par la plus insigne mauvaise foi. L’appartement que j’occupais était un vieil appartement dans une vieille, bête, honnête maison. On y montait par un escalier, figurez-vous, on y mettait ses affaires dans des armoires, on s’y chauffait avec des cheminées, et le concierge se cachait dans une loge où il rapetassait de vieux pantalons ; car il était en même temps tailleur, ce que j’estimais d’un secours précieux. Mais un jour les démolisseurs sont venus. Ce sont des démolisseurs hypocrites et astucieux. Ils ont commencé par laisser ma demeure tranquille, ils se sont attaqués aux autres, celles qui étaient à côté. C’était déjà bien assez désagréable. Durant dix-huit mois, j’ai respiré l’odeur du plâtre frais (le plâtre frais sent les vieilles allumettes chimiques mouillées et moisies), j’ai piétiné dans la boue, dans le mortier, dans les gravats ; d’innombrables chariots ont fait tout ce qu’ils ont pu pour m’écraser ; et j’ai connu l’invasion de milliers de rats : chassés de leurs vieilles retraites, ils cherchaient un appartement ; ils ont trouvé le mien.
Longtemps je les ai maudits. Mais maintenant je comprends leurs souffrances, et j’y compatis. Moi aussi, j’ai dû quitter ma retraite ; la pioche des démolisseurs l’atteignit enfin. Pauvre exilé, j’ai connu les lits d’auberge, l’hospitalité des campagnes, l’abri prêté par des amis complaisants ou des parents qui accomplissaient leur devoir sans enthousiasme. Et pendant ce temps-là on rebâtissait ma maison. Et comme je suis un animal d’habitude, comme j’aime ma rue, mon quartier, mes omnibus et mes fournisseurs, j’y suis revenu ingénument. Mais si vous saviez comme elle avait changé ! L’ancienne, la vraie, était en plâtre et en moellons ; la nouvelle est tout en pierres de taille, avec des colonnes de marbre rose jusqu’au toit, et un dôme qui ressemble à un observatoire ! Je ne reconnus pas non plus le concierge, ni sa loge. D’abord ce n’est plus une loge, c’est un bureau, comme chez les ministres. Et le concierge est peut-être un ministre : en tout cas, il n’est plus tailleur, il est beaucoup mieux habillé que moi, et il a un air, un air… Enfin il est si beau que j’espérai un instant que ce serait lui qui me donnerait le denier à Dieu. Mais je fus déçu. Il me dit seulement :
— Monsieur voit comme c’est beau maintenant. Monsieur sera bien mieux qu’auparavant. Monsieur cherche sans doute un appartement. Quel prix veut y mettre Monsieur ?
— Dame, fis-je, le prix que j’y mettais autrefois. Je voudrais quelque chose dans les dix-huit cents à deux mille francs.
La physionomie de ce fonctionnaire intestin respira tout à coup le plus grand mépris, et il répondit :
— Nous n’avons pas ça ici. Je ne peux rien offrir à Monsieur à moins de dix-huit mille francs.
— Bon Dieu ! criai-je, épouvanté.
— Monsieur oublie, continua-t-il, que pour ce prix-là il a l’ascenseur et le téléphone, qu’il est éclairé à l’électricité, chauffé au chauffage central. Enfin il y a la pâtisserie.
Je crus un instant qu’il voulait dire qu’en échange de la somme énorme qu’on me demandait, on me fournirait une partie de la nourriture. Pourtant je jugeai que c’était encore excessivement cher.
— Jamais, dis-je, je ne mangerai pour dix-huit mille francs de pâtisserie par an. J’en serais malade !
Mais le concierge consentit à me détromper.
— Il s’agit, me dit-il, de la décoration. Ces nouveaux appartements sont splendidement décorés. Et c’est cela que nous nommons la pâtisserie. Si Monsieur veut monter avec moi, Monsieur verra.
Il me fit prendre l’ascenseur. Ça, l’ascenseur, c’est commode, je le reconnais. Pourtant il faut apprendre à s’en servir. Dans l’intérieur de cette cage, c’est tout noir, et il y a des tas de petits boutons sur lesquels il ne faut pas appuyer sans discernement. Une fois, faute d’avoir fait attention, je me suis tout à coup senti précipiter dans une obscurité profonde ; et je n’osais plus sortir, crainte de tomber dans le vide. En frottant une allumette, je m’aperçus que j’étais descendu dans la cave. C’est traître, ces machines-là, il y a aussi des jours où ça s’arrête centre ciel et terre, sans que personne sache pourquoi, ni combien de temps ça peut durer : il est prudent de se munir de provisions.
Par bonheur, le concierge était un homme savant. Il fit stopper l’appareil juste à l’étage qu’il voulait. Dans l’escalier, cet escalier qui ne servait plus à rien, c’était tout en marbre. En marbre rouge. J’étais impressionné. Le concierge ouvrit une porte magnifique, à deux battants, et je pénétrai dans une espèce de grande pièce, très longue. Je demandai, innocemment :
— C’est un couloir, ou bien la salle à manger ?
— Un couloir ! dit le concierge indigné : c’est la galerie, monsieur !
— Bon, dis-je, bon ! Ne vous fâchez pas. Alors, on mange, dans la galerie ? Ça me paraît bien étroit pour mettre une table et des chaises ?
— Monsieur, me dit-il, la salle à manger n’est pas ici. Elle est en face de vous.
— Alors, à quoi ça sert-il, cette galerie ?
— A quoi ça sert ? Ma foi, je n’en sais rien. Mais on ne fait plus d’appartement sans galerie : c’est pour la magnificence.
Je songeai que je n’avais pas de quoi m’offrir des magnificences si coûteuses, et dont je n’éprouvais pas le besoin. Et mon guide ouvrit une autre porte.
— Voilà le salon, dit-il, la voix empreinte d’une émotion religieuse. La cheminée est en marbre blanc, bien entendu. C’est du marbre demi-statuaire, tout ce qu’il y a de mieux. Et voici les pâtisseries !
Les murailles étaient divisées en panneaux peints en blanc, d’une couleur crème fouettée qui me fit penser au style des romans mondains, et chacun de ces panneaux était séparé des autres par une nymphe en plâtre stuqué, qui s’emberlificotait les pieds dans la gueule d’une chimère, également en plâtre stuqué. Et cette dame toute nue tendait les mains, vers le plafond, à une frise où l’on apercevait des petits amours, d’autres dames toutes nues, des palmes, des arabesques, des rosaces, des grecques : toute une boutique de plâtrier ornemaniste. Moi, ça me rend malade quand il y en a tant que ça ! Je l’avouai au concierge, qui me répondit sèchement :
— Les autres locataires ne sont pas de l’avis de Monsieur. Plus on en met, mieux on loue.
Le salon était Louis XV, m’expliqua-t-il ; le petit salon, à côté, Louis XVI, et la salle à manger Renaissance. S’il y avait eu plus de pièces, je suppose qu’on serait descendu jusqu’au style Pharamond, et puis égyptien, et puis assyrien, avec un fumoir japonais et des water-closets premier Empire. Moi, ça me fiche des palpitations, tous ces styles. Je m’en ouvris au concierge. Il me répondit dédaigneusement :
— Les autres locataires ne sont pas de l’avis de Monsieur. Plus il y a de styles, plus c’est riche !
Alors je demandai à voir les chambres à coucher. Elles étaient plus simples, heureusement, « parce qu’on ne reçoit personne dans les chambres à coucher, excepté celle de Madame ». Alors, naturellement, dans celle de Madame, je retrouvai des nymphes et des amours, et tout ce qu’il faut pour un musée. Il n’y avait rien pour s’asseoir, dans cet appartement, puisqu’il était à louer. Je dus passer mon étourdissement contre la paroi. Puis je cherchai un prétexte pour fuir, pour fuir au plus vite.
— Où sont les placards ? demandai-je.
— Les placards ? répéta le concierge étonné, Ah ! oui… Monsieur veut dire ces espèces de cavernes qu’on creusait dans les murailles… Ça ne se fait plus qu’en province.
— Il me faut absolument des placards !… affirmai-je courageusement.
Sur quoi je m’échappai. On m’aurait payé que je n’eusse pu consentir à vivre là-dedans. Et on me demandait dix-huit mille francs. Je ne les ai pas.
Je vous parle sérieusement : on va faire des logements à bon marché pour les pauvres diables. C’est fort bien. Mais où pourront se réfugier les médiocres bourgeois comme vous et moi, qui avons un peu de goût et pas trop d’argent ?
J’y songeai longuement. A la fin, je découvris une vengeance, et peut-être un remède.
C’était un dimanche triste, où je rencontrai trois amis tristes. Quelle chose étrange que personne ne soit gai depuis la victoire ! Peut-être l’avons-nous trop longuement attendue. Peut-être sentons-nous maintenant tout le poids des deuils que nous supportions stoïquement, tant qu’il fallait ne songer qu’à vaincre. Il y a eu tant de morts, et la vie est si grise pour ceux qui survivent ! On ne sait pas de quoi sera fait demain ; on n’est plus en guerre et l’on n’est pas en paix. On n’a pas le courage de se remettre au travail ; on regarde son voisin : il ne fait rien ; alors on fait comme lui…
C’est pénétrés de ces pensées mélancoliques que nous errions, sans rien trouver à nous dire : enfin il pleuvait. Nous parvînmes devant une chose fort rare aux jours où nous sommes : une maison où il y avait encore des appartements à louer, — parce que c’était une maison neuve, une maison que les maçons venaient enfin de terminer, après cinq ans d’un chômage qui, du reste, il faut l’avouer, n’avait pas été volontaire.
— Voici, déclarai-je, ce que nous allons faire pour chasser nos idées noires : nous allons visiter des appartements !
Mes trois amis me considérèrent comme un pauvre d’esprit.
— C’est économique, dirent-ils, mais ce n’est pas drôle ! Tous les appartements coûtent dix-huit mille francs ; c’est un prix fait, une fois pour toutes. Tous les appartements ont le même nombre de pièces, la même galerie, pour la magnificence, les mêmes pâtisseries au plafond, les mêmes fausses boiseries en stuc dans la salle à manger, les mêmes radiateurs, le même ascenseur et la même électricité. Et vous avez déjà décrit tout ça. Vous n’allez pas recommencer !
Cependant je parvins à les persuader. Mais je laissai deux de ces désœuvrés dans une voiture, et ce ne fut qu’avec le troisième que je pénétrai dans un somptueux immeuble.
Le concierge était, bien entendu, un personnage impressionnant. Nous le saluâmes, comme si c’était pour conclure un armistice, en adversaires courtois. C’était bien dix-huit mille francs par logis, comme nous l’avions prévu, « excepté au rez-de-chaussée, où il y a des suites de deux pièces, délicieuses, pour trois mille francs. »
— … Bon, bon, acquiesçai-je. Mais d’abord je veux de nouveau jeter un coup d’œil sur la façade.
— Et je me reculai, sous mon parapluie.
— Elle est architecturale, la façade, monsieur, affirma le concierge, tout ce qu’il y a de bien, magnifique !
… Ça se terminait par des dômes, comme l’Observatoire. En dessous, il y avait de grandes arcades surplombantes. Et puis, du troisième au sixième étage, de la sculpture comme si on avait déménagé une Exposition universelle : des femmes nues, des enfants nus, des hommes nus, des bêtes apocalyptiques, des arbres, des fleurs et de l’herbe.
— Hein ! dit le concierge, on en a mis ?
— Comme c’est laid, mon pauvre monsieur, lui dis-je avec commisération, comme c’est laid ! Et pourquoi a-t-on mis tout ça en l’air ? Si c’était aux premiers étages, je comprendrais encore, et ça ne donnerait pas l’impression que ça va vous tomber sur la tête. Est-ce que… est-ce que c’est définitif , ces machines-là ?
— Vous dites ? interrogea ce fidèle gardien, interloqué.
— Ça doit pouvoir s’enlever, heureusement, continuai-je ; on dirait que ça ne tient pas.
Il me considéra avec inquiétude, mais je pénétrai froidement dans la maison. Alors il me montra « les suites de deux pièces, au rez-de-chaussée, avec confort moderne ». Les deux pièces se commandaient l’une l’autre. Et elles donnaient sur une espèce de puits étroit, d’un aspect très dramatique.
— C’est la cage de l’ascenseur ? demandai-je innocemment.
— La cage de l’ascenseur, monsieur ! dit le concierge indigné ; c’est la courette, la courette réglementaire de 8 mètres de côté. Monsieur voudrait peut-être donner sur un jardin, pour trois mille francs ?
— Vous me payeriez pour habiter là-dedans, répondis-je, que je prendrais la fuite. Comme c’est laid, mon Dieu, comme c’est laid !… Du reste, je ne regarde pas au prix ; montrez-moi autre chose.
Alors nous visitâmes un appartement à dix-huit mille francs. Mais, avant d’entrer, je fis une station pour considérer avec hésitation la rampe de l’escalier. Elle figurait des pilastres de bois, Louis XIV, naturellement. Le plafond se découpait en caissons, plutôt Renaissance.
— Et c’est du bois ? questionnai-je avec sévérité.
— C’est du bois… dit le concierge. Dame, c’est manière bois. On fait ça avec du staff, maintenant. Monsieur ne voudrait pas qu’on lui donne du bois ! Ça ne se fait plus !
— C’est idiot ! affirmai-je avec assurance. Et naturellement, ce cuir de Cordoue, c’est du linoléum ?
— Une « imitation » de linoléum, corrigea le concierge, blessé. Et c’est riche !
— Ça serait riche si c’était du cuir de Cordoue, lui dis-je, avec indulgence. Moi, je veux du cuir de Cordoue qui vienne de Cordoue, et du bois qui vienne des bois, ou bien autre chose qui ne mente pas, une chose qui soit ce qu’elle est, avec sincérité… Mais entrons !
Et nous passâmes en revue les amours et les nymphes du salon, en plâtre, les moulures rocaille de la galerie, les stucs de la galerie et de la salle à manger, les papiers de tenture qui avaient l’air d’étoffes, et les appliques pour l’électricité qui étaient faites sur les plus fastueux modèles d’appliques du temps où l’on n’avait que des chandelles pour s’éclairer. Quant aux glaces, inutiles de dire que c’était du Louis XIV « riche », bien imité avec des matériaux pauvres.
— Cet appartement est très bien ! prononçai-je.
Le concierge eut un mouvement de satisfaction.
— Monsieur ne trouvera pas mieux pour le prix ! suggéra-t-il.
— Oui, dis-je : il est bien exposé, les pièces sont assez grandes… Seulement, est-ce qu’on ne pourrait pas m’ôter toutes ces histoires-là ?
— Quoi ? cria le concierge, quoi ?
— Tout ce qui est sur les murs, sur le plafond, dans l’escalier !
— Mais, monsieur, c’est ce qui fait le style de l’appartement ! On ne louerait pas sans ça ! Monsieur est bien le seul…
— Vous croyez ! fis-je, en m’efforçant de jeter dans son âme la semence d’un doute pervers.
— Vous croyez ? ajouta mon ami en écho.
Il avait compris. Il expliqua le jeu aux deux autres neurasthéniques, abrités dans leur fiacre. Et successivement ils livrèrent après nous et l’un après l’autre le même assaut à ce même concierge. Ils lui dirent : « Que c’est laid, mon Dieu, que c’est laid ! » Cet homme était effondré. On avait donc changé de goût pour les immeubles ? Ce n’était donc plus ça qu’il fallait servir aux clients ? Abrités derrière les vitres de la voiture, nous le vîmes reconduire jusqu’à la porte son dernier visiteur : il avait la tête basse et les yeux égarés. Et alors, le cœur léger, ardent, plein d’un cruel enthousiasme, jusqu’à la nuit noire nous parcourûmes l’énorme ville, en quête de nouveaux édifices sur qui jeter le venin corrodant des amères critiques. Nous décourageâmes vingt concierges, nous rencontrâmes même des propriétaires, des architectes. Le premier qui leur parlait était repoussé avec mépris, le second inquiétait, les deux autres faisaient naître l’angoisse, le désespoir et baisser les loyers !
Je propose donc la constitution d’une nouvelle ligue. Citoyens, que désormais un noble esprit de solidarité vous anime ! Unissez-vous pour visiter platoniquement à tour de rôle les maisons neuves ! Et dites que c’est laid, que c’est affreusement laid ! Vous rendrez service à ceux qui cherchent réellement un toit sous lequel reposer leurs têtes — et vous ramènerez peut-être un peu de goût et de simplicité dans l’âme sauvage des décorateurs.
… C’était un peintre qui changeait de logis, en même temps que d’atelier. Cet événement ne semble pas de nature à modifier la face du monde, et il est moins rare qu’une éruption de volcan, la chute d’une cheminée, le couronnement d’une rosière. Du point de vue de la géographie humaine, on peut classer le Parisien parmi les nomades dont les migrations sont limitées à un territoire restreint, donc assez semblables à celles des Bédouins qui ont leurs pâtures d’hiver et d’été, et s’accomplissent à des époques régulières. Ces époques sont qualifiées « termes », et la migration s’opère à l’aide de vastes chars sans fenêtres, attelés de plusieurs chevaux, peints de couleurs violentes, pareils à ceux qu’emploient les Boers pour leurs grands treks à travers le veldt ; mais on n’est pas jusqu’à ce jour d’accord sur la question de savoir si l’usage en a été introduit par ceux-ci à la suite d’un retour en Europe, ou bien si au contraire les premiers Boers furent des Parisiens. La discussion de ce point contesté pourrait donner lieu à une thèse intéressante en Sorbonne. Certaines classes de la population préfèrent les voitures à bras, ce qui tend à faire croire qu’elles sont d’une origine ethnique différente. Ainsi qu’il arrive presque toujours, ces déplacements saisonniers sont accompagnés de cérémonies, sans doute d’origine rituelle, où les conducteurs de chars et leurs acolytes consomment de grandes quantités de boissons enivrantes, et par des combats, parfois sanglants, entre deux peuples hostiles, dont l’un est celui des locataires et l’autre celui des propriétaires.
Dans ces deux groupes principaux et ennemis, on distingue un grand nombre de tribus, parmi lesquelles celle des peintres et celle des sculpteurs. Cette dernière montre des dispositions à la sédentarité, et tout porte à croire que dans quelques siècles elle se fixera définitivement au sol. Ces tendances, ainsi qu’on s’y pouvait attendre, sont déterminées chez elle par les conditions propres de son existence et sa manière de vivre : il lui est en effet difficile de transporter fréquemment les lourds blocs de pierre, de marbre ou de bronze qui paraissent constituer ses fétiches et dont elle ne se sépare qu’à prix d’argent, autant dire presque jamais. La tribu des peintres, au contraire, ne s’entoure d’habitude que d’objets légers ; et sa mobilité est accrue par l’étrange instinct qui pousse la plupart de ceux qui la composent à parcourir les campagnes, dont ils imitent, sur des toiles, les verdures et les animaux, dans l’espérance illusoire qu’ils pourront se nourrir de ces effigies.
Le peintre dont je vous parle appartenait à cette dernière catégorie. Voilà pourquoi il avait déménagé afin de se conformer aux mœurs de ses congénères. Dans le nouvel abri qu’il avait découvert il se trouva, ainsi que du reste il l’avait prévu, en contact avec une autre espèce d’hommes, dont nous n’avons pas encore parlé et qui porte presque le même nom : ce sont les peintres en bâtiment. Ceux-là se considèrent comme d’une race supérieure parce qu’ils ont coutume de couvrir de couleur des espaces beaucoup plus considérables, qu’il y a moins de morte-saison dans leur métier, que les instruments dont ils se servent sont plus grands, et que les matières qu’ils emploient répandent une odeur encore beaucoup plus repoussante. Dès leur arrivée ils s’empressèrent donc de regarder, d’un œil critique, les œuvres du peintre en paysages, qui se trouvaient entassées contre les murailles. Ils les traitèrent sans respect. C’est que le sous-groupe des peintres en bâtiment a conservé des mœurs simples et ingénues, qui sont consolantes à observer au milieu des corruptions de la société contemporaine. Ce sont des gens pour qui les arbres sont verts, le sang est rouge, et la nuit noire, ainsi que l’ombre, fille de la nuit. Ils estiment, de plus, que le corps des femmes est d’une couleur connue, dite couleur de chair. Mais le peintre dont je vous parle était beaucoup plus savant, ayant reçu l’initiation d’un clan spécial qui porte le nom d’impressionniste. Ce clan professe que les couleurs ne sont pas ce qu’elles semblent, et qu’elles exercent d’autre part sur les formes une action si puissante que celles-ci n’ont plus qu’un rapport lointain avec ce qu’en croit distinguer le vulgaire. Par exemple, la flamme d’un foyer peut leur paraître composée d’un million de petites fleurs de toutes les nuances, et un cyprès, sous le soleil, monter vers le ciel comme une grande flamme exaspérée en volutes jaunes, rouges, mauves, avec quelquefois, par taches insignifiantes, la teinte que les ignorants attribuent aux cyprès. La tribu des peintres en bâtiment, étant demeurée barbare, se mit à danser, autour de l’œuvre de ce peintre d’un clan évolué, une extraordinaire danse du scalp.
Le peintre du clan évolué sentit alors qu’il n’était pas encore absolument incapable de quelques sentiments élémentaires, parmi lesquels il faut compter la soif du meurtre. Mais comme c’était un civilisé, dans une certaine mesure susceptible de contenir ses mauvais instincts, et qu’une plus haute culture avait développé en lui la faculté de la prévoyance, il songea bientôt que s’il déclarait la guerre à ces sauvages, ces sauvages ne lui peindraient pas son appartement à la colle. Voilà pourquoi il sut imposer à ses traits le masque d’une immobile méprisante. Et enfin, lorsque les brutaux contempteurs de son génie montrèrent quelques signes d’essoufflement, il osa suggérer d’une voix douce :
— Et maintenant que vous avez vu comment je faisais mon métier, si vous commenciez à vous mettre au vôtre ?
— On y va, bourgeois ! répondirent ces hommes farouches.
L’appellation de « bourgeois » a remplacé chez eux, depuis quelque temps, celle de « rat », de « chien », ou d’« œuf de tortue », dont ils avaient jadis coutume d’injurier leurs ennemis. Le malheureux le savait. Mais il était résolu à tout supporter, dans l’espoir, comme je l’ai dit, qu’à la fin son appartement serait peint à la colle.
Un des peintres en bâtiment monta sur une échelle et fit quelques gestes propitiatoires vers la muraille, à l’aide d’une latte pliante, empreinte de coches mystérieuses. Les autres le regardaient. Il les regarda. Après quoi il redescendit. Puis tous gagnèrent la porte.
— Eh bien, quoi ? demanda le peintre en paysages.
— C’est dix heures, répondirent les hommes de la tribu ennemie. On va se rafraîchir.
Les ouvrages de sociologie enseignent que nul ne doit jamais empêcher les tribus de célébrer leurs rites nationaux. Les représentants de celle-là revinrent vers onze heures. Leur visage respirait la joie, l’ardeur et la santé. Leur chef reprit sa latte pliante et fit d’autres gestes propitiatoires, avec lenteur, pour ne pas mécontenter les esprits. Ses guerriers chantèrent des hymnes, pour aider son incantation. Les paroles en étaient ingénues et naïves, comme il sied aux races primitives. Elles célébraient généralement le soleil, de diverses manières. Parfois on précisait qu’il était en train de se lever à l’horizon d’opale ; ou bien on se contentait d’avertir une grande-prêtresse, appelée Manon, qu’il était là, comme tous les jours. Après quoi le chef descendit encore une fois de son échelle et gagna de nouveau la porte avec ses guerriers.
— Eh bien quoi demanda le peintre en paysages, plaintivement.
— C’est midi moins cinq. On va déjeuner.
Il n’était que midi moins le quart. Mais les races primitives n’ont qu’une médiocre notion du temps. Et le peintre resta seul, sans espoir de voir jamais son appartement peint à la colle. Ses yeux désespérés s’égarèrent à la fin sur les brosses vierges ou du moins bien lavées, et les pots où la peinture à l’huile de lin montait jusqu’aux bords. Presque sans y penser, il plongea l’une de ces brosses dans l’un de ces vases empli d’un liquide éclatant ; d’une main assurée, il en caressa le mur…
Et il alla, il alla, il alla. Ses gestes étaient larges et généreux sur le milieu des parois, souples et prudents à la hauteur des cimaises, délicats et remontants quand ils atteignaient le plancher. A deux heures, il avait fini ; et se croisant les bras, il vit que son œuvre était bon. Entendant des pas dans l’escalier, avec précipitation il se lava les mains et prit un air innocent.
Et les hommes de la tribu ennemie s’écrièrent, pleins de stupeur :
— On a peint la chambre à coucher !
Et leur chef ajouta, après avoir examiné le travail d’un œil scrutateur :
— C’est un homme du métier qui a fait ça !
— C’est moi… dit le peintre en paysages, encouragé.
— Alors, tout de même, tout de même, conclurent les hommes de la tribu ennemie, vous êtes un artiste, vous !
Il paraît que depuis ce moment la peinture impressionniste jouit d’une plus grande sympathie parmi les peintres en bâtiment. Et c’est une histoire qui est arrivée.
C’est en vérité un grand souci, quand on a le cœur bien placé, l’âme un peu sentimentale, d’arriver à la conviction raisonnée et désespérante que certains amis d’enfance, pour lesquels on a conservé toute la chaleur de sa sympathie, n’arriveront jamais à rien. Et vous savez qu’il en est ! Chacun de nous, dans sa génération, en pourrait citer au moins deux ou trois. Justement, ce furent les plus agréables compagnons : les jeunes gens sérieux ne sont jamais bons qu’à eux-mêmes, à leur propre avenir. Quand par hasard vous tombez chez eux, éprouvant le besoin de vous délasser un instant, vous tombez rarement bien. Ils ont toujours quelque chose à faire. Si cependant ce n’est point le cas, ils vous annoncent qu’ils vont dans le monde : ce qui s’appelle pour eux préparer une carrière. Mais tous nous avons gardé le souvenir de quelques bons diables qui ne leur ressemblaient point. Ils ne demandaient qu’à se laisser distraire ; ils y semblaient toujours prêts, ils étaient, pour se faire applaudir, suivre, aimer, fertiles en imaginations heureuses. Le lutin qu’Edgar Poe a nommé l’Ange du bizarre — mais cet ange est un petit démon, je vous assure — les a touchés de ses griffes malicieuses et cocasses. Enfin ils jouent, ils jouent perpétuellement ; incapables de comprendre jamais la gravité de l’existence, ils prolongent au delà des bornes permises l’ingénuité de la jeunesse. Ce sont des artistes par la fantaisie, mais il leur manque la patience, la fermeté de travail et de propos qui font le talent. Cela est bien triste du jour qu’ils deviennent chauves. On songe : « Que vont-ils devenir, mon Dieu, que vont-ils devenir ? » En général, ils ne deviennent rien du tout. Et cela vous fait de la peine, car on ne peut se défendre de leur garder une involontaire affection : ils vous ont tant amusé ! Mon vieux camarade Jean-Louis est de ceux-là. Je l’avais connu élève de l’Ecole Centrale. Il n’y brilla que comme costumier de la revue où les futurs ingénieurs se délassent chaque année de leurs âpres travaux : je crois vous avoir fait pressentir que son âme était frivole. Aussi ne fut-il nullement étonné de se trouver fruit sec au bout de trois ans. Ce garçon n’est pas sans qualités, il sait se rendre justice à lui-même. D’ailleurs il était bien évident que son génie ne le destinait point aux sciences. Il m’annonça donc qu’il s’allait improviser sculpteur et loua un atelier. Mais je présume que la profession de sculpteur a des dangers, à cause du bon caractère des dames qui consentent à poser sur le plateau ; car il ne sortit rien de cet atelier, qui était raisonnablement grand, qu’une collection de marrons sculptés, tout petits, mais très drôles. Mieux vaut sculpter des marrons que, de s’abandonner à une lâche indolence. Je conseillai donc à Jean-Louis de se consacrer aux marrons : il en était déjà fatigué.
Ses ressources ont toujours été médiocres ; j’augurai mal des suites de sa carrière. Et bientôt, comme je m’y attendais, j’aperçus à certains détails de sa mise, à la classe de restaurants où il allait chercher une nourriture nécessaire même aux fantaisistes, que la fortune ne lui était point favorable. Mais voici qu’à je ne sais quel bal annuel, où beaucoup de jeunes artistes s’affrontent gaiement à beaucoup de nudités féminines, je le rencontrai vêtu d’un costume d’évêque byzantin ruisselant d’or et de la plus haute somptuosité. L’intérêt que je persiste à lui porter m’engagea à lui demander s’il avait fait un héritage : « Mon cher, me répondit-il, c’est de la toile d’emballage sur laquelle j’ai étalé des grains de millet plongés dans la colle de pâte. Jette là-dessus pour dix sous de ce faux or que les camelots vendent en bouteille, et tu m’en diras des nouvelles ! » J’admirai que, dans sa misère, il fût demeuré de la sorte aussi gai qu’ingénieux.
Quelques mois passèrent. J’avais presque oublié ce pauvre Jean-Louis. Dois-je l’avouer ? Je faisais tous mes efforts pour l’oublier entièrement. C’est que j’appréhendais pour lui, après des années difficiles, les définitives déchéances ; et qu’y faire ? Mais il était écrit que cet homme véritablement exceptionnel me devait encore réserver des surprises. Hier ce fut lui qui m’aborda : sa mine était florissante. Que dis-je : il avait l’air d’un homme riche, infiniment plus riche que moi ; il est des attitudes de paisible assurance qui ne sauraient tromper. Jean-Louis jouissait, sans qu’il fût possible d’en douter, d’une large aisance. C’est de quoi je le félicitai sans toutefois songer à lui en dissimuler mon étonnement. Cet aimable garçon n’avait point changé : il pouffa de rire.
— J’ai trouvé ma voie ! dit-il.
— Je le vois bien, mais comment ?
— Mon cher, me répondit-il, je suis « ensemblier » pour Allemands et autres étrangers.
Mon innocence m’empêcha de bien saisir.
— Oui, continua-t-il, je fais des ensembles et des meubles — non pas de modern-style , le modern-style est déjà désuet — d’un style absolument nouveau, ultra-contemporain, car il est renouvelé du Directoire. C’est-à-dire que dans un décor vaguement Directoire, j’introduis des imaginations de mon cru. Oh ! je ne me foule pas, ce n’est pas difficile. Et j’ai un succès ! Veux-tu venir voir ? Je ris tout seul devant mes inventions. J’imagine qu’avec toi, ce sera plus joyeux encore.
Il me conduisit dans son atelier, ce même atelier d’où jadis étaient sortis de si beaux marrons sculptés.
— Regarde ! cria-t-il.
Et il se tenait les côtes.
Jean-Louis s’était d’abord consacré à la décoration des étoffes et des tentures d’ameublement. Je partageai son allégresse en présence d’une toile économique sur laquelle, autour d’un encadrement de palmettes — les palmettes constituent un incontestable rappel du style Directoire, — il a semé au pochoir un grand nombre de poissons qui poursuivent autant de pommes. Sur fond jaune. Et les poissons et les pommes étaient rouges, d’un beau rouge écarlate. Mais il les fait aussi verts ou bleus, à la volonté des personnes.
— C’est ma signature, dit-il, le poisson et la pomme. Et ça veut dire que je m’en fiche. Mais nul n’a encore compris, parmi mes clients, le sens de cette allégorie. Ça revient à dix sous le mètre, tout compris, et ça se vend trois cents francs, comme des petits pâtés… Voilà aussi des meubles : du bon frêne, pas cher, habillé d’une laque qui ne coûte rien. Et pour le style, du Louis-Philippe exaspéré. C’étaient les meubles qui me faisaient le plus rigoler chez ma grand’mère : je te prie de croire que j’en ai la ligne dans la tête ! Et c’est d’un écoulement sûr et avantageux… Qu’est-ce que tu dis ? Que tu voudrais me voir travailler ? Justement il faut que j’exécute une pendule. Un chef-d’œuvre. Assieds-toi et regarde. Ce ne sera pas long.
Il prit une boîte de cigares vide, et, au moyen d’une petite scie, eut bientôt achevé d’y faire apparaître une ouverture parfaitement ronde.
— Les boîtes de cigares, expliqua-t-il, sont en acajou. L’acajou est-il un bois précieux, oui ou non ? Donc je ne vole pas mes clients.
Les éternelles petites palmettes, mais en cuivre doré cette fois, et dont il gardait toute une provision dans une sébile, ornèrent comme il convient la base de cette future pendule.
— Maintenant, dit-il, admire la barbare et délicieuse originalité de mes motifs d’angle.
Il me montrait un petit cheval en fer-blanc, acheté pour quelques sous dans un bazar. Les deux côtés du cheval, fabriqués à l’emporte-pièce, n’étaient assemblés que par quelques clous invisibles dont il les débarrassa. Cela lui fit ainsi deux moitiés de cheval.
— N’épargnons pas les frais, dit-il. Dorons ceci à la feuille.
Une fois dorées à la feuille les deux moitiés de cheval vinrent s’appliquer aux angles de la pendule. L’effet était inattendu, mais laid. Ou plutôt, si vous voulez, extrêmement nègre.
— Eh bien ? demandai-je.
— Eh bien, la pendule est terminée. Tu vois que ça n’est pas long. Veux-tu que nous la portions chez mon intermédiaire habituel ?
J’acceptai par curiosité. Et j’ai vu, j’ai vu de mes yeux, Jean-Louis recevoir quatre cents francs.
… Je jure, je jure sur mon bonheur en cette vie et dans l’autre, que cette histoire, bien qu’invraisemblable, est parfaitement authentique.
Je suis bien heureux, voulant espérer que je n’ai point perdu les paisibles loisirs que me laissa le gris après-midi de ce dernier dimanche : j’ai découvert le simultanéisme . Et c’est impressionnant.
Comme vous ignorez totalement ce que c’est — n’en rougissez point : avant-hier je n’étais pas plus savant que vous, et il se peut qu’aujourd’hui même je ne possède encore sur ce sujet, si important, que de pauvres et imparfaites lueurs, — je m’empresse de vous avertir que le simultanéisme est une nouvelle école littéraire. Or il est indispensable qu’il y ait, tous les trois ou quatre ans, une nouvelle école littéraire, afin que les jeunes gens y puissent adhérer : c’est là un heureux régulateur au fâcheux individualisme dont souffre, nul ne l’ignore, notre déplorable race française. Un jeune homme qui écrit comme il pense, comme il lui plaît, comme il veut, est tout seul. Personne au monde ne s’occupe de lui, personne jamais ne daigne publier de lui une seule ligne. Il est donc nécessaire qu’il s’enrôle dans une légion — tout au moins dans une compagnie franche. Les recruteurs, d’ordinaire, ne sont pas exigeants, les conditions sont assez douces. On ne demande en général au nouveau venu que de porter l’uniforme, c’est-à-dire d’adopter certains tics, d’imiter du mieux qu’il lui est possible un chef de file. Moyennant quoi il est publié. Je ne vous dis pas qu’il soit lu ! Faites bien attention, grand Dieu, à la différence : elle est essentielle ! Les publications périodiques et quotidiennes peuvent en effet se diviser en trois catégories : celles qui sont lues par leurs lecteurs et abonnés — leur nombre est infiniment restreint ; — celles qui sont lues uniquement par leurs collaborateurs : Jacques lit Pierre, Alfred et Paul, qui lui rendent bénévolement le même service ; — et enfin celles où chaque collaborateur ne lit absolument que ses propres productions, ignorant les autres. Ce dernier cas est le plus fréquent. Mais il n’en est pas moins vrai qu’adhérer à une école, chaque école étant représentée autant qu’il se peut par une revue distincte, est absolument obligatoire pour un débutant qui nourrit l’ambition légitime de se voir imprimer. Il faut donc qu’il y ait des écoles. J’espère que je viens de le démontrer surabondamment.
L’école simultanéiste est l’une des toutes dernières. Elle est issue, si je ne me trompe, d’une compagnie franche formée de peintres intrépides et qui ont entrepris de vous rendre à la fois non pas seulement l’impression des formes à un moment donné, unique, mais dans la succession ces instants, et en y ajoutant les correspondances d’idées que cette forme a fait naître en votre esprit : une femme, par exemple, était à la fenêtre ; et puis elle a disparu. Vous avez songé, la voyant, à une orchidée ou à une asperge, à moins que ce ne fût à une tomate ou à une citrouille ; puis, ne la voyant plus, à la mort, à l’éternelle transformation des apparences, au flux de l’univers. Il faut donc que votre femme à la fenêtre soit cette femme, mais en même temps une orchidée, ou une asperge, ou une tomate, ou une citrouille — et en même temps rien : le noir, l’évanouissement des choses, — et en même temps tout : le retour d’autres choses surgissant sur l’écran de cette fenêtre ou la toile perpétuellement impressionnée de vos méninges. Vous voyez que c’est calé, si j’ose dire.
Vous voudrez bien remarquer que c’est de la littérature. Car en littérature il est assez aisé de marquer la succession de ces moments et de ces impressions. Cela est même, tout naturellement, l’objet des efforts plus ou moins heureux de ceux qui écrivent. Par conséquent, ces peintres ne faisaient guère que vouloir empiéter sur le domaine des écrivains. Mais les écrivains, saisis d’une noble émulation, ont essayé à leur tour d’empiéter sur le domaine de la peinture. Un tableau vous montre plusieurs objets à la fois, avec ou sans perspective. Un écrivain ne peut les énumérer que successivement, ce qui est le comble de l’humiliation, d’autant plus qu’il est très vrai que les impressions, les idées, les sensations les plus diverses s’offrent parfois simultanément à notre esprit : je suis en train de manger du nougat de Montélimar, je vois en même temps une dame qui a un chapeau vert et je pense à penser si M. Wilson pense à quelque chose. Faiblesse des moyens d’expression chez les mortels. Je ne pourrai vous dire toutes ces choses, qui se superposent à la même seconde dans mon cerveau, qu’une par une. Et comme elles n’ont aucun rapport, les gens qui avaient du génie, jadis, n’en choisissaient qu’une, négligeant les autres, ou bien, si toutes leur semblaient valoir la peine d’être dites parce qu’elles créaient en eux un état d’émotion particulier, ils essayaient d’unifier toutes ces choses dans cet état d’émotion qui devenait le centre de leur poème. Mais il est impossible, de la sorte, de montrer que tout s’est passé à la fois. Ecoutez, au contraire, M. Guillaume Apollinaire :
Le père de la concierge et la concierge laisseront tout passer si tu es un homme tu m’accompagneras ce soir il suffirait qu’un type maintînt la porte cochère pendant qu’un autre monterait trois becs de gaz allumés la patronne est poitrinaire quand tu auras fini nous jouerons une partie de jacquet un chef d’orchestre qui a mal à la gorge quand tu viendras à Tunis je te ferai fumer du Kéf.
Les premières lignes de cette strophe sublime se rapportent évidemment à un noir dessein tramé par deux hommes, les dernières à la fin de leur conversation, qui n’a plus aucun rapport avec ce dessein. Mais celui qui a écouté emporte tout cela à la fois dans sa mémoire, ce qui est marqué par l’absence de toute ponctuation. Il paraît que primitivement c’était écrit en vers : je veux dire que l’auteur coupait sa phrase quelque part. Je voudrais bien savoir où ?
Voici maintenant M. Luc Durtain, dans les Bandeaux d’or , estimable revue dirigée par M. Paul Castiaux. Cela s’appelle Tonneins :
Vous ne comprenez pas ? Moi, je viens de mettre mon poilu avant-bras sur mon front rêveur, et je crois que j’ai compris. Il s’agit de quelqu’un qui est étendu sur l’herbe au-dessus de la ville de Tonneins, et de la Garonne par conséquent. Et il s’appuie du coude dans cette herbe. Et il contemple le paysage en mettant la main devant ses yeux. Et sa main est énorme, ainsi, bien entendu, que son sympathique pantalon rayé de noir. Et c’est ainsi qu’il forme « tout l’horizon antérieur du monde ». C’est tout simplement une impression de peintre, de peintre réaliste ou impressionniste, à la place d’une œuvre d’écrivain. Puis-je cependant vous avouer ma faiblesse ? Je ne trouve pas de telles gageures sans intérêt. Il me semble que cela me rajeunit, il me semble — dois-je le dire ? — qu’il y a vingt ans il ne m’eût pas déplu d’inventer et de signer un tel essai. Et ce sont des gammes, après tout, des gammes où l’on apprend son métier, et à serrer un sens ou une impression, sans doute avec excès, mais quoi ! il faut bien avoir les défauts de ses qualités. Seulement…
Seulement je me souviens d’un brave homme de ma connaissance qui, comme les prestigieux poètes dont je viens de révéler les entreprises si hardies, ne pouvait jamais arriver à classer, comme tout le monde, ses idées dans les indispensables cadres qu’a lentement élaborés la logique humaine. Elles lui venaient toutes ensemble et s’agitaient dans sa tête comme des noix dans un sac. Il lui advint donc, un jour qu’il se trouvait en omnibus, de demander au conducteur avec une anxiété d’ailleurs bien compréhensible :
— Est-ce que nous sommes au carrefour Drouot ou bien jeudi ?
Il faisait du simultanéisme sans le savoir. Mais il faisait aussi de la confusion mentale.
A mon ami Dervaux, architecte.
C’est une opinion universellement répandue, parmi les peuples civilisés, que le chef-d’œuvre de l’illustre Less Thannothing, et même de toute la peinture contemporaine, est sans nul doute la toile célèbre intitulée Portrait d’Enrique Durand, étude d’humanité . Il est impossible d’ignorer ce tableau. Les reproductions en sont innombrables, elles ont constitué par elles-mêmes une fortune à Less Thannothing ; de quoi d’ailleurs les âmes éprises de justice ne peuvent que se féliciter, car tout le monde sait que l’original, acquis récemment par le grand collectionneur John Cockroach, de Chicago, pour la somme de douze cent mille dollars, six millions de francs, n’avait pas rapporté un centime à son auteur. En effet — et l’aventure, aussi belle et incroyable que la plus belle et la plus incroyable légende, n’a pas peu contribué en Angleterre, en Allemagne et en Australie, pays sentimentaux, à la popularité de cette œuvre d’art — l’artiste ne l’avait peinte que pour faire honneur à sa signature, ayant promis aux organisateurs d’une loterie de charité de retracer gratuitement les traits de la personne en possession du billet numéro 12703, série 9, ou de telle autre désignée par ce gagnant. On se souvient de l’émotion que produisit ce tableau au Salon de 1931. Voici ce qu’en disait alors, le jour même du vernissage, le grand critique d’art Thévenot :
Étrangeté, originalité, vérité intime, force, conscience, attrait mystérieux et incompréhensible des lignes et des couleurs, incantation magique qui firent descendre la vie même sur ces quelques décimètres carrés de canevas ! Dans une pâte profonde et moelleuse, avec une science impeccable des valeurs et du volume, un sentiment surhumain et inconnu jusqu’à ce jour de l’harmonie et du contraste des tons simples, le peintre Less Thannothing a figuré, étendu sur une peau de bête qui incandesce, pour l’éblouissement du grand public, pour l’admiration consciente et éclairée des connaisseurs, un jeune homme nu, mi-assis, mi-couché, les jambes à demi ramenées dans un mouvement d’une mollesse et d’une volupté adorables. La main gauche, par une fantaisie charmante de l’artiste, tient un jouet d’enfant. Le bras droit disparaît tout entier, noyé dans un brouillard vaporeux, suggestif d’on ne sait quel infini. Et ce sont, par des procédés ingénus, directs, d’une puissance d’interprétation sans bornes, toutes les grâces de la plus frêle jeunesse, tous les élans généreux de l’adolescence, tous les impétueux déchaînements de la virilité. C’est un miracle. On est ici en présence non pas d’une forme, mais, comme le disait jadis l’un des plus profonds philosophes de l’esthétique, des causes profondes et divines d’où procèdent les formes. Un grand, singulier, magnifique artiste nous est né, évocateur, voyant, sorcier, poète, musicien. Inclinons-nous, saluons, méditons, et bien qu’il nous en coûte, résignons-nous, car le devoir professionnel a de regrettables exigences, et le temps nous presse à continuer notre promenade… Salle XXIII : de bonnes fleurs, d’une facture un peu maigre, de M me Pélissier-Rodart ; le Repas des syndicalistes , de M. Le Redouté, qui s’inspire à la fois d’Ingres, de Delacroix, et des quatre Carrache ; une Créüse disparaissant aux yeux d’Enée , par Reculet, transposition dans la peinture des qualités austères du sculpteur flamand Constantin Meunier…
On voit par cette citation quelle magnifique simplicité de style avaient atteinte les critiques de cette époque et l’estimable précision de leur jugement. Dans les nombreux comptes rendus des Salons suivants, on apercevrait d’ailleurs sans peine les traces de l’influence irrésistible que la manière innovée par Less Thannothing a exercée sur l’art contemporain. Mais l’histoire même de ce premier tableau est restée jusqu’ici inconnue, et si je me risque enfin à révéler les confidences que me fit jadis l’artiste, c’est qu’on vient de faire à celui-ci des funérailles nationales. Il est temps de parler !
— En l’année 1910, me dit un jour le peintre, je ne jouissais encore d’aucune réputation. Parmi les dix ou douze mille toiles exposées chaque année, les miennes passaient inaperçues. Je travaillais consciencieusement, mais en cherchant ma voie. Certains amis me conseillaient de négliger le dessin, d’autres la couleur ; je n’arrivais pas à me décider. J’étais cependant assez satisfait d’une étude représentant des oranges et des tomates ; mais ayant fait mes oranges complètement rouges, je ne savais plus quel ton donner à ces tomates pour qu’on vît que c’étaient des tomates. Vous voyez que j’avais encore, comme disait le Vautrin de Balzac, quelques petits langes tachés d’honnêteté. Sur ces entrefaites se présenta le possesseur du billet 12703, série 9. C’était l’association légale et ordinaire d’un monsieur et d’une dame qui me demandèrent, avec modestie et même timidité, de faire le portrait de leur fils, âgé d’environ dix mois. Les exigences de ces parents affectueux ne me parurent, au premier abord, ni excessives ni obsédantes. Ils désiraient simplement posséder l’effigie de l’enfant telle qu’ils eussent pu la contempler sur une photographie, c’est-à-dire assis sur une peau de chèvre de Kabylie, au pied d’un cèdre du Liban, et jouant avec un singe en peluche. Cet enfant était comme tous les enfants de son âge : assez gras, bien potelé, les cheveux courts, et deux dents. La mère insistait pour qu’on vît les dents, mais le père déclarait que ça lui était égal, pourvu que les oreilles ne parussent pas trop écartées du crâne.
« Je traçai l’esquisse en deux ou trois séances et comptais terminer dans la semaine, mais un billet m’informa que l’enfant avait pris les oreillons. On ne me le ramena que trois mois plus tard. Il avait grandi, possédait quatre dents et des cheveux beaucoup plus longs. La mère insista pour qu’on le fît comme il était, ce qui me parut assez naturel, d’autant plus qu’il m’eût été difficile de travailler de mémoire. Je recommençai donc mon esquisse en tenant compte de ces modifications, et en gardant du reste tout ce que je pouvais garder. Par malheur, mon modèle contracta presque sur-le-champ la scarlatine, puis la rougeole et enfin une entérite. Je n’ai jamais vu un gosse aussi malchanceux. Et dans l’intervalle de chaque maladie il changeait d’une façon incroyable. Parfois c’étaient les joues, d’autres fois le nez, ou bien les pieds, ou bien le ventre. Il engraissait, il maigrissait, on lui voyait les côtes, on les perdait de vue. C’était extraordinairement fatigant à suivre, et j’en éprouvais une espèce d’angoisse. Ensuite ses parents furent obligés de faire un voyage en Nouvelle-Calédonie et ils l’emmenèrent.
« J’espérais être débarrassé pour toujours de l’obligation de terminer ce portrait importun et peu rémunérateur, mais le ménage sonna chez moi quelques années après. L’enfant venait de faire sa première communion. Il portait une veste ronde, un gilet blanc à boutons de nacre et au bras un ruban de soie à franges d’or. La mère souhaitait que je le fisse dans ce costume, mais je protestai.
— Je me suis engagé à faire ce portrait, déclarai-je, mais je l’ai commencé comme une étude de nu, et je ne ferai qu’une étude de nu.
« La mère hésita, parce qu’il ne serait pas possible, dans ce cas, de voir que son fils avait fait sa première communion ; mais le père, qui était accommodant, affirma que j’avais raison. Les cheveux de l’enfant étaient coupés courts, ils avaient foncé, et l’on remarquait dans sa personne d’autres changements plus considérables. Toutefois je gardai ce que je pus de mes premières études, comme par exemple la pose, les oreilles et la couleur des yeux.
« Je crois vous avoir fait comprendre qu’une infernale fatalité nous poursuivit. Au moment où je pensais achever ce portrait, le jeune Enrique Durand fut placé comme interne dans un lycée de Paris. Il ne sortait que le dimanche, et j’ai toujours répugné à travailler ce jour-là. Aux grandes vacances on l’emmenait à la montagne pour sa santé, et vous savez qu’au contraire je ne fréquente jamais que les côtes de Bretagne. Cependant il tomba chez moi au moment où il venait d’être refusé aux examens de l’Ecole de Saint-Cyr, et sur les représentations que je lui fis, m’assura que je n’aurais plus à me plaindre de son manque d’assiduité, uniquement dû aux circonstances. Ses membres, bien qu’un peu grêles, ne manquaient point de beauté ; mais j’avais en le contemplant, tandis qu’il posait avec patience, et toujours sur la même peau de chèvre de Kabylie, des sentiments très particuliers que je ne saurais guère comparer qu’à ceux d’une mère. Malgré moi je le voyais non seulement tel qu’il était, mais encore à la mamelle, puis sevré, puis avec toutes ses dents de lait, enfin avec ses dents définitives, en premier communiant et en collégien. Ma peinture en prit un caractère tout exceptionnel dont le public et les critiques ont bien voulu se rendre compte. Mais une dernière déception m’était encore réservée : ce jeune homme, qui m’avait promis de venir régulièrement, s’engagea, par un désir d’aventures assez excusable à son âge, dans l’infanterie coloniale.
« Je retournai le tableau contre le mur et n’y pensai plus. Trois ans plus tard Enrique Durand reparut à mon atelier. On venait de prononcer sa réforme avec congé numéro 1, pour infirmités contractées au service, un projectile lui ayant enlevé le bras droit au cours de l’attaque de Phuc-Giang (Haut-Tonkin). Mais il avait, en revanche, beaucoup de barbe. Résolu à ne pas désespérer, je parvins à obtenir qu’il se rasât entièrement, et je terminai enfin ce portrait.
« Nous eûmes pourtant une petite discussion. Mon modèle, pour laisser à ses descendants un souvenir de sa bravoure et de ses combats, ne voulait pas être représenté avec deux bras, tandis que je soutenais que je ne m’étais engagé qu’à fournir un homme comme tout le monde, et non pas un amputé disgracieux. Ceci vous explique le bras droit qui disparaît dans un nuage : c’est le résultat d’une transaction. »
Ce grand peintre ajouta que convaincu que son tableau serait racheté, à n’importe quel prix, par la Société des Amis du Louvre, il tenait que ces détails fussent connus. Voilà pourquoi j’ai écrit.
A l’angle de la rue du Cherche-Midi et du boulevard Montparnasse, il y a un petit café débit-de-tabac qui s’appelle le chien qui fume . C’est là, sur la terrasse, que nous nous sommes arrêtés, Barnavaux et moi : il est cinq heures du soir.
Le vent du crépuscule, vers cette fin de septembre, a déjà séché les feuilles des arbres. Elles traînent à terre, toutes roussies, raides, recroquevillées, craquantes ; il s’en exhale une odeur amère et mélancolique et qui pourtant, par un retour inattendu, vous fait songer à vos premières années de jeunesse, à votre toute petite enfance. Car alors on avait la tête plus près de terre, comme ces bassets aux pattes courtes dont l’odorat aigu découvre plus aisément, sur le sol et dans la mousse, les imperceptibles fumées qui dénoncent le passage des lièvres. Voilà pourquoi il vous émeut, ce parfum sauvage et triste. Il montait alors plus puissant aux narines ; maintenant en nous il reste associé au souvenir des vieux jardins dans lesquels on a joué, des premières imaginations qu’on s’est faites de forêts qu’on ne connaissait pas encore, des premières femmes qui vous ont pris la main, en vous donnant des ordres, mais en vous baisant le front et les yeux. Et le ciel, ce jour-là, est sublime. Si bleu au-dessus de nos têtes, d’un vert si magnifiquement mêlé d’or à l’horizon, avec de petits nuages très hauts, très clairs, très légers, des nuages pour déesses ou saintes vierges ! Barnavaux sent comme moi le miracle de l’heure. Seulement, à la manière de presque tous les hommes simples, il ne s’émeut pas consciemment aux incantations muettes de la nature. Il y est aussi sensible que moi, mais il ne se rend pas compte qu’il les sent : ça le fait seulement penser à autre chose, plus fort. Et alors il prononce cette phrase qui m’étonne une seconde :
— C’est un temps, un temps… où on voudrait être aimé par une femme de quarante ans qui aurait du violet sur son chapeau !
Puis il se replonge dans sa rêverie, que j’hésite à troubler.
Tout à coup, des hauteurs de l’avenue du Maine, descend une masse altière et blafarde dont le sommet atteint presque la cime effeuillée des lilas du Japon. Barnavaux, qui connaît le quartier, comprend tout de suite.
— Une statue qui va en voiture jusque là-bas, vous savez, aux Champs-Elysées.
Et je comprends à mon tour que c’est l’envoi d’un sculpteur au salon d’automne. Mais vers le carrefour même où nous nous trouvions, l’un des chevaux qui traînaient le lourd fardier heurte maladroitement, de son pied large, à moitié déferré, le rail du tramway, essaie sans y réussir de se ramasser d’un coup de rein, et sans hennir, sans se plaindre, avec la tranquillité d’une bête qui sait ce qui lui arrive, s’abat tout doucement.
Barnavaux n’eut pas un seul instant l’idée de se mêler à la foule des curieux qui s’attroupaient. Un cheval qui tombe, on voit ça plusieurs fois par jour à Paris, ça n’est pas intéressant. Il n’avait d’yeux que pour le « monument » qui s’était arrêté devant nous, en exposition prématurée. Et ce monument était, sans nul doute possible, destiné à l’une des capitales de notre vaste domaine d’outre-mer. Il représentait « la France, civilisatrice d’un peuple barbare » sous la forme d’un rude guerrier de l’infanterie coloniale, relevant de la main droite une petite négresse aux chaînes brisées, tandis que de la gauche il brandit un fusil, modèle 86.
— Voilà votre portrait, Barnavaux, lui dis-je, ça doit vous faire plaisir.
— C’est idiot ! répondit Barnavaux avec une énergie surprenante. C’est complètement idiot !
Les plâtres qu’on envoie aux expositions ne sont pas faits pour le grand air. Celui-là, aux rayons du soleil couchant, était particulièrement blême. Le héros de l’infanterie coloniale ressemblait à un Pierrot de la comédie italienne, et la petite négresse, toute blanche avec une mâchoire prognathe, évoquait une anthropoïde albinos. Je crus que Barnavaux portait un jugement esthétique émané de cette impression. Mais son esprit ne considère que des réalités plus immédiates.
— Quand on montre un blanc aux indigènes, dit-il, il faut que ce blanc soit un grand blanc, un chef avec des galons, la croix de la Légion d’honneur, et qu’il ait une grande barbe, autant que possible, la barbe étant ce qu’ils respectent le plus au monde, parce qu’ils n’en ont pas. Et puis, qu’est-ce que c’est que cette idée de lui faire relever une femme, à celui-là ? Vous croyez qu’ils se figurent leurs tribus, leur race, leur patrie sous les traits d’une femme ? C’est des pays de mâles, vous entendez ! Les femmes, ils s’en foutent. Ensuite, elles ne sont nues, chez eux, que si elles sont pauvres, misérables, esclaves de guerre. Et par-dessus le marché il n’y a pas un peuple, hors de l’Europe, pour croire que le nu soit une beauté. Pour eux il est obscène, il est sale, il donne des idées, il fait rire comme on rit entre hommes. Savez-vous ce que ça veut dire, pour un Bambara ou un Peuhl, cette femme nue et ce soldat qui joue avec son fusil ? C’est Barnavaux « qui a fait captifs beaucoup bon, après avoir cassé village » ! Et elle est nue parce que pagnes, bijoux, colliers, tout ça fini. Fini-foutu, fini-cassé, fini-pillé ! Voilà. Et comment pourraient-ils s’imaginer autre chose, ces noirs ? Est-ce qu’ils savent lire, est-ce qu’ils peuvent lire ce qu’on a écrit sur la pierre, au-dessous ? Même s’ils savaient lire, du reste, qu’est-ce que ça signifie, pour eux, ce mot-là : « civilisation » ? Ça signifie : « Y en a payer l’impôt commandant. »
Il réfléchit une petite minute et ajouta d’un air profond :
— Même, ce qu’on pourrait faire de mieux, pour ces pays-là, c’est une statue qui expliquerait bien clairement « qu’il y en a payer l’impôt ». Pour le reste, ces nègres ne sont pas à la hauteur. Et ce n’est peut-être pas utile qu’ils le soient. Ça leur mettrait dans la tête des idées au-dessus de leur condition.
Il regarda le fond de son verre, et poursuivit :
— Il y a aussi une chose, une chose… Jamais ils ne pourront comprendre pourquoi cette négresse est blanche, sur le monument. Voyons ! Les blancs sont blancs, les noirs sont noirs, ils ne peuvent pas sortir de là : c’est naturel ! Tenez, à Saint-Louis du Sénégal on a mis une statue de Faidherbe, sur la Grand’Place, en face du palais du gouvernement. Il est habillé en colonel, avec son épée à la main, tête nue, et tout en bronze. Et il paraît que c’est ressemblant. Je n’en sais rien, je ne l’ai pas connu, Faidherbe, mais on me l’a dit.
En tous cas les noirs de Saint-Louis eux-mêmes croient que c’est ressemblant. Seulement, c’est pour des raisons que vous n’imaginez pas. Un jour que je regardais la statue, j’entendis un soldat sénégalais qui disait à un autre :
« — Colonel Faidherbe, y en avait lui noir, y en avait lui Sénégalais, y en avait lui comme moi ça même. Tout y en avait lui même chose moi. Et lui faire grande guerre aux blancs. Cassé Saint-Louis, cassé Sénégal, cassé tout. Les blancs toujours battus, demander l’ aman , donner Faidherbe beaucoup captifs, beaucoup fusils, beaucoup cartouches : tout ce qu’il faut pour grand chef. Alors lui beaucoup content, dire faire lui même chose fétiche comme ça sur la place, dire faire lui regarder maison Bouroum (le palais du gouverneur) et faire menace gouverneur avec son sabre. »
Alors, poursuivit Barnavaux, je lui dis qu’il était idiot, que Faidherbe était un blanc, gouverneur du Sénégal. Mais il me montra la statue, et demanda :
« — Lui y en a blanc, ou y en a noir ? »
La statue est en bronze, et par conséquent sur la statue Faidherbe est noir. Ça, on ne peut pas le nier. Vous voyez à quoi ça sert de faire la statue des blancs en bronze aux colonies ; c’est pernicieux pour leur réputation. Et il y a encore des choses auxquelles on ne pense pas. Car le Sénégalais demanda :
« — Et lui, y en a-t-il casque ?
C’est vrai que Faidherbe est tête nue, comme je vous ai dit. Et jamais, jamais, au Sénégal, on n’a vu un blanc tête nue. C’est bon pour les nègres. Qu’est-ce que je pouvais répondre, hein ? Et pourtant c’était trop bête. Je dis :
« — Il y a tout près d’ici Fatima Coulibaré, qui est vieille comme un baobab. Elle se rappelle ! Viens lui demander avec moi si Faidherbe n’était pas blanc, espèce de boule de caoutchouc ! »
On est allé demander à Fatima Coulibaré, celle qui fait concierge chez M. Raymond Martin. Vous la connaissez, peut-être ? Elle s’est gratté les deux bras avec ses ongles, puis s’est mis les doigts dans la bouche, après avoir retiré sa pipe, et elle a jugé !
« — Faidherbe, elle a dit, lui pas blanc tout à fait, tout à fait. Lui pas noir tout à fait. Lui mulot. Papa blanc, maman noire. Ça vrai comme je crache. Y en a encore ici sa sœur. Et sa sœur, y en a mulotte, sûr. »
Je répondis :
« — Faidherbe n’a pas de sœur ici, Fatima ; tu déménages. »
Mais elle affirma :
« — Vas voir un peu rue Chaudié. Y en a elle son nom Marie Dodds. »
Et Dodds, expliqua Barnavaux, c’est le nom d’un autre général qui n’était pas tout à fait blanc, et dont la sœur habite encore Saint-Louis. Mais si on n’avait pas fait la statue en bronze, ces nègres n’auraient pas mélangé les familles !
L’histoire me paraissait avoir un sens plus profond que celui que lui attribuait Barnavaux. Ces noirs du Sénégal croyant que Faidherbe avait été l’un des leurs, parce qu’il fut bon, mais aussi parce que son effigie est noire ! Et parce que son souvenir est resté parmi eux comme celui d’un bienfaiteur, s’imaginant cinquante ans après son départ, cinquante ans à peine, qu’il ne pût être un bienfaiteur que pour avoir rossé les blancs ! Puis mêlant sa mémoire à celle d’un autre chef de guerre ! Tout cela était beau, inquiétant, légendaire, retentissant aussi sur d’autres problèmes. Mais Barnavaux ayant fini de dire ce qu’il avait à dire, n’y songeait déjà plus. On venait de relever le cheval du fardier. Le convoi s’ébranla vers le couchant magnifique. Le « monument » frémissait tout doux, tout doux, sur la chaussée cahoteuse.
— Si ça se casse avant d’arriver, conclut seulement Barnavaux, ça ne sera pas un mal pour les colonies !
Lorsque l’Ingénu eut passé plusieurs années au sein de la civilisation, il lui parut qu’il lui manquait encore quelque chose pour en jouir complètement et ressembler à un véritable civilisé : c’était le sens de l’ idéal . On ne parlait que d’« idéal » autour de lui et chacun lui demandait :
— Quel est votre idéal ?
— Vous dites ? répondait l’Ingénu.
Et alors chacun lui faisait sentir qu’il avait beau être habillé comme tout le monde et tenir sa fourchette et son couteau comme son voisin, il était encore un sauvage. Le dédain qu’impliquait ce jugement muet lui fut très sensible. Il s’appliqua donc à dissimuler son ignorance. Quand il se trouvait en présence d’une personne, ou d’un objet, ou d’une œuvre qui le charmait, il s’empressait de dire :
— Ceci est mon idéal !
« Comme cela, ajoutait-il à part lui, ils seront contents. »
Mais il fut tristement déçu, et dès les premières fois. On lui répliquait d’un petit ton sec :
— Vraiment ?
Et on lui parlait d’autre chose. L’Ingénu venait de très loin, mais il est intelligent. De plus, la nature l’a doué d’invisibles antennes qui lui font sentir, la plupart du temps d’une façon pénible, l’opinion que laissent derrière lui ses manières, justement quand on s’abstient de lui révéler cette opinion.
— Les hommes de ce monde où je suis tombé, remarquait-il, et encore bien plus les femmes, s’arrêtent de parler précisément à la seconde où ils ont quelque chose à dire. Cela est assez désagréable ! Dans mon pays il en allait tout différemment : et j’estime que cela valait mieux.
Il s’appliqua donc, pour connaître où résidait son erreur, à fréquenter des personnes moins bien élevées, telles que des gens de lettres ou des maîtres d’école. Et quand une chose le séduisait, il affectait encore de la trouver « idéale ». Mais on ne faisait que pincer les lèvres, on dissimulait courtoisement du mépris. Toutefois, à la fin, un sévère professeur de philosophie, usant de plus de franchise, lui dit :
— Vous avez de la chance !
— Cette chose me plaît, répondit candidement l’Ingénu. Elle satisfait mes désirs. Je serais heureux de la posséder. N’est-ce pas l’idéal ? Vous secouez la tête ? Je vois que je me trompe, que j’use d’un mot dont je ne conçois pas le sens. Mais alors éclairez-moi !
Le philosophe se contenta de sourire, d’un air de commisération, et demeura muet.
Battu de ce côté, l’Ingénu ne se découragea point. Ayant observé depuis longtemps que la littérature des Français s’astreint à beaucoup moins de réserves que leur conversation, il eut l’idée de recourir tout bonnement au dictionnaire. Alors il put lire :
« Idéal : qui n’existe que dans l’idée. Personnage idéal : qui possède la suprême perfection. Beauté idéale : perfection accomplie ou typique qui n’existe que dans l’imagination. Exemple : Un artiste doit viser à l’idéal. »
— J’y suis ! s’écria l’Ingénu. Je manquais d’imagination. A vrai dire, je m’en étais toujours douté. Ce défaut d’imagination fera mon malheur, toute mon existence. Mais maintenant, du moins, j’ai compris : l’idéal, c’est de se figurer les choses autrement qu’elles ne sont. Mais comment faire ? Pour ma part, je me connais : je n’y parviendrai jamais. Et cependant je veux m’accommoder avec ce peuple qui m’entoure, car il m’est sympathique et je ne voudrais pas le froisser.
Il réfléchit là-dessus le plus sérieusement du monde, puis sa face candide s’éclaira. La première fois qu’il se retrouva en présence d’un objet digne d’intérêt :
— Cela est fort bien, dit-il, négligemment, mais cela n’est pas mon idéal !
Un murmure favorable accueillit ces paroles. On jugea qu’il se formait, on lui en sut gré. C’est ainsi qu’il put fréquenter plus allègrement les sociétés où le hasard, et parfois son plaisir, lui faisaient passer quelques instants. Mais sa conscience lui inspirait des remords.
— Voilà qui va bien en apparence, songeait-il. Pourtant ma conduite est entachée d’hypocrisie. Quand je dis que telle chose n’est pas mon idéal, je ne mens pas absolument, puisque je n’ai pas d’idéal, n’étant point arrivé, en somme, à pénétrer ce que ces gens appellent de ce nom. Mais eux, ils savent, je suppose : et par conséquent, je vole leur approbation.
Il lui semblait aussi que cette secrète incapacité à saisir une conception qui tient une si grande place dans les soucis des humains parmi lesquels il devait vivre le mettait en état d’infériorité vis-à-vis d’eux. Même il crut qu’elle l’empêchait de jouir d’un bonheur que ceux-ci pouvaient parfois éprouver. A cet égard pourtant il ne tarda pas à s’apercevoir qu’il n’avait rien à regretter. La recherche de l’idéal n’est en effet pour ceux-ci qu’une cause d’instabilité dans l’organisation de leur gouvernement, d’infidélité dans leurs amours, d’égarement dans leurs écrits, d’incohérence et de recherches décevantes dans leurs œuvres d’art. Toutes choses existantes leur paraissent incomplètes, insuffisantes, méprisables. Donc ils s’empressent de les détruire, ou bien les tiennent, dans leur pensée, pour nulles et non avenues, périmées : ce qui revient au même ; et ni les arts, ni la communauté, ni les relations des hommes et des femmes ne se trouvent bien de cet état de perpétuelle inquiétude, de mécontentement passionné. L’idéal, pour tous ces mortels, n’implique pas un effort pour construire un nouvel édifice d’après un plan qu’ils aperçoivent distinctement, mais le besoin maladif de démolir la demeure où ils vivent. Après quoi ils essaient de se reconnaître dans ces décombres, ils en tirent quelques débris qu’ils considèrent avec des larmes en disant : « Si tout avait été comme ça ! » Et d’autres, assis sur des décombres plus anciens, leur crient : « Venez, ne vous arrêtez pas au tas où vous êtes. C’est l’ancien portique, celui des générations précédentes qu’il faut redresser ! » Mais d’autres encore vont chercher les images de ce portique, plus ou moins bien conservées par les livres, les mémoires ou la tradition, et leur crient avec un rire amer : « L’idéal, ça ! Vous ne le supporteriez pas cinq minutes ! »
Et l’Ingénu, pendant ce temps, ému de tant d’ardeur et déconcerté par tant de désastres, gémissait : « Mais qu’est-ce donc enfin que l’idéal ? Je m’aperçois aujourd’hui qu’ils ne le savent pas plus que moi. Ils peuvent dire seulement comme je le fais : « Ceci n’est pas mon idéal ! »
Or voilà qu’un soir une jeune fille passa. Elle disait : « Ce jeune homme est mon idéal. »… « Enfin, pensa l’Ingénu, je vais donc savoir ce que c’est ! »
— … Je voudrais seulement, continua cette vierge, qu’il se fît couper la barbe.
Alors l’Ingénu, illuminé, courut après elle :
— Mademoiselle, lui cria-t-il, mademoiselle, il n’y a pas d’idéal ! Je viens de le découvrir et c’est grâce à vous. On croit, et tout le monde dit, même le dictionnaire, que c’est la réalité, plus quelque chose, une chose que d’ailleurs nous ne saurions concevoir. C’est tout l’inverse. L’idéal, pour les gens, cela ne consiste pas à ajouter, mais à retrancher, à supprimer des apparences ce qu’on trouve désagréable, à simplifier, ce qui est une formule d’art légitime, mais non pas une possibilité sociale : car rêver qu’on peut abolir quelque chose, dans sa propre vie ou dans celle des autres, ce n’est qu’une lâcheté. J’arrive donc à cette conclusion que l’art et la morale n’ont aucun rapport. Vous m’en voyez tout désolé.
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